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Au carrefour des Empires et des mers

Études d’histoire médiévale et moderne


Florilegium magistrorum historiae archaeologiaeque
Antiquitatis et Medii Aevi

Curatores seriei

VICTOR SPINEI et IONEL CÂNDEA

XVIII
ROMANIAN ACADEMY
INSTITUTE OF ARCHAEOLOGY OF IAŞI

MATEI CAZACU

Au carrefour des Empires


et des mers
Études d’histoire médiévale et moderne

Édité par
Emanuel Constantin ANTOCHE et Lidia COTOVANU

EDITURA MUZEUL BRĂILEI „CAROL I”


ACADEMIEI ROMÂNE EDITURA ISTROS

Bucureşti – Brăila
2015
Copyright ©2015, Editura Academiei Române, Editura Istros a Muzeului Brăilei „Carol I”
All rights reserved

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Descrierea CIP a Bibliotecii Naţionale a României


CAZACU, MATEI
Au carrefour des Empires et des mers : études d’histoire
médiévale et moderne / Matei Cazacu ; ed.: Constantin E. Antoche,
Lidia Cotovanu. - Bucureşti : Editura Academiei Române ; Brăila :
Editura Istros a Muzeului Brăilei „Carol I”, 2015
ISBN 978-973-27-2590-0
ISBN 978-606-654-168-8

I. Antoche, Constantin E. (ed.)


II. Cotovanu, Lidia (ed.)

94(100)

Editorial assistant: Anca Munteanu


Couverture: Ionel Cândea

Illustration de la couverture: Fresque dans le narthex


de l‘Église Crețulescu de Bucarest, bâtie en 1720-1722
(Photo Victor Spinei, 2014).
TABLE DES MATIÈRES
Matei Cazacu, l’un des derniers historiens européens de l’exil
(Emanuel Constantin ANTOCHE)......................................................11
Note sur l’édition (Lidia COTOVANU).........................................................17
Abréviations.....................................................................................................19

I. Pouvoir, institutions, pratiques


La royauté sacrée dans la Serbie médiévale
(en collaboration avec Ana Dumitrescu)
(La royauté sacrée dans le monde chrétien. Colloque
de Royaumont, mars 1989, éds. Alain Boureau, Claudio
Sergio Ingerflom, Paris 1992 : ÉHÉSS, p. 91-104)..............................25

La Valachie médiévale et moderne : esquisse historique


(Cahiers balkaniques. « Art et société en Valachie
et en Moldavie du XIVe au XVIIe siècles », éd. Tania Velmans,
no 21, Athènes 1994, p. 95-159).........................................................49

À propos de Iaţco de Suceava : entre le mythe et la réalité


(Istoria ca lectură a lumii. Profesorului Alexandru Zub
la împlinirea vârstei de 60 de ani, éds. Gabriel Bădărău,
Leonid Boicu, Lucian Nastasă, Iaşi 1994, p. 93-116).........................91

Saint Jean le Nouveau, son martyre, ses reliques et leur translation


à Suceava (1415)
(L’empereur hagiographe. Culte des saints et monarchie
byzantine et post-byzantine. Actes des Colloques
Internationaux « L’empereur hagiographe », 13-14 mars 2000,
« Reliques et miracles », 1-2 novembre 2000, tenus au New
Europe College, éd. Petre Guran, avec la collaboration de
Bernard Flusin, Bucarest 2001 : New Europe College,
p. 136-158)........................................................................................115

Prince, État et Église en Valachie et en Moldavie aux XVe – XVIe siècles


(Histoire des idées politiques de l’Europe Centrale, éds. Chantal
Delsol, Michel Maslowski, Paris 1998 : PUF, p. 152-170).................131

La famille et le statut de la femme en Moldavie (XIVe – XIXe siècles)


(Revista de istorie socială, II-III, Iași 1997-1998, p. 1-16).................145

La mort infâme : décapitation et exposition des têtes à Istanbul


(XVe – XIXe siècles)
(Les Ottomans et la Mort. Permanences et mutations,
éd. Gilles Veinstein, Leiden – New York – Köln 1996 :
E. J. Brill, coll. « The Ottoman Empire and its Heritage.
Politics, Society and Economy », 9, p. 245-290) ..............................165

II. Église, confession, culture


Dimitrie Ljubavić (c. 1519-1564) et l’imprimerie slave dans l’Europe
du Sud-Est au XVIe siècle. Nouvelles contributions
(Anuarul Institutului de Istorie şi Arheologie « A. D. Xenopol »
Iași XXXII, 1995, p. 187-220)...........................................................205

Moines savants et popes ignorants dans le monde orthodoxe post-byzantin


(Histoires des hommes de Dieu dans l’Islam et le Christianisme,
éds. Dominique Iogna-Prat, Gilles Veinstein, Paris 2003 :
Flammarion, p. 147-176) ...................................................................227

La tolérance religieuse en Valachie et en Moldavie depuis le XIVe siècle


(Histoire des idées politiques de l’Europe Centrale, éds.
Chantal Delsol, Michel Maslowski, Paris 1998 : PUF,
p. 109-125)..........................................................................................245

La conversion à l’Islam du prince Iliaş Rareş de Moldavie (1551) :


un nouveau témoignage
(Studii și materiale de istorie medie XXVII, 2009,
p. 75-78) .............................................................................................257

III. Héritages romains et byzantins


L’idée de Rome chez les Russes : l’aspect philologique (XIe -XVIe siècles)
(Da Roma alla tertza Roma. Documenti e studi II : La nozione
di “Romano” tra cittadinanza e universalità, 21 aprile 1982,
Napoli 1984, p. 505-513) ...................................................................263

Rome dans la vision des Russes au Moyen-Âge. Le tournant du Concile


de Florence (1439-1440)
(Da Roma alla terza Roma. Documenti e studi IV, Spazio
e centralizzazione del potere, 18-19 aprile 1984, Roma
1998 : Université La Sapienza, p. 53-60)...........................................273

Aux sources de l’autocratie russe. Les influences roumaines


et hongroises, XVe – XVIe siècles
(Cahiers du monde russe et soviétique XXIV, 1983, p. 7-41)...........281

IV. Croisade et commerce


À propos de l’expansion polono-lituanienne au nord de la mer Noire
aux XIVe – XVe siècles : Czarnigrad, la « Cité Noire »
de l’embouchure du Danube
(Passé turco-tatar. Présent soviétique. Études offerts
à Alexandre Bennigsen, éds. Chantal Lemercier-Quelquejay,
G. Veinstein, S. E. Wimbush, Louvain – Paris 1986 :
Peeters – ÉHESS, p. 99-122)..............................................................313

Une démonstration navale des Turcs devant Constantinople et la bataille


de Kilia (1448)
(en collaboration avec Petre Ş. Năsturel)
(Journal des savants, 1978, p. 197-210) ...........................................335

La Valachie et la bataille de Kossovo (1448)


(Revue des études sud-est européennes IX/1, 1971, p. 131-152).......347

Les Ottomans sur le Bas-Danube au XVe siècle. Quelques précisions


(Südost-Forschungen XLI, 1982, p. 27-41).......................................359

L’impact ottoman sur les Pays roumains et ses incidences monétaires


(1452-1504)
(Revue Roumaine d’Histoire XII/1, 1973, p. 159-192) .....................373

Projets et intrigues serbes à la Cour de Soliman (1530-1540)


(Soliman le Magnifique et son temps. Actes du Colloque de Paris,
Galeries Nationales du Grand Palais, 7-10 mars 1990, éd.
G. Veinstein, Paris 1992 :
La Documentation Française, p. 511-528).........................................403
V. Prosopographie et généalogie
Les Parentés byzantines et ottomanes de l’historien Laonikos
Chalkokondylès
(Turcica XVI, 1984, p. 95-114)..........................................................425

Stratégies matrimoniales et politiques des Cantacuzènes de la Turcocratie


(XVe – XVIe siècles)
(Revue des études roumaines XIX-XX, Paris, 1995-1996,
p. 157-181) .........................................................................................443

Généalogie et Empire. Les Cantacuzène de l’époque byzantine


à l’époque ottomane
(en collaboration avec Jean Michel Cantacuzène)
(L’empereur hagiographe. Culte des saints et monarchie
Byzantine et post-byzantine. Actes des Colloques Internationaux
« L’empereur hagiographe », 13-14 mars 2000, « Reliques
et miracles », 1-2 novembre 2000, tenus au
New Europe College, éd. Petre Guran, avec la collaboration
de Bernard Flusin, Bucarest 2001 :
New Europe College, p. 294-308) .....................................................467
MATEI CAZACU, L’UN DES DERNIERS
HISTORIENS EUROPÉENS DE L’EXIL

Les moments le plus difficiles de notre existence sont ceux dans lesquels
nous sommes censés prendre des décisions radicales qui coupent les ponts avec
le passé en nous projetant vers un avenir inconnu et incertain. Il n’y a pas de
choix plus courageux et plus douloureux, en même temps, que d’être contraint
de quitter ta patrie pour en choisir une autre, afin d’échapper à la misère morale,
aux persécutions et aux injustices de toutes sortes. En Roumanie, durant
l’époque communiste, beaucoup d’intellectuels ont été forcés de prendre le
chemin de l’exil, délivrance suprême entourée d’un bannissement irrévocable de
la part du pouvoir oppressif.
Lorsque nous faisons référence aux intellectuels, n’ignorons pas une
catégorie particulière : les historiens !
« Depuis toujours, l’historien a été considéré par les gouvernants comme un
personnage dangereux. L’accès aux sources de connaissance du passé lui conférait en
effet une aura sulfureuse car il pouvait discerner, au-delà du discours officiel, les
souvenirs et les permanences de l’histoire au nom de laquelle il a réclamé plus d’une
fois le redressement des injustices du présent. C’est pourquoi le pouvoir étatique et
surtout les régimes autoritaires notamment communistes ont essayé d’attirer les
historiens, de les manipuler ou de les neutraliser, les poussant à l’exil et les ont punis
allant jusqu’à la peine capitale ».
Ces lignes ont été écrites par Matei Cazacu, en 1993, en guise
d’introduction à un article qui demeure encore inédit par la thématique abordée :
« Istoricii români în rezistenţa anti-comunistă » (« Historiens roumains dans la
resistance anti-communiste ») (supplément aux Études Roumaines et
Aroumaines II, Paris 1993, p. 5-18).
L’auteur connaît mieux que personne ce sujet, étant lui-même réfugié
politique en France depuis janvier 19731. Il rejoint, de son plein gré, la poignée
d’intellectuels parisiens qui tenaient tête au régime de Bucarest sur les ondes de
Free Europe, de la BBC et de Voice of America : Virgil Ierunca, Monica
Lovinescu, Sanda Stolojan, Dan Culcer, Mihai Korne et bien d’autres. Ses
chroniques hebdomadaires consacrées à l’histoire de la Roumanie irritent de
plus en plus la police politique qui s’acharne sur sa famille ayant demeuré au

1
Matei Cazacu raconte lui-même les conditions dans lesquelles il s’était refugié à Paris :
https://www.youtube.com/watch?v=4L0fkCgMaaU et
https://www.youtube.com/watch?v=lV5eefMvb2o (consultés le 15.07.2015).
CONSTANTIN E. ANTOCHE

pays. En 1977, suite à l’affaire Paul Goma, il devient membre de la section


roumaine de la Ligue pour la Défense des Droits de l’Homme. Ce n’est pas un
simple hasard si son nom se trouve souvent mentionné dans les Mémoires de
Monica Lovinescu ou de Sanda Stolojan, étant directement lié aux actions
entreprises par la diaspora roumaine à Paris.
En 1986, Matei Cazacu est élu président de l’Association de l’Institut
Roumain de Recherches de Fribourg-en-Brisgau, en Allemagne, fonction qu’il
détient toujours. Cette bibliothèque roumaine fondée en 1949 par une poignée
d’exilés, sous la férule de Virgil Mihăiescu, compte aujourd’hui près de 70.000
volumes et manuscrits rares, ainsi que toutes les collections des revues et
journaux publiés en exil2. L’institution, qui est la plus importante fondation
culturelle roumaine présente à l’extérieur du pays, avait édité, dans la période
1953-1993, un annuaire de recherche, Buletinul Bibliotecii Române. Studii şi
documente româneşti, publication prestigieuse réunissant les contributions des
historiens, des linguistes, des philologues, des sociologues et des écrivains les
plus marquants de l’exil : Mircea Eliade, Octavian Vuia, Grigore Nandriş,
Dumitru Găzdaru, Claudiu Isopescu, Nicolae Tolu, Alexandru et George
Ciorănescu, Eugen Lozovan, Emil Turdeanu, Adolf Armbruster, Nicoară
Beldiceanu, Vlad Georgescu, Paul Henri Stahl, Pavel Chihaia, Petre Ș. Năsturel
etc.
En tant que chercheur à l’Institut « Nicolae Iorga » de l’Académie
Roumaine (1969 – janvier 1973), Matei Cazacu avait déjà publié quelques
travaux concernant l’histoire des Principautés de Valachie et de Moldavie des
XVe – XVIe siècles.3 Certains se trouvent d’ailleurs insérés dans le présent
volume.
Paris va lui offrir cependant de meilleures perspectives culturelles et
professionnelles en l’accueillant dans les structures de ses écoles de recherche :
archiviste paléographe (École Nationale des Chartes, 1973-1977) ; docteur en
histoire et civilisation du monde byzantin et post-byzantin (Université de Paris I
– Panthéon, 1979) ; élève diplômé de l’École Pratique des Hautes Etudes, IVe
Section (Sciences historiques et philologiques, 1984)4 ; habilitation à diriger
des recherches en histoire moderne et contemporaine (Université de Paris X –

2
Voir http://www.rumänische-bibliothek.de/index.php (consulté le 15.07.2015).
3
« La date de la lettre de Neacşu de Câmpulung (1521) », RÉSEE VI (1968), p. 525-528 ;
« Precizări privind cronologia domnilor munteni din deceniul 5 al secolului al XV-lea », SRI
XXIII/3 (1970), p. 607-608 ; « La Valachie et la bataille de Kossovo (1448) », RÉSEE IX/1
(1971), p. 131-152 ; « L’Impact ottoman sur les pays roumains et ses incidences monétaires
(1452-1504) », RRH XII/1 (1973), p. 159-192.
4
Établissement d’enseignement supérieur destiné à former des chercheurs de très haut
niveau, fondé par décret impérial, le 31 juillet 1868, à l’initiative de V. Duruy, où avaient
également étudié quelques personnalités proéminentes de l’historiographie roumaine : O. Tafrali,
V. Vaschide, N. Iorga, G. I. Brătianu, N. Beldiceanu ; voir H. Coutau-Bégarie, Le phénomène
« Nouvelle Histoire ». Grandeur et décadence de l’École des Annales, Paris 19892 : Economica, p.
331-343.

12
MATEI CAZACU

Nanterre, 1994). En 1979, il rejoint, en tant que chargé de recherche, le Centre


National de la Recherche Scientifique où il travaille jusqu’à sa retraite, en 2012,
au sein de deux laboratoires : IRHT (Institut de Recherche et d’Histoire des
textes) et CETOBAC (Centre d’Études Turques, Ottomanes, Balkaniques et
Centrasiatiques – UMR 8032, longtemps dirigé par l’ottomaniste d’envergure
internationale Gilles Veinstein, élève de Nicoară Beldiceanu). Durant cette
longue période, il est chargé aussi d’assurer les cours d’histoire de la Roumanie
au sein de deux institutions d’enseignement prestigieuses : l’Université de Paris
IV – Sorbonne (1977-1992) et l’Institut National des Langues et Civilisations
Orientales (l’INALCO, 1994-2011).
N’oublions pas le Paris d’antiquaires bouquinistes, un univers qui cache
encore des trésors bibliophiles inépuisables. Féru de littérature, collectionneur
infatigable des livres anciens, Matei Cazacu a eu le privilège de s’épanouir
culturellement dans la Ville-Lumière. Cette synthèse entre la Roumanie
d’autrefois et l’exil parisien avec ses mirages et ses déceptions va s’exprimer
dans sa manière de comprendre et notamment d’écrire l’histoire, dominée par
l’élégance du style, intensité et souci du détail. Il est un des rares historiens qui
sait, pour le bonheur du lecteur, rendre de la vivacité au récit.
Matei Cazacu est connu au sein de l’historiographie française pour la
biographie de Gilles de Rais (1405-1440), maréchal de France et compagnon de
la Pucelle d’Orléans (Paris 2005 : Tallandier, 382 p., traduit en italien)5, ouvrage
apprécié par la critique et qui fait aujourd’hui référence dans l’étude de la
Guerre de Cent Ans. Gilles de Rais s’inscrit irrémédiablement dans la longue
série des mal-aimés de l’histoire tout comme Vlad l’Empaleur, le prince de
Valachie, à qui Matei Cazacu a consacré beaucoup d’années de recherche, ainsi
que deux livres essentiels : L’Histoire du prince Dracula en Europe Centrale et
Orientale (XVe siècle), édition critique, traduction, notes et commentaires
(Genève 1988 : Droz, 217 p. ; 2e édition en 1996 ; 3e édition en 2006), sa thèse
de l’École Pratique des Hautes Études, et Dracula (Paris 2004 : Tallandier, 632
p., traduit en italien, espagnol, roumain, grec, turc, polonais, letton et russe)6,
biographie ayant reçu le prix Thiers et la médaille d’argent de l’Académie
Française (2005). Pourtant, cette prédilection pour des personnages hors du
commun, situés aux frontières du mythe et de la littérature et dont l’étude
nécessite un certain dégrée d’érudition, avait commencé plus tôt avec la
publication de In Search of Frankenstein, en collaboration avec Radu R.
Florescu et Alan Barbour (Boston – New York 1975 : Graphic Society, 244 p.)7.
Face à Gilles de Rais ou Frankenstein, on trouve au pôle opposé l’image de la
femme voyageuse à travers l’Europe jusqu’au rives du Bosphore, qui note ses

5
Voir www.tallandier.com ; http://www.enc.sorbonne.fr/content/gilles-de-rais (consulté le
15.07.2015).
6
Voir www.tallandier.com (consulté le 15.07.2015).
7
Voir http://cetobac.ehess.fr/index.php?1126 (consulté le 15.07.2015), avec une liste
presque complète de ses publications.

13
CONSTANTIN E. ANTOCHE

impressions sur un empire en perdition : Des femmes sur les routes de l’Orient.
Le voyage à Constantinople aux XVIIIe – XIXe siècles (Genève 1999 : Georg
Éditeur, 205 p.).
Ses préoccupations en tant que slaviste et archiviste paléographe ont
conduit, en collaboration avec André Berelowitch, Pierre Gonneau et Vladimir
Vodoff, à la publication d’une Histoire des Slaves Orientaux. Bibliographie des
sources historiques traduites en langues occidentales, Xe siècle – 1689 (Paris
1998 : CNRS – Institut d’Études Slaves, 256 p.). Quant à l’expansion de la
Russie impériale dans le Caucase, au XIXe siècle, où elle se heurte à la
résistance de l’Imam Chamil (1797-1871), cette histoire est ravivée dans le
contexte des guerres tchéchènes (1994-1995, 1999-2000) qui suivent à
l’implosion de l’Empire soviétique : Au Caucase. Russes et Tchétchènes, récits
d’une guerre sans fin (1785-1996) (Genève 1998 : Georg Éditeur, 302 p.). Cette
situation géopolitique ambiguë, avec des multiples imbrications ethniques et
identitaires, est présente aussi sur la façade occidentale de la Russie, des pays
baltes, en passant par l’Ukraine jusqu’en Moldavie : La Moldavie ex-soviétique.
Histoire et débats en cours, en collaboration avec Nicolas Trifon (Paris 1993 :
Akratie, 177 p.), et Un État à la recherche d’une nation : la République de
Moldavie, en collaboration avec Nicolas Trifon (Paris 2010 : Non Lieu, 448 p.).
Moldavie, Russie, Union Soviétique, communisme, des mots, des pays, des
empires et des idéologies avec une forte résonance dans l’historiographie de
l’exil roumain à Paris ou ailleurs. Un autre projet de recherche entrepris par
Matei Cazacu a été l’édition de l’archive de George Ciorănescu, travail qui s’est
matérialisé par la publication de trois ouvrages :
- George Ciorănescu, Basarabia, pământ românesc disputat între Est şi
Vest, édition et traduction de l’anglais par Matei Cazacu, I-II, Bucarest 2001 :
Fundaţia Culturală Română, 750 p.
- George Ciorănescu, Războiul de independenţă al României : documente
diplomatice franceze (1877), éd. Matei Cazacu, Bucarest 2004 : Fundaţia
Culturală Română, 327 p.
- George Ciorănescu şi Exilul românesc. Documente din arhivele fundaţiei
regale univesitare Carol I, Bucarest 2007 : Institutul Cultural Român, 526 p.
L’histoire de la Roumanie, qu’il avait enseignée durant plusieurs décennies
à l’INALCO et l’Université de Paris IV – Sorbonne, représente le sujet de
plusieurs autres ouvrages écrits par Matei Cazacu. La thématique est variée, en
allant de l’histoire religieuse – Minuni, vedenii şi vise premonitorii în trecutul
românesc (Bucarest 2003 : Sigma, 216 p.) – à la reconstitution de l’histoire de
grandes familles nobiliaires de Valachie à travers les siècles – Dracula’s
Bloodline : A Florescu Family Saga, en collaboration avec Radu R. Florescu
(New York – Toronto – Plymouth : Hamilton Books, Lanham, Bopulder, 2013,
IX + 269 p.). Un livre écrit récemment, en collaboration avec Dan Ioan
Mureşan, donne la réplique aux théories coumanes véhiculées par Neagu
Djuvara, concernant les origines de la Valachie : Ioan Basarab (c.1310-1352),

14
MATEI CAZACU

un domn român la începuturile Ţării Româneşti (Chişinău 2013 : Cartier, 242


p.). L’histoire moderne de la Roumanie a été étudiée dans România regelui
Carol I (1866-1914) (édition roumaine et anglaise, Bucarest 2009 : NOI Media
Print, 132 p.) et România interbelică. Interbellum Romania (édition roumaine et
anglaise, Bucarest 2004 : NOI Media Print, 120 p.).
Nous arrivons, enfin, à ses articles, plusieurs centaines, éparpillés dans des
revues françaises et européennes, ainsi que dans des ouvrages collectifs. Le
lecteur découvrira lui-même la richesse des thèmes qui se dégagent : mythe et
histoire ; église, culture et société ; culture et civilisation ; histoire des
voyageurs ; histoire des relations internationales en Europe Orientale et dans
l’Empire ottoman ; les Pays roumains dans le contexte international, etc. En
faisant référence aux Principautés roumaines, à la Roumanie en général, nous
allons remarquer cette ouverture des perspectives, du national vers l’universel,
si chère à Nicolae Iorga ou à Georges I. Brătianu. Pour Matei Cazacu, l’histoire
est un vaste ensemble de phénomènes politiques, idéologiques et culturels qui
s’intègre au monde limitrophe et européen, qu’il s’agit des Slaves orientaux, de
l’Empire ottoman, avec ses structures balkaniques, ou de l’Europe Centrale. Il y
a aussi ce monde secret des conspirateurs, d’intrigants, d’espions, la face cachée
de l’histoire, que Matei Cazacu arrive a reconstituer avec éclat, grâce à son
incontestable talent de narrateur.
En tant que disciples, élèves et amis, nous avons côtoyé Matei Cazacu des
années durant, désireux de nous abreuver périodiquement à ce puits de science
qui nous a toujours émerveillé par sa gentillesse coutumière, sa culture, son
ouverture d’esprit et sa manière unique de raconter une histoire. Nous lui avons
remercié en toute modestie, en nous attelant à la tache de publier ce recueil
d’articles. Nous considérons avoir fait un acte de culture.

Emanuel Constantin ANTOCHE

15
NOTE SUR L’ÉDITION

Le présent recueil comprend les travaux publiés en français, parus dans des
revues scientifiques et des ouvrages collectifs. Par conséquent, nous avons suivi
les normes de rédaction de la langue française, en respectant le spécifique de sa
ponctuation.
Les 23 articles repris ici, dans leur version originale, ont été groupés en
cinq unités thématiques, tout en reflétant par là les domaines de recherche
sondés par l’auteur sa carrière durant.
Afin d’imprimer au volume un caractère unitaire du point de vue de sa
mise en forme, nous avons procédé à l’homogénéisation des normes de
rédaction, avec les notes en bas de page et, pour certains articles, avec la liste
bibliographique à la fin du texte. Les notes et la bibliographie citée ont été
rédigées selon les normes suivies par les revues scientifiques françaises, ayant
pris pour repère les Annales. ESC de l’ÉHÉSS (Paris). Pour cette même raison,
et pour l’économie du texte, nous n’avons pas gardé la traduction française des
titres en langues slaves (russe, polonais, serbe, bulgare) ou arménien ; seule leur
translittération en caractères latins à été reprise, conformément à l’édition
d’origine.
Par endroit, nous avons jugé opportun de corriger ou de compléter les
données des sources citées (numéros de revues ou de documents, pagination,
lieux d’édition, etc.), dans la mesure de leur accessibilité. L’auteur lui-même à
apporté des corrections de langue ou de chronologie à l’ensemble des articles.
Nous nous sommes limité à la publication des articles qui couvrent
chronologiquement la période médiévale et moderne de l’histoire des Pays
roumains et de l’Europe du Sud-Est plus généralement.
Nous remercions à notre collègue et ami Dan Ioan Mureşan (Université de
Rouen) d’avoir converti les fichiers PDF en fichiers Word, afin de faciliter notre
travail de la mise en page.

Lidia COTOVANU
ABRÉVIATIONS

AARMSI : Analele Academiei Române. Memoriile Secţiunii Istorice (Bucarest)


AARMSL : Analele Academiei Române. Memoriile Secţiunii Literare
(Bucarest)
AFH : Archívum Franciscanum Historicum (Rome)
AG : Arhiva genealogică (Jassy)
AHP : Archivum historiae pontificiae (Rome)
AHR : The American Historical Review (Bloomington, Indiana University)
AIIAI : Anuarul Institutului de Istorie şi Arheologie « A. D. Xenopol », Iaşi
(Jassy)
AIINC : Anuarul Institutului Naţional de Istorie din Cluj (Cluj)
AO : Arhivele Olteniei (Craiova)
ASEER : The American Slavic and East European Review (University of
Illinois at Urbana-Champaign)
ASLR : Analele Societăţii de Limba Română (Zrenjanin, Voivodina)
AUB : Analele Universităţii din Bucureşti. Seria Ştiinţe Sociale – Istorie
(Bucarest)
AVSL : Archiv des Vereins für siebenbürgische Landeskunde (Sibiu/
Hermannstadt)
BAIÉSEE : Bulletin de l’Association Internationale d’Études du Sud-Est
européen (Bucarest)
BBR : Buletinul Bibliotecii Române (Freiburg im Breisgau)
BCIR : Buletinul Comisiei Istorice a României (Bucarest)
BCMI : Buletinul Comisiei Monumentelor Istorice (Bucarest)
BOR : Biserica Ortodoxă Română (Bucarest)
BSHAR : Bulletin de la Section Historique de l’Académie Roumaine (Bucarest)
BSNR : Buletinul Societăţii Numismatice Române (Bucarest)
BSl : Byzantinoslavica (Prague)
BZ : Byzantinische Zeitschrift (Munich)
CASS : Canadian-American Slavic Studies
CB : Cahiers balkaniques (Paris)
CC : Codrul Cosminului (Cernăuţi)
CDM : Catalogul documentelor moldoveneşti din Arhiva Istorică Centrală
a Statului (Bucarest)
CDŢR : Catalogul documentelor Ţării Româneşti din Arhivele Naţionale
CL : Cercetări literare (Bucarest)
CMRS : Cahiers du monde russe et soviétique (Paris)
DANIC : Direcţia Arhivelor Naţionale Istorice Centrale
ABRÉVIATIONS

DIR, A : Documente privind Istoria României, A, Moldova (Bucarest)


DRH, A : Documenta Romaniae Historica, A, Moldova (Bucarest)
DRH, B : Documenta Romaniae Historica, B, Ţara Românească (Bucarest)
DRH, D : Relaţii între Ţările române (Bucarest)
DZG : Deutsche Zeitschrift für Geschichtswissenschaft (Freiburg im Breisgau)
ÉB : Études balkaniques (Sofia)
ÉBPB : Études byzantines et post-byzantines (Bucarest)
EEQ : East European Quarterly (University of Colorado Boulder)
ÉHÉSS : École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris)
FHDR : Fontes Historiae Daco-Romanae (Bucarest)
FOG : Forschungen zur Osteuropäischen Geschichte (Berlin)
FVL : Forschungen zur Volks- und Landeskunde (Bucarest)
GB : Glasul Bisericii (Bucarest)
Hurmuzaki, E. de, Documente privitoare la Istoria Românilor, I/2 : (1346-
1450), Bucarest 1890
Hurmuzaki, E. de, Documente privitoare la Istoria Românilor, II/1 : (1451-
1575), Bucarest 1891
Hurmuzaki, E. de, Documente privitoare la Istoria Românilor, II/2 : (1451-
1510), Bucarest 1891
Hurmuzaki, E. de, Documente privitoare la Istoria Românilor, II/5 : (1552-
1575), éd. N. Densuşianu, Bucarest 1897
Hurmuzaki E. de, Documente privitoare la Istoria Românilor, III/1 : (1576-
1599), éd. N. Iorga, Bucarest 1880
Hurmuzaki, E. de, Documente privitoare la Istoria Românilor, IV/2 : (1600-
1650), Bucarest 1884
Hurmuzaki, E. de, Documente privitoare la Istoria Românilor, VII : (1750-
1818), Bucarest 1876
Hurmuzaki, E. de, Documente privitoare la Istoria Românilor, VIII : (1376-
1650), Bucarest 1894
Hurmuzaki E. de, Documente privitoare la Istoria Românilor, IX/1 : (1650-
1747), Bucarest 1897
Hurmuzaki, E. de, Documente, Documente privitoare la Istoria Românilor,
IX/2 : (1751-1796), Bucarest 1899
Hurmuzaki, Documente, Documente privitoare la Istoria Românilor, X : (1763-
1844), éd. N. Iorga, Bucarest 1897
Hurmuzaki, E. de, Documente privitoare la Istoria Românilor din sec. XVI
relative mai ales la domnia şi viaţa lui Petru-Vodă Şchiopul, XI :
(1517-1612), éd. N. Iorga, Bucarest 1900
Hurmuzaki, E. de, Documente privitoare la Istoria Românilor, XII : (1594-
1602), Acte relative la războaiele şi cuceririle lui Mihai-Vodă Viteazul,
éd. N. Iorga, Bucarest 1903

20
ABRÉVIATIONS

Hurmuzaki, Scrieri şi documente greceşti privitoare la Istoria Românilor din


anii 1592-1837, XIII/2, éd. A. Papadopoulos-Kerameus, trad. G.
Murnu, C. Litzica, Bucarest 1914
Hurmuzaki, E. de, Documente greceşti privitoare la Istoria Românilor publicate
după originale, copiile Academiei Române şi tipărituri, XIV/1 : (1320-
1716), éd. N. Iorga, Bucarest 1915
Hurmuzaki, E. de, Acte şi scrisori din arhivele oraşelor ardelene (Bistriţa,
Braşov, Sibiu), publicate după copiile Academiei Române, XV/1 :
(1358-1600), éd. N. Iorga, Bucarest 1911
Hurmuzaki, Documente privitoare la Istoria Românilor, XIX/1 : (1782-1797),
Corespondenţă diplomatică şi rapoarte consulare austriace, éd. I.I.
Nistor, Bucarest 1922
Hurmuzaki, E. de, Documente privitoare la Istoria Românilor, Supliment I/1 :
(1518-1780), éds. Gr. C. Tocilescu, A. I. Odobescu, Bucarest 1886
Hurmuzaki, E. de, Documente privitoare la Istoria Românilor, Supliment I/2 :
(1780-1814), éd. A. I. Odobescu, Bucarest 1885
Hurmuzaki, E. de, Documente privitoare la Istoria Românilor, Supliment I/3 :
(1709-1812), Documente culese din Arhivele Ministerului Afacerilor
Străine din Paris, éd. A. I. Odobescu, Bucuresti 1889
Hurmuzaki, Documente privitoare la Istoria Românilor, Supplément II/1 :
(1510-1703), éd. I. Bogdan, Bucarest 1900
HUS : Harvard Ukrainian Studies (Harvard University)
JFL : Jahrbücher für fränkische Landesforschung (Université « Friedrich
Alexander » d’Erlangen-Nürnberg)
JGO : Jahrbücher für Geschichte Osteuropas (Munich)
JHS : Journal of Hellenic Studies (Londres)
JOB : Jahrbuch der österreichischen Byzantinistik (Vienne)
LL : Limbă şi Literatură (Bucarest)
MEF : Moldova în epoca feudalismului (Chișinău)
MI : Magazin istoric (Bucarest)
MIOG : Mitteilungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung
(Vienne)
MMS : Mitropolia Moldovei şi a Sucevei (Jassy)
NÉH : Nouvelles études d’histoire (Bucarest)
OCP : Orientalia Christiana Periodica (Rome)
PSRL : Polnoe sobranie russkich letopisej (St-Pétersburg / Leningrad, Moscou)
RA : Revista Arhivelor (Bucarest)
RdI : Revista de istorie (Bucarest)
RÉB : Revue des études byzantines (Paris)
RÉI : Revue des études islamiques (Paris)
RÉR : Revue des études roumaines (Paris)
RÉS : Revue des Études Slaves (Paris)
RFR : Revista Fundaţiilor Regale (Bucarest)

21
ABRÉVIATIONS

RHD : Revue d’Histoire diplomatique (Paris)


RHE : Revue d’histoire ecclésiastique (Paris)
RHÉS : Revue d’histoire économique et sociale (Paris)
RHMC : Revue d’Histoire moderne et contemporaine (Paris)
RHSEE : Revue Historique du Sud-Est européen (Bucarest)
RÉI : Revue des études islamiques (Paris)
RÉSEE : Revue des Études sud-est européennes (Bucarest)
RFR : Revista Fundaţiilor Regale (Bucarest)
RI : Revista istorică (Bucarest)
RIAF : Revista pentru istorie, arheologie şi filologie (Bucarest)
RIN : Rivista italiana di numismatica (Milan)
RIR : Revista istorică română (Bucarest)
RRH : Revue Roumaine d’Histoire (Bucarest)
RSBN : Rivista di studi bizantini e neoellenici (Rome)
Rsl : Romanoslavica (Bucarest)
SAO : Studia et acta orientalia (Bucarest)
SAMJ : Suceava. Anuarul Muzeului Judeţean (Suceava)
SBN : Studi bizantini e neoellenici (Palerme)
SCB : Studii şi cercetări de bibliologie (Bucarest)
SCDB : Studii şi Cercetări de Documentare şi Bibliografie (Bucarest)
SCI : Studii şi cercetări istorice (Jassy)
SCIA : Studii şi cercetări de istoria artei. Seria Artă plastică (Bucarest)
SCIV : Studii şi cercetări de istorie veche (Bucarest)
SCN : Studii şi cercetări de numismatică (Bucarest)
SG : Studi Gregoriani (Rome)
SOF : Südost-Forschungen (Munich)
SEER : Slavonic and East European Review (Londres)
SMIM : Studii şi materiale de istorie medie (Bucarest)
SRI : Studii. Revista de istorie (Bucarest)
SSASH : Studia Slavica Academiae Scientiarum Hungaricae (Budapest)
SVa : Studia Valachica (Târgovişte)
SVe : Studi veneziani (Venise)
TM : Travaux et Mémoires (Paris)
TODRL : Trudy Otdela drevnerusskoj literatury (Moscou)
ZFFUB : Zbornik filozofskog fakulteta Universiteta u Beogradu (Belgrade)
ZOG : Zeitschrift für osteuropäische Geschichte (Berlin)
ZRVI : Zbornik Radova Vizantološkog Instituta (Belgrade)

22
I.

Pouvoir, institutions, pratiques


LA ROYAUTÉ SACRÉE
DANS LA SERBIE MÉDIÉVALE*
(en collaboration avec Ana Dumitrescu)

Les saints rois de Serbie

Les dynasties serbes des Nemanja (1166-1371), Lazarević (1371-1427) et


Branković (1371-1502) présentent la particularité d’avoir fourni un très grand
nombre de souverains canonisés par l’Église serbe : cinq rois plus un
archevêque (Sabbas) sur dix souverains pour la première dynastie ; un (sur
deux) dans la seconde et trois (plus une princesse) sur un total de quatre
despotes dans la troisième. Cette « inflation » de saints rois, devenus saints
nationaux pour la plupart et patrons du peuple et de l’État serbes, pose le
problème de la nature de ces dynasties, des origines du culte des saints dans
l’espace serbe et, plus généralement, du caractère de la royauté médiévale chez
les Serbes.
Dans notre contribution, nous passerons d’abord en revue les saints rois de
Serbie, puis, après l’étude de leur iconographie, nous essaierons d’avancer
quelques hypothèses pour expliquer cette situation très particulière non
seulement à l’intérieur du monde chrétien oriental, mais également dans le cadre
général européen.

Dynastie des Nemanja (1166-1371)

1. Nemanja, Étienne (Stefan), grand župan de Serbie de 1166 à 1196,


fondateur de l’État et de la dynastie serbes. À la fin de sa vie il se fait moine
sous le nom de Siméon et meurt à l’Athos, au monastère de Hilandar, le 13
février 1200. Ses reliques furent transportées en 1208 dans sa fondation de
Studenica. À cette occasion, l’archevêque Sabbas (Sava), son propre fils,
composa une brève Vita qui fut incluse dans le Typikon de Studenica.
Quelques années plus tard, son fils et successeur au trône, Étienne (Stefan)
« le Premier Couronné » (Prvovenčani) fit composer une nouvelle Vita

*
La présente étude correspond à deux communications présentées conjointement par Matei
Cazacu et Ana Dumitrescu. Pour respecter le déroulement du colloque, nous publions ces deux
communications telles qu’elles furent exposées : une introduction historique par M. Cazacu,
l’analyse iconographique par A. Dumitrescu et, enfin, le bilan de M. Cazacu.
MATEI CAZACU

contenant un grand nombre de miracles accomplis par le défunt souverain, et


qui servit pour sa canonisation vers 1219. Siméon, « le distributeur de myron »,
le Saint Chrême (mirotočivi) est, avec son fils l’archevêque Sabbas (avec lequel
il est souvent représenté sur des icônes), le saint patron de la Serbie du Moyen-
Âge.
Il est à noter que le culte de son successeur au trône, Étienne le Premier
Couronné, le saint roi par excellence, a réduit l’image de Nemanja-Siméon
surtout à la dimension ecclésiastique de saint moine. Ce glissement, notamment
iconographique, a eu lieu dès le XIIIe siècle et s’est accentué aux époques
ultérieures, même si la Vita représente Nemanja avec tous les attributs du roi
fondateur de dynastie, élu par Dieu pour régner sur son pays, bâtisseur de
couvents dans des endroits sauvages, qui renouvelle et agrandit l’héritage
paternel.
Fête : le 13 février.

2. Sabbas Ier (Sava), dans le siècle Rastko Nemanjić, archevêque de


Serbie de 1219 à 1233, fils cadet de Nemanja. Reçoit de son père comme
apanage le territoire de Hum, mais se rend à Byzance pour obtenir une aide
militaire afin, semble-t-il, de se rendre seul maître du pays. Le pacte que
Nemanja conclut avec l’empereur réduit à néant les projets de Rastko qui se
réfugie à l’Athos, où il reçoit la tonsure monacale. En 1196, il fait la paix avec
son père qui se rend lui aussi à l’Athos et ils fondent ensemble le monastère de
Hilandar, la laure serbe, où son père se fait lui aussi moine.
Fondateur en 1219 de l’Église autocéphale serbe, dont il fut le premier
archevêque, Sabbas joua un rôle décisif dans l’organisation ecclésiastique de
son pays. Il fit notamment rebâtir le couvent de Žiča où il installa le siège de
l’Archevêché, et érigea huit Évêchés dans le pays. Ces Évêchés avaient la
particularité d’être logés dans des monastères, car la Serbie manquait de villes
capables de remplir la fonction de cités épiscopales.
C’est à Sabbas que revint l’initiative de la canonisation de son père
Nemanja, en 1219, une première dans l’histoire des Balkans slaves. Il est
considéré également comme le premier écrivain serbe ; on lui doit des
traductions et des œuvres originales, des lettres et la rédaction de plusieurs
typika monastiques.
La translation de ses reliques de Tărnovo, en Bulgarie, où il était mort en
1235 ou 1236, au couvent de Mileševa, en 1237, semble avoir été l’occasion de
sa canonisation. En effet, à partir de cette date, son portrait est représenté avec
l’auréole typique des saints.
Ses reliques furent brûlées par les Turcs en 1594, à Belgrade, ce qui
n’empêcha pas le développement de son culte parmi les Serbes réfugiés dans
l’Empire des Habsbourg et dans la Serbie moderne.

26
LA ROYAUTÉ SACRÉE DANS LA SERBI MÉDIÉVALE

Bien qu’ayant lui-même régné un temps, et même comploté contre son


père, Sabbas resta dans la mémoire collective serbe exclusivement sur le plan
ecclésiastique, en tant que fondateur de l’Église autocéphale serbe.
Fête : le 14 janvier.

3. Étienne « le-premier-couronné » (Stefan Prvovenčani), grand župan


(1196-1217) puis roi de Serbie (1217-1227/1228), deuxième fils de Nemanja.
Après avoir conclu une alliance avec Byzance en épousant Eudocie, la fille de
l’empereur Isaac Ange, Étienne réorienta sa politique en direction de
l’Occident, après 1200 ; il demanda une couronne royale au Pape Innocent III et
épousa, en 1216, Anna, la nièce du doge de Venise Enrico Dandolo. Cette
nouvelle orientation politique lui valut, en 1217, une couronne royale que lui
envoya le pape Honorius III.
Avec son frère Sabbas, Étienne organisa l’État et l’Église autocéphale
serbes et présida aux cérémonies de canonisation de son père Nemanja déclaré
saint patron de l’État. Ce fut encore lui qui décida que le couronnement des rois
serbes aurait lieu au couvent de Žica, le siège de l’archevêché.
Sa canonisation eut lieu vraisemblablement lors de son enterrement : à la
fin de sa vie, Étienne revêtit l’habit monastique sous le nom de Siméon, comme
son père, et c’est ainsi qu’il fut dorénavant peint, à l’exception des portraits
conservés à Studenica et Mileševa.
Son culte prit de l’ampleur notamment après 1594, et au XVIIIe siècle il fut
déclaré le saint patron de la révolution serbe contre les Ottomans.
Fête : le 24 septembre.

4. Étienne (Stefan) Uroš II Milutin, roi de Serbie de 1282 à 1321, se fait


remarquer par l’occupation de la Macédoine prise aux Byzantins, avec lesquels
il finit par faire la paix en épousant la princesse Simonis. Milutin fait appel aux
mineurs allemands (Saši) pour l’exploitation des mines de plomb et d’argent de
son pays, ce qui assura, avec l’intégration de la Serbie dans le commerce de
l’Adriatique, une remarquable puissance économique et politique au royaume.
Sa Vita et son Officium (acolouthie) ont été écrits par l’archevêque Danilo
II, son contemporain, lors de la canonisation du souverain qui eut lieu,
vraisemblablement, tout de suite après sa mort. Ses reliques se trouvent depuis
1460 à Sofia, en Bulgarie.
Fête : le 29 octobre.

5. Étienne (Stefan) Uroš III Dečanski, roi de Serbie de 1322 à 1331.


Fondateur du monastère de Dečani.
Rendu aveugle par son père Milutin, en 1314, après un essai infructueux
pour le renverser, il recouvra la vue grâce à l’intercession de saint Nicolas et
réussit à s’imposer comme roi au détriment de ses frères, après la mort de son
père. En 1330, il fut lui-même confronté à la rébellion de son fils Dušan, qui

27
MATEI CAZACU

réussit à s’emparer du trône et enferma son père dans une forteresse où ce


dernier trouva la mort, le 11 novembre 1331. Deux mois plus tôt, Dušan se
faisait couronner roi par l’archevêque Danilo II.
Dans sa Vita et son Officium, dus aux élèves de Danilo II et à Grégoire
Camblak, Étienne Uroš III apparaît comme un prince martyr, catégorie absente
jusque-là dans l’hagiographie serbe. Son culte de « saint et grand martyr parmi
les tsars » a connu un développement remarquable aux XVIIIe – XIXe siècles.
Fête : le 11 novembre.

6. Uroš IV, tsar serbe de 1355 à 1371, fils du tsar Dušan. D’abord roi des
Serbes en 1346, sous le règne de son père, puis tsar. Mort jeune et sans
descendants à l’âge de trente-cinq ans, Uroš se révéla durant son règne
incapable d’assumer l’héritage politique de son père qui avait fait d’importantes
conquêtes territoriales et s’était proclamé tsar (empereur) « des Serbes et des
Grecs ». Cette ascension allait être suivie de la proclamation du Patriarcat serbe
avec son siège à Peć.
Son culte se développa seulement au XVIIe siècle, lorsque sa Vita écrite
par le patriarche Pajsje (1642) servit de matière à sa canonisation : Uroš y est
présenté comme roi martyr entouré de mauvais conseillers. Son culte avait, en
fait, commencé dès 1583-1584 avec l’invention de ses reliques qui furent
transportées en Vojvodine puis, en 1942, à Belgrade.
Fête : le 4 décembre.

Dynastie des Lazarević

7. Lazare Hrebeljanović, cnèze de 1371 à 1389. Mort sur le champ de


bataille de Kossovopolje en combattant les Turcs, Lazare tirait sa légitimité de
son mariage avec Milica, de la famille des Nemanja.
Sa mort de martyr pour la défense de la foi mettait fin à un règne qui avait
vu le déplacement du centre politique et culturel de la Serbie médiévale du Sud
au Nord, dans la vallée de la Morava, où le prince installa sa capitale, à
Kruševac. C’est là que Lazare bâtit une imposante église dédiée à saint Étienne
(Lazarica), patronyme devenu titre dans la famille des Nemanja, et que Lazare
adopta pour lui-même et pour son fils, Étienne (Stefan) Lazarević.
Son culte connut une grande diffusion et intensité en Serbie médiévale et
moderne, et la translation de ses reliques à Belgrade se fit en 1942 sur le fond
des luttes entre četniks serbes et oustachis croates.
Fête : le 15 juin (saint Guy, Vitus, en serbe Vidovden), fête nationale serbe
célébrant la catastrophe de Kossovopolje et la mort du cnèze Lazare.

28
LA ROYAUTÉ SACRÉE DANS LA SERBI MÉDIÉVALE

Dynastie des Branković

8. Étienne (Stefan) Branković, despote de 1458 à 1459 dans le Nord du


pays. Fils du despote Georges (Djuradj), il fut aveuglé en 1441 en même temps
que son frère Grégoire (Grgur) par Mourad II, le sultan ottoman, à la cour
duquel il se trouvait envoyé en otage par son père.
En 1459 il renonce au trône et se réfugie en Italie où il meurt en 1476. En
1486, sa veuve Angelina et ses fils transportèrent ses restes dans l’église Saint-
Luc de Kupinovo, sur la Save, dans le Srem, despotat serbe sous la protection
du roi Mathias Corvin de Hongrie. À cette occasion, une Vita et un Officium
furent composés en son honneur par son fils, le despote Georges (Djuradj),
œuvres qui marquent le début du culte d’Étienne. En 1496, Georges se fit moine
sous le nom de Maxime et laissa le despotat à son frère Jean (Jovan). Après la
mort de ce dernier en 1502, Maxime se rendit, avec sa mère et d’autres
membres de sa famille, en Valachie où il emporta également les cercueils
contenant les reliques des despotes Étienne et Jean. Après 1512, Maxime
construisit, avec l’aide du prince de Valachie Neagoe Basarab, mari de sa nièce
Milica Despina, le couvent de Krušedol où il se retira et mourut en 1516. C’est
là qu’il enterra les reliques des despotes Étienne et Jean, reliques que les Turcs
brûlèrent en 1716.
Fête : le 9 octobre.

9. Angelina, épouse du despote Étienne Branković, était la fille du dynaste


albanais Georges Arianit Commène. Après la mort de son mari, en 1476, elle
prit le voile et, après de longues pérégrinations, se retira dans un couvent près
de Krušedol où elle mourut à une date comprise entre 1516 et 1520. On
composa un Officium en son honneur lorsque ses restes furent transférés, vers
1530, à Krušedol, près de son mari.
Fête : le 30 juillet.

10. Jean (Jovan) Branković, despote de Srem, sous protection hongroise,


de 1496 à 1502. Fils d’Étienne Branković et d’Angelina, il fut le dernier despote
serbe. Après sa mort, en 1502, il fut enterré au monastère Saint-Luc de
Kupinovo. Après plusieurs années de pérégrinations en Valachie et en Hongrie,
ses restes furent enterrés à Krušedol, après 1513. Un Officium en son honneur
fut composé avant 1580, date à laquelle son culte commença à se répandre
parmi les Serbes.
Fête : le 10 décembre.

11. Georges (Djuradj) Branković, le moine Maxime, despote de Srem de


1486 à 1496, sous protection hongroise. En 1496, il abandonna le despotat et se
fit moine, devenant métropolite de Belgrade et de Srem sous le règne de son
frère Jean (Jovan) ; on peut voir dans cette action un parallèle avec la situation

29
MATEI CAZACU

de Sabbas et de son frère, Étienne « le Premier Couronné ». Après la mort de


son frère et les progrès des Turcs qui menaçaient le Srem, Maxime et toute sa
famille se rendirent en Valachie, où il dirigea les destinées de l’Église du pays
en tant que métropolite (1505-1508). Après cette date, il quitta le pays pour
éviter les persécutions du nouveau prince Mihnea, ennemi du clan des
Craiovescu avec lequel les despotes serbes avaient conclu plusieurs alliances
matrimoniales, la dernière en date étant le mariage de Neagoe Craiovescu avec
Milica Despina, une nièce de Maxime. Lorsque Neagoe devint à son tour prince
de Valachie, en 1512, il aida Maxime à construire le monastère de Krušedol où
le vieux métropolite se retira pour y mourir en 1516.
Les débuts de son culte se placent lors de sa réinhumation, en 1523 (selon
une vieille coutume slave, sept ans après l’enterrement), lorsqu’une Vita et un
Officium furent composés.
Fête : le 18 janvier.

L’image du roi dans la peinture serbe de la fin du Moyen-Âge

Les images médiévales représentant les rois serbes ont éveillé l’intérêt de
nombreux chercheurs1. Les hasards de la conservation font que ces images sont
beaucoup plus nombreuses que celles représentant d’autres souverains de la
région (Byzance, États balkaniques) à la fin du Moyen-Âge. Ceci explique, en
partie, le grand nombre d’études consacrées à ce sujet. Pourtant, à cause du
manque de comparaisons satisfaisantes, certaines conclusions ont dû être
formulées trop rapidement.
Plusieurs observations des spécialistes ont été unanimement acceptées. En
ce qui concerne les tableaux votifs, on a constaté une rupture iconographique à
l’extrême fin du XIIIe siècle, à partir de laquelle l’image des rois serbes devient
impériale. Ceci a été interprété comme une preuve irréfutable du caractère
impérialiste de la royauté serbe. Le grand nombre d’images « dynastiques »,
images à caractère presque votif où le fondateur est associé à certains de ses
ancêtres, a été interprété comme une particularité serbe, preuve de l’existence
d’un fort culte dynastique dans le royaume médiéval serbe. Un type particulier
de ces images dynastiques, l’Arbre généalogique des Némanides, a été compris
dans le même sens. Les scènes dites « historiques », qui représentent le plus
souvent des moments de la vie de différents membres de la famille régnante,

1
V. Djurić, « Novi Isus navin », Zograf 14 (1983), p. 5-16 ; S. Mandić, Portraits from the
Frescoes, Belgrade 1966 ; S. Radojčić, Portreti srbskih vladara u srednjem veku, Skopje 1934 ;
T. Velmans, La peinture murale byzantine à la fin du Moyen Âge, Paris 1977 (surtout le chapitre
« Un témoignage sur la société : les images des contemporains », p. 60-97). De nombreuses
informations se trouvent dans des monographies et des ouvrages généraux sur la peinture
médiévale serbe : La peinture du Moyen Âge en Yougoslavie, I-IV, éds. G. Millet, A. Frolow, T.
Velmans, Paris 1954, 1957, 1962, 1969 ; V. Petković, La peinture serbe du Moyen Âge, I-II,
Belgrade 1930, 1931.

30
LA ROYAUTÉ SACRÉE DANS LA SERBI MÉDIÉVALE

sont passées pour des preuves d’une certaine audace redevable au sentiment des
Némanides d’appartenir au domaine sacré.
À la recherche d’une éventuelle royauté sacrée dans la Serbie médiévale,
nous tâcherons de reprendre les trois types d’images mentionnées plus haut et
d’en proposer notre propre analyse, qui pourra être légèrement différente des
conclusions communément admises. Pourtant, nous ne nous proposons pas de
résoudre le problème du caractère sacral de la royauté serbe. Ceci d’autant plus
que l’analyse iconographique ne peut révéler qu’une petite partie des
informations nécessaires à l’étude de cet aspect. En effet, il ne s’agit que du
reflet dans l’art d’une réalité qui doit être cherchée aussi dans d’autres
domaines. D’autre part, pour savoir si la royauté serbe a réellement eu un
caractère sacral, il faudrait étudier les deux composantes essentielles de la
civilisation serbe : la tradition slave et l’empreinte byzantine.
L’analyse artistique ne concerne que cette dernière, car – malgré
d’indiscutables caractéristiques nationales – l’art médiéval serbe est
éminemment un art byzantin. Par conséquent, nos conclusions ne seront qu’un
simple élément à prendre en compte dans l’étude de la royauté sacrée serbe.

Les images votives

Avant la fin du XIIIe siècle, on avait adopté pour les tableaux votifs des
souverains serbes une formule plutôt humble, réservée à Byzance aux personnes
n’appartenant pas à la famille régnante. Habillé en costume de dignitaire, sans
porter les insignes royaux, le fondateur présentait la maquette de son église au
Christ trônant, grâce à l’intercession de la Vierge. Celle-ci, figurée entre le
fondateur et le Christ, présentait – en quelque sorte – le fondateur à son céleste
Fils. L’humilité des représentations votives serbes réside, d’une part, dans ce
besoin de faire appel à un intercesseur et, d’autre part, dans la discrétion de la
tenue vestimentaire des rois, ainsi que dans l’absence des attributs du pouvoir.
En 1296, dans la peinture murale de l’église d’Arilje2 se produit un
changement capital : la formule iconographique du tableau votif est celle qui
servait pour représenter les empereurs byzantins. Les personnages historiques,
en l’occurrence le roi Uroš II, dit Dragutin, sa femme ainsi que son frère et
successeur Milutin, sont représentés habillés en costumes impériaux d’apparat,
bénis par une petite figure du Christ apparaissant dans un segment de ciel. À
partir de ce moment, cette formule sera la seule utilisée pour les tableaux votifs
des Némanides.
L’abandon de l’ancienne formule a été expliqué par un changement dans la
mentalité des rois serbes. Ainsi, Uroš III Milutin, conquérant d’importants
territoires byzantins de Macédoine, serait le premier Némanide ayant désiré

2
N. L. Okunev, « Arilj », Seminar um Kondakovianum VIII (1936), p. 221-254 ; S.
Petković, Arilje, Belgrade 1965, p. 3-4, fig. 2.

31
MATEI CAZACU

devenir empereur de Byzance. Il est vrai que Milutin avait occupé (1282) la cité
de Skopje ainsi que d’autres places fortes de Macédoine3, avait épousé en
quatrièmes noces une fille de l’empereur byzantin (1299)4 et qu’il s’était mêlé
de nombreuses intrigues dynastiques5 de la cour des Paléologues. Mais tout
ceci, loin d’être une nouvelle attitude politique des Némanides, descend en
droite ligne des pratiques de la famille.
Tous les Némanides ont essayé d’agrandir leur territoire au détriment de
l’Empire, ont consolidé leur position par rapport à Constantinople en épousant
(comme tant d’autres seigneurs médiévaux) des princesses byzantines ou filles
de souverains opposés à l’Empire et, enfin, ont jonglé avec tous ces éléments
pour parfaire leur lutte diplomatique en vue de mieux asseoir leur pouvoir par
rapport à Constantinople.
En ce qui nous concerne, nous pensons que la vraie explication de la
rupture iconographique mentionnée est beaucoup plus simple. En occupant une
partie de la Macédoine, Milutin ouvre la voie à des artistes byzantins qui avaient
travaillé pour les Paléologues et qui viennent dans le royaume serbe avec le
vocabulaire plastique de l’art impérial. L’image majestueuse des Paléologues
est tout de suite adoptée, car elle correspond aux désirs « impérialistes » et
« impériaux » des Némanides. Pour notre étude, il est intéressant de retenir que
dès la fin du XIIIe siècle, les Némanides sont représentés comme des souverains
byzantins. Le roi encore vivant, ses ancêtres, les souverains byzantins canonisés
(Constantin) ou pas (les empereurs figurés dans les compositions avec les
Conciles œcuméniques), ainsi que toute personne royale de l’histoire sainte,
sont représentés selon un modèle idéal : l’empereur byzantin de l’époque des
Paléologues.
À Gračanica6 (1321-1322) apparaît un autre détail emprunté à
l’iconographie impériale byzantine : les anges qui couronnent les fondateurs7
(en l’occurrence Milutin et sa jeune épouse constantinopolitaine, Simonida
Paléologue) (fig. 1). L’introduction de ce dernier élément iconographique
accroît l’aspect impérial des Némanides. À ce propos, il serait intéressant de
savoir si le cérémonial du couronnement avait été modifié à l’époque de
Milutin. Il est probable que la présence de cet élément iconographique dans la
peinture murale de Gračanica ne correspond à aucun changement du
cérémonial.
Profondément ancrée dans la tradition antique, l’habitude de représenter le
couronnement des souverains par des puissances célestes a été adoptée tant en
3
G. Ostrogorsky, History of the Byzantine State, Oxford 1980, p. 464.
4
Ibidem, p. 489.
5
Ibidem, p. 497.
6
Cette scène se trouve sur l’arc qui sépare le narthex du naos de l’église : R. Hamann-Mac
Lean, H. Hallensleben, Die Monumentalmalerei in Serbien und Makedonien vom 11. bis zum
frühen 14. Jahrhundert, Giessen 1963, p. 36-37.
7
A. Grabar, L’Empereur dans l’art byzantin. Recherches sur l’art officiel de l’Empire
d’Orient, Paris 1936, p. 112-122.

32
LA ROYAUTÉ SACRÉE DANS LA SERBI MÉDIÉVALE

Bulgarie que dans d’autres pays se trouvant sous l’influence culturelle de


Byzance. Il est communément admis que les « couronnements » peints dans les
églises serbes du Moyen-Âge ne présentaient aucune caractéristique
particulière8 .
D’ailleurs, les peintres travaillant pour les rois serbes avaient su imprimer
tout le faste nécessaire aux images votives qu’ils peignaient. Ainsi, malgré
l’ancienne formule iconographique humble, le tableau votif de l’église du
monastère de Sopočani9 (1265-1270) a un évident caractère aulique. Uroš Ier, sa
femme et leur fils aîné Dragutin sont représentés parés de couronnes royales.
Mais ce qui est le plus important pour notre étude est le fait que les trois
membres de la famille régnante soient nimbés. Par conséquent, les rois serbes
sont traités par le maître de Sopočani comme des personnages saints. La royauté
médiévale serbe avait, donc, un caractère sacral. Cette conclusion est étayée par
les images dynastiques.

Les images dynastiques

Étienne Nemanja (Siméon en religion), ainsi que son fils Rastko (Sava),
organisateur de l’Église serbe, sont devenus après leur mort les saints patrons de
la Serbie10. Le catholikon du monastère de Mileševa11 a été édifié par la volonté
du roi Vladislav pour abriter la dépouille de son oncle Sava. Il aurait été naturel
que dans la peinture murale de cette église-mausolée soit célébrée la gloire de
Sava. En réalité, le mérite du grand-père (Siméon) et de l’oncle (Sava) du
fondateur semble rejaillir sur l’ensemble de la famille (fig. 2). En effet, dans le
narthex de l’église, Sava et tous les ancêtres du fondateur ayant régné (depuis
Nemanja jusqu’au frère aîné de Vladislav) sont représentés en pied, formant un
ensemble majestueux sur un registre où habituellement sont figurés des saints en
pied. Cette image dynastique est la plus ancienne conservée d’une longue série,
où le fondateur se faisait représenter en compagnie de certains de ses ancêtres.
Comme toutes les autres (fig. 3), elle témoigne d’un indéniable culte
dynastique, mais aussi du caractère sacral de la famille royale.
En effet, Vladislav et ses ancêtres sont représentés dans une église à un
endroit réservé habituellement à de saints personnages. Plus encore, à
Sopočani12, la composition dynastique (fig. 4) représente Étienne (Siméon)
Nemanja donnant la main à son fils Étienne « le Premier Couronné », qui donne
– à son tour – la main au fondateur de l’église Uroš Ier, suivi de ses deux fils

8
C. Walter, « The Iconographical Sources for the Coronation of Milutin and Simonida at
Gračanica », dans L’art byzantin au début du XIVe siècle, Belgrade 1978.
9
V. J. Djurić, Sopočani, Leipzig 1967, p. 74, schéma p. 232.
10
En ce qui concerne la canonisation de Siméon et de Sava, voir la contribution de M.
Cazacu, supra.
11
S. Radojčić, Mileševa, Belgrade 1963.
12
V. J. Djurić, op. cit., p. 50, schéma p. 230.

33
MATEI CAZACU

(Dragutin et Milutin). Tous, vivants ou morts, rois ou simples princes, sont


nimbés. Sans aucun doute, il s’agit de saints personnages.
Dans la perspective de l’art impérial byzantin, le fait que, dans le naos de
Sopočani, les Némanides soient représentés nimbés, n’est nullement inattendu.
Dans la pure tradition romaine, la figure de l’empereur a toujours eu un
caractère sacré à Byzance13. Cependant, nous croyons qu’il faut apporter une
nuance : les empereurs byzantins étaient sacrés par la dignité impériale, les rois
serbes – l’image de Sopočani en étant l’exemple le plus éloquent – apparaissent
comme sanctifiés par leur ascendance. À Sopočani, par un raccourci historique,
le roi Uroš Ier apparaît comme seul héritier de deux saints : son père et son
grand-père. Les trois saints rois se donnent la main pour se transmettre le
pouvoir. Deux idées complémentaires apparaissent clairement dans cette
image : Uroš détient son pouvoir terrestre directement de son père et, d’autre
part, sa sainteté lui a été transmise de la même façon. Il s’agit d’une sorte de
légitimation à la fois politique et sacrale.
La meilleure preuve que les images dynastiques des Némanides
signifiaient une légitimation à la fois politique et sacrale peut être trouvée à une
époque un peu plus tardive, dans la peinture murale du temps du tsar Dušan.
Rêvant de conquérir Constantinople14, celui-ci ne peut plus se contenter d’une
simple légitimité familiale, mais il a besoin de se faire représenter comme
héritier du saint empereur fondateur de la capitale byzantine. Ainsi, sur le mur
nord du naos de l’église Saint-Nicolas de Psača (1365-1371)15 , les portraits de
Dušan et du roi Vukašin sont intimement associés à ceux de Constantin et
d’Hélène.
Le plus intéressant type d’image dynastique serbe apparaît pour la
première fois dans l’ensemble des peintures murales de Gračanica16. En effet,
dans le narthex de cette église fondée par Milutin, on voit la plus ancienne
représentation de ce que l’on appelle l’Arbre généalogique des Némanides (fig.
5). D’emblée, il faut souligner le fait que les compositions serbes sont les seules
de ce type conservées dans le monde byzantin, mais que l’on sait très bien qu’à
Byzance même, il y avait eu de telles généalogies peintes selon le schéma
iconographique de l’Arbre de Jessé.
Par conséquent, il ne faut pas considérer les compositions serbes comme
exceptionnelles. En tout état de cause, le fait de représenter sur les murs d’une
église l’arbre généalogique d’un saint ne doit pas surprendre. Car, en effet, il ne
s’agit que de la représentation de la descendance d’un saint local. Que voit-on
dans cette image ? Tout en bas, le moine Siméon (le grand župan Étienne

13
A. Ducellier, Les Byzantins. Histoire et culture, Paris 1988, p. 84-88.
14
G. Ostrogorsky, op. cit., p. 516-523.
15
V. Petković, « Portreti iz Psače », Narodna starina (1929), p. 202-203.
16
Cette composition se trouve dans le narthex de l’église, face à une majestueuse image du
Jugement dernier. Dans la même partie de l’église se trouvent les habituels portraits en pied des
Némanides.

34
LA ROYAUTÉ SACRÉE DANS LA SERBI MÉDIÉVALE

Nemanja), encadré par deux de ces fils (dont le saint Sava), écarte les bras d’où
sortent deux branches dont les ramifications forment « l’arbre ». Donc, ce type
d’image figure en premier lieu la descendance d’un saint local, père d’un autre
saint local. Plus encore, d’autres personnes de sa descendance ont été
canonisées après leur mort17. Il s’agit donc d’une image religieuse à caractère
local inspirée de la composition connue de l’ensemble du monde chrétien
figurant l’arbre généalogique de Jésus. Les autres représentations médiévales de
l’arbre généalogique des Némanides ont été conservées dans les narthex des
églises du monastère de Dečani18 et du Patriarcat de Peć19. Toutes deux datent
de la première moitié du XVe siècle.
Quelle peut être la signification laïque de ce type de représentation ?
L’Arbre de Jessé, le modèle de ces compositions montre que le Fils de Dieu
descendait par sa mère d’une longue lignée royale. Sorte de légitimation de son
destin de régner sur l’Univers. Il nous semble évident que l’image généalogique
des Némanides était appelée à légitimer la dynastie des Némanides, formée par
les descendants d’un saint roi.

Les scènes historiques

Depuis le début du XIIIe siècle, on voit dans la peinture murale serbe des
scènes isolées et des cycles entiers qui racontent l’histoire personnelle de tel ou
tel membre de la famille royale. Le plus souvent, il s’agit de personnages
canonisés comme Étienne/Siméon Nemanja20 (fig. 7). Ce genre d’images
trouvent tout naturellement leur place sur les murs d’une église serbe, car quoi
de plus habituel que de représenter la vie d’un saint local dans une église ?
Parfois, il semblerait que les peintres se soient servis de cycles bibliques pour
raconter d’une manière métaphorique les moments importants de la vie des
Némanides21. Cette façon détournée de narrer l’histoire de la famille du
souverain ou d’une certaine personne de cette famille correspond à une habitude
courante dans le monde byzantin.
Plus rarement, il y a aussi des représentations de scènes de la vie de
personnes royales jamais canonisées, comme celle figurant la Mort de la reine

17
En ce qui concerne la canonisation des différents rois de la dynastie des Némanides, voir
la contribution de M. Cazacu : supra. D’autres membres de la famille royale ont été canonisés
après leur mort, tel Urošić, un des fils de Dragutin, mort en bas âge, enterré à Arilje, où il fut
vénéré comme saint : S. Petković, Arilje, Belgrade 1965, p. 4.
18
V. Petković, Dj. Bošković, Manastir Đelani, Belgrade 1941, est la meilleure
monographie parue à ce jour et donne une description minutieuse du programme iconographique.
19
S. Petković, Le Patriarchat de Peć, Belgrade 1982, p. 29-30.
20
Par exemple, le cycle de la vie de Siméon/Étienne Nemanja de l’église de la Vierge de
Studenica (vers 1235) : Studenica Monastery, éds. S. Čirković, V. Korać, G. Babić, Belgrade
1986, p. 82-85.
21
R. Ljubinković, « Sur le symbolisme de l’histoire de Joseph du narthex de Sopočani »,
dans L’art byzantin du XIIIe siècle, Belgrade 1967, p. 207-237.

35
MATEI CAZACU

Anne Dandolo dans le narthex de l’église de Sopočani22. Cela non plus ne doit
pas étonner, car, d’une part, il s’agit d’un événement en relation directe avec
l’histoire de l’église en question, et, d’autre part, la représentation de scènes de
la vie du souverain et des autres membres marquants de sa famille était connue
à Byzance.
Malgré le fait que ces scènes historiques ont beaucoup intéressé les
spécialistes, qui y ont vu, parfois, une preuve du caractère sacral de la famille
régnante serbe, nous croyons que du simple point de vue iconographique leur
intérêt est minime, tout au moins pour l’aspect qui nous préoccupe ici.

Conclusions

Notre rapide survol des images médiévales des rois serbes montre
clairement que les peintres traitaient la personne royale comme un saint
personnage (fig. 8). Ce phénomène apparaît très tôt, pratiquement dès le début
de l’existence de l’État serbe, dans les premières fondations des Némanides. Ce
n’est pas l’iconographie impériale byzantine qui permet d’introduire l’aspect
sacral, car dès le début du XIIIe siècle (à Mileševa et, surtout, à Sopočani) et
malgré un schéma iconographique encore humble, les Némanides apparaissent
dans toute leur splendeur de saints rois.
Est-ce que cette image des rois serbes est particulière dans l’aire
géoculturelle byzantine ? A priori, dans le monde byzantin il n’est pas du tout
surprenant que le souverain soit représenté comme un saint personnage.
Pourtant, bien que le vocabulaire iconographique soit byzantin, la
signification des images représentant les rois serbes nous paraît différer de celle
des images impériales byzantines. Comme nous l’avons déjà mentionné plus
haut, à Byzance l’empereur était considéré comme un saint, selon une ancienne
tradition qui remonte à l’Antiquité. Ce n’était pas l’homme, mais la fonction qui
impliquait la sainteté du personnage.
En revanche, dans la peinture médiévale serbe, le caractère sacral des
Némanides ne semble nullement découler de leur statut royal. Bien au contraire,
leur statut royal est justifié par leur appartenance à une sainte lignée. Autrement
dit, un empereur byzantin était saint par sa fonction, tandis qu’un Némanide
détenait sa fonction parce qu’il était saint.
Il faudrait savoir si ce type de caractère sacral de la dynastie qui apparaît
dans la peinture médiévale correspond à la réalité historique. Dans l’affirmative,
ne s’agissant pas d’une tradition byzantine, il faudrait chercher ses origines dans
les coutumes slaves.

22
V. J. Djurić, op. cit., p. 74, schéma p. 233.

36
LA ROYAUTÉ SACRÉE DANS LA SERBI MÉDIÉVALE

Bilan

La canonisation massive des rois de Serbie est un phénomène unique dans


l’histoire du monde chrétien, aussi bien oriental qu’occidental. L’existence, dès
1219, d’une Église serbe autocéphale a été la condition première pour
l’apparition et l’essor du culte des saints rois. En effet, la première initiative de
cette Église a été la canonisation de Siméon Nemanja, initiative qui appartient à
l’archevêque Sabbas, de même que celle, dix ans plus tard, du roi Étienne « le
Premier Couronné ».
Ce fut ensuite, un siècle plus tard, le tour de l’archevêque Danilo II de
canoniser Étienne Uroš II Milutin, son protecteur, et son fils, Étienne Uroš III
Dečanski. Celui- ci est le premier prince martyr des Serbes, mais non le dernier,
car il allait être rejoint, à la fin du XIVe siècle, par Uroš IV et Lazare
Hrebeljanović.
Quant aux derniers saints rois serbes – les despotes Étienne, Jean et
Georges-Maxime Branković, et la princesse Angelina –, leur canonisation, au
XVIe siècle, a dû servir de ciment pour maintenir le souvenir de l’État serbe
disparu en 1502, après une décadence de plus d’un siècle.
À ce moment-là, la place des rois et des despotes serbes avait été prise par
les patriarches, ce qui fait des Serbes des XVIe – XVIIIe siècles un peuple
théocratique, dirigé uniquement par des chefs religieux. C’est dans cette
circonstance, croyons-nous, qu’il faut chercher la multiplication des
canonisations de princes et, surtout, l’entretien de la ferveur religieuse autour
des souverains et archevêques du Moyen-Âge.
Réfugiés dans l’Empire des Habsbourg ou restés sur place, dans le cadre de
l’Empire ottoman, les Serbes eurent comme chefs des religieux jusqu’à la
révolution de 1804. On peut donc inférer que pour légitimer leur pouvoir civil et
religieux, aussi bien devant leurs co-nationaux que devant les autorités
autrichiennes, hongroises et ottomanes, ces « ethnarques » eurent recours à
l’exaltation systématique du souvenir des saints rois et archevêques serbes. Ce
culte se greffait sur la slava, cette tradition serbe de fêter un saint patron du
clan, de la famille élargie (zadruga). Les patrons de toute la nation, ou plutôt de
l’État, étaient les saints rois et archevêques, vénérables figures d’un passé
révolu qui a servi, plus qu’ailleurs, au renouveau national serbe du XIXe siècle
et à la création de l’État moderne en Serbie.

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37
MATEI CAZACU

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38
LA ROYAUTÉ SACRÉE DANS LA SERBI MÉDIÉVALE

LES NÉMANIDES
Étienne Nemanja
(Siméon en religion)
(1166-1196, mort 1200)
∞ Anne

Étienne Rastko Vukan


le Premier Couronné (Sava en religion)
(1196-1227 ?, roi 1217)
∞ 1. Eudocie Ange
2. ?
3. Anna Dandolo

Radoslav Vladislav Uroš Ier


(1227 ?-1233) (1233-1243) (1243-1276)

Dragutin Uroš II Milutin


(1276-1282) (1282-1321)
∞ Catherine ∞ 1. Hélène de Thessalie
de Hongrie 2. Élisabeth de Hongrie
3. Anne de Bulgarie
4. Simonide Paléologue

Uroš III Dečanski


(1321-1331)
∞ 1. ?
2. Théodora de Bulgarie
3. Marie Paléologue

Dušan
(1331-1355)
∞ Hélène de Bulgarie

Uroš IV
(1355-1371)

39
MATEI CAZACU

LES BRANKOVIĆ

Branko Mladenović
Sevastocrator d’Ochrid

Vuk
Seigneur de Priština,
de Prizren et du Kosovo
∞ Mara Hrebeljanović

Grégoire Georges Lazar


(moine) (1427-1456)
knez, despote
∞ 1. ?
2. Irène Cantacuzène

Mara Grégoire Étienne l’Aveugle Lazare Catherine


Cantacuzène
∞ Murad II (Germain) 1458, despote (1456-1458) ∞ Ulrich de Cilly
sultan ottoman ∞ Élisabeth ∞ Angelina despote
∞ Hélène Paléologue

Georges Jean
(Maxime) (1496-1502)
(1486-1496) despote
despote et métropolite ∞ 1. ?
2. Hélène Iakšić

40
LA ROYAUTÉ SACRÉE DANS LA SERBI MÉDIÉVALE

1. Couronnement de Milutin. Église de Gračanica

41
MATEI CAZACU

2. Vladislav. Narthex de l’église de Mileševa

42
LA ROYAUTÉ SACRÉE DANS LA SERBI MÉDIÉVALE

3. Image dynastique, détail. Église de la Vierge-Ljeviska de Prizren

4. Image dynastique. Naos de l’église de Šopocani

43
MATEI CAZACU

5. Arbres généalogique des Némanides, détail. Église de Gračanica

44
LA ROYAUTÉ SACRÉE DANS LA SERBI MÉDIÉVALE

6. Milutin. Arbre généalogique des Némanides, détail. Église de Dečan

45
MATEI CAZACU

7. Siméon. Narthex de l’église de Mileševa

46
LA ROYAUTÉ SACRÉE DANS LA SERBI MÉDIÉVALE

8. Milutin. Tableau votif. Église du Roi, Studenica.

47
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE :
ESQUISSE HISTORIQUE

La Valachie (ou Ţara Românească = Pays Roumain, ou Muntenia = Pays


de la montagne) forme la partie méridionale de la Roumanie actuelle. Délimitée
par le Bas-Danube au Sud et à l’Est, et par la chaîne des Carpates méridionales
au Nord et à l’Ouest, cette Principauté de 76 583 km2 a joué dans l’histoire
roumaine le rôle que l’Ile-de-France et le Piémont ont rempli respectivement
dans l’histoire de France et de l’Italie. En effet, c’est Bucarest qui est devenue la
capitale de la Roumanie, en 1862, c’est le parler de la région de Târgovişte qui
s’est imposé comme langue littéraire à la même époque et, enfin, c’est le parti
libéral, à dominante valaque, qui a modelé les institutions de la Roumanie
moderne, a réalisé l’État national, en 1918, et lui a imprimé sa philosophie
politique avant l’installation du régime communiste, en 1947.
Les Carpates, le Danube et la mer Noire sont donc les principales
coordonnées géographiques de la Valachie qui se présente comme un vaste
amphithéâtre orienté Nord-Sud, descendant des Carpates vers le Danube : au
Nord, la ligne des crêtes, qui culminent à 2500 mètres d’altitude, a formé une
frontière seulement à partir du XVe siècle et a été délimitée sur le terrain en
1520. Auparavant, les Carpates méridionales ne formaient pas une frontière
pour la population, très dense, d’agriculteurs et d’éleveurs qui habitaient la
région des collines et des dépressions subcarpatiques et faisaient paître leurs
moutons sur le versant sud de la chaîne des montagnes. Les régions de Făgăraş
(ou Ţara Oltului = Pays de l’Olt) et d’Amlaş, près de Sibiu, formaient des zones
compactes de population roumaine et avaient été dévolues comme fiefs aux
princes de Valachie depuis le milieu du XIVe siècle par les rois de Hongrie,
maîtres de la Transylvanie voisine. C’était là, à n’en pas douter, le souvenir
d’une situation plus ancienne, lorsque les petites Principautés roumaines,
antérieures à l’apparition de l’État, étendaient leur domination sur les deux
versants des Carpates méridionales.
Le territoire de la Valachie proprement dite est divisé en trois zones
géographiques et historiques :
1) La région centrale, ou Muntenia, est le pays de la montagne, des collines
et dépressions subcarpatiques d’où la domination des premiers princes s’est
étendue, le long des rivières Olt, Argeş et Dâmboviţa, jusqu’à la plaine du
Danube. C’est là que se trouvent les trois capitales successives de la Valachie,
capitales dans le sens médiéval de résidences fortifiées des princes, à savoir
MATEI CAZACU

Argeş (ou Curtea-de-Argeş, « la Cour [princière] d’Argeş »), Târgovişte (depuis


le XVe siècle), puis Bucarest, à partir du XVIIe siècle. C’est à Argeş que le
premier prince connu du pays, Basarab Ier (†1352), avait sa résidence et c’est là
que fut installé, en 1359, le siège de la première Métropole ecclésiastique du
pays. À ces trois villes il convient d’en ajouter une quatrième, Câmpulung, où
sont enterrés les deux premiers princes de Valachie, Basarab Ier et son fils,
Nicolae-Alexandru (†1364). L’église catholique de cette ville est antérieure à
1300 et la tradition attribue la construction du monastère orthodoxe au prince
fondateur du pays : elle existait au moins en 1352, lorsque Basarab y fut enterré.
Câmpulung a joué elle aussi le rôle de résidence princière, peut-être après la
destruction de Curtea-de-Argeş en 1330, dont il sera question plus loin.
2) La région occidentale, ou Oltenia (24.000 km2), appelée aussi la Petite
Valachie, tire son nom de la rivière Olt qui la borde à l’Est, même si le
département du même nom s’étendait, au Moyen Âge, aussi à l’Est de cette
rivière. L’Olténie a joué un rôle très important dans l’histoire du pays. Certains
de ses princes (appelés voïévodes et cnèzes) ont essayé, dès le XIIIe siècle, de
réunir les diverses principautés roumaines de la rive droite de l’Olt, principautés
vassales de la Hongrie. L’échec d’une telle entreprise – qui eut lieu vers 1272-
1277 – a affaibli la position de ces princes et a servi indirectement les intérêts
des princes d’Argeş appelés à devenir, au début du siècle suivant, les véritables
unificateurs du pays.
3) La région orientale de la Valachie, bordée par le Bas-Danube et, au
Nord-Est, avec une frontière au tracé encore incertain, a constitué, dès le XIIe
siècle, l’extrémité occidentale de la domination coumane, d’où son nom de
Coumanie Noire (Cumania Nigra) (1247). Là, sur un territoire à peine moins
grand que l’Olténie, s’étendait, jusqu’au début du XIXe siècle, une vaste steppe
herbeuse (notamment le Bărăgan, au Nord et à l’Est, et le Burnaz, au Sud) où
s’étaient installées les tribus nomades des Petchenègues et des Coumans.
Pressés par les Mongols, qui s’étaient mis en marche vers l’Occident dès 1220,
les Coumans ont cherché refuge et protection auprès du Royaume de Hongrie et
se sont convertis en masse. Le souverain hongrois, en collaboration avec le pape
Grégoire IX, y a créé, en 1228, l’Évêché des Coumans avec son siège à
Milcovia, sur la rivière du même nom (Milcov) qui a formé, jusqu’en 1859, la
frontière entre la Valachie et la Moldavie.
La population y était essentiellement concentrée dans le Nord – la région
de Buzău, Râmnicu-Sărat et Brăila, et le long des rivières qui, comme la
Ialomiţa, servaient de routes aux troupeaux de moutons dans leur transhumance
entre les Carpates, en été, et les bords du Danube et de la mer Noire, en hiver.
Les frontières des autres régions sont plus aisées à définir dans le cas de
l’Olténie : cinq départements au XVIe siècle – Gorj (le Jiu supérieur), Dolj (le
Jiu inférieur), Mehedinţi (du nom de la région limitrophe de Mehadia),
Romanaţi (appelé d’abord Rumânaţi, donc région habitée par des Roumains,
l’équivalent d’une Romania) et, enfin, Vâlcea (de « loup » en slave). Les deux
50
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

premiers sont, sans doute, des noms officiels, de chancellerie, car on connaît les
noms de quelques départements disparus de cette région : Jaleş, Pădureţ, Balta
et Gilort, dérivés soit du nom des rivières, soit des formes du relief.
À son tour, la région centrale était divisée en sept départements (et même
huit, si on y ajoute celui de Săcuieni – « Szeklers », population hongroise venue
de Transylvanie –, supprimé en 1845) : soit d’après le nom des rivières (Olt,
Argeş, Dâmboviţa, Prahova), des collines (Muscel), soit indiquant une vieille
population roumaine (Vlaşca, littéralement « Romania »), soit une vaste forêt
(Teleorman, nom donné par les Coumans, tout comme Deli-Orman, au Sud du
Danube).

Au XVIIe siècle, la chronique officielle de la Valachie plaçait les débuts dé


l’État vers 1290-1291, lorsqu’un Prince Noir (Negru Vodă, puis Radu Negru)
était « descendu de cheval » (descălecat) de Făgăraş au Sud des Carpates
d’abord à Câmpulung, ensuite à Curtea-de-Argeş, avait obtenu la soumission
des boyards d’Olténie et fondé la dynastie princière. Depuis plus de cent ans, les
historiens n’ont cessé de débattre sur la véracité de ce récit, en se demandant s’il
ne s’agissait pas simplement d’un calque de la tradition concernant la fondation
de la Moldavie, un demi-siècle plus tard. Rédigée à la Cour valaque sous le
règne d’un descendant des boyards d’Olténie, Matei Brâncoveanu, qui s’est fait
appeler Basarab (1632-1654), cette version de la fondation de l’État a trouvé un
ardent défenseur dans la personne de l’historien George I. Brătianu (1898-
1953), qui lui a consacré plusieurs articles. Plus récemment, les contre-
arguments de ses adversaires – qui soutiennent qu’il s’agissait d’un processus
totalement interne, parti d’Argeş – ont été habilement contournés par deux
auteurs, George D. Florescu et Dan Pleşia, qui ont avancé l’idée d’une alliance
matrimoniale entre le Prince Noir et celui d’Argeş. À la mort du Prince Noir,
décédé sans enfants, la dynastie aurait continué avec un autre membre de la
famille princière d’Argeş, Basarab fils de Tihomir (ou Tatomir, forme déduite
du latin « Thocomerius »), donnant son nom à la dynastie et même au pays,
appelé Bassarabia dans les sources polonaises et moldaves des XIVe – XVe
siècles. Le nom de la dynastie apparaît pour la première fois en 1433 dans un
chrysobulle du prince valaque Alexandre Aldea qui parle des « saints décédés
ancêtres [dĕdom i prĕdĕdom] de Ma Seigneurie les princes Basarabi [au
pluriel] ».
Cette hypothèse paraît plausible dans la mesure où un processus analogue
s’est produit en Transylvanie du Nord-Ouest (région de Bihor), au IXe siècle, et
aussi en Moldavie, au milieu du XIVe siècle, où nous rencontrons deux princes
« descendus » du Maramureş (en Transylvanie) : d’abord Dragoş, vers 1347,
puis, quelques années plus tard, Bogdan, réfugié du Maramureş mais qui chasse
le successeur de Dragoş et se fait élire prince à sa place. En tout état de cause, la
51
MATEI CAZACU

décision d’élire le prince dépendait de la noblesse et de l’Assemblée d’États,


comme cela a été prouvé pour la Moldavie par Aurelian Sacerdoţeanu. En
Moldavie aussi, la dynastie princière a porté le nom de Bogdan, et même le pays
a été parfois désigné sous le nom de Bogdania et Bogdan-ili, en turc.
D’autre part, des recherches récentes ont prouvé que le terme roumain
désignant la fondation de l’État, descălecat, littéralement « descendre de cheval,
mettre pied à terre » (du bas-latin *discaballicare), avait à l’origine le sens
précis de « conquête par les armes », « prise de possession par la violence »,
« occupation militaire », avant de désigner une colonisation ou fondation de
ville ou de pays. Dans ces conditions, la « descente de cheval » du Prince Noir a
pu viser, dans un premier temps, la principauté d’Argeş, après quoi Basarab
aurait continué l’œuvre de son prédécesseur en réalisant l’union politique de
toute la Valachie. De là viendrait son titre de « grand voïévode », opposé à celui
des voïévodes locaux, absorbés dans les structures du nouvel État comme
princes « médiatisés » ayant donné naissance aux grands clans nobiliaires dont
les chefs sont appelés župan, pan ou vlastelin.
L’État ainsi créé, à la fin du XIIIe ou au début du XIVe siècle, héritait de
territoires à statuts politiques variés mais à population en majorité roumaine,
comme l’indique d’ailleurs son nom. Ainsi, l’Olténie était flanquée au Sud-
Ouest du Banat hongrois du Severin, forteresse sur un coude du Danube, qui
dominait la région environnante des deux côtés des Carpates méridionales. Cette
région avait été disputée, dès la fin du XIIe siècle, par les souverains de Hongrie
et par ceux du deuxième Tsarat bulgare de Tărnovo. L’expansion hongroise
s’était dirigée vers Vidin et vers Belgrade, zones contestées par les Bulgares et
plus tard par les Ottomans. Les Principautés roumaines de cette région se
trouvaient dans une dépendance plus forte de la Hongrie que celle d’Argeş, par
exemple.
À l’Est, la domination des peuples de la steppe – Petchenègues et Coumans
– avait rencontré en Dobroudja (Dobrogea) et aux bouches du Danube la
résistance byzantine. Byzance dominait à nouveau depuis le début du IXe siècle
tout le cours du fleuve avec l’aide de sa flotte et y avait installé des forteresses
et des bases militaires que les fouilles archéologiques ont mises en lumière ces
dernières décennies.
En 1211, le roi de Hongrie André II installait l’Ordre teutonique dans le
Pays de Bârsa (Burzenland), autour de la ville de Braşov, en lui accordant des
privilèges importants en vue de la colonisation et de la défense du royaume.
Mais, très vite, les chevaliers dépassèrent les crêtes des Carpates, construisirent
des forteresses de bois et de pierre et empiétèrent de la sorte sur des territoires
roumains que le roi de Hongrie se réservait pour lui-même. D’où, en 1225, la
décision d’André II de chasser l’Ordre de la Bârsa et de dégarnir ainsi
dangereusement la frontière méridionale de la Transylvanie qui sera submergée,
trois lustres plus tard, par l’invasion mongole (1241). Nous ignorons presque
tout de la position des princes roumains de Valachie face à cette attaque ; si
52
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

certains sont devenus vassaux des Mongols, en les accompagnants même dans
leurs expéditions, d’autres, comme un Bezeremban (Basarab, ou bien le ban de
Severin ?) ont tenté de résister les armes à la main.
L’invasion mongole sonnait le glas d’un demi-siècle d’efforts hongrois
pour soumettre les populations de la Valachie et de la Coumanie. Ces efforts
avaient repris après 1204, lors de la conquête de Constantinople par les Croisés
partis pour la IVe Croisade. Entre la Hongrie et l’Empire latin de Constantinople
s’étendait une vaste masse bulgare, roumaine et coumane, en ébullition depuis
1185-1186 contre les abus du fisc byzantin. L’accession de la dynastie roumaine
(valaque) des Assan au trône de Tărnovo, capitale du deuxième Tsarat roumano-
bulgare, et la défaite infligée par ses troupes à l’empereur Baudouin, en 1205,
avaient marqué l’apparition d’une nouvelle force politique et militaire dans les
Balkans. Le pape Innocent III entretenait une importante correspondance avec
Ioniţă (Caloian) Assan, auquel il avait envoyé une couronne royale et un
archevêque pour le gagner au Catholicisme. Les successeurs de Ioniţă eurent à
leur tour à affronter la menace hongroise au nord et la menace latine au Sud et
furent obligés de composer avec leurs voisins. Parallèlement, au Nord du
Danube se déployait l’action des chevaliers Teutoniques, relayée par la
prédication des Dominicains qui fondèrent l’Évêché des Coumans à Milcovia,
en 1228. Pris en tenaille, les princes roumains de Valachie auraient subi le sort
de leurs congénères de Transylvanie, convertis au Catholicisme sous peine de
déchoir, n’eût été l’invasion mongole qui refoula les Hongrois et affaiblit leur
royaume pour plus d’un demi-siècle.
Un nouvel essai d’installation en 1247 des Chevaliers de l’Ordre de Saint-
Jean ou Hospitaliers à Severin échoua lui aussi. La charte de privilèges que le
roi hongrois Bela IV accorda aux chevaliers permet cependant de connaître les
noms de plusieurs princes valaques et leur situation par rapport à la couronne
hongroise. Ainsi, deux cnèzats (kenazatus), donc des principautés, dépendaient
directement de Severin : ils sont appelés d’après les noms de leurs princes, Jean
(Ioan) et Farcaş, et s’étendaient jusqu’à la rivière de l’Olt. Dans la même région
se trouvait une troisième principauté, « le cnézat du voïévode Litovoi », qui
chevauchait les Carpates, vu que la région du Haţeg, au Nord, s’y trouvait en
continuité territoriale ou en faisait partie.
À l’Est de l’Olt se trouvait le pays de Seneslau (terra Szeneslay), le
voïévode des Roumains (woiavoda Olachorum), vraisemblablement le prince
d’Argeş, et, plus à l’Est, la Coumanie Noire, c’est-à-dire la région de plaine de
la Valachie jusqu’au Danube.
On peut également constater que ces territoires avaient trois statuts
différents : dépendance directe de Severin (les cnèzes Ioan et Farcaş) ; vassalité
hongroise (c’est le cas de Litovoi et de Seneslau, appelés tous deux voïévodes),
et, enfin, une région à reconquérir, la Coumanie. Le diplôme ne faisait, en fait,
qu’enregistrer une situation antérieure à l’invasion mongole, qui s’était terminée

53
MATEI CAZACU

en 1242 par le retrait précipité des chefs militaires, appelés à élire un nouveau
khan à Karakoroum.
Dorénavant, l’espace carpato-danubien allait être le théâtre de la rivalité
entre la Hongrie et la Horde d’Or, qui ayant pour capitale Saray, sur la Volga,
constituait la formation occidentale issue de l’empire des steppes et dominait
également la Russie et la Coumanie des steppes du Nord de la mer Noire.
Le long et pénible rétablissement de la Hongrie après le choc de l’invasion
mongole a été mis à profit par le prince Litovoi pour étendre sa domination sur
toute l’Olténie : ceci se passait vers 1272-1277, mais une expédition hongroise
dirigée par le magister Georges, fils de Simon, y mit fin. Litovoi fut tué au
combat et son frère Barbat, fait prisonnier, dut payer une forte rançon pour
recouvrir la liberté.
Mais l’initiative d’unification de toute la Valachie est venue, comme nous
l’avons dit, des princes d’Argeş. Des fouilles archéologiques y ont mis à jour les
fondations en pierre de l’ancienne Cour princière et de l’église de style byzantin
datées du XIIe – XIIIe siècles. Autour de cette principauté se sont regroupées,
par conquête, par fédération ou par des alliances matrimoniales, les autres
formations politiques du centre de la Valachie (Muntenia) jusqu’au Danube.
Nous ignorons le nom du prince promoteur de cette action : Radu Negru (le
Prince Noir), Tihomir (ou Tatomir, ou bien Toktamir, selon certains historiens)
ou bien le fils de ce dernier, Basarab, mentionné pour la première fois en 1324,
mais dont le règne avait débuté vers 1310. Ce(s) prince(s), mettant à profit les
difficultés que rencontrait la Hongrie entre l’extinction de la dynastie des Arpad
et l’avènement des Anjou de Naples (1291-1308), avai(en)t étendu son (leur)
autorité sur les princes d’Olténie, les successeurs de Litovoi et de son frère
Barbat. La chronique officielle du XVIIe siècle mentionne l’acte d’allégeance
que les clans nobiliaires d’Olténie ont prêté au Prince Noir, figure dans laquelle
se sont fondues les actions de plusieurs princes successifs de Muntenia.
Maître de la Munténie et de l’Olténie, Basarab a poussé sa domination vers
l’Est, vers la Coumanie Noire, territoire mal peuplé au Sud, mais qui contrôlait
le dernier tronçon du Bas-Danube et notamment les villes et les comptoirs
byzantins et italiens (génois et vénitiens) proches de l’embouchure du fleuve
dans la mer Noire. Le souvenir de cette domination s’est conservé dans le nom
de Basarabia donné au territoire sis au Nord des bouches du Danube, territoire
contrôlé et ensuite contesté par les Tatars de la Horde d’Or et des principautés
territoriales issues de celle-ci.
Un des problèmes les plus épineux pour la nouvelle principauté a été
l’occupation et la conservation de la forteresse et du Banat hongrois de Severin
dont la valeur stratégique et économique résidait dans sa position de verrou sur
la route commerciale reliant les Balkans occidentaux à la Transylvanie et à la
Hongrie. Occupé par les princes de Munténie dès la fin du XIIIe siècle, Severin
fut contesté à Basarab par Charles Robert d’Anjou, le premier roi hongrois issu
de cette dynastie française installée jadis en Sicile et à Naples. Sommé de rendre
54
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

la forteresse, Basarab offrit de payer au roi les impôts recueillis sur son territoire
mais refusa de la rendre. En 1330, Charles Robert entreprit une campagne
militaire en Valachie qui fut victorieuse au début : Curtea-de-Argeş fut brûlée et
Basarab accepta de négocier le paiement d’une forte amende de 7000 marcs
d’argent, l’équivalent de 21.000 ducats d’or ou d’une tonne et demi d’argent, et
de rendre Severin. Mais, sur la route du retour vers le Banat, il attaqua l’armée
hongroise et lui infligea une sévère défaite dans un défilé des Carpates localisé
avec beaucoup de probabilité dans la zone de Timiş-Cerna. Le roi se trouva
plusieurs fois en danger de mort et un grand nombre de seigneurs et soldats
périrent lors du combat qui dura trois jours (9-12 novembre 1330).
Après cette victoire, Basarab conserva Severin (avec une interruption en
1335-1336) et sa position politique ne cessa de s’affermir par des alliances
matrimoniales avec les souverains serbes et bulgares. Le vieux prince porta
dorénavant le titre de « grand voïévode », alors que son fils Alexandre, qui fut
associé au trône, fut appelé seulement « voïévode », car il avait
vraisemblablement hérité d’une partie du pouvoir.
La mort de Basarab, en 1352, survint alors que sur le trône hongrois se
trouvait Louis d’Anjou (1342-1382), fils de Charles Robert. Ce grand roi avait
entrepris, dès 1344-1345, une série de campagnes militaires destinées à
repousser la domination mongole de l’Est des Carpates orientales, depuis la
Galicie, au Nord, jusqu’aux bouches du Danube, au Sud. Le prince Alexandre
dut prêter serment de fidélité au roi de Hongrie qui essaya d’imposer le
Catholicisme à tous ses vassaux orthodoxes, dont la Valachie. La démarche du
prince valaque, qui tentait de limiter au maximum sa dépendance envers le roi
de Hongrie, consista dorénavant à obtenir pour son pays la création d’une
Métropole ecclésiastique de rang archiépiscopal soumise directement au pape,
ce qui aurait placé ipso facto Alexandre au rang de prince souverain. Or, les
efforts de Louis d’Anjou tendaient à soumettre l’Évêché de Valachie à l’autorité
de l’archevêque primat de Hongrie (avec son siège à Strigonium, Esztergom),
en ramenant donc le voïévode valaque au rang de simple vassal de la couronne
hongroise. Dans l’impossibilité d’obtenir du pape la consécration indirecte de sa
souveraineté, lequel pape avait dû s’incliner devant l’opposition de Louis
d’Anjou, Alexandre se tourna alors vers Constantinople, l’autre grand centre de
légitimité religieuse du monde chrétien médiéval. En mai 1359, le patriarche
Kallistos Ier et le synode constantinopolitain accédaient aux (nombreuses)
démarches d’Alexandre et reconnaissaient le transfert à Argeş du métropolite
Jacinthe (Iachint) de Vicina, dans le Bas-Danube, occupée par les Tatars, sur le
trône de la métropole d’Hongrovalachie nouvellement créée et soumise au
Patriarcat de Constantinople. Du coup, le prince valaque voyait reconnus son
titre de souverain et son statut de grand prince et d’avthentes, que ses
successeurs traduiront par « autocrate » (samoderžec, samoderžavnyj gospodar).
Fort de sa nouvelle légitimité, Alexandre, qui adopta dorénavant le nom
double de Nicolae-Alexandru, bâtit à Argeş (à l’emplacement de l’ancienne
55
MATEI CAZACU

bâtisse) une église métropolitaine dédiée à saint Nicolas et qui sera peinte (ou
repeinte) au tout début du siècle suivant par son petit-fils, Mircea dit l’Ancien
(Mircea cel Bătrân, 1386-1418). Cette orientation religieuse allait marquer toute
l’histoire du pays, donner l’exemple à la Moldavie voisine et entraîner la
Valachie dans l’aire de civilisation de Byzance, de la chrétienté orientale. De la
sorte, la rupture avec le monde catholique incarné par la Hongrie était
consommée et suivait quelques décennies de louvoiements et d’hésitations, qui
nous sont connues également pour le règne de Basarab, entre l’obédience à
Rome ou à Constantinople. Cette obédience envers l’un ou l’autre centre
religieux était de toute façon formelle, vu que la langue du culte de l’Église
valaque était le slavon, adopté également par les Roumains de Transylvanie et
par ceux de Moldavie aux Xe – XIe siècles. De culte à culture, le passage était
évident et les Roumains adoptèrent également le slavon comme langue de
chancellerie, langue mentionnée pour la première fois sous le règne de ce même
Nicolae-Alexandru.
Un dernier mot enfin sur la signification du terme Hongrovalachie utilisé
par Constantinople pour désigner la nouvelle Métropole ecclésiastique d’Argeş.
Certains historiens y ont vu l’expression de la dépendance politique envers la
Hongrie de cette Valachie dont le nom était également porté par la Grande et la
Petite Valachie de Thessalie et de l’Étolie-Acarnanie. D’autres – et ils sont la
majorité – ont cru déceler une simple précision géographique désignant la
Valachie voisine de la Hongrie, tout comme le diocèse moldave portera le nom
de Rousovalachie, donc la Valachie voisine de la Russie (Halitch).
Le revirement de 1359 – année qui coïncide avec la révolte des Roumains
de Moldavie, sous le prince Bogdan Ier, contre ce même Louis d’Anjou – suivait
une période de confrontation avec le souverain hongrois qui n’entendait pas
abandonner sa position de suzerain face à la Valachie et à son prince. Le 28 juin
1358, le roi de Hongrie accordait aux bourgeois de Braşov (Kronstadt, Brasso),
en Transylvanie, un privilège commercial leur permettant de circuler librement
dans le territoire délimité par les rivières Buzău et Prahova, plus précisément
depuis l’embouchure du Siret jusqu’à celle de la rivière Ialomiţa. Ces deux
dernières rivières, qui se versent dans le Danube, délimitaient ainsi la Coumanie
Noire, qui figurait aussi dans la titulature du roi de Hongrie depuis le règne
d’André II (1205-1235) et qu’avait occupée Basarab et son successeur au trône.
À l’embouchure de la Ialomiţa se trouvait Târgul-de-Floci (« la ville de la
laine », appelée aussi Linocastro), et à celle du Siret, plus au Nord, Brăila, le
plus grand port valaque du XIVe et XVe siècles. La liberté de commerce
accordée aux marchands transylvains sur le territoire contesté de la Coumanie,
outre qu’elle privait le prince valaque d’une importante source de revenus,
marquait très clairement les prétentions du roi de Hongrie à imposer sa volonté
à son vassal. Par ailleurs, le renouvellement de ce privilège en 1368, donc dix
ans plus tard, s’inscrit dans le même processus à une époque de conflits armés
entre les deux pays.
56
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

Ce conflit reprit immédiatement après la mort de Nicolae-Alexandru, le 16


novembre 1364, lorsque son fils Vladislav-Vlaicu lui succéda au trône, élu par
la noblesse et les représentants de la population lors d’une assemblée d’états. La
réaction de Louis d’Anjou à cette élection est très parlante : le 5 janvier 1365,
ayant appris la nouvelle, le roi émit une charte appelant la noblesse hongroise à
une campagne militaire contre le nouveau prince valaque accusé d’avoir suivi
« le mauvais exemple paternel » et d’avoir foulé aux pieds ses devoirs envers le
suzerain hongrois, devoirs et obligations inscrits dans une série de « traités »
(pacta). Ces traités écrits se sont perdus, mais la lettre du roi mentionne qu’ils
prévoyaient le paiement de certaines taxes (censa), des services (angarias) et,
enfin, l’obligation pour le prince valaque d’obtenir sa confirmation de la part du
roi qui lui envoyait à cet effet les insignes du pouvoir (insignia).
L’existence de ces obligations nous est connue aussi par d’autres sources :
les insignes princiers consistaient en un sceptre que les boyards du pays
envoyèrent, à la mort du prince Dan II, au roi Sigismond de Luxembourg en
1431, lui demandant la nomination d’un autre voïévode. Sigismond confia le
sceptre au prétendant Vlad, qui se trouvait à sa Cour, et qu’il agrégea à l’Ordre
du Dragon lors d’une cérémonie déroulée à Nuremberg. Cependant, les boyards
de Valachie – une autre fraction ? – élirent un autre prince, en la personne
d’Aldea qui prit le prénom princier d’Alexandre. Vlad réussira à occuper le
trône valaque seulement en 1436, à la mort de son rival.
Une notice due à Cicco Simonetta, le trésorier du roi Mathias Corvin de
Hongrie (1458-1490), nous apprend que le trésor royal recevait de Valachie un
cheval par famille lors de l’avènement au trône d’un nouveau roi : les nobles
étaient tenus de fournir une monture valant 25 ducats, les gens du commun
(populari) une monture valant 15 ducats. Lors du mariage du roi, les habitants
de Valachie offraient un bœuf par foyer (casa), taxe semblable à celle des
Szeklers de Transylvanie. C’était là un ancien droit régalien payé au prince,
dans les Pays roumains, lors d’une transaction ayant comme objet la terre.
Appelée « taxe du cheval » (darea calului) elle a été interprétée comme
l’expression du dominium eminens dont disposait le prince. Bien que contestée
par H. H. Stahl, qui y voyait une simple taxe sur les transactions, nous pensons
qu’elle était due au souverain (et a fortiori au suzerain hongrois) en tant que
maître réel du territoire du pays.
En ce qui concerne les angarias, nous sommes dans l’impossibilité de
préciser leur contenu, qui s’appliquait aussi bien aux transports qu’aux impôts.
Les obligations des princes de Valachie envers leurs suzerains hongrois
sont rappelées dans les traités de paix hungaro-ottomans du XVe siècle. Le plus
précis, celui de 1451, les définit ainsi : « audiencia, obediencia et obligacio [...]
cum aliis serviciis ». Par la suite, les formules sont de plus en plus vagues et
remplacées par la seule mention des devoirs traditionnels des princes de
Valachie envers les rois de Hongrie. À partir du XVIe siècle, et surtout après

57
MATEI CAZACU

l’effondrement du Royaume de Hongrie, après 1526, la Valachie restera


tributaire uniquement des Turcs ottomans.
Revenant à la succession au trône de Valachie du fils de Nicolae-
Alexandru, nous nous demandons si elle ne suivait pas le modèle de celle
qu’avait réalisée deux décennies plus tôt Basarab Ier en associant son fils au
trône et que d’autres princes de Valachie et de Moldavie pratiqueront aussi.
Sans grand succès toutefois, car la noblesse locale entendait garder pour elle le
privilège de l’élection princière, privilège qui a constitué une des composantes
fondamentales de sa participation en tant que classe politique au gouvernement
du pays. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle cette pratique tomba en
désuétude après le règne de Mircea Ier (1386-1418) qui avait associé son fils
Mihail (Michel, 1418-1420 ; associé au trône depuis 1408) et de Mihnea Ier
(1508-1509) qui associa son fils Mircea II (1509).
Quoi qu’il en soit, la paix fut rétablie entre Vlaicu et son suzerain qui
s’emparèrent ensemble de la Bulgarie occidentale avec la capitale Vidin, autour
de laquelle fut créé un Banat hongrois de Bulgarie. À la même époque, le prince
de Valachie commence à frapper monnaie dont on connaît trois types : des
ducats, alignés sur les monnaies correspondantes serbe, bulgare, byzantine et
vénitienne ; des deniers et des bani alignés sur les monnaies hongroises. À partir
de 1383-1386, on rencontre uniquement des deniers et des bani alignés sur les
monnaies correspondantes (deniers et oboles) hongroises, attitude typique de la
vassalité et une indication précisée sur l’orientation commerciale et économique
de la Valachie vers la Transylvanie et la Hongrie. Cette imitation servile cède la
place, à partir de 1452, à une nouvelle orientation vers le marché ottoman : le
denier valaque est dorénavant aligné sur l’aspre turc, monnaie d’argent avec
une forte quantité de métal précieux, à l’inverse des monnaies hongroises qui ne
cessent de se dévaluer. La réaction des autorités hongroises face à cette
opération a été très brutale et le prince en question (Vladislav II) s’est vu retirer
les deux fiefs transylvains, le Făgăraş et l’Amlaş. Quatre ans plus tard, il perdit
aussi la vie, évincé par son rival et néanmoins cousin, Vlad l’Empaleur. Après
cette date, les princes de Valachie frappèrent des monnaies alignées sur les
émissions hongroises de deniers et d’oboles jusqu’à la fin du XVe siècle,
lorsque l’activité des ateliers monétaires cessa dans le pays sous la pression
ottomane. Qui plus est, Louis d’Anjou conféra à son fidèle vassal deux fiefs en
Transylvanie, le Făgăraş (avec vingt villages et une ville) et l’Amlaş (avec huit
villages), en lui reconnaissant aussi la possession de Severin et de toute
l’Olténie. En 1368, Vladislav s’intitulait « Dei et regie maiestatis gracia
weyuoda Transalpinus et banus de Zeurinio ». Quatre ans et une guerre plus
tard, la mention du roi de Hongrie disparaît du titre du prince valaque qui
comporte aussi la qualité de « dux nove plantacionis terre Fugaras ». Ces fiefs,
qui constitueront le véritable domaine des princes valaques des XIVe – XVe
siècles, leur seront retirés au milieu du XVe siècle et accordés à d’autres par le
roi de Hongrie. Leur souvenir restera vivant dans la mémoire des voïévodes
58
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

roumains qui feront bien des essais par la suite pour les récupérer. Au XVIIe
siècle, Constantin Brâncoveanu, prince de Valachie de 1688 à 1714, possédera
le domaine de Sâmbata dans le Făgăraş, où il construira un monastère.
L’importance du Făgăraş pour l’histoire de la Valachie n’est plus à
souligner. Peuplé par une majorité de Roumains – nobles et paysans –, le duché
avait à sa tête un voïévode valaque mentionné en 1308 lorsque le voïévode de
Transylvanie, Ladislas Kan, lui confia la garde d’un prétendant au trône de
Hongrie, Otto de Bavière. Sa continuité territoriale avec la Munténie était
renforcée par le mouvement transhumant des bergers valaques du Făgăraş qui
faisaient paître leurs moutons au Sud des Carpates jusqu’au XIXe siècle.
Le prix à payer par Vladislav-Vlaicu et ses successeurs pour les deux fiefs
du Nord des Carpates fut l’ouverture de la Valachie à la propagande catholique
assurée par les Franciscains de Bosnie au Sud et par les Dominicains de Galicie
(Halitch) au Nord et qui aboutit à la création de deux Évêchés catholiques en
Valachie : Severin (en 1376-1377) et Argeş (en 1381). Ces deux Évêchés ont
toutefois joué un rôle bien moindre que ceux de Siret et de Baia en Moldavie et
leur activité missionnaire a été très modeste.
Beaucoup plus importante est, en revanche, la création, en 1370, de la
Métropole ecclésiastique de Severin par le Patriarcat de Constantinople. Cette
nouvelle Métropole avait comme province l’Olténie, alors que le métropolite
d’Argeş gardait sous son obédience le reste de la Valachie, le Făgăraş et
l’Amlaş. Cette décision patriarcale a provoqué l’étonnement des historiens qui y
ont notamment vu le résultat d’un conflit entre le prince Vladislav-Vlaicu et son
métropolite, Iachint, anciennement de Vicina. Il nous semble qu’il s’agit, en fait,
d’une initiative princière répondant aux manifestations d’autonomie de l’Olténie
à l’intérieur de l’État valaque à une époque où le Patriarcat œcuménique était
très avare dans la création de nouveaux diocèses : le cas de Halitch, intégré dans
le Royaume de Pologne à la même époque, et pour lequel le roi Casimir
demandait à Byzance la formation d’un Évêché orthodoxe, est très significatif
de la réticence du Synode constantinopolitain à diviser les anciennes provinces
ecclésiastiques. Le fait que le patriarche et le Synode aient accepté, à peine onze
ans après la création de la Métropole d’Hongrovalachie, d’en créer une autre,
sur un territoire somme toute assez restreint, prouve que l’Olténie était loin de
constituer une province bien intégrée à la Valachie.
Cette situation spéciale de l’Olténie s’est traduite, sur le plan politique, par
le maintien, à la tête de l’Olténie, d’un dignitaire spécial nommé ban, du nom de
l’ancien gouverneur hongrois du temps où l’Olténie jouissait d’un statut
semblable à celui de la Munténie. Dans un premier temps, Vladislav-Vlaicu
confia le gouvernement de l’Olténie à son frère Radu, prince associé au trône
vers 1370-1371 ; c’est dire toute l’importance que revêtait cette province pour
les princes d’Argeş. Deux décennies plus tard, lorsque les chartes valaques
commencent à inclure la liste des membres du Conseil princier, on voit le ban
apparaître en tête de ce Conseil. Sa résidence était à Severin puis, après
59
MATEI CAZACU

l’occupation de cette forteresse par les Hongrois en 1420, à Strehaia et ensuite à


Craiova. Le ban y exerçait la haute et la basse justice, avait ses propres
dignitaires et officiers, notamment des bănişori (petits bans) à la tête des
départements de la frontière. Il n’est donc pas exagéré de voir dans l’Olténie du
XIVe siècle un pays associé à la Munténie et qui gardait encore une très forte
autonomie à l’intérieur de l’État valaque.
Le règne de Mircea l’Ancien (1386-1418), fils de Radu Ier, a débuté à la
mort dramatique (assassiné par Šišman) de Dan Ier, grand voïévode qui avait
associé son frère Mircea au trône dès 1383-1384. Nous connaissons cette
association par les monnaies, émises lors de ce règne, qui présentent les noms
des deux princes, celui de Dan sur l’avers, et celui de Mircea, le prince associé,
sur le revers. Mircea règne seul jusqu’en 1406, lorsqu’il associe son fils aîné,
Mihail, et confie le gouvernement de l’Olténie à un ban qui apparaît dans les
chartes après 1390.
À ce moment commence à se faire sentir la menace turque ottomane et des
bandes d’akingis, basés dans la Krajna, au Sud de Vidin, pillent l’Olténie sous la
commande de Firuz beg. Mircea réplique, en 1393, par une expédition
victorieuse dans la Krajna, expédition qui lui attire une campagne de Bayazid Ier
en Valachie (1394). À l’issue d’une bataille indécise (Rovine, octobre 1394),
Mircea se retire en Transylvanie où il conclut un traité d’alliance avec
Sigismond de Luxembourg, le roi de Hongrie. C’était là un tournant de la
politique du prince valaque qui avait noué, dès 1389, des liens avec le roi de
Pologne contre les visées expansionnistes de Sigismond désireux de contrôler à
nouveau la Valachie et surtout le Banat de Séverin et tout le cours du Danube,
depuis Bratislava jusqu’à Kilia. Contre cette nouvelle orientation politique,
l’Olténie se révolta et élit son propre prince, Vlad Ier, fils de Vladislav-Vlaicu
(1395-1396). L’action de Vlad Ier a été ainsi définie par un chercheur qui s’est
récemment intéressé à son règne :
« il s’agit d’une réaction à la fois anti-hongroise et anti-catholique, déclenchée par un
groupe de boyards qui possédaient de vastes domaines dans l’Ouest de l’Olténie et dans le Banat
de Severin. L’attitude hostile à l’égard de l’alliance de Braşov [entre Mircea et Sigismond, mars
1395], adoptée par les seigneurs mentionnés, plus haut, avec Vlad à leur tête, était sans doute
motivée par la crainte d’une reprise de l’expansion hongroise au Sud des Carpates, à l’abri de la
nouvelle alliance » (O. Iliescu).

En effet, Vlad réside en Olténie, alors que Mircea contrôle l’Est du pays ;
Vlad est l’allié des Turcs, des Moldaves et des Polonais, alors que Mircea
conclut un traité avec Sigismond de Luxembourg. Par ailleurs, Vlad se
manifeste uniquement en Olténie et seulement en 1396 il occupe le centre de la
Valachie et s’installe à Argeş. Finalement, blessé dans un combat singulier avec
le voïévode de Transylvanie, Vlad est obligé de se rendre et est expédié, avec sa
famille, en Hongrie (début 1397).
Cet épisode doit être compris comme un essai des boyards d’Olténie de
mettre fin à l’état de guerre avec les Ottomans qui pillaient leurs domaines en
60
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

venant de la Krajna, et même éventuellement de séparer l’Olténie de la


Valachie. Cette solution s’imposera en Moldavie entre 1432 et 1447, lorsque
deux princes, frères et héritiers du trône, se partageront le pays et régneront
chacun dans un des anciens voïévodats existant avant 1391, date de leur union.
Une situation similaire semble avoir existé dans la Coumanie Noire, à l’Est
du pays. Là se trouvait également une Métropole ecclésiastique avec pour siège
Brǎila (Proilavon, dans les sources byzantines) fondée à une époque
indéterminée, mais ultérieure à 1388 lorsqu’une Notitia episcopatuum, rédigée à
la demande du patriarche Neilos (1379-1388), n’enregistrait pas encore de
Métropole de Brǎila. Au XVe siècle, cette Métropole existait et fonctionnait bel
et bien, la preuve étant apportée par d’autres Notitiae datées du XVe siècle, de
1519 et de 1523. En 1598, le prince Michel le Brave installait un ban à Brǎila,
ville reconquise pour peu de temps aux Ottomans qui l’avaient occupée en
1538-1540. L’importance de Brăila explique sa mention dans le titre princier
d’Alexandre Aldea, qui s’intitule, en 1433, « Seigneur [...] des deux rives du
Danube sur toute la Podunavie depuis Brăila jusqu’aux Portes de Fer ».
Revenant à l’Olténie, nous constatons que l’installation de la résidence du
ban à Craiova est liée à l’essor d’un grand clan nobiliaire, les Craiovescu, peut-
être les descendants du cnèze Ioan de 1247 (hypothèse de D. Pleşia). Le grand
homme de cette famille fut le župan Neagoe de Craiova, mort peu de temps
après 1482, après une activité de plus de 40 ans. À l’origine, Neagoe était
bănişor de Mehedinţi, où se trouvait peut-être le cnézat de Ioan, mentionné en
1247, avec la résidence à Strehaia. Son domaine – qu’il partagea entre ses
quatre fils, tous grands dignitaires à la Cour valaque – ne comprenait pas moins
de 132 biens fonciers (villages entiers ou en partie, vignobles, etc.), une fortune
considérable pour l’époque. Selon la tradition, la résidence du ban d’Olténie fut
mutée, après 1420, de Severin (dorénavant occupée par les Hongrois) à Strehaia,
où s’installa aussi le métropolite de l’Olténie. Ce fut seulement dans le dernier
quart du XVe siècle que le siège du ban fut transféré à Craiova, possession de
Neagoe, qui donna d’ailleurs leur nom à ses descendants. Pourtant, le siège
métropolitain de l’Olténie – ravalé au rang d’Évêché – fut muté, vers 1504, à
Râmnicu-Vâlcea, lors de la création d’un nouvel Évêché à Buzău, dans l’Est du
pays, pour l’ancien diocèse de la Coumanie Noire.
On peut voir dans cette réforme – menée par l’ancien patriarche de
Constantinople Niphon II, réfugié à la Cour valaque de Radu le Grand (1495-
1508) – une affirmation très claire du rôle grandissant du pouvoir princier face
aux provinces d’Olténie et de la Coumanie Noire, une mise au pas des tendances
autonomistes des clans nobiliaires. Nous ignorons tout de la situation de la
Métropole de Brăila face à celle, nouvellement crée, de Buzău, car les sources
internes et la liste des hiérarques de ces diocèses nous font cruellement défaut
pour cette époque.
Quoi qu’il en soit, la fin du XVe siècle et le début du siècle suivant sont les
témoins d’une formidable croissance du rôle politique des quatre frères
61
MATEI CAZACU

Craiovescu, les fils du župan Neagoe ; Barbu (issu d’un premier mariage),
Pârvul, Radu et Danciu occupent les premières dignités à la Cour des princes
Basarab III Ţepeluş (1477-1481), Vlad IV le Moine (1482-1495) et Radu IV le
Grand (1495-1508). Forts de leurs alliances matrimoniales (notamment avec des
nobles serbes mais aussi autochtones) et de l’étendue considérable de leurs
domaines, les frères Craiovescu et leurs nombreux alliés et vassaux
constituaient, sans aucun doute, le principal clan nobiliaire de Valachie. La
situation de leurs propriétés, qui s’étendaient des Carpates au Danube, leur
permettait d’entretenir de fructueuses relations commerciales avec les villes de
Transylvanie, notamment Braşov (Kronstadt) et Sibiu (Hermannstadt), mais
aussi avec l’Empire ottoman qui avait atteint la ligne du grand fleuve à la fin du
XIVe et au début du XVe siècles.
Face aux Craiovescu, les seuls clans d’une puissance comparable étaient
ceux des boyards de Mărgineni et leurs alliés, dans le centre de la Valachie, et
les Braga de Buzău, en Coumanie Noire, dont nous reparlerons plus loin, et qui
seront les grands rivaux des Craiovescu au XVIe siècle.
S’étant assuré la domination incontestée de l’Olténie, les Craiovescu
nourrissaient l’ambition de ceindre la couronne princière valaque. En effet, la
dynastie des Basarab donnait des signes de faiblesse, tant physique que
politique : le règne de Radu IV le Grand avait été le témoin de la longue maladie
du prince, paralysé par la goutte et, selon les historiens de la médecine, par la
syphilis. À sa mort, en 1508, le nombre des prétendants au trône était très
restreint : Radu ne laissait pas de fils légitime. Les quatre princes ultérieurs qui
ont revendiqué sa paternité étaient tous illégitimes : Radu de la Afumaţi, Radu
Bădica, Radu Paisie et Mircea Ciobanul étaient trop jeunes à ce moment et pour
certains cette filiation n’est même pas sûre.
C’est pourquoi le trône fut occupé, à la suite d’un coup de force avec l’aide
des Ottomans, par Mihnea Ier, fils de Vlad III l’Empaleur, dit aussi Dracula
(†1476). Mihnea avait passé le plus clair de son existence – il était fils
illégitime, né avant 1462 – à Istanbul comme otage, puis s’était enfui à Bude, en
Hongrie. Fort du soutien du sultan, il commença son règne par des mesures très
sévères à l’encontre des grands seigneurs et notamment des Craiovescu, qu’il
soupçonnait, et à juste titre, de vouloir lui imposer leur autorité.
Finalement, le conflit dégénéra en lutte ouverte et les frères Craiovescu
durent se réfugier, qui en Hongrie, qui dans l’Empire ottoman, d’où ils revinrent
avec l’aide de Mehmed Mihaloglu, bey de Nicopolis sur le Danube, avec lequel
ils s’apparentaient : Mihnea et son fils Mircea, associé au trône depuis 1509,
furent chassés du pays et durent se réfugier à leur tour en Transylvanie, où
Mihnea allait trouver la mort peu de temps après (1510).
Les Craiovescu installèrent alors sur le trône de Valachie un jeune homme
d’à peine 16 ans, Vlad V, fils de Vlad IV le Moine, qui était mort, nous l’avons
vu, en 1495 : c’était là, la meilleure preuve que les fils de Radu le Grand étaient
trop jeunes pour régner, plus jeunes en tout cas que Vlad V. Mais, très vite, le
62
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

jeune prince entra lui aussi en conflit avec les tout-puissants boyards olténiens
qui eurent, une fois de plus, recours à leur parent et allié Mehmed Mihaloglu
pour les débarrasser de leur créature, dorénavant encombrante. Les troupes de
Vlad V furent défaites et le jeune prince décapité par Mehmed bey sous les
fenêtres du palais princier de Bucarest. À sa place, les Craiovescu installèrent
comme prince un des leurs, Neagoe, fils de Pârvu, le deuxième frère
Craiovescu.
Ce faisant, le clan olténien mettait fin au monopole de la dynastie des
Basarab, déchirée par des luttes fratricides tout au long du XVe siècle, luttes qui
avaient permis aux Ottomans d’imposer le paiement d’un tribut (dès 1417, au
plus tard), de soutenir et de confirmer les princes élus ou non par les boyards,
d’occuper des places fortes sur le Danube (Giurgiu et surtout Turnu, à
l’embouchure de l’Olt, transformées en rayas, territoire ottoman) et d’intervenir
constamment dans les affaires intérieures de la Valachie. Aux yeux des
Ottomans, le pays avait perdu le droit à une politique externe indépendante et se
voyait soumis à un condominium hungaro-turc exprimé par toute une série de
traités signés entre les deux puissances en 1428, 1444, 1451, 1483 et 1503. La
fidélité à toute épreuve envers les Ottomans avait remplacé, depuis 1482, la
politique de résistance de Mircea l’Ancien (1386-1418), de Dan II (1422-1431),
de Vlad II dit le Diable (1436-1447), de Vladislav II (1447-1456) et, enfin, de
Vlad III l’Empaleur, dit aussi Dracula ( 1448, 1456-1462,1476) . À la suite
d’une campagne de Mahomet II en Valachie en 1462, suivie de la fuite de
Dracula et de l’installation de son frère Radu le Beau, l’homme des Turcs, les
sultans ottomans considéraient la Valachie un pays conquis par l’épée, qui
n’avait plus le droit de frapper monnaie, ni de conclure des traités avec les
puissances étrangères, et auquel il convenait de nommer et de confirmer des
princes issus de la dynastie des Basarab. La mise au pas de la Moldavie voisine
entre 1473 et 1487, la résistance de la Hongrie et les guerres en Asie Mineure
contre Uzun Hassan et les Perses, avaient pourtant retardé la mainmise ottomane
sur la Valachie. L’installation, à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, du
clan des Mihaloglu comme défenseurs de la frontière du Danube face aux
Hongrois, marquait l’intérêt de la Porte pour le Bas-Danube qu’il contrôlait
jusqu’à son embouchure après la conquête, en 1484, des forteresses moldaves
de Kilia et de Cetatea Albă (Moncastro).
L’intérêt stratégique de la Valachie (et de la Moldavie) se doublait, aux
yeux des Ottomans, d’un intérêt économique. En effet, les deux pays
contribuaient de manière considérable à l’approvisionnement de Constantinople
en bétail, miel, cire, bois de construction, fourrures et autres produits. Les
princes de Valachie étaient obligés, depuis le XVe siècle, d’apporter le kharatch
en personne à la Porte, à la Saint Démètre (26 octobre), de fournir des aliments
et une aide logistique aux Ottomans en cas de campagne, d’envoyer des troupes
lors des guerres de ces derniers même en Asie Mineure, de faire face à des
demandes impératives de fournitures de toutes sortes, comme chevaux, faucons
63
MATEI CAZACU

et autres. Cette situation de dépendance avait empiré de façon considérable sous


les règnes de Vlad IV le Moine et de son fils, Radu le Grand.
La montée sur le trône de Neagoe Craiovescu s’est produite en janvier
1512, dans un contexte de troubles à Istanbul où Bayazid II, vieux et malade,
devait faire face à la révolte de son fils Sélim. Mehmed bey Mihaloglu était
resté fidèle à Bayazid jusqu’à la mort du sultan, mais en septembre 1513,
Neagoe finit par obtenir de Sélim sa confirmation en tant que prince, en échange
d’une augmentation du montant du tribut.
Bien qu’il n’ait duré que dix ans – de 1512 à 1521 – le règne de Neagoe est
resté dans l’histoire de la Valachie comme un des plus fastueux sur le plan
culturel. Neagoe construisit, en 1517, une magnifique église et un monastère à
Argeş, une nouvelle église métropolitaine à Târgovişte, fournit des aides
considérables aux monastères du Mont-Athos et de l’Orient chrétien. Sur le plan
militaire, le prince rêva d’une croisade contre les Turcs sous la conduite du pape
Léon X et mit sur pied une armée de 40.000 hommes qu’il n’aura pourtant pas
l’occasion d’utiliser car, malade et affaibli, il mourut en 1521, alors que les
Ottomans occupaient Severin et Belgrade, prises aux Hongrois.
Ce changement dynastique n’était cependant pas du goût de tout le monde.
Le fils de l’ancien prince Mihnea, Mircea, cherchait de l’aide en Hongrie et
dans l’Empire ottoman où vivait un de ses frères, Miloş, lui aussi prétendant au
trône de Valachie. D’autres prétendants avaient trouvé refuge en Moldavie, où
s’étaient aussi enfuis des boyards hostiles à Neagoe, qu’ils dénonçaient comme
tyran au sultan Sélim Ier.
Neagoe avait senti le danger dès le début et avait essayé de s’identifier au
maximum à la tradition politique du pays : il avait ainsi pris le nom princier de
Basarab et se disait même fils de Basarab IV (1477-1482). C’est de là qu’est
apparu le nom composite Neagoe Basarab, sous lequel il est connu dans
l’historiographie roumaine, alors que sa prétendue ascendance princière a
constitué un véritable casse-tête pour les historiens. En fait, Neagoe était bel et
bien le fils de Pârvul Craiovescu, le deuxième fils de Neagoe de Craiova, dont il
portait par ailleurs le nom. Même si dans sa politique intérieure il s’est efforcé
de maintenir un certain équilibre entre les différents clans nobiliaires du pays, il
est sûr que son avènement au trône a eu le don de mécontenter la noblesse de
l’ancienne Coumanie Noire, plus précisément des départements de Buzău,
Brăila et Râmnicu-Sarat, alliés à certains boyards d’Olténie, partisans de
Mircea.
Nous sommes assez mal renseignés sur la partie orientale de la Valachie
aux XIIIe – XVe siècles. Une lettre pontificale de 1332 raconte que les biens et
les terres de l’Évêché catholique des Coumans – dont le siège se trouvait à
Milcovia, ville détruite par les Mongols en 1241 – avaient été usurpés et
occupés par les « potentes illarum partium », une aristocratie locale roumano-
coumane. Au siècle suivant, les Coumans avaient sans doute été assimilés à la
masse roumaine, mais ils avaient laissé des traces dans l’onomastique et la
64
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

toponymie. Dans la région des collines domine une population très dense de
moşneni (libres alleutiers) et une petite noblesse remuante et guerrière qui voit
d’un mauvais œil les Olténiens et les boyards du centre du pays occuper des
dignités à la Cour et s’emparer de nombreux villages. En 1462, après sa
campagne contre Vlad III l’Empaleur (Dracula), Mahomed II rentra à
Constantinople mais laissa à Brăila Radu le Beau, le propre frère de Vlad, pour
tenter d’attirer à soi la noblesse de Valachie. Très vite, Radu réussit à s’assurer
le concours des Saxons de Transylvanie et des Szeklers, de même que celui de
la noblesse valaque de la région de Brăila et des alentours. C’était la première
fois que cette région soutenait ouvertement un prétendant au trône de Valachie,
prouvant de la sorte son poids dans l’ensemble du pays. Ce poids n’avait cessé
de croître depuis 1417, lorsque Mahomed Ier avait occupé le Nord de la
Dobroudja, privant de la sorte les princes de Valachie de territoires riches et
bien pourvus en ports et villes commerciales. Ceci explique la mention répétée
de Brăila et de la frontière de la mer Noire dans les actes de Dan II (1422-1431)
et d’Alexandre Aldea (1433).
La Coumanie Noire allait de nouveau être appelée à jouer un rôle
important dans l’histoire de la Valachie en 1481, lorsqu’au mois de mars, le
prince de Moldavie Étienne le Grand (1457-1504) essaya d’imposer à la
Valachie un nouveau prince à la place de Basarab IV Ţepeluş. Avant d’entrer en
campagne en Valachie, Étienne entreprit de s’attirer le concours de la noblesse,
des libres alleutiers (qu’il appelle cnèzes) et du reste de la population des trois
départements de la région – Brăila, Buzău et Râmnicul Sărat, auxquels il envoya
des lettres circulaires dans ce sens. La réponse des boyards des trois
départements est identique et a été écrite par le même secrétaire, sur le dos des
deux lettres du prince : une pour Brăila et une pour les deux autres
départements ; elle signifie au prince moldave, en des termes d’une rare
violence et empreints d’une ironie mordante, un refus très net de coopérer à son
entreprise de déstabilisation du prince valaque. Au-delà de l’aspect anecdotique,
il faut remarquer la solidarité des nobles et des libres alleutiers des trois
départements et le caractère commun de leur décision, qui avait dû être prise
lors de véritables assemblées régionales. Nous ne connaissons pas de documents
de ce type dans l’histoire médiévale roumaine, mais nous ne pouvons nous
empêcher de penser que ces trois départements continuaient de former une
entité non seulement géographique, mais aussi politique et religieuse autour de
la Métropole de Braila.
Sous les règnes des princes suivants, on rencontre peu de grands boyards
originaires de cette région comme membres du Conseil princier et nous savons
que bon nombre d’entre eux avaient fait cause commune avec certains seigneurs
d’Olténie pour s’opposer à Neagoe Basarab : une partie avait trouvé refuge en
Moldavie et d’autres se trouvaient vraisemblablement à Istanbul, d’où ils
adressaient au sultan des plaintes contre la tyrannie de Neagoe.

65
MATEI CAZACU

Après la mort de Neagoe Basarab, le 15 septembre 1521, le trône est


occupé par son fils mineur, Théodose (Theodosie), sous la régence de sa mère et
d’un oncle paternel, Preda Craiovescu. Cette succession autoritaire donne le
signal de la révolte des boyards de l’Est du pays – avec, à leur tête, ceux de
Buzǎu – qui élisent un nouveau prince, Dragomir le Moine, qui prend le prénom
de Vlad. Après une première victoire contre les armées des Craiovescu, Vlad est
vaincu par une armée ottomane et tombe prisonnier entre les mains de Mehmed
bey Mihaloglu venu au secours de ses parents et alliés Craiovescu. La
vengeance du pacha turc sera terrible : le 2 mai 1522, la région de Buzău est
pillée et brûlée, beaucoup d’hommes et de femmes sont pris en esclavage. Cette
punition collective est, à notre avis, un autre signe du caractère spécifique et
unitaire de la région.
La situation du pays était telle que Mehmed bey pensa le transformer en
pachalik et installa des fonctionnaires ottomans (subaşi) dans les villages,
prélude à une transformation totale des structures sociales de la Valachie. Face à
cette menace, la noblesse de Valachie s’unit derrière un nouveau prince, Radu
de Afumaţi (1522-1529, avec des interruptions) qui, en union avec les Hongrois,
réussit à vaincre les Ottomans et à les détourner de leurs projets.
En 1532, après plusieurs changements et décès de princes qui avaient
décimé la dynastie des Basarab, les grands boyards élirent comme prince Vintilă
Braga de la région de Buzău, seigneur de Sărata, qui prit le nom de Vlad. Les
intrigues des Craiovescu pour le renverser, utilisant pour cela le passage par la
Valachie d’un favori du sultan, le vénitien Aloisio Gritti, échouèrent ; le prince
sévit avec cruauté contre le clan olténien et ses alliés (entre 75 et 184
exécutions, selon les sources). Il prépara ensuite des troupes fidèles « du pays de
Buzău, qui lui est soumis », nous dit ce même Gritti, et les envoya dans « le
pays du banat », c’est-à-dire en Olténie, pour piller et pourchasser les partisans
des Craiovescu.
Nous voyons donc à l’œuvre une véritable « vendetta » des gens de Buzău
contre ceux d’Olténie, régions nommées pays (banat, dans le cas de l’Olténie,
vilayet, dans le second). Bien que lui-même périt en 1535 à la suite d’une
conspiration, l'oeuvre de Vlad Vintilǎ a été continuée par son successeur au
trône. Petru (Pierre) de Argeş, devenu higoumène sous le nom de Païsios
(Paisie) fut tiré de son couvent pour régner sur la Valachie où la dynastie des
Basarab était presque éteinte. Sous son règne, les derniers Craiovescu et leurs
alliés organisent une révolte contre le prince, accusé de ne pas tenir compte des
prétentions au gouvernement du clan olténien : vaincus grâce à l’aide militaire
fournie par les Ottomans, les Craiovescu perdirent plusieurs de leurs chefs et
surtout le monopole de la dignité de ban d’Olténie qu’ils détenaient sans
interruption depuis quatre générations. Ils ne s’en relèveront plus et leur clan
s’éteignit en ligne masculine, laissant le souvenir de luttes acharnées pour le
contrôle du trône de Valachie.

66
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

Excédés par ces luttes intestines, les Musulmans décidèrent, en 1545, de


nommer un prince élevé à Istanbul et qui affirma – sans beaucoup de conviction
– descendre de Radu le Grand. Mircea le Pâtre (Ciobanul) (1545-1553, 1558-
1559) est resté dans l’histoire comme un ennemi farouche des grandes familles
nobiliaires de Valachie qu’il fit massacrer dans des proportions inouïes. Son
premier règne fut secoué par plusieurs révoltes des boyards réfugiés en
Transylvanie qui réussirent, en 1553, à le faire limoger par le sultan Soliman Ier.
Il fut remplacé par Pătraşcu le Bon (cel Bun, 1553-1557) qui, bien que se disant
lui aussi fils de Radu le Grand, était considéré comme issu de la famille du
prétendant de 1521, Vlad (Dragomir le Moine) de Buzău. Son Conseil princier
fut ouvert à plusieurs nobles originaires de cette région qui venait, par ailleurs,
de subir une perte importante avec l’occupation de Brăila par les Ottomans, en
1538-1540. Dorénavant, ce fut la région de Buzău qui fournit un grand nombre
de dignitaires princiers, surtout après 1568. En effet, le prince Mihnea II (1577-
1583, 1585-1591) épousa une riche héritière de cette région, Neaga. Sa famille
était alliée avec un clan olténien – les boyards de Hotărani – ce qui traduisait la
formation d’une nouvelle élite nobiliaire après la disparition des Craiovescu de
la scène politique.
Leur domination politique se place à un moment de grave crise
économique et monétaire pour l’Empire Ottoman qui augmente la pression
fiscale sur la Valachie dans des proportions jamais vues. Les dernières
décennies du XVIe siècle constituent une des périodes les plus noires de
l’histoire du pays, lorsque la compétition au trône est ouverte entre divers
prétendants dont certains sont totalement étrangers à la dynastie des Basarab.
C’est dans cette atmosphère de crise économique et politique que se place
l’épopée de Michel le Brave (Mihai Viteazul) (1593-1601). Ce prince, qui se
disait fils de Pătraşcu le Bon, se révolta contre les Ottomans en concluant une
alliance avec la Transylvanie et les Habsbourg engagés dans la guerre dite de la
Sainte Ligue (1593-1606). Les boyards olténiens constituaient, à l’intérieur, son
principal soutien ; parmi eux on relève les noms des trois frères Buzescu –
Stroe, Preda et Radu –, descendants des Craiovescu par les femmes, du grand
logothète (chancelier) Theodosie Rudeanu, de l’échanson (paharnic) Şerban de
Coiani, lui aussi un descendant du puissant clan olténien, Stroe Strâmbeanu,
Calotă Bozianu et autres. Tous étaient apparentés entre eux et avec l’épouse du
prince, Dame Stanca, la nièce du puissant ban Dobromir. Ceci explique
pourquoi ils ont formé un véritable parti politique et ont réussi à imposer Michel
le Brave sur le trône de Valachie, en collaboration avec le banquier Andronic
Cantacuzène d’Istanbul, ses parents et ses alliés.
Michel rêvait de régner sur les trois pays habités en majorité par des
Roumains – la Valachie, la Moldavie et la Transylvanie – et pour ce faire il
avait associé au trône son fils Nicolae Pătraşcu. La stratégie mise en place par le
prince pour assurer une puissante base économique à sa dynastie, a été la
constitution d’un énorme domaine foncier tant durant l’époque où il remplit des
67
MATEI CAZACU

fonctions à la Cour, que lors de son règne : un peu moins de 200 villages, entiers
ou en partie, regroupés surtout en Olténie du Sud, mais aussi dans le centre du
pays et dans la région de Buzau. C’était là, à n’en pas douter, une imitation de
l’exemple des Craiovescu qui avaient dû à leurs importantes propriétés le
prestige et la force nécessaires pour s’emparer du trône de Valachie.
Après la chute et la mort de Michel en 1601, les boyards valaques élirent
comme prince l’échanson Şerban de Coiani, qui dut affronter la rivalité de Radu
Mihnea, apparenté aux boyards de Buzău, et de Siméon Movilă, venu de
Moldavie. Le nouveau voïévode adopta le nom princier de Radu (Şerban) et
s’intitula « petit-fils de feu Basarab voïévode », c’est-à-dire de Neagoe Basarab.
Même si la réalité était un peu différente, car Radu Şerban descendait d’une
cousine de Neagoe, sa légitimité se trouvait ainsi clairement affirmée : c’était en
tant que descendant du clan des Craiovescu et du prince Neagoe en personne
que Radu Şerban entendait asseoir ses prétentions au trône. Par ailleurs, le
mariage de sa sœur avec Nicolae Pătraşcu, mort jeune, lui permettait de s’ériger
en continuateur de l’œuvre de Michel le Brave.
Mais il y avait plus. Par son mariage avec Elina (Hélène) de Mărgineni,
Radu Şerban était entré en possession des biens d’un très important clan
nobiliaire, celui des boyards de Mărgineni, originaires de Munténie, plus
précisément du département de Prahova. Par suite des alliances avec d’autres
clans, les boyards de Mărgineni disposaient d’un grand domaine éparpillé dans
plusieurs départements du centre du pays, mais aussi de biens provenant des
boyards de Buzău de la ligne de Vlad Vintilă. Si l’on y ajoute les biens des
Craiovescu qui revenaient à Radu Şerban par l’héritage de sa mère, et dont la
liste est comprise dans un acte de partage de 1589, on constate que ce dernier se
trouvait à la tête d’un formidable domaine de pas moins de 148 villages.
La légitimité du nouveau prince partisan, comme Michel le Brave, d’une
alliance avec les Habsbourg, est très clairement exprimée dans la chronique
officielle de Valachie composée au XVIIe siècle par un lettré favorable à ses
descendants par les femmes, les Cantacuzène, dont il sera question plus loin.
Cette chronique, appelée Les Annales des Cantacuzène (Letopiseţul
cantacuzinesc) par ses éditeurs, nous dit que les Basarab (en fait les Craiovescu)
avaient dirigé l’Olténie bien avant la fondation de la Valachie par le Prince Noir
en 1290. Lors de son installation comme voïévode du pays, les Basarab-
Craiovescu et toute la noblesse d’Olténie étaient venus lui prêter serment
d’allégeance. Par la suite, Dieu combla de ses faveurs ce clan qui donna
naissance à Neagoe, devenu prince comme le roi David avant lui, après la mort
des héritiers légitimes – Jonathan et Saul, qui avait sombré dans la folie. Neagoe
est comparé à Moïse et à l’empereur Théodose II (pour avoir apporté les
reliques de saint Niphon, tout comme l’empereur byzantin avait procédé avec
les restes de saint Jean Chrysostome) et après sa mort le pays alla de mal en pis.
L’élection de Michel le Brave, après une longue période de décadence, est due
en grande partie à un sursaut des boyards Buzescu d’Olténie, qui combattirent
68
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

aux côtés du prince et lui sauvèrent même la vie. Même s’ils le quittèrent à la
fin de son règne, ce sont toujours les Buzescu qui rassemblèrent des troupes
d’Olténie pour défendre le pays et chasser les ennemis qui l’avaient envahi.
Après la victoire, les nobles valaques avec les Buzescu à leur tête tinrent conseil
pour élire un successeur à Michel le Brave :
« Et, selon un ordre divin, tous d’un cœur pur élirent un des boyards présents, qui était
descendant de la famille princière des Basarab, à savoir Şerban, petit-fils de feu Basarab
voiévode... Ce prince a été sage, bon, généreux et brave. Et il aimait tous les étrangers [allusion
aux Cantacuzène] et gouverna bien son pays. Et il conclut la paix avec le sultan turc lui payant le
tribut pour qu’il n’y ait plus de désordres dans le pays. Pareillement, il fit la paix avec les rois et
les princes voisins de la Valachie, car il n’aimait ni la dispute, ni la colère, mais désirait vivre en
bons termes avec tout le monde. Et ainsi prirent fin les guerres et les armées d’occupation et Dieu
fit descendre grande joie et bonheur en Valachie. Et les gens éparpillés un peu partout rentrèrent
chacun chez soi remerciant Dieu pour la paix qu’il leur avait donnée ».

Cette même illustre origine allait jouer dans le cas du prince Matei Basarab
(1632-1654) qui descendait de Marga, la fille de Pârvu Craiovescu, donc sœur
de Neagoe Basarab. À plusieurs occasions et notamment dans les préfaces des
livres imprimés sous son règne, les lettrés du temps parlent de cette origine
princière en la rattachant directement à Neagoe Basarab. Lui-même déclarait,
d’ailleurs, que Dieu lui avait confié le règne sur « l’héritage foncier (moşia) des
ancêtres de Ma Seigneurie ». Dans l’inscription mise en 1636 sur la façade de
l’église princière de Câmpulung, la nécropole de Basarab Ier et de son fils
Nicolae-Alexandru, on fait l’historique de cette fondation attribuée au prince
Radu le Noir (Radu Negru), « venu de Hongrie », fondation qui était par la suite
tombée en ruines : « et ensuite, Dieu ayant consacré ce prince bon et
miséricordieux chrétien Matei Basarab et son épouse, Elina, avec la couronne de
la Valachie, son héritage (moşia), étant par ailleurs Sa Seigneurie parent et issu
de cette famille (ou dynastie : en roumain neam) ». Ou bien dans l’inscription de
l’église de l’évêché de Buzău, où Matei avait démoli « l’ancienne église,
construite par ses ancêtres, qui avait été brûlée et abîmée par les invasions
barbares ».
L’élection de Matei Basarab par la noblesse valaque suivait, dans le pays,
plus de deux décennies de troubles et d’agitations liés au problème de
l’occupation des charges et des dignités auliques par des « étrangers »,
notamment des Grecs (en fait Aroumains, Albanais et Grecs). Les boyards
autochtones craignaient pour leur monopole dans la nomination à ces fonctions
– qui apportaient à leurs titulaires des revenus considérables et une autorité
incontestable – et imputaient ces dérogations à la coutume aux princes nommés
directement par les Turcs et qui, élevés dans le milieu constantinopolitain,
venaient dans les Pays roumains entourés de créditeurs, d’amis et d’alliés. Il
s’agissait, en fait, souvent de Levantins qui épousaient des femmes autochtones
et devenaient Roumains par naturalisation, comme ce fut le cas pour les
Cantacuzène, les Alexeanu, les Brătăşanu, les Pârşcoveanu, les Popescu et bien
69
MATEI CAZACU

d’autres. Très souvent, les enfants de ces gens étaient parmi les plus virulents à
dénoncer « l’invasion des étrangers », tels les chroniqueurs Radu Popescu
(Caridi par son père) ou Ion Neculce, de Moldavie, Grec par sa mère.
Durant son long règne, Matei Basarab a construit pas moins de 30 églises,
monastères et palais princiers (dont sept en Olténie) et en a réparé ou refait huit
autres, dont quatre en Olténie : parmi eux se trouvent les églises et les palais
princiers de Câmpulung (dont il a été question plus haut), de Curtea-de-Argeş et
de Târgovişte, les premières capitales du pays, marquées déjà par les travaux et
la présence de Neagoe Basarab.
Par ailleurs, tout comme Michel le Brave et Radu Şerban avant lui, Matei
Basarab s’est constitué, par héritage et/ou par achat, un important domaine
foncier, surtout durant son long règne. Une première partie provenait du
domaine des Craiovescu divisé, comme nous l’avons vu, en 1589 : de son père,
Danciul de Brâncoveni, Matei recevait la part d’une sœur de Neagoe Basarab,
Marga, à savoir 16 villages. En fin de compte et en y ajoutant les biens de son
épouse, Elina Năsturel (15 villages entiers ou en partie), le domaine de Matei
Basarab couvrait environ 170 villages, dont il octroya une bonne partie à ses
fondations religieuses, se réservant pour son bénéfice – mais seulement à la fin
de son règne – un nombre de 37 villages. Mort sans enfants, et ayant perdu un
fils adoptif, appelé lui aussi Matei, le prince laissa tous ses biens à son neveu,
Preda Brâncoveanu, dont il sera question plus loin.
Radu Șerban et Matei Basarab sont les descendants de deux des quatre
frères Craiovescu du XVe et du début du XVIe siècle : le premier avait comme
ancêtre (arrière-arrière-grand-père) Radu le chambellan (postelnic), mort en
1507 ; le second, se trouvant au même niveau, pouvait lui aussi faire remonter
ses ancêtres sur quatre générations à Pârvu Ier, mort en 1512, père de Neagoe
Basarab. Tous deux descendaient des Craiovescu par les femmes, car du côté de
son père, Radu Şerban appartenait au clan des boyards de Coiani (aujourd’hui
Mironeşti), au Sud de Bucarest, ancienne propriété des Craiovescu. Quant à
Matei, il appartenait par son père au clan des boyards de Brâncoveni, village sis
sur la rive droite de l’Olt, au Sud de Slatina. Leurs descendants en ligne
masculine et féminine, de même que leurs collatéraux, allaient contracter des
alliances matrimoniales entre eux, occuper le trône de la Valachie à plusieurs
reprises au XVIIe siècle et donner naissance aux deux branches principales
d’une nouvelle dynastie princière valaque : les Brâncoveanu et les Cantacuzène.
Ces dénominations ne doivent pas étonner : déjà au XIVe – XVe siècles, la
dynastie des Basarab s’était scindée en deux branches rivales et ennemies, les
Dăneşti (successeurs de Dan Ier, (1383-1386) et les Drăculeşti (successeurs de
Mircea l’Ancien et de son fils, Vlad le Diable (Dracul), ainsi nommé à cause de
son appartenance à l’ordre du Dragon).
La branche des Dăneşti s’éteignit dans la première moitié du XVIe siècle,
avec Vladislav III (1523-1525, avec des interruptions) et Moïse (1529-1530).
Celle des Drăculeşti s’était scindée en deux parties : lès descendants de Vlad
70
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

l’Empaleur (dit Dracula), et ceux de son demi-frère, Vlad le Moine, dont nous
avons déjà parlé. La lignée de Vlad l’Empaleur s’éteignit avec Alexandre
l’Enfant (Alexandru Coconul), mort en 1632 ; celle de Vlad le Moine bien plus
tôt, au milieu du XVIe siècle (en 1568, au plus tard). Plusieurs princes de la fin
du XVIe siècle, bien que se prévalant d’une ascendance illustre, semblent avoir
été de simples boyards ou des imposteurs ; deux princes valaques ayant précédé
Michel le Brave étaient issus de la dynastie des Bogdan de Moldavie. De la
sorte, l’accès au trône d’hommes comme Radu Şerban ou Matei Basarab ne
faisait que reconstituer et continuer la dynastie des Craiovescu rebaptisée, pour
la circonstance, Basarab.
Le successeur au trône de Matei Basarab est Constantin Şerban (1654-
1658), fils illégitime de Radu Şerban. La Chronique des Cantacuzène précise
que « Constantin voïévode, fils de Şerban Basarab voïévode », était connu
comme descendant d’une « grande famille princière, un homme bon, sage et
doux ». Constantin était fils illégitime de Radu Şerban et il dut son trône à
l’armée qui l’appréciait (car il avait été commandant militaire) et l’imposa au
détriment du candidat des boyards, Preda Brâncoveanu, neveu et héritier de
Matei Basarab. L’acte le plus important de son règne fut la construction de
l’église de la Métropole de Bucarest, consacrée par son successeur au trône et
achevée seulement en 1668.
L’explication de cet acte réside dans le déplacement de la capitale du pays
de Târgovişte à Bucarest. Une première fois, cette décision avait été prise au
printemps de l’année 1625 par le prince Alexandre l’Enfant (Alexandru
Coconul). Entre mai 1625 et la fin de l’année 1639, les princes valaques émirent
plus de 900 chartes à Bucarest, contre seulement trente à Târgovişte. Le geste
était conçu pour inspirer confiance aux Turcs craignant qu’un prince résidant à
Târgovişte – à plus de 90 km de Giurgiu, sur le Danube, la forteresse ottomane
la plus avancée de Valachie – pût plus facilement se réfugier en Transylvanie en
cas de révolte, que s’il établissait sa capitale à Bucarest, située à seulement 60
km du Danube. En 1640, Matei Basarab, menacé par une attaque ottomane,
avait transféré la capitale du pays à Târgovişte, où il avait restauré la Cour et
l’église princières.
Élu prince avec l’assentiment des Turcs et originaire lui-même des
environs de la ville, Constantin Șerban revint résider à Bucarest et décida
également du transfert du siège métropolitain dans la nouvelle capitale. Le
voïévode entreprit donc la construction d’une église et d’un palais métropolitain
dans le voisinage de la cour princière, sur une des collines de la ville. Un témoin
oculaire, le diacre syrien Paul d’Alep, nous dit que l’église « ressemblait à
l’intérieur à celle d’Argeş », bâtie, comme nous l’avons vu, par Neagoe
Basarab. À l’intérieur, elle avait douze colonnes de pierre symbolisant les douze
apôtres et était recouverte de plaques de plomb pesant environ quarante tonnes
au total.

71
MATEI CAZACU

Il est intéressant de rappeler que sur cette colline s’élevait à cette époque
une église plus ancienne fondée par un certain Oprea iuzbaşa (commandant
militaire de cent soldats) à une date comprise entre 1625 (le transfert de la
capitale à Bucarest) et 1627, lorsque ce personnage avança en grade et devint
capitaine. Notons qu’en 1632, Oprea deviendra aga, c’est-à-dire commandant
de l’armée valaque, en récompense de ses faits d’armes au service de Matei
Basarab.
Nous connaissons, toujours grâce à Paul d’Alep, le faste avec lequel a été
consacrée cette église. Le prince avait même l’intention de lui offrir les reliques
de saint Grégoire le Décapolite, conservées à Bistriţa, en Olténie, la fondation
des frères Craiovescu de 1490-1491. Selon une tradition locale, le saint en
personne avait refusé ce transfert, en soulevant une tempête sur la rivière Olt
lors du passage du cercueil contenant les reliques. Il n’en reste pas moins, à la
lecture de ce témoignage tardif, que le prince avait essayé de doter son église
métropolitaine des plus prestigieuses reliques que possédât la Valachie à
l’époque et qui venaient, fait capital, de ses ancêtres les Craiovescu. C’était là, à
n’en pas douter, un pas de plus vers l’identification du nouveau prince avec la
dynastie des Craiovescu-Basarab dont un autre membre, Neagoe, avait construit
en son temps l’église métropolitaine de Târgovişte.
Le règne de Constantin Şerban finit en 1658, lorsque le prince fut destitué
par les Turcs et obligé de se réfugier en Transylvanie. Mais la nouvelle dynastie
allait se perpétuer par les femmes. En effet, une de ses sœurs, Hélène (Elina)
avait épousé le principal conseiller en politique étrangère de Matei Basarab, le
chambellan (postelnic) Constantin Cantacuzène (1598-1663), fils d’Andronic, le
banquier de Michel le Brave, et descendant de la célèbre famille impériale
byzantine. Dans un article sur les stratégies politiques et matrimoniales des
Cantacuzène post-byzantins aux XVe – XVIe siècles, nous avons émis
l’hypothèse d’un second mariage de Michel Cantacuzène, le grand-père de
Constantin, avec une sœur des princes Alexandru Mircea de Valachie (1568-
1577) et de Pierre le Boiteux (Petru Şchiopul), prince de Moldavie (1574-1581,
1583-1591), descendants de la branche des Drăculeşti de la dynastie princière
valaque. Cette alliance expliquerait l’intérêt des Cantacuzène pour les affaires
des deux Pays roumains dans la seconde moitié du XVIe siècle et leur
installation à demeure en Valachie sous le règne de Michel le Brave.
Au milieu du XVIIe siècle, les Cantacuzène forment un clan familial très
nombreux et puissant qui n’est pas sans rappeler celui des Craiovescu : le
chambellan Constantin eut avec son épouse Elina pas moins de neuf enfants,
dont six fils et trois filles. Les six fils – Drăghici, Şerban, Constantin, Mihai,
Matei et Iordache (Georges) –, leurs beaux-frères – Panǎ Filipescu, Radu
Creţulescu (les deux époux de Marica), Papa Brâncoveanu (mari de Stanca),
Ianache Catargi et Stoian Florescu (les deux maris de Ancuţa) –, leurs parents et
alliés sont les animateurs et les chefs du parti politique dit des Cantacuzène,
opposés à celui du clan des Bǎleanu, accusé de représenter les intérêts des
72
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

« étrangers », en clair des Grecs et des Levantins. C’était là chose étrange,


quand on se souvient que les Cantacuzène étaient, par leur père, d’origine
grecque, alors que les Băleanu et bon nombre de leurs partisans appartenaient à
l’ancienne noblesse autochtone de Valachie.
La base du pouvoir des Cantacuzène était un immense domaine qu’Elina
avait hérité, dans sa plus grande partie, de son père, le prince Radu Şerban. Les
brillants mariages de ses six fils, qui tous occupèrent des hautes dignités dans le
pays – cas unique dans l’histoire de la Valachie – et de ses trois filles,
expliquent la puissance de ce clan nobiliaire comparable, à plus d’un titre, à
celui des Craiovescu. Il était donc normal que les Cantacuzène, forts de leur
origine impériale byzantine, mais aussi princière valaque (toujours de Neagoe
Basarab et Radu Şerban) caressassent le rêve d’occuper le trône du pays. Après
de féroces persécutions dues aux princes Grégoire Ghica (1660-1664 et 1672-
1674) et Georges Duca ( 1673-1678), et après avoir gouverné de fait le pays
sous le règne de leur créature, Antoine de Popeşti (1669-1672), les Cantacuzène
accédaient au trône en la personne de Şerban, le fils cadet du vieux chambellan
Constantin mis à mort, en 1663, sur ordre de Grégoire Ghica.
Le nouveau prince, qui allait régner dix ans en Valachie (1678-1688) était
un homme de grande stature et de belle prestance qui avait suscité l’admiration
du sultan et de ses principaux conseillers pour sa manière majestueuse de parler
et de monter à cheval. Son entrée à Bucarest se fit au milieu « des acclamations
du peuple qui avait tant espéré se libérer du gouvernement des princes étrangers
et de voir le trône occupé par un de ses concitoyens », nous assure un
contemporain, le florentin Anton Maria del Chiaro. Et en effet, Şerban accédait
au trône après les règnes de Georges et de Grégoire Ghica et de Georges Duca,
Albanais grécisés qui allaient faire souche dans les Pays roumains mais qui
étaient néanmoins perçus comme étrangers. Le nouveau prince s’intitulait
« Şerban Cantacuzène Basarab voïévode » et l’inscription de sa pierre tombale
précise qu’il était « petit-fils du défunt Şerban Basarab voïévode ».
En 1682, Şerban fit réparer l’église conventuelle de Curtea-de-Argeş,
construite en 1517 par Neagoe Basarab. Dans l’inscription sculptée qu’il fit
apposer sur la façade occidentale de l’église, il parle du ktitor « Neagoe
voïévode Basarab, l’ancêtre de ma mère par les femmes » et ajoute : « Quand
j’eus connaissance de cette ruine du monastère, je me résolus aussitôt à restaurer
l’édifice bâti par mes ancêtres, pour ne pas laisser tomber dans l’oubli la
mémoire de ce prince illustre... ». Après avoir indiqué les revenus qu’il allouait
à l’église, Şerban disait encore que « ceci serve à entretenir le saint monastère et
à éterniser notre mémoire et celle de nos aïeux ».
Tout comme Michel le Brave et Radu Şerban avant lui, Şerban
Cantacuzène rêvait de libérer la Valachie de la domination ottomane, devenue
de plus en plus lourde à la suite des guerres incessantes contre les Autrichiens.
La révolte de Michel le Brave et de Radu Şerban contre la Porte s’inscrivait
dans les projets de la Sainte Ligue dirigée par l’Empereur Rodolphe II de
73
MATEI CAZACU

Habsbourg. Dans le cas de Matei Basarab, les projets de campagne dans les
Balkans aux côtés de Venise et des puissances chrétiennes ne manquaient pas
non plus. Şerban avait aussi, semble-t-il, des visées sur Constantinople et
entretenait des contacts avec la Cour de Vienne pour la conclusion d’un traité
d’alliance contre les Turcs qui devait assurer à sa famille le trône de Valachie à
titre héréditaire. Ceci se passait dans les nouvelles conditions créées par l’échec
du siège de Vienne par les Ottomans (1683) et par la guerre menée par l’Empire
et la Pologne qui allait s’achever par la paix de Carlowitz (1699).
Nommé prince du Saint-Empire, grand protecteur des Lieux Saints et des
chrétiens de l’Empire ottoman, Şerban mourut subitement à 54 ans et le bruit
courut qu’il avait été empoisonné par son propre frère, le sénéchal (stolnic)
Constantin, le plus grand lettré valaque de son temps. Ce dernier – avec
d’autres grands seigneurs – s’opposait à un tournant politique trop radical qui
menaçait l’existence même du pays et éliminait de la succession au trône les
représentants des autres branches de la famille. En effet, les Impériaux avaient
occupé la Transylvanie en 1686 et ne cachaient pas leur intention de réclamer
l’héritage de la Hongrie médiévale, c’est-à-dire les deux autres Pays roumains –
la Valachie et la Moldavie –, pays convoités également par la Pologne. Bien
que battus, les Turcs n’étaient pas anéantis et leurs alliés les Tatars constituaient
une terrible menace pour les Pays roumains. Constantin Cantacuzène était
hostile à un brusque changement d’alliances qui risquait de faire perdre à la
Valachie son autonomie interne, que ce fût par une occupation autrichienne
(comme cela arriva en Transylvanie), ou bien par des représailles ottomanes et
tatares.
Enfin, le nom de Şerban Cantacuzène est également associé à la traduction
de la Bible en roumain (1688) et à la fondation, à Bucarest, d’une Académie
grecque destinée à former les futures élites roumaines et balkaniques dans le
culte de l’Antiquité classique et l’exaltation de Byzance.
À la mort de Şerban, sa veuve essaya d’imposer sur le trône son fils,
Georges (Iordache), âgé seulement de sept ans, mais le clan des Cantacuzène,
dorénavant dirigé par le sénéchal Constantin imposa un neveu, Constantin
Brâncoveanu (1653-1714), fils de Stanca, la sœur des six frères Cantacuzène.
Âgé de 35 ans, le nouveau prince était resté orphelin de père alors qu’il avait à
peine un an et avait été élevé par son oncle maternel, le sénéchal Constantin.
Son grand-père paternel, Preda Brâncoveanu, était le neveu et l’héritier de la
fortune de Matei Basarab, mort sans enfants en 1654. À cette époque, Preda
Brâncoveanu était le plus riche boyard de Valachie : un contemporain qui lui a
rendu visite sur ses domaines en 1655, le diacre syrien Paul d’Alep, raconte que
la fortune de Preda s’élevait à 200 villages où il élevait pour la vente 30.000
brebis, 12.000 juments, 4000 bœufs, 1000 buffles et 4000 cochons. Preda allait
mourir de mort violente, tué par le prince Mihnea III (Radu Mircea) en 1659 et
ses deux fils étaient décédés très jeunes, laissant tous ses biens à son petit-fils,
Constantin Brâncoveanu. Ce dernier se retrouvait donc à la tête d’une énorme
74
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

fortune provenant de l’héritage des Craiovescu du côté paternel, et des


Cantacuzène du côté maternel. Élevé très jeune aux plus hautes fonctions de
l’État, il faisait figure d’héritier du trône de Şerban ; les contemporains nous
parlent de son train de vie magnifique, de son goût pour la culture et pour le
faste, de son escorte formée de 30 à 40 nobles de la plus haute naissance.
Son long règne de 25 ans (1688-1714) est marqué par un grand essor de
l’art valaque visible dans les constructions, civiles et religieuses, en peinture,
sculpture et les arts mineurs, en littérature et dans le domaine de l’éducation.
Ainsi, sous son règne ont été construits ou restaurés pas moins de 115
monuments d’architecture – monastères, églises et palais princiers et nobiliaires
–, dont 43 à Bucarest. Le prince et les membres de sa famille se taillent la part
du lion avec 45 fondations et constructions de tous genres, les Cantacuzène
suivent avec 13 constructions.
Cette munificence était toutefois le fruit d’une pression fiscale sans
précédent sur le pays, obligé de répondre aux sollicitations des Ottomans et des
Tatars (notamment pendant la guerre contre l’Empire de 1683 à 1699, puis
contre la Russie de Pierre le Grand en 1710-11), mais aussi de remplir le trésor
princier. Surnommé par les Turcs le Prince de l’Or (Altîn Bey), Constantin
Brâncoveanu avait la réputation, nous dit un contemporain, de « plumer le geai
sans le faire crier ».
Sur le plan de la politique étrangère, ses perpétuelles hésitations à
s’engager ouvertement au côté de l’Autriche, maîtresse de la Transylvanie
depuis 1686, ou de la Russie de Pierre le Grand pour combattre les Turcs en
1711, nous sont connues grâce à une volumineuse correspondance diplomatique
à laquelle prit également part son oncle, le sénéchal Constantin, son principal
conseiller en politique extérieure. Finalement, ses atermoiements lassèrent les
Ottomans qui le déposèrent en 1714 et le firent exécuter à Istanbul avec ses
quatre fils et un proche conseiller et parent, Ianache Văcărescu. La chute de la
maison Brâncoveanu était totale : seul un petit-fils allait sauver sa vie et
continuer à porter ce nom illustre qui s’éteindra en ligne masculine au début du
XIXe siècle. Le dernier Brâncoveanu, le grand ban Grégoire (†1832), adopta, en
1827, le fils d’une nièce de sa femme, appelé aussi Grégoire et qui continua
ainsi la tradition familiale. La procédure n’était pas sans rappeler des précédents
médiévaux ou plus récents, et très peu de familles nobiliaires roumaines y firent
exception.
Les préfaces des livres imprimés sous le règne de Constantin Brâncoveanu,
la correspondance des lettrés du temps, les inscriptions et, finalement, la
chronique officielle de son règne rédigée par le secrétaire Radu Greceanu (un
des éditeurs de la Bible de 1688), abondent en allusions à ses origines
princières, à sa descendance des Basarab. Ainsi, lorsqu’il restaure le palais
princier de Târgovişte, restauré déjà par son arrière-grand-oncle Matei Basarab,
il est précisé qu’il avait agi de la sorte « ne pouvant pas laisser cette vieille
capitale de ses ancêtres rester déserte », car Dieu et le peuple l’avaient jugé
75
MATEI CAZACU

digne « de la couronne de ce pays comme héritier des ancêtres de Sa


Seigneurie ».
La chute de la maison de Brâncoveanu était due, en grande partie, aux
intrigues de son propre oncle, Constantin Cantacuzène, qui le dénonça aux
Turcs comme traître (hain). La disparition de toute une branche de cette
nouvelle dynastie laissait la voie libre à la branche des Cantacuzène,
interrompue en 1688. Ce fut donc le propre fils de cet oncle, Ştefan
Cantacuzène, qui succéda à son cousin sur le trône de la Valachie. Pas pour
longtemps, car il périt lui aussi, en 1716, avec son père et un autre oncle, Michel
(Mihai) le spathaire (porte-épée), son beau-frère et d’autres membres de la
famille, en tout sept personnes. Les raisons – vraies ou fausses – de cette
nouvelle chute étaient les accusations de négociations secrètes avec les
Habsbourg qui se trouvaient à nouveau en guerre contre les Ottomans (1716-
1718). On voit ainsi se profiler à nouveau l’ombre du condominium hungaro-
ottoman sur la Valachie, tel qu’il avait fonctionné, tant bien que mal, au XVe
siècle et au XVIe siècle. Les Turcs avaient mis fin à cette situation en occupant
la Hongrie centrale avec la capitale, Bude en 1541 et en permettant, après des
hésitations, à la Transylvanie d’acquérir un statut d’autonomie et de vassalité à
leur encontre, comparable à celui de la Valachie et de la Moldavie. De leur côté,
les Habsbourg n’avaient jamais renoncé à leurs revendications sur la couronne
hongroise depuis que l’un des leurs, Albert, l’avait ceinte en 1437, et surtout
depuis le traité de Wiener Neustadt de 1463 signé par Frédéric III avec Mathias
Corvin. Après la chute de Bude et l’occupation par les Ottomans de la Hongrie
centrale, Ferdinand de Habsbourg, frère de Charles Quint, s’était emparé de la
couronne hongroise qui allait rester entre les mains de sa famille jusqu’en 1918.
À partir de 1683, ayant repoussé les Ottomans devant Vienne, les Habsbourg
avaient occupé toute la Hongrie et la Transylvanie qui leur furent reconnues par
le Traité de Carlowitz de 1699. Le souvenir de la vassalité valaque et moldave
envers la couronne de Hongrie était maintenant revendiqué par les Habsbourg ;
un siècle plus tard, la Russie allait procéder de même envers la Moldavie, après
les partages de la Pologne, l’ancienne puissance suzeraine de la Moldavie aux
XIVe – XVIe siècles.
Afin d’éviter l’entrée (ou le retour) de la Valachie dans le giron de
l’Empire, les Turcs se décidèrent à passer outre aux prérogatives de la noblesse
autochtone et à nommer des princes étrangers, élevés à Istanbul et recrutés
parmi leurs sujets chrétiens. Cette pratique datait du XVe siècle, lorsque les
sultans nommaient des princes choisis parmi les otages princiers qu’ils
détenaient sans interruption depuis au moins 1417. Plusieurs princes de
Valachie durent ainsi leur trône aux gages de fidélité qu’ils avaient donnés aux
Ottomans durant leur séjour à la cour impériale d’Andrinople et, après 1453, de
Constantinople. Au XVIIe siècle, lorsque les dynasties princières de Valachie et
de Moldavie étaient éteintes ou en train de s’éteindre, les boyards ou la Porte
nommèrent des voïévodes complètement étrangers aux pays. A partir du milieu
76
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

du XVIIe siècle, le nombre de ces princes augmenta, au grand mécontentement


de l’aristocratie roumaine. Les règnes de Şerban Cantacuzène, de Constantin
Brâncoveanu et de Ştefan Cantacuzène, contemporains des princes issus de la
nouvelle dynastie, autochtone elle aussi, des Cantemir en Moldavie, semblait
avoir résolu ce problème en faveur des dynasties locales. L’alliance de Démètre
Cantemir, prince de Moldavie, avec le tsar Pierre le Grand de Russie en 1711 et
la chute des Brâncoveanu et des Cantacuzène de Valachie allait tout remettre en
question.
À la place de Ştefan Cantacuzène, la Porte nomma Nicolas, le fils du grand
drogman Alexandre Mavrocordat dit l’Exaporite, qui inaugura tant en Moldavie
(1711) qu’en Valachie (1716) l’époque dite « des Phanariotes » (jusqu’en 1821),
époque où les princes des deux Pays roumains furent directement nommés à
Istanbul et choisis parmi les membres des plus illustres familles grecques de la
capitale impériale. Un siècle de remous et de rejet des « étrangers » et des Grecs
aboutissait à la solution extrême qui consistait à ne plus confier le trône princier
aux dynasties autochtones ou aux représentants de l’aristocratie roumaine de
Valachie et de Moldavie ! Bien qu’apparentés aux anciennes dynasties
régnantes et parfois même d’origine roumaine (comme les Racoviţă et les
Callimachi-Calmăş), les princes phanariotes ont été perçus comme des
étrangers, gouvernant les deux pays entourés de nobles étrangers et écartant de
la sorte les boyards autochtones de la direction des affaires et des charges
auliques, pressurant le peuple sous le poids d’une fiscalité impitoyable.
Pourtant, plusieurs historiens roumains – à commencer par Nicolas Iorga, puis
Florin Constantiniu et Şerban Papacostea, et plus récemment Ion Ionaşcu, Dan
Simonescu et Andrei Pippidi – se sont élevés contre cette image simpliste
généralisée au XIXe siècle et qui a encore la vie dure, en relevant les
importantes réformes entreprises par des princes comme Nicolas et Constantin
Mavrocordat, Alexandre Ypsilanti et certains autres.
En fait, et pour résumer un long débat qui serait trop fastidieux, les princes
phanariotes n’étaient pas pires et certains même meilleurs que beaucoup de
voïévodes autochtones des siècles précédents. Les véritables raisons de
l’hostilité (très sélective, par ailleurs) que leur montra la noblesse valaque et
moldave, tenaient essentiellement à deux privilèges auxquels ce groupe social
était très attaché et qui furent sérieusement remis en question à l’époque
phanariote.
Le premier a trait à l’élection du prince qui était réservée, depuis le XIVe
siècle, aux Assemblées d’états du pays, Assemblées où la grande aristocratie
avait un poids déterminant. C’était à elle que revenait le privilège d’examiner
les candidats, de délibérer et de choisir – souvent après lui avoir imposé des
conditions équivalant à une Wahlcapitulation – celui qui lui convenait et qui
était ensuite présenté au peuple pour acclamation. Ce faisant, les grands boyards
entendaient jouer le rôle de classe politique par excellence et se réservaient le
droit de choisir parmi les membres mâles de la dynastie régnante le prince qui
77
MATEI CAZACU

remplissait ses conditions. Ce système mixte héréditaire-électif était, dans la


conception de ses partisans, le meilleur garant du choix d’un prince exempt de
toute tare physique et morale, obstacles catégoriques sur la voie du trône.
La même règle s’appliquait aussi en Moldavie, où nous trouvons pourtant
des princes portant des sobriquets désignant des infirmités physiques : Bogdan
le Borgne (ou l’Aveugle) règne de 1504 à 1517, Pierre le Boiteux occupe le
trône à plusieurs reprises entre 1574 et 1591. En Valachie, nous connaissons les
cas de Radu Praznaglava au XVe siècle (Tête vide ou chauve), Étienne le Sourd
(1591-1592) et de Constantin Şerban dit le Camus (1654-1658), c’est-à-dire au
nez coupé afin de l’empêcher de prétendre au trône. Dans ces cinq cas, nous
observons que les princes ont été imposés de force aux boyards soit par les
Turcs (les cas de Radu Praznaglava, d’Étienne le Sourd et de Pierre le Boiteux),
soit par un prince précédent (Bogdan le Borgne imposé aux factions nobiliaires
par Étienne le Grand, son père mourant), soit par l’armée (Constantin Şerban
alors que les boyards lui préféraient Preda Brâncoveanu) : vengeance posthume
d’un groupe social détenteur également de la mémoire écrite. Notre hypothèse
est renforcée par l’existence des épithètes carrément injurieuses sous lesquelles
sont désignés les prétendants malheureux au trône, qui essayaient leur chance
par la force des armes. En somme, tous les usurpateurs « bénéficiaient », dans la
mémoire des grands boyards, de sobriquets dépréciatifs.
Revenant au système héréditaire-électif de succession au trône, nous
observons qu’il ouvrait l’accès au trône à tous les mâles, adultes et/ou enfants de
la dynastie, fussent-ils enfants naturels, oncles, cousins ou neveux du prince
défunt. Le revers de la médaille était, en revanche, l’instabilité politique et la
porte ouverte aux puissances étrangères (l’Empire ottoman, la Hongrie et la
Pologne jusqu’au XVIIe siècle ; l’Autriche et la Russie plus tard) et aux groupes
de pression (clans nobiliaires régionaux et mécontents de tout bord) pour
intervenir dans la désignation du prince.
Les boyards valaques s’étaient arrogés ce droit au détriment du souverain
hongrois dès le milieu du XIVe siècle ; nous avons vu Louis le Grand de
Hongrie reprocher, en 1365, au prince Vladislav-Vlaicu son élection par les
nobles et le peuple, élection qui faisait fi de ses prérogatives de suzerain. La
même situation se présente en Moldavie, où les premiers princes du XIVe siècle
semblent eux aussi avoir été élus par les Assemblées d’états et par l’aristocratie.
La parade imaginée par les princes régnants à cette prérogative nobiliaire a
été l’association au trône d’un fils ou d’un frère, désignés de la sorte comme
héritiers présomptifs. Ce fut le cas notamment du premier prince connu de
Valachie, Basarab Ier (†1352) qui associa au trône son fils Nicolae-Alexandru
dès 1343-1344, puis de Mircea l’Ancien qui procéda de la même façon avec son
fils Mihail, associé dès 1408. Ils furent suivis par Mihnea Ier qui associa son fils
Mircea et par Michel le Brave qui procéda de même avec son fils Nicolae
Pătraşcu. Le petit-fils de Basarab Ier, Vladislav-Vlaicu, dont il a été question

78
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

plus haut, associa au trône son frère Radu, alors qu’Alexandre le Bon de
Moldavie (1400-1432) y associa son frère Bogdan.
Le deuxième privilège des boyards roumains était le monopole qu’ils
entendaient exercer sur les fonctions et les dignités auliques, depuis le Conseil
princier et jusqu’aux offices dans les provinces liés toujours à celles de la Cour.
Ce monopole remplaçait le compagnonnage des deux premiers siècles, lorsque
les grands seigneurs de Valachie et de Moldavie entouraient le prince dans
toutes ses actions et apparaissaient comme témoins obligés de ses actes de
gouvernement. Ceci est particulièrement clair dans le cas des chartes princières
qui mentionnent les noms de ces hauts personnages qui, au début, ne
remplissaient pas de fonctions à la Cour. Leur présence dans la liste des
témoins, de même que leurs sceaux appendus sur les traités internationaux ou
sur les chartes solennelles, indiquaient simplement leur participation au
gouvernement en qualité de vassaux obligés de fournir le consilium à leur
prince. Le seul officier de ces chartes était le chancelier qui faisait, au début,
office de secrétaire princier.
À partir du XVe siècle, on observe la multiplication du nombre d’officiers
princiers dans la liste des témoins – les membres du Conseil princier – et,
parallèlement, la réduction du nombre des grands seigneurs sans charges cités
uniquement par leur prénom, éventuellement suivi du nom de leur domaine
principal. La place de ces derniers est progressivement prise par les dignitaires
remplissant des fonctions à la Cour : le comte palatin (vornic), le chambellan ou
maréchal du palais (postelnic), le grand sénéchal (stolnic), le grand échanson
(paharnic), le porteur de l’épée princière (spătar), etc. Ces dignitaires
deviennent majoritaires dans le Conseil princier au milieu du XVe siècle et
finissent par écarter complètement les grands sans charges, à la fin du siècle. Le
phénomène est commun aux deux Pays roumains et traduit, ici comme ailleurs
en Europe, le renforcement du pouvoir princier au détriment de la noblesse
traditionnelle. Aux siècles suivants, l’occupation d’une charge à la Cour devient
le critère décisif de la noblesse, évolution qui va dans le sens des vues des
princes de contrôler l’aristocratie, de la « domestiquer », en la faisant venir à la
Cour. Dorénavant, les dignités auliques sont des sources de revenus, d’autorité
et de prestige. Mais ceci ne signifie pas pour autant que les princes pouvaient
(ou voulaient) se passer de l’ancienne aristocratie, qu’ils avaient l’intention de la
remplacer par des hommes totalement nouveaux. Un prince comme Vlad III
l’Empaleur (dit aussi Dracula) est crédité par Laonikos Chalkokondylès d’une
véritable « révolution » pour avoir massacré et écarté du pouvoir l’ancienne
noblesse du pays et en avoir créé une nouvelle de toutes pièces. La liste des
membres du Conseil princier figurant dans ses chartes apporte, en effet, la
preuve que le prince s’était entouré de ses créatures, hommes nouveaux et
inconnus auparavant, qui forment jusqu’à la totalité de ses officiers de la Cour.
Mais cet exemple est extrême, même si les massacres de boyards, pour trahison
ou simplement pour opposition, sont monnaie courante au XVe et surtout au
79
MATEI CAZACU

XVIe siècles. Par ailleurs, tous ces hommes nouveaux disparaissent avec leur
prince et leur place est reprise par les membres de la noblesse ancienne (1462).
Certains autres princes ont préféré la méthode qui consistait à élever au
rang de la noblesse les soldats qui s’étaient fait remarquer pendant les guerres.
Étienne le Grand de Moldavie avait l’habitude de créer des viteji, des chevaliers,
ses meilleurs soldats lors de cérémonies solennelles sur le champ de bataille.
Viteji (singulier viteaz) était le titre porté par certains membres de l’entourage
des princes moldaves au XIVe siècle et N. Iorga voyait en eux les descendants
des compagnons d’armes des premiers princes de Moldavie, venus avec eux du
Maramureş lors de la « fondation » (descălecat) du pays.
En Valachie, où apparaît, au milieu du XVe siècle, le titre de vlastelin
donné aux nobles proches du prince, on a vu un processus similaire qui
consistait à élever certains nobles et à leur confier des charges auliques. Les
Craiovescu affirment ainsi que le prince Vladislav II (1447-1456) les avait faits
vlastelini ; cette phrase se trouve sur la pierre tombale qu’ils firent poser pour
leur protecteur dans l’église de Dealu, près de Târgovişte, à une époque
ultérieure à son décès (après 1501).
Les chroniqueurs, surtout ceux de Moldavie, ont, par ailleurs, pris soin
d’enregistrer la propension de certains princes à « élever » des familles nobles
de province (neamuri), des libres alleutiers riches ou des petits officiers
princiers en leur conférant des charges et des dignités à la Cour.
Un autre phénomène, visible à partir du moment où les membres du
Conseil princier remplissent tous des fonctions auliques, c’est la prédominance
parmi eux des parents, directs ou par alliance, du prince. Un des premiers cas
connus et étudiés en Valachie est justement celui de Neagoe Basarab qui
gouverne entouré de huit membres de son clan ou alliés sur un total de douze
membres du Conseil. Cette pratique continue au XVIe siècle pour atteindre le
nombre de neuf parents du prince sous le règne de Michel le Brave (1593-1601).
Au siècle suivant, elle devient la règle et on voit ainsi Matei Basarab entouré de
pas moins de quinze parents et alliés membres du Conseil, alors que Şerban
Cantacuzène en compte lui aussi douze. Mais tous les records sont battus par
Constantin Brâncoveanu qui élève aux dignités auliques vingt quatre membres
de sa famille ou seigneurs ayant des relations de parenté avec sa femme.
Le gouvernement de la Valachie est donc totalement dominé, aux XVIe et
XVIIe siècles, par des clans nobiliaires en majorité issus des Craiovescu, de leur
nombreuse descendance et de leurs alliances. Le pays est presque considéré
comme un bien patrimonial exploité en indivision, même s’il garde son unité
politique et administrative. Ce système allait être battu en brèche par les
Phanariotes qui introduisirent – au moins certains d’entre eux – les idées du
despotisme éclairé et du service de l’État qui ne sera plus perçu comme un bien
patrimonial, taillable et corvéable à merci, mais comme la chose publique par
excellence. Une indication intéressante pour cette nouvelle conception nous est

80
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

fournie par la séparation faite dorénavant entre le trésor public et la cassette du


prince (cămara), complètement confondues jusqu’alors.
Un pas supplémentaire sera fait avec les réformes de Constantin
Mavrocordat qui introduisit la salarisation des officiers princiers, en supprimant
les revenus arbitrairement encaissés par les bénéficiaires sur le dos des
contribuables. Ce même prince mena à son terme la réforme qui consistait à
faire découler la noblesse de l’exercice des fonctions publiques, même si
l’aristocratie autochtone continuait à occuper ces fonctions. Enfin, la
promulgation de plusieurs codes de lois et le début de la spécialisation et de la
séparation de la justice du pouvoir exécutif sous le règne d’Alexandre Ypsilanti
(1774-1782) achevèrent de transformer, du moins en théorie, la nature du
pouvoir princier et ses rapports avec les sujets : c’est la fin de la domination de
la coutume orale et l’apparition des règles du droit écrit appliqué de façon
systématique.
Le système phanariote prend fin en 1821 à la suite d’une révolte populaire
téléguidée et inspirée par les grands boyards valaques qui seront également les
principaux bénéficiaires des mesures ultérieures prises par la Porte : effrayés par
la révolte des Grecs, unis un temps avec les Valaques, les Turcs sévissent contre
les Phanariotes et décident, d’un commun accord avec la Russie, de confier le
trône des Pays roumains aux princes autochtones. Les noms des princes ayant
régné dans les deux Principautés jusqu’à leur Union de 1859, qui allait donner
naissance à la Roumanie moderne, sont très parlants : en Valachie, deux
membres de la famille Ghica, un Bibescu et un Ştirbey (en fait deux frères, nés
Bibescu, mais adoptés respectivement par les Brâncoveanu et par les Ştirbey) ;
en Moldavie, deux princes issus de la famille Sturdza et un Ghica. Si l’on se
souvient que les Ghica étaient perçus comme étrangers au XVIIe siècle et
comme Phanariotes au XVIIIe, il est intéressant de constater leur complète
assimilation dans la société roumaine. Un Sturdza avait refusé le trône princier
moldave que lui offraient les boyards au XVIIe siècle ; Georges Bibescu et
Barbu Ştirbey, petits boyards d’Olténie, devaient leur fortune et leur notoriété à
l’adoption par (ou à l’alliance avec) les représentants du clan des Brâncoveanu,
apparenté aux Ştirbey dès le XVIIe siècle. Les grandes familles nobiliaires
roumaines avaient ainsi traversé l’époque phanariote sans trop de pertes et
continuaient d’être considérées, dans cette première moitié du XIXe siècle,
comme la seule et véritable classe politique de Valachie et de Moldavie,
l’interlocuteur des Russes, des Autrichiens et des Turcs. Les premières
Constitutions roumaines – les Règlements organiques (1832) – octroyées par les
autorités russes durant l’occupation des deux Principautés (1828-1834) –
entérinaient le rôle dominant de l’aristocratie dans l’État, même si leur finalité
était la préparation de l’intégration des Pays roumains dans l’Empire des tsars.
Lors de l’occupation, en 1812, de la Bessarabie, moitié orientale de la Moldavie,
le tsar Alexandre Ier avait confié le gouvernement de la Province à un Conseil de

81
MATEI CAZACU

douze grands boyards montrant ainsi qu’il connaissait l’histoire du pays et ses
mécanismes de gouvernement.
Les révolutionnaires valaques de 1848 ne s’y trompèrent pas non plus,
lorsqu’ils commencèrent leur mouvement par l’autodafé symbolique du
Règlement organique sur la place publique. Dix ans plus tard, dans les
conditions créées par la défaite de la Russie dans la guerre de Crimée et par
l’imposition de la protection collective des Puissances européennes sur les
Principautés danubiennes, les parlements élus pour connaître les doléances des
Roumains (Divans ad-hoc) supprimaient les titres et les privilèges nobiliaires. Il
a fallu pourtant attendre juin 1862 pour voir un premier ministre roumain issu
des rangs de la bourgeoisie (Apostol Arsache, seulement deux semaines), puis
1896 et enfin 1912 (Titu Maiorescu, marié à une aristocrate, Ana Rosetti).
Dépossédée de ses titres et de ses privilèges en 1858, puis de sa fortune
foncière par les mutations du XIXe siècle, ensuite par la réforme agraire de
1921, le plus important transfert de propriété de l’histoire roumaine,
l’aristocratie perdait aussi le monopole politique à la suite de l’introduction du
suffrage universel en 1919. Certes, le personnel politique et les leaders des
partis traditionnels restaient toujours des aristocrates qui dominaient également
la diplomatie et les rangs de l’armée, mais des membres de la bourgeoisie et
même des groupes sociaux comme la paysannerie faisaient une percée réelle,
renforcée par l’arrivée des Transylvains dont la province s’était unie à la
Roumanie en 1918. Les bolcheviques russes n’avaient pas entièrement tort
lorsqu’ils définissaient la Roumanie de l’entre-deux-guerres comme un État de
« boyards » ; ce caractère allait changer à partir de 1940 avec la dictature de
droite puis, après 1945, avec la dictature communiste.

