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Analecta Isisiana: Ottoman and Turkish Studies

A co-publication with T he Isis Press, Istanbul, the series consists o f


collections o f thematic essays focused on specific themes of
O ttom an and Turkish studies. These scholarly volumes address
im portant issues throughout Turkish history, offering in a single
volume the accumulated insights o f a single author over a career o f
research on the subject.
Du socialisme ottoman à
l'internationalisme anatolien

Paul D um ont

The Isis Press, Istanbul gorgias press


2011
Gorgias Press LLC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA
www.gorgiaspress.com
Copyright © 2011 by The Isis Press, Istanbul
Originally published in 1997
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mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the
prior written permission of The Isis Press, Istanbul.
2011

I S B N 978-1-61143-740-9

Reprinted from the 1997 Istanbul edition.

Printed in the United States of America


Paul Dumont est né en 1945 à Beyrouth et a passé la plus grande partie de son
enfance d'abord au Liban, puis en Turquie. Après sa scolarité au lycée français
d'Istanbul, il a fait des études d'histoire à l'Université de Paris-Sorbonne.

Soutenue en 1971, sa thèse de doctorat de 3e cycle portait sur La littérature à thème


villageois dans l'Empire ottoman et la Turquie contemporaine. Depuis cette date, il
a publié plusieurs ouvrages et plus de 120 articles concernant aussi bien la
littérature que l'histoire politique et sociale de la Turquie. Son livre intitulé Mustafa
Kemal invente la Turquie moderne (1983) a obtenu en 1984 le prix Prix Eugène-
Colas décerné par l'Académie Française. Ses travaux sur l'évolution sociale,
culturelle et politique de la Turquie depuis les dernières décennies du XIXe siècle lui
ont valu, en 1987, le grade de docteur d'État ès lettres.

Paul Dumont a commencé sa carrière académique comme chercheur au Centre


National de la Recherche Scientifique. Depuis 1989, il est professeur de langue,
littérature et civilisation turques à l'Université des Sciences Humaines de
Strasbourg et directeur du département d'études turques de cette même Université. Il
dirige aussi l'unité de recherche "Mondes Turcs et Iraniens" associée au CNRS.

À côté de travaux historiques portant sur des thèmes aussi divers que la franc-
maçonnerie, le socialisme, les communautés juives, la vie urbaine dans l'Empire
ottoman et dans la Turquie du XXe siècle, Paul Dumont compte à son actif plusieurs
traductions, dont les Cinq Villes de Ahmed Hamdi Tanpinar. Il a également
organisé plusieurs expositions et de nombreux colloques scientifiques. Il a dirigé
plusieurs ouvrages collectif, parmi lesquels on peut citer notamment Radicalismes
islamiques (en collaboration avec O. Carré, 2 volumes, Paris, 1986), La Turquie au
seuil de l'Europe (en collaboration avec F. Georgeon, Paris, 1991), V illes
ottomanes à la fin de l'Empire (en collaboration avec F. Georgeon, Paris, 1992).
REMARQUES LIMINAIRES

Ce volume regroupe treize articles publiés entre 1975 et 1992 ainsi que
quatre textes inédits. Articles ? En réalité, il s ’agit principalement — le
lecteur ne tardera pas à s’en rendre compte— des chapitres successifs d’un
ouvrage qui n’a jamais été achevé. D ’un tempérament impatient, l’auteur a
commis l ’imprudence de publier ses textes, avec le projet de les remanier
ultérieurement, au fur et à mesure qu’ils étaient rédigés. Les remaniements
prévus n’ont jamais été réalisés. Et peu à peu s’est estompé le désir de
combler les lacunes d’un travail déjà soumis au regard de la communauté
scientifique. Manquent en particulier à l’appel les chapitres qui auraient retracé
l’histoire des divers courants socialistes apparus dans l’Empire ottoman dans
les années allant de la fin du XIXe siècle à la veille de la Grande Guerre. Le
texte n° II (“ Sources inédites pour l’histoire du mouvement ouvrier... ”) peut
donner une idée des thèmes et des matériaux dont l’exploration était envisagée.
Manquent aussi une introduction et une conclusion générales qui auraient
donné du liant à l’ensemble de l’ouvrage.

Certains articles reprennent, sous une forme différente, des sujets déjà
abordés auparavant. C’est ainsi, en particulier, que les textes IV (“ Une
organisation socialiste ottomane... ”) et V (“ Naissance d ’un socialisme
ottoman ”), IX (“ Les organisations socialistes et la propagande communiste
à Istanbul... ”) et XIII (“ Socialisme, communisme et mouvement ouvrier à
Istanbul... ”), X (“ Aux origines du mouvement communiste turc... ”) et
XVI (“ Socialisme et mouvement ouvrier en Turquie au lendemain de
l ’armistice de M udanya”), XI (“ Bolchevisme et O rie n t...”) et XII
(“ Bakou, carrefour révolutionnaire... ”) se présentent, en partie, comme des
doublets. L’auteur reconnaît assez volontiers qu’il lui est arrivé parfois, pour
répondre à une demande, de pratiquer ce qu’un illustre orientaliste avait un jour
comparé, au cours d’une conversation à bâtons rompus, à la préparation de
l’omelette : la cuisson des mêmes ingrédients, dans une même poêle, sur une
face, avant d ’être retournés sur l’autre. Si, après des hésitations, ces doublets
ont été conservés, c’est que la répétition s’y accompagne toujours de variations
souvent notables : mise à jour de nouveaux documents, changements de
perspective, éclairages différents... A cet égard, l’exemple le plus net est
celui formé par les textes IV et V. D ’un côté, le tout premier travail publié
par un jeune chercheur encore en plein apprentissage, de l’autre un article de
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vulgarisation paru, près de vingt ans plus tard, dans une revue destinée à un
lectorat cultivé. De part et d’autre, les données de base sont les mêmes. Dans
l’intervalle, c’est surtout le ton qui a changé. En 1975, l’auteur accordait une
pleine confiance aux témoignages écrits dont il disposait ; au début des années
90, les mêmes documents sont relus avec une évidente pointe d ’incrédulité et
d ’ironie. En prenant de l’âge, l’historien devient-il de plus en plus méfiant ?
Ou bien s’agit-il là d ’un penchant naturel qui, avec le temps, s’est aiguisé ?
Rappelons-nous aussi que l ’humanité a assisté, au cours de ces dernières
années, à la désintégration d ’une fascinante utopie. De quoi, assurément,
éveiller une certaine suspicion à l’endroit des proclamations et des professions
de foi dont les chapelles idéologiques ont, de tout temps, fait leur miel
quotidien.

Cette remarque faite, il convient cependant de préciser que la plupart des


textes rassemblés dans ce volume, y compris les inédits, ont été écrits entre
1974 et 1984. Ils sont donc relativement anciens et même, faudrait-il
probablement ajouter, quelque peu datés. Une des questions qui s’est très vite
posée, lors de la préparation de cette réédition, était de savoir s’il fallait tirer
profit des circonstances pour remettre l ’ouvrage sur le métier. Bien des
retouches semblaient s’imposer : unification des systèmes de transcription
utilisés pour rendre les noms propres et les termes techniques turcs ainsi que
les titres en langues étrangères, suppression des redites, actualisation des
références bibliographiques ou même, plus fondamentalement, réaménagement
de certains passages à la lumière des données fournies par des publications
ultérieures. Réflexion faite, rien de tout cela n’a été entrepris. Et pour cause.
Les changements à apporter auraient été si nombreux qu’il se serait agi, en
réalité, de récrire une bonne partie des textes. Dans ces conditions, les
corrections effectuées —il y en a eu, malgré tout, quelques-unes—
correspondent à ce qui a paru le minimum indispensable : allégements
stylistiques, chasse aux erreurs typographiques (dans l’espoir, assez vain, d’en
avoir évité de nouvelles), suppression des bévues les plus notables. Les
puristes seront agacés, c ’est certain, de constater que rien n ’a été fait pour
uniformiser, d ’un article à l’autre, ne serait-ce que la graphie des noms des
différentes personnalités mentionnées. Il faut y voir le reflet d ’une volonté
délibérée de ne pas toucher au texte de départ

Une autre précision s’impose encore. Les travaux regroupés dans ce


volume concernent un domaine de recherche déjà largement exploré. Il s’est
donc surtout agi, pour l’auteur, non pas de défricher un terrain vierge mais
d’apporter sa contribution à la connaissance des organisations politiques et des
mouvements d’idées pris en compte. Il l’a fait en s’appuyant, chaque fois qu’il
l’a pu, sur les publications disponibles. Au début des années 70, lorsqu’était
rédigé le premier en date des articles rassemblés dans ce volume, ceux qui
s’intéressaient à l’histoire des courants socialistes et communistes en Turquie
REMARQUES LI MI NAI RES 7

avaient à leur disposition, à côté d’autres titres de moindre portée, deux


ouvrages qui avaient surtout le mérite de viser à l’exhaustivité. L’un, en
langue anglaise, était dû à George Harris (The Origins o f Communism in
Turkey, Stanford, 1967) et puisait sa matière, pour l’essentiel, dans les
travaux des spécialistes soviétiques. L’autre, en turc, portait la signature de
Mete Tunçay (Türkiye'de Sol Akımlar, 1908-1925, 2e éd., Ankara, 1967) et
offrait l’intérêt de prendre appui non seulement sur la presse militante du début
du siècle, mais aussi sur un certain nombre de documents inédits tirés des
archives turques. Pour le jeune chercheur qui était en train de s’aventurer sur
un terrain encore inconnu, ces deux livres ont joué, chacun à sa manière, le
rôle de pelote d’Ariane. Le premier conduisait à la prolifique production
scientifique d’au-delà le rideau de fer. Le deuxième démontrait avec brio qu’il
existait des moyens de contourner l’historiographie officielle turque pour
exhumer des textes qui auraient dû, en toute logique, rester à jamais enfouis
dans le secret des bibliothèques.

Vers la même époque, les librairies d’Istanbul et d’Ankara exhibaient


aussi en vitrine, assez volontiers, une virulente littérature anticommuniste.
Des auteurs comme Fethi Tevetoğlu (Türkiye'de Sosyalist ve Komünist
Faaliyetler, Ankara, 1967) ou Açlan Sayılgan (Türkiye'de Sol Hareketler,
1870-1972, İstanbul, 1972) s’étaient spécialisés dans la chasse aux sorcières,
version turque. Mieux valait, dans ces années du guerre froide, ne pas avoir
son nom imprimé dans de tels pamphlets. Cependant, à la lumière de ces
mises en accusation, l’historien avait la possibilité de retrouver la trace de
quelque document inédit et parfois même de reconstituer, ne serait-ce que
partiellement, la trame des faits. A l’autre extrémité de l’échiquier idéologique,
il y avait aussi les opuscules de Kerim Sadi, alias A. Cerrahoğlu (brochures
regroupées ultérieurement dans Türkiye*de Sosyalizmin Tarihine Katkı,
Istanbul, 1974). Sous prétexte de sonder les origines du mouvement socialiste
en Turquie, il s’agissait de faire du prosélytisme en faveur de la cause.
N’empêche que de brochure en brochure refaisait peu à peu surface la parole de
précurseurs totalement oubliés.

Parmi les ouvrages dont la fréquentation était indispensable à tous ceux


qui s’intéressaient à l’histoire des mouvements de gauche en Turquie, il
convient de mentionner encore les mémoires de différentes personnalités ayant
participé, aux côtés de Mustafa Kemal, à la conduite de la guerre
d’indépendance. Avec le discours-fleuve prononcé en 1927 par le fondateur de
la République (Nutuk, maintes fois réédité), l’historiographie turque avait
disposé pendant longtemps d ’une vulgate que l’on disait intangible. A partir
du début des années 50, à la faveur d’une certain assouplissement du climat
politique, des voix comme celles d’Ali Fuat Cebesoy et Kâzım Karabekir
étaient venues apporter la contradiction, corrigeant certaines affirmations du
chef du mouvement national, comblant les silences de son récit, s’efforçant de
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démontrer qu’il y avait eu, à côté du grand homme auquel le peuple turc devait
la victoire, d’autres patriotes qui avaient combattu, d’autres forces politiques
qui s’étaient exprimées, des alliances parfois peu avouables dont le
gouvernement anatolien avait su tirer profit. Dans les premiers temps de la
guerre d’indépendance, le général Karabekir commandait l’armée turque sur le
front oriental. Son témoignage (İstiklâl Harbimiz, 2e éd., Istanbul, 1962 et
İstiklâl Harbimizde Enver Paşa ve İttihat Terakki Erkânı, İstanbul, 1967)
était celui d’un militaire qui, de par ses fonctions, était fort bien informé de
toutes les tractations entre l’Anatolie révolutionnaire et le gouvernement des
Soviets. Il en allait de même pour le général Cebesoy qui, après avoir
combattu face aux Grecs, avait représenté le mouvement kémaliste, avec rang
d ’ambassadeur, à Moscou (Milli Mücadele Hatıraları, Istanbul, 1953 ;
Moskova Hatıraları, Istanbul, 1955). Ces mémoires —auxquels d ’autres
témoignages de figures de moindre envergure n’avaient pas tardé à s’ajouter—
ne se rangeaient certes pas dans la catégorie des chefs-d’œuvre littéraires ; mais
ils présentaient l’intérêt, entre autres, de livrer à la curiosité du lecteur une
impressionnante masse de documents inédits.

Etait-il possible, en présence d’une telle accumulation de publications


de toutes sortes —travaux universitaires, mémoires, recueils de documents,
brochures, articles de propagande—, d’apporter du neuf, d’ajouter quelques
cailloux de plus à l ’édifice du savoir? En toute simplicité, il convient
d’avouer que le néophyte, fraîchement titulaire d’un doctorat de 3e cycle, qui
s’était assigné en 1972, comme nouvel objectif, d’étudier l ’émergence des
“ idées de gauche ” en Turquie, ne s’est à aucun moment posé la question.
S’il avait eu plus d’expérience, et si le vent de mai 68 avait soufflé de quelque
autre côté au lieu que de le frapper en pleine poitrine, il est probable qu’il y
aurait regardé à deux fois avant de se lancer dans l’entreprise. Mais à une
époque où tout semblait réalisable, il eût été assurément malséant de nourrir
des doutes quant à la réussite d’un projet qui, au demeurant, avait le mérite
d’être, comme on dirait aujourd’hui, “ politiquement correct ”.

Il n’appartient pas au signataire de ces lignes de formuler un jugement


sur le résultat atteint. Il lui semble cependant que sa candeur a été, dans une
certaine mesure, récompensée. Certes, ses travaux n’ont fait, pour l ’essentiel,
que prolonger le sillon préalablement tracé. Mais, au passage, de nouveaux
fonds d’archives ont été explorés et, relus attentivement, des matériaux déjà
connus ont livré quelques données supplémentaires. Parmi les gisements
documentaires mis à jour, le plus important est incontestablement la
correspondance de la Fédération ouvrière de Salonique avec le Bureau
Socialiste International. C ’est Georges Haupt qui, le premier, avait eu la
chance de découvrir ce lot de lettres (une centaine de textes couvrant la période
1909-1914). Contrairement à la plupart des amateurs de vieux papiers, cet
éminent maître à penser officiant à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, VIe
REMARQUES LI MI NAI RES 9

section, aimait à partager ses trouvailles avec d ’autres. Un étudiant venu de


Salonique, Kostis Moskof, avait déjà bénéficié de cette générosité et utilisé les
missives de la Fédération pour en tirer un mémoire (inédit) et en intégrer les
enseignements dans plusieurs ouvrages en langue grecque. Mais Georges
Haupt estimait que les documents qu’il avait exhumés méritaient d’être livrés à
la communauté scientifique dans leur intégralité. En attendant une publication
française, toujours en projet (î), une traduction turque fut préparée qui,
accompagnée d’études introductives, de matériaux annexes et d’un substantiel
appareil de notes, constitua, lors de sa parution, un singulier best seller dont
la première édition fut épuisée en l’espace de quelques semaines (G. Haupt et
P. Dumont, Osmanlı İmparatorluğunda Sosyalist Hareketler, Istanbul,
1977).

Autre gisement fertile : les archives du “ corps d ’occupation de


Constantinople ” et des autres structures militaires et diplomatiques de
l’Entente installées en Turquie au lendemain du désastreux armistice de
Moudros (octobre 1918). Plusieurs des textes rassemblés ici s’appuient, en
particulier, sur les papiers du ministère français de la Guerre conservés au
Château de Vincennes. Ici, ce n’était pas seulement la quantité des matériaux
disponibles qui était impressionnante, mais aussi leur diversité : simples
rapports d’informateurs collectés au jour le jour, notes de synthèse, procès-
verbaux de réunions, revues de presse, analyses politiques, télégrammes,
traductions, listes d’individus suspects, etc. A travers ces séries, il devenait
possible de cerner, à côté des organisations politiques ayant pignon sur rue,
des groupuscules éphémères dont aucune autre source n’avait conservé la trace.
En émergeait également la subversion au quotidien, celle des colleurs
d’affiches, des distributeurs de tracts, des orateurs de café, des agitateurs, des
journalistes en mal de copie, des mouchards, des exilés de tout poil... Enfin,
ce qui s’y laissait surtout lire, c’était la hantise obsessionnelle —propre à tous
les services de renseignem ents— du complot, de la fermentation
révolutionnaire, de la contagion souterraine des idéologies. Dans les années
précédant la Grande Guerre, chancelleries et Deuxièmes Bureaux avaient
focalisé leur attention sur le risque d ’un embrasement panislamiste ; avec la
révolution bolcheviste, un nouveau thème s’était rapidement emparé des
imaginations, celui du péril rouge. Dans une époque où la guerre froide battait
son plein, il était bien entendu fascinant de retrouver, à un demi-siècle
d’intervalle, des fantasmes et des frayeurs encore d’actualité.
10 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Parallèlement à l’excitation de rouvrir des cartons d ’archives qui


semblaient avoir été fermés à jamais, il y a eu aussi, pour l’auteur, la
satisfaction de pouvoir parcourir à son propre pas des matériaux que d ’autres,
avant lui, avaient exploré différemment. Ont été relus, en particulier, les
premiers périodiques socialistes publiés, avant la Première Guerre mondiale,
par Hüseyin Hilmi, zélote assez peu enclin aux débats idéologiques mais ayant
réussi, dit-on, à faire du socialisme une denrée suffisamment commerciale pour
en tirer sa subsistance. Ont été relus aussi les organes révolutionnaires de
l’après-guerre, qu’il s’agisse de Yİdrak sorti des mains du même Hüseyin
Hilmi, du Kurtuluş publié par un groupe d’étudiants revenus de Berlin, de
Y Aydınlık, revue “ sociale, scientifique et littéraire ” due à Şefik Hüsnü et à
son entourage, ou, plus modestes d ’apparence mais certainement plus
sulfureuses, des diverses feuilles parues en Anatolie dans le contexte difficile
de la Guerre d’indépendance nationale. Enfin, ont été passés au peigne fin la
presse socialiste d’Europe —dont Y Humanité qui comptait après-guerre bon
nombre de collaborateurs attentifs aux affaires turques— ainsi que quelques-uns
des principaux périodiques de la Russie bolcheviste, Pravda en tête.

Toutes ces lectures, tous ces dépouillements d’archives ont permis de


mettre en lumière des phénomènes qui, jusque-là, n’avaient pas véritablement
retenu l ’attention de ceux qui s’étaient déjà interrogés sur les origines des
“ idées de gauche ” en Turquie.

Premier constat : pour cerner les débuts du socialisme en terre


ottomane, il fallait passer par les “ minorités Plusieurs des articles réunis
dans ce volume soulignent le rôle joué dans la genèse du socialisme ottoman
par les intellectuels juifs de Salonique, relayés par les ouvriers, juif eux aussi,
des manufactures de tabac et des autres industries de la ville. Cette idée avait
également été développée, avec insistance, dans l’ouvrage en langue turque,
déjà mentionné, publié en collaboration avec G. Haupt. Belle aubaine pour
certains idéologues de l’extrême-droite turque, prompts à dénoncer, en toute
chose, l’intervention maléfique du sionisme. Allait venir un jour où, dans une
série d’articles publiés par le quotidien Tercüman, un journaliste détournerait
au profit de ses fantasmes la correspondance de la Fédération ouvrière de
Salonique avec le Bureau Socialiste International, clamant bien haut que les
Juifs étaient bien responsables —les documents étaient là pour le prouver— de
l’inoculation du socialisme en Turquie, comme ils l’avaient fait ailleurs. De
quelle rage n’aurait-il pas été pris, ce zélé défenseur de l’identité nationale, s’il
avait réalisé qu’à côté des Juifs, il y avait aussi les Arméniens, les Grecs, les
Bulgares, les Macédoniens, et même des Arabes ! Reste à savoir, au-delà des
REMARQUES L I MI NAI RES 11

polémiques, si les divers socialismes qui, au début de ce siècle, étaient en train


d’émerger dans l’Empire ottoman communiquaient effectivement entre eux. A
la lumière des correspondances et des articles parus dans la presse de l’époque,
certains des articles repris ici laissent entendre, entre les lignes, que les
militants ottomans, quelles que fussent leurs appartenances nationales, se
réclamaient tous des mêmes idéaux et étaient disposés à se ranger sous une
même bannière. Avec le recul, cette “ thèse ” apparaît cependant bien
contestable. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre acte de tous les fiascos
qu’ont connus, dans l’Empire, les diverses tentatives de fraternisation entre
nations. Un exemple, parmi bon nombre d ’autres : à Salonique, la
Fédération, tout en gardant son appellation, n’a réussi à conserver son
caractère “ fédératif ” que pendant quelques mois ; dans la même région, l’idée
de confédération balkanique, si fréquemment exaltée, allait être mise entre
parenthèses dès les premiers coups de canon de la guerre des Balkans.

Un autre élément qui s’est imposé peu à peu comme un fait


fondamental : l’hétérodoxie du socialisme turc d’après-guerre. A une époque
où le Komintern, à Moscou, s’efforçait d ’imposer à toutes les organisations
un catéchisme passe-partout, Istanbul, l’Anatolie et, au-delà de celle-ci, les
peuples musulmans de l’ex-Empire russe ont vu fleurir toutes sortes de projets
sulfureux. Ici, était exaltée la convergence du communisme et de l’islam ; là,
le système des soviets était présenté comme un des avatars du corporatisme ;
ailleurs, la révolution passait par l ’unité des peuples turcs, lorsqu’il ne
s’agissait pas de la réunification de l’Asie tout entière. S’est-il simplement
agi, chez ceux qui butinaient ainsi les idéologies, d ’atteindre l’objectif
politique qu’ils s’étalent assigné en faisant flèche de tout bois ? Vus à travers
les lunettes du Komintern, un Cheikh Servet présentant le préceptes du
bolchevisme comme un retour à l’âge d ’or de l’islam (tout en précisant que le
communisme n’était qu’un moyen, le but suprême étant la restauration des
valeurs musulmanes), un Enver Pacha faisant du gouvernement par des soviets
un des piliers du futur État turc, un Mahmud Esad considérant le communisme
islamique comme une étape obligée dans la voie menant, après un crochet par
la IIIe Internationale, à la “ pomme rouge ” de l’irrédentisme panturc, ne
pouvaient être que des manipulateurs. Soit. Mais pourquoi ne pas imaginer
aussi que la roublardise pût s’accompagner, chez nos révolutionnaires, d’une
certaine dose d ’inventivité doctrinale ? Ce n’est assurément pas parce que les
marxistes turcs se sont signalés, jusque dans les années 70, par leur
inébranlable fidélité au dogme qu’il faut supposer à leurs précurseurs la même
soumission aux convenances idéologiques.
12 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Enfin, il s’est avéré que l’étude des courants socialistes et communistes


débouchait —ce qui n’avait guère été prévu— sur une réévaluation de certains
credos de l’historiographie kémaliste. Non, contrairement à ce qu’avait affirmé
Mustafa Kemal dans son “ Discours ” de 1927, la Turquie ne devait pas la
victoire aux seuls dirigeants d’Ankara. Non, les idées de la révolution française
n’étaient pas les seules à avoir inspiré le mouvement de résistance anatolien.
Non, la voie suivie par les nationalistes turcs, de quelque chapelle qu’ils
fussent, n’avait pas été aussi droite que les récits officiels le donnaient à croire.
Dans la mémoire nationale, telle qu’elle s’exprimait à travers le “ Discours ”,
les choses étaient simples et limpides. Il y avait un héros, des adversaires, des
traîtres, un projet politique et social clairement défini... Les archives, les
vieux journaux, les mémoires donnaient à voir, eux, tout autre chose :
l’ambiguïté des objectifs, le flou des discours, la multiplicité des acteurs.
Emergeait en particulier de l’oubli le tissu complexe des relations que le
gouvernement d’Ankara avait réussi à tisser avec la République des Soviets et,
parallèlement, avec un certain nombre de groupes islamiques. Refaisaient aussi
surface les hommes qui, ayant dirigé la Turquie pendant la guerre sous la
bannière du Comité Union et Progrès, avaient pensé pouvoir monnayer leur
expérience et leur prestige d’antan pour revenir à la tête des affaires.

Comme d’autres historiens de la Turquie contemporaine, l’auteur a


notamment été intrigué par la figure trouble d’Enver Pacha, un des principaux
rivaux de Mustafa Kemal. Aventurier ? Héros visionnaire d’un tiers-monde en
gestation ? Simple pantin manipulé par les Bolcheviks ? Que l’ex-
généralissime des armées ottomanes ait été, pendant longtemps, un des
fantômes les plus occultés de l’historiographie turque ne pouvait qu’éperonner
l’imagination. Et que penser de personnalités de moindre envergure, mais tout
aussi équivoques, telles que Halil Pacha ou, dans un autre registre, Mustafa
Suphi ? Tous deux ont apporté leur contribution au rapprochement entre le
gouvernement d’Ankara et la République des Soviets, le premier en tant que
négociateur officieux, le second dans son rôle de leader du parti communiste
turc. Bien que venus d’horizons très différents, il semble qu’ils aient partagé au
moins un trait : la sinuosité de leurs trajectoires respectives, tant dans le
domaine de l’action politique que dans celui des choix idéologiques. Après
s’être fait un nom, pendant la guerre, en assurant la défense de l’Irak, Halil
Pacha devait, après l’armistice, se tailler une réputation de mercenaire prêt à
toutes les compromissions. Mort assassiné, Mustafa Suphi a pour sa part
toujours été représenté, dans les hagiographies marxistes, comme un martyr
irréprochable. A y regarder de plus près, il y a pourtant lieu de penser qu’il
aurait pu lui aussi, dans d’autres circonstances, être taxé de déviationnisme.
REMARQUES LI MI NAI RES 13

Avant de clore ces remarques liminaires, il importe de souligner que


depuis la fin des années 70, époque à laquelle la plupart des textes réunis dans
ce volume étaient déjà rédigés, les thèmes abordés dans ceux-ci ont fait l’objet
de nombreux autres travaux. Il faut surtout rendre hommage, ici, à Mete
Tunçay, un des pionniers de la recherche sur les courants “ de gauche ” en
Turquie, dont le Türkiye*de Sol Akımlar, à chaque réédition, n’a cessé de
s’enrichir de retouches et d’ajouts. La première édition de cet ouvrage comptait
218 pages. La dernière en date, celle de 1991, comporte deux gros volumes qui
totalisent plus de mille pages. A noter que Mete Tunçay ne s’est pas contenté,
au cours de toutes ces années, de remettre constamment en chantier un ouvrage
qui lui avait valu d’être considéré, dès le milieu des années 60, comme un des
meilleurs spécialistes de l’histoire des courants socialistes en Turquie. On lui
doit aussi plusieurs autres livres, complémentaires du premier, ainsi que des
dizaines d’articles. Autre contribution majeure, dans un domaine connexe, à la
connaissance de la vie politique turque de l’immédiate après-guerre : la belle
thèse qu’Erik Zürcher a consacrée aux activités des anciens leaders du Comité
Union et Progrès au lendemain de l’écroulement de l’Empire ottoman {The
Unionist Factor. The rôle o f the Committee o f Union and Progress in the
Turkish National Movement. 1905-1926, Leiden, 1994). Le même Erik
Zürcher, associé à Mete Tunçay, a aussi été le maître d ’œuvre d’un récent
travail collectif dont l’ambition première semble avoir été de faire un bilan des
recherches sur les socialismes ottomans {Socialism and Nationalism in the
Ottoman Empire. 1876-1923, London, 1994).

Ce dernier ouvrage présente notamment l’intérêt de proposer un survol


des travaux consacrés à l’émergence des idées socialistes parmi les diverses
communautés non-musulmanes de l ’Empire. Il souligne, au passage,
l’importance des écoles “ nationales ” dans l’étude des sociétés qui, en d’autres
temps, avaient fait partie de la grande famille des populations soumises au
Sultan. Aujourd’hui, pour cerner avec le plus de précision possible les
multiples organisations et groupuscules qui, en terre ottomane, s’employaient
à propager les nouvelles doctrines, il faut, à côté du turc, savoir lire le grec,
l’arménien, le bulgare, le macédonien, l’hébreu modeme. Naturellement, sans
compter l’anglais, indispensable koinè. La destruction du mur de Berlin et les
désillusions nées de l’effondrement des régimes communistes ont certes eu
pour conséquence un certain ralentissement de la production scientifique
consacrée aux mouvements ouvriers et aux socialismes de toute espèce ; mais
la quantité est souvent compensée, désormais, par la qualité.
14 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

En Turquie, un avancée importante a même été réalisée, il y a quelques


années, avec la création de la “ Fondation d’histoire économique et sociale ”
(!Türkiye Ekonomik ve Toplumsal Tarih Vakfı). Créée à l’initiative d ’Orhan
Silier, de Mete Tunçay et de quelques autres spécialistes du domaine, cette
structure d ’archivage et de recherche abrite de substantielles collections de
matériaux susceptibles d’intéresser l’historien : périodiques, dossiers, papiers
divers, archives orales. La revue populaire Toplumsal Tarih qu’elle publie rend
compte, à intervalles réguliers, de nouvelles trouvailles. “ Travail de mineur
de fond ”, se plaignait certes un des lecteurs de ce magazine, estimant qu’il ne
fallait pas se contenter de déterrer des documents inédits mais aussi tirer
quelque enseignement de tous ces matériaux rapportés à la surface.
“ Indispensable accumulation ” devait laisser entendre M. Tunçay,
personnellement interpellé. Même démarche à Y Institut International
d*Histoire Sociale d’Amsterdam où Orhan Silier, relayé ultérieurement par
Erik Zürcher, a créé une “ section turque ” qui mérite le détour.

Reste, in fine, à tenter de justifier la réalisation du présent recueil.


Impossible de ne pas mettre en avant l’inclusion, dans le volume, de plusieurs
textes inédits. Grâce à ceux-ci, l ’ouvrage couvre l ’histoire des courants
socialistes et commmunistes en Turquie jusqu’aux arrestations de 1925, début
d’une longue période de clandestinité. Autre argument, assez classique : la
nécessité de pallier à la difficulté d’accès de certains publications. Bon nombre
de revues spécialisées sont peu diffusées et ne figurent que dans quelques rares
bibliothèques. Il faut reconnaître qu’il est bien commode d’avoir sous une
même reliure des textes dont quelques-uns ne peuvent être retrouvés qu’à la
suite d ’un véritable jeu de piste. Cependant, au-delà de telles justifications, il
convient aussi, probablement, de faire la part de motivations plus subjectives.
Le projet de recherche dont ce volume est un des principaux résultats a été
élaboré, cela a été déjà souligné, au début des années 70, alors que résonnait
encore l ’écho des envolées soixante-huitardes. Pourquoi ne pas l ’avouer:
revenir sur tous ces textes, s ’indigner de la maladresse de certaines
formulations, d ’autres fois s’étonner de partager encore des points de vue
expimés il y a vingt ans, ce fut une façon comme une autre de prendre le
risque d’une relecture ressemblant fort à un examen de conscience.
À PROPOS
DE LA «CLASSE OUVRIÈRE» OTTOMANE
À LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
JEUNE-TURQUE

Dans les mois qui ont suivi la révolution de 1908, les principales
villes de l'Empire ottoman ont connu, on le sait, une intense agitation
ouvrière. À Salonique, à Constantinople, à Smyrne, dans d'autres villes
encore, des associations de travailleurs font leur apparition, des grèves éclatent.
Les dockers des ports de Constantinople et de Smyrne, les ouvriers de la
fabrique de verre de Pachabahtché, les ouvriers de la Régie des tabacs, les
wattmans et les conducteurs des tramways de Constantinople, les cheminots
des divers réseaux ferroviaires de l'Empire, les mineurs d'Héraclée, les ouvriers
de bien d'autres entreprises encore1, débrayent, réclamant des augmentations de
salaire ou l'amélioration des conditions de travail. D'août à octobre 1908, on
recense une trentaine de grèves importantes.

Par la suite, les arrêts de travail seront beaucoup moins fréquents, mais
les masses ouvrières continueront de bouger. De 1909 à 1912, la Fédération
ouvrière de Salonique organisera plusieurs grands meetings, publiera des
journaux socialistes, créera des coopératives et œuvrera au "relèvement de l'état
moral et intellectuel" des travailleurs2. Au cours des mêmes années, les
sociaux-démocrates bulgares, sous la direction de Vasil Glavinov, tenteront
d'organiser le prolétariat des principales villes de Macédoine3. À
Constantinople, les socialistes arméniens renforceront leurs positions ; les

^ o u r un aperçu d'ensemble sur ces grèves, cf. l'ouvrage d'Oya Sencer, Türkiye'de İşçi Sınıfı.
Doğuşu ve Yapısı (La classe ouvrière en Turquie. Ses origines et sa structure), Istanbul, 1969.
Voir également Hüseyin Avni Şanda, Türkiye'de 54 Yıl Önceki İşçi Hareketleri (Les
mouvements ouvriers d’il y a 54 ans en Turquie), Istanbul, 1962, et les nombreux travaux de
Kemal Sülker, notamment 100 Soruda Türkiye'de İşçi Hareketleri (Les mouvements ouvriers en
Turquie en 100 questions), 2e éd., Istanbul, 1973. Il existe par ailleurs une importante
bibliographie en langue russe dont on aura un aperçu dans l'ouvrage de George S. Harris, The
Origins o f Communism in Turkey, Stanford, 1967. En français, voir l'article de Stefan Velikov,
"Sut le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie après la révolution jeune-turque de 1908",
Études Balkaniques (Sofia), I, 1964, pp. 29-48, et celui de Paul Dumont^ "Une organisation
socialiste ottomane : la fédération ouvrière de Salonique (1908-1912)", Etudes Balkaniques
(Sofia), 1 ,1975, pp. 76-88.
2Cf. Je rapport adressé par la Fédération au Bureau Socialiste Internationale (=BSI) en 1910.
Ce rapport a été publié par Georges Haupt dans "Le début du mouvement socialiste en
Turquie". Le mouvement social, n° 45, oct.-déc. 1968, pp. 121-137.
3Voir à ce propos le rapport de Glavinov au BSI publié par G. Haupt, op. cit., p. 124-128.
16 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Turcs et les Grecs s'efforceront de créer leurs propres organisations : Hüseyin


Hilmi réussira à fonder un Parti socialiste ottoman et à diffuser divers
journaux1, H. Vezestenis éditera un petit journal en langue grecque, YErgatis,
et s'inspirera des conseils de Parvus pour mettre en place un "Groupe d'études
sociales" rassemblant divers "syndicats" d’ouvriers grecs2. Certains indices
nous permettent de penser que des embryons de groupements furent également
créés dans d'autres villes, à Brousse et à Smyme notamment3.

Sur quoi venait donc prendre appui cette effervescence des années 1908-
1912 ? Certains historiens4 ont affirmé qu'il y avait à cette époque, dans
l'Empire ottoman, une véritable classe ouvrière. S'appuyant sur une multitude
de données tirées de la presse du XIXe siècle, Oya Sencer s'est employée à
démontrer qu'après une période de gestation (couvrant, en gros, la première
moitié du XIXe siècle), les prolétaires ottomans avaient progressivement
constitué une "classe" vers les années 1870-1900. Une telle classe a-t-elle
réellement existé à cette époque ? Telle est la question à laquelle nous
tenterons de répondre dans les pages qui suivent.

I. ARTISANAT, MANUFACTURE DISPERSÉE, INDUSTRIE

Avant de chercher à définir les contours du prolétariat ottoman, nous


nous efforcerons de cerner les diverses formes de production qui caractérisent
l'économie ottomane de la fin du XIXe siècle. Nous envisagerons ici trois
secteurs principaux : l'artisanat, la "manufacture dispersée", et, dans un sens
très large, l'industrie.

*À ce propos, cf. notamment le livre de Mete Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar. J 90S-1925 (Les
courants de gauche en Turquie. 1908-1925), 2e éd., Ankara, 1967, pp. 26-42.
2En ce qui concerne ce groupe d'étude sociales, nous disposons de certains documents inédits,
découverts dans les archives du BSI. Voir également le livre de G. S. Harris, op. cit., p. 20, qui
confond cette organisation avec la Parti social-démocrate de Hasan Rıza.
3 Le journal de Hüseyin Hilmi, lehtirak, accorde une place relativement importante aux
revendications des ouvriers de Brousse (voir par exemple la lettre des Pileuses employées dans
les filatures de soie, "Hükümetimizin nazar-ı dikkatine" (À l'attention de notre gouvernement),
Ichtirak, n° 2,25 şubat 1325/10 mars 1910, pp. 23-26). 11 y a tout lieu de croire que ces ouvriers
avaient réussi, dans une certaine mesure, à s'organiser. À Smyme, on sait qu'un certain
Mehmed Medjded avait fondé un journal ouvrier, YIrgat, qui fut sans doute le premier organe
socialiste paraissant en langue turque (<L'Humanité, 2.9.1908, p. 2). Témoignent également de
l'effervescence ouvrière dans cette région les grèves des cheminots des lignes de Smyme à
Aidin et de Smyme à Kassaba (L'Humanitéloc. cit.).
4Notamment deux des meilleurs spécialistes de l'histoire des mouvements ouvriers turcs, Oya
Sencer et Kemal Sülker. Mete Tunçay, auteur d'une excellente étude sur les courants de
gauche en Turquie {op. cit.), est plus prudent : il se contente de distinguer au sein de la société
ottomane une "couche inférieure" dans laquelle il place les paysans, les petits artisans, les
ouvriers, etc. {op. cit., p. 13).
LA « C L A S S E OUVRIÈRE» OTTOMANE 17
L'artisanat

À l’époque qui nous occupe, l'artisanat continue indéniablement de


jouer un rôle important dans l'économie de l'Empire ottoman. Même si
certaines villes (Constantinople, Brousse, Smyme, Erzéroum, etc.) sont
mieux loties que d'autres, on rencontre des artisans un peu partout. Parmi les
métiers les mieux représentés, nous devons citer la fabrication des tapis, le
tissage (coton, laine, soie), la chaudronnerie, la tannerie, la coutellerie. En
1890, il y avait dans le seule ville d'Ouchak un millier de métiers à tapis en
activité1. Vers 1910, l'Anatolie comptait sans doute, au total, près de 20.000
métiers qui mobilisaient quelque 60.000 ouvrières2. La fabrication artisanale
des tissus, sur des métiers à main, était encore très largement répandue dans les
dernières décennies du XIXe siècle. À titre d'exemple, on peut noter qu’il y
avait à Amassia, un des hauts lieux de la tisseranderie, 2.500 métiers, et 3.000
dans la ville voisine de Merzifon3. Au début du XXe siècle, malgré l'irruption
massive des tissus industriels, près de 20% des étoffes utilisées en Turquie
viennent de l'artisanat4. Quant à la chaudronnerie, elle représentait
vraisemblablement une consommation de cuivre oscillant, selon les années,
entre 1.000 et 1.500 tonnes5*. Vers 1890, les artisans de Diyarbekir
produisaient 65.000 ocques d'objets en cuivre, dont 43.000 ocques étaient
vendues à l'extérieur du vilayefî. La tannerie et la fabrication de chaussures
étaient, elles aussi, très largement répandues. D'après des statistiques de 1913,
plus de 7.000 petites entreprises (environ 13.000 artisans) étaient concernées,
sur le territoire de l'actuelle Turquie, par le travail du cuir. À la même époque,
la production annuelle de chaussures se montait à environ dix millions de
paires7. La coutellerie (y compris la fabrication des armes blanches) prospérait
notamment à Erzéroum et à Brousse. Dans la première de ces villes, on
constate, à la fin du XIXe siècle, un certain déclin8 ; mais à Brousse on
fabriquait encore, vers 1910, plus d'un million d'objets tranchants par an9.

1F. Rougon, Smyrne. Situation commerciale et économique des pays compris dans la
conscription du Consulat général de France, Paris, 1892, p. 248.
2D'après Vedat Eldem, Osmanlı İmparatorluğunun İktisadi Şartlan Hakkında Bir Tetkik (Une
recherche sur les conditions économiques de l’Empire ottoman), Ankara, 1970, pp. 142-143.
3Cf. Vital Cuinet, La Turquie d'Asie. Géographie administrative, statistique, descriptive et
raisonnée de chaque province de l'Asie Mineure, vol. I, Paris, 1890, p. 749.
4V. Eldem, op. cit., p. 144. Les 80% restants sont en grande partie importés d'Europe. En 1913,
d'après V. Eldem, les "fabriques" turques n'ont tissé que 1272 tonnes de fil de coton, tandis que
la consommation des métiers à main atteignait 14.753 tonnes. Les pays d'Europe, pour leur part,
ont fourni plus de 48.300 tonnes de tissus.
5V. Eldem, op. cit., p. 145.
^V. Cuinet, op. cit., vol. II (1891), p. 403.
7V. Eldem, op. cit., p. 147.
8V. Cuinet, op. cit., vol. 1, p. 173. Voir également la Revue Commerciale du Levant, n° 242,
mai 1907, p. 810.
9V. Eldem op. cit., p. 147.
18 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Ceci dit, même s'il conserve une place importante dans l'économie
ottomane, il est incontestable que l'artisanat s'étiole. Les corporations sont en
pleine déconfiture. Les petits métiers ont de plus en plus de mal à soutenir la
concurrence des produits manufacturés (qui viennent, pour une grande part,
d'Europe). Vital Cuinet, qui a publié dans les années 1890 quatre gros
volumes sur la Turquie d'Asie, ne manque pas de constater le déclin de
certaines productions : les toiles de coton, en particulier, connaissent un net
recul ; la chaudronnerie, la coutellerie, la poterie, la tannerie sont, elles aussi,
touchées. Vingt ans plus tard, en 1907, la décadence apparaît encore plus
marquée. Les réponses envoyées à une enquête lancée par la R evue
Commerciale du Levant témoignent de la dégradation de la situation. À
Erzéroum, par exemple, la production annuelle des manoussa, cotonnades en
couleurs, est passée en une dizaine d'années de 150.000 pièces à 25.000 pièces
; la fabrication des cuirs et des peaux, des armes, des couteaux, des objets en
cuivre a considérablement diminué1. À Giressoun, le tissage des pechtemal
n'occupe plus qu'une vingtaine de métiers : pour la fabrication de ce tissu, on
emploie des cotons filés provenant d'Italie, d'Angleterre et de Belgique2. Les
métiers traditionnels sont remplacés soit par des importations d'Europe, soit,
plus rarement, par des entreprises à caractère industriel. C'est ansi par exemple
qu'en Cilicie, une région cotonnière qui ne possédait, vers 1890, à en croire V.
Cuinet, aucune industrie, de nombreuses fabriques ont poussé après 1900. Les
Trypani père et fils notamment avaient créé une importante filature et une
fabrique de tissage de 120 métiers produisant 160 pièces par jour3.

L'artisanat se laisse progressivement supplanter, mais, répétons-le, il


fait encore assez bonne figure. Vers 1900, les masses laborieuses — et c'est là
que nous voulions en venir — sont encore, en grande partie, constituées
d'artisans, d'apprentis, d'ouvrières en chambre (fileuses, tisserandes), etc. Il est
bien entendu difficile de faire de tous ces travailleurs des prolétaires, même si
leur niveau de vie est souvent très bas. Il est certain, toutefois, qu'un certain
nombre d'entre eux peuvent être considérés, dans une certaine mesure, comme
appartenant à l'univers ouvrier. Tel est le cas, notamment, des femmes
employées au tissage des étoffes et des tapis. La fabrication des tapis et des
tissus représente, certes, pour l'essentiel, une activité domestique, mais les
femmes rassemblées autour des métiers sont, dans la plupart de cas, des
salariées, vigoureusement exploitées par les propriétaires des métiers et les
négociants. Ces ouvrières payées à la tâche offrent en outre la particularité
d'être concentrées dans certaines villes (Brousse, Ouchak, Koula, Guerdès, etc.)
où elles constituent une véritable couche prolétarienne.

^Revue Commerciale du Levant, loc. cit.


2Revue Commerciale du Levant, n° 242, mai 1907, p. 839.
3Revue Commerciale du Levant, n° 242, mai 1907, pp. 763 et sv.
LA « C L A S S E OUVRIÈRE» OTTOMANE 19

La manufacture dispersée

Avec les tapis et les tissus, nous nous trouvons à vrai dire en présence
d’un secteur un peu particulier, celui de la manufacture dispersée. Cette forme
de production a déjà suscité de nombreuse études. En ce qui concerne les
Balkans, nous renvoyons notamment aux travaux de N. Todorov, qui a décrit
dans La ville balkanique l'importante manufacture des Gumuchguerdan dans la
région de Plovdiv1. Inutile donc de donner ici une analyse détaillée des
mécanismes mis en jeu dans les divers centres textiles de l’Empire ottoman.
Nous nous contenterons de cerner brièvement deux cas particulièrement
significatifs : celui des soieries de Brousse et celui des tapis de Smyme.

À Brousse, l'industrie de la soie mobilise une partie importante de la


population. Au milieu du XIXe siècle, la production avait brutalement chuté
en raison de la maladie des vers à soie (pébrine). Mais l'introduction du
système Pasteur, vers la fin des années soixante, avait permis d’obtenir des
graines saines, et les magnaneries, les filatures, les ateliers de tissage, les
teintureries avaient progressivement repris le travail. Dans les années 1890-
1900, la province de Brousse compte près de 100 filatures2 et un nombre
considérable de tours à main dans les maisons. En 1907, on recensera 165
filatures, employant au total quelque 20.000 fileuses3. Dans ces filatures, les
conditions de travail sont terribles : la journée dure quatorze heures, dans les
ateliers il règne généralement une humidité torride, les salaires sont
ridiculement bas4.

Comparées aux fileuses, les tisseuses sont relativement mieux loties.


Elles tissent à la main, sur des métiers traditionnels (les premiers métiers
mécaniques ne feront leur apparition à Brousse qu'après 1910), et touchent
pour chaque pièce (100 à 120 mètres de tissu) un assez bon salaire. Ce sont,
pour la plupart, des Grecques ou des Arméniennes travaillant soit à domicile
soit dans des ateliers aux alentours du grand bazar. À la veille de la révolution
jeune-turque, on recense dans la ville de Brousse environ 700 métiers

Nikolai' Todorov, Balkanskiyai Grad. XV-XIX vek (La ville balkanique. XVe-XIXe siècles),
Sofia, 1972, pp. 229 et sv.
2V. Cuinet, op cit., vol. IV (1894), p. 58, donne le chiffre de 85 "usines" pour l'ensemble du
vilayet. Le nombre de ces usines ne cessera d'augmenter au fil des ans.
3Revue Commerciale du Levant, n° 242, mai 1907, pp. 846 et sv.
4Sur les conditions de travail dans les filatures de Brousse, cf. les articles parus dans le journal
lchtirak (n° 2,25 şubat 1325/10 mars 1910, pp. 23-26 ; n° 6,20 mart 1326/2 avril 1910, pp. 81-84
; n° 7,27 mart 1326/9 avril 1910, p. 110 ; n° 12,1 mayıs 1326/14 mai 1910, pp. 183-184). Voir
également la nouvelle de Refik Halid Karay, "Hakk-ı Sükut" (Le droit au silence) dans
Memleket Hikâyeleri (Les histoires du pays).
20 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

produisant chacun 80 pièces par an1. Ce qu'on doit surtout noter, c'est que les
ouvrières sont à l'entière merci des négociants : c'est eux qui fournissent la
soie et qui décident de l'embauche. Lorsque les affaires vont mal — le marché
de la soie est à l'époque qui nous occupe assez fluctuant — ils n'hésitent pas à
"licencier" une partie de leurs tisseuses et à diminuer les salaires2. Nous
sommes en présence d'une véritable industrie à domicile, où les femmes sont
tout aussi dépendantes et exploitées que les ouvrières des fabriques.

La situation est la même chez les ouvrières employées à la fabrication


des tapis. À Ouchak, à Koula, à Guerdès, et dans bien d'autres centres encore,
on recense des centaines de métiers appartenant soit à de modestes
entrepreneurs soit à quelques grosses firmes de Smyme. L'empire de ces
maisons de commerce dépasse largement les limites du vilayet de Smyme.
Les maisons Aliotti et Andrea, par exemple, avaient installé plusieurs milliers
de métiers dans les villages de la région de Sivas : les ouvrières, des fillettes de
8 à 17 ans, payées à la tâche, travaillaient en moyenne dix heures et gagnaient
(en 1907) de 10 paras à 4 piastres par jour3. Les grands métiers d'Ouchak
mobilisent jusqu'à dix ouvrières, appartenant généralement à une même
famille. Agenouillées sur une planche, dans des cours souvent mal éclairées,
elles tissent pour le compte d'entrepreneurs qui revendent la marchandise,
lorsqu'ils ne l'exportent pas eux-mêmes, aux négociants levantins4.

Les gros entrepreneurs n'hésitent pas à conclure des ententes en vue de


maintenir le coût de la main-d'œuvre au plus bas niveau possible. À Sivas, les
ouvrières profitaient un peu de la concurrence existant entre Aliotti et Andrea ;
ces deux maisons avaient fini par créer une société anonyme, ce qui leur avait
permis d'uniformiser et, bien entendu, de diminuer les salaires5. En 1907, les
principaux négociants de tapis de la place de Smyme (Takvor Spartali et cie.,
Andrea et cie., Sidney La Fontaine, Habib et Blako, Giraud, Lykes et cie.)
avaient fondé un important trust, «The Amalgamated Oriental Carpet
Manufactures»6. Dans les années 1910, cette société contrôle la production de
plusieurs milliers de métiers. Elle dispose de succursales et d'ateliers dans
les principaux centres de fabrication de tapis (Smyme, Sivas, Burdur, İsparta,

1Cf. Hiidavendigar Vilayeti Salname-i Resmiyesi (Annuaire du Vilayet de Hudavendigâr),


Brousse, 1324/1908-1909, p. 279.
2Archives de VAlliance Israélite Universelle, Turquie XV E, lettre de l'instituteur Albala, 6
juillet 1902.
* Revue Commerciale du Levant, n° 242, mai 1907, pp. 885-886.
4F. Rougon, op. du, pp. 248-249.
5Revue Commerciale du Levant, loc. dt.
6Revue du Monde Musulman, vol. III, 1907, pp. 279-281.
LA « C L A S S E OUVRIÈRE» OTTOMANE 21

Marach, etc.) et emploie plus de 15.000 ouvrières1. C’est, on le voit, de la


manufacture dispersée à l'échelle de la révolution industrielle.

L'industrie

Tournons-nous à présent vers l'industrie. Nous distinguerons, dans ce


secteur, quatre groupes d'entreprises : les entreprises d'État, les sociétés
minières, les grandes compagnies à capitaux étrangers, enfin l'ensemble des
autres entreprises industrielles.

Les entreprises d'État étaient, pour la plupart, tournées vers


l'approvisionnement de l'armée : approvisionnement en armes, en chaussures,
en vêtements. La production des armes et des munitions était assurées par
diverses fabriques concentrées à Constantinople et dans ses alentours. Au début
du XXe siècle, ces fabriques ne regroupaient au total qu'environ 2.500
ouvriers et étaient loin de pouvoir faire face à l'ensemble des besoins de
l’armée. La tannerie et la fabrique de chaussures de Beykoz (fondées
respectivement en 1812 et en 1884) étaient, elles aussi, fort modestes : elles
ne comptaient qu'une centaine d'ouvriers. La bure et les cotonnades destinées à
la confection des uniformes étaient tissées dans de petites fabriques d'Ismidt,
d’Islimiye et de Macrikeuy. L'État possédait par ailleurs plusieurs
manufactures de soieries (Brousse, Hereke), un atelier de fabrication de tapis
(Hereke), des fabriques de fez (Constantinople, Ismidt), une manufacture de
céramique (Yildiz), des chantiers navals, etc.

L'ensemble des entreprises d'État employaient, dans les années 1900,


environ 10.000 ouvriers2. Cela représente évidemment un chiffre dérisoire. Il
importe de souligner que ces ouvriers étaient en général assez mal payés, et
surtout de façon très irrégulière : il n’était pas rare de voir les difficultés de
trésorerie de tel ou tel ministère entraîner un retard de plusieurs mois — voire
d'une année entière — dans le versement des salaires3. Partant, les rapports
entre le personnel et l'administration étaient souvent assez tendus. À cet égard,

W . Eldem, op. cit., pp. 142-143.


2V. Eldem, op. cit., P- 120, estime que les entreprises d'État employaient environ 5.000 ouvriers
vers 1913. Oya Sencer, op. cit., p. 129, avance le chiffre de 10.000 ouvriers d'État pour la seule
ville de Constantinople (vers 1890-1900). Les diverses estimations dont nous disposons ne
reposent sur aucune statistique précise. Le chiffre que nous proposons n'est donné qu'à titre
d'hypothèse. Il se rapproche de l'évaluation d'Oya Sencer.
3La grève des chantiers navals de janvier 1873 fut provoquée par un retard de onze mois dans
le versement des salaires. Cf. Oya Sencer, op. cit., p. 135, qui cite le journal La Turquie du 24
janvier 1873.
22 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

on doit noter que ce sont des travailleurs de la fabrique de munitions (tophane)


qui fondèrent, en 1894-95, une des premières associations ouvrières de
Turquie1. Par ailleurs, il est frappant de constater que sur les 23 grèves
recensées par O. Sencer entre 1872 et 1907, dix eurent lieu dans des entreprises
d'État, en particulier dans les chantiers navals2.

Le second groupe d'entreprises que nous avons distingué est celui des
sociétés minières. Les mines de Turquie, on le sait, étaient presque toutes
passées, vers les années 1880-1890, entre les mains du capital étranger3. Le
capital français venait largement en tête. Il était suivi du capital anglais,
allemand, italien et hellène. Les Français étaient présents en particulier à Balia
(plomb) et à Héraclée (charbon). Les Anglais avaient réussi à monopoliser
l'ensemble des mines de borax ("Borax Consolidated Ltd.").

D'après des chiffres de 1910, la "Société ottomane d'Héraclée"


employait environ 5.000 ouvriers. Mais le bassin houiller était également
exploité par d'autres entreprises et par un certain nombre de petits
concessionnaires. On peut donc supposer qu'il y avait au total, dans la région
d'Héraclée, plus de 10.000 personnes employées dans les mines et dans les
activités de surface. Les autres domaines miniers de Turquie mobilisaient des
effectifs beaucoup plus modestes : un millier d'individus à Balia-Karaaydin,
près de 400 à Ergani (cuivre), 500 à Kesendere (manganèse), 700 dans la
région de Panderma (mines de borax)4. Il y avait en outre, en divers points du
territoire, de nombreux entrepreneurs qui n'utilisaient qu'une dizaine d'ouvriers.
Le cas le plus caractéristique est celui des mines d'écume de mer de la région
d'Eskichéhir où Ton recensait, vers 1890, environ 1.800 puits et quelque 5.000
mineurs5.

Les travailleurs des principaux centres miniers du pays, ceux d'Héraclée


notamment, constituaient une couche de prolétaires durement exploitée. Les
mineurs recevaient un salaire supérieur à celui des ouvriers des autres
industries, mais ils travaillaient dans de très mauvaises conditions. Le
ravitaillement et l'hébergement étaient médiocres. Les équipements de santé, là

XCf. Aydınlık, n° 3,1. IX.1921, p. 75.


20 . Sencer, op. ci/., pp. 147-149.
3Dans les quatre volumes de sa Turquie d'Asie, Paris, 1890-1894, V. Cuinet dresse un inventaire
très précis des richesses minières de la Turquie. Cf. par ailleurs le livre de A. Özeken, Ereğli
Kömür Havzası Tarihi, 1848-1940 (Histoire des charbonnages d'Ereğli. 1848-1940), Istanbul,
1944.
4Les différents chiffres que nous donnons sont tirés de l'ouvrage de V. Eldem, op. cit., pp. 98-
107.
5V. Cuinet, op. cit., vol. IV, p. 21.
LA « C L A S S E OUVRIÈRE» OTTOMANE 23

où ils existaient, étaient insuffisants. La réglementation sur les mines1 avait


prévu un certain nombre de mesures sociales en faveur des ouvriers, mais
celles-ci n’étaient pratiquement jamais appliquées.

Les choses se présentaient à peu près de la même manière dans les


autres grandes entreprises à capitaux étrangers, la «Régie co-intéressée des
tabacs» et les diverses compagnies de chemin de fer2. Ces sociétés comptaient
parmi les plus importantes de l'Empire ottoman. La Régie possédait plusieurs
fabriques regroupant chacune plus d’un millier d’ouvriers3. I^es "Chemins de
fer orientaux" employaient, à en croire des chiffres de 1911, près de 4.000
personnes, les «Chemins de fer ottomans d'Anatolie» environ 3.000
personnes, le «Chemin de fer d'Aidin» 1.600 et la ligne Izmir-Cassaba 2.000
personnes4.

De telles concentrations ouvrières étaient évidemment propices au


développement d’actions revendicatrices. Sur un total de 23 grèves recensées en
Turquie entre 1872 et 1906, il y en eut sept dans les entreprises à capitaux
étrangers5. Les revendications des ouvriers portaient non seulement sur les
salaires mais aussi sur les relations avec les cadres administratifs et techniques
venus d'Europe : la morgue, la brutalité bureaucratique des directeurs, des
ingénieurs et des contremaîtres européens étaient mal supportées par la main-
d’œuvre turque. On peut penser, d'une manière générale, que l'emprise du
capital étranger heurtait violemment l'orgueil national des Turcs.
L’omniprésente Régie, qui constituait, avec ses milliers d'agents, un des
symboles les plus criants de l'oppression étrangère, était profondément
détestée.

1Cf. A. Özeken, op. ciî.


2La pénétration des capitaux étrangers en Turquie a donné lieu à de nombreuses études. Citons
pour mémoire l'ouvrage de D. C. Blaisdell, European Financial Control on the Ottoman Empire.
A Study on the Establishment, Activities and Significance o f the Administration o f the Public
Debt, New York, 1929, qui constitue une sorte de classique. La thèse de Jacques Thobie, Les
Intérêts économiques, financiers et politiques français en Turquie d'Asie, texte dactylographié, 5
volumes. Université de Paris 1, 1973, propose une étude exhaustive des entreprises à capitaux
français implantées dans l'Empire.
3Cf. Osmanh Sanayii. 1913, 1915 Yılları Sanayi İstatistiki (L'industrie ottomane. Statistique
industrielle des années 1913 et 1915), Ankara, 1970, pp. 71-73. V. Glavinov, dans son rapport
au BSI (cf. G. Haupt, op. cit., p. 124), compte 6.000 ouvriers dans l'industrie du tabac à Skétcha,
5.000 ouvriers à Drama et 16.000 ouvriers à Kavala. Ces chiffres sont, selon toute
vraisemblance, considérablement exagérés. À Smyme et à Constantinople, en tout cas, les
implantations de la Régie ne comptaient qu'un millier d'ouvriers.
4V. Eldem, op. cit., p. 208.
50. Sencer, op. cit., pp. 147-149.
24 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

En dehors des grands établissements que nous avons mentionnés dans


les pages précédentes, le secteur industriel était représenté, vers la fin du XIXe
et le début du XIXe siècle, par quelques centaines de petites entreprises
appartenant pour la plupart à des Levantins ou à des hommes d’affaires
étrangers. À en croire le recensement industriel de 1913 (qui ne couvrait que
les vilayet de Constantinople, de Brousse et de Smyme), la plus grande partie
des capitaux s'était dirigée vers les textiles et les industries alimentaires (en
particulier, les minoteries). Les autres industries — menuiseries, tanneries,
tuileries, imprimeries, savonneries, etc. — ne constituaient, au total, qu'un
tout petit nombre d'entreprises1.

Ce qu'il importe surtout de noter, c'est la faiblesse des effectifs ouvriers


dans les diverses "fabriques". Les entreprises textiles employaient un personnel
assez nombreux (400 ouvriers en moyenne dans les laineries et les filatures de
coton, plus de 100 ouvriers dans les filatures de soie), mais ailleurs le nombre
d'ouvriers dépassait rarement la centaine : dans les industries alimentaires, la
moyenne se situait aux alentours de 30 ouvriers (à l'exception des brasseries
qui comptaient près de cent employés) ; les tuileries, les savonneries, les
menuiseries, etc. se contentaient généralement d'une trentaine ou, au
maximum, d’une cinquantaine d'ouvriers2. En ce qui concerne les salaires,
remarquons que certains secteurs étaient nettement défavorisés. Les industries
textiles, les conserveries, qui employaient surtout des femmes, n'hésitaient pas
à offrir des salaires de misère (quelques piastres par jour). Les ouvriers les
mieux payés étaient ceux qui travaillaient dans les minoteries, les menuiseries,
les tuileries, les huileries3.

Que représente donc, au total, l'industrie ottomane à la veille de la


révolution jeune-turque ? On est tout d'abord frappé, bien entendu, par
l'extraordinaire emprise du capital étranger sur les secteurs de pointe de
l’économie (mines, transports, tabac, etc.). On constate, en second lieu, que
les activités industrielles n'occupent qu'une place secondaire par rapport à
l'ensemble des activités économiques du pays. Vers 1907, les industries de
transformation ne fournissent qu'environ 10%, les transports 3% et les mines
0,8% du PNB4. La part du lion va à l'agriculture, avec plus de 50% du PNB.

1Osmanh Sanayii... op. cit., notamment le tableau IX, p. 22.


2Osmanh Sanayii... op. cit., tableau VI, p. 18.
3Osmanh Sanayii... op. cit., tableau VIII, p. 21.
4V. Eldem, op. cit., p. 302. D'après cet auteur, le PNB de l'Empire ottoman atteignait en 1907
un total de 21.920 millions de piastres. Sur ce total, 11.385 millions de piastres revenaient au
secteur agricole, 165 aux mines, 2.230 aux industries de transformation, 616 au bâtiment, 687
aux transports, 1.984 au commerce, 223 aux activités financières, 1.374 aux services d'Etat, 743
aux revenus fonciers et 1.020 aux revenus des activités libérales.
LA « C L A S S E OUVRIÈRE» OTTOMANE 25

Ce que l'on remarque, enfin, c’est que l’industrie (y compris les transports) se
contente d'effectifs très réduits. Le nombre total des ouvriers dans l’Empire
ottoman a donné lieu à diverses évaluations. L'historien bulgare Stefan
Velikov a proposé le chiffre de deux millions d'individus, Oya Sencer s'en est
tenue à un million1. l a réalité se situe sans doute encore plus bas. Les
statistiques industrielles de 1913, qui portent sur trois des provinces les plus
riches de l'Empire (Constantinople, Brousse et Smyme), estiment le nombre
total des ouvriers d’industrie dans ces trois vilayet à environ 17.000
individus2. Ce chiffre, qui n'inclut ni les mines, ni les transports, ni les
entreprises d'État, est évidemment fort incomplet, mais il donne néanmoins
une certaine idée de ce que représentait réellement le prolétariat ottoman à cette
époque. Pour notre part, nous serions tenté de penser que la Turquie ne
comptait pas plus de 200 à 250.000 ouvriers d'industrie au début du XXe
siècle3.

IL CARACTÈRES PROPRES DU «PROLÉTARIAT» OTTOMAN

Faute de données concrètes, il apparaît assez difficile de cerner cette


maigre couche ouvrière avec précision. Néanmoins, certains de ses traits
spécifiques sautent aux yeux.

Une couche ouvrière fragmentée

Le "prolétariat" ottoman est indéniablement caractérisé, en premier lieu,


par son extrême fragmentation. Nous avons vu, dans les pages qui précèdent,
que les grandes entreprises étaient fort rares et que la plupart des "fabriques" ne
comptaient que quelques dizaines d'ouvriers. À cette fragmentation des lieux de
travail venait s'ajouter toute une série de morcellements ethniques et
géographiques. Il n'y avait pas dans l'Empire de prolétariat à l'échelle
nationale, mais une multitude de noyaux ouvriers, dispersés dans les différents
centres industriels du pays.

, S. Velikov, op. cit., p. 31. O. Sencer, op. cit., p. 129. K. Sülker, op. cit., p. 14, évalue la
population ouvrière des trois principaux centres industriels du pays — Constantinople, Salonique
et Smyme — à plus de 100.000 individus en 1908, mais ne propose pas de chiffre global pour
l'ensemble de l'Empire.
2Osmanh Sanayii..., op. cit., tableau VII, p. 19.
3Ce chiffre est donné à titre de simple hypothèse. En réalité, ce qui complique le problème de
l'évaluation des effectifs ouvriers dans l'Empire ottoman, c'est qu'on ne distingue pas toujours
très bien le secteur industriel du secteur artisanal. Au demeurant, il est indéniable qu'un certain
nombre d'individus travaillant dans l'artisanat doivent être considérés comme des prolétaires. V.
Eldem, op. cit., p. 287, qui se base sur des sources disparates, évalue à environ 400.000
individus, vers 1910, l'ensemble des travailleurs de l'artisanat et des industries de transformation.
Ce total couvre les provinces européennes de l'Empire, l'Anatolie, la Syrie, le Liban, la Palestine
et l'Irak.
26 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

La fragmentation ethnique du prolétariat ottoman a sans doute


largement contribué à freiner le développement des luttes ouvrières en Turquie.
La concurrence entre les diverses nationalités supplantait, dans bien des cas,
les intérêts de "classe" des ouvriers. Nous savons par exemple qu'à Brousse les
ouvrières des différentes ethnies faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour
conserver le monopole de certains secteurs de la production des soieries. Les
tisseuses grecques allaient jusqu'à saboter le travail des tisseuses juives pour
empêcher celles-ci de s'implanter dans le métier1. Nous savons également que
dans certaines grandes entreprises — nous pouvons citer notamment le cas des
«Chemins de fer ottomans d'Anatolie» — la Direction jouait des mésententes
entre les "indigènes» et les autres ethnies pour faire obstacle aux velléités
revendicatrices du personnel2.

D'une manière générale, nous constatons que les travailleurs avaient


tendance à se regrouper au sein des entreprises par nationalités. Il convient de
remarquer, à cet égard, que la plupart des associations qui furent créées en
Turquie au lendemain de la révolution de 1908 prenaient appui sur
l'appartenance nationale de leurs membres. À Salonique, à Constantinople, à
Smyme aussi sans doute, chaque métier était morcelé en trois ou quatre
organisations nationales. À Salonique, par exemple, la manifestation du 19
juin 1909 contre le projet de loi sur les syndicats et le droit de grève avait
rassemblé près de 6.000 ouvriers appartenant aux organisations suivantes :
ouvriers hellènes des papiers à cigarette ; id., ouvriers israélites ; savonniers
hellènes ; savonniers israélites ; commis et employés hellènes ; id., israélites ;
typographes hellènes ; id., bulgares ; menuisiers israélites ; id., hellènes ;
cordonniers hellènes ; portefaix israélites ; ouvriers manipulateurs de tabac ;
ouvriers de la Régie ; ouvriers des Chemins de fer orientaux ; ouvriers de la
compagnie des tramways ; association des ouvriers de la compagnie du gaz ;
ouvriers-tailleurs hellènes ; id., israélites3. Dans ces conditions, même si l'on
se regroupait le temps d'une manifestation, il était, bien entendu, pratiquement
impossible d'opposer au patronat un front uni.

Dans bien des cas, on observe des phénomènes de cloisonnement encore


plus poussés. Il est certain, en particulier, que les solidarités régionales
jouaient un grand rôle dans le recrutement de certains métiers.
À Constantinople, les originaires de Safranbolou et de Castamonou

^Archives de VAlliance Israélite Universelle, Turquie XV E, cf. les lettres d’Albala des années
1900 à 1904.
2Cf. A. Gabriel, Les dessous de l'administration des chemins de fe r ottomans d'Anatolie,
Constantinople, 1911, pp. 162 et sv.
3Journal de Salonique, 20.VI. 1909, p. 2.
LA « C L A S S E OUVRIÈRE» OTTOMANE 27

monopolisaient, semble-t-il, les 3/5 de la boulangerie1 ; les étameurs venaient


de Trcbizonde ; les portefaix des régions de l’Est de l'Anatolie ; la plupart des
spécialistes de l'industrie du bâtiment se recrutaient dans la région de Kayseri2.
Au-delà de ces solidarités régionales, nous sommes en droit de penser que
jouaient également des solidarités villageoises, et même familiales. Dans les
mines d'Héraclée, par exemple, même après la suppression du régime du
travail obligatoire, c'est par villages entiers que se faisait le recrutement3. Les
liens de parenté, ou le fait d'appartenir à un même «pays» (m em leket),
représentaient une filière courante pour l'obtention d'un emploi. Dans certains
cas, le recrutement était assuré par un chef d'équipe (ustabachi, kahya>etc.)
qui puisait de préférence, bien entendu, parmi ses "compatriotes".

On doit constater, dans un ordre d'idées un peu différent, que les


travailleurs de Salonique, de Constantinople, de Smyrne, de Brousse,
d'Héraclée, etc. n'avaient nullement le sentiment de participer à une même
force collective. Les divers centres industriels de l'Empire constituaient des
«ilôts» totalement coupés les uns des autres. Pour le prolétariat ottoman, cette
fragmentation géographique représentait un handicap sérieux. Lorsque, au
lendemain de la révolution jeune-turque, l'occasion fut donnée aux travailleurs
de s'organiser, ils se montrèrent incapables d'envisager un autre cadre que celui
de la vie locale. Aucun «parti», aucun «syndicat» ne parvint à déborder les
limites de la ville où il avait ses assises : l'influence (au demeurant quasiment
nulle) du Parti socialiste ottoman ne s'exerça que sur les travailleurs de
Constantinople ; la Fédération ouvrière de Salonique, l'organisation la plus
puissante de l'Empire, ne toucha que les Saloniciens.

Des travailleurs inorganisés

À côté de ces diverses formes de fragmentation, ce qui nous frappe, chez


les travailleurs ottomans, c'est l'absence presque totale, à l'époque qui nous
occupe, d'organisations orientées vers l'action collective : caisses de secours,
syndicats, partis. La vingtaine de grèves que l'on recense pour les années 1872-
1906 — grève des employés du télégraphe (1872), multiples grèves de
cheminots (1872,1876,1880), grèves des ouvriers des chantiers navals (1873,
1875,1876,1879), grève des portefaix (1875), grève des ouvriers tailleurs

1Cf. Ahmed Baha, İstanbul Etnografyası. Safranbolulular, Bartınlılar (Ethnographie d'Istanbul,


les gens de Safranbolu et de Bartın), Istanbul, 1934.
2Cette spécialisation des gens de la région de Kayseri est bien connue. Cf. Xavier de Planbol,
«Les migrations de travail en Turquie», Revue de Géographie Alpine, 1952, p. 597.
3A. Özeken, op. cit.
28 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

(1878), grève des ouvriers du bâtiment (1878,1879), grèves des employés des
compagnies de navigation (1879,1880), grève des ouvriers de la Régie (1906)
— semblent être toutes des grèves spontanées : nulle trace d'initiatives
syndicales. C'est à peine si l'on voit des comités de grève se constituer (par
exemple, lors de la grève des chantiers navals, en mai 1876).

Pourtant, le gouvernement est sur ses gardes : dès 1845, il avait chargé
la police de surveiller les agissements des ouvriers, de manière à empêcher la
création de groupements à caractère révolutionnaire1. Mais ce n'est, semble-t-
il, que dans les années 1890 que seront fondées les premières associations
ouvrières2. Il s'agit, pour l'essentiel, de caisses de secours calqués sur celles
qui existaient dans les différents corps de métiers artisanaux. De telles caisses
sont mises en place par le patronat dans les charbonnages d'Héraclée, dans
certaines entreprises d'État (F e sh a n e , tissages d'Hereke, etc.), et,
vraisemblablement, dans la plupart des grandes sociétés. Les travailleurs de la
compagnie de navigation «Chirket-i Hayriye» disposent d'une caisse de secours
à partir de 1893 et moyennant un prélèvement de 4% sur les salaires, ils
bénéficient, au bout de 25 ans de travail dans l'entreprise, d’allocations de
retraite3. La caisse de secours de la "Société du chemin de fer ottoman
d'Anatolie» date de 18954. Par ailleurs, à côté de ces caisses, nous voyons
apparaître un certain nombre d'organisations spécifiquement ouvrières, en état
de résistance à l'ordre établi. En 1894-1895 fut créée une «Association ouvrière
ottomane» (Amele-i Osmani Djemiyeti) qui prenait appui, semble-t-il, sur les
ouvriers des fabriques d'armement. Cette association fut dissoute en 1896,
mais refit surface au début du XXe siècle5. Vers les mêmes années, d'autres
groupements — d'inspiration socialiste — apparaissent dans les villes des
provinces européennes de l'Empire6. Mentionnons aussi, pour mémoire, les
mouvements révolutionnaires arméniens (le Hentchakian date de 1887, le
Dachnaksoutioun de 1890).

1K. Sülker, op. cit., p. 7; O. Sencer, op. cit., pp. 97-99.


2K. Sülker mentionne dans son ouvrage intitulé Türkiye'de Sendikacılık (Le syndicalisme en
Turquie), Istanbul, 1955, p. 7, une organisation portant le nom de Ameleperver Cemiyeti
(Association de protection des ouvriers) qui aurait été fondée en 1871. Mais O. Sencer, op. cit.,
pp. 155-157, a démontré qu'il s'agissait d'une simple association de bienfaisance, n'ayant aucun
caractère syndical.
30 . Sencer, op. cit., p. 160.
4A. Gabriel, op. cit., pp. 153-155.
SAydmhk, n° 3 , 1.IX.1921, pp. 75 el sv.
6En ce qui concerne les organisation socialistes des villes de Macédoine, cf. en particulier D.
Zografski, Za rabotniëkoto dvizene vo Makedonija do balkanskata vojna, Skopje, 1950.
LA « C L A S S E OUVRIÈRE» OTTOMANE 29

Qu'il s'agisse des caisses de secours, de l'«Association ouvrière


ottomane» ou des groupements socialistes, il apparaît évident que ces diverses
organisations ne représentent pas grand chose, au total, sur le plan de
l'émancipation ouvrière. Face à son destin, le travailleur de Constantinople, de
Brousse, d'Héraclée n'est certes pas seul, mais les mécanismes de solidarité qui
jouent en sa faveur n'appartiennent que très rarement à son univers
professionnel : c'est au niveau des liens de parenté, des relations de voisinage,
de la fraternité religieuse que s'exprime la solidarité de ses semblables. En cas
d'accident, de maladie ou de chômage, l'homme compte plus sur l'amitié de ses
"compatriotes» (ceux qui viennent du même memleket) ou sur la charité de ses
coreligionnaires que sur une éventuelle caisse de secours. Notons, en tout état
de cause, que la conjoncture politique était peu propice à la mise en place
d'organisations soupçonnées d'être susceptibles de troubler l'ordre public.
L'«Association ouvrière ottomane», qui était en relation avec les Jeunes Turcs
exilés en Europe, ne parvint à résister à l'oppression hamidienne que durant
quelques mois. Maintenue dans l'infantilisme politique et social, la couche
ouvrière ottomane était indubitablement condamnée à se contenter des
structures (au demeurant fort efficaces) qui lui étaient proposées par la société
traditionnelle.

Un critère essentiel : la conscience de classe

Les ouvriers de l'Empire ottoman avaient-ils une "conscience de


classe"? Telle est, en définitive, la question qui se pose. Compte tenu de tout
en ce que nous venons de dire, nous sommes tentés d'opter pour une réponse
négative. Nulle part, nous l'avons vu, ne se manifeste une réelle solidarité
ouvrière. Les travailleurs ont conscience d'appartenir à une ethnie, à un groupe
familial, à une région, à une ville, mais non à une même classe sociale. En
ville, l’ouvrier venu du village se sent sans doute plus proche de son agha, qui
le guide et le soutient, que de ses compagnons d'usine.

On peut évidemment se demander si les grandes grèves des années


1872-1906 (dans les chantiers navals, dans les chemins de fer, à la Régie)
n'ont pas pris appui, chez les grévistes, sur une certaine conscience de classe.
Mais tout compte fait, cela paraît peu probable. Ces grèves poursuivaient des
objectifs strictement économiques et n'avaient trait qu'aux intérêts immédiats
des grévistes : nous ne rencontrons aucun débrayage de solidarité, aucune
revendication susceptible de concerner l'ensemble de la masse ouvrière.
Constatons par ailleurs que les organisations de classe qui furent créées en
30 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Turquie au lendemain de la révolution de 1908 ne rencontrèrent qu’un maigre


succès auprès des travailleurs. Le Parti socialiste ottoman de Hüseyin Hilmi
tenta en vain de s’assurer une base ouvrière. Il dut se résoudre à ne travailler
que dans le "domaine théorique"1. Le Parti social-démocrate de Hasan Rıza ne
réussit à recruter qu'une demi-douzaine de militants2. Le Groupe d’études
sociales de H. Vezestenis3 ne rassembla, semble-t-il, qu'une poignée d'artisans
(des tailleurs, des ouvriers en parapluie, des confiseurs, des tapissiers, des
relieurs). La Fédération ouvrière de Salonique fut la seule organisation
ottomane à bénéficier d'une vaste clientèle de prolétaires, mais elle ne cessera
de se plaindre du «fatalisme de l'ouvrien>, de "l’indifférence des masses
populaires pour les questions économiques et sociales’’4.

Une classe ouvrière en voie de formation

Il apparaît difficile, au total, d'admettre l'existence d'une véritable classe


ouvrière5 en Turquie à la veille de la révolution de 1908. Une masse d'environ
200.000 ouvriers, fragmentée en une multitude de petits groupes, dépourvue
d’organisations de classe (syndicats, partis), n’ayant aucune conscience
collective, ne peut guère constituer, à notre sens, une classe ouvrière.
Toutefois, il est certain que le dernier tiers du XIXe siècle représente, pour
l'Empire ottoman, une période de mutation ; les effets de la révolution
industrielle s'y font déjà nettement sentir. Les prolétaires se dégagent peu à

1De l'aveu de Hüseyin Hilmi lui-même. Voir à ce propos son rapport au Congrès International
de Berne, publié par G. Haupt, op. cit., p. 136.
2 Sur ce parti social-démocrate, cf. T. Z. Tunaya, Türkiye'de Siyasi Partiler (Les partis
politiques en Turquie), Istanbul, 1952, pp. 423-424, qui date cette organisation de 1918. En
réalité, ainsi qu'il ressort des documents conservés dans les archives du BSI, le parti de Hasan
Rıza fut sans doute fondé dans les années précédant la première guerre mondiale.
5 Les archives du BSI conservent un certain nombre de documents concernant cette
organisation.
4Cf. le rapport de la Fédération au BSI publié par G. Haupt, op. cit.t pp. 131-132.
5Le concept de "classe" a donné lieu à tant d'exégèses qu'il nous a paru inutile de revenir ici sur
cette question. Rappelons, par exemple, la définition proposée par G. Gurvitch : «Les classes
sociales sont des groupements particuliers de fait et à distance caractérisés par leur supra-
fonctionnalité, leur tendance vers une structuration poussée, leur résistance à la pénétration par
la société globale et leur incompatibilité avec les autres classes» (Vocation actuelle de la
Sociologie, tome I, Paris, p. 384). Dans cette définition de G. Gurvitch, le critère de
structuration poussée comprend implicitement celui de conscience de classe. La définition
proposée par Maurice Halbwachs dans l'introduction de son livre sur La Classe ouvrière et les
niveaux de vie, Paris, 1913, a le mérite d'insister sur un autre critère, le «style de vie». D'une
manière générale, on doit admettre qu’une classe se définit par le rôle économique et politique
qu'elle joue dans la société, par un «style de vie» et par l’existence, chez ses membres, d'un
sentiment d'appartenance à une même force collective. Il convient de noter que la plupart des
sociologues qui se sont penchés sur l'étude des classes sociales ont mis l'accent sur le fait qu'il ne
pouvait y avoir de classe sans conscience de classe. Le débat sur la nature des classes sociales
est, bien entendu, loin d'être clos (pour une discussion récente de la question, voir, par exemple,
N. Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, Paris, 1968) ; néanmoins, les quelques
critères que nous venons d'énumérer nous paraissent essentiels.
LA « C L A S S E OUVRIÈRE» OTTOMANE 31

peu de leur gangue artisanale pour s'orienter vers l'industrie. Il se constitue


progressivement une couche de travailleurs entièrement subordonnés au
capital. Ces hommes, qui se trouvent sous la dépendance permanente de leur
employeur, appartiennent désormais à la foule anonyme des villes, même s'ils
conservent encore des attaches terriennes. Ils se caractérisent par un "style de
vie" prolétarien — journées de travail harassantes, salaires de famine1,
logements insalubres, etc. — et commencent à subir les lois implacables du
capitalisme industriel : ils se laissent entasser dans des fabriques, ils
connaissent l’esclavage des horaires, ils apprennent à travailler au rythme des
machines. On peut donc admettre, dans une certaine mesure, qu'il existe à cette
époque, dans l'Empire ottoman, une classe ouvrière virtuelle, un nouveau
corps social à l'état naissant.

Les industries d'État — fabriques d'armes et de munitions, chantiers


navals, tissages, etc. — et les sociétés à capitaux étrangers — compagnies de
chemin de fer, charbonnages d'Héraclée, Régie des tabacs — ont sans conteste
largement contribué à jeter les bases d'un prolétariat "moderne" en Turquie.
Ces grandes entreprises ont facilité la pénétration du machinisme dans
l'Empire ottoman et favorisé les concentrations de main-d'œuvre. Il est
indéniable, par ailleurs, qu'elles ont offert un terrain particulièrement propice
au développement d'actions de masse. La plupart des grèves recensées entre
1872 et 1906 ont eu lieu dans le secteur d'État et dans celui des gros
monopoles étrangers (grèves des chantiers navals, grèves des différents réseaux
de chemin de fer, grèves des compagnies de navigation, grève de la Régie,
etc.). Il est intéressant de constater, dans un même ordre d’idées, qu'une des
premières organisations ouvrières de l'Empire ottoman, YAmele-i Osmani
Djemiyeti, fut créée par des ouvriers des fabriques d'armement appartenant à
l'État {tophane).

Tout compte fait, c'est essentiellement à travers son hostilité à l'égard


des entreprises étrangères que la couche ouvrière ottomane se fait reconnaître
en tant que classe en voie des formation. À l'époque qui nous occupe, les
ouvriers ottomans (l'élément turc tout au moins) ressentent, nous l'avons
déjà souligné, une réelle aversion pour ces entreprises qui se disputent les

1D'après Osmanh Sanayii... op. tit., p. 21, les salaires des travailleurs oscillent, vers 1913, entre
un minimum de 4 piastres par jour (filatures de soie) et un maximum de 17,5 piastres
(fabrication d'emballages en bois). La moyenne se situe aux alentours de 12-13 piastres par
jour. À la même époque, un kilo de pain coûte 1,46 piastres, un kilo de viande de mouton 5,47
piastres. V. Eldem, op. vit., pp. 214-215, a calculé que les dépenses d'une famille moyennement
aisée (consommant 15 kg de viande par mois !) se chiffraient, à cette époque, à 945 piastres
par mois. Avec un revenu mensuel d'environ 350 piastres, l'ouvrier moyen était donc loin de
pouvoir assurer à sa famille un niveau de vie convenable.
32 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

ressources et les marchés de l'Empire. Cette aversion se concrétisera dans les


multiples grèves qui éclateront un peu partout au lendemain de la révolution
jeune-turque. Simple réaction de chauvinisme? Nullement. Ce qui est en
cause, c'est la domination économique que fait peser le capital occidental sur
les masses laborieuses de l'Empire. Le rôle d'oppresseur joué dans d'autres
pays par la classe bourgeoise est tenu ici, faute d'une véritable bourgeoisie
nationale, par la finance cosmopolite et les industries de traite. Ce n'est pas
seulement contre le giaour que l’ouvrier turc s'insurge, mais aussi (et peut-être
surtout) contre l'impérialiste qui saigne son pays à blanc. Nous sommes en
présence, croyons-nous, des prémices d'une véritable lutte des classes. Jusqu'en
1908, il est vrai, l'ordre hamidien réussira, dans une certaine mesure, à juguler
l'animosité des travailleurs ottomans à l'égard du capital étranger ; mais après
cette date, les choses se préciseront : face à l'impérialisme économique des
grandes puissances, nous verrons s'affirmer un prolétariat dont l'indocilité se
manifestera au grand jour, frisant la rébellion.

* *

L'après 1908 sort du cadre de cette étude. Nous voudrions néanmoins,


en guise de conclusion, mettre succinctement l'accent sur l'importance de ces
années dans la genèse de la classe ouvrière turque.

1. - On doit constater, en premier lieu, que la révolution jeune-turque


amené un dégel de la vie politique dont les masses laborieuses n'ont pas
manqué de tirer profit. À partir de 1908, à côté des partis "socialistes" sans
grande influence (sauf en ce qui concerne la Fédération ouvrière de Salonique),
une multitude d'organisations à caractère syndical verront le jour1, qui lutteront
pour l'émancipation des travailleurs. À la faveur des luttes politiques, nous
assistons, à cette époque, à une indéniable libération des antagonismes
sociaux. Les couches dominantes prennent nettement conscience du danger que
représente l'agitation ouvrière2. Les travailleurs, de leur côté, multiplient les

1Cf. à ce propos S. Velikov, op. cit.; O. Sencer, op. cit., pp. 205 et sv.; K. Sülker, op. eit., pp. 15
et sv.
2À cet égard, le discours prononcé par le ministre des Finances, Djavid bey, en avril 1912 à
Salonique apparaît particulièrement significatif. L'orateur déclare que la bourgeoisie turque
naissante ne peut tolérer l'existence d'organisations ouvrières. Il est avant tout nécessaire, dit-il,
de protéger les intérêts des capitalistes, car l'industrie turque doit avoir les mains libres. Il
promet donc que ceux qui troublent l'ordre public et menacent la vie économique du pays seront
punis (ce discours a été reproduit par de nombreux journaux ; cf. par exemple La Solidaredad
Obradera du 12.IV.1912).
LA « C L A S S E OUVRIÈRE» OTTOMANE 33

offensives : grèves, boycottages, manifestations1. Ils réussiront même à se


faire entendre au Parlement, où le député de Salonique Dimitar Vlahov et un
certain nombre d'élus arméniens s’emploieront, dans une perspective plus ou
moins socialiste, à défendre les intérêts des couches laborieuses2.

2. - Il importe d'autre part de reconnaître que les Unionistes, en dép


de leurs tendances conservatrices, ont largement contribué au déclenchement de
la lutte sociale contre le capital étranger. Ils étaient en effet, pour la plupart,
sincèrement désireux de débarrasser le pays de l’ingérence occidentale et on est
en droit de penser qu’ils n'ont pas fait grand chose pour décourager les
sentiments anti-impérialistes des ouvriers ottomans. Au cours des grèves de
1908, il est frappant de constater que c’est généralement un Unioniste qui est
désigné par les ouvriers pour négocier avec la direction de l'entreprise3. Le
négociateur apparaît certes, presque toujours, à la recherche d’un compromis,
mais il n'en défend pas moins les intérêts des travailleurs, s'efforçant d'arracher
des concessions au patronat. Il est vrai que les milieux d’affaires4 ont réussi à
imposer un certain nombre de lois anti-ouvrières, mais il n’est pas certain que
ces lois aient été aussi intransigeantes qu’on l'a dit. La loi sur les grèves5 qui
fait obstacle aux arrêts de travail dans les services publics prévoit néanmoins
le recours à l'arbitrage des autorités en cas de conflit entre les ouvriers et la
direction des entreprises6. La loi sur les associations est, elle aussi, assez
souple : lorsqu'en 1910 la direction des «Chemins de fer ottomans d'Anatolie»
tentera de faire interdire l'association fondée par son personnel, le Conseil
d'État décidera que cette association «est du genre de celles que tous les
citoyens ont le droit de fonder»7.

1Bien qu'orchestrés par l'Union et Progrès, les boycottages contre l'Autriche, la Grèce et l'Italie
peuvent être considérés, dans une certaine mesure, comme des actions ouvrières. Ce sont, en
effet, certaines catégories de travailleurs — les portefaix, les dockers, les mahonniers, etc. —
qui fürent, pour l'essentiel, chargées d'appliquer les mesures de mise en quarantaine. Quant aux
manifestations, les données dont nous disposons ne concernent que Salonique. Dans cette ville,
les grandes manifestations organisées par la Fédération ouvrière (manifestation contre la loi sur
les grèves, en juin 1909 ; manifestation du Ier mai 1910 ; manifestation du 1er mai 1911 ;
manifestations contre l'agression italienne en Tripolitaine, en octobre et novembre 1911) ont
rassemblé, chaque fois, à en croire les documents conservés dans les archives du BSI. de 6.000
à 10.000 travailleurs.
2
*En ce qui concerne les actions entreprises par les députés «socialistes» au Parlement de
Constantinople, cf. les mémoires de D. Vlahov, Memoari, Skopje, 1970, pp. 114-135.
3À Salonique, lors de la grève des «Chemins de fer orientaux» (septembre 1908), c'est un
certain Adil bey, membre du comité Union et Progrès, qui joue le rôle de négociateur {Journal
de Salonique, 6.IX.1908, p. 1). Quelques jours plus tard, quand la grève éclate à la «Jonction»,
c'est à nouveau un Unioniste, Rıza bey, qui est mandaté par les ouvriers pour négocier {Journal
de Salonique, 10.IX. 1908, p. 1). On pourrait multiplier de tels exemples.
4 I1 semble, par exemple, que le directeur de la «Société des chemins de fer ottomans
d'Anatolie» ait été un des principaux artisans de la loi sur les grèves de juillet 1909 (H. A.
Şanda, op. cit., p. 26).
5On trouvera le texte de cette loi publiée le 27 juillet 1909 dans l'ouvrage de A. Biliotti et A.
Sedad, Législation ottomane depuis le rétablissement de la Constitution, tome I, Paris, 1912, pp.
275-278.
6Loi du 3 août 1909. Cf. A Biliotti et A. Sedad, op. cit., pp. 295-299.
7A. Gabriel, op. cit., p. 169.
34 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

3. - Enfin, on peut se demander si les options nationalistes de l'Unio


et Progrès n'ont pas aidé à l'apparition d’un certain sentiment de classe chez les
travailleurs turcs. Ceux-ci, grâce à la propagande «turquiste», on pris
conscience du rôle éminent qu'ils avaient à jouer (à l'instar des autres éléments
de la société) dans l'édification d'une nation libérée des séquelles du passé ; il y
a tout lieu de croire qu'à travers cette prise de conscience nationale ils ont
également appris à reconnaître leurs adversaires de classe. Dans un autre ordre
d'idées, il importe de souligner que le nationalisme turc a amené un début de
restructuration du prolétariat. L'élément turc apparaît désormais plus soudé,
tandis que les autres ethnies sont menacées de turquification. Mais les
problèmes posés par la fragmentation ethnique des masses laborieuses ne
seront définitivement résolus qu'au lendemain de la guerre d'indépendance, avec
la création d'une République turque dotée d'une population relativement
homogène.

Est-ce donc à dire, en définitive, que c'est de la révolution jeune-turque


que l'on doit dater la naissance de la classe ouvrière en Turquie ? En réalité, on
s'en doute, les choses ne se sont guère passées du jour au lendemain. 11 faudra
attendre d'être au cœur du XXe siècle pour constater en Turquie, au-delà de la
persistance des stratifications traditionnelles, l'existence d'une véritable classe
ouvrière. Pour le prolétariat turc, les années d’après 1908 n'ont constitué,
croyons-nous, qu'une ultime période de gestation. C’est, en fait, la
modernisation kémaliste, marquée par la pénétration en Turquie d'un vaste flux
de valeurs, de techniques et de structures importées d'Occident, qui représentera
le tournant décisif.
SOURCES INÉDITES POUR L'HISTOIRE
DU MOUVEMENT OUVRIER ET DES COURANTS
SOCIALISTES DANS L'EMPIRE OTTOMAN
A U DÉBUT DU XXe SIÈCLE

C'est dans les dernières décennies du XIXe siècle que la pensée


socialiste s'implante progressivement dans l'Empire ottoman. Les "minorités"
— Arméniens, Israélites, Grecs, Serbes, Bulgares — sont particulièrement
sensibles aux idées "subversives". Le parti arménien Hentchàk est fondé à
Genève en août 1887, le Dachnaksoutioun date de 18901.

Vers la même époque, le socialisme fait également son apparition en


Macédoine. Venus de Bulgarie, les militants révolutionnaires pénètrent en
Turquie d'Europe dès l'année 1895 et diffusent des brochures socialistes
(généralement en langue bulgare) dans les grandes cités "industrielles" de la
région : Salonique, Andrinople, Skopje, Bitola, Skétcha, etc2. Quelques
années plus tard, avec la seconde vague d'immigration juive en Palestine, les
discours et les écrits sur la mission historique de la classe ouvrière et sur la
nécessité de la lutte des classes commenceront à être propagés au cœur même
du Proche-Orient3. Seul l'élément turc semble échapper, dans l'immédiat, à la
contagion des idées socialistes. Jusqu'à la révolution jeune-turque de 1908, le
socialisme ne semble avoir séduit, parmi les musulmans, qu’une poignée
d'intellectuels4. Ce n'est qu'en septembre 1910 que sera créée à Istanbul la
première organisation spécifiquement turque, VOsmanh Sosyalist Fırkası de
Hüseyin Hilmi5.

*En ce qui concerne le mouvement révolutionnaire arménien, nous renvoyons, par exemple, à
l’ouvrage de Louise Nalbandian, The Armenian Revolutionary Movement, Berkeley and Los
Angeles : Un. of California Press, 1967.
2Sur le développement des courants socialistes en Macédoine, voir Danco Zografski, Za
rabotnickoto dvizene vo Makedonija do Balkanskata vojna, Skopje, 1950.
3En ce qui concerne le socialisme sioniste, nous renvoyons à la synthèse de Walter Laqueur,
Histoire du Sionisme, traduit de l'anglais, Paris : Calmann - Lévy, 1973.
4 Voir à ce propos les diverses études de A. Cerrahoğlu rassemblées dans T ürkiye'de
Sosyalizmin Tarihine Katkı (Contribution à l’histoire du socialisme en Turquie), Istanbul : May
Yay., 1974. Parmi les autres travaux consacrés à la pénétration du socialisme chez l'élément
musulman, cf. notamment Esmeralda Gasanova, "Iz Istorii rasprostranenija marksistskikh ideï v
Turtsii (konetz XIX - nacalo XX v)", dans Marksizm istrani vostoka, Moscou, 1970.
5Le meilleur travail d’ensemble consacré à cette organisation est celui de Mete Tunçay,
Türkiye'de Sol Akımlar, 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie, 1908-1925), 2ème éd„
Ankara : Bilgi Yay., 1967.
36 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

1908 marque incontestablement un tournant essentiel dans l’histoire du


mouvement ouvrier et du socialisme ottomans. Les grandes grèves qui ont
éclaté au lendemain de la révolution jeune-turque1, dirigées pour la plupart
contre le capital étranger, ont montré qu'il existait en Turquie, ne serait-ce qu'à
l'état embryonnaire, une véritable question ouvrière. Forts de cette certitude,
les groupuscules socialistes intensifieront leur propagande et s'efforceront de
mettre sur pied des organisations de masse. Le nouveau régime, bien que tenté
par l’autoritarisme (surtout après l'essai de contre-révolution d'avril 1909),
s'avère relativement perméable à la propagation des idées révolutionnaires à
travers l’Empire. Le socialisme parviendra même à pénétrer, dès le mois de
décembre 1908, dans l'enceinte du Parlement ottoman.

Au nombre d'une demi-douzaine, les députés "socialistes" participeront


à tous les débats importants de l'époque et ne cesseront de dénoncer les
insuffisances de la politique économique et sociale du comité "Union et
Progrès"2.

Dans les années 1908-1912 (qui constituent, en quelque sorte, l'âge d’or
du socialisme ottoman), nous distinguons en Turquie deux grands centres de
propagande socialiste : Istanbul et Salonique. Des noyaux de militants
existaient également, bien entendu, dans d'autres villes turques (Andrinople,
Smyme, Brousse, etc.), mais les données dont nous disposons ne nous
permettent guère de nous faire une idée précise quant au rôle joué par ces
groupes. À Istanbul, la pensée socialiste était essentiellement diffusée par les
partis révolutionnaires arméniens et par un certain nombre d'organisations
beaucoup plus modestes telles que le Parti socialiste ottoman de Hüseyin
Hilmi et le "Groupe d'Études Sociales", une organisation grecque dirigée par
H. Vezestenis. À Salonique, les militants les plus actifs appartenaient soit à la
communauté bulgare, soit à la communauté israélite. Avec la Bulgarie toute
proche, grande exportatrice de littérature marxiste, Salonique s'affirme à cette
époque, plus encore qu'Istanbul, comme la véritable capitale du socialisme
ottoman. Les deux tendances de la social-démocratie bulgare — les "larges" de
Sakasoff et les "étroits" de Blagoev — y perpétuent leurs querelles à coups de
pamphlets et de journaux antagonistes. Les Juifs, de leur côté, qui représentent
la communauté la plus importante de la ville, y disposent depuis 1909 d'une
importante organisation, la "Fédération ouvrière socialiste", rassemblant
plusieurs milliers de sympathisants.

^Ces grèves ont déjà suscité une abondante littérature. Nous renvoyons à la synthèse d'Oya
Sencer, Türkiye'de işçi Sınıfı, Doğuşu ve Yapısı (La classe ouvrière en Turquie. Sa naissance et
sa structure), Istanbul : Habora Kitabevi, 1969.
2Nous renvoyons à ce propos au témoignage de l'un de ces députés "socialistes”, Dimitar
Vlahov. Celui-ci consacre dans ses mémoires de nombreuses pages à son activité
parlementaire. D. Vlahov, Memoari, Skopje, 1970.
SOURCES INÉDITES 37

Ces divers groupements ont suscité depuis une vingtaine d'années une
multitude de recherches. Après un certain nombre d'études pionnières dues à
des historiens balkaniques (D. Zografski, S. Velikov) ou soviétiques (A.
Novicev, R Kornienko), les travaux récents de M. Tunçay, de G. S. Harris, de
O. Sencer et de quelques autres ont largement contribué à défricher le terrain1.
Aujourd'hui, grâce aux efforts de ces spécialistes, les mouvements ouvriers et
socialistes de l'Empire ottoman apparaissent définitivement sauvés de l’oubli.

Mais en dépit des nombreux matériaux qui ont été exhumés au fil des
ans, le sujet présente encore de grandes zones d'obscurité. C'est la raison pour
laquelle il nous a paru intéressant de présenter ici des sources inédites
susceptibles de renouveler et d'enrichir notre connaissance sur certains points
mal éclairés. Nous ne cherchons certes pas, dans le cadre restreint de cet
exposé, à donner un inventaire exhaustif des matériaux actuellement
disponibles. Il nous a paru plus utile de concentrer notre attention sur certaines
sources particulièrement intéressantes qui semblent avoir échappé jusqu'ici à
l'investigation des historiens.

La plupart des dossiers que nous présenterons sont axés sur la ville de
Salonique. Il ne s'est nullement agi, dans notre esprit, de réduire le socialisme
ottoman à sa seule composante salonicienne. Mais il importait néanmoins de
souligner l’importance particulière de celle-ci. Jusqu'en 1912, en effet, la
''Fédération ouvrière socialiste" de Salonique fut, parmi toutes les
organisations de l'Empire, la seule à disposer d'une réelle base populaire ; elle
fut également la seule, à côté des socialistes arméniens, à être reconnue par la
Deuxième Internationale comme un interlocuteur valable.

La première partie de notre étude sera consacrée à la correspondance de


la "Fédération" avec le Bureau Socialiste International (BSI) dont le siège se
trouvait à Bruxelles. Nous examinerons ensuite la presse socialiste de
Salonique, et en particulier les journaux publiés par les militants bulgares et
juifs de l'organisation salonicienne. En dernier lieu, nous nous tournerons vers
les organes socialistes occidentaux, et nous soulignerons notamment l'intérêt,
pour notre sujet, du Bulletin périodique du BSI.

1D. Zografski, op. cit.; Stefan Velikov, "Sur le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie
après la révolution jcune-lurque de 1908", Etudes Balkaniques (Sofia), n° 1,1964, pp. 29-48 ; K.
Novicev, "Zarozhdenie rabochego i sotsialisticheskogo dvizheniia v Turtsii", Uchenye zapiski
Leningradskogo Azii i Afriki, n° 1, 1964, pp. 98-105 ; M. Tunçay, op. cit. ; G. S. Harris, The
Origins o f Communism in Turkey, Stanford, 1967 ; O. Sencer, op. cit.
38 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

L La correspondance de la "Fédération ouvrière socialiste" avec le BSÏ

Créée en mai-juin 1909 par un groupe de militants juifs sephardites (A.


Benaroya, A. J. Arditti, D. Recanati, J. Hazan) et par un certain nombre de
Bulgares et Macédoniens (A. Tomov et D. Vlahov notamment), la Fédération
ouvrière socialiste (FOS) de Salonique1 avait demandé son affiliation à
l'Internationale en juin 1909. Elle désirait constituer, avec le groupe socialiste
bulgare de Salonique, le "Parti ouvrier de Turquie", section ottomane de
l'Internationale*2. Cette demande fut examinée lors de la réunion du BSI du 7
novembre 1909. Au cours de cette réunion, Camille Huysmans, le secrétaire
du BSI, rappela qu'en 1907 l'Internationale avait admis une "sous-section de
l'Arménie turque". Il avait été décidé de n'affilier une "section ottomane" que si
celle-ci comprenait toutes les nationalités habitant la Turquie. Sur la
proposition de Vaillant, la FOS fut donc admise non pas en tant que "section
ottomane", mais en tant que "sous-section des Ouvriers de Salonique" avec une
force de représentation d'une voix au BSI3.

À la suite de cette affiliation, une vaste correspondance s'engagea entre


la FOS et le secrétariat du BSI. Nous disposons à l'heure actuelle d'une
centaine de lettres qui couvrent les années 1909-1914. Découvertes par
Georges Haupt dans les archives de BSI, ces documents nous permettent de
suivre l'activité de la Fédération presque au jour le jour et nous donnent de pré­
cieuses indications sur la manière dont les socialistes de Salonique ont réussi à
surmonter les obstacles accumulés devant eux par le pouvoir jeune-turc.

La plupart des lettres adressées par la FOS à Camille Huysmans étaient


signées soit par J. Hazan, soit par Saul Nahum. J. Hazan était un des
secrétaires de la Fédération. C'est lui qui dirigea l'organisation à partir de 1911,
lorsque A. Benaroya, le secrétaire général de la FOS, fut exilé en Serbie par le
gouvernement ottoman4. Saul Nahum était le représentant de la FOS à Paris.

*Nous ne pouvons pas, dans le cadre de cet exposé, retracer en détail l'histoire de cette
organisation. Nous renvoyons au travail de Georges Haupt, "Introduzione alla storia della
Federazione operaia socialists di Salonicco”, Movimento operaio et socialists XVIII/1, janv.-
mars 1972, pp. 99-112. Voir aussi Paul Dumont, "Une organisation socialiste ottomane : la
Fédération ouvrière de Salonique (1908-1912)", Études Balkaniques (Sofia), n° 1, 1975, pp. 76-
88.
2D'après le Bulletin périodique du BSI, n° 1,1909, p. 13.
3D'apnès le Bulletin périodique du BSI, n° 2,1909, p. 43.
4Né en 1887 à Vidin, A. Benaroya adhéra au socialisme alors qu'il était encore adolescent. En
1905, il émigra en Bulgarie et y milita dans les rangs des "anarcho-libéraux" de Nikolaj
Harlakov. À. Salonique, où il se rendit au début de la révolution jeune-turque, il fut le principal
animateur d'un cercle socialiste ju if qui devait donner naissance à la FOS. Il conserva la
fonction de secrétaire de la FOS jsuqu'en 1924, date à laquelle il quitta le Parti communiste grec
auquel son organisation avait adhéré. Ses mémoires, publiés dans le Tahidromos de Salonique
en mars 1931, ont été réédités en un volume (Abraham Benaroya, I Proti stadiodromia tou
ellinikou proletariatou, Athènes, 1975).
SOURCES INÉDITES 39

En octobre 1910, il avait été désigné officiellement pour représenter la


Fédération auprès du BSI. Militant actif de l’Internationale, il s’était empressé
d’entrer en contact avec Camille Huysmans et certains dirigeants socialistes
français et il s’employait à les tenir au courant de la situation politique dans
l'Empire ottoman. Parmi les autres signataires des lettres de la FOS, nous
rencontrons les noms de A. Benaroya, A. Hasson et D. Recanati. Ce dernier,
qui était un des fondateurs de la Fédération, écrivait des articles dans la presse
judéo-espagnole de Salonique sous le pseudonyme de Rod. Quant à A. Hasson,
il s'agissait d'un transfuge de la tendance "étroite" de la social-démocratie
bulgare. Très profondément marqué par les théories de Plekhanov, il
représentait, semble-t-il, un des éléments les plus radicaux de la Fédération.

Ix s lettres émanant du BSI portent, pour la plupart, la signature de


Camille Huysmans. Nous n'en avons malheureusement retrouvé qu’une
dizaine. Certaines d'entre elles offrent un grand intérêt, car elles nous
renseignent avec précision sur les diverses actions entreprises ou conseillées
par l'Internationale en vue de faire obstacle au démantèlement du socialisme
ottoman par les Jeunes Turcs.

Le premier document dont nous disposons date du 20 juin 1909. Il


s'agit d'un compte rendu de la manifestation qui avait été organisée la veille, à
l’initiative de la FOS, pour protester contre les lois anti-ouvrières mises à
l'ordre du jour de la Chambre par le gouvernement ottoman. 23 organisations
ouvrières de Salonique avaient accepté de prendre part à ce meeting et plus de
six mille travailleurs, sans distinction de race ni de religion, avaient répondu à
leur appel.

Parmi les documents qui font suite à ce premier texte, soulignons


surtout l'intérêt de deux rapports adressés au BSI à l'occasion du Congrès de
Copenhague (août 1910), l'un par A. Benaroya, l'autre par Vasil Glavinov, un
membre éminent du Parti social-démocrate de Bulgarie (tendance "étroite") qui
avait créé en Macédoine diverses organisations hostiles à la ligne "modérée" de
la Fédération1. Ces rapports nous fournissent de larges aperçus sur l'histoire
des premières organisations socialistes de l'Empire ottoman2. Ils nous

W asil Glavinov (1869-1929), un des principaux animateurs du socialisme macédonien,


appartenait à la tendance de gauche des sociaux-démocrates bulgares. En 1908-1909, il réussit
à mettre sur pied diverses organisations ouvrières en Macédoine. Celles-ci, formées
exclusivement de Bulgares, avaient pour organe le Rabotniöeska Iskra (Étincelle ouvrière),
dont Je premier numéro parut à Sofia en janvier 1909. C'est surtout au moyen de ce journal que
Glavinov combattit la FOS.
Ces deux documents ont été publiés par Georges Haupt, "Le début du mouvement socialiste en
Turquie", Le mouvement social, n° 45, oct.-déc. 1963, pp. 121-137.
40 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

renseignent également sur une question essentielle, celle des liens entretenus
par la Fédération avec le Comité "Union et Progrès". Nous sommes, à cet
égard, en présence de deux témoignages totalement contradictoires. Aux yeux
de Glavinov, la FOS, accusée de faire le jeu de la bourgeoisie, représentait non
pas une organisation socialiste mais une simple "succursale du parti
gouvernemental Jeune Turc". Benaroya, quant à lui, souligne au contraire le
caractère "orthodoxe" de son organisation et met l'accent sur la lente
détérioration des rapports entre la FOS et les Unionistes au cours des années
1908-1909.

C'est, semble-t-il, le témoignage de Benaroya qui reflète le mieux la


réalité des faits. Les lettres qui suivent ce document sont en effet pleines de
nouvelles alarmantes. Dès le 3 décembre 1910, Saul Nahum écrit à C.
Huysmans pour l'informer que les Unionistes ont ordonné la fermeture du
local de la Fédération à Salonique. Par la suite, le Comité "Union et Progrès"
ne cessera de multiplier les tracasseries à l'encontre des socialistes.

Toutefois, malgré l'acharnement des Unionistes à détruire les


organisations socialistes, celles-ci réussiront à survivre. Elles tenteront même
d'opposer aux persécutions gouvernementales un front uni.

La correspondance de la FOS ne nous apprend malheureusement pas


grand chose sur la conférence des principales organisations socialistes et
ouvrières de Turquie qui se tint à Salonique au début du mois de janvier 1911.
La presse socialiste de Salonique fut sur ce point, nous le verrons, beaucoup
plus explicite. Les quelques documents dont nous disposons ne laissent
cependant aucun doute quant à l'objet de cette réunion : au cours de celle-ci, il
s'agit essentiellement, pour les organisations en présence, de parvenir à une
alliance en vue de faire obstacle aux mesures "anti-ouvrières" et "anti­
socialistes" décidées par l'Union et Progrès.

Le 3 mai 1911, J. Hazan écrit de Salonique à C. Huysmans une lettre


pour lui annoncer la réussite de la manifestation du Premier Mai : celle-ci a
rassemblé près de 7 000 travailleurs. Mais au cours de l'été et de l'automne
1911, la répression s'aggrave. Un certain nombre de militants de Salonique (A.
Benaroya notamment) et d'Istanbul (Ismail Faik, Hasan Namık, Hüseyin
Hilmi, etc.) sont arrêtés et envoyés en exil. Alerté par J. Hazan et S. Nahum,
le BSI entreprendra plusieurs démarches auprès d'Ahmed Rıza, le président du
Parlement ottoman, et s'efforcera même de faire intervenir la franc-maçonnerie,
mais en vain.
SOURCES INÉDITES 41

Il est cependant intéressant de noter qu'en dépit de ces vexations, les


socialistes ottomans s'empresseront de manifester leur appui aux Unionistes
dès qu'éclatera la crise tripolitaine. À partir d'octobre 1911, la guerre italo-
turque se trouve au centre des préoccupations de la FOS et des autres
organisations ottomanes. La FOS cherchera notamment, par le canal du BSI, à
faire pression sur les socialistes italiens pour qu'ils interviennent auprès de
leur gouvernement et de l'opinion publique italienne.

Après les documents relatifs à la crise tripolitaine, nous nous trouvons


en présence d’une série de lettres qui nous renseignent sur les relations établies
à Paris entre S. Nahum et le représentant du "Parti socialiste ottoman", le Dr.
Nevzad Refik1. Ces documents viennent démontrer que la Fédération de
Salonique avait réussi à nouer des liens avec l'organisation de Hüseyin Hilmi.
Il y a tout lieu de penser qu'à la fin de l'année 1911, les divers groupes
socialistes de l'Empire ottoman s'orientaient vers la constitution d'une
organisation unitaire, ou peut-être d'une "fédération" où toutes les
"nationalités" seraient représentées. Il se peut qu'Israël Helphand "Parvus",
l'illustre "marchand de révolution"2, qui se trouvait alors en Turquie et dont le
nom revient à plusieurs reprises dans la correspondance de la FOS, ait été un
des principaux artisans d'un tel rapprochement

À partir de février 1912, l’attention des socialistes ottomans semble


entièrement accaparée par les élections législatives. Les Unionistes avaient
provoqué ces élections dans le but de consolider leur majorité au Parlement.
Les documents dont nous disposons nous donnent de précieuses indications sur
les combinaisons électorales envisagées par l'opposition3. Ils nous renseignent
également sur les méthodes employées par "l'Union et Progrès" pour s'assurer
la victoire : menaces, arrestations, brutalités.

1Le Dr. Refik Nevzad était arrivé à Paris en 1894 et avait, pendant de nombreuses années,
milité au sein de l’organisation jeune-turque. En 1909, toujours à Paris, il était passé dans
l’opposition aux Unionistes et avait participé à la fondation du Parti radical ottoman, une
organisation animée par Chérif Pacha. Parallèlement, il s’était mis à diffuser de la littérature
socialiste, et notamment son journal, le Becheriette, qu’il calligraphiait et litographiait lui-même.
Étant entré en relation avec le groupe de Hüseyin Hilmi, il fonda en 1912, à Paris, une section
du Parti socialiste ottoman dont nous possédons le programme. Considéré comme un des
pionniers du socialisme turc, Refik Nevzad vécut en France jusqu’en 1960 et ne revint en
Turquie que quelques mois avant sa mort.
2 En ce qui concerne ce personnage, nous renvoyons au livre de Z.A.B. Zeman et W.B.
Scharlau, The Merchant o f Revolution. The Life o f Alexander Israel Helphand (Parvus),
tendres, 1965.
La FOS, les Hentchak et certains groupes nationalistes avaient formé une coalition électorale
avec l'Entente libérale en vue de présenter des candidats contre ceux de l'Union et Progrès. D.
Vlahov consacre dans ses mémoires plusieurs pages au récit de cette campagne électorale.
42 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Menée à la hussarde, la campagne devait s'achever, bien entendu, par le


triomphe des Unionistes. D'avril à juillet 1912, la répression contre les
mouvements ouvriers et socialistes reprendra de plus belle. La FOS n'est pas
la seule à protester contre l'arbitraire des mesures gouvernementales. À la fin
du mois d'avril, le "Groupe d'Études Sociales", une organisation d'Istanbul qui
recrutait la plupart de ses militants parmi les artisans grecs de la ville, joindra
sa voix à celle de la Fédération pour dénoncer le "terrorisme du gouvernement
Jeune Turc". Mais à partir d'août, le pouvoir étant passé aux mains de
"l'Entente libérale", la FOS, le Hentchakian et le Parti socialiste ottoman, qui
avaient soutenu cette organisation lors des élections, bénéficieront d'une
certaine détente.

Dans les derniers mois de 1912, c'est un nouveau chapitre qui s'ouvre :
celui des Guerres Balkaniques. La correspondance de la FOS témoigne de
manière particulièrement éloquente de l'attitude des socialistes saloniciens face
à la crise : la Fédération dénonce la "barbarie" des voisins de la Turquie et
plaide avec obstination en faveur de la formation d'une confédération
balkanique. Après la prise de Salonique par les Grecs, le 9 novembre 1912,
elle protestera contre les "actes horribles" commis par les soldats grecs et,
d'une manière générale, manifestera son opposition à toute modification de la
carte politique des Balkans, l^e "Groupe d'études sociales" d'Istanbul, pourtant
composé de militants grecs, adoptera une position comparable.

À partir de novembre 1912, Salonique se trouve en territoire grec. Les


lettres de la FOS conservées dans les archives du BSI ne concernent donc plus
l'histoire du socialisme ottoman. Il convient toutefois de signaler que la
rupture du statu quo balkanique fut, pour les militants de la Fédération, un
choc terrible. La correspondance des premiers mois de 1913 témoigne très
nettement d'une attitude de refus face au fait accompli. La domination grecque
est dépeinte sous des couleurs excessivement sombres ; la solution grecque du
problème macédonien est présentée comme quelque chose de non viable. Ce
n'est que progressivement, vers la fin de l'année 1913, que la Fédération se
résignera à son intégration dans le cadre de l'État hellénique.2

2. La presse socialiste de Salonique

Les lettres adressées par la Fédération au BSI constituent


indéniablement, nous l'avons vu, une source de premier plan en ce
qui concerne l'histoire interne de l’organisation salonicienne. Mais cette
SOURCES INÉDITES 43

correspondance présente toutefois d'évidentes lacunes ; elle ne nous fournit


presque aucun renseignement sur la vie ouvrière dans la région de Salonique et
elle passe sous silence les options "théoriques" de la FOS. Fort heureusement,
pour combler ces lacunes, nous disposons d’une autre source fondamentale :
les périodiques publiés par les socialistes saloniciens au cours des années
1909-1914.

Nous n'avons pas retrouvé tous les périodiques de cette époque. C'est
ainsi par exemple que Dimitar Vlahov cite dans ses mémoires1*un certain
nombre d'organes — le Socialisticeska Federacia paru au début de l'été
1909, le Mücadele publié en langue turque à l'occasion des élections de 1912,
le Rabotnicka Solidarnost en bulgare — que nous n'avons guère réussi à
dépister. Par contre, nous avons eu la chance de pouvoir consulter des
collections assez complètes — retrouvées par Georges Haupt — d'autres
publications de la FOS, qui suffisent à nous donner une certaine idée de ce que
furent les préoccupations et les choix théoriques des militants socialistes de
Salonique.

Le premier organe de la Fédération dont nous disposons couvre la


période allant du 15 août 1909 au 16 octobre de la même année. Il s'agit d'un
hebdomadaire publié en quatre langues différentes : VAmele Gazetesi en turc,
VEfimeris tou Ergatou en grec, le Rabotniâeski Vestnik en bulgare et le
Gornal del Laborador en judéo-espagnol.

Chacune de ces éditions avait sa physionomie propre. D'une langue à


l’autre, nous constatons de grandes différences dans le texte publié. Les
éditions en grec et en turc étaient beaucoup plus succinctes que les éditions en
bulgare et en judéo-espagnol. Le Rabotniâeski Vestnik, dirigé par Angel
Tomov, était le plus fourni et le plus "théorique" des quatre hebdomadaires.
Faute de lecteurs, la publication de VAmele Gazetesi et de VEfimeris tou
Ergatou fut interrompue au bout de quatre numéros. Seul le Ğornal del
Laborador et le Rabotniâeski Vestnik réussirent à tenir jusqu'au numéro 9,
daté du 16 octobre 1909. À en croire la correspondance de la FOS avec
Camille Huysmans, la publication de ces deux organes fut suspendue pour des
raisons financières2. Mais il y a tout lieu de croire que d'autres facteurs
jouèrent également. Il convient en effet de noter que l'arrêt du journal coïncida

1D. Vlahov, op. dt., pp. 161-172.


^Arch. du BSI, lettre de Benaroya du 18 mai 1910.
44 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

avec une grave crise au sein de la FOS, crise qui se solda par le départ de la
plupart des militants bulgares1.

Ce premier organe ne semble avoir été remplacé par un autre


hebdomadaire, la Solidaridad Obradera, qu'au début de l'année 1911. Il se
peut que ce nouveau titre ait été doublé, pendant quelque temps tout au moins,
d'une édition en langue bulgare2. Le premier numéro de la Solidaridad
Obradera date du 17 février 1911 ; le dernier, du 16 février 1912. C'est sans
doute à cette époque, en pleine campagne électorale, que la Solidaridad
Obradera céda la place à un organe en langue turque, le Mücadele, dont nous
n'avons malheureusement pas retrouvé la trace3.

Après le rattachement de Salonique à la Grèce, la Fédération lancera un


nouveau journal, VAvanti, qui paraîtra (si les données dont nous disposons
sont exactes) jusqu’au milieu de l'année 1914. Cet organe ne concerne pas
notre propos, mais il mérite d'être signalé, car sa parution, dans une
conjoncture très difficile, vient témoigner de l'indéniable esprit de suite dont
surent faire preuve les militants de la FOS tout au long des années 1909-1914.

À quelle clientèle s'adressait la presse de la Fédération ? Théoriquement,


tous les travailleurs étaient concernés, sans distinction de race ni de religion.
Dans la pratique, cependant, nous savons que les ouvriers grecs et turcs
demeurèrent, dans leur grande majorité, totalement insensibles à
l'argumentation de la FOS. L'Amele Gazetesi et VEfimeris tou Ergatou
durent cesser de paraître, nous l'avons vu, par manque de lecteurs. La
propagande socialiste avait surtout pénétré les Bulgares, mais ceux-ci étaient
relativement peu nombreux à Salonique et ils se montraient, pour la plupart,
hostiles aux thèses modérées de la Fédération. Après quelques vaines tentatives
en direction des diverses nationalités qui peuplaient la ville, la Fédération dut
donc se contenter de ne toucher que l'élément israélite, un élément actif,
dynamique, mais imperméable aux positions extrémistes, et très attaché à
l'État ottoman.

*Dans les deux derniers numéros du Rabotniöeski Vestnik, A. Tomov tente de se défendre
contre les accusations des socialistes bulgares de gauche qui lui reprochaient de collaborer
avec les organisations bourgeoises et en particulier d'écrire dans le Narodnaia Volia, l'organe du
Parti fédératif populaire de Macédoine. A. Tomov fut en définitive désavoué par ses
camarades bulgares et la plupart de ceux-ci quittèrent la FOS. On trouvera une allusion à cette
querelle dans le rapport de Benaroya adressé au BSI à l'occasion du Congrès de Copenhague.
Cf. G. Haupt, "Le début du mouvement socialiste en Turquie", op. cit., p. 132.
2C'est du moins ce qui ressort des indications données par D. Vlahov, op. cit., p. 170. Toutefois,
il se peut que Vlahov ait été trahi par sa mémoire.
3Le Mücadele est mentionné par D. Vlahov {op. cit., pp. 148-149) qui était le rédacteur de cet
organe. Nous ne savons pas à quelle date la Solidaridad Obradera cessa de paraître ; mais le
dernier numéro que nous ayons pu consulter date du 16 février 1912.
SOURCES INÉDITES 45

Du point de vue socio-professionnel, il semble que la presse de la


Fédération recrutait la plupart de ses lecteurs — la Solidaridad Obradera
comptait 2 000 abonnés en août 19111 — parmi les employés, les apprentis,
les artisans et les ouvriers de petites entreprises manufacturières. C'était là, à
vrai dire, l'essentiel du "prolétariat" salonicien. Il est frappant de constater que
les articles du Rabotniceski Vestnik ou de la Solidaridad Obradera consacrés
à la vie ouvrière ne concernaient, bien souvent, que des métiers artisanaux :
grève des tailleurs, lock-out dans un atelier de ferblanterie, création d'un
syndicat de forgerons, etc2. Les grandes concentrations prolétariennes des
chemins de fer, des docks, des mines de Vhinterland salonicien ne faisaient
guère partie, semble-t-il, de la clientèle de la Fédération. Les ouvriers du tabac,
très nombreux à Salonique et dans les villes du voisinage, faisaient peut-être
exception : ils constituent les seuls représentants de la grande industrie
manufacturière qui soient régulièrement mentionnés dans les journaux de la
FOS.

Que donnait-on à lire à ces employés et à ces ouvriers dispersés dans les
multiples ateliers de Salonique ? Une analyse sommaire du contenu des
périodiques publiés par le FOS met surtout en évidence l'importance de la
place accordée par ces périodiques aux informations ouvrières : grèves,
congrès, nouvelles syndicales, etc. Sous des dehors relativement inoffensifs,
ces informations constituaient bien entendu une véritable pédagogie de la lutte
ouvrière. À travers un certain nombre d'exemples concrets, les travailleurs
saloniciens étaient appelés à s'organiser et à faire l'apprentissage de la
solidarité de classe.

À côté de ces articles relatifs à la vie ouvrière locale, nous trouvons


également, dans le Rabotniéeski Vestnik comme dans la Solidaridad
Obradera, de vastes éditoriaux consacrés aux problèmes importants du
moment. Il ne fait aucun doute que ces éditoriaux avaient pour but de former la
conscience politique de la clientèle de la FOS. À notre connaissance, les
organes de la Fédération furent les seuls périodiques publiés dans l'Empire
ottoman à poser ainsi, sans le moindre complexe, un regard socialiste sur
l'actualité.

1D'après la Solidaridad Obradera du 18 août 1911.


2Voir en particulier le Rabotniöeski Vestnik des 28 août, 2 octobre et 9 octobre 1909.
46 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Les autres organes de la gauche ottomane — nous pensons en


particulier aux divers journaux publiés à Istanbul par Hüseyin Hilmi et ses
camarades1 — ne reculaient certes pas devant le langage polémique, mais les
analyses qu'ils proposaient de l'actualité économique, politique et sociale
n'avaient en général rien de socialiste. Cela s'explique peut-être par le fait que
la censure unioniste était plus sévère envers la presse en langue turque
qu'en vers la presse en bulgare ou en judéo-espagnol.

Certains des écrits publiés dans les journaux de la Fédération revêtaient


un aspect nettement "théorique". Angel Tomov et Abraham Benaroya en
particulier n'hésitaient pas à aborder dans leurs éditoriaux, surtout à l'époque du
Rabotniëeski Vestnik, les grands problèmes du socialisme balkanique. Au
centre de leurs préoccupations : la question nationale. Comment empêcher
l'exploitation des masses prolétariennes par la bourgeoisie au nom du "drapeau
national" ? Comment faire échec aux divisions ethniques et religieuses qui
oblitéraient la conscience de classe des ouvriers ? Pour Salonique, qui se
trouvait au cœur de la tourmente balkanique, il s'agissait là d'une interrogation
capitale. Ni Benaroya, ni Tomov ne sous-estimaient le rôle du facteur
national. Ils savaient que la lutte pour la langue nationale ou pour les cloches
d'église était beaucoup plus mobilisatrice que la lutte pour le pain. Mais
comme bien d'autres dirigeants socialistes de l'époque, ils croyaient que le
socialisme finirait par venir à bout des antagonismes nationaux. Ils étaient
persuadés de disposer d'une arme irrésistible : le principe fédératif. C'est par le
biais d’une fédération de syndicats et d'organisations politiques qu'ils
entendaient mettre fin à la discorde qui régnait entre les divers groupes
nationaux constitutifs du prolétariat ottoman.

Cette option fédéraliste, maintes fois affirmée dans les colonnes du


Rabotniëeski Vestnik, fut une des principales causes de la rupture entre la
FOS et les sociaux-démocrates bulgares de gauche. Ces derniers estimaient que
l'idée de fédération entretenait chez les ouvriers des préjugés nationalistes et
faisait, par là même, le jeu de la bourgeoisie2.

M entionnons en particulier Vİştirak qui parut de février à juin 1910, puis de nouveau en
septembre 1910, enfin, après une longue interruption, de juin à octobre 1912. Parmi les autres
organes socialistes de la capitale, nous devons encore citer Yİnsaniyet (août et décembre 1910),
le Sosyalist (novembre 1910) et le Medeniyet (décembre 1910).
2Cf. le Rabotniëeski Iskra de Vasil Glavinov, n° 18 du 15 septembre 1909 et n° 24 du 18
décembre 1909, cités par S. Velikov, op. cit.t pp. 37-38.
SOURCES INÉDITES 47

À leurs yeux, les aspirations nationales devaient être strictement


subordonnées au principe de la lutte des classes. Par ailleurs, avec une certaine
inconséquence, ils étaient favorables aux luttes nationales qui se déroulaient en
Turquie, car ils considéraient que le pouvoir ottoman ne pouvait qu'étouffer
l'élan naturel des minorités vers la démocratie et le progrès social. Dans la
mesure où il visait à maintenir le statu quo multinational au sein de l’Empire
ottoman, le projet fédératif de la FOS leur semblait préjudiciable aux intérêts
des peuples opprimés.

Ijà querelle avec les ’’étroits" occupe une grande partie des deux derniers
numéros du Rabotniëeski Vestnik, Nous savons que ce débat sur la question
nationale finit par provoquer une rupture définitive entre les deux principaux
groupes qui composaient la FOS, le groupe bulgare et le groupe juif.
Désormais, restés seuls maîtres à bord, les militants israélites, en dépit d’un
certain nombre de débats internes, feront du principe fédératif leur grand cheval
de bataille. Loin d’abandonner l'idée de fédérer tous les groupes socialistes de
Turquie en un parti socialiste ottoman, ils chercheront, tout au long de l’année
1910, à réunir une conférence des diverses organisations de l’Empire en vue de
parvenir à un front unitaire. Cette conférence aura finalement lieu à Salonique
au début du mois de janvier 1911 et réunira 29 délégués venus de la FOS, du
groupe social-démocrate bulgare, du Parti socialiste ottoman, du Groupe
d'Études Sociales d'Istanbul et de diverses organisations socialistes des
Balkans.

C'est grâce à la Solidaridad Obradera (25 février, 3, 19 et 17 mars


1911) que nous sommes renseignés sur l’ordre du jour de cette conférence.
Nous apprenons dans l’organe de la FOS que les militants réunis à Salonique
discutèrent de la situation politique du pays et qu'ils tentèrent de jeter les bases
d'une organisation fédérative réunissant tous les groupements socialistes de
l'Empire. Nous apprenons également qu'il fut question, lors des débats, des
rapports entre les syndicats et le mouvement socialiste ainsi que de
l'organisation de la presse militante en Turquie. Les résolutions de la
conférence, publiées in extenso dans la Solidaridad Obradera, constituent des
documents d'un grand intérêt qui mettent en lumière à la fois la vitalité et les
faiblesses du socialisme ottoman. Le simple fait d'avoir réussi à rassembler,
en dépit des pressions gouvernementales, 29 délégués socialistes à Salonique
représentait indéniablement un grand succès pour les parties en présence dans
la conjoncture de l'époque. Par contre, la mise en veilleuse (à travers les
atermoiements de la seconde résolution) du projet fédératif proposé par la FOS
soulignait l'incapacité des organisations ottomanes à surmonter leurs querelles
de chapelle et les rivalités nationales sous-jacentes.
48 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

Les matériaux relatifs à la conférence de janvier 1911 constituent, nous


semble-t-il, un bon exemple de ce que le chercheur peut "découvrir " dans les
organes de la FOS. Le Rabotniceski Vestnik, la Solidaridad Obradera et les
autres titres que nous avons cités abondent en informations "inédites"
susceptibles d'éclairer l'histoire sociale de l'Empire ottoman au début du XXe
siècle. La multiplicité des données qui nous sont ainsi proposées souligne
l'importance de la presse en tant que source. Les historiens l'ont du reste bien
des fois noté : pour l'étude des mouvements ouvriers, l'imprimé (journaux,
tracts, brochures, etc.) est irremplaçable.

3. La presse socialiste européenne

La révolution jeune-turque de 1908 avait éveillé, dans les milieux


socialistes d'Europe, un grand intérêt pour les problèmes de l'Empire ottoman.
Dans les premiers mois qui suivirent la révolution, l'action du comité "Union
et Progrès" fut présentée, par tous les journaux socialistes occidentaux, avec
beaucoup de sympathie. Dans VHumanité du 15 juillet 1908, avant même que
le soulèvement des Jeunes Turcs n'eût abouti en Macédoine au rétablissement
de la Constitution de 1876, Jean Jaurès écrivait : "... Si l'Europe a gardé un
peu de prudence, un peu de bon sens, si elle veut éviter les complications, les
périls, les alarmes que lui réserve la question balkanique, elle appelera de tous
ses vœux l'avènement d'un grand parti turc, national et réformateur, qui prépare
en Turquie la justice pour tous, chrétiens et musulmans, et qui dispense les
puissances européennes d'interventions souvent discordantes et dont les plus
généreuses ont une tare". Par la suite, cet enthousiasme pour la révolution
jeune-turque devait céder progressivement la place à la déception. Le Comité
"Union et Progrès" fut dénoncé pour son autoritarisme et son incapacité à
introduire de véritables réformes. Mais l'Empire ottoman, secoué de crises
multiples, demeura jusqu'en 1914 au premier plan des préoccupations du
mouvement socialiste international.

Cette attention portée aux affaires ottomanes provoqua, on s'en doute,


dans la presse socialiste de l'époque une avalanche d'articles consacrés à la
Turquie et à ses problèmes politiques, économiques et sociaux. On connaît les
articles de Lénine publiés dans le Proletarii1. Les analyses de Jean Jaurès et de
Jean Longuet, le petit-fils de Karl Marx, parus dans VHumanité, sont à nos
yeux d'un intérêt comparable.

^Nous renvoyons aux nombreux articles regroupés dans le tome XV des Oeuvres de Lénine,
Paris : éd. sociales, 1967. Ce volume couvre la période allant de mars 1908 à août 1909.
SOURCES INÉDITES 49

Il suffit d'un simple sondage dans les principaux journaux socialistes


d'Europe — l'Humanité (Paris), le Peuple (Bruxelles), Vorwärts (Berlin), etc.
— pour prendre la mesure de leur importance en tant que source documentaire.
Bien souvent, certes, nous n'y rencontrons, touchant la Turquie, que des
commentaires sur les grands problèmes du moment : le boycott anti-autrichien
de 1908, la crise italo-turque de 1911, les élections de février 1912, les guerres
balkaniques. Mais d'autres fois, nous nous trouvons en présence
d'informations moins "banales". C'est ainsi, par exemple, que l'Humanité
nous fournit d'intéressants dossiers sur les grandes grèves qui secouèrent la
Turquie tout au long de l'été 1908 : grève des chemins de fer, grève des
typographes d'Istanbul, grève des boulangers, etc1. C'est ainsi, de même, que
nous découvrons, toujours dans l'Humanité, un portrait d'une des figures les
plus énigmatiques du socialisme turc, Mehmed Medjdet. Les historiens qui se
sont penchés sur les origines du mouvement socialiste en Turquie n'ont guère
réussi, jusqu'à présent, à identifier ce personnage2. À en croire Jean Longuet,
cependant, il s'agissait d'un "socialiste acharné" qui avait été pendant plusieurs
années chef du comité jeune-turc à Smyme et chef du bureau des affaires
politiques du vilayet. Fondateur de l'irgat, le premier journal socialiste en
langue turque de l'Empire ottoman, il était considéré par l'Humanité comme
un des leaders les plus prometteurs du socialisme ottoman3.

Il convient de souligner que les périodiques socialistes européens


tiraient leur documentation d'informateurs généralement bien renseignés. Nous
savons par exemple que l'Humanité était redevable d'une grande partie de ses
informations aux militants socialistes arméniens. Parmi les autres gros
fournisseurs de "bulletins" concernant la Turquie, nous devons mentionner
également Saul Nahum, le représentant de la FOS à Paris, et le Dr. Nevzad
Refik, le promoteur de la section parisienne du Parti socialiste ottoman. Mais
ces divers informateurs ne se signalaient pas toujours par leur impartialité. Les
membres du Dachnaksoutioun et du Parti Hentchak, en particulier, avaient
incontestablement tendance à présenter la situation en Turquie sous des
couleurs exagérément sombres. Au cours de nos sondages, nous avons relevé,
dans l'Humanité notamment, un nombre non négligeable d'affirmations
discutables. Les données fournies par cette presse militante ne peuvent donc
être utilisées qu’à la condition d'être soumises à une sérieuse critique
historique. Mais la chose va à vrai dire de soi, et ce n'est pas les quelques
incongruités que nous avons notées ici ou là qui déjoueront la sagacité des
historiens.

*Cf. notamment VHumanité des 23 août, 27 août, 2 septembre et 21 septembre 1908.


2Cf. S. Velikov, op. cit.t p. 39 ; M. Tunçay, op. cit., p. 57 ; G. S. Harris, op. cit., p. 160.
3Voir l'article de J. Longuet dans VHumanité du 2 septembre 1908, p. 2.
50 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

Parmi les nombreux périodiques du mouvement socialiste, il en existe


un qui mérite, à notre sens, une attention particulière : le Bulletin périodique
du BSL Édité à partir de 1909 par le Comité exécutif de l'Internationale
siégeant à Bruxelles, le Bulletin jouait en quelque sorte le rôle d'organe de
liaison entre les multiples partis nationaux affiliés à l'Internationale. Il
s'agissait essentiellement d'un recueil de documents (comptes rendus de
conférences, résolutions, circulaires etc.) qui reflétait l'évolution du
mouvement socialiste dans les divers pays représentés au sein de
l'Internationale. Les documents relatifs à l'Empire ottoman et aux Balkans
étaient particulièrement nombreux. Cela n'a rien de surprenant. À cette époque,
en effet, la "question d'Orient" constituait, on le sait, un des principaux pivots
de la vie politique internationale.
Nous avons déjà signalé plus haut1 les données du Bulletin périodique
concernant l'adhésion de la FOS à l'Internationale. Mais bien d'autres
matériaux méritent encore d’être pris en considération2. Si nous suivons l'ordre
chronologique, nous devons commencer par souligner l'intérêt que présente
pour notre propos le compte rendu de la première conférence social-démocrate
des Balkans qui s’était tenue à Belgrade les 7, 8 et 9 janvier 19103. Étaient
représentés à cette conférence les partis sociaux-démocrates de Serbie, de
Bulgarie et de Roumanie, certains groupes socialistes de Macédoine et de
Turquie et, en outre, les partis sociaux-démocrates sud-slaves d'Autriche-
Hongrie. Ni la FOS, ni les "larges" de Bulgarie n'avaient été invités. C'est, on
s'en doute, la "question nationale" qui s'était trouvée d'emblée au centre des
débats. Les partis présents, confrontés au puzzle inextricable des nationalités
balkaniques, avaient mis l'accent sur la nécessité de supprimer les frontières
entre les États et d'œuvrer à la réalisation d'une confédération des républiques
balkaniques. Mais les rédacteurs de la résolution finale n'avaient pas hésité par
ailleurs à affirmer que "les mouvements et les luttes des nations de l'Europe du
Sud-Est et des Balkans sont l'expression d'une aspiration inévitable pour
l'affranchissement économique et politique". En dépit d'une articulation
dialectique passablement confuse, le texte élaboré à Belgrade constituait donc
une prise de position sans ambiguité à la fois contre l'impérialisme austro-
hongrois et contre le maintien de la domination ottomane dans les régions qui
n'avaient pas encore été "libérées"4.

1Cf. supra, notes 10 et 11.


P lusieurs historiens ont déjà souligné l'intérêt des matériaux publiés dans le Bulletin périodique
du BSI. Georges Haupt s’est signalé incontestablement comme le meilleur spécialiste en ce qui
concerne les archives et les publications du BSI. Son ouvrage intitulé Socialism and the Great
War. The Collapse o f the Second International, Oxford : Clarendon press, 1973, propose une
excellente synthèse de ces diverses sources, notamment pour ce qui touche les Balkans.
^Bul. pér. du BSI, n° 2, 1910, pp. 64-66.
4Pour un aperçu d’ensemble sur le problème de la confédération balkanique, nous renvoyons
bien entendu à l’ouvrage "classique” de L. F. Stavrianos, Balkan Federation, a History o f the
Movement towards Balkan Unity in Modern Times, Hamden : Archon Books, 1964, pp. 182-190.
Voir aussi le chapitre 3 (pp. 56-82) de l’ouvrage de Georges Haupt, Socialism and the Great
War, déjà cité.
SOURCES INÉDITES 51

Pourtant, paradoxalement, dès que le statu quo se trouvera réellement


menacé — lors de la guerre italo-turque — les socialistes du monde entier
voleront au secours de la Turquie. Les multiples documents rassemblés dans le
Bulletin périodique du BSI1 témoignent d'une véritable mobilisation socialiste
en faveur de la cause turque. Tous les partis socialistes d'Europe flétriront
l'agression italienne et organiseront des manifestations massives contre la
politique des "impérialistes", accusés de "troubler le repos de l'Europe". Dans
les Balkans, une conférence socialiste réunie à Belgrade le 18 octobre 1911 à
l'appel du Parti social-démocrate serbe invitera les organisations de la
Péninsule à organiser, le 5 novembre, des manifestations contre la guerre dans
tous les États balkaniques. En Turquie, plus de 10.000 ouvriers participeront
au "meeting monstre" organisé à Salonique par la FOS2. Le B ulletin
périodique ne fait état que d'une seule voix discordante : celle de Yanko
Sakasoff, le leader du Parti socialiste "unifié" de Bulgarie, qui, tout en
stigmatisant l'action de l'Italie, protestera contre la politique jeune-turque
"tendant, par les méthodes de l'ancien régime hamidien, à étouffer les
aspirations naturelles vers la démocratie et la culture chez les nationalités
peuplant l'Empire ottoman, et rendant de la sorte impossible la Fédération
générale, l'unique solution pour les États balkaniques"3.

Les manifestations organisées par les partis socialistes, leurs multiples


proclamations pacifistes, s'avéreront totalement inutiles. La tension montera
encore d'un cran dans les Balkans, au début de l'année 1912, avec le
rapprochement bulgaro-serbe. En août, tous les pays du sud-est de l'Europe
mobiliseront. Dans le Bulletin périodique du BSI, c'est à nouveau un déluge
de manifestes, de démonstrations, de circulaires, etc. Les socialistes bulgares,
serbes, roumains seront unamimes à condamner la guerre, tout en proclamant
le droit des nationalités à une vie autonome, dans le cadre d'une confédération
balkanique4.

Parmi les documents les plus intéressants de cette période, nous devons
mentionner le manifeste des socialistes de Turquie et des Balkans, adressé aux
travailleurs de la péninsule balkanique et de l'Asie Mineure à la veille de la
guerre. Ce manifeste fut élaboré par Christian Rakovski au début du mois de

l B ul.pér.duB SI,n° 8 J 912.


2 En ce qui concerne la "Conférence préliminaire des Social-démocrates des Balkans", voir le
Bul. pér. du BSI, n° 8,1912, pp. 67-68. Dans le même numéro, pp. 46-47, on trouvera également
la résolution du "meeting monstre" de Salonique.
3But. pér. du BSI, n» 8,1912, p. 48.
^Les documents concernant les guerres balkaniques sont regroupés dans les n“ 9 et 10 du Bul.
pér. du BSI.
52 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

septembre 1912. Le leader socialiste roumain se trouvait alors à Istanbul et


s'était entendu avec les organisations de Turquie (essentiellement les deux
partis socialistes arméniens et la FOS) pour la publication d'une proclamation
commune qui reçut par la suite l'adhésion des partis socialistes de tous les
pays balkaniques1. De même que les autres "manifestes" publiés vers la même
époque dans les Balkans, ce texte — une des analyses les plus cohérentes que
nous ayons du probème balkanique — reconnaissait le droit des nationalités à
une vie autonome, "conséquence directe de l'égalité politique et sociale et de la
suppression de tout privilège de caste, de race ou de religion demandées par
l'Internationale ouvrière". Mais il condamnait par ailleurs catégoriquement
l'expansionnisme économique et territorial des voisins de la Turquie et
soulignait qu'une modification de la carte politique des Balkans, compte tenu
de la dispersion ethnique dans cette partie du monde, ne ferait que "changer le
nom des maîtres et les degrés de l'oppression". En conséquence, les rédacteurs
du manifeste se prononçaient pour le maintien du statu quo territorial dans
l’Empire ottoman, mais, s'inspirant peut-être de la doctrine de "décentralisation
administrative" prônée par le Prince Sabahattin2, ils réclamaient une
autonomie complète des nationalités sur le plan culturel — écoles, églises,
etc. — et un self-government local par régions, cantons et communes, avec
une représentation proportionnelle des éléments ethniques et des partis3.

Ce manifeste de caractère "ottomaniste" fut cautionné, nous l'avons dit,


par tous les socialistes des Balkans. Mais en réalité, personne ne croyait plus
au maintien du statu quo. Le Parti social-démocrate unifié (tendance "large" de
Yanko Sakasoff) en particulier, dans un rapport du 14 septembre 1912, plaidait
déjà, avant même que les combats n'aient commencé, pour une Macédoine
autonome, avec Salonique pour capitale4. Désormais, le problème du sort de la
Macédoine constituera la principale pierre d'achoppement au sein de la social-
démocratie bulgare. Les "étroits" s'élèveront en effet avec vigueur contre la
thèse autonomiste défendue par Yanko Sakasoff. Accusant les "larges" de
vouloir favoriser la conquête de la Macédoine et du vilayet d'Andrinople par la
bourgeoisie bulgare, D. Blagoeff, le leader des "étroits", prendra position dans
un long rapport publié dans le Bulletin périodique du BSI en faveur d'une
confédération balkanique englobant la Turquie. "On ne peut guère parler",

1D'après le rapport du Parti social-démocrate de Roumanie, BuL pér. du BSI, n° 10,1913, p.


77.
2Le Prince Sabahattin (1879-1948), le leader de l'aile "décentralisatrice" du mouvement jeune-
turc, était un personnage bien connu des socialistes. Jean Longuet lui avait consacré un article
en première page de l'Humanité, le 4 septembre 1908.
3Cf. le texte de cette proclamation dans le But. pér. du BSI, n° 9,1912, pp. 5-7.
4Bul.pér. du BSI, n" 9,1912, pp. 13-16.
SOURCES INÉDITES 53

soulignera-t-il, "d’une union des peuples balkaniques réelle et définitive si l'on


écarte, en tant que nation indépendante, les Turcs qui forment une population
de 4 à 5 millions d'habitants dans la péninsule balkanique"1.

Ce projet de confédération, auquel les divers partis sociaux-démocrates


ne cessaient de se référer depuis la Conférence de Belgrade de janvier 1910,
était évidemment totalement utopique. Les socialistes ottomans et balkaniques
ne représentaient dans les années 1910 qu'une bien maigre force et les masses
populaires n'étaient guère disposées à les suivre. Le désir d'indépendance
nationale constituait dans tous les pays du sud-est européen un idéal impérieux
face auquel le célèbre mot d'ordre des socialistes, "guerre à la guerre", n'avait
aucun poids. Les documents du BSI que nous avons présentés dans les pages
précédentes nous permettent donc surtout de retracer l'histoire d'un échec. Ils
nous ouvrent également des perspectives sur l'histoire d'une espérance. C'est ce
qui fait, à nos yeux, leur principal intérêt.

* *

Nous nous sommes efforcé, dans cette étude, de présenter un certain


nombre de sources susceptibles de nous éclairer sur les origines du mouvement
ouvrier et socialiste dans l'Empire ottoman. Mais, axés sur Salonique et sur
l'imbroglio macédonien, ces matériaux ne nous donnent, il convient de le
souligner, qu'une vision partielle des choses. Bien des problèmes demeurent en
suspens. Quel fut, par exemple, l’impact du socialisme en dehors des villes de
Salonique et d'Istanbul ? Quel fut le rôle assigné aux musulmans dans les
diverses organisations que nous avons mentionnées ? Quel fut au juste le
poids des préoccupations nationales dans les partis créés par des militants non-
turcs ? Pour pouvoir répondre à ces questions, de vastes dépouillements
d'archives sont encore nécessaires. Les rapports consulaires français et
britanniques conservés dans les archives du Public Record Office et dans
celles du ministère français des Affaires étrangères nous fournissent quelques
éléments de réponse, mais nous n'avons malheureusement pas rencontré dans
ces dépôts de séries continues consacrées aux problèmes de la vie ouvrière dans
l'Empire ottoman. Les recherches doivent donc s'orienter vers des archives
encore peu explorées. Nous songeons par exemple aux archives
du Dachnaksoutioun conservées à Boston2 ou à celles de VAlliance Israélite

1Bul. pér. du BSI, 2ème supplément, p. 5.


2Ces archives ont déjà été utilisées par des historiens tels que L. Nalbandian et R. G.
Hovanissian.
54 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Universelle, qui représentent une source de premier plan en ce qui concerne la


vie des communautés juives dans l'Empire ottoman aux XIXe-XXe siècles1.
Les sources turques sont, elles aussi, insuffisamment connues. En dépit du
"boom" des recherches historiques en Turquie au cours de ces dernières années,
les archives du Başbakanlık n'ont pas encore livré leurs secrets.

Ceci dit, la question des sources ne constitue pas le seule difficulté à


laquelle se heurtent les historiens. Il ne suffit pas de disposer de sources, il
faut aussi, c'est une évidence, les interroger d'une manière pertinente. Or, la
problématique des chercheurs qui se sont penchés sur l'histoire du mouvement
ouvrier et des courants socialistes dans l'Empire ottoman n'apparaît pas
toujours irréprochable. Prisonniers de l'histoire nationale, certains spécialistes
ont, par exemple, totalement négligé la dimension multi-ethnique de la société
ottomane, escamotant par là même le problème du rôle joué par les diverses
communautés dans la diffusion des idées "subversives" à travers l'Empire.
D'autres ont plaqué sur la Turquie de la fin du XIXe et du début du XXe siècle
des concepts marxistes élaborés en fonction des réalités de la société
occidentale et qui, au départ, n'étaient nullement destinés à l'univers oriental.
En fait, une étude des origines du mouvement ouvrier et socialiste en Turquie
ne peut se concevoir que si l'on tient compte des données concrètes de la vie
sociale dans les dernières décennies de l'Empire ottoman. Prise encore dans le
réseau des relations sociales traditionnelles, mais engagée déjà dans la voie de
la révolution industrielle, la société ottomane du début du XXe siècle ne se
laisse guère cerner d'un trait de plume. Face à cet univers en pleine mutation,
on doit se résigner à abandonner la commodité des idées toutes faites. Mais il
y a tout lieu d'être optimiste : les historiens qui se plaisent dans l'inconfort des
hypothèses et des approches nouvelles se font de plus en plus nombreux.

1Les archives de VAlliance Israélite Universelle sont conservées à Paris, au siège de cette
organisation.
UN ECONOMISTE SOCIAL-DEMOCRATE
A U SERVICE DE LA JEUNE TURQUIE

"Parvus Efendi". C'est ainsi qu'on l'appelait à Istanbul. Il avait débarqué


dans la capitale ottomane vers le début du mois de novembre 1910. Arrivé
quasiment sans un sou en poche, il avait vécu pendant quelque temps très
pauvrement, prenant ses repas dans les gargotes de Galata et "marchant avec
précaution afin qu'on ne vît pas ses semelles trouées". Mais il s'en était
progressivement tiré. D'abord, il avait gagné son pain en écrivant des articles
sur la Turquie pour divers journaux d'Autriche et d'Allemagne. Puis, fort de
ses connaissances en matière de finance, il s'était lancé dans les affaires.
Parallèlement, il avait aussi fait son chemin dans les milieux politiques
jeunes-turcs. Bien qu'étant étranger, il était parvenu à se faufiler dans divers
clubs nationalistes et à acquérir une certaine notoriété en tant qu'ami de la
Turquie. Au début de l'année 1912, il avait commencé à écrire dans la revue
Türk Yurdu (La patrie turque) un des principaux organes de la doctrine
panturquiste. Consacrés aux problèmes de l'économie ottomane, ses articles
avaient fait sensation et lui avaient valu l'estime d'un grand nombre
d'intellectuels constantinopolitains. Il avait su manœuvrer avec tant d'habileté
qu'à la veille des guerres balkaniques il pouvait déjà se poser, dans une certaine
mesure, en maître à penser financier et économique de la Jeune Turquie.
*
* *

Grâce aux efforts conjugués de Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau1,


nous connaissons assez bien sa biographie. Alexander Israël Helphand, alias
Parvus, est né en 1867 (d'aucuns disent en 1869) dans un ghetto de la province
de Minsk, en Russie Blanche. Fils d'un modeste artisan juif, il a passé
l'essentiel de son enfance à Odessa, et c'est aussi dans cette ville qu'il a fait,
vers l'âge de seize ans, ses premières armes de militant révolutionnaire. En

^The Merchant o f Revolution. The Life o f Alexander Israel Helphand (Parvus). 1867-1924,
Londres : Oxford Un. Press, 1965. On trouvera également une bonne biographie de Helphand
dans le livre de B. D. Wolfe, Three Who Made a Revolution, Londres : Oxford Un. Press, 1948.
En ce qui concerne le rôle joué par Helphand en Turquie, cf. les quelques indications données
par N. Berkes, The Development o f Secularism in Turkey, Montreal : Me Gill Un. Press, 1964,
pp. 335-337.
56 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

1886, comme nombre de ses camarades de combat, il s'est rendu en Suisse


"pour tenter de résoudre ses doutes politiques". Voyage décisif : durant son
séjour sur le territoire de la confédération helvétique, le jeune Helphand a
découvert le groupe "Émancipation du travail" de Plekhanov et ses nombreuses
lectures ont fait de lui en quelques mois un marxiste convaincu.

En 1887, après un interlude à Odessa, nous le retrouvons à nouveau en


Suisse. Pendant quatre ans il suivra les cours d'économie politique de
l'Université de Bâle. Un apprentissage qui aboutira au début de l’été 1891 à la
soutenance d'une thèse de doctorat sur le problème de la division du travail.

Au cours de ses études, Helphand a pu lire Marx à loisir et se


familiariser avec l'abondante production théorique de la social-démocratie
allemande. Armé de son titre de docteur en philosophie, il est désormais prêt à
se lancer dans la carrière de publiciste socialiste à laquelle il se destine.
Quelques semaines après avoir soutenu sa thèse, il a quitté Bâle pour Stuttgart
où Karl Kautsky et Clara Zetkin, deux des figures les plus marquantes du parti
social-démocrate allemand, tiennent leurs assises. Ici, on l'a accueilli avec
sympathie. Bientôt, ses articles paraîtront dans les principaux organes
socialistes d'Allemagne, en particulier dans le Neue Zeit de Kautsky et dans le
quotidien berlinois Vorwärts dirigé par Wilhelm Liebknecht.

C'est en 1894 qu'il s'est servi pour la première fois du pseudonyme de


Parvus. Ce nom allait lui rester jusqu'à la fin de sa vie. À cette époque,
Helphand — qui pourtant n’a pas encore trente ans — est déjà un écrivain
politique célèbre. Il s'intéresse à tous les problèmes du moment et son opinion
est de celles qui comptent dans la social-démocratie allemande. Sa grande
facilité d'écriture, soutenue par une remarquable résistance physique (certains de
ses amis l'appellent Dr. Elephant), lui permit d'inonder d'articles la presse du
parti. À partir de 18%, après un bref stage au Volkszeitung de Leipzig, il aura
même son propre journal, le Sächsische Arbeiterzeitung, dont il fera en peu
de temps une des premières feuilles socialistes d'Allemagne.

Vers la fin du siècle, Helphand est incontestablement un des membres


les plus en vue de Yestablishment social-démocrate allemand. Mais bien qu'il
se soit germanisé avec une stupéfiante facilité, il n'a pas totalement rompu
avec ses origines russes. Il est resté en contact avec le groupe de Plekhanov et
a noué des liens avec un certain nombre de "jeunes" : Lénine, Trotsky,
Martov... En 1899, il s’est rendu incognito à Saint-Petersbourg et a rapporté
de son voyage un livre au titre significatif : Das hungernde Russland. À la
UN É C O N O M I S T E S O C I A L - D É M O C R A T E 57

suite de cette odyssée, ses liens avec les révolutionnaires russes se sont encore
resserrés. En 1905, lorsque le régime tsariste semblera sur le point de
s’écrouler, il n’hésitera pas à retourner en Russie afin de prendre, en compagnie
de Trotsky et de quelques autres, la tête du mouvement insurrectionnel. La
révolution ayant échoué, il sera arrêté au début de l'année 1906 et envoyé en
Sibérie. Comme nombre de ses camarades, il s'évadera avant même que d'avoir
atteint le lieu de résidence qui lui avait été assigné.

Revenu en Allemagne, Helphand a aussitôt repris ses anciennes


activités. Il écrit sans relâche : des chroniques, des études théoriques, des
pamphlets... Il édite un bulletin hebdomadaire d'informations. 11 publie coup
sur coup trois grands livres. Mais pour le héros de la révolution de 1905,
l'heure est désormais — après quelques mois d'euphorie — au reflux. À partir
de 1907, les revers de fortune ne cesseront de s'accumuler dans son existence.
Ce sera d'abord un grand scandale financier : après d'inefficaces marchandages
en coulisse, les Bolcheviks accuseront publiquement Helphand d'avoir détourné
à son profit les droits d'auteur d'une pièce de Gorki. Quelque 130 000 marks
qui auraient dû normalement revenir à la caisse du parti social-démocrate russe.
Tout en se débattant contre les bruits propagés par Lénine et les siens,
Helphand doit faire face à la progressive désaffection de ses camarades
allemands. L'homme qui, en 1905, s'est chargé de subvertir les ouvriers de
Saint-Petersbourg fait à présent figure de redoutable extrémiste et la social-
démocratie allemande, de plus en plus dominée par la droite du parti (surtout
après le congrès de Stuttgart de 1907), se méfie de lui. L'un après l'autre, les
périodiques socialistes d'outre-Rhin se ferment à ses contributions. Ses livres,
en particulier Der Staat, die Industrie und der Sozialismus, une œuvre à
laquelle il attache beaucoup d'importance, sont mal accueillis. Son bulletin
hebdomadaire d'informations. Aus der Weltpolitik, manque de clients. Enfin,
la police allemande se met elle aussi de la partie. Helphand, dont les articles
incendiaires ne sont guère appréciés des autorités, est interdit de séjour dans
plusieurs villes d'Allemagne, il ne peut plus se déplacer que sous des noms
d'emprunt, il est obligé de se tenir constamment sur le qui-vive.

Vers le milieu de l'été 1910, c'est le découragement. Helphand décide de


quitter l'Allemagne, sa patrie spirituelle. Dans un premier temps, il opte pour
Vienne, une ville où il compte quelques camarades et où il ne devrait pas se
sentir en terre véritablement étrangère. Mais il change bientôt d'avis. Quelque
temps après son arrivée en Autriche, il écrit à une de ses amies intimes, Rosa
Luxemburg, qu'il est sur le point de se rendre en Turquie pour y effectuer un
séjour de deux ou trois mois. En fait, il restera à Istanbul près de cinq ans.
58 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Pourquoi ce voyage en Turquie ? Il apparaît difficile d'apporter à cette


question une réponse bien tranchée. Ne s'agissait-il pas tout simplement pour
Helphand de "changer d'air", de faire une cure d'exotisme ? Peut-être. Z. A. B.
Zeman et W. B. Scharlau soulignent quant à eux la signification "politique"
du périple entrepris par leur héros. Us laissent entendre qu'un des objectifs de
Helphand était de voir par ses propres yeux comment se présentait la
"poudrière des Balkans" afin de pouvoir jouer, le cas échéant, à l'artificier.
L'hypothèse n'a rien d'invraisemblable. Mais les mêmes auteurs mettent
également l'accent, fort justement, sur l'aspect financier des choses. Depuis
son retour de Russie, Helphand avait connu de nombreuses difficultés d’argent.
Ses livres s'étaient mal vendus, son bulletin périodique n'avait rien rapporté,
les revenus qu'il tirait de son activité journalistique étaient devenus au fil des
mois de plus en plus insignifiants. Dans ces conditions, il semble logique de
penser que son voyage en Turquie ait été surtout destiné à lui permettre —
pour peu que la chance voulût bien lui sourire — de regarnir sa bourse. Mais,
faute de témoignages précis, nous sommes, là encore, dans le domaine des
conjectures.
Dans tout ce brouillard, une seule certitude : l'homme qui débarque à
Istanbul en novembre 1910 appartient encore, indiscutablement, au
mouvement socialiste international. À son arrivée dans la capitale ottomane,
le premier souci de Helphand sera de se mettre en rapport avec les
révolutionnaires locaux. Cela faisait déjà un certain temps qu'il connaissait
Christo Rakovsky, une des figures les plus remarquables du socialisme
balkanique. Sujet roumain — mais Bulgare de naissance —, Rakovsky était
persona non grata dans son pays et passait le plus clair de son temps à
voyager dans les Balkans. Il était par ailleurs fort bien introduit dans les
milieux sociaux-démocrates d'Istanbul. Grâce à lui, Helphand aura ses entrées
partout : chez les Bulgares, chez les Arméniens du Dachnaksoutioun, chez les
socialistes grecs, chez les juifs de la Fédération ouvrière de Salonique, peut-
être même chez les militants musulmans rassemblés autour de Hüseyin
Hilmi1. Il ne semble pas cependant que "Parvus Efendi" ait souhaité jouer un
rôle véritablement actif au sein du socialisme ottoman. Les quelques
documents dont nous disposons sur ses relations avec les groupes socialistes
de Turquie donnent de lui l'image d'un simple conseiller, d'un "ancien" prêt à
faire bénéficier ses jeunes camarades de sa sagesse et de son expérience, mais
nullement disposé pour autant à s'attirer des démêlés avec les autorités*2.

*Pour un aperçu d'ensemble sur le socialisme ottoman à l'époque des Jeunes Turcs, je renvoie à
l'ouvrage de M. Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en
Turquie. 1908-1925), 3e éd., Ankara : Bilgi yay., 1978. Cf. aussi le travail plus cursif de G. S.
Harris, The Origins o f Communism in Turkey, Stanford : Stanford Un., 1967.
2À ce propos, cf. par exemple le rapport du "Groupe d'Études Sociales de Constantinople"
adressé vers la fin du mois d'avril 1912 au bureau socialiste international. Ce document figure
dans l'ouvrage de G. Haupt et P. Dumont, Osmanli İmparatorluğunda Sosyalist Hareketler (Les
mouvements socialistes dans l’Empire ottoman), Istanbul : Gözlem yay., 1977, pp. 158-160.
UN É C O N O M I S T E S O C I A L - D É M O C R A T E 59

Si Helphand continue de faire figure durant son séjour en Turquie de


coryphée socialiste, il n’en est pas moins vrai que son socialisme se présente à
cette époque comme un socialisme revu et corrigé, un socialisme ”à
l'allem ande”. Débonnaire, indulgent, accommodant. Ses convictions
n’empêcheront pas Helphand, le moment venu, de flirter avec le grand capital
et de se lancer dans toutes sortes d'opérations suspectes.

On ne sait malheureusement pas grand-chose sur les diverses affaires


montées par Helphand en Turquie. Il semble que dans les premiers temps de
son séjour à Istanbul il ait fait flèche de tout bois : journalisme, prospection
pour le compte de grandes firmes étrangères, études de marché, etc. Certaines
mauvaises langues l’accusent même d'avoir trempé dans une ténébreuse
histoire de proxénétisme. Un bruit dû peut-être au fait qu’il aimait à s'entourer
de femmes. À partir de 1912, les choses sont plus claires. Helphand dirige à
cette époque une importante agence commerciale et représente en Turquie
diverses entreprises occidentales de tout premier plan : notamment, selon toute
apparence, Krupp. Il s'intéresse également au commerce des grains, s'occupe
d'import-export, spécule peut-être en Bourse. La véritable fortune viendra au
moment des guerres balkaniques : fourniture d’armes aux troupes turques, trafic
sur les denrées alimentaires, opérations diverses d'accaparement. Helphand ne
se fera aucun scrupule d'agir en banal profiteur de guerre.

C'est ce singulier personnage, mi-politicien social-démocrate, mi-


businessman, un homme manifestement décidé à profiter au maximum des
circonstances, qui, vers le début de l’année 1912, s'est soudain mis à jouer les
mentors dans la presse locale. Comment Helphand est-il entré en contact avec
les milieux nationalistes turcs ? Une question qui doit demeurer, comme bien
d'autres, sans réponse. Mais les faits sont là : au moment des guerres
balkaniques, le nom de Parvus est déjà familier aux lecteurs de plusieurs
périodiques constantinopolitains. Helphand écrit à cette époque dans le Jeune-
Turc — un journal de tendance "gouvernementale" en langue française —,
dans le Tanin (L'Écho), l'organe officieux du comité "Union et Progrès", dans
le Tasvir-i Efkâr (L'image de l'opinion), dans la revue panturquiste Türk
Yurdu (La Patrie turque), dans Bilgi Mecmuası (La revue de la science), le
mensuel de la "Société savante turque" {Türk Bilgi Derneği), dans Yİçtihad
(Doctrine). Sa production est abondante et diverse. Il a d'emblée trouvé le
ton juste. Il s'adresse aux Turcs comme s'il était depuis toujours des leurs.
Il enfonce le clou avec application. L'un après l'autre, tous ses articles
60 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

dénoncent, chacun à sa manière, l'insupportable mainmise des grandes


puissances d'Occident sur les rouages-clés de l'économie ottomane. Dans
l’ambiance fiévreuse de l'époque, son argumentation ferme et vindicative,
solidement documentée, fait infailliblement mouche1.

Vers la fin de l'année 1914, Helphand publie à Istanbul un livre au titre


passablement accrocheur : Türkiye'nin Can Daman : Devlet-i Osmaniyenin
Borçları ve Islâhı (L'artère vitale de la Turquie. Les dettes de l'État ottoman et
leur réforme). Cet ouvrage de 246 pages in-octavo, édité par les soins de la
"bibliothèque de Türk Yurdu", se présente comme une sorte de bilan de son
activité de publiciste en Turquie. Helphand y a repris quelques-uns de ses
meilleurs articles — publiés au cours des mois précédents dans Türk Yurdup
Bilgi Mecmuası et le Tasvir i Eflcâr — et les a reliés entre eux au moyen de
pièces et morceaux de manière à faire de l'ensemble un texte plus ou moins
suivi.

Un succès de librairie. En dépit de la technicité de certains de ses


chapitres, YArtère vitale de la Turquie se vendra bien et devra même être
réédité plusieurs fois. Le livre de Helphand fera tant de bruit qu'en 1923, soit
près de dix ans après sa première publication, les services de renseignements

d u r a n t son séjour en Turquie, Helphand a probablement publié une cinquantaine d’articles


dans la presse locale. Nous devons à N. Özden, "Bir Sosyalist" (Une figure socialiste), Türkiye
Defteri, n° 19, mai 1975, pp. 5-14, un inventaire des écrits de Helphand parus dans Türk Yurdu
et Bilgi Mecmuası. Pour ces deux Fevues, N. Özden énumère les titres suivants : A) Dans Türk
Yurdu : 1) "Köylüler ve Devlet" (Les paysans et l’État), vol. I, n°9 , 9 mart 1328/22 mars 1912,
pp. 262-268 ; 2) "1327 senesinin ahvâl-i mâliyesine bir nazar" (Un regard sur la situation
financière de Tannée 1911), vol. I, n° 13, 3 mayıs 1328/16 mai 1912, pp. 394-402 ; 3) "Türkiye
Avrupanın maliye boyunduruğu altındadır" (La Turquie se trouve sous le joug financier de
l'Europe), vol. I, nos 16 et 17,14-29 haziran 1328/27 juin et 12 juillet 1912, pp. 476-484 et 523-
530 ; 4) "İktisada dair" (Au sujet de l'économie), vol. I, n° 18, 12 temmuz 1328/25 juillet 1912,
pp. 564-567 ; 5) "Esaret-i mâliyeden kurtulmanın yolu" (Comment se libérer de l'asservissement
financier), vol. I, n° 19,26 temmuz 1328/8 août 1912, pp. 587-591 ; 6) "Türklerin ödünç almaya
haklı oldukları bir akçe" (De l'argent que les Turcs ont le droit d'emprunter), vol. Il, n° 1, 18
teşrinievvel 1328/21 octobre 1912, pp. 16-24 ; 7) "Devlet ve Millet" (L'État et la Nation), vol. 11,
n°3, 15 teşrinisâni 1328/28 novembre 1912, pp. 83-86 ; 8) "Mâli tehlikeler" (Les dangers
financiers), vol. II, n° 5, 13 kânunuevvel 1328/26 décembre 1912, pp. 148-153 ; 9) "İş işten
geçmeden gözünüzü açınız !" (Ouvrez les yeux avant qu'il ne soit trop tard !), vol. II, n° 12,
mart 1329/mars 1913, pp. 360-367 ; 10) "Türk ili, mâliyeni gözet" (Peuple turc, surveille tes
finances), vol. II, n° 15 (39), 2 mayıs 1329/15 mai 1913, pp. 485-490 ; 11) "Türk gençlerine
mektup" (Lettre aux jeunes gens turcs), vol. II, nos 17 (41) et 21 (45), 30 mayıs et 25 temmuz
1329/12 juin et 7 août 1913, pp. 571-574 et 723-727 ; 12) "Türkiye’de zirâatin istikbali" (L'avenir
de l'agriculture en Turquie), vol. Ill, n° 1 (49), 19 eylül 1329/2 octobre 1913, pp. 859-867 ; 13)
"Köylü ve Devlet" (Le paysan et l'État), vol. III, nos 9 (57) - 10 (58), 7-21 kânunusâni 1329/20
janvier et 3 février 1914, pp. 1124-1129 et 1158-1162. B) Dans Bilgi Mecmuası : 1) "Türkiyenin
mali esareti" (L'asservissement financier de la Turquie), n° 3, kânunusâni 1329/janvier 1914, pp.
225-253 ; 2) "Bir aylık iktisadi hadiseler" (Les événements économiques du mois), n° 3,
kânunusâni 1329/janvier 1914, pp. 324-338 ; 3) "Türkiye için mali esaretten kurtuluş yollan"
(Les moyens pour la Turquie de se libérer de l'asservissement financier), n° 5, şu b a t
1329/février 1914, pp. 437-477.
UN É C O N O M I S T E S O C I A L - D É M O C R A T E 61

du corps d'occupation français estimeront utile de le traduire in extenso afin


que Paris puisse s'en faire une idée1.

Comme Helphand l'écrit lui-même dans sa préface, YArtère vitale de la


Turquie est pour l'essentiel un "recueil d'études économiques et financières".
C'est dire que les données chiffrées, les pourcentages, les tableaux statistiques
y occupent une place de choix. C'est dire aussi qu’en dépit de son titre quelque
peu obscur mais bien fait pour retenir l'attention, le livre ne s'avale pas
comme un roman. Toutefois, il saute d'emblée aux yeux qu'il ne s'agissait
nullement pour Helphand de fournir à ses lecteurs un travail "académique". Dès
la première phrase de l'ouvrage, le ton est donné : "L'asservissement financier
de la Turquie date d'avant la guerre de Crimée." Les chapelets de chiffres sont
là parce qu'économie et finances sont affaire de chiffres. Mais Parvus Efendi
manie la statistique comme un instrument de combat : sous sa plume, chaque
nombre est une pierre lancée contre l'impérialisme ; chaque tableau, chaque
graphique un réquisitoire.

Ce qui frappe le plus, lorsqu'on parcourt YArtère vitale de la Turquie,


c'est de n'y trouver aucune référence à des auteurs ou à des concepts
spécifiquement marxistes. Pas une seule fois le nom de Marx n'est
mentionné. Ni celui d'Engels. Ni celui d'aucun autre théoricien marxiste.
Helphand a également soigneusement gommé de son vocabulaire les termes
dont les marxistes de son temps se servent habituellement : classe, prolétariat,
société bourgeoise, etc. Par contre, le mots-clés du vocabulaire jeune-turc
reviennent fréquemment tout au long de l'ouvrage : nation, peuple. État,
civilisation, force (matérielle, morale)... Faut-il penser que Helphand a
totalement renié, à l'époque qui nous occupe, son passé marxiste et social-
démocrate ? Il semble plutôt qu'en manœuvrier habile — ou, lâchons le mot,
en opportuniste accompli — il ait tout simplement cherché à s'adapter à sa
clientèle. On peut aussi avancer une autre hypothèse : celle de la censure
imposée par ses commanditaires — en l'occurrence les ultra-nationalistes de
Türk Yurdu et de Bilgi Mecmuası.*

*Archives du service historique de Varmée de terre (Vincennes), 7 N 1648. Il semble que le


livre de Helphand n'ait pas été très apprécié par les services du ministère de la Guerre. En
marge du manuscrit de la traduction envoyée à Paris figure en effet le commentaire suivant :
"Plaidoyer tendancieux contre la Dette publique ottomane et la Régie des Tabacs. Les chiffres
donnés sont pour la plupart incontrôlables et les conclusions inapplicables, car elles visent à la
suppression de toutes les garanties dans un pays qui n'a jamais eu ni administration sérieuse ni
crédit indiscuté."
62 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Élaboré à partir d’un agrégat d'articles, YArtère vitale de la Turquie est


incontestablement un livre désordonné, confus. On peut néanmoins y
distinguer, à condition d'y mettre un peu du sien, quatre grandes parties1.
D’abord, une sorte d'introduction historique : le premier chapitre, le plus long
de l'ouvrage, retrace en une cinquantaine de pages les principales étapes de
l'endettement de l'Empire ottoman dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Viennent ensuite (chapitres II à VII) toute une série d'études sur la situation
financière de la Turquie au moment des guerres balkaniques. Les chapitres VIII
et IX, qui reprennent des articles parus dans la revue Türk Yurdu, sont
consacrés à l'analyse des institutions fiscales de l'Empire ottoman. Enfin,
Helphand a regroupé à la fin de l'ouvrage (chapitre X à XII) ses vues sur la
question des monopoles.

Il ne faut évidemment pas s’attendre à trouver dans YArtère vitale de la


Turquie beaucoup de données inédites sur les finances de l'Empire ottoman à
la fin du XIXe et au début du XXe siècles. Le livre de Helphand constitue un
honnête travail de vulgarisation, sans plus. Depuis la date de sa publication,
bien d'autres ouvrages ont été consacrés à l'étude de l'économie et des finances
ottomanes, certainement plus complets et mieux documentés2. Mais qu'on se
mette un instant à la place du lecteur turc des années 1912-1914. Pour cet
homme qui lit dans son journal que les caisses de l'État sont vides, que le pays
court à la faillite, que tel ou tel ministre est sur le point d'entamer une tournée
des capitales européennes dans l'espoir de fléchir les créanciers de l’Empire
ottoman, les articles qui composent YArtère vitale de la Turquie sont comme
autant d'appels à la révolte. En s'appuyant sur tout un appareil "scientifique"
de chiffres et de tableaux statistiques, Parvus lui fait en effet découvrir que
l'Empire ottoman est totalement asservi au capitalisme occidental ; que les
milieux d'affaires européens ont mis la main sur les principaux secteurs de
l'économie turque : voies de communication, finances, commerce, douanes,
impôts, services publics municipaux, richesses naturelles, etc.; que la plupart
des administrations étrangères — en particulier l'Administration de la dette
publique ottomane — échappent au contrôle de l'État ; que les conditions
imposées à la Turquie par ses créanciers sont telles que jamais le pays ne
pourra se débarrasser de ses dettes et sortir du sous-développement.

1Le livre de Helphand a été réédité en caractères latins par M. Sencer. Cf. Parvus Efendi,
Türkiye'nin M alî Tutsaklığı (L'asservissement financier de la Turquie), Istanbul : May yay.,
1977. C’est à cette réédition que je me réfère dans les pages qui suivent
2 II convient notamment de signaler la magistrale thèse de Jacques Thobie, Intérêts et
impérialisme français dans l'Empire ottoman (1895-1914), Paris : Publ. de la Sorbonne, 1977,
qui propose une remarquable analyse de la pénétration française en Turquie au début du XXe
siècle.
UN É C O N O M I S T E S O C I A L - D É M O C R A T E 63

Ces analyses débouchent bien entendu sur toute une série de


recommandations. Après le diagnostic, la médication. Helphand n'hésite pas à
prôner des mesures radicales : il faut abolir l'Administration de la dette
publique ottomane, modifier le système bancaire, supprimer les privilèges
accordés aux grands établissements étrangers, procéder à une révision générale
des emprunts contractés par la Turquie. En bon financier, Helphand suggère
par ailleurs au gouvernement ottoman diverses combines boursières
susceptibles de contribuer à l'allègement des créances pesant sur le pays. Mais
il laisse aussi entendre que la Turquie, qui a déjà versé aux consortiums
européens, sous forme d’intérêts et d’agios de toutes sortes, plusieurs fois le
montant total de ses dettes, pourrait tout simplement mettre fin à ses
remboursements.