À ce moment-là, l’aristocratie valaque pouvait regarder avec fierté en


arrière : grâce à son génie politique, associé à un courage incontestable, elle
avait réussi à maintenir intacte l’existence de l’État durant plus de cinq siècles.
Alors que ses voisins bulgares, serbes, grecs, albanais, hongrois et polonais
tombaient tour à tour sous les coups des Ottomans, des Habsbourg et de la
Russie, les Principautés de Valachie et de Moldavie gardaient intact leur
système politique, leur autonomie interne, leurs élites nobiliaires, leur culture et
leurs institutions. En dépit de pertes territoriales importantes (ainsi, la Moldavie
a perdu, entre 1484 et 1812, plus de 50% de son territoire occupé par les Turcs,
l’Autriche et la Russie), en dépit de la pression fiscale ottomane, des
occupations étrangères et des destructions consécutives aux guerres, en dépit
des ingérences des puissances voisines dans leurs affaires intérieures, la
Valachie et la Moldavie peuvent se targuer d’une vie politique ininterrompue
depuis leur fondation jusqu’à la création de l’État national (1859 puis 1918). Le
mérite en revient en premier lieu aux élites nobiliaires, la classe politique par
82
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

excellence, et aux princes qu’elle s’était donnés, qui ont su manier les armes de
la diplomatie et/ou de la guerre selon les circonstances, plier sans casser face à
la force, rebondir toujours alors qu’on les croyait tombés. Ceci prouve que leur
philosophie et pratique politiques avaient certaines qualités que nous nous
sommes efforcés de surprendre dans cette étude sous l’angle des formules
dynastiques, d’une part, et de la domination des boyards d’une province sur
l’ensemble du pays, d’autre part. On constate donc qu’à la domination de la
dynastie des Basarab, originaire du centre de la Valachie, a succédé, avec des
interruptions, une nouvelle dynastie issue du clan olténien des Craiovescu et de
leurs descendants. Tout comme ce fut le cas avec les Basarab, la nouvelle
dynastie dut se soumettre au même principe de succession héréditaire-électif, ce
qui explique, entre autres, l’existence des deux branches, les Brâncoveanu et les
Cantacuzène : les premiers descendant de Matei Basarab, les autres de Radu
Şerban. Les membres de la première branche ont régné 47 ans en tout, ceux de
la seconde, 25 ans. La légitimité des membres de cette dynastie résidait dans
leur descendance, réelle ou supposée, de Neagoe Basarab, le premier prince
valaque à avoir brisé le monopole de l’ancienne dynastie.
Ceci pour la partie héréditaire. Pour ce qui est du caractère électif, il a été
respecté en raison de la pression de la noblesse qui refusait de se laisser
déposséder de ce droit, celui d’élire le prince à l’intérieur de la dynastie. Ainsi
s’explique le fait qu’aucun des princes de la nouvelle dynastie n’ait réussi à
imposer un fils comme successeur au trône, même si telle était sa volonté. Ceci
explique aussi pourquoi ils ont cherché satisfaction auprès des puissances
étrangères, appelées à devenir suzeraines, comme l’avaient fait les princes de la
nouvelle dynastie moldave des Movilǎ (1596-1633) qui s’étaient assuré la
succession au trône par droit de primogéniture sous la garantie conjointe des
Turcs et des Polonais ; cette clause sera demandée par Șerban Cantacuzène aux
Habsbourg, lors des négociations secrètes de 1688 et par Démètre Cantemir aux
Russes en 1711.
Une dernière série d’observations doit être faite au sujet des modalités
d’expression de la légitimité des princes de la nouvelle dynastie. Une première
démarche sera l’adoption d’un prénom princier – Basarab, dans le cas de
Neagoe, Radu dans le cas de Şerban, devenu Radu Serban. La tradition était
toutefois en voie de disparition : Michel le Brave connaissait-il l’existence d’un
prince portant ce nom au début du XVe siècle, le fils et successeur au trône de
Mircea l’Ancien ? Il est permis d’en douter, bien que la chronique du pays,
compilée au XVIIe siècle, enregistre un Mihail voïévode au XIVe siècle à une
date aberrante. De même, Matei Basarab, Constantin Şerban, Șerban
Cantacuzène et Constantin Brâncoveanu portent des prénoms inexistants dans la
dynastie des Basarab. Ainsi font-ils ajouter le prénom Basarab à leur nom, le
premier en date étant Matei de Brâncoveni (nommé Brâncovanul en 1632).
Ainsi apparaît le nom composite de Matei Basarab, adaptation au goût du jour
de celui de Neagoe Basarab. Cet ajout créait en fait une terrible confusion,
83
MATEI CAZACU

destinée à renforcer la légitimité du prince à une époque où, selon la chronique


officielle, Radu le Noir était considéré comme le fondateur de l’État. Car le nom
de Basarab était employé, nous l’avons vu plus haut, dans la chronique officielle
de l’époque de Matei, pour désigner les Craiovescu, depuis leur première
apparition sous Radu le Noir, et jusqu’au règne de Neagoe Basarab. De la sorte,
le nom de la première dynastie était escamoté et repris par la seconde par un
tour de passe-passe dont nous ne savons pas ce qu’il devait à l’ignorance et ce
qui relevait de la manipulation.
Une autre forme d’affirmation de la légitimité dynastique a été l’expression
réitérée de l’ascendance princière, plus précisément de Neagoe Basarab,
l’ancêtre présumé de tous les princes valaques du XVIIe siècle dont nous nous
sommes occupés ici, magnifié comme un modèle de vertus princières et
chrétiennes. C’est sous le règne de Matei Basarab que l’on traduit en roumain
un véritable corpus politique, un Miroir du prince formé par les Conseils de
gouvernement de Neagoe pour son fils Théodose, la Vie de Saint Niphon, son
patron, et l’inscription apposée par ce prince sur la façade de l’église du
monastère d’Argeş. L’initiative de cette traduction venait, sans aucun doute, du
beau-frère de Matei, Udrişte Năsturel, le dernier représentant du slavonisme
culturel en Valachie. Même s’il n’est pas le traducteur de ces textes destinés à
l’éducation du fils adoptif de Matei, le jeune Mateiaş Udrişte Năsturel, il peut
être considéré comme le véritable idéologue de ce règne de restauration de la
« monarchie byzantine », selon l’expression de Nicolas Iorga.
L’affirmation de cette même ascendance se retrouve aussi dans le soin mis
à l’entretien et à la restauration des fondations religieuses et laïques de Neagoe
Basarab et des autres princes valaques antérieurs au XVIe siècle. Nous avons vu
comment Matei Basarab s’est attaché à reconstruire les églises princière de
Câmpulung, conventuelle de Curtea-de-Argeş, fondation de Neagoe Basarab, et
métropolitaine de Târgovişte, due au même Neagoe. La même préoccupation se
retrouve lors de la reconstruction de l’église Saint Démètre de Craiova,
fondation des Craiovescu du XVe siècle et de bien d’autres.
À son tour, Constantin Şerban érige l’église de la Métropole à Bucarest sur
le modèle de l’église conventuelle d’Argeş, fondation de Neagoe Basarab,
imitation voulue et enregistrée comme telle par le diacre syrien Paul d’Alep, un
témoin oculaire de sa consécration en 1658-1659.
L’influence de l’architecture et de la décoration de l’église conventuelle
d’Argeş est visible également à partir de 1682, lorsque Şerban Cantacuzène
confie sa restauration au sculpteur moldave Grigore Cornescu. On voit ainsi que
l’église de sa fondation de Cotroceni imite le plan de Curtea de Argeş et de
l’église métropolitaine de Bucarest, où Şerban avait supervisé les travaux de
construction en tant que jeune boyard et homme de confiance du prince de
l’époque. Des éléments décoratifs d’Argeş se retrouvent également dans l’église
Doamnei de Bucarest, bâtie par l’épouse de Şerban Cantacuzène dans
l’exonarthex de l’église conventuelle Dintr-un Lemn, en Olténie (bâtie à
84
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

l’origine par Preda Brâncoveanu) et peut-être, sur la croix érigée en 1684 à


Călugăreni sur l’emplacement d’une grande bataille de Michel le Brave contre
les Turcs (1595).
Cette période d’imitation s’achève avec le règne de Şerban Cantacuzène.
L’époque de Constantin Brâncoveanu est marquée par l’apparition d’un style
spécifique dans l’architecture et dans les arts mineurs, qui emprunte des
éléments à la Grèce ancienne et à l’Italie contemporaine, un style plus exubérant
et plus riche, que certains critiques d’art n’ont pas hésité à appeler le baroque
roumain, mais qui ne dédaigne pas d’utiliser notamment dans la sculpture en
pierre, des éléments pris à l’église de Curtea-de-Argeş, la fondation de Neagoe
Basarab en 1517.

Bibliographie critique
Généralités, histoire de la Roumanie

Enciclopedia României, I-IV, Bucarest 1938-1943.


Giurescu C. C., Istoria Românilor, 3 vols. en cinq parties, Bucarest 1935-1946 (jusqu’en 1821).
Iorga N., Geschichte des Rumänisches Volkes im Rahmen seiner Staatsbildungen, I-II, Gotha
1905.
Iorga N., Histoire des Roumains et de la Romanité orientale, I-XI, Bucarest 1936-1945.
Istoria României, I-IV, Bucarest 1960-1964 (jusqu’en 1878).

Aspects géographiques, géographie humaine

Conea I., « O problemă veche, încă nerezolvată – originea numelui de Muntenia », Probleme de
geografie 7 (Bucarest 1960), p. 27-51.
De Martonne E., La Valachie, Paris 1902.
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Giurescu C. C., Principatele române la începutul sec. al XIX-lea. Constatări istorice, geografice,
economice şi statistice pe temeiul hărţii ruse din 1835, Bucarest 1957.
Mehedinţi S., Le pays et le peuple roumain. Considérations de géographie humaine, Bucarest
1930.
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d’économie et de folklore).
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Chiper M., « Dan al II-lea, domn până la Marea cea Mare. Tradiţie şi realitate », SRI XL (1987),
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Iliescu O., « Vlad Ier, voïvode de Valachie : le règne, le sceau et les monnaies », RRH XXVII
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Stefănescu Șt., Ţara Românească de la Basarab I « Întemeietorul » pînă la Mihai Viteazul,
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Giurescu C. C., Despre boieri, Bucarest 1920.
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Stahl H. H., « Teoria “pământului gospod” şi problema “dării cailor” », dans idem, Controverse
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Stoicescu N., Sfatul domnesc şi marii dregători din Ţara Românească şi Moldova (sec. XV –
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Vîrtosu E., Titulatura domnilor şi asocierea la domnie în Ţara Românească şi Moldova (pînă în
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Filitti I. C., « Banatul Olteniei şi Craioveştii », AO XI (1932), p.1-36, 135-176, 319-351.
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Pleşia D., « Neagoe Basarab. Originea, familia şi o scurtă privire asupra politicii Ţării Româneşti
la începutul veacului al XVI-lea », Valachica I (Târgovişte 1969), p. 45-60 ; ibidem II
(1970), p. 113-141.
Pleşia D., « Mânastirea Dealu – necropola domnească şi ceva despre framîntarile interne din Ţara
Românească în veacul al XVI-lea », Valachica III (Târgovişte 1972), p. 141-153.
Ştefănescu Şt., Bănia în Ţara Românească, Bucarest 1965.
Zamfirescu D., Neagoe Basarab şi învăţăturile către fiul său Theodosie. Problemele
controversate, Bucarest 1973.

Le domaine princier

Donat I., « Le domaine princier rural en Valachie (XIV e – XVIe siècles) », RRH VI (1967), p.
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Donat I., Domeniul Craioveştilor, en manuscrit, 1965.
Donat I., « Satele lui Mihai Viteazul », SMIM IV (1960), p. 465-506.
Ionescu G. M., Istoria Cotrocenilor, Lupescilor (Sf. Elefterie) şi Grozăvescilor, Bucarest 1902 (le
domaine de Șerban Cantacuzène).
Greceanu Șt. D. (éd.), Radu Greceanu, Viaţa lui Constantin Voda Brâncoveanu, Bucarest 1906, p.
271-313 (le domaine de Constantin Brâncoveanu).
Micu I. – Lungu R., « Domeniul lui Matei Basarab », RdI XXXV (1982), p. 1313-1329, XXXVI
(1983), p. 1028-1033.
Potra G., « Averea lui Șerban Cantacuzino si întemeierea mânăstirei Cotroceni », RIR IV (1934),
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Brâncoveanu).
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Berindei M. – Veinstein G., L’Empire ottoman et les Pays roumains, 1544- 1545, Paris 1987.

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Berza M., « Variaţiile exploatării Ţării Româneşti de către Poarta otomană în secolele XVI –
XVIII », SRI XI/2 (1958), p. 59-71.
Cazacu M., « L’Impact ottoman sur les pays roumains et ses incidences monétaires (1452-
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Florescu G. G., « L’Aspect juridique des khatt-i-chérifs. Contributions à l’étude des relations de
l’Empire ottoman avec les Principautés roumaines », SAO I (Bucarest 1957), p. 121-147.
Gemil T., Românii şi otomanii în secolele XIV – XVI, Bucarest 1991.
Guboglu M., « Le tribut payé par les Principautés roumaines à la Porte jusqu’au début du XVIe
siècle », RÉI (Paris 1969), p. 49-80.
Iorga N., Geschichte des Osmanischen Reiches aus den Quellen dargestellt, I-V, Gotha 1908-
1912.
Matei I., « Quelques problèmes concernant le régime de la domination ottomane dans les Pays
roumains (concernant particulièrement la Valachie) », RÉSEE X (1972), p. 65-81, XI
(1973), p. 81-95.
Maxim M., « Le statut des Pays roumains envers la Porte ottomane aux XVIe – XVIIIe siècles »,
RRH XXIV (1985), p. 29-50.

Histoire de l’Église

Dobrescu N., Întemeierea Mitropoliilor şi a celor dintâi mânăstiri din ţară, Bucarest 1906.
Giurescu C. C., « Întemeierea Mitropoliei Ungrovlahiei », BOR LXXVII (1959), p. 673-697.
Iorga N., « Condiţiile de politica generală în care s-au întemeiat Bisericile româneşti în secolele
XIV – XV », AARMSI, IIe série, XXXV (1913), p. 387-411.
Iorga N., Istoria Bisericii Româneşti, I-II, Bucarest 1928.
Moisescu Gh. – Lupşa Șt. – Filipaşcu Al., Istoria Bisericii Române, I-II, Bucarest 1957-1958.
Păcurariu M., Istoria Bisericii Ortodoxe Român, I-III, Bucarest 1980-1981 ; 2e éd., 1 vol.,
Bucarest 1991.
Russo D., « Mitropolia Proilavului », dans idem, Studii istorice greco-române, I, Bucarest 1939,
p. 247-306.

Histoire de l’Art

Arta creştină în România, II, Secolele VII-XIII, éd. I. Barnea, Bucarest 1981 ; III, Secolul al XIV-
lea, éd. C. Popa, Bucarest 1983 ; IV, Secolul al XV-lea, éd. V. Drăguţ, Bucarest 1985 ; V,
Secolul al XVI-lea, éd. V. Drăguţ, Bucarest 1989.
Cantacuzino Gh. I., Cetăţi medievale din Ţara Românească. Secolele XIII – XVI, Bucarest 1981.
Iorga N. – Balş G., Histoire de l’art roumain ancien, Paris 1922.
Istoria artelor plastice în România, I-II, Bucarest 1968-1970.
Pippidi A., « Putere şi cultură în epoca lui Brâncoveanu », AIIAI XXV/2 (1988), p. 361-368.

Les Phanariotes

Camariano-Cioran A., Les Académies princières de Bucarest et de Yassi et leurs professeurs,


Thessalonique 1974 : Institute for Balkan Studies.
Cazacu M., « L’Église roumaine entre le renouveau et la tradition : Phanariotes et Anti-
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– Vienne 1987, p. 43-64.
Constantiniu Fl. – Papacostea Ș., « Les réformes des premiers Phanariotes », Balkan Studies XIII
(1972), p. 89-117.
Georgescu Vl., Political Ideas and the Enlightenment in the Romanian Principalities, 1750-1831,
New York 1971.
88
LA VALACHIE MÉDIÉVALE ET MODERNE

Mango C., « The Phanariots and the Byzantine Tradition », dans R. Clogg (éd.), The Struggle for
Greek independence, Londres 1973, p. 41-66.
Symposium L’Époque phanariote, 21-25 octobre 1970. À la mémoire de Cléobule Tsourkas,
Thessalonique 1974 : Institute for Balkan Studies, notamment les contributions de C. C.
Giurescu, I. Ionaşcu, D. Simonescu.

89
À PROPOS DE IAŢCO DE SUCEAVA :
ENTRE LE MYTHE ET LA RÉALITÉ*

L’histoire de l’État moldave durant le premier demi-siècle de son existence


a été complètement renouvelée ces dernières décennies grâce aux patientes
recherches de spécialistes de Iaşi, auxquels se sont ajoutés quelques collègues
bucarestois1 et l’historienne allemande Renate Möhlenkamp2. Les résultats de
leurs travaux tiennent une place d’honneur dans les volumes de l’Annuaire de
l’Institut « A. D. Xenopol », Institut qui fête aujourd’hui, avec tous les
historiens, son directeur Alexandru Zub à l’occasion de son soixantième
anniversaire. Les lignes qui suivent entendent marquer l’admiration et
l’affection de leur auteur pour l’homme et son oeuvre en s’attachant à l’histoire
moldave à ses débuts et plus précisément à l’historiographie et à ses formes
médiévales, précurseurs humbles mais non dénués d’intérêt.

Tout comme ce fut le cas pour la Valachie, la fondation de la Moldavie par


Dragoş signifia le début du processus d’unification politique et territoriale des
différents cnézats et voïévodats existant avant 1347 sur le territoire compris
entre les Carpates orientales, le Dniestr et la mer Noire. Les fouilles
archéologiques et la découverte de nouveaux documents ont permis d’identifier
quelques unes de ces formations politiques antérieures au « descălecat » :
Suceava3, le Bas Pays (Ţara de Jos)4, Fundu-Herţii5 ou bien celui de Iaşi de

* O. Pecican, « Eţco prisăcarul : versiunea pro-poloneză a legendei întemeierii Moldovei »,


Viaţa românească 87/5 (1992), p. 61-64. Notre étude était rédigée lorsque nous avons pris
connaissance de cet article dont nous partageons seulement quelques points de vue, à savoir le
souvenir de l’autonomie de Suceava avant sa transformation en capitale de la Moldavie.
1
La bibliographie de leurs ouvrages alourdirait trop notre article. Signalons seulement par
ordre alphabétique I. Caproşu, C. Cihodaru, Şt. Gorovei, N. Grigoraş, L. Şimanschi et V. Spinei,
dont nous avons mis à profit les contributions citées plus loin. Pour ce qui est des spécialistes
bucarestois, Lia et Adrian Bătrîna, Ş. Papacostea, R. Popa et le regretté J. Sykora viennent en tête.
2
Dont on attend la publication de sa thèse de doctorat sur les villes de Moldavie,
contribution majeure au renouvellement de ces études, à en juger par les articles déjà publiés dans
l’Annuaire de l’Institut « A. D. Xenopol ».
3
Voir notamment M. D. Matei, Civilizaţie urbană şi medievală românească. Contributii
(Suceava pînă la mijlocul secolului al XVI-lea), Bucarest 1989, qui contient la bibliographie
antérieure et les résultats des dernières recherches dans ce domaine.
MATEI CAZACU

Stoian procelnic6. Les princes de la dynastie de Dragoş puis de Bogdan ont


étendu leur domination sur ces territoires par la force, les alliances
matrimoniales ou par la persuasion dans des conditions qui nous échappent mais
qui rappellent, sans aucun doute, celles de la Russie médiévale7.
Les historiens moldaves du XVIIe siècle ont compris la complexité de ce
processus et ont essayé de l’éclaircir en partant des sources qui leur étaient
disponibles : obituaires, inscriptions, chroniques étrangères mais aussi la
tradition autochtone, écrite et/ou orale qu’ils ont enregistrée sans pouvoir
toujours se prononcer sur sa valeur. Ce fut notamment le cas du récit que
Simion Dascălul inséra dans les Annales moldaves à propos de la seconde
fondation/occupation du pays – « descălecatul al doilea » – et de l'intégration de
la principauté de Suceava dans les structures de l’État moldave au XIVe siècle.

Un récit tiré de la préface des Annales moldaves

Il est dit là-dedans que ce pays est formé de deux nations, Roumains et
Russes, chose véridique car le pays est habité encore aujourd’hui moitié par des
Russes et moitié par des Roumains. Ce récit n’est pas enregistré par le vornic
[comte palatin] Ureche, mais moi je n’ai pas voulu 1’ignorer car, de même que
j’ai noté d’autres informations, j’ai cru bon de noter aussi celle-ci.
Dans la préface des Annales moldaves il est écrit que, après que les
chasseurs [de Dragoş] eurent tué l’auroch, sur le chemin du retour ils virent des
endroits agréables et, tout en marchant à travers champs, ils sont arrivés à
l’endroit où se trouve aujourd’hui la ville de Suceava. Et là ils ont senti une
odeur de fumée et, comme l’endroit se trouvait près de la rivière et recouvert
d’une forêt très dense, ils ont suivi l’odeur de la fumée jusqu’au lieu où se
trouve actuellement le monastère de Eţcani. À cet endroit ils ont découvert un
rucher (prisacă) et un vieillard qui gardait les ruches : ce vieillard était un Russe
et son nom était Eţco. Les chasseurs lui demandèrent quel était son état et son
origine, et lui il leur répondit qu’il était Russe, originaire de Pologne. De même,
ils le questionnèrent sur le lieu et sur son propriétaire. Eţco leur dit que le lieu
était désert et sans maître, que ses maîtres étaient les bêtes sauvages et les

4
Ş. Papacostea, « Aux débuts de l’État moldave. Considérations en marge d’une nouvelle
source », RRH XII (1973), p. 139-158 ; N. Grigoraş, Ţara Românească a Moldovei pînă la Ştefan
cel Mare (1359-1457), Iaşi 1978.
5
D. Gh. Teodor, « Un cnezat românesc la est de Carpaţi în veacurile IX – XI », AIIAI XX
(1983), p. 81-87.
6
R. Möhlenkamp, « Contribuţii la istoria oraşului Iaşi în secolele XIV – XV », AIIAI XXI
(1984), p. 68-71. Le cnézat de Bîrlad était connu depuis longtemps et a donné naissance à une
importante littérature, tout comme c’est le cas pour les Brodnici et les Bolohoveni.
7
Voir la massive synthèse éd. par M. Hellmann, Handbuch der Geschichte Russlands, I.
Bis 1613. Von der Kiever Reichsbildung bis zum Moskauer Zartum, Stuttgart 1981, et
spécialement la contribution de P. Nitsche, Die Mongolenzeit und der Aufstieg Moskaus (1240-
1538), p. 534-715.

92
À PROPOS DE IAŢCO DE SUCEAVA

oiseaux, qu’il s’étendait vers le sud jusqu’au Danube et vers le nord jusqu’au
Dniestr, à la frontière avec la Pologne, et que c’était un endroit très favorable à
la subsistance. En entendant ceci, les chasseurs se sont hâtés de rentrer au
Maramureş, ont fait venir leurs gens ici et ont conseillé à d’autres d’y venir, se
sont installés (descălecat) d’abord dans les régions des collines et ensuite ils se
sont étendus le long de la vallée de la Moldova.
Et Eţco l’apiculteur, ayant compris que les gens de Maramureş allaient
occuper le pays, se rendit en Pologne et emmena beaucoup de Russes et les
installa en amont de la rivière Suceava et sur le Siret vers Botoşani et, de la
sorte, les Roumains se sont étendus vers le Sud et les Russes vere le Nord"8.
Miron Costin a enregistré lui aussi ce récit dans son Poème polonais
(Istorie în versuri polone despre Moldova şi Ţara Românească), d’où il est
passé également chez son fils, Nicolae.
Selon Miron Costin, Iaţco était originaire de Sniatyn, ville de Pokoutie,
d’où il fit venir des colons russes dans les circonstances décrites par Simion
Dascălul et par les Annales moldaves. Et Miron Costin d’ajouter que le souvenir
de Iaţco se conservait dans le nom du village d’Iţcani, le second plus ancien de
Moldavie après Boureni, fondé par Dragoş :
« Le sort n’a pas voulu que la ville [Suceava] portât son nom [de Iaţco], qui était le plus
ancien. Quelques fourreurs [roum. cojocari ; fourreur en hongrois se dit soci] vinrent de Hongrie
et s’y installèrent et de la sorte la ville et la rivière s’appelèrent Suceava. Cependant, le nom
Iaţcani ne périt pas, car il est porté par une partie de la ville »9.

Ce récit fait donc remonter l’origine de la ville de Suceava à Iaţco,


l’apiculteur russe rencontré par Dragoş et par ses compagnons lors de la
mythique chasse à l’auroch qui eut pour conséquence la fondation de la
Moldavie. Précisons que le terme de « prisacă » a aussi le sens de « terrain
défriché », comme « runc », « curătură », « arsa », « seciul », « tăietura »,
« laza »10. On peut donc se demander si, à l’origine, les Annales moldaves
n’avaient enregistré le lieu comme un terrain défriché, après quoi le second
sens, de rucher, a pris le dessus et permis le développement concernant
l’apiculteur Iaţco. Quoi qu’il en soit, le récit lie la fondation de Suceava avec

8
Letopiseţul Ţării Moldovei pînă la Aron Vodă (1359-1595) întocmit după Grigorie
Ureche vornicul, Istratie logofătul şi alţii de Simion Dascălul, éd. C. Giurescu, Bucarest 1916, p.
14-15, éd. P. P. Panaitescu, Bucarest 1955, p. 64-65.
9
Miron Costin, Opere, éd. P. P. Panaitescu, Bucarest, 1958, p. 232-233 ; Nicolae Costin,
Cartea pentru descălecatul dintîi a Ţării Moldovei şi a neamului moldovenesc, dans Cronicele
României, I, éd. M. Kogălniceanu, Bucarest 1872, p. 84.
10
I. Iordan, Toponimie românească, Bucarest 1963, p. 24-26 ; Gh. Bolocan et alii,
Dicţionarul elementelor româneşti din documentele slavo-române 1374-1600, Bucarest 1981, p.
194. Pour l’état de la recherche dans le domaine des « Wüstungen » médiévales (lieux déserts,
villages abandonnés), cf. A. Gerlich, Geschichtliche Landeskunde des Mittelalters. Genese und
Probleme, Darmstadt 1986, p. 205-215.

93
MATEI CAZACU

celui du monastère d'Iţcani qui tire son nom du ktitor Iaţco, un Russe habitant
ici depuis longtemps.
Cette affirmation nous permet de 1’identifier à un personnage bien réel qui
a vécu à la fin du XIVe siècle et au début du siècle suivant et dont l’existence
présente un intérêt certain pour 1’histoire de la Moldavie. Iaţco de
Mavrovalachie (la Valachie Noire, donc septentrionale) apparaît pour la
première fois dans les documents en mai 1395 dans une notice du registre
d’actes du Patriarcat de Constantinople qui sonne ainsi dans la traduction
révisée et corrigée par Petre Ş. Năsturel :
« Au mois de mai de la troisième indiction [1395], Iaskos de Mavrovalachie a écrit à notre
Tout Très Grand Seigneur au sujet des petits couvents lui appartenant en Mavrovalachie, celui de
la Panagia et celui de Saint-Démétrius. Et il a prié Sa Grande Sainteté de les accepter en qualité de
fondateur. Et Lui, acceptant sa demande, y a consenti. Et il lui a été délivrée Son honorée lettre à
ce propos, pour que, d’une part, la fondation des petits couvents soit patriarcale et que, d’une
autre, celui qui dans le temps se trouvera évêque en ait kanonikon et commémoraison
conformément à la coutume. Aussi et pour confirmation cela a-t-il été consigné ici »11 .

Petre Ş. Năsturel a identifié le premier monastère de Iaţco comme étant


celui d’Iţcani, alors que Saint-Démétrius serait, selon lui, « un sanctuaire [qui]
aura précédé l’église que, bien plus tard, le voïévode Pierre Rareş allait élever à
Suceava sous le même vocable vers 1534-1536 »12. Les circonstances dans
lesquelles eut lieu ce don, qui faisait des deux couvents des stavropégies
patriarcales, ont été attentivement reconstituées par l’auteur qui avance
1’hypothèse que Iaţco, en tant que chancelier de Moldavie, avait accompagné le
protopope Pierre à Constantinople, en 1395, lors d’une mission destinée à
régulariser les rapports de 1’Église de Moldavie avec le Patriarcat œcuménique.
Ce faisant, Petre Ş. Năsturel identifie « en toute sûreté » notre Iaţco au futur
logothète de Iuga et d’Alexandre le Bon (actif entre 1399-1400).
Disons tout de suite notre accord total avec la plupart des thèses de Petre Ş.
Nâsturel, thèses sur lesquelles nous allons d’ailleurs revenir plus loin dans cet
article. Là où nous ne le suivons plus, c’est dans l’essai d'interprétation de la
finalité de l’acte du ktitor qu’il tente dans le paragraphe que nous reproduisons
ici :
« Avant de tenter de percer l’identité des deux petits couvents du boyard Iaţco [...] il serait
bon d’éclaircir les raisons qui le poussèrent à en faire hommage au patriarche Antoine IV. C’est
une coutume reçue de toutes les époques que les ambassadeurs offrent aussi des présents à ceux
auxquels on les a chargés de transmettre le message de leur propre maître. Quand donc le
protopope Pierre s’en vint demander au patriarche oecuménique de relever des censures de
l’Église les voïévodes, les boyards et tout le peuple de Moldavie, il est évident qu’l aura présenté
à Antoine IV non seulement la lettre de son prince, mais encore des dons. On peut même penser
que les grands boyards, les conseillers du voïévode Étienne, pendirent eux aussi leur propre sceau

11
P. Ş. Năsturel, « D’un document byzantin de 1395 et de quelques monastères roumains »,
TM (Hommage à M. Paul Lemerle) 8 (1981), p. 346.
12
Ibidem, p. 349-350.

94
À PROPOS DE IAŢCO DE SUCEAVA

à côté de celui de leur suzerain (telle était alors la coutume) et qu’ils auront chargé à leur tour
Pierre d’assurer de leur soumission le patriarche auquel ils auront également adressé par la même
occasion l’hommage de leurs propres présents. Et celui de Iaţco – qui en tant que logothète aura
rédigé de sa plume la lettre princière – fut certainement le don des deux petits couvents qu’il
possédait. L’acceptation de ce présent par le patriarche, ainsi que l’atteste le registre de Vienne,
était en quelque sorte la garantie morale qu’il accordait aux Roumains des bonnes intentions qui
l’animaient, lorsqu’il promettait de leur donner un jour pour métropolite le protopapas Pierre,
pourvu qu’ils renonçassent à Joseph et à Mélèce »13.

Pour notre part, nous pensons que les choses ont été tout à fait différentes.
Tout d’abord, il n’est pas du tout sûr que Iaţco se soit rendu à Constantinople,
car la notice du registre patriarcal nous dit seulement qu’il avait écrit au
patriarche, et non pas qu’il se fut déplacé personnellement, comme ce fut le cas,
par exemple, avec Dragoş de Maramureş en 1391, lorsque celui-ci fit don au
patriarche du monastère Saint-Michel de Peri14.
Par ailleurs, l’ambassade du protopope Pierre a été un échec pour le prince
de Moldavie, Étienne Ier : le patriarche refusa de reconnaître les « pseudo-
évêques » Joseph et Mélèce, qu’il couvrait par la suite de termes injurieux :
« voleurs, adultères et bandits »15. Plus intéressants sont les détails que donnait
le patriarche sur les circonstances de la nomination du protopope Pierre comme
exarque de la métropole de Moldavie : celui-ci ayant refusé à plusieurs reprises
ce redoutable honneur, le patriarche avait eu recours à la menace de lui enlever
la prêtrise pour le convaincre d’accepter l’exarchat. Et l’éditeur du texte (Tudor
Teoteoi) de préciser : « le but de ce passage était d’épargner au protopope Pierre
d’éventuelles représailles une fois rentré en Moldavie »16.
À notre avis, il ressort clairement de cette correspondance que le patriarche
avait essayé une formule de compromis en nommant le protopope Pierre comme
exarque de la Métropole de Moldavie, formule qui avait le but d’écarter « en
douceur » Joseph et Mélèce sans pour autant imposer le candidat du patriarche
au trône métropolitain de Suceava. Mais le protopope savait très bien que le
prince Étienne et les boyards n’allaient pas agréer cette formule, d’où son
extrême réticence à accepter la nomination patriarcale. Que la proposition
patriarcale n’a pas été acceptée par le prince moldave, il ressort aussi du fait que
le conflit a été résolu seulement en 1401, après la mort d'Antoine IV et du
métropolite Jérémie, par la reconnaissance de Joseph comme métropolite de
Moldavie17.

13
Ibidem, p. 348-349.
14
FHDR, IV, Bucarest 1982, p. 230-231. L’hypothèse de la présence de Iaţco dans la
délégation moldave à Constantinople a été émise d’abord par L. Şimanschi – G. Ignat,
« Constituirea cancelariei statului feudal moldovenesc (II) », AIIAI X (1973), p. 133, n. 73.
15
FHDR, IV, p. 242-3 et n. 80, p. 246-247.
16
Ibidem, n. 84.
17
Ibidem, p. 268-277 ; cf. Şt. Gorovei, « Aux débuts des rapports moldo-byzantins », RRH
XXIV (1985), p. 183-208.

95
MATEI CAZACU

Dans ces conditions, on peut penser que l’acte de Iaţco a été ressenti par le
métropolite Joseph et par Étienne Ier comme une démarche hostile, comme la
rupture de l’unité du pays face au Patriarcat de Constantinople et comme une
expression de méfiance vis à vis du métropolite qui perdait le contrôle sur les
deux monastères devenus stavropégies. On connaît, en effet, le mécontentement
des évêques face à cette pratique depuis le IXe siècle et il est vraisemblable que
tel fut le cas également en Moldavie en 139518.
Mais il y a plus encore. Şerban Papacostea a récemment soumis à une
analyse pénétrante la création de la stavropégie de Peri en 1391 et son
acceptation par le roi Sigismond de Luxembourg :
« Sous la pression des nécessités politiques et militaires, le roi se vit contraint à faire des
concessions importantes, à la fois aux Roumains de son royaume et à la confession orthodoxe. En
effet, le privilège octroyé en 1391 par le Patriarcat de Constantinople au monastère de Peri déclaré
“stauropigie”, dont l’hégoumène était investi de là qualité d’exarque patriarcal, a consacré une
autonomie territoriale roumaine dans les frontières du royaume hongrois. C’était une concession
majeure de la part du roi, qui éludait l’interdiction de la présence d’une hiérarchie orthodoxe
supérieure, sans annuler de droit le monolithisme confessionnel officiel du royaume, innovation
qui fraya la voie à d’autres accords similaires. En 1391, à la suite du premier accord entre Mircea
et Sigismond, le Pays de Făgăraş (“Terra Fogaras”) dans le Sud de la Transylvanie revint sous
l’autorité du prince de Valachie ; le premier acte octroyé par le prince dans ce territoire signale la
présence, à l’intérieur de cette entité politique et territoriale roumaine intracarpathique, du clergé
abbatial orthodoxe. Ainsi donc, un second pays roumain à l’intérieur du royaume regagnait son
autonomie politique et confessionnelle, celle-ci en rapport avec l’État roumain situé au Sud des
Carpates »19.

On peut, de la sorte, mesurer l’importance de la démarche de Iaţco en la


comparant avec celle de Baliţa et de Dragoş de 1391 : il s’agissait de soustraire
à l’autorité du métropolite de Moldavie (et, par conséquence, du prince) les
deux stavropégies d’Iţcani et de Saint-Démétrius, où pouvait dorénavant résider
l’exarque patriarcal, le protopope Pierre, fort de sa nomination par le patriarche
et concurrent direct, sur son propre territoire, du métropolite Joseph. Une telle
situation ne pouvait que générer des conflits d’autorité appelés à être résolus par
le patriarche lui-même, juge et partie à la fois. C’était là, à n’en pas douter, un
affront très sérieux pour le métropolite et pour Étienne Ier qui suivait dans cette

18
Là-dessus, outre la bibliographie citée par P. Ş. Năsturel, op. cit., on consultera avec
profit H. G. Beck, Kirche und theologische Literatur im byzantischen Reich, Munich 1959, p.
129-130 (« Byzantinisches Handbuch », II/l) ; Al. Elian, « Legăturile Mitropoliei Ungrovlahiei cu
Patriarhia de Constantinopole şi cu celelalte Biserici ortodoxe. De la întemeiere pînă la 1800 »,
BOR LXXVII (1959), p. 914-915. Voir aussi E. Birdaş, « Stavropighia în dreptul românesc », GB
3-4 (1955), p. 186-198 (qui nous a été inaccessible) ; P. Strihan, « Stavropighie », dans O.
Sachelarie – N. Stoicescu (éds.), Instituţii feudale din Ţările române, Bucarest 1988, p. 454.
19
Ş. Papacostea, « Byzance et la croisade au Bas-Danube à la fin du XIVe siècle », RRH
XXX (1991), p. 16-17. Voir aussi R. Popa, Ţara Maramureşului în veacul al XIV-lea, Bucarest
1970, p. 218-221, 251-253 ; idem, « Zur kirchlichen Organisation der Rumänen in
Nordsiebenbürgen im Lichte des patriarchalischen Privilegiums von 1391 », Ostkirchliche Studien
XXIV (1975), p. 309-317.

96
À PROPOS DE IAŢCO DE SUCEAVA

affaire la ligne de son suzerain, Vladislav Jagello, à propos de la Métropole de


Halitch20.
Mais l’initiative de Iaţco peut être interprétée aussi comme un essai de
séparer la région de Suceava du reste de la Moldavie, ou du moins de lui
conférer un statut spécial rappelant son ancienne indépendance. À une époque
où l’autorité politique et ecclésiastique allaient de pair, toute initiative sur un de
ces plans avait des répercussions immédiates sur le second : la comparaison
avec la situation privilégiée de Peri à l’intérieur des domaines de Dragoş et de
Baliţa s’impose donc une fois de plus. L’autonomie confessionnelle pour Iţcani
et Saint-Démétrius, soustraites à l’autorité du métropolite Joseph et soumises
directement au Patriarcat de Constantinople, risquait par voie de conséquence de
remettre en question la domination politique du prince moldave sur la région de
Suceava. L’ancien voïévodat soumis, semble-t-il, par Pierre Ier, essayait-il de
recouvrer un statut séparé à l’intérieur de l’État moldave ?21 En tout cas, Iaţco
agissait en tant que ktitor mais aussi, croyons-nous, comme grand seigneur
local, descendant peut-être des anciens voïévodes de Suceava22 .
Souvenons-nous qu’en janvier - février 1395, Etienne Ier venait de vaincre
l’armée hongroise dirigée par Sigismond de Luxembourg en personne23. Or, le
roi de Hongrie était depuis 1394 l’allié de fait de Byzance dans sa lutte contre
les Turcs ottomans et préparait activement la croisade destinée, entre autres, à
lever le siège de Constantinople que dirigeait Bajazed Ier. En même temps,
Sigismond maintenait ses prétentions sur la domination de la Moldavie,
prétentions qui formaient une partie non négligeable du contentieux qui
l’opposait à Vladislav Jagello et qui concernait également Halitch et la Podolie.
La paix entre les rois de Pologne et de Hongrie allait être conclue seulement en
juillet 1397 à Iglau ; à cette occasion, Sigismond abandonna toutes ses
prétentions sur les régions disputées, décision qui eut comme conséquence la
20
Ş. Papacostea, « Byzance et la croisade », loc. cit. ; J. Meyendorff, Byzantium and the
Rise of Russia, Cambridge 1981, p. 249 et suiv., où on corrigera la curieuse erreur qui fait de
Baliţa et de Dragoş « the Moldavian Orthodox hospodars ».
21
Voir aussi les considérations de N. Grigoraş, op. cit., p. 52 et suiv. ; M. D. Matei, op. cit.,
p. 50 et suiv.
22
Suceava était plus exposée que Iaşi sur la voie de l’unification de la Moldavie entreprise
par les voïévodes de Baia puis de Siret. La région de Iaşi se trouvait sous l’obédience de la famille
Procelnic dont le chef, Stoian, entre dans le Conseil princier en 1401, signe indubitable de sa
soumission à Alexandre le Bon : cf. R. Möhlenkamp, op. cit., p. 68 et n. 67, où sont indiqués
d’autres clans nobiliaires maîtres de terrae qui ont formé la Moldavie. Un doute subsiste quand au
sens exact de « procelnic », dont s’est occupé A. Sacerdoţeanu, « “Procelnicul”, o instituţie
medievală românească », AUB XV (1966), p. 49-57. En vieux-slave, « proč’l’niku » (ou
« pročelniku ») était 1’équivalent de « logothetis, scriba » : cf. F. Miklosich, Lexicon paleo-
slovenico-graeco-latinum, Vienne 1862-1865, p. 712. Il y aurait matière à réflexion sur le rang de
chancelier de Iaţco et la fonction de « procelnic » de Stoian, tous les deux « princes médiatisés »,
pour employer la terminologie consacrée dans le domaine occidental.
23
I. Minea, Principatele române şi politica orientală a împăratului Sigismund, Bucarest
1914 p. 47 et suiv. ; P. P. Panaitescu, Mircea cel Bătrân, Bucarest 1944, p. 249 ; R. Manolescu,
« Campania lui Sigismund de Luxemburg în Moldova (1395) », AUB XV (1966), p. 59-74.

97
MATEI CAZACU

normalisation des rapports avec la Moldavie où régnait Étienne Ier24. Mais, en


mai 1395, la tension était encore grande entre la Moldavie et la Pologne, d’une
part, et la Hongrie et Constantinople, d’autre part. Ceci explique, croyons-nous,
les représailles que le voïévode Étienne entreprit contre Iaţco de Suceava. En
effet, si nous ignorons les suites qu’entraîna pour le protopope Pierre la décision
patriarcale de le nommer exarque, en échange nous avons une indication qui
pourrait s’appliquer au cas de Iaţco.
Renate Möhlenkamp a attiré l’attention sur l’importance du procès verbal
des miracles faits à Siret entre 1392 et 1402 par le sang du Christ apparu sur un
corporal de l’église dominicaine de cette ville, église placée sous le vocable de
Saint-Jean-Baptiste25. Or, parmi les personnes miraculées se trouvait aussi un
« chancelier russe d’Étienne, le voïévode de ce pays » puni par son prince à
avoir la tête coupée. Voici le passage en question :
« Inter quos fidedignos protestatores primo discretus vir Laurencius Sprynger, eiusdem
civitatis [Siret] incola, laudabile ac notabile insinuauit se eciam cum pluribus vidisse miraculum
quod quidam Ruthenicus cancellarius Stephani , vayvode terre illius, ad plectendem ductus ex
angustia ac metu mortis sentencie memor, quia et ipse intererat factis, quum idem pixidarius
eundem sacrum sanguinem seu stillicidia sub gladio deuotissime inuocauit. Et sic ex pluribus
ictibus omni sibi coram populo illatis nullam prorsus sensit lesionem et sic ad tam mirifici
spectaculi visionem dimis(s)us fuit . Sicut eciam memoratus Stephani Waywode cancellarius
huius miraculi non inmemor tam coram tortore, quam omni populo ibidem existente Deo se et
sacro commendauit sanguini nichilominus coram omni populo ultro si saluaretur fidem se
catholicam spopondit suscepturum. Post hec ipse ceruicem spiculatori tetendit ac quinque
asperrimi gladii plagarum ictus suscepit, ubi cum quinque rubea cycatricum omni coram astanti
populo fuerunt visa signa et viso miraculo iterato ad Wayvodam dominum terre reductus ipseque
ad veritatis rei inquisicionem liberum eum dimis(s)sit. Et incessanter eciam sacrum ad sanguinem
recurrendo accelerauit et que sibi gesta fuerant denote publicauit et in eadem ecclesia baptizatus
fidem accepit »26 .

Ce récit a été enregistré par écrit devant témoins à Siret en 1402 par le
notaire impérial Conrad fils d’Otto de Weysmeyn, du diocèse de Bamberg, et
nous avons toutes les raisons de croire à sa véracité. Le chancelier russe
(« quidam Ruthenicus cancellarius ») du prince Étienne ne peut être, à notre
avis, que Iaţco de Suceava. Le terme latin cancellarius désignait, au Moyen-
Âge, le chef de la chancellerie, aussi bien impériale que papale27. En Moldavie,
le grand logothète est nommé kanciler en slavon, en 1436, et cancel(l)arius
dans des actes latins internes de 1459 et 146828. Aux débuts de l’organisation de

24
Ş. Papacostea, op. cit., p. 11-12.
25
R. Möhlenkamp, « Ex Czeretensi civitate : Randnotizen zu einem in Vergessenheit
geratenen Dokument », AIIAI XIX (1982), p. 105-130. L’acte en question a été découvert et
publié pour la première fois par Al. Czolowski, « Sprawy woloskie w Polsce do r. 1412 »,
Kwartalnik historyczny V (1891), p. 594-598.
26
R. Möhlenkamp, op. cit., p. 129.
27
J. F. Miermeyer, Mediae latinitatis lexicon minus, Leiden 1954-1958, p. 125.
28
N. Stoicescu, Sfatul domnesc şi marii dregători din Ţara Românească şi Moldova (sec.
XIV – XVII), Bucarest 1968, p. 177.

98
À PROPOS DE IAŢCO DE SUCEAVA

la chancellerie moldave, le nom du chancelier n’apparaît pas dans les actes ;


Iaţco est le premier personnage connu qui a la charge d’appendre le sceau
princier sur un acte du voïévode Iuga en date du 28 novembre 139929. On peut,
d’autre part, se demander si l’acte de soumission envers le roi de Pologne
qu’Étienne Ier émet en janvier 1395 n’est pas son oeuvre, car l’écriture est
différente des actes slavons précédents de 1388-1393, bien que la langue soit la
même, le slavon ruthène employé dans la chancellerie polonaise de cette
région30. Ce ne sont, là, que des hypothèses, bien sûr ; ainsi procédons à l’étude
d’autres indices qui pourraient les renforcer.
Et, tout d’abord, le miracle de Siret. Cet événement n’est pas sans rappeler
celui dont bénéficia Michel le Brave en 1593, avant d’occuper le trône de
Valachie. Rappelons que Michel avait occupé la dignité de ban de Craiova de
1591 à 1593, plus précisément en tant que lieutenant de Iane, puis d’Andronic
Cantacuzène, les titulaires de la fonction, qui résidaient à Constantinople en tant
que représentants (capuchehaia) des princes de Valachie31. Soupçonné par le
prince Alexandre le Mauvais de comploter pour s’emparer du trône, Michel dut
jurer avec témoins qu’il n’était pas fils de prince et ne nourrissait aucun dessein
de régner en Valachie. Nous connaissons, pour cet événement, deux récits
indépendants. Le premier, enregistré par Radu Popescu, dit que Michel
« fut emmené à Bucarest et passant devant l’Église-Blanche [Biserica Albă] durant l’office
saint, il demanda aux officiers princiers [armaşi] la permission d’écouter la sainte liturgie. Et,
ayant obtenu leur permission, il entra dans l’église et pria et promit à saint Nicolas, le patron de
l’église, s’il le sauvait, de lui construire un monastère placé sous son vocable, comme il l’a fait,
d’ailleurs. Car, étant emmené devant le prince et niant les accusations, il jura avec 12 co-jureurs
qu’il n’était pas fils de prince et ainsi il échappa à la mort »32.

Ce récit contient un anachronisme, mais qui est de taille : en effet, Michel


le Brave a bel et bien construit le monastère promis à saint Nicolas – nommé
Mihai-Vodă – seulement ce monastère date de 1591, lorsqu’il fut offert comme
stavropégie au patriarche de Constantinople, Jérémie II, de passage dans le
pays33.

29
DRH, A, I, no 9B, p. 13. Le 1er août 1404, il apparaît dans le Conseil princier comme
« pan Iaţco pisari » à la onzième position. L’acte a été « écrit par pan Iaţco et Bratei », mais
l’écriture est celle de Bratei. Iaţco est donc chancelier. Cf. M. Costăchescu, Documentele
moldoveneşti înainte de Ştefan cel Mare, II, Iaşi 1932, no 173, p. 625-627.
30
M. Costăchescu, op. cit., II, no 167, p.611-615 ; L. Şimanschi – G. Ignat, op. cit. (I), p.
119, 122, n. 36, (II), p. 131, 139 ; R. Möhlenkamp, « Ex Czeretensi civitate », p. 112-113. Il s’agit
du dernier acte écrit en slavon russe de la Chancellerie moldave des XIVe – XVe siècles.
31
Şt. Andreescu, « Mihai Viteazul, Cantacuzinii şi marea bănie de Craiova », AIIAI XXV/2
(1988), p. 187-198.
32
Radu Popescu, Istoriile domnilor Ţării Româneşti, éd. C. Grecescu, Bucarest 1963, p. 69-
70.
33
N. Stoicescu, Repertoriul bibliografic al monumentelor feudale din Bucureşti, Bucarest
1961, p. 230 ; Al. Elian, op. cit., p. 914-915. Grammata du patriarche Jérémie dans Hurmuzaki,
Documente, XIV/1, no 162, p. 90-93.

99
MATEI CAZACU

Il existe, pourtant, un autre récit sur ce qui s’est passé à Bucarest en juin
1593. Il nous a été transmis par le transylvain Ştefan Szamosközy (c. l565 – c.
1612) et nous dit que Michel fut condamné à mort par le prince Alexandre. Une
fois monté sur l’échafaud, le bourreau, impressionné par sa prestance (ou bien
ivre) aurait laissé tomber sa hache et se serait enfui34.
La ressemblance entre les deux exécutions manquées – celle de Iaţco et
celle de Michel le Brave – à deux siècles d’intervalle et dans les deux Pays
roumains est trop grande pour ne pas être tenté d’y voir autre chose qu’un
miracle. Il s’agit, dans les deux cas, de deux grands seigneurs qui représentent –
ou dirigent – une province : l’Olténie, dans le cas de Michel le Brave, la région
de Suceava, dans celui de Iaţco. Tous les deux construisent des couvents qu’ils
offrent comme stavropégies au Patriarcat de Constantinople ; enfin tous les deux
sont condamnés à être décapités et ont la vie sauve in extremis, sur l’échafaud.
On peut donc se demander s’il n’y a pas lieu d’interpréter ces deux exécutions
manquées comme un « rituel symbolique, un simulacre de mise à mort qui
débouchait sur le pardon », comme l’écrit André Berelowitch à propos de cas
similaires enregistrés en Russie. Il s’agissait, dans ces derniers cas, d’une
pratique judiciaire appelée « reddition par la tête » (vydača golovoj) qui se
traduisait par « livrer à la merci de quelqu’un » un seigneur coupable de
calomnie ou impliqué dans une querelle de préséance35 . Le Code de lois russe
de 1649 (Sobornoe Uloženie) prévoyait cette cérémonie dans le cas du manque
de respect envers le patriarche de Moscou, détail important sur lequel nous
reviendrons plus loin36.
Selon l’historien russe, Aleksej Fedorović Malinovskij, qui publia en 1817
une monographie du prince Požarskij, le rituel se déroulait de la façon suivante :
« L’offensé, non sans grandiloquence, énumérait ses griefs à l’intention de l’offenseur
prostré à ses pieds, lui reprochant l’insulte faite à son lignage ; et après que l’autre eut entendu

34
I. Crăciun, Cronicarul Szamoskozy şi însemnările lui privitoare la Români, 1566-1608,
Cluj 1928, p. 99. Je n’ai pas pu consulter cet ouvrage à Paris, ainsi je reproduis le résumé qu’en a
donné N. Iorga, Istoria lui Mihai Viteazul, I, Bucarest 1935, p. 89-90 : « Cu un prilej oarecare,
Domnul se întărâta asupra lui Mihai, şi Iani-şi chema atunci ocrotitul pentru a-l răsplăti prin
domnie de ofensa suferită de la un Domn. Mihai ascultă, dar e prins pe cale, dus la Bucureşti,
unde ştim că stătea de obiceiu Alexandru-Vodă şi osândit la moarte. Dar călăul nu cuteza să dea
lovitura, oprit fiind, nu numai de starea de beţie în care se afla, ci şi de căutătura stăpânitoare a
mândrului boier : “căci, precum odinioară Marius-şi spăimântase ucigaşul prin măreţia chipului,
astfel el şi spăimântă călăul”. El fugi, zvârlind sabia, pe care nimeni nu se încumeta s-o ridice.
Boierii impuseră atunci Domnului iertarea – o întâmplare ca aceasta fiind vădirea voinţii luii
Dumnezeu într-o minune ». N. Iorga renvoie à Török – Magyarkori Emlékek, Okmánytar, III, p.
24-25. Pour Szamoskozy, voir aussi I. Crăciun – A. Ilieş, Repertoriul manuscriselor de cronici
interne din sec. XV – XVIII privind istoria României, Bucarest 1963, p. 233-235.
35
A. Berelowich, « Plaidoyer pour la noblesse moscovite. À propos des affaires d’honneur
au XVIIe siècle », CMRS XXIV (1993), p. 130-131 ; voir aussi N. S. Kollmann, « Ritual and
Social Drama at the Muscovite Court », Slavic Review XLV (1986), p. 486-502 ; eadem, « Honor
and Dishonor in early modern Russia » », FOG XLVI (1992), p. 131-146.
36
A. Berelowich, op. cit., p. 131.

100
À PROPOS DE IAŢCO DE SUCEAVA

docilement toutes ces accusations, il disait : “le glaive ne tranche pas une tête pénitente”, et lui
tendait la main pour l’aider à se relever »37.

Cette phrase, « le glaive ne tranche pas une tête pénitente », a été


rapprochée par A. L. Markevič de proverbes russes très proches qui démontrent,
selon lui, « le caractère formulaire de l’expression », et des coutumes slaves38.
On pense évidemment au proverbe « Capul ce se pleacă [ou plecat] sabia
nu-l taie », connu surtout par la poésie de Dimitrie Bolintineanu, mais qui se
révèle être beaucoup plus ancien et de circulation plus large dans le monde russe
et slave oriental en général. Une recherche dans ce sens dans les anciens textes
roumains pourrait éventuellement prouver son usage à des époques plus
reculées. Quant à nous, nous avons pu le dépister chez Ion Neculce, qui parle,
lors du rétablissement des relations d’Antioh Cantemir avec la Pologne en 1696,
de « capul plecat nu-l prinde sabia »39.
Ce qui importe ici c’est qu’il s’agit, selon toute vraisemblance, d’une
cérémonie judiciaire très précise qui était en voie de disparition : « c’est
lorsqu’une cérémonie n’est plus comprise qu’on cherche à la justifier », écrit
avec raison A. Berelowitch40. Cette disposition nous semble s’appliquer aussi
aux deux cas roumains, reliés ensemble aussi par la fondation de stavropégies ce
qui représentait, sans aucun doute, une forme de manque de respect envers le
métropolite du pays. D’où, croyons-nous, l’explication du miracle de Siret par
un habitant allemand, Laurentius Springer, ou de celui de Bucarest par le
Hongrois Szàmoskozy. Les sources roumaines parlent seulement du pardon du
prince car la cérémonie, le simulacre de mise à mort débouchant sur le pardon
était une évidence qui n’avait point besoin d’autres détails pour les autochtones,
alors que les étrangers l’interprétaient comme un miracle41.

37
A. F. Malinovskij, Biograficeskie svedenija o knjaze Dimitrij Mihajlovice Pozarskom,
Moscou 1817, p. 91-93, n. 9 ; A. Berelowich, op. cit., p. 131, n. 116.
38
A. I. Marisevic, O mestnicestve. Izsledovanie, I, Kiev 1879, p. 94 ; A. Berelowich, op.
cit., p. 131 et n. 117.
39
I. Neculce, Letopiseţul Ţării Moldovei, éd. G. Ştrempel, Bucarest 1982, p. 381. D’autres
mentions – dont Cantemir – du proverbe, chez I. A. Zanne, Proverbele Românilor, II, Bucarest
1897, no 2861, p. 38-40, no 2862, p. 40. Le renvoi aux Évangiles que fait Zanne nous semble
improbable. L’origine du proverbe serait à chercher plutôt dans la tradition romaine depuis
l’épisode des Fourches Caudines, la meilleure illustration que nous connaissions de ce dicton.
40
A. Berelowich, op. cit., p. 131.
41
On peut se demander si l’exécution de Vasile Stroici par Ştefan Tomşa après la bataille
de Cornul-lui-Sas n’était pas, à l’origine, une cérémonie similaire. Cf. Miron Costin, Opere, p. 60.
Le simulacre d’exécution était connu aussi dans l’Empire ottoman où, en 1540, Pierre Rareş eut à
le subir de la part de Soliman le Magnifique qui avait juré sa mort : C. Rezachevici, « Pribegia lui
Petru Rareş », dans L. Şimanschi (éd.), Petru Rareş, Bucarest 1978, p. 197 et n. 150. Un second
cas, encore plus ressemblant à celui de Iaţco, s’est passé vers 1634 et a eu comme héros le fameux
Abaza Mehmet pacha : « Şeihzade efendi, numit pentru fetvale, povesteşte că în timp ce Abaza
[paşa] era serdar în partea Ţării Româneşti, se făcuseră plângeri din cauza tiraniei sale. Atunci
padişahul [Mourad IV] se gândise să-l omoare. Acesta arătând însă credinţă şi luându-şi
angajamente, îi fusese zgâriată numai ceafa de însuşi mâna sultanului, pentru ca jurământul să fie

101
MATEI CAZACU

À la lumière de ces observations, il est nécessaire de réviser nos idées sur


la pratique judiciaire roumaine appelée « a-şi pune capul » qui serait, dans
certains cas au moins, une forme de la « reddition à merci » rencontrée en
Russie42. À noter aussi que, dans le cas moldave, on parle de plusieurs coups
d’épée dans le cas du pixidarius et de cinq coups donnés à Iaţco, ce qui pourrait
faire partie également de la cérémonie.
Dans le cas de Michel le Brave, il y a encore un détail qui peut avoir sa
signification. Alexandre le Mauvais (cel Rău), le prince de Valachie qui
condamna le ban Michel à la « reddition à merci », était Moldave d’origine. Il
se disait, en effet, fils de Bogdan Lăpuşneanu (1553-1577), prince de Moldavie
de 1568 à 1572. Après sa déposition par les Turcs, il se réfugia d’abord en
Galicie puis, en 1574, à Moscou, où il épousa une noble russe peu avant de
mourir, jeune et aveugle43. Alexandre le Mauvais était donc à moitié russe et
avait pu assister, à Moscou, à des cérémonies similaires, même s’il était encore
très jeune44. Son éducation, comme sa langue maternelle, étaient donc russes et
ceci peut expliquer pourquoi il introduisit en Valachie cette coutume, à supposer
qu’elle y était inconnue.
Revenons maintenant à Iaţco de Suceava. Le procès verbal des miracles de
Siret nous dit que le chancelier russe s’est converti au Catholicisme dans
l’église Saint-Jean de Siret. Le choix même de cette ville pour l’exécution
manquée semble prouver qu’elle était encore la capitale de la Moldavie, au
moins sous le règne d’Étienne Ier, constatation qui concorde avec l’attitude
servile du prince envers Vladislav Jagello auquel il devait le trône et qui
1’empêchait de s’éloigner de la frontière polonaise45.
La conversion de Iaţco peut être un argument dans 1’explication de la
métamorphose de l’église de Saint-Démétrius de Suceava qui est transformée en
édifice de culte catholique. M. D. Matei, A. L. Rădulescu et Al. Artimon ont

îndeplinit. Vindecându-i-se rana, el îşi făcu mulţi prieteni la Adrianopole » ; Mustafa Naima
(1654/55-1716), Naima tarihi, dans Cronici turceşti privind Ţările române. Extrase, III, éd. M. A.
Mehmed, Bucarest 1980, p. 78.
42
V. A. Costăchel, « Golovnicestvo v rumynskom obycnom prave », NÉH IV (1970), p.
71-81 ; A. Constantinescu, « La composition dans l’ancien droit pénal roumain », RRH XV
(1976), p. 753-757.
43
T. Holban, « Bogdan Vodă Lăpuşneanu », Viaţa Basarabiei XI (1942), p. 809-814, nous
a été inaccessible ; voir N. Iorga, « Pretendenţi domneşti în secolul al XVI-lea », AARMSI, IIe
série, XIX (1898), p. 246-247 ; G. Bezviconi, Contribuţii la istoria relaţiilor româno-ruse,
Bucarest 1962, p. 56, affirme que Bogdan est mort sans enfants, en 1577. Il faudrait donc revoir
l’ascendance d’Alexandre le Mauvais. Par ailleurs, son prédécesseur au trône valaque, Étienne le
Sourd (Ştefan Surdul) (1591-1592) était lui aussi moldave, fils de Jean le Terrible (Ion Vodă cel
Cumplit).
44
Les cérémonies détaillées chez N. S. Kollmann, Ritual and Social Drama, p. 496, n. 36.
Pour revenir en Valachie, le métropolite Michel II, installé à l’automne par Alexandre le Méchant,
sera écarté par Michel le Brave au plus tard à l’automne 1594 : cf. M. Păcurariu, Istoria Bisericii
Ortodoxe Române, I, Bucarest 1991, p. 454.
45
M. D. Matei, op. cit., p. 57-58.

102
À PROPOS DE IAŢCO DE SUCEAVA

étudié les églises de pierre de Saint-Démétrius de Suceava et ont découvert ici


les restes de la première église catholique de Suceava. Ce qui nous semble
important est le fait que la construction a connu deux phases : dans un premier
temps, l’église avait une forme presque carrée de 8 mètres sur 7,40, avec deux
absides au Nord et au Sud46. Dans une seconde phase, qui doit se placer après
1395-1396, le fondateur a agrandi l’église en y ajoutant une nouvelle salle en
longueur et deux tours massifs qui flanquaient la façade ouest47. Cette église a
été abandonnée après 1410, lorsque le prince Alexandre le Bon la fit démolir et
utilisa les matériaux pour l’érection des murs de la Cour princière de Suceava48.
On peut penser que le prince moldave construisit à sa place l’église de l’Évêché
catholique de Baia, datée de 141049. La destruction de Saint-Démétrius a dû
suivre de peu la mort du ktitor Iaţco, mentionné pour la dernière fois dans le
Conseil princier le 18 novembre 140950 .
Entre le 28 novembre 1399 et le 1er septembre 1400, Iaţco remplit à
nouveau la fonction de chancelier sous les règnes des voïévodes Iuga et
Alexandre le Bon51 . À partir de 1403, et jusqu’en novembre 1409, il est présent
dans le Conseil princier sans aucun titre, sauf celui de pan, signe qu’il était un
des principaux boyards de Moldavie52.
Les détails sur sa vie nous manquent complètement. Et pourtant, un acte
hongrois du 22 mai 1398 émis à Dej par les juges du comté de Szolnok
enregistre la présence en cette ville d’un noble moldave appelé « Iacobus dictus
Toth », « procurator » du voïévode Étienne mais qui en réalité était accrédité par
le noble Jean, fils de Costea53. Nous pensons que ce « Iacobus dictus Toth » est
en réalité Iaţco de Suceava, car Iaţco est la forme russe et polonaise de Iacobus

46
M. D. Matei – Al. Rădulescu – Al. Artimon, « Bisericile de piatră de la Sf. Dumitru din
Suceava », SCIV XX (1969), p. 545-565.
47
M. D. Matei, op. cit., p. 59-60 ; N. Grigoraş – I. Caproşu, Biserici şi mănăstiri vechi din
Moldova pînă la mijlocul sec. al XV-lea, Bucarest 1971, p. 60.
48
M. D. Matei, op. cit., p. 60.
49
N. Stoicescu, Repertoriul bibliografic al localităţilor şi monumentelor medievale din
Moldova, Bucarest 1974, p. 47-48.
50
DRH, A, I, no 27, p. 40.
51
DRH, A, I, no 9-12, p. 11-18. L. Şimanschi et G. Ignat croient qu'il s’est rendu à
Constantinople en 1401 dans l’ambassade qui a mis fin au conflit avec le patriarcat de
Constantinople, ce qui expliquerait son absence dans l’acte du 29 juin 1401 scellé par Tamaş, cf.
op. cit. (II), p. 133, n. 72.
52
Idem, op. cit. (II), p. 132, n. 69.
53
DRH, D, I, no 102, p. 169-170. Le premier à avoir attiré l’attention en Roumanie sur cet
acte est V. Motogna, « Ceva nou privitor la Ştefan I (II ?) domnul Moldovei (c. 1394-1400) », RI
VIII (1922), p. 193-194 ; idem, Articole şi documente. Contribuţii la istoria Românilor din
veacurile XIII-XVI, Cluj 1923, p. 47-48. Costea, le père de Jean, pourrait être Costea viteazul,
présent dans le Conseil princier jusqu’en 1399, personnage qui utilisait un sceau avec une
inscription grecque et a été identifié par L. Șimanschi comme un dignitaire de Cetatea-Albă
(1386) : cf. L. Șimanschi, « Cele mai vechi sigilii domneşti şi boiereşti din Moldova (1387-
1421) », AIIAI XVII (1980), p. 151 et 156, fig. 18. Voir aussi infra, n. 130.

103
MATEI CAZACU

(Jacques)54. Le surnom de Toth = « le Slovaque » ne doit pas poser problème.


On sait, en effet, qu’aux XIVe – XVe siècles, Toth avait en hongrois le sens de
« Slave », et non pas de « Slovaque », qu’il prend seulement à partir du XVIIe
siècle55. « Iacobus dictus Toth » peut donc signifier « Iaţco (Iacobus) le Russe
(ou Ruthène) » et, dans ce cas, on peut voir dans notre personnage l’ancêtre de
la famille moldave Tăutul.
On connaissait jusqu’ici un Tăutul, secrétaire princier en 1430 et membre
du Conseil au début du règne d’Étienne le Grand, en 145956. Monsieur Mihail
D. Sturdza me fait l’amitié de me communiquer l’ascendance de ce Tăutul, qui
serait le petit-fils de Coşilă et le fils d’un de ses deux fils, Steţco ou Coşilă57.
Dans ce cas, Coşilă ou Coşulă serait le fils de Iaţco de Suceava, né dans le
dernier quart du XIVe siècle, car ses deux fils Steţco et Coşilă apparaissent dans
le Conseil princier entre 1435 et 1436 (Coşilă) et entre 1435 et 1439 (Steţco)58.
Tous ces prénoms sont slaves et seul Coşilă/Coşulă pose problème. En effet,
contrairement à l’opinion de N.A. Constantinescu59, nous croyons que Coşulă
ne dérive pas de « coş » (panier), mais du vieux slave « košulja » qui se retrouve
également en russe, en ukrainien et en biélorusse avec le sens de « chemise ».
En russe il signifie aussi une sorte de fourrure et dialectal « chemise »60. Le nom
de Coşulă est porté par le monastère moldave construit au XVIe siècle par le

54
I. Iordan, op. cit., p. 351 ; N. A. Constantinescu, Dicţionar onomastic românesc, Bucarest
1963, p. 301-302, croit qu’il s’agit de Iaş, nom ukrainien.
55
L. Dezsö, Ocerki po istorii Zakarpatskih govorov, Budapest 1967, p. 35 ; I. Kniezsa,
Kelet-magyarország helyuevei, J. Deer et L. Galdi, Magyarok és románok, I, Budapest 1943 ; P.
P. Cucka, « Antroponimija Zakarpatlja i mihracija naselennja v Ukrajinslcych Karpatach », dans
Proci XII Respublikans’koji dialektolohicnoji narady, Kiev 1971, p. 369, n. 4 ; I. Lobiuc, « O
problemă controversată : toponimele dacoromâne cu radicalul RUS (II) », AIIAI XXV (1988), p.
418 : « L. Dezsö declară că nu se poate şti etnia populaţiei din aşezările conţinînd, în denumirile
lor, etnicul toth pentru veacurile XIV – XV, întrucît abia în secolul al XVII-lea acest nume slav
comun capătă semnificaţia de “slovac”, în maghiara veche el denumindu-i pe “slavi” (în genere),
adăugând însă că aceasta nu înseamnă că acolo nu puteau locui şi ucrainieni, maghiari, etc., cu
aceleaşi drepturi ca şi slovacii ».
56
DRH, A, I, no 99, p. 146-147 ; l’acte du 3 janvier 1459 dans DRH, A, II, no 81, p. 116-
117 : « pan Tăutul ».
57
Lettre du 16 avril 1994. Nous ne connaissons pas le texte de la communication de I.
Murariu, « Un vechi arbore genealogic ai familiei Tăutu », présenté au IIIe Symposion
« Genealogie şi istorie », Iaşi, 25-26 juin 1992, cf. AIIAI XXIX (1992), p. 491.
58
Entre 1403 et 1408, Iaţco est mentionné dans le Conseil princier ensemble avec « ses
enfants » : DRH, A, I, no 18, 22, 23, p. 25-27, 30-32, 32-34. Le 18 avril 1409 et le 18 novembre
1409, les enfants ne sont plus mentionnés pour aucun des témoins du Conseil princier : ibidem, no
25 et 27, p. 36-7, 38-40.
59
N. A. Constantinescu, op. cit., p. 250.
60
Fr. Miklosich, Lexicon palaeoslovenico-graeco-latinum, Vienne 1862-1965, p. 307 ;
idem, Etymologisches Wörterbuch der slavischen Sprachen, Vienne 1886, p. 134. Kosula vient du
latin casula qui a donné « chasuble », l’équivalent de « phélonion » : cf. L. Clugnet, Dictionnaire
grec-français des noms liturgiques en usage dans l’Église grecque, Paris 1895, p. 161 ; M. Roty,
Dictionnaire russe-français des termes en usage dans l’Église russe, Paris 1980, p. 129. Le
correspondant pour les habits épiscopaux est le sakkos (polistaurion).

104
À PROPOS DE IAŢCO DE SUCEAVA

trésorier Mateiaş, de même que par les villages Coşuleni du même département
de Botoşani.
Le secrétaire Tăutul de 1430 et 1459 est, sans aucun doute, le père du
chancelier moldave Ion Tăutul, qui commence sa carrière comme secrétaire
princier (il écrit sept actes entre 1464 et 1472) pour occuper, à partir de 1475 et
pour 35 ans sans interruption, la fonction de chancelier sous les règnes
d’Étienne le Grand et de son fils Bogdan III61.
Une fille de Ion Tăutul, Marie, épousa Dragotă Săcuianu, grand échanson
de 1513 à 1523. Leur fils, Dragotă Tăutulovici (« al lui Tăutul ») écrit des actes
princiers en 1497. Le fils de ce dernier, « Toader al lui Dragotă », est nommé
pisar (secrétaire) sur une pierre tombale de Bălineşti62. Une autre fille d’Ion
Tăutul, Nastasia, épousa Toader Bubuiog, secrétaire princier en 1495, deuxième
logothète entre 1502 et 1505, enfin chancelier de 1525 à 153763.
Aux siècles suivants, d’autres membres de la famille, descendants du frère
d’Ion Tăutul, Dragomir, occuperont des fonctions à la chancellerie princière.
Ainsi, Ion Tăutulovici est mentionné comme diac en 153963bis. Drăgan Tăutul
est deuxième logothète, puis biv (ex) logothète en 1562 et chancelier en 157064.
Un autre Drăgan, peut-être le fils du premier, est actif comme secrétaire princier
entre 1595 et 1620 ; en 1626-1627 il est uricar et des actes de 1636 et de 1646
l’appellent biv vel (ex-grand) logothète65.
Un autre Tăutul, Zaharia, a comme gendre le diac Popa mentionné en
161866 ; Mihai Tăutul est deuxième logothète en 1621 et ancien logothète en
1642 et en 164567 ; un Ion Tăutul ancien grand logothète est mentionné en 1601

61
N. Stoicescu, Dicţionar al marilor dregători din Ţara Românească şi Moldova, sec. XIV
– XVII, Bucarest 1971, p. 287-288 ; Şt. Gorovei, « Activitatea diplomatică a marelui logofăt Ioan
Tăutu », SAMJ 5 (1978), p. 237-251.
62
N. Iorga, « Contribuţii la istoria Bisericii noastre », AARMSI, IIe série, XXXIV (1912), p.
483 ; N. Stoicescu, op. cit., p. 287-288, 324.
63
N. Stoicescu, op. cit., p. 330-331 ; Şt. Gorovei, « Toader Bubuiog şi Toader Băloş »,
AIIAI XVI (1979), p. 537-548. Deux fils de Ion Tăutul, Thodore et Pierre, sont morts en 1493
(une épidémie ?) et sont enterrés à Bălineşti : cf. N. Iorga, op. cit., p. 482. Ils seront suivis par une
fille, Vasilca, morte en 1494.
63bis
N. Iorga, Studii şi documente, XVI, Bucarest 1909, no 166, p. 84 ; peut-être le même
que le pisar Ion de 1546 : cf. C. Grămadă, « Cancelaria domnească în Moldova pînă la domnia lui
Constantin Mavrocordat », CC IX (1935), p. 208.
64
C. Grămadă, op. cit., p. 194 ; N. Stoicescu, Dicţionar, p. 303.
65
C. Grămadă, op. cit., p. 217. En 1617 il met une pierre tombale à Bǎlineşti, où est
enterrée son épouse Anghelina : cf. N. Iorga, op. cit., p. 483. D’autres actes sur lui chez T. Bǎlan,
Documente bucovinene, II, Cernăuţi 1934, p. 41, 103, 122-123. Pour les uricari : voir D.
Simonescu, Literatura românească de ceremonial. Condica lui Gheorgachi, 1762, Bucarest
1939 ; C. Grămadă, op. cit., p. 177-178.
66
CDM, I, Bucarest 1975, no 344, p. 135.
67
T. Bǎlan, op. cit., II, p. 116-118 ; C. Grămadă, op. cit., p. 196, 220. Le 15 octobre 1645,
Vasile Lupu lui confirmait 1/5 de Bălineşti et des parts dans Baloşani : cf. CDM Bucarest, II,
Bucarest 1959, no 1816, p. 359. En 1673 apparaît le biv logofăt Mihai Tăutul : cf. C. Grămadă, op.
cit., p. 197. J’ignore si c’est la même personne que Mihai Tăutul, gouverneur de Hotin en 1623 :

105
MATEI CAZACU

et pourrait être le personnage qui, avec sa femme Anne, faisait une coupe en
argent en 1600 68 ; un autre (?) Ion Tăutul, lui aussi ancien grand logothète, avait
comme épouse Tofana, la fille de Bilie, vornicel de Putna en 163869. Enfin, au
début du XIXe siècle, Vasile Tăutul est connu comme traducteur 70, alors que le
comis Ionică Tăutul (1795-1830) est bien connu pour son activité littéraire et
politique71.
Ainsi, 14 ou 15 personnes de cette famille ou alliées à elle exercent des
métiers de secrétaire princier et/ou occupent la charge de chancelier de la
Moldavie, ont des préoccupations littéraires et écrivent des œuvres politiques.
Nous sommes donc en présence d’une véritable dynastie d’intellectuels
moldaves, la plus importante si on la compare aux autres que nous avons pu
identifier dans les documents.
Un premier exemple est celui du logothète Bratei qui succède à Iaţco dans
cette dignité entre 1401 et 1413. Son fils, Ivaşco Brateevici remplit la même
fonction entre 1419 et 143072.
Un deuxième exemple est celui du secrétaire Gârdea qui écrit un acte de
1407. Son fils Isaie est chancelier de 1409 à 1424, puis membre du Conseil
princier. Trois de ses fils occuperont eux aussi des dignités à la Cour dans les
décennies suivantes et sous le règne d’Étienne le Grand73.
Deux ecclésiastiques de haut rang, les protopopes Ioil et Iuga, auront eux
aussi des fils employés dans la Chancellerie princière de Moldavie. Ainsi
Giurgiu grămătic, fils de Ioil, lui-même pisar, sera actif entre 1454-1456 et
recevra des donations de la part du prince74, alors que Mihu, le fils du protopope
Iuga, commencera sa longue carrière comme secrétaire princier (entre 1422 et
1443) pour devenir ensuite chancelier de Moldavie (1443-1456). Un de ses
frères, Tador (Théodore), sera lui aussi secrétaire princier75.
Même situation pour le secrétaire Dobrul, actif entre 1448 et 1456,
lorsqu’il écrit pas moins de 15 actes, qui devient chancelier de 1457 à 1468. Son
fils, « Ion al lui Dobrul » (Dobrulovici) est mentionné comme diac en 1514. Un
de ses cousins, Şuşman, a un fils Isaie, lui aussi secrétaire princier entre 1458 et
147276.

CDM, II, no 145, p. 45 ; N. Stoicescu, « Lista marilor dregători moldoveni (1384-1711) », AIIAI
VIII (1971), p. 409, le croit identique à Drăgăn Tăutul.
68
C. Moisil, « O veche cupă moldovenească de argint », RI 2 (1916), p. 1-7.
69
MEF, III, Chişinău 1982, p. 368-369.
70
N. Iorga, Istoria literaturii române în secolul al XVIII-lea (1688-1821), II, Bucarest
19692 , p. 354.
71
E. Vîrtosu, Ionică Tăutu, Scrieri social-politice, Bucarest 1974 ; V. Georgescu, Istoria
ideilor politice româneşti (1369-1878), Munich 1987, p. 376-377 et passim.
72
N. Stoicescu, Dicţionar, p. 263, 277.
73
Ibidem, p. 276.
74
M. Costăchescu, op. cit., I, no 125, p. 575. Voir aussi DRH, A, II, p. 56-57, 91-93.
75
N. Stoicescu, op. cit., p. 279 ; DRH, A, II, p. 44-47.
76
N. Stoicescu, op. cit., p. 268 ; DRH, A, II, p. 251-253.

106
À PROPOS DE IAŢCO DE SUCEAVA

Mais le cas le plus parlant est celui de la famille Hâra-Ştefan qui


enregistre, aux XVIe – XVIIe siècles, pas moins de cinq générations successives
de secrétaires princiers et de chanceliers moldaves : Gavriil, logothète en 1541,
devient chancelier entre 1565 et 156877 ; son fils Gavrilaş est actif comme
deuxième ou troisième secrétaire entre 1569 et 159078. Le fils de Gavrilaş,
Ştefan, sera secrétaire entre 1568 et 1578, puis chancelier de 1594 à 1595 et en
160079. Ce Ştefan est l’ancêtre de la famille du même nom : son fils Dumitraşco
Ştefan est chancelier de 1623 à 1630, alors que le fils de ce dernier, Gheorghe
Ştefan (prince de 1654 à 1658), aura occupé auparavant la charge de chancelier
entre 1651 et 165380.
De telles « dynasties » se retrouvent aussi, mais en plus petit nombre, en
Valachie : rappelons seulement les boyards Năsturel et Rudeanu, aux XVIe –
XVIIe siècles, dont les familles fournissent elles aussi bon nombre de secrétaires
princiers et de chanceliers81 .
Mais le grand homme de la famille Tăutul reste, sans contredit, le
chancelier Ion, dont l’activité diplomatique a laissé des échos dans
l’historiographie moldave82 . Des recherches récentes ont prouvé l’exactitude de
la plupart des informations à caractère anecdotiques, comme par exemple la
donation de onze villages que lui fit le roi de Pologne en 149983. Ces historiettes
se trouvaient vraisemblablement enregistrées dans la chronique d’Eustratie
Logofătul (les Annales moldaves) et ne sont pas toutes entrées dans la
compilation de Simion Dascălul84 . Elles font partie, pensons-nous, des
« légendes de chancellerie » dont s’est occupé Petre P. Panaitescu85 et leur
auteur a pu être, dans ce cas précis, Tăutul lui-même dans lequel nous voyons, à
la suite de Ştefan Gorovei, l’auteur de la chronique du règne d’Étienne le
Grand86.

77
N. Stoicescu, Dicţionar, p. 305 ; cf. notre article, « Petru Movilă et la Roumanie : essai
historique et bibliographique », HUS VIII/1-2 (1984), p. 199-201.
78
M. Cazacu, op. cit., p. 201.
79
N. Stoicescu, op. cit., p. 329-330.
80
Ibidem, p. 448-449.
81
Nous nous permettons de renvoyer à notre étude « Les chancelleries princières de
Valachie et de Moldavie (XIVe – XVIIIe siècles) », Archiv fur Diplomatik (1995), sous presse.
82
I. Neculce, Letopiseţul, p. 167-169.
83
I. Corfus, « Încă un “cuvînt” de-al lui Neculce se dovedeşte a nu fi legendă », SRI XVII
(1964), p. 597-598 ; Şt. Gorovei, « Activitatea diplomatică a marelui logofăt Ioan Tăutul », loc.
cit. ; idem, « Autour de la paix moldo-turque de 1489 », RRH XIII/3 (1974), p. 535-544. À ajouter
aussi T. Bǎlan, « Hotarul de la Ceremuş », CC IX (1935), p. 273-282.
84
I. Șiadbei, Cercetări asupra cronicilor moldovene, l. Eustratie logofătul, Grigore
Ureche, Simion Dascălul, Ion Neculce, Jassy 1939, p. 1-10 ; I. Neculce, Letopiseţul, p. 105.
85
P. P. Panaitescu, « Contribution à l’histoire de la littérature de chancellerie dans le Sud-
Est de l’Europe », RÉSEE V (1967), p. 21-40.
86
Şt. Gorovei, « Activitatea diplomatică », p. 238. À ajouter, au manuscrit copié peut-être
par Tăutul (une comparaison de l’écriture avec celle de ses actes s’impose), deux autres qu’il a
offert à des monastères : E. Turdeanu, « Manuscrise slave din timpul lui Ştefan cel Mare », CL V
(1943), p. 161-163, 179-181 ; à voir aussi idem, « L’activité littéraire en Moldavie à l’époque

107
MATEI CAZACU

De la même façon, l’épisode de Iaţco « l’apiculteur » (ou « le défricheur »)


s’est développé à partir de la personne du chancelier russe Iaţco Tăutul
(« Iacobus dictus Toth », de 1398) et de sa possible descendance des voïévodes
de Suceava antérieurs au « descălecat ». La possibilité que le chancelier Ion
Tăutul descende de Iaţco est soutenue par la localisation du domaine seigneurial
d’Ion Tăutul et de ses descendants et collatéraux. Disons d’emblée que ce
domaine se trouve groupée en quatre zones géographiques dont la première – et
la plus ancienne – est celle délimitée par les villes de Siret et de Dorohoi au
Nord, par Rădăuţi à l’Ouest, Suceava au Sud et Botoşani à l’est, c’est-à-dire au
coeur de l’ancien Voïévodat de Suceava86bis.
Le centre du domaine était, sans aucun doute, Bălineşti, où se trouvait la
résidence principale du chancelier et où il construisit l’église après 149087.
D’autres villages dans le voisinage qui appartenaient à Ion Tăutul et à sa famille
étaient Grămeşti, « în hotar cu moşia târgului Siret »88, Zamostea89, Tăuteşti90,
Botuşaniţa91, Rudeşti92, Dubova93, Rogojeşti (Rugăşeşti)94, Călineşti

d’Étienne le Grand (1457-1504) », RÉR 5-6 (1960), nos XXV, XXXIV, p. 55, 57. Rappelons aussi
que le chancelier Teodosie Rudeanu a présidé à la composition de la chronique de Michel le
Brave, en 1597, et à sa traduction en polonais, d’où Balthasar Walter a tiré sa version latine.
86bis
Dans l’identification et le placement sur le terrain de ces toponymes nous nous sommes
servis de Ghidul drumurilor din România, éd. I. Cămărăşescu, Bucarest 1928 : Automobil – Club
Regal Român ; A. I. Gonţa, Indicele numelor de locuri, dans DIR, A, I, éd. I. Caproşu, Bucarest
1990.
87
Voir un acte du 3 juin 1629 qui parle de « satul Bălileşti, ce este pe Siret, unde au fost
curtea bătrînului, marelui logofăt Tăutului » : CDM, II, no 495, p. 113-114. Voir aussi M.
Costăchescu, Arderea tîrgului Floci şi a Ialomiţei în 1470, Jassy 1935, p. 59-67. D’autres actes
sur Bălineşti chez N. Iorga, Studii şi documente, V, Bucarest 1903, no 114, p. 245-246 et 399-400.
Pour la bibliographie, voir N. Stoicescu, Repertoriu – Moldova, s.v. L’expression de l’acte de
1629 a été reprise à un acte du 18 juin 1601 : cf. DIR, A, XVII/1, no 20, p. 14-15.
88
« În hotar cu moşia târgului Siret » (1765) : CDM, V, no 5, p. 4 (acte de 1701) ; d’autres
actes de 1718, 1727 et 1765 chez N. Iorga, Studii şi documente, V, nos 72, 80, 136, p. 229, 232,
253.
89
Voir une confirmation de la moitié du village faite le 18 juin 1742 au grand trésorier
Toader Palade « pentru care ne-au spus că este driaptă a dumisale, de pe neamul dunmale,
Tăutuleşti » : Condica lui Constantin Mavrocordat, éd. C. Istrati, Jassy 1986, no 672. On peut se
demander s’il ne s’agit là d’un village de colonisation parti de Zamoştea, près de Cernăuţi,
accordé à Ion Tăutul par le roi de Pologne en 1499 : voir infra.
90
Le 8 mars 1572, Ion Vodă confirme et retourne à dame (cneaghina) Marica,
vraisemblablement la femme de Drăgan Tăutul, les villages de Tăuteni, Dumeni et Călugăsenii
sur la Jijia : CDM, I, Bucarest 1989, no 955, p. 368.
91
Voir un acte de 1672 : CDM, III, no 2175, p. 455 ; actes de 1748 et 1779, chez N. Iorga,
op. cit., V, no 114, p. 245-246, no 146, p. 257.
92
Voir documente de 1701, 1740 et 1757 dans CDM, V, no 5, p. 4 ; N. Iorga, op. cit., V, no
91, p. 237, no 128, p. 251.
93
Constantin Tăutul possédait Rudeşti et Dubova en 1740 : N. Iorga, op. cit., V, no 91, p.
237.
94
Actes de 1754 et 1776 chez N. Iorga, op. cit., V, no 122, p. 249, no 145, p. 256-7, 415.

108
À PROPOS DE IAŢCO DE SUCEAVA

(Paholceşti)95 et, un peu plus éloignés, Tureatca96, Dumeni 97, Cordăreni


(Cordăreşti)98, Săpoteni (Sipoteni)99, Călugăreni100, Româneşti101, Comăneşti
(commune de Botoşana)102, Silişeu (Hilişeu, Silişteni) 103, un village plus au Sud,
Antăleşti, près de Fălticeni104 et, enfin, trois autres villages dans le département
(ţinut) de Suceava que nous n’avons pas pu identifier : Drăgşeni, Putişeni,
Trebeşinţi105.
En allant vers le Nord, nous enregistrons ensuite un groupe de sept villages
sis au Sud et au Nord du Prut, à l’Est de Cernăuţi : Horodiştea, sur le Prut 106,
Vancineţi107 , Lehăcenii Tăutului108, Cutu de Jos (Boian)109, Crasnaleuca110,
Cozăreni (Cozlău) et Medveja, au nord du Prut111. Ensuite, en se dirigeant vers

95
Actes de 1609, MEF, III, no 25, p. 63-64 ; 1619-1620, confirmé en 1634, CDM, II, no
987, p. 210-211 ; 1665, CDM, Supliment 1, no 820, p. 264 ; 1669, N. Iorga, Studii şi documente,
XXII, p. 235 ; 1694, CDM, Supliment 1, no 1027, p. 321.
96
Vasile Tăutu possédait un tiers en 1710 : T. Balan, op. cit., II, no 12, p. 42.
97
Actes de 1572 dans CDM, no 368, p. 368 ; 1608, quand Tăutul ot Vascănţi est
propriétaire à Dumeni : N. Iorga, Studii şi documente, XIX, p. 21 ; 1646, juillet 6, CDM, II, no
1891, p. 371.
98
Actes de 1643, 1644 et 1657, CDM, II, no 1678, p. 338, no 1707, p. 342 ; CDM, III, no
239, p. 72 ; 1694, CDM, Supliment 1, no 1027, p. 321.
99
Actes de 1616, DIR, A, XVII/4, no 23, p. 16 ; 1644, CDM, II, no 1707, p. 342 ; 1657,
CDM, III, no 239, p. 72.
100
Actes de 1561/2 et 1572, CDM, I, no 874, p. 341, no 955, p. 368.
101
Acte de 1686, CDM, IV, no 1037, p. 235.
102
Ştefan Tăutul, propriétaire en 1759 : N. Iorga, Documente privitoare la familia
Callimachi, II, Bucarest 1903, no 14, p. 176 ; l’église a été construite en 1772 par Simion Tăutu
vomic : N. Stoicescu, Repertoriu – Moldova, p. 203.
103
Acte de 1657, CDM, III, no 239, p. 72 ; 1694, CDM, Supliment 1, no 1027, p. 321.
104
Vasile et Sandu Tăutu en 1710 : CDM, V, no 949, p. 256.
105
C. Istrati, Condica, II, no 641 et 645 (actes de 1742). Drăgşeni pourrait être Drăguşeni,
confirmé à Mihai Tăutul en 1623, CDM, II, no 145, p. 45. Le village était « mai sus de tîrgui
Siret ». Les autres propriétés de Mihai Tăutul étaient des achats : Dimideni, qui faisait partie de
1’ocol de Dorohoi, Călineşti sur la Molniţa, avec un moulin sur le Siret, Molniţa, achetée à
Ionaşco Stroici, des parts de Rugăşăşti, la moitié de Cuciurul Mic, près de Cernăuţi. Une partie
des achats étaient faits à des parents. À ces villages il faudra ajouter également Baloşani pe
Bodeasa, département (« ţinut ») de Dorohoi, qu’Isaac Tăutul avait offert à son neveu Pătrăşcan,
fils du logothète Tăutul, avant 1645 : CDM, II, no 1816, p. 359 ; de même Balinţi (Baliţa), dans le
même ţinut, mentionné en 1561-1562 : CDM, I, no 874 et 875, p. 341-2 ; Volcineţ (Soroca) et la
moitié de Slobedca hérités par Toader Palade en 1742 : C. Istrati, Condica, II, nos 643, 644.
106
Plusieurs membres de la famille Tăutul possédaient un tiers du village en 1720 : CDM,
V, no 1700, p. 466.
107
Confirmé en 1638 à 1’ex-grand logothète Ion Tăutu et à son épouse Tofana ; pour ce
village « are şi Tăutul uric de danii de la bàlrùiul Ştefan voevod dată moşului său » : MEF, III, no
176, p. 368-369. Voir aussi CDM, V, no 5, p. 4 (acte de 1701).
108
Un Miron Tăutu y habitait en 1723 : N. Iorga, Studii şi documente, V, p. 409.
109
Voir un acte de 1657 : CDM, III, no 239, p. 72.
110
Appelée Crasnolivna (peut-être mauvaise lecture ?) en 1720 : CDM, V, no 1700, p. 466.
111
En 1638, confirmé à 1’ex-grand logothète Ion Tăutul, « pi cari sălişti are şi Tăutul uric
de danii de la bătrânul Ştefan voevod dat moşului său : MEF, III, no 176, p. 368-369.

109
MATEI CAZACU

l’Ouest, nous trouvons : Şubraneţi (Adunaţi ?)112, au Nord de Cernăuţi, Revna,


sur le Prut113 ; au Nord de Cernăuţi : Boianceni (Boianciuc), Horosăuţi, Costeşti
et Onutul de Sus114 ; puis, à l’Ouest, le long du Prut : Revăcăuţi115, suivis, vers
le Sud, par Călineşti et Lucavăţ115bis. Ensuite, vers l’Est, Nepocolăuţi, au Nord
du Prut, près de la confluence avec le Ceremuş116.
Trois villages sur le Ceremuş ou au sud de cette rivière font la liaison avec
les onze villages reçus par Ion Tăutul en don du roi de Pologne en 1499 :
Ciortoria117, Bărbeşti (Berbeşti)118, puis Bobeşti118bis. Ces villages éparpillés font
la liaison avec le groupe de onze villages sur le Ceremuş, reçus par Tăutul en
1499, à savoir Câmpulung-Rusesc, Putila, Răstoacele, Vijniţa, Ispasul, Miliia,
Vilavcea, Carapciul, Zamostia, Văscăuţii et Voloca119.
Deux autres groupes de propriétés des Tăutul sont concentrées près du
monastère de Trestiana (Vaslui), fondé par Ion Tăutul en 1495-1496120, alors
que d’autres se trouvaient en Bessarabie121.

112
Appelé aussi Subranic en 1701 : CDM, V, no 5, p. 4. Voir aussi un acte de 1643, par
lequel Vasile Lupu confirme le village à Lupu Stroescu, apparenté aux Tăutu : CDM, Supliment
1, no 628, p. 208.
113
Ou Revne, voir actes de 1638 et 1657 : CDM, II, no 1314, p. 273 ; CDM, III, no 2273, p.
79.
114
Gheorghe Tăutul postelnic a un procès en 1765 pour ces trois villages : N. Iorga, Studii
şi documente, V, p. 428. Pour Onutul de Sus,voir un acte de 1665 : CDM, Supliment 1, no 820, p.
264.
115
Voir actes de 1657 et 1694 : CDM, III, no 239, p. 72 ; CDM, Supliment 1, no 1027, p.
321.
115bis
Acte de 1665 : CDM, Supliment 1, no 820, p. 264.
116
Acte de 1695 : CDM, Supliment 1, no 1035, p. 326.
117
Actes de 1657 et 1694 : CDM, III, no 239, p. 72 ; CDM, Supliment 1, no 1027, p. 321.
118
Actes de 1657, 1694, 1714 : CDM, III, n° 239, p. 72 ; CDM, Supliment 1, no 1027, p.
321 ; CDM, V, no 1229, p. 336.
118bis
Acte de 1665 : CDM, Supliment 1, no 820, p. 264.
119
I. Neculce, Letopiseţul, p. 167 ; I. Corfus, op. cit., p. 597 ; Şt. Gorovei, « Activitatea
diplomatică », p. 245-248. Comme pour les autres villages, cette partie du domaine de Ion Tăutul
a été divisée entre sa nombreuse descendance (directe et indirecte) qui compte, jusqu’à nos jours,
environ 500 personnes, comme nous le communique M. Mihail D. Sturdza dans une lettre du 16
avril 1994. Les 11 villages ont été confirmés par Étienne le Grand (acte perdu ; cf. un acte de
1619 : DIR, A, XVII/4, no 447, p. 351-352).
120
Gr. Ureche, Letopiseţul, p. 131 ; Şt. Gorovei, « Mănăstirea Trestiana », MMS (1968), p.
562-568 ; N. Stoicescu, Repertoriu – Moldova, p. 871. Voir un acte de 7099 (1590/1) par lequel
les Huhulea, descendants de Ion Tăutul et de Toader logothète, partagent les villages hérités de
leur ancêtre : DIR, A, XVI/3, no 570, p. 464-5. À noter qu’il existe une autre Trestiana, dans la
région de Cernăuţi, près de Dumbrava-Roşie. Trestiana reviendra à Toader Palade en 1742 : C.
Istrati, Condica, II, no 642.
121
Voir un acte de confirmation pour Ion Tăutul de 1483 : DRH, A, II no 251, p. 382-384.
Un autre de 1495, où on voit apparaître des cousins de Ion Tăutul, porte sur « satul Tăuţii, la
Horince, şi Rujenii, tij pe Horince, şi la Chigiiaci giumătate, de la Leuşteni, iară ceîalaltă
giumătate de sat ca să fie a seminţii lor, dumnalui Tăutul vel logofăt » : DRH, A, III, no 166, p.
304.

110
À PROPOS DE IAŢCO DE SUCEAVA

Evidemment, nous ne savons pas si tous ces villages faisaient partie du


domaine de Ion Tăutul, le grand chancelier d’Étienne le Grand, car la plupart
des actes de confirmation que ce prince lui avait accordés ont disparu. On les
trouve cités parfois122, ou bien nous rencontrons des mentions indiquant
l’ancienneté de leur possession par le clan des Tăutul123.
Il y a, enfin, un autre élément qui a pu jouer dans la légende de la
colonisation de la Moldavie du Nord avec des Russes par Iaţco de Suceava, à
savoir la création de villages nouveaux du Nord au Sud (roire), qui semble être
indiquée par des doublets comme Zamostea et Carapciul (identique à Corpaci,
Suceava ?) qui sont, tous les quatre, propriétés des Tăutul. D’autres cas, relevés
un peu au hasard – Grămeşti, Călineşti, Dumeni – qui font partie du même
domaine autour de Suceava et Siret, sont moins sûrs, car leurs noms sont plus
répandus que les deux premiers.
À ce processus s’y ajoutaient les privilèges du monastère d’Iţcani de
coloniser des « artisans ou fourreurs, ou tout autre artisan, qu’ils soient Russes
ou Grecs ou de toute autre nation », privilèges dont le plus ancien connu date de
1453124. Ce privilège a été renouvelé par Étienne le Grand (acte perdu), puis en
1597 par Ieremia Movilă125. On remarquera, dans ce dernier privilège, la
mention parmi les colons de Polonais et de Serbes qui s’ajoutaient aux Russes et
aux Grecs de 1453. Enfin, en 1616, Radu Mihnea renouvelle le privilège du
monastère, précisant que parmi les artisans pourront se trouver aussi des
cordonniers et des fabricants de ceintures et de freins (curelari)126 .
Ces privilèges ne sont pas restés lettre morte, la preuve étant la nationalité
des personnes enterrées dans l’église du monastère127. Les lettrés moldaves du
Moyen-Âge – Ion Tăutul, Eustratie Dascălul, Miron Costin – ont pu voir ces
privilèges et rencontrer les habitants étrangers d’Iţcani (parmi eux des Russes et
des fourreurs = cojocari, hongrois ou transylvains), localité qui fut englobée

122
Voir supra, n. 107 et 111, aussi 119.
123
Un acte de Gheorghe Ştefan du 9 mars 1657 parle d’un partage à l’époque de Vasile
Lupu antre Gligorie Tăutul et ses frères : CDM, III, no 239, p. 72, voir aussi no 273. Un acte de
Constantin Duca, du 28 février 1694, rappelle m détail quatre parts qui ont été faites à cette
occasion entre Gligorie, Neculai, Tudosie, Antelina, Anastasia et Ciogolea : CDM, Supliment 1,
no 1027, p. 321.
124
DRH, A, II, no 28, p. 38-40.
125
DIR, A, XVI/4, no 239, p. 179-181.
126
T. Balan, Documente bucovinene, II, no 27, p. 73-74.
127
Şt. Olteanu, « Inscripţia de pe piatra de mormânt de la mănăstirea lui Iaţco din
Suceava », SMIM I (1956), p. 367-370. Voir le compte rendu de P. Ş. Năsturel, dans
Romanoslavica V (1962), p. 200-201. Pour la composition ethnique de Suceava, voir aussi C.C.
Giurescu, Târguri sau oraşe şi cetăţi moldovene din secolul al X-lea pînă la mijlocul secolului al
XVI-lea, Bucarest 1967, p. 79-96, 277-286. À noter aussi, dans les environs de Suceava, le nom de
la forteresse de Şcheia, du village Ruşcior (devenu Hueţeani dit aussi Unguraşi), englobé dans
Dragomirna, puis Ruşii Mănăstioarei, Lipoveni, Dărmăneşti, « unde au fost Grecii » : A. Gonţa,
op. cit., p. 79.

111
MATEI CAZACU

dans la ville de Suceava tout en gardant son statut de ville franche (slobozie)128.
De la sorte, le souvenir de la domination de Iaţco à Suceava avant l’installation
de la capitale moldave ici s’est mélangée avec la réalité ethnique et
socioprofessionnelle de la bourgade d’Iţcani, dont l’église, très vétuste, avait été
reconstruite en 1639 129. On aurait alors à faire à une légende de chancellerie,
une de plus, mais basée sur des éléments anciens et divers.
Revenant à la personne de Iaţco de Suceava, nous allons essayer de
résumer les données éparses que nous avons rassemblées dans notre étude. Iaţco
est un des grands seigneurs moldaves d’origine russe occidentale de la fin du
XIVe siècle, un de ces majores terrae, un « grand » donc, qui fait partie, avec
des interruptions, du Conseil princier pendant quinze ans, en qualité de pan et
chancelier. Son domaine englobait les alentours et peut-être même la ville de
Suceava, domaine sur lequel il construisit les monastères d’Iţcani et de Saint-
Démétrius. On peut donc se demander sil n’était un descendant des voïévodes
de Suceava, donc un « prince médiatisé » comme ce fut le cas notamment pour
son contemporain Stoian Procelnic. L’identité entre les termes de logothète et
procelnic mérite elle aussi réflexion, bien que la documentation dont nous
disposons nous interdise de tirer des conclusions sur le rang éventuel que les
« princes » médiatisés pouvaient se voir conférer dans les structures de l’État
moldave à ses débuts.
L’essai de Iaţco de ménager une certaine autonomie pour ses fondations
religieuses par leur transformation en stavropégies a dû être à l’origine du
conflit qui a opposé le ktitor au prince Étienne Ier et au métropolite Joseph.
Condamné à la « reddition à merci » (ou « reddition par la tête »), une coutume
juridique connue en Russie et existant peut-être aussi en Moldavie (sinon en
Valachie), Iaţco a embrassé le catholicisme à Siret sans pour autant quitter la vie
publique et ce jusqu’en 1409. La normalisation, en 1401, des rapports de la
Moldavie avec le Patriarcat de Constantinople a mis fin au conflit sur le plan
religieux, mais Suceava et son territoire sont définitivement entrés dans les
structures politiques de la Moldavie. Ceci était l’aboutissement d’un processus
commencé sous Pierre Ier par la construction de la forteresse de Şcheia, ensuite
de Suceava, l’érection de l’église métropolitaine de Mirăuţi et, finalement, de la
Cour princière, au début du règne d’Alexandre le Bon129bis.

128
Voir les actes du 20 et du 27 octobre 1627 : DRH, A, XIX, no 247, p. 330-331 ; G.
Ungureanu, « Date inedite cu privire la modul de redactare a actelor în cancelaria lui Miron
Barnovschi », RA VIII/2 (1965), p. 83-88. Un autre acte dans ce sens, du 14 février 1755, chez
Suceava. File de istorie. Documente privitoare la istoria oraşului, 1388-1918, I, éds. V.Gh. Miron
et alii, Bucarest 1989, no 248, p. 397-398.
129
N. Stoicescu, Repertoriu – Moldova, p. 797-798. Nous n’avons pas pu consulter
l’obituaire du monastère, conservé à la Bibliothèque de l’Académie Roumaine, ms. rom. 2981, f.
2-10, mentionné par N. Stoicescu. Voir aussi la liste de ses chartes dans Uricariul, XX, p. 133-
138.
129bis
N. Grigoraş, op. cit., p. 52, et M. D. Matei, op. cit., p. 67-79, ont bien présenté le
processus de mainmise graduelle de Suceava par les princes moldaves, depuis Pierre Ier Muşat

112
À PROPOS DE IAŢCO DE SUCEAVA

Dorénavant, Iaţco est un membre important du Conseil princier où il porte


le titre de pan sans autre mention, car il eut été sans doute inconvenant de lui
donner le titre « de Suceava », possession princière comme toutes les villes de
Moldavie.
On peut donc se demander si la récompense pour la perte de Suceava
n’aura été l’administration de Cetatea Albă, dont parle Démètre Cantemir130.
Cette affirmation a été contestée131 mais sans raison, à notre avis : en effet, en
1435, le chancelier Mihul, fils du protopope Iuga, était sans doute en charge du
gouvernement de la cité qui avait, par ailleurs, une assez grande autonomie, vu
qu’elle frappait une monnaie propre132. D’autre part, le premier gouverneur
(pîrcălab) de Cetatea Albă fait son apparition dans le Conseil princier seulement
en 1443133 , mais ceci pouvait très bien s’accommoder avec la disposition
antérieure d’accorder les revenus de la ville au grand chancelier. Après
l’occupation par les Turcs de Cetatea Albă en 1484, nous dit toujours Cantemir,
le grand chancelier a bénéficié des revenus du département de Cernăuţi,
information confirmée par les documents134. Dans ce cas précis, le bénéficiaire
était Ion Tăutul, que nous croyons descendant de Iaţco de Suceava.
Si notre hypothèse sur l’identité entre Iaţco et « Iacobus dictus Toth » de
1398 se voit confirmée, alors nous sommes en présence d’une des plus
anciennes familles nobiliaires de Moldavie qui tirerait son origine des maîtres
du voïévodat de Suceava. Cette famille peut se targuer, entre autres, d’avoir

jusqu’Alexandre le Bon. On sait que Pierre Ier a résidé d’abord à Siret où l’on a trouvé la matrice
de son sceau. Ce même prince commence par construire la forteresse de Şcheia, puis une tour
servant d’habitation et autres constructions annexes dans la ville même ; la construction de la
forteresse principale, à l’est de la ville, vient seulement ensuite. Quant à l’église Saint-Georges de
Mirăuţi, qui servait de cathédrale métropolitaine après 1386 : M. D. Matei, op. cit., p. 67, n. 43,
pense qu’à l’origine elle avait été construite par le seigneur du village respectif. Le plan, d’origine
polono-baltique, de la seconde forteresse princière (comme celui de Neamţ, également l’œuvre de
Pierre Ier) et l’apparition d’une céramique d’origine étrangère dans le quartier des artisans (Şipot)
indiquent l’évidence une colonisation avec des artisans venus du Nord – polonais et/ou russes : cf.
M. D. Matei, op. cit., p. 64-66.
130
D. Cantemir, Descrierea Moldovei, éds. G. Guţu et alii, Bucarest 1973, p. 198-201.
131
Par N. Stoicescu, Sfatul domnesc şi marii dregători din Ţara Românească şi Moldova
(sec. XIV – XVII), Bucarest 1968, p. 182.
132
N. Iorga, Studii istorice asupra Chiliei şi Cetăţii Albe, Bucarest 1899, p. 93, croit que le
gouverneur était un moine. Quant à nous, nous croyons qu’l s’agit de Mihul : la décision du Sénat
de Venise dit que « pater illius qui dominatur Maurocastro, qui caloierus est fuit ad eum Pe baile
Marino Zanej in secreto » à Constantinople. Cf. M. Cazacu, « À propos de l’expansion polono-
lituanienne au nord de la mer Noire aux XIVe – XVe siècles », dans Passé turco-tatar. Présent
soviétique. Études offertes à Alexandre Bennigsen, Louvain – Paris 1986, p. 113-114, n. 50. Il
nous semble que l’incidente « qui caloierus est » s’applique au père du gouverneur, et non au
gouverneur lui-même. Pour l’identité du gouverneur de 1435 avec Mihul, voir aussi N. Bănescu,
« Maurocastrum – Mo(n)castro – Cetatea Albă », AARMSI, IIIe série, XXII (1939-1940), p. 175-
177 ; C. C. Giurescu, Târguri sau oraşe, p. 205 et n. 2. Pour les monnaies frappées à Cetatea
Albă, voir P. Nicorescu, Monete moldoveneşti bătute la Cetatea Albă, Bucarest 1937.
133
N. Stoicescu, « Lista dregătorilor moldoveni », p. 407.
134
N. Stoicescu, Sfatul domnesc, p. 182 et n. 212.

113
MATEI CAZACU

donné au pays un nombre très important de secrétaires princiers et chanceliers –


15 – si l’on prend en considération aussi les alliés. C’est dans ce milieu cultivé
qu’a pu se conserver, avec les déformations inévitables, le récit concernant le
fondateur de Suceava, Iaţco. L’origine russe de ce Iaţco et, donc, de la famille
Tăutul, la colonisation et/ou la présence d’artisans russes à Iţcani et à Suceava,
enfin le souvenir de l’autonomie du voïévodat avant le transfert ici de la capitale
du pays, tous ces éléments ont dû jouer dans la création et la transmission de la
légende enregistrée par Simion Dascălul. La métamorphose de Iaţco, devenu, de
« défricheur », donc « descălecător » de Suceava, un apiculteur, est un avatar
tardif, vraisemblablement du XVIIe siècle. Miron Costin et Simion Dascălul
voyaient en lui un contemporain de Dragoş, chose impossible d’un point de vue
chronologique, car un vieillard de 1347 ne pouvait survivre jusqu’en 1409.
Ainsi, la figure de Iaţco, ktitor du monastère d’Iţcani, concentre en elle au
moins deux, sinon trois personnes ayant vécu au XIVe siècle, deux ou trois
générations de seigneurs de Suceava. L’origine de Snyatin de Iaţco dont parle
seulement Miron Costin, ne semble pas être un argument en faveur d’une thèse
polonofile du récit comme le croit Ovidiu Pecican. On pourrait tout au plus y
voir une indication du fait que Ion Tăutul possédait un important domaine dans
le voisinage de cette ville de Pokoutie jadis réclamée par la Moldavie.
Ceci nous amène à la date possible de l’apparition du récit sur Iaţco de
Suceava. Pour nous, il doit être lié à Ion Tăutul, descendant possible de Iaţco et
héros lui-même d’aventures dont seules quelques une se sont conservées grâce à
la curiosité de Ion Neculce. C’est là, à n’en pas douter, un sujet de réflexion
pour les historiens de l’historiographie médiévale moldave et roumaine en
général, discipline apparentée aux préoccupations d’Alexandru Zub.

114
SAINT JEAN LE NOUVEAU, SON MARTYRE,
SES RELIQUES ET LEUR TRANSLATION
À SUCEAVA (1415)

La translation des reliques de saint Jean-le-Nouveau à Suceava, capitale de


la Moldavie médiévale, et le récit qui décrit l’événement à la suite de sa
Passion1 ont connu ces dernières décennies un regain d’intérêt auprès des
historiens, roumains et étrangers. Plusieurs points importants ont ainsi été
soulevés et des hypothèses nouvelles et intéressantes ont été avancées.
1) Le premier point a trait au lieu du martyre, qui était généralement
considéré Cetatea Albă (Moncastro, Akkerman, Bilhorod Dnestrovskyj). C’est
le mérite de Petre Ş. Năsturel d’avoir démontré, en 1966, que la Cité-Blanche du
Bosphore (« Belyi grad “...iže k” Vosporou ») ne peut être identifiée à Cetatea
Albă, qui se trouve au liman du Dniestr, mais qu’il faut prendre en considération
le Bosphore cimmérien – la mer d’Azov – et, par conséquent, Vospro, l’antique
Panticapée, aujourd’hui Kertch. En effet, les portulans grecs appellent cette
pointe de la Crimée hê Asprê mutê, « le promontoire blanc » :
« Quel rapport entre le cap blanc et la forteresse, la ville blanche ? Remplacez », écrit
Năsturel, « le mot populaire mutê par le mot littéraire akros et les choses vont s’éclaircir. Akros
signifie pointe, hauteur et, par extension, forteresse (acropole). Et voici le rébus de la Passion de
Jean le Nouveau tiré au clair »2.

Cette solution paraît la plus judicieuse, en dépit de l’existence, sur une des
berges rocheuses du liman du Dniestr, d’une chapelle construite selon la
tradition « à l’endroit où saint Jean le Nouveau de Suceava a été martyrisé par
les Turcs » (sic !). D’après la description de Zamfir Arbore,
« Dans la chapelle brûlent sans interruption plusieurs lampes à huile, offrande des
paroissiens. À l’intérieur de la chapelle, dans le sol, est fixée une grande dalle funéraire qui, nous

1
Pour les éditions de la Passion et de la Translation on consultera Melchisedec
[Ştefănescu], « Mitropolitul Grigorie Ţamblac. Viaţa si operile sale », RIAF II/1 (1884), p. 1-64
(introduction), 163-174 (texte slavon d’après le ms. slave 164, copie de Gabriel Uric de 1439, et
traduction roumaine) ; P. Rusev – A. Davidov, Grigorij Camblak v Rumynii i v starata rumynska
literatura, Sofia 1966, texte slavon et traduction bulgare aux p. 90-109 ; fac-similé du texte de
Gabriel Uric, ibidem, p. 110-122.
2
P. Ş. Năsturel, « Une prétendue œuvre de Grégoire Tsamblak : “le Martyre de Saint Jean
le Nouveau” », Actes du Ier Congrès International des études balkaniques et sud-est européennes,
Sofia, 1966, VII, Sofia 1971, p. 345-351.
MATEI CAZACU

dit-on, a été installée sur la tombe du martyr ; sur cette dalle sont sculptées deux branches de
palmiers avec l’inscription suivante en slavon d’église : “Le saint martyr Jean le Nouveau de
Trébizonde ; martyrisé à Akkerman en 1492, le 2 juin. Ses reliques se trouvent aujourd’hui à
Suceava” »3.

Mais cette inscription comporte une grave erreur de datation et un


anachronisme : 1492 (date reprise aussi par certains auteurs4) et le nom turc
d’Akkerman, postérieur à 1484, ce qui la rend suspecte. La mention d’une
source de Jean le Nouveau et l’aspect de la chapelle5 ne permettent pas d’ajouter
plus de foi à cette attribution. Il nous semble donc qu’il s’agit d’une attribution
apocryphe, surtout que la mise à mort de Jean a eu lieu dans le quartier juif, et
non pas en dehors de la ville, au milieu de la nature.
En revanche, en faveur de Vospro-Kertch semble plaider l’affirmation de
Giorgio Interiano, un patricien génois, qui parle avant 1502 de « Bosforo
Cimerio, oggidi chiamato Vospero e bocca di San Giovanni »6.
Par conséquent, Vospro-Kertch paraît être le candidat le plus plausible
comme lieu du martyre de Jean le Nouveau7.
2) Un deuxième point important concerne la date de la translation des
reliques, date à partir de laquelle on peut calculer l’année approximative du
martyre arrivé, selon les dires de l’auteur de la Passion, « soixante-dix ans et un
peu plus ».
C’est à Ştefan S. Gorovei et, plus récemment, à Alexandru V. Diţă que l’on
doit la découverte et la mise en circulation du résumé d’un acte moldave perdu
en original d’Alexandre le Bon de 1414-1415, par lequel le prince moldave
offrait à saint Jean (en fait à l’église métropolitaine de Suceava), la terre
nommée Poiana Vlădichii (la clairière de l’évêque) :
« Cette Poiana Vlădichii a été offerte dès 1414 par le voïévode Alexandre l’Ancien à saint
Jean le Nouveau pour son éternelle mémoire (et ensuite confirmée par son fils, le voïévode
Bogdan), lorsque celui-là est allé jusqu’ici à la rencontre du saint corp apporté à ce moment-là
d’Akkerman, en langue vulgaire Cetatea Albă, dans le Nord du pays. Et en signe de souvenir il a

3
Z. Arbore, Basarabia în secolul XIX, Bucarest 1898, p. 275.
4
Notamment par I. Theocharides – D. Loules, « The Neomartyrs in Greek History (1453-
1821) », ÉB XXV/3 (1988), p. 83.
5
N. Iorga, Studii istorice asupra Chiliei şi Cetăţii Albe, Bucarest 1899, p. 36-37.
6
La vita e sito de’Zichi, chiamati Ciarcassi : historia notabile, Venise, Alde Manuce 1502,
repris par Giovanni Baptista Ramusio, Navigazioni e viaggi, IV, éd. M. Milanesi, Turin 1983, p.
29. En 1397 et 1398, Vitold entreprit deux campagnes en Crimée, où il bâtit, selon Johann von
Posilge, « eyn hus auf den Nepper das flys », appelée « Sente Johannesburg », « Chronik des
Landes Preussen », éds. Th. Hirsch, M. Töppen, E. Strehlke, Scriptores rerum Prussicarum, III,
Leipzig 1866, p. 222. Pour d’autres traces de la présence de Vitold dans la région, voir M.
Cazacu, « À propos de l’expansion polono-lithuanienne au nord de la mer Noire aux XIVe – XVe
siècles », dans Passé turco-tatar, Présent soviétique. Études offertes à Alexandre Bennigsen, Paris
1986, p. 109-110 et n. 37. Pour l’ensemble du problème, voir B. Spuler, « Mittelalterliche
Grenzen in Osteuropa, I. Die Grenze des Grossfürstentums Litauen im Südosten gegen Türken
und Tataren », dans JGO VI (1941), p. 152-170.
7
Cf. aussi C. Zaharia, Iosif I Muşat, Roman 1987, p. 140-141.

116
SAINT JEAN LE NOUVEAU

disposé d’y installer une grande pierre (plaque) qui le représentait se penchant pour accueillir la
sainte relique »8.

En combinant cette date, 1414, avec celle de 6923 (mentionnée par Axinte
Uricariul et par Nicolae Costin), Al.V. Diţă est arrivé à la conclusion ingénieuse
qu’il s’agissait des mois septembre - décembre 1415, qui correspondent, dans le
comput moldave, à 6923 de l’ère byzantine, vu que l’année commençait dans le
calendrier moldave au 1er janvier. Et M. Diţă de conclure :
« Par conséquent, nous pouvons affirmer avec certitude que les reliques de saint Jean le
Nouveau ont été apportées en Moldavie en 1415, plus précisément durant la période septembre -
décembre »9.

La démonstration de M. Diţă est impeccable, mais elle prouve moins que


ne le croit son auteur : elle précise seulement la date de la charte de donation du
prince Alexandre et le terme ante quem de la translation des reliques. En
revanche, elle ne nous dit rien sur la date de l’arrivée des reliques en Moldavie,
pas plus que l’an 6923, indiqué par Axinte Uricariul et par Nicolae Costin, et
qui est basé sur la même charte de donation. En effet, on peut imaginer que la
sculpture, l’installation et l’inauguration de la « grande pierre (plaque ?) »
mémoriale a pris quelques semaines, sinon quelques mois, après quoi seulement
a eu lieu l’acte de donation qui enregistrait le déroulement des événements.
3) Ceci laisse ouverte la question de la paternité de la Passion,
généralement attribuée à Grégoire Tsamblak, mentionné dans le titre comme
« Grégoire le moine et prêtre (hiéromoine) de la Grande Église de Moldavie ».
Les spécialistes qui ont nié la paternité de Tsamblak – M. Dan Zamfirescu en
dernier10 – ont trouvé dans cette date 1415 la preuve supplémentaire en faveur
de leur hypothèse, car cette année-là Tsamblak était sacré métropolite de Kiev.
Et pourtant, cette paternité a une tradition vénérable, car elle se trouve dans
les plus anciennes copies de la Passion, à commencer par celle de 1438 de
Grégoire Uric, dans le manuscrit slave 164 de la Bibliothèque de l’Académie
Roumaine. Qui plus est, en 1977, Jurij K. Begunov a mis en circulation une
copie encore plus ancienne de la Passion contenue dans un manuscrit moldave
de la collection N. P. Likhačev de l’Institut d’Histoire de l’Académie des
Sciences de Saint-Pétersbourg. Les filigranes du papier permettent de dater ce
vénérable manuscrit moldave entre 1390 et 1426. Or, chose curieuse, même
dans ce manuscrit, le nom de Tsamblak est ajouté en marge du titre par le même

8
Al. V. Diţă, « În legătură cu paternitatea primei scrieri în proză a literaturii române »,
Luceafărul, 5 novembre 1983.
9
Ibidem.
10
D. Zamfirescu, « Intâiul scriitor român », Luceafărul, 14 mai 1983; idem, « Precizări
necesare », Luceafărul, 3 septembre 1983 ; idem, « Alte precizări necesare », Luceafărul, 24
septembre 1983 ; idem, « Din nou despre întâiul scriitor român », Luceafărul, 26 octobre 1983.

117
MATEI CAZACU

copiste qui a écrit le texte11. Toutes ces précisions nous obligent donc à revenir à
Grégoire Tsamblak et à ses rapports avec la Moldavie, mais aussi aux
circonstances de la translation des reliques et de la composition de la Passion de
Jean le Nouveau.
La vie de Grégoire Tsamblak a été minutieusement reconstituée ces
dernières années, notamment par Mme Muriel Heppell12, et son activité littéraire
a intéressé plusieurs auteurs dont les Roumains Emil Turdeanu13 et Radu
Constantinescu14. On sait donc qu’il se rendit pour la première fois en Moldavie
en 1401, envoyé par le patriarche Matthieu afin de faire parvenir au métropolite
Joseph la confirmation de sa dignité. Il revint par la suite en Moldavie entre
1402 et une date indéterminée – antérieure, en tout cas, à 1406 –, lorsqu’il fut
élevée à la dignité d’higoumène du monastère de Dečani, en Serbie. Cette même
année il fut appelé en Russie par son oncle, le métropolite Cyprien ; Tsamblak
s’y rendit par la Moldavie et la Lituanie, où régnait le grand prince Vitold, mais
lorsqu’il traversait le Niemen il apprit la nouvelle de la mort de Cyprien. À la
suite de cet événement, Vitold et Basile Ier de Moscou demandèrent, chacun de
son côté, un métropolite au patriarche de Constantinople, car il s’agissait du
siège de Kiev. Or, Kiev se trouvait depuis trois décennies sous domination
lituanienne, et les métropolites de Russie avaient choisi, depuis le XIVe siècle,
de résider à Vladimir dans la principauté de Moscou, au grand dam des
Lituaniens. Le patriarche sacra un autre grec, Photius, qui s’installa lui aussi à
Moscou, ce qui privait Kiev et les Orthodoxes ukrainiens d’un hiérarque
orthodoxe15.
Entre 1406 et la fin de sa vie, en 1419, Tsamblak résida à Kiev et peut-être
aussi en Moldavie, et réussit à gagner l’estime du grand prince Vitold qui, bien
que catholique, s’intéressait beaucoup à ses sujets orthodoxes. Finalement, après
plusieurs tentatives infructueuses de convaincre le patriarche de sacrer un
métropolite pour le seul diocèse de Kiev, différent de celui de Moscou, Vitold
décida de passer outre les décisions de Constantinople et de faire élire un
métropolite par les seuls évêques de sa Principauté qui englobait, outre
l’Ukraine, aussi la Volhynie et la Podolie (1413, Union de Horodlo avec la

11
Ju. K. Begunov, « “Mučenie Ioanna Novogo” Grigorija Camblaka v sbornike pervoj treti
XV v. iz sobranija N. P. Likhačeva », Sovetskoe slavjanovedenie (1977), no 4, p. 48-56, avec fac-
similé de l’incipit du texte, p. 54.
12
M. Heppell, The ecclesiastical career of Gregory Camblak, Londres 1979 ; plus
récemment, F. J. Thomson, « Gregory Tsamblak. The man and the myths », numéro spécial de
Slavica Gandensia 25/2 (1998).
13
E. Turdeanu, « Grégoire Camblak : faux arguments d’une biographie », RÉS XXII
(1946), p. 46-81, critique du livre de A. I. Jacimirskij, Grigorij Camblak : očerk ego žizni,
administrativnoj i knižnoj dejatel’nosti, St-Petersburg 1904.
14
R. Constantinescu, « Un sermon anonyme et l’activité littéraire de Grégoire Camblak en
Moldavie », Études balkaniques 2 (1976), p. 103-113.
15
Cf. l’exposé clair et érudit de J. Meyendorff, Byzantium and the rise of Russia. A Study of
Byzantine-Russian relations in the fourteenth century, Cambridge 1981.

118
SAINT JEAN LE NOUVEAU

Pologne). En juin 1414, après le 7 du mois, Vitold convoqua les évêques


orthodoxes de son pays et leur dit, selon la Chronique de Nikon (Nikonovskaja
Letopis’), ce qui suit :
« Choisissez celui que vous voudrez comme métropolitain de Kiev et ensuite qu’il aille à
Cargrad pour y être formellement consacré. Et ils élirent Grégoire Tsamblak, un Bulgare de
naissance»16.

Après un bref passage par Moscou – vraisemblablement pour convaincre


Photius du bien-fondé de son élection – Tsamblak se rendit à Constantinople.
Mais le nouveau patriarche Euthyme n’était pas très bien disposé envers lui, car
Tsamblak avait été le protégé de son prédécesseur et adversaire Matthieu.
Surtout, le Patriarcat de Constantinople n’admettait pas qu’on lui impose des
candidats pour les sièges métropolitains et avait réagi de manière négative lors
des précédentes tentatives des princes de Moscou. Il est vrai qu’il y avait eu
quelques exceptions à cette règle – Hilarion en 1054, Klim (Clément) Smoljatič
en 1147, Cyrille II en 1247, Pierre au début du XIVe siècle et Alexis en 1354.
Hilarion avait finalement été reconnu, tout comme Cyrille II et Pierre, alors que
les deux autres – Klim et Alexis – avaient été reprouvés, toutefois le second de
ces deux avait pu conserver le trône.
Furieux de ce nouveau refus, Vitold envoya une lettre au patriarche lui
demandant impérativement de sacrer un métropolite pour Kiev avant le 15 août,
puis avant novembre 1414, mais sans plus de succès. Car, en effet, le patriarche
ne voulait absolument pas créer un nouveau diocèse à Kiev et diviser ainsi
l’ancien siège de Russie.
Vitold se décida alors d’enjamber le pas et convoqua sept évêques leur
enjoignant de consacrer Tsamblak métropolite de Kiev, en passant outre à la
résistance du Patriarcat. Après quelques discussions, les évêques s’exécutèrent
et Tsamblak fut sacré le 15 novembre 1415 à Novogrodok. L’acte officiel
d’investiture commence par rappeler leurs griefs contre Photius, accusé d’avoir
abandonné Kiev pour Moscou, d’avoir méprisé le clergé et d’avoir dépouillé les
églises d’ici de leurs ornements pour les installer à Moscou. Mais c’est la suite
qui est la plus importante pour notre propos :
« Le Dieu de la miséricorde a enfin touché le cœur du grand prince Alexandre Vitovt,
hospodar de Lituanie et de beaucoup de provinces russes ; il a chassé Photius et demandé un autre
métropolitain à l’empereur et au patriarche ; mais ceux-ci, aveuglés par la cupidité, n’ayant pas
agréé notre légitime prière, le grand prince a convoqué alors un grand conseil auquel il a appelé
nous autres évêques, tous les princes lituaniens, russes et autres, à lui soumis, les boyards,
seigneurs, archimandrites, abbés et prêtres. Nous nous sommes rassemblés dans l’église de Notre-
Dame dans la ville de Novgorodok de Lituanie ; là, avec la bénédiction du Saint-Esprit, et en
vertu de l’autorité que nous avons reçue des Apôtres, nous avons sacré métropolitain de l’Église
de Kiev le nommé Grégoire à la place de Photius, dont nous avons exposé la mauvaise conduite

16
Cité par M. Heppell, op. cit., p. 58.

119
MATEI CAZACU

au patriarche. Que le monde ne dise donc pas : le prince Vitovt est d’une autre religion et il ne
s’occupe point de l’Église de Kiev, mère des églises russes, de même que Kiev est celle de toutes
les villes russes. De temps immémorial, les évêques ont eu le droit de nommer les métropolitains,
et sous le règne du grand prince Iziaslav, ils ont sacré Clément. Les Bulgares, plus anciens que
nous dans la religion chrétienne, ont un pontife particulier ; il en est de même des Serbes dont le
pays, sous le rapport de l’étendue et de la population, ne saurait être comparé aux États
d’Alexandre Vitovt. Mais à quoi bon parler des Bulgares et des Serbes ? Nous avons suivi le
règlement des Apôtres ; ils nous ont transmis comme à leurs disciples et successeurs, la puissance
du Saint-Esprit qui agit également sur tous les évêques. Toutes les fois qu’ils se rassemblent au
nom du Seigneur, les évêques peuvent, en tous lieux, élire un digne pasteur, choisi par Dieu Lui-
Même. Que des imprudents ne disent pas : séparons-nous d’eux, puisqu’ils se séparent de l’Église
grecque. Non ; nous conservons au contraire la tradition des Saints Pères, ennemis de toute
hérésie : nous respectons le patriarche de Constantinople et les autres, nos frères en religion ; mais
nous ne saurions admettre l’autorité illégitime que les empereurs grecs s’arrogent dans les affaires
ecclésiastiques ; car ce n’est pas le patriarche, c’est l’empereur qui nomme les métropolitains et
qui trafique ainsi de la dignité du souverain pontife ; c’est Manuel / Paléologue / qui, beaucoup
moins jaloux de la gloire de l’Église que de grossir ses trésors, nous a envoyé trois métropolitains
à la fois, Cyprien, Pimen et Denis. C’est dans de tels abus qu’il faut chercher la cause de tant de
dommages, de troubles, de meurtres même, et plus malheureusement encore la cause du
déshonneur de notre Métropole. C’est après avoir bien réfléchi qu’il ne convient pas à un
empereur laïc de vendre le rang de métropolitain que nous avons élu ce digne pasteur. Le 15
novembre 1415 »17.

En dépit du fait que le métropolitain Photius et le patriarche Joseph,


successeur d’Euthyme, ont condamné l’élection de Tsamblak et excommunié
celui-ci, le métropolite de Kiev est resté sur le trône jusqu’à sa mort18.
Revenons donc en arrière : entre juin 1414 et le début de novembre 1415,
Grégoire Tsamblak a été hupopsyfios, métropolite élu de Kiev mais non sacré
par le patriarche de Constantinople. Une seule source, la lettre circulaire de
Photius adressée « aux princes et boyards et à toute la population orthodoxe de
Lituanie », postérieure au 15 novembre 1415, nous donne quelques détails sur
les tribulations de Tsamblak après son élection de juin 1414 et son arrivée à
Constantinople (le 15 août il était encore à Moscou) :
« Il a été rapporté à son sujet qu’il a créé tant de troubles dans le Synode, qu’il a été
défroqué et anathémisé par le saint patriarche œcuménique Euthyme et par le pieux et saint
Synode. Et ensuite il s’est enfui de là-bas et a erré d’un endroit à l’autre et, finalement, il est rentré
en Lituanie où il s’est empressé de ruiner et de plonger dans la confusion l’Église de Dieu »19.

17
Russkaja istoričeskaja biblioteka, VI, St-Pétersburg 1908, p. 310-314 ; nous avons
reproduit la version française de M. Karamzin, Histoire de l’Empire de Russie, V, trad. MM. St-
Thomas et Jauffret, Paris 1820, p. 274-278.
18
Voir le rituel de l’élection et de l’ordination des évêques russes de 1423 chez M.
Garzaniti, « La politica ecclesiastica della chiesa russa fra il XV o e il XVIo secoli. Commento al
ʹRito di elezione ed ordinazione dei vescovi’ », Studi e ricerche sull’Oriente Christiano X/1
(1987), p. 3-18, et notamment p. 9-10. À noter également les circonstances de l’élection du
métropolite Macaire de Kiev en 1495/6, chez N. M. Popescu, « Nifon II patriarhul
Constantinopolului », AARMSI, IIe série, XXXVI (1914), p. 777 et n. 5.
19
Russkaja istoričeskaja biblioteka, VI, no 39, p. 315-356, ici p. 322.

120
SAINT JEAN LE NOUVEAU

À la lumière de ce qui vient d’être dit, il nous paraît évident que parmi les
endroits où s’est rendu Tsamblak figurait aussi la Moldavie, ne fût-ce qu’en
raison de son voisinage avec la Lituanie et des bons rapports que Tsamblak
entretenait avec le vieux métropolite Joseph. Et on peut imaginer que c’est à
cette occasion qu’a eu lieu la translation des reliques de saint Jean de Vospro à
Suceava. Le scénario serait donc, à notre avis, le suivant : à une date
indéterminée, mais antérieure à juin 1414, Grégoire Tsamblak découvre
l’existence du martyre de Jean et vraisemblablement une Passion écrite
sûrement en grec, comme le fait remarquer Petre Ş. Năsturel. En effet, le littoral
de la mer Noire et la Crimée représentaient à l’époque une zone d’influence
polono-lituanienne ; les chefs tatars de Saray, comme Gelal-ed-Din en 1412,
Kibak khan en 1413, « Jeremferden » en 1417 et Ulug Mehmed en 1419 avaient
conclu des traités d’alliance avec Vitold20, et leurs possessions étaient incluses,
à partir toujours de 1412, dans le tronçon central de la route de commerce
intercontinental qui devait relier Vienne avec la Perse et la Chine21. Selon les
dires de l’historien polonais Jean Dlugosz, en cette même année 1415, lorsque
Grégoire Tsamblak se trouvait à Constantinople, l’empereur Manuel II
Paléologue et le patriarche Euthyme de Constantinople demandèrent au roi de
Pologne une aide frumentaire que ce dernier leur fit parvenir sur des bateaux
chargés dans le port de Očeakov (« in portu suo regio Kaczubyeiow »), près de
l’actuelle Odessa22.
La Crimée était donc une région accessible aux Lituaniens depuis 1405,
année de la mort de Timur Lenk, et par conséquent aussi à leurs alliés moldaves.
La question qui se pose maintenant est celle des motivations de la
translation des reliques de saint Jean. Ciprian Zaharia insiste avec raison sur
l’aspect de l’affirmation de l’indépendance de l’Église moldave vis-à-vis de
Constantinople par la canonisation de fait de Jean le Nouveau23 . Cette
hypothèse nous paraît correcte mais incomplète, car elle ne prend pas en compte
une dimension fondamentale, à savoir le rôle des reliques de prestige dans le
sacre des métropolites.
Pour cela, il faut revenir à la lettre, déjà citée, des évêques de Lituanie du
15 novembre 1415 :

20
B. Spuler, Die Goldene Horde. Die Mongolen in Russland 1223-1502, Wiesbaden 19652,
p. 148-154 ; idem, « Mittelalterliche Grenzen in Osteuropa », p. 158-159; R. Bächtold,
Südwestrussland im Spätmittelalter (Territoriale, wirtschaftliche und soziale Verhältnisse), Bâle
1951 ; M. Cazacu, « À propos de l’expansion polono-lituanienne », p. 105 et suiv.
21
Pour le cadre général, voir E. Malyusz, Kaiser Sigismund in Ungarn 1387-1437,
Budapest 1990, p. 116-117 ; voir aussi les contributions citées infra, n. 51.
22
M. Cazacu, op. cit., p. 107-8 et n. 32. Le 19 juillet 1415, on vendait pourtant à Catania du
blé de Russie : D. Ventura, « Grano russo nelle Sicilia del Quattrocento », Archivio storico
italiano 148 (1990), p. 793-806.
23
C. Zaharia, op. cit., p. 140-142.

121
MATEI CAZACU

« De temps immémorial », écrivaient-ils, « les évêques [russes] ont eu le droit de nommer


les métropolitains, et sous le règne du grand prince Iziaslav ils ont sacré Clément ».

L’allusion au sacre de Clément (Klim) Smoljatič, en 1147, sous le règne


d’Iziaslav II Mstislavič, prince de Volynie, nous permet de comprendre la
portée de ce rappel historique. En effet, en 1147, les évêques russes ont été
confrontés au même problème qu’en 1415 : avaient-ils, oui ou non, le droit de
sacrer un métropolite en dehors du Synode et du patriarche de Constantinople ?
À cette occasion, l’évêque Onufrij de Černigov avait tranché le dilemme en
disant :
« Je sais que nous pouvons le consacrer, car nous avons la tête de saint Clément, tout
comme les Grecs sacrent les patriarches avec la main de saint Jean »24.

Le bon prélat n’inventait rien, ou à peine, car un demi-siècle plus tard,


Antoine de Novgorod raconte qu’à Sainte-Sophie de Constantinople se trouvait
« la main de Germain, avec laquelle on consacre les patriarches »25.
On sait, par ailleurs, sur la foi de la chronique de Nestor (rédigée vers
1113), Povest’ vremennykh let, que lorsqu’il construisit l’église de la Vierge à
Kiev, entre 989 et 996, Vladimir lui offrit des icônes, des vases, des croix, de
même que la tête de saint Clément et celle de son disciple Fiv (Phoebus), plus
un doigt de saint Jean Baptiste, toutes reliques en provenance de Kherson26.
Nous n’allons pas nous appesantir sur la véridicité de ces reliques – le
corps de saint Clément fut apporté à Rome par Constantin-Cyrille en 861, plus
d’un siècle avant Vladimir27, le doigt de saint Jean Baptiste est plus que
douteux28, etc. – et précisons seulement que le détail du sacre à l’aide de la main
de saint Jean ou du patriarche Germain est absent des rituels d’investiture des
patriarches de Constantinople que nous connaissons à ce jour – De Caerimoniis

24
Ipatievskaja letopis’ (1111-1305), éd. A. A. Sakhmatov, dans PSRL, II, St-Pétersburg
2
1908 , sub anno ; E. Golubinskij, Istorija russkoy Cerkvi, I/1, Moscou 1901, p. 305 ; ibidem, I/2,
Moscou 1904, p. 418.
25
B. de Khitrovo, Itinéraires russes en Orient, Genève 1889, p. 88 ; cf. P. Riant, Exuviae
sacrae Constantinopolitanae, II, Genève 1878, p. 218-230 ; M. Ehrhard, « Le Livre du pèlerin
d’Antoine de Novgorod », Romania 53 (1932), p. 44-65. Selon G. Podskalskij, Christentum und
theologische Literatur in der Kiever Rus’ (988-1237), Munich 1982, p. 48, « der genaue Sinn
dieses Rituals bleibt offen ».
26
PSRL, I/1, p. 121-122 ; PSRL, II, p. 101, Léningrad 19262. Pour les éditions et les
traductions en langues occidentales de la PVL, voir A. Berelowitch – M. Cazacu – P. Gonneau,
Histoire des Slaves orientaux des origines à 1689. Bibliographie des sources traduites en langues
occidentales, Paris 1998, p. 25-26.
27
P. Franchi de Cavalieri, La Legenda di S. Clemente papa e martire. Note agiografiche,
Rome 1915 (« Studi e testi », 27) ; Fr. Dvornik, Les Légendes de Constantin et de Méthode vues
de Byzance, Prague 1933, p. 190-197 ; P. Duthilleul, L’Evangélisation des Slaves. Cyrille et
Méthode, Tournai 1963, p. 44-51.
28
Cf. P. Boussel, Des reliques et de leur bon usage, Paris 1971, p. 142-144 (« Le
Précurseur »).

122
SAINT JEAN LE NOUVEAU

de Constantin Porphyrogénète, Pseudo-Codinus, Syméon de Thessalonique et


Macaire d’Ancyre29, mais aussi des métropolitains russes30.
On peut donc penser à la profession de foi (professio), car les évêques
nouvellement élus et les souverains pontifes eux-mêmes faisaient une profession
de foi solennelle avant leur consécration. À partir de la fin du VIIe siècle, on
commence parfois à ajouter un serment à cette profession selon un usage
introduit par le canon 9 du Concile de Tolède.
Dans le cas des évêques, le premier exemple certain d’un serment
promissoire prêté par un évêque au pape est celui prononcé en 722 par saint
Boniface sur le corps de saint Pierre s’engageant envers Grégoire II à garder,
dans toute sa pureté, la foi de la sainte Église catholique. Le Liber diurnus
Romanorum pontificum31 nous indique que cette formule devait être
ultérieurement prononcée par les évêques au moment de leur consécration, tout
au moins lorsque celle-ci est célébrée par le pape. Il s’agit donc d’un serment
prêté sur le corps de saint Pierre au Vatican, serment auquel se réfère aussi
Grégoire III (731-741)32.
C’est seulement au XIe siècle que se généralise la coutume de faire prêter
serment sur les évangiles aux évêques lors de leur consécration : à Rome c’est
en 1078 que les nouveaux évêques cessent de prêter serment sur le corps de
saint Pierre.33
La profession de foi existe aussi dans les rituels d’ordination des évêques
russes – et aussi des métropolites – qui lisent leur « confession écrite sur
parchemin » près de la tombe du métropolite Pierre (†1326) dans la cathédrale
de la Dormition de la Vierge à Moscou (Uspenskij Sobor)34. Ceci s’explique par
la disparition de la tête de saint Clément de Kiev après l’occupation et le pillage
de la ville par les Mongols, au début du XIIIe siècle.
Un sort similaire était réservé aux autres reliques porteuses de la légitimité
patriarcale à Constantinople : la main de saint Jean Baptiste, qu’un pèlerin
anglais du XIIe siècle avait vue dans la chapelle de la Vierge du palais

29
L. Bréhier, « L’Investiture des patriarches de Constantinople au Moyen Âge », dans
Miscellanea Giovanni Mercati, III, Vatican 1946, p. 368-372 ; V. Laurent, « Le rituel de
l’investiture du patriarche byzantin au début du XVe siècle », BSHAR XXVIII (1947), p. 218-
232 ; L. Bréhier, Les Institutions de l’Empire byzantin, Paris 1949 (« L’Evolution de l’humanité »,
XXXII bis), p. 479-482 ; H.-G. Beck, Kirche und theologische Literatur im Byzantinischen Reich,
Munich 1959, p. 60-62.
30
RIB, VI, p. 438-464 ; M. Garzaniti, « La politica ecclesiastica », p. 3-18.
31
Liber Diurnus Romanorum pontificum (ou Recueil des formules usitées par la
chancellerie pontificale du Ve au XIe siècle), éd. E. Rozière, Paris 1869, no LXXV, p. 157 ;
Dictionnaire de théologie catholique, XIII/1, sub voce, ici p. 690.
32
Migne, PL, 89, p. 585.
33
Mgr. A. Andrieu, Le Pontifical romain au Moyen Âge, I, Vatican 1941, p. 42, 47, 290 ;
ibidem, III, p. 379.
34
M. Garzaniti, « La politica ecclesiastica », p. 7-8.

123
MATEI CAZACU

impérial35, était emportée par les Croisés en 1204, ou bien cachée, car on la
retrouve au début du XVe siècle ; le corps du saint patriarche Germain Ier était
lui aussi emporté et la ville de Bort, en Corrèze, prétendait le posséder36.
Pourtant, ce qui compte vraiment dans cette circonstance n’est pas tant la
réalité des reliques citées, mais ce que croyaient savoir les évêques russes,
notamment qu’une relique prestigieuse pouvait suppléer le patriarche
œcuménique lors de l’investiture des métropolites. En 1415, la tête de saint
Clément (transférée par Iziaslav II Mstislavič de l’église de la Dîme à Sainte-
Sophie de Kiev) avait disparu, mais Grégoire Tsamblak devait connaître cet
épisode en lisant la chronique hypathienne. On est donc en droit de se demander
si, en procédant à la translation des reliques de saint Jean le Nouveau à Suceava,
Tsamblak ne préparait pas sa propre accession au trône métropolitain de la
Moldavie en prévision du décès du vieux métropolite Joseph. Mais, comme ce
décès n’intervint que pendant l’hiver de l’année 1415-1416, Tsamblak réussit à
se faire élire à Kiev, le 15 novembre 1415. En tout état de cause, on ne peut
s’empêcher de penser que l’installation des reliques à Suceava, en 1414-1415,
était une action destinée à assurer une plus large marge de manœuvre à l’Église
de Moldavie dans le choix de ses métropolites, hypothèse qui va dans le même
sens que celle de Ciprian Zaharia mentionnée plus haut.
En tout état de cause, l’acceptation par Alexandre le Bon du métropolite
nommé par l’empereur Manuel en 1416 – même si celui-là ne fut pas au début
reconnu par le patriarche Euthyme – cette acceptation d’un hiérarque nommé
par Constantinople prouve que l’essai de Tsamblak – si essai il y a eu – ne
s’appliquait qu’à sa personne. Son exemple ne fut pas suivi par le prince du
pays, afin d’éviter une répétition des troubles liés au choix du métropolite des
années 1395-1401 qui avaient marqué l’Église et la société moldaves dans leur
ensemble37.

35
K. N. Cigaar, « Une description de Constantinople traduite par un pèlerin anglais », RÉB
XXXIV (1976), p. 211 et suiv., p. 245 et suiv.
36
J. Ebersolt, Orient et Occident. Recherches sur les influences byzantines et orientales en
France pendant les croisades, II, Paris – Bruxelles 1929, p. 33 ; P. Riant, Exuviae sacrae
Constantinopolitanae, I, p. CXXIII ; ibidem, II, p. 65, 291 ; idem, « Des dépouilles religieuses
enlevées à Constantinople au XIIIe siècle », dans Mémoires de la Société nationale des
antiquaires de France, IVe série, VI (1875), p. 145.
37
Cf. V. Laurent, « Contributions à l’histoire des relations de l’Église byzantine avec
l’Église roumaine au début du XVe siècle », BSHAR XXVI/2 (1945), p. 165-184 ; idem, « Aux
origines de l’Église de Moldavie. Le métropolite Jérémie et l’évêque Joseph », RÉB V (1947), p.
158-170 ; idem, « Le trisépiscopat du patriarche Matthieu Ier (1397-1410) », RÉB XXX (1972), p.
5-166 ; E. Popescu, « Compléments et rectifications à l’histoire de l’Église de Moldavie à la
première moitié du XVe siècle », dans idem, Christianitas Dacoromana. Florilegium studiorum,
Bucarest 1994, p. 455-477.

124
SAINT JEAN LE NOUVEAU

Par ailleurs, l’époque était à l’affirmation du principe de l’autorité


conciliaire face à celle du souverain pontife, fût-il le pape38 ou bien le patriarche
œcuménique, par exemple dans le cas de l’Union de Florence39. C’est justement
à la suite de l’Union de Florence que les Églises de Valachie et de Moldavie se
sont éloignées du Patriarcat de Constantinople jusqu’au début du XVIe siècle,
imposant en règle générale l’élection des métropolites par les princes et
seulement leur confirmation par le patriarche œcuménique40. On voit donc que
les reliques – celles de saint Jean le Nouveau en Moldavie, celles de sainte
Philothée41 en Valachie (arrivées vers la même époque) – ne sont pas étrangères
à ce processus, même si on ne peut pas leur attribuer à elles seules le mérite de
cet état de choses.

Il reste maintenant quelques mots à dire sur les circonstances du martyre de


Jean le Nouveau à Vospro. Si l’on accepte la datation offerte par le récit de la
translation, un peu plus de soixante-dix ans séparaient les deux événements, ce
qui nous ramène vers 1340-1344. À cette époque, Vospro dépendait du Khanat
mongol du Kipčak (la Horde d’Or), mais avait pour seigneur un chef alain car la
majorité de la population appartenait à cette ethnie. Les Alains étaient chrétiens
orthodoxes, mais la prédication dominicaine leur avait fait reconnaître vers 1333
la primauté romaine. Les deux dominicains à l’origine de cette conversion –
François de Camerino et l’Anglais Richard – obtinrent du pape Jean XXII
l’érection au rang de Métropole du siège de Vospro avec comme archevêque
François Camerino (le 5 juillet 1333). La bulle papale créait une nouvelle
province ecclésiastique comprenant les diocèses de Kherson, Caffa, Savastopoli,
Trébizonde et Péra, peut-être aussi Licostomo, Moncastro (Cetatea Albă) et
Varna42. On ignore ce qu’est advenu de cet Archevêché après 1336-1338, tout
comme du chef alain Millenus, celui qui s’était converti avec son peuple en
1333. Ce qui est certain c’est qu’en 1341, l’émir mongol de Solgat, Togtluk-
Timur, offrait aux Vénitiens Vospro avec son port et son territoire pour en jouir

38
Pour la doctrine proclamée à Pise (1409), à Constance (1414-1418), et à Bâle (1431-
1449), cf. A. Landi, Il papa deposto (Pisa 1409). L’idea conciliare nel Grande Scisma, Turin
1985 ; idem, Concilio e papato nel Rinascimento (1449-1516). Un problema irrisolto, Turin 1997.
39
Cf. I. Ševčenko, « Intellectual Repercussions of the Council of Florence », Church
History XXIV (1955), p. 291-323 ; P. Ş. Năsturel, « Quelques observations sur l’union de
Florence et la Moldavie », SOF XVIII (1959), p. 84-89 ; P. Chihaia, « In legătură cu absenţa
delegaţiei Ţării Româneşti la conciliul de la Ferrara-Florenţa (1438-1439) », GB XXXVII (1979),
p. 155-165 ; M. Păcurariu, Istoria Bisericii Ortodoxe Române, I, Bucarest 19912, p. 337-361.
40
M. Păcurariu, op. cit., p. 354-359 ; E. Popescu, op. cit.
41
A. Dumitrescu, « Une nouvelle datation des peintures murales de Curtea de Argeş.
Origine de leur iconographie », Cahiers archéologiques 37 (Paris 1989), p. 135-162.
42
R. J. Loenertz, La Société des frères Pérégrinants, I, Rome 1937, p. 125-130 ; J. Richard,
La papauté et les missions d’Orient au Moyen Âge (XIIIe – XVe siècles), Rome 1977, p. 231-233.

125
MATEI CAZACU

en toute propriété, tout comme les Génois à Caffa, avec comme seule obligation
de payer à ses représentants ou à ceux du khan Ouzbek une taxe de 3% sur la
valeur de leurs marchandises43.
Bien évidemment, Venise accepta ce somptueux cadeau, preuve
supplémentaire de l’existence d’une communauté vénitienne dans la ville. Des
travaux de fortification et d’embellissement de la cité ont dû être entrepris, car
le professeur Pallas déclarait, à la fin du XVIIIe siècle, que l’on voyait autrefois
un lion de saint Marc sur le fronton44.
Nous avons vu que Trébizonde, la patrie de Jean le Nouveau, faisait partie
de la nouvelle province ecclésiastique de Vospro telle que l’avait organisée Jean
XXII en 1333. Les liaisons commerciales entre les deux villes devaient être très
fortes, tout comme celle de Trébizonde avec Tana, l’autre colonie vénitienne de
la mer d’Azov, car les Vénitiens disposaient à Trébizonde depuis le XIIIe siècle
d’un puissant comptoir45. En effet, Trébizonde était devenue, depuis la fin du
XIVe siècle, le point de départ d’une route de caravanes reliant la mer Noire à
Tabriz, la nouvelle capitale des Ilkhans de Perse.

43
Voir l’acte du 13 mars 1341 : « Consiglio dei nobili uomini Andreolo Morosini, Colucio
Barbari ed Antonio Lorenzo deputati sopra il negozio del Vosporo e sopra la via a tenersi dagli
Ambasciatori che debbansi recare ad Usbek imperatore de’ Tartar ».
« Vedute le lettere destinate alla Signoria Veneta di Tolectamur, per le quali questi si offre
dare per dimora de’Veneti mercanti quel lido edificato nelle sue parti o da edificarsi, tenuti ed
avuti sopra di cio consiglio e deliberazioni solenni, considerato il comodo, e l’utile che il Comune
per ragione de’grani, e di mercanti per lo loro mercanzie ne ricavano continuamente, e possano in
avvenire ricavarne, e pel contrario riguardando ai danii ed ingiurie, che i Veneti dimoranti alla
Tana ricevano e risentirebbero contro ogni debito di ragione : laonde per evitare tali ingiurie e
pericoli qualunque siensi, detti sapienti concordemente sono di parere che per buona ventura si
accetti l’offerta pel detto Tolectamur fatta, e al nome di Cristo si accetti tutta la città e terra del
Bosforo, con ogni suo porto, e fuori lungo la strada di detta città, quanto a’detti ambasciatori parrà
conveniente, di guisa che detta terra e porto vengano in potestà, e governo di Venezia liberamente,
ed assolutamente siccome i Genovesi hanno e posseggono la terra di Caffa, e con quelli patti e
condizioni e giurisdizioni colle quali i Genovesi medesimi ritengono questa, laonde per ogni
introito ed uscita delle mercanzie, e di quelle altre cose che si rendessero, debbano i Veneziani,
pagare nel Vosporo per tutto il distretto di Tolectamur ai deputati dello stesso, o dell’imperatore
Usbech il solo tre per cento, nè altro comunque... » : M. C. Canale, Commentari storici della
Crimea, del suo commercio e dei suoi dominatori dalle origini fine ai di nostri, II, Gênes 1855, p.
447-448. Rappelons que le khan Ouzbek (Özbeg) avait permis aux Vénitiens en 1333 l’ouverture
d’un comptoir à Tana, voir M. Berindei – G. Veinstein, « La Tana-Azaq de la présence italienne à
l’emprise ottomane », Turcica VIII/2 (1976), p. 110-201.
44
W. Heyd, Histoire du commerce du Levant au Moyen Âge, II, Leipzig 1886, p. 184-185
(reprint A. M. Hakkert, Amsterdam 1967). Voir aussi, en plus des témoignages cités par Heyd,
celui de 1800 de E. D. Clarke, Voyages en Russie, en Tartarie et en Turquie, II, Paris 1812, p. 24-
34 (église grecque avec une inscription de l’an 757, icônes anciennes, manuscrits, inscriptions
antiques, lion de Venise ou de Gênes) et de J. Reuilly, Voyage en Crimée et sur les bords de la
mer Noire pendant l’année 1803, Paris 1806, p. 141.
45
W. Heyd, op. cit., II, p. 92-107 ; D. A. Zakythinos, Le chrysobulle d’Alexis III Comnène,
empereur de Trébizonde, en faveur des Vénitiens, Paris 1932 ; Fr. Thiriet, La Romanie vénitienne
au Moyen Âge, Paris 1975, p. 155, 162 ; S. P. Karpov, L’Impero di Trebisonda, Venezia, Genova
e Roma 1204-1461. Rapporti politici, diplomatici e commerciali, Rome 1986, p. 71-140.

126
SAINT JEAN LE NOUVEAU

Les rapports des Vénitiens avec les Trapézontins étaient faits de


coopération et de conflits divers, la preuve étant les conflits de 1295-1296,
lorsque Matteo, Niccolo et son fils, Marco Polo, l’auteur du Million, subirent ici
des dommages d’un montant de 4000 hyperpères46. Le chrysobulle de
l’empereur Alexis II Comnène de 1319 régla les rapports de Trébizonde avec les
Vénitiens qui reçurent à cette occasion un terrain pour l’édification d’un
comptoir de commerce. En dépit de quelques tensions de caractère commercial,
les relations des Vénitiens avec l’État des Grands Comnènes évoluaient de
manière satisfaisante pour les deux parties, lorsqu’un incident faillit tout
remettre en question : il s’agit d’un meurtre commis en 1343, à Tana, par un
Vénitien sur un Tatar qui, raconte l’historien byzantin Nicéphore Grégoras,
avait mis en émoi les petites gens de Trébizonde. Excédés par l’arrogance des
Italiens, les Trapézontins attaquèrent les Vénitiens de leur cité (leur comptoir
avait brûlé en 1341) et en massacrèrent la plus grande partie.
« Il est probable », écrit Wilhelm Heyd, « que ce massacre ait été un coup monté par un
parti ultra-patriote ; il ne nous semble nullement nécessaire d’en rechercher la cause déterminante
dans le meurtre de Tana rapporté par l’auteur. Quoi qu’il en soit, après cette alarme, les Vénitiens
arrêtèrent provisoirement leur trafic avec Trébizonde. Cependant, dès 1344, ayant reçu de
meilleures nouvelles de ce côté, le Sénat se risqua à expédier deux galères à titre d’essai ; comme
le baile et ses conseillers n’avaient pas quitté Trébizonde, ordre leur fut donné de prendre
livraison de la cargaison, mais les patrons des galères avaient mission de se rendre à la cour pour
y remettre des présents à l’empereur et lui faire part de l’intention de leur gouvernement d’y
envoyer de nouveau des navires et des marchands »47.

Il faut donc considérer le martyre de Jean, riche marchand de Trébizonde,


comme le résultat des tensions entre Vénitiens et Trapézontins sur fonds de
concurrence commerciale et confessionnelle48 . Sa date peut être placée vers
1341-1343, ou bien peu après 1344/5, lorsque les plaies n’étaient pas encore
cicatrisées et les mémoires encore marquées par les échauffourées de 134349.

46
S. P. Karpov, op. cit., p. 75-76.
47
W. Heyd, op. cit., p. 104, 187-198. Pour la guerre qui mit aux prises les Vénitiens et les
Génois unis contre le khan Djanibek (Ganibeg), entre 1343 et 1346, voir aussi Ş. Papacostea,
« “Quod non iretur ad Tanam”. Un aspect fondamental de la politique génoise dans la mer Noire
au XIVe siècle », RÉSEE XVII (1979), p. 201-218. Pour la reprise de la navigation des Génois,
voir M. L. Balletto, « Navi sul Mar Nero (1289-1290, 1343/4, 1361) », dans Genova,
Mediterraneo, Mar Nero (sec. XIII – XV), Gênes 1976, p. 125-157 ; pour celle des Vénitiens, voir
Fr. Thiriet, « Les Vénitiens en mer Noire. Navigation et trafics (XIIIe – XVe siècles) », dans
Arheion Pontou XXXV (1979), p. 38-53.
48
Pour le cadre général, voir O. Cristea, « Relansarea politicii veneţiene în spaţiul egeano-
pontic (1310-1332) », SMIM XVIII (2000), p. 27-44 ; G. I. Brătianu, Les Vénitiens dans la mer
Noire au XIVe siècle. La politique du Sénat en 1332-33 et la notion de latinité, Bucarest 1939
(« Études et recherches », XI).
49
C’est aussi la conclusion de A. Bryer – D. Winfield, Byzantine Monuments and
Topography of the Pontos, I, Washington 1985, p. 349 : « St. John the New of Trebizond...was
martyred by Mongols in about 1340 at the Cimmerian Bosphoros (Kertch)... which undoubtedly
lay in Trapezuntine Alania... ».

127
MATEI CAZACU

Le dernier point à éclaircir a trait aux circonstances politiques de 1414-


1415, lorsque eut lieu la translation des reliques de saint Jean de Vospro à
Cetatea Albă et ensuite à Suceava. À une date indéterminée de la fin du XIVe
siècle, Venise perdit Vospro qui retrouva ses princes alains vers 140050. Après
cette date, et en tout cas avant 1429, la cité devint génoise et commença à
graviter dans l’ombre de Caffa, la métropole de la Crimée. En 1412, les Génois,
alliés de vieille date de la Hongrie dans sa guerre contre Venise pour la
possession du littoral dalmate, furent appelés, ensemble avec la Valachie, la
Moldavie, la Pologne-Lituanie et la Horde d’Or, à œuvrer en commun pour la
réouverture de la route commerciale de la Chine à la mer Noire afin d’écarter
Venise du commerce oriental. L’auteur de ce projet, « l’un des plus grandioses
que son esprit, fertile en solutions de large envergure, eût conçu » (Ş.
Papacostea), était Sigismond de Luxembourg, roi de Hongrie (depuis 1387) et
empereur de l’Allemagne depuis 1410.
« À peine avait-il conclu les négociations de Lublau [1412] et celles qui se déroulèrent un
mois plus tard à Bude, dans un cadre international plus large, que le roi Sigismond commença à
mettre en exécution son projet ; comme son intention première était de donner une nouvelle
impulsion des échanges de l’Europe centrale avec le monde oriental par la voie du Danube, le roi
ne pouvait que commencer par s’adresser aux Génois de la mer Noire, maîtres encore non
contestés du trafic de la région et par conséquent agents indispensables de sa politique pontique.
C’est donc aux Génois de Caffa que s’adressa Sigismond au cours du même printemps qui avait
vu la conclusion du traité de Lublau [15 mars 1412], en leur demandant de remettre en fonction,
avec le concours des tatares de la Horde d’Or, la route commerciale qui avait lié jadis la Chine à
la Crimée et au Danube, “prout in antiquis diebus fuisse dicitur”, allusion évidente à l’époque de
Louis d’Anjou [1342-1382], pendant le règne duquel cette voie bicontinentale avait commencé à
fonctionner »51.

La route fonctionnait si bien, qu’en 1418 Sigismond envisageait


l’ouverture d’une nouvelle voie fluviale, axée sur Kilia, à l’embouchure du
Danube, et reliant Caffa et Péra à la Hongrie et à l’Allemagne52.

50
Ph. Bruun, Notices historiques et topographiques concernant les colonies génoises en
Gazarie, St-Pétersburg 1866, p. 41, 53 (« Mémoires de la Société impériale des Sciences de St-
Pétersburg », VIIe série, X, no 9) ; B. Spuler, op. cit., p. 314-315.
51
Ş. Papacostea, « Kilia et la politique orientale de Sigismond de Luxembourg », RRH XV
(1976), p. 425 ; idem, « Din nou cu privire la politica orientală a lui Sigismund de Luxemburg
(1412 », dans Ştefan Meteş la 85 de ani, Cluj 1977, p. 243-246, avec la bibliographie plus
ancienne.
52
Ş. Papacostea, « Kilia», p. 427-8. Sur les relations de la Moldavie avec la Pologne et la
Lituanie, voir C. Racoviţă, « Începuturile suzeranităţii polone asupra Moldovei (1387-1432) »,
RIR X (1940), p. 237-332 ; Fl. Constantiniu – Ş. Papacostea, « Tratatul de la Lublau (15 martie
1412) și situaţia internaţională a Moldovei la începutul veacului al XV-lea », SRI XVII (1964), p.
1129-1140. Les bonnes relations de Vitold avec Alexandre le Bon ressortent aussi d’une notice du
22 juin 1420 de l’évêque Gerasim de Vladimir en Volynie, publiée par A. Sobolevskij, « Zapis
načala XV veka », dans Čtenija v istoričeskom obščestve Nestora letopisca, IX, 1895, p. 219-222.

128
SAINT JEAN LE NOUVEAU

C’est donc dans ces circonstances particulièrement favorables au


commerce et aux bonnes relations entre la Moldavie, la Pologne-Lituanie et les
Génois qu’a eu lieu la translation des reliques de saint Jean le Nouveau de
Vospro, maintenant génoise, en Moldavie. Le voyage a dû se faire par voie de
mer, avec une escale obligée à Cetatea Albă, ce qui explique, à notre avis, la
confusion tenace du lieu du martyre avec la cité du liman du Dniestr53.

53
Voir aussi récemment Şt. Andreescu, « Note despre Cetatea Albă », SMIM XVIII (2000),
p. 57-77, sur l’ancienneté du comptoir génois de Moncastro et sur le privilège de commerce que le
prince Alexandre le Bon accorda aux Génois de Caffa, en 1409.

129
PRINCE, ÉTAT ET ÉGLISE EN VALACHIE
ET EN MOLDAVIE AUX XV e – XVIe SIÈCLES

Les Principautés Roumaines de Valachie et de Moldavie sont les derniers


États à faire leur apparition en Europe orientale au Moyen-Âge : les premières
années du XIVe siècle pour la première, vers 1347 dans le cas de la Moldavie.
Après quelques hésitations et louvoiements, les princes (voïévodes) de ces pays
optèrent pour le rattachement au Patriarcat de Constantinople, qui créa les
Métropoles ecclésiastiques d’Hongrovalachie (en 1359) et de Moldavie (vers
1382). Les titulaires de ces Métropoles furent nommés et envoyés directement
de Constantinople en Valachie, et ce jusqu’au XVIe siècle, lorsqu’ils furent
remplacés par des prélats autochtones. À son tour, la Moldavie eut un premier
métropolite autochtone en la personne de Joseph (Iosif, 1382-1415), suivi par
trois hiérarques grecs jusqu’en 1453 ; après cette date, les métropolites furent
élus parmi les prélats moldaves et nommés par le prince, Constantinople étant
seulement habilité à leur conférer la reconnaissance écrite.
Les relations entre les princes et l’Église dans ces deux pays procèdent du
principe byzantin de la « symphonie », de l’harmonie entre les actions des deux
institutions dont les pouvoirs et les responsabilités sont étroitement liés.
L’Église et les tribunaux ecclésiastiques ont la haute main sur tout ce qui
concerne la vie spirituelle, le mariage et la famille. Les codes de lois romano-
byzantines, qui ont abondamment circulé sous forme de manuscrits dans les
Pays Roumains dès le XIVe siècle (avant d’être imprimés, à partir de 1640, en
Valachie, et 1646, en Moldavie), ont servi essentiellement aux juges
ecclésiastiques et ne semblent pas avoir été en usage dans les tribunaux civils.
Ces derniers – et en premier lieu le prince lui-même, juge suprême du pays – se
guidaient d’après le droit coutumier propre à chaque pays, sur lequel nous
sommes assez mal renseignés.
Il reste cependant que les princes valaques et moldaves ont adopté un
ensemble d’idées et de conceptions monarchiques propres au monde byzantin
mais aussi occidental, idées adoptées soit directement soit, le plus souvent, par
l’intermédiaire du monde sud-slave, d’une part, hongrois et polonais, d’autre
part. En l’absence de traités à caractère théorique, cette synthèse est visible tout
d’abord dans la titulature princière qui précise que le souverain est un chef
militaire (voïévode, équivalent du doucas grec et du dux latin), et ensuite un
dominus (en slavon gospodin et gospodar, en roumain domn). Lors de la
MATEI CAZACU

création des Métropoles ecclésiastiques au XIVe siècle, le Patriarcat de


Constantinople a accordé aux princes roumains la qualité d’autokrator
(samoďržavnyj gospodin, samoďržec en slavon, domn singur stăpânitor, en
roumain). S’y ajoutait le nom théophore de Jean (Ioan), abrégé Io, qui précédait
le prénom des princes, tout comme Stéphane (le couronné) précédait celui des
souverains serbes.
Certains auteurs ont également avancé l’existence, dès le XVe siècle, d’une
conception impériale valaque et moldave, présente dans la harangue de certains
actes solennels et dans des chroniques qui donnent aux princes le titre de tsar
(car), « pieux en Dieu et le Christ », gouvernant leur empire (tsarstvo) de
manière impériale (tsarstvovati). Cette conscience impériale découlait, selon les
auteurs en question (N. Iorga, P. Ş. Năsturel, D. Nastase, A. Pippidi), de la
situation des princes roumains qui deviennent, après 1453, protecteurs du Mont-
Athos et de l’ensemble des Patriarcats orientaux, qui trouvaient en Valachie et
en Moldavie aides et subsides pour les Patriarcats, monastères et écoles
orthodoxes de l’Empire ottoman. Une mention à part dans ce sens mérite
l’apparition, à partir du milieu du XVe siècle, sur les sceaux princiers valaques,
de l’arbre symbolisant la « nova plantatio », figure qui a été attribuée à
l’héritage byzantin. En effet, l’arbre figuré sur ces sceaux représentait la ville de
Constantinople, la « nouvelle plantation » de Constantin le Grand.
Enfin, et ceci est un emprunt occidental, « la grâce de Dieu » (Dei gratia,
Božieju milostiju) définit aussi la nature de la monarchie valaque et moldave,
qui est pourtant limitée par la mention nominale des membres du conseil
princier, chacun avec sa dignité aulique indiquée dans un ordre qui se stabilise
au XVe siècle. Il est important de souligner que la présence des conseillers du
prince dans les chartes solennelles, parfois avec leurs sceaux appendus aux côtés
du sceau princier, est précédée par une étape où la majorité de ces seigneurs ne
remplissent pas de fonctions à la Cour, mais sont seulement indiqués par leur
prénom et, parfois, par le nom de leur résidence. Les monarchies valaque et
moldave à leurs débuts sont fortement marquées par ce caractère mixte de
royauté de droit divin modérée par la participation des magnats à la gestion des
affaires du pays.
Les dignités auliques sont, en partie, calquées sur les offices byzantins
correspondants : ainsi, le chancelier (toujours un laïc) est appelé logofăt (de
logothétis), le grand trésorier porte le nom de vistier (de vestiarios), le porte-
épée, spătar (de spatharios). En revanche, les autres dignités sont désignées par
des termes slaves méridionaux (bulgare et serbe) et occidentaux (polonais).
Finalement, ce n’est que dans la seconde moitié du XVe siècle que le Conseil
princier sera composé uniquement de dignitaires de la Cour, signe indubitable
du raffermissement de l’autorité monarchique.
Cette consolidation était due en bonne partie à l’intervention de l’Église ;
en effet, le métropolite préside le Conseil princier et prend une part de plus en
plus importante au couronnement des princes, qui culmine par l’onction du saint

132
PRINCE, ÉTAT ET ÉGLISE EN VALACHIE ET EN MOLDAVIE

chrême (myron). Cette cérémonie est mentionnée expressément en 1457 en


Moldavie et en 1512 en Valachie, mais elle semble plus ancienne. Le
cérémonial de l’intronisation des princes se développe et devient une imitation
du cérémonial byzantin à partir du XVIIe siècle, lorsque les voïévodes sont
nommés directement par la Porte ottomane, la puissance suzeraine, lors d’une
audience chez le sultan. Suivait la cérémonie religieuse dans l’Église patriarcale
de Constantinople, cérémonie que nous connaissons grâce à des témoignages de
la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècles.
Les insignes du pouvoir étaient le sceptre, le drapeau, l’épée, la croix
double, la lance crucifère, la couronne fermée (les princes moldaves portaient
deux couronnes, symbolisant la Haute et la Basse-Moldavie), la chaîne en or
portée autour du cou (alurghida), le manteau de chlamyde (granatza) et les
chausses couleur pourpre, décorées parfois d’aigles bicéphales (en Valachie),
enfin le sachet (ou le mouchoir) de couleur également pourpre contenant un peu
de terre, symbole et mémento de la vanité de ce monde (akakia byzantine).
Tout cet ensemble de cérémonies, insignes et titres princiers, ont été
rattachés à Byzance, l’Empire romain d’Orient, dont ils étaient une pâle
imitation comme dans le cas des souverains bulgares, serbes et russes. C’est
néanmoins dans ce cadre culturel qu’il faut étudier et comprendre l’idéologie
politique roumaine au Moyen-Âge et à l’aube des temps modernes.
La langue du culte et de la culture des Roumains était, dès le Xe siècle, le
slavon bulgare qui a remplacé, dans des circonstances mal connues, le latin
vernaculaire des populations vivant entre le Bas-Danube, les Carpates et la mer
Noire, et qui avaient embrassé le Christianisme dès les IVe – Ve siècles. Tard
venues parmi les États de l’Europe Centrale et Orientale, les Principautés de
Valachie et de Moldavie ont produit une littérature politique seulement à partir
du XVe siècle, plus précisément dans sa seconde moitié.

VALACHIE

Le premier texte qui retiendra notre attention est l’Histoire du prince


Dracula qui raconte les actions de Vlad III Ţepeş (l’Empaleur), dit aussi
Dracula, prince de Valachie en 1448, 1456-1462 et en 1476. Né vers 1430, ce
prince passa presque 20 ans en exil dans l’Empire ottoman (de 1444 à 1448), en
Hongrie (de 1430 à 1436, et de 1448 à 1456) et en Moldavie.
Personnalité controversée et haute en couleur, Vlad III Dracula a fait
l’objet d’un récit décrivant ses cruautés, récit qui s’est conservé en plusieurs
versions contemporaines en allemand, en latin, en grec, en slavon russe et en
turc1. Au-delà des différences inhérentes à sa diffusion sur une aire extrêmement
vaste, ce récit enregistre des faits réels auxquels chaque traducteur a donné une

1
Nous nous sommes occupés de ces récits dans notre thèse de doctorat soutenue en 1979 à
l’Université de Paris I.

133
MATEI CAZACU

finalité différente : alors que dans les récits occidentaux (en allemand et en
latin) le prince valaque apparaît comme un tyran assoiffé de sang, dans l’aire
orthodoxe gréco-slave il est perçu comme un souverain cruel mais juste.
Ainsi, pour Laonikos Chalkokondyles (vers 1423 - vers 1470),
l’extermination de l’ancienne aristocratie valaque par Dracula obéissait à un
projet précis, « de sorte », écrit-il, « qu’en un rien de temps, la situation de la
Dacie (Valachie) en arriva à un grand degré de changement et les affaires
publiques connurent une révolution du fait de cet homme ». Cette révolution
devait être le prélude de la révolte contre la domination ottomane. En effet,
depuis 1417, la Valachie était tributaire de la Porte, qui s’était assurée le
contrôle du pays par l’occupation des principales forteresses roumaines de la
rive gauche du Danube. Les princes valaques avaient été vassaux des rois de
Hongrie depuis le début du XIVe siècle, une relation souvent houleuse que
devait renforcer le mariage de Dracula avec une parente du roi Matthias Corvin
(1458-1490).
Le récit russe sur Dracula (Skazanie o Drakule voevode), dû à la plume du
secrétaire princier Fedor Kuricyn (vers 1485), représente pourtant l’entreprise la
plus poussée pour restituer une vision cohérente des actions du prince valaque.
Une première idée qui se dégage de ce texte est l’égalité de tous les sujets
du prince devant la loi, idée qui constituait, aux dires de Kuricyn, le principe
suprême de gouvernement de Vlad :
« (Dracula) haïssait tant le mal dans son pays, que quiconque commettait un méfait, fût-ce
vol, brigandage, mensonge ou injustice, n’avait aucune chance de rester en vie. Nul, fût-il grand
boyard, prêtre, moine ou homme du commun, eût-il de grandes richesses, ne pouvait racheter sa
vie ».

Cette conception de la justice égale pour tous représentait une rupture


totale avec les mentalités médiévales basées sur l’idée des privilèges de
l’aristocratie et du clergé face aux simples paysans ou bourgeois, sujets non
privilégiés du prince. D’inspiration peut-être ottomane, cette égalité devant la
loi s’opposait aussi à la coutume du pays qui prévoyait presque toujours le
recours à la composition, au paiement, par le coupable, d’un dédommagement
ou d’une amende versée à la personne lésée ou à sa famille. Elle explique,
croyons-nous, l’extrême sévérité du prince envers les nobles frondeurs ou
traîtres, mais aussi envers les autres catégories de la population. Les massacres
des boyards coupables de trahison semblent s’inscrire dans la même logique,
même si les chiffres avancés par les récits sont à l’évidence exagérés. Quoi qu’il
en soit, le conseil princier de Dracula était formé à plus de 90 % d’hommes
nouveaux qui remplaçaient l’ancienne aristocratie valaque.
Une autre idée importante qui se dégage de la lecture du récit russe, est la
majesté de la fonction monarchique qui n’a de comptes à rendre qu’à Dieu,
duquel elle tire sa légitimité. Cette idée est très clairement exprimée dans

134
PRINCE, ÉTAT ET ÉGLISE EN VALACHIE ET EN MOLDAVIE

l’épisode des moines catholiques mendiants. Interrogé par Dracula qui lui
demande s’il a bien fait d’empaler ses ennemis, le premier moine lui répond :
« Non, Seigneur, tu as mal agi, car tu punis sans merci. Il convient à un maître de se
montrer miséricordieux, et tous ceux que tu as empalés sont des martyrs ».

En revanche, la réponse du second moine, inspirée par le célèbre passage


de l’Épître de Pierre (I, Pierre 2, 13-14) recueille l’approbation du prince :
« Tu as été mis par Dieu comme souverain pour punir ceux qui font le mal et récompenser
ceux qui font le bien. Et ceux-ci ont fait le mal et ont reçu ce qu’ils méritaient ».

Le même souci de la majesté monarchique est visible dans les épisodes nos
1, 11 et notamment 12 que nous citons en entier :
« Dracula avait l’habitude suivante : si un ambassadeur venait chez lui, envoyé par
l’empereur (Mehmet II) ou par le roi (de Hongrie), et s’il n'était pas vêtu avec distinction, s’il ne
savait pas répondre à ses questions tortueuses, il l’empalait en lui disant : “Ce n’est pas moi le
responsable de ta mort, mais ton maître ou toi-même. Ne dis point de mal de moi. Si ton maître,
sachant que tu es un homme peu sensé et que tu es sans savoir, t’a envoyé chez moi, qui suis un
souverain très sage, alors c’est ton seigneur qui t’a tué ; mais si tu as osé y venir de toi-même,
sans t’être instruit, alors tu t’es tué toi-même”. Pour un tel apocrisiaire (ambassadeur) il faisait
planter un pal plus haut et entièrement doré, et il le fichait dessus. Et au souverain de cet
ambassadeur il écrivait entre autres choses ces paroles : “Ne plus envoyer en ambassade à un
souverain sage un homme à l’esprit faible et ignorant” ».

Dans l’épisode no 11, Vlad III, après avoir mis à l’épreuve un ambassadeur
du roi de Hongrie, reçoit la réponse suivante qui allait dans le sens des vues du
prince de Valachie :
« Sire, si j’ai commis un crime qui mérite la mort, fais ce que bon te semble, car tu es un
juge impartial et ce n’est point toi qui serais coupable de ma mort, mais moi seul ».

L’épisode des deux moines mendiants pose aussi le problème des rapports
du prince avec l’Église, problème présent également dans un autre épisode
relatant la combustion des pauvres et des infirmes. On se souvient que le
premier moine avait condamné la cruauté du prince envers ses adversaires et
avait déclaré que ceux-ci seraient des martyrs. La réponse du prince à ce propos
est cinglante :
« Pourquoi as-tu quitté ton monastère et ta cellule et vas-tu par les Cours des grands
souverains, étant un ignorant ? Tu viens de me dire que ces gens étaient des martyrs ? Je veux
également faire de toi un martyr afin que tu sois martyr à leurs côtés ».

L’épisode no 5 raconte comment le prince valaque brûla vifs les mendiants


et les infirmes qu’il avait conviés à un festin. L’explication qu’il donna des
raisons de cet acte est la suivante :

135
MATEI CAZACU

« Sachez (dit-il à sa suite) que j’ai fait cela d’abord pour qu’ils ne soient plus un fardeau
pour les autres, et que personne ne soit plus pauvre dans mon pays, et pour que tous soient riches.
Deuxièmement, je les ai délivrés afin qu’aucun d’entre eux ne souffre plus en ce monde de
pauvreté ou de n’importe quelle infirmité ».

Dans cette raison apportée au massacre des pauvres, on a vu (F. von


Lilienfeld) la prétention du prince valaque d’interpréter les Évangiles mieux que
l’Église elle-même : au lieu de leur faire l’aumône, le prince tue les miséreux
afin de leur assurer une existence meilleure dans l’au-delà.
De telles cruautés annoncent celles d’Ivan le Terrible, qui se considérait
seul responsable devant Dieu de ses actions, comme il l’affirmait dans sa
correspondance avec le prince André Kurbskij. Or, il semble assuré que le tsar
russe et son entourage connaissaient le récit sur Dracula, qui circulait depuis
1485-1486 en Russie où l’on dénombre vingt-deux copies manuscrites. Par
ailleurs, l’idéologie d’Ivan IV emprunte plusieurs éléments au Skazanie o
Drakule voevode, même si l’on ne peut suivre entièrement Donald W.
Treadgold qui voyait dans ce texte un essai de « bâtir une nouvelle idéologie de
l’État autocratique ».
Après la mort de Dracula en 1476, le trône de Valachie sera occupé
alternativement par des princes des deux branches de la dynastie régnante de
Bessarabie et notamment par les Drăculeşti, les descendants de Vlad II Dracul
(1436-1443, 1444-1447), le père de Dracula. Parmi eux, les plus importants
pour notre propos sont Vlad IV le Moine (1481-1495) et son fils, Radu IV le
Grand (1495-1508).
Vlad IV fut adopté, avant 1487, par la sultane Mara, fille du despote serbe
Georges Branković et veuve du sultan Mourad II. Cette adoption – décidée d’un
commun accord par Mara et par sa sœur, Catherine de Cilly (appelée aussi
« dame Cantacuzène ») – eut comme résultat immédiat le passage sous patronat
valaque du monastère de Hilandar, la laure serbe du Mont-Athos, mais aussi des
autres couvents de la Sainte Montagne dont les princes valaques et moldaves
deviendront les protecteurs attitrés.
À son tour, Radu IV prend pour épouse Catherine Crnojević, issue de la
famille régnante du Monténégro, occupé par les Turcs en 1496. Sous le règne de
ces deux princes on constate que plusieurs familles nobiliaires d’origine serbe se
réfugient en Valachie et notamment les Branković, descendants des despotes de
Serbie. Ainsi, Georges Branković, ancien despote de Srem (1486-1496), devient
métropolite de Valachie sous le nom de Maxime (1505-1508) et une de ses
nièces, Hélène (dite aussi Miliţa Despina) épousera le futur prince régnant
Neagoe Basarab (1512-1521). L’afflux des réfugiés serbes fuyant la conquête
ottomane en Hongrie, en Valachie, en Moldavie et en Russie, a eu comme
résultat un remarquable essor de la culture slavonne de ces pays. Ainsi, pour ne
citer qu’un seul exemple, le moine Macaire de Cetinje sera le premier
imprimeur de Valachie (1508), suivi quelques décennies plus tard par Dimitrij
Ljubavić, actif à partir de 1545.

136
PRINCE, ÉTAT ET ÉGLISE EN VALACHIE ET EN MOLDAVIE

Ce fut dans cette atmosphère de transfert de l’héritage culturel serbe et


post-byzantin au Nord du Danube que Radu IV procède en 1503 à la
réorganisation de l’Église et de l’État valaque sous la férule du métropolite grec
Niphon, ancien patriarche de Constantinople (1486-1488, 1497-1498, 1502)
canonisé après sa mort. Selon les dires de l’auteur de sa Vita, Niphon convoqua
dans un synode local :
« tous les higoumènes de tous les monastères de Valachie et tout le clergé de l’Église, et fit
un grand synode ensemble avec le prince et tous les boyards, avec les prêtres et les laïcs, et fit
couler la source intarissable de son enseignement limpide. Et il leur parlait des Saintes Écritures,
et il leur prodigua des enseignements et les abreuva avec l’eau de la vraie foi. Il leur parla des
canons et des lois, de l’organisation de l’Église et des services divins, de la monarchie et de l’état
nobiliaire, des monastères et des églises, et d’autres règles nécessaires. Et il organisa tout selon les
lois et les canons des Saints Apôtres ».

De même, Niphon adressa une série d’exhortations au prince, lui


enjoignant de juger selon la loi et la justice, d’extirper l’ivresse et la pédérastie
qui faisaient des ravages, enfin de respecter les commandements de Dieu
contenus dans les livres de l’Exode (23, 2) et du Lévitique (26, 3 et suiv.).
Cependant, Niphon ne tarda pas à entrer en conflit avec le prince au sujet
du second mariage d’un favori qui avait répudié sa première épouse.
Contrairement aux évêques valaques, Niphon refusa d’accepter ce second
mariage et dut quitter le pays pour le Mont-Athos où il finit ses jours en 1508.
Durant son conflit avec Radu, le métropolite fut visité en cachette par un jeune
noble, Neagoe, issu du puissant clan des Craiovescu, qui lui apportait nourriture
et réconfort. La Vita de Niphon précise que le saint, à son tour,
« raffermissait (Neagoe) avec ses enseignements afin qu’il croisse et qu’il s’élève dans ses
bonnes actions, qu’il ait bonne chance et qu’il soit agréable à Dieu et aux hommes ».

Quelques années plus tard, en 1512, Neagoe montait sur le trône de


Valachie, adoptait le nom princier de Basarab et s’évertuait à acquérir une
légitimité qui lui faisait défaut : constructions fastueuses, canonisation de
Niphon, donations et travaux importants aux couvents athonites, au Patriarcat de
Constantinople et dans tout le monde orthodoxe. Mais Neagoe était un homme
malade, très malade même, et la tuberculose (languor) ou une autre maladie mit
fin à ses jours en 1521, alors qu’il était à peiné âgé de quarante ans. Désireux de
laisser à ses enfants (dont trois morts en bas âge) un manuel de gouvernement,
Neagoe mit à l’œuvre les lettrés valaques et le grand rhéteur du Patriarcat,
Manuel de Corinthe, qui composèrent pour lui une œuvre parénétique de
grandes dimensions, le seul Miroir de prince conservé comme ouvrage
indépendant que nous a légué la Slavia orthodoxa, le monde des Chrétiens
orientaux de culture slavonne.
Les Enseignements (ou Conseils) du prince de Valachie Neagoe Basarab à
son fils Théodose et à ses successeurs, écrit entre 1518 et 1520, est divisé en
deux parties d’étendue et de valeur inégales. La première partie se présente

137
MATEI CAZACU

comme un florilège commenté ad usum Delphini de textes extraits des Psaumes


et du Livre des Rois, du Panégyrique de Constantin le Grand par Euthyme de
Tărnovo (fin du XIVe siècle), des homélies de Jean Chrysostome, des extraits du
Roman de Barlaam et Joasaph, la vie de Bouddha en version chrétienne due à
Jean Damascène, etc.
La seconde partie est divisée en treize chapitres, portant sur des questions
précises : sur la vénération des icônes ; sur la crainte et l’amour de Dieu ; thrène
aux ossements de la mère du prince et de ses enfants morts en bas âge, une
méditation sur la précarité de la vie ; sur l’aumône et sur la vie de ce monde ;
comment se comporter envers ses nobles et ses serviteurs ; comment se
comporter à table et éviter l’ivresse ; sur les ambassades et sur les guerres ; sur
la façon de rendre la justice ; conseils pour être doux et généreux, etc.
Les sources de la seconde partie sont notamment l’Humilité (Katanixis) de
Syméon le moine, ouvrage byzantin du IXe siècle, le Roman d’Alexandre, Scala
paradisi de Jean Climaque, Dioptra (le Miroir) de Philippe le solitaire, des
apocryphes comme la Descente de la Vierge en enfer, des homélies de Jean
Chrysostome, les Centuries de Nicétas Stéthatos (XIVe siècle), et même
quelques échos des Mille et une nuits et de la littérature de dévotion
franciscaine.
Bien que les extraits de sources identifiées à ce jour représentent plus de la
moitié du texte des Enseignements, ceux-ci gardent néanmoins une structure
unitaire assez claire : dans la première partie, des lectures commentées avec des
exemples touchant les rois de l’Ancien Testament, Constantin le Grand et
Bouddha dans sa version christianisée. Dans la seconde partie, des chapitres
traitant de la manière de gouverner le pays et de l’édification du prince. Il s’agit,
en somme, d’un Miroir de prince de type médiéval avec un penchant certain
pour les textes ascétiques, mais également pour les œuvres majeures de la
littérature byzantino-slave.
Bien que différents par leur tonalité générale, les Enseignements sont
contemporains des plus prestigieux textes similaires occidentaux : Le Prince de
Machiavel (1514), l’Institution du prince chrétien d’Érasme (1516) et
l’Institution du prince de Guillaume Budé (1518-1519). À la différence de ces
œuvres, les Enseignements de Neagoe Basarab sont pénétrés d’un souffle
puissant d’ascétisme dans lequel on entrevoit des échos du stoïcisme adapté par
les Pères de l’Église orientale, un néo-stoïcisme qui deviendra d’actualité au
XVIe et au XVIIe siècle en Europe occidentale.

MOLDAVIE

La Moldavie voisine connut son apogée politique durant le règne d’Étienne


(Ştefan) le Grand (1457-1504), personnage dont l’avènement au trône a ouvert,
selon un spécialiste, « la plus brillante page de toute l’histoire du pays » (Ş.
Papacostea). Installé et oint par le métropolite, Étienne a œuvré durant tout son

138
PRINCE, ÉTAT ET ÉGLISE EN VALACHIE ET EN MOLDAVIE

règne, en collaboration avec l’Église moldave, pour affermir l’autorité princière


et instaurer un véritable culte dynastique d’inspiration très vraisemblablement
serbe.
La première démarche du métropolite Théoctiste (1453-1477), un
hiérarque d’origine sud-slave ordonné à Peć, la résidence du Patriarcat serbe,
avait été la rédaction des Annales moldaves. Dans une phase ultérieure, vers
1469-1470, cette œuvre a été continuée sur un plan autrement plus vaste, au
monastère de Putna, la fondation d’Étienne et nécropole de sa famille, où fut
rédigée la chronique du règne d’Étienne le Grand. Les idées fondamentales qui
sous-tendent cette œuvre, de même que la Chronique anonyme de la Moldavie,
composée, elle, dans un milieu proche de la Cour, expriment en premier lieu la
conception d’une monarchie de droit divin incarnée en Moldavie par les
dynasties fondatrices de l’État, les Dragoş et les Bogdan dont Étienne était le
descendant. Le concours divin et celui des saints, notamment militaires, est
omniprésent dans la description des actions civiles et militaires du prince, que
ce soit dans les chroniques, dans les portraits votifs ou dans les inscriptions
monumentales apposées sur ces fondations où Étienne est qualifié de
« nicéphore » (pobedonosec) et d’empereur (tsar).
Le patronage du prince moldave sur les monastères bulgare (Zographou) et
serbes (Grégoriou, Saint-Paul, Vatopédi) du Mont-Athos, ses mariages
successifs avec des princesses venues de Kiev, de Crimée et de Serbie et
Valachie, l’atmosphère héroïque qui régnait à la Cour de Suceava lors des
conflits avec les Turcs et les Tatars (1473-1479), tous ces faits confirment
l’existence de modèles serbes qui serviront à la mise en place d’un véritable
culte dynastique en Moldavie à cette époque. Ainsi, le respect dû aux ancêtres et
à leur mémoire, matérialisé d’abord dans la rédaction des Annales du pays, est
visible dans la confection de (nouvelles) dalles funéraires pour les aïeuls du
prince. Déjà en 1473, Étienne avait apposé une dalle à la mémoire du prince
Dragoş (1347-1349), le fondateur du pays, à Putna. Entre décembre 1479 et mai
1480, le prince commande pas moins de seize dalles sculptées pour couvrir les
sépultures de ses deux premières épouses et de ses enfants morts en bas âge,
mais aussi de certains de ses ancêtres réels ou fictifs, princes et princesses de
Moldavie. De la sorte, Étienne fait poser des dalles funéraires pour presque tous
les princes régnants qui l’avaient précédé, mais aussi d’autres membres de la
famille princière, hommes et femmes, en indiquant le degré de parenté qui le
liait au défunt jusqu’à la troisième génération ascendante.
Une autre entreprise patronnée par ce prince a été la refonte du grand
obituaire du monastère de Bistriţa, fondation de son ancêtre Alexandre Ier dit le
Bon (1400-1432). Commencé en 1407, ce texte a été recopié sous le règne
d’Étienne lorsqu’on ajouta un grand nombre de rubriques nouvelles : les princes
de Moldavie depuis le XIVe siècle, leurs parentés valaques, russes, criméennes
et gréco-serbes, le haut clergé, la noblesse moldave. Un chapitre plein d’intérêt
concerne les « sieurs (pani) qui sont tombés dans la guerre contre les Turcs » en

139
MATEI CAZACU

1475 et en 1476. Vingt ans après cette dernière bataille, perdue par les
Moldaves, Étienne construisit sur le site une église dédiée à l’archange (archi-
stratège, généralissime) Michel, église qui servait d’ossuaire pour les morts.
L’inscription apposée sur la façade est une véritable page d’histoire, tout comme
ce fut le cas pour l’église de Milişăuţi dédiée à Saint-Procope, un autre saint
militaire, en 1487.
Après la mort d’Étienne en 1504, son fils et successeur au trône Bogdan III
(1504-1517) envoya à Moscou un récit intitulé Histoire des frères Roman et
Vlakhata, ajouté à la fin d’une chronique brève de la Moldavie intégrée par la
suite dans les Annales du monastère de la Résurrection (Voskresenskaja
letopis) qui date des années 1542-1544, et dans d’autres recueils russes de
généalogies et de chronographes diverses. L’intérêt principal de ce texte, qui
retrace l’origine romaine des Moldaves et des Roumains en général, consiste
dans l’effort entrepris par l’auteur anonyme pour expliquer l’Orthodoxie des
Roumains, seul peuple latin à ne pas avoir embrassé le Catholicisme. Chassés de
Rome par les « nouveaux Romains » (catholiques), les « anciens Romains »,
descendants de Roman et Vlachata, sont colonisés dans le Maramureş, où ils
reçoivent des privilèges de la part des saints rois de Hongrie et notamment de
Vladislav qui était « le neveu du frère de l’archevêque Sabbas des Serbes et fut
baptisé par celui-ci, et il gardait la foi du Christ dans le secret de son cœur,
quoique d’après sa langue et la dignité royale il fût catholique ». Quelques
années plus tard, « un homme sage et vaillant issu d’entre eux », le voïévode
Dragoş, passa les montagnes du Maramureş en Moldavie et y fonda l’État
médiéval et la dynastie princière.
Ce mythe étiologique (à comparer à celui de Rome même chez Tite Live, I,
1) qui souligne l’origine latine des Roumains, et leur ténacité dans la défense de
la foi orthodoxe, a été sans doute rédigé vers 1513-1514, à une époque de
confrontation de la Moldavie avec ses voisins catholiques, la Pologne et la
Hongrie. Le récit s’inscrit aussi dans toute une série d’ouvrages de la fin du XVe
siècle et du début du siècle suivant, destinés à prouver l’origine romaine du roi
Mathias Corvin de Hongrie, des grands princes lituaniens, des Prussiens, de
l’empereur Maximilien de Habsbourg et, enfin, des grands princes de Moscou
de la dynastie des Rurikides. L’origine romaine constituait un élément
fondamental de la construction de la légitimité de ces monarques, à une époque
où l’empire des Habsbourg s’affirmait comme la plus grande puissance
européenne.
Une autre personnalité dont nous aurons à nous occuper en cette première
moitié du XVIe siècle moldave est le prince Pierre (Petru) Rareş (1527-1538,
1541-1546). Fils naturel d’Étienne le Grand, élevé dans un milieu bourgeois de
la ville de Hârlău, Pierre gagnait sa vie comme marchand entre la Moldavie,
l’Empire ottoman et la Transylvanie, lorsque la mort sans héritiers de son neveu,
Ştefan IV (Ştefăniţă) lui ouvrit la voie du trône princier. Lors de ses deux règnes
qui couvrent ensemble une période de seize ans, Pierre Rareş s’est manifesté

140
PRINCE, ÉTAT ET ÉGLISE EN VALACHIE ET EN MOLDAVIE

comme un mécène éclairé dans le domaine de l’art et de la littérature historique


et politique.
Sur le plan artistique, on lui doit la construction et/ou la décoration de
fresques extérieures de tout un groupe d’églises conservant encore de nos jours
leur peinture qui en font l’ensemble le plus homogène et le plus riche de l’art
post-byzantin de l’Europe. D’autre part, soucieux de conserver la mémoire de
ses actions, le prince chargea l’évêque de Roman, Macaire, de rédiger la
chronique de son règne. Écrite en slavon, cette chronique inspirée du byzantin
Constantin Manassès (XIVe siècle) occupe une place à part dans la littérature
moldave. On est loin de la sobriété des annales du règne d’Étienne le Grand :
Macaire a voulu flatter son prince et l’a fait dans un style ampoulé, trop riche
même, mais qui traduit néanmoins un climat intellectuel tout à fait remarquable.
Cette atmosphère se retrouve également dans l’œuvre d’un écrivain
politique russe, Ivan Peresvetov, qui passa plusieurs années de sa vie comme
mercenaire en Hongrie, en Bohême et, enfin, en Moldavie, qu’il quitta en 1538
pour se rendre à la Cour d’Ivan le Terrible.
Dans son ouvrage principal, La Grande Supplique (Bol’šaja čelobitnaja),
écrit et présenté au tsar en 1549, Peresvetov inclut un projet de réformes de la
Russie moscovite prenant comme modèle l’Empire ottoman de Mehmet II et de
ses successeurs. L’importance de l’œuvre de Peresvetov réside dans le fait que
le vieux soldat présente la plupart de ses conversations avec Pierre Rareş et avec
ses conseillers. Il précise, en effet, à plusieurs reprises, que celles-ci avaient lieu
en présence de « docteurs latins » et de « sages philosophes grecs » qui
entouraient en permanence le prince moldave. À la fin de son exposé,
Peresvetov affirme que, au cours de son séjour en Moldavie, il avait pu
constater personnellement la « grande sagesse » de Pierre Rareş : « Et ces
paroles il les a tirées de l’enseignement de la sagesse philosophique, parce que,
ô souverain, le prince Pierre lui-même était un philosophe et un sage docteur, et
il était entouré de nombreux sages, philosophes et docteurs ».
Les « philosophes » doivent être des théologiens et/ou des moines
orthodoxes, alors que les « docteurs latins » pourraient désigner des Allemands
et des Hongrois de Moldavie, de Transylvanie ou de Pologne, sortis des
universités d’Europe Centrale, Cracovie, Vienne et Prague.
Selon le témoignage de Peresvetov, la décadence de Byzance et l’essor de
l’Empire ottoman étaient les sujets de réflexion favoris du prince de Moldavie.
À cela s’ajoutait l’espoir d’une alliance de la Moldavie avec Moscou, alliance
destinée à contrebalancer la pression de la Pologne et de l’Empire des
Habsbourg, États catholiques qui ne cachaient pas leurs visées expansionnistes
en Europe Centrale et Orientale.
Voici une première considération de Pierre Rareş telle qu’elle a été
enregistrée par Peresvetov :
« Et ainsi parle Pierre, voïévode de Moldavie : s’il vient à quelqu’un l’envie de connaître la
sagesse impériale (ou : la sagesse nécessaire à un empereur), de bien savoir ce qui regarde l’art de

141
MATEI CAZACU

la guerre et la règle de vie de l’empereur, celui-là doit prendre (le récit de) La Prise de
Constantinople et la lire jusqu’au bout et il y trouvera toute l’aide de Dieu (tout ce que Dieu peut
lui fournir pour l’aider) ».

Cette leçon divine est d’abord une leçon de « virtù », d’énergie et


d’efficacité, car Dieu n’aime pas ceux qui sont « paresseux » comme l’étaient
les Grecs de 1453. L’enseignement divin nous apprend, ensuite, la nécessité de
la « grande vérité », c’est-à-dire, « en clair, une leçon d’égalitarisme niveleur et
haineusement antinobiliaire ». Pierre Rareş reprochait aux Byzantins d’avoir
flanché (lenilisja) dans leur combat pour la défense de la foi chrétienne contre
les « Infidèles ». L’ironie du sort fait que maintenant, ajoutait le prince, les
Turcs prennent les enfants des Serbes et des Grecs dès l’âge de sept ans
(devşirme), leur apprennent le métier des armes et les obligent de la sorte à
défendre les valeurs de leurs maîtres contre leur propre nation.
La « paresse » que le prince se doit de combattre est le fait, notamment,
des nobles byzantins, accusés par Rareş d’avoir agi de façon égoïste, d’avoir
ruiné l’économie du pays – et principalement le commerce –, fait régner
l’injustice et levé des troupes opposées le plus souvent au pouvoir impérial. Si
l’on ajoute à cette liste l’accusation d’hérésie (allusion à l’Union de Florence-
Ferrare de 1439), on aura épuisé les causes de la chute de Byzance telles que les
voyait le prince moldave en 1538.
En revanche, une fois maître de Constantinople en 1453, Mehmet II avait
mis de l’ordre dans les affaires du nouvel État, instituant la justice pour tous et
réformant l’économie et l’armée. Mehmet II présente ainsi les traits d’un prince
de la Renaissance, soucieux d’affirmer son autorité sans partage, de
récompenser ses fidèles et de punir les ennemis et les traîtres, bref de faire
preuve de « virtù ». Cette « virtù » est la première qualité d’un prince « terrible
et sage » (groznyj i mudryj), épithètes qui sont comme une synthèse de la
« virtù » et qui s’appliquaient également à Ivan le Terrible.
Si la justice qui règne dans un pays est le reflet de la « groza » inspirée par
le souverain, la préparation continuelle à la guerre et la force de son armée
découlent principalement de sa « sagesse ». Il est nécessaire de souligner ici que
Pierre Rares, prince chrétien et désireux de secouer la domination ottomane qui
pesait sur son pays, avait cependant la lucidité et le courage de reconnaître la
supériorité des Ottomans sur le plan de l’organisation institutionnelle et
économique.
Les conseils de Rareş à Ivan le Terrible représentent le plus clair du
programme de réformes préconisé par Peresvetov pour la Russie moscovite. Le
tsar devrait lever une armée de 20.000 mercenaires, payés sur le Trésor public,
équipés d’armes à feu et prêts en permanence à défendre les frontières du pays
et notamment les marches méridionales menacées par les Tatars de Crimée.
Suivent des conseils ayant trait à l’introduction de la justice dans le pays, pour
la mise au pas de la grande noblesse russe, accusée elle aussi de « paresse »,

142
PRINCE, ÉTAT ET ÉGLISE EN VALACHIE ET EN MOLDAVIE

ď« hérésie » et d’infidélité envers le tsar, et, enfin, le conseil d’occuper le


Khanat tatar de Kazan.
Nous nous trouvons, par conséquent, en présence d’un véritable Miroir de
prince, ouvrage destiné à initier un souverain dans l’art de gouverner. Ses
sources sont d’origine byzantine et post-byzantine, mais il ne faut pas oublier
l’expérience directe de Pierre Rareş qui, en tant que marchand et simple
particulier, avait connu l’Empire ottoman, son organisation, sa justice et son
commerce mieux que les fils légitimes des princes valaques et moldaves.

Bibliographie
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XVIe siècles », CMRS 24 (1983), p. 7-41.
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143
LA FAMILLE ET LE STATUT DE LA FEMME
EN MOLDAVIE (XIV e – XIXe SIÈCLES)*

Présentation, histoire

La fin de la Guerre froide et l’effondrement de l’Empire soviétique n’ont


pas résolu les problèmes issus de la colonisation russe et soviétique en Europe et
en Asie. La Moldavie se présente comme un cas significatif pour comprendre
les drames et les déchirements induits par trois siècles d’expansion russe en
Europe Orientale. En effet, ce pays qui couvrait, au XVe siècle, environ 93.000
km2 entre les Carpates Orientales, le fleuve Dniestr et la mer Noire, est
aujourd’hui divisé en trois et même quatre parties : la République de Moldova
(33.8000 km2), indépendante depuis 1991, forme la partie orientale de
l’ancienne Principauté ; la Moldavie occidentale s’est réunie, en 1859, à la
Valachie voisine pour donner naissance à la Roumanie moderne ; le Nord et le
Sud de la République de Moldova (un territoire d’environ 18.500 km2) ont été
arrachés par Stalin en 1940, puis en 1944 et réunies à l’Ukraine, dont elles
n’avaient jamais fait partie. Enfin, une bande de terre sise à l’Est de Dniestr, la
Transnistrie (Podniestrovije) a proclamé son indépendance en 1992 et la
maintient toujours, suite à une guerre civile dans laquelle la 14e Armée russe et
les mercenaires « cosaques » ont joué un rôle semblable à celui de la Russie en
Georgie.
La Principauté roumaine de Moldavie (en roumain Moldova) fait son
apparition sur la carte de l’Europe orientale au milieu du XIVe siècle dans le
contexte du reflux de la puissance tatare, maîtresse des steppes du Nord de la
mer Noire depuis 1223-1241. La dynastie régnante vient du Maramureş, la
région voisine à l’Ouest, au-delà des Carpates, intégrée à l’époque dans la
Hongrie médiévale. Les membres de cette dynastie sont des nobles roumains de
Maramureş, vassaux des rois de Hongrie qui les installent en Moldavie afin de
monter la garde contre les incursions des Tatares. Il s’agit donc d’une marche
orientale, comme le fut l’Autriche à ses débuts pour l’Empire carolingien.
En moins d’une demi-siècle, la Moldavie s’étend du noyau initial du Nord-
Ouest jusqu’aux rives du Danube et de la mer Noire ; à l’est, elle atteint le
fleuve Dniestr un peu avant 1400 et devient de la sort la voisine directe de la
Lituanie, dont elle est séparée par ce fleuve. Ses capitales successives – Baia,
*
Cet article fait partie d’une étude plus vaste, commandée par l’Institut National de la
Famille et de l’Enfance (1996).
MATEI CAZACU

Siret, Suceava, puis Jassy (Iaşi) au XVIIe siècle – prouvent à l’évidence la


même descente vers le Sud et vers l’Est où elle englobe des petites principautés
habitées en majorité par des Roumains. Le nom du pays dans les sources
étrangères est, au début, la Petite Valachie (Valachia minor), nom que la
différencie de sa voisine du Sud, la Grande Valachie. Or, « Valaque, Valachie »
sont les noms sous lesquels les peuples slaves et germaniques désignent les
populations parlant des langues issues du latin. La Moldavie tire son nom de la
rivière Moldova sur laquelle se trouvait sa première capitale, Baia.
La dynastie régnante est connue sous le nom de Bogdan que portait au
XIVe siècle un prince qui se révolta contre la suzeraineté hongroise. La dynastie
des Bogdan s’éteint dans la seconde moitié du XVIe siècle, lorsque les Turcs
ottomans, les nouveaux suzerains de la Moldavie, commencent à offrir le trône
à des princes issus des grandes familles nobiliaires moldaves.
Tributaire des Turcs depuis 1453-1454, la Moldavie a réussi à conserver
durant cinq siècles son autonomie interne au prix de grandes pertes territoriales
qui lui furent imposées tour à tour par les Turcs (en 1484 et en 1538), par
l’Autriche (en 1775) et par la Russie (1812). Amputée de plus de la moitié de
son territoire, notamment au sud, à l’est et au nord, la Moldavie se réunira en
1859 à la Valachie pour donner naissance à la Roumanie moderne.
Après la Première Guerre mondiale et l’écroulement des grands empires
voisins, la Moldavie réintégra ses anciennes frontières à l’intérieur de la
Roumanie : la partie septentrionale, occupée par l’Autriche en 1775, portait le
nom de Bukovine ; la partie orientale et méridionale, baptisée Bessarabie par les
Russes en 1812, revint à la mère-patrie entre 1918 et 1940, fut occupée par
l’URSS, libérée par la Roumanie, alliée de l’Allemagne, et réoccupée en 1944
pour donner naissance à la République Soviétique Socialiste de Moldavie.
Staline détacha le Nord et le Sud de la Bessarabie et les unit à l’Ukraine, ce qui
eut comme conséquence de couper la Bessarabie de tout débouché à la mer
Noire et aux bouches du Danube.
Cette histoire dramatique et éclatée explique en partie les difficultés
rencontrées par les historiens pour étudier le passé de cette principauté. La
plupart se sont attachés à l’étude de l’art, domaine dans lequel la Moldavie a
créé des monuments remarquables, ou bien à l’histoire politique et économique.
L’histoire sociale a été beaucoup moins bien traitée, en dépit des efforts
entrepris ces dernières décennies : des publications des sources diplomatiques et
littéraires, des fouilles archéologiques, des recherches sur les communautés
paysannes et sur les familles nobiliaires, sur les villes, etc. ont vu le jour, mais il
n’existe pas encore une histoire d’ensemble de la famille et du statut de la
femme en Moldavie. Les – peu nombreuses – études existantes, dues en
majorité aux historiens du droit, se sont attachées à quelques aspects ponctuels
sans envisager une recherche de plus grande haleine de l’ensemble du problème.
Il faut souligner également une erreur de méthode qui se perpétue jusqu’à
nos jours, à savoir l’amalgame entre la situation de la Moldavie et celle de la

146
LA FAMILLE ET LE STATUT DE LA FEMME EN MOLDAVIE

Valachie. Cette méthode a entretenu des confusions et des inexactitudes qui


réclament une nouvelle démarche méthodologique.
D’autre part, la documentation connue est lacunaire, suite au grand
naufrage des archives princières, privées et municipales de la Moldavie
médiévale et moderne. Seules subsistent intactes les archives monastiques et le
chercheur est trop souvent obligé de faire appel à des sources étrangères –
notamment des récits de voyage – pour compléter les maigres informations
existantes. C’est seulement au XIXe siècle que les sources internes et externes
deviennent plus riches et plus détaillées, c’est-à-dire à une époque ou la famille
traditionnelle était en pleine mutation et quand la législation, inspirée par le
Code Napoléon et par le Code civil autrichien de 1811, consacre le rôle
dominant de l’homme par rapport à la femme dans la vie sociale et économique.

Le cadre juridique

L’histoire sociale de la Moldavie médiévale et moderne jusqu’en 1859 se


présente comme la résultante d’une tension constante entre la législation écrite,
d’origine romaine venue par la filière byzantine et slave, d’une part, et la
coutume orale, propre à ce pays, d’autre part. Les historiens du droit ont trop
souvent privilégié la première catégorie de sources – les plus nombreuses et les
mieux connues – en négligeant l’étude de la coutume et des réalités sociales
telles qu’elles nous sont connues par les témoignages contemporains ou plus
récents. La coutume a été ainsi cataloguée de folklore et son poids considéré
comme négligeable, voire nul, dans la vie de tous les jours. Une réaction s’est
produite depuis environ un siècle, mais on est encore loin d’avoir une image
complète du droit consuétudinaire moldave tel qu’il ressort des chartes et des
documents conservés à ce jour.
Un premier texte de lois moldave imprimé à Jassy date de 1644 et porte le
titre Les sept sacrements de l’Église, traduction en roumain d’un ouvrage slavon
paru à Lvov. Il s’agit d’un livre destiné aux ecclésiastiques et il contient sur
chaque sacrement des notes et des précisions extraites de la législation
byzantine. Pour notre étude, ce sont le baptême, le mariage et la pénitence qui
nous intéressent le plus.
Le premier véritable code de lois de la Moldavie paraît deux ans plus tard,
en 1646, et porte le titre Livre roumain d’enseignements tirés des Codes de lois
impériales (Carte românească de învăţătură de la pravilele împărăteşti). Ce
code, patronné par le prince Vasile Lupu (1634-1653) est composé de deux
parties : un code agraire d’origine byzantine et une traduction de la Praxis et
theoriae criminalis de Prosper Farinaccius (Lyon 1616) qui contient 78
chapitres concernant le droit pénal, celui de la famille et des personnes, les
questions du patrimoine, etc.
D’autres codes de lois ont suivi en 1785 (Sobornicescul Hrisov), le Code
du prince Scarlat Callimachi (1817), imité du Code civil autrichien de 1811,

147
MATEI CAZACU

mais contenant des prévisions du droit byzantin en ce qui concerne la famille, le


mariage et la succession ; le Manuel juridique d’Andronache Donici (1805,
imprimé en 1814) et, enfin, le Règlement organique de 1831.
L’essence de tous ces codes de lois est la législation romaine et byzantine
qui a circulé également sous forme manuscrite, et ce dès le XVe siècle : la
Syntagme (ou Nomocanon) de Matthieu Blastarès de 1335, le Manuel de
Harmenopoulos (1345), des pénitentiels, des Nomocanons systématiques, les
Basiliques compilées sous l’empereur Léon VI (886-912), et bien d’autres. Les
textes byzantins étaient utilisés essentiellement par les tribunaux ecclésiastiques
qui ont eu la haute main sur toutes les causes concernant la famille, même si, en
dernière instance, c’était toujours le prince qui prenait la décision définitive.
La coutume a été souvent invoquée et discutée, comparée à la législation
byzantine (seule source de droit acceptée en Moldavie) et la conclusion,
formulée par les tribunaux princiers au début du XIXe siècle, précisait que « la
coutume est un droit qui, sans être imprimé, a été accepté par le consentement
tacite de l’autorité et a acquis force de droit au cours du temps ».
À partir de 1831, la victoire du droit écrit sur la coutume est définitive,
victoire qui sera consacrée par l’adoption des codes de lois modernes en
Roumanie après 1859.
L’existence de toute cette législation – coutumière, imprimée ou
manuscrite – a singulièrement compliqué la tâche des juges et explique la
diversité des pratiques judiciaires rencontrées en Moldavie au Moyen-Âge.
Dans certains cas, on voit intervenir directement le prince – par exemple lors du
mariage des enfants des nobles –, l’Église – lors du remariage des veufs ou du
divorce –, ou bien la communauté villageoise ou urbaine, notamment lors de
successions compliquées.
Un autre facteur important doit être pris en considération lorsque l’on
étudie l’histoire moldave, à savoir le fonctionnement des tribunaux laïcs. Dans
les communautés villageoises et urbaines, ce rôle était rempli par le maire,
appelé d’ailleurs juge (jude, sudeţ) dans les documents, ensemble avec les
hommes vieux et bons. Ces tribunaux jugeaient, évidemment, d’après la
coutume orale, et leur existence est documentée jusqu’au XVIIe siècle. D’autre
part, le prince était considéré le juge suprême du pays et il jugeait les causes
plus compliquées deux ou trois jours par semaine assis sur un trône à la Cour
(on pense tout de suite à Saint Louis sous le chêne de Vincennes). Mais, avec la
multiplication des procès et l’accroissement de la population , les princes ont été
amenés à déléguer la justice à certains seigneurs de la Cour, surtout lorsqu’il
était nécessaire de se rendre sur le terrain. Ces juges étaient souvent contestés.
C’est seulement au XVIIIe siècle que les princes grecs imposés par les Turcs
(les Phanariotes) créent des tribunaux spécialisés avec des juges bien préparés et
dotés de textes clairs et précis.
En conclusion, la pratique judiciaire et la législation de la famille (mais
aussi des autres domaines de la vie sociale) en Moldavie médiévale souffrent de

148
LA FAMILLE ET LE STATUT DE LA FEMME EN MOLDAVIE

la tension existant entre la coutume et le droit écrit, ce qui complique d’autant


plus la tâche de l’historien, confronté, en plus, à une extrême pénurie de
sources.

Le mariage

Les cérémonies du mariage en Moldavie sont une bonne illustration de son


caractère mixte : archaïque, relevant de la coutume, d’une part ; religieux et
soumis aux canons ecclésiastiques, d’autre part. Nous possédons, par chance,
une description assez complète du mariage due à la plume de Démètre Cantemir
(1673-1723), prince de Moldavie de 1710 à 1711, description qui forme un
chapitre à part de son ouvrage Descriptio Moldaviae rédigé à la demande de
l’Académie des Sciences de Berlin.
Les saints canons (le Code Justinien) sont invoqués pour fixer l’âge
minimum requis, c’est-à-dire 12 ans pour les filles et 14 ans pour les garçons,
tout comme à Byzance (cf. E. Patlagean). D’autre part, la coutume veut qu’une
fille soit mariée avant 24 ans : passé cet âge, dit un acte moldave de 1736, elle
encourt « honte et dédain ». À Byzance, où l’âge de raison est 25 ans, une fille
restée célibataire jusque-là est libre de choisir son mari (voir aussi la coutume
française des catherinettes).
Démètre Cantemir dit très clairement que c’est le jeune homme qui,
trouvant une fille à son goût, lui envoie des peţitori (du latin petitores, précise-t-
il) qui sondent d’abord les intentions des parents de la fille. En cas de réponse
affirmative, ils, se présentent avec toute la parenté du garçon et, suivant un
cérémoniel très archaïque qui se retrouve aussi ailleurs en Roumanie, réclament
la belle biche que leur maître avait suivie à la trace jusqu’à cette maison. Après
un temps d’hésitation, les parents de la fille présentent celle-ci aux peţitori et
déclarent accepter la demande en mariage.

« Ensuite – écrit-il – ils appellent le prêtre, ou, si celui-ci est pris par d’autres obligations,
quelques vieillards du voisinage, devant lesquels les fiancés échangent les anneaux. Après cette
cérémonie, les parents cachent la fille et s’assoient pour un repas préparé d’avance d’où ils ne se
lèvent pas avant d’avoir décidé le jour du mariage ».

Pour ce qui est du reste de la cérémonie, on notera le rôle réduit de


l’Église : la force du mariage à cette époque réside moins dans son caractère de
sacrement, qui est secondaire par rapport au caractère de contrat conclu devant
la communauté villageoise. Cette situation se retrouve dans les cérémonies du
mariage en milieu rural telles qu’elles ont été étudiées et décrites par les
ethnologues depuis la fin du siècle dernier.
Une recherche que nous avons entreprise sur le groupe des grands
dignitaires moldaves des XIVe – XVIIe siècles, groupe sur lequel nous sommes
mieux renseignés (Stoicescu, 1971), nous permet d’affirmer qu’il n’y avait pas,
en règle générale, une grande différence d’âge entre les époux. Ainsi, pour les

149
MATEI CAZACU

XIVe – XVe siècles, sur 75 personnes, tous ont une seule épouse ; au XVIe
siècle, sur 100 cas, deux seulement ont fait deux mariages, le reste ont eu une
seule épouse. Enfin, au XVIIe siècle, sur un total de 169 dignitaires, 29 ont eu
deux épouses et 7 ont contracté trois mariages, ce qui signifie que 89% ont eu
une seule femme.
La situation est tout aussi claire dans le cas des princes de ce pays, 45 en
tout, ayant régné entre 1347 et 1711 : on y rencontre 11 cas de remariage (deux
épouses), deux se sont mariés trois fois, et deux ont eu quatre épouses. Ceci
donne un pourcentage de 70% de mariages uniques, mais n’exclut pas les
concubines (ţiitoare) pour lesquelles nous sommes moins bien renseignés.
Les cas de quatre mariages datent un du début du XVe siècle (Alexandre le
Bon, 1400-1432) et le second de la fin du XVIIe (Constantin Cantemir, 1685-
1693) : ils ne semblent pas avoir rencontré une résistance notable de la part de
l’Église, beaucoup moins combative en Moldavie qu’à Byzance, par exemple.
Pour revenir à l’âge des époux, il est usuel qu’il soit à peu près égal : les
grandes différences d’âge rencontrées en Italie médiévale ou ailleurs sont
rarissimes en Moldavie avant le XVIIIe siècle.
Cent ans après Démètre Cantemir, le diplomate anglais William
Wilkinson, ancien consul de son pays à Bucarest, en Valachie, constate tout le
contraire dans son Tableau historique, géographique et politique de la Moldavie
et de la Valachie (Paris 18242) :
« Quand une fille a atteint l’âge de treize à quatorze ans, ses parents commencent à
s’occuper de lui trouver un mari. Ils n’attendent pas qu’on leur en fasse la demande, mais ce sont
eux qui offrent sa main, souvent à deux ou trois hommes à la fois, en faisant connaître le montant
et la nature de la dot qu’ils sont disposés à donner. La demande d’une dot plus considérable
devient l’objet d’une véritable négociation : on s’arrange enfin définitivement avec celui qui
paraît le moins exigeant.
On ne consulte jamais dans ces occasions les inclinations de la fille ; une trop grande
disproportion d’âge ou les défauts personnels du futur mari ne paraissent pas de nature à donner
lieu à la moindre objection... La fiancée n’a souvent jamais vu l’homme que ses parents ont
choisi ; et incapable à son âge d’avoir aucun jugement formé sur l’état de mariage, elle se soumet
à leur volonté avec indifférence » (p. 130-131).

C’est Jean-Louis Carra, le futur constitutionnel, qui nous donne, en 1777,


l’explication de cette mutation dans les mœurs : il s’agit, à n’en pas douter, de
l’influence exercée par les princes phanariotes, grecs originaire du quartier
Phanar d’Istanbul. Habitués à enfermer leurs femmes et leurs filles de peur des
agressions des Turcs, les Phanariotes pratiquent une stricte séparation des sexes
avant et même après le mariage. Les appartements de l’épouse du prince sont un
véritable gynécée, appelé par ailleurs harem, et cette coutume est adoptée aussi
par les grands boyards moldaves qui vivent dans la Capitale et imitent les
moeurs de la Cour. En revanche, le peuple garde ses habitudes anciennes et les
jeunes filles et les femmes de la campagne et même des villes jouissent d’une
grande liberté, d’où l’accusation de prostitution et de débauche que leur lancent
les étrangers de passage dans le pays. Voici deux témoignages que séparent

150
LA FAMILLE ET LE STATUT DE LA FEMME EN MOLDAVIE

seulement quelques années et qui illustrent les changements survenus dans la


société moldave au XVIIIe siècle :

« Le caractère du beau sexe dans ces deux provinces (Valachie et Moldavie) est la douceur
même. Esclaves de leurs parents, de leurs maris, de leurs amants même, les femmes moldaves et
valaques ne reconnaissent d’autre loi, d’autre volonté suprême, que celle des hommes. Quoique
libres, elles ne sortent que fort rarement et jamais seules ; la paresse et l’ignorance profonde où
elles vivent sont vraisemblablement les causes de leur fidélité et de leur soumission...
Je ne crois pas qu'aucune femme, pas même les princesses régnantes aujourd’hui en
Moldavie et Valachie, sachent lire et écrire : les Grecs prétendent à cet égard que les femmes ne
doivent rien savoir que ce que leur mari veut leur enseigner. Les jeunes filles sont cachées aux
regards de tous les hommes jusqu’au moment où finit la cérémonie de leur mariage, et où elles
entrent dans le lit nuptial. Avant ce temps, elles n’ont d’autre occupation que celle de soupirer
après le mari qu’il plaira à la divine providence de leur envoyer : jusqu’à ce moment, elles ne
jouissent qu’en spéculation des plaisirs de l’amour et du délire de la volupté » (Jean-Louis Carra,
Histoire de la Moldavie et de la Valachie, Neuchatel 17812, p. 192-3).
« Les Valaques et les Moldaves épousent leurs femmes très jeunes ; ce sont les mères qui
les choisissent, attendu que les demoiselles sont cachées aux regards des hommes. Les mères ont
un très grand soin de la pudeur de leurs filles, et se croiraient déshonorées si les maris, ne les
trouvant plus vierges, venaient à les leur renvoyer ; elles sont très attentives de faire voir, après la
première nuit des noces, les signes de leur virginité ; mais après cette formalité, les mères et les
filles sont, en général, fort peu fidèles à leurs maris...
Les dames, qui aiment la vie oisive et à passer toute la journée en visite, permettent qu’on
leur fasse la cour ; mais au surplus il n’y a pas de pays où l’on se plaigne moins que dans ceux-ci,
et il faut que le scandale soit trop grand pour qu’on en parle. Dans le vulgaire il y a beaucoup de
libertinage et de débauche. Toutes les tavernes sont des lieux de prostitution » (I. Raicevich,
Voyage en Valachie et en Moldavie (1788), éd. fr., Paris 1821, p. 143, 147-8).

L’intervention princière se fait sentir dans le cas des enfants de


l’aristocratie :
« Lorsque les enfants des boyards se marient, les fiançailles et le mariage religieux ne
peuvent avoir lieu sans l’accord du prince et sans le témoignage (testimonium) de l’évêque. Car à
travers ce dernier on désire éviter d’unir par le mariage ceux qui sont empêchés par les lois
divines et ecclésiastiques, alors que par celui-là on veut éviter l’union plus serrée de plusieurs
familles nobiliaires contre la volonté princière » (D. Cantemir).

L’accord ou le désaccord du prince est fondamental dans ce domaine.


Ainsi, le prince Constantin Cantemir (1685-1693), le père de Démètre, désireux
de se rapprocher d’un puissant clan nobiliaire, fiance sa fille au logothète
(chancelier) Pătraşcu Costin. Mais, après un conflit qui se solde par la mise à
mort du chef du clan, le prince rompt les fiançailles et choisit un autre époux
pour sa fille qui meurt d’ailleurs peu de temps après. Un contemporain,
l’historien Ion Neculce, commentant cette situation, observe que le prince avait
déjà contracté une parenté spirituelle avec le père de son gendre, auquel il avait
baptisé un fils. Par conséquent, « peut-être Dieu n’a-t-Il pas toléré » la rupture
des fiançailles et le mariage avec le frère du filleul princier. Ceci prouve que les
fiançailles étaient considérées comme un sacrement, certes mineur, mais
néanmoins renforcé par l’échange de promesses, des anneaux, la bénédiction

151
MATEI CAZACU

épiscopale (dans le cas des enfants de la noblesse) et une possible cohabitation


des fiancés.
Cet épisode pose également le problème autrement important de la liberté
des jeunes filles avant le mariage à l’époque médiévale. Le diacre syrien Paul
d’Alep constatait, au milieu du XVIIe siècle, que « les femmes et les filles
(moldaves) sont complètement dépourvues de timidité et d’honneur ». En dépit
des sévères punitions que leur infligeait le prince Vasile Lupu (1634-1653),
elles continuaient de pratiquer l’amour avant le mariage, dans le cas de jeunes
filles, ou avoir des relations avec les hommes en cas de veuvage ou de divorce.
Ce prince coupait le nez ou noyait les femmes en cas d’adultère, ajoute Paul
d’Alep, mais cette information est isolée : dans la plupart des cas on pratiquait
la composition (duşegubina), nommée aussi « l’amende du ventre » (« gloaba
pântecului »). On notera que le prince Vasile Lupu était d’origine albanaise, ce
qui pourrait expliquer sa sévérité envers un délit considéré comme mineur par la
société moldave.
Démètre Cantemir constate lui aussi que « les adultères sont rares parmi
eux, mais les jeunes gens considèrent qu’il n’est pas honteux, mais même
admirable, de faire l’amour en cachette avant le mariage, comme s’ils étaient
affranchis des lois ». Lorsqu’ils étaient arrêtés sur le fait, il leur suffisait de
payer une amende (« l’amende du ventre »). Cette amende, qui s’élevait en 1741
à 12 pièces d’or pour une fille enceinte et à 12 thalers (équivalent de 8 pièces
d’or) pour une veuve ayant eu des relations sexuelles, était encaissée par les
agents du grand vornic, l’équivalent du comte palatin, la première dignité de la
Moldavie. Cette amende a été supprimée en 1754.
D’autres témoignages de voyageurs étrangers du XVIIIe et du XIXe siècle
parlent eux aussi de la liberté sexuelle des jeunes filles de la campagne, tout en
soulignant la rareté de l’adultère chez la même population. Cette liberté était
battue en brèche par la coutume de l’exposition de la chemise de la mariée le
lendemain des noces. Cantemir précise que la non-virginité des filles lors du
mariage permettait au mari de les renvoyer chez leurs parents, tout en ajoutant
que chez les nobles le scandale était vite étouffé et un autre mariage arrangé.
Les empêchements au mariage étaient, en gros, ceux du droit byzantin,
avec quelques traits originaux : parenté jusqu’au 7e ou au 8e degré, existence
d’un mariage antérieur non rompu, existence de trois mariages dissous pour l’un
des conjoints. Dans la pratique, on constate des cas de bigamie au tout début du
XVIe siècle, lorsque le prince de Valachie entre en conflit avec le métropolite
(dans l’occurrence l’ancien patriarche Niphon II de Constantinople) au sujet du
mariage de sa soeur avec un boyard moldave qui avait déjà laissé une épouse
dans son pays. Finalement le métropolite refuse de céder à l’injonction du
prince, se démet de sa fonction et quitte le pays : le mariage a néanmoins lieu.
Dans d’autres cas, la bigamie est punie par une amende ou par l’envoi au
couvent du coupable. Il est certain que, dans le cas de la Moldavie, la

152
LA FAMILLE ET LE STATUT DE LA FEMME EN MOLDAVIE

composition pouvait intervenir à tout moment et remplacer la peine de mort


prévue par le droit byzantin.
Revenant au mariage, l’Église s’est efforcée d’imposer la cérémonie
religieuse comme condition sine qua non de sa validité, alors que le
concubinage a été et est encore largement pratiqué à la campagne sous la forme
du mariage à l’essai. Les enfants issus de ces unions étaient appelés copil (avec
des adjectifs comme « copil din flori », enfant né dans les fleurs, ou « pui de
lele », fils de pute), et la loi ordonnait qu’ils suivent l’état de leur mère. En clair,
un bâtard issu de l’union d’une femme libre avec un esclave, était un homme
libre.
Le libre consentement était une autre condition essentielle d’un mariage
valide. Il ne s’agit pas ici du consentement des parents, toujours nécessaire,
mais du rapt (« răpire »). Dans ce cas également la composition ou le mariage
remplaçaient la peine de mort prévue par la législation byzantine : pourtant, à la
fin du XVIIe siècle, un capitaine avait la tête tranchée pour avoir enlevé la
fiancée d’un autre. Finalement, la jurisprudence moldave a accepté des solutions
moins sévères si le rapt se faisait avec l’accord de la fille ou s’il n’était pas
réalisé à main armée, même si le prince pouvait juger autrement. Tel a été le cas
de l’enlèvement de la fille d’un prince du début du XVIIe siècle ; le coupable
était un serviteur princier qui a eu la tête coupée, alors que la fille a été envoyée
au monastère.
Un autre cas d’empêchement au mariage était la disparité d’ordre social :
entre serfs ou esclaves (tziganes) et hommes libres ; entre boyards et roturiers ;
entre Chrétiens et non-Chrétiens ou hétérodoxes ; entre étrangers et autochtones.
Dans ce domaine aussi les dispositions des lois byzantines étaient transgressées
comme nous l’apprenons à la lecture de la documentation existante. Les princes
surtout (mais aussi les boyards) pouvaient épouser des bourgeoises ou des
paysannes, même si les cas ne sont pas légion et figurent comme des sujets
d’étonnement pour les contemporains. Le mariage d’un(e) esclave tzigane avec
un homme libre était finalement accepté au XVIIIe siècle, surtout après la
naissance des enfants qui suivaient, comme nous l’avons dit, la condition de la
mère, d’abord, du conjoint libre par la suite. Les unions entre étrangers et
autochtones butaient sur la question de la définition du statut d’étranger : s’il
était chrétien orthodoxe (la religion dominante du pays) et résidait en Moldavie,
ou bien s’il remplissait des fonctions à la Cour princière, l’étranger acquérait la
naturalisation à la suite du mariage avec une autochtone. Tel fut le cas de bon
nombre de Levantins (Grecs, Serbes, Albanais, Bulgares et Aroumains) installés
en Moldavie depuis le XVe siècle. Le critère suprême de l’autochtonie était
l’achat d’une maison et d’une terre.
Bien que les lois interdisaient formellement le mariage des autochtones
avec des hétérodoxes ou des non-Chrétiens (Juifs et Musulmans), dans la réalité
on rencontre de tels cas dès le XVIe siècle. Certains auteurs étrangers parlent
même de véritables contacts passés entre les parents des filles et des Turcs,

153
MATEI CAZACU

marchands ou fonctionnaires, installés pour un temps en Moldavie ou à ses


frontières, en territoire ottoman. Ces mariages n’étaient pas acceptés par
l’Église, qui réclamait la conversion préalable du conjoint non-orthodoxe, mais
la réalité a été plus puissante et on la rencontre jusqu’au XIXe siècle. Ici aussi
jouait le caractère laïc, coutumier, du mariage, qui était avant tout un contrat
entre deux conjoints, et seulement ensuite un sacrement.
La parenté spirituelle, empruntée elle aussi au droit byzantin, constituait un
autre empêchement au mariage. Nous avons vu plus haut le cas du prince
Constantin Cantemir qui n’hésitait pas à rompre les fiançailles de sa fille pour la
donner en mariage au frère aîné de son filleul. Il est important de noter que
l’Église a réussi à imposer le respect de cet empêchement qui s’appliquait aussi
aux enfants baptisés (par immersion) dans la même eau, pour ne plus parler des
marraines et des filleuls, ou des parrains et des filleules, dont l’union était
strictement interdite
Un cas curieux s’est produit en 1921, lorsque le prince héritier Carol
(Charles) (futur Charles II) et sa soeur ont épousé, respectivement, la princesse
Hélène de Grèce, et son frère. Ce double mariage, conclu pour des raisons
politiques, a été finalement accepté par l’Église des deux pays, mais la
population roumaine l’a considéré de mauvais augure : ce pressentiment s’est
transformé en certitude lors du divorce de Charles et d’Hélène prononcé en
1928.
Reste, enfin, la question des mariages multiples. Si l’Église orthodoxe
tolère un second mariage (avec une période de pénitence de deux ans à
Byzance), elle accepte mal un troisième, pour lequel une pénitence de trois ans
était exigée. Le quatrième mariage était, en revanche, complètement interdit et
entraînait la malédiction du coupable. Or, on rencontre un quatrième mariage à
deux reprises en Moldavie, dans le cas du prince Alexandre le Bon (1400-1432)
et de Constantin Cantemir (1685-1693), dont il a été déjà question.
Malheureusement, et dans les deux cas, nous manquons de renseignements sur
la réaction de l’Église qui a dû fermer l’oeil pour ne pas entrer en conflit avec le
souverain, comme ce fut le cas à Byzance au IXe siècle.

La dot

« Les parents ne marient jamais leurs filles, à quelque classe qu’elles appartiennent, sans
leur assigner une dot hors de proportion avec leurs propres moyens, et au grand détriment de leurs
enfants mâles, qui se trouvant eux-mêmes sans fortune assurée, considèrent le mariage comme un
moyen d’en acquérir une, et en font conséquemment un objet de spéculation. On ne s’occupe ni de
l’attachement, ni de l’estime que peut inspirer une épouse, mais uniquement de l’argent qu’elle
doit apporter » (W. Wilkinson, p. 130-131).

Cette constatation clôt un long cycle de désintégration de la famille


traditionnelle moldave et ne saurait être projetée pour les périodes antérieures.
Au contraire, on constate que la dot – des filles, bien sûr, mais aussi des garçons

154
LA FAMILLE ET LE STATUT DE LA FEMME EN MOLDAVIE

(rencontrée dès le début du XVIIIe siècle) – était égale aux parts d’héritage
reçues par les autres enfants. Cette égalité des filles avec les garçons face au
patrimoine commun rapproche les Moldaves des situations rencontrées avant
1100 en terre germanique et surtout celtique (R. Fossier). Qui plus est, la fille
mariée a un droit égal à celui de ses frères et soeurs célibataires, sur l’héritage
du couple parental, et ceci contrairement au cas de l’Europe occidentale après
1150. Ceci est très clair dans un cas moldave de 1458, lorsque dame Maruşca,
épouse de Andrieş Slujăscul, partage l’héritage parental avec ses frères et
soeurs.
Par la suite, ces partages, qui sont en même temps une forme de sortie de
l’indivision, se font plus fréquents au fur et à mesure que la documentation
écrite est plus abondante, et à chaque fois les femmes mariées (donc déjà
dotées) reçoivent des parts égales à celles de leurs frères et soeurs célibataires
ou non. Cette situation, sur laquelle nous allons revenir plus loin, s’explique par
l’existence de « la part de l’âme » (partea sufletului) que les parents gardent
pour eux jusqu’à leur mort, et qui est égale aux parts des enfants. Après la mort
des parents, cette part d’héritage est divisée à parts égales entre les héritiers.
Cette pratique entrait en concurrence avec une autre, rencontrée également en
Valachie, qui réservait la « part de l’âme » au cadet, seul héritier après la mort
des parents. En Moldavie on la rencontre au XVIIe siècle avec la précision qu’il
pouvait s’agir aussi bien d’une fille que d’un garçon, alors qu’en Valachie seuls
les fils héritaient des terres (avec quelques exceptions sur lesquelles nous ne
pouvons nous pencher ici).
Contrairement à la régle générale en Europe, la dot des filles nobles
moldaves était formée aussi bien de terres et immeubles, que d’argent, de bijoux
et d’autres valeurs. La dot était insaisissable, mais aliénable : ainsi, en 1473,
dame Ilca, la fille du sieur (pan) Petru Ponici, accepte de payer une composition
due par son père pour la mort d’un certain Andrica. Le fils de la victime accepte
un village comme prix de la composition, ceci alors que les deux pères étaient
décédés.
Selon le premier code de lois imprimé en Moldavie (Carte românească,
1646, chapitre 16), la dot de l’épouse revenait au mari en cas de séparation
causée par la femme, par sa mort naturelle, ou violente en cas de flagrant délit
d'adultère. Si le père de la mariée était encore en vie, la dot lui revenait.

La situation de la femme à l’intérieur de la famille

Les actes et les autres sources indiquent en Moldavie une égalité totale
entre les époux. Les donations princières, et ce dès 1411, mentionnent souvent
les deux époux comme bénéficiaires : ainsi, le 22 septembre 1411, le prince
Alexandre le Bon donne à Şoldan Petru et à sa femme, « la fille du sieur (pan)
Giulea », à leurs enfants et au frère du mari, un village ; un deuxième village est

155
MATEI CAZACU

donné seulement au couple et interdiction est faite au frère de l’époux de s’y


mêler.
En 1427, le même prince confirme à un certain Oancea et à sa femme
Nastea, « pour les services rendus » par tous les deux, un village ayant
appartenu au premier mari de Nastea. Les autres bénéficiaires de l’acte sont,
dans l’ordre : les enfants du couple ; les enfants de Nastea issus de son premier
mariage ; le fils de Nastea d’un second mariage ; les frères et les soeurs de
Oancea.
D’autres donations ou confirmations princières pour services rendus dans
le passé et au présent et qui concernent aussi bien les maris que leurs épouses,
ou bien des frères et des soeurs, se rencontrent en 1428 (deux cas), 1432, et en
1433 (deux cas).
On rencontre également des donations princières faites à des femmes pour
des services rendus à la Couronne, sans qu’il nous soit possible de les
identifier : ainsi, le 28 janvier 1433, en faveur de Matuşiţa, « pour elle, ses
enfants, ses petits-enfants, et sa mère Marie », également à ses frères et à leurs
descendants. Le 5 mars 1438 c’est le tour de dame (panie) Neaga, l’épouse du
sieur Giurgiu Piatră, de recevoir plusieurs villages, alors que son mari était
membre du Conseil princier et vivait encore. Enfin, le 12 novembre, dame
Ciumuleasa de Cobile vendait un village qu’elle avait reçu en don d’un prince,
sans autre spécification.
De même, une femme accusée de haute trahison, perdait ses terres, comme
c’est le cas, en 1437, de dame Maruşca, la belle-soeur du prince, qui s’était
enfuie « chez les Russes ».
On constate ainsi qu’une femme mariée continue de faire partie de son
groupe familial, appelé en roumain « ceata », et que l’on peut traduire par
Gemeinschaft dans le sens d’un groupe familial large, propriétaire en indivision
d’un patrimoine foncier. Ce type d’organisation de la propriété de la terre se
rencontre aussi chez les paysans, mais il n’exclut pas pour autant la
prédominance écrasante de la famille conjugale simple, formée des deux parents
et de leurs enfants mineurs.
Une femme mariée ou célibataire hérite, vend, achète et/ou échange des
terres qui restent sa propriété et qu'elle peut transmettre à ses enfants, à ses
frères et soeurs, ou à ses neveux. Les exemples sont nombreux pour les XVe –
XVIe siècles, deviennent plus rares au XVIIe et exceptionnels dans les siècles
suivants dans le cas des femmes mariées qui ne peuvent agir sans la
participation de leur mari à toutes ces transactions. Les historiens roumains du
droit considèrent que « le privilège de la masculinité s’appliquait lorsqu’il
s’agissait de l’héritage d’une vieille terre héréditaire, et le principe de l’égalité
des sexes lorsque le bien provenait d’un achat ». Cette affirmation pourrait être
valable pour la Valachie ; en Moldavie on constate, en 1462, que dame Marena
offre à sa tante la moitié d’un village que son grand-père avait reçu en donation

156
LA FAMILLE ET LE STATUT DE LA FEMME EN MOLDAVIE

du prince en 1409. La même chose se répète en 1518, en 1522 (deux cas) et en


1528 : nous arrêtons ici l’énumération, mais les cas sont nombreux.
D’autres cas, de 1458 et de 1461, montrent des femmes donner à des
parentés ou à un monastère des villages « où se trouvait la résidence [curtea,
littéralement cour] de son père ». Un acte du 30 janvier 1617 explique l’origine
de cette propriété par l’héritage de l’enfant cadet sur la maison parentale,
tradition correspondant au droit de « maineté » et dont il a été question plus
haut.
Revenant aux donations princières et à l’héritage des femmes, il est à noter
que les chartes moldaves sont très claires à ce sujet. Les donations princières
indiquent comme bénéficiaire le chef de la famille « et ses enfants, garçons ou
filles » (1401) ; après la mort du bénéficiaire, ses biens « appartiendront à son
épouse Marena, et à ses nièces Anuşca et Stana, et à leurs enfants, et à leurs
petits-fils, et à leurs arrière-petits-fils », etc. (acte de 1424-1425) ; au
bénéficiaire, à ses enfants, à son épouse, à ses enfants de deux mariages
antérieurs et aux soeurs du bénéficiaire (acte de 1427) ; à deux frères et à leur
soeur, héritiers du bénéficiaire (1428) ; au bénéficiaire, à son épouse, à leurs
enfants, et aux frères de l’épouse (1433) ; au bénéficiaire, à ses enfants, à ses
frères, à ses neveux de soeur, et à ses neveux de frère, et à ses petits-enfants
(1436) ; au bénéficiaire, à sa soeur, à son neveu de soeur, et à leurs descendants
(1442). Nous citons seulement les premiers cas rencontrés dans les chartes.
La sévérité des règles limitant et interdisant le mariage jusqu’au 7e ou 8e
degré, mais également la nécessité de connaître les ayants droit sur un bien
patrimonial, imposent, comme en Occident au XIe siècle, « l’usage d’une
mémoire collective très large des relations de parenté, étendue à tous les
descendants de chacun des trisaïeuls » (H. Bresc). Cette mémoire s’applique aux
ancêtres tant masculins que féminins et s’explique, en Moldavie, comme
ailleurs, aussi par le besoin de préciser l’origine des biens patrimoniaux en
question. Ainsi, le 5 avril 1558, un boyard devenu moine et sa soeur affirment
être les descendants de quatre générations d’ancêtres. D’autres cas, concentrés
entre 1579 et 1583, une période trouble pour la Moldavie, voient des héritiers
invoquer jusqu’à cinq générations, remontant à plus de 140-150 ans, mais en
règle générale elle est de trois générations. Un cas exceptionnel est celle de
dame Ana, épouse du chancelier Toma, qui indique 6 trisaïeuls dans son
ascendance (acte de 1569).
Ceci permet de nuancer les dires de l’évêque catholique Marco Bandini qui
affirmait, en 1640, qu’« aucun boyard moldave ne peut remonter sa généalogie
au-delà de cent ans... L’origine, la vertu et la gloire des ancêtres ne jouissent
d’aucune considération ». Les Moldaves considèrent seulement la situation
présente, trait de caractère qui les rapproche des Turcs.
Ces connaissances généalogiques liées à la propriété indivise de la
Gemeinschaft seront invoquées notamment lors des sorties de l’indivision et du
partage des terres qui commencent en Moldavie dans la seconde moitié du XVe

157
MATEI CAZACU

siècle. Au début, le phénomène est encore timide : 23 cas entre 1457 et 1504 ;
ensuite, il connaît une chute complète sous le règne de Bogdan III (1504-1517) :
0 cas, reprend entre 1517-1527 (15 cas) et enregistre une véritable explosion à
l’époque de Pierre Rareş et de ses deux fils et successeurs au trône : 72 cas entre
1527 et 1552. Par la suite, il reprend le rythme du début du XVIe siècle : 11 cas
entre 1552 et 1568, années qui correspondent (moins 1561-1563) au règne
d’Alexandre Lăpuşneanu.
Un autre aspect de la mémoire collective des relations de parenté, et qui
prouve également l’importance de l’ascendance féminine en Moldavie, est la
légitimité que tirent les princes des nouvelles dynasties (XVe – XVIIe siècles) de
leurs ancêtres féminins membres de la dynastie fondatrice de l’État au XIVe
siècle. Ainsi, Alexandre Lăpuşneanu (baptisé Petrea, donc Pierre) prend le nom
princier d’Alexandre et épouse la fille de Pierre Rareş qui aurait été, s’il était
vraiment descendant de Bogdan III comme il l’affirmait, sa propre cousine,
chose impossible même à l’intérieur de la famille princière. D’autre part, les
princes Movilă (Ieremia et son frère Simion) étaient les fils de la princesse
Marie, une autre fille de Pierre Rareş, ce qui légitimait leurs prétentions
princières. Au début du XVIIIe siècle, Nicolae Mavrocordat, un prince grec du
Phanar, commande une généalogie qui souligne le rattachement de sa mère à la
descendance d’Alexandre Lăpuşneanu, dont il a été question plus haut. Dans ce
dernier cas, la légitimité venait uniquement sur la ligne féminine, Lăpuşneanu
n’étant pas de toute évidence un bâtard princier, mais un simple boyard
ambitieux soutenu par un puissant parti régional.
Une situation similaire se rencontre au XVIIe siècle aussi en Valachie, où
plusieurs princes exhibent fièrement leur ascendance féminine par laquelle ils se
rattachaient à la dynastie des Basarab.
Les droits de la femme à l’intérieur de la famille sont respectés également
dans le domaine de la foi. Dans le cas des princes, nous constatons
qu’Alexandre le Bon (1400-1432) a eu deux épouses catholiques qui ont gardé
leur foi, tout comme ce fut le cas avec son fils Iliaş, dont l’épouse était la sœur
de la reine de Pologne. En sens inverse, on voit le prince Laţcu (†1375) se
convertir au Catholicisme, alors que son épouse et sa fille restent orthodoxes.
De même, Muşata (Margareta), la mère du prince Pierre Ier (1375-1391) se
convertit au Catholicisme, alors que les filles de Ieremia Movilă (1595-1606) et
de Vasile Lupu, mariées à des seigneurs polonais catholiques ou protestants,
gardent toujours leur foi orthodoxe.
Une fois mariées, les femmes quittent leur famille et entrent dans celle du
mari auquel elles sont dorénavant associées pour créer une nouvelle famille.
Ceci est visible notamment dans le cas des sépultures : bien que nos
informations dans ce domaine soient assez pauvres et tardives, on constate que
les épouses des princes et des grands dignitaires moldaves des XVe – XVIIe
siècles sont enterrées aux côtés de leurs maris dans la nécropole familiale qu’ils
construisent ou dont ils héritent en ligne masculine. C’est notamment le cas de

158
LA FAMILLE ET LE STATUT DE LA FEMME EN MOLDAVIE

dame Marie, l’épouse du gouverneur de Suceava, Şendrea (†1481), enterrée en


1486 dans l’église de Dolheşti ; de dame Iuliana, la veuve de Luca Arbure,
enterrée dans l’église bâtie par eux à Arbure ; de dame Nastasia (†1527),
enterrée à Humor, fondation de son mari Toader Bubuiog (†1539) ; de dame
Ana, l’épouse de Gavriil Trotuşanu (†1541), à Părhăuţi, aux côtés de son mari et
de sa belle-mère. En revanche, lorsque dame Păscălina choisit de se faire
enterrer au monastère de Probota, loin de son mari Luca Stroici (inhumé dans la
nécropole familiale de Dragomirna), la seule explication possible est qu’elle
avait pris le voile dans ce couvent. C’est là encore une coutume byzantine que
l’on rencontre dans les Pays roumains, parfois dans le cas des deux époux qui se
séparent d’un commun accord pour se retirer au couvent à l’âge de la vieillesse.

Le divorce

Contrairement à l’Église catholique, l’Église orthodoxe n’a pas accepté le


dogme de l’indissolubilité du mariage qui apparaît, encore au XVIIe siècle,
plutôt comme un contrat que comme un sacrement. La pratique judiciaire, dans
ce domaine, qui était du ressort de l’Église, admettait comme motifs de
séparation l’adultère de l’épouse (mais pas toujours du mari, la preuve étant le
grand nombre de bâtards princiers ou issus de la noblesse), l’alcoolisme et
l’absence de la virginité lors de la nuit des noces. Dans le cas d’adultère, la
punition selon les canons byzantins était la mise à mort et la confiscation de la
dot par le mari ; dans la réalité, le mari accordait toujours son pardon. Un autre
motif de séparation était le refus de l’épouse de réintégrer le domicile conjugal
après une période de captivité chez les Tatars.
Les torts du mari permettant le divorce intenté par la femme étaient les
mauvais traitements, les menaces de mort, une maladie contagieuse, par
exemple la tuberculose. Pourtant, un boyard comme Dumitraşco II Ştefan, qui
meurt en 1694 de la syphilis, ne se sépare pas pour autant de son épouse et a
même 7 enfants. Des cas de tuberculose sont également connus qui entraînent la
mort d’un conjoint, mais pas la séparation.
S’ajoutaient, selon le Code de lois de 1646, la chute dans l’hérésie, l’entrée
dans les ordres et la sodomie. Les Codes moldaves du début du XIXe siècle
enregistrent également le refus des relations sexuelles (trois ans pour les
femmes), la possession diabolique de l’un des époux. Au XVIe siècle, pour une
insulte ou même pour des coups légers, l’épouse pouvait demander le divorce
qui était prononcé assez vite : dans tous les cas de figure, la dot et les dons faits
entre époux revenaient au conjoint lésé.
Le divorce devient fréquent dans la haute société moldave seulement au
XIXe siècle : jusque-là il constituait l’exception, comme nous l’avons vu par
l’étude des grands dignitaires moldaves des XIVe – XVIe siècles. Il est, sans
doute, la conséquence des coutumes introduites au XVIIIe siècle par les princes
phanariotes qui enfermaient les jeunes filles et les donnaient en mariage sans

159
MATEI CAZACU

leur consentement. Dans ces conditions, le divorce signifiait la liberté enfin


retrouvée, une femme divorcée échappant au contrôle de ses parents et de ses
frères. S’y ajoutaient les fréquentes occupations étrangères – russes et
autrichiennes notamment – qui, apportant les moeurs occidentales, constituaient
une tentation et un exemple pour les femmes de la société moldave, aussi bien
nobles que roturières. Au XIXe siècle, les mariages avec des officiers russes
sont très fréquents mais les divorces le sont également.

Les enfants

L’étude du groupe des grands dignitaires des XIVe – XVIIe siècles que
nous avons déjà entreprise pour connaître la nuptialité des Moldaves, nous
permet également de connaître le nombre de leurs enfants. Ainsi, sur 75
dignitaires des XIVe – XVe siècles ayant eu des enfants, 38, donc 50%, ont un
seul enfant; 1,4 (un peu moins de 19%) en ont deux ; 12 ont eu trois enfants ; 4
ont eu 4 enfants ; 2 seulement ont eu 5 enfants ; un seul couple a eu,
respectivement, 6, 7, 8 et 11 enfants. En tout 160 enfants, ce qui donne une
moyenne de 2,1 enfants par couple dans une estimation haute qui ne prend en
compte que nos connaissances, bien lacunaires en l’occurrence, et exclut les
dignitaires sans enfants dont il sera question plus loin lors de l’essai d’une
estimation basse.
Pour le XVIe siècle, un peu mieux connu, le groupe en question compte
100 personnes ayant eu des enfants, qui ont donné naissance au total à 220
enfants, soit une moyenne de 2,2 enfants par couple dans une estimation haute.
37 ont eu un seul enfant ; 11 ont eu 2 ; 14 couples ont eu 3 enfants ; 8 ont donné
naissance à 4 enfants ; 6 ont eu 5 enfants ; 5 couples ont eu 6 enfants chacun ;
enfin, un seul couple a eu, respectivement, 7, 8 et 12 enfants.
Au XVIIe siècle, 169 dignitaires ont donné naissance à un total de 504
enfants, donc une moyenne de 3 enfants par père : 20 couples ont eu un seul
enfant ; 22 couples en ont eu 2 ; 36 couples ont eu 3 enfants ; 19 ont donné
naissance chacun à 4 enfants ; 14 en ont eu 5 ; et 8 couples ont eu 6 enfants :
119 dignitaires ont eu ainsi de 1 à 6 enfants, alors que 50 ont donné naissance à
7 jusqu’à 12 enfants comme suit : 8 ont eu 7 enfants ; 5 ont eu 8 enfants ; un
seul a eu 9 enfants ; 4 en ont eu 10, 2 couples ont eu 11 enfants et un seul a eu
12 enfants.
Enfin, 46 princes ont donné naissance entre 1347 et 1711 à 167 enfants
connus, ce qui donne une moyenne de 3,6 enfants par prince. Les maxima sont:
14 enfants pour Alexandre Lăpuşneanu avec une seule épouse ; 11 enfants pour
Alexandre le Bon avec quatre épouses légitimes et une concubine ; 10 enfants
pour Bogdan III (1504-1517), issus de deux épouses légitimes et de deux
concubines, et Démètre Cantemir, avec deux épouses ; 9 enfants pour Étienne le
Grand (1457-1504), avec trois épouses et une concubine ; 8 pour Ieremia
Movilă avec une seule épouse. Cinq princes n’ont pas eu d’enfants.

160
LA FAMILLE ET LE STATUT DE LA FEMME EN MOLDAVIE

Ces chiffres semblent démontrer une croissance continue du nombre des


enfants dans ce groupe privilégié : de 2,1 (aux XIVe – XVe siècles) à 2,2 au
XVIe on arrive à trois enfants pour le XVIIe. Toutefois, une correction s’impose
ici aussi ; il s’agit des dignitaires morts sans enfants ou de ceux dont nous
ignorons le nombre exact d’enfants, que nous rencontrons à travers des
mentions tardives qui indiquent leurs descendants. Le nombre de ces dignitaires
sans enfants ou avec un nombre d’enfants indéterminé se présente comme suit :
41 pour les XIVe – XVe siècles, 33 pour le XVIe et 63 pour le XVIIe siècle. Si on
leur attribue en moyenne un seul enfant, alors le total sera le suivant :
- XIVe – XVe siècles : un total de 116 dignitaires avec 201 enfants ;
- XVIe siècle : un total·de 133 dignitaires avec 253 enfants ;
- XVIIe siècle : un total de 231 dignitaires avec 567 enfants.
Dans ce cas, le nombre moyen d’enfants par père sera, dans une estimation
basse, de 1,73 enfants pour les deux premiers siècles (XIVe et XVe) ; 1,9 enfants
pour le XVIe siècle et 2,4 enfants pour le XVIIe.
Même ainsi, l’augmentation du nombre des enfants (vivants et morts, car
les sources sont souvent muettes à ce propos) par famille est nette, sans pour
autant savoir si elle est le fait de la fécondité supérieure des couples, d’une
meilleure hygiène, ou tout simplement d’une documentation plus complète au
fur et à mesure que l’on avance dans le temps.
Les enfants naturels ou bâtards sont nommés en slavon et en roumain
« copil » ou « copil din flori », à l’opposé de « fiu » et de « fiică » pour les
enfants légitimes. Leur statut juridique est assez mal connu, mais il semble
qu’au Moyen-Âge les bâtards suivaient indifféremment le statut du père ou de la
mère. Dans le premier cas, ceci est clair pour les bâtards princiers : le premier
semble avoir été Pierre Ier (1375-1391), dont nous ignorons le nom du père,
alors que sa mère, dame Muşata (Margareta, en tant que convertie au
Catholicisme, ce qui signifie la même chose en roumain) est mentionnée à
plusieurs reprises. Pour d’autres cas, nous connaissons le nom du père (réel ou
supposé) qui est invoqué dans les chartes du fils monté sur le trône paternel :
Ştefan II (1435-1447) est le fils naturel d’Alexandre le Bon, alors que Pierre
Rareş (1527-1538, 1541-1546) est un bâtard d’Étienne le Grand. Ce sera de
même avec Aron le Tyran et Pierre le Cosaque de la fin du XVIe siècle, lorsque
la dynastie était éteinte ou en voie d’extinction en ligne masculine.
Un témoignage du XVIe siècle précise qu’à la naissance les bâtards mâles
étaient marqués sur le corps afin d’être reconnus plus tard : c’est ce qui se passe
avec Hans, le fils d’un boucher allemand de Transylvanie, qui est reconnu
comme bâtard princier après avoir exhibé les marques de son corps (il s’agit du
prince Iancu Sasul, 1579-1582). D’autres témoignages indiquent que les grands
dignitaires de la Cour témoignaient en faveur des bâtards princiers dont ils
tenaient le compte exact : il s’agissait, en l’occurrence, de gens âgés et
respectables qui remplissaient le rôle de co-jureurs.

161
MATEI CAZACU

Enfin, Démètre Cantemir écrit que la mère de Pierre Rareş se présenta en


1527 devant le Conseil princier munie d’une charte de privilèges qui lui avait
été octroyée par Étienne le Grand, le père de son enfant élevé par un bourgeois
moldave de Hârlău, le mari de la mère. Ce témoignage, postérieur de presque
200 ans aux événements, n’est pas confirmé par d’autres sources : les
chroniques contemporaines disent seulement que son prédécesseur au trône,
Ştefan IV, avait recommandé aux boyards d’élire après sa mort Pierre Rareş,
son oncle du côté de son père.
L’héritage des bâtards était séparé de celui des enfants légitimes et
dépendait de la seule volonté du père : ainsi, un acte du 23 mars 1555
mentionne que le boyard Ion (Oanǎ) Limbădulce avait donné au milieu du XVe
siècle un village à sa « copilă » (bâtarde) Varvara, en y ajoutant la malédiction
sur quiconque de sa famille reprendrait ce bien. Un autre cas, du 28 avril 1555
est encore plus intéressant : à cette date, plusieurs frères, soeurs, neveux et
nièces, descendants des filles du vornic Dragoş, donnent un village à cinq
personnes, enfants naturels d’une dame Ghidioana, elle-même bâtarde du vornic
Dragoş. Ceci avec la précision que la propriété des cousins bâtards sera séparée
de celle des descendants légitimes.

Les femmes célibataires et les veuves

Le groupe familial élargi qui exerçait son droit de propriété sur les terres et
les villages asservis était composé, comme nous l’avons vu, d’hommes et de
femmes qui se partageaient à égalité, selon leur degré de parenté, les revenus de
ces biens. Alors qu’en Valachie les chefs de ces groupes étaient généralement
des hommes, on constate, en Moldavie, que les familles étaient souvent régies
par des veuves, fréquemment associées en « consorteries » féminines avec leurs
soeurs célibataires, phénomène rencontré également dans la Francia au IXe
siècle (Y. Bessmertny, cité par P. Toubert).
Tel semble être le cas présent dans les documents suivants :
- en 1469, une confirmation princière pour un partage de biens entre sire
(pan) Toader Zvâştală et ses trois sœurs : le frère reçoit le village de l’ancêtre,
où se trouvait également sa maison, alors que les trois soeurs reçoivent
ensemble un village voisin, sis sur la même rivière. Il s’agissait donc d’un bien
patrimonial composé de deux villages voisins dont l’exploitation est séparée par
cette sortie d’indivision partielle qui crée un groupe familial formé de trois
soeurs (célibataires ? veuves ?) ;
- le 11 août 1479, le prince confirme la propriété totale de deux villages à
deux soeurs, Anuşca et Maria, les filles de Camarin, le premier propriétaire ;
- lors du partage, le 12 mars 1532, de deux villages entre trois groupes
d’héritiers, nous constatons que deux groupes sont formés uniquement par des
femmes qui reçoivent des parts égales : une femme seule d’une part, deux
soeurs d’autre part ;

162
LA FAMILLE ET LE STATUT DE LA FEMME EN MOLDAVIE

- la même situation se retrouve en 1533 : deux soeurs et un frère se


partagent un village en trois parts, les deux femmes étant chefs de leur
exploitation.
Des groupes familiaux de deux femmes, la plupart du temps soeurs, se
retrouvent encore en 1522, 1546 (cinq cas), 1573-1575 (trois cas), 1579 et 1581
(deux cas).
Entre 1564 et 1581 on rencontre quatre cas de groupes familiaux formés de
trois femmes, soeurs ou nièces.
Entre 1546 et 1575 nous connaissons trois cas de groupes familiaux formés
par quatre femmes.
Enfin, en 1521 et 1569 on rencontre deux cas de tels groupes formés par
cinq femmes (dans un cas cinq femmes et un homme, tous frères, soeurs ou
nièces).
D’autre part, on ignore si les mentions de 1433 et de 1441 qui parlent de
villages où se trouvait la résidence (curtea, littéralement la cour) d’une femme
indiquent aussi l’existence d’une consorterie ou bien d’une veuve propriétaire
de son bien. En tout cas, l’existence de ces consorteries rapproche une fois de
plus le cas moldave des exemples connus du monde germanique et celtique
haut-médiéval, où la femme jouissait d’un statut supérieur qui n’a cessé de se
dégrader le long des siècles jusqu’au Code Napoléon qui a légiféré l’infériorité
de la femme par rapport à l’homme.

Bibliographie
Les chartes internes de la Moldavie ont été éditées dans deux importantes collections : DIR, A,
Moldova (1384-1625), 11 vol., Bucarest 1951-1957 ; DRH, A, Moldova (1384-1504), 3 vol.,
Bucarest 1975-1980 ; ibidem (1626-1636), 4 vol., Bucarest 1969-1996.
Cantemir D., Descrierea Moldovei, éd. Gh. Guţu et alii, Bucarest 1973.
Fotino G., Contribution à l’étude des origines de l’ancien droit coutumier roumain, Paris 1926.
Fotino G., Contribuţiuni la studiul regimului succesoral în vechiul drept, Craiova 1927.
Gonţa A. I., « Femeia şi drepturile ei la moştenire în Moldova, după “obiceiul pământului” »,
AIIAI XVII (1980), p. 597-602.
Gonţa A. I., Satul în Moldova medievală, Bucarest 1986.
Iorga N., Anciens documents de droit roumain, I-II, Paris – Bucarest 1930.
Mototolescu D., Privilegiul masculinităţii, Cluj 1915.
Mototolescu D., Darurile dinaintea nunţii în vechiul drept românesc comparat cu cel romano-
bizantin şi slav, Bucarest 1921.
Nedelcu G. P., Puterea părintească în vechiul drept românesc, Ploieşti 1933.
Negulescu P. P., « Divorţul în vechiul drept român », Revista de drept şi sociologie I (1898), p.
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Popescu Α., « Instituţia căsătoriei şi condiţia juridică a femeii din Ţara Românească şi Moldova în
sec. XVII », SRI XXIII (1970), p. 55-80.
Popovici G., « Ordinea de succesiune în moşiile donative moldovene în secolul XIV », dans
Omagiu lui D. A. Sturdza, Bucarest 1903, p. 355-372.
Sachelarie O., Stoicescu N. (éds.), Instituţii feudale din ţările române. Dicţionar, Bucarest 1988.
Săvoiu E., Contribuţiuni la studiul succesiunii testamentare în vechiul drept românesc, Craiova
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163
MATEI CAZACU

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XVII, Bucarest 1971.
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Tarnoviceanu I., « Adopţiunea în vechiul nostru drept », Arhiva XXV (1914), p. 231-256.
Pour les autres auteurs cités (H. Brésc, E. Patlagean, P. Toubert, etc.), consulter :
Burguière A. et alii (éds.), Histoire de la famille, Paris 1986 : Armand Colin (réédition en 3
volumes, collection « Références », 1995).

164
LA MORT INFÂME
DÉCAPITATION ET EXPOSITION
DES TÊTES À ISTANBUL (XV e – XIXe SIÈCLES)

La mise à mort

La mise à mort, publique ou à huis clos, d’un sujet du sultan ottoman est,
par définition, une mort infamante, comme le notait en 1747 le juriste Jean-
Antoine Guer :
« Les Grands de la Porte, les officiers du Grand Seigneur ou de l’Empire sont ordinairement
poignardés ; quelquefois on les étrangle avec un cordon de soie ou avec la corde d’un arc ;
souvent on coupe la tête ou on l’étrangle indifféremment. Avoir la tête tranchée est une mort
infâme, mais la plus commune ; elle n’est en usage que pour les gens de néant et les esclaves
[c’est nous qui soulignons – MC]. Les différents crimes sont punis en Turquie par des supplices
différents. Le vol conduit à la potence... On empale les assassins et ceux qui se font coupables de
crimes plus énormes. Un criminel doit être empalé et est conduit sur un chariot à une des places
de Constantinople ; là on le met sur une espèce de pieu pointu... »1.

Quelque trois siècles plus tôt, vers 1475, le Génois Iacopo de Promontorio
de Campis énumérait toute une série de modes de punition usités par Mehmed II
en insistant sur la prédilection que le sultan avait pour l’empalement. À la
lecture de ce texte, on peut tirer la conclusion qu’il n’y avait pas, au moins au
XVe siècle, de peine spécifique pour un délit donné ou de différence de peine
selon la position sociale du coupable. Le seul critère d’application des peines –
du moins aux yeux d’un Occidental – restait le bon vouloir du sultan2 .
Nous nous proposons de traiter de cette mise à mort « infâme » mais
commune qu’est la décapitation, en abordant en outre cet élément
supplémentaire que fut l’exposition des têtes devant la porte du palais impérial
d’Istanbul.

1
J.-A. Guer, Mœurs et usages des Turcs, leur religion, leur gouvernement civil, militaire et
politique, II, Paris 1747, p. 160-161 ; P.-H. Stahl, Histoire de la décapitation, Paris 1986, p. 69.
2
F. Babinger, Die Aufzeichnungen des Genuesen Iacopo Promontorio de Campis über den
Osmanenstaat um 1475, Munich 1957, p. 89-92 (« Bayerische Akademie der Wissenschaften,
Philosophisch-historische Klasse, Sitzungsberichte, Jhg. 1957 », Heft 8). Voir aussi, à la même
époque, l’énumération des peines infligées par le prince de Valachie Vlad III dit l’Empaleur (ou
Dracula) chez M. Cazacu, L’histoire du prince Dracula en Europe centrale et orientale au XVe
siècle, Genève 1988.
MATEI CAZACU

Un important ouvrage de Paul-Henri Stahl, Histoire de la décapitation


(1986) constitue le corpus indispensable des sources antiques, médiévales et
modernes ayant trait à la décapitation et aux pratiques et croyances liées aux
têtes, celles des ennemis ou des amis. S’agissant des Balkans, la conclusion
principale de l’auteur est que les pratiques de décapitation sont partie intégrante
de l’organisation et de l’administration de l’Empire ottoman qui les a sans doute
empruntées aux Mongols de Tamerlan et aux Persans. Lors du contact des
Ottomans avec les Européens, ces derniers imitent leurs pratiques, notamment là
où :
« les populations européennes [...] avaient gardé une structure sociale archaïque, basée sur
les tribus et les phratries, populations pour lesquelles la vendetta est une obligation morale
absolue et qui répondent à la chasse des têtes faite par les Turcs, avec une chasse des têtes faite
contre les Turcs ; c’est le cas du Monténégro. Pour répondre aux pyramides de crânes édifiées par
les Turcs, on construit des pyramides faites avec des crânes de Turcs ; les Grecs le font pendant
leur guerre d’indépendance » (p. 186-187).

Mais une autre conclusion se dégage de l’étude des cas de décapitation, qui
va nous préoccuper également dans la présente étude, à savoir leur possible
caractère rituel. Voici ce qu’écrit P.-H. Stahl à ce sujet :
« Les sacrifices humains étaient disparus de l’Europe depuis longtemps. Chez les Turcs,
même si on ne peut point parler d’un sacrifice humain caractérisé, certaines décapitations le
rappellent étrangement. Ainsi, la mise à mort solennelle des prisonniers après un combat, devant
la tente du sultan ; ou encore, les têtes envoyées au centre politique et religieux du pays, qui ont
un caractère évident d’offrande ».

Après avoir attiré l’attention sur le fait que ces offrandes concernent
uniquement les têtes d’hommes, jamais celles de femmes ou d’enfants, P.-H.
Stahl s’interroge sur la place que joue la religion de la victime dans ces rituels,
et conclut :
« Phénomènes politiques en même temps que rituels, la décapitation et les pratiques en
rapport avec le crâne peuvent rarement être interprétées exclusivement comme politiques ou
comme rituelles, car dans la grande majorité des cas il s’agit de motivations complexes ; une
même tête est coupée pour se défendre d’un ennemi, pour accomplir un acte de justice, pour
éliminer un adversaire politique, pour effrayer l’ennemi, mais dans le cadre d’un rituel, à chaque
fois que cela est possible, et finit comme offrande auprès du centre spirituel de l’empire ou du
pays. Des aspects en rapport avec la mort et son rituel viennent s’y ajouter et il est bien souvent
malaisé de démêler dans cet ensemble l'interprétation la plus proche de la vérité » (p. 188-189).

Dans les pages qui suivent nous allons étudier les cas de décapitation et
d’envoi à Istanbul de têtes de princes roumains de Valachie et de Moldavie,
mais aussi de personnalités ottomanes, et d’exposition publique de ces têtes. Le
caractère mixte, politique et rituel, de cette cérémonie ressort très clairement des
soins prodigués à la conservation et au transport de la tête, de son identification
par le sultan (quand il s’agit d’un prince roumain), de la place qui lui est
assignée pour être exposée devant le palais impérial, de la durée de cette

166
LA MORT INFÂME

exposition, du sort ultérieur de la tête et du corps. S’y ajoute, à partir du XVIIIe


siècle, un écriteau apposé à côté de la tête, le yafta, qui contient un récit des
méfaits de la victime et, donc, la justification de sa mise à mort.
On peut toutefois observer des nuances dans la manière de décapiter les
personnages illustres, et aussi des différences entre la mise à mort d’un
Musulman et celle d’un non-Musulman. Pour les Musulmans, on pratique la
prière et les ablutions des mourants, pour les Chrétiens, les prières seules, sans
la confession ni la communion. Le chevalier de Chardin précise, en parlant des
musulmans de Perse :
« Un homme condamné à mort doit immédiatement avant son exécution faire la purification
requise pour un corps mort, et toute de même qu’on l’administrerait à son corps s’il étoit mort,
après quoi on ne le purifie point quand il est mort, mais dès qu’on l’a exécuté, on l’enterre ; mais
s’il est exécuté avant que de faire la purification, il faut la faire à son corps, comme s’il était mort
de mort naturelle »3.

C’est une grave menace qui pèse sur un condamné à mort que d’avoir son
corps jeté dans la mer, comme ce fut le cas aussi bien en 15904 que, plus tard,
aux XVIIIe et XIXe siècles, quand les cadavres de hauts personnages décapités
devant la porte du palais impérial connurent ce sort. Lors de la mise à mort
d’Ali, pacha de Jannina, en 1822, un des pachas turcs venu lui annoncer la
décision du sultan, lui dit : « Eh bien [...], soumettez-vous au destin ; faites vos
ablutions, votre prière à Dieu et au Prophète ; votre tête est demandée »5.
La prière est obligatoire même dans le cas d’un brigand décapité à Istanbul
en 1672, et elle fait partie du rituel de la mort au même titre que la coiffure des
musulmans qui se rasent le crâne à l’exception d’une mèche de cheveux afin
d’éviter que le bourreau ne souille la tête coupée en mettant ses doigts dans la
bouche du mort pour transporter ou exposer sa tête6.
Dans les préparatifs pour la décapitation, il est nécessaire, si l’on veut
suivre le rituel, de déshabiller le condamné qui reste en caleçon ; P.-H. Stahl
pense qu’il s’agit d’une nécessité pratique, les vêtements pouvant gêner la
décapitation, comme en Occident, où les condamnés voyaient leur col de
chemise coupé et les cheveux rasés sur la nuque7.
Pour les hauts personnages musulmans, la strangulation précède la
décapitation ; « la loy », écrit Jean-Baptiste Tavernier, « ne voulant pas que hors
la guerre on répande le sang d’un musulman »8. La vieille tradition de ne pas
verser le sang d’un prince de la dynastie des Gengiskhanides est présente
également chez les Mongols et on la rencontre souvent chez les Ottomans, d’où

3
P.-H. Stahl, op. cit., p. 51.
4
Hurmuzaki, Documente, III/l, no 117, p. 133, no 118, p. 134. Voir aussi, plus loin, le cas de
Pierre Boucle d’Oreille et P.-H. Stahl, op. cit., p. 49-51.
5
A. de Beauchamp, Vie d’Ali pacha, visir de Jannina, Paris 1822, p. 345.
6
P.-H. Stahl, op. cit., p. 56-57.
7
Ibidem, p. 54.
8
Ibidem, p. 53-55, 69-70.

167
MATEI CAZACU

le recours à l’étranglement, suivi ou non de décapitation : c’est ainsi que sont


mis à mort les frères d’un sultan nouvellement installé et quelques grands vizirs
comme Ibrahim en 1536 et Ferhad en 1596. Là-dessus, les témoignages sont
parfois contradictoires : Bayazid, fils de Soliman le Magnifique, « s’est toujours
fait gloire de dire qu’il aimait mieux perdre la vie et sa fortune en combattant
pour l’empire, que de recevoir le lacet des mains de son frère lorsqu’il sera sur
le trône en lâche et comme une victime »9. En 1603, Poriaz Osman, chef des
sipahis révoltés, demande de ne pas être étranglé comme les femmes, mais de
« tomber sous le glaive », ce qui semble prouver que la décapitation était
devenue la punition habituelle en cas de révolte10. D’autre part, Salomon
Schweiger indique, en 1578, que l’étranglement avec le lacet de soie était
considéré comme une mort noble (« ein adelicher Todt »)11.
Cette évolution des mentalités est remarquée, à la fin du XVIIIe siècle, par
plusieurs témoins. La mort par décapitation devient la mort infamante par
excellence, elle punit les rébellions et s’applique aussi bien aux Grands qu’aux
gens du peuple. Voici ce qu’en dit Elias Abesci :
« Les supplices en usage en Turquie diffèrent de ceux usités dans les pays chrétiens. Les
principaux sont le pal, la suffocation, le cordon. Depuis quelques années cependant, on décapite
généralement avec le cimeterre. C’est ainsi qu’on donne la mort aux hommes puissants et au
peuple dans les émeutes subites [c’est nous qui soulignons – MC]. Dès que l’ordre fatal est
prononcé, il est exécuté avec la plus grande célérité. Ceux qui en sont chargés vont chercher la
victime ; ils la surprennent ou dans sa maison, ou dans ses jardins, ou dans la rue, ou sur les
grands chemins, et la dépêchent partout où ils se trouvent et dans toutes sortes de situations.
Quelquefois l’un la fait mettre à genoux, pendant que l’autre lui enlève la tête d’un seul coup.
D’autrefois, ils arrivent chez elle, tandis qu’elle est assise tranquillement sur son sopha, occupée à
fumer une pipe, ou à prendre son café, ignorant le sort qui la menace, et ils font tomber la tête
avant qu’elle ait eu le temps de soupçonner le dessein qui les amène. Dans ce cas, ils ont, en
entrant, montré leur ordre à ses gens, à qui la terreur et leur sûreté personnelle imposent un silence
profond et une obéissance implicite. En cas de résistance qui ne vient guère que de la part du
malheureux dévoué à la mort, ou de quelque domestique qui lui est attaché, il n’échappe point au
supplice qui est seulement plus lent et plus cruel ; car l’exécuteur qui s’est rendu fort habile dans
son métier par une expérience presque journalière de plusieurs années, et par des exercices
fréquents qui consistent à jeter une pomme dans l’air et à la partager avec son cimeterre, pendant
qu’elle retombe, ayant manqué son premier coup, n’achève la victime qu’en la mettant en
pièces »12.

Cette observation est confirmée par les mises à mort des princes roumains
Grégoire Alexandre Ghica de Moldavie, en 1777, et Constantin Hangerli de

9
Lettres du baron de Busbec, I, par M. l’abbé de Foy, Paris 1748, p. 227 ; cf. aussi p. 89-
90, 250-251 (lettre du 14 juillet 1556).
10
J. von Hammer, Histoire de l’Empire ottoman, VIII, trad. J.-J. Hellert, Paris 1837, p. 28-
29 ; voir aussi C. D. Rouillard, The Turk in French History, Thought and Literature (1520-1660),
Paris 1940, p. 253 et n. 1, p. 263.
11
S. Schweiger, Neue herausgegebene Reissbeschreibung nach Constantinopel und
Jerusalem, Nuremberg 1665, p. 88.
12
E. Abesci, État actuel de l’Empire ottoman, II, Paris 1792, p. 75-76.

168
LA MORT INFÂME

Valachie, en 1799, dont il sera question plus loin. On peut donc constater qu’il
n’y a pas de changement dans la manière de concevoir la mort infamante au
XVIIIe siècle : pourtant, la strangulation, suivie ou non de décapitation, est
pratiquée plus souvent que la simple décapitation suivie de l’exposition
publique des têtes. Ainsi, le kethüda Osman, l’« âme de la politique ottoman »,
selon Hammer, est victime, en août 1737, de la mise à mort traditionnelle :
« Il fut étranglé, (ensuite décapité), puis la peau de son visage fut arrachée et envoyée à
Constantinople, où ce masque sanglant demeura plusieurs jours exposé sur des crocs à l’entrée du
Sérail »13.

En revanche, le kızlar ağa Aga Ahmed Aboukouf est simplement décapité


sur l’ordre de Mustafa III, en 1757, et sa tête exposée sur une pique14. Cette
pratique est toutefois abandonnée dans les décennies suivantes quand
l’étranglement suivi de la décapitation est devenu de règle, notamment pour les
personnalités de haut rang (voir, pourtant, plus loin, 1e cas de Halet).
C’est également à partir du XVIIIe siècle que l’on parle de l’exposition
systématique des têtes et du yafta, l’écriteau fixé près de la tête (en dessus ou
au-dessous) du décapité, texte qui énonce les forfaits du défunt envers l’État
ottoman : cette pratique est importante car elle remplace dorénavant l’exposé
oral des crimes de la victime15.
L’exposition des têtes obéit elle aussi à un rituel que relate en détail
Pouqueville en 1824, soit à la fin de l’époque ouverte, comme nous l’avons vu,
au milieu du XVIIIe siècle :
« Les têtes qu’on apporte à Constantinople empaillées ou salées, restent exposées pendant
trois jours aux portes du sérail, avec un écriteau (yafta) qui fait connaître le crime des individus
décapités. La tête d’un vizir ou pacha à trois queues est posée dans un plat d’argent, sur une
colonne de marbre, près de la seconde porte du sérail, appelée Orta Capou ; celle d’un pacha à
deux queues, d’un ministre, d’un général, est mise sur un plat en bois devant la porte appelée
Basch Capou Couli, sous la voûte de cette entrée. Et, jetées à terre, devant cette même porte,
celles des ministres subalternes. On distingue à la position que l’exécuteur donne aux cadavres,
celui d’un mahométan, des restes d’un chrétien. Les premiers sont couchés sur le dos, avec la tête
posée sous le bras, et les autres sont étendus à plat ventre, avec la tête placée sur le derrière »16.

Le caractère infamant de la mort par décapitation est renforcé par le sort


ultérieur des corps : jetés à la mer, en même temps que la tête, ils ne reçoivent
une sépulture que si la famille les rachète au bourreau pour les enterrer. C’est le
cas, notamment, de Constantin Brâncoveanu, prince de Valachie, décapité en

13
A. Vandal, Une ambassade française en Orient sous Louis XV. La mission du marquis de
Villeneuve, 1728-1741, Paris 1887, p. 296-297.
14
J. Porter, Observations sur la religion, les lois, le gouvernement et les mœurs des Turcs,
Londres 1769, p. 100-112.
15
P.-H. Stahl, op. cit., p. 97.
16
F.-C.-H.-L. Pouqueville, Histoire de la régénération de la Grèce, II, Paris 1824, p. 12 ;
P.-H. Stahl, op. cit., p. 218, frag. 174.

169
MATEI CAZACU

1714 avec ses quatre fils et son conseiller ; il en alla de même du corps du grand
drogman Alexandre Ghica, mort en 1741, et de celui du prince moldave
Grégoire Callimaky, exécuté en 1769. Le corps du prince valaque Constantin
Hangerli, décapité à Bucarest en 1799, reste nu, vêtu d’un seul caleçon, exposé
dans la cour princière ; le kapıdjı qui avait organisé la décapitation obtient, sous
la menace de brûler le cadavre, une grosse somme d’argent de la part de la
veuve du défunt qui peut être enfin enterré17.
Un dernier mot sur les yafta, ces écriteaux apposés près des têtes dont nous
avons connaissance à partir de 1757. Nous avons pu recueillir le texte de treize
yafta que nous publions en annexe de cette étude et qui s’échelonnent entre
1757 et 1822. Leur contenu n’a pas fait, à notre connaissance, l’objet d’une
recherche systématique. D’autre part, il est peu probable que de tels textes aient
été conservés dans les archives ottomanes, car en règle générale ils étaient jetés
en même temps que les têtes au bout de quelques jours d’exposition. Le cas de
celui accompagnant la tête d’Ali Pacha de Jannina (no 10) est exceptionnel et
nous devons à la curiosité de Robert Walsh d’en avoir une reproduction en
facsimilé et une traduction. Leur contenu devra être comparé à celui des fetwa
(consultations juridiques), là où celles-ci ont existé. Le style est impersonnel, les
accusations varient – tantôt précises, tantôt vagues – mais il y est fait toujours
allusion à la générosité du sultan et aux multiples méfaits du condamné, maintes
fois pardonné mais toujours relaps et récalcitrant. Il est indubitable que les yafta
représentent un effort de justification des décisions du sultan afin d’écarter tout
soupçon d’arbitraire. Comme tels, ils occupent une place à part dans la
littérature juridique ottomane des XVIIIe – XIXe siècles et devront être étudiés
plus en détail par les spécialistes du droit, notamment par les pénalistes.
On peut dater la fin des pratiques de décapitation et d’exposition des têtes à
Istanbul en 1828, lors de la guerre russo-turque. La décision appartient au sultan
Mahmud II (1808-1839) et elle a été décrite en termes pittoresques par un
voyageur anglais, Charles MacFarlane :
« Dans les premiers jours des hostilités, un poste avancé des Russes, au nombre de trente
hommes, fut surpris par un corps nombreux de beslis (beşli), ou cavalerie légère. Les Turcs les
massacrèrent sans pitié et leur coupèrent les oreilles pour les envoyer à Constantinople. Les
oreilles chez les Turcs, comme les chevelures chez les Indiens, étaient autrefois d’illustres
trophées ; mais ces présents n’étaient point du goût de Mahmoud : il reprouva cet usage dans les
termes les plus exprès, et ordonna sous peine de mort aux Musulmans de traiter les prisonniers

17
Voir infra. Parfois les têtes ont leur propre sépulture, séparée de celle du corps. C’est le
cas, notamment, de la tête du prince de Valachie, Michel le Brave (Mihai Viteazul, 1593-1601),
assassiné en Transylvanie sur ordre du général impérial Georges Basta. Un fidèle lui coupe la tête
et la fait enterrer au monastère valaque de Dealu, près de Târgovişte, sous une pierre avec
inscription : cf. N. Iorga, Inscripţii din bisericile României, I, Bucarest, 1905, no 196, p. 99.
D’autres cas au XIXe siècle chez J.-L. Bacqué-Grammont – H.-P. Laqueur – N. Vatin, « Stelae
turcicae (I) », Istanbuler Mitteilungen 34 (1984), no D 14 (3 avril 1824) ; H.-P. Lacqueur,
Osmanische Friedhöfe und Grabsteine in Istanbul, Tübingen 1993, p. 82, 95-104 (« Istanbuler
Mitteilungen », 38).

170
LA MORT INFÂME

russes comme les Russes traiteraient les leurs ; il ne voulait qu’on coupât ni oreilles, ni têtes, mais
qu’on envoyât les captifs à Constantinople [c’est nous qui soulignons – MC]. Cette conduite, qui
fait honneur au sultan, justifie l’éloge qu’il se donna une fois en disant qu’il avait pris place au
nombre des souverains des pays civilisés d’Europe, et qu’il saurait s’y maintenir. Mais les anciens
usages d’une nation ne tombent point tout à coup devant le décret d’un roi ni même d’un despote.
Lorsque les Turcs, reprenant courage, eurent des victoires à raconter ou à inventer à
Constantinople, ils accompagnèrent toujours la nouvelle d’un cortège de preuves sanglantes, et les
oreilles coupées reprirent faveur. Un matin, mon ami le chibookji (çubukçu), cet homme qui
devait égorger sa femme et ses enfants si les Russes venaient à s’approcher de Stambool, nous dit
très sérieusement qu’on avait gagné une grande bataille, et qu’un Tartare était arrivé pendant la
nuit avec un sac plein d’oreilles, et il y avait un si grand nombre que le chibookji n’osait en parler,
de peur de faire suspecter sa véracité. Malheureusement pour les Russes, il n’y avait pas que les
nouvellistes de Stambool qui leur coupassent les oreilles. En dépit des ordres des pachas et des
bimbashis (binbaşı), un grand nombre de leurs sauvages soldats ne résistaient point à la tentation
d’égorger et de dépouiller les blessés lorsqu’ils n’étaient point observés ; et quoique la Capitale ne
fît plus de demandes d’oreilles, ils les coupaient par habitude et pour leur satisfaction particulière.
À une époque plus avancée de la saison, je vis un malheureux prisonnier à qui on avait coupé une
oreille sans le tuer. Un grand nombre de Turcs, et entre autres mon chibookji, prétendaient que
c’était un péché que de prendre sous sa protection de viles giaours qui envahissaient sans
provocations l’empire musulman.
– Fort bien, disait un jour le vieux marchand de pipes, qui se trouvait avec deux ou trois
Osmanlis chez M. Z., fort bien ! nous ne pourrons plus couper la tête des pezavenks (pezevenk)
quand nous en trouverons l’occasion ; nous ne pourrons plus les réduire en esclavage, quoique le
saint Prophète nous ait autorisés à le faire, et qu’il ait déclaré que les captifs du sabre étaient la
propriété de celui qui les prenait.
– Non, ajouta un de ses compagnons : auriez-vous vu un impure Moscovite tuer votre fils
ou votre frère dans la bataille, si vous le faites prisonnier ensuite, il faudra remettre le yatagan à
votre ceinture et le prier poliment de passer son chemin. Ne demandez point le sang pour le sang ;
ne parlez point des liens d’amitié ou de famille. Vous ne pouvez pas même couper les oreilles du
karata. Bosh ! bosh !
– Et lorsqu’ils viendront à Stambool, reprit le caustique chibookji, j’ai entendu dire que,
comme le bagne n’est pas une demeure digne d’eux, le sultan les logera dans le sérail et les
nourrira de pilaff et de kibaubs (kebâb). Ils finirent par décider, à l’unanimité, que depuis les
nouveaux règlements il n’y avait plus de plaisir à aller à la guerre, et ils résolurent, pour leur part,
de les violer la première fois que l'occasion s’en présenterait. Quoi qu’il en soit, je n’imagine pas
qu’il y eût un seul d’entre eux qui fût prédestiné à être un grand coupeur d’oreilles »18 .

La décision du sultan Mahmoud venait après sept ans de guerre pour


l’indépendance menée par les Grecs et où la pratique de la décapitation et de
l’exposition des têtes avait fait des ravages dans les deux camps19. Observons
aussi que l’arrêt du sultan avait trait aux seuls prisonniers de guerre russes, les
sujets révoltés, grecs ou albanais, n’étant pas compris dans le lot. Ce qui est
certain, en revanche, c’est qu’à partir de cette date on n’expose plus de têtes
devant le palais impérial d’Istanbul. C’était la fin d’une époque dans l’histoire
ottomane dorénavant engagée dans la série de réformes qui allaient marquer
l’époque des Tanzimat et de la Turquie moderne.

18
Charles MacFarlane, Constantinople et la Turquie en 1828, II, Paris 1829, p. 95-98.
19
Voir les cas cités par P.-H. Stahl, op. cit., passim.

171
MATEI CAZACU

Décapitation et exposition des têtes des princes roumains à Istanbul


(XVe – XIXe siècles)

La plus ancienne exposition d’une tête de souverain étranger à Istanbul


date de l’année même de la conquête ottomane de la ville (1453) : c’est la tête
du basileus Constantin XII Paléologue, tombé les armes à la main, que Mehmet
II fait quérir, identifier et exposer une journée entière « sur la colonne du
marché d’Augustéon où elle resta jusqu’au soir. Ensuite, en l’écorchant, ils [les
Ottomans] l’ont empaillée l’envoyant partout, la montrant au roi des Perses et
des Arabes comme aussi à d’autres Turcs, signe de la victoire »20.
Le cas des princes roumains de Valachie et de Moldavie est différent. Il
s’agit là de vassaux révoltés contre le suzerain ottoman, ou bien de princes qui
se sont rendus coupables d’actes réprouvables aux yeux du sultan : injustices et
taxes lourdes à l’encontre de leurs sujets, traités secrets avec les puissances
voisines (la Hongrie, puis l’Autriche, la Pologne, plus tard la Russie),
négligences dans l’approvisionnement des armées ottomanes ou bien retards
dans le paiement des sommes dues à la Porte au titre du kharadj. Si l’envoi des
têtes à Istanbul est attesté depuis 1476-1477, la première mention connue
d’exposition à la porte du palais impérial date seulement de 1714.
1. Deux décennies après la mort de Constantin Paléologue, c’est la tête du
prince de Valachie Vlad III l’Empaleur (Kazklı), dit aussi Dracula, qui est
envoyée à Istanbul peu après la Noël de l’année 1476. Ce prince, qui s’était
montré un adversaire résolu de Mehmet II depuis 1462, occupait, pour la
troisième fois depuis octobre 1476, le trône de son pays. Attaqué par surprise
lors des fêtes de Noël par un corps d’armée conduit par l’un de ses rivaux,
soutenu par les beys ottomans du Danube, Vlad fut tué lors du combat et sa tête
portée à Mehmet II. Les sources contemporaines sont peu loquaces sur les
circonstances de cette décapitation qui éliminait un sérieux danger sur le Bas-
Danube. Un historien autrichien, Jacob Unrest, nous fournit le plus de détails à
ce sujet :
« Wann eyn Turkh was darumb sein Knecht, das er in umn sein Leben pracht, wann er sein
Stat hyet. Darumb ward er von den Turkhen bestelldt. Als dans das geschach, wann er inn an dem
reytten das Hawbt hinderwertz abschlueg und raundt von Stund an zw der Turkhen Herr. Darumb
im der Kunig [Mathias Corvin, roi de Hongrie de 1458 à 1490] was Unmuet nam, wann er vil an
in verloren hett wider die Turkhen »21.

20
Ibidem, p. 191, frag. 3. Pour une discussion détaillée des sources, voir D. M. Nicol, The
Immortal Emperor. The Life and Legend of Constantine Palaiologos, Last Emperor of the
Romans, Cambridge 1992, p. 76-94.
21
Jacob Unrest, Österreichische Chronik, éd. K. Grossman, Weimar 1957, p. 68
(« Monumenta Germaniae Historica, Sériés Scriptorum », n.s., XI).

172
LA MORT INFÂME

L’humaniste italien Antonio Bonfini (1427-1502), auteur d’une histoire de


la Hongrie, précise le sort ultérieur de la tête de Dracula dans une phrase
rappelant la réinstallation du prince de Valachie avec l’aide du roi Matthias :
« Hoc [de la prison] deinde Mathias in pristinam sane restituit, sed in Turcico demum bello
cesus, caput apud Maumethem dono missum »22.

2. Lors des luttes pour le trône de Valachie, le clan des puissants boyards
Craiovescu renverse le prince Vladislav III installé par Mehmet Bey Mihaloğlu
de Nicopolis (Niğbolu), et le remplace, en octobre 1523, par Radu Bădica, un
prince issu de leur famille. En janvier 1524 (entre le 19 et le 24), Soliman le
Magnifique lui envoie l’étendard et les insignes princiers, apparemment
convaincu de la légitimité du nouveau prince par une délégation de boyards
venus plaider sa cause à la Porte. Lorsque Radu Bădica rencontre la délégation
ottomane, il est décapité. Une lettre de son successeur au trône adressée au
conseil municipal de Braşov [Kronstadt, en Transylvanie] précise ce qui suit :
« J’informe vos Seigneuries sur les affaires de Bădica et croyez-moi que c’est la vérité :
lorsque les Turcs sont arrivés avec l’étendard, Bădica est sorti à leur rencontre et devant
l’étendard ; alors les Turcs l’ont décapité lui et tous les boyards qui se trouvaient avec lui. Et les
Turcs ont pris ensuite la tête de Bădica et les têtes des autres boyards, mais j’ignore à qui
appartenaient ces têtes ; et les boyards Giura, le gouverneur (de la forteresse de Poienari) et
Oancea de Batiu, qui s’étaient rendus à la Porte, et le logothète [chancelier] Radu, fils de Maţil,
ont eux pris peur et se sont enfuis... et ont envoyé un homme à Ma Seigneurie me disant qu’ils
ignoraient tout du projet [de décapitation] ; et lorsqu’ils sont partis de la Porte avec l’étendard, ils
l’ont apporté au nom de Bădica et ont appris la nouvelle seulement après les événements.
Et les Turcs, après avoir décapité Bădica et les boyards, sont retournés à Giurgiu et ont
envoyé la tête de Bădica et deux autres têtes à la Porte : et j’ai pris moi-même le corps de Bădica
et suis allé au monastère de Dealu et je l’ai enterré là-bas »23.

3. Le 2 janvier 1529,1e prince valaque Radu V de Afumaţi et son fils Vlad


étaient assassinés dans une église par des boyards rebelles et leurs têtes
envoyées à la Porte. Selon une lettre du 27 janvier 1529, l’ordre de décapitation
venait du même Mehmet Bey Mihaloğlu de Nicopolis dont nous avons parlé
plus haut, et les victimes étaient le prince et le gouverneur du château fort de
Poienari : « beyde gekopfft und ihre Hauptter beyde dem thurkeschen Key ser
zuges-chigkt »24.

22
Antonio Bonfini, Rerum Hungaricarum decades, III, éds. I. Fogel, B. Ivanyi, L. Juhasz,
Leipzig 1936, 1. III, 291, p. 243. La discussion des sources chez M. Cazacu, op. cit., p. 17 et n.
68, 69. La sépulture du prince se trouve à Snagov, près de Bucarest et a été fouillée dans les
années 30 de ce siècle : cf. D. V. Rosetti, Săpăturile arheologice de la Snagov, Bucarest 1935. La
tombe du prince se trouvait au centre de l’église et non pas devant les portes impériales, comme
l’affirmait une vieille tradition enregistrée au siècle dernier par Alexandre Odobescu.
23
I. Bogdan, Documente şi regeste privitoare la relaţiile Ţării Româneşti cu Braşovul şi
Ungaria în secolul XV şi XVI, Bucarest 1902, no 168, p. 171-172.
24
Cité par N. Stoicescu, Radu de la Afumaţi, Bucarest 1983, p. 141-142. L’inscription de la
pierre tombale chez T. Palade, Radu de la Afumaţi, Bucarest 1939, p. 65. Une reproduction photo

173
MATEI CAZACU

Le corps de Radu de Afumaţi fut enterré dans le même monastère de


Dealu, près de la capitale du pays, nécropole princière construite par son père, le
prince Radu le Grand (1495-1508)25.
4. Le 6 novembre 1563, le prince de Moldavie Jacques Basilikos Despota
(dit Despot Vodă, 1561-1563) était tué par les rebelles qui l’assiégeaient dans sa
capitale, Suceava, depuis plusieurs mois. Le corps gisait dans la boue lorsque,
nous dit un contemporain, un soldat tatar lui coupa la tête. Le corps fut mis dans
un suaire et enterré dans le cimetière de la ville, alors que
« la tête, de même que celle de Joachim Prudentius qui avait été lui aussi décapité dans une
autre partie de la ville, a été écorchée et remplie de paille et ensuite le sandjak bey qui était venu
avec cinq cents autres Turcs l’ont portée au sultan et j’ai vu de mes propres yeux la tête fichée
dans un pieu, dans la charrette d’un Turc »26.

5. Le 13 juin 1574, le voïévode de Moldavie Jean dit le Terrible (Ion Vodă


cel Cumplit, 1572-1574) se rendait aux troupes ottomanes et tatares qui
l’encerclaient à la suite d’une bataille qui avait duré trois jours à Roşcani, dans
le Sud du pays. En dépit des promesses de lui laisser la vie sauve afin de lui
permettre de se justifier devant le sultan, le renégat Yûsuf ağa Tchigalazade le
frappa de son handjer, après quoi son corps fut écartelé par quatre chameaux.
Selon l’ambassadeur français à Cracovie, Gilles de Noailles, abbé de l’Isle, la
tête du prince fut envoyée à Istanbul afin que tout le monde puisse voir la fin de
l’ennemi du sultan27. Selon le baile vénitien à Istanbul, c’est le sandjak bey de
Silistra qui, « un giorno doppo li ha fatto tagliar la testa, la qual si aspetta hora
di giorno in giorno per farne mostra in divano ».
La même année, le polonais Maciej Stryjkowski passe par la Valachie où il
affirme avoir vu, fixée à la porte de la Cour princière de Bucarest, la tête
d’Ivonia, nom sous lequel on désignait à l’époque Jean le Terrible28 .
Pour notre part, nous pensons que Stryjkowski a vu le crâne du voïévode
moldave, seule la peau (avec les cheveux et la barbe), préparée selon la coutume

de la pierre qui représente le prince à cheval, une masse d’armes à la main, une grande croix au-
dessus de lui, et une longue inscription énumérant ses batailles contre les Turcs, véritable page
d'histoire, chez V. Brătulescu, Frescele din biserica lui Neagoe de la Argeş, Bucarest 1942, p. 10,
fig. 5, et p. 15.
25
L’inscription de la pierre tombale porte la date du 4 janvier 1529, qui est celle
d’enterrement.
26
Johannes Sommer, Vita Jacobi Despotae Moldavorum reguli, Deux vies de Jacques
Basilicos, chez É. Legrand, Paris 1889, p. 268 ; P.-H. Stahl, op. cit., p. 193, frag. 10. Une
chronologie historique contemporaine précise que « Despote est tué par un Tatare, on lui coupe
les mains et les pieds, sa tête, scalpée, est envoyée à la Porte » : Al. Lapedatu, dans AIINC II
(1924), p. 371 ; idem, dans RI XI (1925), p. 124. Voir aussi V. Motogna, Relaţiunile dintre
Moldova şi Ardeal în secolul al XVI-lea, Dej 1928, p. 111 ; RI XIV (1928), p. 212.
27
D. C. Giurescu, Ion Vodă cel Viteaz, Bucarest 1966, p. 172.
28
Hurmuzaki, Documente, VIII, no 267, p. 183, d’après la Kronika Polska..., Königsberg
1582. Sur Stryjkowski, voir Călători străini despre Ţările române, II, éd. M. Holban et alii,
Bucarest 1970, p. 448-449.

174
LA MORT INFÂME

ottomane, ayant été expédiée à la Porte. C’est d’ailleurs ce qui se passa avec le
baron autrichien von Auersperg tué par les Turcs en 1575. Lorsque sa femme
demanda le corps et la tête pour les enterrer, Ferhad Bey lui répondit :
« la tête vous sera également donnée : mais auparavant il faut qu’on l’écorche pour en
empailler la peau qui servira de trophée à mon entrée triomphale à Constantinople »29.

6. En 1590, l’ex-prince de Valachie, Pierre Boucle d’Oreille (Petru Cercel,


1583-1585) est exilé à Rhodes sur ordre du sultan, mais son adversaire Mihnea
II obtient, à force d’argent, sa mise à mort. Le prince est donc noyé dans la
Méditerranée et sa tête, remplie de paille, est envoyée en Valachie30.
7. Un cas plus compliqué est celui du prince moldave Ştefan Răzvan
(1595). Son pays est envahi par une armée polonaise qui amène un nouveau
prince, Jérémie (Ieremia) Movilă (ou Moghila). Battu lors d’un combat qui s’est
déroulé le 10 décembre 1595, le prince Răzvan est poursuivi pendant trois jours,
arrêté avec ses principaux boyards et amené devant Jérémie Movilă. Ce dernier,
« après beaucoup de reproches, luy fist percer les naseaux, marque d’ignominie
entre les Valaques, qui rend une personne inhabile à toutes charges publiques.
On dit qu’on l’a depuys faict mourir », écrit Jacques Bongars en mars 159631.
À son tour, l’historien moldave Miron Costin (1633-1691), auteur d’une
Chronique de la Moldavie entre 1595 et 1661, écrit que, après lui avoir reproché
ses crimes, Jérémie « lui a tout de suite coupé la tête et l’a fichue dans un pal
devant sa capitale [Suceava] »32.
Le chroniqueur ottoman Mustafa Selaniki, un contemporain des
événements, est notre témoin le plus précis dans cette affaire. Dans sa
Chronique, il reproduit un fragment de la lettre que Jérémie Movilă envoya au
sultan dans la première décade du mois de djemazi I de l’an 1004 (2-11 janvier
1596) lui annonçant que :
« sous peu, sa tête malheureuse sera envoyée à la Porte de la félicité pour être présentée,
avec l’aide d’Allah, le très haut, au Seuil de la justice ».

La tête arrive en effet à Istanbul dans la seconde décade de djemazi I (12-


21 janvier 1596) avec le tchaouch Kara Mehmet :
« Il a été rapporté que celui-là [Ştefan Răzvan, ou bien sa tête ?] avait été empalé afin d’être
un exemple pour tout le monde ».

29
J. von Hammer, op. cit., VII, p. 29. L’information est donnée en premier par Stefan
Gerlach, Tagebuch, Francfort-sur-le-Main 1674, p. 132-133.
30
N. Iorga, « Nichifor dascălul exarh patriarhal şi legăturile cu ţările noastre, 1580-1599 »,
AARMSI, IIe série, XXVII (1905) ; idem, Istoria lui Mihai Viteazul, Bucarest 19682 (19351), p. 39,
n. 85.
31
Hurmuzaki, Documente, XII, no 350, p. 237.
32
Miron Costin, Opere, éd. P. P. Panaitescu, Bucarest 1958, p. 46.

175
MATEI CAZACU

Sur les instances du roi de Pologne, Kara Mehmet obtient comme


récompense le sandjak de Silistra33 .
8. Le 10 septembre 1620, le prince de Moldavie Gaspar Graziani (1619-
1620) était assassiné par deux boyards qui portèrent sa tête à Iskender pacha,
sandjak bey de Silistra, venu à la tête d’une armée ottomane et tatare pour
installer un nouveau prince en Moldavie. Dans la lutte contre les Polonais, alliés
de l’ancien prince moldave, les Ottomans sont vainqueurs34. Le 20 septembre, le
patriarche d’Alexandrie, Cyrille Loukaris, écrivait à l’ambassadeur des Pays-
Bas à Istanbul que
« la jument du prince Gaspar a été apportée à Iskender pacha qui a offert 200 ducats au
porteur et a ordonné de chercher sa tête parmi les morts »35.

Sept mois plus tard, le 20 avril 1621, l’ambassadeur hollandais à la Porte


communiquait que
« enfin, le prince de Moldavie [le nouveau voïévode, Alexandre Iliaş] a trouvé le cadavre de
Graziani et a envoyé ici sa tête. Graziani avait été tué par trois de ses serviteurs qui s’étaient
enfuis avec lui, pour quelques milliers de ducats qu’il portait sur lui »36.

9. Le 2 juillet 1633 le prince de Moldavie, Miron Barnovschi (1626-1629,


1633), est décapité à Istanbul :
« en vue du divan, et le sultan regardait lui-même par la fenêtre lorsqu’on lui a coupé la
tête. Après sa mort, son corps est resté devant la cour impériale jusqu’au soir. Ensuite, le vizir a
donné ordre de libérer un de ses boyards, qui avait été son kehaya [...] Donc, ils ont libéré le
postelnic (chambellan) Costin [...] Il est allé et a enlevé le corps qui gisait devant la Cour et l’a
porté au Patriarcat la même nuit. Et de là, le prince Basile (Vasile Lupu, 1634-1653) a apporté,
semble-t-il, ses restes en Moldavie »37 .

Précisons que le chambellan Iancu Costin était le propre père de l’historien


moldave auquel il a dû raconter les détails de l’exécution du prince38.
Mais le prince était, en fait, innocent, et victime des intrigues de ses
rivaux : son testament, écrit en prison à Istanbul est une page dramatique de
l’histoire roumaine39. Après sa mort, des signes et des manifestations attestent
son innocence, calamités dont le souvenir s’est perpétué « non seulement dans

33
Cronici turceşti privind Ţările române. Extrase, I, éds. M. Guboglu, M. A. Mehmed,
Bucarest 1966, p. 375-377; P.-H. Stahl, op. cit., p. 205, frag. 87 (incomplet). Cf. Hurmuzaki,
Documente, XII/1, p. 214; P. P. Panaitescu, Mihai Viteazul, Bucarest 1936, p. 139 et n. 6.
34
J. von Hammer, op. cit., VIII, p. 256-260.
35
N. Iorga, Studii şi documente, IV, Bucarest 1902, p. 180 ; P.-H. Stahl, op. cit., p. 15.
36
N. Iorga, op. cit., IV, no 32, p. 183.
37
M. Costin, op. cit., p. 103 ; P.-H. Stahl, op. cit., p. 208-209, frag. 111. La date correcte,
22 juin/2 juillet 1633, chez Hurmuzaki, Documente, XV/1, p. 991-992.
38
N. Stoicescu, Dicţionar al marilor dregători din Ţara Românească şi Moldova. Sec. XIV-
XVII, Bucarest 1971, p. 385-386.
39
DRH, A, XXI, Bucarest 1971, p. 424-427.

176
LA MORT INFÂME

ce pays [la Moldavie], mais même Istanbul en est pleine jusqu’à nos jours »,
écrit Miron Costin, qui précise :
« Car un cheval du prince Barnovschi qu’on amenait aux écuries impériales le jour même
de sa mort, est tombé par terre et est mort sur le champ. Et le lendemain, la nuit, dans Istanbul ont
brûlé quelques milliers de maisons »40.

Un demi-siècle plus tard, l’historien moldave Ion Neculce († 1747) notait


lui aussi :
« Lorsqu’on a coupé la tête du prince Barnovschi, son cheval a commencé à ruer tant que le
palefrenier ne pouvait plus le retenir. Et, lui ayant échappé, il tomba mort sur le champ. Et les
Turcs, en voyant cela, ont été très étonnés et ont dit : “En vérité, cet homme était innocent !” Et ils
ont fini par découvrir que le prince Barnovschi était innocent et ont beaucoup regretté de l’avoir
mis à mort. Et ils se sont jurés de ne plus décapiter des princes moldaves à l’avenir »41.

L’incendie dont parle Miron Costin a effectivement eu lieu, mais entre le 7


août et le 2 septembre 1633, et fut
« un des plus terribles incendies qui eussent encore désolé la Capitale : 20 000 maisons,
deux cents mosquées, la bibliothèque du Moufti, le quartier des janissaires tombèrent la proie des
flammes et il fallut l’intervention personnelle du sultan pour mobiliser la population à éteindre les
divers foyers de l’incendie »42.

10. Le 24 mars/4 avril 1714 était destitué et arrêté le prince de Valachie,


Constantin Brâncoveanu, après un règne de plus de vingt-cinq ans (1688-1714).
Avec toute sa famille et plusieurs conseillers il arrive à Istanbul le 29 avril
nouveau style et est enfermé d’abord à Yedi Kule puis, à partir du 15 juin,
« confié à Bostangi basi (Bostancı başı) » où il fut horriblement torturé pour
avouer où se trouvaient ses énormes trésors43. Le docteur Marc-Philippe
Zallony, auteur d’un ouvrage sur les Phanariotes (1824), a laissé une
intéressante description de ce cachot :
« On parle beaucoup en Europe du tribunal de l’Inquisition, de sa barbarie et de ses actes
arbitraires ; mais on y parle peu du four de Bostangi-Bachi de Constantinople, où il se commet des
horreurs beaucoup plus noires que dans les cachots du Saint-Office. Mon lecteur sera sans doute
bien aise de lire quelques mots sur ce lieu infernal.
On nomme, à Constantinople, Four du Bostangi-Bachi, un cachot situé dans un local bâti
dans l’enclos du sérail ; sa dénomination dérive de ce qu’à l’entrée de ce local est bâti le four où
se cuit le pain du Bostangi-bachi (timonier du bateau du Grand-Seigneur).

40
M. Costin, op. cit., p. 103.
41
Ion Neculce, Letopiseţul Ţării Moldovei şi O samă de cuvinte, éd. G. Ştrempel, Bucarest
1982, no 25, p. 177.
42
Paul Ricaut, Histoire des trois empereurs des Turcs depuis 1623 jusqu'en 1677, I, Paris
1683, p. 86-87 ; J. von Hammer, op. cit., IX, p. 207-210.
43
Arrêté le 24 mars/4 avril 1714, le voïévode valaque arrive à Istanbul le 29 avril nouveau
style : cf. Documente şi regeste privitoare la Constantin Brâncoveanu, éds. C. Giurescu, N.
Dobrescu, Bucarest 1907, p. 266-269.

177
MATEI CAZACU

On voit dans ce lieu détestable des instruments de torture de toutes les espèces ; les uns
servent à la question légère, les autres à la question exterminatrice. Les tourments qu’on fait
souffrir aux malheureux qu’on transporte dans ce Ténare sont tellement horribles, que ma plume
se refuse à les décrire. [...] Et à qui pense-t-on que sont réservés ces instruments de torture ? À des
banquiers, à des intendants, à des trésoriers, aux riches propriétaires, et particulièrement aux
favoris des grands personnages, surtout à ceux des pachas décapités ou morts naturellement. C’est
toujours pour obtenir d’eux des révélations sur les trésors qu’on suppose être à leur puissance,
qu’on leur applique les questions légères ou exterminatrices. Et ce qui révolte encore l’esprit, c’est
qu’on peut être conduit dans ce lieu sans ordre souverain, que les ministres mêmes ignorent
souvent que tel ou tel individu souffre le martyre au four du Bostangi-Bachi »44.

Après avoir obtenu des aveux et récupéré plus d’un demi-million de thalers
du prince, ce dernier fut décapité, avec ses quatre fils et son conseiller, Ianache
Văcărescu, le 15/26 août 1714 en face de Yalı-Köşkü, près de la mer de
Marmara. Selon l’ambassadeur français Des Alleurs,
« après l’audience que le Grand Vizir (Damad Ali Pacha) donna à l’envoyé de Suède, ce
prince (le sultan Ahmed III) vint s’embarquer dans des caïks pour aller dans un des sérails qu’il a
vers le canal de la mer Noire. On lui donna sur le bord de la mer le spectacle de voir couper la tête
à quatre fils et à un parent du prince de Valaquie, en la présence de ce malheureux prince qui
souffrit ensuite le même supplice... On les exposa tous après l’exécution à la Porte du Sérail »45.

Le résident impérial Franz von Fleischmann communiquait, le 27 août, que


le prince valaque fut :
« fruehe umb neün Uhr in Gegenwarth des aus einem Schiff disem traurigen Spectacul
zuesehenden Sultans vor dem am Meer gelegenen Kayserlichen Lusthaus sambt all seinen vier
Söhnen und Schwager offentlich enthabtet, wornach selbiger aller Köpff und Cörper vor der
ersteren Porten des Seraglio getragen, und biss auf morgen exponiret worden seyndt »46.

Selon le secrétaire italien du prince, le Florentin Anton Maria Del Chiaro,

44
Marc-Philippe Zallony, Traité sur les princes de la Valachie et de la Moldavie sortis de
Constantinople, connus sous le nom Fanariotes [...], Paris 1830, p. 85-87.
45
Hurmuzaki, Documente, Supliment I/1, no 632, p. 430-431. Pour cette porte, voir le
témoignage de La Croix : « La seconde porte du Sérail s’appelle vulgairement Orta Capi, porte
d’entre-deux, les Turcs l’illustrent de grands noms et de beaux titres ; de passage de la Justice, à
cause qu’elle conduit au Divan ; et du Seuil de l’obéissance et du martyre, d’autant que c’est dans
cette seconde cour que l’on fait mourir les personnes distinguées. Elle est flanquée de deux tours,
celle qui est à droite sert de prison où l’on enferme ces victimes de la puissance ottomane, qui
n’en sortent qu’en perdant la vie ou les biens, et est gardée par trente bourreaux, et l’autre est le
corps de garde des portiers » (État général de l’Empire ottoman depuis sa fondation jusqu'à
présent... par un Solitaire turc, I, Paris 1695, p. 363-364). Cent ans plus tard, voici ce qu’écrivait
Elias Abesci : « Le sérail a neuf entrées, dont deux seulement sont magnifiques. La première où
l’on arrive de la place de Sainte Sophie, est vraiment imposante. [...] C’est d’elle que la cour
ottomane prend le nom de la Porte et de Sublime Porte, dans tous les actes écrits et documents
publics. C’est sur un des côtés qu’on voit les pyramides de têtes coupées, avec des écriteaux
attachés sur le crâne portant l’énonciation des crimes de ceux à qui elles appartenaient » (ibidem,
p. 159).
46
Documente şi regeste privitoare la Constantin Brâncoveanu, p. 270.

178
LA MORT INFÂME

« terminata la tragedia, il Gran-Signore parti. Le teste furono portate per la città sopra
lunghe aste. Concorse gran moltitudine di gente nel luoco dov’erano i cadaveri. Il Gran-Visir,
timendo qualche sollevazione (giacchè i Turci medesimi detestavano publicamente la sua
ingiustizia), comando che fussero gettati in mare, di dove occultamente ricuperati da alcuni
christiani, furono sepolti in un monastero chiamato Calchi, non lungi da Constantinopoli »47.

On retrouve le même son de cloche dans l’Histoire anonyme de la


Valachie entre 1688 et 1717, ouvrage contemporain, et chez Silahdar Fındıklık
Mehmed Ağa48.
Aubry de La Motraye est le seul qui précise que, après l’exécution,
« on jeta leurs corps dans la mer, et leurs têtes furent portées et exposées devant la grande
porte du sérail, et y restèrent pendant trois jours »49.

Six ans plus tard, le corps du prince Constantin Brâncoveanu était enterré
dans l’église Saint-Georges-le-Nouveau de Bucarest sous une lampe à huile en
argent ouvragé commandée par sa femme, la princesse Marica. Le texte de
l’inscription, découverte à la veille de la Première Guerre mondiale, porte la
date 12 juillet 172050. On ne connaît rien sur le sort des têtes du prince et de ses
compagnons d’infortune.
11. Le 7/18 juin 1716 l’ancien prince de Valachie, Étienne (Ștefan)
Cantacuzène (1714-1715) était étranglé en compagnie de son père, le stolnic
(sénéchal) Constantin (âgé de plus de 75 ans), puis décapité. Selon le récit de
l’historien de la famille, Michel Cantacuzène (1723-1793), le sultan Ahmed
« a ordonné d’enfermer Étienne et son père [...] à Bostangi-Basa, au Furnus, et là, le 7 juin,
après avoir été étranglés, on leur a coupé la tête : une fois la peau enlevée, elles ont été remplies
de coton et envoyées à Andrinople à l’armée du vizir. Là on amène le spathaire Michel
Cantacuzène [l’oncle du prince] et Radu Dudescu, son beau-frère. Le vizir ordonne d’étrangler

47
Istoria delle moderne revoluzioni della Valachia, éd. N. Iorga, Bucarest 19142 (Venise
17181 ), p. 182 ; R. Walsh, op. cit., p. 210-211.
48
Istoria Ţării Româneşti de la octombrie 1688 pînă la martie 1717, éd. C. Grecescu,
Bucarest 1959, p. 119-120 ; Silahdar Fîndîklîlî Mehmed Ağa, Nusretname, éd. Ismet
Parmaksızoğlu, II, Istanbul 1969, p. 322; traduction dans Cronici turceşti privind Ţările române.
Extrase, II, éds. M. Guboglu, M. A. Mehmed, Bucarest 1974, p. 529.
49
Voyages du Sieur Aubry de la Motraye en Europe, Asie et Afrique, II, La Haye 1727, p.
212-213. Voir aussi la description très détaillée d’un autre témoin oculaire de la décapitation, le
Polonais François Gosciecki, membre de l’ambassade conduite par Stanislaw Chometowski en
Turquie de 1712 à 1714, chez P. P. Panaitescu, Călători poloni în Ţările române, Bucarest 1930,
p. 144-145 : Academia Română (« Studii şi cercetări », 17).
50
Inscripţiile medievale ale României, I. Oraşul Bucureşti 1395-1800, éds. Al. Elian et alii,
no 386, Bucarest 1965, p. 381. Il s’agit, d’après l’inscription, du corps, et non pas de la tête du
prince, comme le pense P.-H. Stahl, op. cit., p. 19. Précisons qu’il aura fallu trois années à la
princesse, rentrée d’exil seulement en mai 1717, pour ramener à Bucarest le corps de son mari. Cf.
Documente şi regeste privitoare la Constantin Brâncoveanu, p. 287, 290, 306. L’événement (la
décapitation du prince) a donné naissance à un récit en vers conservé en neuf copies manuscrites
et publié par Cronici şi povestiri româneşti versificate (sec. XVII – XVIII), éd. D. Simonescu,
Bucarest 1967, p. 55-68.

179
MATEI CAZACU

ces deux seigneurs, puis il leur coupe la tête et les met, toutes les quatre, dans des piques (le 9/20
juin) »51.

Le dénuement de la famille, dont les biens avaient été confisqués, n’a pas
permis la récupération des têtes ou des corps, jetés à la mer pour mieux marquer
le caractère infamant de la mort des Cantacuzène.
12. Bien qu’il n’ait pas régné dans les Pays Roumains, le cas du grand
drogman de là Porte, Alexandre Ghica, frère et père de plusieurs princes de
Valachie et de Moldavie, doit être mentionné ici. Arrêté le 5 février 1741, il
passa seize jours en prison sous l’accusation d’avoir cédé aux Autrichiens
quelques villages turcs de Bosnie lors de la conclusion de la paix de Belgrade de
1739. D’autres chefs d’accusation s’ajouteront par la suite et le drogman fut
condamné à être décapité le 21 février, « sur une petite place entre l’entrée du
vecirat et le Sérail, sous les fenêtres à jalousies d’un kiochk ou balcon vitré,
d’où le Grand-Seigneur fut, dit-on, lui-même spectateur »52.
L’ambassadeur de Venise, Nicolo Erizzo, précise qu’il s’agissait d’un
endroit nommé « la Porta Ferrea, luogo in vicinanza del quale sogliono gli
ambasciatori fermarsi il giorno dell’audienza in attenzione del passagio del
Primo Visir ». Selon Nicolo Erizzo, le bourreau frappa trois coups avant de
séparer la tête du corps : la tête fut emportée par le bourreau
« et son cadavre resta là exposé en spectacle jusqu’à la nuit du jeudi suivant, 23 [février],
qu’il fut racheté du bourreau pour 500 piastres et inhumé secrètement avant jour dans le tombeau
de sa famille »53.

Notons que le fils du grand drogman, Grégoire Alexandre Ghica, prince de


Valachie et de Moldavie à plusieurs reprises, périt lui aussi de mort violente et

51
Genealogia Cantacuzinilor de banul Mihai Cantacuzino, éd. N. Iorga, Bucarest 1902, p.
317-318 ; d’autres sources chez J. M. Cantacuzène, Mille ans dans les Balkans. Chronique des
Cantacuzène dans la tourmente des siècles, Paris 1992, p. 206-207 ; voir aussi Anton Maria del
Chiaro, op. cit., p. 191. Le consul hollandais de Smyrne, dans un rapport du 24 juin 1716, précise
que l’on a décapité sept autres membres de la famille et que leurs corps ont été jetés à la mer : cf.
N. Iorga dans Genealogia Cantacuzinilor, p. XXIX-XXX ; P.-H. Stahl, op. cit., p. 207, frag. 100.
52
Documentele familiei Callimachi, II, éd. N. Iorga, Bucarest 1903, no 2, p. 387-388, cf. no
1 et 2, p. 616. Une source contemporaine, la Chronique de la famille Ghica, l’appelle « alai-
chiosc » : Cronica Ghiculeştilor. Istoria Moldovei între anii 1696-1754, éds. N. Camariano, A.
Camariano-Cioran, Bucarest 1965, p. 510-513.
53
Hurmuzaki, Documente, IX/1, no 792, 793, p. 677-680 ; voir aussi Hurmuzaki,
Documente, Supliment I/1, no 814 et 815, p. 562 ; J. von Hammer, op. cit., XV, p. 28-29 ; A.
Vandal, op. cit., p. 403 sq. ; M. D. Sturdza, Dictionnaire historique et généalogique des grandes
familles de Grèce, d’Albanie et de Constantinople, Paris 1983, p. 298. La Chronique de la famille
Ghica précise que « le lendemain, les kapukehayas du prince Grégoire [Ghica, le fils du grand
drogman et prince de Moldavie] ont pris son corps, accompagné par les kapudgis impériaux qui le
gardaient, et l’ont amené à Haschioi et l’ont enterré dans l’église Sainte-Parascève, et toute sa
fortune, meuble et immeuble, est entrée dans le mîrî (trésor impérial) » : Cronica Ghiculeştilor, p.
510-513. Voir aussi Storia dell’anno 1741, libro quarto, p. 278-279, reproduite par V. Mihordea,
« Contribuţie la istoria păcii de la Belgrad 1739 », AO XIV/79-82 (1935), p. 205-253.

180
LA MORT INFÂME

que sa tête fut apportée à Istanbul pour être exposée devant la porte du palais
impérial (cf. infra, no 14).
13. Le 29 août/8 septembre 1769, le prince de Moldavie Grégoire
Callimachi (1761-1764,1767-1769), fils de l’ancien drogman et prince de
Moldavie Jean-Théodore (Ioan Teodor) Callimachi, fut étranglé54 puis décapité
et sa tête exposée à la Bâb-i Hümâyûn, c’est-à-dire à la porte extérieure du
palais impérial, avec un yafta précisant ses crimes. Notons que le prince eut la
tête coupée à l’intérieur du sérail, alors que le drogman Nicolo (Chiriţă) Draco
Rosetti, exécuté en même temps, fut décapité « dehors, à la porte [du sérail] »55
(infra, yafta no 3).
14. Dans la nuit du 1er au 2 octobre /12-13 octobre 1777, le prince de
Moldavie Grégoire Alexandre Ghica, fils du grand drogman Alexandre, exécuté
en 1741, fut étranglé et eut la tête coupée à Jassy (Iaşi), capitale du pays. Les
raisons de sa déposition et de son exécution ont été mises dans leur véritable
lumière par Nicolas Iorga : il s’agissait de l’hostilité d’une partie de la noblesse
moldave contre un prince imposé sur le trône par les pressions de la Russie56. Le
porteur de l’ordre impérial était le kapıdjı Ahmed Bey Kara Hissarlı qui eut
recours à la ruse pour surprendre le prince au milieu de sa cour et de ses troupes.
La relation la plus complète de cette exécution qui frappa vivement les
imaginations est due à un anonyme qui l’a expédiée à l’envoyé russe
d’Istanbul :
« Le capigi-bachi Achmed-Bey étant arrivé à Jassy, fit semblant d’être malade et descendit
immédiatement au quartier qu’on lui avait préparé ; il envoya un firman au prince Ghika dans
lequel on lui ordonnait d’amasser des provisions. Le prince, ayant lu le firman, le fit complimenter
par un de ses officiers et lui fit dire qu’il viendrait en personne le voir. Le capigi le fit remercier
de cette honnêteté, ajoutant qu’il n’était pas nécessaire que le prince se donnât cette peine. Cette
réponse ayant rassuré le prince, il monta immédiatement à cheval et se rendit, accompagné d’une
trentaine d’Albanais, chez le capigi-bachi. Il entra dans son appartement, laissant les Albanais
dans la cour de la maison. Après un quart d’heure de conversation, le capigi-bachi, prétextant que

54
L’ambassadeur de France, M. de Saint-Priest, est le seul contemporain qui enregistre
l’étranglement avant la décapitation : cf. Hurmuzaki, Documente, Supliment, I/1, no 1127, p. 788-
789. Le corps du prince a été enterré dans la même église Sainte-Parascève de Has-Köy, voir le
témoignage de Jacob Jonas Bjoernstahl, Briefe auf seinen auslaendischen Reisen an den
koeniglichen Bibliothekar C.C. Gjoerwellin Stockholm, VI, Leipzig – Rostock 1783, p. 97 ; cf.
I.C. Caragea, « Un călător despre noi-Jacob Jonas Bjoernstahl“, RI VI (1920), p. 56-57.
55
Pseudo-Enache Kogalniceanu, Letopiseţul Ţării Moldovei... 1733-1774, éds. A. Ilieş, I.
Zmeu, Bucarest 1987, p. 148 ; cf. M. D. Sturdza, op. cit., p. 418-419. À propos de la porte
impériale (Bâb-i Hümâyûn), voir les dires du Dr. A. Brayer : « C’est à côté de cette porte qu’on
exécute les criminels d’État pris dans la capitale, et qu’on expose leurs corps et leurs têtes pendant
trois jours consécutifs aux regards du public. On y apporte aussi les têtes des pachas rebelles
exécutés dans les provinces et les oreilles coupées aux ennemis sur le champ de bataille » (Neuf
années à Constantinople (1815-1824), I, Paris 1836, p. 68).
56
Les raisons de cette exécution chez N. Iorga, « Din originile politicianismului român : o
acţiune de opoziţie pe vremea Fanarioţilor », AARMSI, IIIe série, VIII (1928), p. 361-374 ; idem,
Istoria Românilor, VII, Reformatorii, Bucarest 1938, p. 335-342.

181
MATEI CAZACU

le froid qu’il faisait dans ce grand appartement augmentait son mal, pria le prince d’entrer dans
une chambre plus petite et moins exposée à l’air (la porte de cette dernière donnait dans la grande
salle). Là, le capigi-bachi, après avoir conversé pendant quelque temps avec le prince, frappa des
mains, sur quoi on vit immédiatement entrer un schatir57 avec trois autres personnes : le premier
ayant une corde sous l’habit, la passa à l’improviste au cou du prince qui, n’ayant eu le temps que
de jeter un seul cri, qui ne fut point entendu, fut aussitôt étranglé.
Sur ces entrefaites, le capigi-bachi fit appeler le ci-devant hetman, nommé Rusoli [Rosetti],
et, l’ayant revêtu du caftan, il le nomma kaïmakan (kaymakam). Celui-ci, escorté par les Albanais
et par ses gens, partit pour publier la déposition du prince et sa nomination à la charge de
kaïmakan.
L’épouse du prince s’étant après cela transportée dans la maison du capigi-bachi, il lui fit
savoir que son mari était déposé et qu’elle se préparât pour le suivre à Constantinople. Tout cela
arriva le jour de dimanche 11 octobre (en fait, la nuit de samedi à dimanche) ; la nuit d’après, on
lui coupa la tête qu’on envoya à Constantinople »58.

Notons aussi le témoignage contemporain de Constantin Karadja


(Caragea), l’ancien secrétaire particulier du prince et auteur d’un précieux
journal intime. Karadja ne donne pas de détails sur la mise à mort, mais précise
que le 2/12 octobre, au soir :
« le kapidgi-basa a envoyé son satyrgi-basa Halil-Aga dans la Capitale [Istanbul] avec la
tête du défunt, qui fut salée et mise dans une boîte, et non pas écorchée selon leur coutume ; et son
cadavre gisait dans la même pièce où il avait été tué, par terre, nu, seulement avec un pantalon de
lin. Trois jours plus tard il fut enterré dans une fosse près du côté gauche du jardin, du côté des
autres beilic (résidence réservée aux agents ottomans de passage par Iassy) ; et bien que le boyard
hetman avait offert 500 groschen pour l’enlever et le faire enterrer, on ne le lui permit pas avant le
départ du kapidgi-basa. Personne ne savait encore où il était enterré [...].
Le 17 du mois [d’octobre] le messager est arrivé et j’ai appris, à la lecture des lettres
envoyées par le prince défunt, que la nouvelle de sa décapitation n’était pas encore parvenue à
Istanbul ; le messager affirmait avoir rencontré le satyr du kapidgi-basa à Saranta-Eclisies
[Kirkilise], portant la tête du défunt et s’en vantant »59.

La tête du prince est arrivée à Istanbul le 20/31 octobre et fut exposée


pendant trois jours « dans la première cour du Sérail », selon un rapport
diplomatique contemporain60. Un autre rapport précise que le premier jour la

57
Il s’agit d’un soldat armé d’un satyre, coutelas de bourreau, donc d’un satyras : cf. L.
Şăineanu, Influenţa orientală asupra limbei şi culturii române, II/l, Vocabularul. Vorbe populare,
Bucarest 1900, p. 316.
58
N. Iorga, Acte şi fragmente cu privire la istoria Românilor, II, Bucarest 1896, p. 139-140.
D’autres sources, notamment des journaux, chez L. Baidaff, « Uciderea lui Grigore Ghica
(octombrie 1777). Ecouri din presa contemporană », RI XIV (1928), p. 96-130 ; idem, « Opinions
contemporaines sur la fin de Grégoire Ghica, prince de Moldavie (1777) », RHSSE VI (1929), p.
34-51. Nous allons citer d’après l’édition roumaine : S. Zotta, « Când şi cum a fost asasinat
Grigorie Ghica Voevod », RA II/4-5 (1927-1929), p. 227-229 ; N. Cortese, dans Europa Orientale
II/3 (1922), p. 176-178.
59
Hurmuzaki, Documente, XIII/2, p. 72-83.
60
Al. Ciorănescu, Documente privitoare la istoria Românilor culese din arhivele din
Simancas, Bucarest 1940, p. 319-322 : Academia Română (« Studii şi cercetări », 43). Dans un
rapport de Lebas pour le Ministère des Affaires Étrangères français, il est dit que la tête a été

182
LA MORT INFÂME

tête a été exposée toute seule, mais que les deux jours suivants on y a apposé un
yafta61.
Une correspondance de Varsovie du 12 novembre, publiée dans la Gazetta
di Parma du 9 décembre, affirme que les boyards moldaves avaient racheté le
corps du prince pour 4 000 piastres (8 000 lires, selon un autre calcul) et l’ont
enterré « dans l’église avec la cérémonie funèbre »62. L’église en question est
Saint-Spiridon de Jassy et la tombe se trouvait dans l’exonarthex et portait une
inscription grecque63 (infra, yafta no 5).
15. Dans les premiers jours de septembre 1790, le prince de Valachie
Nicolas Mavroyéni (Mavrogheni, 1786-1790) fut décapité dans le village de
Bela à 30 km au Sud de Vidin sur ordre du sultan Selim III. Un contemporain, le
prôtosyncelle Naum Râmniceanu, auteur d’une Chronique de la Valachie allant
de 1768 à 1810, raconte :
« la même année (1790), au mois d’août, après le retour des boyards des armées
[ottomanes], Mavroyéni a été aussi appelé de Vidin pour se présenter au Quartier général. Après
son arrivée dans un village bulgare nommé Bela, le vizir [Yûsuf Pacha] a envoyé des troupes à sa
rencontre avec son frère, Tchelebi Ağa, et le sultan Varpitzas (Bakht Giray) et d’autres, et ils l’ont
décapité là-bas ; par la suite, ses hommes l’ont enterré sur les bords de la rivière, tout nu, le
malheureux »64.

Le témoignage du secrétaire de Mavroyéni, Nicolas Matzas, et de Rhigas


Velestinlis, enregistré par Christoforos Perrevos (1774-1863), permet de
constater que la décapitation a été faite selon les règles :
« La mort de Mavroyéni fut extraordinaire. Il se trouvait sur la terrasse de sa demeure
lorsqu’il aperçut au loin le bourreau qui en approchait. Il le reçut avec calme sur le seuil de sa
chambre et l’interpella en ces termes : “je sais le but de ta présence ici, ô Musulman. Mais d’après
la loi, tu dois me laisser d’abord prier selon ma foi avant d’exécuter l’ordre de ton maître...”. Puis,
se mettant à genoux devant une image de saint Nicolas, son patron, il récita par cœur plusieurs
psaumes du roi prophète David. Se levant ensuite, il prit un peu d’eau et, tout en se lavant les
mains et le visage, il s’écria : “Trois fois maudit celui qui servira fidèlement l’Empire ottoman” !
Fléchissant alors les genoux, il fit signe au bourreau d’exécuter les ordres qu’il avait reçus ; mais,

exposée « à la seconde porte du Sérail » : cf. Hurmuzaki, Documente, Supliment I/1, no 1367, p.
962.
61
Emmanuel Tassara à Kaunitz, de Péra, le 4 novembre 1777 : cf. Hurmuzaki, Documente,
VII, no 170, p. 306.
62
L. Baidaff, art. cit., p. 120.
63
N. Iorga, Inscripţii din bisericile României, II, Bucarest 1907, p. 156-157. Notons aussi la
circulation – en 28 copies manuscrites connues – d’un poème anonyme en vers sur la mort de ce
prince, édité par D. Simonescu dans Cronici şi povestiri româneşti versificate, p. 165-196 ; aussi
de la première pièce de théâtre en roumain intitulée Occisio Gregorii in Moldavie vodae tragedice
expressa : cf. A. Ciorănescu, « Occisio Gregorii Vodae. Cea mai veche piesă de teatru în
româneşte », RFR IV (1937), p. 423-438 ; D. Simonescu, op. cit., p. 195-196.
64
Éditée par C. Erbiceanu, Cronicarii greci cari au scris despre Români în epoca fanariotă,
Bucarest 1888, p. 262. Voir aussi N. Docan, « O povestire în versuri încă necunoscută despre
domnia lui Mavrogheni », AARMSL, IIe série, XXXVIII (1910-1911), p. 448-450, fait un résumé
critique des données connues sur la mort de ce prince.

183
MATEI CAZACU

avant qu’il lui obéît, il le chargea de dire au grand vizir que s’il perdait injustement sa tête en ce
jour, lui-même ne tarderait pas à perdre justement la sienne. Cette scène tragique m’a été racontée
plusieurs fois, non seulement par Rhigas lui-même, mais aussi par un des secrétaires de ce prince
qui avait assisté à sa décapitation »65.

Ce témoignage doit être comparé avec celui de Thomas Hope, l’auteur


d’un roman intitulé Anastase, ou mémoires d’un Grec, qui est une source très
précieuse pour la connaissance de l’histoire du prince Mavroyéni. Après avoir
raconté les errances du prince, vaincu par les Autrichiens dans la bataille de
Calafat (août 1790) et attendant sa fin, Hope écrit :
« Cet instant arriva pour Mavroyéni à Bela. Ce fut là qu’il vit paraître tout à coup à ses
yeux, non pas un fantôme créé par son imagination, mais un capidgi chargé de lui conférer la
palme du martyre. Il avait gardé pour dernière ressource un expédient sur l’efficacité duquel il
comptait. “Depuis longtemps”, dit-il au messager du sultan, “j’ai reconnu secrètement la vérité de
l’islamisme ; mon seul désir aujourd’hui est d’embrasser publiquement sa sainte loi et d’être
compté au nombre des fidèles”.
À ces mots, le prince tira de son sein un petit coran qu’il portait dans ce dessein, le baisa
dévotement, et demanda à faire sa profession de foi. Une telle requête ne pouvait se refuser. Le
capidgi lui laissa le loisir de faire ses oraisons, ses génuflexions et ses ablutions, et ce ne fut
qu’après que toute la cérémonie fut terminée qu’il lui témoigna sa satisfaction de pouvoir envoyer
au ciel un véritable croyant.
Que pouvait faire de plus Mavroyéni ? Il n’y avait pas là une populace fanatique prête à
prendre sous sa protection un néophyte dont la jeunesse aurait fait naître la compassion en sa
faveur. Le pécheur à cheveux gris n’avait devant lui qu’un exécuteur de sang froid, qui ne pensait
qu’à s’acquitter de sa mission. Voyant que tout subterfuge était inutile, le prince s’arma enfin de
résolution et se soumit à sa destinée. Il ne put cependant s’empêcher de s’écrier en s’agenouillant :
“je méritais une autre récompense, au moins de mon souverain. Puisse-t-il trouver dans son vaste
empire un Grec qui lui soit plus fidèle !” À ces mots, il se découvrit le cou, y laissa passer le fatal
cordon, et le fil de son existence fut rompu »66.

Dans une note ajoutée au texte, Thomas Hope précise que « suivant les
préjugés des musulmans, la faveur du cordon envoyé par le Grand-Seigneur
assure dans l’autre monde toutes les récompenses du martyre ». L’historien doit
choisir entre les deux versions de la mort de Nicolas Mavroyéni que nous avons
présentées plus haut : il semble pourtant que la conversion à l’islam à l’article
de la mort soit réelle, car elle est confirmée par un rapport du consul autrichien à
Bucarest, Michael Merkelius en date du 2 octobre nouveau style (21 septembre
ancien style)67.
La question se pose, d’autre part, de savoir si la tête a été exposée ou non à
Istanbul. Une notice des Éphémérides de Constantin Karadja, dont il a été
question plus haut, et qui se trouvait à l’époque à Istanbul indique :
« Lundi, 23 septembre [4 octobre, nouveau style], sont arrivés deux Tatars apportant la tête
de Mavroyéni : les dirigeants ne lui ont même pas fait l’honneur de l’exposer à bab-i-Humaium,

65
Th. Blancard, Les Mavroyéni, Paris, s. d., p. 299-300.
66
Anastase, ou Mémoires d’un Grec, II, Londres 1819, p. 157-159.
67
Hurmuzaki, Documente, XIX/1, no 470, p. 575.

184
LA MORT INFÂME

mais, selon un ordre, elle fut jetée à la mer, tout comme son corps avait été jeté dans le Danube,
au village de Belena, près de Nicopolis, où il avait été décapité. Ses maisons ont été mis sous
scellés »68.

Cette nouvelle était pourtant prématurée, car le 5 octobre l’ambassadeur de


Choiseul-Gouffier écrivait à son gouvernement :
« On a exposé aujourd’hui à la porte du sérail la tête du prince de Valachie, Nicolas
Mavroyéni. Depuis sa perte, on justifie sa mémoire. Il paraît en effet qu’il a été victime de la
jalousie que le grand vizir et les autres pachas avaient conçue de ses premiers succès, et de
l’opiniâtreté de ses efforts pour la cause ottomane. Ses ennemis ont obtenu d’abord du Grand-
Seigneur, qui l’estimait, l’ordre de son exil. La résistance qu’il a apportée à s’y soumettre a paru
au grand vizir un motif suffisant pour ordonner de son chef qu’il fût mis à mort »69.

Précisons que le corps du prince a été déterré en 1822 sur ordre de sa fille
Euphrosyne, l’épouse du kaymakam de Valachie Constantin Negri, et réinhumé
dans l’église des Saints-Apôtres de Bursa. La veuve du prince, Marioara
Scanavi, y fut également enterrée en 1829 aux côtés de son mari. Elle et sa fille
firent de riches présents à cette église, parmi lesquels on admirait, avant la
Première Guerre mondiale, un épitaphios de velours rouge brodé au fil d’or
portant une inscription en grec à la mémoire de Nicolas Mavroyéni70.
16. Le 18 février/1er mars 1799 était décapité à Bucarest le prince de
Valachie Constantin Handjéry (Hangerli, 1797-1799), accusé d’avoir ruiné ses
sujets par des taxes et des impôts exorbitants et notamment l’impôt sur les
bovins (văcărit) qui avait la particularité de toucher non seulement les paysans,
mais aussi – et surtout – la noblesse et les couvents, grands propriétaires de
troupeaux. S’y ajoutaient les intrigues des Grecs d’Istanbul qui regardaient
Handjéry comme un intrus dans le cercle très fermé des familles phanariotes
habilitées à donner des princes aux Pays Roumains71.
La mise à mort de ce prince nous est connue en détail grâce au récit d’un
contemporain, le cérémoniaire (ou prêtre sacristain) Denis (Dionisie eclesiarhul,
de Pietrari) qui exerçait ses fonctions en Olténie et, à partir de 1804, à Bucarest.
Auteur d’une Chronique de Valachie couvrant les années 1764-1815, Denis y a
inséré l’histoire de la décapitation de Constantin Handjéry comme un chapitre à
part qui mérite d’être analysé et reproduit, au moins en partie, pour son

68
P. P. Panaitescu, « Un manuscript al Efimeridelor lui Constantin Caragea Banul », BCIR
III (1924), p. 143. À noter aussi la précision du baile vénitien Niccolò Foscarini, en date du 8
octobre : « Martedi furono per ordine del sultano confiscate le case e li beni del principe
Mavrojeni, la di cui testa vene qui spedita da Jusuf pascià unitamente all’altra del ribello
Kevergik-Ali-Aga, le quali non furono esposte secondo il solito, essendo gettate in mare »
(Hurmuzaki, Documente, IX/2, no 245, p. 184).
69
Th. Blancard, op. cit., p. 303 ; Hurmuzaki, Documente, Supliment I/2, no 138, p. 77.
70
C. I. Karadja, « Mormântul lui Mavrogheni-Vodă la Brusa », RI I (1923), p. 91-92 ; voir
aussi M.D. Sturdza, op. cit., p. 339-340.
71
N. Iorga, « Două pagini din istoria Fanarioţilor », AARMSI, IIIe série, XXII (1939-1940),
p. 423-426.

185
MATEI CAZACU

exactitude, ses qualités littéraires et pour son pittoresque dans l’évocation des
situations qu’il tenait, sans aucun doute, de témoins oculaires.
Selon Denis, la pression fiscale du prince et les intrigues des Grecs
d’Istanbul finissent par emporter la décision de Selim III qui ordonne sa
décapitation après seulement deux années de règne. Le grand vizir, Yûsuf Ziya
pacha, dépêche dans ce but à Bucarest un kapıdjı « habile et passé maître dans
l’art de décapiter les grands avec bonne contenance ». Le kapıdjı fit ses
préparatifs et emmena avec lui « un Noir (Arap) d’aspect terrifiant, intrépide à
tuer et lippu ». Arrivé à Bucarest, le kapıdjı annonce son intention de continuer
le voyage à Vidin, chez le kapudan pacha, et à Ostrov, où il devait porter des
ordres impériaux. Selon un autre témoignage, celui de l’Allemand Friedrich
Murhardt, le kapıdjı aurait contacté le métropolite de Valachie, Dosithée
(Dositei) Filitti qui devait organiser la régence dans l’attente d’un nouveau
prince72.
Au bout de trois jours, le kapıdjı se rendit à la cour où il demanda à être
reçu par Handjéry auquel il devait communiquer un message verbal de la part de
son kapukahya à Istanbul. En dépit de la résistance du chambellan qui
appréhendait une ruse, surtout après avoir vu le grand Noir qui accompagnait le
kapıdjı, le prince se décida à recevoir ce dernier,
« et l’invita à s’asseoir sur le sofa près de lui, alors que le Noir prit place sur un banc ou une
chaise. Il offrit au kapıdjı du café et le narguilé, mais le Noir refusa. Tout en parlant, le prince
demanda ce qu’il y avait de nouveau à Istanbul, et le kapıdjı lui dit ce qu’il savait. Pourtant, le
prince, effrayé par la vue du Noir, fit un signe au chambellan et, lui parlant en français, lui dit de
faire venir des serviteurs (tchukadar) dans la pièce.
Lorsque le chambellan fut sorti, le Noir bondit dans le dos du prince et l’étrangla avec un
nœud coulant, alors que le kapıdjı lui déchargea deux pistolets dans le ventre. Le Noir l’étrangla
avec son lacet et le tira en bas du sofa, mais le prince était fort et se débattait. Alors le kapıdjı lui
enfonça le handjer dans le dos, le vidant de son sang. Le Noir, monté sur son dos, lui brisait la
nuque, lorsque le tchubuktchu et le pechkirdji73 (qui venaient d’entrer) commencèrent à crier à
l’aide. Lorsqu’ils entendirent les pistolets, les tchukadar et le chambellan arrivèrent, mais le
kapıdjı cria : “Dur, bre, ferman74 !” Et tous sont restés comme paralysés et n’osèrent rien faire
contre l’ordre impérial.
Le Noir coupa ensuite la tête du prince qui était encore vivant et se débattait dans son sang,
et, lui attachant les pieds, il traîna son corps sur les escaliers dans la cour. Là, il le déshabilla, lui
prit l’argent, la montre et les bagues des doigts, et laissa le corps nu dans la cour, alors que la
princesse et ses demoiselles d’honneur et ses enfants criaient et sautaient par les fenêtres dehors,
de crainte d’être tuées elles aussi avec ses enfants ».

Le kapıdjı rassembla ensuite les dignitaires de la cour et leur donna lecture


du firman condamnant le prince à mort.

72
N. Iorga, op. cit., p. 425-426, d’après Fr. Murhardt, Taferecelhen van Konstantinopool
door Friedrich Murhard, naarde nieuwe verbeterde uitgave, uit heat hoogduitsch vertaald door J.
W. Bussingh, Amsterdam 1810. Murhardt tenait ses informations d’un jeune Grec qui avait
occupé la fonction de drogman et de secrétaire auprès du prince Handjéry (ibidem, p. 56).
73
Le tchubukçu préparait les pipes, et le pechkirdji servait le café.
74
« Arrêtez ! C’est un ordre impérial ! ».

186
LA MORT INFÂME

« Laissant le corps là, selon les ordres, le Noir dit : “Voici le chien qui a dévoré la province
de l’empereur” ; et, quoiqu’il gisât là-bas jusqu’au lendemain, personne n’osa demander quoi que
ce soit. Le Noir écorcha ensuite la tête du prince et, après avoir lavé la peau ensanglantée, il la
remplit avec du coton ».
Après avoir rassuré la princesse et sa suite qui retournèrent dans leurs appartements,
« Le Noir mit le crâne du prince sur un plateau, l’apporta chez la princesse et, le posant sur
une table bien en vue, lui dit : “Voici la tête de ton mari !”, ceci pour causer une douleur encore
plus grande à la princesse et aux enfants, afin qu’ils offrent de l’argent pour qu’il l’enlève de là,
en se lamentant à grands cris avec ses enfants et ses demoiselles d’honneur ».

À son tour, le kapıdjı convoqua le grand trésorier, le grand chambrier et le


chambellan et leur ordonna de lui donner les avis d’imposition qui se trouvaient
dans trois coffres dans la chambre du trésor princier.
« Et le kapıdjı les fit porter au milieu de la cour du palais, là où gisait le corps du prince,
ordonna au Noir de les empiler sur le corps du prince et de leur mettre le feu, afin qu’ils brûlent
sur son cadavre. Et il ordonna aux crieurs publics d’annoncer la nouvelle dans les rues, afin que le
peuple se rassemble pour voir le spectacle.
Voyant ceci, le chambellan et le chambrier princier se jetèrent aux pieds du kapıdjı le priant
de ne pas faire une chose pareille, mais de consentir à laisser enterrer le corps du prince et faire
brûler séparément les avis d’imposition : en échange, ils lui offrirent cent bourses d’or. Le kapıdjı,
constatant qu’on lui offrait beaucoup d’argent, donna la permission de faire enlever le cadavre du
prince afin qu’il fût enterré, et fit brûler les avis d’imposition au milieu de la cour. Certains disent
que le prince fut alors enterré avec des prêtres et office religieux ; et son crâne fut aussi enlevé des
appartements de la princesse.
Le kapıdjı ordonna ensuite aux boyards que, selon l’ordre impérial, ils écrivent à tous les
préfets des départements leur annonçant la suppression de la taxe sur les bovins (văcărit) et de ne
plus importuner les habitants avec cet impôt. Et, après avoir pris l’argent du trésorier, du
chambrier princier, du chambellan et de la princesse, tout en pièces d’or, il partit pour Tsarigrad
[Istanbul] avec la tête du prince, qu’il présenta à l’empereur. Celui-ci ordonna une grande enquête
afin de confirmer, par des témoins dignes de foi, qu’il s’agissait bien de la tête de Handjéry ».

C’est ainsi que finit le récit de la décapitation du prince Constantin


Handjéry enregistré par Denis le cérémoniaire. Mais nous ne résistons pas à la
tentation de reproduire l’épilogue valaque de l’affaire :
« Lorsque les ordres envoyés dans le pays et concernant la suppression de l’impôt sur les
bovins ont été rendus publics, l’argent déjà encaissé a été empoché par les boyards, les préfets, les
caissiers du Trésor (zarafi), les agents du fisc (taxidari), les officiers princiers, les sous-préfets
(zapcii) et les commissaires (mumbaširi). Les boyards accaparèrent l’argent alors qu’il était
transporté par la route, le cachèrent et firent savoir que l’on n’avait pas trouvé d’argent en caisse
lorsque les ordres furent arrivés. C’est ainsi que les boyards et les officiers princiers se sont
enrichis, alors que les rayas sont restés pauvres »75.

Il n’est pas sans intérêt de noter que, bien qu’ecclésiastique, Denis


considère que Dieu a inspiré et/ou permis au sultan de faire tuer Handjéry qui

75
Dionisie Eclesiarhul, Hronograf (1764-1815), éds. D. Bălaşa, N. Stoicescu, Bucarest
1987, p. 74-77 ; P.-H. Stahl, op. cit., p. 57-61.

187
MATEI CAZACU

avait ruiné les habitants par l’imposition et le recouvrement, en utilisant les


méthodes les plus barbares, de l’impôt sur les bovins.
La tête – en fait, la peau de la tête – du prince Handjéry a été portée à
Istanbul dans une boîte et elle fut exposée devant la première porte du sérail le 7
mars 179976. Quant au corps et au crâne, ils ont été inhumés à la hâte dans
l’église Saint-Spiridon-le-Nouveau de Bucarest dans la tombe du prince Scarlat
Ghica, mort en 1766, le ktitor de l’église. En 1821, lors de l’enterrement, dans
cette même église, du prince Alexandre Soutzos (Şuţu), le consul de Prusse à
Bucarest, Kreuchely, accompagné des consuls d’Autriche et de Russie, vit les
restes du malheureux Handjéry :
« Avant l’arrivée du cortège funèbre, je me rendis avec M. de Hakenau [le consul
autrichien] à l’église, pour voir le lieu où le prince devait être déposé ; M. de Pini [le consul russe]
nous y suivit. À main droite, en entrant, à peu près au milieu de cette petite église, sous une
espèce de marbre gris, était creusée la fosse. C’était le même tombeau où déjà on avait enterré le
prince Ghika et le prince Hancerli. Les ossements de ces deux hospodars avaient été mis dans un
sac de toile verte, pour faire place à leur successeur. On nous les montra. La tête du prince Ghika,
qui avait été lavée, comme tous les ossements, était d’un brun clair ; celle du prince Hancerli d’un
brun noirâtre et encore couverte du sang provenant du coup par lequel, lors de son assassinat, un
Turc lui avait cassé le crâne »77 .

Il appert donc que l’on avait enterré le cadavre et le crâne, alors que la
peau de la tête seule avait été portée à Istanbul. Cette inhumation à la hâte, peut-
être de nuit78 , explique pourquoi le crâne de Handjéry était encore recouvert de
sang : on ne lui avait pas fait la toilette mortuaire habituelle, comme on l’avait
fait pour Scarlat Ghica. À moins qu’il ne se soit agi d’un geste délibéré, pour
mieux marquer sa mort infamante.
La mort de Constantin Handjéry a fortement impressionné les
contemporains qui y ont vu une punition divine : pas moins de 29 copies
manuscrites d’un poème en vers relatant son assassinat ont été identifiées à ce
jour 79.
17. Le 13/25 janvier 1807 était décapité à Istanbul Alexandre Ypsilanti, un
vieillard de plus de 70 ans, qui avait régné à trois reprises dans les Principautés
Roumaines : une fois en Valachie (1774-1782) et deux fois en Moldavie (1787-
1788,1796-1797). Son crime était d’être le père de Constantin Ypsilanti qui,

76
Hurmuzaki, Documente, Supliment I/3, no 179, p. 566 (8 mars). Le 3/14 mars 1799,
Mouradja d’Ohsson écrivait au ministère suédois que « depuis avant-hier sa tête est exposée
devant la première porte du sérail » : Documente Callimachi, II, no 51, p. 656.
77
Hurmuzaki, Documente, X, p. 102.
78
Dionisie Eclesiarhul, op. cit., n. 173, p. 147-148.
79
Cronici şi povestiri româneşti versificate, p. 303-328. À ajouter les notices
contemporaines sur cet événement chez Dionisie Eclesiarhul, op. cit., n. 173, p. 148 (N.
Stoicescu). Pour la famille Handjéry, voir M. D. Sturdza, op. cit., p. 300-302.

188
LA MORT INFÂME

après trois règnes dans les deux Principautés, s’était réfugié en Russie au début
de la guerre russo-turque de 1806-1812, plus précisément le 14 août 180680.
Arrêté le 22 décembre nouveau style, le malheureux fut torturé pendant 34
jours pour révéler sa fortune cachée. Nous possédons plusieurs récits sur la
détention, les tortures et la mise à mort d’Alexandre Ypsilanti, récits qui se
complètent entre eux. Le premier appartient au comte de Langeron, un noble
français émigré en Russie et devenu général dans l’armée du tsar :
« Si [Constantin] Ypsilanti fut victime de son ambition et des fautes des généraux russes,
son malheureux père le fut bien plus cruellement encore de l’ambition de son fils. Voici ce qui,
dans le temps, passa pour constant sur la fin malheureuse de ce vieillard âgé de près de 70 ans. On
a vu qu’en 1789 il était prince de Moldavie, qu’il avait été enlevé à Jassy par les Autrichiens et
avait longtemps vécu à Brünn, en Moravie. À la paix, il était revenu à Constantinople où il vivait
modestement et aussi tranquillement qu’on le peut dans un pays si horriblement despotique, où
aucun frein de morale ou de justice n’arrête un ministre barbare, exécuteur dévoué des cruautés ou
des caprices d’un souverain imbécile ou trompé. Ypsilanti jouait la pauvreté et passait pour riche,
crime impardonnable en Turquie. Lorsque son fils se fut déclaré si ouvertement contre les Turcs,
on engagea le vieillard à se sauver à Odessa. Il s’y refusa. Bientôt, sous prétexte de découvrir les
intrigues de son fils à Constantinople, mais dans le fait pour extorquer ses richesses, on l’arrêta et
les ministres de Selim le livrèrent aux bourreaux. Il souffrit pendant 29 jours des tortures
affreuses, ainsi que son gendre, [Alexandre] Mano – et il n’y a pas un peuple plus ingénieux dans
ces atrocités que les Turcs – sans rien avouer. Mais il fut trahi par un de ses secrétaires qui ne put
résister aux tourments qu’on lui faisait aussi endurer et qui désigna la place où son maître avait
caché 300 000 piastres. On prit cet argent et l’on continua à tourmenter le prince et Mano. Celui-
ci résista à la question et fut ensuite relâché. Il mourut quelque temps après des suites de ses
horribles souffrances81, mais on ne peut concevoir comment un vieillard, affaibli par l’âge et les
maladies, ne succomba pas à tant de supplices qui se renouvelaient tous les matins pendant quatre
heures.
On prétend qu’à la fin, ne pouvant plus les supporter, il vomit de telles imprécations contre
le Mahomet, contre le sultan et contre ses bourreaux, qu’il paraissait avoir le dessein de les
engager, en les irritant, à terminer ses jours. Mais il n’eût pas été encore à la fin de ses affreux
tourments, si l’ambassadeur d’Angleterre, Arbuthnott, n’eût demandé une conférence au Grand-
Vizir : le sultan crut que l’objet en était de solliciter la grâce d’Ypsilanti, et lui fit couper la tête
sur le champ pour n’être pas obligé de le laisser vivre »82 .

À son tour, Constantin Karadja notait dans son journal (les Éphémérides) :
« L’infortuné prince Alexandre Ypsilanti, après avoir été torturé sans pitié dans le Four de
Bostangi-basa, a été transféré, dans un état lamentable, à la prison de Zintani et le 13 janvier on
lui a coupé la tête. Par la suite, les bourreaux ont porté son cadavre à Curu-Cesme afin de le
vendre à l’un de ses parents, mais ils n’ont trouvé personne [disposé à le faire].

80
C. C. Giurescu, « Un remarquable prince phanariote : Alexandre Ypsilanti, voïévode de
Valachie et de Moldavie », dans Symposium l’Époque phanariote, Thessalonique 21-25 octobre
1970, Thessalonique 1974 : Institute for Balkan Studies , p. 61-69 ; L. Maier, « Ipsilanti,
Alexander », dans Biographisches Lexikon zur Geschichte Südosteuropas, II, éds. M. Bernath, F.
von Schroeder, Munich 1976, p. 231-232 ; M. D. Sturdza, op. cit., p. 468-471.
81
Il meurt, en fait, en 1813 : cf. C. G. Mano, Documente din secolele al XVI-lea – XIX-lea
privitoare la familia Mano, Bucarest 1907, p. XXVI-XXVII (texte roumain et français).
82
Hurmuzaki, Documente, Supliment I/3, p. 135-136.

189
MATEI CAZACU

« Ensuite, un ou deux habitants ont raconté la chose à sa Sainteté, le vieux kir Athanase de
Nicomédie qui, touché par amour pour l’humanité, leur a donné 150 talers et a acheté le corps aux
bourreaux et l'enterra en cachette près de l’église Saint-Démétrius »83.

Toujours bien informé, Denis le cérémoniaire (Dionisie eclesiarhul), dont


il a été question plus haut, nous a laissé lui aussi une description de la fin
d’Alexandre Ypsilanti qui diffère de celle des autres témoins. Après plusieurs
jours de détention à Yedikule,
« il [Alexandre Ypsilanti] a été sorti sur la place publique (meydan), c’est-à-dire un endroit
ouvert à tous, et, le vizir étant présent, il a ordonné aux bourreaux de lui couper toutes les
articulations, à savoir depuis les doigts des mains jusqu’aux épaules, cela fait dix-sept
articulations en tout pour un bras ; l’autre bras avait également dix-sept articulations. De même
aux jambes, depuis les doigts des pieds jusqu’au bassin, treize articulations pour chaque jambe, ce
qui fait un total de 60 articulations. Lorsqu’il resta juste un tronc qui se débattait dans le sang, ils
lui coupèrent enfin la tête. Voici la torture qu’a souffert le vieux Ypsilanti de la part du tyran
impitoyable qui l’accusait d’avoir été la cause de la guerre entre les deux empereurs »84.

Nous possédons, enfin, un récit dû à Scarlat Byzantios qui tenait les détails
du secrétaire du prince, Adam d’Anchialos, retiré en 1810 au monastère de la
Vierge à Chalki :
« J’avais treize ans lorsque, vers 1810, j’ai entendu le secrétaire intime et le camarade de
souffrance de ce prince, Adam d’Anchialos, en train de philosopher dans le monastère de la
Vierge à Chalki en énumérant les horribles tortures auxquelles fut soumis ce vieillard d’éternelle
mémoire, étant, entre autres, exposé tout nu à l’air libre au mois de janvier. Mais ni ceci, ni la
désarticulation des bras, ni le fait d’avoir la tête serrée par des cordes, ne comptaient (disait
Adam, qui avait partagé lui aussi toutes ces tortures), en comparaison avec l’épreuve du manque
de sommeil. Les bourreaux l’avaient maintenu dans cet état malheureux une semaine entière en le
plongeant dans un état de somnambulisme dans lequel il répondait, sans se rendre compte, à
toutes leurs questions. Et pourtant, le défunt a résisté à toutes ces épreuves pendant 35 jours et
autant de nuits, glorifiant Dieu et Le remerciant comme Job, jusqu’à ce qu’il fût décapité le 13
janvier 1807.
Sa tête fut exposée, comme c’est la coutume, à la porte Bab-i-Humaium (hümayun), alors
que son corps, emporté par le bourreau dans une barque, fut promené devant les maisons de ses
parents afin que ceux-ci le rachètent pour l’enterrer, pour qu’il ne soit pas jeté à la mer. Mais
personne n’a osé acheter une telle marchandise de peur qu’il ne s’agisse d’une ruse pour découvrir
des fortunes cachées, jusqu’à ce qu’un Juif de Curu-Cesme ne la rachète, en cachette, pour 500
piastres offerts en cachette par un parent, et le fasse enterrer au-dessus de l’église Saint-
Démétrius »85.

83
P. P. Panaitescu, « Un manuscript al Efimeridelor », p. 152-153.
84
Dionisie Eclesiarhul, op. cit., p. 109-110. Ce témoignage est confirmé par celui du baron
Prévost qui dit qu’« on lui enfonça des chevilles de bois entre chaque doigt, enfin il fut
décapité » : dans « Constantinople en 1806 et 1807 », Revue contemporaine XIV (Paris, 30 juin
1854), p. 170 ; M. D. Sturdza, op. cit., p. 470.
85
Scarlat Byzantios, E Constantinoupolis, I, Athènes 1851, p. 536-537; N. Iorga, « Sfârşitul
lui Alexandru-Voda Ipsilanti », RI XX (1934), p. 305-307.

190
LA MORT INFÂME

Cette présentation des cas de décapitation des princes roumains de


Valachie et de Moldavie entre 1476 et 1807 nous a permis d’analyser, dans la
limite de la documentation existante, une assez large variété de situations.
Depuis la tête coupée par un serviteur ou un boyard, traître à son prince, jusqu’à
la décapitation précédée de tortures, toutes les variantes possibles ont été
enregistrées. Ainsi, sur dix-sept cas étudiés ici, cinq décapitations ou mises à
mort sont l’œuvre des autochtones (valaques ou moldaves), plus précisément les
no 3, 4, 6, 7 et 8. D’autres cas ont pu également se produire, sur lesquels nous
n’avons pas de détails86, ou bien se sont passés dans d’autres pays, et
notamment la Pologne87 et la Transylvanie88, mais ils sortent du cadre de notre
recherche. Cinq exécutions ont été réalisées par les Ottomans dans les Pays
Roumains (no 1, 2, 5, 14, 16) et sept dans l’Empire ottoman (cinq à Istanbul, no
9, 10, 12, 13,17) ; une à Andrinople (no 11), une autre en Bulgarie (no 15). Dans
cinq cas (no 11, 13-16) sur un total de dix-sept, nous sommes sûrs qu’il y a eu
étranglement avant la décapitation ; enfin, dans sept circonstances au moins (no
5, 10, 11, 13-16, peut-être 17) il y a eu exposition de la tête à Istanbul ou à
Edirne, mais aussi à Suceava (no 5) et à Bucarest (no 7) ; on ne connaît pas le
nombre total d’expositions.
L’exposition sur des piques (cf. no 5, à Suceava, en 1595-1596) se fait
également à Edirne (no 11) et à Istanbul (no 10), mais ensuite les têtes seront
placées dans des niches de la porte du sérail impérial ou sur des fûts de colonne
(le cas d’Ali pacha de Ianina en 1822, voir plus loin). Dans certains cas où il n’y
a pas exposition (no 12), ou lorsqu’elle n’est pas sûre (no 15), on peut se
demander si ceci ne traduit pas une certaine gêne des autorités face à une
décision contestable et/ou contestée, notamment dans le cas du drogman
Alexandre Ghica en 1741 et du prince Alexandre Ypsilanti en 1807.

86
On peut se demander si Mehmed Bey Mihaloğlu, qui préside à la décapitation du prince
Vlad le Jeune (Vlăduţ) de Valachie le 23 janvier 1512, à Bucarest, a envoyé sa tête à Istanbul ou
pas, vu qu’il était partisan de Selim, réfugié en Crimée et à Akkerman (Cetatea Albă), étant en
conflit avec son père, Bayezid II, malade et mourant (il décède le 25 avril suivant). Le corps du
prince a été enterré dans la nécropole de Dealu, la plus importante nécropole princière valaque du
XVIe siècle. De même, un prétendant au trône valaque, Danciu Gogoaşă, sera pendu à Istanbul en
1531, sans que l’on sache s’il y a eu exposition de la tête ou non. Pour d’autres prétendants au
trône exécutés à Istanbul au XVIe siècle, voir N. Iorga, « Pretendenţi domneşti în secolul al XVI-
le », AARMSI, IIe série, XIX (1898), p. 193-275.
87
Un problème à part mais néanmoins lié à notre thème est celui des princes moldaves
exécutés en Pologne au XVIe siècle à la demande des Ottomans, notamment Étienne (Ştefan)
Tomşa, décapité en même temps que trois boyards en mai 1564, Nicoară Potcoavă (décapité en
juin 1578) et Iancul Sasul (septembre 1582), tous à Lvov.
88
Notamment le prince de Valachie Michel le Brave, en 1601.

191
MATEI CAZACU

Il faut donc retenir que les princes roumains de Valachie et de Moldavie


avaient, dans la hiérarchie ottomane, le rang de pachas à deux queues89 et
« bénéficiaient » d’une mort par décapitation précédée très souvent de la
strangulation : en effet, si l’on considère seulement les cas de décapitation
pratiquée par les Ottomans sur des princes roumains – onze cas sur les dix-sept
étudiés plus haut –, on constate que dans presque 50% des cas il y a eu
étranglement avant la décapitation. Ceci semble devenir la règle à partir de 1716
(no 11), avec une seule exception, celle du prince Alexandre Ypsilanti en 1807.
Il s’agit donc de la mort réservée aux « hommes puissants » (témoignage d’Elias
Abesci), coutume plutôt récente, combinée avec l’étranglement appliqué aux
seuls Musulmans (témoignage de Tavernier). « Mort infâme », donc, mais
respectant des règles assez strictes.

Les yafta

À partir de 1757 et jusqu’en 1822, nous constatons que l’exposition des


têtes et des corps est accompagnée, à Istanbul, d’un texte écrit qui relate les
crimes de la victime. Nous avons recueilli treize textes de ce genre, la majorité
copiés par des ambassadeurs et diplomates occidentaux en poste à Istanbul et
connus seulement en traduction ; un seul yafta, celui apposé à côté de la tête
d’Ali pacha de Janina, en 1822, nous est parvenu en fac-similé grâce à Robert
Walsh, le chapelain de l’ambassade d’Angleterre, qui l’avait acheté au bourreau
à la fin de la période d’exposition de la tête.
1. Ahmed Aboukouf, kızlar ağası, 1757.
« Telle est la récompense de ceux qui causent le malheur des pèlerins musulmans ».

Édition : J. von Hammer, op. cit., XVI, p. 14-16, qui précise que la tête était fichée dans
une pique.

2. Le grand vizir Mehmed Emin Pacha Yağlıktchı-zâde, septembre 1769.


« Voici la tête du précédent Grand Visir Mehemet Emin Pacha qui, en qualité de
généralissime des armées ottomanes dans cette présente guerre impériale, avait en toute façon la
pleine disposition du trésor et des troupes musulmanes, avec ordre néanmoins d’agir avec les
ministres d’État, les grands officiers de l’armée, les gens du Conseil et tous les anciens officiers
expérimentés dans l’art militaire ; qui, plein de fierté et de présomption, entra dans la voie de
l’égarement et s’abstint de marcher et d’avancer contre les ennemis de la foi ; qui perdit en vain
du temps en se tenant éloigné de l’ennemi ; qui fit souffrir les ministres d’État et les grands
officiers du camp impérial, ainsi que les différentes troupes musulmanes ; qui aliéna leurs cœurs ;
qui les priva de vivres et de cet entretien usité suivant les règlements ; qui causa cet abattement et
cette dispersion de troupes ; qui, prêtant foi aux paroles artificieuses de l’interprète décapité, porta
des délais et de la négligence à envoyer du secours à Chokzin (Hotin) lorsqu’elle fut assiégée et
qu’il fut informé par Son Altesse le Kan de l’approche des ennemis ; qui fut par là cause de la

89
Voir la discussion chez H. Dj. Siruni, Domnii români la Poarta otomană..., Bucarest
1941, p. 80-81 : Academia Română (« Studii şi cercetări », 55).

192
LA MORT INFÂME

prolongation du siège et de tout ce qu’ont souffert les musulmans assiégés dans cette place ; et
qui, ayant enfin osé agir en tout ceci contre le consentement et la volonté de Sa Majesté Impériale
a, conformément au Fetva Chérif ou sentence sacrée, subi la peine qui lui était due ».

Édition : Hurmuzaki, Dcumente, Supliment I/1, no 1127, p. 788-789 (rapport de Saint-Priest


au duc de Choiseul du 18 septembre 1769) ; texte abrégé dans J. von Hammer, op. cit., XVI, p.
227-228 ; Baron de Tott, III, p. 6. Selon un autre rapport, la tête avait été exposée le 14 septembre
sur un plat d’argent et le yafta s’y trouvait en dessous : N. Iorga, Documente Callimachi, II, p.
654. Voir aussi P.-H. Stahl, op. cit., p. 96 et 216, frag. 159.

3. Grégoire (Grigore) Callimachi, prince de Moldavie, septembre 1769.


« Voici la tête du maudit Grégoire Calimaky, ci-devant voïvode de Moldavie, qui a trahi cet
auguste Empire, ayant audacieusement détourné la somme de 400 bourses d’argent, données par
le trésor public pour des préparatifs de vivres, et ayant fourni aux Infidèles nos ennemis toutes
sortes de provisions ».

Édition : Hurmuzaki, Documente, Supliment I/1, no 1127, p. 788 (même rapport que supra,
no 2). Une variante abrégée chez J, von Hammer, op. cit., XVI, p. 228, qui parle de cent bourses
(voir aussi P.-H. Stahl, op. cit., p. 96). Un rapport suédois parle, lui, de 4000 bourses détournées :
cf. N. Iorga, Documente Callimachi, II, p. 654. La tête était « placée auprès de son cadavre et
entre ses deux pieds ».

4. Nicolas Draco Soutzo, drogman, septembre 1769.


a) « C’est le cadavre impur et souillé de Nicolo Draco, ci-devant interprète de la Sublime
Porte, qui a agi de concert avec le vaïvode de Moldavie décapité pour avoir trahi cet auguste
Empire et donné du secours aux infidèles Russes ».

Édition : Hurmuzaki, Documente, Supliment I/l, no 1127, p. 789.

b) « Ceci est la vile charogne de l’interprète et raya Nicolas Draco, qui a été décapité pour
trahison et intelligences secrètes avec le voïévode de Moldavie ».

Édition : J. von Hammer, op. cit., XVI, p. 228 ; P.-H. Stahl, op. cit., p. 96. Saint-Priest
précise que « l’interprète eut la tête tranchée au bab-humayoum même », alors que Hammer
ajoute qu’elle était « placée en arrière de son cadavre ».

5. Grégoire Alexandre Ghica, prince de Moldavie, octobre 1777.


a) « Le precedenti colpe comese di Gregorio Ghicca prencipe di Moldavia, essendogli state
per lo avanti perdonate, fù clementissimamente anche aggraziato di bel nuovo del Principato di
Moldavia ; e quantumque i suditi della Moldavia siano stati, per il corso di due anni consecutivi,
dispensati ed esentati dal tributo e dà ogni altra gravezza o imposizione, nulla di meno detto
Prencipe contro l’eccelso comandamento avendo vessato ed oppresso li suaccennati sudditi,
prendendo dà essi loro si il tributo, che altre gravezze ed esazioni, sono venuti contro di lui
quantità di lamenti ; oltre à questo, essendosi egli opposto, ed avendo con pretesti trascurato e
negletto anche di provedete e spedire le provisioni, che gli erano state comesse ed ordinate, era
divenuta necessaria la di lui deposizione ; sicche à tal intuito fù spedito eccelso supremo
comandamento, accioche con la sua famiglia e fıgliuoli venga a Constantinopoli per rissiedere
nella sua casa di campagna. Mà egli con tutta la fierezza e sdegno, dimostrandosi non volere
ubidire e sottomettersi alli suaccennati eccelsi supremi ordini, ed avendo avuto la presunzione e

193
MATEI CAZACU

temerità di esprimersi anche con eccedenti ed enormi termini, repugnanti alla dignità e decoro
della fulgida Porta, e cagionanti la di lui annihilazione, hà fatto duopo la di lui morte ; sicche il
castigo di quei malvaggj che non si sottomettono alli supremi ordini délia fulgida Porta, è
questo ».

Édition : Hurmuzaki, Documente, VII, n° 170, p. 310.

b) « Voici le chef impur du vaïvode Ghika, lequel, quoique coupable de malversations dès
le commencement de la dernière guerre, avait obtenu grâce de ses méfaits envers l’Empire, mais
pour avoir été relaps et gouverné avec tyrannie, il a enfin succombé au glaive de justice ».

Édition : Hurmuzaki, Documente, Supliment I/1, no 1367, p. 962.

c) « L’inscription qu’on y a mis au-dessus portait que malgré les malversations dont Gika
avait été accusé dans la dernière guerre, ses fautes lui avaient été pardonnées ; qu’ayant été placé
au gouvernement de Moldavie, il avait perçu les deux premières années le tribut des sujets, que
par là il avait agi contre les ordres et l’intention du grand Seigneur ; qu’il avait négligé de fournir
les vivres qu’on lui avait prescrit, et avait continué de vexer les sujets, dont les plaintes étaient
parvenues aux pieds du trône ; que sa déposition était devenue par là nécessaire, mais qu’ayant
désobéi au Grand Seigneur, et refusé même, avec des termes impropres, de se rendre à
Constantinople, il avait subi la peine méritée. On lui impute aussi d’avoir vendu des chevaux aux
Russes, d’avoir été en correspondance avec la Cour de Russie et de Prusse, et d’avoir fait passer
trois millions de sequins à Pétersbourg ».

Édition : Al. Ciorănescu, Documente, p. 320.

6. Panayotis Mourouzi, grand drogman de la Porte, 8/20 novembre 1812.


« Le nommé Pannayotti Morusi, ci-devant drogman-substitut de la Porte, malgré qu’il eût
été comblé de tant de grâces de la part du gouvernement et qu’il fût parvenu enfin au poste
éclatant d’interprète du Divan ; néanmoins, d’après sa méchanceté et les sentiments de sa perfidie
innée, au lieu de reconnaître tous ces bienfaits et y répondre par son zèle et sa fidélité, d’accord
avec son frère Dimitrasko, drogman, décapité au camp impérial, outre qu’il n’a jamais cessé de
trahir le gouvernement, il a osé se mêler des affaires qui étaient hors de sa compétence, traiter les
ministres de la Porte d’une manière arrogante et avec dérision, et surtout les égarer par des
faussetés et des mensonges. Tous ces faits ont été prouvés et constatés ; et, comme il est
nécessaire de détruire les pervers de cette espèce, pour cette raison et pour donner exemple aux
autres, le susdit a été décapité ».

Édition : N. Iorga, Acte şi fragmente, p. 489. Voir aussi Fl. Marinescu, Étude généalogique
sur la famille Mourouzi, Athènes 1987 : Centre de Recherches Néohelléniques (« Tetradia
ergasias », 12), p. 62-69 (pour Démètre Mourouzi) et p. 72-75. Une version abrégée due au comte
Andréossy dans Hurmuzaki, Documente, Supliment I/2, no 912, p. 700.

7. Aleco Hekim-Oğlu, mars 1821.


« Les traîtres Théodori (Tudor Vladimirescu), fils de Marischko (en fait, Constantin), du
côté de la Valachie, Alexandre, fils d’Ypsilanti l’évadé, du côté de la Moldavie, et Michel
(Soutzo), voïvode de cette dernière province, après avoir, en dernier lieu, uniquement de leur
mouvement et d’après leurs idées, trompé les gens simples et à la tête légère, par différents vains
propos, ont osé lever l’étendard de la révolte et tomber, les armes à la main, à Galatz (Galaţi) sur
des musulmans innocents, qu’ils ont massacrés et fait martyrs. Différents papiers répandus par

194
LA MORT INFÂME

eux, tendant à induire en erreur les tranquilles sujets de l’empire, ayant été saisis par la police, le
traître Aleco Hekim-Oglou, égaré par leurs insinuations, ayant manifesté et constaté son accord et
complicité avec les rebelles, a été pris, et, pour servir d’exemple aux autres, a subi la peine
méritée : c’est son vil cadavre qui est ici exposé ».

Édition : N. Iorga, Acte şi fragmente, II, p. 573 (annexe à un rapport de l’ambassadeur Von
Miltitz au roi de Prusse, envoyé d’Istanbul le 31 mars 1821) ; Todorachi Riso logothète, « …figlio
del medico Fotino », trad. italienne, dépêche de Jean-Baptiste Nanoni, chez A. Oţetea,
Contributions à la question d’Orient, Bucarest 1930, p. 334-335.

8. Constantin Mourouzi, grand drogman de la Porte, 4/16 avril 1821.


a) « Le traître Costaki, interprète du Divan impérial, ayant osé être d’intelligence et
d’accord avec les pervers qui ont suscité des troubles en Valachie et en Moldavie... a subi la peine
méritée ».

Édition : N.. Iorga, Acte şi fragmente, II, p. 578 ; Fl. Marinescu, op. cit., p. 77-81.

b) Décapité en présence du sultan sa tête fut mise sur un pal « avec un écriteau qui le
déclarait puni comme chef de la grande Synomotie ».

Édition : P.-H. Stahl, op. cit., p. 219, frag. 177.

9. Le patriarche grec de Constantinople Grégoire V, pendu le 10 avril


1821.
« Il est du devoir des chefs des différents peuples soumis à ma domination de veiller nuit et
jour sur ceux dont ils ont la garde, d’observer leur conduite, de découvrir et de rapporter à mon
gouvernement leurs actes coupables. Les patriarches étant par leur situation les pasteurs des rayas
qui vivent en sûreté à l’ombre de ma puissance impériale, doivent être, avant tout,
irrépréhensibles, honorables, fidèles et sincères. Toutes les fois qu’ils remarquent les mauvais
penchants de leur peuple, ils doivent les réprimer par des conseils, des menaces ou bien, s’il est
nécessaire, lui infliger les peines édictées par leur religion. Ils doivent, en un mot, paraître
reconnaissants des faveurs que la Sublime Porte leur octroie et des franchises dont ils jouissent
sous mon ombre tutélaire. Or, il est notoire que l’infidèle patriarche des Romains, qui a donné
jadis des preuves de son dévouement à la Sublime Porte, n’était pas sans partager les dispositions
hostiles de sa nation, dispositions qu’ont éveillées des êtres stupides, entraînés par des espérances
diaboliques et trompeuses. Son devoir était d’instruire les simples que cette tentative était
chimérique et serait sans résultat, parce qu’il est impossible que les mauvais conseils prévalent
contre la puissance et le culte de Mahomet, dont l’existence relève de Dieu depuis plus de mille
ans et durera jusqu’a la fin des siècles, comme nous l’ont fait descendre d’en haut l’Apocalypse et
les miracles. Or, à cause de la corruption de son cœur, non seulement le patriarche n’a point averti
ni puni les coupables, mais d’après les apparences, il était lui-même, comme leur chef, partisan
secret de la révolte. En conséquence, la nation grecque doit infailliblement périr et doit tomber
sous la colère de Dieu, bien qu’il y ait beaucoup d’innocents parmi ce peuple. Quand la Sublime
Porte a eu connaissance de la révolte, prise de compassion pour ses infortunés rayas, elle a
cherché à ramener par la douceur, dans la voie du salut, ceux qui étaient dans l’erreur. Elle a
donné des ordres dans ce but, elle a conseillé au patriarche de prendre les mesures nécessaires et
l’a invité à excommunier les rayas révoltés, où et autant qu’il en existait. Au lieu de calmer les
rebelles et de donner, le premier, l’exemple du retour au devoir, cet infidèle a été la première
cause de tous les désordres. Nous savons qu’il est natif de Péloponnèse et qu’il était complice des
troubles que tous les rayas, entraînés, ont commis dans l’éparchie de Calavryta ; nous sommes

195
MATEI CAZACU

convaincus qu’il est le promoteur de la destruction générale que les rayas égarés auront à subir par
le secours divin. Comme tout nous est garant de sa trahison, aussi bien au détriment de la Sublime
Porte, que pour la perte de sa propre nation, il faut que cet homme disparaisse de la face de la terre
et soit pendu pour servir d’exemple aux autres. Donné le 10 du mois de redjeb, 1230 (= 1237) ».

Édition : T. Blancard, Les Mavroyéni, p. 519-520.

10. Ali Pacha de Jannina, décapité en février 1822.


« La tête exposée ici est celle d’un traître envers notre religion, connu sous le nom de
Tépédélenly Ali-Pacha. Il est notoire que, pendant trente ou quarante ans, ce Tépédélenly Ali-
Pacha a été comblé des faveurs de la Porte, qui lui a confié le gouvernement de différentes
provinces. Lui, ses fils et ses parents, ont reçu de nombreux bienfaits du sultan. Néanmoins, bien
loin d’n’en témoigner aucune reconnaissance, il s’est constamment opposé aux volontés de la
Sublime Porte, et a employé la perfidie et la trahison pour opprimer les peuples qu’il gouvernait.
L’histoire ne présente à aucune époque un exemple de perversité égale à la sienne. On n’a jamais
ouï parler d’actes aussi cruels et aussi barbares que les siens. Toujours inquiet et factieux, il
prenait part à tous les troubles qui avaient lieu, quelquefois ouvertement, d’autres fois
secrètement. Dévoré d’ambition, il n’était pas satisfait des provinces qui lui étaient confiées ; il
usurpait le gouvernement de celles qui en étaient voisines, et y répandait le désordre. Il a ôté la vie
à un grand nombre de malheureux rayas, qui sont un dépôt sacré qui nous a été confié par le Dieu
tout-puissant ; d’autres ont été outragés dans leur honneur ou dépouillés de leurs biens. Enfin, il
ruinait des familles entières et non seulement en Albanie, mais dans d’autres districts, où il
étendait sa domination, tels que ceux de Yeni-Shori-Larisse, Monastère et Saripoel. Les violences
inouïes et les outrages d’Ali-Pacha, ayant forcé les habitants de l’Albanie et des provinces
voisines à émigrer, la Sublime-Porte, informée de sa tyrannie, lui fit les plus fortes
représentations, à diverses reprises, pour le déterminer à changer de conduite ; mais, loin
d’écouter ces salutaires conseils, Ali-Pacha persévéra dans son insolence, et, ne gardant plus de
mesure, il a poussé l’audace jusqu’à faire tirer dans Constantinople, la résidence du calife, le
centre de toute sécurité, des coups de feu sur quelques individus qui blâmaient sa conduite, et qui
avaient cherché un asile dans la capitale. Cette violation manifeste de toutes les lois divines et
humaines ayant rendu indispensable la punition d’Ali-Pacha, il fut déposé et les provinces qu’il
gouvernait furent confiées à d’autres vizirs. Ce fut alors que, jetant le masque, il leva l’étendard
de la révolte, et, dans le dessein de réaliser tous les projets coupables qu’il avait formés, il se
retrancha dans la ville de Yanina, qu’il avait fait fortifier depuis longtemps, pensant, dans sa folle
témérité, qu’il pourrait résister à la puissance de la Porte qui l’avait comblé de bienfaits. L'esprit
de vengeance qui animait Ali-Pacha s’est montré dans toute son étendue au moment de
l’insurrection des Grecs. Il a envoyé des sommes immenses aux infidèles de la Morée, ainsi
qu’aux Souliotes, pour les exciter à se révolter contre les musulmans. Cette action impie ayant
comblé la mesure de ses crimes, les lois sacrées et la sûreté de l’État demandaient sa mort, et
Hourchid-Ahmed-Pacha le victorieux, sérasquier de la Romanie, qui l’avait fait prisonnier, a
exécuté les ordres donnés à cet effet, en vertu du fetva sacré qui avait prononcé sa sentence. C’est
ainsi que le peuple musulman est, pour toujours, délivré de la perfidie et de la tyrannie du traître
Tépédélenly-Ali-Pach ».

Édition : R. Walsh, Voyage en Turquie et à Constantinople, Paris 1828, p. 321-323, et fac-


similé en annexe ; Comte Andréossy, Constantinople et le Bosphore de Thrace..., Paris 1828, p.
212-213.

Arrivée à Istanbul le 23 février 1822, la tête d’Ali pacha fut exposée à


partir du lendemain dans la cour du palais impérial. Nous devons à Robert

196
LA MORT INFÂME

Walsh, chapelain de l’ambassade d’Angleterre, une très importante description


de cet événement :
« Comme Ali avait été pacha, sa tête était traitée avec le respect dû à son ancien rang. Au
lieu d’être mise à la porte du sérail, comme cela a lieu ordinairement, elle était placée dans un
bassin sur un pilier de marbre élevé, où elle ressemblait exactement à la tête de saint Jean-
Baptiste. Au-dessus était placé un écrit contenant son accusation. Un bostandgi était à côté, tenant
une baguette à la main : lorsque j’arrivai on me fit une place pour que je pusse contempler ce
spectacle. Les Turcs sont experts dans l’art de préparer les têtes qu’ils exposent ainsi. La forme
extérieure, les traits, l’expression du visage, sont conservés comme si la tête n’avait pas été
détachée du corps. La figure d’Ali était replète ; et, loin de porter les traces d’un âge avancé, elle
avait une expression de majesté et d’énergie ; ses traits étaient grands, agréables, et annonçaient
un homme dont l’aspect avait dû être imposant. On y remarquait l’apparence de la franchise et de
l’enjouement, sous lesquelles, cependant, il cachait un cœur féroce et sans foi. Son front chauve
était d’une largeur remarquable ; sur le sommet de la tête était une touffe de cheveux suivant la
coutume des Albanais modernes et des anciens Grecs du même pays “charakomaontes Ahaioi”.
Sa barbe, d’un gris argenté, était d’une longueur médiocre. Beaucoup de personnes lisaient avec
une grande attention l’écriteau placé au-dessus de la tête d’Ali ; je dis au janissaire qui
m’accompagnait que je serais fort aise de l’avoir quand on n’aurait plus besoin ; et, comme les
Turcs font tout pour de l’argent, je lui promis une bonne récompense. Il fit part de mon désir au
bostandgi ; et, quelques jours après, il m’apporta cet écrit, dont je joins ici le fac-similé avec sa
traduction littérale » (p. 43-45).