À côté de ces propositions éminemment subversives, quelques conseils


plus banaux : le gouvernement ottoman doit s'efforcer de mettre en place une
politique d'équilibre du budget de l'État, il doit faire des économies (en
procédant notamment à des coupes sombres dans la masse des personnels de la
fonction publique), il doit enfin trouver de nouvelles ressources et réformer ses
habitudes fiscales. Helphand préconise en particulier un relèvement substantiel
des droits de douane sur les produits importés, une refonte de l’impôt sur les
bénéfices (temettü) et, surtout, une multiplication des impôts indirects.
D'autre part, il plaide pour une taxation massive des couches aisées : "Jusqu'à
présent seuls les paysans, les artisans, les petits commerçants et les ouvriers
payaient des impôts en Turquie. Dorénavant, il faudra taxer fortement les
grands fermiers, les propriétaires d'immeubles dans les villes et les
compagnes, les grands industriels et les grands commerçants.”1 C'est le
publiciste social-démocrate qui montre légèrement le bout de l'oreille.

Il ne s'agit cependant pas, dans l'esprit de Helphand, de brimer les


possédants. L'auteur de YArtère vitale de la Turquie connaît ses classiques. À
ses yeux, la création d'une classe d'entrepreneurs riche et puissante représente
une des conditions essentielles du développement économique de la Turquie :
"Il faut susciter des entrepreneurs dans le pays et ne pas leur opposer des
obstacles. Il faut encourager et protéger l'initiative privée et ne pas l'étouffer.
Il faut laisser le champ libre à l'industrie et au commerce et ne pas entraver
leur liberté.”2 Cet encensement de l'initiative privée aboutit à une
condamnation sans équivoque des monopoles dÉtat : "Un entrepreneur dont les
intérêts personnels sont liés directement au développement du commerce et de

1Parvus Efendi (M. Sencer ed), op. cit., p. 150.


2Ibid., p. 188.
64 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Tindustrie consacre toute sa pensée et toute sa force au progrès de la branche


dont il s'occupe. Bien évidemment, on ne peut attendre tant d'efforts de la part
des fonctionnaires de l'État. Si l'État se trouvait, comme en Europe
occidentale, en présence d'une immense industrie déjà perfectionnée et en
relation avec tous les marchés de l'univers, l'initiative privée pourrait alors
passer au second plan et le gouvernement serait en droit d'envisager la création
de monopoles. Mais la Turquie n'en est pas là et pour le moment tout dépend
encore de l'esprit d'entreprise des individus."1

À la question de savoir quel doit être le fer de lance de l'économie


turque, Helphand, qui parie pour une augmentation prochaine des prix
mondiaux des produits agricoles, répond sans la moindre hésitation :
l'agriculture. En pensant peut-être à ses propres succès en la matière, il
souligne l'intérêt que présente pour la Turquie le commerce du tabac, du coton,
des fruits secs, des céréales et de divers autres produits de la terre. Et,
naturellement, il énumère tout un attirail de mesures susceptibles d'aider à
l'essor du secteur agricole : investissements massifs en faveur des cultures les
plus rentables, construction de routes et de voies ferrées afin de rattacher les
régions vouées à l'agriculture aux centres de consommation et de
commercialisation, mise en place d'une politique de modernisation des
techniques agricoles, création de coopératives de vente, développement des
institutions bancaires spécialisées dans le financement des activités rurales,
etc.

En somme, c'est tout un plan de redressement économique et financier


que propose Helphand. Celui-ci vient malheureusement trop tard. Au moment
où paraît YArtère vitale de la Turquie, le gouvernement d'Istanbul est sur le
point de s'engager, aux côtés des puissances centrales, dans l'aventure de la
grande guerre. Une façon comme une autre de trancher le nœud gordien. À
partir d'août 1914, il ne peut plus être question pour la Turquie de se lancer
dans un programme de réformes. L'heure est désormais aux expédients, aux
improvisations. Mais, tout au long des années de guerre, les idées rassemblées
dans le livre de Helphand continueront néanmoins de circuler dans les milieux
nationalistes turcs. Elles finiront par s'intégrer si bien dans la façon de voir des
élites dirigeantes qu'au début des années vingt, lorsque le gouvernement
républicain commencera à les mettre en pratique, personne ne se rappellera
plus de celui qui, quelques années plus tôt, avait été le premier à les
populariser.

^Loc. cit.
UN É C O N O M I S T E S O C I A L - D É M O C R A T E 65

Le 28 juin 1914, l'archiduc héritier d'Autriche, François-Ferdinand, et


sa femme, la duchesse de Hohenberg, sont assassinés à Sarajevo. Un mois
plus tard, c'est la guerre générale. Pour Helphand, qui observe le déroulement
des événements depuis Istanbul, s'ouvre désormais une période d'intense
activité. Dès le début de la crise, il a choisi son camp. Il est résolu à faire tout
ce qui est en son pouvoir pour contribuer à l'écrasement du tsarisme contre
lequel il lutte depuis sa jeunesse. Partant, il est prêt à se vouer corps et âme au
soutien de la cause des États centraux. En un rien de temps, le businessman,
le militant social-démocrate, l'ami des panturquistes s'est doublé d'un nouveau
personnage. Il s'est transformé en agent du militarisme allemand. À l'heure de
l'épreuve, Helphand, comme la plupart de ses camarades socialistes, n'a pas
hésité un seul instant à jeter par-dessus bord ses idéaux internationalistes.

Il ne tardera pas à afficher publiquement sa germanophilie militante. En


ce milieu de l'année 1914, il s'agit de persuader les Turcs d'entrer en guerre aux
côtés de l'Autriche-Hongrie et de l’Allemagne. Le 4 août, le jour même où
l'ultimatum anglais est remis à Berlin, Helphand publiera dans le Tasvir-i
Efkâr une déclaration fracassante dans laquelle il s'efforcera de démontrer que
seule une victoire des puissances centrales pourrait permettre à la Turquie de se
soustraire au joug des pays de l'Entente. Dans la même foulée, il invitera le
gouvernement turc à prendre des mesures contre le tyrannie économique de
l'Occident et lui suggérera d’emblée un bon coup à faire : l'abolition des
capitulations1. Une recommandation à laquelle les hommes au pouvoir ne
tarderont pas à se conformer.

Le ton est donné. Dans les semaines qui suivent, Helphand, infatigable,
multipliera les prises de position, les conseils, les exhortations. Sa formation
de journaliste l’a accoutumé à réagir aux événements avec promptitude. La
guerre vient à peine d'être déclarée qu'il est déjà en mesure de publier, coup sur
coup, deux brochures de propagande pro-allemande : Umumi Harp
Neticelerinden : Almanya Galip Gelirse (Les conséquences de la guerre
générale : si l'Allemagne l'emporte) et Umumi Harp Neticelerinden : İngiltere
Galip Gelirse (Les conséquences de la guerre générale : si l'Angleterre
l'emporte). Vers la même époque, des écrits signés " Parvus" paraissent
également à Bucarest et à Sofia. Pour vanter les charmes de l'Autriche-Hongrie
et, surtout de l'Allemagne, Helphand a retrouvé la pugnacité de ses vingt ans.
Il apparaît décidé à mener le combat sur tous les fronts.

^'Tedâbir-i zarûriyye-i maliye" (Des mesures financières indispensables), Tasvir-i Efkâr, 22


temmuz 1330/4 août 1914.
66 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Son argumentation est simple. D’un article à l’autre, d’une brochure à


l’autre, il use constamment des mêmes ficelles, grosses à souhait. La Turquie,
explique-t-il (par exemple dans Si l'Angleterre l'emporte), doit faire face à
deux ennemis héréditaires : la Russie et le Royaume-Uni. Ce que les Russes
veulent, depuis toujours, c’est mettre la main sur Istanbul et les Détroits.
L’Angleterre, de son côté, ne songe qu’à trouver de nouveaux débouchés pour
ses produits manufacturés et n’a jamais fait mystère de son intention d’imposer
son hégémonie à l’Empire ottoman. Par contre, les Turcs n’ont rien à craindre
de l’Allemagne. De toutes les grandes puissances, l’Allemagne est la seule à
avoir systématiquement défendu les intérêts de l’Islam et de l’Empire ottoman
au cours du dernier demi-siècle. La Turquie doit savoir tirer profit des
circonstances et intervenir dans la guerre à côté des États centraux afin de faire
échec aux visées impérialistes de l’Angleterre et de la Russie. Dotée d’une
technologie et d’un potentiel économique supérieurs à ceux de l’Angleterre,
l’Allemagne ne peut que sortir victorieuse du conflit. Et, bien entendu, au jour
de la victoire, la Turquie sera récompensée. Elle pourra récupérer les territoires
concédés à la Russie au moment du Congrès de Berlin, s'étendre dans le
Caucase et en Asie centrale, s'implanter à nouveau dans ses anciennes
possessions d'Afrique. Ses créanciers — essentiellement la France et
l’Angleterre — se verront obligés de renoncer à leurs avoirs. L’Allemagne
l’aidera à s'industrialiser et à développer son économie1.

Propagande peu subtile, mais d'une indéniable efficacité. Aux


socialistes des Balkans, qu'il s'emploie également à travailler, Helphand tient à
peu près le même langage. L’absolutisme tsariste, écrit-il dans le
Rabotnichesky Vestnik de Sofia quelques jours après la déclaration de la
guerre, est le pire ennemi de la social-démocratie. L’Allemagne, à l'inverse,
avec ses puissantes organisations ouvrières, constitue la véritable patrie du
socialisme. Les masses laborieuses des Balkans doivent donc se rallier au
combat mené par les États centraux, combat dont le but ultime n'est autre que
d'assurer la liberté et l'indépendance des peuples soumis aux dures lois de
l’expansion impérialiste des puissances de l'Entente2.

Tout en se consacrant à la propagande en faveur de l'Allemagne,


Helphand, en homme d'affaires avisé, s'efforce aussi, bien entendu, de tirer
personnellement profit des événements. Dès le début du mois d’août 1914,

1Umumi Harp Neticelerinden : İngiltere Galip Gelirse, İstanbul : Türk Yurdu Kütüphanesi,
1330/1914. Une version condensée de ce texte figure dans l'ouvrage de M. Sencer déjà cité.
2Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, op. cit.f pp. 130-131, donnent un bon résumé de l'article
paru dans le Rabotnichesky Vestnik. En 1915, Helphand a repris ce texte, intitulé en allemand
"Für die Demokratie - Gegen den Zarismus", dans son bi-mensuel Die Glocke.
UN É C O N O M I S T E S O C I A L - D É M O C R A T E 67

c'est le même scénario qu'à l'époque des guerres balkaniques : trafic sur les
grains (il s'agit pour la Turquie de constituer des stocks en vue d'éventuelles
difficultés d'approvisionnement), importation de matériel ferroviaire et de
pièces de rechange pour l'armée turque, etc. Une façon comme une autre de
contribuer aux préparatifs de guerre du gouvernement ottoman. Lorsque, à la
fin des hostilités, Helphand sera amené à donner des explications à certains de
ses détracteurs sur ses activités financières et commerciales en Turquie, il
n'hésitera pas à les parer de justifications politiques1.

À côté du publiciste à la solde de l'Allemagne et du commerçant


soucieux d’arrondir sa fortune, le comploteur. Dans les premiers jours de
l'automne 1914, alors que les diplomates allemands, l'ambassadeur von
Wangenheim en tête, pressent le gouvernement de Said Halim pacha
d'intervenir dans la guerre, Helphand, de son côté, échafaude toutes sortes de
plans. Il conseille aux socialistes arméniens de fomenter des troubles en
Transcaucasie. Il s'abouche avec un certain nombre de militants géorgiens et
les incite à déclarer l'indépendance de leur pays. Il entre en contact avec les
dirigeants de l'Union pour la libération de l'Ukraine, les soutient dans leur
projet de révolte armée contre le Tsar, recrute même pour leur compte, en
compagnie d'un certain Dr. Zimmer, une petite armée de volontaires dans les
Balkans et à Istanbul2.
Cette "armée" de quelques centaines d'hommes, dont le commandement
devait être confié à deux Ukrainiens de passage en Turquie, Marian Basok-
Melenevski et Leon Hankiewicz, ne quittera jamais la capitale ottomane. Le
m inistère de la Guerre turc commencera par demander aux Allemands et aux
Autrichiens d’attendre que la Turquie ait établi sa suprématie navale en mer
Noire pour donner le feu vert aux révolutionnaires ukrainiens. Par la suite, le
projet sera tout bonnement jugé trop irréaliste et les diplomates des puissances
centrales cesseront de le soutenir.

Mais Helphand ne se laissera pas décourager par cet échec. Vers la fin
de l'année 1914, il fait plus que jamais figure de comploteur. Il apparaît dès
cette époque comme obsédé par une grande idée. II est persuadé que
l'Allemagne ne parviendra à la victoire qu’en pariant sur le pourrissement
interne de l'Empire tsariste. Les canons prussiens, pense-t-il, ne peuvent
suffire à abattre la Russie. Le gouvernement allemand doit faire cause
commune avec tous les ennemis du tsarisme et encourager en particulier les
menées subversives des sociaux-démocrates russes.

*Cf. par ex. Parvus, "Meine Entfernung aus der Schweiz", Die Glocke, 1919, p. 1488, cité par
Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, op. cit., p. 132.
2Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, op. cit., pp. 132-136, s'étendent longuement sur cette
affaire.
68 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Au début du mois de janvier 1915, Helphand se rendra chez


l'ambassadeur von Wangenheim pour lui exposer son plan. La social-
démocratie russe, dira-t-il à son interlocuteur, poursuit le même but que
l’Allemagne : la destruction de l’Empire tsariste. Si des troubles éclataient en
territoire ennemi, cela ne pourrait que servir les intérêts des puissances
centrales. Il faut donc que le gouvernement de Berlin fasse tout ce qui est en
son pouvoir pour aider les révolutionnaires russes, encore faibles et
insuffisamment organisés. Helphand nourrit un projet ambitieux : il veut
réconcilier entre eux les Bolcheviks et les Mencheviks, créer un grand parti
socialiste unifié et, le plus rapidement possible, organiser en Russie un
soulèvement de masse. Pour mener à bien ce programme, il a évidemment
besoin d'argent, de beaucoup d'argent. Mais pourvu que les Allemands
acceptent de fournir les fonds nécessaires, il est sûr de réussir dans sa tâche.

Von Wangenheim, enthousiasmé, transmettra ces propositions au


ministère des Affaires étrangères du Reich dès le lendemain de sa conversation
avec Helphand. Dans sa missive, l’ambassadeur présentera son visiteur comme
un "éminent publiciste social-démocrate russe connu pour sa germanophilie"
et mettra l'accent sur les "nombreux services" rendus par Helphand à la cause
allemande, surtout depuis la guerre. Il indiquera également à ses supérieurs que
Helphand souhaite être autorisé à venir présenter en personne son plan aux
autorités de Berlin. Von Wangenheim assortira cette demande d'un avis on ne
peut plus bienveillant1.

Helphand n'allait cependant pas avoir la patience d'attendre la réponse


des services de la Wilhelmstrasse. Il sait déjà, sans doute parce que von
Wangenheim le lui a fait sentir, que sa requête sera favorablement accueillie. Il
se mettra en route pour l'Allemagne avant même que le rapport de
l'ambassadeur ne parvienne à Berlin.

* *

La suite de l'histoire ? Elle a déjà fait couler tant d'encre qu'il suffit d'en
donner ici un résumé sommaire.

1Z. A. B. Zeman, Germany and the Revolution in Russia. 1915-1918. Documents from the
Archives o f the German Foreign Ministry, Londres : Oxford Un. Press, 1958, doc. n° 1.
UN É C O N O M I S T E S O C I A L - D É M O C R A T E 69

Au début de l'année 1915, au moment où il quitte la Turquie, Helphand


a encore devant lui une belle carrière. Tout au long de la guerre, il continuera à
brasser des affaires, à tramer des intrigues, à ourdir des complots. Considéré
par les Allemands, en raison de son passé révolutionnaire, comme un
spécialiste des affaires russes, il élaborera pour leur compte toutes sortes de
projets subversifs. C'est ainsi par exemple qu’il leur conseillera, dès le mois de
mars 1915, de soutenir financièrement les Bolcheviks, d'organiser une
campagne de presse internationale contre le tsarisme et d'aider les agitateurs
russes en leur fournissant, par le canal de la Finlande, des armes et des
explosifs. Tout cela, évidemment, moyennant une petite commission pour
lui. Par la suite, il plaidera en faveur d'une grève générale en Russie et en
fixera même la date : le jour J devait être le 22 janvier 1916, l'anniversaire du
"dimanche rouge" de 19051. Au début de l'année 1917, enfin, lorsque ses
prévisions concernant la Russie commenceront à se réaliser, il poussera le
gouvernement allemand à hâter l’agonie de l'Empire tsariste en autorisant les
leaders bolcheviks installés en Suisse à passer par l'Allemagne pour rentrer
dans leur pays*2.

Ces contacts — éminemment lucratifs — avec les milieux dirigeants de


l'Allemagne en guerre vaudront bien entendu à Helphand de nombreuses
inimitiés. Dès le début de l'année 1915, Trotsky, un de ses camarades les plus
chers, le traitera, dans une "Notice nécrologique pour un ami vivant", de
social-patriote" et de "Falstaff politique"3. D'autres l'accuseront d'être un agent
provocateur à la solde du militarisme allemand. Clara Zetkin verra en lui un
"souteneur de l'impérialisme"4. Mais ces attaques n'empêcheront pas Helphand
de continuer sur sa lancée. Pendant toute la durée de la guerre, il persistera à se
comporter à la fois en champion de la cause germanique et en apôtre de la
révolution socialiste en Russie, apparemment sans trop se soucier des diverses
méchancetés lancées contre lui par ses adversaires.

À force de jouer sur plusieurs tableaux, de manier l'équivoque et de


multiplier les combines louches, Helphand se retrouvera cependant de plus en
plus isolé. Lorsqu'il demandera aux Bolcheviks, au lendemain de la Révolution

*De fait, on sait qu'un certain nombre de grèves éclatèrent en Russie dans les premiers jours de
l'année 1916. Mais elles ne conduisirent pas au soulèvement général escompté par Helphand.
2C'est la fameuse histoire du wagon scellé de Lénine. En ce qui concerne le rôle joué par
Helphand dans cette affaire, je renvoie au livre de Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, ou à
celui de B. D. Wolfe.
3L’article de Trotsky parut dans le Nashe Slovo du 14 février 1915. Cf. à ce propos I.
Deutscher, Trotsky. Le prophète armé (1879-1921), vol. I, Paris : U.G.E., 1972 [première éd.
française, Julliard, 1962], pp. 388-391.
4Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, op. cit.f p. 154.
70 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

d'Octobre, l'autorisation de rentrer en Russie, Lénine, qu'il avait pourtant


considérablement aidé au cours des années précédentes, lui répondra par
l'entremise de Radek que les "Soviets n'ont pas besoin de mains sales"1.
Bientôt ses protecteurs allemands commenceront eux aussi à le considérer avec
suspicion. À Berlin, nul n'ignorait qu'il était sensible à l’argent et à toutes les
bonnes choses de la vie. À partir du début de l'année 1918, ses interlocuteurs
habituels auront de plus en plus tendance à ne voir en lui qu'un simple
profiteur de guerre, un filou prêt à escroquer tout le monde.

Helphand avait bâti toute sa stratégie sur l'idée que les puissances
centrales gagneraient la guerre. L'effondrement de l'Allemagne en octobre 1918
représentera pour lui un cruel revers de fortune. Dans les derniers mois de la
guerre, il tentera de se forger une nouvelle image de marque en se présentant à
sl'opinion publique comme un pacifiste convaincu. Mais en vain. Il ne
parviendra pas à se débarrasser de sa réputation de suppôt du militarisme
allemand et il lui faudra se résoudre à renoncer, ne serait-ce que pour quelque
temps, à ses activités politiques. Les millions qu'il avait amassés pendant la
guerre lui permettront de se retirer provisoirement en Suisse, dans une coquette
demeure située sur les rives du lac de Zurich. Cependant, il reviendra en
Allemagne dès 1920. Installé à Schwanenderer, non loin de Berlin, il passera
les dernières années de sa vie à dispenser des conseils au gouvernement de la
République de Weimar, à catéchiser les militants socialistes de la nouvelle
génération et à organiser, dans les salons de sa résidence, des orgies fastueuses.
Il mourra le 12 décembre 1924. Peu de temps avant sa mort, il avait pris le
soin de détruire toutes ses archives personnelles.

1I. Deutscher, op. cit., p. 391. Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, op. cit., p. 246.
UNE ORGANISATION SOCIALISTE OTTOMANE :
LA FÉDÉRATION OUVRIÈRE DE SALONIQUE
( 1908- 1912)

Dans un article consacré au mouvement ouvrier et socialiste en Turquie


après la révolution jeune-turque de 1908, paru dans Études Balkaniques en
1964, Stefan Velikov donnait de la Fédération ouvrière de Salonique l'image
d'un modeste groupuscule réformiste qui aurait "vraisemblablement cessé
d'exister au bout d'un an ou deux"1. Ce jugement prenait appui sur les
déclarations du socialiste bulgare Vasil Glavinov2 qui, en son temps, avait
accusé les militants saloniciens de mener une "politique anti-ouvrière,
aventurière et petite bourgeoise"3. Mais à la lumière des documents dont nous
disposons aujourd'hui, la Fédération apparaît sous un tout autre jour, et nous
nous efforcerons ici, dans une certaine mesure, de la "réhabiliter". Notre
propos est surtout de montrer qu'elle fut — de juillet 1909, date officielle de sa
création, jusqu'à la prise de Salonique par les Grecs, en novembre 1912 — une
des plus puissantes organisations ouvrières et socialistes de l'Empire Ottoman.

Nous le ferons en nous appuyant, pour l'essentiel, sur d'importants


matériaux inédits découverts dans les archives du BSI par Georges Haupt4. 11
s'agit de la correspondance échangée entre les dirigeants de la FOS (c'est par ce
sigle que nous désignerons parfois la Fédération dans la suite de notre texte) et
le secrétariat de l'Internationale à Bruxelles. Une centaine de lettres, couvrant la
période 1909-1914. Ces documents permettent de suivre l'activité de la FOS
presque au jour le jour, et donnent de précieuses indications sur la manière

1S. Velikov, "Sur le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie après la révolution jeune-
turque de 1908", Études Balkaniques, Sofia, 1 ,1964, p. 38.
2Vasil Glavinov (1869-1929), un des principaux animateurs du socialisme macédonien,
appartenait à la tendance de gauche des sociaux-démocrates bulgares. En 1908-1909, il réussit
à mettre sur pied diverses organisations ouvrières en Macédoine. Celles-ci, formées
exclusivement de Bulgares, avaient pour organe le Rabotniëeska iskra (Etincelle ouvrière),
dont le premier numéro parut à Sofia en janvier 1909. C'est à travers ce journal que Glavinov
lança la plupart de ses accusations contre la FOS.
3Rabotniëeska iskra, n° 24,18. XII. 1909, cité par S. Velikov, op. cit., p. 38.
4 Nous remercions vivement Georges Haupt d’avoir bien voulu nous ouvrir l'accès à ses
dossiers. Nous devons beaucoup, par ailleurs, aux deux articles qu'il a déjà consacrés à ces
archives : "Le début du mouvement socialiste en Turquie", Le mouvement social, n°45, oct.-
déc. 1963, pp. 121-137, et "Introduzione alla storia della Federazione operaia socialista di
Salonicco", Movimento operaio e socialista, XVIII, n° 1, janv.-mars 1972, pp. 99-112.
72 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

dont les socialistes de Salonique ont réussi à surmonter les obstacles


accumulés devant eux par le pouvoir jeune-turc. À côté de cette source
essentielle, nous puiserons dans les mémoires de Dimitar Vlahov, récemment
parus à Skopje1: témoignage capital d'un homme qui était à l'époque député
socialiste de Salonique, et qui s'était imposé, dès l'été 1909, comme un des
principaux animateurs de la Fédération. Accessoirement, nous interrogerons
quelques-uns des multiples journaux de Salonique2, et nous nous tournerons
vers les archives diplomatiques françaises et britanniques.

De ces divers documents, il ne faut pas s'attendre à tirer dès à présent


une histoire exhaustive du socialisme salonicien. Une telle entreprise, qui
nécessiterait au préalable la publication intégrale des dossiers du BSI, devrait
s'étayer d'un dépouillement attentif des journaux et brochures publiés par la
FOS en judéo-espagnol. Nous n'en sommes pas là. Du reste, le cadre restreint
de cet exposé ne s'y prêterait guère. Pour l'instant, il ne peut donc s'agir que de
tenter une première approche, de livrer quelques réflexions que des recherches
futures devront vérifier et compléter.

* *

Pour parvenir à une juste évaluation de la FOS, il convient au premier


chef d'observer le milieu où cette organisation a pris racine.

En 1910, avec cent cinquante mille habitants, Salonique est une des
premières villes de l'Empire Ottoman. Elle constitue le nœud d'un important
réseau de voies ferrées qui la relie non seulement à Constantinople, mais aussi
aux principaux axes européens, par l'entremise des réseaux serbe et bosniaque.
Le port, dont les derniers aménagements datent de 1902, assure à lui seul près
du septième du commerce extérieur global de l'Empire ottoman. Son trafic
porte, à l'exportation, sur toute une gamme de céréales et de produits miniers,

1Memoari, Skopje 1970. D. Vlahov (1878-1954), originaire de KukuS (Kilkis) en Macédoine,


milita jusqu'en 1908 au sein de l'ORIM et fut, en 1909, un des fondateurs du Parti fédératif
national, issu de l'aile gauche de l'ORIM. Lorsque cette organisation fut dissoute par le
gouvernement jeune-turc, il rejoignit la Fédération ouvrière de Salonique. Député au Parlement
de Constantinople de 1908 à 1912, il s'y signala par de nombreux et importants discours
politiques, et aussi par des propositions de lois. Jusqu'en 1912, il joua le rôle de médiateur entre
la FOS et le comité Union et Progrès. Après la prise de Salonique par les Grecs, il émigra en
Bulgarie et se trouva mêlé, au lendemain de 1917, aux événements révolutionnaires en
Ukraine. Par la suite, il participa à l'édification de la République populaire de Macédoine dont il
devint un des dignitaires.
2Nous avons surtout utilisé le Journal de Salonique, proche des éléments conservateurs de la
bourgeoisie juive de Salonique. Nous avons retrouvé également quelques numéros du Progrès
de Salonique, libéral et ouvert aux idées des socialistes.
LA F É D É R A T I O N O U V R I È R E DE S A L O N I Q U E 73

sur le tabac, le coton, l’opium, les peaux, les cocons de ver à soie, et, à
l'importation, sur les articles manufacturés, les textiles, les denrées coloniales
et certains produits agricoles1. Dans ses pages de publicité, le Journal de
Salonique va jusqu'à proposer... de l’eau de Vittel.

Cette importante activité commerciale stimule, à Salonique même et


dans ses alentours, de nombreuses industries qui viennent relayer le petit
artisanat ruiné. D'après P. Risal, la ville compte au début du XXe siècle deux
filatures, une minoterie modèle, une briqueterie, deux brasseries, une dizaine de
savonneries, des magnaneries, des "fabriques" de tapis et de chaussures, et,
surtout, d'importants ateliers de manipulation de tabac2. Ces industries font
vivre près de vingt mille ouvriers qui constituent, renforcés de quelque cinq
mille employés des transports, un substantiel prolétariat. Celui-ci a pour
caractère essentiel l'hétérogénéité de sa composition ethnique. À côté des Juifs
et des Deunmeh (Juifs islamisés), on y rencontre d'assez fortes proportions de
Grecs et de Bulgares, et aussi des Turcs, des Serbes, des Albanais, des
Arméniens, etc. C'est de cette multiplicité, précisément, que se réclameront les
militants de la FOS lorsqu'il lanceront en 1909 leur projet fédéraliste.

Dans le contexte inflationniste des années 1900, alors que les prix
subissent dans certains secteurs un triplement en l'espace de quelques années3,
cette masse de travailleurs apparaît vigoureusement exploitée. La journée de
travail atteint couramment quatorze ou seize heures, tandis que les salaires se
maintiennent autour de quelques piastres dont le pouvoir d'achat s'effrite de
jour en jour. Aussi bien, dès les premières années du siècle, le malaise social
est nettement perceptible. Loin de constituer une masse passive, les ouvriers
de Salonique témoignent déjà d'une pugnacité exemplaire. En dépit de la police
d'Abd-ul-Hamid, ils créent des groupements à caractère syndical — distincts
des associations de secours mutuel animées par les patrons — et des grèves
sporadiques éclatent : en 1904, grève des employés de la Régie et grève des
cordonniers ; en 1905, grève des ouvriers du textile ; en 1906, grève des
ouvriers en céramique des ateliers Allatini4. À travers ces grèves, on assiste à
l'élaboration d'une prise de conscience politique dont la Fédération ne tardera
pas à bénéficier.

^ u r l'économie salonicienne au début du XXe siècle, cf. l'ouvrage très suggestif de P. Risal, La
ville convoitée : Salonique, Paris, 1914. Voir par ailleurs les nombreux tableaux statistiques de
A. Theodossi Robeff, Die Verkehrs- und Handelsbedeutung von Saloniki, Leipzig, 1926, et les
rapports de la Revue Commerciale du Levant.
2Op. ci/., p. 274.
3P. Risal, op. cit., p. 277 et sq. Cf. également le rapport du Consul anglais de Salonique, arch. du
Foreign Office, FO, 371/541, f. 386-391, faisant état, en avril-mai 1908, d'une augmentation du
coût de la vie de 50% par rapport à 1903.
4Cf. le rapport de V. Glavinov au BSI publié par G. Haupt, "Le début du mouvement socialiste
en Turquie", op. cit., p. 125.
74 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Cette prise de conscience tire sans doute une partie de sa sève de


l'impressionnante infrastructure scolaire que les différentes communautés de
Salonique ont progressivement mise en place. Les Juifs — la communauté la
plus importante de la ville — entretiennent une cinquantaine d'écoles, où
quelque neuf mille élèves reçoivent une instruction de base parfois excellente.
Les sept établissements de l'Alliance Israélite Universelle1, dont l'école des
garçons dirigée par Josef Nehama2, donnent, en français, un enseignement de
très grande qualité. La communauté musulmane dispose, pour sa part, de
trente-deux écoles et de plusieurs institutions d'enseignement secondaire. Les
Grecs, les Bulgares, les Serbes, les Roumains ont, eux aussi, leurs propres
établissements. En outre, la Mission laïque française a installé en 1905 un
lycée français, un cours secondaire de jeunes Filles et une école de commerce.
On recense également plusieurs écoles allemandes, dont la plus ancienne, créée
en 1887, vit des subventions de la Compagnie des Chemins de fer orientaux.
En 1907, la ville prendra même l'allure d'un centre universitaire. On y
instituera une école de droit, et on lancera le projet d'une faculté de médecine3.

Cette scolarisation intensive s'accompagne corollairement d'une vie


publique fort animée. La riche métropole commerçante est en particulier le
centre d'une importante presse locale. Elle compte en permanence, depuis
1895, deux ou trois journaux en français, cinq ou six en judéo-espagnol, trois
ou quatre en grec, trois ou quatre en turc, au moins deux en bulgare, un en
roumain. Il s'agit dans la plupart des cas de feuilles quotidiennes, ou paraissant
plusieurs fois par semaine. Vers 1910, VAsr ("Le siècle") est sans doute le
journal turc de province le plus lu dans l'Empire. Salonique possède en outre
des salles de théâtre et de cinéma (déjà !), une multitude de clubs, plusieurs
loges de francs-maçons, une dizaine de grandes brasseries, etc... Dès avant
1908, on assiste, dans ces divers lieux, à une prolifération des réunions et des
conférences. À en croire P. Risal, c'est une "épidémie" qui s'abat sur la ville.
Annonciatrice de grands bouleversements, cette épidémie connaîtra son apogée
au lendemain de la révolution jeune-turque.

^Nous renvoyons, en ce qui concerne cette importante organisation juive, à l'article qui lui a été
consacré dans YEncyclopaedia Judaica. Cf. également l'ouvrage de A. Chouraqui, L'Alliance
Israélite Universelle et la renaissance juive contemporaine (1860-1960), Paris, 1965.
2J. Nehama fut à Salonique un des principaux introducteurs du socialisme humanitaire
d'inspiration jauressienne. On lui doit une importante Histoire des Israélites de Salonique, 4 vol.,
Paris — Salonique, 1935-1936, et divers autres travaux dont certains furent publiés sous le
pseudonyme de P. Risal.
3On trouvera de nombreux détails sur les institutions scolaires de Salonique dans le Journal de
Salonique, 6-20. VII. 1908. Cf. aussi P. Risal, op. cit., p. 348 sq. En ce qui concerne les écoles
allemandes, cf. le rapport du Consul de France à Salonique, en date du 24. IV. 1911, AMAEF,
Turquie, NS 61, f. 38-39.
LA F É D É R A T I O N O U V R I È R E DE S A L O N I Q U E 75

Bien entendu, les revendications nationales des divers groupements qui


se disputent la Macédoine — Grecs, Bulgares, Serbes, et militants de
l'Organisation révolutionnaire intérieure (ORIM) — occupent dans ces débats
une place de choix. Mais ceci dit, Salonique n'en apparaît pas moins, en ces
premières années du siècle, comme une ville essentiellement juive. Les
soixante mille Juifs sephardites et les quelque vingt mille Deunmeh (Juifs
islamisés) qu'elle compte en 1910 constituent une formidable masse humaine
qui impose son empreinte non seulement à la vie économique de la ville, mais
aussi à sa vie culturelle, sociale et politique. La communauté juive détient
l'essentiel du secteur commercial et la plupart des industries. Les Israélites
constituent également une partie importante du prolétariat : on les rencontre en
particulier dans les ateliers de manipulation de tabac, dans les transports, dans
la petite industrie (menuiserie, textiles, tailleurs, etc) et chez les typographes.
En ville, la langue la plus couramment parlée est le judéo-espagnol, et il
existe en cette langue une littérature et une presse dont le rôle est loin d'être
négligeable. La communauté, qui gère un important budget, fait vivre une
multitude d'écoles, trente synagogues, un grand hôpital, un dispensaire, un
asile d'aliénés, un orphelinat. Dans les affaires municipales, les Juifs, et
surtout les Deunmeh, ont un pouvoir réel. Mais leur influence se fait surtout
sentir à travers les loges maçonniques et les nombreux clubs qu'ils noyautent.
Ils disposent de la sorte d'une autorité occulte et diffuse qui leur confère, en
définitive, le contrôle de la ville1.

Face aux troubles qui se multiplient en Macédoine, cette communauté


se distingue surtout par sa fidélité au statu quo balkanique. Il n'est pas
question pour elle, dans l'éventualité d'une percée grecque vers Salonique, de
renoncer à Yhinterland macédonien dont dépendent son commerce et ses
industries. Il n'est pas question non plus, dans l'hypothèse de la constitution
d'une grande Bulgarie, d’être éventuellement coupée des grands axes
commerciaux du Proche-Orient2. Ce qu'elle veut, c'est le maintien de l'Empire
ottoman dans ses frontières hamidiennes. À côté de ces considérations d'ordre
économique, intervient également le facteur "sécurité". Les Juifs de Salonique
sont dans l'ensemble satisfaits de la paix relative dont ils jouissent dans le
cadre ottoman ; ils craignent, à changer de maîtres, d'être soumis aux
pogroms, aux tracasseries les plus diverses. Dans ces conditions, ils demeurent

1Cette communauté juive est fort bien décrite dans l'ouvrage de P. Risal, op. ci/., p. 346 sq. Cf.
par ailleurs le volume publié par le Centre de recherches sur le judaïsme de Salonique,
Salonique, ville mère en Israël (texte hébreu, introduction en français), Tel-Aviv.
2On retrouve cette argumentation dans de nombreux articles du Journal de Salonique. Cf.
cependant, pour un point de vue favorable à la Bulgarie, la brochure de propagande de A.
Guéron, Salonique et son avenir, Sofia, 1913.
76 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

foncièrement imperméables aux argumentations des mouvements nationaux.


Ils se méfient même du sionisme. En dépit d'une propagande très active, ce
mouvement n'aura suscité qu'un intérêt mineur : un milier d'émigrants de 1905
à 1912. Sephardites et Deunmeh se tournent au contraire massivement vers
l'ottomanisme. De cette doctrine mise au point par les Jeunes Turcs, ils
retiennent l'idée de l'inviolabilité des frontières ottomanes, et la promesse pour
les minorités ethniques et religieuses de bénéficier des mêmes droits que les
Musulmans. Une manière élégante, en somme, de conserver le statu quo
impérial, tout en lâchant du lest à l'égard des nationalités. C’est cet
attachement inconditionnel à l'Empire qui explique sans doute l'adhésion de la
communauté salonicienne aux Jeunes Turcs, dès avant le coup d'État. Dans la
conjoncture de l'époque, YUnion et Progrès semblait en effet une promesse de
remise en ordre des affaires ottomanes (même si dans la réalité il en fut tout
autrement). Face aux ingérences des puissances occidentales, face à l'entrée
ininterrompue des capitaux étrangers, face aussi à la menace de rupture de
l'équilibre balkanique, les Juifs ne pouvaient que se rallier en masse au
Comité1 : c'était, pour eux, une manière de défendre leur propre espace vital.

Cette attitude loyaliste de la communauté juive de Salonique constitue


à nos yeux un trait essentiel, dont il est indispensable de tenir compte si l'on
veut bien comprendre les options politiques de la Fédération. Bien entendu, il
ne s'agit pas de réduire la FOS à sa seule composante juive. Organisation
socialiste, elle ne s’adressera pas uniquement aux Juifs, mais à l’ensemble du
prolétariat salonicien. Elle cherchera notamment à atteindre les Grecs, les
Bulgares et les Turcs, largement représentés parmi les travailleurs de la ville.
Certains de ses principaux leaders — Angel Tomov et Dimitar Vlahov par
exemple — seront du reste des militants non-juifs. Mais on ne doit pas
ignorer pour autant le poids politique que représente en son sein la
prépondérance numérique de l'élément israélite. Regroupant des adhérents pour
la plupart juifs, la Fédération sera en effet contrainte, dans une certaine
mesure, d'épouser les aspirations de sa "base". Elle ne pourra ignorer les
dangers qui guettent la Macédoine. Elle ne pourra s'empêcher de craindre
l'écroulement de l'édifice balkanique. Elle sera donc, elle aussi, ottomaniste.
Mais cette doctrine sera perçue à travers le socialisme, et la FOS ne prendra
appui sur elle que pour mieux étayer le combat mené en vue de l'unification
des forces prolétariennes de l'Empire. Dans le contexte des extraordinaires
démonstrations de fraternisation qui marquèrent l'arrivée au pouvoir des Jeunes
Turcs, ce recours à l'ottomanisme — qui nous semble aujourd'hui
passablement utopique — paraissait sans doute viable.

1Cf. à ce propos le long rapport de Sir G. Lowther, ambassadeur de Grande-Bretagne à


Constantinople, en date du 29. III. 1910. Arch, du Foreign Office, FO, 371/1010.
LA F É D É R A T I O N O U V R I È R E DE S A L O N I Q U E 77

Les convictions ottomanistes des dirigeants de la Fédération auront


pour conséquence essentielle l'aménagement de l'organisation salonicienne
selon une formule fédéraliste. Ce choix tient compte du cloisonnement du
prolétariat de Salonique (mais cela est également vrai de l'ensemble du
prolétariat ottoman) en de multiples groupements nationaux, entre lesquels
subsistent d'importantes barrières ethniques, culturelles, religieuses, etc.
Réalistes, les animateurs de la FOS renonceront à combler ces divisions, et
opteront pour "une organisation où toutes les nationalités puissent adhérer
sans que chacune fît abandon de sa langue et de sa culture"1.

À l'origine, leur mouvement ne représente qu'un minuscule cercle


sephardite d'études socialistes2. Créé en septembre 1908 sous l'impulsion d'un
militant socialiste venu de Bulgarie, Abraham Benaroya3, ce premier noyau
réussira à s'adjoindre au fil des mois divers groupements ouvriers de Salonique,
et finira par constituer, après avoir englobé l'aile gauche du Parti Fédératif
National menée par D. Vlahov4, l'organisation socialiste la plus importante
de Macédoine. Vers la fin de 1909, la FOS contrôle non seulement la plupart
des syndicats juifs de la ville, mais aussi un certain nombre d'éléments grecs,
bulgares et arméniens. Dans les grandes manifestations qu'elle organise
de temps à autre, elle mobilise plus de six mille travailleurs, venus de tous les

1Rapport annuel de la FOS, publié par G. Haupt, op. rit., p. 132.


2Nous ne pouvons pas, dans le cadre restreint de cet exposé, nous étendre sur les origines de la
FOS. Nous renvoyons aux articles de G. Haupt déjà cités et au livre de G. Kordatos, 'Ioropla
Tov èÀÀTfMCOV ’epyariKoV Kiv^paroa (Histoire du mouvement ouvrier grec), Athènes 1956,
pp. 115-128. Voir aussi J. Starr, "The socialist Federation of Saloniki", Jewish Social Studies,
VE, 1945, pp. 323-336, et A. Benaroya, "A note on the Socialist Federation of Saloniki", Jewish
Social Studies, XI, 1949. On trouvera quelques éléments inédits dans le travail de K. Moskof, La
Fédération ouvrière de Salonique. Naissance d'un mouvement socialiste, thèse pour le diplôme
de PEPHE, VIe section, Paris (texte dactylographié).
3Né en 1887 à Vidin, A. Benaroya adhéra au socialisme alors qu’il était encore adolescent En
1905, il émigra en Bulgarie et y milita dans les rangs des "anarcho-libéraux" de Nikolaj
Harlakov. À Salonique, où il se rendit au début de la révolution jeune-turque, il fut le principal
animateur du cercle socialiste juif qui devait donner naissance à la FOS. Parmi les autres
militants de ce groupe nous trouvons Angel Tomov, Alberto Judas Arditti, Abraham Hasson,
Josef Hazan, David Recanati et Saul Nahum (de courtes notices biographiques de ces
personnages figurent dans le travail de K. Moskof déjà cité). Benaroya conserva la fonction de
secrétaire de la FOS jusqu'en 1924, date à laquelle il quitta le Parti communiste grec auquel son
organisation avait adhéré. Ses mémoires, publiés dans le Tahidromos de Salonique en mars 1931
— et largement repris dans l'ouvrage de G. Kordatos — constituent une source fondamentale
r l'histoire du socialisme salonicien.
Parti Fédératif National, rassemblant les éléments de gauche de POR1M, tint son premier
congrès en août 1909 à Salonique. Cf. à ce propos les Mémoires de D. Vlahov, op. cit., p. 104 et
sq. V. aussi arch. d ip t, Turquie, NS 60, f. 86-95. Peu après, cependant, fut mise en application
la "loi sur les associations" interdisant les organisations à base ethnique ou nationale, et le Parti
Fédératif National dut (à en croire Vlahov) se saborder, tandis que son aile socialiste rejoignait
la FOS.
78 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

secteurs de l'industrie salonicienne1. Elle anime une section de jeunesse,


organise des cours du soir sur les socialisme, propose des conférences
publiques qui rencontrent un vif succès parmi les ouvriers. Elle diffuse de
nombreuses brochures en judéo-espagnol et publie un journal, le Ğornal del
Laborador, qui paraît en quatre langues (judéo-espagnol, bulgare, turc et grec).
En 1911, le Ğornal del Laborador ayant cessé de paraître, sa Solidaredad
Obradera connaîtra un tirage tri-hebdomadaire de trois mille exemplaires.
Nous sommes loin, on le voit, de l'organisation agonisante décrite par S.
Velikov.

Son incontestable réussite, la FOS la doit sans nul doute à la


modération de sa position ottomaniste et fédéraliste : les Juifs de Salonique, et
aussi tous les éléments modérés du prolétariat salonicien, s'y sentent en pays
connu. Mais pour le groupe socialiste dirigé par Vasil Glavinov, c'est
précisément ici que la bât blesse. Rattaché à la tendance de Blagoev, ce groupe
avait pendant quelques mois fait cause commune avec la Fédération ; en
novembre 1909, la question natonale provoque une rupture définitive. Aux
yeux des Bulgares — qui se disent partisans d'une organisation révolutionnaire
de classe, et qui veulent éviter la dispersion des forces prolétariennes —
l'entreprise de Benaroya trahit les intérêts de la classe ouvrière. La plus grosse
erreur de la FOS est d'avoir introduit dans son organisation le principe
fédératif, qui "entretient chez les ouvriers des préjugés nationalistes"2. Le
Rabotniceska Iskra, journal de Glavinov, accumule les attaques, les
calomnies : le "comité juif" de Salonique néglige l'éducation socialiste, fait le
jeu de la bourgeoisie, organise les syndicats sur une base petite-bourgeoise,
transforme les locaux de la Fédération en "cabaret où la conscience des
ouvriers, déjà défaillante, sombre totalement"3. Glavinov ira jusqu'à faire de la
FOS une création des Jeunes Turcs: "Vous admettez à l’Internationale", écrira-
t-il dans son rapport de 1910 au BSI, "non pas un parti socialiste quelconque

titre d’exemple, on peut citer la manifestation du 19 juin 1909 contre le projet de loi sur les
syndicats et le droit de grève. Celle-ci a rassemblé, d’après le Journal de Salonique, six mille
ouvriers appartenant aux organisations suivantes : ouvriers hellènes des papiers à cigarette ; id.,
ouvriers israélites ; savonniers hellènes ; savonniers israélites ; commis et employés hellènes ;
id., israélites ; typographes hellènes ; id., bulgares ; menuisiers israélites ; id., hellènes ;
cordonniers hellènes ; portefaix israélites ; ouvriers manipulateurs de tabac ; ouvriers de la
Régie ; ouvriers des Chemins de Fer orientaux ; ouvriers de la Campagnie des tramways ;
association des ouvriers de la Compagnie du gaz; ouvriers-tailleurs hellènes ; id., israélites. La
correspondance de la FOS avec le BSI fait état, pour chacune des manifestations saloniciennes,
d’un nombre de participants oscillant entre six mille et dix mille ouvriers. Ces chiffres ne
semblent pas avoir été amplifiés. Le Journal de Salonique du 15 août 1909 nous confirme en
effet que plus de six mille billets ont été vendus pour la ’’Grande kermesse ouvrière
internationale" organisée par la FOS pour le financement de son Ğornal del Laborador (cf.
également le rapport annuel de la FOS publié par G. Haupt, op. cit., p. 133).
2Rabotniöeska Iskra, n° 18,15. IX. 1909, cité par S. Velikov, op. cit., p. 37.
3No. 24,18. XII. 1909, cité par S. Velikov, op. cit., p. 38.
LA F É D É R A T I O N O U V R I È R E DE S A L O N I Q U E 79

ou une simple organisation ouvrière, mais, au contraire, sous l’enseigne de


Fédération socialiste, qui n’existe pas en réalité, vous y admettez une
succursale du parti gouvernemental Jeune Turc, ou, pour le moins, ses
hommes les plus dévoués comme Vlahov et tutti quanti"1.

Bien entendu, ces accusations ne résistent guère à un examen sérieux


des choses. Sur le plan théorique, les critiques de Glavinov à l’égard de l'option
fédéraliste de la FOS sont à vrai dire passablement justifiées, mais on doit
reconnaître que les militants saloniciens avaient, quant à eux, le mérite de
s'appuyer sur une analyse concrète de la réalité ottomane. À l'approche
idéologique des socialistes de gauche bulgares, il opposaient en quelque sorte
une approche politique, dont le postulat de base était le maintien de l'Empire
dans ses structures multinationales. Pour eux, il n'était nullement question de
reléguer l'antagonisme des classes au second plan ; il s'agissait simplement de
formuler les conditions de la lutte sociale en tenant compte d'un facteur
inéluctable, particulièrement sensible dans la cadre macédonien, le fait
national.

Il était donc abusif, de la part de Glavinov, de considérer la stratégie


fédéraliste de Benaroya et de ses camarades comme une déviation
antiprolétarienne. En réalité, ainsi qu'il ressort des documents dont nous
disposons aujourd'hui, la FOS n'était ni un parti petit-bourgeois, ni un
instrument à la solde du comité Union et Progrès, mais une organisation
ouvrière et socialiste pleinement digne de ce nom. Son socialisme, qui porte
l'influence de Jaurès et des socialistes allemands et russes (Marx et Engels,
bien sûr !, mais aussi Kautsky, Rosa Luxemburg, Plekhanov, Lénine, etc.),
est, pour l'époque, d'excellent aloi. Son action vis-à-vis du prolétariat
salonicien ne porte aucune trace de compromission ; la Fédération semble au
contraire avoir conduit une guerre acharnée contre les "unions mutuelles"
animées par le patronat2. Quant à sa prétendue connivence avec le parti au
pouvoir, cette accusation est tout bonnement ridicule. Les seules connivences
que l'on décèle dans l'histoire de la FOS sont celles qu'elle a entretenues avec
des organisations socialistes telles que le BSI, le parti arménien Hentchak, le
mouvement juif Poale-Sion. Pour elle, il n'a jamais été question de s'ériger en
"succursale" des Jeunes Turcs.

1Rapport publié par G. Haupt, op. cit., p. 128.


2Cf. le rapport annuel de la FOS, G. Haupt, op. cit., pp. 134-135.
80 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Toutefois, il reste bien vrai que pendant les quelques mois de "liberté"
qui suivirent la révolution du 23 juillet 1908 — période que certains qualifient
de "lune de miel" du pouvoir jeune-turc — l’organisation ouvrière de Salonique
n’a guère hésité à marquer sa sympathie envers le comité Union et Progrès.
Quelques exemples : c’est sur une liste comprenant des Jeunes Turcs que D.
Vlahov est élu au Parlement ottoman1 ; Benaroya participe avec enthousiasme
à l’expédition jeune-turque partie de Salonique pour enrayer la contre-
révolution cléricale d’avril 19092 ; lors du premier anniversaire de la
révolution, les ouvriers de Salonique, qui défilent au son des fanfares derrière
des bannières rouges (au grand étonnement du Consul de France), viennent en
foule manifester leur soutien aux Unionistes3. Mais ces prises de position en
faveur des Jeunes Turcs n’ont, à notre sens, rien de suspect. Elles trouvent leur
justification dans deux facteurs décisifs. Premier facteur : le Comité donne
l’impression — dans les premiers temps de son accession au pouvoir tout au
moins — d’une organisation véritablement progressiste. Durant leurs années
d’exil, ses dirigeants avaient recherché la collaboration des socialistes4 ;
aujourd'hui, ils autorisent les grèves et négocient auprès des patrons de
substantielles mesures en faveur des ouvriers ; demain, grâce à eux, des voix
de gauche (Vlahov et quelques autres) se feront entendre dans l'enceinte du
Parlement. Cette politique conciliante leur confère aux yeux de la Fédération
un prestige certain. Second facteur : le programme ottomaniste des Jeunes
Turcs — que les formations nationalistes de Macédoine semblent
provisoirement cautionner (mais l'illusion, on le sait, sera de courte durée) —
apparaît comme la garantie du statu quo balkanique. Pour les socialistes
sephardites de Salonique, marqués par l'ottomanisme ambiant de leur
communauté, cela constitue, ainsi que nous l'avons déjà souligné, un attrait
majeur.

Ceci dit, il ne faut pas voir dans la bienveillance que manifeste


l'organisation de Benaroya à l’égard des Jeunes Turcs un soutien inconditionnel
de leur politique. Si la FOS se félicite des acquis positifs de la révolution de
1908, elle n’en conserve pas moins son sens critique. En fait, elle ne tardera
pas à se rendre compte du caractère réel du pouvoir jeune-turc. Les premiers
nuages se manifestent dès l'été 1909. Le 19 juin, l'Association des ouvriers de
Salonique organise un grand meeting contre le projet de loi sur les syndicats et

1Vlahov s'en explique dans ses Mémoires, op. cit., pp. 86-88.
^Plusieurs "anarcho-libéraux" bulgares participèrent également à cette expédition. Cf. Vlahov,
op. cit., p. 163.
3AMAEF, Turquie, NS 60, rapport du 24. VII. 1909, f. 62-63.
4G. Haupt, op. cit., p. 123.
LA F É D É R A T I O N O U V R I È R E DE S A L O N I Q U E 81

le droit de grève déposé au Parlement par les Unionistes1. Dans les mois qui
suivent, les relations entre la FOS et le pouvoir ne feront que s’envenimer
davantage. Peu à peu on s'oriente vers une rupture irréversible. La "lune de
miel" de la révolution n'aura guère duré.

* *

La première session du Parlement ottoman prend fin le 27 août 1909.


Pour les organisations socialistes, le bilan des débats apparaît nettement
négatif. Le nouveau gouvernement n'a pas pardonné aux ouvriers les grèves
qui ont éclaté dans tout le pays au lendemain de la révolution. Il n'a guère
apprécié le franc-parler de certains journaux. Il a été effrayé, enfin, par la
prolifération des partis politiques. Il a donc fait voter, de juin à août, toute une
série de lois répressives : la "loi sur les réunions publiques" réglemente
strictement l'organisation des manifestations populaires ; la "loi sur les
institutions de presse et d'édition" instaure une sorte de censure ; la "loi sur les
associations" empêche la constitution d'organisations politiques sur la base
ethnique ou nationale ; la "loi sur les grèves" (qui reprend pour l'essentiel le
texte de la loi "provisoire" édictée le 15 octobre 1908 par le Conseil des
Ministres afin d'enrayer la vague de grèves qui avait suivi la révolution de
juillet) interdit la grève aux travailleurs des entreprises à caractère public. Par
touches successives, on assiste à la mise en place d'un pouvoir véritablement
autoritaire. Il n'est plus question de laisser les revendications populaires
s’exprimer librement ; il s’agit au premier chef de juguler le "désordre" et
d'assurer la bonne marche des affaires.

Parallèlement, en proie à de nombreuses crises extérieures


(proclamation de l’indépendance bulgare, annexion de la Bosnie-Herzégovine
par l’Autriche, mainmise des Grecs sur la Crète) et intérieures (massacres
d'Arméniens en Anatolie, reprise des hostilités en Macédoine), les Jeunes
Turcs se tournent vers le nationalisme. À Salonique, des hommes proches des
instances supérieures du Comité — Ziya Gökalp, Ömer Seyfeddin, Ali Canip
et quelques autres — critiquent violemment le cosmopolitisme ambiant et
prêchent le "turquisme". Dès le début de 1909, le Türk Derneği ("Association
turque") entre en activité. Bientôt, la revue Türk Yurdu ("La patrie turque")
diffusera la nouvelle doctrine à grands flots. Au congrès de 1910 de l'Union
et Progrès, les "turquistes" ont réussi à faire adopter une partie de
leur programme : le gouvernement encouragera la turquification des cadres

1Cf. supra, note 21.


82 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

politiques, implantera des émigrés turcs dans les régions à peuplement


chrétien, mettra en œuvre une nouvelle politique culturelle en vue d'étendre
l'usage de la langue turque. L'ottomanisme n’est plus qu’une façade destinée à
rassurer les puissances occidentales. Vers la fin de 1910, le nationalisme turc
semble déjà solidement implanté.

L'essor du turquisme et les mesures anti-ouvrières de 1909 représentent


bien entendu une grave menace pour le socialisme ottoman. Dans ces
conditions, il ne reste à la FOS qu'à s'éloigner du Comité. La rupture date sans
doute des derniers mois de 1909. Dans son rapport de juillet 1910 au BS1,
l'organisation de Salonique dénonce avec véhémence la politique autocrate,
nationaliste et anti-ouvrière du pouvoir1. Le gouvernement, de son côté,
multiplie les tracasseries et, s'autorisant de l’état de siège promulgué à la suite
de l’écrasement de la contre-révolution d'avril 1909, n'hésite pas à sévir. Il
tente tout d'abord d'interdire le syndicat des ouvriers manipulateurs de tabac2,
puis, fin novembre, ferme le local de la FOS et envoie Benaroya en prison3.
Grâce à l'intervention énergique de Vlahov, ces mesures seront reportées, mais
les Jeunes Turcs ne désarmeront pas pour autant. À Constantinople, la presse
socialiste turque, animée par Hüseyin Hilmi, est déjà étouffée4. À Salonique,
YUnion et Progrès semble vouloir en finir avec la Fédération et multiplie les
poursuites à l'égard de ses militants. En juin 1911 — tandis que la FOS vient
de manifester sa puissance à l'occasion du Premier Mai — Benaroya est à
nouveau arrêté et exilé en Serbie. Désormais, la chasse aux socialistes bat son
plein.

Cependant, jusqu'à la fin de l'année 1911, la FOS conservera l'espoir de


négocier un modus vivendi. Le BSI, qui veut éviter l'épreuve de force, lui
conseille d'engager des pourparlers par l'intermédiaire de diverses personnalités
et de la franc-maçonnerie5. Il s'agit, par la douceur, de faire obstacle au
démantèlement du socialisme ottoman. On s'adressera donc non seulement à
Jaurès, mais aussi à de Préssencé — président de la Ligue des droits de
l'Homme —, à M. Baxton — président du Balcan Committee de Londres — et

1Cf. le texte publié par G. Haupt, op. cit., p. 130.


2Cf. à ce propos la lettre de Benaroya à C. Huysmans, en date du 11. VIII. 1910. Arch, du BSI.
3Arch. du BSI, lettre du représentant de la FOS à Paris, Saul Nahum, à C. Huysmans (3. XII.
1910). Cf. également, sur le même sujet, les lettres de S. Nahum des 3 et 9 . 1. 1911.
4Cf. M. Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar. J908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-
1925), 2ème éd., Ankara 1967, pp. 25-38. Sur les mouvements socialistes dans la capitale
ottomane, v. également G. Harris, The Origins o f Communism in Turkey, Stanford 1967, p. 20
sq., et du même auteur, l'article "Ichtirak" dans YEncyclopédie de l'Islam (nouvelle édition). Cf.
par ailleurs l'importante bibliographie soviétique.
5Arch. du BSI, lettre de C. Huysmans à S Nahum, 27.1.1911.
LA F É D É R A T I O N O U V R I È R E DE S A L O N I Q U E 83

à Marcel Sembat. Ce dernier se chargera de transmettre un mémoire à la franc-


maçonerie1. De son côté, Camille Huysmans engagera une démarche auprès
d'Ahmed Rıza, président de la Chambre à Constantinople2. Mais en vain : les
Unionistes continuent de traquer les socialistes. Dans les derniers mois de
l'année, ils s'attaquent surtout aux militants musulmans : İsmail Faik, ancien
directeur de YInsaniyet (L’Humanité") est exilé à Angora ; le fondateur du
Parti Socialiste Ottoman, Hüseyin Hilmi, et Ziya Şevki, ancien directeur du
Jeune Turc, sont envoyés à Kastamonu ; Hasan Namık, Pertev Tevfık, Hilmi
Şehbenderzade, et quelques autres, figurent également parmi les victimes3.

Ces persécutions, toutefois, ne semblent guère avoir intimidé la


Fédération. Celle-ci conserve à Salonique le contrôle des masses ouvrières. J.
Hazan4, qui assure l'intérim en l'absence de Benaroya, garde l'organisation
intacte. La Solidaredad Obradera continue de paraître. Vlahov siège toujours
au Parlement. La FOS est donc bien vivante. À l'occasion de la crise
tripolitaine, elle réussira même à organiser deux grandes manifestations. La
première, le 10 octobre, réunira six mille personnes ; la seconde, le 4
novembre, dix mille5. Au cours de ces manifestations, les dirigeants de
l'organisation flétriront la politique impérialiste des puissances européennes et
réaffirmeront leur idéal ottomaniste. Dans la résolution publiée à l'issue du
meeting du 4 novembre, ils proclameront — sous l'impulsion de Rakovski,
venu exprès de Sofia — la nécessité d'œuvrer à la constitution d'une
confédération balkanique, afin de maintenir la paix dans les Balkans6.

Bien entendu, à cette époque, il n'est plus du tout question de soutenir


la politique de YUnion et Progrès. C’est désormais vers YEntente libérale —
cartel des mécontents — que la FOS se tourne. Le Parti Socialiste Ottoman

*Arch. du BSI, lettres de S. Nahum à C. Huysmans, 3. III et 10. VII. 1911.


2Arch, du BSI, lettre de C. Huysmans à la FOS, 9. VI. 1911.
3Arch. du BSI, lettre du Dr. Nevzad Refik (représentant du Parti Socialiste Ottoman à Paris) à
C. Huysmans, 18. XI. 1911. Voir aussi le témoignage de M. S. Çapanoğlu, Türkiye'de Sosyalist
Partiler ve Sosyalist Hilmi (Les partis socialistes en Turquie et Hilmi le socialiste), Istanbul,
1964, p. 55, et le rapport de H. Hilmi au Congrès de Berne, document publié par G. Haupt, op.
cit.t p. 136.
4Josef Hazan (1890-1944) était le secrétaire-adjoint de la FOS. À partir d’octobre 1910, c'est lui
qui signe les lettres adressées par l'organisation salonicienne au BSI.
5Arch, du BSI, lettre de D. Recanati à C. Huysmans, 19. X. 1911, et, en ce qui concerne le
meeting du 4. XI, lettre de J. Hazan du 5. XI. Cf. par ailleurs D. Vlahov, op. cit., pp. 141-142.
6Cf. la "Résolution du meeting organisé par la Fédération Socialiste Ouvrière" et le manifeste
de la FOS publié en supplément de la Solidaridad Obradera. Ces deux documents figurent dans
les arch, du BSI.
84 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

de Hüseyin Hilmi et les Arméniens Hentchak ont choisi la même voie1. Ce


n’est évidemment pas de gaieté de cœur que ces diverses organisations ont
accepté de collaborer avec des adversaires de classe. D'autant que certains
éléments de YEntente apparaissent plus réactionnaires encore que les hommes
au pouvoir. Mais il y a urgence. Devant l'effritement de leur majorité au
Parlement, les Unionistes ont en effet décidé, le 17 janvier 1912, de recourir à
des élections anticipées en vue de retrouver la maîtrise de la Chambre. Il s'agit
de leur barrer la route et d'assurer la victoire de l'opposition. Cette
considération prime toutes les autres.

* *

La FOS se lancera dans la bataille dès les derniers jours de janvier. Pour
battre YUnion et Progrès elle se met d'accord non seulement avec YEntente
libérale, mais aussi avec les groupes nationaux grecs et bulgares2. Pendant la
campagne, elle suscite d'énormes manifestations et publie en turc un journal
électoral, Mücadele ("Combat”), diffusé à plusieurs milliers d'exemplaires.
Vlahov, candidat désigné du bloc d'opposition, entrepend en Macédoine une
tournée triomphale3. Mais les Unionistes, qui n'ont pas l'intention de perdre
ces élections, auront recours à la politique du baton. Benaroya, revenu de
Serbie, est arrêté le 22 février. En mars, la plupart des militants de la FOS
subissent le même sort. Vlahov, pour sa part, doit renoncer à poursuivre ses
réunions électorales4. Dans ces conditions, la défaite est bien entendu
inéluctable : Vlahov ne sera pas réélu ; la nouvelle Chambre, inaugurée le 18
avril, ne comptera plus qu'une poignée d’opposants ; la FOS demeurera à la
merci du pouvoir.

Désormais, la férule jeune-turque devient insoutenable. Certes, les


militants de la Fédération ont été relâchés dès la fin des élections, mais d'un
autre côté, le Comité n'hésite guère à faire usage de l'appareil répressif dont il
dispose. Il disperse les manifestations, interdit la presse socialiste, impose aux

1En ce qui concerne l'attitude du Parti de Hüseyin Hilmi, cf. T. Z. Tunaya, Türkiye'de Siyasi
Partiler (Les partis politiques en Turquie), Istanbul, 1952, p. 304, et M. Tunçay, op. cit.t p, 38.
Pour ce qui est des H e n tch a k , v. les arch, du BSI, lettre de J. Hazan à C. Huysmans,
12.III.1912.
2Arch. du BSI, loc. cit.
3Vlahov, op. cit., p. 146 sq.
4Sur les divers incidents qui marquèrent la campagne électorale, cf. les arch, du BSI (lettres de
J. Hazan à C. Huysmans, 12. III ; 6 et 16. IV. 1912 ; télégramme du 22. II) et aussi les
mémoires de Vlahov, op. cit., pp. 148-152.
LA F É D É R A T I O N O U V R I È R E DE S A L O N I Q U E 85

syndicats des administrateurs unionistes1. C'est la guerre à outrance. En avril


1912, le discours que Djavid bey prononce à Salonique, à l'occasion de la pose
de la première pierre de la gare centrale, laisse présager, à l'encontre des
socialistes, des mesures décisives. Le ministre des Finances y déclare que la
bourgeoisie turque naissante ne peut tolérer l'existence d'organisations
ouvrières. Il est avant tout nécessaire, dit-il, de protéger les intérêts des
capitalistes, qui sont en réalité "les véritables protecteurs de la classe
ouvrière". Plus tard, on pourra penser aux syndicats et aux partis, mais pour
l'instant l'industrie turque doit avoir les mains libres. Il promet donc que ceux
qui troublent l'ordre public et menacent la vie économique du pays seront
punis, et annonce que le Comité soumettra au Parlement un projet de loi en
vue de mettre fin à la subversion socialiste2.

Cette menace, les Unionistes n'auront cependant guère le temps de la


mettre à exécution. Dès juillet, en effet, le pouvoir leur échappe — à la suite
de l'intervention d'un groupe d'officiers — et passe aux mains de l'Entente
libérale. Pour la FOS, après des mois de persécutions, c'est l'heure du
triomphe. Le nouveau gouvernement lui rend ses archives confisquées par les
Unionistes et paraît devoir la laisser tranquille. Les autres organisations de
l'Empire bénéficient de la même bienveillance. À Constantinople, le Parti de
Hüseyin Hilmi renaît, une fois encore, de ses cendres, et se livre, dans
1'iştirak, à une propagande acharnée. Les militants arméniens et grecs
reprennent eux aussi leur activités. Durant quelques mois, le socialisme
ottoman connaît une période de prospérité inespérée.

Mais cette prospérité, qui correspond à une période de crise et


d'affaiblissement du pouvoir, a quelque chose de factice. Elle ne marque en
réalité aucun changement dans les relations entre la classe dirigeante et les
masses ouvrières. Celles-ci continuent d'être écrasées comme par le passé. Les
quelques grèves que l'on signale au cours de l'été 1912 se terminent, pour les
travailleurs, en désastre3. De toute évidence, l'Entente libérale n'a nullement
l'intention de desserrer l'étau dans lequel le prolétariat ottoman se trouve pris.
Au reste, les guerres balkaniques ne tarderont pas à juguler définitivement
l'agitation ouvrière. En octobre 1912, Vlştirak de Hüseyin Hilmi est contraint
de se taire. En juin 1913, les principaux militants de Constantinople sont

^ r c h . du BSI, lettres de J. Hazan à C. Huysmans, 29. IV et 2. V. 1912.


2Le texte de ce long discours figure dans les arch, du BSI. Cf. également la Solidaridad
Obradera du 12.IV.1912.
<5
Cf. O. Sencer, Türkiye'de işçi Sınıfı. Doğuşu ve Yapısı (La classe ouvrière en Turquie. Sa
naissance et sa structure), Istanbul, 1969, pp. 220-221.
86 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

exilés dans la forteresse de Sinop1. Quant à la FOS, elle se trouve depuis le 8


novembre 1912 en territoire grec : elle n'est plus en mesure d'animer la lutte
des socialistes ottomans2. L'immense effort entrepris depuis 1908 se termine
en queue de poisson.

Les forces de gauche dispersées en 1913 ne manifesteront à nouveau


leur présence, dans ce qui reste de l'Empire ottoman, qu'à la fin de 1918. Mais
c’est désormais dans un cadre strictement national que se développera l'action
des militants turcs : le socialisme "ottoman" a terminé sa carrière avec le début
des guerres balkaniques. Nous voici donc, déjà, à l'heure du bilan.

La débandade de 1912-1913 ne doit pas nous empêcher d'évaluer les


réussites. De 1908 à 1912, en dépit des mesures répressives mises en œuvre
par le gouvernement, plusieurs groupes socialistes ont réussi à se créer dans
l'Empire et à s'y maintenir ; les syndicats se sont multipliés ; d'importantes
grèves ont éclaté3. En outre, cette période a vu l'effort fédérateur de la FOS en
partie récompensé. Entre les multiples organisations du pays, des liens ont été
tissés grâce à Vlahov et au célèbre publiciste Alexander Israel Helphand, alias
Parvus, qui se trouvait dans ces années à Constantinople4. En janvier 1911,
une conférence unitaire s'est tenue à Salonique, réunissant vingt-neuf délégués
venus de la Fédération, du Parti socialiste ottoman, du Parti social-démocrate
serbe et de divers groupements de Macédoine5. En 1912, un certain nombre de
syndicats ont réussi à s'entendre sur une plate-forme commune et à constituer
une "Union Générale" comptant quelque cinq mille adhérents6. En somme, le
mouvement ouvrier et socialiste ottoman aura fait preuve, au cours des quatre
années qui séparent la révolution jeune-turque de la débâcle balkanique, d'une
indénible vitalité.

1M. Tunçay, op. cit., p. 45 ; M. S. Çapanoğlu, op. cit., pp. 82-83.


2Mais l’histoire de la FOS ne s'achève pas en novembre 1912. La correspondance avec le BSI,
qui se poursuit jusqu'en 1914, témoigne au contraire de l'endurance de l'organisation
salonicienne. Celle-ci parviendra même à franchir la tourmente de la Première Guerre
Mondiale et rejoindra en 1918 les rangs du Parti communiste grec.
3Cf. O. Sencer, op. cit., p. 172 sq.\ v. aussi K. Sülker, Türkiye'de Sendikacılık (Le syndicalisme
en Turquie), Istanbul, İ955, pp. 13-21, et, idem, Türkiye'de İşçi Hareketleri (Les mouvements
ouvriers en Turquie), 2ème éd., Istanbul, 1973, pp. 15-20.
4Cf. Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, The Merchant o f Revolution. The Life o f Alexander
Israel Helphand (Parvus), Londres, 1965. Le rôle joué par Parvus est mis en évidence dans les
arch, du BSI, lettre de J. Hazan à C. Huysmans, 12. III. 1912, et rapport de H. Vezestenis,
secrétaire du "Groupe d’Études Sociales" de Constantinople, avril 1912.
5Cf. arch, du BSI, télégramme du bureau de la conférence à C. Huysmans, 1 0 .1. 1911.
6 D'après R. P. Komienko, Ha*jano paöoqera oBHHteHHJi b TypuHH. Hapoflu Ashh h
AtJjpHKH n° 1,1964, p. 105, qui cite L'Humanité du 1.X.1924.
LA F É D É R A T I O N O U V R I È R E DE S A L O N I Q U E 87

Toutefois, les différentes organisations de l'Empire, FOS en tête, n'ont


guère réussi à instituer, face au pouvoir, une force réelle, irréductible. Elles en
ont été empêchées par la faiblesse numérique du prolétariat, par l'agressivité du
comité Union et Progrès, et aussi, dans une large mesure, par la fragilité de la
situation économique de l'Empire ottoman. La finance cosmopolite qui
contrôlait l'essentiel du marché turc n'avait nullement l'intention de renoncer
aux super-bénéfices que lui procuraient, dans l’Empire, une main-d'œuvre quasi
gratuite. Quant au patronat "national”, en position de faiblesse vis-à-vis de la
concurrence étrangère, il n'avait certes par les moyens de s'offrir un prolétariat
prospère. Dans une telle conjoncture, le socialisme ottoman s'est donc vu
contraint de poursuivre des objectifs limités : il s'est contenté de susciter des
grèves sectorielles, sans véritable lendemain, et de constituer des chapelles
idéologiques. Il n'a jamais été en mesure de faire obstacle à l'arbitraire des
Unionistes et de leur imposer une politique sociale libérale. Pour y arriver, il
aurait fallu, au préalable, éliminer l'impérialisme occidental et ses contraintes.
Mais une telle perspective ne s'entrouvrira à la Turquie qu'au lendemain de
l'armistice de Moudros, dans le cadre de la lutte pour l'indépendance menée par
Mustafa Kemal.

Nous devons souligner enfin l'échec total du socialisme ottoman en ce


qui concerne la question balkanique. Cet échec a été surtout ressenti par la
FOS. Pour elle, le maintien du statu quo constituait, ainsi que nous l'avons
déjà souligné, une question vitale. Mais elle s'est trouvée, bien évidemment,
incapable de s'opposer à l'éruption des nationalismes. Le combat qu'elle a
mené presque seule — au milieu de l'indifférence, voire de l'hostilité, des
socialistes des pays voisins de l'Empire — en faveur de la stabilité et de
l'entente dans les Balkans n'a constitué, face à la gravité de la crise, qu'un geste
symbolique. Les grandes manifestations saloniciennes n'ont eu aucune
influence sur la marche des événements. Benaroya, Vlahov, tant d'autres
avaient beau faire entendre leurs protestations, il ne leur appartenait guère
d'enrayer la désagrégation de l'Empire ottoman.
NAISSANCE D'UN SOCIALISME OTTOMAN

Les lunes de miel sont souvent de courte durée. À Salonique, l’ivresse


collective provoquée par la révolution jeune-turque ne va pas tarder à retomber.
Les grandes embrassades et les fraternisations exaltées des derniers jours de
juillet 1908 cèdent la place, dès la première semaine d’août, à un climat de
lutte sociale. C’est qu'après les discours, les émouvantes déclarations des
notables, les défilés et les parades, le menu peuple veut des actes. On lui a
promis la paix et la prospérité, il demande une diminution de la durée des
journées dans les ateliers et les fabriques. On lui a fait miroiter un avenir placé
sous le signe du bonheur universel, il exige une hausse des salaires. On lui a
vanté les vertus de l’union et du progrès, il réclame de meilleures conditions de
travail et le droit d'association.

Ce n’est pas seulement dans la capitale de la Macédoine que les couches


laborieuses s'agitent. La fièvre monte aussi à Istanbul, à Smyme, à Beyrouth,
dans les ports de la mer Noire, et souvent la grogne y débouche sur des grèves.
Toutefois, à Salonique, berceau de la révolution jeune-turque, la fermentation
prend plus d'ampleur qu'ailleurs, la contestation ouvrière fait tache d'huile.
Surtout, des agitateurs sont là, formés à l'école du turbulent socialisme
bulgare, qui semblent résolus à tirer profit des circonstances pour organiser
"les masses’’ et fournir aux mouvements de révolte spontanés une base
doctrinale.7

7. Un terrain favorable

Les choses ont commencé par une grève des dockers qui, durant
quelques jours, a totalement paralysé les activités portuaires. Puis, très vite,
tout le monde s’est mis de la partie : les télégraphistes, les ouvriers des ateliers
de manipulation de tabac, les imprimeurs, les menuisiers, les tailleurs, les
boulangers, les cordonniers, les traminots, les briquetiers et les tuiliers de la
grande usine Allatini, les 120 employés de la brasserie Olympos, les ouvriers
des savonneries, les pâtissiers et les commis du grand magasin ”Orosdi-Back",
les ferblantiers de l'atelier Benforado... En l'espace de quelques semaines, les
journaux de Salonique vont recenser plus d'une vingtaine de débrayages. Ceux-
90 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

ci sont d'une intensité variable. Ils ne sont que 22, chez Benforado, à quitter le
travail dans l'espoir d'une augmentation de salaire ; par contre, les grévistes de
la ligne de chemin de fer "Salonique-Dedeagatch" et ceux des entreprises
d'Allatini se comptent par milliers. Mais le mouvement le plus spectaculaire
est peut-être celui des garçons de café et de restaurant. Lorsque ceux-ci se
mettent en grève, le 10 septembre 1908, c'est comme si le cœur de la ville
s'était arrêté de battre. Privée de ses centaines de gargotes, de cafés, de cabarets,
de débits de boissons, Salonique n’est plus Salonique. Les rideaux baissés de
ses tavernes sont comme autant de drapeaux en berne.

Si Salonique fait grève, c'est que la grève apparaît, du moins dans un


premier temps, payante. Pour obtenir gain de cause, les travailleurs ne se
contentent pas de cesser le travail et d'organiser des défilés en ville, musique et
banderoles en tête de cortège. Ils prennent contact avec les membres du Comité
Union et Progrès, marchandent avec ténacité, entremêlent menaces et
concessions. Ce n'est pas la première fois que les patrons saloniciens se
trouvent confrontés à des revendications ouvrières. La ville a connu des
troubles sporadiques dès les dernières années du XIXe siècle. Mais cette fois, la
griserie de la révolution aidant, les contestataires font preuve d'une pugnacité
exceptionnelle. Aussi, n'y a-t-il pas grand chose d’autre.à faire, devant un tel
raz-de-marée, que de jeter du lest Les augmentations de salaire concédées vont
atteindre jusqu'à 25% dans certaines entreprises. Les promesses vont pleuvoir :
journées de grève payées, deux semaines de congés par an, versement
d'indemnités de dédommagement en cas de licenciement, diminution de la durée
du travail journalier...

Cela ne pouvait pas durer. Très vite, les chefs d'entreprise, criant à la
ruine, ont commencé à agiter le spectre de l'effondrement du marché
salonicien. D'abord favorable aux ouvriers, le Comité Union et Progrès s’est
bientôt mis à dénoncer leurs excès et à les appeler à la modération. Les
premiers mouvements revendicatifs avaient abouti à des triomphes. À partir de
la fin septembre, les échecs succèdent aux échecs et de plus en plus nombreux
sont les grévistes qui apprennent à connaître le goût amer de la défaite et de
l’humiliation. Benoîtement, les journaux de la bourgeoisie locale et les
dirigeants jeunes-turcs s'emploient à mettre du baume sur les blessures des
travailleurs : " prenez vos affaires en main ", leur dit-on, "créez des caisses de
secours mutuel, collectez de l'argent, votre avenir ne dépend que de vos
capacités d'entraide." Les conférenciers du C.U.P., les journalistes et les
innombrables philanthropes qui font la tournée des cafés, des jardins publics,
des réunions d'ateliers, n'ont guère d'autres paroles à la bouche.
NAISSANCE D ’ UN S O C I A L I S M E OTTOMAN 91

C'est dans ce climat que le socialisme va progressivement s'installer à


Salonique. Comment, en effet, les adeptes de cette doctrine, de plus en plus
nombreux dans les Balkans, auraient-ils pu ne pas chercher à tirer profit de la
situation ? Pourquoi se seraient-ils privés de pousser la porte ainsi entrouverte
? Dès la fin août 1908, les ouvriers des manufactures de tabac créent un
syndicat que le Rabotniâeski Vestnik (le journal des travailleurs) de Sofia
s'empresse de présenter comme une organisation vouée à la propagation des
idées révolutionnaires. Quelques jours plus tard, des militants du Parti ouvrier
social-démocrate bulgare prennent l'initiative de fonder un "syndicat mixte"
assorti d'un groupe de réflexion dont les membres — parmi lesquels on relève
notamment les noms de Nikola Rusev, Emerich Fiala, Dimitar Tochev, Ivan
Pockov et Nikola Kasabov — appartiennent presque tous à la remuante
profession des typographes. Le travail ne manque pas. À peine mis sur pied,
ce noyau s'est lancé dans un ambitieux programme de conférences publiques.
Parallèlement, ses militants se sont voués à la diffusion de la littérature
socialiste. Un best seller : le "calendrier rouge du peuple", imprimé à Sofia et
dont des centaines d'exemplaires sont vendus en l'espace de quelques mois en
Macédoine.

Mais, dans les Balkans de cette époque, comment une organisation


socialiste pourrait-elle voir le jour sans qu'aussitôt n'apparaisse une faction
rivale ? A Sofia, deux grandes tendances — les "larges" et les "étroits" — se
disputent les voix des prolétaires, à côté d'autres groupuscules. Salonique ne
peut guère demeurer en reste. N. Rusev et ses camarades sont, dans la capitale
de la Macédoine, les porte-parole du socialisme "étroit", de coloration marxiste
orthodoxe. Presque simultanément, un autre groupe va se former, issu, lui, de
l'anarcho-libéralisme. Les Bulgares y sont majoritaires comme en témoigne la
liste de ses leaders où figurent, entre autres, les noms de Nikola Harlakov,
Pavel Delidarev et Angel Tomov. Mais la nouvelle organisation rassemble
aussi quelques juifs, réunis en un cercle sépharade d'études socialistes dirigé par
un jeune typographe — ancien maître d'école — natif de Vidin, Abraham
Benaroya. Arrivé à Salonique au lendemain de la révolution jeune-turque, ce
dernier n'a eu besoin que de quelques semaines pour rassembler autour de lui
un premier noyau de sympathisants.

Fait singulier, les "anarcho-libéraux" et les "étroits" ont commencé par


jouer la carte de l’entente, créant dans les premiers jours d'octobre un groupe
unifié avec N. Rusev comme secrétaire. Très vite, cependant, la presse
socialiste bulgare sera en mesure de prédire l'orage : "De sombres nuages
apparaissent à l'horizon et annoncent une violente tempête. L'attitude de P.
92 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Delidarev, A. Benaroya et consorts est devenue intolérable. Nos camarades


savent parfaitement que le terrain de l'union se fait de plus en plus glissant".
Vers la mi-mars, la rupture est consommée. La chronique du socialisme
balkanique s'enrichit d'une dissension de plus.

La cause du conflit ? Les explications données à ce propos par le


Rabotniôeska Isbra (l'Étincelle ouvrière), un journal publié à Sofia par un
adepte du parti "étroit", Vasil Glavinov, sont bien vagues : le groupe aurait été
désorganisé par des individus désireux "d'utiliser les ouvriers au profit de leurs
intérêts personnels". Plus concrètement, il semble que ce soit la création d'un
"club des ouvriers" à clientèle presqu'exclusivement juive qui ait mis le feu
aux poudres. De ce club. Abraham Benaroya dira plus tard dans ses Mémoires
qu'il était situé au-dessus d'un restaurant albanais de la rue Egnatia et qu'il
comptait, à ses débuts, une trentaine de membres : quelques typographes, cinq
ou six ouvriers des ateliers de manipulation de tabac, des employés de magasin
et une demi-douzaine de tailleurs venus dans le sillage de l'un des leurs,
Abraham Hasson. Bien que modeste, la nouvelle organisation disposait déjà
d'un emblème, fièrement apposé sur tous les documents du groupe : une main
ouvrière tenant un marteau.

Cette main au marteau, la population de Salonique va apprendre à la


connaître dès le 1er mai 1909. Ce jour-là, les Saloniciens assisteront,
médusés, à la première manifestation ouvrière de masse dans l'histoire de la
ville. Drapeaux rouges, banderoles, fanfare... Le spectacle est d'autant plus
saisissant que les socialistes ont réussi, pour l'occasion, à faire taire leurs
divergences et à mobiliser les militants de tous bords. Dans la foule, il y a des
Bulgares, des Grecs, des Turcs et, surtout, beaucoup de Juifs. De toute
évidence, Benaroya et les siens ne cessent de gagner du terrain.

Toutefois, même si la fête est réussie, il ne s'agit que d'une répétition


générale. Un mois et demi plus tard, le 19 juin, ce sont plus de six mille
personnes qui vont défiler, à l'appel de VAssociation des Ouvriers de
Salonique — c'est ainsi que se nomme provisoirement le groupe de Benaroya
— et de diverses autres organisations. Après avoir parcouru de bout en bout,
bannières multicolores au vent, les quais et la rue Egnatia, les colonnes de
manifestants se sont massées sur l'avenue Selimiye, devant les grands
immeubles du port. Leur but : protester contre un projet de loi du
gouvernement ottoman visant à limiter le droit de grève et les libertés
syndicales. D'après le Journal de Salonique du 20 juin, le meeting a rassemblé
les ouvriers des fabriques de papier à cigarette, les savonniers, les commis et
NAISSANCE D ’ UN S O C I A L I S M E OTTOMAN 93

employés de magasin, les typographes, les menuisiers, les cordonniers, les


portefaix, les ouvriers manipulateurs de tabac, les employés des chemins de fer
orientaux, ceux de la compagnie des tramways, les gaziers, les tailleurs, soit
au total une bonne partie du prolétariat salonicien. C'est un tel succès que, dès
le lendemain de la manifestation, Benaroya et son adjoint, A. Hasson,
prendront leur plus belle plume pour faire savoir au Bureau de la Deuxième
Internationale, sis à Bruxelles, qu’un événement sans précédent venait de se
produire à Salonique et que l'Association des Ouvriers de cette ville souhaitait
s'ériger, en liaison avec le groupe socialiste bulgare, en section ottomane de
l'Internationale.

2. La fédération ouvrière socialiste

Cette première lettre constitue le point de départ d'une longue


correspondance qui donnera la possibilité au secrétaire général du Bureau
Socialiste International, Camille Huysmans, de se tenir au courant de la
marche des choses à Salonique. Et Dieu sait que la situation y évolue vite !
Dès la mi-août, YAssociation des ouvriers se présente sous une nouvelle
étiquette, celle de Fédération ouvrière socialiste. Vers la même époque, une
"grande kermesse ouvrière internationale" organisée dans les jardins de Bech-
Tchinar permet de rassembler, grâce à la vente de 6 000 billets d'entrée, 100
livres-or qui vont servir à la publication d'un organe quadrilingue (en judéo-
espagnol, grec, turc et bulgare), le Gornal del Laborador, alias Efimeris tou
Ergatou, alias Amele Gazetesi, alias Rabotniceski Vestnik, quatre façons
différentes de dire "Journal du travailleur". Benaroya et ses camarades ont le
vent en poupe : les ouvriers de Salonique manifestent leur combativité en
lançant grève sur grève ; de nouveaux syndicats se créent qui proclament leur
attachement aux principes du socialisme ; déjà il est question d'entrer en
contact avec les autres groupes de militants qui sont en train de se constituer à
Istanbul et à Smyme en vue d'élaborer avec eux une plate-forme commune.

Le terme de fédération qui désigne désormais l'organisation n'a pas été


choisi au hasard. En effet, ce que les dirigeants du mouvement ont en vue, tout
en se fixant pour but ultime de créer un parti unifié, c'est surtout de donner la
possibilité à des groupes épars, généralement organisés sur une base
"nationale", de voisiner et de collaborer au sein d'une sorte de ligue. C'est ce
qu'expliquera Benaroya au Bureau Socialiste International dans un long rapport
daté de juillet 1910 : "... La nation ottomane est composée de nombreuses
nationalités vivant dans un même territoire et ayant chacune une langue, une
94 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

culture, une littérature, des mœurs et des caractères différents. Pour ces raisons
ethniques, philologiques ( sic !) nous avons estimé qu'il était préférable de
former une organisation à laquelle toutes les nationalités pussent adhérer sans
que chacune fît abandon de sa langue et de sa culture. Mieux encore, chacune
pourra développer sa culture et son individualité en toute indépendance tout en
travaillant pour un même idéal : l'idéal socialiste..."

L'idée semble bonne et la Fédération ne tarde pas à en recueillir les


bénéfices. À l'élément juif, dorénavant largement majoritaire au sein de
l'organisation, et à l'élément bulgare, moins nombreux mais très actif, s'est
agrégé, dès août 1909, un petit noyau musulman dirigé par le rédacteur en chef
de VAmele Gazetesi, Rasim Hikmet, et un groupuscule grec dont un des
animateurs, I. Gazis, publie YEfimeris tou Ergatou. Bientôt, viendra aussi
prendre place dans les rangs de la nébuleuse salonicienne l'aile gauche du Parti
Fédératif National, une formation issue de l'Organisation Révolutionnaire
Intérieure de Macédoine (ORIM) et représentée au parlement ottoman par
Dimitar Vlahov, un des porte-parole les plus en vue du socialisme balkanique.
Par ailleurs, la Fédération va se doter progressivement d'un réseau de
"correspondants" et on la verra entretenir des relations amicales avec le parti
socialiste serbe, le centre socialiste grec d'Istanbul, le Poale-Sion de Palestine
et les deux principaux mouvements révolutionnaires arméniens présents sur le
sol ottoman, le Dachnaksoutioun et le Hentchakian.

Mais si la base de l'organisation de Benaroya ne cesse de s'élargir, ses


dirigeants doivent aussi faire face, à intervalles réguliers, à cette maladie
chronique du socialisme balkanique qu'est le scissionisme. À cet égard, la crise
la plus sérieuse est celle qui, en novembre 1909, se soldera par le départ
massif des militants bulgares. Une première rupture avait déjà eu lieu à
l'automne de l'année précédente, alors que la Fédération n’était pas encore
fondée. À présent, c'est d'un vrai divorce qu'il s'agit.

Une fois de plus, l’origine du conflit apparaît difficile à cerner. Certes,


il y a les vitupérations du Rabotniéeska Iskra, signées Vasil Glavinov, qui
peuvent servir d'indice : "...De concert avec certains socialistes bulgares
carriéristes, le comité juif local mène une politique anti-ouvrière et petite-
bourgeoise qui pousse l'organisation vers nos ennemis de la bourgeoisie... La
Fédération néglige l'éducation socialiste et transforme ses locaux en cabaret où
la conscience des ouvriers, déjà défaillante, sombre totalement..." Mais tout
cela reste bien flou. Dans ses Mémoires, Benaroya racontera que la scission
s'était produite à la suite d'une grande manifestation publique organisée à la
NAISSANCE D ’ UN S O C I A L I S M E OTTOMAN 95

mémoire du révolutionnaire catalan Francisco Ferrer que la justice espagnole


avait condamné à mort et exécuté en octobre 1909. Selon toute apparence, ce
que les sociaux-démocrates bulgares n'avaient pas réussi à digérer c'était de
voir, à cette occasion, les syndicats ouvriers juifs défiler dans les rues de
Salonique aux côtés des "représentants de la bourgeoisie", en particulier des
francs-maçons.

Désertée par les militants bulgares, la Fédération présente désormais


une coloration bien nette. Elle est juive. Juive à cent pour cent, même si elle
continue de compter en son sein des sympathisants grecs et turcs, même si le
Parti Fédératif National de Dimitar Vlahov lui a injecté un peu de sang slave.
L'expérience d'une presse quadrilingue n'a duré que quelques mois. Bientôt,
Benaroya ne publiera plus ses journaux et ses brochures qu’en judéo-espagnol.
Tous ses lieutenants — Alberto Arditti, Abraham Hasson, David Recanati,
Joseph Hazan, Saul Nahum —■ appartiennent à la communauté israélite.
Enfin, c’est aux seuls syndicats juifs, notamment à celui des manipulateurs de
tabac, que l'organisation doit sa force de frappe. Tout en soulignant
l'attachement de celle-ci à l'idée fédérale, Benaroya ne manquera du reste pas de
reconnaître, dans ses lettres au Bureau Socialiste International, que le
prolétariat juif de Salonique constituait l'essentiel de son vivier.3

3. La réaction

Bien que réduite en pratique à sa seule composante juive, la Fédération


se targue d'avoir quelque cinq à six mille supporters. En face d'elle, le groupe
social-démocrate bulgare ne rassemble qu'une trentaine de membres, mais il
s'agit de militants pleins d'ardeur qui diffusent leur "catéchisme ouvrier",
traduit en grec et en judéo-espagnol, à des milliers d'exemplaires. Sur le
papier, cela fait très bien. Cependant, la vérité est que, depuis la fin de 1909,
ni les uns ni les autres ne sont en très bonne posture. Par touches successives,
le gouvernement jeune-turc, durement secoué en avril par une tentative de
contre-révolution, a mis sur pied un appareil répressif qui ne laisse aucune
marge de manœuvre aux organisations ouvrières. La liberté de la presse
promise avec tant d'enthousiasme dans les premiers moments d'ivresse du
nouveau régime ? Gommée par la "loi sur les institutions de presse et
d'édition" promulguée en juillet 1909. Le droit de grève ? Sensiblement limité
par une loi interdisant les arrêts de travail aux salariés des entreprises
publiques. Le droit d'association ? Rogné sous prétexte de préserver l'intégrité
de la nation ottomane. Dans ces conditions, les socialistes n'ont qu'à courber
le dos et à attendre des jours meilleurs.
96 DU S O C I A L I S M E À L ' IN T E R N A T I O N A L I S M E

Dans l'intervalle, il leur faut encaisser les coups. Malgré le vent de


réaction qui souffle sur le pays, il y a encore à Salonique des ouvriers assez
hardis pour entamer des grèves. Hardiesse mal placée. Avec la caution des
autorités ottomanes, les lock-out, les licenciements collectifs se succèdent. Le
syndicat juif des manipulateurs de tabac s'entête, continue de s'agiter. Ses
locaux sont fermés, ses dirigeants sont traînés devant les tribunaux et
Benaroya, jugé responsable de tout ce remue-ménage, est jeté pour quelques
jours en prison.

Il sera bien triste, le 1er mai 1910! Les "étroits" bulgares, de plus en
plus hostiles au "comité juif", célébreront la fête dans le huis-clos de leur
bureau. Quant à la Fédération, bien qu'elle eût pris la peine de publier pour
l'occasion un journal tout entier imprimé à l'encre rouge, elle ne parviendra
pas à faire entendre son appel à la grève générale. Seule consolation du jour,
l'illustre Christian Rakovski, un des grands maîtres à penser du socialisme
balkanique, a accepté de faire le voyage de Salonique. D'abord sur la Place de la
Liberté, puis dans l'enceinte du Café Cristal, il a donné en français et en
bulgare une émouvante conférence sur la confédération balkanique et la classe
ouvrière. S'il faut en croire Benaroya, l'événement aurait eu un retentissement
considérable, redorant le blason de la Fédération qui en avait bien besoin.

Vers la fin de l'année 1910, les nouvelles en provenance de Salonique


au Bureau Socialiste International seront encore plus alarmantes. "Le
mouvement jeune-turc se livre à une persécution hypocrite et sournoise", lit-
on sous la plume de Saul Nahum, représentant de la Fédération à Paris. Les
locaux de l'organisation salonicienne ont été fermés par décision
administrative, Benaroya a été jeté une fois de plus en prison, les militants ont
fait l'objet de diverses pressions. À Istanbul, les choses ne se présentent guère
mieux. Le Parti socialiste ottoman, créé peu de mois auparavant par un
groupe de publicistes, a dû y interrompre ses activités et son journal,
Ylehtirak (Socialisme), a cessé de paraître.

Singulièrement, c'est dans cette période extrêmement difficile que,


réconciliés pour l'occasion, les sociaux-démocrates bulgares et les dirigeants de
la Fédération vont prendre l'initiative de convoquer à Salonique une
"Conférence des organisations socialistes de Turquie" en vue de créer un parti
unifié. Dans les premiers jours de janvier 1911, ils seront une trentaine à se
réunir pour discuter de l'avenir du socialisme ottoman. La plupart des délégués
sont des Saloniciens ou des militants venus de l'arrière-pays macédonien. Il y a
néanmoins parmi eux deux outsiders : St. Papadopoulos, représentant du cercle
N A ISSA N C E D ’UN SO C IA LISM E OTTOMAN 97

socialiste grec d'Istanbul, et A. Pavlovitch, venu au nom du Parti social-


démocrate serbe. En guise de préambule, les participants à la réunion lanceront
un vibrant appel à l'Internationale Socialiste pour solliciter son appui "dans la
lutte du prolétariat ottoman contre la réaction". I^ors de la clôture, de même,
les rédacteurs des diverses motions finales sauront trouver les mots adéquats
pour dénoncer la "politique coloniale de conquête menée par les capitalistes
européens" et appeler la classe ouvrière à l'union, sous la houlette de
l'Internationale. Il semble cependant qu’en dehors de ces moments d’unanimité,
le congrès se soit assez mal passé, les deux organisations rivales de Salonique
n'ayant pas manqué de faire étalage, une fois de plus, de leurs divergences.

Le résultat? Presque nul. Suffisamment maigre, en tout cas, pour que


les responsables de la Fédération aient estimé qu’il valait mieux ne pas revenir
sur la question dans leur correspondance avec le Bureau Socialiste
International. Le Parti socialiste unifié de Turquie ne sera pas créé. Le
gouvernement ottoman ne se laissera pas intimider par les appels à la
solidarité internationale des troublions saloniciens. Les querelles de chapelle
reprendront de plus belle.

Qu'à cela ne tienne. Malgré les échecs successifs enregistrés par le


socialisme ottoman naissant, la Fédération n'hésitera pas, le 1er mai 1911, à
organiser, en liaison avec le groupe socialiste bulgare, une manifestation de
masse comme Salonique n'en avait jamais connu. "Plus de 14 syndicats ont
répondu à l'appel de notre Fédération", lisons-nous dans le compte rendu
enthousiaste adressé à Camille Huysmans quelques jours plus tard, "un grand
nombre d'ouvriers non-syndiqués ont également pris part au mouvement. Par
suite du chômage de tous les hommes de peine — charretiers, mahonniers,
débardeurs et ouvriers du port — tout mouvement a été arrêté dans notre
ville, ce qui obligea la plupart de nos patrons à fermer leurs magasins et à
prendre part à la fête, ne fût-ce que comme spectateurs. Le matin, nous avons
tenu un meeting dans un grand café de notre ville... L'après-midi, il y avait
une grande manifestation. Environ mille ouvriers âgés de sept à huit ans,
musique en tête, ouvraient la marche d'un cortège immense composé de tous
les travailleurs syndiqués et d'un grand nombre de non-syndiqués. Les diverses
nationalités dont se compose notre population étaient représentées, ce qui
causa une grande impression. Le cortège traversa les rues principales de notre
ville, s'arrêtant dans les endroits les plus fréquentés... Notre camarade, le
député Vlahoff, a prononcé un remarquable discours sur la Place de la Liberté,
devant une audience de 20 000 personnes."
98 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

20 000 manifestants sur la Place de la Liberté ! Trois fois plus de


monde que lors des grands défilés de 1909 ! A la réception de ce récit exaltant,
le secrétaire général du Bureau Socialiste International a dû se dire que
Salonique, décidément, était gagnée à la cause prolétarienne. La Fédération est
d'autant plus en droit de faire étalage de satisfaction qu'elle publie depuis
quelques mois un nouveau journal, la Solidaridad obradera (la Solidarité
ouvrière), et que celui-ci tire déjà à 3 000 exemplaires. N'est-ce pas là une
preuve suffisante du bon accueil fait aux idéaux socialistes par la population
salonicienne ?

Cependant, si les dirigeants du mouvement multiplient les missives


pleines d'optimisme, ils ne cessent aussi de donner de mauvaises nouvelles.
Leur correspondance avec le Bureau Socialiste International oscille
constamment entre l'euphorie et l'affliction. 3 juin 1911 : Benaroya, qui
venait d'être relâché, a été de nouveau arrêté et, sans jugement préalable, exilé
en Serbie ; quatre autres militants ont subi le même sort que lui. 10 juillet
1911 : les démarches faites auprès du gouvernement ottoman pour obtenir la
levée des mesures prises à l'encontre des camarades de Salonique n'ont rien
donné ; peut-être faudrait-il faire intervenir la franc-maçonnerie ? 18 août
1911 : un congrès des ouvriers du tabac s'est tenu pendant huit jours à
Kavala ; il y a été décidé de créer un "comité central des syndicats ottomans du
tabac" et Dimitar Vlahov y a prononcé un discours devant une foule de 4 000
personnes. 5 octobre 1911 : une manifestation avait été prévue à Salonique
pour protester contre le coup de force de l'Italie sur la Tripolitaine, mais la
Fédération a dû renoncer à ce projet. 4 novembre 1911 : un grandiose meeting
contre la guerre s'est déroulé à Salonique ; 8 000 manifestants y ont
condamné la politique impérialiste des puissances européennes et proclamé la
nécessité d'une confédération balkanique. 18 novembre 1911 : les dirigeants
socialistes musulmans d'Istanbul ont tous été arrêtés et envoyés en exil. 22
février 1912 : revenu de Serbie pour participer aux élections législatives,
Benaroya a été aussitôt arrêté. 12 mars 1912 : la Fédération a conclu un
accord avec les partis révolutionnaires arméniens en vue de se présenter aux
élections avec un programme commun. 31 mars 1912 : les sympathisants de
la Fédération font l'objet d'arrestations massives et les autorités s'efforcent
d'empêcher la parution de la Solidaridad obradera. 3 mai 1912 : malgré les
persécutions dont les socialistes continuent de pâtir, plus de 7 000 ouvriers
ont cessé le travail à l'occasion du 1er mai.

dans Thistoire turque. 1839-1965), Istanbul 1966, p. 67 ; M. Tunçay, op. cit., p. 136 ; G. S.
Harris, op. cit., p. 114.
N A ISSA N C E D'UN SO C IA LISM E OTTOMAN 99

Vers le milieu de l'été 1912, après cette longue période d'alternance de


succès et de coups durs, les militants de Salonique vont croire enfin venu le
moment de crier victoire pour de bon. C'est qu'à Istanbul, un groupe d'officiers
a renversé le gouvernement du Comité Union et Progrès et a porté au pouvoir
l'Entente libérale, sorte de cartel des opposants (17 juillet). La nouvelle équipe
dirigeante, sans être véritablement favorable aux socialistes, semble vouloir
leur laisser la bride sur le cou. Un de ses premiers actes a été de rendre à la
Fédération ses archives, confisquées par le précédent gouvernement. I^es autres
organisations ont elles aussi bénéficié de gestes de bienveillance. En divers
points de l'Empire — en Macédoine, à Smyme, à Istanbul — le socialisme
s'est mis à refleurir.

Et si l’on profitait des circonstances pour relancer le projet d’un parti


social-démocrate ottoman unifié ? En ces jours où flotte déjà dans l'air,
nettement perceptible, la menace d'une conflagration généralisée dans les
Balkans, telle est encore une des idées fixes de la Fédération. En mars 1913,
alors que la guerre battait son plein et que Salonique, prise par les Grecs dès le
début des hostilités, ne faisait plus partie de l'Empire ottoman depuis plusieurs
mois, Joseph Hazan, un des plus fidèles lieutenants de Benaroya, allait encore,
dans un Appel aux socialistes de tous les pays, présenter son organisation
comme l'avant garde du mouvement ouvrier de Turquie.

Autre idée fixe, la confédération balkanique, cette confédération que


Christian Rakovski avait su exalter avec tant de conviction dans sa mémorable
conférence du C afé C ristal . Les militants de Salonique traverseront les années
1913 et 1914, pourtant marquées par deux conflits armés successifs au cours
desquels les nations de la région avaient amplement fait la preuve de leur
incapacité à s'entendre, sans jamais cesser de proclamer leur confiance en la
fraternité des peuples balkaniques. Relisons cet acte de foi, qui s'insère dans
une longue série de textes similaires et dont la publication, dans l'organe de la
Fédération, ne précède que de quelques jours le début de la seconde guerre
balkanique : "Nous voulons que tous les pays des Balkans se développent pour
se soustraire au joug des puissances européennes. Et nous pensons que ce
développement ne peut et ne doit s'effectuer que par l'adoption d'une politique
de paix et de confiance réciproque, et par la formation d'une confédération des
Peuples des Balkans..."

Les utopies ont la vie dure.


100 DU SOC IAL ISM E À L’INT ERN AT ION ALISM E

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

BENAROYA (Abraham), "A note on the Socialist Federation of Saloniki", Jewish


Social Studies, vol. XI, no. 1, janv. 1949, pp. 69-72.
BENAROYA (Abraham), I proti stadiodromia tou ellinikou proletariatou (Les
premières étapes du prolétariat hellénique), Athènes, 1975, 284 p.
DUMONT (Paul) et HAUPT (Georges), Osmanh İmparatorluğunda Sosyalist
Hareketler (Les mouvements socialistes dans l'Empire ottoman), Istanbul :
Gözlem Yay., 1977, 312 p.
DUMONT (Paul), "Une organisation ouvrière ottomane : la Fédération ouvrière de
Salonique (1908-1912)", Etudes Balkaniques (Sofia), no. 1, 1975, pp. 76-
88 .
DUMONT (Paul), "Sources inédites pour l'histoire du mouvement ouvrier et des
courants socialistes dans l’Empire ottoman au début du XXe siècle". Etudes
Balkaniques (Sofia), n° 3, 1978, pp. 16-34.
DUMONT (Paul), "La fédération socialiste ouvrière de Salonique à l'époque des
guerres balkaniques". East European Quarterly, vol. XIV, n° 4, 1980, pp.
383-410.
HAUPT (Georges), "Le début du mouvement socialiste en Turquie", Le mouvement
social, n° 45, oct.-déc. 1963, pp. 121-137.
HAUPT (Georges), "Introduzione alla storia della Federazione operaia socialista di
Salonica", Movimento operaio e socialista, XVIII, n° 1, janv.-mars 1972,
pp. 99-112.
MOSKOF (Kostas), Thessaloniki 1700-1912. Tomi tis m etapratikis polis
(Thessalonique 1700-1912. Anatomie de la ville compradore), Athènes,
1974, 244 p.
STARR (Joshua), "The Socialist Federation of Saloniki", Jewish Social Studies,
vol. VII, 1945, pp. 323-336.
TUNCAY (Mete), Türkiye'de Sol Akımlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en
Turquie), 3e éd., Ankara, 1978, 556 p.
VELIKOV (Stefan), "Sur le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie après la
révolution jeune-turque de 1908", Etudes Balkaniques (Sofia), n° 1, 1964,
pp. 29-48.
LA FÉDÉRATION SOCIALISTE OUVRIÈRE
DE SALONIQUE À L'ÉPOQUE DES GUERRES
BALKANIQUES

Créée en mai-juin 1909 par un groupe de militants juifs sephardites (A.


Benaroya, A. J. Arditti, D. Recanati, J. Hazan) et par un certain nombre de
Bulgares et Macédoniens (A. Tomov et D. Vlahov notamment), la Fédération
socialiste ouvrière de Salonique était, à la veille des guerres balkaniques, la
plus importante des organisations socialistes de l’Empire ottoman1. En juin
1909, elle avait demandé son affiliation à la Deuxième Internationale. Sa
candidature ayant été agréée, elle était considérée depuis novembre 1909
comme la "sous-section des ouvriers de Salonique" d'une section ottomane
encore inexistante, et disposait d’une force de représentation d'une voix au
Bureau Socialiste International.

Ses fondateurs avaient réussi à accomplir en très peu de temps un


travail considérable. Lors du Congrès organisé à Copenhague par
l’Internationale en juillet 1910, la Fédération pouvait déjà se targuer d'un bilan
triomphal. Elle regroupait à cette époque quatorze organisations à caractère
syndical, ses sympathisants se chiffraient par plusieurs milliers, elle possédait
un journal qui pendant quelques mois était même paru en quatre langues, les
cours du soir qu’elle avait mis sur pied étaient suivis par un grand nombre
d’élèves réguliers, elle espérait enfin pouvoir dans un proche avenir créer tout
un réseau de coopératives de consommation2. Par la suite, elle n'avait fait que
se renforcer. À l’automne 1912, son journal, YAvanti, tirait à plus de 5 000
exemplaires3. Sept à huit mille travailleurs suivaient ses mots d'ordre. Sa
"maison des ouvriers", sa bibliothèque, ses conférences, ses coopératives
attiraient une clientèle nombreuse et Fidèle.

trouvera un aperçu succinct de l'histoire du socialisme salonicien entre 1908 et 1912 dans
Paul Dumont, "Une organisation socialiste ottomane : la Fédération ouvrière de Salonique
(1908-1912)", Etudes Balkaniques (Sofia), 1975, n° 1, pp. 76-88.
2Georges Haupt a publié in extenso le rapport adressé par la Fédération au Congrès
International de Copenhague dans son article intitulé "Le début du mouvement socialiste en
Turquie", Le mouvement social, oct.-déc. 1963, n°45, pp. 121-137.
3D'après un rapport adressé au BSI le 31 mai 1913 (document n° 9 infra).
102 DU S O C I A L I S M E À L’I N T E R N A T I O N A L I S M E

La Fédération s'adressait en principe à tous les éléments de la


population salonicienne, sans distinction de race ni de religion. Elle regroupait
en son sein des Juifs, des Bulgares, des Macédoniens, des Turcs et même
quelques Grecs. Mais ses sympathisants israélites étaient de loin les plus
nombreux. Dans les grandes manifestations, ils affluaient par milliers, alors
que les autres composantes de l'organisation ne fournissaient que des groupes
restreints de quelques dizaines de militants. La Fédération était particulièrement
bien implantée parmi les ouvriers juifs des fabriques de tabac.

Une partie importante de ses militants venaient par ailleurs du secteur


artisanal : forgerons, chaisiers, tailleurs, cordonniers, typographes, menuisiers,
etc. Enfin, elle touchait aussi les employés des grandes sociétés étrangères, les
travailleurs des chemins de fer, les débardeurs, ainsi que les ouvriers des
filatures et de diverses autres entreprises industrielles de la ville.

Ses dirigeants se réclamaient pour la plupart d'un socialisme modéré,


issu en droite ligne de la pensée jauressienne. Ils considéraient leur
organisation essentiellement comme un agrégat de groupements ouvriers et la
défense des intérêts de leur clientèle figurait au premier plan de leurs
préoccupations. Ils n'étaient cependant pas fermés aux grands problèmes qui se
posaient au mouvement socialiste international. Ils étaient en particulier
obsédés par la question nationale et, comme tous les autres leaders sociaux-
démocrates de la péninsule balkanique, ils avaient leurs propres idées en la
matière. Dès 1909, encouragés par Christian Rakovski, ils avaient misé sur le
fédéralisme. Leur propre organisation était conçue comme une "formation
à laquelle toutes les nationalités pouvaient adhérer sans qu'aucune fit abandon
de sa langue et de sa culture"1. À une toute autre échelle, ils prétendaient de
même œuvrer à la mise sur pied d'une confédération des États balkaniques. Ils
considéraient une telle union comme la seule issue possible à la crise
permanente qui depuis plusieurs décennies déchirait les Balkans.

Au début de l'automne 1912, lorsqu'il fut patent qu'un nouveau conflit


était sur le point de ravager la Turquie d'Europe, la Fédération avait, sans la
moindre ambiguïté, pris position en faveur de la préservation du statu quo
dans la région. Tout en condamnant les méfaits du pouvoir ottoman, elle
s'était élevée avec vigueur contre les convoitises des voisins de la Turquie et
avait plaidé pour le maintien d'une Roumélie ottomane. Son argumentation
prenait évidemment racine dans les doctrines pacifistes défendues par
la Deuxième Internationale. Mais il s'agissait aussi, pour les leaders de la

^Cf. le document publié par G. Haupt» op. cit., p. 132.


LA FÉDÉRATION SO CIALISTE O U V RIÈR E 103

Fédération, d’exprimer les préférences de nombreux ouvriers juifs qui


militaient au sein de leur formation. À l’époque, les Israélites de Salonique
étaient unanimement opposés au démembrement de la Turquie d'Europe.
Satisfaits de la paix et de la prospérité relatives dont ils jouissaient sous le
"joug ottoman", ils craignaient, en se trouvant face à de nouveaux maîtres, de
perdre au change. Ils redoutaient en particulier — à fort juste titre du reste —
que la modification de la géographie politique des Balkans n'amenât la ruine de
l'économie salonicienne et, partant, l'anéantissement de leurs propres positions
économiques. Organisation à dominante juive, la Fédération était obligée de
tenir compte de telles appréhensions. La plupart de ses militants étaient
"turcophiles" et plutôt hostiles aux diverses nations chrétiennes qui se
disputaient la Macédoine. Il était naturel, dès alors, qu'elle optât pour la
fidélité à l'Empire ottoman.

La prise de Salonique par les Grecs, le 9 novembre 1912, allait


constituer une césure marquante dans l'histoire de la Fédération. Pendant
plusieurs années, les socialistes saloniciens s'étaient ardemment battus pour la
cause turque en Macédoine et n'avaient cessé d'œuvrer en faveur du maintien de
leur ville dans le giron ottoman. C'était à présent le pavillon hellène qui
flottait sur Salonique. Devant le fait accompli, il ne leur restait qu'à tenter de
s'adapter à la nouvelle situation. La Fédération s'était jusqu'en 1912 voulue
résolument ottomane. Il lui faudra désormais, au prix de nombreuses épreuves,
s'habituer progressivement à se dire grecque.

* *

L'histoire du mouvement socialiste salonicien à l'époque des guerres


balkaniques est, dans l'ensemble, fort mal connue. Quelques travaux récents
ont contribué à défricher le terrain1, mais faute de sources nouvelles, le sujet
présente encore de grandes zones d'obscurité.

1Joshua Starr, "The Socialist Federation of Saloniki," Jewish Social Studies, 1945, vol. VII, pp.
323-336 est, à ma connaissance, le premier à avoir posé un regard d'historien sur l'organisation
salonicienne. Plus récent, l’article de G. Haupt, "Introduzione alla storia della Federazione
operaia socialista di Salonicco, "Movimento operaio e socialista, janv.-mars 1972, n° l, pp. 99-
112, bénéficie de l'utilisation des archives du BSI. Bien que basé sur ces mêmes archives, mon
propre travail cité plus haut envisage l’étude de la Fédération sous un angle différent. Pour une
traduction en langue turque des principaux documents du BSI relatifs à la période des années
1909-1912, je renvoie à G. Haupt et P. Dumont, Osmanh İmparatorluğunda sosyalist hareketler,
Istanbul : Gözlem Yay., 1977,311 p.
104 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

L'objet du travail qu’on va lire est de remédier, dans une certaine


mesure, à cette carence documentaire. J'ai déjà eu l'occasion de souligner
ailleurs1 l'intérêt que présentaient, pour l'étude de la Fédération ouvrière de
Salonique, les archives du Bureau Socialiste International dont le siège était à
Bruxelles. C'est, une fois de plus, dans ces archives que je me propose de
puiser2. Mon exposé ne vise nullement à être un travail de synthèse. Dans le
cadre restreint d'un article, il ne pouvait s'agir que de procéder à un premier
dégrossissage de la documentation disponible.

Pour la période allant de la prise de Salonique par les Grecs à la fin du


mois de juillet 1914, les archives du BSI conservent au total 36 documents
touchant le mouvement socialiste salonicien. C’est ce dossier relativement
copieux, qui donne de précieuses indications sur la manière dont les militants
de Salonique réagirent à l'installation du pouvoir hellène dans leur ville, que je
m'efforcerai pour l'essentiel de présenter ici, quitte, le cas échéant, à faire appel
à quelques matériaux annexes.

Le tableau ci-dessous donne une idée d'ensemble des archives que j'ai utilisées :

N° Nature du document Date Numéro Caractéristiques


d'ordre entrée de l'original
1 Lettre de la Fédération au BSI 12/11/1912 10 416 Mss., 3 ff.
2 Lettre de la Fédération au BSI 1/2/1913 10 574 Mss., 12 ff.
3 Lettre de la Fédération au BSI 1/3/1913 10 611 Mss., 2 ff.
4 Appel aux socialistes de tous les pays 1/3/1913 10 611 Dact., 7 ff.
5 Lettre de la Fédération au BSI 16/4/1913 10 669 Mss., 1 f.
6 Lettre de la Fédération au BSI 26/4/1913 10 696 Mss., 2 ff.
7 Télégramme de la Fédération au BSI 1/5/1913 10 690 Mss., 1 f.
8 Lettre de la Fédération au BSI 2/5/1913 10 708 Mss., 3 ff.
9 Lettre de la Fédération au BSI 31/5/1913 10 744 Mss., 2 ff.
10 Déclaration de VAvanti, journal 24/6/1913 10 744 Dact., 4 ff.
socialiste
11 Lettre de la Fédération au BSI 3/8/1913 10 883 Mss., 11 ff.
12 Lettre de la Fédération au BSI 12/8/1913 10 887 Mss., 2 f.
13 La solution du problème balkanique 10/8/1913(7) 10 887 Dact.

1P. Dumont, "Sources inédites pour l’histoire du mouvement ouvrier et des courants socialistes
dans l’Empire ottoman au début du XXèmc siècle". Études Balkaniques (Sofia), 1978, n° 3, pp.
16-34.
2C'est à mon regretté maître, Georges Haupt, que je dois la découverte des archives du BSI.
Que ce travail, qui aurait pu s'incrire dans le cadre d’un projet commun, lui soit dédié.
LA FÉDÉRATION SO C IA LISTE O U V R IÈR E 105

N° Nature du document Date Numéro Caractéristiques


d'ordre______________________________________________ entrée de l'original

14 Lettre de la Fédération au BSI 22/10/1913 11 009 Mss., 1 f.


15 Lettre de la Fédération au BSI 4/5/1913 11 551 Mss., 3 ff.
16 Lettre de C. Huysmans au Peuple,
accompagnée d'un projet d'article
("Le régime politique de Mr. Venizelos")
17 Lettre de la Fédération au BSI 26/5/1914 11 611 Mss., 4 ff.
18 Lettre de la Fédération au BSI 9/6/1914 11 683 Mss., 3 ff.
19 Lettre de la Fédération au BSI 13/6/1914 11 703 Mss., 1 f.
20 Un entrefilet de journal 13/6/1914 11 703 Dact., 1 f.
21 Lettre de C. Huysmans au Peuple 15/6/1914 11 683 Dact., 1 f.
22 Les persécutions contre les socialistes
continuent en Grèce (projet d'article) Dact., 2 ff.
23 Projet de lettre adressée à Vénizelos 17/6/1914 11 708 Dact., 1 f.
24 Lettre de C. Huysmans à l'Humanité 18/6/1914 11 703 Dact., 1 f.
25 Lettre de la Fédération au BSI 20/6/1914 11 754 Mss., 4 ff.
26 Lettre de la Fédération 24/6/1914 11 758 Mss., 1 f.
27 Lettre de la Fédération au BSI 4/7/1914 11 836 Mss., 4 ff.
28 Lettre de C. Huysmans à Anderson 8/7/1914 11 853 Dact., 1 f.
29 Lettre de C. Huysmans à Jaurès,
Vaillant, Sembat 8/7/1914 11 836 Dact., 1 f.
30 Lettre de C. Huysmans à Keir Hardie 8/7/1914 11 836 Dact., 1 f.
31 Lettre de C. Huysmans à Joseph Hazan 8/7/1914 11 836 Dact., 1 f.
32 Lettre de la Fédération au BSI 15/7/1914 12 049 Mss., 4 ff.
33 Lettre de la Fédération au BSI 21/7/1914 12 009 Mss., 2 ff.
34 Lettre de Platon Drakoulis au BSI 21/7/1914 12 009 Mss., 1 f.
35 Télégramme de Dimitratos à Huysmans25/7/1914 12 008 Mss., 1 f.
36 Lettre de S. Nahum à C. Huysmans 28/7/1914 12 060 Mss., 2 ff.

Les 36 documents qui figurent sur la liste précédente se répartissent


comme suit : 18 lettres de la Fédération adressées au BSI ; 8 lettres de Camille
Huysmans, secrétaire général du BSI ; 3 télégrammes ; 2 manifestes de la
Fédération ; 2 projets d’articles destinés à la presse socialiste européenne ; 1
lettre du comité de rédaction de VAvanti ; 1 lettre de Platon Drakoulis, leader
du mouvement socialiste grec ; 1 lettre de Saul Nahum, le représentant de la
Fédération à Paris. On voit d’emblée que les documents émanant de la
Fédération constituent la partie la plus importante du dossier. Les Y8 lettres
envoyées par l'organisation salonicienne au BSI se présentent pour la plupart
106 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

comme des textes assez longs et relativement circonstanciés. Elles portent


toutes la signature d'un des secrétaires de la Fédération, Joseph Hazan. Ce
dernier était, semble-t-il, un personnage beaucoup plus effacé qu’Abraham
Benaroya1, le véritable timonier de l’organisation. Mais sa bonne connaissance
de la langue française l’avait amené à jouer le rôle d’interlocuteur privilégié du
BSI. Les huit lettres de Camille Huysmans ne donnent malheureusement
qu’une très maigre idée de l’accueil réservé par l’Internationale aux missives de
la Fédération. Elles sont pour la plupart adressées à divers journaux ou
dirigeants socialistes européens et visent à obtenir une intervention en faveur
des militants de Salonique. Il n’y en a qu’une seule qui soit une réponse à une
lettre de Hazan.

On peut scinder l’ensemble des matériaux disponsibles en trois lots


inégaux. Les dix premiers documents couvrent l’espace de temps allant du 12
novembre 1912 au 24 mai 1913 et concernent donc, grosso modo, la période
de la première guerre balkanique. Un deuxième lot, constitué de quatre
documents, se rapporte à la période de la deuxième guerre balkanique. Les
documents 15 à 36 enfin, datés de mai, juin et juillet 1914, nous renseignent
sur les mois qui précédèrent le début de la première guerre mondiale. Ce sont
ces subdivisions quasi naturelles du dossier qui m’ont dicté le plan des pages
qui suivent.

7. Les premiers mois de l'occupation grecque

L’occupation de Salonique par les troupes hellènes débuta, on le sait,


sous de fâcheux auspices. Près de la moitié de la population de la ville —
peut-être davantage — était de confession israélite. Or, bon nombre de Grecs
nourrissaient à cette époque une certaine antipathie à l’égard des Juifs. Les
musulmans n’étaient guère mieux lotis. Ils représentaient l’ennemi héréditaire,
l’oppresseur contre lequel la race hellène avait mené, depuis toujours, ses plus
durs combats. Il y eut donc, pour reprendre un euphémisme de Max Nordau,
des "frictions” : les soldats grecs pillèrent les boutiques des Israélites et des
Turcs, molestèrent ceux qui tentaient de leur résister, donnèrent libre cours à

^Né en 1887 à Vidin, A. Benaroya adhéra au socialisme alors qu'il était encore adolescent. En
1907, il émigra à Plovdiv et y milita dans les rangs des "anarcho-libéraux" de Nikolai Harlakov.
À Salonique, où il se rendit au début de la révolution jeune-turque, il fut le principal animateur
d'un cercle socialiste juif qui devait donner naissance à la Fédération. Parmi les autres militants
de ce groupe figuraient Angel Tomov, Alberto Judas Arditti, Abraham Hasson, Josef Hazan,
David Recanati et Saul Nahum. Benaroya allait conserver la fonction de secrétaire de la
Fédération jusqu'en 1924, date à laquelle il quitta le parti communiste grec auquel son
organisation avait adhéré. Ses mémoires, publiés dans le Tahildromos de Salonique en mars
1931, constituent une source fondamentale pour l'histoire du socialisme salonicien.
LA FÉDÉRATION SO CIALISTE O U V RIÈR E 107

leurs instincts, se conduisirent en un mot comme en pays conquis. La


population locale de son côté, en particulier les Juifs, accueillit fort mal ses
"libérateurs”. Certes, on pavoisa et le drapeau hellène pendit aux fenêtres de
nombreuses maisons. Mais nul n’ignorait qu'avec les nouveaux partages qui se
dessinaient en Macédoine, il fallait se préparer à subir maintes souffrances et à
affronter une période de vaches maigres dont l’économie salonicienne aurait du
mal à se relever.

C’est dans ce climat trouble, alors qu’une partie de la population se


trouvait au bord de la panique, que fut adressé au BSI le premier document dont
nous disposons. Il s'agit d'une assez longue lettre de Joseph Hazan datée du 12
novembre 1912. D’emblée, le ton est donné :

... Après la reddition de la ville, faite le 9 au soir, les armées grecques


sont entrées dans notre villeje 10 à midi. Dès le lendemain, des actes
horribles, dignes du Moyen-Âge, ont commencé à être commis...

Suit un long catalogue des atrocités perpétrées par les forces


d'occupation. La lettre s'achève sur un appel à l'Internationale, lui demandant
de "protester énergiquement contre ces actes de lèse-humanité". Il ressort
clairement de ce texte que les militants de la Fédération envisageaient l'entrée
des troupes helléniques dans Salonique avec autant de déplaisir que la plupart
des autres habitants de la ville. À vrai dire, les relations n'avaient jamais été
très bonnes entre l'organisation d'Abraham Benaroya et les Grecs. Dès 1910,
dans un rapport adressé au BSI, les dirigeants de la Fédération avaient eu à se
plaindre de l'attitude malveillante de la population grecque vis-à-vis de leur
formation. Au fil des mois, le fossé entre les militants juifs et les "pêcheurs
en eau trouble" de l'autre bord s'était tellement creusé que la mainmise
hellénique sur Salonique ne pouvait être perçue par l’organisation socialiste
que comme une effroyable catastrophe.

Datée du 1er février 1913, la seconde lettre adressé par Hazan à C.


Huysmans après la reddition de Salonique ne fait que prolonger le catalogue
des atrocités amorcé dans le document précédent. Cependant, cette fois ce ne
sont pas seulement les Grecs qui sont mis en cause. Le secrétaire de la
Fédération dresse également la liste des méfaits commis par les troupes serbes
et bulgares, soit à Salonique même, soit dans les localités environnantes. Par
ailleurs, sa lettre témoigne sans ambiguïté de l'amertume ressentie par les
militants saloniciens face à l'inefficacité de l'Internationale et à la mollesse des
protestations des sociaux-démocrates balkaniques.
108 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Pendant que les socialistes d'Europe discutaient des mesures à prendre


contre la guerre, le prolétariat des Balkans assistait impuissant à la plus
atroce et la plus féroce des guerres que la civilisation moderne ait
jamais connue... Malgré la faiblesse de notre organisation, nous, les
socialistes de Turquie, nous n'avons cessé de protester par la voie de
notre presse contre la guerre qui se préparait et avons été, avec le parti
roumain, les initiateurs du manifeste que vous connaissez bien1. Nous
avons fait notre devoir avec les faibles moyens que nous prossédons, en
dépit du régime d'exception auquel nous étions confrontés. La
protestation des socialistes des Balkans, si elle ne pouvait conjurer la
guerre, pouvait au moins être plus imposante et plus impressionnante.
Malheureusement, cela n'a pas été fait, à cause des divergences qui
existaient entre les divers partis, divergences que vous connaissez
parfaitement. Que cette terrible leçon serve pour l'avenir.
Ces reproches n'étaient pas sans fondement. Mais ils témoignaient
néanmoins d'une certaine tendance à minimiser les efforts dépensés par les
autres partis sociaux-démocrates des Balkans. En octobre 1912, la Fédération
socialiste de Salonique et le parti social-démocrate roumain n'avaient pas
été les seuls à élever leur protestation contre les événements qui se préparaient
dans les Balkans. Les militants serbes — ceux du moins qui ne se trouvaient
pas sous les armes — et les militants des deux factions socialistes bulgares
s'étaient eux aussi mobilisés contre la guerre. Mais leur manifestes
antimilitaristes, largement diffusés dans la presse socialiste, s'étaient avérés
aussi inutiles que les nombreux discours qui avaient été prononcés un mois
plus tard, au Congrès International de Bâle*2. Les socialistes, qui depuis de
nombreuses années discutaient de la stratégie à adopter en cas de guerre,
avaient de toute évidence surestimé l'importance du rôle qui pouvait leur être
dévolu dans l'hypothèse d’un conflit généralisé.

Les deux documents suivants (nos 3 et 4) sont tous deux datés du 1er
mars 1913. L'un est une lettre de J. Hazan à C. Huysmans, l'autre un "appel
aux socialistes de tous les pays" envoyé au BSI pour être transmis aux
diverses sections de l'Internationale. L'un et l'autre visent à fournir une
première évaluation des conséquences économiques et sociales de trois mois de
pouvoir grec à Salonique. La lettre de Hazan met surtout l'accent sur les
démêlés que certains ouvriers typographes semblent avoir eu, en février 1913,
avec les autorités helléniques. "L'appel" propose une analyse plus générale de
la situation :

*11 s'agit du "Manifeste des socialistes de Turquie et des Balkans" dont le texte avait été rédigé
par Christian Rakovski et que le BSI avait publié dans son Bulletin Périodique, 1912, n° 9, pp. 5-
7.
2Pour un compte rendu intégral du Congrès de Bâle, je renvoie au Bulletin Périodique du BSI,
n° 10. Voir par ailleurs G. Haupt, Socialism and the Great War. The Collapse of the Second
International, Oxford : Clarendon Press, 1973, pp. 83-104.
LA FÉDÉRATION SOCIALISTE OU V RIÈR E 109

... Dès le début de la guerre ... des dizaines de milliers d'habitants de


toutes les provinces envahies par l’ennemi se sont réfugiés chez nous,
déguenillés, affamés, sans soutien et sans le moindre abri. Ils avaient
abandonné tout ce qu’ils possédaient et leur arrivée ici a provoqué une
augmentation considérable du prix des denrées alimentaires et un
renchérissement de la vie catastrophique pour les ouvriers de notre
ville ... Sept mille ouvriers organisés sont aujourd'hui sans travail, en
chômage forcé, ainsi que des milliers d'autres que notre propagande n'a
pas encore touchés ... Les caisses de tous les syndicats sont
complètement vides ; la misère est grande dans les familles ouvrières et
nous sommes dans l'impossibilité d’y remédier. La leçon qui vient
d'être infligée au prolétariat ottoman est très dure, très cruelle. Il n'était
pas nécessaire que nous fussions frappés de tant de maux pour
comprendre que derrière la lutte barbare entre nations se cache l'étemel
combat pour ou contre l'exploitation ... Comme nous nous trouvons
en pays conquis, nous sommes privés des libertés les plus
élémentaires, nous sommes soumis à un régime d’exception et toute
possibilité d'action nous est refusée...

Au terme de cette description excessivement pessimiste de la


conjoncture, la Fédération sollicitait une aide matérielle de l'Internationale et
des partis affiliés afin de pouvoir venir en aide aux ouvriers frappés par le
malheur. On est évidemment en droit de se demander, dans ces conditions, si le
tableau n'avait pas été quelque peu poussé au noir dans le but de stimuler la
générosité du prolétariat européen. Mais en réalité, de nombreux témoignages
viennent confirmer le bilan établi par la Fédération. L'augmentation du prix
des denrées alimentaires signalée dans le rapport semble, en particulier, avoir
été effectivement très forte. C'est ainsi, par exemple, que quelques jours après
l'entrée des Grecs dans Salonique, le prix de la farine de blé avait augmenté de
150 % et celui du pain de 200 %. La plupart des autres produits de
consommation courante avaient connu une hausse comparable. Ces hausses
découlaient bien entendu du fait que Salonique était désormais coupée de ses
fournisseurs de l'hinterland. Mais elles étaient également provoquées par les
spéculations des accapareurs1. La crise avait été aggravée par les antagonismes
confessionnels qui avaient éclaté dans la ville au lendemain de l'entrée des
forces d'occupation. De nombreux patrons chrétiens avaient profité des
circonstances pour se débarrasser de leurs employés juifs ou musulmans, jetant
ainsi sur le pavé des milliers de travailleurs. La main-d'œuvre israélite des
magasins de tabac, notamment, avait été très fortement touchée par ces
licenciements2. C'est sans doute à cette dernière catégorie de travailleurs
qu'appartenaient les 7 000 "ouvriers organisés” mis au chômage mentionnés
dans "l'Appel".

JLa presse salonicienne donne quelques indications à ce propos. Cf. par ailleurs l’article
consacré à "la question du pain” dans YAvanti du 9 déc. 1912.
2nLe lock-out du tabac”, Avanti, 26 décembre 1912.
110 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

La demande de secours formulée par la Fédération ne rencontra, semble-


t-il, aucun écho parmi les partis frères. Dans la conjoncture de l'époque, le
mécanisme de la solidarité internationale des travailleurs était déjà
passablement rouillé. J. Hazan allait donc être obligé, un mois et demi plus
tard, de revenir à la charge. Sa lettre du 16 avril 1913 (document n° 5) évoque
sans ambages les difficultés financières de la Fédération. Elle a également pour
but d'inviter C. Huysmans à "venir étudier sur place" la situation du prolétariat
salonicien.

Le document n° 6, daté du 26 avril 1913, vient une fois de plus


témoigner des réticences que la Fédération nourrissait vis-à-vis de l'élément
grec. Cette fois, ce n'était pas les forces occupantes qui étaient mises en cause,
mais "l'Union des corporations professionnelles et ouvrières de Salonique" qui
regroupait la plupart des corporations grecques de la ville. Le 8 avril, cette
union avait rendu public un manifeste adressé aux syndicats ouvriers d’Italie,
les invitant à faire pression sur le gouvernement italien pour que celui-ci
modifie le cours antihellénique de sa politique dans les questions de l'Épire et
de la mer Égée1. Dans sa lettre, J. Hazan n'abordait pas le fond du problème.
Mais il mettait en garde le BSI contre l'organisation grecque, en soulignant
que celle-ci n'avait "rien de commun avec les syndicats ouvriers internationaux
groupés autour de la Fédération". L'union des corporations était clouée au
pilori en tant que formation nationaliste. J. Hazan lui reprochait aussi d'être à
la solde du patronat et l'accusait de trahir les intérêts de la classe ouvrière.

Peu après cette algarade avec les corporations grecques, les militants de
la Fédération célébrèrent la fête du 1er mai. Les années précédentes, les
manifestations publiques organisées par Abraham Benaroya et ses camarades à
cette occasion avaient connu un très grand succès. En 1911, en particulier, les
grévistes avaient réussi à paralyser toute l'activité de la ville et plus de 5 000
manifestants avaient participé au grand meeting de la Fédération tenu dans un
café2. Mais désormais la situation n'était plus du tout la même. Bien que le
conflit balkanique semblât depuis la mi-avril sur le point d'être réglé, les
autorités helléniques demeuraient vigilantes et ne toléraient aucun "désordre"
dans les localités qu'elles contrôlaient. Le télégramme et la lettre adressés par
J. Hazan au BSI lors du 1er mai 1913 (documents nos 7 et 8) ne tentent pas de
cacher le relatif échec essuyé par la Fédération.

1Au cours des pourparlers relatifs à la question balkanique, le gouvernement italien avait
formulé des prétentions sur l'Albanie et sur les îles de la mer Égée.
2Arch. du B SI lettre de J. Hazan en date du 3 mai 1911.
LA FÉDÉRATION SO CIALISTE O U V RIÈR E 111

En 1911 et 1912, sept à huit mille ouvriers avaient cessé le travail


pour marquer leur solidarité avec le prolétariat international. Ils n’étaient plus
que 5 000 en 1913. Par ailleurs, les autorités helléniques s’étaient opposées à
la tenue de manifestations publiques et seules avaient été autorisées les
réjouissances prévues à l'intérieur du local de la Fédération. La seule
concession que les militants socialistes semblent avoir réussi à arracher fut de
pouvoir distribuer librement leurs tracts, bien que ceux-ci fussent imprimés à
l’encre rouge.

Le document n° 9 daté du 31 mai 1913 est une réponse à une circulaire


du BSI. Dans cette circulaire, il était probablement demandé aux partis affiliés
de fournir au siège de l'Internationale un compte rendu de leurs activités de
propagande. La lettre de J. Hazan donne un bref aperçu du travail réalisé dans
ce domaine par la Fédération :

En réponse à votre circulaire n° 4, nous vous envoyons par le même


courrier deux exemplaires de toutes les brochures publiées par notre
organisation depuis sa création jusqu'à ce jour.

population de notre ville étant composée en majorité d'Israélites,


notre organisation ainsi que les syndicats professionnels de Salonique
sont composés en majorité de Juifs. C'est la raison pour laquelle sur
douze brochures publiées par la Fédération, onze sont en judéo-
espagnol. Celles-ci sont pour la plupart traduites du français, du russe
et du bulgare.

Il est à remarquer que la littérature socialiste judéo-espagnole étant


inexistante, nos efforts pour la créer peuvent être considérés comme
insuffisants. Les nombreuses crises que nous avons traversées depuis la
fondation de notre parti et la précarité de notre situation financière
expliquent cet état de choses...

D'ailleurs, nous épuisons tous nos efforts pour notre journal Avanti —
rédigé également en judéo-espagnol — qui paraît trois fois par semaine.
En ce temps de crise aiguë et de léthargie complète de notre
mouvement, léthargie due à l'état de siège rigoureux qui sévit dans
notre ville, notre organe constitue plus que jamais l’unique défenseur de
la classe ouvrière.

Mais notre journal qui atteignait jadis un tirage de 5 600 exemplaires


ne tire plus maintenant qu'à 1 500 ou 1 800 exemplaires à cause de la
censure appliquée par le gouvernement hellénique. Il résulte de là une
perte hebdomadaire considérable qui a déjà absorbé non seulement les
fonds du journal, mais encore les sommes que divers syndicats ont bien
voulu nous prêter...
112 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

On aurait évidemment aimé avoir quelques inform ations


supplémentaires sur la presse de la Fédération1. Mais le peu qui nous est dit
est déjà intéressant. Les indications concernant la nature des brochures
soulignent, s'il en était besoin, les attaches de la Fédération avec la
communauté israélite de Salonique. Quant aux données relatives au tirage de
YAvanti, elles viennent témoigner de l'importance du mouvement socialiste
salonicien. Les quelque 1 500 à 1 800 exemplaires dont fait état J. Hazan
représentent incontestablement un chiffre considérable pour l'époque, surtout si
l'on songe à la crise qui sévissait à Salonique en ces premiers mois de 1913.

Daté du 24 juin 1913, le document n° 10 ne précède que de quelques


jours le début de la seconde guerre balkanique. Il s'agit d'un "démenti" élaboré
par le comité de rédaction de YAvanti pour protester contre les "mensonges" de
la Liberté, un journal de Salonique connu pour sa grécophilie. Rédigé en un
français très approximatif, ce texte se présente comme un exemple typique de
rhétorique salonicienne ; un mélange verbeux d'injures et d'insinuations acides,
accessible aux seuls initiés. Au passage toutefois, on peut reconnaître, perdu
au milieu des invectives, un thème cher aux militants de la Fédération :

Nous voulons que tous les pays des Balkans se développent pour se
soustraire au joug des puissances européennes. Et nous pensons que ce
développement ne peut et ne doit s'effectuer que par l'adoption d'une
politique de paix et de confiance réciproque, et par la formation d'une
confédération des peuples des Balkans...

Cette exaltation du pacifisme et de l'idée confédérale, à un moment


où les Balkans avaient déjà derrière eux huit mois de guerre, a de quoi rendre
perplexe. Mais les socialistes de Salonique n'étaient pas les seuls, à cette
époque, à chercher le réconfort dans les formules toutes faites. La Deuxième
Internationale toute entière en était au même point.

1D'après une annonce parue dans YAvanti, la "bibliothèque socialiste" de la Fédération comptait
en 1914 dix-sept titres de brochures : 1) La lutte pour la vie ; 2) La lutte des ouvriers belges pour
la liberté ; 3) Les syndicats ouvriers ; 4) Le socialisme en Turquie ; 5) Le procès des ouvriers du
tabac ; 6) La guerre sociale ; 7) Socialisme et judaïsme ; 8) La Confédération balkanique (en
français, brochure de Chr. Rakovski) ; 9) Chants socialistes ; 10) La bourse du travail ; 11) Le
droit de vote dans la communauté ; 12) Le lock-out du tabac ; 13) La mère (roman de M.
Gor'kii) ; 14) Auguste Bebel ; 15) Le socialisme ; 16) Le catéchisme du travailleur ; 17) La
troisième année de VAvanti. Cette liste n'indique pas les noms d'auteur des diverses brochures.
LA FÉDÉRATION SO C IA LISTE O UVRIÈRE 113

2. Au lendemain de la seconde guerre balkanique

Le sort de la seconde guerre balkanique fut vite réglé. Jugeant injustes


les décisions prises lors des pourparlers de paix de Londres, la Bulgarie était
passée à l'attaque à la fin du mois de juin. Aussitôt, les Serbes, les Grecs, les
Turcs, les Roumains s’étaient jetés dans la mêlée. Dans les derniers jours de
juillet, l'armée bulgare, aux prises avec l'offensive convergente de ses divers
adversaires, devait s'avouer vaincue. Signé le 10 août 1913, le traité de
Bucarest mettait sur pied un équilibre balkanique fragile mais qui allait s'avérer
durable.

Pour la Fédération socialiste de Salonique, qui assistait aux événements


avec un sentiment de plus en plus aigu d'impuissance, le moment était venu
de faire le bilan des dix mois douloureux qui s'étaient écoulés depuis le début
des hostilités. Dès le 12 août 1913, c'est-à-dire deux jours à peine après la
signature de la paix de Bucarest, elle était en mesure d’envoyer au BSI un long
rapport (document n° 11) sur les difficultés que le socialisme salonicien avait
eu à affronter au lendemain de la mainmise grecque sur Salonique.

Ce rapport très circonstancié, et résolument anti-hellène, fut publié


dans le n° 10 du Bulletin périodique du BSL On y retrouve pour l'essentiel un
résumé succint des diverses informations contenues dans les précédentes lettres
de la Fédération. Mais une lecture attentive du texte permet toutefois d'y
découvrir quelques données inédites. Ainsi, ces renseignements sur la
répression que durent affronter les militants de la Fédération dans les semaines
qui suivirent l'entrée des Grecs dans la ville :

... Ce fut tout d'abord la déclaration d'un état de siège des plus
rigoureux : point de réunions, point d'assemblées, point de séances,
point de discussions, par conséquent la fin de toute action. C’était en
quelque sorte la mort de notre mouvement... Le gouvernement hellène
a eu la très généreuse amabilité de constituer une censure beaucoup plus
dure pour notre journal Avanti Ique pour tous les autres journaux]. On
nous défendit d'écrire quoi que ce soit sur la situation, et on est même
allé jusqu'à défendre d'insérer des informations concernant les conflits
entre ouvriers et patrons ou concernant la propagande socialiste à
l'étranger...

Dans les conflits entre patrons et ouvriers, le gouvernement, malgré


l'hypocrisie qui le caractérise et qui lui faisait adopter des allures de
grand protecteur de la classe ouvrière, a pris nettement position
en faveur des patrons. Il s'ensuivit des persécutions contre les ouvriers
en conflit. Les gendarmes du roi de Grèce ont été d'habiles et fidèles
114 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

instruments. 76 ouvriers ont été arrêtés sans aucun motif, détenus


pendant un ou deux jours et relâchés ensuite, parce qu’aucune charge ne
pouvait être relevée contre eux. Un ouvrier a même été arrêté à sept
reprises consécutives. 29 syndiqués ont été odieusement maltraités,
battus jusqu'au sang dans les postes de police. Trois seulement d'entre
eux ont pu obtenir un certificat médical....

Le passage le plus intéressant du rapport est sans doute celui qui


concerne les rapports entretenus par la Fédération avec les autres organisations
socialistes des Balkans. Il mérite d’être largement cité :

... Nous avons tenu à entreprendre une action commune de tous les
partis socialistes des Balkans pour la réalisation de la Confédération
balkanique. Nous avons adressé à ce sujet, dès le mois d'avril, à tous
les partis socialistes des Balkans affiliés à l'Internationale une lettre
pour leur demander leur opinion sur l'action commune à entreprendre
pour l'établissement de l'Union douanière entre tous les pays
balkaniques, pour l'établissement de relations plus intimes et pour la
création d'un comité pour la lutte à engager en faveur de la
Confédération balkanique.

Nous n’avons reçu que deux réponses provenant des deux fractions
socialistes de Bulgarie. Ces réponses étaient favorables, mais elles
étaient toutes deux d'accord que toute action était impossible avant la
démobilisation générale.

[Avec la nouvelle guerre] l'état de siège devint beaucoup plus


rigoureux, le nombre des espions augmenta et toutes nos démarches
furent épiées. Ce qui fut pis encore, c'est que nous fûmes soupçonnés
de travailler en faveur de l’autonomie de la Macédoine. Nous fûmes
alors menacés de représailles terribles.

Notre fédération, composée en grande majorité d'israélites, d'une petite


section bulgare et d'une infime minorité de Grecs et de musulmans,
traversa alors une crise des plus aiguës. La section bulgare fut
complètement dissoute. La plupart de nos camarades étaient déjà enrôlés
dans l’armée dès le commencement de la guerre. Les autres furent saisis
et emprisonnés tout comme des comitadjis. Pourtant, en réponse à nos
réclamations réitérées, le gouvernement ne pouvait faire valoir aucun
sujet d'accusation sauf celui-ci : "Nous l'avons arrêté par mesure de
précaution." L'un de nos camarades, Tomoff, a même été expulsé....

Il ressort clairement de ce texte que les militants socialistes de


Salonique avaient réussi, en dépit des hostilités, à maintenir le contact avec
leurs camarades des autres pays balkaniques. Reste à savoir, ceci dit, pourquoi
ni les Roumains, ni les Serbes n'avaient répondu à leurs propositions relatives
LA FÉDÉRATION SO CIALISTE O U V RIÈR E 115

à la Confédération balkanique. Ce silence doit peut-être s’expliquer simplement


par la désorganisation qui touchait à cette époque les partis sociaux-démocrates
de Serbie et de Roumanie. Mais une autre hypothèse mérite également d'être
envisagée : celle d'une certaine méfiance des militants serbes et roumains vis-
à-vis des velléités "autonomistes" de la Fédération. L'idée d'une autonomie de
la Macédoine était en effet loin de faire l'unanimité parmi les socialistes des
Balkans et il est possible que les dirigeants de Belgrade et de Bucarest aient
estimé qu'il valait mieux, momentanément, ne pas s'embarquer dans des
complications aux conséquences incalculables en donnant l'impression de
cautionner les positions du groupe de Salonique.

Ce n'est que tardivement que la Fédération avait été gagnée aux thèses
autonomistes. La phrase, au demeurant ambiguë, qui figure dans le texte ci-
dessus — nous filmes soupçonnés de travailler en faveur de Vautonomie de
la Macédoine — constitue le premier indice à ce propos dans la
correspondance avec le BSI. Jusque-là, les socialistes saloniciens s'étaient au
contraire montrés farouchement hostiles à toute modification du statu quo dans
les Balkans et avaient catégoriquement refusé d'admettre que la Macédoine pût
un jour se détacher de l'Empire ottoman. Comme nombre de leurs camarades
des Balkans et, en particulier, comme les "étroits" de D. Blagoeff1 — ils
s'étaient rangés à l'idée qu'une Macédoine autonome serait trop faible pour
pouvoir résister aux appétits des "bourgeoisies nationales" des États
environnants.

Il y a tout lieu de penser que c’est le cours pris par les événements qui
les avait amenés à modifier leur position. Les pourparlers de paix qui s'étaient
déroulés à Londres à partir de la mi-avril 1913 avaient en effet consacré le
démembrement du territoire macédonien. Le gouvernement d'Istanbul ne
semblait plus en mesure de rétablir, dans un avenir proche, son autorité sur la
région. Dans ces conditions, une Macédoine autonome constituait un pis-aller.
Seul un statut d'autonomie pouvait permettre aux divers groupes
confessionnels et ethniques qui peuplaient la province de se développer en
dehors de toute pression d'une nation dominante. Un statut d'autonomie
représentait également la seule issue qui pût éviter à la Macédoine la mort
économique. Avant la guerre, presque toutes les importations et exportations
de la région se faisaient par le port de Salonique. Le partage du territoire
macédonien entre les diverses puissances qui le convoitaient était doublement
nuisible : il privait Salonique de son hinterland et, partant, entraînait le*

*Cf. par exemple, en ce qui concerne les vues de Blagoeff, le "Rapport de Bulgarie (Parti
Étroit)", paru dans le Deuxième Supplément au Bulletin Périodique du BSI, pp. 3-6.
116 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

dépérissement des divers commerces et industries qui faisaient la richesse de la


ville ; il gênait de même les producteurs et négociants de l'intérieur en les
dépossédant de leur débouché naturel sur la mer.

Destiné à être publié, le rapport du 3 août ne faisait état des préférences


autonomistes de la Fédération que de manière détournée. Quelques jours plus
tard, cependant, l'équipe d'Abraham Benaroya allait envoyer au BSI un
document autrement plus subversif. Ce texte, intitulé "La solution du
problème balkanique", était un vibrant plaidoyer en faveur de l'autonomie
macédonienne. Par prudence, les dirigeants de la Fédération avaient omis d'y
faire figurer leur signature (document n° 13). On pouvait y lire notamment, au
terme d'une analyse rétrospective de la situation ethnique et économique de la
Macédoine :

... Donc, toute solution de la question de la Macédoine qui tendrait à


partager cette province entre les anciens ou les nouveaux alliés
balkaniques, c'est-à-dire entre la Bulgarie, la Grèce, la Serbie et le
Monténégro, ou seulement entre ces trois derniers, au Heu d'apporter
l'apaisement, au lieu de soulager le sort des populations tant éprouvées,
constituerait une nouvelle ère de vexation pour ces populations et le
pays resterait à l'avenir, plus qu'il ne l'a été jusqu'à présent, un foyer de
désordre et d'anarchie. Les Balkans, une fois les provinces de l'ancienne
Turquie d'Europe partagées, constitueront un perpétuel danger pour la
paix européenne....

D'après la Fédération, ni la Serbie, ni la Bulgarie, ni la Grèce, engagées


chacune à leur manière dans une politique impitoyable de "dénationalisation"
des minorités confessionnelles et ethniques, ne pouvaient assurer à la
Macédoine une existence harmonieuse. Dans ces conditions, il n'y avait pas
d'autre issue que de faire bénéficier les anciennes provinces de la Turquie
d'Europe d'un régime d'autonomie :

... Dans l'intérêt des populations indigènes, à quelque nationalité


qu'elles appartiennent, dans l'intérêt du développement général de ces
provinces, dans l'intérêt de la démocratie en Bulgarie, en Serbie et en
Grèce, dans l’intérêt de la paix des Balkans, ainsi que dans l'intérêt de la
démocratie européenne et de la paix universelle, ces provinces doivent
être érigées en un ou deux organismes politiques autonomes. Il faut y
créer un régime complètement indépendant des pays voisins, régime
garanti par un acte international.

Mais bien entendu, l'autonomie macédonienne n'était nullement


incompatible avec les idées fédéralistes défendues jusque-là par l'organisation
LA FÉDÉRATION SO CIALISTE O U V RIÈR E 117

salonicienne. En guise de péroraison, les auteurs du rapport proposaient


d'inclure la Macédoine autonome dans la Confédération balkanique et
affirmaient que seule la mise en place d'une telle Confédération permettrait aux
peuples des Balkans d'échapper à la tutelle de l'Autriche et de la Russie et
d'avancer dans la voie du progrès économique, politique et social.

Prise d'une soudaine ferveur pour l'idée d'une Macédoine autonome, la


Fédération espérait pouvoir gagner sans difficulté le BSI à ses thèses. Dans sa
lettre du 12 août 1913 (document n° 12) — lettre jointe au texte intitulé "La
solution du problème balkanique" — J. Hazan demandait à C. Huysmans de
donner la plus ample publicité au document élaboré par la Fédération et
d’engager tous les efforts nécessaires "en vue de la réalisation de la solution
proposée." Il suggérait en particulier l'envoi d'une circulaire aux journaux et
aux groupes parlementaires des partis affiliés, de manière à provoquer une
levée de boucliers générale des forces socialistes en faveur de l'autonomie
macédonienne.

Mais, bien que le BSI eût manifesté dans le passé de la sympathie pour
le principe de l'autonomie des minorités opprimées de l'Empire ottoman1, son
adhésion à la solution défendue par la Fédération ne constituait nullement un
fait acquis. La crise qui venait de secouer les Balkans avait fait ressortir les
nombreuses divergences doctrinales qui divisaient le mouvement socialiste
international. Tandis que dans les pays du champ de bataille les divers partis
sociaux-démocrates s'étaient mobilisés pour concilier leur foi socialiste avec
les exigences de leur appartenance nationale, en Europe occidentale, les leaders
de l'Internationale, qui avaient dans bien des cas leurs propres problèmes à
régler, avaient tenté de se tirer du guêpier balkanique en se contentant de
dépenser des torrents d'éloquence en faveur d'un hypothétique statu quo. Ce
refus des socialistes occidentaux de regarder les réalités de la "question
d'Orient" bien en face n’avait fait que stimuler les désaccords qui depuis
plusieurs années troublaient la vie de l'Internationale. À présent que le traité de
Bucarest avait — provisoirement tout au moins — résolu l'imbroglio
balkanique, le BSI pouvait enfin respirer. Dans ces conditions, relancer le
débat en réclamant l'autonomie de la Macédoine ne pouvait constituer qu'une
grave bévue. Les arguments de la Fédération en faveur de l'autonomie
macédonienne n'avaient, certes, rien d'absurde. Mais, dans l'immédiat,
llntemationale avait avantage à faire la sourde oreille.*

*Cf. à ce propos G. Haupt, Socialism and the Great War, op. cit., pp. 56 et sv.
118 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

C'est ce qu'elle fit. En dépit des recommandations de J. Hazan, le


rapport de la Fédération fut "classé" dans les dossiers du BSI et l'affaire fut
ainsi enterrée. Dans l'état actuel de la documentation, nous ne savons pas si
les militants de Salonique estimèrent devoir revenir à la charge. La lettre du 12
août 1913 représente le dernier texte que nous ayons sur la question de
l'autonomie macédonienne.

Il y a lieu de penser cependant que la Fédération ne renonça pas de sitôt


à l'espoir d'un nouveau redécoupage de la carte politique des Balkans. La lettre
que J. Hazan allait envoyer au BSI le 22 octobre 1913 (document n° 14),
constitue à cet égard un indice particulièrement significatif. Bien que par le
Traité de Bucarest la Grèce se fût fait attribuer Salonique (en même temps que
diverses autres localités), le secrétaire de la Fédération écrivait en effet à C.
Huysmans :

Le statut de notre ville étant encore indéterminé et la situation politique


générale étant encore indécise, nous trouvons que la question de la
nationalité de notre section ne peut être posée avant la promulgation
définitive de l'annexion de la ville de Salonique.

Cependant nous tâchons depuis longtemps de nous mettre en contact


avec tous les groupes vraiment socialistes existant en Grèce afin de
nous entendre pour tracer un plan d'action commun pour l'avenir.

Le premier paragraphe de cette lettre montre clairement que la


Fédération se refusait encore, en octobre 1913, à admettre que Salonique pût
être définitivement grecque. Entre les lignes du document transparaît l'espoir
d'un revirement de la situation. Il est vrai qu'à cette époque l'Empire ottoman
n'avait pas encore officiellement reconnu ses nouvelles frontières avec la
Grèce. Cette formalité n'allait être accomplie que le 14 mars 1914.

Le second paragraphe — plus ambigu — semble néanmoins indiquer


que la Fédération commençait à s'accoutumer à l'idée de devoir, un jour ou
l'autre, changer de "nationalité". C'est selon toute apparence dans cette
perspective qu’elle avait entrepris de se rapprocher des militants grecs. Ce
rapprochement, à vrai dire, ne datait pas d'hier. La Fédération avait toujours eu
quelques Grecs parmi ses membres. Par ailleurs, au début de l'année 1912,
Abraham Benaroya, expulsé de Turquie par les autorités ottomanes, avait
pendant quelque temps trouvé refuge à Athènes et y avait fait la connaissance
de plusieurs leaders socialistes. Jusque-là, la Fédération n'avait guère mis en
avant ces relations, préférant continuer à se réclamer du prolétariat ottoman.
Mais à présent qu'un retour à la situation d'avant la guerre paraissait de plus en
plus hypothétique, elle avait probablement estimé qu'il était prudent pour elle
de resserrer ses liens avec le socialisme grec.
LA FÉDÉRATION SO CIALISTE O U V RIÈR E 119

3. Mai, juin et juillet 1914

Les archives du BSI ne conservent aucun document relatif à la


Fédération socialiste de Salonique pour la période allant du 22 octobre 1913 au
4 mai 1914. Pendant plus de six mois c’est le black-out total. Il est possible
qu’un certain nombre de lettres de la Fédération aient échappé à l'archivage.
Mais il se peut aussi que les militants de Salonique n’aient tout simplement
eu aucune raison particulière, durant cette période, d’écrire à C. Huysmans.
D'après les indications fournies par les quelques numéros de YAvanti que j'ai
pu consulter, il semble en effet que les deux derniers mois de l'année 1913 et
l'hiver 1914 aient constitué une phase de relative tranquilité dans l'histoire de
la Fédération. Abraham Benaroya et ses camarades eurent au cours de ces
quelques mois tout loisir d'organiser des réunions, de s'exprimer — avec
prudence — sur les principaux problèmes du moment, de faire des conférences,
de mettre sur pied des représentations théâtrales, de collecter de l’argent pour
leur organisation, etc. Il n'y a rien d'invraisemblable, dans ces conditions, à ce
qu’ils aient estimé qu'ils n'avaient rien à faire savoir au BSI.

À partir du mois de mai 1914, la situation changera totalement. Après


avoir, pendant tout l'hiver, fait preuve de compréhension vis-à-vis des
militants socialistes, les autorités helléniques avaient soudain modifié leur
attitude. La Fédération allait une fois de plus devoir faire face aux brutalités
policières, aux mesures d'intimidation, à la répression.

Ce brusque renversement de la conjoncture fut sans doute provoqué, en


partie tout au moins, par l'effervescence sociale que les militants de la
Fédération avaient contribué à entretenir dans la communauté juive de
Salonique pendant les premiers mois de l'année. En janvier, la corporation des
cordonniers avait menacé de faire grève pour obtenir un aménagement du
système douanier, jugé trop favorable aux marchandises étrangères. Vers la
même époque, les charretiers (arabadji) et divers autres corps de métier avaient
également commencé à s'agiter, se plaignant de la lourdeur des impôts. Au
début du printemps, enfin, les ouvriers du tabac avaient cessé le travail, ce qui
avait désorganisé une grande partie de la production. On est en droit de penser
que toute cette agitation avait fini par irriter et inquiéter les autorités
helléniques.

Le pouvoir fut d’autant plus prompt à sévir qu'il avait à faire face à
une grave crise politique. Les relations turco-grecques passaient en
effet, depuis quelque temps, par une phase de refroidissement. Confronté aux
120 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

"provocations” de la Turquie — "provocations" qui allaient déboucher, en juin


1914, sur l'expulsion de 150 000 Grecs hors du territoire ottoman —
Vénizelos songeait déjà à recourir, une fois de plus, à la guerre. Dans un tel
climat, tout ce qui ressemblait à de l'opposition était forcément suspect et ne
pouvait qu'appeler la vindicte des autorités.

Le premier texte que nous ayons sur les "persécutions" du printemps


1914 date du 4 mai (document n° 15). Il s'agit de la lettre quasi protocolaire
que la Fédération avait coutume d'envoyer chaque année au BSI à l'occasion de
la fête du travail. Le ton est donné d'emblée :
Nous traversons à Salonique des jours pires que ceux que nous avons
vécus au moment de la réaction jeune-turque. Le mot "socialisme" fait
plus peur aux dirigeants de la Grèce actuelle qu'aux continuateurs d'Abd-
ul-Hamid. Les autorités continuent à prendre des mesures d'exception
contre nous.
Dans la grève des ouvriers du tabac de Macédoine, la police et la
gendarmerie ont pris ouvertement parti en faveur des patrons,
poursuivant les grévistes avec la dernière brutalité ... Plusieurs
grévistes furent blessés et un grand nombre emprisonnés. Les libertés
les plus élémentaires furent violées et les militants de la Fédération
furent menacés. On dit même qu’on prépare l'expulsion de certains
militants du Parti.
Ces persécutions envers le mouvement socialiste ont pris un caractère
tout à fait particulier à l'occasion de la fête du Premier Mai.
Pour diverses raisons d'ordre local, le Comité Central de la Fédération a
renvoyé exceptionnellement la manifestation du Premier Mai au 31.
Les autorités se sont fait un devoir de confisquer les manifestes, de faire
déchirer par les gendarmes les affiches invitant le peuple à chômer le 3
mai et d'empêcher toute manifestation. Elles ont fait distribuer des
ordonnances spéciales défendant tout meeting, toute manifestation,
toute réunion. Les contrevenants étaient menacés d’être déférés devant la
Cour Martiale.
La police a emprisonné toutes les commissions chargées de la
distribution de notre journal Avanti, probablement parce qu'il était
imprimé à l'encre rouge. Car les autorités locales sont atteintes de
"rougeophobie». Elles arrêtent ceux qui portent des cravates rouges, des
cocardes rouges, des épingles du Premier Mai, etc. Elles sévissent
rigoureusement contre tout ce qui est rouge et qui a un caractère ouvrier
et socialiste....

^Si je ne me suis pas trompé dans mes calculs, le 1er mai tombait en 1914 un vendredi. Veille du
chabbat, le vendredi, était un jour particulièrement actif à Salonique et l'on peut supposer que
les dirigeants de la Fédération avaient renvoyé la manifestation du 1er mai au 3 mai pour éviter
d'importuner leurs coreligionnaires.
LA FÉDÉRATION SO CIALISTE O U V RIÈR E 121

Au terme de ce tableau alarmant, J. Hazan indiquait néanmoins que 8


000 ouvriers avaient chômé le jour du 1er mai à Salonique et que, malgré les
tracasseries policières, la Fédération avait réussi à tenir une réunion politique
dans son local.

En mai 1913, mis en présence d’informations comparables, C.


Huysmans avait préféré, semble-t-il, ne pas donner suite à la lettre de la
Fédération. À l’époque, les Balkans étaient en pleine crise et l’Internationale,
gravement secouée par les débats internes auxquels elle avait eu à faire face au
début de la guerre, avait estimé qu'il était préférable pour elle de demeurer sur
la réserve. Mais la situation était désormais différente. Au fil des mois,
l'Internationale avait progressivement retrouvé son assurance, les blessures
dues au conflit balkanique s'étaient cicatrisées, la plupart des partis affiliés —
stimulés par un certain nombre de victoires sur le front intérieur — étaient à
nouveau pleins de combativité. Il n'y avait, dans ces conditions, plus aucune
raison pour que le BSI fasse le silence sur les nouvelles qui lui parvenaient de
Salonique. Dès que la lettre de J. Hazan parvint à Bruxelles, C. Huysmans
décida de prendre l'affaire en mains. Le 15 mai, par une brève note, il
demandait au directeur du quotidien socialiste belge Le Peuple de publier les
informations envoyées par J. Hazan sans rien en omettre (document n° 16).
Ainsi, l'Internationale, qui depuis plus d'un an avait laissé la Fédération se
débrouiller toute seule au milieu des difficultés, se décidait enfin à lui prêter
main-forte.

Se sentant soutenus, les militants de Salonique n'allaient pas tarder à


solliciter de nouveau l'aide du BSI. Le 26 mai, J. Hazan adressait à C.
Huysmans une lettre encore plus alarmante que celle qui avait suivi les
événements du 1er mai (document n° 17) :

... Les persécutions envers le mouvement socialiste prennent un


caractère beaucoup plus grave. Certaine presse grecque mène une
campagne systématique contre la Fédération, l'accusant d'être un repaire
de comitadjis bulgares et d'être composée de gens vendus à l'étranger et
demandant des mesures rigoureuses et exceptionnelles contre les
militants socialistes de Salonique.

Il paraît que le Gouvernement n'est pas étranger à cette campagne et


qu'il veut faire croire qu'il prend en sérieuse considération les
accusations qu'on porte contre nous. Hier soir, il y avait Assemblée
Générale du Syndicat des Tabacs au local de la Fédération. Tout à coup
un juge d'instruction, un chef de section de police et un grand nombre
de gendarmes pénètrent dans notre local, mettent des sentinelles dans
122 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

toutes les pièces, dans la cour, dans le jardin, sans compter la garde des
portes d'entrée. Personne ne pouvait entrer ou sortir du local. Aucun
membre ne pouvait passer d'une pièce au corridor, de la cour au jardin
sans autorisation et vice versa. Immédiatement après, sans vouloir
donner aucune explication, les autorités judiciaires et policières se
mirent à perquisitionner. Ils commencèrent par la cave, les fosses
d'aisance, etc. Ils cherchaient, paraît-il, des bombes. Malheureusement
pour eux, leurs recherches furent infructueuses. Puis les représentants
du gouvernement perquisitionnèrent dans les autres étages. Us
s'emparèrent des clefs et fouillèrent armoires et pupitres. Ils
emportèrent tout ce qu’ils trouvèrent, remplissant deux sacs pleins
d'archives de la Fédération et de divers syndicats.

Nous ne connaissons pas encore les motifs qui donnèrent lieu à cette
perquisition, mais nous entrevoyons le but du gouvernement. Ce
dernier veut déraciner tout mouvement socialiste et ouvrier de Grèce. Il
voit en nous le seul parti d'opposition sérieux et organisé. Les
élections approchent, il est temps qu'on se débarrasse de nous.

Le Gouvernement pense nous donner le plus grand coup en nous faisant


passer comme des gens travaillant pour des causes étrangères.
D'ailleurs, on nous accuse de recevoir des ordres de Sofia. Cette
perquisition n'est que le prélude d'une série de mesures énergiques et
coercitives contre nous.

Il ressort de ce texte que la Fédération considérait les "persécutions"


dont elle faisait l'objet comme une manœuvre d'intimidation visant, dans la
perspective des élections, à l’écarter — ne serait-ce que provisoirement — de la
vie politique grecque. Il n'est pas sans intérêt de noter, par ailleurs, que la
presse et les autorités helléniques voyaient dans le Fédération un redoutable
repaire de "comitadjis bulgares" travaillant pour le compte de Sofia. Qu'en
était-il exactement de ces accusations ? J. Hazan semble les présenter comme
de la pure fantaisie. Mais il n'est pas certain qu'il faille prendre ses dénégations
— au demeurant équivoques — au pied de la lettre. Dès sa création, en effet, la
Fédération avait abrité un noyau assez important de militants bulgares et
macédoniens. Plusieurs des leaders israélites du mouvement, en particuler
Abraham Benaroya, étaient originaires de Bulgarie. Bien qu'elle ait eu, au
cours de sa brève histoire, à faire face à de nombreuses crises intérieures, la
Fédération n'avait jamais cessé d'entretenir des relations avec les socialistes des
différents centres de Macédoine et de Bulgarie. Par l'entremise de D. Vlahov,
elle était en contact avec les révolutionnaires macédoniens. Elle avait
également noué des liens avec les deux fractions de la social-démocratie
bulgare et il lui arrivait assez souvent de défendre des thèses assez proches de
celles de l'une ou l’autre tendance. Dans ces conditions, les accusations portées
LA FÉDÉRATION SO CIALISTE O U V RIÈR E 123

contre elle par les autorités grecques apparaissaient somme toute


vraisemblables. La question qui se pose néanmoins est de savoir si elle
travaillait effectivement "pour le compte de Sofia”. On peut penser qu'elle
continuait plutôt d'œuvrer en faveur de l'autonomie de la Macédoine et qu'elle
travaillait, jusqu'à un certain point, en relation avec l'aile gauche de l'ORIM.

Les mesures antisocialistes du mois de mai ne représentaient qu'un


début. La crise rebondit au début du mois de juin avec l'arrestation de A. J.
Arditti, le gérant de YAvanti1. Dès le 9 juin, J. Hazan avertissait le BSI de
l’évolution de la situation (document n° 18) :

Le gouvernement continue à persécuter les socialistes avec de plus en


plus de rigueur. Les archives emportées ont été traduites dans l'espoir
d'y trouver des documents compromettants. Toute la presse demande
l'expulsion des socialistes de Salonique. Nous sommes accusés d'être
des faux socialistes et des comitadjis....

Aujourd’hui on veut asséner le dernier coup à notre mouvement. Nous


avons publié dans notre journal Avanti un entrefilet à propos de la fête
onomastique du roi de Grèce. Cet article critiquait la police qui avait
obligé les ateliers et fabriques à fermer pour une fête qui n'est même
pas nationale.

Le gouvernement vient d'arrêter le gérant responsable de notre journal,


qui remplit en même temps les fonctions de rédacteur permanent. On
l'accuse de crime de lèse-majesté....

Cette lettre se terminait sur un pressant appel à l'aide. J. Hazan


demandait au BSI d'alerter la presse socialiste sur ce qui se passait en Grèce et
lui suggérait d'organiser une protestation massive des divers partis affiliés
contre les agissements du gouvernement de Vénizelos.

Quelques jours plus tard, la Fédération revenait à la charge. Dans une


lettre datée du 13 juin (document n° 19), à laquelle était joint l'entrefilet qui
avait provoqué l'arrestation d'Arditti (document n° 20), Hazan faisait savoir à
C. Huysmans que la mesure prise à l'encontre du gérant de YAvanti n'était
toujours pas levée. Il lui apprenait également que de "faux documents”
circulaient en ville, tendant à démontrer que les dirigeants de la Fédération
étaient payés par Sofia. Mais le secrétaire de l'organisation salonicienne
se montrait surtout préoccupé par le fait que les autorités grecques s'étaient

Alberto Judas Arditti (1891-1943) était un des fondateurs de la Fédération. C’est lui qui
dirigeait la presse de l'organisation salonicienne ; il s'occupait également de la question des
coopératives ouvrières.
124 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

emparées du texte intitulé "La solution du problème balkanique" que la


Fédération avait fait parvenir au Bureau International près d'un an auparavant.
Passablement paniqué, il indiquait à C. Huysmans que le gouvernement
hellénique s'apprêtait à utiliser ce document pour accuser les militants
socialistes de Salonique de haute-trahison et le priait d'engager instamment
toute la presse socialiste à "faire une campagne intense démasquant les menées
des autorités grecques."

À Bruxelles, la réaction fut immédiate. Huysmans était désormais


décidé à agir avec célérité. Dès le 15 juin, un projet d’article fut élaboré sur la
base des rapports de la Fédération. Intitulé "Les persécutions contre les
socialistes continuent en Grèce" (document n° 22), ce texte était aussitôt
transmis au Peuple (document n° 21) ainsi qu'à YHumanité (document n° 24)
et aussi, probablement, à d'autres organes socialistes. Dans le même temps,
C. Huysmans s'empressait d'envoyer, au nom du Comité exécutif du BSI, une
lettre de protestations à Vénizelos. Par ce message, daté du 17 juin (document
n° 23), le BSI manifestait son indignation contre la "politique liberticide" que
poursuivaient "certaines autorités" et demandait au Premier Ministre grec que
fin soit mise aux abus de pouvoir dont avait eu à pâtir l'organisation
salonicienne.

Pendant qu'à Bruxelles C. Huysmans faisait de son mieux pour venir en


aide aux militants de la Fédération, sur place la situation ne cessait d'empirer.
Le 20 juin (document n° 25), J. Hazan faisait savoir au BSI que la presse
"vendue et réactionnaire" de Salonique continuait "d'empoisonner l'opinion
publique en lui débitant les plus abominables calomnies" et que deux des
leaders de la Fédération, A. Benaroya et S. Yona, secrétaire du syndicat des
tabacs, venaient d'être arrêtés par les autorités helléniques. À la fin de sa lettre,
le secrétaire de la Fédération demandait, une fois de plus, l'intervention
immédiate des partis affiliés à l'Internationale :

... Examinez la question au BSI et tâchez de voir s'il y a possibilité,


par l'entremise des députés belges, français ou allemands, d'intervenir
auprès du gouvernement central de la Grèce. Là réside en grande partie
la solution. L'intervention de Jaurès, dont l'influence en Orient est
considérable, serait d'une efficacité certaine. Nous comptons sur vous
pour faire toutes les démarches nécessaires. Il y va de la vie du
socialisme non seulement à Salonique mais dans toute la Grèce et
même dans toute la Macédoine...
LA FÉDÉRATION SO CIALISTE O UVRIÈRE 125

Huysmans ne répondit pas tout de suite à cet appel. Il attendait sans


doute de voir quels seraient les effets de la lettre expédiée quelques jours plus
tôt à Vénizelos.

Au début du mois de juillet, cependant, le gouvernement d'Athènes


n'avait toujours pas réagi. À Salonique, les autorités semblaient totalement
imperméables aux protestations qui étaient déjà parues dans la presse socialiste
européenne et s'apprêtaient à traduire les militants de la Fédération en
jugement. Le 4 juillet, J. Hazan envoyait au BSI un rapport on ne peut plus
inquiétant (document n° 27) :

... Le procès de nos camarades Benaroya et Yona a eu lieu le 2 courant.


On ne pourrait pas imaginer quelque chose de plus monstrueux. Les
inculpés qui avaient été envoyés d'ici à Athènes ne purent assister au
procès. Plus encore, on ne communiqua pas aux avocats le dossier de
l'accusation, sous prétexte qu'il contenait des secrets d'État.

Devant ces monstrueuses illégalités, les avocats, le jour du jugement,


après avoir démontré l'illégalité de cette procédure, se retirèrent et
refusèrent d’assister au procès en signe de protestation. Ceci n'arrêta pas
le tribunal qui continua la séance. Nos témoins à décharge firent aussi
grève. Et alors, après avoir entendu trois témoins à charge qui dirent
contre nous des monstruosités, le tribunal ratifia la décision de la police
de déporter nos amis. À noter que les trois témoins à charge étaient :
1) le directeur de la Sûreté Publique lui-même ; 2) le directeur du
journal Néa Alithia furieusement antisocialiste et antisémite ; 3) un
ancien agent de police sous le régime turc, actuellement homme de la
police secrète... Ils ont tour à tour déclaré que Benaroya est un
comitadji, que la Fédération socialiste est un nid de révolutionnaires
bulgares, que nous servons des États étrangers, etc....

Dans la même lettre, J. Hazan écrivait qu'une délégation de socialistes


d'Athènes s'était présentée chez Vénizelos pour protester contre les
persécutions dont l'organisation salonicienne était victime. À ses visiteurs, le
premier ministre grec avait répondu que le gouvernement n'en avait qu'après
les "faux socialistes". Il leur avait également laissé entendre qu'il ne tolérerait
plus, à l'avenir, les désordres dont les syndicats se rendraient coupables.

À Bruxelles, ce message allait provoquer une profonde émotion.


Les archives du BSI conservent plusieurs lettres de Camille Huysmans datées
du 8 juillet et adressées à divers leaders du mouvement socialiste
international : Anderson (document n° 28) ; Jaurès, Vaillant et
Sembat (document n° 29) ; Keir Hardie (document n° 30). Le secrétaire du BSI
126 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L ! S ME

fournissait à ses correspondants un résumé de l’évolution de la situation à


Salonique et leur demandait d'engager sans plus tarder une campagne en faveur
de la Fédération. Le même jour, J. Hazan était avisé de tout ce qui avait été
fait jusque-là pour l'organisation salonicienne (document n° 31) :

J'ai bien reçu votre lettre du 4 juillet. Nous nous sommes


naturellement préoccupés de votre situation. Le Comité Exécutif a écrit
directement à Vénizelos. Il a ensuite communiqué le contenu de vos
informations à tous les grands journaux socialistes. Il s'est mis en
relation avec les camarades français et anglais dont le Gouvernement
peut exercer une influence. Aujourd'hui, j'ai convoqué le rédacteur du
Peuple pour l'étranger afin de commencer une campagne de presse. Je
communiquerai la note à Paris et j'écris une lettre à Jaurès et Keir
Hardie pour une nouvelle intervention.

Le gouvernement hellénique semblait toutefois résolu à ne pas se


laisser intimider. Vers la mi-juillet, rien n'avait encore changé à Salonique. Le
gérant de YAvanti, Arditti, demeurait en prison ; Yona et Benaroya avaient été
exilés à Naxos et il était peu probable qu'on les libérât de sitôt. Par une lettre
datée du 15 juillet (document n° 32), J. Hazan faisait d'autre part savoir au BSI
que la presse salonicienne continuait à accuser les leaders de la Fédération de
"travailler pour l'étranger". Les journaux nationalistes laissaient en particulier
entendre que les exilés de Naxos avaient été incarcérés pour avoir entretenu des
rapports avec deux des plus redoutables comitadjis macédoniens, Sandanski et
Panitsa.

Bien que les protestations (un peu molles il est vrai) de la presse
socialiste européenne eussent déjà fait la preuve de leur inutilité, la Fédération
persistait à penser que seule une intervention massive des partis frères et de
leurs organes pourrait la sauver du mauvais pas dans lequel elle se trouvait. Le
21 juillet, J. Hazan s'adressait une fois de plus à C. Huysmans, en lui
suggérant une nouvelle forme d'action (document n° 33) :

Monsieur Vénizelos sera ces jours-ci à Bruxelles pour y rencontrer le


Grand-Vizir. Nous vous prions par conséquent de bien vouloir profiter
de l'occasion pour envoyer une délégation du BSI s'entretenir avec lui
au sujet des poursuites dont nous sommes l'objet. Nous vous prions
d'aller protester auprès de lui et de lui arracher non pas de vagues
promesses qu'il n'exécuterait jamais, mais des déclarations formelles qui
seront publiées comme gage de leur mise en exécution.