Après avoir été exposée quelques jours, la tête d’Ali reçut un traitement
honorable bien qu’inattendu. Voici ce que nous en dit Robert Walsh :
« Ali-Pacha avait occupé l’attention de toute l’Europe, et surtout celle d’Angleterre ; un
marchand de Constantinople crut faire une bonne spéculation en achetant sa tête et le bassin dans
lequel on l’avait montrée, et en envoyant l’un et l’autre à Londres pour les exposer à la curiosité
publique. Il me dit qu’il en avait offert une somme considérable ; mais telle n’était pas la destinée
des restes d’Ali-pacha. Soliman-Derviche, un de ses anciens collègues, qui lui avait servi d’agent
confidentiel dans plusieurs négociations importantes, conçut un projet plus noble, bien que ce
brave musulman eût eu à se plaindre du pacha de Jannina. Des querelles d’opinion s’étant élevées
entre eux, il fut obligé de se séparer d’Ali, et se retira dans un couvent où il se fit derviche. À la
nouvelle de la mort de son vieil ami, Soliman éprouva le plus vif chagrin et acheta de l’exécuteur
public chargé de la faire exposer, la tête d’Ali, pour laquelle il donna un prix beaucoup plus élevé
que celui qu’offrait le marchand. Il obtint ensuite celles des trois fils et du petit-fils du pacha de
Jannina, qui furent décapités après lui sous divers prétextes ; il les déposa vis-à-vis de la porte de
Selyvria (Silivri), et les recouvrit de pierres tumulaires. Les voyageurs qui entrent dans
Constantinople par cette porte peuvent voir ces monuments et apprendre quelle fut la destinée de
ceux qu’ils renferment » (p. 45-46).

Walsh donne aussi les inscriptions posées sur ces pierres :


1. « Ci-gît la tête du très célèbre Tépédelenly Ali-Pacha, gouverneur du sangiac de Janina
qui, pendant plus de cinquante ans, travailla à l’indépendance de l’Albanie ».

Une lecture un peu différente de la même inscription nous est donnée par
un autre voyageur, Charles White, que nous citons dans sa traduction
allemande :

197
MATEI CAZACU

« Er allein (Allah) ist ewig. Der Verwalter der Provinz Janina, der seine Unabhängigkeit
mehr als dreisig Jahre behauptete, der berühmte Ali-Pascha. Hier ruht sein Haupt. 5 Dschemasi-
ul-ewel 1227 ». (Charles White, Drei Jahre in Konstantinopel, III, Stuttgart 1846, p. 319 ; N.
Iorga, Geschichte des osmanischen Reiches, V, Gotha 1913, p. 269).

2. « Ci-gît la tête de Véli-Pacha, gouverneur de Tirhala (Trikkala), fils d’Ali-pacha,


gouverneur de Jannina, qui fut condamné à avoir la tête tranchée ».

3. « Ci-gît la tête de Muhtar-Pacha à deux queues, commandant d’Arlonia (Avlonya), fils


d’Ali-Pacha, gouverneur de Janina, qui fut condamné à avoir la tête tranchée ».

4. « Ci-gît la tête de Saalih-Pacha à deux queues, commandant de Lepante, fils d’Ali-Pacha,


gouverneur de Janina, qui fut condamné à avoir la tête tranchée ».

5. « Ci-gît la tête de Mehemet-Pacha à deux queues, gouverneur de Delvina, fils de Véli-


Pacha, gouverneur de Tirhala, qui fut condamné à avoir la tête tranchée ».

Et Robert Walsh de préciser que « toutes ces pierres portent la date de


Gemazeel-Aheer (djemazi ul-akhır) 1237, qui correspond à notre mois de
février (recte 23 février – 23 mars) 1822 ».
Ces tombes ont été vues également par Charles Colville Frankland en 1828
et par le duc de Raguse, six ans plus tard. Robert Walsh a vu lui aussi ces
tombes dont il donne une description détaillée accompagnée d’une gravure :
« Nous suivîmes notre route en nous dirigeant vers la porte de Sélyvria, d’où nous devions
commencer à nous lancer dans la plaine. Vis-à-vis de cette porte, sur un mur de parapet élevé le
long de la route, étaient cinq pierres tumulaires rangées sur une ligne, et qui formaient un objet
frappant dans un petit cimetière qui se trouvait là : elles étaient en marbre blanc et surmontées de
turbans, ce qui indiquait des personnes d’un rang élevé ; je reconnus que c’étaient les tombeaux
d’Ali-Pacha, de ses trois fils et de son petit-fils » (p. 36 et illustration entre les p. 36-37). Les
tombes sont mentionnées aussi par le guide Joanne, éd. de 1912, p. 259, et Baedeker de 1914, p.
211.

11. Ismael Pacha bey, décapité le 1er novembre 1822.


« Le ci-devant gouverneur de Jannina, Ismael Pacho bey, exilé depuis quelque temps à
Démotica, étant l’auteur de la révolte de Cacosouli, et étant convaincu d’entretenir des relations
en Albanie pour soulever cette province, vient d’attirer sur lui la colère de Sa Hautesse. De tout
temps, cet homme a été porté à ourdir des intrigues : en conséquence, pour délivrer la société de
ce perturbateur, un arrêt de mort vient d’être lancé contre lui, et il a été, en vertu de cet ordre fatal,
décapité à Démotica. Et celle-ci est la tête d’Ismaël Pacha bey ».

Édition : F.-C.-H.-L. Pouqueville, Histoire de la régénération de la Grèce, p. 173-174 ; P.-


H. Stahl, op. cit., p. 221, fragm. 190.

12. Constantin Negris (Negri), ancien kaymakam de Valachie, novembre


1822.
« Ayant été constaté par des lettres qui viennent d’être interceptées, que Constantin Négri,
ci-devant kaïmakam en Valachie, était en correspondance criminelle avec son frère, Théodore

198
LA MORT INFÂME

Négri, qui se trouve à cette heure en Morée, à la tête des rebelles, il a été exécuté pour servir
d’exemple aux autres, et c’est là le vil cadavre de Constantin Négri ».

Édition : N. Iorga, Acte şi fragmente, II, p. 663. Annexe d’un rapport de l’ambassadeur
prussien Von Miltitz, en date du 9 novembre 1822, qui précise que la décapitation a eu lieu au
quartier du Phanar (ibidem, p. 662). Robert Walsh, op. cit., p. 223, donne seulement le début du
yafta (« Voici l’odieux cadavre de Constantin Négri, caïmacan de Valachie ») et précise : « Il a
été le dernier Grec exécuté à Constantinople ». Sa femme, Euphrosyne (1778-1850) était la fille
du prince Nicolas Mavroyéni, lui-aussi décapité en 1790 et dont il a été question plus haut. Cf. M.
D. Sturdza, Dictionnaire historique et généalogique, p. 340, 363.

13. Halet Efendi, décapité en Asie Mineure en décembre 1822. « Yafta


placé au-dessus de la tête d’Halet-Effendi », le 4 décembre 1822.
« L’ex-garde des sceaux, Halet-Effendi, parvenu aux dignités les plus élevées, jouissait, à
l’ombre de là Sublime Porte, de la plus haute faveur. La munificence impériale la lui avait
accordée pour qu’il l’employât au service et à la prospérité de l’Empire, en les prenant pour but de
toutes ses pensées et des ses actions, pour qu’il travaillât surtout à réunir les Musulmans dans des
circonstances où ce rapprochement est aussi nécessaire à leur existence que l’union de l’âme et du
corps. Soigneux d’éviter toute négligence si préjudiciable par ses effets, il devait avoir sous les
yeux, dans toute sa conduite, la loi de notre divin Prophète, éteindre les feux de la discorde
allumés parmi les Musulmans, et les portant à oublier tout sentiment d’animosité et de haine, ne
s’occuper tous ensemble que de l’intérêt de la foi musulmane. Au lieu de se proposer un si noble
but, suivant les mouvements de son âme perverse, il a causé la perte de plusieurs personnes
victimes de ses intrigues et de ses trames ; il a semé la zizanie et la discorde parmi les Musulmans,
et cela avec tant d’art que, lorsque son hypocrisie couvrait toutes ses démarches et ses actions du
masque du zèle et de la droiture, il ne cessait réellement de s’occuper de ses seuls intérêts,
s’abandonnant à toute la dépravation de son naturel infâme. Plusieurs preuves récentes ayant mis
à découvert le fond d’une conduite si contraire à la volonté du Sultan, et le terme de l’existence de
cet homme pervers étant devenu nécessaire, pendant qu’il se rendait à son exil, la volonté suprême
de Sa hautesse a prononcé sa sentence, pour que sa punition servît d'exemple aux autres. Voilà sa
tête ».

Édition : Comte Andréossy, op. cit., p. 189-190.

On doit à Robert Walsh une description détaillée des circonstances de la


mise à mort de Halet :
« On lira sans doute ici avec intérêt quelques détails sur Halet-Effendi, l’ennemi acharné
d’Ali (pacha de Tebelen). Il fut l’instigateur de la guerre qui causa la ruine du pacha dé Jannina.
La mort de cet homme si puissant, dont les circonstances n’ont été racontées avec exactitude par
aucun écrivain, se rattache à la destruction du corps des janissaires. Halet-Effendi avait été
ambassadeur en France. Après être resté quelques années dans cette cour, il retourna en Turquie
avec une teinture de la littérature européenne. Le sultan, satisfait des connaissances qu'il avait
acquises, le nomma Nizandgi (nichândjı), ou gardien de son cachet. L’ambition d’Halet fut peu
flattée d’un poste qui ne donnait ni autorité ni patronage. Il sut acquérir un tel ascendant sur
l’esprit du sultan, et une si grande prépondérance dans les décisions du cabinet turc que, pendant
plusieurs années, ce fut lui qui tint, pour ainsi dire, les rênes du gouvernement. Cette secrète
influence, quoique non reconnue ouvertement, était sue de tout le monde. Comme il était facile de
le prévoir, elle devint importune à ceux qui exerçaient des fonctions officielles, et elle déplut
particulièrement aux janissaires, qui ne pouvaient voir, sans jalousie, dicter au sultan d’autres lois
que celles qu’ils prétendaient lui prescrire ».

199
MATEI CAZACU

Halet fit bannir d’Istanbul Hadji Bektash, un derviche qui avait beaucoup
d’ascendant sur les janissaires : ceux-ci demandent et obtiennent la démission
du gouvernement et l’exil des ministres en Asie Mineure.
« On publia qu’Halet-Effendi, le plus détesté de tous, avait été étranglé sur-le-champ, pour
calmer le ressentiment des janissaires. Mais c’était un faux bruit : il devait fournir un nouvel
exemple de la mauvaise foi des Turcs dans leurs transactions. Le sultan, qui était personnellement
attaché à Halet, l’assura de sa protection lorsqu’il fut obligé de le renvoyer du ministère ; et, pour
confirmer sa parole, il lui donna un sauf-conduit écrit de sa propre main. Il lui promit, en outre, de
le rappeler aussitôt que l’effervescence serait apaisée, et il lui ordonna de se rendre à Brousse,
comme le lieu d’exil le plus agréable. Halet partit, plein de confiance, escorté de quarante
cavaliers qu’on lui avait donnés comme garde d’honneur, et portant son sauf-conduit dans son
sein. Pendant la route, il reçut l’ordre de se diriger sur Konia, et ce changement lui parut une
nouvelle preuve de la bienveillance du sultan. Pour rentrer en grâce auprès des janissaires, il se fit
membre d’un collège de derviches. Il y en avait un considérable à Konia, et c’est parmi eux qu’il
avait l’intention de se retirer pour vivre dans une parfaite sécurité, protégé par leur renom de
sainteté. Il marchait à petites journées et recevait, comme au temps de sa grandeur, les marques de
respect que lui prodiguaient les autorités des villes qu’il traversait. Près d’arriver à Bola-Vashee,
village où il voulut s’arrêter, il vit passer avec rapidité un chouash à la tête de vingt cavaliers.
C’était vers Halet lui-même qu’il était dépêché, et il était porteur d’un firman du sultan qui lui
ordonnait de trancher la tête de son ancien ministre. Il instruisit le muzzellim, ou gouverneur, de
Bola-Vashee de l’objet de sa mission et lui apprit que sa victime le suivait de près. Ils convinrent
que l’ordre serait exécuté sur-le-champ, et qu’on ne permettrait pas à Halet de continuer sa
marche jusqu’à Konia, de peur que les derviches ne s’opposassent à l’accomplissement de l’ordre
du sultan. Tout étant prévu, le muzzellim, accompagné de sa suite, alla recevoir Halet à la porte de
la ville avec toutes les démonstrations de respect d’usage, le fit entrer dans sa maison et, après
avoir pris le café, ils se placèrent sur un divan, fumant leurs pipes et conversant amicalement ;
l’un sans défiance et l’autre s’étudiant à ne rien laisser échapper qui pût éveiller les soupçons
d’Halet.
L’exécuteur entra alors dans la chambre et montra le firman du sultan qui ordonnait la mort
d’Halet. Celui-ci, pour toute réponse, présenta froidement le sauf-conduit qu’il portait. Mais le
muzzellim, les ayant examinés tous les deux, déclara que la date de l’arrêt de mort était la plus
récente. Halet proposa alors de continuer sa route jusqu’à Konia et d’adresser au sultan une lettre
pour le prier de rectifier ce qu’il assurait être une erreur ; mais l’exécuteur ne voulut consentir à
aucun délai et, pour mettre fin à toute discussion, il étrangla le malheureux Halet sur le divan où il
était couché. Il lui trancha la tête et la rapporta à Constantinople avec autant de célérité qu’il en
avait mis à le chercher. Elle fut exposée, comme c’était l’usage, dans la cour du Sérail, sur le
même pilier qui avait reçu, peu de mois auparavant, celle de son ennemi Ali-Pacha. Elle ne fut pas
traitée avec le même respect par ceux qui furent chargés de l’embaumer, car ils la défigurèrent
effroyablement. Un grand concours de peuple se rendit au Sérail pour la voir ; et, si l’on considère
l’apathie ordinaire aux Turcs, on trouvera dans cette affluence une preuve irrécusable de
l’impopularité d’Halet-Effendi. [...] Parmi les actes de la munificence d’Halet, on remarque le
projet que lui avaient inspiré les idées qu’il avait adoptées pendant son séjour en France. Il fit
construire une superbe bibliothèque au collège des derviches dansants à Kioutoupkane, dans le
faubourg de Péra ; et, imitant l’exemple de Rachûb (Ragıb), vizir d’Osman III, il fit élever, dans
une des cours de cet édifice, un magnifique mausolée où son corps devait être déposé après sa
mort. Sa femme, avec qui il n’avait pas vécu en bonne intelligence, conçut une si grande joie à la
nouvelle de l’exécution de son mari, qu’elle sacrifia deux moutons et qu’elle vint voir exposer sa
tête. Cependant, elle fut épouvantée à cet horrible aspect et, revenant à des sentiments moins
cruels, elle l’acheta 2 000 piastres et la déposa dans un superbe tombeau. La mort d’Halet ne suffit
pas pour apaiser la fureur des janissaires. Ils demandèrent que sa tête fût jetée à la mer et, malgré

200
LA MORT INFÂME

ceux qui s’opposèrent à ce projet, elle fut exhumée, portée à la pointe du sérail et précipitée dans
le Bosphore ».

Les richesses de Halet furent elles aussi confisquées au profit du fisc


impérial car, nous dit Walsh, « les biens de ceux qui meurent par le dernier
supplice et principalement des hommes qui occupent des places dans le
gouvernement, rentrent dans le trésor public » (p. 49-58).

201
II.

Église, confession, culture


DIMITRIJE LJUBAVIĆ (c. 1519-1564)
ET L’IMPRIMERIE SLAVE
DANS L’EUROPE DU SUD-EST AU XVIe SIÈCLE
NOUVELLES CONTRIBUTIONS

Il peut sembler arbitraire d’essayer de reconstituer la biographie d’un


imprimeur somme toute peu fécond, s’il ne s’agissait, en l’occurrence, d’une
personnalité attachante et haute en couleurs, présente au points de confluence
des trois centres principaux de l’imprimerie sud-slave au XVIe siècle : Venise1,
Târgovişte, capitale de la Valachie2, et Braşov (Kronstadt), en Transylvanie3.
Les relations de notre héros avec le groupe protestant de Urach, animé par Hans
Ungnad, en 1561, pour une éventuelle impression de livres protestants en
slavon, constituent un chapitre à part, car il s’agit là d’une entreprise avortée,
mais dont 1’importance pour l’histoire de la Réforme parmi les Slaves est
indéniable4.
Dimitriie Ljubavić commence son activité d’imprimeur de livres slavons
en Valachie, en 1544. En effet, le 10 janvier 1545 sortait de son imprimerie de
Târgovişte, la capitale du pays, un Molitvenik (Livre de prières, paroissien).
L’épilogue de l’ouvrage précise que l’imprimeur était en fait le moine Moïse

1
Cf. V. Molin, « Venise, berceau de l’imprimerie glagolitique et cyrillique », SVe 8 (1966),
p. 347-445 ; W. Schmitz, Slavischer Buchdruck in Venedia (16.-18. Jh.) Untersuchungen und
Bibliographie, Glessen 1977 (« Osteuropastudien der Hochschule des Landes Hessen, Reihe », II,
« Marburger Abhandlungen für Geschichte und Kultur Osteuropas », 15).
2
É. Picot, Coup d’oeil sur l’histoire de la typographie dans les Pays roumains au XVIe
siècle, Paris 1895 (extrait du Centenaire de l’École vivantes) ; I. Bianu, N. Hodoş, D. Simonescu,
Bibliografia românească veche 1508-1830, I-IV, Bucarest 1903-1944 (abrégé : BRV).
3
F. Hervav, « L’imprimerie cyrillique de Transylvanie au XVIe siècle », Magyar
Könyvszemle XXXI (1965), p. 201-216 ; L. Demény, Ouvrages imprimés en caractères
cyrilliques en Transylvanie au XVIe siècle et conservé dans les bibliothèques de Moscou et de
Leningrad, Armarium. Studia ex historia scripturae, librorum et ephemeridum, I, Budapest 1976 ;
I. Gheţie – Al. Mareţ, Originile scrisului în limba română, Bucarest 1985 ; L. Demény – L. A.
Demény, Carte, tipar şi societate la Români în secolul al XVI-lea, Bucarest 1986.
4
Cf. la correspondance publiée par I. Kostrenčić, Urkundliche Beiträge zur Geschichte der
protestantischen Literatur der Südslaven in den Jahren 1559-1565, Vienne 1874 ; E. Benz,
Wittenberg und Byzanz. Zur Begegnung aus Auseinandersetzung der Reformation und der östlich-
orthodoxe Kirche, Munich 1971 (« Forum Slavicum », 6).
MATEI CAZACU

qui avait utilisé les matrices (s madrami) de Dimitrije Ljubavić5. Une


comparaison de ce livre avec les impressions serbes du début du siècle –
notamment avec le Psautier de Goražde de 1521 – a permis de conclure à une
filiation étroite entre les deux imprimeries6. Cette constatation nous éclaire
également pour ce qui est de l’origine de Dimitrije Ljubavić, car l’imprimeur,
du Psautier de 1521 s’appelait Théodore Ljubavić.
Théodore Ljubavić était moine à Goražde où il s’était installé peu de temps
auparavant, car en 1519 il sortait à Venise, ensemble avec son frère Georges
(Gjura), un Služabnik (Liturgiarion), aux presses de Božidar Vuković7, Cette
impression était la première d’une sérié de livres slavons publiés par Božidar
Vuković (1466-1539), un Monténégrin qui s’était installé à Venise après là
conquête par les Turcs de son pays, en 1500. Connu aussi sous le nom italianisé
de Dionisio della Vecchia, il allait jouer un rôle diplomatique important au
service de Charles Quint en essayant d’attirer à l’alliance anti-ottomane les
princes de Moldavie et de Valachie. Qui plus est, il se prétendait parent de la
dynastie serbe des Branković et essayait, en liaison avec le patriarche serbe
d’Ochrid, de se faire reconnaître la dignité de despote des Serbes8.
Georges et Théodore Ljubavić, Serbes réfugiés eux aussi à Venise, ont
travaillé pendant quelques années pour Božidar Vuković. Il nous semble sûr que
Georges était la père de notre Dimitrije, ce qui permet d’établir également le
terme ante quem de sa naissance – 1519 – car dans l’épilogue du Služabnik il est
précisé que Georges Ljubavić est mort pendant l’impression du livre, le 12 mars

5
BRV, I, no 6, p. 23-29. Pour l’équivalence Molitvenik – livre de prières, cf. A. Salaville,
Liturgies orientales, I, Paris 1932, p. 182 ; voir aussi L. Clugnet, Dictionnaire français des noms
liturgiques en usage dans l’Église grecque, Paris 1895 ; M. Roty, Dictionnaire russe-français des
termes en usage dans l’Église russe, Paris 1900 (« Lexiques de l’Institut d’études slaves », 4)
6
D. Medaković, Grafika srpskikh štampanikh knig XV – XVII veka, Belgrade 1958, p. 45,
174-175 ; J. Badalić, Jugoslavica usque ad annum MDC Bibliographie der sudslawischen
Frühdrucke, Baden-Baden 1966 (« Bibliotheca bibliographica Aureliana », II), no 39, p. 26. Cf.
aussi ibidem, no 39, p. 47 (Trebnik = Horologion) de 1531 imprimé par le hiéromoine Théodore
Ljubavić. L’épilogue du Psautier sonne ainsi : « poveleniem’ Božidarom’ Goraždaninom’ trudise
se monakh i svjaščenno ino Theodor » ; celui du Trebnik : « poveleniem’ Božidara Goraždanina
jeromonakh Teodor Ljubavić pri pomošči diacona Radoja ».
7
J. Badalić, op. cit., no 32, p. 41. L’épilogue du livre dit : « V Bnecikh’, v leto 1527 [recte :
1519], poveleniem Božidara Vuković, pod prizreniem Gjura Ljubaviča, trudiže se kalugjer. i
svjaščenik Teodor ».
8
Voir pour lui, à part les travaux cités, plus haut, notes 1 et 6 ; Dj. Sp. Radojičić, Stari
srpski književnici (XIV – XVII veka). Rasprave i članci, Belgrade 1942 ; idem, Karakter i glavni
momenti iz prošlosti starikh srpskikh štamparija XV – XVII veke, Cetine 1950 (tiré à part des
Istoriski zapisi 6) ; J. Tadić, « Testamenti Božidara Vukovića srpskog štampara XVI veka »,
ZFFB 7 (1963), p. 337-360. Pour son activité diplomatique, voir les actes publiés par Al.
Ciorănescu, Documente privitoare la istoria Românilor culese din arhivele din Simancas,
Bucarest 1940 ; idem, « Petru Rareş şi politica orientală a lui Carol Quintul », AARMSI, IIIe série,
XVII (1935-1936), p. 243-256. Plus récemment, A. Pippidi, Hommes et idées du Sud-Est
européen à l’aube de l’âge moderne, Bucarest – Paris 1980, p. 260-261 ; M. Cazacu, « Projets et
intrigues serbes à la Cour de Soliman (1530-1540) », dans G. Veinstein (éd.), Soliman le
Magnifique et son temps, Paris 1992, p. 511-528.

206
DIMITRIJE LJUBAVIĆ (c. 1519—1564)

1519. C’est à peu près le moment où naquit Dimitrije qui disait, en 1561, avoir
environ 40 ans9.
La mort inattendue de Georges pourrait expliquer le départ de Venise de
son frère Théodore qui continua néanmoins d’imprimer des livres dans le
couvent de Goražde pour le compte de Božidar Vuković, notamment un Trebnik
(Euchologe, rituel) en 1531.
Après la mort de son père, Dimitrije s’est rendu, vraisemblablement
ensemble avec sa mère, en Crète, colonie vénitienne, où il suivit les cours de
Hermodore Lestarchos. Parmi ses compagnons d’études se trouvait un Grec du
nom de Jacques, plus connu sous le nom de Jacques Héraclide Basilicos,
prétendant au titre de despote de Samos et Paros et prince de Moldavie de 1561
à 156310. On sait pourtant que l’Académie de Hermodore Lestarchos se trouvait
à Chios, ce qui n’exclut pas pour autant un séjour de Dimitrije à Crète11.
Dans ce milieu cosmopolite, Dimitrije a appris le grec et l’italien et s’est
initié dans les questions théologiques. Nous perdons ensuite sa trace11bis pour la
retrouver en Valachie en 1544, lorsqu’il est le propriétaire de 1’ancienne
imprimerie de Goražde et porte le titre de « logofăt », ce qui veut dire secrétaire.
On peut supposer qu’après la mort de son oncle Théodore, et surtout celle de
Božidar Vuković (en 1539-1540), l’imprimerie de Goražde avait cessé toute
activité. Le fils de Božidar, Vincent, allait continuer d’imprimer des livres
slaves et italiens à Venise pendant une trentaine d’années (de 1546 à 1570),
mais il n’avait ni l’envergure, ni les ambitions de son père.
La venue de Dimitrije en Valachie demande quelques explications. Ce
Pays Roumain situé entre le Bas-Danube et les Carpates méridionales était
tributaire des Turcs qui lui garantissaient une large autonomie intérieure contre
le paiement du kharatch. Les princes de Valachie – tout comme ceux de la
Moldavie voisine – avaient accueilli chez eux beaucoup de Slaves du Sud
réfugiés ici dans le courant du XVe et du XVIe siècles, après l’occupation de
leurs pays par les Ottomans. Cette diaspora serbe – présente également en

9
I. Kostrenčić, op. cit., p. 42-43. L’épilogue publié par L. Stojanović, Stari srpski zapisi i
natpisi, I, Belgrade 19822 (19021), p. 147. E. Picot, op. cit., p. 17, donne la date erronée de 8 mars
1527 pour la mort de Georges.
10
M. Crusius, Turcograeciae libri octo, Bâles 1584, p. 249. L’information a été discutée
par E. Benz, op. cit., p. 73 et n. 32, p. 261. Pour Hermodore Lestarchos, voir E. Legrand,
Bibliographie hellénique ou description raisonnée des ouvrages publiés en grec par des Grecs
aux XVe et XVIe siècles, I, Paris 1885, p. 253-258.
11
S. Runciman, The Great Church in Captivity, Cambridge 1968, p. 218-219, 242.
Dimitrije connaissait Chios car il racontait à Melanchton, en 1559, qu’il y avait encore beaucoup
d’églises grecques dans les îles et notamment à Chios, possession génoise, il y avait une
importante école théologique. Cf. E. Benz, op. cit., p. 62-63 : N. Iorga, Byzance après Byzance,
Bucarest 19351, p. 43, 88, 98, 101.
11bis
On peut se demander si ce n’est pas lui le « serviteur du Christ Dimitrie », qui édite en
7047 (1538-1539) un Octoèque au monastère de Gračanica, dépendant de la métropole de Novo-
Brdo : L. Stojanović, Stari srpski zapisi i natpisi, I, Belgrade 1902, no 496, p. 163 ; D. Medaković,
op. cit., p. 157-161, 222-223.

207
MATEI CAZACU

Hongrie, dans l’Empire, en Italie et même en Russie – comprenait des


descendants des despotes des dynasties des Branković et des Crnojević du
Monténégro, et des membres des grandes familles nobiliaires comme les Balša,
les Jakšić et bien d’autres.
Les princes valaques Vlad IV le Moine (1482-1495), Radu IV le Grand
(1495-1508) et Neagoe Basarab (1512-1521) avaient épousé des princesses
serbes, de même qu’une partie des nobles roumains qui s’étaient apparentés aux
familles nobiliaires sud-slaves. La Valachie avait eu entre 1505 et 1508 un
métropolite serbe dans le personne de Maxime, ancien despote de Srem, sous le
nom laïc de Georges Branković, et l’imprimerie slave de Valachie était l’oeuvre
d’une moine du Monténégro, Macaire, qui sortit son premier livre en 150812.
La situation était très ressemblante en Moldavie, pays voisin de la
Valachie, et qui avait un statut politique identique. Ici, le prince Étienne III le
Grand (1457-1504) avait épousé en troisièmes noces une princesse valaque dont
la mère était apparentée aux despotes serbes où grecs. Sous son patronage, la
littérature historique et juridique avaient emprunté massivement aux modèles
serbes, de même que l’architecture et la peinture. Son fils, Pierre IV Rareş
(1527-1538, 1541-1546), avait épousé une princesse Branković, la demi-soeur
de la femme de Neagoe Basarab de Valachie. Leur fille Ruxandra allait épouser
le prince Alexandre IV Lăpuşneanu de Moldavie (1552-1561, 1564-1568), alors
qu’une autre fille, Anne-Chiajna, était mariée au prince valaque Mircea III le
Pâtre (1545-1557, 1558-1559).
Les années 1540 du XVIe siècle semblent avoir été très fastes pour la
diaspora serbe des Balkans. Plusieurs grand vizirs ottomans sont recrutés parmi
lès renégats slaves ou albanais13 ; en 1544, Mehmed pacha Sókolli, un Serbe,
devint grand amiral de la flotte (kapudan pacha), avant de se hisser à la dignité
de beglerbeg de Roumélie, puis de grand vizir (1565-1579). Fort de son soutien,
le patriarche Prokhor d’Ochrid, toujours dans l’Empire ottoman, essaya de
prendre sous sa juridiction les Églises de Valachie et de Moldavie qui
dépendaient du Patriarcat de Constantinople14. En janvier 1545, le trône de
Valachie est accordé par le sultan Soliman à un prince, Mircea III le Pâtre, fils

12
P. P. Panaitescu, « Der Oktoich des Makarij (1510) und der Ursprung der Buchdruckerei
in der Walachei », SOF V (1940) ; idem, « Contribuţii la începuturile tipografiei slave în Ţara
Românească », SCB I (1955), p. 233-238 ; idem, Liturghierul lui Macarie, 1508, Bucarest 1961 ;
V. Molin, D. Simonescu, « Tipăriturile ieromonahului Macarie pentru Ţara Românească », BOR
LXXVI (1958), p. 1005-1034 ; L. Demény, « L’imprimerie cyrillique de Macarios de Valachie »,
RRH VIII (1969), p. 549-574 ; idem, « La tradition de l’imprimerie de Macarios de Valachie dans
l’imprimerie sud-slave du XVIe siècle », BAIÉSEE VIII (1970), p. 87-97 ; D. Simionescu,
« Tipografi sârbi în slujba vechiului tipar românesc », ASLR 3-4 (1973), p. 533-569.
13
Certains personnages que l’on considère Albanais étaient, en fait, Slaves ou apparentés à
des Slaves. Un cas parmi d’autres est le grand vizir Aias pacha (1536-1538), apparenté à Božidar
Vuković. Cf. une lettre de ce dernier, de 1536, publiée par Al. Ciorănescu, op. cit., no 7, p. 15-16.
14
M. Maxim, « Les relations des Pays roumains avec l’Archevêché d’Ochrid à la lumière
de documents turcs inédits », RÉSEE XIX (1981), p. 653-871.

208
DIMITRIJE LJUBAVIĆ (c. 1519—1564)

de Radu IV le Grand et de Catalina Crnojević. Mircea – dont le nom de baptême


était Dimitrie – allait épouser, en 1546, la princesse serbo-moldave Anne-
Chiajna15. Le métropolite de Valachie était à cette époque également un Serbe,
Anania, apparenté à la famille des Branković16. Le prince valaque Radu VI
Païsie (1535-1545), remplacé par Mircea III, avait épousé Ruxandra, fille de
Neagoe Basarab et de Milica Despina, elle aussi une Branković.
Il était donc naturel que Dimitrije Ljubavić se rendit en Valachie, attiré par
la présence des Serbes installés dans les plus hautes fonctions de l’État et de
l’Église17.
L’activité typographique de Dimitrije Ljubavić en Valachie dure à peine
trois ans, de 1544 à 1547. Dans ce laps de temps, ensemble avec ses ouvriers
Moïse, Oprea et Pierre (Petre), notre imprimeur sort des livres destinés au culte
orthodoxe, en slavon, sur du papier vénitien, destinés aussi bien à la Valachie
qu’à la Moldavie18. Moïse était un moine du couvent serbe de Dečani, qui avait
imprimé déjà des livres slaves à Venise pour Božidar Vuković19. Quant à Oprea
et Petre, ils allaient collaborer avec le diacre roumain Coresi, le plus connu des
élèves de Dimitrije et considéré, avec le russe Ivan Fedorov, le plus grand
imprimeur du XVIe siècle en Europe Orientale20.
Dans ses livres, Dimitrije déclare qu’il était le neveu de Božidar Vuković,
bien qu’il ne figure pas parmi ses parents dans les testaments que ce dernier
rédigea en 1531 et en 153921. Pour appuyer ses dires, il employa dans ses

15
I. R. Mircea, « Relations culturelles roumano-serbes au XVIe siècle », RÉSEE I (1963),
395 et n. 78 et 79. Pour la venue de Mircea au trône, voir M. Berindei – G. Veinstein, L’Empire
ottoman et les Pays roumains, 1544-1545. Étude et documents, Paris – Cambridge 1987
(« Documents et recherches sur le monde byzantin, néohellénique et balkanique », 14).
16
Cf. N. Şerbănescu, « Mitropolitul Anania », GB IX/9-10 (1950), p. 33-46 ; idem,
« Mitropoliţii Ungrovlahiei », BOR LXXVII (1959), p. 756-759. Pour d’autres membres de la
famille de la princesse Milica Despina, installés en Valachie, voir un acte du 13 janvier 1613 :
DIR, B, XVII/2, Bucarest 1951, p. 136-137 ; un autre du 28 juin 1629 : DRH, B, XXII, Bucarest
1969, p. 602-603. Un neveu de la princesse porte justement ce nom, Anania.
17
Le prince Radu Païsie avait eu des rencontres secrètes à Constantinople, en 1536, avec
Božidar Vuković en vue de la conclusion d’un traité d’alliance de la Valachie avec Charles Quint.
Voir le rapport de Domingo de Gaztelù, chez Al. Ciorănescu, op. cit., no 7, p. 15-16. Le traité était
signé le 7 janvier 1543, cf. Hurmuzaki, Documente, II/1, no 210, p. 240-242 ; C. C. Giurescu,
« Documente răzleţe din arhivele Vienei (1535-1720) », BCIR I (1915), no 8 et 9, p. 286-288.
18
BRV, I, no 6, 7, 8. Cf. L. Bacâru, « Valoarea documentară a filigranelor cu privire
specială a cărţilor româneşti în secolul al XVI-lea », SCDB VII (1965), p. 273-283 ; L. Demény,
« Tipăriturile târgoviştene din secolul al XVI-lea în bibliotecile şi muzeele din Moscova şi Lenin-
grad », SVa (Târgovişte 1970), p. 143-163.
19
W. Schmitz, op. cit., no 24, p. 34-35 (Octoèque, 1536-1537) et no 25 (Sbornik Minej =
Ménées, 1536-1538).
20
Pour l’activité de Coresi, voir récemment I. Gheţie – Al. Mareş, op. cit. (riche
bibliographie).
21
Cf. supra, n. 8. À noter l’épilogue de l’Apostol (Épistolier) de 1547 où Dimitrije déclare
avoir écrit « avec sa main pécheresse et mortelle, une âme désespérée, malheureuse et
pécheresse ». BRV, I, no 7, p. 29-30 ; cf. I. N. Bembea – N. Bembea, « Apostolul tipărit în 1547 la
Târgovişte de Dimitrie Liubavici », BOR LXXVIII (1960), p. 510-536.

209
MATEI CAZACU

impressions le monogramme slave Bož qui était la marque de Vuković, afin de


montrer une filiation aussi bien spirituelle que charnelle22 . De la même façon,
son père et son oncle appelaient Božidar Vuković « père » (roditel’) et
« seigneur » (starac) dans le Služabnik de 151923, mais ces formules pouvaient
aussi marquer là déférence envers un patron et mécène. Il reste que Dimitrije
Ljubavić a hérité de l’imprimerie de Goražde ce qui est, somme toute, un
argument en faveur de sa parenté avec Božidar Vuković.
Le titre de logofăt (logothète) que portait Dimitrije signifiait, comme il
allait le déclarer lui-même plus tard, qu’il était secrétaire du prince de Valachie,
fonction qu’il aurait occupée de longues années24. Ce prince était soit Radu VI
Païsie, soit Mircea III le Pâtre, qui monta sur le trône de Valachie au début de
l’année 1545.
En tout, cas, en 1547, Dimitrije disparaît à nouveau pour cinq ans, jusqu’en
1552. Nous sommes enclin à penser que durant ce laps de temps il s’est rendu à
Constantinople où, ordonné diacre (à moins qu’il ne le fût déjà, en tant
qu’imprimeur25), il enseigna à l’École du Patriarcat et visita les monastères du
Mont-Athos à la recherche de manuscrits rares. Selon son propre témoignage,
Dimitrije passa trois ans à Constantinople26 et deux au Mont-Athos, peut-être au

22
Al. Mareş, « În legătură cu o nouă explicaţie a monogramei Boj din tipăriturile sârbeşti
şi româneşti », Limba Română XXI (1972), p. 463-469. Ce monogramme apparaît déjà dans les
livres imprimés par Božidar Vuković, cf. D. Simonescu, « Un Octoih al lui Vucovici la noi şi
legăturile acestuia cu tipografia românească », RIR III (1933), p. 226-233 ; L. Demény,
« Tipărituri chirilice veneţiene şi sud-slave din secolul al XVI-lea în Biblioteca Academiei
R.S.R. », SCB XII (1972), p. 51-74. Étude reprise dans le volume cité supra, Carte, tipar şi
societate…, p. 211-225.
23
D. Medaković, Grafika srpskikh štampanikh knjiga XV – XVII veka, Belgrade 1958, p.
44-45.
24
« Ist vill jar des walachische wayda secretari gewesen », écrivait, le 24 juin 1561, de
Vienne, Ambros Frölich à Hans Ungnad : cf. L. Kostrenčić, op. cit., p. 43. On peut supposer que
c’est lui le scribe de l’acte princier du 1er juillet 1547 qui signe « Dimitrie », forme inusitée en
Roumanie. L’acte dans DRH, B, IV, Bucarest 1981, no 237, p. 284-285. La forme usuelle chez les
Roumains est « Dumitru » : cf. N. A. Constantinescu, Dicţionar onomastic românesc, Bucarest
1963, p. 42.
25
Dans le monde de la chrétienté orientale, les imprimeurs étaient, au moins au XVIe siècle,
moines ou clercs séculiers (diacres pour la plupart). Ceci s’explique par la méfiance de l’Église
orthodoxe envers la nouvelle invention et par la nécessité d’y employer des hommes connaissant
les matières théologiques, à même de corriger d’éventuelles erreurs dans les textes qu’ils
imprimaient. Pour la Serbie, la situation est très nette : Macaire de Monténégro, Théodore
Ljubavić, Moïse ; en Vàjaçhie : le même Macaire de 1508 à 1512, puis le diacre Coresi, le moine
Laurent, etc.
26
Cf. la lettre que Martin Gerstmann expédiait de Venise le 7 mars 1561 à Ulrich Fugger –
« Nam Constantinopoli docuit christianae religionis iuvenes quamplurimos » : P. Lehmann,
« Briefe an Ulrich Fugger », BZ XLIV (1951), p. 387-388. À comparer avec une lettre du 29 mai
1559 adressée par Sigismond Gelous Torday à Melanchton – « Demetrius, qui attulit eam,
triennio fuit diaconus in Ecclesia Byzantii, ut narrat » : E. Benz, op. cit., p. 61 et n. 9. En 1561,
Ambros Frölich écrivait à Hans von Ungnad que Dimitrije « Ist vill jar des walachischen Wayda

210
DIMITRIJE LJUBAVIĆ (c. 1519—1564)

monastère serbe de Chilandar27. Durant ces cinq ou six ans, il servit sans doute
le patriarche Denis (1546-1555), dont il affirmait avoir été « levit » et
« nottari ».
En 1552, Dimitrije était de retour en Valachie. Durant son absence,
l’imprimerie avait cessé de fonctionner et elle ne reprendra son activité que
quelques années plus tard sous la direction de Coresi qui travailla au début – à
partir de 1556-1557 – aussi bien à Braşov (Kronstadt), en Transylvanie, qu’à
Târgovişte (1557-1558), pour s’installer définitivement à Braşov en 155928.
Son séjour en Valachie n’allait pas être de longue durée. En effet, il semble
que le prince Mircea III lui portait une grande affection et, vraisemblablement,
de l’admiration pour ses qualités. S’y ajoutait un détail qui à peut-être son
intérêt : le prince s’appelait lui aussi Dimitrie et avait pris le nom de Mircea
comme nom princier29. Il y avait peut-être aussi une certaine parenté entre les
deux hommes, car, ne l’oublions pas, la mère du prince, Catalina, était une
princesse Crnojević, originaire du Monténégro, tout comme Božidar Vuković.
Quoi qu’il en soit, la bienveillance de Mircea III envers Dimitrije s’est
traduite par son envoi, en 1552, à Braşov auprès de l’humaniste saxon Valentin
Wagner qui devait lui apprendre le latin. Nous savons cela par une lettre que
Wagner envoya au prince le 21 août 1552 et dans laquelle il vantait « la
singulière érudition » (singularem eruditionem) de son nouvel élève30.
Braşov (Kronstadt) était à l’époque une des villes les plus florissantes du
Sud-Est de l’Europe31. Elle était peuplée par des Saxons, sujets du prince de
Transylvanie, Principauté autonome mais tributaire dès Turcs au même titre que

secretari gewesen und 6 jar lang der patriarchen zu Constan- tinopl in der griechischen khirchen
oder religion nottari und leuit » : I. Kostrenčić, op. cit., p. 43.
27
« et in monte Atho, quem nostra aetate quatuor miliia monachorum incolunc, fere
biennium vixit et quidquid bonorum authorum habent, diligenter perlustravit » : P. Lehmann, op.
cit., p. 387-388.
28
L. Demény, « A dus oare Coresi tiparniţa de la Târgovişte la Braşov ? », LL XIX (1968),
p. 77-90, et dans eadem, op. cit., p. 83-93.
29
I.-R. Mircea, « Relations culturelles roumano-serbes au XVIe siècle », RÉSEE I (1963), p.
395, n. 78.
30
Republié d’après J. Duck (Geschichte des Kronstädter Gymnasiums, Braşov 1845) par E.
Benz, op. cit., p. 261-262, n. 35 : « Ut primum hunc dominum Demetrium vidimus, valde gavisi
sumus. Jam enim antea eius nomen ob singularem eruditionem apud nos innotuerat. Sed postquam
intelleximus, ipsum a M.D.V.-ra discendae latinae linguae gratia ad nos transmissurn esse, maiori
multo amore et benevolentia prosequi coepimus... Quod autem ad hunc dominum Demetrium
attinet, etsi unumquemque satis sua virtus, praecipue apud bonos commendare solet, tamen et vos
testimonium ipsius apud nos honestissime vixisse, ac praesertim latinis sedulam operam dedisse...
Consilium nostrum est, ut adhuc aliquamdiu apud nos vivat, latinamque linguam sie pereipiat, ut
proprie et ornate quaecunque opus foret, cum loqui tum scribere queat. Nos sicuti hactenus
amanter ipsum tractavimus, ita in posterum quoque promittimus nos praecipue ob M.V.D. ipsum
favo- ranter et amicissime tracturos esse… ».
31
R. Manolescu, « Le rôle commercial de la ville de Braşov dans le Sud-Est de l’Europe au
XVIe siècle », NÉH II (Bucarest 1960), p. 207-220 ; idem, Comerţul Tării Româneşti şi Moldovei
cu Braşovul (secolele XIV – XVI), Bucarest 1905.

211
MATEI CAZACU

la Moldavie et la Valachie. La population du pays était formée de Hongrois,


Saxons, Szeklers et Roumains. La province avait fait partie du Royaume de
Hongrie jusqu’en 1544-1545, lorsque Soliman le Magnifique avait transformé le
centre du royaume eh province ottomane (pachalik). Les parties occidentales de
la Hongrie avaient été occupées par les Habsbourgs, alors que la Transylvanie
se voyait conférée une existence politique séparée. Les Saxons – en fait des
Flamands, des Luxembourgeois et des habitants des bords du Rhin – avaient été
colonisés ici des le XIIe siècle par les rois de Hongrie pour assurer là garde des
Carpates méridionales et pour mettre en valeur les terres de cette marche de la
couronne de Saint Étienne. Ils jouissaient d’importants privilèges et notamment
du droit d’étape et de dépôt (Stapelrecht) qui obligeait tous les marchands se
rendant ou sortant du pays de vendre leurs marchandises en priorité sur le
marché de la ville32 .
Au XVIe siècle, la Transylvanie toute entière était profondément touchée
par la Réforme : les Saxons (universitas Saxonum) adoptèrent en masse le
luthéranisme, alors qu’une majorité de Hongrois et de Szeklers embrassaient le
Calvinisme. Seuls les Roumains restèrent orthodoxes comme avant, mais très
vite les Saxons, suivis par les Hongrois, commencèrent à prêcher la Réforme
aussi parmi les Roumains. Braşov et Sibiu (Hermannstadt) devinrent lés
principaux centres du prosélytisme luthérien à l’intention des Roumains. En
1544 était publié à Sibiu un Catéchisme luthérien en roumain, œuvre qui
signifiait une double révolution : il s’agissait, tout d’abord, du premier livre
imprimé en roumain, car la langue de culte et de culture des Roumains
orthodoxes était le slavon ; ensuite, le Catéchisme inaugurait toute une série de
livres de propagande luthérienne et calviniste destinés à préparer la conversion
des Roumains33.
Pour défendre la foi de leurs sujets, les princes de Valachie et de Moldavie
choisirent des voies différentes : des persécutions contre les hétérodoxes
(Arméniens, Juifs, Protestants) en Moldavie, à partir de 154834 ; l’impression de

32
M. Cazacu, « L’impact ottoman sur les Pays roumains et ses incidences monétaires
(1452-1504) », RRH XII (1973), p. 159-192 ; Ş. Papacostea, « Începuturile politicii comerciale a
Ţării Româneşti şi Moldovei (secolele XIV – XVI). Drum şi Stat », SMIM X (1983), p. 9-56.
33
A. Rosetti, « Les Catéchismes roumains du XVIe siècle », Romania XLVII (1922), no
191, p. 322-334 ; Z. Jako, « Die Hermannstädter Druckerei im 16. Jahrhundert und ihre
Bedeutung für die rumänische Kulturgeschichte », Forschungen zur Volks- und Landeskunde IX/1
(1966), p. 31-58 ; F. Hervay, « Die erste kyrillische Buchdruckerei zu Hermannstadt (1544-
1547) », Bibliothek und Wissenschaft III (1966), p. 145-155 ; L. Demény, « Où en est-on dans la
recherche concernant les débuts de l’imprimerie en langue roumaine ? », RÉSEE VIII (1970), p.
241-268 ; idem, « La typographie cyrillique de Sibiu au milieu du XVIe siècle », Rumanian
Studies II (1972), p. 30-47 ; I. Gheţie – Al. Mareş, op. cit., p. 95-99 et passim. Pour la Réforme en
Transylvanie, voir E. Roth, Die Reformation in Siebenbürgen. Ihr Verhältnis zu Wittenberg und
der Schweiz, I-II, Cologne – Vienne 1962, 1964 (« Siebenburgisches Archiv, Dritte Folge », 2, 4).
34
Voir l’étude fondamentale de Ş. Papacostea, « Moldova în epoca Reformei. Contribuţie
la istoria societăţii moldoveneşti în veacul al XVI-lea », SRI XI/4 (1958), p. 55-78 ; idem,
« Nochmals Wittenberg und Byzanz : die Moldau im Zeitalter der Reformation », Archiv für

212
DIMITRIJE LJUBAVIĆ (c. 1519—1564)

livres de culte en slavon et en roumain attentivement révisés, mais imprimées à


Braşov par Coresi, pour les Valaques35.
En 1552, lorsque Dimitrije Ljubavić est envoyé par son prince à Braşov
pour apprendre le latin, l’imprimerie de Sibiu avait publié trois livres en
roumain ou slavon (et même un Evangéliaire slavon et roumain) d’inspiration
luthérienne. On est donc en droit de se demander si le prince de Valachie
n’entendait, en envoyant son secrétaire en Transylvanie, avoir une meilleure
connaissance de la Réforme et des polémiques qu’elle suscitait. La formation
théologique de Dimitrije, fruit de son séjour à Chios, à Constantinople et au
Mont-Athos, devait lui permettre de juger par lui-même de la valeur des
arguments des réformés et éventuellement, de lés réfuter.
À la même époque, le nouveau prince de Moldavie, Alexandre Lăpuşneanu
(1552-1561, 1564-1568) se faisait le champion d’une véritable Contre-Réforme
orthodoxe, destinée à contrecarrer les progrès du Protestantisme, dans ces
régions, mais aussi en Galicie que appartenait à la Pologne36 . Un des moyens
employés dans ce but a été la formation de jeunes théologiens au Mont-Athos
ou dans d’autres centres du monde orthodoxe des Balkans, pour leur confier
ensuite les chaires épiscopales où métropolitaines du pays37. C’était là, à n’en
pas douter, l’avenir que Mircea III de Valachie réservait à Dimitrije Ljubavić.
Le séjour de Dimitrije à Braşov allait durer plusieurs années, tant que vécut
Valentin Wagner (†1557), on peut supposer qu’il suivit les cours de latin avec
ce dernier et qu’il collabora à l’élaboration du Catéchisme luthérien en grec et à
d’autres œuvres38. Il n’est pas inutile de rappeler que Wagner était également le
direćteur de l’imprimerie saxonne de la ville de Braşov où il fit paraître un

Reformationsgeschichte LXI (1970), p. 248-262. Pour les persécutions contre les Juifs – qui datent
des années 1546-1550, voir un acte mis en valeur par Ch.J. Halperin, « Judaizers and the Image of
the Jew in Medieval Russia : A Polemic Revisited and a Question Posed », CASS IX/2 (1975), p.
153-154.
35
Pour l’ensemble de la question, en dehors de la bibliographie déjà citée, voir Fr. Pall,
« Fragen der Renaissance und der Reformation in der Geschichte Rumäniens », Forschungen zur
Volks-und Landeskunde IX/2 (1966), p. 5-26 ; I. Gheţie, Începuturile scrisului în limbă română.
Contribuţii filologice şi lingvistice, Bucarest 1974, p. 172-181 (« Coresi şi Reforma »). Toujours
suggestives les pages de N. Iorga, « Le protestantisme roumain », RHSEE VII (1930), p. 65-78 ;
L. Binder, Grundlagen und Formen der Toleranz in Siebenburgen bis zur Mitte des 17,
Jahrhunderts, Cologne – Vienne 1976 (« Siebenbürgisches Archiv », 11) ; K. Zach, Orthodoxe
Kirche und rumänisches Volksbewusstsein im 15. bis 18. Jahrhundert, Wiesbaden 1977
(« Schriften zur Geistesgeschichte des östlichen Europa », 11).
36
Voir aussi P. P. Panaitescu, « Fundaţiuni religioase româneşti în Galiţia », BCMI XXII
(1929), p. 1-19 ; N. C. Bejenaru, Politica externă a lui Alexandru Lăpuşneanu, Jassy 1935.
37
Voir un exemple moldave de ces années chez P. Ş. Năsturel, « Le pope Sava, “boursier”
en Macédoine du prince de Moldavie Alexandru Lăpuşneanu, puis évêque de Transilvanie », BBR
14 (18) (1987-1988), p. 139-152.
38
B. Holl, « Die erste Ausgabe der Katechesis Valentin Wagners (Kronstadt, 1544) »,
Magyar Könyvszemle LXXVIII (1962).

213
MATEI CAZACU

grand nombre d’ouvrages en latin et en allemand39. Cette collaboration de


Ljubavić avec l’imprimerie de la communauté saxonne n’est pas étrangère, à
notre avis, à l’installation d’une imprimerie slavonne et roumaine dans le
faubourg de Şchei, peuplé par les Roumains, en 1556. C’est ici que fut imprimé,
en 1556-1557, un petit Octoèque slavon par Oprea, l’ancien ouvrier de
Ljubavić, ensemble avec le diacre valaque Coresi40. Le livre a été réalisé avec
les caractères de l’ancienne imprimerie de Târgovişte qui avait appartenu à
Dimitrije41. On suppose qu’elle était maintenant la propriété de Coresi qui en
utilise certains caractères pour un Triod Penticostar (propre du temps pascal)
imprimé à Târgovişte en 1557-155842. C’est seulement à partir de 1559, date de
l’installation définitive de Coresi à Braşov, que l’imprimeur roumain va tailler
et fondre de nouveaux caractères, vignettes et initiales ornées, destinées à
remplacer celles usées de l’atelier de Dimitrije.
Mais, à ce moment là, Ljubavić avait quitté la ville transylvaine pour se
rendre dans le Nord de la Hongrie, à Eperjes, chez le gouverneur de cette ville,
Sigismond Gelous Torday, un ami de longue date de Valentin Wagner 43. Muni
d’une lettre d’introduction du gouverneur d’Eperjes, Ljubavić se rendit en mai
1559 à Wittenberg, où il fut l’hôte de Melanchton jusqu’en septembre de la
même année44. Les raisons de ce voyage, véritable pèlerinage aux sources de la
Réforme, sont multiples et on peut en supposer au moins trois : la première était
l’admiration croissante que nourrissait notre héros pour la Réforme, notamment
pour ses efforts en direction de la prédication et de la formation des pasteurs. La
seconde raison, qui a dû être décisive, nous est fournie par la notice suivante de
la Chronique de Braşov :
« Eodem anno (i.e. 1559), die 12 Martii, Johannes Benknerus judes Coronensis, cum aliquis
senatoribus, reformavit Valachorum Ecclesia, et praecepta Catecheseos discenda illis
proposuit »45.

39
Voir leur liste chez J. Benkö, Transsilvania sive magnus Transsylvaniae principatus..., II,
Vienne 1778, p. 598-599.
40
BRV, 4, 4.
41
R. Theodorescu, « Personalitatea diaconului Coresi », BOR LXXVII (1959), p. 302 ; P. P.
Panaitescu, Începuturile şi biruinţa scrisului în limba română, Bucarest 1965.
42
A. Huttmann, « Venirea diaconului Coresi la Braşov », Cumidava II (1968), p. 103-
108 (notice du 1er mai 1556 sut l’arrivée à Braşov d’un prêtre roumain de Valachie, identifié avec
Coresi) ; L. Demény, « A dus oare Coresi tiparniţa de la Târgovişte la Braşov », Limbă şi
Literatură XIX (1968), p. 77-90, réimprimé dans le eadem, Carte, tipar şi societate, p. 83-93 ; A.
Hutţmann, « Date vechi şi noi privind viaţa şi activitatea diaconului Coresi », SCB XII (1972), p.
41-49.
43
G. Gündisch, « O contribuţie la biografia umanistului braşovean Valentin Wagner (1510-
1557) », SRI XI/2 (1958), p. 115-122.
44
E. Benz, op. cit., p. 61 et n. 8.
45
La discussion de ce texte chez A. Rosetti, « Les Catéchismes roumains du XVIe siècle »,
Romania XLVIII (1922), p. 321-334 ; I. Gheţie – Al. Mareş, op. cit., p. 86-89.

214
DIMITRIJE LJUBAVIĆ (c. 1519—1564)

Cette réformation des Roumains de Braşov et des alentours suivait de trois


lustres l’entreprise similaire inaugurée en 1544 à Sibiu avec l’impression du
Catéchisme roumain. Dans ces circonstances, on peut supposer que le voyage de
Dimitrije à Wittenberg s’inscrivait dans la stratégie des Réformés de Braşov
pour trouver une voie plus efficace de catéchisation de leurs sujets roumains.
La troisième raison de ce voyage remonte, nous semble-t-il, à une
rencontre que Dimitrije fit en 1558 à Braşov.
Cette année-là, un étrange personnage fit son apparition dans la ville
saxonne des Carpates. C’était un homme de taille moyenne, au regard vif et aux
longs cheveux noirs et bouclés, qui se faisait appeler Jacques Marchetti, ensuite
Jacques Heraclide Basilicos et prétendait être l’héritier légitime des despotes
serbes et prince en exil de Samos et Paros. Il s’était réfugié en Transylvanie
venant de Moldavie où le prince Alexandre Lăpuşneanu voulait lui couper la
tête car il avait découvert que Jacques essayait de l’empoisonner pour lui
prendre le trône46.
Les deux hommes se connaissaient depuis leur enfance car, ensemble, ils
avaient fréquenté l’école de Chios de Hermodore Lestarchos. Ensuite, leurs
routes s’étaient séparées : alors que Dimitrije rentrait à Venise, Jacques se
faisait inscrire à l’Université de Montpellier pour étudier la médecine47. À la
suite d’un accident entraînant le mort de l’enfant de la femme avec laquelle il
vivait, il avait fui Montpellier et s’était rendu à Paris. Il n’y resta pas longtemps,
car il tua un homme et, pour sauver sa tête, il choisit de s’enrôler dans les
armées de Charles Quint qui guerroyaient en Flandre. Blessé au bras, il avait dû
abandonner le métier des armes, se consacrant dorénavant aux écrits de stratégie
militaire48.
Le 22 octobre 1555, par un diplôme solennel, Charles Quint le nommait
comte palatin, lui reconnaissait le titre de despote et lui accordait le droit de
nommer des notaires impériaux, des docteurs, des poètes lauréats et de
reconnaître des bâtards49. Muni de ce diplôme et arborant le nom de Jacques

46
Voir la discussion de cet épisode chez G. Z. Petrescu, În jurul unei presupuse otrăviri a
lui Alexandru Lăpuşneanu. Un medic reformator aventurier, Bucarest 1928. Le médecin de
Lăpuşneanu s’appelait Giorgio Biandrata, né en 1515 à Saluzzo.
47
Son inscription date du 29 avril 1548 : cf. N. Iorga, « Înscrierea ca student a lui Despot-
Vodă », RI XVII (1931), p. 23-25.
48
Voir les notes de Charles de l’Ecluse à l’Histoire universelle de Jacques Auguste de
Thou, éd. La Haye 1740, reproduites par T. Bulat, « Încă ceva asupra lui Iacob Heraclide
Despotul », RI II (1916), p. 45-51 ; G. Marinescu, « Jacques Basilicos “le Despote”, prince de
Moldavie (1561-1563), écrivain militaire », Mélanges d’histoire générale, II, Bucarest 1938, p.
319-380 ; Şt. Olteanu, « Un manuscris necunoscut al lucrării lui Despot Vodă “De arte militari” »,
SRI XXIII (1970), p. 955-963. En outre, il a publié en 1555 à Anvers un récit du siège de
Thérouanne et de Hesdin qu’il signe, en latin, « Jacobus Basilicus Marchetus, despota Sami » : cf.
E. Legrand, Deux vies de Jacques Basilicos..., Paris 1889, p. XXXVIII-XLI.
49
Publiée par A. Veress, Documente privitoare, la istoria Ardealului, Moldovei şi Ţării
Româneşti, I, Bucarest 1929, p. 152 sq. Voir la discussion chez E. Legrand, op. cit., p. XXIV sq. ;

215
MATEI CAZACU

Basilicos Despota, il se rendit aux cours des princes allemands et danois, noua
des relations avec Melanchton et avec le prince Albert de Prusse qui le
recommandèrent aux chefs protestants pour l’aider à récupérer la Principauté de
Samos et de Paros50.
En octobre 1557 il était en Pologne, où il fit la connaissance des grands
seigneurs protestants du pays – notamment de Jean Laski51 – qui s’efforçaient
d’organiser une Église nationale protestante52 . C’est ici qu’il commença à
s’intéresser à la Moldavie voisine où il se rendit en 1558 muni de lettres de
recommandation du roi de Pologne et du palatin Nicolas Radziwill. Son
intelligence et son allure firent grande impression sur la princesse Ruxandra
(dont la mère était une Branković serbe) et que le prince Alexandre Lăpuşneanu
avait épousé de force après avoir assassiné sa mère et son premier mari53.
L’entreprise d’empoisonner le prince moldave échoua et Jacques fut obligé
de se réfugier en Transylvanie, à Braşov, dans la seconde moitié de l’année
155854. Ici, il fit imprimer en latin sa généalogie dans l’imprimerie de la ville et
à cette occasion il rencontra Dimitrije Ljubàvić55.
Dans cette curieuse pièce, qui rattache Jacques Basilicos aux Branković de
Serbie et à Hercule, il y a un ajout intéressant pour notre propos :
« Heraclides Demetrius. Hic ab Heraclida Jacobo, qui Basilicus Despota nuncupatur,
propter suam insignam virtutem adoptatur et arrogatur, ac loco fratris potitur, autoritateque
imperiali armis Heraclidarum ornatur, anno Dni. 1558 ».

En adoptant de la sorte Dimitrije, Jacques Basilicos entendait vrai-


semblablement le récompenser pour son aide, car les autorités saxonnes de
Braşov avaient toutes les raisons de craindre les représailles du prince de
Moldavie en abritant un fuyard prétendant au trône de ce pays56.

N. Iorga, « Iarăşi ştiri nouă despre Despot », RI II (1916), p. 125-136 ; T. Gostynski, « Despot
Vodă şi Ciprian Bazylik », RIR XV (1945), p. 90-93.
50
N. Iorga, Nouveaux matériaux pour servir à l’histoire de Jacques Basilicos, Bucarest
1900 ; H. Petri, « Relaţiunile lui Jakobus Basilikus Heraclides zis Despot Vodă cu capii
reformaţiunii atât în Germania cât şi în Polonia precum şi propria sa activitate reformatoare în
principatul Moldovei », AARMSI, IIIe série, VIII (1927-1928), p. 1-62 ; N. Iorga, « Un
“Heraclide” à Montpellier et un courtisan valaque de Henri IIIe », BSHAR XVII (1930), p. 23-48,
E. Benz, op. cit., p. 34-58.
51
M. Kàsterska Sergescu, « Albert Laski et ses relations avec les Roumains », RHSEE VIII
(1931), p. 253-276.
52
Th. Wotschke, Geschichte der Reformation Polen, Leipzig 1911 (« Studien zur Kultur
Und Geschichte der Reformation », 16) ; G. Schramm, Der polnische Adel und die Reformation
1548-1607, Wiesbaden 1965 ; A. Jobert, De Luther à Mohila. La Pologne dans la crise de la
chrétienté, 1516-1648, Paris 1974.
53
C. C. Giurescu – D. C. Giurescu, Istoria Românilor, II, Bucarest 1976, p. 286-287.
54
E. Benz, op. cit., p. 46-47.
55
Généalogie publiée par E. Legrand, op. cit., p. 60-62 et par E. Benz, op. cit., p. 254. Cette
pièce est inconnue aux chercheurs qui se sont occupés de l’histoire de l’imprimerie de Braşov.
56
Sur les circonstances de sa fuite précipitée de Braşov, voir ce qu’en dit Jacques Héraclide
lui-même dans une lettre adressée le 6 juin 1560 aux autorités de cette ville : « A tyranno regni

216
DIMITRIJE LJUBAVIĆ (c. 1519—1564)

Après 1558, les routes des deux personnages se séparent à nouveau pour
quelque temps : alors que Dimitrije se rend à Wittenberg après un crochet par
Eperjes, Jacques s’enfuit à Vienne57 puis en Hongrie, où il travailla à rassembler
des troupes pour occuper militairement la Moldavie. Il n’est pas toutefois
impossible que Jacques ait parlé à Dimitrije de Melanchton, le chef indiscutable
et le grand sage de la Réforme après la mort de Luther.
Le séjour de Dimitrije à Wittenberg à été profitable aussi bien au visiteur
qu’à ses hôtes. En effet, Melanchton ne tarit pas d’éloges sûr l’homme qui lui
parlait avec force détails des Églises orthodoxes d’Europe et d’Asie, et lui
proposait de servir d’intermédiaire entre Wittenberg et Constantinople58. Pour sa
part, Dimitrije, qui connaissait les Réformés saxons dé Transylvanie, a pu
étudier à loisir l’activité fébrile de Melanchton et de ses amis et disciples qui
avaient tant impressionné Jacques Basilicos quelques années plus tôt. Mais,
alors que ce dernier avait embrassé la nouvelle religion, Dimitrije, tout en
admirant le dynamisme des Protestants, resta fidèle à l’Orthodoxie. Lors de ce
séjour, Dimitrije s’est vu confier par Melanchton une traduction en grec de la
Confession d’Augsbourg, destinée au patriarche Joasaph de Constantinople59.
En octobre 1559, Dimitrije quitta Wittenberg. Muni de lettres de
recommandation de Melanchton, il visita Joachimstal, Regensburg et
Nuremberg60. De là, il retourna à Braşov où il avait sa bibliothèque et où ses
anciens compagnons continuaient d’imprimer des livres en slavon et en
roumain. Il fit aussi un bref séjour en Valachie où, après la mort de Mircea III,
régnait maintenant son fils mineur Pierre (Petru) (1559-1568) sous la régence de
sa mère, Chiajna-Anne, qui n’était autre que la sœur de la princesse Ruxandra
de Moldavie. À Târgovişte, l’atmosphère avait changé depuis le départ de
Dimitrije et la mort du prince Mircea ; l’imprimerie slavo-roumaine de Braşov
était perçue comme une officine de propagande protestante, le pays connaissait

nostri Moldaviae, quod nullo iure possidét, quum extra omnem nostrum meritum iniuste
persequeremur, quanta nobis a vobis illata iniuria sit, non ignoratis. Ita quod et nocte clam
despoliatus et depraedatus a vobis fugere me oportuit, Quanta postea contra famam nostram
latrata sunt, nos non ignoramus. Tamen pietate chiristiana et magnanimitate principia vobis
ignoscimus, nec huius iniurie memores esse cupimus. Tantum volumus ut praesentium exhibitori,
generoso Stamatio Condostaulachi, ex Grecorum nobili familia orto, sincere nobis dilecto, ea quae
apud vos vestes, argentum et aurum reliquimus tradere fideliter velitis, et, siquidem quasi pignore
pro quinquaginta florems tenetis, tamen a vobis damni in centuplo magis contra officium
bonorum virorum passi sumus. Volumus igitur omnino ut praedictas res praedicto Stamatio
tradatis, quandoquidem et ipsa iusticia postulat. Si autem, de nostris rebus penitus desperantes,
vendidistis, praetium praedicto dare non recusetis ; si autem, aliter facietis, nostrum erit postea
cogitare : nos omnino decrevimus nulla ratione velle ferre ut vos nostra teneatis », Hurmuzaki,
Documente, XV/1, Bucarest 1911, no 1031, p. 560.
57
E. Legrand, op. cit., p. 165 ; E. Benz, op. cit., p. 47-48.
58
E. Benz, op. cit., p. 59 et suiv.
59
Ibidem, p. 67-69.
60
Voir la lettre qu’il écrivit à ce sujet à Melanchton le 15 octobre 1559, chez E. Benz, op.
cit., p. 69-70.

217
MATEI CAZACU

des troubles politiques soldés par l’exécution ou l’exil de nobles,


d’ecclésiastiques et de bourgeois. Parmi les émigrés – aujourd’hui on dirait
« réfugiés politiques » – en Transylvanie, se trouvait l’imprimeur Coresi installé
à Braşov en 155961.
Les idées de Dimitrije Ljubavić sur la nécessaire rénovation de l’Église
orthodoxe suivant l’exemple protestant (ce qui n’impliquait aucune concession
ou déviation sur le plan des dogmes) ont suscité la colère des autorités
religieuses et politiques de Valachie. Le métropolite Anania, son ancien
protecteur, n’était plus là pour prendre sa défense : il avait dû, en effet, se
réfugier lui aussi en Transylvanie en 1558 et le trône métropolitain était occupé
par un Grec. En relatant ce qui lui était arrivé en Valachie, Dimitrije dira que sa
dénonciation des « superstitions » et des « abus » de l’Église roumaine lui avait
valu d’être taxé de « Luthérien » et d’« hérétique » et qu’il s’en était fallu de
peu qu’il ne périt sur le bûcher62.
Dimitrije réussit à quitter difficilement la Valachie d’où il se rendit à
Vienne. Ici il fut reçu en audience par l’empereur Ferdinand auquel il parla de
son projet de se rendre en Russie afin de réorganiser l’Église orthodoxe de ce
pays63. Cependant, il dut abandonner ce projet à cause des dangers qu’il
comportait et se vit obligé de reprendre sa vie vagabonde. Durant ces
pérégrinations, il entra au service de Henry Scrimger (1506-1572) qui
remplissait à l’époque (entre 1558 et 1563) la fonction de bibliothécaire
d’Ulrich Fugger, et voyageait à la recherche de manuscrits rares pour son
maître64.
En mars 1561, nous rencontrons notre homme à Venise. La situation
subalterne au service de Scrimger ne lui convenait plus, mais sa connaissance de
l’Empire ottoman et notamment de Constantinople était un atout non
négligeable. Et c’est ainsi, que nous voyons Dimitrije proposer à Martin

61
Voir plus haut, note 42, et l’ouvrage général de Şt. Andreescu, Restitutio Daciae.
Relaţiile politice dintre Ţara Românească, Moldova şi Transilvania în răstimpul 1526-1593,
Bucarest 1980.
62
Cf. I. Kostrenčić, op. cit., p. 43 : « Und wie er wieder in die Walâchey khumen, da dan
greyliche missbreich und superstitiones sein und khein raine lehr, ist er fur einen lutherischen und
khetzer verdacht worden. Hatt- derhalben weg muessen, sonst wer er verbrings verpent » (lettre
du 24 juin 1561).
63
Cf. la lettre d’Ambros Frölich déjà citée : « Er ist vor einem Jahr auch allhie [à Vienne]
gewesen und bei der khun. mt. [l’empereur Ferdinand] in khundtschaft kumen, die ime auch ein
zerung verordnett und ietz abermals. Und war willens in Mosskhoviam zu ziehen, daselbst ein
schvel und rechte khirch anzurichten und die rechte ler zu phianzen, aber gleichwoll mit
gefärlikheit und sorgen, unangesehen das er in denen landen wol bekliandt und einen grossen
namen hatt ». Pour la Réforme en Russie, voir E. Amburger, Geschichte des Protestantismus in
Russland, Stuttgart 1961 ; R. Stuperich, « Einflüsse der Reformation auf russischen Boden im
Verlauf des 16. Jahrhundert », Kirche im Osten XVIII (1975), p. 34-45.
64
Voir pour lui P. Lehmann, Eine Geschichte der alten Fuggerbibliotheken, I-II, Tübingen
1956 et 1960. Pour sa collection de manuscrits grecs, cf. idem, « Zur Geschichte der griechischen
Handschriften der Palatina”, Zentralblatt für Bibliothekswesen XXXVI (1919), p. 3-34, 49-66,

218
DIMITRIJE LJUBAVIĆ (c. 1519—1564)

Gerstman (1527-1585), un autre agent d’Ulrich Fugger, une affaire pour le


moins étrange65. Tout d’abord, il se présente comme un noble roumain (ex
nobili Walachiae stirpe oriundus) ayant l’intention de se rendre à
Constantinople. Une intrigue ayant persuadé (à tort) le patriarche Joasaph de
son hérésie, Ljubavić attendait la clarification de sa situation ayant de
s’embarquer sur un bateau en partance pour là capitale de l’Empire ottoman.
Fort de son expérience de précepteur des enfants des familles grecques de
Constantinople, Dimitrije proposait à Gerstmann de lui fournir des puerperae
venales, terme dans lequel Paul Lehmann a cru voir de la... pourpre66. Pourtant,
la suite de la lettre est assez claire pour nous induire à croire qu’il s’agissait, en
fait, de jeunes filles grecques disposées à se prostituer en Allemagne,
éventuellement afin de se constituer une dot et pouvoir se marier de façon
convenable à Constantinople67. En voici le texte dans la transcription de Paul
Lehmann qui a découvert et publié à deux reprises cet important document :
« Egimus tamen cum eo, ut si quas puerperas Constantinopoli venales reperiret, ea de re nos
certiores faceret. Venit igitur ut mihi significaret, quorundam suarum discipulorum parentes esse
mortuos et puerperas in iuvenum potestatem venisse, qui malint pecimiae potius quam litterarum
studio incumbere. Dixi me de ea re ad D. Henricum quam primum esse scripturum. Tum ille :
“Quin tii”, inquit, “potius una mecum Constantinopolim proficiscere ; est nobis parata navis nova
atque firmissima, quae post solenne paschae festum Venetiis solvet, pretium vecturae est aureus
unicus, victus vero menstrui aurei quinque ; nam apud magistrum navis cibum capiemus cum
reliquis mercatoribus quam plurimis, minores mihi crede sumptus in tota hac peregrinatione facies
quam in aliqua Italiae urbe quiesceris facere soles, praeterea negotium nostrum melius ipse
curabis ; nam quid est quod mea opera vobis usui esse possit nisi ut res venales demonstrem et
loco proxenetae utramque partem ad aequitatem contrahendi postraham ?” Permovit me oratione
sua vir humanissimus tum officii sui pollicitatione, tum rei bene gerendae optata occasione.
Respondi autem me cum amicis velle de hac re deliberare »68.

L’intérêt de ce document – mise à part l’étrangeté de la situation – réside


aussi dans la réponse qu’il apporte à la question pourquoi Dimitrije n’était-il pas
allé à Constantinople après sa visite à Melanchton qui lui avait confié une lettre

65
Lettre de Martin Gerstmann du 7 mars 1561, de Venise, à Ulrich Fugger, découverte et
publiée par P. Lehmann, « Zur Geschichte ».
66
Dans une lettre qu’il nous a adressée de Bucarest, le professeur Dan Simonescu se
demandait si l’on ne devrait pas comprendre des « incunables ». Cette explication ingénieuse n’est
malheureusement pas confirmée par d’autres sources contemporaines : au milieu du XVIe siècle,
les incunables n’étaient pas encore recherchés. Le terme lui-même n’apparaît que bien plus tard,
en 1802, selon le Littré.
67
Pour le luxe des femmes grecques de Constantinople à cette époque voir, d’après Gerlach
et Crusius, N. Iorga, Byzance après Byzance, p. 124-125.
68
P. Lehmann, « Zur Geschichte », p. 381-385. On y parle également de Petrus Pomarus et
de son frère, Léonard, riche marchand à Constantinople, chez qui ils pourront loger. On peut se
demander s’il s’agit de parents de l’humaniste transylvain Christian Pomarius-Baumgarten, pour
lequel voir R. Schuller, « Christian Pomarius. Ein Humanist und Reformator in Siebenbürger
Sachsenlande », AVSL, nouvelle série, XXXIX (1913), p. 185-246 ; P. Binder, « Christian
Pomarius - Kartögraph. Beiträge zum Projekt der ersten Karte der Beschreibung der rumänischen
Länder », RRH VIII (1969), p. 171-175.

219
MATEI CAZACU

pour le patriarche Joasaph et la traduction grecque de la Confession


d’Augsbourg69.
On y apprend ainsi que le patriarche avait écrit une lettre qui accusait
Dimitrije (d’hérésie ?) (Sed quia patriarchae Constantinopolitani litteiris
accersebatur) ; ce qui empêchait celui-ci de se rendre à Constantinople. Ces
accusations pouvaient provenir du métropolite et des autorités de Valachie qui
avaient failli brûler vif Dimitrije en 1560 comme « hérétique » et « Luthérien »,
comme nous l’avons déjà vu plus haut. Or, nous savons que le patriarche
Joasaph était venu en Moldavie ou il se trouvait encore le 1er janvier 156170. À
cette occasion, il a dû passer aussi par la Valachie, comme c’était l’usage, et
avait pris des nouvelles sur Dimitrije71. Ceci peut expliquer, à notre avis,
l’hostilité de Joasaph envers notre homme, qu’il considérait comme apostat et
hérétique, et refusait de le recevoir, bloquant de la sorte l’essai de Melanchton
d’entamer le dialogue avec l’Église orthodoxe. Ce dialogue allait se nouer des
années plut tard et prendra des dimensions insoupçonnées, entraînant, entre
autres, la mise à mort du patriarche Cyrille Loukaris accusé de penchant pour la
Réforme72 .
Dans ce même contexte on peut se demander si, après tout, la lettre de
Dimitrije au patriarche Joasaph en date du 14 janvier 1560 ne peut être mise en
liaison avec ses déboires en Valachie après son retour d’Allemagne, fin 155973.
Sa situation dramatique – il y parle notamment de sa lutte « pour la mort ou
pour la vie » – pourrait être, dans ce cas, le danger ou il se trouvait d’être brûlé
vif comme hérétique. La mort de son maître dont il fait mention dans cette
même lettre pourrait s’appliquer dans ce cas au prince de Valachie Mircea III (†
le 21 septembre 1559), et la seule erreur de la lettre serait alors 1’emploi de
« Moldavie » au lieu de « Valachie »74 .
La seconde moitié de l’année 1561, Dimitrije la passe à Vienne où il entre
en contact avec Ambros Frölich, prédicateur protestant libraire et conseiller
municipal de la ville. Frölich agissait en qualité d’agent de Hans Ungnad von
Weissenwolf, baron de Sonnegg (1493-1564), qui animait à Urach, avec Primus

69
Discussion chez E. Benz, op. cit., p. 77 sq.
70
Voir la notice sur un manuscrit slavo-roumain conservé à Kiev et publiée par I. Bogdan,
Vechile cronici moldoveneşti până la Ureche, Bucarest 1891, republiée dans l’édition de G.
Mihăilă : I. Bogdan, Scrieri alese, Bucarest 1968, p. 281. Discussion chez N. M. Popescu,
Patriarhii Ţarigradului prin Ţările româneşti. Veacul XVI, Bucarest 1914, p. 37-38.
71
Voir les exemples cités par N. M. Popescu, op. cit., passim.
72
G. Hering, Oekumenisches Patriarchat und europaische Politik, 1620-1638, Wiesbaden
1968, avec la bibliographie des contacts antérieurs.
73
M. Crusius, Turcograecia, p. 248 ; traduction allemande chez E. Benz, op. cit., p. 88-89,
qui corrige la date de la lettre en 1564 et la met en liaison avec 1a mort de Despot.
74
Ainsi s’expliquerait plus facilement la mention des contacts de Dimitrije avec le
métropolite Theonas de Paronaxie qui se trouvait en 1559-1560 à Venise : cf. E. Benz, op. cit., p.
90.

220
DIMITRIJE LJUBAVIĆ (c. 1519—1564)

Trubar (1508-1586), un groupe décidé à imprimer des livres pour la conversion


des Slaves à la Réforme75.
Ambros Frölich s’intéresse à Dimitrije à partir du 16 juin 1561, lorsqu’il le
décrit comme un Serbe anciennement prêtre (leuit) et secrétaire (nottari) du
patriarche de Constantinople, connaissant le grec et le latin76. Une semaine plus
tard, après avoir fait plus ample connaissance, Dimitrije iui apparaît comme :
« ein feiner ernsthaffter man, bey 40 jar en seines alters, latine zimblich gelert, grece gar
perfect schreibts und redts, wie unser ainer teutsch. Die cirulische (slavon) gantz voll, dieselbig
auch sein angeporne sprach ist, wallachisch auch guet und fertig, turkhisch und welsch (italien)
zimblich ».

Il a été secrétaire du prince de Valachie et, pendant six ans, secrétaire et


prêtre du patriarche de Constantinople sur lequel il donne des renseignements
très intéressants. Nous apprenons ainsi que, selon les dires de Dimitrije, les
Orthodoxes possédaient à Constantinople encore 30 églises desservies par un
clergé réduit à 12 prêtres77.
Les pourparlers entre Dimitrije et le cercle d’Urach menées par
l’intermédiaire d’Ambros Frölich ont duré jusqu’à la fin de l’année 1561 et
n’ont pas abouti à un résultat positif. Nous savons, par les lettres du libraire
viennois, publiées en partie par I. Kostrenčić, et par autres, encore inédites,
mises en valeur par E. Benz, que Dimitrije pensait imprimer des livres en slavon
non seulement pour les Slaves du Sud, mais également pour ceux de Pologne-
Lituanie et de Russie. Son point de vue, exprimé à plusieurs reprises, était le
suivant : point n’était besoin de faire de nouvelles traductions de l’Ancien et du
Nouveau Testament qui existaient déjà imprimées ou en manuscrit, car cette
entreprise risquait de susciter la méfiance des Orthodoxes (allusion peut-être
aux déboires de Maxime le Grec en Russie). Il valait mieux diffuser des
catéchismes et des Postillen, c’est-à-dire des recueils de sermons qui
manquaient cruellement au clergé orthodoxe. Il entendait donc raviver la piété
orthodoxe par les sermons protestants, par la création d’un enseignement
religieux régulier, par la formation du clergé et par la diffusion de la littérature
protestante d’édification morale en langues slaves vernaculaires. Dans ce but,
Dimitrije avait traduit, sur proposition d’Ambros Frölich, une partie du
Catéchisme de Jacques Andrea de Tübingen78 .

75
B. Hans, « Hans Ungnad, Freiherr von Sonneck, ale Forderer reformatorischer
Bestrebungen bei den Südslawen », SOF II (1937), p. 36-58 ; B. Benz, « Hans von Ungnad und
die Reformation unter der Südslawen », Zeitschrift für Kirchengeschichte LVIII (1939), p. 387-
475, repris dans Wittenberg und Byzanz, p. 141-308 ; M. Rupel, Primus Truber, Munich 1965.
76
I. Kostrenčić, op. cit., p. 39. Voir aussi Ş. Papacostea, « Diaconul sârb Dimitrie şi
penetraţia Reformei în Moldova », Rsl XV (1967), p. 211-218.
77
I. Kostrenčić, op. cit., p. 43.
78
Ibidem, p. 44 ; E. Benz, op. cit., p. 80-81.

221
MATEI CAZACU

En septembre 1561, Dimitrije quitte Vienne pour deux mois afin de se


rendre en Transylvanie et récupérer ses livres79. Ernst Benz pensait qu’il
s’agissait de sa bibliothèque personnelle, hypothèse que l’on peut compléter en
y ajoutant aussi les livres imprimés par Ljubavić ou ses ouvriers. De Vienne,
notre homme se rend d’abord à Eperjes, chez Sigismond Torday, où il espérait
avoir des nouvelles de Jacques Héraclide Basilicos80. En effet, les propositions
d’Ambros Frölich n’étaient pas très généreuses ; à peine cent ducats d’or par an
et le logement. Il est donc permis de penser que Dimitrije espérait une meilleure
situation auprès de son frère adoptif dont les efforts pour occuper le trône de
Moldavie avec l’aide des cercles réformés de Hongrie et de Pologne semblaient
toucher à leur but.
Jacques Héraclide se trouvait depuis le début de l’année 1560 à Kaschau
(Kassa, aujourd’hui Košice), une propriété du noble protestant polonais Albert
Laski, qui fut un de ses plus ardents partisans81. Or, entre Kaschau et Eperjes il
n’y a que 30 km, ce qui explique bien le voyage de Dimitrije à Eperjes ; il
s’agissait de rencontrer Jacques et de suivre ses préparatifs pour attaquer là
Moldavie. Apres un échec initial, l’entreprise du Héraclide, soutenu aussi par
l’empereur Ferdinand de Habsbourg82, réussit et, en novembre 1561, il s’imposa
sur le champ de bataille face au prince Alexandre Lăpuşneanu. Ce dernier,
abandonné par les nobles du pays, fut oblige de se réfugier à Constantinople, en
emmenant avec lui sa famille et son trésor.
À la suite de ce succès, Jacques Héraclide Basilicos se fit couronner prince
de Moldavie sous le nom de Jean, mais les annales du pays ont retenu la forme
« Despot » (Despot Vodă), nom sous lequel nous l’appèlerons dorénavant. Son
règne dure exactement deux ans. Venu au pouvoir avec l’aide des grands
seigneurs mécontents du « tyran Alexandre », le nouveau prince allait perdre
très vite ce capital de sympathie. Despot se proposait, en effet, d’introduire la
Réforme protestante dans un pays profondément attaché à son orthodoxie. Cette
démarche entacha de suspicions ses initiatives les plus louables, parmi
lesquelles figurait la création d’une Académie latine où il invita pour enseigner
des humanistes allemands, polonais et grecs comme Gaspar Peucer, le gendre de
Melanchton, Jean Sommer (qui allait écrire une vie de son patron), Justus Jonas,
Joachim Rheticus de Cracovie, Hermodore Lestarchos et François Lismanino83.

79
I. Kostrenčić, op. cit., p. 39, 44 ; E. Benz, op. cit., p. 82.
80
E. Benz, op. cit., p. 82, qui semble ignorer le fait que Sigismond Torday était gagné à la
cause de Jacques Héraclide depuis février – mars 1560 : cf. Hurmuzaki, Documente, II/1, no 345-
347, p. 370-372.
81
M. Kasterska-Sergescu, « Albert Laski et ses relations avec les Roumains », RHSEE VIII
(1931), p. 253-276 ; N. Iorga, Nouveaux matériaux.
82
Le 19 janvier 1561, l’empereur Ferdinand promet son aide à Jacques Héraclide : cf.
Hurmuzaki, Documente, II/5, no 208, p. 476-478 ; voir aussi les lettres dans le même volume, no
478-499, p. 368 sq.
83
Voir E. Legrand, op. cit. ; E. Benz, op. cit., p. 48-49 ; Şt. Bârsănescu, Şcoala latină de la
Cotnati. Biblioteca de curte şi proiectul de academie a lui Despot Vodă, Bucarest 1957.

222
DIMITRIJE LJUBAVIĆ (c. 1519—1564)

Certains ne vinrent pas, mais d’autres s’y rendirent, de même qu’un grand
nombre de mercenaires hongrois, allemands et même français.
Peu de temps après son installation, Despot accueillit son frère adoptif
Dimitrije. Ce dernier avait décidé de lier son sort au sien et avait donc rompu les
négociations avec le cercle d’Urach. Dans sa lettre du 10 janvier 1562 à Hans
Ungnad, dans laquelle il fait état de cette décision, Frölich parle des relations de
Dimitrije avec Despot et précise que Ljubavić jouissait de l’estime du prince qui
avait fait appel à lui pour réformer l’Église de Moldavie84 .
C’est vraisemblablement dans ce but que Dimitrije partit au printemps de
l’année 1562 en ambassade en Pologne et en Russie85 . La mission ne réussit pas
à améliorer les relations de Despot avec le roi de Pologne, relations qui restèrent
tendues durant tout son règne.
Pendant l’absence de Dimitrije, Despot reçut une ambassade valaque et le
30 avril 1562 procéda à une cérémonie solennelle d’alliance et d’affrèrement
avec le jeune prince Pierre, le fils de Mircea III, qui régnait, comme nous
l’avons vu, sous l’autorité de sa mère Anne-Chiajna86.
À son retour de Pologne, Dimitrije apprit cette nouvelle avec un déplaisir
évident, car, selon les dires d’un témoin oculaire, Jean Sommer, il caressait
l’espoir d’occuper un jour le trône de Valachie87. Pourtant, en octobre 1562, les
relations de Despot avec la Valachie se sont détériorées au point que les armées
moldaves ont dû repousser une attaque de leurs voisins. Selon le rapport de
l’émissaire impérial en Moldavie, Despot aurait même imposé au prince valaque
un tribut de 5000 florins d’or, en signe de dédommagement 88.
Derrière cette agression se profilait une coalition entre le prince déchu,
Alexandre Lăpuşneanu, et Pierre de Valachie. On peut supposer que Dimitrije

84
Le 10 janvier 1562, Ambros Frölich pouvait annoncer à ses amis de Tübingen la décision
de Dimitrije de se rendre en Moldavie où il « wolle dort das Volk bilden », ce qui pourrait traduire
l’espoir d’un siège épiscopal : cf. I. Kostrenčić, op. cit., p. 68. Un résumé et des extraits chez E.
Benz, op. cit., p. 84-85, Une photocopie de la lettre nous a été gracieusement fournie par les
Archives de l’Université de Tübingen, où elle porte la cote 8/3, f. 94-95v.
85
Hurmuzaki, Documente, II/1, p. 407 : « Ad regem Poloniae et Moschum nuncium missit
Dernetrium Graecum, aulae suae familiarum, multis apud Maiestis vestras notum, praesertim
Tordae [Sigismond Torday ». Lettre du commissaire impérial en Moldavie à Ferdinand de
Habsbourg. Voir aussi A. Veress, op. cit., I, p. 222.
86
Voir le rapport du commissaire impérial Jean Belsius (le même que dans la note
précédente) en date du 4 mai 1562 : « de Transalpinis ultimo die Aprilis inter horam 8 et 9, habita
omnium boiaronum congregatione, ad latus Despotae introjit teatrum postremurn ille, orator
vayvodae Transalpini, brevique admodum facta oratione, produxit litteris iuramenti patentes quas
nomine Petri vayuodae Transalpini Despotae tradidit, is scribae publice legendas porrexit, quibus
ad horam uscque mediam perlectis, assurrexit deinde et Despotes cum boiaris suis cancellario
praecedente, subsequentibus reliquis, iuramento praelato (de more) cruce aurea et evangelijs
sacris simili seses non ad vicinitatis solum et amicitiae adjuncţis et liberis, verum ad fraternitatis
quoque sacratissimum vinculum unanimiter obstrinxerunt », Hurmuzaki, Documente, II/1, p. 410.
87
« Demetrii tamen illius, cui transalpinae Valachiae principatum destinarat Despota » : cf.
E. Legrand, op. cit., p. 34.
88
Hurmusaki, Documente, II/1, p. 457-458.

223
MATEI CAZACU

Ljubavić a été mécontent de l’arrêt dés hostilités, vu que cet incident lui
fournissait un prétexte idéal pour attaquer la Valachie et, éventuellement,
s’emparer du trône princier. Mais Despot, en butte à l’hostilité du roi de
Hongrie et de son ancien ami Jean Laski, avait d’autres priorités qui lui
interdisaient une entreprise militaire en Valachie.
En décembre de la même année 1562, un nouvel incident créa un malaise
entre les deux hommes : un émissaire de Hans Ungnad, Wolf Schreiber, arriva
en Moldavie porteur d’un projet d’imprimerie protestante en langues slaves et
roumaine. Soupçonnant une provocation, Despot le livra aux Turcs, où le
malheureux passa de longs mois en prison89.
C’est pourquoi en août 1563, alors qu’il commandait l’artillerie de Despot
Dimitrije. Ljubavić passa, bon gré mal gré, du côte du prétendant Ştefan Tomşa,
l’ancien hatman (commandant de l’armée), qui assiégea Despot dans sa
capitale, Suceava90. Obligé de se rendre, ce dernier sortit sur un cheval blanc,
affublé des insignes de la royauté, dans l’espoir d’impressionner ses adversaires.
Mais, il fut mis a mort, de même qu’une partie de ses mercenaires, le 6
novembre91.
Le règne de Ştefan Tomşa dura jusqu’au mois de mars 1564. Au début, le
nouveau prince traita Dimitrije avec mansuétude et même fit un serment
solennel lui promettant la vie sauve92. Toutefois, quelques jours plus tard,
Tomşa commença à nourrir des doutes sur la loyauté de son sujet et ordonna au
bourreau de lui couper la narine droite. Cette mutilation était appliquée, dans les
Pays Roumains, aux prétendants au trône princier et était censée les empêcher
de régner, vu que, selon la coutume locale, les princes devaient être exempts de
tares physiques93.

89
M. Knebel, « Wolf Schreibers Mission im Europäischen Südosten in der Mitte des XVI.
Jahrhunderts », Südost-deutsches Archiv II (1959), p. 18-42 ; M. Holban, « En marge de la
croisade protestante du groupe de Urach pour la diffusion de l’évangile dans les langues
nationales du Sud-Est européen – l’épisode Wolff Schreiber », RÉSEE II (1964), p. 127-152.
90
Voir la biographie de Despot éciite par Alexandre Guagnini et publiée par C. Marinescu,
« À propos d’une biographie de Jacques Basilicos l’Héraclide, récemment découverte », Mélanges
d’histoire générale, II, Bucarest 1938, p. 405-406.
91
A. Armbruster, « O relatare inedită a morţii lui Despot Vodă », SMIM VII (1974), p. 321-
328, récit de Thomas Frölich, pasteur protestant de Kassau, peut-être parent d’Ambros Frölich.
92
Voir le récit de Jean Sommer : « Is [Dimitrije] circumductus aliquandiu captivus tandem
in arctissimam Stephani familiaritatem admissus est, hospitalique mensae adhibitus, bolum panis
in crucis formam compositum aque Principe oblatum (quod sanctissimum apud illos foedus
existimatur) edere et de benignitate ipsius omnia semper jussus est », E. Legrand, op. cit., p. 55-
56.
93
« At, paucis interjectis diebus, comprehendi rursus eum naremque dextrahi excidi a
carnifice Stephanus jussit. Ita etiam notari apud illos soient, quibus e principum familia natis spes
imperii occupandi imputatur. Nemo enim qui mutilate sit corpore ad honores eos gerendos
admittitur. Ferebat tamen illud metu gravioris mali Demetrius, abunde secum bene agi existimans,
si vita relinqueretur » : Jean Sommer chez E. Legrand, op. cit., p. 56. Pour la coutume de mutiler
les candidats malchanceux au trône du pays et la nécessité pour les princes d’être exempts de tares

224
DIMITRIJE LJUBAVIĆ (c. 1519—1564)

Sur ces entrefaites, les événements se précipitaient en Moldavie. Ştefan


Tomşa ne fut pas reconnu par les Ottomans qui donnèrent le trône du pays à
Alexandre Lăpuşneanu. En mars 1564, battu par ce dernier, Tomşa se réfugia en
Pologne où il allait périr sous la hache du bourreau.
Avant de s’enfuir, le prince confia Dimitrije à la garde d’un noble moldave
qui ne tarda pas à le livrer à Lăpuşneanu, espérant de la sorte entrer dans les
grâces du nouveau prince94. Quelques jours plus tard, Alexandre Lăpuşneanu
envoya son prisonnier en don au prince de Valachie, en fait à sa mère, la terrible
Chiajna. Celle-ci le fit décapiter et jeta, lors d’un banquet, sa tête toute
ensanglantée sur la table où avaient pris place les premiers seigneurs du pays.
Elle voulait de la sorte montrer comment finissaient les prétendants au trône de
son fils et punir l’ingratitude d’un ancien protégé de son époux95.
Ainsi finissait, à 45 ans, la vie d’un intellectuel fourvoyé dans les
méandres de la politique. Commencée à Venise, continuée à Chios, en Crète, à
Constantinople, en Valachie et en Transylvanie, cette existence errante avait
conduit Dimitrije Ljubavić en Allemagne et en Autriche, en Hongrie et en
Moldavie. Son métier d’imprimeur l’avait mis en contact avec la Réforme
protestante et l’avait poussé à envisager une réformation de l’Église orthodoxe
dans le sens proposé par Luther et Melanchton, sans renoncer pour autant à son
attachement à l’Orthodoxie. Dimitrije Ljubavić a le mérite non négligeable
d’avoir fondé la seconde imprimerie de Valachie, en 1544, et d’avoir permis
ainsi la continuation de cette activité en Transylvanie à l’abri des vicissitudes
politiques qui secouaient la Principauté du Sud des Carpates. C’est lui qui fut le

physiques, voir les données recuieillies par N. Iorga, « Pretendenţi domneşti în secolul al XVI-
lea », AARMSI, IIe série, XIX (1897-1898), p. 195-197.
94
« Stephanus dissimulato metu cum tormentorum majorum custodiam nobili cuidam
Valacho ad Demetrio commisisset, omnibus insciis, quam potuit celerrima fuga se imminenti
malo in praesens eripuit. Alexandro desertis castris propinquo occurrit nobilis is qui tormentis
aeneis praesse jussus erat, vinctumque infelicissimum Demetrium obtulit, eum esse dictitans qui
consiliorum omnium conscius fuerit Despotae ; non minus in illo vindicari opportere ipsius
exilium quam in Despota si viveret ; sibi dari veniam aequum esse, quod clausis undique ipsum in
Turciam sequi, intereaque liberam ullam pro existimatione vocem mittere non potuerit ; nec se
perfide fecisse videri debere qui hostem ipsius per fraudem in potestatem redegerit, ipsius id
datum esse honori, cujus felici auspicio redeuntis in provinciam benevolentiam isto velut
autoramento sibi confirmare cuperet. Asservari Demetrium Alexander jussit et proditorem
magnifice donatum secure dimisit. Abeunti vero e vestigio submisit carnifices qui perfidum
nebulonem, ut meritus erat, trucidarent. Ita sceleris poenas statim exsolvit, memorabili exemplo
eorum qui, gratiae captandae causa, jura omnia confondere pro lusu habent » : E. Legrand, op.
cit., p. 56-57, récit de Jean Sommer.
95
« Demetrium Transalpino principi Mirzae [Pierre, fils de Mircea III] dono misit, apud
quem inter summas verborum contumelias, perstrepente luxu ac laetitia universa aula, misere
trucidatus interiit. Capiti etiam inter pocula a matre Mirzae, crudeli et immani foemina, turpiter
illusum est, dum nunc aemulum imperii, nunc Transalpinae principem petulante ac procaci lingua
ipsum salutaret » : récit de Jean Sommer chez E. Legrand, op. cit., 57. Cf. aussi l’élégie du même
dédiée Ad Demetrium, chez E. Legrand, op. cit., p. 83-91.

225
MATEI CAZACU

maître du diacre Coresi, le plus grand imprimeur roumain du XVIe siècle, et de


toute une série d’ouvriers plus obscurs.
Sa fin dramatique illustre parfaitement la cruauté des moeurs du temps et
s’inscrit dans le long martyrologe des intellectuels sud-est européens à l’aube
des temps modernes.

226
MOINES SAVANTS ET POPES IGNORANTS
DANS LE MONDE ORTHODOXE POST-BYZANTIN

La chute de Constantinople en 1453 et l’occupation ottomane de la


Péninsule balkanique et du Proche et Moyen-Orient ont déstructuré le monde
orthodoxe en plusieurs zones :
1) Les États orthodoxes conservant leur indépendance, ou au moins une
autonomie intérieure significative : la Russie, les deux Pays Roumains du Nord
du Danube, Valachie et Moldavie, et la Géorgie. L’expansion russe en direction
de la Sibérie et du Caucase a eu comme conséquence l’occupation de nouveaux
territoires habités par des Musulmans, des Chrétiens orientaux et par des
peuples animistes ou « païens ». À la différence des autres Églises orthodoxes,
l’Église russe a organisé des missions en Chine (dès 1712), en Amérique du
Nord (Alaska), au XVIIe siècle, au Japon (1858), en Corée (1897), à Ourmiakh
(en direction des Nestoriens de Perse et du Kurdistan), en Palestine et en Syrie.
2) Les Chrétiens orthodoxes vivant à l’intérieur du monde de l’Islam,
ottoman ou persan : Grecs, Bulgares, Serbes, Albanais, Valaques (Aroumains,
éparpillés dans tous les anciens pays balkaniques), Gagaouzes (turcs
seldjoukides convertis au XIIIe siècle) en Bulgarie et en Thrace, tous ceux-ci en
Turquie d’Europe ; Coptes d’Égypte, melkites gréco-arabes d’Antioche, de
Jérusalem, d’Alexandrie et du Sinaï ; Grecs d’Asie mineure (Karamanlis) ;
Chaldéens d’Irak et d’Iran.
3) L’apparition ou la réapparition des États nationaux au XIXe – XXe
siècles – la Serbie en 1815, la Grèce en 1830, la Bulgarie en 1878, l’Albanie en
1912 – a redécoupé les frontières des mondes islamique et orthodoxe dans les
Balkans. Ces frontières ont été remises en question et redessinées après les deux
guerres balkaniques (1912-1913) et les deux guerres mondiales, plus récemment
par l’implosion de la Yougoslavie.
4) Les Orthodoxes slaves méridionaux (notamment les Serbes) et orientaux
(Ruthènes) et roumains vivant en Hongrie, en Transylvanie et au Banat
(autrichiens depuis 1699) ; les Ruthènes et les Ukrainiens englobés depuis le
XIVe siècle dans le Royaume de Pologne-Lituanie, et dont une partie non
négligeable s’est unie avec Rome (Brest 1596, pour les Ruthènes et les
Ukrainiens de Pologne, Alba Iulia 1701, pour les Roumains de Transylvanie et
du Banat). Ces Orthodoxes ont été intégrés respectivement dans l’Empire russe
(après les trois partages de la Pologne, 1772, 1773 et 1795), dans la Grande
Roumanie (1918) et dans le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes
MATEI CAZACU

(future Yougoslavie), en 1918. Depuis 1991, l’Ukraine a proclamé son


indépendance et a vu apparaître deux Églises orthodoxes (une autocéphale,
l’autre dépendant du Patriarcat de Moscou) et une unie (gréco-catholique), tout
comme en Roumanie, où l’Église unie avec Rome, supprimée par les autorités
communistes en 1948, a refait son apparition en 1990. Des Églises orthodoxes
indépendantes de Moscou ont vu le jour dans les anciennes Républiques
soviétiques depuis 1991 (Estonie, Lettonie, Moldavie).
5) Les Orthodoxes grecs vivant dans les îles et les territoires de la
Méditerranée orientale sous domination vénitienne et génoise, notamment Crète
(jusqu’en 1669), Chypre (jusqu’en 1566), Corfou, Zante, Céphalonie, Leucade,
Cythère (jusqu’en 1797) et quelques autres, pour des périodes plus courtes.
6) La diaspora « grecque » de Hongrie, d’Autriche, d’Allemagne et de
Russie (XVIIe – XIXe siècles), formée de communautés de marchands et
d’hommes d’affaires orthodoxes (Grecs et Aroumains) installés dans les centres
économiques et politiques de ces pays : Braşov et Sibiu (en Transylvanie), Bude
et Pest, Leipzig, Odessa, etc. Beaucoup d’entre eux ont été anoblis et se sont
assimilés dans le milieu ambiant.
7) Les migrations et les déplacements de populations consécutives aux
deux guerres mondiales ont vu la création de communautés et, par conséquent,
d’Églises orthodoxes aux États-Unis, au Canada et en Australie, tout comme
dans les principaux pays de l’Europe occidentale, notamment en France, en
Allemagne, au Royaume-Uni, en Belgique et en Suisse.

Popes et moines

Tout comme à Byzance, un premier trait commun fondamental de ces


Églises reste la dichotomie entre le clergé régulier (moines et nonnes) et le
clergé séculier, qui assure l’encadrement des fidèles au niveau des paroisses
(popes, diacres et chantres). Quelques chiffres permettront de mieux évaluer le
poids du clergé dans le monde orthodoxe : ainsi, en 1916, on compte en Russie
environ 121.000 membres du clergé (dont 51.000 séculiers pour une population
de 100 millions d’habitants, ce qui donne environ 0,12 % du total (mais 0,15%
en 1764). Ce chiffre est dans la moyenne que l’on retrouve aussi pour d’autres
pays orthodoxes, de 0,05 % en Bulgarie, avant 1945, 0,1 % en Grèce, en 1953,
0,15 % en Roumanie, avant 1948, et 0,3 %, en Géorgie, en 19001. II s’agit d’un
groupe très restreint, moins nombreux que la noblesse par exemple, mais dis-
posant, avant les différentes lois de sécularisation des biens ecclésiastiques, de
richesses considérables : plus de 40% des meilleures terres en Russie du Nord-

1
Voir E. Turczynski, « The Role of the Orthodox Church in adapting and transforming the
Western Enlightment in Söutheastern Europe », EEQ 9 (1975), p. 418-419. Pour les chiffres, cf. R.
Janin, Églises orientales et rites orientaux, Paris 19554. Pour la Russie, voir aussi R. Conquest, La
Grande Terreur. Les purges staliniennes des années 1930, Paris 19952, p. 217.

228
MOINES SAVANTS ET POPES IGNORANTS

Ouest, aux XVe – XVIe siècles, 25 % du total des biens fonciers en Roumanie,
en 1863, pour les seuls monastères.
À l’instar de Byzance, qui a servi de modèle pour toute l’Orthodoxie, le
statut du clergé régulier est supérieur à celui du clergé séculier tant pour la
formation des cadres que pour les possibilités de carrière qu’il ouvre ; en effet,
la hiérarchie supérieure de l’Église orthodoxe est formée exclusivement de
moines, qui seuls peuvent accéder aux dignités d’évêque, d’archevêque, de
métropolite et de patriarche, sans compter le personnel qui leur est attaché et les
supérieurs des monastères (higoumènes ou abbés). Le cas du prêtre séculier
Basile, qui fut élu, en 1182, abbé du monastère des Grottes de Kiev, est une
exception explicable seulement par l’incertitude qui régnait à l’époque dans
l’Église russe. Les moines forment également le personnel des tribunaux
ecclésiastiques orthodoxes dans l’Empire ottoman, et ils ont de surcroît la
charge des hôpitaux (xenodochion).
En revanche, le cas des archiprêtres (« protopopes de Cour », en Serbie),
prêtres des églises épiscopales et chargés des affaires financières des diocèses,
rappelle par certains côtés le cas russe mentionné plus haut. En Moldavie, entre
1395 et le milieu du siècle suivant, des protopopes sont chargés de l’administra-
tion de la Métropole du pays en l’absence du titulaire – un évêque grec, nommé
par l’empereur byzantin en vertu du Traité de Stoudion de 1382, et résidant à
Constantinople. Mais il s’agit là, répétons-le, d’exceptions en cas de crise ou de
situation exceptionnelle.

Le recrutement des clercs

Le recrutement des deux catégories du clergé est différent. N’importe quel


jeune – homme ou femme – pouvait entrer au monastère s’il remplissait les
conditions fixées par le Concile in Trullo et par les Novelles de Justinien : âge
minimum requis de dix ans (en réalité plus élevé, car on rencontre souvent des
dispositions locales interdisant l’entrée en monachisme des jeunes imberbes),
passage par les différentes périodes probatoires – novice, rassophore, sta-
vrophore, mégaloskhème (skimnik, velikoskimnik). En revanche, le clergé
séculier répond en grande partie à la loi de l’offre et de la demande qui a été
ainsi résumée par R. Janin :
« Quand le curé d’une paroisse rurale vient à mourir, les fidèles, préoccupés d’avoir chez
eux quelqu’un qu’ils connaissent et qui leur inspire confiance, désignent l’un d’entre eux au choix
de l’évêque. Le plus souvent, le candidat est un bon père de famille qui vit du travail de ses mains
et qui, jusque-là, ne pensait guère au sacerdoce. Il passe un certain temps dans un monastère ou
auprès de l’évêque pour apprendre les cérémonies et le chant ecclésiastique, quelquefois même il
doit commencer par des exercices de lecture, après quoi il est ordonné prêtre et renvoyé dans son
village où il retrouve sa boutique, son atelier ou ses champs. Pendant la semaine, il travaille
comme par le passé pour assurer l’existence de sa famille et ne se montre guère prêtre que le
dimanche et les jours de fête [...]. Dans les villes et les bourgades importantes, l’évêque intervient
un peu plus directement, mais son candidat doit toujours être agréé par l’éphorie ou le conseil de

229
MATEI CAZACU

fabrique. Certaines paroisses importantes ne reçoivent que d’anciens élèves des séminaires. On a
même parfois recours à des moyens tout à fait modernes pour s’assurer un curé. N’a-t-on pas vu
en Bulgarie des fidèles privés de pasteur mettre des annonces dans les journaux pour demander
des offres qu’ils sollicitaient en vantant la salubrité du climat et la douceur des habitants ! »2

Ces précisions sont exactes et peuvent être illustrées par quelques


exemples. Commençons par le mode de recrutement des prêtres. Les Mémoires
de l’évêque bulgare Sofroni de Vraca (1739-1816), né Stoiko au gros bourg de
Kotel, nous permettent de suivre son parcours en détail. Il va à l’école à l’âge de
neuf ans (« je n’avais pas pu y aller plus tôt à cause de mon état faible et
maladif »). I1 y apprend « la lecture courante », en grec, ensuite par cœur
l’Octoèque (Osmoglasnik ou Livre des huit tons), un livre liturgique
typiquement orthodoxe sans équivalent dans le rite romain, qui contient les
offices dominicaux et ceux des jours de la semaine. Au moment où le jeune
Stoiko commence l’étude du Psautier, autre livre fondamental pour la liturgie,
son père, marchand de bétail, décède à Istanbul. Orphelin à l’âge de onze ans, il
est adopté par un oncle qui lui fait apprendre un métier. À nouveau orphelin à
dix-sept ans, il règle les affaires familiales à Istanbul (où il faillit être victime
d’une bande de Turcs sodomites à Scutari), puis se marie et décide « d’aller
travailler par les villages pour gagner [s]a vie ». C’est alors qu’intervient la
décision des notables de Kotel :
« Quelques-uns des premiers (tchorbadjis, notables) apprirent que je voulais m’en aller,
m’appelèrent et me dirent : “Ne va nulle part, reste ici ; notre évêque doit venir ces jours-ci et
nous le prierons de te faire prêtre”. Le troisième jour, le prélat vint et ils lui présentèrent leur
requête ; il dit qu’il me donnerait la tonsure le dimanche suivant. Ils lui donnèrent 70 piastres (=
environ 21 ducats d’or de Venise) ; cela se passait le mercredi ; et moi, je me préparais pour le
dimanche. Le vendredi, l’économe vint m’apporter cet argent et me dit : “Sache que l’évêque ne
te fera point prêtre ; un autre a offert cent cinquante piastres (= 45 ducats) ; c’est celui-là qui
aurait la tonsure”. Quelle humiliation et quel chagrin pour moi qui m’étais confessé au péniten-
cier, qui avais reçu mon certificat, et qui avais tout préparé. Mais à qui dire ce chagrin ? Je courus
auprès de ceux qui avaient présenté la requête et offert l’argent ; ils allèrent chez l’évêque et
donnèrent encore 30 piastres. Je reçus l’imposition des mains le 1er septembre 1762. Mais comme
je savais un peu lire, la plus grande partie des autres prêtres me portait envie. Car tous en ce
temps-là étaient de simples laboureurs. Et moi, dans ma jeunesse imprudente, je ne voulais pas me
soumettre à eux, tant ils étaient simples et ignorants. Et ils me dénonçaient auprès du prélat. Que
de fois ne m’a- t-il pas suspendu ! Ils me détestaient tant ! »3

Voici aussi, sans autres commentaires, un acte de Moldavie (en Roumanie)


de 1829 :
« Nous, les habitants et les fidèles de l’église du village de Vetreşti, placé sous le vocable
des archanges Michel et Gabriel, faisons savoir qu’étant privés de prêtre à notre église et ayant
prié le père Théodore, supérieur du monastère de la Vrancea [une véritable « république
paysanne »], de nous fournir un prêtre, il a désigné le père Ştefan, le fils de Sa Sainteté, du village
X, pour être serviteur de notre église susmentionnée. Et nous nous sommes engagés à lui venir en

2
R. Janin, Églises orientales, p. 90.
3
Traduction de L. Leger, La Bulgarie, Paris 1885, p. 90-91.

230
MOINES SAVANTS ET POPES IGNORANTS

aide pour les dépenses de sa prêtrise, à savoir cent lei et deux jours de rente en travail calculées à
30 paras la journée de fenaison et 20 paras la journée de binage. Et nous nous sommes engagés à
lui construire la maison sur notre terre, là où il faut, près de l’église, et le terrain de la maison et
toutes ses annexes seront à toujours la propriété du prêtre et aux fils et aux petits-fils de Sa
Sainteté, autant que Dieu Lui donnera. Et lorsque nous avons fait ce contrat, il a été écrit avec
l’accord de tous les fidèles. Et pour plus de foi, nous avons signé mettant nos noms et nos doigts.
Écrit par le diacre ».

Suivent 12 noms et la signature du supérieur du monastère4.


La situation décrite par Sofroni de Vraca s’applique à une époque
spécifique – l’époque phanariote5 – et à une région définie – la Bulgarie –, où le
clergé supérieur était grec, alors que les popes de village étaient bulgares. Mais
telle n’était pas la situation ailleurs, en Grèce, dans les Pays Roumains et en
Russie. En effet, dans ces régions, les prêtres – tout comme en Bulgarie
ottomane, d’ailleurs – étaient exempts de certains impôts et taxes envers l’État,
même s’ils devaient payer d’autres impôts spécifiques à l’évêque du lieu (une
pièce d’or par an) et au patriarche de Constantinople (une pièce d’or) seulement
dans l’Empire ottoman6. Cela avait comme conséquence leur intégration dans
une catégorie fiscale privilégiée et le désir naturel d’en faire profiter leurs fils et
leurs descendants. C’est ainsi que l’on voit se constituer le groupe des « fils de
pope » (popovci, en Russie) qui prennent la suite de leur père à la tête de la
paroisse. Cette pratique est courante aussi en Grèce jusqu’au grand Synode de
Constantinople de 1593, dont il sera question plus loin.
Un exemple très parlant à ce sujet nous est fourni par le pope (papa)
Synadinos, prêtre de Serrés, en Macédoine (1600 - post 1658), qui nous a laissé
un important ouvrage de Mémoires7. On y apprend ainsi que son père était
également prêtre : le papa Sidérés (1574-1637) remet sur pied, au dire de son
fils, tout un petit village agricole très pauvre, Mélénikitsi, où il organise
notamment des ateliers de filature et de tissage du coton. Tous ses fils – au

4
H. H. Stahl, Contribuţii la studiul satelor devălmaşe româneşti, II, Structura internă a
satelor devălmaşe libere, Bucarest 1959, Bucarest 1959, p. 50-51. Pour une vue d’ensemble, voir
idem, Les Anciennes Communautés villageoises roumaines. Asservissement et pénétration
capitaliste, Bucarest – Paris 1969.
5
Au XVIIIe siècle, époque pendant laquelle les provinces roumaines sont gouvernées par
les membres de grandes familles grecques ou hellénisées provenant généralement du quartier du
Phanar à Istanbul.
6
S. Runciman, The Great Church in Captivity, Cambridge 1968 ; H. Inalcik, « The Status
of the Greek Orthodox Patriarch under the Ottomans », Turcica 21-22 (1991), p. 407-436. Pour la
Roumanie, voir N. Stoicescu, « Regimul fiscal al preoţilor din Ţara Românească şi Moldova până
la Regulamentul Organic (1832) », BOR LXXXIX (Ì971), p. 335-354 ; M. Păcurariu, Istoria Bise-
ricii Ortodoxe Române, I-III, Bucarest 1994. Pour la Serbie, voir L. Hadrovis, Le Peuple serbe et
son Église sous la domination turque, Paris 1947 ; M. Mirković, Pravni položaj i karakter srpske
crkve pod turskom vlaşcu (1459-1766), Belgrade 1965. Pour la Bulgarie, T. Haardt, Die Lage der
bulgarischen Kirche im Osmanischen Reich bis zur Zeit der Tanzimat, Thèse de doctorat, Vienne
1949.
7
Conseils et mémoires de Synadinos, prêtre de Serrès en Macédoine (XVIIe siècle), éd. P.
Odorico, Paris 1996 : Association « Pierre Belon »

231
MATEI CAZACU

moins trois, dont Synadinos – sont destinés à la carrière ecclésiastique, une


stratégie que notre auteur décrit en détail seulement en ce qui le concerne. Ainsi,
à l’âge de dix ans, il est envoyé dans un village voisin, Kaladendra, pour
apprendre à lire et à écrire (« l’instruction de base ») auprès d’un prêtre. Cet
apprentissage dure au maximum quatre ans, car le 15 janvier 1615 (à l’âge de
quatorze ans et demi), Synadinos est envoyé à Serrés, centre commercial et
administratif de la région, auprès d’un certain Christodoulos (un Juif converti),
pour apprendre le métier de tisserand. En avril 1616, son père organise les
fiançailles de Synadinos avec la fille d’un orfèvre ; les noces sont célébrées en
novembre 1617 par le métropolite de Serrés en personne, un signe que notre
homme se prépare pour la prêtrise. De fait, un an plus tard, en 1618-1619,
Synadinos retourne à l’école, auprès d’un autre prêtre, qui enseigne à la
Métropole. « Et j’ai appris, note-t-il, la grammaire, l’écriture, et, parmi les
poètes, Caton, Pythagore, Aristophane, et le canon de Noël et de l’Épiphanie de
Jean Damascène », une compilation à caractère grammatical8 . Cette nouvelle
période de formation est assez brève : en décembre 1619, il est ordonné diacre,
puis prêtre en 1622, à l’âge de 21 ans et demi. Synadinos ne précise pas pour
quelle paroisse ; ainsi, il faut croire qu’il s’agissait de celle de son père, à
Mélénikitsi, ou bien du couvent de Skalitzas, où son père était ktitor (fondateur
et patron). Mais, une épidémie de peste venant à emporter 8000 personnes dans
la région, Synadinos peut acquérir, à Serrés, en 1623, cinq paroisses (enoriai)
restées vacantes après le décès du papas Démétroudès Kargoudès. Nous disons
bien « acquérir », car Synadinos note dans ses Mémoires qu’il paya 6000 aspres
(environ 50 ducats d’or) au métropolite pour cette nomination.
D’autres candidats à la prêtrise pouvaient suivre les cours de l’École du
Patriarcat de Constantinople (fondée en 1454), de l’Académie Théologique de
Kiev, œuvre du métropolite Pierre Movilă (Moghila), en 1632, de l’École du
Mont-Athos (milieu du XVIIIe Siècle), mais leurs élèves entraient essentielle-
ment dans le clergé régulier.

Des dynasties de prêtres

On voit dans le cas de Synadinos de Serrés au moins deux générations de


prêtres – son père et lui-même – et peut-être plus, car on ignore ce qu’est
devenu son fils. L’hérédité de la prêtrise était aussi chose courante en Russie, où
Pierre le Grand et ses successeurs avaient vu le « clergé blanc » (séculier) se
transformer peu à peu en une classe fermée, difficile à abandonner, presque
impossible à pénétrer9. Afin de mettre fin à l’inflation de prêtres et de diacres,
Pierre le Grand avait réglementé les effectifs du personnel dans les paroisses :
un prêtre pour 100 à 150 feux, deux pour 200 à 250 feux, trois pour 250 à 300

8
Ibidem, p. 79.
9
G. L. Freeze, The Russian Levites. Parish Clergy in the Eighteenth Century, Cambridge
(Mass.) 1977.

232
MOINES SAVANTS ET POPES IGNORANTS

feux, avec un nombre correspondant d’auxiliaires : bedeaux, sacristains, diacres.


À son tour, Catherine II ordonna en 1769 la conscription de 25% de tous les
jeunes gens et de 50% des membres de l’ordre ecclésiastique en surnombre (sur
un total d’environ 67.000), ce qui permit d’incorporer 9000 hommes dans
l’armée. Quinze ans plus tard, une opération similaire élimina tous les hommes
d’Église en excédent et tous les jeunes gens sans instruction au-dessus de l’âge
de quinze ans : 32.000 surnuméraires furent ainsi pris, mais cette fois ils purent
choisir un nouveau statut. La plupart entrèrent dans les bureaux ou dans l’état de
citadin10.
Un exemple analogue de continuité de la prêtrise dans une même famille
est fourni par le pope Avvakum (Habacuc, 1620/21-1682), figure centrale du
raskol, schisme des vieux-croyants du XVIIe siècle, et auteur d’une
autobiographie d’un grand intérêt11. Avvakum raconte que son père était prêtre
dans le village de Grigorovo, près de Nijni-Novgorod. À sa mort, les proches les
chassèrent, lui et sa mère, de la maison familiale (la cure ?). Avvakum se marie,
puis est ordonné diacre à l’âge de vingt et un ans et prêtre deux ans plus tard.
Nulle part il ne mentionne ses études (commencées vraisemblablement avec son
père), ce qui ne l’empêche pas de se hausser à la dignité de protopope à l’âge de
21 ans, d’abord dans son village, ensuite à Jurevec, sur la Volga.
Un autre cas, cette fois-ci en Syrie, met en scène une longue lignée de
prêtres – pas moins de quatre générations commençant avec Bulos (Paul) ibn
az-Zaïm, puis son fils Yuhanna, devenu, après la mort de son épouse, évêque
d’Alep puis patriarche d’Antioche sous le nom de Macaire III (1647-1672),
suivi de son fils Bulos (Paul) (1627-1669), sacré diacre à l’âge de quinze ans,
auteur du récit du voyage du patriarche Macaire en Valachie, Moldavie et en
Russie12. De son mariage, Paul a eu deux fils, dont un deviendra lui aussi prêtre
puis patriarche d’Antioche sous le nom de Cyrille V (1672, 1682-1720).
Citons enfin le cas vraiment exceptionnel de la famille des prêtres Tempea
de Braşov, en Transylvanie (église Saint-Nicolas du quartier roumain des
Şchei), qui a donné pas moins de six générations de prêtres entre la seconde
moitié du XVIIe siècle et la première moitié du XIXe. Ils portent tous le prénom
Radu et les plus connus sont Radu II (1691-1742), auteur d’une chronique de
cette église et de son école, Radu V (1768-1824), directeur des écoles rou-
maines de Transylvanie et auteur d’une précieuse grammaire roumaine (1797),
et enfin son fils, Radu VI (1793-1850), auteur d’ouvrages de morale et de
manuels scolaires13.

10
I. De Marariaga, La Russie au temps de la Grande Catherine, Paris 1987, p. 130-141.
11
P. Pascal, La Vie de l’archiprêtre Avvakum écrite par lui-même, Paris 1938.
12
Édité par V. Radu, Voyage du patriarche Macaire d’Antioche, Paris 1930-1949
(« Patrologia Orientalis », 22, 24/5, 26/5) ; idem, Voyage du patriarche Macaire. Étude
préliminaire, Paris 1927.
13
C. M. Muslea, O dinastie de preoţi şi protopopi Radu Tempea. Şase generapreoţii de
preoţi şi protopopi din aceeaşi familie, Braşov 1939.

233
MATEI CAZACU

Ces quelques considérations sur le recrutement des hommes d’Église dans


le monde orthodoxe ne prétendent pas à l’exhaustivité ; elles ne couvrent pas
tout le champ des possibilités d’accès au clergé régulier et séculier. Comme
dans le monde byzantin et dans l’Occident catholique, on entre en religion aussi
parce que les parents entendent offrir un ou plusieurs enfants à Dieu – le plus
souvent des filles –, ou bien, à la manière des oblats, des veufs/veuves ou
même, parfois, des couples âgés, des princesses jusqu’aux paysans, se retirent
au couvent une fois les enfants mariés et installés. On entre aussi au couvent
pour des raisons politiques – ainsi, des fils de princes valaques du XVe et du
XVIe siècle qui, ce faisant, cherchèrent à éviter l’exil ou la mort. Au gré des
circonstances, certains quittent l’habit monacal pour monter sur le trône, tels
Vlad le Moine (prince de Valachie de 1482 à 1495) et Païsie (dans le monde
Petru, Pierre), devenu prince de 1535 à 1545. Car, contrairement à la Russie,
dans les Pays Roumains le couvent n’est pas un lieu d’emprisonnement ou de
bannissement, ce qu’il deviendra, au XIXe siècle, à la suite de plusieurs
occupations et administrations russes. Cette différence s’explique, entre autres,
par le fait que les descendants et la famille du fondateur exerçaient un droit de
patronage, de ktitors, sur les monastères, tout comme à Byzance si l’on en croit
le témoignage d’un voyageur allemand (1427) :
« Les églises grecques ne se trouvent pas en la possession libre de la communauté. Lorsque
quelqu’un a bâti une église, les descendants héritent du bâtiment après sa mort de la même façon
que des autres biens et ils peuvent même vendre l’église comme si elle était une maison comme
les autres »14.

Magistère, transmission de la foi et déviances

À ce point de notre exposé, il convient de se demander quel magistère


régule la transmission de la foi. On peut dire, en simplifiant, que la foi est
transmise par les hommes de religion essentiellement à l’intérieur des
monastères et des églises. Les monastères dans l’espace orthodoxe balkanique et
russe ont pris comme modèle le Mont-Athos et sont, dans leur immense
majorité, des fondations royales, princières ou nobiliaires. Cependant, le modèle
byzantin n’est pas toujours et partout suivi à la lettre : le type des monastères
regroupés sur une montagne (le mont Olympe de Bithynie, le mont Latros à
Milet, le Mont-Athos) se retrouve, par exemple, en Bulgarie, à Tărnovo, à
Sliven et autour de Sofia. En Russie, Kiev présentait la même configuration
collinaire et on y retrouvait pas moins de neuf monastères : Saint-Georges et
Sainte-Irène (construit par Iaroslav le Sage, entre 1051 et 1054) ; Saint-
Démétrios, à l’extrémité orientale de la ville (érigé en 1051 par Iziaslav, fils de
Iaroslav) ; Saint-Pierre (construit par son fils Iaropolk, qui régnait en Volynie) ;
14
Témoignage de l’Allemand Johann Schiltberger de 1427. Pour l’ensemble du problème,
voir J.-P. Thomas, Private religions Foundations in the Byzantine Empire, Washington 1987 :
Dumbarton Oaks.

234
MOINES SAVANTS ET POPES IGNORANTS

Saint-Michel (bâti en 1108 par Sviatopolk, son frère), avec une magnifique
abbatiale dite « Au toit d’or » ; Berestovo, entre la citadelle de Kiev et l’abbaye
des Grottes ; Vydoubitch, au Sud de ces mêmes Grottes (1070), dédié à saint
Michel par le prince Vsevolod ; Saint-André, couvent de femmes (dû au même
Vsevolod, en 1086) ; Saint-Cyrille de Dorogojitch (1140). En revanche, le
célèbre monastère des Grottes est la création d’un ermite, Antoine, proclamé
saint, et qui avait passé un certain temps au Mont-Athos, avant 1051.
Le même scénario se retrouve en Valachie où le fondateur du monachisme,
saint Nicodème de Tismana, était entré dans les ordres au Mont-Athos puis avait
fondé des monastères en Serbie du Nord et, à partir de 1370, dans les Carpates
du Sud, en Valachie occidentale (Olténie). À partir de ce moment, Nicodème et
ses disciples construisirent plusieurs couvents dont les frais furent assurés par
les princes de Valachie. On voit ainsi apparaître les monastères-nécropoles
princières que chaque prince (ou presque) construit en vue de s’assurer une
demeure fastueuse dans l’attente du Jugement Dernier. Le cas est connu depuis
la Bulgarie et la Russie, et on le retrouve aussi en Serbie et en Moldavie.
Parallèlement, les princes géorgiens, bulgares, serbes et roumains, plus tard
russes, offrent des donations et font des travaux aux monastères du Mont-Athos,
où chaque « nation orthodoxe » possède son monastère : ainsi, Iviron est le
monastère des Géorgiens ; Zographou sera la laure bulgare ; Chilandar, la laure
serbe ; Kutlumus, la laure valaque ; Saint-Pantélimon (Rossikon), le monastère
russe (au XIXe siècle). Après la disparition des États bulgare et serbe, les
princes de Valachie et de Moldavie deviennent les protecteurs du Mont-Athos15
et les traces de leur générosité sont visibles encore à ce jour, comme le prouvent
aussi les archives de la république des moines qui abritent pas moins de 30.000
chartes et documents divers valaques et moldaves16 .
L’exemple des princes sera suivi par les grands seigneurs, puis par les
paysans et les bourgeois. Un cas intéressant est celui cité plus haut de la
« république » paysanne de Vrancea, dans le Sud de la Moldavie ; il s’agit d’un
groupe de villages de libres alleutiers pratiquement autonomes face à
l’administration de l’État et qui construisent une église par village et un
monastère pour l’ensemble de la région17.
Aux côtés des monastères, les églises paroissiales avec des prêtres
séculiers représentent l’élément fondamental de cohésion du groupe social, à
telle enseigne que les quartiers des villes prennent souvent le nom de l’église ou

15
P. Ş. Năsturel, Le Mont Athos et les Roumains. Recherches sur leurs relations du milieu
du XIVe siècle à 1654, Rome 1986 (« Orientalia Christiana Analecta », 227), p. 329-334 ; A.
Pippidi, Tradiţia politică bizantină în Ţările române în secolele XVI – XVIII, Bucarest 1983, p.
166-171.
16
M. Cazacu, « La Chancellerie des Principautés valaque et moldave (XIVe – XVIIIe
siècle)», dans C. Hannick (éd.), Kanzleiwesen und Kanzleisprachen im östlichen Europa, Cologne
– Weimar – Vienne 1999, p. 93 ; communication de Fl. Marinescu, Centre d’Études Néo-
Helléniques, Athènes, éditeur de plusieurs volumes de documents roumains de l’Athos.
17
H. H. Stahl, Studii de sociologie istorică, Bucarest 1972, p. 163-166.

235
MATEI CAZACU

de son saint patron, parfois de son pope. On a donc affaire à trois types d’églises
paroissiales : les églises villageoises ou urbaines appartenant à la communauté ;
les églises des villages asservis qui sont la propriété du seigneur ; enfin, les
églises que construisent les aristocrates propriétaires du village et qui servent de
nécropole de famille.
Dans le cas des monastères, il faut distinguer ceux des communautés
villageoises ; les monastères seigneuriaux, qui restent la propriété de la famille
ou du clan nobiliaire ; les monastères princiers, les plus grands et les plus riches.
Parfois, afin d’éviter l’immixtion des autorités ecclésiastiques locales, les
grands seigneurs et les princes « dédient » ces fondations aux monastères du
Mont-Athos, aux Patriarcats de Constantinople, d’Alexandrie, d’Antioche et de
Jérusalem, ou à d’autres monastères du monde grec post-byzantin. D’autres sont
des « stavropégies », monastères échappant complètement au contrôle des
autorités ecclésiastiques et civiles du pays et qui dépendent en général du
Patriarcat de Constantinople. Dans tous ces cas, le monastère titulaire prend soin
de la filiale, nomme l’higoumène (abbé) et encaisse la plus grande partie de ses
revenus. Ce phénomène atteint une telle ampleur dans les Principautés
Roumaines que les biens des couvents dédiés représentent environ 13% du total
des terres, vignes, boutiques et autres biens en Roumanie, en 1863, au moment
de la sécularisation18.
L’importance de ces fondations religieuses est déterminante, car, dans le
monde orthodoxe, la transmission de la foi se fait essentiellement dans et autour
de l’église, pendant les messes dominicales et lors des fêtes. L’essence de
l’Orthodoxie étant le caractère révélé, non descriptible (apophatique) de la foi,
les sermons y jouent un rôle très restreint, tout comme le catéchisme. L’énorme
majorité des textes copiés et imprimés dans le monde orthodoxe sont des
recueils de textes sacrés (Psautiers, Évangéliaires, Typika, Recueils de prières),
de chants, de textes ascétiques. Le fidèle ne participe que faiblement aux
mystères de la foi, mais il porte un grand intérêt aux textes apocryphes de
l’Ancien et du Nouveau Testament, aux ouvrages sur la vie de la Vierge, des
patriarches et des apôtres, sur la création du monde, les diverses manifestations
du Diable sur terre, aux romans populaires, etc.
La formation des moines et le contrôle strict exercé sur leurs lectures et sur
l’activité de leurs scriptoria mettent les monastères en dehors du circuit de
diffusion de ce genre d’écrits figurant à l’Index des livres interdits, répandus par
le circuit des popes de villes et de villages, plus proches de leurs ouailles et plus
ouverts aux nouveautés, plus adaptables aussi aux réalités de la vie courante. Ils
étaient d’ailleurs tenus en piètre estime par les autorités ecclésiastiques. Par
exemple, dans les décisions du Synode de Moscou de 1551, le Stoglav, on lit à
propos des coutumes des popes :

18
C. C. Giurescu, « Suprafaţa moşiilor mănăstireşti secularizate la 1863 », SRI 12 (1959), p.
149- 157.

236
MOINES SAVANTS ET POPES IGNORANTS

« Le jeudi de la semaine de la Passion, de grand matin, on fait des feux de paille, on appelle
les morts. Ce même jour, des popes ignorants déposent du sel sous l’autel : ils l’y gardent
jusqu’au septième jeudi qui suit Pâques, et le donnent pour la guérison des gens et du bétail »19.

Un demi-siècle plus tard, en Valachie, les prêtres roumains font l’objet du


mépris du métropolite grec Matthieu des Myres :
« Les prêtres ne savent pas baptiser les enfants, et lorsqu’ils entendent parler de mariage et
de l’ultime onction (maslu), ils s’émerveillent, [...] ils sont bons seulement à manger de la coliva,
comme des animaux. [...] Et tels qu’ils sont, bons ou mauvais, lorsqu’ils disparaîtront, si l’on n’en
trouve pas d’autres, il n’y aura plus personne pour célébrer les offices »20.

Ce dédain s’applique aussi aux évêques (nommés « pseudo-episcopi »), car


le monde orthodoxe a connu encore longtemps des chorévèques, évêques des
campagnes résidant dans des couvents (le cas de la Serbie des XIIIe – XIVe
siècles) et non dans les villes, qui n’existaient pas encore. Ce mépris envers les
ecclésiastiques slaves et roumains de la part des Latins, mais aussi des Grecs,
est un phénomène de longue durée : ainsi s’explique, entre autres, l’imposition
des métropolites grecs en Russie (jusqu’au XVE siècle), en Valachie et en
Moldavie (XIVe – XVe siècles), puis en Bulgarie et en Serbie, à l’époque
ottomane (les Phanariotes).
Ce type de contrôle ne pouvait s’exercer sur les paroisses campagnardes
faute de moyens et de personnel. D’où une véritable rupture entre les deux
niveaux de la foi, d’ne part, celle des autorités ecclésiastiques, des princes et des
nobles, d’autre part, celle du peuple et de ses popes – une situation qualifiée,
dans le cas de la Russie, de dvoeverie, de mélange de Christianisme et de
survivances païennes. Les premières manifestations de cette rupture se situent
en Bulgarie, au Xe siècle, avec l’apparition du Bogomilisme, une hérésie
dualiste inspirée par le Manichéisme et le Paulicianisme. Cette hérésie tire son
nom du pope Bogomil (Théophile), auteur d’ouvrages enseignant que Satan
était le frère de Dieu, qu’il était le créateur du monde et non pas Dieu (qui créa
seulement l’homme, plus précisément lui insuffla la vie). Ses disciples les plus
connus furent un autre pope, Jérémie, et deux moines, Jean Ciurilas et Basile,
qui fut le chef des Bogomiles à Byzance (jugé et condamné en 1119). Plus tard,
les zélateurs de Bogomil compteront des prêtres, mais aussi quelques moines du
Mont-Athos et de Bulgarie. L’hérésie dualiste des Bogomiles a produit une
riche littérature dont une partie seulement a pu être sauvée grâce, entre autres, à
la diffusion de la nouvelle doctrine en Italie du Nord et dans le midi de la
France (les Cathares)21 . La Russie des XVe – XVIe siècles fournit un autre
exemple de participation massive du clergé blanc (popes, protopopes, diacres et

19
E. Duchesne, Le Stoglav ou les Cent chapitres, Paris 1920, chap. 41, p. 125.
20
Gh. I. Moisescu – Șt. Lupşa – Al. Filipaşcu, Istoria Bisericii Române, I, Bucarest 1957, p.
422.
21
D. Obolesky, The Bogomils. A Study in Balkan Neo-Manicheism, Cambridge 19481
2
(1972 ) ; J. Ivanov, Livres et légendes bogomiles (Aux sources du catharisme), Paris 1976.

237
MATEI CAZACU

clercs) à un mouvement hérétique au sein de l’Orthodoxie. L’hérésie dite des


« judaïsants », qui empruntait beaucoup aux Vaudois22 , avait à sa tête unee
énorme majorité de clercs séculiers : sur les 27 hérétiques jugés et condamnés à
Novgorod et à Moscou entre 1488 et 1504, pas moins de 19 (donc 70%) étaient
membres du clergé séculier, le reste étant formé par un abbé de monastère, un
fils de bojarin, un noble et cinq autres laïcs23. Les prêtres, dont Avvakum et
bien d’autres, sont aussi à la tête du mouvement des vieux-croyants (raskol) qui
s’opposent aux réformes du patriarche Nikon en Russie, entre 1666 et 1672 : ils
seront condamnés à la déportation, on leur coupera la langue et, pour finir, on
les brûlera vifs.

La mémoire nationale

L’implication des prêtres et des moines dans la vie politique est importante
en Roumanie (lors de la révolution de 1848, dans les mouvements d’extrême
droite entre les deux guerres mondiales), en Bulgarie (dans le mouvement de
libération nationale au XIXe siècle, puis dans le mouvement communiste après
1918), en Serbie (véritable théocratie après la disparition de l’État médiéval, en
1459, et en exil en Hongrie au XVIIIe siècle), en Russie (révolution de 1905), en
Grèce lors de la Guerre d’Indépendance de 1821. Certains sont célèbres pour
avoir combattu les Ottomans, ainsi Stoica de Fărcaşele, en Valachie, qui
occupera à la fin du XVIe siècle la charge de grand chancelier, mais qui est
mieux connu par les chants populaires décrivant ses faits d’armes ; ou Siméon
(Sava) Branković, archiprêtre d’origine serbe en Transylvanie, au XVIIe siècle
(plus tard métropolite de Alba Iulia), dont un pacha turc écrivait qu’il était « de
jour prêtre et la nuit ennemi armé et violateur de la paix »24.
Mais la mémoire nationale est du ressort du clergé régulier : alors que les
popes de villages concevaient le passé comme une nébuleuse aux contours
fantasmagoriques, c’est aux moines du monastère des Grottes de Kiev qu’échut
l’honneur d’écrire la chronique officielle de la Russie au début du XIIe siècle,
continuée dans l’entourage des métropolites de Kiev, de Novgorod et d’autres
diocèses, tout comme l’histoire universelle sous la forme des chronographes
depuis la création du monde25. On retrouve la même situation en Serbie, où la
Vie de Siméon Nemanja, le fondateur de l’État médiéval (1166-1196), a été
écrite par l’archevêque Sava (Sabbas) Ier et celle de saint Sava de Teodosije par

22
Hérésie apparue à Novgorod à la fin du XVe siècle : un édit d’Ivan III interdit la présence
des Juifs en Russie : voir C. G. De Michelis, La Valdesia di Novgorod. « Giudaizzanti » e prima
riforma, Turin 1993.
23
Th. M. Seebohm, Ratio und Charisma. Absätze und Ausbildung eines philosophischen
und wissenschaftlichen Weltverständnisses im Moskauer Russland, Bonn 1977, p. 538-539.
24
C. Bobulescu, Feţe bisericeşti în războaie, răzvrătiri şi revoluţi, Chişinau 1930 ; M.
Păcurariu, Istoria Bisericii Ortodoxe Române, II, Bucarest 1994, p. 242 s.
25
Voir l’exposé synthétique de G. Podskalsky, Christentum und theologische Literatur in
der Kiever Rus’ (988-1237), Munich 1982, p. 202-232.

238
MOINES SAVANTS ET POPES IGNORANTS

le moine athonite Domentijan, au milieu du XIIIe siècle ; les Vies des rois et
archevêques serbes sont l’œuvre de l’archevêque Danilo II (1324-1337), enfin
le cycle du prince Lazar (mort à Kosovo en 1389, canonisé en 1390/1) a été
réalisé au monastère de Ravanica26. Les Annales officielles moldaves du XVe
siècle furent écrites, au moins en partie, et conservées dans les grands
monastères du pays, Putna, Neamţu et Bistriţa ; pour le XVIe siècle, les
commandes princières s’adressèrent à un évêque (Macaire de Roman) ou à des
moines savants (Euthyme, Azarie) décrivant la vie et les actions de leurs princes
selon les modèles byzantins, et notamment Constantin Manassès (XIVe siècle)27.
Une certaine décadence des études en milieu monastique orthodoxe est
pourtant enregistrée dès le XVIe siècle, et ce même au Mont-Athos, comme le
note Pierre Belon, en 1553 :
« Ces monastères ont des saintes reliques en leurs églises, et ont de beaux pèlerinages. Les
églises sont fort bien fournies et bien bâties, où les caloyers vont tous les jours chanter le service.
Tout ce qu’ils disent est en langage grec. L’on trouvait anciennement des bons livres grecs écrits à
la main en ladite montagne, car les Grecs des susdits monastères étaient le temps passé beaucoup
plus doctes qu’ils ne sont pour l’heure présente. Maintenant il n’y en a plus nuls qui sachent rien,
et il serait impossible qu’en tout le Mont-Athos l’on trouvât en chaque monastère plus d’un seul
caloyer savant. [...] On trouve peu de caloyers qui soient prêtres et qui disent messe. Et encore
qu’ils soient prêtres au monastère, ils ne sont pour cela exempts de travailler en œuvres
manuelles, comme tous les autres pères, et faut que chacun mette la main à la pâte. De là vient
qu’ils ne s’amusent ni à étudier ni à écrire, et ne savent pas seulement apprendre à lire en leur
langage, ainsi sont en merveilleux règne d’ignorance »28.

Le contrôle de l’Église et notamment de la hiérarchie régulière est évident


aussi dans le cas de l’imprimerie. Les premières imprimeries slaves font leur
apparition au Monténégro, à Cetinje (1494), d’où le moine Macaire, qui avait
appris son métier à Venise, s’enfuit en Valachie, après l’occupation ottomane de
son pays. À partir de 1507, Macaire imprime trois livres – tous religieux – en
Valachie, après quoi l’imprimerie s’arrêta jusqu’en 1545, date à laquelle elle
reprit à l’initiative du diacre serbe Dimitrije Ljubavić. Cette nouvelle

26
G. Podskalsky, Theologische Literatur des Mittelalters in Bulgarien und Serbien, 865-
1459, Munich 2000 ; B. I. Bojović, L’idéologie monarchique dans les hagio-biographies
dynastiques du Moyen Âge serbe, Rome 1995 (« Orientalia Christiana Analecta », 248).
27
M. Cazacu, « La littérature slavo-roumaine au Moyen Âge (XVe – XVIIIe siècles) »,
Études balkaniques. Cahiers Pierre Belon IV (Paris 1997), p. 83-109.
28
Voyage au Levant. Les observations de Pierre Belon du Mans de plusieurs singularités et
choses mémorables, trouvées en Grèce, Turquie, Judée, Égypte, Arabie et autres pays étranges
(1553), éd. A. Merle, Paris 2001, p. 139-140. La suite du passage mérite d’être reproduite : « Entre
tous les 6000 caloyers qui sont par la montagne, en si grande multitude, à peine pourrait-on
trouver deux ou trois de chaque monastère qui sachent lire et écrire, car les prélats de l’Église
grecque et les patriarches, ennemis de la philosophie, excommunièrent tous les prêtres et religieux
qui tiendraient livres et en écriraient ou liraient autres qu’en théologie ; et donnaient à entendre
aux autres hommes qu’il n'était licite aux Chrétiens d’étudier en poésie et philosophie » (p. 140).
Voir aussi les précisions de G. Podskalsky, Griechische Theologie in der Zeit der
Türkenherrschaft 1453-1821, Munich 1988, p. 46 sq.

239
MATEI CAZACU

imprimerie venait de Serbie et elle se réfugia après quelques années à Braşov


(Kronstadt), en Transylvanie. Son nouveau propriétaire était Coresi, qui, tout
comme son contemporain russe Ivan Fedorov, était diacre, de même que ses
ouvriers. Au XVIIe siècle, les imprimeries de Russie et des Pays Roumains se
trouvent dans la dépendance directe de métropolites, censeurs de tout type de
livres imprimés. Cette situation changea en Russie à l’époque de Pierre le
Grand, mais perdura jusqu’au XIXe siècle en Roumanie et dans l’espace grec29.

L’encadrement des « infidèles protégés »

L’occupation de Constantinople et de tous les pays balkaniques par les


Turcs ottomans a modifié complètement la situation de l’Orthodoxie de la
région. Dans le cadre de leur politique de protection des dimi (zîmmi),
« infidèles protégés », les sultans ottomans, à partir de Mehmed II, ont accordé
au patriarche de Constantinople et au clergé supérieur grec et/ou arabe la
prééminence sur les Chrétiens. C’est ainsi que le patriarche de Constantinople a
réussi à étendre sa domination sur tous les Chrétiens balkaniques qui furent
soumis à sa juridiction non seulement religieuse, mais aussi civile. Les
tribunaux ecclésiastiques créés auprès du Patriarcat et des Métropoles avaient
autorité à juger le clergé et les fidèles pour les affaires civiles se rattachant
directement ou indirectement à la vie religieuse et à la famille (mariage, divorce,
tutelle des mineurs, successions), soit pour les affaires civiles d’une autre
nature, y compris les différends commerciaux ou fonciers et les transactions, si
les deux parties, également chrétiennes, recouraient à leur verdict. Afin
d’obliger les Chrétiens à soumettre leurs litiges devant le tribunal ecclésiastique,
l’Église n’hésita pas à menacer les fidèles d’excommunication, comme le
confirme le docteur John Covell, un voyageur anglais en Turquie entre 1675 et
1677 :
« Il est particulièrement à louer, écrit-il, que partout les Grecs [= Orthodoxes] ne font régler
leurs litiges que par leur propre patriarche ou leur métropolite. Ceux qui vont devant la justice
turque encourent l’excommunication qui, je vous assure, est pour eux la chose la plus effroyable
au monde »30.

Cette reprise en main des fidèles orthodoxes par l’Église a commencé avec
le Synode constantinopolitain de 1593 et se poursuivit durant les siècles sui-
vants avec des fortunes inégales. Elle s’est manifestée également en Valachie et
en Moldavie et finalement en Russie, où elle échoua (raskol et schisme de 1666-
1672, puis suppression du Patriarcat par Pierre le Grand et mise sous tutelle de

29
M. Cazacu, « Dimitrije Ljubavić (c. 1519-1564) et l’imprimerie slave dans l’Europe du
Sud-Est au XVIe siècle. Nouvelles contributions », AIIAI XXXII (1995), p. 187-207 ; G.
Podskalsky, Griechische Theologie, p. 46-66.
30
Docteur John Cavell, Voyages en Turquie 1675-1677, éd. J.-P. Grelois, Taris 1998, p.
112-113.

240
MOINES SAVANTS ET POPES IGNORANTS

l’Église par l’État). Une de ces manifestations les plus spectaculaires fut
l’importance grandissante des tribunaux ecclésiastiques qui faisaient appel, pour
obtenir des aveux ou des témoignages véridiques, à des sanctions spirituelles
plutôt que matérielles. L’excommunication et la menace de la damnation
éternelle ou temporaire étaient les armes les plus puissantes de leur arsenal. Les
intéressés étaient ainsi menacés, entre autres, de la non-séparation de l’âme et
du corps après la mort, ce qui devait rendre l’âme errante jusqu’à la levée de la
peine. Cette perspective eschatologique se greffa sur les croyances plus
anciennes, tel le vampirisme, répandues dans les Balkans et en Grèce, dans
l’espace roumain, mais aussi en Ukraine. Elle est à l’origine de la coutume
slave, et plus généralement orthodoxe, de déterrer les cadavres après un, trois ou
sept ans après l’inhumation et de procéder à leur réenterrement dans le cadre
d’une cérémonie religieuse célébrée par un prêtre.
P. Pascal, qui a écrit des pages très profondes sur la religion du peuple
russe, livre quelques observations sur les rapports des fidèles avec les prêtres
qui sont valables aussi pour les autres peuples orthodoxes :
« [...] les pasteurs sont trop proches des ouailles : il manque l'éloignement nécessaire au
respect. Il manque aussi la supériorité intellectuelle ou morale : ce serait le lieu de parler de
l’ivrognerie et des marchandages à propos des sacrements. D’où les dictons, les contes, les
expressions injurieuses qui pourraient faire croire à un anticléricalisme foncier : c’est un mauvais
présage que de rencontrer un prêtre en sortant de chez soi ; doigts crochus, yeux avides : voilà le
pope ; il faut tâcher de se bien conduire ici- bas, pour ne pas avoir à côtoyer les popes en enfer ; le
carême de la Saint Pierre a été inventé par les popes et les femmes (par celles-ci pour garder leur
beurre, par ceux-là pour alimenter leur collecte). Il ne faudrait pas prêter à ces remarques ou
locutions caustiques plus d'importance que ne leur en accorde le paysan. Il aime plaisanter, et puis
tous les peuples sont à juste titre exigeants pour ceux dont ils attendent le bon exemple »31.

De l’Orthodoxie à l’« orthodoxisme » ?


Le siècle des Lumières marque le déclin du monopole de la culture par les
clercs et, du coup, de la stratification, au sein de l’Église, entre « moines
savants » et « popes ignorants ». Les hommes d’Église seront dorénavant
remplacés par des laïcs, aussi bien en Russie que dans le monde balkanique.
Ainsi, sur les cinquante-quatre professeurs de l’Académie princière de Bucarest,
entre 1695 et 1821, quatre seulement sont des ecclésiastiques (moines), même
s’il s’agit de personnalités connues comme Néophyte Cavsocalyvite (1713-
1784) et Néophyte Doukas (1760-1845) ; à Jassy, en Moldavie, pour la même
période, on en compte deux seulement sur un total de trente-six. Et, même si ce
sont des ecclésiastiques, leur activité pédagogique ne diffère en rien de celle de
leurs collègues laïcs, tout comme leur formation dans les universités de
l’Europe Centrale32 .

31
P. Pascal, La Religion du peuple russe, Lausanne 1973, p. 30.
32
A. Camariano-Cioran, Les Académies princières de Bucarest et de Yassi et leurs
professeurs, Thessalonique 1974.

241
MATEI CAZACU

La situation est différente en Bulgarie et en Serbie. La Bulgarie ne


possédait pas d’élites autochtones, car la haute hiérarchie ecclésiastique était
grecque et l’enseignement des futurs prêtres et moines se faisait en grec. Le
bulgare était une langue parlée par les paysans et les bourgeois, mais non écrite.
Les popes et les moines bulgares s’employaient surtout à copier et à lire des
Damaskins, c’est-à-dire la traduction en langue vernaculaire des homélies du
moine grec Damaskinos Studites, parues à Venise en 155833 . C’est seulement en
1762 qu’un moine bulgare du monastère athonite de Hilandar écrivit le premier
ouvrage historique original de la culture néo-bulgare intitulé Histoire slavo-
bulgare du peuple, des tsars et des saints bulgares, recueillie et mise en ordre
par Païsie, hiéromoine du Mont-Athos, pour le profit du peuple bulgare. Ce livre
resta manuscrit (il n’y avait pas d’imprimeries en Bulgarie), mais il fut
beaucoup copié et circula dans tout le pays, annonçant la renaissance nationale
de ce peuple. En évoquant la gloire du passé, Païsie entendait mettre sur un pied
d’égalité le passé bulgare et celui des Grecs, ressusciter la langue et la culture de
son peuple. Mais il n’eut pas de continuateurs, et les premiers livres bulgares,
imprimés en Roumanie par des membres de la diaspora bulgare, sont des
abécédaires et des livres d’école34.
Païsie avait été encouragé à écrire son œuvre par la visite que Jovan Rajić
(1726-1801) avait faite à Hilandar, l’ancien monastère serbe de l’Athos, en
1758. Rajić était un Serbe de Hongrie et avait étudié au Collège catholique de
Komorn et au Lycée d’Odenburg, puis à l’Académie ecclésiastique de Kiev. Il
travailla pendant plusieurs années à une histoire des Slaves du Sud prenant
comme point de départ celle du comte Georges Branković, un noble serbe de
Hongrie, au XVIIe siècle. L’ouvrage, publié à Vienne en 1794-1795, porte le
titre Histoire des différents peuples slaves, notamment des Bulgares, des
Croates et des Serbes. Cette œuvre de référence sur l’histoire serbe jusqu’à la
seconde moitié du XIXe siècle eut un grand retentissement parmi les élites
serbes de l’Empire d’Autriche. Celles-ci bénéficiaient d’ailleurs d’institutions
ecclésiastiques solides et profitèrent pleinement de l’organisation exemplaire du
système d’instruction publique mis au point en Silésie prussienne par l’abbé
Jean-Ignace Felbiger et adopté par Joseph II après la dissolution de l’ordre des
Jésuites en Autriche, et aussi par Catherine II de Russie. Ainsi, les écoles
publiques furent mises sous la tutelle de l’État, avec un enseignement et un
programme d’études laïques. Les nationalités de l’Empire autrichien eurent de
la sorte des écoles dans leur langue, ce qui contribua de manière décisive à

33
D. Petkanova-Toteva, Damaskinite vŭ bŭlgarskata literatura, Sofia 1965 ; C. Hannick,
« Die Entstehung der neubulgarischen Schriftsprache als Ausdruck des nationalen
Befreiungskampfes : Hellenismus und slavische Tradition in Bulgarien », dans Sprachen und
Nationen im Balkanraum, éd. C. Hannick, Cologne – Vienne 1987, p. 101-124 (« Slavistische
Forschungen », 56).
34
V. Velčev, Paisij Chilendarski – Epocha, ličnost, delo, Sofia 1981, et la bibliographie
dans C. Hannick (éd.), Sprachen und Nationen, p. 111-113.

242
MOINES SAVANTS ET POPES IGNORANTS

l’apparition des élites serbes, roumaines et autres. Concurrencées par les


Uniates (ou Gréco-catholiques), qui bénéficiaient des bourses pour les collèges
catholiques de Vienne et de Rome, ces élites, laïques et religieuses, atteignirent
un niveau culturel incomparable à celui de leurs co-nationaux vivant dans
l’Empire ottoman ou dans les Pays Roumains. D’autre part, l’enseignement
religieux fut réservé aux futurs prêtres et moines, auxquels la création des
premiers séminaires assura une meilleure formation que celle fournie par les
écoles de Grèce35.
Le combat pour l’indépendance des peuples balkaniques a été animé par
bon nombre d’ecclésiastiques. Les nouveaux États – serbe, grec, roumain,
bulgare, albanais – firent à l’Église une position certes importante, mais sans
aucune mesure avec celle qu’elle avait dans le cadre de l’Empire ottoman. Pour
les hommes de religion, l’engagement politique dans le siècle et l’activité
culturelle devinrent de moins en moins importants : le renouveau hésychaste de
Païsie Velicikovskij au XVIIIe siècle, le slavophilisme et les autres courants de
pensée à l’intérieur et à l’extérieur des Églises orthodoxes aboutirent, au XXe
siècle, à « l’orthodoxisme » prôné par les nationalistes roumains de l’entre-
deux-guerres et qui aurait pu conduire à un véritable intégrisme chrétien.
Aujourd’hui, l’orthodoxisme se présente comme une doctrine politique basée
sur l’appartenance à une confession qui n’a pas connu dans son passé de zèle
militant pour la croisade et la conversion des infidèles et des schismatiques (à
l’exception de l’Église russe) et qui n’a plus rien à voir avec les « hommes de
Dieu »36.

35
E. Turczynski, Konfession und Nation. Zur Frühgeschichte der serbischen und
rumänischen Nationsbildung, Düsseldorf 1976 (« Geschichte und Gesellschaft, Bochumer Histo-
rische Studien », 11).
36
P. Nikov, Vuzrŭžda ne na Bŭlgarskia narod. Cŭrkovno-nacionalni borbi i postiženija,
Sofia 19291 (19712) ; J. Mousset, La Serbie et son Église (1830-1904), Paris 1938 ; Ch. A. Frazee,
The Orthodox Church and Independent Greece 1821-1852, Cambridge 1969 ; C. Rogel, « The
Wandering Monk and the Balkan National Awakenin », ÉB 12 (1976), p. 114-127 ; M. Cazacu,
« L’Église orthodoxe entre le renouveau et la tradition : Phanariotes et Anti-Phanariotes », dans C.
Hannick (éd.), Sprachen und Nationen, p. 43-64.

243
LA TOLÉRANCE RELIGIEUSE EN VALACHIE
ET EN MOLDAVIE DEPUIS LE XIVe SIÈCLE

La tolérance religieuse précède la création des États valaque et moldave


constitués en tant que tels dans la première moitié du XIVe siècle. Le plus
ancien éclairage sur cette situation date de 1234 : le 14 novembre de cette
année, le pape Grégoire IX adresse au prince hongrois Bela une lettre au sujet
de la situation confessionnelle de l’Évêché des Coumans, peuple turc
récemment baptisé qui habitait dans le Sud de la Moldavie et dans l’Est de la
Valachie. Le pontife romain constate que les Roumains habitant cette région de
la courbure des Carpates tiennent avec obstination à leur foi orthodoxe et
obéissent à leurs propres évêques, dédaignant l’autorité de l’évêque catholique
installé en 1228. Qui plus est, continue la lettre papale, dès habitants du
royaume de Hongrie (donc aussi de Transylvanie), tant hongrois qu’allemands
et autres de rite catholique, installés au milieu de ces Roumains, adoptent la
confession orthodoxe et sont en train de se fondre dans le peuple valaque.
L’existence de cette population non roumaine en Moldavie et en Valachie
est une donnée fondamentale de l’histoire médiévale et moderne de ces pays.
Mais, tandis que les Allemands s’installent surtout dans les villes, les Hongrois
se rencontrent aussi bien en milieu urbain que rural. Leur contribution à
l’émergence d’une culture propre de ces deux Principautés est très importante :
rappelons seulement que des termes essentiels comme « ville » (en roumain
oraş, du hongrois varos), « douane » (vamă), « foire » (bâlci), « vin du marché,
tournée » (aldămaş) et autres viennent du hongrois. La terminologie d’origine
allemande, très riche dans le domaine technique et industriel, est présente
également dans le vocabulaire concernant la vie urbaine, où l’on a şoltuz dérivé
de Schultheiss.
La concentration de cette population venue de Transylvanie et de Hongrie
obéit à la logique de sa descente des Carpates méridionales et orientales : elle
est plus dense dans le Nord de la Valachie et dans l’Ouest et le Nord de la
Moldavie, même si dans cette dernière Principauté les Hongrois s’installent
également dans le Centre et le Sud du pays. À ceci il faut ajouter une forte
population d’origine ruthène qui s’installe essentiellement dans le Nord de la
Moldavie.
En revanche, les Arméniens et les Juifs, pour lesquels nous avons des
informations à partir du XIVe siècle, choisissent les villes portuaires du Sud de
la Moldavie (Kilia et Cetatea Albă, aujourd’hui Belgorod-Dnestrovskij, en
MATEI CAZACU

Ukraine), et celles du Nord où ils s’installent en venant de Pologne (Lvov,


Kamenec-Podolskij). Une chronique moldave aujourd’hui perdue, mais résumée
au début du XIXe siècle par un officier russe d’origine balte, le baron
Campenhausen, avait gardé le souvenir de la première installation des Juifs en
Moldavie sous le règne de Louis le Grand d’Anjou (1342-1382) qui les avait
chassés de Hongrie. Quant aux Arméniens, leur colonisation est d’ordre
essentiellement économique : ils jouent le rôle d’intermédiaires dans le
commerce oriental de la Pologne médiévale. Les Arméniens auront un Évêché
propre en Moldavie, à partir de 1401, dont le siège sera Suceava, la capitale du
pays.
En 1327, le pape Jean XXII exprimait, dans une lettre adressée au prince
de Valachie, ses craintes à propos de l’influence des hérétiques (Vaudois et
Cathares ?) réfugiés d’Allemagne et de Pologne dans son pays. Afin de les
combattre et pour qu’ils ne « corrompent » pas les fidèles, le pape envoie
quelques dominicains de Hongrie qu’il place sous la protection du voïévode
valaque.
En dépit de ces interventions, les deux Pays Roumains et surtout la
Moldavie accordent l’asile à d’autres hérétiques ou hétérodoxes : tour à tour,
des Bogomiles de Bulgarie et de Bosnie, des Tatars et des Tziganes, des hussites
chassés de Hongrie et de Bohême s’installent dans les villes et les villages de
Valachie et de Moldavie. En 1431, l’augmentation du nombre des hussites
réfugiés en Moldavie inquiète l’évêque catholique de Baia qui fait pression sur
le prince pour qu’il les expulse. Le prince (Alexandre Ier, dit le Bon, 1400-1432)
organise un débat à sa cour entre l’évêque catholique et le chef des hussites, un
certain Jacques, ancien franciscain défroqué : le débat tourne à l’avantage du
dernier qui voit les privilèges de son groupe confirmés et même élargis par le
prince.
Cette situation ne manque d’étonner dans ces pays appartenant à la Slavia
orthodoxa, qui avaient des Métropoles créées au XIVe siècle par Constantinople.
On n’y trouve nulle trace de persécutions à l’égard des hétérodoxes, à l’opposé
de ce qui se passait à l’époque en Russie.
Les princes de Valachie et de Moldavie étaient, au commencement,
vassaux du roi de Hongrie. Louis le Grand de la dynastie d’Anjou (1342-1382),
roi de Hongrie et de Pologne (1370-1382), imposa à ses vassaux orthodoxes la
création d’Évêchés catholiques à Argeş, en Valachie, et à Siret, en Moldavie, de
même qu’il envoya des Franciscains et des Dominicains pour traquer les
hérétiques. Des mariages de princes valaques et moldaves avec des princesses
catholiques hongroises et polonaises se rencontrent jusqu’au milieu du XVe
siècle. Or, on sait que les époux orthodoxes de ces princesses respectaient leur
foi et que se construisent alors des cathédrales, des églises et des monastères de
rite romain. Certains d’entre eux ont embrassé le Catholicisme pour une courte
durée. Mais, à une ou deux exceptions près, tous sont revenus à l’Orthodoxie à
la fin de leur vie.

246
LA TOLÉRANCE RELIGIEUSE EN VALACHIE ET EN MOLDAVIE

Les Évêchés catholiques s’occupaient, évidemment, de leurs ouailles et les


missionnaires périodiquement envoyés ici devaient renforcer la foi des sujets
catholiques des princes roumains. Il arrivait pourtant qu’ils fassent du zèle et
entrent en conflit avec l’Église orthodoxe et avec le prince. Un incident survenu
en 1462 permet de mesurer les limites exactes de la tolérance des princes
roumains, tolérance qui s’arrêtait là où commençait le prosélytisme des
Catholiques auprès des Orthodoxes. En cette année, un groupe de Franciscains
exorcisa une femme moldave possédée par le démon et qui fut ensuite
rebaptisée. Les ecclésiastiques moldaves leur firent savoir qu’ils n’avaient pas le
droit de s’occuper des Orthodoxes, mais seulement des Hongrois catholiques
(les Franciscains venaient en effet de Transylvanie). Les Franciscains ayant
insulté les moines moldaves (« dicentes quod barbas eorum prolixas in ipsorum
detrimento conciderent »), ces derniers firent appel au prince Étienne (1457-
1504). Convoqués devant la cour princière, les Franciscains répétèrent leurs
insultes et allèrent jusqu’à affirmer que sans leur présence dans le pays, les
Moldaves seraient tombés dans la captivité des Turcs. La sentence du prince fut
l’expulsion des Franciscains auxquels il dit en guise d’adieu : « Je verrai si Dieu
nous défend des Turcs sans votre aide ! ».
Cet épisode, contenu dans une chronique franciscaine, permet de mesurer
l’exacte étendue de la tolérance moldave. À la différence de ce qui se passait
dans l’Empire ottoman, voisin de la Valachie et de la Moldavie sur le bas
Danube, les Roumains ne tuaient pas leurs sujets quand ils embrassaient une
autre confession, mais interdisaient tout prosélytisme hétérodoxe dans leur pays.
Un cas du XVIIIe siècle, celui d’un petit noble qui s’était converti à l’Islam, est
significatif : le converti subissait une mort symbolique, civile, qui se traduisait
par la vente de ses biens, la rupture des relations avec la famille et la damnatio
memoriae, l’effacement de son nom sur les obituaires de la famille. Pour un
prince moldave du XVIe siècle, on enregistre aussi l’effacement de son nom sur
les inscriptions de fondation d’une église érigée par son père.
La réalité de la tolérance religieuse est très bien décrite par l’Allemand
Georg Reicherstorffer dans son ouvrage Chorographia Moldaviae publié à
Vienne en 1541 :
« Dans ce pays vivent ensemble, sous la conduite du voïévode, différentes sectes et
religions et nations, comme, par exemple, des Ruthènes, des Polonais, des Serbes, des Arméniens,
des Bulgares et des Tatars, et enfin beaucoup de Saxons de Transylvanie, sans se disputer entre
eux pour des raisons de rites ou de dogmes. Et chaque secte et nation suit son rite et sa foi selon
son bon plaisir ».

Reicherstorffer oublie les Juifs et les Hongrois. Pourtant, ces derniers


constituaient la principale minorité catholique de la Moldavie (comme de la
Valachie), la preuve étant le grand nombre de toponymes et de patronymes
hongrois de ces pays. Une étude récente sur les nobles moldaves a enregistré
une bonne douzaine de personnages portant des noms d’origine hongroise,

247
MATEI CAZACU

même si l’effet de mode pouvait aussi jouer. Pourtant, lorsque les noms
hongrois apparaissent sur deux ou trois générations, force est de conclure qu’il
s’agissait bien de Hongrois installés en Moldavie.
Le cas des Hongrois et des Polonais est important car ils sont les seuls à
fournir des dignitaires à la cour princière : on y retrouve ainsi des Buciatki
(Buczacki) et des Ciortoriiski (Czartoryski) qui se prénomment Vitold ou
Andreico, et ce notamment au XVe siècle.
Le problème des Juifs est plus complexe. Une vieille chronique moldave
dont nous avons déjà parlé a enregistré l’accueil en Moldavie des Juifs expulsés
de Hongrie par Louis d’Anjou après 1360. Leur présence est documentée pour
les villes bulgares du Danube et à Lvov aux XIIIe – XIVe siècles, mais les
informations directes concernant la Moldavie datent seulement du début du
XVIe siècle. En 1550, le tsar Ivan IV rappelait au roi de Pologne la récente
expulsion et mise à mort des Juifs de Moldavie, accusés d’avoir importé des
« herbes vénéneuses » et d’avoir commis des « mauvaises actions ». Cette
persécution ponctuelle n’est pas mentionnée par d’autres sources et elle a pu
frapper des marchands juifs sujets du sultan ottoman ou du roi de Pologne.
Néanmoins, elle allait donner, à partir de 1551, le signal pour un changement
dramatique de la politique de tolérance des princes de Moldavie. Ce changement
des mentalités s’inscrit dans la grande offensive du Protestantisme en Europe
Centrale et Orientale, d’une part, et dans les nouvelles circonstances créées par
l’effondrement de la Hongrie sous les coups de Soliman le Magnifique, d’autre
part.
La nouvelle doctrine avait touché la Moldavie avant 1532, date à laquelle
un « docteur » de ce pays se rendait à Wittenberg à l’appel de Luther en vue de
l’édition du Nouveau Testament en trois langues : roumain, polonais et
allemand. À son tour, la population allemande de Transylvanie adoptait dès
1542-1545 la foi luthérienne. En 1568, la diète transylvaine proclamait quatre
confessions acceptées (catholique, luthérienne, calviniste et unitarienne ou
antitrinitarienne) et une « tolérée », l’Orthodoxe, qui était la foi de la majorité de
la population roumaine de la Principauté. Cinq ans plus tard, la confédération de
Varsovie proclamait la liberté confessionnelle des Protestants en Pologne.
Les Roumains de Transylvanie ont subi eux aussi les effets de la
propagande protestante exercée par les autorités allemandes du territoire saxon
(Sud et Nord du pays) et des autorités hongroises dans le reste de la province.
Cette action de prosélytisme correspondait au principe cuius regio eius religio,
avalisé par la paix confessionnelle d’Augsbourg de 1555, mais appliqué bien
plus tôt en Allemagne. Elle se substituait à la politique des rois catholiques de
Hongrie qui, dès le milieu du XIVe siècle, avaient essayé de convertir les élites
et la paysannerie roumaines de Transylvanie. Très active sous Louis Ier Anjou
(1342-1382), la pression confessionnelle sur les Roumains laissa la place à la
tolérance dans les premières décennies du règne de Sigismond de Luxembourg
(1387-1437). Le roi, couronné empereur en 1410, avait besoin du concours des

248
LA TOLÉRANCE RELIGIEUSE EN VALACHIE ET EN MOLDAVIE

nobles roumains de Transylvanie pour mener à bien la croisade contre les


Ottomans et, plus tard, pour assurer la défense de la frontière méridionale du
royaume. L’option orthodoxe des princes de Valachie (en 1359) et de Moldavie
(1381-1386) fit surgir de nouvelles tensions entre le suzerain hongrois et ses
vassaux roumains, mais la menace turque finit par les rapprocher, en dépit des
remous causés par les guerres de Bohême et le refuge des hussites en Moldavie.
Pour revenir à la Moldavie, le 15 août 1551, le prince Étienne Rareş
convoqua le Conseil princier, présidé par le métropolite et les deux évêques du
pays, et, ensemble, ils prirent la décision d’imposer le baptême orthodoxe à tous
les hétérodoxes de Moldavie. Ceux qui refusaient la conversion étaient
persécutés et obligés de quitter le pays. Le successeur au trône du prince,
Alexandre Lăpuşneanu (1552-1561, 1564-1568) émit même un édit (« edictum
Alexandri tirani », précise un contemporain) dans ce sens. Par ailleurs, il n’est
pas sans intérêt de rappeler que, un siècle et demi plus tard, un rapport français
sur la Moldavie affirmait que « les hérétiques qui appartiennent aux sectes des
demi-Ariens, des Eutychiens, et des Marcionites se cachent sous le nom
d’Arméniens ». Cela pourrait expliquer l’acharnement des autorités moldaves
contre les Arméniens qui ne faisaient pas de prosélytisme parmi les Moldaves.
Les persécutions cessèrent sous les règnes de Jacques Héraclide Despota
(1561-1563), de Ion Vodă cel Cumplit (1572-1574) et de Iancu Sasul (1579-
1582). Le premier de ces princes, Jacques Héraclide Despota, était lui-même
luthérien, tout comme Iancu Sasul, et avait occupé le trône grâce à l’aide fournie
par les Protestants de Pologne et de Hongrie. Dans une proclamation du 11
décembre 1561, le voïévode annonçait aux Protestants de l’Europe toute entière
qu’ils étaient les bienvenus en Moldavie. D’autre part, Jacques rétablit la liberté
confessionnelle des Saxons, des Hongrois et des Arméniens. Ces derniers furent
particulièrement choyés par Ion Vodă cel Cumplit qui était lui-même arménien
par sa mère.
Malheureusement, nous manquons d’informations plus détaillées sur la
politique confessionnelle de ces princes, mais nous savons qu’ils eurent à
affronter l’hostilité de l’Église orthodoxe et d’une partie de l’aristocratie, qui
n’admettaient pas le prosélytisme protestant parmi les habitants anciennement
catholiques et encore moins parmi les Orthodoxes.
Une autre politique commence à voir le jour en Moldavie sous les règnes
de Bogdan Lăpuşneanu (1568-1572) et Petru Şchiopul (1574-1579, 1582-1591).
À la place du baptême orthodoxe, ces princes eurent recours aux missionnaires
catholiques – notamment aux Franciscains et aux Jésuites – auxquels ils
confièrent le retour des Protestants au Catholicisme. Ainsi, en 1571, environ
2000 hussites hongrois de Moldavie retournèrent au Catholicisme, et le
processus continua au siècle suivant, grâce aux missionnaires envoyés par la
Congrégation pour la propagation de la foi, créée en 1623. En 1588, un
conseiller du prince de Moldavie pouvait annoncer au pape que les 15.000
Catholiques du pays attendaient des prêtres et des directeurs de conscience. Les

249
MATEI CAZACU

rapports de ces missionnaires constituent une source précieuse pour la


connaissance des réalités moldaves et valaques des XVe – XIXe siècles, et de la
vie quotidienne des paroisses catholiques des villes et des villages roumains.
D’autre part, l’installation à demeure des Jésuites en Pologne eut des
répercussions considérables sur l’évolution des mentalités de la noblesse
moldave aux XVIIe et XVIIIe siècles. Le 15 octobre 1588, le métropolite
moldave Gheorghe Movilă demandait au souverain pontife de le reconnaître et
de l’accepter comme « fils obéissant de la Sainte Église romano-catholique ».
Quelques mois plus tard, le recteur du collège jésuite de Lvov, Warszewiecki,
affirmait que les élites moldaves étaient prêtes à embrasser le Catholicisme
avec, à leur tête, le prince, le métropolite, la noblesse et le haut clergé. Par
conséquent, il était prévu de fonder à Lvov un séminaire pour l’éducation des
enfants de l’aristocratie, séminaire qui devait être dirigé par les professeurs
récemment expulsés de Transylvanie où ils avaient créé, en 1581, un collège à
Cluj (Kolozsvar).
Ces projets échouèrent sur le moment à cause des guerres turco-
autrichiennes (1595-1606) et de l’instabilité politique des Pays Roumains. Et
pourtant, des collèges de type jésuite furent fondés en Moldavie, à Jassy (vers
1639-1640) et en Valachie, à Târgovişte (en 1646), collèges où l’on enseignait
en grec et en latin. Leur création suivait celle des collèges jésuites de Bar, de
Kamenec et de Kiev (1632) en Pologne, collèges où étudièrent bon nombre des
enfants de l’aristocratie moldave : les historiens Grigore Ureche (†1646), Miron
Costin (1633-1691) et son fils Nicolas (1660-1712) sont issus de ces écoles.
Cette période est celle du renforcement de l’influence polonaise en Moldavie,
seul rempart contre la mainmise ottomane sur le pays. Les princes de Moldavie
étaient vassaux des rois de Pologne depuis 1387, mais également tributaires des
Turcs depuis 1454. Le roi de Pologne était le protecteur des Catholiques de
Moldavie, nous dit le comte Jerzy August Mniszech en 1755 : les évêques
catholiques, les Jésuites de Iaşi et bon nombre de prêtres étaient polonais.
Cette situation nouvelle date de la fin du XVIe siècle, lorsque l’Union de
Brest (1596) marque la contre-offensive polonaise, confrontée avec
l’expansionnisme moscovite dynamisé par la création du Patriarcat russe, en
1589.
La protection polonaise sur les Catholiques moldaves les sauva pour un
temps de l’assimilation. En effet, le missionnaire Bernardo Quirini apprend en
1599 que « les prêtres orthodoxes baptisaient une seconde fois les Catholiques
qui épousaient des femmes orthodoxes, ou qui voulaient vivre selon leur rite
(orthodoxe) ». Quirini obtient du prince et du métropolite que cesse cette
pratique, interdiction renouvelée en 1623 et en 1630 et accompagnée de décrets
interdisant l’installation des Luthériens dans le pays. En 1642, les Catholiques
moldaves réunis en synode diocésain demandaient au pape et à la Congrégation
De Propaganda fide d’intervenir auprès du prince pour qu’il interdise à nouveau

250
LA TOLÉRANCE RELIGIEUSE EN VALACHIE ET EN MOLDAVIE

le second baptême pour les Catholiques désireux d’épouser des femmes


orthodoxes.
En dépit de ces tiraillements, les Catholiques et les Protestants de
Moldavie et de Valachie, ainsi que les Juifs et les Arméniens, ont pu continuer
de pratiquer librement leur religion sous la protection des princes de ces pays.
Au XVIIe siècle, les intellectuels des Pays Roumains commencent à se pencher
sur l’histoire de leur patrie et à explorer les origines des minorités
confessionnelles qui y habitaient. Ainsi, l’auteur anonyme des Annales des
Cantacuzène, qui écrit dans la première moitié du XVIIe siècle, décrit en ces
termes la fondation de l’État de Valachie en 1290 :
« Lorsque fut le cours des années 6978 depuis Adam, un voïévode nommé Radu Negru (le
Noir), grand-duc d’Almaş et de Făgăraş, s’en alla de là-bas avec toute sa maisnie et avec un grand
nombre de peuples : Roumains, papistes, Saxons et toutes sortes de gens, et descendant le long de
la rivière Dâmboviţa, il commença à fonder un Etat nouveau ».

L’auteur anonyme considère donc que les Catholiques hongrois et saxons


(Allemands de Transylvanie) faisaient partie du groupe de fondateurs du pays
au même titre que les Roumains. Cette ancienneté expliquait et justifiait donc
leur statut spécial en Valachie.
Un demi-siècle plus tard, le sénéchal Constantin Cantacuzène (1640-1716),
le plus grand lettré de Valachie, affirmait que la noblesse de son pays était
essentiellement d’origine étrangère : Serbes, Grecs, Albanais, Bulgares, mais
aussi des Occidentaux (Frânci, donc des Francs).
Leurs contemporains moldaves, qui connaissaient eux aussi l’origine latine
des Roumains, expliquaient l’origine des Russes de Moldavie par une
colonisation contemporaine de celle des fondateurs descendus des Maramureş,
en 1347, avec le prince Dragoş. Miron Costin affirme même qu’« il n’a pas de
pays qui fut aussi rapidement colonisé dans ses frontières » que la Moldavie. Et
il ajoute :
« Presque toutes les villes ont été fondées par les Allemands, et c’est toujours eux, de
concert avec les Hongrois, qui ont planté les vignes ».

Même son de cloche chez Démètre Cantemir (1673-1724) qui a consacré


un ouvrage spécial à sa patrie, Descriptio antiqui et hodierni status Moldaviae
(1716) :
« Je considère qu’il est très difficile de croire qu’il existe un autre pays enfermé dans des
frontières si étroites comme l’est la Moldavie, et qui puisse contenir autant de peuples (populi)
différents. En dehors des Moldaves [...] vivent en Moldavie un grand nombre de Grecs,
d’Albanais, de Serbes, de Bulgares, de Polonais, de Cosaques, de Russes, de Hongrois,
d’Allemands, d’Arméniens, de Juifs et de Tziganes féconds. Les Grecs, les Albanais, les Serbes et
les Bulgares vivent en hommes libres et certains d’entre eux pratiquent le commerce, alors que
d’autres servent comme mercenaires dans l’armée du prince. Les Allemands, les Polonais et les
Cosaques sont peu nombreux et ils sont soit militaires, soit serviteurs à la cour ; certains parmi les
Polonais, mais rarement, sont arrivés à l’honneur de l’état nobiliaire.

251
MATEI CAZACU

Les Arméniens sont considérés comme des sujets (subditi), tout comme les bourgeois et les
marchands des autres villes et bourgs de la Moldavie, et paient au prince la même taille qu’eux ;
pourtant, tout comme les fidèles de rite romano-catholique, ils possèdent eux aussi des lieux de
culte tout aussi grands et beaux que les églises des Orthodoxes, jouissant de la libre pratique de
leur foi.
Les Juifs sont pareillement considérés comme sujets et sont obligés de payer un impôt
annuel différent, plus élevé que celui habituel ; ils ne pratiquent aucun métier à l’exception de
ceux de commerçant et de cabaretier, et peuvent avoir partout des synagogues en bois mais non en
pierre.
Les Russes et les Hongrois ont toujours eu en Moldavie le statut de serfs.
Les Tziganes sont répandus dans tout le pays : il n’existe presque pas de boyard qui n’en
possède plusieurs familles. D’où et quand ce peuple est arrivé en Moldavie, nous ne le savons pas,
et nos chroniques n’en parlent pas non plus [...].
À Iaşi et dans les autres villes habitent, s’occupant du commerce, un nombre assez grand de
Turcs, mais il leur est interdit d’acheter des terres, de construire des maisons dans les villes ou à la
campagne, et encore moins des lieux de culte, ou de faire leurs prières au vu de tous selon leur
hérésie. La Porte ottomane n’a jamais insisté [...] pour que les princes moldaves leur accordent
cette permission ».

Dans le chapitre consacré à la noblesse moldave, Cantemir énumère


l’origine des différentes familles parmi lesquelles il connaît des Serbes,
Bulgares et Grecs, mais aussi des Tatars, des Tcherkesses, des Abkhazes et des
Polonais. « Par leur fidélité », conclut-il, ils « ont reçu le droit à la naturalisation
et l’honneur de l’état nobiliaire ».
La naturalisation est la condition sine qua non de l’accession à l’état
nobiliaire ; elle impliquait le mariage avec une autochtone, la conversion à
l’Orthodoxie et, enfin, l’achat ou l’acquisition par héritage de terres. Suivait,
dans l’optique de Cantemir, qui, ne l’oublions pas, était fils et frère de princes
moldaves avant de régner lui aussi (1710-1711), la faveur du monarque, qui
offrait des charges à la cour à ses fidèles : pour lui, comme pour ses successeurs,
c’étaient bien ces charges qui anoblissaient, et non pas la naissance dans une
famille réputée noble. Pour jouir de cet état, il fallait être baptisé orthodoxe, à la
seule exception des secrétaires princiers qui pouvaient être catholiques,
protestants ou musulmans.
On voit donc que la société moldave du XVIe et du XVIIe siècle était
ouverte aux hétérodoxes à l’exception des Musulmans. Les rangs de la noblesse,
classe politique par excellence, étaient ouverts uniquement aux Orthodoxes.
Néanmoins, la Moldavie resta longtemps un pays d’immigration, accueillant des
individus et des groupes ethniques divers dont parlent Miron Costin, Démètre
Cantemir et le sénéchal Constantin Cantacuzène.
De nouvelles vagues de réfugiés allaient suivre au XVIIIe et au XIXe siècle
de Russie, de Pologne et de Transylvanie, notamment des Vieux-Croyants
(Raskolniki), des Juifs et des anabaptistes.
Les Vieux-Croyants atteignaient, en 1871, le nombre d’environ 15000,
dont l’immense majorité était des Popovci (90%). Ces derniers avaient des
prêtres (pop) et des évêques consacrés depuis 1724 en Moldavie. Appelés
Lipoveni par les Roumains, ils ont bénéficié de la liberté confessionnelle et de

252
LA TOLÉRANCE RELIGIEUSE EN VALACHIE ET EN MOLDAVIE

chartes de privilèges accordées par les princes moldaves. Leur centre religieux
se trouvait à Fântâna-Albă (Belaja-Krinica), dans le Nord de la Moldavie,
région occupée par l’Autriche en 1775 et rebaptisée Bukovine. Le métropolite
de Fântâna-Albă tenait sous sa juridiction tous les Vieux-Croyants de Moldavie,
de Valachie et de l’Empire ottoman, diocèses pour lesquels il avait consacré
quatre évêques. D’autres Vieux-Croyants russes se sont réfugiés en Roumanie
après 1917 ; en 1930, leur nombre atteignait 50.000 individus.
Une autre secte russe qui a trouvé asile en Moldavie et en Valachie est
celle des Skoptsi, dont le nombre avoisinait 1500 personnes en 1936.
Spécialisés dans les transports de luxe (ils possédaient les meilleurs attelages du
pays), les Skoptsi pratiquaient la castration rituelle des hommes et des femmes
après un court mariage durant lequel ils engendraient des enfants. Les
persécutions qu’ils avaient subies les avaient rendus circonspects et ils ont su
entourer d’un épais secret leurs sanglants rituels.
Mais l’immigration la plus importante au XIXe siècle dans les Pays
Roumains a été sans contredit celle des Juifs. Partant de 15.000 personnes en
1803, la Valachie et la Moldavie (réunies en 1859 pour donner naissance à la
Roumanie) comptaient, en 1899, une population juive de 269.015 personnes,
soit 4,5% du total de la population. Cette minorité allait atteindre, en 1930, le
chiffre de 720.000 personnes, vivant dans toutes les provinces de la Grande-
Roumanie constituée en 1918 par l’union de la Transylvanie, du Banat et de la
Moldavie orientale (ou Bessarabie) et septentrionale (Bukovine) à la « mère-
patrie ». À cette époque, les minorités représentaient 28,5% du total de la
population en Roumanie. En 1919, par la signature du traité des minorités à
Paris, la Roumanie accordait à tous ses habitants la citoyenneté et mettait fin au
régime de la tolérance remplacé dorénavant par celui de la liberté religieuse.
Avant 1866, l’organisation des minorités en Moldavie et en Valachie
relevait du système médiéval des corporations (en roumain bresle). Leurs
caractères fondamentaux étaient d’ordre fiscal et ethnique/religieux, et
permettaient aux princes d’avoir des interlocuteurs privilégiés pour toutes les
affaires concernant les communautés respectives. Les corporations des
Arméniens et des Juifs sont mentionnées dès le XVIIe siècle (les Juifs en 1666),
même si pour les premiers on suppose une ancienneté plus grande, remontant
jusqu’au XVe siècle. En revanche, les Allemands, les Hongrois et les Polonais
étaient admis sur un pied d’égalité dans les corporations strictement
professionnelles dominées par les Roumains de souche. Notons aussi que les
immigrants de date récente avaient, au XVIIIe siècle, leur corporation propre :
breasla străinilor, la corporation des étrangers.
Ce système d’organisation et la tolérance religieuse correspondaient au
système ottoman du « millet ». La corporation était une unité fiscale et
juridique ; elle payait de manière solidaire les taxes et les impôts réclamés par
l’État ; elle portait également la responsabilité de la construction des édifices du
culte, des écoles, de la gestion des boucheries kasher, des sociétés d’entraide

253
MATEI CAZACU

mutuelle (Hevra Kadosha chez les Juifs) qui assuraient l’aide aux nécessiteux et
l’enterrement selon les rites respectifs.
On peut donc observer que les Arméniens, les Juifs et les « étrangers »
étaient regroupés en corporations, alors que les Catholiques bénéficiaient de la
protection du roi de Pologne, et plus tard, au XIXe siècle, de l’Allemagne. Pour
les nouveaux immigrants, une autre possibilité s’ouvrit après 1783 : l’obtention
de la protection des consuls étrangers installés dans les Pays Roumains. De la
sorte, 6164 familles en Moldavie (en majorité juives, grecques et arméniennes)
avaient opté, en 1859, pour la sujétion autrichienne, française, russe ou anglaise.
Après la création de l’État roumain, en 1859, et la proclamation de
l’indépendance de 1877, toutes ces formes d’organisation médiévale
disparaissent et laissent place au système moderne qui ne reconnaît que le
citoyen (ou l’individu), et non plus le groupe ethnique ou religieux en tant que
sujet de droit.
Pour ce qui est de la législation dans ce domaine, nous sommes réduits,
avant 1832, à la coutume orale qui est invoquée dans telle ou telle décision
princière, sans être portée par écrit de façon précise. Cette situation change avec
la promulgation des premières Constitutions des deux Principautés, les
Règlements Organiques, en 1832. Rédigés par des commissions de juristes
roumains et russes, approuvés par le tsar (qui représentait la puissance
protectrice des Pays Roumains) et par le sultan (la puissance suzeraine), ces
règlements interprétaient la coutume et l’adaptaient aux intérêts du groupe des
grands boyards, le principal interlocuteur de la Russie qui avait occupé la
Moldavie et la Valachie de 1828 à 1834. En ce qui concerne les étrangers de rite
chrétien, il était prévu un stage de dix ans dans le pays (réduit à sept s’ils étaient
mariés à des nobles indigènes), et une requête adressée au prince qui délibérait
avec l’Assemblée générale ordinaire et lui délivrait un brevet dit de grande
naturalisation, ce qui signifiait la jouissance de l’ensemble des droits civils et
politiques. Seuls les Chrétiens du rite orthodoxe ou ceux qui l’avaient embrassé
pouvaient obtenir les droits politiques. Les quelques exceptions à cette règle
concernaient les soldats de la milice nationale et les laboureurs étrangers, qui
après sept ans d’établissement dans le pays étaient mis au rang des autres
contribuables et reconnus comme laboureurs indigènes.
Les commerçants et les artisans étrangers qui payaient les droits annuels de
patente et les autres dépenses communales pouvaient obtenir la petite
naturalisation, une sorte de denization, comme on disait dans le droit anglais,
qui leur conférait l’exercice des droits civils, « droits échus aux négociants et
aux artisans de la terre », c’est-à-dire aux laboureurs, selon l’expression du
Règlement Organique. Cela signifiait que les étrangers bénéficiant de la petite
naturalisation pouvaient acquérir uniquement des immeubles urbains, des
maisons de rapport et des magasins.
On voit donc que la religion chrétienne restait le facteur déterminant pour
l’obtention de la grande naturalisation dans les Pays Roumains, mesure qui

254
LA TOLÉRANCE RELIGIEUSE EN VALACHIE ET EN MOLDAVIE

avait pour but l’exclusion des Musulmans, et plus tard des Juifs, de la propriété
terrienne. Si cette restriction était justifiée au Moyen-Âge par la crainte de voir
les Pays Roumains transformés en provinces ottomanes, au XIXe siècle elle
visait essentiellement la bourgeoisie juive, que les boyards ressentaient comme
une menace pour leurs domaines hypothéqués et mis en vente aux enchères. La
Constitution de 1866 prévoyait, dans son article 7, la même restriction : la
nationalité roumaine était réservée aux seuls étrangers de rite chrétien. Des
aménagements ultérieurs, entrepris sous la pression des grandes puissances lors
du congrès de Berlin (1878), permirent la naturalisation des Juifs au cas par cas,
mais seulement à la suite de décisions du Sénat et de la Chambre des députés et
après des formalités compliquées.
On aperçoit ici très clairement les limites de la tolérance religieuse et le
passage, en un siècle, à la liberté religieuse. La résistance des autorités
roumaines à la naturalisation des non-chrétiens s’explique aussi par un autre
facteur, trop peu pris en considération jusqu’ici, et qui relève de la même
mentalité médiévale basée sur la coutume orale. Il s’agit d’un des traits
fondamentaux du droit coutumier roumain ; celui-ci en appelait essentiellement
à des co-jureurs, sommés de dire la vérité sous serment dans tous les procès
civils et criminels. Ce serment se prêtait sur les Evangiles et sur la croix et
excluait, ipso facto, les non-chrétiens. En dépit de la formulation d’un serment
more judaico, les instances judiciaires roumaines restaient très réticentes à
accepter ce type de témoignage dont la dimension eschatologique (damnation
éternelle en cas de faux) n’était pas intégrée par les autres religions non
chrétiennes. Il faut rappeler, par exemple, que le serment sur la Bible resta
obligatoire pour les ministres jusqu’en 1945, lorsque seuls les ministres
communistes le refusèrent en préférant jurer sur leur honneur fidélité au roi (ce
qui ne les empêcha pas de se parjurer cinq mois plus tard et encore en 1947,
lorsque Michel Ier fut contraint d’abdiquer).
La tolérance religieuse a connu, au long des siècles, une exception
importante dans les Pays Roumains ; il s’agit du statut de la minorité rom, les
Tsiganes, 5% environ, qui tombèrent dans l’esclavage jusqu’à leur
affranchissement définitif et total en 1855-1856. On a ici l’exemple de l’échec
des deux stratégies possibles qui se présentaient à ce groupe ethnique : le
maintien du statut de millet (bresle) comme ce fut le cas des autres minorités, ou
bien l’assimilation dans la population roumaine. Contre le premier terme de
l’alternative jouait l’indifférence religieuse (réelle ou présumée) des Roms, qui
pratiquaient les rites de la foi orthodoxe mais étaient perçus comme de mauvais
chrétiens, affublés de préjugés d’impureté comme la consommation de la chair
des animaux morts essentiellement, et l’exercice du métier de bourreau. Quant à
l’assimilation, elle échoua pour les Roms dans leur ensemble ; même s’il y eut
des exceptions, même si les mariages mixtes ne manquaient pas, le mode de vie
nomade ou semi-nomade d’une bonne partie d'entre eux empêchait leur
intégration totale dans la société roumaine. Leur sédentarisation partielle,

255
MATEI CAZACU

commencée en 1832 et reprise par le régime communiste à partir de 1948, n’a


pas été un succès.
On peut conclure en rappelant que la tolérance dans les Pays Roumains n’a
pas fait l’objet de traités théoriques, puisqu’elle s’inscrivait davantage dans la
coutume orale que dans les lois écrites. Elle a permis la coexistence pacifique de
nombreuses minorités ethnico-confessionnelles dans l’espace carpato-danubien
durant tout le Moyen-Âge. Mais elle a prouvé ses limites face aux exigences de
la modernité, qui s’imposent à la société roumaine à partir du milieu du XIXe
siècle. Elle reste le témoignage d’une mentalité collective imprégnée de
religiosité, certes, mais néanmoins respectueuse des traditions et pratiques
d’autrui. Une forme d’apartheid mou, en somme, sans excès et sans
persécutions majeures, relevant d’une tradition qui se retrouve davantage dans
le monde oriental qu’occidental, mais dénuée de tout fanatisme ou d’esprit
missionnaire.