Cela faisait déjà un certain temps que les journaux titraient sur le
voyage de Vénizelos en Belgique. Il s'agissait pour le premier ministre grec de
LA FÉDÉRATION SO CIALISTE O U V RIÈR E 127

chercher un terrain d'entente avec son homologue turc, Said Halim Pacha, au
sujet du problème des transferts de population qui, depuis le début du mois de
juin, opposait la Grèce à la Turquie. Les circonstances étaient bien entendu
extrêmement favorables à une tentative de pression de la part de
l'Internationale.

Singulièrement, le jour même où J. Hazan annonçait à C. Huysmans


l'arrivée imminente de Vénizelos à Bruxelles, un des principaux leaders du
socialisme grec, Platon Drakoulis, écrivait lui aussi au BSI (document n° 34).
Comme Hazan, il se plaignait des agissements du gouvernement d'Athènes et
demandait à Huysmans d'organiser un meeting de protestation à l'occasion du
passage de Vénizelos dans la capitale belge. Ce n'est sans doute pas simple
coïncidence si les deux lettres, celle de Hazan et celle de Drakoulis, envoyées
le même jour, contenaient, à peu de chose près, les mêmes demandes. Il est
probable que les deux hommes s'étaient concertés avant d'envoyer leurs
missives et qu'ils espéraient, par ce double envoi, faire impression sur le BSI.

La lettre de Drakoulis au BSI vient témoigner de la solidarité des liens


qui s'étaient progressivement créés — surtout à partir de l'automne 1913 —
entre la Fédération et les autres groupements socialistes de Grèce. Divers
indices donnent à penser que l'organisation salonicienne avait, à la veille de la
Première Guerre mondiale, déjà pleinement réussi à s'insérer dans le socialisme
hellénique. Elle entretenait des relations suivies non seulement avec le groupe
dAthènes mais encore, selon toute apparence, avec divers autres groupes
socialistes dispersés à travers le pays1.

Dans sa détermination à voler au secours des camarades de Salonique,


Drakoulis ne s'était pas contenté d'écrire au BSI. Dès le début de la crise, il
avait publiquement pris position dans son journal, YOrganossis, en faveur de
la Fédération. Son attitude lui avait valu, de la part des journaux vénizelistes,
une volée d'injures homériques. On l'avait taxé d'antipatriotisme, certains
l'avaient accusé d’être vendu à l'étranger. Reproche suprême : on l'avait dit
athée. Cette violente campagne de presse allait finalement porter ses fruits. À
en croire un télégramme de Dimitratos, secrétaire général de l'organisation
athénienne, le bruit courait à Athènes, dans les derniers jours du mois de
juillet, que Drakoulis était sur le point d'être arrêté (document n° 35, daté du
25 juillet 1914).

^Les lettres adressées au BSI fournissent quelques indices dispersés à ce propos.


128 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Dans de telles conditions, une intervention énergique du BSI devenait de


plus en plus indispensable. Bien que nous n'ayons aucun indice à ce propos,
nous sommes en droit de penser que C. Huysmans et ses camarades avaient
pris les mesures nécessaires pour faire comprendre à Vénizelos, lors de son
séjour en Belgique, que sa politique n'était guère appréciée de l'Internationale.
Mais les circonstances allaient en décider autrement. Alors qu’il se trouvait
déjà en route pour Bruxelles, Vénizelos fut en effet mis au courant de
l'ultimatum que l'Autriche-Hongrie avait adressé, le 23 juillet 1914, à la
Serbie. Le conflit serbo-autrichien prenait manifestement mauvaise tournure.
Devant l'imminence de la guerre, le chef du gouvernement grec se vit contraint
de renoncer à son rendez-vous avec Said Halim pacha et de rentrer au plus vite
à Athènes. L'intervention qu’avait probablement préparée la BSI ne put donc
avoir lieu.

Le dernier texte dont nous disposons (document n° 36) date du 28 juillet


1914. Il s'agit d'une lettre adressée au BSI par S. Nahum, le représentant à
Paris de la Fédération. Cette lettre ne concerne pas directement l'histoire de
l'organisation salonicienne. Elle se présente comme un simple exercice de
style anti-guerre. Mais à quelques jours du début de la conflagration générale,
elle reflète assez bien l'état d'esprit des socialistes de Salonique face à la
nouvelle menace qui planait sur la paix de l'univers :

... Hélas ! Nous les avons vus ces libérateurs, s'entr’égorger pour la
plus inqualifiable des causes ; hélas, ils sont venus ces libérateurs ! ils
ont souillé le seuil de nos demeures, saccagé nos foyers, outragé nos
sœurs et, chose impardonnable ! ils ont enfoncé au cœur des
malheureuses populations balkaniques une haine qui n'est pas près de
diminuer !

Et c'est pour cela que toute guerre, de quelque prétexte qu'elle se couvre,
est criminelle et doit être condamnée.

Puissent l'entente et l'action de nos camarades épargner à l'Empire les


spectacles d'horreur dont nos frères de Macédoine furent les témoins.

C'est sur ces lignes que s'achève le dossier du BSI relatif à la Fédération
socialiste ouvrière de Salonique. Mais, bien entendu, la date du 28 juillet 1914
ne constitue pas le point final de l'histoire de l'organisation salonicienne. Bien
qu'ils fussent passablement mal vus par les autorités grecques, les militants de
Salonique surent résister au laminage des événements et, au lendemain de la
guerre, reprirent plus ou moins normalement leurs activités. En novembre
1918, la Fédération — avec à sa tête à peu près la même équipe qu'avant la
LA FÉDÉRATION SO C IA LISTE O U V RIÈR E 129

guerre — allait devenir une des principales composantes du tout jeune Parti
ouvrier hellénique. Grâce, notamment, aux mémoires d'Abraham Benaroya1,
nous sommes assez bien renseignés sur la suite des événements. Mais il s'agit
là d'une toute autre phase dans l'évolution mouvementée de la Fédération, et il
ne nous appartient pas de l'envisager ici.

* *

L'objet de cette étude était de présenter, aussi fidèlement que possible,


un dossier d'archives. Dans les pages qui précèdent, je me suis essentiellement
attaché à donner une idée du contenu des 36 documents conservés dans les
archives du BSI pour la période allant du 12 novembre 1912 au 28 juillet
1914, en suivant strictement l'ordre chronologique. Chemin faisant, toutefois,
j'ai aussi tenté de définir quelle fut, dans ces années, l'attitude de la Fédération
socialiste de Salonique face au principal problème du moment, le conflit armé
dans les Balkans.

Lorsque, à l'automne 1912, il s'était avéré que la poudrière balkanique


était sur le point d'exploser, la Deuxième Internationale avait été, on le sait,
incapable d'imposer à ses adhérents une stratégie véritablement unitaire vis-à-
vis du péril qui menaçait l'équilibre mondial. Il y avait eu des conférences, des
échanges de lettres, des circulaires, mais, en définitive, l'accord ne s'était fait
que sur quelques vagues slogans pacifistes et antimilitaristes clamés dans
l'enthousiasme général au Congrès de Bâle, à un moment où, sur le terrain, les
combats étaient déjà engagés depuis plusieurs semaines.

Au-delà de ce consensus purement verbal, les divers partis affiliés


s'étaient prononcés en faveur de thèses qui, de toute évidence, visaient
essentiellement à trouver dans le socialisme la justification des intérêts de leur
propre communauté nationale. Dans les pays d'Europe occidentale, les leaders
sociaux-démocrates avaient, dans leur grande majorité, opté pour la
préservation du statu quo balkanique moyennant la mise en œuvre de certaines
réformes. C'était, pour eux, la façon la plus simple d'esquiver le débat de fond
sur la légitimité des revendications nationales des populations opprimées de
l’Empire ottoman. Dans les Balkans, au contraire, en Serbie et en Bulgarie
notamment, les socialistes s'étaient efforcés de justifier la guerre. C'est ainsi,

*Les mémoires de Benaroya ont paru en 1931 dans un journal de Salonique, le Tahidromos. Us
ont été récemment réédités par A. Elefantis sous le titre l proti stadiodromia tou ellinikou
proletariatou, Athènes : Ekdoseis Olkos, 1975.
130 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

par exemple, que dans une note confidentielle envoyée au BSI, le secrétaire
général du parti socialiste serbe, Douchan Popovitch avait, dès le mois d'août
1912, souligné que la guerre était inévitable et qu'elle allait permettre de
"détruire la barbarie" et de "préparer la transformation des relations sociales
dans les Balkans."1

C'est ainsi, de même, qu'en octobre 1912, D. Blagoeff, le leader des


"étroits" de Bulgarie, avait affirmé que "la guerre victorieuse des États
balkaniques", allait jouer un rôle révolutionnaire, en ce sens qu'elle était
dirigée contre la "classe féodale" et le "régime absolutiste" turc2.

Ce socialisme "pragmatique", plein d'indulgence vis-à-vis des réalités et


des nécessités locales, nous le retrouvons également dans les choix
stratégiques de la Fédération socialiste de Salonique. Les documents du BSI
témoignent de façon assez nette des divers "réajustements" auxquels se
livrèrent les dirigeants de l'organisation salonicienne de novembre 1912 à
juillet 1914, en fonction de l'évolution de la conjoncture.

Jusque vers la fin de la première guerre balkanique, la Fédération,


espérant que les forces turques réussiraient à se ressaisir, fut, à l'instar de la
plupart des partis sociaux-démocrates des pays occidentaux, favorable au
maintien du statu quo. Cette attitude s'explique en grande partie par le fait qu'il
s'agissait d'une organisation principalement juive et que, contrairement aux
autres partis balkaniques, elle n'avait pas de revendications nationales à
défendre. L'essentiel, pour elle, était que Salonique, ville riche et active,
conservât sa prospérité. Nous avons vu que ses militants avaient deux raisons
principales de souhaiter un retour à la situation d'avant la guerre. D'abord, une
raison d'ordre économique : ils estimaient que le commerce et les industries de
Salonique étaient trop étroitement dépendants de l'hinterland macédonien et du
marché ottoman pour pouvoir s’accommoder sans dommage de la nouvelle
conjoncture dans les Balkans. La seconde raison était qu'ils craignaient, en tant
que juifs, de tomber sous la coupe d'un pouvoir "chrétien" intolérant. Le "joug
turc" que leur communauté avait subi pendant des siècles n'était pas
particulièrement léger. Mais la paix relative dont ils avaient bénéficié jusque-là
constituait néanmoins un bien précieux qu'ils risquaient fort de perdre s'ils
changeaient de maîtres.

1Cf. à ce propos, G. Haupt, Socialism and the Great War, pp. 72-73.
2En ce qui concerne les vues de Blagoev, cf. le "Rapport de Bulgarie" paru dans le Deuxième
supplément au Bulletin périodique du BSI, pp. 3-6.
LA FÉDÉRATION SO C IA LISTE O U V R IÈR E 131

En dépit de son attachement à l’idée du maintien de la Turquie d'Europe


dans ses anciennes frontières, la Fédération se vit finalement contrainte de
changer de cap. Il ressort des documents que nous avons passés en revue qu'elle
milita ardemment, à partir du printemps, 1913, en faveur de l'autonomie de la
Macédoine, dans le cadre d'une hypothétique Confédération balkanique. Cette
nouvelle formule — que de nombreux publicistes sociaux-démocrates avaient
déjà préconisée dès la fin du XIXe siècle — constituait à ses yeux un pis-aller.
Elle permettait à Salonique de conserver une position économique assez
semblable à celle qui aurait été la sienne dans l'éventualité d'un retour au statu
quo. Par ailleurs, elle avait le mérite d'éviter à la Macédoine les déchirements
ethniques et confessionnels dont la politique de partage mise en œuvre par les
puissances balkaniques était porteuse.

Vers la fin de l'année 1913, il semble que la Fédération ait commencé à


s'orienter vers une ultime rectification de sa position. Désormais, il était
hautement improbable que là Macédoine pût un jour retrouver son unité, sous
quelque forme que ce soit. Les militants saloniciens devaient donc accepter le
fait accompli et s'adapter au pouvoir grec. À la veille de la Première Guerre
mondiale, la Fédération avait encore — si l'on en croit les accusations portées
contre elle par les autorités grecques — le regard tourné vers les Balkans. Mais
nous l'avons vu, cela ne l'empêchait pas de s'intéresser de plus en plus à ce qui
se passait à Athènes, et de nombreux liens la rapprochaient déjà des divers
groupes socialistes qui s'étaient constitués en territoire grec.

Les préoccupations qui guidèrent les choix successifs effectués par la


Fédération ne transparaissent pas toujours clairement au travers des documents
que nous avons analysés. Les militants de Salonique usaient, en effet, dans
leurs lettres au BSI, de toute une phraséologie dont la signification réelle ne
peut bien souvent être perçue qu'au prix d'un patient décryptage. Mais il
convient de souligner à cet égard qu'ils n'étaient pas les seuls à savoir user
avec brio des subtilités de la rhétorique socialiste. À l'époque qui nous occupe,
les leaders des divers partis sociaux-démocrates d'Europe étaient presque tous de
remarquables alchimistes du verbe, capables de noyer n’importe quel poisson
dans le flux de leurs ingénieux raisonnements. C'est ce qui explique, peut-être,
la facilité avec laquelle l'Internationale, après s'être accommodée des guerres
balkaniques, s'accommoda également de la Première Guerre mondiale. Ses
ténors étaient de trop habiles argumentateurs. Il leur suffisait de quelques
formules bien tournées pour que, sous leur plume ou dans leur bouche,
l'inévitable se métamorphosât insensiblement en nécessité.
LA FASCINATION D U BOLCHEVISME :
ENVER PACHA ET LE PARTI
DES SOVIETS POPULAIRES 1919-1922

Le 30 octobre 1918, les plénipotentaires ottomans signent l'armistice


de Moudros. Devant l'ampleur du désastre1, les dirigeants du comité Union et
Progrès, qui portent la responsabilité de la politique suivie par l'Empire
ottoman depuis 1908 et qui redoutent d'avoir à répondre de leur incompétence,
décident de fuir à l'étranger : dans la nuit du 1er au 2 novembre, l'ex-Grand
Vizir Tal'at pacha2, l'ex-ministre de la Marine Djemal pacha3 et l'ex-ministre
de la Guerre Enver pacha4 montent, en compagnie de quelques Unionistes de

1La convention d'armistice stipulait la démobilisation immédiate de l'armée turque, l'internement


de tous les navires de guerre, la reddition des garnisons ottomanes en Syrie, en Tripolitaine et
en Mésopotamie ; par ailleurs, elle autorisait les Alliés à prendre le contrôle des voies ferrées et
à occuper les Dardanelles et le Bosphore, ainsi qu'un certain nombre de points stratégiques,
dont Batoum et Bakou.
t a l 'a t pacha (1874-1921), un des principaux animateurs du comité Union et Progrès, fut, après
la révolution de 1908, plusieurs fois ministre de l'Intérieur et devint Grand Vizir en 1917. Il
démissionna avec son cabinet unioniste le 14 octobre 1918, afin de faciliter les négociations
d'armistice. Ce personnage a suscité une importante bibliographie, résumée dans YEncyclopédie
de l'Islam (citée infra : El). Cf. également M. K. İnal, Son Sadriazamlar (Les derniers Grands
Vizirs), Istanbul, 4e éd., s.d., pp. 1933 sq.
3Djemal pacha (1872-1922) faisait partie, avec Enver et Tal'at pacha, du triumvirat officieux
qui, depuis 1913, gouvernait l'Empire ottoman. Membre du comité exécutif du comité Union et
Progrès, il avait été nommé en 1911 gouverneur de Bagdad, puis, en 1913, gouverneur militaire
et vali d'Istanbul. Peu après, il entrait au cabinet comme ministre des Travaux publics et, à partir
de février 1914, ministre de la Marine. Cumulant cette fonction avec le commandement de la
IVe armée à Damas, il tenta en 1915 et 1916 de soulever l’Égypte contre les Britanniques ; mais
sa politique dans cette partie du monde arabe s'avéra totalement irréaliste. Cf. la notice
biographique que lui a consacrée D. A. Rustow dans EL
4 Héros de la révolution de 1908, Enver pacha (1881-1922) avait été promu au grade de
général de brigade et nommé ministre de la Guerre dans le cabinet de Sa'id Halim pacha en
janvier 1914. En mars de la même année, il épousait Nadjiye Sultan, une nièce du sultan, ce qui
lui vaudra, dans les mois et les années à venir, un avancement rapide. On sait qu'il fut, du côté
turc, le véritable artisan de l'alliance germano-ottomane, et qu'il plaida avec insistance en
faveur de l'entrée en guerre de l'Empire ottoman. Cela eut pour conséquence qu'il fut considéré,
au lendemain de l'armistice de Moudros, comme le principal responsable du naufrage ottoman.
On trouvera une biographie circonstanciée d'Enver, due à D. A. Rustow, dans EL Cf. aussi,
pour la période antérieure à 1914, F. Ahmad, The Young Turks. The Committee o f Union and
Progress in Turkish politics. 1908-1914, Londres, 1969. D. A. Rustow donne les principaux titres
en langue turque parus avant 1960. Parmi les ouvrages postérieurs à cette date, il faut surtout
retenir VEnver paşa de Ş. S. Aydemir, Istanbul, 1970-1972,3 vols.
1 34 DU S O C I A L I S M H À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

choc1, à bord d'un navire allemand qui les conduit à Odessa. De là, ils se
rendront à Berlin2, où ils passeront l'hiver de 1918-1919 dans une semi-
clandestinité, en attendant que l'Allemagne se prononce sur la demande
d'extradition formulée à leur égard par le gouvernement de Constantinople3.

Condamnés à mort par contumace, le 5 juillet 1919, les fuyards ne


remettront plus les pieds en Turquie. Mais cela ne les empêchera pas, durant
les quelques années qu'il leur reste à vivre4, de continuer à jouer un certain rôle
politique. Du loin de leur exil, ils multiplieront les initiatives pour tenter de
desserer l'étau impérialiste qui vient de se refermer sur la Turquie : Tal'at, à
Berlin, prendra contact avec des agents anglais dans l'espoir d'aboutir à une
révision partielle des exigences occidentales ; Djemal, au contraire, mettra au
net un programme de soulèvements populaires dans les possessions
britanniques d'Orient et entrera au service de l'Émir Amanullah d'Afghanistan ;
Enver, enfin, se tournera vers les Bolcheviks, s'efforçant de promouvoir, sous
le patronage des autorités soviétiques, une Union des sociétés révolutionnaires
islamiques et le "parti des soviets populaires" dont il sera question dans cet
article.

Partisan d'une politique de rapprochement avec l'Angleterre, Tal'at se


verra très vite réduit, en son séjour berlinois, à une situation de comparse. Dès
1920, au contraire, Enver s'imposera comme le véritable chef des Unionistes
en exil. Ceux-ci, sous son impulsion, se déclareront pour la lutte à outrance
contre l'impérialisme occidental. Dans le contexte de l'époque, cette lutte
devait obligatoirement passer par l'alliance avec les Bolcheviks. Mais alors que
les Kémalistes, contraints de choisir la même voie5, sauront faire preuve d'une
prudence exemplaire dans leurs accords avec Moscou, Enver ne pourra, lui, que
se livrer pieds et poings liés à la merci des communistes.

*Ş. S. Aydemir (ibid.. Ill, p. 497) mentionne, à côté des trois pachas, le Dr Nazım, le Dr
Bahaeddin Chakir, l'ancien gouverneur de Konya Mehmed Djemal Azmi, et le préfet de police
de Constantinople, Bedri. D'autres Unionistes partiront peu après, formant des noyaux d'émigrés
en Italie, en Suisse, en Allemagne, et, dans une direction opposée, en Azerbaïdjan.
2Enver pacha s'attardera quelque peu en Crimée, cherchant à s'embarquer pour le Caucase.
Mais les tempêtes en mer Noire lui feront rebrousser chemin. Cependant, la rumeur de sa
résence au Caucase sera, fin 1918, largement répandue dans les milieux "bien informés".
Ç L'Allemagne refusera l'extradition, le 30 avril 1919. A ce sujet, cf. Y. H. Bayur, Türk inkilâbı
tarihi (Histoire de la révolution turque), Ankara, 1967, III (4), pp. 781-783.
t a l 'a t pacha sera assassiné le 15 mars 1921 à Berlin ; Djemal connaîtra le même sort à Tiflis
en juillet 1922 ; Enver sera tué par une balle de mitrailleuse soviétique, le 4 août de la même
année.
5La première mission officielle des Kémalistes partira pour Moscou en mai 1920, mais le pacte
d'amitié turco-soviétique ne sera signé que le 16 mars 1921, donnant à la Turquie toutes les
garanties souhaitables en vue de son indépendance. Ces longues tractations provoqueront bien
évidemment de sérieuses inquiétudes dans le camp des Alliés. Voir à ce sujet les Archives du
ministère français des Affaires étrangères (cité infra : AMAEF), série E, Levant 1918-1929,
Turquie, dossier 278.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 135

De la part d'un pacha ottoman, cela a évidemment de quoi surprendre.


Un certain nombre de facteurs, toutefois, permettent d'expliquer son attitude.

Tout d'abord, il est possible qu'Envcr ait été en quelque sorte "fasciné"
par l'essor du bolchevisme. Les Jeunes-Turcs, on le sait, se disaient volontiers
progressistes, et on peut fort bien postuler, au moins pour quelques-uns d'entre
eux, dans le désarroi des années vingt, une certaine sympathie envers les
Soviets. Mais bien entendu, il faut tenir compte à cet égard de leur évidente
candeur en matière idéologique. Derrière une phraséologie inspirée du jargon du
Komintern, Enver développera en réalité — comme nous aurons l'occasion de
le constater en étudiant les programmes de son "parti des soviets populaires"
— une doctrine sui generis, faite d'emprunts hétéroclites à divers courants de
pensée, et notamment au corporatisme.

Ensuite, et à titre d'hypothèse, on peut estimer qu'une certaine


confusion a pu se créer dans l'esprit d’Enver entre "révolution socialiste" et
"révolution islamique". Chez les révolutionnaires d’Orient1, l'idée était
courante, à cette époque, d'une concordance partielle entre les enseignements
respectifs de l’islam et du socialisme. Comme la plupart d'entre eux, Enver
pensait sans doute (certains textes sont là pour confirmer notre hypothèse) que
le socialisme pouvait aider le monde musulman à sortir de l'impasse.

Enfin, et par-dessus tout, on doit envisager les calculs personnels de


l'ex-commandant en chef de l'armée ottomane. En se ralliant aux
communistes, Enver espérait indéniablement que ces derniers l'aideraient à
revenir en Turquie en triomphateur. Un pacha bolchevik en Anatolie : voilà ce
qu'Enver semblera offrir aux Russes tout au long de l'année 1921, en échange
d'une soutien financier et militaire susceptible de l’aider à reconquérir le
pouvoir, face à Mustafa Kemal. Une telle éventualité, il faut le souligner, était
prise très au sérieux par les chancelleries de l'Entente. De 1919 à 1921, la
soviétisation de l'Anatolie au moyen des dirigeants unionistes fut considérée,
au Quai d'Orsay et au Foreign Office, comme un danger imminent.

*
* *

*Le cas le plus typique est celui de Sultan Galiev qui, bien qu'athée, soulignait les aspects
"démocratiques" et "progressistes" de l'islam, et envisageait une coopération durable entre les
socialistes et les musulmans. À son propos, cf. A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, L es
mouvements nationaux chez les Musulmans de Russie, Paris-La Haye, Mouton, 1960.
136 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

En dépit de l'abondante littérature consacrée à Enver pacha, ses


initiatives d'après Moudros constituent, aujourd'hui encore, un dossier
passablement neuf. Pendant longtemps on s'est contenté, là où l'on était le
mieux placé pour s'occuper du personnage — en Turquie et en Union
Soviétique —, d'une vision expurgée des événements. Prudence politique sans
doute. De part et d'autre, l'cnverisme devait sentir le fagot. Mais depuis
quelques années les choses ont changé. D'importants matériaux nouveaux —
lots d'archives et mémoires — exhumés en Turquie permettent désormais de se
faire une opinion relativement précise et circonstanciée sur ce que furent les
dernières années de la vie du leader unioniste.

On doit mentionner en premier lieu les mémoires du général Kazım


K a rab ek ir1 qui fut pendant quatre ans, d'avril 1919 à octobre 1922,
commandant de l'armée turque sur le front oriental. De par ses fondons,
Karabekir était chargé de surveiller les activités des Unionistes en Russie. Il
semble l'avoir fait avec beaucoup de zèle, par le biais, notamment, de ses
agents à Trébizonde, Batoum et Bakou. Nous nous trouvons ici, de toute
évidence, en présence d'un témoin fort bien informé et qui n'hésite pas à citer
in extenso, dans ses mémoires, les lettres, rapports et documents divers dont il
a eu à connaître.

Ali Fuand LCebesoy]2, ambassadeur des Kémalistes à Moscou en 1921-


22, apparaît lui aussi fort bien placé pour nous renseigner sur les manœuvres
d'Enver pacha et de ses partisans. Ses Souvenirs de Moscou3, qui rassemblent
un grand nombre de lettres émanant des Unionistes en exil, constituent une
mine documentaire de tout premier plan. On doit regretter, cependant, la
désinvolture du mémoraliste à l'égard des matériaux cités. Ici, le texte est
tronqué, là modernisé, ailleurs modifié ; ces alterations ne semblent jamais
bien graves, mais elles suffisent à jeter un sérieux discrédit sur l'ensemble de
l'ouvrage. Fort heureusement, la plupart des documents cités par Cebesoy ont
déjà été publiés en 1944-45 par le journaliste Hüseyin Cahit Yalçın dans le*

*K. Karabekir, İstiklâl harbimiz (Notre guerre d'indépendance), Istanbul, Türkiye Yay., 2e éd.,
1962, et aussi istiklâl harbimizde Enver Paşa ve İttihat Terakki Erkânı (Enver pacha et les
dirigeants d'Union et Progrès dans notre guerre d'indépendance), Istanbul, Menteş, 1967.
^Militaire de carrière. Ali Fuad (Cebesoy) devait jouer un rôle important au cours de la lutte
pour l'indépendance en tant que commandant des forces anatoliennes du front occidental. On
lui doit notamment la prise d'Eskichéhir en mars 1920. C'est, semble-t-il, à la demande du
gouvernement de Constantinople qu'il fut, en novembre 1920, éloigné du front et chargé des
négociations avec les Bolcheviks. C'est durant son ambassade à Moscou (février 1921-1922)
que fut signé le pacte d'amitié turco-soviétique du 16 mars 1921.
^A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, Istanbul, Vatan neş., 1955.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 137

quotidien TaninK II nous est donc possible de confronter les deux séries de
textes et de déterminer avec sûreté les suppressions et "rectifications" dues à
l'ancien ambassadeur*
2.

En retrait de ces témoignages essentiels, on dispose encore des


mémoires de l'oncle d'Enver, Halil pacha3, qui fut, semble-t-il, l'un des
principaux animateurs du "parti des soviets populaires". Dans ce récit très
romancé, les approximations fourmillent ; les repères chronologiques, en
particulier, font totalement défaut. Mais les quelques données sûres que l'on
rencontre ici et là permettent tout au moins de vérifier l'exactitude des
assertions de Karabekir et de Cebesoy.

Il faut citer enfin, parmi les "trésors" documentaires les plus importants
(et à côté de nombreuses contributions d'une portée plus limitée), la
volumineuse biographie d'Enver pacha par Şevket Süreyya Aydemir et l'étude
de Mete Tunçay consacrée au programme du "parti des soviets populaires"4.
Grâce à ces deux ouvrages, nous disposons aujourd'hui de plusieurs éléments
nouveaux concernant notre héros. Aydemir, qui a eu accès aux archives de
Djemal pacha conservées par la Société turque d'histoire, et sans doute aussi à
certaines archives privées, nous propose, à travers les trois tomes de son livre,
une passionnante incursion dans les papiers intimes d'Enver pacha. Mete
Tunçay nous révèle, quant à lui, un document inédit et divers textes peu
connus qui nous renseignent avec précision sur les objectifs politiques des
Unionistes "ralliés au bolchevisme".

*"Tarihi mektuplar" (Lettres historiques). Tanin, 15.10.1944-1.4.1945.


2Cela dit, il convient de noter que les "Lettres historiques" publiées dans Tanin sont, elles aussi,
sujettes à caution. H. C. Yalçın avoue en effet quelques coupures, effectuées en vue de
ménager la susceptibilité de certaines personnalités encore en vie en 1944. En dernier ressort,
on peut se reporter aux mémoires de Ş. S. Karaman, İstiklâl mücadelesi ve Enver paşa (La lutte
pour l'indépendance et Enver pacha), İzmit, 1949, qui font état de textes comparables.
3Bitmeyen savaş. Kütûlamare kahramanı Halil Paşa'nm anıları (Le combat ininterrompu. Les
mémoires du héros de Kut al'amara, Halil paşa), rédaction de M. T. Sorgun, Istanbul, Yedi Gün
Yay., 1972. Halil pacha (1881-1957) était un bon officier, passablement hâbleur cependant, qui
eut son heure de gloire en 1916, lorsqu'il captura à Kut al'amara, en Irak, le général Townshend
avec une armée de 13 000 hommes. Par la suite, il devait commander l'armée de l'Est qui
occupa Bakou en septembre 1918. Interné à Batoum, puis à Istanbul, au lendemain de
l'armistice de Moudros, il réussit à s'évader (août 1919) et, passant en Anatolie, proposa ses
services à Mustafa Kemal. Celui-ci, soucieux d'éloigner cet Unioniste compromettant, l'enverra
au-delà du Caucase, en mission auprès des Bolcheviks. Au cours de ses années d'exil, Halil
servira, ainsi que nous aurons l'occasion de le voir, plus la politique d'Enver pacha que celle de
Mustafa Kemal. Cela lui vaudra, à son retour en Turquie en 1923, d'être définitivement exclu
des affaires militaires et politiques, par l'artifice d'une mise à la retraite anticipée.
4Ş. S. Aydemir, op. cit.; M. Tunçay, Mesaî. Halk şuralar fırkası programı. 7920 (Travail. Le
programme du parti des soviets populaires. 1920), Ankara, 1972, publication de la Faculté des
Sciences politiques.
138 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

C’est à l'aide de ces divers matériaux, et aussi de quelques sondages


pratiqués dans les archives diplomatiques françaises et anglaises1, que nous
avons tenté, dans cet article, de cerner les agissements d’Enver entre 1919 et
1922. Pour notre exposé, nous avons adopté un plan chronologique
distinguant, à l'intérieur de l'espace de temps envisagé, cinq phases principales.
D'abord une phase préliminaire, de janvier 1919 à août 1920. Au cours de cette
période, les Unionistes en exil entrent en contact avec les Bolcheviks et font,
l'un après l’autre, leur pèlerinage de Moscou : l’oncle d'Enver, Halil pacha,
débarque dans la capitale soviétique en mai 1920 ; Djemal le rejoint peu après
; Enver, retardé, n'arrivera que le 14 août. La phase suivante (août-septembre
1920) est celle des premières négociations directes entre Enver et les dirigeants
bolcheviks. Le Congrès des peuples de l'Orient, qui tient ses assises à Bakou
début septembre, représente le point culminant de cette période. Au cours de la
troisième phase (octobre 1920-février 1921), Enver s'occupe de mettre sur
pied, à l'occasion d'un voyage en Italie et en Allemagne, une Union des
sociétés révolutionnaires islamiques. Parallèlement, il demande avec insistance
aux Bolcheviks des troupes pour "aller à la rescousse" du mouvement de
résistance anatolien. Dans les mois qui suivent (mars-septembre 1921), il
organise sa reconquête de l'Anatolie. Fin juillet, croyant son heure venue (les
troupes kémalistes se sont repliées au-delà de la Sakarya ; l’armée grecque
gagne du terrain), il se rend à Batoum, d'où il compte rentrer en Turquie. Mais
la victoire des Anatoliens dans la première quinzaine de septembre ruine tous
ses projets. La dernière phase (d'octobre 1921 à la mort d'Enver en août 1922)
est marquée par la volte-face d'Enver à l'égard des Bolcheviks. Abandonné par
les dirigeants soviétiques, qui évitent désormais de se compromettre avec ce
rival malchanceux de Mustafa Kemal, le leader unioniste change radicalement
de jeu. On assiste à partir d'octobre 1921 au reniement de l'alliance avec les
communistes et, par contrecoup, à l'adhésion à la cause des Basmadji de
Bukhara en lutte contre le pouvoir soviétique.

* *

l Du côté français, nous avons utilisé les dossiers de la série E, Levant 1918-1929, Turquie. En
ce qui concerne les Archives britanniques. Foreign Office Archives (cité infra : FO), nous
renvoyons à la série 371, dos. 4141 sq. En raison de l'absence de relations diplomatiques
directes, pour la période qui nous intéresse, entre les capitales de l'Entente et les deux capitales
principalement concernées par notre étude, Moscou et Ankara, ces Archives présentent bien
entendu de nombreuses lacunes ; mais elles comportent par ailleurs des données très utiles, qu'il
faut cependant bien distinguer des racontars des informateurs trop zélés.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 139

Les premiers contacts entre les Unionistes et les Bolcheviks datent


probablement du début de 19191. Mais nous manquons d'informations sur ces
premières tentatives de rapprochement. Par contre, nous disposons de quelques
indices sur les négociations engagées dans les derniers mois de l'année, d'août
1919 à janvier 1920. Durant cette période, Enver pacha fait à Berlin la
connaissance de Karl Radek, qui se trouve alors en prison*2 ; à Istanbul, les
membres de la société secrète Karakol rencontrent l'envoyé des Bolcheviks,
Shal’va Eliava3 ; à Bakou, enfin, les militants unionistes créent un parti
communiste turc et entrent en relation avec les représentants locaux de la
Russie soviétique.

Les entretiens Enver-Radek constituent très certainement le point de


départ de ces diverses négociations. On sait, par une lettre de Tal'at pacha4, que
Radek proposait un important soutien soviétique à la résistance anatolienne,
en échange de quoi les dirigeants unionistes devaient s'engager à servir la
propagande bolchevique à travers le monde musulman. Enver, qui rêvait de
jouer un grand rôle à la tête de ses coreligionnaires, fut sans doute
immédiatement séduit par cette offre. En tout état de cause, il apparaît, à la fin
de l’année 1919, totalement gagné à l'idée d'une collaboration étroite avec les
communistes. Il faut citer à cet égard une lettre de décembre 1919 adressée à
Djemal pacha et qui résume fort bien sa position du moment :

*Dès le 25 mars 1919, en effet, un diplomate français en poste à Berne écrivait au ministère
des Affaires étrangères : «Il me revient d'une très bonne source qu’Enver pacha et son parti
auraient actuellement à leur disposition une somme de trente-six millions de livres sterling [! ?]
qu'ils ont l'intention d'employer à la propagande bolchevique" (AMAEF, sér. E, Levant 1918-
1929, Turquie, dos. 278, f. 35). On sait par ailleurs que dès avril 1919, Enver cherchait à
gagner Moscou par avion. Cf. Ş. S. Aydemir, op. cit., Ill, p. 521.
2Cf. l'autobiographie, de K. Radek, dans G. Haupt et J.-J. Marie, Les Bolcheviks par eux-
mêmes, Paris, Maspero, 1969, p. 338 ; voir également O. E. Schüddekopf, "Karl Radek in
Berlin", Archiv fü r Sozial ge schichte, II, 1962, pp. 87-166. Le nom de Radek revient
fréquemment, par ailleurs, dans la correspondance unioniste de cette période : cf. les "Lettres
historiques" publiées dans Tanin.
3La société secrète Karakol fut créée peu de temps après l'armistice de Moudras et représente
une des premières manifestations de la résistance nationale vis-à-vis de l'ennemi. Anciens
Unionistes, les membres de Karakol restaient en contact permanent avec les pachas en exil, et
notamment avec Enver. Au sujet de cette société, cf. T. Z. Tunaya, Türkiye'de siyasi partiler.
1859-1952 (Les partis politiques en Turquie. 1859-1952), Istanbul, 1952, pp. 520-523. La
présence des Bolcheviks à Istanbul est attestée, d'après un document du Foreign Office, dès
septembre 1919 (voir à ce sujet Dr S. R. Sonyel, "Orgeneral Kâzım Özalp’in anılan ile ilgili bir
açıklama" / Note au sujet des mémoires du général Kâzım Özalp, Belleten, XXXVil, 146, avr.
1973, pp. 231-234). Le chef de cette mission, Shal'va Eliava (1885-1937), était un militant de
vieille date du parti bolchevik, écrivant dans la Pravda et s'occupant d'agitation dans les milieux
estudiantins de Saint-Pétersbourg. Ces activités lui avaient valu, sous le régime tsariste, de
multiples peines de prison et d'exil. Après la révolution d'Octobre, il présida le soviet de
Vologda et fut élu délégué au IIe Congrès des Soviets de Russie. De 1919 à 1921, il fit partie
des Conseils révolutionnaires de l'Armée Rouge sur le front oriental et au Turkestan. Par la
suite, il occupera divers postes dans les rangs supérieurs du parti. Victime des purges
staliniennes, il mourra en prison en 1937. En ce qui concerne ses relations avec la société
Karakol, cf. A. F. Cebesoy, op. cit., p. 60.
4A. F. Cebesoy, Milli mücadele hatıraları (Souvenirs de la lutte nationale), Istanbul, Vatan nés.,
1953, p. 42.
140 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

"... Notre ami bolchevik est sorti de prison. Nous devions prendre
l'avion ensemble. Mais ayant reçu l'autorisation de passer par la
Pologne, il a finalement opté pour cette route. Moi, je prendrai l'avion
en compagnie du docteur1. Ici, nos amis bolcheviks acceptent de nous
aider dans le cadre des idées débattues au cours de nos entretiens. Pour
l'instant, voici ma position dans ses grandes lignes :

1. Libérer les nations musulmanes.

2. Étant donné que le capitalisme impérialiste constitue notre


ennemi commun, collaborer avec les socialistes.

3. Adhérer au socialisme, à condition de l'adapter aux doctrines


religieuses qui régissent le fonctionnement interne des pays
musulmans.

4. Pour la libération de l'Islam, employer tous les moyens


possibles de pression, y compris la révolution.

5. En cette matière, collaborer aussi avec les nations asservies non


musulmanes.

6. Permettre, à l'intérieur de la communauté islamique, l'essor de


toutes les couches sociales.

C'est tout pour l’instant. Par la suite, il faudra agir en fonction de


l'évolution de la situation..."2.

Ce texte appelle, bien entendu, quelques remarques. Nous sommes tout


d'abord frappé par l’islamisme d'Enver. C'est de toute évidence au nom de
l'islam qu'il compte conduire la lutte contre l'impérialisme européen. Mais il
faut souligner, par ailleurs, l'importance du troisième point, qui prévoit
l'adhésion "au socialisme, à condition de l'adapter aux doctrines religieuses qui
régissent le fonctionnement interne des pays musulmans". Par cette clause,
Enver envisage plus qu'une simple alliance tactique avec les communistes ; il
va jusqu'à concevoir une sorte de "socialisme islamique" dont il serait le
champion. Cela peut être interprété comme un premier pas en direction des
Bolcheviks.

*11 s'agit du Dr Nazım (1870-1926), ancien membre du comité central du parti Union et Progrès
et ministre de l'Instruction publique en 1918. Après Moudros, il avait accompagné les pachas
dans leur fuite. 11 sera pendu en 1926 pour avoir "comploté" contre Mustafa Kemal.
27ö«m, 16.10.1944 ; le même texte, avec des variantes négligeables, dans Ş. S. Aydemir, op.
d u HL p. 520.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 141

Un second pas sera franchi à Istanbul, en octobre ou novembre 1919,


au cours des négociations entre Shal'va Eliava et les membres de l'organisation
unioniste Karakol. On est mal renseigné sur ces tractations, mais certains
indices1 nous laissent supposer que Shal'va Eliava réussit à convaincre les
dirigeants de Karakol de signer un accord d'assistance mutuelle avec les
Soviétiques. C'est en tout cas pour mettre au point le texte d’un tel accord que
Baha Sait2 se rendra à Bakou à la fin de l'année 1919. De la part des
Unionistes de Karakol, cet empressement à saisir la perche tendue par les
Russes n'avait, au demeurant, rien d'étonnant : en effet, le projet d'une entente
avec "les socialistes et la classe ouvrière internationale" constituait, dès la fin
de 1918, une des clauses essentielles de leur programme*3.

Le document élaboré à Bakou et signé par Baha Sait le 11 janvier


19204 prévoyait, entre les parties contractantes5, une alliance offensive et
défensive visant non seulement à renforcer la lutte contre l'impérialisme
européen mais aussi à soutenir l'effort révolutionnaire à l'intérieur des pays
concernés par l'accord. Les Unionistes s'engageaient à soulever le monde
musulman contre les puissances occidentales et à promouvoir le communisme
dans leur zone d'influence. En échange, les Russes proposaient des armes, des
munitions et de l’argent. Ils garantissaient, par ailleurs, l'indépendance
politique et idéologique des nations islamiques ralliées au combat anti­
impérialiste, mais réclamaient la reconnaissance des soviets établis au
Turkestan et au Daghestan ; les Unionistes réfugiés à Bakou devaient
promettre, en outre, d'aider à l'instauration du pouvoir soviétique en Géorgie,
en Azerbaïdjan et en Arménie.

Par rapport à la lettre d'Enver citée plus haut, cet accord de Bakou
représente — c'est évident — une nette radicalisation de la position unioniste.
Désormais, en effet, il ne s'agit plus seulement de socialiser l'islam ; il s'agit

*Cf. K. Karabekir, İstiklâl harbimiz, op. cit., pp. 581-582, lettres de Karabekir à Mustafa Kemal
des 13 et 14.4.1920. Toutefois, il convient de noter que les premiers contacts turco-soviétiques
apparaissent encore entourés d'un certain mystère. Cf. à ce propos M. Tunçay, Türkiye'de sol
akımlar. 190S-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-1925), Ankara, Bilgi, 2e éd.,
1967, p. 68, n. 6.
^Officier en retraite, Baha Sait (mort en 1936) était un des principaux animateurs de Karakol.
Au cours de son séjour à Bakou, il participa à l'organisation du parti communiste turc, dont il
sera question plus loin, et prépara le terrain pour des négociations directes entre Ankara et
Moscou. Cf. K. Karabekir, İstiklâl harbimiz, op. cit., pp. 579-581.
3Cf. T. Z. Tunaya, op. cit., pp. 522-523.
4K. Karabekir, İstiklâl harbimiz, op. cit., pp. 591-592, donne le texte intégral de cet accord.
5 Les parties contractantes prévues par l'accord étaient d'une part le représentant du Comité
central du parti communiste caucasien (agissant au nom de Moscou) et, d'autre part, Baha Sait,
mandataire de la société K arakol et du comité exécutif du Congrès d'Uchak (? !!!). Le
gouvernement anatolien démentira catégoriquement avoir eu l'intention de signer un tel accord,
signifiant sans ambages sa désapprobation à Kara Vassif, président de Karakol. Voir à ce
propos les lettres de Mustafa Kemal à Rauf (Orbay) et à Kara Vassif, dans K. Karabekir, ibid.,
pp. 593-594.
142 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

tout bonnement d'adhérer au bolchevisme. Les Unionistes sont chargés de


promouvoir le régime des Soviets à travers les pays musulmans ; ils doivent
consentir à la mainmise des communistes sur le Turkestan et l'ensemble du
Caucase et de la Transcaucasie ; certains articles (notamment les deux
premiers) semblent même envisager la soviétisation de l'Anatolie. Nous
sommes loin, on le voit, des formules volontairement floues de la lettre à
Djemal pacha. Mais cela ne signifie pas que les dirigeants de Karakol aient
outrepassé la pensée d'Enver ; nous pensons, au contraire, que les
propositions énoncées à Berlin contenaient déjà, virtuellement, les choix
extrêmes de l'accord de Bakou.
Troisième pas en direction des Bolcheviks : la création, à Bakou, du
parti communiste turc, au début de 19201. Les principaux animateurs de cette
formation sont des Unionistes notoires, réfugiés en Azerbaïdjan : l'oncle
d'Enver, Halil pacha ; Kutchuk Tal'at, Tal'at le petit, que les Unionistes
surnommaient ainsi pour les distinguer de Tal'at pacha2 ; Baha Sait ; Fuad
Sabit3 ; et quelques autres, officiers dans l'armée ottomane pour la plupart.
L'objectif de ces hommes est de mettre en exécution les dispositions de
l'accord signé le 11 janvier par Baha Sait. Dans l'immédiat, il s'agit d'assurer
la victoire des communistes en Azerbaïdjan4. À plus long terme, ils veulent
obtenir la soviétisation de la Géorgie et de l'Arménie en vue de faciliter le

^Ibid., pp. 573-578. Cf. d'autre part G. Jäschke, "Le rôle du communisme dans les relations
russo-turques de 1919 à 1922", Orient, 26, 1963, pp. 31-44.
^Ancien membre du comité exécutif du comité Union et Progrès, Kutchuk Tal'at s'était évadé
d'Istanbul en même temps que Halil pacha. Il jouera un rôle de premier plan au sein du parti
communiste turc de Bakou, animant notamment les activités de propagande de cette
organisation (traduction de brochures bolcheviques et publication de Yeni Yol/La. Voie nouvelle,
un des journaux du parti). Durant les années 1920-1921, il sera l'un des collaborateurs les plus
actifs d'Enver pacha, et œuvrera, tant à Bakou qu'à Trabzon et à Batoum, à la réalisation d'une
"révolution sanglante" en Turquie (cf. sa lettre du 16.5.1921 adressée à Halil pacha, citée par Ş.
S. Aydemir, op. cit.. Ill, p. 603).
3Le Dr Fuad Sabit était un ancien panturquiste des Foyers turcs. Expédié au Caucase au
lendemain du Congrès d'Erzurum (juillet 1919) par Mustafa Kemal, il réussit à rentrer en
contact avec les Bolcheviks et participa à la mise en place du parti communiste turc de Bakou.
On le retrouve à Moscou en mai 1920, en compagnie de Halil pacha (K. Karabekir, İstiklâl
harbimiz, op. cit., p. 739). À partir de cette date, séduit par le bolchevisme, il s'éloignera des
nationalistes turcs et finira par se rallier au leader bolchevik Mustafa Suphi.
4 La mainmise anglaise sur le gouvernement nationaliste de Bakou constituait une menace
évidente pour l'Anatolie kémaliste. D'autre part, il paraissait de toute façon difficile d'éviter la
prise de Bakou par l'Armée Rouge qui, victorieuse des troupes du général Denikin, avançait
vers le Caucase. Il ne restait donc plus aux Unionistes qu'à essayer d'exploiter la situation au
profit de la Turquie. La soviétisation de l'Azerbaïdjan ne représenterait pas seulement un coup
porté à la politique anglaise dans cette partie du monde ; elle pouvait être encore la première
étape d’un rapprochement entre Mustafa Kemal et les Bolcheviks. Les dirigeants unionistes, qui
jouissaient d'un indéniable prestige en Azerbaïdjan, s'étaient donc assigné pour tâche de gagner
les notables azéris à la cause soviétique (vaine entreprise, bien entendu !) et, par ailleurs, de
négocier les modalités de l'occupation de Bakou, dans l'espoir que ces "services" vaudraient à la
Turquie, dans ses futures tractations avec Moscou, des conditions d'alliance avantageuses. Les
mémoires de K. Karabekir (ibid.) et ceux de Halil pacha (op. cit., pp. 318 s q.) fournissent
d'intéressantes données sur ce chapitre. Voir également S. A. Zenkovsky, Pan-Turkism and
Islam in Russia, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1967, pp. 264-267, et le Rapport
du 15.7.1920 sur la situation en Transcaucasie, FO 3716/4944, f. 137.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 143

contact entre l'Armée Rouge et les troupes anatoliennes1. À cette fin, Halil
pacha et ses compagnons multiplient, au cours des premiers mois de l'année,
les tractations avec les comités bolcheviks locaux. Ils posent d'autre part, au
nom de la Turquie kémaliste, les premiers jalons pour des négociations
directes avec Moscou.
Sur le plan idéologique, le parti créé à Bakou semble être assez
favorable au communisme. Nous ne croyons pas qu'il s'agisse là d'une
institution de façade destinée à tromper les Russes. Nous pensons plutôt que,
dans leur naïveté doctrinale, les Unionistes de Bakou étaient sincèrement
persuadés de la possibilité d'importer le bolchevisme en Turquie2. Il est
du reste révélateur que le leader bolchevik turc, Mustafa Suphi3, au lieu de

Ipour l'Anatolie, la soviétisation de la Géorgie et de l'Arménie présentait, comme celle de


('Azerbaïdjan, l'avantage de contrecarrer les menées anglaises en Transcaucasie. En outre,
assurant aux Bolcheviks le contrôle de la voie de chemin de fer Bakou-Batoum, elle pouvait
faciliter l'acheminement d'une éventuelle aide militaire à travers le Caucase. Notons que sur ce
point les Unionistes de Bakou appliquaient les consignes du gouvernement anatolien :
l'établissement d'une frontière commune aux Bolcheviks et à la Turquie constituait, en effet, une
des idées maîtresses de la stratégie kémaliste dans cette région. Rappelons à cet égard que
lorsque Karabekir lancera ses troupes contre Kars, en octobre 1920, il le fera non seulement
pour récupérer le territoire des "trois sandjak" (Kars, Ardahan, Artvin), mais aussi pour
accélérer l'accession des Bolcheviks au pouvoir en Géorgie et en Arménie. Cf. K. Karabekir,
İstiklâl harbimiz, op. eit., p. 762 et passim ; les historiens soviétiques, cependant, ne partagent
pas cette interprétation des faits : cf. par exemple S. I. Kuznecova, "Krah tureckoj intervened v
Zakavkaz'e v 1920-1921 godah" (L'échec de l'intervention turque en Transcaucasie en 1920-
1921), Voprosy istorii, 9,1951, pp. 143-156.
2Ils n'étaient pas les seuls à envisager une telle éventualité. Les dirigeants nationalistes —
Mustafa Kemal et Kâzım Karabekir en tête — semblaient eux aussi prêts, en 1920, à se
convertir au bolchevisme en cas de nécessité. Voir à ce propos les textes rassemblés par R. N.
ileri, Atatürk ve komünizm (Atatürk et le communisme), Istanbul, May Yay., 1970. Mais bien
entendu, pour les Kémalistes, il ne s'agissait essentiellement que d'effrayer les Alliés ; ce qui, du
reste, ne manqua pas de se produire (cf. AMAEF, sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, dos. 162
et 278, les rapports épouvantés de Defiance, haut-commissaire de la République française à
Constantinople, mettant Paris en garde contre la soviétisation imminente de l'Anatolie).
3Mustafa Suphi (1883-1921) avait, comme beaucoup d'idéologues orientaux, suivi la filière
parisienne (université, contacts divers), avant de se lancer, à son retour en Turquie, dans la vie
politique. Pour opposition au régime instauré par le comité Union et Progrès, il avait été, en
1913, interné à Sinop, mais s'était évadé et avait trouvé refuge en Russie. Ici, il subit un second
internement, après la déclaration de la guerre, en tant que sujet ottoman. C'est sans doute à cette
occasion qu'il entra en contact avec les Bolcheviks. Après la révolution d'Octobre, on le
retrouve à Moscou, rédacteur en chef du Yeni Dünya (Le Monde nouveau), organe des
communistes turcs de Russie, et à la tête de la section turque du Bureau central des peuples de
l'Orient, dépendant du commissariat aux Nationalités de Staline. En mars 1919, il représente la
Turquie au Ier Congrès de la IIIe Internationale. Au cours des années 1919 et 1920, il sillonne la
Crimée et le Turkestan dans le but d'établir le contrôle de Moscou sur les sections musulmanes
du parti. Arrivé à Bakou le 27 mai 1920, il s'empare de la formation créée ici par les Unionistes
et la réorganise en lui adjoignant — à en croire certains témoins — une section para-militaire.
À la fin de l'année 1920, il se rendra en Turquie. Son projet est d'aller à Ankara et de négocier
avec Mustafa Kemal l'installation de son parti en Anatolie. Mais les nationalistes des provinces
orientales, Karabekir notamment, accueilleront fort mal cette initiative et provoqueront sur sa
route des "manifestations populaires" anticommunistes qui aboutiront, fin janvier, à son
assassinat (en même temps que celui de quatorze de ses compagnons), au large de Trabzon,
dans des circonstances mal éclaircies. Ce "martyr" du communisme a bien entendu retenu
l’attention de nombreux chercheurs. Cf. par exemple G. S. Harris, The origins o f communism in
Turkey, Stanford, Hoover Institute, 1967. Voir encore H. Bayur, "Mustafa Suphi ve milli
mücadeleye el koymaya çalışan bazı dışarda akımlar" (Mustafa Suphi et certains courants
extérieurs cherchant à mettre la main sur la lutte pour l'indépendance). Belleten, 140, oct. 1971,
pp. 587-654.
144 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

dissoudre le parti à son arrivée à Bakou (fin mai 1920), se soit contenté d'une
simple purge1 : si le parti de Halil pacha avait été considéré par les Russes
comme une imposture, il est certain qu'il y aurait eu, carrément, destruction de
l'ancienne organisation et reconstruction sur des bases toutes neuves. Au lieu
de cela, seuls les plus hérétiques furent mis à l'écart, tandis que des "anciens"
comme Fuad Sabit et l'ex-gouvemeur de Zor, Salih Zeki, conservaient une
place importante dans la nouvelle direction. Il est intéressant de noter que
même Kutchuk Tal'at — Unioniste endurci pourtant — réussit à garder sa
fonction de responsable des publications, "bien que ne partageant pas les
convictions de Mustafa Suphi en ce qui concerne la révolution sociale"2.

Cette mansuétude de Mustafa Suphi à l'égard des Unionistes démontre


donc que ceux-ci se situaient, en 1920, passablement à gauche. Aussi, leur
parti peut-il être considéré comme l'ébauche du "parti des soviets populaires"
qu'Enver lancera quelques mois plus tard. Nous pensons même, pour notre
part, qu'il y a eu, d'une institution à l'autre, filiation directe. C'est en effet,
selon toute vraisemblance, en compagnie des Unionistes réfugiés en
Azerbaïdjan qu'Enver rédigera à Bakou, en septembre 1920, le texte connu
sous le nom de Mesaî (Travail), première esquisse du programme du "parti des
soviets populaires". Nous sommes, par conséquent, tout à fait en droit de
présumer que les expériences accumulées au sein du parti communiste turc
d'avant Mustafa Suphi ont joué un rôle déterminant dans la mise en route de la
nouvelle formation.

À la suite des contacts dont il vient d'être question, les Unionistes


entreprennent, à partir de mai 1920, une nouvelle série de négociations avec
les Bolcheviks. Celles-ci se déroulent cette fois "au sommet", à Moscou
même. Partent successivement pour la capitale soviétique Halil pacha, Djemal
pacha, et enfin Enver. Ce dernier, retenu à Berlin par d'ultimes tractations avec
les Anglais3 — et aussi par l'absence de bonnes communications entre
l'Allemagne et la Russie —, n'arrivera qu'à la mi-août, juste à temps pour
assister au Congrès des peuples de l'Orient qui doit se tenir à Bakou du Ier au
8 septembre. Ses compagnons, venus avant lui, ont déjà engagé d'importants

1G. S. Harris, op. cit., pp. 58-59. Mustafa Suphi, pour sa part, devait présenter la chose comme
une dissolution (cf. H. Bayur, art. cit., p. 610), mais à suivre le témoignage de Kutchuk Tal'at
(lettre du 8.9.1920 à Djemal pacha, dans Tanin, 22.2.1945), le terme de "purge" nous semble
beaucoup plus adéquat.
^Lettre à Djemal pacha, loc. cit.
3Les Anglais promettaient de rendre Constantinople aux Turcs. Ils se déclaraient prêts, en
outre, à émanciper les Républiques caucasiennes. Mais ils refusaient de s'engager par écrit.
Voir à ce propos Ş. S. Aydemir, op. cit., III, pp. 527-529, qui cite une lettre d'Enver à Djemal
pacha sur ce sujet, en date du 25.1.1920 (le même texte dans Tanin, 16.10.1944).
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 145

pourparlers avec les dirigeants soviétiques : Halil, agissant au nom de la


résistance kémaliste, a obtenu pour celle-ci une aide substantielle en armes,
munitions et pièces d'or1 ; Djemal, pour sa part, a reçu des assurances de
sympathie et de soutien quant à sa mission de modernisation de l'armée
afghane2. Enver poursuivra ces pourparlers dans une perspective plus vaste : il
proposera aux Bolcheviks la création d'une Union des sociétés révolutionnaires
islamiques chargée d’appuyer à travers le monde musulman les thèses anti­
impérialistes des communistes, et demandera en contre-partie un apport
militaire et financier, capable d'assurer non seulement la victoire des
Anatoliens sur l'envahisseur étranger mais encore la "révolution interne" dont
la Turquie a besoin.

Pour éclairer quelque peu les projets d'Enver en cette seconde quinzaine
d'août 1920, nous disposons de deux lettres importantes : l'une, du 20 août,
est adressée à Djemal pacha ; l'autre, du 26, à Mustafa Kemal. À Djemal
pacha, Enver écrit en substance :

"... Je vais mettre sur pied l'organisation des sociétés


révolutionnaires islamiques. Je vais faire venir les représentants de
l'organisation qui se trouvent actuellement à Berlin. Je compte donner à
la chose une tournure militaire. C'est-à-dire que je voudrais constituer
des bataillons musulmans qui pourraient, au printemps, venir à notre
secours sur les fronts anatoliens..."3

On retrouve le même propos dans la lettre à Mustafa Kemal, mais il


n'est plus question, cette fois, de bataillons musulmans destinés à voler au
secours de l'Anatolie. S'adressant à un rival, Enver estime sans doute qu'il vaut
mieux ne pas éveiller en lui des inquiétudes quant à une éventuelle reprise en
main des affaires par les Unionistes :

"... Je suis venu ici [à Moscou] en vue de créer une organisation


islamique susceptible de venir en aide à notre pays. Les dirigeants
soviétiques que j'ai rencontrés approuvent mes projets. En principe, les
Russes acceptent de soutenir les mouvements révolutionnaires dirigés
contre l'Angleterre, même si ces mouvements se situent en dehors du
communisme [...] Alors que nous nous trouvions à Berlin, nous
avions remarqué parmi les musulmans certains mouvements hostiles à *

*A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., pp. 136-137 ; K. Karabekir, İstiklâl harbimiz, op.
cit., pp. 749-750. Malgré la réussite de sa mission, Halil pacha, considéré comme douteux, sera
"remercié” par Mustafa Kemal et remplacé dans les pourparlers avec les dirigeants bolcheviks
par deux ministres du gouvernement d'Ankara, Bekir Sami et Yusuf Kemal.
*Ibid„ pp. 798-799 ; A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., p. 49.
h 'anin, 18.10.1944.
146 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

l'Entente. Ces mouvements étant inorganisés et manquant de soutien


financier, nous avons décidé, après en avoir parlé entre amis, de les
rassembler. Nous sommes entrés en contact avec les représentants de
divers pays musulmans, et notamment avec le représentant de l'Inde,
Mehmed Ali. À la suite de ces entretiens, il a été admis que la direction
du mouvement se ferait à partir d'un centre unique, et nous avons créé
une association composée de délégués de tous les pays. Par la suite, j'ai
pensé que le travail serait plus fructueux s'il était conduit depuis la
Russie. À mon arrivée à Moscou j'en ai donc parlé au commissaire aux
Affaires étrangères, qui a accepté ma proposition. En conséquence, j'ai
écrit aux membres de l'association de se transporter ici..." 1

Cette lettre fournit de nombreux détails sur l'organisation de Berlin. On


peut se demander toutefois si Enver n'a pas cherché à enjoliver les choses, dans
le but de se faire valoir auprès de Mustafa Kemal. En effet, les témoignages2
dont on dispose par ailleurs sur cette organisation donnent de celle-ci une
image passablement différente : il s'agissait, semble-t-il, plus d'un "cercle
d'Orient", avec palabres et café, que d'une véritable association
révolutionnaire ; en outre, les membres actifs du mouvement — baptisés
"délégués" par Enver — ne dépassaient sans doute pas la demi-douzaine3.

Dans un autre ordre d'idées, remarquons l'allusion à l'acceptation des


Russes de "soutenir les mouvements révolutionnaires dirigés contre
l’Angleterre, même si ces mouvements se situent en dehors du communisme".
Replacée dans son contexte, cette phrase veut, sans nul doute, accréditer l'idée
que l'entreprise d'Enver fait précisément partie de ces mouvements "en dehors
du communisme". Elle constitue, en quelque sorte, un reniement des
démarches engagées auprès des Bolcheviks depuis le milieu de l'année 1919
(par le biais notamment du parti "communiste" de Bakou). Mais là encore,
l'astuce est évidente : il s'agit tout bonnement de rassurer Kemal, de gagner sa
confiance, ou tout au moins de le persuader qu'avec les Unionistes il ne court
pas le risque d'être emporté à gauche.

Mais dans la réalité, les choses se présentent tout autrement. Loin de


prendre ses distances par rapport aux Bolcheviks, Enver multiplie au contraire
les gestes d'allégeance à leur égard. Sur ce point, sa déclaration à la quatrième

*A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. eit. pp. 50-52.


2Cf. notamment Arif Cemil B e y ,Hİtti had ve terakki ruesasımn diyarı gurbet maceraları" (Les
aventures des dirigeants unionistes en exil), Tevhid-i Efkâr, 22.5.1922.
3I1 s'agissait, pour l'essentiel, d'anciens membres de l'Organisation spéciale (Techkilat-i
Mahsousa), service secret créé par Enver en 1914.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 147

séance du Congrès des peuples de l'Orient1 apparaît particulièrement


significative. Après avoir assigné à la IIIe Internationale le premier rôle dans la
lutte contre l’impérialisme et le capitalisme mondiaux, il affirmera, en effet,
s’aventurant à traiter des questions doctrinales :

’’...Ce n’est pas seulement le désir de trouver un appui qui nous entraîne
vers la IIIe Internationale, mais aussi les liens étroits qui unissent ses
principes aux nôtres. C’est dans le peuple, chez les éléments opprimés du
peuple, c’est-à-dire dans la classe paysanne que nous avons puisé de tout temps
notre force révolutionnaire. Si nos ouvriers des fabriques représentaient une
force, j'en aurais fait mention en premier lieu, car ils étaient, eux aussi, avec
nous. Ils ont collaboré à notre action avec abnégation et dévouement [...]
Camarades, nous insistons, au nom du peuple, sur le droit de ce dernier à
disposer lui-même de son avenir politique. Nous nous croyons liés
étroitement, pour toute la vie, à tous ceux qui veulent vivre avec nous ; et
nous voulons laisser s’organiser eux-mêmes tous ceux qui ne veulent pas vivre
avec nous. Tel est notre point de vue sur la question nationale. Camarades,
nous sommes contre la guerre [...] Et pour établir enfin le règne de la paix sur
la terre, nous nous rangeons du côté de la IIIe Internationale [...| Camarades,
nous voulons le bonheur des travailleurs. Nous voulons que nul homme,
indigène ou étranger, ne jouisse des fruits du travail d'autrui. À cet égard, il
convient d'agir sans ménagements. Nous voulons que notre pays jouisse des
fruits du travail commun, en développant largement son agriculture et son
industrie. Telle est notre opinion sur la question économique. Camarades,
nous sommes persuadés que seul un peuple conscient peut conquérir la liberté
et le bonheur. Nous voulons qu'un savoir véritable, uni au travail, pour nous
assurer une vraie liberté, éclaire et instruise notre pays..."2

Prépondérance des "éléments opprimés du peuple", droit des nations


soumises à disposer de leur propre sort politique3, pacifisme, distribution

^ o u s renvoyons, en ce qui concerne ce Congrès (organisé sous les auspices de la IIIe


Internationale), aux très nombreux ouvrages qui en traitent. Cf. notamment (mais il s'agit là
d'une vision très partiale des choses) I. Spector, The Soviet Union and the Muslim world. 1917-
1958, Seattle, University of Washington Press, 2e éd., 1967, chap. III. A. Rosraer, qui participa
au rassemblement de Bakou, l'évoque rapidement dans ses mémoires {Moscou sous Lénine,
Paris, Maspero, 1970,1, chap. 16).
^Le premier congrès des peuples de l'Orient, compte rendu sténographique, Petrograd, éd. de
l'Internationale communiste, 1921 (rééd. en fac-similé, Paris, Maspero, 1971), p. 108.
3Cette promesse concernait essentiellement les Arméniens, pour lesquels les Russes
revendiquaient d’importants territoires en Anatolie. Notons cependant que dans la mesure où les
Bolcheviks n'accordaient, dans leurs propres affaires, aucune sympathie aux "survivances du
sentiment national" (en dépit de certaines déclarations ambiguës destinées à servir leur
propagande), il était quelque peu incongru de parler devant eux, à Bakou, du droit des peuples
à disposer d'eux-mêmes.
148 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

équitable du bien-être économique, large diffusion de l'instruction : Enver, on


le voit, imite fort bien le ton de la propagande bolchevique. Bien entendu, tout
n'est pas parfaitement clair dans sa déclaration, et les opinions qu'il avance
restent assez vagues. La référence au "peuple opprimé", notamment, est bien
ambiguë, de même que les propositions relatives à la question économique.
Ici, on a le sentiment d'être passablement loin du socialisme, et très près au
contraire du populisme cher aux nationalistes turcs. Dans l'ensemble,
toutefois, le glissement à gauche se manifeste avec évidence.

En fait, comme nous l'avons dit plus haut, Enver n'hésitera guère, à
Bakou, à franchir le pas. Se départissant de la relative prudence dont il avait su
faire preuve jusque-là, il s'orientera — sous l'influence des Unionistes du parti
communiste turc de Mustafa Suphi et peut-être aussi de Sultan Galiev qu'il
avait eu l'occasion de rencontrer durant le Congrès des peuples de l'Orient1 —
vers la création d'un nouveau parti dont le programme s'inspirera largement des
doctrines communistes2.

Il n'est malheureusement pas certain que le texte intitulé M esa î


(Travail) et publié par Metc Tunçay3 soit ce programme mis au point par
Enver à Bakou. Tout ce que l'on peut affirmer, c'est que Mesaî fut rédigé dans
les derniers mois de l'année 1920 et qu'il émanait très certainement des milieux
unionistes4. Mais cela dit, nous pensons pour notre part que c'est bien à Enver
et aux Unionistes de Bakou qu'il faut attribuer la paternité de ce texte. Il
existe, en effet, entre celui-ci et le programme du "parti des soviets populaires"
rédigé en 1921 par Enver, trop de similitudes pour que celles-ci soient dues à
une simple coïncidence. Il convient de noter, au demeurant, que le procès-
verbal du "congrès" unioniste réuni à Batoum en septembre 19215 établit entre
les deux programmes une relation qui ne laisse aucun doute, nous semble-t-il,
quant au rôle joué par Enver dans la rédaction de Mesafî.

]Cf. la correspondance d'Enver, Tanin, 19.10.1944.


2Dans une lettre du 27.5.1921 adressée à Djavid Bey (Tanin, 1.11.1944), Enver n'hésitera pas à
qualifier ce programme de "communiste". Le Dr. Nazım, pour sa part, en fera "une copie
modérée du programme bolchevik" (lettre à Djavid Bey, 26.4.1921, dans Tanin, 15.11.1944).
^Mesaî... op. cit., pp. 41-82.
4Nous renvoyons à ce propos à la démonstration de M. Tunçay, ibid., p. 2.
^En ce qui concerne ce "congrès", cf. supra, pp. 156-157.
^Le texte publié par K. Karabekir dans İstiklâl harbimizde Enver paşa... (op. cit., pp. 153-154)
précise en effet que "[Les congressistes] ont examiné le programme élaboré lors du
rassemblement de 1920 [? !] sous le titre provisoire de Travail' avec une introduction intitulée
‘Doctrine et objectifs', et, l'ayant comparé au programme du ‘parti des soviets populaires’
rédigé et adopté postérieurement, ont constaté que les deux textes défendaient à peu de chose
près les mêmes idées..." Ce passage ne laisse, on le voit, aucun doute quant à l'origine enveriste
de Mesaî.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 149

Cette première plate-forme enveriste comprend, dans le texte publié par


Mete Tunçay, deux grandes parties. La première, intitulée. "Meslek ve gaye"
(Doctrine et objectifs), traite des questions doctrinales. La seconde propose, à
l'usage de la Turquie, un projet de constitution et un programme complet de
gouvernement, regroupant diverses rubriques (organisation administrative du
pays, ordre public, économie, finances, politique sociale, instruction, justice,
santé, armée, régime des vakf, mesures relatives à l'émigration). De ce texte
assez long, il nous faut retenir surtout la première partie qui, d'emblée, met les
points sur les i. Les auteurs du programme1 se réfèrent au bolchevisme dès la
seconde page ; le socialisme est exalté tout au long des pages qui suivent.
Certes, du point de vue de la théorie socialiste, certaines appréciations sont
discutables. Par exemple, la division de la société ottomane en deux classes,
l'une englobant tout le "peuple" et l'autre la "bureaucratie"2, paraîtrait sans
doute peu orthodoxe à un marxiste de bon aloi. De même, la conception d'une
société prolétarienne fondée sur les corps de métier : le corporatisme de Mesaî
évoque davantage une organisation d'ancien régime qu'un modèle social-
révolutionnaire3. Mais ces naïvetés doctrinales ne changent rien à l'orientation
générale d'un texte qui demeure, en tout état de cause, un évident appel du pied
en direction des communistes.

Cela ne veut pas dire, bien entendu, que les thèses communistes y
soient acceptées globalement et sans discussion. Les auteurs de M esaî
semblent, au contraire, vouloir définir une ligne spécifiquement turque, tenant
compte du fait national comme du fait religieux. L'indépendance nationale est
présentée comme une étape indispensable dans la voie de l'internationalisme4.
L'enseignement de l'Islam est assimilé au socialisme5 : partant, le khalifat est
maintenu, ainsi que la souveraineté du sultan6. Toutefois, ces bizarreries mises
à part, le modèle communiste n'apparaît jamais sérieusement contesté. À cet
égard, il suffit de noter, par exemple, l’importance qui est accordée dans Mesaî
à l'institution des Soviets. Le mot turc şura, employé depuis la révolution

M esaî fut, comme nous le pensons, rédigé à Bakou, il est probable que la plupart des
Unionistes présents dans cette ville mirent la main à la pâte, et notamment Kutchuk Tal'at, dont
on sait par ailleurs qu'il collabora ici à la rédaction d'un programme qui fut imprimé à Trabzon
(cf. la lettre du Dr Nazım à Djavid Bey, mentionnée supra, n. 50), et qu'il faut sans doute
identifier à Mesaî.
2M. Tunçay, Mesaî, op. cit., p. 43. Notons à ce propos que les théoriciens actuels du "mode de
production asiatique" esquissent depuis une dizaine d'années, dans les universités turques, une
description de la société ottomane assez proche de celle de M esaî. Cf. par exemple S.
Divitçioğlu, Asya üretim tarzı ve osmanlt toplumu (Le mode de production asiatique et la société
ottomane), Istanbul, 1967.
3M. Tunçay, Mesaî, op. cit., p. 68 et passim.
4Ibid., p. 46.
5Ibid., pp. 47-48.
6Ibid„ pp. 47 et 55.
150 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

d'octobre pour traduire la notion de soviet, est un des vocables qui reviennent
le plus souvent dans le texte1.

Avec Mesaî, Enver et ses partisans poursuivent, croyons-nous, deux


objectifs distincts.

Tout d'abord, ils cherchent à marquer, moyennant quelques réserves et


certaines approximations idéologiques, leur ralliement à la cause bolchevique.
Évidemment, répétons-le, ils ne prétendent pas embrasser le communisme
dans toutes ses implications ; ils insistent, au contraire, sur la nécessité de
constituer une doctrine adaptée à la réalité turque et islamique. Ils espèrent, en
somme, pouvoir ménager et la chèvre et le chou : ils voudraient gagner la
confiance des Bolcheviks, certes, mais aussi conserver celle des courants
nationalistes.

Leur second objectif est de constituer une plate-forme d'opposition à


Mustafa Kemal. À cet égard, aucun doute n'est permis. On retrouve, en effet,
dans M esaî les principaux thèmes développés, au sein de l'assemblée
d'Ankara, par le groupe d'opposition Halk zümresi (Groupe du peuple). On sait
que ce groupe était constitué d'ex-membres du comité Union et Progrès, et
qu'il entretenait des relations suivies avec les Unionistes réfugiés à l'étranger2.
La rédaction de Mesaî en septembre 1920 (selon notre hypothèse) coïncide
précisément avec une période d'intense activité parlementaire à Ankara, durant
laquelle d'importantes réformes constitutionnelles furent adoptées3. On peut
supposer que M esaî était destiné à fournir un soutien doctrinal aux thèses
défendues par le Halk zümresi, dans le cadre des débats suscités par
l'imminence de ces réformes. Mais au-delà de cet objectif immédiat, le texte
élaboré par Enver et / ou ses partisans envisage incontestablement un dessein
beaucoup plus ambitieux : l'établissement, à gauche, d'une alternative au
pouvoir kémaliste.

* *

!On rencontre les şura à tous les niveaux de l'organisation sociale et politique du pays : ils
nommeront les fonctionnaires, dirigeront les banques, organiseront les milices populaires,
participeront au choix des ministres, etc. Cf. ibid,, pp. 57 sq.
2Cf. S. Selek, Anadolu ihtilâli (La révolution anatolienne), Istanbul, Burçak Yay., 4e éd., 1968,
pp. 575-579. Le Halk zümresi disposait d'un programme politique en vingt-huit articles, rendu
public le 8.9.1920, et où l'on retrouve la plupart des idées développées dans M esaî (cf. M.
Tunçay, op. cit., pp. 107-110).
3Un premier projet de constitution fut soumis à la Grande Assemblée nationale le 18.9.1920 ;
mais le texte définitif, qui officialisait les principaux acquis du kémalisme, ne fut adopté que le
20.1.1921, après que la victoire d'lnönü eut renforcé les positions du gouvernement d'Ankara.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 151

En dépit de ses nombreuses déclarations en faveur du bolchevisme,


Enver ne semble pas avoir réussi, à Bakou, à dissiper la méfiance des Russes.
Bien au contraire : Zinov’ev, qui présidait la séance du 4 septembre 1920, fera
voter une motion de censure très sévère à l'égard des dirigeants unionistes :

"... Le Congrès estime qu’une très grande circonspection est


nécessaire à l'égard des chefs de ce mouvement qui ont naguère conduit
à la tuerie les paysans et les ouvriers turcs dans l'intérêt d'un groupe de
puissances impérialistes et ont ainsi amené les masses laborieuses de
Turquie à un double péril, au nom des intérêts d'une oligarchie de
ploutocrates et d'officiers supérieurs. Le Congrès leur propose de
prouver par leurs actes qu'ils sont prêts à servir le peuple et à effacer
leurs anciennes fautes..."*

Mais Enver ne se laissera pas démonter. Dans les mois qui suivent le
Congrès des peuples de l'Orient, il poursuivra ses tractations avec les
Bolcheviks par le biais de Halil pacha*2 et se consacrera, avec leur accord et leur
soutien financier3, à la mise en place de l'Union des sociétés révolutionnaires
islamiques et de sa branche turque, le "parti des soviets populaires".

La période qui va d'octobre 1920 à février 1921 est marquée par un long
séjour en Allemagne, entrecoupé de brefs déplacements en Italie et en Suisse.
C'est à l'occasion de cette tournée européenne — entreprise en vue d'établir des
contacts avec d'éventuels fournisseurs d'armes, en Italie et en Allemagne
notamment4 — qu'il réunira, à Rome et à Berlin, en compagnie de quelques
fidèles, le premier "congrès" de l'Union des sociétés révolutionnaires
islamiques.

Les choix arrêtés au cours de ces retrouvailles recoupent


des préoccupations que nous avons déjà rencontrées. Le protocole
final du "congrès"5 mettra l'accent sur la nécessité de continuer la lutte contre

^Le premier congrès des peuples de l'Orient, op. cit., p. 112.


2Cf. les mémoires de Halil pacha, op. cit., pp. 350 sq. Voir aussi la correspondance entre
Enver et Halil pacha, dans A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., pp. 163-172, et S. S.
Karaman, op. cit., pp. 100 sq.
3 Les Russes enverront à Enver, pour couvrir ses diverses dépenses, 500 000 marks
(vraisemblablement en papier-monnaie). Cf. la lettre dp Halil pacha du 16.1.1921, dans A. F.
Cebesoy Moskova hatıraları, op. cit., p. 169, et H. Bayur, art. cit., pp. 636-637.
4Cf. sa lettre du 28.9.1920 à K. Karabekir, citée par ce dernier, op. cit., p. 48. Voir aussi A. F.
Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., p. 164.
5Ibid., pp. 224-225. Les renseignements dont on dispose concernant ce "congrès" semblent
assez confus. On peut se demander notamment si la réunion de Rome eut vraiment lieu. On sait
en effet que le Congrès nationaliste turc qui se tint ici en janvier 1921 (AMAEF, sér. E, Levant
1918-1929, Turquie, dos. 162, ff. 51-123) était présidé par un francophile avéré. Ahmed Rıza,
et que celui-ci fit tout ce qui était en son pouvoir pour exclure de la réunion les Unionistes par
trop compromettants. Il est possible cependant qu'Enver soit venu à Rome incognito, et qu'il ait
profité de la présence dans cette ville des délégués du gouvernement d'Ankara et d'un certain
nombre de Turcs réfugiés en Europe pour tenir son propre "congrès", avant ou après celui
d Ahmed Rıza.
152 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

l’impérialisme et préconisera, dans cette perspective, l'alliance avec d'autres


organisations poursuivant le même but, quelle que soit leur appartenance
politique et religieuse. Le soutien à la résistance anatolienne demeure, bien
entendu, l'objectif primordial ; mais le "congrès" s'engagera aussi à appuyer
les mouvements révolutionnaires des autres pays musulmans. Sous ce rapport,
l'Union des sociétés révolutionnaires islamiques proclamera du reste le
leadership du Gouvernement soviétique et de la IIIe Internationale et décidera,
en conséquence, de transférer le siège de l'association à Moscou.

Ce qu'il faut surtout retenir de ce "congrès", c'est la timidité de son


argumentation panislamique. Certes, il est bien envisagé de promouvoir des
soulèvements à travers le monde musulman, mais ceux-ci sont présentés d'un
point de vue exclusivement anti-impérialiste ; les aspirations proprement
islamiques sont passées sous silence. La raison d'un tel silence est évidente : il
s'agit de ne pas aiguillonner la suspicion des Bolcheviks dont les thèses,
depuis le IIe Congrès de l'Internationale communiste1, apparaissent
fondamentalement hostiles au panislamisme2.

Au demeurant, il n'est pas impossible qu'Enver se soit effectivement


désintéressé, dans les premiers mois de 1921, de la question panislamique. À
cette époque, en effet, son regard semble tout entier tourné vers la Turquie.
L'Union des sociétés révolutionnaires islamiques ne lui importe que dans la
mesure où elle peut l'aider à ressaisir le pouvoir "usurpé" par Mustafa Kemal.
Sa correspondance, fin 1920-début 1921, revient sans cesse sur la même idée :
retourner en Turquie. À cette fin, il harcèle les Soviétiques de demandes :
argent, armes, troupes. Il œuvre par ailleurs à la consolidation de
l'organisation unioniste à l'intérieur du pays, de manière à protéger ses arrières
sur le plan politique.

En ce qui concerne ses projets militaires, citons par exemple cette lettre
du 4 novembre 1920, adressée à Halil pacha. Elle est particulièrement
explicite :

1Cf. les "Thèses et additions sur les questions nationale et coloniale" du IIe Congrès de ITC, dans
Les quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale communiste. 1919-1923, Bibliothèque
communiste, 1934 (réimpr. en fac-similé, Paris, Maspero, 1971), p. 58.
R em arquons à ce propos que Mustafa Kemal avait, par une lettre du 4.10.1920 (A. F.
Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., pp. 55-57), mis en garde Enver contre le panislamisme,
arguant de la méfiance des Russes vis-à-vis de ce courant. Bien que venant d'un adversaire, cet
avertissement a pu, dans une certaine mesure, contribuer à modeler la stratégie adoptée par les
Unionistes en cette matière lors de leur congrès.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 153

”... L'ancien Empire ottoman doit être maintenu sous la forme


d’une confédération [...] Pour obtenir la réalisation de ce désir, il sera
nécessaire, au printemps, de passer en Anatolie avec des troupes. Les
Russes voudront-ils placer sous mon commandement exclusif quelques
divisions de cavalerie, prêtes pour le printemps ? Ou bien accepteront-
ils que nous les formions nous-mêmes ? Bien entendu, ces divisions
doivent être constituées de musulmans. Si je suis autorisé à passer en
Anatolie avec de telles troupes, je me rendrai à Moscou en personne, et
c’est de là que je prendrai mon départ. Mais si cela s'avère impossible
comme par le passé, ou s'ils sont d'avis d’envoyer des forces sous
commandement russe, je me rendrai en Anatolie à partir d'ici [Berlin! et
je me mêlerai aux compagnons qui seraient prêts à travailler sous mes
ordres..."1

Notons que pour justifier son projet d’intervention, Enver met en avant
la nécessité de défendre les ancienes limites de l'Empire ottoman (au prix, il
est vrai, d’une sérieuse concession aux courants autonomistes). C'est là une
critique non déguisée de la politique poursuivie par Mustafa Kemal, visant à
constituer un État turc anatolien. Mais dans la conjoncture de l'époque, les
revendications territoriales d’Enver — telles qu'elles apparaissent dans ce texte
— sont, bien entendu, totalement impraticables. Par la suite, il se contentera
du reste d'invoquer à titre justificatif les "nombreux appels venus de
l’intérieur"2 ; la confédération ottomane, quant à elle, ira aux oubliettes.

En tout état de cause, du côté russe, l'idée de confier des forces à Enver
est loin de recueillir l'enthousiasme. Les dirigeants soviétiques craignent sans
doute de porter atteinte aux négociations en cours avec l'Angleterre. Par
ailleurs, ils hésitent à mettre en péril leurs relations avec Mustafa Kemal.
Halil pacha se fait pourtant insistant :

"... Je lui ai dit Tà Karakhan, adjoint au commissaire aux Affaires


étrangères], — écrit-il à Enver —, que la confiance dont [les
Soviétiques] feraient preuve à votre égard serait, en raisons de votre
loyauté, d'une grande importance pour l'avenir. Je lui ai dit aussi que,
dans la mesure où votre prestige demeurait intact, le pouvoir vous
serait probablement transféré même si vous rentriez en Turquie sans
troupes. En conclusion, j ’ai estimé utile d’ajouter que Mustafa Kemal
ne pouvait guère se montrer favorable à la discorde, et qu'il était
accoutumé à vous obéir... "3

1S. S. Karaman, op. cit., pp. 100-101 ; A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., p. 163.
2Lettre du 8.2.1921, à Haïil pacha, citée par S. S. Karaman, op. cit., p. 106.
^Lettre du 4.1.1921, A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., p. 165.
154 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Mais de démarche en démarche, les tractations entre Enver et les


Soviétiques traîneront jusqu'en septembre 1921. Diverses solutions seront
envisagées, puis abandonnées. Un moment, il sera question, semble-t-il, de
remettre à Enver l'armée de Wrangel, réfugiée à Istanbul, et que les Bolcheviks
espéraient pouvoir gagner à leur cause1 ; mais le désarmement de ces troupes
par les forces alliées, dans les premiers mois de 1921, réduira ce projet à néant.
Après la victoire des Kémalistes sur la Sakarya (première quinzaine de
septembre 1921 ), les Russes abandonneront définitivement (à supposer qu'ils y
aient jamais souscrit) l’idée d’une incursion armée en Anatolie.

Dans ces conditions, on comprend qu’Enver ait recherché, dès septembre


1920, une issue "politique" à ses ambitions. Le projet d’un parti d’opposition
à Mustafa Kemal avait germé, nous l’avons vu, à Bakou, sous la forme d’un
programme résolument à gauche. Après Bakou, l’idée poursuit son chemin.
Entretenant des relations constantes avec ses partisans de l’intérieur, Enver
multiplie les directives et s’emploie, par tous les moyens, à mettre en place
son nouveau parti. Cette lettre du 28 janvier 1921 donne le ton :

"... J’ai écrit à Chukru2 qu’il fallait organiser à l’intérieur du pays


un parti regroupant tous ceux qui nous sont directement attachés, et que
cette organisation devait être conçue de façon qu’elle puisse, le cas
échéant, dominer la situation. Même si je continue à travailler avec
Tal’at pacha, je ne suis pas de ceux qui reçoivent des ordres de leur
entourage. Mon avis est qu’il faut nous préparer à prendre
éventuellement la direction des affaires. C'est pour cela que je garde en
personne le contrôle de l’Union des sociétés révolutionnaires
islamiques. Nous avons créé une organisation à Istanbul également.
Dans tous les cas, je préférerais encore travailler avec Mustafa Kemal,
plutôt que d'avoir affaire à notre pantouflard [Tarat pacha !]. Mais nous
n’en sommes qu'à la période des préparatifs. Pour l'instant je n'ai
l'intention de déclarer la guerre ni à l'un ni à l'autre..."3

Il ne s’agit pas de prendre à la légère ces machinations d’Enver. Celles-


ci — on doit le souligner — représentaient, dans la conjoncture de l'époque,

1Ibid., pp. 185-187. Les Alliés surveillaient de près les soldats de cette armée qui constituaient,
à leurs yeux, "un terrain merveilleux préparé pour devenir des émissaires de la propagande
bolcheviste" (AMAEF, sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, dos. 279, f. 75). Un rapport du
2.6.1922 (ibid.) explique en effet que «démoralisés par les vicissitudes inouïes auxquelles ils ont
été en butte, désespérés de jamais revoir et leur patrie et leurs familles, ils sacrifient avec joie
le peu de conscience qui leur reste pour jouir de la vie dorée que leur offrent leurs émissaires
de Moscou [!]». Mais en réalité ces conversions au bolchévisme furent peu nombreuses, et les
soldats de Wrangel, relogés dans les Balkans par leur général, n'eurent pour la plupart aucune
difficulté à s'intégrer dans la vie active de leurs pays d'accueil.
2 Ancien aide de camp d'Enver pacha.
3S. S. Karaman, op. cit., p. 26 ; A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., pp. 171-172 ; Ş. S.
Aydemir op. cit., III, pp. 556-557.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 155

une menace sérieuse pour le régime kémaliste. En effet, les cadres du parti
unioniste1 et de nombreux officiers de l'armée2 demeuraient fidèles à l'ex-
commandant en chef adjoint (sous l'autorité nominale du sultan) de l'armée
ottomane ; malgré les désastres de la guerre, celui-ci jouissait par ailleurs d'un
prestige incontestable auprès du peuple. Face à lui, Mustafa Kemal faisait, en
dépit de ses succès militaires et politiques, figure de subalterne ; en outre, les
parlementaires rassemblés à Ankara avaient du mal à supporter ses manières
dictatoriales. Il se trouvait, par conséquent, dans une position éminemment
vulnérable.

Dès le mois de mai 1920, Kazım Karabekir signalait le danger dans un


long rapport adressé à la présidence de la Grande Assemblée nationale3. Dans
une telle conjoncture, l'allergie à l'unionisme devient, à partir de l'automne de
cette même année, un des facteurs déterminants de la politique intérieure de
Kemal : les bastions unionistes (la ville de Trabzon notamment) et les
groupements politiques d'opposition sont progressivement investis4, tandis
que les dirigeants en exil se voient définitivement interdire l'accès de la
Turquie. Ces derniers sont par ailleurs surveillés de près par les membres des
missions diplomatiques turques à l'étranger, qui envoient à Ankara de copieux
rapports où sont consignés leurs moindres faits et gestes5.

En dépit de ces mesures rigoureuses, le plan d'Enver connaîtra tout


de même un début d'exécution. Fin février 1921, en effet, Halil pacha se
rendra à Trabzon, avec des papiers subversifs plein les poches. Aussitôt arrivé,
il se met au travail6 : il réorganise la milice créée par Kutchuk Tal'at et

d is p e rs é s à travers la Turquie, les Unionistes contrôlaient de nombreuses organisations


patriotiques. Ils disposaient en outre, à Ankara, d'un important groupe parlementaire (cf. supra)
rassemblant près de quarante personnalités. Ce groupe pratiquait une politique d’obstruction qui
constituait une gêne considérable pour le gouvernement kémaliste. Voir à ce propos R. N. İleri,
op. dt., P* 193 et passim ; S. Selek, loc. d t. ; S. S. Karaman, op. dt., pp. 38 sq.
2Cf. K. Karabekir, İstiklâl harbimiz, op. d t., passim, et S. S. Karaman, op. dt., p. 26.
3K. Karabekir, İstiklâl harbimiz, op. dt., pp. 659-661.
4 En ce qui concerne la difficile mainmise des Kémalistes sur Trabzon, cf. les rapports du
consul français de cette ville, AMAEF, sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, dos. 23. Pour ce qui
est de l'action entreprise vis-à-vis des groupements d'opposition, cf. "Yeşil Ordu Cemiyeti"
(L'association de l'Armée Verte), Yakın Tarihimiz, 3.10.1962. Cette organisation clandestine
constituait un des principaux centres de ralliement des mécontents. Elle fut dissoute dans les
derniers mois de 1920, et les Unionistes compromis dans l'affaire furent traînés devant les
tribunaux et condamnés à de lourdes peines de prison.
5Parmi les informateurs d'Ankara, il y avait également un certain nombre d'Unionistes. On
connaît notamment le cas du propre neveu de Tal'at pacha, Hayrettîn Bey, qui fut un mouchard
remarquable.
6À propos du séjour de Halil pacha à Trabzon, cf. S. S. Karaman, op. d t., ainsi que les
mémoires de A. F. Cebesory et de K. Karabekir. Pour un autre son de cloche, on peut se
reporter aux mémoires de Halil pacha (op. dt., pp. 351 s q.) qui tentent d'accréditer la version
d’un simple séjour de convalescence qui aurait été mésinterprété par les autorités kémalistes.
156 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

Yahya1 — le syndic des bateliers de Trabzon —, établit le contact avec des


notables de la région, entreprend de regrouper les partisans d'Enver au sein
d’une organisation politique clandestine. Mais, bien entendu, la riposte
d'Ankara ne se fera pas attendre. À la mi-avril, un certain nombre d'Unionistes
indésirables seront expulsés du pays2. Après avoir tenté de temporiser, Halil
pacha devra, lui aussi, s'en aller (il quittera Trabzon en mai, mais demeurera
posté à Batoum). Le péril semble temporairement écarté.

Enver a regagné Moscou en février 1921. Dans l'attente d'une


conjoncture favorable, il accumule les démarches auprès des dirigeants
soviétiques, entame des pourparlers3 avec le représentant du gouvernement
kémaliste auprès de la République des Soviets, Ali Fuad Cebesoy, envoie des
agents sur les côtes turques (mais ceux-ci seront interceptés par la police de
Mustafa Kemal), met, en un mot, tout en œuvre pour reconquérir l'Anatolie.

L’essentiel de ses soins va à l'organisation du "parti des soviets


populaires". En effet, les dérobades soviétiques rendent, ainsi que nous l'avons
dit, bien improbable l'éventualité d'une expédition militaire en territoire turc ;
dans ces conditions, le recours à l'action politique apparaît comme la seule
arme sérieuse face à Kemal. Dès le début d'avril, et peut-être même bien
avant4, le programme du parti est mis définitivement au point. Les quatre-
vingt-cinq articles du texte reprennent, en substance, l'argumentation du
M esaî ; toutefois, la plupart des références directes au bolchevisme sont
soigneusement gommées.

1Yahya était un des notables les plus en vue de Trabzon. Il disposait, grâce à sa corporation de
bateliers, d'un pouvoir considérable, et il était notamment en mesure d'interdire l'accès du port
de Trabzon à certains navires (cf. les rapports du consul de France de Trébizonde, AMAEF,
sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, dos. 23, f. 110). En janvier 1921, ses hommes se vanteront
d'avoir massacré la délégation communiste conduite par Mustafa Suphi (cf. supra, n. 36).
Unioniste convaincu, il avait organisé une milice qui était destinée non seulement à faire
obstacle à un éventuel débarquement allié sur les côtes de la mer Noire, mais aussi à appuyer le
retour d’Enver en Anatolie. Ce projet ayant échoué, il sera, début 1922, arrêté par les
Kémalistes et traduit en justice. Le tribunal conclura à un non-lieu. Mais Yahya était, dit-on,
déterminé à "causer". C'est sans doute pour cela qu'il fut assassiné, quelque temps après son
élargissement. On accusa du crime des soldats de la caserne de Trabzon ; mais il y a tout lieu
de croire que les tueurs avaient agi à l'instigation de personnalités compromises dans le complot
unioniste de 1921.
2K. Karabekir, İstiklâl harbimiz, op. cit., p. 893 ; A. F. Cebesoy {Moskova hatıraları, op. cit., p.
187) situe pour sa part cette expulsion vers la mi-mai.
3Cf. ibid, pp. 173-185 et passim.
4C'est dans une lettre du 12.4.1921 adressée à Halil pacha qu'Enver mentionne pour la première
fois le programme du "parti des soviets populaires" (S. S. Karaman, op. cit., pp. 139-141). Mais
il est possible que ce document ait été rédigé au cours de l'hiver 1921, alors qu'Enver se trouvait
à Berlin. En tout état de cause, il semble qu'il ne fut diffusé en Anatolie qu'à partir du mois de
mai (K. Karabekir, İstiklâl harbimiz, op. cit., p. 894).
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 157

Aux yeux d'Enver, ces modifications ont pour objet de "donner au


programme d'esprit communiste improvisé à Bakou une apparence populiste,
mieux adaptée aux circonstances"1*.Mais en réalité, le nouveau programme ne
fait de concessions que sur les mots. Dans les détails de mesures envisagées, il
est encore plus radical que M esaî1. Faisant le procès du capitalisme, il
condamne formellement les "parasites sociaux" — usuriers, accapareurs,
fainéants fortunés — et les exclut de la vie civique. Dans le domaine
administratif et politique, il exalte le système des soviets et charge les şura de
réformer la bureaucratie (par le biais de l'élection et du contrôle des agents
publics). En ce qui concerne l'économie, il accorde, comme Mesaî; une place
importante aux corps de métiers, mais insiste aussi sur la collectivisation des
moyens de production. Les relations avec l'étranger sont, elles aussi,
nettement "orientées" : les pays ayant adopté le régime des soviets doivent
maintenir entre eux des relations particulières, et s'épauler chaque fois que les
circonstances le permettent. Enfin, une des clauses les plus radicales du
programme concerne la collectivisation de l'agriculture. Celle-ci, déjà
conseillée par Mesaî, est désormais institutionnalisée sous la forme de
"domaines soviétiques" gérés par les şura villageois.

En somme, loin de tourner le dos aux Bolcheviks, Enver s'enlise dans


la surenchère révolutionnaire. C'est qu'il compte encore sur l'appui soviétique.
C'est aussi qu'il tient à marquer la différence entre ses options et celles de
Mustafa Kemal. En agissant ainsi, il espère pouvoir rallier non seulement ses
partisans unionistes, mais encore tous ceux qui professent, en Turquie, des
"idées de gauche". À cet égard il convient de noter que la plupart des
organisations communisantes d'Anatolie sont déjà noyautées, à cette époque,
par d'anciens membres du parti Union et Progrès3. C'est là, pour le
mouvement enveriste, un atout appréciable.

Vers la mi-juillet, le moment propice, tant attendu par Enver, semble


enfin se présenter. Le gouvernement kémaliste connaît en effet de sérieuses
difficultés sur le plan militaire. L'armée grecque est passée à l'attaque le 10
juillet ; des combats violents se déroulent dans la région de Kütahya-
Eskichehir ; le 25, les troupes turques sont défaites et doivent se retirer au-delà
de la Sakarya. La victoire définitive des Grecs apparaît inéluctable. Enver, dont
les tentatives d'infiltration ont jusqu'ici échoué, peut donc profiter de cette
défaite du gouvernement anatolien pour se présenter en sauveur.

1Lettre d'Enver à Djavid Bey, 27.5.1921 (Tanin, 1.11.1944 ; Ş. S. Aydemir, op. cit., HI, p. 592).
^Le texte intégral de ce programme figure dans M. Tunçay, Mesaî; op. cit., pp. 85-104.
3Cf. à ce propos les interrogatoires des membres des l'Armée Verte et du parti socialiste
populaire de Turquie arrêtés en 1921, publiés "(Jans la revue Yakın Tarihimiz, 3.10.1962.
158 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

En conséquence, dès le 16 juillet — avant même que la débâcle des


Turcs ne soit confirmée —, il écrit à Mustafa Kemal une longue lettre où se
mêlent les justifications, les reproches et les menaces non déguisées. Il y
annonce son intention de réunir prochainement un congrès unioniste et conclut
sur sa décision de revenir en Turquie dès que la situation l'exigera1. Le 28
juillet, trois jours après la retraite des Kémalistes, Enver sollicite un entretien
de Cièerin, commissaire soviétique aux Affaires étrangères. Le 30, il quitte
Moscou à destination de Batoum2.

D'ici, tout au long du mois d'août, il guettera l'évolution de la crise,


attendant, pour passer la frontière, que la défaite des Kémalistes soit totale.
Autour de lui, un véritable état-major. Halil pacha, le docteur Nazım, Kutchuk
Tal'at, Hadjı Sami3 et quelques autres se sont retrouvés à Batoum. Le bruit
court que les Russes, reconsidérant leur position, viennent d'expédier au
Caucase une force musulmane de dix à quinze mille hommes dont le
commandement serait confié à Enver. À Batoum, c'est l'effervescence : on
dresse des plans, on multiplie les contacts avec Trabzon, on envisage de passer
en Anatolie sans délai.

Mais les affaires ne prennent pas tout à fait la tournure escomptée. Au


cours du mois d'août, en effet, on assiste au redressement de l'armée
anatolienne. Nommé commandant en chef le 5 août, et pourvu de pouvoirs
dictatoriaux par la Grande Assemblée nationale, Mustafa Kemal, dans l'espace
de quelques semaines, réorganise l'intendance, prend les mesures nécessaires
pour reconstituer les stocks de matériel militaire, remonte le moral des troupes
et modifie de fond en comble la stratégie4. Les hostilités reprendront le 23
août dans des conditions très dures. Grecs et Turcs se battent avec
acharnement. Mais les chances sont désormais équitablement partagées entre
les deux camps : la défaite des Kémalistes apparaît encore probable, mais elle
n'est plus certaine. Les comploteurs de Batoum doivent donc se munir de
patience et attendre que la situation se clarifie. Leur destin politique dépend de

^A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. d t.t pp. 231-235.


2F. Kesim, qui était à l'époque consul de Turquie à Batoum, prétend qu'Enver fut logé ici dans
une maison appartenant à Zinov'ev ( Yakın Tarihimiz, 18, 28.6.1962, p. 117), ce qui laisserait
supposer qu'il disposait, à cette époque, du plein appui des Bolcheviks. Mais il semble que
l'ancien consul fasse erreur et qu'Enver vécut en réalité dans un wagon désaffecté, pour éviter
d’être dépisté par quelque komitadji arménien (Ş. S. Aydemir op. cit., Ill, pp. 604-606).
3Ce personnage assez louche était un des meilleurs éléments du Techkilat-i Mahsousa (cf.
supra, n. 45). Pendant la guerre, il fut envoyé en Asie centrale et en Extrême-Orient, et y vécut
toutes sortes d'aventures. Il n'en revint qu'à la fin des hostilités, rejoignant le groupe unioniste de
Moscou. Au lendemain du fiasco de Batoum, c'est lui qui persuadera Enver de se rendre au
Turkestan ; mais il l'abandonnera dès que les choses tourneront à l'aigre.
4Cf. son grand discours d'octobre 1927, Nutuk, Istanbul, MEB, 12e éd., 1972, pp. 609-618.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 1 59

Tissue de la bataille de la Sakarya (c'est du moins ce qu'ils croient). Kemal


vaincu, ils sont là pour assurer la relève ; s'il réussit au contraire à repousser
l'ennemi, ils n'auront plus qu'à s'accommoder de leur sort d'émigrés.

C'est dans ce climat d'incertitude que se réunira à Batoum, du 5 au 8


septembre, le congrès du "parti des soviets populaires"1. Pour la circonstance,
Enver a exhumé l'étiquette Union et Progrès. C'est au nom de cette illustre
formation qu'il rameute les Unionistes présents à Batoum et ses fidèles des
provinces turques avoisinantes.

Les documents du congrès soulignent2, une fois de plus, le relatif


extrémisme des positions enveristes. On y trouve en particulier une virulente
autocritique de la politique unioniste d'avant-guerre, assortie de déclarations
favorables aux doctrines de la IIIe Internationale. Le programme du "parti des
soviets populaires" est adopté sans amendement. La révolution socialiste
(tempérée de nationalisme et d'Islam) est donnée — aux cris de «vive la
Turquie des Soviets ! » — comme Tunique issue à la misère du pays.
Parallèlement, bien entendu, le gouvernement kémaliste est assailli de
reproches : les congressistes l'accusent d'entretenir la désunion parmi les
citoyens, de poursuivre les dirigeants de leur mouvement d'une vindicte
arbitraire et injuste, de multiplier les mesures illégales vis-à-vis de
l'opposition. Ils somment donc Mustafa Kemal d'ouvrir les frontières de la
Turquie aux Unionistes en exil et de les réintégrer dans leurs droits politiques,
afin de restaurer l'unanimité nationale.

Objurgations et revendications bien inutiles. Le 13 septembre, en effet,


la bataille de la Sakarya s'achèvera, après vingt-deux jours de combats, par la
victoire de l’armée turque, et ce succès de Kemal marquera la première étape du
reflux des Grecs à travers l'Anatolie. Dans ces conditions, le projet
d'intervention élaboré par Enver n'a plus aucune chance d'aboutir. Par ailleurs,
l'attribution par la Grande Assemblée nationale de pouvoirs dictatoriaux à
Mustafa Kemal3 réduit à néant la possibilité d'implanter le "parti des soviets
populaires" en Turquie. De leur côté, les Soviétiques, craignant sans doute de

sujet de ce congrès, cf. K. Kabekir, İstiklâl harbimizde Enver paşa..., op. cit., pp. 151 sq.
et A. F. Cebesoy, op. cit., pp. 237-238 ; mais Halil pacha nie catégoriquement dans ses
mémoires (op. cit., p. 361) qu'un tel congrès ait jamais eu lieu.
2K. Karabekir, loc. cit., donne les sections A et C du document ; A. F. Cebesoy, loc. cit., la
section B.
3La loi votée le 4 août 1921, accordant des pouvoirs spéciaux au Président de la Grande
Assemblée nationale pour une durée de trois mois, fut reconduite à plusieurs reprises
(31.10.1921, 4.2.1922, 6.5.1922) et finit par être prorogée sans fixation d'échéance, le
20.7.1922.
160 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L ! S M E

compromettre leurs relations avec le gouvernement kémaliste — qui représente


depuis la victoire de la Sakarya une force avec laquelle il faut
incontestablement compter —, ne semblent plus disposés à soutenir les
Unionistes. L'enverisme fait donc eau de toutes parts. Mi-septembre, à
Batoum, personne ne s'en cache : c'est un fiasco irrémédiable.

* *

On connaît la suite des événements1. Au lieu de se résoudre à une


paisible existence d'émigré quelque part en Europe, Enver quittera secrètement
Batoum, en compagnie de Hadji Sami, et se rendra à Bukhara où il arrivera
vers la mi-octobre. Ici, il rencontrera notamment le leader bachkir Zeki Velidi
Togan2 qui tentera de le persuader de passer en Afghanistan. Mais sa décision
est déjà prise. Prétextant une chasse en montagne, il rejoindra le 8 novembre
1921 les Basmadji turkestanais3, en pleine révolte contre l'ordre soviétique, et
prendra la direction du mouvement, sommant les Russes de retirer leurs
troupes de la région.

L'ancien animateur du "parti des soviets populaires" verse à présent


dans le pantouranisme. Le combat qu'il mène contre les Bolcheviks transcende
largement les préoccupations locales des Basmadji. Il se voit déjà à la tête d'un
vaste empire asiatique et musulman, et signe ses ordres du titre de
"commandant en chef des armées révolutionnaires du Grand Touran", tandis
que ses fidèles l'encensent d’une kyrielle d'épithètes qui dépassent en splendeur
celles même accordées au sultan.

Mais ce mirage touranien ne résistera guère, on le sait, à la pression des


événements. Après quelques succès dus à l'effet de surprise, Enver, trahi par
certaines tribus restées fidèles à l'ancien Émir de Bukhara, ne connaîtra que des
défaites. L'Armée Rouge, de son côté, réussira à dresser la population contre
les Basmadji, et entreprendra, en juin 1922, une manœuvre d'encerclement qui

İNous renvoyons aux travaux de J. Castagné publiés dans les années vingt, et à l'ouvrage de H.
Carrère d'Encausse, Réforme et révolution chez les musulmans de l'Empire russe, Paris, A.
Colin, 1966, pp. 263-266 ; cf. par ailleurs les articles touchant cette question dans la revue
soviétique Novyj Vostok, et notamment l'article de D. Solovejcik, "Revoljucionnaja Buhara",
Novyj Vostok, 2,1922, pp. 272-289.
2Celui-ci a évoqué cette rencontre dans son ouvrage sur l'histoire du Turkestan, Bugünkü
Türkili (Türkistan) ve yakın tarihi (Le Turkestan d'aujourd'hui et son histoire récente), Istanbul,
1942-1947, pp. 434 sq.
3En ce qui concerne l'histoire du mouvement des Basmadji, cf. par exemple J. Castagné, Les
Basmatchis. Le mouvement national des indigènes d'Asie Centrale, Paris, 1925, ou encore la
récente synthèse de H. Carrère d'Encausse, op. cit., pp. 261 sq.
LA F A S C I N A T I O N DU B O L C H E V I S M E 161

ne tardera pas à porter ses fruits : retranché dans la région de Beldjuwan avec
une poignée d'hommes, Enver sera tué le 4 août, au cours d’une charge de
cavalerie menée sabre au clair contre un détachement de mitrailleurs
soviétiques.

Ce dernier épisode de la vie d’Enver reste bien entendu difficile à


interpréter. D’emblée, on pense à des facteurs d’ordre psychologique : déception
d’Enver au lendemain de l’échec de Batoum, besoin de revanche, mégalomanie.
Mais il est possible également qu’Enver ait été la victime de quelque agent
provocateur. À cet égard, il conviendrait de déterminer le rôle exact joué par
Hadjı Sami, dont on sait qu'il fut le principal instigateur de l'expédition au
Turkestan1. Par ailleurs, on ne peut pas totalement exclure l’hypothèse d'un
Enver apparaissant enfin sous son vrai jour, après deux années de flirt
infructueux avec les Soviétiques. L’ambiguïté de certaines de ses déclarations
pourrait accréditer une telle éventualité.

Mais ces diverses conjectures présupposent une nette rupture dans


l'attitude du leader unioniste à partir d'octobre 1921. Or, nous ne sommes pas
persuadé, pour notre part, qu'il y ait eu — aux yeux d'Enver tout au moins —
incompatibilité radicale entre l'aventure des "soviets populaires" et celles des
Basmadji. De l'une à l’autre, au contraire, on entrevoit une sorte de continuité.
Celle-ci tient à la place essentielle qui est accordée, dans les deux cas, à la
spécificité turque et islamique. C'est incontestablement le même activisme
révolutionnaire et le même sentiment d'appartenance raciale et religieuse qui
imprègnent et l'expérience "socialiste" de 1920-21 et l'expédition au
Turkestan. Seul diffère, en somme, le contexte "affectif". Jusqu’au complot de
Batoum, le bolchevisme, allié naturel des nations asservies, est présenté
comme étant porteur d'espoir ; après la "trahison" des Soviétiques, en
septembre 1921, il est au contraire assimilé à l'ancien impérialisme russe et
redevient, en conséquence, l'ennemi héréditaire numéro un des Turcs.

Cela dit, cette continuité turco-islamique, dont on peut, au-delà de la


rupture de Batoum, faire état, ne doit pas nous induire à minimiser les
incohérences de l'entreprise enveriste. Tout au long de cet article, nous avons
au contraire souligné le caractère éminemment opportuniste des initiatives
prises depuis Moudros. Mettons les points sur les i : il ne s'agit ni de grandir
Enver, ni d'en faire un leader perspicace et scrupuleux. Jouant avec les
Bolcheviks au jeu du chat et de la souris, il en fut très certainement la souris,

1Cf. à ce propos la correspondance d'Enver avec son épouse, et en particulier les lettres
d'octobre 1921 (S. S. Karaman, op. cit., pp. 97-98).
162 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

dans un jeu qui le dépassait. Mais est-ce à dire pour autant que les idées
développées jusqu'à Batoum ne furent que simple roublardise ? Qu'on nous
permette d'en douter. Nous pensons, pour notre part, qu'elles recouvraient,
dans la descendance des idées progressistes élaborées par le mouvement jeune-
turc — quoique sous une formulation totalement inadéquate —, une volonté
réelle de changement. Mais bien entendu, nous ne sommes pas en mesure de
savoir, à supposer que le complot de Batoum ait réussi, si les Unionistes
auraient effectivement cherché à les appliquer. Il est probable, en fait, que la
question ne se serait pas posée. Car l'intervention d'Enver, entraînant dans son
sillage l'irruption des troupes bolcheviques en Anatolie, aurait sans doute
provoqué, chez les Alliés, une contre-offensive immédiate qui n'aurait pas
laissé au régime enveriste le temps de faire ses preuves.
L 'A X E M O SC O U -A N K A R A
L es relations turco-soviétiqu es de 1919 à 1922

Face aux menées des "puissances impérialistes" en Asie Mineure et


dans le Caucase, l’alliance avec la République des Soviets fut, on le sait, une
des idées maîtresses de la stratégie kémaliste. Les liens qui s'établirent entre la
Russie et la Turquie nationaliste au cours de la guerre d’indépendance furent si
étroits que les chancelleries de l'Entente redoutèrent sérieusement — jusque
vers la fin de l'année 1920 tout au moins — que l'Anatolie ne finît par
embrasser le bolchevisme. Qu’en fut-il au juste de ce "péril rouge" qui causa
tant de sueurs froides aux diplomates français et anglais ? Telle est la question
à laquelle nous nous efforcerons de répondre dans les pages qui suivent.

Pourquoi rouvrir ce dossier ? Tout simplement parce qu'en dépit des


nombreux travaux qui ont déjà été consacrés au sujet1, l'histoire des relations
turco-russes demeure aujourd'hui encore fort mal connue. Pour quelques études
pertinentes, mais hélas vieillies (nous pensons notamment aux articles de G.
Jäschke2 et aux ouvrages de synthèse de W. Z. liqueur3), que d'aperçus hâtifs
et erronés ! Face aux fluctuations de l'historiographie soviétique, face aux
silences ou aux amplifications de l'historiographie turque, face aux contresens
de Thistoriographie occidentale, il nous a semblé qu'une tentative de mise au
point ne serait nullement inutile.

1La bibliographie russe est particulièrement abondante. Citons notamment les travaux de S. I.
Kuznecova, Ustanovlenie sovetsko-tureckih otnosenij (Établissement des relations soviéto-
turques), Moscou, 1961, et de P. P. Moiseev et I. Rozalev, K istorii sovetsko-tureckih otnosenij
(Contribution à l’histoire des relations soviéto-turques), Moscou, 1958, qui donnent une fort
bonne idée des positions de l'historiographie soviétique. Du côté turc, le travail le plus complet
est celui de R. N. İleri, Atatürk ve Komünizm (Atatürk et le communisme), Istanbul, 1970.
L’article de H. Bayur, "Mustafa Suphi ve milli mücadeleye el koymaya çalışan bazı dışarda
akımlar" (Mustafa Suphi et certains courants étrangers ayant cherché à s'emparer de la lutte
nationale). Belleten, 140, 1971, pp. 587-654, propose également de nombreux éléments. Hors
de l’Union Soviétique et de la Turquie, le meilleur exposé d’ensemble est sans doute celui de G.
S. Harris, The origins of communism in Turkey, Stanford, 1967.
2G. Jäschke, "Der Weg zur russisch-türkischen Freundschaft", Die Welt des Islams, 16, 1934,
pp. 23-38 ; "Kommunismus und Islam im türkischen Befreiungskriege", ibid., 20, 1938, pp. 110-
117 ; "Neues zur russisch-turkischen Freundschaft von 1919-1939", ibid., nouv. sér., V. 6 (3-4),
1961), pp. 203-222 ; "Le rôle du communisme dans les relations russo-turques". Orient, 26,
1963, pp. 31-44.
3W. Z. Laqueur, Communism and nationalism in the Middle East, New York, 1956 ; The Soviet
Union and the Middle East, Londres, 1959.
164 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

Bien entendu, nous ne pouvions guère, dans le cadre restreint de cet


exposé, prétendre à épuiser l'ensemble des problèmes qui se posent. Nous
n'avons cherché qu'à parer au plus pressé. L’essentiel, dans un premier temps,
était d'établir ou de rétablir la chaîne des faits. Nous nous sommes efforcé, par
ailleurs, de restituer le climat dans lequel se déroulèrent les principaux
événements. Le sujet, dans ses multiples dimensions, se prêtait à une diversité
d'approches. Nous avons opté, en ce qui nous concerne, pour une
problématique "turque" : quelle fut l'attitude du mouvement national anatolien
face au bolchevisme ? Nous aurions pu, bien évidemment, adopter la
perspective inverse et prendre pour fil conducteur le point de vue des
Bolcheviks. Il nous a semblé toutefois qu'à aborder la question par ce bout,
nous n'aurions pas eu grand-chose à ajouter à l'abondante historiographie
soviétique. Le problème de la politique "orientale" des Bolcheviks et du
Komintern constitue un sujet passionnant. Mais était-il nécessaire de
paraphraser ici les multiples travaux qui y ont déjà été consacrés ? Il nous a
paru préférable de renvoyer, en ce qui concerne cette question, aux analyses de
quelques "spécialistes" particulièrement éminents : W. Z. Laqueur, D.
Boersner, X. J. Eudin et R. C. North, A. Bennigsen et C. Quelquejay, H.
Carrère d'Encausse1.

Pour faire échec aux multiples inexactitudes véhiculées par un demi-


siècle d'historiographie partisane, un "retour aux sources" s'imposait. Du côté
russe, nous avons utilisé pour l'essentiel les Dokumenty vnesnej politiki
SSSR (Documents de politique étrangère de l'URSS) publiés à partir de 1957
par le ministère des Affaires étrangères de l'URSS. Il ne s'agit, bien entendu,
que d'un choix de documents, mais ce choix, bien que fort précautionneux,
suffit à rectifier bien des données de l'historiographie soviétique traditionnelle.
Accessoirement, nous avons eu recours à divers périodiques russes des années
1919- 1922, et notamment à la P ravda2. Comme tous les journaux de
l'époque, l'organe du Comité central du parti communiste contient un grand
nombre d'informations fantaisistes. Cependant, par-delà ces canards, nous
pouvons espérer appréhender les diverses fluctuations de l'amitié turco-
soviétique au cours de la période envisagée.

1W. Z. Laqueur, ouvrages cités ; D. Boersner, The Bolsheviks and the national and colonial
question (1917-1928), Genève, 1957 ; X. J. Eudin et R. C. North, Soviet Russia and the East,
1920- 1927 : A documentary survey. Stanford, 1957 ; A. Bennigsen et C. Quelquejay, Les
mouvements nationaux chez les musulmans de Russie, Paris-La Haye, 1960 ; H. Carrère
d'Encausse et S. Schram, Le marxisme et l'Asie, 1853-1964, Paris 1965.
^Parmi les autres périodiques russes que nous avons utilisés, nous devons mentionner en
particulier Novyj Vostok, organe de l'Association des Orientalistes dont le premier numéro parut
en 1922, et Zizn ’ nacionaVnostej, organe du commissariat aux Nationalités de Staline. Mais c'est
bien entendu dans les îzvestija qu'il convient de rechercher les déclarations et les documents
officiels.
L ’AXE M O S C O U - A N K A R A 165

Du côté turc, nous avons largement puisé dans les mémoires de deux
des principaux protagonistes de la guerre d’indépendance, le général Kâzım
Karabekir, commandant de l'armée turque sur le front oriental, et Ali Fuad
pacha, ambassadeur des Kémalistes à Moscou en 1922. Les ouvrages publiés
par ces deux personnalités de premier plan se présentent en réalité comme des
recueils de documents1. Les "discours et déclarations" de Mustafa Kemal2
constituent également une source importante, de même que les procès-verbaux
de la Grande Assemblée Nationale3 et les documents publiés par le ministère
de la Guerre4.

Il était tentant de confronter ces divers matériaux aux documents


conservés dans les dépôts d’archives occidentaux. Les archives du ministère des
Affaires étrangères en France, celles du Foreign Office en Grande-Bretagne,
nous ont permis de combler quelques lacunes dans l'information d'origine
turque ou soviétique et, dans un certain nombre de cas litigieux, de trancher
entre les différentes thèses en présence.

En dépit de la diversité de nos sources, certains problèmes demeurent


entiers. De quand date la première prise de contact entre les Kémalistes et les
Bolcheviks ? Quel fut au juste le rôle assigné à Mustafa Suphi, le leader du
parti communiste turc, dans les relations entre Moscou et Ankara ? Les
Bolcheviks entretinrent-ils avec les "communistes" anatoliens des liens aussi
étroits qu'on a bien voulu le dire ? Est-il vrai que les dirigeants soviétiques,
mécontents de Mustafa Kemal, tentèrent, à la fin de l'été 1921, de le remplacer
par Enver pacha ? Autant de questions auxquelles il ne sera possible de
répondre que lorsque l'accès aux archives turques et aux archives soviétiques
sera pleinement libéralisé.

*
* *

1Ali Fuad Cebesoy, Milli mücadele hatıraları (Souvenirs de la lutte nationale), Istanbul, 1953 ;
Moskova hatıraları (Souvenirs de Moscou), Istanbul, 1955 ; Kâzım Karabekir, İstiklâl harbimiz
(Notre guerre d'indépendance), Istanbul, 2e éd. 1969.
2Atatürk'ün söylev ve demeçleri (Discours et déclarations d'Atatürk), Ankara, 3 vols parus,
1959-1961. Nous avons utilisé également le célèbre Nutuk, dont une traduction est parue en
français sous le titre Discours du Ghazi Moustafa Kemal Président de la République turque,
octobre 1927, Leipzig, 1929.
3TBMM zabıt ceridesi (Procès-verbaux des séances de la Grande Assemblée nationale de
Turquie), Ankara, 2e éd. 1940-1960.
*Harp tarihi vesikaları dergisi (Revue des documents de l'histoire de la guerre), Ankara, 1952-
1969.
166 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

On ne sait pas quand commença à prendre corps, chez Mustafa Kemal,


le projet d’un rapprochement avec les Soviets. Certains historiens ont supposé
qu'il avait eu des contacts avec des émissaires bolcheviks alors qu'il se trouvait
encore à Istanbul, au début de l’année 19191. Cette hypothèse n'a rien
d'invraisemblable, car à cette époque l’idée d'un front commun turco-soviétique
était déjà solidement implantée dans les milieux nationalistes turcs2. D'après
une autre version, les premières tractations entre le futur chef du
Gouvernement anatolien et les Bolcheviks auraient été engagées vers la fin du
mois de mai 19193. Nommé inspecteur de la 3e armée par le sultan, Mustafa
Kemal se trouvait alors à Havza, une petite bourgade située à une centaine de
kilomètres au sud de Samsun, et venait de prendre toute une série de mesures
en vue d'organiser la résistance anatolienne4. C'est ici qu'il aurait rencontré une
mission soviétique menée par le colonel Budennyj5. On est fort mal renseigné
sur la teneur de ces tractations. À en croire Husameddin bey, un des
responsables des services secrets turcs, Budennyj aurait promis à Mustafa
Kemal des armes, des munitions et de l'argent, mais lui aurait demandé s'il
était prêt à admettre pour l'Anatolie un régime selon les principes du
bolchevisme. Mustafa Kemal lui aurait répondu qu'il envisageait de créer un
type de gouvernement comparable à celui de la République des Soviets et qu'il
souhaitait mettre en place un "socialisme d'État"6.

*Cf. notamment R. N. İleri, op. cit., p. 30.


2Ce sont les leaders du Comité Union et Progrès qui furent les premiers à être séduits par cette
idée. Dès le début de l'année 1919, les agents britanniques signalent au Foreign Office le
rapprochement entre les Jeunes Turcs et les Bolcheviks (FO 371/4141). À la fin du mois de
mars, les Unionistes de Constantinople allaient jusqu'à distribuer dans les tramways de la ville
des tracts appelant le peuple à "ouvrir les yeux" et à lutter contre les "puissances bourgeoises de
l'Entente". "Nos commissaires", pouvait-on lire dans les tracts en question, "s'inclinent
aujourd'hui vers vos saints foyers, ils vous sauveront bientôt, inchallah, de vos patrons qui vous
ayant lié pieds et mains vous emploient comme des ânes. Camarades, nous sollicitons votre
sincère ferveur. Vive le Saint Grand Bolchevisme !" (FO 371/4141, dossier 55064.)
3Cette information, donnée par S. N. Tansu, İki devrin perde arkası (Les coulisses de deux
époques), Istanbul, 1957, pp. 338 sq., a été reprise par de nombreux historiens. Cf. notamment
G. S. Harris, op. cit., p. 47, et S. R. Sonyel, Türk Kurtuluş savaşı ve dış politika (La guerre
d'indépendance turque et la politique extérieure), Ankara, 1973,1, p. 83.
4Nous ne pouvons pas, dans le cadre de cette étude, nous appesantir sur les divers épisodes de
l'histoire du mouvement national turc. Pour un exposé succinct des principaux événements, nous
renvoyons à l'ouvrage de J. Deny et R. Marchand, Petit manuel de la Turquie nouvelle, Paris,
1933. On trouvera une analyse plus détaillée dans le livre de Lord Kinross, Atatürk. The rebirth
of a nation, Londres, 1964.
s'agit, selon toute vraisemblance, de Semen Mihajlovié Budennyj (1883-1973), futur
maréchal de l'URSS. Membre du soviet de son régiment depuis 1917, il avait adhéré au parti
communiste en 1919. Lors de la guerre civile, il était devenu le chef de la première armée de
cavalerie et il avait combattu Denikin et Wrangel. En 1922, il sera nommé commandant en chef
de la cavalerie de l'Armée Rouge. Par la suite, il ne cessera de s'élever dans la hiérarchie
militaire soviétique. Après la Deuxième Guerre mondiale, il siégera au présidium du Soviet
suprême.
^D'après S. N. Tansu, op. cit., p. 339.
L'AXE MOSCOU-ANKARA 167

L’anecdote est plausible. Elle est révélatrice, en tout cas, de l'état


d'esprit des dirigeants nationalistes à cette époque. Ceux-ci croyaient
fermement qu'ils ne pourraient obtenir une aide des Soviets qu'à la condition de
se convertir au bolchevisme. Il est intéressant de citer à cet égard une lettre
envoyée le 7 juin 1919 par un des acolytes de Mustafa Kemal, Hüsrev bey1,
au général Kâzım Karabekir, le commandant du 15e corps d'armée sur le front
oriental2. Après avoir noté qu'il était urgent d'entrer en contact avec les
Soviets, l’auteur de la lettre demandait des renseignements sur les Bolcheviks.
Il s'agissait de savoir si ces principes étaient compatibles avec les traditions
turques et islamiques et s'ils n'excluaient pas l'institution du khalifat. Hüsrev
bey était persuadé que l'aide soviétique passait par la bolchevisation du
Caucase et la mise en place, en Anatolie, d'un régime favorable aux Soviets3.

Cette lettre reflète-t-elle ce qui se disait alors dans l'entourage de


Mustafa Kemal ? Rien ne nous permet de l'affirmer avec certitude. Toutefois,
nous savons que la question du soutien russe à l'Anatolie y était envisagée
avec attention. Les problèmes posés par une éventuelle entente avec les
Bolcheviks donnèrent notamment lieu à un important débat lors d'une
conférence des principaux leaders nationalistes à Amasya, vers la mi-juin. Le
17 juin4, Kâzım Karabekir télégraphiait d'Erzurum pour engager Mustafa
Kemal à la prudence. Le commandant de l’armée de l’Est, qui craignait que les
Bolcheviks ne mettent en péril la "neutralité de la Turquie", conseillait à ses
camarades réunis à Amasya de se renseigner sur les principes et les objectifs du
bolchevisme avant d'entamer des pourparlers avec les Soviets5. Ce télégramme
ne semble pas avoir pleinement convaincu Mustafa Kemal. Dans sa réponse,
ce dernier faisait remarquer à Kâzım Karabekir que les musulmans de Russie,
ceux de Kazan, d'Orenburg et de Crimée, s'accommodaient fort bien du
bolchevisme et que, par conséquent, la Turquie s'en accommoderait également.

1Le commandant Hüsrev Gerede (1886-1962) était un des huit officiers qui avaient débarqué à
Samsun en même temps que Mustafa Kemal. Membre du parlement d'Ankara à partir d'avril
1920, il fut un des plus fidèles serviteurs du mouvement kémaliste. Au début de la guerre
d'indépendance, il s'illustra notamment par de nombreux articles publiés dans le Hakimiyet-i
M illiye , l'organe du Gouvernement d'Ankara. F. Tevetoğlu lui a consacré une notice
biographique dans son ouvrage Atatürk'le Samsun'a çıkanlar (Ceux qui ont débarqué avec
Atatürk à Samsun), Ankara, 1971, pp. 185-196.
2Kâzim Karabekir (1882-1948), une des personnalités les plus marquantes de la guerre
d'indépendance, prit place, après 1923, parmi les opposants au régime instauré par Mustafa
Kemal. Fondateur du "parti républicain progressiste", il sera en 1926 accusé d'avoir fomenté un
complot contre le Président de la République. Bien qu’il ait joué un rôle de premier plan pendant
la guerre, Mustafa Kemal s’efforcera, dans son célèbre discours de 1927, de le présenter
comme un simple exécutant de ses ordres.
3K. Karabekir, op. cit., pp. 59-61.
4À ce propos, cf. S. R. Sonyel, op. cit., pp. 84-87 ; également F. Kandemir, Atatürk'ün Kurduğu
Türkiye Komünist partisi (Le parti communiste de Turquie fondé par Atatürk), Istanbul, s.d., p.
22.
5K. Karabekir, op. cit., p. 50.
168 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

Bien entendu, il n’était pas question d’autoriser l’Armée Rouge à pénétrer dans
le pays. Les Russes devraient se contenter d'envoyer quelques émissaires, avec
des armes, des munitions et de l'argent. C'est sur cette base qu'il fallait
envisager les négociations. Contrairement à Kâzım Karabekir, Mustafa Kemal
estimait qu’il ne fallait pas tarder à s'entendre avec les Bolcheviks et souhaitait
que des hommes de confiance fussent aussitôt expédiés à cet effet au-delà du
Caucase1.

Les premiers émissaires turcs — le Dr. Ömer Lütfi et le Dr. Fuad


Sabit2 — partirent sans doute vers la fin du mois de juillet. Ils étaient chargés
de s'enquérir du prix que les Bolcheviks demandaient pour leur aide. À cette
époque, Mustafa Kemal se trouvait à Erzurum où il avait réuni le "Congrès
des Provinces de l'Est" (23 juillet - 6 août 1919). Il se peut que ce congrès ait
bénéficié de la participation d’un certain nombre de représentants se réclamant
du bolchevisme. C'est du moins ce qui ressort d'un rapport adressé au Foreign
Office par un officier anglais en poste à Samsun3. À en croire Kâzım
Karabekir, un de ces "Bolcheviks" aurait même réclamé la dissolution de
l'armée et la création de milices — ce qui consterna, bien entendu, les délégués
nationalistes4.

Les dirigeants soviétiques, étaient, semble-t-il, tout aussi pressés que


Mustafa Kemal d’établir le contact. De toute évidence, ils comptaient sur la
résistance anatolienne pour les aider à lutter contre les Anglais, notamment sur
le front transcaucasien5. Ils espéraient aussi qu'un accord avec les nationalistes
turcs renflouerait leur prestige auprès des musulmans de l'ancien Empire
tsariste. Mais les agents bolcheviks signalés ici et là en Turquie6, à partir de
l'été 1919, étaient-ils porteurs de propositions concrètes? Nous n'en savons

^Ibid., pp. 55-57. Ce télégramme est daté du 23 juin 1919.


2Ibid., p. 73. Nous n'avons pas réussi à identifier le premier de ces personnages. Quant à Fuad
Sabit, il s'agit d'un ancien panturquiste des Foyers turcs. C'était un membre du Teşkilat-ı
Mahsusa, sorte de service secret créé par Enver pacha. Nous savons qu'il participa à la mise en
place du parti communiste turc de Bakou. On le retrouve à Moscou en mai 1920, en compagnie
de Halil pacha. À partir de cette date, à en croire K. Karabekir, il s'éloignera progressivement
des nationalistes turcs et finira par se rallier au leader bolchevik Mustafa Suphi.
V o 4158/118399. Ce document est cité par S. R. Sonyel, op. c i t pp. 106-107.
4K. Karabekir, op. cit., p. 75.
5Les troupes anglaises ne commenceront à se retirer de la région que vers la fin de l'année
1919. Après le départ de ses soldats, la Grande-Bretagne continuera néanmoins de soutenir les
Dachnaks à Erivan, les Mencheviks à Tiflis et le parti Müsavat à Bakou. Il faudra attendre le
m ilieu de l’année 1920 pour voir l'influence britannique s'estom per réellem ent en
Transcaucasie. (Cf., par exemple, les pages consacrées à cette question par E. H. Carr, The
Bolshevik Revolution, Harmondsworth, Penguin Books, 1969,1, pp. 347 sq.)
6À ce sujet, cf. S. R. Sonyel "Orgeneral Kâzım Özalp'in anıları ile ilgili bir açıklama" (Note au
sujet des mémoires du général Kâzım Özalp), Belleten, XXXVII, 146, 1973, pp. 231-234. Les
archives du Foreign Office signalent la présence des Bolcheviks à Constantinople dès
septembre 1919.
L'AXE MOSCOU-ANKARA 169

rien. Il y a tout lieu de croire cependant qu'ils n'avaient pour mission que
d'effectuer de simples sondages, car il n'y avait encore, à cette époque, en
dehors du Gourvemement de Constantinople, aucun pouvoir officiellement
constitué en Turquie.

Ce n'est qu’au lendemain du Congrès de Sivas (4-11 septembre 1919)


que Mustafa Kemal s'imposera comme le véritable leader de la lutte nationale.
Il est possible qu'à partir de cette date de nouvelles initiatives aient été prises,
tant du côté russe que du côté turc. C’est en septembre, en tout cas, que
Mustafa Kemal envoya à Bakou un de ses émissaires les plus actifs, Halil
pacha1. C'est en septembre également que Ciôerin lança son célèbre appel aux
"travailleurs et paysans de Turquie", les exhortant à poursuivre la lutte2.

Pour Mustafa Kemal, cependant, le moment n'était pas encore venu de


se mettre d'accord avec les Bolcheviks. Bien que partisan d'un rapprochement
turco-soviétique, il devait manœuvrer avec circonspection. Les Alliés
n'accepteraient jamais l'installation d'un pouvoir pro-soviétique en Anatolie. Il
fallait veiller à ne pas trop effrayer l'opinion occidentale. C'est la raison pour
laquelle, le 24 septembre 1919, il envoya au général américain Harbord, qui se
trouvait alors en Anatolie à la tête d'une mission d’études, une longue lettre
pour démentir toute collusion entre le mouvement nationaliste et les
Bolcheviks. Dans ce document, destiné à rassurer l’Europe et les États-Unis,
on voit apparaître des arguments qui seront repris maintes fois par la suite :

"...Quant au bolchevisme, il n’y a dans notre pays aucune place pour


cette doctrine. Notre religion, nos traditions, notre structure sociale ne
sont guère propices à l'implantation d'une telle idéologie. Il n'y a en
Turquie ni des capitalistes, ni des millions d'artisans et d'ouvriers. En
outre, nous n'avons pas de problème agricole.3"

^Oncle d'Enver pacha, Halil pacha (1881-1957) est surtout connu pour avoir capturé en 1916, à
Kut al'amara en Irak, le général Townshend et son armée. Par la suite, il devait commander
l'armée de l'Est qui occupa Bakou en septembre 1918. Interné à Batoum, puis à Constantinople,
au lendemain de l'armistice de Moudras, il réussit à s'évader (août 1919) et, passant en Anatolie,
proposa ses services à Mustafa Kemal. Envoyé à Bakou par ce dernier, il y servira davantage
la cause des Unionistes que celle du mouvement nationaliste turc (voir à ce sujet mon article,
"La fascination du bolchevisme : Enver pacha et le parti des soviets populaires. 1919-1922'',
CMRS, XVI (2), 1975, pp. 141-166. Halil pacha s'est expliqué' sur ses activités au cours de la
guerre d'indépendance dans ses mémoires. Bitmeyen savaş. Kütûlamare kahramanı Halil
Paşa'nın anıları (Le combat ininterrompu. Les mémoires de héros du Kut al'amara, Halil
pacha), rééd. M. T. Sorgun, Istanbul, 1972.
2On trouvera une traduction anglaise de ce document dans l'ouvrage de X. J. Eudin et R. C.
North, op. cit.t pp. 184-186.
3Ce texte est cité par R. N. İleri, op. cit., pp. 63-64.
170 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Ce que Mustafa Kemal ne disait pas au général Harbord, c'est qu'on


pouvait fort bien récuser le bolchevisme et fraterniser néanmoins avec la
République des Soviets. Mustafa Kemal et la plupart de ses camarades étaient
persuadés que seule une alliance avec la Russie leur permettrait de faire échec
aux diktats des Alliés. À en croire un certain nombre de documents datant du
début de l’année 1920, la stratégie nationaliste avait dès cette époque comme
axe principal la création d’une frontière commune avec les Bolcheviks afin de
faciliter l’arrivée de l’aide escomptée. Il s'agissait en somme, en échange d'un
soutien soviétique à la cause anatolienne, d'aider à la bolchevisation de
l'Azerbaïdjan, de la Géorgie et de l'Arménie1.

Mais, dans la foulée, l'Anatolie ne s'exposait-elle pas à être elle aussi


bolchevisée ? Telle était la préoccupation majeure des dirigeants nationalistes.
Depuis juillet 1919, plusieurs émissaires turcs avaient été en Transcaucasie.
Certains d’entre eux — le Dr. Fuad Sabit, Halil pacha, Baha Sait et quelques
autres — avaient même participé à la création à Bakou d'un parti communiste
turc2. Issus pour la plupart de l'ancien parti unioniste, ces hommes, dont
l'allégeance au mouvement nationaliste n'allait pas sans arrière-pensées,
risquaient d'accepter des engagements nuisibles aux intérêts de l'Anatolie. De
fait, Baha Sait avait signé le 11 janvier 1920, avec le représentant du Comité
central du parti communiste caucasien agissant au nom de la République des
Soviets, une sorte de "traité d'alliance", sans même prendre la peine d'en aviser
Mustafa Kemal3. Pour parer au danger que représentait pour l’Anatolie la
signature de tels accords, Mustafa Kemal n'hésitera pas à mettre les points sur
les i : dans sa lettre du 3 mars 1920 à Kâzım Karabekir, il soulignera avec
netteté que seul le "comité exécutif"4 était habilité à prendre des engagements,
car c'était lui seul qui était responsable, devant le pays et devant le monde, de
la conduite des affaires politiques et sociales5.

*Le 5 février 1920, Mustafa Kemal avait envoyé une longue note à tous les officiers supérieurs
impliqués dans le mouvement de libération nationale afin de leur faire connaître ses vues sur la
stratégie à adopter face aux Alliés. La plupart de ses interlocuteurs étaient d'accord avec lui
pour constater que la seule issue qui s'offrait à la résistance anatolienne était de s'entendre avec
les Bolcheviks. Cette correspondance entre Mustafa Kemal et ses camarades a été publiée dans
le Harp tarihi vesikaları dergisi, docs 388 sq.
2À ce propos, cf. P. Dumont, art. cit., p. 146. On trouvera également quelques indications sur
cette organisation chez G. S. Harris, op. cit., p. 58.
3On trouvera le texte intégral de cet accord dans K. Karabekir, op. cit., pp. 591-592. Le
signataire turc de l'accord, Baha Sait (mort en 1936), était un officier en retraite, membre de
l'organisation secrète unioniste Karakol.
4 Le "comité exécutif" (Heyet-i temsiliye) avait été désigné en septembre 1919 par les
congressistes réunis à Sivas. Cet organisme présidé par Mustafa Kemal regroupait une
vingtaine de membres. Il fera figure, jusqu'en avril 1920, de gouvernement occulte de
l'Anatolie. À partir du mois de mai, il sera remplacé par le Conseil des Ministres désigné par la
Grande Assemblée Nationale d'Ankara. À propos du Heyet-i temsiliye, cf. U. iğdemir, Heyet-i
temsiliye tutanakları (Les procès-verbaux du "comité exécutif'), Ankara, 1975.
5K. Karabekir, op. cit., p. 482.
L'AXE MOSCOU-ANKARA 171

À l'époque où cette lettre fut écrite, les Anglais étaient sur le point
d'obtenir du şeyh ül-islam une "sentence" hostile au bolchevisme1. Le
mouvement national devait donc se montrer particulièrement vigilant dans ses
relations avec les Bolcheviks afin de ne pas heurter l'opinion.

Ce n’est qu'après "l'occupation" de Constantinople par les Alliés2, le 16


mars 1920, que les nationalistes pourront envisager de se tourner ouvertement
vers la République des Soviets. Désormais, en effet, nul ne pouvait faire
reproche à l'Anatolie de recourir à des "mesures désespérées".

À dire vrai, le coup de force des Alliés créait une conjoncture si


favorable à un rapprochement avec les Soviets que dès le 16 mars Mustafa
Kemal demandait à Kâzım Karabekir d'œuvrer sans délai à la bolchevisation de
Batoum, des "trois provinces" (Kars, Ardahan et Artvin), de la Géorgie et de
1’Azerbaïdjan. L'opération avait pour but d'empêcher d'éventuels mouvements
de troupes anglaises en Transcaucasie et, surtout, de faciliter l'arrivée de
l'Armée Rouge3. Kâzım Karabekir devait veiller cependant à ce que l'Anatolie,
Trabzon notamment, ne fût pas contaminée par le bolchevisme4. Le 29 mars,
Mustafa Kemal lui demandait en outre de faire avancer l'armée turque,
d'occuper les "trois provinces" et tous les territoires situés entre l'ancienne
frontière et l'Arax, de manière à ce que les Nationalistes soient en position de
force face aux Soviets lorsque ceux-ci arriveraient5. Ainsi, à la fin du mois de
mars, toutes les dispositions étaient prises, du côté turc, pour entrer en liaison
avec les Russes sur un pied d'égalité. Kâzım Karabekir annonçait la prise par
les Bolcheviks de Derbent, Petrovsk, Vladikavkaz et Novorossijsk. Il pensait
que l'Armée Rouge ne mettrait pas plus d’un mois à traverser le Caucase6. Il
devenait urgent de discuter des modalités concrètes de l'aide soviétique à la
Turquie.

Deux jours après l'occupation de Constantinople par les Alliés, le


Parlement ottoman avait décidé, en guise de protestation, sa propre
dissolution. Un mois plus tard, le 23 avril 1920, s'ouvrait à Ankara, sous la

1R. N. İleri, op. dt., pp. 77-79 ; G. Jaeschke, Türk Kurtuluş savaşı kronolojisi (Chronologie de la
guerre d'indépendance turque), Ankara, 1970, pp. 90-91.
2En fait, Constantinople était occupée depuis la fin du mois de novembre 1918. Le 16 mars
1920, les Alliés ne firent qu'accentuer leur présence en occupant les ministères de la Guerre et
de la Marine, les directions de la Police, des Postes et Télégraphes, et un certain nombre de
corps de garde. Ce déploiement de forces constitua néanmoins la goutte qui fit déborder le
vase.
3R. N. İleri, op. dt., pp. 83-84.
4K. Karabekir, op. dt., pp. 505-506.
5Harp tarihi vesikaları dergisi, doc. 685.
6Ibid., doc. 684.
172 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

présidence de Mustafa Kemal, la Grande Assemblée Nationale de Turquie.


Désormais, le chef de la résistance anatolienne apparaissait investi d'un
pouvoir légitime. Un des premiers actes de Mustafa Kemal en tant que
président de la Grande Assemblée fut d'envoyer une mission à Bakou, en vue
de négocier avec les Soviets1. Le parti communiste turc de Bakou, animé par
un groupe d'anciens Unionistes (Halil pacha et le Dr. Fuad Sabit notamment),
était chargé pour sa part d'établir le contact2. Le 26 avril, Mustafa Kemal
précisait dans un télégramme adressé à Kâzım Karabekir les bases sur
lesquelles la Turquie était prête à discuter. Le Gouvernement d'Ankara,
reconnaissant que l'objectif primordial des Bolcheviks était de lutter contre les
États impérialistes, acceptait de collaborer avec eux. L'Armée Rouge devait
prendre à son compte la bolchevisation de la Géorgie. Les Turcs, quant à eux,
s'engageaient à entreprendre une action militaire contre le "gouvernement
impérialiste de l'Arménie" et à faire rentrer l'Azerbaïdjan dans le giron
soviétique. L'entente turco-russe impliquait, bien entendu, un soutien matériel
à la cause nationaliste. Mustafa Kemal demandait aux Bolcheviks un
"acompte" de cinq millions de livres or, des munitions, des armes modernes,
du matériel sanitaire et des vivres pour l'armée de l'Est. Cette aide devait servir
à "chasser les forces impérialistes du territoire national" et, ultérieurement, à
"mener une lutte commune contre l'impérialisme"3.

Mustafa Kemal a choisi, on le voit, de mettre l'accent sur le combat


anti-impérialiste. Il est à remarquer que son télégramme exclut tout autre
accommodement doctrinal avec les Bolcheviks. C'est, tout compte fait, sur un
certain nombre de concessions en Transcaucasie que devra reposer l'accord entre
la Turquie et la République des soviets. La Turquie s'engage à livrer
l'Azerbaïdjan et à faciliter la bolchevisation de la Géorgie ; en échange elle
réclame du matériel de combat et de l'argent et se réserve la reconquête d'une
partie des territoires de la République d'Arménie.

A priori, l'affaire semblait avantageuse pour les deux parties.


Toutefois, l'atout essentiel de Mustafa Kemal, l'Azerbaïdjan, lui fera très vite
défaut. L'entrée de l'Armée Rouge à Bakou, le 27 avril 1920, résoudra
définitivement l'imbroglio azéri au profit des Bolcheviks. Par ailleurs, l'idée

1C'est le commandant Ali Rıza bey qui fut chargé de ces négociations (K. Karabekir, op. cit.,
pp. 629-630). Mais, à Moscou, les pourparlers furent menés par Halil pacha et le Dr. Fuad
Sabit. Vers la fin du mois de mai, deux autres émissaires kémalistes arriveront à Moscou,
Ibrahim Tali et Hulûsi bey, porteurs d'une lettre de Mustafa Kemal à l'adresse de Lénine (ibid.,
np. 739-740).
hbid., p. 630.
Ibid., p. 626. Atatürk'ün tamim, telgraf ve beyannameleri (Circulaires, télégrammes et
déclarations d'Atatürk), Ankara, 1964, pp. 304-305.
L ’AXE MOSCOU-ANKARA 173

d'une intervention militaire turque en Arménie sera fort mal accueillie par
Moscou. Mustafa Kemal pensait que les Bolcheviks feraient preuve d'une
certaine compréhension à l'égard des thèses turques. 11 ignorait sans doute que
le Conseil des commissaires du peuple avait garanti aux Arméniens de
l'Arménie turque, par un décret du 11 janvier 1918, le droit à
l'autodétermination et à l’indépendance1. Loin de constituer un facteur
d'entente, l'action envisagée par Mustafa Kemal contre les Dachnaks (qualifiés,
pour l’occasion, d'impérialistes) constituera, tout au long de l’année 1920, le
principal obstacle dans la voie d'un accord turco-soviétique.

Vers la fin du mois de mai plusieurs émissaires arrivèrent à Moscou,


porteurs des propositions de Mustafa Kemal2. Venus de Bakou, Halil pacha et
le Dr. Fuad Sabit engagèrent aussitôt des négociations avec les dirigeants
soviétiques. Le Dr. Fuad Sabit, qui se présentait comme le délégué du parti
communiste turc de Bakou, s'efforcera d’impressionner les Bolcheviks en
tenant des propos révolutionnaires au Théâtre Bolchoï, à l'occasion d'une
réunion des représentants des syndicats ouvriers3. Halil pacha, pour sa part,
entreprendra divers marchandages avec Kamenev, Ciéerin et l'adjoint de ce
dernier, Karahan. L'ancien baroudeur unioniste, bien que non officiellement
mandaté par Mustafa Kemal, sut indéniablement se montrer persuasif. Le 4
juin, il devait annoncer triomphalement à Mustafa Kemal que les Russes
acceptaient de livrer deux millions de livres or, soixante mille fusils, une
centaine de canons ainsi qu'une grande quantité de cartouches et d'obus4.

Toutefois, en ce qui concerne l'Arménie, les dirigeants soviétiques


demeureront intraitables. Dans sa lettre du 4 juin, Halil pacha précisera que les
Bolcheviks désapprouvent l'idée d'une intervention turque en Arménie et qu'ils
"comptent envoyer des troupes russes sur notre ancienne frontière"5.
Répondant le 3 juin aux propositions de Mustafa Kemal, Ciéerin insistera

^On trouvera le texte de ce décret dans les Dokumenty vnesnej politiki SSSR (Documents de
politique étrangère de l'URSS) (cité infra : Documenty), Moscou, 1957,1, doc. 43, pp. 74-75.
2Cf. supra, n° 41.
3Le texte de ce discours est résumé dans la Pravda du 19 mai 1920, p. 4, col. 4. Kamenev, qui
présidait la séance, avait présenté le Dr. Fuad Sabit comme le "représentant de l'armée et des
masses paysannes insurgées". Dans son discours, Fuad Sabit avait vilipendé "l’ennemi le plus
effrayant du prolétariat, le capitalisme impérialiste, source de tous les malheurs de l'humanité"
et avait salué les leaders de la révolution mondiale "au nom du prolétariat turc insurgé". On
trouvera le texte intégral de ce discours chez K. Karabekir, op.'cit., pp. 743-744.
4Ibid., pp. 749-750.
5Ü s'agit de la frontière d'avant 1914, dont le tracé avait été déterminé par le traité de San
Stefano en 1878. À San Stefano, l'Empire ottoman avait été obligé de céder à la Russie les
provinces de Kars, Ardahan, Batum et Beyazid. En mars 1918, à Brest-Litovsk, les Bolcheviks
avaient fini par accepter le principe de la rétrocession de ces terres à la Turquie, mais n'avaient
formulé leur accord que du bout des lèvres.
174 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

pour sa part sur le droit des populations à disposer d'elles-mêmes et réclamera


un plébiscite non seulement pour l’Arménie turque mais aussi pour le
Kurdistan, le Lazistan, la région de Batoum, la Thrace orientale et les
localités habitées par des Turco-Arabes. ”11 va sans dire”, spécifiera le chef de
la diplomatie soviétique, "que les réfugiés et les émigrants qui avaient été
obligés de quitter leur pays par suite de circonstances indépendantes de leur
volonté pourront participer à la consultation et c'est pourquoi ils devront être
autorisés à revenir dans leurs pays respectifs."1

La note de Ciéerin fit l'effet, en Turquie, d'une véritable douche froide.


Kâzım Karabekir y vit aussitôt un acte de brigandage : les Bolcheviks tentaient
de faire main basse sur toutes les provinces orientales de la Turquie2 ! Plus
circonspect, Mustafa Kemal devait décider, après mûre réflexion, de retarder
l'intervention militaire contre les Dachnaks et de tenter de résoudre le différend
turco-soviétique par la voie diplomatique. Le 20 juin, tout en dénonçant les
"actes de barbarie" des Arméniens, il faisait savoir à Ciêerin que le
Gouvernement d'Ankara espérait résoudre le problème des territoires frontaliers
grâce à la médiation de la République des Soviets et qu'il avait, en
conséquence, ajourné l'occupation des "trois provinces". Dans la même lettre,
il annonçait l'envoi de plénipotentiaires — le ministre des Affaires étrangères
Bekir Sami et le ministre de l'Économie Yusuf Kemal — chargés de "nouer
des liens politiques réguliers et d'établir les bases des relations futures"3.

À l'époque de cet échange de lettres, les Bolcheviks apparaissaient


incontestablement en position de force. Fin avril, ils avaient pris Bakou et
bolchevisé l'Azerbaïdjan. Ils ne tarderaient pas, semblait-il, à s'emparer de
l'ensemble de la Transcaucasie. Les Turcs, de leur côté, dans leur lutte contre
les Alliés, ne pouvaient compter que sur le soutien du monde musulman et
sur celui, plus immédiat et sans doute plus efficace, de la République des

1Dokumenty, Moscou, 1958,11, doc. 372, p. 554 ; X. J. Eudin et R. C. North, op. cit., pp. 186-
187 ; ce texte fut, semble-t-il, largement diffusé dans la presse de l'époque : cf. p. ex. La Cause
commune du 26 juin 1920.
2"Stupéfaction !", s'écrie le commandant du front de l'Est, "tandis que l'Entente fait main basse
sur nos territoires occidentaux, les Bolcheviks poussent les populations de l'Arménie, du
Kurdistan, du Lazistan, et comme si cela ne suffisait pas, de la Thrace orientale, à se séparer
de nous, dans l'idée sans doute de les avaler eux-mêmes [...] À mon avis [...] il faut
s'empresser d'occuper la région d'Alexandropol et si possible toute l'Arménie, de manière à ce
que nos négociateurs à Moscou apparaissent comme les envoyés d'une armée victorieuse. Sans
quoi, ces types vont s'efforcer de nous arracher notre territoire !..." (K. Karabekir, op. cit., p.
736).
3R. N. İleri, op. cit., pp. 113-115 ; Atatürk'ün tamim..., op. cit., pp. 338-339. Nous n'avons pas
retrouvé ce texte dans les Dokumenty.
L ’AXE M O S C O U - A N K A R A 175

Soviets1. De là, les ménagements de Mustafa Kemal et la fermeté de Cièerin.


Aux yeux des dirigeants bolcheviks, il ne pouvait guère être question, dans la
conjoncture du début de l'été 1920, de concessions territoriales au profit de la
Turquie. Bien au contraire, il est possible qu'ils aient songé à cette époque à
tirer avantage de leur situation dominante pour tenter de bolcheviser l’Anatolie,
ou tout au moins ses provinces orientales.

Nous disposons à cet égard d’un indice particulièrement significatif. Le


15 juin, en effet, Mustafa Suphi2, un des plus brillants poulains du
commissariat aux Nationalités, qui venait de prendre la direction du parti
communiste turc de Bakou après en avoir écarté les éléments par trop suspects,
avait envoyé en Anatolie un de ses camarades, Süleyman Sami3, afin de sonder
Mustafa Kemal sur ses vues concernant le bolchevisme. Il s'agissait
notamment de savoir si le Président de la Grande Assemblée autoriserait la
création d'une organisation communiste en Anatolie et si une telle
organisation pourrait subsister sans trop d’accommodements doctrinaux.
L'émissaire de Mustafa Suphi était par ailleurs chargé d'annoncer au
Gouvernement d'Ankara que l'aide soviétique transiterait désormais par le parti
communiste turc de Bakou et que cette organisation tenait, dans un premier

^Le 1er juin 1920, dans une longue note adressée à K. Karabettir, Mustafa Kemal soulignait
avec insistance que l'avenir du pays dépendait entièrement de l'alliance avec les Russes et avec
le monde musulman. K. Karabekir, op. cit., pp. 716-718.
2Mustafa Suphi (1883-1921) avait, comme beaucoup d'idéologues orientaux, suivi la filière
parisienne (université, contacts divers), avant de se lancer, à son retour en Turquie, dans la vie
politique. Pour opposition au régime instauré par le comité Union et Progrès, il avait été, en
1913, interné à Sinop, mais s'était évadé et avait trouvé refuge en Russie. Ici, il subit un second
internement, après la déclaration de la guerre, en tant que sujet ottoman. C'est sans doute à cette
occasion qu'il entra en contact avec les Bolcheviks. Après la révolution d'Octobre, on le
retrouve à Moscou, rédacteur en chef de Yeni Dünya (Le Monde nouveau), organe des
communistes turcs de Russie, et à la tête de la section turque du Bureau central des peuples de
l’Orient, dépendant du commissariat aux Nationalités de Staline. En mars 1919, il représente la
Turquie au 1er congrès de la Dïc Internationale. Au cours des années 1919 et 1920, il sillonne la
Crimée et le Turkestan dans le but d'établir le contrôle de Moscou sur les sections musulmanes
du parti. Arrivé à Bakou le 27 mai 1920, il s'empare de la formation créée ici par les Unionistes
et la réorganise en lui adjoignant — à en croire certains témoins — une section para-militaire.
À la fm de l'année 1920, il se rendra en Turquie. Son projet est d'aller à Ankara et de négocier
avec Mustafa Kemal l'installation de son parti en Anatolie. Mais les nationalistes des provinces
orientales, Karabekir notamment, accueilleront fort mal cette initiative et provoqueront sur sa
route des "manifestations populaires" anticommunistes qui aboutiront, fin janvier, à son
assassinat (en même temps qu'à celui de quatorze de ses compagnons), au large de Trabzon,
dans des circonstances mal éclaircies. Ce personnage a retenu l'attention de nombreux
chercheurs. Cf. p. ex. W. Z. Laqueur, The Soviet Union... op. cit., chap. I ; G. S. Harris, op. cit.;
H. Bayur, art. cit.
3Süleyman Sami était membre du Comité central du parti communiste turc de Bakou. Pendant la
guerre, il avait combattu en tant que lieutenant dans l'armée ottomane. Capturé par les Russes,
puis libéré au moment de la prise du pouvoir par les Bolcheviks, il n'avait pas tardé, comme bien
d'autres militants turcs, à rejoindre l'organisation créée par Mustafa Suphi. Il semble qu'il ait
joué au sein du parti un rôle d'agent double et de provocateur. Lorsque, au début de l'année
1921, Mustafa Suphi décidera de se rendre en Turquie, Süleyman Sami fera partie de
l'expédition. Mais il évitera le sort tragique réservé au leader du parti et à une quinzaine de ses
camarades en se séparant d'eux à Erzurum. Coup monté ? C'est possible. C’est en tout cas
l'interprétation donnée par l'historiographie turque actuelle.
176 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

temps, à la disposition de la Turquie cinquante canons, soixante-dix


mitrailleuses et dix-sept mille fusils1. Compte tenu de cette dernière clause, il
y a tout lieu de croire que la démarche de Süleyman Sami avait été
commanditée par Moscou. En imposant la médiation de Mustafa Suphi et de
son équipe, les dirigeants soviétiques cherchaient sans doute à faciliter la
propagation du bolchevisme en Anatolie et peut-être même à jeter les bases
d’un changement de régime à Ankara.

Au moment où l’envoyé du parti communiste turc de Bakou faisait


connaître ses desiderata à Mustafa Kemal — vers la mi-juillet —, l'hypothèse
d'une éventuelle bolchevisation de l’Anatolie n'avait, il faut bien le dire, rien
de particulièrement extravagant. Les discussions diplomatiques qui devaient
conduire à la signature du traite de Sèvres avaient entraîné, dès le début de l'été
1920, une nette radicalisation de la résistance anatolienne. Dans les milieux
nationalistes, le nombre des partisans d'une entente avec la République des
Soviets ne cessait d’augmenter et les journaux kémalistes multipliaient les
articles favorables au bolchevisme. Dans un manifeste publié dans la seconde
moitié du mois de juillet, Mustafa Kemal appellera les musulmans à faire bloc
avec les communistes pour lutter contre l’injustice des Grandes Puissances2.
Kâzım Karabekir, pour sa part, envisageait la possibilité d'acclimater en
Anatolie les théories bolcheviques, quitte à y apporter un certain nombre de
modifications. Il faisait remarquer que le panislamisme et le panturquisme
étaient "démodés" et qu’un bolchevisme "à la turque" représentait, pour
l'Anatolie, la seule issue possible3. La bolchevisation de la Turquie
apparaissait d’autant plus plausible que le 1er août Turcs et Russes avaient
réussi à faire leur jonction à Nakhitchevan. L'aide soviétique tant attendue
allait enfin arriver. De fait, dès le début du mois d'août, les premières caisses
d'or russe, convoyées par Halil Pacha, avaient atteint la frontière turque. Cet
événement avait donné lieu à diverses manifestations de fraternisation et les
officiers de l'armée de l'Est s'étaient mis à arborer l'étoile rouge4.

!Ce document a été publié par F. Tevetoğlu, Türkiye'de sosyalist ve komünist faâliyetler (Les
activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967, pp. 221-223. A. F. Cebesoy
(Moskova hatıraları, op. cit.t pp. 36-37) en donne un résumé.
2Pour le texte de ce manifeste, cf. Le Temps, 24 juil. 1920.
3K. Karabekir, op. cit., pp. 779-780.
4À ce propos, cf. le petit livre du général Veysel Ünüvar, istiklâl harbinde bolşeviklerle sekiz
ay. 1920-1921 (Huit mois avec les Bolcheviks pendant le guerre d'indépendance. 1920-1921),
Istanbul, 1948. Voir également la lettre de K. Karabekir du 27 août 1920 à la présidence de
l'état-major à Ankara (K. Karabekir, op. cit., pp. 807-808). Le commandant de l'armée de l'Est
y explique comment il a tenté de faire échec à l'étoile rouge en obligeant ses officiers à coudre,
à côté de l'étoile, un croissant, reconstituant ainsi l'étendard turc.
L'AXE MOSCOU* ANKARA 177

Le 14 août, quatre jours après la signature du traité de Sèvres, Mustafa


Kemal soulignera en pleine Assemblée les similitudes entre l'esprit
communautaire de l’Islam et le bolchevisme1. Ces déclarations fracassantes
n’avaient cependant rien de commun avec les naïfs entichements de Kâzım
Karabekir. Pour Mustafa Kemal, il s’agissait essentiellement d’inspirer
confiance aux Bolcheviks et, corrélativement, d’effrayer les Grandes
Puissances. En réalité, aux yeux du leader du mouvement nationaliste, le
bolchevisme, au-delà duquel se profilait l’expansionnisme russe, n’avait guère
sa place en Turquie. La République des Soviets représentait certes un allié de
choix dans la lutte contre ’’l'impérialisme’’, mais il n'était pas question
d'embrasser le bolchevisme, ni même d'en faciliter la propagation.

Cela dit, la démarche du parti communiste turc de Bakou plaçait


Mustafa Kemal dans une situation difficile. En refusant d'autoriser la création
d'une organisation communiste en Anatolie, ne risquait-il pas de s'attirer les
foudres de Moscou ? Dans la conjoncture délicate où se trouvait la Turquie, il
fallait à tout prix éviter de heurter de front les Soviets. Une seule solution
s'offrait à Mustafa Kemal : temporiser. C'est la raison pour laquelle il devait
choisir de ne donner dans l'immédiat aucune réponse aux questions et aux
propositions de Süleyman Sami.

Le problème de la propagande communiste en Anatolie étant mis en


veilleuse, il s'agissait néanmoins de poursuivre les négociations avec Moscou.
Les plénipotentiaires kémalistes, Bekir Sami et Yusuf Kemal, étaient arrivés
dans la capitale soviétique le 19 juillet. Ils étaient porteurs d'offres séduisantes.
Mustafa Kemal proposait notamment aux Russes des facilités de circulation
dans les détroits et leur faisait savoir que la Turquie userait de son influence
auprès des "éléments turcs et islamiques" (de Russie ?) afin de les "faire
participer à la réussite de la lutte commune"2. En échange, tout au long du
mois d'août, Bekir Sami et Yusuf Kemal espéreront obtenir des dirigeants
soviétiques des concessions territoriales en Transcaucasie. À cette époque,
cependant, les Russes, nous l'avons dit, n'étaient guère disposés à transiger.
Face aux Turcs qui entendaient récupérer les "trois provinces", les Dachnaks
demandaient Erzurum, Trabzon et plusieurs autres provinces de l'Anatolie
orientale3. Ciéerin apportant son soutien à la thèse des Dachnaks, réclamera
l'établissement d'une "frontière ethnique»4. Il s'agissait en somme d’obliger le

İR. N. İleri, op. cit.t p. 140, qui cite les procès-verbaux de la Grande Assemblée.
2F. Kandemir, op. d u p. 45.
3À ce propos, cf. Dokumenty..., III, doc. 173, p. 325, n. 50.
^Ibid.; cf. également A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. d u P- 70.
178 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

Gouvernement d’Ankara à souscrire aux dispositions du traité de Sèvres. Dans


ces conditions, les pourparlers de Moscou ne pouvaient aboutir qu'à une
impasse. Un accord fut tout de même paraphé, le 24 août 19201. Mais le 28,
Cièerin signifiait à Bekir Sami que le texte élaboré quelques jours auparavant
n'entrerait en vigueur que si la Turquie acceptait de céder aux Arméniens une
partie des provinces de Van et de Bitlis2. Formulées à un moment où les
troupes soviétiques venaient de subir un grave échec en Pologne3, ces
exigences n'avaient, bien entendu, aucune chance d'être accueillies
favorablement par le Gouvernement d'Ankara. Elles ne pouvaient que l'irriter
et l’acculer à la rébellion.

La riposte de Mustafa Kemal sera immédiate. Dès le début du mois de


septembre, nous assistons à un net durcissement de l'attitude de la Turquie face
aux Soviets. Dans un premier temps, il s’agira de faire échec aux tentatives de
pénétration communiste en Anatolie. Le fiasco de l'Armée Rouge devant
Varsovie avait mis en lumière la vulnérabilité des Bolcheviks. Mustafa Kemal
était persuadé que le moment était venu de les rembarrer. Au début de l'été, le
parti communiste turc de Bakou, agissant selon toute vraisemblance pour le
compte de Moscou, avait demandé l'autorisation d'implanter une organisation
bolchevique en Turquie. Le 13 septembre, le Président de la Grande Assemblée
fit savoir à Mustafa Suphi que son "parti" ne pouvait avoir d'autre
interlocuteur en Turquie que le Gouvernement d'Ankara4. C'était, en termes
polis et fleuris, une fin de non-recevoir catégorique. Mustafa Kemal devait
préciser sa pensée le lendemain, dans une lettre adressée au commandant du
front occidental, Ali Fuad pacha :

"... La mise en place d'une organisation communiste à l’intérieur du


pays est totalement contraire à nos intérêts, car qui dit organisation
communiste dit entière soumission à la Russie. Il faut empêcher à tout
prix l'implantation d'une organisation communiste clandestine [...]
Certaines personnes, qui y trouvent avantage, prétendent que je suis
favorable au communisme, mais c'est faux. Tant que la situation ne se
sera pas clarifiée, à l'Est comme à l’Ouest, nous devons nous garder des
révolutions, et, ainsi que je l'ai écrit au camarade Mustafa Suphi, rien
ne doit être fait sans l'accord du mouvement. Bien entendu, il convient,
de ne pas s'opposer ouvertement au communisme et au bolchevisme.5"

*On trouvera le texte du projet paraphé, ibid., pp. 80-81.


2Ibid., pp. 82-83 ; voir également la note de l'état-major général en date du 14 octobre 1920,
publiée dans Harp tarihi vesikaları dergisi (doc. 1264).
3À propos de la guerre russo-polonaise, cf. p. ex. E. H. Carr, op. cit., III, pp. 212 sq.
4F. Tevetoğlu, op. cit., pp. 223-225.
5A. F. Cebesoy, Milli mücadele..., op. cit., p. 475.
L'AXE MOSCOU-ANKARA 179

Mais il ne suffisait pas d'éconduire Mustafa Suphi. Il fallait également


faire pièce à l'opposition qui se manifestait au sein même de la Grande
Assemblée. Cette opposition — le Halk zümresi (Groupe du peuple) — était
sur le point d'échapper au contrôle du Gouvernement. Elle risquait, par là, de
favoriser les menées bolcheviques en Anatolie1. Mustafa Kemal choisit de
conduire l'offensive sur le plan doctrinal. Dès la mi-septembre, il proposait à
l'Assemblée un "programme populiste" qui reprenait à son compte les
principales revendications du Halk züm resi. Par ce programme, le
Gouvernement s'engageait notamment à "assurer le bonheur et la prospérité du
peuple" et à introduire toutes les réformes sociales nécessaires, en accord avec
les exigences du siècle. Ainsi récupérée, l'opposition perdait sa raison d'être.
Le programme "populiste" avait par ailleurs l’avantage de consolider les bases
idéologiques du mouvement kémaliste. Aux "extrémistes" de gauche, Mustafa
Kemal pouvait désormais opposer un populisme de bon aloi, tenant compte de
'Tesprit national" et des "vraies nécessités de la nation"2.

Il restait à régler le problème des territoires revendiqués par l'Arménie.


Mustafa Kemal pensait que les Russes ne s'exposeraient jamais à un conflit
ouvert avec la Turquie et qu'ils finiraient, tôt ou tard, par composer. C'est donc
en termes passablement rudes qu'il fera connaître à Ciéerin, le 16 octobre, la
réponse de la Grande Assemblée à ses exigences :

"Toutes les statistiques relatives aux provinces de Van et de Bitlis, qu'il


s'agisse de statistiques anciennes ou récentes, montrent que les
Arméniens ont toujours été dans ces provinces proportionnellement
moins nombreux que les musulmans. Dans ces conditions, demander
l'abandon d'une portion de territoire à une minorité constitue un acte
typiquement impérialiste. Créé pour lutter contre l’impérialisme, le
Gouvernement national d'Ankara se trouve dans l'obligation de
repousser cette demande..."3

À vrai dire, au moment où ce télégramme fut rédigé, les dés étaient


déjà jetés. À la fin du mois de septembre, Kâzım Karabekir avait lancé ses

1Le Halk zümresi était animé, pour l'essentiel, par d'anciens membres du comité Union et
Progrès (à ce propos cf. P. Dumont, art. cit., p. 151). Mais il y avait aussi dans ce groupe, selon
toute vraisemblance, des éléments "extrémistes”. Nous savons par exemple que le député de
Tokat, Nazım, qui créa par la suite le "parti communiste populaire de Turquie" (Türkiye halk
iştirakiyim fırkası), était un des membres les plus actifs du Halk zümresi. On trouvera des
indications sur ce groupement dans l'ouvrage de M. Tunçay, Mesaî. 1920 (Programme. 1920),
Ankara, 1972.
2Le programme "populiste" proposé par Mustafa Kemal figure dans les procès-verbaux de la
Grande Assemblée à la date du 18 septembre 1920. Ce texte a été repris dans l'ouvrage de R.
N. İleri, op. cit., pp. 189-192 ; voir également İ. Arar, Atatürk'ün halkçılık programı
(Programme populiste d'Atatürk), Istanbul, 1963.
3A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., p. 90.
180 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

troupes contre l’Arménie. Les Turcs occupaient déjà Oltu et Sarıkamış.


Bientôt, ce sera la grande offensive en direction de Kars. Las de marchander, le
Gouvernement d'Ankara avait finalement opté pour une démonstration de
force.

*
* *

L'intervention militaire turque ne pouvait pas ne pas émouvoir les


Bolcheviks. Ceux-ci s'empressèrent de "lâcher" les Dachnaks (qu'ils accusaient
du reste de servir les intérêts de l'impérialisme occidental en Transcaucasie)
afin d'être libres d'intervenir à leur tour. Dès le 13 octobre, ils avaient adressé
à l’Arménie un ultimatum impitoyable : le Gouvernement arménien devait
accorder la libre disposition de ses chemins de fer aux troupes russes, azéries et
turques ; il devait dénoncer le traité de Sèvres et rompre les négociations
diplomatiques avec les puissances de l'Entente ; il était sommé enfin de
soumettre son différend territorial avec la Turquie à l'arbitrage du
Gouvernement de la Russie soviétique1. Tandis que les troupes de Kâzım
Karabekir attaquaient à l'ouest, les Russes, secondés par les irréguliers azéris et
turcs (parmi ces derniers il y avait un certain nombre d'anciens prisonniers de
guerre armés par le "parti communiste" de Mustafa Suphi), pénétraient par le
nord. Le coup de force kémaliste prenait ainsi l'allure d'une expédition turco-
soviétique contre les "valets de l'impérialisme"2. Momentanément, le risque
d’un affrontement direct entre la Turquie et la République des Soviets
apparaissait circonscrit.

En attaquant l'Arménie, Mustafa Kemal avait voulu placer les


dirigeants soviétiques devant le fait accompli et les obliger à lâcher du lest.
Pour les Russes, il s’agissait à présent d'empêcher les Turcs de pénétrer trop
avant en Transcaucasie. Mais il fallait aussi, à tout prix, éviter d'en venir
ouvertement aux mains, car une guerre avec la Turquie, qui priverait la
République des Soviets d’un précieux allié au sein du monde musulman, ne
pouvait profiter qu'aux Grandes Puissances. Convaincue de la nécessité de
défendre l'Arménie, la Géorgie et l'Azerbaïdjan contre les convoitises des
Turcs, mais acculée à un comportement conciliant, la Russie se trouvait
indéniablement dans une position inconfortable.

W oir à ce propos l'article de W. [Weltman ?], "Les relations russo-turques depuis l'avènement
du bolchevisme”. Revue du Monde musulman, 52, 1922, pp. 181-217.
2C'est ainsi que les choses sont généralement présentées dans l'historiographie soviétique. Voir
par exemple l'article de S. I. Kuznecova, "Krah tureckoj intervene» v Zakavkazii v 1920-1921
godah” (L'échec de l'intervention turque en Transcaucasie en 1920-1921), Voprosy istorii, 9,
1951, pp. 143-156.
L ’AXE M O S C O U - A N K A R A 181

La prise de Kars, le 30 octobre, et d'Alexandropol (Gümrü), le 7


novembre, avait suffi à démontrer la puissance de la force de frappe turque.
Dans l'immédiat, la seule solution qui s'offrait aux Bolcheviks, empêtrés en
Crimée dans une ultime offensive contre les troupes de Wrangel, était de tenter
d'amadouer le Gouvernement d'Ankara. Dès le début du mois de novembre, ils
multiplieront les manifestations de bonne volonté à l'égard de la Turquie dans
l'espoir de parvenir à un dénouement rapide de la crise. Staline, qui se trouvait
alors à Bakou, fera dire à Mustafa Kemal, par l'entremise de Mustafa Suphi,
que la République des Soviets "considère le mouvement de résistance nationale
en Anatolie comme un modèle pour tous les peuples d’Orient et qu'elle est
prête à faire tous les sacrifices nécessaires pour le soutenir"1. Mustafa Suphi
ajoutera à ce message, pour son propre compte, que le parti communiste turc
appuie pleinement l’action des Kémalistes et qu'il s'engage, tant que durera le
combat du Gouvernement de la Grande Assemblée nationale contre les
impérialistes, à "éviter toute initiative de caractère extrémiste"2. Dans la foulée
des ces propos d'apaisement, Ciéerin enverra vers la mi-novembre dans la
région des opérations militaires un plénipotentiaire de choc, Budu Mdivani3,
chargé de négocier un modus vivendi entre les diverses parties en présence4.

Les Turcs, toutefois, et en particulier Kâzım Karabekir, n'avaient


nullement l'intention de se laisser circonvenir. Le 2 décembre, ils obligèrent
les Dachnaks à signer à Alexandropol un traité de paix désastreux. L'Arménie,
réduite à la région d'Erivan et du lac Sevan, reconnaissait le traité de Brest-
Litovsk, acceptait de désarmer ses forces et accordait à la Turquie un droit de
contrôle sur son réseau ferré et autres voies de communications.

Pour la Russie, ce quasi-protectorat turc sur l'Arménie était, bien


entendu, inacceptable. Fort heureusement, les révolutionnaires arméniens
avaient réussi, quelques jours avant la signature du traité d'Alexandropol, à
proclamer les soviets à Kasah. Les Russes pouvaient donc faire valoir la
non-représentativité de la délégation qui avait négocié avec les Turcs. Le 10*

*011 trouvera le texte de la lettre de M. Suphi dans l'ouvrage de R. N. İleri, op. ci/., pp. 202-206.
hbid., p. 206.
3Budu Mdivani (1877-1937) était un des principaux animateurs du parti communiste en
Transcaucasie. Au moment de l'affrontement turco-soviétique à propos de l'Arménie, il faisait
partie du conseil révolutionnaire de la IIe Armée. En 1922, il participera aux travaux de la
conférence de Gênes. D'origine géorgienne, il se distinguera, au lendemain de la création de la
République de Géorgie, par son hostilité à l'égard de la fédération transcaucasienne, plaidant
pour le maintien de l'individualité nationale de chacune des Républiques de Transcaucasie.
Exclu du parti en 1928, il y sera réintégré en 1931 et siégera jusqu'en 1936 au sein du
Sovnarkhoz (Sovetskoe narodnoe hozjajstvo/Économie soviétique du peuple). À nouveau exclu
en 1936, il mourra l'année d'après, victime des purges staliniennes.
4Cf. Dokumenty, III, radiogramme de CiCerin à Mustafa Kemal et à S. Vratzjan, président du
Conseil des Ministres de l'Arménie, en date du 11 nov. 1920, doc. 173, p. 325.
182 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

décembre, T. Bekzadian, le commissaire des Affaires étrangères de l’Arménie


soviétique, demandera au Gouvernement d ’Ankara de "reconnaître
solennellement la non-validité du traité signé par les Dachnaks" et proposera
l'élaboration d'un nouvel accord tenant compte des "conditions nouvelles créées
par la soviétisation de l'Arménie". Bekzadian, supposant que la Grande
Assemblée avait "accueilli avec joie" la nouvelle des bouleversements
révolutionnaires en Arménie, faisait remarquer à son homologue turc que le
sombre passé devait désormais "céder la place à la collaboration fraternelle des
peuples"1. Cièerin, de son côté, réclamera avec insistance la reprise des
négociations de Moscou. Selon lui, les Turcs et les Russes n'étaient venus en
Arménie que pour "manifester leur amitié envers le peuple arménien". À
présent, il convenait de se retrouver entre diplomates et de régler à l'amiable
toutes les questions en litige2.

Au fil des jours, les dirigeants soviétiques adoptèrent un ton de plus en


plus conciliant. Le 11 décembre, Ordjonikidze3, qui faisait à cette époque
partie du Comité militaire révolutionnaire du front caucasien, recevait l'ordre
de reprendre les livraisons d'armes et d'argent en direction de la Turquie.
Cièerin précisait néanmoins qu'il fallait demander l'évacuation du district
d’Alexandropol et ne donner l'or que "petit à petit"4. Le 19 décembre, le
Gouvernement soviétique ira jusqu'à reconnaître le bien-fondé de l'intervention
turque (celle-ci avait été justifiée par la nécessité de mettre fin aux "atrocités"
commises par les Dachnaks), mais arguera de la bonne foi de l'Arménie
soviétique pour demander des négociations immédiates5.