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Stănescu E., « Essai sur l’évolution de la pensée politique roumaine dans la littérature historique
du Moyen Âge », NÉH II (Bucarest 1960), p. 271-304.
Verax [Rosetti R.], La Roumanie et les Juifs, Bucarest 1903.
Zach K., « Orthodoxe Kirche und rumänisches Volksbewusstsein im 15. bis 18. Jahrhundert »,
Schriften zur Geistesgeschichte des östlichen Europa 11 (Wiesbaden 1977).

256
LA CONVERSION A L’ISLAM
DU PRINCE ILIAŞ RAREŞ DE MOLDAVIE (1551) :
UN NOUVEAU TEMOIGNAGE

Voici presque un siècle que les historiens roumains s’interrogent sur les
motivations et les circonstances de la conversion, le 30 mai 1551, du premier
prince roumain à avoir officiellement abandonné la foi chrétienne pour devenir
« Turc »1. Un document publié voici 30 ans mais qui semble n’avoir pas attiré
l’attention des spécialistes, nous permet d’apporter quelques éclaircissements à
cet événement et à ses conséquences immédiates pour l’histoire de la Moldavie.
Il s’agit d'une lettre de Bernard Pretwicz, staroste de Bar2 , adressée au duc
Albert de Prusse à une date inconnue, mais qui doit être placée fin juillet – août
15513 . L’importance de cette source tient au fait qu’elle est basée sur le récit
d’un membre de la suite du prince Iliaş et qui semble avoir été témoin oculaire
des événements qu’il raconte. En effet, le récit est clair et empreint de
dramatisme, car il présente la conversion du prince comme le résultat des
pressions considérables et du véritable chantage auquel avait été soumis ce
jeune homme d’à peine vingt ans4.
Voici donc le déroulement des faits selon ce témoignage : Iliaş est
convoqué par le sultan Soliman à Constantinople et il s’y rend avec une suite
d’environ 300 hommes (100 chevaux disent d’autres sources) dont les membres
du Conseil princier au nombre de 12 (« heren des wallachischen lantzrat, der

1
Voir la bibliographie de la question chez G. Ignat – D. Agache, « Cu privire la politica
urmaşilor lui Petru Rareş (1546-1552) », AIIAI XV (1982), p. 149-161 ; C. Rezachevici,
Cronologia domnilor din Țara Româneascǎ și Moldova a. 1324-1881, I, sec. XIV – XVI, Bucarest
2001, p. 590-604.
2
Pour sa biographie, cf. M. Berindei – G. Veinstein, L’Empire ottoman et les Pays
roumains 1544-1545, Paris – Cambridge Mass 1987, p. 102 et suiv.
3
C. Lanckoronska, Elementa ad fontium editiones, 50, Documenta ex archivio
regiomontano ad Poloniam spectantia, XX Pars HB A, Β 4, 1549-1568, Rome 1980, no 547, p. 38-
42. L’éditrice a daté la lettre, qui ne porte aucune mention de lieu et de date, post VII. 1550, ce
qui est une erreur pour 1551. Curieusement, elle a échappé à l’attention de N. Iorga, qui en a
publié d’autres du même fonds dans Studii istorice asupra Chiliei şi Cetăţii Albe, Bucarest 1899,
p. 328 et suiv., et, idem, Studii şi documente, XXIII, Bucarest 1913, p. 57-61. Sur le verso de la
lettre de Nicolas Sieniawski en date du 24 août 1551 et qui est légèrement postérieure à celle de
Pretwicz, on y lit la notice suivante : « bei Pretwicz Diener wider beantwort » (Ν. Iorga, op. cit.,
p. 61). Ceci signifie que la lettre de Pretwicz était déjà arrivée.
4
Selon Şt. Gorovei, « Familia lui Petru Rareş », dans L. Şimanschi (éd.), Petru Rareş,
Bucarest 1978, p. 268.
MATEI CAZACU

seint ain oder 12 man bey in gewessen »)5. Le troisième jour de son arrivée (ou
quatrième selon un autre témoin), le sultan, nommé « le Turc » (« der
Dierckh ») lui ordonne de se convertir, lui, les membres du conseil et toute sa
suite, sous peine de l’exil au-delà des mers d’où il ne reviendrait plus jamais
dans son pays. En revanche, s’il accepte la conversion, il sera élevé à un rang
beaucoup plus élevé, tel qu’il ne l’avait jamais été. Le sultan adresse cet
ultimatum également aux conseillers (« ratten »), leur promettant l’exemption
complète d’impôts sur les biens leur vie durant, et l’élévation au rang de « frey
heren » dans « le pays » (« in dem lant, donc la Moldavie ou bien l’Empire
ottoman »). Le prince demande un délai de réflexion de trois jours, mais le
sultan lui transmet par Rüstem pacha qu’il ne lui accorde qu’un seul jour. Ainsi,
le lendemain Iliaş déclare vouloir se convertir et le jour d’après il se soumet au
rituel. Le sultan lui offre alors la moitié de la Moldavie (« so hat im der Dirckh
das halb wallachisch lant eingeben ») et sept châteaux6.
Laissons un moment ce document pour introduire un autre texte, dû lui
aussi à un témoin oculaire qui se trouvait à Istanbul le jour où fut fêtée la
circoncision d’Iliaş. Il s’agit de Pierre Gilles (Petrus Gilliis, 1489-1555), auteur
d’une description de Constantinople parue à Lyon en 1561 sous le titre De
Topographia Constantinopoleos et de illius antiquitatibus libri quatuor et
rééditée à plusieurs reprises jusqu’au XVIIIe siècle. Dans le deuxième livre de
son ouvrage, Pierre Gilles décrit le Colosse de maçonnerie jadis recouvert de
plaques de bronze érigé par Constantin le Grand au milieu de l’Hippodrome où
se déroulèrent certaines des festivités de ce jour de 30 mai 1551 :
« Ce Colosse est plus élevé que l’Obélisque. C’est sur sa cime qu’un jour de fête où l'on
célébrait la circoncision du prince de Moldavie, j’ai vu un bateleur expérimenté monter et en
descendre indemne. Lui ayant succédé, un second, moins habile, monta de même à la cime. Mais
la hauteur lui brouilla tant la vue que, désespérant de descendre pour autant qu’il banda ses forces,
il se jeta loin en avant du Colosse, pour ne pas tomber sur la base. C’est ainsi qu’on le vit tomber
droit, les pieds profondément fichés en terre, mort sur le coup »7.

Revenons maintenant à la délégation moldave. Après la conversion d’Iliaş,


le sultan ordonne aux quatre conseillers (« heren ») et aux autres (« eelleyten »,
nobles ou membres de la délégation) de se convertir à leur tour, sinon ils
auraient la tête coupée. Leur réponse, qui anticipe d’un siècle et demi celle de
Constantin Brâncoveanu, est sublime et mérite d’être reproduite :

5
Le sens obscur de la fin de la phrase, « ain oder 12 man » se corrige de lui-même dans les
paragraphes suivants lorsqu’on parle de la décapitation de quatre d’entre eux et des huit qui
rentrent vivants au pays.
6
Voir les détails dans la lettre de Nicolas Sieniawski chez N. Iorga, Studii şi documente,
XXIII, p. 59-60 : en tout 15 « arces et oppida » nommément désignées.
7
Pierre Gilles, Itinéraires byzantins, éd. J.-P. Grélois, Paris 2007 : Collège de France –
CNRS, Centre de recherche d’histoire et civilisation de Byzance (« Monographies », 28), p. 333.

258
LA CONVERSION A L’ISLAM DU PRINCE ILIAŞ RAREŞ

« Ainsi ils ont fait dire au Turc qu’ils préfèrent donner leur vie plutôt que d’abandonner la
foi chrétienne» (« So haben sie dem Tirckhen lassen sagen, e das sie zu Dyrckhen weren wellen,
ee wellen sie das leben geben, e das sie den cristischen gelauben abtretten wolten »).

Soliman fait alors décapiter quatre conseillers (« heren ») et quatre autres


nobles (« eeleyten ») devant les autres et leur fait dire : « Si vous ne vous
convertissez pas, vous allez subir le même sort que ceux dont les têtes gisent
ici ». Alors, continue le document,
« Tous ensemble ont dit et se sont écriés : Plutôt que de devenir Turcs, nous préférons gésir
comme ceux-là et nous préférons subir avec joie la mort » (« Soliman «hat darnach die heren undt
al vier sich gefattert und hat in lassen sagen, ob sie nit zu Tyrckhen were wellen, so wel er in allen
die khepf lassen abschlagen. So haben sie dem Tirckhen lassen sagen, e das sie zu Dyrckhen
weren wellen, ee wellen sie das leben geben, e das sie den cristischen gelauben abtreten wolten.
Alspalt hat der Tirckh auss den heren ier fyer genumben und van den eelleyten Auch fyer und hat
inen die khepf lassen abschlagen vor im un hat den andtern lassen sagen: Ob ier nit zu Tirckhen
weren wolte, so wert ier Auch also lygen wie die an die khepf So haben sie al mit einander gesagt
und geschrieren: Ε das wir zu Tyrckhen weren wellen, e wellen wier al also lygen wie die da
lygen und gern den tot erleytten »).

Face à leur détermination, le sultan ordonna alors de les jeter en prison où,
neuf jours durant, ils subirent des tortures telles, qu’ils auraient préféré la mort
(« Was man mit inen gethan hat in den 9 tagen, sie hetten vyl lyeber den tot
gelitten »). Au bout de ce long calvaire, voyant qu’il n’y avait rien à faire, les
Turcs les remirent en liberté, leur confisquèrent tous leurs biens et les
renvoyèrent en Moldavie. Seuls les huit membres du conseil (« herren ») ont eu
droit aux chevaux, les autres sont revenus à pied.
Arrivés à Suceava, le prince Ştefan leur demanda ce qui leur était arrivé.
Ici le récit devient personnel, la reproduction du discours des participants :
« Ainsi, ils lui ont rapporté que le frère de notre seigneur le voïévode s’est fait Turc et les
autres conseillers ont été décapités, et nous sommes rentrés tels que tu nous vois » (« So habens in
perycht, das den prueter unsser her der weywote schon einTirckh waren ist, und die anndteren
heren sein gekhepft, und wir seint herausskhumen, wie du uns siechst »).

Le prince prend la décision de rassembler tout le pays (« lantschafft »),


donc l’Assemblée du pays, pour lui annoncer la nouvelle. Cette Assemblée
comptait, selon l’informateur de Pretwicz, 60.000 hommes (armée comprise,
semble-t-il), un chiffre que l’on ne retrouve pas dans d’autres sources. La
décision unanime de l’Assemblée a été de refuser le retour d’Iliaş, d’offrir la
couronne à Ştefan à condition qu’il promette et jure de les défendre des Turcs et
qu’il soumette le pays et toute la population au roi de Pologne auquel il
demandera un traité écrit en bonne et due forme. Par conséquent, le prince a
envoyé ses ambassadeurs au roi avec la promesse de se soumettre à son pouvoir.
C’est ici qu’intervient l’épisode du prétendant moldave Ivan identifié avec Ion
Vodă cel Cumplit (Viteaz), épisode que Pretwicz décrit en détail affirmant qu’il
s’agissait d’un fils de Bogdan III.

259
III.

Héritages romains et byzantins


L’IDÉE DE ROME CHEZ LES RUSSES :
L’ASPECT PHILOLOGIQUE (XIe – XVIe SIÈCLES)

Afin de dégager la valeur exacte de la notion de Rome dans la culture


écrite russe du Moyen-Âge, nous nous sommes proposé d’effectuer un relevé
systématique du terme Rim et de ses dérivés (rimskij, rimljanin, etc.),
principalement dans les sources diplomatiques, narratives (chroniques) et dans
les écrits littéraires ou « idéologiques ».
Ce relevé est forcément incomplet et cela pour plusieurs raisons, dont les
plus évidentes sont les suivantes : a) toutes les sources ne sont pas encore
publiées et nous pensons, en premier lieu, aux chroniques du XVe siècle et
même aux œuvres complètes d’un auteur aussi prestigieux que Michel Trivolis,
plus connu sous le nom de Maxime le Grec ; b) il ne peut être question, à
l’époque de l’informatique, de pratiquer des relevés massifs par des moyens
artisanaux. Tout au plus, nous nous bornerons à tracer quelques jalons qui sont
le fruit de ce travail préliminaire.
D’autres difficultés rencontrées lors de notre enquête sont liées à 1’origine
et à la forme de conservation de ces textes.

1. Le problème de l’origine présente un triple aspect : l’origine politico-


géographique, le milieu social et culturel de rédaction (ou de traduction) et,
enfin, le type de texte auquel on a affaire.

A) L’origine politico-géographique des textes russes originaux (ou traduits


en russe) a été trop souvent minimisée. En effet, on ne peut pas aborder de la
même façon un texte de Kiev, de Novgorod, de Tver ou de Moscou, même s’il a
circulé sous forme de copie dans presque toute la Russie.
Le premier exemple qui nous semble s’imposer est celui de la plus an-
cienne chronique russe, la Povest’ vremennych let (PVL), rédigée à Kiev dans la
seconde moitié du XIe siècle et dans les premières années du XIIe (env. 1113)1.
Le terme Rimŭ s’y rencontre à six reprises, celui de Rimljane (avec les deux
sens : habitants de Rome et Catholiques) à deux reprises, et celui de Latyny
(Latins), dans le sens de Catholiques, une fois.
1
Povest' vremennych let, I, éd. V. P. Adrianova-Perec, Moscou – Leningrad 1950, texte et
traduction de D. S. Likhatchev, B. A. Romanov.
MATEI CAZACU

Quatre cents ans plus tard, le métropolite de Moscou, Daniel (1522-1539)


réalisait la plus ample chronique pan-russe que nous connaissions, la
Nikonovskaja letopisi qui reprenait la PVL et la continuait, en l’enrichissant
considérablement, jusque dans la sixième décennie du XVIe siècle2. Or, dans la
Nikonovskaja letopisi, Rome est mentionnée, pour la même période que la PVL,
pas moins de onze fois, les Rimljane quatre fois (dans deux cas il s’agit de
Romains orientaux), et les Latins deux fois. Cela signifie, pratiquement, que le
nombre de mentions de Rome, des Romains et des Latins a doublé.
Un autre exemple est encore plus clair : il s’agit de la première chronique
de Novgorod (Novgorodskaja pervaja letopisi) connue dans deux spiski
(rédactions) principales : la plus ancienne (Sinodalinyj spisok) est composée de
deux parties, dont la première date de la seconde moitié du XIIIe siècle et la
seconde du milieu du siècle suivant. Dans cette version, on a trois mentions de
la ville de Rome : deux à propos de la IVe Croisade (chute de Constantinople, en
1204) et la troisième à propos de la fondation par les Suédois, en 1300, d’une
ville fortifiée grâce aux masteri iz velikago Rima ot papy masterŭ. Le
détournement de la IVe Croisade permet à l’auteur de la chronique de Novgorod
d’enregistrer aussi le terme « latin » qu’il applique au Latina Kondo Flarenda,
nommé aussi Kondofŭ Oflanŭdrŭ (il s’agit de Beaudouin de Flandre)3.
Cette pauvreté de renseignements est, en échange, largement compensée
par la rédaction dite de la Commission (archéographique) / Komissionyj spisok
qui date du milieu du XVe siècle. Ici, Rome et ses habitants sont copieusement
cités : seize fois la ville (Rim), quatre fois les Rimljane et trois fois les Latiny.

B) Le milieu social et culturel de rédaction (ou de traduction) d’un texte


joue également un rôle fondamental. Si on compare deux textes rédigés à
quelques années d’intervalle, le Slovo kratko du dominicain croate Veniamin
(Benjamin), rédigé à Novgorod, en 1497, et brillamment traduit et analysé par
G. Giraudo4, avec un des svods moscovites de la même époque5 , on pourrait
croire que les auteurs respectifs vivaient sur des planètes différentes. Benjamin
parle de la donation de Constantin, dont il donne en traduction les passages les
plus importants, comme celui-ci :
« rimskej cerkvi toliko dom nasi, eliko rimskij grad i vsi italiiskie i vst zapadnye strany,
mesta, grady, ostrovy jaze okrest Italii sut (...) pod pravdo ju rimskia cerkvi6. (Tanto la nostra casa

2
Letopisnyj sbornik, imenuemyi Patriaršeju ili Nikonovskoju letopisju, dans PSRL, IX-
XIII, St-Pétersbourg 1862-1906 (réimpression : Moscou 1965).
3
A. N. Nasonov, Novgorodskaja pervaja letopis' staršego i mladšego izvodov, Moscou –
Léningrad 1950.
4
Slovo kratko, présentation, traduction et commentaires de G. Giraudo, Brescia 1978
(Annali della Facoltà dì lingue e letterature straniere di Ca' Foscari XV/4, 1976).
5
PSRL, XXV, Moscou – Léningrad 1949.
6
G. Gidaudo, op. cit., p. 29 et note 152.

264
L’IDÉE DE ROME CHEZ LES RUSSES

quanto la città di Roma e tutte le terre italiane e d’Occidente, e i villaggi, le città, le isole che
circondano l’Italia [...] sotto la giurisdizione della Chiesa di Roma) ».

À peu près à la même époque, le chroniqueur moscovite parle, lui, de la foi


« allemande » dans laquelle s’était fait baptiser le roi de Pologne Vladislav
Jagellon et toute la Lituanie. Cette « foi allemande » est opposée à la « foi
chrétienne » que refusent d’abandonner deux Lituaniens, qui préfèrent le mar-
tyre plutôt que d’abjurer l’Orthodoxie. On se croirait à l’époque du chroniqueur
Nestor, l’auteur de la PVL, qui parlait lui aussi des Nemici ot Rima, les
Allemands (ou les « étrangers » ?) de Rome venus proposer le baptême
catholique à Vladimir.
Un autre exemple est celui de la Vie d’Alexandre Nevskij écrite, selon toute
vraisemblance, entre 1270 et 1280 par le métropolite de Kiev Cyrille II7. Le
métropolite s’était réfugié vers 1250 à Novgorod, venant de Galicie, où il était
entré en conflit avec le prince suspect à ses yeux de sympathies catholiques. Or,
dans la Vie du prince de Novgorod (1236-1251), puis dans la Vie de Vladimir –
Suzdal (1252-1263), le métropolite Cyrille appelle les voisins suédois
« Romains », le roi de Suède devient un korolǐ castǐ Rimǐsky qui envoie tri
korablt Rimljan pour attaquer les Russes.

C) Le type de texte peut être, lui aussi, déterminant pour la façon de citer
Rome ou ses habitants. Ainsi, la description de Rome en 1439/1440 faite par un
membre de la délégation russe au Concile de Florence8 très sobre et concise, n’a
rien en commun avec 1’« Epître sur la foi des Varègues » (XIIe siècle) qui, dans
une version remaniée du XVe siècle parle de Pierre le Bègue (Gugnivyj), un
Vandale d’origine latine qui, élu pape après le VIIe Concile œcuménique, aurait
obligé les Romains à se raser la barbe tous les samedis, permis des mariages
sans prêtre et introduit l’habitude d’utiliser pour les repas les récipients
employés auparavant pour laver le linge des nouveaux-nés et de leurs mères...9.

2. La forme de conservation du texte est un autre élément important pour


toute enquête sur la terminologie historico-politique. De ce point de vue, la
culture russe écrite du Moyen-Âge présente des difficultés presque
insurmontables.

A) Un premier obstacle dans l’interprétation d’un texte est sa conservation


dans des copies qui sont parfois de trois à quatre cents ans plus récentes que
l’original perdu. Le hiatus qui existe entre les XIIe – XIIIe siècles, d’une part, et
les XVe – XVIe, d’autre part, est parfois troublant ; certains spécialistes se sont
7
V. Mansikka, Zitie Aleksandra Nevskògo. Razbor redakcij i tekst, St-Pétersbourg 1913
(« Pamjatniki drevnej pis’mennosti i iskusstva » [plus loin PDPI], 180).
8
N. A. Kazakova, « Zametka o Rime russkogo putešestvennika serediny XV v. », TODRL
32 (1977), p. 252-255.
9
A. Jacimirskij, Iz slavjanskich rukopisej. Teksty i zametki, Moscou 1898, p. 1-22.

265
MATEI CAZACU

même demandés si certaines œuvres attribuées à des auteurs ou à des époques


plus reculées n’étaient en fait, des apocryphes du XVe ou du XVIe siècles, dont
datent la plupart des copies connues à ce jour. Il est certain que des destructions
de l’époque mongole peuvent expliquer une bonne partie des pertes que nous
déplorons, mais il reste, néanmoins, que les XIIe – XIVe siècles sont très mal
représentés.

B) Une deuxième gêne provient du fait des remaniements successifs dont


ont été sujets (ou victimes) tant d’ouvrages russes anciens et qui interdisent, de
la sorte, toute édition critique. Citons, pour mémoire, le « Récit sur le huitième
Concile » de Syméon de Suzdal’, qui est connu dans trois rédactions très
différentes l’une de l’autre, comme l’ont montré les études de N. A.
Kazakova10 ; le « Récit sur Dracula » (Skazanie o Drakule voevode) de Fedor
Kuricyn, édité par Ja. S. Lur’e11, le « Récit sur le klobuk blanc de Novgorod »12
étudié par N. N. Rozov (plus de 250 manuscrits) et bien d’autres. Ces
transformations prouvent, au moins, le peu de cas que faisaient les con-
temporains du copyright mais, en même temps, elles peuvent jeter des doutes
sur l’exactitude de tel ou tel passage.
Ces quelques exemples (et leur nombre pourrait s’accroître) illustrent,
croyons-nous, les difficultés rencontrées par le philologue et l’historien lors-
qu’ils désirent dresser un tableau nuancé et statistiquement valable de l’usage
des termes Rim, rimskij/romejskij, rimskij/latinskij et romejskij/grečkij
(grečeskij) dans la culture écrite russe du Moyen-Âge.

II

Maintenant il faut dresser le cadre évolutif dans lequel se meuvent ces


termes. Nous pensons qu’on pourrait le délimiter de la façon suivante :
1. Une première période couvrirait, grosso modo, le Xe et le XIe siècles.
C’est l’époque de la conversion de la Russie, des relations étroites avec
Constantinople, avec les Varègues et avec les autres peuples scandinaves ou
slaves catholiques. Dans les œuvres littéraires et religieuses de cette période, la
position vis-à-vis de Rome n’est pas bien définie, mais, néanmoins, elle est en
général bienveillante. Deux exemples peuvent illustrer notre affirmation.
Le premier en date, le Slovo o zakone i blagodati (« Sermon sur la loi et la
grâce »), œuvre du métropolite russe Hilarion de Kiev, écrite entre 1037 et
10
Voir l’édition de J. Karajcar, Acta slavica concilii florentini, Rome 1976 (« Concilium
florentinum, Documenta et scriptores », 11) ; N. A. Kazakova, Zapadnaja Evropa v russkoj
pis’mennosti XV – XVI vekov. Iz istorii meidunarodnych kul’turnych svjazej Rossii, Leningrad
1980, p. 63-67.
11
Ja. S. Lur’e, Povest’ o Drakule, Moscou – Leningrad 1964.
12
Povest’ o belom novgorodskom klobuke, éd. N. Kostomarov, dans Pamjatniki starinnoj
russkoj literatury, I, St-Pétersbourg 1860, p. 285-300 ; N. N. Rozov, « Povest’ o novgorodskom
belom klobuke kak pamjatnik obščerusskoj publicistiki XV veka », TODRL 9 (1953), p. 178-219.

266
L’IDÉE DE ROME CHEZ LES RUSSES

1050, contient, dans sa seconde partie, un panégyrique du kagan Vladimir où on


peut lire notamment :
« Rome vénère, avec des paroles panégyriques,
Pierre et Paul, grâce auxquels elle a cru en Jésus-Christ, le fils de Dieu ;
L’Asie, Ephèse et Patmos vénèrent Jean le Théologien ;
L’Inde vénère Thomas et
L’Egypte, Marc.
Tous les pays, les cités et les hommes honorent et glorifient
leur maître qui leur a apporté la foi orthodoxe »13.

Le deuxième exemple date de la seconde moitié du XIe siècle : il s’agit du


Dit sur le miracle de Clément le Romain (Slovo o čude Klimenta Rimskago),
texte composé à l’occasion de la rénovation de l’église de la Dîme
(Desjatinnaja) de Kiev où se conservaient les reliques du saint. Dans ce texte,
saint Clément est appelé « Soleil de l’Église que le Christ a fait venir de Rome
par Cherson dans notre pays russe »14.
Ces exemples peuvent être complétés par deux témoignages contemporains
d’un autre genre, à savoir 1’Évangéliaire d’Ostromir (Novgorod, 1056-1057)15
et la traduction de la Chronique de Georges le Moine (Hamartole) exécutée en
Russie avant 1050. Ces deux textes – l’un copié du slavon bulgare, l’autre
traduit du grec – trahissent, tous les deux, les hésitations des knizniki russes
quant à la réception de la notion de Rome. Ainsi, parlant de saint Clément,
1’Évangéliaire d’Ostromir l’appelle rumĕchŭ, ce locatif pluriel traduisant le
grec Ῥώμης (var. Ῥωμαίου).
La Chronique de Georges le Moine représente un cas autrement intéressant
vu qu’il s’agit d’un texte beaucoup plus long. Traduite en vieux russe avant
1050, la chronique s’est conservée dans dix manuscrits au moins : le plus ancien
provient de la Trinité Saint-Serge (Troickij), date du XIIIe – XIVe siècles et
contient la première moitié de l’ouvrage ; la seconde moitié nous est parvenue
dans une copie du XVe siècle. Trois autres manuscrits du XVe, quatre du XVIe
et un seul du XVIIe siècle nous ont transmis ce texte précieux édité par V. M.
Istrin16.
Que trouvons-nous dans la Chronique de Georges le Moine ? Une mo-
saïque de termes liés à Rome, à son peuple et à sa civilisation, termes qui
traduisent la grande confusion qui régnait, au XIe siècle, mais aussi plus tard, en
Russie, pour tout ce qui concernait les réalités romaines. Ainsi, si le nom de la

13
L. Müller, Dés Metropoliten Ilarion Lobrede auf Vladimir den Heiligen und
Glaubensbekenntnis, Wiesbaden 1962 (« Slavistische Studienbücher », 2).
14
A. I. Sobolevskij, « Čudo sv. Klimenta papy rimskogo. Drevnerusskoe “slovo”
(domongol’skogo perioda) », Izvestija ORJaS 6 (1901), p. 3-8 ; Ju. K. Begunov, « Russkoe slovo
o čude Klimenta Rimskogo i kirillo-mefod'evskaja tradicija », Slavia 43 (1974), p. 24-46.
15
V. Vostokov, Ostromirovo evangelie 1056-1057 g., St-Pétersbourg 1843.
16
V. M. Istrin, Chronika Georgija Amartola v drevnem slavjanorusskom perevode, I-II,
Petrograd 1920-1922.

267
MATEI CAZACU

ville a été partout « normalisé » en Rimŭ – 39 mentions –, tel n’a pas été le cas
de ses dérivés. Nous rencontrons les Rimljane pas moins de 18 fois, mais aussi
les Romĕjane (ou Romĕi) : douze occurrences, dont neuf se réfèrent aux
Occidentaux (parfois sur la même page et même dans la même phrase que les
Rimljane) et trois aux Orientaux. Nous lisons aussi le romĕjskoe cĕsarstvo à
propos de Jules César, d’Octavien Auguste et de leurs successeurs (quatre
mentions), mais aussi, une fois, le rimskij narodŭ (traduisant δῆμος Ῥωμαίων),
qui s’oppose au romĕjskij jazykŭ qui reproduit, lui, le Ῥωμαίων έθνος (une seule
mention). Rappelons également : Rimskij Kapetolij, Rimskoe vĕče (une mention
chacun) et, last but not least, les noms des fils de la Louve : Romŭ et Rimŭ avec,
respectivement, cinq et quatre mentions.
La traduction de la Chronique de Georges le Moine est l’exemple type du
travail sans suite et sans influence sur un point précis de la terminologie vieux
russe : alors qu’il donnait, pour la première fois, la forme correcte de la ville
éternelle et de son fondateur, ce texte est resté isolé de ce point de vue (avec de
rares exceptions comme les Homélies de saint Grégoire le Grand sur les
Evangiles, XIIIe siècle) jusqu’au XVIe siècle. Les Russes ont adopté la forme
Rimŭ qui, indépendamment de son origine, revenait à accepter la paternité de
Rémus (Rimŭ, du grec Ῥῆμος) et non pas de Romulus, sur la cité impériale. Il en
allait de même avec le nom des Romains orientaux, que les Russes ont préféré
transformer en Grecs.

2. Une telle confusion nous paraît exemplaire pour comprendre la


réception de l’idée de Rome en Russie dans la seconde période historique que
nous proposons, à savoir du XIIe siècle jusqu’en 1438. Cette époque est celle de
la consommation du schisme de 1054, où la Russie se range aux côtés de
Constantinople. Les œuvres grecques de polémique antilatine sont à peu près les
seules productions où nous enregistrons le terme de Rome et ses dérivés17
(éditées par A. N. Popov et A. Pavlov).
L’apogée du pouvoir papal dans la lutte contre l’Empire, suivi de la
captivité d’Avignon n’émeuvent plus la Russie que l’invasion mongole avait
frappé de plein fouet. De la sorte, Rome entre pour trois siècles dans le domaine
du mythe. Les communications, déjà très difficiles, étaient maintenant coupées
par des États et des peuples que les Russes ressentaient comme hostiles.
Rappelons que la délégation russe au Concile de Florence a mis presque un an
pour atteindre son but (du 8 septembre 1437 au 18 août 1438). Dans la Vie de
saint Antoine le Romain (†1147, à l’âge de 80 ans), écrite à Novgorod au XVIe
siècle, mais basée sur des textes plus anciens, un Grec du Gotland explique à
Antoine que pour arriver de Novgorod à Rome les marchands mettent au moins

17
A. N. Popov, Istoriko-literaturnyj obzor drevnerusskich polemièeskich somnenij protiv
Latinjan (XI – XV v.), Moscou 1875 ; A. S. Pavlov, Kriticeskie opyty po istorii drevnejsej greko-
russkoj polemiki protiv Latinjan, St-Pétersbourg 1878.

268
L’IDÉE DE ROME CHEZ LES RUSSES

six mois en bateau18. Vu les conditions d’inconfort des transports, de telles


distances n’étaient pas faites pour rapprocher les gens.

3. Cette situation change du tout au tout à partir du Concile de Florence


(1438-1439). La participation d’une importante délégation russe (deux cents
membres ?) prouve à l’évidence un changement que les événements internes –
triomphe des grands princes de Moscou sur leurs rivaux de Tver notamment –,
mais aussi extérieurs – chute de Constantinople (1453) et le non événement de
la rivière de l’Ugra (1480) –, ne firent que souligner. Ce changement s’est
traduit par le retour progressif de la Russie sur l’arène internationale à partir du
règne de Basile II, mais surtout d’Ivan III (1462-1505), de Basile III (1505-
1533) et d’Ivan IV le Terrible (1547-1584).
Ce retour s’accompagne d’un regain d’intérêt pour les pays voisins et aussi
pour Rome, la ville impériale par excellence (cf. le panégyrique du grand prince
Boris Aleksandrovitch de Tver, écrit par le Pseudo-Thomas vers 1455 : « Et à
cause de ça son nom est glorifié depuis l’Orient jusqu’en Occident et est arrivé
jusqu’à la ville impériale c’est-à-dire jusqu’à Rome »19.
Si l’on consulte la Nikonovskaja letopisi, on enregistre, pour la période
comprise entre les années 876 et 1430, 36 mentions de Rome (correspondant à
28 événements et où le récit de la IVe Croisade occupe à lui seul six pages). En
revanche, entre 1438 et 1563, la ville éternelle est nommée pas moins de 60
fois. L’accent est mis, cette fois, sur la chute de Constantinople en 1453, sur le
mariage d’Ivan III avec Zoe (Sofia) Paléologue en 1472 et sur les guerres
livoniennes d’Ivan IV et sur ses contacts avec la Papauté et l’Empire.
Le caractère hétéroclite de cette compilation explique aussi des situations
anormales : l’Italie est désignée quatre fois sous le nom de Rimskaja zemlja (ou
strana), une autre fois il s’agit de Constantinople, mais elle apparaît aussi, un
nombre égal de fois (quatre) comme Latynskaja zemlja. Les Latiny sont des
Catholiques dans 64 cas (entre 988 et 1553) mais ce terme s’applique également
aux croisés de 1204 (nommés aussi « Romains », par ailleurs), aux Allemands
de Livonie (une fois, en 1553), aux Suédois (une fois, en 1553), et enfin, sous la
forme Latynja, aux Normands de Sicile en lutte contre l’empereur Alexis
Comnène en 1114. Ajoutons que ce même terme s’applique une seule fois aux
habitants de Rome et à deux reprises à l’ensemble des peuples occidentaux (en
1453). L’Église romaine (Rimskaja cerkovi) a droit à six mentions (deux
événements, 1441 et 1453), alors que le Rimskij zakonŭ = Catholicisme se
rencontre une seule fois à propos du Concile de Florence.
Cependant, à partir de la seconde moitié du XVe siècle, les chroniques
moscovites enregistrent la réalité du Saint Empire Romain sous la forme

18
N. Kostomarov, « Skazanie o žitii prepodobnogo i bogonosnogo otca našego Antonija
rimljanina », dans Pamjatniki starinnoj russkoj literatury, I, St-Pétersbourg 1860, p. 263-270.
19
N. P. Lichatchev, Inoka Fomy slovo pochval'noe o blagovernom velikom knjaze Borise
Aleksattdroviče, St-Pétersbourg 1908 (« PDPI », 168).

269
MATEI CAZACU

Rimskaja oblasti à propos des traités avec l’Empire de 1488-1492, de 1504-


1509 et de la Paix avec la Pologne de 1515-1518, et enfin, du Rimskij korolǐ ou
cesar, Maximilien Ier20.
Dans les rapports avec son nouvel allié, Ivan III entendit se présenter sur
un pied d’égalité totale. Lorsque l’empereur lui proposa une couronne royale en
1488, le grand prince fit répondre par l’intermédiaire de son secrétaire Fedor
Kuricyn :
« Nous sommes souverains dans notre pays dès l’origine, depuis nos premiers ancêtres, et
c'est de Dieu que nous recevons notre investiture, nos ancêtres comme nous-mêmes »21.

L’année suivante, Ivan III parle des relations étroites (byli v prijatelǐstve i v
ljubvi) de sa dynastie « depuis le début », avec « les césars romains qui
donnèrent Rome au pape et régnèrent même à Constantinople ». Quelques
années plus tard, en 1497, l’aigle bicéphale d’origine occidentale, impériale,
scellait une charte d’Ivan III écrite par le même Kuricyn22 : on a ainsi tous les
éléments de 1’Histoire des princes de Vladimir (Skazanie o knjazijach
vladimirskich)23. Rappelons qu’à la même époque commencèrent à circuler en
Europe Orientale et Centrale les généalogies « romaines » de Mathias Corvin,
roi de Hongrie (1458-1490) ; des grands princes lituaniens qui affirmaient
descendre de Palémon, un parent de l’empereur Néron, qui aurait quitté Rome
en même temps que les représentants des plus importantes familles de l’Empire
pour s’installer en Lituanie ; des Prussiens qui se vantaient d’avoir fondé la ville
de Romowe, en souvenir de Rome ; et, enfin, des Roumains, descendants des
frères Roman et Vlachata24.
Ces généalogies se basaient sur des étymologies plus ou moins fantai-
sistes : la famille Corvina pour Mathias Corvin, la ville de Romowe pour les
Prussiens, le nom des Roumains (Valaques pour les étrangers) et de la ville de
Roman (de Romulus) ou Vieille Rome, restée orthodoxe, contrairement à Rim
passée au Catholicisme sous le pape Formose. Les grands princes de Moscou
eurent droit à une généalogie qui faisait descendre les Rurikides de Prusse, dont
le fondateur Prus était apparenté à Octavien Auguste. Cette généalogie fut
composée d’abord par Spiridon-Savva, ancien métropolite de Kiev, et remaniée
ensuite vers 1527 pour devenir le Skazanie o knjazǐjach Vladimirskich (étudié et
édité par R. P. Dmitrieva). On voit ainsi apparaître l’image de la Rome laïque
plus apte à servir les buts politiques de l’autocratie moscovite. Rome devient
ainsi une source de la légitimité impériale, aussi bien pour le passé de la

20
Cf. N. A. Kazakova, Zapadnaja Evropa, p. 70 sq.
21
Voir la discussion dans notre article « Aux sources de l’autocratie russe. Les influences
roumaines et hongroises, XVe – XVIe siècles », CMRS 24 (1983), p. 15.
22
L. V. Cerepnin, Duchovnye i dogovornye gramoty russkich gosudarej, Moscou –
Léningrad 1950, p. 341-344.
23
R. P. Dimitrieva, Skazanie o knjaz’jach vladimirskich, Moscou – Leningrad 1955.
24
Cf. notre article cité supra, note 21.

270
L’IDÉE DE ROME CHEZ LES RUSSES

dynastie rurikide que pour les temps présents. Si on ajoute que les écrits des
judaïsants et de Fedor Kuricyn (notamment le Skazanie o Drakule voevode,
1486) représentaient une tentative pour bâtir une nouvelle idéologie de l’État
autocratique (D. Treadgold), idéologie laïque et en dehors de toute ingérence de
l’Église russe, on comprendra mieux la réaction de la « nouvelle Orthodoxie »,
des « joséphiens » ou des « possédants » à l’intérieur de cette Église25. Leur
réaction prit la forme de la théorie de Moscou Troisième Rome, très clairement
exposée dans 1’Histoire du klobuk blanc de Novgorod (Skazanie o
novgorodskom belom klobuke) et dans le Slovo kratko rédigés dans le cercle du
métropolite de Novgorod Gennadij (1486-1504), dans les épîtres du moine
Philothée de Pskov26 et, enfin, dans les grandes entreprises littéraires et
idéologiques des métropolites Daniel et Macaire (1542-1563)27.

25
D. W. Treadgold, The West in Russia and China. Religious and Secular Thought in
Modem Times, I, Russia, 1472-1917, Cambridge 1973, p. 11.
26
À l’immense bibliographie de la question évoquée dans les Actes du Ier Séminaire « Da
Roma alla Terza Roma » (Roma, Costantinopoli, Mosca [Da Roma alla Terza Roma, Studi I],
Napoli 1983), on ajoutera la récente étude de feu A. L. Gol’dberg, « Ideja “Moskva Tretij Rim” v
cikle sočinenij pervoj poloviny XVI v. », TODRL 37 (1983), p. 139-149.
27
Cf. D. B. Miller, « The Velikie Minei Chetii and the Stepennaia Kniga of Metropolitan
Makarii and the Origins of Russian National Consciousness », FOG 26 (1979), p. 263-382.

271
ROME DANS LA VISION DES RUSSES
AU MOYEN-ÂGE.
LE TOURNANT DU CONCILE
DE FLORENCE (1439-1440)

Dans mon exposé de l’année dernière axé sur l’aspect philologique de


l’idée de Rome chez les Russes au Moyen-Âge, j’ai avancé l’hypothèse de trois
périodes distinctes dans l’évolution de cette idée : dans une première période
qui couvre le Xe et le XIe siècles, l’attitude de l’Église et des lettrés russes vis-à-
vis de Rome est généralement bienveillante. Rome est correctement perçue
comme un des grands centres chrétiens du monde, à côté de Constantinople et
des autres Patriarcats orientaux. Il semble que les Russes ignoraient tout des
déboires des pontifes romains du Xe siècle, du règne de la pornocratie illustrée
par le vestiaire Théophylacte, par sa femme Théodora et par leur fille, la
tristement célèbre Marozie. Tout au plus étaient-ils au courant de la reprise en
main ottonienne avec le pontificat de Léon VIII, mais surtout de la vaste
réforme grégorienne et du conflit de la papauté et de l’Empire qui allait de pair
avec le schisme de 1054. De Jean XV et Silvestre II à Urbain II (1088-1099), la
curie entretint des relations directes avec les princes russes (par exemple
l’épisode des missionnaires allemands venus de Rome pour baptiser Vladimir)
ou épistolaires, comme ce fut le cas d’Izjaslav Jaroslavič (†1078), bien que sa
correspondance avec Grégoire VII soit considérée apocryphe1.
Dans un second temps, qui couvre les trois siècles suivants jusqu’au
Concile de Ferrare-Florence, la haute hiérarchie d’origine grecque mais aussi
russe, entraîne l’Église et les intellectuels (toujours des ecclésiastiques membres
du clergé régulier) dans la polémique antilatine de Byzance et, de la sorte, Rome
entre pour trois siècles dans le domaine du mythe devenant, aux yeux des
Russes, le véritable « Empire du mal ». Les communications directes, déjà très
difficiles, étaient maintenant coupées par des États et des peuples que les Russes
ressentaient comme hostiles à cause notamment de leur foi latine.

1
B. Leib, Rome, Kiev et Byzance à la fin du XIe siècle, Paris 1924 ; A. W. Ziegler, « Gregor
VII. und der Kiewer Grossfürst Izjaslav », SG I (1947), p. 387-411 ; V. Meysztowicz, « L’Union
de Kiev avec Rome sous Grégoire VII. Avec notes sur les précédents et le rôle de la Pologne pour
cette union », SG V (1956), p.83-108 ; J. P. Arrignon, « À propos de la lettre du pape Grégoire
VII au prince de Kiev Izjaslav », Russia mediaevalis III (1977), p. 5-17.
MATEI CAZACU

Cette situation change à partir du concile de Florence et traduit le retour


progressif de la Russie moscovite sur l’arène internationale à partir du règne de
Basile II (1425-1462), mais surtout d’Ivan III (1462-1505), de Basile III (1505-
1533) et d’Ivan le Terrible (1533/1547-1584). Ce retour s’accompagne d’un
regain d’intérêt pour les pays voisins et aussi pour Rome, la ville impériale par
excellence comme l’appelle, vers 1455, l’auteur du panégyrique du grand prince
Boris Aleksandrović de Tver2.
Comment les Russes du Moyen-Âge ressentaient-ils l’espace et la
centralisation du pouvoir à Rome ? Disons-le tout de suite, leur image était très
floue et concevait cet espace de façon plutôt diffuse.
Pour la première période envisagée plus haut (Xe et XIe siècles) nous
possédons un seul témoignage important : c’est la partie initiale de la Povest’
vremennych let (L’Histoire des temps passés) de Nestor, terminée vers 11163.
Le chroniqueur traite dans son préambule des origines du pays russe et range
son peuple, de même que les autres Slaves, parmi les descendants de Japhet. Sa
démarche est nationale aussi bien que géographique et politique : pour Nestor,
l’héritage de Japhet couvre les pays du Nord et de l’Ouest du monde connu
« au-delà de la mer des Varègues (la Baltique) vers l’Occident jusqu’en
Angleterre et en Italie (Vološ’ski, ou bien Roumains ?), de même que la Sicile et
les îles grecques. À part les Slaves orientaux, méridionaux et occidentaux,
Nestor énumère les Varègues, les Suédois, les Normands, les Goths, les
Anglais, les Français (Galičane = Gaulois, et non pas Galiciens, comme le croit
G. Stökl)4, les Roumains (Volv’chva = Velsches : cf. Stökl), les Romains, les
Allemands, les Carolingiens, les Vénitiens, les Génois (Frjagove = Francs ?
Italiens ?) et autres peuples.
Ce tableau est assez complet et combine, comme nous l’avons déjà dit, le
critère national et politique – par exemple Carolingiens et Romains. Il est
certainement d’inspiration livresque et redevable, vraisemblablement, à la
chronique byzantine de Georges le Moine (Hamartole), qui avait été traduite en
Russie avant 1050, et à un chronographe. Pour la question qui nous préoccupe il
convient de relever que l’Italie est perçue correctement par le chroniqueur
comme une mosaïque de pouvoirs politiques – les Romains, les Vénitiens, les
Génois, peut-être aussi les Normands.

2
N. P. Lichačev, Inoke Fomy Slovo pochval’noe o blagovernom velikom knjaze Borise
Aleksandroviče (« Pamjatniki drevnej pis’mennosti i iskusstva », 168), St.-Petersburg 1908, p. 3.
Cf. la traduction latine de J. Krajcar, Et propterea glorificatur nomen eius ab Oriente ad
Occidentem et usque ad ipsam urbem imperialem pervenit, id est usque ad Romam, Rome 1976
(« Acta slavica Concilii florentini. Concilium florentinum, Documenta et scriptores », 11), p. 109.
3
Povest’ vremennych let, éds. D. S. Lichačev, B. A. Romanov, V. P. Adrianova-Peretc,
Moscou – Léningrad 1950, p. 10-11.
4
G. Stökl, « Das Bild des Abendlandes in den altrussischen Chroniken », dans idem, Der
russische Staat im Mittelalter und früher Neuzeit. Ausgewählte Aufsätze, Wiesbaden 1981
(« Quellen und Studien zur Geschichte des östlichen Europa », 13), p. 230 et n. 47.

274
ROME DANS LA VISION DES RUSSES AU MOYEN ÂGE

Quant à Rome proprement dite, elle est considérée par Nestor, qui imitait
en cela les polémistes byzantins, comme égarée de la vraie foi. Cette affirmation
intervient dans le récit du baptême de Vladimir qui demande leur avis aux Grecs
de Kherson au sujet des Romains. Ceux-là lui affirment que Pierre le Bègue
« après le septième concile, vint à Rome avec d’autres, s’empara du siège de Rome
(prestol’) et corrompit la foi. Il se détacha des sièges de Jérusalem, d’Alexandrie, de
Constantinople et d’Antioche. Ils troublèrent toute l’Italie, répandant diverses doctrines »5.

Le nom de Pierre le Bègue (Gugnivyj) reproduit celui de Pierre le Vandal


employé par les Byzantins et peut s’expliquer, à mon avis, par une traduction
littérale de varváros (celui qui balbutie).
Nestor considère donc Rome comme un centre avant tout religieux et
ignore tout de l’État pontifical, des relations des papes avec l’empereur et les
autres princes catholiques. L’action corruptrice de Pierre le Bègue concerne
uniquement l’Italie, mais toute l’Italie. Rome est, par conséquent, dans sa
vision, la capitale de l’Italie dont le système de gouvernement lui est inconnu ou
bien ne l’intéresse pas. À moins qu’il ne faille interpréter ce passage comme une
identification de l’Italie avec l’Empire romain, réminiscence sans doute de la
lecture de Georges le Moine.
Une autre phrase du chroniqueur mérite également notre attention : dans la
description qu’il donne du chemin qui va des Varègues aux Grecs le long du
Dniepr et ensuite par la mer Noire, Nestor ajoute à propos de la mer des
Varègues (la Baltique) : « par cette mer on peut aller à Rome et de Rome on y
va par cette même mer à Constantinople »6.
L’image de la terre entourée par la mer (des Varègues) qui résulte de ce
passage s’apparente à celle de Cosmas Indicopleustes dont la Topographie,
écrite dans la première moitié du VIe siècle, a constitué pour les Russes une
importante source de renseignements sur l’univers en général et sur la terre en
particulier. Pour Cosmas, l’univers présente la forme d’un rectangle allongé (le
rapport de ses côtés était de 2:1) recouvert d’une voûte en berceau et coupée en
deux parties par le firmament surmonté des eaux supérieures. La terre elle-
même a la forme d’un cylindre coiffé de trois strates supérieurs, la lune, le soleil
et les étoiles.
« Le tabernacle de la Bible est le modèle révélé du monde et sa copie effective. Le voile
correspond au firmament. La table de l’autel, quant à elle, est l’image de notre terre. Les douze
pains de proposition, sont les douze mois, la grille qui l’entoure – l’océan qui entoure la terre, la
couronne qui entoure la grille – les terres d’outre-océan où le ciel touche la terre. À l’orient de la
terre se trouve le paradis, séparé d’elle »7.

5
PVL, I, p. 79-80. Cf. G. Podskalsky, Christentum und theologische Literatur im der
Kiever Rus’ (988-1237), Munich 1982, p. 183-184 et p. 20 et n. 88.
6
PVL, I, p. 11-12.
7
N. Ross, « L’image du monde physique en Russie à la fin du XIVe siècle », CMRS XV
(1974), p. 254.

275
MATEI CAZACU

Cette théorie, qui avait le mérite d’expliquer le symbolisme des églises


orientales – des cubes surmontés d’une coupole –, était très répandue en Russie
au Moyen-Âge et devient, au XVIe siècle, la conception du monde
recommandée officiellement par l’Église russe. Elle se trouvait, néanmoins, en
concurrence avec l’Hexaéméron de Jean l’Exarque de Bulgarie qui était, au
XIVe et au début du XVe siècle, en Russie, « la source de connaissances
essentielles concernant l’organisation du monde »8. Il est vraisemblable que le
désir de trancher entre ces deux théories également vénérables a joué, à côté de
l’intérêt politique et culturel, dans la décision d’envoyer une grande délégation à
Florence en 1437, épisode dont nous nous occuperons plus loin.
À partir de Nestor, les chroniques russes, qui sont notre principale source
d’information, revêtent un caractère propre, défini par M. D. Priselkov comme
des documents politiques et non pas des productions littéraires dans le sens
étroit au terme. Comme tels, elles enregistrent l’imagologie dominante des
dirigeants russes de l’époque (laïques et religieux) qui peut se résumer ainsi : le
pays russe est encerclé par les ennemis politiques et religieux, les Mongols à
l’Est et au Sud, les Catholiques – Polonais, Chevaliers teutoniques et Suédois à
l’Ouest et au Nord-Est. La domination mongole n’est pas dénoncée
explicitement vu que l’Église, détentrice du monopole de la culture et de
l’écriture, s’était parfaitement accommodée avec cet état de choses grâce aux
privilèges qui lui avaient été consentis par les khans mongols, et par l’absence
de prosélytisme de ces derniers. Le problème des Mongols ne se posait pas pour
la Russie du Nord-Est, centrée sur Novgorod, qui ne connaissait comme
adversaire que l’expansionnisme des Chevaliers teutoniques. Pour la Russie du
Sud-Ouest, la Galicie, la domination mongole était tout aussi grave que la
pression hongroise et polonaise. L’union avec Rome et le couronnement de
Daniel de Halič, en 1253, par le légat papal, traduisaient une amélioration des
relations de ce pays avec ses puissants voisins catholiques, mais le revirement
mongole l’obligea, deux ans plus tard, à revenir dans le giron de l’Orthodoxie.
Bien au contraire, un Synode des évêques russes réuni en 1274 sous la
présidence du métropolite Cyrille II refusa d’entériner l’union des Églises
proclamée au Concile de Lyon et que Constantinople allait d’ailleurs dénoncer
elle-même quelques années plus tard. La polémique antilatine resta très vive
durant ce temps, alimentée qu’elle était par Byzance directement ou par
l’intermédiaire des Slaves méridionaux.
Dans ces conditions, Rome était vue comme le centre d’un monde différent
et hostile, situé grosso modo à l’Ouest, mais dont les contours et les
articulations spatiales et politiques étaient perçus très vaguement, tout aussi
vaguement que Rome même percevait la Russie à la même époque.

8
Ibidem, p. 276.

276
ROME DANS LA VISION DES RUSSES AU MOYEN ÂGE

L’ignorance, mais non l’indifférence, des deux mondes se transforma du


tout au tout dans la première moitié du XVe siècle. L’occasion en fut le Concile
de Ferrare-Florence auquel les Russes participèrent aux côtes des représentants
de la presque totalité des Églises orientales, avec, à leur tête, l’empereur Jean
VIII Paléologue et le patriarche de Constantinople9.
Plusieurs facteurs ont joué dans cette affaire du côté russe : on ne peut pas
nier, évidemment, le rôle personnel du métropolite Isidore de Kiev qui fut la
véritable « locomotive » de l’entreprise en ce qui concerne la participation de
l’Église russe. Il y avait là aussi la conséquence logique de la « reprise en
main » de l’Église russe par le Patriarcat de Constantinople dans le courant du
XIVe siècle, que le père Meyendorff vient retracer dans son livre sur Byzance et
l’essor de la Russie10. L’aspect politique n’est pas négligeable non plus. Les
difficultés du règne de Basile II ont pu le décider à chercher une aide auprès de
l’Empire et de la papauté pour neutraliser la Pologne et la Lituanie. Mais on ne
peut pas exclure aussi un éveil de l’intérêt pour mieux connaître l’Occident,
l’Europe, la terre habitée, pour compléter les données fournies par Cosmas
Indicopleustes et par Jean l’Exarque, mais aussi pour avoir une idée plus précise
des réalités politiques occidentales.
La délégation russe était la plus grande du Concile, nous dit un des
participants, Siméon de Suzdal’, qui affirme qu’elle comportait pas moins de
100 personnes11. À l’exception du métropolite, aucun d’entre eux ne parlait le
latin ou le grec, certains parlaient assurément l’allemand. Simeon de Suzdal’,
qui a assisté aux sessions du concile, croyait qu’on y discutait en grec, en latin
et en « philosophique »12. Par ailleurs, le niveau des connaissances théologiques
des délégués russes leur interdisait de suivre les subtilités des débats.
Le Choždenie (Pèlerinage) du métropolite Isidore, un texte dû à un auteur
resté anonyme de l’entourage de ce dernier, est très pauvre en discussions
théologiques mais riche en descriptions de villes ; il donne les distances
parcourues par la délégation, s’extasie devant les maisons et les églises en pierre
et en marbre, énumère les représentants des nations présentes au Concile :
Grecs, Latins, Allemands, Francs (Italiens), Catalans, Français, Berebean et
Kofean. On a généralement identifié les Kofeans aux Génois de Caffa, à moins
qu’il ne s’agisse des Chatti – Hessois, mais les Berebeans n’ont pas encore livré

9
A. Ziegler, Die Union des Konzils von Florenz in der russischen Kirche, Würzburg 1938
(« Das östliche Christentum », 4/5) ; I. Sevčenko, « Intellectual repercussions of the Council of
Florence », Church History XIV (1955), p. 291-323 ; M. Cherniavsky, « The reception of the
Council of Florence in Moscow », Church History XIV (1955), p. 347-359 ; G. Alef, « Muscovy
and the Council of Florence », Slavic Review XX (1961), p. 389-401.
10
J. Meyendorff, Byzantium and the Rise of Russia. A study of Byzantino-Russian relations
in the Fourteenth century, Cambridge 1981.
11
J. Krajcar, Acta slavica Concilii florentini, p. 54 ; cf. aussi J. Gill, Le Concile de
Florence, Tournai 1964, p. 118, n. 1.
12
C’est ce que laisse entendre la mention du choix des trois « philosophes », en fait des
orateurs, par le pape : J. Krajcar, op. cit., p. 54-55.

277
MATEI CAZACU

leur mystère. Je pense qu’une comparaison avec le texte de Syméon de Suzdal’


qui cite lui aussi un peuple énigmatique, les Mameriens (Mamerijane) permet
de voir dans ces ethnies des Namurois et des Brabançons13.
Toutefois, c’est surtout l’intérêt que la délégation russe portait à Rome et à
son espace qui va retenir notre attention. En annexe du Pèlerinage du
métropolite Isidore, on trouve une description de Rome datant de 1440 qui met
l’accent sur quelques monuments : Saint-Pierre, Saint-Paul, Saint Jean de
Latran, le Palatin et la Maison d’Euthymien, le père de saint Alexis, qui se
trouvait sur l’Aventin. En voici le texte complet :
« […] de Ferrare à la grande ville de Rome il y a 50 miles. Et Rome est une grande ville
sise sur les bords du Tibre à 12 miles de la mer. Autour de la ville il y a des endroits voisins que
nous avons parcourus en deux jours sur une distance de 32 miles. (Rome) est située entre des
collines. L’église du saint apôtre Pierre se trouve à l’intérieur de la ville et a 105 pas en longueur
et 70 en largeur. Les reliques des apôtres Pierre et Paul reposent dans des églises. C’est le pape
Silvestre qui les a séparées, l’une à Saint-Pierre et l’autre à Saint-Paul ; leurs têtes se trouvent
dans l’église de Saint-Jean le Prodrome. C’est là que fut baptisé le saint empereur Constantin et
son baptistère est en marbre vert. Nous sommes allés à l’endroit où fut décapité Paul : là se
trouvent trois sources d’eau. Lorsqu’on lui coupa la tête, celle-ci rebondit trois fois et de ces
endroits jaillirent trois sources très grandes dont l’eau est très bonne et fraîche. Nous nous
sommes signés devant l’épée avec laquelle fut décollé Paul et nous avons bu de cette eau sainte.
De la ville à l’église de Saint-Paul il y a deux milles. Les dimensions de cette église sont de 130
pas en longueur et 70 en largeur. Il y avait beaucoup d’églises dans cette ville, avec des toits dorés
et des palais dignes d’admiration, mais tous sont ruinés à cause de l’abandon où ils se trouvent.
Nous avons vu aussi le palais des empereurs et la maison d’Euthymien, (qui est) très grande. Nous
n’avons rien écrit d’autre »14.

Cette image d’une Rome en ruines correspondait, hélas, à la réalité15. Au


e
XIV siècle déjà, Pétrarque, qui visita la ville éternelle en 1336, écrivait au
cardinal Giovanni Colonna :
« La paix, quel crime des hommes, quelles lois du Ciel, quel arrêt du destin ou quelle
puissance astrale l’ont bannie de ces terres ? Je l’ignore. Que penser en effet ? C’est un pasteur
armé qui veille sur les forêts, par crainte non tant des loups que des brigands ; c’est couvert d’une
cuirasse que le laboureur, usant de sa lance en guise d’aiguillon rustique, sollicite le dos d’un
bœuf réticent ; l’oiseleur couvre ses rets d’un bouclier, et le pêcheur suspend à une rigide épée
l’appât uni aux hameçons trompeurs ; malgré le ridicule que l’on peut y trouver, quiconque désire
tirer de l’eau d’un puits fixe à une corde sordide un casque rouillé. Bref, rien ne se fait ici sans
armes. Qu’est-il arrivé ? Quel est ce hululement permanent, la nuit, des gardes sur les remparts,
ces voix de ceux qui crient aux armes, remplaçant les sons que j’avais coutume d’émettre sur ma
lyre au doux chant ? Pour les habitants de ces contrées, aucune sécurité à déceler, aucun

13
G. Stökl, op. cit., p. 230, n. 47 ; idem, « Reisebericht einses unbekannten Russen (1437-
1440) », dans Europa im XV. Jahrhundert von Byzantinern gesehen, Graz 1965 (« Byzantinische
Geschichtsschreiber », 2), p. 149-189 ; J. Krajkar, op. cit., p. 3-44.
14
N. A. Kazakova, « Pervonačal’naja redakcia ‘Choždenija’ na Florentijskij sobor »,
TODRL XXV (1970), p. 60-72.
15
F. Gregorovius, Geschichte der Stadt Rom im Mittelalter, I-VIII, Stuttgart 19035 ; L.
Homo, Rome médiévale, Paris 1934 ; Storia di Roma, Rome 1938 ; P. Paschini, Roma nel
Rinascimento, 1377-1514, Bologne 1940.

278
ROME DANS LA VISION DES RUSSES AU MOYEN ÂGE

apaisement à entendre, aucun sentiment humain à percevoir : rien que la guerre et la haine et ce
qui évoque le mieux l’œuvre des démons » (Familiarum rerum, 11, 12, 5, 6 ; trad. Y. Renouard).

Ceci rappelle étrangement Ovide :


« Bien rare donc qui ose cultiver la campagne, et le malheureux qui laboure d’une main
tient des armes de l’autre. C’est casque en tête que le berger joue sur son chalumeau qu’unit la
poix, et ce n’est pas le loup que redoutent les brebis craintives, mais la guerre » (Tristia, V, 10,
23-26 ; trad. J. André).

Dans le Dittamondo de Fazio degli Umberti (vers 1350), Rome elle-même,


sous les traits d’une vieille femme en loques, raconte sa propre histoire et
conclut : « Qui peut savoir combien j’étais belle ! ». Même son de cloche chez
Poggio, qui écrit vers 1430 une Ruinarum urbis Romae descriptio, et chez
Biondo da Forli avec sa Roma instaurata (1447)16.
Les guerres menées par les grandes familles – les Colonna, les Orsini, les
Aldobrandi et les Savelli – retranchées dans leurs châteaux forts construits dans
les monuments antiques, ravageaient les alentours de la Cité transformées en un
désert entouré de montagnes depuis la destruction du système d’irrigation
romain. Ce n’est qu’à partir du pontificat de Nicolas V (1447-1455) et de ses
successeurs que Rome renaîtra de ses cendres mais sa véritable période de
splendeur sera le XVIe siècle17.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que l’impression produite par la
Ville éternelle sur les voyageurs russes en 1440 ait été catastrophique. Et la
même conclusion se dégageait également des récits des pèlerins russes à
Constantinople, réduite, elle, au statut de cité-État entourée de tous les côtés par
la puissance menaçante des Turcs18.
En écoutant les rapports accablants sur la situation de Rome en 1440, en
contraste avec la prospérité de l’Empire, Basile II a pu se demander, comme
Staline cinq siècles plus tard, de combien de divisions disposait le pape pour
être crédible. La réponse du grand prince de Moscou et de son entourage a été
négative et la Russie n’a pas tardé à tirer les conclusions qui s’imposaient : sur
le plan religieux, rupture avec Constantinople et, bien sûr, rejet de l’Union de
Florence ; sur le plan politique, isolement et/ou conflit avec la Pologne-Lituanie
et, plus tard, rapprochement avec la Hongrie et avec l’Empire des Habsbourg
ennemis des Jagellons.
L’union avec Rome avait échoué pour des raisons politiques : ce furent
toujours les intérêts politiques qui dictèrent le rapprochement d’Ivan III et de
Basile III avec l’empereur Maximilien, puis avec Charles Quint en 1486-1491,

16
J. Delumeau, La civilisation de la Renaissance, Paris 1967, p. 113-114.
17
P. Pecchiai, Roma nel Cinquecento, Bologne 1948 ; J. Delumeau, La vie économique et
sociale de Rome dans la seconde moitié du XVIe siècle, I-II, Paris 1957-59 ; idem, La civilisation
de la Renaissance, p. 113-115, 309-310, 642-643.
18
Cf. S. Runciman, The Fall of Constantinople, 1453, Cambridge 1965.

279
MATEI CAZACU

et en 1514-153019. Maximilien faisait dire à ses ambassadeurs que Rome et


l’empire romain étaient représentés par l’empereur et non par le pape, selon
l’adage Ubi imperator, ibi Roma. Ceci est à mettre en relation aussi avec
l’engouement pour les généalogies « romaines » qui font leur apparition à la fin
du XVe et au début du XVIe siècles un peu partout en Europe Centrale et
Orientale et traduisent, à leur façon, la vision d’une Rome ayant essaimé des
dynasties impériales, royales ou princières20.

19
P. Karge, « Kaiser Friedrichs III. und Maximilians I. ungarische Politik und ihre
Beziehungen zu Moskau 1486-1506 », DZG IX (1893), p. 259-287 ; H. Uebersberger, Osterreich
und Russland seit dem Ende des 15. Jahrhunderts, I : von 1488-1605, Vienne – Leipzig 1906 ; E.
Donnert, Russland an der Schwelle der Neuzeit. Der Moskauer Staat im 16. Jahrhundert, Berlin
1972, p. 284 et suiv.
20
M. Cazacu, « Aux sources de l’autocratie russe. Les influences roumaines et hongroises,
XVe – XVIe siècles », CMRS XXIV (1983), p. 7-41. À y ajouter A. Lhotsky, « Apis Colonna.
Fabeln und Theorien über die Abkunft der Hasburger » et « Dr. Jakob Mennel. Ein Vorarlberger
im Kreise Kaiser Maximiliam I. » ; « Neue Studien über Dr. Jakob Mennel », Aufsätze, II, Vienne
1971, p. 7-102, 289-322 ; M. Sturdza, Dictionnaire historique et généalogique des grandes
familles de Grèce, d’Albanie et de Constantinople, Paris 1983, p. 19, qui cite aussi d’autres
exemples.

280
AUX SOURCES DE L’AUTOCRATIE RUSSE.
LES INFLUENCES ROUMAINES ET HONGROISES
(XV e – XVIe SIÈCLES)

Les dernières décennies du XVe siècle et la première moitié du siècle


suivant constituent une période extrêmement fécondé dans l’histoire des idées
politiques en Russie : il s’agit de l’époque où se cristallisa l’idéologie politique
de l’autocratie moscovite, arme redoutable qui permettra aux souverains
moscovites de justifier et de consolider la domination qu’ils avaient réalisée par
la force sur 1’ensemble des pays russes1.
Les prétentions du grand prince de Moscou découlaient d’une conjoncture
internationale particulièrement favorable à l’affirmation de son rôle de leader de
l’Orthodoxie, à l’extérieur, et de souverain incontesté, à l’intérieur de son pays.
Trois moments nous semblent être décisifs pour ce processus sur le plan
international : le Concile de Florence de 1439 qui décréta l’Union des Églises
orthodoxe et catholique2, la chute de Constantinople (1453)3 et l’affaiblissement
de la domination mongole sur la Russie à la suite de la rencontre sur l’Ugra
(1480)4.
La chute ou l’éclipsé de ces deux puissances, l’une surtout spirituelle à la
fin du Moyen-Âge – Byzance –, l’autre politique – la Horde d’Or –, créa un

1
Voici quelques ouvrages fondamentaux à ce sujet : H. Schaeder, Moskau das dritte Rom.
Studien zur Geschichte der politischen Theorien in der slavischen Welt, Darmstadt 19672 ; G.
Olšr, « Gli ultimi Rurikidi e le basi ideologiche della sovranità dello stato russo », OCP XII
(1946), p. 322-373 ; Ja. S. Lur’e, Ideologičeskaja bor’ba v russkoj publicistike konca XV – načala
XVI veka, Moscou 1960 ; W. Philipp, « Die gedankliche Begründung der Moskauer Autokratie
bei ihrer Entstehung (1458-1522) », FOG XV (1970), p. 59-118 ; Fr.-X. Coquin, « La philosophie
de la fonction monarchique en Russie au XVIe siècle », CMRS XIV/3 (1973), p. 253-280.
2
De la riche bibliographie consacrée à ce sujet, on notera quelques ouvrages intéressant
spécialement la Russie et le monde orthodoxe : J. Gill, The Council of Florence, Cambridge
1959 ; trad. fr. Le Concile de Florence, Tournai – New York – Rome 1964 (« Bibliothèque de
théologie », IV, « Histoire de la théologie », 6), reste la meilleure synthèse ; A. Ziegler, Die Union
des Konzils von Florenz in der Russischen Kirche, Wurtzbourg 1939 ; I. Ševčenko, « Intellectual
repercussions of the Council of Florence », Church History XXIV (1955), p. 291-323 ; M.
Cherniavsky, « The reception of the Council of Florence in Moscow », ibidem, p. 347-359 ; G.
Alef, « Muscovy and the Council of Florence », Slavic Review XX (1961), p. 389-401.
3
Voir l’article récent de I. Sevčenko, « Byzantium and the Eastern Slavs after 1453 », HUS
II (1978), p. 5-25.
4
V. D. Nazarov, « Konec zolotoordynskogo iga », Voprosy istorii 10 (1980), p. 104- 120,
avec toute la bibliographie de la question.
MATEI CAZACU

vide du pouvoir que les princes moscovites Basile II (1425-1462), Ivan III
(1462-1505) et Basile III (1505-1533) mirent à profit pour affirmer leur autorité
sans partage, d’abord sur leurs sujets et, dans un second temps, sur les autres
Principautés russes. Ce faisant, les grands-princes de Moscou entendaient
assumer à leur profit le prestigieux héritage politique de Kiev ; cela en
attendant, comme le fit Ivan IV le Terrible (1547-1584), de se substituer
également aux souverains mongols de Kazan’ et d’Astrakhan’.
Dans leurs efforts pour légitimer la nouvelle situation politique, Ivan III,
Basile III et Ivan IV bénéficièrent de l’appui de deux catégories différentes et
même opposées de la société russe : d’une part, l’aile militante de l’Église (ou
« la nouvelle Orthodoxie », selon l’expression d’Élie Dénisoff)5, d’autre part,
fait nouveau, un groupe hérétique, composé surtout de laïcs, plus connu sous le
nom de judaïsants.
Le rôle de la « nouvelle Orthodoxie » dans la définition du pouvoir et de
l’autorité des grands-princes de Moscou et de leurs rapports avec l’Église est,
aujourd’hui, bien connu, grâce aux travaux sur l’abbé Joseph Sanin de
Volokolamsk (Iosif Volojskij) (1439-1515) et ses disciples6. Parmi ces derniers,
les plus célèbres furent le moine Philothée (Filofej) de Pskov, qui énonça la
doctrine de Moscou-Troisième Rome7, les métropolites Daniel (1522-1539) et,
surtout, Macaire (1542-1563)8. Leur doctrine pourrait se résumer dans
l’élévation de l’Église au rôle de premier collaborateur et conseiller du grand-
prince, dans sa présence à ses côtés à tous les moments importants de la vie
politique du pays. Cette Église, solidement ancrée dans l’actualité politique et
sociale du pays, avait besoin, pour affermir son autorité, d’un riche temporel,
résultat des donations princières et privées. Ces prétentions de la « nouvelle
Orthodoxie » supposaient, par conséquent, une politique active d’acquisition de
terres comme – celles défrichées dans le Nord du pays par les monastères aux

5
E. Dénissoff, « Aux origines de l’Église russe autocéphale », RÉS XXIII (1947), p. 66-88.
6
H.-D. Döpmann, Der Einfluss der Kirche auf die moskowitische Staatsidee. Staats und
Gesellschaftsdenken bei Josif Volockij, Nil Sorskij und Vassian Patrikeev, Berlin 1967 (« Quellen
und Untersuchungen zur Konfessionskunde der Orthodoxie »). Voir aussi les ouvrages cités dans
la note 1 ; on y ajoutera Th. Seebohm, Ratio und Charisma. Ansätze und Ausbildung eines
philosophischen und wissenschaftlichen Weltverständnisses im Moskauer Russland, Bonn 1977
(« Mainzer philosophische Forschungen », 17).
7
H. Schaeder, op. cit. ; V. I. Malinin, Starec Eleazarova monastyrja Filofej i ego poslanija,
Kiev 1901 (réimprimé, Londres 1971 : Gregg) ; F. Kämpfer, « Beobachtungen zu den
Sendschreiben Filofejs », JGO XVII (1970), p. 1-46 ; A. L. Gol’dberg, « Tri “poslanija Filofeja”.
Opyt tekstologičeskogo analiza », TODRL XXIX (1974), p. 68-97 ; contra, F. Kämpfer,
« “Sendschreiben Filofej” oder “Filofej-Zyklus” ? Argumente gegen die Ergebnisse Alexander
Goldbergs », CASS XIII/1-2 (1979), p. 126-138.
8
Pour Daniel, voir V. Žmakin, „Mitropolit Daniii i ego sočinenija » [Le métropolite Daniel
et ses œuvres], dans Čtenija v Obščestve istorii i drevnostej rossijskih pri Moskovskom
Universitete, I-II, Moscou, 1881. Pour le métropolite Macaire, voir 1’ouvrage récent de D. B.
Miller, « The Velikie Minei Chetii and the Stepénnaia kniga of Metropolitan Makarii and the
origins of Russian national consciousness », FOG XXVI (1979), p. 263-382.

282
AUX SOURCES DE L’AUTOCRATIE RUSSE

XIVe et XVe siècles, mais aussi la confirmation de ces propriétés par les grands-
princes et par les princes territoriaux.
Sur le plan externe, les tenants de ce mouvement affirmaient
l’effondrement (izrušenie) de la foi grecque et du Patriarcat de Constantinople,
tombé aux mains des « Infidèles », et proclamaient la mission spéciale de
Moscou – Troisième Rome – parmi les peuples chrétiens. Cela signifiait, à long
terme, une croisade anti-ottomane et une politique active d’intervention dans les
affaires de 1’Europe du Sud-Est.
Or, une partie de l’Église russe, fidèle aux idéaux ascétiques de
l’hésychasme byzantin, ne partageait pas ces vues ambitieuses. Le chef de file
de ce courant, animé par les moines d’Outre-Volga (zavolžskie starcy), fut Nil
de la Sora (Sorskij) (1433-1508)9. L’« ancienne Orthodoxie » refusait à l’Église
russe le caractère d’Église autocéphale et entendait continuer de se soumettre à
1’autorité du Patriarcat œcuménique. Sur le plan intérieur, Nil Sorskij et ses
disciples – dont le plus important fut Bassien (Vassian) Patrikeev10 – prônaient
la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, la pauvreté
évangélique des communautés religieuses, l’ascèse et la méditation
individuelles, l’interdiction faite aux moines de se mêler des affaires du siècle.
Leur refus d’acquérir et de posséder des biens leur a valu dans l’historiographie
le nom de non acquéreurs (ou non possédants), opposé aux acquéreurs (ou
possédants) (stjažateli) qui s’applique aux partisans de Joseph de Volokolamsk
(nommés aussi joséphiens).
Entre ces deux courants, les grands-princes de Moscou n’ont jamais pris
position de manière résolue. En effet, le programme des joséphiens leur
convenait tant sur le plan intérieur (dans la mesure où il justifiait l’absolutisme
princier) que sur le plan de la politique étrangère, principalement dans leurs
rapports avec les autres Principautés russes et surtout avec la Pologne-Lituanie.
Toutefois, les souverains moscovites convoitaient les grandes richesses
foncières des monastères qu’ils auraient préféré distribuer à la nouvelle noblesse
de service. Sur ce dernier point, les thèses des non acquéreurs coïncidaient avec
la nécessité dans laquelle se trouvait le chef de l’État de s’assurer la fidélité de
la noblesse sur laquelle reposait sa puissance militaire.
C’est ici qu’intervient le deuxième facteur dont nous parlions plus haut, à
savoir le groupe à dominante laïque des judaïsants qui soutenait, sur le plan
politique, la non ingérence de l’Église dans la conduite de l’État et son retour à
la pauvreté évangélique. Point n’est besoin d’entrer ici dans les détails, peu
nombreux d’ailleurs, de l’histoire de ce groupe de libres penseurs à Novgorod, à
Kiev et à Moscou dans les trois dernières décennies du XVe siècle, histoire qui

9
F. von Lilienfeld, Nil Sorskij und seine Schriften. Die Krise der Tradition im Russland
Ivans III, Berlin 1963 (Collection « Quellen und Untersuchungen zur Konfessionskunde der
Orthodoxie »).
10
N. A. Kazakova, Vassian Patrikeev i ego sočinenija, Moscou – Leningrad 1960 ; H.-D.
Döpmann, op. cit., p. 118-133.

283
MATEI CAZACU

ne finit pas avec la condamnation au bûcher de leurs chefs en 1504. Disons tout
simplement que leur nom leur venait de l’amalgame fait par leurs ennemis –
l’archevêque Gennadij de Novgorod et Joseph de Volokolamsk en premier lieu
–, entre leur penchant pour la littérature arabe et hébraïque et leur opposition
aux dogmes de l’Église11.
Ce qui nous intéresse au premier chef est l’activité politique et littéraire
des judaïsants et principalement de leur chef et protecteur, le d’jak (secrétaire),
princier Fedor (Théodore) Kuricyn. Nous nous occuperons ensuite de deux
autres auteurs, toujours des laïcs, mais qui ne peuvent pas être considérés
comme des judaïsants : l’auteur du Récit sur les princes de Vladimir (Skazanie o
knjaz’jah Vladimirskih) et, enfin, Ivan Peresvetov. Dans les pages qui suivent,
nous nous proposons de relever la dette que ces auteurs ont contractée envers
leurs contemporains hongrois et roumains dans le domaine de l’idéologie
politique. Il y a là, croyons-nous, matière à réflexion sur les sources de
l’autocratie russe, sur la circulation des idées dans l’Europe Centrale et
Orientale à l’époque de Machiavel, d’Erasme et de Guillaume Budé, et, last but
not least, sur l’apport intellectuel des humanistes hongrois et roumains à la
définition de l’autorité princière.

I. FEDOR KURICYN ET SON ŒUVRE

Nous commencerons par Fedor Kuricyn12. Le peu de choses que nous


savons sur lui permet de penser qu’il fut pendant vingt ans environ (de 1482
jusqu’à 1504) l’homme de confiance d’Ivan III dans le domaine de la politique
étrangère. Entre 1482 et 1483, il fut chargé par son maître de conduire une
ambassade en Hongrie, chez le roi Mathias Corvin, afin de mettre sur pied une
alliance dirigée contre la Pologne et la Lituanie13. En même temps, Kuricyn
avait la mission de recruter des spécialistes allemands et italiens (des maşteri) –

11
Pour les judaïsants, voir principalement N. A. Kazakova – Ja. S. Lur’e, Antifeodal’nye
eretičeskie dviženija na Rusi XIV – načala XVI veka, Moscou – Leningrad 1955, p. 74-226, 256-
526 ; Ja. S. Lur’e, op. cit. ; E. Hösch, Orthodoxie und Häresie im alten Russland, Wiesbaden 1975
(« Schriften zur Geistesgeschichte des östlichen Europa », 7), ouvrage documentaire accompagné
d’une bibliographie complète de la question ; Th. Seebohm, op. cit., p. 90 sq. ; J. R. Howlett, The
heresy of the Judaisers and the problem of the Russian Reformation, Oxford 1979, Thèse de
doctorat.
12
F. Ilinskij, « D’jak Fedor Kuricyn », Russkij arhiv 1 (1895), p. 1-16 ; idem, « Mitropolit
Zosima i d’jak Fedor Vasilevič Kuricyn », Bogoslovskij vestnik 1905, p. 212-235 ; A. A. Zimin,
« D’jačeskij apparat v Rossii vtoroj poloviny XV – pervoj treti XVI v. », Istoričeskie zapiski 87
(1971), p. 247-248 ; F. von Lilienfeld, « Ueber einige Züge des Frühhumanismus und der
Renaissance in Russland und Deutschland – Johannes Trithemius und Fjodor Kuricyn », JFL
XXXVI (1976), p. 23-35 ; eadem, « Die “Häresie” des Fedor Kuricyn », FOG XXIV (1978), p.
39-64.
13
P. Karge, « Die ungarisch-russische Allianz von 1482-1490 », DZG VII (1892), p. 326-
333.

284
AUX SOURCES DE L’AUTOCRATIE RUSSE

architectes, fondeurs de canons, etc., nécessaires à la réalisation des projets


militaires et civils du grand-prince de Moscou14.
Lors de son séjour à Bude, Kuricyn commença à rédiger le Récit sur le
voïévode Dracula (Skazanie o Drakule voevode) qu’il compléta par la suite en
Moldavie, où il séjourna de 1483 à 1485. Le Récit fut terminé en 1486, et en
1490 on en fit une copie destinée à la bibliothèque du couvent Saint-Cyrille de
Beloozero qui remplissait la fonction de dépôt d’archives et de bibliothèque
princière de l’État de Moscou. Ce texte représente une collection d’anecdotes
(ou épisodes) ayant comme héros le prince roumain Vlad Ţepeş surnommé
Dracula, qui régna en Valachie en 1448, de 1456 à 1462 et en 1476. Fedor
Kuricyn rassembla une partie de ces anecdotes à la Cour du roi Mathias Corvin,
Cour qui avait diffusé un texte assez différent, en latin et en allemand, dès 1463.
Nous nous sommes occupé ailleurs des rapports existant entre ces textes15 ; dans
l’espace restreint de cet article, nous allons essayer d’indiquer quelques-unes
des idées politiques contenues dans le Récit et qui ont pénétré grâce à lui en
Russie. Il nous paraît, en effet, indubitable que Fedor Kuricyn présenta ce récit à
Ivan III avec 1’intention de lui procurer une lecture édifiante, mais aussi d’y
glisser des préceptes de gouvernement susceptibles d’être appliqués à la Russie
de son temps.
Une première idée, neuve et très importante, est 1’égalité de tous les sujets
devant la loi, idée qui constituait, aux dires de Kuricyn, le principe suprême de
gouvernement de Vlad Ţepeş :
« [Dracula] haïssait tant le mal dans son pays que quiconque commettait un méfait, fût-ce
vol, brigandage, mensonge ou injustice, n'avait aucune chance de rester en vie. Nul, fût-il grand
boyard, prêtre, moine ou homme du commun, eût-il de grandes richesses, ne pouvait racheter sa
vie »16.

L’évolution du système des punitions, de sa phase simple :


coupable/victime, à la phase complexe, moderne : coupable/victime/justice, qui
est illustrée par le prince roumain, se retrouve, quelques années plus tard, dans
Le justicier (Sudebnik) de 1497, à 1’élaboration duquel, si l’on en croit L. V.
Čerepnin, Fedor Kuricyn aurait participé de manière active17. En effet, tous les
spécialistes qui ont étudié Le justicier ont été frappés par sa grande sévérité par
rapport à la législation antérieure, sa propension à punir de la peine capitale ou

14
E. Amburger, Die Anwerbung ausländischer Fachkräfte für die Wirtschaft Russlands
vom 15. bis 19. Jahrhundert, Wiesbaden 1968 (« Osteuropastudien des Landes Hessen », I,
« Giessener Abhandlungen zur Agrar- und Wirtsehafts- forschung des europäischen Ostens », 42).
15
M. Cazacu, « À propos du récit russe Skazanie o Drakule voevode », CMRS XV/3-4
(1974), p. 279-296 ; idem, « “Geschichte Dracole Waide”. Un incunable imprimé à Vienne en
1463 », Bibliothèque de 1’École des Chartes CXXXIX (1981), p. 209-243
16
Nous citerons d’après la traduction que nous avons donnée du texte dans notre thèse de
doctorat, Le thème de Dracula (XVe – XVIIIe siècles). Présentation, édition critique, traduction et
commentaire, Université de Paris I (Panthéon – Sorbonne), 1979, p. 473.
17
L. V. Čerepnin, Russkie feodal’nye arhivy, II, Moscou 1951, p. 310-314.

285
MATEI CAZACU

de la mutilation de nombreux délits passibles, auparavant, seulement


d’amendes. Ainsi, le prince et 1’appareil judiciaire princier ne tolèrent aucune
entente privée entre les parties : c’est au pouvoir central de juger et, à plus forte
raison, de punir sévèrement tous les coupables18. Or, parmi ces coupables se
trouvaient aussi bien des laïcs et des clercs – réguliers ou séculiers –, ce qui
implique une soumission totale de l’Église au prince. On peut raisonnablement
penser que les mesures radicales prises par Vlad Ţepeş envers ses sujets ont pu
influencer la rédaction du Justicier de 1497.
Notons aussi que les principes appliqués là font peut-être écho aux efforts
du roi Mathias Corvin pour mater les grands et qui, aux dires d’Aurelio
Brandolino Lippo, considérait que la mission de la royauté était d’empêcher
quiconque de « commettre aucune injustice contre autrui ou de se recruter un
parti dans l’État ». « Chez nous », ajoutait le roi, « personne ne peut trop se fier
à son pouvoir ni perdre toute confiance en raison de sa faiblesse... Nous mettons
une borne à la fortune de chacun afin que personne ne manque du nécessaire, ni
ne possède trop »19.
Une préoccupation constante du diplomate : Kuricyn reflétée par le récit
russe sur Dracula (et qui est absente des versions allemandes) a trait au
cérémonial d’accueil des ambassadeurs étrangers à la Cour du prince roumain.
Elle est visible dans les épisodes no 1, 11 et notamment dans le no 12 que nous
citons en entier :
« Dracula avait l’habitude suivante : à partir du moment ou un ambassadeur venait chez lui,
envoyé par 1’Empereur [le sultan ottoman] ou par le roi [de Hongrie], et où il n’était pas vêtu
avec distinction et si quelqu’un ne savait pas répondre à ses questions tortueuses, il l’empalait en
lui disant : “Ce n’est pas moi le responsable de ta mort, mais ton maître ou toi-même. Ne dis point
de mal de moi. Si ton maître, sachant que tu es un homme peu sensé et que tu es sans savoir, t’a
envoyé chez moi, qui suis un souverain sensé, alors c’est ton seigneur qui t’a tué ; mais si tu as
osé y venir de toi-même, sans t’être instruit, alors tu t’es tué toi-même”. Pour un tel apocrisiaire
[ambassadeur] il faisait planter un pal plus haut et entièrement doré, et il le fichait dessus. Et au
maître de cet ambassadeur il écrivait ceci et autres choses : “Ne plus envoyer en ambassade à un
souverain un homme à l’esprit faible et ignorant” ».

Dans l’épisode no 11, Vlad Ţepeş, après avoir mis à l’épreuve un


ambassadeur de Mathias Corvin, reçoit la réponse suivante qui allait dans le
sens des vues du prince de Valachie :
« Sire, si j’ai commis un crime qui mérite la mort, fais ce que bon te semble, car tu es un
juge impartial et ce n’est point toi qui serais coupable de ma mort, mais moi seul ».

18
M. Szeftel, « Le justicier (Sudebnik) du tsar Ivan III (1497) », Revue historique du Droit
français et étranger (1956), p. 531-568 ; H. W. Dewey, « The 1497 Sudebnik, Muscovite Russia’s
first national law code », ASEER XV (1956), p. 325-338 ; plus récemment, D. H. Kaiser, The
growth of the law in Medieval Russia, Princeton UP 1980, p. 77, 87, 90-93.
19
I. Barta et alii (éds.), Histoire de la Hongrie des origines à nos jours, Roanne – Budapest
1974, p. 132 (contribution de L. Makkai).

286
AUX SOURCES DE L’AUTOCRATIE RUSSE

On notera que, dans le récit russe, le prince roumain se donne


régulièrement le titre de « souverain » (gosudar’) qui, en russe, désigne un
prince qui a la conscience de n’être le vassal de personne. Or, la situation réelle
de Vlad Ţepeş, tributaire des Turcs et vassal du roi de Hongrie, ressort très
clairement du ton et des termes qu’il employait dans sa correspondance avec
Ladislas le Posthume (1444-1457) et Mathias Corvin : « dominus noster
graciosissimus » (notre seigneur très gracieux)20, « domine, domine noster
graciose ! »21. Qui plus est, Vlad Jepeş et les princes roumains n’ont jamais
porté le titre russe de gosudar’, mais seulement celui de gospodar’ ou gospodin’
qui traduisait le dominus (seigneur, domn) latin22. Le terme gosudar’ apparaît
uniquement en Russie et plus précisément après 1448 dans le titre de Basile II et
d’Ivan III23. Toutefois, les princes valaques ont porté le titre de samoderžavnyj
gospodin’ (domn singur stăpânitor) qui traduit le grec byzantin autokrator. La
seule exception pour le XVe siècle est précisément constituée par Vlad Ţepeş,
qui ne s’est jamais intitulé autocrate24.
Un autre épisode – le no 1 – a trait aux ambassadeurs turcs insolents
auxquels Vlad Ţepeş cloua le turban sur la tête pour ne pas s’être découverts
devant lui. Nous avons montré ailleurs comment cette anecdote a influencé la
Chronique russe de Kazan’, écrite dans la seconde moitié du XVIe siècle25.
L’auteur de cette chronique composée à la Cour d’Ivan le Terrible affirme qu’en
1476 Ivan III aurait puni de façon sanglante les ambassadeurs tatars venus lui
réclamer impérativement les arriérés du tribut26. Or, l’on sait par ailleurs que le
grand-prince de Moscou renvoya les Tatars sains et saufs accompagnés, en plus,
d’un ambassadeur russe porteur de riches présents destinés au khan tatar27.
La démarche de l’auteur de la Chronique de Kazan’ est compréhensible : il
s’agissait, après l’occupation des khanats tatars de Kazan’ et d’Astrakhan’ par

20
Lettre du 6 septembre 1456 chez I. Bogdan, Relaţiile Țării Româneşti cu Braşovul şi cu
Ţara Ungurească, Bucarest 1905, no 257, p. 316-317.
21
Lettre du 11 février 1462 adressée à Mathias Corvin, dans I. Bogdan, Vlad Ţepeş şi
naraţiunile germane şi ruseşti asupra lui, Bucarest 1896, p. 76 ; M. Cazacu, op. cit., p. 251.
22
D. P. Bogdan, « Diplomatica slavo-română », dans DIR, Introducere, II, Bucarest 1956,
p. 77-84 ; E. Vîrtosu, Titulatura domnilor şi asocierea la domnie în Ţara Românească şi Moldova
până în secolul al XVI-lea, Bucarest 1960, p. 197-215.
23
G. Stökl, « Die Begriffe Reich, Herrschaft und Staat bei den Orthodoxen Slawen »,
Saeculum V (1954), p. 115-116, repris dans Der Russische Staat im Mittelalter und früher
Neuzeit. Ausgewählte Aufsätze aus Anlass seines 65. Geburtstages..., Wiesbaden 1981, p. 85-86
(« Quellen und Studien zur Geschichte des östlichen Europa », XIII) ; J. Raba, « The authority of
the Muscovite ruler at the dawn of the modern era », JGO XXIV (1976), p. 321-344.
24
E. Vîrtosu, op. cit., p. 197-215.
25
M. Cazacu, « À propos du récit russe Skazanie o Drakule voevode », p. 294-295.
26
Voir la traduction allemande procurée par F. Kämpfer, Historie vom Zartum Kasan
(Kasaner. Chronist). Uebérsetzt, eingeleitet und erklärt von..., Graz – Vienne – Cologne 1969.
Voir aussi 1’étude de J. Pelensky, Russia and Kazan, Conquest and imperial ideology (1438-
1560’s), La Haye – Paris 1974.
27
B. Spuler, Die Goldene Horde. Die Mongolen in Russland, 1223-1502, Wiesbaden 19652 ,
p. 179 ; M. Cazacu, « À propos du récit russe Skazanie o Drakule voevode », p. 294-295.

287
MATEI CAZACU

Ivan le Terrible, de gommer du passé russe les épisodes peu glorieux liés aux
relations avec les anciens maîtres déchus. Il est probable que le Récit sur le
voïévode Dracula a influencé directement cette chronique, tout comme il a
donné naissance à une autre tradition qui attribuait, en plein XVIIe siècle, cette
action au tsar Ivan le Terrible ; la victime étant, selon les versions, soit un
envoyé italien, soit un ambassadeur français28.
Ces essais de « réinterprétation » de l’histoire russe sont d’autant plus
explicables que le cérémonial d’accueil des ambassadeurs tatars à Moscou
durant les XIIIe – XVe siècles prescrivait l’adoption par le grand-prince et par
ses bojare d’une attitude fort humiliante : ils devaient écouter, debout, la lecture
de la lettre du khan, en mettant sous les pieds de l’ambassadeur une fourrure de
zibeline. Après cette lecture, le prince devait toucher la terre avec son front et se
mettre à genoux29.
Un autre épisode du Récit sur le voïévode Dracula – le no 5 – raconte
comment le prince roumain brûla vifs les mendiants et les infirmes qu’il avait
conviés à un festin. Alors que les récits allemands présentent une conclusion
assez simpliste, le récit russe, lui, contient une explication attribuée à Vlad
Ţepeş qui mérite d’être retenue :
« Sachez [dit-il à sa suite] que j’ai fait cela d’abord pour qu’ils ne soient plus un fardeau
pour les autres et que personne ne soit plus pauvre dans mon pays, et pour que tous soient riches.
Deuxièmement, je les ai délivrés afin qu’aucun d’entre eux ne souffre plus en ce monde de
pauvreté ou de n’importe quelle infirmité ».

Dans cette deuxième justification du massacre des pauvres, on a vu la


prétention du prince roumain d’interpréter les Évangiles mieux que l’Église
elle-même : au lieu de leur faire l’aumône, le prince tue les miséreux pour leur
assurer une existence meilleure dans l’au-delà30. Une telle cruauté annonce celle
d’Ivan le Terrible qui se considérait seul responsable devant Dieu de ses
actions31.
Cette prétention du monarque absolu de se passer du concours de l’Église
est très nette dans l’épisode no 6 du récit russe, qui met en scène deux moines
catholiques venus mendier l’aumône en Valachie. Dracula les invite chez lui,
leur montre les gens empalés qui se trouvaient sous les fenêtres de son palais et
leur demande s’ils considèrent qu’il avait bien fait en agissant de la sorte.

28
Ja. S. Lur’e, Povest’ o Drakule [Le récit de Dracula], Moscou – Leningrad 1964, p. 66 ;
G. Giraudo, Drakula. Contributi alla storia delle idee politiche nell’Europa orientale alla svolta
del XV secolo, Venise 1972, p. 115-116 et n. 39 (p. 132-133). (« Collana Ca’Foscari. Facoltà di
lingue e letterature straniere, Venezia, Seminario di storia, Studi e ricerche », 4)
29
B. Spuler, op. cit., p. 360 ; M. Cazacu, art. cit., p. 294 et n. 62 (corriger le nom de
1’historien Dlugosz par celui de Maciej Stryjkowski (1547-1582), Kronika Polska, Litewska,
Zmôdska i wszystriéj Rusi, Königsberg 1582).
30
F. von Lilienfeld, « Dife “Häresie” », p. 57-58.
31
B. Nørretranders, The shaping of czardöm under Ivan Groznyj, Londres 1971, p. 44 sq.

288
AUX SOURCES DE L’AUTOCRATIE RUSSE

Dans les versions allemandes du Récit (l’édition de 1488, Nuremberg), les


réponses des moines ont une valeur morale. Le premier affirma : « On dit tout le
bien de vous et aussi que vous êtes un prince très pieux, choses dont je me fais
l’écho ». Le second, au contraire, convaincu qu’il allait périr de toute façon, lui
dit la vérité : « Vous êtes le plus grand tyran qu’on puisse trouver au monde et
je n’ai rencontré personne dire du bien de vous, et vous le savez parfaitement
bien ». Dracula récompensa la sincérité du second et punit le moine hypocrite.
Dans le récit russe, qui a été sûrement remanié par Kuricyn, l’épisode
prend une coloration politique très nette ; la réponse du premier moine
représente, pourrait-on dire, la réaction de l’Église primitive :
« Non, Seigneur [dit-il], tu as mal agi, car tu punis sans merci. Il convient à un maître de se
montrer miséricordieux, et tous ceux que tu as empalés sont des martyrs ».

En revanche, la réponse du deuxième moine est conforme à l’esprit des


temps nouveaux :
« Tu as été mis par Dieu comme souverain pour punir ceux qui font le mal et récompenser
ceux qui font le bien. Et ceux-ci ont fait le mal et ont reçu ce qu’ils méritaient ».

Bien entendu, là récompense et l’admiration du prince vont au moine qui


met la raison d’État et la justice du souverain au-dessus des considérations de la
morale chrétienne, tandis que le premier ecclésiastique reçoit de la part de Vlad
Ţepeş la réponse suivante :
« Pourquoi as-tu quitté ton monastère et ta cellule et vas-tu par les Cours des grands
souverains, étant un ignorant ? Tu viens de me dire que ces gens étaient des martyrs ? Je veux
également faire de toi un martyr afin que tu sois martyr à leurs côtés ».

En modifiant de la sorte le sens de cet épisode, Fedor Kuricyn a voulu, à


notre avis, à la fois donner un fondement religieux au pouvoir absolu et préciser
son opinion sur l’opportunité de la participation de 1’Église aux affaires de
1’État russe. On peut déduire qu’il n’y était pas totalement opposé, à condition
qu’il s’agît d’hommes préparés à juger les actions du souverain dans l’optique
du bien public incarné par le prince. Ce faisant, il occupe une position
intermédiaire entre les non acquéreurs – représentés, dans ce cas, principalement
par Vassian Patrikeev 32 – et Joseph de Volokolamsk. Ce point de vue sera repris

32
Voir les passages cités par E. Dénisoff, « Aux origines de l’Église russe autocéphale », p.
86 (d’après la Valaamskaja beseda) : « Ce n’est pas avec les religieux que le Seigneur a ordonné
aux grands princes de gouverner, mais avec ses princes apanagés et ses boïars » ; « Le prince qui
prend conseil des moines s’adresse à des morts » ; « Dieu refuse sa bénédiction aux affaires où les
moines détiennent l’autorité qui revient aux voïévodes du tsar. Quant aux religieux qui l’ont
usurpée, ils ne sont plus des amis de Dieu, mais bien plutôt des provocateurs de son courroux »
(Cf. G. N. Moiseeva, Valaamskaja beseda [La conversation du monastère de Valaam], Moscou –
Leningrad 1958, p. 162 sq.).

289
MATEI CAZACU

par Ivan le Terrible qui, dans sa correspondance avec le prince Kurbskij, refuse
aux ecclésiastiques toute ingérence dans la conduite des affaires de l’État 33.
On peut, en définitive, faire un parallèle entre la pensée de Kuricyn et celle
d’Ivan IV, dans la mesure où les deux auteurs considéraient le souverain seul
responsable de ses actions devant Dieu et ne laissaient à 1’Église que la
possibilité d’approuver leş décisions du prince34.
Si, jusqu’ici, nous avons enregistré en Russie au XVIe siècle une attitude
favorable envers les idées contenues dans le Récit sur le voïévode Dracula, on
ne peut pas passer sous silence un ouvrage qui semble les combattre de manière
très violente. Il s’agit de L’illuminateur (Prosvetitel’) de Joseph de
Volokolamsk, qui contient, dans son septième chapitre, écrit peu avant 1504, un
fragment concernant le mauvais prince :
« Le tsar est le serviteur de Dieu mis par lui pour punir et pardonner aux hommes. S’il se
présente un tsar qui règne sur des hommes, mais obéit lui-même à des passions mauvaises et au
péché, à la cupidité et à la colère, à la malice et à l’injustice, à l’orgueil et à la violence, ou, qui pis
est, à 1’incroyance et à l’impiété, alors un tel tsar n’est plus un serviteur de Dieu, mais du diable,
et il n’est plus un tsar mais un tyran (mučitel’, aussi bourreau) »35 [souligné par nous ].

On est frappé par les rapports entre ce texte (qui n’est pas, semble-t-il,
d’inspiration patristique) et le Récit russe sur Vlad Ţepeş, dont le sobriquet
Dracula permettait des jeux de mots sur le diable, et l’épithète mučitel’ (tyran,
bourreau) semblé rappeler l’épisode des moines catholiques. Les autres défauts
du mauvais prince s’appliquent, eux aussi, assez bien à Vlad Ţepeş, tel qu’il
apparaît à travers le Récit russe sur Dracula. C’était, peut-être, l’occasion pour
Joseph de Volokolamsk, adversaire acharné des judaïsants et de Fedor Kuricyn,
de faire une allusion précise à un ouvrage dû à la plume de ce dernier et que le
défenseur de la primauté du spirituel se devait de réprouver avec vigueur36.
Ces constatations nous amènent naturellement à une autre idée politique
contenue implicitement dans le Récit sur le voïévode Dracula, à savoir
1’autorité absolue que le prince roumain entendait exercer sur l’ensemble de ses
sujets. Cette autorité allait dans le sens de la monarchie absolue que le roi
Mathias Corvin (1458-1490) essayait, à la même époque, d’instaurer en
Hongrie. On retrouve cette tendance illustrée par tous les ouvrages écrits à la
33
Cf. B. Nørretranders, op. cit., p. 23-24.
34
W. Vodoff, « L’Église et le pouvoir monarchique en Russie de 1503 à 1568 », dans
Théorie et pratique politiques à la Renaissance, Paris 1977, p. 75-87 (« De Pétrarque à
Descartes », XXXIV).
35
Iosif Volockij, Prosvetitel’, Kazan 1896, p. 286-288 ; voir la discussion du passage chez
M. Raeff, « An early theoretist of absolutism : Joseph of Volokolamsk », ASEER VIII/2 (1949), p.
86 ; H.-D. Döpmann, op. cit., p. 73 sq. ; F.-X. Coquin, art. cit., p. 258, qui traduit « le méchant
tsar est un diable », alors qu’il faut corriger par « un serviteur du diable ».
36
Cf. B. Nørretranders, op. cit., p. 103. Pour des comparaisons avec la littérature grecque et
byzantine, voir B. Rubin, « Der Fürst der Dämonen. Ein Beitrag zur Interpretation von Prokops
Anekdota », BZ (Mélanges F. Dölger) XLIV (1951), p. 469-481 ; idem, « Zur Kaiserkritik
Ostroms », SBN VII (1953), p. 453-462.

290
AUX SOURCES DE L’AUTOCRATIE RUSSE

demande du roi de Hongrie ou à son sujet par différents humanistes italiens :


Galeotto Marzio da Narni, Filippo Buonacotsi (Callimachus Experiens),
Antonio Bonfini, Aurelio Brandolino Lippo, etc.37. Ce dernier mit dans la
bouche de Mathias Corvin la phrase suivante qui traduit parfaitement sa
conception de 1’autorité absolue du monarque : « Le roi n’est plus le serviteur
ni l’instrument des lois, mais il préside à la loi et règne sur elle »38.
À la même époque, Attila, le roi des Huns, fut promu ancêtre du peuple
hongrois et modèle du monarque autoritaire, considéré comme 1’instrument de
Dieu destiné à punir les coupables et à récompenser les justes39. Il nous semble
très probable que Fedor Kuricyn a reconnu et apprécié ces idées destinées à
renforcer 1’autorité du prince en invoquant l’origine divine de la monarchie.
Même si 1’épithète « par la grâce de Dieu » apparaît dans le titre des grands-
princes de Moscou dès 144940, c’est seulement après 1480 que l’idée de
l’origine divine du pouvoir princier se manifeste de manière explicite41. Sa
première formulation précise date de 1488, lorsque le grand-prince Ivan III
s’adressa de la sorte à 1’ambassadeur impérial :
« Nous sommes souverains dans notre pays dès l’origine, depuis nos premiers ancêtres, et
c’est de Dieu que nous recevons notre investiture, nos ancêtres comme nous-mêmes »42.

Or, ces paroles ont été prononcées par Fedor Kuricyn de la part de son
maître, et on peut penser qu’il n’était pas étranger à leur énonciation.
À la lumière de tout ce qui vient d’être dit au sujet des idées politiques
contenues dans le Récit sur le voïévode Dracula, on peut accepter, avec une
certaine réserve toutefois, la conclusion de D. W. Treadgold qui voyait dans ce

37
E. Várady, La letteratura italiana e la sua influenza in Ungheria, I-II, Rome 1933-1934 ;
T. Kárdos, « Zentralisierung und Humanismus in Ungarn », dans La Renaissance et la Réforme en
Hongrie et en Pologne, Budapest 1963, p. 397- 414 (« Studia historica », 53) ; idem, Studi e
ricerche umanistiche italo-ungheresi, Debrecen 1967 (« Studia romanica Universitatis
Debreceniensis », 3) ; J. Béranger, « Caractères originaux de l’humanisme hongrois », Journal
des Savants (octobre – décembre 1973), p. 257-288 ; I. N. Goleniščev-Kutuzov, Il Rinascimento
italiano e le letterature slave dei secoli XV e XVI. A cura di Sante Graciotti e Jitka Kfesalkovâ, I-
II, Milan 1973 (trad. ital. de l’éd. russe de 1963 avec d’importants ajouts bibliographiques).
38
De comparatione reipublicae et regni (1489-1490), ouvrage dédié à Laurent de Médicis,
cité par L. Makkai, Histoire de la Hongrie, Roanne – Budapest 1974, p. 131 ; voir aussi E. Mayer,
Un umanista italiano délia corte di Mattia Corvino : Aurelio Brandolini Lippo, Rome 1938.
39
Ja. S. Lur’e, Povest’ o Drakule, p. 49-50 ; G. Giraudo, op. cit., p. 62 sq. ; I. N.
Goleniščev-Kutuzov, op. cit., I, p. 181-182.
40
M. Cherniavsky, « Khan or Basileus : an aspect of Russian mediaeval political theory »,
Journal of the History of Ideas XX (1959), p. 459-476, repris dans The structure of Russian
history. Interpretive essays, éd. M. Cherniavsky, New York 1970.
41
Ibidem, p. 472-473, analyse de la lettre de 1’archevêque Vassian de Rostov à Ivan III, au
moment de la « bataille » sur l’Ugra.
42
Cité par W. Vodoff, « Naissance et essor du pouvoir des tsars de Moscou (1547-1649) »,
tiré à part de RHD (juillet – décembre 1975), p. 3 ; Fr.-X. Coquin, op. cit., p. 254.

291
MATEI CAZACU

texte un essai de Fedor Kuricyn (et du groupe des judaïsants) pour « bâtir une
nouvelle idéologie de 1’État autocratique »43.
Rappelons enfin que cette tendance se retrouve également dans un autre
ouvrage dû au même courant de pensée : il s’agit de la version russe du traité de
Pseudo-Aristote, Secretum secretorum (Tajnaja tajnyh, en russe), traduit de
l’hébreu en russe au sein du mouvement des judaïsants. Comme il a été prouvé
récemment, le traducteur a enrichi considérablement la version russe de parties
entièrement nouvelles qui insistent notamment sur le comportement du prince
envers ses sujets et envers les nobles, sur le traitement réservé aux
ambassadeurs, sur le rôle du secrétaire princier, etc.44. On peut donc supposer
que Fedor Kuricyn effectua (ou participa à) la traduction de 1’hébreu en russe,
pour offrir à Ivan III une oeuvre d’Aristote adressée à Alexandre sur l’art de
gouverner.
La caractéristique fondamentale, tant du Secretum secretorum que du Récit
sur le voïévode Dracula, est d’envisager l’art de gouverner hors de toute
influence de l’Église et même de toute considération d’ordre religieux.
Gouverner est une science laïque et le prince, dans la conception de nos auteurs,
peut se passer du concours de l’Église, en faisant appel à des collaborateurs
dévoués et expérimentés. Il y a là une conception totalement nouvelle dans la
littérature russe du Moyen-Âge, et il est permis d’attribuer cette conception au
secrétaire Fedor Kuricyn, chef de file et protecteur des judaïsants, dont l’activité
cessa brusquement après 1503, lorsque fut condamné le mouvement auquel il
appartenait.

II. L’ORIGINE ROMAINE DE LA MONARCHIE MOSCOVITE

Fedor Kuricyn avait affirmé le caractère divin de la monarchie moscovite ;


son origine fait l’objet d’un autre ouvrage russe, postérieur de quatre décennies
au Récit sur le voïévode Dracula, le Récit sur les princes de Vladimir45. Cette
oeuvre entend prouver l’origine romaine de la dynastie de Rurik qui serait
descendue d’un parent d’Octavien Auguste nommé Prus, qui aurait donné son

43
D. W. Treadgold, The West in Russia and China. Religious and secular thought in
modem times. 1, Russia, 1472-1917, Cambridge 1973, p. 11 ; R. Zguta, « The “Aristotelevy vrata”
as a reflection of Judaizer political ideology », JGO XXVI (1978), p. 7-8.
44
M. Grignaschi, « L’origine et les métamorphoses du “Sirr-al-'asrâr” (Secretum
secretorum) », Archives d’Histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge XLIII (1976), p. 67-78,
qui résume les conclusions d’une communication inédite de W. Ryan (Londres). Notons enfin une
dernière coïncidence : le Secretum secretorum (sous le titre De regimine principorum) et le récit
sur Dracula (la version allemande) furent imprimés par le même imprimeur, Martin Landsberg, à
Leipzig, dans la dernière décennie du XVe siècle ; cf. Ja. S. Lur’e, Povest’ o Drakule, Annexe et
Gesamtkatalog der Wiegendrücke, II, 2490.
45
Édition et commentaire de R. P. Dmitrieva, Skazanie o knjaz’jah Vladimirskih, Mosćou –
Leningrad 1955 ; trad. anglaise par J. A.V. Haney, « Moscow – Second Constantinople, Third
Rome or Second Kiev (The taie of the princes of Vladimir) », Canadian slavic studies III/2
(1968), p. 354-367.

292
AUX SOURCES DE L’AUTOCRATIE RUSSE

nom à la Prusse, reçue en don de son auguste parent lors de la division de


l’Empire romain, et qui aurait été le berceau des Rurikides appelés par les
Novgorodiens au IXe siècle et devenus, de la sorte, les fondateurs de l’État
russe.
La deuxième partie du texte raconte l’envoi par l’empereur byzantin
Constantin IX Monomaque (1042-1055) de la couronne et des autres insignes
impériaux au prince de Kiev Vladimir Monomaque (1113-1125). Durant le
règne de ces deux princes, continue le récit, eut lieu le schisme entre l’Église de
Constantinople et celle de Rome, schisme imputé au pape Formose, qui
« abandonna la vraie foi et tomba dans 1’hérésie latine ». Un Synode des
patriarches d’Orient aurait alors décidé d’éliminer le nom du pape dans les
prières de 1’Église d’Orient et de considérer les Latins comme hérétiques.
Enfin, une troisième partie, ajoutée plus tard au récit, constitue une
généalogie des grands princes de Lituanie, qui tend à prouver que leur ancêtre
Gedimin avait, à 1’inverse des princes russes, une origine très modeste.
L’objectif politique poursuivi par l’auteur de ce récit visait à rattacher Moscou à
Rome (par Prus, le parent d’Octave Auguste) et à Constantinople (par
Constantin IX Monomaque), donc une illustration de la double hérédité des
princes moscovites : descendance physique, d’une part, et descendance
spirituelle, de l’autre. La présence, dans le texte, de 1’humble généalogie des
princes de Lituanie devait, aux yeux du rédacteur, appuyer les prétentions
moscovites à la domination de Kiev et des pays russes occidentaux occupés à ce
moment-là par la Lituanie.
La date de la rédaction de ce récit composite est toujours discutée dans
l’historiographie soviétique. Ainsi, certains historiens comme L. V. Čerepnin,
Ja. S. Lur’e et A. A. Zimin le rattachaient au couronnement, en 1498, du prince
Dmitrij, petit-fils d’Ivan III. Il n’est pas, sans intérêt de rappeler ici que la mère
de Dmitrij était la princesse Hélène (Vološanka, la « Roumaine »), fille
d’Étienne le Grand de Moldavie, mariée à Ivan le Jeune, fils d’Ivan III, en
148346.
Une autre datation a été proposée plus récemment par A. L. Gol’dberg –
entre 1517 et 1523 ; elle se base principalement sur le traité conclu par Basile III
avec l’Ordre teutonique en 1520. En effet, dans le texte de ce traité on retrouve
les noms des mêmes villes de Prusse que celles qui sont mentionnées dans le
Récit sur les princes de Vladimir47.

46
Voir 1’énumération des hypothèses chez M. E. Byčkova, « Obščie tradicii rodoslovnyh
legend pravjaščih domov Vostočnoj Evropy », dans B. A. Rybakov (éd.), Kul’turnye svjazi
narodov Vostočnoj Evropy v XVI v., Moscou 1976, p. 292-303 ; pour le couronnement de 1498,
voir la thèse de G. Majeska, « The Moscow coronation of 1498 reconsidered », JGO XXVI
(1978), p. 353-361.
47
A. L. Gol’dberg, « Die Rezeption staatspolitischer Ideen des Moskauer Russland im
westeuropäischen Schrifttum des 16. und 17. Jahrhunderts », Zeitschrift für Slawistik XXI (1976),
p. 334-336.

293
MATEI CAZACU

Enfin, la date généralement acceptée est celle qu’a avancée R. P.


Dmitrieva, éditrice du texte (1955), qui a prouvé avec des arguments
convaincants qu’il fallait retenir l’année 152748.
Quelle que soit la date de ce texte – entre 1498 et 1527 –, il est
vraisemblable que la légende des origines romaines de la dynastie de Rurik était
une imitation de plusieurs ouvrages antérieurs, datant tous des dernières
décennies du XVe siècle (et peut-être une réponse) : 1) la généalogie romaine de
Mathias Corvin ; 2) la généalogie des grands-princes dé Lituanie ; 3) la
généalogie romaine des Prussiens ; 4) la légende de Roman et Vlachata, les
ancêtres des Roumains. Rappelons la genèse de chacun d’entre eux :
L’ascendance romaine de Mathias Corvin a été avancée par l’historien
italien Antonio Bonfini (1434 - c. 1502) qui, dans son ouvrage Rerum
Ungaricarum decades, affirme que la gens Corvina fut ressuscitée à la suite
d’un ordre divin49. On sait, d’autre part, que Bonfini est venu à Bude en 1486 et
que sa chronique – qui s’arrête à l’année 1495 –, quoiqu’elle ait été imprimée
seulement en 1543, a circulé en manuscrit bien avant cette date.
La généalogie des grands-princes lituaniens commence avec Palémon, un
parent de l’empereur Néron, qui aurait quitté Rome en même temps que les
représentants des plus importantes familles de l’Empire pour s’installer en
Lituanie50. Ce texte date de l’extrême fin du XVe ou du début du XVIe siècle.
L’origine romaine des Prussiens a été soutenue par l’historien polonais Jan
Dlugosz (1415-1480), qui affirme que leurs ancêtres ont quitté l’Italie lors des
guerres civiles qui opposèrent César à Pompée. Arrivés en Prusse, ils auraient
construit leur capitale qu’ils nommèrent Romowe, en souvenir de la ville de
Rome51. Dlugosz avait emprunté cette légende à la Kronike von Pruzinlant de
Nicolas de Jeroschin, ouvrage rédigé entre 1331 et 1340-134152.
L’histoire dès frères Roman et Vlachata, ancêtres des Roumains de
Maramureş et de Moldavie, s’est conservée dans la chronique dite moldavo-
russe intitulée Bref récit sur les souverains de Moldavie depuis les débuts du

48
Voir en dernier R. P. Dmitrieva, « O tekstologiceskoj zavisimosti meždu raznymi vidami
rasskaza o potoiikah Avgusta 1 o darah Monomaha », TODRL XXX (1976), p. 217-230, qui
défend le rôle primordial de l’évêque Spiridon-Savva dans l’élaboration de la légende de l’origine
romaine de la dynastie de Rurik.
49
A. Bonfini, Rerum Ungaricum decades, III, éds. I. Fogel, B. Iványi, L. Juhasz, Leipzig –
Budapest 1940, p. 206 ; voir la discussion chez A. Armbruster, La romanité des Roumains.
Histoire d’une idée, Bucarest 1977, p. 61-64.
50
Texte dans Polnoe sobranie russkih letopisej, XVII, Saint-Pétersbourg 1907, p. 227-244 ;
cf. R. P. Dmitrieva, op. cit., p. 179- 181, 201-205 ; M. E. Byčkova, « Otdel’nye momenty istorii
Litvy v interpretacii russkih genealogičeskih istočnikov », dans Pol’ša i Rus’. Certy obščnosti i
svoeobrazija v istoričeskom razvitii Rusi i Pol’ši v XII-XIV vv., Moscou 1974, p. 367-370 ; eadem,
Rodoslovnye knigi XVI-XVII vv., kak istoričeskij istočnik, Moscou 1975.
51
J. Dlugosz, Annales seu Cronicae incliti regni Poloniae, I, éds. J. Dabrowski, V.
Semkowicz-Zdremba, Varsovie 1964, p. 215-216.
52
Ibidem, p. 394 (commentaires). La référence est Nicolaus von Jeroschin, Kronike von
Pruzinlant, dans Scriptores rerum Prussicarum, Leipzig 1861, I, III, 5.

294
AUX SOURCES DE L’AUTOCRATIE RUSSE

pays de Moldavie en l’an 6867 (1359). Cette chronique a été intercalée dans la
Chronique du monastère de la Résurrection (Voskresenskaja letopis’) qui date
des années 1542-154453, mais aussi dans une copie de la Nikonovskaja letopis,
rédigée entre 1555 et 1559. Des recherches plus récentes ont permis de constater
que l’ouvrage figure également dans des recueils russes de généalogies et de
chronographes diverses54.
La chronique moldavo-russe est divisée en deux parties : la première
retrace l’origine latine des Roumains de Maramureş, descendants des colons
venus de Rome. La seconde partie est une compilation et un résumé faits
d’après la Chronique de Putna, mais très pauvre en informations (quatre en
tout) sur le règne d’Étienne le Grand. Le dernier événement consigné est la mort
d’Étienne (placée par erreur en 1502 !) et 1’avènement de son fils Bogdan III.
Que dit cette généalogie à propos des Roumains de Maramureş ?
« Deux frères, Roman et Vlachata, sont partis de Venise ; étant chrétiens, ils ont fui la
persécution des hérétiques à l’encontre des chrétiens et sont venus à la ville nommée Rome
ancienne et ont fondé un bourg (grad’), Roman, qui portait leur nom. Et ils y vécurent, eux et leur
race, jusqu’à ce que le pape Formose se fût séparé de l’Orthodoxie et eût embrassé la foi latine. Et
après la séparation d’avec la loi du Christ, les Latins ont fondé une ville nouvelle, la Nouvelle
Rome, et ont invité les descendants de Roman (Romanovci) à adhérer à la foi latine. Mais les
Romanovci ont refusé, ont mené de grandes guerres avec eux et n’ont pas abandonné la foi du
Christ. Dès lors ils furent sans cesse en guerre, jusqu’au règne du roi Vladislav de Hongrie. Le roi
Vladislav était le neveu du frère de l’archevêque Savva des Serbes et fut baptisé par celui-ci, et il
gardait la foi du Christ dans le secret de son coeur, quoique d’après sa langue et la dignité royale il
fût catholique ».

Les Tatars ayant attaqué la Transylvanie, Vladislav demanda de l’aide au


pape, à l’Empereur et aux Romanovci. Les « vieux » et les « nouveaux
Romains » (i.e. les Catholiques, appelés Rimljane) sont venus apporter leur
concours au roi hongrois, sans pour autant oublier le conflit qui les opposait
entre eux. C’est pourquoi les nouveaux Romains écrivirent en cachette une
lettre au roi Vladislav lui demandant d’envoyer les anciens Romains en
première ligne contre les Tatars afin qu’ils soient tous tués55. Quant à ceux qui

53
Dernières éditions : P. P. Panaitescu, Cronicile slavo-române din sec. XV – XVI publicate
de Ion Bogdan, éd, revue et complétée, Bucarest 1959, p. 152-161 ; F. A. Grekul, Slavjano-
moldavskie letopisi XV – XVI vv., Moscou 1976, p. 55-60. Pour la date de la Voskresenskaja
letopis’, voir S. A. Levina, « O vremeni sostavlenija i sostavitele Voskresenskoj letopisi XVI
veka », TODRL XI (1955), p. 375-379. La chronique moldavo-russe a été étudiée notamment par
I. Bogdan, Vechilé cronici moldoveneşti până la Ureche, Bucarest 1891 ; A.I. Jacimirskij,
« Skazanie v kratce o moldavskih gospodarjah v Voskresenskoj letopisi », dans Izvestija
otdelenija russkogo jazyka i slovesnosti Imperatorskoj Akademii Nauk, VI, 1903, p. 88-119 ; A.
V. Boldur, « Cronica slavo-moldovenească din cuprinsul letopisei ruse Voskresenski », SRI 5
(1963), p. 1105-1116.
54
F.A. Grekul, op. cit., p. 11-13 (liste complète des manuscrits).
55
Un passage de cette lettre a intrigué tous les spécialistes. Il s’agit de l’adresse qui sonne
ainsi : « Velikomu kralju Vladislavu zlatyj zatok rekše Ougor’skomu ». P.P. Panaitescu,
Cronicile, p. 159, traduit : « Marelui crai Vladislav, numit ţesatură de aur, al Ungariei ». A.I. Ja-

295
MATEI CAZACU

resteraient en vie, le roi était prié de les installer dans son pays afin que leurs
femmes et leurs enfants, restés sans défense à Rome, pussent être forcés
d’embrasser le Catholicisme.
La guerre contre les Tatars fut gagnée grâce au courage des anciens
Romains, et le roi Vladislav leur « accorda des privilèges... et les récompensa
généreusement pour leur bravoure ». Il leur montra également la lettre des
nouveaux Romains et réussit à les convaincre de rester dans son pays, alléguant
que leurs familles restées à Rome étaient passées au Catholicisme sous la
pression des nouveaux Romains :
« Et eux [les anciens Romains] ont prêté serment au roi Vladislav en le priant de ne pas les
obliger d’adopter la foi latine, de leur permettre de garder la foi grecque chrétienne et de leur
accorder des terres pour y vivre. Et le roi Vladislav les reçut de bonne grâce et leur accorda des
terres dans le Maramureş entre les rivières Mureş et Tisa, à l’endroit nommé Criş, et c’est ici que
les Romains se sont installés et rassemblés. Et ils ont vécu ici et ont pris des femmes hongroises
passées de la foi latine à leur foi chrétienne, et ce jusqu’à ce jour ».

Ici se termine la première partie de la chronique qui continue avec le récit


du passage en Moldavie de Dragoş (« un homme sage et vaillant issu d’entre
eux ») et la fondation de l’État moldave en 1359.
On a beaucoup épilogué dans 1’historiographie roumaine sur ce mythe
étiologique (à comparer à celui de Rome même dans Tite-Live, Ab urbe
condita, I/1) qui veut expliquer le nom des Roumains (les Valaques, pour les
étrangers) et leur origine latine par la légende des deux frères Roman et Vlahata,
venus de Venise fonder 1’ancienne Rome. Les guerres contre les Tatars, menées
sous la conduite du roi Vladislav (Ladislas) de Hongrie, sont des événements du
domaine de la réalité. La mention du pape Formose (891-896), qui abandonne
l’Orthodoxie, est une allusion à la rupture de 1’Église bulgare avec Rome (870)
et au rôle joué par Formose en tant qu’évêque de Porto dans ces événements 56.

cimirskij, « Skazanie v kratce », p. 100 et n. 23, croyait qu’il y avait là le souvenir des mines d’or
du pays et cite une cosmographie traduite en vieux russe « s rimskago jazyka », où on nous dit
que les rois de Hongrie s’intitulaient les « pères de l’or » (« zlatyja otocy ») « parce qu’on
exploite beaucoup de mines et les pièces d’or hongroises vont par tous les pays ». Enfin, I.
Bogdan, Vechile cronici, p. 63-64, pensait qu’il s’agissait, dans le cas de « zlatyj zatok », d’une
erreur du copiste pour « zlatyj začatok », donc que le titre du roi était écrit en lettres d’or. Pour
nous, cette expression reste toujours mystérieuse. Rappelons toutefois ce qu’en dit Simion
Dascalul, un des continuateurs de la chronique de Grigore Ureche, au même passage : « Laslău
craiul ungurescu, cari-i zic filosof » (Letopisetul Ţării Moldovei, éd. P.P. Panaitescu, Bucarest
1955, p. 62). Or, Simion Dascălul utilisait des « annales hongroises » (« leatopiseţul cel
ungurescu ») qui étaient apparentées à cette chronique moldavo-russe.
56
Voir D. Onciul, « Papa Formosus în tradiţia noastră istorică », dans Lui Titu Maiorescu
omagiu, XV februarie MCM, Bucarest 1900, p. 620- 631, réédité dans Scrieri istorice, II, éd. A.
Sacerdoţeanu, Bucarest 1968, p. 5-18 ; I. Dujčev, « Uno studio inedito di Mons. G. G. Ciampini
sul papa Formoso », Medioevo bizantino-slavo, I, Rome 1965, p. 149-181 ; idem, « Testimonianza
epigrafica délia missione di Formoso, vescovo di Porto, in Bulgaria (a. 866-867) », ibidem, p.
183-192.

296
AUX SOURCES DE L’AUTOCRATIE RUSSE

Quant au roi Vladislav, on a vu en lui la synthèse de plusieurs personnages


ayant porté ce nom : le roi Ladislas Ier (1077-1095) qui, sorti de sa tombe, aurait
combattu les Tatars au milieu du XIVe siècle57 , le roi Ladislas IV le Couman
(1272-1290), le voïévode Ladislas Kan de Transylvanie (1294- 1315)58, et,
enfin, le voïévode transylvain André Lackfi (1356-1359) qui participa aux luttes
contre les Tatars et à la création de la Moldavie comme marche hongroise à
l’Est59.
Les points forts de cet ouvrage nous semblent être au nombre de deux : 1)
l’origine latine (de Venise et de Rome) des Roumains de Maramureş ; 2) la
ténacité dont ils font preuve – eux et leurs descendants – pour défendre leur foi
orthodoxe appelée « vraie foi », « foi du Christ », etc., contre les Catholiques
présentés systématiquement comme ennemis des Orthodoxes.
Le premier élément nous confirme l’origine de ce texte, dans lequel B. P.
Haşdeu et N. Iorga ont vu un fragment d’une chronique de Maramureş du XVe
siècle60. Une version de cette chronique, aujourd’hui perdue, a été utilisée au
XVIIe siècle par les continuateurs de Grigore Ureche (vers 1590-1647) sous le
nom d’Annales hongroises (Leatopiseţul cel ungurescu), notamment par Simion
Dascălul (flor. 1669). L’accent mis sur les qualités de Dragoş, premier voïévode
de Moldavie originaire de Maramureş, nous fait supposer qu’elle a été rédigée
dans un milieu favorable à sa famille, les Drăgoşeşti.
Le deuxième élément – la défense opiniâtre de l’Orthodoxie – n’a pas été,
à notre avis, assez pris en considération. Nous pensons qu’il est possible de voir
là un écho de la résistance des orthodoxes à l’Union avec Rome, Union
précédée par des tentatives de catholicisation forcée qui marquèrent l’histoire de
ces régions depuis la seconde moitié du XIVe siècle.
Il est impossible de retracer ici toutes les pressions subies par les
Roumains et par les Ruthènes pour passer au Catholicisme ou pour accepter
l’Union avec Rome avant l’acte de Brest (1596) et celui de 1701 (pour les
Roumains de Transylvanie). Notons toutefois la solidarité des Roumains de
Maramureş et de Moldavie avec la population orthodoxe, principalement de
Galicie, durant toute cette période. En effet, à partir du règne du roi Louis
d’Anjou en Hongrie (1340-1382), la croisade contre les « schismatiques » et les
« païens » voisins du royaume de Saint Etienne – Roumains, Serbes, Bulgares,
Ruthènes et Lituaniens – prit une grande envergure. Cette offensive politique
s’accompagnait d’une campagne de pressions menée notamment par les ordres

57
D. Onciul, « Dragoş şi Bogdan fundatorii principatului moldovenesc », Convorbiri
literare XVIII (1884), repris dans Scrieri istorice, I, p. 93.
58
Gh. I. Brătianu, Tradiţia istorică despre întemeierea statelor româneşti, Bucarest 1945,
p. 158 sq.; idem, « În jurul întemeierii statelor româneşti. II. Contribuţii la istoria întemeierii
statelor româneşti », Ethos III (Paris 1982), p. 64-65.
59
D. Onciul, « Dragoş », p. 115-116.
60
B. P. Haşdeu, Negru Vodă. Un secol şi jumătate din începuturile statului Ţerei Româneşti
(1230-1380), Bucarest 1898, p. CXXXIX-CXLII ; N. Iorga, Istoria literaturii româneşti în secolul
al XVIII-lea (1688-1821), II, Bucarest 1928, réédité par B. Theodorescu, Bucarest 1969, p. 455.

297
MATEI CAZACU

franciscain et dominicain en vue d’obtenir le passage au Catholicisme des


populations orthodoxes de Hongrie. Les Roumains et les Ruthènes étaient les
premiers visés, car la virulence des autorités hongroises à leur égard croissait à
mesure que s’intensifiaient les luttes de la Valachie et de la Moldavie pour
conquérir leur indépendance61.
Dans le cas du Maramureş, après le départ du voïévode Bogdan et de ses
alliés pour la Moldavie, d’où ils chassèrent les princes installés par les
Hongrois, Louis le Grand entendit s’assurer d’abord la fidélité des clans
roumains et notamment du plus important de tous, à savoir celui des
descendants de Dragoş (Drăgoşeşti). À la fin du XIVe siècle, les possessions des
Drăgoşeşti atteignaient 300 villages répartis dans plusieurs comtés, ce qui incita
N. Iorga à parler de la création, dans le Maramureş, d’un nouvel État roumain
vassal des Hongrois62.
Le centre religieux de cet État roumain était le monastère des Archanges
de Peri (Kôrtvélyes, auj. Hrušovo en URSS) qui reçut, en 1391, par une charte
(gramma patriarcale), le statut de stavropégie, c’est-à-dire le privilège de
dépendre directement du Patriarcat de Constantinople63. Cet acte fut accordé par
le patriarche Antoine aux deux frères, les voïévodes Balc (ou Baliţa) et Drag,
comtes de Satmar et de Maramureş64, à la suite du pèlerinage que Drag fit à
Constantinople. L’higoumène Pacôme recevait le titre d’exarque patriarcal pour
le « pays » soumis au monastère, à savoir Salaj, Arva (Ardud), Ugocea, Bereg,
Ciceu, Unguraşul (Balvanyos) et Bistra (Bistriţa), avec autorité sur tous les
prêtres de la région et droit de consacrer les églises au nom du patriarche. L’acte
patriarcal précisait que, à la mort de Pacôme, son successeur serait désigné par
les deux voïévodes roumains avec l’accord dés moines. Une autre décision
patriarcale élevait un certain Syméon au rang d’exarque patriarcal à Halitch65.
Ce faisant, le patriarche Antoine entendait réaffirmer son autorité dans cette

61
Voir notamment Ş. Papacostea, « La fondation de la Valachie et de la Moldavie et les
Roumains de Transylvanie : une nouvelle source », RRH XVII/3 (1978), p. 389-408 ; idem,
« Triumful luptei pentru neatârnare : întemeierea Moldovei pi consolidarea statelor feudale
româneşti », dans N. Stoicescu (éd.), Constituirea statelor feudale româneşti, Bucarest 1980, p.
165-194 ; M. Holban, Din cronica relaţiilor româno-ungare în secolele XIII – XIV, Bucarest
1981. Parmi les ouvrages plus anciens, citons G. Brătianu, « Les rois de Hongrie et les
Principautés roumaines au XIVe siècle », BSHAR XXVIII (1947), p. 67-105.
62
N. Iorga, Istoria Românilor, III, Ctitorii, Bucarest 1937, p. 214. Voir aussi l’ouvrage
fondamental de R. Popa, Ţara Maramureşului în veacul al XIV-lea, Bucarest 1970, p. 248-256 (le
domaine des Drăgoşeşti).
63
F. Miklosich – J. Müller, Acta Patriarchatus Constantinopolitani, II, Vienne 1862, no
CCCCXXVI, p. 156-157.
64
À corriger dans ce sens l’affirmation récente selon laquelle ils seraient des « Moldavian
Orthodox hospodars » : J. Meyendorff, Byzantium and the rise of Russia. A study of Byzantino-
Russian relations in the fourteenth Century, Cambridge 1981, p. 249. Pour la famille, voir T.
Gostynski, R. Ciocan, « La famille de Dragosh en Pologne », Balcania VIII (1945), p. 141-144.
65
F. Miklosich – J. Müller, op. cit., II, no CCCCXXVII, p. 157.

298
AUX SOURCES DE L’AUTOCRATIE RUSSE

région i autorité battue en brèche par le roi de Pologne qui venait d’occuper la
Galicie.
Dans la conception des voïévodes roumains, l’higoumène de Peri devait
remplacer les métropolites de Halitch qui se trouvaient en butte aux pressions
catholiques depuis un bon quart de siècle66. Ces pressions ne cessèrent pas après
l’occupation de la Galicie par les rois de Pologne en 1386, et entraînèrent une
grande instabilité de cette chaire métropolitaine (transférée ensuite à Lvov) qui
resta sans titulaire durant la plus grande partie du XVe siècle et jusqu’en 1535.
On peut même se demander si l’intention première des deux frères Balc et
Dragoş n’était pas de créer un évêché couvrant la totalité de leurs possessions,
évêché qui aurait pu prétendre exercer sa domination aussi sur la Moldavie
« rebelle ».
La décadence de la puissance des Drăgoşeşti au XVe siècle, conjuguée au
passage au Catholicisme de la branche dé Drag (magyarisée et devenue
Dragffy), priva la stavropégie de Peri de son principal soutien politique et
économique. L’Union de Florence de 1439 porta un nouveau coup à 1’autorité
de 1’higoumène de Peri, pris entre les évêques uniates de Halitch – nous
connaissons les noms de Matei (vers 1440-1457) et de Macaire de Serbie (1457
– vers 1475)67 –, et les prélats catholiques. Si on ajoute à cela l’existence de
deux métropolites de Moldavie gagnés à l’Union, Damien (1436-1447) et
Joachim (1447-1452), on comprendra la crise qui secoua l’Orthodoxie de
Maramureş dans ces années-là. En 1479, les prêtres de Maramureş dépendaient
d’un métropolite, par ailleurs inconnu, Ioannice de Belgrade (« Iowannychik
metropolitanus Nandoralbensis »), qui obtint de Mathias Corvin leur exemption
de toutes les taxes fiscales envers la couronne68. En suivant en cela N. Iorga,
nous inclinons à penser que ce métropolite avait accepté lui aussi 1’Union avec
Rome et que son intervention en faveur des prêtres de Maramureş n’était pas
complètement désintéressée69.
Enfin, la création, en 1491, d’un Évêché ruthène à Munkacs (Mukačevo),
non loin de Peri, vraisemblablement uniate lui aussi, a eu comme conséquence
un conflit d’autorité entre le nouvel évêque et 1’higoumène Hilaire (Ilarie) de
Peri. Le conflit dura de 1494 à 1498, date à laquelle le roi Vladislav de Hongrie

66
J. Pelesz, Geschichte der Union der ruthenischen Kirche mit Rom von den ersten Zeiten
bis in die Gegenwart, I, Vienne 1878, p. 471 sq. ; A. Bunea, « Episcopi de Haliciu în Transilvania
şi Ungaria », dans Prinos lui D. A. Sturdza la împlinirea celor şeptezeci de ani, Bucarest 1903, p.
131-145 ; C. Marinescu, « Înfiinţarea mitropoliilor în Tara Românească şi Moldova », AARMSI,
IIIe série, II (1924), p. 255-268 ; A. M. Amraann, Abriss der ostslawischen Kirchengeschichte,
Vienne 1950, p. 106-110, 195-197 ; P. P. Panaitescu, Începuturile şi biruinţa scrisului în limba
română, Bucarest 1965, p. 84 sq.
67
A. Bunea, « Episcopi de Haliciu », p. 137-144 ; O. Halecki, From Florence to Brest
(1439-1596), Rome 1958 (« Sacrum Poloniae Millenium », V), p. 84 sq.
68
Cf. P. P. Panaitescu, Începuturile scrisului, p. 87 ; voir aussi la discussion de l’acte chez
M. Păcurariu, Începuturile Mitropoliei Transilvaniei, Bucarest 1980, p. 67 sq.
69
N. Iorga, Scrisori şi inscripţii ardelene şi maramureşene, I, Bucarest 1906, p. XLIII.

299
MATEI CAZACU

confirma le diplôme patriarcal de 1391 en faveur de Peri et interdit à l’évêque


ruthène d’empiéter sur les droits de l’higoumène Hilaire70. Toutefois, le diplômé
royal prévoyait que l’higoumène serait tenu de témoigner soumission et
obéissance à l’évêque de Munkacs et à 1’archevêque de Transylvanie. Celui-ci
serait, selon l’avis de N. Iorga et de P. P. Panaitescu71, auquel nous nous
rangeons nous aussi, 1’archevêque catholique de Alba-Iulia et non pas un
hiérarque orthodoxe roumain72. Cette conclusion nous semble se dégager du fait
qu’aucun acte de la chancellerie royale hongroise (et, ensuite, de la Chancellerie
princière de Transylvanie) ne confère le titre d’archevêque ou de métropolite
aux hiérarques roumains de Transylvanie, même si ces derniers s’intitulaient
ainsi depuis le XIVe siècle73. Cette observation est valable au XVIe siècle encore
pour la Chancellerie municipale de Cluj74 et de Hunedoara75.
Pour la question qui nous intéresse ici, il convient de retenir que, depuis la
seconde moitié du XIVe siècle, les Orthodoxes roumains et ruthènes de Hongrie
et de Pologne-Lituanie se trouvèrent en butte aux pressions des autorités locales
laïques et ecclésiastiques catholiques désireuses de leur faire accepter le passage
au Catholicisme latin. La rédaction de la première partie de la Chronique
moldavo-russe, qui semble refléter ces tensions confessionnelles et politiques,
doit se situer au milieu du XVe siècle, plus probablement entre 1440 et 1500.
Elle est l’expression de la résistance des Roumains de Maramureş aux tentatives
d’Union avec Rome, d’où l’accent mis sur le conflit irréductible entre les
anciens et les nouveaux Romains, c’est-à-dire entre les Roumains orthodoxes et
les Latins catholiques. Les « anciens Romains » invoquaient également leur
participation aux luttes contre les Tatars et les privilèges obtenus de la part du
roi Vladislav à la suite de faits d’armes glorieux : concession de terres et
reconnaissance de la libre pratique de la foi orthodoxe. Nous avons ici, en
résumé, l’essentiel des revendications de la noblesse, du clergé et de la
paysannerie roumains de Transylvanie depuis 1’époque angevine jusqu’au XIXe
siècle76. L’origine romaine constitue, aux yeux de 1’auteur de la chronique,
comme des Roumains en général, un sujet de fierté qui a toujours frappé les
étrangers77.

70
Z. Pâclişanu, « Diploma din 14 mai 1494 a regelui ungar Vladislav II », RIR XIII (1943),
p. 101-105, publie l’original.
71
N. Iorga, Scrisori, p. XLIII-XLIV ; P. P. Panaitescu, Începuturile scrisului, p. 92 sq.
72
M. Păcurariu, Începuturile, qui donne la bibliographie de la question.
73
Voir les exemples ibidem, p. 57-58, 73 sq.
74
Ibidem, p. 82-88.
75
Cf. ibidem, p. 98, où l’auteur affirme que le terme de « métropolite » ne se trouve pas
dans les actes de la chancellerie médiévale, car « il était inconnu dans l’Église occidentale ». Cette
affirmation fait fi de tous les dictionnaires de la latinité médiévale – rappelons seulement Du
Gange, Niermeyer, Bartal... D’ailleurs, à la p. 67 de son propre livre, M. Păcurariu cite un acté
latin de 1479 où on parle de « Iowannych metropolitanus Nandoralbensis » !
76
Cf. D. Prodan, Supplex libellus Valachorum, Bucarest 1967, passim.
77
Voir à ce sujet le livre fondamental de A. Armbruster, La romanité des Roumains.
Histoire d’une idée, Bucarest 1977.

300
AUX SOURCES DE L’AUTOCRATIE RUSSE

En ce qui concerne la seconde partie (1359-1504/1517), on a cru qu’elle


dérivait des Annales de Putna I, dont elle résume quelques informations78.
Comme les Annales de Putna ont été rédigées après 1526 (ou en cette même
année), P. P. Panaitescu a affirmé que cette année était également celle de la
compilation de la Chronique moldavo-russe79. Cependant, une analyse
approfondie des deux chroniques nous paraît infirmer cette affirmation par trop
tranchée, et nous nous rangeons à 1’opinion de I. Bogdan qui pensait que la
rédaction définitive de la chronique moldavo-russe pourrait se placer au début
du règne de Bogdan III, par conséquent entre 1504 et 150880. Cette deuxième
partie a été ajoutée à la première par un étranger, qui a choisi seulement cinq
épisodes du long règne d’Étienne le Grand : la conquête du pouvoir et la mort
du prince (avec la date de 1502 au lieu de 1504) ; la conquête de Kilia en 1465
(avec la date erronée de 1395) et sa perte, ainsi que celle de Cetatea Albă en
1484, et la campagne de Codrii Cosminului de 1497. De même, la forme russe
Oleksandru pour Alexandre, un des fils d’Étienne, semble indiquer l’origine
étrangère du compilateur, incapable par ailleurs de relever les moments
importants du règne d’Étienne et bien informé uniquement en ce qui concernait
sa descendance en ligne masculine (il indique le nom de quatre des fils du grand
prince).
Dans quelles conditions ce texte est-il arrivé en Russie ? I. Bogdan et A.
Boldur croyaient qu’il avait été apporté sous le règne d’Étienne le Grand par un
ambassadeur russe, peut-être lors du mariage de sa fille Hélène avec Ivan le
Jeune en 146381. Pour sa part, P. P. Panaitescu penchait plutôt pour l’époque de
Pierre Rareş (1527-1538, 1541-1546), prince dont les relations avec Moscou ont
été assez suivies82.
Nous avouons ne pas suivre le raisonnement de nos prédécesseurs sur ce
point précis. En effet, il nous paraît impensable qu’Étienne le Grand ait pu
envoyer à Moscou une chronique d’où étaient absents les événements
principaux de son règne et même la mention de son mariage avec Eudoxie de
Kiev (en 1463), la mère de la princesse Hélène. D’autre part, l’envoi de cette
chronique sous le règne de Pierre Rareş nous semble impossible, étant donné
qu’on n’y trouve plus d’informations sur Bogdan III (1504-1517), sur Stefăniţă
(1517- 1526) et sur Rareş lui-même.
Reste le début du règne de Bogdan III qui est 1’hypothèse la plus
vraisemblable. On sait que ce prince moldave, après un long conflit avec la
Pologne, entra en relations diplomatiques avec Basile III vers 1513-1514 et joua
un rôle d’intermédiaire dans la conclusion du traité de paix polono-russe de

78
I. Bogdan, Vechile cronici, loc. cit. ; P. P. Panaitescu, Cronicile, p. 153.
79
Ibidem.
80
I. Bogdan, Vechile cronici ; idem, Scrieri alese, éd. Gh. Mihăilă, Bucarest 1968, p. 317.
81
Voir rénumération chez M. E. Byčkova, « Obščie tradicii », p. 296.
82
P. P. Panaitescu, Cronicile, p. 153-154.

301
MATEI CAZACU

151483. C’est vers la même conclusion que penche M. E. Byčkova, spécialiste


des généalogies « romaines » dans l’Europe Orientale de la fin du XVe et du
début du XVIe siècle84.
S’ajoutant aux généalogies prussienne, lituanienne et hongroise, la légende
de Roman et Vlachata a donc pu donner à la Cour moscovite l’idée de l’origine
romaine de la dynastie régnante, idée destinée à rehausser le poids de la
Moscovie dans les relations internationales et principalement dans ses rapports
avec l’Empire.

III. IVAN PERESVETOV

Nous ignorons tout de la vie d’Ivan (Ivaško) Peresvetov, mercenaire et


écrivain politique russe de la première moitié du XVIe siècle, à part ce qu’il
nous dit lui-même dans ses œuvres : originaire de Lituanie, il chercha fortune en
Hongrie (où il resta de 1530 à 1533), en Bohême (trois ans aussi) et, ensuite, en
Moldavie. Là, plus précisément à Suceava, il passa cinq mois au service du
prince Pierre Rareş, qu’il quitta en 1538 pour se rendre à Moscou, à la Cour
d’Ivan le Terrible. Les œuvres de Peresvetov ont connu une édition critique
seulement en 195685, mais elles furent étudiées par V. Ržiga86, W. Philipp87, P.
P. Panaitescu88, Şt. Ciobanu89, Cl. Backvis90, A. A. Zimin91 et, plus récemment,
par A. Danti92, D. Matuszewski93, ainsi que D. Svak94.

83
Grigore Ureche, Letopiseţul Tării Moldovei, p. 132 ; Gh. Bezviconi, Contribuţii la istoria
relaţiilor româno-ruse din cele mai vechi timpuri până la mijlocul secolului al XIX-lea, Bucarest
1962, p. 46.
84
M. E. Byčkova, « Obščie tradicii », p. 298 : « Il faut rappeler qu’au moment de la
composition de la légende généalogique russe, la chronique moldave était déjà arrivée à Moscou
et a pu exercer une influence sur les idées de la légende russe ».
85
Sočinenija I. Peresvetova, éd. A. A. Zimin, Moscou – Leningrad 1956.
86
V. Ržiga, « Ivan Peresvetov, publicist XVI veka », dans Čteriija v Obšcestve istorii i
drevnostej rossijskih pri Moskovskom Universitete 1 (1908), p. 1-84 ; idem, « I. S. Peresvetov i
zapadnaja kul’turno-istoričeskaja sreda », Izvestija otdelenija russkogo jazyka i slovesnosti
Akademii Nauk XVI (1911), p. 169-174.
87
W. Philipp, « Ivan Peresvetov und seine Pläne zu einer Erneuerung des Moskauer
Staates », ZOG VIII (1934), p. 465-507 ; idem, Ivan Peresvetov und seine Schriften zur
Erneuerung des Moskauer Reiches, Königsberg – Berlin 1935 (« Osteuropäische Forschungen »,
20).
88
P. P. Panaitescu, « Petre Rareş şi Moscova », tiré à part de In memoria lui Vasile Pârvan,
Bucarest 1934, p. 13-16.
89
St. Ciobanu, « Domnitorul Moldovei Petre Rareş în literatura rusă veche », RIR XIV
(1944), p. 316-353.
90
C. Backvis, « Les Slaves devant la “leçon” turque à l’aube des temps modernes », Revue
de l’Université de Bruxelles VII (1954-1955), p. 137 sq.
91
A. A. Zimin, I. S. Peresvetov i ego sovremenniki, Moscou 1958.
92
A. Dantl, « Ivan Peresvetov : osservazioni e proposte », Ricerche slavistiche XII (1964),
p. 3-64.
93
D. Matuszevski, Peresvetov : the Ottoman example and the Muscovite state, Thèse de
doctorat, Université de Washington, 1972.

302
AUX SOURCES DE L’AUTOCRATIE RUSSE

Parmi les textes écrits par ce vieux soldat, le plus important pour notre
propos est la Grande supplique (Bol’šaja Celobitnaja), rédigée en 1549 et
présentée à Ivan le Terrible. Dans cette oeuvre, Peresvetov reprend et
systématise les idées contenues dans ses autres écrits qui lui sont généralement
antérieurs95.
Le point de départ et le modèle de notre auteur est l’organisation de
l’Empire ottoman. Connaissant directement la force des Turcs et ayant réfléchi à
ce sujet, Peresvetov a compris que la supériorité de la puissance militaire des
Ottomans n’était que la conséquence logique de leur système politique. Ce
système avait fait ses preuves dans les guerres avec les Byzantins et avec les
Slaves méridionaux, il avait permis, à l’aube du XVIe siècle, la création d’un
vaste Empire situé à cheval sur trois continents. Fort de son expérience
militaire, Ivan Peresvetov entendait la faire connaître au tsar de Russie en vue
de la réalisation de grandes campagnes contre les Tatars de Kazan’ et
d’Astrakhan’.
L’importance exceptionnelle de l’oeuvre de Peresvetov vient de ce que
notre soldat présente la plupart de ses observations comme le fruit de ses
conversations avec le prince moldave Pierre Rareş. L’auteur précise, à plusieurs
reprises, que celles-ci avaient eu lieu en présence de « docteurs latins » et de
« sages philosophes grecs » qui entouraient en permanence le prince roumain96.
À la fin de son exposé, Peresvetov affirme que, au cours des cinq mois passés à
Suceava, il avait pu constater personnellement la « grande sagesse » de Pierre
Rareş :
« […] et ces paroles, il les a tirées de l’enseignement de la sagesse philosophique, parce
que, ô souverain, le prince Pierre lui-même était un philosophe et un sage docteur, et il était
entouré de nombreux sages, philosophes et docteurs »97.
Même s’il y a là quelque exagération, on ne peut, toutefois, écarter
totalement ce témoignage qui présente la Cour princière de Suceava en 1538
sous un jour si favorable. Si les « philosophes » peuvent être considérés comme
des théologiens ou des moines orthodoxes98, en revanche les « docteurs latins »
pourraient désigner des Allemands et des Hongrois de Moldavie sortis des
universités d’Europe Centrale99.

94
D. Svak, « K voprosu ob ocenke dejatel’nosti Ivana Peresvetova », SSASH XXIV (1978),
p. 55-80.
95
A. A. Zimin (éd.), Sočinenija, p. 170-184 ; trad. roumaine Şt. Ciobanu, « Domnitorul »,
p. 342-352 ; Călători străini despre Ţările române, I, éd. M. Holban, Bucarest 1968, p. 452-463.
96
Sočinenija, éd. A. A. Zimin, p. 171, 173, 177, 178, 183.
97
Ibidem, p. 183.
98
Fr. Dölger, « Zur Bedeutung von φιλόσοφος und φιλοσοφία in byzantinischer Zeit »,
dans Byzanz und die europäische Staatenwelt. Ausgewählte Vorträge und Aufsätze, Darmstadt
1976, p. 197-209.
99
R. Manolescu, « Cultura orăşeneasca în Moldova în a doua jumătate a secolului al XV-
lea », dans M. Berza (éd.), Cultura moldovenească în timpul lui Stefan cel Mare. Culegere de
studii îngrijită, Bucarest 1964, p. 79-81.

303
MATEI CAZACU

Selon le témoignage de Peresvetov, la décadence de Byzance et l’essor de


l’Empire ottoman étaient les sujets de réflexion favoris du prince de Moldavie.
À cela s’ajoutait l’espoir d’une alliance de la Moldavie avec Moscou, destinée à
contrebalancer la pression de la Pologne qui, à cette époque, était toujours en
bons termes avec les Turcs. Durant son premier règne – de 1527 à 1538 –, Rareş
essaya avec opiniâtreté d’entrer en possession de la Pocutie, cette région
frontalière habitée en majorité par des Ruthènes orthodoxes et par des Roumains
qui lui étaient généralement favorables. De là, étaient inévitables le conflit avec
la Pologne et 1’alliance avec Moscou, l’ennemi héréditaire des Polono-
Lituaniens100.
Notons une première considération de Pierre Rareş enregistrée par
Peresvetov :
« Et ainsi parle Pierre, voïévode de Moldavie : “S’il vient à quelqu’un 1’envie de connaître
la sagesse impériale (la sagesse nécessaire à un empereur), de bien savoir ce qui regarde l’art de la
guerre et la règle de vie de l’empereur, celui-là doit prendre La prise de Constantinople et la lire
jusqu’au bout et il y trouvera toute l’aide de Dieu (tout ce que Dieu peut lui fournir pour
l’aider)” »101.

Cette leçon « divine » est d’abord une leçon de virtù, d’énergie et


d’efficacité, car Dieu n’aime pas ceux qui sont « paresseux » comme l’étaient
les Grecs de 1453. L’enseignement divin nous apprend, ensuite, la nécessité de
la « grande vérité », c’est-à-dire « en clair, une leçon d’égalitarisme niveleur et
haineusement antinobiliaire »102.
Pierre Rareş reprochait aux Byzantins d’avoir flanché (lenilisja) dans leur
combat pour défendre la foi chrétienne contre les « Infidèles ». L’ironie du sort
faiţ que maintenant, ajoutait le prince, les Turcs prennent, les enfants des Serbes
et des Grecs dès l’âge de sept ans (le devširme), leur apprennent le métier des
armes et les obligent de la sorte à défendre les valeurs de leurs maîtres.
La « paresse » que le prince doit combattre est le fait, notamment, des
nobles byzantins, accusés par Pierre Rareş d’avoir agi de façon égoïste, d’avoir
ruiné l’économie du pays – et principalement le commerce –, fait régner
l’injustice et levé des troupes opposées le plus souvent au pouvoir impérial. Si
on ajoute à cette liste l’accusation d’hérésie (allusion à l’Union de Florence de
1439), on aura épuisé les causes de la chute de Byzance telles que les voyait le
prince moldave en 1538.
En revanche, une fois maître de Constantinople, Mehmet II avait tout de
suite mis de 1’ordre dans les affaires du nouvel État, instituant la justice et

100
I. Nistor, Die moldauischen Ansprüche auf Pokutien, Vienne 1910, dans Archiv, für
österreichische Geschichte ; P.P. Panaitescu, « Petre Rareş şi Moscova » ; E. Völkl, Das
rumänische Fürstentum Moldau und die Ostslaven im 15. bis 17. Jahrhundert, Wiesbaden 1975
(« Veröffentlichungen des Osteuropa-Institutes München, Reihe : Geschichte », 42)
101
Sočinenija, éd. A.A. Zimin, p. 170.
102
Cl. Backvis, « Les Slaves devant la “leçon” turque », p. 140.

304
AUX SOURCES DE L’AUTOCRATIE RUSSE

réformant 1’économie et l’armée. Mehmet II présente ainsi tous les traits d’un
prince de la Renaissance, soucieux d’affirmer son autorité sans partage, de
récompenser ses soldats et de punir les ennemis, bref de faire preuve de virtù.
Cette virtù est donc la première qualité d’un prince « terrible et sage » (groznyj i
mudryj), épithètes qui sont comme une synthèse de la virtù et qui s’appliquaient
à Ivan IV103.
Si la justice qui règne dans un pays est le reflet de la groza inspirée par le
souverain, la préparation continuelle à la guerre et la force de son armée
découlent principalement de sa sagesse. Il faut souligner ici avec force que
Pierre Rareş, prince chrétien et désireux de secouer la domination ottomane,
avait la lucidité et le courage de reconnaître la supériorité des Turcs sur le plan
de l’organisation institutionnelle et économique du pays. Le parallèle entre la
situation de Byzance en 1453 et celle de la Russie des années ’30 du XVIe
siècle, qui préoccupait tant le prince moldave, atteste une nouvelle fois la
qualité de ses informations dans le domaine politique. En revanche, il est
intéressant de noter que Rareş ne cite pas le cas de la Pologne voisine qui
présentait les mêmes traits d’affaiblissement du pouvoir monarchique et de
montée de la toute-puissance des magnats : on peut supposer que la Pologne
catholique était considérée comme un ennemi susceptible d’être vaincu, tandis
que les Turcs semblaient, à l’époque de. Soliman le Magnifique, invincibles.
Leur force puisait ses racines, entre autres, dans l’unité de tous autour de leur
foi, ce qui était loin d’être le cas des Byzantins ou des Polonais.
Les conseils de Pierre Rareş à Ivan le Terrible représentent, en fait, le plus
clair du programme de réformes préconisé par Peresvetov pour la Russie. Le
tsar devrait lever une armée de 20.000 mercenaires, payés sur le Trésor public,
équipés d’armes à feu et prêts en permanence à défendre les frontières du pays,
notamment les marches face à la Crimée104 . Suivent des conseils ayant trait à
1’introduction de la justice dans le pays, pour la mise au pas de la grande
noblesse russe, accusée elle aussi de « paresse », d’« hérésie » et d’« infidélité »
envers son tsar et, enfin, le conseil d’occuper le Khanat tatar de Kazan’.
Plusieurs historiens se sont demandé si ces belles recommandations ne
seraient pas, en fait, une simple figure de rhétorique imaginée par Peresvetov
pour s’attirer la bienveillance d’Ivan IV et, donc, ne représenteraient en rien les
véritables idées de Pierre Rareş. Essayons d’examiner cette hypothèse en
envisageant trois aspects du récit qui n’ont pas attiré suffisamment l’attention
des spécialistes :
103
Cf. M. Szeftel, « The epithet groznyj in historical perspective », dans Festschrift G.
Florovski, The, religious world of Russian culture, II, La Haye 1975, p. 101-116. La conclusion
est que les termes « groznyj », « grozno » et « groza », « examined in historical context prior to
the reign of Ivan IV and outside of his personal characteristic, do not convey any meaning of
political terror or personal cruelty. What appears instead is a high idea of public authority veşted
in the ruler’s person » (p. 106). On traduira donc « groznyj » de préférence par « majestueux »,
« qui inspire de la révérence ».
104
Sočinenija, éd. A.A. Zimin, p. 175.

305
MATEI CAZACU

1. Le commerce et la vie économique dans les Empires byzantin et


ottoman ;
2. Le vœu émis par Pierre Rareş de voir les Russes délivrer la Chrétienté
de la domination des « étrangers infidèles » ;
3. Les prières spéciales faites par ce même prince devant les grandes
icônes de son palais.

Le commerce et la vie économique dans les Empires byzantin et ottoman

Le premier argument – et le plus important, à notre avis – pour attribuer à


Pierre Rareş la paternité de ces conseils se fonde sur les profondes
connaissances que le prince a des affaires commerciales des Grecs et des Turcs.
Voici en quels termes le prince roumain décrit le commerce des Byzantins avant
la chute de Constantinople :
« La justice des Grecs était partiale et leur commerce malhonnête ; le marchand ne savait
pas établir le prix de ses marchandises : d’abord il vendait son âme et ensuite seulement il vendait
sa marchandise »105.

Après la conquête de la ville impériale, Mahomet II « a introduit une


grande justice dans son pays et a réglementé le commerce des marchands qui
peuvent vendre et acheter, avec un seul mot, fût-ce même pour mille roubles (i
kupiti i prodati edinim slovom, hotja na tysjaču rublev) »106 .
Parlant de la déchéance des nobles grecs dans l’Empire ottoman, Rareş
précise :
« Les Grecs et les Serbes se font engager par les Turcs pour paître leurs moutons et leurs
chameaux, et même les premiers d’entre les Grecs font du commerce »107.

Ces renseignements d’ordre économique étonneraient s’ils venaient de la


bouche d’un autre prince, mais se justifient parfaitement dans le cas de Pierre

105
Ibidem, p. 179.
106
Ibidem, p. 180.
107
Ibidem, p. 176. Les remarques de Rareş sont confirmées par tout ce que nous savons sur
l’histoire économique du XVe et du début du XVIe siècle. Cf. N. Iorga, Points de vue sur
l’histoire du commerce de l’Orient à l’époque moderne, Paris 1925, p. 4-25 ; D. A. Zakythinos,
Crise monétaire et crise économique à Byzance du XIIIe au XVe siècle, Athènes 1948,
principalement p. 117-143 (la réaction des intellectuels). On notera les paroles du cardinal
Bessarion déplorant la « mollesse et l’inertie » des Péloponnésiens au milieu du XVe siècle. Les
termes employés sont μαλακία et βλακεία. H. Inalcik, The Ottoman Empire. The classical age
1300-1600, Londres 1975 ; N. Beldiceanu, Recherches sur la ville ottomane au XVe siècle, Paris
1973 ; E. Werner, Die Geburt einer Grossmacht – Die Osmanen (1300-1481). Ein Beitrag zur
Genesis des türkischen Feudalismus, Berlin 19783 (« Forschungen zur mittelalterlichen
Geschichte », 13), surtout p. 300- 328.

306
AUX SOURCES DE L’AUTOCRATIE RUSSE

Rareş qui, avant d’accéder au trône, avait été marchand de poisson en gros108.
On sait, par ailleurs, que le prince moldave montra toujours de l’intérêt pour les
affaires économiques et commerciales, ce qui ne peut qu’accréditer la thèse
qu’il est bien l’auteur des conseils prodigués à Ivan IV.

Le vœu émis par Pierre Rareş de voir les Russes délivrer la Chrétienté

Sur le second point, le texte dit :


« Et ainsi parle le voïévode de Moldavie à propos de la foi chrétienne : “Pour nos péchés il
nous est arrivé de tomber dans l’esclavage de l’infidèle étranger ou d’une autre nation [en russe
inoplemjannik] à cause du grand forfait [bezzakonie, en roumain littéralement fărădelege] des
Grecs, car les Grecs ont abandonné la lumière pour les ténèbres, sont totalement tombés dans
l’hérésie et ils ont courroucé Dieu en provoquant sa fureur inextinguible. Donc l’infidèle étranger,
le sultan Mehmet, 1’empereur turc, a connu la puissance de Dieu [da poznal silu Boziju] et il a
occupé la ville impériale de Constantinople”... »109.

Cette idée de la chute sous la domination de 1’« infidèle » appartenant à


une autre race, à un peuple étranger, se retrouve exprimée à peu près dans les
mêmes termes par Pierre Rareş dans l’acte de 1533, par lequel il devient ktitor
et protecteur du couvent athonite de Hilandar, la laure des Serbes :
« Et si le Seigneur notre Dieu qui est exalté dans la Trinité, et la très pure Mère de Dieu
nous témoignent de la bonté et ont pitié de nous afin de nous sauver des mains des nations
étrangères, nous offrirons non seulement ce qui est écrit plus haut, mais bien d’autres choses
encore »110.

Cette quasi-identité dans la formulation nous semble être encore une


preuve qui plaide en faveur de l’attribution du texte de Peresvetov à Pierre
Rareş.
Les prières faites devant les icônes du palais sont décrites ainsi :
« Et j’ai vu, ô souverain, comment Pierre, le voïévode de Moldavie, restait devant l’icône
de la très pure Mère de Dieu, notre Maîtresse, et priait les larmes aux yeux pour que tu aies de
longues années de santé et pour que le Seigneur Dieu accomplisse la sagesse pour les choses
militaires qui sont innées et données par Dieu, et le bonheur pour l’augmentation de la foi
chrétienne et pour la réalisation de la justice dans ton empire »111.

La ferveur religieuse de Pierre Rareş, exceptionnelle même pour son


époque, indépendamment de toutes ses fondations et donations pieuses, ressort
de toutes les lettres que le prince envoya à ses voisins transylvains et polonais.

108
Voir dernièrement L. Şimanschi (éd.), Petru Rareş, Bucarest 1978, p. 48-53
(contribution de I. Toderaşcu).
109
Sočinenija, éd. A. A. Zimin, p. 180.
110
K. Nevostrujev, « Tri hrisobulje u Hilandaru », Glasnik srpskog učenog društva XXV
(Belgrade 1869), p. 284-287 ; trad. roumaine dans DIR, A, I, Bucarest 1953, p. 357.
111
Sočinenija, éd. A. A. Zimin, p. 183 ; les autres exemples sont dans ibidem, p. 173, 176.

307
MATEI CAZACU

On y trouve le style direct et imagé du voïévode, et, à l’occasion, il est fait


allusion à l’habitude qu’avait Rareş de prendre à témoin les ambassadeurs
étrangers et de prier devant une icône. Ainsi, en 1533, il tint les paroles
suivantes destinées au roi de Pologne et qui ont été reproduites par
1’ambassadeur de ce dernier. Parlant de la question de la Pocutie et du désir de
paix du prince moldave après la défaite d’Obertyn (en 1531), Rareş ajouta :
« Regarde cette icône de la sainte Résurrection devant laquelle j’ai juré et je jure que, si Şa
Majesté le Roi ne conclut pas [la paix] avec moi, jamais je ne cesserai [de le combattre] et je me
vengerai jusqu’à la mort »112.

Ce témoignage, irréfutable, confirme l’authenticité, longtemps mise en


doute, d’une charte du même prince datée de (mars – 3 septembre) 1546 et
destinée au couvent de Bistriţa que le prince venait de reconstruire et de doter
richement :
« Et je leur ai fait [aux moines] cette aumône, car moi aussi j’ai reçu leur charité lorsque la
colère de Dieu s’était déclenchée contre moi et contre mon pays de Moldavie, et l’empereur de
Constantinople, le sultan Soliman, s’était mis en route avec toutes ses forces, dans notre pays,
pour nos péchés et principalement les miens. J’ai vu alors que je ne pourrais pas leur résister et,
abandonnant mon armée, j’ai fui et je suis arrivé au couvent de Bistriţa. Et entrant dans la sainte
église, je me suis prosterné devant les saintes icônes et j’ai beaucoup pleuré ; et l’higoumène et
toute la communauté pleuraient également avec moi, avec des larmes chaudes. Et j’ai promis à
Dieu et à sa très pure Mère que, si je retournais de nouveau en tout bien et vainqueur sur mon
trône, alors je renouvellerais complètement ce saint monastère de la Dormition de la très pure
Vierge, et les pères eux aussi ont multiplié les prières à Dieu, faisant des laudes et l’office des
matines à mon intention »113.

Ces exemples suffiront, croyons-nous, pour attribuer définitivement- à


Pierre Rareş les conseils à Ivan IV que rapporte Ivan Peresvetov dans ses
ouvrages et notamment dans la Grande supplique.
Les limites de cet article ne nous permettent pas d’étendre notre analyse
aux autres oeuvres de Peresvetov, plus particulièrement au Récit sur les livres
(Skazanie po knigah) et au Récit sur Mehmet (Skazanie o Magmete) qui
contiennent des renseignements sur le prétendu désir de Mahomet II de,
connaître les Écritures Saintes en vue d’une éventuelle conversion au
Christianisme. On peut rapprocher ce détail des passages où Peresvetov rapporte
que Pierre accordait une grande attention à la lecture de 1’histoire de la
conquête de Constantinople par les Turcs114 . De plus, cet épisode, qui s’inscrit

112
Hurmuzaki, Documente, Supliment II/1, p. 72 sq. ; N. Iorga, Scrisori de boieri. Scrisori
de domni, Vălenii-de-Munte 1931, no XXII, p. 193.
113
Original de 1’acte dans le volume MEF, I, Chişinău 1961, p. 53 ; une copie du XIXe
siècle est dans DIR, A, I, p. 609- 610. Voir L. Şimanschi, « Autenticitatea şi datarea unor acte
publicate în Documente privind istoria României », AIIAI I (1964), p. 92-93.
114
Sočinenija, éd. A. A. Zimin, p. 170. Cf. N. Iorga, « Une source négligée de la prise de
Constantinople », BSHAR XIII (1927) ; B. Unbegaun, « Les relations vieux-russes de la prise de
Constantinople », RÉS IX (1929), p. 13-38 ; réédité dans idem, Selected papers on Russian and

308
AUX SOURCES DE L’AUTOCRATIE RUSSE

dans le cadre de l’Hymne acathiste, est un des thèmes les plus répandus des
fresques extérieures des églises moldaves érigées – ou peintes – sous le règne de
Rareş, et probablement sous son influence : Probota (1532), Saint-Georges de
Suceava (1534), Humor (1535), Moldoviţa (1537), Arbore (1541), Voroneţ
(1547). Ces faits confirment, une fois de plus, l’authenticité du témoignage de
Peresvetov sur la personnalité de Pierre Rareş115.
Nous nous trouvons, par conséquent, en présence d’un véritable « Miroir
du prince », ouvrage destiné à initier un souverain dans l’art du gouvernement.
Son auteur est Pierre Rareş, qui prend de la sorte sa place à côté de Neagoe
Basarab (prince de Valachie de 1512 à 1521) comme penseur politique et auteur
d’ouvrages à caractère parénétique.

Au terme de notre enquête, plusieurs conclusions semblent devoir


s’imposer :
1. Les trois ouvrages russes que nous avons étudiés – le Récit sur le
voïévode Dracula, le Récit sur les princes de Vladimir et la Grande supplique
d’Ivan Peresvetov – ont bénéficié, à des degrés divers, de 1’expérience politique
roumaine et hongroise de la seconde moitié du XVe siècle et du début du siècle
suivant.
2. Cette expérience allait dans la direction d’une monarchie absolue, aussi
bien dans le cas de Mathias Corvin en Hongrie que de Vlad Tepeş en Valachie,
ou d’Étienne le Grand et de Pierre Rareş en Moldavie.
3. L’idéologie politique hongroise et roumaine de cette époque se
caractérise par une laïcisation accentuée de 1’autorité princière, par une mise à
1’écart presque totale de l’Église, qu’elle fût catholique (en Hongrie) ou
orthodoxe (en Moldavie et en Valachie). Ceci n’excluait pas la religiosité
individuelle des princes, comme ce fut lé cas pour Étienne le Grand et Pierre
Rareş ;
4. Le système politique ottoman constitue lui aussi une source parmi
d’autres, qu’il n’était pas question d’aborder ici, de cette idéologie que
l’autocratie russe a connue par l’intermédiaire des Pays Roumains au début du
XVIe siècle. En dépit des différences confessionnelles, un prince comme Pierre
Rareş n’hésitait pas à recommander à Ivan le Terrible le modèle ottoman de

Slavonie philology, Oxford 1969, p. 1-26 (critique les thèses de Iorga) ; A. Pertusi (éd.), La
caduta di Constaniinopoli, I, Le testimonianze de i contemporanei, <s.1.> 1976, p. 261-298 ;
supra.
115
Voir là-dessus les considérations d’O. Tafrali, « Le siège de Constantinople dans les
fresques des églises de Bukovine », dans Mélanges offerts à Gustave Schlumberger..., Paris 1924,
p. 456-461 ; S. Ulea, « L’origine et la signification idéologique de la peinture extérieure moldave
(I) », RRH I/1 (1963), p. 29-71 ; idem, « Originea şi semnificaţia ideologică a picturii exterioare
moldoveneşti (II) », SCIA XIX/1 (1972), p. 37-53.

309
MATEI CAZACU

gouvernement, modèle caractérisé par la même propension à l’absolutisme


monarchique.

310
IV.

Croisade et commerce
À PROPOS DE L’EXPANSION
POLONO-LITUANIENNE AU NORD
DE LA MER NOIRE AUX XIV e – XVe SIÈCLES
CZARNIGRAD, LA « ClTÉ NOIRE » DE L’EMBOUCHURE DU DNIESTR

« Un des domaines les moins étudiés de l’histoire de l’Europe Orientale et du Proche


Orient, est celui des rapports de la grande Principauté de Lituanie et du Royaume de Pologne avec
les Turcs et les Tatars. La raison principale doit en être recherchée dans les difficultés
linguistiques et dans le fait que le matériel documentaire ottoman – aussi bien de Constantinople
que du gouvernement général – n’est pas du tout publié ni analysé ».

Cette constatation a été faite en 1941 par Bertold Spuler dans une étude
consacrée aux frontières de la Lituanie avec les Turcs et les Tatars1. Après plus
de quatre décennies, il est agréable de constater que, grâce aux efforts de
microfilmage et de publication des documents des archives ottomanes, déployés
par le professeur Alexandre Bennigsen et par son équipe, nous sommes bien
mieux armés aujourd’hui pour entreprendre des recherches dans ce domaine.
Notre article se veut, avant tout, une contribution à l’éclaircissement de la
toponymie de la région du Nord de la mer Noire, mais elle ne peut se limiter
uniquement à cela: elle débouche, en effet, sur la question de l’expansion
lituanienne vers le Sud, au temps du grand duc Vitold (1392-1430) et de ses
successeurs. À partir de la seconde moitié du XVe siècle, on assiste au
refoulement de l’État polono-lituanien de cette région et à son remplacement par
les avant-postes ottomans et tatars qui s’y sont maintenus jusqu’en 1812,
lorsque l’occupation de la région, sise à l’Ouest du Dniestr (la Bessarabie) par la
Russie après celle de la Crimée en 1783, mit fin à la présence ottomane au Nord
de la mer Noire2.
Dans le premier livre de son Histoire de Pologne, l’historien Jan Dlugosz
(1415-1480) a entrepris une description physique de son pays qui comprend,
entre autres, les sept fleuves principaux qui arrosent la Pologne médiévale. Le

1
B. Spuler, « Mittelalterliche Grenzen in Osteuropa. I. Die Grenze des Grossfürstentums
Litauen im Südosten gegen Türken und Tataren », JGO VI (1941), p. 152-170, ici, p. 152.
Malheureusement, cette étude n’a pas été suivie, à notre connaissance, de l’ouvrage que l’auteur
se proposait d’entreprendre et qui aurait dû englober toute la question des frontières dans cette
région.
2
Voir à ce sujet la lumineuse synthèse de G. I. Brătianu, La Bessarabie. Droits nationaux et
historiques, Bucarest 1943.
MATEI CAZACU

quatrième en importance, le Dniestr, prend sa source dans les Carpates pour se


jeter dans la mer Noire. À son embouchure, précise Dlugosz, se trouvaient deux
forteresses (castra), la Cité noire et la Cité blanche :
« Dnyestr, cuius fons in Sarmaticis montibus prope Castrum Sobyen in terra Premisliensi,
ostia in mare maius inferius Nigrum et Album Castra »3 .

On aura vite reconnu dans Album Castrum l’Asprocastron des Byzantins,


la Cetatea Albă des Roumains, l’Aqkerman des Turcs et le Belgorod
Dnestrovskij des Slaves, ville et forteresse située sur la rive droite du Dniestr
sur le liman que forme le fleuve à son embouchure. En revanche, Nigrum
Castrum pose problème du fait qu’Aqkerman a été connu aussi par les Génois et
les Byzantins sous le nom de Maurocastrum ou Mo(n)castro4. Cette double
dénomination a été généralement interprétée comme suit :
« Des pierres blanches, neuves, auront sans doute remplacé les anciennes, usées et noircies
par le temps, et ce changement a dû frapper l'imagination des contemporains »5 .

La coexistence de ces deux formes a donné naissance à une polémique


entre les historiens roumains et l’Américain J. Bromberg, polémique résolue
grâce aux arguments avancés par G. I. Brătianu et N. Bănescu6.
Pour revenir aux dires de Dlugosz, il convient toutefois de constater que
l’érudit polonais parle de deux castra différents se trouvant chacun d’un côté du
liman du Dniestr. Son affirmation est corroborée par toute une série de
documents polonais, russes et ottomans que nous nous proposons de présenter
ici et qui n’ont pas été assez pris en considération par nos prédécesseurs.
Le 30 septembre 1442, le roi Wladislaw de Pologne et de Hongrie accorde
à Teodoryk Buczacki, gouverneur de la Podolie, en récompense de ses services,
la possession de trois forteresses royales, à savoir Caravul (Raskov), Czarnigrad
et Häggibeg (Caczibieiow). Les termes de la donation sont les suivants :

3
Ioannis Dlugossii, Annales seu Cronicae incliti regni Poloniae, Libri I-II, éds. I.
Dabrowski, V. Semkowicz-Zaremba et alii, Varsovie 1964, p. 75. Cf. la note 2 qui rappelle que la
carte de Nicolas de Cues (Cusanus) de 1450 enregistre Aqkerman et Czarnigrad à l’embouchure
du Dniestr. Cf. J. Bromberg, « Toponymical and historical miscellanies on medieval Dobrudja,
Bessarabia and Moldo-Wallachia », Byzantion XIII (1938), p. 55.
4
N. Iorga, Studii istorice asupra Chiliei şi Cetăţii Albe, Bucarest 1899 ; G. I. Brătianu,
Recherches sur Vicina et Cetatea Albă, Bucarest 1935 ; C. Marinescu, « Le Danube et le littoral
occidental et septentrional de la mer Noire dans le “Libro de Conoscimiento” », RHSEE III
(1926), p. 6 ; N. Bănescu, « Fantaisies et réalités historiques », Byzantion XIII (1938), p. 73-90 ;
idem, « Maurocastrum-Moncastro-Cetatea Albă », AARMSI, IIIe série, XXII (1939), p. 165- 178 ;
G. I. Brătianu, Vicina II. Nouvelles recherches sur l’histoire et la toponymie médiévales du
littoral roumain de la mer Noire, Bucarest 1940, p. 27-37.
5
G. I. Brătianu, Vicina II, p. 34.
6
Voir les ouvrages cités supra, n. 4.

314
À PROPOS DE L’EXPANSION POLONO-LITUANIENNE

« [...] castra nostra Caravul, super Dniestr fluvio, Czarnigrad, ubi Dniestr fluvius dictus
mare intrat [c’est nous qui soulignons – MC] et Caczibieiow, in littore maris sita [...] »7.

L’éditeur de l’acte, Myhajlo Hruševs’kyj, identifie Czarnigrad à


Aqkerman, mais cette assertion est insoutenable, vu que’en 1442 Aqkerman
appartenait, depuis plus d’un demi-siècle, à la Moldavie8. D’autre part, la
précision selon laquelle Czarnigrad se trouvait à l’embouchure du Dniestr, nous
permet de l’identifier, en suivant J. Bromberg et R. Bächtold, avec le Nigrum
Castrum de Dlugosz. Par conséquent, Czarnigrad doit être localisé sur la rive
orientale du Dniestr en face d’Aqkerman, au gué le plus méridional par où l’on
pouvait traverser le fleuve avant le liman9.
Cette clarification est riche de conséquences pour l’histoire de la région
nord-pontique aux XIVe – XVe siècles. Czarnigrad marque, en effet, avec
Hāğğibeg (Hadžibeev Majak), près de l’actuelle Odessa, et Tavan sur le Dniepr,
la limite méridionale extrême de l’expansion lituanienne en direction de la mer
Noire aux dépens de la Horde d’Or. Les débuts de ce processus se placent au
temps du duc Olgierd (1345- 1377) qui mit à profit la mort du khan Berdi-beg
(1359) pour étendre sa domination vers le Sud, le long des grands fleuves de la
plaine nord-pontique, le Dniepr, le Boug et le Dniestr. À la suite de la bataille
de Sinnie-Vody de 1362 ou 1363, Olgierd s’empara des territoires de trois chefs
tatars : Kutlubuga (avec les variantes Sakutlubuga, Kolobuga, Kolobut, Lobus,
Kutlubucha), Démètre et Hočebij (Khačebej, Kačej, Khaczybej, Katibej)10.
L’historien polonais Stanislas Sarnicki, qui vécut au XVIe siècle, avait déjà fait
le rapprochement entre le nom de Hočebij et celui de l’ancienne ville d’Odessa ;

7
M. Hruševs’kyj, Materialy dlja istorii mestnogo upravlenija v svjazi s istorieju soslovnoj
organizacii. Akty Barskogo starostva XV – XVI v., Kiev 1893 (« Arhiv jugozapadnoj Rossii »,
VIII/1), p. 25-27, n. 3. Copie de 1564.
8
Cf. les ouvrages cités supra, n. 4, auxquels il faut ajouter Ş. Papacostea, « Aux débuts de
l’État moldave. Considérations en marge d’une nouvelle source », RRH XII (1973), p. 139-158 ;
V. Spinei, Moldova în secolele XI-XIV, Bucarest 1982, p. 277 sq. ; C. Cihodaru, « Formarea
hotarului dintre Moldova şi Ţara Românească în secolul al XV-lea », dans Stat. Societate.
Naţiune. Interpretări istorice, Mélanges David Prodan, Cluj 1982, p. 85 sq. ; je n’ai pas pu
consulter l’ouvrage de L. L. Polevoj, Očerki istoričeskoj geografii Moldavii XIII-XV vv., Chişinău
1979 ; I. Bogdan, « Inscripţiile delà Cetatea Albă şi stăpânirea Moldovei asupra ei », AARMSI, IIe
série, XXX (1908), p. 311-360.
9
Plus tard, M. Hruševs’kyj a changé d’avis en identifiant, correctement, Czarnigrad à la
forteresse construite par Vitold en 1421 sur la rive gauche du liman du Dniestr : cf. Istorija
Ukrajni-Rusi, VI, Kiev – Lvov 1907, p. 58-59, 608-609. L’opinion erronée a été retenue aussi par
Al. Jablonowski, Polska XVI wieku pod wzglçdem geograficzno - statystycznym, XI : Ziemie
ruskie, Ukraina (Kijôw-Braclaw), Varsovie 1897 (« Zrodla dziejowe », XXII), p. 725. B. Spuler,
« Mittelalterliche Grenzen in Osteuropa », semble ignorer cet acte. Cf. R. Bächtold,
Südwestrussland im Spätmittelalter (Territoriale, wirtschaftliche und soziale Verhältnisse), Bâle
1951 (Basler Beiträge zur Geschichtswissenschaft, 38), p. 37 : « Er (Vitold) baute einen 'Cernyj
Gorod' am Dnestrliman gegenüber dem genuesischen [?] Moncastro » (p. 23).
10
Voir les variantes chez V. Spinei, op. cit., p. 274 ; la discussion du texte aussi chez Ş.
Papacostea, op. cit., p. 152-155 ; B. Spuler, Die Goldene Horde. Die Mongolen in Russland 1223-
1502, Wiesbaden 19652, p. 116-117.

315
MATEI CAZACU

à son tour Kutlubuga rappelle le toponyme Caltabuga du Budjak, étymologie


déjà proposée au début du XVIe siècle par Kemāl pašazāde11.
Quant à Démètre, on a vu en lui le maître de la région méridionale de la
Moldavie, des bouches du Danube et, par conséquent, des villes marchandes de
Kilia et d’Aqkerman12. Malgré la défaite que lui infligea Olgierd, Démètre
réussit à maintenir sa domination sur le Sud de la Moldavie : en 1368, le roi
Louis de Hongrie exemptait de la douane à Braşov (Kronstadt), les marchands
de Démètre, « prince des Tatars » (mercatores Demetrii principis Tartarorum)
afin que les marchands de Braşov pussent obtenir les mêmes privilèges dans le
pays de Démètre13.
Il est probable que Kutlubuga et Hočebij ont pu se maintenir, eux aussi,
quitte à se déclarer les vassaux d’Olgierd : en effet, les fouilles archéologiques
récentes ont prouvé que les émissions monétaires tatares de Lozova, Orheiul-
Vechi (Šehir al-ğedīd), Costeşti et Aqkerman continuèrent après 1363 et
cessèrent seulement après 1368-1369, date qui marque, quant à elle, le véritable
reflux tatar de la région sise entre les bouches du Danube et le Dniepr14.
Les territoires ainsi « récupérés » sur les Tatars ont été occupés par les
Lituaniens – la région à l’Est du Dniestr, Kiev inclus – et par les Roumains qui
créent une principauté indépendante sous l’autorité du prince Constantin
(Costea)15. À la même époque, la Podolie, restée polonaise, a été confiée par le

11
S. Sarnicki, Annalium Polonicarum liber VI, chez J. Dlugosz, Historiae Polonicae, II,
Leipzig 1712, c. 1134 ; le texte de Kemäl pasazâde chez I. Thury, Török Törtenetirok, I, Budapest
1893, p. 232. Une traduction roumaine chez Cronici turceşti privind ţările române. Extrase, I
(sec. XV – mijlocul sec. XVI), éds. M. Guboglu, M. Mehmet, Bucarest 1966, p. 217 ; discussion
chez V. Spinei, op. cit., p. 275.
12
G. I. Brătianu, « Demetrius princeps Tartarorum (ca. 1360-1380) », RÉR IX-X (1965), p.
39-46 ; Ş. Papacostea, op. cit., p. 154 ; V. Spinei, « Aspekte der politischen Verhältnisse des
Gebietes zwischen Donau und Schwarzen Meer zur Zeit der Mongolenherrschaft (XIII-XIV
Jahrhundert) », Dacoromania III (1975-1976), p. 33 ; M. Balard, « Notes sur les ports du Bas-
Danube au XIVe siècle », SOF XXXVIII (1979), p. 1-12 ; la publication des actes du notaire
génois Antonio di Ponzo qui instrumentait à Kilia entre 1360 et 1361 par G. Pistarino, Notai
genovesi in Oltre mare. Atti rogati a Chilia da Antonio di Ponzô (1360-1361), Bordighera 1971 ;
un autre lot d’actes par M. Balard, Gênes et l’Outre-Mer, II : Actes de Kilia du notaire Antonio di
Ponzô 1360, Paris – La Haye – New York 1980 : ÉHÉSS (« Documents et recherches », XIII)
avec une riche bibliographie de la question. À ajouter V. Eskenasy, « Les Génois en mer Noire : à
propos d’une nouvelle édition des documents de Kilia », RRH XXII (1983), p. 87-95.
13
F. Zimmermann, C. Werner, G. Müller, Urkundenbuch zur Geschichte der Deutschen in
Siebenbürgen, II (1342-1390), Sibiu 1897, p. 315 ; réédité par G. Brătianu, « Demetrius princeps
Tartarorum », p. 46.
14
V. Spinei, op. cit., p. 326-327 et n. 186-189, avec la bibliographie soviétique de la
question ; C. Cihodaru, op. cit., p. 82-85, qui interprète le nom Iavaria (donnée à cette région par
les Génois en 1360) comme Iberia, donc un souvenir d’une peuplade d’Alains (Ibères) colonisés
ici par Nogay à la fin du XIIIe siècle.
15
Ş. Papacostea, op. cit., p. 139-143 ; L. Şimanschi, « Cele mai vechi sigilii domneşti şi
boiereşti din Moldova (1387-1421) », AIIAI XVII (1980), p. 151-152, 156, figure 18, publie un
sceau avec une légende grecque d’un certain Kostyos et pense qu’il pourrait s’agir de l’ancien
prince Costea, « un représentant de l’aristocratie de Maurocastro ». C. Cihodaru, op. cit., p. 85 et

316
À PROPOS DE L’EXPANSION POLONO-LITUANIENNE

roi Casimir aux frères Korjatowicz, dont la présence est attestée à partir de
1370, et qui jouent pendant trois décennies un rôle considérable dans
l’organisation, la colonisation et la défense de la région16.
Aqkerman devient roumaine à la même époque. Un document génois de
1386 enregistre pour la première fois le fait : la cité de l’embouchure du Dniestr
appartenait, sans aucun doute, au prince Constantin qui devait, conjointement
avec Pierre Ier de Moldavie, participer aux côtés des Génois à la guerre contre
les Tatars de Crimée17.
Quelques années plus tard, nous rencontrons la première mention de
Czarnigrad dans la liste des villes, établie vers 1387-1392, peut-être par le
métropolite Cyprien de Kiev18. L’énumération des villes est la suivante : « De
ce côté-ci du Danube, à l’embouchure du Dniestr sur la mer : Belgorod, Čern’,
Iaşi sur le Prut [sic!], Roman, etc. » et finit par la précision : « celles-ci sont les
villes bulgares et roumaines ».
L’identification de ces villes ne pose aucun problème, à l’exception
notable de Cern’ ; alors que J. Bromberg, M. N. Tihomirov et F. Grekul
croyaient qu’il s’agissait de Czarna ou Czarnigrad19, les historiens roumains
l’ont localisé soit à Muncel-Vaslui, soit à Cernăuţi 20.

n. 25, croit qu’il s’agissait d’un frère de Pierre Ier de Moldavie qui aurait eu sa résidence à
Costeşti, entre Aqkerman et Kišinev.
16
J. Puzyna, « Korjat i Korjatowicze oraz sprawa podolska », Ateneum Wilenskie XI
(1936), p. 61-97 ; idem, « Pierwsze wystqpienie Korjatowiczôw na Rusi pohidniowej », Ateneum
Wilenskie XIII/2 (1938), p. 1-68 ; St. Krakowski, « Korjatowicze i sprawa Podolska w XIV wieku
w oswietleniu najnowszej historiografi Polskiej », ibidem, p. 250-274 ; G. Rhode, Die Ostgrenze
Polens. Politische Entwicklung, kulturelle Bedeutung und geistige Auswirkung, I, Im Mittelalter
bis zum Jahre 1401, Cologne – Graz 1955, p. 222 sq. ; B. Spuler, Die Goldene Horde, p. 117 sq. ;
P. Knoll, The rise of the Polish monarchy. Piast Poland in East Central Europe, 1320-1370,
Chicago – Londres 1972, p. 244-248. Un des frères Korjatowicz, Jurij, a, semble-t-il, régné un
temps sur une partie de la Moldavie, où il trouva la mort. Cf. A. V. Boldur, « Die Herrschaft des
litauischen Fürsten Jurij Korijat in der Moldau », SOF XXXII (1973), p. 9-32 ; A. Sacerdoţeanu,
« Lupta Moldovenilor cu Litvanii în 1377 », dans Fraţilor Alexandru şi Ion I. Lepădatu la
împlinirea vârstei de 60 de ani, Bucarest 1936, p. 773-778, met en liaison la guerre moldavo-
lituanienne de 1377 avec l’assassinat de Jurij par les Moldaves.
17
G. G. Musso, « Note d’archivio sulla “Massaria” di Caffa », Studi genuensi V (1964-
1965), p. 81 ; Ş. Papacostea, op. cit., p. 141-142, 156-157.
18
Novgorodskaja pervaja letopis’ staršego i mladšego izvodov, éd. A.N. Nasonov, Moscou
– Leningrad 1950, p. 475-477. Pour les autres chroniques et une discussion serrée de la liste, cf.
M. N. Tihomirov, « Spisok russkih dal’nyh i bližnih gorodov », Istoričeskie zapiski (Moscou) 40
(1950), p. 214-225 ; plus récemment I. B. Grekov, Vostočnaja Evropa i upadok Zolotoj Ordy (na
rubeže XIV – XV vvj, Moscou 1975, p. 341-380, qui penche pour l’année 1395-1396.
19
J. Bromberg, op. cit., p. 57 ; M. N. Tihomirov, op. cit., p. 228 ; F. Grekul, « Moldavskij
Gorod vtoroj poloviny XV veka », Voprosy istorii XI (1949), p. 122.
20
Al. Andronic, « Oraşe moldoveneşti în secolul al XIV-lea în lumina celor mai vechi
izvoare ruseşti », RSl XI (1965), p. 203-218 ; C. C. Giurescu, Târguri sau oraşe şi cetăţi
moldovene din secolul al X-lea până la mijlocul secolului al XVI-lea, Bucarest 1967, p. 70, 197-
199 ; C. Cihodaru et alii (éds.), Istoria oraşului Iaşi, I, Jassy 1980, p. 47-48, proposent aussi
Cernăuţi.