Bien entendu, le Gouvernement d'Ankara ne pouvait pas refuser de


négocier, car le succès de la lutte nationale dépendait en grande partie de l'aide
soviétique. Mais l'occupation des territoires arméniens représentait un atout de
premier ordre qui donnait à la Turquie, bien qu'étant en position de
solliciteuse, la possibilité d'affirmer son indocilité face aux exigences de la
République des Soviets.

1Dokumenty, III, doc. 217, pp. 378-379.


2Dokumenty , III, note du Gouvernement soviétique au Gouvernement de la Grande
Assemblée, 9 déc. 1920, doc. 210, p. 371.
3G. K. Ordjonikidze (1886-1936), ami de Staline, était un des principaux animateurs de la
fraction stalinienne du parti bolchevik. À son sujet, cf. G. Haupt et J.-J. Marie, Les Bolcheviks
par eux-mêmes, Paris, 1969, pp. 168-173.
4Dokumenty, III, doc. 218, p. 380. Voir également, sur le même sujet, le télégramme de Giderin
au représentant plénipotentiaire de la RSS de Géorgie 0Dokumenty, III, doc. 213, p. 374).
5Dokumenty, III, notes de Ciderin au ministre des Affaires étrangères du Gouvernement de la
Grande Assemblée nationale, does 228 et 229, pp. 391-398.
L ’AXE M O S C O U - A N K A R A 183

Désormais, Mustafa Kemal pouvait s'opposer notamment avec fermeté


à la pénétration du bolchevisme en Asie Mineure, risque qui avait sous-tendu
jusque-là l'ensemble des rapports turco-soviétiques.

Dès octobre 1920, il avait demandé à certains députés de "gauche"


(Tevfik Rüştü, Mahmud Esad, Hakkı Behiç et quelques autres) de créer un
"parti communiste officiel", dans l'espoir de pouvoir regrouper au sein de cette
organisation tous les éléments incontrôlés qui militaient en Anatolie en faveur
du bolchevisme. Présenté comme le seul parti autorisé, le "parti communiste
officiel" était censé combler toutes les aspirations de la gauche anatolienne.
Cependant, personne n'avait manqué de voir la ficelle, et les "vrais"
communistes avaient refusé de se laisser faire, continuant d'agir dans la
clandestinité.

À partir de décembre 1920, le Gouvernement d'Ankara multipliera les


mesures d'intimidation à l'encontre des "extrémistes", dans l’espoir de mettre
fin aux tentatives de pénétration communiste en Anatolie. Dès le mois de
janvier 1921, la plupart des organisations de gauche d'Anatolie avaient disparu.
Les deux principaux leaders du "parti communiste" clandestin, le commandant
Salih et le publiciste Ziynetullah Nuşirevan, avaient été arrêtés et déférés
devant les tribunaux1. Le 28 janvier, Mustafa Suphi et une quinzaine de ses
compagnons qui s'étaient malencontreusement aventurés à venir porter la
bonne parole en Turquie, étaient assassinés au large de Trabzon2.

^Lc commandant Salih Hacıoğlu (1880 ?-1950 ?), directeur de l’hôpital vétérinaire d'Ankara,
fut, semble-t-il, un des militants les plus actifs du mouvement communiste anatolien. Condamné
en mai 1921 à quinze ans de travaux forcés, il sera amnistié en septembre de la même année.
Dès le mois de mars 1922, nous le retrouvons à la tête du "parti communiste populaire de
Turquie.” Lorsque, en octobre 1922, les communistes turcs seront à nouveau traqués par le
Gouvernement d'Ankara, Salih, qui se trouvait alors à Moscou comme délégué au IVe Congrès
du Komintern, échappera à l'arrestation. De retour en Turquie, il continuera de militer au sein
du parti communiste turc dirigé par Şefik Hüsnü et sera condamné en 1927 à trois mois de
prison. La même année, exclu du parti par Şefik Hüsnü, il semble qu'il ait décidé de se réfugier
en Russie. À en croire A. Sayılgan ( Türkiye'de sol hareketler [Les mouvements de gauche en
Turquie], Istanbul, 1972, p. 160), il aurait été arrêté à Moscou en 1949, pour avoir entretenu
des rapports avec l'ambassade de Turquie, et condamné à quinze ans de réclusion. Il serait mort
peu après son arrestation. F. Tevetoglu (op. cit., p. 147) donne à son sujet à peu près les mêmes
informations que A. Sayılgan, mais pense qu'il aurait été arrêté au début des années 30.
Ziynetullah Nuşirevan (Navshirvanov dans l'historiographie soviétique) était un "Tatar de
Russie", vraisemblablement un Azerbaïdjanais. On rencontre son nom (ou son pseudonyme
Zenun) dans la presse marxiste de Constantinople dès 1919. En 1920, traducteur de russe à la
direction de la Presse et de l'Information à Ankara, il rejoignit le parti communiste turc
clandestin organisé par le commandant Salih. Arrêté en janvier 1921, il sera relâché en
septembre, en même temps que les autres "communistes" anatoliens. En 1922, il sera contraint
de quitter la Turquie, mais poursuivra son activité de propagandiste à partir du territoire
soviétique.
2Cet assassinat a donné lieu à une abondante littérature. La source principale est un ouvrage
collectif publié à Moscou en 1923 : 28-29 Kânunusani 1921. Karadeniz kıyılarında parçalanan
Mustafa Suphi ve yoldaşlarının ikinci yıldönümü (28-29 janvier 1921. Deuxième anniversaire de
la mort de Mustafa Suphi et de ses camarades sur les bords de la mer Noire).
184 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Même si ce meurtre ne fut pas directement commandité par le


Gouvernement d'Ankara1, il est indéniable que les assassins n'avaient fait que
tirer profit de la conjoncture. Le 1er février, le "parti communiste populaire de
Turquie" (Türkiye Halk iştirakiyim fırkası ) était contraint de se saborder2, ses
dirigeants (parmi lesquels on doit mentionner en particulier le député de Tokat,
Nazım bey), accusés d'espionnage au profit d'une "puissance étrangère", seront
condamnés par la suite à de lourdes peines de prison3.

Nous ne devons pas déduire de ces diverses "persécutions" que Mustafa


Kemal était un ennemi acharné du bolchevisme. Le chef de la résistance
anatolienne affichait au contraire, au début des années 20, une certaine
sympathie à l'égard des idées propagées par Moscou4. Il se peut même qu'il ait
considéré sans rire son propre populisme comme une version amendée du
socialisme. Mais il pensait que le combat mené par l’Anatolie pour son
indépendance était inconciliable avec l'internationalisme dont se réclamaient
les Bolcheviks5. Derrière cet internationalisme, il voyait se profiler un danger
considérable : l'impérialisme russe et ses visées traditionnelles sur la Turquie.
Ce n'est pas pour des raisons doctrinales qu'il convenait d'empêcher la
propagation du communisme et du bolchevisme en Turquie, mais pour parer à
une éventuelle intrusion soviétique dans les affaires du pays.

Accessoirement, il s'agissait aussi de rassurer les Alliés quant aux


préférences politiques de l'Anatolie. Depuis quelque temps, les Français, les
Italiens et même les Anglais multipliaient les amabilités à l'adresse du
mouvement nationaliste. Mustafa Kemal pensait que des négociations ne
tarderaient pas à s'engager. Le moment semblait donc venu de donner aux
chancelleries occidentales des gages de bonne volonté et de souligner avec
netteté dans quel camp la Turquie entendait se placer. Mustafa Kemal ne
voulait plus être considéré comme un "bandit" à la solde des Bolcheviks. Il
tenait à prouver aux Grandes Puissances qu'il était, lui aussi, un "gentleman".

1Les historiens turcs (p. ex. H. Bayur, art. cit., ou R. N. İleri, op. cit.) pensent aujourd'hui que le
meurtre de Mustafa Suphi fut commandité par les leaders unionistes. Il est possible aussi que
Kâzım Karabekir ait trempé dans l'affaire.
2Le "parti communiste populaire de Turquie" avait été fondé le 7 décembre de 1920. Il
constituait le prolongement "officiel" du parti clandestin dont il a été question plus haut L'équipe
dirigeante du parti comprenait un certain nombre de députés (Nazım, Servet, Mehmet Şükrü),
le commandant Salih et Ziynetullah Nuşirevan.
3 Le procès des "communistes" anatoliens s'achèvera le 9 mai 1921. Nazım bey, Salih et
Ziynetullah Nuşirevan seront condamnés à quinze ans de travaux forcés. Leurs complices
bénéficieront de la mansuétude du tribunal et seront relâchés.
4Les historiens turcs de gauche s'efforcent aujourd'hui de montrer que Mustafa Kemal n'était
pas hostile au communisme. C'est le cas notamment de R. N. İleri (op. cit., ) qui s'appuie sur un
grand nombre de textes. Mais les documents qu'il cite doivent être replacés dans leur contexte.
De toute évidence, Mustafa Kemal ne cherchait qu'à "séduire" les Russes, afin de s'assurer leur
soutien.
5Cette idée est très nettement exprimée dans une intervention que Mustafa Kemal fit le 3
janvier 1921 devant les députés de la Grande Assemblée. Cf. R. N. İleri, op. cit., pp. 212-216.
L’ A X E M O S C O U - A N K A R A 185

Les mesures répressives de janvier 1921 furent accueillies par Moscou


sans le moindre murmure. Ce n’est que beaucoup plus tard que la Pravda fera
état des "crimes" perpétrés en 1920 et 1921 par le Gouvernement d'Ankara1.
Dans l’immédiat, l'accent était mis, au contraire, sur les progrès de l’amitié
turco-russe2. Il fallait éviter d'envenimer la discorde, de manière à parvenir le
plus rapidement possible à une entente entre les deux pays. A trop laisser
traîner les choses, la Russie risquait de compromettre toute sa politique
méridionale. Le conflit turco-arménien pouvait à tout moment dégénérer et
embraser l'ensemble de la Transcaucasie. Par ailleurs, à en croire certaines
rumeurs, le danger était grand de voir la Turquie basculer dans le camp des
Alliés. Bien entendu, le Gouvernement d'Ankara, qui venait de manifester son
opposition au développement du mouvement prolétarien en Turquie, n'était
pas, pour la Russie des Soviets, un partenaire particulièrem ent
recommandable, mais il fallait savoir fermer les yeux sur les tares du régime
anatolien. Lors du IIe Congrès de l’Internationale, en juillet 1920, Lénine avait
insisté, dans ses thèses sur les questions nationale et coloniale, sur la nécessité
de "conclure des ententes temporaires, voire des alliances, avec la démocratie
bourgeoise des colonies et des pays arriérés"3. Au Congrès des peuples de
l'Orient4 c'est avec le même réalisme que Zinov'ev avait abordé le problème
des relations turco-soviétiques : "... la politique du gouvernement populaire
turc n'est pas celle de l'Internationale communiste, n'est pas la nôtre. Et
néanmoins, nous sommes prêts à soutenir toute lutte révolutionnaire contre le
Gouvernement britannique."5 Pragmatiques, les dirigeants soviétiques
n'envisageaient que le but à atteindre : la victoire sur l'impérialisme. Dans une
telle perspective, l'entente avec le Gouvernement "bourgeois" d'Ankara n'avait
rien de répréhensible.

*Le premier article hostile au Gouvernement d'Ankara que nous ayons relevé dans ce journal
date du 26 octobre 1922. Il s'agit d'un texte de A. Djevat intitulé "Kommunisticeskoe dvizenie v
Turcii" (Le mouvement communiste en Turquie). Une quinzaine de jours auparavant, la
Turquie avait signé l'armistice de Mudanya avec les Alliés. Désormais, les Bolcheviks
multiplieront les attaques contre le gouvernement kémaliste. Le 15 novembre, par exemple, G.
Safarov écrira dans la Pravda, à propos des arrestations de communistes en Turquie : "C'est
plus qu'un crime : c'est une bêtise [...] Tant d'imbécillité confine à la trahison des intérêts
nationaux mêmes de la Turquie nouvelle."
2Voir par exemple le long article consacré par la Pravda, le 22 février 1921, à l'arrivée à
Moscou de l'ambassadeur du Gouvernement d'Ankara. Vers la même époque, la Pravda ne
cesse de mettre l'accent sur l'essor du communisme en Turquie.
3On trouvera le texte de Lénine et des extraits du débat qu'il suscita au sein du Komintern dans
H. Carrère d'Encausse et Stuart Schram, op. ciî., pp. 195-222.
4Ce Congrès, organisé par le Komintern, s'était tenu à Bakou du 1er au 8 septembre 1920.
5Le premier congrès des peuples de l'Orient, Petrograd, 1921 ; rééd. en facsimilé, Paris, 1971,
p. 4L
186 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Les plénipotentiaires turcs — Ali Fuad pacha, Yusuf Kemal bey et le


Dr. Riza Nur — étaient arrivés à Moscou le 17 février 1921. En dépit des
chaleureuses déclarations officielles, c'est dans un climat excessivement tendu
que se dérouleront les nouvelles négociations. Le problème arménien était bien
évidemment au centre du débat. Le Gouvernement d'Erivan multipliait les
protestations contre les "exigences insoutenables" de la Turquie. Forts de leur
supériorité sur le terrain, les Turcs ne voulaient faire aucune concession et
entendaient, quant à eux, s'en tenir au traité d’Alexandropol1. La situation
apparaissait d'autant plus inextricable que depuis la mi-février Turcs et Russes
s'opposaient également à propos de la Géorgie. Le 14 février, l'Armée Rouge
avait fait une percée en territoire géorgien. S'appuyant sur un accord signé avec
le Gouvernement menchevik de Tiflis2, les Turcs avaient aussitôt répliqué en
s'emparant des provinces d'Ardahan et d'Artvin. Une fois de plus, la Turquie et
la Russie semblaient au bord de la guerre. Le chef de la mission turque, Ali
Fuad pacha, avait beau essayer de calmer les Russes en leur expliquant que
l'armée de Kâzım Karabekir était intervenue "pour venir en aide aux ouvriers
géorgiens qui luttaient contre le Gouvernement menchevik"3, il était évident
que les Turcs cherchaient tout bonnement à récupérer les provinces perdues en
1878. Était-il possible, dans une conjoncture aussi explosive, de trouver
néanmoins un modus vivendi ? Tel était le casse-tête qu'avaient à résoudre les
négociateurs réunis à Moscou.

La République des Soviets se trouvait devant une alternative simple :


elle devait soit déclarer la guerre à la Turquie, soit se résoudre à des
concessions territoriales en Transcaucasie. Manifestement, la seconde solution
était la seule susceptible de cadrer avec les exigences de la lutte contre
"l'impérialisme mondial". Les dirigeants soviétiques étaient harcelés par les
événements. Vers la mi-février, le ministre des Affaires étrangères du
Gouvernement d'Ankara, Bekir Sami, avait entamé une campagne
d'explications en Europe. Il se trouvait à présent à Londres où avait été
convoquée une conférence en vue du règlement de la Question d'Orient. Si les
Turcs parvenaient à s'entendre avec les Grandes Puissances, cela pouvait
entraîner pour la Russie des conséquences incalculables. Les propos anti­
communistes que multipliait Bekir Sami dans les capitales européennes4
étaient particulièrement inquiétants. Ils semblaient annoncer un renversement
des alliances. Il fallait à tout prix se mettre d'accord avec la Turquie, avant qu'il
ne soit trop tard.

*Cf. D okum enty, III, annexe au doc. 270, pp. 484-488, note adressée par B. Sami au
commissaire des Affaires étrangères de la RSS d'Arménie le 5 févr. 1821. Voir également les
mémoires de A. F. Cebesoy, Moskova, hatıraları, op. cit., p. 138.
2Cf. K. Karabekir, op. cit., p. 866.
3 Cf. Dokumenty, III, doc. 314, p. 556, lettre d'Ali Fuad pacha à Öderin, en date du 3 mars
1921.
4À ce propos cf. dans Dokumenty (III, doc. 333, p. 589) les protestations adressées par Ciôerin
à Ali Fuad pacha, le 12 mars 1921.
L ’AXE M O S C O U - A N K A R A 187

Dès la mi-janvier, le représentant des Soviets en Turquie, Budu


Mdivani, avait fait savoir aux plénipotentiaires que l'affaire des territoires
revendiqués par Ciéerin pour le compte de l'Arménie n'avait été qu'un
malheureux malentendu1. Début mars, les Arméniens seront invités à "faire
des sacrifices" dans l’intérêt du communisme2. Le 16 du même mois, le
"traité d'amitié et fraternité" entre la République des Soviets et le
Gouvernement de la Grande Assemblée nationale était enfin signé. Argument
massue, la prise de Batoum par les Turcs quelques jours auparavant avait sans
nul doute contribué à accélérer les choses. "C’est l'occupation de la Géorgie et
de Batoum", écrira un mois plus tard Mustafa Kemal à Kâzım Karabekir, "qui
a permis l'aboutissement de la conférence de Moscou le 16 mars."3

Par le traité du 16 mars 19214, qui reprenait la plupart des dispositions


de l'accord paraphé en août 19205, la Turquie obtenait — partiellement tout au
moins — gain de cause. Le Gouvernement d'Ankara était certes contraint de
rétrocéder Batoum à la Géorgie (art. II), mais il conservait les provinces de
Kars, d'Ardahan et d'Artvin (art. I). En outre, la République des Soviets
proclamait solennellement l'abrogation des Capitulations (art. VI) et
s'engageait à reconnaître l'entière souveraineté de la Turquie sur les Détroits et
sur Constantinople (art. V). Dans un autre ordre d'idées, les dirigeants
soviétiques acceptaient de garantir aux mouvements nationaux des peuples
d'Orient le droit de choisir librement leur régime politique (art. IV). L'amitié et
la fraternité exaltées dans le préambule du traité devaient être matérialisées par
la reprise des relations économiques et consulaires entre les deux pays (art.
XIV), par la mise en œuvre de mesures susceptibles de faciliter la circulation
des hommes et des marchandises (art. IX) et par le rapatriement des prisonniers
de guerre et des civils internés en 1914 (art. XIII).

Destiné à sceller la bonne entente entre le Gouvernement de la Grande


Assemblée Nationale et la République des Soviets, l'accord de Moscou ne fut
cependant pas totalement efficace. Les documents dont nous disposons
aujourd'hui, en particulier les documents issus des archives soviétiques,
montrent que l'ère "d'amitié et de fraternité" inaugurée par le traité de mars

^D'après A. K Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., pp. 118-119.


2Cf. A. Skaëko, "Armenija : Turcija na predstojaSëej konferencii" (Arménie : la Turquie à la
conférence préliminaire), Zizn’ nacional’nostej, 6 (104), 1921, p. 2.
3K. Karabekir, op. cit., p. 883.
4Le texte du traité figure dans de nombreux recueils de documents. Cf. p. ex. J. C. Hurewitz,
Diplomacy in the Near and Middle East. A documentary record, II : 1914-1956, New York, 3C
éd. 1972, pp. 95-97.
5II s'agit de l’accord élaboré par Yusuf Kemal et Bekir Sami. Ce texte a été publié dans le Harp
tarihi vesikaları dergisi (doc. 1264).
188 DU S O C I A L I S M E À L f I N T E R N A T I O N A L I S M E

1921 fut en réalité placée sous le signe de la nervosité et de la méfiance


réciproques. À Moscou, les diplomates turcs et soviétiques étaient parvenus à
régler un certain nombre de points litigieux, mais ils n'avaient pas réussi à
établir entre les deux pays un climat de réelle concorde.

Du côté russe, nous observons des manifestations de mauvaise humeur


dès le lendemain de la signature du traité. C'est que les Turcs faisaient des
difficultés pour évacuer les territoires qu'ils s'étaient engagés à rendre à la
Géorgie et à l'Arménie. Le 23 mars, Ciéerin exigera en termes comminatoires
l'évacuation immédiate de la Géorgie par les troupes turques1. Début avril, la
tension entre les deux pays montera encore d'un cran, mais cette fois à propos
de l'Arménie. Prétextant la contre-révolution dachnakiste qui avait éclaté le 18
février, Kâzım Karabekir avait refusé, jusque-là, de rendre aux Arméniens la
région d'Alexandropol et d'Erivan. Mais le 2 avril, les communistes avaient
finalement réussi à écraser les Dachnaks et à reprendre Erivan. Dès que cette
nouvelle fut connue à Moscou, Ciéerin s'empressa d'indiquer à l'ambassadeur
de Turquie, Ali Fuad pacha, que "le temps était venu pour l'armée turque de se
retirer au-delà de la frontière établie par le traité de Moscou"2. Le même jour,
dans un télégramme adressé à G. K. Ordjonikidze, il s'en prenait à la
"crapulerie" de Kâzım Karabekir et évoquait la possibilité d'une guerre entre la
Turquie et la Russie soviétique3.

Ce n'est qu'au début du mois de mai que Kâzım Karabekir accepta


d'évacuer la région d'Alexandropol. Mais à peine ce dossier était-il clos qu'un
autre sujet de discorde s'élevait entre les deux pays. Karabekir — toujours lui
— était à présent accusé de menées hostiles à l'encontre des paysans
russes établis dans la région de Kars. Ces paysans qui appartenaient à la
secte des Molokane4 faisaient l'objet d'arrestations arbitraires et d'incessantes

1Dokumenty, IV, doc. 8, pp. 15-16.


2Dokumenty, IV, doc. 34, p. 49, note du 6 avr. 1921.
3Dokumenty, IV, doc. 35, p. 50.
4 Le terme M olokan (du russe, Molokane "buveurs de lait") désigne les adeptes d'une secte
religieuse qui semble s'être constituée en Russie au XVIIe siècle. L'origine du terme Molokan
est controversée. D'après certains, les Molokane se distinguaient des autres orthodoxes par le
fait qu'ils buvaient du lait lors du carême. Ces "opposants" mal vus du pouvoir central furent
contraints, à partir du début du XIXe siècle, de s’installer dans la périphérie du territoire russe,
en particulier en Transcaucasie. Au lendemain de la guerre russo-turque de 1877, un grand
nombre d'entre eux vinrent se fixer dans la province de Kars. En 1921-1922, Kâzım Karabekir
obligea la plupart des Molokane de Kars à repartir en Russie. Mais quelques communautés
rurales parvinrent à se maintenir sur place jusqu'en 1962. À cette date, on note un dernier
reflux en direction de la Russie. Les Molokane furent de grands voyageurs. On a signalé des
communautés se réclamant de cette secte au Caucase, en Sibérie orientale, en Iran.
Actuellement, il existe une importante colonie de Molokane en Californie. Au sujet de ces
Molokane "américains", cf. p. ex. le livre de P. V. Young, The pilgrims o f Russian towns, 1932.
O. Türkdoğan a consacré aux Molokane de Kars une intéressante monographie : Malakanlar'in
toplumsal yapısı. Kars ilinin üç köyünde bir rus etnik grubunun sosyo-ekonomik araştırması.
1877-1962 (La structure sociale des Molokane. Recherche socio-économique sur trois villages
russes de la province de Kars. 1877-1962), Erzurum, 1971.
L'AXE MOSCOU-ANKAR A 189

tracasseries. Le commandant de l'armée de l'Est les considérait comme des


"espions" à la solde des Bolcheviks et entendait les contraindre à repartir pour
la Russie. Le 18 mai, Ciècrin faisait savoir à Ali Fuad pacha que si le
Gouvernement de la Grande Assemblée Nationale continuait de persécuter les
Molokane, la Russie soviétique se trouverait dans l'obligation de retarder le
rapatriement des prisonniers de guerre et d'interrompre ses livraisons d'armes et
d'argent1. Ces menaces, mises partiellement à exécution notamment en ce qui
concerne le rapatriement des prisonniers, semblent avoir amené les Turcs à
plus de souplesse. Mais le problème des Molokane ne sera définitivement
résolu qu'à l'automne de l'année 1922, lorsque, au terme de longues
tractations2, la plupart d'entre eux seront rapatriés par trains entiers en Russie.

L'arrivée du diplomate français Franklin-Bouillon à Ankara, le 9 juin,


vint encore accroître le mécontentement des dirigeants soviétiques. À leurs
yeux, les discussions franco-turques ne pouvaient représenter qu'une "trahison"
du traité d'amitié et de fraternité signé peu de temps auparavant à Moscou. Le
10 octobre, quelques jours avant la signature de l'accord entre la France et le
Gouvernement de la Grande Assemblée, Ciéerin se plaindra amèrement auprès
de l'ambassadeur de Turquie à Moscou de ne pas avoir été mis au courant de la
teneur des pourparlers3. Les ouvertures faites à Mustafa Kemal, vers le début
du mois de juillet, par le commandant en chef des Forces alliées à
Constantinople, le général Harington, contribuèrent sans nul doute à donner
aux dirigeants soviétiques l'impression que quelque chose se tramait entre la
Turquie et les Grandes Puissances.

Vers la fin de l'été 1921, ce sera au tour du Gouvernement d'Ankara de


se montrer mécontent. En effet, tandis que les troupes kémalistes s'apprêtaient
à livrer un dur combat contre les Grecs, Enver pacha était venu se poster à
Batoum et avait manifesté sans ambiguïté son intention de reprendre le
pouvoir en Turquie4. Il ne faisait aucun doute que l'ex-ministre de la Guerre
agissait avec la complicité des dirigeants soviétiques. Le bruit courait
même que ceux-ci avaient mis à sa disposition une armée de dix à quinze mille

1Dokumenty, IV, doc. 88, pp. 128-129.


2Cf. Dokumenty, IV, does 91, 114 et 303 ; V, doc. 246. Il semble que les Bolcheviks étaient
désireux de retarder le rapatriement des Molokane en raison de la famine qui sévissait à cette
époque en Russie.
3Dokumenty, IV, doc. 255, pp. 400 sq.
4Voir à ce propos P. Dumont, art. cit.
190 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

hommes prête à envahir l'Anatolie1. Dès le 4 août, Yusuf Kemal s'était plaint
auprès de Ciéerin du soutien accordé par Moscou à "certains aventuriers
désireux de rentrer en vainqueurs dans le pays"2. La victoire des Turcs, le 13
septembre, allait faire échouer le complot d'Enver. Mais l'alerte avait été
chaude. Aussi Ali Fuad pacha n'hésitera-t-il pas à faire d'amères remontrances à
Ciéerin. Ce dernier ne pouvait bien entendu que désavouer catégoriquement la
tentative de putsch de Batoum. Dans une longue note en date du 10 octobre, il
s'efforcera de persuader l'ambassadeur de Turquie à Moscou que les autorités
soviétiques n'avaient jamais accordé le moindre soutien aux "personnalités
politiques turques hostiles au Gouvernement de la Grande Assemblée
nationale"3.

Bien que leurs relations fussent "difficiles", la République des Soviets


et le Gouvernement d'Ankara étaient néanmoins décidés à poursuivre leur lutte
commune contre les Grandes Puissances. Pour les Russes, cela impliquait
d'importants sacrifices financiers au profit de la Turquie. Lors de la signature
du traité de Moscou, les dirigeants soviétiques avaient promis aux
plénipotentiaires turcs dix millions de roubles or, ainsi que d’importantes
quantités d'armes et de munitions. Nonobstant les multiples "actes de
banditisme" de Karabekir en Arménie et dans la région de Kars, un premier
envoi de quatre millions de roubles parviendra en Turquie dès le mois de mai
1921. Le restant de la somme promise sera livré par petits lots entre juin 1921
et mai 1922. Le Russes fourniront en outre, au cours de l'année 1921, deux
destroyers, plus de trente mille fusils, des masques à gaz, des canons, des
mitrailleuses et même, pour faire bonne mesure, quelque 1 500 sabres4.

^Dès le 29 juin, le général Pellé télégraphiait aux autorités françaises : "D'importants


mouvements de troupes rouges ont été constatés fin mai et au début de juin de Tiflis vers le sud.
Renseignements concordants de différentes sources indiquent qu'une masse de 130 000 à 150
000 hommes serait concentrée en Arménie russe [...] La présence de ces troupes constitue
pour négociateurs bolcheviks et pour leurs alliés extrémistes et unionistes un sérieux moyen de
pression. Bolcheviks sont en mesure de donner à Mustapha Kemal Pacha choix entre deux
solutions : accepter leur alliance ou combattre sur deux fronts..." (Archives du ministère
français des Affaires étrangères. Levant 1918-1929, Turquie, 96) (cité infra : AMAEF). Des
informations similaires à celles contenues dans ce télégramme circuleront tout au long de l’été
1921.
2Dokumenty, IV, annexe au doc. 255, pp. 400 sq.
3Dokumenty, IV, doc. 255, pp. 400 sq.
4 A ce propos, cf. Dokumenty, III, doc. 213, n. 54. On trouvera également des indications sur
l'aide soviétique à la Turquie dans l'ouvrage de A. Müderrisoğlu, Kurtuluş savaşının malî
kaynakları (Les bases économiques de la guerre de libération), Ankara, 1974, pp. 520 sq. Cet
auteur évalue l'ensemble de l'aide soviétique à onze millions de roubles or, 37 812 fusils, 324
mitrailleuses, 44 587 caisses de munitions et 66 canons.
L'AXE MOSCOU-ANKARA 191

C’est cette aide, généreusement dispensée malgré d’incessantes frictions,


qui avait permis à l’armée turque de battre les Grecs le 13 septembre. Au début
de l’automne 1921, le Gouvernement de la Grande Assemblée se trouvera de
toute évidence acculé à une certaine gratitude. De là, sans doute, la détente que
nous observons vers cette époque dans les relations entre Moscou et Ankara.
Cette détente se traduira notamment, le 13 octobre, par la signature à Kars d'un
nouveau traité turco-soviétique, traité ayant pour objet d’élargir aux
Républiques transcaucasiennes les effets du traité de Moscou1.

Mais ce n’est que vers la mi-décembre, avec l'arrivée à Ankara de


l’ambassadeur extraordinaire de la République soviétique d’Ukraine, M. V.
Frunze2, que nous assisterons à une véritable décrispation des rapports entre
les deux pays.

Le commandant en chef des armées d’Ukraine, dont le voyage était


prévu depuis le mois d’août, était une des personnalités les plus en vue du
parti bolchevik. Sa désignation à la tête d’une mission chargée de conclure un
traité entre la République d'Ukraine et le Gouvernement d’Ankara ne pouvait
que souligner l’importance que les Soviets accordaient à l’amitié turco-russe.
Extrêmement touché par ce geste, Mustafa Kemal éprouva par ailleurs,
semble-t-il, une réelle sympathie pour le "héros" du front ukrainien. Les
nombreux entretiens qu’eurent les deux hommes se déroulèrent dans un climat
de parfaite confiance et Frunze fut même convié à prendre connaissance des
projets militaires du Gouvernement turc3. Le 20 décembre, les parlementaires
d’Ankara faisaient à l'ambassadeur extraordinaire de la République d’Ukraine
une ovation comme il ne s’en était jamais vu dans les annales de la Grande
Assemblée4. Pendant toute la durée du séjour de Frunze en Turquie, la capitale
anatolienne vivra à l’heure de la bonne entente turco-soviétique. Le 2 janvier,
au cours d’une allocution prononcée à l’occasion de la signature du traité
d’amitié avec l’Ukraine, Mustafa Kemal ira même jusqu’à envisager la
possibilité d’un rapprochement idéologique entre le populisme turc et le
bolchevisme5.

*On trouvera le texte de ce traité dans les Dokumenty, IV, doc. 264, pp. 420-429. Pour le texte
en langue turque, cf. p. ex. K. Karabekir, op. ciu, pp. 953-958.
2On trouvera une biographie de Frunze dans G. Haupt et J.-J. Marie, op. ciu pp- 127-134. Pour
ce qui est du rôle joué par Frunze en Turquie, nous renvoyons à l’excellent article de A. N.
Hejfıc, "Rol* missii M. V. Frunze v ukreplenii druZestvennyh sovetsko-tureckih otnoSenij" (L e
rôle de la mission de M. V. Frunze dans le renforcement des relations amicales soviéto-
turques), Voprosy istorii, 5, 1962, pp. 90-104. Voir également les nombreux matériaux
rassemblés dans les Dokumenty, IV et V.
3A. N. Hejfıc, art. cit., P- 102.
4R. N. İleri, op. ciu pp* 253 sq.
5Hakimiyet-i milliye, 4 janv. 1922, cité par R. N. İleri, op. cit., pp- 261-265. On trouvera le texte
de l’accord signé avec l’Ukraine dans les Dokumenty, V, doc. I, pp. 9 sq.
192 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Cette flambée de cordialité à l’égard des Soviets aurait pu n’être qu’un


feu de paille. Mais Frunze parti, le relais fut pris par le nouvel ambassadeur de
Russie à Ankara, S. I. Aralov*. Ses prédécesseurs — Upmal-Angarskij, Budu
Mdivani et tout dernièrement Nazarenus*2 — avaient été assez mal accueillis
par le Gouvernement turc. Accusés d’être venus en Anatolie pour y organiser
la propagande bolchevique, Upmal-Angarskij et Budu Mdivani avaient même
été priés de repartir au plus vite3. Aralov au contraire, diplomate habile et
chaleureux, devint d’emblée une des personnalités politiques les plus choyées
d’Ankara. Arrivé dans la capitale anatolienne vers la fin du mois de janvier
1922, il s’était mis tout de suite à l’œuvre, multipliant les visites
protocolaires, les banquets, les déclarations publiques, etc. Grâce à son
incessante activité, il parvint à s’attirer l’estime de Mustafa Kemal et à
colmater, pour un temps tout au moins, les fissures qui menaçaient l’alliance
turco-soviétique.

Le resserrement des liens avec la République des Soviets allait entraîner


dans les premiers mois de 1922, une certaine résurgence de la gauche
anatolienne. Pour le Gouvernement d’Ankara il s'agissait simplement de jeter
un peu de lest afin de s’assurer le plein soutien des Bolcheviks, à un moment
où il s'apprêtait à porter un dernier coup de boutoir contre l’envahisseur grec.
Les "extrémistes", qui avaient été condamnés au début de l'année 1921 à
diverses peines de prison, avaient bénéficié d'une amnistie dès la fin du mois
de septembre 19214. En mars 1922, l'ex-député de Tokat, Nazım, et le
commandant Salih seront autorisés à reconstituer le "parti communiste
populaire de Turquie". À l'occasion de l'anniversaire de la Commune, cette
organisation parviendra même à lancer un hebdomadaire, le Yeni Hayat (La

^S. I. Aralov a consacré à son séjour en Turquie un livre de mémoires, Vospominanija


sovetskogo diplomata (Souvenirs d'un diplomate soviétique), Moscou, 1960, qui constitue une
source de premier plan pour l'histoire des relations turco-soviétiques en 1922-1923. Une
traduction abrégée de ces mémoires, "Diplomats look back : In the Turkey of Atatürk", a paru
dans International Affairs (Moscou), 8,1960, pp. 81-87 ; 10,1960, pp. 97-103 ; II, 1960, pp. 96-
102.
2Nommé représentant de la République des Soviets auprès du gouvernement de la Grande
Assemblée en remplacement de Shal'va Eliava (cf. supra, n. 26), qui n'avait pu occuper ce
poste en raison d'ennuis de santé, Upmal-Angarskij était arrivé à Ankara le 4 octobre 1920. Il
sera remplacé par Budu Mdivani à la fin du mois de janvier 1921, mais la présence de ce
dernier sur le territoire turc s'avérera très vite indésirable. A en croire S. I. Aralov (op. cit., p.
32), Moscou aurait accepté de le rappeler dès le 28 mars. Le nouvel ambassadeur, Nazarenus,
ne parvint à se maintenir à Ankara que pendant six mois (juin-novembre 1921). Il fut obligé de
s'en aller pour raisons de santé (Dokumenty, IV, p. 710, rapport annuel).
3A en croire certaines sources françaises. Budu Mdivani aurait même trempé dans un complot
bolchevik visant à renverser le Gouvernement d'Ankara (cf. p. ex. AMAEF, Levant 1918-1929,
Turquie, 278, f. 198).
4G. S. Harris op. cit., p. 107 ; M. Tunçay, Türkiye'de sol akımlar. 1908-1925 (Les courants de
gauche en Turquie. 1908-1925), Ankara, 2e éd. 1967, p. 133.
L’AXE M O SC O U -A N K A R A 193

Nouvelle Vie), qui assurera pendant quelques mois la diffusion de la pensée


"marxiste" en Anatolie1.

Nazım et Salih, qui se réclamaient de la IIIe Internationale, ne faisaient


aucun mystère de leurs relations avec l'ambassade russe à Ankara. Aralov,
cependant, sut se montrer loyal envers le Gouvernement kémaliste. Lorsque
Nazım vint en juillet lui proposer d'installer un pouvoir pro-soviétique à
Ankara, il n’hésita pas à avertir Mustafa Kemal de ce qui se tramait2. Ix s
Bolcheviks, de toute évidence, ne couraient plus derrière de vaines chimères.
Ils savaient que le temps était passé où ils pouvaient espérer soviétiser l'Asie
Mineure. S'ils ne renonçaient pas, dans la perspective d'une stratégie à long
terme, à œuvrer au développement du mouvement prolétarien en Turquie, ils
étaient néanmoins pleinement conscients de la nécessité, pour l'immédiat, de
ne rien faire qui pût compromettre la réussite du combat anti-impérialiste
mené par le Gouvernement d'Ankara.

Le reconstitution du "parti communiste populaire de Turquie", en mars


1922, marque le zénith de la bonne entente turco-soviétique. À partir de cette
date, les relations entre les deux pays se dégraderont à vue d'œil. Dès la fin du
mois d'avril, nous retrouvons l'atmosphère de méfiance et d'incompréhension
qui avait régné pendant la plus grande partie de l'année 1921.

Le premier accroc sérieux fut provoqué par les Russes : le 21 avril, des
agents de la Tchéka opérèrent une descente dans les bureaux de l'attaché
militaire turc à Moscou et, à la suite de cette perquisition, certains
collaborateurs d'Ali Fuad pacha furent accusés d'espionnage militaire au profit
de la Turquie3. Du côté turc, la réaction fut immédiate. Le 10 mai, Ali Fuad
pacha quittait Moscou, rappelé par son gouvernement. Évidemment, il ne
pouvait être question, pour une simple affaire de papiers compromettants, de
renoncer à l'amitié turco-russe. De part et d'autre, on s'efforça de minimiser
l'incident ; mais la Turquie tint néanmoins à manifester son mécontentement
en refusant, pour un temps, de désigner un nouvel ambassadeur auprès du
Gouvernement soviétique.

en croire W. Kord-Ruwish, "Die Arbeiterpresse in der Türkei", Zeitungswissenschaft, 4,


1926, le Yeni Hayat aurait été suspendu au bout de 26 numéros. On est donc en droit de penser
que cet hebdomadaire continua de paraître jusque vers le milieu du mois de septembre 1922.
2G. S. Harris, op. cit., p. 111.
3 Sur cette affaire, cf. A. F. Cebesoy, Moskova hatıraları, op. cit., pp. 329 sq. Cf. également
Dokumenty, V, doc. 138, pp. 274-276, note de Karakhan à Ali Fuad pacha, en date du 27 avr.
1922.
194 DU SOC IA LISM E À L'IN TER N ATIO NA LISM E

Vers la même époque, la guérilla menée par Enver pacha au Turkestan1


vint constituer un second facteur de tension entre les deux pays. Les
Bolcheviks, qui souhaitaient discréditer la révolte des Basmaéi auprès des
masses musulmanes, comptaient sur Mustafa Kemal pour faire un geste en
leur faveur. Le 11 mai, Aralov fut chargé de demander au Gouvernement
d'Ankara de condamner publiquement l'entreprise d'Enver2. Mais en dépit des
multiples démarches effectuées par l'ambassadeur soviétique, Mustafa Kemal
refusa catégoriquement de prendre position. Il ne voulait pas, disait-il, avoir
l'air de se venger de son ancien rival3. À Moscou, ce fut bien entendu la
consternation. En s'abstenant de se prononcer, le Président de la Grande
Assemblée ne faisait que proclamer son soutien tacite à la cause des Basmaèi.
C'était là, pour la République des Soviets, un outrage de taille, et difficile à
encaisser.

En juillet, le colonel Mougin, qui représentait la France à Ankara,


exulte : "Les relations entre Angora et les Russes", télégraphie-t-il au quai
d'Orsay, "continuent à être peu cordiales."4 Aralov avait beau multiplier les
banquets, il ne parvenait pas à enrayer le refroidissement de l'amitié turco-
soviétique. Mais il faudra attendre l'écrasement définitif des troupes grecques,
au début de septembre, pour que la mésentente entre la Turquie et la
République des Soviets se manifeste au grand jour. La fermeture de
l'hebdomadaire Yeni Hayat en septembre, l'inter-diction du "parti communiste
populaire de Turquie" en octobre, les tracasseries infligées à la mission
commerciale russe à Ankara vers le début du mois de novembre5 : autant
d'indices qui viendront témoigner de la gravité de la crise.

Pourquoi cette progressive désaffection du Gouvernement d'Ankara pour


la Russie soviétique ? Tout simplement, semble-t-il, parce que Mustafa Kemal
souhaitait améliorer l'image de marque de la Turquie nationaliste avant de se
lancer dans des négociations avec les Alliés. Il s'agissait, comme à l'époque de

*À ce propos, cf. P. Dumont, art. cit. Pour plus de détails sur la question, voir l'ouvrage de H.
Carrère d'Encausse, Réforme et révolution chez les musulmans de l'Empire russe, Paris, 1966.
2Dokumenty, V, doc. 154, p. 379.
hbid., n 83.
4AMAEF, Levant 1918-1929, Turquie, 279, f. 144, télégramme du 15 juil. 1922.
5Les autorités turques voulaient empêcher cette mission de poursuivre son activité tant que ne
serait pas signé un accord commercial en bonne et due forme entre la République des Soviets et
la Turquie. Les Russes, cependant, avaient déjà mis en place, à Ankara et dans d'autres villes
turques, un important personnel commercial et menaçaient de rompre leurs relations
économiques avec le Gouvernement d’Ankara si celui-ci persistait à demander la fermeture des
représentations du VneStorg (commissariat au Commerce extérieur) en Turquie. À ce propos,
cf. Dokumenty, V, doc. 291, pp. 634-636, note d'Aralov au ministère des Affaires étrangères
de la Grande Assemblée, 26 oct. 1922 ; cf. aussi doc. 316, pp. 681-683, note du 14 nov. 1922 ;
doc. 320, pp. 685-687, note du 18 nov. 1922.
L'A X E M O SC O U -A NK AR A 195

la Conférence de Londres (au début de l'année 1921), de signifier clairement au


monde capitaliste que la Turquie était fermée au communisme et qu'elle ne
tolérerait jamais une immixtion bolchevique dans ses affaires. Une telle mise
au point ne pouvait que faciliter les pourparlers de paix qui allaient s'engager à
Lausanne.

*
* *

S'orientait-on vers une rupture définitive entre la Turquie et la


République des Soviets ? À la veille de la Conférence de Lausanne, le
Komintern avait laissé croire que, la guerre finie, la classe ouvrière turque
engagerait la lutte contre le "gouvernement de caste"1 de la Grande Assemblée.
Mais les dirigeants soviétiques ne firent rien pour encourager une telle
éventualité lorsque la paix fut en vue. Tout en dénonçant la politique
réactionnaire et les "zigzags" des Kémalistes, Karl Radek exhortera au
contraire, en novembre 1922, les ouvriers turcs à continuer de soutenir les
"justes revendications" du mouvement de libération nationale. "Vous devez
comprendre", leur dira-t-il, "que le temps n'est pas venu pour la lutte finale et
que vous avez encore un long chemin à faire de concert avec les éléments
bourgeois..."2

Les Bolcheviks, somme toute, entendaient poursuivre leur politique


d'alliance avec la Turquie. Les dirigeants anatoliens, de leur côté, bien que
l’amitié et la fraternité proclamées en mars 1921 leur parussent passablement
encombrantes, semblaient décidés à maintenir avec la Russie des relations de
"bon voisinage". Quatre années de lutte contre un même ennemi avaient fini
par créer entre Ankara et Moscou une certaine communauté d'intérêts.

1Cf. l'appel de l'exécutif de l'Internationale communiste du 25 septembre 1922, «Travailleurs,


opposez-vous à une nouvelle guerre d'Orient !", La Correspondance internationale, 74, 30 sept.
1922, p. 574.
Cité par H. Carrère d'Encausse et S. Schram, op. cit., p. 265.
LES ORGANISATIONS SOCIALISTES ET LA
PROPAGANDE COMMUNISTE À ISTANBUL
PENDANT L'OCCUPATION ALLIÉE
1918-1922

Au cours de ces dernières années, plusieurs travaux remarquable ont été


consacrés, tant en Turquie que dans d'autres pays, à l’étude des origines du
mouvement ouvrier et du socialisme turcs. De forts intéressants articles et
ouvrages de synthèse sur la question ont été publiés en particulier en URSS1.
S'appuyant sur ces matériaux soviétiques, G. S. Harris a publié en 1967 un
livre intitulé The Origins o f Communism in Turkey qui constitue une bonne
présentation d’ensemble du problème. Quant au livre de Mete Tunçay,
Türkiye'de Sol Akımlar (Les courants de gauche en Turquie), dont une
nouvelle édition, très enrichie, est parue récemment, il est considéré en
Turquie quasiment comme un classique2.

Ces divers travaux, toutefois, n'ont fait que défricher le terrain. De


nombreuses questions demeurent encore sans réponse, car les sources font
souvent défaut. L'essentiel donc, dans l’état actuel du dossier, est de combler
les lacunes, au fur et à mesure de la découverte de nouveaux matériaux. Ma
communication a pour objet de contribuer à cette tâche. Je tenterai en effet de
présenter ici quelques documents inédits qui peuvent concourir à renouveler et
enrichir l’approche de certains problèmes.

J'ai puisé pour l'essentiel dans les papiers du corps d'occupation


français d'Istanbul, conservés dans les archives de la Guerre, au château de
Vincennes. Beaucoup moins connu que les diverses séries rassemblées au Quai
d'Orsay, ce fonds a été assez peu utilisé jusqu'à présent par les historiens de la
Turquie contemporaine. Pour ma part, je n'y ai effectué que quelques sondages.

*11 convient de citer notamment le travail déjà relativement ancien de P. KopHHeHKo,


Paôoqee flBHïHeHHe b T ypqnn 1918-1963. Moscou, 1965, ainsi que celui de A. M.
IltaMcyTflHHOB, HauHOHaJibHO-ocBo6oflHTe;ibHafl 6opi>6a b TypitHH 1918-1923 rr,
Moscou, 1966.
2La troisième édition de cet ouvrage est parue à Ankara en 1978. Elle comporte de nombreuses
et fort intéressantes annexes.
198 DU S O C I A L I S M E À L’IN T E R N A T IO N A L IS M E

mais les matériaux mis à la disposition des chercheurs — notes d'information,


extraits et comptes rendus de presse, rapports, télégrammes, etc. —
constituent un gisement considérable qui mériterait à n'en pas douter d'être
systématiquement exploré.

Les matériaux qui ont retenu mon attention concernent principalement


le Parti socialiste turc, une organisation créée par Hüseyin Hilmi en 1910 et
remise sur pied au début de l'année 1919 avec l'aval de la Deuxième
Internationale. I^ s dépôts de Vincennes conservent par ailleurs un grand
nombre de documents ayant trait à divers groupuscules, plus ou moins soumis
aux mots d'ordre du Komintern. À l'aide de quelques échantillons
particulièrement significatifs, je m'efforcerai, dans les pages qui suivent, de
donner un aperçu du contenu de ces divers papiers.

Toutefois, avant d'aborder l'étude des courants socialistes et


communistes à Istanbul pendant l'occupation alliée tels qu'ils se laissent cerner
à travers les documents de Vincennes, il me paraît utile de donner ici un aperçu
global de la sous-série 20 N, le principal fonds d’archives auquel j'ai eu
recours.1

1. La Sous-Série 20 N

La sous-série 20 N rassemble les archives de diverses unités françaises


ayant servi sur le front oriental entre 1915 et 1923, à l'exception notable des
archives des forces du Levant qui ont fait l'objet d'un versement dans une série
différente et dont, pour cette raison, il ne sera pas question ici. En premier lieu
viennent les papiers du Corps expéditionnaire d'Orient rebaptisé ultérieurement
"Corps expéditionnaire des Dardanelles" (cartons 20 N 1 à 20 N 57). Le second
lot d'archives (20 N 58 à 20 N 109) concerne l'Armée d'Orient commandée par
le Général Sarrail et dont le principal point d'ancrage était Salonique. La
troisième section de la sous-série est constituée par les cartons (20 N 110 à 20
N 421) du commandement des armées alliées en Orient institué en août 1916
et qui devait subsister jusqu'en septembre 1920, d'abord sous la direction du
Général Sarrail (août 1916 - décembre 1917), puis sous celle du Général
Guillaummat (décembre 1917 - juin 1918) et enfin sous celle du Général
Franchet d'Esperey qui eut le mémorable privilège d'entrer triomphalement à
Istanbul le 23 novembre 1918. Les cartons suivants (20 N 422 à 20 N 1064)
sont relatifs à diverses unités qui servirent dans les Balkans et sur le littoral
occidental de la mer Noire : armée française d'Orient, groupe d'armées de
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 199

Hongrie, armée du Danube, unités diverses. Enfin, viennent les archives


(cartons 20 N 1065 à 20 N 1248) du corps d’occupation français de
Constantinople constitué en avril 1919 et placé, après un bref interim du
Général Nayral de Bourgon, sous le commandement du Général Charpy.

Avec un total de 1248 cartons, la sous-série 20 N constitue un des


ensembles les plus importants des archives de Vincennes. En ce qui concerne
mon étude, ce sont les dossiers du commandement des armées alliées en Orient
et ceux du Corps d'occupation de Constantinople qui offrent les matériaux les
plus intéressants.

Comme la plupart des autres fonds de la sous-série, les archives du


commandement des armées alliées en Orient sont divisées en plusieurs sous-
groupes, conformément à l'organisation habituelle de la bureacratie militaire.
Les cartons du premier bureau (20 N 110 à 138) regroupent les matériaux
relatifs aux effectifs et au fonctionnement des divers services de l'armée. Ceux
du deuxième bureau (20 N 139 à 220) sont dédiés aux documents des services
de renseignements. Les archives du troisième bureau (20 N 221 à 283)
concernent pour l'essentiel les opérations militaires. Les dossiers du quatrième
bureau (20 N 287 à 343), enfin, traitent en principe des transports, des
communications et de l'intendance.

En ce qui concerne la Turquie, c'est incontestablement dans les cartons


classés sous la rubrique "deuxième bureau" qu'il faut chercher les matériaux les
plus significatifs.

Les Français avaient mis en place de nombreux services de


renseignements, tant à Istanbul qu'en province. Dans l'ancienne capitale de
l'Empire ottoman, plusieurs services se faisaient concurrence : celui de l'armée
de terre, celui de la marine et celui mis en place au titre de la police interalliée.
Dirigé par le lieutenant de vaisseau Rollin, le département de renseignements
de la marine semble avoir été particulièrement efficace (cartons 20 N 166 à
170). Outre ces trois grands organismes, il existait apparemment diverses
autres officines de moindre importance qui étaient également chargées de
collecter des renseignements. La plus intéressante de celles-ci est probablement
la "liaison française près le ministère de la guerre Qttoman", dont le chef était
le lieutenant-colonel Mougin, un officier de grand talent qui devait jouer un
rôle important, à partir de 1921, dans le rapprochement entre la France et le
gouvernement d'Ankara. En dehors d'Istanbul, les sections de renseignements
abondaient également. Plusieurs d'entre elles fonctionnaient en Turquie
200 DU S O C I A L I S M E À L’IN T E R N A T I O N A L I S M E

d'Europe (Gallipoli, Edime, etc.). Mais, pour l'époque qui nous intéresse, ce
sont les bureaux d'Anatolie qui étaient les plus actifs. Le chef de bataillon
Labonne dirigeait à Afyon-Karahisar (jusqu'au début de l'année 1920) un
service très bien organisé qui rassemblait des renseignements sur tout ce qui
pouvait concerner l'Anatolie occidentale (20 N 200). À Smyme, c'était les
gens de la marine qui étaient d'attaque. Dans les premiers temps de
l'occupation, d'autres services existaient également à İzmit, Brousse,
Zonguldak et même Ankara. Par ailleurs, les unités de la marine qui
sillonnaient la mer Noire faisaient également de leur mieux pour collecter des
informations.

Ces divers services de province étaient chargés d'alimenter les


départements centraux qui se trouvaient à Istanbul. Ici, les renseignements
étaient regroupés par catégories, triés, éventuellement vérifiés, puis réexpédiés
vers d'autres lieux — en particulier vers les divers bureaux de l'administration
militaire à Paris — sous la forme de télégrammes, de missives ou plus
habituellement de bulletins à périodicité variable. Plusieurs séries de bulletins
se présentent sous la forme de comptes rendus quotidiens. Ils sont en général
très difficiles à utiliser en raison de leur masse même et de l'extrême dispersion
des informations qu'ils fournissent. Mais les renseignements qui affluaient
chaque jour faisaient également l'objet de synthèses hebdomadaires. D'autres
rapports étaient aussi élaborés toutes les deux semaines ou tous les mois (20
N 141 à 143). Ce sont sans doute les bilans hebdomadaires qui s'avèrent les
plus utiles pour les chercheurs : effectuée au niveau de la semaine, la synthèse
permet de coller au plus près à l'événement, tout en évitant l'éparpillement du
quotidien. Les synthèses bi-mensuelles ou mensuelles fournissent une
information mieux repensée, mais qui a généralement perdu une grande partie
de sa précision.

Le travail des services de renseignements consistait principalement à


dépouiller la presse locale — journaux d'Istanbul et d'Ankara, petites feuilles
de province, organes des minorités, périodiques publiés par les émigrés russes
— et à les diffuser au moyen d'extraits et des comptes rendus de presse. Ces
matériaux, il convient de le souligner, peuvent s'avérer assez utiles. Ils sont en
général le fruit d'un labeur accompli avec sérieux et peuvent dès lors épargner
aux chercheurs, le cas échéant, de fastidieuses quêtes dans les collections de
presse de l'époque. À côté des journaux, les services de renseignements
disposaient, par ailleurs, des différentes données qui leur étaient transmises par
leurs nombreux informateurs. Ces informateurs étaient recrutés dans toutes
les couches de la société et appartenaient à toutes les nationalités. Beaucoup
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 201

d'entre eux étaient, semble-t-il, des marchands qui rassemblaient des


renseignements au gré de leurs pérégrinations en province. Il y avait également
parmi eux des fonctionnaires de l'administration ottomane, des employés, des
notables, de simples indicateurs recrutés dans le menu peuple, des hommes
politiques haut placés, etc. Il y avait probablement, dans le nombre de ces
informateurs, des individus qui travaillaient bénévolement. Mais beaucoup se
faisaient rémunérer leurs services. Certaines feuilles de frais conservées dans
les cartons de Vincennes donnent une assez bonne idée de l'extrême variété de
gens qui émargeaient ainsi au budget de l'armée française. Une autre façon de
se procurer des renseignements était aussi d'interroger des suspects, des
prisonniers ou des déserteurs. C’est à cette catégorie d'informations
qu'appartiennent les matériaux regroupés dans les cartons 20 N 159 à 162.
Enfin, les officiers des divers services de l'armée française avaient aussi, tout
simplement, la ressource d'emprunter des renseignements à leurs collègues des
autres nationalités. Les Anglais en particulier, fort bien dotés en cette matière,
se montraient habituellement assez généreux (voir en particulier 20 N 173 à
175), mais l'obligeance dont ils faisaient preuve impliquait bien entendu une
certaine réciprocité.

Au milieu de l'été 1921, le gouvernement français décida — pour


diverses raisons qu'il ne m'appartient pas d'évoquer ici — de modifier
l'organisation des forces occupantes. Le haut commandement des forces alliées
fut mis en veilleuse et remplacé, du côté français, par le "Corps d'occupation
de Constantinople". Ce changement s'accompagna, à brève échéance, d'une
nette diminution des effectifs français stationnés en Turquie.

Cet amenuisement des effectifs n'eut cependant aucune répercussion


notable sur les services de renseignements. Seuls disparurent quelques officines
en des points que les Français avaient été obligés d'évacuer : Afyon-Karahisar
par exemple. Mais dans l'ensemble, le réseau mis en place en 1919 demeura
quasiment intact. Outre les services centraux d'Istanbul, diverses sections
continuèrent de fonctionner en Thrace et à Gallipoli. En Anatolie, le service de
renseignements de Zonguldak avait pris le relai de celui d'Afyon-Karahisar.
Lorsqu’en juin 1921 les troupes françaises furent obligées d'évacuer le bassin
minier sur la pression des forces nationalistes, elles obtinrent que ce service
soit maintenu sur place. La marine, qui avait ses propres sources
d'approvisionnement en informations, persévéra elle aussi dans ses activités.
202 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Grâce à cette remarquable stabilité des organismes de renseignements, nous


disposons aujourd'hui, pour la période allant de novembre 1918 à octobre
1923, d’un lot d'archives tout à fait remarquable.

Ce n'est guère le lieu, ici, de présenter en détail les divers thèmes dont
les hommes du second bureau traitaient dans leurs rapports. En ce qui nous
concerne, l'essentiel est de constater que l'agitation ouvrière et, parallèlement,
les "menées bolchevistes", constituaient une des principales préoccupations
des services de renseignements français. Dans la masse des rapports de
Vincennes, on rencontre, bien entendu, beaucoup d'autres amplifications de ce
type. Les simples bobards souvent difficiles à déceler sont tout aussi
nombreux. À cet égard, on peut citer, à titre d'exemple, le cas d'une curieuse
information concernant Hamdullah Suphi, un des animateurs les plus en vue
de l'organisation nationaliste Türk Ocakları (les Foyers turcs). Celui-ci fut
pendant un certain temps considéré comme un dangereux bolcheviste par les
services de renseignements, tout simplement, semble-t-il, parce qu'on l'avait
confondu avec Mustafa Suphi, le leader du Parti communiste turc. Mais on
rencontre des exagérations et des inventions d’indicateurs trop zélés dans toutes
les documentations du même genre. L'intérêt principal des papiers de
Vincennes vient du fait qu'ils constituent un amas massif et relativement
cohérent. Même s'ils comportent des informations sujettes à caution, ils n'en
constituent pas moins, par leur massivité même, une source de tout premier
plan pour l'étude des mouvements "extrémistes" turcs à l'époque où ils étaient
à l'apogée de leur activité.

2. Le parti socialiste de Hüseyin Hilmi

Les archives des forces d'occupation françaises sont très riches en


matériaux relatifs au "Parti socialiste de Turquie"1. Ressuscité par Hüseyin
Hilmi peu de temps après l'armistice de Moudros, ce parti comptait des
milliers de supporters recrutés surtout parmi les employés de la Société des
Tramways. En raison de l'audience dont il jouissait dans les milieux ouvriers,
il représentait une importante source de soucis pour les autorités françaises
d'Istanbul et c'est ce qui explique sans doute que ses activités étaient
particulièrement bien surveillées par les agents du deuxième bureau.

^Ce parti avait été créé en septembre 1910 par un journaliste originaire de Smyme, Hüseyin
Hilmi. Au lendemain de l’assassinat du grand-vizir Mahmut Şevket Pacha, en juin 1913, Hüseyin
Hilmi et la plupart des dirigeants de l'organisation avaient été envoyés en exil, en même temps
que des centaines d'autres suspects. Cet exil anatolien avait duré plus de cinq ans. De retour à
Istanbul après la signature de l'armistice de Moudros, Hilmi et ses camarades s'étaient
empressés de remettre sur pied leur organisation.
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 203

L'histoire de l'organisation de Hüseyin Hilmi est, dans l'ensemble,


assez bien connue, notamment grâce au travail de M. Tunçay1. Certains
documents conservés à Vincennes fournissent néanmoins à son propos des
données inédites qui ne manquent pas d'intérêt.

Singulièrement, un des premiers dossiers que j'ai retrouvé concerne non


pas les activités de Hüseyin Hilmi lui-même, mais celles d'une des branches
provinciales de son organisation. Il y a tout lieu de croire que le Parti
socialiste de Turquie disposait en 1919 de plusieurs sections locales en divers
points du territoire turc, notamment à İzmit, Eskişehir, Ankara et Konya2. La
mise en place d'une branche à Edime semble avoir spécialement inquiété les
autorités françaises d'occupation.

S'il faut en croire un rapport daté du 13 septembre 1919, l'inauguration


de cette succursale avait eu lieu en grande pompe, devant une assistance
nombreuse. Les militants d'Edime s'étaient réunis dans une salle décorée de
drapeaux turcs et avaient écouté un discours sur le socialisme et ses buts.
Ensuite un hodja avait récité des prières "avec une éloquence remarquable." La
cérémonie s'était terminée par une distribution de douceurs et de cigarettes3.

Le même dossier contient également la traduction d'un tract publié par


le comité d'Edime lors de sa fondation.

Ce texte frappe surtout par le caractère éminemment concret des


objectifs proposés : amélioration du ravitaillement et des conditions de
logement, augmentation des salaires, suppression de l'accaparement, etc. On y
retrouve par ailleurs une des idées fondamentales du socialisme turc de l'après-
guerre : la convergence de l'enseignement de l’Islam et des principes
socialistes. Qu'un hodja eût participé à l'inauguration de la section d'Edime
n'avait rien d'étonnant. À cette époque, les hommes de religion musulmans qui
pensaient pouvoir faire découler de l'Islam les fondements essentiels du
socialisme étaient, semble-t-il, assez nombreux.

1M. Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar, Ankara, 1979, pp. 39-60. "
2D'après un rapport adressé par Hilmi à la IIe Internationale. Cf. G. Haupt, "Le début du
mouvement socialiste en Turquie," Le mouvement social, n°45, oct.-déc. 1963, p. 137. On ne
dispose que de fort peu de données sur ces comités socialistes d'Anatolie. Les archives de
Vincennes (désignées infra sous le sigle AG = Archives de la Guerre) conservent un document
mentionnant des arrestations de militants socialistes à Konya (20 N 168, dossier 9, pièce 25, en
date du 13.IX.1919).
3AG, 20 N 200, rapport daté du 13.IX.1919.
204 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

Au moment de la création du comité d'Edirne, les activités du Parti


socialiste de Turquie commençaient déjà à alarmer sérieusement les autorités
alliées. En septembre 1919, l'officier chargé du service de renseignements de la
marine écrivait que l'intention du Parti était "de préparer dès à présent les
esprits à un mouvement bolchevique"1. Cependant, en dépit des nombreuses
adhésions qu'elle avait enregistrées depuis sa fondation, l'organisation de
Hüseyin Hilmi était encore loin de constituer un parti de masse.

Ce n'est qu'au printemps de l'année 1920 que le parti socialiste de


Turquie pourra réellement se flatter d'être la plus importante des formations
ouvrières du pays. Il suffira de quelques grèves réussies — la grève des
tanneries de Kazlıçeşme, celle des chantiers navals de la Corne d'Or — pour
que des milliers de travailleurs se mettent à affluer sous la bannière de Hüseyin
Hilmi.

Les archives de Vincennes conservent un grand nombre de documents


relatifs aux arrêts de travail organisés par le Parti socialiste à partir de mai
1920. Le premier de ces documents, daté du 19 mai 1920, concerne la grève de
la Société des Tramways d'Istanbul qui avait eu lieu une dizaine de jours plus
tôt. Il s'agit d'un long rapport intitulé, curieusement, "Le premier son de
cloche bolchevik à Constantinople". Le déroulement de la grève y est décrit
avec une certaine précision.

Au lendemain de cette grève, le Parti socialiste de Turquie regroupait —


si l'on en croit du moins un bilan triomphal dressé par Hilmi à l'intention de
la IIe Internationale2 — près de 5 000 adhérents. Plusieurs grandes entreprises
d’Istanbul se trouvaient sous sa coupe : la Société des Tramways, la
Compagnie d'Électricité, la Société du Chemin de fer ottoman d'Anatolie,
ainsi que les deux principales compagnies de navigation de la ville, le Şirket i
Hayriye et le Seyr-ü Sefain. À la tête de cet empire, Hüseyin Hilmi, qui
s'était considérablement enrichi grâce aux contributions ouvrières, menait une
vie fastueuse. Il disposait de trois demeures et il avait même fait l'acquisition
d'une automobile ornée d'un fanion rouge. Les sociétés étrangères que son
organisation contrôlait, sans cesse menacées de grève, étaient obligées de
verser d'importantes "cotisations" aux syndicats. Vers la fin de l'année 1920,
Hilmi passait aux yeux des autorités françaises pour être un des hommes les
plus dangereux d'Istanbul.

*AG, 20 N 166, S. R. marine, dossier 3, pièce 43, rapport du 15.IX.1919.


2G. Haupt, op. cit., p. 138.
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 205

Le 31 octobre 1920, Hüseyin Hilmi avait réuni à Istanbul le deuxième


congrès du Parti socialiste de Turquie1. Après ce congrès, son organisation se
tournera de façon encore plus résolue vers l'activisme. Au cours des premiers
mois de l'année 1921, les troubles ne cesseront de se multiplier : menaces de
grève générale en janvier, agitation chez les ouvriers de la Compagnie
d'Électricité en février, pétition des travailleurs du Şirketti Hayriye en mars. À
la fin de ce même mois, les ouvriers de la Compagnie de Gaz, une des
nouvelles "acquisitions” de Hilmi, présenteront une longue liste de
revendications : journée de huit heures, augmentation des salaires de 50 %, un
kilogramme de pain par jour, distribution régulière de vêtements, du charbon
pour l'hiver comme autrefois, etc. Le 16 avril, les syndicats contrôlés par le
Parti socialiste menaceront d'entamer une grève collective si leurs
revendications n'étaient pas satisfaites dans les huit jours2. Toute cette
agitation sera couronnée, le premier mai 1921, par une manifestation comme
Istanbul n'en avait jamais vu. Dès huit heures du matin, la circulation des
bateaux à vapeur et des tramways s’arrêtera complètement, au grand désarroi
des petits fonctionnaires de la rive asiatique du Bosphore, empêchés de se
rendre à leur travail. Devant le siège du Parti socialiste, un orchestre jouera
l'Internationale pendant plusieurs heures d'affilée. Des milliers d'ouvriers,
cravatés de rouge, manifesteront dans les rues de la ville, "sans causer le
moindre dégât, car on leur avait interdit de boire"3. On verra même défiler les
corps é'esnaf, organisations corporatives traditionnelles qui n'avaient pourtant
pas grand chose à voir avec le mouvement syndical et dont certaines
s'entendaient du reste fort mal avec Hilmi.

Il serait fastidieux, dans le cadre restreint de cet exposé, de passer en


revue tous les documents relatifs aux activités du Parti socialiste de Turquie
que le château de Vincennes conserve. D'un coup de force à l'autre, on retrouve
constamment les mêmes revendications, les mêmes formes d'action. Il me
paraît intéressant toutefois de donner ici une idée du copieux dossier que le
deuxième bureau français avait rassemblé lors de la dernière grève organisée par
Hüseyin Hilmi, à la fin du mois de janvier 1922. Ce dossier est un des plus
complets qui soit conservé à Vincennes et permet de suivre le déroulement de
la grève quasiment au jour le jour.

1D'après une brochure intitulée Statut et programme modifiés du Parti socialiste de Turquie,
Constantinople, 1921, P- 2.
2Sur ces diverses affaires, cf. notamment Oya Sencer, Türkiye'de İşçi Sınıfı, Istanbul, 1969
pp. 252-253.
3D'après le journal İkdam du 2.V. 1921, cité par O. Sencer, loc. cit. Cf. également le Bulletin
périodique de la presse turque, n° 14, 10. VI. 1921, p. 11.
206 DU S O C I A L I S M E À L* I N T E R N A T I O N A L ! S ME

Le signal de départ de la grève avait été donné par un discours de


Hüseyin Hilmi prononcé le 25 janvier au club des travailleurs des tramways,
situé près du dépôt de Şişli.

Ce discours avait, si l'on en croit l’agent des services de


renseignements, soulevé l'enthousiasme des travailleurs. Après avoir appelé
les ouvriers à faire grève, Hüseyin Hilmi leur avait exposé les principes du
socialisme et la réunion s'était terminée sur la présentation d’un drapeau rouge
à l'assemblée.

La grève devait éclater le lendemain, 26 janvier. Les employés de la


Société réclamaient la journée de huit heures, une indemnité de 150 000 livres
pour non exécution des précédents accords, l’octroi d'une gratification annuelle
et le réengagement des employés licenciés lors des précédents conflits. Cette
fois, Hüseyin Hilmi était décidé à ne pas fléchir et à lutter jusqu'à
l'épuisement. Préparé par une active campagne de propagande, cet ultime
combat dura près de deux semaines. Pendant tout ce temps, le président du
Parti socialiste et ses acolytes ne cessèrent de parcourir les clubs ouvriers,
exhortant les travailleurs à tenir bon, multipliant les propos anticapitalistes et
xénophobes. Mais la Société des Tramways, forte de l'appui des autorités
alliées, demeura intraitable. Dès le deuxième jour du conflit, elle annonçait
son intention de renvoyer les grévistes et d'engager de nouveaux employés.
Aussitôt, de longues queues de chômeurs se formèrent devant ses bureaux
d'embauche. La pression du chômage était telle que les grévistes allaient de
toute évidence à l'échec.

Pour éviter un fiasco total, les dirigeants du Parti socialiste allaient, le


1er février, s'efforcer de ranimer l'enthousiasme de leurs troupes en organisant
un grand meeting à leur siège. D'après le compte rendu de l'agent de la sûreté
française, ce fut cette fois un certain Eftim Alexandropoulos qui harangua les
travailleurs.

Ce discours allait s'avérer totalement inefficace. Dans les jours qui


suivirent, les principaux meneurs furent arrêtés, accusés de sabotage. Le 6
février, la Compagnie faisait savoir à son personnel que tous ceux qui ne
reprendraient pas leur service le lendemain à midi seraient licenciés. À
l'expiration de cet ultimatum, la grève était terminée.
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 207

Cet échec devait marquer la fin de la carrière politique de Hüseyin


Hilmi. Dès le dénouement de la grève, il avait été arrêté par la police française
pour "incitation au sabotage dans le secteur français de Stamboul" et mis en
prison. Il était à présent totalement déconsidéré auprès de ses militants. Ses
anciens lieutenants, dont certains n'avaient jamais apprécié son comportement
dictatorial, ne tardèrent pas à tirer profit de son absence. Le 14 mars, ils élirent
un nouveau "comité d'administration" et Şakir Rasim, un des principaux
animateurs des troubles du début de l'année, s'empara de la présidence du Parti.

Il semble que cette nouvelle équipe ait réussi à enrayer, pendant quelque
temps, la désagrégation de l'organisation. Le dernier texte qu'il me paraît
intéressant de citer ici concerne la grande manifestation que Şakir Rasim, à la
tête de ses troupes, parvint à organiser le 1er mai 1922 à Kağıthane, dans la
banlieue d'Istanbul. Il s'agit d'un rapport adressé au bureau de la IIe
Internationale et dont une copie fut transmise au Haut-Commissaire français à
Istanbul, le Général Charpy1.

Dans ce texte, le nouveau président du Parti Socialiste rendait compte à


l'Internationale du déroulement de la manifestation et indiquait notamment que
plus de 400 travailleurs "de toutes les nationalités et des deux sexes" avaient
répondu à l'appel de son organisation.

La partie la plus curieuse est celle où l'on peut lire les résolution
adoptées au cours du meeting.
"... Les assistants décident à l'unanimité ce qui suit:

1. Étant donné que le maximum de bonheur de la classe des salariés,


qui constitue au sein de chaque nation l'écrasante majorité, n'est
possible que dans une société sans classes où tous les moyens de
production et de richesse sont reconnus comme propriété de la
collectivité ; nous protestons énergiquement, et avec une conviction
plus forte que jamais, contre les institutions actuelles basées sur la
propriété privée, mère de toutes les misères et de toutes les souffrances
de l'Humanité.
2. Jusqu'à ce que la révolution à laquelle nous conduira
infailliblement le développement de l'économie mondiale devienne un
fait accompli, comme il n'est pas possible aux ouvriers de continuer de
vivre dans les souffrances des terribles privations qu'ils subissent
actuellement, les salaires doivent être majorés dans les mêmes
proportions que le renchérissement de l'existence.

1AG, 20 N 1105, lettre de Chakir datée du 16.V.1922.


208 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

3. Les principaux États capitalistes ont officiellement adopté peu de


mois après l'armistice la journée de huit heures que le patronat est
encore loin de se soucier d'appliquer en Turquie. Ixs partis socialistes et
les associations ouvrières doivent veiller et mettre à l'œuvre tous les
moyens dont ils peuvent disposer pour qu'aucun groupe de travailleurs
ne soit obligé de travailler plus que huit heures.

4. Les émigrés russes qui constituent des éléments de désordre


augmentant les difficultés de l'existence et provoquant le chômage,
doivent sans délai être expulsés de notre territoire.

5. Dans l'intérêt des masses de paysans et d'ouvriers et sans que ces


derniers constituent l'enjeu des marchandages de divers groupes
capitalistes, la guerre d'Anatolie doit incessamment prendre fin.

6. Quoique la ville de Constantinople se trouve placée sous des


conditions économiques particulièrement défavorables, il n'ent reste pas
moins que la reconstruction des quartiers incendiés, le développement
des fabriques de manufactures et les travaux si négligés de voierie et un
grand nombre d'entreprises similaires d'utilité publique pourraient
ouvrir un vaste champ d'activité à des milliers de chômeurs qui se
consument dans les transes d'inanition et de misère et qui ne
demanderaient pas mieux que de travailler. Nous demandons que les
autorités compétentes prennent au plus vite les mesures indispensables
pour contraindre les spéculateurs qui gardent dans les banques de grands
capitaux disponibles de les utiliser au mieux des intérêts de tout le
monde.

7. Nous protestons de toute notre force et avec une grande


indignation contre l'attitude inqualifiable des sociétés d'électricité, de
tunnel et des tramways qui pour se venger de leur participation à la
dernière grève congédient des centaines d'ouvriers et refusent d'exécuter
les engagements qu'elles avaient contractés à l'égard de leurs salariés.
Nous protestons aussi contre l'incapacité et la mauvaise volonté de la
Direction générale des fabriques du gouvernement qui, imbue d'une
mentalité bourgeoise surannée, paye ponctuellement ses fonctionnaires
administratifs tandis que les salaires des ouvriers restent des mois
entiers impayés et réduits à la faim.8

8. La loi sur les Associations ne cadrant pas avec les nécessités de


l'économie contemporaine doit être remplacée par une loi syndicale
reconnaissant aux ouvriers le droit de former des syndicats
professionnels autorisés à s'occuper des questions de grève. Le
règlement sur les corporations doit être supprimé.
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 209

9. Comme les lenteurs dans l'organisation des travailleurs est due


presque exclusivement à leur ignorance et que celle-ci en dernière
analyse est une nécessité imposée par leur entière pauvreté, nous
demandons la gratuité de l'instruction primaire obligatoire et la création
des cours de nuit.

10. Les maisons dont le loyer annuel était au-dessous de trente


livres Tqs. avant la guerre doivent faire l'objet d'un amendement à la loi
sur le loyer qui accepterait pour cette catégorie de locataire pauvre une
augmentation ne dépassant pas le loyer d'une année.

11. Nous envoyons aux prolétaires de tous les pays et à leur


organisation internationale nos meilleurs saluts et l'expression de nos
sentiments de solidarité et de notre ferme résolution de hâter et de faire
d'un commun accord avec eux la révolution mondiale."

La manifestation du 1er mai 1922 fut le chant du cygne de la formation


de Şakir Rasim. À partir de cette date, les services de renseignements français
semblent avoir commencé à se désintéresser du Parti socialiste de Turquie. Les
archives de Vincennes ne conservent qu'un nombre très restreint de documents
pour les quelques mois que cette organisation avait encore à vivre. Ces
documents ne font que reprendre les informations que la presse d'Istanbul
consacrait de temps à autre à l'évolution de la situation dans les milieux
ouvriers.

Les raisons de l'effondrement du Parti socialiste ne sont pas très claires.


Mais il semble qu'il faille mettre en cause, à cet égard, une simple querelle de
personnes entre Hüseyin Hilmi et les nouveaux dirigeants de l'organisation. Si
l'on doit en croire les archives de Vincennes, la crise éclata à l'improviste vers
le début du mois de juin 1922. Elle fut provoquée par Hüseyin Hilmi qui,
libéré par les autorités françaises, entendait reprendre la direction du Parti.
Comme Şakir Rasim, appuyé par une grande partie des militants, refusait de
se démettre, l'ancien président avait fini par porter l'affaire devant le ministère
de l'Intérieur, alléguant que les élections faites lors de sa détention avaient été
illégales. Le 12 juin, fort du soutien de la direction générale de la police, il put
reprendre possession de son poste de leader. Mais le conseil d'administration
élu en mars était décidé à ne pas céder. Le jour même de la réintégration de son
prédécesseur, Şakir Rasim annonça la création d'une nouvelle organisation, le
"Parti socialiste indépendant" {Müstakil Sosyalist Fırkasıj 1. Cette scission
entraîna aussitôt la désintégration du Parti. Les travailleurs de la Société des

^En ce qui concerne cette organisation, cf. M. Tunçay, op. c i t pp. 82-83 et 91-92.
210 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Tramways adhérèrent en masse à l'organisation de Şakir Rasim. Une partie des


employés des compagnies maritimes se regroupèrent au sein du "Parti
socialiste ouvrier de Turquie" (Türkiye İşçi Sosyalist Fırkası), une
organisation réformiste nouvellement créée par un maître tailleur, un certain
Namık, qui avait réussi, semble-t-il, à se faire cautionner par la IIe
Internationale1. Les autres corps de métier se dispersèrent, retrouvant leur
indépendance ou rejoignant les autres associations ouvrières d'Istanbul.
Personne ne voulait continuer à subir la dictature de Hüseyin Hilmi.

Ce dernier chercha-t-il à remonter la pente ? Continua-t-il d'œuvrer en


faveur de la IIe Internationale? S'efforça-t-il de regagner la confiance des
groupements ouvriers ? Nous ne savons rien des derniers mois de son
existence. Les journaux d'Istanbul ne reparlerons de lui que le 18 novembre
1922, pour annoncer qu'il avait été assassiné la veille, dans des circonstances
obscures2.

3. Les autres organisations socialistes d'Istanbul

L'organisation de Hüseyin Hilmi n'était pas la seule formation


socialiste d'Istanbul. Durant les années d'occupation, plusieurs autres partis se
réclamant du socialisme existaient dans l'ancienne capitale de l'Empire
ottoman.

Créé en 1912 par le Dr. Hazan Rıza, le Parti Social-Démocrate (Sosyal


Demokrat Fırkası) avait été ressuscité peu de temps après l'armistice de
Moudros3. À en croire une proclamation de H. Rıza publiée en février 1919,
l'objectif essentiel de cette organisation était de créer des "syndicats agricoles,
industriels et économiques" et d'aider les ouvriers à faire face aux diverses
difficultés de leur vie professionnelle4. Plusieurs indices donnent à penser que
ce programme séduisit un grand nombre de travailleurs5. Au printemps 1922,
le parti social-démocrate existait encore. Mais il semble qu'à cette époque un
grand nombre de ses militants l'avait quitté pour rejoindre l'organisation de
Hüseyin Hilmi.

sait fort peu de chose de cette organisation. Voir à son propos M. Tunçay, op. d u p. 91 et
pp. 321-322.
^L'assassinat de Hilmi fut signalé par plusieurs journaux d'Istanbul et notamment par le
"Bosphore'1.
3Certains documents relatifs à cette organisation ont été publiés par G. Haupt et P. Dumont.
Osmanli İmparatorluğunda Sosyalist Hareketler. Istanbul, 1977, pp. 60-67. Cf. par ailleurs M.
Tunçay, op. d u pp. 84-89.
4M. Tunçay, op. d u p. 87. On retrouve les mêmes thèmes dans le programme du parti, cité
par T. Z. Tunaya, Türkiye'de Siyasi Partiler, Istanbul, 1952, p. 423.
5D'après un document cité par M. Tunçay, op. d u p- 86, près de 2 000 personnes étaient
inscrites sur les registres du parti dans les années d'après-guerre.
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 21 1

J’ai déjà mentionné plus haut deux autres partis à étiquette socialiste :
le Parti socialiste indépendant (Müstakil Sosyalist Fırkası) et le Parti
socialiste ouvrier de Turquie (Türkiye İşçi Sosyalist Fırkası). Ces deux
organisations étaient nées sur les cendres de l'organisation de Hüseyin Hilmi.
Elles appartenaient au courant réformiste et, selon toute apparence,
bénéficiaient l'une et l'autre de la caution de la IIe Internationale1.

Le Parti ottoman du Travail (Osmanlı Mesai Fırkası), fondé en


décembre 1919 par un contremaître de la cartoucherie de Zeytinburnu, Numan
Usta, se disait lui aussi socialiste. Il semble avoir recruté la plupart de ses
sympathisants dans les entreprises d'État (usines d’armement, arsenaux,
fabriques textiles, etc.) Le 16 mars 1920, Numan Usta, qui avait à la fin de
l'année 1919 réussi à se faire élire au Parlement ottoman, allait être arrêté par
les Anglais en pleine Chambre, en même temps qu'un certain nombre d'autres
députés, et expédité à Malte. On peut supposer qu'à la suite de cet événement,
le Parti ottoman du Travail, décapité, avait cessé d'exister2.

Il convient de citer, enfin, parmi les organisations turques (il existait


également à Istanbul des organisation socialistes regroupant des membres des
minorités ethniques et confessionnelles, mais de celles-ci il sera question plus
loin), le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs de Turquie (Türkiye İşçi
ve Çiftçi Sosyalist Fırkası). Ce parti avait vu le jour vers la fin de l'année
1919 et devait son existence à un groupe de militants nettement plus à
"gauche" que ceux des autres formations. Şefik Hüsnü, la cheville ouvrière du
groupe, avait pour objectif de créer, face au socialisme "ignare" de Hüseyin
Hilmi, un authentique courant marxiste, capable de transposer les
revendications du prolétariat au niveau de l'action politique. Assez vite,
semble-t-il, son parti avait rejoint les forces de la IIIe Internationale et
constitué, à Istanbul, la façade "légale" du mouvement communiste turc3.

Singulièrement, je n'ai rencontré au cours de mes recherches au Château


de Vincennes qu’un petit nombre de documents concernant les diverses
organisations que je viens d'énumérer. Face aux copipux dossiers rassemblés
par les hommes du deuxième bureau à propos du Parti de Hüseyin Hilmi, les
quelques notes d'information éparses relatives aux autres partis socialistes
d'Istanbul font piètre figure.

ce qui concerne ces deux organisations, je renvoie à l'ouvrage de M. Tunçay, op. cit., pp.
90-94.
^ v
A son retour de Malte, Numan Usta allait cependant siéger à la Grande Assemblée Nationale
d'Ankara et continuer à se définir lui-même comme le "représentant des travailleurs".
3Je renvoie, une fois de plus, à propos de cette organisation, à l'ouvrage de M. Tunçay, op. cit.,
pp. 293 et sv.
212 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Cette carence documentaire (compensée fort heureusement par un


certain nombre de matériaux conservés au Quai d'Orsay, mais il ne
m’appartient pas d'en faire état ici) doit probablement s'expliquer par le fait que
les militants de ces organisations n'étaient ni assez nombreux ni assez actifs
pour attirer l'attention des services de renseignements français. Hilmi et ses
acolytes inquiétaient le deuxième bureau parce que leurs sympathisants ne
cessaient de harceler les grandes entreprises placées sous la protection des
forces d'occupation. Les autres organisations socialistes paraissaient beaucoup
moins redoutables. Bien que comptant un nombre non négligeable d'adhérents,
le parti social-démocrate de Hasan Rıza manquait, semble-t-il, totalement
d'audace et ne vivotait que grâce à des représentations théâtrales et à des
quêtes1. Le Parti ottoman du travail, de même, était loin de se signaler par son
activisme. Quant à l'organisation de Şefik Hüsnü, le Parti socialiste des
ouvriers et agriculteurs de Turquie, elle était si résolument tournée vers la
propagande dans les milieux intellectuels qu'elle ne pouvait être considérée, au
mieux, que comme un danger potentiel.

Le seul dossier un tant soit peu nourri que j'ai retrouvé à Vincennes
concerne les activités de ces divers partis au cours de la campagne électorale de
l'automne 19192.

Dans les premiers jours de cette campagne, tous ceux qui à Istanbul sc
réclamaient du socialisme avaient tenté de s'entendre sur une plate-forme
commune afin de présenter un front uni face aux "partis bourgeois". Le 24
octobre, le parti socialiste de Turquie, le parti social-démocrate et le parti
socialiste des ouvriers et agriculteurs avaient même organisé un meeting
unitaire dans un des théâtres d'Istanbul. Mais l'entente n'avait pas pu se faire
et, en définitive, chaque formation avait dû se résoudre à ne se battre que pour
son propre compte. La mise sur pied, à la veille des élections, du Parti
ottoman du travail, devait encore contribuer à l'éparpillement des forces
socialistes.

Certains journaux d'Istanbul, Yİflıam et le Yeni Gün notam m ent,


avaient accordé une grande place aux débats qui opposaient les unes aux autres
les diverses organisations se réclamant du socialisme. Il ne restait plus aux
hommes du deuxième bureau — toujours avides de coupures de presse —
qu'à jouer des ciseaux et du pot de colle. Constitué essentiellement d'extraits de

1D'après un rapport conservé dans les archives du ministère français des Affaires étrangères,
série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 94, note d'information en date du 13. XI. 1920, f. 157.
2 AG, 20 N 167, dossiers 1 et 2, datés de nov. et déc. 1919.
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 213

journaux (traduits en français), le dossier qu'on leur doit sur les élections de
1919 ne manque cependant pas d'intérêt. Il a en effet le mérite de regrouper les
principales prises de position des divers leaders socialistes et de donner un bon
aperçu de la manière dont se déroula la campagne électorale. Le rapport
conservé à Vincennes reproduit in extenso la profession de foi de Sadık Ahi :

"... D'aucuns parmi nous prétendent qu'il n'y a pas en Turquie de


différences de classes et que, par conséquence, l’existence d’un parti
socialiste n'est point necéssaire. Or, nous soutenons le contraire. La
différence de classe existe chez nous; c'est elle qui ajustement donné
naissance parmi nous au socialisme. C'est même un mal qui existe
depuis la fondation de notre État et qui l'a jeté de précipice en précipice.
Notre programme est conforme aux programmes des partis socialistes
les plus réputés ; nous y avons pourtant introduit de nombreuses
modifications suivant les exigences locales du moment. Pour ce qui est
des questions économiques, la durée maximum du travail doit être de
huit heures par jour, le repos hebdomadaire doit être admis et un salaire
minimum fixé ; les enfants ne doivent pas travailler ; des assurances
doivent être établies contre les maladies, les accidents et la vieillesse des
ouvriers ; le système de la dîme, qui est pour les paysans plus
pernicieux que les maladies et la guerre, doit être aboli ; des
coopératives doivent être constituées dans les villages ; toutes les
sources de richesse, c'est-à-dire les moyens de production tels que
moyens de transport, mines, forêts, fleuves doivent être nationalisées ou
pour mieux dire affectées à la collectivité. l'État seul doit avoir le droit
du monopole. L'État doit aussi se charger d'une façon gratuite de toutes
les charges se rapportant à l'état sanitaire de la population.

(...) Nous n’avons actuellement ici qu'une ébauche de parti. Nous


avons pourtant réussi à établir des relations étroites entre les ouvriers de
toutes les fabriques de Constantinople et les diverses corporations. Nous
allons aussi fonder très prochainement l'Union Générale du travail qui
représentera tout le prolétariat turc.

(...) Nous allons combattre l'impérialisme grec et arménien. Il n'y a


pas à proprement parler de parti socialiste grec à Constantinople. Les
associations qui existent ne sont que des "syndicats jaunes" comme on
les appelle en Europe et auxquels les socialistes s'opposent plus qu'aux
bourgeois. Si ces Associations servent d'instrument aux aspirations
grecques, elles commettent le plus grand crime contre le socialisme.

(...) Je puis vous assurer que même parmi les membres du parti
National turc, il n'existe pas de défenseurs plus fervents du nationalisme
turc que nous."
214 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Pour une organisation qui se disait être le seul parti authentiquement


socialiste de Turquie, ce programme peut sembler bien modéré. À la même
époque, le parti de Hüseyin Hilmi formulait des revendications comparables,
mais sur un ton autrement agressif. Le plus surprenant est l’insistance avec
laquelle Sadık Ahi soulignait le caractère "national" de son organisation. Cette
modération et cette propension au chauvinisme doivent sans doute s'expliquer
comme une simple manœuvre électorale visant à attirer le plus de voix
possible vers le candidat du parti. Mais il se peut également qu'elles reflétaient
la véritable position des militants rassemblés autour de Şefik Hüsnü. Il n'est
pas sûr en effet qu'en cette fin de l'année 1919 le Parti socialiste des ouvriers et
agriculteurs était déjà gagné aux idées propagées par le Komintern. II semble
au contraire que la plupart des dirigeants de l'organisation regardaient encore
du côté de l'Occident et qu'ils continuaient à subir — comme Hüseyin Hilmi,
comme le Dr. Hasan Rıza, comme bien d'autres encore — l'influence des
socialistes de bonne compagnie de la IIe Internationale.

Les divers partis socialistes qui se trouvaient en lice pour les élections
connurent un échec lamentable. Dans le scrutin à deux tours qui avait été
organisé, les candidats du Parti social-démocrate n'obtinrent aucune voix ;
Refik Nevzad, le candidat de l'organisation de Hüseyin Hilmi, dut se contenter
de sept voix ; quant à Mehmed Vehbi, le candidat du Parti socialiste des
ouvriers et agriculteurs, son score fut à peine meilleur : 14 voix se portèrent
sur son nom. Parmi les postulants "socialistes", le seul à être élu fut Numan
Usta, présenté par le Parti ottoman du Travail. Une information parue dans le
Peyam et reprise par le service de renseignements de la marine1 nous aide à
comprendre les causes de son succès :
"...Parmi les nouveaux députés de Constantinople se trouve le
contre-maître de l'usine de Zeitin-bumu, Nouman efendi (Nouman
"ousta", comme dit le Tasvir). Cet élu était inconnu la veille des
élections et sa candidature n'avait pas été préalablement posée.
Voici, à ce sujet, ce que dit le Peyam, organe turc anti-nationaliste
et anglophile de ce premier député socialiste ottoman :
"Personne à Constantinople ne connaissait jusqu'à hier cet ousta,
mais le Comité Union et Progrès le connaissait. Après l'armistice, ce
Monsieur se trouvait à Berlin et comme le déclarent certains témoins, il
s'y rencontrait souvent avec Talaat pacha. Il va de soi qu'il en a reçu des
instructions. De retour à Constantinople, il a participé aux délibérations
du Siège Central du Comité. Le jour de l'élection, sur le coup de midi,
sa candidature fut posée au moyen d'une dépêche et aussitôt un ordre
secret fut donné aux électeurs de l'auguste Comité. C'est ainsi que
Nouman Reis fut élu député."

1AG, 20 N 167, dossier 2, pièce 84, rapport en date du 23. XII. 1919.
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 215

Le Yeni Gunef porte-parole de l'Organisation Nationale des


Unionistes, donne une biographie de cet individu.»

Après ces quelques indications sur le personnage et ses attaches avec le


mouvement unioniste, le même rapport du S. R. marine fournit d'intéressantes
données sur la doctrine dont se réclamait Numan Usta :

«... Ceux qui connaissent les sympathies que la classe ouvrière


nourrissait à l'égard de Nouman effendi affirmaient qu'il serait élu au cas
où il poserait sa candidature, car il s'était également attiré les
sympathies des partisans des idées démocratiques.

Le Vakit a bien mis Nouman ousta en demeure de démissionner au


nom des intérêts de la patrie. Mais le nouvel élu a énergiquement déclaré
qu'il n'en ferait rien.»

L'élection de Numan Usta constitua pour les divers autres partis


socialistes qui se disputaient les faveurs de l’électorat un choc dont ils
s'accommodèrent diversement. Le Parti socialiste de Hüseyin Hilmi prit fort
mal les choses. Dès que le résultat des élections fut connu, il publia un
manifeste — reproduit dans le dossier conservé à Vincennes — par lequel il
répudiait toute attache avec le vainqueur :

"L'élection de Numan Usta ne saurait nullement être considéré


comme un succès socialiste. La force qui a assuré cette élection est
celle de la bande de l'Union et Progrès qui a poussé ce pays à l'abîme,
de cette bande odieuse qui est l'ennemie acharnée du socialisme."1

L'organisation du Dr. Hasan Rıza eut une attitude comparable. Il


semble que le parti socialiste des ouvriers et agriculteurs se soit montré plus
fair-play. D'après une note des services de renseignements français, un
responsable de ce parti avait salué publiquement l'élection de Numan Usta
"comme un remarquable événement." On doit peut-être voir dans cette
appréciation positive une tentative de "récupération" du succès de Numan Usta.
Mais il se peut aussi que les dirigeants du Parti socialiste des ouvriers et
agriculteurs aient sincèrement estimé que le succès enregistré par le parti rival
méritait d'être mis à l'actif du mouvement socialiste tout entier.

En dehors de ce dossier relatif aux élections de 1919, les archives


de Vincennes semblent ne contenir, je l'ai déjà souligné, qu'un nombre
assez restreint de documents touchant les divers partis qui tentaient de faire

*AG, 20 N 167, dossier 2, pièce 97, rapport daté du 27.XII.1919.


216 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

concurrence à l'organisation de Hüseyin Hilmi. Au cours de mes recherches, je


n'ai rencontré que quelques notes d'information isolées, nettement moins
éloquentes que les comptes rendus adressés par ailleurs au Quai d'Orsay.
Toutefois, de nouvelles "découvertes" sont encore possibles, tant la paperasse
accumulée par les forces françaises au cours des quatre années d'occupation est
abondante. J'en n'ai pour ma part dépouillé que les dossiers qui paraissaient les
plus prometteurs. Mais les quelque 1250 cartons bourrés de papiers de toutes
sortes qui constituent la sous-série 20 N réservent sans doute bien des
surprises aux chercheurs qui auraient la curiosité — et le courage — de les
feuilleter systématiquement.

4. Les groupuscules "bolchevistes"

Les organisations dont il a été question dans les pages précédentes


étaient des partis légaux, dûment homologués par le ministère de l'Intérieur.
Mais à côté de ces organisations, il y avait également à Istanbul, durant les
années d'occupation, une multitude de groupes clandestins. Les services de
renseignements français exerçaient sur ces groupes une surveillance attentive.
Les archives de Vincennes conservent à leur propos de nombreux documents,
mais ceux-ci sont dispersés, incontrôlables et fournissent des renseignements
souvent suspects. Hantés par la crainte du "péril rouge", les agents du
deuxième bureau avaient, semble-t-il, tendance à exagérer l'importance de la
pénétration communiste à Istanbul. Toutefois, faute de disposer de moyens de
vérification, nous sommes, dans la plupart des cas, obligés de prendre leurs
allégations pour argent comptant.

À en croire leurs rapports, la plupart des propagandistes bolcheviks


étaient issus de l'émigration russe. Cela n'a rien d'invraisemblable. Vers la fin
de l'année 1920, au lendemain de la débâcle de l'armée de Wrangel, il y avait
plus de 300 000 Russes "blancs" réfugiés à Istanbul et dans ses environs, et il
n'est pas impossible que quelques dizaines ou même quelques centaines
d'éléments subversifs aient réussi à s'infiltrer parmi eux. La tâche des
agitateurs — des matelots bien souvent — consistait à subvenir les "basses
classes" qui fréquentaient les petits cafés russes de Galata. On est en droit de
penser que la misère, la faim et les conditions d'hygiène déplorables qui
régnaient dans les camps de la banlieue constantinopolitaine, où les émigrés
étaient entassés par dizaines de milliers, ne pouvaient que faciliter la diffusion
des idées révolutionnaires. Dès le début de l'année 1921, les services de
renseignements français dresseront, par vagues successives, de longues listes
de suspects et, chaque fois, plusieurs dizaines d'individus seront écroués, en
attendant de comparaître devant le tribunal interallié.
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 217

À titre d'exemple, voici une de ces listes — une parmi des dizaines
d'autres — dressée en octobre 1921 :

"Les renseignements suivants ont été obtenus concernant


l'organisation bolcheviste des noyaux communistes à Harbié-Chichli.
Ledit noyau communiste s'est formé en février a.c. et a existé pendant 7
mois. Il compte dans ses rangs 150 hommes environ, dont 120
composèrent "le détachement actif", tandis que les autres appartenaient à
la section de propagande. Deux mois après l'organisation a été liquidée,
mais 15 hommes ont évité la poursuite. Ils formèrent le Comité
Exécutif du noyau et revinrent à l'activité, après avoir constitué le
présidium qui est composé de la façon suivante : président — Glavanoff
; chef de la Section de Propagande, le même ; président-adjoint —
Travine ; secrétaire — Chenevski ; chef du Bureau de Renseignement
— Kipnis ; commandant du détachement actif — Brander, vieux
communiste.

Le Bureau de Renseignement est composé de 7-8 personnes. Il


s’occupe de l'information politique et surveille actuellement d'une façon
intense l'activité du groupe monarchique "Kozan Minine."

Le détachement actif est composé actuellement de 60 personnes et


est divisé en trois pelotons, qui sont commandés par les nommés
Gonkine, instructeur militaire, Vinitski et Golzberg, commissaires
politiques. Les pelotons se divisent en unités plus petites. Les
instructeurs sont Kravtchenko et Azaroff.

Les agents principaux de la section de Propagande se nomment


Modylevski et Paul Naoumoff.

Une partie de la Section de Propagande s'occupe exclusivement de la


propagande parmi les musulmans. Cette propagande est dirigée par un
nommé Sorokine. Les agents principaux sont Bourdanoff et Rosanoff,
ainsi que les propagandistes Solovjeff, Ounanoff et Kreuzberg. La
section de Propagande déploie une activité intense parmi les corps
d'occupation, les régiments musulmans et la population turque1.»

De telles informations sont évidemment difficiles à utiliser. On est en


droit de penser que la plupart des individus mentionnés étaient considérés
comme "suspects" simplement parce qu'ils étaient russes. Mais la multiplicité
des rapports du même type témoigne néanmoins d’une incontestable
effervescence dans les milieux émigrés d'Istanbul2.

!AG, 20 N 1106, note du 18.X.1921.


Le carton 20 N 1106 contient un grand nombre de listes de suspects. Certaines de ces listes
concernent des centaines d’individus.
218 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Autre milieu à surveiller, les Juifs. Il y avait sans doute dans les
nombreuses accusations de bolchevisme lancées contre les Juifs par les agents
du deuxième bureau une part non négligeable d’antisémitisme. Mais il ne fait
aucun doute cependant que certains éléments de la communauté juive d’Istanbul
furent réellement sensibles à l’idéologie communiste. Les Juifs de Bulgarie
semblent avoir largement contribué à propager les idées révolutionnaires parmi
leurs coreligionnaires de Turquie. Vers la fin de l’année 1919, le gouverneur
d’Edirne dut même interdire aux Israélites de sa province de se rendre à
Istanbul, car il les soupçonnait d’être d’intelligence avec les ’’bolchevistes
bulgares”1. L’implantation du communisme parmi les Juifs d’Istanbul fut
également liée, selon toute vraisemblance, à l’évolution interne du mouvement
sioniste dont certains éléments tendaient à se rapprocher du Komintern. À
partir de 1920, la police interalliée interceptera à plusieurs reprises des
documents émanant de la fraction extrémiste du "Poale Sion” russe, le
Jiddische Kommunistische Partei. Il est difficile de se faire une idée précise de
l’influence exercée par ce groupement sur les sionistes d’Istanbul, mais il y
tout lieu de penser qu’il comptait un nombre relativement important de
sympathisants.

Dans leurs rapports, les agents du deuxième bureau ne manquaient


jamais de noter l’appartenance de tel ou tel agitateur à la communauté juive.
D’après un document de novembre 19212, il y avait à cette époque à Istanbul
plusieurs groupes sionistes. Ils étaient censés collaborer avec le "centre
communiste de Constantinople", en liaison avec tous les groupes opposés aux
autorités légalement constituées.

À l’inverse des Israélites, les Arméniens se trouvaient quasiment à l’abri


de tout soupçon. De fait, il semble que les militants arméniens, qui n’avaient
aucune raison de se montrer insatisfaits de la mainmise occidentale sur
Istanbul, aient fait preuve d’une inertie remarquable. Les bulletins du deuxième
bureau consacrés à la propagande bolcheviste ne mentionnent que très rarement
des noms à consonnance arménienne.

Face aux Grecs, les services de renseignements français furent, selon


toute apparence, plus soupçonneux. Dès le mois d’août 1920, ils allaient
rendre compte à Paris des activités du leader syndicaliste Serafim Maximos et
signaler la parution de l’organe communiste Neos Anthropos. Mais,
singulièrement, cette agitation dans les milieux grecs ne semble pas les avoir

^ G , 20 N 166, S. R. marine, dossier 3, pièce 79, rapport daté du 20.IX.1919.


2AG, 20 N 1106, rapport du chef du service de sûreté daté du 17.XI.1921.
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 219

véritablement inquiétés. Les rapports consacrés au Neos Anthropos font état


de la publication de cet organe avec une placidité déconcertante. Quant à
TUnion Internationale des Travailleurs" que Serafim Maximos devait créer
vers la fin de 1920, c’est à peine, apparemment, si le deuxième bureau
remarqua son existence1.

Tandis que les Grecs et les Arméniens bénéficiaient d’un préjugé


favorable, les Turcs, au contraire, faisaient bien évidemment l’objet d'une
suspicion redoublée. Dès le début de l'année 1919, les services de
renseignements français signaleront quelque cas de propagande dans les milieux
musulmans. Par la suite, les informations concernant l'implantation du
bolchevisme parmi les Turcs se feront de plus en plus fréquentes. Toutefois,
on ne peut manquer d'être frappé par le fait que les arrestations d'agitateurs
turcs furent, dans l'ensemble, beaucoup moins nombreuses que celles
d'agitateurs russes ou israélites. Cela nous permet de supposer que le
communisme turc était malgré tout considéré comme relativement peu
dangereux.

Les agents du deuxième bureau surveillaient surtout les activités des


propagandistes musulmans envoyés de Russie par Mustapha Suphi. Ce
dernier, encouragé par les autorités soviétiques, avait créé en 1918, à Moscou,
un Parti communiste turc dont la tâche principale était de former des agitateurs
destinés à être expédiés en Turquie2. Un des documents les plus intéressants
que j'aie rencontré à propos de ces agitateurs est un copieux rapport du 29
septembre 19193. Ce rapport — trop long pour pouvoir être cité ici — décrit
par le menu comment les activités du parti communiste turc étaient financées
et donne d'intéressants détails sur la façon dont ses propagandistes parvenaient
à s'introduire en Turquie. La partie la plus surprenante de ce rapport est
constituée par la copie d'une lettre adressée par Cevdet Ali, un des compagnons
de Mustafa Suphi, à Rıza Tevfık, ministre de l'instruction publique dans le
cabinet de Tevfik Pacha et délégué à la conférence de la paix.

C’est le SR marine qui signale la parution du Neos Anthropos en août 1920 (AG, 20 N 168,
dossier 7, pièce 10, en date du 4. VIII. 1920). L’Union Internationale des Travailleurs ne sera
mentionnée par la suite que très épisodiquement. Les sources soviétiques sont plus loquaces. Cf.
en particulier l'ouvrage de P. II. KopHHeHKo, op. cit., p. 35, qui se base sur les rapports
adressés par l'organisation de Serafim Maximos au Profintern. D'après ces rapports, l'Union
Internationale des Travailleurs regroupait 8 000 adhérents (chiffre peu vraisemblable) et avait
pour principal objectif de gagner au bolchevisme les autres "organisations ouvrières d'Istanbul.
Elle diffusait à cet effet diverses brochures et organisait, deux fois par semaine, des réunions
publiques dans les locaux dont elle disposait à Péra.
2En ce qui concerne cette organisation, je renvoie à P. Dumont. "Bolchevisme et Orient. Le
parti communiste turc de Mustafa Suphi. 1918-1921", Cahiers du Monde russe et soviétique,
XVHT (4), oct.- déc. 1977, pp. 377^109.
**AG, 20 N 168, SR marine, dossier 9, pièce 98, rapport daté du 29. IX. 1919.
220 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

“J'écris cette lettre à la hâte de Yalta, en sortant du meeting. Je ne


veux rien dire au sujet de la situation mondiale actuelle. Je juge
également superflu de donner des explications sur la révolution russe.

(...) La situation actuelle de la Turquie est très attristante. Mes


camarades qui maudissent les unionistes comme ayant donné lieu à ce
lamentable état de choses, et qui avaient de tout temps prévu le malheur
du pauvre peuple opprimé par ce parti, vous envoient à vous et aux
vôtres leur salut respectueux, afin que les liens entre vous et nous
soient renforcés. Donnez nous une réponse nette, car la population est
très excitée. Cependant la révolution mondiale gagne partout.

Les ouvriers et les prolétaires du monde entier se sont réunis et


travaillent de concert. Il n'est plus possible d'arrêter une telle
révolution. C'est pourquoi il ne faut plus perdre de temps. Je ne veux
pas vous importuner davantage, les journaux exposeront toutes nos
pensées. J'attends de vous une longue réponse.

Vive la révolution internationale, vive l’union des ouvriers du


monde entier, vivent les camarades qui accourent à cette révolution.”

Ce qui est le plus étrange dans ce texte, c'est son destinataire. Il n'y
avait en effet aucune raison pour que les communistes turcs voient en Rıza
Tevfık un sympathisant. Membre du cabinet ottoman, Rıza Tevfik était un
représentant typique de la bourgeoisie libérale turque. Il n'allait pas hésiter, en
août 1920, à apposer sa signature au bas du traité de Sèvres. Le groupe de
Mustafa Suphi avait-il cherché à le compromettre en lui expédiant cette lettre ?
C'est possible. Mais il se peut aussi que Cevdet Ali espérait réellement
pouvoir attirer dans le camp communiste son illustre correspondant.

Jointes au rapport du 29 septembre 1919, plusieurs annexes fournissent


d'intéressants spécimens de tracts et brochures de propagande imprimés en
Crimée et introduits clandestinement en Turquie. Voici par exemple les
premières phrases d'une proclamation intitulée "Au soldat turc, à l'ouvrier, au
paysan turc à l'occasion du désarmement en Turquie" :

"Attends, camarade ! Ne lache pas ton fusil ! Cher compatriote,


Turc opprimé, pourquoi te presses-tu ? Où vas-tu ? En remettant tes
armes, ton épée au dépôt, tu livres ta personne et ton honneur à
l'ennemi qui demain te fusillera, qui mettra ton corps en pièces, aux
monstres français, anglais, américains.

Sache, cher camarade, ô paysan turc, ouvrier turc, jeune homme


turc, professeur turc, que tous ces beys, ces agas, ces pachas, ces
sultans aux pieds desquels tu as travaillé toute ta vie pour servir à leur
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 221

gloire, à leur fierté et à leurs honneurs te vendent aujourd’hui aux


monstres civilisés d'Europe et d'Amérique. Ils vendent tout ce que tu
possèdes, ta terre, ton foyer et même ta personne, la force de tes bras
qui est ton dernier capital. Toutes les pertes éprouvées durant cinq
années de guerre par les Anglais, les Français, les Italiens, les
Américains, c'est par toi qu'ils veulent les faire payer. Ils te feront
travailler comme une bête, ils exploiteront comme leur propre ferme ta
terre si fertile et semblable à un paradis, il en emploieront les gains
pour leur luxe, leurs plaisirs et leurs voluptés.
Les armées franques débarquées à Constantinople, à Smyme, à
Trébizonde, les flottes franques qui parcourent l'Archipel et la mer
Noire poursuivent ce but.”
Les archives de Vincennes abondent en documents de ce type. Ceux-ci,
s'ils ne nous éclairent pas beaucoup sur les possibilités réelles du
communisme turc, nous donnent du moins d'intéressantes indications sur ses
objectifs et ses choix doctrinaux.
À côté de ces matériaux relatifs aux groupuscules "indigènes", il
convient de signaler enfin les documents concernant l'implantation du
communisme au sein même des forces d'occupation. "À Galata, dans divers
cafés et boutiques, on voit souvent des soldats français et anglais causer avec
des individus connus comme bolchevistes."1 Des informations de ce type
reviennent fréquemment dans les rapports des services de renseignements. 11 y
a tout lieu de penser que les militaires favorables aux idées de la révolution
d'octobre étaient passablement nombreux, surtout dans les troupes françaises.
C'est, il faut le souligner, d'Istanbul qu'appareilla vers la fin de l'année 1918 le
torpilleur Protêt dont les marins, sous la conduite d'André Marty, devaient
donner, quelques semaines plus tard, le signal de la célèbre révolte de la mer
Noire2. En 1921, le deuxième bureau devait intercepter une note du Comité
Exécutif de la IIIe Internationale qui donne un bon aperçu de la nature du
travail effectué par les agitateurs "bolchevistes" parmi les forces d'occupation
de l'Entente :
"L'attention des agents propagandistes doit être attirée sur la
nécessité d'utiliser les mille petits incidents de la vie quotidienne du
soldat afin de détruire en lui son habitude invétérée d'obéissance à ses
chefs et à la discipline bourgeoise et sa soumission passive à ses
fonctions de gardien du repos des bourgeois. En même temps, une
propagande sur une vaste échelle des idées pacifistes et de désarmement
devra être menée3.

^AG, 20 N 1106, note d'information du 3 août 1921.


2Cf. A. Marty. La révolte de la Mer Noire, réed. en fac-similé. Paris, 1970. La mutinerie des
marins de la flotte française avait permis aux Bolcheviks, au début de l'année 1919, de
s'emparer d'Odessa et, ultérieurement, de la presqu'île criméenne.
3AG, 20 N 1106. Ce document intercepté par les services de renseignements français date du
8. XII. 1921 et semble avoir été rédigé par Zinoviev.
222 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

En dépit de l'abondance des matériaux, il apparaît assez difficile, je l'ai


déjà souligné, de se faire une idée précise du rôle que joua la propagande
communiste à Istanbul. Combien y eut-il de cellules communistes à Istanbul
durant les années d'occupation ? Ces cellules réussirent-elles à se regrouper en
un véritable réseau ? Quelle fut la part des militants communistes dans les
coups de main qui, par intervalles, furent lancés contre les forces alliées ? Les
soldats français et anglais participèrent-ils activement à l'organisation des
groupes subversifs indigènes ? Autant de questions auxquelles on ne peut
donner, dans l'état actuel de nos connaissances, que des réponses floues.

Les documents des archives de Vincennes — combinés le cas échéant à


des matériaux puisés ailleurs — permettent néanmoins d'appréhender le
problème de la propagande communiste sinon dans le détail, du moins dans ses
grandes lignes. Mises bout à bout, les diverses notes expédiées à Paris par les
agents des services de renseignements finissent par constituer un ensemble
plus ou moins cohérent.

À suivre les diverses données disponibles, c'est, semble-t-il, en octobre


1918 que se constitua le premier noyau communiste d'Istanbul. Ce groupe, qui
comprenait surtout des émigrés russes et des Juifs, mais aussi quelques
Musulmans et quelques Grecs, était dirigé par un certain Gensberg, un Juif
originaire de Roumanie. Celui-ci avait fait graver un cachet portant
l'inscription "Parti communiste turc" et avait réussi à entrer en contact avec un
certain nombre d'employés des grandes entreprises étrangères (chemins de fer ;
tramways). Spécialisé dans la diffusion de tracts anti-impérialistes et dans
l'agitation parmi les militaires français, le groupe fut découvert en février
1919. Les documents conservés à Vincennes ne disent pas ce qu'il advint de
Gensberg et de ses camarades, mais on peut penser que leur organisation ne fut
pas totalement démantelée1.

Dès la fin du mois de mars, en effet, la propagande en faveur du


bolchevisme reprendra de plus belle. C'est ainsi, par exemple, que la police
anglaise, horrifiée, trouvera dans un tramway d'Istanbul un tract appelant les
masses musulmanes à se soulever, au nom du "saint grand bolchevisme",
contre les puissances impérialistes et les patrons2. Vers la même époque, par
ailleurs, on verra affluer vers Istanbul les premiers agitateurs musulmans en
provenance de Crimée. Mandatés par le Parti communiste de Mustafa Suphi

Plusieurs travaux soviétiques mentionnent l'organisation de Gensberg. Cf. notamment P. II.


KopHHeHKo, op. d u p. 16.
2D'après un rapport adressé au Foreign Office (FO, 371/4141, 9. IV. 1919).
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 223

qui venait de prendre pied à Simferopol, ces agitateurs auront pour tâche
essentielle d’assurer le contact avec les militants locaux et de les aider à
développer leurs activités subversives. À en croire lé service de renseignements
de la marine, Mustafa Suphi aurait réussi à envoyer à Istanbul, entre la mi-
avril et le début du mois d'août 1919, près d'une dizaine d'émissaires.

À côté de ces militants musulmans, la Crimée, et plus encore Odessa


où le Komintern avait installé un très actif "Comité de propagande", semble
également avoir fourni à Istanbul, au début de l'été 1919, plusieurs agitateurs
israélites. Bien que l’occupation de la presqu'île criméenne et du sud de
l'Ukraine par les forces blanches n'ait pas tardé à provoquer l'étiolement de ce
flux de propagandistes, la capitale ottomane demeurera perméable à la
pénétration bolchevique tout au long de l'année 1919.

Ce n'est qu'au lendemain de "l'occupation provisoire et disciplinaire"


d'Istanbul par les Alliés (en fait, l'officialisation et le resserrement de
l'occupation de facto à laquelle était soumise la capitale ottomane depuis
l'armistice de Moudros), en mars 1920, qu'on assistera à une réelle diminution
de l’effervescence pro-communiste. Mais cette pause fut, selon toute
apparence, de courte durée.

Dans les derniers mois de l'année, l'effondrement des forces blanches en


Crimée allait ouvrir la voie à un nouvel afflux d'agitateurs. Ceux-ci, mêlés
aux quelque 130 000 rescapés de l'armée de Wrangel, n'auront aucun mal à
déjouer la surveillance de la police inter-alliée. Aussi, est-ce avec stupéfaction
que la police inter-alliée découvrit en janvier 1921 l'existence d'un important
centre de propagande aux portes mêmes d'Istanbul, à Beykoz. Ce centre, dont
la plupart des membres étaient des Juifs venus de Russie, mais qui regroupait
également quelques musulmans, entretenait d'étroites relations avec les
communistes juifs d'Odessa et de Crimée. Sa tâche principale consistait,
semble-t-il, à imprimer des tracts en diverses langues et à les distribuer.
Simultanément, les rapports des services de renseignements signalent
l'existence, en divers points de la ville, de plusieurs autres organisations
subversives. La police inter-alliée procéda à des centaines d'arrestations. Mais
en vain : démantelées, la plupart des cellules ne firent qu'essaimer, se scindant
en groupuscules insaisissables qui reprendront aussitôt leur travail d'agitation1.

1AG, 20 N 1106 contient de nombreux documents à ce propos.


224 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Les archives de Vincennes, comme celles du Quai d'Orsay et du Foreign


Office, contiennent plusieurs documents sur une autre vague d'arrestations qui
eut lieu en juin 1921. Cette fois, la cible principale était la "Délégation
commerciale russe", un organisme qui s'était constitué à Istanbul aussitôt
après la signature de l'accord commercial anglo-soviétique (16 mars 1921) et
qui était dirigé par Bronislav Koudich, un émissaire bolchevik arrivé à Istanbul
vers le début de l'année. Les attributions de cette délégation débordaient
largement, semble-t-il, le cadre des questions économiques. Le commandant en
chef des forces d'occupation, le général Harrington, était persuadé que les
nombreux employés qu'elle comptait n'étaient en fait que des agitateurs et des
terroristes chargés de coordonner les activités des multiples groupes
communistes de la ville. Le 29 juin, profitant de l'absence de Koudich qui
s'était rendu à Londres pour conférer avec Krassine, les autorités britanniques
d'Istanbul entreprirent une vaste opération de police qui se solda par une
cinquantaine d'arrestations et l'expulsion d'une trentaine de suspects1.

En dépit de la détermination dont la police britannique avait fait preuve,


il semble que les arrestations de juin 1921 se soient avérées, en définitive, tout
aussi inefficaces que les précédents coups de filet. Dès le mois de septembre, le
général Harrington découvrira un nouveau "complot" (que personne, à vrai
dire, ne prendra réellement au sérieux). Par la suite, bien que les Alliés eussent
progressivement réussi à résorber une partie de l'émigration russe — les États
balkaniques et la Roumanie ayant accepté de recevoir les soldats de l'armée de
Wrangel — les rumeurs alarmantes se feront de plus en plus nombreuses et les
officiers du deuxième bureau dresseront inlassablement de nouvelles listes de
suspects. À en croire certains informateurs, Istanbul constituait désormais une
des principales bases d'opérations du mouvement communiste international.
Vers la fin de l'année 1921, les diverses organisations de la capitale ottomane
— les Sionistes de gauche, le groupe des Lazes (?), les militants grecs
rassemblés autour de Serafim Maximos, les groupuscules russes — seront
soupçonnés d'avoir réussi à mettre en place un comité de coordination et
d'avoir entamé des pourparlers avec le groupe communiste turc "en vue d'une
future action commune"2. De telles informations, annonciatrices d'une
apocalypse imminente, continueront de s'accumuler tout au long de l'année
1922. C’est ainsi par exemple que le jour même de l'armistice de Mudanya, le
II octobre 1922, une note de renseignements signalera que les agents
bolchevistes, "par infiltration dans la ville d'une centaine d'hommes
journellement," se préparaient, une fois de plus, à "provoquer une insurrection
armée de la population turque contre les Alliés"3.

1Les archives du Foreign Office (FO, 371/6902, ff. 24 à 183) donnent sur cette affaire plus de
détails ques les documents conservés à Vincennes.
2AG, 20 N 1106, rapport du chef de service de sûreté en date du 17. XI. 1921.
3Archives du ministère des Affaires étrangères, série E. Levant, 1918-1929, vol. 280, f. 31.
LA P R O P A G A N D E C O M M U N I S T E À I S T A N B U L 225

Cette accumulation de données alarmantes laisse évidemment perplexe.


Les masses populaires d'Istanbul risquaient-elles véritablement de se laisser
entraîner dans l'aventure d'un "soulèvement bolcheviste" contre les forces
d'occupation ? La chose paraît totalement invraisemblable, car l'influence des
groupuscules communistes ne s'exerçait de toute évidence (en dépit des
évaluations inquiétantes fournies à ce propos par les services de
renseignements) que sur une toute petite fraction de la population
constantinopolitaine. Mais il ne semble pas pour autant qu'il faille taxer les
autorités françaises de mythomanie. On doit souligner en particulier que la
présence à Istanbul et dans ses environs immédiats — jusque vers le milieu de
l'année 1921 tout au moins — de quelque 100 000 réfugiés russes, dénués
pour la plupart de toutes ressources, constituait une réelle menace pour l'ordre
public. D'autre part, il convient de remarquer que même si les musulmans et
les autres composantes de la population locale étaient peu sensibles à la
propagande communiste, les troupes d'occupation, elles, n'y étaient nullement
indifférentes. Les officiers supérieurs de l'Armée d'Orient avaient eu l'occasion
de s'en rendre compte dès le début de l'année 1919, lors des mémorables
mutineries de la mer Noire.

* *

Dans les pages qui précèdent, je me suis efforcé de donner un aperçu des
divers matériaux que les archives de Vincennes proposent à ceux qui
s'intéressent à l'histoire des organisations socialistes et communistes en
Turquie à l'époque de la guerre d'indépendance.

L'occupation alliée que dut subir Istanbul et une partie du territoire turc
entre la fin de l'année 1918 et les premiers jours d'octobre 1923 constitue à
n'en pas douter une des pages les plus sombres de l'histoire de la Turquie
contemporaine. Mais, pour l'historien, quelle aubaine ! Les Alliés étaient en
principe venus à Istanbul à titre provisoire. Cependant, persuadés qu'ils étaient
là pour défendre leurs "droits historiques", ils espéraient pouvoir y rester. Ils
avaient, dans cette perspective, mis sur pied une bureaucratie foisonnante et un
réseau de policiers et d’informateurs constamment à l’affût. Pendant près de
cinq ans, les forces occupantes accumulèrent, faute d'avoir à se battre, un tel
amas de dossiers qu'il est aujourd'hui quasiment impossible, pour un chercheur
isolé, de prétendre en faire à lui seul le tour complet.
226 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

J'ai néanmoins souligné à plusieurs reprises dans cette étude les limites
des dossiers conservés au château de Vincennes : les lacunes sont nombreuses
et la documentation disponible souffre souvent d'une certaine dispersion. Autre
handicap, majeur celui-là : la plupart des documents constituent de
Yintelligence à Tétât brut ; les renseignements véhiculés ne bénéficient
qu'exceptionnellement d'un semblant de contrôle et paraissent provenir d'agents
douteux qui avaient pécuniairement avantage à fournir le plus d'informations
possible, quitte à puiser le cas échéant dans leur imagination.

Dans ces conditions, il apparaît évident que les papiers de Vincennes ne


doivent être utilisés que concuremment avec d'autres sources. Les archives
diplomatiques françaises et anglaises, pourtant abondamment sollicitées, n'ont
pas encore livré toutes leurs richesses. Certains journaux turcs, divers organes
socialistes d'Europe, certains journaux soviétiques méritent eux aussi d'être
feuilletés attentivement. Plus difficilement accessibles, les archives privées de
tel ou tel ancien militant fourniront peut-être, à l'avenir, réponse à bon
nombre de questions.

Fragmentaires, insuffisants, contestables, les dossiers conservés au


Château de Vincennes sont pourtant, il convient de le reconnaître,
indispensables à l'historien. C'est qu'ils représentent un témoignage
éminement instructif sur les préjugés et les peurs de l'Occident conquérant face
à la révolte des peuples.
A U X O RIG IN ES
D U M O U V E M E N T C O M M U N ISTE T U R C
LE G R O U PE «C L A R T É » D 'IS T A N B U L

Il y avait le pan-islamisme. Depuis la fin du XIXe siècle, obsédées par


la crainte d'un soulèvement général du monde musulman contre le
colonialisme européen, les chancelleries occidentales ne cessaient d'accumuler
les dossiers sur cette idéologie considérée comme éminemment subversive. À
partir de 1918, il y aura aussi le communisme. Au péril vert s'ajoute
désormais le péril rouge. Et la grande peur de la plupart des observateurs, c'est
de voir l’Islam tendre la main aux idées de la révolution d’Octobre.

En Turquie, les «agents bolchevistes» ont fait leur apparition dès la fin
de l'année 1918. C'est-à-dire dès que les forces alliées, qui ont commencé à
occuper le pays au mois de novembre, ont disposé de services de
renseignements suffisamment efficaces. À cette époque, les éléments
subversifs sont déjà partout : à Istanbul, la capitale de l'Empire ottoman,
dans les villages du Bosphore, en divers points du littoral pontique, et même
dans les villes de l’intérieur de l'Anatolie. L'intelligence service de l'armée
anglaise, le deuxième bureau français n'ont pas tardé à dresser de longues listes
de suspects, ouvrant la voie, dans les zones d'occupation, à des arrestations
massives.

La formation, vers le milieu de l’année 1919, d’un mouvement de


résistance nationale sous la conduite de Mustafa Kemal ne fera que stimuler
cette effervescence. Très vite, les nationalistes ont décidé de faire, face à
l’Entente, flèche de tout bois et de jouer notamment la carte de l’alliance avec
les soviets. Les bolcheviks, de leur côté, estimaient qu'à entretenir de bonnes
relations avec le mouvement kémaliste, ils avaient tout à gagner1. Dans un tel
climat, le communisme turc ne pouvait que prospérer.

^our un aperçu d'ensemble sur les relations entre les Kémalistes et la République des Soviets,
cf. par exemple P. Dumont, "L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919 à
1922", Cahiers du Monde russe et soviétique, XVIII (3), juillet-septembre 1977, pp. 165-193.
228 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Lorsque Mustafa Kemal installe à Ankara, en avril 1920, le


gouvernement de la Grande Assemblée Nationale, en révolte ouverte contre le
gouvernement du sultan resté à Istanbul, le mouvement communiste est
représenté en Turquie par toute une série de groupuscules et par deux
organisations relativement plus voyantes : le Parti Socialiste des Ouvriers et
Agriculteurs de Turquie, créé à Istanbul par un groupe d'intellectuels
rassemblés autour de Şefik Hüsnü, et le Parti Communiste Turc, mis sur pied
à l'initiative du Komintern par Mustafa Suphi et dépendant d'instances
centrales basées à Bakou. Bientôt, plusieurs autres organisations verront
également le jour, parmi lesquelles il convient de mentionner en particulier
l'Armée Verte — une formation passablement communisante, malgré son
nom, et constituée à la fois de cellules urbaines et de bandes de francs-tireurs
—, le Parti Communiste Populaire formé à Ankara vers le milieu de l'année
1920 par un certain nombre d'ex-militants de l'Armée Verte, et enfin un
curieux Parti Communiste officiel organisé en octobre 1920, sur l'ordre de
Mustafa Kemal en personne, dans le but, semble-t-il, de mettre un terme à la
prolifération des groupes subversifs en Anatolie et d'imposer aux noyaux
existants la tutelle d'une formation contrôlée par le gouvernement
nationaliste1.

Dans cet article, il ne sera question que de la première de ces diverses


organisations, le Parti Socialiste des Ouvriers et Agriculteurs de Turquie.
Cette formation est également désignée, parfois, sous le nom de groupe
Clarté, car elle s'est exprimée, à partir de l'automne 1920, à travers un
périodique baptisé Aydınlık — traduction turque de "clarté" — dont le titre
faisait directement référence au mouvement organisé peu auparavant par Henri
Barbusse. Mis sur pied en 1919, ce groupe a réussi à se maintenir jusqu'en
1925, donnant alors naissance au Parti communiste turc clandestin. Avec plus
de cinq années d'existence ce fut, en ces années où la Turquie nouvelle
cherchait sa voie, la seule organisation communiste à avoir pu exercer son
action sur un espace de temps relativement long. Ce fut aussi la seule
organisation à avoir produit, et en abondance, autre chose que de la
"littérature". Şefik Hüsnü, le principal animateur du groupe, et ses
collaborateurs furent les premiers théoriciens du communisme turc. C'est à ce
titre surtout que leur organisation mérite de retenir ici notre attention.

^Sur ces divers groupes, voir P. Dumont, "Bolchevisme et O rient Le Parti communiste turc de
Mustafa Suphi. 1918-1921", Cahiers du Monde russe et soviétique, XVIII (4), octobre-
décembre 1977, pp. 377-409 et, du même auteur, "La révolution impossible. Les courants
d'opposition en Anatolie. 1920-1921 ", Cahiers du Monde russe et soviétique, XIX (1-2), janvier-
juin 1978, pp. 143-174.
LE G R O U P E « CLARTÉ» D'ISTANBUL 229

1. Les débuts du Parti Socialiste des Ouvriers et des Agriculteurs

C'est en Allemagne, à l'initiative d'un groupe d'étudiants turcs, qu'a pris


naissance, vers le début de 1919, le Parti des Ouvriers et Agriculteurs de
Turquie Türkiye İşçi ve Çiftçi Fırkası). Nous ne savons pas grand chose des
activités de cette organisation, si ce n'est qu'un de ses animateurs, Sadık Ahi,
aurait réussi à implanter parmi les travailleurs turcs, employés pour la plupart
dans les usines d'armement, une union ouvrière1. Mais le Parti lui-même, dont
le siège se trouvait à Berlin, ne fut sans doute jamais qu'une sorte de club
politique rassemblant une poignée de jeunes intellectuels en fin d'études.

En mai 1919, ce groupe parvint à publier à Berlin le premier numéro


d'une revue intitulée Kurtuluş (Libération). Outre un "Appel au prolétariat du
monde entier", il y avait là un texte d'Anatole France consacré à Jaurès, une
biographie de Karl Marx, une étude de Vedat Nedim2 relative aux aspects
économiques de la lutte des classes et le début d'un récit symboliste dû à Lemi
Nihat. Pas un mot des problèmes concrets qui se posaient au prolétariat turc.
Pas un mot des grands débats qui déchiraient le mouvement socialiste
international. De toute évidence, les "spartakistes turcs” — c'est ainsi qu'on
les désignera par la suite — en étaient encore à l'exploration des principes
généraux du marxisme.

Ce numéro de Kurtuluş a été le seul à paraître hors de Turquie. En


effet, dès le milieu de 1919, le groupe allait transporter ses activités à Istanbul
où, sous l'influence d'un nouveau venu, le Dr Şefik Hüsnü, il devait décider de
travailler à ciel ouvert et d'entreprendre les formalités requises pour obtenir la
légalisation du Parti. Celui-ci prit le le nom de Parti Socialiste des Ouvriers et
Agriculteurs de Turquie (Türkiye İşçi ve Çiftçi Sosyalist Fırkası).

L'objectif de Şefik Hüsnü était de mettre en échec la principale


organisation ouvrière de la ville, le Parti socialiste de Turquie rattaché au
courant réformiste issu de la IIe Internationale3, et de créer, face au "socialisme

1D'après le rapport de Hilmioğlu Hakkı publié dans les protocoles du premier congrès du Parti
communiste turc réuni à Bakou (!Türkiye Komünist Fırkasının Birinci Kongresi, Bakou, 1920, p.
90). C'est un rapport du service de renseignements de la marine française qui nous apprend que
cette union était dirigée par Sadık Ahi {Archives de la G u e rre 20 N 167, rapport du lieutenant
Rollin en date du 19.XI.1919, dossier 1, pièce 67).
2Vedat Nedim Tor (1897-1983) fut pendant plusieurs années un des principaux animateurs du
mouvement communiste turc. Mais lorsque le Parti fut interdit, en 1925, il se rangea sous la
houlette kémaliste et devint un des idéologues du régime.
3Sur ce Parti, créé en 1910 et dirigé par Hüseyin Hilmi, cf. notamment George S. Harris, The
Origins of Communism in Turkey, The Hoover Institution on War, Revolution and Peace,
Stanford University, 1967 et Mete Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar (Les courants de gauche en
Turquie), Ankara : Bilgi Yay., 3e éd., 1978.
230 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

ignare" de ce redoutable groupe rival, un authentique mouvement marxiste.


Mais il s'agissait là d'une ambition démesurée. Organisation d'intellectuels, le
Parti Socialiste des Ouvriers et Agriculteurs avait encore un bon bout de
chemin à parcourir avant de pouvoir rivaliser avec l'activisme pragmatique de
son rival.

En septembre 1919, le groupe reçut l'autorisation de faire reparaître le


Kurtuluş. La nouvelle équipe rédactionnelle, nettement moins doctrinaire que
celle de Berlin, était dominée par deux des figures les plus marquantes du
socialisme turc de cette période, Ethem Nejat et Şefik Hüsnü. Ancien militant
du mouvement jeune-turc, Ethem Nejat avait été gagné au marxisme vers le
fin de la premiere guerre mondiale, alors qu'il se trouvait en Allemagne en vue
de parfaire ses études de pédagogie. Şefik Hüsnü, lui, était de formation
française. Issu d'une riche famille deunm eh1 de Salonique, il avait suivi
l'enseignement de la faculté de médecine de Paris et, durant son séjour en
France, avait subi l'influence de la S.F.I.O. Plus doué qu'Ethem Nejat pour les
débats théoriques, il s'efforcera d'élaborer dans Kurtuluş une analyse marxiste
de la société turque, soulignant l'importance du rôle politique imparti au
"prolétariat", pris dans un sens très large : non seulement les ouvriers
d'industrie, mais aussi les employés, les médecins, les écrivains, etc., dans la
perspective de la révolution économique et sociale qui était, croyait-il, sur le
point d'éclater en Turquie2. Ethem Nejat, pour sa part, manifestera surtout des
préoccupations de pédagogue : il mettra l'accent sur les insuffisances et
l'iniquité du système scolaire ottoman, s'en prendra aux modes de pensée
individualistes importés des pays anglo-saxons, prônera la mise en place d'une
pédagogie socialiste, seule forme d'éducation capable à ses yeux de faire échec
à l'ignorance, à la misère et à l'exploitation3.

Bien que la plupart des militants rassemblés autour d'Ethem Nejat et de


Şefik Hüsnü eussent fait leurs premières armes en Allemagne, c'est l'influence
française, celle en particulier d'Henri Barbusse, qui transparaît surtout dans
Kurtuluş. Barbusse, qui venait de lancer le mouvement "Clarté", affirmait que
les intellectuels — "inventeurs spirituels qui ordonnent le progrès" — avaient

*Le terme deunmeh, qui signifie à peu près "renégat", désigne de manière assez méprisante les
Juifs convertis à l'Islam, sectateurs de Sabbatai Sevi.
2"Yarınki Proletarya" (Le prolétariat de demain). Kurtuluş, No 2, 20 octobre 1919, pp. 17-21 ;
"Bugünkü proletarya ve Sınıf Şuuru" (Le prolétariat d'aujourd'hui et la conscience de classe).
Kurtuluş, n° 3,20 novembre 1919, pp. 45-47.
3"Bugünkü îbtidai Mekteblerimiz" (Nos écoles primaires d'aujourd'hui). Kurtuluş, n° 2, 20
octobre 1919, pp. 32-34 ; "Sosyalizm ve ferdiyetçiler" (Le socialisme et les individualistes).
Kurtuluş, No 3, 20 novembre 1919, pp. 48-51 ; "Serseriler, Terbiye, Sermaye" (Les vagabonds,
l'éducation, le capital). Kurtuluş, n° 5, février 1920, pp. 87-91.
LE G R O U P E «CLARTÉ» D'ISTANBUL 231

un rôle capital à jouer dans la conduite du combat socialiste. Şefik Hüsnü et


ses camarades feront de cette thèse élitiste, qui justifiait leur entreprise, un des
éléments essentiels de leur doctrine. "C'est aux intellectuels et aux idéalistes",
proclamera sans ambiguïté Şefik Hüsnü, "qu'il incombe d'organiser notre
jeune prolétariat, de lui fournir des moyens de lutte et de le guider vers sa
libération".

Pour mener à bien ce programme, les "spartakistes" s’efforceront, faute


de pouvoir créer leur propre organisation de masse, de noyauter les autres
groupes socialistes d'Istanbul, politique qui dès 1919 s'avérera inefficace : lors
des élections législatives organisées en décembre 1919 par le gouvernement du
sultan, le candidat du Parti, Mehmet Vehbi, n'obtiendra que 14 voix, un score
très en deçà de celui réalisé par les représentants des autres groupes "ouvriers".

Peu après ces élections, la vie du Parti fut troublée par de violents
débats internes. Les militants, qui avaient jusque-là admis les mots d'ordre
élitistes, commencèrent à envisager la possibilité d'une modification de la
stratégie du Parti. Certains d'entre eux plaidaient pour un rapprochement avec
les cellules communistes qui ne cessaient de se multiplier. D'autres
proposaient de transférer l'organisation en Anatolie, dans l'espoir d’une entente
avec le mouvement de libération nationale. Les éléments modérés, enfin,
étaient favorables à une révision des options doctrinales du Parti, de manière à
toucher une clientèle moins restreinte.

Ces mésententes ne devaient pas tarder à provoquer une grave scission.


Dès le mois de février 1920, la publication du Kurtuluş fut interrompue. En
mars, la conjoncture politique contribua à accentuer les tensions qui se
manifestaient depuis le début de l'année. Le renforcement de l'occupation
d'Istanbul par les Alliés, la dissolution de la Chambre, la constitution du
cabinet anglophile de Damad Ferid pacha semblaient donner raison aux
éléments extrémistes qui s'étaient prononcés pour le transfert du Parti en
Anatolie. Vers la fin du mois, le schisme apparaissait inévitable. Décidés à
poursuivre leur action en territoire anatolien, de nombreux militants partirent
pour Ankara où Mustafa Kemal était en train de mettre sur pied le
gouvernement de la Grande Assemblée Nationale. D’autres, et notamment
Şefik Hüsnü, restèrent à Istanbul, mais, de plus en plus tentés par une
inféodation au Komintern, ils se consacrèrent à des activités souterraines,
abandonnant la direction du Parti à la fraction modérée1.

1R. P. Kornienko, Rabochee dvizhenie v Turtsii J918-1963 gg„ Moscou, 1965, pp. 22-23 ;
Magdeleine Marx-Paz, "L'Humanité en Orient", L'Humanité, 30.XI.1921, p. 2.
232 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

2. Aydınlık / Clarté

L’organisation d'Istanbul, réduite pendant quelques mois à la dimension


d'un simple groupuscule, abordera vers la fin de 1920 la deuxième phase de
son existence. C'est qu'entre temps avait eu lieu à Bakou, au mois de
septembre, un congrès des communistes turcs qui s'était soldé par la victoire
des partisans d'une application stricte des mots d'ordre et des thèses de la IIIe
Internationale1.

Ainsi reprise en mains, sous la conduite de Şefik Hüsnü et d'un


transfuge du Parti Socialiste de Turquie, Sadrettin Celâl, l'organisation
consacrera une bonne partie de ses efforts à construire une confédération
syndicale capable de former le noyau d'un vaste rassemblement prolétarien.
Baptisée Association ouvrière de Turquie (Türkiye İşçiler Derneği), elle vit le
jour en juin 1921 et reçut l’aval de l'Internationale Syndicale rouge qui venait
d'être créée à Moscou. Toutefois, il ne semble pas que ses adhérents,
essentiellement des travailleurs des entreprises d'État, aient fourni des preuves
tangibles de leur combativité. Paradoxalement, c’est pendant longtemps encore
la clientèle du Parti socialiste de Turquie, pourtant affiliée à l'Internationale
syndicale "jaune" d'Amsterdam, qui continuera de représenter la fraction la plus
dynamique du prolétariat d'Istanbul2.

Peu chanceux dans ses tentatives de mobilisation des travailleurs —


l'Association ouvrière de Turquie ne vivotera que jusqu'en octobre 1922 —, le
Parti de Şefik Hüsnü allait réussir beaucoup mieux dans le seul domaine qui
fût véritablement le sien : celui des mots. En effet, en même temps qu'il
lançait son projet de confédération syndicale, il se dotait d'un nouvel organe,
YAydınlık — traduction turque de "Clarté" — qui ne devait pas tarder à devenir
le phare idéologique des communistes turcs.

Par sa tenue, par sa manière toute théorique d'aborder les problèmes


sociaux, cette revue "sociale, scientifique et littéraire" s'adressait surtout aux
intellectuels. Mais ses rédacteurs entendaient également contribuer à
l'éducation des masses. De là, sans doute, le caractère parfois un peu simpliste
de leurs écrits. Ils éprouvaient pour l'orthodoxie marxiste un respect tel qu'il
était hors de question qu'ils osassent s'en écarter.

1Cf. P. Dumont, "Bolchevisme et Orient...", op. cit.


2C'est elle notamment qui organisa la plupart des grèves qui eurent lieu à Istanbul pendant
l'occupation alliée. Cf. à ce propos P. Dumont, "Les organisations socialistes et la propagande
communiste à Istanbul pendant l'occupation alliée, 1918-1922», Études balkaniques, n° 4,1979,
pp. 31-51.
LE G R O U P E «CLARTÉ» D’ISTANBUL 233

Dès le premier numéro de la revue, Şefik Hüsnü s’était employé à


démontrer que l’on retrouvait en Turquie les mêmes classes sociales que dans
les pays industrialisés d’Occident : la grande bourgeoisie, issue de l’armée, de
l'administration et de la couche des grands propriétaires terriens ; la petite
bougeoisie, artisans, boutiquiers, "ronds-de-cuirs”, etc.; enfin, la classe la plus
importante numériquement, celle des ouvriers et des agriculteurs1. Cette
analyse, qui impliquait l'existence d’une lutte des classes sur le modèle
occidental, ne s'affinera que progressivement. À partir de 1923, tout en
continuant à affirmer que les germes d'une véritable révolution prolétarienne
existaient en Turquie, Şefik Hüsnü mettra l'accent sur l'inconsistance
économique et sociale de la grande bourgeoisie capitaliste et aura tendance à se
montrer moins optimiste dans son évaluation des capacités révolutionnaires de
la classe ouvrière et paysanne2.

Singulièrement, la mythologie soviétique était presque totalement


absente des colonnes de la revue. Bien qu'étant désormais étroitement soumis
aux directives du Komintern, le groupe de Şefik Hüsnü puisait l'essentiel de
son inspiration dans les écrits des théoriciens socialistes du XIXe siècle. Par
ailleurs, il continuait d'éprouver, comme à l'époque du Kurtuluş, une grande
vénération pour Barbusse et les autres militants du mouvement "Clarté”. Vers
le milieu de l’année 1921, une figure notable du socialisme français,
Magdeleine Marx-Paz, la petite-fille de Karl Marx, avait fait un bref séjour
dans la capitale ottomane — séjour qui devait lui fournir la matière d'un grand
reportage publié dans L'Humanité* — et les liens chaleureux qu'elle avait
noués à cette occasion avec les dirigeants de l'organisation d'Istanbul n'avaient
fait qu'affermir ces derniers dans leur francophilie.

Quel était au juste, à cette époque, l'impact de YAydınlık ? Difficile de


répondre. Constatons cependant que les rapports des services de renseignements
alliés ne donnent dans l'ensemble que fort peu d'informations sur les activités
du parti de Şefik Hüsnü. C'est dire que les administrations de l'Entente
accordaient sans doute assez peu d'importance à cette organisation. Cela tient
probablement au fait que les militants rassemblés autour d'Aydınlık, voués
pour l'essentiel à la diffusion de la pensée marxiste, ne semblaient guère
capables de perturber véritablement l'ordre public et que d'autres groupements,
davantage tournés vers l'agitation en milieu ouvrier, paraissaient aux Alliés
plus dignes d'attention.

1"Türkiye’de İçtimai Sınıflar" (Les classes sociales en Turquie), Aydınlık, No 1, juin 1921,
pp. 9-13.
2Cf. notamment "Türkiye'de işçi sınıfının durumu" (La situation de la classe ouvrière en
Turquie), Aydınlık, n° 13, 10 février 1923 et "Sosyalist akımlar ve Türkiye" (Les courants
socialistes et la Turquie), Aydınlık, n° 16, juin 1923.
^ 'L ’Humanité en Orient”, L'Humanité, 3.XI.1921 - 10.XII.1921.
234 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Il convient cependant de souligner que cette organisation, en dépit de


ses tendances élitistes, constituait, depuis qu'elle avait choisi de se placer sous
la tutelle de l'Internationale communiste, la seule formation d'Istanbul qui fût
porteuse de réelles potentialités révolutionnaires. Les autorités kémalites,
elles, ne s'y tromperont pas. Lorsque l'administration civile d'Istanbul sera
transférée au gouvernement d'Istanbul — au lendemain de l'armistice de
Mudanya qui mettait fin au conflit entre le gouvernement d'Ankara et les
puissances occupantes ( I l octobre 1922) — le parti de Şefik Hüsnü abordera
un nouveau chapitre de son histoire. Un chapitre nettement plus mouvementé
que le précédent

3. Les aléas de la cohabitation

À plusieurs reprises déjà dans le passé, les Kémalistes ont sévi contre
les groupuscules communistes. Soufflant alternativement le chaud et le froid,
au gré des fluctuations de leurs relations avec la République des Soviets, ils
ont depuis plus de deux ans soumis les organisations d'Anatolie à un régime
fort éprouvant de valse-hésitation. Marqués par la préparation d'une vaste
offensive militaire, les premiers mois de 1922 ont constitué une période de
flirt intense entre le Gouvernement d'Ankara et les Russes, principaux
fournisseurs d'armes du mouvement national. En octobre, le changement de
climat est total : victorieux sur le terrain militaire, les Kémalistes songent à
présent à un rapprochement avec l'Entente et, dans cette perspective, ne
seraient pas mécontents de faire oublier leur alliance avec Moscou. Les choses
se sont déroulées selon un scénario désormais bien rodé : le refroidissement
turco-soviétique a été suivi, presque immédiatement, d'une grande vague de
répression visant à décapiter le mouvement communiste turc.

Les rafles d'octobre 1922 n'ont atteint que l'Anatolie, car à cette époque
l'administration kémaliste n'avait pas encore pris possession d'Istanbul,
toujours sous le contrôle des Alliés. Toutefois, il semble que les milieux
extrémistes de l'ancienne capitale ottomane se soient laissés impressionner par
cette soudaine bourrasque puisqu'on assiste sur les rives du Bosphore à une
curieuse débandade. Les propagandistes à la solde de la délégation soviétique se
volatilisent, les divers groupuscules disséminés à travers la ville se taisent, les
éditeurs d 'Aydınlık préfèrent cesser provisoirement leur publication. Le
gouvernement du sultan a contribué à semer le désarroi en prenant la décision,
avant de passer la main aux Kémalistes, d'interdire l'Association ouvrière de
Turquie et un certain nombre d'autres unions professionnelles. La panique est
telle que les principaux dirigeants de ces organisations, ainsi que le rédacteur
en chef d'Aydınlık Sadrettin Celâl, et quelques autres, ont jugé nécessaire de se
réfugier à l'étranger.
LE G R O U P E «CLARTÉ» D ’ISTANBUL 235

Ce reflux sera cependant de courte durée. Sadrettin Celâl et les autres


leaders communistes — qui ont profité des circonstances pour se rendre au IVe
Congrès du Komintern — sont de nouveau à Istanbul dès la fin de l'année.
Désormais, jusque vers la mi-mars, les autorités kémalistes laisseront faire les
agitateurs sans broncher. C'est que la Turquie vit désormais à l'heure des
pourparlers de paix de Lausanne1. Dans cette nouvelle conjoncture, il a fallu,
une fois de plus, jouer la carte de l'amitié turco-soviétique. À Lausanne, en
effet, les négociations se déroulent dans un climat tendu et les diplomates de
l'Entente, lord Curzon en tête, entendent contraindre le gouvernement d’Ankara
à faire d'importantes concessions et à accepter la tutelle des Puissances alliées.
Pour ne pas se retrouver isolée, la Turquie s'est vue dans l'obligation de se
rapprocher de la République des Soviets. Comme par le passé, cette
amélioration des relations entre les deux pays a aussitôt entraîné un
spectaculaire revirement dans l'attitude du pouvoir à l'égard des communistes.
Le deuxième bureau du corps d'occupation français et l'intelligence service
feront état d'une nette reprise de l'agitation révolutionnaire à Istanbul dès les
premiers jours de 1923. À partir de ce moment, et pour quelques mois encore,
les notes d'information alarmantes ne cesseront de s'accumuler.

À présent, cependant, le communisme turc est nettement plus sage que


par le passé, car à Moscou, l'Internationale vient de prendre acte des multiples
échecs essuyés par les militants des pays d'Orient et a élaboré à leur intention
toute une série de nouvelles directives. Ce sont ces consignes qui vont servir
de base, tout au long de l'année 1923, à l'action de revification du Parti —
désormais promu au rang de seul dépositaire de l'idéal internationaliste en
Turquie. Une idée fondamentale, clef de voûte des thèses sur la question
d'Orient : les communistes doivent se résigner — momentanément tout au
moins — à apporter leur soutien aux Kémalistes, bien que ces derniers ne
songeassent qu'à défendre les intérêts de la bourgeoisie nationale turque. Mais
il leur incombe aussi, parallèlement, de jeter les bases de la révolution future
et d'œuvrer, dans cette perspective, à la graduelle consolidation de leur Parti.
Pour pouvoir progresser sur la voie difficile qui mène à la conquête du
socialisme, ils sont tenus, en premier lieu, de veiller au maintien et au
renforcement de l'unité du mouvement communiste turc. La prise en main du
monde ouvrier par le biais des syndicats constitue un autre objectif important.
Enfin, au nombre des priorités doit également figurer le développement de
l'éducation marxiste des militants2.

1Les négociations de paix entre la Turquie et les Puissances avaient commencé le 20 novembre
1922. Elles devaient prendre fin le 24 juillet 1923.
2Almoukamedov, "Le mouvement communiste en Turquie", Vinternationale communiste, 25
juin 1923, pp. 121-122, donne un bon exemple des consignes élaborées par le Komintern.
236 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

C'est sur ce dernier point que l'équipe de Şefik Hüsnü fera porter pour
l'immédiat l'essentiel de ses efforts. En raison de la conjoncture, 1'Aydınlık
n'avait pas paru en octobre 1922. Dès le mois de novembre, il reparaît. La
formule de la revue n'a pas changé : articles de fond dûs à la plume de Şefik
Hüsnü, chroniques, poèmes révolutionnaires, études diverses. Bien que les
articles de simple vulgarisation y soient nombreux, YAydınlık continue d'être
un mensuel de réflexion, surtout destiné à l'intelligentsia. L'organisation
d'Istanbul dispose par ailleurs d'une collection de petites brochures — dont la
première était parue en 1921 — visant à inculquer aux militants ou à
d'éventuels sympathisants quelques notions de base sur l'histoire du socialisme
et sur diverses questions. Elles sont rédigées soit par Ali Cevdet, un des
collaborateurs les plus assidus à'Aydınlık, soit par Sadrettin Celâl1.

L'Aydınlık demeure fidèle à ses liens avec le mouvement "Clarté" mais


puise désormais une partie non négligeable de son inspiration dans les mots
d'ordre du Komintern. À la fin de l'année 1922, dans la foulée des discussions
qui venaient de se dérouler à Moscou, plusieurs articles de la revue abordent le
problème du soutien des communistes au mouvement national de libération.
Depuis que le Komintern avait tranché, la cause était entendue. Pas la moindre
trace d'hérésie. C'est tout juste si Şefik Hüsnü, dans un texte intitulé "Vers la
vraie révolution"2, se permet de rêver d'une Turquie différente, sans capitalisme
et sans classes, qui aurait eu, à côté des républiques du Caucase, sa place dans
le bloc des nations révolutionnaires d'Orient. Mais il rejoint aussitôt
l'orthodoxie en soulignant qu'il ne s'agissait là que d'une hypothèse d'école. Le
même Şefik Hüsnü, décidément encore mal habitué au respect des tabous
doctrinaux, s'interroge vers la même époque sur les potentialités collectivistes
de l'Islam. Cependant, son analyse ne débouche que sur quelques remarques
savantes, dénuées de toute signification pratique.

Si la publication de YAydınlık constituait la principale affaire du


moment, le Parti ne pouvait oublier qu'il devait aussi aller à la conquête des
masses laborieuses. Şefik Hüsnü et ses camarades auraient pu tout bonnement
reconstituer l'Association ouvrière de Turquie. Mais instruits par l'expérience,
ils savaient que les travailleurs turcs s'en tiendraient à l'écart. Ils préférèrent
donc opter pour une stratégie de noyautage des organisations ouvrières

*Le premier ouvrage de la série fut une petite brochure d'Ali Cevdet, Sermayedarlık Nizam-ı
içtimaisi (la structure sociale du capitalisme). De Sadrettin Celâl on peut citer les titres suivants :
Burjuva Demokrasisi ve Sosyalizm (La démocratie bourgeoise et le socialisme) ; Sosyalizm ve
Tekâmülü (le socialisme et son évolution) ; Sendika Meseleleri (À propos des syndicats) ;
İçtimai Mesele ve Islahatçılar (La question sociale et les réformistes).
2"Gerçek Devrime Doğru", Aydınlık, n° 11, 15 décembre 1922.
LE G R O U P E «CLARTÉ» D ’ISTANBUL 237

modérées, ce qui leur avait sans doute été soufflé par le Komintern. Lors de
son IVe congrès, l’Internationale s'était en effet prononcée en faveur d'une
ligne de conduite résolument "entriste". Dans de nombreux pays, la plupart des
unions ouvrières se trouvaient depuis quelques années aux mains des éléments
modérés qui s'efforçaient d'éliminer les militants communistes de la vie
syndicale. Il était grand temps de réagir. Mais les communistes étaient encore
trop faibles pour pouvoir jouer avec efficacité la carte de la scission. Il leur
fallait, au contraire, recourir à la stratégie de la taupe. Ils devaient mettre
l'accent sur l'unité syndicale, combattre les offensives séparatistes et maintenir
coûte que coûte une présence révolutionnaire au sein des syndicats
"réformistes".

À Istanbul, cependant, une fois de plus les choses se solderont par un


échec. Şefik Hüsnü et les siens avaient en effet misé sur une personnalité
proche des cercles jeunes-turcs, Numan Usta, qui avait lancé vers la fin de
1922 l'idée d'une grande union ouvrière qui rassemblerait tous les syndicats et
corps de métiers de la ville. Mais, très vite il devait s'avérer que les
communistes avaient mal choisi leur partenaire. Les divers responsables
rassemblés autour du projet n'arrivaient pas à se mettre d'accord, les défections
se multipliaient. Bientôt, seules trois ou quatre organisations continuèrent à
s'intéresser aux discussions. Finalement, le projet n'aboutit à rien de tangible
alors même qu'un dirigeant du Parti socialiste de Turquie, Şakir Rasim,
parvenait à créer une vaste Union générale des ouvriers d'Istanbul {Istanbul
Umum Amele Birliği), si résolument fermée à toute idée de contestation
sociale que collaborer, sous quelque forme que ce soit, avec une telle
organisation était naturellement impossible.

Malgré cet échec, les communistes sont en droit, dans les premiers
mois de 1923, d'envisager l'avenir avec un certain optimisme. Ils peuvent
distribuer librement leurs tracts et brochures, on les laisse flirter avec les
organisations ouvrières, le pouvoir tolère leurs déclarations publiques et leurs
réunions. En février, ils ont même eu la possibilité de présenter leurs thèses
au congrès économique organisé à Smyme par le gouvernement d'Ankara et au
cours duquel toutes les composantes de la société avaient été invitées à faire
connaître leurs vues sur la reconstruction du pays. Pourtant, alors que tout
semble aller si bien, le retour de pendule est déjà amorcé.

Le revirement que l'on observe au printemps 1923 dans l'attitude des


autorités vis-à-vis des communistes ne fait, comme à l'accoutumée, que
refléter un changement de climat dans les relations turco-soviétiques. À partir
238 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

du début de février, les deux pays sont à nouveau sur des voies divergentes.
Les diverses concessions faites aux Alliés par ismet Pacha — notamment en
ce qui concerne le passage des navires de guerre étrangers dans les Détroits —
ont contrarié sérieusement les dirigeants soviétiques. Et sous le vernis de la
bonne entente, affluèrent une fois de plus la méfiance et le soupçon. Ce sont
les Russes qui, les premiers, ont manifesté leur nervosité. Tout au long du
mois de février, les journaux soviétiques, en particulier la Pravda, ont
savamment entrelacé les couplets en l'honneur de l'amitié turco-russe et les
attaques contre les velléités ententophiles du gouvernement d'Ankara. À ces
attaques, les Kémalistes ont répondu, par le biais de l'officieux Hakimiyet-i
Milliye et de divers autres organes, en dénonçant l'attitude inamicale de la
presse soviétique. Dans les premiers jours de mars, les choses ont continué à
se gâter. Du côté turc, tracasseries à l'encontre des agences commerciales
soviétiques du Vnechtorg. Du côté russe, ostentatoires mouvements de troupes
dans le Caucase. Certains dirigeants soviétiques sont allés jusqu'à stigmatiser
publiquement le "comportement hypocrite" des délégués du gouvernement
d'Ankara dans les négociations de paix à Lausanne.

Les communistes turcs n'ont pas tardé à subir le contrecoup de cette


désaffection mutuelle. Dès la mi-mars, les autorités kémalistes montent une
opération de police contre les militants d'Istanbul. Sous prétexte de vérifier la
propreté des lieux, des "inspecteurs du service sanitaire" perquisitionnent dans
les locaux du Parti, y saisissent quelques papiers et procèdent à l'arrestation
d'un des dirigeants de l'organisation, Salih Hacıoğlu, qui n'a pu s'éclipser à
temps1.

Fin avril et début mai, les autorités frapperont à nouveau. Au total,


plus d’une vingtaine de personnes seront appréhendées : plusieurs étudiants,
des typographes, un pharmacien, un conducteur de tramways et, surtout, les
principaux dirigeants du Parti, Şefik Hüsnü et Sadrettin Celâl. La police a
également mis la main sur le leader des militants grecs, Serafim Maximos, et
sur Roland Gunsberg, un des agents les plus actifs de la Troisième
Internationale en Turquie2. lorsque l'enquête aura progressé, les autorités s'en
prendront aussi à la délégation consulaire de la République des Soviets à
Istanbul3.

1Henri Paulmier, "Le coup du complot”, La Vie ouvrière, 23 mars 1923, p. 3. D'après un rapport
du service de renseignements de Constantinople ( Archives de la Guerre, 20 N 1094, fin mars
1923), Salih Hacıoğlu aurait été arrêté dans ta propre maison de Henri Paulmier.
2Fethi Tevetoğlu, Türkiye'de Sosyalist ve Komünist Faaliyetler (Les activités socialistes et
communistes en Turquie), Ankara, 1967, pp. 94-96, transcrit in extenso l'acte d'accusation. Ce
document fournit la liste complète des individus arrêtés et énumère, bien entendu, divers délits
reprochés aux comploteurs.
P lusieurs membres de cette délégation seront déclarés persona non grata et devront quitter le
pays. Archives de la Guerre, 20 N 1084, bulletin de renseignements du 30 juin au 7 juillet 1923.
LE G R O U P E «CLARTÉ» D ’I S T A N B U L 239

À Moscou, la presse ne tarde pas à réagir. Dès le 11 mai, en première


page, la Pravda dramatise : "Terreur blanche en Turquie". L'information est
reprise par divers autres organes. La Vie ouvrière suit l'affaire de près ; un
militant révolutionnaire français, Henri Paulmier, qui anime à Istanbul une
cellule "d'extrémistes étrangers" et qui entretient d'étroits contacts avec le
groupe de Şefik Hüsnü, envoie à Paris missive sur missive1.

Mais, tout de même, singulière "terreur blanche". Şefik Hüsnü et les


autres "comploteurs" comparaîtront en justice le 29 mai 1923. Le 6 juin, ils
seront relaxés.

Après la bourrasque donc, l'accalmie. Au lendemain de ce procès-éclair,


les membres du Parti reprennent sans hésitation leur train-train, comme si la
brève incarcération qu'ils venaient de subir n'avait été qu'une insignifiante
parenthèse. U Aydınlık continue de paraître — à intervalles assez espacés il est
vrai — et ses rédacteurs y développent les mêmes thèmes que par le passé.
Dans un article publié dès sa libération, Şefik Hüsnü, fort du non-lieu si
aisément remporté par ses avocats, ira même jusqu'à se réclamer ouvertement
du communisme, alors que les arrestations d'avril-mai avaient été précisément
provoquées par un tract de propagande communiste. Dans la perspective des
élections qui sont en train de se dérouler dans le pays, il fait l'apologie des
doctrines révolutionnaires et, récupérant avec une certaine habileté le
vocabulaire politique des Kémalistes, il demande pour la Turquie la mise en
place d'un véritable "gouvernement populaire", un gouvernement à la fois
national et prolétarien.

À cette subite détente du côté des militants communistes vient faire


pendant, au cours de l'été 1923, une lente mais sûre amélioration dans les
relations entre la Turquie et la République des Soviets2. Cette amélioration est
cependant très précaire. Les communistes savent que les autorités veillent et
qu'elles sont prêtes à sévir. Depuis le mois de mars, les choses ont bien
changé. Les arrestations du 1er mai, assorties de toutes sortes de calomnies
(une partie de la presse notamment accuse les militants inculpés d'être payés
par les Grecs), ont considérablement refroidi l'ardeur des sympathisants du
Parti. Il s'agit à présent, avec prudence, d'essayer de remonter le courant.

^On trouve des indications éparses sur les activités de Henri Paulmier à Istanbul dans les
rapports du deuxième bureau du corps d'occupation français. Cf. notamment le bulletin de
renseignements du 25 mars 1923, Archives de la Guerre, 20 N 1084.
2,'SosyaIizm Cereyanları ve Türkiye" (Les courants socialistes et la Turquie), Aydınlık, 16 juin
1923, pp. 410-415. Il n’est pas sans intérêt de souligner que certains observateurs soviétiques
avaient eux aussi tendance, vers la même époque, à faire l'amalgame entre le populisme
kémaliste et les doctrines marxistes. C'était peut-être pour eux une façon de garder l’espoir
qu'un jour ou l'autre la Turquie finirait par basculer dans le camp sovétique.
240 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

4. Une organisation en sursis

Le 29 octobre 1923, Mustafa Kemal proclame la République. L'Empire


ottoman est définitivement enterré. Salué comme un événement majeur, ce
changement de régime n'a cependant aucune incidence immédiate sur le
mouvement communiste turc. Ixs premiers mois de 1924 apparaissent comme
un simple prolongement de la période précédente. Ce n'est qu'au bout d'un
certain temps que les communistes se rendront compte que les temps ont
réellement changé.

Au moment de la proclamation de la République, YAydınlık avait déjà


derrière soi plus de deux ans d'existence au cours desquels dix-huit numéros
avaient paru, totalisant 480 pages. Les derniers numéros de YAydınlık (treize
entre octobre 1923 et février 1925) ressemblent beaucoup à ceux parus avant la
mise en place de la République. On y trouve les mêmes préoccupations, le
même éclectisme dans le choix des sujets traités, la même propension à
l'intellectualisme. Toutefois, l'orientation pro-soviétique s'y manifeste de
façon nettement plus marquée que par le passé. Le numéro de novembre 1923
est ainsi entièrement consacré à la célébration du cinquième anniversaire de la
révolution d'Octobre. Le numéro suivant de février 1924 est consacré à la mort
de Lénine. Les autres numéros de 1924 contiennent de nombreux articles
touchant l'expérience soviétique. La référence à Barbusse et au mouvement
Clarté demeure présente, mais sérieusement estompée : désormais Paris est de
toute évidence largement éclipsé par Moscou.

Cependant, même si la Russie des Soviets y occupe une part


grandissante, la revue ne néglige pas pour autant les problèmes spécifiques de
la Turquie. On recense dans ses derniers numéros autant d'articles consacrés à
des questions d'intérêt local que dans les livraisons antérieures à octobre 1923 :
éditoriaux politiques, chroniques de la vie ouvrière, études économiques,
dissertations sur des sujets littéraires, etc. Les rédacteurs n'avaient pas renoncé
à l'objectif qu'ils s'étaient fixé à l'époque du lancement de Kurtuluş, Ils
continuaient d’élaborer pierre à pierre, au gré des thèmes proposés par
l'actualité, une analyse marxiste de la société turque.

Il est curieux, ceci dit, de constater que le principal événement de la


période, la proclamation de la République, a été très peu commenté dans la
revue. Il s'agissait d’un sujet épineux, compte tenu du caractère éminemment
autoritaire du nouveau régime, et mieux valait ne pas s'y frotter. Par
contre, les rédacteurs de YAydınlık étaient fort attentifs aux problèmes d'ordre
LE G R O U P E «CLARTÉ» D’ISTANBUL 241

économique. Depuis le congrès de Smyme, la reconstruction de l'économie


nationale constituait un des principaux sujets de préoccupation de
l'intelligentsia turque. De nombreux publicistes continuaient d'agiter les
thèmes mis à l'ordre du jour par les responsables kémalistes de l'économie.
L'Aydınlık ne pouvait naturellement pas demeurer à l'écart d'un tel débat.

Parmi les nombreux écrits concernant les problèmes économiques parus


dans la revue, il convient de mentionner tout particulièrement un article de
Şefik Hüsnü intitulé "La question de la réforme sociale", publié dans le
numéro de février 19241. L'auteur s'y prenait violemment aux "novateurs" qui
prétendaient transformer la société à coups de réformes ponctuelles et y
dénonçait l’inconsistance de leurs propositions en les taxant d'utopisme. Les
"novateurs" cloués de la sorte au pilori étaient ceux qui, dans le camp
nationaliste, se réclamaient d'une conception libérale de l'organisation
économique et sociale ; ces hommes (parmi lesquels figuraient de nombreux
anciens compagnons de Mustafa Kemal) critiquaient de façon de plus en plus
ouverte la rigidité des instances kémalistes et étaient déjà en train de jeter les
bases du Parti d’opposition "progressiste" qui allait voir le jour en novembre
1924. Şefik Hüsnü les considérait comme les principaux adversaires de la
"ligne révolutionnaire" qu'il aurait aimé voir appliquée par le Parti républicain.
Il mettait, lui, l'accent sur la nécessité de commencer par des réformes
d'infrastructure et notait que la "première chose à faire était d'accroître la
production nationale et d'accumuler les capitaux". Ces conseils on ne peut
plus classiques débouchaient sur un fervent plaidoyer en faveur d'une politique
étatiste : "Le seul moyen de faire beaucoup en peu de temps c'est que l'État
prenne lui-même en main la direction de l'effort national et fixe un objectif
clair et commun à tous. En d'autres termes, nous devons nous orienter sans
perdre de temps vers un capitalisme d'État. Telle est la seule issue
possible...". Il fallait notamment développer les secteurs dans lesquels l’État
était déjà implanté — les transports, les voies de communication, la
production d'énergie, l'industrie lourde, etc. — et procéder à une
nationalisation de l'ensemble du commerce extérieur.

Pourtant, les hommes rassemblés autour de YA ydinhk étaient


conscients du fait que la Turquie se présentait pour l'essentiel comme un pays
agricole et qu'il était nécessaire, par conséquent, de se pencher en priorité sur
les problèmes de l'économie rurale. Dans les derniers mois de 1924, ils
allaient y consacrer plusieurs articles, en reprenant à leur compte les thèses
élaborées par le IIe Congrès du Komintern. Un slogan lapidaire, paru dans le
numéro d'octobre 1924, résume leur pensée : "expropriation forcée et
nationalisation des grandes propriétés, distribution gratuite des terres aux
paysans pauvres".

^"İçtimai Islahat meselesi". Aydınlık, n° 20, février 1924, pp. 529-532.


242 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Ces mots d'ordre étaient censés s'adresser aux masses. Nous avons
cependant déjà souligné que la clientèle $ Aydınlık se recrutait essentiellement
dans les milieux "éclairés" d'Istanbul. Combien étaient-ils, ces intellectuels
perméables à la ligne qui leur était proposée par la revue communiste ? Il est
impossible de le dire. Mais il semble, en tout état de cause, que leur nombre
ait eu tendance à croître1. Cet accroissement s'était accompagné d'un net
développement de l’équipe rédactionnelle de la revue. Au noyau initial,
constitué de Şefik Hüsnü, Sadrettin Celal et quelques autres, étaient venus
s'ajouter, à partir du milieu de l'année 1923, une demi-douzaine de noms
nouveaux parmi lesquels Vedat Nedim, Şevket Süreyya, Burhan Asaf et,
surtout, le jeune Nâzım Hikmet dont le talent de poète commençait déjà à
s'affirmer2.

Pour YAydınlık, cependant, le problème n'était pas tellement d'accroître


sa clientèle que de parvenir à toucher ceux pour qui la revue était en principe
faite, les travailleurs. Or, de ce point de vue, il semble qu'aucun progrès
notable n'ait été enregistré ; ceci s'explique essentiellement par le fait que les
couches prolétariennes demeuraient, dans leurs grandes masses, parfaitement
imperméables à l'argumentation communiste. Et ni les exposés doctrinaux de
Şefik Hüsnü, ni les poèmes d'allure futuriste de Nâzım Hikmet n'étaient
susceptibles de séduire les gens du commun. Les hommes rassemblés autour
de YAydınlık faisaient un incontestable effort de vulgarisation, mais le langage
qu'ils parlaient, bien que relativement simple, n'était pas celui du peuple.

1D'après Will Kord-Ruwisch, "Die Arbeiterpresse in der Türkei", Zeitungswissenschaft, n° 4,


1926, p. 55, les derniers numéros de YA ydınlık étaient diffusés, chacun, à plus de 2 000
exemplaires.
2Avec le recul du temps. Nâzım Hikmet apparaît incontestablement comme la figure la plus
importante du groupe. En 1924, à l'époque de ses premières contributions à VAydınlık, il n'avait
encore que vingt-trois ans. Mais déjà sous l'originalité un peu forcée de ses vers perçait son
exceptionnel génie. Issu d'une famille de grands serviteurs de l'État ottoman, il avait pendant un
temps, comme bon nombre de jeunes gens de son milieu, songé à une carrière militaire. Dès
1919 cependant, il avait quitté l'École navale où ses parents l’avaient placé. C'est vers le début
de l'année 1921, alors qu'il se trouvait en Anatolie comme instituteur, qu'il avait commencé à
s'intéresser aux idées de la révolution d'Octobre, sous l'influence de quelques étudiants rentrés
d'Allemagne. Quelques mois plus tard, il se rendait à Batoum, et de là à Moscou. Admis à
l'Université communiste des travailleurs de l'Orient, il n'avait pas tardé à maîtriser toutes les
finesses de la doctrine communiste. Mais ce qui l'intéressait le plus, c'était la poésie. Subjugué
par l'art de Maïakovski, il s'était très vite orienté vers une écriture très personnelle, puisant
largement dans les infinies possibilités du vers libre. Ses premiers poèmes dans YAydmhk
avaient fait sensation. On pouvait y trouver des onomatopées, des vers monosyllabiques, des
bouts de phrases allègrement disloqués. Dans les cercles conservateurs, ces "singeries" avaient
provoqué d'impitoyables ricanements, mais parmi les jeunes intellectuels à qui ces textes
s'adressaient, nombreux étaient ceux qui considéraient déjà Nâzım Hikmet comme le plus grand
poète turc du siècle.
LE G R O U P E «CLARTÉ» D’ISTANBUL 243

Ils étaient conscients des insuffisances de leur revue. Ils s'efforçaient d’y
remédier en tâchant d'être, par compensation, irréprochables sur le plan
idéologique. Leurs écrits reflétaient de façon aussi fidèle que possible les
consignes élaborées à Moscou. Curieusement, ce strict respect de l'orthodoxie
n'allait pas suffire à leur éviter, lors du Ve Congrès du Komintern (17 juin-8
juillet 1924) de sévères critiques.

C'est le délégué ukrainien, D. Z. Manouilsky, que la direction de


l'Internationale avait chargé de prononcer le réquisitoire. Le 30 juin 1924, au
cours du traditionnel débat sur les questions nationale et coloniale, les
mandataires turcs présents au Congrès — parmi lesquels figurait, sous le nom
de guerre de Faruk, le Dr. Şefik Hüsnü — eurent la désagréable surprise de
voir leur groupe accusé de déviation idéologique. Manouilsky leur reprochait
notamment d'avoir œuvré dans leur pays en faveur de la collaboration de classe
entre le prolétariat et la bourgeoisie et de s'être laissés entraîner dans la voie
des sociaux-patriotes de la IIe Internationale. L'organisation turque n'était pas
seule en cause. Les critiques du délégué ukrainien concernaient également
d'autres partis communistes d'Orient. Mais, d'après Manouilsky, c'était les
militants turcs qui offraient l'exemple le plus typique de conduite hérétique1.

Ces reproches ne devaient pas demeurer sans effet. Dès le mois d'août
1924, YAydinhk se mit à afficher vis-à-vis du gouvernement d'Ankara une
attitude beaucoup plus intransigeante, taxant les hommes au pouvoir
d'immobilisme et allant même jusqu’à les accuser de ne songer qu'à "servir les
intérêts d’une minorité de brigands"2. Jusqu'au Ve Congrès, la tendance de la
revue avait plutôt été à l'accommodement. Désormais, le ton était tout autre.
Les critiques, les revendications, les menaces l'emportaient largement sur les
appréciations obligeantes. À Moscou, Şefik Hüsnü avait affirmé que le Parti
communiste turc était prêt à engager la lutte contre la bourgeoisie dès que les
circonstances le permettraient. LAydınlık nouvelle manière visait à montrer
que le groupe d'Istanbul ne manquerait pas à sa promesse.

1Cf. Xenia Joukoff Eudin et Robert C. North, Soviet Russia and the East, 1920-1927. A
Documentary Survey, 2e éd.. Stanford, 1964, pp. 326-328. Le texte de l'intervention de
Manouilski figure dans les versions russe ou allemande des protocoles du Ve Congrès. Pour la
réponse de Şefik Hüsnü, alias Faruk, cf. Fünfter Kongress der Kommunistischen Internationale.
Protokoll der Verhandlungen vom 17 Juni bis 8 Juli in Moskau, 2e vol., Hamburg, 1924, pp.
708-712.
2nYıkıcı Halkçılıktan Yapıcı Halkçılığa*1 (Du populisme destructeur au populisme constructeur).
Aydınlık, n° 24, août 1924, pp. 67 et sv.
244 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Les critiques de l’Internationale eurent aussi une autre conséquence :


elles poussèrent les communistes turcs à accentuer leur effort de propagande et
à porter une attention plus grande au problème de l'action en milieu ouvrier.
Dans les derniers mois de 1924, ils multiplièrent les initiatives : noyautage
des organisations ouvrières réformistes — cette fois-ci avec, semble-t-il, un
certain succès1 —, publication de numéros hors série de la revue spécialement
destinés aux ouvriers, lancement d'un nouvel organe, YOrak Çekiç (la faucille
et le marteau), rédigé dans la langue du peuple et ambitionnant de devenir une
feuille hebdomadaire de grande diffusion2.

Dans les jours où le premier numéro de YOrak Çekiç était mis en


vente, un autre événement marquant se produisait. Le Parti tenait
clandestinement un congrès à Istanbul. On ne dispose malheureusement que de
fort peu de données sur cette réunion dont on sait seulement qu'elle eut lieu
dans la maison de Şefik Hüsnü, et qu'une vingtaine de délégués y prirent part.
Après les critiques adressées aux communistes turcs par le Komintern, un
sérieux examen de conscience s'imposait. La réunion d'Istanbul eut
apparemment pour objet de jeter les bases d'une révision en profondeur de
l'activité du Parti. Durant les débats, Şefik Hüsnü fut, dit-on, passablement
malmené et contraint de faire son autocritique. Quelques-uns de ses hôtes lui
auraient reproché en particulier d'avoir passé outre à certaines des
recommandations du programme élaboré quelque années auparavant à Bakou3.
Il semble qu'on l'ait également considéré comme responsable de la médiocrité
des résultats enregistrés du côté des masses laborieuses. À l'issue du congrès,
il fut néanmoins confirmé dans ses fonctions de secrétaire général du Parti.

Mais toutes ces initiatives venaient fort mal à propos. En effet, depuis
la fin de 1924, la Turquie était secouée de graves troubles qui touchaient en
particulier les provinces à population kurde où une grande insurrection allait
bientôt éclater. Certains observateurs prédisaient déjà la chute du nouveau

^1 semble qu'ils aient réussi notamment, au début de l'automne 1924, à noyauter efficacement
une organisation réformiste, l'Association pour le relèvement des travailleurs, qui venait de voir
le jour. C'est du moins ce qui ressort d'un rapport adressé au Quai d'Orsay par un informateur
apparemment bien renseigné. Archives du ministère des relations extérieures, série E, Levant
1918-1929, Turquie, vol. 100, rapport daté du 21 avril 1925, ff. 320 et sv.
2D'après un informateur des services de renseignements français, YOrak Çekiç, comme du
reste YAydinhk, était subventionné par le Consulat soviétique d'Istanbul à raison de 130 dollars
par mois ; le tirage du journal était faible et son influence à peu près nulle {Archives du
ministère des relations extérieures, loc. cit.).
3D'après İbrahim Topçuoğlu, Neden İki Sosyalist Parti 1946 T.K.P. Kuruluşu ve Mücadelesinin
Tarihi 1914-1960 (Pourquoi deux Partis socialistes, 1946, Histoire de la fondation et du combat
du Parti communiste turc, 1914-1960), vol. I, Istanbul, 1976, pp. 99-100. Le témoignage
d'İbrahim Topçuoğlu est cependant suspect car il est empreint d'une évidente antipathie à
l'égard de Şefik Hüsnü.
LE G R O U P E «CLARTÉ» D'ISTANBUL 245

régime. Face au péril, la réaction des hommes au pouvoir fut très vigoureuse.
Le 4 mars, la Grande Assemblée Nationale entérinait une "loi sur la
sauvegarde de l'ordre" qui donnait au gouvernement la possibilité de sévir à sa
guise contre tous ceux qui, sous une forme ou une autre, étaient susceptibles
de troubler l'ordre public ; les Kémalistes disposaient désormais du moyen de
faire taire toute forme d'opposition.

Immédiatement, la presse fut muselée et les Partis politiques contraints


de cesser leurs activités. Le gouvernement s'acharna surtout contre le Parti
républicain progressiste, la principale formation d'opposition. Mais les
communistes n'échappèrent pas davantage à la répression. L'Aydınlık et
YOrak Çekiç furent parmi les premiers journaux interdits ; en avril
commencèrent les arrestations : parmi les personnes appréhendées figuraient en
particulier une quinzaine d'étudiants de l'école militaire de médecine qui, sous
couvert de prendre le thé "discutaient de Robespierre, Danton et Lénine dans un
local aux murs couverts de peinture rouge"1. Cette première fournée fut suivie,
quelques semaines plus tard, d'une autre, beaucoup plus importante.

La police avait fait son travail avec une particulière minutie.


L'organisation d'Istanbul était presque entièrement décapitée à l'exception de
quelques dirigeants. Voyant que les choses étaient en train de mal tourner,
Şefik Hüsnü avait quitté Istanbul fin avril pour l'Allemagne. Hasan Ali, une
des jeunes recrues de l'école militaire de médecine, avait gagné la Russie.
Nâzım Hikmet s’était enfui à Smyrne avec l'intention d'y organiser une
imprimerie clandestine. Mais les rescapés étaient trop peu nombreux pour
pouvoir faire efficacement face à l'offensive kémaliste. Il avait suffi d'une
opération de police bien montée pour que la débandade fût générale.

Sept à quinze ans de travaux forcés : c'est dans cette gamme de peines
que le "tribunal d'indépendance" chargé déjuger les militants arrêtés ou en fuite
puisera ses verdicts. Les dirigeants du Parti espéraient sans doute que, comme
dans le passé, les choses s'arrangeraient rapidement. Mais la situation n'était
plus la même qu'en 1921 ou en 1922. Sortis victorieux de la lutte contre la
rebellion kurde, Mustafa Kemal et ses partisans se sentaient plus forts que
jamais. Craignant une nouvelle offensive des forces réactionnaires, ils s'étaient
décidés à recourir à l'autoritarisme et à ne tolérer aucune opposition dans le
pays. Les arrestations d'avril et de mai 1925 allaient donc représenter, en
définitive, un tournant beaucoup plus marquant dans l'histoire du Parti que
les précédentes vagues de répression. Jusque-là, les groupes communistes de

1D'après un document cité par F. Tevetoğlu, op. ciî.


246 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Turquie avaient pu travailler de façon plus ou moins légale, dans le cadre d'un
régime qui n'avait pas encore trouvé sa voie. À partir de 1925, il en ira tout
autrement : face à la dictature kémaliste, la seule issue possible sera celle de la
clandestinité. Une clandestinité dont les communistes turcs ne sortiront
vraiment que dans les années 60.

À la veille de la purge de 1925, le Parti communiste turc ne comptait,


dans la meilleure des hypothèses, que cinq à six cents membres. C'est dire qu'il
s'agissait d'une des composantes les plus modestes de la IIIe Internationale.
S'il faut en croire les protocoles du Komintern, les hommes rassemblés autour
de YAydınlık n'avaient cependant pas travaillé en vain. Entre le IVe et le Ve
congrès de l'Internationale, le Parti avait recruté près de trois cents membres
nouveaux et s'était constitué une réserve de trois cent cinquante "aspirants".
Que se serait-il passé si les autorités kémalistes n'avaient pas mis
prématurément fin aux activités du groupe d'Istanbul. Şefik Hüsnü et ses
camarades auraient-ils réussi à élargir véritablement leur clientèle ? Leur
prosélytisme aurait-il fini par déboucher sur la création d'une organisation de
masse ?

À vrai dire, cela paraît assez peu probable. Il y a tout lieu de penser, en
effet, que le communisme, du moins tel qu'il était présenté par les dirigeants
de l'organisation d'Istanbul, aurait eu du mal à s'ajuster aux traditions
religieuses et culturelles des masses laborieuses turques. En particulier, nul
n'ignorait en Turquie — la contre-propagande avait bien fait son travail —
que la doctrine communiste prônait l'athéisme. De telles abominations
n'étaient bonnes que pour les ... mécréants. Le communisme souffrait, par
ailleurs d'un autre grand handicap : il était perçu par la plupart des Turcs
comme un nouvel avatar de l'impérialisme russe. Bien que la République des
Soviets eût fait preuve de bienveillance à l'égard de la Turquie au moment de la
lutte pour l'indépendance, nombreux étaient ceux qui continuaient de voir en la
Russie l'ennemie héréditaire du peuple turc. Tout ce qui venait de là-bas était
forcément suspect.

Şefik Hüsnü et les hommes de son entourage auraient pu renier les


aspects anti-religieux de la doctrine communiste. Ils auraient pu tenter de se
démarquer par rapport à l'expérience russe de la révolution sociale. Ils auraient
pu s'efforcer d'ouvrir plus encore qu'ils ne l'avaient fait leur organisation aux
réalités de la société turque. Mais c'eût été faire peu de cas des mots d'ordre du
Komintern. Us étaient trop attachés au mouvement communiste international
pour pouvoir se permettre de telles déviations. La fidélité à l'orthodoxie
l'emportait, chez eux, sur le souci d'efficacité.
B O LC H EV ISM E ET O R IEN T
L e parti com m uniste turc de M ustafa Suphi
1918-1921

À la fin de la Première Guerre mondiale, il y avait sur le territoire de


l’ancien Empire russe environ 60 000 prisonniers de guerre turcs. Dans les
camps où ces prisonniers étaient internés, la propagande communiste avait fait
son apparition dès 1915. Le zèle des militants n'avait pas tardé à être
récompensé. Au moment de la révolution d'Octobre, on recensait, disséminés à
travers la Russie, plusieurs noyaux de prosélytes turcs qui s'employaient à leur
tour à gagner leurs compatriotes aux idées révolutionnaires. Ce sont ces divers
noyaux qui, cherchant à s'unir, allaient donner naissance, peu après, au parti
communiste turc.

Bien que cette organisation ait joué un rôle non négligeable dans la
diffusion du bolchevisme à travers l’Orient musulman, son histoire est assez
mal connue. Les multiples recherches soviétiques1 consacrées au cours de ces
dernières années aux «internationalistes turcs» ont quelque peu clarifié les
choses, mais de nombreuses pièces du puzzle continuent de manquer. Il est en
particulier excessivement difficile de cerner avec précision les cadres du
mouvement. Une seule figure se détache véritablement de l'anonymat : celle
de Mustafa Suphi. Figure équivoque, au demeurant. Derrière le communiste

1Depuis une vingtaine d'années, les historiens soviétiques ont consacré de nombreuses études à
l'histoire du parti communiste turc. Certaines de ces études présentent un grand intérêt, car elles
s'appuient sur des sources inédites ou d’accès difficile. En ce qui nous concerne, nous avons
surtout utilisé les travaux suivants : A. M. Samsutdinov, "Pervyj s'ezd kommunistiêeskoj partii
Turcii'' (Le premier Congrès du parti communiste turc), Kratkie soobsâenija instituta narodov
Azii, 30,1961, pp. 227-237 ; du même, National’no-osvoboditel’naja bor’ba v Turcii. 1918-1923
gg. (La lutte nationale de libération en Turquie. 1918-1923), Moscou, 1966 ; R. P. Komenko,
Raboâee dviienie v Turcii. 1918-1963 gg. (Le mouvement ouvrier en Turquie. 1918-1963),
Moscou, 1965 ; E. F. Ludsuvejt, "Konferencija levy h tureckih socialistov v Moskve letom 1918
goda" (La conférence des socialistes de gauche turcs à Moscou pendant l'été 1918), in
Akademija nauk armjanskoj SSR, Vostokovedàeskij sbornilc (Recueil d'études orientales),
Erivan, 1964, 2, pp. 174-192 ; R. Nafigov, "Dejatel’nost’ central’no go musul’manskogo
komissariata pri narodnom Komissariate po delam nacional’nostej v 1918 godu" (L'activité du
Commissariat central musulman auprès du commissariat du peuple aux Nationalités en 1918,
Sovetskoe vostokovedenie, 5, 1958, pp. 116-120 ; M. A. Persic, "Tureckie intemacionalisty v
Rossii" (Les internationalistes turcs en Russie), Narody Azii i Afriki, 5 1967, pp. 59-67 ; N.
Subaev et F. Hamidullin, "Mustafa Subhi v Tatari i. 1918-1919" (Mustafa Suphi en Tatarie.
1918-1919), ibid., 2, 1969, pp. 72-77 ; N. Subaev, "Organ tureckih internacionalistov ‘Yeni
Dünya’ kak istoriöeskij istoönik. 1918-1919" (L'organe des internationalistes turcs. Yeni Dünya,
en tant que source historique 1918-1919), ibid., 2,1975, pp. 62-71.
248 DU S O C I A L I S M H À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

convaincu des biographies officielles1, certaines sources laissent entrevoir le


politicien avide de pouvoir, l'homme des compromis, et parfois même celui
des compromissions.

Dans l'état actuel de la documentation, l'histoire des origines du parti


communiste turc se confond, dans une large mesure, avec le récit de la vie de
Mustafa Suphi. Les autres militants du mouvement donnent l'impression
d'avoir été des comparses. Leur rôle fut-il réellement négligeable ? Il semble,
en tout état de cause, qu'aucun d'entre eux n'ait eu la carrure d'un véritable
meneur d'hommes*2. Mustafa Suphi n'était pour sa part ni un penseur original
ni un grand politique, mais il avait le génie de l'organisation. C'est en tant
qu’organisateur qu'il sut se rendre indispensable aux dirigeants bolcheviks qui
cautionnèrent son action.

Qui était Mustafa Suphi ? Telle est donc la question qui se pose
d'emblée. Dans un second temps, nous nous efforcerons de cerner les diverses
phases de la formation du parti communiste turc, depuis la publication à
Moscou, le 27 avril 1918, du premier numéro du Yeni Dünya (Le Nouveau
M onde) jusqu'à l'assassinat de Mustafa Suphi et d'une quinzaine de ses
camarades au large de Trabzon, dans la nuit du 28 au 29 janvier 1921.

7. Mustafa Suphi avant la révolution d'Octobre

Mustafa Suphi est né en 1883 à Giresun, un petit port de la mer Noire.


Fils d'un haut fonctionnaire ottoman, il eut une enfance vagabonde. À en

^ o u s pensons en particulier à l'ouvrage collectif qui fut consacré à la mémoire de Mustafa


Suphi et de ses camarades à l'occasion du deuxième anniversaire de sa mort, 28-29 Kânûn-i
sani 1921. Karadeniz kıyılarında parçalanan Mustafa Suphi ve yoldaşlarının ikinci yıl dönemleri
(28-29 janvier 1921. Deuxième anniversaire de la mort de Mustafa Suphi et de ses camarades
sur les bords de la mer Noire), Moscou, 1923. Cet ouvrage a été récemment réédité sous le titre
28-29 ocak 19277 unutma. Mustafa Suphi ve yoldaşları (N'oublie pas le 28-29 janvier 1921.
Mustafa Suphi et ses camarades), Bruxelles, 1975. Parmi les autres biographies "officielles" de
Mustafa Suphi, nous devons mentionner l'article que lui consacra Sultan Galiev après sa mort,
"Mustafa Subhi i ego rabota" (Mustafa Suphi et son œuvre), Zizn’ national’nostef 14 (112),
1921, et, plus près de nous, l'étude de J. N. Rosalev, "Ubeïdennyj internacionalist" (Un
internationaliste convaincu), parue dans un ouvrage consacré aux divers "héros" du mouvement
communiste international, Zizn’ otdannaja bor’be (Une vie de dévouement à la lutte), Moscou
1964.
2Les diverses sources dont nous disposons mentionnent les noms de nombreux militants, une
quarantaine au total, mais nous ne savons presque rien d'eux. Quelques individus, cependant,
semblent avoir joué, à côté de Mustafa Suphi, un rôle important au sein du parti. C'est le cas
notamment de Hilmioğlu Hakkı, qui prit une part active à l'animation du premier Congrès du
parti communiste turc (Bakou, septembre 1920), et d'Ethem Nejat (1887-1921), un pédagogue
de talent, qui fut un des principaux animateurs du groupe communiste d'Istanbul.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 249

croire un de ses premiers biographes1, il accompagna son père à Jérusalem et à


Damas, fit ses études secondaires à Erzurum, puis s'inscrivit à l'École de droit
d'Istanbul.

Au lendemain de la révolution jeune-turque, nous le retrouvons, comme


bien d'autres intellectuels ottomans, à Paris où il suit l'enseignement de
l’École libre des Sciences politiques. Il semble qu'il était à cette époque très
proche des milieux unionistes. Correspondant du journal gouvernemental
Tanin (L'Écho), il dirigeait par ailleurs l'Association des étudiants ottomans
qui était subventionnée par l'ambassade turque. D'après un rapport du préfet de
police de Paris, certains membres de cette association avaient notamment pour
tâche de surveiller les divers opposants au comité Union et Progrès qui
vivaient dans la capitale française2.

En 1910, Mustafa Suphi soutint une thèse consacrée à l'organisation du


crédit agricole en Turquie. Le résumé qui en fut publié dans le Bulletin du
Bureau des Institutions économiques et sociales3 soulignait l'importance de
l'agriculture pour l'économie turque et mettait l’accent sur la nécessité
d'encourager l'initiative individuelle dans le secteur paysan. Imprégné de
nationalisme, ce texte dénonçait par ailleurs la pénétration du capital européen
dans les campagnes turques. Aux yeux de Mustafa Suphi, il était urgent de
faire face à la mainmise étrangère sur l'agriculture de l’Empire ottoman. Le
crédit agricole devait précisément avoir pour mission de permettre à la
paysannerie de se ressaisir et de susciter la création d’exploitations
compétitives.

^Ali Yazıdjı, "Mustafa Subhi yoldaşın tercüme-i hali ve siyasi şahsiyeti" (La biographie de
Mustafa Suphi et sa personnalité politique), in 28-29 Kânûn-ı sani 1921, op. c i t pp. 3-7. La
première biographie que nous ayons de Mustafa Suphi date de 1914. Ce texte, extrait d’un
ouvrage intitulé Nevsâl-i milli, a été publié dans Türkiye defteri, 20,1975, p. 86.
2Archives du ministère français des Affaires étrangères (cité infra : AMAEF), nouvelle série,
Turquie, 7, f. 91, copie d’un rapport de M. le Préfet de Police en date du 29 juillet 1910 : "Le
général Cherif pacha m’a récemment adressé une lettre dans laquelle il me fait connaître qu’il
croit sa vie menacée par des émissaires de ses ennemis politiques Sur la lettre de Cherif
pacha, j ’ai fait procéder à une enquête. J’ai pu me rendre compte que si sa vie ne paraît pas
menacée, du moins des intrigues diverses étaient menées autour du général [...] J’ai acquis la
conviction qu’un service de police dont les agents prennent la qualité d’étudiants et qui paraît
avoir l’un de ses sièges 51, rue Monsieur le Prince, à ‘l'Association d'Étudiants ottomans’,
fonctionne à Paris. L'un des individus dont le nom m'a été révélé par cette enquête est un
nommé Dänisch, albanais, admis comme auditeur, avec plusieurs de ses compatriotes à l'Institut
National Agronomique sur la demande du gouvernement ottoman. L'Association d'Étudiants
ottomans est dirigée par un sieur Soubhy Mustapha, 43, rue des Écoles, correspondant à Paris
du journal gouvernemental ‘Le Tanine’. L'association occupe un appartemental dont la
location, pour un loyer de 1 000 francs, lui a été consentie sur des références fournies par
l’Ambassade ottomane."
^Mehmed Moustafa Soubhy, "L'organisation du crédit agricole en Turquie", Institut
International d'Agriculture, Bulletin du Bureau des Institutions économiques et sociales, 2,1910,
pp. 59-76.
250 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

À son retour en Turquie, vers la fin de l'année 1910, Mustafa Suphi fut
chargé d'enseigner le droit, l'économie et la sociologie dans diverses écoles
supérieures d’Istanbul. Parallèlement, il poursuivit sa carrière de publiciste.
Bien que certains de ses biographes1 aient prétendu qu'il avait, lors de son
séjour à Paris, subi l'influence des socialistes français, on ne trouve aucune
trace de socialisme dans les écrits qu'il fait paraître à cette époque. La guerre
italo-turque de 1911 éveille en lui de virulents sentiments anticolonialistes,
mais la brochure qu'il consacre à l'exploitation coloniale des Grandes
Puissances, truffée de références aux idéologues "bourgeois”, ignore
résolument les thèses de l'Internationale2. En réalité, il se présente dans ces
années comme un intellectuel préoccupé par la question nationale. Dans sa
préface à la traduction turque d'un ouvrage de Célestin Bouglé, Qu'est-ce que
la sociologie ?, il plaide en faveur d'une étude scientifique du problème des
nationalités et semble opter pour l'octroi d'une certaine autonomie culturelle
aux diverses minorités de l'Empire3.

En octobre 1911, Mustafa Suphi avait participé au IIIe Congrès du


comité Union et Progrès à Salonique. Il semble qu'il y intrigua pour obtenir le
portefeuille de l'Économie4. Éconduit, c'est peut-être à ce moment qu'il se
retourne contre ses anciens protecteurs. Les données sur les circonstances
exactes de sa brouille avec les Unionistes font défaut, mais on peut supposer
que des paroles très vives furent échangées, car on le verra bientôt militer à
l’extérieur du mouvement.

La rupture est consommée en août 1912. À partir de cette date, en effet,


Mustafa Suphi agit au sein du parti constitutionnel national (Milli meşrutiyet
fırkası) créé par un ex-député, Ferit Tek, et par un éminent idéologue d'origine

^Cf. notamment A. Sultan Galiev, art. cit. J. N. Rosalev, de même (art. cit.t p. 509), écrit que
Suphi entretenait des relations suivies avec Jean Jaurès. Mais il n'existe à notre connaissance
aucun document qui puisse étayer de telles affirmations. Les multiples données que fournit
Rosalev dans son étude ne sont vraisemblablement que des conjectures visant à enjoliver la
légende de Suphi.
2 Cf. Vazife-i temdin (La mission civilisatrice), Istanbul, 1328/1912. Cette brochure a été
rééditée récemment dans Türkiye defteri, 20, 1975, pp. 87-108.
3Cette introduction au livre de C. Bouglé (en turc, İlm-i içtimai nedir ?, Istanbul, 1327/1911) a
été rééditée dans Türkiye defteri, 9, juil. 1974, pp. 2-5.
4 D'après une lettre adressée le 15 avril 1921 par le Dr. Nazırfı, une des principales
personnalités du mouvement unioniste, à l'ex-ministre des Finances Djavid bey. Le texte de
cette lettre a été publié par H. C. Yalçın dans le journal Tanin, 15 nov. 1944. Cf. également
Hikmet Bayur, "Mustafa Suphi ve milli mücadeleye el koymaya çalışan bazı dışarda akımlar"
(Mustafa Suphi et les courants extérieurs cherchant à mettre la main sur la lutte pour
l'indépendance), Belleten, 140, oct. 1971, p. 588.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 251

tatare, Yusuf Akçura1. Cette organisation avait pour but principal de déborder
le comité Union et Progrès sur son "aile nationaliste" en promouvant sur le
terrain politique, économique et social les doctrines élaborées par les cercles
panturquistes2. Mustafa Suphi participait notamment à la rédaction de son
organe, Yİflıam (Commentaire).

Face au comité Union et Progrès, le parti constitutionnel national ne


représentait, bien entendu, qu'une force politique mineure. Mais les dirigeants
unionistes ne toléraient guère la contestation. L'assassinat, le 11 juin 1913, du
Premier Ministre Mahmoud Chevket pacha leur donna l'occasion d'éliminer
tous les opposants au régime. Plus de deux cents personnalités furent
envoyées en exil. Dans le lot, il y avait en particulier un certain nombre de
militants socialistes. Mais la répression frappa également les milieux panturcs
et Mustafa Suphi ne put échapper au bannissement.

À en croire un de ses compagnons d'exil, il aurait projeté, pour se


venger, de créer une franc-maçonnerie islamique et nationale susceptible de
faire pièce à la franc-maçonnerie «internationale» des Jeunes Turcs3. C’est
peut-être pour mener à bien ce projet qu'il s'évada, vers le début de l'année
1914, de Sinop, le petit port de la mer Noire où il était en résidence
surveillée4.

1Yusuf Akçura (1876-1933), une des personnalités les plus marquantes du mouvement
panturquiste, s'était fixé à Istanbul en 1908. Ici, il avait fondé plusieurs associations tataro-
turques et avait lancé, en 1911, la revue Türk Yurdu, consacrée à la propagation des idées
panturquistes. Yusuf Akçura avait créé le parti constitutionnel national alors que l'Union et
Progrès se trouvait, momentanément, écarté du pouvoir. Cette organisation n'avait donc pas, au
départ, un caractère spécifiquement anti-unioniste, mais le fossé entre les deux formations ne
tardera pas à se creuser, en raison notamment du ton excessivement critique des articles que
Mustafa Suphi publiait dans \Tfliam. Cf. à ce propos Tank Zafer Tunaya, Türkiye'de siyasi
partiler. 1859-1952 (Les partis politiques en Turquie. 1859-1952), Istanbul, 1952, pp. 358-368.
On trouvera notamment dans cet ouvrage le programme du parti, dont le chapitre
"économique", qui accorde une grande place aux problèmes agricoles, semble avoir été rédigé
par Mustafa Suphi.
2Pour un aperçu de l'idéologie panturquiste, cf. P. Dumont, "La revue Türk Yurdu et les
musulmans de l'Empire russe. 1911-1914", CMRS, XV (3-4), 1974, pp. 315-331. Cet article
souligne le caractère "progressiste" de certaines thèses défendues par les militants
panturquistes. Dans le domaine économique, l'accent était mis, sous l'impulsion du socialiste
Israel Helfand "Parvus", qui se trouvait alors en Turquie, sur la nécessité de la lutte contre
l'impérialisme occidental. Dans le domaine social, les idéologues du mouvement prônaient un
retour aux traditions ancestrales, mais insistaient sur les aspects positifs des emprunts à la
civilisation européenne. Dans le domaine politique, enfin, les panturquistes entendaient réaliser
l'union de tous les peuples de race turque et s'opposaient à la stratégie "ottomaniste" des Jeunes
Turcs qui cherchaient, eux, à conserver la structure multiethnique de l'Empire ottoman.
3Cf. Ahmed Bedevi Kuran, Osmanlı imparatorluğunda inkilap hareketleri ve milli mücadele
(Les mouvements de réforme dans l'Empire ottoman et la lutte nationale), Istanbul, 1959, p. 622.
La franc-maçonnerie des Jeunes Turcs était-elle réellement "internationale" ? En fait, nous
savons que de nombreuses loges créées en Turquie après la révolution de 1908 n'étaient guère
reconnues par les obédiences européennes. Ces loges constituaient précisément cette franc-
maçonnerie "turque" que Suphi aurait voulu créer.
4Les évadés (ils étaient douze) avaient quitté Sinop en barque. Pour pouvoir se rendre en
Crimée ils durent, se conduisant en véritables pirates, s'emparer d'un voilier en haute mer. Cf.
A. B. Kuran, op. c i t pp. 623-626.
252 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

U s'était réfugié en Russie. Mal lui en prit. Lorsque la Première Guerre


mondiale éclata, les autorités tsaristes le dirigèrent, en même temps qu'un
certain nombre d'autres civils de citoyenneté ottomane, vers le camp de
Kaluga, puis, lorsque les Allemands avancèrent à travers la Pologne et qu'il
fallut se replier, vers celui d'Ural'sk1.

Comment l'intellectuel ’'bourgeois” de 1914 se retrouva-t-il, quatre ans


plus tard, à la tête des organisations communistes turques de Russie ? Dans un
rapport (1920), Mustafa Suphi laissera entendre qu'il fut sensible à
l'argumentation des propagandistes bolcheviks dès 1915 et qu'il ne tarda pas à
participer lui-même à la diffusion des idées révolutionnaires2. Cette conversion
soudaine apparaît évidemment surprenante. On peut supposer que Mustafa
Suphi fut surtout attiré par les slogans anti-impérialistes des Bolcheviks. Mais
il est possible également, comme l'ont prétendu certains de ses détracteurs,
qu'il se soit orienté vers le communisme par simple opportunisme3. Sous le
couvert de communisme, ne s'employait-il pas en réalité, dans les camps
d'internement tsaristes, à mettre en place cette "franc-maçonnerie nationale" qui
devait un jour renverser les Jeunes Turcs ? Il s'agit d'une hypothèse plausible.

Si l'on en croit le récit de Mustafa Suphi, ses années d’internement


furent pour l’essentiel consacrées à la traduction des brochures bolcheviques.
Parallèlement, il semble qu'il ait mené une active campagne de propagande
contre les dirigeants d'Union et Progrès, accusés d'avoir conduit à la tuerie les
paysans et les ouvriers turcs. Ces activités, menées à ciel ouvert à partir de
février 1917, lui permirent de se forger progressivement une réputation
d'authentique révolu-tionnaire. Les événements d'Octobre ne tarderont
pas à montrer qu'il avait misé sur la bonne carte. Libéré par les Bolcheviks au

^Ali Yazidji, art. rit., p. 4.


2Ce rapport a été repris dans 28-29 Kânûn-i sorti 1921, op. cit.f pp. 52-65. Il s'agit d'un texte
capital qui nous éclaire sur les diverses phases de la formation du parti communiste turc. Il en
existe plusieurs éditions en caractères latins, parues récemment. Cf. par exemple Mustafa
Suphi, kavgası ve düşünceleri (Mustafa Suphi, son combat et ses idées), Bruxelles, İ974, pp. 63-
83, ou encore un recueil de textes de M. Suphi, Türkiye'nin mazlum amele ve rençberlerine
(Aux ouvriers et aux paysans opprimés de Turquie), Istanbul, 1976, pp. 29-42.
3Un rapport en date du 6 janvier 1921, adressé au ministère français des Affaires étrangères,
donne de M. Suphi une image fort peu flatteuse : "Le camarade Moustafa Soubhi est un
politicien du genre de Said Molla, Riza Tevfık, Ali Kemal. Sans aucun autre principe politique
que la haine pour i'U nion et Progrès’ qui a eu le tort de les évincer, ces politiciens ont eu
toujours pour ligne de conduite de dire noir lorsque, l'Union et Progrès disait blanc et vice versa.
Or, à cette époque, l'Union et Progrès était hostile au bolchevisme et Moustafa Soubhi trouva
auprès des bolcheviks l'occasion de déployer une activité désagréable à l'Union et Progrès et en
même temps très lucrative." ( AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, 95, f. 69.) A. K.
Varınca, "Mustafa Subhi'nin macerası” /L'aventure de Mustafa Suphi (Meydan, 55, 1966, pp. 16
sq .), exprime une opinion comparable. Quant à Ahmed Cevad Emre, un ancien militant du parti
communiste turc, il va jusqu'à écrire dans ses souvenirs : "Mustafa Suphi était un camarade qui
ne comprenait rien au marxisme." Cf. "1920 Moskovasında Türk Komünistleri" (Les
communistes turcs à Moscou en 1920), Tarih Dünyası, 2,1965, p. 149.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 253

moment des pourparlers de Brest-Litovsk, en même temps qu'un certain


nombre d'autres prisonniers ottomans, c'est sous l'étiquette du militant
convaincu qu'il viendra à Moscou, vers le début du mois de mars 1918,
proposer ses services au Commissariat central musulman.

2. Mustafa Suphi au commissariat central musulman

Créé le 1er février 1918, le Commissariat central musulman pour la


Russie intérieure avait pour mission essentielle d'éveiller les populations
musulmanes à la vie politique et de les faire participer à l'œuvre
révolutionnaire entreprise par les Bolcheviks. Cette organisation, placée sous
la tutelle du commissariat du peuple aux Nationalités, comprenait treize
sections ayant chacune des attributions particulières (travail, industrie,
éducation, etc.). Elle disposait, quelques mois après sa création, de filiales dans
26 villes de Russie1.

Ses principaux dirigeants, Mulla-Nur Vahitov et Sultan Galiev2,


étaient des marxistes sincères, membres du parti bolchevik. Mais ils étaient
restés fidèles à l'Islam et ils espéraient que l'établissement du socialisme en
Russie entraînerait la libération nationale des peuples musulmans. Originaires
l'un et l'autre du Tatarstan, ils souhaitaient en particulier l'établissement d'un
État national tataro-bachkir sur la Moyenne-Volga, État qui devait jouer, à
en croire Sultan Galiev, "un rôle énorme dans la propagation de la révolution

^ e nombreuses études ont été consacrées aux activités du Commissariat central musulman.
Nous renvoyons en particulier à R. Nafigov, art. cit., et à l’ouvrage d'Alexandre Bennigsen et
Chantal Quelquejay, Les mouvements nationaux chez les Musulmans de Russie. Le
"sultangalievisme "au Tatarstan, Paris-La Haye, 1960, pp. III sq.
2Mulla-Nur Vahitov (1885-1918) était un Tatar originaire de la région d'Ufa. Après des études
au gymnase russe de Kazan*, il avait suivi l'enseignement de l'Institut polytechnique de Saint-
Pétersbourg, puis, lorsqu'il en avait été expulsé pour ses opinions politiques, celui de l'Institut
psycho-neurologique. Dès 1910, nous le voyons militer au sein des cercles marxistes de la
capitale russe. Socialiste convaincu, il fonda en 1917 le Comité socialiste musulman et, après la
révolution d'Octobre, fit partie du comité révolutionnaire de Kazan’. Porté à la tête du
Commissariat central musulman par Staline, il réussit en quelques mois à créer un important
appareil administratif et militaire destiné à encadrer les masses musulmanes de Russie. Au
cours de l'été 1918, il prendra part à la défense de Kazan’ contre les légions tchécoslovaques,
mais, fait prisonnier, il sera condamné à mort et fusillé le 18 août Sultan Galiev (né vers 1880)
était un des plus proches collaborateurs de Vahitov. Il avait figuré au nombre des dirigeants du
Comité socialiste musulman de Kazan’ et avait adhéré au parti communiste en novembre 1917.
Président du collège central militaire musulman, il remplacera Vahitov à la tête du
Commissariat central musulman après la mort de ce dernier. Cependant, son "règne" sera de
courte durée, car des questions de doctrine l'opposeront à Staline, son supérieur direct. Écarté
progressivement des organes de commande du parti, il sera arrêté en 1923 pour déviation
nationaliste et action contre-révolutionnaire. Cette première arrestation sera suivie, en 1928,
d'une nouvelle condamnation à dix ans de prison. Sur Mulla-Nur Vahitov et Sultan Galiev, nous
renvoyons à l'ouvrage de A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit..
254 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

socialiste en Orient"1. Entre leurs mains, le Commissariat central musulman


devint très rapidement la clé de voûte de la lutte pour l'autonomie
administrative et territoriale des peuples musulmans. Dès le printemps 1918,
ils avaient réussi à mettre sur pied tout un réseau de commissariats locaux
chargés d'administrer les communautés musulmanes. Parallèlement, ils
s'étaient employés à créer une organisation communiste musulmane
indépendante du parti bolchevik russe2. Vers la même époque, ils avaient
également réussi à obtenir du commissariat du peuple aux Nationalités, en
dépit de l'opposition des organisations locales russes, un décret sur "La
République tataro-bachkire de la Fédération socialiste soviétique russe" qui
promettait formellement la création d'une République nationale musulmane3.

Il y a tout lieu de penser que Mustafa Suphi partageait sans réserve les
sentiments "nationalistes" et islamiques de Mulla-Nur Vahitov et Sultan
Galiev. Ses activités de l'année 1918 se situent très rigoureusement dans la
ligne définie par le Commissariat central musulman : il appuiera la création de
la République tataro-bachkire, participera à la mise en place d'organisations
musulmanes autonomes, se consacrera activement au relèvement culturel du
Tatarstan et des autres régions musulmanes de Russie. Selon toute
vraisemblance, le militant bolchevik de 1918 ne se sentait nullement en
contradiction avec le militant panturc d'avant 1914. Le but, en effet, n’avait
guère changé : la revanche sur les oppresseurs étrangers et leurs agents
indigènes.

Introduit au Commissariat central musulman par Cherif Manatov4,


Mustafa Suphi fut d'emblée chargé de publier un périodique destiné aux
prisonniers de guerre ottomans et, de manière plus hypothétique, aux masses
laborieuses de Turquie. Le premier numéro du Yeni Dünya parut le 27 avril
1918. Il était rédigé en turc osmanh, fortement mâtiné de tatar. Publié tout

S u lta n Galiev, "Tatary i Oktjabr’skaja revoljucija" (Les Tatars et la révolution d'Octobre),


Ziui' nacional’nostej, 21 (122), 1921, cité par A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit., p. 120.
2Le 8 mars 1918, Mulla-Nur Vahitov avait convoqué à Moscou une Conférence des ouvriers
musulmans de Russie qui décida de créer un parti socialiste-communiste musulman autonome,
bien qu'acceptant le programme du parti communiste (bolchevik) russe. Cette première
conférence sera suivie, en juin 1918, d'une autre réunion, qui se contentera de modifier
l'étiquette du parti. Celui-ci, devenu parti russe des communistes (bolcheviks) musulmans, aura
pour principale préoccupation, malgré son appellation, de maintenir l'indépendance des
militants musulmans vis-à-vis du parti russe. Cf. à ce propos A. Bennigsen et Ch. Quelquejay,
op. cit., pp. 113 sa.
3Ibid., p. 121.
4Jusqu'à la fin de l'année 1917, Cherif Manatov s'était illustré comme un des principaux
animateurs de l’aile droite du mouvement national bachkir. En février 1918, il devint l'adjoint de
Mulla-Nur Vahitov au Commissariat central musulman. Pai la suite, il poursuivra une carrière
d'agitateur, notamment en Turquie où il participera à la création des deux organisations
communistes les plus importantes d'Anatolie, celles d'Ankara et d'Eskişehir.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 255

d'abord en tant qu'organe du Commissariat central musulman, il se présenta,


au bout de quelques numéros, comme l'organe des communistes turcs1. Les
documents officiels émanant du Gouvernement soviétique et du Commissariat
central musulman y occupaient une place importante. Mais Mustafa Suphi et
ses collaborateurs2 l'alimentaient également en articles de propagande et en
informations d'actualité. Le courrier des lecteurs et la poésie révolutionnaire
venaient ajouter à cette prose aride une note souvent pittoresque et touchante.

Dès le premier numéro du Yeni Dünya, nous retrouvons l'ancienne


inimitié de Mustafa Suphi pour les Unionistes. Les dirigeants du comité
Union et Progrès, taxés d'immoralité et de faiblesse, étaient en outre accusés
d'avoir délibérément livré la Turquie au "poing d'acier de l'industrie
allemande"3. Les critiques de Mustafa Suphi, lancées à un moment où les
armées turques venaient d’entreprendre une grande offensive en direction du
Caucase, avaient de toute évidence pour objectif principal d'ébranler le prestige
dont jouissaient les leaders unionistes auprès des populations musulmanes de
Russie. Face à cette propagande qui ne cessa de s’amplifier au fil des numéros,
l'ambassadeur du Gouvernement ottoman à Moscou, Galip Kemali Bey, tenta
de faire jouer l'article 2 du traité de Brest-Litovsk qui visait à interdire aux
propagandistes bolcheviks toute agitation contre les institutions politiques et
militaires des États signataires. Mais il lui fut répondu qu'en Russie la presse
était libre et que les autorités soviétiques n'étaient pas en mesure de "changer
les vues des socialistes musulmans"4*.

^Les diverses dénominations du journal permettent de suivre, dans une certaine mesure, les
multiples phases du travail d'organisation accompli par Mustafa Suphi. Présenté d'abord comme
l'organe du Commissariat central musulman (n** 1 à 7), le Yeni Dünya devint ensuite l'organe
des socialistes-communistes turcs (n9 8-9), des communistes turcs (n° 10), de l'organisation
turque du PC(b) russe (n° 11), de la section turque du Bureau central des Organisations
musulmanes du PC(b) russe (nos 12 à 25) et, enfin, de la section turque du Bureau central des
Organisations communistes des peuples d'Orient (n° 26). Cf. à ce propos N. A. Subaev, art. cit.,
pp. 63-64. Ces métamorphoses successives correspondent, bien entendu, aux diverses
transformations que Staline fit subir au Commissariat central musulman à partir du mois de
novembre 1918. 11 s'agissait, de la part du commissaire aux Nationalités, de faire échec aux
velléités autonomistes de l'équipe mise en place par Mulla-Nur Vahitov et de contraindre les
musulmans à rejoindre le PC(b) russe. Au printemps 1919, Staline avait définitivement gagné.
La création d'un Bureau central des Organisations communistes des peuples d'Orient, en
remplacement du Bureau central des Organisations musulmanes, permettait d'éviter toute
référence à l'Islam dans la dénomination de l'appareil dont dépendaient les musulmans de
Russie. On trouvera une étude détaillée de cette reprise en main stalinienne dans l'ouvrage de
A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit., pp. 126 sq.
2Le Yeni Dünya accordait une place importante aux écrits des dirigeants tatars du Commissariat
central musulman. On y relève notamment les signatures de Mulla-Nur Vahitov et de Galimdjan
Ibrahimov, un des intellectuels les plus féconds du Tatarstan. Parmi les cçllaborateurs turcs du
journal, N. A. Subaev {art. cit., p. 64) mentionne notamment H. Hüsnü, L. İsmet, M. Nazmi et S.
Vali.
3Yeni Dünya, 1, 1918, cité par Akdes Nimet Kurat, Türkiye ve Rusya. XVIII. yüzyıl sonundan
Kurtuluş savaşına kadar türk-rus ilişkileri. 1798-1919 (La Turquie et la Russie. Les relations
turco-soviétiques depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu'à la guerre de libération. 1798-1919),
Ankara, 1970, p. 433.
^Ibid., p. 678, qui cite in extenso la lettre adressée par Karahan, l'adjoint de CiCerin, à Galip
Kemali bey, en date du 23 mai 1918.
256 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Mustafa Suphi avait la plume virulente, surtout lorsqu'il s'agissait de


pourfendre les "pachas et les beys d'Istanbul". Mais il n'était guère doué pour
les débats doctrinaux. Dans ses articles du Yeni Dünya, consacrés pour la
plupart à la dénonciation des méfaits du capitalisme et de l'impérialisme, il se
contentait d'exposer sommairement les thèses du Commissariat central
musulman.

Cette prose rudimentaire avait toutefois le mérite d'être adaptée aux


lecteurs auxquels elle s'adressait : les prisonniers de guerre turcs, analphabètes
pour la plupart. En tout état de cause, l'activité de Mustafa Suphi était
appréciée par ses supérieurs du commissariat, qui ne tardèrent pas à le porter à
la tête de la section de propagande extérieure. Cette section, constituée au
printemps 1918 sur l'initiative de Mulla-Nur Vahitov, était chargée de la
formation d'agitateurs musulmans et de la publication de brochures, tracts et
appels en langues turque, arabe et persane. En quelques mois, Mustafa Suphi
accomplit un travail considérable. C'est ainsi notamment qu'un certain nombre
de textes importants, dont le Manifeste du parti communiste, furent traduits
et diffusés à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires1. En août ou
septembre 1918, la note de frais présentée par Suphi au Commissariat central
musulman s'élevait déjà à 225 000 roubles, sans compter les frais
d'impression du Yeni Dünya dont le tirage, à cette époque, atteignait 10 000
exemplaires2.

Parallèlement à cette activité de publiciste, Mustafa Suphi ne devait pas


tarder à entreprendre d'organiser le mouvement communiste turc. Il s'agissait,
dans un premier temps, de regrouper les divers militants dispersés à travers la
Russie et de leur faire accepter la tutelle du Commissariat central musulman.
C'est à Kazan', dans la seconde moitié de juin 1918, que les choses
commencèrent à se concrétiser.

Du 17 au 23 juin, les dirigeants du Commissariat central musulman


avaient réuni dans la capitale intellectuelle du pays tatar la première
Conférence des communistes musulmans. Cette conférence avait pour objectif
essentiel de mettre sur pied une organisation communiste musulmane
indépendante du parti bolchevik russe. Présent à Kazan', Mustafa Suphi en

1Parmi les autres textes traduits et diffusés par la section de propagande extérieure, on doit
mentionner les célèbres "documents secrets au sujet du partage de la Turquie et de l'Iran" (tirés
à 10 000 exemplaires), une brochure de propagande. Les tâches du prolétariat dans notre
révolution (30 000 exemplaires) et un recueil de matériaux relatifs au programme du PC(b)
russe (40 000 exemplaires). Cf. à ce propos M. A. Persic, art. cit., p. 67.
2Ibid.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 257

profita pour rassembler, avec l'accord des dirigeants tatars, une dizaine
d’anciens prisonniers de guerre qui se trouvaient dans la région. Au cours de
cette première réunion des communistes turcs, qui se déroula dans une
atmosphère enfiévrée, il fut décidé de convoquer à Moscou un "congrès"
destiné à jeter les bases d'un parti ouvrier et paysan turc. Lors de la dernière
séance, le 25 juin, quatre agitateurs — Asım, Nihat, Şevket et Ibrahim —
furent chargés de parcourir les camps de prisonniers et d'y recruter des délégués,
de préférence parmi les individus sachant lire1.

Ainsi, dès la fin du mois de juin 1918, Mustafa Suphi avait réussi à
mobiliser autour de lui un certain nombre de militants. Bien que la quête de
ses émissaires dans les camps se fût avérée, dans l'ensemble, peu fructueuse, la
conférence de Moscou fut maintenue. Celle-ci, largement ouverte à toutes les
tendances révolutionnaires (socialistes, S-R de gauche, Bolcheviks, etc.) et
baptisée pour cette raison Première Conférence des socialistes-communistes
turcs2, s'ouvrit le 22 juillet 1918 et réunit vingt délégués venus de diverses
régions de Russie3. Mustafa Suphi avait également obtenu la participation
d'un certain nombre de représentants du Commissariat central musulman, du
parti bolchevik russe ainsi que des partis allemand, hongrois et roumain.

Cette première manifestation officielle du communisme turc naissant


ne fut qu'un demi-succès. Avant même l'ouverture de la conférence, Mustafa
Suphi s'était heurté à une certaine opposition au sein de son groupe. Le 17
juillet, au cours d'une séance de travail, Hüseyin Hüsnü, un des rédacteurs du

1Ibid., p. 60. Ces agitateurs avaient pour consigne de ne pas heurter les sentiments religieux de
leurs recrues et de s'adresser à eux en un langage simple et direct.
2Les "socialistes-communistes" turcs avaient emprunté leur étiquette aux musulmans tatars qui
avaient créé à Kazan’, en janvier 1918, un comité central des socialistes-communistes
musulmans. Cette dénomination permettait d'inclure tous ceux qui se réclamaient du socialisme,
pourvu qu'ils fussent prêts à collaborer avec les Bolcheviks.
3Cf. les travaux de E. F. Ludsuvejt, art. cit., et M. A. Persic, art. cit. Ce dernier donne les noms
des divers délégués qui participèrent à la conférence. Il y avait là Asım Necati (en provenance
d'Ivanovo), Şevket Mustafa (Rybinsk), Cevdet (Kazan’), Nusret Nihad (Kostroma), Hüseyin
Hüsnü (Nereht), İbrahim Ahmed (Jur’evsk), Halid Cevad (Ufa), Mehmed Cemil (Orel), Edhem
Necati (Moscou), Şevki Ahmed (Rjazan’), Ahmed Musa (Kazan’), Mustafa Suphi (qui
représentait U ral’sk), Abbas Halil (Caucase), Osman Hatat (Kazan’), Hasan Hüsnü
(Astrakhan), Arslan Tevfık (Moscou), Osifulah Kerim (Moscou). 11 y a tout lieu de croire que
la plupart de ces individus continuèrent à militer par la suite au sein du parti communiste turc.
On sait, par exemple, qu'Asim Necati fut élu membre du comité central du parti en septembre
1920. Cf. à ce propos Dr. Samih Çoruhlu (pseud, de A. N. Kurat), "İstiklal savaşında komünizm
faaliyeti" (L’activité communiste pendant la guerre d'indépendance), Yeni Istanbul, 11 juil.
1966. Hüseyin Hüsnü, qui était un des rédacteurs du Yeni Dünya, a peut-être représenté
l'organisation de M. Suphi au IIe Congrès du Komintern (juillet 1920). M. A. Persic (art. cit., p.
66) suppose par ailleurs que le militant de Moscou dont le nom est orthographié dans le
protocole de la conférence "Ethem Nedjati" était en réalité Ethem Nejat, un des éléments les
plus brillants du parti après 1919, mais il s'agit là vraisemblablement d'une erreur. Les divers
lieux de provenance que nous avons indiqués entre parenthèses correspondent, bien entendu, à
la dispersion géographique des camps d'internement des prisonniers turcs en Rusie.
258 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Yeni Dünya, l'avait violemment attaqué pour avoir donné son appui à la
création d'une Armée rouge musulmane. Lors de la conférence, les critiques se
multiplièrent. Certains délégués, dont un provocateur à la solde de l'ambassade
ottomane, taxèrent Suphi d'opportunisme, d'autres lui reprochèrent de sacrifier
la rigueur doctrinale aux nécessités de l'action. Chacun prétendait imposer sa
propre conception du travail révolutionnaire. Dans ces conditions, il était
difficile d'aboutir à des choix concrets. La discussion sur le programme du
futur parti constituait un des points essentiels de l'ordre du jour. Les délégués
durent se contenter de proclamer leur accord de principe avec le programme du
parti communiste (bolchevik) russe, repoussant l'élaboration de leur propre
plate-forme à une réunion ultérieure. Cette réunion, prévue pour le mois de
novembre 1918, n'aura pas lieu et ce n'est qu'en septembre 1920, à Bakou, que
le programme du parti sera finalement adopté. Ils parvinrent cependant à
fonder, sur le papier tout au moins, un parti des socialistes-communistes turcs
et à désigner un comité central de cinq membres placé sous la présidence de
Mustafa Suphi. Ce comité fut chargé, en collaboration avec un Comité
d'agitation et de propagande qui lui fut adjoint, de coordonner l'action des
différents groupes dispersés à travers la Russie et de convoquer une nouvelle
conférence1.

Parmi les questions litigieuses débattues au cours de la réunion, figurait


le problème de la création de détachements militaires turcs en vue de "défendre
le pouvoir soviétique et de soutenir la révolution mondiale." Mustafa Suphi
tenait beaucoup à cette idée, car il pensait, à l'instar de Sultan Galiev, que
l'armée représentait le principal moteur de la révolution. Le Commissariat
central musulman avait, pour sa part, constitué un bataillon tataro-bachkir dès
le mois d'avril 1918. En juin, un second bataillon avait été formé, comprenant
des Tatars, des Bachkirs, des Turkmènes et des Uzbeks. Aux yeux de Mustafa
Suphi, il s'agissait à présent de réunir des volontaires turcs et, éventuellement,
de les intégrer dans les bataillons musulmans existants. À vrai dire, des
groupes de prisonniers turcs combattaient déjà dans les rangs de l'Armée rouge
contre les légionnaires tchécoslovaques qui avançaient dans le Tatarstan2. Ces
groupes avaient participé, en juin et juillet 1918, à la défense de Samara,
d'Orenburg et d’Ufa. Bien que les délégués rassemblés à la conférence de
Moscou n'eussent qu’à ratifier le fait accompli, il semble que quelques-uns
d'entre eux n'hésitèrent pas à mettre en cause l'activisme "nuisible et
dangereux" de Mustafa Suphi. Mais en définitive, ce dernier obtint gain de
cause et la conférence se prononça en faveur de la création de détachements
socialistes turcs.

^M. A. Persic (art. cit.) donne un bon résumé des débats de juillet 1918, mais il tend à gommer
divers antagonismes qui se manifestèrent au cours de la conférence. Pour un aperçu
relativement plus nuancé, cf. le travail de E. F. LudSuvejt, art. cit.
2Cf. à ce propos N. Subaev et F. Hamidullin, art. cit.f p. 73.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 259

Le premier de ces détachements, dirigé par İhsan Saduli1, fut incorporé


dans le bataillon tataro-bachkir qui défendait Kazan' contre les forces blanches.
Par la suite, d'autres détachements seront créés en Crimée, au Turkestan et en
Azerbaïdjan. Lors du Ier Congrès de l'Internationale communiste, en mars
1919, Mustafa Suphi sera en mesure d'affirmer, sans doute avec quelque
exagération, que "des milliers de Turcs luttent actuellement aux côtés de
l'Armée rouge pour la défense du pouvoir des soviets2.

À côté de ces détachements militaires, nous voyons se former, dans la


même foulée, des "sections" locales du parti des socialistes-communistes
turcs3. La plus importante de ces sections fut, selon toute vraisemblance, celle
de Kazan’, créée par Mustafa Suphi lui-même, le 25 septembre 19184. Le
groupe de Kazan’ était constitué d'une quarantaine de militants particulièrement
actifs qui avaient mis en place un comité d'aide aux prisonniers de guerre et qui
régissaient les activités du détachement militaire turc. Leur section se
spécialisa, semble-t-il, dans l’agitation et la propagande. C'est ainsi, par
exemple, qu'en décembre 1918 îhsan Saduli fut envoyé à Saratov, sur la
Volga, où se trouvait un des camps de prisonniers les plus importants de
Russie. D’autres agitateurs furent dirigés vers le Caucase. En avril 1919, la
section sera quasiment démantelée, 35 de ses membres s'étant mis à la
disposition du Bureau central des Organisations communistes des peuples
d'Orient5.

À l'époque où fut créée la section de Kazan’, Mustafa Suphi


s'employait par ailleurs à réorganiser le Collège central scientifique
musulman, organisme "culturel" mis en place en mai 1918 par le Congrès
pan-russe des enseignants musulmans, et dont les activités avaient été
interrompues par le déclenchement de la guerre civile au Tatarstan. L'objectif
essentiel assigné à cette institution (dont Mustafa Suphi assumait
la présidence en sa qualité d'ancien professeur) était de relever le niveau de

1D'après N. Subaev et F. Hamidullin, ibid., p. 74, İhsan Saduli était un des membre de
l'organisation communiste turque de Kazan'. Spécialisé dans l'agitation et la propagande, il fut
notamment chargé, en décembre 1918, de bolcheviser les prisonniers de guerre turcs internés à
Saratov.
Cf. P. Broué, ed„ Premier Congrès de l'Internationale communiste, Paris, 1974, p. 268.
3Ali Yazidji (op. cit., p. 5) mentionne les "sections" de Moscou, Kazan', Samara, Saratov,
Rjazan’, et Astrakhan, mais laisse entendre que des groupes de communistes turcs se
constituèrent également dans d'autres villes.
4 N. Subaev et F. Hamidullin, art. cit., p. 74. D'après ces auteurs, la section de Kazan’ était
présidée par Osman Hatat, un des délégués à la Conférence de Moscou. Le secrétariat était
assuré par Rıza Bekiroğlu. Mustafa Suphi, pour sa part, aurait été nommé "commissaire" du
détachement militaire turc.
^D'après N. Subaev et F. Hamidullin, ibid., p. 75. Ces agitateurs furent envoyés d'abord en
Ukraine, puis en Crimée où Mustafa Suphi venait d'installer son état-major.
260 DU S O C I A L I S M E À L 1I N T E R N A T I O N A L ! S ME

l'instruction publique dans les régions musulmanes. Dès la mi-septembre, les


membres du collège, parmi lesquels figuraient un certain nombre
d'intellectuels tatars non inscrits au parti, avaient repris leurs travaux. Dans un
court espace de temps, divers projets furent élaborés : le collège envisagea
notamment de créer à Kazan’ une Université musulmane ainsi qu'un Musée
oriental et une Bibliothèque musulmane centrale. Toutefois, en dépit de
l'importance accordée par les dirigeants du Commissariat central musulman
aux problèmes de l'éducation, ces projets ne purent être immédiatement
réalisés. Ce n'est que dans le domaine de la réforme de l'orthographe tatare que
furent enregistrés des résultats réellement tangibles1.

Pris par ses responsabilités au sein du collège scientifique et désireux de


consolider l'emprise de son "parti" parmi les prisonniers de guerre internés en
pays tatar, Mustafa Suphi passa la fin de l'année 1918 à Kazan’2. C'est en tant
que délégué de la section de Kazan’ de l'organisation socialiste-communiste
turque qu'il participa au Ier Congrès des communistes musulmans convoqué à
Moscou au début du mois de novembre 19183. Ce congrès, dominé par la
personnalité de Staline, alait être, pour les dirigeants tatars du Commissariat
central musulman, le congrès de l'échec. Le problème essentiel qui se posait
aux délégués était celui de l'aménagement des relations entre les communistes
musulmans et le parti bolchevik russe. Staline parvint à faire échec aux
revendications autonomistes des "communistes nationaux" et imposa le
rattachement des organisations musulmanes au parti bolchevik russe. D'autre
part, sur son initiative, le Congrès invita le Bureau central des Organisations
musulmanes à réformer le Commissariat central musulman. Cela signifiait le
démantèlement à brève échéance de tout l'appareil civil et militaire mis en
place par Mulla-Nur Vahitov et Sultan Galiev4.

Nous ne savons pas grand-chose des répercussions de ce congrès sur les


activités de Mustafa Suphi. Taxé par certains délégués d'anarchisme5, il
se peut que le leader des communistes turcs ait traversé momentanément
une période de disgrâce, mais ses biographes n'en disent rien. Même s'il dut

1Cf. ibid., pp. 75-77. Le Collège scientifique fut démantelé au début de l'année 1919 par Staline,
en même temps que la plupart des autres organismes créés par Vahitov. Ceux de ses dirigeants
qui n'appartenaient pas au parti communiste furent contraints de fuir en Sibérie.
2C'est ce qui ressort ibid. Cf. également A. Sultan-Galiev, "Mustafa Subhi i ego rabota", art. cit.
5N. Subaev et F. Hamidullin, art. cit., p. 75.
4Cf. à ce propos A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit., pp. 126 sq.
5C'est du moins ce qui ressort du résumé de son intervention à ce congrès que donne N. Subaev,
art. cit., pp. 68-69. Mustafa Suphi fut notamment critiqué pour avoir baptisé son organisation
«parti des socialistes-communistes turcs». 11 se trouva dans l’obligation de désavouer la politique
de large ouverture à toutes les nuances du socialisme que les révolutionnaires turcs avaient
suivie jusque-là et dut proclamer son attachement à la plate-forme du PC(b) russe. On peut
supposer que les attaques lancées contre Mustafa Suphi et les autres militants turcs qui
participaient au congrès furent surtout motivées par le fait que ces hommes avaient
vigoureusement appuyé, au cours des mois précédents, les initiatives autonomistes de Mulla-
Nur Vahitov et Sultan Galiev.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 261

accepter, pendant quelque temps, de s'effacer (lors de la réorganisation du


Commissariat central musulman, la section de propagande extérieure qu'il
dirigeait fut une des premières à être supprimée), il semble, en tout état de
cause, qu'il n’eut aucune difficulté à remonter le courant. Dès le début de
l'année 1919, il sera aux avant-postes du combat révolutionnaire, avec l'appui
manifeste de Staline.

3. Les premières tentatives de pénétration en Turquie

En mars 1919, Mustafa Suphi participa au Ier Congrès de


l'Internationale communiste en tant que représentant de la section turque du
Bureau central des Organisations communistes des peuples d'Orient. Il y
disposa d'une voix consultative, mais il ne semble pas qu'il ait participé
activement aux débats. Du reste, le temps de parole des congressistes avait été,
dès la deuxième journée, très strictement minuté. Son intervention, conservée
dans les actes du congrès1, est d'une insignifiance frappante. Mais, au passage,
on retient tout de même une formule : «Il est tout à fait clair que si la tête du
capitalisme franco-anglais se trouve en Europe, c'est dans les fertiles champs
d'Asie que se trouve son ventre." Mustafa Suphi entendait souligner ainsi que
le sort de la révolution mondiale se jouait dans les "colonies", au sens large du
terme. Avant lui, Staline avait soutenu cette même thèse, mais de façon plus
nuancée, dans un article intitulé «N'oublions pas l'Orient"2.

Au lendemain du congrès, le leader des communistes turcs, de toute


évidence plus à l'aise dans Yagit-prop que dans les débats doctrinaux, fut dirigé
vers un nouveau terrain d'action. Au début de mois d’avril, en effet, les troupes
soviétiques venues d'Ukraine avaient pénétré en Crimée et en avaient chassé le
gouvernement des K-D, au pouvoir depuis novembre 1918. Il s'agissait à
présent d'y organiser la propagande bolchevique, de manière à consolider le
nouveau régime. La tâche s’avérait délicate, car lors d'une première occupation
de la Crimée, de janvier à avril 1918, les Bolcheviks avaient multiplié les
maladresses3.

1Cf. P. Broué, cd., op. cit., pp. 266-268.


2,'Ne zabyvajtc vostoka". Cet article célèbre, paru dans Zizn* national*nostej, 24 nov. 1918, a
été repris dans le volume IV des Œuvres de Staline.
3Le 26 novembre 1917, les Tatars de Crimée avaient réuni à Bahtchesaray une Assemblée
constituante {Kurultay) qui mit en place, de facto, un Gouvernement autonome tatar. Mais vers
la fin du mois de janvier 1918, le comité révolutionnaire bolchevik de Sébastopol fit marcher les
marins de la mer Noire contre les forces du Kurultay dont le président, Celebev, fut assassiné
alors que les autres dirigeants tatars étaient contraints de se disperser. En mars 1918, les
Bolcheviks constituèrent un Gouvernement criméen qui ne comprenait qu'un seul Tatar, chargé
du commissariat aux Affaires musulmanes. Ce premier Gouvernement soviétique fut renversé
en avril 1918, à la suite de l'occupation de la Crimée par l'armée allemande. Pour un aperçu
d'ensemble de l'histoire criméenne à cette époque, cf. E. Kırı mal. Der nationale Kampf der
Krimtürken mit besonderer Berüksichtigung der Jahre 1917-1918, Emsdetten, 1952.
262 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

Il se peut que des agitateurs turcs aient réussi à s'infiltrer dans la


presqu'île dès le début de l'année 19191. À partir du mois d'avril, cependant,
nous assistons à une véritable mobilisation générale des partisans de Mustafa
Suphi. Presque tous les militants de Kazan’ sont envoyés en Crimée2 ; le
matériel servant à imprimer le Yeni Dünya quitte Moscou ; le comité central
de l'Organisation communiste turque s'installe à Simferopol’, la capitale du
mouvement national criméen.

C'est dans cette ville que sera publié, le 20 avril 1919, le numéro 14 du
Yeni Dünya. L’organe des communistes turcs paraîtra en Crimée jusque vers le
début du mois de juin, d'abord à intervalles irréguliers, puis, à partir du 13
mai, en tant que quotidien. Au cours de cette période, Mustafa Suphi
s'efforcera de respecter les consignes d'apaisement données par les dirigeants
soviétiques et adoptera dans ses éditoriaux un ton conciliant vis-à-vis des
progressistes criméens. Parallèlement, cependant, le Yeni Dünya continuera de
diffuser une masse impressionnante de littérature révolutionnaire. Parmi les
documents les plus intéressants dont la traduction fut publiée à cette époque,
on doit surtout mentionner deux textes relatifs au Ier Congrès de
l'Internationale communiste : le célèbre "Manifeste" rédigé par Trotski et la
"Plate-forme" due à Buharin3.

Cette littérature n'était pas seulement destinée aux populations locales.


À présent qu'il se trouvait en Crimée, tout près des côtes turques, Mustafa
Suphi avait également la possibilité de toucher, selon ses propres termes, "la
jeunesse éclairée et peut-être même les ouvriers et les paysans d'Anatolie"4.
Bien que le trafic maritime fût gêné par les désordres qui ne cessaient de se
succéder sur le pourtour de la mer Noire, la Crimée avait conservé ses
relations avec les ports turcs. Pour introduire le Yeni Dünya et les brochures

1C'est du moins ce qui ressort du rapport présenté par M. Suphi au premier Congrès du parti
communiste turc tenu à Bakou en septembre 1920. Cf. "Türkiye komünist teşkilatı merkezi
heyetinin faaliyeti hakkında..." (Au sujet des activités du comité central de l'organisation
communiste de Turquie...), in 28-29 Kânùn-i sani 1921, op. cit., p. 56. Toutefois, les repères
chronologiques qui figurent dans ce texte apparaissent, d'une façon générale, peu fiables. C'est
ainsi, par exemple, que Mustafa Suphi situe sa présence en Crimée entre le 22 janvier et le 23
avril 1919 alors qu'en réalité les Bolcheviks n'avaient atteint Simferopol' que le 10 avril et que
le premier numéro du Yeni Dünya dans cette ville n'avait paru qu le 20 du même mois. Il semble
que Mustafa Suphi (ou le rédacteur du rapport ?) ait confondu l'occupation bolchevique de
1919 avec celle de 1918 qui, effectivement, ayant commencé vers le 20 janvier 1918 s'était
terminée à la fin du mois d'avril.
2Ibid., p. 56. Les indications données par M. Suphi sont confirmées par les documents
d'archives dont font état N. Subaev et F. Hamidullin, art. cit., p. 75.
3Le "Manifeste" fut publié dans les numéros 14 à 18 (20 avr. 1919 au 14 mai 1919) du Yeni
Dünya ; la "plate-forme" dans le n° 26 du 25 mai 1919. Cf. à ce propos N. Subaev, art. cit., p.
69.
4Cf. M. Suphi, "İkinci devir" (Deuxième période), éditorial du premier numéro criméen du Yeni
Dünya repris dans 28-29 Kânün-i sani 1921, op. cit., p. 43.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 263

communistes en Turquie, Mustafa Suphi pouvait compter non seulement sur


les marins d'Istanbul de passage à Yalta ou ailleurs, mais encore sur les
innombrables contrebandiers qui approvisionnaient le littoral pontique en
armes et en marchandises diverses. Il y a tout lieu de penser qu'en mai 1919,
certains ports d'Anatolie tels que Samsun et Trabzon constituèrent de
véritables plaques tournantes pour la production subversive criméenne1. À
cette époque, la République des Soviets pouvait craindre plus que jamais une
offensive généralisée des Alliés car ceux-ci, après l'armistice de Moudros (30
octobre 1918), avaient réussi à mettre la main sur les Détroits et une grande
partie de l'Anatolie. La tâche assignée à Mustafa Suphi était donc de harceler
les forces ennemies en multipliant les foyers d'agitation dans les territoires
qu'elles contrôlaient. Alors que l'étau impérialiste se reserrait chaque jour
davantage autour de l'Empire moribond, l'alternative proposée par les
Bolcheviks ne pouvait, il convient de le souligner, que susciter l'intérêt des
couches agissantes en Turquie.

C'est, semble-t-il, avec le titre de président de la section musulmane de


Yobkom2 de Crimée que Mustafa Suphi avait été dépêché à Simferopol’3. Le
résultat du travail d'agitation qu'il accomplit ici s'avéra, sinon spectaculaire, du
moins prometteur. En quelques semaines, il réussit à organiser, au sein des
communautés turques installées le long du littoral, plusieurs petits "soviets"
et il gagna au bolchevisme environ 400 Tatars parmi lesquels figuraient un
certain nombre d'éléments venus de la fraction de gauche du parti national
criméen (Milli firka). Un congrès ne tarda pas à être convoqué, où furent
représentées 17 localités de la presqu'île. Par ailleurs, pour consolider les
positions du communisme en Crimée, les autorités soviétiques créèrent une
école du parti qui forma, dans un premier temps, 27 agitateurs4.

Mais la présence bolchevique en Crimée fut de courte durée. Dès le


début du mois de juin, l'armée du général Denikin, appuyée par les flottes
alliées, était passée à l'attaque. Le 24 juin, toute la Crimée était occupée. À
cette époque, la plupart des militants turcs avaient déjà quitté la presqu'île. Il
semble qu'un certain nombre d'entre eux avaient réussi à rejoindre les ports
turcs du littoral pontique. D'autres s'étaient repliés vers Odessa, aux mains des
Bolcheviks depuis le début du mois d'avril5.

*Cf. M. Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı...", art. cit., p. 56.


^Obkom ; Comité régional (oblast*) du parti communiste.
3D'après N. Subaev, art. cit., p. 69.
4M. Suphi, 'Türkiye komünist teşkilatı...", art. cit., p. 56.
5La prise d'Odessa par les Bolcheviks avait été facilitée par la célèbre mutinerie des marins
français de la mer Noire. Cf. André Marty, La révolte de la mer Noire, rééd. fac-similé, Paris,
1970.
264 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

Pendant quelque temps, c'est dans cette ville, sous la tutelle de la


section locale du Komintern, que Mustafa Suphi installera son quartier
général. L'imprimerie du Yeni Dünya, une fois de plus déménagée, fut remise
en service. Un stock de tracts et de manifestes fut constitué. Ce matériel de
propagande était destiné, pour l'essentiel, à la Turquie. Parmi les nombreux
agitateurs qui quittèrent Odessa au début de l'été 1919 pour se rendre à Istanbul
ou en Anatolie figuraient, à en croire un rapport de Mustafa Suphi1, deux
membres éminents du comité central de l'Organisation communiste turque.

Mustafa Suphi cependant préféra rester en Russie. S'il était rentré en


Turquie, il n'aurait pas tardé à être arrêté par les services de police alliés.
Lorsque Odessa fut à son tour menacée, il rejoignit, à la tête du détachement de
volontaires qu'il avait créé durant son séjour en Crimée, la 12e A rm ée
soviétique qui, à travers les forces blanches, se frayait un chemin vers le nord.

Pour les Bolcheviks, l’équipée criméenne se terminait en déroute. Mais


Mustafa Suphi pouvait se prévaloir, pour sa part, d'un bilan positif. Pour la
première fois depuis la création du parti communiste turc, celui-ci avait réussi
à établir un réel contact avec la Turquie. De nombreux prisonniers de guerre
avaient été clandestinement rapatriés ; des représentants du parti avaient été
envoyés à Istanbul ; des tracts, des journaux, des brochures avaient été diffusés
à travers l'Anatolie.

De retour à Moscou, en septembre 1919, Mustafa Suphi put goûter


pendant quelque temps à un repos bien mérité. Mais il fut bientôt chargé d'une
nouvelle mission : il devait se rendre au Turkestan afin d'établir la liaison, à
travers la mer Caspienne et le Caucase, avec le mouvement de résistance
nationale qui, sous l'impulsion de Mustafa Kemal, commençait à s'organiser
en Anatolie. Ğiöerin, le commissaire du peuple aux Affaires étrangères, avait,
dès le 13 septembre, dans un message radio-diffusé, tendu une "main
fraternelle" aux travailleurs et aux paysans de Turquie2. Il s'agissait à présent
de matérialiser ce geste et de se tenir prêt à intervenir aux côtés des forces
nationales.

Pourquoi la route de l'Anatolie devait-elle passer par le Turkestan ?


Sans doute parce que, depuis la perte de l'Ukraine, les dirigeants soviétiques

1M. Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı...", art. dt., p. 57. Husein Seyd, arrêté par les Anglais
alors qu'il se rendait d'Odessa à Istanbul, était peut-être un de ces émissaires. Cf. Archives du
Foreign Office, FO 371/5171, Rapport du SIS en date du 16 sept. 1920, ff. 122 sq.
2Cf. le texte de cet appel dans l'ouvrage de X. J. Eudin et R. C. North, Soviet Russia and the
East. 1920-1927. A documentary survey, Stanford, 1957, pp. 184-186.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 265

avaient assigné au Turkestan, en raison de sa position stratégique, un rôle de


carrefour dans la lutte contre les Puissances impérialistes1. Il ressort d'un
article paru dans la Zizn* national’nostej du 21 septembre 1919 que le
Turkestan était appelé à héberger non seulement un important centre de
propagande mais encore des bataillons de volontaires musulmans, chargés de
prêter main-forte aux soulèvements des peuples d'Orient.

C’est vraisemblablement vers le début de l'année 1920 que Mustafa


Suphi arrivera à Taşkent. Il avait projeté de se diriger aussitôt vers la frontière
turque, mais il dut retarder son voyage à la demande des autorités locales. Sur
place, en effet, la conjoncture politique était passablement confuse et l'aide du
leader des communistes turcs pouvait s'avérer précieuse.

De quoi s'agissait-il ? Durant près de deux ans, le régime soviétique de


Taşkent2 était resté totalement coupé du reste de la Russie en raison de la
guerre civile. Pendant cette période, les communistes russes avaient multiplié
les maladresses. Dans un premier temps, ils s'étaient efforcés de tenir les
musulmans à l'écart du pouvoir, puis, par un revirement tardif, ils avaient
laissé au contraire les djadid3 turkestanais noyauter le parti. À présent que les
relations avec la Russie étaient rétablies, les dirigeants bolcheviks entendaient
réparer les erreurs commises dans le passé et réorganiser l'administration du
Turkestan. La situation, cependant, apparaissait bien compromise. Malgré la
présence à Taşkent, depuis le mois de novembre, d'une commission spéciale,
la Turkestanskaja komissija, dépêchée par Moscou, les djadid étaient en train
de se rendre maîtres de tout le pouvoir. Sous leur impulsion, la troisième
Conférence des communistes musulmans réunie en janvier 1920 avait même
décidé de transformer le Turkestan en une République turque communiste et
l'organisation communiste turkestanaise en un parti communiste turc
indépendant du parti bolchevik. En outre, tous les musulmans de Russie
avaient été conviés à renoncer à leurs particularismes et à s'unir au Turkestan,
dans le cadre d'une vaste République panturque.

1Cf. à ce propos les documents présentés ibid., pp. 160-161.


2Un soviet des ouvriers, soldats et paysans avait été créé à Ta$ kent dès la révolution de Février.
Après la révolution d’Octobre, les Mencheviks et les S-R de droite en furent éliminés, au profit
des Bolcheviks et des S-R de gauche. Au lendemain du IIIe Congrès régional des soviets, un
Conseil des commissaires du peuple du Turkestan (Türksovnarkom) fut mis en place dont les 15
membres étaient tous russes. En dépit du mécontentement suscité par cette attitude "colonialiste"
des révolutionnaires russes, le régime soviétique de Taşkent parvint à se maintenir jusqu'au
rétablissement des communications avec Moscou. Cf. à ce propos l'ouvrage d'Hélène Carrère
d'Encausse, Réforme et révolution chez les Musulmans de l'Empire Russe, Paris, 1966, pp. 190
sq. et aussi le chapitre consacré au Turkestan par S. A. Zenkovsky, Pan-Turkism and Islam in
Russia, Cambridge, Mass., 1967.
^Mot arabe signifiant "nouveau" et désignant les modernistes, partisans de la réforme. C'est vers
la fin du XIXe siècle que le mouvement réformiste commença à s'implanter au Turkestan,
animé par des éléments issus de la "bourgeoisie" indigène. Après 1905, les djadid s'étaient
orientés vers un programme de revendications nationales et un certain nombre d'entre eux
s'étaient laissé séduire par le panturquisme.
266 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Quel fut au juste, dans ce contexte, le rôle joué par Mustafa Suphi ?
Envoyé à Taşkent par le pouvoir central, réquisitionné par la Turkestanskaja
komissija, il était censé lutter contre les "forces réactionnaires" et contre les
"parasites déguisés en communistes"1. Mais l'ancien militant panturquiste,
l’ancien collaborateur de Mulla-Nur Vahitov et de Sultan Galiev au sein du
Commissariat central musulman pouvait-il réellement considérer les
autonomistes turkestanais comme des ennemis ? Sa position était sans
conteste inconfortable. Il y a néanmoins tout lieu de penser que, profitant de
l'indécision dans laquelle flottaient les autorités locales, il appuya discrètement
les communistes indigènes. Nous disposons à cet égard d'un indice
significatif : dans ses mémoires, le leader du mouvement national bachkir,
Zeki Velidi Togan, qui avait été chargé par les djadid de plaider la cause
turkestanaise auprès de lénine, présente à plusieurs reprises Mustafa Suphi
sinon comme un ami, du moins comme une "personne sûre" en qui les
musulmans pouvaient avoir pleine confiance2.

Le leader des communistes turcs passa près de quatre mois à Taşkent,


quatre mois qui furent consacrés, pour l'essentiel, aux affaires du Turkestan.
Durant cette période, il semble même qu’il ait fait partie du comité exécutif
central élu par les communistes turkestanais lors de leur congrès de janvier
19203. Mais dans le même temps, il fut également préposé par Shal'va Eliava,
le président de la Turkestanskaja komissija, à l’animation d'un centre de
propagande internationale chargé de diffuser les idées révolutionnaires dans les
pays situés à la périphérie du Turkestan. Les cibles principales étaient l'Iran,
l’Afghanistan et l'Inde4. Les dirigeants de Moscou, qui attachaient beaucoup
d’importance à cette entreprise, avaient envoyé à Taşkent, vers la fin du mois
de janvier, un "train rouge" rempli d’agitateurs et de littérature subversive5. Au
bout de quelques semaines, Mustafa Suphi et ses collaborateurs avaient réussi
à mettre en place tout un réseau de "bureaux de liaison" situés à l’extérieur des
frontières turkestanaises.

1M. Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı...", art. cit., p. 58. Il est à noter que ces expressions sont
assez vagues. Elles peuvent désigner aussi bien les djadid que les communistes russes qui
avaient mis en place au Turkestan, aux dires mêmes d’un des membres de la Turkestanskaja
komissija, un régime "d'exploitation féodale des larges masses de la population indigène par les
soldats russes de l'Armée Rouge, les colons et les fonctionnaires". (G. Safarov, cité par A.
Bennigsen et Ch. Lemercier-Quelquejay, La presse et le mouvement national chez les
musulmans de Russie avant 1920, Päris-La Haye, 1964, p. 269).
2Z. V. Togan, Hatıralar (Souvenirs), Istanbul, 1969, pp. 333 sq.
3M. Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı...", art. cit., loc. cit. M. Suphi emploie une expression
ambiguë : "Nous avons participé aux activités du Comité Central..." Faut-il entendre par là qu’il
en fit partie ? Ou bien se contenta-t-il de conseiller ses camarades turkestanais ?
4Cf. les textes cités par X. J. Eudin et R. C. North, op. cit., pp. 160-161.
5Zizn* nacionaVnostej, 4 (61), 1920, cité par E. H. Carr, The Bolshevik Revolution. 1917-1923,
Harmondsworth, Penguin Books, 1969,1, p. 340. Il se peut que ce soit précisément par ce train
que Mustafa Suphi soit arrivé à Taşkent, dans la première quinzaine du mois de février 1920.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 267

Il convenait par ailleurs de jeter les bases d'une éventuelle intervention


militaire en Turquie. Peu après l'arrivée du "train rouge", des prisonniers de
guerre turcs internés en Sibérie commencèrent à affluer vers Taşkent. Ils furent
regroupés dans les vieux quartiers de la ville et soumis à un apprentissage
idéologique. Le "détachement rouge" qu'ils formèrent fut placé sous les ordres
de Frunze qui commandait les troupes russes de la région. On peut supposer
que la plupart de ces prisonniers ne voyaient dans l'entreprise de Mustafa
Suphi qu'un hypothétique moyen de rentrer enfin au pays. Mais un certain
nombre d'entre eux, une quarantaine au total, furent, semble-t-il, réellement
séduits par le communisme.

Pendant son séjour à Taşkent, Mustafa Suphi réussit-il à maintenir le


contact avec la Turquie? Nous n'avons aucun indice à ce propos. Nous savons
seulement qu'il avait hâte de se rapprocher du territoire turc. Mais la route était
semée de dangers. La mer Caspienne, contrôlée par les Anglais et la flotte de
Denikin, demeurait impraticable. Ce n’est que lorsque le commandant de la
flottille soviétique, Raskolnikov, se fut emparé des navires de Denikin et qu’il
eut obligé les forces britanniques à se retirer d'Enzeli et de Recht, le 18 mai
1920, que Mustafa Suphi put envisager de quitter le Turkestan. Il se mit en
route dès que la nouvelle du débarquement de Raskolnikov à Enzeli fut connue.
Il arriva à Bakou le 27 mai 1920, accompagné de 23 camarades. Depuis un
mois, jour pour jour, la capitale de l'Azerbaïdjan se trouvait aux mains des
Bolcheviks.

4. L'étape décisive

Lorsque Mustafa Suphi fut à Bakou, il se trouva confronté aussitôt à


un problème délicat : quel sort devait-il réserver à l'organisation qui, au
printemps 1920, s'était érigée ici, à son insu, en parti communiste turc ?

Cette organisation avait été créée par d'éminentes personnalités


unionistes — Halil pacha, Salih Zeki, Fuat Sabit et quelques autres1 — qui

^Halil pacha (1881-1957) était l'oncle d’Enver pacha. Il s'était rendu célèbre en capturant à Kut
al'amara, en Irak, le général Townshend avec une armée de 13 000 hommes. Interné par les
Anglais à Istanbul au lendemain de l'armistice de Moudros, il avait réussi à s'évader (août 1919)
et avait proposé ses services à Mustafa Kemal. Ce dernier l'avait chargé d'entrer en contact
avec les Bolcheviks pour le compte du mouvement national. Salih Zeki, ex-moutassarif de Zor,
est surtout connu pour avoir organisé, en 1916, l'extermination des populations arméniennes
regroupées dans sa circonscription. Quant au Dr. Fuat Sabit, il s'agissait d'un ancien militant des
"Foyers turcs" {türk ocağı). Expédié en Azerbaïdjan au lendemain du Congrès d'Erzurum
(juillet 1919) par Mustafa Kemal, il ne devait pas tarder à se rapprocher des Bolcheviks.
D'après un rapport adressé au Foreign Office (FO 371/5178, en date du 7 sept. 1920, ff. 190-
204), il avait été nommé en juin ou juillet 1920 à une "fonction officielle" à Kazan'.
268 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

étaient arrivées en Azerbaïdjan vers la fin de l'année 1919. Dans un premier


temps, ces hommes avaient travaillé dans le cadre de la Représentation
populaire de Turquie (Türkiye halk murahhaslığı), un organisme de type
co n su laire1 mis en place à Bakou par Nuri pacha, le "libérateur" de
l’Azerbaïdjan, en septembre 1918. Par la suite, chargés par Mustafa Kemal
d’assurer la liaison entre le mouvement national turc et la République des
Soviets, ils avaient estimé nécessaire de constituer un "groupe communiste
turc" qu’ils avaient transformé, vers la fin du mois de mars 1920, en parti
communiste turc2. Pourquoi avaient-ils pris une telle initiative ? Sans doute
pour apparaître plus crédibles aux yeux de leurs interlocuteurs russes. On peut
également penser qu’ils avaient voulu — impressionnés par la portée politique
des idées propagées par les Bolcheviks — jeter les bases d’une sorte de
socialisme islamique susceptible, le cas échéant, de servir d’alibi idéologique à
un mouvement d’opposition à Mustafa Kemal. Bn effet, bien qu’ils eussent
accepté, dans l’immédiat, d’appuyer le gouvernement kémaliste, ils ne faisaient
aucun mystère de leur intention de revenir, un jour ou l’autre, au pouvoir3.

Ne fallait-il pas démanteler cette organisation qui, sous le couvert de


communisme, ne défendait en réalité que les intérêts de quelques aventuriers ?
Certes. Mais Mustafa Suphi savait que les dirigeants bolcheviks étaient pour
le moment désireux de conserver de bonnes relations avec les Unionistes.
Ceux-ci jouissaient d’un prestige considérable parmi les masses musulmanes
et leur appui pouvait constituer, pour la République des Soviets, un atout
essentiel dans le cadre de sa stratégie orientale. Il convenait donc d’agir avec
prudence. Il se peut par ailleurs que Mustafa Suphi ait jugé utile de donner des
gages de bonne volonté à ces hommes qui contrôlaient encore, de façon
occulte, une grande partie de l’appareil administratif et militaire turc. Toujours
est-il qu’il s'orienta vers une solution de compromis.

Après de longs marchandages avec les dirigeants unionistes, il décida


de maintenir leur organisation, mais celle-ci fut transformée en "section de

1Cette Représentation populaire de Turquie semble avoir eu pour objectif essentiel le


noyautage de l'administration azérie par les membres de l'Union et Progrès. Cf. à ce propos FO
371/5171, ff. 96 sq. D'après un autre rapport (FO 371/5178, loc. cit.), le programme des
Unionistes rassemblés autour de Nuri pacha "incluait secrètement la formation d'un parti
communiste turc à Bakou".
2Les mémoires du général Kazım Karabekir, İstiklâl harbimiz / Notre guerre d'indépendance
(Istanbul, 2e éd., 1969) contiennent de nombreux documents concernant cette organisation. Cf.
en particulier le rapport de Rüştü, commandant de la 3e division basée à Trabzon, en date du 10
avr. 1920, pp. 573-576. Voir également les documents du Foreign Office déjà cités.
3Cf. à ce propos P. Dumont, "La fascination du bolchevisme : Enver pacha et le parti des
soviets populaires. 1919-1922", CMRS, XVI (2), 1975, pp. 141-166.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 269

Bakou" du parti communiste turc. Ne furent touchés par l'épuration que


quelques personnages par trop compromettants : en particulier Halil pacha. Les
autres animateurs du groupe unioniste furent autorisés à demeurer dans le parti.
Certains d'entre eux obtinrent même des postes importants au sein de la
nouvelle organisation. Küçük Tal'at — l'une des figures les plus troubles de la
précédente équipe1 — fut porté à la tête de la "commission des traductions",
Salih Zeki et le capitaine Yakub2 furent admis à siéger au comité central du
parti. Pour sceller sa réconciliation avec ses ennemis d'hier, Mustafa Suphi les
aurait même invités (à en croire un rapport du "Secret Intelligence Service") à
son mariage. Surprenante mansuétude. Mais chacune des deux parties en
présence y gagnait. Mustafa Suphi s'emparait à peu de frais d'une organisation
rivale. Quant aux Unionistes, leur infiltration dans le parti communiste turc
était en quelque sorte légalisée.

Lorsque ce problème fut réglé, Mustafa Suphi put s'employer à relancer


l'activité de son organisation qui, depuis l'expédition criméenne, avait vécu au
ralenti. Les quelque deux cents militants dont il disposait à Bakou lui
permettaient de voir grand. Il créa un secrétariat et adjoignit au comité central
plusieurs "sections" ayant chacune des attributions particulières.

La plus importante de ces "sections" était celle chargée de l'organisation


des nouvelles cellules du parti. Elle semble avoir fonctionné dès le début du
mois de juin 1920. Nous savons qu'à cette époque une trentaine de
propagandistes furent dépêchés en Anatolie et sur le pourtour de la mer Noire
dans le but de susciter des adhésions3. Il s'agissait selon toute apparence
d'assurer une présence communiste en certains points stratégiques du territoire,
de manière à faciliter une éventuelle pénétration d'éléments révolutionnaires en
Turquie. Mustafa Suphi, qui avait déjà eu l'occasion d'utiliser les services des
contrebandiers de la mer Noire, attachait une importance particulière aux ports
du littoral pontique. Vers le milieu du mois de juillet, plusieurs cellules, qui
entretenaient des relations suivies avec les ports russes de Touapse et de
Novorossijsk, existaient déjà le long de la côte anatolienne (Trabzon, Rize,

1Küçük Tal’at, Tal’at le petit, que l'on surnommait ainsi pour le distinguer de Tal’at pacha,
l ’ex-Grand Vizir, avait fait partie du comité central de l'Union et Progrès. Arrêté par les
Anglais en 1918, en même temps qu'un certain nombre d'autres Unionistes, il avait réussi à
s'évader en août 1919. Il ne nourrissait aucune sympathie pour le communisme, mais il projetait
néanmoins de susciter une "révolution sanglante" en Anatolie, dirigée aussi bien contre le sultan
que contre le pouvoir kémaliste. Cf. à ce propos H. Bayur, art. cit., p. 634.
2Au début de l'année 1920, le capitaine Yakup avait assuré la direction de la Représentation
populaire de Turquie (FO 371/5178, f. 197). Par la suite, il avait fait partie du comité central de
l'organisation "communiste" créée par les Unionistes. En septembre 1920, lors du Congrès du
parti communiste turc (cf. infra), il apparaîtra comme un des principaux opposants à la ligne
définie par Mustafa Suphi.
3Cf. M. Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı...", art. cit., pp. 59-61.
270 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Zonguldak, Ereğli). Ce réseau "maritime" fut doublé peu après d’un


réseau situé à l’intérieur des terres (Nakhitchevan, qui contrôlait la vallée de
l’Arax, une des principales voies de communication entre l’Anatolie et
l’Azerbaïdjan, Erzurum, Sivas, et, finalement, Ankara). Il était évidemment
plus difficile de toucher Istanbul qui se trouvait aux mains des Alliés. Mais le
contact avec les militants de cette ville put néanmoins être établi grâce au
savoir-faire du "groupe communiste juif" de Bakou qui disposait de quelques
"correspondants" en Turquie1.

Autre section mise en place par Mustafa Suphi, la "section de


propagande", elle aussi très active. C’est de celle-ci que dépendait en particulier
la publication du Yeni Dünya. Tiré à 4 000 exemplaires, l’organe du parti était
diffusé en Turquie, en Azerbaïdjan, en Russie et au Turkestan. Cette section
avait par ailleurs sous sa tutelle une "école du parti" affectée à la formation
d’agitateurs et une "commission des traductions". Curieuse commission, qui
avait la particularité d’être dirigée par un Unioniste notoire, Küçük Tal’a t Bien
qu’il fût résolument hostile au communisme, ce dernier s'acquittait de sa tâche
avec zèle : en quelques mois, il publia une dizaine de brochures de propagande
(Les vues de Lénine sur la démocratie bourgeoise et la dictature du
prolétariat ; Qu'est-ce que le pouvoir des Soviets ? ; etc.) et quelques titres de
base tels que le Manifeste du parti communiste et YABC du communisme de
Buharin et PreobraZenskij.

Parallèlement à cette "section de propagande", l'organisation de Bakou


comprenait également une sorte de service d'espionnage baptisé "section de
liaison et d'information". Ce service, qui travaillait, semble-t-il, en
collaboration avec le Centre de propagande internationale installé à Taşkent,
avait pour tâche essentielle de recueillir des informations sur "l'état d'esprit"
des masses populaires et des personnalités dirigeantes en Turquie.

L'édifice administratif élaboré par Mustafa Suphi était complété, bien


entendu, par une importante "section militaire". L'objectif de celle-ci était de
créer une force armée de quelque 20 000 hommes en vue d'une éventuelle
intervention en Anatolie. Dans l'immédiat, 700 volontaires avaient déjà été
recrutés. Ces anciens prisonniers de guerre avaient évidemment hâte de rentrer
en Turquie, mais les pourparlers qui furent engagés à cet effet avec le
Gouvernement d'Ankara aboutirent à une fin de non-recevoir catégorique. Les
nationalistes turcs se méfiaient de ces "détachements rouges" car leur "soutien"
pouvait ouvrir la voie à une intrusion des forces soviétiques en territoire

371/5171, sept. 1920, f. 111.


BOLCHEVISME ET O R I E N T 271

anatolien. Ibrahim Tali bey, le représentant du pouvoir kémaliste à Moscou,


avait reçu à ce propos des consignes strictes : il pouvait accepter les armes et
les munitions, mais il devait s'opposer à tout ce qui était susceptible
d'entraîner une intervention directe de l'Armée rouge dans les régions
revendiquées par la Grande Assemblée nationale1.

Vers la fin du mois de juin, les diverses sections de l'organisation de


Bakou étaient déjà en pleine activité. À présent, Mustafa Suphi pouvait
envisager de recueillir les fruits du travail d'agitation et de propagande
accompli depuis plus de deux ans. La convocation d'un congrès de toutes les
cellules de Turquie et de Russie constitua la grande affaire de l'été 1920. Ce
congrès devait permettre aux animateurs du parti de définir une fois pour toutes
les bases doctrinales de leur organisation et d'élaborer un programme d'action
pour les mois à venir. Il s'agissait en somme de résoudre les multiples
problèmes qui avaient été laissés en suspens lors de la précédente Conférence
des communistes turcs, celle de Moscou, réunie en juillet 1918. Mustafa
Suphi avait également un autre objectif en vue. Il entendait en effet solliciter
l'adhésion de son parti à la IIIe Internationale et il devait par conséquent,
conformément aux décisions du IIe Congrès du Komintern qui venait de se
réunir à Moscou (juillet 1920), convoquer le plus rapidement possible un
''congrès extraordinaire" afin de faire entériner cette décision2.

Dans un premier temps, il avait été décidé que le congrès se tiendrait à


Bakou à partir du 1er septembre3. Par la suite, le comité central du parti décida
d'en retarder l'ouverture de quelques jours, de manière à laisser aux délégués la
possibilité de participer à l'important Congrès des peuples de l'Orient,
organisé par le Komintern, qui devait occuper toute la première semaine du
mois4.

À Moscou, en juillet 1918, Mustafa Suphi n'avait réussi à recruter


qu'une vingtaine de délégués. Le congrès qui s'ouvrit à Bakou le 10 septembre
1920 rassembla, lui, 74 délégués. Ce chiffre permettait d'emblée de prendre la
mesure du chemin parcouru en deux ans. Il y avait là, bien entendu, un grand

*M. Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı...", art. cit., p. 63.


2Cf. la dix-neuvième condition d'admission des partis dans l'Internationale communiste.
Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de Vinternationale
communiste. 1919-1923, Paris 1934 (réimpr. fac-similé, Maspero, 1971), p. 41.
3D'après une annonce parue dans le Yeni Dünya du 22 juillet 1920 et reprise par FO 371/5171,
sept. 1920, f. 104.
4De nombreux commentaires ont été consacrés au Congrès des peuples de l'Orient. Ce congrès
était destiné à "populariser" devant un vaste auditoire (1891 délégués, dont plus de 600 qui
n'appartenaient pas au parti communiste) les "thèses" adoptées en juillet à Moscou au IIe
Congrès du Komintern.
272 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

nombre d'anciens prisonniers de guerre attachés au comité central, mais, pour


la première fois dans l'histoire du parti, une quarantaine de militants étaient
également venus de Turquie. Les groupes d'Istanbul, Ankara et Erzurum
étaient particulièrement bien représentés, de même que le réseau pontique1.
Tous ces délégués étaient-ils d'authentiques communistes ? Il semble que
Mustafa Suphi soit parvenu à écarter du congrès les éléments unionistes qui
avaient noyauté l'organisation de Bakou ; mais il y a tout lieu de croire, par
ailleurs, que de nombreux participants ne voyaient dans le communisme
qu’une variante extrémiste de l'enseignement proposé par l'Islam2. I^ s
délégués disposant d'une base doctrinale un tant soit peu sérieuse ne
dépassaient sans doute pas la dizaine. Mis à part Mustafa Suphi, les éléments
les plus remarquables du congrès étaient Ethem Nejat, un enseignant mandaté
par le groupe d’Istanbul, Hilmioğlu Hakkı qui représentait, lui aussi, les
militants de la capitale, et enfin Ahmed Cevad, un intellectuel originaire de
Crète, sensible aux femmes et à l'argent, qui sera accusé par la suite d'avoir
trahi ses camarades3.

Les membres du congrès eurent notamment à élire un nouveau comité


central. Mustafa Suphi conservait bien entendu la présidence du parti, mais
certains membres du précédent comité, en particulier les Unionistes, furent
éliminés au profit de militants plus sûrs : Ethem Nejat, Hilmioğlu Hakkı,
Süleyman Nuri et quelques autres4. L'équipe ainsi constituée avait le mérite
d'être relativement homogène, mais elle restait dominée par la personnalité de
Mustafa Suphi.

*Cf. A. M. Samsutdinov, art. cit., p. 232. Sur les 74 délégués présents, 32 seulement disposaient
d'une voix délibérative.
2Cf. à ce propos le témoignage de Şevket Süreyya Aydemir, Suyu arayan adam (L'homme à la
recherche de la source), Istanbul, 1965, pp. 207-208.
3En ce qui concerne la personnalité d'Ahmet Cevad Emre (1887-1961), qui sera par la suite un
des fondateurs de la linguistique "kémaliste", cf. ses propres souvenirs dans la revue Tarih
Dünyası en 1964-1965, où il se définit lui-même comme un "spéculateur" (il gagnait sa vie en
vendant des tapis). Cf. également N. A. Tepedelenlioğlu, "Ahmet Cevat Emre'nin Moskova
hatıraları dolayısıyla" (A propos des souvenirs de Moscou de Ahmet Cevat Emre), Tarih
Dünyası, 4-7, 1965.
4Le comité central se composait comme suit : Mustafa Suphi, Mehmed Emin, Nazmi, Hilmioğlu
Hakkı, le commandant İsmail Hakkı (celui-ci dirigeait l'organisation communiste turque de
Batoum ; il avait représenté le parti au IIe Congrès du Komintern), Ethem Nejat, Süleyman Nuri
(qui représentera le parti au IIIe Congrès du Komintern). Les délégués avaient en outre désigné
un certain nombre de "candidats” et de "remplaçants" : Hüseyin Said (un des deux émissaires
que M. Suphi avait envoyés en Turquie au printemps 1919, cf. supra, n. 57), Asım Necati (un
militant de vieille date : il avait participé à la conférence de juillet 1918 à Moscou), Selim
Mehmedoğlu, Süleyman Sami (un des principaux agitateurs du parti ; en juin 1920, il avait été
chargé d'entrer en contact avec les organisations communistes d'Ankara et d'Eskişehir), Lütfü
Necdet et İsmail Çitoğlu. Cf. Türkiye komünist fırkasının birinci kongresi (Le premier Congrès
du parti communiste de Turquie), Bakou, 1920, p. 107.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 273

L'ordre du jour de la réunion avait été fixé dès le mois de juillet1. Le


comité central devait présenter un rapport général, un rapport sur le
programme du parti et une "déclaration" au sujet de la question nationale et
coloniale. Les organisateurs avaient prévu en outre un débat sur le mouvement
révolutionnaire russe et un rapport sur les organisations ouvrières et les
coopératives. Enfin, les différentes sections locales avaient été chargées de
préparer un bref exposé sur la situation dans leurs zones d'action respectives.
Lors du congrès, cet ordre du jour fut intégralement maintenu, mais les
délégués abordèrent également un certain nombre d'autres problèmes. La
question paysanne notamment revint à plusieurs reprises sur le tapis. Quel
rôle convenait-il d'assigner aux masses rurales dans la stratégie communiste ?
Certains militants du parti, reprenant une idée longuement développée par
Lénine lors du IIe Congrès du Komintern, mettaient l'accent sur les
potentialités révolutionnaires de la paysannerie et proposaient d'implanter des
soviets villageois partout où cela était possible2. Autre sujet épineux et
difficile à éluder, la question religieuse. La plupart des délégués (peut-être
Mustafa Suphi lui-même) attachaient une grande importance au maintien des
traditions islamiques. Certains d'entre eux s'opposèrent vigoureusement à la
politique de laïcisation de l'appareil administratif et judiciaire proposée par le
programme du parti. Bien qu'il eût adopté pour l'occasion un ton éminemment
conciliant, Mustafa Suphi eut du mal, semble-t-il, à les persuader de
l'innocuité des mesures envisagées3. Fait significatif, à l'exception d'un alinéa
réclamant l'abolition du khalifat, tout ce qui pouvait choquer les esprits
religieux fut soigneusement gommé des divers textes qui furent soumis à la
ratification des délégués pendant le congrès.

Ml avait été annoncé dans le Yeni D ünya du 22 ju illet 1920. Nous retrouvons
approximativement le même plan dans les protocoles du Congrès, Türkiye komünist fırkasının
birinci kongresi, op. cit. Ces protocoles constituent une source de premier plan qui nous permet
de suivre d'assez près le déroulement des débats. 11 est utile d'en donner ici un bref sommaire
(a) Première séance : discours d'ouverture (Mustafa Suphi, Neriman Nerimanof, Mehmed
Emin, Ismail Hakkı) ; rapport d'Abid Alimov "sur la situation présente" (pp. 12-14) ; rapport du
délégué d'Erzurum, Cevad [Dursunoğlu] sur la situation en Anatolie (pp. 14-17). (b) Deuxième
séance : rapport de Mustafa Suphi sur les activités du comité central de l'organisation
communiste turque (pp. 17-35) ; rapport de la commission financière (p. 38). (c) Troisième
séance : discours de Hilmioğlu Hakkı sur la question coloniale (pp. 38-46) ; discours de Nazmi
sur la question nationale (pp. 46-50) ; rapport d'Ahmed Cevad sur la coopération (pp. 50-60) ;
exposé de Ziynetullah [Naşirvanov?] au sujet des associations et des unions ouvrières (pp. 60-
61). (d) Quatrième, cinquième et sixième séances, consacrées à la discussion du programme :
exposé introductif de Mustafa Suphi (pp. 62-68) ; préambule du programme rédigé par M.
Suphi (pp. 69-76) ; discussion du programme (prennent part à la discussion Mehmed Cevad,
Abid Alim, Yakub, Hilmioğlu Hakkı, pp. 77-86). (e) Sixième séance : rapports de Lütfü Necdet,
de Hilmioğlu Hakkı et d'Ethem Nejat sur les organisations communistes et le mouvement ouvrier
à Istanbul (pp. 98-99) ; résolutions concernant la jeunesse (pp. 99-102) ; proposition d'Ethem
Nejat et de Hilmioğlu Hakkı au sujet du regroupement des organisations communistes de
Turquie (pp. 102-103) ; exposé de la camarade Naciye au sujet du mouvement féministe en
Turquie (pp. 103-107). (f) Septième séance : élection du comité central (p. 107) ; propositions
d'ismail Hakkı concernant le travail d'agitation et de propagande en milieu rural (pp. 107-114) ;
discours de clôture (Mustafa Suphi, Pavloviè).
^Ibid., pp. 107 sq.
3Ibid., cf. notamment la discussion au sujet des tribunaux religieux, pp. 85-86.
274 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Au cours des débats, une place importante fut accordée à la question


"nationale et coloniale" qui venait d'être portée au premier plan de l'actualité
par le IIe Congrès du Komintern. Dans un long rapport consacré à l'historique
de la question, Hilmioğlu Hakkı dénonça les positions "révisionnistes" de la
IIe Internationale et résuma sommairement les thèses défendues par Lénine.
Mustafa Suphi, pour sa part, s'employa à faire adopter par les délégués une
résolution conforme aux. décisions du Komintern : les masses laborieuses des
colonies et des nations opprimées devaient poursuivre la lutte révolutionnaire
mais, dans l'intérêt même de la cause communiste, avaient par ailleurs le
devoir de soutenir les mouvements de libération nationale, bien qu'ils fussent
animés par des éléments bourgeois1. Dans le contexte turc, cela signifiait en
clair que les militants communistes devaient, dans l'immédiat, mettre en
veilleuse leurs activités subversives et soutenir le mouvement kémaliste dont
les objectifs coïncidaient momentanément avec ceux de la République des
Soviets.

Il semble que personne ne s'opposa à cette résolution. Mustafa Suphi et


ses compagnons étaient de toute évidence bien décidés à respecter, et le cas
échéant à faire respecter, la ligne définie par le Komintern. Du reste, ils ne
pouvaient guère faire autrement : pour pouvoir adhérer à la IIIe Internationale,
ils étaient obligés de souscrire aux 21 conditions d'admission énumérées par
celle-ci lors de son IIe Congrès. La principale tâche assignée aux délégués
réunis à Bakou était précisément de se prononcer sur ces 21 conditions et
d'élaborer un programme qui fût conforme aux "normes" de la nouvelle
stratégie communiste.

Cela dit, les militants du parti communiste turc ne pouvaient guère


totalement ignorer les réalités culturelles et socio-économiques de leur pays.
Bien qu'ils eussent adopté, afin de satisfaire au règlement de la IIIe
Interantionale, une plate-forme très nettement inspirée du programme du parti
bolchevik russe2, ils savaient qu'ils devaient tenir compte des traditions du
peuple turc et de son attachement à l'Islam. C'est ce qui explique le ton
relativement modéré de "l'Appel aux travailleurs de Turquie" qu'ils publièrent à
l'issue du Congrès de Bakou3. Les diverses revendications avancées dans cet
appel — reconnaissance du droit de grève, instauration du suffrage universel,

1Ibid., pp. 38-46 en ce qui concerne le discours de Hilmioğlu Hakkı. Le texte de la résolution
proposée par M. Suphi figure dans 28-29 Kânûn-i sani 1921, op. cit., pp. 37-38.
2À notre connaissance, ce programme n'a pas été publié. Cependant les discussions qu'il suscita
au cours du Congrès nous éclairent largement sur son contenu. Ibrahim Topçuoğlu, Neden 2
sosyalist partisi. 1946 (Pourquoi 2 partis socialistes. 1946), Istanbul, 1977, III, pp. 450-458,
propose un texte qui semble passablement fantaisiste.
3A. M. Samsutdinov, art. cit., p. 235.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 275

suppression de l'armée régulière au profit des milices populaires, réforme du


système fiscal, instruction primaire obligatoire et gratuite, distribution des
terres aux paysans pauvres, amélioration du sort des travailleurs — étaient
certes destinées à porter atteinte aux privilèges des couches dominantes, mais
n'impliquaient pas pour autant un bouleversement radical des structures
sociales du pays. Il est vrai que Mustafa Suphi et ses compagnons réclamaient
également, nous l'avons déjà noté, l'abolition du sultanat et du khalifat : aux
yeux des masses anatoliennes, un véritable sacrilège. Mais à l'automne 1920,
les communistes n'étaient pas les seuls à exiger le départ du sultan, les
milieux nationalistes d'Ankara commençaient eux aussi à s'accoutumer à une
telle idée1.

Lorsqu'au terme de plusieurs jours de débats le Congrès de Bakou prit


fin, Mustafa Suphi avait tout lieu d'être satisfait. Le parti disposait désormais
d'une solide assise doctrinale. En outre, les divers groupes de militants, qui
jusque-là étaient restés totalement autonomes, avaient accepté de se plier au
principe de la "centralisation démocratique", une des vingt et une conditions
d'admission à la IIIe Internationale. Malgré la faiblesse de leurs effectifs —
quelques centaines d’individus dans la plus favorable des hypothèses2 — les
communistes turcs pouvaient à présent envisager de participer réellement à la
politique anatolienne. Toutefois, une question importante se posait : le comité
central du parti devait-il continuer à diriger l'action révolutionnaire en Turquie
à partir du territoire soviétique ? Quitte à faire des concessions au
Gouvernement de la Grande Assemblée nationale, n'était-il pas préférable de
rentrer au pays ? En fait, la décision de Mustafa Suphi était prise depuis
longtemps. Dès son arrivée à Bakou, à la fin du mois de mai 1920, il n'avait
considéré cette ville située à la lisière des frontières turques que comme une
ultime étape sur le chemin du retour. À l'automne 1920, la conjoncture n'était
certes pas tout à fait favorable, en particulier le litige turco-soviétique à propos
des territoires transcaucasiens était loin d'être réglé, mais la République des
Soviets et le pouvoir national turc se trouvaient déjà irrémédiablement engagés
dans la voie de la collaboration. Mustafa Suphi était donc en droit de penser
que le Gouvernement d'Ankara l'accueillerait sinon avec cordialité, du moins
avec une certaine tolérance.

l’époque qui nous occupe, Mustafa Kemal continuait de proclamer son attachement au
sultan khalife. Mais l'aile gauche de la Grande Assemblée avait élaboré en septembre 1920 un
projet de constitution qui ignorait résolument et le sultanat et le khalifat.
2Le Yeni Dünya du 22 juillet 1920 avait annoncé qu'il y aurait au Congrès de Bakou un délégué
pour 25 militants. Si l'on retient ce chiffre, on est obligé d'admettre — en tenant compte
seulement des 32 délégués disposant d'une voix délibérative — que le mouvement comportait
quelque 800 militants. Mais il y a tout lieu de supposer que le nombre réel de membres du parti
était de beaucoup inférieur à cette évaluation optimale.
276 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

5. Le retour en Turquie

C'est dans la seconde moitié du mois de juillet 1920 que fut établi le
premier contact entre l'organisation de Bakou et le Gouvernement d'Ankara. Le
19 juillet, Mustafa Kemal était avisé de l'arrivée à Trabzon de Süleyman
Sami, un des proches compagnons de Mustafa Suphi. Celui-ci était porteur
d’un bref message adressé au président de la Grande Assemblée nationale et il
avait pour mission de poser au Gouvernement d'Ankara les trois questions
suivantes : a) Les Bolcheviks seront-ils autorisés à créer en Anatolie une
organisation légale ; b) Quels sont les changements qu'il conviendra
d'apporter au programme bolchevik actuel pour pouvoir l'appliquer en Anatolie
; c) Quelles sont les vues de la Grande Assemblée nationale en ce qui concerne
l'application du programme bolchevik ? Par ailleurs, l'émissaire de Mustafa
Suphi était chargé de faire savoir aux autorités anatoliennes que l'aide
soviétique à la Turquie se ferait désormais par l'intermédiaire de l'organisation
de Bakou qui disposait, dans l'immédiat, de 50 canons, 70 mitrailleuses et 17
000 fusils1.

Ainsi, Mustafa Suphi, sans doute avec l'accord des dirigeants de


Moscou, jouait d'emblée cartes sur table : des armes, des munitions et de
l'argent en échange d'une promesse formelle de tolérance à l'égard des activités
du parti. Toutefois, le leader communiste était prêt à faire des concessions. Il
laissait entendre, très clairement, qu'il ne se refuserait pas à un aménagement
des principes bolcheviks si le Gouvernement d'Ankara le jugeait nécessaire.

Une quinzaine de jours plus tard, un autre représentant de l'organisation


de Bakou, Salih Zeki, tenait en présence de Kâzım Karabekir, le commandant
de l'armée de l'Est, à peu près les mêmes propos que Süleyman Sami.
Karabekir, qui était favorable à une alliance tactique avec les Bolcheviks,
recommandera à Mustafa Kemal, dans un télégramme daté du 3 août 1920, de
"s'entendre avec ces messieurs en les nommant à des postes honorifiques"2. Il
craignait, en effet, que Mustafa Suphi et ses compagnons, s'ils étaient
éconduits, ne voulussent "se venger" en fomentant des troubles à travers le
pays. Il estimait que le Gouvernement d'Ankara devait s'efforcer de neutraliser
le mouvement communiste, car une agitation incontrôlée ne pouvait profiter
qu'aux Anglais qui ne manqueraient pas d'exploiter les sentiments
anticommunistes des forces fidèles au khalife.

document a été publié par F. Tevetoğlu, Türkiye'de sosyalist ve komünist faâliyetler (Les
activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967, pp. 221-223.
2K. Karabekir, op. cit., pp. 780-781.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 277

L’initiative de Suphi mettait incontestablement les dirigeants du


mouvement national dans une situation embarrassante. Bien qu’il eût appelé,
vers la mi-juillet, les musulmans à soutenir les Bolcheviks1, Mustafa Kemal
était fermement décidé à faire échec à tout ce qui pouvait ouvrir la voie à une
ingérence soviétique dans les affaires anatoliennes. Mais il devait manœuvrer
avec prudence, car l'aide de la République des Soviets était indispensable à la
Turquie. Au moment où le message de Mustafa Suphi parvenait à Ankara, les
représentants du Gouvernement de la Grande Assemblée à Moscou s'efforçaient
de mener à bien de difficiles négociations avec le commissariat du peuple aux
Affaires étrangères. Rien ne devait être fait qui pût mettre en péril ces
pourparlers dont dépendait le sort du mouvement national. En dépit des
recommandations de Kâzım Karabekir, Mustafa Kemal s'orienta donc en
définitive vers une solution dilatoire : au lieu de "s'entendre avec ces
messieurs", il décida d'ignorer pour l'immédiat les propositions de
l'organisation de Bakou, d'autant plus que l'aide soviétique, malgré que
Mustafa Suphi eût laissé entendre qu'elle dépendait de lui, venait d'arriver en
Anatolie.

Ce n'est que vers le milieu du mois de septembre que le président de la


Grande Assemblée répondra au message de Mustafa Suphi : entre-temps, les
négociations turco-soviétiques avaient abouti à une impasse en raison des
prétentions russes sur les territoires transcaucasiens2. Mais la conjoncture
apparaissait néanmoins favorable au Gouvernement d'Ankara, car la
République des Soviets, menacée à l'ouest par l'armée polonaise et au sud par
les forces de Wrangel, ne pouvait en aucune façon envisager d'entrer en conflit
avec la Turquie. Mustafa Kemal pouvait donc se permettre de réagir avec
fermeté aux propositions du leader communiste. La lettre qu'il adressa le 13
septembre au comité central de Bakou, bien que fort aimable, mettait très
nettement les points sur les i : "Nous devons nous abstenir des initiatives
intempestives et inutiles, car celles-ci peuvent constituer un facteur de
désunion et provoquer de la sorte l'échec de la lutte nationale pour
l'indépendance."3 Mustafa Suphi et ses compagnons n'étaient certes pas exclus
de la vie politique turque, mais il leur était demandé de ne rien entreprendre à
l'insu du Gouvernement de la Grande Assemblée. En d'autres termes, cela
signifiait qu'ils n'étaient guère autorisés à créer en Turquie des organisations

1Le manifeste de M. Kemal a été publié dans Le Temps du 24 juillet 1920.


2Ğiöerin réclamait l'établissement d'une "frontière ethnique" en Transcaucasie. En clair, cela
signifiait que les Turcs devaient céder aux Arméniens une grande partie de l'Anatolie de l'est.
En ce qui concerne les pourparlers turco-soviétiques durant cette période, cf. P. Dumont,
"L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922", CMRS, XV1I1 (3),
1977, pp. 165-193.
3Cette lettre a été publiée par F. Tevetoğlu, op. cit., pp. 223-225.
278 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

communistes indépendantes du pouvoir national. Toutefois, soucieux d’éviter à


tout prix une agitation clandestine, Mustafa Kemal laissait entrevoir une
possibilité d'entente. Après avoir souligné que les militants communistes et le
Gouvernement d’Ankara poursuivaient le même objectif — libérer le pays du
joug du capitalisme occidental —, il terminait sa lettre en priant le comité
central de Bakou d'envoyer à Ankara un représentant dûment accrédité, "pour
que l'organisation communiste turque et le pouvoir national puissent
collaborer pleinement".

Cette missive du 13 septembre constituait une fin de non-recevoir


patente. Mustafa Suphi préféra n'y voir qu'une invitation à rentrer en Turquie.
Cependant, les circonstances étaient pour l'instant peu favorables à un tel
voyage. À la fin du mois de septembre, en effet, le Gouvernement d'Ankara
avait autorisé Kâzım Karabekir à attaquer l'Arménie. Les relations turco-
soviétiques, qui depuis le mois d'août étaient déjà passablement tendues,
semblaient à présent sur le point de dégénérer en un conflit ouvert. De toute
évidence, en dépit de la décision prise au Congrès de Bakou de transporter le
siège de l'organisation en territoire anatolien dans les plus brefs délais, il valait
mieux attendre que la situation se clarifiât.

Ce n'est qu'au lendemain de la prise de Kars par les forces de Kâzım


Karabekir, le 30 octobre 1920, que les Bolcheviks arrêteront définitivement
leur position vis-à-vis de l'agression turque. Faute de pouvoir s'opposer par les
armes à la progression rapide de l'armée de l'Est, ils s'efforceront de limiter
l'emprise turque sur l'Arménie en multipliant les manifestations de bonne
volonté à l'égard du Gouvernement d'Ankara. Dès le début du mois de
novembre, Mustafa Suphi sera donc en mesure d'annoncer au président de la
Grande Assemblée nationale que, "conformément à sa proposition", une
"mission dûment accréditée" s'apprêtait à se rendre à Ankara1. Dans cette
même lettre, le leader des communistes turcs prendra cependant la précaution
de préciser que son parti s'engageait à soutenir de toutes ses forces le
gouvernement national et qu'il ne ferait rien qui pût affaiblir ou diviser les
forces combattantes. Cette promesse se situait, bien entendu, dans la droite
ligne des décisions prises par le IIe Congrès du Komintern. Mustafa Suphi*

*Cf. le texte de cette lettre dans l'ouvrage de R. N. İleri, Atatürk ve komünizm (Atatürk et le
communisme), Istanbul, 1970, pp. 202-206. Il y a tout lieu de penser que Mustafa Suphi envoya
durant cette période plusieurs messages au président de la Grande Assemblée, mais ces
documents n'ont pas été retrouvés. Un rapport du Secret Intelligence Service (FO 371/5178, f.
234), en date du 28 oct. 1920, fait cependant état d'un télégramme adressé par Suphi à Mustafa
Kemal. Dans ce télégramme, le leader du parti communiste turc propose "l'établissement de
communications directes entre l'Anatolie et les forces bolcheviques du Caucase." Il annonce en
outre qu'un général soviétique (peut-être le général CebySev) a été chargé d'envoyer en
Anatolie une "mission de liaison", munie d'un "crédit" de 80 millions de roubles.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 279

n'envisageait nullement de "trahir" la cause prolétarienne, il proposait


simplement, comme l'y autorisaient les thèses de Lénine sur les questions
nationale et coloniale, une alliance provisoire pour le temps que durerait la
lutte contre les Puissances impérialistes.

Comment Mustafa Kemal réagit-il à cette lettre ? Encouragea-t-il Suphi


à mettre son projet à exécution ? Ou bien se désintéressa-t-il de la chose ? Les
documents qui nous permettraient de répondre à ces questions font
malheureusement défaut. Toujours est-il que dès que la route transcaucasienne
fut à nouveau praticable, après la signature du traité turco-arménien
d'Alexandropol (2 décembre 1920), Mustafa Suphi et une vingtaine de ses
compagnons se mirent en route pour la Turquie, en dépit de l'hostilité que les
autorités anatoliennes nourrissaient envers eux. Étaient-ils conscients de
l'importance du risque qu'ils prenaient ? Il ne semble pas. Il y a tout lieu de
penser, au contraire, qu'abusés par le ton relativement compréhensif de la lettre
que Mustafa Kemal leur avait adressée le 13 septembre, ils se croyaient à l'abri
du danger.

Jusqu'à Kars, où ils arrivèrent le 28 décembre 19201, leur voyage se


déroula sans encombre. Le général Kâzım Karabekir qui avait installé ses
quartiers d'hiver dans cette ville les reçut avec courtoisie. Derrière cet accueil
poli se dissimulait toutefois une profonde animosité à l'égard de la mission
communiste, car celle-ci était soupçonnée de vouloir provoquer des désordres
dans le pays.

À vrai dire, Mustafa Suphi et ses compagnons avaient fort mal choisi
leur date de retour en Turquie. Au moment même, en effet, où ils parvenaient
à Kars, les troupes kémalistes livraient de violents combats contre les bandes
de Çerkeş Edhem, un ancien partisan du Gouvernement d'Ankara qui s'était
retourné contre lui et qui se réclamait à présent du "bolchevisme" dans l'espoir
de regrouper autour de lui tous les éléments "extrémistes" opposés à Mustafa
Kemal2. Les démêlés avec Çerkeş Edhem venaient démontrer, s'il en était
besoin, que le "bolchevisme" — pris dans un sens très large — était
susceptible de constituer un dangereux facteur de désunion. Le pouvoir
national pouvait-il tolérer, dans ces conditions, un accroissement de
l'implantation communiste en Anatolie ? Certes non. Tandis qu'à Kars
Mustafa Suphi s'entretenait cordialement avec Kâzım Karabekir, la décision

*K. Karabekir, op. cit., p. 852.


2Pour plus de détails sur la révolte de Çerkeş Edhem, cf. P. Dumont, "La révolution impossible.
La pénétration du bolchevisme en Anatolie. 1920-1921", CMRS, XIX (1-2), jan.-juin 1978, pp.
143-174.
280 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

des dirigeants turcs était déjà prise : il fallait à tout prix contraindre le groupe à
rebrousser chemin1.

La tâche s’avérait difficile cependant, car le Gouvernement d'Ankara


voulait éviter de se présenter aux yeux de son principal allié, la République des
Soviets, comme un adversaire du communisme. Il tenait au contraire, dans la
mesure du possible, à donner l'impression d'être favorable aux idées défendues
par Moscou. Les autorités locales chargées de l'affaire devaient donc agir avec
tact et circonspection.

C'est Kâzım Karabekir, semble-t-il, qui décida de la marche à suivre.


N'était-il pas possible de susciter sur la route des communistes turcs des
"manifestations populaires" qui, devenant de plus en plus violentes, finiraient
par les obliger à rentrer à Bakou ? Une telle manœuvre ne compromettrait en
rien les dirigeants du mouvement national et ceux-ci pourraient même tenter de
"protéger" les voyageurs en mettant quelques gendarmes à leur disposition2.

En raison de la présence à Kars de Budu Mdivani, le représentant de la


République des Soviets auprès du Gouvernement anatolien, Karabekir ne
pouvait pas se charger personnellement de la conduite des opérations, mais
d'ores et déjà, dans un télégramme daté du 3 janvier 1921, le gouverneur
d'Erzurum, Hamit bey, lui avait proposé de prendre l'affaire en main3. Dès la
réception de ce télégramme, le commandant de l'armée de l’Est s'empressa de
donner des directives précises à son correspondant. Hamit bey fut chargé
d'organiser contre Mustafa Suphi et ses camarades une vigoureuse campagne de
presse et des "démonstrations appropriées", de manière à ce qu'ils fussent
convaincu qu'ils ne pourraient ni travailler en Turquie ni poursuivre leur
voyage sans mettre leur vie en danger. Mais toute cette agitation devait donner
l'impression d'être dirigée "contre les individus eux-mêmes et non contre le
bolchevisme en général"4. Karabekir espérait que les Russes, ne se sentant pas
directement visés, fermeraient plus facilement les yeux sur les déboires de
leurs protégés.

ÎDans un télégramme daté du 2 janvier 1921, Kâzım Karabekir faisait savoir au gouverneur
d'Erzurum, Hamit bey, que le président de la Grande Assemblée et le ministre des Affaires
étrangères lui avaient demandé d'empêcher Mustafa Suphi et ses camarades de se rendre à
Ankara. Ce télégramme a été publié par H. Bayur, art. cit., p. 642.
2D'après un télégramme de K. Karabekir à Hamit bey, en date du 3-4 janv. 1921. Cf. ibid., pp.
643-644.
^Ibid., pp. 643-644.
4Ibid.t pp. 642-643.
BOLCHEVISME ET O R I E N T 281

Il y a tout lieu de croire que Mustafa Suphi fut averti de ce qui se


tramait. Le 11 janvier, alors qu'il se trouvait encore à Kars, il se rendit en
compagnie d'Ethem Nejat chez Kâzım Karabekir et lui fit savoir que, craignant
des actes d'agression, il souhaitait éviter de passer par Erzurum. Certains de ses
camarades étaient prêts à suivre l'itinéraire prévu, mais il préférait pour sa part
faire un crochet par Tiflis afin d'emprunter la voie maritime. Cette proposition
contrariait les plans de Karabekir. Ce dernier refusa de se prêter à un tel
arrangement et, intransigeant, mit ses visiteurs en demeure de choisir entre
deux possibilités : ou bien les communistes turcs poursuivaient tous
ensemble leur route via Erzurum et acceptaient de se faire ainsi une idée des
sentiments que le peuple nourrissait envers eux, ou bien, renonçant à se rendre
à Ankara, ils rebroussaient chemin. Placé devant cette alternative qui semblait
n'admettre aucune discussion, Mustafa Suphi dut se résigner à affronter les
manifestations d'Erzurum1.

Dès que la décision du leader communiste fut prise, Karabekir en avisa


Hamit bey. Tout se déroulerait comme prévu. Toutefois, le gouverneur
d'Erzurum devait veiller à ce que les voyageurs ne fussent pas malmenés. Il
fallait notamment empêcher la population de les faire monter sur des ânes ou
de leur faire subir d'autres humiliations du même genre. L'opinion publique
devait manifester ses sentiments avec modération et politesse2.

Désormais, Mustafa Suphi et ses compagnons sont saisis dans un


engrenage irrévocable. Quelques-uns des membres de la mission ont certes
préféré fausser compagnie à leurs camarades3, mais les autres — une quinzaine
au total — sont décidés à tenir jusqu'au bout. À Erzurum, une "Association
pour la défense de la religion et des institutions", créée pour l'occasion, s'est
chargée du travail d'agitation. Le 22 janvier, lorsque les voyageurs parviennent
à cette ville, une foule hurlante les empêche de quitter la gare. Ils doivent
repartir aussitôt et, ainsi que l'avait prescrit Kâzım Karabekir, les autorités
locales les obligent à se diriger vers le littoral. Tout le long du parcours, les
brimades, les insultes, les slogans anticommunistes ne cessent de pleuvoir.
Aucune localité n'accepte de les héberger, les boulangeries refusent de leur

*K. Karabekir, op. cit., pp. 852-853.


2H. Bayur, art. cit., p. 645, télégramme de K. Karabekir en date du II janv. 1921.
3On ne sait pas grand-chose de ces diverses "trahisons". Dr. Samih Çoruhlu (pseud, de A. N.
Kurat) indique que deux des membres de la mission, Mehmed Emin et Süleyman Sami, se firent
porter malades à leur arrivée à Erzurum (cf. "İstiklâl savaşında komünizm faaliyeti" / L'activité
communiste pendant la guerre d'indépendance. Yeni Istanbul, 14 juil. 1966). Il semble que deux
autres voyageurs, les capitaines Nedim Agâh et Yakub, aient "filé à l’anglaise” à Bayburt,
localité située à mi-chemin entre Erzurum et le littoral (Mahmut Goloğlu, Cumhuriyete doğru.
1921-1922 / Vers la république. 1921-1922, Ankara, 1971, p. 43).
282 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

vendre du pain, des manifestants lancent des pierres. Le 28 janvier, exténués et


abattus, ils arrivent enfin à Trabzon. Le dénouement est proche. Yahya, le chef
de la corporation des bateliers, leur suggère de s’embarquer aussitôt et leur
propose une chaloupe à moteur. Mustafa Suphi et ses camarades n’hésitent pas
à accepter : ils comptent peut-être se rendre à İnebolu, un des ports de la mer
Noire les plus proches d'Ankara. Mais alors que leur chaloupe se trouve déjà
loin de la côté, un canot les rattrape, occupé, dit-on, par Yahya et ses
hommes. Mustafa Suphi et tous ceux qui avaient accepté de l'accompagner,
notamment Ethem Nejat et Hilmioğlu Hakkı, sont tués et jetés à l'eau1.

Kâzım Karabekir et son "complice", Hamit bey, avaient-ils prévu le


drame de Trabzon ? Avaient-ils réglé à l'avance l'atroce mise en scène ? Il ne
semble pas. Les télégrammes adressés par Karabekir au gouverneur d'Erzurum
stipulaient au contraire qu'aucune violence ne devait être exercée sur les
militants communistes. Comment expliquer, dans ces conditions, l'initiative
prise à Trabzon par Yahya ? Cet individu connu sur toute la côte pour sa
férocité prit-il seul la décision d'assassiner Mustafa Suphi et ses quinze
camarades ? Une telle hypothèse n'a rien d'invraisemblable. Il se peut en
particulier que Yahya ait été alléché par le "trésor" destiné au financement des
activités communistes en Anatolie que Suphi transportait avec lui. Mais si
l'on retient l'hypothèse du "crime crapuleux", on comprend mal que Yahya ait
été à son tour assassiné lorsque, traduit devant la justice, il eut menacé de
"vider son sac"2. De toute évidence, certaines personnes avaient lieu de craindre
ses révélations. Qui pouvait-il donc compromettre ? Les Unionistes dont il
était l'homme de main à Trabzon ? Certains notables locaux ? Tel ou tel agent
du Gouvernement d'Ankara ? Les Unionistes avaient bien des raisons d’en
vouloir à Mustafa Suphi, et de nombreux auteurs, en particulier Kâzım
Karabekir3, ont soutenu que Yahya avait agi à leur instigation. Mais cette
accusation, ainsi que toutes les autres qui ont été portées contre divers milieux
politiques, n'a jamais reposé que sur des conjectures.

^La mort de M. Suphi et de ces camarades a été maintes fois contée. Cf. notamment la lettre
d'Ahmed Cevad à M. Pavloviô publiée par ce dernier dans Revoljucionnaja Turcija (La Turquie
révolutionnaire), Moscou, 1921, pp. 119-121. Voir également les divers textes rassemblées dans
28-29 Kânûn-i sani 1921, op. cit., Nâzım Hikmet en a donné une version romancée dans Les
romantiques, Paris, 1964, pp. 120-121. Outre Mustafa Suphi, Ethem Nejat et Hilmioğlu Hakkı,
ces diverses sources mentionnent, parmi les personnes assassinées au large de Trabzon, le
commandant İsmail Hakkı, Kâzım Ali et Şefik. On ne connaît pas le nom des autres victimes.
2K. Karabekir, op. cit., p. 1075 ; F. Kandemir, Atatürk'ün kurduğu Türkiye komünist partisi (Le
parti communiste turc créé par Atatürk), Istanbul, 1966, pp. 184-186 ; F. Tevetoğlu, op. cit., p.
255.
3K. Karabekir, loc. cit. Cf. également Sami Sabit Karaman, İstiklâl mücadelesi ve Enver paşa.
Trabzon ve Kars hatıraları. 1921-1922 (La lutte d'indépendance et Enver pacha. Souvenirs de
Trabzon et de Kars. 1921-1922), İzmit, 1949, p. 19.
BOLCHEVISMK ET O R I E N T 283

L’assassinat de Mustafa Suphi et de ses camarades aurait pu constituer


pour le parti communiste turc un coup fatal. Mais depuis le congrès de
septembre 1920, la relève était prête. Au moment du drame de Trabzon, il y
avait en Turquie plusieurs organisations communistes susceptibles de
reprendre à leur compte le travail amorcé par l’équipe de Bakou. En outre, un
certain nombre de militants étaient restés en Azerbaïdjan et en Russie. Ces
hommes, auxquels viendront bientôt se joindre des "nouveaux” tels que Nazım
Hikmet et son camarade Vâlâ Nureddin, continuèrent à représenter la Turquie
au sein du mouvement communiste international.

Momentanément, toutefois, les activités du parti en territoire turc


connurent un temps d'arrêt. La mort de ses dirigeants au large du littoral
pontique coïncida en effet avec une vague d'arrestations, ordonnée par le
Gouvernement de la Grande Assemblée, qui décapita les deux principales
organisations d'Anatolie, celles d'Ankara et d'Eskişehir1. Durant cette période,
l’organisation d'Istanbul fut la seule, semble-t-il, à poursuivre un certain
travail d'agitation. Malgré la surveillance exercée par les forces d'occupation, le
groupe de Şefik Hüsnü sera même en mesure de lancer, en juin 1921, une
revue "sociologique, éducative et littéraire", Aydınlık (Clarté), qui jouera un
rôle considérable dans la diffusion de la pensée marxiste-léniniste en Turquie.

Ainsi que l'avait espéré le Gouvernement d'Ankara, la République des


Soviets assista au démantèlement du réseau anatolien sans trop oser réagir. La
presse russe attendit plusieurs mois pour annoncer la mort de Mustafa Suphi
et les arrestations de janvier 19212. Dans l'immédiat, rien ne devait venir
troubler la bonne marche des pourparlers turco-soviétiques qui se poursuivaient
à Moscou et dont dépendait, en grande partie, la stabilisation de la situation
dans les territoires transcaucasiens. Cièerin fit certes des remontrances au chef
de la délégation turque, Ali Fuad pacha, mais ce dernier n'eut aucun mal à
convaincre son interlocuteur soviétique de l'innocence de son gouvernement.
La mort de Suphi et de ses camarades n'était qu'un accident, probablement un
naufrage. Quant aux arrestations d'Ankara et d'Eskişehir, elles résultaient des
"erreurs tactiques" commises par les militants communistes : ceux-ci avaient
prématurément tenté de susciter une "révolution sociale" en Anatolie, alors que

*Cf. à ce propos P. Dumont, "La révolution impossible...”, art. cit.


211 est curieux de constater, par exemple, que l'article consacré à Mustafa Suphi par Sultan
Galiev dans Z iy i’ national*nostej, 16 juil. 1921, mentionne à peine les circonstances tragiques
de sa mort. Ce n'est que le 26 octobre 1922 que la Pravda dénoncera les agissements
anticommunistes du Gouvernement d'Ankara.
284 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

toutes les forces de la nation auraient dû être engagées dans la lutte contre
l'ennemi extérieur1.

À vrai dire, les explications fournies par Ali Fuad pacha n’étaient peut-
être pas totalement dénuées de fondement En dépit des recommandations du IIe
Congrès du Komintern, la "première génération" des communistes turcs avait
effectivement péché, de temps à autre, par excès d'activisme. Certains
militants anatoliens avaient notamment trempé dans la révolte de Çerkeş
Edhem, une révolte qui avait considérablement génê les forces kémalistes vers
la fin de l'année 1920.

La "seconde génération", dominée par le groupe communiste dlstanbul,


respectera beaucoup mieux les consignes de Moscou. Appliquant à la lettre les
thèses de Lénine sur les questions nationale et coloniale, Şefik Hüsnü, un des
principaux continuateurs de l'œuvre de Mustafa Suphi, mettra constamment
l'accent sur la nécessité de soutenir le mouvement de libération nationale.
Mais le parti communiste turc se trouvera dès lors condamné à vivre dans
l'expectative, n'osant prendre aucune initiative qui pût mettre réellement en
cause l'autorité du Gouvernement d'Ankara.

Si Mustafa Suphi et ses camarades avaient été épargnés à Trabzon, leur


organisation se serait-elle pareillement enlisée dans la prudence et l'attentisme
? C'est selon toute vraisemblance par l'affirmative qu'il faudrait répondre, car,
depuis le Congrès de Bakou, les "internationalistes" turcs n'avaient plus la
possibilité de décider librement de la stratégie à suivre. Étroitement soumis au
Komintern, ils n'étaient désormais, en réalité, que de simples exécutants.

propos des dénégations d’Ali Fuad pacha, cf. W. Z. Laqueur, Communism and nationalism in
the Middle East, New York, 1956, p. 211. Voir aussi G. S. Harris, The origins o f communism in
Turkey, Stanford, 1967, p. 94.
BAKOU, CARREFOUR RÉVOLUTIONNAIRE
1919-1920

Peu après la soviétisation de l’Azerbaïdjan, en avril 1920, un dirigeant


communiste musulman soulignait l'importance de cet événement de la manière
suivante:

"La soviétisation de rAzerbaïdjan est un pas extrêmement important


dans le développement du communisme au Proche-Orient. De même
que le Turkestan rouge joue un rôle de phare révolutionnaire pour le
Turkestan chinois, le Thibet, l'Afghanistan, l'Inde, Bukhara et Khiva,
de même l'Azerbaïdjan soviétique, avec son prolétariat ancien et
expérimenté et son parti communiste déjà passablement solide — le
parti Hümmet — deviendra le phare rouge de la Perse, l'Arabie et la
Turquie... Le fait que la langue azérie est comprise aussi bien par les
Turcs d'Istanbul que par les Persans de Tabriz, les Kurdes, les peuples
turcs de Transcaucasie, les Géorgiens et les Arméniens va accroître le
rôle politique international de l'Azerbaïdjan soviétique. À partir de
l'Azerbaïdjan nous pouvons frapper les Britanniques en Perse, tendre la
main à l'Arabie et conduire le mouvement révolutionnaire en Turquie
jusqu’à ce que celui-ci devienne une lutte de classes plus ou moins
indépendante."1

En quelques phrases, l'auteur de ce jugement — il s'agit du


révolutionnaire tatar, Sultan Galiev, qui occupait à l'époque des fonctions
importantes dans les instances bolcheviques — explique fort bien pourquoi
l'Azerbaïdjan, et plus particulièrement la ville de Bakou, pouvaient et devaient
jouer un rôle de premier plan dans la stratégie révolutionnaire du mouvement
communiste international. Il note d'abord que l'Azerbaïdjan disposait d'un
"prolétariat ancien et expérimenté" qui — Sultan Galiev ne le précise pas, car
tous ses lecteurs le savaient — avait fait la preuve de sa combativité de
nombreuses fois au cours des deux premières décennies du siècle, et
notamment lors des troubles de 1904-1907. Il insiste ensuite sur le fait qu’il y
avait en Azerbaïdjan un parti communiste musulman relativement puissant, le

1Sultan Galiev, "K ob' javleniju AzerbajdZanskoj Sovetskoj Respubliki" (À propos de la


déclaration de la République soviétique d'Azerbaïdjan), Zizn’ national’nostej, 18,70,1920, cité
par Alexandre A. Bennigsen, S. Enders Wimbush, Muslim national Communism in the Soviet
Union, Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 1979, p. 55.
286 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

Hümmet, ce qui constituait un phénomène assez exceptionnel dans cette partie


du monde. Ix troisième argument qu'il avance, pour donner à l'Azerbaïdjan une
place de choix dans la lutte révolutionnaire, est un argument linguistique : la
langue azérie, dit-il, est comprise aussi bien par les Turcs d'Istanbul que par
les Persans de Tabriz, les Kurdes, les peuples turcs de Transcaucasie, les
Géorgiens ou les Arméniens. En dernier lieu, il semble mettre l'accent sur la
situation géographique privilégiée de l'Azerbaïdjan : carrefour des peuples et
des langues, l'Azerbaïdjan est aussi, laisse-t-il entendre, une plaque tournante
de voies de communications grâce auxquelles la révolution peut atteindre aussi
bien la Perse ou les anciennes provinces arabes de l'Empire ottoman, que la
Turquie.

À vrai dire, il n'était guère nécessaire d'être un observateur


particulièrement perspicace pour proposer une telle analyse de la place de
l'Azerbaïdjan dans la géographie de la révolution. En effet, avant même que les
idées d'Octobre ne triomphent en Azerbaïdjan, il était déjà patent que cette
région constituait un des principaux carrefours révolutionnaires du Proche-
Orient. Alors que le parti Müsavat était encore au pouvoir, il s'était constitué
à Bakou divers centres de propagande et d'agitation qui, malgré la présence
britannique dans la mer Caspienne et en mer Noire, entretenaient des relations
constantes non seulement avec les bases bolcheviques d'Asie Centrale, mais
aussi avec une multitude de mouvements dispersés dans tout le Proche-Orient,
notamment en Turquie, en Perse et dans les républiques de Transcaucasie. Ce
n’est pas par hasard si c'est à Bakou que se tint en septembre 1920, à
l'initiative de la IIIe Internationale, le Premier Congrès des peuples de l'Orient.
La capitale de l'Azerbaïdjan faisait incontestablement figure à cette époque,
pour les révolutionnaires musulmans, de Mecque de la lutte anti-impérialiste.

Il ne peut être question, dans le cadre restreint de cet article, d'examiner


l’ensemble des activités révolutionnaires qui avaient Bakou pour centre ou
point de passage. Les procès-verbaux du Premier Congrès des peuples de
l'Orient mentionnent près d'une quarantaine de peuples ou nations impliqués
dans de telles activités. À vouloir tout embrasser, nous n'aurions pas tardé à
nous perdre dans le labyrinthe des divers groupes révolutionnaires et de leurs
histoires respectives. Les pages qui suivent ne porteront que sur une seule des
organisations basées à Bakou, celle que, par commodité, l'on désigne
habituellement sous le nom de parti communiste de Turquie1.

1De nobreux travaux ont déjà été consacrés à cette organisation. Cf. notamment Mete Tunçay,
Türkiye'de sol akımlar (Les courants de gauche en Turquie), 3e éd., Ankara, Bilgi yay., 1978,
pp. 192-241 ; id.. Eski sol üstüne yeni bilgiler (De nouvelles informations sur l'ancienne
gauche), Istanbul, Belge yay., 1982 ; Paul Dumont, "Bolchevisme et Orient : le parti communiste
turc de Mustafa Suphi. 1918-1921", Cahiers du Monde russe et soviétique (cité infra CMRS),
XVIII, 4, oct-déc. 1977, pp. 377-409.
BAKOU, CARREFOUR RÉVOLUTIONNAIRE 287

Au reste, l'histoire de cette organisation est particulièrement


exemplaire. D’abord parce que la Turquie, dans la conjoncture de l'époque,
constituait un maillon essentiel dans la lutte que livrait l'Orient contre les
puissances de l'Entente. Ensuite, parce qu'à travers les divers événements qui
marquèrent la vie de ce parti, au cours de la très courte période que nous
envisageons ici — fin 1919-fin 1920 —, il apparaît de façon très claire que
faire la révolution est une chose nettement plus tortueuse et complexe qu'on
ne pourrait le penser. Nous verrons, en effet, que, pendant plusieurs mois, ce
"parti communiste de Turquie" n'eut de communiste que son nom et qu'il fut
essentiellement un instrument entre les mains d'anciens membres du comité
Union et Progrès, mis à l'index en Turquie, et des Kémalistes qui cherchaient,
par l'entremise de cette organisation, à entrer en contact avec les dirigeants
soviétiques. Nous verrons aussi que lorsque le parti fut repris en main, au
cours de l'été 1920, par un authentique communiste, Mustafa Suphi, les
choses demeurèrent, pendant longtemps encore, assez confuses et que diverses
tendances et diverses idéologies y coexistèrent, fraternisant les unes avec les
autres de manière assez surprenante.

L La représentation populaire de Turquie

S'il faut en croire les rapports des services de renseignements alliés, le


parti communiste turc de Bakou a eu pour origine un organisme créé en 1919
par un des leaders du comité Union et Progrès, Nuri Pacha, le demi-frère
d’Enver Pacha. Baptisé "représentation populaire de Turquie", cet organisme,
qui bénéficiait de l'appui moral et financier des musavatistes au pouvoir en
Azerbaïdjan, était censé jouer le rôle d'une institution de type consulaire. Mais
un des principaux points de son programme était de mettre sur pied à Bakou
un parti communiste orienté vers la Turquie. Tous les documents dont nous
disposons concernant cette étrange organisation mettent l’accent sur son double
je u 1. De toute évidence, l'objectif essentiel de Nuri Pacha et de ses
collaborateurs était de noyauter les instances administratives et politiques de
l'Azerbaïdjan musavatiste en vue d'une éventuelle incorporation de cette jeune
république à la Turquie ou peut-être même à un hypothétique État panturc,
s'étendant de la Méditerranée aux limites orientales de l'Asie Centrale. Dans le
même temps, de façon beaucoup plus réaliste, sinon Nuri Pacha lui-même qui
était profondément hostile aux bolcheviks, du moins certaines personnalités

1Cf. en particulier Public Record Office, FO 371/5171, ff. 96 sq., ainsi que FO 371/5178,
rapport en date du 7 sept. 1920, ff. 190-204.
288 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

associées à son action, entendaient œuvrer en faveur d'une alliance entre le


mouvement national turc et la République des Soviets qui, tous deux, se
trouvaient en présence d'un même adversaire. C'est dans cette perspective qu'ils
devaient entreprendre de créer à Bakou un "parti communiste". Ici, les
guillemets naturellement s'imposent. Ils espéraient, semble-t-il, que faire mine
d'adhérer au communisme — ou du moins à ce qu'ils appelaient le
communisme : un curieux mélange de nationalisme, de panturquisme et,
surtout, d'idées panislamiques — leur simplifierait les relations avec Moscou.

À vrai dire, cette façon de voir n'était pas propre au groupe de Bakou.
Vers la même époque, Enver Pacha, qui se trouvait en exil à Berlin et qui
tentait de rassembler tout le mouvement unioniste autour de lui, nourrissait
des idées identiques. Son programme, résumé dans une lettre adressée en
décembre 1919 à Djemal Pacha, un autre dignitaire du mouvement, ne laisse
aucun doute quant à ses projets:

"1. Libérer les nations musulmanes.

2. Étant donné que le capitalisme impérialiste constitue notre


ennemi commun, collaborer avec les communistes.

3. Adhérer au communisme, à condition de l'adapter aux doctrines


religieuses qui régissent le fonctionnement interne des pays musulmans.

4. Pour la libération de l'Islam, employer tous les moyens


possibles de pression, y compris la révolution.

5. En cette matière, collaborer aussi avec les nations asservies non


musulmanes.

6. Permettre, à l'intérieur de la communauté islamique, l'essor de


toutes les couches sociales..."1.

Enver ne tardera du reste pas à tenter de mettre ses idées en pratique. Il


se rendra à Moscou pour y entamer de délicates négociations avec les dirigeants
bolcheviks après avoir, au préalable, jeté les bases d'une société
révolutionnaire islamique qui devait, ultérieurement, donner naissance à une
organisation au nom fort significatif de "parti des soviets populaires"*2.

*Cité par Şevket Süreyya Aydemir, Enver Paşa, Istanbul, Remzi kitabevi, 1972, III, p. 520.
2Pour un aperçu d'ensemble sur l'histoire de cette organisation, cf. Paul Dumont, "La fascination
du bolchevisme : Enver Pacha et le parti des soviets populaires, 1919-1922", CMRS, XVI, 2,
avr.-juin 1975, pp. 141-166.
BAKOU, CARREFOUR RÉVO LUTIO NNAIRE 289

En Turquie kémaliste, pareillement, la tendance était non seulement à


une entente avec les Soviets, mais même, en cas de besoin, à une acceptation
partielle des principes bolcheviks, pour peu que cela pût servir la cause de la
résistance anatolienne. Le principal dirigeant du mouvement national, Mustafa
Kemal, était lui-même assez hostile à l'idée d'une bolchevisation de l'Anatolie,
bien qu'à certains moments il n'hésitât pas à tenter d'effrayer les Alliés en
agitant un tel épouvantail ; mais il y avait parmi ses proches collaborateurs
des hommes qui étaient prêts à aller beaucoup plus loin que lui dans la
collaboration avec les Soviets. Tel était le cas, par exemple, du général Kâzım
Karabekir, une personnalité obsédée par la crainte du péril rouge mais qui, au
milieu de l’été 1920, au moment de la signature du traité de Sèvres, n'hésita
pas à déclarer que la seule issue pour l'Anatolie était d'embrasser le
bolchevisme, à la condition que celui-ci fût adapté aux besoins et particularités
de l'Anatolie1.

On le voit, les diverses composantes de la résistance nationale turque


étaient prêtes, vers la fin de 1919 et dans les premiers mois de 1920 tout au
moins, à aller assez loin dans la voie d'une collaboration avec les Soviets.
C'est donc dans un climat bien particulier que furent prises les initiatives qui
devaient conduire à la création, sous le patronage de la représentation populaire
de Turquie, du parti communiste turc de Bakou.

Parmi les principaux promoteurs de cette organisation figurait un


officier en retraite, Baha Sait, qui était l'un des dirigeants d'une association
secrète d'Istanbul, Karakol — un terme qui signifie aussi bien le "bras noir"
que "patrouille" ou "sentinelle" —, dont la plupart des membres étaient
d'anciens unionistes. Ce personnage s’était rendu à Bakou vers la fin de l'année
1919 et était aussitôt entré en contact avec les bolcheviks. Très rapidement ces
négociations avaient abouti à la signature d'un accord dont les parties
contractantes étaient, d’une part, le représentant du comité central du parti
communiste caucasien et, de l'autre, Baha Sait prétendant agir au nom de
l'organisation nationaliste de la région d'Uşak. Il s'agissait là d'un document
comprenant 15 articles et qui prévoyait une alliance offensive et défensive
visant non seulement à renforcer la lutte contre l'impérialisme européen, mais
aussi à soutenir l'effort révolutionnaire à l'intérieur des pays concernés par cet

^ u r l'attitude des Kémalistes face aux Soviets au début de la guerre d'indépendance, cf. Paul
Dumont, "L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922”, CMRS,
XVIII, 3, juil.-sept. 1977, pp. 165-193 ; Stefanos Yerasimos, Türk-sovyet ilişkileri (Les relations
turco-soviétiques), Istanbul, Gözlem yay., 1979.
290 DU SO CIA LIS M E À L’INT ERN AT ION ALISM E

accord1. Les nationalistes turcs, par la voix de Baha Sait, s'engageaient à


soulever le monde musulman contre les puissances occidentales et à
promouvoir le communisme dans leur zone d'influence. En échange, les
bolcheviks proposaient des armes, des munitions et de l'argent. Ils
garantissaient par ailleurs l'indépendance politique et idéologique des nations
islamiques ralliées au combat anti-impérialiste, mais réclamaient la
reconnaissance des soviets établis au Turkestan et au Daghestan ; les Turcs
réfugiés à Bakou devaient promettre, en outre, d'aider à l'instauration du
pouvoir soviétique en Géorgie, en Azerbaïdjan et en Arménie.

Cet accord assez fantaisiste, signé par des hommes qui, selon toute
apparence, n'étaient mandatés que par eux-mêmes, ne devait aboutir à rien de
concret. C'est là néanmoins un document fort intéressant dans la mesure où il
témoigne de l'état d'esprit qui régnait à cette époque dans certains cercles
nationalistes. À l'instar d'Enver Pacha et de ses partisans, Baha Sait était de
toute évidence prêt à faire beaucoup de concessions aux Soviets. En effet, dans
le texte qu'il avait signé, il ne s'agissait pas seulement de "socialiser" l'Islam,
il s'agissait tout bonnement d'adhérer, dans une certaine mesure, au
communisme. Les dirigeants turcs étaient chargés de promouvoir le régime des
soviets à travers les pays musulmans ; ils devaient consentir à la soviétisation
du Turkestan ainsi que de l'ensemble du Caucase et de la Transcaucasie ;
certains articles (notamment les deux premiers) semblaient même envisager la
soviétisation de 1Anatolie.

Il y avait là assurément de quoi inquiéter les éléments les plus prudents


du mouvement national turc. Mustafa Kemal en particulier, lorsqu'il apprit
qu'un tel accord avait été signé, mit vigoureusement en cause la représentation
de Baha Sait2. Cela ne devait cependant pas empêcher ses propres émissaires,
parmi lesquels il convient de mentionner surtout le Dr Fuad Sabit et l'oncle
d'Enver, le général Halil Pacha, de s'orienter dans une direction assez
comparable à celle pour laquelle avait opté le représentant de l'association
Karakol.

Le Dr Fuad Sabit était arrivé à Bakou probablement vers le milieu de


l'été 1919. Halil Pacha, lui, s'y était rendu quelques semaines plus tard,
en septembre3. L'un et l'autre avaient appartenu jusqu'à la fin de la guerre au

^On trouvera le texte intégral de cet accord dans Kâzım Karabekir, İstiklâl harbimiz (Notre
guerre d'indépendance), 2e éd., Istanbul, 1969, pp. 591-592.
2Dans un télégramme du 3 mars 1920 adressé à Kâzım Karabekir. Cf. ibid., p. 482.
3Cf. Paul Dumont, "L'axe Moscou-Ankara...", art. cit., p. 168.
BAKOU, CARREFOUR RÉV O LU TIO N NA IRE 291

comité Union et Progrès, mais tout en restant en rapport avec les dirigeants
unionistes en exil, ils s'étaient dans une large mesure ralliés au mouvement
kémaliste.

Dès leur arrivée à Bakou, conformément sans doute aux directives qui
leur avaient été données par Mustafa Kemal, ils s'étaient employés à entrer en
contact avec les bolcheviks. Leurs propositions étaient nettement moins
spectaculaires que celles des unionistes dont Baha Sait s'était fait le porte-
parole. Alors que ces derniers laissaient entendre qu'ils pourraient œuvrer à la
soviétisation générale du monde islamique, il semble qu'ils se soient
contentés, quant à eux, de promettre, au nom du mouvement national turc, de
reconnaître les soviets installés dans les différentes régions de l'ancien Empire
tsariste et d'apporter un appui à la soviétisation de la Transcaucasie, en
échange d'une substantielle aide morale et financière de la République des
Soviets. Dans l'optique kémaliste, il convient de le souligner, la soviétisation
des territoires transcaucasiens était loin de constituer un "cadeau" fait aux
Soviets. En fait, il s’agissait d'empêcher de la sorte l’encerclement de
l'Anatolie nationaliste par des forces hostiles et de créer une frontière
commune aux républiques soviétiques et au mouvement anatolien, de manière
à faciliter la lutte menée par ces deux nouveaux pouvoirs contre les puissances
impérialistes.

Dans leurs propositions aux Soviets, les émissaires de Mustafa Kemal


se distinguaient donc assez nettement de ceux qui, à Bakou, représentaient le
courant unioniste à proprement parler. Curieusement, cependant, les uns et les
autres ne devaient pas tarder à tomber d'accord pour mettre sur pied un "groupe
communiste turc" auquel ils allaient donner, vers la fin du mois de mars,
l'étiquette de parti.

La question qui se pose, naturellement, est de savoir pourquoi ces


hommes, dont l'objectif primordial était de sauver la patrie et, dans un second
temps, de créer une vaste confédération d'États turcs, avaient jugé nécessaire de
fonder une organisation de ce type. Une réponse partielle à cette question se
trouve dans leur abondante correspondance1 : plusieurs fois nous trouvons dans
leurs lettres l'idée que la création d'un tel parti faciliterait les relations avec les
Soviets et les rendrait plus crédibles à leur yeux. Les unionistes n'étaient pas
seuls à penser ainsi. 11 n'est pas sans intérêt de noter à cet égard que, vers la fin

Cf. 'Tarihi mektuplar” (Lettres historiques), Tanin, 15 oct. 1944-1 avr. 1945. Voir aussi Kâzım
Karabekir, İstiklâl harbimizde Enver Paşa ve İttihat terakki erkânı (Enver Pacha et les
personnalités d'Union et Progrès dans notre guerre d'indépendance), Istanbul, 1967.
292 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

de 1920, les dirigeants kémalistes eux-mêmes iront jusqu'à fonder, à Ankara,


un parti communiste turc officiel regroupant les plus hauts dignitaires du
nouveau régime et chargé de représenter la Turquie auprès du Komintern1.
Mais il est probable que pour les hommes de Bakou il ne s'agissait pas
seulement de créer une institution de façade destinée à tromper les Russes. On
peut penser en effet que, dans leur naïveté doctrinale, ils pensaient réellement
pouvoir, avec leur parti, jeter les bases d'une sorte de communisme islamique,
adapté aux besoins de la Turquie et de llslam insurgé.

2. Le parti communiste de Turquie

Avec la mise en place, au début du printemps 1920, du parti


communiste de Turquie, le groupe de Bakou aborde la seconde phase de son
histoire.

Malheureusement, nous sommes assez mal renseignés sur les activités


poursuivies par cette organisation dans les premières semaines de son
existence. Nous savons cependant qu'elle comportait, en principe, trois
sections, dotées chacune d'une fonction particulière2. Baha Sait et deux autres
officiers turcs étaient chargés, en compagnie de trois bolcheviks russes dont
nous ne connaissons pas le noms, de diriger la "section des opérations"
(iharekât şubesi). Ils avaient pour but en particulier de constituer des milices
turques dont la mission devait être aussi bien de contribuer à la soviétisation
de la Transcaucasie que de servir de force d'appoint au mouvement national
turc. Halil Pacha, qui faisait partie de l'équipe dirigeante de l'organisation
espérait même, semble-t-il, que les bolcheviks mettraient à sa disposition une
véritable armée pour aller à la rescousse de l'Anatolie. La seconde section était
celle des publications et avait à sa tête le Dr Fuad Sabit. Elle s'était
notamment assigné pour objectif de publier un journal. La troisième section
dont nous avons connaissance était spécialisée dans la propagande. Elle était
dirigée par Salih Zeki bey, ancien sous-gouverneur de Zor, et sa mission était
surtout d'organiser l'agitation en milieu musulman.

Si nous sommes assez mal renseignés sur les activités de l'organisation


de Bakou à cette époque, nous disposons par contre d'un certain nombre
d'indications sur les initiatives prises par deux de ses animateurs les plus
éminents, le Dr Fuad Sabit et le général Halil Pacha.

İSur ce parti officiel, cf. par ex. P. Dumont, "La révolution impossible. Les courants
d'opposition en Anatolie. 1920-1921", CMRS, XIX, 1-2, janv.-juin 1978, pp. 143-174.
2K. Karabekir, op. cit., pp. 573-576.
BAKOU, CARREFOUR RÉV O LU TIO N NA IRE 293

Peu de temps après l'entrée de l’Armée rouge dans la capitale de


l'Azerbaïdjan, en avril 1920, les deux hommes s'étaient rendus à Moscou et y
avaient entamé des négociations au sommet avec les dirigeants soviétiques1.
Le Dr Fuad Sabit, qui se présentait comme le délégué du parti communiste
turc de Bakou, s'était même efforcé d'impressionner les bolcheviks en tenant
des propos révolutionnaires au Théâtre Bolchoï, à l'occasion d'une réunion des
représentants des syndicats ouvriers. Grâce aux diverses lettres échangées entre
Moscou et Ankara, nous pouvons nous faire une idée assez précise de la teneur
des pourparlers ainsi engagés. Du côté turc, on voulait des armes et, surtout,
de l'argent, beaucoup d'argent : cinq millions de livres-or. Du côté russe, à
présent que l'Azerbaïdjan avait rejoint le camp soviétique et que le danger d'une
inféodation de cette région à la Turquie nationaliste n'existait plus, les
exigences étaient nettement plus considérables que celles auxquelles les
nationalistes s'attendaient. Cièerin demandait que les Arméniens de l'Arménie
turque se vissent reconnaître le droit à l'autodétermination et à l'indépendance.
Par une note du 3 juin, il devait exiger aussi un plébiscite pour le Kurdistan,
le Lazistan, la région de Batoum, la Thrace orientale et les localités habitées
par des Turco-Arabes.

Il s'agissait là de demandes assez semblables à celles que, vers la même


époque, les Alliés tentaient d'imposer à la Turquie et, naturellement, il était
hors de question que les nationalistes pussent s'y plier. Les négociations de
Moscou traînèrent donc en longueur et aucun accord ne se fit. Il fallait
cependant, de part et d'autre, être réaliste. Les Turcs savaient qu'il leur faudrait,
tôt ou tard, faire des concessions sur leurs frontières orientales. Les dirigeants
bolcheviks, de leur côté, savaient que, dans la lutte qui les opposait aux
puissances de l'Entente, mieux valait avoir le mouvement national turc de leur
côté que contre eux. Dans ces conditions, en attendant qu’une entente définitive
pût être réalisée, il leur fallait faire un geste de bonne volonté. Dès le 4 juin,
Halil Pacha était en mesure de faire savoir triomphalement à Mustafa Kemal
que la République des Soviets acceptait de livrer à l'Anatolie insurgée deux
millions de livres-or, soixante mille fusils, une centaine de canons ainsi
qu'une grande quantité de cartouches et d'obus.

Il ne s'agissait évidemment pas d'un don sans contrepartie. En filigrane,


il y avait pour le moins l'instauration des soviets en Transcaucasie. Il y avait
aussi l'ouverture de l'Anatolie aux idées communistes.

^our un aperçu cursif sur ces négociations, cf. P. Dumont, "L'axe Moscou-Ankara...", art. d u
pp. 170-17İ. Cf. également Stefanos Yerasimos, op. dt.
294 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

De cette conquête doctrinale du territoire anatolien, ce fut précisément le


parti communiste turc de Bakou qui fut chargé. Mais à l'époque où se
déroulaient les négociations de Moscou, cette organisation n'était plus la
même que celle que Halil Pacha et Fuad Sabit avaient quittée quelques
semaines auparavant.

En effet, le 27 mai 1920 était arrivé à Bakou, accompagné de 23


camarades, le dirigeant le plus en vue du communisme turc, Mustafa Suphi1.
Celui-ci avait été le premier à créer, au début de l'année 1918, alors qu'il se
trouvait à Moscou, une organisation spécifiquement destinée à la diffusion du
communisme parmi les Turcs. Quelque temps après, cette organisation s'était
transformée en un parti qui s'était doté de sections locales dans diverses régions
de l'ancien Empire tsariste. En mars 1919, Mustafa Suphi avait participé au
Ier Congrès de l'Internationale communiste en tant que représentant de la
section turque du bureau central des Organisations communistes des peuples de
l'Orient. Par la suite, il s'était rendu en Crimée, puis au Turkestan et avait
animé, dans ces territoires, de nombreuses actions de propagande et d'agitation.
C'est dire qu'au regard des autorités de Moscou il s'agissait d'un homme sûr,
auquel on pouvait confier sans hésiter la direction du communisme anatolien.

Lorsque Mustafa Suphi était arrivé à Bakou, il s'était vu d'emblée


confronté à un problème délicat. Quel sort devait-il réserver à l'organisation
qui, au printemps 1920, s'était érigée ici, à son insu, en parti communiste turc
? Ne fallait-il pas démanteler cette organisation qui, sous le couvert de
communisme, ne songeait en réalité qu'à défendre les intérêts du nationalisme,
et même de l'ultranationalisme turc ? Telle eût été, en apparence, la démarche
la plus logique. Mais Mustafa Suphi savait que les dirigeants soviétiques
étaient pour le moment désireux de conserver de bonnes relations avec les
nationalistes turcs, quelle que fût leur tendance. Il savait aussi que les hommes
qui avaient créé l'organisation de Bakou contrôlaient encore, de façon occulte,
une grande partie de l'appareil administratif et militaire turc. Dans de telles
conditions, la seule solution qui s'offrait était celle du compromis.

Aussi, après de longs marchandages avec les membres du noyau de


Bakou, les nouveaux venus avaient-ils décidé de maintenir l'ancienne
organisation, mais après l’avoir transformée en simple section locale d'un parti
regroupant, théoriquement, toutes les cellules déjà créées. En outre, ils avaient
procédé à une certaine épuration et s'étaient en particulier débarrassés de Halil

^ u r M. Suphi et ses activités avant son arrivée à Bakou, voir R Dumont, "Bolchevisme et
O rient...",art. cit.
BAKOU, CARREFOUR R ÉV O LU TIO N NA IRE 295

Pacha. Cependant, la plupart des anciens animateurs du groupe avaient été


autorisés à demeurer dans le parti et certains d'entre eux avaient même obtenu
des postes importants au sein de l'organisation épurée. C'est ainsi que Küçük
Tal'at — l'une des figures les plus troubles de la précédente équipe — avait
été porté à la tête de la "commission des traductions" et que Salih Zeki et le
capitaine Yakub avaient été admis à siéger au comité central du parti1.

La manière dont Mustafa Suphi avait réglé le problème de


l'organisation de Bakou était assurément surprenante. Mais en fait, chacune des
parties en présence y gagnait. Suphi s'emparait à peu de frais d'un groupe
rival. Quant aux nationalistes, qu'ils fussent partisans de Kemal ou d'Enver,
leur infiltration dans le parti communiste turc était, en quelque sorte, légalisée.

Ainsi reprise en main, l'organisation de Bakou était composée, comme


auparavant, de plusieurs sections ayant chacune des attributions particulières2.
La plus importante était celle chargée de la mise en place des nouvelles
cellules du parti. Très active, cette section semble avoir envoyé, dès le début
du mois de juin 1920, de nombreux agitateurs en Anatolie et sur le pourtour
de la mer Noire dans le but de susciter des adhésions. Vers le milieu de juillet,
grâce à l'activité déployée par ces propagandistes, plusieurs cellules qui
entretenaient des relations suivies avec les ports russes de Tuapse et de
Novorossijsk existaient déjà le long de la côte anatolienne, parallèlement à un
autre réseau qui s'était constitué à l'intérieur des terres. Une autre section,
chargée plus spécifiquement de la préparation du matériel de propagande, était
elle aussi très active. Peu après l'arrivée de Mustafa Suphi à Bakou, cette
section se lança dans la traduction en turc de divers "classiques" du
communisme et prit à son compte la publication du journal du parti, le Yeni
Dünya (Le nouveau Monde) qui, tiré à 4 000 exemplaires, était diffusé en
Turquie, en Azerbaïdjan, en Russie et au Turkestan. L'organisation de Mustafa
Suphi, qui comprenait aussi une "section de liaison et d'information" dont la
tâche essentielle était de recueillir des informations sur l’état d'esprit des
masses populaires et des personnalités dirigeantes de Turquie, comprenait enfin
une importante "section militaire" ; cette dernière ambitionnait de créer une
force armée de quelque 20 000 hommes — on pensait à les recruter parmi les
anciens prisonniers de guerre turcs — en vue d'une éventuelle intervention en
Anatolie.

1Mustafa Suphi, "Türkiye komünist teşkilatı merkezi heyetinin faaliyeti hakkında" (Au sujet des
activités du comité central de l'organisation communiste de Turquie), in 28-29 Kânun-i sani
1921 Karadeniz kıyılarında parçalanan Mustafa Subhi ve yoldaşlarının ikinci yıl dönümleri (28-
29 janvier 1921. Deuxième anniversaire de la mort de Mustafa Suphi et de ses camarades sur
les bords de la mer Noire), Moscou, 1923.
2Ibid., pp. 59-61.
296 DU SOCIALISME À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Bien qu'ayant conservé, à peu de chose près, la structure qui avait été
mise en place par ses anciens dirigeants, l'organisation de Bakou se présentait
désormais sous des traits beaucoup plus sérieux que par le passé. La confiance
que lui accordaient les dirigeants soviétiques y était certainement pour
beaucoup. Mustafa Suphi jouissait d'un tel crédit qu'il allait même bientôt être
en mesure de faire savoir à Mustafa Kemal que c'est par son organisation que
transiterait l'aide de la République des Soviets au gouvernement anatolien1.

Toutefois, il convient de reconnaître que les choses demeuraient


passablement ambiguës. En théorie, l'organisation de Bakou était devenue
communiste pour de bon. Mais elle conservait en son sein un nombre
considérable de brebis galeuses. La section militaire n'était pas la seule à
compter dans ses rangs de nombreux unionistes fraîchement convertis au
communisme. Même la "commission des traductions", chargée de donner la
version turque des principaux ouvrages de propagande, était dirigée, nous
l'avons déjà noté, par un unioniste notoire qui ne faisait pas mystère de son
hostilité au communisme. Il y avait là, de toute évidence, de quoi alimenter
bien de subtiles manœuvres.

3. La clarification

La situation finira cependant par se clarifier. Mais cela prendra du


temps.

Vers le milieu de l'été 1920, les rapports des services de renseignements


alliés font encore état de relations bien étranges entre les militants de Bakou et
certains cercles qui n'avaient rien à voir avec le communisme. C'est ainsi par
exemple que, s'il faut en croire un document du Foreign Office, se serait tenue
dans la capitale de l'Azerbaïdjan, dans la seconde quinzaine d'août, une réunion
à laquelle auraient participé, sous la présidence de Halil Pacha, un délégué du
parti bolchevik de Russie et des personnalités venues de Turquie,
d'Afghanistan et de l'Inde2. L'objet essentiel de cette conférence, à supposer
qu'elle ait eu réellement lieu, semble avoir été d'essayer de trouver un terrain
d'entente entre les principes du bolchevisme et ceux de l'Islam. Par ailleurs, il
y aurait été longuement question de la forme que pourraient prendre à l'avenir
l'institution du khalifat et la création, sous l'égide de la Turquie, d'une grande
confédération islamique au sein de laquelle tous les privilèges de classe seraient
abolis.

1D'après un document datant de juillet 1920, cité par Fethi Tevetoğlu, Türkiye'de sosyalist ve
komünist faaliyetler (Les activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967, pp.
221-223.
2FO 370/5171, ff. 146-150.
BAKOU, CARREFOUR RÉVO LUTIO NNAIRE 297

Nous ignorons si les rapports de l'Intelligence Service britannique


rendent compte de cette réunion de manière exacte. Mais, en tout état de cause,
les données dont nous disposons à son propos cadrent bien avec ce que nous
savons du climat de l'époque. En effet, pour les diverses parties en présence —
les bolcheviks, les panislamistes et les nationalistes de tout poil qui luttaient
contre les grandes puissances coloniales — l'heure n'était guère aux débats
doctrinaux. Il s'agissait de profiter au mieux d'une conjoncture révolutionnaire
éminemment favorable aux grands bouleversements et, dans cette perspective,
de faire flèche de tout bois. Là où cela pouvait s’avérer nécessaire, les
bolcheviks étaient prêts à jouer la carte du nationalisme, ou même celle de
l'Islam. Pareillement, leurs partenaires, de manière fort pragmatique, ne
voyaient aucune raison pour se priver, dans les moments de besoin, de l'atout
soviétique.

Cette réaliste cohabitation des idéologies et des stratégies


révolutionnaires, nous la retrouvons même dans le spectaculaire Congrès des
peuples de l'Orient qui se tint à Bakou du 31 août au 7 septembre 1920. Ce
congrès avait été organisé à l'initiative du Komintern et regroupait pour
l’essentiel, à en croire les procès-verbaux publiés par l'Internationale, des
délégués communistes. Toutefois, étaient aussi venus à Bakou pour l'occasion
des mollahs enturbannés et de grands leaders nationalistes tels qu'Enver Pacha.
Il suffit de parcourir les procès-verbaux du congrès pour se rendre compte à
quel point les thèses du Komintern, exprimées surtout par les voix de
Zinov'ev et de Radek, dominèrent les débats. Cependant, on ne peut manquer
d'être frappé par la tonalité surprenante de certains discours prononcés à Bakou.
Ainsi, dès la première séance du congrès, cet appel de Zinov'ev à la guerre
sainte — djihad — mérite assurément d’être cité :

"Camarades ! On a beaucoup parlé ces dernières années de guerre


sainte. Les capitalistes, au cours de la maudite guerre impérialiste, ont
tenté de représenter ce massacre comme une guerre sainte et ils ont
quelquefois réussi. Parler de guerre sainte en 1914-1916, c'était faire
preuve de la plus odieuse impudence. Mais aujourd’hui camarades, c’est
à vous qui êtes venus à ce Congrès des peuples de l'Orient, de
proclamer la véritable guerre sainte contre les forbans capitalistes
anglo-français [...] Camarades ! Frères ! Le jour est venu où vous
pouvez commencer l'organisation de la véritable guerre sainte contre
vos oppresseurs. L'Internationale communiste s'adresse aujourd'hui aux
peuples de l'Orient et leur crie : Frères ! Nous vous appelons à la guerre
sainte, à la guerre sainte tout d'abord contre l'impérialisme anglais!"1

^Le premier Congrès des peuples de l'Orient, rééd, en facsimilé, Paris, François Maspero, 1971,
pp. 45-76.
298 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Le texte du compte rendu précise ici : "tonnerre d'applaudissements.


Tumulte. Hourras prolongés. Les assistants se lèvent en brandissant leurs
armes. Pendant un assez long moment l'orateur ne peut pas continuer son
discours. Les délégués, debout, applaudissent. Cris : 'nous le jurons !' 1,1
Zinov’ev avait peut-être utilisé le terme de "guerre sainte" dans un autres sens
que celui qu'on lui donnait habituellement. Mais assurément, il n'ignorait pas
quel serait l'effet de cette péroraison sur son auditoire. Ce n'est du reste pas la
seule fois au cours de ce congrès qu'il fit appel aux sentiment islamiques des
congressistes. À plusieurs reprises on allait par exemple l'entendre citer le
Coran, l'invoquant il est vrai pour vilipender certains membres du clergé qui
avaient été "les premiers à enfreindre la loi fondamentale de la religion
musulmane" en accaparant les terres et en menant une "vie oisive
d'exploiteurs".

À un Zinov’ev devenu islamiste devait répondre un Enver Pacha


converti, lui, à l'internationalisme :

"... Ce n'est pas seulement le désir de trouver un appui qui nous


entraîne vers la IIIe Internationale, mais aussi les liens étroits qui
unissent ses principes aux nôtres. C'est dans le peuple, chez les
éléments opprimés du peuple [...] que nous avons puisé de tout temps
notre force révolution-naire [...] Camarades, nous sommes contre la
guerre [...] Et pour établir enfin le règne de la paix sur la terre, nous
nous rangeons du côté de la IIIe Internationale... "*2.

Même son de cloche de la part d'une autre personnalité turque, İbrahim


Tali Bey, qui représentait, lui, le gouvernement kémaliste :

"...Camarades, les paysans et révolutionnaires anatoliens, dupés par ces


criminels et ces pillards [les capitalistes et leurs complices], se sont
adressés avec enthousiasme à la révolution internationale qui, ils en
sont convaincus, est appelée à libérer l'humanité entière ; ils
considèrent que leur sort est lié à celui de la IIIe Internationale [...] Le
gouvernement révolutionnaire turc est prêt à tirer parti des
enseignements moraux et sociaux de la révolution d'Octobre dont il
considère les principes comme seuls capables de sauver l'humanité.
Camarades [...], il ressort clairement que l'Anatolie [...] acceptera très
franchement la main que lui tend la Russie soviétiste. Vive la Russie
révolutionnaire et son allié fidèle — l'Orient révolutionnaire!"3

^Ibid., p. 46.
2Ibid., p. 108
3Ibid., p. 111.
BAKOU, CARREFOUR R ÉV O LUTIO NNAIRE 299

On le voit, en ce mois de septembre 1920, ni les porte-parole du


Komintern ni les représentants des différents mouvements islamiques ou
nationaux ne tenaient véritablement à mettre les points sur les i. Ici, on
exaltait les principes de la révolution communiste tout en évoquant la guerre
sainte et en citant le Coran ; là, on expliquait qu’on était en train de faire une
révolution nationale qui, dans ses principes, était la sœur de celle qui se
déroulait en Russie. De part et d’autre, on cultivait le flou, l'ambiguïté, le jeu
sur les mots. C’est qu'il s’agissait de realpolitik : la victoire — politique et
militaire — à laquelle chacune des parties en présence visait, valait bien
quelques concessions verbales.

Toutefois, les dirigeants bolcheviks étaient malgré tout soucieux de


parvenir à une certaine cohérence doctrinale. Lors de son IIe Congrès, tenu à
Moscou en juillet 1920, le Komintern avait élaboré des thèses sur la question
nationale et coloniale qui légitimaient l'appui fourni par les communistes aux
mouvements bourgeois de libération nationale tout en mettant l’accent sur la
nécessité de créer, dans les pays concernés par ces luttes, des organisations
susceptibles d'animer une véritable lutte de classes. En d'autres termes, les
communistes devaient à la fois soutenir certains mouvements et se préparer à
lutter contre eux. Ces thèses furent reprises à Bakou, en réponse, précisément,
aux propositions de fraternisation d'Enver Pacha et d'İbrahim Tali Bey. C'était
là une façon, quelque peu contournée certes, de clarifier les choses.

Cette clarification en demi-teintes interviendra aussi, très peu de temps


après le Congrès des peuples de l'Orient, à l'intérieur même du parti
communiste turc. Jusque-là, nous l'avons dit, malgré la reprise en main à
laquelle les authentiques communistes avaient procédé en mai-juin 1920,
l'organisation de Bakou avait été soumise à des influences diverses. Profitant
de la présence dans la capitale azerbaïdjanaise de nombreux militants, venus
aussi bien de Turquie que de tous les coins de l'ancien Empire russe, Mustafa
Suphi allait, quelques jours après la fin du congrès, réunir les assises de son
propre parti, dans le but, notamment, de le purger de tout ce qui sentait par
trop le fagot.

L’ordre du jour de cette réunion avait été fixé, en fait, dès le mois de
juillet1. Le comité central devait présenter un rapport général, un rapport sur le
programme du parti et une ''déclaration" au sujet de la question nationale et
coloniale. Les organisateurs avaient prévu en outre un débat sur le mouvement
révolutionnaire russe et un rapport sur les organisations ouvrières et les
coopératives. Enfin, les différentes sections locales avaient été chargées de
préparer un bref exposé sur la situation de leurs zones respectives.

*11 avait été annoncé dans le Yeni Dünya du 22 juillet 1920.


300 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Lors du congrès, cet ordre du jour fut intégralement maintenu, mais les
délégués abordèrent également un certain nombre d'autres problèmes1. Ijsl
question religieuse, en particulier, revint à plusieurs reprises sur le tapis. La
plupart des délégués attachaient une grande importance au maintien des
traditions islamiques. Certains d'entre eux s'opposèrent vigoureusement à la
politique de laïcisation de l'appareil administratif et judiciaire proposée par le
programme du parti. Bien qu'il eût adopté pour l'occasion un ton éminemment
conciliant, Mustafa Suphi eut du mal, semble-t-il, à les persuader de
l'innocuité des mesures envisagées. Fait significatif, à l'exception d'un alinéa
réclamant l'abolition du khalifat, tout ce qui pouvait choquer les esprits
religieux fut soigneusement gommé des divers textes qui furent soumis à la
ratification des délégués pendant le congrès.

Au cours des débats, une place importante fut également accordée à la


question nationale et coloniale qui venait d'être portée au premier plan de
l'actualité par le IIe Congrès du Komintern. Dans un long texte consacré à
l’historique de la question, le rapporteur, Hilmioğlu Hakkı, dénonça les
positions révisionnistes de la IIe Internationale et résuma sommairement les
thèses défendues par Lénine. Suphi, pour sa part, s'employa à faire adopter par
les délégués une résolution conforme aux décisions du Komintern : les masses
laborieuses des colonies et des nations opprimées devaient poursuivre la lutte
révolutionnaire, mais, dans l'intérêt même de la cause communiste, elles
avaient par ailleurs le devoir de soutenir les mouvements de libération
nationale, bien qu'ils fussent animés par les éléments bourgeois2. Dans le
contexte turc, cela signifiait en clair que les militants communistes devaient,
dans l'immédiat, mettre en veilleuse leurs activités subversives et soutenir le
mouvement kémaliste dont les objectifs coïncidaient momentanément avec
ceux de la République des Soviets.

Il semble que personne ne s'opposa à cette résolution. Mustafa Suphi et


ses compagnons étaient de toute évidence bien décidés à respecter et à faire
respecter la ligne définie par le Komintern. Du reste, ils ne pouvaient pas faire
autrement : pour pouvoir adhérer à la IIIe Internationale, ils étaient obligés de
souscrire aux 21 conditions d'admission énumérées par celle-ci lors de son IIe
Congrès. La principale tâche assignée aux délégués réunis à Bakou était
précisément de se prononcer sur ces 21 conditions et d'élaborer un programme
qui fût conforme aux règles de la nouvelle stratégie communiste.