317
MATEI CAZACU

À notre avis, le Čern’ de la liste des villes russes pourrait être Czarnigrad.
Sa mention à côté d’Aqkerman parmi les villes roumaines nous suggère qu’il
s’agissait là d’un avant-poste moldave au point de passage du Dniestr. En tout
cas, Czarnigrad allait changer de maître dans les dernières années du XIVe
siècle pour passer sous la domination de Vitold, grand duc de Lituanie depuis
1392. Cela se produisit vraisemblablement en 1394 lors du conflit entre Vitold
et Teodor Korjatowicz, cnèze de Podolie et allié du prince Roman Ier de
Moldavie21. La défaite de Teodor Korjatowicz et de son allié et parent moldave
à Braclav sonna le glas de la tentative de la Podolie pour se dégager de la
domination polono-lituanienne. Teodor Korjatowicz se réfugia en Hongrie, à
Munkács, et le prince moldave disparut de la scène historique pendant l’été de
l’année 1394. À sa place Vitold installa un nouveau prince, Ştefan (Étienne) Ier
(1394-1399) qui fut un allié fidèle de la Pologne et du roi Wladislaw Jagello
avec lequel il était apparenté22.
Il nous semble raisonnable de croire que, pour prix de sa reconnaissance
comme prince de la Moldavie, Ştefan a cédé Czarnigrad à Vitold en 1394, car il
avait aussi renoncé à toute prétention sur la Pokutie en faveur du roi de
Pologne23.
La défaite infligée par le khan Temür Qutlug à la coalition dirigée par
Vitold sur la Worskla, en 1399, a eu pour conséquence un recul de la puissance
lituanienne sur les bords de la mer Noire24. Cela n’empêcha pas Swidrygiello, le

21
Cf. V. Spinei, op. cit., p. 330-331 et n. 213-215, qui commente aussi l’épisode de la fuite
de Vasilij, le fils de Dimitrij Donskoj, échappé aux Tatars « en Podolie, chez le voïévode Pierre ».
Voir, à ce sujet, P. F. Paraska, « Iz istorii rannih moldavsko-russkih svjazej (80 gg. XIV v.) »,
Buletinul Akademiei de Ştiinţe a RSS Moldoveneşti II (1979), p. 43-49, et le critique d’Al.
Andronic dans AIIAI XVII (1980), p. 728-730. Dès 1393, Vitold avait installé Skirgielo à Kiev
avec mission d’occuper Cerkassy et Zvenigorod : cf. J. Pfitzner, Grossfürst Witold von Litauen als
Staatsmann, Brunn – Prague – Leipzig – Vienne 1930 (« Schriften der philosophischen Fakultät
der deutschen Universität in Prag », 6), p. 150-151.
22
Şt. Gorovei, Muşatinii, Bucarest 1976, p. 36 ; C. Cihodaru, « Observaţii cu privire la
procesul de formare şi de consolidare a statului feudal Moldova în sec. XI-XIV (II) », AIIAI XVII
(1980), p. 135-136, pense que Margareta-Muşata, la mère des princes Pierre, Roman et Ştefan
(Étienne) était probablement la sœur des princes lituaniens Olgierd, Kejstut, Korjat (le père des
Korjatowicz) et Lubart. Ceci expliquerait la parenté des princes moldaves avec Wladislaw Jagello
et Vitold.
23
I. Nistor, Die moldauischen Ansprüche auf Pokutien, Vienne 1910 (tiré à part de
Oesterreichisches Archiv für Geschichte CI) ; I. Minea, Principatele române şi politica orientală
a împăratului Sigismund. Note istorice, Bucarest 1919, p. 48, 94-95 ; C. Racoviţă, « Începuturile
suzeranităţii polone asupra Moldovei (1387-1432) », RIR X (1940), p. 297-299 ; O. Iliescu, « Le
prêt accordé en 1388 par Pierre Musat à Ladislas Jagellon », RRH XII (1973), p. 123-138.
24
B. Spuler, « Mittelalterliche Grenzen in Osteuropa », p. 156-158 ; idem, Die Goldene
Horde, p. 138-140 ; S. Velidi-Togan, « Timurs Osteuropa-Politik », Zeitschrift der Deutschen
Morgenländischen Gesellschaft CVIII/2 (1958), p. 279-293 ; Ş. Papacostea, op. cit., p. 148-149 ;
G. I. Brătianu, La mer Noire. Des origines à la conquête ottomane, Munich 1969 : Societas
Academica Dacoromana (« Acta historica », IX), p. 291. Vitold garda néanmoins la plus grande
partie de ses possessions sur lesquelles le khan Tokhtamys lui avait reconnu, en 1396-1397, des
droits, par un jarlyk dont le texte a été repris en 1507 par Mengli Giray. Voir l’édition de ce texte

318
À PROPOS DE L’EXPANSION POLONO-LITUANIENNE

frère de Wladislaw Jagello, qui s’était révolté contre son cousin Vitold, de
maintenir les prétentions lituaniennes sur le littoral pontique. Au traité qu’il
conclut le 2 mars 1402 avec l’Ordre teutonique, Swidrygiello ajouta une liste
des villes et des forteresses de Podolie qu’il entendait revendiquer au nombre
desquelles figuraient « Czarnygrad, Kaczakenow, Mayak et Karawul »25.
La révolte de Swidrygiello fut sans lendemain, même si elle se répéta en
1407 : Vitold dominait trop fortement le pays pour en perdre définitivement le
contrôle. Bien au contraire, son alliance avec Wladislaw Jagello lui permit de
neutraliser ses adversaires et de s’immiscer de façon constante dans les affaires
de la Horde d’Or après la mort de Timur Lenk en 1405 : il imposa ou conclut
une alliance avec plusieurs prétendants au trône de Saraj, dont Ğelā ed-Dīn en
1412, Kibāk khan en 1413, « Jeremferden » en 1417, Ulug Mehmed en 141926.
Ce contrôle que Vitold exerçait sur les khans de la Horde d’Or dans la seconde
et la troisième décennie du XVe siècle supposait la domination par la Lituanie
du littoral septentrional de la mer Noire, depuis l’embouchure du Dniepr
jusqu’au Dniestr, donc aussi de Czarnigrad27.
C’est dans cette position de force que le roi de Pologne et le grand duc de
Lituanie signèrent, le 15 mars 1412, le traité de Lublau (Lubowla) avec
l’empereur Sigismond de Luxembourg, roi de Hongrie, traité qui prévoyait,
entre autres, le partage de la Moldavie au cas où le nouveau prince, Alexandre le
Bon (1400-1432), ne remplirait pas ses engagements militaires dans la lutte
anti-ottomane28 :

dans Akty otnosjaščiesja k istorii zapadnoj Rossii, sobrannye i izdannye Arheografičeskoju


Komissieju, II (1506-1544), Saint-Pétersbourg 1848, no 6, p. 4-5. L’acte mentionne « Hačibiev
Majak s vodami i zemljami » comme la possession la plus méridionale de la Lituanie. Cf. A.
Prochaska, « Z Witoldowych dziejôw: uklad Witolda z Tochtamyszem », Przeglqd historyczny
XV (1912), p. 259-264 ; F. Petrun, « Hanski jarlyki na Ukraïnski zemli », Shidnyj svit II (1928), p.
170-187 ; B. Spuler, « Mittelalterliche Grenzen in Osteuropa, p. 155-156.
25
I. Danilowicz, Skarbiec diplomatôw papiezkich, cesarskich, krolewskich, ksiqzç-cych..., I,
Vilna 1860, no 746, p. 330-331 : « Infrascripta castra et terrae sunt serenissimi ducis Switirgall
magni ducis Lithuaniae, Russiae etc. [...] W ziemi Podolskièj zamki: Czirkassy, Zwinihrod,
Sakolecz, Czarnygrad, Kaczakenow Mayak, Karawull, Doschau na granicy Caspen, ... ». Cette
liste manque dans l’édition de A. Prochaska, Codex epistolaris Vitoldi magni ducis Lithuaniae
(1376-1430), Cracovie 1882 (Monumenta medii aevi historica res gestas Poloniae illustrantia,
VI), no 249, p. 82-84 ; E. Weise, Staatsverträge des Deutschen Ordens, I (1398-1437),
Königsberg 1939, no 10.
26
B. Spuler, Die Goldene Horde, p. 148-154.
27
B. Spuler, op. cit., p. 158-159.
28
M. Dogiel, Codex diplomaticus Regni Poloniae et Magni Ducatus Lituaniae, I, Vilna
1758, p. 46-48 ; V. A. Uljanickij, Materialy dlja istorii vzaimnyh otnošenij Rossii, Pol’ši,
Moldavii, Valahii i Turcii v XIV-XVI vv., Moscou 1887 (« Čtenija v obščestve istorii i drevnostej
rossijskih pri Moskovskom Universitete », 1887/2), p. 22-24 ; Hurmuzaki, Documente, I/2, p.
483-490. Voir la discussion chez F. Constantiniu – Ş. Papacostea, « Tratatul de la Lublau (15
martie 1412) şi situaţia internaţională a Moldovei la începutul seacului al XV-lea », SRI XVII
(1964), p. 1129-1140 ; Ş. Papacostea, « Kilia et la politique orientale de Sigismond de
Luxembourg », RRH XV (1976), p. 421-423.

319
MATEI CAZACU

« Fait hautement significatif de l’arrière-pensée qui était à l’origine de ce projet de partage


et des intérêts fondamentaux qu’il couvrait, cette ligne de démarcation laissait à la Pologne
Cetatea Albă [Bialgorod, Maurocastrum ou Moncastro] et Kilia à la Hongrie. Ce faisant, les deux
pays se garantissaient réciproquement une ouverture directe sur la mer Noire, devenue, depuis la
seconde moitié du XIVe siècle, une véritable “plaque tournante” de l’économie européenne. La
clause susmentionnée du traité de Lublau touche au point névralgique de la rivalité polono-
hongroise aux XIVe et XVe siècles dans la région du Bas-Danube »29.

L’intérêt de la Hongrie pour Kilia n’était pas nouveau : nous avons vu


comment en 1368 Louis d’Anjou encourageait le commerce des marchands du
pays du prince tatar Démètre avec Braşov. À partir de 1412, Sigismond de
Luxembourg entreprit d’ouvrir la route commerciale de Kilia en direction de la
Transylvanie afin d’attirer le commerce oriental vers l’Europe Centrale avec
l’aide des Génois, tout en éliminant Venise de ces régions30.
La Pologne et la Lituanie à leur tour tenaient à garder ouverte la « route
moldave » qui d’Aqkerman traversait la Moldavie, Lvov, Cracovie pour aboutir
à la Baltique d’où les produits orientaux arrivaient, par l’intermédiaire de la
Hanse, dans l’Europe Septentrionale et Occidentale31. Pour ce faire, Vitold et
Wladislaw Jagello devaient s’assurer l’alliance du prince de Moldavie dont le
drapeau flottait sur Aqkerman et sur toute la rive droite du Dniestr. En 1415,
Alexandre prêta hommage au roi de Pologne à Snyatin et en 1419 il épousa en
secondes noces Ringala-Anna, sœur de Vitold et par conséquent cousine de
Wladislaw Jagello32 . À l’automne de cette même année 1419, le diacre russe
Zosima, en route vers les Lieux Saints, constatait que les Moldaves et les

29
Ş. Papacostea, op. cit., p. 422-423. L’expression « La mer Noire, plaque tournante du
trafic international à la fin du Moyen Âge » appartient à G. I. Brătianu qui lui a consacré un
article portant ce titre dans RHSEE XXI (1944), p. 36-69.
30
G. I. Brătianu, La mer Noire, p. 296-297 ; W. von Stromer, « Die Schwarzmeer- und
Levante-Politik Sigismunds von Luxemburg », Bulletin de l’Institut Historique Belge de Rome
XLIV (1974), p. 601-610 (Miscellanea Charles Verlinden) ; Ş. Papacostea, « Kilia... », p. 421-
436, et la bibliographie, notamment p. 424, n. 9 ; idem, « Din nou cu privire la politica orientală a
lui Sigismund de Luxemburg (1412) », dans Ştefan Meteş la 85 de ani, Cluj 1977, p. 243-246 ;
idem, « Începuturile politicii comerciale a Ţării Româneşti şi Moldovei (secolele XIV-XVI).
Drum şi stat », SMIM X (1983), p. 9-56.
31
I. Nistor, Handel und Wandel in der Moldau bis zum Ende des XVI. Jahrhunderts,
Cernăuţi 1912, p. 7-23 ; N. Iorga, Points de vue sur l’histoire du commerce de l’Orient au Moyen
Âge, Paris 1924, p. 87-110 ; P. P. Panaitescu, « La route commerciale de Pologne à la mer Noire
au Moyen Âge », RIR III (1933), p. 172-193.
32
Ioan Dlugosz, op. cit., II, c. 367, décrit la prestation de l’hommage et ajoute : « Venerunt
insuper sub eo tempore ad Wladislaum Poloniae regem nuncii patriarchae et imperatoris
Graecorum, cum litteris et bullis plumbeis, quatenus dignaretur eis, a Turcis multifarie lacessitis
et oppressis, frumenti tantummodo largitione subvenire. Wladislaum autem Poloniae rex,
necessitati eorum satagens pia commiseratione succurrere, petitam frumenti quantitatem dat et
largitur, et in portu suo regio Kaczubyeiow, per eos recipiendam, consignat ». Pour le mariage
d’Alexandre, voir récemment C. Rezachevici, « Ringala-Ana. Un episod dinastic în relaţiile
moldo-polono-lituaniene în vremea lui Alexandru cel Bun », RdI XXXV (1982), p. 917-923. Le
mariage sera de courte durée et Ringala demande le divorce au pape en 1421 en alléguant, outre la
différence de confession, son degré de parenté avec Alexandre.

320
À PROPOS DE L’EXPANSION POLONO-LITUANIENNE

Lituaniens avaient des postes de douane de chaque côté du Dniestr où ils


encaissaient des taxes versées par les voyageurs, et que la bonne entente régnait
entre les deux pays séparés par ce fleuve33 .
Cette situation semble s’être modifiée brutalement à partir de 1420 avec
l’apparition en force d’un nouveau facteur politique et militaire sur le littoral
occidental de la mer Noire : les Turcs ottomans. Sous le sultan Mehmet Ier
(1413-1421), ces derniers entreprirent une série de campagnes militaires qui leur
assurèrent la domination de la Valachie et l’occupation des principaux châteaux
forts de la Dobroudja34. En 1420 une armée ottomane assiégea Kilia et
Aqkerman et le prince Alexandre envoya, en mai et en juin, trois ambassades
successives en Pologne pour demander de l’aide, car il craignait que son pays ne
partageât le sort de la Valachie voisine35 .
Dans ces conditions, Vitold réagit avec promptitude et, en 1421, il fit
construire un château fort à Czarnigrad qui devait compléter la défense du
littoral pontique face à une éventuelle attaque des Ottomans. Un témoin
oculaire, l’ambassadeur Ghillebert de Lannoy, nous a laissé dans le journal de
son ambassade le récit de l’érection de ce château :
« Et vins à une ville fermée et port sur laditte mer Maiour, nommée Mancastre ou
Bellegard, où il habite Gênenois, Wallackes et Hermins. Et là y vint, moy présent, à celuy temps,
à l’un des lez [bout, marge], de la rivière [le Dniestr], le devant nommé Gueldigold, gouverneur
de Lopodolye, faire et fonder par force [= avec beaucoup d’efforts] ung chaştel tout neuf, qui fut
fait en moins d’un mois de par ledict duc Witholt, en ung désert lieu, où il n’y a ne bois, ne
pierres, mais avoit ledit gouverneur amené douse mille hommes et quatre mille charettes chargées
de pierres et de bois »36.

33
« De là [Braslaw] nous entrâmes dans la plaine tatare et suivîmes pendant cinquante
milles le chemin tatar qui se nomme “la grande vallée” (velikij dol, ou šljah) ; nous arrivâmes à
une grande rivière nommée Dniestr, près de Miterevye Kysina [= Nekinovka ou bien Kišinev].
C’est la frontière de la Valachie [= Moldavie] et l’on y passe de l’autre côté [du fleuve], où les
Valaques perçoivent un tribut (tamga) pour le passage ; de ce côté, [les gens] du grand duc Vitold
se font aussi payer un impôt et se le partagent. Il y a trois jours de là jusqu’à Belgorod par le
territoire de Valachie, et nous passâmes deux semaines à Belgorod. On compte neuf verstes [=19
km] de là à la mer. À l’embouchure du Dniestr se trouve une colonne (stolp) qu’on appelle Fanar
et là est la rade pour les navires (pristan’ korablenaja) ». B. de Khitrowo, Itinéraires russes en
Orient, Genève 1889, p. 200 ; voir aussi la nouvelle édition eţ la traduction commentée de ce texte
données par G. P. Majeska, Russian travellers to Constantinople in the fourteenth and fifteenth
centuries, Dumbarton Oaks 1984 (« Dumbarton Oaks Studies », XIX), p. 178-181.
34
N. Iorga, Studii istorice, p. 80-81 ; A. Ghiaţă, « Condiţiile instaurării dominaţiei otomane
în Dobrogea », dans Studii istorice sud-est europene, I, Bucarest 1974, p. 82-94.
35
A. Prochaska, Codex, no 887, p. 487, no 888, p. 488 ; Ş. Papacostea, « Kilia », p. 428-429.
36
Ch. Potvin, Œuvres de Ghillebert de Lannoy, voyageur, diplomate et moraliste...,
Louvain 1878, p. 59-60. Voir aussi les commentaires de E. Diaconescu, « Călători străini în Ţările
române : Guillebert de Lannoy », dans Lucrările Societăţii geografice D. Cantemir din Iaşi, III,
Jassy 1941, p. 221-235 ; A. Soloviev, « Le voyage de Messire de Lannoy dans Ies pays russes »,
dans Orbis pictus. Festschrift für O. Tschizevskîy, Munich 1966, p. 791-796 ; Călători străini
despre Ţările române, I, éd. M. Holban, Bucarest 1968, p. 45-61, qui précise (p. 61) que lez ne
signifie pas « bord », mais « marge, bout » ; E. A. Zachariadou, « Ottoman diplomacy and the
Danube frontier (1420-1424) », dans Okeanos. Essays presented to Ihor Ševčenko on his sixtieth

321
MATEI CAZACU

L’importance de ce texte pour l’histoire de Czarnigrad n’est plus à


souligner. Il s’agit, en effet, de la première mention, on pourrait dire de l’acte de
naissance, de la forteresse lituanienne qui devait remplacer le poste frontière,
érigé à la fin du XIVe siècle, et qui avait été vraisemblablement détruit par les
Ottomans lors de la campagne de 1420. Les dimensions du nouveau château fort
devaient être considérables, même si les chiffres cités par Ghillebert de Lannoy
– 4.000 chariots et 12.000 hommes – peuvent prêter à discussion.
D’Aqkerman, Ghillebert de Lannoy continua son voyage jusqu’en Crimée,
à Caffa :
« […] parmy ung grant désert de Tartarie, qui me dura dix huit jours. Et passay la rivière de
Nestre et la rivière de la Neppre, sur laquelle trouvay ung duc de Tartarie, amy et serviteur au duc
Witholt, ensamble ung gros villaige de Tartres [Tavan ?] qui sont audit Witholt, hommes, femmes
et enfans, et estoient sans maisons, logiez sur la terre ».

Le chef tatar fit faire bonne chère à l’ambassadeur français et lui fit passer
ensuite le Dniepr en barque d’où il continua sa route vers Caffa.
Ce témoignage prouve une fois de plus l’étendue de l’influence de Vitold
sur les steppes nord-pontiques, mais aussi ses limites qui étaient le résultat de la
faible densité de la population. Les forteresses lituaniennes dans cette région :
Karavul, Czarnigrad, Häggibeg Mayak, Tavan et Saint-Jean sur le Dniepr,
étaient isolées des villes importantes de la Lituanie et de la Podolie, au milieu de
steppes parcourues uniquement par les Tatars37.

birthday by his colleagues and students, Cambridge 1983 (« Harvard Ukrainian Studies », VII), p.
680- 690.
37
Pour l’extension de la Lituanie sous Vitold sur les bords de la mer Noire nous avons le
témoignage, tardif il est vrai, de l’historien Bernard Wapowski, Dzieje korony polskiej i Wielkiego
Ksiçstwa Litewskiego od roku 1380 do 1535, II, éd. M. Malinowski, Vilna 1848, p. 59 ; cf. B.
Spuler, « Mittelalterliche Grenzen », p. 159 et n. 29. En 1397 et 1398, Vitold entreprit deux
campagnes qui l’amenèrent jusqu’en Crimée et, à cette occasion, dit Johann von Posilge, il
« buwete eyn hus of den Nepper das flys, und die lant dorumb irgobin sich im. Das hus wart
gebuwet von leyme und steynen bynnen IIII wochen, und his die hus Sente Johannesburg » :
Chronik des Landes Preussen, éd. Th. Hirsch, M. Toppen, E. Strehlke, Scriptores rerum
Prussicarum, III, Leipzig 1866, p. 222 ; voir aussi p. 216, le récit de l’expédition de 1397 jusqu’à
Caffa, par Detmar de Lübeck, Chronik der Stadt Lübeck. La Gustynskaja letopis’ affirme qu’en
1415, Jagello envoya des céréales à Constantinople par un port de la mer Noire « ideze nyne est
“Očakov”, poneže v’ to vremja Očakov pod vlastiju Polskoju bĕ » : Polnoe sobranie russkih
letopisej, II, St-Pétersbourg 1843, p. 353 ; R. Bächtold, op. cit., p. 23 et n. 10. Cf. supra, n. 32.
Les traces de l’activité de fortification et de colonisation de la région par Vitold étaient encore
visibles au XVIe siècle lorsque des voyageurs parlent du « bain de Vitold » et du « gué de
Vitold ». Voir M. Hrusevs’kyj, Istorija Ukrajni-Rusi, IV, p. 315 ; J. Pfitzner, op. cit., p. 163 et n.
5 ; M. Ždan, « Stosunki litewsko-tatarskie za czasow Witolda, w.ks. Litwy », Ateneum Wilenskie
VII (1930), p. 529-601, ici p. 543 ; L. Kolankowski, Dzieje Wielkiego Ksiestwa Litewskiego za
Jagiellonow, I (1377-1499), Varsovie 1930, p. 70 sq. Les prétentions de la Pologne sur Očakov,
dont l’ancienneté remonte vraisemblablement au temps de Vitold, sont très clairement exprimées
par Wapowski dans le récit qu’il fait des incursions polonaises de 1528 et de 1529 contre cette
forteresse, « arx in Tauricanorum Tartarorum erat potestate, cum ante Polonorum regum quondam

322
À PROPOS DE L’EXPANSION POLONO-LITUANIENNE

Les relations entre la Lituanie et la Moldavie restèrent également bonnes


après la mort de Vitold et sous le bref règne de son cousin et successeur
Swidrygiello (1430-1432)38. Toutefois, l’alliance que celui-ci conclut avec la
Hongrie, l’Ordre teutonique et la Moldavie pour obtenir la couronne de Pologne
ne fut pas suffisante et finalement Swidrygiello perdit aussi la couronne de la
Lituanie où un autre frère de Vitold, Sigismond, fut élu grand duc le 15 octobre
1432. L’année suivante, après plusieurs essais infructueux pour reconquérir son
trône, Swidrygiello se réfugia en Moldavie où le prince Alexandre venait de
mourir (le 1er janvier 1432)39 .
Selon Dlugosz, la mort du prince de Moldavie était la conséquence directe
de la défaite que venait de lui infliger, en août 1431, une armée polonaise
conduite par les trois frères Buczacki, Michal, Michal-Muzylo et Teodoryk.
Même si l’information de Dlugosz reste suspecte de partialité40, elle permet
l’entrée en scène des trois frères Buczacki qui allaient marquer de leur
personnalité l’histoire de la région qui nous intéresse pour plus d’un demi-
siècle41. En effet, à la mort du grand duc Vitold (1430), la Podolie fut confiée
par le roi de Pologne aux Buczacki qui y chassèrent le représentant de
Swidrygiello et s’emparèrent des places fortes de la région. De la sorte, ils
devinrent les voisins immédiats de la Moldavie qui avait un long contentieux
avec la Pologne au sujet de la Pokutie, c’est-à-dire la région de Snyatin et de
Kolomyja42.

fuisset » ; en 1529, un groupe de 1000 cavaliers polonais conduits par un membre de la famille
Buczack, Jazlowiec, décide de conquérir Očakov, afin que les Tatars de Crimée ne disposent plus
d’un « receptaculum » au passage du Dniepr. Malheureusement pour eux : « Magno accidit
infortunio, ut Oslam sultanus Tartarus, qui in campis Cercasiis, citra Boristenem Tauricani
Caesaris fratris patruelis insidios fugiens, Sigismundi regis permissu manere consueverat, tune
ante triduum ad Ociakoviam regii agminis adventus pacem cum hoste fratre composuerit, arxque
Ociakovia ex foedere ei cessent, eoque se cum suis Tartaris receperit » : B. Wapowski, Kroniki
Bernarda Wapowskiego z Rodochonec... (1480-1535), éd. J. Szujski, Cracovie 1874, p. 224-227.
Islam Girây réussit à battre les Polonais par ruse ; néanmoins, ceux-ci continuaient à considérer
Očakov comme une forteresse polono-lituanienne.
38
Ş. Papacostea, « Kilia », p. 429. Pour les frontières de la Lituanie à cette époque voir
aussi l’étude de F. Petrun’, « Sxidna meža velikogo knjazivstva Litovs’kogo v 30-ch rokah XV
st. », Zbirnik istorično-filologičnogo viddilu UAN LXXVI (1928), p. 165-168.
39
Polnoe sobranie russkih letopisej, XVII, St-Pétersbourg 1907, p. 543 (Spisok Byhovca).
Swidrygiello passa sept ans en Moldavie « à paître les moutons », précise la chronique. Cf. aussi
R. Bächtold, op. cit., p. 94.
40
Ioan Dlugosz, Annales, IV, éd. Przedziecki, Cracovie 1870, p. 462 ; cf. la discussion chez
I. Minea, op. cit., p. 209-212 ; idem, Informaţiile româneşti ale cronicii lui Jan Dlugosz, Jassy
1926, p. 19 ; C. Racoviţă, op. cit., p. 302-303.
41
Voir, pour eux, les articles de A. Dörflerówna, dans Polski slownik biograficzny, III/1,
Cracovie 1937, p. 84-86, avec une riche bibliographie à laquelle il faut cependant ajouter I.
Bogdan, « Contribuţii la istoria Moldovei între anii 1448-1458 », AARMSI, IIe série, XXIX (1906-
1907), p. 629-637 ; L. Şimanschi – R. Ciocan, « Acte slavone inedite din anii 1443-1447 privind
istoria Moldovei », AIIAI XI (1974), p. 174-185.
42
Par le traité de Luck de 1431, Wladislaw Jagello reconnaissait à Swidrygiello les cités de
Braclaw, Sokolec, Zwinigrod, Kazubinyow et Daszkow, cf. I. Danilowicz, op. cit., II, no 1562, p.

323
MATEI CAZACU

Le nouveau prince de Moldavie depuis janvier 1432 était Ilie (Élie), le fils
aîné d’Alexandre le Bon. Son mariage en 1425 avec Marinka, la fille du noble
polonais Andrzej Oligmondowicz, l’apparentait aussi au roi Wladislaw Jagello
qui avait épousé Sofia, la sœur de Marinka. En dépit de cette parenté, Ilie
continua, au début de son règne, la politique d’alliance avec Swidrygiello et
l’Ordre teutonique, mais la défaite de Kopostrzin (le 30 novembre 1432)
l’obligea à s’entendre avec le roi de Pologne. En juin 1433 le prince moldave
prêta serment de fidélité à Wladislaw Jagello43. Mais, très vite, il fut renversé
par son frère cadet Ştefan (Étienne) et obligé de se réfugier en Pologne. Ştefan
se hâta lui aussi de prêter serment de vassalité au roi Wladislaw, en décembre
1433, et, pour obtenir le pardon de son puissant voisin, le prince moldave,
déclara renoncer à toutes ses prétentions sur la Pokutie et se contenta de
Şepeniţ, Ţeţina et Hmielov44 .
Ce qui nous intéresse le plus dans cette affaire c’est le rôle d’intermédiaire
entre le roi de Pologne et son vassal moldave, rôle joué par Michal Buczacki,
châtelain et starosta de Halitch. C’est lui, en effet, qui fut chargé par Wladislaw
Jagello de conclure un traité avec Ştefan, fait expressément mentionné dans la
lettre que les magnats polonais adressèrent au prince moldave45. En 1426 déjà,
Michal Buczacki avait été envoyé en ambassade en Moldavie pour convaincre
le prince Alexandre de renoncer à ses relations avec les Valaques et les
Ottomans46. À partir de 1433, les frères Buczacki – d’abord Michal et, après sa
mort en 1438, Teodoryk (†1450) et Michal-Muzylo (†1470) ; à la seconde
génération David (†1485) et Jakub (†1501) – réussirent à occuper des fonctions
politiques et militaires de premier ordre en Podolie, bref à jouer un rôle très
semblable à celui joué par les Korjatowicz un siècle plus tôt.
Pour notre propos, c’est Teodoryk qui nous préoccupe en premier lieu.
Après la mort de Michal (1438) et jusqu’en 1450, Teodoryk Buczacki devint le
véritable arbitre de la situation politique en Moldavie. En effet, les princes
successifs ou associés, Ilie (1432-1433, 1435-1442), Ştefan (1433-1435, 1436-
1447), Petru II (1447, 1448-1449), Roman II (1447-1448) et Bogdan II (1449-
1451), conclurent avec lui des traités de vassalité, lui firent des donations de
villages, lui payèrent un véritable tribut consistant en argent, en vin de
Malvoisie et en tissus précieux47.

123-126. Pour l’identification de Sokolec, voir J. Bromberg, op. cit., p. 55, n. 4 : Sokoli Brod ou
Astangrad sur le Dniepr, brûlé par les Cosaques en 1576 et reconstruit par les Ottomans en 1627.
Pour la question de la Pokutie, voir supra, n. 23.
43
M. Costăchescu, Documentele moldoveneşti înainte de Ştefan cel Mare, II, Jassy 1932, no
181-183, p. 647-654.
44
Ibidem, p. 654-663.
45
Ibidem, p. 658-659.
46
A. Prochaska, op. cit., p. 724; C. Racoviţă, op. cit., p. 300.
47
En dehors des articles cités supra, n. 40, voir aussi les éditions des actes chez M.
Costăchescu, op. cit., II, p. 305-309, 746-749, 814-816 ; DRH, A, I, Bucarest 1975 ; W. Szelinska,
J. Tomaszewicz, Katalog dokumentôw pergaminoych Biblioteki Czartoryskich w Krakowie, I

324
À PROPOS DE L’EXPANSION POLONO-LITUANIENNE

Ce rôle d’arbitre des affaires moldaves de Teodoryk Buczacki découlait


aussi de la nouvelle situation politique de l’Europe Centrale et Orientale : en
juillet 1440, le roi Wladislaw III Jagello de Pologne (1434-1444) ceignait
également la couronne du royaume de Hongrie, réalisant ainsi une union
personnelle qui rappelait celle de Louis II d’Anjou entre 1370 et 1382. Du coup,
la rivalité polono-hongroise à propos de la Moldavie et des débouchés
commerciaux sur la mer Noire fut mise en veilleuse et l’attention de Wladislaw
III se concentra sur le danger ottoman.
En effet, à partir de 1438, on assista à une intensification notable des
conflits entre la Hongrie et l’Empire ottoman, notamment au sujet du contrôle
de la Valachie et de la Serbie. En 1442, le nouveau voïévode de Transylvanie,
lancu de Hunedoara (Jean Hunyadi), affronta les Ottomans à plusieurs reprises
en Transylvanie même (les 18 et 22 mars), en Valachie (le 2 septembre) et en
Serbie (en novembre – décembre)48 . Les brillantes victoires obtenues par le
général hongrois d’origine roumaine furent saluées avec joie à Rome, à Venise
et dans toute la chrétienté, et le pape Eugène IV commença la préparation d’une
croisade anti-ottomane dont le fer de lance devait être le jeune roi de Hongrie et
de Pologne.
Ce fut au milieu de ces préparatifs que Wladislaw Jagello prit une mesure,
destinée à défendre le flanc méridional de la Pologne-Lituanie contre une
éventuelle attaque maritime des Ottomans (qui assiégeaient Constantinople49)
et/ou des Tatars de la Horde d’Or50 . Le 30 septembre 1442, de Bude, le roi

(1148-1506), Cracovie 1975, no 533, 539, 583. Pour un procès entre Michal Buczacki et Ilie à
Lvov, en 1445, voir Akta grodzkie i ziemskie..., XV, p. 160, 169, 173. Cf. P.P. Panaitescu, op. cit.,
p. 176. Cf. Tr. Ionescu-Nişcov, « Un aspect al relaţiilor româno-polone la mijlocul secolului al
XV-lea », SRI XXVII (1974), p. 1747-1763, discute le montant du tribut payé par les princes
moldaves à Teodoryk Buczacki.
48
A. Huber, « Die Kriege zwischen Ungarn und die Türken, 1440-1443 », Archiv für
oesterreichische Geschichte LXVIII (1886), p. 159-207 ; N. Iorga, Geschichte des osmanischen
Reiches, I, Gotha 1908, p. 425-428 ; C. Jireček, Geschichte der Serben, II/1, Gotha 1918, p. 180-
181 ; I. Minea, « Vlad Dracul şi vremea sa », Cercetări istorice IV (1928), p. 180-193 ; G.
Gündisch, « Die Türkeneinfälle in Siebenbürgen bis zur Mitte des 15. Jahrhunderts », Jahrbücher
für Geschichte Osteuropas II (1937), p. 393-412 ; idem, « Siebenbürgen in der Türkenabwehr,
1395-1526 », RRH XIII (1974), p. 415-443 ; Fr. Pall, « Iancu de Hunedoara şi confirmarea
privilegiului pentru negoţul Braşovenilor şi Bârsenilor cu Ţara Românească în 1443 », AIINC IX
(1966), p. 63-84 ; idem, « Le condizioni e gli echi internazionali della lotta antiottomana del 1442-
1443, condotta da Giovanni di Hunedoara », RÉSEE III (1965), p. 433-463.
49
N. Iorga, Notes et extraits pour servir à l’histoire des croisades au XVe siècle, I, Paris
1899, p. 110, 177 ; ibidem, II, Paris 1900, p. 396-398 ; idem, Geschichte des osmanischen
Reiches, I, p. 429-430 ; G. Sphrantzes, Chronicon minus, éd. V. Grecu, Bucarest 1966, XXV, 1-6,
p. 64-66.
50
Cf. la chronique de Gr. Ureche, Letopiseţul Ţărăi Moldovei, éd. P. P. Panaitescu,
Bucarest 1955, p. 76 : le 28 novembre 1439 et le 12 décembre 1440 des hordes tatares attaquent,
respectivement, Botoşani, et Vaslui et Bârlad. Voir aussi B. Spuler, Die Goldene Horde, p. 160
sq. ; C. I. Andreescu, « Din legăturile moldo-tătare în mijlocul secolului al XV-lea », Arhiva XLI
(1934), p. 139-151 ; N. Iorga, Studii istorice, p. 98-100, publie les inscriptions mises à l’occasion
des grands travaux de fortification entrepris en 1440. Voir aussi I. Bogdan, « Inscripţiile de la

325
MATEI CAZACU

accordait à Teodoryk Buczacki, « castellanus camenecensis et terrarum


Podoliae capitaneus generalis » les châteaux forts suivants :
« Caravul, super Dniestr fluvio, Czarnigrad, ubi Dniestr fluvius dictus mare intrat, et
Caczibieiow, in littore maris sita, cum omnibus oppidis, portibus, theloneis aquatibus et
terrestribus, ac etiam solis, villis et omnibus pertinentiis et coherentiis universis, quibuscunque
censeantur nominibus, damus, donamus, largimur ac praesentibus inscribimus gratiose ad tempora
vitae suae habenda, tenenda, utifruenda, possidenda pacifice et quiete ».

Le roi promettait 3000 marks d’argent (de 48 grammes le mark) à


Teodoryk et à ses successeurs en récompense de leurs efforts pour « praedicta
castra et civitates edificare, restaurare, marcis circumdare ». Il était stipulé que
dans le cas où le roi voudrait retirer ces châteaux à Teodoryk ou à ses
descendants, une commission mixte se réunirait pour vérifier sur place l’état
exact des châteaux et décider de la somme d’argent que le roi devrait payer à
titre de dédommagement à Buczacki, en dehors des 3000 marks51.
Cet acte, d’une importance exceptionnelle pour la question qui nous
préoccupe, devait, dans l’esprit du roi Wladislaw, assurer une meilleure
protection des frontières méridionales de la Lituanie dont le grand duc était,
depuis 1440, le propre frère du roi Casimir, futur roi de Pologne de 1445 à
1492. Il s’inscrivait également dans la politique qui consistait à installer dans les
régions frontalières des familles nobles d’origine polonaise, lituanienne ou
même tatare, lesquelles, en échange de privilèges, avaient l’obligation de
coloniser des soldats-paysans (les futurs Cosaques) pour garder le pays, face
aux incursions tatares.
Ces incursions étaient devenues monnaie courante après la mort de Vitold
et elles étaient le fait de seigneurs comme Ulug Mehmet (qui occupa Kazan’ en
1438), Jagoldaj, Seyyid Ahmed (v. 1433 – v. 1465), un des khans des Tatars de
la Volga, Kücük Mehmet (v. 1435 – v. 1465) et autres qui mettaient à profit la
désintégration de la Horde d’Or. À son tour, Vitold avait aidé, vers 1428-1430,

Cetatea Albă şi stăpânirea Moldovei asupra ei », AARMSI, IIe série, XXX (1908), p. 311-360, qui
republie, en corrigeant les erreurs, les inscriptions de 1440 (deux), 1450, 1476, 1479. Le
gouverneur moldave d’Aqkerman en 1440 devait être le grand logothète Mihul, le fils du pope
Juga. Ce dernier avait profité d’un voyage à Constantinople en 1433-1435, lié aux préparatifs du
Concile de Florence, pour demander aux Vénitiens d’inclure la ville moldave dans l’itinéraire du
viagium Romaniae. C’est ainsi qu’il faut interpréter la décision du Sénat vénitien du 27 avril 1435
qui parle du « pater illius qui dominatur Maurocastro, qui caloierus est » et qui « fuit ad eum [le
baile Marinus Zane] in secreto », à Constantinople. L’acte chez N. Iorga, « Noi descoperiri
privitoare la istoria Românilor », AARMSI, IIIe série, XIX (1937), p. 195 ; repris par Ş.;
Papacostea, « Venise et les pays roumains au Moyen Âge », dans Venezia e il Levante fino al
secolo XV, Florence 1973 (« Civiltà veneziana, Studi », 27), p. 601-602. L’acte publié d’abord par
N. Iorga, Notes et extraits, I, p. 573-574. Pour la présence du pope Juga à Constantinople, nous
croyons qu’il faut la mettre en relation avec la venue du légat du pape Cristoforo Garatoni, cf. J,
Gill, Le Concile de Florence, Tournai 1964, p. 55 sq.
51
M. Hruševs’kyj, Materialy, p. 25-27, n. 3 ; J. Bromberg, op. cit., p. 55-59 ; R. Bächtold,
op. cit., p. 37.

326
À PROPOS DE L’EXPANSION POLONO-LITUANIENNE

Hāğği Girāy à s’installer en Crimée où il fonda un khanat allié des Polonais et


des Lituaniens et hostile à la Horde d’Or52. Le khanat de Crimée représenta,
jusqu’en 1472, un contrepoids important devant la Horde d’Or et un instrument
efficace de la diplomatie polonaise dans les steppes nord-pontiques53. Cela
explique pourquoi, en 1441-1442, la Lituanie s’engagea à payer à Hāğği Girāy
un tribut pour la Podolie, ce qui était la meilleure façon de s’assurer l’amitié du
khan mais aussi de protéger la région et notamment les forteresses accordées à
Teodoryk Buczacki54 .
Cette protection était d’autant plus nécessaire que la situation de la
Moldavie était loin d’être pacifique. À la fin de l’année 1442, le prince Ştefan
s’imposait comme seul voïévode du pays au détriment de son frère Ilie qu’il fit
aveugler. Mais, en dépit des serments de fidélité faits aux Polonais et aux
Lituaniens, son règne s’acheva dans le sang, en 1447, lorsque le fils aîné d’Ilie,
Roman II, aidé par Teodoryk Buczacki et par d’autres nobles polonais, réussit à
occuper le trône et mit à mort son oncle le 13 juillet 144755.
Nous ignorons tout de la réaction du voïévode moldave face à la
concession de Czarnigrad à Teodoryk Buczacki. En échange, nous savons que
ce dernier conclut en 1443 des traités d’alliance avec le prince Petru, frère cadet
et associé au trône de Ştefan, et avec l’exilé Ilie qui se rendit au mois de mai à
Buczacz56. Cette attitude hostile de Teodoryk finit par inquiéter Ştefan qui fit
construire par son gouverneur d’Aqkerman, Iurghici (mentionné comme tel
entre 1443 et 1447) un fort sur la rive droite du Dniestr juste en face de

52
B. Spuler, Die Goldene Horde, p. 168 sq. ; voir aussi L. Kolankowski, « Problem Krymu
w dziejach jagiellonskich », Kwartalnik historyczny XL (1935), p. 279-300 ; A. Bennigsen, P. N.
Boratav, D. Desaive, Ch. Lemercier-Quelquejay, Le khanat de Crimée dans les Archives du
Musée du Palais de Topkapi, Paris – La Haye 1978 (« Documents concernant l’Empire ottoman et
l’Europe orientale »), p. 2 sq., 316-317.
53
B. Spuler, « Mittelalterliche Grenzen in Osteuropa », p. 161 ; idem, Die Goldene Horde,
p. 177 sq.
54
B. Spuler, Die Goldene Horde, p. 178, 345, avec la bibliographie polonaise de la
question. Voir aussi un acte du 29 septembre 1442 par lequel le roi Wladislaw rappelle les mérites
de Teodoryk dans la défense de la Russie et de la Podolie face aux Tatars et précise qu’il avait
accompli avec succès une mission « de pace perpetua ad Caesarem Tartarorum in partes
remotissimas », pour laquelle il reçoit des gratifications dont une partie destinée aux cadeaux pour
le khan, « amicitiae continuandae causa ». Le noble polonais était accompagné à Bude d’un
ambassadeur du khan, vraisemblablement Hāğği Girāy. Trois jours plus tard, le 2 octobre, le roi
annonce son intention d’envoyer une ambassade chez les Turcs et de l'argent destiné « pro donis
imperatori, quatuor ducibus supremis et nuntio Turcorum ac etiam pro expensis Paulo de
Nieczniecz eunti ad praefatum imperatorem Turcorum ». O. Halecki, « Z Jana Zamoyskiego
inwentarza archiwum Koronnego. Materyaly do dziejow Rusi i Litwy w XV wieku », Collectanea
ex Archivo Collegii historici XII/1 (1919), p. 163-164 ; idem, « La Pologne et l’Empire
byzantin », Byzantion VII (1932), p. 62-63 ; idem, The Crusade of Varna. A discussion of
controversial problems, New York 1943, p. 77.
55
Voir les précisions de L. Şimanschi, « Precizări cronologice privind istoria Moldovei
între 1432-1447 », AIIAI VII (1970), p. 59-82.
56
L. Şimanschi – R. Ciocan, « Acte slavone inedite », p. 178-181. Un autre traité avec
Pierre fut conclu en juillet 1446 : ibidem, p. 182-183.

327
MATEI CAZACU

Czarnigrad. Iurghici-Kerman, la forteresse de Iurghici, est mentionnée une seule


fois dans un arz (de 1486- 1487)57.
Sur ces entrefaites, la Pologne avait connu, elle aussi, un changement de
souverain : en effet, Wladislaw Jagello était tombé sur le champ de bataille de
Varna le 10 novembre 1444 dans ce que certains historiens n’hésitent pas à
appeler la dernière croisade anti-ottomane du Moyen-Âge. À sa place avait été
couronné, le 26 juin 1445, son frère Casimir, sous le règne duquel la Pologne et
la Lituanie allaient se trouver réunies pour la première fois sous un seul sceptre.
Parmi les conséquences de ce changement il convient de noter la reprise de
la rivalité entre la Pologne et la Hongrie pour le contrôle de la Valachie et de la
Moldavie et notamment des cités pontiques de Kilia et d’Aqkerman. En 1447,
fort de son alliance et de sa parenté avec Roman II de Moldavie et, par
conséquent, du soutien polonais, le prince de Valachie, Vlad Dracul fit la paix
avec les Ottomans après plus de trois ans de guerres. Ce faisant, il agissait dans
le sens des intérêts immédiats de son pays, mais également de ceux de la
Pologne qui entendait entretenir de bonnes relations avec Murad II, politique
que le royaume des Jagellons allait poursuivre pendant plusieurs décennies58.
Mais tel n’était pas le point de vue de Jean Hunyadi devenu, après le
désastre de Varna, le véritable chef des affaires du royaume apostolique et le
gouverneur de la Hongrie depuis juin 1446 pour le compte du roi mineur, Louis
le Posthume. Poursuivant son but d’une croisade anti-ottomane, Jean Hunyadi
avait besoin de l’alliance de la Valachie et, si possible, de la Moldavie, pour
assurer la protection de la Transylvanie et des lignes de communication dans la
mer Noire, des bouches du Danube à Constantinople. Pendant l’hiver 1447-
1448, Hunyadi intervint militairement en Valachie et en Moldavie où il installa
des princes à sa dévotion, respectivement Vladislav II et Petru II (l’ancien
protégé de Teodoryk Buczacki), opération qui eut le don d’inquiéter les
Ottomans et d’« irriter » les Polonais59 .
Le nouveau prince de Moldavie, qui avait épousé la propre sœur de Jean
Hunyadi, céda à son protecteur hongrois la forteresse de Kilia où le gouverneur
mit en place une garnison « pour la protéger contre les Turcs », selon les dires
des anciennes chroniques moldaves60. Cet acte eut un effet immédiat : Murad II

57
M. A. Mehmed, Documente turceşti privind istoria României, I (1455-1774), Bucarest
1976, no 9, p. 10-11, avec la date de 1517-1527. Correction de la date chez N. Beldiceanu – J.-L.
Bacqué-Grammont – M. Cazacu, « Recherches sur les Ottomans et la Moldavie ponto-danubienne
entre 1484 et 1520 », Bulletin of the School of Oriental and African Studies XLV (1982), p. 53.
58
Ş. Papacostea, « La Moldavie, État tributaire de l’Empire ottoman au XVe siècle : le
cadre international des rapports établis en 1455-1456 », RRH XIII (1974), p. 445-461, surtout p.
448-451.
59
Fr. Pall, « Interventia lui Iancu de Hunedoara în Ţara Românească şi Moldova în 1447-
1448 », SRI XVI (1963), p. 1049-1072 ; idem, « Du nouveau sur l’intervention de Ianco de
Hunedoara en Valachie pendant l'année 1447 », RRH XV (1976), p. 447-463.
60
P. P. Panaitescu, « Legăturile moldo-polone în secolul XV şi problema Chiliei », RSl III
(1958), p. 95-115 ; Fr. Pall, « Stăpânirea lui Iancu de Hunedoara asupra Chiliei şi problema

328
À PROPOS DE L’EXPANSION POLONO-LITUANIENNE

ordonna à une flotte ottomane qui assiégeait en vain Constantinople, de faire


route vers Kilia, mais là elle fut mise en pièces par les hommes de Jean
Hunyadi, dans la dernière semaine de juin 144861. À son tour, le roi Casimir
rassembla une armée et se présenta en personne aux frontières de la Moldavie
pour installer un nouveau prince qui lui fût fidèle.
Comme ce nouveau changement pouvait s’avérer fatal pour ses plans de
croisade, Jean Hunyadi demanda à Casimir d’ajourner son intervention jusqu’au
retour des Hongrois de la croisade62. Celle-ci finit par une cruelle défaite à
Kossovo (17-19 octobre 1448), en dépit de la participation des corps d’armée
moldave et valaque63. Mais le roi de Pologne n’avait pas attendu le résultat de
cette confrontation pour affirmer ses droits sur la Moldavie : le 22 août, Petru II
prêtait hommage aux envoyés de Casimir en s’engageant à soutenir le roi contre
tout ennemi sans exception, à ne pas aliéner des territoires moldaves sans le
consentement de son suzerain et à récupérer tout territoire précédemment cédé à
quelqu’un d’autre (allusion à Kilia)64.
« Une fois de plus, la Hongrie perdait le bénéfice politique d’une action
militaire réussie » (Ş. Papacostea). Pas pour longtemps cependant, car en 1449
Jean Hunyadi y installait un nouveau prince, Bogdan II. Circonstance
aggravante aux yeux de Casimir, Bogdan II avait noué des relations avec le
khan des Tatars de la Volga, Seyyid Ahmed, le grand ennemi des Polonais.
C’est pourquoi une expédition punitive dirigée par Teodoryk Buczacki et
Przedborz Koniecpolski se mit en marche en août 1450 pour chasser le prince
moldave de son trône. La campagne prit fin à Crasna, le 6 septembre, par une
catastrophe pour les Polonais : Teodoryk Buczacki, Piotr Odrowaž, Mikolaj
Porawa et d’autres nobles podoliens et polonais y laissèrent leur vie, et les restes
de l’armée furent sauvés par l’intervention in extremis des hommes du
prétendant Alexandre, qu’ils venaient installer en Moldavie65.
La défaite de Crasna n’allait pas modifier la stratégie polonaise consistant
à conserver la Moldavie dans sa sphère d’influence comme État-tampon, à

ajutorării Bizanţului », SRI XVIII (1965), p. 619- 638 ; Ş. Papacostea, « La Moldavie, État
tributaire », p. 453, n. 23.
61
M. Cazacu – P. Ş. Năsturel, « Une démonstration navale des Turcs devant Constantinople
et la bataille de Kilia (1448) », Journal des Savants (juillet – septembre 1978), p. 197-210.
62
P. P. Panaitescu, « Legăturile moldo-polone », p. 104.
63
Fr. Pall, « Skanderbeg et Ianco de Hunedoara », RÉSEE VI (1968), p. 5-21 ; Şt.
Andreescu, « Une information négligée sur la participation de la Valachie à la bataille de Kossovo
(1448) », RÉSEE VI (1968), p. 85-92 ; M. Cazacu, « La Valachie et la bataille de Kossovo
(1448) », RÉSEE IX (1971), p. 131-139.
64
M. Costăchescu, op. cit., II, p. 733-735 ; P. P. Panaitescu, « Legăturile moldo-polone »,
p. 112-114 ; voir aussi, pour la question de Michal, fils de Sigismond Kejstutowicz, C. Andreescu,
op. cit., p. 142-143.
65
V. Pârvan, Alexăndrel Vodă şi Bogdan Vodă. Şepte ani din istoria Moldovei, 1449-1455,
Bucarest 1904. Voir aussi la description qu’en donne J. Bielski, Kronika Polska, Varsovie 1792,
p. 345.

329
MATEI CAZACU

l’instar d’un mur destiné à protéger le royaume des Ottomans66. C’est pourquoi
tous les princes moldaves ultérieurs, Petru Aron (1451-1452, 1454-1457, avec
des interruptions), Alexandre (1452-1455, avec des interruptions) et Étienne le
Grand (1457-1504), ont dû prêter hommage de vassalité à Casimir.
Une autre conséquence de la suzeraineté polonaise a été l’obligation de la
Moldavie de payer un tribut aux Ottomans à partir de 1453-145467. En effet, en
janvier 1454, la Pologne avait tourné ses regards vers la mer Baltique dont le
libre accès redevenait son objectif prioritaire. De la sorte, l’expansion vers la
mer Noire était stoppée un siècle après les campagnes d’Olgierd et de ses
successeurs, et l’essentiel de l’effort militaire du royaume était dirigé contre
l’Ordre teutonique dans une guerre qui allait se terminer seulement en 1466.
Pour mener à bien cette entreprise, Casimir avait besoin d’assurer la
sécurité de ses frontières méridionales contre les Tatars et les Ottomans. Du côté
des Tatars la situation paraissait brillante pour la Pologne : au début de l’année
1455, Hāğği Girāy infligea une sévère défaite aux Tatars de la Volga dirigés par
Seyyid Ahmed. Le khan dut chercher refuge à Kiev, d’où il fut envoyé en
captivité en Lituanie, alors que ses fils trouvaient refuge en Moldavie chez le
prince Alexandre. La horde de Seyyid Ahmed se morcela en plusieurs parties,
certaines tribus entrant au service des Lituaniens (les « Semenovskie ljudi »),
tandis que d’autres se soumettaient au khan de Crimée68 . À la suite de cette
victoire, Hāğği Girāy allait rester jusqu’à sa mort, en 1466, l’arbitre incontesté
des steppes nord-pontiques, et son alliance avec Casimir se trouva renforcée69.
Du côté des Ottomans, la neutralité allait être la règle pour de longues
années durant lesquelles Mehmed II concentra ses efforts sur la Péninsule
Balkanique.
Restait la Moldavie où le nouveau prince Petru Aron (1455-1457)
commença à payer le tribut aux Turcs de façon régulière en 1456. Son
successeur, Ştefan (Étienne le Grand), prêtait hommage à Casimir dès 1459,
ensuite en 1462. Cette même année, le prince de Moldavie assiégea sans succès
Kilia qu’il allait pourtant conquérir trois ans plus tard, en 1465, privant de la
sorte la Hongrie de son avant-poste pontique.
Les bonnes relations que la Pologne entretenait avec le khan de Crimée,
avec les Moldaves et avec les Ottomans, ont apporté un calme relatif aux
régions pontiques entre 1455 et 1472. Les fils de Teodoryk Buczacki
conservèrent la possession des forteresses que le roi Wladislaw avait accordées
à leur père en 1442, en y ajoutant même une nouvelle place forte. En effet, le 11
66
L’image chez I. Bielski, op. cit., p. 344.
67
C’est l’hypothèse que nous avons émise dans notre étude « L'impact ottoman sur les Pays
roumains et ses incidences monétaires (1452-1504) », RRH XII (1973), p. 180-181 ; contra, Ş.
Papacostea, « La Moldavie, État tributaire », p. 451, n. 18 ; notre réponse, avec de nouveaux
arguments : « Du nouveau sur le rôle international de la Moldavie dans la seconde moitié du XVe
siècle », RÉR XVI (1981), p. 36-39.
68
C. Andreescu, op. cit., p. 145-146 ; B. Spuler, Die Goldene Horde, p. 170-171.
69
B. Spuler, op. cit., p. 172-174.

330
À PROPOS DE L’EXPANSION POLONO-LITUANIENNE

mai 1469, Michal Buczacki-Jazlowiecki et son frère Jan Buczacki-Monasterski


se partageaient l’héritage paternel, mais décidaient de le conserver en
indivision:
« Bona vero seu castra que iacent in portubus et confiniis et super vel citra fluvius Dnyastr
marinis videlicet Carawl, Caczyebyeyow Mayak, Czarnygrod, Balabky cum omnibus villis,
teleoneis, portubus, marinis et piscaturis uterque ipsorum in solidum utifrueretur et indivise
tenebunt usque ad exempcionem eorundem plenariam per Regiam Maiestatem vel cui Regia
Maiestas comiserit ad exemendum quamquidem summam inter se equali sorte partiri debent »70.

Il ressort donc de cet acte que Teodoryk Buczacki (ou ses fils ?) avait
construit un nouveau château-fort, Balabky, qui se trouvait, semble-t-il, au Nord
d’Očakov71. En 1472, toutefois, nous constatons que Michal Buczacki-
Jazlowiecki avait pris à sa charge « Caczybyeyow » et « Karnygrod » et
s’engageait à payer à son frère la moitié des sommes engagées ou qu’il allait
recevoir de la part du roi en cas de retrait de la donation72.
La fondation de Balabky est une nouvelle preuve de la tranquillité et de la
prospérité des régions méridionales de la Pologne-Lituanie dans le troisième
quart du XVe siècle. La mention des villages, des douanes, des ports, des
pêcheries, dans ces documents, ne paraît pas une formule vide de sens, mais
bien une réalité économique et commerciale.
En même temps, l’extension du contrôle moldave sur le château de Lerici,
sur le Dniepr, en 1455, que Ştefan posséda au moins deux décennies73, les liens
étroits que le même prince entretint avec le prince Simeon Olelkovič de Kiev74,
et avec les seigneurs de Teodoro-Mangoup75, ses démêlés commerciaux avec
Caffa76, tous ces faits témoignent eux aussi de l’importance que revêtait la

70
Akta grodzkie i ziemskie, L’vov, XII, 1887 no 3428, p. 329-330 ; R. Bächtold, op. cit., p.
38.
71
Cf. C. Lanckoronska, Elementa ad fontium editiones, XXXVII : Documenta ex archivio
regiomontano ad Poloniam spectantia, VII, Rome 1976, p. 203-204, 216, no 1005, 1020, de
1547 : « Balayky », « Balagkly » (Balaklej).
72
Akta grodzkie i ziemskie, XII no 3586, p. 349.
73
W. Heyd, Histoire du commerce du Levant au Moyen Âge, II, Leipzig 1886, p. 397-398 ;
N. Iorga, Acte şi fragmente cu privire la istoria Românilor adunate din depozitele de manuscrise
ale Apusului, III, Bucarest 1897, p. 32-36 ; idem, Studii istorice, p. 116-119, 130, 173 (en 1496 on
croyait que le roi de Pologne avait reconquis Lerici occupé par les Turcs) ; E. Diaconescu,
Românii din Răsărit. Transnistria, Jassy 1942, p. 59-61 (occupé par les Turcs en 1475).
74
D. P. Bogdan, « Pomelnicul de la Bistriţa şi rudeniile de la Kiev şi de la Moscova ale lui
Ştefan cel Mare », AARMSI, IIIe série, XXII (1940), p. 633-657.
75
V. Vasiliu, « Sur la seigneurie de “Tedoro” en Crimée au XVe siècle à l’occasion d’un
nouveau document », Mélanges de l’École Roumaine en France (1929), p. 301-336 ; A. A.
Vasiliev, The Goths in the Crimea, Cambridge, Mass. 1936, N. Iorga, « Întinderea spre Răsărit a
Moldovei lui Ştefan cel Mare. Cu prilejul unei inscripţii », AARMSI, IIIe série, XX (1938), p. 315-
319. Repris dans N. Iorga, Studii asupra Evului Mediu românesc, Bucarest 1984, p. 306-309.
76
Ş. Papacostea, « Caffa et la Moldavie face à l’expansion ottomane (1453-1484) », dans
Colocviul româno-italian « Genovezii la Marea Neagră în secolele XIII-XIV », Bucarest, 1977, p.

331
MATEI CAZACU

région nord-pontique pour tous les États voisins. Ce fut là une des raisons
décisives de l’installation des Ottomans en Crimée en 1475 et de leur longs
conflits avec le prince de Moldavie, conflits qui ne cessèrent qu’après la
conquête de Kilia et d’Aqkerman en 1484.
Étienne le Grand s’adressa tout d’abord au roi Casimir pour obtenir l’aide
nécessaire à la reconquête des forteresses perdues et d’où les Ottomans et les
Tatars pouvaient entreprendre des expéditions contre la Moldavie et la Lituanie.
La condition posée par le roi pour entrer en campagne était la prestation de
l’hommage vassalique personnel, cérémonie que le prince moldave remplit le 15
septembre 1485 à Kolomyja77. Tout de suite après cette date, une armée
polonaise conduite par deux des fils du roi – dont son successeur au trône, Jean
Albert –, se mit en marche vers le Sud où elle obtint quelques succès face aux
Ottomans. En décembre, les Polonais étaient sur le Danube, mais les forces
polonaises étant insuffisantes pour arracher une victoire décisive, la guerre
continua aussi dans les années suivantes. Finalement, le roi Casimir fit la paix
avec Bāyezīd II en 1489 sans pour autant réussir à déloger les Turcs78.
Nous savons que, lors de ces escarmouches, les pillages et les destructions
de forteresses et de villages avaient été nombreux dans la région79. Czarnigrad a
dû subir ce sort, de même que Iurgheci-Kerman qui sera reconstruit par Bāyezīd
II si l’on en croit les dires de Evliyā Čelebi80. Ce dernier appelle la forteresse
Yanik Hisar (la cité brûlée, donc aussi noire) et précise qu’elle se trouvait au
premier gué du Dniestr après le liman ; c’était, ajoute-t-il, le point de passage
obligatoire pour aller à Očakov en partant d’Aqkerman.
Quant à Czarnigrad, il ne sera plus mentionné dans les actes de
délimitation de la frontière turco-polonaise du XVIe et du XVIIe siècle, bien que
le royaume des Jagello eût encore des prétentions sur la région du Dniestr
inférieur81. Sur les cartes du XVIIe siècle, Czarne apparaît avec le qualificatif de
« ruiné », vraisemblablement par les incursions des Cosaques.

131-153 ; Şt. Andreescu, « Autour de la dernière phase des rapports entre la Moldavie et Gênes »,
RRH XXI (1982), p. 257-282.
77
Ş. Papacostea, « De la Colomeea la Codrul Cosminului. Poziţia internaţională a Moldovei
la sfârşitul secolului al XV-lea », RSl XVII (1970), p. 525-553.
78
N. Iorga, Studii istorice, p. 168-171 ; N. Beldiceanu – J.-L. Bacqué-Grammont – M.
Cazacu, op. cit., p. 50-53. En 1487, les Tatars de Crimée, vraisemblablement incités par les
Ottomans passent le Dniepr à Tavan, « que vox traiectum lingua scythica significat », et mettent à
feu et à sang la Podolie. Jean Albert, le fils du roi Casimir, part en campagne contre eux et les
accroche à leur retour « apud Copesterinum vicum » : « locus hic est inter Tyram et Bogum
amnes, Axiaces hic olim dictus ». B. Wapowski, Kroniki... ( 1480-1535), éd. J. Szujski, p. 5-7.
D’après V. V. Latysev, Pontika, Saint-Pétersbourg 1909, p. 48, Axiaca (ou Axiaces) serait Özü-
Očakov. Cf. E. Diaconescu, op. cit., p. 62-63.
79
Ibidem, loc. cit.
80
Evliyā Čelebi, Seyahatname, V, p. 114-115 ; Călători străini despre Ţările române, VI,
éd. M. Mehmed, Bucarest 1976, p. 413-414, 436-437 ; Seyahatname, op. cit., p. 164, 168.
81
B. Spuler, « Mittelalterliche Grenzen in Osteuropa », p. 163 sq.

332
À PROPOS DE L’EXPANSION POLONO-LITUANIENNE

Cependant, ce Czarne est situé bien plus au Nord d’Aqkerman et même de


Bender, plus précisément sur l’emplacement de l’actuel Grigoriopol, fondé en
1792. Force nous est donc de conclure que la vieille forteresse des XVe – XVIe
siècles avait complètement disparu et que sur son site s’élevait Mayak placé,
dans la carte de Reicherstorffer de 1541, par erreur sur la rive droite du
Dniestr82. Yanik Hisar sur la rive droite et Mayak/Palanka sur la rive gauche ont
ainsi formé un seul point de passage du Dniestr qui resta entre les mains des
Ottomans jusqu’en 1806, lorsqu’il fut pris, en même temps qu’Aqkerman, par
les troupes russes du duc de Richelieu83.

82
Moldaviae, quae olim Daciae pars Chorographia Georgio a Reicherstorffer Transylvano
autore, Vienne 1541. La carte annexée a été republiée à Cologne, en 1595. Pour Yanik Hisar et
Mayak, cf. Z. Veselá Prenosilova, « Tureckij traktat ob osmanskih krepostjah severnogo
pričeraomorja v načale XVIII v. », dans Fontes orientales ad historiam populorum Europae
meridie-orientalis atque centralis pertinentes, réd. A. S. Tveritinova, p. 100, 114 ; cf. M. Berindei
– G. Veinstein, « Règlements fiscaux et fiscalité de la province de Bender-Aqkerman, 1570 »,
CMRS XXII/2-3 (1981), p. 314, n. 9.
83
N. Iorga, Studii istorice, p. 254.

333
UNE DÉMONSTRATION NAVALE DES TURCS
DEVANT CONSTANTINOPLE
ET LA BATALLE DE KILIA (1448)
(en collaboration avec Petre Ş. Năsturel)

M. Peter Schreiner, qui vient de publier, au terme de patientes et érudites


recherches, un corpus des chroniques brèves byzantines et post-byzantines, s’est
occupé, voici plusieurs années, d’un petit texte que renferme un manuscrit de
Bologne, et dont voici la traduction :
« En 6956, 11e indiction, au mois de juin, le [Nème] jour du Jeûne des Saints-Apôtres, les
Musulmans vinrent avec 65 vaisseaux et plus, flotte transportant de nombreux hommes d’armes,
et avec une force et un matériel de guerre devant Constantinople et ils subirent un échec total et la
honte, trouvant la Vlanga fortifiée et bien armée, ainsi que l’enceinte, les forces de mer et de terre,
les chaînes [posées] dans la mer. Puis, quand ils eurent vu qu’ils avaient échoué honteusement, ils
se rendirent à Kelli [= Kilia] et ils y furent mis en pièces et ils s’en retournèrent en déroute »1.

Les événements consignés dans cette notice, partie intégrante d’une brève
chronique anonyme, remontent au mois de juin 1448 (6956). Une lacune a
emporté l’indication du jour précis qui vit la flotte turque sous les remparts de
Constantinople. Cette attaque brusquée, qui aurait pu avoir raison alors de la
capitale de ce qui restait encore de l’Empire d’Orient, se produisit pendant le
Carême des Saints-Apôtres. M. Schreiner hésitait, il y a quelques années, à
admettre la réalité de cet événement : aucune chronique byzantine signée n’en

1
« Ἐν τῷ ςϡνς΄, ἰνδικτιῶνος ιαϘ, μηνὶ ἰουνίῳ, ἡμέρᾳ <.> τῆς τῶν ἁγίων ἀποστόλων νησ-
τείας, ἦλθαν οἱ Μουρσουμάνοι μὲ πλοῖα ξε΄ καὶ ἐπέκεινα ἀρμάδα μὲ ἀρμάτων πολλῶν καὶ
δύναμιν καὶ κατασκευὰς εἰς τὴν Κωνσταντινούπολην, καὶ εὗραν ἀστοχίαν πᾶσαν καὶ ἐντροπὴν
καὶ τὸν Βλάνγκα κτισμένον καὶ πολλὰ ἀρματωμένον, ἔτι καὶ τὸ κάστρον, καὶ θαλάσσης καὶ
στερεᾶς τὰς δυνάμεις καὶ ἅλυσες ἐν τῇ θαλάσση. εἶτα ὡς εἶδαν, ὅτι ἐστόχησαν μὲ ἐντροπή,
ἐπῆγαν εἰς τὸ Κελλὶ καὶ ἀφανίσθησαν τελείως καὶ ἐγύρευσαν καταλυμένοι » : Ρ. Schreiner,
Studien zu den Βραχέα Χρονικά, Munich 1967, p. 206 (traduction et commentaire, p. 172-175) ;
idem, Die byzantinischen Kleinchroniken, I. Teil : Einleitung und Text, Vienne 1975, p. 99 (nο 51)
(texte) ; 2. Teil : Kommentar, Vienne 1977, p. 469-470. Cette chronique avait déjà été éditée,
d’après un manuscrit aujourd’hui perdu, par le patriarche de Jérusalem Dositheos, Ἱστορία περὶ
τῶν ἐν Ἱεροσολύμοις πατριαρχευσάντων, Bucarest 1715 (voir I. Bianu et N. Hodoş, Bibliografia
românească veche, 1508-1830, I, Bucarest 1903, p. 501-508), puis sur le manuscrit de Bologne,
réutilisé par Schreiner, par Sp. Lampros, Βραχέα Χρονικά, édition soignée par Κ. I. Amantos,
Athènes 1932, p. 80-82 (qui n’a pas remarqué la notice de 1448, dont la découverte est due à P.
Schreiner).
MATEI CAZACU

parle2 . Mais Mme Elizabeth Zachariadou a produit certains arguments 3 qui


semblent avoir emporté partiellement l’assentiment du savant allemand, puisque
son corpus de 1975 enregistre le fait à l’an 1448, encore qu’il fasse suivre la
date d’un point d’interrogation. Sans doute notre exposé lèvera-t-il ses derniers
doutes.
Quels sont les arguments qui nous permettent de tenir pour historiques les
faits rapportés par cette source ? C’est, en premier lieu, sa valeur de source
constantinopolitaine : l’auteur (tout anonyme qu’il demeure), ne saurait guère
être accusé d’avoir commis une erreur grossière sur la date et écrit 6956 (1448)
au lieu de 6930 (1422 : date d’un siège bien connu de Constantinople par les
Ottomans)4. Le contexte démontre qu’il fut le témoin oculaire des événements
relatés par lui, événements qu’il est, pour Constantinople du moins, le seul à
avoir consignés. En second lieu, l’indiction 11 correspond effectivement à l’an
1448, et ce premier contrôle positif est déjà rassurant (pour l’an 1422 l’indiction
aurait été la 15e). Comme l’a aussi remarqué Mme Zachariadou, les deux
notices qui, dans le manuscrit considéré, font suite à la nôtre, concernent la mort
du despote Théodore Paléologue, en juin, et l’arrivée, en juillet – août 1448, à
Constantinople, du despote Démètre, frère du basileus, et elles ne sont pas
suivies de la précision de l’année, mais datées seulement à l’aide de l’expression
« en la même année »5, en fonction, manifestement, de la notice des événements
du mois de juin. C’est là une preuve supplémentaire que leur auteur, qui les
mettait par écrit sous l’impulsion d’événements récents6, n’a pu confondre des
faits s’étant déroulés à vingt-six ans d’intervalle les uns des autres. De plus, le
groupement même de ces trois informations au bas du feuillet 351v du
manuscrit de Bologne, à la suite d’un texte traitant de divers alphabets, sur un
espace extrêmement réduit (alors que la chronique proprement dite figure à la
feuille suivante), prouve l’étroite interdépendance des trois événements
survenus la même année. Enfin, on retiendra que l’on ne connaît aucune attaque
turque contre Kilia en 1422, fait qui n’aurait pas échappé aux sources du temps,
notamment aux chroniques roumaines ou saxonnes de Transylvanie7.

2
P. Schreiner, Studien, p. 172-175 et 206.
3
E. Zachariadou, compte rendu des Studien de P. Schreiner dans Ελληνικά 21 (1968), p.
422-423.
4
Voir par exemple J. W. Barker, Manuel II Palaeologus (1391-1425). A Study in late
Byzantine Statesmanship, New Brunswick 1968, p. 361-371 ; L. Bréhier, Vie et mort de Byzance,
Paris 1969, p. 395-396 ; G. Ostrogorsky, Histoire de l’État byzantin, Paris 1969, p. 581 ; D. M.
Nicol, The last Centuries of Byzantium 1261-1453, Londres 1972, p. 348-349.
5
« Τῷ αὐτῷ ἔτει » : cf. P. Schreiner, Die byz. Kleinchr., p. 99-100, no 51-52.
6
P. Schreiner, Studien, p. 11 et suiv. et p. 20.
7
N. Iorga, Studii istorice asupra Chiliei si Cetăţii Albe, Bucarest 1900 ; Al. Elian,
« Moldova şi Bizanţul în secolul al XV-lea », dans M. Berza (éd.), Cultura moldovenească în
timpul lui Ştefan cel Mare, Bucarest 1964, p. 126. Une attaque turque eut bien lieu contre Kilia,
mais seulement en 1420. Le 25 août 1420, l’empereur Sigismond de Luxembourg faisait part de la
nouvelle au Grand Maître de l’Ordre teutonique en ces termes : « ...also hat sich leyder die zyte
verkert das unser fursaez den wir durch gemeines nutzes willen gern gefurdert hatten nicht hat

336
UNE DÉMONSTRATION NAVALE

En l’absence toutefois d’autres témoignages, la critique interne de la


chronique de Bologne ne saurait constituer un argument décisif pour maintenir
la date, indiquée par elle, de 1448. Mais une source nouvelle vient confirmer à
point nommé les résultats de notre analyse : une lettre du 3 juillet 1448, que le
Grand Maître des chevaliers de Rhodes adressa au roi de France Charles VII.
On en retiendra ce passage significatif :
« Nuperrime siquidem ex litteris ex Constantinopoli, Pera et Chio huc Rhodum missis nobis
innotuit magnum Teucrorum sive Turchorum regem classem ingentem paravisse exercitumque
coadunasse, ut terra marique ipsam Constantini urbem oppugnaret, quae classis cum in Danubium
flumen esset ingressa descendissentque Teucri plurimi ex ea in terram, repente classis Blanchi
longe ea inferior numero ex superiore ad nos parte insiluit, et fere infidelium totam classem
combussit. Illi vero qui terram petierant a Bianchi gentibus trucidati sunt. Hoc infortunio et clade
Teucris data, et imperatoria ipsa civitas, et omnes insule Aegaei pelagi a formidine magna, Deo
victoriam Christianis dante, liberati sunt »8,

(Blanchus, on l’aura reconnu, est l’un des noms que ses contemporains
donnaient à Jean le Blaque, ou le Valaque, le chevalier « Blanc », Jean Hunyadi,
d’origine roumaine mais au service de la Hongrie, le Iancu de Hunedoara des
Roumains).
La confrontation de la chronique grecque et du texte ci-dessus dissipe toute
incertitude qui planerait encore quant à la véracité des dires du manuscrit de
Bologne. La notice éditée par Peter Schreiner se rapporte à un assaut avorté, ou
à une tentative de siège, demeurés inconnus jusqu’ici, dont Constantinople
constitua la cible, au mois de juin 1448. L’affaire fut immédiatement suivie
d’une descente à Kilia qui se solda par l’anéantissement quasi total de la flotte
ottomane par les soldats de Iancu de Hunedoara9.
L’événement ainsi reconstitué à sa juste valeur revêt des dimensions
nouvelles, pour peu qu’on le replace dans le cadre plus large de l’histoire uni-
verselle. On peut le considérer comme une tentative audacieuse de Mourad II
pour briser l’encerclement réalisé contre lui par les forces chrétiennes
regroupées par Iancu de Hunedoara. Le sultan essayait d’occuper une puissante
base d’approvisionnement de première importance, qui dominait le passage
d’Asie mineure en Europe et qui coupait ainsi en deux l’Empire ottoman.

furtgang haben und gehindert worden ist mit dem das der Turk Cristi [Feind] Kyla eingenommen
hat... » : voir Fl. Constantiniu – Ş. Papacostea, « Tratatul de la Lublau (15 martie 1412) și situația
internațională a Moldovei la începutul veacului al XV-lea », SRI XVII (1964), p. 1129-1140.
L’acte en question, p. 1139. Voir aussi Ş. Papacostea, « Kilia et la politique orientale de
Sigismond de Luxembourg », RRH XV (1976), p. 421-436.
8
Le lecteur trouvera en annexe de cet article le texte intégral de cette lettre du Grand Maître
Jean de Lastic.
9
La lettre de Jean de Lastic parle bien d’une armée et d’une flotte mises sur pied par le
sultan pour assiéger Constantinople, mais il n’y est fait aucune mention d’une mise à l’exécution
de cette intention, alors que l’attaque effective de Kilia et la dure défaite des assaillants sont
longuement mises en relief. Voir le texte latin, infra, Annexe.

337
MATEI CAZACU

La scène politique de l’Europe Orientale et du Sud-Est est dominée au


cours des années qui suivirent la catastrophe chrétienne de Varna de 1444, par
l’affrontement de la Hongrie et de l’Empire ottoman. Iancu de Hunedoara,
devenu (après la mort, à la journée de Varna, du roi Vladislav Ier) le véritable
chef des affaires du royaume apostolique, voit sa position consolidée par son
élection aux fonctions de gouverneur du Royaume de Hongrie, en juin 1446.
Dès lors, il intensifie ses préparatifs pour organiser une croisade anti-ottomane
qui rejetterait les Turcs en Asie mineure. Dans ce dessein, il entreprend de
mettre sur pied une large coalition, dont les bases sont posées au cours des
années 1446-1448, grâce à toute une série de traités et d’alliances recouvrant
une vaste zone géographique.
Tout d’abord, il était absolument indispensable, pour la réussite de son
plan, de maintenir la Moldavie et la Valachie dans une dépendance aussi étroite
que possible de la couronne de saint Étienne. C’est ce qu’il réalisa dans l’hiver
1447-1448, lorsque Vlad le Diable (Dracul), prince de Valachie (1436-1442,
1443-1447), fut détrôné au profit de Vladislav II, parent de Iancu et son allié
fidèle (décembre 1447), tandis que les forces armées du gouverneur de Hongrie
installaient en Moldavie le prince Pierre II (février 1448)10 . C’est à la faveur de
ces événements que la forteresse de Kilia, aux bouches du Danube, fut cédée par
le nouveau souverain moldave à son protecteur « pour le défendre contre les
Turcs »11.
La fidélité des deux États roumains signifiait pour Iancu la possibilité de
dominer la ligne du Danube, depuis Belgrade jusqu’à la mer Noire où, à
l’embouchure du fleuve, la forteresse de Kilia montait bonne garde. Sur une
étendue de plus de mille kilomètres, les Turcs pouvaient être de la sorte attaqués
par surprise, maintenant que l’armée chrétienne avait ses arrières assurés et,
partant, la possibilité de s’approvisionner et, également, celle de se replier en
cas de besoin.
À l’aide promise avec enthousiasme par le pape Nicolas V, Iancu de
Hunedoara ajouta un traité conclu avec le roi d’Aragon, Alphonse, maître de
Naples et de la Sicile, lequel mettait à la disposition de la coalition une
puissante flotte pour bloquer les Détroits et couper tout moyen de commu-
nication entre les forces ottomanes d’Asie et d’Europe. Le traité, conclu le 6
novembre 1447, faisait aussi mention des 10.000 soldats de Valachie sur
lesquels s’appuyait Iancu12.

10
Pour une reconstitution de toute la suite de ces actions, voir Fr. Pall, « Intervenţia lui
Iancu de Hunedoara în Tara Românească şi Moldova în anii 1447-1448 », SRI XVI (1963), p.
1049-1072.
11
Ce sont les termes mêmes de la chronique dite moldo-polonaise, chez P. P. Panaitescu,
Cronicile slavo-române din sec. XV – XVI publicate de Ion Bogdan, éd. revue et complétée,
Bucarest 1959, p. 168 et 177 ; voir aussi Fr. Pall, « Stăpînirea lui Iancu de Hunedoara asupra
Chiliei şi problema ajutorării Bizanţului », SRI XVIII (1965), p. 619-638.
12
L. Thalloczy – S. Barabas, Codex diplomaticus comitum de Frangepanibus, Budapest
1910, p. 350 (« Monumenta Hungariae Historica, Diplomataria », XXXV) ; voir aussi l’étude

338
UNE DÉMONSTRATION NAVALE

Au Sud du Danube, le gouverneur de Hongrie ne pouvait compter que sur


un seul allié, son émule de gloire, l’Albanais Skanderbeg, dont les troupes,
conformément à l’entente conclue, devaient attaquer les Turcs à revers et faire
leur jonction avec l’armée des Croisés qui viendrait par la Serbie et la
Bulgarie13. Cette alliance toutefois avec Skanderbeg et Alphonse d’Aragon eut
pour effet d’éloigner Venise de la coalition. En effet, depuis l’hiver 1447, la
Seigneurie était en guerre avec les Serbes et les Albanais qui cherchaient à
recouvrer la ville de Dagno. Les adversaires de la cité des lagunes étaient
Skanderbeg, le despote de Serbie Georges Branković et quelques chefs de clan
albanais. En décembre, le prince albanais assiégea Durazzo (Durrës), tandis
qu’il dépêchait à Naples des ambassadeurs chargés de négocier avec le roi
d’Aragon. Georges Branković lui aussi menait des pourparlers dans le même
sens14. Ce dernier se trouvait en conflit aigu avec le roi de Bosnie Étienne
Tomitć depuis 1444. Ils se disputaient la possession de villes minières, dont la
principale était Srebrenitsa. Alors que le grand voïévode Étienne Voukčitć avait
fait alliance avec les Serbes, le roi de Bosnie rechercha l’alliance de Venise.
Mais en 1446, Étienne Voukčitć conclut la paix avec le souverain bosniaque,
auquel il donna sa fille Catherine en mariage ; ils se trouvaient dorénavant l’un
et l’autre en conflit avec les Serbes15. Raguse, en même temps, appuyait
entièrement les plans de croisade anti-ottomane ; elle se trouvait, en effet,
placée sous la protection de la Hongrie.
L’année 1448 voit s’intensifier les contradictions et les conflits entre les
États de la Péninsule Balkanique. En février, c’est le despote de Morée
Constantin Paléologue (le futur dernier empereur de Byzance) qui se tourne à
son tour vers Alphonse d’Aragon pour chercher à conclure par son entremise un
mariage avec la fille du roi du Portugal. Le but de cette alliance matrimoniale
était de diminuer l’influence de Venise en Orient16. Le même mois, Iancu

fondamentale de Fr. Cerone, La politica orientale di Alfonso di Aragona, dans Archivio storico
per le Provincie napoletane, XXVII, 1902, p. 3-93, 384-456, 555-634, 774-852 ; XXVIII, 1903, p.
154-212 ; N. Iorga, Geschichte des osmanischen Reiches. Nach den Quellen dargestellt, I, Gotha
1908, p. 450 et suiv. ; Fr. Kayser, Papst Nicolaus V. und das Vordringen der Türken, dans
Historisches Jahrbuch der Görres-Gesellschaft, VI, 1885, p. 208-231 ; voir également G. F.
Ryder, « La politica italiana di Alfonso d’Aragona (1442-1458) », Archivio storico per le
Provincie napoletane, nouvelle série, XXXVIII (1958), p. 43-106, XXXIX (1959), p. 235-294.
13
Laonici Chalcocandylae Historiarum demonstrationes, éd. F. Darkó, II/1, Budapest 1923,
p. 123-125 ; A. Bonfini, Rerum Hungaricarum decades, éd. I. Fogel, Β. Ivanyi et L. Juhasz, III,
Leipzig 1936, p. 160. Voir Fr. Paix, « Skanderbeg et Iancu de Hunedoara », RÉSEE VI/1 (1968),
p. 5-21.
14
Fr. Cerone, op. cit. ; C. Marinescu, « Alphonse V, roi d’Aragon et de Naples, et l’Albanie
de Skanderbeg », dans Mélanges de l’École Roumaine en France, Paris 1923, p. 23-26 ; A. Gegaj,
L’Albanie et l’invasion turque au XVe siècle, Paris 1937.
15
C. Jireček, Geschichte der Serben, II/1, Gotha 1918, p. 187 et suiv. ; V. Klaic, Geschichte
Bosniens von den ältesten Zeiten bis zum Verfalle des Königreiches, Leipzig 1885, p. 375-376.
16
D. A. Zakythinos, Le Despotat grec de Morée, I, Histoire politique, Paris 1932, p. 238-
239.

339
MATEI CAZACU

installe en Moldavie, nous l’avons déjà rappelé, un prince qui est son allié,
Pierre II : ce dernier est attesté sur le trône moldave pour la première fois le 23
février et c’est lui qui cède Kilia à la Hongrie pour qu’elle la transforme en une
base d’opérations contre les Ottomans17.
C’est à cette époque encore que Venise précise sa position à l’égard du
projet de croisade. Le 7 mars, son sénat, qui avait été sollicité par Iancu de lui
accorder son aide en vue de l’expédition, pose comme condition de son appui la
conclusion de la paix avec Skanderbeg et Branković18. La situation du royaume
apostolique s’en trouvait fortement aggravée, car depuis le mois de janvier des
tractations étaient en cours avec Frédéric III afin de normaliser les rapports entre
la Hongrie et le Saint Empire Germanique et de ramener sur le trône Ladislas le
Posthume encore mineur. Venise ne conclura la paix avec Skanderbeg qu’en
novembre, de sorte que le vaillant capitaine n’eut plus le temps de gagner
Kossovo, où la bataille s’était déjà livrée sans lui. Mais dès la fin du printemps,
les Turcs entreprennent de porter toute une série de coups audacieux afin de
briser le blocus qui les menaçait du fait de la politique d’alliances poursuivie par
Iancu. Le premier qu’ils assénèrent fut une campagne contre la Bosnie et la
Croatie, en mars. Dans les coulisses de cette action se trouvait le despote
Georges Branković qui y poussa les Turcs, auxquels il fournit même des
guides19.
Entre-temps, Venise entamait en secret des pourparlers avec le Grand Turc
qu’elle excita contre Skanderbeg ; elle mit à prix pour cent ducats la tête du
héros albanais20. En revanche, l’héritage de Milan (le dernier des Visconti, le
duc Philippe-Marie, était mort le 13 août 1447) déclenche les hostilités entre
François Sforza, qui commandait les forces du duché et Alphonse d’Aragon,

17
Le prince « Ciubăr », qui ne régna que deux mois de l’hiver 1448-1449, est visiblement le
Hongrois Csupor, à qui Iancu de Hunedoara confia le soin de gérer les affaires de la Principauté
moldave : N. Iorga, Histoire des Roumains et de la Romanité orientale, IV, Bucarest 1937, p. 111-
112.
18
S. Ljubić, Listine o odnasajih juznoga izmedju slavenstva i mletacke republike, IX,
Zagreb 1890, p. 267-268 (« Monumenta spectantia historiam Slavorum meridionalium », XXI) :
« Captum, quod respondeatur Nicolao decano Cracoviensi, ambasciatori regis Hungariae, redeunti
a Curia romana et a rege Aragoniae, qui ei promiserant solutionem pro 4000 equitum, et
ecclesiasticas décimas, quod republica a longo bellum gerit cum Turcas, cuius causa ad
paupertatem redacta est. Sed in casu quo fuerit pax, et statutum foret mense aprili ire contra
Turcas, reperiemus ad omnia prontissimi pro comodo Christi fidelium et eorum defensione et
potissime illius regni, cui valde sumus affecti ». Voir aussi Fr. Thiriet, Regestes des délibérations
du Sénat de Venise concernant la Romanie, III, Paris – La Haye 1961, p. 143, no 2766.
19
Lettres des 12 et 20 mars de Pierre Soranzo, comte de Curzola, au doge de Venise, chez
Fr. Radić, « Prilog za povjest slavenskoga juga god. 1448 », Starine XXVII (Zagreb 1895), p 227-
228 ; cf. un acte du 29 août mentionnant cette attaque, chez S. Ljubić, Listine, IX, p. 279.
20
S. Ljubić, Listine, IX, p. 268-269. Un trait caractéristique de la diplomatie vénitienne,
c’est que l’on menait de front des tractations avec Skanderbeg d’une part et avec les Turcs, d’une
autre, pour qu’ils l’attaquassent.

340
UNE DÉMONSTRATION NAVALE

d’une part, et Venise, de l’autre21. Les rapports du comte de Curzola, Pierre


Soranzo, au doge de Venise, au mois de juin 1448, fourmillent d’informations
relatives aux mouvements du souverain aragonais, qui était passé à des actions
hostiles à l’égard de la flotte de la Sérénissime22. Prise entre deux adversaires,
Venise intensifia ses appels aux Turcs, les invitant à attaquer Skanderbeg, ce qui
se produisit avant le 16 juin23.
Parallèlement à l’action de son armée de terre, le sultan Mourad II fit
appareiller sa flotte, dont l’entrée en scène remonte précisément à juin de ladite
année. Le 24, Hunyadi faisait savoir au roi d’Aragon qu’il était prêt à partir en
guerre, mais il ne faisait aucune allusion à la moindre attaque de la part des
vaisseaux ottomans24 . En revanche, le 28 juin, Rafael di Pozo, arrivé de Serbie
et de Hongrie par Raguse à Curzola, rapportait des informations qui furent
transmises à Venise par le comte Pierre Soranzo:
« dixe come in Sophia et in Bulgaria una grandissima e infinita quantitade de Turchi senza
numero che i era zonti et anche per mare avevano fatto armada, per metterla in el Danubio, dixe
serà delle persone cento cinquanta milla, che è una cosa incredibile. Ongari dall’altra parte tutti i
era unidi in bon acordo, i qual Ongari avea appariado ancor loro grandissima armada et per el
Danubio, et per terra, et alla festa di s. Pietro tutti se doveva redur a Belgrado »25.

C’est par conséquent entre ces deux dates – après le 20 juin (car rien
n’avait encore transpiré à Bude au sujet d’une quelconque action ottomane) et le
28 juin, terme ante quem indiqué par la chronique grecque – que fut déclenchée
l’offensive de la flotte turque contre Constantinople, puis contre Kilia.
L’objectif choisi fut le quartier de Vlanga, dans la partie méridionale de la ville
impériale. Son double port (le port d’Eleuthère et le port de Théodose) était
garni de murailles, tant du côté de la terre que le long de la mer. Or, au moment
de l’apparition des bateaux montés par les Turcs, ces fortifications se trouvaient
en bon état de défense. Le despote de Serbie, Georges Branković, venait tout

21
Voir G. F. Ryder, « Alfonso d’Aragona e l’avvento di Francesco Sforza al ducato ai
Milano », Archivio storico per le Provincie napoletane, n.s., XLI (1961), p. 9-46.
22
Fr. Radić, op. cit., p. 228 et suiv. ; C. Marinescu, op. cit., p. 27.
23
Fr. Radić, op. cit., p. 231, acte du 19 juin. Discussion de la date de l’entrée des Turcs en
Albanie, chez Fr. Pall, « Marino Barlezio. Uno storico umanista », dans Mélanges d’histoire
générale, éd. C. Marinescu, II, Cluj 1938, p. 207. Voir aussi les instructions du Sénat pour Andrea
Venier du 27 juin, chez S. Ljubić, Listine, IX, p. 269-273 ; résumé chez Fr. Thiriet, op. cit., III, p.
145, no 2779.
24
J.-G. Schwandtner, Scriptores rerum Hungaricarum veteres ac genuini, II, Vienne 1746,
p. 47 ; G. Fejer, Genus, incunabula et virtus Joannis Corvini de Hunyad, regni Hungariae
gubernatoris, argumentis criticis illustrata, Bude 1844, p. 114-115.
25
Fr. Radić, op. cit., p. 234. Concernant la date de l’affaire manquée de l’attaque navale de
la ville de Constantinople et celle de la bataille de Kilia, on peut légitimement les fixer vers le 20-
24 juin au plus tard, car pour que le Grand Maître des Hospitaliers de Rhodes ait eu le temps
d’apprendre ces derniers événements, un certain laps de temps s’était nécessairement écoulé. Par
ailleurs, le commandant des forces hongroises qui écrasèrent les Turcs sous les murs de Kilia ne
fut pas Jean Hunyadi, qui se trouvait à Bude le 24 juin (cf. note 24). Il semble donc raisonnable de
supposer qu’il s’agissait en l’occurrence du prince « Ciubăr » (Csupor). Voir aussi note 17.

341
MATEI CAZACU

juste d’aider pécuniairement le basileus Jean VIII Paléologue à refaire les murs
maritimes de la capitale26. Ce geste illustre une fois de plus l’ambiguïté de la
politique du despote serbe dans le conflit à mort qui mettait aux prises le Sud-
Est de l’Europe et les appétits de conquête du Grand Seigneur. Les navires
ennemis trouvèrent donc la Vlanga flambant neuve, des soldats sur les remparts
et des chaînes qui interdisaient l’approche des navires désireux de mouiller27.
Les causes profondes de cette tentative manquée sont faciles à saisir.
Constantinople constituait une base idéale d’opérations pour une flotte désireuse
de contrôler la navigation entre la mer Noire et la mer Méditerranée, et
inversement. En 1444, ce fut tout juste grâce à l’aide des Génois et à la violence
d’une tempête qui dispersa les vaisseaux chrétiens que les Turcs étaient
parvenus à passer d’Asie en Europe pour aller affronter les croisés et la victoire.
À cela s’ajoutaient, en 1448 tout comme quatre ans plus tôt, les affirmations
d’indépendance de l’émir de Caramanie qui était en passe d’amabilités avec les

26
R. Janin, Constantinople byzantine. Développement urbain et répertoire topographique,
Paris 19642, p. 299 et carte 1-7-8/D-E (sur la Vlanga, voir aussi p. 227- 230, 233, 260, 299-300,
325). L’inscription concernant les réparations exécutées par le prince serbe a d’abord été publiée
par A. D. Mordtmann, Belagerung und Eroberung Constantinopels durch die Türken im Jahre
1453, Stuttgart – Augsbourg 1858, p. 133, et reprise par Al. Van Millingen, Byzantine
Constantinople. The walls of the city and adjoining historical sites, Londres 1899, p. 187, lequel
commente, p. 193, en outre, un fragment d’inscription concernant la réfection de la courtine d’une
portion des murailles (ce texte mutilé semble avoir échappé au regretté Père Janin). Voir encore E.
Zachariadou, compte rendu cité, p. 427-428. Selon R. Janin, op. cit., p. 294, les murs le long du
littoral de la Propontide s’étendaient sur 8 km : c’étaient une simple muraille, de 12 à 15 m de
hauteur, flanquée de 188 tours. R. Guilland, « Études sur l’histoire administrative de l’Empire
byzantin. Le comte des murs », Byzantion XXXIV/1 (1964), p. 23, observe que le domestique des
murailles, dont la charge avait été maintenue sous les Paléologues – cf. J. Verpeaux, Pseudo-
Kodinos, Traité des Offices, Paris 1966, Index, p. 386, sub voce « domestikos tôn teichéon » –
n’est cité nulle part à l’occasion de réparations ou de restaurations des murs d’enceinte de la ville.
Mme Zachariadou, compte rendu cité, p. 427-428, rappelle qu’une première restauration des
remparts fut effectuée après 1427 et avant 1432/33.
27
On peut se demander si la démonstration navale turque devant Constantinople en juin
1448, n’aurait pas quelque lien avec certain complot fomenté dans la capitale byzantine, dont
parle la notice qui fait suite immédiatement à celle qui est commentée par nous : P. Schreiner, Die
byz. Kleinchron., p. 99/51 (voir la discussion de cette information par P. Schreiner, Studien, p.
175-177). Démétrius Paléologue avait déjà participé, du côté des forces ottomanes et de Mourad
II, à un siège de la ville impériale dans l’été 1442 : voir Sp. Lampros, Παλαιολόγεια και
Πελοποννησιακά, II, Athènes, 1912-1924, p. 52 et suiv. ; J. Voyatzidis, « Νέα πηγή βυζαντινής
ιστορίας », Νέος Έλληνομνήμων XVIII (1924), Ρ. 85 et suiv. ; D. Zakythinos, op. cit., p. 216. Sa
venue à Constantinople dans les mois suivants pourrait avoir quelque rapport avec le complot
(voir P. Schreiner, Studien, p. 178-179 et 206). En ce qui concerne la chaîne qui barrait la Corne
d’Or – et peut-être aussi d’autres chaînes interdisaient-elles l’accès aux divers ports de la ville –
Mme et M. N. Beldiceanu nous signalent l’existence au Musée militaire d’Istanbul d’un débris
que la tradition attribue à la conquête de 1453 ; mais d’autres traditions affirment que ce serait un
reste de la chaîne qui protégeait Rhodes. Là-dessus voir aussi A. A. Vasiliev, Histoire de l’Empire
byzantin, II, Paris 1932.

342
UNE DÉMONSTRATION NAVALE

chrétiens et entra alors en rapports avec les Hospitaliers de Rhodes au cours


même de l’été28 .
La détermination des défenseurs de la Vlanga, la solidité aussi de ses
murailles et de ses tours, la présence de vaisseaux de guerre protégeant Byzance
amenèrent une modification du plan de bataille des Ottomans. On peut même se
demander si leurs intentions dépassaient celles d’une simple tentative
d’intimidation : le sultan guerroyait alors au loin, en Albanie29 . Et, hormis
l’anonyme qui nota dans le manuscrit de Bologne ce qu’il avait vu et vécu, les
ultimes chroniqueurs byzantins sont muets sur cet événement, qui aura été alors
considéré comme une démonstration militaire, comme un avertissement30. Le
nouveau plan, ou peut-être la suite du déroulement du plan initial, avait pour
second objectif (sinon pour but principal) de conquérir Kilia, aux bouches du
Danube. C’est là que la flotte ottomane tenta sa chance, car depuis février ou
mars de la même année une garnison hongroise défendait la place31. C’est de cet

28
J. Bosio, op. cit., II, p. 229-231. Sur Ibrahim bey de Caramanie, le « Grand Caraman »,
que F. Babinger qualifiait de « eine der seltsamsten Gestalten des spätmittelalterlichen Islam »,
voir les remarques du même orientaliste dans « Von Amurath zu Amurath. Vorund Nachspiel der
Schlacht bei Varna (1444) », Oriens III/2 (1950), p. 229-265 (repris dans idem, Aufsätze und
Abhandlungen zur Geschichte Südosteuropas und der Levante, I, Munich, 1962, p. 130 et la note
4).
29
F. Babinger, « Mehemed’s II. Heirat mit Sitt-Chatun (1449) », Der Islam XXXI/2 (1949),
p. 217-235 (repris dans idem, Aufsätze und Abhandlungen..., I, p. 227).
30
Déjà Mme Zachariadou, op. cit., p. 426 et note 2, voyait dans l’événement de 1448 une
attaque de petite importance. Il faut retenir que le silence des chroniqueurs byzantins à son sujet
est impressionnant. En effet, alors qu’il se trouvait à la cour de Trébizonde en ambassade,
Georges Sphrantzès apprit de la bouche même de l’empereur tout joyeux, la mort de Mourad II, et
l’avènement au trône de Mahomet II, et l’ambassadeur de l’empereur de Constantinople ne put
faire autrement que de marquer sa douleur : c’est, lui rétorqua-t-il, que Mourad était vieux et que,
après l’échec de son attaque contre Constantinople il s’en tenait à des relations pacifiques et
amicales avec Byzance, tandis que maintenant le nouveau sultan, ennemi des chrétiens depuis son
enfance, représentait pour eux un péril bien plus grand. Nous voyons dans ces paroles la preuve
qu’en réalité les Constantinopolitains ne se sentirent guère menacés par la démonstration de la
flotte turque. Le texte en question de Sphrantzès (éd. V. Grecu, Bucarest 1966, p. 76). À tort selon
nous, V. Grecu, op. cit., n. 3, croit comprendre que Mahomet avait envoyé des présents à
Constantin Paléologue. En réalité, il en avait fait porter au souverain de Trébizonde, Jean IV, qui
précisément pour cette raison manifestait si naïvement sa joie à Sphrantzès. Que le représentant
du dernier basileus jugeait sagement la portée de ce changement de règne, les événements allaient
le prouver sans tarder.
31
Fr. Pall, « Stăpânirea lui Iancu de Hunedoara asupra Chiliei », p. 620-621. Pour
l’emplacement de Kilia, voir maintenant O. Iliescu, « Localizarea vechiului Licostomo », SRI
XXV/3 (1972), p. 445-462 ; P. Ş. Năsturel, « Le littoral roumain de la mer Noire d’après le
portulan grec de Leyde », RÉR XIII-XIV (1974), p. 125-127. La localisation de Kilia comme place
distincte de Lycostomo est définitivement prouvée par des documents publiés par G. Pistarino,
Notai genovesi in Oltremare. Atti rogati a Chilia da Antonio di Ponzò (1360-1361), Gênes 1971,
et G. Airaldi, « I Genovesi a Licostomo nel sec. XIV », dans Studi medievali a cura del Centro
italiano di studi sull’alto medioevo, IIIe série, XIII/2, Spolète 1972, ρ 967- 981, mis en oeuvre
dans l’article d’O. Iliescu, « Nouvelle édition d’actes notariés instrumentés au XIVe siècle dans les

343
MATEI CAZACU

assaut que parle la lettre du Grand Maître des Hospitaliers au roi de France. Il y
est fait mention tout d’abord d’une bataille navale qui permit à la flottille
chrétienne, encore qu’elle fût inférieure numériquement aux bâtiments
ottomans, de détruire ces derniers, en incendiant la plupart ; après quoi, les
forces terrestres achevèrent la déconfiture des éléments ennemis qui avaient pris
pied sous les remparts de la cité danubienne32.
Même si ses intentions contre Constantinople avaient avorté et en dépit
aussi de la sanglante défaite de ses armes devant Kilia, Mourad II avait donné
une fois de plus la mesure de son génie militaire. Le succès de cette audacieuse
manœuvre lui aurait assuré la maîtrise de la mer Noire et des bouches du
Danube. Kilia représentait pour la Hongrie non seulement le point stratégique
d’où l’on pouvait dominer les Principautés roumaines de Valachie et de
Moldavie, mais elle constituait encore une base d’approvisionnement nécessaire
à une flotte susceptible de venir à tout moment au secours de Constantinople33.
La conquête de ces deux villes-clefs allait faire désormais partie intégrante du
programme politique de ses successeurs. Son fils, Mehmet II, s’emparera de
Constantinople en 145334 et son petit-fils, Bajazet II, reportera les frontières de
l’Empire ottoman en 1484 jusqu’à Kilia, sur le Danube, et à Cetatea Albă
(Maurokastro, Asprokastro, Aqkerman) à l’embouchure du Dniester35.
En résumé, Constantinople échappa à sa conquête par mer en juin 1448 et
Kilia, attaquée quelques jours plus tard par la même flotte turque, résista
victorieusement aux Ottomans. Une grande victoire cependant allait dédom-

colonies génoises des bouches du Danube. Actes de Kilia et de Licostomo », RÉSEE XV/1 (1977),
p. 113-119.
32
À cette bataille participèrent certainement aussi les soldats des princes de Valachie et de
Moldavie, lesquels fourniront du reste des contingents qui seront présents à. la conclusion
tragique de la bataille de Kossovo. Voir là-dessus M. Cazacu, « La Valachie et la bataille de
Kossovo (1448) », RÉSEE IX/1 (1971), p. 131-139.
33
Le « janissaire serbe », Constantin d’Ostrovitsa, reproduit dans ses Mémoires les paroles
prononcées par Mahomet II après la campagne de 1462 en Valachie : « Aussi longtemps que les
Roumains détiendront et posséderont Kilia et Cetatea Albă et les Hongrois le Belgrad serbe, nous,
nous ne pourrons remporter aucune victoire ». (Memoiren eines Jantischaren oder Türkische
Chronik, éd. Renate Lachmann, Graz – Vienne – Cologne 1975, p. 135). Voir aussi l’édition
anglaise de la version tchèque due à B. Stolz, Memoirs of a Janissary, Ann Arbor, The University
of Michigan 1975. Quand il s’adressa au sénat de Venise, en 1476, le prince de Moldavie Étienne
le Grand déclara, par la bouche de son représentant, au sujet de l’importance stratégique de Kilia
et de Cetatea Albă pour la Moldavie : « Et la Excellentia Vostra puoi considerar che queste terre
sono tutte la Valachia [entendez ici la Moldavie], et la Valachia con queste do terre sono un muro
del Hungaria et Pollona. Oltra de zo io dico più, che se questi castelli se conserveranno, i Turchi
poranno perder e Gaffa et Chieronesso. Et sara facil cossa... » (chez I. Bogdan, Documentele lui
Ştefan cel Mare, II, Bucarest 1913, ρ. 346).
34
On se souvient aussi que dès 1452 Mehmet II mit au point l’encerclement de la ville qu’il
convoitait et qu’au mois d’août ses janissaires eurent un accrochage avec la population de la
banlieue : L. Brehier, op. cit., p. 419-420.
35
N. Beldiceanu, « La campagne ottomane de 1484 : ses préparatifs militaires et sa
chronologie », RÉR V-VI (1960), p. 67-77.

344
UNE DÉMONSTRATION NAVALE

mager le sultan du double échec de ses navires. Il la remporta en octobre dans la


plaine de Kossovo.

Annexe

1448, 3 juillet – Rhodes. Jean de Lastic, Grand Maître de l’Ordre des


Hospitaliers de Rhodes, au roi de France, Charles VII, au sujet des défaites
ottomanes devant Constantinople et Kilia, et sur les relations du Prêtre Jean
avec les Sarrasins.
Original perdu. Édité par Luc D’Achery, Veterum aliquot scriptorum qui in
Galliae bibliothecis, maxime Benedictinorum latuerant Spicilegium..., t. VII,
Paris 1666, p. 256-257, n° 4336.

Serenissime et christianissime Francorum rex, debita recommendatione


praemissa. Consueverunt semper laeto animo principes audire ea quae in
exteris regionibus geruntur, et praesertim si quid est quod ad detrimentum
infidelium intercesserit. Nuperrimè siquidem ex litteris ex Costantinopoli, Pera
et Chio hue Rhodum missis nobis innotuit magnum Teucrorum sive Turchorum
regem classem37 ingentem paravisse exercitumque coadunasse, ut terra marique
ipsam Constantini urbem oppugnaret, quae classis cum in Danubium flumen
esset ingressa, descendissentque Teucri plurimi ex ea in terram, repente classis
Blanchi38 longe ea inferior numero ex superiore ad nos parte insiluit, et fere

36
Sur dom Luc d’Achery voir son nécrologe dans le Journal des Savants, lundi 26
novembre 1685, p. 393-394, où le défunt est placé « entre ceux qui ont le plus enrichi les
bibliothèques par l’édition de ces anciens monuments » ; J. Fohlen, « Dom Luc d’Achery (1609-
1685) et les débuts de l’érudition mauriste », Revue Mabillon LV (1965), p. 149-175 ; LVI
(1966), p. 1-30 et 73-98. Le document que nous analysons fut communiqué à d’Achery par
Antoine Vyon, sieur d’Hérouval (†1689), collaborateur également de Baluze. Il fit don à Saint-
Germain-des-Prés de plusieurs manuscrits. Voir L. Delisle, Le Cabinet des manuscrits de la
Bibliothèque Nationale, II, Paris 1974, p. 45. On trouvera d’intéressantes informations sur l’aide
qu’il accorda à l’élaboration par d’Achery du tome VII cité ci-dessus dans le ms. fr. 17685, ff.
117-118, I74r-v et 201 de la Bibliothèque Nationale de Paris (lettres de 1662, 1664 et 1665).
37
Sur la flotte turque de l’époque, voir A. C. Hess, « The evolution of the Ottoman sea-
borne empire in the age of the oceanic discoveries (1453-1525) », AHR LXXV/7 (1970), p. 1892-
1919. On trouvera aussi certaines données dans Ν. Beldiceanu, Les actes des premiers sultans
conservés dans les manuscrits turcs de la Bibliothèque Nationale à Paris, I, Paris – La Haye I960,
passim (voir Index, sub voce « bateaux »). Des miniatures permettant de mieux se représenter les
types des navires ottomans dans l’ouvrage (que veut bien nous signaler M. N. Beldiceanu) de H.
G. Yurdaydin, Matrahci Nasûl, Ankara 1963, p. 98-103. On appréciera mieux la vitesse des
bateaux (et donc le temps nécessaire à la flotte turque pour gagner de Constantinople les bouches
du Danube, et à la nouvelle de la bataille pour parvenir à Chio et à Rhodes) à la lumière des
informations réunies par Mme C. Villain-Gandossi, « La mer et la navigation maritime à travers
quelques textes de la littérature française du XIIe au XIVe siècle », RHÉS XLVII (1969), p. 180-
181.
38
Sur Jean Hunyadi (Iancu de Hunedoara) appelé ainsi, voir C. Marinescu, « Du nouveau
sur “Tirant lo Blanch” », dans Estudis romanics, publiés par R. Aramon i Serra, IV, Barcelone

345
MATEI CAZACU

infidelium totam classem combussit. Illi vero qui terram petierant a Bianchi
gentibus trucidati sunt. Hoc infortunio et clade Teucris data, et imperatoria ipsa
civitas et omnes insulae iEgaei pelagi a formidine magna, Deo victoriam
Christianis dante, liberati sunt.
Insuper Presbyter Johannes, Indorum imperator39, ut quidam sacerdotes
indiani huc Rhodum devecti, per veros interprétés dixerunt, magnam stragem et
occisionem Saracenis suis finitimis et his maxime qui ex stirpe Machometi se
ortos praedicant, intulit, ut vix credatur : nam per trium dierum iter passim
cadavera occisorum conspiciebantur. Destinavit praeterea oratorem is Indorum
rex Soldano Babyloniae cum muneribus, sicut mos Orientalium est, ei
denuntians nisi ab affligendo Christianos desierit, se bellum pestiferum civitati
Mechae, ubi sepulchrum Machometi esse dicitur, /Egypto, Arabiae, et Syriae,
quae ditioni ipsius Soldani subjectae sunt, illaturum : flumenque Nili totum, qui
/Egyptum irrigat et sine quo nullus illic vivere posset, surrepturum, et iter aliud
illi daturum simili pacto militans. Orator ipse primo bene admissus et visus fuit:
dataque ei copia ut sanctum sepulcrum Domini nostri viseret ; qui cum reversus
ad Cayrum fuisset, ab ipso Soldano carceri traditus est, hac intentione illum
non relaxaturum, nisi orator suus ad Indiam missus et detentus non redierit.
Haec pauca sunt memoratu digna et Serenitati vestrae dignissima, quam semper
valere optamus.
Datum Rhodi in nostro conventu, die tertia Julii anno Domini millesimo
quadringentesimo quadragesimo octavo.
Serenitatis vestrae, Magister Hospitalis Jerusalem40.

1953-54, p. 137-203 (À la page 164, C. Marinescu cite en passant la lettre de Jean de Lastic au roi
de France).
39
Sur le célèbre et mythique « Prêtre Jean » – l’empereur d’Éthiopie – voir, par exemple :
Fr. Zarncke, « Der Priester Johannes », dans Abhandlungen der königlichen sächsischen
Gesellschaft, XVII et XIX (« Philosophisch-historische Klasse », VII et VIII), 1879 et 1880 ; C.
Marinescu, « Le prêtre Jean. Son pays. Explication de son nom », BSHAR X (1923), p. 73-112, et
idem, « Encore une fois le problème du Prêtre Jean », BSHAR XXVI (1945), p. 202-222 ; J.
Richard, « L’Extrême Orient légendaire au Moyen Âge : roi David et Prêtre Jean », Annales
d’Éthiopie II (1957), p. 225-242 (repris dans idem, Orient et Occident au Moyen Âge : contacts et
relations (XIIe – XVe siècles), Variorum Reprints, Londres, 1976) ; R. A. Vitale, « Edition and
study of the Letter of Prester John to the Emperor Manuel of Constantinople : the Anglo-Norman
rhymed version », dans Dissertation Abstracts International, A. The Humanities and Social
Sciences 37/2 (1976), p. 960-961.
40
Edm. Giscard d’Estaing, « Jean de Lastic, Grand Maître des chevaliers de Saint-Jean de
Jérusalem, 1437-1454 », dans Annales de l’Ordre Souverain Militaire de Malte XXII/4 (1964), p.
117-123. Vois aussi C. Marinescu, « L’île de Rhodes au XVe siècle et l’Ordre de Saint-Jean de
Jérusalem d’après des documents inédits », dans Miscellanea G. Mercati, V, Cité du Vatican
1946, p. 382-401 (« Studi e Testi », CXXV).

346
LA VALACHIE ET LA BATAILLE
DE KOSSOVO (1448)*

Des recherches plus ou moins anciennes ont pleinement fait la lumière sur
la question de la participation d’un important contingent de Roumains à la
bataille de Kossovo (Kossovopolije, Campus Merularum, Rigomezöje, Câmpul
Mierlei, Câmpul Rigăi) des 17, 18 et 19 octobre 1448, réédition de celle de
13891 . Mais on n’a pas pu déterminer jusqu’ici avec précision le nom du
voïévode qui conduisit les troupes de Valachie au cours de la lutte. Se fondant
sur le témoignage d’une seule source, la chronique de l’Athénien Laonikos
Chalcokondyle, les historiens roumains ont considéré qu’il se serait appelé Dan.
Mais comme il n’y a aucun prince ou prétendant au trône de Valachie portant ce
nom à cette époque, cette identification a soulevé les interprétations les plus
diverses. C’est ainsi qu’on lui a attribué un règne commençant en 1446, puis en
1447, allant jusqu’au début de 1448 ; on l’a considéré comme le fils de
Vladislav II, le prince de Valachie de 1448 ; on est allé jusqu’à voir en lui le
père de ce Vladislav ; enfin, on a cru qu’il était un prétendant de toute dernière
heure, amené par Iancu de Hunedoara à la bataille de Kossovo. Pour expliquer
sa disparition ultérieure, on a estimé qu’il avait trouvé la mort dans la lutte (ce
que les sources ne mentionnent pas) ou bien on l’a identifié avec un autre Dan,
prrétendant à la couronne valaque sous le règne de Vlad l’Empaleur, qui le mit à
mort en 1460. Ces confusions ne sont pas seulement dues aux historiens
modernes, elles appartiennent déjà à ceux du XVe siècle. À eux, comme à nous,
se posaient trois problèmes principaux : qui a régné en Valachie entre décembre
1447 (année de la mort de Vlad le Diable tombé dans la lutte avec Iancu de
Hunedoara) et septembre 1448 ? La seconde question, qui dérive de la première,
se réfère à l’identification du mystérieux voïévode Dan. Une troisième enfin est
celle de la précision de l’appartenance du trône de Valachie pendant le mois

* La matière de cet article a constitué l’objet d’une conférence à l’Institut des Études Sud-
Est Européennes (Bucarest), le 27 novembre 1968.
1
Fr. Pall, « Intervenţia lui Iancu de Hunedoara în Ţara Românească şi Moldova în anii
1447-1448 », SRI XVI/5 (1963), p. 1049-1072 ; Şt. Andreescu, « Une information négligée sur la
participation de la Valachie à la bataille de Kossovo (1448) », RÉSEE VI/1 (1968), p. 85-92. À la
riche bibliographie de la question on peut ajouter N. Bălcescu, « Comentarii asupra bătăliei de la
Câmpii Rigăi sau Cosova (17, 18, 19 octombrie 1448) », paru en 1844 (repris dans idem, Opere, I,
Bucarest 1953, p. 45).
MATEI CAZACU

d’octobre et de novembre 1448. Ces trois questions, encore obscures,


représentent le fondement sur lequel on peut tabler si l’on veut comprendre
mieux la conjoncture sud-est européenne en général pendant les années 1447-
1448. L’élucidation de ces problèmes fera l’objet de la présente étude.

Commençons par éclairer la question de savoir à qui appartenait la


couronne de Valachie entre décembre 1447 (mort de Vlad le Diable) et
septembre 1448.
C’est le mérite du professeur Francisc Pall, de Cluj, d’avoir déterminé de
façon précise la date de l’expédition de Iancu de Hunedoara en Valachie,
expédition qui s’achève par la mort de prince d’alors, Vlad le Diable, survenue
entre le 23 novembre et le commencement de décembre 14472. Le 10 novembre,
Iancu, qui se trouvait à Signişoara, ajourne un procès « propter ingressum contra
nephandum Wlad Waywodam Transalpinum instaurati »3. Le 23 novembre, il
demandait de Braşov, au Conseil municipal, une armure et 8 boucliers4. Enfin,
le 4 décembre, de Târgovişte, la capitale de la Valachie, Iancu de Hunedoara,
qui s’intitulait « par la grâce de Dieu voïévode des contrées transalpines », émet
un acte de donation en faveur de quelques nobles roumains de Transylvanie5. À
cette date, par conséquent, Iancu de Hunedoara se considérait seul prince de
Valachie6. Le 10 décembre, de retour à Braşov, il émet toute une série d’actes,
certainement après la cessation totale des hostilités7. La mort de Vlad le Diable
survint vers cette date-là et elle est mentionnée dans une lettre de Jean de
Zredna, évêque d’Oradea, redatée par le prof. Fr. Pall du 1er février 14488 ; elle
l’est aussi par Iancu en personne, dans un acte du 1er février 14489.
Cette suite de documents, mise en valeur pour la première fois par Fr. Pall,
n’éclaire toutefois pas la question de savoir qui demeura prince de Valachie
après la mort de Vlad de Diable. Le savant de Cluj croit, avec raison, que Iancu
de retour en Transylvanie, en décembre 1447, continuait de contrôler la
Valachie. Comment ? De quelle manière ? Le prof. Pall penche pour une

2
Fr. Pall, op. cit., p. 1057 ; on ne connaît pas le lieu de sa mort. Nous ne sommes pas
d’accord avec l’opinion de Pavel Chihaia, « Date noi despre începuturile mănăstirii Govora »,
SCIA, seria Artă Plastică, XIII/2 (1966), p. 252, que Vlad Dracul fut tué à Târgşor, localité où
Vladislav II finit ses jours. Il est plus probable que c’est Vlad Dracul auquel se réfère un
document du 3 avril 1534, qui affirme que « la mort a trouvé le grand voïévode Vlad l’Ancien à
Bălteni » : DIR, B, II, Bucarest 1951, p. 156.
3
Fr. Pall, op. cit., p. 1050.
4
Ibidem, p. 1052-1053.
5
Ibidem, p. 1067-1069, fig. 1 et 2.
6
Comme l’affirme aussi Dlugosz : apud Fr. Pall, op. cit., p. 1056.
7
Documents du 16, 23 et 26 décembre 1447 chez Fr. Pall, loc. cit.
8
Ibidem, p. 1050 et suiv.
9
Ibidem, p. 1053.

348
LA VALACHIE ET LA BATAILLE DE KOSSOVO

domination effective de Iancu, devenu ainsi prince du pays à la fin de l’année


144710. Nous avouerons ne pouvoir être d’accord avec cette supposition, fondée
aussi sur une lettre de Iancu du mois de mars 1448, où ce dernier montre qu’il a
imposé à la Valachie la circulation de la monnaie hongroise. Iancu ne pouvait
pas quitter la Valachie sans avoir résolu la question d’installer un prince allié et
qui lui fût soumis. C’est ainsi qu’il procéda en 1442 quand, après avoir écarté
Mircea, fils de Vlad le Diable qui se trouvait à Andrinople, il mit Basarab II sur
le trône11, tandis qu’en 1448, il fit monter sur celui de Moldavie son beau-frère,
Pierre II. Iancu n’avait pas intérêt à dominer personnellement l’un ou l’autre des
deux Pays roumains situés à l’Est et au Sud des Carpates. Il mena une politique
ferme, comme le fera plus tard Étienne le Grand, en vue de placer des princes
qui lui étaient fidèles et alliés. Aussi croyons-nous que Iancu reconnut comme
prince de Valachie Vladislav « “le Valaque”, proximus noster », comme il
l’appelle dans un acte daté 20 juillet 1447, par lequel il demandait aux gens de
la ville de Braşov de recevoir chez eux le prétendant chassé de Valachie12. Cela,
évidemment, dans l’attente d’une occasion favorable pour occuper le trône
valaque, détenu alors par Vlad le Diable. Nicolae Iorga, qui a publié cette pièce,
croyant que Vlad le Diable était mort à la fin de 1446, estimait que « Ladislaus
Walahus » serait Vlad l’Empaleur, réfugié en Transylvanie après la mort de son
père13. La précision apportée par le prof. Fr. Pall sur la mort de Vlad le Diable
ne laisse plus planer l’ombre d’un doute quant à l’identité du prétendant : c’est
le futur prince Vladislav II, fils de Dan II. Vlad l’Empaleur n’aurait pas eu
raison de s’enfuir en Transylvanie, alors que son père régnait et encore moins si
Vlad le Diable avait été mis à mort, peu de temps avant, par Iancu de
Hunedoara. On sait d’ailleurs de manière précise qu’à cette date, lui et son frère
Radu étaient otages chez les Turcs.
Nous croyons, par conséquent, que Vladislav monta sur le trône de
Valachie dès les premiers jours de décembre 1447 (après le 4 et avant le 10). Il
sera un allié fidèle de l’illustre croisé de sang roumain, qui imposera aussi en
Moldavie, au printemps de l’année 1448, un prince qui lui était apparenté :
Pierre II, marié à l’une de ses sœurs. Ainsi, à l’été de 1448, Iancu de Hunedoara
contrôlait en fait les trois Pays roumains.

10
Ibidem, p. 1060 et n. 6.
11
M. Cazacu, « Rectificări la cronologia domnilor munteni din deceniul 5 al sec. al XV-
lea », SRI 5 (1970) ; Fr. Pall, « Le condizioni e gli echi internazionali della lotta antiottomana del
1442-1443 condotta da Giovanni di Hunedoara », RÉSEE III/3-4 (1965) ; idem, « Iancu de
Hunedoara şi confirmarea privilegiului pentru negoţul braşovenilor şi bârsenilor cu Ţara
Românească în 1443 », AIIAI IX (1966).
12
Hurmuzaki, Documente, XV/1, no LVIII, p. 34. Voir aussi N. Iorga, « Îndreptări şi
întregiri la istoria românilor după acte descoperite în arhivele săseşti. I. Braşovul », AARMSI, IIe
série, XXVIII (1905), p. 110.
13
N. Iorga, loc. cit.

349
MATEI CAZACU

La présence de Vladislav en Valachie est attestée pour la première fois par


un document du 7 août 144814. Ceci ne signifie pas qu’il fût monté sur le trône à
cette date. C’est à cette période qu’appartient un acte de l’an du monde 6956 (1er
septembre 1447 – 31 août 1448) par lequel Vladislav et le boyard Dragomir
Manev font don de reliques au monastère de Saint-Étienne aux Météores15. Il est
encore mentionné lors d’événements particulièrement importants, que nous
analyserons plus loin. Enfin, nous ne connaissons pas de document, interne ou
externe, qui parle d’un changement de règne en Valachie dans les premiers mois
de l’année 1448. En présence de ce silence unanime des sources, il faut conclure
que Vladislav régna paisiblement durant tout ce laps de temps.

II

La seconde question que nous proposons de discuter, concerne la personne


même du prince valaque qui participa à la bataille de Kossovo, le mystérieux
Dan.
Précisons-le dès le début, la seule source qui lui donne ce nom est la
chronique de Chalcokondyle16. D’autres sources n’indiquent pas le nom du
prince, ou bien, comme c’est le cas des chroniques turques, elles l’appellent
Danoglou, ce qui modifie entièrement l’optique selon laquelle le problème doit
être considéré. Une analyse détaillée de toutes les sources nous a mené à la
conclusion que Vladislav II, fils de Dan II, est le prince valaque qui participa en
personne, aux côtés de Iancu de Hunedoara, à la bataille de Kossovo. Le nom
de Dan que lui donne Chalconkondyle se réfère à son père, le chroniqueur ayant
voulu désigner Vladislav à l’aide d’un patronyme, de même que Drăculea
désignera aussi bien Vlad l’Empaleur que Radu le Bel, fils tous les deux de
Vlad le Diable (Dracul)17. Et voici les preuves que nous pouvons invoquer à
l’appui de cette affirmation :
1) Une lettre du 7 août 1448, que Iancu de Hunedoara, alors à Rupea (entre
Sighişoara et Braşov, en Transylvanie) en route vers le Banat afin de partir pour
Kossovo, adressa aux gens de Braşov, renferme un passage d’une importance
exceptionnelle. Recommandant aux gens de Braşov d’accorder l’hospitalité à un
hôte de marque, Iancu en parle comme étant « l’illustre prince Vladislav
(Wladislaus) le voïévode transalpin », qui venait vers lui « pour le bien du
Royaume et l’intérêt de toute la Chrétienté »18. Dans quel but Vladislav II se
rendait-il chez Iancu, sinon pour mettre au point les derniers détails de la

14
Fr. Pall, « Intervenţia », p. 1060 et n. 6.
15
DRH, B, I, Bucarest 1966, no B, p. 505 ; P. Ş. Năsturel, « Aperçu critique des rapports de
la Valachie et du Mont Athos des origines au début du XVIIe siècle », RÉSEE II/1-2 (1964), p. 98
et n. 19.
16
Laonic Chalcokondyle, éd. V. Grecu, Bucarest 1958, p. 210.
17
Voir P. Ş. Năsturel, loc. cit.
18
Fr. Pall, « Intervenţia », p. 1060 et n. 6.

350
LA VALACHIE ET LA BATAILLE DE KOSSOVO

participation à la campagne de Serbie ? Le 1er août, Iancu écrivait au roi de


Pologne Casimir IV qu’il était prêt à partir pour la Serbie19. Le 8 août, il était
déjà en route, de même le 1420. Comment expliquer le rapprochement avec
Vladislav juste à ce moment, si Iancu avait eu sous la main un prétendant du
nom de Dan dans les rangs de son armée ? Et comment Iancu aurait-il pu
remplacer Vladislav en Valachie, alors qu’il avait réussi à grand’peine à arrêter
par la voie diplomatique un expédition en Moldavie du roi de Pologne, désireux
d’étendre sa suzeraineté sur Pierre II ?21 Ce dernier devra prêter hommage au
souverain polonais le 22 août 1448, à titre de compensation pour la cession de
Kilia (aujourd’hui Chilia Veche, dép. de Tulcea) consentie à Iancu de
Hunedoara22. La lettre du 8 août 1448 montre que le but de l’entrevue de
Vladislav II et de Iancu était « le bien du Royaume » et « l’intérêt de toute la
Chrétienté ». Quelle allusion plus directe aurait-on pu faire aux événements qui
allaient suivre ?
2) On connaît une lettre non datée de Vladislav II aux gens de Braşov
(écrite vers 1449-1452), dans laquelle le prince valaque se plaint de l’injustice
que Iancu de Hunedoara a commise à son égard en lui prenant les fiefs
transylvains d’Amlaş et de Făgăraş. Et le voïévode de justifier en ces termes son
mécontentement :
« Or donc, bonnes gens, ce que moi j’ai conclu avec vous, je m’y conforme, mais, mes
frères, je suis mécontent, étant donné que je n’ai pas de tranquillité, malgré les services que j’ai
rendus et tout le sang que nous avons versé, moi et mes boyards et mon pays, pour la sainte
couronne et pour le Pays hongrois et pour les Chrétiens. Et tout ce que j’ai juré, moi, avec mon
père, le voïévode Ionăş, lui il n’en a pas tenu compte, et mes services non plus il ne les a pas
aimés […]. Mais s’il foule aux pieds la promesse et les serments qu’il a conclus avec moi et s’il
viole mes services, Dieu se vengera de celui qui ne respecte pas la justice. Et Ma Seigneurie, dans
la nécessité où je suis, n’abandonnera ce qui est à elle qu’avec la tête. Même si je sais que je vais
périr honteusement, ce que je pourrai je le ferai, et que Dieu récompense et voie que je suis dans
la nécessité »23.

Comment Vladislav aurait-il écrit la phrase que nous venons de souligner


s’il n’avait pas participé à la bataille de Kossovo, car, après, il n’y eut plus
d’autres luttes avec les Turcs ? Comment pouvait-il parler du sang versé avec
ses boyards et tout son pays aux côtés de la Hongrie, cela, évidemment contre
lees Turcs, car ce n’est qu’ainsi que l’on peut entendre le passage relatif à la
Chrétienté? C’est pourquoi le prince roumain ne sentit pas la nécessité d’être
plus explicite.

19
P. P. Panaitescu, « Legăturile moldo-polone în secolul XV şi problema Chiliei », RSl III
(1958), p. 104.
20
Voir un acte du 12 août de Mediaş, apud I. Minea, « Pierderea Amlaşului şi
Făgăraşului », Convorbiri literare XLVIII (1914), p. 278.
21
P. P. Panaitescu, op. cit., p. 105-106.
22
La cession de Kilia a eu lieu en juin – juillet 1448.
23
I. Bogdan, Documente privitoare la relaţiile Ţării Româneşti cu Braşovul şi cu Ţara
Ungurească în sec. XV şi XVI, I, Bucarest 1905, p. 85-87.

351
MATEI CAZACU

3) L’impression ci-dessus se trouve complétée heureusement par un


document interne de 6 mai 1492 émanant du prince Vlad le Moine et qui a été
mis en valeur récemment dans la question qui nous préoccupe24. Ce document
confirme aux grands boyards Bran, Radul le spathaire et Pierre le chambellan,
propriétaires à Polovragi et ancêtres de la famille Pârâianu, l’achat d’une terre
« à Băleşti, la part de Tolan, car Dan Oteşanul l’a obtenue du temps de
Vladislav le voïévode, de Kossovo »25. L’importance exceptionnelle de l’acte en
question a échappé aux chercheurs, jusqu’à ce qu’il a été invoqué comme
preuve décisive de la participation des Roumains à la bataille de Kossovo. Mais
toutefois on n’a pas exploité cette information au maximum, pour en tirer la
preuve concluante que Vladislav aurait-il pu récompenser les fait d’armes d’un
boyard, s’il n’y avait pas lutté lui aussi à la tête de ses troupes ? Si
l’hypothétique Dan avait commandé, lui, l’armée valaque, pourquoi est-ce
Vladislav II et non ce Dan qui a récompensé l’un des participants à la bataille ?
Et encore une question : comment le prince aurait-il pu donner à son boyard une
part de village à Băleşti-sur-Jiu (dép. de Gorj), si l’Olténie s’était retrouvée sous
la domination de ce Dan, comme le suppose le prof. Fr. Pall ? Du reste, ce
boyard lui-même était d’Olténie, car son nom dérive très probablement de celui
du village d’Oteşani, dans le dép. de Vâlcea.
Ce sont là autant de preuves convaincantes et qui plaident spontanément en
faveur de Vladislav II, prince qu’il faut voir dorénavant sous un tout autre jour
qu’on ne l’a fait jusqu’ici. L’hypothèse que Dan, le voïévode valaque mentionné
par Chalcokondyle, serait Vladislav II, ne doit plus être considérée comme une
solution hybride, et l’on peut reprendre l’idée timidement avancée par Iorga en
1901 et abandonnée par la suite, que le prince roumain de Kossovo pourrait être
« le fils de Dan II (1422-1431), et celui-ci serait Vladislav, qui n’oublie pas de
faire mention du nom de son père »26.

III

Nous avons réservé pour la fin la discussion de la principale source qui a


donné corps à l’idée que Vladislav II n’a pas participé à la bataille de Kossovo.
N. Iorga, qui l’a discutée dès 1897, admettait que Vladislav était sur le trône en
1448, mais qu’il demeura neutre, tandis que Dan aurait conduit personnellement
les forces de Valachie. Cette source résout le problème de savoir qui occupait le
trône de Valachie de septembre à novembre 1448. Il s’agit d’une lettre que
Vladislav II aurait adressée aux gens de Braşov le 31 octobre 1448 de
Târgovişte – la capitale du pays –, par conséquent moins de deux semaines

24
Şt. Andreescu, op. cit.
25
DRH, B, I, no 229, p. 367-368.
26
N. Iorga, Studii şi documente, III, Bucarest 1901, p. XXIX. La dernière chronologie des
princes de Valachie a éliminé Dan III: voir I. Ionaşcu dans DIR, Introducere, I, Bucarest 1956,

352
LA VALACHIE ET LA BATAILLE DE KOSSOVO

après la bataille. Or, il ressort clairement de cette lettre que le prince ne participa
pas à la lutte. Vu son importance hors pair, nous la reproduirons in-extenso :
« Providi et honesti viri, fratres et amici nobis sincere dilecti. Scire damus vobis quomodo
egregius vir Nicolaus de Vizakona scribit nobis ad eum accedere vellemus, donec magnificus
Johannes, regni Hungarie gubernator, veniret de bello. Hoc ideo facere non possumus, quia feria
tercia proxime preterita frater nayph de Nicopolio pervenit ad nos, certissime dixit, quomodo
Omrath, dominus Turcorum, in tres diebus sine omni intermissione contra ipsum dominum
Iohannem gubernatores pugna(m) habuisset, ultima die inter curros taboritatum incluisset,
pedester solus imperator inter yanicaros descendisset et omnes extra et intra currus taboritarum
percussissent et interfecissent. Si veniremus nunc ad eum, Turci statim nos et vos destruere
possent. Ideo petimus vos sedentes pacifice quatenus habeatis pacienciam, donec videmus
processus ipsius domini Iohannis. Dubium est de vita ipsius ; si autem evaserit de bello liber,
secum conveniemus, bonam pacem faciemus; si autem nunc nobis contrari fueritis si quid tantum
fiet, sint in detrimenta animarum vestrarum et periculum; coram Deo respondeatis. Datum in
Tergovistia, in Vigilia omnium sanctorum, anno Domini etc. XLVIIIo Wlad, parcium
Transalpinarum wayvoda, frater vester in omnibus »27.

Comme on le voit au premier coup d’œil, l’auteur de la lettre n’a pas pris
part à la bataille de Kossovo (17-19 octobre). Il venait d’apprendre des détails
sur la lutte trois jours plus tôt (28 octobre), de la bouche du naïp de Nicopolis,
qu’il appelle « frère » (ou bien s’agit-il du frère de ce dernier ?). D’où vient
donc cette familiarité entre le protégé de Iancu de Hunedoara et l’assistant du
cadi de Nicopolis ? Commentant le document, Nicolae Iorga remarquait avec
raison que « le ton de la lettre est celui d’un autocrate »28.
Son passage le plus curieux est celui qui concerne les relations avec Iancu
de Hunedoara. Le prince parle de la paix qu’il va conclure avec lui, si Iancu s’en
retrouve vivant. De quelle paix pouvait-il être question ? La lettre est munie de
signes de validité concluants et elle est conservée dans l’original ; il ne saurait
donc s’agir d’un faux. L’ayant analysé de plus près, nous avons abouti à la
conclusion que son auteur n’est pas Vladislav II et ne pouvait pas l’être, à la
lumière de ce qui précède. L’auteur, le voïévode Vlad, et non Vladislav, est le
futur prince Vlad l’Empaleur (1456-1462, 1476-1477), qui a donc occupé le
trône pour un court règne inconnu jusqu’ici des historiens. Et voici les preuves
que nous invoquerons :
1) Tout d’abord, la lettre est signée Vlad voïévode. Or Vladislav II signe
toujours de la forme entière de son nom, tandis que ses contemporains
l’appellent Vladislav eux aussi. En revanche, Vlad l’Empaleur signera tous ses
actes Vlad. Jamais, hormis quelques exceptions appartenant aux années 1475-
1476 (quand, d’ailleurs, il n’y avait plus de personnage portant ce nom sur le

27
I. Bogdan, Documente, I, p. 314-315.
28
N. Iorga, Studii şi documente, III, p. XXIX. Nicolas de Vizakona (Ocnele Mari, en
Transylvanie) était le vice-voïévode de Transylvanie. La crainte de Vlad l’Empaleur de ne pas
être chassé par les Turcs est tout à fait explicable ; à peine monté sur le trône à l’aide des Turcs, il
ne pouvait pas risquer un rapprochement des gens de Braşov.

353
MATEI CAZACU

trône princier de Valachie)29, il ne sera appelé Vladislav, et la forme complétée


du nom de l’auteur de la lettre, Vlad(islav), qui appartient à Iorga et Ion Bogdan,
ne correspond pas à la diplomatique, mais aux connaissances d’histoire des
éditeurs qui savaient qu’en 1448 le voïévode de Valachie portait le nom de
Vladislav. Les contemporains distinguaient, du reste, fort bien entre ces noms,
quoique Vlad est la forme simplifiée de Vladislav. De même Laiotă, autre dérivé
de Vlad30, n’a jamais été écrit autrement que Laiotă.
2) Les informations sur la bataille de Kossovo ont été portées à la
connaissance du prince par le naïp de Nicopolis, qu’il appelle « frère ».
Comment Iancu de Hunedoara aurait-il placé sur le trône de Valachie un parent
ou un proche du dignitaire turc de la frontière du Danube, alors qu’il appelle lui-
même Vladislav, en 1447, « proximus noster » ? Et ce n’est pas tout : comment
Vladislav pouvait-il connaître le résultat de la bataille de la bouche d’un Turc et
non de quelque espion à son service ou à celui des villes saxonnes de
Transylvanie, à supposer que le prince ne participa pas à la campagne ? Et s’il
ne participa pas à la bataille, comment aurait-il pu se maintenir sur le trône de
Valachie jusqu’en 1456, donc huit ans de suite, ayant un ennemi de la taille de
Iancu de Hunedoara ?
3) À côté des preuves fournies par l’analyse diplomatique de cette lettre, il
existe encore une suite de faits, relatés par d’autres sources, qui, interprétées
cum grano solis, mènent à la conclusion que nous venons d’énoncer, que Vlad
l’Empaleur était le prince qui se trouvait à Târgovişte le 31 octobre 1448. C’est
ainsi qu’il existe une lettre de Constantinople, du 7 décembre 1448, rédigée en
français31. Après le récit du déroulement de la bataille de Kossovo, où on y lit
ceci :
« Item, environ de XX jours apprès la bataille, le Grant Turc bailla à l’un de ses amiraux,
lequel estoit fils au seigneur de la Valacquie et est crestyen malvais, environ XXX milles Turcs
adfin que ledict fils du Valacque se tirast vers le Pays de la Valacquie pour à forche le conquerir
et s’en feist seigneur, et le mettre en l’obeissance du Turc. Ytem, ycelles nouvelles vindrent à la
congnoissance dudit Blanc prestement, et très hastivement assamble gens comme il en pot finer et
tire vers le Pays de la Valacquie. Et trouva le fils du Valacque atout ses Turs. Ils se mirent en
ordonnance de l’un consté et de l’autre, et il y eult très grosse bataille. En la fin furent les Turcs
desconfis. Et y en mourut en la planche XX mille Turs et le fils du Valach pris, et, incontinent que
il fu pris, le Blanc lui fist crever les deux iex, et puis lui fist transchier la teste. Et maintenant le
Blanc est seigneur de toute la Valacquie, qui est ung très grand pays ».

La lettre fourmille en confusions entre des événements plus ou moins


récents groupés ensemble à cause, probablement, de la similitude des

29
I. Bogdan, Documente, I, p. 322-324 ; Hurmuzaki, Documente, XV/1, mais toujours avec
la spécification : « Wladislaus Draculia ».
30
E. Petrovici, « Numele de persoană « Laiotă » în toponimia românească », RSl III (1958),
p. 17-18.
31
Publiée par N. Iorga, « Les aventures “sarrazines” des Français de Bourgogne au XVe
siècle », dans Mélanges d’histoire générale, éd. C. Marinescu, I, Cluj 1927, p. 44-45.

354
LA VALACHIE ET LA BATAILLE DE KOSSOVO

situations32. Nous ne pouvons cependant pas être d’accord avec l’opinion du


prof. Pall que ce passage concernerait des événements de 1447, à savoir le
meurtre de Vlad le Diable (Dracul)33. Le document renferme un grain de vérité,
qui, à notre avis, est le suivant : un fils de prince valaque, réfugié chez les
Turcs, essaye, avec l’aide ottomane, d’occuper le trône de Valachie, en
l’absence du prince du pays, parti guerroyer avec son armée en Serbie. Au bout
d’un certain temps, le prince s’en retourne, accompagné très probablement de
troupes transylvaines de Iancu de Hunedoara, et chasse l’usurpateur. En
revanche, lees détails sont erronés. Le 7 décembre 1448, date indiquée par la
lettre, « le Blanc » – Iancu de Hunedoara se trouvait encore à Semendria
(Smederovo), où le retenait Georges Branković, despote de Serbie, qui le
libérera le 20 décembre seulement34. La décapitation du prétendant, placée par
d’autres sources, comme Dlugosz et Thurócz, en même temps que le meurtre de
Vlad le Diable par Iancu de Hunedoara, en 1447, semble cependant être un fait
réel35. Quant à la personne de ce prétendant de 1447, on ne peut rien avancer de
certain. À notre avis, il pourrait s’agir du fils aîné de Vlad Dracul, Mircea, dont
on a cru, à tort, qu’il serait mort en 1442 et qui aurait commandé en 1447 un
contingent turc aux côtés de son père, dans la lutte contre Iancu de Hunedoara et
Vladislav II36.
De toute manière, le fils de prince valaque qui tente un coup d’État en
l’absence de Vladislav II, porte une épithète dans la lettre envoyée de
Constantinople qui nous fait songer immédiatement à Vlad l’Empaleur : il était
« crestyen malvais », donc orthodoxe, et il était émir du sultan Mourad. Cette
situation concorde parfaitement avec les données de l’histoire qui montre que
Vlad l’Empaleur avait été otage des Turcs à partir de 1444 au moins37.
4) Les chroniques turques racontent elles aussi cette tentative et rappellent
également le nom du prétendant : Vlad l’Empaleur. C’est ainsi que les
chroniques anonymes Tevarih-i al-i Osman, contemporaines des événements,
enregistrent le fait très exactement, même si elles le placent en 1449 :

32
C’est, d’ailleurs, l’opinion du prof. Fr. Pall, op. cit.
33
Ibidem, p. 1056 et n. 2.
34
Chalcokondyle décrit avec force détails les péripéties de Iancu après la bataille.
35
N. Iorga, Studii şi documente, III, p. XXIX.
36
Il était vivant le 7 août 1445 : cf. DRH, B, I, p. 173-175. Je me demande si le nom de
Stanciu que Dlugosz prête au prétendant tué ne serait une confusion avec les événements racontés
par Nicolaus Olahus, Hungaria, I, chap. XII, par. III.
37
Enchiennes chroniques d’Engleterre, par Jehan de Wavrin, seigneur du Forestel, choix
de chapitres inédits, annotés et publiés pour la Société de l’histoire de France par m-lle Dupont,
II, Paris 1859 ; republiée par William Hardy, dans les publications de Master of Rolls, « Recueil
des chroniques et anciennes istoiries de la Grant Bretaigne, à présent nommé Engleterre », V,
Londres 1891 ; chez nous N. Iorga, « Cronica lui Wavrin şi românii », BCIR VI (1927), p. 63.
Voir aussi les chroniques turques citées dans la traduction roumaine de Cronici turceşti privind
Ţările române. Extrase, I, éds. M. Guboglu, M. Mehmet, Bucarest 1966.

355
MATEI CAZACU

« L’année suivante [après Kossovo], étant à nouveau parti, il [i.e. le sultan Mourad] fit
construire la forteresse de Ierkökü [Giurgiu]. De là, il fit des incursions en Valachie et y mit
comme bey l’Empaleur, fils de Dracul, il lui donna un étendard et un hilat [cafetan], en lui
accordant toutes sortes de faveurs. Après quoi il l’envoya avec les akindjis qui s’en allèrent
l’installer bey à la place de son père »38 .

Un autre chroniqueur turc, Lütfi pacha, qui vécut au XVIe siècle mais a
utilisé des sources de première main aujourd’hui disparues, parle avec encore
plus de précision de l’installation de Vlad l’Empaleur sur le trône. Après
Kossovo, le sultan Mourad
« cette année-là n’alla plus en expédition ; il fit faire pour la seconde fois la forteresse de
Giurgiu. De là, il donna la permission de faire une incursion en Valachie et il mit comme prince
en Valachie l’Empaleur, fils de Dracul. Et s’en étant retourné, il s’établit à Andrinople l’an 853 de
l’Hégire »39.

L’année 853 de l’Hégire correspond à l’intervalle du 24 février 1449 au 13


janvier 1450. Mais la concordance des chroniques turques avec les dires de
l’auteur de la lettre de Constantinople ne saurait être une simple coïncidence ;
elles se réfèrent les unes commes les autres au même fait, survenu aux alentours
de la date de la bataille de Kossovo : l’occupation du trône de Valachie par Vlad
l’Empaleur avec l’appui des Turcs. La composition de cette armée nous est
précisée par Orudj bin Adil, un contemporain des événements, qui affirme qu’il
s’agit de l’armée de Roumélie commandée par le beylerbey Karadja-bey, qui
remit d’abord en état la forteresse de Giurgiu40.
Pour nous, ces arguments sont tous de nature à déterminer la physionomie
des faits que nous venons de reconstituer dans le temps et dans l’espace. Nous le
répétons, notre reconstitution ne touche qu’aux lignes générales, sans prétendre
déchiffrer tous les détails, chose impossible dans l’état actuel de nos
connaissances.
Il ne nous reste plus à clarifier qu’une seule chose : la durée du court règne
de Vlad l’Empaleur pendant l’automne de 1448. Aux dires des chroniques
turques, le sultan Mourad demeura sur le champ de bataille trois jours encore
après qu’elle eût pris fin et, le quatrième jour, soit le 23 octobre, il se mit en
route pour Andrinople. C’est le départ indiqué par les chroniques ottomanes et
qui forme le terme ante quem de l’expédition de Vlad et de son intronisation à
Târgovişte. Le moment de ce fait nous semble être la fin du mois de septembre,
quand l’armée chrétienne passa le Danube, Iancu de Hunedoara par Kubin, le 28
septembre, et l’armée valaque par Severin, probablement dans le même temps.
La région de Nicopolis paraît avoir été pillée par des détachements roumains, ce
qui provoqua la riposte des beys de frontière. Les narratives turques racontent en

38
Cronici turceşti, I, p. 185.
39
Ibidem, p. 243-244.
40
Ibidem, p. 58.

356
LA VALACHIE ET LA BATAILLE DE KOSSOVO

détail ces escarmouches, qu’elles présentent comme autant d’éclatantes victoires


contre les giaours ; le sultan Mourad était prêt à partir contre Iancu quand
« l’armée de la Valachie, qui avait de noirs desseins, partit vers Nicopolis avec l’intention
de piller de ce côté-là. Ensuite, les beys de frontière, Firuzbeioglu Mehmet bey et Hassan bey, ont
attaqué avec quelques milliers d’akindjis par l’arrière l’armée de Valachie qu’ils ont taillée en
pièces »41.

Néanmoins, le voïévode Vladislav II continua sa marche vers Kossovo,


tandis que, très probablement, une incursion audacieuse donnait le trône à Vlad
l’Empaleur.
La fin de ce règne de Vlad l’Empaleur nous échappe encore. Le 7
décembre, on l’a vu, on savait à Constantinople qu’il avait pris fin. Comme les
nouvelles de Târgovişte à Constantinople arrivaient normalement en six ou sept
jours42, on peut supposer que Vlad fut renversé pendant le mois de novembre,
probablement vers la fin du mois. Celui qui le chassa du trône fut
manifestement Vladislav II lui-même, avec l’aide des débris de l’armée de
Iancu de Hunedoara, ce qui a laissé croire que « le chevalier Blanc » aurait
participé en personne à cette restauration. La disparition de Vlad, qui se réfugia,
paraît-il, en Moldavie, alimenta les bruits qui circulaient quant à sa mort.

Pour réunir les conclusions de notre enquête, nous croyons avoir élucidé,
en premier lieu, l’énigme que posait le voïévode Dan III, personnage inexistant,
confondu par Chalcokondyle avec le prince de Valachie Vladislav II, fils de
Dan II. Vladislav a participé, à la tête d’une importante armée valaque, à la
bataille de Kossovo, aux côtés de Iancu de Hunedoara. Pendant son absence,
son trône fut occupé, avec l’appui des Turcs, par Vlad l’Empaleur, qui s’y
maintint pendant les mois d’octobre et de novembre 1448. Ce règne de Vlad
était totalement inconnu jusqu’ici. Il s’en est conservée la lettre qu’il adressa
aux gens de Braşov le 31 octobre 1448 ; ce document ne saurait plus, en effet,
être attribué à Vladislav II. Les resultats des recherches du prof. Pall et des
nôtres permettent de préciser comme suit la chronologie des princes de Valachie
en 1447-1448 : Vlad Dracul, 1436-1442, 1443-1447 (après le 23 nov. - avant le
4 déc.) ; Vladislav II, 1447 (après le 4 déc.) - 1448 (fin sept.) ; Vlad l’Empaleur,
1448 (commencement oct. - nov.) ; Vladislav II, 1448 ( nov.) - 1456.

41
Ibidem, p. 185 (les chroniques anonymes Tevarih-i al-i Osman) ; voir aussi Orudj bin
Adil et Lütfi pacha. Un acte de 1449, dans Hurmuzaki, Documente, I/2, p. 760-761.
42
C. C. Giurescu, « Rectificări şi precizări la cronologia domniilor fanariote », RIR X
(1940), p. 379. Des cas de célérité inhabituelle dans le même, Istoria Românilor, III/1, Bucarest
1946, p. 319, 323.

357
LES OTTOMANS SUR LE BAS-DANUBE
AU XVe SIÈCLE. QUELQUES PRÉCISIONS

Dans un article riche en suggestions et portant un titre resté inégalé pour


son expressivité, « Die Donau als Schicksalsstrom des Osmanenreiches »1,
Franz Babinger relevait, après Nicolas Iorga2, le rôle du Danube comme « force
géopolitique » pour les Ottomans tout le long de leur histoire. Les efforts que les
premiers sultans ottomans consentirent pour s’assurer le flanc nord de leur
empire, amorcés sous Bajazet Ier et continués notamment par Mourad II,
Mahomet II et Soliman le Magnifique, ne faisaient, en fait, que reproduire la
politique romaine et byzantine, confrontées, bien avant la venue des Ottomans,
aux mêmes impératifs géopolitiques et stratégiques.
Les points forts de cette politique visant à s’assurer le contrôle du grand
fleuve se placent sous les règnes de Mourad II (1421-1451)3, Mehmet II (1451-
1481)4 et Soliman le Magnifique (1520-1566)5. Dans les lignes qui suivront
nous allons nous limiter à deux moments peu connus ou totalement ignorés de la
lutte incessante et persévérante que les Ottomans entendirent mener contre les
Hongrois et les Roumains pour la domination du Sud du Banat et de l’Ouest de
la Valachie. Le premier se place vers 1425-1426, le second en 1458. Bien que
s’intégrant davantage dans des escarmouches de frontière plutôt que dans des
campagnes plus vastes, ces épisodes ont leur importance pour la reconstitution

1
Paru dans Südost-Europa Jahrbuch V (Munich 1961), p. 15-25 (repris dans idem, Aufsätze
und Abhandlungen zur Geschichte Osteuropas und der Levante, III, Munich 1976, p. 86-96).
2
Chestiunea Dunării (Istorie a Europei răsăritene în legătură cu această chestie). Lecţii
ţinute la Şcoala de Războiu, Vălenii de Munte 1913 (Studii şi documente cu privire la istoria
Românilor, XXVI).
3
Voir principalement A. D. Xenopol, « Lupta între Dăneşti şi Drăculeşti », AARMSI, IIe
série, XXX (1907), p. 183-272 ; N. Iorga, Geschichte des osmanischen Reiches nach den Quellen
dargestellt, I, Gotha 1908, p. 389-396 ; Al. A. Vasilescu, « Urmaşii lui Mircea cel Bătrân până la
Vlad Ţepeş, 1418-1456 », RIAF XV (1914), p. 138-158 ; I. Minea, Principatele române şi politica
orientală a împăratului Sigismund, Bucarest 1919, p. 171-202 ; G. Beckmann, Der Kampf Kaiser
Sigismunds gegen die werdende Weltmacht der Osmanen (1392-1437), Gotha 1902.
4
N. Iorga, Geschichte des osmanischen Reiches, II, Gotha 1909, passim ; Fr. Babinger,
Mahomet II le Conquérant et son temps (1432-1481). La grande peur du monde au tournant de
l’histoire, Paris 1954.
5
N. Iorga, Geschichte des osmanischen Reiches, II, passim ; T. Palade, Radu de la Afumaţi,
Bucarest 1939 ; St. A. Fischer-Galaţi, Ottoman Imperialism and German Protestantism 1521-
1555, New York 19722.
MATEI CAZACU

de l’histoire de la présence ottomane sur le Bas-Danube au XVe siècle, et


notamment sur les activités des troupes des beys de frontière.

I. La bataille de Ciacova (1425-1426)

Une charte valaque en date du 2 mai 1639 contient une information restée
longtemps ignorée des historiens : on apprend ainsi que le prince Dan,
évidemment Dan II (1422-1431, avec des interruptions), avait octroyé à son
fidèle Bodin le village de Vlădeşti par une « charte [...] rédigée après la bataille
de Čegov »6 . Le règne – ou plutôt les règnes – de Dan II, allié et vassal du roi de
Hongrie Sigismond de Luxembourg, sont une bonne illustration de
l’acharnement dont fit preuve Mourad II aux débuts de son règne en vue
d’installer sur le trône du Pays roumain du Sud des Carpates un prince fidèle
aux Ottomans. Il s’agit, en l’occurrence, de Radu II dit Praznaglava (« Tête
vide », « le Simple »)7 qui réussit à s’imposer aux dépens de Dan II pendant
l’été de 1423 et de 1424 ; en mai 1426, et, enfin, dans les premiers mois de
14278 .
On connaît dans leurs grandes lignes les affrontements des Hongrois et de
leurs alliés valaques avec les Turcs durant ces années particulièrement confuses.
La bataille de Čegov, elle, n’est enregistrée par aucune autre source en dehors
de la charte de 1639 citée plus haut. La première chose à faire dans ce cas était,
évidemment, une correcte identification de la localité en question. M. Dan
Pleşia, qui découvrit cet acte, pensait à Cegani, village sis dans la plaine du
Danube dans la zone Sud-Est de Valachie, tout en ajoutant : « Mais, tout aussi
bien, la bataille de Čegov pourrait être localisée au Sud du Danube, entre
Golubac et Silistra. Il faudrait donc vérifier si le toponyme Čegov n’a pas par
hasard survécu jusqu’à nos jours dans cet espace géographique »9.
L’historien bucarestois avait bien ressenti la difficulté de placer cette
bataille dans la région orientale de la Valachie, alors que la plupart des
rencontres de Dan II avec les Turcs eurent lieu aux confins de l’Olténie, du
Banat et de la Transylvanie, donc à l’extrémité opposée du pays. D’autre part, le
village de Cegani n’apparaît dans les documents que bien plus tard, au milieu de
XVIe siècle10. Et, en tout état de cause, on ne saurait expliquer la transformation

6
Един xpиcoв Дан<a> вoeвoд(a) пиcан писан бьіʌ по бpан Ѡт Чeгoв. L’acte est
conservé à Bucarest : DANIC, Mitropolia Ţării Româneşti, XCVI/20. Signalé par D. Pleşia – Şt.
Andreescu, « Un épisode inconnu des campagnes du voïévode Dan II prince de Valachie », RRH
XIII (1974), p. 545-557. Le passage en question aux pages 554-555, avec des fautes d’impression.
7
Voir la précision chez K. Jireček, Geschichte der Serben, II/l (1371-1537), Gotha 1918, p.
160, n. 1, contre N. Iorga, Geschichte des osmanischen Reiches, I, p. 390, qui traduisait « le
Chauve ».
8
Voir la chronologie reconstituée par Al. A. Vasilescu, op. cit., p. 138-158.
9
D. Pleşia – Şt. Andreescu, op. cit., p. 556.
10
Dans une charte princière [de 1554, février 28 – 1557, décembre 26], publiée dans DIR,
B, XVI/3 (1551-1570), Bucarest 1952, no 21, p. 19.

360
LES OTTOMANS SUR LE BAS-DANUBE AU XVe SIÈCLE

du nom de Čegov en Cegani que par un artifice auquel s’opposeraient les lois de
la phonétique roumaine11.
Force nous est donc de chercher ailleurs, de préférence dans le Banat ou
dans son proche voisinage, la localité de Čegov. Or, un tel toponyme existe et il
nous semble devoir remplir les conditions permettant son identification avec
l’endroit où batailla Dan II : il s’agit de Ciacova, en hongrois Csákova, en
allemand Tschakowa, forteresse et bourg sis dans le Banat, entre les rivières de
Bârzava et de Timiş, à égale distance de Timişoara et de Vršac (Vârşeţ). Elle
tire son nom de la famille nobiliaire des Csák, auquel on a ajouté l’adjectif
possessif -ovŭ, tout comme ce fut le cas avec Lipova, Teregova, Bucov, Snagov,
etc. Elle apparaît dans les documents dès 1334 sous les formes Chaac, Chaak,
Chak, et Chag12. Nous croyons donc qu’il s’agissait bel et bien de Ciacova,
prononcée à la roumaine Ciagova, Cegova, peut-être aussi par confusion avec le
nom de poisson cega, « petit esturgeon », « sterlet », qui, lui, est bien à l’origine
du toponyme Cegani13.
On sait, d’autre part, que Ciacova fut assiégée par les Turcs en 1416, lors
d’une des deux campagnes ottomanes en Valachie et en Hongrie (Banat et
Transylvanie, notamment)14. Mais à cette date Dan II ne régnait pas encore : le
prince de Valachie était Mircea Ier (1386-1418). Il est difficile de croire que le
futur Dan II ait participé à cette campagne, car, selon l’historien byzantin
Doukas, il se trouvait à Constantinople d’où il allait se rendre dans son pays
pendant le siège que Mourad II mit devant la capitale byzantine (juin à
septembre 1422)15. En effet, la première mention de Dan comme prince de

11
Pour le sens de la désinence -ani, voir les importantes considérations de H. H. Stahl,
Contribuţii la studiul satelor devălmaşe româneşti, III, Procesul de aservire feudală a satelor
devălmaşe, Bucarest 1965, p. 44-54.
12
Voir là-dessus Bártfai Szabó László, A Körösszegi és Adorjáni gróf Csáky család
története. Oklevéltár, Budapest 1919, 1 volume en deux parties (1229-1818) ; D. Csánki,
Magyarország történeti földrajza a hunyadiak korában, II, Budapest 1894 ; ces ouvrages ne nous
ont pas été accessibles ; C. Suciu, Dicţionar istoric al localităţilor din Transilvania, I, A-N,
Bucarest 1967, p. 146 ; T. Trâpcea, « Despre unele cetăţi medievale din Banat », dans Studii de
istorie a Banatului, Timişoara 1969, p. 65-67 ; N. Secară, « Turnul medieval din Ciacova »,
Tibiscus I (1971), p. 157-172.
13
À noter aussi la présence d’un spathaire Cega dans le Conseil princier de Valachie en
1482 : DRH, B, I (1247-1500), éds. P. P. Panaitescu, D. Mioc, Bucarest 1966, no 181, p. 294 ; voir
C. C. Giurescu, Istoria pescuitului şi a pisciculturii în România, I, Din cele mai vechi timpuri
până la instituirea legii pescuitului (1896), Bucarest 1964, s. v.
14
Voir Th. Trâpcea, loc. cit. ; N. Secară, loc. cit., qui ne citent pas de sources mais datent
l’événement de 1417. Pour la date de 1416, voir I. A. Fessler – E. Klein, Geschichte von Ungarn,
II, Leipzig 1869, p. 343-344. La date de 1417 se réfère aux expéditions ottomanes de Valachie.
Voir la chronologie rétablie par P. P. Panaitescu, Mircea cel Bătrân, Bucarest 1944, p. 341-342.
15
Ducas, Istoria turco-bizantină (1341-1462), éd. V. Grecu, Bucarest 1958, XXIX, 7, p.
252-253. L’information de Chalkokondylès, attribuant à Dan II la conduite du corps d’armée
valaque qui soutenait le prétendant ottoman Musa en 1410, armée envoyée par le prince régnant
Mircea, nous paraît sujette à caution, bien qu’acceptée par P. P. Panaitescu, op. cit., p. 314-315.
Voir le passage en question chez Laonici Chalkokandylae, Historiarum demonstrationes, ad fidem

361
MATEI CAZACU

Valachie date du mois d’octobre 142216, suivie de la nouvelle d’une victoire


qu’il obtint sur les Turcs en février 142317.
Il s’ensuit que notre charte fait mention d’une deuxième guerre menée sous
les murs de Ciacova contre les Ottomans, cette fois par Dan II en compagnie de
Pipo Spano, sobriquet donné par les Hongrois et les Roumains au condottiere
florentin Filippo dei Scolari, auquel l’empereur Sigismond, roi de Hongrie, avait
confié la défense du Banat et du Bas-Danube hongrois18.
Nous croyons que cette lutte eut lieu dans la seconde moitié de 1425 ou au
début de l’année suivante, lorsque la pression des Ottomans était telle, qu’elle
obligea Sigismond à concentrer des troupes à Timişoara et à édifier une
forteresse « sur une rivière », dans laquelle on a vu le Belgrade serbe19. Avant le
20 octobre, les Turcs étaient battus en Valachie par l’armée hongroise sous les
ordres du voïévode transylvain Nicolas Csáki, détenteur de Ciacova, venu prêter
main forte à Dan II qui se trouvait menacé par les Ottomans et leur prétendant
au trône, Radu Praznaglava20. À la suite de cette victoire, Pipo Spano et Dan II

codicum recensuit, emendavit annotationibusque criticis instruxit, I, E. Darkó, Budapest 1922, p.


161.
16
Voir le privilège de commerce accordé aux bourgeois de Braşov le 23 octobre 1422, dans
DRH, D, I (1222-1456), 1977, no 136, p. 221-222.
17
N. Iorga, Studii istorice asupra Chiliei şi Cetăţii Albe, Bucarest 1899, p. 83-84 et note 1 ;
idem, Geschichte des osmanischen Reiches, I, p. 389 et suiv.
18
F. Polidori, « Due vite di Filippo Scolari detto Pipo Spano con documenti e note »,
Archivio storico italiano IV/1 (Florence 1843), p. 116-232 ; pour la bibliographie plus récente,
voir G. Lăzărescu – N. Stoicescu, Ţările române şi Italia pînă la 1600, Bucarest 1972, p. 61-66.
Pour le château danubien Florentin, qui semble rappeler l’activité de Pipo Spano, voir A. Decei,
« Deux documents turcs concernant les expéditions des sultans Bayazid Ier et Murad II dans les
Pays roumains », RRH XIII (1974), p. 395-413 ; I. Haţegan, « Banatul şi începuturile luptei
antiotomane (1389-1426). Rolul lui Filippo Scolari », RdI XXXI (1978), p. 1025-1039.
19
N. Iorga, Acte şi fragmente cu privire la istoria Românilor, adunate din depozitele de
manuscrise ale Apusului, III, Bucarest 1897, p. 11. Il s’agit d’une chronique anonyme vénitienne
conservée à Dresde. Pour les généralités, voir aussi N. Iorga, Chilia şi Cetatea Albă, p. 83-90.
20
J. Gelcich – L. Thalóczy, Diplomatarium relationum reipublicae Ragusanae cum regno
Hungariae, Budapest 1887, p. 309-310. Le 8 mai 1426, Nicolas Csáki était mort. À cette date, sa
veuve et ses héritiers reçoivent du roi Sigismond la terre de Peterd sise dans le comté de Bihor.
Voici en quels termes la charte décrit les actions menées contre les Turcs par l’ex-voïévode de
Transylvanie (depuis 1415) : « [...] consideratis et in nostri pectoris armario non immerito pensatis
preclaris fidelitatibus et fidelium obsequiorum gratuitis meritis, virtuosis gestis et acceptis
complacenciis condam fidelis nostri, dilecti magnifici Nicolai de Chaak, parcium nostrarum
Transsiluanarum wayuode, quibus ipse a longinquis temporum processibus, in diversis nostris et
regnorum nostrorum, presertim vero Transsiluanarum predictarum et Transalpinarum parcium
nostrarum, arduis agendis et expedicionibus difficillimis, nostrum scilicet et sacre nostre corone
facta summe tangentibus, fortuitis imo formidabilibus casibus et imminentibus periculis se et sua,
pro nostri regii honoris exaltacione, plerumque summittendo et non curando dampna, nec
formidando pericula, pro predicti regni nostri et ipsarum parcium nostrarum Transsiluanarum imo
tocius Christiane plebis fidei defensione, cum sevissimis Turcis, crucis Christi persecutoribus, deo
et hominibus exosis, veluti ex tartari profundo malignorum spirituum evolante, multitudine
confinia prescripti regni et parcium nostrarum Transsiluanarum ac Transalpinarum hostiliter
invadentibus, in dictis partibus Transsiluanis prelia acerbissima et bella durissima committendo,

362
LES OTTOMANS SUR LE BAS-DANUBE AU XVe SIÈCLE

passent le Danube et occupent trois forteresses identifiées récemment avec Krivi


vir (« Gravitini », dans la lettre), Svrljig = Isferlik (« Eristia ») et Vidin
(« Vitriny »)21. En dépit de cette défaite, les Turcs se mettent en mouvement
vers le Danube, chassent Dan de Valachie le 30 mai 1426, mais leur armée est
mise en déroute par Pipo Spano lors d’une rencontre ultérieure, avant le 6
décembre22.
Au printemps de l’année suivante – 1427 –, l’empereur réinstalla Dan II en
Valachie à la suite d’une campagne rapide à laquelle prit part aussi Dom Pedro,
un prince portugais23. Les alliés réussirent à évincer Radu et ses alliés turcs, à
occuper Giurgiu sur le Danube et à piller ses alentours. Mais en 1428, après le
désastre de Golubac, où l’armée hongroise fut taillée en pièces par les Turcs,
Dan fit sa paix avec Mourad II et accepta de lui payer un tribut24. La paix dura
jusqu’en 1430, lorsque le prince roumain dut se défendre de nouveau contre les
Ottomans, auxquels il infligea une cruelle défaite25. Mais, en butte à l’inimitié
des Moldaves, des Hongrois et des Turcs, Dan épuisa ses forces dans des
guerres d’usure depuis Kilia, à l’embouchure du Danube, jusqu’au Severin,
occupé par les Hongrois en 1419-142026. La raison des conflits avec les
Hongrois et les Moldaves était la possession, respectivement, de Severin, où
Sigismond avait installé les chevaliers teutoniques27, et de Kilia, occupée par les
Moldaves, et que l’empereur-roi destinait aux mêmes chevaliers28.
Face à un nouveau prétendant, Alexandru Aldea, soutenu par les Turcs et
par les Moldaves, Dan II réussit à s’imposer temporairement à la fin de l’année
1431. Les annales serbes nous donnent sous la date de 1er juillet 1432

nostre celsitudini non modica servicia nobis placibilia studuit exhibere, sicque se ipsum nostre
maiestati adeo gratum reddidit et acceptum, ut in suis serviciis placidissimis animus noster regius
mitissime conquievit », DRH, D, I, no 149, p. 238. Voir aussi un autre diplôme royal en faveur de
Ladislas Forro, un serviteur de Nicolas Csáki, du 10 juillet 1424, où sont mentionnées deux autres
batailles avec les Turcs, l’une en Valachie et l’autre à Haţeg : DRH, D, I, no 140, p. 225.
21
M. Berindei – M. Kalus-Martin – G. Veinstein, « Actes de Murad III sur la région de
Vidin et remarques sur les qanūn ottomans », SOF XXXV (1976), p. 16. N. Iorga avait identifié
« Eristia » à Silistra.
22
N. Iorga, Acte şi fragmente, III, p. 80-81 ; idem, Notes et extraits pour servir à l’histoire
des croisades au XVe siècle, I, Paris 1899, p. 435 et n. 1 ; idem, Geschichte des osmanischen
Reiches, I, p. 391 ; idem, Histoire des Roumains, IV, Les Chevaliers, Bucarest 1936.
23
N. Iorga, Notes et extraits, I, p. 435, n. 1, p. 452, n. 3 ; idem, dans Convorbiri literare
XXXIV (1900), p. 427, et XXXV (1901), p. 383-354 ; idem, « Un prince portugais croisé en
Valachie au XVe siècle », RHSEE III (1926), p. 8-13.
24
I. Minea, op. cit., p. 293 et n. 1 ; N. Iorga, Notes et extraits, II, Paris 1899, p. 252-254 ;
idem, Histoire des Roumains, IV, p. 32-33.
25
J. Gelcich – L. Thallóczy, Diplomatarium, p. 357-358.
26
N. Iorga, Chilia şi Cetatea Albă, p. 85-87.
27
E. Joachim, « König Sigmund und der Deutsche Ritterorden in Ungarn, 1429-1432 »,
MIOG XXXIII (1912) ; I. Minea, op. cit., p. 189 sq.
28
N. Iorga, Chilia şi Cetatea Albă, p. 84-90 ; Ş. Papacostea, « Kilia et la politique orientale
de Sigismond de Luxembourg », RRH XV (1976), p. 421-436, avec la bibliographie allemande
plus récente.

363
MATEI CAZACU

l’information lapidaire que « en l’an 6940 est mort Dan voïévode en combattant
vaillamment les Ismaélites »29. C’était le deuxième prince roumain tombé sur le
champ de bataille contre les Turcs30 .
Ainsi prenait fin un règne agité de presque 10 ans, dont seul le premier
lustre (1422-1427) intéresse notre sujet. Comme nous l’avons déjà dit, nous
pensons que la bataille de Ciacova eut lieu lors de la campagne de 1425-1426,
lorsque le terrain choisi par l’adversaire fut principalement le Banat.

I. Une bataille de Vlad Ţepes avec les Turcs en 1458

La levée par Jean Hunyadi du siège de Belgrade, que Mahomet II venait


d’entreprendre en 1456, resta, en fait, sans lendemain. La mort du gouverneur
de Hongrie quelques jours après cette victoire, suivie de près de celle de Jean de
Capistran, l’âme ardente des assiégés, privèrent les Chrétiens de la possibilité
d’exploiter leur succès qui resta, avant tout, d’ordre psychologique. En effet, le
choc de la défaite subie sous les murs de Belgrade n’arrêta pas les Ottomans
dans leur élan conquérant, élan que le jeune sultan sut mieux que quiconque à
faire porter des fruits.
Après la chute de Constantinople, en 1453, Mahomet II, nouveau maître
des Détroits, avait repris la vieille tradition byzantine de domination politique et
économique des côtes de la mer Noire, afin d’assurer l’approvisionnement et la
sécurité de la ville impériale, véritable « pieuvre » qui réclamait journellement
des grandes quantités de céréales et d’autres produits. Outre l’intensification des
échanges commerciaux avec les régions carpato-danubiennes, attestée par une
véritable invasion de la monnaie turque en Valachie et en Moldavie31, les années
1453 et suivantes constituent une période de pressions et d’incursions ottomanes
incessantes, par mer et par terre, en direction des Pays Roumains, de la Hongrie
et de la Serbie. Aussitôt après la chute de Constantinople, les Turcs exigèrent un
tribut de la Moldavie, qui dut vraisemblablement s’y plier ; suivirent les
campagnes de 1454-1455 contre la Serbie et la Hongrie (occupation des centres
miniers de Novo-Brdo, de Rudnik, de Srebrnica et de Trepce32) et le raid de la
29
Lj. Stoianović, Stari srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade 1927, no 205 p. 114, no 646, p.
229. Voir la discussion de la date chez A. Iancu, « Ştiri despre Români în izvoarele istoriografice
sârbeşti (secolele XV – XVII) », dans E. Stănescu (éd.), Studii istorice sud-est europene, Bucarest
1974, p. 19-20.
30
Le premier est Mihail Ier (1418-1420), pour lequel voir Al. A. Vasilescu, op. cit., p. 120 et
suiv. ; plus récemment, V. Pervain, « Lupta antiotomană a ţărilor române în anii 1419-1420 »,
AIINC XIX (1976), p. 55-80.
31
O. Iliescu, « Un trésor d’aspres turcs du XVe siècle, trouvé probablement en Moldavie »,
SAO V-VI (1967), p. 277-285, donne la liste de toutes les découvertes de monnaies ottomanes.
32
C. Jireček, Die Handelsstraßen und Bergwerke von Serbien und Bosnien während des
Mittelalters. Historisch-geographische Studien, Prague 1879 (« Abhandlungen der königlichen-
böhmischen Gesellschaft der Wissenschaften, VI. Folge, 10. Band, Classe für Philosophie,
Geschichte und Philologie », no 2). Nouvelle édition, Prague 1916, p. 50 ; N. Iorga, Geschichte
des osmanischen Reiches, II, Gotha 1909, p. 54 et suiv. ; D. Kovačević, « En Serbie et Bosnie

364
LES OTTOMANS SUR LE BAS-DANUBE AU XVe SIÈCLE

flotte ottomane en mer Noire en 1454, qui obligera Caffa et la Moldavie à payer
tribut33.
Un mois après le commencement du blocus de Belgrade, la Valachie
connaissait un nouveau changement de prince : Vladislav II (1447-1456, avec
des interruptions) était remplacé par Vlad Ţepeş (l’Empaleur), plus connu sous
le nom de Dracula 34. Bien que se trouvant en mauvais termes avec Vladislav à
cause des fiefs d’Amlaş et de Făgăraş, Jean Hunyadi, le protecteur de Dracula,
ne semble pas avoir voulu installer son remuant protégé sur le trône du pays.
C’est pourquoi, tandis qu’il cheminait vers Belgrade à la tête de ses troupes,
Hunyadi, après avoir demandé l’aide militaire des Saxons de Transylvanie et
s’être heurté à leurs hésitations, leur fit connaître, le 3 juillet 1456, qu’il les
laissait sous la protection de Vlad – le futur Dracula – pour les défendre dans le
cas d’une manœuvre de diversion turque à travers la Valachie35.
Monté sur le trône de Valachie en août 1456 à la suite d’un coup qu’il tenta
de sa propre initiative – comme il le déclara lui-même36 –, Vlad trouva un pays
divisé et affaibli. La noblesse était partagée entre deux courants politiques : le
parti pro-turc d’un côté, et les adeptes d’une alliance avec la Hongrie et les
puissances chrétiennes d’un autre. Une partie des fidèles de Vladislav II

médiévales : les mines d’or et d’argent », Annales. Civilisations, Economies, Sociétés, 1960, p.
248-258 ; N. Beldiceanu, Les Actes des premiers sultans conservés dans les manuscrits turcs de la
Bibliothèque Nationale à Paris, II, « Règlements miniers 1390-1512 », Paris – La Haye 1964 :
École Pratique des Hautes Etudes, VIe Section (« Documents et recherches sur l’économie des
pays byzantins, islamiques et slaves et leurs relations commerciales au Moyen-Âge », VII).
33
Un rapport de Caffa, en date du 11 septembre 1454, parle de cinquante-six navires
ottomans. Voir A. Vigna, Codice diplomatico delle colonie tauro-ligure, I, Gênes 1868, p. 102-
105 (« Atti délia società ligure di storia patria », VI). Sur les raisons possibles de ce raid, nous
nous permettons de renvoyer à notre article « L’impact ottoman sur les Pays roumains et ses
incidences monétaires (1452-1504) », RRH XII (1973), p. 180-181 ; contra Ş. Papacostea, « La
Moldavie État tributaire de l’Empire ottoman au XVe siècle : le cadre international des rapports
établis en 1455-1456 », RRH XIII (1974), p. 451, n. 18. Notre réplique dans « Du nouveau sur le
rôle international de la Moldavie dans la seconde moitié du XVe siècle », RÉR XVI (1981), p. 27-
29. En mars 1454, le commandant de la forteresse de Cetatea-Albă mettait une inscription
consignant la réparation d’une muraille et son armement avec des canons : voir le texte chez I.
Bogdan, « Inscripţiile de la Cetatea Albă şi stăpânirea Moldovei asupra ei », AARMSI, IIe série,
XXX (1908), p. 327.
34
Voir là-dessus R. Florescu – R. T. McNally, Dracula. A Biography of Vlad the Impaleur
1431—1476, New York 1973 ; N. Stoicescu, Vlad Ţepeş, Bucarest 1976 (il existe aussi une
édition anglaise) ; le livre de Şt. Andreescu, Vlad Ţepeş (Dracula). Între legendă şi adevăr istoric,
Bucarest 1976, est inégal, en dépit de sa valeur indiscutable.
35
Voir G. Gündisch, Urkundenbuch zur Geschichte der Deutschen in Siebenbürgen, V,
1438-1457, Bucarest 1975, no 3029, p. 536-537 ; voir aussi les nos 3026 et 3027, p. 535-536.
36
« [...] adiuvante Deo, regno nostro sine adiutorio alterius obtento ... » (lettre du 14 mars
1457, adressée aux bourgeois de Sibiu, chez G. Gündisch, Urkundenbuch, V, no 3070, p. 566-
567). C’est aussi l’avis de Pie II : « Fugit gubernatoris [Jean Hunyadi] manus alter Dragulae filius
nomine Joannes, qui paulo post exercitu comparato, interfecto Ladislao, paternae hereditatis
magnam partem vendicavit » (Commentarii rerum memorabilium que temporibus suis
contigerunt, Francfort 1614, p. 296).

365
MATEI CAZACU

cherchèrent asile en Transylvanie, ensemble avec d’autres prétendants au trône


valaque.
Le premier acte de politique étrangère du nouveau prince fut la conclusion
d’un traité d’alliance avec le roi de Hongrie Ladislas le Posthume, incluant
également les Saxons de Transylvanie. Le traité, en date du 6 septembre 1456,
indique clairement les options politiques de Vlad : fidélité au roi Ladislas,
alliance avec la Hongrie et la Transylvanie contre les Turcs, liberté de
commerce en Valachie pour les Saxons, droit d’asile en Transylvanie pour le
prince en cas de nécessité, refoulement éventuel des « réfugiés politiques »,
etc.37. De la sorte, toute la politique protectionniste de Vladislav II semblait
enterrée, et priorité était donnée à l’alliance avec la Hongrie et les villes
saxonnes de Transylvanie. La frappe d’une monnaie alignée sur les oboles
hongroises, mais décorée d’une étoile rappelant la comète de Halley qui avait
fait son apparition précisément en 1456, allait dans le même sens38.
Cependant, l’égoïsme étroit des Saxons de Transylvanie, et notamment des
bourgeois de Braşov (Kronstadt) et de Sibiu (Hermannstadt), et leur refus de
rendre les fiefs d’Amlaş et de Făgăraş au prince roumain, isolèrent celui-ci face
aux Ottomans. Vlad se vit forcé d’envoyer un de ses fils en otage et de payer
tribut aux Turcs, s’obligeant même à l’apporter en personne chaque année. Le
montant du tribut devait atteindre la somme de dix mille ducats d’or, ce qui
reflète bien la volonté de Mehmet II de faire payer cher au voïévode roumain le
prix de la paix39.
Se considérant délivré de son serment à l’égard des Transylvains, Vlad
réagit en fonction des intérêts de son pays, en prenant des mesures
protectionnistes destinées à favoriser le commerce de ses sujets sérieusement
menacé par la concurrence des Saxons. À la suite de ces reformes, qui seront
prises également par les successeurs de Dracula, les marchands valaques
remplaceront, peu à peu, les Saxons comme intermédiaires dans le commerce
levantin en Valachie et en Transylvanie, processus qui durera environ un
siècle40. Les Saxons ripostèrent en aidant et en encourageant plusieurs
prétendants au trône de Valachie, ce qui leur attira les foudres de Vlad.
Le conflit, commencé à la fin 1456 – début 1457, s’insérait dans une
confrontation de plus grande envergure qui embrasait la Transylvanie et la

37
Archives d’État de Braşov, Schnell, II, 14 ; chez G. Gündisch, Urkundenbuch, V, no
3038, p. 540-541. Une convention semblable a été conclue avec la ville de Sibiu, cf. G. Gündisch,
Urkundenbuch, V, no 3070, p. 566-567.
38
O. Iliescu, « Vlad l’Empaleur et le droit monétaire », RRH XVIII (1979), p. 107-131.
39
La discussion des sources chez M. Guboglu, « Le Tribut payé par les Principautés
roumaines à la Porte jusqu’au début du XVIe siècle, d’après les sources turques », RÉI I (1969), p.
62-63.
40
R. Manolescu, Comerţul Ţării Româneşti şi Moldovei cu Braşovul (secolele XIV – XVI),
Bucarest 1965 ; D. C. Giurescu, « Relaţiile economice ale Ţării Româneşti cu ţările peninsulei
balcanice din secolul al XIV-lea pînă la mijlocul secolului al XVI-lea », Rsl XI (1965), p. 167-
201 ; voir aussi M. Cazacu, « L’impact ottoman », p. 188 et suiv.

366
LES OTTOMANS SUR LE BAS-DANUBE AU XVe SIÈCLE

Hongrie toute entière. Il s’agissait de la rivalité entre deux partis de la noblesse


hongroise, rivalité exacerbée par la mort du roi Ladislas le Posthume le 23
novembre 1457. D’une part, les fidèles de la famille Hunyadi, ayant à leur tête
Michel Szilágyi, le beau-frère de Jean, regroupaient la petite et la moyenne
noblesse, tandis que, de l’autre, la grande noblesse, conduite par Ladislas Gárai,
le comte palatin de Hongrie, et Nicolas Ujláki, voïévode de Transylvanie, avait
trouvé l’appui des Szeklers et des cités saxonnes dont Braşov et Sibiu. Dracula,
pour sa part, s’allia aux Hunyadi. En octobre 1457, Michel Szilágyi mit le siège
devant Sibiu, mais sans succès. Cette action fut conjuguée avec les attaques de
Dracula contre Sibiu et Braşov, auxquelles s’ajouta une incursion ottomane en
Transylvanie pendant l’automne 145741.
Mais la mort inattendue du roi Ladislas, le 23 novembre 1457, compliqua
la situation, car il s’agissait maintenant pour les Hongrois d’élire un nouveau
roi. La nouvelle de la mort du souverain arriva en Transylvanie vers le 9
décembre, date à laquelle le clan des Hunyadi et leurs alliés se préparaient à
imposer sur le trône de Hongrie Mathias, fils cadet de Jean Hunyadi. Après des
consultations mouvementées, la diète hongroise élut Mathias roi le 24 janvier
1458, non sans lui imposer une rigoureuse Wahlcapitulation42. Michel Szilágyi,
son oncle, était nommé gouverneur du pays pour cinq ans, afin d’aider le jeune
roi (il n’avait pas encore 15 ans) dans la conduite des affaires.
La mort du pape Calixte III, le 6 août 1458, et l’élection, le 27 août, d’Enea
Silvio Piccolomini sous le nom de Pie II, donnèrent à l’idée de Croisade une
nouvelle impulsion. Le nouveau pape allait œuvrer durant tout son pontificat à
mettre sur pied une grande campagne pour expulser d’Europe Mahomet II43 . Le
souverain pontife considérait Mathias Corvin comme l’un des protagonistes
virtuels de la Croisade et comme le fer de lance destiné à porter les premiers
coups aux Infidèles.
Dans un premier temps, le jeune roi répondit aux espérances du pape par
des prouesses au-delà de toute attente. La rivalité turco-hongroise pour le
Despotat de Serbie allait lui fournir l’occasion d’intervenir au Sud du Danube en
cette même année 1458.
Que s’était-il passé ? La mort du dernier despote serbe, Lazare Branković,
le 20 janvier 1458, sans héritiers mâles, posa de façon dramatique la question de
la destinée future de son pays. Les trois membres de la régence qui prit les rênes
du pouvoir étaient partagés sur la politique à suivre : la veuve du despote,

41
G. Gündisch, « Siebenbürgen in der Türkenabwehr, 1395-1526 », RRH XIII (1974), p.
431-432.
42
I. A. Fessler – E. Klein, Geschichte von Ungarn, III, Leipzig 1874, p. 7-10 ; W. Fraknói,
Matthias Corvinus, König von Ungarn. 1458-1490, Fribourg-in-Brisgau 1891.
43
Voir plus spécialement R. Eysser, « Papst Pius II. und der Kreuzzug gegen die Türken »,
dans Mélanges d’histoire générale, II, éd. C. Marinescu, Bucarest 1938, p. 1-133 ; G. Valentini,
« La crociata di Pio II dalla documentazione veneta d’archivio », AHP XIII (1975), p. 249-282 ;
K. M. Setton, The Papacy and the Levant (1204-1571), II, The Fifteenth Century, Philadelphia
1978, p. 196-270 (« Memoirs of the American Philosophical Society », II).

367
MATEI CAZACU

Hélène Paléologue, et son beau-frère, Stépan l’Aveugle, penchaient pour la


Hongrie. En revanche, le grand voïévode (chef de l’armée) Michel Angelović, le
frère resté chrétien du grand vizir Mahmoud pacha44, prit une position nettement
pro-ottomane. À la suite d’un incident – vraisemblablement une provocation de
la Porte, comme le pense Fr. Babinger –, Michel Angelović fut capturé par les
troupes restées fidèles à Hélène Paléologue et envoyé prisonnier en Hongrie (31
mars 1458)45.
La réaction de Mahomet II ne se fit pas attendre. À la veille de partir en
campagne contre la Morée, il dépêcha une armée sous la commande de Mah-
moud pacha afin de rétablir la situation et de venger son frère qui allait finir
dans les cachots hongrois. La campagne dura environ quatre mois et mit
pratiquement fin à l’existence du Despotat serbe. Mahmoud pacha occupa le
monastère fortifié de Resava (le 10 mai), la ville de Višesav près de Poreč, sur
le Danube, Zrnov (turc Avala), près de Belgrade, qui fut inquiété un moment, et
enfin, vers la mi-août, il fit son entrée dans Golubac46. Seule Sémendria
(Smédérevo) fut épargnée, après quoi Mahmoud pacha abandonna la poursuite
de la guerre pour se replier sur Kossovo47. Les raisons de ce comportement pour
le moins étonnant de la part d’un général vainqueur, n’ont pas été encore
expliquées48.
C’est ici que se place, selon nous, une bataille entre Vlad Ţepeş et
Mahmoud pacha, qui finit de façon désastreuse pour les Ottomans et qui
contribua, de manière décisive à notre avis, à leur retraite et à l’abandon de la
campagne contre les restes du despotat serbe.
Ces événements sont racontés par une histoire anonyme des Ottomans –
« La progenia della Cassa de’Octomani » –, du XVe siècle, conservée à la
Bibliothèque Marciane de Venise et découverte par Nicolas Iorga qui en publia
des fragments en 189749 . Le grand historien roumain n’hésita pas à considérer
véridiques les dires de cette source, qui resta toutefois pratiquement inconnue
des historiens. Voici dans quels termes est présentée la campagne de Dracula :

44
Voir C. Jireček, Staat und Gesellschaft im mittelalterlichen Serbien. Studien zur
Kulturgeschichte des 13.-15. Jahrhunderts, Vienne 1919 : Akademie der Wissenschaften in Wien
(« Philosophisch-historische Klasse, Denkschriften, 64. Band, 2. Abhandlung »), p. 35-36 ;
réimpression Leipzig 1974. Pour les parentés de Mahmoud pacha, nous nous permettons de
renvoyer à notre article « Les parentés byzantino-ottomanes de l’historien Laonikos
Chalkokondylès (c. 1423-c. 1470) », Turcica XIV (1982).
45
C. Jireček, Geschichte der Serben, II/l, p. 211-212 ; F. Babinger, Mahomet II, p. 188.
46
La reconstitution de la campagne chez C. Jireček, op. cit., p. 212-213.
47
N. Iorga, Geschichte des osmanischen Reiches, II, p. 107.
48
Cf. Fr. Babinger, Mahomet II, p. 190 : « II faudrait encore savoir à quelle date Mahmoud
pacha reprit le chemin de l’Est et pour quelle raison il s’abstint de prendre Sémendria ou dut y
renoncer ; ces points ne sont pas encore éclaircis ».
49
Biblioteca Nazionale Marciana di Venezia, It. VI. 277 (5806), ms. du XVe – XVIe siècles.
La chronique se trouve entre les ff. 128-154. Le récit va jusqu’en 1492. Voir Inventari dei
manoscritti delle biblioteche d’Italia, LXXVII, Venezia – Marciana. Mss. italiani - Classe VI, éd.
P. Zorzanello, Florence 1950, p. 101-103.

368
LES OTTOMANS SUR LE BAS-DANUBE AU XVe SIÈCLE

« In questo tempo [1458], prima se partise el Gran-Signor de Andrenopolli per esser in la


Morea, mandò Macometo-Bassà, el suo primo homo, con 30m Turchi al paso del Danubio, per
guardia de quel passo, che l’Ongaro non pasase e guastase el suo paese. Macometo-Bassà,
trovandose in quel luogo del passo et havendo inteligencia de quelle partti, deliberò de pasar nel
Ongaria e intrò nei comfini delà Valachia, alora debita. Havanti jornno se trovò a un castello et
quello prese e sachizò e portavase de Christiani 5m. Anime ; esendo ritornata [sic] al Danubio com
la preda, passò el bassà com circa la mitè de’ Turchi ; lo resto si stete com la preda. Da quella
bamda promese Dio se trovò Dracula con circa 5m. Ongari e Velachi. Esemdo havixato de tal
preda, seguictò nemici et trovose al’alba del zorno com queli, in modo de 18m. Turchi trà negadi e
taiadi non ne scanpò 8m. e fò recuperato tute le anime presse. Macometo-Basà, dubitando le forze
de’Ongari foxero de mazor numero, se mexe in fuga com la brigata sua, fugite a Sofia, subito
sparzò um meso al Gram-Turco, como l’Ongaro erra passato in queste bande com magno exercito,
et per tuto quel paese fò sparxo tal fama ; se spavenctò tuti quei populi, in modo, beato era quelo
che potevano pasar de quele parte dela Natolia ; el Gram-Turco, che se trovò in la Morea la
matina, ebe Coranto la sera, sebe questa nova, se ritornò com gran furore inn Andrenopoli ; in
quel tempo me ritrovai in Constantinopoli : era quella cictà e Perra nuda de Turchi, fugiti ad
quella bamda de la Natolia, immodo esendo stà 10 galee nostre reaveria conquistato Perra e
Constantinopoli. In un ponto i peccati nostri non permettero tanta laude im Christiani »50.

Ces événements ont dû se dérouler dans les derniers jours d’août ou au


début de septembre 1458. L’attaque ottomane contre la Valachie, près de la
frontière avec la Hongrie, a pu viser la forteresse de Severin (qui était tenue par
les Hongrois), ou bien Orşova, également hongroise, toutes les deux proches de
Golubac que Mahmoud pacha venait d’occuper. La collaboration militaire entre
Hongrois et Roumains avait bien fonctionné et elle était due, en bonne partie,
aux mesures d’apaisement que Mathias Corvin venait de prendre en faveur des
Saxons de Braşov51 et de Sibiu52. Alerté par les mauvaises nouvelles de Serbie,
le jeune roi alla même plus loin et, le 20 août 1458, pardonna aux Saxons tous
les excès qu’ils avaient commis durant les guerres des années précédentes53.
Mathias Corvin entendait, de la sorte, prendre en main personnellement les
affaires du Royaume, quitte à se séparer de son oncle Michel Szilágyi, qu’il

50
N. Iorga, Acte şi fragmente, III, p. 12-13. Plus récemment, Șt. Andreescu, Vlad Ţepeş
(Dracula), p. 91-93, met en doute la date des événements et les déplace en 1462. Outre le fait que
l’auteur du texte affirme avoir été présent à Istanbul en 1458, la valeur de son témoignage est
confirmée par tout ce que nous savons sur la présence de Mahmoud pacha sur le Danube lors de la
campagne de Grèce du sultan, et principalement par Laonici Chalkokandylae, Historiarum
demonstrationes, II/2, E. Darkó, Budapest 1927, p. 202 et 218, qui minimise l’importance de la
défaite ottomane.
51
Voir un privilège de juillet 1458 à Braşov : Archives d’État de Braşov, « Privilegii », no
170.
52
Archives d’État de Sibiu, U. III/170.
53
Voir un acte du 20 août 1458, par lequel Mathias Corvin, rappelant « […] universae
injuriae, dampna et nocumenta […] » souffertes par les Saxons, décide que personne ne pourra
plus leur causer des préjudices. : Arhivele Statului din Sibiu, U. II/188. Voir aussi les deux lettres
à contenu identique émises toujours le 20 août : Archives d’État de Sibiu, U. II/189 et 190.