^ o u s sommes assez bien renseignés sur le déroulement de cette réunion, grâce aux protocoles
qui en ont été publiés sous le titre Türkiye komünist fırkasının birinci kongresi (Le premier
Congrès du parti communiste de Turquie), Bakou, 1920.
2I b i d pp. 38-46 en ce qui concerne le discours de Hilmioğlu Hakkı. Le texte de la résolution
proposée par M. Suphi figure dans 28-29 Kânûn-i sani 1921, op. cit., pp. 37-38.
BAKOU, CARREFOUR RÉVO LUTIO NNAIRE 301

Lorsque, au terme de plusieurs jours de débats, le Congrès de Bakou


prit fin, Mustafa Suphi avait en somme tout lieu d’être satisfait. Le parti
disposait d’une base doctrinale relativement cohérente et qui ne risquait guère
d'être prise en défaut par les dirigeants de l'Internationale. En outre, les divers
groupes de militants, qui jusque-là étaient restés totalement autonomes,
avaient accepté de se plier au principe de la ’’centralisation démocratique", une
des 21 conditions d’admission à la IIIe Internationale. Enfin, et c'était là le
plus important, les éléments les plus douteux du parti, et en particulier Küçük
Tal'at, l'homme de la clique unioniste, s'étaient éclipsés. Ainsi, quelque huit
mois après sa création, l'organisation de Bakou avait fini par se résoudre pour
de bon à s'accommoder des normes du communisme international.

* *

Une des grandes questions qui se posaient à Mustafa Suphi et à ses


compagnons, au moment du Congrès de Bakou, était de savoir s'ils pouvaient
continuer à diriger l'action révolutionnaire en Turquie à partir du territoire
soviétique ou s'ils devaient envisager de se transporter en Anatolie. En fait, dès
son arrivée dans la capitale de l'Azerbaïdjan, en mai 1920, Suphi n'avait
considéré cette ville, située à la lisière des frontières turques, que comme une
étape sur le chemin de retour au pays. De ce retour, il dut être souvent
question pendant le congrès. À l'issue de celui-ci, en tout cas, la décision était
prise : l'organisation serait rapatriée en Turquie dès que les circonstances le
permettraient.

La guerre turco-arménienne qui éclata à la fin du mois de septembre


1920 empêcha pendant quelque temps la réalisation de ce plan. Mais aussitôt
que les hostilités prirent fin et que les routes transcaucasiennes furent à
nouveau praticables, Mustafa Suphi, accompagné d'une vingtaine de ses
camarades, quitta l'Azerbaïdjan.

Avec ce départ s'ouvre un nouveau chapitre de l'histoire du


communisme turc. Un chapitre dont il ne nous appartient pas de traiter ici1.
Qu'il nous suffise de dire que les choses commencèrent mal. Le 28 janvier
1921, Mustafa Suphi et tous ses compagnons furent tués au large de Trabzon,
alors qu'ils venaient de s'embarquer sur une chaloupe pour se rendre à İnebolu,
un des ports de la mer Noire les plus proches d'Ankara. Les circonstances
exactes de ce massacre demeurent aujourd'hui encore assez mystérieuses, mais

W oir à ce propos P. Dumont, "Bolchevisme et Orient.. ar t cit., pp. 394 sq.


302 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

on peut supposer que ceux qui servirent d'instrument agirent soit pour le
compte des kémalistes, soit, plus vraisemblablement, pour celui de quelque
organisation unioniste.

En tout état de cause, la disparition du groupe de Bakou n’empêcha pas


le communisme de s'enraciner en Turquie. Des groupes de militants s'étaient
constitués en divers points du pays dès 1918. Au moment où Mustafa Suphi
tentait de pénétrer en territoire anatolien, la Turquie disposait déjà, au moins,
de deux partis communistes : l'un était basé à Istanbul ; l'autre, qui possédait
plusieurs branches en Anatolie occidentale et sur le littoral pontique, avait
pour siège central Ankara. Ces deux organisations, malgré des accrochages
parfois très graves avec le pouvoir kémaliste, parvinrent à se maintenir
jusqu'en 1925, date à laquelle le communisme turc se vit contraint d'opter pour
la clandestinité.

Il nous reste à dire ce qu'il advint de Küçük Tal'at et des autres éléments
douteux exclus du parti à l'époque du congrès ou dans les semaines qui le
précédèrent. Car, pour eux non plus, l'histoire ne s'arrête pas en septembre
1920.

De Küçük Tal'at, nous possédons un rapport daté d'octobre 1920 qui


nous donne une assez bonne idée de sa position à cette époque1. Dans ce texte
adressé à Mustafa Kemal, l'ex-responsable de la commission des traductions du
parti communiste turc de Bakou critiquait sévèrement le régime des Soviets et
affirmait que celui-ci était totalement inadapté aux conditions de la Turquie.
Mais, dans le même temps, il mettait l'accent sur la nécessité de créer un parti
de gauche capable de reprendre à son compte certaines des idées mises en avant
par la révolution bolchevique, tout en restant fidèle à l'enseignement de
l'Islam. Ce n'est que si elle acceptait de s'orienter dans une telle direction,
laissait-il entendre, que l'Anatolie insurgée pourrait véritablement compter sur
l'appui du monde musulman.

En fait, à l'époque où ce rapport partait pour Ankara, l'équipe unioniste


de Bakou avait déjà jeté sur le papier le programme de ce futur parti de
gauche2. Ce texte ne cessait de se référer au modèle bolchevik, proposant un
système d'organisation politique assez nettement calqué sur celui des Soviets.
Cependant, ses auteurs s'étaient employés parallèlement à définir une ligne

1Rapport reproduit dans Kâzım Karabekir, İstiklâl Harbimizde Enver Paşa, op. c i t pp. 41-47.
2Ce programme est reproduit dans Mete Tunçay, ed.. Mesaî. 1920 Halk şuralar fırkası program
(Travail. 1920. Programme du parti des soviets populaires). Ankara, 1972.
BAKOU, CARREFOUR R ÉVO LUTIO NNAIRE 303

doctrinale qui fût spécifiquement turque et qui tînt compte du fait national
comme du fait religieux. C’est ainsi qu'ils assimilaient sans hésitation
l'enseignement de l'Islam au socialisme, qu'ils présentaient l'indépendance
nationale comme une étape indispensable dans la voie de l'internationalisme et
qu'ils spéculaient sur l'absence des classes sociales en Turquie, décrivant une
société idéale basée sur la collaboration entre les différents corps de métier.

Quelque temps après la publication de ce programme, Enver Pacha, qui


en était probablement le véritable inspirateur, organisera, avec l'accord et le
soutien des bolcheviks, un parti des soviets populaires qui reprendra presque
intégralement les propositions et les spéculations du groupe de Bakou1.
Pourquoi avoir créé cet étrange parti, dont la phraséologie ressemblait
tellement à celles des innombrables brochures dont les bolcheviks inondaient
le monde musulman ? Un des objectifs poursuivis par Enver et les siens était
de toute évidence de gagner la confiance des dirigeants soviétiques, d'apparaître
à leurs yeux politiquement fréquentables et de les amener ainsi — c'était
probablement ce qui leur importait le plus — à desserrer les cordons de la
bourse. Mais la création du parti des soviets populaires répondait également à
un autre objectif : pour les unionistes qui avaient été contraints à la fin de la
Première Guerre mondiale de saborder leur organisation, il s'agissait en effet de
mettre sur pied une nouvelle formation politique qui pût faire échec à
l'inexorable montée de Mustafa Kemal. Une bonne partie des opposants au
pouvoir kémaliste occupaient la droite de l'échiquier politique. Enver Pacha et
ses partisans avaient préféré tabler, eux, sur un mélange confus d'idées de
gauche, de panislamisme et de panturquisme, espérant sans doute qu’à bonnes
doses cette mixture saurait faire sauter le régime d'Ankara.

Mais la suite de l’histoire, on la connaît2. En septembre 1921, Mustafa


Kemal remportera une victoire décisive sur les Grecs et profitera des
circonstances pour se faire attribuer des pouvoirs dictatoriaux par la Grande
Assemblée Nationale de Turquie. La conjoncture est telle que les unionistes ne
peuvent plus songer, désormais, à implanter le parti des soviets populaires en
Turquie. Ils se trouvent dans une situation d'autant plus désastreuse que les
Soviets, craignant de compromettre leurs relations avec le gouvernement
kémaliste, n'ont pas tardé à se détourner d’eux, coupant soutien moral et
subsides. C’est la fin d'un mirage. Aucune des personnalités impliquées dans la
création du parti des soviets populaires n'acceptera cependant de quitter la scène

^En ce qui concerne l’histoire de ce parti, cf. P. Dumont, "La fascination du bolchevisme...",
art. cit.
Cf. notamment l'ouvrage de J. Castagné, Les Basmatchis. Le mouvement national des indigènes
d'Asie Centrale, Paris, 1925.
304 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

de l'histoire sur la pointe des pieds. Certains se rallieront à Mustafa Kemal,


espérant quelque récompense ; d'autres continueront à comploter dans l'ombre.
Enver, lui, ira rejoindre les Basmadjis turkestanais, en pleine révolte contre
l'ordre soviétique, et se fera tuer, le 4 août 1922, au cours d'une charge de
cavalerie menée contre un détachement de mitrailleurs de l'Armée rouge.

La question qui se pose, en définitive, est de savoir comment des


hommes aux convictions si dissemblables et qui, à partir de septembre 1920,
devaient s'engager dans des voies si divergentes, ont pu, ne serait-ce que
pendant quelques semaines, cohabiter au sein d'une même organisation. Que
pouvaient avoir en commun un Mustafa Suphi, un Baha Sait, un Küçük
Tal'at, un Fuad Sabit ? Le fait que les nationalistes turcs, de quelque tendance
qu'ils fussent, étaient encore, à cette époque, à la recherche d'une stratégie et
d'une doctrine révolutionnaires explique assurément en grande partie la
fascination qu'ils éprouvaient pour le bolchevisme et l'aisance avec laquelle ils
s’inspirèrent de ses thèmes et de sa phraséologie. Il ne fait aucun doute, par
ailleurs, que les diverses parties en présence jouèrent délibérément, pendant un
temps, la carte de l'ambiguïté parce que cela leur paraissait politiquement
opportun. Reste à se demander, enfin, si tous ceux qui firent partie de
l'organisation de Bakou ne se sentaient pas tout simplement liés, malgré la
diversité de leurs opinions, par une même volonté de sauver la patrie, à
quelque coût que ce soit.

Naturellement, il n'est pas indifférent que ce soit à Bakou qu'ait pris


naissance le parti dont il a été question dans cet article. Grand carrefour des
peuples d'Orient, la capitale de l'Azerbaïdjan était aussi, en cette année 1920,
par la force des choses, un carrefour majeur d'idées et de manières de voir. Par
ailleurs, de toutes les républiques musulmanes nées sur les cendres de l'Empire
russe, l'Azerbaïdjan était sans doute, de par sa position géographique et de par
les diverses convoitises qu'il suscitait, celle dont l'avenir était le plus
imprévisible, et ce bien que les bolcheviks y fussent particulièrement bien
implantés. Il n'est en somme pas étonnant que des patriotes turcs y aient créé
une organisation à idéologie variable, capable de s'adapter aisément à
l'évolution des événements.
SOCIALISME, COMMUNISME
ET MOUVEMENT OUVRIER À ISTANBUL
PENDANT L'OCCUPATION (1919 1922)

Le 13 novembre 1918, tirant prétexte de ce que la Turquie ne mettait


pas assez de diligence à exécuter les clauses de l'armistice de Moudros, les
Alliés envoyaient leurs escadres dans le Bosphore. Quelques jours après, le
général Franchet d'Esperey entrait triomphalement dans Istanbul, accueilli par
l’enthousiasme des chrétiens. Pendant quatre ans, jusqu’à l’armistice de
Mudanya (22 octobre 1922), Anglais, Français et Italiens administreront la
capitale ottomane conjointement avec le gouvernement du sultan. Durant cette
période, les Hauts-Commissaires, détenteurs du pouvoir civil, et les
commandants des forces d’occupation ne cesseront de se heurter à des difficultés
et craindront à tout moment de perdre le contrôle de la situation.

Dès la fin de l'année 1918, la résistance nationale s'organise. Des


partis, des clubs, des journaux se créent qui nécessitent de la part des Alliés
une vigilance constante. Vers le même moment, les "agents bolchevistes" font
leur apparition. Il semble qu’ils soient partout : dans les villages du Bosphore,
sur la Corne d’Or, au cœur même de la ville. Vintelligence service de l'armée
anglaise, le deuxième bureau français dressent de longues listes de suspects et
la police alliée procède de temps à autre à des arrestations massives. Les
autorités civiles et militaires vivent dans la hantise des mutineries, des
attentats, des désordres sociaux.

De fait, des troubles sporadiques éclatent : manifestations, coups de


main contre des dépôts d'armes, etc. Cette agitation est stimulée par la
dégradation de la conjoncture économique et sociale. Le gouvernement
ottoman, dépossédé d'une grande partie de ses revenus par le mouvement de
libération nationale, ne peut plus subvenir aux besoins de ses innombrables
fonctionnaires. Entourée d'une ceinture de camps où s'entassent des dizaines de
milliers d’émigrés russes, l’agglomération constantinopolitaine est surpeuplée.
Depuis peu, les relations avec l'Anatolie sont interrompues, les affaires
stagnent et le chômage sévit, aggravé par l’afflux constant de nouveaux
groupes de réfugiés de diverses origines.
306 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Il y a là, de toute évidence, un climat propice au développement des


courants subversifs. Au socialisme étique des années d’avant-guerre succède
soudain, en dépit du régime d'exception instauré par les Alliés, un socialisme
de masse, encore candide certes, mais non dénué d'efficacité.
Trois grandes organisations se font concurrence. Formation à
dominante ouvrière, le Parti socialiste de Turquie ne cesse de harceler les
grandes entreprises étrangères placées sous la protection des forces
d’occupation. Le Parti social-démocrate — une organisation que les historiens
soviétiques qualifieront de "bourgeoise" — se consacre surtout à des activités
de propagande. Le Parti socialiste des ouvriers et des agriculteurs, enfin, une
des futures composantes du Parti communiste turc, s’emploie avec ténacité à
jeter les bases d'un authentique mouvement marxiste. Parallèlement, nous
assistons à une véritable prolifération de groupuscules clandestins voués à la
diffusion du communisme. Ce ne sont pas seulement les "agents bolchevistes"
venus de l'extérieur qui sont en cause. La révolution russe, parce qu'elle a aboli
le tsarisme et dénoncé l'impérialisme des Puissances d'Occident, exerce une
indéniable fascination sur les peuples d’Orient : le premier noyau communiste
signalé à Istanbul, à l'automne 1918, regroupe des Juifs, des Grecs, des
Turcs... Singulière unanimité. Cette implantation communiste demeure
relativement modeste. Mais aux yeux des autorités alliées, le travail souterrain
des groupuscules semble plus redoutable encore que l'agitation entretenue par
les organisations œuvrant à ciel ouvert. C'est que la subversion communiste
s'infiltre également dans les casernes.

1. Une organisation à dominante ouvrière : le Parti socialiste de Turquie

Au lendemain de l'assassinat du grand-vizir Mahmut Şevket pacha, en


juin 1913, Hüseyin Hilmi et la plupart des dirigeants du Parti socialiste
ottoman avaient été envoyés en exil, en même temps que des centaines d'autres
suspects1. Cet exil anatolien devait durer plus de cinq ans. Hüseyin Hilmi et
ses camarades ne purent retourner à Istanbul qu'après la signature de l'armistice
de Moudros.

La modeste organisation socialiste d'avant-guerre avait été totalement


démantelée. Ainsi que l'écrira par la suite H. Hilmi dans un rapport adressée à
la IIe Internationale, les militants qui "avaient conservé en eux le feu sacré du
socialisme" étaient réduits à la misère : "pas un sou dans la caisse, pas une
chambre pour les réunions"2. Tout était à réconstruire.

1Cf. à ce propos M. Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar (Le mouvement de gauche en Turquie),
2e éd., Ankara, Bilgi yay., 1967, p. 45.
2Le texte intégral de ce rapport a été publié pa G. Haupt, "Le début du mouvement socialiste en
Turquie", Le mouvement social, n° 45, oct.-déc. 1963, pp. 136-137.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 307

Le parti fut ressuscité en février 1919, à l'occasion du Congrès de Berne


de la IIe Internationale. Les deux délégués turcs qui participèrent à ce Congrès,
Hasan Sadi et le Dr. Refik Nevzad, ne pouvaient de toute évidence représenter
qu'une organisation officiellement constituée. Fait significatif, la nouvelle
organisation fut baptisée "Parti socialiste de Turquie". En supprimant toute
référence à l'Empire ottoman, Hüseyin Hilmi mettait implicitement l'accent
sur l'orientation "nationale" qu'il entendait donner à son parti. Désormais, l'ère
du socialisme "ottoman", marquée par l'exaltation du fédéralisme, était
définitivement close.

Élaboré sans doute à la veille du Congrès de Berne, le programme du


parti ne fut publié en turc que le 10 mars 19191. Ce texte comprenait trois
grands chapitres consacrés respectivement aux questions politiques, aux
questions économiques et à la protection des classes non-capitalistes. Le
premier chapitre réclamait pour l'essentiel la mise en place d'une démocratie
laïque, basée sur le suffrage universel. Dans le second chapitre, il était stipulé
que les taxes perçues sur les articles de première nécessité et les impôts
prélevés sur les classes laborieuses seraient supprimés. L'article 11 prévoyait
par ailleurs la "socialisation" des chemins de fer, des mines, des banques et des
institutions économiques similaires, ainsi que de "tous les moyens de
production et de travail". Le dernier chapitre, enfin, énumérait toute une série
de mesures destinées à améliorer le sort des "classes pauvres" : repos
hebdomadaire, réduction du temps de travail à huit heures par jour, fixation des
salaires minima, droit de grève, etc.

La plupart de ces revendications, différemment formulées, figuraient


déjà dans le programme du Parti socialiste ottoman publié en septembre
19102. Mais alors qu'à l'époque les exigences de Hüseyin Hilmi n'avaient
réussi à mobiliser qu'une poignée de sympathisants, dans la conjoncture de
l'après-guerre la clientèle du Parti socialiste de Turquie ne cessera de grossir au
fil des mois. C'est qu'à présent la lutte sociale se doublait, de façon beaucoup
plus évidente qu'au lendemain de la révolution jeune-turque, d'une lutte
nationale. Théoriquement, Hüseyin Hilmi et ses camarades combattaient la
classe capitaliste toute entière. Mais aux yeux de la plupart des militants du
parti, il ne faisait aucun doute que seules étaient visées, en réalité, les grandes
entreprises étrangères.

*Dans le journal Söz (La parole). Ce document est reproduit par Tarık Z. Tunaya, Türkiye'de
Siyasi Partiler. 1859-1952 (Les partis politiques en Turquie. 1859-1952), Istanbul, 1952, pp.
465-467. L'organe du Parti socialiste en Turquie, L'İdrak (La compréhension) publiera dans son
premier numéro en date du 28 avril 1919 un texte légèrement différent. Cf. à ce propos Fethi
Tevetoglu, Türkiye'de Sosyalist ve Komünist Faâliyetler. 1910-1960 (Les activités socialistes et
communistes en Turquie. 1910-1960), Ankara, 1967, pp. 73 et sv.
2Cf. M. Tunçay, op. cit.f p. 30.
308 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Du reste, le nouveau journal de Hüseyin Hilmi, YIdrak (La


compréhension) désignera clairement l'adversaire : les compagnies de
navigation, la Régie des tabacs, les chemins de fer et, d'une manière générale,
toutes les sociétés anonymes à capitaux occidentaux1. Après le débarquement
des troupes grecques à Smyrne (15 mai 1919), la part de la xénophobie et du
nationalisme ne fera que croître dans les colonnes de l'organe socialiste2.

Nous ne disposons pas de données précises sur le recrutement du parti


dans les premiers mois de son existence. Mais il y a tout lieu de croire que les
adhésions furent d'emblée assez nombreuses. Vers le milieu de l'année 1919,
plusieurs associations ouvrières avaient déjà rallié l’organisation et celle-ci
avait même réussi à créer des comités socialistes en province, à İzmit,
Eskişehir, Ankara et Konya3. Dès le 20 juillet 1919, Hüseyin Hilmi fût en
mesure de réunir à Istanbul le premier congrès du Parti socialiste de Turquie.
Au cours de cette réunion, dont nous ne savons pas grand chose4, les délégués
ratifièrent le programme du parti et eurent à se prononcer sur les statuts de leur
organisation. Quelque peu mégalomane, Hüseyin Hilmi avait tout prévu : le
montant des cotisations, les "devoirs” des sections, l’aménagement des divers
comités du siège central, etc. Cette machinerie complexe avait pour clef de
voûte l'équipe dirigeante du parti — Hüseyin Hilmi, Mustafa Fazıl, Hasan
Namık et quelques autres5 — qui se réservait, pour une durée de cinq années, le
droit "d'assumer toutes les responsabilités” au sein de l'organisation. Quant à
Hüseyin Hilmi, il faisait désormais figure de véritable dictateur : l'article
premier du "statut organique" stipulait que le fondateur du Parti socialiste de
Turquie était son "président inamovible"6.

1C'est ainsi, par exemple, que Vİdrak du 1er juillet 1919 dénoncera vigoureusement un projet
visant à augmenter l'emprise du capital étranger sur la compagnie de navigation Seyri Sefain.
2 Les numéros de juillet 1919, les seuls que nous ayons pu consulter, abondent en élans
nationalistes. On ne peut manquer d'être frappé, en particulier, par l'outrance cocardière d'une
série d'articles intitulée "İzmir'i Unutmadık" (Nous n'avons pas oublié Smyrne).
3D'après un rapport adressé par H. Hilmi à la IIe Internationale, cf. G. Haupt, op. cit., p. 137.
Nous ne disposons que de fort peu de données sur ces comités socialistes d'Anatolie. Nous
savons cependant que le 26 juin 1919, le mutassarif d'Eskişehir avait fait arrêter une trentaine
d'agitateurs "bolcheviks". On peut supposer que ces individus étaient en réalité des militants du
Parti socialiste de Turquie {FO, 371/4142, rapport en date du 28.VI. 1919, ff. 231-232).
Quelques temps après, en septembre 1919, d'autres arrestations eurent lieu à Konya {Service
historique de l'armée de terre, dorénavant S H AT, 20 N 168, dossier 9, pièce 25, en date du
13.IX.1919).
4C'est grâce à une note figurant en tête d'une brochure intitulée Statut et programme modifiés du
Parti Socialiste de la Turquie, Constantinople, 1921, que nous connaissons la date de ce premier
congrès. Cf. par ailleurs Zeki Cemal "Memleketimizde Amele Hareketleri Tarihi" (Histoire des
mouvements ouvriers dans notre pays), Meslek, n°22,12.V.1925, pp. 14-15.
5Citons encore les noms de Şevket Mehmet Ali (Bilgisin) et de Hasan Sadi (Birkök), qui
venaient l'un et l'autre de rentrer de Suisse, où ils avaient fait leurs études et qui représentaient,
semble-t-il, en compagnie de leur camarade Mustafa Fazıl, l'aile "doctrinale" du Parti. Cf. à ce
propos M. S. Çapanoğlu, Türkiye'de Sosyalizm Hareketleri ve Sosyalist Hilmi (Les mouvements
socialistes en Turquie et Hilmi le socialiste), Istanbul, 1964, p. 61.
6Statut et programme modifiés.. op. cit., p. 2.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 309

Aussitôt après ce congrès, Yİdrak fut suspendu par les autorités turques
pour avoir publié une proclamation demandant la démission du gouvernement
de Damad Ferid pacha1. Bien que Hüseyin Hilmi se fût empressé de solliciter
la permission de faire reparaître son journal, il ne put obtenir gain de cause et
dut se résigner à se passer d'organe de presse2.

Mais cela n’empêcha pas son Parti de faire de nouvelles recrues et


d’accroître son emprise parmi les travailleurs. En septembre 1919, les services
de renseignements français signaleront avec quelque inquiétude la création d'une
succursale de l'organisation de Hüseyin Hilmi à Andrinople. Les militants de
cette ville s’étaient réunis dans une salle décorée de drapeaux turcs et avaient
écouté un discours sur le socialisme et ses buts. Ensuite un hodja avait récité
des prières "avec une éloquence remarquable". La cérémonie s’était terminée par
une distribution de douceurs et de cigarettes3.

Le tract publié par le comité d’Andrinople lors de sa fondation donne


une bonne idée des thèmes exploités par le Parti socialiste de Turquie à cette
époque:

"... Établir une véritable égalité parmi les hommes, procurer aux
pauvres le bonheur et la prospérité, telles sont les nobles visées qui
inspirent notre doctrine, laquelle est en même temps un guide moral et
politique.

La religion musulmane a proclamé ouvertement des principes


socialistes et les coutumes turques sont pour la plupart des applications
d'idées socialistes.

1Cette proclamation, publiée dans Vldrak du 22 juillet 1919, était signée non seulement par le
Parti socialiste de Turquie mais encore par une dizaine d'autres partis d'opposition. Il est
cependant curieux de constater que l'organe de Hüseyin Hilmi fut, parmi tous les journaux
d'Istanbul, le seul à prendre le risque de s'en prendre ouvertement au gouvernement. Dans le
même numéro de Vldrak,, occupant toute la première page, nous trouvons une violente diatribe
contre Damad Ferid pacha.
2Les tribulations de 1'İdrak font l'objet d'une longue lettre en date du 7 décembre 1921 adressée
par le Haut-commissaire britannique H. Rumbold au Commandant en chef des forces
d'occupation. À en croire ce document, FO, 371/6577, ff. 190 et sv., il semble que Hüseyin
Hilmi ait réussi à obtenir des autorités alliées la permission de publier à nouveau son journal.
Mais le gouvernement ottoman aurait fait échec à cette décision en traduisant le leader
socialiste devant la Cour martiale. Après avoir purgé une brève peine de prison (au début de
l'année 1920 ?), le leader socialiste tenta à plusieurs reprises d'ébranler la sévérité de ses
censeurs (en mai et en septembre 1920, en mars 1921), mais ni les autorités ottomanes, ni la
censure inter-alliée ne se laissèrent apitoyer. Il ressort néanmoins de la lettre de Rumbold que
Vİdrak, bien qu'interdit, reparut par intermittence jusque vers la Fin de l'année 1919 ; mais ces
numéros semi-clandestins n'ont apparemment laissé aucune trace dans les bibliothèques et les
dépôts d’archives de Turquie.
3SHAT', 20 N 200, SR de Constantinople en date du 13 septembre 1919. L'auteur de cette note
d'information cite un article paru dans le journal Ehali (Le peuple), publié à Andrinople. À en
croire cet article, le président du club socialiste d'Andrinople était un certain Mehmed Ragib
bey.
310 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

(...) Avant tout, il faut tâcher de supprimer l'accaparement et les


injustices concernant les bénéfices en les remplaçant par la justice et la
droiture et veiller à ce que les auteurs de tous les maux provenant de
l'oppression et de la contrainte ne restent pas impunis.

(...) Notre parti, prenant en considération les intérêts des ouvriers et des
pauvres, s'emploie à assurer les mesures les plus rapides et les plus
propres à résoudre les questions de ravitaillement et de logement qui ont
pris une forme des plus inquiétantes ; à faire augmenter les salaires des
ouvriers ; à préparer les moyens qui leur permettront de vivre avec plus
de confort, et dorénavant, il se dressera de toutes ses forces contre les
oppressions et les abus de toutes sortes.1"

Ce texte frappe surtout par le caractère éminemment concret des


objectifs proposés : amélioration du ravitaillement et des conditions de
logement, augmentation des salaires, suppression de l'accaparement, etc. On y
retrouve par ailleurs une des idées fondamentales du socialisme turc de l'après-
guerre : la convergence de l'enseignement de l’Islam et des principes
socialistes. Qu'un hodja eût participé à l'inauguration de la section
d'Andrinople n'avait rien d'étonnant. À cette époque, les hommes de religion
musulmans qui pensaient pouvoir faire découler de l'Islam les fondements
essentiels du socialisme étaient, semble-t-il, assez nombreux. Bientôt, on
verra l'Armée verte anatolienne, sous l'influence de quelques dévots, fonder
toute sa doctrine sur l'analogie entre le bolchevisme et les préceptes du
Coran2.

Au moment de la création du comité d'Andrinople, les activités du Parti


socialiste de Turquie commençaient déjà à alarmer sérieusement les autorités
alliées. En septembre 1919, l'officier chargé du service de renseignements de la
marine écrivait que l'intention du Parti était "de préparer dès à présent les
esprits à un mouvement bolchevique"3. Cependant, en dépit des nombreuses
adhésions qu'elle avait enregistrées depuis sa fondation, l'organisation de
Hüseyin Hilmi était encore loin de constituer un parti de masse. Lors des
élections législatives de décembre 1919, ses candidats — le Dr. Refik Nevzad
et Sadrettin Celâl, un des éléments les plus radicaux du Parti — subiront un
cuisant échec. Parmi les candidats "ouvriers", seul un certain Numan Usta fut
élu. Ce dernier était présenté par le "Parti ottoman du travail" (Osmanli Mesai
Fırkası), une organisation créée par les Unionistes peu de temps avant les

*SHAT; 20 N 166, SR marine, dossier 3, pièce 43, rapport du 15.IX.1919.


2Cf. dans ce même volume, notre article intitulé "La révolution impossible. Les courants
d'opposition en Anatolie 1920-1921".
3SHAT, 20 N 166, loc. cit.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 311

élections et dont l'objectif était, semble-t-il, de regrouper les voix ouvrières


autour d'un "socialisme patriotique"1.

Ce n’est qu’au printemps de l’année 1920 que le Parti socialiste de


Turquie pourra réellement se flatter d’être la plus importante des formations
ouvrières du pays. Il suffira de quelques grèves réussies — la grève des
tanneries de Kazlıçeşme, celle des chantiers navals de la Corne d'Or — pour
que des milliers de travailleurs se mettent à affluer sous la bannière de Hüseyin
Hilmi. Lors de la grève des tanneries, le Président du Parti socialiste avait
réussi, disait-on, à se procurer 800 livres-or avec lesquelles les 90 grévistes
avaient fait bombance pendant dix jours dans une des prairies de la banlieue.
Cette rumeur avait, sans nul doute, largement contribué à consolider la
popularité dont Hüseyin Hilmi jouissait auprès des syndicats ouvriers2.

À partir de mai 1920, Hilmi, considéré désormais par les Français


comme un redoutable agitateur, s’en prendra essentiellement à la Société des
Tramways de Constantinople, une compagnie franco-belge qui détenait le
monopole des transports urbains. Sous son influence, le 10 mai, les
wattmans, musulmans pour la plupart, déclaraient la grève, réclamant la
journée de huit heures, le doublement des salaires et la participation des
ouvriers aux conseils de discipline de la société. Ces revendications paraîtront

1Le service de renseignements de la marine a rassemblé de nombreux extraits de presse


consacrés à l'élection de Numan Usta, Cf. SHAT, 20 N 167, dossier 2, pièce 84, en date du
23.XII.1919. Voici notamment ce qu'écrivait à propos de cette affaire le journal Yeni Gün (Le
jour nouveau), porte-parole de l'organisation nationale des Unionistes : ”... L'élection de
Nouman effendi constitue pour notre pays un remarquable événement. Il se produisait bien
certains mouvements autour des idées du socialisme, mais les promoteurs de ces idées
représentaient les courants les plus divers. Parmi eux il y en avait qui ne comprenaient pas la
véritable signification du socialisme et d'autres qui n'avaient aucun rapport avec cette doctrine
(...) Nouman effendi possède des convictions très solides et très arrêtées sur la classe ouvrière
de Turquie et sur les théories socialistes. Il considère l'internationalisme comme étant
actuellement incompatible avec la manifestation du socialisme dans notre pays. À ce point de
vue, Nouman effendi est un socialiste-nationaliste ou, autrement dit, un socialiste turc. Il
envisage son élection comme un grand pas vers la réalisation de ses tendances visant à la
formation d'une véritable Assemblée Nationale représentant toutes les classes de la nation...”
Le "Parti ottoman du travail” (Osmanh Mesai Fırkası), fondé en décembre 1919, semble avoir
recruté la plupart de ses militants dans les entreprises d'État (usines d'armement, arsenaux,
fabriques textiles, etc.). Il est curieux de constater que l'élection de Numan Usta, fort mal
accueillie par le parti de Hüseyin Hilmi, fut au contraire considérée par l'organisation la plus
radicale de cette période, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, comme un
"remarquable événement" (SHAT; 20 W 167, SR marine, 27.XIl.1919, dossier 2, pièce 97). Il
s'agissait là, sans doute, d'une tentative de "récupération" motivée par le fait que la clientèle de
Numan Usta était, en gros, la même que celle du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs.
Nous n'avons pas de données précises sur l'évolution de VOsmanh Mesai Fırkası dans les mois
qui suivirent sa création, mais nous savons que ses activités, qui visaient à consolider le
noyautage unioniste dans les industries d'État, constituèrent pour les Alliés un grand sujet de
préoccupation. Le 16 mars 1920, Numan Usta fut arrêté par les Anglais, en pleine Chambre, en
même temps qu'un certain nombre d'autres députés, et expédié à Malte. On peut supposer qu'à
la suite de cet événement, le Parti ottoman du travail, décapité, cessa d'exister.
2Zeki Cemal, op. cit.. Meslek, n° 2 4 ,26.V. 1925, pp. 9-10.
312 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

si exorbitantes que le lieutenant Rollin, chef du S. R. Marine, intitulera son


rapport "Le premier son de cloche bolchevik à Constantinople"1. Les
dirigeants de la Société des Tramways commenceront par refuser de discuter et
se contenteront d'offrir à Hüseyin Hilmi de l'argent. Mais, singulièrement,
cette proposition de "bakchich" demeurera sans effet : les grévistes tiendront
bon, leurs épouses se coucheront sur les rails "avec un fanatisme tout oriental"
pour empêcher les jaunes de reprendre le service, et la Compagnie sera en
définitive obligée de faire des concessions. Grâce à la médiation du grand-vizir
en personne, les salaires seront augmentés et la journée de travail réduite à
neuf heures2.

Ce qui, dans cette affaire, devait surtout retenir l'attention des autorités
françaises, c'est que le commandant de la police interalliée, le Colonel
Maxwell, avait refusé d'intervenir pour "protéger la liberté de travail" des non-
grévistes. Le deuxième bureau ne tarda pas à en déduire que les autorités
anglaises étaient de connivence avec Hilmi. Ce dernier avait-il réellement reçu
des subsides du Gouvernement de Sa Majesté pour fomenter des troubles
contre les intérêts français en Turquie ? Cette accusation revient constamment
dans les rapports des agents de renseignements français. La chose n'a rien
d'invraisemblable car, on le sait, les puissances occupantes étaient loin de
s'entendre et n’hésitaient pas, le cas échéant, à se livrer à des machinations
hostiles les unes contre les autres3. Mais on peut également avancer une autre
hypothèse. II y a tout lieu de penser, en effet, que les relations que le leader
socialiste entretenait avec un certain nombre d'officiers britanniques étaient
tout simplement basées sur une communauté de convictions politiques. Nous
disposons à cet égard d'un document significatif, qui mérite d'être largement
cité. Il s'agit d'une lettre adressée par Hilmi, vers la fin du mois de mars 1921,
au capitaine Benett, chef du service de renseignements anglais de Péra (un des
quartiers d'Istanbul) :

"... Tu ne peux pas t'imaginer comment j'ai été blessé au cœur avec
ton départ soudain ; mes regrets augmentent de ce que n'ayant pas été
avisé je n'ai pas eu l'honneur de t'embrasser fraternellement le jour de

^SHAT, 20 N 168, dossier 4, pièce 44 en date du 19 mai 1920. Cf. également 20 N 140
(Bulletins de renseignements des armées alliées en Orient), note d'information du 22 mai 1920.
2SH ATt 20 W 168, loc. cit. Notons au passage que le lieutenant Rollin avait une assez haute
opinion du leader du Parti socialiste : "Hilmi bey n'est pas pas un individu qui marche par
ambition ou par appât du gain. Sondé par la compagnie, il s'est montré rebelle à toute
transaction. Il paraît vraiment convaincu et rentre dans la classe de théoriciens dangereux."
3Cf. en particulier les documents du SHAT déjà cités. Cf. également 20 N 69 dossier 4, pièce
18, note d'information du 5 septembre 1920. Les autorités britanniques ne manqueront pas de
démentir ces bruits. Nous disposons à cet égard de plusieurs lettres adressées en septembre
1921 par le général Harington au Haut-Commissaire H. Rumbold (FO, 371/6577, ff. 138 et sv.)
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 313

ton départ (...). La main protectrice et humanitaire qui guidait


consciencieusement et habilement la classe ouvrière parmi les différents
courants existant dans notre pays, oui cette main qui était la tienne n'y
est plus et la susdite classe est presque orpheline.
(...) Je sais bien que tu dois être curieux de savoir où en est l'œuvre que
tu as produite. J'ai pris tous les ouvriers des bateaux du Bosphore de
Chirket-i Hairié, ceux des bateaux de la Corne d'Or ainsi que les
ouvriers de la Société du Gaz de l'air de Kadi-keuy avec tous ceux de
l'usine de Silahtar de la Société d'Electricité ottomane.

Tu ne sais pas comment nous sommes torturés par les Sociétés des
Tramways et d'Electricité qui ne veulent pas appliquer promptement et
intégralement nos derniers accords malgré leur engagement officiel et
par écrit.

Je me verrai obligé, après une courte attente, de déclencher une grève


générale pour faire plier les Sociétés (...). Je te prie de me donner de tes
nouvelles et si c'est possible de m'envoyer la musique de notre
"Internationale" parce que je suis en train de préparer une manifestation
pour le premier mai prochain..."1

Peu importent les surprenantes figures de style prodiguées par le leader


du Parti socialiste. Il ressort clairement de cette lettre, retrouvée dans les
archives de la IIe Internationale, que Hilmi considérait le capitaine Benett
comme son mentor en matière de socialisme. L'officier anglais avait selon
toute vraisemblance été chargé par le Labour Party d'assurer la liaison entre le
Parti socialiste de Turquie et le bureau central de la IIe Internationale installé à
Londres. Nous savons que le Labour Party, qui représentait à cette époque une
force politique considérable, intervint à plusieurs reprises en faveur du
mouvement socialiste turc2. Ce sont peut-être ces interventions qui incitèrent
les autorités anglaises de Constantinople à faire preuve d'une certaine passivité
vis-à-vis des agissements de Hüseyin Hilmi.

Au lendemain de la grève des wattmans de mai 1920, le Parti socialiste


de Turquie regroupait — si l'on en croit du moins le bilan triomphal dressé
par Hilmi à l'intention de la IIe Internationale — près de 5 000 adhérents.

^Ce document — non daté — nous a été communiqué par Georges Haupt. Une autre lettre,
datée du 30 mars 1921, semble avoir été envoyée vers le même moment, mais H. Hilmi y
adopte un ton nettement plus officiel : "Monsieur Benett, capitaine de l'armée anglaise. Le Parti
socialiste de Turquie qui avait trouvé en vous son plus grand protecteur et ressuscitateur (sic !)
considère comme un devoir noble et consciencieux de vous exprimer sa reconnaissance
sincère et de vous présenter ses remerciements chaleureux en souhaitant votre prompt retour."
2À partir de l'automne 1921, le Foreign Office sera harcelé de "questions parlementaires". C'est
ainsi, par exemple, que le Colonel Wedgewood accusera la police inter-alliée de favoriser le
capital au détriment des masses laborieuses (FO, 371/6577, question parlementaire du 31
octobre 1921). À chaque fois, les autorités britanniques de Constantinople s'efforceront de se
disculper en mettant l'accent sur leur totale impartialité.
314 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

Plusieurs grandes entreprises de Constantinople se trouvaient sous sa coupe :


la Société des Tramways, la Compagnie d'Electricité, le Société du Chemin de
fer ottoman d'Anatolie, ainsi que les deux principales compagnies de
navigation de la ville, le Şirket-i Hayriye et le Seyr-ü Sefain. À la tête de cet
empire, Hüseyin Hilmi, qui s’était considérablement enrichi grâce aux
contributions ouvrières, menait une vie fastueuse. Il disposait de trois
demeures et il avait même fait l’acquisition d'une automobile ornée d'un fanion
rouge1. Les sociétés étrangères que son organisation contrôlait, sans cesse
menacées de grève, étaient obligées de verser d'importantes "cotisations" aux
syndicats. Vers la fin de l'année 1920, Hilmi passait aux yeux des autorités
françaises pour être un des hommes les plus dangereux d'Istanbul. Une note
d'information du 19 novembre 1920 n'hésitait pas à prévoir un cataclysme
imminent :
"Hilmi décrétera la grève générale et organisera un meeting de tous les
travailleurs de Constantinople. Il espère déclencher par la suite un
mouvement révolutionnaire. Hilmi est un homme dangereux,
intelligent et rusé. Il est en relation avec les principales fédérations
ouvrières d'Europe. (...) Il a certainement des attaches avec le Parti
communiste."2
Cette accusation de communisme, lancée contre Hüseyin Hilmi dès
1919, reviendra constamment sous la plume des informateurs du deuxième
bureau. Certains d'entre ces derniers le taxeront également de panturquisme3.
Mais il ne s’agissait là que de conjectures. En réalité, Hilmi avait opté sans
ambiguïté pour la IIe Internationale et il y avait fort peu d’éléments
"extrémistes" dans son entourage. Des hommes comme Ziynettulah
Naşirvanov et Sadrettin Celâl, qui devaient par la suite participer à la fondation
du Parti communiste turc, n’avaient pas tardé à se détacher du Parti socialiste.
Au reste, les militants rassemblés autour de Hilmi, animateurs d'associations
ouvrières pour la plupart, n'accordaient que fort peu d'attention aux questions
doctrinales. L'action syndicale leur tenait lieu d’idéologie. L'essentiel, pour
eux, était de mettre les entreprises étrangères dans l'embarras et, chemin
faisant, d'obtenir des augmentations de salaire ainsi que de meilleures
conditions de travail. Il y a tout lieu de croire que Hilmi lui-même n'avait
qu'une idée assez sommaire de ce qu'était le socialisme. Il ignorait en tout cas
les "statuts, réglements ou prescriptions en vigueur" de l'Internationale. En
mars 1921, il demandera instamment au capitaine Benett de lui envoyer ces
documents4.

1AMAE, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 94, ff. 155 et sv., note d'information en date
du 13.X3.1920. Cf. également M. S. Çapanoğlu, op. cit., pp. 70 et sv.
2AMAE, Série E, Levant, 1918-1929, Turquie, vol. 94, loc. cit.
3AMAE, Série E, Levant 1918-1929, vol. 94, ff. 231-232, note d'information du 5.XI.1920.
4Dans un autre passage de la lettre citée supra.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 315

Le 31 octobre 1920, Hüseyin Hilmi avait réuni à Istanbul le deuxième


congrès du Parti socialiste de Turquie1. Après ce congrès, son organisation se
tournera de façon encore plus résolue vers l’activisme. Au cours des premiers
mois de l’année 1921, les troubles ne cesseront de se multiplier : menaces de
grève générale en janvier, agitation chez les ouvriers de la Compagnie
d'EIectricité en février, pétition des travailleurs du Şirketti Hayriye en mars2.
À la fin de ce même mois, les ouvriers de la Compagnie du Gaz, une des
nouvelles "acquisitions" de Hilmi, présenteront une longue liste de
revendications : journée de huit heures, augmentation des salaires de 50 %, un
kilogramme de pain par jour, distribution régulière de vêtements, du charbon
pour l’hiver comme autrefois, etc. Le 16 avril, les syndicats contrôlés par le
Parti socialiste menaceront d'entamer une grève collective si leurs
revendications n’étaient pas satisfaites dans les huit jours3. Toute cette
agitation sera couronnée, le premier mai 1921, par une manifestation comme
Istanbul n'en avait jamais vu. Dès huit heures du matin, la circulation des
bateaux à vapeur et des tramways s'arrêtera complètement, au grand désarroi
des petits fonctionnaires de la rive asiatique du Bosphore empêchés de se rendre
à leur travail. Devant le siège du Parti socialiste, un orchestre jouera
ITntemationale pendant plusieurs heures d'affilée. Des milliers d’ouvriers,
cravatés de rouge, manifesteront dans les rues de la ville, "sans causer le
moindre dégât, car on leur avait interdit de boire"4. On verra même défiler les
corps d'esnaf, organisations corporatives traditionnelles qui n'avaient pourtant
pas grand chose à voir avec le mouvement syndical et dont certaines
s'entendaient du reste fort mal avec Hilmi5.

1D’après les Statut et programme modifiés..., op. cit., p. 2.


2La presse d'Istanbul ne manquait pas de consacrer de nombreux commentaires à toute cette
agitation. Cf. à ce propos Oya Sencer, Türkiye'de İşçi Sınıfı (La classe ouvrière en Turquie),
Istanbul, 1969, pp. 252-253.
30 . Sencer, loc. cit.
4D’après le journal İkdam du 2.V. 1921, cité par O. Sencer, loc. cit. Cf. également le Bulletin
périodique de la presse turque, n° 1 4 ,10.VI. 1921, p. 11.
5La plupart de ces "corporations" avaient été noyautées par des éléments appartenant au
mouvement unioniste. Les Unionistes avaient pris conscience de l'importance du rôle que les
esnaf étaient susceptibles de jouer, aussi bien dans le domaine politique et social que dans le
domaine économique, dès le lendemain de la révolution jeune-turque. Au moment de l'armistice
de Moudros, ils se trouvaient à la tête d'un vaste empire qui comprenait notamment, à Istanbul,
la puissante corporation des portefaix (plus de 7 000 hommes), celle des canotiers (2 000
hommes), celle des mahonniers (un millier d'hommes) et plusieurs autres corporations toutes
aussi turbulentes que les précédentes (voituriers, charretiers, boulangers, etc.). En mai 1919,
Hüseyin Hilmi avait lancé dans Vİdrak de violentes attaques contre le chef des canotiers. Ali
Osman agha, l'accusant d'exploiter les membres de sa corporation. Par la suite, cependant, il
semble que le leader du Parti socialiste ait cherché à se rapprocher des esnaf. D'après M. S.,
Çapanoğlu, op. cit., p. 64, le kahya des portefaix, Salih agha, aurait été un de ses principaux
supporters.
316 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Cette manifestation mémorable allait constituer le point culminant de


l'histoire du Parti socialiste. À partir de cette date, l'organisation de Hüseyin
Hilmi commença à subir ses premiers revers et, insensiblement, à péricliter.

Aussitôt après la fête du Premier Mai, la lutte contre les entreprises


étrangères d'Istanbul avait repris. Les ouvriers accusaient les compagnies de ne
pas respecter les divers accords qui avaient été signés lors des précédents
conflits et laissaient entendre qu'ils étaient prêts, une fois de plus, à se mettre
en grève. Mais la puissante Société des "Tramways et Electricité de
Constantinople", qui détenait le capital des différentes affaires menacées par
Hilmi (tramways, funiculaire, électricité et gaz), était à présent décidée à ne
pas faiblir. Il fallait profiter de la conjoncture. Les Anglais, soupçonnés d'être
favorables à Hilmi, ne régissaient plus tout seuls la police interalliée : ils
avaient été contraints d'abandonner une partie de leurs prérogatives aux
Français et aux Italiens. Par ailleurs, le général Harington, qui avait à maintes
reprises fait preuve d'irrésolution vis-à-vis du Parti socialiste, allait bientôt
quitter le haut commandement des forces d'occupation et céder son poste au
général italien Mombelli dont c'était le tour d'assurer l'administration militaire
de Constantinople. Il y avait tout lieu d'espérer que les intérêts français
seraient désormais mieux défendus.

Ponctuées de brefs débrayages, les négociations entre l'organisation de


Hüseyin Hilmi et les compagnies se poursuivirent pendant tout l'été 1921. Le
Parti socialiste avait dressé une liste de 47 revendications et exigeait
notamment la démission de quatre directeurs de la Société des Tramways. Cette
dernière avait répliqué par le congédiement d'une vingtaine de syndicalistes. En
août, le conflit sera sur le point de dégénérer en grève générale. Mais Hüseyin
Hilmi, abandonné par une partie de ses militants qui avaient rejoint une
"Association pour la protection des travailleurs" (İşçileri Siyaset Cemiyeti)
créée par les compagnies en vue de contrebalancer l'influence du Parti
socialiste, dut renoncer à ce projet. Sans cesse sollicitées d'intervenir en faveur
des ouvriers, les autorités alliées se montraient de moins en moins
compréhensives. Le général Harington et le Haut- Commissaire britannique
Horace Rumbold, en particulier, qui avaient fait l'objet de plaintes de la part
des compagnies, ne voulaient plus entendre parler de Hilmi1. Quant au général

1Les plaintes adressées par la Société des Tramways et Electricité de Constantinople" au


Foreign Office constituent un dossier passablement volumineux (FO, 371/6577, ff. 121 à 195)
qui nous éclaire sur les divers épisodes de l'histoire du Parti socialiste de Turquie dans la
seconde moitié de l'année 1921. Nous disposons également, à ce propos, d'un important dossier
conservé à Vincennes, SHAT, 20 N 1106 (rapports de la Prévôté du Contrôle Interallié,
comptes rendus des réunions hebdomadaires des Hauts Commissaires, notes d'information, etc.)
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 317

Mombelli, il s'efforçait d'être "impartial", mais il n'en était pas moins excédé
par les continuelles exigences de Hüseyin Hilmi1.

À la fin du mois de septembre, le leader du Parti socialiste se résolut à


frapper un grand coup. Mais les rebuffades essuyées par les ouvriers depuis le
début de l'été avaient considérablement affaibli son organisation. La plupart
des syndicats ne versaient plus leurs cotisations et seuls les ouvriers de la
Société des Tramways, conduits par Şakir Rasim (un Turc originaire de Crête,
"homme fanatique et dangereux" à en croire les services de renseignements),
continuaient à accorder véritablement leur confiance au Parti. À vrai dire,
même ces derniers, menacés de licenciement, hésitaient à suivre les consignes
de leurs chefs. Commencée le 29 septembre, la grève des wattmans dut être
interrompue au bout de deux jours. La grève des employés de la Compagnie
Seyr-ü Sefain qui suivit se solda par un simple débrayage de quelques heures*2.

Ce fiasco fut suivi d’une période d'accalmie. Mais le 26 janvier 1922,


une nouvelle grève des tramways éclatait. Les employés de la Société
réclamaient la journée de huit heures, une indemnité de 150 000 livres pour
non exécution des précédents accords, l'octroi d'une gratification annuelle et le
réengagement des employés licenciés lors des précédents conflits. Cette fois,
Hüseyin Hilmi était décidé à ne pas fléchir et à lutter jusqu'à l'épuisement.
Préparé par une active campagne de propagande, cet ultime combat dura près de
deux semaines. Pendant tout ce temps, le président du Parti socialiste et ses
acolytes ne cessèrent de parcourir les clubs ouvriers, exhortant les travailleurs
à tenir bon, multipliant les propos anti-capitalistes et xénophobes. Mais la
Société des Tramways, forte de l'appui des autorités alliées, demeura
intraitable. Dès le deuxième jour du conflit, elle annonçait son intention de
renvoyer les grévistes et d'engager de nouveaux employés. Aussitôt, de
longues queues de chômeurs se formaient devant ses bureaux d'embauche. La
pression du chômage était telle que les grévistes allaient de toute évidence à
l'échec. Dans les jours qui suivirent, les principaux meneurs furent arrêtés,
accusés de sabotage. Le 6 février, la Compagnie faisait savoir à son personnel

^C'est ainsi, par exemple, qu'il fit savoir aux Hauts-Commissaires Alliés, le 3.X.1921, qu'il avait
mis Hilmi en demeure "d'obéir à la loi" et de renoncer aux diverses grèves que son parti
projetait d'organiser (SHAT; 20 N 1106).
2D'après les dossiers du FO et du SHAT cités supra, note 33. Cf. également O. Sencer, op, cit.,
p. 255. La grève des wattmans du 29 septembre fut provoquée, semble-t-il, par l'embauche
d'une vingtaine d'élèves-wattmen et le refus de la Société de réengager les anciens wattmen qui
avaient dû quitter leur service à la suite d'obligations diverses. Nous ne connaissons pas les
motifs du débrayage des employés de la Compagnie Seyr-ü Sefain. Ce fut peut-être une grève
de solidarité.
318 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

que tous ceux qui ne reprendraient pas leur service le lendemain à midi seraient
licenciés. À l'expiration de cet ultimatum, la grève était terminée1.

Cet échec devait marquer la fin de la carrière politique de Hüseyin


Hilmi. Dès le dénouement de la grève, il avait été arrêté par la police française
pour "incitation au sabotage dans le secteur français de Stamboul" et mis en
prison2. Il était à présent totalement déconsidéré auprès de ses militants. Ses
anciens lieutenants, dont certains n'avaient jamais beaucoup apprécié son
comportement dictatorial, ne tardèrent pas à tirer profit de son absence. Le 14
mars, ils élirent un nouveau "comité d'administration" et Şakir Rasim, un des
principaux instigateurs des troubles du début de l’année, s'empara de la
présidence du Parti3.

Il semble que cette nouvelle équipe ait réussi à enrayer, pendant quelque
temps, la désagrégation de l'organisation. À en croire un rapport adressé par
Şakir Rasim au Général Charpy, commandant des troupes d'occupation
française, vers le milieu du mois de mai 19224, le Parti socialiste regroupait
encore à cette époque plusieurs corps de métiers : ouvriers des tramways, du
funiculaire et de l'électricité ; mahonniers ; employés des bateaux de la Come
d'Or ; typographes ; ouvriers de la fabrique de chaussures de Beykoz ; ouvriers
du Feshane (manufacture d'État spécialisée dans la fabrication des fez). Cette
clientèle, évaluée à plus de 3 000 adhérents — chiffre discutable assurément —
avait participé à la manifestation du Premier Mai (organisée cette fois à
l’extérieur de la ville) en réclamant du pain et les "trois huit" : huit heures de
travail, huit heures de repos et huit heures de sommeil.

Mais le Parti socialiste ne régnait plus sans partage sur le prolétariat


constantinopolitain. De nombreux transfuges avaient rejoint les
autres organisations ouvrières de la ville : le Parti socialiste des ouvriers et des

1Cette longue grève a fait couler beaucoup d'encre. L'épais dossier conservé à Vincennes
(SHAT, 20 N 1106) permet de suivre le déroulement du conflit au jour le jour, et presque heure
par heure. La presse d'Istanbul nous fournit, elle aussi, de nombreuses données. Le Bosphore
notamment, un organe francophile, consacra de nombreux articles au conflit. Voici, par
exemple, puisée dans le numéro du 4.II.1922, une information intéressante : "Des milliers de
personnes sans travail s'étaient rassemblées hier dans les rues avoisinant le local de la Société
des Tramways à Galata. Celle-ci a enregistré deux à trois mille employés...'' Même son de
cloche dans te numéro du lendemain : "Le nombre des grévistes qui demandent à reprendre le
travail augmente journellement. D'autre part une foule considérable, parmi lesquels des
fonctionnaires, des militaires, des étudiants, etc., entoure les bureaux de la Société. Tout le
monde demande à être engagé. La Société a dû installer un second bureau d'inscription à
Bechiktache."
2D'après une lettre du Colonel Gribbon à l'Attaché militaire auprès du Haut-Commissariat
britannique en date du 6.IV.I922, FO, 371/7921, ff. 18-19.
^Le Bosphore, 15.III.1922, p. 3, col. 3.
4SHAT, 20 N 1105, lettre datée du 16.V.1922.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 319

agriculteurs, l'Association ouvrière de Turquie et l'organisation grecque Pan


Ergatikon (Union Internationale des Travailleurs). Lors de la manifestation du
Premier Mai, ces divers groupements avaient mobilisé un millier de militants
et avaient réussi à faire adopter par les assistants une résolution d'inspiration
"communiste" qui n'avait pas manqué de scandaliser Şakir Rasim :

"Étant donné que le maximum de bonheur de la classe des salariés, qui


constitue au sein de chaque nation l'écrasante majorité, n'est possible
que dans une société sans classes où tous les moyens de production et
de richesse sont reconnus comme propriété de la collectivité, nous
protestons énergiquement et avec une conviction plus forte que jamais
contre les institutions actuelles basées sur la propriété privée, mère de
toutes les misères et de toutes les souffrances de l'Humanité."1

Cette déclaration de portée générale, proposée selon toute vraisemblance


par le Parti socialiste des ouvriers et des agriculteurs, tranchait nettement sur
les revendications terre-à-terre votées à l'instigation du Parti socialiste :
majoration des salaires dans les mêmes proportions que le renchérissement du
coût de la vie ; réduction de la journée de travail ; expulsion des émigrés russes
"qui constituent des éléments de désordre, augmentent les difficultés de
l'existence et provoquent le chômage" ; mise en place d'une politique de grands
travaux (reconstruction des quartiers incendiés, développement de
l'infrastructure industrielle, entretien de la voirie, etc.) afin de résorber le
nombre des indigents ; révision de l'ancienne "loi sur les Associations" de
manière à faciliter la création de syndicats ouvriers ; etc.2.

De toute évidence, le putsch de Şakir Rasim n'avait entraîné aucun


changement dans la stratégie du Parti. Indifférent aux questions idéologiques,
le successeur de Hüseyin Hilmi continuait de consacrer l'essentiel de ses efforts
à l'animation de la vie syndicale. De là, vraisemblablement, la relative
stabilité de ses effectifs, en dépit des nombreuses erreurs accumulées depuis le
milieu de l'année 1921. Mais de là aussi les désertions qui ne cessaient de se
multiplier autour de lui. Les militants les plus "conscients" commençaient à
comprendre que l'action ouvrière ne passait pas seulement par la lutte syndicale
et qu'elle devait reposer également sur l'élaboration d'une infrastructure
politique propre au prolétariat.

Privé de ses forces vives, le Parti socialiste de Turquie s’acheminait


inéluctablement vers sa fin. La crise éclata à l'improviste, vers le début du

^SHAT, 20 N 1105, lo c.d t.


2SHAT, 20 N 1105, loc. cit.
320 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

mois de juin 1922. Elle fut provoquée par Hüseyin Hilmi qui, libéré par les
autorités françaises, entendait reprendre la direction du Parti. Comme Şakir
Rasim, appuyé par une grande partie des militants, refusait de se démettre,
l'ancien président avait fini par porter l'affaire devant le ministère de l'Intérieur,
alléguant que les élections faites lors de sa détention avaient été illégales. Le
12 juin, fort du soutien de la direction générale de la police, il put reprendre
possession de son poste de leader. Mais le conseil d'administration élu en mars
était décidé à ne pas céder. Le jour même de la réintégration de son
prédécesseur, Şakir Rasim annonça la création d'une nouvelle organisation, le
"Parti socialiste indépendant" {Müstakil Sosyalist Fırkası)1. Cette scission
entraîna aussitôt la désintégration du Parti. Les travailleurs de la Société des
Tramways adhérèrent en masse à l'organisation de Şakir Rasim. Une partie des
employés des compagnies maritimes se regroupèrent au sein du "Parti
socialiste ouvrier de Turquie" {Türkiye İşçi Sosyalist Fırkası), une
organisation réformiste nouvellement créée par un maître tailleur, un certain
Namık, qui avait réussi, semble-t-il, à se faire cautionner par la IIe
Internationale2. Les autres corps de métier se dispersèrent, retrouvant leur
indépendance ou rejoignant les autres associations ouvrières d'Istanbul.
Personne ne voulait continuer à subir la dictature de Hüseyin Hilmi. Abattu
par les médisances, les grèves ratées, les difficultés financières, le pionnier du
socialisme turc se retrouva seul, avec "pas un sou dans la caisse", comme au
lendemain de l'armistice de Moudros. À en croire un document datant du mois
d'août 1922, le Parti socialiste de Turquie ne consistait plus à cette époque,
"qu'en une table et une chaise"3.

Hüseyin Hilmi chercha-t-il à remonter la pente ? Continua-t-il d'œuvrer


en faveur de la IIe Internationale ? S'efforça-t-il de regagner la confiance des
groupements ouvriers ? Nous ne savons rien des derniers mois de son
existence. Les journaux d'Istanbul ne reparleront de lui que le 18 novembre
1922, pour annoncer qu'il avait été assassiné la veille, dans des circonstances
obscures4.

*Le Bosphore, 13.VI. 1922, p. 2, col. 4.


2M. Tunçay, op. cit., p. 62.
3M. Tunçay, op. cit., p. 57.
4Cf. M. S. Çapanoğlu, op. cit., pp. 74-75. L'assassinat de Hilmi fut annoncé notamment par le
Bosphore.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 321

2. Le Parti social-démocrate

Les matériaux dont nous disposons à propos du Parti social-démocrate


(Sosyal Demokrat Fırkası) se réduisent à fort peu de chose : quelques lettres
adressées par son fondateur, le docteur Hasan Rıza, au Bureau socialiste
international à la veille de la première guerre mondiale ; quelques entrefilets
insérés dans les journaux d’Istanbul ; deux ou trois brefs rapports de police ;
une brochure publiée par Hasan Rıza en 1920, consacrée à l’exposé des
principes du socialisme1. Il est extrêmement difficile, dans ces conditions, de
cerner ce Parti avec précision. Il ressort cependant de nos diverses sources que
l’organisation de Hasan Rıza ressemblait beaucoup à celle de Hüseyin Hilmi.
Toutes deux rattachées à la IIe Internationale, elles se réclamaient l’une et
l'autre du même socialisme humanitaire — socialisme d'origine
essentiellement française — et ne se préoccupaient que d’arracher au pouvoir
quelques réformes au profit des masses ouvrières. Toutefois, alors que le Parti
socialiste de Turquie ne cessa de faire preuve de combativité, l’organisation de
Hasan Rıza semble s'être surtout illustrée par sa totale inertie.

Créé en 1912, à un moment où la conjoncture politique était


défavorable à l'implantation de groupes socialistes en Turquie, le Parti social-
démocrate fut, au lendemain de l'armistice de Moudros, la première formation
se réclamant du socialisme à déposer une demande d'homologation auprès du
Ministère de l'Intérieur (23 décembre 1918). L'équipe dirigeante du Parti
comprenait, outre le Dr. Hasan Rıza, des hauts fonctionnaires, notamment le
directeur général du Crédit foncier (Emlâk bankası), Cemil Arif, des officiers
supérieurs en retraite et, à en croire les historiens soviétiques, un certain
nombre de "valets de la grande bourgeoisie"2. Singulièrement, toutefois, peut-
être parce qu’il n'existait pas à l'époque d'autre parti socialiste (ce n'est qu'au
début de l'année 1919 que Hüseyin Hilmi ressuscitera son organisation), Hasan
Rıza avait également réussi à recruter d'authentiques "révolutionnaires".

Le cas le plus frappant est celui de Ziynettulah Naşirvanov, un Tatar de


Russie venu à Istanbul à l'époque des guerres balkaniques et qui, après avoir
activement milité au sein du mouvement panturquiste, s'était soudain tourné
vers le socialisme. Naşirvanov allait se signaler dans les années 1918-1920
comme un des éléments les plus radicaux de la gauche constantinopolitaine.

^Sosyalizm. En mühim ve herkes için mütalâası elzem bir mesele-i hayatiyedir (Le socialisme.
Une question vitale qui doit retenir l’attention de tout le monde), Istanbul, 1920.
2Cf. par exemple A. D. Novichev, "Rabochee i sotsialisticheskoe dvizhenie v Stanbule v gocti
natsional'no osvoboditernoy bor'bî (1918-1923 gg)", Problemi' istorii naisionaVno
osvoboditel'nogo dvizhenia v stranakh Azii, Leningrad, 1963, pp. 119-120.
322 DU S O C I A L I S M E À L’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Son but, en adhérant à l’organisation de Hasan Rıza, semble avoir été de


"conquérir le Parti de l'intérieur"1. Par la suite, il tentera également de
subvenir l'entourage de Hüseyin Hilmi. Mais ces deux tentatives se soldèrent
par un échec. Vers le début de l'année 1920, il s'éloignera définitivement des
"réformistes" — dont l'imperméabilité à l'internationalisme révolutionnaire
était décidément irréductible — et se consacrera à la propagande communiste,
d'abord à Istanbul, puis en Anatolie.

À en croire une "proclamation" du Parti social-démocrate publiée en


février 1919, l'objectif essentiel de l'organisation de Hasan Rıza était de créer
des "syndicats agricoles, industriels et économiques" et d'aider les ouvriers à
faire face aux diverses difficultés de leur vie professionnelle2. Plusieurs indices
nous permettent de penser que ce programme séduisit un grand nombre de
travailleurs. Alors qu'en 1914 le Parti social-démocrate, voué à la
clandestinité, ne regroupait qu’une poignée de sympathisants, près de 2 000
personnes étaient, dit-on, inscrites sur ses registres dans les années d’après-
guerre3.

Vers la fin de l’année 1919, l’organisation de Hasan Rıza constituait,


selon toute vraisemblance, malgré les progrès considérables enregistrés par le
Parti socialiste de Turquie, la plus importante des formations "ouvrières"
d’Istanbul. Mais ses effectifs représentaient néanmoins peu de chose en regard
de l'immense masse des travailleurs "inorganisés" dont la préférence allait de
toute évidence aux multiples partis nationalistes issus du Comité Union et
Progrès. Aux élections législatives de décembre, élections qui suscitèrent une
intense rivalité entre les diverses organisations socialistes d'Istanbul, les
candidats du Parti social-démocrate, Hasan Rıza en tête, essuyèrent un fiasco
total de même que tous leurs rivaux. Seul fut élu, nous l'avons vu, le candidat
du Parti ottoman du travail — une organisation unioniste —, Numan Usta.

Il semble que cet échec ait valu au leader des sociaux-démocrates de


vives critiques de la part de certains de ses militants. Hasan Rıza dut même,
momentanément, renoncer à la présidence de son organisation4. Mais celle-ci,

1C'est du moins ce qu'il prétendra lui-même par la suite, peut-être pour se justifier. Cf. à ce
propos son article intitulé "Edhem Nejad Arkadaş" (Le camarade Edhem Nejad), dans 28-29
Kanun-u sani 1921. Karadeniz kıyılarında parçalanan Mustafa Subhi ve yoldaşlarının ikinci yıl
dönümleri (28-29 Janvier 1921. Deuxième anniversaire de la mort de Mustafa Suphi et de ses
camarades assassinés sur les bordes de la Mer Noire), Moscou, 1923, p. 73.
2M. Tunçay, op. cit., p. 59. On retrouve les mêmes thèmes dans le programme du parti, cité par
T. Z. Tunaya, op. cit., p. 423.
3D'après un document cité par M. Tunçay, op. cit., p. 59.
4T. Z. Tunaya, op. cit., p. 424 ; F. Tevetoğlu, op. cit., p. 68.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 323

bien qu’affaiblie, survécut à cette crise. Ce n'est que vers le milieu de l’année
1920 qu'elle commença à dépérir réellement. D'après un rapport des services de
renseignements français, le Parti social-démocrate ne représentait plus, en
novembre 1920, qu’une "institution à caractère commercial" qui vivotait grâce
à des représentations théâtrales et à des quêtes. Les services du ministère des
Finances venaient de découvrir un "trou" de 800 livres dans sa caisse et une
enquête avait été ouverte1.

De toute évidence, la philanthropie inefficace et apathique de Hasan


Rıza avait fini par lasser ses partisans. On peut supposer que ceux-ci s'étaient
dirigés en masse vers le Parti socialiste de Turquie, séduits par l'activisme de
Hüseyin Hilmi qui venait de remporter ses premières grandes victoires. Pour
arrêter cette hémorragie, Hasan Rıza aura recours aux grands moyens : en
janvier 1921, il annoncera par voie de presse qu'il avait été mis fin aux
"agissements arbitraires de certains adhérents" (allusion probable aux
détournements de fonds découverts peu de temps auparavant) et s'engagera à
"appliquer intégralement le programme du parti"2. Nous ne savons pas si cette
reprise en main permit au Parti social-démocrate de combler quelque peu ses
pertes, mais il est certain, en tout cas, que rien ne fut changé dans la stratégie
attentiste de l'organisation.

Au printemps 1922, le Parti de Hasan Rıza existait encore : son nom


figure sur la liste des six organisations qui participèrent à la manifestation du
Premier Mai3. Cependant, il y a tout lieu de penser qu'à cette époque la plupart
de ses militants ouvriers l'avaient quitté depuis longtemps. Il semble que les
autres partis aient mené une campagne de recrutement auprès des
sympathisants de Hasan Rıza en dénonçant l’appartenance de leur maître à
penser à la franc-maçonnerie. Peu après la fête du Premier Mai, les cadres du
Parti — les hauts fonctionnaires, les officiers supérieurs en retraite, les "valets
de la grande bourgeoisie" — déserteront à leur tour4. On peut supposer qu'au
moment où les Alliés transférèrent l'administration civile d'Istanbul aux
autorités kémalistes (octobre 1922), le Parti social-démocrate avait déjà cessé
d'exister.

1AMAE, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 94, note d'information en date du 13.XI.1920,
f. 157.
2D'après F. Tevetoğlu, loc. ciî., qui transcrit une information parue dans YAlemdar du 24.1.1921.
3Cette liste figure en annexe d'une lettre adressée par Şakir Rasim au Général Charpy le
16.V.1922 (SHAT, 20 N 1105). D'après ce document, la manifestation du Premier Mai avait été
dominée, comme l'année précédente, par le Parti socialiste de Turquie. Mais Şakir Rasim
mentionne par ailleurs la participation des organisations suivantes : le Parti social-démocrate, le
Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, l'Association ouvrière de Turquie, l'Union
internationale des travailleurs et les Hentchak arméniens.
4D'après un document conservé dans les archives de l'Institut d’histoire de la révolution turque
(Türk İnkilap Tarihi Enstitüsü, Ankara), cité par M. Tunçay, op. cit., p. 60.
324 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

3. Le Parti socialiste des ouvriers et des agriculteurs

Il y avait en Allemagne, à la fin de la guerre, plusieurs milliers de


citoyens ottomans : des étudiants et, surtout, des ouvriers, employés pour la
plupart dans les usines d’armement. C’est dans ce milieu d'expatriés que prit
naissance, vers le début de l'année 1919, le "Parti des ouvriers et agriculteurs
de Turquie" (Türkiye işçi ve çiftçi fırkası). Nous ne savons pas grand chose
des activités de cette organisation. À en croire certaines sources, un de ses
animateurs les plus dynamiques, Sadık Ahi, aurait réussi à implanter parmi les
travailleurs turcs une importante "Union ouvrière"1. Mais le parti lui-même,
dont le siège se trouvait à Berlin, ne fut sans doute qu'une sorte de club
politique rassemblant quelques dizaines de jeunes intellectuels en fin d'études.

En mai 1919, ce groupe d'étudiants2 parvint à publier à Berlin le


premier numéro d'une revue intitulée Kurtuluş (Libération). Outre un "Appel
au prolétariat du monde entier", il y avait là un bref texte d'Anatole France
consacré à Jaurès, une biographie de Karl Marx, une étude de Vedat Nedim
relative aux aspects économiques de la lutte des classes et le début d'un récit
symboliste, "Le spectre" (H ortlak) dû à Lemi Nihat. Pas un mot des
problèmes concrets qui se posaient au prolétariat turc. Pas un mot des grands
débats qui déchiraient le mouvement socialiste international. De toute
évidence, les"spartakistes turcs" — c'est ainsi qu'on les désignera par la suite,
simplement parce qu'ils avaient fait leurs études en Allemagne — en étaient
encore à l'exploration des principes généraux du marxisme.

Ce numéro de Kurtuluş fut le seul à paraître hors de Turquie. En effet,


vers le début du mois de mai, alors même que la revue était encore sous
presse, un vapeur turc, XAkdeniz, fit escale à Hambourg, événement qui
se produisait pour la première fois depuis la fin de la guerre, et la plupart des
membres du parti en profitèrent pour rentrer au pays. Dès qu'ils furent
à Istanbul, ils reconstituèrent leur groupe. Chaque semaine, ils se réunissaient

1Cf. par exemple le rapport de Hilmioglu Hakkı publié dans les protocoles du premier congrès
du Parti communiste turc réuni à Bakou, Türkiye Komünist firkasının birinci kongresi, Bakou,
1920, p. 90. C'est un document du SR marine qui nous apprend que cette union était dirigée par
Sadık Ahi (SHAT, 20 N 167. rapport du Lieutenant Rollin en date du 19.XL1919, dossier 1,
pièce 67).
2L’organisation berlinoise était animée notamment par Ethem Nejat et İsmail Hakkı, tous deux
étudiants en pédagogie, futurs fondateurs, l'un et l'autre, du Parti communiste turc. Les autres
éléments du groupe allaient par la suite s'éloigner du socialisme : Mümtaz Fazlı (Taylan)
deviendra un des plus gros industriels des années d'après-guerre ; Mehmet Vehbi (Sandal) et
Ali Nizami (Nizamettin Ali Sav) s'orienteront vers l'enseignement supérieur et militeront au sein
du Parti républicain ; Vedat Nedim (Tör), après avoir participé aux activités du Parti
communiste turc jusqu'en 1927, fera une brillante carrière dans l'administration kémaliste ; le
peintre Namık İsmail sera porté à la présidence de l'Académie des Beaux-Arts d'Istanbul ;
Ilhami Nafiz (Pamir) deviendra directeur général d'une importante banque d'État ; Nurullah
Esat (Sümer), enfin, détiendra pendant un temps le portefeuille de l'Économie et des Finances et
sera le premier directeur général de la Süm erbank créée en 1933 en vue de stimuler le
développement économique de la Turquie nouvelle.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 325

chez l'un d'entre eux, le peintre Namık İsmail. Bientôt, sous l'influence d'un
nouveau venu, le Dr. Şefik Hüsnü, ils décidèrent de travailler à ciel ouvert et
entreprirent les formalités requises pour obtenir la légalisation de leur
organisation.
Celle-ci prit le nom de "Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs de
Turquie" (Türkiye İşçi ve Çiftçi sosyalist fırkası). L'adjonction du terme
"socialiste" à l'ancienne étiquette du groupe visait sans doute à éviter toute
confusion avec les diverses associations professionnelles d'agriculteurs et
d'ouvriers qui ne cessaient, vers la même époque, de proliférer à Istanbul.

L'objectif de Şefik Hüsnü était de créer, face au socialisme "ignare" de


Hüseyin Hilmi, un authentique courant marxiste, capable de transposer les
revendications du prolétariat au niveau de l'action politique. Mais il s'agissait
là, à vrai dire, d'une ambition démesurée. Organisation d'intellectuels, le Parti
socialiste des ouvriers et agriculteurs ne réussira que très progressivement à
prendre pied au sein des masses laborieuses d’Istanbul. Au moment des grandes
festivités du Premier Mai 1921, il ne pourra se prévaloir que de quelques
centaines de manifestants, alors que des milliers de travailleurs défileront sous
la bannière de Hüseyin Hilmi1.

Pourtant son programme semblait a priori tout aussi attrayant que celui
du Parti socialiste de Turquie : la journée de huit heures, la fixation d'un
salaire minimum, l'interdiction du travail des enfants, l'octroi d'un jour de
repos par semaine, l'abolition de la dîme, la création de coopératives dans les
villages, la "nationalisation" des moyens de transport, des mines, des forêts et,
d'une manière générale, de toutes les sources de richesse, etc2. Mais, à plate-

1La participation des militants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs à la manifestation
du Premier Mai 1921 est mentionnée par R. P. Kornienko, Rabochee dvizhenie v Turtsii 1918-
1963 gg., Moscou, 1965, p. 36, qui cite une brochure de propagande intitulée TKP doğuşu,
kuruluşu, gelişme yolları. Türkiye Komünist partisi tarihinden sayfalar (Naissance, fondation et
développement du PCT. Pages tirées de l’histoire du Parti communiste turc).
2Le programme du parti fit, en novembre 1919, l'objet d'un long exposé dans les colonnes du
quotidien îfham. Voici notamment ce que déclarait Sadık Ahi au journaliste qui l'interrogeait :
"... D'aucuns parmi nous prétendent qu’il n'y a pas en Turquie de différence de classes et que,
par conséquent, l'existence d'un parti socialiste n'est point nécessaire. Or, nous soutenons le
contraire. La différence de classes existe chez nous ; c'est elle qui a justement donné naissance
parmi nous au socialisme (...) Notre programme est conforme aux programmes des partis
socialistes les plus réputés ; nous y avons pourtant introduit de nombreuses modifications suivant
les exigences locales du moment (...) Pour ce qui est des questions économiques, la durée
maximum du travail doit être de huit heures par jour, le repos hebdomadaire doit être admis et
un salaire minimum fixé ; les enfants ne doivent pas travailler ; des assurances doivent être
établies contre les maladies, les accidents et la vieillesse des ouvriers ; le système de la dîme qui
est pour les paysans plus pernicieux que les maladies et la guerre doit être aboli ; des
coopératives doivent être constituées dans les villages ; toutes les sources de richesses, c'est-à-
dire les moyens de production tels que moyens de transport, mines, forêts, fleuves doivent être
nationalisées ou pour mieux dire affectées à la collectivité. L'État seul doit avoir le droit du
monopole. L'État doit aussi se charger d'une façon gratuite de toutes les charges se rapportant à
l'état sanitaire de la population..." Nous citons ce texte d'après la traduction du service de
renseignements de la Marine (SH AT, 20 N 167, dossier 1, pièce 67, rapport en date du
19.XI.1919).
326 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

forme égale, les travailleurs constantinopolitains préféraient, de toute évidence,


le pragmatisme et la roublardise de Hüseyin Hilmi.

Dans l'immédiat, la seule voie réaliste qui s'ouvrait aux "spartakistes"


était d'œuvrer à la diffusion de la pensée marxiste en Turquie. En septembre
1919, ils reçurent l'autorisation de faire reparaître le Kurtuluş. La nouvelle
équipe de rédaction, nettement moins doctrinaire que celle de Berlin, était
dominée par deux des figures les plus marquantes du socialisme turc de cette
période, Ethem Nejat et Şefik Hüsnü. Ancien militant du mouvement jeune-
turc, Ethem Nejat avait été gagné au marxisme vers la fin de la première
guerre mondiale, alors qu'il se trouvait en Allemagne en vue de parfaire ses
études de pédagogie. Şefik Hüsnü, lui, était de formation française. Issu d'une
riche famille dönme de Salonique, il avait suivi l'enseignement de la faculté de
médecine de Paris et, durant son séjour en France, avait subi l'influence de la
S.F.I.O. de Jean Jaurès. Plus doué qu'Ethem Nejat pour les débats théoriques,
il s'efforcera d'élaborer dans Kurtuluş une analyse marxiste de la société turque,
soulignant l'importance du rôle politique imparti au "prolétariat" — pris dans
un sens très large : non seulement les ouvriers d'industrie, mais aussi les
employés, les médecins, les écrivains, etc. — dans la perspective de la
révolution économique et sociale qui était, croyait-il, sur le point d'éclater en
Turquie1. Ethem Nejat, pour sa part, manifestera surtout des préoccupations de
pédagogue, mettra l'accent sur les insuffisances et l'iniquité du système
scolaire ottoman, s'en prendra aux modes de pensée individualistes importés
des pays anglo-saxons, prônera la mise en place d’une pédagogie socialiste,
seule forme d'éducation capable de faire échec à l'ignorance, à la misère et à
l'exploitation de l'homme par l'homme2.

Bien que la plupart des militants rassemblés autour d'Ethem Nejat et de


Şefik Hüsnü eussent fait leurs premières armes en Allemagne, c'est l'influence
française, celle en particulier d'Henri Barbusse, qui transparaîtra surtout dans

1"Yarınki Proletarya" (Le prolétariat de demain). Kurtuluş, n°2, 20 octobre 1919, pp. 17-21;
"Bugünkü Proletarya ve Sınıf Şuuru" (Le prolétariat d'aujourd'hui et la conscience de classe).
Kurtuluş, n° 3,20 novembre 1919, pp. 45-47.
2 "Bügünkü Ibtidai mekteblerimiz" (Nos écoles primaires d'aujourd’hui), Kurtuluş, n° 2, 20
octobre 1919, pp. 32-34 ; "Sosyalizm ve ferdiyetçiler" (Le socialisme et les individualistes).
Kurtuluş, n° 3, 20 novembre 1919, pp. 48-51 ; "Serseriler, Terbiye, Sermaye" (Les vagabonds,
l'éducation, le capital), n° 5, février 1920, pp. 87-91.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 327

Kurtuluş. Barbusse, qui venait de lancer le mouvement ’’Clarté"1, affirmait que


les intellectuels — "inventeurs spirituels qui ordonnent le progrès" — avaient
un rôle capital à jouer dans la conduite du combat socialiste. Şefik Hüsnü et
ses camarades feront de cette thèse élitiste, qui justifiait leur entreprise, un des
éléments essentiels de leur doctrine. "C'est aux intellectuels et aux idéalistes",
proclamera sans ambiguïté Şefik Hüsnü, "qu'il incombe d'organiser notre
jeune prolétariat, de lui fournir des moyens de lutte et de le guider vers la
libération."2
Pour mener à bien ce programme, les "spartakistes" s'efforceront, faute
de pouvoir créer leur propre organisation de masse, de noyauter les autres
partis socialistes d'Istanbul. C'est ainsi par exemple qu'ils gagneront à leur
cause Ziynetullah Naşirvanov qui militait à cette époque au sein du Parti
social-démocrate de Hasan Rıza. C’est ainsi de même qu'ils parviendront à
s'assurer la collaboration de Sadrettin Celâl, un des éléments les plus en vue
du Parti socialiste de Turquie. Mais ce noyautage s’avérera dans l'immédiat peu
efficace. Le parti socialiste des ouvriers et agriculteurs n'y gagnera qu'une
poignée de transfuges, des intellectuels pour la plupart, tandis que les éléments
prolétariens continueront d'affluer vers l'organisation de Hüseyin Hilmi.

Un mois apès la parution du premier numéro de Kurtuluş, Şefik Hüsnü


et ses camarades sembleront pourtant sur le point de réussir leur percée en
direction des ouvriers. En octobre 1919, ils parviendront à s'entendre avec le
Parti social-démocrate et le Parti socialiste de Turquie, et convoqueront un
grand meeting en vue de la préparation des élections législatives. Cette réunion
qui eut lieu le 24 octobre dans un des théâtres de la ville, rassembla près de 2
000 travailleurs. Pour la première fois depuis sa création, le Parti socialiste
des ouvriers et agriculteurs eut ainsi la possibilité de toucher un grand nombre
d’individus. Şefik Hüsnü en profita pour jeter les bases d'une "Union ouvrière"
et pour suggérer aux représentants des autres partis la fondation d'un
front socialiste unitaire. Ces diverses propositions furent accueillies dans

O rganisé vers le milieu de l'année 1919, le mouvement "Clarté" mobilisa aussitôt un grand
nombre d'intellectuels, aussi bien en France (citons notamment Anatole France, Georges
Duhamel, Victor Cyril, Paul Vaillant-Couturier, Magdeleine Marx-Paz, Victor Margueritte)
qu'à l'étranger (Stefan Zweig, Upton Sinclair, Vicente Blasco-Ibanez, H. G. Wells, etc.). Un
des objectifs du mouvement était de créer une "Internationale de la Pensée" qui devait avoir
pour mission de "reconstruire le monde", de "prévenir les injustices" et d'œuvrer à la "réalisation
harmonieuse d'un avenir meilleur". Dès la fin de l'année 1919, le groupe animé par Henri
Barbusse disposa d'un organe. Clarté, qui, jusqu'à sa disparition en 1926, exerça une influence
considérable sur de nombreux cercles d'intellectuels. Des noyaux de "clartistes" se formèrent
en Belgique, en Suisse, en Angleterre, aux États-Unis, en Italie, en Espagne, au Portugal, ainsi
que dans de nombreux autres pays d'Amérique Latine, d'Orient et d'Europe. Pour une étude
d’ensemble du mouvement "Clarté", nous renvoyons à l'ouvrage de Vladimir Brett, Henri
Barbusse. Sa marche vers la clarté. Son mouvement Clarté, Prague, 1963.
2"Yannki Proletarya", op. tit., p. 21.
328 DU S O C I A L I S ME À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

l’enthousiasme, mais demeurèrent sans lendemain. Ni l’organisation de Hasan


Rıza, ni celle de Hüseyin Hilmi n'étaient prêtes à renoncer à leur indépendance.
Quant au projet "d'Union ouvrière", il arrivait beaucoup trop tôt. La
confédération syndicale mise sur pied par Şefik Hüsnü, bien que regroupant
quelque 1 600 adhérents sur le papier, ne rencontra en réalité aucun succès
auprès des travailleurs1.

Dans la mesure où il permit à l'organisation de Şefik Hüsnü de se


signaler à l'attention de l’opinion publique, le meeting du 24 octobre ne fut
cependant pas totalement infructueux. À partir de cette date, les journaux
d'Istanbul mentionneront à plusieurs reprises l'existence du parti et vers la mi-
novembre Yİflıam publiera même une longue profession de foi de Sadık Ahi,
l'ancien président de l'union ouvrière turque de Berlin2. Mais cette flambée de
sympathie ne suffira pas à consolider la position des "spartakistes". L'année
1919 s'achèvera sur un échec : lors des élections législatives (décembre 1919),
leur candidat, Mehmet Vehbi, un des éléments les plus modérés du groupe,
n’obtiendra que 14 voix, un score très en deçà de celui réalisé par le
représentant des Unionistes, Numan Usta.

Peu après ces élections, la vie du parti fut troublée par de violents
débats internes. Nous ne savons pas quelles furent les causes exactes de cette
crise, mais il semble que les déboires accumulés depuis quelques mois aient
constitué un facteur non négligeable d'insatisfaction et de dissentiment. Les
militants, qui avaient jusque-là admis sans sourciller les mots d'ordre élitistes
proposés par les rédacteurs de Kurtuluş, commencèrent à envisager, vers le
début de l'année 1920, la possibilité d'une modification de la stratégie du Parti.
Certains d'entre eux plaidaient pour un rapprochement avec les cellules
communistes clandestines qui ne cessaient de se multiplier. D'autres
proposaient de transférer l'organisation en Anatolie, dans l'espoir d'une entente
avec le mouvement de libération nationale. Les éléments modérés, enfin,
étaient favorables à une révision des options doctrinales du parti, de manière à
toucher une clientèle moins restreinte.

İL a réunion du 24 octobre 1919 fut abondam m ent commentée par la presse


constantinopolitaine. Signalons d'autre part le récit très circonstancié qu'en donne Tayyib
Gökbilgin, Milli Mücâdele Başlarken (Le début de la lutte nationale), vol. II, Ankara, 1965, pp.
136-140. La résolution votée à l'issue du meeting a été publiée dans Kurtuluş, n° 3, 20 novembre
1919, p. 3 de couverture. La création de TUnion ouvrière" est mentionnée par de nombreuses
sources. Il convient de citer notamment à ce propos les déclarations de Sadık Ahi parues dans
le journal İfham : "Nous avons réussi à établir des relations étroites entre les ouvriers de toutes
les fabriques de Constantinople et les diverses corporations. Nous allons aussi fonder très
prochainement l'Union générale du travail qui représentera tout le prolétariat turc." (SHAT', 20
N 167, loc. cit.). C'est Magdeleine Marx-Paz qui donne le chiffre de 1 600 adhérents
("L'Humanité en Orient", L'Humanité, 30.XI.192l, p. 2). Mais il ressort clairement d'un article
oublié dans YAydınlık, n° 3, 1.IX. 1921, p. 85 et sv., que cette entreprise fut un échec.
2Pour un aperçu des déclarations faites par Sadık Ahi, cf. supra, notes 59 et 64.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 329

Ces mésententes ne devaient pas tarder à provoquer une grave scission


au sein du parti. Dès le mois de février 1920, la publication du Kurtuluş fut
interrompue. En mars, la conjoncture politique contribua à accentuer les
tensions qui se manifestaient depuis le début de l'année. Le renforcement de
l'occupation d'Istanbul par les Alliés, la dissolution de la Chambre, la
constitution du cabinet anglophile de Damad Ferid pacha semblaient donner
raison aux éléments "extrémistes" qui s'étaient prononcés pour le transfert du
parti en Anatolie. Vers la fin du mois, le schisme apparaissait inévitable.
Décidés à poursuivre leur action en territoire kémaliste, de nombreux militants
partirent pour Ankara. D'autres, comme Şefik Hüsnü, Ethem Nejat et
Sadrettin Celâl, restèrent provisoirement à Istanbul mais, gagnés au
communisme, ils se consacrèrent à des activités souterraines, abandonnant la
direction du Parti à la fraction modérée1.

Au lendemain de cette débâcle, il semble que la nouvelle équipe


dirigeante (qualifiée par les historiens soviétiques "d'opportuniste") se soit
empressée de modifier l'orientation politique du parti. Le programme de 1919,
dont certaines revendications paraissaient par trop chimériques (la journée de
huit heures, la distribution gratuite des terres aux agriculteurs), fut remanié et
les militants furent invités à se contenter de réformes raisonnables2. Mais ce
changement de cap s'avéra totalement inefficace. Au moment même où
l'organisation de Hüseyin Hilmi connaissait ses premiers grands succès, le
Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs se trouva réduit aux dimensions
d'un simple groupuscule.

Ce n'est que vers la fin de l'année 1920 qu'il commença à remonter la


pente, repris en main par Şefik Hüsnü et Sadrettin Celâl. Ces derniers
appliquaient les consignes du Komintern qui venait de se prononcer de façon
très nette en faveur du travail dans la légalité3. C'est vraisemblablement en

1R. P. Kornienko, op. cit., pp. 22-23 ; Magdeleine Marx-Paz, loc. cit. Cf. également E.F.
Ludshuveit, "Posleoktiabr'skii revolutsionnyi pod'em v Turtsii", Vestnik moskowskogo
universiteta, n° 7,1949, p. 48.
R. P. Kornienko, op. cit., p. 23. D’après cet auteur, qui cite E. F. Ludshuveit, loc. cit., l'aile
"opportuniste" du parti était dirigée par Mehmed Vehbi et Nizameddin Ali. Toutefois, d'après
Vâlâ Nureddin, Bu Dünyadan Nâzım Geçti (Nâzım [Hikmet] est passé par ce monde), Istanbul,
2ème éd., 1969, pp. 64 et sv., Mehmed Vehbi ne se trouvait pas à Istanbul à cette époque. Il se
peut que Nizameddin Ali, lui, soit resté dans la capitale ottomane, mais nous n'avons aucun
indice à ce propos.
3Cf. à ce propos les thèses et résolutions du deuxième Congrès de l'Internationale Communiste,
et en particulier les thèses relatives au parlementarisme : "... Le parti dirigeant du prolétariat
doit, en règle générale, fortifier toutes ses positions légales, en faire des points d'appui
secondaires de son action révolutionnaire et les subordonner au plan de la campagne
principale, c'est-à-dire à la lutte des masses. La tribune du Parlement bourgeois est un de ces
points d’appui secondaires..." Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès
mondiaux de VInternationale communiste. 1919-1923, réimpression en fac-similé, Paris :
Maspero, 1971, p. 67.
330 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

septembre 1920, lors du premier congrès du Parti communiste turc organisé à


Bakou par Mustafa Suphi, congrès auquel participèrent plusieurs délégués de
l'organisation d'Istanbul1, que fut prise la décision de ranimer le Parti
socialiste des ouvriers et agriculteurs. Il convient de remarquer à cet égard que
c'est à la suite de ce même congrès que Mustafa Suphi allait consacrer tous ses
efforts à la mise en place d'une organisation officiellement reconnue en
Anatolie2.

Il se peut que la chute du cabinet anglophile de Damad Ferid pacha en


octobre 1920, aussitôt suivie d'un certain relâchement de la censure, ait facilité
la tâche de Şefik Hüsnü et de Sadrettin Celâl. Mais la lente progression de leur
parti fut surtout liée à la désaffection croissante des travailleurs pour
l'organisation de Hüseyin Hilmi, désaffection qui commença à se manifester,
nous l'avons vu, vers le milieu de l'année 1921. Tandis que le Parti socialiste
de Turquie s'embourbait dans d'interminables démêlés avec la Compagnie des
Tramways, le groupe de Şefik Hüsnü, éclairé par les directives de la IIIe
Internationale et fort de l'expérience accumulée au cours de deux années de
lutte, préparait l'avenir.

Dès le mois de juin, un pas capital fut franchi. Reprenant son ancien
projet de confédération syndicale. Şefik Hüsnü réussit à regrouper quelques
centaines de travailleurs au sein d'une "Association ouvrière de Turquie"
( Türkiye İşçiler Derneği) qui entreprit aussitôt une intense campagne de
recrutement auprès des partisans de Hüseyin Hilmi. Dans le même temps, le
parti fut doté d'une précieux outil de propagande, YAydinhk (Clarté), revue
"sociale, scientifique et littéraire" dont le nom témoignait de la permanence de
l'influence exercée par le socialisme français sur Şefik Hüsnü et son entourage.

Nous ne disposons malheureusement que de fort peu de données sur les


activités de l'Association ouvrière de Turquie. Il ressort d'un article paru dans
YAydinhk que celle-ci s'adressait surtout aux travailleurs des entreprises d'État
(usines d'armement, fabrique de chaussures de Beykoz, ateliers de tissage, etc.).
Elle regroupait également, semble-t-il, un certain nombre de corporations
artisanales ainsi qu'une partie des employés de la compagnie de navigation
Seyr-ü Sefain3. Le 5 août 1921, les délégués de ces divers corps de métiers se
réunirent en congrès et adoptèrent une résolution condamnant la société
capitaliste et appelant les travailleurs de Turquie à constituer un "front unique

1L'organisation d'Istanbul fut représentée notamment par Edhem Nejat et Hilmioğlu Hakkı.
2Cf. à ce propos le chapitre que nous consacrons à Mustafa Suphi et à son parti.
3"lşçi Demekleri Kongresi" (Le Congrès des Associations ouvrières). Aydınlık, n° 3 , 1.IX.1921,
p. 85.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 331

contre les forces coalisées de la bourgeoisie”1. Aussitôt après, l’Association


ouvrière de Turquie décida de rejoindre l'Internationale syndicale rouge qui
venait d’être créée à Moscou. Toutefois, en dépit de ce parrainage éminemment
révolutionnaire, il ne semble pas que ses adhérents aient fourni des preuves
tangibles de leur combativité. Paradoxalement, jusque vers le milieu de l’année
1922, c’est la clientèle du Parti socialiste de Turquie — pourtant affiliée à
l'Internationale syndicale ’’jaune’’ d'Amsterdam — qui continuera de représenter
la fraction la plus dynamique du prolétariat constantinopolitain.

À vrai dire, la conjoncture était peu favorable à l’agitation ouvrière.


Ayant fini par s’entendre sur une stratégie commune, les Alliés avaient
considérablement durci leur attitude vis-à-vis des syndicats. Malgré son audace
et sa pugnacité, l'organisation de Hüseyin Hilmi allait de défaite en défaite et
les arrestations de militants se multipliaient. C'est ce qui explique sans doute
la relative prudence manifestée par l'Association ouvrière de Turquie. Celle-ci
ne voulait pas risquer ses modestes effectifs2 dans un combat qui paraissait
perdu d'avance. Dans l’immédiat, la seule perspective qui s’offrait à ses
dirigeants était de construire pierre à pierre, avec opiniâtreté, une organisation
syndicale modèle, capable de constituer, le moment venu, le noyau d'un vaste
rassemblement prolétarien.

Un objectif réaliste ? Il y a tout lieu de penser que Şefik Hüsnü et ses


camarades ne mesuraient pas très bien l'étendue du chemin qu'il leur faudrait
parcourir avant de parvenir au but. Moins d'un an après la tenue de son premier
congrès, l’Association ouvrière de Turquie se croyait déjà au terme de ses
peines. Mettant à profit la récente désagrégation du Parti socialiste de Turquie,
elle convoqua en juillet 1922 une conférence des principales organisations
ouvrières d'Istanbul et leur proposa de s'unir au sein d'une même confédération.
Prirent part à cette réunion la Société des typographes ottomans, le Parti
socialiste indépendant, le Parti social-démocrate arménien (Hentchak) et
diverses organisations grecques rattachées à l'Union Internationale des
Travailleurs, un important cartel syndical dirigé par un homme qui affichait

1"İşçi Demekleri Kongresi", op. cit., p. 87. M. Marx-Paz donne dans l'Humanité du 30.XI.1921,
p. 2, une traduction intégrale de cette résolution.
2Şakir Rasim, dans une lettre adressée au général Charpy le 16 mai 1922 (SHAT, 20 N 1105),
évalue la clientèle de l'association ouvrière de Turquie à quelque 500 individus. On peut penser
qu'il a volontairement indiqué un chiffre inférieur à la réalité, afin de faire ressortir
Timportance des effectifs de sa propre organisation. On retrouve toutefois ce nombre de 500
adhérents dans une brochure de Sadrettin Celâl, Sendika Meseleleri (Les questions syndicales),
Istanbul, 1922, p. 8.
332 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

des sympathies pro-communistes, Serafim Maximos1.

Mais il s'agissait là d'une initiative prématurée. Ni la puissante Société


des typographes ottomans, ni le Parti socialiste indépendant de Şakir Rasim,
qui avaient pourtant accepté de participer à la conférence, notaient prêts à
renoncer à leur autonomie. L'Union Internationale des Travailleurs et ses
satellites (l'Union des travailleurs du bâtiment, l'Union des travailleurs de la
mer, l'Union des menuisiers), affiliés comme l'Association ouvrière de Turquie
à l'Internationale syndicale rouge, se montrèrent moins catégoriques dans leur
refus, mais n'en œuvrèrent pas moins à l'échec des pourparlers, alléguant que
la classe ouvrière n'était pas préparée à accepter la constitution d'un front
unique2. Cette objection d'allure générale masquait en réalité d'insurmontables
antagonismes ethniques et religieux. En effet, l'Union Internationale des
Travailleurs regroupait pour l'essentiel, nous l'avons dit, des prolétaires
d'origine grecque. 11 était inconcevable, dans la conjoncture de l'époque, que
ceux-ci pussent abandonner leur indépendance pour se soumettre à un
leadership musulman.

L'insuccès de la conférence de juillet 1922 ne semble pas avoir brisé


l'élan du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs. Au moment même où
l'Association ouvrière de Turquie tentait en vain d'imposer sa suprématie aux
autres organisations d'Istanbul, YAydınlık, dont la publication avait été
interrompue à la fin de l'année 1921 sur ordre des autorités alliées,
réapparaissait dans les kiosques et ses rédacteurs, plus optimistes que jamais,
reprenaient leur travail de propagande.

^'organisation Pan Ergatikon (Union Internationale des Travailleurs) était conçue, semble-t-il,
sur le modèle de {'Industrial Workers o f the World américain. Toutefois, les militants rassemblés
autour de Serafim Maximos étaient loin de partager l'agressivité des IWW. Leur journal, le Neos
A nthropos, était certes passablement radical, mais sur le plan de l'action ouvrière ils se
montrèrent, d'une manière générale, beaucoup plus timides que les adhérents du Parti socialiste
de Turquie. Selon toute apparence, la seule grève importante à laquelle ils participèrent au
cours des années d'occupation fut celle des chantiers navals d'îstinye, en septembre 1920
(SHAT, 20 N 69, dossier 4, pièce 64).
2Le représentant du Parti communiste turc au quatrième congrès du Komintern, le camarade
Orhan, n'hésitera pas à dénoncer, en janvier 1923, le "sabotage" par l'organisation de Serafim
Maximos du projet unitaire de l'Association ouvrière de Turquie : "[Le groupe communiste de
Constantinople] avait convoqué en juillet les organisations ouvrières les plus importantes de
Constantinople pour réaliser le front unique prolétarien contre l'offensive générale du capital.
Mais 'TUnion Internationale des Travailleurs" que nous considérions jusqu’alors comme
l'organisation ouvrière la plus consciente a saboté cette initiative du front unique. Ces
camarades ont prétendu que la classe ouvrière n'était pas préparée et qu'avant tout il fallait
l'éclairer. Mais nous disons que les chefs s'y opposaient, que l'union se ferait par l'action et dans
l'action et que si nous ne réussissions pas aujourd'hui à réaliser cette union, la bourgeoisie
écraserait une à une toutes les organisations ouvrières qui n'ont aucun lien entre elles." La
Correspondance Internationale, supplément, 10 janvier 1923, p. 9.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 333

Par sa tenue littéraire, par sa manière toute théorique d'aborder les


problèmes sociaux, l'organe du Parti s'adressait surtout aux intellectuels. Mais
Şefik Hüsnü et ses collaborateurs entendaient également contribuer à
l'éducation des masses. De là, sans doute, le caractère parfois simpliste de leurs
écrits. Ils éprouvaient pour l'orthodoxie marxiste un respect tel qu'il était hors
de question qu'ils osassent s'en écarter. Dès le premier numéro de la revue,
Şefik Hüsnü, le principal "théoricien" du groupe, s'était employé à démontrer
que l’on retrouvait en Turquie les mêmes classes sociales que dans les pays
industrialisés d'Occident : la grande bourgeoisie, issue de l'armée, de
l'administration et de la couche des grands propriétaires terriens ; la petite
bourgeoisie — artisans, boutiquiers, "ronds de cuir", etc.; enfin, la classe la
plus importante numériquement, celle des ouvriers et des agriculteurs1. Cette
analyse, qui impliquait bien entendu l'existence d'une lutte des classes sur le
modèle occidental, ne s'affinera que progressivement. À partir de 1923, tout en
continuant à affirmer que les germes d'une véritable révolution prolétarienne
existaient en Turquie, Şefik Hüsnü mettra l'accent sur l'inconsistance
économique et sociale de la grande bourgeoisie capitaliste et aura tendance à se
montrer moins optimiste dans son évaluation des capacités révolutionnaires de
la classe ouvrière et paysanne2.

Singulièrement, la mythologie soviétique était presque totalement


absente des colonnes de la revue. Bien qu'étant étroitement soumis aux
directives du Komintern, le groupe de Şefik Hüsnü puisait l'essentiel de son
inspiration dans les écrits des théoriciens socialistes du XIXe siècle. Par
ailleurs, il continuait d'éprouver, comme à l'époque de Kurtuluş, une grande
vénération pour Barbusse et les autres militants du mouvement "Clarté". Vers
le milieu de l'année 1921, une éminente figure du socialisme français,
Magdeleine Marx-Paz, la petite fille de Karl Marx, avait fait un bref séjour à
Istanbul — séjour qui devait lui fournir la matière d'un grand reportage publié
dans l'Humanité3 — et les liens chaleureux qu'elle avait noués à cette occasion
avec les dirigeants du Parti socialiste des ouvriers et des agriculteurs n'avaient
fait qu'affermir ces derniers dans leur "francophilie".

^"Türkiye'de İçtimai Sınıflar” (Les Classes sociales en Turquit ) yAydınlık, n° 1, juin 1921, pp. 9-
13. La plupart des articles publiés par Şefik Hüsnü dans YAydınlık ont été réédités en caractères
latins (Türkiye'de Sınıflar/ Les classes en Turquie, Ankara, 1975).
2Cf. notamment "Türkiye’de işçi sınıfının durumu" (La situation de la classe ouvrière en
Turquie), Aydınlık, n° 13, 10 févr. 1923, et "Sosyalist Akımlar ve Türkiye" (Les courants
socialistes et la Turquie), Aydınlık, n° 16, juin 1923. Ces deux articles ont été repris dans
Türkiye'de Sınıflar, op. d t pp. 136-148 et 181-192.
^L’Humanité en Orient", L'H um anité3.XI.1921 - 10.XII.1921.
334 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Quel fut au juste l’impact de YAydınlık ? Combien de lecteurs réussit-


il à toucher ? Combien de militants ou de sympathisants gagna-t-il au Parti ?
Autant de questions auxquelles, dans l’état actuel de la documentation, nous ne
pouvons pas répondre. Il est cependant curieux de constater que dans un rapport
relatif à la presse socialiste et ouvrière de Constantinople, adressé par le Haut-
Commissaire britannique, Horace Rumbold, au commandant en chef des forces
d’occupation en décembre 1921, YAydınlık n’était même pas mentionné, alors
que toute une page était consacrée à Yidrak, l’organe de Hüseyin Hilmi,
suspendu depuis plus de deux ans. Les autres périodiques "socialistes" signalés
par Horace Rumbold étaient le N eos A nthropos, l’organe de l’Union
Internationale des Travailleurs, le quotidien arménien Yerguir, l’hebdomadaire
grec Kiryx et Yİflıam, quotidien turc qui avait cessé de paraître en 1920 après
avoir tenté de survivre sous le nom de Türk Dünyası (Le monde turc)1.

Devons-nous en déduire qu'aux yeux de la censure alliée YAydınlık


était, sinon inexistant, du moins totalement inoffensif ? Il est difficile
d'apporter à cette question une réponse tranchée. Il semble néanmoins ressortir
de la documentation conservée dans les archives françaises et anglaises que les
puissances occupantes attachaient beaucoup moins d'importance aux menées de
l'organisation de Şefik Hüsnü qu'à celles du Parti socialiste de Turquie. Cela
tient sans doute au fait que les militants rassemblés autour d'Aydınlık, voués
pour l’essentiel à la diffusion de la pensée marxiste, n'apparaissaient guère
capables de perturber véritablement l’ordre public, alors que les partisans de
Hüseyin Hilmi, trublions impénitents, se trouvaient au contraire constamment
sur la brèche.

Ceci dit, quelle qu'ait été l’opinion nourrie par les Alliés à l'égard du
Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, il convient de souligner que cette
organisation, en dépit de ses tendances élitistes, constituait, depuis qu'elle
avait choisi de se placer sous la tutelle de l'Internationale communiste, la seule
formation musulmane d'Istanbul qui fût porteuse de réelles potentialités
révolutionnaires. Les autorités kémalistes, elles, ne s'y tromperont pas. Au
lendemain de l'armistice de Mudanya, lorsque l’administration civile d'Istanbul
sera transférée au gouvernement d'Ankara, le groupe de Şefik Hüsnü abordera
un nouveau chapitre de son histoire. Dans un premier temps, les militants
constantinopolitains sembleront entretenir d'assez bonnes relations avec
le pouvoir national2. Şefik Hüsnü aura même tendance à voir dans le régime

l FO, 371/6577, ff. 190-192.


2C'est du moins ce qui ressort d'un télégramme qu'il adressa le 18 novembre 1922 à la Grande
Assemblée Nationale pour féliciter le gouvernement d'avoir aboli le sultanat. Cf. T. Z. Tunaya,
op. cit., p. 439.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 335

kémaliste, qui venait d'abolir le sultanat, les prémisses d'une "révolution


sociale, basée sur la collectivisation de la production et de la propriété". Mais
cette lune de miel sera de courte durée. Les soupçons, puis les tracasseries et
les sanctions, ne tarderont pas à s'abattre sur le Parti.
4. Les groupes communistes clandestins

Les organisation sur lesquelles nous nous sommes penchés dans les
pages précédentes étaient des partis légaux, dûment homologués par le
ministère de l’Intérieur. Mais à côté de ces organisations, il y avait également
à Istanbul, durant les années d'occupation, une multitude de groupes
clandestins dont nous ne savons presque rien. Les archives françaises et
anglaises, qui constituent à ce propos l'essentiel de notre documentation,
fournissent de nombreuses données, mais celles-ci sont dispersées,
incontrôlables et souvent suspectes. Hantés par la crainte du "péril rouge", les
agents des services de renseignements avaient, semble-t-il, tendance à exagérer
l'importance de la pénétration communiste à Istanbul. Toutefois, faute de
disposer de moyens de vérification, nous sommes, dans la plupart des cas,
obligés de prendre leurs allégations pour argent comptant.

A en croire les rapports du deuxième bureau et du secret intelligence


service, la plupart des propagandistes bolcheviks étaient issus de l'émigration
russe. Cela n'a rien d'invraisemblable. Vers la fin de l'année 1920, au
lendemain, de la débâcle de l'armée de Wrangel, il y avait plus de 300 000
Russes "blancs" réfugiés à Istanbul et dans ses environs, et il n'est pas
impossible que quelques dizaines, ou même quelques centaines d'éléments
subversifs aient réussi à s'infiltrer parmi eux. La tâche des agitateurs — des
matelots pour la plupart — consistait à subvenir les "basses classes" qui
fréquentaient les petits cafés russes de Galata. On est en droit de penser que la
misère, la faim et les conditions d'hygiène déplorables qui régnaient dans les
camps de la banlieue constantinopolitaine, où les émigrés étaient entassés par
dizaines de milliers, ne pouvaient que faciliter la diffusion des idées
révolutionnaires. Dès le début de l'année 1921, les services de renseignements
français dresseront, par vagues successives, de longues listes de suspects et, à
chaque fois, plusieurs dizaines d'individus seront écroués, en attendant de
comparaître devant le tribunal interallié1.

Autre milieu à surveiller, les Juifs. Il y avait sans doute dans les
nombreuses accusations de bolchevisme lancées contre les Juifs par les agents
du deuxième bureau et, surtout, par ceux du secret intelligence service une

^Ces listes sont conservées dans les archives militaires de Vincennes, SHAT, 20 N 1106.
336 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

part non négligeable d'antisémitisme. Mais il ne fait aucun doute cependant


que certains éléments de la communauté juive d'Istanbul furent réellement
sensibles à l'idéologie communiste. Les Juifs de Bulgarie semblent avoir
largement contribué à propager les idées révolutionnaires parmi leurs
coreligionnaires de Turquie. Vers la fin de l'année 1919, le gouverneur
d'Andrinople dut même interdire aux Israélites de sa province de se rendre à
Istanbul, car il les soupçonnait d'être d’intelligence avec les "bolchevistes
b u l g a r e s " 1. L'im plantation du com m unisme parmi les Juifs
constantinopolitains fut également liée, selon toute vraisemblance, à
l'évolution interne du mouvement sioniste dont certains éléments tendaient à
se rapprocher du Komintern. A partir de 1920, la police inter-alliée interceptera
à plusieurs reprises des documents émanant de la fraction extrémiste du "Poale
Sion" russe, le Jiddische Kommunistische Partei2. Il est difficile de se faire
une idée précise de l'influence exercée par ce groupement sur les sionistes
d'Istanbul, mais il y a tout lieu de penser qu'il comptait un nombre
relativement important de sympathisants.

D'après un correspondant de l'Alliance Israélite Universelle, les


éléments sionistes radicaux semblaient même, au printemps 1920, sur le point
d'obtenir la majorité aux élections pour le renouvellement de "l'Assemblée
nationale" et du "Conseil laïque" de la communauté juive :

"La Fédération sioniste d'Orient, qui a des ramifications dans tous les
quartiers de la ville, travaille fièvreusement à faire triompher ses
candidats. Elle a lancé à la population un manifeste que signeraient des
deux mains les bandes bolchevistes de Lénine et de Trotsky. C'est du
communisme pur, on y fait appel à la haine des riches, on y montre
que le peuple a été exploité jusqu'ici par une catégorie de notables, tous
hypocrites, qui l'ont humilié en lui servant des aumônes. On fait
miroiter à ses yeux la création de coopératives, des asiles pour les
vieillards, des hôpitaux, la vie à bon marché (...) Malheureusement, les
élections qui ont eu lieu à Balat, Ortakeuy, Sirkedji et deux autres
quartiers ont donné les résultats escomptés par ces pêcheurs en eau
trouble..."3

Les inquiétudes manifestées par l'auteur de cette lettre n'étaient guère


fondées. Les candidats modérés n'eurent en réalité aucun mal à conserver la

1SHAT; 20 N 166, dossier 3, pièce 79, interview du vali d'Andrinople en date du 20.IX.1919.
^D’abord indépendant de la IIIe Internationale, le Jiddische Kommunistische Partei devait finir
par renoncer complètement au sionisme et adhérer au Parti bolchevik russe. L'existence d’une
branche constantinopolitaine du J.K.P. est signalée par le secret intelligence service de l'armée
anglaise en septembre 1920. FOt 371/5171, f. 111.
3ArcA. de l'AIU, Turquie, II C 8-13, rapport de Benveniste en date du 30.III.1920.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 337

majorité au sein des instances dirigeantes de la communauté juive. Mais, à la


lumière d'un tel témoignage, on ne peut manquer d'être frappé néanmoins par
l'évidente efficacité de la propagande des sionistes de gauche parmi les Juifs
d'Istanbul.

À l'inverse des Juifs, les Arméniens se trouvaient quasiment à l'abri de


tout soupçon. De fait, les militants constantinopolitains des organisations
socialistes arméniennes, qui n'avaient aucune raison de se montrer insatisfaits
de la mainmise occidentale sur Istanbul, firent preuve durant les années
d'occupation d'une inertie remarquable, se contentant de participer aux
manifestations du Premier Mai1. Les rapports des Alliés avec les Grecs furent
un peu moins sereins. Très vite, une fraction de l'intelligentsia grecque,
pressentant le drame qui se préparait en Anatolie, commença à en vouloir aux
Anglais d'avoir encouragé la politique de conquête de Vénizelos. Parallèlement,
une certaine agitation se fit jour parmi les travailleurs. En août 1920, les
"extrémistes" grecs disposeront d'un organe, O Neos Anthropos, et vers la fin
de la même année, Serafim Maximos, un communiste convaincu, parviendra à
créer une importante "Union Internationale des Travailleurs". Mais,
singulièrement, ces remous ne semblent pas avoir véritablement inquiété les
représentants de l'Entente. Ceux-ci accueillirent la parution du N eos
Anthropos avec placidité. Quant à l'Union Internationale des Travailleurs, qui
regroupait pourtant, à en croire les sources soviétiques, plusieurs milliers
d'adhérents, c'est à peine si le deuxième bureau et le secret intelligence
service remarquèrent son existence2.

Tandis que les Grecs et les Arméniens bénéficiaient d'un préjugé


favorable, les Turcs, au contraire, faisaient bien évidemment l'objet d'une
suspicion redoublée. Dès le début de l'année 1919, les services de
renseignements français et anglais signaleront quelques cas de propagande dans
les milieux musulmans. Par la suite, les informations concernant
l'implantation du bolchevisme parmi les Turcs se feront de plus en plus

1S H A T 20 N 1105, lettre de Şakir Rasim au Général Chaipy en date du 16.V.1922. Nous


savons également que le Parti social-démocrate arménien {H entchak) collabora, par
intervalles, avec le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, mais il ne semble pas que cette
collaboration ait été fructueuse.
2C'est le SR marine qui signale la parution du Neos Anthropos en août 1920 (SHAT; 20 N 168,
dossier 7, pièce 10, en date du 4.VIII. 1920). L'Union Internationale des Travailleurs ne sera
mentionnée par la suite que très épisodiquement. Les sources soviétiques sont plus loquaces. Cf.
en particulier l'ouvrage de R. P. Kornienko, op. cit., p. 35, qui se base sur les rapports adressés
par l'organisation de Serafim Maximos au Profintern. D'après ces rapports, l'Union
Internationale des Travailleurs regroupait 8 000 adhérents (chiffre peu vraisemblable) et avait
pour principal objectif de gagner au bolchevisme les autres organisations ouvrières d'Istanbul.
Elle diffusait à cet effet diverses brochures subversives et organisait, deux fois par semaine,
des réunions publiques dans les locaux dont elle disposait à Péra.
338 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

fréquentes. Toutefois, on ne peut manquer d'être frappé par le fait que les
arrestations d'agitateurs musulmans furent, dans l'ensemble, beaucoup moins
nombreuses que celles d'agitateurs russes ou juifs. Cela nous permet de
supposer que le communisme turc était encore, à cette époque, passablement
inconsistant.

Il convient de souligner, par ailleurs, que les groupuscules indigènes


n'étaient pas seuls en cause. Le communisme faisait également des ravages
dans les casernes des forces d'occupation. "À Galata, dans divers cafés et
boutiques, on voit souvent des soldats français et anglais causer avec des
individus connus comme bolchevistes."1 Des informations de ce type
reviennent fréquemment dans les rapports des services de renseignements. Il y
a tout lieu de penser que les militaires favorables aux idées de la révolution
d'Octobre étaient passablement nombreux, surtout dans les troupes françaises.
C'est, rappelons-le, de Constantinople qu'appareilla vers la fin de l'année 1918
le torpilleur Protêt dont les marins, sous la conduite d'André Marty, devaient
donner, quelques semaines plus tard, le signal de la célèbre révolte de la mer
Noire2. En 1921, le Comité Exécutif de la IIIe Internationale, dans une lettre
adressée au bureau du secrétariat de propagande pour l'Europe occidentale,
demandera à ses agitateurs d'intensifier leur travail parmi les forces
d'occupation de l'Entente :
"L'attention des agents propagandistes doit être attirée sur la nécessité
d'utiliser les mille petits incidents de la vie quotidienne du soldat afin de
détruire en lui son habitude invétérée d'obéissance à ses chefs et à la
discipline bourgeoise et sa soumission passive à ses fonctions de
gardien du repos des bourgeois. En même temps, une propagande sur
une vaste échelle des idées pacifistes et de désarmement devra être
menée."3
Il apparaît assez difficile d'introduire quelque cohérence dans les données
fragmentaires dont nous disposons. Combien y eut-il de cellules communistes
à Istanbul durant les années d'occupation ? Ces cellules réussirent-elles à se
regrouper en un véritable réseau ? Quelle fut la part des militants communistes
dans les coups de main qui, par intervalles, furent lancés contre les forces
alliées ? Les soldats français et anglais participèrent-ils activement à
l'organisation des groupes subversifs indigènes ? Autant de questions
auxquelles nous ne pouvons donner, dans l'état actuel de nos connaissances,
que des réponses imprécises.

1SHAT, 20 N 1106, note d'information du 3 août 1921.


2 Cf. A. Marty, La révolte de la Mer Noire, reéd, en fac-similé, Paris : Maspero, 1970. La
mutinerie des marins de la flotte française avait permis aux Bolcheviks, au début de l'année
1919, de s'emparer d'Odessa et, ultérieurement, de la presqu'île criméenne.
3SHAT, 20 N 1106. Ce document intercepté par les services de renseignements français date du
8.XII.1921 et semble avoir été rédigé par Zinoviev.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 339

C’est, semble-t-il, en octobre 1918 que se constitua le premier noyau


communiste d’Istanbul. Ce groupe, qui comprenait surtout des émigrés russes
et des Juifs mais aussi quelques Turcs et quelques Grecs (notamment Serafim
Maximos, le futur leader de l'Union Internationale des Travailleurs), était
dirigé par un certain Gensberg, un Juif originaire de Roumanie, moniteur à
l'école d’Agriculture. Celui-ci avait fait graver un cachet portant l'inscription
"Parti communiste turc’’ et avait réussi à entrer en contact avec un certain
nombre d'employés des grandes entreprises étrangères (chemins de fer,
tramways). Spécialisé dans la diffusion de tracts anti-impérialistes et dans
l’agitation parmi les militaires français, le groupe fut découvert en février
1919. Nous ne savons pas ce qu'il advint de Gensberg et de ses camarades,
mais on peut penser que leur organisation ne fut pas totalement démantelée1.

Dès la fin du mois de mars, en effet, la propagande en faveur du


bolchevisme reprendra de plus belle. C'est ainsi, par exemple, que la police
anglaise, horrifiée, trouvera dans un tramway d’Istanbul un tract appelant les
masses musulmanes à se soulever, au nom du "saint grand bolchevisme",
contre les puissances impérialistes et les patrons2. Vers la même époque, par
ailleurs, on verra affluer vers Istanbul les premiers agitateurs musulmans en
provenance de Crimée. Mandatés par le Parti communiste de Mustafa Suphi
qui venait de prendre pied à Simferopol3, ces agitateurs auront pour tâche
essentielle d'assurer le contact avec les militants locaux et de les aider à
développer leurs activités subversives. À en croire un rapport du service de
renseignements de la Marine, Mustafa Suphi aurait réussi à envoyer à
Istanbul, entre la mi-avril et le début du mois d'août 1919, près d'une dizaine
d'émissaires. Certains d'entre eux, Ali Cevdet notamment, un des plus proches
compagnons de Mustafa Suphi, figureront par la suite parmi les principaux
animateurs du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs4.

À côté de ces militants musulmans, la Crimée, et plus encore Odessa


où le Komintern avait installé un très actif "Comité de propagande",
fourniront également à Istanbul, au début de l'été 1919, plusieurs agitateurs

1E. F. Ludshuveit, op. c i t p. 47 ; R. P. Kornienko, op. cit., p. 16.


2FO, 371/4141, 9.IV.1919.
3En ce qui concerne les activités de M. Suphi à Simferopol, cf. l'article que nous avons
consacré à ce personnage et à son parti.
4SHAT, 20 N 168, dossier 9, pièce 98, rapport du 29.IX.1919. D’après ce rapport, Suphi avait
commencé par envoyer à Istanbul deux Tatares de Crimée, Husnu et Kaisserly. Après
l'évacuation de la presqu'île criméenne, une nouvelle expédition fut organisée, et le 28 juillet six
agitateurs nommés Sabir, Redjeb, Ayvasian, Husnu, Kaisserly et Ibrahim s'embarquèrent sur un
voilier à destination de Constantinople, munis d'un important stock de littérature bolcheviste. Un
dernier groupe, composé de Djevdet Ali, ismet Lutfi et Ali Nedim, fut expédié vers le début du
mois d’août.
340 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

juifs1. Bien que l'occupation de la presqu’île criméenne et du sud de l’Ukraine


par les forces blanches n'ait pas tardé à provoquer l'étiolement de ce flux de
propagandistes, la capitale ottomane demeurera perméable à la pénétration
bolchevique tout au long de l'année 1919. D'après certaines sources, le
gouvernement soviétique aurait même envoyé à Istanbul, vers la fin de l'année,
un personnage de haut rang, Shal'va Eliava2. Cela paraît peu vraisemblable,
car nous savons que Shal'va Eliava se préparait, vers la même époque, à se
rendre au Turkestan3, mais il est significatif qu'un tel bruit ait pu courir.

L'extension de l'agitation pro-soviétique à Istanbul allait provoquer, en


février 1920, d'intenses polémiques entre les éléments hostiles au bolchevisme
et ceux qui étaient, au contraire, favorables à un rapprochement entre la
Turquie et la République des Soviets. Attisé par les Anglais, le débat prendra
très vite l'allure d'une querelle religieuse. Les musulmans conservateurs,
regroupés au sein de la "Société pour le relèvement de l'Islam" (Taali İslam
Cemiyeti) exigeront une condamnation formelle du communisme. C'est la
guerre des fetva :

"Si un individu ou une société ne reconnaît pas les usages légitimes


découlant du Chéri, tels que le mariage, la donation, le droit d'hériter et
de tester, etc., tue, torture et spolie ceux qui entendent suivre ces usages
et principes légitimes et veut vicier l'ordre social à l'aide d'une religion
nouvelle dénommée bolchevisme, qu'ordonne en pareil cas le Chéri ?"4

Trois jours de suite, XAlemdart un journal résolument anglophile,


posera dans un encadrement spécial cette question corrosive au Cheikh-ul-
Islam, Haydar-zade Ibrahim efendi.

l SHAT, 20 N 168, loc. cit.


2Shal'va Eliava (1885-1937) était un militant de vieille date du parti bolchevik. Ses activités lui
avaient valu, sous le régime tzariste, de multiples peines de prison et d'exil. Après la révolution
d'Octobre, il présida le soviet de Vologda et fut élu délégué au IIe Congrès des Soviets de
Russie. De 1919 à 1921, il fit partie des Conseils révolutionnaires de l'Armée Rouge sur le front
oriental et au Turkestan. Par la suite, il occupera divers postes dans les rangs supérieurs du
parti. Victime des purges staliniennes, il mourra en prison en 1937. Sa présence à Istanbul vers
la fin de l'année 1919 est signalée notamment par A. F. Cebesoy, Moskova Hatıraları (Souvenirs
de Moscou), Istanbul, 1955, p. 60. Mais d'après un document publié par Kâzım Karabekir,
İstiklal Harbimiz (Notre guerre d'indépendance), 2ème éd., Istanbul, 1969, p. 593, l'émissaire
envoyé par le gouvernement soviétique à Istanbul était le colonel Iliacev. Il se peut qu'on ait
confondu ce personnage avec Shal'va Eliava en raison de la vague ressemblance des deux
noms.
3Les dirigeants soviétiques l'avaient placé à la tête de la Turkestanskaja Kommissija chargée de
mettre de l'ordre dans les affaires du Parti communiste turkestanais.
^SHAT, 20 N 168, dossier 9, pièce 106, rapport du SR marine daté du 27 février 1920.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 341

Un certain nombre d'éléments "progressistes" — tel l'Afghan Mahmud


Tarzi1 — lui demanderont au contraire un fetva en faveur de "la fusion du
bolchevisme et de l'Islam"2. Mais celui-ci, prudent, refusera de se prononcer.
Les Alliés, qui avaient nourri l'espoir de voir les autorités religieuses s'engager
à fond dans la lutte anti-communiste, devront se contenter des virulentes prises
de position du leader des "intégristes", Mustafa Sabri Efendi, un ancien cheikh-
ul-Islam connu pour son anglophilie3.

Ce n'est qu'au lendemain de "l'occupation provisoire et disciplinaire"


d'Istanbul par les Alliés (en fait l'officialisation et le resserrement de
l'occupation de facto à laquelle était soumise la capitale ottomane depuis
l'armistice de Moudras), en mars 1920, que nous assistons à une réelle
diminution de l'effervescence communiste. Mais cette pause fut de courte
durée. Nous avons déjà vu plus haut que certains membres de l'aile radicale du
Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, plutôt que de fuir comme la
plupart de leurs camarades le régime d'exception instauré par le haut
commandement britannique, avaient choisi de rester à Istanbul afin de
continuer à y militer dans la clandestinité. Ce groupe, dominé par Şefik
Hüsnü, parvint à entrer en contact avec le Parti communiste turc de Bakou dès
le début de l'été 19204. C'est sans doute vers la même époque que les militants
grecs, regroupés autour du Neos Anthropos, commencèrent à s'organiser.

Dans les derniers mois de l'année, l'effondrement des forces blanches en


Crimée ouvrira la voie à un nouvel afflux d'agitateurs. Ceux-ci, mêlés aux
quelque 130 000 rescapés de l'armée de Wrangel, n'auront aucun mal à déjouer
la surveillance de la police inter-alliée. Aussi, est-ce avec stupéfaction que les
Anglais découvriront, en janvier 1921, l'existence d'un important centre de
propagande bolchevique aux portes mêmes d'Istanbul, à Beykoz5. Ce centre,

^Mahmud Tarzi (1866-1935) fut un des principaux promoteurs du nationalisme afghan.


Journaliste, écrivain et homme politique, il joua, à partir du début des années 1910, un rôle
considérable, en œuvrant notamment à la modernisation des structures administratives,
éducatives et culturelles de son pays. Conseiller du roi Amanullah, il contribua activement au
rapprochement soviéto-afghan qui devait garantir l'indépendance de l'Afghanistan face aux
pressions britanniques. Cf. Vartan Gregorian, The Emergence o f Modem Afghanistan, Stanford,
1969, pp, 62 et sv. La présence de Mahmud Tarzi à Istanbul en février 1920 a fait l'objet de
multiples rapports. Cf. par exemple FO, 371/5178, note d’information du 17.III.1920, pp. 75-76.
Voire également FO, 371/5166, f. 120.
2FO, 371/5166, f. 120.
3S H A T 20 N 168, dossier 1, pièce 111, et dossier 9, pièce 106, en date des 27 et 28 février
1920.
^Par l'entremise, semble-t-il, des militants constantinopolitains du Jiddische Kommunistische
Partei.
5FO, 371/6464, ff. 198 et sv. rapport daté du 14 janv. 1921. À en croire ce document, le groupe
de Beykoz, animé par D. Y. Zilberstein (connu également sous le nom de Viktoroff), était
cautionné par le Grand Rabbin de Constantinople, mais cela paraît peu vraisemblable.
342 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

dont la plupart des membres étaient des Juifs venus de Russie, mais qui
regroupait également quelques musulmans, entretenait d’étroites relations avec
les communistes juifs d’Odessa et de Crimée. Sa tâche principale consistait,
semble-t-il, à imprimer des tracts en diverses langues et à les distribuer.
Simultanément, les rapports des services de renseignements signaleront
l’existence, en divers points de la ville, de plusieurs autres organisations
subversives et la police inter-alliée procédera à des centaines d’arrestations.
Mais en vain : démantelées, la plupart des cellules ne feront qu’essaimer, se
scindant en groupuscules insaisissables qui reprendront aussitôt leur travail
d’agitation1.

En juin 1921, les Anglais, décidés à mettre définitivement fin aux


activités des "agents bolchevistes", tenteront de frapper un grand coup. Cette
fois, leur cible principale sera la "Délégation commerciale russe", un
organisme qui s’était constitué à Istanbul aussitôt après la signature de l’accord
commercial anglo-soviétique (16 mars 1921) et qui était dirigé par Bronislav
Koudich, un émissaire bolchevik arrivé à Istanbul vers le début de l’année2.
Ixs attributions de cette délégation débordaient largement, semble-t-il, le cadre
des questions économiques. Le commandant en chef des forces d’occupation, le
général Harrington, était persuadé que les nombreux employés qu’elle comptait
n’étaient en fait que des agitateurs et des terroristes chargés de coordonner les
activités des multiples groupes communistes de la ville. Le 29 juin, profitant
de l’absence de Koudich qui s’était rendu à Londres pour conférer avec Krassine,
les autorités britanniques d’Istanbul entreprirent une vaste opération de police
qui se solda par une cinquantaine d’arrestations et l’expulsion d’une trentaine de
suspects3. L’affaire provoqua de vigoureuses protestations de la part du
gouvernement soviétique. Mais, sommé par certains parlementaires et par une
partie de la presse anglaise de fournir des explications, le général Harrington
n’aura aucun mal à se défendre : il soutiendra que les individus appréhendés

1C'est ainsi par exemple que les services de renseignements français signaleront une reprise de
l'agitation bolcheviste dès le début de l'année 1921. Cf. AMAE, série E, Levant 1918-1929,
Turquie, vol. 95, ff. 110-111, en date du 12 janvier 1921.
V o , 371/7947, Annual Report, 1921, p. 31.
V o , 371/6902, ff. 24 à 183. La plupart des personnes expulsées appartenaient à la mission
commerciale russe. Mais il y avait également parmi les suspects un certain nombre de dames
dont la tâche consistait à entretenir de "bonnes relations” avec les officiers des forces
d'occupation. Le cas le plus curieux est celui d'Odette Kuhn, une journaliste et romancière
juive, fille d'un ancien consul-général des Pays-Bas à Istanbul, fort belle paraît-il, munie d'un
passeport hollandais et mariée à un Géorgien. Embarquée de force sur un navire en partance
pour Batoum, elle enverra d'innombrables lettres aux autorités françaises et anglaises,
dénonçant l'illégalité des mesures prises à son encontre par la police inter-alliée et demandant à
être autorisée à regagner Istanbul. Son séjour forcé en République des Soviets ne fut cependant
pas totalement infructueux. Elle en tira la matière d'un livre. Sous Lénine, violemment anti­
communiste.
S O C I A L I S M E , C O M M U N I S M E ET M O U V E M E N T O U V R I E R 343

étaient tous de dangereux conspirateurs qui préparaient un soulèvement armé


des réfugiés russes et de la population musulmane contre les troupes alliées1.

En dépit de la détermination dont la police britannique avait fait preuve,


il semble que les arrestations de juin 1921 se soient avérées, en définitive, tout
aussi inefficaces que les précédents coups de filets. Dès le mois de septembre,
le général Harrington découvrira un nouveau "complot" (que personne, à vrai
dire, ne prendra réellement au sérieux)2. Par la suite, bien que les Alliés
eussent progressivement réussi à résorber une partie de l’émigration russe —
les États balkaniques et la Roumanie ayant accepté de recevoir les soldats de
l'armée de Wrangel — les rumeurs alarmantes se feront de plus en plus
nombreuses et les officiers du deuxième bureau dresseront inlassablement de
nouvelles listes de suspects. À en croire certains informateurs, Istanbul
constituait désormais une des principales bases d'opérations du mouvement
communiste international. Vers la fin de l'année 1921, les diverses
organisations de la capitale ottomane — les Sionistes de gauche, le groupe des
Lazes (?), les militants grecs rassemblés autour de Serafim Maximos, les
groupuscules russes — seront soupçonnés d'avoir réussi à mettre en place un
comité de coordination et d'avoir entamé des pourparlers avec le groupe
communiste turc "en vue d'une future action commune"3. De telles
informations, annonciatrices d'une apocalypse imminente, continueront de
s'accumuler tout au long de l'année 1922. C'est ainsi par exemple que le jour
même de l'armistice de Mudanya, le 11 octobre 1922, une note de
renseignements signalera que les agents bolchevistes, "par infiltration dans la
ville d'une centaine d'hommes journellement" se préparaient, une fois de plus,
à "provoquer une insurrection armée de la population turque contre les
Alliés"4.

Il est, nous l'avons déjà souligné, excessivement difficile de s'orienter à


travers le foisonnement de ce type de données. I^ s masses populaires
d'Istanbul risquaient-elles véritablement de se laisser entraîner dans l'aventure
d'un soulèvement bolcheviste contre les forces d'occupation ? La chose paraît

^FO, 371/6902, lettre du général Harrington au War Office en date du 19.VII.1921, ff. 140-142.
Telle fut également la thèse défendue par une partie de la presse britannique. Cf. par exemple
le Daily Telegraph du 7 juillet, titrant "Amazing conspiracy".
2Bulletin périodique de la presse turque, n° 18, 10.XI.1921, p. 5. Le communiqué officiel publié
par le Général Harrington assurait que le "complot" découvert avait pour but : a) de provoquer
une révolution à Constantinople ; b) de capturer et distribuer le matériel de guerre turc qui avait
été et qui est actuellement sous la garde des autorités militaires alliées ; c) de provoquer le
mécontentement parmi les troupes royales de S. M. Britannique, Empereur-Roi des Indes ; d)
d'assassiner certains officiers des forces alliées remplissant des fonctions importantes.
3SHAT; 20 N 1106, rapport daté du 17 novembre 1921.
4AMAE, série E, Levant 1918-1929, vol. 280, f. 31.
344 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

totalement invraisemblable, car l’influence des groupuscules communistes ne


s'exerçait de toute évidence (en dépit des évaluations inquiétantes fournies à ce
propos par les services de renseignements) que sur une toute petite fraction de
la population constantinopolitaine. Mais il ne semble pas pour autant qu'il
faille taxer les autorités alliées de mythomanie. On doit souligner en
particulier que la présence à Istanbul et dans ses environs immédiats — jusque
vers le milieu de l'année 1921 tout au moins — de quelque 100 000 réfugiés
russes, dénués pour la plupart de toutes ressources, constituait une réelle
menace pour l'ordre public. D’autre part, il convient de remarquer que même si
les musulmans et les autres composantes de la population locale étaient peu
sensibles à la propagande communiste, les troupes d’occupation, elles, n’y
étaient nullement indifférentes. Les officiers supérieurs de l’Armée d’Orient
avaient eu l'occasion de s'en rendre compte dès le début de l'année 1919, lors
des mémorables mutineries de la mer Noire.
*
* *

Où en sont le socialisme et le communisme constantinopolitains au


moment de la signature de l'armistice de Mudanya ? Remarquons d'emblée
qu'au terme de plusieurs années d'escarmouches les autorités alliées ont
finalement eu raison de l'organisation la plus importante de l'époque, le Parti
socialiste de Turquie. La formation du Dr. Hasan Rıza — le Parti social-
démocrate — a elle aussi disparu, victime sans doute de l'inertie de ses
dirigeants. Cependant, le socialisme ’’opportuniste” n'est pas mort. Le leader
du Parti socialiste indépendant, Şakir Rasim, a réussi à conserver autour de lui
un millier de militants. Bientôt nous le verrons reconstituer un empire ouvrier
plus vaste encore que celui de Hüseyin Hilmi. Soulignons en second lieu que
l'émanation légale du mouvement communiste turc, le Parti socialiste des
ouvriers et agriculteurs, apparaît en pleine expansion. Mais le socialisme
intransigeant dont se réclament ses dirigeants, Şefik Hüsnü et Sadrettin Celâl
en tête, se trouve de toute évidence en porte-à-faux par rapport aux réalités
politiques de la Turquie nouvelle. Le gouvernement d'Ankara, nous l'avons
indiqué, sera prompt à sévir. Quant aux groupuscules communistes
clandestins, ils demeurent selon toute apparence passablement nombreux.
L'acharnement avec lequel les "agents bolchevistes" continuent d'œuvrer à la
mise en place de noyaux d’agitateurs tient sans doute au fait qu'Istanbul
apparaît encore, à l'automne 1922, comme la principale tête de pont de
l'impérialisme occidental au Proche-Orient. Mais combien de temps ces
groupuscules réussiront-ils à survivre à la "normalisation" kémaliste ? Telle
est, en ce qui les concerne, la principale question qui se pose.
L A R É V O L U T IO N IM PO SSIB L E
L es courants d'opposition en A n atolie 1920-1921

Il est difficile de se faire une idée précise de l’impact du communisme


en Anatolie à l’orée de la lutte pour l'Indépendance. Les seule chose que nous
sachions, grâce à la presse et aux rapports des agents diplomatiques, c’est que
les événements de Russie et les idées de la révolution d'Octobre étaient
accueillis à cette époque par certains secteurs de l’opinion anatolienne avec une
réelle sympathie. Les ports de la mer Noire — Trabzon, Samsun, Rize, Hopa
— et certaines villes "industrielles” de l'intérieur comme Bursa et Eskişehir
semblent avoir été particulièrement favorables à la République des Soviets et
aux orientations doctrinales que celle-ci proposait1. Le 1er mai 1920 fut fêté
dans de nombreuses villes de la côte pontique et à Trabzon plusieurs centaines
d'individus "de basse classe" parcoururent la ville en cortège, "acclamant
Lénine et Enver pacha et injuriant les Anglais et les Grecs"2. À Bursa, vers la
même époque, le journal Millet Yolu (La Voie du Peuple) expliquait à la
population les principes du bolchevisme et encourageait les paysans à
s’emparer des biens des grands propriétaires afin de les exploiter en commun3.

Existait-il en Anatolie, parallèlement à ce mouvement de sympathie


pour les Bolcheviks et pour les idées qu’on leur attribuait, une implantation
tangible de militants communistes ? Les données dont nous disposons à cet
égard sont malheureusement fort imprécises. Les informations des
chancelleries occidentales, qui avaient tendance à exagérer le danger bolchevik,
voyaient des agents à la solde de Moscou partout. Les rapports diplomatiques
de l'année 1920 signalent des organisations à caractère soviétique dans tous les

fo re ig n Office Archives (cité infra : FO) 371/5171, ff. 108-109. Ce rapport, daté du mois
d'août 1920, analyse un article d'un certain Dr. Rumni paru dans le Yeni Dünya de Bakou.
D'après le Dr. Rumni, des organisations pro-communistes existaient tout le long de la mer Noire,
ainsi qu'à Bayburt et à Gümüşhane. En ce qui concerne Bursa et Eskişehir, les données les plus
intéressantes sont fournies par FO 371/5170, juil. 1920, ff. 74 sq. et FO 371/5178, rapport du 12
août 1920, ff. 123 sq.
2D'après un télégramme du consul de France à Trabzon, Lépissier, en date du 4 mai 1920,
Archives du ministère français des Affaires étrangères (cité infra : AMAEF)y série E, Levant
1918-1929, Turquie, 91.
3FO 371/5170, f. 96.
346 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

ports de la mer Noire1. À en croire certains documents, les propagandistes


communistes pullulaient non seulement à Ankara (le centre de la résistance
anatolienne depuis que Mustafa Kemal s'y était fixé à la fin de l'année 1919),
mais aussi à Eskişehir et dans une multitude d'agglomérations de moindre
importance telles que Bandırma2, Bayburt ou Gümüşhane3. D'après Mustafa
Suphi, le leader du parti communiste turc de Bakou, son organisation avait en
1920 des sections à Zonguldak, Trabzon, et Rize et un certain nombre de
sympathisants en Anatolie orientale, notamment à Erzurum et à Sivas4. Mais
combien étaient-ils en tout, ces "extrémistes" disséminés à travers tout le pays
? Nous n'avons à ce propos que de bien minces indices. Des organisations
prestigieuses comme l'Armée verte n'ont jamais compté, semble-t-il, qu'une
petite poignée de militants actifs. L'ensemble de ces tendances, toutes options
confondues, ne regroupait probablement que quelques centaines d'individus5.

1Par exemple, A. Cheval ley, haut commissaire de la République française au Caucase, écrit le
17 décembre 1920 au Quai d'Orsay : "J'ai eu l'occasion de constater, en venant par le "Tadla"
de Constantinople à Batoum avec escales à Zongouldak (près Héraclée), Samsoun, Ordou,
Kerasounde, Trébizonde, combien, malgré les dénégations des Jeunes-Turcs présents à Tiflis,
l'esprit soviétique a déjà gagné tous ces ports de la mer Noire. Partout, l'autorité réelle est aux
mains du chef d'un syndicat de barcassiers, mahonniers, débardeurs ou marins, c'est-à-dire de
l'élément le plus rude, le plus turbulent..." (AMAEF, sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, 95). Ce
que dit Chevalley de l'autorité du chef des barcassiers n'a rien d'imaginaire. Mais ces
"syndicats", contrairement à ce que pense le haut commissaire de la République au Caucase, ne
sont nullement des "soviets". Il s'agit en réalité de corporations (esnaf) traditionnelles,
effectivement très puissantes. Ceci dit, il est possible que certaines de ces corporations,
spécialisées dans le trafic d'armes avec la côte russe, aient été superficiellement pénétrées
"d'esprit soviétique". On ne doit pas oublier, par ailleurs, que Trabzon et d'autres points de la
côte anatolienne furent occupés par l'armée russe au cours de la Première Guerre mondiale.
Les soviets que constituèrent ces troupes en 1917 ont peut-être contribué à propager les idées
subversives au sein de la population locale. Cf. à ce propos A. M. Samsutdinov, "Oktjabr’skaja
revoljucija i nacionarno-osvoboditernoe dviZenie v Turcii. 1919-1922" (La révolution
d’Octobre et le mouvement national de libération en Turquie. 1919-1922), in A. A. Gruber, ed.,
Velikij Oktjabr ' i narody Vostoka (Le grand Octobre et les peuples d'Orient), Moscou, 1957, p.
385. Voir également Ahmed Refik, Kafkas yollarında (Sur les routes du Caucase) Istanbul,
1919, p. 21, qui raconte comment les propagandistes bolcheviks distribuaient des rubans rouges
aux habitants de Trabzon.
2FO 371/5178, mai 1920, f. 78. L'organisation de Bandırma avait été mise en place par Affan
Hikmet, sans doute au début de l'année 1919. Affan Hikmet rejoindra par la suite le parti
communiste populaire de Turquie (Türkiye halk iştirakiyyün fırkası) et sera un des fondateurs
de l'Union ouvrière de Cilicie. À propos de ce personnage, cf. D. Şişmanof, Türkiye'de işçi ve
sosyalist hareketi (Le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie), Sofia, 1965, p. 84.
3FO 371/5171, f. 109, qui cite l'article du Dr. Rumni paru dans le Yeni Dünya de Bakou (cf.
supra, n. 1).
4Cf. Mustafa Suphi, "Faaliyetin dört cephesi" (Les quatre axes de notre activité), dans un
recueil de textes de Suphi, Türkiyenin mazlum amele ve rencberlerine (Aux ouvriers et aux
paysans opprimés de Turquie), Istanbul, 1976, pp. 35-36.
5Nous ne disposons d'aucune donnée chiffrée. Nous savons cependant que le premier Congrès
du parti communiste turc de Bakou, qui s'était tenu dans cette ville en septembre 1920, avait
rassemblé 45 délégués, dont 13 venus de Turquie. Ces 13 délégués étaient mandatés par 41
militants. À ce propos, cf. Ibrahim Topçuoğlu, Neden 2 sosyalist partisi 1946. TKP Kuruluşu ve
mücadelesinin tarihi. 1914-1960 (Pourquoi deux partis socialistes. 1946. L'histoire de la
fondation du parti communiste turc et de son combat. 1914-1960), Istanbul, 1976,1, p. 74. Bien
entendu, on doit également tenir compte des militants de l'Armée verte et de ceux du parti
communiste officiel d’Ankara. Le journal de l'Armée verte, le Seyyare-i Yeni Dünya, tirait à 3
000 exemplaires. Mais cela ne veut pas dire que ses lecteurs étaient tous membres de l'Armée
verte. En réalité, nous le verrons plus loin, il s'agissait d'un banal journal d’information qui
s'adressait davantage aux masses populaires qu'aux Bolcheviks convaincus. Il n'est pas inutile de
noter que la "grande purge" anticommuniste de janvier 1921 ne concernera au total qu'une
quinzaine de personnes.
LA R É V O L U T I O N IM POSSIBLE 347

Parmi les propagateurs des idées subversives, il y avait un grand


nombre de prisonniers de guerre relâchés par les Bolcheviks, ainsi que des
étudiants et des ouvriers turcs qui avaient assisté à la révolte spartakiste en
A llem agne1. Mais l'essentiel des effectifs était constitué par d'anciens
membres du parti Union et Progrès et par des intellectuels de diverses
obédiences. Ces hommes, qui n'avaient qu'une très vague idée de ce qu'était le
socialisme ou le communisme, n'envisageaient le recours à ces doctrines que
dans la perspective du combat anti-impérialiste mené par la Turquie. Nombre
d'entre eux excluaient totalement l'idée d'une implantation bolchevique en
Anatolie. Ils se réclamaient d’un socialisme "à la turque" expurgé de tout ce
qui était contraire à l'Islam et à l'esprit national et ne songeaient au fond qu'à
effrayer les Alliés. Une des idées maîtresses des "extrémistes", tout au long de
l'année 1920, sera de constituer un bloc des pays d'Orient, sous le leadership
conjoint de la Turquie et de la République des Soviets, en vue de faire échec
aux menées impérialistes des Grandes Puissances.

Pour un certain nombre de personnalités politiques, il s’agissait aussi,


tout simplement, de se démarquer de Mustafa Kemal et de tenter de le déborder
sur sa gauche. C'est ainsi par exemple que le Halk zümresi (groupe populaire),
expression parlementaire de l'aile extrémiste, n'était, tout compte fait, qu'un
cartel des mécontents, sans aucune cohésion doctrinale. Il y avait là des
pantouranistes, des députés qui se disaient socialistes, des nationalistes
opposés au pouvoir personnel de Mustafa Kemal, etc. Ce qui fit la force de la
gauche anatolienne à cette époque, c'est précisément son aptitude à faire feu de
tout bois.

L'histoire des diverses organisations "communistes" d'Anatolie


demeure, aujourd'hui encore, fort mal connue. Les nombreux travaux consacrés
à la question et les recherches publiées au cours de ces dernières années en
Turquie et aux États-Unis2 sont loin d'avoir épuisé les multiples problèmes
qui se posent. La confusion est partout : dans la chronologie comme dans la

^ n septembre 1920, Mustafa Suphi annoncera à ses camarades réunis à Bakou que 349
anciens prisonniers de guerre avaient déjà été rapatriés en Turquie après avoir été dûment
endoctrinés. Cf. M. Suphi, art. cit., p. 41. En ce qui concerne les Spartakistes, cf. notamment G.
S. Harris, The origins o f communism in Turkey, Stanford, 1967, p. 36.
2G. S. Harris (ibid.) propose un aperçu d'ensemble sérieux et bien documenté. Du côté russe,
nous devons essentiellement citer les travaux de A. D. Noviöev, S. I. Kuznecova, R. P.
Komenko et A. M. Samsutdinov. La bibliographie en langue turque ne cesse de s'enrichir
depuis une dizaine d'années. Les recherches les plus intéressantes sont celles de Mete Tunçay,
Türkiye'de sol akımlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-1925), Ankara,
2e éd., 1967 ; de Fethi Tevetoğlu, Türkiye'de sosyalist ve komünist faaliyetler (Les activités
socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967 ; de A. Cerrahoğlu, T ürkiye'de
sosyalizmin tarihine katkı (Contribution à l'histoire du socialisme en Turquie), Istanbul, 1975.
348 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

caractérisation des groupements recensés. C'est que les sources de première


main font cruellement défaut. Nous ne disposons que d'épaves : quelques
tracts, des bribes de journaux, deux ou trois proclamations fracassantes1.

Que savons-nous aujourd'hui des organisations de Trabzon, de Rize ou


de Bandırma ? Presque rien. Nous ne pouvons que les mentionner au passage.
La plupart de nos sources ne nous renseignent que sur ce qui se passait au
"sommet'', à Ankara et à Eskişehir. Par la force des choses, c'est aux
organisations qui furent créées dans ces villes — l’Armée verte, le groupe
populaire, le parti communiste turc, le parti communiste populaire — que
nous consacrerons l'essentiel des pages qui suivent.

L VArmée verte

L'Armée verte fut créée à Ankara peu de temps après l'instauration de la


Grande Assemblée Nationale, probablement en mai 19202. À l’époque,
nombreux étaient ceux qui croyaient qu'il s'agissait d'une véritable armée, qui
viendrait à la rescousse de la résistance anatolienne. Au lendemain de la
révolution d'Octobre, le vert, couleur de l'Islam, avait été choisi comme
symbole par de nombreux groupements musulmans de l'ancien Empire russe.
Des milices "vertes" avaient notamment combattu en Transcaucasie sous le
commandement de Nuri pacha, le demi-frère d'Enver, et avaient participé en
septembre 1918 à la prise de Bakou3. Le bruit courait à présent que ces
éléments musulmans, armés par les Bolcheviks et placés sous les ordres d'un
général turc (on murmurait le nom d'Enver pacha), pénétreraient bientôt en
Anatolie4.

1Parmi les sources les plus intéressantes, nous devons mentionner en premier lieu les actes du
procès des dirigeants de l'Armée verte qui eut lieu à Ankara en mai 1921. Publiés en 1962 dans
une revue historique turque de vulgarisation. Yakın Tarihimiz, ces textes nous éclairent sur la
structure et les objectifs des diverses organisations de gauche qui furent créées à Ankara en
1920. Nous disposons par ailleurs de quelques numéros du Seyyare-i Yeni Dünya (Le Nouveau
Monde des Forces mobiles) et d'un numéro de YEmek (Travail). Le premier de ces journaux
était l'organe du parti communiste populaire. À côté de ces matériaux de premier plan, mais
dont il ne nous reste que des fragments, les séries continues du Hakimiyet-i Milliye (L a
Souveraineté nationale) et de YAnadolu'da Yeni Gün (Le Jour nouveau en Anatolie)
représentent une source d'appoint non négligeable. Le Hakimiyet-i Milliye était l'organe
officieux du Gouvernement d'Ankara. Publié par Yunus Nadi, une des plus grandes figures du
journalisme turc, YAnadolu'da Yeni Gün fut pendant quelque temps le porte-parole de la gauche
parlementaire (Halk zümresi).
2C'est la date proposée par Gotthard Jäschke, "Kommunismus und Islam im türkischen
Befreiungskriege", Die Welt des Islams, 20,1938, p. 112.
3Sur le rôle joué par Nuri pacha en Transcaucasie, cf. Yusuf Hikmet Bayw, Türk inkılâbı tarihi
(Histoire de la révolution turque), Ankara, 1967, III (4), pp. 209 sq. ; W. E. D. Allen et P.
Muratoff, Caucasian battlefields, Cambridge, 1953, pp. 478-480.
4 Dès le 28 janvier 1920, un rapport adressé au Foreign Office annonçait ta création au
Daghestan d'une armée de volontaires, baptisée "Armée verte". Nuri pacha et Enver pacha
étaient présentés comme les principaux promoteurs de cette entreprise (FO 371/5165, f. 102).
Nous savons cependant qu'à cette époque Enver se trouvait en Allemagne.
LA R É V O L U T I O N IM POSSIBLE 349

Les dirigeants nationalistes, qui avaient besoin de remonter le moral de


leurs troupes, ne faisaient rien pour démentir de telles fables. Bien au
contraire, ils participaient eux-mêmes au conditionnement de l'opinion. En
mai 1920, le commandant de l'armée de l'Est, Kâzım Karabekir, avait même
envoyé à Ankara, sous le nom d'Armée verte, un détachement de cavalerie
constitué d'une quarantaine de jeunes gaillards d'Erzurum. Muni d'un grand
étendard vert, ce détachement avait été chargé d'annoncer à travers tout le pays
l'arrivée imminente des forces salvatrices1.

L'Armée verte d'Ankara n'avait cependant rien à voir avec ces troupes
musulmanes qui étaient censées voler au secours de la Turquie. Il s'agissait,
beaucoup plus modestement, d'une petite organisation secrète dont l'objectif
premier semble avoir été d'organiser la lutte contre les forces "réactionnaires"
et défaitistes qui s'opposaient, en Anatolie, au mouvement nationaliste2.
Mustafa Kemal, consulté par les fondateurs de l'organisation, les avait
encouragés dans leur entreprise et leur avait plus ou moins donné carte
blanche3.

Le comité central de l'Armée verte comptait quatorze membres que


Mustafa Kemal présentera dans son célèbre "discours" de 1927 comme des
"camarades intimes"4. Il y avait là le ministre des Finances, Hakkı Behiç, le
ministre de la Santé, Adnan, et tout un groupe de parlementaires parmi
lesquels nous devons surtout mentionner le député d'Eskişehir, Eyüp Sabri, le
député de Tokat, Nazım, le député de Muğla, Yunus Nadi, et le député de
Bursa, Servet5. Outre ce comité central, l'organisation fut dotée, au début de
l'été 1920, d'une section à Eskişehir et, selon toute vraisemblance, de comités
locaux dans d'autres villes de Turquie, notamment à Bursa6.

1Voir à ce propos les mémoires de Kâzım Karabekir, İstiklâl harbimiz (Notre guerre
d'indépendance), 2e éd., Istanbul, 1969, p. 683. Cette "Armée verte" ne parvint à Ankara qu'au
début du mois d'août. Son arrivée dans cette ville fut annoncée par le Hakimiyet-i Milliye du 2
août 1920.
fy
^L'offensive antibolchevique des milieux cléricaux, orchestrée par le Teali-i Islâm Cemiyeti
(Association pour le développement de l'Islam), avait commencé au début de l'année 1920.
Nous renvoyons à ce propos aux remarques de M. Tunçay, op. cit., p. 77.
3Mustafa Kemal, Discours du Ghazi Moustafa Kemal Président de la République turque.
Octobre 1927, Leipzig, 1929, pp. 375-376. On trouve dans ce récit de nombreuses précisions
sur les origines de l'Armée verte. Mais Mustafa Kemal ne donne, bien entendu, que la version
"officielle" des événements.
^Ibid., loc. cit.
5 Les autres membres du "comité central" de l'Armée verte étaient Hüsrev Sami (député
d'Eskişehir), İbrahim Süreyya (Eskişehir), Reşit (Saruhan), Sim (İzmit), Mustafa (Dersim),
Hamdi Namık (İzmit), Muhittin Baha (Bursa) et sans doute aussi Mahmut Celal (Bayar), le futur
Président de la République turque. M. Tunçay, op. cit., p. 77.
6C'est du moins ce qui ressort des déclarations faites par le député de Tokat, Nazım bey, lors du
procès de l'Armée verte en mai 1921. Plusieurs ouvrages reproduisent ces déclarations. Cf. p.
ex. F. Tevetoğlu, op. cit., pp. 156-157.
350 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

L'Armée verte avait été instituée, nous l'avons dit, pour lutter contre la
propagande antinationaliste orchestrée par le Gouvernem ent de
Constantinople1. Depuis le début de l'année 1920, cette propagande était
essentiellement fondée sur une argumentation religieuse : le mouvement
nationaliste était accusé d'impiété en raison de ses relations avec les
Bolcheviks. L'Armée verte semble s'être très vite assigné pour mission de
démontrer à l'opinion publique que l'alliance avec les Bolcheviks n'était
nullement incompatible avec les préceptes de l’Islam. De là, sans nul doute, la
coloration pro-bolchevique et musulmane affichée par l'organisation dès sa
création.

Nul n'ignorait que le secrétaire général de l’Armée verte, Hakkı Behiç,


avait un penchant pour le socialisme. Le député de Tokat, Nazım bey, était lui
aussi attiré par cette doctrine. Il y a tout lieu de croire que ce sont ces deux
hommes qui donnèrent au groupement sa tournure communisante. Ils furent
secondés dans leur tâche par le député de Bursa, le cheikh Servet, qui prétendait
faire découler le socialisme de l'enseignement du Coran, et par un ancien
kaymakam, Vakkas Ferid, qui était entré en contact avec la pensée marxiste
alors qu'il était étudiant à Constantinople. Les autres membres de l'Armée
verte étaient soit d'anciens Unionistes, soit des nationalistes de bon aloi. Mais
ils étaient de toute évidence prêts à entrer dans le jeu de Hakkı Behiç et de
Nazım. Un Unioniste notoire comme Eyüp Sabri, ami intime de Tal'at pacha,
ira même jusqu'à plaider en août 1920 pour l'adoption immédiate du
bolchevisme2.

Vers le milieu de mois de juin, les membres de l'Armée verte


commencèrent à diffuser un certain nombre de documents en vue d'accroître
leur audience3. Les dirigeants de l'organisation avaient mis au point une

M ustafa Kemal explique la création de l'Armée verte de la façon suivante : "... Il était très
difficile de mener à bonne fin la révolution avec des troupes qui n'avaient pas été instruites dans
l'esprit de cette révolution, troupes fatiguées, dégoûtées à l'époque en question et dont on peut
dire qu'elles étaient les déchets de l'armée ottomane. On commit l'erreur de croire qu'il serait
très difficile, dans les conditions où l'on se trouvait en ces temps-là, de doter l'armée d'une
conscience en harmonie avec l'état d'esprit nouveau. Par conséquent, certaines personnes
commencèrent à être travaillées par l'idée de créer des organisations d'élite composées
d'hommes conscients, réunissant les qualités voulues, et sur lesquelles la révolution pût
compter... {Discours du Ghazi Moustafa Kemal, loc. cit.). 11 ressort de ce texte que l'Armée
verte se présentait à l'origine comme l'avant-garde de la révolution kémaliste.
2D'après un rapport du Secret Intelligence Service du 19 août 1920, FO 371/5171, f. 49.
3La datation découle des déclarations faites par le vétérinaire Salih devant le tribunal
d'indépendance d'Ankara. Cf. F. Tevetoglu, op. cit., p. 175. Le beyannâme, le talimatnâme et le
nizâmnâm e de l'Armée verte sont reproduits dans plusieurs ouvrages. Cf. par exemple F.
Kandemir, Atatürk'ün kurduğu Türkiye komünist partisi (Le parti communiste turc créé par
Atatürk), Istanbul, s.d„ pp. 148-151, 155-157 ; "Yeşil Ordu Cemiyeti" (L'Association de l'Année
verte). Yakın Tarihimiz, 3, 1962, p. 71 ; 4,1962, p. 104 ; 8,1962, pp. 234-235 ; F. Tevetoğlu, op.
cit., pp. 148-153.
LA R É V O L U T I O N IM POSSIBLE 351

"proclamation" (beyannâme), des "instructions" (talimatnâme) et des "statuts"


{nizâmnâme). À travers ces textes destinés à l’endoctrinement des nouvelles
recrues, l'Armée verte prenait formellement position en faveur d'un socialisme
islamique.

La "proclamation" appelait le monde du travail (les laboureurs, les


vignerons, les jardiniers, les cordonniers, les maçons, les menuisiers, etc.)
à la révolte contre les exploiteurs (la bureaucratie, les grands propriétaires, et,
d'une manière générale, les riches). Elle donnait en exemple les événements
qui étaient en train de se dérouler en Russie. Elle annonçait la naissance d'un
"monde nouveau" où régneraient l'égalité et la fraternité. La révolution qui
était en cours allait non seulement abolir la propriété mais encore le vol, le
mensonge, le parasitisme, la corruption et l'escroquerie.

Nous retrouvons ces mêmes thèmes dans les "instructions"


{talimatnâme). Mais ce deuxième document se caractérise surtout par sa
tonalité panasiatique. "L'objectif ultime de lArmée verte", proclamait le
talimatnâme, "est de parvenir à une union sincère des peuples d'Asie. L'Asie
aux Asiatiques. Telle est la devise brodée sur la bannière de l'Armée verte1".
N'y avait-il pas, dans ce panasiatisme prétendument dirigé contre
l'impérialisme occidental, des relents de nationalisme pantouranien ? Compte
tenu de ce que nous savons du recrutement de l'Armée verte, la question
n'apparaît nullement oiseuse. Un fait significatif : lors du IIe Congrès du
Komintern, en juillet 1920, Lénine condamnera catégoriquement "le
mouvement panasiatique et les autres courants analogues", les soupçonnant de
servir les intérêts de "l'impérialisme turc et japonais"2.

À en croire les "instructions", l'Armée verte n'était ouverte qu'aux


travailleurs (manuels et intellectuels). Les propriétaires fonciers, les gros
négociants, les usuriers, les commissionnaires en étaient inflexiblement
exclus. Les nouvelles recrues devaient jurer fidélité et obéissance et s'engager à
ne rien divulguer des secrets dont elles pourraient avoir connaissance. Les
renégats, les contrevenants à la discipline de l'organisation étaient menacés de
mort. Bien qu'elle honnît la violence, l'Armée verte était censée être constituée
sur une base para-militaire, avec des sections, des escadrons et des bataillons.
Chaque "combattant" devait posséder un fusil et trois cents cartouches. Mais
ce n'était là que pure fiction et ce projet ne fut jamais réalisé. Une des tâches

A rticle 2 du talimatnâme. Cf. F. Tevetoglu, op. cit., p. 149.


^Thèses sur les questions nationale et coloniale, citées par H. Carrère d'Encausse et S. Schram.
Le marxisme et l'Asie. 1853-1964, 2e éd., Paris, 1970, p. 202. En ce qui concerne le
nationalisme japonais, cf. p. ex. Delmer Brown, Nationalism in Japan, Berkeley, 1955.
352 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

essentielles de l’organisation était de combattre la propagande antibolchevique.


Pour lutter contre l’avidité et la rapacité de la bourgeoisie, il convenait non
seulement de faire appel au socialisme mais encore d'appliquer les préceptes de
l'Islam. Les membres de l'Armée verte étaient chargés en particulier de
collecter les aumônes et les offrandes religieuses et de les distribuer à "ceux
qui ne disposaient plus de leur force de travail".

Le troisième texte diffusé par l'Armée verte — ses "statuts" — donnait


un certain nombre de précisions sur les options socialistes de l'organisation.
L'Armée verte y affirmait son opposition à l'accumulation du capital entre les
mains de la bourgeoisie et se prononçait pour la suppression de la propriété
privée. Il fallait néanmoins rassurer le peuple : les femmes ne seraient pas
mises en commun. L'Armée verte proclamait son "respect de la vie familiale"
et son "attachement à tous les principes sociaux de l'Islam". C'est au nom de
l'Islam qu'il convenait de bouter hors d'Asie les impérialistes occidentaux. Le
bonheur de l'humanité, idéal suprême de l'organisation, passait par l’union du
drapeau rouge et du drapeau vert de la fraternité islamique.

Les membres de l’Armée verte prenaient-ils au sérieux ce jargon


islamo-communiste ? Peut-être, quelques-uns d'entre eux : Hakkı Behiç,
Nazım bey, Vakkas Ferid, le cheikh Servet... Mais la plupart des autres
promoteurs de l'organisation ne prétendaient pas à tant d'ingénuité. Leur
objectif affiché était tout simplement, nous l'avons déjà souligné, de faire
échec aux invectives antibolcheviques des milieux cléricaux et de préparer
l'opinion anatolienne à un rapprochement avec la Russie.

Pour certaines personnalités politiques, l'Armée verte constituait, par


ailleurs, le point de départ d'une sorte de conspiration visant à créer une
opposition prétendument "de gauche" face à Mustafa Kemal. Au moment de la
création de l'Armée verte, le leader de la résistance anatolienne n'avait guère
pressenti la manœuvre et avait cautionné Hakkı Behiç et scs camarades. Il ne
se rendra compte de sa bévue que vers le milieu de l'été 1920, lorsque le
caractère insidieux des activités de l'Armée verte se manifestera au grand jour.

C'est l'adhésion de Çerkeş Edhem à l'organisation qui semble avoir


constitué le principal facteur de rupture entre Mustafa Kemal et l'Armée verte.
Çerkeş Edhem était le chef d'importantes troupes de francs-tireurs dans la
région de Salihli, en Anatolie occidentale. Il avait rendu de nombreux services
au Gouvernement d’Ankara, notamment en élim inant les bandes
antinationalistes d'Anzavur et en étouffant les soulèvements de Düzce et de
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 3 53

Balıkesir1. En juin 1920, il avait été chargé par Mustafa Kemal d'aller écraser
la révolte des Çapanoğlu dans leur "fief" de Yozgat2. Considéré par les milieux
nationalistes comme un véritable héros de la résistance anatolienne, il avait
commencé à adopter à cette époque une attitude hautaine et agressive vis-à-vis
du Gouvernement d'Ankara. Après l'écrasement du premier soulèvement de
Yozgat (fin juin 1920), Çerkeş Edhem deviendra pour Mustafa Kemal un
dangereux rival dont l’influence ne cessera de croître au sein de la Grande
Assemblée nationale.

C'est vraisemblablement vers la fin du mois de juin ou au début du


mois de juillet 1920, lors d'un de ses passages à Ankara3, qu'il avait adhéré à
l'Armée verte. Entre ses mains et entre celles de ses frères, le député de
Saruhan Reşid bey et le capitaine Tevfık bey, la société secrète prit l'allure
d'une redoutable machine de guerre visant à saper les fondements du pouvoir
kémaliste. Devant le péril, Mustafa Kemal ne tarda pas à réagir. Dès qu'il eut
la conviction que certains éléments de l'Armée verte complotaient contre lui, il
convoqua Hakkı Behiç et lui demanda de dissoudre l'organisation4.

En dépit des protestations de Hakkı Behiç, les membres du comité


central d'Ankara semblent avoir accepté de s'incliner. Les activités de
l'organisation furent mises provisoirement en veilleuse. Mais le relais fut pris
par la section d'Eskişehir qui avait été créée peu de temps auparavant5.

Cette section était animée par un certain Behram Lutfi, directeur de


l’école secondaire de Sivrihisar, et par Mustafa Nuri, un instituteur qui
se prétendait également journaliste6. Ce Mustafa Nuri, qui semble avoir eu
un faible pour la boisson, affichait dans ses moments d'ivresse une grande

^Les travaux consacrés à l’histoire de la révolution kémaliste sont généralement assez discrets
en ce qui concerne les mouvements de résistance au Gouvernement d'Ankara. Un des exposés
les plus clairs, en langue turque, est celui du général K. Esengin, Milli mücadelede hıyanet
yarışı (La course à la trahison pendant la lutte nationale), Ankara 1969. Le soulèvement
d'Anzavur fut écrasé par Edhem en avril 1920. Les soulèvements de Düzce et de Balıkesir se
prolongèrent jusqu'à la fin du mois de mai.
2Les Çapanoğlu étaient les anciens "seigneurs” de la province de Yozgat. Leurs hommes
passèrent à l'action au milieu du mois de mai 1920. Le calme ne sera définitivement rétabli dans
cette région que vers la fin de l'année.
3Discours du Ghazi Moustafa Kemal, op. cit., p. 376. Edhem quitta Ankara le 20 juin 1920. Il
repassa par cette ville le 12 juillet 1920. Cf. K. Esengin, op. cit., pp. 142-146.
^Discours du Ghazi Moustafa Kemal, op. cit., p. 378. Voir également les actes du procès de
l'Armée verte, notamment la déposition de Yunus Nadi (F. Tevetoğlu, op. cit., p. 162).
5La section d'Eskişehir semble avoir été créée à la fin du mois de juin 1920. C'est du moins ce
qui ressort des propos tenus par Vakkas Fend devant le tribunal d'indépendance d'Ankara. Lors
de son procès, Vakkas Ferid déclara en effet que les militants d'Eskişehir avaient été contactés
au moment des fêtes de ramadan (29 juin 1920). Cf. le texte cité par F. Tevetoğlu, ibid., p. 173.
6D'après les actes du procès de l'Armée verte. Cf. notamment les déclarations de Nazım bey
citées ibid., p. 157.
354 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

sympathie pour le bolchevisme. L'organisation mise en place par les deux


hommes prenait appui sur les troupes d’Edhem (qui comptaient notamment un
bataillon "bolchevik" commandé par un certain İsmail Hakkı) et aussi, selon
toute vraisemblance, sur quelques éléments du prolétariat d'Eskişehir. Cette
ville, un des centres essentiels de l'industrie militaire kémaliste, était depuis le
printemps de l'année 1920 le quartier général de Şerif Manatov, le représentant
de la République bachkire en Anatolie1. Manatov y avait donné des
conférences sur le socialisme et y avait constitué, à en croire un rapport du
Foreign Office, une "petite bande d'extrémistes" comprenant un certain nombre
de notables de la ville2. Il y a tout lieu de penser que c'est parmi les disciples
du propagandiste bolchevik que l'Armée verte d'Eskişehir avait recruté
l'essentiel de sa clientèle.

Bientôt, Eskişehir devint un actif foyer d'agitation. Çerkeş Edhem y


disposait d'une imprimerie, une des plus modernes dAnatolie. Il ne tarda pas à
avoir son propre journal. Un premier organe, VArkadaş (L'Ami) fut fondé par
Mustafa Nuri vers la fin du mois d'août3. Ce journal fut remplacé dès le 13
septembre par le Seyyare-i Yeni Dünya (Le Nouveau Monde des Forces
mobiles) dirigé par Mustafa Nuri et Arif Oruç. Ce dernier, un journaliste
imprégné d'idées socialistes, prétendait donner au Yeni Dünya une coloration
islamo-bolchevique. Mais en réalité, le journal semble avoir été surtout
consacré à la propagande personnelle d'Edhem4. A côté du Seyyare-i Yeni
Dünya, dont le tirage était de 3 000 exemplaires (chiffre important pour
l'époque), la section d'Eskişehir de l'Armée verte propageait également toutes
sortes de tracts et de brochures. C'est à Eskişehir que fut publié notamment un
ouvrage du cheikh Servet, intitulé Asr-u saadetten bir yaprak (Une page de
l'âge d'or). L'objet du livre, destiné à fournir des arguments aux militants de
l'Armée verte, était de démontrer, moyennant maintes subtilités théologiques,
que les préceptes du bolchevisme étaient identiques à ceux de l'Islam5.

Mustafa Kemal ne pouvait guère demeurer indifférent à toute cette


effervescence. Ce n’était pas tant les fracassantes prises de position pro­
bolcheviques de Çerkeş Edhem et de ses acolytes qui l'inquiétaient que
le caractère séditieux de ce qui se tramait à Eskişehir. Les troupes irrégulières

*En ce qui concerne ce personnage, cf. infra, p. 162.


2FO 371/5170, juil, 1920, f. 75.
3G. S. Harris, op. ci/., p. 78 ; A. D. Noviéev, K rest’j anstvo Turcii v novejsee vremja (L a
paysannerie turque aux temps modernes), Moscou, 1959, p. 35.
4La Bibliothèque Nationale, d'Ankara ne conserve qu'un seul numéro du Seyyare-i Yeni Dünya
(n° 32, paru à Eskişehir le 11 oct. 1920). Dans cet unique numéro, nulle trace de socialisme ou
de communisme.
5FO 371/5178, rapport du 12 août 1920 déjà cité, f. 127.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 355

d'Edhem — une quinzaine de détachements comptant au total près de trois


mille hommes — pouvaient à tout moment se retourner contre le pouvoir
kémaliste et le mettre en péril. Par ailleurs, le Seyyare-i Yeni Dünya, qui était
imprimé dans de bien meilleures conditions que le Hakimiyet-i Milliye (La
Souveraineté nationale), l’organe officieux du Gouvernement d'Ankara,
constituait aux mains d'Edhem une arme redoutable. Mustafa Kemal n’avait
pas encore réussi à s'imposer pleinement à l'opinion anatolienne (les révoltes
antinationalistes de l'année 1920 montraient, bien au contraire, qu'il y avait un
énorme travail à accomplir dans ce domaine). La propagande du Seyyare-i
Yeni Dünya en faveur d'Edhem et de ses troupes ne pouvait que porter atteinte
à son crédit.

Il convenait donc d'agir avec célérité et détermination. Dès le début du


mois de septembre, des mesures législatives avaient été prises, prévoyant des
peines de prison et de bannissement pour les fauteurs de troubles1. Vers la fin
du même mois, Mustafa Kemal convoqua les responsables de l’Armée verte
qui avaient, depuis quelque temps, repris leurs activités à Ankara et leur
ordonna de dissoudre sans délai l'organisation2. Le 4 octobre, la loi sur les
Associations fut amendée de manière à donner au Gouvernement le droit
d'interdire les organisations dangereuses pour la sûreté de l'État3.

Il fallait veiller toutefois à ne pas vexer les Bolcheviks qui, par le biais
de Şerif Manatov, cautionnaient l'Armée verte. La suppression pure et simple
de l'organisation, à un moment où le Gouvernement d'Ankara abordait une
phase particulièrement délicate de ses relations avec la République des
Soviets4, risquait de porter une grave atteinte au rapprochement turco-russe.
Au demeurant, il ne faisait aucun doute que les militants bolchevisants de
l'Armée verte, sûrs de l'appui soviétique, refuseraient une telle suppression et
continueraient à poursuivre clandestinement leurs activités. De là, sans nul
doute, l'idée de créer un parti communiste dûment reconnu, qui regrouperait
tous les éléments subversifs et dont la mise en place constituerait un évident
témoignage de bonne volonté vis-à-vis de la Russie soviétique.

^G. S. Harris, op. cit., p. 80.


2D'après la déposition de Nazım bey devant le tribunal d'indépendance (F. Tevetoglu, op. cit.,
p. 158).
■^G. S. Harris, loc. cit.
4La République des Soviets et le Gouvernement d'Ankara ne parvenaient pas à s'entendre sur
les modalités du partage des territoires transcaucasiens. À la fin du mois de septembre 1920, les
troupes de Kâzım Karabekir avaient commencé leur offensive contre l'Arménie. La situation
pouvait à tout moment déboucher sur un conflit turco-soviédque.
356 DU S O C I A L I S M E À L’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

Le parti communiste turc fut officiellement constitué le 18 octobre


1920, avec à sa tête quelque-uns des anciens dirigeants de l'Armée verte,
notamment Hakkı Behiç. Le moment était à présent venu de tenter de
neutraliser Edhem et ses supporters d'Eskişehir. Peu de temps après la création
de la nouvelle organisation, Mustafa Kemal somma Edhem en termes
aimables mais résolus de s'y rallier et de transférer son journal, le Seyyare-i
Yeni Dünya, à Ankara. Bien entendu, ce déménagement concernait également
l'imprimerie1. Nous ne savons pas comment Edhem réagit à cette demande.
Mais une chose est certaine : vers la mi-novembre, l'imprimerie d'Eskişehir
était déjà démontée et transportée à Ankara2. Une fraction de l'équipe du
Seyyare-i Yeni Dünya, Arif Oruç notamment, avait accepté de rejoindre le
parti communiste. Il semble qu'Edhem, qui se croyait et se disait l'homme de
Moscou, sc soit lui aussi résolu à entrer dans l'organisation officielle, tout en
continuant à comploter de concert avec un certain nombre d'éléments
clandestins.