369
MATEI CAZACU

releva de ses fonctions de gouverneur de Hongrie, en le reléguant en


Transylvanie avec le titre de comte de Bistriţa54 .
L’incursion de Mahmoud pacha en Valachie et les pillages que les troupes
irrégulières ottomanes (akînğis) entreprirent en Syrmie, en brûlant Mitrovica,
rendirent inévitable une campagne hongroise de représailles. La riposte de Vlad
Ţepeş en fut le premier acte et on peut la mettre en liaison avec le voyage que
Benoît de Boïthor, envoyé par Mathias Corvin, fit auprès du prince roumain le
10 septembre 1458, « in certis factis nostris et magne importancie rebus »55.
L’auteur anonyme de « La Progenia della Cassa de’Octomani » précise
que, à la suite de cette défaite inattendue, Mahmoud pacha, craignant avec
raison la poursuite de l’action des Hongrois et des Roumains, décida de se
replier sur Sofia56 en suivant donc l’ancienne voie impériale de Belgrade à
Constantinople57 . De là, il envoya un messager annonçant au sultan la
catastrophe. Mahomet II, en effet, se reposait non loin de là, à Skoplje, des
fatigues de la campagne de Morée58. Rendu furieux par la nouvelle (« con gran
furore »), Mahomet II se dirigea vers Andrinople, où il passa l’hiver, selon les
dires de Critobul d’Imbros59, en guettant, évidemment, la réaction de Mathias
Corvin.
Celle-ci eut lieu au début du mois d’octobre en présence du légat papal, le
cardinal Juan de Carvajal, et se solda par une brillante victoire hongroise.
Malheureusement, ce succès fut terni par la nouvelle de l’arrestation de Michel
Szilágyi le 15 octobre, à Belgrade, sous le coup d’une accusation de complot

54
Ulcéré par cette disgrâce, Szilágyi chercha un rapprochement avec les magnats hostiles
au roi et conclut même un pacte de défense mutuelle à vie avec Nicolas Ujláki, voïévode de
Transylvanie, et avec Ladislas Gárai, pacte dirigé contre n’importe quel ennemi, par conséquent,
contre le roi aussi. L’acte, en date du 26 juillet 1458, chez J. Teleki, A Hunyadiak korá
magyarországon, X, Pest 1853, p. 592.
55
Archives d’État de Braşov, « Privilegii », no 152 ; G. Gündisch, « Cu privire la relaţiile
lui Vlad Ţepeş cu Transilvania în anii 1456-1458 », SRI XVI (1963), p. 692.
56
N. Iorga, Geschichte des osmanischen Reiches, II, p. 107, affirme qu’il s’agissait de
Kossovo.
57
C. Jireček, Die Heerstraße von Belgrad nach Constantinopel und die Balkanpässe. Eine
historisch-geographische Studie, Prague 1877, p. 122-128. Réimpression, Amsterdam 1967.
58
Fr. Babinger, Mahomet II, p. 196-197 : « Le 23 octobre 1458, comme nous l’avons dit, le
sultan séjournait à Uskub, ville qu’il ne faut pas confondre avec la cité de Macédoine (Skoplié),
mais qu’il convient sans doute d’identifier avec la localité homonyme dans les monts du Strandja
dagh (à l’est de Kirk-Kilissé, actuellement Kirklaréli). Ce fait résulte clairement d’une missive
rédigée à cette date et adressée à Raguse pour accuser réception de l’annuité de 1.500 ducats.
L’automne, Mehmed II aimait de préférence jouir de l’air pur des altitudes balkaniques [...] ». Il
s’agit ici d’une étrange confusion, car l’acte dont il est question est daté précisément « à Skopje »
(u Skopiju) et non pas à Uskub, comme le croyait Babinger. Voir l’édition qu’en a donnée C.
Truhelka, « Tursko-slovjenski spomenici dubrovačke arhive », dans Glasnik zemaljskog muzeja u
Bosni i Hercegovini, 1911, no 11, p. 15. Voir aussi Chalkokondylès, op. cit., II/2, éd. Darkó, p.
218.
59
Critobul din Imbros, Din domnia lui Mahomed al II-lea. Anii 1451-1467, III, éd. V.
Grecu, Bucarest 1963, 24, 4, p. 265.

370
LES OTTOMANS SUR LE BAS-DANUBE AU XVe SIÈCLE

contre le roi de Hongrie60. Comme on espérait, à juste titre, qu’à la suite de cette
victoire le jeune roi allait poursuivre les opérations militaires en Serbie, la
neutralisation du meilleur capitaine du royaume et ardent partisan de la croisade
anti-ottomane sonna le glas de cette entreprise ; l’armée hongroise fit demi-tour,
sans même tenter de récupérer les places occupées par les Turcs. Ces derniers
n’eurent aucun mal, en juin 1459, à s’emparer de Smédérevo et de mettre fin, de
la sorte, à l’État serbe61.
La décision, apparemment injustifiée, de Mathias Corvin, de renoncer à
cueillir les fruits de son succès en Serbie, s’explique lorsqu’on se souvient que
le roi avait d’autres priorités en vue. La première était de récupérer la sainte
couronne de Hongrie qui se trouvait entre les mains de l’empereur Frédéric III
depuis la mort du précédent roi, Ladislas le Posthume. Car, sans couronne et,
par conséquent, sans couronnement, la légitimité du nouveau roi pouvait être
aisément réfutée et son autorité contestée62 . Mathias fit preuve dans cette affaire
d’une remarquable ténacité, qui lui valut de retrouver la couronne tant convoitée
en juillet 1463 63. Mais la poursuite de cet objectif coûta cher à la Hongrie, non
seulement en argent, mais également en prestige politique et militaire. Tour à
tour, la Serbie en 1459, la Valachie en 1462 et la Bosnie en 1463 eurent à subir
des campagnes ottomanes sans que les Hongrois puissent intervenir
efficacement. La Valachie seule échappa à la transformation en province
ottomane grâce, en bonne partie, à la témérité de son prince, Vlad Ţepeş, mais
aussi à sa situation géopolitique différente64.
En fin de compte, le succès chrétien de 1458 resta sans suites et Mahomet
II ne tarda pas à prouver aux contemporains son admirable sens politique et son
esprit de continuité dans la réalisation des buts poursuivis.

60
C. Jireček, Geschichte der Serben, II/1, p. 213.
61
Le roi Casimir de Pologne accusait, en cette même année 1458, Mathias Corvin d’avoir
fait un armistice avec les Turcs. Voir Mátyás Király korábol, 1458-1490, I, éds. I. Nagy, A.
Nyáry, Budapest 1875, p. 42. (« Monumenta Hungariae Historica, Acta extera », IV).
62
Voir là-dessus l’important ouvrage de K. Nehring, Mathias Corvinus, Kaiser Friedrich
III. und das Reich. Zum hunyadisch-habsburgischen Gegensatz im Donauraum, Munich 1975
(« Südosteuropäische Arbeiten », 72).
63
Voir le traité entre Mathias Corvin et Frédéric III chez K. Nehring, op. cit., p. 202-217.
Pour la discussion de tout le contexte, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse de doctorat,
Le Thème de Dracula (XVe – XVIIIe siècles). Présentation, édition critique, traduction et
commentaire, Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne) 1979.
64
À ce sujet, voir P. P. Panaitescu, « De ce n-au cucerit turcii Ţările române », RFR XI/5
(1944), p. 293-304 (repris dans idem, Interpretări româneşti. Studii de istorie economică şi
socială, Bucarest 1947).

371
L’IMPACT OTTOMAN SUR LES PAYS ROUMAINS
ET SES INCIDENCES MONÉTAIRES (1452-1504)

« De tous les appareils enregistreurs, capables de révéler à l’historien les


mouvements profonds de l’économie, les phénomènes monétaires sont sans doute le plus
sensible ». C’est par ces mots que commençait Marc Bloch, il y a 40 ans, son étude
devenue classique Le problème de l’or au Moyen-Âge1. La constatation exige un
additif, sous-entendu d’ailleurs dans ses termes, à savoir que ce n’est pas seulement
l’histoire économique qui peut gagner en clarté par les études d’histoire monétaire, mais
que les faits d’histoire politique et sociale acquièrent également de nouvelles dimensions
lorsqu’ils sont mis en corrélation avec les faits de politique monétaire, interdépendance
exprimée par Lénine d’une façon lapidaire, lorsqu’il écrit : « Le politique est l’expression
concentrée de l’économique »2.
C’est ainsi que l’histoire monétaire de la Valachie et de la Moldavie reflète
fidèlement leur orientation économique et politique au cours du Moyen-Âge. La Valachie,
placée entre la Hongrie et les pays de la Péninsule Balkanique, la Bulgarie et la Serbie,
inaugure, vers 1365, une politique monétaire destinée à faciliter ses échanges
commerciaux avec les pays des deux zones3. Vladislav Ier (1364-1377), le premier
voïévode valaque qui émet de la monnaie, frappe trois catégories de pièces : des
ducats d’argent (diamètre 18-21 mm, poids entre 0,90-1,31 g, moyenne 1,05),
des deniers d’argent (diamètre 16-18 mm, poids entre 0,45 et 0,94 g, moyenne
0,70 g) et des bani (centimes) d’argent, au diamètre de 15-16 mm, au poids
moyen de 0,35 g4. Il est facile de voir que les ducats valaques ont le même poids

1
Dans Annales d’Histoire économique et sociale V (1933), p. 1.
2
V. I. Lenin, « Încă o dată despre sindicate, despre momentul actual şi despre greşelile tovarăşilor
Troţki şi Buharin », dans idem, Opere complete, XLII, Bucarest 19662 : Éd. Politiques, p. 290.
3
Bibliographie essentielle : St. Meteş, Relaţiile comerciale ale Ţării Româneşti cu Ardealul până în
veacul al XVIII-lea, Sighişoara 1921 ; N. Iorga, Istoria comerţului românesc, I, Bucarest 19252 ; P.
P. Panaitescu, « Relaţiile Ţării Româneşti şi ale Moldovei cu Raguza (secolele XV – XVIII) »,
SRI II (1949) ; D. C. Giurescu, « Relaţiile economice ale Ţării Româneşti cu ţările Peninsulei
Balcanice din secolul al XIV-lea până la mijlocul secolului al XVI-lea », RSl XI (1965), p. 67-
121 ; R. Manolescu, Comerţul Ţării Româneşti şi Moldovei cu Braşovul (secolele XIV – XVI),
Bucarest 1965. Pour les généralités : W. Heyd, Geschichte des Levantehandels im Mittelalter, I-II,
Leipzig 1885 ; N. Iorga, Points de vue sur l’histoire du commerce de l’Orient au Moyen Âge,
Conférences données à la Sorbonne, Paris 1924 ; G. I. Brătianu, La mer Noire. Des origines à la
conquête ottomane, Munich 1969.
4
N. Docan, « Studii privitoare la numismatica Ţării Româneşti, I. Bibliografie şi docu-
mente », AARMSI, IIe série, XXXII (1909-1910), p. 450-567 ; O. Iliescu, « Cu privire la problema
realizării unui “corpus” al monedelor feudale româneşti », SMIM I (1956), p. 285-323 ; idem,
MATEI CAZACU

ou presque que les groschen serbes et bulgares et les ducats byzantins, eux-
mêmes des imitations des groschen ou matapans vénitiens, frappés à partir de
12045 . Pour ce qui est des deniers et des bani ils étaient alignés sur les deniers et
respectivement sur les oboles hongrois du XIVe siècle6. Cette double orientation
cède la place, à partir de 1383-1386, à une politique monétaire à sens unique.
On ne frappe plus que des deniers qui prennent le nom de ducats (valaques) et
de bani dont le poids et le titre d’argent fin baissent progressivement, processus
parallèle à la dévalorisation de la monnaie hongroise sous les règnes de
Sigismond de Luxembourg (1387-1437), Albert de Habsbourg (1437-1439),
Vladislas Ier (1440-1444) et la régence de Jean Hunyadi (1446-1452)7. On
constate ainsi jusqu’en 1452, un alignement évident de la monnaie valaque sur
la monnaie hongroise, alignement qui n’a pas encore fait l’objet d’études
détaillées, faute d’instruments de travail adéquats, et en premier lieu de
catalogues systématiques comprenant le poids et le titre de toutes les émissions.
La Moldavie a frappé, à partir probablement de 1377, des groschen
(diamètre 18-20 mm, poids moyen 0,96 g), et, semble-t-il, des polgroschen
(demi-groschen), au diamètre de 14 à 16 mm, au poids de 0,30 à 0,60 g,
moyenne 0,40 g, monnaies alignées sur le système monétaire de Liov-Galicie,
englobée au Royaume de Pologne en 1386. Les voïévodes moldaves ont
également procédé à la dévaluation systématique de leur monnaie à l’exemple
de la Pologne, jusqu’à l’époque du troisième règne de Petru Aron (1455-1457)8.
La politique monétaire de la Valachie et de la Moldavie semble très naturelle si

« Emisiuni monetare ale Ţării Româneşti din secolele al XIV-lea şi al XV-lea », SCN II (1958), p.
303-342 ; idem, chap. III, par. 3 du vol. Costin G. Kiriţescu, Sistemul bănesc al leului şi
precursorii lui, I, Bucarest 1964, p. 83-84 et le tableau p. 367 ; idem, Moneda în România, 491-
1864, Bucarest 1970, p. 13 et suiv.
5
N. Papadopoli, Le monete di Venezia, I, Venise 1893. Pour les Serbes, voir S. Ljubić, Opis
jugoslavenskih novaca, Zagreb 1875, et plus récent, mais incomplet, R. Marié, Studije iz srpske
numismatike, Belgrad 1956. Pour les Bulgares, S. Lişev, Za pronikvaneto i roteata ria parite văv
feodalna Bălgariia, Sofia 1958. Pour le ducat byzantin, V. Laurent, « Le basilicon. Nouveau nom
de monnaie sous Andronic II Paléologue », BZ XLV (1952), p. 50-58. Voir aussi le tableau de
l’annexe II, p. 364 dans C. Kiriţescu, op. cit., et p. 83-84.
6
Voir Stephan Schoenvisner, Notitia Hungaricae rei nummariae ab origine ad praesens
tempus, Buda 1801 ; idem, Catalogus nummorum Hungaricae ac Transilvaniae Instituti
Nationalis Széchényiani, I, Pest 1807 ; L. Réthy – G. Probszt, Corpus nummorum Hungariae,
Graz 1958 ; E. Unger, Magyar éremhatdrozo. Közepkor, II, Budapest 1960 ; O. Iliescu dans C.
Kiriţescu, op. cit., annexe II b, p. 364-365.
7
Voir le tableau dressé par O. Iliescu et C. Kiriţescu, op. cit., p. 367-369. Pour les monnaies
hongroises des XIVe – XVe siècles, qui n’ont pas bénéficié d’une description détaillée jusqu’ici
(contenant le poids et le titre), ce sont toujours les ouvrages de Schoenvisner et les datations
d’Unger qui demeurent essentielles, lequel n’utilise toutefois pas toutes les données
documentaires connues.
8
E. Fischer, « Beitrag zur Münzkunde des Fürstentums Moldau », Jahrbuch des Bukowiner
Landes-Museum IX (1901), p. 3-83 ; I. Tabrea, « Influenţe externe asupra primelor monete
moldoveneşti », Cronica numismatică şi arheologică XVIII (1944), p, 263-277 ; O. Iliescu dans
C. Kiriţescu, op. cit., p. 84-85, et les tableaux des pages 365 et 369-371 ; M. Gumowski,
Handbuch der polnischen Numismatik, Graz 1960, p. 27-29 et les annexes.

374
L’IMPACT OTTOMAN SUR LES PAYS ROUMAINS

nous analysons leur orientation économique. Tandis que la Valachie entretenait


d’intenses relations commerciales avec les villes saxonnes de Braşov et de
Sibiu, dont le droit d’étape et de dépôt, octroyé par les rois hongrois dès le XIVe
siècle, obligeait les marchands valaques et étrangers à vendre leurs
marchandises ici9 , la Moldavie formait le tronçon final de la route commerciale
de la Pologne vers la mer Noire. Le droit de dépôt et d’étape de la ville de Lvov
agissait de la même manière pour les marchands moldaves que celui de Braşov
ou de Sibiu pour les marchands valaques10. Il était donc naturel que les
voïévodes valaques et moldaves fissent de leur monnaie un moyen de faciliter
les échanges commerciaux extérieurs avec ces marchés d’acquisition et de
vente11. Le fait même de l’émission de monnaie en Valachie et en Moldavie au
XIVe siècle témoigne du développement de l’économie d’échange et de
l’apparition des marchands autochtones, dont les besoins de numéraire ne
pouvaient plus être couverts par les émissions des ateliers monétaires des pays
voisins. La première condition de cette nouvelle étape dans le développement
des forces de production, lequel a permis l’accentuation du processus de
division sociale du travail par l’accroissement du nombre et de l’importance des
marchands autochtones, est la formation des États féodaux roumains et
l’intensification de leur centralisation territoriale et institutionnelle.
Nous avons mentionné ci-dessus le processus de réduction du contenu de
métal précieux et du poids des monnaies valaques et moldaves, dévalorisation
qui n’est pas due au hasard, mais, comme nous l’avons montré, suivait celle des
monnaies hongroises et polonaises correspondantes. Pourquoi cette
dégradation ? L’une des pratiques les plus coutumières des autorités émettrices
de monnaie métallique de tous les temps était de réduire la proportion de métal
précieux de chaque monnaie, tout en lui maintenant le cours officiel, ou en lui
fixant même un cours supérieur. Le but immédiat poursuivi par cette opération
était celui de procurer un gain à l’atelier monétaire et par la suite à l’autorité
émettrice grâce à l’échange, avantageux pour celle-ci, des anciennes monnaies

9
La ville de Braşov reçoit, en 1369, le droit d’étape et de dépôt pour les marchandises
apportées par les marchands allemands et polonais et, en 1395, pour toutes les marchandises à
destination de la Valachie : Zimmermann – Werner – Müller, Urkundenbuch zur Geschichte der
Deutschen in Siebenbürgen, II, Sibiu 1897, p. 212-213 et 336 ; cf. R. Manoleseu, op. cit., p. 24 et
suiv.
10
Pour le commerce de la Moldavie, en dehors des ouvrages cités à la note 3, supra, voir I.
Nistor, Die auswärtigen Handelsbeziehungen der Moldau im XIV., XV. und XVI. Jahrhundert
Nach Quellen dargestellt, Gotha 1911; idem, Handel und Wandel in der Moldau bis zum Ende des
16. Jahrhunderts, nach den Quellen dargestellt, Cernăuţi 1912 ; Lucje Charewiczowa, « Handel
Lwowa z Moldawja i Multanami w wiekach srednich », Kwartalnik Historyczny XXXVIII
(1924), facs. 1-2, p. 37-67 ; idem, Handel sredniowiecznego Lwowa, Lvov 1925. La ville de Lvov
reçoit le droit d’étape et de dépôt en 1380 : voir I. Nistor, op. cit., p. 3.
11
Voir d’utiles considérations économiques et géopolitiques chez I. Nistor, op. cit. ; P. P.
Panaitescu, « De ce au fost Ţara Românească şi Moldova ţări separate ? », RFR (1938), no 6, juin
(repris dans idem, Interpretări româneşti, Bucarest 1947, p. 131-148) ; idem, « La route
commerciale de Pologne à la mer Noire au Moyen Âge », RIR III (1933), p. 172-193.

375
MATEI CAZACU

contre les nouvelles ; mais, l’opération répondait, en même temps, à une


exigence de l’économie d’échange en plein développement, à savoir celle de
mettre en circulation une quantité de numéraire en augmentation permanente,
l’accroissement de la réserve métallique ne pouvant pas à elle seule faire face à
cette exigence12. Variante médiévale de l’inflation, l’opération augmentait
délibérément la masse de la monnaie métallique en circulation, sans augmenter
pour autant la masse de métal précieux, constituant en même temps un impôt
indirect, source d’importants revenus pour l’atelier monétaire13. L’inflation
permet l’accroissement des moyens de paiement de l’autorité émettrice,
employés au paiement de la solde des troupes mercenaires et à la rétribution des
fonctionnaires. Toutefois, afin que ceux-ci n’exigent pas une augmentation de
leurs traitements proportionnelle à la dépréciation de la monnaie et pour éviter
une majoration sensible des prix, on procédait souvent à une dévaluation
secrète, la population n’ayant pas les moyens de vérifier chaque pièce14. Cette
dévaluation secrète, pratiquée sur une grande échelle par les rois hongrois et
polonais dans la première moitié du XVe siècle (de même d’ailleurs que par tous
les souverains européens de l’époque), avait des conséquences néfastes pour
l’économie des Pays Roumains, lesquels avaient aligné leur monnaie sur celle
des deux États. En effet, à la suite d’une succession de pareilles dévaluations
secrètes, la monnaie hongroise ou polonaise devenait plus légère, et contenait
une proportion de métal précieux inférieure à la monnaie valaque ou moldave
correspondante (elle avait donc une valeur intrinsèque ou métallique plus
réduite). En même temps, les deux groupes de monnaies étaient considérés
comme équivalents, de sorte qu’un ducat valaque était échangé contre un denier
hongrois, et une obole hongroise contre un ban frappé en Valachie (la même
situation existait dans les relations monétaires entre la Moldavie et la Pologne).
Cependant, dans ces cas, la loi appelée Loi de Gresham commençait à exercer
son action (en fait, le phénomène avait déjà été remarqué au XIIIe siècle), loi en
vertu de laquelle lorsque deux monnaies de valeur intrinsèque inégale circulent
dans un pays au cours officiel égal, la mauvaise demeure seule en circulation15.
C’est-à-dire que la mauvaise monnaie chasse la bonne. De quelle manière ? Les

12
Bibliographie essentielle utilisée : E. Babelon, « La théorie féodale de la monnaie »,
extrait des Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, XXXVIII/1, Paris 1908 ; A.
Luschin von Ebengreuth, Allgemeine Münzkunde und Geldgeschichte des Mittelalters und der
neueren Zeit, Munich – Berlin 1926 ; A. Despaux, Les dévaluations monétaires dans l’histoire,
Paris 1936 ; M. Bloch, Esquisse d’une histoire monétaire de l’Europe, Paris 1954 (« Cahiers des
Annales », 9).
13
M. Bloch, op. cit., p. 63. Les dévaluations monétaires des XIVe – XVe siècles sont en
réalité tout autant d’impôts indirects. Voir B. Guénée, L’Occident aux XIVe et XVe siècles. Les
états, Paris 1971 (« Nouvelle Clio », 22), p. 164-168.
14
M. Bloch, op. cit., p. 67. Exemples utiles chez W. Stanley Jeavons, La monnaie et le
mécanisme de l’échange, Paris 18813, p. 65-66, qui parle de « la tyrannie de l’habitude », qui
pousse les hommes à accepter des pièces connues mais dévalorisées et à refuser parfois des pièces
à contenu métallique élevé, mais inconnues.
15
La définition chez M. Bloch, op. cit., p. 62 ; W. Stanley Jevons, op. cit., p. 68-69.

376
L’IMPACT OTTOMAN SUR LES PAYS ROUMAINS

personnes averties (changeurs, usuriers, marchands, orfèvres), thésaurisent les


monnaies dont le titre en métal précieux est élevé et emploient dans leurs
paiements les « mauvaises » monnaies. Sur le plan des échanges internationaux,
la « bonne » monnaie passe immédiatement la frontière, tandis que le pays
émetteur est envahi par la « mauvaise » monnaie, au cours officiel égal, mais au
titre inférieur. C’est certainement dans cette situation que se sont trouvés les
deux Pays Roumains de nombreuses fois vis-à-vis de leurs puissants voisins,
lesquels leur imposaient leur monnaie dévalorisée à un cours forcé, défavorable
à la monnaie et aux marchands autochtones. Jusqu’à ce que l’on se rende
compte de la modification de valeur de la monnaie voisine, les pertes de métal
précieux étaient déjà importantes16. Le remède, toujours tardif, consistait dans la
réalisation de la même dévaluation, ce qui fait que nombre de nos monnaies
médiévales découvertes jusqu’ici sont en fait des pièces de cuivre couvertes
d’une mince couche d’argent (d’où l’expression roumaine « révéler le cuivre »,
c’est-à-dire se démasquer). Ceci ne constituait toutefois pas seulement une
tentative délibérée de tromper ou d’exploiter les masses populaires, on affirme
même que les dévaluations profitaient d’habitude au peuple17, mais encore une
manifestation de l’extraordinaire rareté du numéraire, conséquence de la faible
augmentation du stock monétaire, l’une des constantes de l’histoire économique
de tout le Moyen-Âge européen18.
Dans le cas de la Hongrie et de la Pologne du XVe siècle, la dévaluation
secrète ou officielle de la monnaie fut pratiquée par les monarques
principalement pour payer les soldes des mercenaires et les traitements des
fonctionnaires royaux, dont le nombre augmentait en même temps que les
efforts de centralisation de ces États. Pour ne citer qu’un exemple portant sur les
années plus proches de l’époque qui nous intéresse, rappelons que Jean
Hunyadi, gouverneur de la Hongrie entre 1446 et 1452, qui entretenait quelques
milliers de mercenaires, payait un cavalier lourdement armé entre 4 et 10 florins
d’or par mois. C’est ainsi que dans « la longue campagne » de 1443-1444, il

16
On constate une situation semblable à bien des égards dans le cas de la Flandre mé-
diévale, dont une partie se trouvait sous la domination de l’Empire Germanique, et une autre
entrait dans la sphère d’influence de la France. Philippe le Bel (1285-1314) tenta d’imposer à la
Flandre les dévaluations de la monnaie française. Le comte Louis de Male (1346-1384) manifesta,
au début de la Guerre de Cent Ans, son indépendance politique envers la France par l’adoption
d’un système monétaire différent du système français : voir H. v. Werveke, « The Low
Countries », The Cambridge Economic History of Europe III (1963), p. 356-358. Son successeur,
Philippe le Hardi, conclut, en 1384, une union monétaire avec la duchesse Jeanne de Brabant,
pour donner à leurs sujets une monnaie uniforme, ayant le même cours dans les deux pays. Mais
le comte de Flandre dévalue secrètement sa monnaie et draine les monnaies voisines en Flandre.
La duchesse tente la même chose, mais se voit forcée d’y renoncer à la suite des menaces de son
puissant voisin. Cette dépendance monétaire fut le prélude de l’annexion du Brabant à la Flandre :
H. Laurent, La loi de Gresham au Moyen Âge. Essai sur la circulation monétaire entre la Flandre
et le Brabant à la fin du XIVe siècle, Bruxelles 1933.
17
M. Bloch, op. cit., p. 68-69.
18
A. Despaux, op. cit., p. 52 et suiv.

377
MATEI CAZACU

paya aux mercenaires la somme de 32.000 florins et, en 1444, presque le double
– 63.000 florins19. Ce qui est presque certain, c’est le fait que le vaillant croisé
payait la solde de ses mercenaires en deniers d’argent, le florin représentant la
monnaie de compte. Dans ces conditions, par la dévaluation secrète de la
monnaie d’argent, le paiement d’une somme fixée en monnaie d’or, stable, dans
la nouvelle monnaie, d’argent dévaluée, procurait des avantages appréciables au
débiteur. À la suite de cette politique, la monnaie d’argent hongroise – le denier
et l’obole – fut dévalorisée à l’extrême, arrivant à être une monnaie « noire »,
donc de cuivre, couverte d’une mince couche d’argent. Cette monnaie étant
imposée dans les échanges avec les Pays Roumains, ceux-ci subissaient des
pertes importantes, conformément à la Loi de Gresham. Il nous faut relever le
fait que l’obligation pour les Roumains d’accepter la monnaie dévaluée
hongroise ou polonaise était une des conséquences de la domination politique
(partant économique) exercée par les deux royaumes Centre- et Est-Européens
dans l’espace carpato-danubien aux XIVe – XVe siècles. Le processus
continuera dans les siècles suivants (XVIe – XIXe) par le remplacement des
deux Royaumes par l’Empire ottoman, en tant que puissance suzeraine de la
Valachie et de la Moldavie. Le phénomène n’est ni nouveau ni unique, car il
caractérise les rapports de domination politique d’un État par un autre, depuis
l’Antiquité jusqu’à nos jours.
Quelle fut la réaction des voïévodes valaques et moldaves en présence des
dévaluations successives des monnaies hongroise et polonaise ? Outre la
dévaluation de leur propre monnaie, ils commencèrent dès la première décennie
du XVe siècle à prendre des mesures restrictives concernant l’exportation des
métaux précieux et plus tard des monnaies mêmes, mesures qui tendaient en
dernière analyse à la protection croissante des marchands roumains et des
marchandises roumaines contre la concurrence étrangère, donc une politique de
« nationalisme économique » ou de mercantilisme commerçant19bis. La politique
protectionniste des voïévodes roumains a eu lieu au cours du XVe siècle en deux
étapes : a) dans la première, les voïévodes ont eu soin de se munir d’une réserve
métallique nécessaire aux émissions monétaires propres, par la prohibition
totale ou partielle de l’exportation de l’or, de l’argent et du cuivre20. Mais

19
L. Elekes, « Armiia Guniadi », Acta Historica Academiae Scientiarum Hungaricae I/1
(1951) ; M. Dan, « Armata şi arta militară a lui Iancu de Hunedoara (pe baza cronicilor
contemporane) », SCI VIII (1957), p. 73.
19bis
Cf. Guénée, op. cit., p. 223 ; I. Nistor, op. cit. ; B. Cîmpina, Dezvoltarea economiei
feudale şi începuturile luptei pentru centralizarea statului în a doua jumătate a secolului al XV-
lea în Moldova şi Ţara Românească, Bucarest 1950 ; idem, « Despre rolul genovezilor la gurile
Dunării în secolele XIII – XV », SRI VI/1 (1953), p. 191-236, ibidem VI/3 (1953), p. 79-119.
Nous n’avons pas pu étudier l’article d’A. Girard, « Un phénomène économique : la guerre
monétaire (XIVe – XVe siècles) », Annales d’Histoire Sociale (1940), p. 207-218.
20
En 1409, Mircea l’Ancien interdisait aux marchands de Lvov de sortir l’argent du pays :
voir le privilège chez P. P. Panaitescu, Mircea cel Bătrân, p. 353. En 1431, Dan II permettait le
commerce de l’or et de l’argent : I. Bogdan, Documente privitoare la relaţiile Ţării Româneşti cu

378
L’IMPACT OTTOMAN SUR LES PAYS ROUMAINS

l’efficacité de cette mesure était sensiblement limitée par le fait que les
marchands saxons ou ceux de Lvov, forts des privilèges obtenus des voïévodes
roumains, circulaient sans entraves en Valachie et respectivement en Moldavie,
et déployaient librement leur activité commerciale, en introduisant des mon-
naies dévaluées et en faisant sortir les monnaies de valeur supérieure. Les
marchands étrangers pouvaient également employer la bonne monnaie
autochtone à l’achat d’autres marchandises qu’ils revendaient dans leurs villes
d’origine à des prix supérieurs, obtenant de cette manière des gains
considérables. Le même résultat était produit par les droits de dépôt et d’étape
des villes de Braşov, et de Sibiu, respectivement de Lvov, où les marchands
roumains étaient forcés de vendre leurs marchandises aux prix établis par les
autorités locales et d’accepter la monnaie hongroise ou polonaise, au cours fixé
par celles-ci, lesquelles pouvaient également imposer à la monnaie valaque ou
moldave des cours défavorables. À cela s’ajoutaient les chicanes et les
contraintes de toutes sortes auxquelles étaient en butte les marchands des Pays
Roumains, abus dont la correspondance des voïévodes roumains avec les
susdites villes abonde et qui, fait digne d’intérêt, se multiplient à mesure que
s’intensifiait la protection accordée à ces marchands par les voïévodes de
Moldavie et de Valachie. La raison de ces abus était d’ordre politique, les
Saxons et les marchands de Lvov étant soutenus par leurs souverains, qui
imposaient leur point de vue aux voïévodes roumains. Ce ne furent que
l’affaiblissement de la suzeraineté hongroise sur la Valachie (auquel il faut
ajouter la situation trouble des années 1457-1464 et les conflits entre Mathias
Corvin et les Saxons), celui de la suzeraineté polonaise sur la Moldavie (la
guerre de 13 ans, de 1454-1466, avec les Chevaliers Teutoniques laquelle
retenait la plus grande partie des forces du royaume voisin loin de Moldavie) et
l’offensive sur tous les fronts de l’Empire ottoman sous Mehmet II le
Conquérant, qui permirent aux voïévodes roumains – le premier étant Vlad
l’Empaleur – de passer à une seconde étape de leur politique mercantiliste, à
savoir : b) l’octroi du droit de dépôt et d’étape (Stapelrecht) à des villes
valaques – Tîrgovişte, Târgşor, Câmpulung et Buzău, semble-t-il –, les

Braşovul şi cu Ţara Ungurească în sec. XV şi XVI, Bucureşti 1905, p. 38-39. Vlad Dracul, en exil
à Sighişoara, où il dirigeait l’atelier monétaire, se plaignait aux marchands de Braşov de ce qu’ils
vendaient du cuivre en Valachie, dans les années 1433-1436 : ibidem, p. 57-58, 67, 75-76. Pour la
Moldavie, les informations sont plus nombreuses et plus claires ; le privilège du 6 octobre 1408
octroyé aux marchands de Lvov par Alexandre le Bon contient la clause suivante : « Et les
marchands de Lvov apporteront eux-mêmes de Hongrie de l’argent brûlé (= purifié) et de cet
argent nous achéterons pour nous-mêmes autant qu’il nous en faudra, et l’argent qui leur restera,
ils seront libres d’en disposer » (M. Costăchescu, Documentele moldoveneşti înainte de Ştefan cel
Mare, II, Jassy 1932, p. 633-636). À la sortie du pays « que les chariots ne soient pas contrôlés et
que le marchand donne sa parole qu’il ne possède pas de marchandise interdite dans son chariot,
des martres, de l’argent, de la cire et de bons chevaux du pays : ibidem. La clause est répétée dans
les privilèges accordés aux marchands de Lvov par Étienne II le 18 mars 1434 (ibidem, p. 669,
673), par Petru Aron, le 29 juin 1456 (ibidem, p. 788-795) et par Étienne le Grand, le 13 juillet
1460 (I. Bogdan, Documentele lui Ştefan cel Mare, II, Bucarest 1913, p. 271-282).

379
MATEI CAZACU

marchands étrangers ne pouvant plus vendre et acheter des marchandises dans le


reste du pays. Cette décision du voïévode valaque, continuée par presque tous
ses successeurs, fut appuyée par des mesures drastiques contre ceux qui y
contrevenaient – empalements et décapitations – de nombreux marchands
saxons comptant parmi les victimes (600, selon des sources allemandes),
lesquels, ne respectant pas la prohibition, allaient vendre leurs marchandises à
Brăila. Le résultat en fut positif et bien connu aujourd’hui, à savoir l’élimination
presque totale, aux XVe – XVIe siècles des marchands de Braşov (et, malgré le
manque de chiffres précis, de ceux de Sibiu), du commerce avec la Valachie et
la Péninsule Balkanique, leur place étant prise par les marchands valaques21. En
Moldavie, le processus eut comme suite la disparition des marchands génois des
échanges internationaux et la diminution du rôle des marchands de Lvov dans le
commerce avec l’Empire ottoman, les marchands moldaves se substituant peu à
peu à ceux-ci.
Nous nous occuperons spécialement ici du premier aspect de la politique
de mercantilisme commençant, à savoir de la protection de la monnaie
autochtone par les voïévodes de Moldavie et de Valachie dans la seconde moitié
du XVe siècle, processus qui eut lieu parallèlement dans les deux pays. Son
importance consiste également dans le fait qu’une grande partie de la
Transylvanie – les régions saxonnes, le Pays de Bârsa, les villes de Braşov et de
Sibiu et, probablement, celle de Bistriţa – feront cause commune avec les deux
pays contre les autorités d’État dé Hongrie.
Vlad Dracul (1436-1442, 1444-1447) est le premier voïévode valaque du
XVe siècle dont nous connaissons mieux la politique monétaire sur la foi de
documents confirmés par l’étude de ses émissions et de celles de ses
contemporains22. Après qu’il eut émis, entre 1433 et 1436, de la monnaie
hongroise à Sighişoara, où Sigismond de Luxembourg lui avait concédé les
revenus de l’atelier, il commence à frapper de la monnaie valaque à partir de

21
L’analyse la plus complète de la politique commerciale des voïévodes valaques à l’égard
des marchands de Braşov (et par suite de tous les marchands saxons) se trouve chez R.
Manolescu, op. cit., pour les XVe – XVIe siècles, p. 53 et suiv. Dans le tableau annexé à la fin,
l’auteur présente des chiffres suggestifs pour cet état de choses : en 1503 les Valaques
participaient avec 51,1% du total du commerce de Braşov (importations, exportations, transit),
tandis que les Transylvains y participaient avec 41,3% et les Moldaves avec 7,6% ; en 1542, les
Valaques atteignent 75,8% et en 1544, année de pointe, 98,9%, tandis que la proportion des
Transylvains, donc y compris les marchands de Braşov eux-mêmes, baisse à 22,2% en 1542 et à
0,9 en 1544. Pour Sibiu, voir idem, « Relaţiile comerciale ale Ţării Româneşti cu Sibiul la
începutul veacului al XVI-lea », Analele Universităţii C. I. Parhon. Seria Ştiinţe sociale (Istorie)
5 (1956), p. 207-260, où se trouve analysé le registre douanier de 1500. Pour la Moldavie, voir B.
Cîmpina, « Cercetări cu privire la baza socială a puterii lui Ştefan cel Mare », extrait de Studii cu
privire la Ştefan cel Mare, Bucarest 1956, p. 37-66 ; idem, Despre rolul genovezilor ; voir aussi
l’étude bien documentée d’Al. Gonţa, « Unele aspecte ale politicii interne ale lui Ştefan cel
Mare », SRI X/4 (1957), p. 91-103.
22
Nous ne nous occuperons pas non plus des mesures monétaires de Dan II, pour lesquelles
voir O. Iliescu, dans G. Kiriţescu, op. cit., p. 94.

380
L’IMPACT OTTOMAN SUR LES PAYS ROUMAINS

1437, dont n’a été conservée que de la monnaie de billon de 0,30 g23. Les
émissions parallèles des ateliers royaux de Braşov, Sibiu et Sighişoara, pour ne
mentionner que les ateliers les plus proches de la frontière de la Valachie, furent
pour le prince valaque la source de graves conflits. Nous en avons connaissance
par un acte du 16 octobre 1441 de Nicolas Ujláky et de Jean Hunyadi,
voïévodes de Transylvanie24, lesquels servirent d’intermédiaires à un accord
entre la municipalité de Braşov et le prince valaque, que ce dernier rendit public
le 3 juillet 144225.
Le document reflète fidèlement les préoccupations d’ordre monétaire du
voïévode valaque. Les marchands de Braşov apportaient et laissaient dans le
pays des deniers hongrois dévalués, en échange desquels ils emportaient chez
eux les marchandises achetées ou les florins d’or qu’ils changeaient au cours
probable d’un denier hongrois contre un ducat valaque. Ils réalisaient ainsi un
important bénéfice monétaire, les marchandises ou florins introduits au royaume
valant ici plus de deniers hongrois qu’en Valachie et cela en dépit de la balance
des prix, qui diminuait la différence. Il en résultait un flux d’or et de bonne
monnaie vers la Hongrie et l’introduction en Valachie de pièces presque
complètement dénuées de valeur intrinsèque (métallique), mais qui bénéficiaient
du fait qu’elles étaient connues par la population et par suite acceptées par celle-
ci26. Ces pièces n’étant reçues que dans leur ville d’émission et les environs, les
marchands transylvains, de même que les marchands valaques, ne pouvaient
s’en servir dans leur commerce du Sud du Danube, où circulait l’aspre turc, au
titre élevé, et où l’état de guerre existant entre la Hongrie et l’Empire ottoman
excluait la circulation des monnaies hongroises27. L’accord entre Vlad Dracul et
la municipalité de Braşov ne fut pas de longue durée, le règne du voïévode
valaque s’achevant tragiquement par sa mise à mort par Jean Hunyadi et son
remplacement par Vladislav II en novembre - décembre 1447.

23
Ibidem, tableau, p. 368.
24
Archives d’État de Braşov, Fronius I, no 15, dans Hurmuzaki, Documente, XV/1 (1358-
1600), p. 27-28.
25
I. Bogdan, Documente, p. 75-77. Sibiu frappait de la monnaie pour la reine Élisabeth,
veuve d’Albrecht de Habsbourg, émettant dés dinars dévalorisés. Le 16 mai 1441, la reine
émettait à Pojon des dinars au cours officiel de 220 pour un florin or (Schoenvisner, Notitia, p.
325), et le 3 juillet de la même année, elle établit le cours du nouveau dinar qui devait être frappé
à Kremnitz au taux de 300 dinars le florin (Schoenvisner, Catalogus, III, p. 314-316).
26
Voir les judicieuses observations de W. Stanley Jevons dans le chapitre « La force de
l’habitude dans la circulation monétaire », p. 65-66.
27
La dévalorisation de la monnaie d’argent hongroise aux 4e et 5e décennies du XVe siècle
avait suivi un cours vertigineux : si en 1436 un florin or valait 100 dinars (cours officiel fixé par la
réforme de Sigismond de Luxembourg, qui aboutit à l’insurrection de Bobâlna), en 1441, année
des conflits de Vlad Dracul avec les marchands de Braşov, le florin était officiellement changé
contre 220 et même 300 dinars. Voir la description des monnaies hongroises de ce temps chez
Schoenvisner, op. cit., le seul qui donne le poids des pièces en « grains » (un grain pesait 0,0648
g). Les ouvrages plus récents de L. Réthy, G. Probszt et E. Unger ne contiennent rien à ce sujet.

381
MATEI CAZACU

Les causes du remplacement de Vlad Dracul, qui avait occupé le trône


durant plus de 10 ans et avait prouvé maintes fois sa fidélité à la cause de la
lutte anti-ottomane, ont été récemment mises en lumière par une étude du
professeur Francisc Pall de Cluj28 . Il s’agit, en premier lieu, du traité de paix
conclu à l’été de la même année par le voïévode valaque avec les Turcs, par
lequel il s’obligeait à cesser toute action hostile à l’Empire ottoman et à restituer
4000 Bulgares réfugiés en Valachie. Ceci à une époque ou la Hongrie était en
guerre avec les Turcs. Vlad Dracul soutenait également en Moldavie Roman II,
auquel il s’était apparenté, contre Petru II, le protégé de Jean Hunyadi, que
celui-ci imposera comme voïévode en février 144829. Ce qui présente ici de
l’importance c’est que le fait même de la conclusion d’un traité entre Vlad
Dracul et Mourad II était de nature à mécontenter la Hongrie, qui se considérait
suzeraine de la Valachie et l’incluait dans ses traités avec la Porte, comme ce fut
le cas du Traité de 1428 et de la Paix de Szeged de 1444. Une Paix séparée entre
les Valaques et les Turcs, outre ses répercussions politiques et militaires,
prouvait les velléités d’indépendance de la Valachie à l’égard de la Hongrie.
Ces velléités de Vlad Dracul semblent résulter d’un document du 29 février
1448 dû à Jean Hunyadi, trois mois après la fin de la campagne de Valachie, par
lequel le gouverneur de la Hongrie, s’adressant aux habitants de Braşov, leur
faisait savoir qu’il avait disposé que la monnaie hongroise circulât aussi en
Valachie et leur enjoignait d’établir, de concert avec les habitants de Sibiu et les
Valaques, un cours pour la menue monnaie. Il leur défend en même temps de
prétendre pour leurs marchandises ou de faire venir de Valachie des florins d’or
ou des aspres turcs30. Sous estimons que ces mesures de Jean Hunyadi venaient
après une période où la petite monnaie – les deniers et les oboles hongroises –
n’était plus reçue en Valachie. Dans ce cas, il faut croire que Vlad Dracul avait
inauguré une politique de fermeture de ses frontières pour la monnaie hongroise
dévalorisée, fait qui s’est ajouté au dossier de son conflit avec Jean Hunyadi.

Le voïévode valaque qui prit des mesures radicales sur le plan monétaire
fut Vladislav II (1447-1450, avec une interruption en octobre - novembre 1448).
À la différence de ses prédécesseurs, Vladislav II frappe des ducats (on en
connaît jusqu’ici plus de cent pièces, en trois séries), au poids moyen de 0,60 g
et des « bani » de 0,38 g d’argent au titre très élevé (environ 800 0/00), lesquels
diffèrent de toutes les monnaies valaques d’après Mircea l’Ancien, de même

28
Fr. Pall, « Intervenţia lui Iancu de Hunedoara în Ţara Românească şi Moldova în anii
1447-1448 », SRI XVI (1963), p. 1049 -1072.
29
Fr. Pall, op. cit., p. 1055.
30
Archives d’État de Braşov, Fronius I, no 20, dans Hurmuzaki, Documente, XV/1, p. 34-
35, avec date erronée. Redaté par G. Gündisch, Urkunden zur Geschichte der Deutschen in
Siebenbürgen, V (ms), no 2632 ; cf. Fr. Pall, op. cit., p. 1060 et note 2.

382
L’IMPACT OTTOMAN SUR LES PAYS ROUMAINS

que des monnaies hongroises en circulation31. Bien que connu depuis plusieurs
décennies et considéré comme un « revirement », ce phénomène n’a pas retenu
jusqu’ici l’attention des numismates ou des économistes. Essayant de saisir les
causes de cette mesure monétaire (laquelle connaîtra également, comme on le
verra ci-dessous, une réplique en Moldavie à partir de 1455-1456), nous devons
répondre à la question essentielle qui se pose en premier lieu : dans quel
système monétaire peuvent être intégrées les émissions de Vladislav II, étant
donné qu’au Moyen-Âge toute émission métallique d’un pays fait partie d’un
système international (tel par exemple celui du denier), qui permet la circulation
des pièces en dehors des frontières du pays respectif. Comme nous l’avons
montré plus haut, les voïévodes de Valachie frappèrent au XIVe siècle des
monnaies s’intégrant dans le système des deniers hongrois et des groschen
vénéto-balkaniques, en abandonnant toutefois l’émission des pièces appartenant
à ce dernier système, à la suite de la décadence des États bulgare et serbe et du
remplacement graduel de leur monnaies par les aspres turcs32. La Moldavie émit
de la monnaie appartenant au système polonais en vigueur en Galicie, appelé
système des groschen, jusqu’à l’époque de Petru Aron. Étant donné que la
nouvelle monnaie valaque frappée par Vladislav II n’appartient ni au système
des deniers hongrois, ni à celui des groschen polonais, la seule solution
consiste à chercher son origine dans l’alignement sur le système de l’aspre turc,
la monnaie d’argent forte du temps, laquelle avait commencé à circuler
intensément depuis quelques décennies dans nos pays aussi33.
La monnaie d’argent turque, l’aspre (akçe) fut, au cours du XVe siècle,
l’une des monnaies fortes d’Europe, ayant le poids moyen suivant (au titre, au
début, de 900 0/00) : sous le sultan Mehmet Ier (1413-1421), 1,121 g, sous
Mourad II (1421-1451), 1,098 g, sous Mehmet II (1451-1481), 0,865 g, et sous
Bajazet II (1481-1512) 0,737 g34. Lors de l’avèneinent au trône de Mehmet II en
l’an de l’Hégire 855 (février 1451), comme le commencement de l’année hicrî
coïncidait avec le commencement du mois dé janvier, le jeune sultan augmente

31
O. Iliescu, « Emisiuni monetare », p. 332-335 ; idem, dans C. Kiriţescu, op. cit., p. 90 et
annexe, p. 68. Voir la description des trois séries de ducats, idem, « Cu privire la problema », p.
308, no XIV.
32
Voir dans ce sens les considérations d’Emil Condurachi, « Începuturile penetraţiei eco-
nomice otomane în Balcani », BSNR XXXVII (1943), p. 63-70.
33
O. Iliescu, « Un trésor d’aspres turcs du XVe siècle, trouvé probablement en Moldavie »,
SAO V-VI (1967), p. 277-285, mentionne toutes les découvertes des monnaies turques dans les
Pays Roumains du XVe siècle, ainsi que les informations documentaires.
34
’Āli, « Le prime monete ed i primi aspri del’Impero ottomano », RIN XXXIX (1921), p.
77-93 ; J. Østrup, Catalogue des monnaies arabes et turques, Copenhague 1938, p. 290-292 ; Ch.
Edhem, Meskūkāt-i’ osmānije, I, Constantinople 1915 ; N. Beldiceanu, « La crise monétaire
ottomane au XVle siècle et son influence sur les Principautés roumaines », SOF XVI (1957), p.
73-74 ; idem, Actes de Mehmed II et de Bayazed II du ms. Fonds Turc ancien 39 (Les actes des
premiers sultans conservés dans les manuscrits turcs de la Bibliothèque Nationale à Paris), École
Pratique des Hautes Études, VIe Section, I, Paris – La Haye 1960, p. 173 ; H. Sahillioglu, « Année
sivis et crises monétaires dans l’Empire ottoman », Annales ÉSC 24 (1969), p. 1070-1091.

383
MATEI CAZACU

la solde des janissaires d’un demi-aspre par jour, tout en dévaluant


considérablement la monnaie (12 aspres anciens = 10 aspres nouveaux au cours
officiel)35, quoique les aspres frappés cette année pèsent entre 0,85 et 1,05 g36.
Dans ces conditions, la nouvelle monnaie valaque, pesant en moyenne 0,60 g et
contenant une grande quantité d’argent fin, pouvait équivaloir à un aspre turc.
La différence entre la moyenne de l’aspre et celle des ducats valaques ne doit
pas être prise à la lettre, croyons-nous, car l’on constaté pour les mêmes types
de pièces métalliques de grandes variations de poids, de sorte qu’une moyenne
exacte est très difficile à calculer.
L’étude de l’évolution de la situation politique des Pays Roumains dans le
contexte du Centre et du Sud-Est de l’Europe dans ces années 1448-1456 peut
nous offrir une image claire du cadre dans lequel a eu lieu une remarquable
modification de la politique monétaire valaque et un peu plus tard, moldave.
Afin de saisir plus complètement l’importance de ces phénomènes, il nous faut
répondre préalablement à une question fondamentale, à savoir : qu’est-ce que
signifiait au Moyen-Âge l’alignement sur un système monétaire en général et
spécialement dans le cas des Pays Roumains ? En premier lieu, l’alignement sur
un système monétaire indique l’orientation économique et par suite politique du
pays qui adopte le système, dans l’espèce l’orientation prédominante du
commerce de la Valachie vers les villes saxonnes – Braşov, Sibiu – et de la
Moldavie vers la Galicie. Les directions du commerce extérieur témoignent en
même temps de l’organisation de la production en vue de l’échange avec les
marchés de vente mentionnés. L’existence d’un commerce extérieur développé
suppose également l’apparition d’une couche autochtone de marchands actifs,
qui tend à remplacer les marchands étrangers dans l’échange de marchandises.
Le prince, qui est maître des villes, a tout intérêt à appuyer le mouvement
commercial, en tant que bénéficiaire de tout le système des douanes et des
impôts du pays. Depuis les émissions monétaires propres du XIVe siècle, qui
doivent être considérées comme une forme d’encouragement d’un commerce en
pleine expansion, jusqu’aux mesures protectionnistes à caractère mercantiliste
commençant, quelques décennies ont passé. Les voïévodes valaques et
moldaves ont commencé à soutenir les marchands autochtones contre la
concurrence étrangère du moment où ils se sont clairement rendu compte que
les pertes subies par les producteurs locaux dans l’échange des monnaies contre
les monnaies étrangères menaçait le développement du marché intérieur et par
conséquent les revenus résultés des droits de douane et des taxes sur les
opérations commerciales. Cependant, des mesures radicales ne pouvaient être
prises tant que les Pays Roumains se trouvaient dans une dépendance prononcée
vis-à-vis de la Hongrie et de la Pologne, mais seulement au moment où la
suzeraineté des deux grands royaumes catholiques fut mise en discussion par un

35
Fr. Babinger, Mahomet II le Conquérant et son temps (1432-1481). La grande peur du
monde au tournant de l’histoire, Paris 1954, p. 94-95 ; H. Sahillioglu, op. cit., p. 1080.
36
N. Beldiceanu, Actes de Mehmed, I, p. 173.

384
L’IMPACT OTTOMAN SUR LES PAYS ROUMAINS

facteur extérieur nouveau, l’Empire ottoman. C’est ce qui arriva dans les années
1448-1456.
Après la campagne terminée par la défaite de Kossovo (17-19 octobre
1448), à laquelle participa à la tête d’un important contingent de troupes le
voïévode de Valachie Vladislav II37, la Hongrie traverse une crise politique
aiguë, marquée par la rivalité entre Jean Hunyadi et la faction adverse de la
ligue des barons dirigée par les familles Cilli, Gara et Branković38. Au mois de
mai 1449, Ladislas Gara, palatin de Hongrie, et Nicolas Ujláki, voïévode de
Transylvanie, chargent le vieux despote de Serbie, Georges Branković, de
mener des pourparlers de paix avec la Turquie dans des conditions modestes
pour la Hongrie et à l’insu de Jean Hunyadi, la Valachie, la Serbie et la Bosnie
devant, au pire des cas, payer tout le tribut à l’Empire ottoman, comme lors des
paix turco-hongroises de 1429 et de 1444 39, ce qui signifiait le retour à la
suzeraineté turque parallèlement à la suzeraineté hongroise40. Les pourparlers
continuèrent au cours des années suivantes, le voïévode de Valachie y ayant un
rôle important. Pendant ce temps, Jean Hunyadi était engagé dans de durs
combats à la frontière occidentale avec les Habsbourg et Jan Jiskra, ensuite avec
le comte Cilli et Georges Branković. Après la paix de compromis conclue avec
Frédéric III de Habsbourg, le 22 octobre 1450, Hunyadi fait également la paix
avec la ligue Cilli – Branković, le 7 août 1451, mais échoue dans une campagne
contre Jiskra41. Un événement essentiel dans le contexte général fut la paix de
trois ans conclue entre la Hongrie et l’Empire ottoman, le 20 novembre 1451, le
premier acte important de politique étrangère du nouveau sultan Mehmet II42.
Par ce traité, la Valachie était placée sous une double dépendance envers les
deux grandes puissances. Le statut juridique international de la Valachie, tel
qu’il résulte des traités de paix turco-hongrois des XVe – XVIe siècles, n’a pas
fait jusqu’ici l’objet d’une étude approfondie, le plus grand historien roumain
37
Voir plus récemment M. Cazacu, « La Valachie et la bataille de Kossovo (1448) »,
RÉSEE VII (1969), p. 131-139.
38
I. A. Fessler, Geschichte von Ungarn, II, Leipzig 1869 ; C. Mureşan, Iancu de Hune-
doara, Bucarest 19682, p. 169 et suiv. ; I. Minea, « Din trecutul stăpânirei româneşti asupra
Ardealului. Pierderea Amlaşului şi Făgăraşului », extrait de Convorbiri Literare XLVIII (1914),
p. 30 et suiv.
39
Sur la paix de 1429, dont le texte n’a pas été conservé, voir la lettre de l’empereur
Sigismond, chez N. Iorga, Notes et extraits pour servir à l’histoire des croisades au XVe siècles,
II, Paris 1899, p. 252-254. La situation de la Valachie dans le cadre de la paix de Szeged, le 1444,
est connue par les écrits de Ciriaco Pizzicoli d’Ancône, sur lequel voir Fr. Pall, « Ciriaca
d’Ancona e la crociata contra i turchi », BSHAR XX (1938), p. 64 et commentaires à la p. 33.
40
Le texte de l’acte chez J. Telekij, A Hunydiak-kora Magyrországon, X, Pest 1853, p. 243-
244 ; Hurmuzaki, Documente, I/2, p. 760-761.
41
I. A. Fessler, op. cit., II ; C. Mureşan, op. cit., p. 172-176.
42
Le texte du traité découvert par N. Iorga à Munich, Stadtsbibliothek, ms. lat. 19542, f,
260 et suiv., a été conservé dans une copie du 13 avril 1452 due à Ulrich Spannagel et a été publié
par N. Iorga, Acte şi fragmente cu privire la istoria românilor adunate din depozitele de
manuscrise ale Apusului, III, Bucarest 1897, p. 23-27 ; idem, « Privilegiul lui Mohamed al II-lea
pentru Pera (1 iunie 1453) », AARMSI, IIe série, XXXVI (1913), p. 89-90.

385
MATEI CAZACU

Nicolas Iorga se bornant à le qualifier de « bizarre » et de « bien difficile »43. Au


fond, il est dû à l’impossibilité dans laquelle se trouvaient les deux États de
dominer effectivement la Principauté valaque, les termes de la paix de 1451
étant cependant très explicites dans ce sens44. La Serbie et la Bosnie devaient
continuer à payer le tribut aux Turcs, étant laissés en paix, tandis que les
forteresses du Danube ne pouvaient plus être construites par aucune des parties
de Severin à Chilia, étant soumises à la dépendance de la couronne hongroise45.
Très importante pour le développement du commerce était la liberté accordée
aux marchands de circuler dans l’Empire ottoman, pour vendre et acheter des
marchandises, stipulée dans le traité :
« Foriscitores46 ambarum parcium ambulent per nostra loca [= l’Empire ottoman - n.n.] et
per nostras terras pacifice, per terras et aquas, dempto quolibet impedimento, et faciant forum sine
ullo impedimento, tributum solvendo iuxta conswetum modum locorum regni ».

Le fait que le traité omet de parler de la situation des marchands turcs,


nous fait penser que ceux-ci étaient soumis à la disposition du projet de paix du
21 mai 1449, suivant laquelle :
« Item ut mercatores turcorum cum eorum mercibus in Nandoralbam, in Kewij, in Haram,
in Zewerinum et in Karansebeš tantummodo libere venire et in eisdem negociari valeant »47.

Pour pouvoir se consacrer à la politique centre-européenne de la Hongrie,


Jean Hunyadi avait trouvé dans le traité conclu avec Mehmet II (de même
d’ailleurs que ce dernier qui s’apprêtait à conquérir Constantinople), le meilleur
moyen d’assurer sa liberté de mouvement. C’est pourquoi nous le voyons
respecter consciencieusement la lettre du traité notamment dans le cas de l’exilé
Vlad, le futur Vlad l’Empaleur, fils de Vlad Dracul, qu’il éloigne de
Transylvanie, la paix avec les Turcs concernant aussi Vladislav II, « de sorte
que nous ne permettions à personne de se soulever contre le nommé Vladislav et
de l’attaquer »48. La 24 août 1452, Hunyadi fait également la paix avec Jan
Jiskra à Kremnitz, celui-ci s’obligeant à démolir une série de forteresses, étape
importante dans le cadre des négociations avec Frédéric III, pour l’installation

43
N. Iorga, Histoire des Roumains et de la romanité orientale, IV, Les chevaliers, Bucarest
1937, p. 126-127.
44
Idem, Acte şi fragmente, III, p. 25-26.
45
Voir aussi Fr. Pall, « Stăptnirea lui Iancu de Hunedoara asupra Chiliei şi problema
ajutorării Bizanţului », SRI XVIII (1965), p. 619-638.
46
Marchands, de forum – marché. Cf. N. Iorga, Acte şi fragmente, III, p. 26, note 9.
47
J. Teleki, op. cit., X, p. 243-244.
48
La lettre de Jean Hunyadi aux habitants de Braşov, du 6 février 1452, dans Hurmuzaki,
Documente, XV/1, p. 37. Voir une autre lettre du même, du 30 mars, chez J. Teleki, op. cit., X, p.
333 ; cf. I. Minea, op. cit., p. 32.

386
L’IMPACT OTTOMAN SUR LES PAYS ROUMAINS

sur le trône de Hongrie du roi mineur Ladislas le Posthume – ce qui arrivera aux
premiers jours de l’année 145349.
La Valachie ne se trouvait pas moins, pour reprendre l’expression d’Ilie
Minea « entre le marteau et l’enclume »50, les deux grandes puissances dans la
sphère d’influence desquelles elle se trouvait, pouvant intervenir dans ses
affaires intérieures si le voïévode ne respectait pas les obligations qui lui
incombaient en vertu du traité de paix de 1451. Dans ces conditions, ayant son
règne assuré pour la durée de la paix, nous croyons que Vladislav II donna une
nouvelle orientation à sa politique économique et réalisa une réforme monétaire
par laquelle il alignait la monnaie valaque sur l’aspre turc. Le corollaire naturel
de cette mesure était le retour à la situation créée par Vlad Dracul en 1447,
lorsque la monnaie dépréciée hongroise n’était plus reçue dans le pays, et qui
fut l’une des causes principales de la campagne de Jean Hunyadi qui aboutit au
meurtre et au remplacement du voïévode valaque et à l’installation sur le trône
de Vladislav II. On peut se rendre compte ici de la force des réalités
économiques qui prévalent sur tous autres liens ou considérations (parenté,
nécessité de la lutte commune contre les Turcs, etc.), qui poussèrent Vladislav II
à reprendre, à une échelle supérieure, la politique d’émancipation de Vlad
Dracul à l’égard de la Hongrie, dont il fut la victime. Les premiers frappés par
cette mesure étaient les marchands saxons et une lettre de Vladislav adressée
aux habitants de Braşov le 24 septembre 1452 fait état de certaines actions
hostiles de ceux-ci, malgré l’état de paix qui régnait alors51.
La guerre monétaire est déclenchée au mois d’octobre de la même année,
lorsque Jean Hunyadi adresse aux habitants de Braşov et à tous ceux du Pays de
Bârsa, une lettre mentionnant les préjudices subis par le royaume du fait des
guerres, ainsi que des altérations réitérées de la monnaie52, et leur faisant savoir
la frappe prochaine à Bude d’une nouvelle monnaie, dont le cours serait
uniforme pour tout le royaume. Il leur demandait par conséquent de ne plus
accepter aucune autre monnaie, « à savoir ni aspres, ni la monnaie du voïévode
des régions transalpines ou toute autre monnaie ancienne » (« et nullam aliam
videlicet nec asperas, neque monetam waywode transalpinarum aut aliam
antiquam monetam »)53. La mise sur le même plan de la monnaie turque et des
ducats valaques constitue une preuve précise de la présence en circulation à

49
Le texte de la paix et des commentaires chez J. Szitnay, « A Körmöczbányai békekötés
1452-ben », Történelmi Tár (1884), p. 593-612.
50
I. Minea, op. cit., p. 33-34.
51
Hurmuzaki, Documente, XV/1, p. 38.
52
Au XIVe siècle, Nicole d’Oresme, conseiller du roi de France Charles V, mettait
l’altération des monnaies sur le même plan que la peste ou l’invasion étrangère : voir Babelon, op.
cit. ; voir les considérations semblables de Nicolas Copernic, Monete cudende ratio, 1526, éd. L.
Wolowski, Paris 1864, p. 60 et suiv.
53
Archives de la ville de Braşov, éditions : J. Teleki, op. cit., X, p. 341-342 ; E. Jakab,
Okleuéltár Kolozsvár története eisö kötetéhez, I. Bude 1870, p. 184-185 ; Hurmuzaki, Documente,
XI/2, p. 15-16.

387
MATEI CAZACU

cette date des nouvelles monnaies émises en Valachie. La nouvelle monnaie


hongroise, dont le cours forcé officiel était de 200 deniers pour un florin d’or54,
fut émise au printemps de l’année suivante 145355. Elle continuait la série des
émissions d’inflation de Jean Hunyadi, à l’aide desquelles il finançait l’effort
militaire du Royaume de Hongrie56.
Ce qui n’a toutefois pas été relevé jusqu’ici, c’est le fait que la nouvelle
orientation économique de la Valachie, dont le premier indice fut la réforme
monétaire de 1452, constitua la cause profonde de la détérioration de ses
rapports avec la Hongrie des années suivantes, détérioration dont la première
manifestation fut la confiscation par Ladislas le Posthume des duchés d’Amlaş
et de Făgăraş, fiefs des voïévodes valaques, et leur concession aux habitants de
Sibiu et, respectivement, à Jean Hunyadi. Dès le 3 février 1453, Ladislas le
Posthume donne aux Saxons les châteaux de Tălmaci, de Lotru et de Turnu
Roşu, avec les possessions qui en dépendaient et la douane attenante, ce qui
signifiait la dépossession du voïévode de Valachie, de l’Amlaş57. Le duché de
Făgăraş sera occupé en 1455 par Jean Hunyadi, devenu également entre temps
comte de Bistriţa58.
Afin de saisir toute la portée du conflit né de la réforme monétaire du
voïévode valaque, il nous faut étudier les conséquences de cette mutation sur le
plan général. En premier lieu la Hongrie considéra cette action comme une
rupture du contrat de vassalité féodale qui la liait à la Valachie et procéda en
conséquence, en lui retirant d’abord l’Almaş et ensuite le Făgăraş, fiefs reçus,
par une remarquable coïncidence, par Vladislav Ier, le premier voïévode valaque
qui avait émis de la monnaie suivant le système hongrois. Étant donné que dans
le texte de la paix de 1451, cette éventualité ne figurait pas, Ladislas le

54
Voir l’acte du 7 juillet 1453 du roi Ladislas le Posthume, qui constate que le nouveau
denier est changé à un cours très inférieur au taux légal – 250 deniers pour un florin et même
plus : cf. Sclioenvisner, Catalogus, III, p. 327-329.
55
Les actes de Ladislas le Posthume du 12 mai 1453 (5) chez Schoenvisner, Catalogus, III,
p. 316-327 ; un autre chez J. Chmel, « Urkunden, Briefe und Actenstticke zur Geschichte der
Habsburgischen Fürsten König Ladislaus Posthumus, Erzherzog Albrechi VI. und Hersdg
Siegmund von Österreich aus den Jahren 1443-1473 », dans Fontes Rerum Austriacarum, II. Abt.,
Diplomataria et Acta, II, Vienne 1850, p. 39-40. La description de la monnaie chez Schoenvisner,
Catalogus, I, p. 85, no 2 ; reproduite par le même dans Notitia, pl. IV, no 133.
56
Voir les récentes considérations dans ce sens d’Arthur Pohl, « Die Münzkammer
Siebenbürgens (1325-1526) », Südostdeutsches Archiv XIII (1970), p. 24-43 (spécialement p. 28-
31).
57
L’original est à Sibiu, II, 141, cité par H. Gooss, Die Siebenbürger Sachsen in der
Plannung deutscher Südostpolitik. Von der Einwanderung bis zum Ende des Thronstreites zwi-
schen König Ferdinand I. und König Johann Zäpolya (1588), Vienne 1940, p. 38. Au mois de
mai, ils sont mis en possession de ces châteaux. Voir Gierend, Notitia castellanatus Talmács,
Sibiu 1832, p. 32-34 (nous n’avons pas pu l’étudier) ; résumé chez Hurmuzaki, Documente, II/2,
p. 41. Voir aussi I. Minea, op. cit., p. 37-38 ; I. Moga, « Marginea », ducatul Amlaşului şi scaunul
Săliştei, Bucarest 1942, p. 14 et note 1 (extrait du vol. Omagiu profesorului Ion Lupaş).
58
I. Minea, op. cit., p. 44-46. De cette époque date une très importante lettre de protestation
de Vladislav II aux habitants de Braşov : I. Bogdan, op. cit., p. 85-87.

388
L’IMPACT OTTOMAN SUR LES PAYS ROUMAINS

Posthume, à défaut de la possibilité d’une intervention armée qui eût signifié la


violation du traité avec les Turcs, procéda selon le système classique féodal, à
savoir la confiscation du fief du vassal infidèle. À la mort de Vladislav II, en
1456, Vlad l’Empaleur, qui prête le serment de fidélité au roi Ladislas le
Posthume, estimera qu’il avait droit de récupérer les deux duchés – ce qui lui
valut des conflits avec les Saxons – et, en 1462, Mathias Corvin les reprendra,
en signe de méfiance envers Badu le Beau, considéré comme homme des Turcs
et ennemi de la Hongrie.
Une autre conséquence de la réforme monétaire fut l’intégration de la
Valachie dans les courants du commerce balkanique bien plus qu’auparavant,
étant donné, d’une part, que sa monnaie saine était facilement acceptée
n’importe où grâce à son titre élevé, et d’autre part, que ses marchands
pouvaient librement circuler dans l’Empire ottoman, en vertu des dispositions
de la Paix de 1451. Ils faisaient de la sorte une forte concurrence aux marchands
transylvains, qui seront éliminés avec le temps des marchés de Braşov et de
Sibiu, en dépit des droits d’étape et de dépôt qu’ils avaient dans ces villes. Mais
ce qui était plus grave, c’était le refus d'accepter la monnaie hongroise en
Valachie, fait qui menait fatalement à la limitation de sa circulation même à
Braşov et à Sibiu, villes qui possédaient des ateliers monétaires royaux59. Ce
processus est relevé par un acte, intervenu plus tard, du roi Ladislas de Hongrie
du 29 juillet 1505, lequel, enjoignant aux Saxons transylvains de faire fondre
leurs aspres, pour recevoir en échange de la monnaie hongroise, exceptait les
habitants de Sibiu et de Braşov60.
Il est intéressant de comparer le contenu de ce document aux lettres de
Jean Hunyadi aux habitants de Braşov et du Pays de Bârsa du 29 février 1448 et
d’octobre 1452, mentionnées ci-dessus. Tandis que Jean Hunyadi interdisait aux
habitants de Braşov d’employer les aspres et en 1452 également la monnaie
valaque dans leurs échanges commerciaux, en 1505 le roi Ladislas fait
exception pour les habitants de Braşov et de Sibiu, dont le commerce était
menacé de disparaître, par la fermeture des routes commerciales avec la
Valachie et la Moldavie, s'ils n'employaient pas la monnaie turque. Nous nous
trouvons ainsi en présence de tout un processus d’évolution de l’histoire
économique de la Transylvanie et de la Valachie (et même de la Moldavie),
identique dans les trois pays, envahis par la monnaie turque, comme suite des
échanges commerciaux intenses avec l’Empire ottoman.
Il est donc clair que dans ces conditions les ateliers monétaires, et par la
suite Jean Hunyadi et après lui le roi Ladislas le Posthume, perdaient les
importantes sources de revenus provenues de l’échange des pièces que les

59
Ces ateliers royaux étaient une calamité pour les villes dans lesquelles ils se trouvaient.
Voir un cas suggestif du XIVe siècle dans C. Moisil, « O revoltă din motive monetare în veacul al
XIV-lea », Cronica numismatică (1925), p. 50-52.
60
Hurmuzaki, Documente, XV/1, p. 170-172 ; cf. O. Iliescu, dans C. Kiriţescu, op. cit., p.
95.

389
MATEI CAZACU

habitants étaient obligés de présenter chaque année aux ateliers pour les faire
fondre61. À cela s’ajoutait le manque de confiance dans la monnaie du pays,
phénomène très grave qui ne pouvait être combattu que par son renforcement et
surtout par la stabilisation de sa valeur métallique et par suite de son cours62.
Il est hors de doute que pour la Hongrie la réforme monétaire valaque a
signifié un rapprochement des Turcs de Vladislav II. Nous trouvons un écho de
cette opinion chez l’évêque Enea Silvio Piccolomini, le futur pape Pie II, qui
écrivait le 12 juillet au pape Nicolas V que la Valachie est sous le pouvoir des
Turcs, d’où ceux-ci pénétreront en Hongrie et en Allemagne63. L’événement
d’histoire générale qui a marqué un nouveau tournant pour la politique de la
Valachie fut la chute de Constantinople, le 29 mai 1453.
Devenu maître des détroits et de Constantinople, Mehmet II dut reprendre,
de même d’ailleurs que ses successeurs, la vieille tradition byzantine de
domination politique et économique des côtes de la mer Noire, afin d’assurer
l’approvisionnement de la ville impériale, véritable « pieuvre » qui engloutissait
de grandes quantités de blé et d’autres produits64. Outre la continuation et
l’intensification des échanges commerciaux avec nos régions, attestées par une

61
Sur l’importance de ce droit régalien, voir E. Babelon, op. cit., p. 32 et suiv. ; R.
Gonnard, Histoire des doctrines monétaires dans ses rapports avec l’histoire dés monnaies, I,
Paris 1935, p. 85 ; A. Despaux, Les dévaluations monétaires dans l’histoire, Paris 1936, p. 42 et
suiv. ; M. Bloch, Esquisse . p. 58.
62
Sur la théorie de la valeur de la monnaie (intrinsèque, extrinsèque, de cours et
d’échange), voir Luschin von Ebengreuth, Allgemeine Münzkunde und Geldgeschichte des
Mittelalters und der neueren Zeit, Munich – Berlin, 1926, p. 223 et suiv. Ce processus prouve que
la loi de Gresham n’est pas absolue (sur le plan international) et présente une similitude marquée
avec le cas de la Flandre, où la bonne monnaie anglaise arrivant en grande quantité pendant la
guerre de 100 ans remplaça complètement la monnaie indigène : cf. Marc Bloch, op. cit., p. 63.
63
« [...] in Asia et in aliena possessione nostri veteres urbes amisere, nos in Europa in
nostro solo, inter Christianos potentissimam urbem, orientalis imperii caput, Grecie columen,
litterarum domicilium ab hostili manu sinimus expugnari. Jam régnat inter Maumethus. Jam
nostris cervicibus Turchus imminet, jam nobis clausus est Eusinus et Tanais inaccessibile factus,
jam Valachis Turcho parere necessum est. Inde ad Hungaros, inde ad Germanos Turchorum
gladius penetrabit et nos interim domesticis quatimur odiis [...] » : Der Briefwechsel des Eneas
Silvius Piccolomini, éd. Rudolf Wolkan, dans Fontes Rerum Austriacarum, II Abt., Diplomataria
et Acta, vol. LXVIII (de la correspondance III-1), Vienne 1918, p. 201.
64
Outre les généralités de W. Heyd, Geschichte des Levantehandels im Mittelalter, I-II,
Leipzig 1885, voir les études spéciales de G. I. Brătianu, « L’approvisionnement de Constanti-
nople à l’époque byzantine et ottomane », Byzantion V (1930), et « Nouvelles contributions à
l’étude de l’approvisionnement de Constantinople sous les Paléologues et les empereurs
ottomans », Byzantion VI (1931), reprises sous le titre « Études sur l’approvisionnement de
Constantinople et le monopole du blé à l’époque byzantine et ottomane », dans idem, Études
byzantines d’histoire économique et sociale, Paris 1938, p. 127-181. Pour l’importance des Pays
Roumains dans ce courant, voir aussi O. Iliescu, « Notes sur l’apport roumain au ravitaillement de
Byzance d’après une source inédite du XIVe siècle », dans Nouvelles études d’histoire publiées à
l’occasion du XIIe Congrès des Sciences Historiques, Vienne 1965, Bucarest 1965, p. 105-116 ;
G. I. Brătianu, La Mer Noire. Des origines à la conquête ottomane, Munich 1969 ; G. G. Muso,
« Nuove ricerche d’archivio su Genova e l’Europa centro-orientale nell’ultimo medio evo »,
Rivista storica italiana LXXXIII/1 (1971), p. 130-143.

390
L’IMPACT OTTOMAN SUR LES PAYS ROUMAINS

véritable invasion de monnaie turque en Valachie et en Moldavie65, les années


1453 et suivantes constituent une période d’incessantes pressions et incursions
turques, navales et terrestres, sur les côtes occidentales et nordiques de la mer
Noire66. À la suite de ces incursions, qui visaient à l’intimidation des adver-
saires, il était naturel que ceux-ci demandent la paix, dont le prix était le
paiement d’un tribut. La Valachie fut la première qui dut y consentir,
certainement par l’augmentation du tribut et l’obligation de ne pas entreprendre
d’actions hostiles à la Porte, car le 12 juillet, Enea Silvio Piccolomini qui se
trouvait à Graz, savait que « les Valaques durent se soumettre au Turc »67. Étant
donné que la Paix de 1451 avait été violée par les Turcs par l’occupation de
Constantinople, la soumission de la Valachie à une plus stricte obédience
turque, signifiait, en fait, son détachement du système politique et militaire de la
Hongrie.
Ce que l’on ne savait pas jusqu’ici, c’est le fait que les Turcs demandèrent
également à la même époque, pour la première fois, le paiement d’un tribut à la
Moldavie. En effet, après que les émissaires d’Alexăndrel eurent porté à
Cracovie au roi Casimir la nouvelle de la chute de Constantinople, au mois de
juillet 68, ce sont toujours eux qui firent connaître les mois suivants, la demande
des Turcs que la Moldavie leur paye tribut69. En mai 1454, à la diète de
Regensburg, le représentant polonais Lutko de Brzezscie annonçait que la
Valachie ainsi que la Moldavie payaient un tribut annuel aux Turcs (« vectigal

65
C. Iliescu, « Un trésor d’aspres » ; et pas « depuis les premières années du XVIe siècle »,
comme l’affirme B. Câmpina, « Despre rolul genovezilor », p. 228.
66
G. Jirecek, Geschichte der Serben, II/l, Gotha 1918 ; C. Marinescu, « Le pape Calixte III
(1455-1458), Alphonse V d’Aragon, roi de Naples, et l’offensive contre les Turcs», BSHAR XIX
(1935) ; Fr. Babinger, « Beginn der Türkensteur in den Donaufürstentümern », Südostforschungen
VIII (1943), p. 1-38 ; Al. Grecu (P. P. Panaitescu), « Pe marginea folosirii izvoarelor cu privire la
supunerea Moldovei la tributul turcesc (Vaslui 1456) », SRI V/3 (1952), p. 187-198 ; Fr.
Babinger, Mahomet II le Conquérant, p. 133 et suiv. ; M. Malowist, Kaffa kolonia genuenska na
Krymie i problem wschodni w latach 1453-1475, Varsovie 1947 ; G. I. Brătianu, La mer Noire, p.
314-315.
67
Voir la lettre reproduite à la note 63, supra.
68
J. Dlugosz, Historiae Polonicae libri XIII, Leipzig 1711, II, XIII, p. 116.
69
Voir la lettre du cardinal Zbignew Olésnicki adressée à Enea Silvio Piccolomini, évêque
de Sienne, de Cracovie, le 10 septembre 1453 : « jam magnam partem Europe, jam Grecie
Imperium Turchus occupavit, jam et a vaivoda Moldavie feodali regni nostri Polonie ceterisque
principibus gravia tributa requirit » : Eneas Silvius Briefwechsel, III/l, p. 253. Comme suite,
Alexăndrel écrivait le 23 septembre au roi Casimir qu’il avait reçu la mission polonaise et qu’il
était prêt à présenter l’hommage féodal, le roi devant le défendre contre les ennemis. Le texte chez
M. Costăchescu, op. cit., II, p. 765-769 ; pour la situation de la Moldavie, voir V. Pârvan,
Alexăndrel Vodă şi Bogdan Vodă. Şapte ani din istoria Moldovei 1449-1456, Bucarest 1904, p.
72-73. Le chroniqueur Martin Cromer parle également des pressions turques sur la Moldavie dans
son ouvrage De origine et rebus gestis Polonorum libri XXX, Bâle 1555, p. 519 : « Nam is
(Mehmet II), post subactum Constantinopolitanum imperium vehementer vexabat Valachiam ; et
distinebantur tunc Poloni bello Prussico, ne sociis et clientibus opera ferre possent ».

391
MATEI CAZACU

illi annuum praestatur »)70. Ces deux informations, les deux de source polonaise,
donc présentant toutes les garanties d’authenticité, sont des preuves
catégoriques du fait que la Moldavie a payé tribut aux Turcs avant 1456, date de
la réunion de Vaslui. C’est une conclusion de première importance pour notre
histoire, de nature à modifier l’image traditionnelle que notre historiographie
s’était formée de la position internationale de la Moldavie dans les années
antérieures à l’avènement au trône d’Étienne le Grand. Le renversement
d’Alexăndrel, avant le 25 août 1454, et son remplacement par Petru Aron
remettront en discussion pour un an le problème du tribut demandé à la
Moldavie par les Turcs.
Devant cette situation, Jean Hunyadi, à qui incombait le gouvernement de
la Hongrie71, et dont la politique hésitante de soutien de Byzance présente
encore quelques points obscurs72, passa immédiatement à des mesures de
défense contre le danger turc. L’instauration de la domination turque directe sur
la Valachie eût constitué une véritable catastrophe pour la Hongrie et surtout
pour la Transylvanie, exposée aux incursions des troupes turques qui auraient
pu franchir librement les Carpates, de sorte qu’au cours de l’été et de l’automne
de l’année 1453, Jean Hunyadi passa à une contre-offensive contre Vladislav II.
Il semble qu’un conflit armé aurait éclaté vers le mois d’août, car le 3
septembre, de Graz, Enea Silvio Piccolomini écrivait à Piero da Noceto :
« Valachi quoque contra gubernatorom arma moverunt, quem dominari sibi egre
ferebant »73. Une paix de compromis aurait suivi, Hunyadi ayant fait des
concessions au voïévode valaque, qui se maintenait sur le trône du pays, pour
garantir la sécurité de la frontière méridionale de la Transylvanie, mais sans
avoir obtenu la rétrocession de l’Amlaş. La situation de la Hongrie était
défavorable au vaillant croisé d’origine roumaine, les magnats qui lui étaient
hostiles, Gara, Ujláki et autres, ayant à leur tête l’archevêque de Gran, ayant
formé le 13 septembre une nouvelle ligue, manifestement dirigée contre lui, par
laquelle ils s’engageaient à défendre le roi et le comte Cilli contre toute action
hostile, émanée de quiconque74. En tout cas, la paix avec Vladislav II était

70
« Jam Valachiam Moldaviamque terras regni Poloniae Turcus iuris sui fecit. Jam vectigal
illi annuum praestatur et capite censos omnes illarum regionum accolas constituit. Nullum iam
freto, ut ante, inter nos et illos est discrimen. Nullae gentes mediae » : A. Sokolovski – J. Szujski,
Codex epistolaris seculi XV, Cracovie 1876, II, p. 150-1 (« Monumenta medii aevii h istorica res
gestas Poloniae illustrantia ») ; Hurmuzaki, Documente, II/2, p. 52.
71
Cf. la lettre d’Enea Silvio Piccolomini du 16 octobre 1453 au cardinal Juan Carvajal,
dans laquelle il lui communique le partage en trois parties du royaume de Hongrie par le roi
Ladislas : « regna et dominia regis ad triumviratum deducta esse, Johanni Hungariam, Georgiconi
(Podiebrad) Bohemiam, Austriam comiti (Cilli) cessisse : Briefwechsel, III/l, p. 304.
72
Voir Fr. Pall, op. cit.
73
« Valachi quoque contra gubernatorem arma moverunt, quem dominari sibi egre ferebant.
Est etiam, quod de Turchis in eo conventu cogite (Ladislas le Posthume), quos proximos habet, et
jam nova elatos victori plurimum timet » : Briefwechsel, III/l, p. 243.
74
Le texte chez J. Chmel, op. cit., p. 30-33. La ligue fut renouvelée le 7 avril 1455 : cf.
Teleki, op. cit., X, p. 437-438). Jean Hunyadi fera lui aussi, la 27 octobre 1453, une ligue avec

392
L’IMPACT OTTOMAN SUR LES PAYS ROUMAINS

conclue au cours du mois de septembre, car le 24, Hunyadi annonçait de Lipova


la bonne nouvelle aux habitants de Braşov et les invitait à envoyer un émissaire
en Valachie, en vue d’obtenir satisfaction et justice pour les préjudices subis75.
Il s’agissait, sans doute, entre autres, des marchands lésés par l’échange de
monnaie et de marchandises avec la Valachie et l’Empire ottoman.
La paix ne fut toutefois pas de longue durée76. Au cours de l’année 1454, la
diète hongroise de Bude de janvier et les diètes impériales de Regensburg (avril
- mai) et de Francfort (septembre) furent d’accord pour reconnaître la gravité du
danger turc, mais ne prirent pas de mesures concrètes, la Hongrie se maintenant
dans la défensive77. À la diète de Regensburg, le représentant polonais Lutko de
Brzezscie exprimait l’inquiétude générale par les paroles suivantes :
« Jam Walachiam Moldaviamque terras regni Poloniae Turcus iuris sui fecit. Jam vectigal
illi annuum praestatur et capite censos omnes illarum regionum accolas constituit. Nullum iam
freto, un ante, inter nos et illos est discrimen. Nullae gentes mediae »78.

Georges Podiebrad Joan Vitéz, évêque d’Oradea et chancelier du royaume et autres, pour 6 ans :
J. Chmel, op. cit., p. 31. Pour les événements de Hongrie, voir Fessler, op. cit., II, p. 537-538 ; le
18 septembre, Enea Silvio écrit à Giovanni Campisiò ce qui suit : « Johannes vaivoda
Transilvanorum imperium, quod sibi Ladislaus dederat, assequi minime potest. Cupiunt enim illi
corone magis quam Johanni subesse » : Briefwechsel, III/l, p. 261. Le 22 octobre, le même faisait
savoir que des bruits circulaient sur une alliance turco-tartare : Briefwechsel, III/l, p. 315.
75
Hurmuzaki, Documente, XV/1, p. 39 : « Bonam et optimam cum Wayvoda parcium
transalpinarum fecimus pacem : sic securi et liberi manere poteritis et ad nos maneatis tuti. Et
mittatis unum hominem vestrum ad ipsum Wayvodam, simul cum illis suis ambasiatoribus, ut
ipse vobis de illis damnis que sunt illata, satisfaccionem et iusticiam impendat ».
76
Le 3 octobre 1453, Enea Silvio écrivait au cardinal Nicolaus de Cusa (Cusanus) sulla
situation en Hongrie : « De Valachis ceterisque vicinis Costantinopoli nihil in presentiarum
audimus. Nec mihi vero simile est, illos arma sumere contra exteros, qui hostes domi habent »
(Briefwechsel, III/l, p. 294-295 ; et le relèvement de Jean Hunyadi de la dignité de gouverneur de
la Hongrie et son remplacement par Nicolas Ujláki, son adversaire). Le 24 novembre, Enea Silvio
écrivait de Wiener Neustadt au cardinal Juan Carvajal : « Fama fuit non tamen certa, Turcos
ingressos esse Valachiam, sed non continuatur rumor. Brevi certitudinem rei habebimus »
(Briefwechsel, III/l, p. 365). Mérite d’être signalée, en tant qu’indice du conflit entre Jean
Hnnyadi et Vladislav II, la nouvelle apparition de Vlad l’Empaleur dans la suite du premier à la
fin de l’année 1453, lorsque Hunyadi le présente au roi Ladislas le Posthume. Voir Thurócz,
Chronica Hungarorum, éd. J. Schwandter, Scriptores rerum hungaricarum, I, Vienne 1766, p.
336-337 ; l’information figure aussi chez Bonfini, Historia Pannonica, Cologne 1690, p. 350.
77
Pour la fortification des murailles de Sibiu et de Braşov, voir les actes des 13 avril, 19 et
27 novembre 1454 dans Hurmuzaki, Documente, XV/1, p. 40-41, et Teleki, op. cit., X, p. 431-
432. Le 1er janvier 1454, des bruits circulaient que les Turcs auraient dévasté la Croatie, alliés aux
Bosniaques : Briefwechsel, III/l, p. 339-400. Pour les décisions des diètes, voir N. Iorga, Notes et
extraits pour servir à l’histoire des croisades au XVe siècle, IV, Bucarest 1915, p. 84-85 (Bude),
90-98 (Regensburg), 101-103 (Francfort).
78
A. Sokolovski – J. Szujski, op. cit., p. 150-151. Le 12 avril 1454, Enea Silvio écrivait à
Goro Lolli : « [...] ob has causas Johannes Huniat heri cum de Turcho ad legatos cesaris verba
faceret – est enim nobis proximus – diceretque illum in Adrianopoli et in civitate Sophie, que est
vicina Valachis, maximum belli apparatum facere, inter cetera hoc quoque profatus est : Turchi
potentia inextimabilis est ; nam et Tartari cum eo sentiunt » (Briefwechsel, III/l, p. 467). L’été de
la même année, après la diète de Regensburg, le même humaniste écrivait à l’évêque Jean Vitéz

393
MATEI CAZACU

En effet, au cours de l’été, Mehmet II attaque de nouveau la Serbie


occupant certains centres miniers79. Des combats entre Jean Hunyadi et les
Turcs eurent lieu en automne autour de Belgrade, sans aboutir à un résultat
décisif. Le coup porté à la Serbie et, partant, à la Hongrie était très dur :
l’occupation des riches mines d’or et d’argent serbes – au cours de l’année
1455, Novobrdo, Rudnic, Srebnica, Trepće et autres seront occupées – dont
certaines appartenaient à la Hongrie, privaient le commerce et la trésorerie de
ces pays de grands revenus, affectant également les émissions monétaires. La
situation s’aggravera au cours de l’année 1454, lorsque les Turcs viennent en été
par mer jusqu’en Crimée, où ils obligent Caffa de leur payer tribut, dévastent la
Moldavie et massent une flotte sur le Danube, menaçant le Sud de la Hongrie80.
La position des voïévodes de Valachie et de Moldavie – Petru Aron depuis le 25
mai 1455 – était particulièrement délicate. C’est ainsi que le 1er octobre, Petru
Aron s’oblige par un acte à prêter serment de fidélité au roi Casimir IV de
Pologne81, mais mène en même temps des pourparlers avec les Turcs, envoyant
vers la fin de septembre le logothète Mihu à la Porte. Le résultat est connu : le 5
octobre 1455, Mehmet II annonçait à Petru Aron qu’il acceptait le tribut de
2000 ducats d’or en échange de la paix (égal à celui payé par l’île de Lesbos)82.
La promission écrite de soumission aux Polonais n’apportait à la Moldavie
aucune aide, les forces du royaume voisin étant engagées depuis 1454 dans une
guerre avec les chevaliers teutoniques, laquelle durera 13 ans, tandis que le
concours hongrois était toujours peu sûr, étant subordonné à la renonciation des
Moldaves à leurs prétentions sur Chilia83.
La démonstration sur le Danube de la flotte turque était une préparation à
l’assaut du Belgrade serbe,qui commencera au printemps suivant. Nous croyons

d’Oradea : « […] assurgat enim totis viribus, quando suo potissimum interest, dum Turchi, bello
premuntur, in Grecia prelium cum Tartaris, in Muldavia sive in Valachia miscere, ne alteri auxilio
esse possint. Sic enim disjuncte due validissime gentes facilius opprimentur » (Briefwechsel, III/l,
p. 562).
79
C. Jirecek, Die Handelsstrassen und Bergwerke von Serbien und Bosnien während des
Mittelalters. Historisch-geographische Studien, Prague 1879 (« Abhandlungen der königlichen-
böhmischen Gesellschaft der Wissenschaften, VI. Folge, 10. Band, Classe für Philosophie,
Geschichte und Philologie », 2) ; M. Dinić, Za istoriju rudarstva u srednjevekovnoj Srbiji i Bosni,
I-II, Belgrade 1955 ; D. Kovacević, « En Serbie et Bosnie médiévales : les mines d’or et
d’argent », Annales. Civilisations. Économies. Sociétés 2 (1960), p. 248-258.
80
Voir N. Iorga, Chilia şi Cetatea Albă, Bucarest 1900, p. 107 et suiv. ; P. P. Panaitescu,
«Pe marginea », p. 189. Un rapport de Caffa du 11 septembre 1454 relate que les Turcs ont
envoyé une flotte de 56 navires de guerre qui ont débarqué d’abord en Moldavie, mais trouvant
les endroits bien défendus, se dirigèrent vers le Nord, dévastant Mangop, occupant Sébastopol et
assiégeant Caffa : A. Vigna, « Codice diplomatico delle colonie tauroligure (I) », dans Atti della
società ligure di storia patria, VI, Genova, 1868, p. 102-105.
81
M. Costăchescu, op. cit., II, p. 773-777.
82
Ibidem, p. 801.
83
P. P. Panaitescu, « Legăturile moldo-polone în secolul XV şi problema Chiliei », RSl III
(1958), p. 95-115.

394
L’IMPACT OTTOMAN SUR LES PAYS ROUMAINS

qu’à cette occasion Mehmet II essaya, parallèlement à la soumission de la


Moldavie au tribut, une action semblable en Valachie, pour s’assurer de l’appui,
sinon de la neutralité de celle-ci en vue de la grande campagne qu’il préparait.
Cela semble résulter du texte même de la lettre du sultan du 5 octobre 1455,
adressée à Petru Aron. En effet, étudiant l’original de ce document, le slaviste
roumain Damian P. Bogdan a démontré que la lettre avait été initialement
adressée à Vladislav II, voïévode de Valachie, le scribe ayant effacé les mots
Vladislav et Hongrovalachie et le nom d’un boyard, écrivant à leur place Petru,
Morovlachie et respectivement si bolearin Mihu84 . Y aurait-il eu une nouvelle
obligation de neutralité de la Valachie, devenue suspecte de collaboration avec
la Hongrie après la paix de septembre 1453, pour assurer le flanc de l’armée
turque et éventuellement pour la procuration d’aliments ?
La réaction de Jean Hunyadi ne se fit pas attendre ; au cours des mois
d’octobre et de novembre84bis, le capitaine général du royaume de Hongrie entra
à la tête d’une armée en Valachie, imposant une nouvelle paix, cette fois-ci
encore défavorable à Vladislav II : sans renoncer à l’occupation du Duché de
Făgăraş, Hunyadi obtenait la permission de l’entrée libre des marchands
transylvains en Valachie. Nous ne connaissons aucun détail concernant la
question monétaire, mais il est plausible de croire qu’il essaya d’imposer aux
Valaques l’acceptation de la monnaie hongroise. Le 15 novembre, de retour à
Braşov, il rendait publiques les conditions de la paix85. Toutefois, après la
retraite de Hunyadi, Vladislav II, avec les Turcs qui s’étaient massés au Danube
pour faire face à une éventuelle incursion hongroise, attaque la cité de Bran (ou
Ada-Kaleh ? le texte latin parle de Saan) et la ville de Făgăraş, passant ainsi
outre aux dispositions d’une paix imposée par les armes86.
C’est dans le même contexte de la pression turque au Danube, de l’hostilité
envers la Hongrie qui possédait Chilia et du désintérêt de la Pologne à l’égard
des graves problèmes qui se posaient à la Moldavie, que nous devons envisager

84
Compte rendu de l’ouvrage de Fr. Babinger, « Cel dintâi bir al Moldovei către Sultan »,
RIR VII (1937), p. 415.
84bis
Le 14 septembre, Hunyadi écrivait de Hunedoara à Jean de Capistrano, annonçant son
départ pour le 17 septembre : « ad partes Brassouie cum nostris gentibus dietim continuare
inhovabimus (= inchoabimus ou innovabimus) tandeque forte a Brassouija ad ulteriora adibimus,
puta Moldwauiam, vel partes Transalpinas, sicuti voluntas dei affuerit » (P. Belá, « Kapisztran
János levelezése a Magyarokkal », Történelmi Tár (1901), no XXVIII, p. 182-183).
85
Hurmuzaki, Documente, XV/1, p. 41. Le 20 novembre, les Ragusains apprenaient « li
progressi del governatore, perche quà è fama, che e sia andato in Vlachia cum lo exercito et che li
Turci siano congregati in li luoghi li vicini » : J. Gelcich, Diplomatarium relationum, Reipublicae
Ragusanae cum Regno Hungariae, Budapest 1887, p. 584. Le même jour ils écrivaient à Hunyadi
une lettre de félicitations : « Videat excellencia vestra, quanto nobis usui sit : que dum ad Vlachie
tutelam contra Turcos castra movit, non solum illorum locorum saluti consuluit, sed et discrimen,
quod rebus nostris imminebat, avertit » : ibidem, p. 585.
86
Le lettre de Hunyadi aux habitants de Braşov dans Hurmuzaki, Documente, XV/1, p. 42 ;
Ladislas le Posthume aux Saxons le 6 avril 1456 : ibidem, p. 42-43 ; Hunyadi aux Saxons de
Braşov : ibidem, p. 43.

395
MATEI CAZACU

la réforme monétaire de Petru Aron, par laquelle le voïévode moldave, frappant


des groschen de 14 à 16 mm de diamètre, au poids moyen de 0,60 g, et des
polgroschen de 0,30 g (diamètre 12 à 13 mm) d’argent fin, aligne le système
monétaire sur le système turc, suivant ainsi l’exemple de la Valachie87. Le fait
qu’il s’agit dans ce cas encore de l’adoption du système turc est prouvé par le
manque total de concordance entre la nouvelle monnaie moldave et les dinars
hongrois ou les monnaies polonaises88. Encore plus significatif nous semble le
fait qu’Étienne le Grand ait frappé durant tout son règne ce type de monnaie
inauguré par Petru Aron.
Aux mois de mai - juin 1456, le logothète Mihu portait à Constantinople le
premier tribut de la Moldavie – 2000 ducats d’or – une somme modeste en
comparaison des sommes payées par d’autres États tributaires des Turcs89. En
revanche, les marchands de Cetatea-Albă (et par extension ceux de Moldavie)
recevaient, le 9 juin 1456, de Mehmet II un important privilège par lequel on
leur permettait le commerce libre à Andrinople, Constantinople et Brousse90. Il
ne fait pas de doute que l’adoption du nouveau système monétaire aligné sur le
système turc ne doit pas être étranger aux privilèges commerciaux que les
Moldaves et certainement aussi les Valaques obtiennent de l’Empire ottoman à
cette époque. Les grandes perspectives ouvertes aux marchands roumains dans
l’Empire ottoman compensaient le paiement du tribut et la possession des
duchés d’Amlaş et de Făgăraş. Jointe à la politique d’octroi du droit de dépôt à
des villes valaques et moldaves, la paix avec les Turcs a agi comme un puissant

87
O. Iliescu, dans C. Kiriţescu, op. cit., p. 92 et tableau, p. 371 ; idem, « Emisiunile mone-
tare ale Moldovei în timpul domniei lui Ştefan cel Mare », dans M. Beza (éd.), Cultura
moldovenească în timpul lui Ştefan cel Mare, Bucarest 1964, p. 189 et suiv.
88
Fait relevé par. O. Iliescu, « Emisiunile monetare ale Moldovei », p. 188-191, qui insiste
sur l’importance de la stabilisation de la monnaie, vœu général au Moyen-Âge (aujourd’hui aussi
d’ailleurs). Sous Étienne le Grand, on a réalisé une monnaie d’argent d’une stabilité rarement
rencontrée au Moyen-Âge, monnaie qui contenait également une grande quantité de métal
précieux.
89
L’acte de la réunion de Vaslui, daté de mars - mai 1456, chez P. P. Panaitescu, « Pe
marginea », p. 188-189.
90
N. Iorga, « Actul lui Mohamed al II-lea pentru negustorii din Cetatea Albă (1456) », RI X
(1921), p. 105. Voir la récente analyse de M. A. Mehmet, « Din raporturile Moldovei cu Imperiul
otoman în a doua jumătate a veacului al XV-lea », SRI XIII/5 (1960), p. 165-177. L’octroi du
privilège de commerce aux marchands moldaves, comme suite de la conclusion de la paix et du
paiement du tribut, n’est pas un fait isolé. En effet, l’acceptation par un État du tribut imposé par
les Turcs, signifiait également le rachat du droit de faire du commerce accordé aux marchands de
ce pays. C’est un aspect des relations internationales au Moyen-Âge qui n’a pas encore été étudié
dans le cas de nos pays, bien qu’il fût également valable pour d’autres puissances, comme Venise,
laquelle par la Paix de 1479 avec les Turcs, payait à la Porte 10.000 sequins par an et s’assurait
ainsi la liberté du commerce dans l’Empire ottoman : cf. Fr. Babinger, « Le vicende veneziane
nella lotta contro i Turchi durante il sècolo XV », dans La civilità veneziana del Quattrocento,
Florence 1957, p. 70-71. Dans ces conditions, le paiement du tribut aux Turcs par les Pays
Roumains ne peut plus être considéré seulement comme « une tache honteuse » pour notre
histoire médiévale : cf. I. Nistor, op. cit., p. 41 et suiv, 206 et suiv., B. Câmpina, op. cit., I, p. 211-
213.

396
L’IMPACT OTTOMAN SUR LES PAYS ROUMAINS

catalyseur du commerce roumain dans la Peninsule Balkanique et en Asie


Mineure (importation, exportation, transit), orientation qui durera jusqu’à la
seconde moitié du XVIe siècle et qui constituera la base de la force d’un Étienne
le Grand, d’un Neagoe Basarab et d’un Petru Rareş. Il est difficile de calculer
l’impulsion imprimée ainsi aux forces de production intérieures, mais elle a dû
être loin d’être négligeable. Dans ces conditions, le paiement du tribut aux
Turcs ne saurait plus être considéré comme une tache pour notre histoire car,
contrairement à la Hongrie et à la Pologne, l’État ottoman, se trouvant à un
stade de développement bien inférieur, n’était pas encore passé à la domination
économique des Pays Roumains, ce qui n’arrivera que dans la seconde moitié
du siècle suivant. C’est pourquoi la situation de cette époque ne doit pas être
jugée à travers le prisme des trois siècles d’exploitation ottomane, mais avec les
yeux d’hommes politiques réalistes comme Vladislav II et Petru Aron, qui ne
peuvent être considérés comme de simples fantômes couronnés chassés par la
première adversité.

Au mois d’avril 1456, la Diète du Royaume de Hongrie, convoquée pour


prendre des mesures de défense contre le danger turc au Moyen-Danube, décrète
la levée générale de l’armée et adresse une demande au pape Calliste III pour
l’envoi d’une flotte dans les Dardanelles. Les actions hostiles de Vladislav II,
qui ne pouvait renoncer à l’Amlaş et au Făgăraş, fiefs qui constituaient
l’essentiel du domaine princier valaque, s’intensifient aux mois d’avril - mars,
menaçant sérieusement la domination de Jean Hunyadi et la sécurité générale de
la frontière méridionale de la Transylvanie91. C’est pourquoi au mois de juillet,
tandis qu’il se trouvait en route vers Belgrade, Hunyadi, après avoir demandé
l’aide militaire des Saxons92 et s’être heurté aux hésitations de ceux-ci, peu
enclins à laisser leurs foyers sans défense devant une éventuelle attaque turque,
leur fait connaître, le 3 juillet, qu’il les laisse sous la protection de Vlad, le futur
Vlad l’Empaleur, pour les défendre contre une possible manœuvre de diversion
turque à travers la Valachie93. Après la victoire de Belgrade, Hunyadi meurt de
la peste le 11 août, tandis que Vlad, appuyé par un complot de boyards, envahit
la Valachie. La mort de Vladislav II à Târgşor, le 22 août, est, semble-t-il, due à
ce complot, dont il est fait état dans une lettre de 1479 de Basarab Ţepeluş94.

91
Cf. la lettre du 6 avril 1456 du roi Ladislas le Posthume sur les attaques de Vladislav II
contre les duchés d’Amlaş et de Făgăraş, dans Hurmuzaki, Documente, XV/1, p. 42-43, et la lettre
de Hunyadi dans la même question du 7 avril : ibidem, p. 43.
92
Lettre de Cuvin (Kewe) du 26 juin 1456 : Hurmuzaki, Documente, XV/1, p. 43-44.
93
Hurmuzaki, Documente, XV/1, p. 44.
94
I. Bogdan, Documente, p. 149-151. La pierre tombale de Vladislav est datée du 22 août :
N. Iorga, Inscripţii din bisericile României, I/1, Bucarest 1905, p. 100, no XLVI/198.

397
MATEI CAZACU

Partisan d’une alliance étroite avec la Hongrie, Vlad l’Empaleur occupe


l’Amlaş et le Făgăraş, mais n’émet plus de monnaie (ou du moins elle n’a pas
encore été découverte jusqu’à nos jours). Cependant, à l’égard des Saxons, il
mènera une politique contraire à leurs intérêts, d’octroi du droit de dépôt et
d’étape aux villes de Târgovişte, de Târgşor, de Câmpulung et de Buzău, au
commencement de l’année 145995. Toutefois, au cours de l’année 1460, Vlad
fera la paix avec les Saxons, en vue du conflit avec les Turcs qui se préparait et
nouera de bonnes relations avec eux, sans doute par un compromis fondé
également sur la normalisation des rapports entre les districts saxons et le
nouveau roi Mathias Corvin96 . Par contre, son successeur au trône, Radu le
Beau (1462-1475, avec des interruptions), accentue sa dépendance envers les
Turcs, et, à la suite de la reprise par Mathias Corvin des deux duchés d’Amlaş et
de Făgăraş, il continue la politique de Vladislav II et de Vlad l’Empaleur, de
protection des marchands valaques, en octroyant de nouveau le droit de dépôt
aux villes susmentionnées97, et en émettant de la nouvelle monnaie, à savoir des
ducats d’argent de 0,65 g98. Le poids et le titre de ces monnaies se rapprochaient
encore plus de ceux des aspres lesquels, dans les émissions de l’année de
l’Hégire 865 (1460-1461) et 875 (1470-1471), pèsent entre 0,80 et 0,95 g99.
Basarab Laiotă, installé sur le trône de Valachie avec l’aide des
Transylvains et des Moldaves, en janvier 1474, annule les mesures protec-
tionnistes de Radu le Beau, confirmant les anciens privilèges et permettant aux
marchands de Braşov « de circuler librement dans mon pays et de faire du
commerce où il leur plaira »100. En conséquence de cette politique, Laiotă
émettra un ducat de billon de 0,52 g, de faible valeur métallique, aligné sur les
deniers de Mathias Corvin, monnaie avec laquelle s’achève la série des
émissions monétaires de la Valachie101.

95
Voir B. Câmpina, « Dezvoltarea economiei feudale şi începuturile luptei pentru centrali-
zarea statului în a doua jumătate a secolului al XV-lea în Moldova şi Ţara Românească », dans
Academia R.P.R. Lucrările sesiunii generale ştiinţifice din 2-12 iunie 1950, p. 1602-1638 ; G.
Gündisch, « Cu privire la relaţiile lui Vlad Ţepeş cu Transilvania în anii 1456-1458 », SRI (1963),
p. 681-696 ; R. Manolescu, op. cit., p. 54-56.
96
Voir les nouveaux documents, mis récemment en valeur par G. Gündisch, « Vlad Ţepeş
und die sächsischen Selbstverwaltungsgebiete Siebenbürgens », RRH VIII (1969), p. 981-992.
97
R. Manolescu, op. cit., p. 57-58.
98
O. Iliescu, dans C. Kiriţescu, op. cit., tableau, p. 369.
99
N. Beldiceanu, Actes de Mehmed II, I, p. 173.
100
I. Bogdan, Documente, p. 113-114 ; au mois de juillet il renouvelle ce privilège aux
marchands de Braşov : ibidem, p. 118-119 ; R. Manolescu, op. cit., p. 58.
101
O. Iliescu, dans C. Kiriţescu, op. cit., tableau, p. 368, où la monnaie est attribuée à
Basarab II. Pour l’attribution de la monnaie à Basarab Laiotă, voir l’ouvrage plus récent du même,
Moneda in România, p. 22.

398
L’IMPACT OTTOMAN SUR LES PAYS ROUMAINS

En Moldavie, la politique de Petru Aron sous son troisième règne (1455-


1457) sera continuée par Étienne le Grand tout le long de son règne et la
Moldavie connaîtra, pendant 47 ans, une monnaie stable de bon argent, preuve
péremptoire de la stabilité intérieure et du développement du commerce102. Leur
poids – groschen de 0,60 g et polgroschen de 0,30 g – maintenu durant tout son
règne, est identique à celui des monnaies de Vladislav II et de Petru Aron, ce
qui aura certainement pour conséquence leur acceptation dans l’Empire
ottoman, où l’aspre avait lors de son émission de l’année de l’Hégire 886 (1481-
1482), un poids moyen de 0,751 g103, la moyenne sous le règne de Bajazet II
(1481-1512) étant de 0,737 g104. En ce qui concerne la politique d’Étienne à
l’égard des marchands de Transylvanie et de Lvov, elle était nettement
protectionniste, défendant les intérêts des marchands moldaves par tout un
système de douanes, de routes obligatoires et même de villes ayant le droit de
dépôt pour certaines marchandises, telles Suceava pour les draps apportés par
les marchands de Lvov et sans doute Chilia et Cetatea Albă. Pour la Moldavie, à
la concurrence des marchands de Lvov s’ajoutait celle des Génois, dont le
commerce, bien qu’étant en pleine crise dans la mer Noire au XVe siècle,
représentait encore un chiffre d’affaires assez élevé. Les marchands moldaves
remplacèrent donc dans le commerce avec le Levant spécialement les Génois et
moins les marchands de Lvov, lesquels bénéficiaient des privilèges de
commerce obtenus à la suite des paix turco-polonaises de 1439, 1466 et 1489.
L’occupation de Chilia et de Cetatea Albă par les Turcs, en 1484, porta un rude
coup à l’économie de la Moldavie, sans pour autant toucher aux émissions
monétaires qui maintinrent intacts leur poids et leur titre antérieurs.
Sans entrer dans des détails sur la politique étrangère d’Étienne le Grand,
récemment analysée par quelques études apportant de nouveaux éléments à
beaucoup d’égards105 et sur ses rapports avec la politique intérieure106, nous
rappellerons que Bogdan le Borgne (1504-1517) et Ştefăniţă (1517-1527)
reviennent à l’ancien système monétaire, politique sans doute due à une
dépendance plus accentuée envers la Pologne, du moins au début de chaque

102
O. Iliescu, « Emisiunile monetare ale lui Ştefan cel Mare », p. 191-192.
103
N. Beldiceanu, Actes de Mehmed II, I, p. 173.
104
Idem, La crise monétaire ottomane, p. 73-74.
105
Ş. Papacostea, « Un épisode de la rivalité polono-hongroise au XVe siècle : la campagne
de Mathias Corvin en Moldavie (1467), à la lumière d’une source inédite », RRH VIII (1969), p.
967-979 ; idem, « De la Colomeea la Codrul Cosminului (Poziţia internaţională a Moldovei la
sfîrşitul secolului al XV-lea) », RSl XVII (1970), p. 525-553 ; idem, « La guerre ajournée : les
relations polono-moldaves en 1478. Réflexions en marge d’un texte de Filippo Buonaccorsi-
Callimachus », RRH XI (1972), p. 3-21.
106
Voir les études citées aux notes 10, 11 et 21 ; B. Cîmpina, Despre rolul, passim.

399
MATEI CAZACU

règne, et de réorientation vers le commerce avec Lvov107. On peut facilement


constater pour la Moldavie, au cours du XVIe siècle, les tendances politiques et
économiques qui déterminèrent les émissions monétaires des voïévodes qui
succédèrent à Petru Rareş, dont ont été conservées des falsifications de
monnaies polonaises. C’est ainsi qu’Alexandru Lăpuşneanu alignera sa
monnaie, frappée en 1558, sur le denier hongrois, valant deux aspres turcs, afin
de faciliter les échanges commerciaux avec la Transylvanie, auxquels participe
le voïévode lui-même108. Le voïévode Despot émet des monnaies semblables
aux monnaies d’Europe Occidentale et centrale pour payer ses mercenaires109,
Jean le Terrible (ou le Brave) émet même une pièce qui porte l’inscription akçe
(aspre)110, Ştefan Răzvan frappe des monnaies selon le système monétaire
polonais, et l’on connaît un traité de Ieremia Movilă avec les Polonais unifiant
les systèmes monétaires moldave et polonais111.

Les constatations faites par les numismates sur les origines des premières
monnaies roumaines du XIVe siècle, ainsi que sur les monnaies moldaves de
deux siècles plus récents, trouvent, croyons-nous, un complément bien venu
dans l’analyse entreprise ci-dessus par nous pour la seconde moitié du XVe
siècle dans les deux Pays Roumains. Nous avons ainsi l’image d’une politique
monétaire, corollaire de l’orientation générale de l’économie des Pays
Roumains, menée par des voïévodes comme Vladislav II et Petru Aron. Ils se
présentent à nous comme les continuateurs, à un degré supérieur, de la politique
mercantiliste commençante pratiquée également par leurs prédécesseurs au
trône et adoptée par Étienne le Grand lui-même. L’essence de cette politique,
générale dans les États européens centralisés de l’époque, consistait dans le

107
O. Iliescu, dans C. Kiriţescu, op. cit., p. 97-98 et tableau, p. 371. Est passée inaperçue
l’information contenue dans un très important document du 2 octobre 1532 comprenant les
instructions du roi Sigismond de Pologne à son émissaire à la Porte, Pierre Opaleniczki, contenant
également certaines accusations contre Petru Rareş et ses prédécesseurs sur le trône de Moldavie,
dont celle d’avoir émis de la monnaie utilisant les signes monétaires polonais : Acta Tomiciana,
XIV, éd. Vl. Pociecha, Poznan 1952, p. 693. Cf. le compte rendu de Ş. Papacostea dans Studii şi
cercetări de numismatică III (1960), p. 592. M. Octavian Iliescu me communique la découverte à
Piatra Neamţ d’un trésor contenant des imitations de monnaies lituaniennes du temps de Ştefăniţă
et de Petru Rareş, analysé dans l’étude de C. Mătasă – O. Iliescu – V. Mihailescu-Bîrliba, « Date
noi cu privire la circulaţia monetară In Moldova (sec. al XVI-lea) », Arheologia Moldovei VII
(1972), p. 369-376.
108
O. Iliescu, dans C. Kiriţescu, op. cit., p. 98 et tableau, p. 372-373. L’opinion opposée
selon laquelle la monnaie moldave aurait été alignée sur l’aspre turc, fut soutenue par N.
Beldiceanu, « La crise monétaire ottomane au XVIe siècle et son influence sur les Principautés
roumaines », SOF XVI (1957), p. 76.
109
O. Iliescu, dans C. Kiriţescu, op. cit., p. 98 et tableau p. 372-373.
110
Ibidem, p. 98-99 ; N. Beldiceanu, La crise monétaire.
111
Ibidem, p. 99 et tableau p. 372.

400
L’IMPACT OTTOMAN SUR LES PAYS ROUMAINS

soutien accordé aux marchands autochtones, qui avaient à subir la concurrence


des marchands saxons de Transylvanie, de ceux de Lvov et des Génois. La
protection de la monnaie intérieure, les restrictions à la libre circulation des
marchands étrangers dans le pays, par l’octroi du droit d’étape et de dépôt à des
villes situées sur les grandes routes commerciales, enfin l’obtention de
privilèges commerciaux dans l’Empire ottoman, voilà les principales directions
de la politique économique des voïévodes valaques et moldaves connues et
analysées jusqu’à nos jours par notre historiographie. Nous espérons avoir
réussi à ajouter au dossier de ce problème un nouvel élément, à savoir
l’alignement du système monétaire des Pays Roumains au système turc,
caractérisé par la stabilité, donc la possibilité de diffusion, également imposée
par le droit du plus fort. Les réformes monétaires réalisées en Valachie et en
Moldavie à de courts intervalles ont complété l’ensemble des mesures par
lesquelles les voïévodes moldaves et valaques cherchèrent à assurer le
développement des forces de production intérieures, des marchés de vente et de
l’échange, condition importante de l’indépendance économique et politique des
États roumains. Le jeu des rivalités entre les grands pays voisins – la Hongrie, la
Pologne et l’Empire ottoman – a permis aux voïévodes roumains d’établir à
certains moments un certain équilibre entre leurs tendances expansionnistes,
équilibre doublé d’une politique économique propre aux États en cours de
centralisation. Les résultats de cette politique se sont traduits en premier lieu par
une importante augmentation de la participation des marchands valaques et
moldaves au commerce des deux côtés des Carpates, dans la Péninsule
Balkanique et en Asie Mineure. Il est également intéressant de constater que les
marchands de Braşov et de Sibiu se sont eux aussi intégrés dans cette nouvelle
ligne d’échanges commerciaux, dans lesquels le rôle principal est détenu par les
marchands valaques et moldaves. Les Saxons de Transylvanie ont accepté la
monnaie valaque et ensuite la monnaie turque, garanties de stabilité et de
pouvoir de circulation, refusant d’employer la monnaie hongroise dévalorisée,
en dépit du fait que celle-ci était frappée dans les ateliers royaux de leurs
propres villes – Sibiu, Braşov, Sighişoara. Privés de plus en plus de l’appui de
l’autorité centrale, ils seront vaincus dans la lutte économique menée avec les
marchands valaques et moldaves, surtout après l’écroulement de la Hongrie en
1526 à la suite de la bataille de Mohács. Jusqu’au milieu du XVIe siècle, le rôle
d’intermédiaires principaux dans le commerce des Pays Roumains (y compris la
Transylvanie) avec l’Empire ottoman sera rempli par les marchands valaques et
moldaves, en dépit du fait qu’après 1476, les premiers ne disposaient plus d’une
monnaie autochtone, mais des aspres turcs. La participation des marchands
valaques au total des échanges de la ville de Braşov (importations, exportations
et transit) s’élevait à des pourcentages importants dans la première moitié du
XVIe siècle, atteignant même en 1554 82,1%112. Ces chiffres n’ont plus besoin

112
R. Manolescu, op. cit., tableau annexé.

401
MATEI CAZACU

de commentaires et ils peuvent être généralisés, sans crainte d’erreur, à d’autres


villes transylvaines spécialisées dans le commerce avec la Valachie et la
Moldavie : Sibiu et Bistritza. Cette période de plus d’un siècle coïncide avec la
plus grande affirmation des Pays Roumains sur tous les plans – politique,
économique et culturel – et ne cessera que par l’instauration dans la seconde
moitié du XVIe siècle du monopole ottoman sur leur commerce extérieur,
conséquence d’une dépendance politique qui devait prendre les formes les plus
graves jusqu’au soulèvement de Michel le Brave113.

113
Sur le moment et les formes de la domination ottomane en Moldavie et en Valachie, au
XVIe siècle, voir les contributions de M. Berza – D. Mioc, dans Istoria României, II, Bucarest
1962, p. 776-799 ; plus récemment, I. Matei, « Quelques problèmes concernant le régime de la
domination ottomane dans les Pays roumains (concernant particulièrement la Valachie) », RÉSEE
X (1972), p. 65-81.

402
PROJETS ET INTRIGUES SERBES
À LA COUR DE SOLIMAN (1530-1540)

Les études de prosopographie ottomane ont révélé – je pense en premier


lieu au livre de Hedda Reindl sur les hommes de l’entourage de Bâyezîd II1 – ce
que les sources contemporaines ne cessaient d’affirmer, à savoir le grand
nombre de renégats d’origine sud-slave et balkanique qui ont fait carrière à la
Cour des sultans aux XVe et XVIe siècles2.
Pour reprendre l’exemple de Bâyezîd II, sur vingt et un grands vizirs et
hauts dignitaires dont la carrière a été étudiée par Hedda Reindl, pas moins de
onze étaient d’origine balkanique : sept Slaves du Sud, deux Albanais et deux
Grecs. Cette situation se retrouve également à la Cour de Soliman où, sur neuf
grands vizirs, pas moins de sept sont serbes, croates, grecs ou albanais, comme
Ibrâhîm Pacha, Ayâs Pacha, Lütfi Pacha, Rüstem, Kara Ahmed, Semiz ̔ Alî et
Mehmet Sokollu3.
La présente communication prendra en considération uniquement les
Slaves méridionaux car, au-delà de leur origine – serbe, bosniaque ou
monténégrine – ce qui compte, il me semble, c’est leur identification à ce qu’on
pourrait désigner comme un idéal serbe. Il s’agit, plus précisément, des plans
pour la reconstitution des institutions de l’État serbe médiéval, notamment
l’Église – les Patriarcats de Peć et d’Ochrid – et, jusqu’à un certain point, du
despotat serbe supprimé par Mehmet II.
L’enquête ne se limitera pas aux seuls renégats, mais prendra en compte
également les liens tissés avec leurs anciens compatriotes restés chrétiens pour
aboutir – mais est-ce vraiment une révélation ? – à la constatation que nous nous
trouvons en présence d’un véritable lobby serbe à la Cour de Soliman et de
certains de ses successeurs. Ce lobby – ou groupe d’influence – est nombreux et
se manifeste comme tel tout d’abord par la conservation et la diffusion du serbe
comme langue de communication et de chancellerie.

1
Hedda Reindl, Männer um Bāyezīd. Eine prosopographische Studie über die Epoche
Sultan Bāyezīds II. (1481-1512), Berlin 1983, (« Islamkundliche Untersuchungen », 75).
2
Voir quelques indications chez N. Iorga, Byzance après Byzance, Bucarest 1935 ; H. J.
Kissling, « Das Renegatentum in der Glanzzeit des Osmanischen Reiches », Scientia 55 (1961), p.
18-26.
3
M. Guboglu, « Sultani şi mari dregători otomani », Hrisovul 7 (1947), p. 72 (repris dans
idem, Diplomatica şi paleografia turco-osmană. Studii şi album, Bucarest 1958. Pour les
biographies individuelles, voir L’Encyclopédie de l’Islam, s.v.
MATEI CAZACU

Le slavon serbe était devenu une langue de circulation dans l’Europe du


Centre et du Sud-Est depuis le milieu du XVe siècle. Plusieurs études ont prouvé
son utilisation dans la correspondance de Mehmet II et de ses successeurs
(Soliman inclus), mais aussi du roi de Hongrie Mathias Corvin et de l’empereur
Maximilien Ier de Habsbourg4. Les utilisateurs de cette langue étaient, en
premier lieu, les innombrables Serbes émigrés en Hongrie (plus de 200.000,
selon une lettre de Mathias Corvin de 1483)5, dans les Pays Roumains6 et dans
l’Empire et, à un moindre degré, en Italie et dans les possessions vénitiennes, de
même qu’en Russie7. Un grand nombre d’entre eux avaient cherché fortune à
4
P. A. Lavrov, « Na kakom jazyke byli pisany gramoty tureckogo sultana Selima k
velikomu knjazju Vasilju Ioannoviču ? », Izvestija otdelenija russkogo jazyka i slovesnosti
Akademii nauk 1 (1896), p. 543-548 ; M. Kostić, Srpski jezik kao diplomatski jezik jugoistočne
Evrope od XV – XVIII veka, Skopje 1924 ; B. O. Unbegaun, « Četiri pisma turskog sultana Selima
I na srpskom jeziku », dans Xenia Slavica. Papers presented to Gojko Ruzičić on the Occasion of
his Seventy-Fifth Birthday, La Haye-Paris 1975, p. 221-228 (« Slavistic Printings and
Reprintings », 279) ; G. Hazai, « Zur Rolle des Serbischen im Verkehr des Osmanischen Reiches
mit Osteuropa im 15.-16. Jahrhundert », Ural-Altaische Jahrbücher 48 (1976), p. 82-88 ; A.
Hollòs, « O jazyke gramoty Matiaša Korvina k Ivanu III », SSASH 25 (1979), p. 189-193 ; N.
Beldiceanu – J.-L. Bacqué-Grammont – M. Cazacu, « Recherches sur les Ottomans et la Moldavie
ponto-danubienne entre 1484 et 1520 », Bulletin of the School of Oriental and African Studies 45
(1982), p. 48-66 (avec la bibliographie des principales chartes et lettres des sultans ottomans en
slavon serbe, p. 49, note 8) ; A. Zoltan, « Beiträge zur Entstehung der russischen Drakula-
Geschichte », SSASH 31 (1985), p. 109-126. Pour les secrétaires de serbe à la Cour des sultans,
voir L. Stojanović, Stare srpske povel’e i pisma, II, Belgrade 1934, p. 252-253 (Ibrahim logofet en
1474) ; un autre secrétaire pour les « literis rascianis » sous Bâyezîd II, cf. N. Iorga, Notes et
extraits pour servir à l’histoire des croisades au XVe siècle, V, 1476-1500, Bucarest 1915, p. 336-
337. Voir aussi l’étude plus générale de J. Matuz, « Die Pfortendolmetscher zur Herrschaftszeit
Süleymans des Prächtigen », SOF 34 (1975), p. 26-60 ; B. Bojović, « Dubrovnik et les Ottomans
(1430-1472). 20 actes de Murād II et de Mehmed II en médio-serbe », Turcica 19 (1987), p. 119-
173. À mentionner aussi le manuel de conversation quadrilingue – arabe, persan, grec et serbe –
qui a fait partie de la bibliothèque impériale sous Bâyezîd II, sinon sous Mehmet II – publié
récemment par W. Lehfeld – T. Berger – C. Correll – G. S. Heinrich, Eine Sprachlehre von der
Hohen Pforte. Ein arabisch-persisch-griechisch-serbische Gesprächslehrbuch vom Hofe des
Sultans aus dem 15. Jahrhundert als Quelle für die Geschichte der serbischen Sprache, Cologne-
Vienne 1989 (« Slavistische Forschungen », 57).
5
C. Jireček, Geschichte der Serben, II, 1371-1537, Gotha 1918, p. 243-244. Voir aussi les
synthèses de É. Picot, Les Serbes de la Hongrie, Prague 1873 ; J. Schwicker, Geschichte der
Serben in Ungarn, Budapest 1880 ; C. Jireček, Staat und Gesellschaft im mittelalterlichen
Serbien, IV, Vienne 1919, p. 55-57 (« Akademie der Wissenschaften in Wien, Phil.-hist. Klasse,
Denkschriften », 64/2) ; D. J. Popović, Srbi u Vojvodini, I-III, Novi Sad 1957-1963.
6
E. Turdeanu, « Din vechile schimburi culturale dintre Români şi Iugoslavi », CL 3 (1939),
p. 141-218 ; I.-R. Mircea, « Relations culturelles roumano-serbes au XVIe siècle », RÉSEE 1
(1963), p. 377-419 ; R. Constantinescu, « Note privind istoria Bisericii române în secolele XIII –
XV, IV. Sârbii şi literatura slavo-română », SMIM VI (1973), p. 182-187 ; M. Cazacu – A.
Dumitrescu, « Culte dynastique et images votives en Moldavie au XV e siècle. Importance des
modèles serbes », Cahiers balkaniques 15 (1990), p. 13-102.
7
C. Jireček, op. cit., p. 55-57 ; G. E. Rothenberg, The Austrian Military Border in Croatia
(1522-1747), Urbana 1960. Pour les relations avec la Russie, voir D. S. Lihačev, « Nekotorye
zadači izučenija vtorogo južnoslavjanskogo vlijanija v Rossii », dans Issledovanija po
slavjanskomu literaturovedeniju i fol’kloristike sovetskih učenyh na IV meždunarodnom s’ezde

404
PROJETS ET INTRIGUES SERBES À LA COUR DE SOLIMAN

Istanbul, dans le corps des janissaires d’où furent issus plusieurs vizirs et grands
dignitaires ottomans8.
Ceci a été remarqué à l’époque par plusieurs observateurs attentifs des
réalités ottomanes : Paolo Giovo (†1562), écrit dans l’Histoire de son temps
(livre 28) qu’à la Cour de Soliman, le serbe (« lingua illyrica ») est compris par
un grand nombre de gens (« lingua illyrica omnibus fere in aula [ottomanica]
esset familiaris »). De même, dans un rapport adressé au Doge et au Sénat de
Venise en 1562, le vice-baile Andrea Dandolo explique son envoi auprès du
baile par le fait qu’il était, nous dit-il, « intelligente della lingua schiava, la
quale è quella che al presente, doppo la turchesca, si usa in quella corte... »9.
Malheureusement, nous connaissons très mal ce milieu à cheval sur les
deux mondes – chrétien et ottoman – mais une série de documents en partie
inédits des archives espagnoles de Simancas nous ont permis de reconstituer
quelques projets de restauration de l’État et de l’Église autocéphale serbes dans
la quatrième décennie du XVIe siècle.
Après la chute du Despotat serbe, en 1459, le Patriarcat de Peć a représenté
la dernière institution encore vivante de cet État10. Le Patriarcat avait été créé en
1220 comme Métropole de l’État des Nemanja et fut érigé au rang de Patriarcat
autocéphale par Étienne Dušan en 1346, lors de la proclamation de l’Empire des
Serbes et des Bulgares. Le Patriarcat de Constantinople avait fini par le
reconnaître, mais seulement comme Archevêché, en 137511, or la disparition de
l’État serbe sous les coups de Mehmet II avait mis en péril le statut et
l’existence même de cette institution, englobée en 1528-1529 dans le Patriarcat

slavistov, Moscou 1960, p. 95-151 ; V. Mošin, « O periodizacii russko-južnoslavjanskih


literaturnyh svjazej X – XV vv. », TODRL 19 (1963), p. 28-106 ; I. Talev, Some Problems of the
Second South-Slavic Influence in Russia, Munich 1973 (« Slavistische Beiträge », 67).
8
La source première était, évidemment, le devşirme : cf. B. Papoulia, Ursprung und Wesen
der Knabenlese im osmanischen Reich, Munich 1963 (« Südosteuropäische Arbeiten », 59) ; voir
aussi B. et L. Bennassar, Les chrétiens d’Allah. L’histoire extraordinaire des renégats, XVIe –
XVIIe siècles, Paris 1990, p. 188-200. L’exemple le plus connu est celui du janissaire Constantin
Mihailović d’Ostrovica, dont les Mémoires ont connu deux éditions en traductions occidentales :
R. Lachmann, Memoiren eines Janitscharen oder türkische Chronik, Graz – Vienne – Cologne
1975 (« Slavische Geschichtsschreiber », 8) ; S. Souček – B. Stolz, Konstantin Mihailovic,
Memoirs of a Janissary, Ann Arbor 1975. Voir aussi Andres Laguna, Avventure di uno schiavo
dei Turchi, éd. C. Acutis, Milan 1983 (« Terre/Idee », 5), qui fait suite à une série entière d’écrits
d’Occidentaux esclaves chez les Turcs et dont les plus célèbres sont Jorg von Nürnberg et
Georges de Transylvanie, plus connu sous le nom de Captivus Septemcastrensis.
9
E. Albèri, Le Relazioni degli ambasciatori veneti al Senato durante il secolo decimosesto,
Florence 1855, III, 3, p. 168-169.
10
C. Jireček, Staat und Gesellschaft, I, Vienne 1912, p. 45-47.
11
V. Laurent, « Le patriarcat de Peć a-t-il été reconnu par l’Église de Constantinople en
1375 ? », dans Mélanges Charles Diehl, I, Paris 1930, p. 171-175 ; idem, « L’archevêque de Peć
et le titre de patriarche après l’union de 1375», Balcania 7 (1944), p. 303-310 ; F. Barišić, « O
izmireniju srpske i vizantijske crkve 1375 », ZRVI 21 (1982), p. 159-182.

405
MATEI CAZACU

d’Ochrid, Patriarcat des Bulgares, des Grecs et des Serbes, sous le règne de
l’énergique patriarche Prochor (1524-1550)12.
Cette opération, réalisée grâce aux intrigues et aux pots-de-vin offerts aux
dignitaires ottomans, avait créé un profond mécontentement parmi les
ecclésiastiques et les laïcs serbes de la région qui y voyaient, avec raison, une
étape supplémentaire vers la disparition des derniers vestiges de l’entité
politique serbe. Les documents publiés par Petar Kostić13 ont mis en lumière les
tentatives de ce groupe pour reconstituer le Patriarcat de Peć, entreprises qui se
sont heurtées à l’opposition du patriarche Prochor et de plusieurs métropolites et
évêques. Ces essais répétés entre 1528 et 1535 ont suscité une vigoureuse
réaction de Prochor, qui n’hésita pas à recourir à tout un arsenal de mesures
pour mettre fin à la « rébellion » (raskol) ; dons aux dignitaires ottomans et au
patriarche d’Alexandrie, faux tendant à prouver que le patriarcat d’Ochrid était
le successeur du siège de Justiniana Prima (créé en 535 par Justinien),
prétentions à la domination des Métropoles de Valachie et de Moldavie, de
même que sur les Évêchés roumains de Transylvanie, etc.14.
La plupart des ecclésiastiques serbes et sud-slaves se rallièrent à Prochor
d’Ochrid en qui ils voyaient, à n’en pas douter, le meilleur soutien contre les
tendances hégémoniques du Patriarcat grec de Constantinople. En fait, il
s’agissait d’un conflit entre deux visions de l’Orthodoxie : l’une nationale serbe
(et, en général, slave), et l’autre, supranationale, tendant à la création d’une
« nationalité orthodoxe » (selon l’expression de C. Andreescu) ou
« Konfessionsnationalität » (E. Turczynski)15.
À partir de 1532-1533, le combat à l’intérieur de l’Église orthodoxe se
complique à la suite de l’apparition d’un facteur nouveau, de caractère

12
M. J. Trifonov, « Sŭedinenieto na Ipekskata patriaršija sŭ Ohridskata arhiepiskopija vŭ
XV v. », Spisanie na Bŭlgarskata Akademija na naukite 3 (1912), p. 11-42 ; L. Stojanović,
« Srpska crkva u mežduvremenu od patriarha Arsenija II do Makarija (oko 1459-1463 do 1557
g.) », Glas srpske kraljevske Akademije 106 (1923), p. 113-131 ; I. Snegarov, Istorija na
Ohridskata arhiepiskopija-patriaršija ot padanaeto i pod turcite do nejnoto uniščoženie (1439-
1767), Sofia 1932.
13
P. Kostić, « Dokumenti o buni Smederevskog episkopa Pavia protiv potčijevanjia Pečke
patriaršije arhiepiskopiji Ohridskoj », Spomenik srpske kraljevske Akademije 56 (1922), p. 32-39.
14
Dj. Sp. Radojičić, « O knijie Ptolomeja. Dva stara srpska geografska Tikovanija »,
Istoriski časopis 6 (1956), p. 55-62 ; T. Simedrea, « Unde şi cînd a luat fiinţă legenda despre
atîrnarea canonică a scaunelor mitropolitane din Ţara Românească şi Moldova de arhiepiscopia de
Ohrida », BOR 85 (1967), p. 975-1003 ; M. Maxim, « Les relations des pays roumains avec
l’Archevêché d’Ohrid à la lumière de documents turcs inédits », RÉSEE XIX (1981), p. 653-672.
On peut se demander si tel épisode de janvier 1534 n’est pas lié aux disputes entre Constantinople
et Ochrid pour se soumettre la métropole de Valachie : cf. D. R. Reinsch, « Die Macht des
Gesetzbuches. Eine Mission des Megas Rhetor Antonios Karmalikes in der Walachei »,
Rechtshistorisches Journal 6 (1987), p. 307-323, où il faut corriger l’identité du prince de
Valachie qui est Vlad Vintilă de Slatina, et non Vlad dit le Noyé.
15
C. Andreescu, « Despre o naţionalitate ortodoxă », BOR 52 (1934), p. 588-625 ; E.
Turczynski, Konfession und Nation. Zur Frühgeschichte der serbischen und rumänischen
Nationsbildung, Düsseldorf 1976.

406
PROJETS ET INTRIGUES SERBES À LA COUR DE SOLIMAN

politique : les projets de rétablissement de l’État serbe sous le sceptre du


Monténégrin Božidar Vuković, une des figures les plus attachantes de cette
première moitié du XVIe siècle.
La biographie de cet étonnant personnage reste encore à faire. Il est né à
Podgorica (auj. Titograd), au Nord du lac de Scutari, en 146716, dans une région
à population mélangée, monténégrine, albanaise et valaque. On sait que Scutari
fut occupé par Mehmet II en 1479, à la suite d’une campagne très difficile et
que la région fut transformée en sancaḳ. Un registre de recensement de 1485
mentionne dans la région de Podgorica plusieurs habitants chrétiens portant le
nom de Vuković, vraisemblablement des membres du clan auquel appartenait
Božidar17. Nous ignorons tout du sort des parents de Božidar – son père
s’appelait Luc – et de leur fils, mais il semble qu’ils se soient rendus à la Cour
d’Ivan Crnojević, le voïévode (gospodar) de Zéta, qui a pris ensuite le nom de
Monténégro, à Cetinje. Après 1496, le fils et successeur d’Ivan, Georges
Crnojević, se réfugia à Venise avec une nombreuse suite dans laquelle se
trouvait, sans doute, entre autres, Božidar Vuković18.
Le Monténégro – comme toute la région côtière – était une zone où
l’influence politique et culturelle de Venise était très forte depuis la IVe
Croisade. Le prince George Crnojević était un homme cultivé, grand amateur de
livres, qui avait fondé une imprimerie slave à Cetinje, en 1492-1493, avec des
presses et des caractères importés de Venise19 . On peut supposer que Božidar
Vuković y avait appris le métier d’imprimeur, car nous le retrouvons à Venise à
partir de 1519 à la tête de la plus importante imprimerie slave de la première
moitié du XVIe siècle20.

16
Il le déclare lui-même dans la préface de son Octoèque de 1537, où il précise qu’il avait
70 ans, mais se sentait âgé de 80. Texte publié par L. Stojanović, Stari srpski zapisi i natpisi, I,
Belgrade 1902, p. 155. Voir aussi les considérations de D. Simonescu, « Un Octoih al lui Bojidar
Vucovici la noi şi legăturile acestuia cu tipografia românească », RIR 3 (1933), p. 227-233.
17
S. Pulaha, Defteri i regjistrimit të sanxhakut të Shkodrës i vitit 1485, Tirana 1974. Pour
d’autres kanunname de Scutari de 1529-1536 et 1570, voir Monumenta turcica ad historiam
Slavorum meridionalium illustrantia, 1, s. I : Zakonski spomenici, I, Sarajevo, 1957, p. 178-180.
Cf. les recherches de C. Jireček, « Skutari und sein Gebiet im Mittelalter », Illyrisch-albanische
Forschungen, I, Munich-Leipzig 1916.
18
En 1479, le Sénat de Venise ordonnait d’assurer une situation sociale à trente nobles de la
région de Scutari réfugiés à Venise : cf. I. Zamputi, Documenta të shek XV për historinë e
Shqipërisë, Tirana 1967, no 21 ; C. Jireček, Geschichte der Serben, II, p. 238. En 1486, Nikola
Kosier « copie un Livre d’heures sur ordre du logothète Božidar le Grec (Grěk) dans la maison du
prince Ivan Crnojević de Zeta » : L. Stojanović, Stari srpski zapisi, I, no 355. Serait-ce notre
homme ?
19
V. Jagić, Die erste zetinjer Kirchendruck vom Jahre 1494, Vienne 1894 (« Denkschriften
der kaiserlichen Akademie der Wissenschaften, phil.-hist. Classe », 43) ; Dj. Sp. Radojičić, « Die
ersten serbischen Druckereien », Gutenberg-Jahrbuch, 1940, p. 248-254 ; idem, « O štampariji
Crnojevića », Glasnik Skopskog naučnog društva 19 (1938), p. 133-172.
20
V. Molin, « Venise, berceau de l’imprimerie glagolitique et cyrillique », Studi veneziani 8
(1966), p. 347-445 ; J. Badalić, Jugoslavica usque ad annum MDC. Bibliographie der
südslawischen Frühdrucke, Baden-Baden 19662 (« Bibliotheca bibliographica Aureliana », 2) ;

407
MATEI CAZACU

Être patron d’une telle entreprise supposait une fortune solide que Božidar
avait réalisée par le commerce des épices et des pierres précieuses et aussi par
son mariage avec une Vénitienne, Apollonia della Vecchia21. Sa position sociale
lui permit, en 1536, de figurer parmi les protecteurs (gastaldo) de la colonie
grecque de Venise, honneur réservé aux notables orthodoxes de la cité des
doges22.
De 1519 à 1538, Božidar imprime une dizaine de livres religieux en slavon
et ouvre des imprimeries dans plusieurs couvents serbes afin de garantir
l’Orthodoxie du contenu de ses publications aux yeux du clergé balkanique et
roumain. Ses deux testaments, découverts par Jorje Tadić à Venise, et qui datent
de 1533 et 1539, nous permettent de constater qu’il entretenait des relations
commerciales avec Scutari, Raguse et Istanbul et qu’il pratiquait son commerce
d’épices et de pierres précieuses soit seul, soit en association avec ses beaux-
frères et neveux23. Mais ces testaments nous fournissent également la clé d’un
aspect encore ignoré de la vie de Božidar Vuković : notre homme se fait appeler
Dionisio della Vecchia, d’après le nom de famille de sa femme ; pour ce qui est
du prénom, on peut voir dans Dionisio la traduction de Božidar, littéralement
« don de Dieu », équivalent de Théodore, Bogdan ou Dieudonné (Diodato, en
italien).

W. Schmitz, Südslavischer Buchdruck in Venedig (16-18. Jahrhundert). Untersuchungen und


Bibliographie, Giessen 1977 (« Osteuropastudien der Hochschule des Landes Hessen, Reihe II,
Marburger Abhandlunger zur Geschichte und Kultur Osteuropas », 15) ; Dj. Sp. Radojičić, Stari
srpski književnici (XIV – XVII veka), Rasprave i članci, Belgrade 1942 ; F. Leschinkohl,
« Venedig, das Druckzentrum serbischen Bücher im Mittelalter », Gutenberg-Jahrbuch, 1957, p.
116-121 ; L. Demény, « Tipărituri chirilice sîrbe din secolul al XVI-lea în Biblioteca Academiei
Republicii Socialiste România », SCB 12 (1972), p. 51-74 ; C. Marciani, « I Vuković tipografi-
librai slavi a Venezia nel XVI secolo », Economia e storia 19 (1972), p. 342-362 ; T. Feriozzi,
« Note bibliografice sulle cinquecentine cirilliche della Marciana », Accademie e Biblioteche
d’Italia 41 (1973), p. 9-14 ; F. Ascarelli – M. Menato, La tipografia del’500 in Italia, Florence
1989, p. 359 (« Biblioteca di bibliografia italiana », 116).
21
Elle pourrait être la fille ou une parente de Giovanni della Vecchia, un condottiere
florentin dont parle Marino Sanuto, I Diarii, I, Venise 1879, p. 974-975, 977, 981, 1099, 1104 ; II,
p. 942. Pour d’autres membres de la famille voir l’article de C. Marciani, art. cit., et M. Sanuto, I
Diarii, XLVII, p. 553-554 ; XLIX, p. 411 ; L, p. 269 (sur Venturino della Vecchia, marchand de
blé) et LVIII, p. 390 (sur Nicolo della Vecchia, également marchand).
22
Voir les sources chez É. Legrand, Bibliographie hellénique ou description raisonnée des
ouvrages publiés par les Grecs aux XVe et XVIe siècles, III, Paris 1907, p. 137. Legrand mentionne
un recueil factice d’ouvrages rares en grec, imprimés pour la plupart en Italie, sur lequel, « en
tête..., sur le verso de la feuille de garde, on lit, en gros caractères, DIONISIO DALLA
VECCHIA ». Ses liens avec San Giorgio dei Greci se retrouvent également dans le testament de
1539, par lequel il laisse « quii in Venetia alla giesia de Grezi ducati quindese per fabrica » (J.
Tadić, « Testamenti Božidara Vuković šrpskog štampara XVI veka », ZFFUB 7, 1963, p. 356) ;
pour les étrangers à Venise, consulter aussi B. Gerometa, I forestieri a Venezia, Venise 1858.
23
J. Tadić, art. cit., p. 337-360. Cf. le compte-rendu de S. Iancovici dans SRI 17 (1964), p.
1216, qu’ignorent C. Göllner, Turcica, 3 : Die Türkenfrage in der öffentlichen Meinung Europas
im 16. Jahrhundert, Bucarest – Baden – Baden 1978, p. 114, et A. Pippidi, Hommes et idées du
Sud-Est européen à l’aube de l’âge moderne, Bucarest – Paris 1980, p. 260-261.

408
PROJETS ET INTRIGUES SERBES À LA COUR DE SOLIMAN

Or, cette dénomination nous a mené sur la piste des intrigues et projets du
personnage qui, de 1532 à 1539, n’a cessé de comploter pour le rétablissement
du despotat serbe à la tête duquel il se voyait investi par la grâce de Charles
Quint et avec l’accord – ou la complicité – du lobby serbe d’Istanbul.
Les archives de Simancas conservent la correspondance des ambassadeurs
espagnols à Venise et notamment celle de don Lope de Soria auquel Dionisio
della Vecchia – appelons-le dorénavant par ce nom – s’est adressé dès 1532
pour lui exposer ses plans. Une autre partie de cette correspondance est
conservée dans les archives personnelles de don Lope de Soria qui se trouvent
aujourd’hui à la Real Academia de la Historia à Madrid, et qui permet de
brosser un tableau assez complet des efforts de della Vecchia pour recréer un
État, serbe dans un premier temps, plus vaste ensuite, ayant comme autorité
ecclésiastique le Patriarcat d’Ochrid.
Dionisio della Vecchia avait vu Charles Quint lors de son couronnement à
Bologne, en 153024. À partir de ce moment, il n’a eu de cesse de le bombarder
de mémoires secrets dans lesquels il lui exposait ses plans. L’idée générale en
était la suivante : une flotte espagnole devait s’emparer par une attaque surprise
de Scutari que Dionisio connaissait bien car il avait là un dépôt de marchandises
et de nombreux alliés et connaissances, dont le sancaḳbeg appelé Holoman (ou
Oleman), nouvellement installé en 153625. Une fois cette opération réussie, les
chrétiens des Balkans – notamment les Serbes et les Bulgares – allaient se
révolter sous la bannière de Božidar et fonder un despotat ayant à sa tête notre
Monténégrin. Grâce à ses agents dans la région, à Istanbul et même au Nord du
Danube, en Valachie et en Moldavie, della Vecchia se faisait fort d’obtenir
l’adhésion d’un nombre impressionnant de Chrétiens qu’il n’hésitait pas à
chiffrer en millions26 !

24
Lettre de don Lope de Soria à Charles Quint du 11 mai 1536 : « El dicho Dionisio delà
Vecha es uno que fue a Bologna y beso los manos a Vostra Magestà » (Archivo general de
Simancas [cité infra AGS], Estado Venecia, 1312, f. 121). Pour le couronnement et son contexte
politique, voir G. de Boom, Voyage et couronnement de Charles Quint à Bologne, Bruxelles
1936 ; V. de Cadenas y Vicent, Doble coronacion de Carlos V en Bolonia, 22-24/11/1530,
Madrid 1985 : Instituto Salazar y Castro ; G. de Leva, Storia documentata di Carlo V in
correlazione all’Italia, I-V, Venise – Padoue – Bologne 1863-1894 ; P. Rassow, Die Kaiser-Idee
Karls V. dargestellt aus der Politik der Jahren 1528-1540, Berlin 1932.
25
Voir la lettre de Domingo de Gaztelù au commandeur de Leon, en date du 26 novembre
1536 : « el dicho Dionis yra tambien a Scutari por tomar amicitia con el baxa Holomanbey che
nuevamente acci es venido, desqual (por ser del consejo del Turco) entendera algo de los
desegnos del dicho Turco... » (AGS, Estado Venecia, 1313, no 36 ; cf. aussi, dans le même fonds,
1312, no 161 ; 1313, nos 29, 36, 79-82, 86).
26
AGS, Estado Venecia, 1314, no 58 (des 1-10 août 1538). Il est intéressant aussi de suivre
l’évolution des propositions de Della Vecchia concernant le nombre de soldats espagnols
nécessaires à cette entreprise : en septembre 1537, il parlait de 4.000 (1313, no 112) ; en août
1538, de 2 à 3.000 (1314, no 58) ; enfin, le 8 novembre 1538, le chiffre n’est plus que de 2.000
(1314, no 221-2).

409
MATEI CAZACU

Parmi ses alliés les plus importants figuraient sans doute le patriarche
Prochor d’Ochrid, qui réclamait la reconnaissance et confirmation de tous les
privilèges de son siège27 ; le prince Petru Rareş de Moldavie (1527-1538, 1541-
1546), qui entra en correspondance avec Charles Quint et avec son frère
Ferdinand d’Autriche28 ; et, enfin, le prince de Valachie, Radu Paisie (1535-
1545)29. Les messagers étaient des marchands et des ecclésiastiques, comme

27
Voir la lettre de Dionisio à don Lope de Soria du (ler -10 août) 1538 : « Anchora prega la
Signoria Vostra che sia contento de ricordar a Sua Maestà che quella sia contenta de confirmar
(como altre volte li e stato suplicato) li privilegij del Patriarchato delà Servja cioe nela forma et
modo che per li Imperadori et signori passadi li e stato confirmato, et questo e molto ne(s)
cessario acio che la impresa habbia bon effetto » (AGS, Estado Venecia, 1314, no 58).
28
I. Ursu, Die auswärtige Politik des Peter Rareş, Fürst von Moldau, Vienne 1908 ; R.
Ciocan, Politica Habsburgilor faţă de Transilvania în timpul lui Carol Quintul (1526-1550),
Bucarest 1945 ; Al. Ciorănescu, « Petru Rareş şi politica orientală a lui Carol Quintul », AARMSI,
IIIe série, 17 (1935-1936), p. 241-256 ; idem, Documente privitoare la istoria Românilor culese
din arhivele din Simancas, Bucarest 1940, p. 17 sq. ; R. Constantinescu, Moldova şi Transilvania
în vremea lui Petru Rareş. Relaţii politice şi militare (1527-1546), Bucarest 1978 ; L. Şimanschi
(éd.), Petru Rareş, Bucarest 1978. D’autres éditions de documents : A. von Gevay, Urkunden und
Aktenstücke zur Geschichte der Verhältnisse zwischen Österreich, Ungarn und die Pforte im 16.
und 17. Jahrhundert, I-IX, Vienne 1840-1842 ; C. Giurescu, « Documente răzleţe din arhivele
Vienei (1535-1720) », BCIR 1 (1915), p. 280-305. Dans les archives de Simancas, on trouve une
lettre de Petru Rareş à Charles Quint, en date du 14 septembre 1537 (AGS, Estado Venecia, 1315 ;
chez Al. Ciorănescu, Documente, p. 17-18, et son interprétation par della Vecchia, p. 18-19) et la
mention d’autres messages reçus ou envoyés par Dionisio della Vecchia et autres personnes : le
10 avril 1538 (1315, nos 67-70), 10 mai 1538 (1315, no 48), 11 juin 1538 (1315, nos 15-17), 29 juin
1538 (1315, nos 11-13), 12 juillet 1538 (1314, no 63). Le prince moldave continua d’envoyer des
messagers à Charles Quint depuis son exil transylvain, suite à la campagne entreprise par Soliman
dans l’été 1538. Ainsi, le 10 février 1539, l’ambassadeur espagnol à Raguse, Janno de Zamagni,
écrivait à l’empereur : « El Signor Pietro voevoda de Carabogdania per quanto altro giorno
abiamo inteso da Jacomo de Novijpasaro, servitor de deto voevoda, a recuperato tuto el suo paese
et caciato quelo che Signor de Turchi aveva lasato in governo de deto paese. El quale, avendo
bona cognicione che lo sia servitor de Sua Majestà mi referi come dui mesi fà che aver mandato
letere de deto voevoda a un certo Dionisio dela Vechia abitante a Venecia, el quale per mezo de
signor dum Lope de Soria le doven inviare ala Sua Maestà, ale quale non aveva avuto alcuna
risposta. Et per tal causa me a rechiesto che io dovese dare a noticia de Sua Maestà lo avisso de
detto voevoda Pietro prontissimo ad ogni servizio de quelo et che molto desiderava de seguitare
ogni ordene quai Sua Maestà li daria » (1314, no 133).
29
M. Berindei – G. Veinstein, L’Empire ottoman et les Pays roumains 1544-1545. Étude et
documents, Paris – Cambridge 1987, p. 47-88 : ÉHÉSS (« Documents et recherches sur le monde
byzantin, néohellénique et balkanique », 14). Cf. le rapport de Domingo de Gaztelù à Charles
Quint sur la rencontre entre Dionisio et Radu Paisie : « Que en Constantinópoli halló el Bayvoda
o Rey de la Valachia, et qual es christiano y gran Seor, y el dicho Bayvoda lo llamó a su casa, y
encerrados en una cámara se descubrieron el uno all ótro, haviendo primero hecho los dos
sacramento solemne de guardar en secreto lo que ell uno all ótro descubriría ; y allí el dicho
deposante [Dionisia] dixo como era embiado de Vuestra Magestad en aquella ciudad, y que
pensava en breve bolver a quella, si mandava alguna cosa ; el dicho Vayvoda respondìó que no
osava allí descubrirse, ni darle cartas para Vuestra Magestad, por temor de las muchas guardias y
ezpias, pero que le daria una patente que traxesse consigo, para darla a la persona que Vuestra
Magestad embiaría en aquellas partes, que entrando en su senoría, sus vasallos le acompanasen
hasta llevarle en su presencia ; y que la dicha persona llevasse una letra de crehencia en Vuestra

410
PROJETS ET INTRIGUES SERBES À LA COUR DE SOLIMAN

l’évêque Basile de Vidin. La correspondance de Dionisio ne laisse aucun doute


sur le désir de tous ces gens de se révolter contre Soliman et de se mettre sous la
protection de Charles Quint.
Mais Dionisio della Vecchia payait également de sa personne. À deux
reprises au moins, en 1533 (lorsqu’il rédigea son premier testament) et en 1536,
il se rendit à Istanbul où, sous couvert de négoce, il s’entretint avec ses amis
dont certains étaient même ses parents. Ainsi, en 1536, il chargea l’écrivain
espagnol Domingo de Gaztelù de rédiger un rapport sur les conversations très
amicales qu’il avait eues avec Ayâs Pacha, le grand vizir, avec lequel il était
d’ailleurs apparenté30. À cette même occasion il rencontra secrètement le prince
valaque Radu Paisie, également présent à Istanbul, et qui accepta de se joindre à
la coalition anti-ottomane31. Ces contacts ne sont pas restés sans suite : en effet,
dans les archives de l’Ambassade espagnole à Venise ont été gardées plusieurs
lettres de Petru Rareş adressées à Charles Quint32, et nous savons qu’en 1543,
Radu Paisie conclut un traité secret avec Ferdinand d’Autriche33.
Parmi les comploteurs – à moins qu’on ait affaire à une initiative
indépendante – se trouvaient également les Morlaques du « duché de Saint-
Sabbas » – donc de l’Herzégovine –, qui envoyèrent un messager à
l’ambassadeur impérial à Raguse en 1539. Il s’agissait de six « comtes » et

Magestad, que haría quanto aquella le mandasse, porque muchos anos ha que dessea hallar
camino para tractar con Vuestra Magestad, por dar forma para libertar su reyno y persona, y las
ánimas de sus fieles christianos, que biven en continua servidumbre ; y ansí el dicho deposante ha
traido la dicha patente, firmada y sellada de su proprio mano y sello « (Al. Ciorănescu,
Documente, p. 16).
30
Cf., la même lettre, en date de (septembre - novembre) 1536, que supra, note 29 : « Dize
[Dionisio della Vecchia] que partío de Venecia a VI de Junio, y arrivó en Constantinopoli a XV
de Julio, adonde fué alojar en casa de Ayas Baxá, que es su pariente y al presente primer
consejero del Turco, por entender mejor los andamientos de la corte del dicho Turco, y lo demás
que convenía para hazer particular relación a Vuestra Magestad ; y los mayordomo y secretario
del dicho Ayas Baxá también dize que son sus parientes, de los quales ha entendido lo
infrascripto, demás que él lo ha visto ocularmente y tocado con mano... » (AGS, Estado Venecia,
1312, no 161 ; édition partielle chez Al. Ciorănescu, Documente, p. 15). Sur l’origine d’Ayas
pacha, voir le témoignage d’A. Geuffroy dans Jacques Chesneau, Le voyage de Monsieur
d’Aramon, éd. Ch. Scheffer, Paris 1887, appendice XI, p. 238.
31
Cf. la lettre citée supra, note 30. Al. Ciorănescu, Petru Rareş, p. 249-250, pense que
Dionisio a rencontré aussi, lors de ce voyage, le prince de Moldavie (Caraboldan = Kara-Bogdan).
La chose est possible, car les princes roumains devaient se rendre régulièrement à Istanbul pour
apporter le tribut dû aux Ottomans. Le 8 juillet 1537, Dionisio annonçait à l’Empereur que le
prince de Valachie avait donné son accord pour la coalition contre les Ottomans: « Ancora per
messo mandato aposta da parte del nostro reverendissimo Patriarcha al Signor della Valachia per
condurlo in devotione et servitio di Sua Maestà, tenemo eisposta per boccha del dito messo in
nostra grandissima satisfaction monstrandosi il prefato Signor promptissimo quanto nessu’altro de
servir aquella ad ogni tempo et occasion che intravenir potesse, insieme con tutti altri delle nostre
provincie et lingua » (AGS, Estado Venecia, 1313, no 142; éd. partielle chez Al. Ciorănescu,
Documente, p. 17).
32
Al. Ciorănescu, Documente, p. 17-18, et supra, note 28.
33
C. Giurescu, op. cit., p. 286-288 (10 janvier 1543).

411
MATEI CAZACU

voïévodes qui avaient autorité sur dix mille maisons et qui demandaient à leur
tour l’aide de Charles Quint contre les Ottomans34.
Quelle a été la réaction de Charles Quint à ces projets ? Comment
s’intégraient-ils dans les plans de croisade anti-ottomane échafaudés depuis
1532 ?
Nous sommes en fait mal renseignés sur la politique orientale de
l’Empereur faute d’un ouvrage équivalant à celui de Ion Ursu sur la politique
orientale de François Ier35 . Disons d’emblée que l’Empereur était enclin à la
prudence, et ce, pour plusieurs raisons. La première était le souvenir de l’échec
de la tentative similaire faite en Morée en 1532-1534 qui avait coûté cher en
hommes et en argent et n’avait eu aucun effet d’entraînement sur les populations
chrétiennes de la région36.

34
Cf. la lettre de Janno Zamagni du 10 février 1539, citée supra, note 28 : le comte Nicolo
de Pliescha (= Pliske ?), le comte « Nicolo Malesevaz con sui compagnia de Rudin », le
« voevoda Miladisano con suo seguachi chiamati Drobgnari », le « voevoda Pietro e conte
Giorgio con loro seguaci chiamati Dragnasi », le « voevoda Radoe con sui chiamati Chrabrieni »,
le « conte Giorgi con li sui chiamati Vuranessi », et, enfin, le « voevoda Radivoj de Tribine ».
Pour l’identification des catuns, voir S. Dragomir, Vlahii din nordul Peninsulei Balcanice în evul
mediu, Bucarest 1959, p. 43-47.
35
Voir pourtant L. von Ranke, L’Espagne sous Charles Quint, Philippe II et Philippe III,
ou Les Osmanlis et la monarchie espagnole pendant les XVIe et XVIIe siècles, Paris 1845 ; S. A.
Fischer-Galaţi, Ottoman Imperialism and German Protestantism 1521-1555, Cambridge 1959 ; H.
Hantsch, « Zum ungrischen-türkischen Problem in der allgemeinen Politik Karls V. », dans
Festschrift für K. Eder, Innsbruck 1959, p. 59-70 ; H. Kellenbenz, « Zur Problematik der
Ostpolitik Karls V. », dans Karl V. der Kaiser und seine Zeit, Cologne – Graz 1960, p. 118-137 ;
C. Ibanez de Ibero – Marques de Mulhacen, Carlo V y su politica mediterranea, Madrid 1962 ; H.
Hantsch, Le problème de la lutte contre l’invasion turque dans l’idée politique générale de
Charles Quint, Paris 1972.
36
F. de Laiglesia, « Un Establecimiento espanol en Morea en 1523 », dans Estudios
historicos (1515- 1555), I-III, Madrid 1918-1919 ; dans les AGS, Guerra y Marina, Legajo 6, fo
159, se trouve une liste des mercenaires grecs dans l’armée espagnole de Morée, en 1533-1534.
En voici les noms : Stamate Alemano de Coron, Capitan Fachimisio, Capitan Paulo Capuiso
(aussi Capursio), Emanuel, Juan, Gallo Premerdino de Patras, Capitan Dima Grapsa de Coron,
Andres Josques, Vincentio Calarcopulo, Andrea Sirula, Jorge Josques, Jacobo Minaya, Capitan
Guini Mavromati, Capitan Leo Chaicali de Andrussa, Capitan Michel Marramal, Capitan Pedro
Satropolo, Capitan Pallologo Stratigo, Demite Savro escayde, Antonio Stratigo, Georgio
Romaniti, Polo Diplovatiri, Capitan Manoli Cavachi de Coron, Capitan Joan Yuzi, Capitan Nicolo
Yuzi, Capitan Nicolo Parigori, Capitan Paulo Barsi, Capitan Laçaro Ria, Capitan Priote [preot =
prêtre ?] Menaya [= Mina ?], Capitan Stefano Cavalari, Capitan Francesco Yezi, Capitan Nicolae
Litardo, Capitan Teofilato Spignari, Ghini Manese, Nicolae Chrechocia, Domitri Gatha, Jeorgio
Stagnila [= Stanila ?], Domenera Boscaya, Sotta Limusachi, Petro Yrizi, Michael Yuzi, Ygrin
Musachi, Dimitri de Grilla, Apostolo Zerba, Petruzo Andagna, Theodoro i Michael, Antonio y
Palhologo Estratigos, frères, Paulo Barte, Juan Maino, Dimitri Grarasa, Mirchia Grarasa, Elia
Aicaha, Polo Cagnani, Nicolo Romano, Capitan Andrea Crapiglia et Capitan Augustin Berbati [=
Barbat].

412
PROJETS ET INTRIGUES SERBES À LA COUR DE SOLIMAN

D’autre part, l’alliance de François Ier avec Soliman (réalisée d’abord avec
Barberousse) décida Charles Quint à agir contre ce dernier37. Le problème
essentiel était celui de la flotte impériale qui se trouvait sous les ordres de
l’amiral génois Andrea Doria : Dionisio della Vecchia avait été invité par
l’Empereur à s’adresser à l’amiral en vue du débarquement à Scutari et s’était
heurté à un refus catégorique de ce dernier38. Finalement, ce fut l’expédition
contre Tunis et La Goulette, en 1535, qui bénéficia de l’attention de Charles
Quint, plus désireux de combattre les Infidèles que de devenir le protecteur des
« schismatiques » serbes. Car il ne faut pas négliger cet aspect qui rend Charles
si différent de son contemporain et adversaire François Ier ; en effet, l’Empereur
n’a jamais pu se décider à aider les Orthodoxes, fût-ce contre les Turcs, alors
qu’il avait fort à faire contre les protestants en Allemagne.

37
E. Charrière, Négociations de la France dans le Levant, I, Paris 1848, p. 184-196 ; V.L.
Bourilly, « L’ambassade de La Foret et de Marillac à Constantinople », Revue historique 76
(1901), p. 297-328 ; L. Cardauns, « Zur Geschichte Karls V. in den Jahren 1536-1538 », Quellen
und Forschungen aus italienischen Archiven und Bibliotheken 12 (1909), p. 189-211, 321-367 ;
G. Zeller, « Une légende qui a la vie dure : les capitulations de 153 », RHMC 2 (1955), p. 127-
132 ; C. Göllner, Turcica, p. 108-110. Pour l’expédition contre Tunis, voir G. Voigt, « Die
Geschichtsschreibung über den Zug Karls V. gegen Tunis », dans Abhandlungen der sächsischen
Gesellschaft der Wissenschaften, 1874, p. 162-243.
38
Cf. la lettre de Dionisio à Charles Quint en date du 4 octobre 1538: « Havendo mi leto il
Signor orator Don Lope quel capitulo che Vostra Majesta ali otto de septembrio scrive sopra le
cose mie, parendo a quella per più conveniente resolution che jo debbia recorrer et consultar il
negotio con en principe Doria, qual sera da Vostra Majesta instrutto di quello accade, jo non posso
se non laudar grandemente tal prudente et bona déliberation, non solamente per esser ditto
principe de summa virtù et prudentia, ma anche per esser molto opportuno con sue forze di meter
la cosa a bon effecto. Et cusi per consiglio del senior orator Don Lope, ho deliberato de mandar el
mio nepote Joane allo illustrissime principe per intender l’ordine che sua Signoria potra metter
sopra tali negotij. Ma se per caso el ditto principe se alontanasse per tal distantia che non potesse
suplir al fatto, in tal occasion mi e parso de amonir Vostra Majesta che seria neccessario de
cometer questo carigo al vicere de Napoli como piu propinquo al logo... » (AGS, Estado, Legajos
1314, no 20). Trois mois plus tard, l’optimisme de Dionisio se transforme en désespoir. Voici ce
qu’il écrit à l’Empereur le 2 janvier 1539 : « Juxta l’ordine et comandamento di Vostra Maestà
che jo dovessi recorrer al Signor Principe Doria per tractar li mei negotij, subito mandai Joane
mio nepote da su Signoria a Corphu dove alhora si ritrovava, ma daspoi pervenuto a Castelnovo li
dette mie lettere et a bocca li significò apieno il mio concepto. La cosa parse al primo molto grata
a su Signoria desiderando che in persona jo fusse stato li presente per haver dato mari ali mei
desegnj. Ma dappoi il principe ha proceduto si fredamente in questo negotio chel me pare mutato
de opinione monstrando di far poca stima di questa impresa non solamente per la tardança de su
risposta (es)sendo state sue lettere circa 50 giorni a comparir, ma anche per non haver mai dato
niuno aviso al Signor Ambassador Don Lope circa le cose mie. Il Principe me scrisse che io me
dovessi transferir a Brandizo o dove fusse, ma sendo incerto in qual logo jo debba ricorrer... »
(AGS, Estado Venecia, 1314, no 167). Pour Andrea Doria, voir la monographie de É. Petit, André
Doria. Un amiral condottière du XVIe siècle, 1466-1560, Paris 1887 ; José Maria del Moral, El
Virrey de Napoles Don Pedro de Toledo y la guerra contra el Turco, Madrid 1966.

413
MATEI CAZACU

La situation sembla changer en 1538 avec la création de la Sainte Ligue,


qui regroupait Charles Quint, son frère Ferdinand, le pape Paul III et Venise39.
La trêve de Nice (17 juin) et l’entrevue d’Aigues-Mortes, un mois plus tard,
amenèrent la promesse de François Ier de soutenir la guerre contre les Turcs.
Dionisio della Vecchia sentit que son heure approchait et recommença à
soumettre ses plans de croisade à l’Empereur40. Malheureusement, la flotte
chrétienne ne réussit pas à infliger une défaite à Barberousse lors de la rencontre
de Prevesa (27 septembre 1538), alors que Soliman occupait la Moldavie et
chassait du trône le prince Petru Rareş, le puissant allié de Dionisio della
Vecchia41. En décembre, le pape reconnut que la Ligue devait conclure une
trêve avec les Turcs, trêve que Charles Quint et Venise établirent dans les
années suivantes42. Les projets de Dionisio-Božidar furent donc enterrés et le
vieil imprimeur ne survécut pas longtemps à ce nouveau coup du destin43.

39
L. Cardauns, Von Nizza bis Crépy. Europäische Politik in den Jahren 1534 bis 1544,
Rome 1923, p. 24-47 (« Bibliothek des preussischen historischen Instituts in Rom », 15) ; C.
Göllner, Turcica, p. 113-114.
40
Dionisio della Vecchia à Charles Quint (1-10 août) 1538 : « Il caso e che havendo jo
questi giornj passatj dato noticia al prefatto reverendissimo nostro patriarcha dela venuta de Sua
Majestà a Niza et de la tregua segujta tra sua Maiestà et il Re di Franza, me scrive per una sua, de
quanto comforto et alegreza li sia stato a tutti loro la ditta nova persuadendosi che essendo pace in
queste bande, la impresa si fara più gagliardamente, et che le cose di Christianj prosperavano con
lo aiuto divino » (AGS, Estado Venecia, 1314, no 58).
41
N. Iorga, Geschichte des osmanischen Reiches, II, Gotha 1909, p. 424-426 ; M.
Guboglu, « L’inscription turque de Bender relative à l’expédition de Soliman le Magnifique en
Moldavie (1538/945) », SAO 1 (1958), p. 175-187.
42
L. Bonelli, « Il trattato turco-veneto del 1540 », dans Centenario della nascità di Michele
Amari, II, Palerme 1910, p. 332-363 ; A. Bombacci, « Ancora sul trattato turco-veneto del 2
ottobre 1540 », Rivista degli studi orientali (1943), p. 373-381 ; C. Villain-Gandossi,
« Contribution à l’étude des relations diplomatiques et commerciales entre Venise et la Porte
ottomane au XVIe siècle », SOF 26 (1967), p. 22-45 ; ibidem 28 (1969), p. 13-47 ; ibidem 29
(1970), p. 290-301 ; C. Göllner, Turcica, p. 115-117 ; T. Gökbilgin, « Le relazioni veneto-turche
nell’età di Solimano il Magnifico », Il Veltro 23 (1979), p. 277-291 ; K. Benda, « La diplomatie
de Venise et la monarchie des Habsbourgs au XVIe siècle », dans Atti del convegno di studi italo-
ungheresi, Florence 1973, p. 157- 165.
43
Le second testament de Dionisio, daté du 6 novembre 1539, est la dernière mention que
nous connaissions de lui. On y lit, notamment, que notre homme était « sano per la gratia de dio
dela mente e del inteletto, ma ben amalado del corpo » (J. Tadić, op. cit., p. 356). Six mois plus
tôt, don Lope de Soria quittait Venise et la place d’ambassadeur d’Espagne revenait à Diego
Hurtado de Mendoza, nommé le 15 avril : AGS, Patronato Real, 3823. Le 17 septembre de la
même année, le nouvel ambassadeur rapportait à Charles Quint que Martin de Zornoza « aqui me
ha hablado de un cierto Dionisio de la Vecha sobre lo de Escutari... » : AGS, Estado Venecia,
Legajo 1497, libro E. 67, fo 20. C’est surtout le refus d’Andrea Doria d’envisager le débarquement
à Scutari qui a chagriné Dionisio. Cela ressort de la lettre qu’il adresse à Charles Quint le 2
janvier 1539, et dont on a déjà cité un extrait supra, note 38 : « Et anche, vedendo il tempo tanto
scorso, ho deliberato d’expectar la venuta de Vostra Maestà in Italia (qual spero sara di breve), per
deliberar et expedir finalmente il mio negotio, benche asai me duole dil tempo perso et de le tante
promesse fatte ali mei inteligenti et principali del paese insieme con il Patriarcha, quali sono tutti
in grandissima expectatione che io venga nel paese con il favor di Vostra Maestà, como gia ho
designato, non pensando ne di, ne nocte, in altro excepto di condur queste mie pratiche in honor et

414
PROJETS ET INTRIGUES SERBES À LA COUR DE SOLIMAN

Il faut dire, à la décharge de Charles Quint, que des doutes sur la fiabilité
de Juan Serafin, le neveu de Dionisio, considéré à tort ou à raison comme espion
turc, avaient freiné l’enthousiasme de l’Empereur pour les plans de l’oncle44.
Charles fut toutefois généreux avec Dionisio : en 1536, après le retour
d’Istanbul de ce dernier, l’Empereur lui offrit mille écus d’or et lui conféra le
titre de comte palatin et un blason représentant, dans la partie supérieure, un
oiseau aux ailes déployées, et dans le champ inférieur un animal qui pourrait
être un loup. La légende était « Dionisius a Vechia comes palatinus » et notre
imprimeur fit graver son blason sur un livre de 1537 et le fit peindre sur une
icône lui appartenant45. Evidemment, dans le cas du livre, il omit prudemment la
légende qui aurait trahi, aux yeux des Vénitiens mais aussi des Turcs, ses
relations secrètes (pratiche ou platicas, en espagnol) avec Charles Quint. Qui
plus est, il se confectionna une bannière avec ses armoiries, qu’il légua par
testament au monastère serbe de Mileševo46.
Par ce même testament, en date du 6 novembre 1539, il demandait à être
enterré dans l’église de Starčeva Gorica, sur une île du lac de Scutari, où sa
tombe a été ouverte à la fin du siècle dernier47. En l’absence de toute inscription
ou pierre tombale, la date précise de la mort de Dionisio della Vecchia –
Božidar Vuković nous est inconnue.

beneficio di quella ety certamente da 7 anni in qua mai ho cessato de animo, di fede, de diligentia
et di meter la vita ad ogni extremo pericolo con damno di tempo et della robba per far servitio a
Vostra Maestà et tirar in suo favor tutta la nostra natione, qual in uno momento quando sara
l’ocasion, alzera l’aquila victrice per tutto il paese con animì et forze non mediocri » (AGS, Estado
Venecia, 1314, no 167).
44
Voir les lettres du 10 mai et du 2 juin 1537 : AGS, Estado Venecia, 1313, nos 27-29, 160.
45
Pour les mille ducats, voir la lettre de Charles Quint à don Lope de Soria du 2 juin 1537 :
Madrid, Real Academia de Historia, 9/9/7, no 106, et la lettre de Dionisio à l’Empereur du 14
septembre : AGS, Estado Venecia, 1313, no 112. Pour l’Qctoèque de 1537, cf. J. Badalić, op. cit.,
no 43 ; W. Schmitz, op. cit., no 24 ; M. Harisijadis, Obojene grafike u Oktoichu petoglasniku
Božidara Vukovića Patrijaršijske Biblioteke u Beogradu, Belgrade 1967. Pour l’icône de
Dionisio-Božidar, voir L. Mirković, « Ikona sa zapisom Božidara Vukovića », Starinar III/7
(1932), p. 127 ; D. Medaković, Grafika srpskih štampanih knjiga XV-XVII veka, Belgrade 1958,
p. 47-49, 128 ; V.J. Djurić, Icônes de Yougoslavie, Belgrade 1961, no 54, p. 117. À noter la
représentation, dans l’angle supérieur gauche, des armoiries avec l’inscription : « † Belěg’
Voev(o)de Božidara † IMP. CAES.CAROLUS.V. ». Le peintre de l’icône, auteur d’une longue
inscription mentionnant qu’elle avait été offerte au couvent de Saint-François de Venise, est le
moine et prêtre (hiéromoine) Pacôme du couvent de l’île de Scutari. La date de l’icône est le 7
mars 7029, qui correspond au millésime 1521. Ceci montre que les armoiries ont été peintes plus
tard, après 1537, lorsque Dionisio-Božidar fut nommé comte palatin par Charles Quint.
46
Cf. le testament du 6 novembre 1539: « Item lasso la mia bandiera che xe indorada ali
caloieri de Miliseo » (J. Tadić, op. cit., p. 356). Mileševo recevra également d’autres dons de
Dionisio-Božidar.
47
P. Rovinski, « Obodska štamparija i njen značaj », Proslavna spomenica
četiristogodišnjice obodske štamparije, Cetinje 1895, p. 52-53 ; I. Ruvarac, sur Starčeva Gorica,
dans l’île Vranjina, sur le lac de Scutari, dans Prosvjeta II (1894), p. 421-425, 475-479, 530-540,
645-657.

415
MATEI CAZACU

Son œuvre porta des fruits notamment sur le plan de l’imprimerie. Avant
de mourir, Dionisio avait offert une imprimerie à un parent éloigné (il ne figure
pas dans ses testaments), Dimitrije Ljubavić, qui lui servait vraisemblablement
d’agent de liaison avec les Serbes d’Istanbul et de Grèce. Après la mort de son
oncle, Dimitrije Ljubavić se rendit en Valachie où il installa l’imprimerie qui
commença à fonctionner en 154448. Cette année marque le véritable
commencement de l’imprimerie dans ce pays, si l’on met de côté une entreprise
éphémère entre 1507 et 1512, due à un moine originaire lui aussi du
Monténégro49. Dans l’imprimerie de Dimitrije Ljubavić, transportée par la suite
à Braşov (Kronstadt), en Transylvanie, se sont formés la plupart des
typographes roumains du XVIe siècle et notamment le diacre Coresi, le plus
important de tous50.
À Venise même, le fils de Dionisio, Vincenzo, hérita de l’imprimerie
paternelle où il publia des livres slaves de 1546 à 1561, livres qu’il exportait
jusqu’en Hongrie par l’intermédiaire de son oncle Gaspar Vuković et du libraire
sicilien Ambrogio Corso. Mais, les affaires marchant mal, il ferma l’entreprise
et vendit les presses et les matrices à un imprimeur originaire de Macédoine,
Iakov, qui publia en 1566 un livre d’heures en cyrillique bosniaque51. Enfin, en
1574, « réduit à la misère », selon ses propres termes, Vincenzo, qui se disait
« descendant des despotes de Serbie », proposait au pape Grégoire XIII
d’ouvrir, à Rome ou à Ancône, une imprimerie pour les catholiques serbes.
Devant les réticences du souverain pontife, Vincenzo abandonna le projet,
déclarant qu’il se mettrait au service de l’Empereur. Après cette date, nous
perdons toute trace de lui52.
En fin de compte, cette activité typographique est tout ce qui reste de
tangible après Božidar Vuković. Le vieil homme ne se vantait pas lorsqu’il
écrivait à Charles Quint qu’à la seule mention de son nom, les Serbes allaient se

48
Nous nous permettons de renvoyer à notre étude « Dimitrije Ljubavić (c. 1519-1564) et
l’imprimerie slave dans l’Europe du Sud-Est au XVIe siècle. Nouvelles contributions », dans Le
livre en Méditerranée (XVe – XVIIIe siècles), Klincksieck – Paris 1991.
49
É. Picot, Coup d’œil sur l’histoire de la typographie dans les pays roumains au XVIe
siècle, Paris 1895 (extrait du Centenaire de l’Ecole des Langues orientales vivantes) ; P. P.
Panaitescu, « Der Oktoich des Makarij (1510) und der Ursprung der Buchdruckerei in der
Walachei », SOF 5 (1940) ; V. Molin – D. Simonescu, « Tipăriturile ieromonahului Macarie
pentru Ţara Românească », BOR LXXVI (1958), p. 1005-1034 ; L. Demény, « L’imprimerie
cyrillique de Macarios de Valachie », RRH 8 (1969), p. 549-574.
50
I. Gheţie – Al. Mareş, Originile scrisului în limba română, Bucarest 1895 ; M. Cazacu,
op. cit., notes 41 et 42.
51
M. Roques, « Deux livres d’heures du XVIe siècle en cyrillique bosniaque », RÉS 12
(1932), p. 49-69.
52
M. Rešetar – C. Giannelli, Dva dubrovačka jezična spomenika iz XVI vijeka, Belgrade
1938, LXI, no 1 (« Posebna izdanja, Srpska kraljevska Akademija », 122) ; A. Tinto, « Per una
storia della tipografia orientale a Roma nell’età della Controriforma. Contributi », Accademie e
biblioteche d’Italia 41 (1972), p. 287-288, 299-301, notes ; C. Marciani, op. cit., p. 346-348, 355-
359.

416
PROJETS ET INTRIGUES SERBES À LA COUR DE SOLIMAN

lever comme un seul homme pour reconstituer le despotat de leurs ancêtres53.


Tout de suite après sa mort, un émissaire du patriarche Prochor arrivait à Venise
pour demander à l’ambassadeur espagnol d’accélérer les préparatifs en vue du
débarquement prévu à Scutari54.
C’était trop tard pour Božidar Vuković et même pour les Serbes qui
allaient pourtant continuer à fournir des grands vizirs à la Cour ottomane durant
tout le XVIe et le XVIIe siècle. Après la mort du patriarche Prochor d’Ochrid,
Peć fut à nouveau érigée en Patriarcat, serbe avec à sa tête Macaire, le frère du
grand vizir Mehmed Sokollu. Ceci se passait en 1557.
Les Serbes de l’Empire ottoman durent accepter les réalités politiques et
sociales que combattait Božidar Vuković. Pour ceux qui les refusaient, ou ne
voulaient pas rester sur place, l’émigration ou la formule de la frontière militaire
organisée après 1535 par Ferdinand de Habsbourg représentait la dernière
solution, lorsque les projets et les intrigues à Istanbul et ailleurs n’étaient plus de
saison.

53
Dans une annexe à la lettre qu’il adresse à Charles Quint le 4 octobre 1538, Dionisio
della Vecchia écrit : « † Io adi mando a sua mayesta che me fatia una patentte et comisyone
generale de bona e santa vita in bona forma che cometta a tuti tanto in la provincia del duchado de
Servia, quantto in el sanzachado de Schutary quali paesi tuti quali paesi tuti quali populi xe sono
ala dévotion de nostro patriarcho de la Servia et stano a la sua hobedientia et alj sui veschovy. Et
che ditta mia patente e comisyon sia et comanda a tuti lj altri capy et soldatti che ne stavano che
tuti quasi debiano star al mio comandamentto et che jo possa metere per tutti li lochi che sara de
besognio persone che tengo casa et justitia et per costodio et per el governo secundo li lochii dar
el caricho a persone che meryta sufitientti in la lingua et chustodir et armar li popullj et che tutty
me siano hobedienttj sotto la pena et de la disgracia de la sua Majesta et che ditta comessyon se
facie solene con tute lle altre cosse che se rechiede et conveniente a tale inprese et prese dichundo
il mio nome Dionisio delà Vechia ditto Bosydar » (AGS, Estado Venecia, 1314, no 21). Dans des
lettres antérieures, Dionisio précisait qu’il demandait à l’Empereur « di farmi Despoto della
Servia, fu solum per tirar le cose designate a bon effetto et dar bon animo a tutti del paese, che
dapoi exequiti i desegni, Sua Maestà mi potrà rimunerar sechondo li parerà per sua bontà et
prudentia » (Al. Ciorănescu, Documente, 20) ; en novembre 1538, il demandait la patente pour
être « dominus dominantium » (AGS, Estado Venecia, 1314, no 22). Son fils, Vicenzo, se disait
« figlio di Dionisio de dispoti della Servia » (A. Tinto, op. cit., p. 300, note 79). Dans ses livres
imprimés, Dionisio utilisait le monogramme Bož, abréviation de son nom serbe, Božidar, qui
signifie également « Dieu ». Ce monogramme était devenu très connu dans l’Europe orientale et
fut imité plus tard par d’autres imprimeurs. Cf. A. Mareş, « În legătură cu o nouă explicaţie a
monogramei Bož din tipăriturile sârbeşti şi româneşti », Limba română 21 (1972), p. 463-469.
54
La meilleure preuve que Dionisio della Vecchia était mort fin 1539 ou début 1540 nous
semble être la lettre de l’ambassadeur don Diego Hurtado à Charles Quint, en date du 23 mai
1540, lui annonçant l’arrivée d’un moine vraisemblablement envoyé par le patriarche Prochor. Le
fait qu’il ne mentionne pas Dionisio, qui aurait dû normalement être informé de ce message, nous
fait croire que ce dernier était mort avant cette date. Voici le passage en question : « Escrita esta
es llegado un fray ce que truxo las cartas a con el passado despachos embie a Vostra Magesta dize
que los de Escutari que tan firmes en su proposito y que el alcay de siempre que fuere gente de
Vestra Magesta dara el castello. Yo le hedado cartas para che en un monasterio de Fiume lo
entretengan hasta haver la respuesta de Vostra Magesta » (AGS, Estado Venecia, Legajo 1497,
Libro E. 67, fo 82vo).

417
MATEI CAZACU

Annexe

I. Lettre de Dionisio della Vecchia à Charles Quint

1537, 14 septembre. Dionisio della Vecchia expose à Charles Quint ses


projets de campagne contre les Turcs et le remercie pour les dons et honneurs
que l’Empereur lui a conférés.
Original, AGS, Estado Venecia, 1313, no 112.

Sacra Cesarea et Catholica Maiestà


Agli VIII de luio fu l’ultima mia in risposta di quella de Vostra Maestà che
mi porto il mio nepote, per la quale ringraciaj quella cosi de la bona memoria
che Vostra Maestà tiene deli mei servitii, como deli denari mandatomi, di che di
nuovo anchora la ringratio. Questa presente sera solamente per ricordar
Vostra Maestà quello che per molte altre vie li ho gia significato, tenendo per
certo che con lo effecto che procedera de la mia intencione, et da li disegni
facti, Vostra Maesta sera ben servita per che la cosa che io maiormente
dessidero nela vita e di vedere avante la morte esser questa cosa menata a
effecto, perche se la morte se interponese, dubito fortemente che nisuno se
truovase che la potese condur a effectto et con quella facilita che io condurrebe
quelle cose che io ho tramado et tramo per Vostra Maestà ala qual fo intendere
che la dilation in questo caso potrebe dificultar questa impresa, la qual tengo al
presente facilissima. Per la qual cosa quanto humilmente poso exorto et suplica
a Vostra Maesta che sia contenta di provedere et ordinare tutte le cose
necessarie al ditto effecto, el qual secondo che me ne pare in nisun tempo se
potria provedere meglio ne piu secreto che in questo, maximamente venendo
l’inverno et ritrovandosi li genti di Vostra Maestà cosi vicine al luogo como
sono li Spagnoli che son al presente nela Puglia, deli quali me bisogniarono per
la impresa à far la segura da quattro mille, et fatto lo effecto delà forteza, che
se potrebe far in breve, restando in essa quella la parte de la gente che
bisognase per sua guardia, il restante potria ritornarsene al suo logo. Non
parendo a Vostra Maestà che fusi di proceder piu oltra per hora, ma parendo a
Vostra Maestà di seguir la impresa si potrian congiongersi con la gente del
paese et di quei personagii de quali altre volte ho dato aviso a Vostra Maestà
che seriano gran numero. Deli quali sono tutto el giorno stimulato a dover
scriver a Vostra Maestà dimostrandoli la importancia de la cosa et la lor
prompteza del animo al servitio de Dio et di Vostra Maestà. Io per questa cosa
li ho tratenuti et di continuo li tratengo con bona speranza dela bona voluntà
che ha la Maestà Vostra de liberarli de tanta servitù, benche alor pare il grand
dessiderio che hanno che la cosa vada tropo in lungo. Et certifico la Maestà
Vostra che il medesimo giorno che lo fecese l’impresa di pigliar ditta forteza,
tutti quelli con li quali si teneria il tratato segondo che la Maestà Vostra

418
PROJETS ET INTRIGUES SERBES À LA COUR DE SOLIMAN

scrivesi a quelli per persona aposta, tutti se solevariono con bun numero di
gente, la qual andaria dovunque fia ordinato a loro de Vostra Maestà, per la
quale potria fare molti boni effecti in servitio di quella, et esser causa di
recuperar la Ungaria. Et se renda per certo Vostra Maestà che anchor a questi
Signori venetiani vegendo seguito un tanto effecto per esser il luogo
importantissimo, subito cercariano di confederarsi con Vostra Maestà contra il
Turco, per che e certo che chi e signor di quel luogo et maximamente con tale
forze quale sono quelle de la Maestà Vostra medessimamente sarebe padrone
de tutte quelle provintie che li sono al intorno, li quali subito che intendessino
che quella fortezza fuse in mani de Vostra Maestà, se rivelarian contra el
Turco. Et non volendo pur Vostra Maestà che ditto exercito o populi al presente
si congregasino (nonobstante che per mia opinione ne sarebe molto utile), al
mancho si pigli quel luogo per che con quello solo si potrebe rompere molti
disegni che il Turco potria tenere, o tiene gia facti. Et dicto luogo metendovi
bonba guardia si sarebe per difendere per mille anni da tutta la potentia del
Turco, oltra che io spero che si trovera benissimo provisto di monitioni et di
tutte quelle cose che fano di mestiero a tenersi, et quando pur munitioni o
victuaglie manchasino, presto se ne potria fornire di luoghi vicini, per esser
paese fertile et abondante, essendo solamente necessario proveder gli di
polvore.
Hora la Maestà Vostra debe considerar bene che in questa impresa si
aventura poco o niente in modo tengo tramada la cosa et l’utile che fara sara
grandissima in servitio de Dio et di Vostra Maestà. Et se dice che tuttavia
persevera el Turco en armare et far galere in mar Magiore et altri suoi luoghi
et pero se puoi tener per certo che l’anno che viene vorra far nova impresa, se
non per altro, per recuperar la reputatione la quale ha perso questo anno, et
essendo questo cusi como e, sara grandemente aproposito rechar a effecto
questa cosa, la quale me persuado che non sara mancho utile a rompere tutti
desegni del Turco che quanta armada di mare se li potese far contro, per che e
certo che’l Turco per terra non potra dar noia ale cose de Italia, et non potendo
venir per terra, e poco quello che sua armata puoi far per aqua. Per la qual
cosa havendo Vostra Maestà in animo di rechare a effecto questa cosa me lo
fara intendere a tempo che anchora io possa meter in ordine i cosi mei et
avisare li amici et che la cosa possa esser effectuada per tutto zener mentra li
nocti son longhi, etc.

Dapoi di haver scripto fin qui ho inteso como questi signori veneziani son
confederati con la Maestà Vostra et pontifice contra el Turco est cosa
certamente da me longamente dessiderata per molti rispetti et precipue per
questa nostra impresa che spero sara molto facilitar. Et ala causa anchora che
prima haveva cumunicado questa materia con don Lope de Soria suo oratore,
afin che anchora lui facesse intender a Vostra Maestà. Adeso havendo inteso
questa nuova et parendomi esser per effectuar questa impresa al presente il

419
MATEI CAZACU

tempo piu oportuno che al mio parer posa esser, et che per scriptura non posso,
cusi a pieno, monstrar il mio concepto, me ha penso di mandar persona espresa
per dimonstrar di nuovo a Vostra Maestà il animo mio et disegni circa le cose
atenenti a questa impresa et como a persona di qualità, et che nui benissimo ci
possiamo fidar essendo di intrega et aprobata fede et afictionatissimo servitor
de Vostra Maestà ho eletto a Domenigo de Gaztelù lator de la presente (el qual
gia do volte ha stado da Vostra Maestà con il mio nepote). Per tanto supplico
humilmente a Vostra Maestà che si degnir dar al ditto Gaztelù grata audientia
et indubitata fide a quanto de mia parte per lui sara referita. De la partida del
quale per certi mei boni rispetti como del ditto Gaztelù potra aboca intendere
non ho vogliuto dar parte al presento Don Lope suo Ambaxadore. Et havendo
de mandar ali personagii che sa Vostra Maestà alguna persona con lettere di
credenza, el ditto Gaztelù me persuado potria servir in tal viagio in compagnia
di alguni nostri per che oltra a che esso, e ben instructo in tale afare e
fidelissimo et custodira molto bene tutto quello che li sara comesso.
Dato Venetiis XIIIIo septembre 1537.

De la Vostra Sacra Cesarea et Catholica Maestà humilissimus servitor .

Dionisio dalla Vechya

Sceau avec les armoiries de l’expéditeur et la légende : « Dionisius a


Vechia comes palatinus ».

Ce mémoire était accompagné d’une lettre de don Lope de Soria à Charles


Quint. Voici le passage le concernant :

Dionisio dela Vechia, tio del que va y viene al Turco, me ha dado la


memoria che sera con la presente y me ha certificado che facilmente podra
tomar la fortaleza de Escutari che es en Albania y toda aquella provincia si
Vostra Maestà le da la gente a pide [e yo creo que lo havia porque tiene mucha
parte y creditto en aquellas partes y dessea en estremo el privilegio para el y al
patir arca che contiene la dicha memoria. Vostra Maestàd determinera lo que
fuere su servicio].

AGS, Estado Venecia, 1313, no 110. Le passage entre crochets est écrit en
chiffre et déchiffré en marge du texte.

II. Rapports de Dionisio della Vecchia sur les Ottomans

1. 1535, 6 novembre. Venise. Don Lope de Soria à Charles Quint.

420
PROJETS ET INTRIGUES SERBES À LA COUR DE SOLIMAN

[...] Dionisio dela Vecha me ha dicho che en este dia es arrivado aqui un
mensagero del baxan de la Bosnia con leteras de Abrayn baxa para esta
reppublica y al rey de Francia y al vayuoda de Hungria, pero no se sabe lo che
contienen... Mas me ha dicho el dicho Dionisio che en el mes passado passando
per la Bosina nunchos dineros che embiava el vayuoda al Turcho de tributo de
Hungria de dos annos y che el Turco ha scripto al baxan dela Bosina che haga
buscar todos los maestros de hazer...

AGS, Estado Venecia, 1311, no 180.

2. (1536, entre le 23 mai et le 19 juin). Dionisio della Vecchia à don Lope


de Soria.

Signor Ambassator,
Il messo rev. xe fo qui da mi ier sera da parte de Vostra Signoria del quale
ho inteso il tutto, ret.vi rispondo circha queste nuove che sono venute da quatro
zorni in qua, delli cavalli 14 mille turchi esser venuti sopra Zara a uno luogho
nominato Chiecovo, e par che questa città sie piena de tale nove, digando
voleno passar per il Frioll e molte altre zanze. Io vi dico per non e certe che
oramai sono dui mesi che io le so che quatro sanjachi volevano meterse in
ordine per venir à Clisa e più oltre fino a Segna a far le sue solite correrie
como hanno fatto per li tempi passati. De che Vostra Signoria non dubite che
sia cosa de’momento, per che questi cavalli si risolverano in 5 mille al più et
non passarano avanti delli ditti luoghi de Clisa et Segna et circumvezini et per
zornata trovarete la verità.
E vi circa le cose de Constantinopoli per le ultime de 23 de mazo, l’armata
dovea usir fuora del stretto per tutto zugno, seranno 60 over 70 velle infra foste
e gallie, le quale sono tanto bene in ordine che non serano sufficienti per 4 o
altre velle et trattarano per toccar in Pullia, Calabria et Secilia et farano opere
de ladri, non chose Regie. Et queste zanze che Vostra Signoria ha inteso in
Venetia non credatti niente perche sono tutte fatte et ditte a qualche suo designo
per disturbar la empresa de la Cesarea Majestad et volendo Vostra Signoria
scriver a soa Majesta queste mie poche parolle, le avisarite de mia parte perche
questa e la veritta et che non dubita per questo anno delle cose turchesche che
possanno far’ cosa de importantia...

AGS, Estado Venecia, 1312, fo 99. Copie no 131.

3. 1537, 8 juillet. Venise. Dionisio della Vecchia à Charles Quint sur son
voyage et sur les mouvements des Turcs.

421
MATEI CAZACU

[...] In tutto lo tempo de mia absentia no ho mai possuto intendere cosa


certa dove si voleano voltar li forze del Turcho, esendo il suo secreto conseglio
riduto in pochissimi testi. Et per quanto aspetta alla fama de l’armata tanto
numerosa, sia certa Sua Maestà che non excedera qual numero che ha riferito
mio homo da 180 in 200 veli armati et amal pena di questi se ritroverano 40
boni et usati, tutto lo restante sara de vilani, artegiani, gente nova et inexperta
del mar, non apti di contendere contra 60 over 80 delli nostri veterani e
perpetui. La persona del Turcho parti da Scopia adi 26 del pasato verso
Monasterio sopra lo camin dela Valona et per alcuni relationi suo exercito si
stima circa IX m. cavalli, XII m. fanti et VI m. guastadori fra quali sono molti
lavoranti de minere. De la Valona per opinione general li Turchi tragettarano
in Puglia per oppugnar Brundusio et Otrento, Idio li levi le forze et li confondi.
La persona dil Turcho per mio iuditio rimanera questa state a Monasterio
logho assai ameno et fertile et non molto distante dela Valona. Turchi hano
fabricati alcune case de legname incastrate che si pono diffar et li portano con
loro a far ripari in qualche impresa et impirli di terra et posso servir a multi usi
fatti con assai bona arte [...].

AGS, Estado Venecia, 1313, no 142. Édition partielle par Al. Ciorănescu,
Documente, op. cit., p. 17.

422
V.

Prosopographie et généalogie
LES PARENTÉS BYZANTINES ET OTTOMANES
DE L’HISTORIEN LAONIKOS CHALKOKONDYLE
(c. 1423 - c. 1470)*

On connaît très peu de choses sur la vie de l’Athénien Laonikos (Nikolaos)


Chalkokondyle, auteur d’un important ouvrage intitulé Αποδείξεις ιστοριών
(Historiarum demonstrationes)1. Si l’année 1423 semble être généralement
acceptée comme date de sa naissance2, un consensus est loin d’exister quant à
celle de sa mort. Fils d’un riche bourgeois athénien, apparenté par les femmes
au duc d’Athènes et de Thèbes Antonio Acciajuoli (1405-1435), Laonikos passa
une partie de sa vie à Mistra, à la cour des Paléologues, où il séjourna plus de
vingt ans3. Après la conquête d’Athènes par les Ottomans en 1458, il y retourna.
Puis on perd toute trace de lui. Son dernier éditeur, E. Darkó suppose que notre
historien aura passé le reste de sa vie (jusqu’en 1487-1490) en Crète4, tandis que
K. Güterbock croit qu’il serait mort vers 1464-14655.
Nous penchons, quant à nous, pour l’année 1469-1470 comme date de la
mort de Chalkokondylès, pour les raisons suivantes :
1) Au huitième livre de son ouvrage, l’auteur affirme que Mathias Corvin
« guerroyait avec l’empereur des Romains Albert [sic] accomplissant de
grandes actions et il soumit à son autorité Prague et les Bohèmes de sorte que
les deux États devinrent ses sujets »6. L’événement auquel fait allusion

* La présente étude s’inscrit dans le cadre des travaux de l’Équipe de Recherche Associée
(ERA) no 111 du Centre National de la Recherche Scientifique, à Paris.
1
Laonici Chalkokondylae Historiarum demonstrationes, ad fidem codicum recensuit,
emendavit annοtation ibusque criticis instruxit Eugenius Darkó, 2 tomes en 3 parties, Budapest
1922, 1923, 1927. Vasile Grecu a publié une traduction roumaine de cette chronique sous le titre
Laonic Chalcocondil, Expuneri istorice, Bucarest 1958 (« Scriptores Byzantini », II).
2
Voir la bibliographie de la question chez G. Moravcsik, Byzantinoturcica, I, Die
byzantinischen Quellen der Geschichte der Türkvölker, Berlin 1958, p. 391-397.
3
W. Miller, « The last Athenian historian : Laonikos Chalkokondylès », JHS XLII (1922),
p. 36-49 ; F. Pall, « Ciriaco d'Ancona e la crociata contro i Turchi », Bulletin Historique de
l’Académie Roumaine XX (1938), p. 52.
4
Ε. Darkó, « Zum Leben des Laonikos Chalkondyles », BZ XXIV (1923-1924), p. 29-39.
5
K. Güterbock, « Laonikos Chalkondyles », Zeitschrift für Volkerrecht und Bundes-
staatsrecht IV (1909), p. 72-102.
6
Chalkokondyle, éd. Darkó, II/1, p. 189 : « και πρώς βασιλέα Ρωμαίων Άλβερτον
επολέμει, μεγάλα αποδεικνύμενος εργα, και Βράγαν τε και Βοέμους υπηγάγετο, ώστε οι αμφω
τάς ηγεμονίας υπηκόους γένεσθαι ».
MATEI CAZACU

Chalkokondyle – l’élection de Mathias Corvin comme roi de Bohême – eut lieu


en avril 14697 .
2) Cette précision – qui ne se réfère pas aux guerres de 1484-1487, durant
lesquelles le roi de Hongrie occupa Vienne, comme le croyait E. Darkó8 – doit
être mise en relation avec l’affirmation de l’historien grec selon laquelle l’île de
Nègrepont (Eubée) se trouvait encore sous la domination vénitienne lorsqu’il
écrivait9. Or, la chute de Nègrepont devant l’attaque de la flotte ottomane eut
lieu le 12 juillet 1470, ce qui permet de considérer cette date comme le terminus
a quo de la composition de l’ouvrage10. Le terminus ad quem étant avril 1469 –
l’accession de Mathias Corvin au trône de Bohême –, il nous semble que ceci
pourrait être l’intervalle de temps durant lequel Laonikos Chalkokondyle
mourut ou posa la plume11.
Son ouvrage en dix livres, qui comprend l’histoire parallèle des Byzantins
et des Ottomans entre les années 1298 et 1463, exprime un point de vue
entièrement nouveau de l’historiographie byzantine, mais semble être demeuré
inachevé. Des anachronismes12, des allusions aux événements qui ne se
retrouvent pas dans le texte, un style souvent décousu et obscur ont rebuté les
éditeurs et expliquent en bonne partie la médiocrité des traductions françaises de
Blaise de Vigenère (Paris 1577) et de François Eudes de Mézeray (Rouen
1662). Mais la valeur de l’ouvrage ne réside pas dans son style imité de
Thucydide, ampoulé, souvent confus et truffé de discours fictifs. Son principal
mérite c’est la sérénité de ses jugements sur les Ottomans, comparés non plus
aux fléaux de l’Antiquité, mais aux autres peuples créateurs d’Empires
sédentaires. On a également remarqué la richesse de son information :
Chalkokondyle utilise des sources non seulement byzantines, mais également
ottomanes13 et occidentales, d’où sa vue d’ensemble de l’histoire de son temps.
Ses considérations sur l’Espagne14, la France et l’Angleterre15 , l’Allemagne16 , la
7
Κ. Nehring, Matthias Corvinus, Kaiser Friedrich III. und das Reich. Zum hunyadisch-
habsburgischen Gegensatz im Donauraum, Munich, 1975, p. 36 et suiv. (« Südosteuropäische
Arbeiten für das Südost-Institut München », 72).
8
E. Darkó, Zum Leben des Laonikos Chalkokondyles, p. 35.
9
Chalkokondyle, éd. Darkó, I, p. 195 : « και την τε χώραν και προσόδους αύτων, οσοι τοις
Ούενετοΐς επιτήδειοι ετύγχανον οντες, εισέτι και νϋν διατελοϋσιν εχοντες, και κατά ταύτα
εμμένοντες, εφ’ οίς σπενδόμενοι αύτοΐς ξυνέβησαν κατά την νήσον οι Ουενετοί ».
10
Ν. Iorga, Geschichte des osmanischen Reiches nach den Quellen dargestellt, II (bis
1538), Gotha 1909, p. 147-149.
11
Voir aussi V. Grecu, op. cit., p. 8.
12
R. J. Loenertz, « Une erreur singulière de Laonic Chalcocondyle : le prétendu second
mariage de Jean V Paléologue », RÉB XV (1957), p. 176-184 ; Ş. Baştav, « Les anachronismes de
Laonikos Chalkokondylès », Actes du XIVe Congrès international des études byzantines,
Bucarest, 1971, III, Bucarest 1976, p. 707-712.
13
A. Nimet, Die türkische Prosopographie bei Laonikos Chalkokondyles, Diss., Hambourg,
1933 ; Ş. Baştav, « Die türkischen Quellen des Laonikos Chalkokondylas », dans Akten des XI.
Internationalen Byzantinistenkongresses, München, 1958, Munich 1960, p. 34-42.
14
H. Ditten, « Spanien und die Spanier im Spiegel des byzantinischen Historikers
Chalkokondyles (15. Jh.) », Helikon III (1963), p. 170-195.

426
LES PARENTÉS BYZANTINES ET OTTOMANES

Russie17, les Roumains18 et les peuples riverains de la mer Noire19, témoignent


d’une grande ouverture d’esprit et d’un sens critique en éveil permanent20.
Le récit de Chalkokondyle est important avant tout par son caractère de
témoignage – direct ou indirect – des événements dont il fut le contemporain.
Historien probe, l’Athénien indique ses sources lorsqu’elles se basent sur des
traditions orales, ce qui tend à prouver qu’il se trouvait soit en constants
déplacements (il ira en Morée après la conquête turque de 1460)21, soit dans un
endroit privilégié sous le rapport des contacts humains. Ses séjours à Mistra et à
Athènes n’expliquent qu’en partie sa connaissance des faits. La chute de
Constantinople, puis d’Athènes et de la Morée sous les coups de Mehmed II, a
eu pour résultat un considérable brassage de populations. De nombreux
aristocrates s’enfuirent en Occident (tel son cousin, Démètre Chalkokondyle22 ) ;

15
A. Ducellier, « La France et les îles Britanniques vues par un Byzantin du XVe siècle :
Laonikos Chalkokondylis », dans Mélanges E. Perroy. Économies et sociétés au Moyen Âge,
Paris 1973, p. 439-445.
16
H. Ditten, « Bemerkungen zu Laonikos Chalkokondyles’ Deutschland-Exkurs »,
Byzantinische Forschungen I (1966), p. 49-75.
17
H. Ditten, Der Russland-Exkurs des Laonikos Chalkokondyles, interpretiert und mit
Erläuterungen versehen, Berlin 1968 (« Berliner Byzantinische Arbeiten », 39).
18
H. Ditten, « Laonikos Chalkokondyles und die Sprache der Rumänen », dans Aus der
byzantinistischen Arbeit der D.D.R., I, Berlin 1957, p. 93-105 ; V. Grecu, op. cit., Introduction, p.
19-22.
19
H. Ditten, « Bemerkungen zu Laonikos Chalkokondyles’ Nachrichten über die Länder
und Völker an den europäischen Küsten des Schwarzen Meers », Klio XLIII- XLV (1965), p.
185-246.
20
Voir aussi ce qu’en disait Ν. Iorga, « Médaillons d’histoire littéraire byzantine »,
Byzantion II (1925), p. 298, note : « Laonikos Chalkokondylas sort de notre cadré : il appartient,
comme esprit politique, à l’Empire ottoman et, comme conception littéraire, à la Renaissance ».
21
Chalkokondyle, éd. Darkó, II/2, p. 230 : « επυθόμην δέ μετά ταΰτα των περιοίκων
γενέσθαι τα σώματα αμφΐ τα εξακισχίλια, υποζύγια δέ πολλαπλάσια ».
22
Démètre a pu fournir à notre historien certaines informations concernant les Roumains et
les Tatars. On sait qu’il se réfugia en Italie vers 1449, d’abord à Pérouse, puis à Rome, où se
trouvait un de ses parents, le célèbre patriarche unioniste de Constantinople Grégoire III Mammas
(1445-1451), de la famille des Mélissènes : voir Georgios Sphrantzès, éd. V. Grecu, Bucarest
1966, p. 342-343, qui donne son nom de famille ; V. Laurent, « Le vrai surnom du patriarche de
Constantinople Grégoire III (†1459) », RÉB XIV (1956), p. 201-205. À une date non déterminée,
mais très vraisemblablement vers 1456-1458, Démètre fut envoyé en ambassade par le pape
Calixte III in Sauromatas Scythas, mission qui est à rapprocher de celles du Frère mineur
Lodovico de Bologne à Trébizonde, en Ibérie, en Crimée, en Russie, en Georgie et chez Ouzoun
Hassan, en vue de recruter des alliés pour combattre les Ottomans : voir M. Landwehr von
Pragenau, « Ludwig von Bologna, Patriarch von Antiochien », Mitteilungen des Instituts fur
österreichische Geschichtsforschung XXII (1901), p. 288-296 ; A. Bryer, « Ludovico da Bologna
and the Georgian and Anatolian Embassy of 1460-1461 », Bedi Kartlisa, n.s., XIX-XX (1965), p.
178-198 ; G. Valentini, « La crociata da Eugenio IV a Callisto III (dai documenti d’archivio di
Venezia) », AHP XII (1974), p. 91-123 ; A. Barghelesi Severi, « Nuovi documenti su fr. Ludovico
da Bologna, al secolo Lodovico Severi, nunzio apostolico in Oriente (1455-1457) », AFH LXIX
(1976), p. 3-22 ; J. Richard, La papauté et les missions d’Orient au Moyen Âge (XIIIe - XVe
siècles), Rome 1977, p. 274-279 (« Collection de l’École française de Rome », 33). Lors de cette
ambassade, il passa aussi par Târgovişte, la capitale de la Valachie, dont il parla à ses élèves de

427
MATEI CAZACU

d’autres tombèrent en esclavage ou se convertirent à l’Islam ; d’autres, encore,


restèrent simplement sur place. Laonikos Chalkokondyle, lui, semble avoir
continué de garder une certaine liberté de mouvements et des contacts
importants avec les autorités nouvellement établies. Cette impression est
renforcée par un témoignage contemporain de première main, celui de Teodoro
Spandugino (Spandonès) (Cantacuzène) (vers 1450-1511), auteur d’un im-
portant traité sur les Ottomans, et diplomate au service de Mehmet II23. Dans
son ouvrage qui connut plusieurs éditions au cours du XVIe siècle, dont une en
français (La Généalogie du grand Turc à présent régnant, Paris 1519, traduit
par Balarin de Raconis)24, Spandugino affirme que Chalkokondyle fut secrétaire
de Mourad II (1421-1451) et qu’il aurait été présent à la bataille de Varna de
144425. Ce témoignage a été généralement considéré comme inexact. Nous
pensons, néanmoins, qu’il renferme un noyau de vérité, à savoir la présence de
notre historien aux côtés d’un grand personnage ottoman. Déjà l’historien
hongrois G. Miskolczi penchait pour Omer beg, gouverneur de Thessalie et qui
participa à la conquête d’Athènes et du Péloponèse en 1458-146026. Cette
hypothèse ne reposant sur aucun élément concret, à part les relations d’Orner

Padoue, où il enseigna à partir de 1463. L’un d’entre eux, Andrea Brenta, allait s’en souvenir en
ces termes, dans son discours intitulé In disciplinas et bonas artes oratio Romae initio gymnasii
habita (1480) : « Nam de ceteris quid mirabilius est, sed a praeceptore meo Demetrio Atheniensi
puer audivi, qui legatus in Sauromatas Scythas profectus est, esse civitatem illic longe
nobilissimam et potentissimam, in qua adhuc ita verba nostratia sonant, ut nihil suavius sit quam
illos antiquo more romano loquentes audire ? » ; voir K. Müller, Reden und Briefe italienischer
Humanisten, Vienne 1899, p. 73. L’identification de la cité avec la capitale de Valachie est due à
R. Sabbadini, « Quando fu riconosciuta la latinità del rumeno », Atene e Roma XVIII (1915), p.
83-85 ; voir aussi O. Densuşianu, Histoire de la langue roumaine, I, Paris 1901, p. 214. Le même
Démètre a pu recueillir des informations à Rome de la bouche des ambassadeurs orientaux ayant
traversé la Valachie en 1460 et venus en Italie négocier une alliance contre les Ottomans : G.
Müller, Documenti sulle relazioni delle città toscane col' Oriente christiano e coi Turchi fino
all’anno MDXXXI. Raccolti ed annotati da..., Florence 1879, p. 488.
23
Voir E. Brayer – P. Lemerle – V. Laurent, « Le Vaticanus Latinus 4789 : Histoire et
alliances des Cantacuzènes aux XIVe – XV e siècles », RÉB IX (1951-1952), p. 90 et suiv. ; Fr.
Babinger, Die Aufzeichnungen des Genuesen Iacopo Promontorio de Campis über den
Osmanenstaat um 1475, Munich 1957, p. 14-15 (« Bayerische Akademie der Wissenschaften,
Philosophisch-historische Klasse, Sitzungsberichte, Jahrgang 1956 », Heft 8) ; idem, Johannes
Darius (1414-1494), Sachwalter Venedigs im Morgenland, und sein griechischer Umkreis,
Munich 1961, p. 62 et note 2 (même collection, 1951, Heft 5).
24
Pour les éditions de l’ouvrage voir Fr. Babinger, « Sultan Mehmed II. und ein heiliger
Rock », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft CVIII (1958), p. 266 et note
(repris dans idem, Aufsätze und Abhandlungen zur Geschichte Südosteuropas und der Levante, I,
Munich 1962, p. 214).
25
Nous avons utilisé l’édition italienne, Lucques 1550, publiée par C. Sathas, Documents
inédits relatifs à l’histoire de la Grèce au Moyen Âge, IX, Paris 1890, p. 261.
26
G. Miskolczi, « Adatok Laonikos Chalkondyles életrajzához », Történelmi Szemle II
(1913), p. 198-214 ; Ş. Baştav, Die türkischen Quellen des Laonikos Chalkondylas, p. 37 : « Ja es
drängt sich sogar die Überzeugung auf, dass er mit hervorragenden Persönlichkeiten des
öffentlichen Lebens in engen Beziehungen stand, da er Kenntnis von den Ratgebern des Sultans
und den intimsten Dingen verrät ». Pour Omer bey, voir A. Nimet, op. cit., p. 62-64.

428
LES PARENTÉS BYZANTINES ET OTTOMANES

beg avec Athènes, est restée sans écho. Pour notre part, nous serions tenté de
prendre en considération un autre personnage de premier plan, à savoir
Mahmoud pacha, grand vizir de 1453 à 1467, puis de 1472 à 1473, beglerbeg de
Roumélie, étranglé sur ordre de Mehmet II en 147427.
Une lecture attentive de l’ouvrage de Chalkokondyle permet en effet de
constater que, après le sultan Mehmet II, Mahmoud pacha est le personnage le
plus souvent cité par notre auteur28. Certes, cela pourrait s’expliquer par le rôle
éminent que celui-ci joua dans la vie de l’Empire, mais l’analyse de certains
passages concernant les actions du grand vizir ne manque pas d’intriguer.
Sa biographie d’abord : Chalkokondyle affirme que Mahmoud était né
d’un père grec, nommé Michel, et d’une mère serbe. Encore enfant, il fut
capturé par les Ottomans alors qu’il voyageait avec sa mère de Novo Brdo à
Sémendria29. Il fut élevé dans le palais impérial et, ayant embrassé l’Islam, il
épousa la fille du grand vizir Zaganos pacha et devint lui aussi vizir par la suite.
Son influence et son pouvoir personnel dépassaient tout ce qu’aucun autre vizir
turc avait jamais connu. Ceci lui permit d’entretenir en propre une clientèle
militaire et d’avoir de très nombreux serviteurs qui se haussèrent par la suite à
des fonctions considérables30. D’autres détails importants sur les faits d’armes
du grand vizir dénoteraient que Chalkokondyle possédait des intelligences dans
l’entourage immédiat de Mahmoud pacha.
Ces renseignements recoupés avec ceux des autres sources contem-
poraines, ottomanes ou grecques, force est de déduire que notre historien a dû
connaître personnellement le renégat grec. Notre hypothèse se trouve renforcée
par la comparaison des autres données le concernant. Nous savons par Critobule
d’Imbros que le grand-père paternel de Mahmoud était un Philanthropène31, à
savoir Alexis Ange Philanthropène, César de la Grande Valachie en 1381,
gouverneur de la Thessalie au nom du roi serbe Jean Uroš et dépossédé par les
Turcs de sa dignité en 139332. Ainsi, par son père, Mahmoud pacha descendait

27
Pour sa biographie, voir Fr. Babinger, Mahomet II le Conquérant et son temps (1432-
1471). La grande peur du monde au tournant de l’Histoire, Paris 1954, passim ; M. C.
Şehâbeddin Tekindag, « Mahmud Paşa », dans Islâm Ansiklopedisi, VII, Istanbul 1957, p. 183-
188.
28
Le relevé exact chez A. Nimet, op. cit., p. 57-59.
29
Chalkokondyle, éd. Darkó, II/2, p. 196 : « και παΐδα ετι όντα, σύν τη μητρί ιόντα από
Νοβοπύργου εξ Σπενδερόβην, οί ιππορόμοι του βασιλέως καταλαβόντες εν τη όδφ ... ηγουμένου
απήγαγου πανοικί τούτους παρά βασιλέα ».
30
Voir Fr. Babinger, Mahomet II, p. 397-398 ; idem, Die Geschichtsschreiber der Osmanen
und ihre Werke, Leipzig 1927, passim. Voir plus bas, notes 72-76.
31
Critobuli Imbriotae De rebus per annos 1451-1467 a Machemete II gestis, éd. V. Grecu,
Bucarest 1963, I, 77,2. Chalkokondyle donne la forme Φιλανινός corrigée en Φιλανθρωπηνός par
S. Lampros : Νέος Έλληνομνήμων VIII (1909), p. 329-330.
32
C. Hopf, Chroniques gréco-romanes inédites ou peu connues, publiées avec notes et
tables généalogiques, Berlin 1873, p. 530 ; C. Jirecek, Geschichte der Serben, II/1, Gotha 1918, p.
130. Pour la généalogie de la famille, voir l’étude de Mgr. Athénagoras, « Συμβολαί εις την
ιστορίαν του βυζαντιακού οίκου των Φιλανθρωπινών », Δελτίον της Ιστορικής και Εθνολογικής

429
MATEI CAZACU

également des Anges, qui étaient apparentés aux plus grandes familles
byzantines33. Une cousine de son père, Anne Philanthropène, épousa l’empereur
Manuel III Comnène de Trébizonde (1391-1417)34.
Du côté maternel, l’ascendance byzantine du grand vizir n’était pas moins
brillante. Le chroniqueur Sphrantzès, très bien informé sur les questions de
généalogie, affirme que la mère de Mahmoud avait comme cousin germain
(πρωτεξάδελφος) Georges Paléologue, personnage de premier plan dans
l’histoire byzantine et post-byzantine35. En ce qui concerne son identification,
nous sommes enclin à suivre N. Iorga36 et A. Papadopoulos37 qui voyaient en lui
le même personnage que Georges Paléologue Cantacuzène38. Cette parenté fut

Εταιρείας (1929) ; et le compte-rendu critique de V. Laurent, dans Échos d’Orient XXVIII (1930),
p. 495-497 ; idem, « Un agent efficace de l’unité de l’Église à Florence. Georges
Philanthropène », RÉB XVII (1959), p. 190-195.
33
N. Bees, « Sur les tables généalogiques des despotes et dynastes médiévaux d’Épire et de
Thessalie », ZOG III (1913), p. 209-215 ; L. Stiernon, « Notes de prosopographie et de titulature
byzantines », RÉB XIX (1961), p. 373-381 ; G. Ostrogorsky, « Der Aufstieg des Geschlechts der
Angeloi », dans Zur byzantinischen Geschichte. Ausgewählte kleine Schriften, Darmstadt 1973, p.
166-182 ; E. Trapp – R. Walther – H.-V. Beyer, Prosopographisches Lexikon der Palaiologenzeit
(Computervorabdruck), I, Ααρών - Αψαράς, Vienne 1976, sub voce.
34
W. Miller, Trebizond, the Last Greek Empire, Londres – New York – Toronto 1926, p.
71-78.
35
Sphrantzès, éd. V. Grecu, XL, 7-8.
36
N. Iorga, Notes et extraits pour servir à l’histoire des Croisades en Occident au XVe
siècle, II, Paris 1899, p. 292, note 6.
37
A. Papadopoulos, Versuch einer Genealogie der Palaiologen (1259-1453), Munich 1938,
o
n 186 (réimpression Amsterdam 1962).
38
E. Brayer – P. Lemerle – V. Laurent, op. cit., p. 79-80 ; D. Nicol, The byzantine family of
Kantakouzenos (Cantacuzenus), ca 1100-1460. A genealogical and prosopographical study,
Washington 1968, no 67 (« Dumbarton Oaks Studies », 11). Ces auteurs croient qu’il s’agirait de
deux personnages distincts, Georges Paléologue Cantacuzène et Georges Paléologue, ce dernier
étant le cousin de la mère de Mahmoud pacha : voir principalement la contribution du Père V.
Laurent dans l’article cité supra, écrit en collaboration avec E. Brayer et P. Lemerle. Plusieurs
arguments, cependant, nous paraissent plaider en faveur de notre hypothèse, en premier lieu la
connaissance que nous avons aujourd’hui, trente ans après la parution de l’étude du Père Laurent,
de l’étendue et des ramifications de l’arbre généalogique des Paléologues et des Cantacuzène.
Pour les premiers, citons seulement l’existence de la branche des Jagaris ou Gagarin, originaires
du Caucase : voir l’étude de R. A. Klostermann citée dans la note 41 et aussi celle de A. Bryer,
Trebizond and Serbia. D’autre part, notre image des Cantacuzènes s’est modifiée depuis que G.
Schirô a publié et commenté le passage de la Chronique des Tocco, où il est dit que l’empereur
Manuel II Paléologue couronna Carlo Tocco despote de Janina et qu’à cette occasion, le nouveau
despote et son frère Leonardo furent élevés à la dignité de Cantacuzène, comme s’ils étaient
parents par le sang avec l’empereur (« Εις τούτο εδιώρθωσεν ο βασιλεύς ευθέως / τον μέγαν τον
κουτόσταβλον και αρχονταν συγγενήν του / γυήσιους εκ του αίματος τους κατακουζηνάτους ») :
G. Schiró, « Manuele II Paleologo incorona Carlo Tocco despota di Gianina », Byzantion XXIX-
XXX (1960), p. 227-228 ; idem, Cronaca dei Tocco di Cefalonia di Anonimo. Prolegomeni, testo
critico e traduzione a cura di..., Rome 1975, p. 382, ν. 2172-2174 (« Corpus Fontium Historiae
Byzantinae », X). Ce passage m’a été signalé par M. Mihai D. Sturdza, Dictionnaire historique et
généalogique des grandes familles de Grèce, d’Albanie et de Constantinople, Paris 1983, p. 553-
555.

430
LES PARENTÉS BYZANTINES ET OTTOMANES

appelée à jouer lors d’événements importants comme la chute de l’Empire grec


de Trébizonde, dont le protovestiaire Georges Jagros Amiroutzès était cousin de
Mahmoud pacha39, l’influence personnelle du grand vizir dans les affaires
serbes du temps, grâce à la position de grand voïévode de son frère resté
chrétien, Michel Angelović40, etc. La symétrie entre les parentés serbes et
trébizontines de Georges Paléologue Cantacuzène, dont une sœur, Irène, avait
épousé le despote serbe Georges Branković, et une autre, Hélène, le dernier
empereur de Trébizonde, David Comnène (1458-1461), et celles de Mahmoud
pacha, rendent vraisemblable l’hypothèse d’A. Bryer, qui croyait que la mère du
vizir était une Paléologue, à savoir la fille d’un Paléologue Iagaris (ou Iagros)41.
Quant à l’épouse de ce dernier (donc la grand-mère du côté maternel de
Mahmoud pacha), on peut supposer qu’elle était une Cantacuzène, ce qui
expliquerait les affirmations de Ecthesis Chronica au sujet de l’ascendance de
Théodora Cantacuzène Grande Comnène, épouse de l’empereur de Trébizonde
Alexis IV (1417-1429)42. C’est également l’opinion d’A. Bryer, qui la considère
comme la sœur du père de Georges Paléologue Cantacuzène et, par conséquent,
comme la sœur ou la cousine de la grand-mère maternelle de Mahmoud pacha43.
La fille de Théodora Cantacuzène et d’Alexis IV, Marie Cantacuzène Comnène,
épousa, en 1427, l’empereur Jean VIII Paléologue (1425-1448), mais mourut
sans descendants en 143944. De la sorte, Mahmoud pacha se trouvait apparenté
aux derniers empereurs Paléologues Jean VIII et David Comnène de Trébizonde

39
M. Crusius, Turcograeciae libri octo, Bâle 1584, p. 21 ; História patriarchica, éd. I.
Bekker, Bonn 1849, p. 97 ; E. Legrand, Bibliographie hellénique des XVe et XVIe siècles, III, Paris
1903, p. 195-204 ; A. Bryer, « Trebizond and Serbia », Αρχείον Πόντου XXVII (1965), p. 28-40,
et Tableau II. Amiroutzès est nommé mesazon : J. Verpeaux, « Contribution à l’étude de
l’administration byzantine : ό μέσαζων », BSl XVI (1955), p. 270-296, et ibidem XVII (1956), p.
387-389.
40
C. Jirecek, Staat und Gesellschaft im mittelalterlichen Serbien. Studien zur Kultur-
geschichte des 13.-15. Jahrhunderts, IV, Vienne 1919, p. 35-36 (« Akademie der Wissenschaften
in Wien, Philosophisch-historische Klasse, Denkschriften », vol. 64, no 2), Reprint Leipzig 1974.
41
Chalkokondyle, éd. Darkó, II/2, p. 196, affirme qu’elle était Serbe, mais cela peut
signifier aussi que sa famille était installée en Serbie, étant apparentée aux Cantacuzène et aux
Paléologues : voir J. Papadrianos, dans Mélanges Georges Ostrogorsky, II, Belgrade 1964, p. 311-
315 (ZRVI VIII/2) ; A. Papadopoulos, op. cit., no 184 ; Manuel Paléologue Iagaris, dont
Sphrantzès, éd. V. Grecu, XXXI, 10, nous dit qu’il fut envoyé comme ambassadeur en Serbie en
1451, en soulignant qu’il était le cousin d’une dame Cantacuzène, l’épouse du protostrator ; A.
Papadopoulos, op. cit., no 185 : Marc Paléologue Iagaris, mentionné entre 1430 et 1438. À ajouter
un Andronic Iagaris, par l’intermédiaire duquel l’empereur Constantin XI conclut un traité de paix
avec Murád II, en 1449 : D. Zakythinos, Le Despotat grec de Morée, I, Athènes 1932, p. 245. Il
s’agit, sans doute, de la même famille, Iagros (comme pour Amiroutzès) ou Iagaris : voir, à ce
sujet, R. A. Klostermann, « Iagaris oder Gagarin ? Zur Deutung eines griechischen und russischen
Familiennamens », OCP 204 (1977), p. 221-237.
42
Ecthesis Chronica and Chronicon Athenarum, éd. Sp. Lampros, Londres 1902, p. 6, 16-
22, p. 7, 7-8 ; cf. D. Nicol, op. cit., no 61 et 62, p. 168-172 ; A. Bryer, op. cit., passim et Tableau I,
p. 36.
43
A. Bryer, op. cit., p. 36.
44
D. Nicol, op. cit., no 62, p. 171-172.

431
MATEI CAZACU

(frère de Marie Cantacuzène Comnène) et, par voie de conséquence, aux frères
du premier, Constantin XI Dragasès, dernier empereur de Byzance (1449-1453),
Thomas et Démètre, despotes respectivement de Morée et de Mitra. À cela
s’ajoutaient la maison des despotes serbes Branković45 et celle des rois de
Géorgie46.
La mère de Mahmoud pacha vécut assez âgée : en mars 1463, Mehmed II
lui faisait don du couvent de Prodromos-Petras à Istanbul47. Dans l’église de ce
couvent avait été enterrée quelques années plus tôt Marie Lascaris Leontari,
mère du despote Démètre Paléologue et parente éloignée des Cantacuzènes48. Il
est permis de croire que la mère de Mahmoud pacha trouva elle aussi le repos
éternel à Prodromos-Petras. Le palais attenant au couvent avait appartenu à la
famille Raoul dont la parenté avec les Paléologues et les Cantacuzène sera
discutée plus loin. Notons pour l’instant que, après être devenu au siècle suivant
la propriété de Michel Cantacuzène Șeitanoglou (« le fils du Diable »), le palais
Raoul passera entre les mains des princes de Moldavie, d’où son nom de
Bogdansaray49 .
Si la mère de Mahmoud pacha put finir ses jours tranquillement, tel ne fut
pas le cas de son parent Jean (Janja) Cantacuzène de Novo Brdo. En effet, il
périt exécuté en 1477 sur ordre de Mehmet II, en même temps que plusieurs de
ses frères, fils et petit-fils, et fut enterré par les soins d’un Paléologue à Galata50.
Avec lui s’éteignit la branche des Cantacuzène de Serbie, car son frère Démétre,
poète et écrivain de langue serbe, n’eut pas de descendants connus51.
Il n’est pas sans intérêt de rappeler que les Cantacuzène de Novo Brdo ne
furent pas touchés par la déportation en masse de la population de cette ville
ordonnée par Mehmet II en 1467. Dans les actes de Raguse, Jean (Janja)
Cantacuzène porte le titre de seigneur de Novo Brdo, alors que la ville avait été
occupée par les Turcs en 1455. Jean réussit même à conserver son office de
gabelotto, ce qui indique qu’il avait affermé des impôts indirects (bāğ ?) à Novo
Brdo. On peut voir en lui un des premiers banquiers chrétiens de la Turcocratie,
tout comme ceux qui, selon Chalkokondyle, affermèrent le passage du Danube

45
Irène, sœur de Georges Paléologue-Cantacuzène, avait épousé le despote Georges
Branković en 1414, tandis qu’Hélène, fille du despote Thomas, devint en 1446 la femme du
despote Lazare (†1458) : voir D. Nicol, op. cit., no 71.
46
D. Nicol, op. cit., no 73.
47
Le texte de l’acte dans Ορθοδοξία XX (1945), p. 145-147. Voir R. Janin, La géographie
ecclésiastique de l'Empire byzantin, Ière partie, Le siège de Constantinople et le Patriarcat
œcuménique, III, Les églises et les monastères, Paris 1953, p. 435-443.
48
R. Janin, op. cit., p. 440.
49
R. Janin, loc. cit. ; C. C. Giurescu, Istoria Românilor, III/2, Bucarest 1947, p. 464- 466.
50
D. Nicol, op. cit., no 97, 98, 99. Pour la fonction de gabelotto de Jean, voir N. Iorga,
Notes et extraits, II, p. 410 ; C. Jirecek, Staat und Gesellschaft, IV, p. 34.
51
D. Trifunovic, Dimitrije Kantacuzin, Belgrade, 1963 ; I. Dujcev, « Démétrius Canta-
cuzène, écrivain byzantino-slave du XVe siècle », RHE LXI (1966), p. 811-819 (repris dans idem,
Medioevo bizantino-slavo, III, Al tri saggi di storia politica e letteraria, Rome 1971, p. 311-322
(« Storia e letteratura, Raccolta di studi e testi », 119).

432
LES PARENTÉS BYZANTINES ET OTTOMANES

pour les Turcs en 1462 52. Sa mise à mort, de concert avec celle de sa nombreuse
famille, en 1477, peut être rattachée à l’exécution, trois ans auparavant, de son
cousin Mahmoud pacha.
Toutes ces alliances du grand vizir étaient rares dans les premiers temps de
l’Empire ottoman et elles revêtent d’autant plus d’importance quand on se
souvient que Mahmoud pacha avait épousé la deuxième fille de Zaganos pacha.
Or, Zaganos était lui aussi un renégat d’origine « illyrienne »,
vraisemblablement un noble serbe ou albanais53.
Tous ces détails pourraient paraître fastidieux et superfétatoires s’ils
n’aboutissaient, en fin de compte, à la conclusion que Laonikos Chalkokondyle
était, lui aussi, apparenté, fût-ce d’assez loin, au grand vizir de Mehmed II ! Ce
lien, qui a échappé jusqu’ici aux historiens, peut fournir une explication de la
carrière de notre chroniqueur après la chute du Péloponnèse sous les coups des
Ottomans et projeter ainsi quelques lumières sur ses sources d’information.
Quelles étaient les liens de parenté entre les deux hommes ? Au VIe livre
de son ouvrage, Chalkokondyle affirme que son père était apparenté à la femme
d’Antonio Acciajuoli, duc d’Athènes et de Thèbes († l435)54. À la mort de son
époux, Marie Mélissène – tel était son nom – essaya vainement d’obtenir pour
elle-même et pour Georges Chalkokondyle la reconnaissance par Murad II de
ses droits au trône ducal. Peu après, un complot des autres membres de la
famille fit monter Nero II Acciajuoli sur la trône d’Athènes. Marie Mélissène et
les Chalkokondyle furent obligés de s’exiler à Mistra, où Cyriaque d’Ancône
rencontra Laonikos en 144755. Nous ne possédons pas de détails
supplémentaires sur le degré de parenté existant entre Marie Mélissène et les
Chalkokondyle, mais elle ne saurait être mise en doute56.
Par le biais des Mélissènes, Laonikos Chalkokondyle se trouvait apparenté
à bon nombre de familles byzantines. À part les Acciajuoli italiens, c’est par le

52
Chalkokondyle, éd. Darkó, II/2, p. 255 ; voir aussi N. Oikonomidès, Hommes d’affaires
grecs et latins à Constantinople (XIIIe - XVe siècles), Montréal – Paris, 1979 (Conférence Albert-
le-Grand 1977).
53
F. Babinger, Mahomet II, p. 64 ; A. Bryer, op. cit., p. 36.
54
Chalkokondyle, éd. Darkó, II/1, p. 92-93. Pour des relations entre Démètre
Chalkokondyle et Jean Acciaiuoli, voir E. Legrand, op. cit., I, p. XCIV-XCIX. Une traduction
latine du IV e livre de l’Histoire de Chalkokondyle avait appartenu à Donato di Roberto
Acciaiuoli, chevalier de Rhodes : voir P. O. Kristeller, Iter italicum, I, Agrigento to Novara –
Londres – Leyden 1963, p. 388.
55
W. Miller, The last Athenian historian ; Fr. Pali, « Ciriaco d’Ancona e la crociata contro i
Turchi », BSHAR XX (1938), p. 52.
56
Marie Mélissène doit être considérée comme la seconde femme d’Antonio Acciaiuoli, car
la première était la fille d’un prêtre de Thèbes : voir Chalkokondyle, éd. Darkó, I, p. 202. C. Hopf,
op. cit., p. 476, II/4, confond la première épouse (qu’il nomme Hélène Chalkokandylès) avec
Marie Mélissène. Mais le témoignage du chroniqueur est formel ; c'est la veuve d’Antonio, qui
était apparentée avec les Chalkokondyle, et cette veuve est Marie Mélissène : éd Darkó, II/1, p.
92-93: « [...] η τε γυνή αυτού επεμπεν ες βασιλέα την αρχήν επιτραπήναι αύτη τε και τω της
πόλεως αμείνονι, εαυτής δέ προσήκοντι, πατρί δε ήμετέρω ».

433
MATEI CAZACU

frère de Marie, le protostrator Nicéphore Mélissène (†1429) que nous allons


commencer 57. Surnommé « Melissurgos » en raison de son éloquence,
Nicéphore avait épousé une riche héritière, Marie Raoul, fille de Jean Raoul (ou
Rallès)58. Ce dernier était le beau-frère de l’empereur Manuel II Paléologue
(1391-1425), qui était le mari d’Hélène, sœur de la femme de Jean Raoul, filles
toutes les deux de Constantin Dragasès (Dragas), despote de Serrés59 . De la
sorte, Nicéphore Mélissène se trouvait apparenté à la famille impériale des
Paléologues et plus précisément aux cinq fils plus connus de Manuel II : le
basileus Jean VIII (1425-1448), Constantin XI, dernier empereur byzantin
(1449-1453), Théodore II, despote de Morée (†l448), Thomas, despote de
Morée jusqu’en 1460 et Démètre, despote de Mistra (1449-1460)60.
Qui plus est, un frère de Marie Raoul, Georges, avait épousé une fille de
Georges Paléologue Cantacuzène (dont il a été question plus haut), cousin de la
mère de Mahmūd pacha. Ce dernier avait ainsi une lointaine parenté avec Marie
Mélissène et, conséquemment, avec les Chalkokondyle61.
Les points de contact entre le grand vizir ottoman et l’historien athénien se
situaient également à d’autres niveaux de parenté. Ainsi, une autre fille de
Georges Paléologue Cantacuzène avait épousé Manuel Bochalis, seigneur de
Gardhiki et Leondari, auquel Mahmoud pacha, cousin au deuxième degré de sa
femme, permit de s’enfuir après l’occupation de la Morée, en 146062. Or, les

57
Le tableau généalogique de la famille Mélissène dressé par G. Hopf, op. cit., p. 536,
XII/3, doit être complété et corrigé à l’aide de E. Rizo-Rangabè, Livre d’or de la noblesse
ionienne, II, Athènes 1926, p. 423-426. Pour Nicéphore, voir les précisions de R. Guilland,
« Études de titulature et de prosopographie byzantines. Le protostrator », RÉB VII/1 (1949), p.
173-174. Déjà George Scholarios avait écrit, sur l’ordre de l’empereur Jean VIII Paléologue, une
histoire de cette famille : voir K. Krumbacher, Geschichte der byzantinischen Litteratur von
Justinian bis zum Ende des Oströmischen Reiches (527-1453), Munich 1897, p. 780.
58
Pour la famille Raoul (ou Ralles, Ralli), voir A. Chatzès, Οι Ραούλ, Ράλ, Ράλαι (1080-
1800) : Ιστορική μονογραφία, Kirchhain 1909 ; S. Fassoulakis, The byzantine family of Raoul-
Ral(l)es, Athènes 1973. Un Manuel Raoul fit partie de l’entourage de la princesse serbe Hélène
qui vécut à Serrés après la mort de son mari, le cnèze Lazare (†l458) : voir A. E. Tachiaos,
« Nouvelles considérations sur l’œuvre littéraire de Démétrius Cantacuzène »,
Cyrillomethodianum I (1971), p. 139 et suiv.
59
G. Ostrogorsky, « Gospodin Konstantin Dragas », ZFFUB VII (1963), p. 287-294 (repris
dans idem, Bizantija i Sloveni. Sabrana delà Georgia Ostrogorskog, IV, Belgrade 1970, p. 271-
280) ; idem, « La prise de Serrés par les Turcs », Byzantion XXXV (1965), p. 302-319 ; J. W.
Barker, Manuel II Palaeologus (1391-1425). A Study in Late Byzantine Statesmanship, New
Brunswick 1969, p. 99-103.
60
Les Acciajuoli étaient directement apparentés aux Paléologues à la suite du mariage, en
1388, de Théodore Ier, despote de Morée et frère de l’empereur Manuel II, avec Bartoiommea
degli Acciajuoli, sœur du duc Antonio Ier, époux de Marie Mélissène : voir C. Hopf, op. cit., p.
476, ¼ ; P. Schreiner, « Chronologische Untersuchungen zur Familie Kaiser Manuels II », BZ
LXIII/2 (1970), p. 285-299 (second mariage de Théodore en 1403).
61
S. Fassoulakis, op. cit. ; voir aussi plus haut, note 47.
62
Sphrantzès, éd. V. Grecu, p. 120-121 ; W. Miller, The Latins in the Levant. A History of
frankish Greece, 1204-1566, Londres – New York 1908, p. 448 et suiv. Pour les Bochalis, voir Fr.

434
LES PARENTÉS BYZANTINES ET OTTOMANES

Raoul étaient également apparentés aux Bochalis, par le mariage de Démètre


Raoul Kabakès (floruit entre 1441 et 1487, mort avant 1520) avec Tomaïs, fille
de Théodore Bochalis, dont on ne saurait préciser davantage le degré de parenté
avec Manuel63.
Enfin, par les Assanès, autre grande famille byzantine (de lointaine origine
valaque, bulgare ou/et coumane)64 , les liens entre les Acciajuoli,
Chalkokondyle, les Paléologues et Mahmoud pacha pouvaient se trouver
renforcés. En effet, la veuve du dernier duc d’Athènes, Francesco (Franco) II
Acciajuoli, étranglé par ordre de Mehmed II en 1460, était la fille de Démètre
Assan, seigneur de Mouchlion65. Après la mort de son mari, elle épousa en
secondes noces Georges Amiroutzès Iagros, protovestiaire de Trébizonde et
cousin de Mahmoud pacha66. Les Assanès étaient déjà apparentés aux
Philanthropènes par suite du mariage de Georges Philanthropène67 avec Irène,
fille d’Isaac Assan Paléologue, oncle de l’empereur Manuel II Paléologue68. Et
ce n’est pas tout ! Les Assanès et les Philanthropènes avaient donné à l’Église
de Constantinople un patriarche en la personne de Joseph II, mort en 143969 .
Par ailleurs, Théodora, la deuxième épouse de Démètre Paléologue,
despote de Mistra et frère de Jean VIII et de Constantin XII, était également une
Assan, fille de Paul Assan, dont le rôle politique lors de la chute du Péloponnèse
est décrit en détail par Chalkokondyle. Leur fille, Hélène, entra dans le harem
de Mehmet II en 146070. D’autre part, Thomas, le frère de Démètre, avait

Babinger, Das Ende der Arianiten, Munich 1960, p. 66-67 (« Bayerische Akademie der
Wissenschaften, Philosophisch-historische Klasse, Sitzungsberichte, Jhrg. 1960 », Heft 1).
63
S. Fassoulakis, op. cit., no 68, p. 83-85.
64
T. I. Uspenskij, « Bolgarskie Asenevici na vizantijskoj sluzbe ν XIII – XV vv. »,
Izvestija russkago arkheologiceskago Instituta ν Konstantinopole XIII (1908), p. 1-16 ; B. Krekić,
« Contribution à l’étude des Asanès à Byzance », TM V (1973), p. 347-355 ; E. Trapp – R.
Walther – H.-V. Beyer, Prosopographisches Lexikon der Palaiologenzeit, I, Vienne 1976, sub
voce ; E. Trapp, « Beiträge zur Genealogie der Asanen in Byzanz », JOB XXV (1976), p. 163-
177.
65
Voir aussi N. Iorga, Byzance après Byzance, Bucarest 1935, p. 16.
66
C. Hopf, op. cit., p. 476; S. Runciman, The Great Church in Captivity. A Study of the
Patriarchate of Constantinople from the eve of the turkish Conquest to the Greek War of
índependence, Cambridge 1968, p. 193-195.
67
Pour la carrière de Georges et sa descendance voir V. Laurent, « Un agent efficace de
l’unité de l’Église à Florence : Georges Philanthropène », RÉB XVII (1959), p. 190-195.
68
En effet, la sœur d’Isaac, Anna Asanina Paléologue, était la tante (θεία) de l’empereur
Manuel II : voir A. Papadopoulos, op. cit., no 149 ; I. Dujcev, « Una poesia di Manuele File
dedicata a Irene Paleologa Asenina », dans Mélanges Ostrogorsky, II, p. 91-99 (repris dans idem,
Medievo bizantinoslavo, II, Rome 1968, p. 263-274).
69
Voir la discussion chez V. Laurent, « Les origines princières du patriarche de
Constantinople Joseph II (†l439) », RÉB XII (1955), p. 131-134 ; I. Dujčev, « À propos de la
biographie de Joseph II, Patriarche de Constantinople », RÉB XIX (1961), p. 333-339 (repris dans
idem, Medioevo bizantino-slavo, I, Rome 1965, p. 447-454).
70
A. Papadopoulos, op. cit., no 96.

435
MATEI CAZACU

épousé en 1430 Catherine Assanina, fille de Centurione II Zaccaria, dont la


grand-mère appartenait à la famille Assan71.

Nous sommes parfaitement conscient des difficultés d’orientation dans les


arcanes du Gotha byzantin du XVe siècle, haut en couleur, où un chacun était
apparenté à tout le monde, ce qui conférait à ses membres un sens prononcé de
solidarité de caste. La chronique de Georges Sphrantzès permet de saisir sur le
vif leur mode de vie à la cour des derniers Paléologues. Et, chose significative,
même après la chute de Byzance, quand un grand nombre de Chrétiens – et non
des moindres – eurent embrassé l’Islam, ils ne cessèrent de protéger leurs
anciens coreligionnaires et les membres de leurs familles. Dans ces conditions,
ce qu’on a appelé du terme intraduisible de Renegatentum72 fut une des réalités
omniprésentes de Byzance après Byzance, selon l’heureuse formule de Nicolae
Iorga73.
Mahmoud pacha occupe une place de choix parmi les figures de proue de
son époque. Il entretenait toute une cour de savants et d’hommes de lettres, où
l’on pouvait rencontrer l’historien Qaramâni Mehmed pacha74, Sarığa Kernäl75,
Šükrullāh ibn Šihāb ed-Dīn Ahmed76, Enverī, qui dédia à Mahmoud son
ouvrage Düstūrnāme (Le Livre du vizir)77, et d’autres78 .
« La tradition populaire, où Mahmoud pacha survit jusqu’à nos jours comme héros de
nombreuses légendes, a orné de quantité de traits légendaires la vie et l’activité de cet homme
remarquable. Le livre populaire du « saint » (wéli) Mahmoud pacha, autrefois diffusé par
d’innombrables manuscrits et plus tard par la lithographie, n’a toujours rien perdu de son attrait. Il
faut pourtant relever que, fort curieusement, les légendes nées autour de Mahmoud pacha ont été
transférées au cours du temps au nom du sultan Mahmoud Ier (1730-1754) ; la science
surnaturelle, la connaissance du langage des animaux et des secrets de la terre, dont on avait loué
le vizir, furent dans la suite attribuées au souverain plus tardif.
Mahmoud pacha, homme politique et chef militaire remarquable, investi deux fois de la
plus haute dignité de l’État, s’est assuré la reconnaissance de ses contemporains par de
nombreuses fondations pieuses, parmi lesquelles une mosquée avec son turbé adjacent a été

71
C. Hopf, op. cit., p. 502, IX/I ; A. Papadopoulos, op. cit., no 98.
72
H. J. Kissling, « Das Renegatentum in der Glanzzeit des Osmanischen Reiches »,
Scientia 55 (1961), p. 18-26.
73
N. Iorga, Byzance après Byzance, Bucarest 19722 (19351).
74
Fr. Babinger, Die Geschichtsschreiber der Osmanen und ihre Werke, Leipzig 1927, p.
24-26 ; idem, « Die Chronik des Qaramânî Mehmed Pascha, eine neuerschlossene osmanische
Geschichtsquelle », Aufsätze und Abhandlungen zur Geschichte Südosteuropas und der Levante,
II, Munich 1966, p. 1-5.
75
Fr. Babinger, Die Geschichtsschreiber der Osmanen, p. 33-34.
76
J. Hammer, Geschichte des osmanischen Reiches, IX, Pest 1834, p. 177 ; Fr. Babinger,
op. cit., p. 19.
77
Fr. Babinger, op. cit., p. 410-415.
78
Pour les fondations religieuses de Mahmoud pacha, voir M. C. Şehâbeddin Tekindağ, op.
cit., p. 186-188.

436
LES PARENTÉS BYZANTINES ET OTTOMANES

conservée jusqu’à nos jours près du grand bazar d’Istanbul. Il s’est également créé un monument
impérissable dans la mémoire du peuple turc par ses poèmes rédigés en langues persane et turque
et publiés sous le pseudonyme d’Adénî. [...] Sa grande franchise était universellement connue et
redoutée : on savait qu’il ne craignait pas d’en faire usage même en présence de son sultan. [...] Il
est évident qu’une telle franchise, une telle popularité, devaient constamment alimenter la jalousie
et la méfiance de Mehmet II et finalement conduire le grand vizir à sa perte »79.

Nous croyons donc que Chalkokondyle a puisé une partie de ses


informations dans le cercle de clients et d’amis qui gravitait autour de
Mahmoud pacha, si même il n’en a pas fait partie un certain temps 80. Nous
aurions là l’explication de la source des renseignements détaillés que notre
historien fournit sur l’action de Mahmoud et de son beau-père, Zaganos pacha,
lors de la conquête de la Morée81 et aussi sur la campagne de Mehmet II en
Valachie, contre Vlad Ţepeş (Dracula), en 1462.
Avait-il l’intention de dédier son ouvrage au rejeton des plus illustres
familles byzantines devenu, par le jeu du hasard, l’homme le plus puissant de
l’Empire ottoman ? Nous ne le saurons sans doute jamais82. Cependant,
l’origine impériale byzantine et l’éblouissante ascension de Mahmoud pacha,
auxquelles s’ajoutaient son mécénat éclairé et sa tolérance envers les Grecs, ne
pouvaient pas ne pas impressionner Chalkokondyle.
Homme d’une toute autre tenue morale que Critobule d’Imbros, mais
exempt de passion et de ressentiments envers les Turcs (à la différence de
Sphrantzès ou de Doukas), Chalkokondyle a pu passer les dernières années de
sa vie dans l’entourage de Mahmoud pacha, son lointain cousin83. L’absence de
renseignements postérieurs à 1470 – le troisième règne de Vlad Ţepeş et sa
79
Fr. Babinger, Mahomet II, p. 397-398. Pour le livre populaire sur Mahmoud pacha, voir J.
Hammer, op. cit., IX, p. 238, no 116 ; idem, « Zur Frühgeschichte des Naqschbendî-Ordens », Der
Islam XIII (1923), p. 105-106.
80
Un autre renégat au service du grand vizir, Hamza Zenevisi, voir Chalkokondyle, éd.
Darkó, II/2, p. 228. Il était le fils de Ghin, seigneur de Makasi, sévastocrator d’Argyrokastron et
de Paracolo, et d’une fille de Ghin Bua Spatas d’Arta : voir C. Hopf, op. cit., p. 531 C. Pour sa
famille, voir aussi G. Schirô, « La genealógia degli Spata tra il XIV et XV sec. e due Bua
sconosciuti », RSBN, n.s., VIII-IX (1971-1972), p. 67-85.
81
Voir A. Nimet, op. cit., p. 42-44, qui constate que les informations de Chalkokondyle ne
se retrouvent plus dans d’autres sources.
82
On peut se demander à quoi pensait exactement Chalkokondyle lorsqu’il écrivait au début
de son ouvrage : « Et, d’une part, grande est la gloire [de la langue grecque] présentement, mais,
d’autre part, plus grande sera-t-elle encore, oui, quand un empereur hellène en personne et ceux de
sa souche qui seront empereurs sur les enfants des Hellènes, réunis ensemble, seront régis selon
leurs coutumes, pour leur plus grand bien et avec un pouvoir très grand sur les autres » (« και
κλέος μεν αυτή μέγα το παραυτίκα, μείζον δέ και ες αύθις, οπότε δη ανά βασιλείαν ου φαύλην
Έλλην τε αυτός βασιλεύς και εξ αυτού εσόμενοι βασιλείς, οι δή και οι των Ελλήνων παίδες
ξυλλεγόμενοι κατά σφων αύτων έθιμα ως ήδιστα μέν σφίσιν αυτοίς δε άλλοις ως κράτιστα
πολιτεύοιντο ») : éd. Darkó, I, p. 2.
83
Pour des considérations récentes sur l’œuvre de Chalkokondyle, voir C. J. G. Turner,
« Pages from late byzantine philosophy of history », BZ LVII (1964), p. 358 et suiv. ; H. Hunger,
Die hochsprachliche profane Literatur der Byzantiner, I, Munich 1978, p. 485-490 (« Handbuch
der Altertumswissenschaft, Byzantinisches Handbuch », V/1).

437
MATEI CAZACU

mort, en 1476, ne sont pas mentionnés dans sa chronique84 – nous font supposer
que Chalkokondyle est mort ou a déposé la plume aux alentours de 1470.

84
Chalkokondyle consacre plus de 5% du total de son ouvrage (éd. Darkó, II/2, p. 250-267)
à l’histoire de Vlad Ţepeş (l’Empaleur) – Dracula, prince de Valachie (1448, 1456-1462, 1476) et
à la campagne que Mehmed II entreprit contre lui en 1462. À cette occasion, l’historien athénien
souligne le rôle important que joua Mahmoud pacha dans le déroulement des hostilités, en y
ajoutant des renseignements qui ne se retrouvent nulle part ailleurs. Une comparaison du texte de
Chalkokondyle avec le récit du moine Jacques, franciscain de Târgovişte réfugié à « Gorrion »
(Gornij Grad, Oberburg, en Slovénie, près Ljubljana), récit enregistré par Michel Beheim en
1462-1463 (dernière édition parue de H. Gille – I. Spriewald, Die Gedichte des Michel Beheim, I,
Einleitung, Gedichte no 1-147, Berlin 1968, p. 285-31 ; nous avons préparé une nouvelle édition,
avec traduction française, dans notre thèse de doctorat de 3e cycle, Le Thème de Dracula.
Présentation, édition critique, traduction et commentaire, soutenue en Sorbonne (Université de
Paris I) en 1979) ; avec les Mémoires du janissaire serbe Constantin Mihailović d’Ostrovica
(Memoiren eines Janitscharen oder türkische Chronik, éd. R. Lachmann, Graz – Vienne –
Cologne 1975, p. 132-134 (« Slavische Geschichtsschreiber », VIII ; voir aussi l’édition anglaise
ayant comme base le texte tchèque et due à S. Soucek – B. Stolz, Konstantin Mihailović, Memoirs
of a Janissary, Ann Arbor 1975) ; et, enfin, avec le chroniqueur turc Tursun beg, participant à la
campagne de 1462 (The History of Mehmed the Conqueror. Text published in Facsimile with
English Translation by H. inalcik and Rhoads Murphey, Minneapolis – Chicago, 1978,
« Bibliotheca Islamica », p. 47-49), une comparaison de tous ces textes, donc, permet de supposer
l’existence d’un ensemble de traditions orales sur Vlad Ţepeş-Dracula, traditions circulant entre
les deux rives du Bas-Danube. (Il convient toutefois de nuancer les affirmations trop catégoriques
à ce sujet de Şt. Andreescu, « Premières formes de la littérature historique roumaine en
Transylvanie, Autour de la version slave des récits sur le voïévode Dracula », RÉSEE XIII (1975),
p. 511-524. Précisons que l’hypothèse de l’origine roumaine du récit slave sur Dracula avancée
par cet auteur est infirmée par tout ce que nous savons à son sujet ; G. Ene, « Romanian Folklore
about Vlad Ţepeş», RÉSEE XIV (1976), p. 581-590, croit avoir trouvé vingt-cinq légendes
historique sur Dracula dans le seul village d’Arefu, où se trouve son château. En fait, treize
légendes ont trait à celui-ci – connu aussi sous le nom de château de Poienari – et les autres sont
d’origine littéraire, tardive. Il y a cependant un fait raconté uniquement par Chalkokondyle (éd.
Darkó, II/2, p. 261-262), à savoir l’épisode du soldat de Vlad fait prisonnier et interrogé par
Mahmoud pacha et qui, par peur de son prince, refuse de trahir. Cet épisode se retrouve, avec
quelques légères modifications, dans la Chronologia rerum Hungarico-Transsilvanicarum ab
anno 9 usque ad annum 1500, due à un historien anonyme du XVIe siècle, Saxon de Transylvanie
(manuscrit conservé en Roumanie, à Cluj, B.A.R., Joseph Kemény Collectio minor mss.
historicorum, IX, 1, p. 159-161 ; signalé par A. Armbruster, Dacoromano-Saxonica. Cronicari
români despre saşi. Românii în cronica săsească, Bucarest 1980, p. 184-185). Écrit au début du
XVIe siècle, ce texte a emprunté des éléments aux récits allemands sur Dracula, à l’historien
Bonfini, tout en fournissant des détails qui lui sont propres. Dans le cas de l’épisode en question,
il s’agit d’un emprunt fait à Chalkokondyle (qui circulait encore en manuscrit : Bâle 15561.
Traductions latines antérieures, cf. K. Krumbacher, op. cit., p. 304, 2). Grâce à une photographie
du texte obtenue par l’amabilité de Son Excellence le Métropolite Nicolae Corneanu de Banat,
nous sommes en mesure de reproduire ici ce fragment : « Turci noctu quendam comprehensum de
Bladi seu Vladi Dracule, qui in castra impetum fecerat, militibus, deduxerunt ad Mahometem II
Impcratorem Turcarum, qui eum interrogavit : quis, nam, et cujus sit, et unde veniat ? qui ubi ad
singula respondit, tandem estjussus dicere, si soir et, ubinam Vladus Daciae Pr inceps moraretur ?
is respondit : se quidem, quae scire capectent, exacte nosse, verum nun quam ici enunciaturum,
adeo se metuere virum illum. Mortem interminantibus, ingeminavk non audere se quicquam
eorum proferre. Mahometes admiratus viri constantiam, eum continua necavit, dicens : Si vir ille
exercitum haberet memorabilem, non dubito quin brevi ad magnant claritatem sua disciplina

438
LES PARENTÉS BYZANTINES ET OTTOMANES

evaderet ». Nous avons laissé pour la fin la question que pose le rapport entre le récit de
Chalkokondyle et celui de son contemporain Enveri, un des protégés de Mahmoud pacha, auquel
il dédia d’ailleurs son ouvrage principal, Düstūrnāme (Le livre du vizir). Lors de la présentation
de la campagne de Valachie de 1462 (très riche en détails de toutes sortes), Enveri cite un ouvrage
spécialement consacré à cette guerre, Teferrüğ-näme (La chronique des expéditions) : voir
Mükrimin Halil, Düstūrnāme-i Enveri, Istanbul 1928, p. 100 (« Türk Tarih Engümeni Külliyat »,
15) ; cité et traduit en roumain par Cronici turceşti privind Ţările române. Extrase, I, Sec. XV –
mijlocul sec. XVII, éds. M. Guboglu, M. Mehmet, Bucarest 1966, p. 35, 43. M. le professeur
Guboglu a eu l’amabilité de me communiquer qu’à sa connaissance, un manuscrit du Teferrüğ-
näme existerait dans une collection privée d’Istanbul. Il nous reste à exprimer notre espoir de le
voir publié au plus vite.

439
MATEI CAZACU

I – PARENTÉS DES CHALKOKONDYLE AVEC LES MÉLISSÈNES, LES RAOULS, LES PALÉOLOGUES,
LES CANTACUZÈNE ET LES BOCHALIS

N Léon Constantin
Chalkokondyle Mélissène Dragaš
1370 despote de Serres († 1395)

N Georges Marie Nicéphore Na Dragaš Hélène


Chalkokondyle Chalkokondyle Mélissène dit « Mélisourgos » ∞ Jean Raoul ∞ Manuel
1435 (1406-?) grand protostrator 1433 Paléologue
∞ Antonio (1400-1429) empereur de Byzance
Acciajuoli ∞ Marie Raoul 1391-1425
duc d’Athènes
et de Thèbes Georges Cantacuzène Paléologue
(1405-1435) Thomas Georges cousin de la mère
Raoul Raoul de Mahmūd pacha
1446-1458 protostrator
∞ Na Bochalis ∞ Na Cantacuzène

Démétrios Laonicos Nicolas Anne Cantacuzène


Chalkokondyle Chalkokondyle Mélissène ∞ Manuel Bochalis
(c. 1423-147…) 1434 seigneur de Gardiki
et de Liondar
Légende
N = prénom inconnu, homme
Na = prénom inconnu, femme

440
LES PARENTÉS BYZANTINES ET OTTOMANES

441
STRATÉGIES MATRIMONIALES ET POLITIQUES
DES CANTACUZÈNE DE LA TURCOCRATIE
(XV e – XVIe SIÈCLES)

Des recherches plus ou moins récentes1 et la publication de documents


ottomans et autres ont mis en lumière l’intensité insoupçonnée des liens que les
premiers Cantacuzène de la Turcocratie – et notamment Michel dit
« Șeitanoglou » (c. 1515-1578), ses frères et ses enfants – ont entretenus avec
les princes valaques et moldaves dans les dernières décennies du XVIe siècle. Le
temps est venu donc d’essayer une approche plus large du sujet et d’avancer
quelques raisons plus profondes justifiant cet intérêt des Cantacuzène pour les
Pays roumains, de même que les prodromes d’une telle attitude qui semble avoir
des précédents plus anciens.
Un rapport de l’envoyé impérial à la Porte, Carol Rym (Karel Rijm), en
date du 23 octobre 1573, décrivant les péripéties du conflit entre Chiajna, la
veuve de Mircea le Pâtre (1545-1554, 1558-1559), dite « Mirceoaia »
(Mirciones) et les frères Alexandre Mircea et Pierre le Boiteux, affirme que ces
derniers avaient comme beau-frère (cognato) le fameux Michel Cantacuzène :
« Alexandro Valachiae Vaiuodae tres fratres sunt, quorum unus Turca Spaoglanus2, reliqui
duo christiani mutaxarci [müteferrika] ut vocant3 , huius principis Turcharum existunt. Eorum

1
G. D. Florescu – D. Pleşia, « Mihai Viteazul – urmaş al împăraţilor bizantini », Valachica
4 (1973), p. 131-161 ; A. Pippidi, Tradiţia politică bizantină în Ţările române în secolele XV1 –
XVIII, Bucarest 1983, notamment p. l70, 176, 181-189 ; Şt. Andreescu, « Mihai Viteazul,
Cantacuzinii şi marea bănie de Craiova », AIIAI XXV/2 (1988), p.187-198 ; J. M. Cantacuzène,
Mille ans dans les Balkans. Chronique des Cantacuzène dans la tourmente des siècles, Paris
1993.
2
Sipahioglan, ou « fils de spahi », était un membre de la garde à cheval du sultan, recrutée
parmi les fils des dignitaires ottomans, donc des pages ou des « fils de boyards » (deti bojarskie)
en Russie. Ils portaient des cornettes rouges et jouissaient de la réputation d’un corp d’élite : cf. P.
Ricaut, Histoire de l’estat présent de l’Empire ottoman, II, Cologne 1676, p. 33-34.
3
Une sorte de spahis plus considérés que les autres ; au nombre de 4 ou 500, ils ont une
paie de 40 aspres par jour. « Leur principale fonction est de suivre et de servir le Grand-Seigneur
dans ses promenades qu’il fait pour son divertissement de village en village » : P. Ricaut, op. cit.,
II, p. 44. Selon Salomon Schweiger, un voyageur allemand dans l’Empire ottoman, contemporain
de Michel Cantacuzène Şaitanoglu, les « müteferrika » étaient au nombre d’environ une centaine,
« mehrteils der grossen Herren Söhn und seyn Freyherren dann sie seyn aller Dienst und
Beschwerden befreyet und nicht mit Aemptern beladen, sondern reiten allein Ansehens halb zu
Hoff wanns ihnen geliebt haben doch stattliche Dienstgelt und Lehen, halten Diener so viel ihnen
MATEI CAZACU

unus, comitatus Michaële Catacusino, ipsorum cognato [c’est nous qui soulignons – MC], 16.k.l7.
in divano publico apud Mehemetem passam grauissimam hac de re querelam adversus interpretem
[Joannes Baptista Bederus] instituit »4 .

Cette information capitale est passée inaperçue jusqu’ici et elle nous ouvre
des perspectives nouvelles pour la compréhension de l’histoire roumaine du
XVIe siècle. Mais elle n’est, en fait, que l’aboutissement d’un processus de
rapprochements et d’alliances matrimoniales commencé bien plus tôt, aux XIVe
– XVe siècles, et qui concerne les princes de Valachie et de Moldavie, d’une
part, et les dynastes serbes et grecs de l’époque de la Turcocratie, la seule qui
nous intéressera ici5.
Ainsi, Radu le Bel, prince de Valachie de 1462 à 1474 (avec des
interruptions), a épousé, durant sa longue captivité chez les Ottomans (de 1443 à
1462) une fille de despote, Marie Despina, morte en 1500 en Moldavie, et qui
lui avait donné une fille, Marie Voïkitza6. L’obituaire du monastère moldave de
Bistriţa a enregistré les prénoms de ses parents — Manuel et Anne – que M.
Andrei Pippidi a identifié, avec raison croyons-nous, au magnat byzantin
Manuel Bochalis, seigneur de Gardhiki et Leondari dans le Péloponnèse, dont
l’épouse était cousine de Mahmoud pacha, le grand vizir de Mehmet II7. Anne
Bochalis était la fille de Georges Paléologue Cantacuzène, frère d’Irène,

gefällig ist » : S. Schweiger, Neue herausgebene Reissbeschreibung nach Constantinopel und


Jerusalem..., Nürnberg 1665, p. 168.
4
Hurmuzaki, Documente, II/1, no 587, p. 607 ; voir aussi N. Iorga, Istoria Românilor, V,
Vitejii, Bucarest 1937, p. 136, n. 1. Notons que le drogman de l’ambassade de France, Jean-
Baptiste Bendoré (en latin Bederus) avait épousé lui aussi une Cantacuzène d’Istanbul : voir
Stephan Gerlach, Tagebuch, Francfort 1674, p. 87. Pour lui, voir ibidem, p. 153, 158-160, 169,
172, 340, 344, 380, 394, 403. Il était drogman de l’ambassade de France depuis au moins 1567,
avait été arrêté en octobre 1569 et s’était ultérieurement converti à l’Islam. Voir aussi E.
Charrière, Négociations de la France dans le Levant, III, Paris 1853, p. 86 et 95. Pour l’envoyé
impérial, voir Fr. Babinger, « Der flämische Staatsmann Karel Rijm (1533-1584) und sein
verschollenes türkisches Tagebuch », dans Sitzungsberichte der Bayerischen Akademie der
Wissenschaften, « Phil. - Hist. Klasse » 7 (1965), p. 17-25 (repris dans idem, Aufsätze und
Abhandlungen zur Geschichte Südosteuropas und der Levante, III, Munich 1976, p. 277-285).
5
I.-R. Mircea, « Relations culturelles roumano-serbes au XVIe siècle », RÉSEE 1 (1963), p.
377-420 ; Şt. Andreescu, « Alianţe dinastice ale domnilor Ţării Româneşti (secolele XIV –
XVI) », dans Românii în istoria universală, II/1, Jassy 1987, p. 675-684 ; Şt. S. Gorovei,
« Alianţe dinastice ale domnilor Moldovei (secolele XIV – XVI) », ibidem, p. 685-698, avec toute
la bibliographie ancienne. Nous nous permettons de renvoyer aussi à l’article que nous avons écrit
en collaboration avec Ana Dumitrescu, « Culte dynastique et images votives en Moldavie au XVe
siècle. Importance des modèles serbes », CB 15 (1990), p. 13-102, notamment p. 50 et suiv. et le
tableau généalogique de la p. 65 (repris dans le présent volume).
6
A. Pippidi, op. cit., p. 149, avec la bibliographie, et les articles de Şt. Andreescu et de Şt.S.
Gorovei, cités supra, n. 5. Despina, tout comme Chiajna ou Chera, est un titre et non pas un nom
propre : cf. V. Bogrea, « Cheraţa », dans idem, Pagini istorico-filologice, Cluj 1971, p. 50-52.
7
A. Pippidi, op. cit., p. 149-150, n. 35.

444
STRATÉGIES MATRIMONIALES ET POLITIQUES

l’épouse du despote serbe Georges Branković (†1456)8. Une autre fille de


Georges Paléologue Cantacuzène avait épousé le protostrator Georges Raoul
dont le frère, Thomas (mentionné entre 1429 et 1458) était lui aussi marié à une
Bochalis.
Revenant à Marie Voïkitza, la fille de Radu le Bel et de Marie Despina
Bochalis, elle devint dès 1478 la troisième épouse d’Étienne le Grand, prince de
Moldavie de 1457 à 15049 . Retenons, pour l’instant, que l’ascendance de Marie
Voïkitza comptait des Cantacuzène, des Paléologue et des Raoul/Ralli tant du
côté de ses grands- et arrière-grands parents du côté maternel, que par alliance.

À une date inconnue, mais en tout cas avant 1487, Vlad IV le Moine,
prince de Valachie de 1482 à 1495, fut adopté par la sultane Mara Branković, la
veuve de Mourad II, et par sa sœur, Catherine de Cilly dite « Katacuzina »,
toutes les deux filles du despote serbe Georges Branković et de son épouse,
Irène Cantacuzène Paléologue, la fille du protostrator Cantacuzène et d’une
Paléologue Jagaris de Serbie. Cette adoption figurait dans le testament de Mara,
aujourd’hui perdu, mais dont nous connaissons la teneur grâce à un chrysobulle
de Vlad le Moine en date de novembre 1492 (7001) en faveur du monastère
athonite de Hilandar10. Cette adoption a eu comme résultat immédiat le transfert
du droit de patronage de Chilandar des mains des despotes serbes entre celles
des princes de Valachie, à partir de 1486-148711. Qui plus est, le prince Vlad IV
et ses descendants se sont trouvés apparentés à la famille des despotes serbes
Branković dont plusieurs membres trouveront asile en Valachie dans les années
suivantes, sous le règne de Radu le Grand (1495-1508), le fils de Vlad IV12.

8
M. Cazacu, « Les parentés byzantines et ottomanes de l’historien Laonikos
Chalkokondyle (c. 1423 - c. 1470) », Turcica 16 (1984), p. 94-114, ici p. 109 et l’arbre
généalogique de la p. 104-105.
9
Sa deuxième épouse, Marie de Mangoup, meurt le 19 décembre 1477 et le fils d’Étienne,
Bogdan-Vlad, issu de ce troisième mariage, naît le 16 juin 1479 : Şt. S. Gorovei, « Note istorice şi
genealogice cu privire la urmaşii lui Ştefan cel Mare », SMIM VIII (1975), p. 185-200.
10
P. Ş. Năsturel, « Sultana Mara, Vlad Călugărul şi începuturile legăturilor Ţării Româneşti
cu mănăstirea Hilandar în 1492 », GB XIX (1960), p. 498-502 ; I.-R. Mircea, art. cit. ; P. Ş.
Năsturel, Le Mont Athos et les Roumains, Rome 1986, p. 125-127 (« Orientalia Christiana
Analecta », 227). Pour Mara, voir les articles de Fr. Babinger, « Ein Freibrief Mehmeds II, des
Eroberers, für das Kloster Hagia Sophia zu Saloniki, Eigentum des Sultanin Mara (1459) », BZ.
Mélanges F. Dölger XLIV (1951), p. 11-20 (repris dans Aufsätze und Abhandlungen, I, Munich
1962, p. 97-106) ; idem, « Witwensitz und Sterbeplatz der Sultanin Mara », ibidem, p. 340-343.
11
En 1531, le prince de Valachie Vlad le Noyé, en renouvelant les dons à Chilandar, utilise
la formule « nos prédécesseurs très pieux, princes, tsars et ancêtres et parents de Ma Seigneurie »,
qui dans leur temps ont aidé le monastère « des grands tsars serbes » : I.-R. Mircea, op. cit., p.
384. Il était le petit-fils de Vlad le Moine.
12
« Si Mara n’était plus vivante, une de ses parentes deviendra princesse de Valachie et
sous son influence, des relations seront établies entre ces trois fragments de Byzance qui étaient :
le siège de Constantinople, la dynastie serbe et la Domnia, la “monarchie” valaque » : N. Iorga,

445
MATEI CAZACU

Retournons maintenant en Moldavie où, à la même époque, Étienne le


Grand se vit obligé de conclure un traité de paix avec Bayezid II et ce au
printemps de l’année 148613. À cette occasion, le prince moldave dut envoyer
son fils aîné, Alexandre (Sandrinus) en otage à Istanbul, où il se maria à l’été
1489 avec une Grecque constantinopolitaine14. L’identité de l’épouse
d’Alexandre, prénommée Marie15, est encore sujette à discussion, bien que
Ştefan Gorovei croit, avec raison, pensons-nous, qu’il s’agissait de Marie Asan
Paléologue, qui s’intitule « princesse de Moldovalachie » sur une icône offerte
au monastère athonite de Grigoriou16.
Quant a nous, il nous paraît hors de doute que ce mariage a été « arrangé »
grâce aux parentés constantinopolitaines de Marie Despina Bochalis, la belle-
mère d’Étienne le Grand, et notamment les familles Paléologue, Cantacuzène,
Ralli, Asan et leurs alliés et amis. Et c’est ici qu’intervient un épisode
généralement mal daté à notre avis, mais qui prend toute son importance à la
lumière de ce que nous savons sur l’installation et le mariage d’Alexandre à
Constantinople.
Le 11 février 1578, le prédicateur de l’Ambassade impériale à
Constantinople, Stephan Gerlach (1546-1612)17, et le notaire patriarcal
Théodose Zygomalas (1544-après 1614)18 se promenaient comme d’habitude
dans la ville impériale. Ils arrivèrent ainsi au couvent Saint-Jean Baptiste dit
Petra (ou Prodromos Petra) du quartier de Balata, qu’ils étudièrent longuement,
après quoi ils virent

Byzance après Byzance, Bucarest 19351, p. 84 ; A. Pippidi, op. cit., p. 53-55 ; Şt. Andreescu,
« Alianţe dinastice », p. 680-682.
13
T. Gemil, « Quelques observations concernant la conclusion de la paix entre la Moldavie
et l’Empire ottoman (1486) et la délimitation de leur frontière », RRH XXII (1983), p. 225-238.
14
Şt. S. Gorovei, « Autour de la paix moldo-turque de 1489 », RRH XIII (1974), p. 535-
544, ici p. 537-540 ; idem, « Note istorice şi genealogice ». Aux témoignages sur ce mariage il
faut ajouter la lettre du grand prince de Moscou, Ivan III, au roi Cazimir IV de Pologne en date du
18 février 1490 : « Ne-a trimis Ştefan voievodul Moldovei pe solul său, aducându-ne la cunoştinţă
bucuria sa că vrea să-1 însoare pe fiul său Alexandru ». Ivan III envoyait des cadeaux avec le fils
de boyard Prokofij Zinoviev : Ja. S. Grosul – A. Oţetea et alii (éds.), Relaţiile istorice dintre
popoarele URSS şi România în veacurile XV - începutul celui de-al XVIII-lea, I (1408-1632),
Moscou 1965, no 11, p. 65-66.
15
Şt. S. Gorovei, Note istorice şi genealogice, p. 190.
16
Ibidem, loc. cit. ; A. Pippidi, op. cit., p. 150. Pour les travaux d’Étienne à Grégoriou, voir
P. Ş. Năsturel, Le Mont Athos, p. 269-270.
17
Pour sa biographie, voir E. Benz, Die Ostkirche im Lichte der protestantischen
Geschichtsschreibung von der Reformation bis zur Gegenwart, Freiburg – Munich 1952, p. 24-29.
Gerlach était né en 1546 et est venu à Constantinople eu 1573 dans la suite de l’envoyé David
Ungnad ; il y resta cinq ans, jusqu’en 1578.
18
Voir pour lui récemment G. Podskalsky, Griechische Theologie in der Zeit der
Türkenherrschaft (1453-1821), Munich 1988, p. 105.

446
STRATÉGIES MATRIMONIALES ET POLITIQUES

« ein altes Haus eines vornehmen Griechen Ραώλ. Raul genannt, so vor 60 Jahren mit allem
seinem Vermögen in Russland gezogen und darinnen gestorben, dessen nachgelassener Sohn
solches dem Michael [Cantacuzène] verkauft, dieser aber es dem Weywoda in der Moldau
verehrt. Darinnen itzunder dessen Diener, so sich hier Auffhalten wohnen »19.

Cette notice a été connue par les spécialistes roumains20, qui ont tous placé
le départ de ce Raoul en Russie en 1518, donc 60 ans avant la date à laquelle
Gerlach visitait le palais de Bogdan Saraï. Or, Théodore Zygomalas se trompait
sur la date exacte de ce départ21 qui a eu lieu, en réalité, en 1484-1485 (6993),
selon les dires d’une chronique russe22.
Jean (Ivan) Ralli (Raoul) Paléologue venait à Moscou accompagné de son
épouse et de ses deux fils, Démètre et Manuel. Ceux-ci étaient déjà adultes à
cette date, car Ivan III les utilise comme ambassadeurs dès 1487 pour une
mission en Italie, mission qui allait durer trois ans. Démètre partira trois ans
plus tard – en 1493 – au Danemark et son frère Manuel retournera en Italie entre
1500 et 1504, après quoi ils disparaissent des sources russes : ceci est la preuve
qu’ils étaient déjà avancés en âge pour l’époque et que, très vraisemblablement,
ils sont morts dans les premières décennies du XVIe siècle. Leur activité était la
continuation de l’exemple d’autres membres de la famille Ralli, comme Nicolas,
qui se trouvait au service de la Russie dès 1461, et Démètre qui accompagna
Zoe Sophie Paléologue à Moscou en 1472, où elle épousa le grand prince Ivan
III23.

19
Stephan Gerlach, op. cit., p. 456.
20
G. Balş, « Bogdan-serai », BCMI (1916), p. 10-18 ; M. Romanescu, « Monumente
româneşti la Stambul », Boabe de grâu 6 (1932), p. 226-238 ; N. Iorga, Byzance après Byzance, p.
115.
21
Une autre erreur qu’il fit, ou qui est due à Gerlach, op. cit., p. 223, 453-454 ; voir J. M.
Cantacuzène, op. cit., p. 123-124, qui attribue la nomination de Michel Cantacuzène comme
marchand de la Cour impériale à l’année 1576, après son arrestation temporaire aux Sept Tours.
En fait, Șeitanoglou remplissait cette fonction depuis au moins deux ans : en effet, en février
(entre le 2 et le 12) 1574, le sultan Selim II écrivait au khan de Crimée, Devlet Giray et au tsar
Ivan IV la lettre suivante : « Mikhal, l’un des marchands de notre Cour impériale, porteur d’un
ordre souverain et majestueux, le modèle des notables de la nation chrétienne, chargé d’acheter
des fourrures de zibeline et autres marchandises destinées à notre Cour impériale, est envoyé au
pays de Moscovie », et demandait de lui assurer la sécurité ; voir A. Bennigsen – Ch. Lemercier-
Quelquejay, « Les marchands de la Cour ottomane et le commerce des fourrures moscovites dans
la seconde moitié du XVIe siècle », CMRS 11 (1970), p. 384, 389 (annexe I).
22
« Sokraščennyj letopisnyj svod 1493 g. », PSRL 27 (1962), p. 287 : « 6993 [1484-1485].
Togo že leta priide iz Carjagrada k velikomu knjazjmu služiti Ivan Ral’ Paleolog i s ženojm i z
detmi ». Cf. E. C. Skržinskaja, « Kto byli Ralevy, posly Ivana III. v Italiju (K istorii italo-russkich
svjazej v XV veke) », dans Problemy istorii meždunarodnych otnošenij (Mélanges E.V. Tarle),
Leningrad 1972, p. 267.
23
P. Pierling, La Russie et le Saint-Siège. Etudes diplomatiques, I, Paris 1896 ; G. Barbieri,
Milano e Mosca nelle politica del Rinascimento. Storia delle relazioni diplomatiche tra la Russia
e il Ducato di Milano nell’epoca sforzesca, Bari 1957, p. 79-81. Pour les Grecs au service de la
Russie à l’époque d‘Ivan III, voir M. N. Tichomirov, « Greki iz Morei v srednevekovoj Rossii »,
Srednie veka XXV (1964), p. 166-175 ; E. I. Indova, « Russkaja posol’skaja služba v konce XV –
pervoj polovine XVI veka », dans Feodal’naja Rossija vo vsemirno-istoričeskom processe.

447
MATEI CAZACU

Le père d’Ivan (Jean) Ralli, Thomas24 (mentionné entre 1429 et 1458-


1460), avait servi sous les ordres des despotes de Mistra, dont Thomas
Paléologue, le père de Zoe Sophie25. Or, Thomas Ralli avait épousé une
Bochalis, alors que son frère, le protostrator Georges, dont il a été question plus
haut, était marié à une fille de Georges Paléologue Cantacuzène. De la sorte,
Jean Ralli Paléologue qui entre au service de Moscou en 1484-1485, était le
cousin de Mara Branković et, surtout, l’oncle de Marie Despina Bochalis, la
belle-mère d’Étienne le Grand depuis 1478. En 1485 il devait avoir au moins 50
ans, vu qu’il avait deux fils capables de conduire des ambassades russes en Italie
et au Danemark.
Ces considérations posent le problème de la date à laquelle le palais des
Ralli voisin du couvent de Prodromos Petra est passé entre les mains de Michel
Cantacuzène, puis des princes de Moldavie. Théodose Zygomalas précise très
clairement que ce fut le fils resté à Constantinople de Jean Ralli qui vendit le
palais à Michel Cantacuzène. Or, ce Michel Cantacuzène ne pouvait être
Șeitanoglou, car celui-ci naquit vers 1515 et ne pouvait, par conséquent,
disposer d’une fortune confortable avant 1540-1550. À cette date, le fils de Jean
Ralli devait être mort ; en effet, lors du départ de son père pour Moscou en
1484-1485, ce fils devait avoir au moins 25 à 30 ans, sinon plus, pour décider de
se séparer pour toujours du reste de sa famille. Il devait être marié et même
avoir des enfants en bas âge qui ne pouvaient vraisemblablement affronter un
long voyage par mer et par terre jusqu’à Moscou. Il nous semble donc probable
que ce Ralli a vendu le palais à Michel Cantacuzène peu de temps après 1485,
ce qui permet d’identifier l’acheteur au grand-père de Șeitanoglou, appelé lui
aussi Michel. Ce personnage, qui fait le lien entre les Cantacuzène byzantins
avec ceux de la Turcocratie, était resté inconnu jusqu’à la publication par M. P.
Schreiner d’une notice tirée des Chroniques brèves, qui le nomme fils du grand
domestique (Andronic, mais en fait il s’agit de Démètre, cf. infra, note 26) et
précise la date de sa mort – 152226.

Sbornik statej, posvjaščennyj L’vu Vladimiroviču Čerepninu, Moscou 1972, p. 294-311 ; G. Alef,
« Diaspora Greeks in Moscow », Byzantine Studies (1979), p. 26-34 ; B. Florja, « Greki-
emigranty v russkom gosudarstve vtoroj poloviny XV – načala XVI v. Političeskaja i kul’turnaja
dejatel’nost’ », dans Russko-balkanskie kul’turnye svjazi v epochu srednevekovija, Sofia 1982, p.
123-143.
24
Cf. A. A. Zimin, Rossija na rubeže XV – XVI stoletij (Očerki social‘no-političeskoj
istorii), Moscou 1982, p. 74 ; M. D. Sturdza, Dictionnaire historique et généalogique des grandes
familles de Grèce, d’Albanie et de Constantinople, Paris 1983, p. 383-384.
25
S. Fassoulakis, The Byzantine Family of Raoul-Ral(l)es, Athènes 1973, p. 69, n. 57 ; D.
Zakythinos, Le despotat grec de Morée, I, Londres 1975, p. 235-267 ; M. D. Sturdza, op. cit., p.
383. À corriger aussi la confusion de Fr. Babinger, qui identifie Jean Ralli à un Jean Paléologue :
cf. « Ein weiteres Sultansbild von Gentile Bellini aus russischem Besitz », dans Aufsätze und
Abhandlungen, III, Munich 1976, p. 141 et n. 48.
26
J. M. Cantacuzène, op. cit., p. 110. En 1489-1490, il y avait à Constantinople deux Ralli
en relations d’affaires avec un Alexandre Cantacuzène, Alexandre et Théodore : cf. N. Iorga,
Despre Cantacuzini, Bucarest 1902, p. 3-4. Pour Michel Cantacuzène, mort en 1522, voir l’article

448
STRATÉGIES MATRIMONIALES ET POLITIQUES

Si l’on considère que le fils de Jean Ralli a vendu le palais à ce Michel


Cantacuzène, alors on peut penser que la donation au prince de Moldavie a pu
avoir lieu vers 1489, lors du mariage d’Alexandre avec Marie Asan Paléologue,
et a revêtu la forme d’une dot27. C’était, de la part de Michel Cantacuzène, un
acte généreux qui s’explique vraisemblablement par des raisons de parenté et
aussi, peut-être, par l’espoir de nouer des contacts plus suivis avec la dynastie
princière moldave. Venant tout de suite après l’adoption de Vlad IV par Mara et
Catherine de Cilly (Katacuzina), au plus tard en 1487, cette donation scellait une
alliance nouvelle entre l’aristocratie gréco-serbe et les souverains de Valachie et
de Moldavie. Il ne faut pas oublier non plus le précédent du mariage russe de
Zoe Paléologue qui avait donné un fils – le futur Basile III – à son mari en 1479,
et était devenue, à partir de 1485, la véritable princesse de la Russie après la
mort de sa belle-mère, la mère d’Ivan III28.
D’autre part, les Cantacuzène de la Turcocratie avaient subi d’effroyables
massacres qui frappaient essentiellement les mâles – au moins quatre en 1453,
et dix-neuf en 1477 à Novo Brdo29. À ces massacres s’ajoutait l’exil – en Italie
ou ailleurs –, ce qui réduisait d’autant le nombre des membres de cette famille
vivant encore à Constantinople et dans les possessions ottomanes et posait avec
acuité le problème d’éventuels asiles en cas de danger, mais aussi des
possibilités de faire du commerce en Valachie, en Moldavie et en Russie30.

Un premier effet des alliances conclues en 1487-1489 a été l’octroi par


Vlad IV puis par son fils, Radu le Grand, de dons en argent, en objets de culte et
des travaux de construction et réparation aux monastères athonites de Hilandar
et de Saint-Paul (fondations serbes), de Philothéou, Dochiariou, Saint-

de P.Ş. Năsturel, « De la Cantacuzinii Bizanţului la Cantacuzinii Turcocraţiei şi ai Ţărilor


Române », AG I (VI)/1- 2 (1994), p. 171-175. Ce Michel était le fils de Démètre Cantacuzène
appelé aussi « Sectanis », archon et domestikos de la Grande Église dans la seconde moitié du
XVe siècle. Démètre était, à son tour, fils de Georges Cantacuzène Paléologue, voir E. Trapp – R.
Walther – H.-V. Beyer, Prosopographisches Lexikon der Palaiologenzeit, V, Vienne 1981, no
10963, p. 92. Contrairement à ces auteurs, nous croyons, ensemble avec Şt. S. Gorovei de Iaşi
(voir son article « Continuitatea Cantacuzinilor : un punct de vedere », AG I(VI)/3-4, 1994, p.
321-322) et Jean-Michel Cantacuzène de Paris, que « Sectanis » est une mauvaise lecture pour
« Seitanis », d’où le sobriquet « Șeitanoglou » porté par le célèbre Michel Cantacuzène, son
arrière-petit-fils. Voir la discussion de cette source chez P. Ş. Năsturel, art. cit., dont nous ne
partageons pas non plus l’interprétation de ce surnom.
27
C’est ainsi que nous interprétons le verbe « verehren » qui désigne cette action. Voir
aussi infra, n. 51. En 1576, les Ralli avaient deux maisons a Constantinople : cf. St. Gerlach, op.
cit., p. 497.
28
G. Vernadsky, Russia at the Dawn of the Modern Age, New Haven – Londres 1964, p.
26.
29
J. M. Cantacuzène, op. cit. p. 88-89, 101.
30
Pour le cadre général, voir M. Berindei, « Contribution à l’étude du commerce ottoman
des fourrures moscovites. La route moldavo-polonaise 1453-I700 », CMRS 12 (1971), p. 393-409.

449
MATEI CAZACU

Pantéléïmon (Rossikon), Xeropotamou, Prôtaton, Kaproullé, Pantokrator et


Xenofon, donations qui débutent justement vers 1487 et continuent pendant des
siècles31.
Les riches boyards Craiovescu deviendront à leur tour ktitors à Xenofon et
à Saint-Paul32, alors que le gendre de Vlad IV, Stoica de Bucov, sera ktitor à
Pantokrator33. À son tour, Étienne le Grand fera des dons et entreprendra des
travaux à Vatopédi (1495-1496) et à Saint-Paul, alors que jusque là il s’était
occupé seulement de Zographou34. Une information de 1503 précise que le
prince de Moldavie était le protecteur de tout le Mont-Athos35, dignité reprise
par Neagoe Basarab, prince de Valachie (1512-1521), et par Alexandre
Lăpuşneanu de Moldavie (1552-1561, 1564-1568)36.
Les alliances matrimoniales des princes et des grands seigneurs valaques
avec les dynastes sud-slaves connaissent elles aussi un important essor après
1487. Ainsi, Radu le Grand (1495-1508) épouse Catalina Crnojević de la
famille régnante de Zeta (Monténégro)37. Un des principaux dignitaires de
Radu, le gouverneur de Poienari Gherghina, frère de la première épouse de Vlad
IV38, construit l’église de Lopušnja en Serbie ensemble avec Radu le Grand39.

31
P. Ş. Năsturel, Le Mont Athos, passim.
32
R. Creţeanu, « Traditions de famille dans les donations roumaines au Mont Athos »,
ÉBPB I (1979), p. 135-152.
33
P. Ş. Năsturel, Le Mont Athos, p. 166-168 ; voir aussi C. Lefort et alii, Les actes de
Pantokrator, Paris 1990 ; D. Barbu, « Un episod necunoscut al relaţiilor româno-athonite »,
Verbum I/7-12 (1990), p. 117-120.
34
St. Nicolaescu, Din daniile lui Ştefan cel Mare făcute mânăstirei Zografu de la Sfântul
Munte Athos, Bucarest 1938 ; P. Ş. Năsturel, Le Mont Athos, p. 99-100, 249-250.
35
Şt. Andreescu, « Ştefan cel Mare ca protector al Muntelui Athos », AIIAI XIX (1982), p.
653.
36
P. Ş. Năsturel, Le Mont Athos, p. 329-334 ; A. Pippidi, op. cit., p. 166-171.
37
Şt. Andreescu, « Alianţe dinastice”, p. 680-681; I.-R. Mircea, art. cit., p. 385.
38
Lorsqu’il monte sur le trône de Valachie, en 1482, Vlad le Moine avait eu au moins
quatre enfants de Rada, la soeur de Gherghina : voir St. Nicolaescu, Documente slavo-romane cu
privire la relaţiile Ţârii Româneşti şi Moldovei cu Ardealul în sec. XV şi XVI, Bucarest 1904, p. 4-
5. Devenu prince, il répudia Rada, qui prit le voile sous le nom de Samonida : DRH, B, I, no 258,
263, 268 – actes de 1495-1496, et épousa Dame Marie, la veuve de Basarab Ţepeluş, comme le
dit l’Histoire du prince Dracula, la version russe : « Ce [...] Vlad fut dans sa jeunesse moine, puis
prêtre et par la suite abbé dans un monastère. Ensuite il se défroqua, fut fait prince et se maria. Il
épousa la veuve d’un voïévode qui avait régné peu après Dracula et qu’avait tué Étienne le
Valaque. Ayant donc pris la femme de ce voïévode, Vlad règne maintenant sur le Pays de
Muntenie, lui qui avait été moine et abbé » ; M. Cazacu, L’Histoire du prince Dracula en Europe
centrale et orientale (XVe siècle), Genève 1988, p. 210-211. De ce second mariage il eut Vlad le
Jeune (Vlăduţ), né en 1495-1496 et décapité en 1512 devant la Cour princière de Bucarest. Nous
avons supposé naguère que ce fut sa mère, devenue la nonne Eupraxia, qui construisit l’église dite
« a doamnei Maria şi Stana » sur le lieu même de l’exécution : voir « Cea mai veche biserică din
Bucureşti : biserica Doamnei Maria », GB XXV (1966), p. 845-853. À corriger la généalogie du
prince telle qu’on la trouve chez C. C. Giurescu – D. C. Giurescu, Istoria românilor, II, Bucarest
1976, p. 200-201, aussi à la lumière des précisions de D. Pleşia, « Mânăstirea Dealu – necropolă
domnească şi ceva despre frământările interne din Ţara Românească în veacul al XVI-lea »,
Valachica III (1972), p. 141-153.

450
STRATÉGIES MATRIMONIALES ET POLITIQUES

Le petit-fils de Vlad IV, Pârvu, épousa en 1504 une demoiselle de la famille des
Jakšic40, alors que Neagoe Craiovescu, futur prince de 1512 à 1521, prenait
femme dans la famille des Branković. Son épouse, Milica Despina, est
considérée la fille d’un premier mariage du despote Jean (Jovan) Branković et
de dame Donka41. La demi-sœur de Milica, Hélène Catherine Branković (dite
« Despotovna ») épousa le prince Pierre Rareş, un fils naturel d’Étienne le
Grand, qui régna en Moldavie de 1527 à 1538 et de 1541 à 154642.

Revenant à Alexandre, le fils d’Étienne le Grand, et à son épouse Marie


Asan Paléologue, nous constatons que leur mariage a duré seulement sept ans.
En effet, Alexandre meurt le 26 juillet 1496, âgé d’à peine 32 ans, et sera
inhumé au monastère de Bistriţa43. À cette date, son épouse était enceinte d’un
fils, le futur Étienne (Ştefan) Lăcustă (Sauterelle) qui vit le jour à
Constantinople, où sa mère avait choisi de résider après une brève visite en
Moldavie44. Car la naissance d’Étienne risquait de compliquer la succession au
trône de Moldavie qui devait, après la mort d’Alexandre, revenir à Bogdan-
Vlad, le dernier fils encore en vie d’Étienne le Grand. Il nous semble très
probable que l’hostilité rencontrée par Marie Asan Paléologue en Moldavie lors
de son court séjour, en 1496, venait principalement de Marie Voïkitza et de sa
mère, qui voyaient dans la bru du prince, et surtout dans son fils, un possible
rival pour Bogdan-Vlad. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit à la mort d’Étienne
le Grand, en 150445. Mutatis mutandis, c’était là la même situation qu’à la Cour
de Moscou, où le fils de Zoe Sophie Paléologue, le futur Basile III, se trouvait
en concurrence pour la succession au trône d’Ivan III avec son neveu, Démètre,
le fils d’Hélène de Moldavie et d’Ivan le Jeune, le fils aîné du grand-prince
russe46 .

39
G. Balş, « O biserică a lui Radu cel Mare în Serbia, la Lopuşnija », BCMI IV (1911), p.
194-199. Pour d’autres réparations dues à ce prince à Vratna et à Manastirica, cf. I.-R. Mircea,
art. cit., p. 386 (aussi dans l’obituaire de Pcinja).
40
I.-R. Mircea, art. cit., p. 385. Pour les Jakšić, voir C. Jireček, Geschichte der Serben, II/1,
Gotha 1918, p. 242-243 et n. 1 ; St. Nicolaescu, op. cit., p. 245-246.
41
I.-R. Mircea, art. cit., p. 385 ; D. Pleşia, « Neagoe Basarab. Originea, familia şi o scurtă
privire asupra politicii Ţării Româneşti la începutul veacului al XVI-lea », Valachica I (1969), p.
45-60 ; ibidem II (1970), p. 113-141.
42
Şt. S. Gorovei, « Familia lui Petru Rareş », dans L. Şimanschi (éd.), Petru Rareş,
Bucarest 1978, p. 266-268.
43
Şt. S. Gorovei, « Note istorice şi genealogice », p. 190.
44
Ştefana Simionescu, « Noi date despre situaţia internă şi externă a Moldovei în anul
1538, într-un izvor inedit », SRI XXV (1972), p. 234 ; Şt. S. Gorovei, art. cit., p. 188.
45
Şt. S. Gorovei, loc. cit.
46
J. L. I. Fennell, « The Dynastic Crisis 1497-1502 », SEER XXXIX/92 (1960), p. 1-23
(repris dans idem, Ivan the Great of Moscow, Londres 1961, p. 315-361; J. A. Fine, « The
Muscovite Dynastic Crisis of 1497-1502 », Canadian Slavonic Paper VIII (1966), p. 198-215 ; H.

451
MATEI CAZACU

On peut donc conclure que Marie Asan Paléologue et son (ou ses) fils,
dont Étienne Lăcustă, ont continué d’habiter le palais Ralli jusqu’en 1538,
lorsque Soliman le Magnifique installa Étienne sur le trône de Moldavie à la
suite du renversement de Pierre Rareş47. À cette date, le nouveau prince avait
41-42 ans et avait été élevé à la Cour des sultans qui avaient essayé de l’imposer
sur le trône moldave en 1504 et en 152748. Lorsqu’il arriva en Moldavie,
Étienne était marié avec une certaine Chiajna et avait deux fils, Alexandre et
Étienne. Le nom de son épouse renvoie au même monde sud-slave, Chiajna
étant synonyme de Despina et, comme tel, porté aussi par Anne, la fille de
Pierre Rareş et d’Hélène Catherine Branković, qui deviendra l’épouse du prince
Mircea le Pâtre de Valachie (1545-1554, 1558-1559). Comme aucun document
moldave ne parle de la famille de Chiajna, force nous est donc de conclure
qu’elle provenait du milieu balkanique sud-slave très présent à Constantinople
au XVIe siècle49.
Nous ignorons quel fut le sort du palais Ralli de Constantinople tout de
suite après 1538 et a plus forte raison après 1540, lorsque Étienne fut assassiné
par les boyards moldaves. En aucun cas il ne pouvait être considéré comme
résidence des princes de Moldavie et la meilleure illustration est le fait que
lorsque Pierre Rareş vint ici pour demander le pardon du sultan en 1540, il
résida à Galata, sur l’autre rive de la Corne d’Or, et non pas au palais d’Étienne
Lăcustă50. C’est seulement plus tard, vers 1574-1579, que le prince de
Moldavie, Pierre le Boiteux (1574-1581, 1583-1591) acheta ce palais (ou un
autre) vraisemblablement aux fils d’Étienne, et en fit don au Patriarcat de

Rüss, Adel und Adelsoppositionen im Moskauer Staat, Wiesbaden 1975, p. 86-94 ; G. P. Majeska,
« The Moscow Coronation of 1498 Reconsidered », JGO XXVI (1978), p. 353-361.
47
À cette date, sa mère, Marie Asan Paléologue devait être morte, car les sources ne la
mentionnent plus.
48
Şt. S. Gorovei, « Ştefan Lăcustă », dans Petru Rareş, p. 163.
49
L’envoyé polonais Jérôme Laski parlait en serbe, en 1527, avec le grand vizir Ibrahim
pacha : cf. Hurmuzaki, Documente, II/1, p. 38-4l ; I.-R. Mircea, art. cit., p. 398 ; notre article avec
A. Dumitrescu, « Culte dynastique » ; aussi notre article, « Projets et intrigues serbes à la Cour de
Soliman (1530-1540) », dans G. Veinstein (éd.), Soliman le Magnifique et son temps, Paris 1992,
p. 511-512.
50
C. Rezachevici, « Pribegia lui Petru Rareş », dans Petru Rareş, p. 199-200. La source
principale est Paolo Giovio, Historia sui temporis ab anno 1497 ad annum 1547, Paris 1553,
reproduite par B. P. Haşdeu, Archiva istorică a României, II, Bucarest 1865, p. 39 : « Itaque
Moldavus in Peram Lygurum coloniam est relegatus ». À corriger dans ce sens les affirmations de
A. Golimaş, Un domnitor, o epocă. Vremea lui Miron Barnovschi Moghilă, voievod al Moldovei,
Bucarest 1980, p. 189. Par ailleurs, cet auteur a supposé, avec raison, que Bogdan-seraï a été
acquis du temps d’Étienne le Grand et que c’est là qu’a dû habiter Alexandre et son épouse,
ibidem, p. 188-189. À noter que le palais des ambassadeurs de Transylvanie (Erdel-seraï) se
trouvait, à cette époque, également dans le quartier mentionné, près de la porte Balata: cf. P.
Cernovodeanu, « Călătoria lui Pierre Lescalopier în Ţara Românească şi Transilvania la 1574 »,
SMIM IV (1960), p. 440 et n. 1.

452
STRATÉGIES MATRIMONIALES ET POLITIQUES

Constantinople, avec la mention expresse qu’il allait servir de résidence aux


ambassadeurs (capuchehaia) moldaves à Constantinople51.
Pierre le Boiteux descendait d’une branche de la dynastie valaque des
Basarab, connue dans l’histoire sous le nom de Drăculeşti, qui tenait à ce
moment-là le haut du pavé et donnait des princes aussi bien à la Valachie qu’à
la Moldavie. Les Drăculeşti tirent leur nom de Vlad III Dracula, prince de
Valachie en 1448, 1456-1462 et 147652. Ce prince avait eu un fils naturel,
Mihnea (ou Mihail), qu’il avait envoyé en otage à Constantinople vers 1456-
1460. Au bout de quelque temps, Mihnea s’était enfui de Constantinople et
s’était réfugié à la Cour du roi de Hongrie, Mathias Corvin (1458-1490), où il se
trouvait en 1482-148353.
En 1508, lorsqu’il occupa le trône de Valachie, il avait donc au moins 50
ans et pouvait associer au règne son fils Mircea. Un autre fils, Miloş (à noter
l’origine serbe du nom) se trouvait, lui, otage à Constantinople et habitait une
maison qui fut détruite par le tremblement de terre de 150954. Mihnea, dit le
Mauvais (cel Rău), fut renversé par les boyards mécontents en 1510 et se
réfugia en Transylvanie, à Sibiu, où il trouva la mort de la main de Démètre
Jakšić et de Danciul Ţepeluş, un prétendant au trône issu de la branche des
Dăneşti, les rivaux des Drăculeşti55. Après des pérégrinations en Hongrie et à
Constantinople, où il se trouvait en 1521-1522, son fils Mircea resta le seul
descendant mâle, son frère Miloş ayant été exécuté en 1519 sur ordre du sultan
Soliman56. Lors de son exil, Mircea épousa une jeune femme d’origine serbe,

51
Hurmuzaki, Documente, XV/1, no 117, p. 47-49 ; d’autres dons au patriarcat, ibidem, no
121, p. 49-50.
52
Nous nous permettons de renvoyer à notre thèse, L’Histoire du prince Dracula, déjà
citée, avec la bibliographie du sujet.
53
Ibidem, p. 210-211 : « Le troisième fils, l’aîné, prénommé Michel, je l’ai vu ici, à Bude.
Il s’était enfui de chez l’empereur turc auprès du Roi [de Hongrie], Dracula l’avait eu d’une jeune
fille alors qu’il n’était pas encore marié ».
54
Al. Lapedatu, « Miloş fiul lui Mihnea cel Rău. Mărturii mai puţin cunoscute », CL L
(1916), p. 72-76.
55
Al. Lapedatu, « Moartea lui Mihnea cel Rău », CL L (1916), p. 314-325.
56
N. Iorga, « Pretendenţi domneşti in secolul al XVI-lea », AARMSI, IIe série, XIX (1898),
p. 208-209 ; Al. Lapedatu, « Miloş », p. 75-76. Voir aussi le rapport de l’ambassadeur Lorenzo
Orio au doge de Venise, en date du 10 novembre 1521 : Mehmed beg entre en Valachie avec
8.000 Turcs « et cum parte de Valachi proprii di Transalpina » (les partisans de Mircea) pour
installer comme prince à la place de Théodose « uno nominato Marchia [Mircea] vayvoda, quai fo
fiol dil quondam Michna Vayvoda già schaziato dal padre dil ditto Theodosio ; et questo perchè
expulso ditto Vayvoda, suo fiol, che al presente è riposto in signoria, se ne fuzi in Turchia et si
aparentò cum el prefato Mehemeth, quai li ha fatto diclo effeto », Hurmuzaki, Documente, VIII,
no 64, p. 51. Mehmed était un Basarab par sa mère : cf. la Chronique de Macaire sous l’année
1521 et l’alliance que Mircea fit avec lui ressemble fort à un mariage avec sa fille : un premier
mariage de Mircea, donc, suivi en 1528 d’un second pour lequel voir la note suivante.

453
MATEI CAZACU

Marie Despina, qui lui donna pas moins de douze enfants, à moins qu’une partie
ne soient nés d’un premier mariage dont nous ignorons tout57.
D’autre part, l’apparition de noms typiquement serbes de Miloş et Roxanda
dans la descendance de Mihnea le Mauvais est l’indice d’une autre alliance sud-
slave que rien, jusqu’ici, ne permet de préciser58. On peut toutefois inférer que
Marie Despina, la femme de son fils Mircea, était issue de la famille des
despotes serbes. En effet, leur fils Alexandre, qui occupa le trône de Valachie en
1568, était issu, selon plusieurs témoignages contemporains, « du sang des
Despotes » (« ex sanguine Despotarum oriundo ») ou « de la lignée des
Despotes » (« ex Despotarum prosapia genitus, ex progeniae Despotae »)59.
La question qui se pose est donc qui était cette Marie Despina ? Nous
inclinons à croire qu’il s’agissait d’une fille du despote serbe Ivaniš Berislav qui
avait épousé en 1502 Hélène Jakšić, la veuve du despote Jean (Jovan)
Branković. De son premier mariage avec Jean Branković, Hélène avait eu une
fille, Hélène Catherine, qui épousa en 1530 Pierre Rareş, le prince de Moldavie.
De son second mariage avec Ivaniš Berislav, elle eut deux fils et deux filles. Ces
dernières étaient encore célibataires en 152760. Après cette date, une des filles a
épousé Nicolas Gusić, un noble serbe, et l’autre doit être Marie Despina, la
femme de Mircea.

57
Le nom de Marie est conservé dans l’obituaire du monastère moldave de Bistriţa : cf. D.
P. Bogdan, Pomelnicul mânăstirei Bistriţa, Bucarest 1941, p. 51, 87. Le titre Despina apparaît
dans l’obituaire d’Alexandre Mircea envoyé au monastère Sainte Catherine du Sinaï en 1570-
1574, « Mircea voevod şi doamna Despina » : DRH, B, VI, no 235, p. 288-290. La même
information dans l’obituaire de Pierre le Boiteux envoyé à Saint-Jean de Patmos en 1584,
« Mircea voevod şi Despina » : DIR, A, XVI/3, no 315, p. 260-262.
58
C’est aussi l’opinion de N. Iorga, Istoria românilor, IV, Cavalerii (la version française),
Bucarest 1937, p. 329, 346, 510. I.-R. Mircea, art. cit., p. 386. Parmi les enfants on trouve les
noms de Miloş, Despina, Hélène, Roxanda, Erina (Irène). Pour Miloş, le frère d’Alexandre et de
Pierre le Boiteux, voir Gerlach, Tagebuch, p. 107, 236, 315, 353, 369 ; Hurmuzaki, Documente,
XIV/1, p. 86, n. 1 ; N. Iorga, « Contribuţiuni la istoria Munteniei în a doua jumătate a secolului
XVI-lea », AARMSI, IIe série, XVIII (1896), p. 3. Un autre indice pour une alliance serbe serait la
présence de Mihnea le Méchant dans l’obituaire du monastère de Pčinja et des noms des princes
Mihnea et Pierre dans celui de Krušedol : cf. E. Turdeanu, « Din vechile schimburi culturale
dintre români şi iugoslavi », CL III (1939), p. 154, 164.
59
Hurmuzaki, Documente, II/1, no 560, p. 582, no 564, p. 585, no 566, p. 586-587 ; N. Iorga,
« Contribuţiuni la istoria Munteniei », p. 6 et n. 1.
60
M. Romanescu, « Neamurile doamnei lui Neagoe Vodă », AO XIX (1940), p. 13 et n. 83.
Nous doutons de la véracité des informations d’une Généalogie (Rodoslovie) serbe, connue
seulement dans une copie de 1712-1725, et qui daterait du règne d’Ivan le Terrible (1533-1589),
publiée par L. Stojanović, Stari srpski rodoslovi i letopisi, Belgrad 1927, p. 56 ; cf. I.C. Filliti,
« Despina, princesse de Valachie, fille présumée de Jean Brankovitch », RIR I (1931), p. 245-246.
En fait, il paraît évident que dans le cas de la famille Wiszniewiecki, la parenté sud-danubienne
est le résultat du mariage de Théodore avec Maria-Cneajna, la fille d’Etienne le Grand, morte le
18 mars 1518 et enterrée à Putna : cf. Şt. S. Gorovei, « Note istorice şi genealogice », p. 193, et
l’arbre généalogique de la p. 200.

454
STRATÉGIES MATRIMONIALES ET POLITIQUES

Alexandre Mircea raconte qu’il était né au milieu du Carême de l’année


1529, ce qui donne l’intervalle 10 février - 28 mars61. Par conséquent, le
mariage de Mircea avec Marie Despina a eu lieu au plus tard en 1528, lorsque le
titre de despote serbe était détenu par Ştefan (Étienne) Berislav, le fils d’Ivaniš
et le frère de la mariée. Ceci concorde avec l’information déjà mentionnée qui
dit que les deux filles d’Ivaniš Berislav étaient célibataires en 152762. Par
ailleurs, Pierre le Boiteux, le frère d’Alexandre Mircea, est né un peu avant
1534, selon l’inscription de sa pierre tombale conservée à Bolzano, dans le
Tyrol63.
Nous ignorons tout de la vie agitée de cette famille qui a dû, à ses débuts,
vivre sur les domaines des Berislav en Slavonie64. Après la défaite hongroise de
Mohács et l’occupation d’une partie de la Hongrie par les Ottomans, Étienne
Berislav était entré, en 1529, au service du sultan Soliman, qui lui rendit toutes
ses forteresses et son domaine en Slavonie65. Quelques années plus tard, en
1535, il entra en conflit avec un dignitaire turc et périt dans un combat obscur à
la suite de quoi ses biens furent occupés par les Ottomans66. On peut supposer
que Mircea, Marie Despina et leurs enfants durent chercher à nouveau refuge à
Bude, où régnait Étienne Zápolya, ou bien à Constantinople, où ils possédaient
la maison qui avait dû remplacer celle détruite en 150967. Arrivés à
l’adolescence, Alexandre Mircea et Pierre le Boiteux caressaient sans doute
l’espoir d’occuper le trône de Valachie, ce qui explique l’acharnement contre
eux dont fit preuve Mircea le Pâtre, qui les poursuivit de sa haine jusqu’à sa
mort, survenue en 1559. En effet, si l’on en croit les dires d’Alexandre Mircea
contenues dans la chronique murale du monastère de Bucovăţ, le prétendant au
trône et ses frères auraient passé environ 20 ans en exil en Syrie (dont 14 à
Alep) avant d’occuper le trône, en 1568. À partir de 1557, date de la mort du
voïévode valaque Pătraşcu (1554-1557), la détention à Constantinople aurait
remplacé l’exil syrien68. Ceci nous donne le schéma suivant : de 1537 à 1557 à

61
Cronicile slavo-romàne din sec. XV – XVI, éd. P. P. Panaitescu, Bucarest 1959, p. 195.
62
Pour les Berislav, voir N. Iorga, Geschichte des Osmanischen Reiches, II, Gotha 1909, p.
409 ; C. Jireček, Geschichte der Serben, II/1, Gotha 1918, p. 256-264 ; I.-R. Mircea, op. cit., p.
394, n. 72.
63
Hurmuzaki, Documente, XI, p. 451. Lors de sa naissance, sa mère eut un rêve
prémonitoire reproduit par le patriarche Jérémie, cf. Hurmuzaki, Documente XIV/1, p. 84-85.
64
C. Jireček, op. cit., p. 256.
65
Ibidem, p. 262.
66
Ibidem, p. 263-264.
67
Cette maison n’était pas Vlah-saraï, car le prince Radu Paisie avait, en 1536, sa propre
maison à Istanbul : M. Cazacu, « Projets et intrigues serbes », p. 520-521, n. 29. Le grand vizir
Aias pacha avait des parentes serbes : idem, p. 521, n. 30.
68
Voir la Chronique de Bucovăţ chez P. P. Panaitescu, op. cit., p. 195, l’inscription sur une
fontaine que Alexandre Mircea mettait, en 1571, à Ocnele-Mari, chez Inscripţiile medievale ale
României, I, Oraşul Bucureşti, éds. A. Elian et alii, Bucarest 1965, no 578, p. 479-480.
L’amélioration de leur situation sous le règne de Pătraşcu pourrait être mise en relation avec la
présence de Jean (Iane) Cantacuzène, le frère de Seitanoglou, dans le conseil princier de ce prince

455
MATEI CAZACU

Alep, puis à Constantinople en prison jusqu’en 1568, schéma que contredit le


mariage, entre 1560 et 1566 d’Alexandre avec Catherine Salvaresso69.
L’adoucissement de la condition d’Alexandre et de ses frères était dû, à n’en pas
douter, à l’influence des grands vizirs d’origine serbe Semiz Ali pacha (1561-
1565) et surtout du fameux Mehmed Sokolli (1565-1579)70.
Mais l’élément décisif et immédiat qui a amélioré le sort d’Alexandre
Mircea et de Pierre a été l’alliance avec Michel Cantacuzène Șeitanoglou, qui
était présenté, en 1570, comme leur « cognato »71. La date de cette alliance peut
être affinée si l’on prend en considération le fait que le fils aîné de Michel
Cantacuzène, Andronic, est né en 1553, alors que les deux suivants, Démètre et
Jean, sont nés respectivement en 1566 et en 157072. Ceci nous fait penser que la
princesse serbo-valaque, qui s’appelait peut-être Marie73, était la seconde femme
de Michel Cantacuzène, resté veuf après un premier mariage. Démètre et Jean
seraient donc nés de ce second mariage, qui a eu lieu au plus tard en 1565-1566.
Ce n’est là, bien sûr, qu’une hypothèse, car on peut tout aussi bien supposer que
Michel Cantacuzène avait épousé la sœur d’Alexandre et de Pierre le Boiteux
avant 1553. Dans cette hypothèse, on comprendrait mieux le geste hostile de
Dame Chiajna, qui avait rompu le mariage de sa fille avec Jean Cantacuzène, le

qui a pu avoir une relation avec la sœur de ces derniers, Théodore : G. D. Florescu – D. Pleşia, op.
cit., p. 141-144 ; Şt. Andreescu, « Mihai Viteazul », p. 195-196 ; infra.
69
Leur fils, Mihnea, est né entre 1560 et 1566 selon les sources contemporaines qui lui
donnent de 11 à 13 ans en 1577, ou bien de 18 à 20, et même 25 ans en 1585 : N. Iorga,
« Contribuţiuni », p. 23 ; Hurmuzaki, Documente, IV/2, no 8, p. 98, et no 60, p. 130 ; Hurmuzaki,
Documente, XI, p. 192. À la même époque, c’était, semble-t-il, le tour d’Alexandre Lăpuşneanu
de Moldavie d’être exilé à Alep, alors que sa belle-sœur (« cognata »), avec deux fils et deux
filles, vivait à Istanbul « détenue dans la maison qu’ils ont dans cette ville » : voir Hurmuzaki,
Documente, II/1, p. 423-424 ; Călători străini, II, p. 169-170 (rapport de Jean Belsius de Iaşi, en
date du 6 juin 1562).
70
M. Guboglu, « Sultani şi mari dregători otomani », Hrisovul VII (1947), p. 72 : avant
eux, le grand vizir Ibrahim pacha (1523-1536) parlait le serbe, étant originaire de Parga, une zone
très mélangée de l’Épire ; Aias pacha (1536-1538) était Albanais, mais parent de Božidar
Vukovič: supra, n. 66 ; enfin, Rustem pacha (1544-1553, 1555-1561) était Croate.
71
Hurmuzaki, Documente, II/1, no 587, p. 607 ; supra, p. 1 et n. 2, 3 et 4. Pour « cognato »,
qui vient du latin « cognatus », voir J. F. Niermeyer, Mediae latinitatis lexicon minus, Leiden
1954-1958, p. 196 ; en grec, le terme correspondant est « kouniados » : Du Cange, Glossarium
mediae el infimae graecitatis, Paris 1688, c. 732 (réimpression 1943) ; le frère de la sœur est
« genaikadelfos » : ibidem, c. 268.
72
J. M. Cantacuzène, op. cit., p. 117.
73
Notre hypothèse se base sur le fait que ce prénom, qui est celui d’une des filles du
chambellan Constantin Cantacuzène, se retrouve aussi dans l’ascendance de son épouse, Hélène,
la fille de Radu Şerban. La présence de Marie dans l’obituaire que Pierre le Boiteux, son frère,
envoyait à Patmos en 1584, pourrait s’expliquer par le fait qu’elle était veuve (depuis 1578) et
vivait donc sous la protection de son frère. En effet, une autre sœur de Pierre, Alexandra, mariée à
Georges cămăraş en Moldavie à la même époque n’est pas mentionnée dans cet obituaire : elle
faisait partie, dorénavant, d’une autre famille. Notons que N. Iorga avait deja soupçonné
l’existence de deux épouses de Michel Cantacuzène : Despre Cantacuzini, Bucarest 1902, p.
XXVIII-XXIX.

456
STRATÉGIES MATRIMONIALES ET POLITIQUES

frère de Michel, en 156474. À moins que le second mariage de Michel n’ait eu


lieu au même moment, geste qui aurait poussé Chiajna à refuser la main de sa
fille au beau-frère des ennemis et concurrents de son fils Pierre le Jeune au trône
valaque. Tout compte fait, cette dernière possibilité semble aussi la plus
probable.
La grâce qu’Alexandre Mircea et Pierre le Boiteux avaient trouvée auprès
du grand vizir Mehmed Sokolli s’explique aussi par le lien de parenté qui les
rapprochaient du puissant renégat. L’ambassadeur polonais Pierre Zborowski
écrivait, en effet, le 23 avril 1568, que Dame Roxanda Lăpuşneanu, la veuve du
prince de Moldavie, était apparentée au grand vizir75. Or, Roxanda était la fille
de Pierre Rareş et d’Hélène Catherine Branković (Despotovna), issue du
premier mariage d’Hélène Jakšić avec le despote Jean Branković76. Roxanda,
née en 1537-1538, était donc la nièce de la mère d’Alexandre et de Pierre le
Boiteux qui était, elle, née du second mariage d’Hélène Jakšić avec le despote
Ivaniš Berislav et, par conséquence, la cousine des deux princes. Cette parenté
est mentionnée, par ailleurs, par Pierre le Boiteux dans un acte du 30 mars 1575,
lorsqu’il confirmait au monastère de Putna la possession du village de Cuciurul
offert par « la tante [en fait, « cousine »] de Notre Seigneurie, feue Roxanda,
[mère] du feu prince Bogdan » [Lapuşneanul] 77. De la sorte, Alexandre Mircea
et Pierre le Boiteux se trouvaient apparentés au grand vizir Mehmed Sokolli,
sans pouvoir pour autant préciser quel était leur degré de parenté. Evidemment,
le grand vizir se trouvait parent également de Dame Chiajna de Valachie, la
tante de Roxanda et sœur de sa mère78. Mais ce qui a dû le faire pencher en
faveur d’Alexandre Mircea a été, sans aucun doute, le soutien de Michel
Cantacuzène Șeitanoglou, avec lequel il était étroitement lié79 du patriarche de
Constantinople et du lobby gréco-serbe de la capitale de l’Empire ottoman80 .

74
St. Gerlach, Tagebuch, p. 233 ; M. Crusius, Turcograeciae libri octo, Bâle 1584, p. 274 ;
É. Legrand, Recueil de fables ésopiques, Paris 1896 ; N. Iorga, Despre Cantacuzini, p. XXVIII ;
M. A. Mehmet, Documente turceşti privind istoria României, I, Bucarest, 1976, no 60, p. 60 ; voir
aussi le récit chez J. M. Cantacuzène, op. cit., p. 115-117.
75
Th. Holban, « Documente româneşti din arhivele polone şi franceze », AIIAI XIII (1976),
o
n 92, p. 318-319.
76
Şt. S. Gorovei, « Familia lui Petru Rareş », p. 267-268.
77
DIR, A, XVI/3, no 63, p. 47-49. Dans l’acte il y a une seconde erreur : Ruxanda est
nommée « femme » au lieu de « mère » de Bogdan Lăpuşneanu.
78
Şt. S. Gorovei, « Familia lui Petru Rareş », p. 267-268, croit que Chiajna ne pouvait pas
être née après 1530, car elle aurait été trop jeune pour se marier en 1546. On ne peut que rappeler
le cas de la fille de cette même Chiajna, qui à 15 ans refuse d’épouser Jean Cantacuzène mais
prend comme mari le neveu du patriarche de Constantinople. Par ailleurs, selon Şt. S. Gorovei,
op. cit., p. 268, Roxanda était née en 1537-1538 ; or, elle va épouser Joldea en 1552, à 14-15 ans.
79
« Mehemet Bassa, des Cantacuzens Stuetzen », dit Gerlach, op. cit., p. 454, et le baile
vénitien : « costui [Șeitanoglou] ha fama di esser stato causa col mezo del Bassà [Mehmed
Sokolli] del quale è stato sempre favorito grandemente », Hurmuzaki, Documente, IX/2, no 3, p.
95.
80
On n’a pas assez attiré l’attention sur Miloş, le frère d’Alexandre Mircea et de Pierre le
Boiteux : supra, n. 58. Nouveau fondateur du monastère de Néa Monè de Chios (en 1573), il

457
MATEI CAZACU

Six ans après l’installation d’Alexandre Mircea en Valachie, c’était le tour


de Pierre le Boiteux de monter sur le trône de Moldavie d’où était chassé le
prince Ioan Vodă cel Cumplit. Pour la première fois dans son histoire, la
Moldavie se voyait imposer un prince originaire de Valachie et, qui plus est,
étranger à la dynastie princière des Bogdan. Et ceci, alors que les prétendants au
trône ne manquaient pas et cherchaient le secours de la Pologne, de l’Empire
allemand ou du sultan81. Avec sa formidable intuition basée sur une
connaissance inégalée des sources, Nicolas Iorga écrivait à propos de cet
événement :
« En fait, la dynastie moldave avait été interrompue par l’attaque arbitraire des Turcs qui
foulaient aux pieds une coutume sacrée jusque là, la descendance des fondateurs de la Moldavie
devant au moins être inventée comme un hommage à cette tradition. Pierre était trop connu de par
son origine familiale pour qu’il ajoute dans ses chartes la mention d’un père imaginaire prince
moldave. Il est seulement “le voïévode Pierre”, et c’est tout, alors que, comme on le voit dans la
lettre du grand prince de Moscou adressée au prince Jean [1572-1574], celui-ci mentionnait, peut-
être aussi dans des actes internes qui ne se sont pas conservés, mais en tout cas dans certains
engagements solennels avec les puissances étrangères, sa généalogie.
Dorénavant, même les princes avec des prétentions dynastiques ne mentionneront plus que
leur nom seulement. Ceci à une époque où chez les Valaques, que cette profonde révolution
n’avait pas atteints, la mention du nom du père sera toujours obligatoire ; lorsqu’un nouveau
prince ne voulait pas renier son vrai père, on y avait recours à celui d’un ancêtre plus éloigné qui
donnait le droit au trône, comme ce fut le cas, dans la première moitié du XVIIe siècle, avec le
voïévode Radu, anciennement Şerban, et avec un Matthieu, “le petit-fils de Basarab”. Plus encore,
l’ancien nom de baptême n’est plus changé chez les Moldaves, comme ce fut le cas de ce Radul
en Valachie, connu sous un autre nom comme boyard ; ainsi, Pierre aura un successeur qui, appelé
Ion (Jean) à la maison, s’intitulera Iancu, afin de ne pas être confondu avec le voïévode Jean
Joldea, ou avec le voïévode Jean Despota, avec celui qui, en vue de la même distinction vis-à-vis
des prédécesseurs, s’est fait appeler Jean. Ainsi, la tradition s’écroulait en Moldavie »82.

prenait place aussitôt après le patriarche œcuménique et avant les métropolites dans l’église
patriarcale. Lui seul était admis à s’asseoir pendant les repas solennels à côté du patriarche qui
trônait. Lorsqu’il meurt, le 20 février 1577, laissant un fils, Vlad, et une fille, Irène, mariée avec
Albu Golescu, en Valachie, Gerlach rappelle qu’il avait été un temps exilé à Caffa, puis appelé à
Constantinople, alors que ses frères se trouvaient à Rhodes et à Alexandrie : Gerlach, op.cit., p.
315. Paul Lemerle a déjà attiré l’attention sur les notices slavonnes du ms. Coraï 1598 (Chios), qui
contient une copie du XVIe siècle du Typikon de Grégoire Pakourianos pour le monastère de
Petritzos à Philipopolis (1083) : P. Gautier, « Le typicon, du sévaste Grégoire Pakourianos », RÉB
XLII (1984), p. 5-146. Grâce à l’amabilité de Monsieur Florin Marinescu (Athènes), nous avons
obtenu une photocopie du f. 147 (p. 299) qui contient les notes suivantes : « † Scrişu eu Milosu
dascal snă Alixandru voda ot Vlaşcoe zemle ot grad Bucureşti. † Milostiiu bojiiu Io Alixandru
voivoda. † Čistnomu i naročinagomu ot Boga dolgodanomu ». Il ressort donc que Miloş était
professeur (dascăl), vraisemblablement à l’École patriarcale de Constantinople, tout comme
Dimitrije Ljubavić, en 1551-1556. Ceci, ensemble avec les riches dons de ses frères, princes de
Valachie et de Moldavie, expliquerait sa position éminente dans la hiérarchie grecque
constantinopolitaine dont nous parle Gerlach.
81
N. Iorga, Pretendenţi domneşti în secolul XIV, passim ; idem, « Contribuţii la istoria
Munteniei », p. 10, 19-20.
82
Idem, Istoria Românilor, V, p. 159-160.

458
STRATÉGIES MATRIMONIALES ET POLITIQUES

Les règnes simultanés des deux frères – Alexandre Mircea et Pierre le


Boiteux – dans les deux Pays roumains sont donc, en premier lieu, le résultat
des interventions des Cantacuzène et notamment de Șeitanoglou. C’est l’époque
où Jean (Iane) Cantacuzène est grand trésorier de Moldavie (1572-1585), puis
grand ban et capuchehaia de Valachie à la Porte (1586 - novembre 1592)83. À la
mort d’Alexandre Mircea, en 1577, son fils Mihnea obtint le trône qu’il occupa
de 1577 à 1583 et de 1585 à 1591, réalisant de la sorte une union dynastique
entre les deux pays84, union favorisée par le clan des Cantacuzène. La mise à
mort et la confiscation des biens de Michel Cantacuzène, le 3 mars 1578, n’a
pas mis fin aux relations de sa famille avec les Pays roumains85 . Jean (Iane)

83
N. Stoicescu, Dicţionar al marilor dregători din Ţara Românească şi Moldova (sec. XIV
– XVII), Bucarest 1971, p. 64-65 ; Şt. Andreescu, « Mihai Viteazul », p. 187-190 ; M. Maxim,
« New Turkish Documents Concerning Michael the Brave and His Time », RRH XXXII (1993),
p. 185-202.
84
Şt. Andreescu, Restitutio Daciae (Relaţiile politice dintre Ţara Românească, Moldova şi
Transilvania în răstimpul 1526 -1593), Bucarest 1980, p. 162-185 ; voir aussi N. Iorga, « Un pact
de familie şi o nuntă domnească în 1587 », AARMSI, IIIe série, XII (1931), p. 27-33. Voir aussi
idem, Istoria Românilor, V, p, 160 : « Stăpânirea frăţească peste amândouă ţările, un fel de unire
dinastică, pregătită încă din zilele când Ilie cel vechi şi Vlad Dracul erau cumnaţi, când Ştefan cel
Mare lua pe Maria lui Radu, Bogdan pe fata lui Mircea [en fait Mihnea] şi a Voicăi şi Ştefan cel
Tânăr pe Stana lui Neagoe, fară a mai pomeni încercarea de încuscrire pe aceeaşi linie a lui
Despot însuşi, se dovedea fără mare folos ».
85
La justification profonde de la mise à mort de Michel Cantacuzène est donnée par le baile
Nicolo Barbarigo dans un rapport au doge du 18 mars 1578. Après avoir énuméré les différents
griefs du sultan envers Șeitanoglou et Pierre le Boiteux (lui aussi voué à la mort dans un premier
temps), le diplomate vénitien ajoutait : « la causa principale veramente del ordine della morte
del’uno et dell’ altro [...] si tienne da quelli che penetrano un poco più avanti che sia stato il
desiderio di acquietare i popoli di quel paese [la Moldavie] gia sollevati, dubitandosi di una total
ribelione, essendo favorite queste lor solevationi dal Duca di Moscovia » : Hurmuzaki,
Documente, IV/2, no 18, p. 103-104. Cette information a été en général prise sous bénéfice
d’inventaire, car on connaît les démêlés de Michel Cantacuzène avec les Vénitiens qui ne le
portaient vraiment pas dans leur cœur, preuve les procès qu’il avait eus avec des Vénitiens en
1568 et en 1569 : A. Veress, Documente privitoare la istoria Ardealului, Moldovei şi Ţării
Româneşti, I (1527-1572), Bucarest 1929, no 331, p. 274-276, 332 et no 340, p. 286-287.
L’accusation d’avoir fomenté la révolte des Moldaves soutenus par le tsar russe – les incursions
de Nicoară Potcoavă avec les Cosaques en février - mars 1578 – devait se baser sur les intrigues –
réelles ou supposées – que Șeitanoglou avait pu nouer à Moscou lors de son dernier voyage là-bas
en décembre 1577. Voir à ce sujet la lettre de Mourat III au roi de Pologne, Etienne Báthory, du
21 novembre - 1er décembre 1577, recommandant son marchand de la Cour : « L’un des
marchands attachés à notre Maison, Mikhal, le modèle des notables du pays chrétien, détiendra ce
décret impérial, universellement obéi. Il est envoyé dans la province de Moscou, muni de fonds de
notre Trésor, afin d’acquérir et de rapporter des zibelines et autres marchandises d’une insigne
qualité et du choix le plus rare, dignes de servir notre personne », A. Bennigsen – Ch. Lemercier-
Quelquejay, « Les marchands », p. 390. Par ailleurs, l’agent de Cantacuzène, André Missir, était
resté en Pologne avec les marchandises, que le sultan réclamait en juillet 1578 : Hurmuzaki,
Documente, XI, nos 49-51, p. 619-621. Le retour précipité de Michel Cantacuzène à
Constantinople reste encore un mystère. En tout cas, si la supposition du sultan à propos de la
révolte – confirmée par les dénonciations du chan de Crimée et du neveu de Șeitanoglou – était

459
MATEI CAZACU

remplacera pour un temps son frère Michel, en réussissant à maintenir, contre


vents et marées, Pierre le Boiteux en Moldavie et Mihnea sur le trône de
Valachie, en dépit d’éclipses passagères entre 1581-1583, pour le premier, et
1583-1585, pour le second. Mais celui qui eut un rôle décisif dans la
modification du cours de l’histoire valaque et généralement roumaine pour plus
d’un siècle fut Andronic Cantacuzène, le fils aîné de Șeitanoglou.
Né en 1553 et marié à une Ralli, Andronic échappa par miracle à la mort
lors de l’assassinat de son père et, après quelques années difficiles, réussit à
prendre la place de ce dernier comme « prince » des Grecs à Constantinople.
Véritable « faiseur de princes », il soutint lui aussi Pierre le Boiteux et Mihnea
jusqu’à leurs dépositions en 1591. Après la mort de Jean (Iani) en novembre
1592, il obtint un firman impérial le nommant ban de Valachie à sa place86.
Quelques mois plus tard, il était nommé également ban de Moldavie où régnait
le prince Aron87.
Cette pratique était nouvelle et sans précédent dans l’histoire roumaine,
comme a observé Ştefan Andreescu88 . Outre qu’elle constituait une immixtion
dans la composition du Conseil princier, la nomination du ban par le sultan
marquait le contrôle serré que les Ottomans entendaient exercer sur les deux
Pays roumains et, bien évidemment, l’énorme prestige dont jouissait Andronic
Cantacuzène à la Porte. C’est dans cette position que l’habile banquier réalisa le
formidable montage financier réunissant l’équivalent de 250 millions de francs
français (45 millions de dollars) que coûta l’achat du trône par Michel le Brave,
son homme de confiance après avoir été celui du ban Jean, et qui plus est cousin
d’Andronic, car fils de Théodora Cantacuzène89.
Andronic n’agissait pas seul dans cette entreprise : il était secondé par des
parents comme Théodore (Tudorache) et Manuel Cantacuzène, par l’exarque
patriarcal en Pologne Nicéphore Dascălul et par le métropolite de Tărnovo,
Denys (Dionisie) Ralli Paléologue90. Il était évident que les Cantacuzène

vraie, alors on peut déduire que Michel Cantacuzène avait encouragé un mouvement du même
type que celui de Michel le Brave en 1594.
86
A. Decei, « Mihai Viteazul în documente turceşti », RA LII (1975), no 2, p. 145-146 ; M.
Maxim, New Turkish Documents, p. 193 et suiv.
87
Ibidem, p. 146-147.
88
Şt. Andreescu, « Mihai Viteazul », p. 187-188.
89
J. M. Cantacuzène, op. cit., p. 128, qui ne croit pas à l’origine Cantacuzène de Théodora ;
cf. G. D. Florescu – D. Pleşia, art. cit., p. 143 sq.
90
Şt. Andreescu, « Mihai Viteazul », p. 197 ; A. Pippidi, op. cit., p. 182-189. Au sujet de
l’action d’Andronic, il convient de préciser une fois pour toutes que l’hypothèse de N. Iorga, selon
lequel Andronic avait marié deux de ses filles aux princes Aron et Étienne le Sourd, est fausse et
repose sur une mauvaise traduction. En effet, dans une lettre du 14 novembre 1593, adressée à
Pierre le Boiteux, réfugié dans le Tyrol, Andronic écrivait qu’il avait fait princes « les enfants de
mes enfants » (« κοπελιον μου κοπελια »), dans la traduction de Iorga, dans Hurmuzaki,
Documente, XI, no 519, p. 373. Et plus loin : « à cause de la multitude des beaux-fils
(« gambrous »), je me suis trouvé la risée de tous dans ma vie et dans mon âme » : ibidem, p. 374.
Et N. Iorga d’ajouter dans la note 2 : « Nu-mi pot explica bine acest pasagiu care pare că se

460
STRATÉGIES MATRIMONIALES ET POLITIQUES

préparaient à leur façon la révolution qui devait, en partant de Valachie et de


Moldavie, et en alliance avec l’Empire, renverser la domination ottomane en
Europe et rétablir l’Empire de Byzance91. C’était là, à n’en pas douter, un projet
majeur qui a échoué pour le moment, mais qui allait inspirer, quelques deux
siècles et demi plus tard, la révolution grecque de 1821, dont le patron devait
être le tsar de Russie. Mais, au début du XIXe siècle, les Cantacuzène s’étaient,
dans leur plus grande partie, identifiés à leur patrie d’adoption et avaient
abandonné les rêves impériaux qui avaient pu être les leurs en 1593-1594.

On peut donc affirmer, sans crainte d’être contredit, que Michel, Jean
(Iane) et Andronic Cantacuzène ont exercé un véritable contrôle sur la Valachie
et sur la Moldavie dans la période 1568-1594, contrôle au nom du sultan et de
l’Empire ottoman. C’est là le sens du titre que Gerlach confère à Șeitanoglou,
« Herr über Balachia und Bogdania »92, titre confirmé par un acte ottoman de
1593 qui précise que Jean (Iane) « le grand ban [...] a été autrefois voïévode de
Valachie »93. Même si Iane n’a pas régné effectivement, sa fonction de grand
ban et de capuchehaia des deux Pays roumains, charges héritées par Andronic
en 1592-1593, faisaient d’eux aussi les « protecteurs », ou mieux les proconsuls
des Principautés danubiennes aux yeux des Ottomans.
Par ailleurs, les spécialistes ont été frappés par le fait qu’Andronic est
nommé dans les actes ottomans de 1592-1593, – publiés par A. Decei, M.
Guboglu, M. Mehmed et M. Maxim –, « Mihaloglu derviş ». Ce dernier terme

raportă la domnii munteni dinaintea lui Mihai Viteazul şi poate şi la Aron. “Copiii copiilor” să fie
nepoţi de fii sau fiice ? E imposibil pentru vrâsta lui Andronic şi nici unul din cei trei domni nu
era în acest grad de înrudire cu el. Mai curând aş crede că şi aici, ca şi puţin mai departe, e vorba
de gineri ». N. Iorga a donc présenté Aron et Étienne le Sourd comme gendres d’Andronic, erreur
qui se retrouve dans Despre Cantacuzini, p. XL, et jusque dans Istoria Românilor, V, p. 250, d’où
elle est passée dans d’autres ouvrages plus récents. Or, D. Russo a clairement démontré qu’il
fallait traduire « copéli » par « serviteur » et « gambros » par « candidat » : D. Russo, Studii
istorice greco-române, I, Bucarest 1939, p. 38 -39 et n. 1.
91
N. Iorga, « Les grandes familles byzantines et l’idée byzantine en Roumanie », BSHAR
XVIII (1931), p. 14-15, cité par Şt. Andreescu, « Mihai Viteazul », p. 197.
92
S. Gerlach, op. cit., p. 200, sous la date 17 mai 1576. En juin 1576, les envoyés valaques
hostiles à Alexandre Mircea se sont « grausam über seine unerträgliche Thyranney geklaget,
sonderlich dass sie vor diesem (Michel Cantacuzène) nur dem Kayser und ihrem Fürsten
Alexander den Tribut reichen dörffen, nun aber muessen sie dem Cantacuzen auch so viel geben
dass es ihnen fortzutreiben unmueglich falle : sondern muessen Haus und Hoff stehen lassen und
davon gehen » : ibidem, p. 233. Un mois plus tard, lors de l’arrestation de Michel Cantacuzène et
de son fils Andronic, Gerlach note à son encontre : « Er sey auch ein gar ungerechter Mann uber
seine Unterthanen gewesen, dann er etlich 100 Dörffer unter ihm und ein prächtig Sarai oder
Schloss in Achilo (Anchialos), auch in der Walachey und Moldau zu gebieten gehabt dass
dieselbe Weywoden thun müssen was er gewolt sonsten er ihnen gleich gedrohet er wolle
verschaffen dass sie sollen abgesetzet werden », ibidem, p. 222-224.
93
M. Maxim, « New Turkish Documents », p. 198-201.

461
MATEI CAZACU

signifie, en turc, un moine ou un « individu simple, au bon cœur », appellations


pour le moins bizarres pour un banquier aussi avisé que l’était Andronic.
D’autre part, Ioan C. Filitti a attiré l’attention sur la présence, à la même époque
(1598) en Valachie d’un André « le moine », ancien ban de Craiova94. On peut
donc se demander si, resté veuf ou séparé de sa femme, Irène Ralli (qu’il avait
épousé en 1575), Andronic n’était appelé « derviş », dans le sens de moine, par
les Ottomans, sobriquet qui lui est resté jusqu’à son remariage, peut-être avec
Marie Hrisoscoleu, comme le pensait Emanuel Hagi-Mosco95, union d’où est né,
en 1598, Constantin Cantacuzène le chambellan (postelnicul).
La carrière d’Andronic en Valachie est assez bien connue aujourd’hui96.
On sait qu’il fut trésorier et grand ban, un des principaux conseillers de Michel
le Brave, ensemble avec ses deux frères, Jean (Ion) et Démètre, issus du second
mariage de son père, et aussi d’autres Cantacuzène comme Théodore
(Tudorache) et Manuel97. Laissé comme gouverneur de la Moldavie après sa
conquête par Michel le Brave, Andronic va revenir en Valachie après la défaite
de Gorăslău et l’entrée des Polonais en Moldavie. Deux documents qui n’ont
pas été exploités suffisamment nous permettent de mieux comprendre sa
véritable position à la Cour du prince valaque. En septembre 1600, dans une
lettre expédiée par Şaban pacha de Chypre, qui se trouvait sur le Danube, il est
dit que le trésorier Andronic (Androni vestiar) était le précepteur de Nicolae
Pătraşcu, le fils de Michel le Brave : « Androni vestiar suo barone che era
governatore di suo figliuolo »98.
Le deuxième document a trait à la fin d’Andronic, décapité en Moldavie en
1601 sur ordre de Simion Movilă. En effet, le 24 juillet 1601, de Cluj, Nicolas
Farkas de Harinna écrivait aux autorités municipales de Bistriţa (Năsăud) qui lui
avaient annoncé la capture d’un Grec, dignitaire important de Michel le Brave.
Le noble hongrois demandait aux gens de Bistriţa de ne pas le livrer aux
ambassadeurs moldaves qui devaient passer par leur ville, mais de l’expédier à
Cluj. La justification de cette demande était que « ce Grec a été le cœur et l’âme
du prince Michel » (« fiindcă acel grec a fost inima şi sufletul lui Mihai
Vodă »)99.
94
I. C. Filitti, Banii şi caimacamii Craiovei, Craiova, s. d., p. 21 et n. 5. De même, l’acte
publié dans DRH, B, XI, Bucarest 1975, no 310, p. 417. Afin de déterminer l’identité du
personnage, il faudrait vérifier son sceau apposé sur cet acte qui a été reproduit en facsimile par
A. Sacerdoţeanu, Culegere de facsimile pentru Şcoala de Arhivistică, Seria românească, Bucarest
1942, planche 10.
95
E. Hagi-Mosco, Bucureşti. Amintirile unui oraş, Bucarest 1995, p. 136, note 10. Pour la
famille, voir I. C. Filitti, Arhiva Gh. Gr. Cantacuzino, Bucarest 1919, p. 267-268 ; M. D. Sturdza,
Dictionnaire historique et généalogique des grandes familles de Grèce, d’Albanie et de
Constantinople, p. 267 : l’arbre généalogique de la famille Chrisoscoleo (ou Hrisoscoleu), qui
indique la même union entre Marie H. et Andronic Cantacuzène.
96
N. Stoicescu, Dicţionar, p. 41 ; J. M. Cantacuzène, op. cit., p. 127-131.
97
Şt. Andreescu, « Mihai Viteazul », p. 197.
98
Hurmuzaki, Documente, IV/2, p. 30.
99
Hurmuzaki, Documente, XII, p. 1209.

462
STRATÉGIES MATRIMONIALES ET POLITIQUES

On sait, par ailleurs, que le 4 novembre de la même année, des courriers de


Moldavie amenaient à Istanbul :
« la cabeça de un cierto Andronico Griego, que dizen fué el que hizo rebellar a los
Valachos, y que el dicho Simon (Movila) governava la provincia conforme a las ordenes que le
embiaron de la Puerta »100.

On peut donc conclure qu’Andronic Cantacuzène essayait de passer en


Pologne, peut-être à Ostrog, chez le prince Basile, quand il a été arrêté à Bistriţa
et finalement livré aux Moldaves. « Le cœur et l’âme du prince Michel »,
« celui qui avait poussé les Valaques à se révolter », voici des appréciations qui
s’appliquent à un conseiller et ami de confiance, l’homme auquel Michel le
Brave avait confié l’éducation de son fils. Et il n’est pas inutile de rappeler que
Nicolae Pătraşcu va épouser en 1618 Ana, la fille du prince Radu Şerban, dont
l’autre fille, Hélène (Elena) deviendra la femme de Constantin Cantacuzène le
chambellan, le fils cadet d’Andronic101.
La mort d’Andronic en Moldavie, en octobre - novembre 1601, paraissait
infirmée par une information qui le disait réfugié, en 1603, à Vienne102. Or, une
lecture attentive de ce document – une lettre du 15 février 1603 écrite de Rome
par Jan Wielamin Rutski, un ecclésiastique russe de Pologne, au prince Nicolas
Christophore Radziwill – permet de préciser qu’il s’agissait, en fait, du
« principal métropolite des Grecs, Cotakuzeno », réfugié auprès de l’empereur,
donc de Denis Ralli Paléologue, un Cantacuzène par sa mère103. Ce témoignage
doit donc être éliminé pour la question qui nous intéresse.

On ne peut passer sous silence le nom d’un autre Cantacuzène de la fin du


XVIe siècle, qui a eu également des relations avec les Pays roumains. Son nom
apparaît pour la première fois le 26 septembre 1574, lorsqu’il est chargé par le
sultan Selim II de porter une lettre à Pierre le Boiteux, prince de Moldavie104. Le

100
Al. Ciorănescu, Documente privitoare la istoria românilor culese din arhivele din
Simancas, Bucarest 1940, p. 204 ; Şt. Andreescu, art. cit., p. 198.
101
Şt. Andreescu, « Familia lui Mihai Viteazul », p. 235, dans P. Cernovodeanu – C.
Rezachevici (éds.), Mihai Viteazul. Culegere de studii, Bucarest 1975. Nicolae Pătraşcu meurt en
1627 à Bratislava et ses restes seront réinhumés dans l’église du monastère de Comana, auprès de
son beau-père, Radu Şerban. Comana devient une propriété des Cantacuzène et il n’est pas très
étonnant d’y rencontrer un Badea Cantacuzino de Comana, témoin d’un acte du métropolite de
Valachie du 18 juin 1652. Voir A. Sacerdoţeanu, « Iarăşi despre mitropolitul Ignatie Sărbu »,
BOR LXXXII (1964), p. 1094. On y rencontre aussi Constantin le chambellan, mais sans nom de
famille. Badea est, par ailleurs, inconnu dans la généalogie des Cantacuzène valaques.
102
P. P. Panaitescu, Mihai Viteazul, Bucarest 1936, p. 50-52.
103
S. Golubev, Kievskij mitropolit Petr Mogila i ego spodvižniki, I, Moscou 1883, Annexes,
p. 179-181.
104
M. A. Mehmed, Documente turceşti privind istoria României, I, Bucarest 1976, no 132,
p. 126.

463
MATEI CAZACU

porteur de la lettre impériale est désigné sous la forme « le chaouch Ahmed, le


parent de Șeitanoglou»105. L’activité de ce fonctionnaire ottoman ne peut être
suivie avec certitude à cause de l’homonymie avec un autre chaouch Ahmed,
spécialisé, lui, dans les affaires de la Transylvanie et de la Pologne, et qui est
actif entre 1573 et 1592, lorsqu’il meurt106. Nous savons que ce deuxième
Ahmed était un renégat transylvain, de son vrai nom Marcus Bengner, et qui
apparaît souvent dans les registres de la ville de Braşov et dans la
correspondance entre la Porte, la Pologne et la Transylvanie107.
À une date inconnue, Ahmed Șeitanoglou devient müteferrika, membre
donc d’un corps d’élite qui comptait, à l’époque, environ cent membres et était
composé de fils de spahis et de hauts dignitaires ottomans (voir supra, note 3).
L’information sur cette promotion nous est donnée par l’historien Mustafa
Selaniki sous la date février 1596, lorsque Ahmed devient defterdar du
Danube :
« Il a été rapporté », écrit Mustafa Selaniki, « que le defterdarlik du Danube a été accordé à
Şeitan-Oglou, qui avait été auparavant honoré avec le passage à l’Islam et qui était devenu
müteferrika, étant nommé kiagîtemini (= intendant d’archives, scribe, secrétaire). Puisqu’il a été
dit qu’il était utile pour la gestion du vilayet de Valachie, le salaire de müteferrika a été accordé à
Sandjakdarzade (Mehmed Celebi). Son Altesse le grand vizir Sinan pacha, en prenant des sages
mesures pour le gouvernement du vilayet de Valachie, qui était grandement ruiné, a préparé la
nomination de Şeitan-Oglou comme defterdar du Danube »108.

On sait que la fonction de defterdar du Danube, qui rapportait en 1546 à


son titulaire 10.000 ducats par an, était liée à l’encaissement du tribut des pays
« devers le Danube », donc de la Valachie, de la Moldavie et de la
Transylvanie109. Grâce aux précisions de Mustafa Selaniki, on peut reconstituer
la chronologie des defterdars du Danube pour l’année 1596 comme suit :

105
Les chaouches, au nombre d’environ 300 à l’époque, « seyn Adelmesige die werden in
Legation und Commisionsachen hin und wider verschickt. Ihr Amt ist sonst wann der Kayser zu
Feld zeucht oder sonsten über Land verreisst, dass sie vor dem Hauffen her reiten und mit ihren
Faustkolben oder Busigan (buzdugan) die Ordnung und den Weg machen » : S. Schweiger, op.
cit., p. 168. Ahmed Seitan-Oglou est mentionné comme chaouch en liaison avec les Pays
roumains à trois reprises en 1577 : voir M. A. Mehmed, op. cit., I, no 137,140 et 141, p. 129-132.
106
S. Gerlach, op. cit., p. 321-322. Pour sa mort, voir le rapport de Atilio Amalteo, en date
du 1er août 1592, dans Călători străini, III, éds. M. Holban, P. Cernovodeanu, Bucarest 1971, p.
341.
107
A. Veress, Documente privitoare la istoria Ardealului, Moldovei şi Ţării Româneşti, III
(1585-1592), Bucarest 1931, no 125, p. 194, 197. On l’appelait aussi Magyar Amhat, voir
Hurmuzaki, Documente, XI, Bucarest 1900, no 20, p. LVI, 591, 594-595, nos 23, 810, 813, 814,
817, 820, 824, 828, 835, 836, etc.
108
Ibrahim Pecevi, Tarih, dans Cronici turceşti privind Ţările Române, éds. M. Guboglu,
M. A. Mehmed, Bucureşti 1966, p. 377.
109
Antoine Geuffroy, Briesve description de la Court du Grant Turc..., Paris 1546, chez Y.
Bernard, L’Orient du XVIe siècle à travers les récits des voyageurs français: regards portés sur la
société musulmane, Paris 1988, p. 306. Toutefois, Gerlach parle seulement de trois defterdars

464
STRATÉGIES MATRIMONIALES ET POLITIQUES

Șeitan-Oglou Ahmed, nommé en février 1596 ;


Mehmed Celebi, qui lui succède à une date indéterminée, occupe la
fonction jusqu’au 8-17 juin 1596 ;
Murad Celebi est nommé le 8-17 juin 1596110.
Il ressort de cette chronologie que Șeitan-Oglou Ahmed a occupé très peu
de temps la charge de defterdar du Danube alors que son prédécesseur,
l’historien Ibrahim Pecevi, est resté en place au moins un an111. La brièveté de la
présence de Șeitan-Oglou Ahmed dans la dignité de defterdar du Danube
pourrait s’expliquer, à notre avis, par sa défection et son refuge en Valachie à la
Cour de Michel le Brave, où se trouvaient les autres Cantacuzène dont il a été
question plus haut. On sait que dans les rangs de l’armée valaque se trouvaient
bon nombre de renégats, anciens janissaires ou autres, et que les Grecs
notamment, mais aussi les autres peuples balkaniques, posaient de grands
espoirs dans leur libération par le prince roumain112. Il est donc possible que,
aux côtés d’Andronic, de ses oncles et de ses fils installés en Valachie, un autre
Cantacuzène, un renégat, ait choisi lui aussi la liberté afin de contribuer au
soulèvement anti-ottoman auquel avait rêvé Michel Șeitanoglou et que soutint et
inspira son fils Andronic, l’ancêtre des Cantacuzène des Pays roumains.

(Rentmeister) : le grand defterdar à Istanbul, un second en Anatolie et un troisième en Grèce, op.


cit., p. 305.
110
Edition citée, p. 382.
111
Ibrahim Pecevi, Tarih, dans Cronici turceşti, p. 498 ; cf. aussi p. 504.
112
Hurmuzaki, Documente, IV/2, no 33, p. 38; Hunnuzaki, Documente, XII/l, no 154, p. 97;
cf. p. 86.

465
GÉNÉALOGIE ET EMPIRE.
LES CANTACUZÈNE DE L’ÉPOQUE BYZANTINE
À L’ÉPOQUE OTTOMANE
(en collaboration avec Jean Michel Cantacuzène)

I. La fin des Cantacuzène de Serbie

Une des pages les plus dramatiques de l’histoire de cette famille a été, sans
aucun doute, l’extinction quasi-totale de sa branche vivant en Serbie depuis
1414, date du mariage d’Irène Cantacuzène avec le despote Georges Branković.
Parmi les personnages les plus importants de cette famille actifs en Serbie
jusqu’à la chute du Despotat, en 1459, on peut citer les frères d’Irène, Georges
Cantacuzène Paléologue et Thomas1. Il y eut pourtant un autre Cantacuzène
dont nous ignorons le prénom et qui est appelé dans les actes de Raguse
simplement « Cathacusinus de Servia » ; il remplissait la fonction de gabelotto
(vraisemblablement fermier des revenus, donc l’équivalent du turc ottoman
amil) à Novo Brdo avant la première occupation de cette ville par les Ottomans,
le 27 juin 1441. Les actes de Raguse indiquent qu’il conserva cette charge très
lucrative durant l’intermède ottoman (1441-1444) et aussi après le
rétablissement de la domination serbe sur le centre minier (1444-1455)2. On
sait, en effet, que les mines d’argent d’ici rapportaient en 1439 pas moins de
200.000 ducats par an3.
On ignore ce qui est advenu de ce Cantacuzène lors de l’occupation de la
ville par Mehmed II en 1455 ; les mémoires du janissaire serbe Konstantin
Mihailović d’Ostrovica qui fut fait prisonnier à cette occasion, racontent que les
notables de la ville furent décapités et que les autres, vraisemblablement les
mineurs, eurent la vie sauve4. Quoi qu’il en fut, son fils, appelé dans ces mêmes
actes de Raguse « Jagno filius Catacusini de Novo Brdo » remplissait la même
1
Thomas était gouverneur de Smederovo en 1439 ; Georges le deviendra plus tard, en
1456. Cf. D. Nicol, The Byzantine Family of Kantakouzenos (Cantacuzenus) ca. 1100 - 1460,
Dumbarton Oaks 1968, no 67 et 70 et p. 178.
2
C. Jireček, Staat und Gesellschaft im Mittelalterlichen Serbien, IV, Vienne 1919, p. 34.
3
Idem, Die Handelsstrassen und Bergwerke von Serbien und Bosnien während des
Mittelalters, Prague 1916, p. 55-57 ; N. Beldiceanu, Les actes des premiers sultans conservés
dans les manuscrits turcs de la Bibliothèque nationale à Paris, I-II, Paris – La Haye 1960, 1964.
4
Memoiren eines Janitscharen oder Türkische Chronik, éds. R. Lachmann et alii, Graz –
Vienne – Cologne, 1975 (« Slavische Geschichtsschreiber », 8), p. 112-113.
MATEI CAZACU

fonction que son père en 1461 et 14625. C’est la première mention de ce


personnage qui, ensemble avec son frère Georges et un certain Nicolas
« Dangiovil » prenaient à ferme à l’été de 1474 l’impôt personnel et l’impôt sur
les prisonniers (ispenge, pengik) des mines de Kratovo en Serbie et de
Siderokapsa en Thessalie6. Il s’agissait, à n’en pas douter, d’un des hommes
d’affaires et banquiers grecs issu d'une famille impériale comme bon nombre de
ses contemporains aristocrates qui ne dédaignaient pas de se mêler de commerce
et d’affaires7.
Cependant, en 1477, ce Iani (Jean), ensemble avec ses deux frères, Alexios
et Georges, quatre (ou huit, selon une autre source) fils et douze petit-fils – donc
entre 19 et 23 personnes au total – étaient arrêtés à Novo Brdo, emmenés et
exécutés à Istanbul, vraisemblablement sur ordre du sultan Mehmed II. Leurs
corps furent enterrés par un Paléologue à Galata, le 16 septembre 14778. Les
raisons de ce véritable massacre – unique, croyons-nous, dans l’histoire
ottomane par l’acharnement contre une seule famille – sont restées inconnues
jusqu’à nos jours. Une série de documents des archives de Venise signalés
depuis 1975 par Ivan Božić9 nous révèlent la vérité. Il s’agit de négociations
secrètes entre le grand vizir Mahmud pacha (exécuté en 1474 sur ordre de
Mehmed II) et Venise en vue du dépècement de l’Empire ottoman, la cession de
Gallipoli et de Rumeli Hissar, ensemble avec la flotte ottomane, aux Vénitiens,
et l’installation de Mahmud comme seigneur de la Morée. Jean Cantacuzène
était, ensemble avec Alexius (Alessio) Span, seigneur de Drivasto et de Polog,
et le gendre de celui-ci, un certain Marin le Hongrois (Marin Hungaro) les
intermédiaires et les complices de ces tractations qui devaient leur rapporter des
pensions annuelles et des cadeaux importants.
Dans un article publié en 1984 10, nous avons étudié la généalogie et les
alliances de l’historien Laonikos Chalkokondyle (c. 1423 – après 1470) et nous
sommes arrivés à la conclusion qu’il gravitait dans le cercle d’intellectuels grecs
et turcs formé autour de Mahmud pacha dont il raconte en détail les faits et
gestes dans son ouvrage historique. Cette intimité se basait, affirmions-nous, sur
la relation de parenté entre les deux hommes : en effet, selon Sphrantzès, la
mère de Mahmud (né Michel Angelos ou Angelović, de la famille impériale des

5
C. Jireček, Die Handelsstrassen, loc. cit.
6
Fr. Babinger, Maometto il Conquistatore e il suo tempo, Turin 1957, p. 484-485.
7
N. Oikonomidès, Hommes d'affaires grecs et latins à Constantinople (XIIIe – XVe siècles),
Montréal – Paris 1979, p. 121 (Conférences Albert-le-Grand, 1977), qui cite Il libro dei conti di
Giacomo Badoer, éds. V. Dorini, T. Bertelè, Rome 1956 p. 74, 129.
8
D. Nicol, The Byzantine Family of Kantakouzenos (Cantacuzenus) ca. 1100 - 1460,
Dumbarton Oaks 1968, no 99, p. 227-228 ; I. M. Cantacuzino, O mie de ani în Balkani, Bucarest
1996 : Éd. Albatros, p. 99.
9
I. Božić, « Kolebanja Mahmud-pase Andjelovica », Prilozi za knjizevnost, jezik, istoriju i
folklor LXI/3-4 (Belgrade, 1975), p. 159-171.
10
M. Cazacu, « Les parentés byzantines et ottomanes de l’historien Laonikos
Chalkokondyle (c. 1423 - c. 1470) », Turcica XVI (1984), p. 95-114.

468
GÉNÉALOGIE ET EMPIRE

Anges, Angeloi) était la cousine germaine d’un Georges Paléologue, que nous
avons identifié comme étant Georges Paléologue Cantacuzène, le frère d’Irène
Branković dont il a été question plus haut. Ceci nous permettait de relier
Mahmud pacha à Jean (Iani) Cantacuzène, avec la précision que le futur grand
vizir vivait aussi à Novo Brdo et avait été fait prisonnier en 1439 lorsqu’il
fuyait, ensemble avec sa mère, à Smederovo (Sémendria). Et de conclure :
« On peut voir en lui [Jean Cantacuzène] un des premiers banquiers chrétiens de la
Turcocratie, tout comme ceux qui, selon Chalkokondyle, affermèrent le passage du Danube pour
les Turcs en 1462. Sa mise à mort, de concert avec celle de sa nombreuse famille, en 1477, peut
être rattachée à l’exécution, trois ans auparavant, de son cousin Mahmud pacha »11.

Même si la généalogie des Cantacuzène récemment découverte par M.


Thierry Ganchou12 ne confirme pas l’identification entre Georges Paléologue et
Georges Paléologue Cantacuzène, son contemporain, les documents vénitiens
signalés par Ivan Božić que nous avons consultés en original permettent
d’étayer l’hypothèse du lien entre Mahmud et Jean Cantacuzène, avec la
précision supplémentaire que la mort de Laonikos Chalkokondyle a dû se
produire dans les mêmes circonstances.

Les négociations entre Mahmud pacha et Venise commencent


vraisemblablement en 1469, lorsque le dignitaire ottoman, déchu du grand
vizirat en 1467 et exilé à Chassköy, près d’Andrinople, venait de recouvrer une
partie de la faveur du sultan qui le nommait en juillet 1468 gouverneur de
Gallipoli et lui confie le commandement de la flotte en 146913. Ceci se passait
durant la longue guerre qui mit Venise aux prises avec Mehmed II de 1463 à
1479 et revêtait, évidemment, la dimension d’une haute trahison de la part de
l’ancien grand vizir.
La première proposition de Mahmud pacha à Venise a été transmise à la
fin de l’année 1469 : en effet, le 3 janvier 1470, le Conseil des Dix répondait à
son messager, Alessio Span, l’assurant de son affection et lui promettant de sa
part et de ses alliés :

11
M. Cazacu, op. cit., p. 107.
12
Il s’agit d’Angelus Massarelus, « Dell’imperadori Constantinopolitani », Bibliothèque
vaticane, ms. lat. 12127, f. 349v°-353, transcription mise à notre disposition par M. Jean Michel
Cantacuzène.
13
M.C. Sehâbeddin Tekindag, « Mahmud Pasa », dans Islam Ansiklopedisi, VII, Istanbul
1957, p. 186. Nous devons la traduction de cet article au regretté Mihai Guboglu. Cf. la traduction
abrégée et corrigée de C.H. Imber, Encyclopédie de l’Islam, VI, Paris 1986, p. 67-70 ; A. Popović,
« La biographie de Grand Vizir Mahmûd Pasa Adnî, entre la “turcologie” et la “balkanologie” »,
dans Mélanges offerts à Louis Bazin par ses disciples, collègues et amis, Paris 1992, p. 227-229.

469
MATEI CAZACU

« tuti grandi favori e subsidii pecuniarii e per ogni altra via a nui possibille e far chel
summo artifice e la maiestad del re Ferdinando nostri confederati e i altri principi christiani farano
queste medesimo »14.

Prudent, le Conseil demandait à Mahmud de prendre contact avec son


« capitaneo general da mar » afin que celui-ci lui mette à disposition les moyens
financiers nécessaires à son entreprise.
Après cette première prise de contact15, l’offre de Mahmud pacha se fit
plus précise : le 22 décembre 1470, Venise confirmait à Alessio Span qu’elle
acceptait les « châteaux noirs » (Nigra Castella Dardanelli Constantinopolis) et
la flotte maritime ottomane en échange d’une pension de 40.000 ducats par an
lorsqu’il sera maître de la Morée. À son tour, Alessio Span allait recevoir
10.000 ducats par an.
Trois ans plus tard, le 12 avril 1473, le même Conseil répondait à
Leonardo Boldù, capitaine de Scutari et provéditeur de l’Albanie, lui confirmant
réception de sa lettre du 18 mars dans laquelle celui-ci résumait ses
conversations avec « Iana Catacusino ». Ce dernier devait aller ensemble avec
Alessio Span à Constantinople pour conférer avec Mahmud pacha et revenir,
« tuti do o l’uno de loro », après sept semaines pour lui communiquer les
nouvelles de ce dernier. Le Conseil réclamait plus de précisions de la part du
pacha – qui avait entre temps retrouvé la faveur du sultan – et lui envoyait à cet
effet des lettres patentes :
« in le qual se contien tute le soprascripte promission nostre facte cussi a Mahumut Bassa,
come agli trei ciascaduno da persi »16.

Les quatre lettres patentes se trouvent copiées dans les registres du Conseil
des Dix17. Celle en faveur de Mahmud pacha rappelle les prétentions de celui-ci
– la Morée et 40.000 ducats par an – mais ajoute un élément nouveau : dans le
cas où Mahmud attaquerait Constantinople et s’emparerait de la ville avec l’aide
de Venise, celle-ci se réservait pour elle la Morée, Négrepont (Eubée), Mitylène
(Lesbos) et toutes les îles en dehors du détroit des Dardanelles :
« Ma perche havemo consyderado le mutation de le condition del tempo et dele cosse
acoche la sua Illustrissima Signoria [= Mahmud pacha] perfectamente intenda l’animo et intention
nostra verso ley, la qual non poria esser meglior, ne piu benivola et amichi, dicemo et cum el
nostro Conseio di X cum la conta gli promettemo che aspirando la Excellentia sua a piu alta et
gloriosa imprexa et stato et assaltando la cita et l’imperio de Constantinopoli et dominio del
turcho de qua dal streto nuy saremo cum l’armata nostra et cum tutti nostri favori et presidii

14
Archivio di Stato di Venezia, Consiglio dei Dieci, Misti, XVII, f. 113v.
15
En 1469, un certain « Macumet bey, flambolarius Angelocastri » fils d’un certain
« Famianus » (Emin ?), « olim domini Salonichi », entrait en tractations avec Venise à laquelle il
demandait le sangiak de Morée et offrait Corinthe, Calavryta et Muchlion. Il semble qu’il
s’agissait d’un autre personnage que Mahmud pacha.
16
Archivio di Stato di Venezia, Consiglio dei Dieci, Misti, XVII, f. 180v-181v.
17
Archivio di Stato di Venezia, Consiglio dei Dieci, Misti, XVIII, f. 5-6.

470
GÉNÉALOGIE ET EMPIRE

pecuniarii et tuti altri in suo adiuto a mantenerlo et conservarlo in esso stato. Remanendo ala
Signoria nostra la Amorea, Negroponte, Metelino et tute l’isole fuori del streto. Et occupando la
Illustrissima Signoria Sua i castelli del Dardanello si che l’armata nostra possi passar suxo subito
que la manderemo in suo favor et adiuto fino dove sara bisogno ».

On voit donc que les projets de 1472-3 dépassaient de loin ceux de 1469-
1470, une escalade en rapport avec le retour en grâce de Mahmud pacha qui
avait été admis au divan impérial depuis le 27 août 1472. Il s’agissait
maintenant ni plus ni moins que de la domination de Constantinople et de
l’Empire ottoman d’Europe et d’Asie mineure à l’exception de la Morée et des
îles de la Méditerranée orientale.
Les trois intermédiaires – Jean Cantacuzène, Alessio Span et Marin le
Hongrois – n’étaient pas oubliés non plus : Venise leur promettait un revenu
annuel de respectivement 4000, 1000 et deux cents ducats. On voit que c’est
Jean Cantacuzène qui avait pris la conduite des opérations, vu que sa pension
était la plus élevée des toutes. S’y ajoutaient des somptueux cadeaux. Par
l’intermédiaire de Marin le Hongrois, le doge et le Conseil des Dix envoyaient à
Leonardo Boldù, le provéditeur de l’Albanie,
« brachia XXXII damaschini cremesini divisi in duo capicia. Item brachia XII scarlati rosati
divisi similiter in duo capicia que donari volumus suprascripto Iane Catacusino et Magnifico
domino Alexio Spano, videlicet unicuique eorum brachia XVI damaschini et brachia sex
scarlati ».

Enfin, Marin le Hongrois devait recevoir 34 ducats d’or.


Le moment de la rébellion de Mahmud pacha coïncidait avec la mise en
marche de la coalition d’Uzun Hassan, le seigneur turcoman du Mouton Blanc,
avec Venise, la Hongrie et la Moldavie d’Étienne le Grand18. Mais Jean
Cantacuzène et Alessio Spano ne trouvèrent plus Mahmud pacha à
Constantinople. En effet, il commandait l’armée ottomane qui s’était mise en
marche en Asie Mineure où elle battit Uzun Hassan le 11 août 1473. Au retour
de campagne, Mahmud pacha tomba à nouveau en disgrâce et finalement fut
exécuté en secret sur ordre du sultan le 18 juillet 147419.
Le 23 mai 1474, le doge et le Conseil des Dix adressaient une dernière
lettre à Alessio Span et à Jean Cantacuzène en réponse à leur missive du 4
avril : Mahmud pacha était à nouveau « privato de la gratia del signor turco »,
donc il n’était plus question de coup d’État. Venise acceptait d’accueillir
Mahmud comme réfugié sur son territoire, mais au cas où le sultan allait lui
accorder à nouveau une dignité dans une des quatre régions mentionnées par la
lettre – Gallipoli, l’Albanie, ou deux autres non précisées – elle était prête à
continuer la collaboration avec lui.

18
Voir Ş. Papacostea, « La politique externe de la Moldavie à l’époque d’Étienne le Grand :
points de repère », RRH XIV (1975), p. 423-440.
19
Voir les détails que donne Angiolello, Historia turchesca (1300-1514), éd. I. Ursu,
Bucarest 1909, p. 62-3 ; Fr. Babinger, op. cit., p. 352 et suiv.

471
MATEI CAZACU

La mort inattendue de Mahmud mit fin à tous ces projets et il semble


probable, à la lumière des documents présentés ici, de la mettre en rapport avec
la découverte de ses négociations avec Venise. L’énormité de la trahison –
Mahmud pacha était l’homme le plus populaire de l’Empire – a semble-t-il joué
dans la décision du sultan de ne pas la mentionner ouvertement. Les
contemporains n’ont rien su, la preuve étant les différents bruits qui ont circulé
sur les raisons de Mehmed II de faire périr son plus proche collaborateur.
Quant aux complice de Mahmud, ils eurent un sort différent. Alessio
Spano et son gendre eurent la vie sauve, car ils vivaient en territoire albanais
soumis à Venise. Drivasto fut conquise en 1478, tout comme Scutari et Kroja,
mais Spano avait fui à temps et vécut encore 17 ans (†1495)20. Jean
Cantacuzène connut encore trois ans de grâce, mais périt en 1477 entraînant
dans sa chute toute sa famille proche et les descendants jusqu’à la troisième
génération.
Reste à dire un mot sur Laonikos Chalkokondyle. Une analyse de son
ouvrage historique nous a fait supposer qu’il est mort ou a déposé sa plume aux
alentours de 1470 ou peu après. À la lumière de ce qui vient d’être dit, il devait
être lui aussi impliqué dans les projets de Mahmud pacha, car voici ce qu’il
écrivait au début de son livre :
« Et, d’une part, grande est la gloire [de la langue grecque] présentement, mais, d’autre part,
plus grande sera-t-elle encore, oui, quand un empereur hellène en personne et ceux de sa souche
qui seront empereurs sur les enfants des Hellènes, réunis ensemble, seront régis selon leurs
coutumes, pour leur plus grand bien et avec un pouvoir très grand sur les autres »21.

Ne pourrait-on pas interpréter ces paroles comme l’expression d’un espoir


qui avait pris corps entre 1469 et 1473 dans l’entourage immédiat de Mahmud
pacha, ce chrétien converti à l’Islam qui avait gardé des relations avec tant de
ses compatriotes, grecs et serbes, au point de rêver à la résurrection de l’Empire
chrétien ?

20
Voir Du Cange, Familiae augustae byzantinae, Paris 1680, p. 351 ; C. Jireček, Staat und
Gesellschaft, IV, Vienne 1919, p. 45. En 1454, Alessio Span était voïévode du despote Georges
Branković à Novo Brdo, ce qui explique ses liens avec Jean Cantacuzène et, vraisemblablement,
aussi avec Mahmud pacha qui y avait habité avant 1439. Voir aussi Fr. Babinger, Das Ende der
Arianiten, Munich 1960, p. 88 ; idem, Johannes Darius (1414-1494), SachwalterVenedigs in
Morgenland, und sein griechischer Umkreis, Munich 1961, p. 58-70.
21
Laonikos Chalkokondyle, Historiarum demonstrationes..., éd. E. Darko, I, Budapest
1922, p. 2.

472
GÉNÉALOGIE ET EMPIRE

Annexe
1473, 13 avril – Lettres patentes du doge de Venise en faveur de
Jean (Jana) Cantacuzène.

Patentes
Nicolaus Tronus Dei gratia dux Venetiarum, etc. Universis et singulis ad
quos presentes advenerint. Notum esse volumus che havendo effecto la materia
che per mecanita et interposition de lo Egregio Jana Catacusino se tracta et
practicha fra la nostra Signoria et lo Illustrissimo Signor Maumuth Bassa per
ruina et exterminio del stado del turcho havemo facto promettere al prefato
Jana per el nobel homo Lunardo Boldù, Conte et Capitanio nostro de Scutari et
provededor de l'Albania. et cusi per tenor de le presente cum el nostro Conseio
di X cum la conta gli promettemo dar ducati IIII millia de provision al anno, o
tante possession che li rendi i dicti ducati IIII m. per luy, suo figliuoli et heredi
in perpetuus havendo execution la materia come e sopradito. In quorum fidem,
robur et evidentiam pleniorem praesentes nostras patentes litteras fieri iussimus
et bulla nostra plumbea pendente muniri.
Date in nostro ducali palati die XIII Aprilis, Indictione VI, MCCCCLXXIII.

Copie, Venise, Archivio di Stato, Consiglio dei Dieci, Misti, XVIII, f. 5.

II. Les ascendants de Michel « Șeitanoglou » pendu à Anchialos en


1578

Publiée en 1977 par Peter Schreiner22, l’existence d’un Michel


Cantacuzène, mort de la peste à Constantinople en 1522, et enterré au cimetière
du Patriarcat, a relancé les recherches sur les ascendants de Michel
Cantacuzène, dit « Șeitanoglou », mort étranglé par le Turc en 1578 à
Anchialos23. Nous avions montré24 que Michel (†1522 ) était très
vraisemblablement le grand père de Michel « Șeitanoglou » (†1578), le maillon
intermédiaire étant Démètre, mort âgé au Mont-Athos en 1574, après avoir
contribué à sauver les églises de Constantinople de la destruction, en compagnie
de Xenakes, « vers 1540 », écrivions nous25, et plus précisément en 1536,
pouvons nous écrire ici26. Le point commun entre ces trois personnes, est

22
P. Schreiner, Die byzantinischen Kleinchroniken, Verlag der österreichischen Akademie
der Wissenschaft, vol. I, Vienne 1975, p.670 ; vol. II, Vienne 1977, p. 562.
23
Stefan Gerlach dess Aeltern , Tage-Buch, Frankfurt-sur-Main 1674, p. 46.
24
J.M. Cantacuzène, Mille ans dans les Balkans, Chronique des Cantacuzène dans la
tourmente des siècles, Paris 1992 : Éd. Christian, chap. V, p. 106-110.
25
Ibidem.
26
Philippus Cyprius, Magnae Ecclesiae Constantinopolitanae chronicon, Leipzig &
Francfurt Joh. Christian Wohlfart 1684, p. 394.

473
MATEI CAZACU

qu’elles étaient toutes trois intimes du Patriarcat grec de Constantinople27 et, en


ce qui concerne les deux Michel, en relation « d’affaires » avec la Moldavie28.
Pour relier ce « groupe du Patriarcat grec » vivant sous l’Empire ottoman,
à ceux des Cantacuzène existant dans l’Empire de Byzance jusqu’à la fin de mai
1453, il existe un élément évident dans l’épitaphe découverte par Peter
Schreiner29 : « Le seigneur Michel Cantacuzène, fils du Grand Domestique,
honneur des grecs par la parole et par les faits, a payé sa dette le mercredi 25
juin 1522 est mort de la peste bubonique et enterré à Sainte Paraschive », qui a
aussitôt été utilisé30 ; ce Michel (†1522), était le fils du Grand Domestique
Andronic Paléologue Cantacuzène, mort à la chute de Constantinople, soit les
armes à la main, soit exécuté par le Turc selon les récits, ainsi que le discute M.
Thierry Ganchou31. L’intéressant est que Andronic avait au moins trois fils,
l’aîné marié à la fille du Grand Amiral Notaras, étant exécuté avec son beau-
père ; les deux plus jeunes ont des âges et des sorts incertains, bien que des
écrits les disent également exécutés, ou ne les mentionnent même pas, sans
doute en raison de leur jeunesse.
Nous avons écrit32 et persistons ici, qu’un des jeunes enfants d’Andronic
(c.a.d. Michel †1522) avait très bien pu traverser caché la catastrophe de mai
1453, et réapparaître en tant que fils du Grand Domestique uniquement à sa
mort, intervenue dans sa 70e année ou plus. Un tel cas s’est déjà produit au
XVIIIe siècle, y compris avec le témoignage erroné d’un témoin oculaire.
Lorsque Constantin Brancovan a été exécuté avec ses enfants à Constantinople,
le 15 août 1714, le voyageur français Aubry de la Motraye était présent ; voici
son témoignage publié peu après :

« le Grand Seigneur se rendit à un de ses kioskes sur le bord de la mer ; et s’étant fait
amener le Prince de Valaquie avec ses deux fils, son Gendre et son Maître d’Hotel, détenus en
prison depuis deux mois pour les accusations que j’ai marquées ailleurs, il ordonna qu’ils fussent
decapitez sur une petite place qui règne devant le kioske : ce qui fut exécuté sous ses yeux en la
manière suivante et en moins d’un demi quart d’heure »33.

Or ceci est erroné car Brancovan a été exécuté avec ses quatre fils et son
Trésorier (ce qui fait en tout 6 personnes décapitées et non pas 5 comme indiqué
par La Motraye !). Rappelons qu’en outre un bébé (petit fils) caché en a

27
J.M. Cantacuzène, Mille ans dans les Balkans, loc. cit.
28
I.M. Cantacuzino, O mie de ani în Balkani, Bucarest 1996 : Éd. Albatros, chap. V, p. 108.
29
P. Schreiner, Die byzantinischen Kleinchroniken, loc. cit.
30
M. D. Sturdza, Grandes familles de Grèce, d’Albanie et de Constantinople, Dictionnaire
historique et généalogique, Paris 1983 : Chez l’Auteur, entrée « Cantacuzène ».
31
Th. Ganchou, « Sur quelques erreurs relatives aux derniers défenseurs de
Constantinopl », Θησαυρίσματα 25 (1995), p. 61-82.
32
J. M. Cantacuzène, Mille Ans dans les Balkans, loc. cit.
33
Voyages du Sieur Aubry de La Motraye en Europe..., II, La Haye 1727 : Éd. T. Johnson
& Van Duren, p. 212.

474
GÉNÉALOGIE ET EMPIRE

réchappé, ce qui s’est su bien plus tard, et a permis à la lignée de subsister


jusqu’au XIXe siècle, le nom se perpétuant ensuite par adoption.
Ceci étant, on a remarqué qu’à la fin du XVe siècle, il existait un autre
« Domestikos » mais au Patriarcat celui-là34, qui s’appelait Démètre
« Sektanis » Cantacuzène, fils du célèbre Georges « Sachataï », défenseur de
Smederevo et, au demeurant, frère du Grand Domestique Andronic, tous deux
étant les fils de Théodore (†1410), oncle de l’empereur Manuel qui l’avait
envoyé quérir des secours en France en 1397 35. Donc si Michel (†1522) était le
fils de ce Démètre du Patriarcat, une cohérence « Patriarcat » était retrouvée
vers l’amont, en même temps qu’une lignée avec la consonance des surnoms :
« Sachataï », « Sektanis », « Șeitan-oglou »36.
On a donc deux voies possibles : elles partent toutes deux de Théodore
(1410), pour aboutir à Michel (†1522) et à son petit fils Michel (†1578), mais
l’une des voies passe par le Grand Domestique Andronic, l’autre passe par son
neveu Démètre, Domestikos du Patriarcat.
Sur ces entrefaites, M. Thierry Ganchou37 nous procure très aimablement
une copie de documents inédits de la Bibliothèque Vaticane38, signalés au
détour d’une phrase par Donald Nicol 39. Ces documents, un manuscrit du XVIe
siècle d’Angelus Massarelus40, sont d’un intérêt considérable pour cette étude
puisqu’ils donnent la descendance de Théodore (1410) sur 4 générations, par les
hommes et par les femmes. Tout ce qu’on savait auparavant par l’étude de
Vitalien Laurent41 et par le Lexique prosopographique du temps des
Paléologues42 est confirmé avec de nombreuses précisions, y compris
l’existence de « quelques fils chez Andronic que le Turc a tués, et une fille qu’il
a épousée ». Mais il n’y a dans ces documents aucune trace d’un quelconque
Michel... Donc Michel (†1522) ne peut pas être le fils de Démètre dont les
enfants sont nommément désignés par Massarelus : « Andronic, Manuel,
34
P. Ş. Năsturel, « De la Cantacuzinii Bizanţului la Cantacuzinii Turcocraţiei si ai Ţărilor
Române », AG I (VI)/1-2 (1994), p. 170-175.
35
E. Trapp, Prosopographisches Lexicon der Paleologenzeit. 5, Faszikel, Verlag der
österreichischen Akademie der Wissenschaft, Wien, 1981, vide : Andronic, Megas Domestikos, no
10957 ; Georges, Archonte à Smederevo, no 10959 ; Démètre « Sektanis », Domestikos de la
Megale Ekklesia, no 10963 ; Theodore, Senateur à Constantinople, no 10966.
36
P. Ş. Năsturel, loc. cit.
37
Th. Ganchou, op. cit., p. 61-82.
38
Angelus Massarelus, Dell’Imperadori Constantinopolitani, dans Codex Vaticanus
Latinus, no 12127, fol. 349v-353.
39
D. M. Nicol, Introduction, p. XVII, dans Theodore Spandounes, The origin of the
ottoman emperors, Cambridge Univ. Press, 1997.
40
I. M. Cantacuzino, « Noi surprize în ascendenţa imperială a lui Seitanoglou », dans Actele
celui de-al IX-lea Simpozion de Studii Genealogice, Iaşi, mai 1998, à paraître dans AG (1999).
41
V. Laurent, « Alliances et filiations des Cantacuzène au XVe siècle », RÉB IX (1952), p.
64-105.
42
E. Trapp, Prosopographisches Lexicon der Palaiologenzeit. 5, no 10957 ; Georges,
Archonte à Smederevo, no 10959 ; Démètre « Sektanis », Domestikos de la Mégalè Ekklésia, no
10963 ; Theodore, Sénateur à Constantinople, no 10966.

475
MATEI CAZACU

Théodora, Maria ». Michel peut par contre très bien être un fils d’Andronic,
réchappé du massacre de 1453, même avec ces nouvelles données.
Ce qui frappe dans la généalogie donnée par Massarelus, c’est qu’il n’y est
question d’aucun Cantacuzène vivant à Constantinople sous les Ottomans,
comme par exemple Antoine (†1575) et son fils Georges, « ornements » du
Patriarcat43, dont tous les contemporains admettaient aussi la noble ascendance
byzantine. La rupture de 1453 a été tres nette, les informations n’ont plus circulé
pendant des décennies entre ceux qui avaient émigré et ceux qui étaient restés
sous les Ottomans. Ce phénomène s’est produit récemment, entre ceux restés au
delà et en deçà du « rideau de fer » : les informations généalogiques (décès,
naissances mariages) n’ont pas circulé pendant 50 ans et ont donné lieu a de
singulières surprises à partir de 1990, telle l’existence d’une dame Marina
Cantacuzène, née à Leningrad en 1924, vivant aujourd’hui à Moscou (sous son
nom de femme mariée), et dont l’existence même était ignorée, et pour cause :
son père Georges né en 1890 était marqué « disparu en 1918 » dans toutes les
généalogies de cette famille44 , alors qu’il a été arrêté en 1924, relâché puis arrêté
de nouveau lors de l’affaire Kirov et déporté en Sibérie en 1938, où il est mort
au goulag en 1943.
Pour toutes ces raisons, nous considérons comme a présent établi avec une
grande vraisemblance, le fait que Michel « Șeitanoglou » (†1578) est l’arrière-
petit-fils du Grand Domestique Andronic (†1453), motif pour lequel il a donné
ce nom à son propre fils Andronic (1553-1601).

43
Stefan Gerlach dess Aeltern, Tage-Buch, Frankfurt-sur-Main 1674 , p. 46.
44
J. M. Cantacuzène, Mille ans dans les Balkans, p. 446 : Tab. généal. VIII, 25ème gén. ;
Georges né en 1890 est indiqué comme étant mort en 1918, ce qui est faux et n’a été révélé qu’en
1999 !

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