Après son transfert à Ankara, le Seyyare-i Yeni Dünya fut placé sous
la direction de Hakkı Behiç et joua, pendant quelque temps, le rôle d'organe du
parti communiste officiel. Il paraissait tous les jours sauf le samedi (à la
différence du Hakimiyet i Milliye qui ne paraissait que trois fois par semaine)
et était sous-titré "Journal communiste de Turquie". Les quelques numéros
épars dont nous disposons (à partir du 22 novembre 1920) continuent
d'accorder une grande place aux exploits des troupes d'Edhem. La tendance pro­
bolchevique du journal était illustrée par un certain nombre d'informations
relatives à la Russie soviétique : situation politique et sociale, communiqués
des opérations de guerre, etc. Les éditoriaux, signés soit par Hakkı Behiç, soit
par Arif Oruç, étaient généralement consacrés à l'actualité politique. Au total,
un journal bien peu subversif, mais qui de toute évidence était demeuré fidèle
au "camarade" Edhem.

Prudent, Mustafa Kemal avait procédé par étapes, car il devait compter
avec une importante opposition parlementaire. Dans un premier temps, il
avait obtenu la dissolution de l'Armée verte. Il avait ensuite réussi à attirer
Edhem dans le parti communiste officiel et à faire transférer le Seyyare-i
Yeni Dünya à Ankara. Il y a tout lieu de croire qu'Edhem avait considéré
ce déménagement comme un fait positif, susceptible d'accroître son prestige

1Çerkeş Ethem'in hatıraları (Les souvenirs de Çerkeş Edhem), Istanbul, 1962, pp. 108-109.
2A. E. Güran a retrouvé un certain nombre de numéros du Seyyare-i Yeni Dünya imprimés à
Ankara et les a publiés. Cf. Kuvvay-i seyyare’den kuvvay-i milliye'ye Yeni Dünya (Le Yeni
Dünya, des forces mobiles aux forces nationales), Istanbul, 1976. Sur le Yeni Dünya, voir
également l’ouvrage de Ö. S. Coşar, Milli mücadele basını (La presse de la lutte nationale),
Istanbul, s.d., pp. 127-129.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 357

auprès de l'opinion anatolienne. Il ne restait plus, pour le chef du pouvoir


national, qu'à détruire les "forces mobiles" qui faisaient la puissance de son
rival.

Dès la fin du mois de novembre, il prit un certain nombre de mesures


pour contraindre les troupes d'Edhem à s'incorporer dans l’armée régulière1.
Edhem et ses frères, le député de Saruhan Reşit bey et le capitaine Tevfik bey,
sans aller jusqu'à la révolte ouverte, étaient cependant décidés à ne pas céder.
Les pourparlers, les échanges de menaces, les discussions devant la Grande
Assemblée — où Edhem disposait de nombreux supporters (près du quart des
députés, semble-t-il) — se prolongèrent pendant tout le mois de décembre.
Mais autour des rebelles, l'étau ne cessait de se resserrer. Bientôt Edhem n'eut
d'autre ressource que de tenter de provoquer, par l'entremise du neveu d'Arif
Oruç, Nizamettin Nazif, un soulèvement "bolchevik" dans la région
d'Eskişehir2. De façon plus réaliste, il s'efforça également de fomenter une
grève des cheminots, de manière à paralyser les transports de troupes
kémalistes3. Parallèlement, son frère Reşit bey fit appel à des provocateurs
qu'il chargea de corrompre les officiers et les soldats de l'armée régulière4.
Mais ces diverses mesures s'avérèrent totalement inefficaces. De toute
évidence, les troupes kémalistes, reprises en main et restructurées par İsmet
pacha, étaient les plus fortes.

Le 26 décembre, Mustafa Kemal publia un communiqué officiel


interdisant à quiconque de recruter des bandes de francs-tireurs, sous quelque
prétexte que ce soit. Le texte précisait que les contrevenants seraient
poursuivis pour atteinte à la sûreté du Gouvernement de la Grande Assemblée.
Ce communiqué parut le 29 décembre dans le Seyyare-i Yeni Dünya. Le
lendemain, le journal changeait de nom : le terme seyyare disparaissait du
titre. Le Yeni Dünya n'était plus l'organe des "forces mobiles". Désormais,
plus un mot à propos d'Edhem. Arif Oruç et Hakkı Behiç, qui conservaient la
direction du journal, multipliaient par contre les articles concernant "l'univers
communiste".

Bien que la situation fût sans issue, Edhem refusera de se soumettre à


l'ultimatum de Mustafa Kemal. Jusqu'au dernier moment, il semble avoir
esperé un soulèvement populaire en sa faveur. Il comptait également — selon

^ n trouvera un récit détaillé des événements dans le Discours du Ghazi Moustafa Kemal, op.
cit., pp. 408-435.
2F. Kandemir, op. cit., p. 181 ; G. S. Harris, op. cit., p. 87.
^Ibid., b e . cit.
4Discours du Ghazi Mustafa Kemal, op. cit., p. 425.
358 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

toute vraisemblance — sur une intervention de la mission bolchevique qui


s'était installée à Ankara au début du mois d'octobre1. Mais le soulèvement
populaire n'eut pas lieu et les Russes ne firent rien pour venir en aide aux
rebelles. Au début du mois de janvier, les troupes d'Edhem, cernées de toutes
parts, se débandèrent. Certains détachements rejoignirent l'armée régulière.
D'ultimes combats se déroulèrent à Gediz le 5 janvier. Définitivement vaincus,
Edhem et ses frères réussirent à prendre la fuite accompagnés de quelques-uns
de leurs partisans et trouvèrent refuge chez les Grecs, pour lesquels cette
trahison constituait une extraordinaire aubaine.

Mustafa Kemal avait gagné. Désormais, il pouvait réaliser un de ses


projets les plus chers : mettre la main sur l'imprimerie du Yeni Dünya et
l'utiliser pour son propre journal, le Hakimiyet-i Milliye. Vers la fin du mois
de janvier, le Yeni Dünya cessa de paraître et les machines furent transportées
dans un immeuble voisin. La publication du Hakimiyet-i Milliye fut
également interrompue pendant quelques jours. Mais le 6 février 1921,
l'organe officieux du Gouvernement d'Ankara était à nouveau en vente. Jusque-
là, il n'avait paru que trois fois par semaine, tiré sur une presse à bras. C'était
à présent un quotidien. Le moteur à pétrole de la nouvelle presse faisait
merveille2.

2. Le groupe populaire

Nous avons vu plus haut que Mustafa Kemal avait demandé aux
dirigeants de l'Armée verte, vers le milieu du mois de juillet 1920, de
suspendre leurs activités. C'est alors que fut créé, au sein de la Grande
Assemblée Nationale, le Halk fırkası (parti populaire), qui allait prendre par la
suite le nom de Halk zümresi (groupe populaire). Il s'agissait en quelque sorte,
pour l'Armée verte, de sortir de la clandestinité et de constituer une opposition
parlementaire en bonne et due forme. Un certain nombre d'éléments de
l'organisation refuseront cependant cette légalisation forcée et se replieront,
nous l'avons vu, sur Eskişehir, regroupés autour de Çerkeş Edhem et de son
journal Seyyare-i Yeni Dünya.

Au début du mois d'août, le parti populaire, groupe parlementaire


informel, comptait de quatre-vingts à cent membres, soit plus du quart de

1Cette mission dirigée par Upmal-Angarskij était arrivée à Ankara le 4 octobre. Cf. G. Jaeshke,
Türk kurtuluş savaşı kronolojisi (Chronologie de la guerre de libération turque), Ankara, 1970,
I, p. 123.
2Ö. S. Coşar, op. cit.t pp. 129-130.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 359

l'ensemble des députés1. C'était, mis à part les partisans de Mustafa Kemal, le
plus important des groupes de la Grande Assemblée2. Il était constitué, pour
l'essentiel, d'anciens Unionistes — secrètement fidèles à Enver pacha et à
Tal'at pacha — et d’un certain nombre d'éléments radicaux opposés aux
options centristes de Mustafa Kemal. Le leadership du groupe était assuré par
les députés qui avaient participé, deux mois auparavant, à la mise en place de
l'Armée verte : Eyüp Sabri, le Dr. Adnan, le cheikh Servet, Yunus Nadi,
Hakkı Behiç, Nazım bey et quelques autres.

Dès sa création, le Halk firkasi s'était présenté, sans la moindre


équivoque possible, comme la continuation de l'Armée verte. Dans le courant
du mois d'août, Eyüp Sabri avait remis à un informateur du Secret Intelligence
Service le programme imprimé du groupe. Il s'agissait tout bonnement du
programme de l'Armée verte surchargé à la main d'un certain nombre de
rectifications. Le député d'Eskişehir avait notamment biffé le terme "Armée
verte" et l'avait remplacé par celui de "parti populaire"3.

Sur le plan doctrinal, le groupe parlementaire se réclamait, comme


l'Armée verte, à la fois du bolchevisme, de l'Islam et du panasiatisme. Eyüp
Sabri se disait même partisan de l’adoption immédiate du bolchevisme, "avec
toutes ses conséquences"4. Dans la conjoncture de l'époque, ces démonstrations
de sympathie vis-à-vis du bolchevisme n'avaient, à vrai dire, rien de
particulièrement surprenant. Le Gouvernement de Constantinople venait en
effet de signer le traité de Sèvres et, face à ce désastre national, nombreux
étaient ceux qui croyaient que le recours au bolchevisme — dont on savait tout
juste qu'il s'agissait d'un grand chambardement populaire dirigé contre les
Puissances impérialistes — constituait la seule issue possible. À la vogue des
fez et des cocardes rouges dans la rue faisaient écho, au sein de la Grande
Assemblée, de vibrants plaidoyers en faveur d'une alliance avec la République
des Soviets. Le cheikh Servet, une des principales têtes pensantes du groupe
populaire, n'avait aucune peine à persuader les députés qu'une "vie nouvelle"
était née à l'Est et qu'il convenait de s'unir aux Bolcheviks en vue d'une Guerre
sainte (djihad) contre le monde occidental. Sans vouloir entrer dans le détail de
la doctrine bolchevique, il faisait remarquer à ses collègues qu'on retrouvait

1FO 371/5171» rapport du 19 août 1920 déjà cité. D'après ce rapport, le Halk firkasi regroupait
105 députés de la Grande Assemblée sur un total de 390.
2Dans son Discours (cité), p. 471, Mustafa Kemal mentionne les groupes suivants : le groupe de
la solidarité ; le groupe de l'indépendance ; le groupe de l'Association pour la Défense des droits
: le groupe populaire ; le groupe de réforme. La Grande Assemblée était donc loin de constituer
un bloc homogène ; le Gouvernement pouvait à tout moment être mis en minorité.
V o 371/5171, rapport du 19 août 1920 déjà cité.
^Ibid.
360 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

dans le bolchevisme deux des principes fondamentaux de l'Islam, la charité et


la générosité. De meme que Sıddık, le plus riche des Quraïchites, avait légué
toute sa fortune à la nation, de même les Bolcheviks ne songeaient qu’à tirer de
la misère les classes les plus défavorisées de l'humanité1.

Nous retrouvons une thématique comparable dans l'organe du groupe


populaire, 1'Anadolu'da Yeni Gün (Le Jour nouveau en Anatolie). Publié par
le député de Smyme Yunus Nadi, ce journal, jadis installé à Constantinople,
avait commencé à paraître à Ankara le 10 août 19202. Dès les premiers
numéros, le ton est donné. Yunus Nadi, qui avait la plume pléthorique, y
multipliait les articles en faveur de la révolution mondiale et ne cessait
d'appeler les Turcs d'Asie et les musulmans à s'unir sous la bannière du
bolchevisme3. À partir du 15 août, un "envoyé bolchevik" entreprit d'écrire
pour les lecteurs du Yeni Gün une histoire du bolchevisme. Vers la même
époque, mais en termes passablement ambigus, Yunus Nadi mettait l'accent
sur la nécessité d'établir en Anatolie un "gouvernement populaire". Celui-ci
était chargé d'élaborer une "révolution sociale", mais devait tenir compte de la
spécificité nationale.

Le groupe populaire se présentait, nous l'avons dit, comme une


opposition parlementaire dirigée contre Mustafa Kemal. Il s'agissait, pour les
membres du groupe, non seulement de faire obstacle aux options politiques du
président de la Grande Assemblée mais aussi, et peut-être surtout, de freiner
ses velléités dictatoriales. Le premier choc sérieux entre Mustafa Kemal et le
Halk zümresi eut lieu au début du mois de septembre, à l'occasion de l'élection
du ministre de l’Intérieur4.

Le précédent ministre (on disait à l'époque "commissaire"), Hakkı


Behiç, était un des principaux dirigeants du groupe populaire. Il avait
dû démissionner vers le milieu du mois d'août, faute d'avoir pu gagner la

1FO 371/5178, août 1920, ff. 210-213. Ce discours fut prononcé le 14 août 1920 à l'occasion
d'un grand débat consacré aux relations turco-soviétiques. Une partie du groupe populaire
poussait à une entente immédiate avec la République des Soviets. Dans une longue intervention,
Mustafa Kemal répliqua qu'il était hors de question d'envisager une éventuelle bolchevisation de
l'Asie Mineure et que l'entente avec la Russie passait en tout état de cause par le respect de
l'indépendance nationale. Cf. R. N. îleri, Atatürk ve komünizm (Atatürk et le communisme),
Istanbul, 1970, pp. 130-143.
^Ö. S. Coşar, op. cil., pp. 178 sq.
3Certains des articles de Yunus Nadi sont reproduits dans l'ouvrage d'A. Cerrahoğlu, op. ait.
Voir également les Archives du Foreign Office, notamment FO 371/5171, sept. 1920, et FO
371/6497, oct. 1920.
4Les ministres étaient directement et individuellement élus par la Grande Assemblée. À partir
de novembre, c'est le président de la Grande Assemblée qui désignera son candidat et les
députés ne pourront que ratifier ce choix (loi n° 47 du 4 nov. 1920).
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 361

confiance de l'Assemblée. Le groupe populaire ne voulait cependant pas laisser


échapper ce poste essentiel dont dépendait, notamment, la surveillance de
l'ensemble des activités politiques à travers le pays. À la succession de Hakkı
Behiç, il présenta donc la candidature d'un autre de ses dirigeants, Nazım bey.
La Grande Assemblée était à cette époque tellement divisée que le candidat
kémaliste, Refet bey (un des officiers qui avaient débarqué en mai 1919 à
Samsun en même temps que Mustafa Kemal), fut battu. L'éléction de Nazım
bey, le 4 septembre 1920, vint démontrer la puissance du groupe populaire.

Mustafa Kemal accueillit fort mal la chose. Ne pouvant admettre la


prise en mains du ministère de l'Intérieur par un de ses opposants les plus
acharnés, il refusa de recevoir Nazım bey et d’entériner sa nomination.
Convoquée en séance secrète, l'Assemblée apprit que celui-ci était un
personnage louche, soupçonné de faire de l'espionnage pour le compte de
"milieux étrangers", et qu'il était, par conséquent, hors de question de le mettre
à la tête de tout le mécanisme de l'administration du pays1. Çerkeş Edhem qui
se trouvait alors à Ankara fut chargé d'obtenir la démission du nouveau
ministre. D'assez mauvais gré, semble-t-il, le chef des forces mobiles accepta
"d'envoyer son salut" à Nazım bey2. Le lendemain, 6 septembre, celui-ci
démissionnait pour raison de santé.

Vers la même époque, l'affrontement entre Mustafa Kemal et le groupe


populaire prendra l'allure d'une controverse doctrinale autour de la
Constitution. Le texte en vigueur (celui de la Constitution de 1876, quelque
peu replâtré après la révolution jeune-turque de 1908) était totalement en porte
à faux par rapport aux réalités politiques de 1920. De toute évidence, sa
révision s'imposait. En révolte contre le pouvoir de Constantinople, l'exécutif
de la Grande Assemblée avait besoin de s'affirmer en tant que gouvernement à
part entière, avec ses propres fondements idéologiques, ses propres structures
administratives, sa propre physionomie juridique.

La discussion constitutionnelle avait été amorcée dès le mois de


mai 1920 par un certain nombre de propositions de lois3. Vers le début
du mois de septembre, nous assistons à une nouvelle floraison de projets et
de suggestions. D'emblée, le Halk zümresi apparaîtra comme le principal

^Discours du Ghazi Moustafa Kemal, op. eit, pp. 400-402.


2Çerkeş Ethem'in hatıraları, op. cit., pp. 103-105.
3La "loi sur la nomination des membres du conseil exécutif du 2 mai 1920 ; proposition de loi
du 13 mai 1920 visant à limiter les pouvoirs du sultan-khalife ; proposition de loi du 6 juillet 1920
sur le même sujet. À propos de la genèse de la Constitution de 1921, cf. Sabahattin Selek,
Anadolu ihtilâli (La révolution anatolienne), 4e éd., Istanbul, 1968, pp. 493-502.
362 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

animateur du débat. Le 8 septembre, les dirigeants du groupe iront jusqu'à


publier dans XAnadolu'da Yeni Gün de Yunus Nadi un programme complet de
réformes, posant ainsi sans ambages la question de la nature du futur État
anatolien.

Au postulat du pouvoir monarchique, qui demeurait une des bases


essentielles de l'ancienne constitution, ce programme1 opposait dès l'abord le
principe de la souveraineté populaire. Les travailleurs manuels et intellectuels,
"serviteurs de l'humanité", étaient présentés comme les véritables détenteurs du
pouvoir. Les rédacteurs du document se réclamaient par ailleurs des "préceptes
sacrés de l'Islam" pour affirmer que la lutte contre la rapacité et les vices de
l'Occident se situait dans la juste voie de la volonté divine. La nouvelle
organisation sociale du pays devait tenir compte des "nécessités du siècle" et
prendre appui sur un idéal de fraternité. Chemin faisant, le Halk zümresi
dénonçait les monopoles et les privilèges concédés aux capitalistes étrangers et
laissait prévoir leur abrogation. Un certain nombre d'articles étaient consacrés
à l'organisation des divers secteurs du pouvoir. En ce qui concerne
l'administration du pays, le programme préconisait un vaste système
d'assemblées démocratiques instituées à tous les échelons de la vie publique.
Une place importante était accordée aux réformes sociales. Le Halk zümresi
plaidait notamment pour la lutte contre l’alcoolisme et la criminalité, pour
l'instruction obligatoire et gratuite, pour la distribution des terres aux
agriculteurs nécessiteux, pour l'allégement de la fiscalité, etc.

Ce texte de vingt-huit articles avait été de toute évidence rédigé en vue


d'être soumis à l'approbation de la Grande Assemblée. Or, pour Mustafa
Kemal, il ne faisait aucun doute qu'un débat public autour d'options aussi
"révolutionnaires" ne pourrait que discréditer le mouvement nationaliste aux
yeux de l'opinion anatolienne. Il fallait à tout prix empêcher les dirigeants du
groupe populaire de persévérer dans leur initiative. Mais l'affaire demandait un
certain doigté. Le gouvernement devait veiller à ne pas se mettre à dos la
gauche de la Grande Assemblée, car celle-ci avait montré — à l'occasion de
l'élection de Nazım bey — qu'elle était en mesure de le mettre en minorité.

^On trouvera le texte de ce programme dans l'ouvrage de M. Tunçay, Mesaî. Halk şuralar
fırkası programı 1920 (Travail. Programme du parti des soviets populaires, 1920), Ankara,
1972, pp. 107-110. Cf. également A. Cerrahoğlu, op. cit., pp. 373-376.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 363

La riposte de Mustafa Kemal fut on ne peut plus habile. Le 18


septembre 1920, avant que le programme du Halk zümresi ne fût soumis à la
discussion des députés, il présenta à l'Assemblée son propre programme1. Ce
texte reprenait la plupart des idées contenues dans le projet du groupe
populaire, mais en termes beaucoup moins provocants. Ainsi, la notion
"d'assemblée" était rendue non plus par le mot şura — terme généralement
utilisé pour désigner les "soviets" — mais par le mot m eclis, qui ne
comportait aucune connotation subversive. De même, la notion de
souveraineté populaire cédait la place à celle de souveraineté nationale, plus
abstraite et mieux implantée dans le vocabulaire politique de l'époque. Par
ailleurs, alors que le programme du groupe populaire éludait entièrement le
problème de la monarchie ottomane, celui de Mustafa Kemal proclamait au
contraire que le principal objectif de la Grande Assemblée était de "délivrer" le
sultan-khalife (considéré comme "prisonnier" des Alliés) et promettait, une
fois ce but atteint, de maintenir l'institution sacrée du sultanat et du khalifat
— dans le cadre, il est vrai, des lois constitutionnelles.

Gagnés de vitesse, les députés du groupe populaire furent contraints de


se montrer conciliants. Ils n'avaient aucune raison de s'opposer à un
programme dont ils apparaissaient, somme toute, comme les inspirateurs. La
forme et la terminologie imposées par Mustafa Kemal ne suffisaient guère à
constituer un motif de désaccord. Quant aux clauses concernant le sultan-
khalife, il était hors de question de les mettre ouvertement en cause. Du reste,
de nombreux membres du groupe étaient profondément attachés à la monarchie
ottomane. Le projet de Mustafa Kemal fut donc agréé et renvoyé à une
commission chargée d'établir le texte définitif de la Constitution2. Quelques
jours à peine après l'élection manquée de Nazım bey au ministère de l'Intérieur,
c'était la deuxième bataille que perdait le Halk zümresi.

Ces échecs successifs semblent avoir incité certains dirigeants du


groupe à la prudence. Tandis que Nazım bey, le cheikh Servet et quelques
autres optaient pour une attitude de défi, des hommes comme Hakkı Behiç et
Yunus Nadi décidaient au contraire de renverser la vapeur, ou tout au moins de
nuancer leur position.

1Cf. İsmail Arar, Atatürk'ün halkçılık programı (Le programme populiste d'Atatürk), Istanbul,
1963, pp. 33-38.
2M. Tunçay, Mesaî..., op. cit., pp. 25-26. Yunus Nadi, un des membres les plus éminents du
groupe populaire, fut désigné comme président de cette commission. Il joua un rôle essentiel
dans l'élaboration du texte définitif de la Constitution.
364 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Yunus Nadi, en particulier, tout en continuant d’afficher des sympathies


pro-soviétiques, plaidera désormais pour un "socialisme turc" axé sur les
réalités sociales du pays. À la fin du mois de septembre, il entamera même
dans YAnadolu'da Yeni Gün une violente polémique contre le Seyyare-i Yeni
Dünya d'Eskişehir, reprochant à celui-ci son acceptation inconditionnelle du
bolchevisme. Le journal d’Arif Oruç s'était indigné de ce que YAnadolu'da
Yeni Gün avait tronqué le texte d'une proclamation du Komintern. Dans un
article intitulé "La troisième Internationale et nous"1, Yunus Nadi répondit que
YAnadolu'da Yeni Gün n'était pas l'organe du Komintern et que son seul
objectif était de servir le peuple turc. Les "jeunes camarades" d'Eskişehir
étaient accusés de "faire joujou" avec la révolution mondiale et de se gorger
d'un torrent de vains mots. Le bolchevisme, assurait le rédacteur en chef de
YAnadolu'da Yeni Gün, ne pouvait se comprendre que dans le contexte russe.
Les Turcs devaient se garder des contrefaçons. Du reste, l'expérience de la
Russie révolutionnaire montrait qu'il était totalement utopique de vouloir
changer du jour au lendemain la vie d'une nation. Russes et Turcs étaient
engagés dans une même lutte contre le capitalisme et l'impérialisme, mais la
Turquie avait ses propres problèmes auxquels elle ne pouvait appliquer que ses
propres remèdes.

Au début du mois d'octobre, YAnadolu'da Yeni Gün intensifiera encore


ses attaques contre le Seyyare-i Yeni Dünya. Ce dernier sera traité de "chiffon
de journal" et son rédacteur en chef, Arif Oruç, de charlatan et de bien d'autres
noms2. Avalanche d'injures éminemment significative : au sein du groupe
populaire, l'heure était de toute évidence à la "débolchevisation". Cette mise au
pas doctrinale n'impliquait, empressons-nous de le souligner, aucun
antibolchevisme (à ciel ouvert tout au moins). À travers les diatribes de
YAnadolu'da Yeni Gün, Yunus Nadi et ses compagnons ne cherchaient qu'à
mettre l'accent sur le caractère spécifiquement turc de leur mouvement et à
affirmer leur totale autonomie par rapport à la République des Soviets.

Il restait néanmoins à expliquer ce qu'était au juste ce "socialisme turc"


dont se réclamait YAnadolu'da Yeni Gün. Cette tâche sera assumée par un
ancien député unioniste de Constantinople, Ali İhsan bey, qui exposera sa
doctrine dans les colonnes du journal à partir du 12 octobre3. L'idée essentielle
du "Karl Marx turc" (c'est ainsi qu'Ali İhsan bey était présenté aux lecteurs de

1Anadolu'da Yeni Gün, 27 sept. 1920. Cf. également A. Cerrahoglu, op. cit., pp. 386-390.
2Anadolu'da Yeni Gün, 3 oct. 1920, cité par A. Cerrahoglu, op. cit., pp. 390-391.
3Les thèses d'Ali İhsan bey sont résumées ibid., pp. 398-413. Cf. également M. Pavloviè,
Revoljucionnaja Turcija (La Turquie révolutionnaire), Moscou, 1921, p. 113.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 365

YAnadolu'da Yeni Gün) était que les structures de la société turque ne


pouvaient être comparées à celles de la société occidentale et, en particulier,
que les classes sociales propres aux pays capitalistes ne se retrouvaient guère
en Turquie. Au cours de son histoire, le peuple turc avait subi une double
exploitation : celle de la bureaucratie et des cadres militaires ottomans, celle du
capitalisme et de l'impérialisme des Grandes Puissances occidentales. C’est
contre ces deux types d'exploitation complices l'un de l'autre qu'il convenait à
présent de se battre. Pour éliminer la "classe dirigeante" — c'est-à-dire la
bureaucratie — Ali İhsan bey proposait de confier le pouvoir directement aux
travailleurs. En l'absence d'une classe ouvrière susceptible de prendre en main
les affaires du pays, il préconisait la mise en place d'un système représentatif
fondé sur les corps de métiers. Cette organisation de la vie politique et sociale
sur une base professionnelle devait s'accompagner d'un réformisme modéré,
ouvert à l'accumulation du capital au sein du secteur privé. Par la suite, Ali
İhsan bey envisageait une nationalisation et une "socialisation" des ressources,
par le biais notamment des coopératives de production.

Ce programme, qualifié par YAnadolu'da Yeni Gün de "communiste",


semble avoir considérablement impressionné les hommes politiques de
l'époque. Les idées d'Ali İhsan Bey seront même reprises par le Hakimiyet-i
Milliye, l'organe du Gouvernement d'Ankara. Il ressort d'un article paru dans
ce journal le 23 octobre1 que le Gouvernement envisageait de rassembler les
travailleurs en neuf grands groupements professionnels (les paysans, les
marchands, les marins, les mineurs, les travailleurs du bâtiment, les
professions libérales, les banquiers, les fonctionnaires, les militaires) en vue
de leur confier la gestion de la vie politique et sociale du pays. L'auteur de
l'article affirmait qu'il s'agissait là d'un premier pas en direction du
bolchevisme.

Ces velléités corporatistes se doublaient, chez de nombreux membres


du groupe populaire, d'une évidente propension au panturquisme. C'est ainsi
par exemple que Mahmud Esad, un des principaux collaborateurs de
YAnadolu'da Yeni Gün, soutenait que le "communisme turc" avait pour but
essentiel l'unification de la nation turque. Il consacrera à cette thèse un long
article intitulé "La pomme verte" publié dans le numéro du 20 octobre 192Ü2.
Le titre de l'article faisait référence au vieux mythe de la "pomme rouge", nom

l ¥. Kandemir, op. cit., pp. 119-120 ; FO 371/5172, rapport du 16 déc. 1920, f. 55.
2M. Pavlovié (op. cit., pp. 110 s q.) donne de larges extraits de cet article.
366 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

donné par les Turcs à l'objectif ultime vers lequel ils étaient censés se diriger1.
Il ressortait des explications confuses de Mahmud Esad que la "pomme verte"
constituait une sorte de première étape : le regroupement des peuples d’Asie
sous le double signe du communisme et de l'Islam. Cependant, le recours au
communisme ne constituait qu'un moyen, non un idéal. "L'idéal des Turcs",
écrivait Mahmud Esad, "c'est la pomme rouge : l'unité de la nation turque."
Curieuse rhétorique où nous retrouvons le vocabulaire et les tournures de style
de Ziya Gökalp, un des plus éminents porte-parole du panturquisme2.

La publication des articles d'AIi İhsan bey et de Mahmud Esad


coïncidait avec la création, à Ankara, du parti communiste turc "officiel". C'est
désormais au sein de cette organisation, surnommée par certains observateurs
soviétiques3 le "parti de la pomme verte" (par référence au texte de Mahmud
Esad), que se regrouperont la plupart des éléments "extrémistes" du Halk
zümresi. En tant que groupe parlementaire d'opposition, le Halk zümresi se
maintiendra cependant jusque vers le milieu du mois de janvier 1921.

Le soutien accordé par certains députés à la rébellion de Çerkeş Edhem


fut, semble-t-il, une des principales causes de la désagrégation du groupe. Le 8
janvier, après l'écrasement définitif des détachements de francs-tireurs par
l'armée régulière, Mustafa Kemal prononcera devant la Grande Assemblée un
violent réquisitoire contre Edhem et les "propagateurs du communisme" en
Anatolie4. Cet avertissement ne pouvait manquer d'émouvoir ceux qui se
sentaient coupables. De toute évidence, le vent de répression qui avait
commencé à souffler ne tarderait pas à les atteindre. Les députés qui avaient
jadis participé au mouvement de l'Armée verte, ceux qui avaient professé des
opinions favorables au bolchevisme, ceux qui avaient défendu l'idée d'un
"communisme turc" ne songeront plus qu'à se terrer dans l'espoir d'échapper à
la tourmente. Mais la liquidation du groupe populaire ne suffira pas à réduire
la Grande Assemblée à l'obéissance. Dès la promulgation de la nouvelle loi
constitutionnelle (20 janvier 1921), nous assisterons à une restructuration de
l’opposition, cette fois autour d'options conservatrices (fidélité à la personne
du sultan-khalife, fidélité à l'Islam, fidélité aux institutions de la monarchie
ottomane).

1A l'origine, la "pomme rouge" désignait la coupole de cuivre de Saint-Pierre de Rome. À partir


de la fin du XIIIe siècle, les pulsions guerrières du peuple turc s’orienteront vers d'autres
objectifs. Au début du XXe siècle, les pantouranistes situeront la "pomme rouge" en Asie
Centrale.
2En 1913, Ziya Gökalp avait publié dans la revue Türk Yurdu un poème intitulé "Kızıl elma" (La
pomme rouge). Le titre de l'article de Mahmud Esad s’inspire de toute évidence de ce poème.
3Cf. notamment M. Pavloviè, op. cit. p. 110. Cette expression de "parti de la pomme verte" a été
reprise par W. Z. Laqueur, Communism and nationalism in the Middle East, New York, 1956, p.
209.
4Cf. R. N. İleri, op. cit., pp. 218-219.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 367

3. Le parti communiste turc

Issu de l'Armée verte, le groupe populaire avait, nous l'avons déjà noté,
bourgeonné à son tour et donné naissance, le 18 octobre 1920, au parti
communiste turc. Cette organisation, créée avec l'accord et même, semble-t-il,
sur l'ordre de Mustafa Kemal, était animée par un comité central d'une
trentaine de membres venus pour la plupart du groupe populaire. Dans la liste
des dirigeants du parti, nous retrouvons des personnalités dont le nom nous est
familier : Eyüp Sabri, Yunus Nadi, Ali İhsan, Mahmud Esad. Mustafa Kemal
avait par ailleurs imposé l'adhésion d'un certain nombre d'officiers de haut
rang : Ali Fuad Pacha, Fevzi pacha, le colonel İsmet et quelques autres1.

Il y a tout lieu de croire que Çerkeş Edhem fit lui aussi partie de
l'organisation (pendant quelque temps tout au moins). Nous avons vu plus
haut que Mustafa Kemal lui avait demandé, vers la fin du mois d'octobre, de
transférer son journal, le Seyyare-i Yeni Dünya, à Ankara et de rejoindre le
parti communiste qui venait d'être institué. Nous ne savons pas dans quelles
conditions s'effectua le ralliement d'Edhem à la nouvelle formation. Fut-il
contraint de céder à la force ? Ou bien estima-t-il qu'une réponse favorable à la
sommation de Mustafa Kemal était susceptible de servir ses propres projets ?
C'est cette seconde hypothèse qui nous paraît la plus vraisemblable. Toujours
est-il que dès la mi-novembre, le Seyyare-i Yeni Dünya était installé à Ankara
et prenait le rôle d'organe du parti. Le ton chaleureux des articles consacrés à
Edhem nous donne à penser que celui-ci avait réussi à conserver le contrôle du
journal.

Le secrétaire général du parti, Hakkı Behiç, avait été, au cours des mois
précédents, une des figures centrales de l'Armée verte. Cet ancien fonctionnaire
de l'administration provinciale, qui avait déjà détenu plusieurs portefeuilles
ministériels au sein du Gouvernement de la Grande Assemblée, avait une
solide réputation "d'homme de gauche". Proche compagnon de Mustafa Kemal,
il avait, dès l’ouverture de la Grande Assemblée, pris en charge l'aile
"révolutionnaire" du mouvement nationaliste et s'était efforcé de la doter d'une
doctrine. Il se réclamait d'un socialisme modéré, adapté aux besoins de la
Turquie, mais il était également très attaché à l'idée nationale et, dans une
moindre mesure, à l'Islam. Hostile au dogme marxiste de la lutte des classes,

^ f . à ce propos les mémoires d'Ali Fuad Cebesoy, Milli mücadele hatıraları (Souvenirs de la
lutte nationale), Istanbul, 1953, p. 509 ; F. Tevetoğlu, op. cit., p. 313 ; M. Tunçay, Mesaî..., op.
cit., p. 84. Outre les personnalités déjà citées, nous devons encore mentionner, parmi les
membres du parti, Mahmud Celal (le futur président de la République Celai Bayar), le Dr.
Tevfik Rüştü (ministre des Affaires étrangères de 1925 à 1938), Şükrü Kaya (ministre de
l'Intérieur de 1927 à 1938) et Refik Koraltan (président de l'Assemblée de 1950 à 1960).
368 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

il pensait que la Turquie pouvait accéder à la justice sociale par le biais d'un
certain nombre de réformes ponctuelles : étatisation des secteurs clefs de
l'économie, protection de l'artisanat et de la petite industrie contre la
concurrence des grandes entreprises capitalistes, mise à l'index des productions
de luxe, création de coopératives de consommation, etc. Comme bon nombre
de ses contemporains, il manifestait une grande admiration pour la révolution
d'Octobre mais cela ne l'empêchait pas de proclamer que le modèle bolchevik
du socialisme n'était guère fait pour la Turquie. Bizarrement, cependant, il
tenait à se situer dans le sillage de la IIIe Internationale1.

Bien que regroupant quelques éléments hostiles à Mustafa Kemal,


venus là par calcul (Çerkeş Edhem, Eyüp Sabri et quelques autres), le parti
communiste de Hakkı Behiç n'était pas une organisation d'opposition. Il avait
été créé, bien au contraire, pour épauler la stratégie du Gouvernement national.
C'est dans une perspective identique qu’avait été mise sur pied, quelques mois
auparavant, l'Armée verte. Toutefois, alors que cette dernière n'avait pas tardé à
basculer dans la subversion, le parti communiste demeurera, lui, fidèle au
pouvoir kémaliste. Cela s'explique sans doute par le fait que les éléments les
plus contestataires du groupe populaire — Nazım bey et le cheikh Servet
notamment — avaient refusé de rejoindre la nouvelle organisation. Les
principaux animateurs de celle-ci (Hakkı Behiç, Yunus Nadi, Mahmud Esad)
appartenaient en fait à l'aile loyaliste du groupe populaire. Politiciens
perspicaces, ils n'avaient pas tardé à constater que le Halk zümresi courait à
l'impasse. Dès les premières escarmouches parle-mentaires de l’automne 1920,
ils s’étaient empressés de modifier leur attitude vis-à-vis du pouvoir national et
avaient manifesté leur attachement à Mustafa Kemal.

Le principal objectif du parti mis en place le 18 octobre était d'enrayer


le développement du communisme clandestin, en particulier dans l'entourage
éminemment suspect de Çerkeş Edhem. Dès la fin du mois d'octobre, un arrêté
du ministre de l'Intérieur mettra les groupes communistes non agréés en
demeure de cesser leurs activités ou de rejoindre la nouvelle formation2. Dans
une lettre adressée à Ali Fuad pacha le 26 octobre 1920, Hakkı Behiç précisait
que désormais seuls auraient le droit de se réclamer du bolchevisme et du
communisme les individus munis d'un document officiel du parti3.

ce qui concerne les "théories” de Hakkı Behiç, nous renvoyons principalement à ses
articles parus dans le Hakimiyet-i Milliye et VAnadolu'da Yeni Gün. Cf. aussi A. Cerrahoğlu, op.
dt., pp. 175-179.
2AMAEF', sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, 95, rapport du 6 janv. 1921, f. 71.
3A. F. Cebesoy, op. d u p. 507.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 369

C'est au nom du "communisme anatolien" que les militants de gauche


étaient conviés à renoncer à leurs particularismes. À en croire le journal de
Mustafa Kemal, le Hakimiyet i M illiye, qui appuyait chaleureusement
l'entreprise de Hakkı Behiç, cette forme spécifique de communisme constituait
la seule doctrine qui fût susceptible de convenir à la Turquie. Il ne pouvait
être question d'établir en Anatolie une dictature du prolétariat comme l'avaient
fait les Bolcheviks en Russie. Toutes les couches de la société turque étaient,
en réalité, soumises à une même oppression : celle de l'impérialisme
occidental. Il s'agissait donc non pas de chercher à bouleverser les structures
sociales du pays mais de réaliser l'unanimité populaire face à la rapacité des
capitalistes étrangers1. Le Hakimiyet-i Milliye soulignait par ailleurs que le
communisme anatolien devait être dirigé par les "couches supérieures de la
nation", car les masses turques n'étaient guère préparées à prendre en charge
leur propre destin2.

Nous retrouvons cette même idée, mais assortie d'une motivation


différente, dans un télégramme adressé à la fin du mois d'octobre par Mustafa
Kemal à Ali Fuad pacha3. L'objet du télégramme était d'informer le
commandant du front occidental qu'il avait été désigné pour faire partie du
comité central de l'organisation de Hakkı Behiç. Le président de la Grande
Assemblée spécifiait à ce propos qu'il souhaitait voir le courant communiste
"rester entre les mains des plus grands commandants de l'armée". La manœuvre
avait manifestement pour but d'éviter la création de soviets de soldats et
d'empêcher la propagation des idées subversives parmi les troupes. D'une façon
plus générale, Mustafa Kemal expliquait la mise en place du parti communiste
par la nécessité de faire échec aux "divers courants venus de l'extérieur",
porteurs d'anarchie et de désunion. Il ne considérait pourtant pas l'organisation
qui venait d'être créée comme une simple entreprise de mystification. C'est en
toute loyauté que Hakkı Behiç et ses camarades étaient censés prendre en main
la diffusion des idées "communistes" en Turquie. Mais dans son télégramme à
Ali Fuad pacha, Mustafa Kemal précisait que les choix idéologiques du
mouvement seraient conditionnés, en dernière analyse, par la manière dont
réagirait la nation à la propagande qui allait être faite.

Pourquoi Hakkı Behiç et son équipe tenaient-ils tant à l'étiquette


communiste ? Leur réformisme modéré se serait sans doute mieux accommodé

İBİki komünizm” (Les deux communismes), Hakimiyet-i Milliye, 12 oct. 1920. Cet éditorial fut,
selon toute vraisemblance, rédigé par Hakkı Behiç lui-même.
2 "Rus bolşevizmi, Türk komünizmi" (Le bolchevisme russe, le communisme turc), ibid., 16 oct.
1920.
télé g ra m m e du 31 octobre 1920, A. F. Cebesoy, op. cit., p. 509.
370 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

d'une simple référence au socialisme. Naïveté doctrinale ? Indifférence aux


questions de terminologie ? Peut-être. Mais nous sommes en droit de penser
qu'il s'agissait surtout de couper l'herbe sous les pieds des "extrémistes",
d'éviter la création d'un parti rival susceptible de constituer une menace pour
l'indépendance nationale. Il y avait aussi autre chose. Au début du mois
d'octobre, une importante mission soviétique était arrivée à Ankara, dirigée par
Upmal-Angarskij. Ce dernier, alors qu'il se trouvait encore à Erzurum, auprès
de Kâzım Karabekir, avait conseillé aux autorités anatoliennes de ne pas faire
obstacle à la propagande communiste en Turquie1. Ne convenait-il pas à
présent de satisfaire aux suggestions du représentant de Moscou ? La création
du parti communiste turc doit être interprétée, dans une certaine mesure,
comme une manœuvre conjoncturelle visant à faire bonne impression sur la
mission diplomatique de la République des Soviets. Il est certain, en tout cas,
que la multiplication des articles favorables au communisme dans la presse
nationaliste à partir du début du mois d'octobre fut étroitement liée à la venue
d'Upmal-Angarskij à Ankara2.

C'est vraisemblablement dans la première quinzaine de novembre que


furent mis au point les statuts du parti3. Il est intéressant de noter que ce
document s'inspirait largement du programme du groupe populaire publié au
début du mois de septembre. Nous retrouvons de part et d'autre bon nombre de
propositions comparables, notamment en ce qui concerne l'aménagement de la
vie économique, sociale et culturelle du pays. Une seule nouveauté : un vaste
préambule, consacré au fonctionnement interne du mouvement (mode de
recrutement, structure des cellules, gestion du budget, etc.) Une place
importante était accordée à l'organisation du comité central. Celui-ci, constitué
de trente membres, était subdivisé en cinq sections. La première, consacrée aux
affaires rurales, avait pour tâche d'œuvrer au "bonheur du paysan" et à la
"nationalisation" des terres arables. La seconde section était chargée des
questions industrielles et ouvrières. Venaient ensuite une section spécialisée
dans les problèmes d'organisation et une autre vouée à la propagande. Le rôle
assigné à la dernière section — celle des affaires militaires — était de s'occuper
de la réforme et de la "nationalisation" de l'armée.

1Cf. le télégramme adressé par K. Karabekir à Mustafa Kemal le 14 septembre 1920 : K.


Karabekir, op. cit„ pp. 828-829.
2Les journaux anatoliens consacrèrent plusieurs articles à cet événement. Cf. notamment
l'article de Yunus Nadi, "İlk bolşevik heyeti Ankara'da" (La première mission soviétique est
arrivée à Ankara), Anadolu'da Yeni Gün, 6 oct. 1920.
3Cf. A. Cerrahoğlu, op. cit., pp. 414420.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 371

Cette minutieuse répartition des lâches entre les membres du comité


central laissait supposer l’existence d’un vaste réseau de militants, couvrant
l'ensemble du territoire national. Mais en réalité, combien étaient-ils, les
adeptes du "communisme anatolien" ? Bien peu nombreux sans doute : une
poignée de parlementaires, quelques publicistes, des officiers, des
fonctionnaires. Il est possible que Hakkı Behiç ait également réussi à toucher
pendant quelque temps par le biais du Seyyare-i Yeni Dünya les partisans de
Çerkeş Edhem. Mais il est à gager que ces derniers ne se souciaient guère des
subtilités doctrinales qui leur étaient proposées par les théoriciens d'Ankara.

Les statuts du parti furent assortis, le 17 novembre, d’un long


manifeste de Hakkı Behiç publié dans YAnadolu'da Yeni Gün1. Rédigée en un
style confus et dans une langue difficile à comprendre, même pour un lettré, ce
document pléthorique avait pour ambition de faire connaître aux masses
populaires les principales options du communisme anatolien. L'accent était
mis, une fois de plus, sur la nécessité d'adapter la doctrine communiste aux
réalités sociales du pays. Hostiles aux mesures révolutionnaires, les
communistes turcs proclamaient notamment, par la bouche de Hakkı Behiç,
leur respect de la propriété privée et des privilèges de classe. "Ceux qui veulent
faire croire", précisait le manifeste, "que le communisme est un système
barbare qui tend à la suppression de la propriété, à la spoliation et au partage
des biens détenus par des particuliers, ou à la persécution et la destruction de la
classe aisée, sont des partisans de l’impérialisme et du capitalisme." Hakkı
Behiç soulignait par ailleurs (reprenant un vieux leitmotiv de l'Armée verte)
qu'il n'y avait aucune contradiction entre les préceptes de l'Islam et les
principes communistes. C'était du reste, selon lui, grâce à l'égalitarisme de
l’Islam que le capitalisme ne s'était guère développé dans les pays musulmans.
Le manifeste insistait enfin, lourdement, sur le caractère national du parti
communiste turc. Celui-ci était totalement indépendant de Moscou et n'avait
en vue que les intérêts et les besoins propres de la nation. "Dans ce siècle
d'exacerbation du sentiment national" écrivait Hakkı Behiç, "il est
indispensable de ne pas donner lieu à des soupçons au sujet de la possibilité
d'un nouvel impérialisme masqué par le drapeau communiste. C'est en vertu
de cette nécessité que notre parti tient à ce que notre indépendance soit
respectée avant tout par les pays communistes et plus particulièrement par la
République soviétique de Russie."2*9

*Ce document est reproduit ibid., pp. 421-428. Cf. également le rapport du 6 janv. 1921, déjà
cité.
9
Nous citons d'après le rapport du 6 janv. 1921, mentionné supra.
372 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

La publication de ce manifeste dans YAnadolu'da Yeni Gün coïncida


avec le transfert du Seyyare-i Yeni Dünya entre les mains de Hakkı Behiç.
Pour autant qu’on puisse en juger d’après les quelques numéros du journal qui
ont été conservés, son contenu semble avoir été parfaitement anodin :
éditoriaux consacrés à l'actualité politique et militaire, informations d’agence,
communiqués officiels, etc. Les seuls articles "engagés" étaient ceux qui
faisaient l'apologie de Çerkeş Edhem et de ses bandes de francs-tireurs. C'est
qu'Edhem, nous l'avons déjà souligné, tenait encore le Seyyare-i Yeni Dünya
sous sa férule, malgré le changement de direction imposé par Mustafa Kemal.
Signalons cependant un texte curieux — un poème intitulé "La révolution
turque" publié dans le numéro du 31 décembre 1920. Après s'en être pris à
"l'Occident venimeux", l'auteur du poème, un certain Şevki Celâl, exaltait la
race d'Attila et le siècle d'Oghouz Khan, puis évoquait la splendeur du "vert
Touran". Les deux derniers vers célébraient le triomphe du Coran. Ce texte,
totalement insignifiant sur le plan littéraire, constitue néanmoins un document
intéressant, car il met en évidence la dimension pantouraniste du parti
communiste turc. Il n'est pas inutile de rappeler à cet égard que Mahmud Esad,
le théoricien de la "pomme verte", était un des principaux animateurs de
l'organisation. Nous sommes en droit de penser qu'il n'était pas le seul, parmi
les camarades de Hakkı Behiç, à considérer le "communisme" comme un
instrument d'unification de la nation turque.

Le Seyyare-i Yeni Dünya cessa de paraître vers la fin du mois de


janvier 1921. Nous avons vu plus haut que Mustafa Kemal avait saisi
l'occasion de la trahison de Çerkeş Edhem pour mettre la main sur
l'imprimerie du journal. Mais qu'advint-il du parti communiste après cette
date ? Début janvier, Mustafa Kemal avait décidé d'éliminer les groupements
de gauche de la scène politique anatolienne. Il poursuivait un double objectif :
mettre fin à toute velléité de soulèvement armé de la part des "extrémistes" qui
avaient gravité autour de Çerkeş Edhem ; donner des gages de bonne volonté
aux chancelleries des Grandes Puissances avec lesquelles le Gouvernement
d'Ankara était sur le point d'entamer d'importantes négociations. Dans la
foulée des mesures qui frappèrent la gauche anatolienne, le parti communiste
officiel fut-il, lui aussi, contraint de suspendre ses activités ? Il ne semble pas.
Mais, privé d'organe, il y a tout lieu de croire qu'il se trouva réduit à vivoter,
sans la moindre emprise sur l'opinion publique.

Il ne sortira de cette hibernation forcée que pour demander, à la veille du


IIIe Congrès de l'Internationale communiste (juin 1921), son affiliation à cette
organisation. Le principe d'une telle candidature avait fait l'objet de discussions
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 373

à Ankara dès la fin du mois de novembre 19201. Il avait été décidé, à cette
époque, d'envoyer en Russie une mission de quatre membres chargée d'étudier
le fonctionnement du régime soviétique et de discuter des conditions
d'admission du parti communiste turc à l'Internationale. Cette mission, dirigée
par le Dr. Tevfık Rüştü, arriva à Moscou en février 1921, en même temps que
le représentant plénipotentiaire du Gouvernement de la Grande Assemblée
auprès de la République des Soviets, Ali Fuad pacha. Nous ne savons pas
grand-chose des démarches entreprises par Tevfık Rüştü et ses camarades. Nous
pouvons supposer toutefois qu'au cours de leur séjour de plusieurs mois dans
la capitale soviétique ils eurent maintes fois l'occasion de plaider la cause de
leur parti2. Mais, bien entendu, l'Internationale communiste refusa
catégoriquement d'inclure en son sein l'organisation de Hakkı Behiç. À cela,
rien de surprenant. Par sa structure comme par son idéologie, le parti
communiste turc "officiel" se trouvait en totale contradiction avec les 21
conditions d'admission des partis qui avaient été élaborées lors du IIe Congrès
de l'Internationale communiste. En juillet 1921, Süleyman Nuri, un des
rescapés de l'organisation communiste "orthodoxe" de Bakou, dénoncera avec
vigueur, devant les délégués du IIIe Congrès de l'Internationale, le caractère
fallacieux et provocateur du parti "fondé sur ordre de Mustafa Kemal"3. C'est
vers cette époque sans doute que Hakkı Behiç et ses camarades décidèrent de
mettre définitivement fin à leurs activités. Réduits au désœuvrement depuis
plusieurs mois, rejetés au ban du mouvement communiste international, ils
avaient perdu toute crédibilité et ne pouvaient désormais que desservir les
intérêts du mouvement kémaliste.

4. Le parti communiste populaire

L'Armée verte et le parti communiste "officiel" avaient tenté de mettre


en place un "communisme" turc : en réalité, une sorte de populisme
progressiste, fortement teinté d'idées pantouranistes. Nous nous tournerons à
présent vers une organisation un peu moins éloignée du communisme
orthodoxe, le parti communiste "clandestin", qui devait donner naissance en
décembre 1920 au parti communiste populaire de Turquie (Türkiye halk
iştirakiyyûn firkası). Nous ne disposons malheureusement sur la genèse de

^La question avait même été évoquée devant la Grande Assemblée. Cf. R. N. İleri, op. cit., pp.
176-180.
2Cf. à ce propos le témoignage de Tevfîk Rüştü publié en 1964 dans l'hebdomadaire Yön
("Atatürk'ün Dışişleri Bakanı Anlatıyor" / Le ministre des Affaires étrangères d'Atatürk raconte.
Yön, 83, 30 oct. 1964).
3Bjulleten’ I llg o Kongressa, 23,20 juil. 1921, p. 485.
374 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

cette organisation que de données fragmentaires. Quand fut-elle créée et par


qui ? Où réussit-elle à s'implanter ? Quelles furent ses principales orientations
doctrinales ? Autant de questions auxquelles nous ne pouvons donner que des
réponses approximatives.

C'est vraisemblablement au début de l'été 1920 que furent jetées les


bases d'un parti communiste anatolien rattaché à la IIIe Internationale. Avant
cette date, nos sources ne signalent que quelques groupuscules sans envergure,
éparpillés en divers points de l'Asie Mineure1. À partir du mois de juin 1920,
par contre, nous voyons se constituer tout un réseau de propagandistes, centré
sur Ankara, Eskişehir et les ports de la mer Noire. À l'origine de cet essor du
"communisme" d'obédience "bolchevique" en Anatolie, nous discernons deux
groupes distincts de militants : d'une part, le groupe de Bakou dirigé par
Mustafa Suphi ; de l'autre, celui d'Ankara-Eskişehir rassemblé autour de Şerif
Manatov, Vakkas Ferid, Ziynetullah Naşirvanov et le vétérinaire Salih
Hacıoğlu. C'est ce second groupe qui mit sur pied le parti communiste
"clandestin". Mais de nombreux indices nous permettent de penser qu'il avait
réussi à entrer en contact avec l'organisation de Mustafa Suphi et que cette
dernière lui envoyait subsides et directives.

Un personnage clef : Şerif Manatov. Celui-ci, fils d'un imam de


Bachkirie, avait commencé sa carrière politique en tant que militant de l'aile
extrême-droite de l'Assemblée bachkire. Par la suite, il s'était rapproché des
Bolcheviks et Staline lui avait confié en 1918 la vice-présidence du
Commissariat central musulman. En juillet 1918, il était passé dans le camp
nationaliste bachkir, mais n'avaft guère réussi, semble-t-il, à gagner la
confiance de Zeki Velidi, le leader du Gouvernement national installé à
Orenburg. Dès novembre 1918, Zeki Velidi s'était débarrassé de lui en
l'envoyant à Bakou auprès du gouvernement du Musawat. De là, au début de
l'été 1919, il s'était rendu en Turquie, mais avait été arrêté par les Français.
Après une évasion réussie, le 15 août 1919, nous perdons sa trace jusqu'au
printemps de l'année suivante, époque où nous le retrouvons à Ankara en tant
que représentant de la Bachkirie auprès du Gouvernement de la Grande
Assemblée. Désormais il va apparaître comme un des propagandistes les plus
actifs du bolchevisme en Anatolie. Dès son arrivée à Ankara, vers la fin du
mois d'avril 1920, il donnera dans le jardin public de la ville, en compagnie de

^Les ports de la mer Noire et certaines villes de l'Est anatolien (Erzurum, Bayburt, Gümüşhane)
semblent avoir abrité des noyaux "communistes" particulièrement actifs. Cf. FO 371/5171, août
1920, ff. 108-109. À en croire un rapport du 14 janvier 1920 {FO 371/5165, ff. 78 sq.) c'est le
petit bourg de Bandırma qui était İa capitale du bolchevisme anatolien à cette époque. Le
groupe de Bandırma était animé, nous l'avons déjà noté, par Affan Hikmet (cf. supra, n. 5).
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 375

Vakkas Fend, un fonctionnaire de l’administration provinciale, des conférences


destinées à faire connaître les idées de la révolution d'Octobre. Par la suite, il
ira endoctriner les ouvriers et les notables d'Eskişehir et parviendra à faire de
cette ville le principal bastion du ’’communisme" anatolien1.

À Ankara, Şerif Manatov était entré en contact avec de nombreux


sympathisants, et notamment avec Ziynetullah Naşirvanov, un Tatar de
Russie qui s’était déjà signalé au sein du mouvement socialiste de
Constantinople2. Arrivé en Anatolie sans doute vers la même époque que
Manatov, Naşirvanov avait été engagé comme traducteur de russe par la
Direction de la Presse et de l’Information du Gouvernement kémaliste. Auprès
de Manatov, il semble avoir joué le rôle d'agent recruteur. Nous savons en
tout cas que plusieurs réunions du parti communiste "clandestin" eurent lieu
dans sa maison, et qui plus est en présence de sa femme et de sa belle-sœur, ce
qui choquait considérablement les éléments puritains de l'organisation3.

Parmi les autres propagateurs du communisme en Anatolie, nous


devons mentionner un certain Verbov (Verlof, Derbov ?), ancien commissaire
du peuple du district de Kharkov, qui faisait figure de représentant officieux de
la République des Soviets à Ankara4.

Secondé par Naşirvanov et Vakkas Ferid, et peut-être aussi par Verbov,


Şerif Manatov avait réussi à constituer en fort peu de temps un solide noyau
de militants. Celui-ci, implanté au sein de l’Armée verte, comprenait
notamment le vétérinaire Salih, le publiciste Mustafa Nuri et un groupe de
parlementaires mené par le député de Tokat, Nazım bey5. C'est cette aile
extrémiste de l'Armée verte qui édifiera (en juillet 1920) le parti communiste
"clandestin". Dès le mois de juin, cependant, des "statuts" du parti

*Şerif Manatov est un personnage difficile à cerner. Les renseignements biographiques que
nous donnons sont tirés, pour l'essentiel, de l'ouvrage d'Alexandre Bennigsen, La presse et le
mouvement national chez les musulmans de Russie avant 1920, Paris-La Haye, 1964, pp. 222-
223. Cf. également Abdullah Taymas, Rus ihtilalinden hatıralar (Souvenirs de la révolution
russe), 2e éd., Istanbul, 1968, pp. 108 et passim ; F. Tevetoğlu, op. cit., pp. 187-188. Nous avons
trouvé un certain nombre de données intéressantes dans les Archives du Foreign Office,
notamment dans le rapport politique du 12 août 1920, déjà cité, f. 132.
2À propos de ce personnage, cf. G. S. Harris, op. cit., p. 37.
3Cf. la déposition du député de Bursa, le cheikh Servet, devant le tribunal d'indépendance, dans
l'ouvrage de F. Tevetoğlu, op. cit., p. 172.
4 On ne sait pas grand-chose sur ce personnage. Cependant, Halide Edip lui attribue une
certaine importance dans ses mémoires, Türk'ün ateşle imtihanı (Le Turc face à l'épreuve du
feu), Istanbul, 1971, pp. 136-137. Cf. également FO 371/5171, rapport du 19 août 1920, déjà
cité, ff. 49 sq.
5Cf. les actes du procès de l'Armée verte, par exemple dans l'ouvrage de F. Tevetoğlu, op. cit.,
pp. 156-177. Cf. aussi M. Tunçay, Mesaî..., op. cit., pp. 90-91.
376 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

communiste turc circuleront en Anatolie1. Ce document avait-il été élaboré par


le groupe de Manatov ? Impossible de l'affirmer avec certitude. Mais nous ne
pouvons manquer d'être frappés par l'existence d'un indéniable air de parenté
entre ces statuts et ceux de l'Armée verte. Nous retrouvons de part et d'autre les
mêmes idées, le même programme : abolition de la propriété privée,
étatisation des grandes entreprises capitalistes, confiscation des objets de luxe,
mise en place d'un système d'instruction obligatoire, etc. Une seule différence
majeure entre les deux textes : tandis que l'Armée verte attribuait à l'Islam un
rôle de premier plan, le parti communiste mettait l'accent sur la séparation de
la religion et de l'État et se contentait de garantir la liberté du culte. En dépit
de cette différence, nous avons le sentiment d’être en présence de deux
documents issus du même atelier. On peut se demander si les hommes qui
furent à l'origine de ces statuts n'eurent pas en vue la création d'une
organisation gigogne : d'une part, l'Armée verte, islamique et nationaliste,
destinée au vulgum pecus ; d'autre part, le parti communiste, noyau "laïc"
destiné aux militants affranchis.

Le 14 juillet 1920, une proclamation imprimée à Eskişehir et diffusée


par les acolytes de Şerif Manatov annoncera aux "paysans et ouvriers"
d'Anatolie la création d'un parti communiste turc rattaché à la IIIe
Internationale2. Nous savons que c'est vers cette même époque que l'Armée
verte dut momentanément suspendre ses activités, à la demande de Mustafa
Kemal. Il est possible que ce soit l'annonce de la fondation du parti
communiste qui ait provoqué l'intervention du chef du pouvoir national. À
moins que — autre hypothèse non moins vraisemblable — la proclamation
d'Eskişehir n'ait été conçue, précisément, comme une réplique à la mise en
veilleuse de l'Armée verte. C’est sans doute dans le courant du mois d'août que
les militants du parti clandestin entrèrent en contact avec l'envoyé de Mustafa
Suphi en Anatolie, Süleyman Sami. Celui-ci était arrivé à Trabzon vers la mi-
juillet, porteur d'une lettre de l'organisation communiste de Bakou adressée à
Mustafa Kemal3. Retenu pendant quelque temps à Trabzon, il avait été
finalement autorisé à poursuivre son voyage et à se rendre à Ankara. Nous
savons qu'il rencontra ici les principaux responsables du parti clandestin, et
notamment le vétérinaire Salih. Lors de son procès, en mai 1921, ce dernier
reconnaîtra avoir remis à Süleyman Sami une demande d'aide financière, sous

*Ces statuts ont été traduits en anglais par G. S. Harris, op. cit., pp. 149-152.
2Ce document a été publié le 28 juillet 1931 dans le quotidien Cumhuriyet. F. Tevetoglu {op. cit.,
pp. 190-191) en donne quelques extraits.
3U a déjà été question de cette lettre dans P. Dumont, "L'axe Moscou-Ankara. Les relations
turco-soviétiques de 1919 à 1922", CMRS, XVIII (3), 1977, pp. 165-193.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 377

la forme d’un projet de budget1. L'aide sollicitée devait servir en particulier à


acheter une imprimerie, à financer la publication d'un ou plusieurs journaux et
à rémunérer les permanents du parti. Il était également question d'ouvrir des
écoles destinées aux enfants indigents. Ce projet de budget fut-il agréé par
l'organisation de Bakou ? Transmis à Karl Radek et à Elena Dmitrievna
Stasova, la secrétaire du comité d'action et de propagande mis en place par le
Congrès des peuples d'Orient, il semble qu'il ait donné lieu à de sérieux
marchandages2. Mais certains indices nous permettent de penser que les
Bolcheviks finirent par accepter d'aider leurs "jeunes camarades" d'Anatolie.
Selon toutes les apparences, une partie de la somme promise parvint à Ankara
au début du mois d'octobre, dans les bagages de la mission d'Upmal-
Angarskij3.

Mustafa Kemal avait-il eu vent de ces liens qui avaient été noués avec
une organisation située hors des frontières nationales ? Il n'allait pas tarder, en
tout cas, à partir en guerre contre les militants du parti communiste clandestin.
Son arme principale : le parti communiste "officiel" auquel le ministère de
l'Intérieur accordera vers la fin du mois d'octobre le monopole du communisme
en Turquie. C'est peut-être vers cette époque également que fut prise une autre
mesure importante : l'expulsion d'un des principaux leaders du "bolchevisme"
anatolien. Şerif Manatov4.

Bien qu'habile, la manœuvre de Mustafa Kemal ne rencontra qu'un


succès mitigé. L'organisation de Hakkı Behiç parvint certes à regrouper un
certain nombre d'éléments modérés et à désorganiser certaines sections de
l'Armée verte, en particulier celle d'Eskişehir, mais la plupart des membres du
parti communiste clandestin refusèrent de se soumettre. Ils prépareront leur
contre-attaque dans la seconde quinzaine du mois de novembre, peu après la
publication dans YAnadolu'da Yeni Gün de la proclamation de Hakkı Behiç
annonçant la création du parti communiste turc.

Bien entendu, il ne pouvait être question de fonder un "parti


communiste" rival, puisque l'étiquette "communiste" était réservée, par ordre

1F. Tevetoğlu, op. cit., pp. 175-176.


^Ibid., p. 162. En ce qui concerne le rôle joué par E. D. Stasova, cf. ses V ospom inanija
(Souvenirs), Moscou, 1969, pp. 177-181.
3C'est du moins ce qui ressort des accusations portées contre les dirigeants du parti communiste
clandestin par le procureur du tribunal d'indépendance. Cf. F. Tevetoğlu, op. cit., p. 162.
4G. Jäschke, art. cit., p. III. Nous ne connaissons pas la date précise de l'expulsion de Manatov,
mais il a lui-même écrit qu'à l'automne 1920 il se trouvait à Bakou. Cf. 28-29 Kanun-u sani 1921.
Karadeniz kıyılarında parçalanan Mustafa Suphi ve Yoldaşlarının ikinci yıl dönümleri (28-29
janvier 1921. Deuxième anniversaire de la mort de Mustafa Suphi et de ses camarades
assassinés sur les bords de la mer Noire), Moscou, 1923, p. 11.
378 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

du Gouvernement, à l'organisation officielle. Mais il n'était pas interdit de se


regrouper sous une autre appellation. Vers la fin du mois de novembre, les
animateurs du parti communiste clandestin (Ziynetullah Naşirvanov et le
vétérinaire Salih notamment) parviendront à s'entendre avec un certain nombre
de députés de l'aile gauche du groupe populaire et la conjonction de ces deux
tendances donnera naissance au Türkiye halk iştirakiyyûn firkası1. Le terme
d'origine arabe iştirakiyyûn, où l'on retrouvait la notion de collaboration et de
partage, permettait d'éviter l'emploi de l'adjectif "communiste" monopolisé par
le parti de Hakkı Behiç, tout en constituant une évidente référence au
communisme. Quant au terme halk (peuple), il était destiné à rappeler
l'orientation populiste d'une partie des fondateurs de l'organisation.

La direction du Türkiye halk iştirakiyyûn fırkası était assurée


notamment par le vétérinaire Salih Hacıoğlu et le député de Tokat Nazım
bey2. Parmi les autres animateurs du parti, nous devons mentionner
Ziynetullah Naşirvanov, le cheikh Servet, et le député de Karahisar, Mehmet
Şükrü. Ce dernier était le propriétaire d'un petit journal local, 1'İkaz
(L'Avertissement). Fin novembre, l'imprimerie de ce journal fut transférée à
Ankara et mise à la disposition du parti. Grâce à cet important apport, le Halk
iştirakiyyûn firkası pouvait espérer être bientôt en mesure de faire échec au
Seyyare-i Yeni Dünya, l'organe du parti communiste officiel3.

La première tâche qui s'imposait au vétérinaire Salih et à ses


compagnons était de dénoncer le caractère factice de l'organisation mise en
place par Hakkı Behiç. Fin novembre ou début décembre, une circulaire sera
adressée à cet effet aux divers groupes dispersés en Anatolie4. Cette circulaire
annonçait la création du parti communiste populaire et précisait que celui-ci
était le seul parti habilité à se réclamer de l'ex-Armée verte. Les signataires du
document, Salih et Nazım bey, mettaient en particulier l'accent sur leur
attachement au programme dé l'Armée verte, laissant sous-entendre qu'il avait
été dénaturé et trahi par le camp adverse. À travers ces propos, il s'agissait de

1Cf. notamment le témoignage de Mehmed Şükrü, cité par F. Tevetoğlu, op. cit., pp. 168-171.
Dans leurs proclamations les dirigeants du Türkiye halk iştirakiyyûn fırkası ne manqueront pas
de mettre l'accent sur cette double filiation.
2 Salih Hacıoğlu et Nazım bey semblent avoir joué tous deux le rôle de secrétaire de
l'organisation.
3F. Tevetoğlu, op. cit., p. 169.
4Ce document est reproduit dans l'ouvrage de F. Kandemir, op. cit., pp. 128-129 ; cf. également
F. Tevetoğlu, op. cit., p. 178. À en croire ces deux auteurs, les signataires de la circulaire
étaient Salih Hacıoğlu et Çerkeş Edhem. Mais il s'agit là d'une erreur de lecture due à F.
Kandemir. En réalité, la signature qui figurait à côté de celle de Salih Hacıoğlu était celle du
député de Tokat, Nazım bey. La transcription correcte est donnée dans un ouvrage publié par
l'état-major de l'Armée, Türk istiklâl harbi (La guerre d'indépendance turque), Ankara, 1966,
II-3, pp. 599-600.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 379

toute évidence de récupérer les militants modérés qui s'étaient laissé séduire par
le "communisme turc" de Hakkı Behiç. Mais le parti communiste populaire
n'hésitait pas, par ailleurs, à se placer sous l'étendard de la IIIe Internationale et
à se présenter, face au socialisme réformiste du parti communiste officiel,
comme le champion du bolchevisme révolutionnaire.

Peu après l'envoi de cette circulaire, les statuts et le programme de la


nouvelle organisation seront soumis à l’entérinement du ministère de
l'Intérieur. Le 27 décembre 1920, le parti sera officiellement reconnu par la
direction de la Sûreté1. Bien que les documents présentés au ministère n'aient
pas été retrouvés, nous savons qu'ils étaient calqués, pour l'essentiel, sur le
programme du parti communiste clandestin (sans doute celui de juin 1920,
mentionné plus haut) et sur celui de l'Armée verte2. Les dirigeants
"populistes" du parti — Nazım, Servet, Mehmed Şükrü — avaient obtenu en
particulier le maintien de toutes les dispositions du programme de l'Armée
verte relatives au respect des préceptes de la cheriat. Ils tenaient de toute
évidence à souligner que leur "communisme" n'était nullement impie et qu’il
s'inscrivait au contraire dans le cadre des traditions de l'Islam.

Le moment, ceci dit, était fort mal choisi pour sortir de la clandestinité.
Au début du mois de décembre, le Gouvernement d'Ankara avait décidé de
réduire les bandes de Çerkeş Edhem à l'obéissance. Bientôt Mustafa Kemal
allait profiter de la tournure prise par les événements pour tenter de liquider
l'ensemble de la gauche anatolienne. Le parti communiste populaire, qui se
vantait d'avoir recueilli l'héritage de l’Armée verte, sera bien entendu le premier
à pâtir de l'évolution de la conjoncture.

Les dirigeants du parti réussiront cependant à tenir tête au pouvoir


jusqu'à la fin de janvier 1921. Ils se hasarderont même, le 16 janvier, alors que
la répression battait son plein, à lancer un "quotidien communiste populaire",
YEmek (Travail), qui paraîtra pendant toute une semaine avant d'être interdit3.
Beaucoup plus à gauche que le Seyyare-i Yeni Dünya ou 1'Anadolu'da Yeni
Gün, ce journal fut, en dépit de certaines compromissions doctrinales, le
premier organe véritablement "communiste" d’Anatolie.

1Cf. le témoignage de Mehmed Şükrü, cité par F. Tevetoğlu, op. eit., p. 169 ; voir également le
beyannâme (avis) paru dans Emek, 16janv. 1921, p. 2.
2C'est ce qui ressort des diverses déclarations faites par les dirigeants du parti devant le tribunal
d'indépendance.
3Le numéro I d'Emek, le seul qui ait été retrouvé, a été récemment publié in extenso par Ali
Ergin Giiran. Cf. Türkiye halk iştirakiyyûn fırkası yayın organları (Organes du parti communiste
populaire de Turquie), Istanbul, 1975, pp. 4-17. S. Vol’tman, "Novaja Turcija v otraîenijah
anatolijskoj pressy" (La nouvelle Turquie telle qu'elle apparaît à travers la presse d'Anatolie),
Novyj vostok, 2, 1922, pp. 642-644, nous donne un aperçu des autres numéros d'Emek.
380 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Le premier numéro, imprimé à l'encre rouge, semble avoir fait


beaucoup de bruit dans les milieux politiques d'Ankara. Certains
parlementaires suggérèrent de pendre l'auteur de l’éditorial : celui-ci s'était
efforcé de démontrer que le Coran était hostile à la propriété privée et au
capitalisme1. Au fil des numéros, la tonalité subversive du journal ne cessera
de s'affirmer. Nulle trace, dans ses colonnes, de "communisme turc". Par
contre, une évidente sympathie pour le régime soviétique et le communisme
internationaliste. C’est, semble-t-il, dans YEmek que parut la première
traduction intégrale en langue turque de "L'Internationale". Signalons
également la traduction d'une brochure de V. Karpinskij : "Qu'est-ce que le
pouvoir soviétique ?". Mais bien entendu, il était hors de question de proposer
au peuple d'Anatolie un communisme athée ; le principal souci de YEmek, au
cours de sa brève existence, sera de concilier le bolchevisme avec la tradition
islamique2.
C'est un article repris de Ziya (La Lumière), l'organe en langue turque
du parti communiste bulgare, qui provoqua la suspension du journal. L'auteur
de l'article s'était permis de critiquer le caractère dictatorial du pouvoir
kémaliste et avait laissé entendre qu'une guerre civile ne tarderait pas à éclater
en Anatolie3. Cette interdiction était en vérité prévisible. Depuis le violent
discours anticommuniste prononcé par Mustafa Kemal devant la Grande
Assemblée, le 8 janvier 19214, il ne faisait aucun doute que les jours du parti
communiste populaire étaient comptés. Dès le 11 janvier, le vétérinaire Salih,
accusé d'avoir participé au complot d'Edhem, avait été arrêté, en même temps
que d'autres suspects5. Dans la seconde quinzaine de janvier, les milieux
cléricaux avaient entamé une violente campagne contre les falsificateurs du
Coran et le ministre des Affaires religieuses du Gouvernement avait même
publié, semble-t-il, une fetva exhortant les croyants à se tenir à l'écart du
mouvement communiste6. Peu après la fermeture de YEmek, le pouvoir sévira
à nouveau : les 27 et 28 janvier, la plupart des dirigeants du parti seront arrêtés
et mis en prison. Dans l'immédiat. Nazım bey, Mehmed Şükrü et le cheikh
Servet, protégés par leur immunité parlementaire, seront les seuls à en
réchapper.

1D’après ibid., p. 643.


2Le 22 décembre 1920, Mehmed Şükrü avait donné une conférence sur cette question. Le texte
de cette conférence fut publié dans les cinq premiers numéros d 'Emek,
3S. VoPtman, art. cit., p. 643, donne un extrait de l'article en question ; cf. aussi G. S. Harris, op.
cit., p. 92.
4Cf. supra, pp. 156-157.
^D'après l'arrêt du tribunal d'indépendance cité par F. Tevetoğlu, op. cit., p. 180 ; cf. également
l'article de Z. Naşirvanov, "Mustafa Suphi yoldaş ve Anadolu komünistleri" (Le camarade
Mustafa Suphi et les communistes anatoliens), in 28-29 Kanun-u sani 1921... op. cit., p. 13.
6S. Vol’tman, art. cit., p. 643.
LA R É V O L U T I O N IMPOSSIBLE 381

Totalement démantelé, le parti communiste populaire était condamné à


disparaître. Dès le 2 février, les rescapés du comité central, pressés de se
blanchir aux yeux du Gouvernement, annonceront sa dissolution dans le
Hakimiyet-i M illiye*. Mustafa Kemal, cependant, n'était guère disposé à
passer l'éponge. En avril 1921, il obtiendra la levée de l'immunité
parlementaire de Nazım, Servet et Mehmet Şükrü, et tous les suspects seront
traduits devant le tribunal d'indépendance d'Ankara. Accusés d'avoir voulu
renverser le Gouvernement de la Grande Assemblée Nationale, les principaux
dirigeants du parti — le vétérinaire Salih, Nazım bey et Ziynetullah
Naşirvanov — seront condamnés à quinze ans de travaux forcés. Le directeur de
YEmeky Abd'ul-Kadir, et un certain nombre d’autres "conspirateurs" (le
commerçant Hilmi, l'épicier Ahmed, le publiciste Mustafa Nuri, le directeur
d'école Behram Lutfi, le journaliste Nizameddin Nazif) s’en tireront à meilleur
compte : trois à huit ans de prison. Seuls le député de Karahisar, Mehmed
Şürkü, et le député de Bursa, Servet, parviendront à convaincre le tribunal de
leur innocence*2.
*
* *

La dissolution du parti communiste populaire, au début du mois de


février 1921, marque un tournant important dans l'histoire de la "gauche"
turque. Pendant près d'un an, les divers noyaux de militants disséminés à
travers l'Anatolie seront contraints de faire relâche. Au cours de cette période,
le mouvement nationaliste s'imposera progressivement comme la seule force
réelle du pays. Lorsque le parti communiste populaire renaîtra de ses cendres,
en mars 1922, il aura perdu une grande partie de sa vitalité et de sa
spontanéité. Nous nous trouverons en présence d'un mouvement doctrinaire,
coupé de la vie politique active et totalement domestiqué par l'Internationale
communiste.

Face à cette gauche sage et teme de la période suivante, celle de 1920 se


caractérise, tout compte fait, par sa combativité, sa candeur en matière
doctrinale et aussi sa roublardise. Au reste, une constatation s’impose : ce n'est
pas d'une gauche qu'il convient de parler, mais de plusieurs, qui
s'interpénétrent inextricablement. À travers la multiplicité des positions
individuelles, nous parvenons à distinguer, à condition d'y mettre un peu de
bonne volonté, trois grands courants. Un courant nationaliste, et même ultra­
nationaliste, dont l'idée maîtresse semble avoir été d'exploiter l’effervescence

■^M.Tunçay, Türkiye'de sol akımlar..., op. cit., p. 126, donne le texte de l'avis publié dans le
Hakimiyet-i Milliye.
2F. Kandemir, op. cit., p. 183 ; F. Tevetoğlu, op. cit., p. 180.
382 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

communiste en vue de créer une grande Turquie touranienne s'étendant de


Constantinople à Boukhara. Un courant modéré, représenté par Hakkı Behiç,
soucieux avant tout d'éviter un bouleverse-ment social, et partisan de réformes
octroyées et gérées par l'État. Un courant "extrémiste” enfin, subjugué par les
idées de la révolution d'Octobre, mais nulle-ment prêt à jeter par-dessus bord
les traditions culturelles et sociales du pays.

Ce qui nous frappe, dans ces trois courants, c'est le rôle capital qu'ils
assignent à l'Islam. Tournés vers l'Occident, les socialistes ottomans d'avant la
Première Guerre mondiale négligeaient allègrement le phénomène islamique.
Pour la gauche turque de 1920, implantée au cœur de l'Anatolie, le regard fixé
sur l'Orient, l'Islam constitue au contraire une permanente obsession. Plus
perspicaces, indéniablement, que bon nombre de doctrinaires chevronnés, des
hommes comme le cheikh Servet ou Nazım bey ne cherchent guère à éluder le
problème religieux. Mais plutôt que de braver la tradition islamique, ils
s'efforcent de l'utiliser. Démarche banale aujourd'hui, où les socialismes
islamiques fleurissent, mais passablement originale dans la Turquie de 1920.

Chose remarquable, dès que la IIIe Internationale aura réussi à récupérer


le mouvement communiste anatolien, ce souci de justification par l'Islam
disparaîtra totalement du bagage idéologique des militants turcs. À partir de
1922, nous verrons s'installer en Turquie un marxisme passe-partout,
convaincant certes, mais quelque peu oublieux des réalités économiques,
culturelles et sociales du pays. Cette transformation des idées sera
accompagnée d'une modification du recrutement. L'Armée verte, le groupe
populaire, le parti communiste officiel, le parti communiste populaire avaient
été noyautés par une multitude d'anciens membres du comité Union et
Progrès. Après l’échec, en septembre 1921, du putsch projeté par Enver pacha
contre le Gouvernement de Mustafa Kemal, ces Unionistes se détourneront
définitivement des idées de gauche, celles-ci s’étant révélées inopérantes face au
nationalisme kémaliste. Les "extrémistes" se trouveront dès lors livrés à eux-
mêmes, sans trop savoir que faire de la doctrine mise à leur disposition par le
Komintern, conscients d’avoir manqué le coche de la Révolution.
LE MOUVEMENT
COMMUNISTE ANATOLIEN EN 1922

Le 29 septembre 1921, deux semaines après la brillante victoire


remportée par les troupes kémalistes sur les rives du Sakarya, le gouvernement
de la Grande Assemblée Nationale décidait d’accorder le pardon aux dirigeants
du Parti communiste populaire arrêtés au début de l'année. Dès la publication
de la loi d'amnistie, le député de Tokat Nazım bey (entre-temps déchu de son
mandat), le commandant Salih Hacıoğlu, Ziynetullah Naşirvanov et leurs
principaux "complices" — le directeur de YEmek Abd-ül-Kadir, les journalistes
Mustafa Nuri et Nizameddin Nazif, l'épicier Ahmed, etc. — furent remis en
liberté apparemment sans condition. La prison n'avait fait que les fortifier dans
leurs convictions révolutionnaires. Quelques mois après leur élargissement,
nous les retrouvons, fidèles au poste, à la tête d'une organisation
méthodiquement reconstruite, tout aussi subversive que par le passé (mais dans
une tonalité différente) et plus que jamais liée au Komintern.

Pourquoi avoir libéré ces hommes qui, peu de temps auparavant, étaient
encore considérés comme de dangereux comploteurs ? Tout simplement,
semble-t-il, parce qu'il s'agissait d'amadouer Moscou. Depuis quelques mois,
malgré le traité d'amitié et de fraternité signé en mars 1921, les relations entre
le gouvernement de la Grande Assemblée Nationale et la République des
Soviets laissaient beaucoup à désirer. Or, les durs combats qui venaient de se
dérouler dans la région du Sakarya (23 août - 13 septembre 1921) avaient
sérieusement entamé le potentiel militaire et les finances du mouvement
kémaliste. Il était de toute évidence urgent pour la Turquie de pouvoir faire à
nouveau appel à la manne et, dans une moindre mesure, au soutien moral
russes. De là, la nécessité de jeter du lest et d'accomplir un geste qui fût
susceptible d'ouvrir la voie à la détente.

La libération des dirigeants communistes ne constitua qu'une


manifestation parmi d'autres du revirement turc. Vers la même époque le
gouvernement d'Ankara fit également la preuve de ses bonnes dispositions à
l'égard des Bolcheviks en acceptant de passer l'éponge sur l'affaire d'Enver
pacha, en désavouant certaines des mesures anti-russes édictées par le général
384 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Kazım Karabekir dans l'est du pays, en venant à l'aide des victimes de la


famine en Russie et, surtout, en se décidant à signer, le 13 octobre, le traité de
Kars qui réglait définitivement le contentieux caucasien. Toutes ces
prévenances furent incontestablement payantes. Les rapports entre les deux
pays s'améliorèrent rapidement et, dès le mois de novembre, avec un premier
envoi de 1,1 millions de roubles, la République des Soviets reprit ses
livraisons d'or.

Cette période de rapprochement, dont un des épisodes les plus


marquants fut la visite à Ankara du général Frunze à la tête d'une mission
chargée de conclure un traité entre la République d'Ukraine et la Turquie, allait
durer jusque vers le milieu de l'année 1922. Ensuite, dans la foulée des
tractations franco-turques du début de l'été, ce sera une fois de plus la crise. Les
relations entre le gouvernement et le mouvement communiste anatolien
suivront bien entendu une évolution strictement parallèle. D'abord, tant qu'il
s'agira de ménager la République des Soviets, les militants turcs bénéficieront
d'une sorte de bienveillante indifférence. Dans un second temps, lorsque la paix
avec l'Entente sera en vue, il leur faudra au contraire affronter les tracasseries,
les réprimandes, et, finalement, la représsion. Somme toute, le même scénario
qu'en 1920-1921. L'étonnant — quand on regarde les choses rétrospectivement
— est que les dirigeants du Parti communiste populaire n'aient pas hésité à
reprendre leurs activités dès que le gouvernement leur eût lâché la bride : leurs
déboires passés auraient pourtant dû les mettre en garde contre les palinodies
kémalistes.

7. La résurgence du Parti communiste populaire

Le 10 septembre 1921, alors que les dirigeants du Türkiye halk


iştirakiyyûn fırkası se trouvaient encore en prison, un entrefilet de la Pravda
annonçait que le Comité exécutif du Komintern avait décidé de réorganiser le
Parti communiste turc et avait nommé à cet effet une commission spéciale
chargée, entre autres, du contrôle du recrutement1. Une telle décision
s'imposait. Au cours du troisième congrès de l'Internationale communiste
(juin-juillet 1921), les représentants de la Turquie avaient eux-mêmes mis*8

1"Kommunisticeskij International. Dejatel'nost' ispolkoma posle III kongressa" (L'Internationale


communiste. L'activité du comité exécutif après le IIIe congrès), Pravda, 10.IX.1921, P- 3, col.
8. Le 4 mars 1922, le Comité Exécutif du Komintern annoncera à nouveau son intention de
réorganiser le mouvement communiste en Turquie et confiera cette tâche à la Fédération
communiste des Balkans. Il faut peut-être en déduire que les mesures prises en 1921 furent
inefficaces. Cf. Jane Degras (ed.) The Communist International, vol. I, Londres 1956, pp. 326-
327.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 385

l'accent sur les insuffisances doctrinales et l'hétérogénéité du mouvement


communiste dans leur pays. Süleyman Nuri, un des rescapés de l'organisation
de Mustafa Suphi, s'en était pris en particulier au parti "officiel", le seul qui
fût agréé par le gouvernement anatolien et dont les délégués venaient de faire
antichambre à Moscou dans l'espoir d'obtenir l'admission de leur organisation
au sein du Komintern1. De toute évidence, il était urgent d'agir. Il importait
non seulement de purger les groupements d'Anatolie de tous les éléments
indésirables — les "provocateurs" à la solde du gouvernement d'Ankara, les
partisans d'Enver pacha, les pantouranistes de l'ex-Armée Verte —, mais
encore de mettre les militants turcs sur les rails d'une idéologie "normalisée",
respectueuse des mots d'ordre du Komintern.

Ce sont, semble-t-il, des membres de la Fédération communiste


balkanique qui furent préposés à la réorganisation du parti. Jusque-là, le
mouvement communiste turc, constitué de noyaux quasiment autonomes dont
certains ne se souciaient que fort peu des directives élaborées à Moscou, s’était
développé dans l'anarchie. Une première tentative de réunification — et par là
même de nivellement — avait été faite par Mustafa Suphi, lors du premier
congrès du Parti communiste turc réuni à Bakou en septembre 1920, mais les
résolutions adoptées à cette occasion n'avaient pas suffi à clarifier totalement
la situation. Il s'agissait à présent de persévérer dans la même voie et
d'imposer, une fois pour toutes, aux militants d'Istanbul et d'Anatolie la
discipline internationale.

Les m atériaux dont nous disposons ne nous apprennent


malheureusement presque rien sur le rôle exact joué par les communistes des
Balkans dans la mise au pas de leurs camarades turcs. Mais, en tout état de
cause, nous sommes en droit de penser qu'ils n'exercèrent qu'une influence
relativement modeste. Il est difficile d'imaginer en effet, compte tenu de la
situation excessivement troublée dans laquelle se trouvait encore la Turquie à
l'époque, que les membres de la commission ad hoc instituée par le
Komintern aient pris le risque de se déplacer en personne afin de conduire leur
action sur place. Selon toute vraisemblance, les choses durent se solder par
l'envoi d'un certain nombre de directives (par le biais des courriers qui faisaient
la navette entre la Russie et le territoire turc) et aussi, dans un autre ordre
d'idées, par une accentuation de la propagande internationaliste dans les organes
destinés aux militants turcophones. L'hebdomadaire en langue turque du parti
communiste bulgare, Ziya (Lumière), semble avoir été particulièrement actif.

1Le discours prononcé par Süleyman Nuri à cette occasion est reproduit dans le Bjulleten' III
Kongressa (Bulletin du troisième congrès), n° 23, Moscou, 20 juillet 1921, p. 485.
386 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Les articles de fond de ce périodique — qui s'efforçait de toucher tout autant les
Turcs de Thrace et d'Asie Mineure que ceux de Bulgarie — ne manquaient
jamais d'exalter les divers mots d'ordre proposés par le Komintern. Par
ailleurs, dans les derniers mois de l'année 1921, les lecteurs du journal purent
voir se multiplier dans ses colonnes les informations et les commentaires
concernant la situation en Anatolie1.

Face à ces pressions venues de l'extérieur, quel fût au juste le


comportement du mouvement communiste turc ? Certains indices nous
permettent de penser que le changement de cap fut difficile à réaliser. Il semble
en particulier que les organisations locales n'aient mis aucun empressement à
se débarrasser des éléments "hétérodoxes" — partisans d'Enver pacha et
membres du parti communiste "officiel" — dont l'élimination était réclamée
par le Comité exécutif du Komintern. Tout au long de l'année 1922, les
effectifs du communisme anatolien demeureront encombrés de figures
équivoques. En fait, il faudra encore plusieurs interventions des partis frères
pour que les organisations de Turquie parviennent à présenter, au prix de
plusieurs purges, un profil plus ou moins conforme aux normes fixées par
l'Internationale.

Toutefois, même si les exigences du Komintern se heurtèrent à une


certaine résistance au sein des groupuscules anatoliens, les derniers mois de
l'année 1921 n'en apparaissent pas moins comme une articulation décisive
dans l'histoire du communisme turc. Désormais, en effet, les divagations
doctrinales qui avaient fait jusque-là la principale originalité de la gauche
anatolienne allaient progressivement céder la place, sous l'effet des
exhortations des instances dirigeantes de la IIIe Internationale, à des prises de
position nettement plus orthodoxes, quasi respectueuses des consignes
élaborées à Moscou. Par ailleurs, il semble que les organisations turques se
soient également orientées, dans cette nouvelle étape de leur évolution, vers un
certain réajustement en matière de recrutement. En juillet 1921, à la suite des
multiples échecs enregistrés par les militants communistes à travers le monde
(notamment en Allemagne, en Italie et en Tchécoslovaquie), le troisième
congrès du Komintern s'était trouvé dans l'obligation de rectifier le tir et avait
fait de la conquête des masses — paysans, ouvriers agricoles, ouvriers et
employés de l'industrie, employés du commerce, fonctionnaires, intellectuels,
etc. — un des axes principaux de la nouvelle tactique assignée aux partis.

C ertains numéros du Ziya ont été récemment réédités par A. E. Güran, Bulgaristan Komünist
(Dar Sosyalist) PartisVnin türkçe gazetesi Ziya. Örnekler (Ziya, le journal du parti communiste
/socialistes étroits/ bulgare. Quelques échantillons), Istanbul, 1976.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 387

Dans le cas de la Turquie, il eût été bien entendu utopique de compter sur des
résultats spectaculaires, mais l'apparition de quelques groupuscules subversifs
en milieu ouvrier vers la fin de l'année 1921 ou le début de 1922 donne
néanmoins à penser que les propagandistes anatoliens prirent les
recommandations du Komintern au sérieux. Ce sont, selon toute apparence,
les ouvriers des ateliers d'armement d'Ankara — et peut-être aussi ceux de
Konya — qui se montrèrent les plus perméables à l'agitation communiste.
Des petits noyaux de prosélytes se constituèrent également, toujours à Ankara,
parmi les cheminots et les typographes. On peut supposer que le
communisme prit (ou reprit) aussi racine vers cette époque dans les centres
miniers de la mer Noire ainsi que dans certaines villes de Cilicie — Adana,
Mersin — spécialisées dans la production des textiles1. En novembre 1922,
lors du quatrième congrès du Komintern, les dirigeants du Halk iştirakiyyûn
fırk a sı pourront se targuer d'être à la tête d'un parti comprenant 300
membres2. Nous ne disposons malheureusement d'aucun indice qui nous
permette d'évaluer la part de l'élément ouvrier dans ce total. Il y a tout lieu de
croire cependant qu'au moment où ce bilan était dressé un pas non négligeable
avait été déjà accompli dans la voie de la "prolétarisation" du parti.

Si nos sources sont quasiment muettes quant au rôle joué par les agents
du Komintern dans la réorganisation des groupes communistes d'Anatolie,
elles apparaissent par contre nettement plus loquaces lorsqu'il s'agit de mettre
en cause les représentants officiels de la République des Soviets auprès du
gouvernement de la Grande Assemblée. Les archives françaises et anglaises
abondent en rapports alarmants destinés à attirer l'attention des chancelleries de
l'Entente sur le caractère pernicieux des activités de l'ambassade soviétique à
Ankara. La délégation bolcheviste qui s'était installée dans la capitale de la
Turquie kémaliste vers la fin du mois de janvier 1922 avait de toute évidence
pour mission principale d'organiser la propagande communiste en Anatolie.
Son chef, Semen Ivanovich Aralov, était venu accompagné d'un important
état-major — environ quatre-vingts personnes d'après un télégramme de
Mougin3 — au sein duquel seuls quelques individus semblaient avoir des
attributions ressortissant plus ou moins du domaine de la diplomatie. Les
autres se trouvaient à Ankara soit pour réaliser des "études économiques", soit
en tant que conseillers militaires, soit encore (toujours d'après Mougin) tout

1En ce qui concerne le mouvement communiste cilicien, cf. infra, troisième section.
2Ce chiffre est celui qui figure dans les protocoles officiels du congrès. Cf. à ce propos Mete
Tunçay, Türkiye'de sol akımlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-19*25),
Ankara, 2ème éd., 1967, p. 139.
J Archives du ministère français des Affaires Etrangères (citées infra : AMAEF), série E,
Levant 1918-1929, Turquie, vol. 279, pp. 106-112, télégramme en date du 19.VI.1922.
388 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

bonnement en tant que simples "camarades ouvriers" expédiés là sans la


moindre raison apparente. À partir du printemps 1922, aux activités de cette
délégation pléthorique viendront s'ajouter, dans diverses autres villes
d'Anatolie, celles des représentations locales du Commissariat du Peuple au
Commerce Extérieur (Vnechtorg). Ces représentations, dont certaines
employaient du personnel indigène, étaient censées s'occuper de la distribution
à travers le territoire turc de produits pétroliers et d'un certain nombre d'autres
marchandises de provenance soviétique. Mais, en l'absence de relations
commerciales un tant soit peu suivies entre la Turquie et la République des
Soviets, il semble que les agents du Vnechtorg se soient surtout spécialisés
dans la diffusion des idées subversives1.

Pour autant que nous puissions en juger d'après les données dont nous
disposons, ces centres de propagande se trouvaient en contact permanent avec
les divers groupuscules qui, à travers l'Anatolie, se réclamaient du
communisme. L'ambassade soviétique d'Ankara, en particulier, déployait des
efforts considérables pour attirer à elle militants et sympathisants. Aralov et
ses acolytes maniaient l'art de l'hospitalité avec brio et, chaque fois que
l'occasion se présentait, organisaient des soirées, des réceptions, des banquets.
Dans une ville aussi puritaine et austère qu'Ankara, de telles réjouissances, au
cours desquelles l'alcool coulait à flots, représentaient assurément une aubaine
appréciable. Malgré les inévitables harangues dont elles étaient agrémentées,
elles ne pouvaient manquer de faire recette2.

Grâce à la presse de l'époque, nous connaissons le programme "officiel"


de certaines de ces réceptions. À titre d'exemple, nous pouvons citer le cas de
la soirée du 18 mars 1922, consacrée à la commémoration du cinquante-
deuxième anniversaire de la Commune de Paris. La réunion, à laquelle étaient
conviés tous les socialistes et communistes d'Orient présents à Ankara, avait
commencé, à en croire le compte rendu donné par l'hebdomadaire Yeni Hayat,
par l'exécution d'une "marche funèbre" en souvenir d'un crime commis par la
bourgeoisie française. Après cette mise en condition musicale, l'ambassadeur
de la République d'Azerbaïdjan, le camarade Ibrahim Abilof, avait présenté un
exposé sur la situation économique et sociale dans le monde et en France à la

1Les documents dont nous disposons (AMAEF en particulier) nous permettent de nous faire une
assez bonne idée des activités de l'agence du Vnechtorg installée en Cilicie. En ce qui concerne
les représentations soviétiques mises en place dans d'autres régions d'Anatolie, nos sources ne
procèdent malheureusement que par allusions.
2Les festivités de l'Ambassade soviétique, ainsi que celles organisées par Ibrahim Abilof à
l'Ambassade d'Azerbaïdjan, ne manquaient jamais d'impressionner les observateurs étrangers
de passage à Ankara. Mustafa Kemal lui-même y participait volontiers et l'on dit qu'il n'était pas
insensible au charme de telle ou telle épouse de diplomate. À ce propos, cf. p. ex. Lord Kinross,
Atatürk. The Rebirth o f a Nation, Londres, 5ème éd., 1971, p. 304.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 389

veille de la Commune. Ensuite, c'est un des conseillers économiques de la


délégation russe, le professeur Gollmann, qui avait pris la parole. Dans son
discours, il s'était employé à analyser le rôle joué par la Commune et les
communards au sein du mouvement ouvrier international. Ces deux exposés
avaient été suivis par un copieux programme artistique : le personnel de
l'ambassade avait chanté la marche des anarchistes, le camarade Ridel — un
Français employé à la délégation commerciale — avait entonné
l'Internationale, les Tchirkassov avaient récité des poèmes de Verhaeren et
d'Arthur Arnaud, Madame Aralova avait joué au piano la marche funèbre de
Chopin, une chorale ad hoc avait interprété la Marseillaise ... Finalement,
tout le monde avait repris en choeur l'Internationale — en russe et en turc —
et la soirée s'était conclue sur une brève allocution de Nazım bey1.

Le chroniqueur du Yeni Hayat grâce auquel nous savons comment se


déroula cette réunion du 18 mars 1922 mentionne également, dans la suite de
son article, les noms de quelques-uns des invités turcs qui avaient pris part à la
commémoration. Une vingtaine de "personnalités" socialistes ou communistes
sont ainsi énumérées. Cette liste présente un certain intérêt, car elle nous
permet, bien qu'elle soit incomplète, de nous faire une assez bonne idée de la
"clientèle" dont la délégation bolchevique d'Ankara avait réussi à s'entourer.

Nous y retrouvons d'emblée quelques noms familiers : Nazım bey,


Ziynettulah Naşirvanov (venu accompagné de Cemile, son épouse), le député
d'Afyon-Karahisar Mehmed Şükrü, Salih Hacıoğlu, Abd-ül-Kadir, le négociant
Hilmi, l'épicier Ahmed... Aralov avait invité en somme toute l'équipe
dirigeante du Halk iştirakiyyûn fırkası. Seul manquait à l'appel le Cheikh
Servet. À l'époque qui nous occupe, celui-ci professait encore des idées
subversives — il lui était même arrivé de se mettre en garde-à-vous devant le
portrait de K. Marx en présence d'Aralov2 — mais il avait préféré, après son
passage devant la justice kémaliste, s'éloigner de ses anciens camarades. À côté
des leaders du parti, participaient également à la soirée un certain nombre de
militants qui avaient déjà fait leurs preuves dans les luttes de l'année 1920 :
İsmail Hakkı (un "ancien" de l'Armée verte), Bahaeddin, Affan Hikmet (un
vétérinaire — comme Salih Hacıoğlu — qui s'était spécialisé dans l'agitation
en milieu ouvrier), Kenan, F. Bektüre. Deux "transfuges" issus de
l'organisation d'Istanbul, Mehmed Vehbi et Nizameddin Ali, formés l'un
et l'autre en Allemagne, représentaient en quelque sorte l'aile intellectuelle du

1"Paris Kommunasi hatırasının tes’idi" (La commémoration de la Commune de Paris), Yeni


Hayat, n‘ 2,25. III. 1922, p. 14.
2C/. S. I. Aralov, Vospominanija sovetskogo diplomata 1922-1923 gg. (Les souvenirs d'un
diplomate soviétique. 1922-1923), Moscou, 1960.
390 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

mouvement. Mais ce qui est le plus frappant, c'est de constater que figuraient
aussi parmi les invités d'Aralov le député d'Istanbul Numan Usta — un
personnage dont les relations avec le comité Union et Progrès n'étaient
ignorées de personne —, ainsi qu'un des animateurs les plus éminents du parti
communiste "officiel", le Dr. Tevfik Rüştü, celui-là même qui, quelques mois
auparavant, avait sollicité en vain l'admission de son organisation au sein du
Komintern. La présence de ces deux hérésiarques dans l'enceinte de
l'Ambassade soviétique donne évidemment à réfléchir. Doit-on supposer
qu'Aralov espérait pouvoir les convertir au bolchevisme ? L'hypothèse n'a rien
d'invraisemblable. Mais il se peut aussi qu'il ait tout simplement estimé,
conformément aux directives élaborées par le troisième Congrès du
Komintern, que le combat pour la révolution prolétarienne devait passer, en
Turquie comme ailleurs, par un certain nombre de compromis.

Tandis que le représentant de la République des Soviets et ses divers


collaborateurs multipliaient les actes de propagande, les dirigeants du Halk
iştirakiyyûn fırkası faisaient, de leur côté, tout ce qui était en leur pouvoir
pour renforcer leur organisation. Dans la conjoncture du début de l'année 1922,
alors que le gouvernement kémaliste venait de faire sur le front la
démonstration de sa force, il eût été bien entendu utopique de leur part de
compter sur un retournement rapide de la situation en leur faveur. Mais ils
étaient cependant en droit d'espérer que, par un patient travail d'agitation, leur
mouvement finirait par gagner quelque consistance. Ils avaient repris leurs
activités à ciel ouvert dès qu'ils avaient jugé qu'ils pouvaient sortir de la
clandestinité sans risquer de se retrouver aux prises avec la police. A l'orée de
cette nouvelle période d'effervescence, il semble qu'une de leurs principales
préoccupations ait été de remettre sur pied un organe du parti.

Par une coïncidence nullement fortuite, c'est le 18 mars 1922, le jour


même où la délégation bolchevique commémorait le cinquante-deuxième
anniversaire de la Commune de Paris, que parut le premier numéro du Yeni
Hayat (I .a vie nouvelle), hebdomadaire "scientifique, social, économique et
politique" qui succédait, après plus d'un an de silence, au journal Emek.
Comme YEmek, le Yeni Hayat était fabriqué grâce aux machines de
l'imprimerie de Yİkaz que Mehmed Şükrü avait fait venir d'Afyon-Karahisar.
Son équipe rédactionnelle, pareillement, était à peu près la même que celle qui,
au début de l'année 1921, avait lancé le premier véritable journal communiste
d'Anatolie. Et pourtant, le nouvel interprète des opinions du parti ne
ressemblait que fort peu à l'organe qui l'avait précédé.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 391

Imprimé sur une seule feuille de grand format — à l'instar de la plupart


des autres journaux d'Anatolie à cette époque — YEmek avait été conçu
comme un quotidien populaire. Pendant les quelques jours où il avait paru, il
avait accordé une place importante aux commentaires sur l'actualité et ses
rédacteurs s'étaient efforcés de décrire le communisme sous des couleurs
rassurantes, en mettant l'accent notamment sur les similitudes entre le
bolchevisme et la tradition islamique. Avec le Yeni Hayat, Nazım Bey — qui
assumait désormais en personne la direction de la publication — et ses
compagnons s'orientaient au contraire vers une formule comparable à celle qui
avait été adoptée par Şefik Hüsnü, à Istanbul, pour YAydınlık. Toutefois,
alors que la revue de la capitale ottomane s’adressait résolument à un public
d'intellectuels, celle des communistes d'Ankara semblait indécise quant au parti
à prendre. Par sa présentation comme par sa thématique, le Yeni Hayat faisait
indéniablement "sérieux". Mais ses rédacteurs avaient opté pour une certaine
simplicité d'écriture et s'étaient efforcés de conserver un ton pragmatique, dans
l’espoir sans doute d'annexer à leur clientèle de lettrés quelques authentiques
"prolétaires".

Facile à lire et à comprendre, même pour un néophyte, le Yeni Hayat


représentait indéniablement un meilleur outil de propagande que YAydınlık. Il
est frappant cependant de constater que les traductions de brochures russes ou
allemandes y occupaient une place nettement plus importante que les textes
expressément écrits pour les militants d'Anatolie. Si l’on en juge d'après les
quelques numéros de la revue qui ont été conservés, la production propre des
collaborateurs de Nazım Bey dut se réduire au total à assez peu de chose : des
informations relatives à la vie du parti, des réponses à des lettres de lecteurs,
quelques brèves études "sociales"... Apparemment, nul ne se souciait plus, à
Ankara, de mettre sur pied une véritable réflexion marxiste autochtone. Ces
mêmes hommes qui, à l'époque de l'Armée verte, avaient redoublé d'ardeur tant
qu'il s'était agi de combattre pour un communisme "musulman" ancré dans les
traditions du pays, donnaient à présent l'impression d’être comme vidés de leur
sève.
Parmi les divers textes parus dans l'organe du Halk iştirakiyyûn
fırkası, le seul qui retienne réellement l'attention est une longue "Déclaration
au gouvernement de la Grande Assemblée Nationale" publiée au début du
mois d'avril 1922, dans le numéro trois de la revue1. Rien d'inattendu dans ce

1"Türkiye Halk İştirakiyyûn Fırkasının Büyük Millet Meclisi Hükümetine Beyannamesi"


(Déclaration du Parti communiste populaire de Turquie au gouvernement de la Grande
Assemblée Nationale), Yeni Hayat, n° 3, I.IV.1922, pp. 1-4. On trouvera une traduction in
extenso de ce document dans l'ouvrage de G. S. Harris, The Origins o f Communism in Turkey,
Stanford (Calif.) 1967, pp. 153-159.
392 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

document, mais une présentation particulièrement explicite des thèses du parti.


Dès les premières lignes du manifeste, le ton était donné : les communistes
anatoliens annonçaient la reconstitution de leur organisation et proclamaient
leur fidélité à la "plate-forme marxiste", mais, dans la même foulée,
soulignaient leur attachement au "Pacte national" (Misak ı Millî) élaboré au
début de l'année 1920 par les partisans de Mustafa Kemal1. De toute évidence,
les dirigeants du Halk iştirakiyyûn fırkası tenaient à entrer dans les bonnes
grâces du gouvernement d'Ankara. Dans la suite de leur "déclaration", ils
promettaient de faire tout ce qui était en leur pouvoir en vue de soutenir la
lutte pour l'Indépendance. Ils s’engageaient en particulier à mobiliser en faveur
de la Turquie les travailleurs et les communistes du monde entier et faisaient
savoir qu'ils étaient sur le point de publier un manifeste demandant aux
militants grecs d'intensifier leur entreprise de démoralisation au sein de l'armée
du roi Constantin*2.

Une telle attitude n'était nullement en contradiction, il convient de le


souligner, avec les mots d'ordre du Komintern. En fait, en offrant leur appui
au gouvernement "bourgeois" de la Grande Assemblée (ainsi que l'avait déjà
fait Mustafa Suphi vers la fin de l'année 1920), les communistes anatoliens ne
faisaient qu'appliquer les décisions prises par les stratèges de la IIIe
Internationale.

Dans leur manifeste, Nazım bey et ses compagnons insistaient


également, dans un autre ordre d'idées, sur la vocation "paysanne" de leur
organisation. Là encore, nous retrouvons une des grandes options du
Komintern. Dès le congrès de 1920, l'accent avait été mis à Moscou sur la
nécessité qu'il y avait, pour les partis des pays non-industrialisés, à se tourner

ÏOn rencontre cette référence au "Pacte national” dans de nombreux documents communistes
de cette époque. Ce "Pacte", qui avait été voté le 28 janvier 1920 par les députés de la Chambre
ottomane, visait, rappelons-le, à définir les territoires revendiqués par les nationalistes turcs.
Ces derniers réclamaient notamment la Thrace et les trois sancak de Kars, Ardahan et Batum.
Par le traité de Moscou du 16 mars 1921, les Bolcheviks avaient solennellement proclamé leur
acceptation des exigences turques, mais ils avaient néanmoins réussi à obtenir du gouvernement
d'Ankara la cession de la ville de Batum, sous la forme d'un "transfert de souveraineté".
2Les communistes grecs s'élevèrent contre la guerre en Asie mineure dès le milieu de l'année
1920. Il semble qu'ils aient largement contribué par leur active propagande antimilitariste à la
désagrégation des troupes expédiées en Anatolie. À partir de la fin de l'année 1920, les
désertions dans l'armée hellène se multiplièrent et il y eut même, selon toute apparence, un
certain nombre de mutineries dans les casernes de la région de Smyme. D'après N. Dimitratos,
le délégué du Parti communiste grec au troisième congrès du Komintern, plus de 100 000
"ouvriers et paysans" auraient déserté au cours des deux premières années de la guerre. Ce
chiffre paraît quelque peu homérique, mais il donne néanmoins une certaine idée de l'ampleur
du phénomène. Voir à ce propos A. D. Novichev, "Vlijanie velikoj oktj’abr'skoj revolucii na
sud'bu Turtsii" (L'influence de la grande révolution socialiste d'Octobre sur les destinées de la
Turquie), Vestnik Leningradskogo Universiteta, n° 20,1957, p. 104.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 393

vers les masses rurales1. Les dirigeants du parti communiste populaire


obéissaient à la consigne. Comme par habitude, ils continuaient à se réclamer
du prolétariat industriel, mais l'essentiel de leur "déclaration" concernait la
paysannerie. Ils s'apitoyaient sur la misère villageoise, dénonçaient la rapacité
des grands propriétaires et la lourdeur de l'impôt, exaltaient le courage
manifesté par la population des campagnes dans la lutte contre l'envahisseur et
promettaient de s’employer, dès la fin de la guerre, à la mise en œuvre d'une
réforme radicale des structures économiques de l'agriculture anatolienne.

A côté de ces considérations sur le monde rural, le manifeste contenait


enfin un certain nombre de conseils et de mises en garde. Ses rédacteurs
exhortaient en particulier le gouvernement de la Grande Assemblée à continuer
le combat contre les puissances impérialistes et lui demandaient de faire preuve
de prudence face aux propositions des diverses sociétés financières qui tentaient
de s'implanter en Turquie2. Reprenant une vieille idée du Komintern, ils
plaidaient par ailleurs pour la constitution d'un front unique de toutes les
forces révolutionnaires d’Orient. Pour l'immédiat, ils réclamaient la
convocation d'une conférence des pays musulmans afin de faire pièce à la
conférence de Gênes dont la Turquie avait été écartée. À plus long terme, ils
espéraient que les déshérités du monde entier ne tarderaient pas à s'unir pour
venir à la rescousse des millions de paysans qui, à travers l'Orient, luttaient
contre l'oppression occidentale.

Peu après la publication de ce document — auquel il ne semble pas que


les autorités aient jugé nécessaire de répondre —, les dirigeants du parti
entamèrent une active campagne de recrutement. Du côté du pouvoir, l'heure
était au "laissez-faire". Il s'agissait donc de mettre les bouchées doubles. Dès le
milieu du mois de mars 1922, Mehmed Şükrü, Salih Hacıoğlu et quelques
autres avaient mis sur pied une "société coopérative", dans l'espoir d'attirer de
la sorte vers leur organisation les ouvriers des diverses entreprises installées à

1Cf. les ’’thèses sur la question agraire”, Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers
congrès mondiaux de l'Internationale Communiste. 1919-1923, Paris, 1934 (Réimpression en
fac-similé, Paris, F. Maspéro, 1971), pp. 61-65. Ces thèses précisaient notamment que "Les
difficultés énormes que présentent l’organisation et la préparation à la lutte révolutionnaire de la
masse des travailleurs ruraux que le régime capitaliste avait abrutis, éparpillés et asservis, à peu
près autant qu'au moyen-âge, exigent de la part des partis communistes la plus grande attention
envers le mouvement gréviste rural, l'appui vigoureux et le développement intense des grèves
de masse de prolétaires et de demi-prolétaires ruraux." La question agraire — question capitale
et passablement mal résolue dans les premières années de la Révolution — allait être à nouveau
abordée lors des troisième et quatrième congrès.
2Peu de temps avant la publication du manifeste du Parti communiste populaire, diverses
entreprises occidentales avaient proposé au gouvernement d'Ankara de participer au
relèvement économique de l'Anatolie. C'est à ces propositions, émanant surtout de la France, de
la Belgique et des États-Unis, que fait allusion la "déclaration" parue dans le Yeni Hayat.
394 DU SOC I ALI S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Ankara1. Dans le courant du mois d'avril, profitant de ce que le gouvernement


fermait les yeux sur leurs activités, les militants se hasardèrent jusqu'à faire
circuler un tract qui appelait sans détour à la mobilisation2. Les sources dont
nous disposons ne nous permettent pas de nous faire une idée précise quant à
la rentabilité de toute cette agitation. Mais les efforts dépensés par les
propagandistes du parti ne furent sans doute pas inutiles. À cet égard,
l'inquiétude manifestée par les services de renseignements alliés à partir de la
fin du printemps 1922 représente un indice que l'on ne peut guère négliger.

Le Premier Mai fut fêté dans l'allégresse. D'après une information parue
dans le Hakimiyet i M illiye, le journal officiel du gouvernement, la
population d'Ankara eut même la possibilité d'assister, à cette occasion, à une
cérémonie en plein air. Avaient pris part aux festivités les ouvriers des ateliers
d'armement, les cheminots et les typographes, ainsi qu'un certain nombre de
personnalités connues pour leur sympathie envers les idées de gauche — le
député de Smyme Yunus Nadi, le député d'Istanbul Numan Usta, le Dr. Tevfik
Rüştü ... Le même jour, une importante délégation s'était rendue à
l'Ambassade soviétique et des télégrammes de congratulations avaient été
expédiées aux ouvriers du monde entier3. C'était l'euphorie.

L'atmosphère n'allait cependant pas tarder à se charger de nuages.


Depuis quelque temps, en effet, une certaine agitation régnait dans les milieux
politiques. Le "second groupe" qui s'était constitué au sein de la Grande
Assemblée vers la fin de l'année 1921, après que les Anglais eurent libéré les
parlementaires turcs qu'ils détenaient à Malte4, avait de plus en plus de mal à
supporter l'autoritarisme de Mustafa Kemal et, bien que les circonstances
fussent peu propices aux querelles politiques, commençait à verser dans la
contestation ouverte. Au début du mois de juillet, un vif débat s'instaura à
Ankara. L'opposition, dont la mauvaise humeur s'était déjà plusieurs
fois manifestée au cours des semaines précédentes à l'occasion de diverses

1Les statuts de cette société coopérative figurent en annexe du Yeni Hayat, n° 3, I.IV.1922.
"Türkiye Kooperatif Şirketi Nizamnamemi Dahilisi" (Règlement intérieur de la Société
coopérative de Turquie), 8 p.
2D'après G. S. Harris, op. cit., p. 178, note 19.
3"Amelenin Bayramı" (La fête des travailleurs), Hakimiyet-i Milliye, 3.V.1922, p. 2, cité par M.
Tunçay, op. cit., p. 133.
4Le 16 mars 1920, à la suite de "l'occupation provisoire et disciplinaire" d'Istanbul décrétée par
les Alliés, le commandement britannique avait procédé à l'arrestation d'une quinzaine de
députés dans l'enceinte même de la Chambre ottomane. Expédiés à Malte, ces députés avaient
fait l'objet un an plus tard — jour pour jour — d'un accord anglo-turc qui prévoyait leur
libération en échange d'un certain nombre de militaires britanniques (dont le colonel Rawlinson)
détenus par les Kémalistes. Un premier groupe de prisonniers fut relâché par les Anglais le 28
avril 1921. Mais les opérations d'échange ne prirent définitivement fin qu'en novembre de la
même année.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 395

discussions parlementaires, entendait à présent obliger Mustafa Kemal — qui


jouissait depuis près d’un an de prérogatives quasi dictatoriales — à renoncer
au droit de nommer lui-même ses ministres. Les dirigeants du parti
communiste populaire auraient pu se désintéresser de la question. Ils
choisirent, au contraire, de s’engager aux côtés de ceux qui réclamaient le
retour à l'ancien mode de désignation des membres du gouvernement —
l’élection par l'Assemblée. Dans l'hypothèse d'un vote hostile au maintien du
système introduit par Mustafa Kemal, Nazım Bey et ses compagnons, parmi
lesquels figuraient quelques députés en exercice, pouvaient espérer parvenir à
manipuler les diverses factions qui composaient l'Assemblée, comme ils
l'avaient déjà fait par le passé, et s'emparer de la sorte de certains postes-clés au
sein du cabinet. Incontestablement, le jeu en valait la chandelle.

L’équipe dirigeante du parti aggrava encore son cas en mêlant à l’affaire


l'ambassade soviétique. Quelques jours avant le vote qui devait trancher du
mode de désignation des ministres, Nazım bey avait jugé bon, au cours d'un
entretien avec Aralov, d'indiquer à ce dernier qu'il était en mesure d'installer un
gouvernement pro-bolchevik à Ankara, à condition que la République des
Soviets acceptât de l'appuyer. Pour donner plus de poids à sa requête, il s'était
vanté de pouvoir disposer du soutien de 120 députés. Dans ses mémoires,
Aralov raconte que, plutôt que de se réjouir de l'aubaine, il s'était empressé
d'aller avertir les autorités de ce qui se tramait1. Singulière réaction. On peut
penser que le représentant de Moscou craignait d'être accusé — s'il gardait le
silence — d'avoir favorisé le "complot". Les Bolcheviks tenaient trop à la
bonne entente avec Ankara pour se laisser entraîner dans une telle aventure.
L'affaire d'Enver pacha, qui leur avait attiré de sérieuses réprimandes de la part
du gouvernement anatolien, les avait déjà passablement échaudés.
Lorsque, le 8 juillet 1922, les députés eurent, par un vote massif,
décidé que les ministres seraient désormais élus directement par l'Assemblée,
Nazım bey dut se sentir à deux doigts de la victoire. Mais les choses ne se
déroulèrent pas comme prévu. De manière totalement irréaliste, les dirigeants
du parti communiste populaire avaient spéculé sur une orientation
"russophile" de l'Assemblée. Bien qu'il fût depuis quelque temps de plus en
plus manifeste que les relations entre Moscou et Ankara étaient en train de se
détériorer, ils avaient cru pouvoir amener les députés à désigner un
gouvernement favorable aux options proposées par la République des Soviets.
Le 12 juillet, les membres de la Grande Assemblée, qui étaient en réalité dans
leur grande majorité partisans d’un accord avec les Alliés, élurent au contraire
au poste de Premier Ministre une personnalité connue pour ses sympathies
pro-occidentales, Rauf bey.

1S. I. Aralov, op. tit., p. 160.


396 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Annoncée par l’excellent accueil qui avait été réservé quelques semaines
auparavant par les milieux politiques d'Ankara au représentant officieux de la
France, le lieutenant-colonel Mougin, cette victoire des "ententophiles" était
prévisible. Nazım et ses compagnons avaient perdu leur pari. À partir du
milieu du mois de juillet, ils commenceront à subir les conséquences de leur
imprévoyance. Le nouveau Premier Ministre n'était pas seulement un
"occidentaliste" convaincu. Il avait également une solide réputation d'anti­
communiste et il lui était arrivé à plusieurs reprises de prendre ouvertement
position contre la politique — à son avis trop pro-soviétique — de Mustafa
Kemal. À présent qu'il était à la tête du gouvernement, cautionné par
l’Assemblée, il entendait remettre les choses dans l'ordre. Ainsi, les Alliés
sauraient une fois pour toutes dans quel camp la Turquie souhaitait se ranger.
Dès le 21 juillet, semble-t-il, les organisations communistes d'Anatolie furent
sommées de mettre leurs activités en sourdine1. Quelques jours auparavant, le
parti communiste populaire avait annoncé dans certains journaux de province
que le 15 août devait se tenir à Ankara son premier congrès. Lorsque les
autorités apprirent que devaient participer à cette réunion des délégués venus de
l'étranger, elles décidèrent de frapper à nouveau. Le congrès fut interdit. Par
touches successives, la répression s'installait.

2. Le congrès clandestin

Malgré l'interdiction qui leur avait été signifiée par le gouvernement de


Rauf bey, les dirigeants du parti communiste populaire décidèrent de ne pas
renoncer à leur projet de congrès. Il était, à vrai dire, trop tard pour faire
machine arrière. La délégation expédiée par le Komintern était déjà en route et
devait arriver à Ankara d'un jour à l'autre. Les organisations de province, de
leur côté, avaient accueilli l'idée de l'organisation d'Ankara avec enthousiasme.
Dans ces conditions, se plier aux ordres des autorités, c'eût été perdre la face. Il
fut résolu, peut-être sur les conseils d'Aralov2, que le congrès se tiendrait
clandestinement.

1D'après T. Z. Tunaya, Türkiye'de Siyasi Partiler. 1859-1952 (Les Partis politiques en Turquie.
1859-1952), Istanbul, İ952, p. 532. Toutefois, nous n'avons retrouvé aucun document officiel à
ce propos. Il arrive à Tunaya de se tromper. Il n'en demeure pas moins que l'arrivée de Rauf
bey au pouvoir constitua effectivement le point de départ d'une période de répression pour le
mouvement communiste anatolien.
2 Simple hypothèse. Le fait que le congrès se soit déroulé dans des locaux appartenant à
l'Ambassade soviétique (cf. infra) donne cependant à réfléchir.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 397

La délégation du Komintern avait à sa tête Sergei Zorine, un jeune


propagandiste de trente-deux ans. Mais la figure la plus sulfureuse du groupe
était le capitaine Jacques Sadoul, ancien chargé de mission du ministère
français de l'Armement en Russie, qui, au moment de la Révolution d'Octobre,
était passé du côté des Bolcheviks, ce qui lui avait valu, en France, une
condamnation à mort par contumace1. Sadoul avait réussi à recruter pour le
voyage en Anatolie deux éminents représentants du parti communiste français
de passage à Moscou, Magdeleine Marx, considérée comme une spécialiste de
l'Orient depuis son bref séjour à Istanbul en 1921, et son compagnon Maurice
Paz. Enfin, la délégation comprenait également un militant turc, Ahmed
Cevad, un des rares survivants de l'équipe de Mustafa Suphi, qu'on avait
probablement mis là pour aider ses camarades à déjouer les embûches
anatoliennes.
Grâce à Sergei Zorine et à Magdeleine Marx, nous sommes assez bien
renseignés sur la manière dont se déroula le voyage du groupe en Turquie.
Zorine publia ses "notes d’un voyageur" dans la Pravda dès son retour à
Moscou, au début du mois d'octobre 19222. Plus prolixe que son camarade
russe, Magdeleine Marx sut, pour sa part, tirer de son séjour en Asie mineure
la matière d'un ouvrage de près de 250 pages, La Perfide, qui parut chez
Flammarion en 1925 et qui connut à l'époque un certain succès. En ce qui
concerne les faits, ces deux témoignages se recoupent parfaitement. Mais il est
frappant néanmoins de constater à quel point ils diffèrent par leur optique. Le
texte de Zorine, rédigé avant l'aigrissement des relations turco-soviétiques,
donne, dans l'ensemble, une image favorable de l'Anatolie. Chez Magdeleine
Marx, au contraire, c'est l'horreur et le dégoût permanents. Au moment où La
Perfide fut publié, il n'était plus de bon ton, dans la gauche française,
d'exalter les vertus de la Turquie kémaliste. La petite-fille de Karl Marx
pouvait donc sans hésitation accumuler les remarques désobligeantes : ici la
misère répugnante des gens du peuple ; là, l'obséquiosité et la vénalité des
fonctionnaires ; ailleurs, l'inconsistance des élites dirigeantes... Pas la moindre
sympathie pour le pays, pour ses hommes. C'est tout juste si quelques
militants communistes sont jugés dignes, au passage, d'un semblant de
satisfecit.

Jacques Sadoul (1881-1956) avait été, en 1917, un des premiers officiels français en poste en
Russie à pressentir la Révolution d’Octobre. Rappelé en France à la demande de l’ambassadeur
Noulens peu après la prise du pouvoir par les Bolcheviks, il avait refusé d'obtempérer et avait
"déserté". Les dirigeants soviétiques l'avaient alors nommé inspecteur de l’Armée rouge et lui
avaient confié diverses missions en Italie et en Allemagne. En novembre 1919, un tribunal
militaire français allait le condamner à mort par contumace pour "désertion à l'étranger" et
"intelligence avec l'ennemi”. Ce n'est qu'au lendemain des élections de 1924 qu’il rentrera en
France, comptant sur la mansuétude du gouvernement Herriot. Traduit à nouveau en justice, il
sera définitivement acquitté au début de l'année 1925. Ses Notes sur la Révolution Bolchévique,
publiées en 1919, constituent un témoignage de tout premier plan sur les hommes qui firent la
Révolution d'Octobre.
2S. Zorine, "Putevye zametki" (Notes de voyage), Pravda, 8 et 12.X.1922, p. 2.
398 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Les cinq émissaires du Komintern avaient débarqué à İnebolu, un petit


port de la mer Noire, vers le début du mois d'août. Par crainte des navires de
guerre de l'Entente, la traversée de Sebastopol à la côte turque s'était faite en
sous-marin. Si l'on en croit le récit de Magdeleine Marx — corroboré dans une
toute autre tonalité par celui de Zorine — le voyage jusqu'à Ankara fut
infernal. Il fallut d'abord vaincre la méfiance des autorités locales qui voulaient
contraindre le groupe à rebrousser chemin. Ensuite, ce furent les cahots de la
route et l'inconfort des auberges anatoliennes. Enfin, les voyageurs durent
affronter les bandes de brigands qui, profitant de l'inefficacité de la gendarmerie
kémaliste, infestaient la région. Mais vers le 20 août, quelques jours après la
date prévue pour le début du congrès, ils finirent tout de même par arriver dans
la capitale de la nouvelle Turquie1.

C'est alors seulement qu'ils apprirent que le congrès était interdit.


Magdeleine Marx et le capitaine Sadoul (qui avait jugé nécessaire de voyager
sous le nom de Tcherkoff) crurent qu'il était possible de fléchir la rigueur des
autorités. Ils se rendirent chez Ali Fuad pacha, l'ancien représentant du
gouvernement d'Ankara à Moscou, et le prièrent d'intervenir en faveur du parti
communiste populaire. Mais en vain. Ali Fuad pacha, qui venait de quitter son
poste à la suite de démêlés désagréables avec la Tchéka, n'avait évidemment
aucune raison de se faire l'avocat des communistes. En tout état de cause,
depuis l’accession de Rauf bey au poste de Premier Ministre, le vent avait
définitivement tourné. La décision des autorités était irrévocable. Tandis que
leur requête se heurtait à une fin de non-recevoir catégorique, les délégués du
Komintern découvraient, dans la même foulée, qu'il leur était fait défense de
quitter Ankara. En cette fin d'août 1922, l'armée kémaliste venait d'engager un
ultime assaut contre les forces ennemies et, jusqu'à l'issue des combats, il ne
pouvait être question, pour des étrangers, de circuler librement dans le pays. Le
prétexte invoqué semblait plausible, mais cela ressemblait néanmoins fort à
un piège.

Puisque le gouvernement se montrait intraitable, les communistes


anatoliens durent se résoudre à s'accommoder d'un congrès au rabais. Aralov
avait mis à leur disposition, dans les environs d'Ankara, un local appartenant à
l'ambassade soviétique. Une première séance de travail put y être organisée dès
la fin du mois d'août. Il y avait là, au total, une trentaine de délégués.
Les émissaires du Komintern tenaient bien entendu la vedette. À côté d'eux, et

^'a rriv ée de la délégation du Komintern en Anatolie ne fut signalée au Quai d'Orsay, par un
"commerçant français récemment revenu d'Angora", que le 6 octobre 1922. Cf. AMAEF, série
E, Levant, 1918-1929, Turquie, vol. 280, f. 18.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 399

quelque peu en retrait, Aralov jouait le rôle de porte-parole de la République


des Soviets. Son alter ego, l'ambassadeur d'Azerbaïdjan Ibrahim Abilov,
représentait la fédération des États caucasiens. Les dirigeants du parti
communiste populaire avaient invité en outre un spécialiste des questions
syndicales attaché à l'ambassade soviétique, le professeur Gollmann, deux
correspondants du Rote Fahne de passage à Ankara, Leonid et A. Friedrich, et
enfin un Noir originaire d'Afrique qui avait la particularité de savoir parler neuf
langues1. Du côté turc, les militants d'Ankara — en particulier, l'équipe du
Yeni Hayat — constituaient l'essentiel de l'assistance. Mais quelques délégués
étaient également venus de province, certains d'entre eux à pied. D'après un
rapport d'Ahmed Cevad publié dans la Pravda, il semble que plus de la moitié
des individus convoqués aient réussi, en définitive, à tromper la vigilance des
autorités, malgré les divers obstacles dressés sur leur chemin2.

L'ordre du jour du congrès avait été rendu public plus d'un mois
auparavant. En guise de préambule, les organisateurs de la réunion avaient
prévu, comme il se doit, une discussion sur le programme et les statuts du
parti. Mais les militants étaient surtout appelés à se prononcer sur le principal
problème du moment, celui de l'attitude à adopter face au mouvement
kémaliste. Figuraient également à l'ordre du jour un rapport sur la question des
syndicats et un débat sur les formes d'action et de propagande susceptibles de
favoriser l'implantation du parti en milieu rural. Les dirigeants du parti
n'avaient pas oublié, par ailleurs, qu'ils avaient au début du mois d'avril
promis au gouvernement un manifeste invitant les soldats grecs à la révolte.
Le congrès était censé donner son aval au texte entre-temps mis au point.
Enfin, les délégués devaient élire un nouveau Comité Central et désigner leurs
représentants au quatrième congrès du Komintern, convoqué à Moscou pour le
début du mois de novembre3.

Selon toute apparence, cet ordre du jour fut intégralement maintenu.


Depuis que le gouvernement de Rauf bey avait décidé d'obliger les
communistes à mettre un frein à leurs activités, la question des relations entre

^Léonid et Friedrich ont raconté leurs aventures anatoliennes dans Angora : Freiheitskrieg des
Türkei, Berlin, 1923. Cet ouvrage constitue une source essentielle pour tout ce qui touche au
déroulement du congrès. Singulièrement, cet épisode pourtant crucial est totalement omis dans
La Perfide. Magdeleine Marx mentionne les pourparlers avec Ali Fuad pacha, après quoi c'est
le "black-out'1. Peut-être s’agissait-il de ne pas porter tort aux camarades turcs qui, au moment
de la parution du livre, avaient à nouveau maille à partir avec le gouvernement d'Ankara.
2 "Kommunistièeskoe dviîenie v Turtsii" (Le mouvement communiste en Turquie), Pravda,
26.X.1922, p. 3, col. 7-8.
Cet ordre du jour avait été publié notamment par le Doğru Oz de Mersin (17.VII.1922). M.
Tunçay, op. cit., pp. 136-137, reproduit pour sa part le texte paru dans le Bolu du 18.VII. 1922,
p.2.
400 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

le parti et le pouvoir se posait avec plus d'acuité que jamais. Devant la


nouvelle attitude adoptée par les autorités, ne fallait-il pas se résoudre à cesser
de soutenir le mouvement kémaliste ? Il y a tout lieu de penser que la
discussion fut animée. Mais Zorine et les autres délégués du Komintern étaient
là pour veiller à ce que les consignes de l'Internationale fussent respectées. En
dépit du climat de répression qui commençait à s'installer, le congrès décida
que le Halk iştirakiyyûn fırkası continuerait d'appuyer l'action du
gouvernement.

Cependant, il ne s'agissait pas pour autant de tourner le dos à la


révolution prolétarienne. Les délégués accordaient à la "bourgeoisie turque"
une trêve — jusqu'à la fin de la lutte pour l'Indépendance —, non la paix.
Plusieurs séances du congrès furent consacrées à la mise au point de "thèses"
qui pussent guider les militants dans leur combat révolutionnaire. Une fois de
plus, l'accent fut mis sur la vocation paysanne du parti. La paysannerie
anatolienne venait de faire la preuve de sa pugnacité. Elle avait réussi à mettre
en échec les puissances impérialistes et, grâce à son dévouement à la patrie,
les Kémalistes avaient pu jeter les bases de la Turquie nouvelle. Les délégués
étaient persuadés qu'il suffirait de peu pour faire d'elle un véritable élément
révolutionnaire. Il était urgent tout d'abord de lui fournir les moyens de se
libérer de l'emprise de la religion, source de fatalisme et d'obéissance aveugle.
Il fallait, en second lieu, l'aider à lutter contre l'oppression de l'État et de
propriétaires terriens, tout en lui montrant la voie du progrès économique et
social1.

S'étant réuni avec une quinzaine de jours de retard par rapport à la date
initialement prévue, le congrès ne prit fin, semble-t-il, que dans la première
semaine du mois de septembre. Avant de se disperser, les délégués avaient
procédé à la reconduction des instances dirigeantes du parti2. Ils avaient
également mandaté Salih Hacıoğlu, Ziynetullah Naşirvanov, Nizamettin Nazif
et trois autres militants, notamment un jeune étudiant en économie, İsmail
Hüsrev, pour représenter leur mouvement au quatrième congrès du
K om intern3. Au terme de ce premier rassemblement des communistes
anatoliens, les leaders du Halk iştirakiyyûn fırkası avaient tout lieu d'être
satisfaits. Certes, le congrès s'était déroulé dans la clandestinité et certains

1S. Zorine, "Putevye zametki", Pravda, 12.X.1922, p. 2 Leonid et Friedrich, op. cit., pp. 56-68.
2D’après D. Şişmanof, Türkiyede İşçi ve Sosyalist Hareketi (Le mouvement ouvrier et socialiste
en Turquie), Sofia, 1965, p. 84, le nouveau Comité Central avait à sa tête un "exécutif' composé
de huit personnes (Salih Hacıoğlu, Nazım, Affan Hikmet, Ahmed Hilmi, Edip, Mehmed Ali, Ata
Çelebi et Behram Lütfü). Il comprenait en outre treize "membres ordinaires" et huit
"suppléants".
3G. S. Harris, op. cit.f p. 113 ; M. Tunçay, op. cit., p. 138.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 401

délégués de province n'avaient pu y assister. Mais les militants présents


avaient néanmoins approuvé sans réserve les options doctrinales du parti et sa
stratégie. D'un bout à l’autre des débats, les thèses de la IIIe Internationale
avaient triomphé sans peine. Ni les populistes, ni les partisans d’un
compromis avec l’Islam n’avaient osé élever la voix. Malgré les incertitudes
de la conjoncture, l’avenir semblait désormais assis sur des bases saines et
solides.
Zorine et ses compagnons pouvaient donc s’en retourner à Moscou avec
le sentiment de n’avoir point failli à leur mission. Mais la question qui se
posait à présent était — précisément — de savoir si on les autoriserait à
quitter la capitale anatolienne. Depuis la fin du mois d’août, l’offensive
kémaliste battait son plein. Le 27, la ville d’Afyon avait été libérée. Le 30, les
Grecs avaient essuyé une sévère défaite dans la région de Dumlupinar. Le 2
septembre, les généraux Trikoupis et Dighenis étaient faits prisonniers.
L’armée turque allait de victoire en victoire. À Ankara, cependant, les délégués
du Komintern n’avaient toujours pas le droit de bouger. On leur demandait
d’attendre la fin des hostilités. Le prétexte invoqué leur semblait si fallacieux
qu’ils s’étaient persuadés qu’on leur voulait du mal. Ils soupçonnaient les
autorités d’être manipulées par le colonel Mougin, le représentant officieux de
la République française auprès de Mustafa Kemal. Ils échafaudaient déjà des
projets d’évasion. Pourtant, à force de démarches et de tractations, ils finirent
par obtenir gain de cause. Le 7 septembre, bien que l’on se battît encore du
côté de Smyme et que les routes fussent encombrées de convois qui se
dirigeaient vers le front, ils furent avisés que plus rien ne s'opposait à leur
départ

Si l'on en croit Magdeleine Marx, le retour fut tout aussi pénible que
l'aller. Toutefois, vers le 20 septembre, le groupe débarquait sain et sauf à
Batoum, en territoire ami. Pour le capitaine Sadoul, le moment était enfin
venu de se décharger de toute l'exaspération qui s'était accumulée en lui au
cours de quelques semaines passées en Turquie. Dans une interview publiée le
22 septembre par le Zaria Vostoka de Tiflis1, il s’en prendra à l'attitude anti-*

*Le 22 septembre 1922, J. Sadoul fera à un journal de Tiflis, le Zaria Vostoka, la déclaration
suivante : "J'ai réussi à anéantir le complot ourdi contre moi en Anatolie par des adversaires qui
étaient prêts à employer tous les moyens. Un soir, une balle m'a même effleuré l'oreille. Tout
naturellement et sans hésiter j'ai dit au colonel Mougin, qui était à mes côtés, et qui était
l'instigateur de ces plaisanteries, que si un de mes camarades ou moi étions victimes d'un
attentat, lui-même serait supprimé dans les huit jours." Dans un télégramme du 29 octobre
adressé au Quai d'Orsay, Mougin allait pour sa part répondre à ces allégations : "Sadoul qui
passe ici pour être intelligent a menti pour se donner de l'importance ; il a tout fait pour que je le
reçoive ; le directeur des Affaires politiques, des députés sont intervenus auprès de moi, j'ai
refusé. Je ne l'ai jamais vu et ne sais même pas comment il est fait." AMAEF, série E, Levant
1918-1929, Turquie, vol. 280, f. 68. Dans ses "Notes de voyage", S. Zorine accusa quant à lui
Mougin d'être, avec les "cléricaux", le principal responsable de l'interdiction du congrès du Parti
communiste populaire.
402 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

prolétarienne des autorités kémalistes, accusera le colonel Mougin d'avoir tenté


de le faire assassiner, dénoncera les visées du gouvernement d'Ankara sur les
territoires russes de Transcaucasie, taxera les dirigeants turcs de collusion avec
les impérialistes et, pour finir, plaidera en faveur du renforcement de l'Armée
rouge, seul appui de la politique des Soviets, en Orient comme en Occident1.
Singulier son de cloche, à une époque où l'on ne parlait encore, de part et
d'autre, que d'amitié et de fraternité. De toute évidence, Sadoul n'avait guère
mesuré la portée de ses propos. Lui en fit-on reproche ? Il n’allait pas tarder,
en tout état de cause, à faire machine arrière. Dans un long "Appel" publié
dans YHumanité au début du mois d'octobre, il retrouvera les fastes de la
rhétorique officielle. Il exaltera le courage des travailleurs turcs luttant pour la
liberté, vantera les vertus de l'alliance turco-soviétique et invitera les ouvriers
de France et de Grande-Bretagne à appuyer de toutes leurs forces le combat
mené par le gouvernement d'Ankara contre l'impérialisme2. Les désagréments
du voyage en Turquie semblaient définitivement oubliés. C'est qu'à Moscou
on ne parvenait pas à se faire à l'idée d'un renversement des alliances. À cause
des Détroits, à cause aussi de la relative instabilité de la situation dans les
territoires transcaucasiens et dans les autres régions musulmanes d'obédience
soviétique, il fallait à tout prix conserver la bonne entente avec Ankara. Une
fois de plus, l'Internationale devait se résoudre à passer l'éponge.

3. Le mouvement communiste en Cilicie

Ankara ne détenait pas le monopole du communisme. Nous avons vu


plus haut qu'avaient participé au congrès du Halk iştirakiyyûn fırkası
plusieurs délégués mandatés par des groupes de province. Des noyaux de
militants existaient à Eskişehir, Kayseri, Adana, Mersin et aussi, selon toute
vraisemblance, dans l'est du pays et dans certaines villes du littoral pontique3.
Mais, dans l'état actuel de la documentation, la plupart de ces organisations de
la "périphérie" échappent totalement à notre investigation. Seul émerge
quelque peu de l'ombre le groupe communiste de Cilicie. Nous en sommes
redevables, pour l'essentiel, aux télégrammes et aux rapports adressés au Quai
d'Orsay, à partir de la fin du mois d'avril 1922, par le consul de France à
Adana, Osmin Laporte.

1Cette interview est résumée par Mougin dans un télégramme en date du 29.X.1922 adressé au
Quai d'Orsay. AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, Turquie, vol. 280, ff. 66-67.
2"La victoire des Turcs est une défaite de l'Impérialisme", L'Humanité, 13.X.1922, p. 1.
3D’après D. Şişmanof, op. cit.f il y avait en Anatolie, à l'époque qui nous occupe, douze
organisations communistes, disséminées dans des villes telles que Ankara, Sivas, Eskişehir,
Kastamonu, Samsun, Konya, Bolu, etc. Il se peut que certaines de ces organisations n'aient
jam ais existé que sur le papier. Seule une étude approfondie de la presse locale
(malheureusement très difficile à réaliser, car le dépôt légal n'était pas encore institué en
Turquie au moment de la lutte pour l'Indépendance) pourrait — à défaut d’archives nouvelles
— nous permettre de clarifier un tant soit peu les choses.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 403

À quel moment les idées subversives commencèrent-elles à s’implanter


en territoire cilicien ? Nous n'en savons rien. La seule chose dont nous soyons
à peu près sûrs c'est qu'une organisation communiste existait dans cette région
au début de l’année 1922. Occupée par les Français au lendemain de l'armistice
de Moudros, la Cilicie s'était trouvée pendant près de trois ans — jusqu'à
l'accord franco-turc d'Ankara du 20 octobre 1921 — aux avant-postes de la
lutte contre l'impérialisme occidental1. Le communisme constituait-il ici un
reliquat de cette période troublée ? Peut-être. Il n'est pas impossible
notamment que les "brebis galeuses" des forces d'occupation aient contribué à
diffuser les mots d'ordre révolutionnaires dans les couches éclairées de la
population locale. Mais nous ne disposons d'aucun indice qui nous permette
d'étayer une telle hypothèse.

D'après Osmin Laporte, il y avait en Cilicie deux groupes de militants


qui entretenaient entre eux des relations étroites. L'un était basé à Mersin, le
principal port de la région, l'autre à Adana2. Le groupe de Mersin était,
semble-t-il, relativement modeste, mais il disposait d'un sérieux atout. Un de
ses principaux animateurs, un certain Ata Çelebi, possédait en effet un
"journal populaire", le Doğru Öz (La Vérité), qui, à mots plus ou moins
couverts, défendait des opinions avancées. À Adana, la capitale administrative
de la province, les militants avaient surtout l'avantage du nombre. Ils étaient
une trentaine et avaient réussi, en outre, à noyauter diverses organisations
ouvrières, en particulier la "société des mécaniciens". Selon toute apparence, il
s'agissait d'un groupe passablement hétérogène au sein duquel (comme très
probablement dans la plupart des autres organisations communistes d'Anatolie
à cette époque) figuraient côte à côte d'authentiques partisans du bolchevisme
et toutes sortes "d'opportunistes" — pour l’essentiel d'anciens membres du
Comité "Union et Progrès". Il avait à sa tête un riche négociant, unioniste
notoire, Tevfik bey. Celui-ci était secondé par plusieurs publicistes (peut-être
des collaborateurs d'Ata Çelebi), un avocat, Tahsin bey, et enfin un jeune
ingénieur formé en Allemagne pendant la guerre, Celaleddin bey, directeur dans
une des principales entreprises textiles de la région. Ce Celaleddin bey était
sans doute un de ces nombreux "spartakistes" qui avaient regagné la Turquie au
début de l’été 1919. Certains d'entre eux, nous l’avons vu, avaient fondé à
Istanbul le "Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs de Turquie". D'autres
s'étaient rendus en Anatolie et avaient participé, ici et là, à la diffusion des
doctrines révolutionnaires.

*11 ne nous appartient pas de nous étendre ici sur les événements de Cilicie. Nous renvoyons
par exemple à l'ouvrage — très partial mais circonstancié — de P. du Véou, La Passion de la
Cilicie, 1919-1922, nouvelle éd., Paris, 1954.
2A M A E F , série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 279, ff. 70 et sv., rapport en date du
2. VI.1922.
404 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Pendant plusieurs mois, aucun des deux groupes ne semble avoir attiré
l’attention des autorités. À Mersin comme à Adana, les militants étaient
demeurés dans l'ombre, se contentant apparemment "d'échanger des idées" entre
eux. Ce n'est que vers la mi-mai 1922 que le Quai d'Orsay sera avisé de
l'existence de Tevfik bey et de celle de ses camarades. Quelques semaines
auparavant, dans les derniers jours du mois d'avril, une mission soviétique
était arrivée à Adana. D'après le consul Laporte, c'est de ce côté là qu'il fallait
chercher la véritable origine du mal1.

En principe, les envoyés de la République des Soviets étaient venus


pour "étudier les ressources économiques de la province". Dès leur arrivée, ils
étaient entrés en contact avec les différents organismes locaux chargés de
l'agriculture, du commerce, des mines et forêts, de l'instruction, etc. Mais nul
n’ignorait que leur tâche essentielle était en réalité de jeter les bases d'un centre
de propagande. Ce n'était pas seulement la Cilicie qui était visée, mais aussi,
selon toute apparence, le Kurdistan, la Mésopotamie et, surtout, la Syrie sous
mandat français. La mission, qui n’était en fait qu'une avant-garde (on attendait
encore une quinzaine d'auxiliaires) se composait de quatre personnes. Il y avait
là le professeur Gollmann, qualifié pour l'occasion de "recteur d'Université",
un musulman d'Azerbaïdjan Ahmed Nur Ismailof, son épouse Fatima Nimet
Hanım — qui faisait sensation à Adana, car elle se promenait dans les rues de
la ville sans ç a r ş a f —, et enfin un jeune secrétaire de 29 ans, Jacques
Raewski. Bien que présenté comme une figure subalterne, ce dernier était peut-
être le véritable patron de la mission. Originaire de Nijni-Novgorod, il avait
milité dès l'âge de seize ans au sein de la section locale du parti social-
démocrate russe. Condamné en 1910 à une lourde peine de prison, il avait
réussi à s'évader, était passé à l'étranger et, durant ses années d'exil, avait fait
la connaissance de Boukharine et de Trotski. Après la Révolution d'Octobre, il
avait été nommé président du tribunal révolutionnaire de Samara, puis
commissaire politique auprès d'une division sur le front contre Denikine. Au
cours de la guerre civile, il avait perdu successivement deux femmes, avait
condamné à mort un de ses beaux-frères et, dans l'exercice de ses fonctions,
s'était trouvé dans l'obligation de prononcer la socialisation des biens de sa
propre famille. C'est apparemment pour le consoler de tous ces malheurs qu’on
l'avait envoyé changer d'air en Asie mineure2.

^ ’arrivée de la mission soviétique à Adana fut signalée au Quai d'Orsay dès le 29 avril
(AMAEF, ibid.f f. 27). Mais Laporte attendit encore quelques jours avant de présenter un
rapport détaillé à ses supérieurs.
^Ibid., lettre de Laporte en date du 2 mai 1922, ff. 28-29 et note d'information du 2 juin, ff. 67-
69.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 405

Peu de temps après l’arrivée de la mission soviétique à Adana, le


général Gouraud, Haut-commissaire de la République française en Syrie, avait
demandé à Laporte d'intervenir auprès du gouverneur de la province, Hamid
bey, pour que des mesures soient prises contre la propagande bolchevique en
Cilicie. Les Français étaient inquiets. Il semblait peu probable que le
bolchevisme pût faire de réels ravages dans la région, mais les agitateurs à la
solde de Moscou étaient capables de s'infiltrer dans les territoires avoisinants,
ils pouvaient arroser de subsides les mécontents de tous bords, encourager les
menées révolutionnaires des "mauvais éléments", provoquer en un mot toutes
sortes de désordres. Face à ces observations, Hamid bey s’était montré
rassurant. Il avait certifie à Laporte que "ces gens ne tarderaient pas à connaître
la véritable opinion de la population à leur égard"1. Il en avait vu d'autres et
savait comment s’y prendre avec les communistes. C’est lui qui avait été
chargé, alors qu'il se trouvait en poste à Erzurum, d'empêcher Mustafa Suphi
et ses camarades de se rendre à Ankara2. Si cela s'avérait nécessaire, on
utiliserait la même méthode. Du reste, ses hommes étaient déjà à l'œuvre.

Cependant, malgré les assurances données par le gouverneur, la mission


soviétique avait persisté dans ses agissements. Les militants autochtones, de
leur côté, avaient continué à s'organiser. À partir de la fin du mois de mai, les
missives adressées au Quai d'Orsay se feront de plus en plus alarmantes.
Désormais, plusieurs fois par semaine, Raewski et les siens réunissaient dans
les locaux de la mission une vingtaine de personnes gagnées à leur cause.
Quant au groupe de Tevfık bey, il ne cessait de prendre de l’importance. Il
recrutait notamment dans les milieux ouvriers et s'efforçait d’organiser divers
syndicats afin que les travailleurs de Cilicie pussent agir de manière efficace
"pour l'indépendance économique de la Turquie"3. Singulièrement, alors qu’il
eût été de bonne politique de ne rien faire ou dire qui pût heurter les sentiments
religieux de la population, la propagande du groupe était placée, pour une
bonne part, sous le signe de la lutte contre le fanatisme islamique. D’après
Laporte, une des revendications essentielles de Tevfık bey et de ses acolytes
était de pouvoir manger et boire à leur guise dans les établissements publics
pendant le mois de ramazan. Il leur semblait inadmissible que la police eût le
droit d'intervenir dans les restaurants et les cafés pour empêcher de servir les
libre-penseurs4.

^Ibid., lettre du 2 mai, f. 29.


2En ce qui concerne le rôle joué par Hamid bey au moment de l'assassinat de Mustafa Suphi,
cf. supra notre article sur Mustafa Suphi.
3AMAEF; ibid., note d'information du 2 juin, f. 70.
4AMAEF, lac. cit.
406 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Mais, tout compte fait, ce n'était là que vétilles. Ce qui tracassait


surtout le consul de France à Adana et ses supérieurs du Haut-commissariat,
c'était les diverses calomnies qui, depuis quelque temps, circulaient dans la
région sur le compte des troupes françaises de Syrie. Celles-ci, disait-on,
avaient reçu l'ordre d'inoculer la syphilis aux populations indigènes. Chaque
fois qu'une opération de répression était engagée, l'élément masculin devait
être systématiquement exterminé, les femmes violées. Le but poursuivi par la
France était de briser l'ancienne Syrie et de faire de ce pays une colonie de
peuplement. Et autres allégations du même genre. Aux yeux de Laporte,
l'origine de toutes ces abominations ne faisait aucun doute : la mission
soviétique et son appendice naturel, l'organisation communiste de Cilicie1.

Il y avait dans les bataillons de la Légion étrangère cantonnés en Syrie


de nombreux officiers et soldats russes ayant appartenu jadis aux forces de
Denikin ou de Wrangel. Démoralisés par les diverses vicissitudes auxquelles
ils avaient été exposés, ces légionnaires ne risquaient-ils pas de constituer une
proie particulièrement facile pour les propagandistes venus de Cilicie ? Déjà
un certain nombre de désertions avaient été enregistrées. Le danger était grand
de voir les transfuges se muer à leur tour en agitateurs et "nantis de sommes
rondelettes, aller conquérir au bolchevisme les colonies russes de Sofia et de
Belgrade"2. Heureusement qu'en Cilicie la "mafia" anti-soviétique veillait. Les
"russes blancs" établis dans la région avaient mis sur pied une équipe de dix-
sept "frères exécuteurs". Ceux-ci étaient chargés de châtier les traîtres et
s'étaient déjà signalés par plusieurs exploits3.

^AMAEF, ibid., note d'information du 2 juin, ff. 72-74.


2AMAEF, ibid., note d'information du 2 juin, f. 75.
3AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, lettres de M. Barthe de Sanfort, consul
de France, en date du 29.X.1923, ff. 34-38, et du 11.X IU 92 ff. 72-73. La lettre du i l
décembre nous laisse quelque peu perplexe : "Dans mon rapport n° 49 du 29 octobre dernier au
sujet des menées bolcheviques en Cilicie, je mentionnais qu'un propagandiste extrêmement
habile et dangereux, résidant à Tarsous, Isaac Beyli, était sur le point de passer en Syrie.
"Grace aux dispositions prises par les agents de la "mafia" anti-soviétique qui opèrent ici,
cet individu a été supprimé au moment où il allait franchir la frontière, accompagné d'un affidé
turc, Moustapha Ali, connu dans les milieux bolcheviques sous le surnom de "Koutchka". L'un et
l'autre ont été poignardés pendant leur sommeil au sud de Deurt-Yol, par un nommé Sopronoff,
ancien colonel de la Garde Impériale Russe, qui est un des 17 "frères exécuteurs" du "Comité
de la Croix Russe".
"Cette association secrète travaille en Cilicie depuis le mois de mai 1922. Elle a réussi à
faire disparaître 25 agents des Soviets et à s'emparer de sommes et de documents importants,
qui ont été envoyés à Belgrade, via Ismidt et Constantinople.
"L'année dernière elle a provoqué l'assassinat, dans la région de Trébizonde, d'une mission
bolchévique composée de 63 persones qui, sous prétexte d'étudier un projet de route entre
Samsoun et Trébizonde, était destinée à la propagande. Des bandes de Tcherkesses, postées sur
te trajet des voyageurs, ont successivement fusillé tous les membres de la Mission.
"Le but immédiat de cette propagande serait de fomenter des troubles intérieurs en
exploitant les divisions créées dans le pays par la mégalomanie de Moustapha Kemal."
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 407

Ce n'est que vers le milieu de l'été que les Français commenceront à se


rasséréner. Depuis que Rauf bey avait été désigné comme Premier Ministre par
la Grande Assemblée Nationale, il n'y avait plus rien à craindre du côté
d'Ankara. Les télégrammes que le colonel Mougin envoyait de la capitale de la
nouvelle Turquie se faisaient de plus en plus rassurants. Le gouvernement
anatolien avait de toute évidence tourné le dos aux Bolcheviks et ne songeait
désormais qu'à trouver un terrain d'entente avec l'Occident. Sur place, en
Cilicie, les représentants de la République des Soviets semblaient, de leur
côté, avoir mis de l'eau dans leur vin. La propagande anti-française avait
progressivement faibli et Raewski était allé jusqu'à soutenir que la Russie et la
France visaient en Orient, par des voies différentes, à un même objectif :
refaire une Turquie viable1.

Cependant, ni la mission soviétique, ni l'organisation turque ne


donnaient l'impression de vouloir véritablement décrocher. Au fil des mois, les
Russes s'étaient faits au contraire de plus en plus envahissants, un nombreux
personnel était venu s'adjoindre au petit noyau initial, une agence du
Vnechtorg, puis un consulat avaient été installés à Mersin. Quant aux
militants turcs, ils faisaient mine d'ignorer les avertissements dispensés par le
gouvernement de Rauf bey et persévéraient dans leur prosélytisme. Au cours
du mois d'août, ils avaient eu l'occasion de manifester leur indocilité d'une
manière éclatante. Alors que les autorités venaient d'interdire le congrès
organisé par les dirigeants du parti communiste populaire, ils n'avaient pas
hésité à dépêcher plusieurs délégués vers Ankara, passant outre aux injonctions
de la police locale. Au demeurant, bien leur en avait pris, car un de leurs
représentants, Ata Çelebi, s'était imposé comme une des figures dominantes
du congrès et avait été élu au Comité Central du parti2.

C'est au début du mois d'octobre que l’organisation cilicienne allait


connaître les moments les plus marquants de son histoire. À cette époque, le
groupe d'Ankara se trouvait déjà dans une situation extrêmement précaire.
Depuis que les forces turques étaient entrées dans Smyme (9 septembre 1922),
l'intransigeance du gouvernement à l'égard des protégés de la République des
Soviets s'était accentuée. Vers la mi-septembre, Nazım bey avait été contraint
de mettre fin à la parution du Yeni Hayafi. De toute évidence, l’orage n'allait

1AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 279, ff. 202-205, télégramme de Laporte en
date du 8.1X.1922.
2D. Şişmanof, op. cit., p. 84.
**Cest, semble-t-il, un article injurieux à l'égard de Rauf bey, "Baş vekilin ensesine bir tokat".
(Une claque sur la nuque du Premier Ministre) dû peut-être à la plume de Nizameddin Nazif,
qui avait provoqué l'interdiction du journal. F. H. Tökin, Türk Tarihinde Siyasî Partiler ve Siyasî
Düşüncenin Gelişmesi. 1839-1965 (Les partis politiques et l’évolution de la ponsée politique
408 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

pas tarder à éclater. En G lide, par contre, en raison peut-être de l'éloignement


du pouvoir central, les choses se présentaient sous un jour nettement plus
favorable. Ainsi, le journal d'Ata Çelebi, le Doğru Öz, continuait de paraître.
Par ailleurs, les efforts dépensés depuis plusieurs mois dans le domaine
syndical venaient de porter leurs fruits. Avec l'aide d'un camarade venu
d'Ankara, Affan Hikmet, les militants ciliciens avaient réussi à jeter les bases
d'une importante confédération régionale du travail. Ijo 6 octobre, cette toute
jeune organisation tint à Mersin son premier congrès. Ce fut un indéniable
su c c è s1. Il y avait là, au grand complet, le Comité Central du parti
communiste populaire et une quarantaine de représentants du prolétariat
anatolien. On réclama la journée de huit heures, le salaire minimum garanti,
les congés payés, l'institution de contrats de travail collectifs et toute une série
d'autres mesures économiques et sociales. D'autre part, comme lors du congrès
d'Ankara, les délégués se préoccupèrent surtout de déterminer quelle devait être
l'attitude de leur mouvement face au pouvoir. Au cours de la précédente
réunion, les responsables du parti avaient opté pour la concorde. Mais à
présent que la situation tournait de plus en plus à l'aigre, il était difficile de
continuer à encaisser. Le congrès élabora une résolution comminatoire : le
gouvernement de Rauf bey était sommé de renoncer à sa politique anti-
prolétarienne, sans quoi "la classe ouvrière qui avait perdu tant de fils dans la
lutte contre l'impérialisme occidental (...) se trouverait dans l'obligation de ne
plus lui apporter son soutien"2. C'était une menace non voilée de sédition.

Simple bluff ? Très probablement. Mais il se peut aussi que les


communistes de Cilicie aient réellement cru qu'il leur était possible de faire
fléchir les autorités. N’avaient-ils pas derrière eux le prolétariat du monde
entier ? Ils durent bientôt reconnaître, quoi qu'il en soit, qu'il n'était pas aisé
d'effaroucher le gouvernement d'Ankara. Pendant près d'un an, celui-ci s'était
vu contraint de tolérer l'existence de groupuscules subversifs dans les
territoires qu'il contrôlait. À présent que la guerre était finie, que le sort du
pays ne dépendait plus de l'arrivée des armes et de l'or russes, il avait les mains
libres. Rien ne pouvait plus l'empêcher de sévir.

1L. D., "Pervaja konferencija predstavitelej fabrik i zavodov Kilikii" (La première conférence
des représentants des fabriques et usines de Cilicie), Krasnyj International Profsojuzov, n° 12,
1922, pp. 1145-1147 ; R. P. Komienko, R aboéee dviienie v Turcii 1918-1963 gg. (Le
mouvement ouvrier en Turquie. 1918-1963), Moscou, 1965, pp. 41-42.
2"Pervaja konferencija..." loc. cit.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 409

4. L'épilogue

Le 11 octobre 1922, İsmet pacha du côté turc, les généraux Harrington,


Charpy et Monbelli du côté de l’Entente signaient, au terme de négociations
difficiles, l’armistice de Mudanya. L'armée grecque s'était déjà retirée
d’Anatolie. Sous la pression des Alliés, elle devait désormais évacuer la Thrace
dans les quinze jours. Le gouvernement d’Ankara se voyait autorisé à assurer
l'ordre dans cette province en y envoyant un contingent de gendarmerie de 8
000 hommes. Jusqu'à la conclusion de la paix, la France, l'Angleterre et
l'Italie se réservaient le droit de conserver des troupes le long du Bosphore et
des Dardanelles, mais l'administration civile de ces régions revenait aux Turcs.
Le 13 octobre, le gouvernement hellénique, dont le répresentant à Mudanya, le
général Mazarakis, s'était aupavant rebellé contre les décisions prises par les
délégués de l'Entente, acceptait de ratifier le traité sans condition. Le 19, un
des plus proches collaborateurs de Mustafa Kemal, Refet pacha, arrivait à
Istanbul à bord du vapeur Gülnihal et prenait possession de la ville. La longue
lutte menée par les Kémalistes pour l'indépendance de la Turquie touchait enfin
à son dénouement.

Ce sont ces jours de triomphe et d'allégresse que les autorités choisirent


pour donner l'assaut aux "éléments indésirables". Vers le 15 octobre, alors qu'à
travers tout le pays on célébrait l'armistice, le Halk iştirakiyyûn fırkası fut
dissout. Dans le même temps, la presse annonçait que ses dirigeants étaient
accusés de haute-trahison et d'espionnage au profit de la République des
Soviets. À Ankara, les premières rafles eurent lieu le 20 octobre. En quelques
heures, une soixantaine de personnes furent arrêtées. Parmi les prévenus, il y
avait un grand nombre d'ouvriers qui n'appartenaient pas officiellement au parti
mais qui étaient connus pour leurs sympathies pro-bolchéviques. A la
cartoucherie (c'est là que le coup de filet fut le plus rentable), les interventions
de la police furent accompagnées de brutalités et la journée se termina par de
violentes bagarres. Moins d'une semaine après — les 24 et 25 octobre — les
arrestations s'étendirent au reste du pays. Partout, à en croire le témoignage
d’un rescapé, on marquait les suspects d'un coup de rasoir au visage pour qu'on
puisse les reconnaître facilement. Toutes les organisations de province furent
démantelées. Dans la foulée, les autorités décidèrent également de dissoudre un
certain nombre d'associations ouvrières, en particulier la "Confédération des
travailleurs de Cilicie" qui venait d'être créée. Au total, plus de 200 militants
ou sympathisants auraient été mis sous les verrous. Il y avait dans le lot la
plupart des dirigeants du parti. Seuls Salih Hacıoğlu, Nizameddin Nazif,
Ziynettulah Naşirvanov et deux ou trois autres personnes échappèrent à la
410 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

purge. Désignés pour représenter le parti au quatrième congrès du Komintern,


ils se trouvaient au moment des événements en route pour Moscou1.

Les communistes turcs comptaient sans doute sur une massive levée de
boucliers en leur faveur. Les partis frères disséminés de par le monde ne
manqueraient pas d’intervenir. Pour l’immédiat, ce fut le silence. À Paris,
l'Humanité titrait à propos de l'imminente ouverture des négociations de paix
et appelait la classe ouvrière à se rassembler autour du slogan "Hands o ff
Turkey ". À Moscou, les Izvestiia et la Pravda continuaient d'exalter l'amitié
turco-soviétique et se préoccupaient surtout de savoir si la République des
Soviets serait admise à participer à la Conférence de Lausanne. Bien qu'il fût
marqué du sceau de la "bourgeoisie", le mouvement kémaliste qui pendant tant
d'années avait su faire front à l'impérialisme occidental se voyait comblé de
témoignages de sympathie. Le 1er novembre 1922, la Grande Assemblée
Nationale avait décrété à l'unanimité — il avait fallu que Mustafa Kemal fasse
allusion aux têtes qui ne manqueraient pas de tomber en cas de vote
défavorable — l’abolition du sultanat. L'événement était de taille et suscita
dans la presse communiste d'innombrables commentaires. Face aux multiples
succès remportés par la Turquie kémaliste, face aux promesses dont elle
s'avérait porteuse, les quelques poignées de camarades incarcérés ne faisaient
décidément pas le poids.

Ce n'est que vers la mi-novembre que la presse soviétique — aussitôt


suivie par divers organes de partis européens — commencera à faire état des
persécutions anti-communistes en Turquie. Les choses auraient pu se solder,
comme lors des arrestations de 1921, par un simple entrefilet. Ce furent de
longs articles en première page de la Pravda et des Izvestiia. On s'explique
mal un tel revirement. Pourquoi, après plus de trois semaines de silence, le
"crime" perpétré par les autorités turques était-il soudain dévoilé ? On peut
supposer que c'était pour la Russie des Soviets une façon de manifester sa
mauvaise humeur devant l'évidente désobligeance dont depuis quelque temps le
gouvernement de la Grande Assemblée Nationale faisait preuve à son égard. À
la fin du mois d’octobre, les Turcs avaient réclamé l’arrêt immédiat des
activités du Vnechtorg en Anatolie2. Vers la même époque, un courrier venu

1Notre principale source en ce qui concerne les arrestations d'octobre 1922 est un article paru
en première page de la Pravda, le 15.XI.1922 : "Za granicej. Reakcija v Turcii pered
Lozannskoj konferenciej" (A l'étranger. La réaction en Turquie à la veille de la conférence de
Lausanne).
2S. 1. Aralov, op. cit., pp. 159-162 ; cf. également la note d’Aralov au ministère des Affaires
étrangères de la Grande Assemblée Nationale, en date du 26.X.1922, Dokumenty vneshnej
politiki SSSR (Documents de politique étrangère de l'U.R.S.S.), vol, V, Moscou, doc. 291, pp.
634-636.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 411

de Moscou avait été arrêté dans l’est du pays, à Beyazit, et avait été sommé de
livrer la valise diplomatique1. Dans les premiers jours de novembre,
l'ambassade soviétique à Ankara s'était trouvée dans l'obligation de fermer
momentanément son service commercial2. Toutes ces tracasseries —
auxquelles s'entremêlaient curieusement des échanges de télégrammes de
félicitations et autres civilités — donnaient à penser que la Turquie, à l'heure
de Lausanne, s'apprêtait à s'écarter de la voie tracée par le traité d'amitié et de
fraternité du 16 mars 1921. En soulevant le problème de la répression en
Anatolie, les Bolcheviks entendaient sans doute montrer qu'ils n'hésiteraient
pas, si cela s'avérait nécessaire, à procéder eux aussi à une révision de leur
politique et à prendre leurs distances par rapport à Ankara.

Les premières accusations partirent des Izvestiia, l'organe du Comité


exécutif central des Soviets. Dans le numéro du 15 novembre, un article de
Yuri Steklov intitulé "Politique aveugle" constituait un réquisitoire en règle
contre les agissements du gouvernement anatolien3. D'emblée, Steklov, un des
collaborateurs les plus éminents du journal, rappelait la mort tragique de
Mustafa Suphi et de ses camarades et laissait entendre que les "Cent-noirs
turcs" préparaient de "nouvelles exécutions sommaires". Il accusait ensuite les
Kémalistes d'avoir liquidé le mouvement communiste turc pour ne pas être
gêné dans leurs tractations avec l'impérialisme international. Il soutenait
également qu'en s'en prenant aux représentants des masses laborieuses le
gouvernement d'Ankara visait à "reconquérir les bonnes grâces des éléments
réactionnaires extrêmes" qui venaient, de leur côté, d'encaisser cette "demi-
mesure" qu'était l'abolition du sultanat. Enfin, dans une longue péroraison —
visiblement dictée par les milieux autorisés — il donnait son verdict :

"Cette politique des nationalistes d’Ankara ne peut mener à rien de bon.


Tant dans le domaine de la politique intérieure que dans celui de la
politique extérieure, la tactique adoptée par eux ne peut que leur causer
le plus grand mal. En l'employant, ils risquent de perdre la sympathie
des masses laborieuses et celle de l'avant-garde consciente du prolétariat,
à savoir le parti communiste organisé et ses sympathisants. (...) Le

^ o t e d'Aralov au ministère des Affaires étrangères de la Grande Assemblée Nationale,


t .XI. 1922, Dokumenty, vol. V, doc. 300, p. 650.
2Note d'Aralov au ministère des Affaires étrangères du Gouvernement de la Grande
Assemblée Nationale, 14.XI.1922, Dokumenty, vol. V, doc. 316, pp. 681-683.
3Une traduction de cet article figure dans les dossiers du Quai d'Orsay. Cf. AMAEF, série E,
Levant Î918-1929, Turquie, vol. 280, ff. 112-115. Le publiciste et historien Yuri Steklov (1873-
1941), militant de vieille date du Parti social-démocrate russe, occupait au début des années
vingt une place relativement importante dans la hiérarchie soviétique. Il faisait partie de divers
organismes politiques et notamment du Comité exécutif central élu par le congrès des Soviets.
Après l'arrivée de Staline au pouvoir, il allait se consacrer exclusivement à des travaux
"scientifiques", mais il ne put échapper aux grandes purges de 1937-1938.
412 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

gouvernement d'Ankara s'appuie pour l'essentiel sur les ouvriers et les


paysans qui composent la majorité de ses troupes. En poursuivant sans
pitié les défenseurs de ces masses, les Kémalistes ne feront qu'affaiblir
l'enthousiasme national et révolutionnaire du peuple turc et ouvriront la
voie à la victoire de la réaction. Au point de vue extérieur, la politique
des Kémalistes n'est pas moins insensée. En brisant par ses poursuites
le courage du prolétariat et des masses laborieuses turques, en tuant en
eux l'esprit révolutionnaire, le gouvernement d’Ankara détruit lui-même
les fondements de l'édifice qu’il a élevé et se prépare une défaite
inévitable dans la guerre avec l'Entente. Par ailleurs, en mettant hors la
loi le parti communiste, il détruit ses bonnes relations avec la Russie
soviétique qui est le seul ami fidèle et désintéressé du peuple turc. (...)
Le prolétariat russe ne peut pas regarder d'un œil froid les persécutions
révoltantes qui viennent s'abattre sur ses camarades dans un pays que
jusqu'à présent il soutenait et qu'il est encore prêt à soutenir dans la
lutte avec les rapaces mondiaux. Ce n'est pas seulement le parti
communiste russe, mais encore tous les ouvriers et tous les paysans
russes qui protestent vivement contre la situation impossible qui est
faite par la bourgeoisie turque aux communistes et aux prolétaires
turcs. Aussi, dans l'intérêt de l'amitié qui s'est créée entre les deux
peuples, le gouvernement d'Ankara doit-il une bonne fois pour toutes
briser avec cette politique d'anéantissement systématique des
communistes turcs, politique avec laquelle jamais la conscience du
peuple russe ne saurait trouver d'accommodement."

Pour donner plus de poids à cette condamnation, le même numéro des


Izvestiia publiait une déclaration du camarade Orhan, présenté comme le
secrétaire de la délégation du Parti communiste turc au quatrième congrès du
Komintern, et une interview de Salih Hacıoğlu. L'un et l'autre vilipendaient le
gouvernement de la Grande Assemblée, dénonçaient la collusion des
Kémalistes avec l'Entente et, bien entendu, donnaient force détails sur les
tortures que la police turque faisait subir aux militants communistes1.

Le lendemain, c'était la Pravda qui ouvrait le feu. En première page, et


sur quatre colonnes, un certain R. — sans doute un des membres de la
délégation turque au congrès de l'Internationale — racontait par le menu les
événements de la fin d'octobre2. Par ailleurs, Georgii Ivanovich Safarov, un
spécialiste des questions d’Asie qui se trouvait à cette époque à la tête du
département oriental du Komintern, signait, toujours en première page, un
éditorial plein de fiel : "Une bêtise criminelle". Pour le fond, c'était le même
son de cloche que dans les Izvestiia. Mais dans la forme, Safarov se montrait
plus catégorique encore que Yuri Steklov. "C’est plus qu'un crime", écrivait-il

1AMAEF, ibid., note de renseignements du 25.XI.1922, ff. 136-137.


2Cf. supra, note 52.
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 413

à propos de l’attitude des Kémalistes face aux communistes turcs, "c'est une
bêtise (...). Malgré l’assassinat perfide de Mustafa Suphi, malgré la création
par le gouvernement d'Ankara d'un faux parti communiste policier, malgré
bien d'autres vilénies, les militants turcs ont rempli leur devoir dans la lutte
contre l'impérialisme conquérant. Et c’est au moment où (...) le peuple turc
risque de perdre tous les fruits de sa victoire que Mustafa Kemal s'attelle à
l'extirpation du communisme ! Tant d'imbécillité confine à la trahison des
intérêts nationaux de la Turquie nouvelle.1"

Peu après la parution de ces articles, le débat fut porté devant les
délégués rassemblés à Moscou pour le quatrième congrès de l'Internationale
communiste. Le 20 novembre, le porte-parole du groupe turc, le camarade
Orhan intervint pour dénoncer les cruelles machinations de la bourgeoisie
kémaliste et pour proposer qu'une lettre ouverte fût envoyée au peuple de
Turquie qui gémissait "sous la dictature de l'impérialisme et du gouvernement
de trahison nationale" ainsi qu'aux camarades emprisonnés qui, à l'en croire,
attendaient courageusement l'arrivée imminente du grand jour2. Cette
proposition fut aussitôt adoptée. Dans un vibrant manifeste adressé aux
militants anatoliens, le congrès couvrit d'opprobre les valets de l'impérialisme,
exalta les sacrifices consentis par le parti communiste turc dans la lutte pour
l'indépendance nationale. Par ailleurs, les camarades incarcérés furent gratifiés,
au nom du prolétariat mondial, du cordial salut du Komintern34.

Le discours d’Orhan avait été tellement apprécié qu'il fut jugé digne
d'être reproduit dans la Pravdcâ. Ce fut également le cas d'un autre réquisitoire
de la même veine, celui prononcé par Ahmed Cevad à la tribune de
l’Internationale Syndicale Rouge qui se tenait à Moscou en même temps que le
congrès du Komintern. Dans ce dernier texte, il était question de 300
arrestations. Cent de plus que dans tous les articles, déclarations et discours
précédents. Ahmed Cevad avait apparemment un faible pour les superlatifs. Il
n'hésitait pas, dans la même foulée, à soutenir qu'il y avait en Turquie 22 000
ouvriers membres de syndicats affiliés au Profintem5.

1"Prestupnaja glupost'", Pravda, 15.XI.1922, p. 1, col. 1-2. Nous citons d'après la traduction
française parue dans La Correspondance internationale, n° 9 3 ,4.XII.1922, p. 713.
2La Correspondance Internationale, supplément n° 40,10.1.1923, p. 9.
3Pour une traduction en anglais de ce manifeste, cf. J. Degras (éd.) op. cit., pp. 380-381.
4 "IV Kongress Komintema" (4ème congrès du Komintern), Pravda, 22.XI.1922, p. 3, col. 7-8.
3 "Il Kongress Profintema" (2ème Congrès du Profintem), Pravda, 25 .XI. 1922, p. 2, col, 7-8.
414 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Mais au bout d'une dizaine de jours, ces véhéments témoignages de


réprobation avaient cessé. De toute évidence, les dirigeants soviétiques, après
avoir proféré les avertissements qui s'imposaient, souhaitaient revenir à de
bonnes relations avec Ankara. Le 20 novembre avaient commencé les
pourparlers de paix de Lausanne. La Russie des Soviets, dont les relations avec
les puissances de l'Entente continuaient d'être passablement tendues et qui
avait bien failli ne pas être admise à participer aux travaux de la Conférence,
devait veiller à ne pas se retrouver totalement isolée face aux autres
délégations. La possession des Détroits conférait au demeurant à la Turquie un
sérieux charme. Mieux valait sans conteste jouir de son amitié que de son
antipathie.

Pour dire l'émotion provoquée en Russie par les agissements anti­


communistes du gouvernement d'Ankara, les dirigeants soviétiques avaient eu
recours à la plume de militants bénéficiant d'une notoriété certaine, mais
somme toute de rang mineur : Yuri Steklov, Georgii Safarov... Lorsqu'il
s'agit de ramener le calme dans les esprits, c'est au contraire une personnalité
de tout premier plan qui intervint, Karl Radek, un des représentants de la
Russie aux pourparlers de Brest-Litovsk, membre depuis 1921 de la "petite
commission" (futur Praesidium) du Comité Exécutif de la IIIe Internationale.
C'est, une fois de plus, par le biais de la presse que les choses furent réglées.
Quelques jours après l'ouverture de la Conférence de Lausanne, alors que les
Alliés continuaient à faire la petite bouche devant la participation soviétique
aux discussions, Radek publia un copieux article dans la Pravda — article
immédiatement repris par divers autres organes communistes — pour justifier
le maintien coûte que coûte de l'alliance turco-soviétique.
"La Russie Soviétiste", pouvait-on lire au terme d'une véhémente
diatribe contre les intrigues de la Grande-Bretagne et de la France en
Asie mineure, "a soutenu et continue de soutenir la Turquie, non pas
pour les beaux yeux de son gouvernement, mais parce qu'elle considère
la victoire de la Turquie comme un facteur important de la révolution
en Orient et, par là-même, du renforcement du prolétariat mondial et de
la révolution russe. C'est pourquoi elle soutiendra à Lausanne les
réclamations légitimes de la Turquie. Les crétins des Internationales 2
et 2.1/2 qui, avec toute la presse capitaliste, crient à la volte-face de la
Russie Soviétiste, ne comprennent pas que, dans l'essentiel, notre
position est absolument indépendante des manœuvres tactiques ou de la
politique intérieure du gouvernement turc. Nous nous élevons contre la
politique réactionnaire du gouvernement d'Angora parce qu'elle est
nuisible au peuple turc. Mais en dépit de toutes les déviations, de tous
les zigzags, la Russie Soviétiste suit la grande voie historique où
le prolétariat industriel international peut marcher de conserve avec les
LE M O U V E M E N T C O M M U N I S T E A N A T O L I E N 415

mouvements de libération des peuples de l'Orient dans la lutte contre le


capital mondial."1

C'était, en contrepoids au réalisme politique du gouvernement d'Ankara,


la raison d'État soviétique. Il ne restait plus aux rescapés des "persécutions"
kémalistes qu'à s'accommoder de la situation.

Le Komintern n'allait pas tarder à les y contraindre. Au terme de


longues discussions sur la "question d'Orient" — discussions animées par le
délégué indonésien Tan Malaka et l'indien M. N. Roy du côté asiatique, Radek
et Safarov du côté russe — le quatrième congrès de l'Internationale
Communiste décida en effet, à la fin du mois de novembre, de proroger la
stratégie élaborée lors des précédents congrès. Les partis communistes des pays
coloniaux ou semi-coloniaux furent invités à collaborer, partout où cela
s'avérait nécessaire, avec la "démocratie bourgeoise", pour peu que la
révolution prolétarienne mondiale — et plus précisément la Russie des
Soviets — pût y trouver son compte. Diverses tactiques étaient prévues en
fonction des nécessités locales, mais en dernière analyse toutes les
compromissions étaient autorisées. S'il le fallait, les communistes pouvaient
même collaborer avec les pan-islamistes (alors qu'en 1920 Lénine avait
catégoriquement condamné de tels accommodements). En ce qui concerne la
Turquie, il ne faisait aucun doute que l'intérêt des masses laborieuses
anatoliennes et, dans un autre ordre d'idées, celui de la République des Soviets,
premier bastion de la révolution mondiale, passait par la victoire du
mouvement de libération nationale. Pour les militants turcs, cela signifiait
qu'ils devaient, en dépit de toutes les avanies qu’ils venaient de subir, continuer
à appuyer le gouvernement kémaliste. Ce verdict du Komintern — énoncé
sous la forme de vastes "thèses générales sur la question d'Orient" — était sans
appel2.

Bien entendu, il ne s'agissait pas pour autant de renoncer au combat


révolutionnaire. Les communistes des pays d'Orient, et notamment les
communistes turcs, devaient s'efforcer d'accroître leur influence sur les masses,
mener une lutte intransigeante contre l'impérialisme, s'opposer aux éléments
socialement et politiquement les plus réactionnaires et enfin faire tout ce qui
était en leur pouvoir pour défendre les intérêts de classe des travailleurs3. Mais

İMKonferencija v Lozanne" ÇLja conférence de Lausanne), Pravda, 22.XI.1922, p. 1, col. 1 à 4.


Nous citons d'après la traduction française parue dans La Correspondance Internationale, 93,
4.XII.1922, pp. 708-709.
2Cf. Manifestesj thèses et résolutions des quatre premiers congrès..., op. c i t pp. 174-178.
3Ibid., p. 177 (thèse sur le front anti-impérialiste unique).
416 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

il leur fallait s'armer de patience et de persévérance. La voie qui menait à la


lutte finale était longue et semée d’embûches. Lors des débats sur la question
d'Orient, Radek, un des principaux promoteurs, avec Tan Malaka, de la ligne
modérée adoptée par le Congrès, n'avait pas hésité à manifester son
scepticisme quant à leurs chances réelles de succès : "It's a long way to
Tipperary.1" Derrière ce désabusement paré de désinvolture, c’était déjà le
"socialisme dans un seul pays" qui se profilait.

*
* *

L’histoire du Hcdk iştirakiyyûn fırkası s'achève en octobre 1922. Bien


que cette organisation eût pu, comme elle l’avait fait par le passé, attendre des
jours meilleurs pour refaire surface, ses dirigeants préférèrent mettre
définitivement fin à ses activités. Désormais, il n'y avait plus en Turquie
qu’un seul parti affilié à l’Internationale, le "Parti socialiste des ouvriers et
agriculteurs" dont le siège se trouvait à Istanbul. Cette simplification de
l'ossature du mouvement communiste turc n’était sans doute pas pour déplaire
au Komintern. Dès les "21 conditions d'admission des Partis dans
l'Internationale Communiste", conditions élaborées lors du Deuxième
Congrès, l'accent avait été mis à Moscou sur la nécessité d'appliquer avec
rigueur le principe de la centralisation démocratique. Fractionnés en plusieurs
groupes plus ou moins autonomes, les militants turcs avaient été plusieurs
fois rappelés à l’ordre — notamment par le biais de Mustafa Suphi en
septembre 1920 — mais n’avaient guère réussi jusque-là à mettre sur pied une
organisation unique. À présent que par le traité de Mudanya les deux Turquie,
celle de Mustafa Kemal et celle du gouvernement d'Istanbul, se trouvaient
enfin en passe d'être réunies, rien ne justifiait plus le maintien d'un
mouvement pluricéphale. Les rafles d'octobre avaient sévèrement frappé le
communisme anatolien. Parce qu'il se trouvait en territoire "privilégié", le
groupe d'Istanbul était demeuré intact. C'était, dès lors, tout naturellement
à lui que devait revenir la charge de recueillir l'héritage. Les circonstances
avaient tranché.

1H. Carrère d'Encausse et S. Schram, Le marxisme et l'Asie. 1853-1964, Paris, 1965, p. 266. Les
auteurs se réfèrent au Bulletin du IVème Congrès de l'Internationale Communiste. Pour une
version quelque peu "expurgée" de l'intervention de Radek, cf. La C orrespondance
Internationale, supplément n° 41,12-1.1923, pp. 11-12.
SOCIALISME ET MOUVEMENT OUVRIER
EN TURQUIE A U LENDEMAIN
DE L'ARMISTICE DE M UDANYA

Au lendemain de l'armistice de Mudanya, la Turquie kémaliste aborde


un moment capital de son histoire. Les succès militaires remportés par les
troupes anatoliennes au cours de l'été 1922 ont obligé les Alliés à mettre fin à
la guerre. Il s'agit à présent pour le gouvernement d'Ankara de gagner la paix.
Pendant plusieurs mois, de novembre 1922 à juillet 1923, le pays vivra à
l'heure des pourparlers de Lausanne. Face aux exigences de l'Entente, İsmet
pacha, le président de la délégation turque à la Conférence de la paix, devra
faire preuve, pour sauvegarder les intérêts de la Turquie, d'une inébranlable
obstination. Il finira par avoir les diplomates alliés à l'usure. Le document
signé à Lausanne le 24 juillet 1923 constitue l'acte de naissance d'une Turquie
nouvelle, pleine de vigueur, débarrassée des multiples servitudes que les
Puissances avaient prétendu lui imposer par le traité de Sèvres. Désormais, au
prix de quelques concessions, le pays pourra se targuer de disposer de sa pleine
souveraineté, à l'intérieur de frontières sûres. Les capitulations sont abolies,
les troupes de l’Entente doivent incessamment évacuer Constantinople et les
Détroits, la question des dettes est partiellement résolue1.

Pendant qu’à Lausanne les représentants des puissances belligérantes


édifient pierre à pierre les fondements d'une paix durable, le gouvernement de
la Grande Assemblée s'aventure, parallèlement, sur le chemin des réformes
économiques et politiques. 1923 se présente à cet égard comme une année
décisive. Dès le mois de janvier, Mustafa Kemal et certains de ses proches
collaborateurs appellent à la mobilisation économique et annoncent la tenue
imminente d'un grand congrès chargé de définir les lignes directrices de la
nouvelle politique financière, commerciale, et industrielle du pays. Vers la
même époque, le groupe kémaliste au sein de la Grande Assemblée s'efforce de
consolider ses positions en jetant les bases d'une vaste organisation de masse
— le futur Parti du Peuple (Halk Fırkası). Dans les mois qui suivent, les

1Les pourparlers de Lausanne ont suscité une abondante littérature. Pour un bref aperçu
d'ensemble, cf. J. Deny et R. Marchand, Petit Manuel de la Turquie nouvelle, Paris, 1933, pp.
128-134.
418 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

projets, les initiatives se multiplient. La dissolution de l'Assemblée, en avril,


et les opérations électorales qui débutent peu après laissent présager, à plus ou
moins brève échéance, des transformations fondamentales dans la vie politique
de la Turquie naissante. Le 29 octobre 1923, les jeux sont faits : forçant la
main de la Grande Assemblée Nationale, Mustafa Kemal fait proclamer la
République.

Durement touchée par les mesures répressives d’octobre 1922, les


groupuscules de gauche sont encore, au début de 1923, en pleine période de
convalescence. Ils vont néanmoins s'efforcer de tirer profit de la nouvelle
conjoncture. Désormais, dûment morigénés par le Komintern, les
communistes turcs ont pris conscience de leur faiblesse. Ils se réorganisent, ils
font de leur mieux pour restaurer leurs réseaux de propagande, mais, par
ailleurs, ils ne cessent de proclamer leur soutien au programme de
reconstruction nationale élaboré par le gouvernement "bourgeois" d’Ankara.
C'est surtout du côté du monde ouvrier que se succèdent, tout au long de
l'année 1923, les événements marquants. Il semble que le projet de congrès
économique lancé par les autorités kémalistes ait servi de catalyseur. Dès
l'annonce de cette manifestation, les organisations ouvrières et artisanales
sortent de leur torpeur, cherchent à se regrouper, établissent des listes de
revendications, s'insurgent contre l'ancien ordre des choses. Cette effervescence
débouchera, à partir du début de l'été 1923, sur un vaste mouvement de grèves
conduit contre les entreprises étrangères, présentées comme les principales
responsables de la détresse du prolétariat turc.

Depuis le sévère coup de semonce adressé par le gouvernement d'Ankara


aux milieux extrémistes d'Anatolie, le Parti socialiste des ouvriers et
agriculteurs installé à Istanbul représente la seule organisation de gauche
officiellement tolérée par les autorités. Certes, bon nombre de groupuscules
anatoliens ont réussi tant bien que mal à échapper au naufrage. Dans les mois
qui suivent les arrestations d'octobre 1922, plusieurs noyaux subversifs se
signalent encore, en divers points de l'Asie mineure, à l'attention des services
de renseignements alliés. Mais, désormais, c'est bien l'ancienne capitale de
l'Empire ottoman qui constitue, conformément aux directives du Komintern,
le centre de gravité du mouvement communiste turc. Il s'agit là d'une situation
on ne peut plus logique. En effet, malgré la progressive émergence, au cœur de
l'Anatolie, d'une nouvelle métropole, Constantinople — qu'il faudra bientôt
s'habituer à ne désigner que sous le nom d’Istanbul — demeure au début des
années vingt, et pour longtemps encore, le principal centre intellectuel
du pays. C'est aussi, avec ses innombrables boutiques d'artisans, ses industries
SO C IA LISM E ET M OUVEM ENT OUVRIER 419

alimentaires, ses tanneries, ses ateliers de manipulation de tabac, ses


entreprises textiles, ses savonneries, ses chantiers navals, ses installations
portuaires et ferroviaires, la plus importante des agglomérations
"prolétariennes" du Proche-Orient. Ici, la greffe a assurément quelques chances
de réussir, alors que partout ailleurs, dans la conjoncture de l'époque, le
communisme ne peut postuler tout compte fait qu'à une présence symbolique.

L'espace de temps qui va de l'ouverture de la conférence de Lausanne à


la proclamation de la République1 s'inscrit dans les annales de la gauche turque
comme une période de relative tranquillité. La question qui se pose, au
moment où l'administration civile kémaliste s'installe à Istanbul, est
évidemment de savoir quelle sera la durée du sursis accordé par le
gouvernement aux militants rassemblés autour de Şefik Hüsnü. Une première
fois, vers la mi-mars, puis à nouveau, à l'occasion du 1er mai 1923, les
autorités estimeront devoir procéder à des arrestations. La presse soviétique,
toujours prompte à dramatiser, parlera de "terreur blanche". Il ne s'agira
pourtant que d'une fausse alerte. Les choses se termineront par un non-lieu.
Selon toute apparence, personne à Ankara ne prend véritablement au sérieux
cette poignée d'intellectuels dont les exercices de style ne touchent qu'une
infime partie de la population. Pour l'heure, le Parti socialiste des ouvriers et
agriculteurs est toléré.
*
* *

L Un nouveau départ

Les rafles d'octobre 1922 n'ont atteint, nous l'avons déjà souligné, que
l'Anatolie. Toutefois, il semble que les milieux extrémistes d'Istanbul se
soient laissés impressionner par cette soudaine bourrasque. Au moment même
où la répression bat son plein en territoire anatolien, on assiste sur les rives du
Bosphore à une curieuse débandade. Les propagandistes à la solde de la
délégation commerciale russe se volatilisent, les divers groupuscules
disséminés à travers la ville font le mort, les éditeurs d 'Aydınlık préfèrent
mettre provisoirement fin à la parution de leur revue. Le gouvernement du
sultan a contribué à semer le désarroi en prenant la décision, avant de passer la
main aux Kémalistes, d'interdire l'Union Internationale des Travailleurs de
Serafim Maximos et l'Association ouvrière de Turquie, coupables d'avoir
manifesté trop ouvertement leur enthousiasme pour la victoire remportée par

^ o u r un aperçu d’ensemble sur les événements de l'année 1923, cf. par exemple Lord Kinross,
Atatürk. The Rebirth o f a Nation, Londres, 5ème éd., 1971, pp. 240-383.
420 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

le front anti-impérialiste1, l^es principaux dirigeants de ces deux organisations


rattachées à l'Internationale Syndicale Rouge sont en fuite. Serafim Maximos
s’est réfugié en Grèce. Gunsberg, un des pionniers du communisme
constantinopolitain, a opté pour la Russie. Le rédacteur en chef d'Aydınlık,
Sadrettin Celâl, et quelques autres ont battu en retraite vers la Crimée2.

Ce reflux allait cependant être de courte durée. Serafim Maximos,


Gunsberg et les autres leaders communistes — qui ont profité des
circonstances pour se rendre au IVe congrès du Komintern — ne supporteront
l'exil que pendant quelques semaines. Dès la fin de l'année, ils sont à nouveau
à Istanbul. Désormais, jusque vers la mi-mars, les autorités kémalistes — qui
venaient pourtant de donner libre cours aux préventions qu'elles éprouvaient
vis-à-vis du communisme — laisseront faire les trublions sans broncher.

C'est que, au lendemain de l'ouverture de la conférence de Lausanne, il a


fallu, une fois de plus, se résoudre à jouer la carte de l'amitié turco-soviétique.
À Lausanne, les négociations de paix ont commencé dans un climat tendu. Les
diplomates de l'Entente, lord Curzon en tête, le prenaient de haut. Ils
entendaient contraindre le gouvernement d'Ankara à reconnaître certaines
clauses du traité de Sèvres et à accepter la tutelle des Puissances alliées. Pour
ne pas se retrouver isolée, la Turquie s'est vue dans l'obligation de se
rapprocher de la République des Soviets. Comme par le passé, cette
amélioration des relations entre les deux pays a aussitôt entraîné un
spectaculaire revirement dans l’attitude du pouvoir à l'égard des agitateurs et des
militants communistes.

Le deuxième bureau du corps d'occupation français et Inintelligence


service feront état d’une nette reprise de l'agitation révolutionnaire à Istanbul
dès les premiers jours de 1923. À partir de ce moment, et pour quelques mois
encore, les notes d'information alarmantes ne cesseront pas de s'accumuler.

Comme par le passé, une hantise : les "agents bolchevistes". Les


Alliés se méfiaient surtout de la Délégation commerciale russe, qui depuis près
de deux ans représentait la République des Soviets dans la capitale ottomane.
En juin 1921, une opération de police montée par les Anglais avait révélé que
cette délégation était en réalité un important centre d'agitation et qu'elle jouait

1G. S. Harris, The Origins o f Communism in Turkey, Stanford, 1967, p. 119.


2 D'après un rapport du gouverneur d'Istanbul au ministère de l'Intérieur, cité par Fethi
Tevetoğlu, Türkiye'de Sosyalist ve Komünist faaliyetler (Les activités socialistes et communistes
en Turquie), Ankara, 1967, p. 387.
SO C IA LISM E ET MOUVEM ENT OUVRIER 421

un rôle primordial dans la diffusion des mots d'ordre venus de Russie1. À la


suite du coup de filet britannique, Bronislav Koudish, le chef de la mission,
avait été contraint de quitter son poste. Mais il n’avait pas tardé à être remplacé
par un certain Zolotareff, un homme du Parti connu pour ses talents de
propagandiste2. Au début du mois de février 1923, une autre implantation
soviétique commencera également à retenir l’attention des services de
renseignements de l’Entente. Il s’agira cette fois d’une sorte de représentation
consulaire conduite par un ancien collaborateur de Raewski en Cilicie, J.
Salkind3.

Si l’on en croit les documents dont nous disposons4, la propagande


menée par ces deux délégations était essentiellement destinée aux Russes
blancs encore nombreux à Istanbul. Les acolytes de Salkind et de Zolotareff
avaient, semble-t-il, pour principale mission de se mêler aux émigrés et de les
inciter à rentrer en Russie. Un des buts de l’opération était de démanteler les
officines d’agitation anti-soviétique qui pullulaient dans tous les pays où les
émigrés avaient trouvé accueil. Il s’agissait aussi, peut-être, de récupérer tous
ceux qui, par leur savoir-faire, pouvaient aider le jeune gouvernement des
Soviets à mettre fin à la désorganisation des cadres administratifs, scientifiques
et techniques qu’avait entraînée en Russie la guerre civile.

Mais, bien entendu, les "agents bolchevistes" ne s’intéressaient pas


seulement à leurs compatriotes de l’autre bord. À l’occasion, il leur arrivait
également de collaborer avec les groupuscules locaux, et notamment avec
l’organisation de Şefik Hüsnü qui, depuis le quatrième congrès du Komintern,
jouait le rôle d’unique dépositaire de la légitimité communiste en Turquie.
Faute de données circonstanciées, il est difficile de se faire une idée précise des
rapports qu'entretenaient la délégation commerciale russe et l’équipe de Salkind

1Les archives britanniques conservent un volumineux dossier à ce propos : FO, 371/6902, ff. 24
à 183.
2 D’après FO, 371/6902, f. 180, Zolotareff était, en juin 1921, le chef de la "section de
propagande" de la délégation commerciale soviétique à Istanbul. Les Anglais lui reprochaient
d’avoir dit, au cours d’une conversation privée : "Je suis un communiste et en tant que tel je dois
faire tout ce qui est en mon pouvoir pour diffuser les doctrines communistes."
3D’après un rapport des services de renseignement français, le Docteur J. Salkind était un
représentant du G.P.U., détaché officiellement auprès de la représentation diplomatique
d’Angora. Le rapport ajoute : "D’origine juive, âgé d’une trentaine d’années environ, de taille
moyenne, visage maigre et pâle." (.AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 280, f.
215, note de renseignements du 2 mars 1923). Pendant toute la durée de son séjour à Istanbul, il
fera l’objet d’une étroite surveillance de la part des Français qui ne manqueront pas de se réjouir
chaque fois qu’il lui arrivera quelque malheur (en particulier chaque fois que tel ou tel groupe
de réfugiés lui donnera la bastonnade).
4 Les bulletins de renseignements hebdomadaires du corps d’occupation français d’Istanbul
(SHAT, 20 N 1084) donnent pour la période allant de l’armistice de Mudanya à la signature du
traité de Lausanne de nombreuses informations sur la propagande russe en Turquie.
422 DU S O C I A L I S M E À L’I N T E R N A T I O N A L I S M E

avec les militants turcs. Nous savons cependant qu'une des tâches du personnel
soviétique installé à Istanbul était, entre autres, d'aider les agitateurs du Parti
socialiste des ouvriers et agriculteurs à introduire à Istanbul et en territoire
anatolien les multiples tracts et brochures imprimés en Crimée à l'intention
des masses laborieuses de Turquie. Le procès des individus arrêtés à l'occasion
du 1er mai 1923 allait également faire apparaître l'existence d’une étroite
collaboration entre les services de Salkind et une organisation affiliée au
groupe de Şefik Hüsnü, l'Union des jeunesses communistes de Turquie
(!Türkiye Komünist Gençler Birliği)*.

Tandis que les délégations soviétiques s'en donnaient à cœur joie, et pas
seulement à Istanbul (les services de renseignements des forces alliées
continuent à signaler à cette époque des agissements suspects en Cilicie et
dans certaines villes du littoral pontique), le Parti socialiste des ouvriers et des
agriculteurs s'efforçait, de son côté, de reprendre progressivement en main les
destinées du communisme turc. Ceux qui, vers la fin du mois d'octobre,
avaient fui en Russie étaient revenus dès les premiers signes d'accalmie.
L'équipe dirigeante du parti n'avait pas tardé à se reconstituer. À l'ancien
noyau, dont le Dr. Şefik Hüsnü continuait d'être la figure la plus éminente,
s'étaient agrégés un certain nombre de militants du Parti communiste
populaire. Salih Hacıoğlu notamment avait réussi, après avoir assisté au
quatrième congrès du Komintern, à regagner la Turquie. Désormais, il vivait à
Istanbul dans une semi-clandestinité et représentait au sein de l'organisation de
Şefik Hüsnü l'aile anatolienne du mouvement communiste turc unifié.

À Moscou, l'Internationale venait de prendre acte des multiples échecs


essuyés par les militants des pays d'Orient et avait élaboré à leur intention
toute une série de nouvelles directives. Ce sont ces consignes qui allaient
servir de base, tout au long de l’année 1923, à l'action de revification du parti
entreprise par Şefik Hüsnü et ses camarades. Une idée fondamentale, clef de
voûte des thèses sur la question d'Orient : les communistes devaient se
résigner — momentanément tout au moins — à apporter tout leur soutien aux
Kémalistes, bien que ces derniers ne songeassent qu'à défendre les intérêts de la
bourgeoisie nationale turque. Mais il leur incombait aussi, parallèlement, de
jeter les bases de la révolution future et d'œuvrer, dans cette perspective, à la
graduelle consolidation de leur parti. Pour pouvoir progresser sur la voie
difficile qui menait à la conquête du socialisme, ils étaient tenus, en premier

*Sur les relations entre les "agents bolchevistes" et le groupe de Şefik Hüsnü, cf. F. Tevetoğlu,
op. cif., pp. 384-385. On trouve également quelques indications à ce propos dans les "bulletins
de renseignements hebdomadaires" du corps d'occupation français mentionnés supra.
SO C IA LISM E ET M OUVEM ENT OUVRIER 423

lieu, de veiller au maintien et au renforcement de l’unité du mouvement


communiste turc. La prise en main du monde ouvrier par le biais des
syndicats constituait un autre objectif important. Enfin, au nombre des
priorités devait également figurer le développement de l'éducation marxiste des
militants1.

C’est sur ce dernier point que l'équipe de Şefik Hüsnü allait faire porter
pour l'immédiat l'essentiel de ses efforts. En raison de la conjoncture,
YAydinhk n'avait pas paru en octobre 1922. Dès le mois de novembre,
l'organe officieux du parti était à nouveau en vente dans les kiosques. La
formule de la revue n'avait pas changé : articles de fond dus à la plume de
Şefik Hüsnü, chroniques, poèmes révolutionnaires, études diverses. Bien que
les articles de simple vulgarisation y fussent nombreux, YAydinhk continuait
d'être un mensuel de réflexion, surtout destiné à l'intelligentsia.

A côté de cet outil de propagande sérieux, mais peut-être pas très


efficace, l'organisation d'Istanbul disposait par ailleurs d'une collection de
petites brochures. Ces opuscules — dont le premier était paru en 1921 —
visaient à inculquer aux militants ou à d'éventuels sympathisants quelques
notions de base sur l'histoire du socialisme et sur diverses autres questions
chères aux révolutionnaires de l'époque. Ils étaient rédigés pour la plupart soit
par Ali Cevdet, un des collaborateurs les plus assidus d 'Aydınlık, soit par
Sadrettin Celâl2. Lorsque le groupe reprit ses activités, le premier titre qui vint
enrichir cette série fut le Manifeste du Parti communistet dans une traduction
de Şefik Hüsnü.

Dans l'ensemble, YAydinhk demeurait fidèle à ses liens avec le


mouvement "Clarté". Mais désormais Şefik Hüsnü et ses collaborateurs
puisaient également une partie non négligeable de leur inspiration dans les
mots d'ordre du Komintern. C'est ainsi, par exemple, qu'à la fin de l'année
1922, dans la foulée des discussions qui venaient de se dérouler à Moscou,
plusieurs articles de la revue abordèrent le problème du soutien des
communistes au mouvement national de libération. Depuis que le Komintern
avait tranché, la cause était entendue. Pas la moindre trace d'hérésie. C'est tout

^lm oukam edov, "Le mouvement communiste en Turquie", Vinternationale communiste, 25,
juin 1923, pp. 121-122, donne un bon résumé des consignes élaborées par le Komintern.
2 Le premier ouvrage de la série fut une petite brochure d'Ali Cevdet, Sermayedarlık Nizam-ı
İçtim aisi (La structure sociale du capitalisme). De Sadrettin Celâl, on peut citer les titres
suivants : Burjuva Demokrasisi ve Sosyalizm (La démocratie bourgeoise et le socialisme) ;
Sosyalizm ve Tekâmülü (Le socialisme et son évolution) ; Sendika Meseleleri (À propos des
Syndicats) ; İçtimai Mesele ve Islahatçılar (La question sociale et les réformistes).
424 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

juste si Şefik Hüsnü, dans un texte intitulé "Vers la vraie révolution"1, se


permettait de rêver d'une Turquie différente, sans capitalisme et sans classes,
qui aurait eu, à côté des républiques du Caucase, sa place dans le bloc des
nations révolutionnaires d'Orient. Mais il rejoignait aussitôt l'orthodoxie en
soulignant qu'il ne s'agissait là que d'une hypothèse d'école. Le même Şefik
Hüsnü, décidément encore mal habitué au respect des tabous doctrinaux,
s'interrogeait vers la même époque sur les potentialités collectivistes de
l’Islam. Cependant, alors que deux années auparavant les militants de l'Armée
verte avaient su exploiter à fond les connotations subversives de la religion
m usulmane, l'analyse proposée par le leader de l'organisation
constantinopolitaine ne débouchait désormais que sur quelques remarques
savantes, dénuées de toute signification pratique2.

Pour les hommes rassemblés autour de Şefik Hüsnü, la publication de


YAydınlık constituait, nous l'avons dit, la principale affaire du moment. Mais,
bien entendu, le parti ne pouvait oublier qu'il devait aussi, conformément aux
directives du Komintern, aller à la conquête des masses laborieuses. Une
première tentative de percée en direction du monde ouvrier avait eu lieu dès la
fin de l'année 1919. Sans grand résultat. Par la suite, un groupe de militants
avait réussi à créer une petite "Association ouvrière de Turquie" (Türkiye İşçi
Derneği) regroupant quelques-uns des corps de métier d'Istanbul. Bien que le
gouvernement du sultan eût ordonné, au moment de l'armistice de Mudanya, la
dissolution de cette organisation, la brèche pouvait être considérée comme
faite. Il s'agissait à présent de l'agrandir.

Şefik Hüsnü et ses camarades auraient pu tout bonnement reconstituer


— au besoin sous un autre nom — l'Association ouvrière de Turquie et à
partir de celle-ci essayer de mettre progressivement sur pied une vaste
confédération syndicale orientée vers l'action révolutionnaire. Mais, instruits
par l'expérience, ils savaient que les travailleurs turcs se tiendraient dans leurs
grandes masses à l'écart d'une telle organisation. Ils préférèrent donc changer
radicalement de cap. Au lieu de relancer leur propre groupement, subversif à
souhait mais pauvre en effectifs, ils optèrent pour une stratégie de noyautage
des organisations ouvrières modérées.

L'idée leur en avait été sans doute soufflée par le Komintern. Lors de
son dernier congrès, l'Internationale s'était en effet prononcée, en matière de
lutte syndicale, en faveur d'une ligne de conduite résolument "entriste".
Dans de nombreux pays, la plupart des unions ouvrières se trouvaient depuis

1"Gerçek Devrime Dogru", Aydınlık, 11,15 déc. 1922.


2nİslam Aleminde içtimai înkilabın Menşe'leri" (Les origines du mouvement révolutionnaire
dans le monde musulman). Aydınlık, 10, novembre 1922, pp. 260-263.
SOCIALISME ET M O U V E M E N T OUVRIER 425

quelques années aux mains des éléments modérés. Un peu partout on s'efforçait
d'éliminer les militants communistes de la vie syndicale. Il était grand temps
de réagir. Mais les communistes étaient encore trop faibles pour pouvoir jouer
avec efficacité la carte de la scission. Il leur fallait, au contraire, recourir à la
stratégie de la taupe. Ils devaient mettre l'accent sur l'unité syndicale,
combattre les offensives séparatistes et maintenir coûte que coûte une présence
révolutionnaire au sein des syndicats réformistes. Ces recommandations du
Komintern étaient surtout destinées aux partis d'Europe qui avaient à faire face
aux exclusions prononcées par les "gens d'Amsterdam". Mais elles valaient
également, bien entendu, pour tous les pays où les "Jaunes" étaient
susceptibles, d'une manière ou d'une autre, de dominer le mouvement ouvrier1.

À Istanbul, Numan Usta, l'unique membre de la Grande Assemblée


Nationale à pouvoir prétendre avoir été élu sur un programme "socialiste",
venait de lancer, en cette fin d'année 1922, l'idée d'une grande union ouvrière
qui rassemblerait tous les syndicats et corps de métiers de la ville. Le projet
semblait viable, tant était grand à l'heure de la victoire l'élan des travailleurs.
Bien que Numan Usta fût un personnage équivoque, encore solidement
enraciné dans ce qui restait du mouvement unioniste, Şefik Hüsnü et les
hommes de son entourage s'empressèrent de saisir l'occasion qui s'offrait à
eux. Soutenant à fond l'initiative du député d'Istanbul, ils entamèrent une
active campagne en faveur de la future confédération. Ils croyaient avoir trouvé
la couverture dont ils avaient besoin pour s'implanter dans les masses2.

Une quinzaine d'organisations avaient répondu à l’appel de Numan Usta.


C’était l'enthousiasme. Toutefois, il s'avéra assez vite que le groupe de Şefik
Hüsnü avait misé de travers. Les divers responsables qui s'étaient rassemblés
autour du projet n'arrivaient pas à se mettre d'accord. La rédaction des statuts de
l'association traînait. Les défections se multipliaient. Bientôt, seules trois ou
quatre organisations — les typographes, les maçons, les menuisiers, les
ouvriers des arsenaux, peut-être les tailleurs — continuèrent à s'intéresser aux
discussions. U Aydınlık avait beau exalter l'union, celle-ci ne se faisait pas.
Selon toute apparence, le prolétariat turc n'était pas encore mûr pour l'unité
syndicale.

1Cf. à ce propos les "Thèses sur l'action communiste dans le mouvement syndical" du 4e
Congrès de l'Internationale Communiste, Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers
congrès de l'Internationale Communiste. 1919-1923, Paris, 1934 (réimpression en fac-similé,
Paris, F. Maspéro, 1971), pp. 170-173.
2 Şefik Hüsnü, "Türkiye'de Dernek Birliklerinin Teşekkülü" (La formation des unions
professionnelles en Turquie), Aydınlık, 15 mai 1923, pp. 390-393.
426 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Pourquoi ce ratage ? Peut-être (il s'agit là d'une simple hypothèse) parce


que certains des partenaires de Numan Usta hésitaient à s'associer à des
hommes trop résolument marqués à gauche. Mais surtout, sans nul doute,
parce que le député d'Istanbul et ses coéquipiers avaient été pris de vitesse par
un autre groupe de militants ouvriers, celui de Şakir Rasim, l'ancien bras doit
de Hüseyin Hilmi1.

Şakir Rasim avait derrière lui une longue expérience des luttes
syndicales. Un des dirigeants les plus actifs du Parti socialiste de Turquie, il
n'avait cessé, depuis le milieu de l'année 1920, de donner du fil à retordre à la
Compagnie des Tramways et aux autres sociétés étrangères d'Istanbul.
Lorsque, à la suite d'un certain nombre de grèves manquées, l'organisation de
Hüseyin Hilmi avait commencé à se désagréger, il avait su ressaisir les rênes
et regrouper autour de lui une grande partie de ceux qui, par cohortes entières,
fuyaient le naufrage. Il disposait de l'appui massif des employés des tramways.
Il pouvait également compter, semble-t-il, sur les ouvriers de la tannerie de
Beykoz, sur ceux de la manufacture de fez et de drap de la Corne d’Or
(Feshane), sur un certain nombre d'employés des compagnies maritimes, sur
les ouvriers de la brasserie "Bomonti" et, enfin, sur quelques corps de métiers
tels que celui des mahonniers ou celui des débardeurs2.

Dans les premiers jours de janvier 1923, alors que du côté de Numan
Usta on en était encore au stade des préliminaires, le groupe de Şakir Rasim
annonçait la création d'une "Union générale des ouvriers d'Istanbul" {Istanbul
Umum Amele Birliği). La présidence de la nouvelle association était confiée à
une personnalité bien pensante, un certain Mehmed bey, membre d'une société
philanthropique de lutte contre le chômage3. Dans le cercle de Şefik Hüsnü, ce
fut aussitôt la consternation. L'union se faisait, mais sans les éléments
révolutionnaires, et probablement contre eux. Dès son numéro de février,
YAydınlık passa à l'attaque. Les dirigeants de l'Union générale n'étaient que des
coquins. Ils ne songeaient qu'à tromper et à endormir la classe ouvrière.
Ils faisaient le jeu de l'impérialisme et du grand capital4. D’une plume trempée

1Cf. supra, article intitulé "Socialisme, communisme et mouvement ouvrier à Istanbul pendant
l'occupation (1919-1922)".
2Les effectifs de l'organisation de Şakir Rasim semblent avoir été assez fluctuants. À la fin du
mois de janvier 1923, les corps des métiers suivants faisaient partie de l'Union générale :
employés des tramways, électriciens, terrassiers, paveurs, jardiniers, calfateurs, chaudronniers,
mahonniers, porteurs. Cf. à ce propos un document reproduit par A. Gündüz Ökçün, Türkiye
iktisat kongresi. 1923 - Izmir, Ankara : 1971, pp. 164-165. Par la suite, d'autres groupes
d'ouvriers viendront rejoindre l'organisation, en particulier une partie des mineurs d'Héraclée.
3A. Gündüz Ökçün, op. cit.t p. 160.
4 Selim Necati, "Istanbul Umum Amele Birliği" (L'Union générale des ouvriers d'Istanbul),
Aydınlık, 13, février 1923, pp. 330-332.
SO C IA LISM E ET M OUVEM ENT OUVRIER 427

dans l'acide, Şefik Hüsnü soutenait que l'organisation de Şakir Rasim était une
organisation mort-née et que les travailleurs ne tarderaient pas à voir où se
trouvaient leurs véritables défenseurs1. Mais ces vitupérations, pour violentes
qu'elles fussent, ne constituaient qu'un flot de paroles. Ni Şefik Hüsnü, ni la
poignée de partisans dont il disposait ne pouvaient empêcher les ouvriers
d'Istanbul d'affluer vers le groupe d'hommes qui, à leurs yeux, symbolisait
l'efficacité. A l'heure où YAydınlık annonçait la disparition prochaine de
l'association mise en place par les "valets du patronat", celle-ci allait en fait de
succès en succès et songeait déjà, probablement, à étendre ses activités à
l'Anatolie.

Les promoteurs de l'Union générale des ouvriers d'Istanbul — Şakir


Rasim en tête — étaient d'habiles manœuvriers. Quelques mois auparavant, à
l'occasion du Premier Mai 1922, ces mêmes individus avaient réussi à semer
l'inquiétude parmi les bureaucrates des forces d'occupation en réclamant
l'abolition de la propriété privée, en dénonçant "les contradictions, les
injustices et les monstruosités inhérentes à la société capitaliste
contemporaine" et en envoyant aux prolétaires de tous les pays, au terme de
toute une liste de revendications, l'expression de leurs impérissables
sentiments révolutionnaires2. Mais à présent que la conjoncture avait changé
et qu'ils se trouvaient en face non plus des Hauts-Commissaires de l'Entente
mais du pouvoir kémaliste, c'était un tout autre son de cloche. La lutte des
classes, la révolution mondiale : ces mots d'ordre étaient totalement oubliés.
Le prolétariat face au capital ? Certes. Mais seul le capital étranger était mis
en cause. Dans le conflit qui l'opposait aux Puissances impérialistes, la
Turquie l'avait emporté. Il s'agissait désormais de poursuivre le combat sur le
terrain économique et de lutter pour que cesse l'exploitation de la force de
travail turque par les multiples sociétés étrangères implantées dans le pays. Le
patronat indigène, lui, n'avait pas lieu de s'inquiéter. Dans une résolution
adressée à la présidence de l'Union nationale du commerce turc (Millî Türk
Ticaret Birliği), une organisation qui venait de voir le jour, Şakir Rasim et
les siens soulignaient qu'il ne pouvait y avoir en Turquie de conflit de classes,
car, contrairement aux capitalistes des autres pays dont le cœur était fait de fer,
de pétrole ou de charbon, les patrons turcs demeuraient encore fidèles à leur
nation, à leur Dieu et à leurs prophètes et conservaient un cœur accessible à la
compassion. Les travailleurs rassemblés au sein de la fédération n'avaient
qu'un seul désir : celui de pouvoir bénéficier de la paternelle protection de leurs

1'Türkiye'de İşçi Sınıfının Durumu" (La situation de la classe ouvrière en Turquie), Aydınlık,
13, février 1923.
2Şakir Rasim avait pris le soin d'adresser aux autorités alliées une copie des résolutions
adoptées lors du meeting du Premier Mai. Cf. SHAT, 20 N 1105, envoi en date du 16 mai 1922.
428 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

employeurs. Chemin faisant, ils se permettaient de demander très humblement


une diminution des impôts pesant sur les masses laborieuses, l'amélioration
des conditions de travail, la journée de huit heures, la mise en place d'une
médecine sociale et, enfin, un réajustement des salaires1.

Cet appel au paternalisme des chefs d'entreprise témoignait d'un


indéniable savoir-faire. Les patrons ne pouvaient qu’être satisfaits. Les
autorités kémalistes également. Quant aux travailleurs, ils avaient
manifestement trouvé chaussure à leur pied. Les dirigeants de l'Union se
montraient respectueux envers la nation et les valeurs de l'Islam. Ils maniaient
avec brio le langage de la servilité, le seul qui se fût avéré jusque-là efficace.
Enfin, ils étaient xénophobes à souhait. Ils avaient tout pour plaire.

Face à ces modérés d'un autre âge, mais dont les mots d'ordre cadraient
redoutablement avec les aspirations réelles du monde ouvrier, le groupe de
Şefik Hüsnü faisait triste figure. Les proses véhémentes de YAydinhk
dissimulaient mal le désappointement ressenti par leurs auteurs. Toutefois, la
situation n'avait rien de désespéré. L'année qui s'ouvrait s'annonçait au
contraire prometteuse. Dans les premiers jours du mois de janvier, le
gouvernement avait annoncé son intention de réunir dans les plus brefs délais
un grand congrès économique où toutes les catégories socio-professionnelles
seraient invitées à présenter leurs doléances et à donner leur avis sur les
perspectives de redressement qui s'offraient à la Turquie. Bientôt, le pays tout
entier allait vivre à l'heure des préoccupations économiques et sociales. Pour
les militants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, ce pouvait être
l’occasion de faire connaître leur programme et d'attirer à eux de nouvelles
recrues. Les travailleurs ne manqueraient pas de reconnaître la justesse de leurs
thèses. Les opportunistes seraient démasqués.

2. Le congrès économique de Smyrne

Il avait été décidé que le congrès se réunirait vers le milieu du mois de


février, à Smyrne. Occupée par les Grecs, cette ville avait pendant quatre ans
symbolisé le martyre du peuple turc. À présent, réduite en cendres dans les
jours qui avaient suivi sa reconquête, elle allait donner le signal de la
reconstruction nationale.

1A. Gündüz Ökçün, op. cit., pp. 161-163.


SO C IA LISM E ET M OUVEM ENT OUVRIER 429

L’idée du congrès avait été lancée par un des promoteurs du Parti


communiste turc officiel, Mahmut Esat bey, devenu entre-temps ministre de
l’Économie1. Vigoureusement soutenu par Mustafa Kemal qui s'était d’emblée
intéressé au projet, l'ancien champion de la "Pomme verte" avait conçu la
réunion de Smyme comme un vaste rassemblement des représentants des
diverses forces productives du pays. Agriculteurs, commerçants, ouvriers,
industriels, artisans... Tout le monde devait être de la partie. Les délégués,
recrutés sur l'ensemble du territoire, seraient désignés soit par les autorités
locales, soit par leurs organismes professionnels respectifs (chambres de
métiers, syndicats, corporations, etc.). On leur demanderait d'éclairer le
gouvernement sur les difficultés et les besoins de leurs divers secteurs
d'activité. Ils auraient également pour mission de réfléchir à un certain nombre
de grandes réformes et, ce faisant, de définir les bases d'un nouvel ordre
économique et social. Un objectif primordial : la mise en place d'une stratégie
de redressement capable de faire pièce à l'insupportable mainmise du capital
étranger sur la vie financière, commerciale et industrielle de la Turquie.

Dès que le projet de Mahmut Esat fut rendu public — vers le début du
mois de janvier 1923 —, ce fut aussitôt, dans tous les milieux concernés,
l'effervescence. Le délai consenti pour la préparation du congrès était
extrêmement court : à peine plus d'un mois. Il fallait mettre les bouchées
doubles. Les autorités locales, dûment talonnées par le gouvernement, durent
se hâter de dénicher les hommes qui leur semblaient aptes à jouer le rôle de
délégué. Les organisations professionnelles — celles qui existaient déjà ou
celles qui se créèrent pour l'occasion —, prises de fièvre, se mirent à élaborer
de vastes rapports, des programmes de réformes, des listes de représentants.
Dans la presse, les éditorialistes, les chroniqueurs, les échotiers, les
courriéristes se bousculaient pour rendre compte des préparatifs du congrès*2.

Du côté des associations ouvrières, c'était bien entendu le même


bouillonnement que partout ailleurs. À Istanbul, mais aussi à Smyme, à
Zonguldak, à Mersin et dans de nombreuses autres villes de province, les corps
de métiers, les organisations syndicales, les comités d'entraide tenaient réunion
sur réunion, s’efforçaient de coucher par écrit leurs doléances, désignaient leurs
porte-parole.

M ahm ut Esat avait accédé au poste de ministre de l'Économie en juillet 1922. Il était à cette
époque un fervent partisan du corporatisme et espérait, semble-t-il, pouvoir amener les
organisations professionnelles à jouer un rôle axial dans l'animation de la vie économique et
sociale du pays.
2L’ouvrage déjà cité de A. Gündüz Ökçün relatif au congrès économique de Smyme comprend
un copieux dossier de presse. Ce n'est pas seulement en Turquie que l'événement fut commenté.
La nouvelle du congrès se répandit également à l'étranger et la presse soviétique en particulier
consacra, dès le mois de janvier 1923, de nombreux articles à la question.
430 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Dans un tel climat, le groupe de Şefik Hüsnü ne pouvait qu'être


transporté d'espérance. Le projet de congrès avait, était-on en droit de croire,
soudain aiguisé la réceptivité du prolétariat, avait éveillé en lui une vigoureuse
aspiration au changement. Les travailleurs avaient pris collectivement
conscience de leurs besoins et semblaient prêts à réclamer des réformes. Il
fallait tirer profit de la conjoncture. Pour les militants du Parti socialiste des
ouvriers et agriculteurs, le moment était apparemment venu où le grain
généreusement semé aurait enfin des chances de lever.

Dans un premier temps, il s'agissait d'amener les masses laborieuses à


présenter au gouvernement un cahier de revendications clair et précis. Les
quelques organisations qui continuaient de s'intéresser au projet d'union mis en
route par Numan Usta s’attelèrent aussitôt à la tâche. Une "commission
confédérale" {Birlik Komisyonu) fut créée, qui fut chargée de dresser une liste
des desiderata du prolétariat. Şefik Hüsnü qui jouait, semble-t-il, le rôle de
cheville ouvrière du groupe, rédigea un document en vingt-quatre points auquel
les autres membres de la commission s'empressèrent d'adhérer. Calquant ses
doléances sur celles des syndicats d'Occident, le leader du mouvement
communiste turc réclamait — entre autres choses —* la journée de huit heures,
l'interdiction absolue d'utiliser de la main-d'œuvre enfantine, le droit pour les
femmes de s'absenter trois jours par mois, l'institution d'un congé de maternité
de seize semaines, le repos hebdomadaire, l'abrogation des lois limitant le droit
de grève et de coalition, la mise en place d'un système d'assurance-maladie. Au
nombre des demandes les plus hardies de Şefik Hüsnü figurait également la
création de "comités d'entreprise". Ces comités étaient conçus comme des
organismes de liaison entre le patronat et les salariés et devaient pouvoir
exercer un droit de contrôle sur la gestion des entreprises.

Ce lot de revendications fut présenté aux travailleurs, par le biais de


YAydınlık, dans les premiers jours de février1. Mais ce n'était là qu'une
minime partie des réformes que le groupe de Şefik Hüsnü avait à suggérer.
Bientôt, au nom de la classe ouvrière, un autre texte fut élaboré, beaucoup
plus ambitieux. Dans ce nouveau document, il ne s'agissait plus des seuls
problèmes du prolétariat. C'était désormais l'organisation de l'économie turque
tout entière qui était en cause2. Un secteur jusque-là là passablement négligé
par l'équipe d'Istanbul, le secteur agricole, occupait la vedette. L'auteur du

1"Amelenin Sermayedar Nizamı Altında Kabul Ettirmeksizin İdame-i Mevcudiyet Edileceği


Mevat" (Les revendications de la classe ouvrière, sans lesquelles il ne pourrait y avoir d'entente
avec l'ordre bourgeois). Aydınlık, 13, février 1923, pp. 335-336.
2 "İktisat Kongresi için Amele Sınıfının Teklif Ettiği Esaslar" (Projet présenté par la classe
ouvrière au Congrès économique de Smyme), Aydınlık, 14, avril 1923, pp. 360-363.
SO C IA LISM E ET M OUVEM ENT OUVRIER 431

texte, probablement Şefik Hüsnü, mettait l'accent sur la nécessité absolue qu'il
y avait pour la Turquie, pays essentiellement rural, de moderniser son
agriculture et proposait toute une série de mesures visant à améliorer le sort de
la paysannerie anatolienne. Il fallait, en premier lieu, procéder à une
redistribution générale des terres en expropriant les grands propriétaires au
profit des paysans pauvres. Il fallait supprimer les diverses formes de fermage
et de métayage qui existaient dans le pays, car de telles pratiques ne faisaient
que favoriser l'exploitation de l'homme par l'homme. Il fallait créer des écoles
villageoises, modifier le système d'imposition de la paysannerie, refuser aux
étrangers le droit de fonder des exploitations agricoles sur le territoire national.
Enfin, une véritable panacée : la coopération. Le monde rural devait se doter de
coopératives d'achat et de vente pour se débarrasser des intermédiaires, de
coopératives de crédit pour échapper à l'impitoyable emprise des usuriers.

Le programme de réformes proposé par le Parti socialiste des ouvriers


et agriculteurs traitait aussi de l'industrie, du commerce et du secteur des
transports, mais de manière plus cursive. Singulièrement, la domination du
capital étranger sur la grande et moyenne industrie était admise comme un fait
irrémédiable. D'après l'auteur du document, une seule solution s'offrait au
pays, dans l'attente de jours meilleurs : s'efforcer d'obtenir des capitalistes
occidentaux des conditions avantageuses et mettre à jamais fin au système des
monopoles qui s'était avéré si nuisible par le passé. Les concessions accordées
aux entreprises étrangères devaient l'être pour une période limitée. Il fallait
contraindre les sociétés à n'utiliser, dans la mesure du possible, que de la main-
d'œuvre autochtone. En ce qui concerne les activités commerciales, le
problème essentiel qui se posait était, là encore, celui de la suprématie des
éléments étrangers. Le commerce turc se trouvait en grande partie entre les
mains des non-Turcs. Pour mettre fin à cette situation anormale due à
l'absence d'un capitalisme indigène un tant soit peu consistant, l'État devait
favoriser la création de coopératives chargées de desservir le marché intérieur et
prendre lui-même en charge la totalité du commerce extérieur. Dans le domaine
des transports, enfin, le plus urgent était de nationaliser les compagnies de
chemin de fer ou, du moins, d'engager le processus de la nationalisation en
rachetant une partie des actions émises par les sociétés concessionnaires. Dans
un second temps, il faudrait songer à développer le réseau, relier entre elles les
diverses lignes, créer un véritable service public voué au désenclavement de
l’Anatolie.

Il y avait dans ce lot de revendications beaucoup d'idées déjà dans l'air.


En particulier, tout ce qui touchait à la lutte contre le capital étranger cadrait
parfaitement avec ce que l'on pouvait lire, quotidiennement, dans la plupart des
432 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

journaux turcs. Mais dans l'ensemble, Şefik Hüsnü et ses camarades se


situaient incontestablement dans une perspective révolutionnaire. Il ne
s'agissait pas pour eux d'amender les structures socio-économiques de la
Turquie, mais de les bouleverser.

Bien entendu, il en allait tout autrement du côté de l'Union générale des


ouvriers d'Istanbul. Le 28 janvier, réunis en "assemblée consultative", les
représentants des divers corps de métiers faisant partie de cette organisation
avaient mis la dernière main à leur liste de doléances. Une fois de plus, ils
avaient opté pour la carte de la modération. À Smyrne, ils allaient prier le
patronat et le gouvernement de leur accorder la journée de huit heures, le droit
de grève et diverses autres satisfactions. Mais ils tenaient néanmoins à
souligner qu'il ne fallait pas voir en eux des ennemis du capital. Les conflits
de classes n'existaient qu'en Occident, parce que le développement de l'industrie
et du commerce y avait accentué les clivages sociaux. En Turquie, les diverses
couches de la société, encore peu différenciées, vivaient au contraire en
harmonie les unes avec les autres. Cette bonne entente constituait du reste une
nécessité. Au moment où le pays s'apprêtait à livrer une nouvelle bataille,
celle du relèvement économique, seule une étroite collaboration entre tous les
éléments de la population pouvait assurer la victoire1.

À la veille du congrès de Smyrne, le groupe de Şefik Hüsnü et celui de


Şakir Rasim se retrouvaient donc, plus que jamais, face à face. D'un côté, une
stratégie faite de circonspection et de servilité, qui n'hésitait pas à se parer de
tonalités populistes. De l'autre, l’écho à peine atténué des thèses mises au
point par l'Internationale. Pour l'immédiat, bien que le projet défendu par les
militants communistes fût plus cohérent, les travailleurs d'Istanbul
continuaient de manifester une nette préférence pour les positions modérées de
l'Union générale. Mais les jeux n'étaient pas encore faits. De part et d'autre, on
attendait avec impatience le rendez-vous de Smyrne. C'est là que le prolétariat
turc, par la bouche de ses représentants, allait faire connaître ses véritables
aspirations.

Le congrès fut inauguré en grande pompe le 17 février 1923. Bien


entendu, toute la presse turque et de nombreuses personnalités s'étaient
déplacées pour l'occasion. Il y avait là Mustafa Kemal en personne, le ministre
de l'Économie Mahmut Esat, un certain nombre de généraux, des députés, des

1 "Türkiye İktisat Kongresi Başkanlığına Sunulan Istanbul Umum Amele Birliği Raporu"
(Rapport de l'Union générale des ouvriers d'Istanbul présenté à la présidence du Congrès
économique de Turquie), cité par A. Gündüz Ökçün, op. eit., pp. 163-167.
SO C IA LISM E ET MOUVEM ENT OUVRIER 433

hauts fonctionnaires et, venus de tous les coins du pays, près d'un millier de
délégués. Les diplomates occidentaux en poste à Istanbul ou Ankara avaient
préféré ne pas se manifester, car le congrès était de toute évidence dirigé contre
les intérêts de l'Entente en Turquie. Par contre, le camp anti-impérialiste était
brillamment représenté par l’ambassadeur de la République des Soviets, le
camarade Aralov, et par Ibrahim Abilov, l'ambassadeur d'Azerbaïdjan. Ils
étaient tous deux arrivés à Smyme par le même train que Mustafa Kemal et
leur présence à la tribune d’honneur du congrès avait fait sensation1.

Le congrès devait durer une dizaine de jours. La première journée fut


consacrée aux discours d'ouverture et aux mondanités. Ensuite, les délégués se
mirent au travail. Par souci d'efficacité, il avait été décidé que les agriculteurs,
les commerçants, les industriels et les ouvriers formeraient quatre "groupes"
distincts. Chaque groupe était chargé d'élaborer un cahier de revendications qui
serait soumis, en séance plénière, à l'approbation des autres délégués. La
présidence du congrès était assurée par le général Kazım Karabekir, une des
personnalités les plus en vue du régime. L'ex-commandant de l'armée de l'Est
n'avait aucune compétence particulière dans le domaine de l'économie. Mais il
était friand de fonctions honorifiques et l'on avait pensé à Ankara que cet
homme qui se piquait d'avoir des idées sur tout et qui aimait à parader dans les
assemblées, la poitrine bardée de médailles, ferait un bon meneur de jeu.

Le groupe des ouvriers comprenait 187 délégués. Une bonne partie


d'entre eux n'avaient rien à voir avec le prolétariat. Les autorités locales
chargées de désigner les congressistes avaient préféré bien souvent puiser
parmi les notables. Mais, à en croire un témoin soviétique, il y avait tout de
même, dans le lot, un certain nombre d'authentiques mandataires des masses
laborieuses*2. Les cheminots, les ouvriers des ateliers de manipulation de tabac,
les typographes étaient relativement bien représentés. Quelques-uns des
métiers traditionnels également. Par contre, les ouvriers de la cartoucherie
d'Ankara, ceux des diverses entreprises d'Eskişehir, avaient été volontairement
oubliés. Tout au long de la guerre d'indépendance, les ateliers d'Ankara et
d'Eskişehir avaient constitué un terrain particulièrement favorable au
développement des idées subversives. À présent que la Turquie abordait une
nouvelle phase de son histoire, il s’agissait de prendre contre la contagion
toutes les précautions qui s’imposaient. Parmi les 187 délégués du groupe, il y

lnV Turcii : Torjestvennaia vstreca tov. Aralova v Smirne" (En Turquie : Le camarade Aralov
accueilli en grande cérémonie à Smyme), Pravda, 20 février 1923, p. 2, col. 7-8.
2G. Asthafcov, Ot Sultanata k demokraticheskoi Turtsii, Moscou, 1926, pp. 142, et sv. D'après la
P ravda du 22 février 1923, p. 2, col. 8, il y avait à Smyme 87 ouvriers, 99 artisans, 302
"koulaks", 28 banquiers et 203 marchands et grands capitalistes. Par ailleurs, un certain nombre
de délégués étaient issus, semble-t-il, du clergé.
434 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

avait quatre femmes, des ouvrières de la manufacture de tabac de Smyme, dont


la présence, au milieu de tous ces hommes, n'avait pas manqué de frapper
l'opinion publique.

Nous ne disposons malheureusement d'aucun indice sur la manière dont


se déroulèrent les débats à l'intérieur du groupe. Il y avait là des délégués venus
d'horizons très divers et dont les préoccupations ne pouvaient que diverger.
Pour la plupart d'entre eux, seules comptaient véritablement quelques
revendications d'ordre sectoriel. Ceux qui étaient capables de voir grand et de
concevoir un projet d'ensemble étaient probablement peu nombreux. On peut
penser que tout se joua entre quelques individus.

Il ne semble pas que Şefik Hüsnü ait personnellement participé au


congrès. Mais, malgré le soin apporté par les autorités à écarter les brebis
galeuses, un certain nombre d'éléments "extrémistes" avaient néanmoins réussi
à s'infiltrer parmi les délégués. Tel était le cas, par exemple, du journaliste Ata
Çelebi, venu à Smyme en tant que représentant des ouvriers de Cilicie. Tel
était le cas également du président de l'Association des typographes turcs
{Türk Mürettibin Cemiyeti), Hayrullah Hayri bey. Au nombre des autres
congressistes favorables aux options défendues par le groupe de Şefik Hüsnü
figuraient notamment les ouvriers du tabac — très hostiles à la Régie,
symbole de la mainmise occidentale sur l'économie turque, et par voie de
conséquence passablement jusqu'au-boutistes —, une partie des cheminots et
quelques mineurs. Face à la foule des opportunistes, ces partisans d'une ligne
radicale, peu nombreux, n'avaient théoriquement aucune chance de pouvoir
imposer leurs conceptions. Mais ils surent selon toute apparence manœuvrer
avec habilité. Tel qu'il était composé, le groupe ouvrier n'aurait dû proposer au
terme de ses travaux qu'un amas de revendications ponctuelles, peu
susceptibles de mettre véritablement en cause les routines héritées du passé.
Singulièrement, il en fut tout autrement. Poussés sans doute par les
"extrémistes", les délégués mirent sur pied un authentique programme de
réformes, quelque peu timide par comparaison avec le projet publié dans
YAydınlık à la veille du congrès, mais néanmoins nullement dérisoire.

Le document élaboré par le groupe ouvrier comprenait trente-quatre


articles1. Les représentants du prolétariat réclamaient la journée de huit heures,
les congés payés, l'abolition des lois limitant le droit de grève et de coalition,

1"İşçi Grubunun İktisat Esasları" (Les principes économiques proposés par le groupe ouvrier),
A. Gündüz Ökçün, op. cit., pp. 430-435. Cf. également B. Potskheveriia et Yuriy Rozaliev,
T rebovaniia rabochei gruppy na Izmirskom ekonomicheskom kongresse 1923 g." (Les
revendications du groupe ouvrier au congrès économique de Smyme en 1923), K ratkie
soobshcheniia instituta vostokovedeniia, 22, 1956, pp. 82-87.
SO C IA LISM E ET MOUVEM ENT OUVRIER 435

l'interdiction du travail des enfants, l'institution d'un système d'assurance


maladie et d'assurance invalidité-vieillesse, la création de dispensaires et
d'hôpitaux dans les zones industrielles et toute une série de mesures en faveur
des femmes. Plus modestement, ils demandaient aussi le paiement régulier des
salaires et l'octroi d'un jour de congé par semaine. Il n'était évidemment pas
question d’exiger, comme l'avait fait Şefik Hüsnü, l'instauration d'un contrôle
ouvrier au sein des entreprises. Mais le groupe suggérait néanmoins la mise en
place de diverses instances d’arbitrage — instances mixtes fonctionnant
notamment dans le cadre des municipalités — qui seraient chargées de régler
les éventuels conflits entre le patronat et les salariés.

Soumise à l’approbation des trois autres groupes, cette liste de


revendications fut assez froidement accueillie. Les industriels et les
commerçants opposèrent leur véto à plusieurs demandes jugées inapplicables :
les congés payés, le doublement du salaire pour les heures de travail effectuées
de nuit, le versement de l'intégralité du salaire pendant trois mois en cas de
maladie ou d'accident. La plupart des autres doléances furent assorties de
réserves ou de restrictions. Mais le groupe ouvrier obtint néanmoins que son
projet fût présenté tel quel au gouvernement. Il espérait sans doute que les
hommes d'Ankara — qui donnaient l'impression d'être attirés par l'aventure du
progressisme — se montreraient plus compréhensifs que les notables recrutés
pour le congrès.

En dépit du peu d'enthousiasme manifesté par les représentants du


patronat vis-à-vis des revendications ouvrières, Şefik Hüsnü et ses camarades
avaient tout lieu d'être satisfaits. L'essentiel était que les délégués venus à*
Smyme au nom du prolétariat aient opté pour des positions proches de celles
qui avaient été suggérées dans YAydınlık. Les opportunistes, tous ceux qui
avaient milité en faveur d'une stratégie d’accommodements, venaient d'être
formellement désavoués par les mandataires des masses laborieuses. À la veille
du congrès, il avait semblé que les modérés, et en particulier les hommes de
Şakir Rasim, allaient l'emporter. Mais le revirement de Smyme donnait à
penser que le prolétariat turc, pour peu qu'il se laissât guider, était capable de
discerner la bonne voie.

Dans YAydınlık, Şefik Hüsnü pavoisait : "Nos travailleurs ont


brillamment réussi à l'examen. Le comportement à la fois audacieux et
équilibré du groupe ouvrier lors du congrès économique témoigne à n'en plus
douter de la maturité du prolétariat. Celui-ci a montré qu'il était digne de
respect, tout autant que les autres classes du pays."1

1"İktisat Kongresinden Sonra" (Après le congrès économique de Smyme), Aydınlık, 14, avril
1923.
436 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

En marge du congrès, un autre événement s'était produit à Smyme qui


constituait lui aussi, pour Şefik Hüsnü, un sujet de satisfaction. Un certain
nombre de délégués avaient profité des circonstances pour se réunir en dehors
des séances afin d'examiner le projet d'union confédérale de Numan Usta. Au
terme des discussions, il avait été décidé de créer — dans un premier temps —
des unions syndicales au niveau des divers centres industriels du pays. Par la
suite, ces unions devaient se rassembler pour former une vaste confédération
nationale. Parmi les groupes qui semblaient prêts à se lancer dans l'aventure
figuraient notamment les cheminots et les manipulateurs de tabac de la région
de Smyme, une partie des ouvriers des charbonnages de Zonguldak, les
ouvriers de la cartoucherie d'Adapazan et les divers corps de métiers qui, en
octobre 1922, avaient constitué l'union ouvrière de Cilicie1. Pour l'immédiat,
les choses demeuraient à l'état de projet. À Smyme, les délégués n'étaient
parvenus qu'à un accord de principe et avaient demandé un délai de réflexion
avant de s'engager définitivement dans l'engrenage de la fédération. Mais, après
tant de semaines d'agitation stérile, c'était tout de même, apparemment, un pas
important qui venait d'être accompli.

Désormais, les militants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs


pouvaient croire que le moment était venu pour eux de participer de façon plus
active à la vie politique et sociale du pays. Mais la question qui se posait, bien
entendu, était de savoir si le gouvernement les laisserait développer leurs
activités. Ils n’allaient pas tarder à être fixés sur ce point.

3. La terreur blanche
Pendant quelques mois, les autorités kémalistes n'avaient opposé aux
agissements des "extrémistes" qu'indifférence et relâchement. Sous le couvert
des agences du Vnechtorg et de diverses autres missions, les propagandistes
soviétiques avaient pu reprendre sans encombre leurs activités. Autour de Şefik
Hüsnü, le parti communiste turc — dont la portion visible se réduisait
désormais au parti socialiste des ouvriers et agriculteurs — s'était
progressivement réorganisé. Vers le début du mois de mars 1923, au moment
où s'achève le congrès économique de Smyme, les éléments révolutionnaires
sont en droit d'envisager l'avenir avec un certain optimisme. Ils peuvent
distribuer librement leurs tracts et brochures, on les laisse flirter avec les
organisations ouvrières, le pouvoir tolère leurs déclarations publiques et leurs
réunions. Pourtant, alors que tout semble aller si bien, le retour du pendule est
déjà amorcé. Le gouvernement d'Ankara n'a pas changé de tactique : après le
chaud, le froid, au gré de la conjoncture et des nécessités du moment.

İŞefik Hüsnü, "Türkiye'de Dernek Birliklerinin Teşekkülü" (La formation des Unions
syndicales en Turquie), Aydınlık, 15, mai 1923, pp. 390-393.
SOCIALISME ET M O U V E M E N T OUVRIER 437

Le revirement que l'on observe à l'époque du congrès de Smyme dans


l'attitude des autorités vis-à-vis des communistes ne fait, comme à
l'accoutumée, que refléter un changement de climat dans les relations turco-
soviétiques. Jusque dans les premiers jours de février 1923, Ankara et Moscou
avaient vécu, malgré quelques petits accrocs, sous le signe de l'amitié
retrouvée. De part et d'autre, on s'était efforcé, en considération des difficiles
négociations qui se déroulaient à I^ausanne, d'oublier les différends, les coups
d'épingles, les tracasseries qui s'étaient amoncelées dans la seconde moitié de
l'année 1922. Mais à partir du début du mois de février, la République des
Soviets et la Turquie se retrouvent à nouveau sur des voies divergentes. C'est
que les diverses concessions faites aux Alliés par İsmet pacha au cours des
pourparlers de paix — notamment en ce qui concerne le passage des navires de
guerre étrangers dans les Détroits — ont fini par contrarier sérieusement les
dirigeants soviétiques. Extérieurement, les relations entre les deux pays
demeurent cordiales. Ce n'est ni la rupture, ni même une véritable brouille.
Mais du côté turc comme du côté russe, les accès de susceptibilité, les
bouderies, les subites sautes d'humeur se réinstallent progressivement. Sous le
vernis de la bonne entente, affleurent une fois de plus la méfiance et le
soupçon.

Ce sont les Russes qui, les premiers, ont manifesté leur nervosité.
Tout au long du mois de février, les journaux soviétiques, en particulier la
Pravda, ont savamment entrelacé les couplets en l'honneur de l'amitié turco-
russe et les attaques contre les velléités ententophiles du gouvernement
d'A nkara1. À ces attaques, les Kémalistes ont répondu, par le biais de
l'officieux Hakimiyet i Milliye et de divers autres organes, en dénonçant
l'attitude inamicale de la presse soviétique2. Dans les premiers jours de mars,
les choses ont continué de se gâter. Du côté turc, tracasseries à l'encontre des

1Ainsi, le 4 février 1923, Em. Yaroslavski écrivait en première page de la Pravda : "Sous la
pression de la France et de l'Angleterre, le gouvernement de Kemal Pacha s'oriente de plus en
plus vers une politique réactionnaire à l'intérieur du pays. Ankara espère sans doute que les
rapaces européens se laisseront fléchir. Vain espoir ! Ce qui se passe actuellement à Lausanne
obligera tôt ou tard la Turquie à reprendre la lutte. Mais alors le gouvernement kémaliste aura
contre lui les masses laborieuses qui ne lui auront pas pardonné d'avoir cherché à étrangler les
défenseurs du prolétariat dans le seul but de complaire aux impérialistes."
2Du côté turc, les attaques contre la Russie débuteront par un simple entrefilet dans le
Hakimiyet-i Milliye du 8 mars 1923 : "Depuis quelque temps, nous constatons que la presse de
Moscou comme celle de Tiflis tiennent à notre égard des propos malveillants. La presse russe,
personne ne l'ignore, est une presse gouvernementale. Au cas où il ne serait pas mis un terme à
la publication de ces propos mensongers et malveillants, nous nous verrons dans l'obligation de
riposter." (Cité par le bulletin de renseignements hebdomadaire du 25 au 31 mars 1923, SHAT,
20 N 1084). Par la suite, le ton se fera de plus en plus menaçant et certains journaux
"indépendants", en particulier VAkşam d'Istanbul, profiteront même de la conjoncture pour faire
un procès en règle à la République des Soviets et au bolchevisme.
438 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

agences du Vnechtorg1. Du côté russe, ostentatoires mouvements de troupes


dans le Caucase2. Certains dirigeants soviétiques — Kalinine, Ordjonikidzé,
Rakovski et quelques autres — sont allés jusqu'à stigmatiser publiquement le
"comportement hypocrite" des délégués du gouvernement d'Ankara dans les
négociations de paix de Lausanne3.

Les communistes turcs ne tarderont pas à subir le contrecoup de cette


désaffection mutuelle. Dès la mi-mars, les autorités kémalistes monteront une
opération de police contre les militants d'Istanbul. Pour l'immédiat, il ne s'agit
que d'un simple avertissement : sous prétexte de vérifier la propreté des lieux,
des "inspecteurs du service sanitaire" perquisitionnent dans les locaux du parti
socialiste des ouvriers et agriculteurs, y saisissent quelques papiers et
procèdent à l'arrestation de Salih Hacıoğlu qui n'a pu s'éclipser à temps4. Un
scénario de vaudeville. Mais Şefik Hüsnü et les siens savent désormais qu'ils
ne doivent plus compter sur la compréhension du gouvernement.

Moins d'une semaine après la capture de Salih Hacıoğlu, un pas de plus


sera franchi dans le processus de l'intimidation. Le 17 mars débutera à Ankara,
devant un de ces tribunaux ad hoc dont les Kémalistes ont le secret, le procès
des militants arrêtés en octobre 1922. Les autorités qui bénéficient déjà d'une
certaine expérience en la matière ont bien fait les choses. Toute la fine fleur du
communisme anatolien se trouve dans le box des accusés : l'ex-député de
Tokat Nazım Bey, le rédacteur en chef du Yeni Hayat Nizamettin Nazif, le
directeur de l'imprimerie de 1'İkaz Abd-ül-Kadir, Salih Hacıoğlu et bien
d'autres. Une quarantaine de personnes au total : des cheminots, des ouvriers de
la cartoucherie d'Ankara, quelques officiers appartenant comme Salih au service
vétérinaire de l'armée, des typographes, des publicistes, un ou deux
enseignants5. Pendant des mois, les Russes n'ont cessé de faire des pieds et des
mains pour obtenir la libération sans condition des prévenus. Le grand
spectacle judiciaire qui s'ouvre à Ankara, précédé d'une publicité tapageuse,
met une fois de plus en évidence l'inefficacité de la protection soviétique.

1SHAT, 20 N 1084. bulletin de renseignements hebdomadaire du 11 au 17 mars 1923.


2S H A T 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 1er au 7 avril 1923. Cf. aussi le
rapport du secret intelligence service de Constantinople en date du 24.4.1523, FO, 371/9130, f.
151.
3SHAT; 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 25 au 31 mars 1923. D'après le
rapport du secret intelligence service du 24.4.1923 déjà cité, Ordjonikidzé aurait, lors d'une
conférence extraordinaire du Parti communistre transcaucasien, violemment attaqué le régime
turc, appelant ses camarades à lutter contre la propagande pan-touranienne orchestrée en
territoire soviétique par les Kémalistes.
4Henri Paulmier, "Le coup du complot", La vie ouvrière, 23 mars 1923, p. 3. D’après un rapport
du service de renseignements de Constantinople (SHAT, 20 N 1094, fin mars 1923), Salih
Hacıoğlu aurait été arrêté dans la propre maison de Henri Paulmier.
5Mete Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-
1925), 3ème éd., 1978, pp. 510-514, transcrit in-extenso le jugement du tribunal d'Ankara qui
donne la liste complète des prévenus.
SO C IA LISM E ET MOUVEM ENT OUVRIER 439

Dans une telle ambiance, il ne peut évidemment pas être question pour
l'organisation de Şefik Hüsnü, malgré les succès enregistrés à Smyme, de
chercher à se faire remarquer. L'heure est au contraire, plus que jamais, à
l'humilité, à l'effacement. Les militants communistes se sentent tellement
menacés qu'ils n'oseront même pas prendre part aux joutes électorales
organisées, juste à ce moment, par Mustafa Kemal.

Les nouvelles élections, officiellement annoncées le 1er avril 1923,


aussitôt après que la Grande Assemblée Nationale eut décrété sa propre
dissolution, ont pour but de débarrasser le gouvernement des multiples
opposants — Unionistes et conservateurs partisans du rétablissement du
sultanat — qui depuis plusieurs mois guettent toutes les occasions favorables
pour critiquer la manière dont les affaires du pays sont conduites. Dans les
milieux politiques nul n'ignore que Mustafa Kemal entend sortir vainqueur du
scrutin. Mais les candidats de l'opposition, soutenus par une bonne partie de la
presse, surtout à Istanbul, sont décidés à se battre jusqu'au bout pour conserver
leurs sièges. Dès les premiers jours de la campagne électorale, celle-ci
s'annonce animée. Pour le parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, c'eût pu
être l'occasion d'essayer de marquer quelques points. Mais Şefik Hüsnü et ses
compagnons sauront résister à cette tentation. Pendant toute la durée de la
campagne, ils se tiendront résolument à l'écart des opérations. Alors qu'en
décembre 1919 le parti avait présenté — totalement en vain il est vrai — des
candidats dans plusieurs provinces, il se gardera bien cette fois-ci d'en faire
autant. C'est tout juste si YAydinhk publiera, dans son numéro de mai 1923,
un vague "programme minimum" destiné à tester le degré de progressisme des
candidats "bourgeois"1. Un programme tellement aseptisé que les
commentateurs soviétiques eux-mêmes tendront à n'y voir qu'un simple reflet
des "neuf principes" élaborés par le mouvement kémaliste en vue des
élections2. Dans les deux ou trois articles qu'il consacrera aux questions
électorales au cours du printemps, Şefik Hüsnü se satisfaira, quant à lui,
d'inviter ses lecteurs à voter pour les candidats du mouvement de libération
nationale3. Faute d'être en mesure de promouvoir leur propre plate-forme, les
militants communistes ne s'autorisent en somme qu'un seul objectif : celui
d'aider, dans la faible mesure de leurs moyens, les Kémalistes à barrer la voie
aux gens du "second groupe" qui symbolisent à leurs yeux la réaction.

*"Türkiye İşçi ve Çiftçi Sosyalist Partisinin Beyannâmesi" (Le manifeste du Parti socialiste des
ouvriers et agriculteurs de Turquie), A ydınlık, 15, mai 1923, pp. 405-406. Cf. aussi A.
Cerrahoğlu, Türkiye'de Sosyalizmin Tarihine Katkı (Contribution à l'histoire du socialisme en
Turquie), Istanbul, 1975, pp. 187-191.
2Cf. par exemple G. Astakhov, op. cit., pp. 81-82, qui reprend un article paru dans la Pravda du
7 juillet 1923 sous le pseudonyme de Gast ("Znacenie Konstantinopol'skogo processa pis’mo iz
Anatolii" / La signification du procès de Constantinople, p. 3, col. 1-2).
3 "İntihabat ve Yoksul ve Ortak Halli Sınıflar" (Les élections et les classes pauvres et
moyennes). Aydınlık, 15 mai 1923, pp. 383-385.
440 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

Au moment où s'ouvre la campagne électorale, c’est plus que jamais le


froid qui domine dans les rapports entre Moscou et Ankara. Dans les premiers
jours du mois d'avril, Aralov et quelques-uns de ses proches collaborateurs,
accusés de "manquer de tact", ont dû se résigner à "prendre des vacances"1. Vers
la même époque, les dirigeants soviétiques ont soudain réalisé qu'il leur fallait
se préoccuper du repeuplement des territoires arméniens2. De part et d'autre, la
presse s’en donne à cœur joie. À Ankara, l'officieux Hakimiyet i Milliye
dénonce les "mesures extraordinaires" prises par les Bolcheviks dans le
Caucase et en Transcaucasie et prend le soin de préciser que "la Turquie ne
servira en aucun cas de terrain pour les expériences révolutionnaires de la
Russie des Soviets"3. La Pravda, de son côté, tire à boulets rouges sur la
bourgeoisie turque, persécutrice de la classe ouvrière, et stigmatise — on est
en pleine "affaire Chester"4 — ceux qui, en Turquie, voudraient faire de leur
pays une simple colonie de l'Occident5. Cette persistance de la mésentente
entre le gouvernement d'Ankara et la République des Soviets (alors que Turcs
et Russes — mais ni les uns ni les autres n'en sont pas à un paradoxe près —
viennent de célébrer en grande pompe le deuxième anniversaire du traité
d'amitié et de fraternité signé à Moscou le 16 mars 1921), n’est évidemment
guère faite pour rasséréner les militants du mouvement communiste turc. Elle
ne peut que les conforter dans leur prudente inertie.

Inertie qui aurait dû leur assurer l'indulgence du gouvernement. Mais


qui, en définitive, s'avérera totalement inopérante. Il leur suffira d'un seul faux
pas — en l’occurence, un tract rédigé d'une plume un peu trop vigoureuse et
destiné à être diffusé à l'occasion du Premier Mai — pour qu'aussitôt les
autorités estiment devoir sévir.
Les choses se dérouleront en plusieurs épisodes. D'abord un simple
coup de semonce : le 21 avril, un certain Stavridès, un militant
d'origine grecque, est arrêté alors qu'il s'apprête à pénétrer dans les locaux de

1S H A T 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 1er au 7 avril 1923.


2SHAT, 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 22 au 28 avril 1923.
3Cité par le bulletin de renseignements hebdomadaire du 1er au 7 avril 1923, SHAT, 20 N 1084.
4L'amiral américain Arthur Chester avait dès 1911 tenté d'obtenir une concession ferroviaire en
Turquie. Ce projet fut ressuscité au début de l'année 1923. Il s'agissait d'une convention
grandiose conclue entre Feyzi bey, ministre turc des Travaux Publics et le groupe "K.A.
Quennedy and Arthur Chester". Elle prévoyait la construction d'un vaste réseau de lignes de
chemins de fer, d'une longueur totale de 4 385 kilomètres, et l'octroi à la compagnie américaine
de diverses concessions de part et d’autre de la voie ferrée. La France qui s'estimait lésée dans
l'affaire éleva une protestation solennelle contre le projet. Le gouvernement d'Ankara continua
cependant de faire croire aux Alliés — en particulier aux Français — qu'il prenait les
propositions de l'amiral Chester au sérieux, dans le but de les amener, devant ce danger de
concurrence américaine, à renoncer à une partie des exigences dont ils harcelaient la Turquie
à la conférence de Lausanne.
5Cf. par exemple la Pravda du 3 mai 1923, "Vokrug koncessii Cestera" (À propos du projet
Chester), p. 1, col. 7-8.
SO C IA LISM E ET M OUVEM ENT OUVRIER 441

l’Association des menuisiers et des ouvriers du bâtiment avec un paquet de


tracts sous les bras1. Prétendument imprimés à Sofia, ces tracts vouent aux
gémonies la bourgeoisie turque et exaltent le communisme. Quelques jours
plus tard, la police s’empare de deux autres propagandistes : Kâzım, un des
"anciens" de l'organisation d'Istanbul, et Bedros, un colleur d'affiches pris sur
le fait2. Şefik Hüsnü et ses camarades ne se laisseront pas démonter par ces
diverses arrestations. Le numéro de mai de YAydınlık, agrémenté d'une
couverture écarlate, paraîtra à la date prévue. Le programme des manifestations
organisées à l'occasion de la fête du travail ne sera pas modifié. Les dirigeants
du parti espèrent sans doute pouvoir passer à travers les mailles du filet.
Singulière candeur. Dès les premiers jours du mois de mai, les autorités
frapperont à nouveau. Au total, plus d'une vingtaine de personnes seront
appréhendées. Dans le lot, plusieurs étudiants, des typographes, un
pharmacien, un conducteur de tramways et, surtout, les principaux dirigeants
du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs : Şefik Hüsnü, Sadreddin Celâl,
Ali Cevdet, Hasan Ali. Pour faire bonne mesure la police a également mis la
main sur le leader des militants grecs, Serafim Maximos, et sur Roland
Gunsberg, un des agents les plus actifs de la Troisième Internationale en
Turquie3.

Par la suite, lorsque l'enquête aura fait des progrès, les autorités s'en
prendront aussi à la délégation consulaire de la République des Soviets à
Istanbul. Plusieurs collaborateurs de J. Salkind, en particulier Basile Navikoff,
chef du service de renseignements soviétique, seront déclarés persona non
grata et devront quitter le pays4.

À Moscou, la presse ne tardera pas à réagir. Dès le 11 mai, en première


page, la Pravda dramatise : "Terreur blanche en Turquie". Dans les mêmes
jours, l'information est reprise par divers autres organes. La Vie Ouvrière suit
l'affaire de particulièrement près. Un militant révolutionnaire français, Henri
Paulmier, qui anime à Istanbul une cellule "d'extrémistes étrangers" et
qui entretient d'étroits contacts avec le groupe de Şefik Hüsnü, envoie à Paris

*A. Sayılgan, Türkiye'de Sol Hareketler. 1871-1972 (Les mouvements de gauche en Turquie.
1871-1972), Istanbul, 1972, p. 110.
^Ibid. Cf. également M. Tunçay, op. cit.t p. 328. H. Paulmier, "Un complot souffle à
Constantinople", La vie ouvrière, 18 mai 1923, p. 3.
3F. Tevetoğlu, op. d?., pp. 94-96, transcrit in extenso l'acte d'accusation mis au point par le juge
d'instruction. Ce document fournit la liste complète des individus arrêtés et énumère, bien
entendu, divers délits reprochés aux comploteurs.
^SHATy 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 30 juin au 7 juillet 1923.
442 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

missive sur missive1. Se sentant lui-même menacé, il n'hésite pas à verser


dans l'alarmisme :

"Le gouvernement nationaliste, à la veille des élections, veut être libre


de ses mouvements. Pour cela, mettant ses sbires en compagne, il
arrête de-ci, de-là et soudain l'on apprend avec stupéfaction la découverte
d'un grand complot bolchéviste à Pera. (...) La police est sur les dents.
Les mouches sont sur les talons des camarades militants. Même
d’inoffensifs passants sont dévisagés et suivis si, par malheur, ils ont
parlé avec un communiste."2

Mais, tout de même, singulière "terreur blanche". Poursuivis pour


avoir incité le prolétariat à ouvrir la lutte contre le gouvernement kémaliste,
Şefik Hüsnü et les autres "comploteurs" de la fête du Travail comparaîtront en
justice — au terme d'une période de détention provisoire étonnamment courte
— le 29 mai 1923. À peine plus d'une semaine après, le 6 juin, ils seront
relaxés.

Un procès expéditif, donc, qui s'est déroulé en deux temps. D'abord, la


cour martiale. Celle-ci, après avoir étudié le dossier, s'est tout bonnement
déclarée incompétente — bien que les prévenus fussent accusés de haute
trahison — et a renvoyé l'affaire devant le tribunal correctionnel. Ainsi,
d'entrée de jeu, le "complot contre la sûreté de l'État" s'est réduit à un délit de
droit commun mineur.

Deuxième épisode, le tribunal correctionnel (à partir du 3 juin). Devant


cette nouvelle juridiction, la défense — constituée de neuf avocats experts en
matière de procédure, notamment un certain Musliheddin Adil bey — n'a pas
tardé à trouver l'argument choc : la loi de haute trahison ne peut pas être
appliquée à Istanbul, car sa promulgation n'a pas eu lieu selon les règles
établies. Elle a été publiée dans les journaux, mais, contrairement aux
stipulations expresses du législateur, n'a pas été notifiée aux habitants de la
cité par les crieurs publics. Malgré les protestations du procureur, c'est le non-
lieu pur et simple. Les juges n'ont même pas eu à se pencher sur le fond3.

trouve quelques indications dispersées sur les activités de Henri Paulmier à Istanbul dans
les rapports du deuxième bureau du corps d'occupation français. Cf. notamment le bulletin de
renseignements du 25 mars 1923, SHAT, 20 N 1084.
2Henri Paulmier, "Un complot bouffe à Constantinople", La vie ouvrière, 18 mai 1923, p. 3.
3Henri Paulmier, "Le complot de Constantinople se termine par un non-lieu", La vie ouvrière,
29 juin 1923, p. 3. F. Tevetoglu, op. cit., pp. 94-97. M. Tunçay, op. ciL, pp. 325-330.
SO C IA LISM E ET MOUVEM ENT OUVRIER 443

Deux mois plus tard, le procès des militants arrêtés en octobre 1922,
bien qu'ayant duré plus longtemps que celui des "comploteurs” du 1er Mai,
s'achèvera lui aussi par une décision surprenante : trois mois de prison pour
chacun des inculpés et cinq livres d'amende. On est bien loin de la peine
capitale ou des travaux forcés prévus par la loi. Les bénéficiaires de ce geste
de clémence, dont la plupart comptent déjà à leur actif près de dix mois de
détention préventive, seront relâchés dès que le tribunal aura rendu son
verdict1.

Cette mansuétude de la justice kémaliste est difficile à expliquer. Doit-


on supposer que le gouvernement d'Ankara, encore empêtré dans les
pourparlers de paix avec les Alliés, n'a pas osé prendre le risque de heurter de
front la République des Soviets et les multiples forces révolutionnaires
disséminées de par le monde qui, depuis tant d'années, n'avaient cessé de
soutenir la lutte du peuple turc contre l'impérialisme occidental ? Peut-être.
Mais alors, pourquoi avoir organisé ces procès successifs ? S'agissait-il
seulement "d'impressionner" les militants communistes, dans l'espoir de les
voir, dans l'avenir, renoncer par eux-mêmes à leurs activités ? Nous en
sommes réduits aux hypothèses. Au demeurant, est-il certain, tout bien
considéré, que les sentences prononcées à Istanbul et à Ankara aient été
"suggérées" à la justice par les autorités ? Il ne semble pas totalement absurde
de penser que les magistrats aient pu, tout simplement, se laisser guider par
leur probité professionnelle.

Après la bourrasque, l'accalmie. Au lendemain du procès éclair de juin


1923, les membres du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs allaient sans
hésitation reprendre leur train-train, comme si la brève incarcération qu'ils
venaient de subir n'avait été qu’une insignifiante parenthèse. U Aydinhk
continuera de paraître — à intervalles assez espacés il est vrai — et ses
rédacteurs y développeront les mêmes thèmes que par le passé. Dans un article
publié dès sa libération, Şefik Hüsnü, fort du non-lieu si aisément remporté
par ses avocats, ira même jusqu'à se réclamer ouvertement du communisme
(alors que les arrestations d'avril-mai avaient été précisément provoquées par
un tract de propagande communiste). Dans la perspective des élections qui sont
en train de se dérouler dans le pays, il fera l'apologie des doctrines
révolutionnaires et, récupérant avec une certaine habileté le vocabulaire
politique des Kémalistes, il demandera pour la Turquie la mise en place d'un

1M. Tunçay, op. cit., pp. 510-514.


444 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

véritable "gouvernement populaire", un gouvernement à la fois national et


prolétarien1.

À cette subite détente du côté des militants communistes viendra faire


pendant, au cours de l’été 1923, une lente mais sûre amélioration dans les
relations entre la Turquie et la République des Soviets. Jusque vers le début de
l'automne, Turcs et Russes continueront de se contrarier mutuellement par un
subtil va-et-vient de petites misères : cargos immobilisés à Istanbul ou
Odessa, marchandises non débarquées, expulsions d’individus considérés
comme suspects, tracasseries diverses à l'encontre des missions consulaires
installées en territoire soviétique ou en Turquie, etc2. Mais, dans l'ensemble,
la balance tendra néanmoins à pencher du côté du rapprochement. Quelques
semaines après le départ d'Araloff, la République des Soviets a envoyé un
nouvel ambassadeur à Ankara. La mission essentielle assignée à Jacob Z.
Souritz, diplomate de carrière, ancien représentant de la Russie à Christiania
(Oslo), sera "d'affirmer" et de "développer" l'amitié turco-russe, de manière à ce
que soient oubliés les "malentendus mineurs" surgis entre les deux pays dans
les premiers mois de l'année3. Les Russes marqueront d’autre part leur désir de
revenir à de meilleurs rapports avec la Turquie en se résignant à signer, le 14
août, la convention sur les Détroits élaborée à Lausanne et qui, depuis le mois
de février, constituait la principale source de discorde entre Moscou et Ankara4.
Les Turcs, de leur côté, multiplieront les amabilités protocolaires à l'égard des
dirigeants bolcheviks et, surtout, s’orienteront progressivement vers une
relance de leurs contacts économiques avec la République des Soviets.
Bloquées depuis près d'un an, les négociations en vue d’un traité de commerce
turco-russe reprendront à Ankara dans les premiers jours du mois d’août. Vers
la même époque, et dans la même foulée, les représentants des deux parties
s'efforceront également d'aboutir à une convention consulaire entre la Turquie
et la Russie — convention prévue par le traité d’alliance du 16 mars
1921 mais qui n'avait pu être mise sur pied jusque-là — et le gouvernement

1"Sosyalizm Cereyanları ve Türkiye" (Les courants socialistes et la Turquie), Aydınlık, 16, juin
1923, pp. 410-415. Il n'est pas sans intérêt de souligner que certains observateurs soviétiques
avaient eux aussi tendance, vers la même époque, à faire l'amalgame entre le populisme
kémaliste et les doctrines marxistes. C'était peut-être pour eux une façon de garder l'espoir
qu'un jour ou l'autre la Turquie finirait par basculer dans le camp soviétique.
^SHAT, 20 N 1084, bulletins de renseignements hebdomadaires du 20 mai au 4 août 1923. Ces
bulletins signalent des incidents toutes les semaines mais, dans le même temps, mettent l'accent
sur la lente amélioration des rapports entre la Turquie et la République des Soviets.
3S H A T 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 9 juin 1923, qui reprend une
interview de Souritz parue dans la presse constantinopolitaine.
4 La convention fut signée à Rome par le chef de la délégation soviétique en Italie, N. I.
Jordonski. Elle ne fut cependant jamais ratifiée.
S O C I A L I S M H ET M O U V E M E N T OUVRIER 445

d'Ankara acceptera de rouvrir le délicat dossier du rapatriement des réfugiés


wrangelistes et des prisonniers de guerre se trouvant encore en Turquie1.
Cette amélioration des relations turco-soviétiques est cependant trop
précaire pour que Şefik Hüsnü et ses camarades puissent songer à se précipiter
tête baissée dans la turbulence révolutionnaire. Ils savent que les autorités
veillent et qu'elles sont prêtes à sévir. Ils ne peuvent qu'essayer de reconstruire
pierre à pierre l'édifice miraculeusement échafaudé au moment du congrès
économique de Smyme. Chimérique entreprise. Depuis le mois de mars, les
choses ont bien changé. Les arrestations du 1er mai, assorties de toutes sortes
de calomnies (une partie de la presse avait notamment accusé les militants
inculpés d'être payés par les Grecs), ont considérablement refroidi l'ardeur des
sympathisants du parti. Par contre, les "opportunistes" rassemblés au sein de
l'Union générale des ouvriers d'Istanbul ont su mettre à profit la situation pour
gagner du terrain. Vers le début de l'été 1923, l'organisation de Şefik Hüsnü
n'a quasiment plus aucune prise sur les masses laborieuses. Aux yeux des
travailleurs d'Istanbul et d'Anatolie, seuls jouissent désormais d'un certain
prestige Şakir Rasim et les hommes de son entourage. Ce sont ces "abjects
jaunes", que YAydınlık donnait en mars pour totalement déconfits, qui seront
appelés à assumer, à partir du mois de juillet, le leadership des grandes grèves
de l'après - Lausanne.

4. L'agitation ouvrière au lendemain de Lausanne

En février 1922, à la suite d’une ultime grève des employés de la


Compagnie des Tramways de Constantinople, les administrateurs des grandes
entreprises étrangères et les Hauts-Commissaires alliés avaient fini par avoir
raison de l’agaçante fermentation entretenue à Istanbul par le parti socialiste de
Hüseyin Hilmi2. Depuis cette date, aucun incident notable n'est venu troubler
la bonne marche des sociétés implantées en Turquie. Pendant près de dix-huit
mois, la fraction "consciente et organisée" du prolétariat a vécu dans
l'expectative. Les leaders des diverses organisations ouvrières d'Istanbul et
d'Anatolie se sont contentés de faire de l'agit - prop, d'organiser des réunions,
d'élaborer des thèses, d'échafauder toutes sortes de projets. Juste de quoi tenir
leurs troupes en haleine. Ils ont patiemment attendu que les temps soient à
nouveau mûrs pour l'action.

1Les discussions sur le traité de commerce n'aboutiront qu'en avril 1932, soit plus de 10 ans
après les premiers pourparlers. La convention consulaire ne sera, pour sa part, jamais signée.
Quant aux négociations relatives au rapatriement des prisonniers de guerre et des réfugiés
russes, elles traîneront jusqu'au jour où le gouvernement d'Ankara tranchera le nœud gordien
en proposant aux Russes blancs désireux de rester en Turquie la naturalisation, ce qui les mettra
à l'abri des démarches effectuées par les Soviétiques en vue d'obtenir leur rapatriement forcé.
2Cf. supra, "Socialisme, communisme et mouvement ouvrier à Istanbul pendant l'occupation
1919-1922".
446 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Quelques débrayages spontanés se sont produits au début de l’été 1923.


En juin, une journée d'agitation à Istanbul parmi les employés de la Société
des Tramways (encore eux). Dans les premiers jours de juillet, grève éclair des
mineurs d'Asma, dans le bassin houiller d'Héraclée1. Mais c'est la signature —
tant attendue et sans cesse remise — du traité de paix de Lausanne, le 24
juillet 1923, qui marquera le véritable point de départ de la vague de grèves
dont les entreprises étrangères installées en Turquie auront à pâtir jusque vers
la fin de l'année.

Les nuages avaient commencé à s'amonceler dès le lendemain de


l'armistice de Mudanya. La victoire avait exacerbé les sentiments xénophobes
de la population turque et certaines organisations de travailleurs — en
particulier, nous l'avons vu, l'Union générale des ouvriers d'Istanbul —
s'étaient empressées d'attiser cette haine de l'étranger. Au congrès économique
de Smyme, les représentants des diverses forces productives du pays,
manifestement encouragés par le gouvernement, avaient été unanimes pour
crier haro sur les méfaits commis en Turquie par le grand capital européen et
ses serviteurs indigènes2. Cependant, les autorités avaient su brider toute cette
effervescence. Tant que les négociations de paix demeuraient en cours, tant que
duraient à Lausanne les marchandages sur les capitulations et la liquidation des
dettes contractées par l'ancien Empire ottoman, il ne pouvait être question
pour la Turquie d'aviver l'inquiétude de ses créanciers en versant dans les actes
de provocation.

Mais, aussitôt le traité signé, la bonde a lâché. Dès la fin du mois de


juillet, alors que les journaux sont encore pleins du succès remporté par İsmet
pacha à Lausanne, les travailleurs commencent à montrer les griffes. Partout
où le capital étranger se trouve en force — à Istanbul, dans le bassin
d'Héraclée, à Smyme, en Cilicie — les revendications fusent : augmentation
des salaires, diminution du temps de travail, repos hebdomadaire obligatoire,
paiement des jours de maladie, etc. Par ailleurs, les salariés musulmans
des entreprises exigent le licenciement des ouvriers et cols blancs chrétiens
et, plus encore, le départ immédiat des cadres supérieurs ou moyens venus

1 Ahmet Naim, Zonguldak Havzası. Uzun Mehmet'ten Bugüne (Le bassın houiller de
Zonguldak. De Mehmet le long à nos jours), Istanbul, 1934, p. 126. Sina Çıladır, Zonguldak
Havzasında İşçi Hareketlerinin Tarihi. 1848-1940 (L'histoire des mouvements ouvriers dans le
bassin houiller de Zonguldak. 1848-1940), Ankara, 1977, pp. 130-131.
2Très significatives à cet égard sont les diverses résolutions votées au terme du congrès. Cf. A.
Gündüz Ökçün, op. cit.f pp. 390-437. C'est ainsi par exemple que les délégués rassemblés à
Smyme avaient demandé, entre autres, la nationalisation des voies ferrées, le démantèlement
de la Régie co-intéressée des Tabacs, la suppression du système des monopoles, la mise sous
tutelle turque des compagnies étrangères. Il est à noter que toutes ces revendications, et bien
d'autres du même genre, allaient être progressivement satisfaites.
SOCIALISM E ET M O U V E M E N T OUVRIER 447

d'Europe qui, depuis tant d'années, n'ont cessé de les écraser de leur mépris. Le
gouvernement ne se contente pas de fermer les yeux sur cette agitation. De
manière plus ou moins ouverte, il la soutient. En mars, au lendemain du
congrès de Smyme, le bruit avait couru qu'Ankara était favorable à une mise à
pied massive du personnel non-musulman employé par les grandes sociétés
étrangères. La nouvelle avait même donné un sérieux coup de fouet à l'exode
des Grecs et des Arméniens traumatisés par la victoire kémaliste1. À partir des
derniers jours de juillet, la menace se fera de plus en plus précise, de plus en
plus crédible. Un certain nombre d'hommes politiques, en particulier le
ministre de l'Économie, Mahmut Esat, n'hésiteront pas à afficher
publiquement leur compréhension et leur sympathie à l'endroit des
revendications à la fois sociales et nationales de leurs compatriotes.

Ce sont les ouvriers du bassin houiller d'Héraclée, pourtant considérés


par Şefik Hüsnü comme particulièrement apathiques2, qui ouvriront le feu les
premiers. Moins d'une semaine après la signature du traité de Lausanne, la
grève éclate dans la région de Zonguldak. Une grève prototype qui vise la
puissante "Société anonyme ottomane d'Héraclée", une entreprise dont le
capital est pour l'essentiel d'origine française3.

Dans la foulée de quelques débrayages sans gravité qui se sont succédés


tout au long du mois de juillet, le mouvement, cette fois sérieux, a été lancé
par les conducteurs de bennes et autres employés du réseau ferré de surface. Les
grévistes, dont l'action paralyse le travail dans tout le bassin, avancent deux
revendications principales. D'abord, ils réclament la mise en application du
"Statut des ouvriers d'Héraclée", une loi votée par la Grande Assemblée
Nationale en septembre 1921. Ce texte extrêmement ambitieux — sans doute
surtout destiné à incommoder les concessionnaires européens installés dans le
bassin — prévoyait notamment la journée de huit heures, la suppression des
corvées4, la gratuité des soins, la participation des exploitants au financement

FO, 371/9114, f. 34 à 38, rapport du secrétaire commercial auprès du Haut-Commissariat


britannique, en date du 28 mars 1923. D'après ce rapport, près de 400 000 non-musulmans —
Grecs et Arméniens pour l’essentiel — avaient déjà quitté la province d’Istanbul au moment du
congrès de Smyme. Ces départs "spontanés’’, obtenus au moyen de diverses brimades
habilement dispensées, céderont la place à partir d'août 1923 à une politique d'échanges massifs
de populations, conformément au protocole gréco-turc élaboré à Lausanne au début de l'année.
2"Türkiye'de Demek Birliklerinin Teşekkülü" (La formation des unions syndicales en Turquie),
Aydınlık, 15 mai 1925, p. 393.
3En ce qui concerne l'histoire de cette société, cf. l'ouvrage de Jacques Thobie, Intérêts et
impérialisme français dans l'Empire ottoman (1895-1914), Paris, 1977, pp. 406-415.
4Aux termes d'une réglementation édictée en 1867, les villages situés sur le bassin houiller
d'Héraclée ou à proximité de celui-ci étaient astreints d'envoyer chaque année un certain
nombre d'hommes travailler dans les mines. Très mal rémunérées, ces "corvées" n’étaient pas
toujours du goût des paysans, car elles gênaient considérablement les travaux agricoles.
Supprimé dans les premières années de la République, le système des corvées obligatoires sera
réintroduit dans la région d'Héraclée en 1940 et demeurera en vigueur jusqu'en 1948.
448 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

des caisses de secours mutuel des ouvriers, l'interdiction d'utiliser pour les
travaux à l'intérieur des mines des enfants de moins de seize ans1. Comme il
se doit, aucun des concessionnaires n'avait pris ces prescriptions au sérieux et
la loi était tout simplement demeurée lettre morte. En second lieu, les ouvriers
somment la Société d'Héraclée (mais aussi, de manière sous-entendue, les
autres exploitants du bassin) de renvoyer tous ses salariés non-musulmans.
Cette exigence vise tout autant les cadres français, belges et italiens,
nombreux dans la région, que la main-d'œuvre grecque et arménienne qui a
réussi à se maintenir en dépit des événements2.

Dès que la nouvelle de la grève parviendra à Istanbul, le groupe de


Şakir Rasim s'empressera de prendre fait et cause pour les grévistes. Dans les
premiers jours d'août, Şakir Rasim se rendra en personne à Zonguldak pour
une "mission d'études". Ici, il entre en contact avec les meneurs, harangue les
ouvriers, transforme la caisse de secours des travailleurs en une sorte de
syndicat3. La grève s'étend et touche désormais plusieurs milliers de salariés,
en particulier l'abondante main-d'œuvre des laveries4.

Les autorités locales sont, dans l'ensemble, visiblement favorables aux


grévistes. Le gouverneur de la province suit l'affaire de près et se montre
paternel ; le conseil municipal de Zonguldak plaide la cause des travailleurs
auprès de la Société ; de passage dans la région, un haut fonctionnaire du
ministère de l'Économie réclame, comme les ouvriers, l'application de la loi.
Dans ces conditions, il ne reste plus au représentant de la société, un certain
Monsieur Duroi, qu'à s'incliner. Le 6 août, au terme d'une ultime
confrontation entre les mandataires des travailleurs et la direction des
charbonnages, toutes les demandes des grévistes, y compris celle touchant le
renvoi du personnel non-turc, seront acceptées. Sur le papier tout au moins.

Vers la même époque (fin juillet - début août), une autre grève sollicite
également l’attention de l'opinion publique. À Istanbul, les trois cents ouvriers
de la brasserie "Bomonti" — une entreprise dont le siège social se trouve à

Ije résume d'après FO, 371/9115, ff. 53 à 56, texte de loi transmis au Foreign Office par le
secrétaire commercial auprès du Haut-Commissariat britannique à Constantinople, en date du
14 mai 1923.
2A. Naim. op. cit., pp. 127-128 ; S. Çıladır, op. cit., p. 133 ; Turgut Etingü, Kömür Havzasında
İlk Grev (La première grève dans le bassin houiller), Istanbul, 1976, pp. 85-86.
3S. Çıladır, op. cit., pp. 136-141.
4 I1 n'est pas sûr que les ouvriers des laveries aient eu des revendications précises à formuler.
D'après A. Naim, op. cit., p. 132, les grévistes n’avaient rien à demander et ne songeaient qu'à
causer du désordre.
SOCIALISME ET M O U V E M E N T OUVRIER 449

Genève1 — présentent des revendications comparables à celles des mineurs de


Zonguldak : la journée de huit heures, la gratuité des soins médicaux, le repos
hebdomadaire, le versement d'un pécule aux familles des ouvriers décédés, la
création d'une caisse de secours mutuel alimentée à la fois par les cotisations
ouvrières et l'entrepreneur, l'allocation d'une paire de socques en bois par an,
etc. Comme dans le cas de la grève du bassin d'Héraclée, l'organisation de
Şakir Rasim, l'Union générale des ouvriers d'Istanbul, monte sur la brèche dès
le début des événements. C'est elle qui négocie avec la direction de la brasserie,
c'est elle qui représente les ouvriers auprès des autorités. Les grévistes
bénéficient au demeurant de la sympathie des édiles et de la population. La
plupart des journaux couvrent d'opprobre le directeur de l'entreprise dont le
principal tort est d'être grec. La grève ne durera pas trois jours et, grâce à
l'intervention du ministre de l'Économie en personne, débouchera sur une
victoire quasi totale des ouvriers. Seules quelques exigences "inconsidérées"
telles que la journée de huit heures et l'institution d'un tarif spécial pour les
heures de travail supplémentaires demeureront insatisfaites2.

À partir de la mi-août, la vague gréviste s'installera pour de bon. Le 16


août, les 600 ouvriers de la "Société anonyme des textiles orientaux", une
entreprise belge, cessent le travail à Smyme. Le lendemain, à Istanbul, les
employés de la Société des Tramways débrayent pendant quelques heures pour
protester contre le maintien des salariés non-musulmans au sein de l'entreprise.
Plus de 4 000 grévistes, vers la fin du mois d'août, dans l'industrie des figues
sèches, une spécialité de la région de Smyme. Dix jours de paralysie totale sur
le Smyrna-Aïdin Railway, au début de septembre. Grève des ouvriers du
secteur textile, à Istanbul, dans la deuxième moitié du même mois. En
octobre, ce seront à nouveau les wattmen et autres employés de la Société des
Tramways de Constantinople qui cesseront le travail, puis, toujours à
Istanbul, les salariés de la Compagnie des Eaux (société française, comme la
plupart des autres sociétés concessionnaires des services publics de la ville),
les électriciens, les gaziers, le personnel des bateaux de la Come d'Or3.

1D'après A. Gündüz Ökçün (éd.), Osmanlı Sanayii. J913, 1915 yılları sanayi istatistiki
(L'industrie ottomane. Les statistiques industrielles des années 1913 et 1915), Ankara, 1970, p.
66. La même société possédait au moins deux autres brasseries en Turquie, l'une située sur le
Bosphore, l'autre à Smyme.
2Spravochnik Profinterna, tome III, Moscou, 1926, p. 345 ; Şefik Hüsnü, "İşçilerimizde
Uyamkbk" (Le réveil de nos travailleurs), Aydınlık, 18, ocL 1923.
3Spravochnik Profinterna, op. cit., pp. 345 et sv.; G. Asthakov, op. cit., pp. 148-152; R.P.
Kornienko, Rabochee dvizhenie v Turtsii 1918-1963 gg. (Le mouvement ouvrier en Turquie
1918-1963), Moscou, 1965, pp. 58 et sv.
450 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Toutes ces grèves se déroulent grosso modo selon le même scénario.


Les salariés ne s'attaquent qu'à des sociétés étrangères ou appartenant à des
minoritaires (figues de Smyrne, tissages d'Istanbul) et exigent une révision
radicale des conditions d'emploi. Ils veulent la journée de huit heures, le repos
hebdomadaire, de meilleurs salaires — les augmentations réclamées oscillent
généralement entre 25 et 35 %, mais vont parfois jusqu'à 100 % comme dans
le cas des matelots des bateaux de la Corne d'Or —, des caisses de secours
mutuel alimentées en partie par le patronat, la gratuité des soins médicaux en
cas de maladie, le paiement des heures supplémentaires au tarif double, etc.
Parallèlement, ils demandent avec insistance le départ des employés chrétiens,
de ces "traîtres" qui pendant tant d'années ont fait le jeu de Vénizelos et des
Puissances alliées, et entendent être débarrassés dans les plus brefs délais des
cadres européens. La grève est conduite avec détermination et, le cas échéant,
les grévistes font même preuve, de l'avis de certains observateurs étrangers,
d'une "hystérie toute orientale". Ils sabotent leurs instruments de travail, ils
défilent dans les rues, ils se battent contre la gendarmerie anglaise (grève de la
brasserie "Bomonti"), ils envoient leurs femmes et enfants se coucher sur les
rails des voies ferrées. Les autorités laissent faire. Mieux, elles prennent dans
la plupart des cas ouvertement le parti des travailleurs. Quant aux chefs
d'entreprise, qui depuis le traité de Lausanne se sentent abandonnés et floués,
ils réagissent habituellement par la résignation. Dans un tel climat, la victoire
des grévistes est inéluctable. Le patronal ne résiste en général que quelques
jours. Il est rare qu'une grève se prolonge plus d'une semaine.

La seule grève qui finira par un échec sera celle du Smyrna-Aïdin


Railway. Au départ, les autorités et l'opinion publique turque ont, comme
dans le cas des autres arrêts de travail de cette période, soutenu sans réserve les
ouvriers. Les marchands musulmans de Smyme ont même versé 300 livres à
la caisse des grévistes. Unanimité payante. Dès le début de la grève, les
administrateurs anglais de la Compagnie se sont empressés de faire acte de
soumission. Mais, lorsque, après avoir obtenu une première fois satisfaction,
les cheminots ont fait monter les enchères — en demandant outre le renvoi des
employés chrétiens, une augmentation substantielle des salaires pour les
musulmans embauchés à leur place — les choses se sont gâtées. La direction
a refusé de payer plus cher une main-d’œuvre moins qualifiée que celle dont
elle venait de se séparer, et les hostilités se sont prolongées. Au bout du
dixième jour de grève, les négociants et les horticulteurs turcs, dont les figues
en attente dans les gares commençaient à pourrir, n'ont pas hésité à changer de
camp. Lâchés alors qu'ils croyaient être sur le point de l'emporter, sommés par
S O C IA L ISM E ET M OUVEM ENT O U V R IE R 451

le ministère de l'Économie — dûment avisé de la situation — de renoncer à


leurs exigences, les travailleurs n!ont eu d’autre ressource que de s'incliner1.
Bien entendu, l'épidémie de xénophobie qui s'est abattue sur les masses
laborieuses (comme sur le reste de la population turque) ne se manifeste pas
seulement à travers des grèves. Les ouvriers, ou du moins leurs porte-paroles,
expriment tout autant leur hostilité à l'égard des non-musulmans par des
discours, des prises de position publiques, des résolutions votées à l'issue de
meetings, par toute une agitation verbale qui contribue à accroître la panique
dans le camp des minorités. Dans les cercles politiques, on souffle sur le feu.
Vers le milieu du mois d'août, Mahmut Esat — probablement un des hommes
clés de cette campagne contre les Européens et les chrétiens indigènes — ira
jusqu'à convoquer personnellement, à Eskişehir, une assemblée des employés
de la Société du Chemin de fer d'Anatolie, dans le but manifeste d'activer les
choses au sein de l'entreprise2. Dans les premiers jours d'octobre, après
plusieurs semaines de déclarations et de rumeurs alarmantes, les journaux
annonceront tout un train de mesures dirigées contre les non-musulmans :
désormais, les affiches publicitaires, les prospectus, les programmes de
théâtre, les sous-titres de films doivent être obligatoirement rédigés en turc ; il
est interdit aux maisons de commerce de conserver leurs enseignes et
panonceaux en langues étrangères ; seul l'usage de la langue turque est autorisé
dans la comptabilité et la correspondance commerciale des entreprises ; les
grandes compagnies concessionnaires doivent renvoyer immédiatement la
totalité de leur personnel non-musulman ; enfin, dans un autre ordre d'idées, la
consommation de boissons alcoolisées est strictement interdite dans les cafés,
restaurants et autres lieux publics3. Du côté des minorités, ce sera évidemment
la consternation. Une consternation mêlée d'incrédulité. La plupart des
entreprises visées par cette réglementation feront la sourde oreille ou tenteront
de ne céder que sur le papier. Mais, dès la mi-octobre, les autorités reviendront
à la charge. Le 19 octobre, dans une déclaration à la presse, le ministre des
Travaux Publics, Feyzi bey, répétera sans détour :
"Conformément aux arrangements conclus avec les compagnies
étrangères, celles-ci ne doivent engager que des employés turcs. Cela ne
signifie pas qu'elles peuvent embaucher tous les sujets du
Gouvernement de la Grande Assemblée Nationale de Turquie sans
distinction. Elles ne doivent employer que des Turcs musulmans. Au
cas où les compagnies étrangères ne licencieraient pas dans les plus
brefs délais leur personnel grec, arménien et juif, je me trouverais dans
l'obligation d'annuler les privilèges qui leur permettent d'opérer en
Turquie. Cette décision est irrévocable."4

1Spravochnïk Profintema, op. cit., pp. 345-346, G. Asthakov, op. cit.y p. 149.
2R. P. Kornienko, op. cit., p. 59.
3FO, 371/9116, ff. 128-129,
4FO, 371/9116, f. 131, lettre du Haut-Commissaire N. Henderson en date du 23 oct. 1923.
452 DU S O C IA L IS M E À L 'IN T E R N A T IO N A L IS M E

Pour l'Union générale des ouvriers d'Istanbul, qui a dès le début de


l’année misé sur la carte du nationalisme et de la xénophobie, c'est là un
climat on ne peut plus favorable. En quelques semaines, l'organisation de
Şakir Rasim est devenue le centre de gravité du mouvement ouvrier turc. Elle
a généreusement prodigué ses conseils aux grévistes d'Istanbul, d'Héraclée et de
Smyme, elle a noué des liens avec de nombreux groupes de province, elle s'est
imposée aux autorités comme une interlocutrice digne de considération. Vers
la fin du mois d'octobre, à la suite d'une visite à Istanbul de James Ramsay
Macdonald, président du groupe travailliste aux Communes et futur Premier
ministre de Sa Majesté, elle pourra même se flatter, avec une certaine jactance,
d'être la seule organisation turque officiellement patronnée par le Labour Party
et la Deuxième Internationale1.

Du côté du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, par contre, c'est


la morosité. Les succès enregistrés par l'organisation de Şakir Rasim ont
contribué à repousser le groupe de Şefik Hüsnü à la périphérie du mouvement
ouvrier turc. Bien qu’il leur fût déjà arrivé dans le passé de flirter avec les
tenants du coup de balai intégral, Şefik Hüsnü et les siens n'ont pas su cette
fois, ou n'ont pas voulu, transiger avec leurs idéaux internationalistes. Us ont
laissé les gens de l'Union générale monopoliser les slogans xénophobes et
recueillir tous les fruits de la conjoncture. Au cours de ces mois de fièvre
ouvrière, les militants communistes se contenteront de compter les points
marqués par leurs rivaux. Non sans quelque dépit. Dans YAydınlık d'octobre,
Şefik Hüsnü fera de son mieux pour minimiser la portée des grèves de l'après-
Lausanne. Il mettra l'accent sur les incohérences du mouvement gréviste et,
tout en exaltant les initiatives prises par la classe ouvrière, appelera sans
ambages les travailleurs à se débarrasser de leurs leaders "louches" et
"incapables"2.

Rejetée vers l'arrière du front, l'organisation de Şefik Hüsnü n'aura en


définitive réussi, durant cette période, à voir le feu de près que dans une seule
affaire : une grève organisée au début du mois de septembre, à Istanbul, par
l'Association des typographes turcs. Commencée le 7 septembre, cette grève
— dirigée, contrairement aux autres débrayages de l'époque, non pas contre le
capital étranger mais contre les patrons turcs — a pendant deux semaines
pleines paralysé la sortie des huit principaux quotidiens de l'ancienne capitale
ottomane. Durant ces quinze jours, les grévistes ont publié leur propre

1R. P. Kornienko, op. cit.f p. 63 ; FO, 371/9176, ff. 51-52, lettre de Henderson en date du 24
oct. 1923.
2"İşçilerimizde Uyanıklık” (Le réveil de nos travailleurs). Aydınlık, 18, oct. 1923.
SOCIALISME ET M O U V E M E N T OUVRIER 453

journal, Haber (Les Nouvelles), subversif à souhait. Le patronat de son côté,


grâce à des "renards” fournis par Şakir Rasim, a mis sur pied un "journal
commun" {Müşterek Gazete) paraissant deux fois par jour. De part et d’autre,
on a multiplié les calomnies, les menaces, les propos acides. Mais finalement,
frappés aux yeux de l'opinion publique du sceau infamant du communisme et
déchirés par des mésententes internes, les typographes ont dû se résoudre à
abandonner toutes leurs revendications (portant essentiellement sur le
réaménagement de leurs conditions de travail) contre quelques piastres
d'augmentation. Une défaite travestie en compromis et qui allait permettre aux
patrons de justifier une importante majoration du prix de vente des journaux1.

Après cet échec — particulièrement marquant en raison de tout le bruit


fait autour de l'affaire —, le groupe de Şefik Hüsnü s'est bien gardé de
récidiver. Il est revenu à sa stratégie coutumière : repli, prudence, expectative.
En octobre 1923, à l'heure où le gouvernement s'apprête à proclamer la
République, c'est donc incontestablement du côté de Şakir Rasim et de ses
cohortes en pleine crue que semble se situer l'avenir. Les militants
communistes apparaissent, quant à eux, plus que jamais coupés des masses
laborieuses. Ils ont pourtant fait tout ce qu'ils pouvaient pour séduire.
Conformément aux directives du Komintern, ils ont soigneusement évité les
prises de position par trop radicales ; ils ont tout au long de l'année multiplié
les paroles conciliantes à l'égard du pouvoir kémaliste ; iis ont évité de heurter
les sentiments religieux de la population et se sont montrés respectueux
envers la nation. Mais ils n'ont pas su céder sur l'essentiel : leur attachement
au mouvement communiste international.
*
* *

En novembre 1922, lorsqu'il s'était agi d'amener la Grande Assemblée


Nationale à abolir le sultanat, Mustafa Kemal avait dû user de menaces :

"Messieurs, ce n'est pas par des discussions plus ou moins académiques


qu'on peut s’assurer le pouvoir et la souveraineté. Les sultans se sont
emparés du pouvoir par la force et ont mis la Nation en face du fait
accompli. Si la Nation veut la souveraineté, elle doit faire de même.
D'ailleurs, cette situation de fait existe déjà. Ceux qui dans cette salle
ne pensent pas comme moi ne pourront rien empêcher. Mais il y a tout
lieu de penser que certaines têtes seront tranchées."2

1Spravochnik Profinterna, op. cit., p. 345 ; G. Asthakov, op. cit., p. 151 ; M. Tunçay, op. cit., pp.
334-335.
2Mustafa Kemal Atatürk, Nutuk (Discours), 12ème éd., vol. II, Istanbul, 1972, pp. 690-691.
454 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Rien de semblable le 29 octobre 1923. Grâce aux élections de l’été,


Mustafa Kemal était désormais assuré d'une majorité confortable à
l'Assemblée. La loi constitutionnelle qui instaurait la République fut votée à
mains levées et adoptée à l'unanimité des 158 députés ayant pris part au
scrutin. Lors de la lecture du texte, il y avait eu quelques murmures. Mais
personne n'avait osé s'élever contre la volonté du Président de la Grande
Assemblée.

Singulièrement, il semble que la proclamation de la République n'ait


suscité chez les communistes turcs qu'indifférence. Entièrement consacré à
l'anniversaire de la Révolution d'octobre, YAydınlık de novembre 1923 passera
l'événement totalement sous silence. Ce n'est qu'en mai 1924 que Şefik Hüsnü
estimera devoir consacrer un bref article à la question1. Une indifférence due
peut-être au fait que la proclamation de la République était déjà attendue depuis
un certain temps et que la décision du 29 octobre ne faisait que s'inscrire dans
le cours naturel des choses.

Le changement de régime n'aura au demeurant aucune incidence


immédiate sur le mouvement ouvrier turc. Les premiers mois de la République
apparaîtront comme un simple prolongement de la période que nous venons
d'étudier : mêmes revendications, mêmes rivalités, mêmes problèmes. Une
manière de statu quo. En dépit de toutes leurs déconvenues, les animateurs du
Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs persisteront dans leur soutien au
gouvernement d'Ankara. Mieux, ils continueront de parier (à l'instar de certains
observateurs soviétiques) sur une hypothétique transmutation du populisme
kémaliste en socialisme. Jusqu'au jour où ils devront à nouveau faire face à la
répression.

1"İşçi Sınıfı Cumhuriyet Üstüne ne Düşünüyor" (Ce que pense la classe ouvrière à propos de la
République), Aydınlık, 21, mai 1924.
DIX-HUIT MOIS DE REPUBLIQUE
(2 9 octobre 1923 - 1er m ai 1925)

La proclamation de la République turque, le 29 octobre 1923, marque


un aboutissement : le processus engagé en avril 1920 par la mise en place à
Ankara d'un gouvernement de salut national opposé aux instances
collaborationnistes d'Istanbul est désormais achevé. Mais si la question du
régime politique est résolue, bien d'autres problèmes continuent néanmoins,
en cette fin de l'année 1923, de se poser à la Turquie nouvelle. Déclenchée en
1922, la lutte pour la reconstruction des finances et de l’économie nationales
ne fait que démarrer. Dans le domaine social et culturel, tout reste à accomplir.
La révolution kémaliste n'en est encore, en somme, qu'à ses premiers
balbutiements.

L'année 1924 sera ponctuée par toute une série de mesures décisives. Le
3 mars, le Khalifat est aboli. Ainsi, la Turquie rompt définitivement avec son
passé ottoman. Dans la même foulée, la Grande Assemblée Nationale se
prononce en faveur de la laïcisation de l'enseignement et de la suppression du
ministère des Affaires religieuses et des Fondations pieuses. Les lois votées
impliquent la fermeture des écoles d'enseignement religieux {medrese) et
l'abolition des tribunaux de droit divin. Après ce premier train de changements,
les choses s'accélèrent : le Gouvernement républicain s'efforce de réorganiser la
vie rurale, dote le pays de nouvelles structures administratives, lance un vaste
programme de travaux publics (chemins de fer, routes, ports, etc.), jette les
bases d'une réforme radicale de la justice, s'emploie à mettre sur pied un
nouveau système scolaire. Certaines des réformes kémalistes, les plus
spectaculaires — la loi interdisant le port du fez, l'adoption du code civil
suisse, le rejet des caractères arabes au profit de l'alphabet latin — ne viendront
qu'un peu plus tard, lorsque le régime se sentira véritablement sûr de lui. Mais
dès la fin de 1924, le bilan est sans conteste déjà remarquable.

Le monde ouvrier, toutefois, échappe singulièrement à la sollicitude des


Kémalistes. Le gouvernement d'Ankara, qui s'intéresse pourtant à l'industrie et
qui entend pourvoir la Turquie de structures économiques calquées sur celles de
456 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

l'Occident, semble vouloir prendre son temps pour régler les problèmes du
prolétariat. Les revendications avancées par le groupe ouvrier au Congrès
économique de Smyme n'ont servi qu'à alimenter les dossiers des ministres.
Au début de l'année 1925, un projet de loi ouvrière en 122 articles sera certes
présenté à la Grande Assemblée Nationale. Mais, jugé "insuffisant”, il sera
rejeté par les députés sans autre forme de procès. En fait, les milieux dirigeants
sont dans leurs grandes masses persuadés que la Turquie nouvelle ne peut
s'offrir le luxe, pour l'immédiat tout au moins, d'un prolétariat rénové,
jouissant de mesures de protection et doté de moyens de défense.

Dans de telles conditions, les groupes ouvriers de pointe et les


militants de gauche sont donc voués à ressasser constamment les mêmes
exigences et les mêmes mots d'ordre que par le passé. Et comme par le passé,
les maigres réserves d'agressivité dont disposent les éléments subversifs noyés
dans la masse des bien pensants ou des indifférents ne peuvent que continuer à
venir se briser contre l'indéniable savoir-faire des hommes au pouvoir.

La période qui s'ouvre avec la proclamation de la République n'est


cependant pas pour le mouvement ouvrier turc et les militants rassemblés
autour de Şefik Hüsnü une période de total sur-place. En dépit des tracasseries
multipliées par les autorités, il semble que 1924 ait été plutôt une bonne
année pour la syndicalisation du prolétariat industriel de Turquie. Du côté de
YAydınlık, pareillement, ce n'est nullement la sclérose. Vers le milieu de
l'année, Şefik Hüsnü et ses compagnons, après avoir été quelque peu "secoués"
par les instances dirigeantes du Komintern, redoubleront d'activité et, selon
toute apparence, parviendront même pour un temps à reprendre pied dans les
milieux ouvriers.
Mais à Ankara, les méthodes du gouvernement n'ont guère changé.
Laissez-faire et répression continuent de se mêler, au gré des nécessités du
moment. À l'instar des années précédentes, 1924 sera riche en alertes.
Incorrigibles, les militants communistes et les leaders du mouvement ouvrier
conserveront leur stoïcisme. Lorsque le pouvoir, tirant prétexte des désordres
survenus au Kurdistan, décidera, au début de 1925, de réduire l'opposition au
silence, ils feront mine de ne pas se sentir concernés. Ils tablent sans doute sur
l'apparente inconstance de la politique gouvernementale. Cette fois, pourtant,
c'est bien d'une estocade qu'il s'agit. C'est que, depuis la fin de la lutte pour
l'indépendance, la conjoncture a considérablement évolué. Grâce au traité de
Lausanne, les dangers extérieurs semblent définitivement circonscrits. À
l'intérieur, de même, le régime kémaliste s'oriente vers une évidente
stabilisation. L'heure n'est plus, dès lors, aux adroits louvoiements.
Solidement appuyé sur ses succès militaires et politiques, le gouvernement
peut se permettre désormais de se montrer intraitable.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 457

1. L'évolution du mouvement ouvrier

Les semaines qui suivent la proclamation de la République voient se


maintenir en Turquie un climat d'agitation ouvrière. Il s'agit des dernières
secousses du grand déferlement gréviste de l'après-Lausanne. Avec la
bénédiction tacite des autorités, les travailleurs turcs continuent de harceler les
entreprises étrangères. Les mots d'ordre n'ont pas changé. Agitant l'épouvantail
de la grève, les contestataires réclament l'amélioration de leurs conditions de
travail, une augmentation substantielle des salaires et, surtout, le départ de
tous les employés et cadres non-musulmans.

C'est à Istanbul que la turbulence est la plus manifeste. Comme à


l'accoutumée, les salariés de la Société des Tramways sont en première ligne.
Ils ont déjà, derrière eux, toute une tradition de guérilla anti-patronale et les
constantes palinodies des dirigeants de l'entreprise les obligent à revenir sans
cesse à la charge. Ils avaient débrayé en juin 1923, puis à nouveau au début du
mois d'octobre, pour obtenir le renvoi des employés appartenant aux minorités
non-musulmanes. Dans les premiers jours de novembre, ils se trouveront une
fois de plus dans l'obligation de relancer leur action. Pour l'essentiel, ils
demandent à la Société d'obtempérer aux injonctions gouvernementales
concernant le licenciement des salariés non-turcs. Mais leurs revendications
portent également sur divers litiges en suspens depuis un certain temps. Ils
réclament l'établissement d'un nouveau règlement intérieur, la modification des
statuts de leur caisse de secours mutuel, le doublement de la paie pour le
travail effectué les jours fériés, le regroupement des heures de repos, enfin la
mise en circulation de tramways réservés aux travailleurs1. Dans la
conjoncture de l'époque, la direction de la Société ne peut, face à de telles
exigences, que recourir à sa tactique habituelle : faire mine de céder, quitte
ensuite à se rétracter et à "s'arranger" avec les autorités locales pour se faire
pardonner sa mauvaise foi.

Aussitôt après les employés de la Société des Tramways, ce sera au


tour des ouvriers de la Compagnie des Eaux de Constantinople — une autre
entreprise étrangère — de s'agiter. Leurs doléances sont calquées sur celles de
leurs camarades des tramways. Mais ils demandent en outre que les voitures de
distribution d'eau soient à l'avenir tirées non plus par des hommes mais par

1Sedat Toy demir, "Türkiye'de İş İhtilâflarının Tarihçesi ve Bugünkü Durumu" (Historique des
conflits du travail en Turquie et leur situation actuelle), içtimai Siyaset Konferansları
(Conférences de politique sociale), vol. 4, Istanbul, 1951, pp. 54-55, reproduit in extenso la liste
des revendications du personnel des tramways ; cf. également Oya Sencer, Türkiye'de İşçi
Sınıfi. Doğuşu ve Yapısı (La classe ouvrière en Turquie. Sa naissance et sa structure), Istanbul,
1969, pp. 263-264.
458 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

des bêtes de trait1. Enfin, dans la même foulée, le flambeau de la contestation


sera repris par les ouvriers de la Société du Gaz. Ces derniers, passablement
exigeants, iront jusqu'à réclamer au patronat la gratuité des soins en cas de
maladie et l'allocation d'une indemnité pour "frais de maire" aux familles des
ouvriers décédés, tout en avançant un certain nombre de revendications plus
classiques telles que la réduction de la journée de travail, l'accroissement des
salaires, la distribution de primes annuelles, etc2.

Il semble que l'Union ouvrière de Şakir Rasim — principale


promotrice, nous l'avons vu, des débrayages de l'été 1923 — ait largement
contribué à animer toute cette effervescence. Si l'on en croit un rapport adressé
au Foreign Office par le Haut-Commissariat britannique à Constantinople,
c'est également cette organisation qui fut à la tête de la plus importante des
grèves de l'après-Lausanne, celle des Chemins de fer Orientaux3.

Ici, une certaine tension avait commencé à se manifester dès le début de


l'automne 1923. Comme partout ailleurs, les cheminots entendaient amener la
direction de la Compagnie à renvoyer les employés non-turcs, particulièrement
nombreux dans l'entreprise. Ils avaient par ailleurs à se plaindre de la mise en
place d'un nouveau système de calcul des salaires qui avait eu pour
conséquence d'entraîner une nette diminution de leurs revenus. Un premier
conflit avait opposé les ouvriers au patronat dans les premiers jours du mois
d'octobre. Il s'était agi à cette époque, pour les salariés musulmans de la
Compagnie, d'obtenir la réintégration d'un de leurs coreligionnaires licencié à
la suite d'une prise de bec avec un chef de train israélite et d'obliger
l'administration à chasser quelques-uns de ses agents appartenant à la minorité
juive. Devant le refus de la Compagnie, la situation s'était peu à peu
envenimée. Vers la mi-octobre, l'Association de secours mutuel des
cheminots, apparemment guidée par l'Union ouvrière de Şakir Rasim, avait
dressé toute une liste de revendications et s'était déclarée prête à appeler à la
grève si ses exigences devaient ne pas être satisfaites. Mis au pied du mur, les
dirigeants de la Compagnie avaient tenté de transiger. Ils avaient accepté de
réduire la durée du travail à neuf heures par jour et d'améliorer la rémunération
des heures supplémentaires. Ils avaient accepté également, moyennant
certaines réserves, de licencier une partie de leur personnel non-musulman. Par

1S. Toydemir, op. cit., p. 54.


2S, Toydemir, op. cit., p. 55.
3r o , 371/9176, ff. 134-137, rapport daté du 28 novembre 1923. O. Sencer, op. cit., pp. 259-263
fournit, en s’appuyant sur la presse de l'époque, d’intéressants compléments d'information sur le
déroulement de cette grève. Cf. aussi G. Astakhov, Ot Sultanata k demokraticheskoi Turtsii,
Moscou, 1926, pp. 150-151.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 459

ailleurs, ils s'étaient montrés disposés à s'accommoder d'une politique de


mesures sociales (paiement d'allocations aux ouvriers temporairement
empêchés de travailler, indemnités aux familles en cas de mort accidentelle
durant le service, etc.), à condition toutefois qu'un texte de loi ad hoc fût
voté par la Grande Assemblée. Mais ils avaient, en revanche, catégoriquement
refusé d'accorder aux ouvriers une augmentation de salaire ainsi que la prime
annuelle qu'ils réclamaient. Ils avaient également repoussé leurs demandes
relatives à l'octroi de quinze jours de congés payés et au versement d'une
somme de 5 000 livres turques à la caisse de l'Association de secours mutuel
de l'entreprise.

Les choses en étaient là lorsque la grève éclata. Le 18 novembre, après


d'ultimes tractations, plus de 1 200 ouvriers cessèrent le travail paralysant
totalement le trafic sur le réseau ferroviaire de Turquie d'Europe. Du côté de la
direction des chemins de fer, ce fut aussitôt la consternation. Près des gares,
les murs étaient couverts d'affiches dénonçant l'attitude anti-turque des cadres
étrangers de la Compagnie. L'administration répliqua en laissant entendre à la
presse et au public que les grévistes étaient manipulés par les communistes.
Par ailleurs, elle fit savoir qu’il était hors de question pour elle de céder. Dès le
début de la grève, le gouvernement d'Ankara avait été prié d'intervenir. Bientôt,
les pressions se multiplièrent. La Compagnie fit même appel aux bons offices
de la Société des Nations. Picard, le représentant de l'organisation préposée à la
surveillance de la frontière gréco-turque, fut chargé de contacter le Premier
ministre İsmet pacha et de l'informer des retombées néfastes de la grève sur le
trafic international. Finalement, les autorités kémalistes acceptèrent de
nommer un médiateur : Saadeddin bey, le préfet de police d'Istanbul. Pour le
gouvernement d'Ankara, l'action menée par les cheminots commençait à
constituer une sérieuse source de tracas, car la grève gênait les transports de
troupes vers la Thrace. Saadeddin bey eut donc pour mission de liquider
l'affaire dans les meilleures conditions possibles. Sommés d'accepter un
compromis qui leur accordait notamment une augmentation de salaire de 14%
(au lieu des 30 % exigés) et une journée de repos payée par semaine, les
cheminots commencèrent par faire la fine bouche. Mais le 28 novembre, dix
jours après le début du conflit, lorsque le gouvernement les eut menacés de
réquisition, ils jugèrent préférable de s'accommoder des offres qui leur étaient
faites.

La grève du personnel des Chemins de fer Orientaux fut la dernière des


grandes actions ouvrières de l'année 1923. À partir de la fin du mois de
novembre, les autorités, tout en conservant une certaine rigidité à l'égard des
460 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L ! S ME

entreprises à capitaux étrangers, s'orienteront vers une politique de


raccommodement avec celles-ci, de manière à ne pas trop contrarier les milieux
d'affaires occidentaux. Il semble qu’une partie des hommes au pouvoir —
notamment certains représentants de l'aile "libérale" du mouvement kémaliste
tels que le président de la Grande Assemblée Nationale, Fethi bey (Okyar) —
aient soudain été effrayés par les dimensions prises par la vague de grèves et,
craignant de voir l'agitation échapper au contrôle du gouvernement, aient
milité en faveur d'une attitude moins coulante vis-à-vis des revendications des
travailleurs. Le fait qu’un des supporters les plus résolus du prolétariat
national, le ministre de l'Économie Mahmud Esad, ait été exclu du nouveau
cabinet formé le jour de la proclamation de la République constitua également,
selon toute apparence, une des causes de l'extinction — à retardement — du
mouvement gréviste.

Tandis que les travailleurs turcs étaient invités par le gouvernement, sur
un ton relativement sec, à se calmer, l'Union ouvrière de Şakir Rasim
s'efforçait, quant à elle, de ne pas perdre les fruits de cinq mois d'agitation. Dès
les premières grèves qui avaient suivi la signature du traité de paix de
Lausanne, Şakir Rasim et les siens s'étaient dépensés sans compter, prenant la
tête du combat. Il s'agissait à présent pour eux de consolider leurs positions et
de faire le bilan des points marqués. Le 26 novembre 1923, alors que l'issue de
la grève des cheminots demeurait encore incertaine, Şakir Rasim parvint à
organiser à Istanbul un grand congrès qui rassembla, si l'on en croit les
informations parues dans la presse soviétique1, quelque 250 délégués. Étaient
représentés notamment trente-deux corps de métiers de l'ancienne capitale
ottomane dont la clientèle s'élevait, d'après les comptes rendus de la réunion, à
plus de 19 000 artisans et travailleurs d'industrie. Şakir Rasim avait également
fait venir des représentants des mineurs de la région d'Héraclée — une région
où il s'était rendu en personne quelque temps auparavant pour y attiser
l'agitation ouvrière — ainsi qu'un certain nombre de délégués de Balia-
Karaaydin, un vaste gisement de plomb argentifère situé non loin de Balıkesir.

Le congrès avait essentiellement pour but de mettre sur pied une


confédération ouvrière à l'échelle nationale. Şakir Rasim n'eut aucun mal à
faire accepter son projet. L’Union générale des ouvriers d'Istanbul qu’il avait
créée au début de l'année 1923 s'était considérablement renforcée au fil des

1P. Kitaigorodski, "Rabochee dvizhenie v Turtsii", Kommunisticheskij Internatsional, n° 11 (48),


1925, pp. 165-174. Cf. également les diverses données rassemblées dans la presse turque par
Mete Tunçay, Türkiye'de Sol Akımlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-
1925), 3ème éd., Ankara, 1978, pp. 340-342. Voir par ailleurs ffCongrès des ouvriers turcs", La
Vie ouvrière, 14 mars 1924, p. 4.
D I X - H U IT MOI S DE R É P U B L I Q U E 461

mois et avait réussi, à l'occasion des grèves de l'été, à prendre pied dans
diverses villes de province. Il suffisait donc d'un changement d'étiquette pour
transformer l'organisation existante en une formation confédérale. D'un simple
coup de plume, l'Union générale des ouvriers d'Istanbul se mua en Union
générale des ouvriers de Turquie {Türkiye Umum Amele Birliği). Şakir Rasim
s'attribua bien entendu la présidence et le secrétariat général de la nouvelle
organisation. Mais, recourant à un stratagème qu'il avait déjà utilisé lors de la
création de son premier groupement, il veilla d’autre part à se placer sous la
protection d'un homme proche du pouvoir. La vice-présidence de l'Union fut
confiée au docteur Refik İsmail, secrétaire de la section d'Istanbul du Parti du
Peuple, la formation politique des Kémalistes1.

Ce témoignage de bonne volonté allait être suivi de plusieurs autres


manifestations d'ostentatoire déférence vis-à-vis de l'ordre établi : télégrammes
de sympathie adressés à Mustafa Kemal et à certains membres du
gouvernement, banquets en l'honneur de divers généraux de passage à Istanbul,
déclarations publiques de dévouement aux intérêts nationaux, etc. Pour mieux
convaincre le gouvernement de l'innocuité de son organisation, Şakir Rasim
prit également le soin de multiplier les professions de foi anti-communistes et
de souligner que les travailleurs rassemblés à l'intérieur de l'Union ne
"poursuivaient que des buts économiques"*2. Le ton, en somme, était le même
que celui qui avait déjà si bien réussi à l'organisation à la veille du Congrès
économique de Smyrne, lorsqu'il s'était agi pour Şakir Rasim et ses adjoints
de rassurer à la fois leur clientèle ouvrière et le patronat.

Mais à présent les autorités commençaient à se méfier de la formation


mise sur pied par Şakir Rasim. Celle-ci demeurait de toute évidence liée au
mouvement socialiste international — ainsi qu'en témoignait l'accueil
chaleureux qu'elle avait réservé quelque temps auparavant au leader travailliste
James Ramsay Macdonald — et cela suffisait à la rendre suspecte. Par ailleurs,
le dynamisme dont elle avait fait preuve lors des dernières grèves montrait
suffisamment qu'elle pouvait, si on la laissait libre de se développer, se muer
le cas échéant en redoutable outil de subversion. Trois semaines après la
création de l'Union générale des Ouvriers de Turquie, les autorités se décidèrent
donc à étouffer le serpent dans l'œuf : le 18 décembre 1923, par ordre du
ministère de l'Intérieur, la nouvelle organisation fut sommée de se saborder.

*M. Tunçay, op. cit.r p. 340.


2P. Kitaigorodskii, op. cit.y p. 170.
462 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Şakır Rasim avait toutefois plus dfun tour dans son sac. Au lieu de se
soumettre, il fit intervenir auprès du gouvernement les amis qu'il comptait
dans les milieux kémalistes et notamment le vice-président de l'Union, le
docteur Refik İsmail. Ce dernier, jouant habilement des rivalités et des
divergences d’opinion qui existaient entre les divers services ministeriels
d'Ankara, parvint à obtenir un contre-ordre du ministère de l'Économie.
L'organisation continuait cependant à être interdite par le ministère de
l'Intérieur. Şakir Rasim dut se contenter d'un sursis bancal, tablant sur la
nonchalance et les embrouillements de la bureaucratie pour arranger les
choses1.

Aux yeux des hommes regroupés autour de Şakir Rasim, la grande


affaire du moment était d'obtenir du gouvernement la promulgation d'une loi
générale sur le travail. Bien qu'ils se prétendissent totalement soumis aux
volontés du pouvoir, ils entendaient ne pas renoncer pour autant à défendre les
droits des masses laborieuses. Cela faisait déjà près d'un an que les autorités
promettaient de prendre des mesures en faveur des ouvriers. À l'époque du
Congrès économique de Smyme, Mahmud Esad avait indiqué qu'un projet de
loi ouvrière était à l'étude et que les désirs des travailleurs ne tarderaient pas à
être exaucés. Mais les promesses gouvernementales étaient demeurées lettre
morte. Il s'agissait donc de revenir à la charge et de faire pression sur les
dirigeants d'Ankara pour qu'ils respectent leurs engagements.

Au début de l'année 1924, en l'absence de Şakir Rasim, parti


évangéliser les ouvriers de la région de Zonguldak, Refik İsmail décidait
d'organiser un congrès extraordinaire de l'Union ouvrière afin, selon toute
apparence, de ramener le calme dans les esprits des militants. La réunion eut
lieu le 20 janvier, avec la participation d'une soixantaine de délégués
représentant vingt-neuf corps de métiers. Les débats furent passablement
orageux. Pour autant qu’on puisse en juger d'après les comptes rendus parus
dans la presse de l'époque, il semble qu'une partie des présents aient reproché
aux leaders de l'Union — et en particulier à Refik İsmail, l'homme du Parti du
Peuple — leur inefficacité face aux atermoiements du gouvernement. Ce n'est
qu'après le retour précipité de Şakir Rasim que les choses rentrèrent plus ou
mois dans l'ordre. Il y a tout lieu de croire que le président de l'Union — qui
venait de subir un sérieux camouflet à Zonguldak où les autorités
locales l'avaient accablé de tracasseries de toutes sortes — parvint à apaiser les

*Un entrefilet paru dans le Cumhuriyet du 20 mai 1924 donne quelques indications sur les
difficultés rencontrées par l'organisation de Şakir Rasim. Le Vakit (21 et 23 janvier, 7 février
1924) fournit également un certain nombre d'informations. Cf. par ailleurs le dossier rassemblé
par M. Tunçay, op. cit.t pp. 340-342.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 463

contestataires en prenant leur parti et en s'engageant à faire une démarche


auprès du gouvernement1.

Une quinzaine de jours plus tard, le 6 février, une nouvelle réunion fut
organisée. Cette fois, Şakir Rasim avait en poche un atout important : une
lettre de Mustafa Kemal datée du 2 février. Dans cette lettre, le Président de la
République turque annonçait qu’un projet de loi avait été mis en chantier par le
ministère de l’Économie et qu'il était sur le point d'être soumis à la Grande
Assemblée Nationale. Il indiquait également qu'un autre texte allait être
bientôt consacré à l'organisation de la vie syndicale. Ces promesses
apparaissaient d'autant plus crédibles que le gouvernement venait de prendre
quelques mesures en faveur des ouvriers. À la fin de l'année 1923, il avait
décidé que la loi de septembre relative aux mineurs du bassin houiller de
Zonguldak et d'Heraclée serait applicable à tout le personnel des mines sans
distinction (ouvriers de fond, de surface, des transports de minerai, etc.). Le 2
janvier, il avait fait voter une loi — assez discutable il est vrai — organisant
le repos hebdomadaire au sein de certaines professions2. Présidée par Şakir
Rasim, l'assemblée du 6 février se déroula dans un climat d'euphorie. Les
délégués des divers corps de métiers eurent notamment droit à une "vibrante
allocution" du député de Zonguldak, Tunalı Hilmi bey, venu rassurer les
ouvriers au nom du gouvernement, et lecture fut donnée de la lettre de Mustafa
Kemal. Au terme des débats, l'Union ouvrière apparaissait plus solide au poste
que jamais3.

Mais en réalité l'heure du dénouement était proche. Depuis qu’elle avait


été interdite par le ministère de l'Intérieur, l'organisation de Şakir Rasim se
trouvait sur la corde raide. Menacée de devoir disparaître pour de bon, elle était
obligée de se tenir sur ses gardes et ne pouvait plus envisager de s'illustrer par
quelque coup d'éclat. En fait, les réunions de janvier et février 1924
constituaient déjà plus que n'en pouvaient supporter les autorités locales.
Quelque temps après la tenue de la seconde assemblée, les dirigeants de
l'Union, accusés d'avoir violé la loi sur les associations, furent priés de venir

^Sina Çiladır, Zonguldak Havzasında İşçi Hareketlerinin Tarihi. 1848-1940 (Histoire des
mouvements ouvriers dans le bassin de Zonguldak, 1848-1940), Ankara, 1977, pp. 136-144,
fournit quelques indications sur les agissements de Şakir Rasim à cette époque. Cf. aussi Turgut
Etingü, Kömür Havzasında İlk Grev (La première grève dans le bassin charbonnier), Istanbul,
1975, pp. 102 et sv. Voir par ailleurs "La situation en Turquie", La Vie ouvrière, 16 mai 1924, p.
3.
2La lettre de Mustafa Kemal a paru dans le Vakit du 7 février 1924. En ce qui concerne les
divers avatars de la loi sur le travail, cf. Nedjidé Hanum, "La législation ouvrière de la Turquie
contemporaine", traduit du russe par J. Castagné, Revue des Etudes Islamiques, cahier II, 1928,
pp. 231-254. Voir aussi N.A.O., "Turquie", La vie ouvrière, 4 janvier 1924, p. 5.
^M. Tunçay, op. cit., p. 341.
464 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L ! S ME

s'expliquer devant la chambre correctionnelle d'Istanbul. Ce fut un de ces


procès dont la justice, dans bien des pays, a le secret : il traîna en longueur,
nourri de multiples irrégularités et de subtilités avocassières. Les divers corps
de métier faisant partie de l’Union commencèrent toutefois à s'inquiéter.
Craignant sans doute d'être entraînés par Şakir Rasim dans la voie de la
subversion, ils se mirent l’un après l’autre à quitter l’organisation. C'était la
débandade1.

Le 1er mai 1924 fut néanmoins fêté avec un certain faste. Abandonné
par les éléments les plus modérés de sa formation, Şakir Rasim s'était,
semble-t-il, rapproché à cette époque des éléments extrémistes rassemblés
autour de Şefik Hüsnü2. Lors de la réunion qui eut lieu dans les locaux de
l’Union ouvrière, il prononça un discours résolument anti-gouvernemental au
cours duquel il proclama que les travailleurs combattraient jusqu’à l'avènement
en Turquie d’un gouvernement ouvrier. À la suite de cette veillée d'armes, un
groupe de quelque 150 personnes, parmi lesquelles figuraient notamment un
certain nombre d'employés de la mission commerciale soviétique, firent une
promenade sur le Bosphore, à bord d’un vapeur spécialement affrété pour
l'occasion. La journée se termina, dit-on, dans les jardins de la propriété d’été
que l’ambassade russe possédait à Büyükdere, une charmante localité située à
une vingtaine de kilomètres d'Istanbul3.

Mais quelques jours plus tard, l'Union ouvrière som brait


définitivement. On peut penser que la radicalisation des positions adoptées par
son président — radicalisation dont on perçoit mal les tenants et les
aboutissants, mais qui constituait peut-être un acte de provocation dicté par le
pouvoir et destiné à tromper la vigilance des éléments communistes4 — ne fit
que hâter les choses. Vers la mi-mai, alors que le tribunal ne s'était toujours
pas prononcé sur le sort qu'il convenait de réserver à l'organisation de Şakir
Rasim, celle-ci était invitée à cesser sur le champ toute forme d'action. Il ne
restait aux militants qu’à s'incliner. Le 19 du même mois, l’Union ouvrière
remettait son cachet officiel à l'administration provinciale et, par voie de
presse, annonçait publiquement qu'elle mettait fin à ses activités5.

1Cumhuriyet, 20 mai 1924 ; P. Kitaigorodskij, op. cit.t p. 171.


2C'est du moins ce qui ressort d'un rapport adressé au Quai d'Orsay en avril 1925, AMAEF,
Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, ff. 323 et sv.
3Aclan Sayılgan, Türkiye'de Sol Hareketler. 1870-1972 (Les mouvements de gauche en
Turquie. 1870-1972), Istanbul, 1972, p. 189.
4Les historiens soviétiques présentent presque toujours Şakir Rasim comme un "agent à la solde
de la police" ou un "escroc". Mais il est possible que son seul crime ait été d'avoir un faible pour
le réformisme.
5M. Tunçay, op. cit., p. 340.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 465

Certains groupes de travailleurs — en particulier les cheminots et les


employés des services publics qui, à force de s'agiter, avaient fini par prendre
le pli de la turbulence — n'étaient cependant pas disposés à se laisser réduire
au silence sans régimber. En l’absence d'une organisation confédérale
susceptible de défendre leurs intérêts, ils étaient résolus à se battre par leurs
propres moyens. Bien que le gouvernement eût nettement manifesté son désir
de voir les fauteurs de troubles rentrer dans les rangs, divers désordres
éclateront au cours de l'été 1924, apparemment de manière spontanée. Une fois
de plus, ce sont pour l'essentiel de grandes sociétés étrangères qui se trouveront
visées. Mais l'agitation tendra également à déborder en direction du secteur
public national et de quelques petites entreprises privées, jusque-là demeurées à
l'abri de l'effervescence ouvrière.

Toujours d'attaque, les employés turcs de la Société des Tramways de


Constantinople seront les premiers à passer à l'action. Ils déclarent la grève au
début du mois de juillet pour protester contre le licenciement injustifié d'un de
leurs camarades, un wattman qui avait eu maille à partir avec un contrôleur.
L'affaire ne tardera pas à s'envenimer. Le climat, en effet, n'est plus le même
que celui qui régnait en Turquie un an plus tôt, au moment de la signature du
traité de Lausanne. Engagé dans la voie de la normalisation de ses rapports
avec l'Occident, le gouvernement kémaliste souhaite conserver la confiance du
capital étranger et entend juguler l'agitation dans les milieux ouvriers. Pour
pacifier le personnel des tramways, les autorités locales auront recours à la
gendarmerie. Les affrontements entre la troupe et les travailleurs en colère
feront plusieurs blessés. Le calme ne sera rétabli qu’après l'arrestation d’une
trentaine de meneurs1.

Deux ou trois jours après la grève des tramways, un autre débrayage


important aura lieu à Istanbul : celui des facteurs des postes. Là encore, les
choses tourneront mal pour les grévistes. Ceux-ci réclament essentiellement
une augmentation de salaire et, de manière accessoire, de meilleures conditions
de travail. Soutenue par une grande partie de la presse, la Direction de Postes
ripostera par un lock-out massif et l'embauchage de 250 nouveaux employés
recrutés parmi les innombrables chômeurs venus en ville depuis la fin de la
première guerre mondiale2.

^Aydınlık. Fevkalâde Amele Nüshası (Numéro spécial de YAydinhk consacré aux questions
ouvrières), n° 1, août 1924, pp. 2 et sv. Fac-similé et transcription en caractères latins publiés
par A. E. Güran, Aydınlık Fevkalâde Amele Nüshaları, Istanbul, 1975. C est, selon toute
apparence, la grève des tramways qui a donné aux rédacteurs l'idée de publier des numéros
spéciaux sur les problèmes des travailleurs.
2Aydınlık. Fevkalâde Amele Nüshası, n° 1, août 1924, pp. 4-5.
466 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Nonobstant ces deux échecs successifs, l’agitation ouvrière aura


tendance à progresser et, à partir du mois d’août, à gagner même l’Anatolie. Ici
et là, on voit au cours de l’été 1924 des groupes de travailleurs s'organiser,
créer des associations à caractère syndical, ressusciter d'anciennes caisses de
secours mutuel en sommeil, se lancer dans de brèves actions anti-patronales. A
Istanbul, c’est chez les ouvriers des tramways que la propension à
l'effervescence demeure la mieux implantée. Mais les cheminots, le personnel
des minoteries, les ouvriers des tanneries et des ateliers d'armement bougent
également. En province, le mécontentement ouvrier se propage surtout le long
des voies ferrées. Les employés des chemins de fer s'agitent en Thrace, à
Eskişehir (une ville qui a déjà derrière elle tout un passé d'agissements
subversifs), à Ankara, dans la région de Smyme... Au début du mois d'août,
une brusque flambée gréviste, survenue à la suite d'un tragique accident de
travail, paralysera le trafic sur la ligne d'Ankara à Sivas. Mais désormais les
temps sont décidemment bien changés : avec l'appui du gouvernement, la
direction des chemins de fer d’Anatolie fera intervenir des chrétiens (recrutés,
semble-t-il, parmi les employés français, grecs et bulgares de la ligne) et
n'aura aucun mal à écraser la grève1.

C'est dans ce climat de fermentation larvée que l'Union des ouvriers de


Turquie, rebaptisée "Association pour le relèvement des travailleurs" {Amele
Teali Cemiyeti), allait, le 12 septembre 1924, renaître de ses cendres. Cette
fois, l'organisation, qui avait pris le soin de se présenter comme une société
d'assistance mutuelle, était munie d'une autorisation en bonne et due forme et
bénéficiait même d'une certaine sympathie de la part des autorités. Elle était
présidée par le docteur Refik İsmail, l'ancien vice-président de l'Union
ouvrière. En apparence, il s'agissait d'une association d'obédience strictement
kémaliste et il semble que le gouvernement d'Ankara espérait pouvoir, grâce à
elle, imposer son contrôle aux agités qu cherchaient à pousser le prolétariat
dans la voie de la revendication sociale. Mais ni l'équipe de Şakir Rasim, ni
celle de Şefik Hüsnü n'avaient accepté de se laisser déposséder de leurs charges
d'âmes. Faisant cause commune, socialistes et communistes s'étaient au
contraire empressés de noyauter la nouvelle organisation et, tout en la
maintenant sous la tutelle gouvernementale, n'avaient pas tardé à la
transformer en un instrument de propagation de leurs propres conceptions2.

1Les numéros spéciaux de YAydınlık constituent la source essentielle en ce qui concerne ces
divers accès de fièvre. La Vie ouvrière en France rend également compte, de temps à autre,
des événements de Turquie.
2Cf. ANİAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, ff. 323 et sv.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 467

Şakir Rasim ne figurait plus officiellement parmi les dirigeants de


l’Association. Il y a tout lieu de croire cependant qu'il continuait à jouer, en
coulisse, un rôle important au sein de celle-ci. Il faisait désormais figure
d'extrémiste. Au fil des mois, il s'était progressivement rapproché du groupe
de Şefik Hüsnü et désormais il maniait le vocabulaire révolutionnaire avec
autant d'aisance et de générosité que les collaborateurs 6!Aydınlık. Au début de
l'année 1925, on verra même sa signature apparaître dans le Mezhdunarodnoe
rabochee dvizhenie (Le mouvement ouvrier international), un des organes de
l'Internationale syndicale rouge1. Les militants communistes, pour leur part,
étaient représentés au sein de l'organisation par divers éléments ouvriers —
l'électricien Nuri, l'ajusteur Galip, les employés des tramways Mehmed et
Osman, etc. — ainsi que par Şefik Hüsnü en personne qui semblait vouloir à
présent délaisser les sphères intellectuelles au profit du prosélytisme à
l'intérieur des masses laborieuses2.

La création de l'Association pour le relèvement des travailleurs fut


suivie d'un certain regain de l'agitation, aussi bien à Istanbul qu'en province.
On peut supposer qu'il s'agissait pour les groupements ouvriers d'essayer de
tirer profit, tant qu'il en était encore temps, de l'apparent radoucissement des
autorités. Les protagonistes n'avaient guère changé : cheminots, employés des
tramways, gaziers, électriciens... Les mots d'ordre non plus. Les fauteurs de
désordre espéraient pouvoir, à force d'insistance, amener les dirigeants des
entreprises à tenir les promesses qu'ils avaient faites lors des troubles de
l'année précédente. Mais partout les choses se soldèrent par un fiasco total. Il y
eut quelques grèves au cours de l'automne. Les ouvriers des Chemins de fer
Orientaux, en particulier, s'illustrèrent vers la fin du mois d'octobre en
reprenant intégralement le scénario de novembre 1923. Ce fut un échec sans
rémission. Comme leurs camarades des tramways quelques mois auparavant,
ils se heurtèrent à la gendarmerie et durent reprendre leur travail sans rien
obtenir3. Un bref débrayage des métallurgistes à Adana, une grève un peu plus
soutenue des ouvriers du secteur textile à Istanbul débouchèrent de même sur
une incontestable défaite4. Le seul mouvement revendicatif qui faillit réussir
fut celui qui éclata aux minoteries d'Ayvansaray, dans la banlieue d'Istanbul.
Pendant tout le mois de novembre, les ouvriers musulmans de cette entreprise,

S h a k ir Rasim, "Assotsiatsiia Rabochikh Turtsii", Mezhdunarodnoe rabochee dvizhenie, 9 avril


1925, n° 3, pp. 1-2.
2AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, ff. 320-322, note de renseignements
en date du 21 avril 1925, rapport du commissariat spécial d'Annemasse du 25 mai 1925.
3Aydınlık. Fevkalâde Amele Nüshası, n° 5 ,17 novembre 1924, pp. 2 et 3 ; P. Kitaigorodskij, op.
c i t p. 171.
4Aydınlık. Fevkalâde Amele Nüshası, n° 5,17 novembre 1924, p. 4 ; P. Kitaigorodskij, loc. cit.
468 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

guidés par l’Association pour le relèvement des travailleurs, avaient harcelé


leur patron, un Grec répondant au nom de Kozmeto, de diverses exigences.
Priées d'intervenir, les autorités locales — et notamment le gouverneur
d'Istanbul — semblaient plutôt favorables aux thèses du personnel. Mais les
choses se gâtèrent lorsque, las d’attendre une solution négociée par voie
d'arbitrage, les ouvriers décrétèrent la grève au début du mois de décembre.
Désormais, le ravitaillement d'Istanbul en farine risquait d'être perturbé. Les
autorités changèrent donc aussitôt de cap et ordonnèrent à la police de procéder
à l'arrestation des principaux meneurs. Cela suffit à éteindre la combativité des
mutins1.

Singulièrement, les déboires qu'accumulaient de la sorte les masses


laborieuses n'eurent aucune incidence fâcheuse sur l'Association pour le
relèvement des travailleurs. Créée en principe dans le but de permettre aux
autorités d'orienter à leur guise le mouvement ouvrier turc, l'organisation du
docteur Refik İsmail était momentanément préservée des foudres du pouvoir.
La protection dont elle jouissait lui permit de s'étoffer progressivement et
d'exercer une influence de plus en plus marquée sur certaines couches du
prolétariat. Vers la fin de l'année 1924, elle avait déjà réussi à rassembler
autour d'elle près d'une vingtaine de corps de métiers. Les ouvriers des services
publics — chemins de fer, tramways, transports maritimes, gaz, électricité —
avaient été les premiers à accepter de se placer sous sa tutelle. Au fil des
semaines, plusieurs autres groupes de travailleurs étaient venus s'agréger à ce
noyau initial : les manipulateurs de tabac, les ouvriers des tanneries, les
typographes, les rameurs, les ouvriers de la poudrerie et des ateliers de
fabrication d'armes, ceux des minoteries, le personnel des arsenaux, etc.
Certains de ces groupes étaient organiquement liés à l'Association. La plupart
cependant ne faisaient, semble-t-il, que bénéficier de ses conseils et de ses
directives2.

1Aydınlık. Fevkalâde Amele Nüshası, n° 5, 17 novembre 1924, p. 5 ; n° 6, 13 décembre 1924,


pp. 6-7.
2I1 sera question plus loin du congrès convoqué par l'Association en février 1925. À en croire
YOrak Çekiç (Le marteau et la faucille) du 26 février 1925, cette réunion rassembla les
délégués des organisations suivantes : 1) ouvriers du chemin de fer d'Anatolie ; 2) ouvriers des
chemins de fer Orientaux ; 3) employés des tramways ; 4) employés et commis de la
Compagnie de navigation Şirket-i Hayriye ; 5) manipulateurs de tabac ; 6) dockers ; 7) ouvriers
des arsenaux maritimes ; 8) ouvriers de l'usine d'armements ; 9) ouvriers de l'usine de
Zeytinbumu ; 10) cartoucherie ; 11) ouvriers de la fabrique de fez (feshane) ; 12) employés du
champ d'aviation de San-Stefano ; 13) gaziers de Dolmabahçe ; 15) gaziers de Beykoz ; 16)
tanneurs de Beykoz ; 17) tanneurs de Kınalı ; 18) ouvriers des minoteries d'Ayvan Saray ; 19)
ouvriers des minoteries de Hasköy ; 20) ouvriers des minoteries de Balat ; 21) matelots et
chauffeurs ; 22) typographes ; 23) ouvriers des chantiers d’Istinye ; 24) rameurs ; 25)
électriciens de Silâhtar. On n'est pas renseigné avec précision sur la nature des liens que ces
divers groupes entretenaient avec l'organisation de Şakir Rasim, mais il y a tout lieu de penser
que l'Association pour le relèvement des travailleurs jouait le rôle d'outil confédéral.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 469

À partir du début 1925, la nouvelle union ouvrière allait se signaler de


plus en plus souvent à l'attention des autorités en lançant des manifestes aux
travailleurs et en intervenant dans les problèmes internes de diverses
entreprises. C'est ainsi, par exemple, que le 21 janvier elle fera afficher et
distribuer aux employés de la Compagnie des Tramways une liste de trente-
deux revendications imprimée et mise en circulation sans l'autorisation de la
police, ce qui lui vaudra un blâme de la part des magistrats municipaux1. À
cette époque, elle possédait par ailleurs son propre journal, YEmekçi (le
travailleur), résolument pro-kémaliste, et était en train de mettre sur pied une
troupe théâtrale ayant pour objectif d'éduquer les masses2.

Bien qu'ils eussent à leur tête une personnalité proche des sphères
gouvernementales, la plupart des éléments réunis au sein de l'organisation de
Refik Ismail n’hésitaient pas à faire preuve d’un esprit critique vis-à-vis du
pouvoir. Dans les premiers jours de janvier, cette aile contestataire profita de
ce qu'un projet de loi sur le travail était enfin amené devant la Grande
Assemblée Nationale pour relancer une campagne de propagande contre les
carences de la politique ouvrière du gouvernement.

Élaboré par une commission ad hoc placée sous la présidence du


ministre du Commerce Ali Cenani bey, le texte soumis à l'approbation des
députés représentait le fruit d'un louable effort de synthèse. Il comptait 122
articles et visait à réglementer par le menu toute une série de questions : durée
de la journée de travail, organisation du travail de nuit, modalités d'embauche
des femmes et des enfants, fixation des jours fériés, contrôle du travail effectué
à domicile, normes à respecter pour le paiement des salaires, etc. Mais, toutes
les mesures énumérées avaient le défaut de ne s'appliquer qu'aux entreprises
employant plus de dix salariés. En outre, sur bien des points, le projet
gouvernemental demeurait très en-deçà des exigences avancées par les
organisations ouvrières lors du Congrès économique de Smyrne : il fixait à dix
heures la durée de la journée de travail (sauf dans les mines où le principe des
huit heures semblait acquis), admettait le travail des enfants (pourvu qu'ils
aient plus de douze ans), passait allègrement sous silence tout ce qui pouvait
concerner la vieillesse, l'invalidité, les accidents, les assurances, etc. Il
négligeait de même totalement le problème, pourtant primordial, du droit de
grève et de coalition3.

*AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, note de renseignement du 21 avril
1925, f. 322.
2D'après le Cumhuriyet du 20 janvier 1925, cité par M. Tunçay, op. cit.r p. 364.
3Nedjide Hanum, op. cit., pp. 241 et sv. Cf. aussi A. Le Genissel, YOuvrier d'industrie en
Turquie, Beyrouth, 1948, pp. 58 et sv. À l'heure actuelle, le meilleur aperçu d'ensemble sur la
genèse de la loi sur le travail est fourni par Selim ilkin, "Devletçilik Döneminin İlk Yıllarında
İşçi Sorununa Yaklaşım ve 1932 İş Kanunu Tasarısı" (L'approche de la question ouvrière dans
les premières années de la période étatiste et le projet de loi sur le travail de 1932), Gelişme
Dergisi/Studies in Development, n° spécial, 1978, pp. 251-348.
470 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Dès que ce texte fut rendu public, l'Association pour le relèvement des
travailleurs entra en effervescence. Elle jugeait le projet bancal et trop
encombré de palliatifs insuffisants. Une grande partie de la presse partageait du
reste le sentiment des militants ouvriers. Même le journal conservateur
Tevhid-i Eflcâr écrivait à propos du projet de loi, dans son numéro du 27
janvier 1925 : "S'il s'agissait vraiment du texte dont le pays a besoin en ce
moment, il commencerait par les paroles suivantes : à compter de la
publication de la présente loi, la loi sur les grèves est supprimée. La
formation des organisations et des unions ouvrières est libre."1 Dans la foulée
des débats suscités par le document présenté aux députés, l'Association pour le
relèvement des travailleurs réunit le 13 février, dans ses locaux de Galata, les
représentants de diverses organisations ouvrières d'Istanbul afin de discuter des
suites à donner au projet gouvernemental. Il y avait là 150 délégués
appartenant à quatorze corps de métiers différents. Au cours de cette réunion, il
fut décidé de désigner une commission chargée de préparer un contre-projet.
Celui-ci devait s'inspirer de la plate-forme sur la question ouvrière mise au
point lors du Congrès économique de Smyme2.

Quelques jours plus tard, le 20 février, une nouvelle assemblée générale


était convoquée. Cette fois, près d'une trentaine d'associations avaient répondu
à l’appel. L'exaltation était à son comble. Les délégués présents se targuaient
de représenter plus de 30 000 travailleurs3. Le contre-projet élaboré par la
commission fut approuvé à l'unanimité. Au nom du prolétariat turc, les
rédacteurs du texte réclamaient la journée de huit heures, des mesures de
protection pour les femmes et les enfants, l'obligation pour les patrons de
n'embaucher qu'avec l'accord des organisations ouvrières et, surtout,
l'abrogation de toutes les dispositions en vigueur visant à entraver le droit de
grève et de coalition. En outre, ils mettaient l'accent sur la nécessité de prévoir
des sanctions pour les entreprises qui violeraient la loi4.

Après avoir donné son aval à ces revendications, l'assemblée — qui


s'était pour l'occasion érigée en "grand congrès ouvrier" — décida d'envoyer à
Ankara une délégation de trois hommes chargée de présenter les desiderata des
ouvriers au gouvernement. Forte de ses 30 000 supporters, l'Association pour
le relèvement des travailleurs espérait sans doute pouvoir faire accepter ses
vues sans trop de difficulté. Son initiative paraissait d'autant plus justifiée que

3Cité par Nedjidé Hanum, op. cit., p. 243.


2Nedjidé Hanum, op. cit., cf. aussi "Turtsiia i s'ezd rabochego obshchestva "Amele Teali",
Mezhdunarodnoe rabochee dvizJienie, n°44 (85), 1926, pp. 14-15.
3D'après YOrak Çekiç du 26 février 1925, cité par M. Tunçay, op. cit., P- 365.
N e d jid é Hanum, op. cit. p. 244.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 471

les membres de la Grande Assemblée Nationale eux-mêmes venaient de


repousser le projet d'Ali Cenani bey, l'ayant estimé insuffisant et "mal
rédigé"1.

Il est peu probable cependant que les délégués choisis par le congrès se
soient effectivement rendus auprès des dirigeants kémalistes. C'est qu'en réalité
la mission qui leur était assignée tombait très mal à propos. Quelques jours
plus tôt, en effet, un vaste mouvement de révolte s'était déclaré dans l'est de la
Turquie, en territoire kurde. Conduite par Cheikh Saïd, l'insurrection embrasait
déjà plusieurs provinces et était en train de se transformer en soulèvement
général. Dans une telle conjoncture, les demandes des travailleurs n'avaient
aucune chance d'être accueillies avec sympathie. Tout ce qui ressemblait à de
l'opposition ne pouvait que paraître suspect aux yeux des autorités. Bientôt la
gravité de la situation allait contraindre le gouvernement à instaurer dans le
pays un véritable régime d'exception. Le 4 mars, la Grande Assemblée
Nationale votait une "loi sur la sauvegarde de l'ordre" qui donnait aux hommes
au pouvoir toute latitude dans l'organisation de la répression. Manifestement,
l'ère des revendications et des marchandages était désormais close. Vu les
circonstances, il ne restait plus aux militants du mouvement ouvrier turc
qu'une seule chose à faire : se tenir cois.

2. La propagande bolchevique

Dans leurs rapports consacrés aux turbulences du mouvement ouvrier


turc, les informateurs du Quai d'Orsay et du Foreign Office m ettent
constamment l'accent, au lendemain de la proclamation de la République, sur
le rôle joué en la matière par les propagandistes à la solde de Moscou. La
Compagnie des Tramways traverse une mauvaise passe ? Ce sont les agents du
Komintern qui excitent les employés. Un nouvel organe ouvrier paraît
à Istanbul ? C'est la mission soviétique qui le finance. Des désordres éclatent à
la compagnie des Chemins de fer Orientaux ? Les instigateurs du mouvement
reçoivent leurs mots d'ordre de l'agence locale du Vnechtorg.

Il est difficile, dans l'état actuel de la documentation, de se faire une idée


exacte de la part du crédible dans ces informations. Nous avons déjà eu
l'occasion de souligner que les observateurs de l'Entente en poste en Turquie
avaient bien souvent tendance à surestimer l'importance du "péril rouge".
Cependant, même si leurs dépêches ne témoignent pas toujours d'un sens

^ e d jid é Hanum, loc. cit.


472 DU S O C I A L I S M E À L ?I N T E R N A T I O N A L ! S ME

critique très aiguisé, il n'y a aucune raison de les considérer comme de simples
fabulateurs. Que l'effervescence ouvrière à Istanbul et en Anatolie ait été
entièrement téléguidée, à l'époque qui nous occupe, par Moscou, cela paraît
assez peu vraisemblable. Mais il ne semble pas pour autant qu'il faille tenir
pour négligeable le travail de sape effectué en territoire turc par les agitateurs
communistes.

S'il faut en croire les correspondants du Quai d'Orsay, il existait en


Turquie, au début de l'automne 1923, trois grands centres de propagande
soviétique : Ankara, Istanbul et Mersin. À Ankara, la représentation
plénipotentiaire de l'URSS, dotée d'un important personnel, servait de plaque
tournante pour la diffusion des mots d'ordre venus de Russie et avait également
pour mission de regrouper les rapports des divers agents consulaires ou
commerciaux disséminés en Anatolie. L'Ambassadeur Jacob Z. Souritz, qui
avait succédé à Aralov en juin, s'était trouvé dans l'obligation de mettre de
l'eau dans son vin pour apaiser quelque peu les inquiétudes du gouvernement
turc. Mais il avait néanmoins réussi à conserver le réseau de prosélytes et
d'informateurs que son prédécesseur lui avait légué1. À Istanbul, les activités
de propagande étaient placées sous la double égide de la mission commerciale
et du consulat russes. Vers la mi-octobre 1923, le consul, J. Salkind, avait dû
quitter son poste en raison de "son manque de tact à l'égard des autorités
locales", mais il avait passé le relais à une "commission Potemkine"
récemment arrivée dans l'ancienne capitale de la Turquie et qui avait pour
mission officielle de s'occuper du rapatriement des émigrés désirant rentrer en
Russie2. À Mersin, enfin, c'était pareillement du consulat que relevaient les
"menées bolchevistes". Ce consulat avait été créé vers la fin de l'année 1922
pour pallier à la suppression de la mission soviétique d'Adana. Dirigé par
Vladislas Platt, un ancien professeur de l'Université de Moscou, il disposait
d'un personnel relativement important et en particulier de "deux agents destinés
aux missions spéciales", Richter et Razoumiroff. Ces derniers assuraient la
liaison avec les sympathisants locaux de la Russie des Soviets et, avec l'aide
de leurs affidés, s'occupaient de stimuler l'agitation contre la présence française
au Levant3.

^En témoigne notamment un rapport du 31 octobre 1923 adressé au Quai d’Orsay. AMAEF,
série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 280, ff. 39-41.
2Cf. le document cité à la note précédente. Sur les activités de Potemkine à Istanbul, voir aussi
Dokumenty Vneshnei politiki SSSR, Moscou, 1962, vol. VI, p. 553, doc. n° 330, note du ministère
des Affaires étrangères soviétique en date de 22 décembre 1923, et vol. VII, pp. 16-17, doc. n°
6, note du 8 janvier 1924.
3AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, lettre de Mr. Barthe de Sandfort,
consul de France, chef de la mission française en Cilicie, en date du 29 octobre 1923, ff. 34-38.
Cette longue missive donne d’intéressants détails sur l'organisation de la propagande soviétique
en Cilicie.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 473

Des foyers de propagande de moindre importance existaient également


en d'autres points du territoire turc. C'est ainsi par exemple qu'en octobre 1923
les autorités kémalistes découvrirent que Rize, un petit port de la mer Noire,
servait de lieu d'accueil pour un certain nombre d'agitateurs qui traversaient
clandestinement la frontière. La ville abritait un consulat russe très actif. La
police turque y opéra une descente et mit la main sur plusieurs milliers
d'exemplaires d'une brochure subversive en langue turque imprimée à Bakou.
En outre, tous les individus suspects d'œuvrer à la diffusion du communisme
furent arrêtés. Il y avait dans le lot deux "agents bolchevistes" appréhendés
dans l'enceinte du consulat, un ingénieur italien, plusieurs bateliers et
débardeurs, un officier turc, et même le maire de Rize en personne, Mustafa
R eis1. Rize n'était pas le seul port de la mer Noire à faire bonne mine aux
propagandistes de la Russie des Soviets. Malgré la surveillance accrue
qu'exerçaient sur le littoral les autorités kémalistes, Samsun, Trabzon et sans
doute d'autres petites localités de la côte continuaient, à l'époque qui nous
occupe, à se montrer perméables à l'infiltration bolchevique2. À l'intérieur du
pays, les consulats soviétiques de Kars, Artvin et Erzurum versaient eux aussi,
selon toute apparence, dans les activités de propagande. Enfin, il semble que
les mots d'ordre bolcheviques arrivaient également en Turquie par la voie des
pays balkaniques, et notamment de la Bulgarie. De petits noyaux de militants
existaient dans diverses localités de la Thrace orientale. Ces milieux diffusaient
le Ziya, l'organe en langue turque du Parti communiste bulgare, et servaient de
relais aux propagandistes venus à travers la frontière turco-bulgare3.

Naturellement, on note au lendemain de la proclamation de la


République, comme par le passé, une assez étroite corrélation entre l'intensité
des efforts dépensés par les "agents bolchevistes" et l'état général des relations
entre Ankara et Moscou. La première partie de l'année 1923 avait constitué à
cet égard une période particulièrement agitée, faite de continuels retournements
d'humeur. Les diverses missions soviétiques installées en territoire turc
avaient connu un véritable régime de douche écossaise : libres par moments
d'agir à leur guise, elles s'étaient trouvées à plusieurs reprises contraintes de
s'accommoder de soudaines vagues de répression et avaient dû faire face à
un nombre non négligeable d'arrestations. Ces zigzags de la conjoncture se

1AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, ff. 31-32, note de renseignements
datée du 18 octobre 1923.
2AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, ff. 76-77, note de renseignements du
14 décembre 1923.
3Le document cité à la note précédente donne quelques indications sur l'activité des agitateurs
bolcheviks en Turquie d'Europe. En ce qui concerne le Ziya, cf. A. E. Güran, Bulgaristan
Komünist Dar Sosyalist Partisinin Türkçe Gazetesi - Ziya (Ziya. A journai en langue turque du
Parti communiste - socialiste étroit de Bulgarie), Istanbul, 1976.
474 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

retrouvent également dans les mois qui suivent la proclamation de la


République. Mais les contrastes entre périodes de froid et périodes de redoux
allaient être désormais moins violents. Tout au long de l'année 1924, la
correspondance diplomatique turco-soviétique s’alimentera d’une infinité
d’incidents : actes de brigandage de part et d’autre de la frontière
transcaucasienne, démêlés à propos des anciennes propriétés de la Russie
tsariste à Istanbul, marchandages au sujet des droits de visa applicables aux
voyageurs se rendant d’un pays dans l’autre, etc1. Mais ces heurts viennent
dorénavant buter sur une volonté réciproque de banalisation des rapports entre
l’URSS et le gouvernement kémaliste. Souritz, l’ambassadeur soviétique à
Ankara, Ahmed Muhtar, son homologue turc à Moscou, savent agir en
souplesse et excellent dans l’art d’arrondir les angles. L’heure n’est plus ni aux
grands élans de fraternité, ni aux désaccords fracassants. Dans un tel climat, la
propagande bolchevique, tout en demeurant active, donne incontestablement
l’impression de s'assagir. Du côté turc, de même, les réactions seront plus
mesurées, plus ternes qu'auparavant : aux grandes rafles des années précédentes,
théâtrales à souhait, succèdent à partir d'octobre 1923 les opérations de police
au coup par coup, menées dans la discrétion, avec une efficacité routinière.

Vers le milieu de l'été 1924, les services de renseignements français


feront état de quelque 120 arrestations et expulsions "au cours des trois derniers
mois"2. Les propagandistes arrêtés sont pour la plupart soit des spécialistes
venus de l'extérieur, soit des individus recrutés sur place, souvent au sein des
minorités ou parmi les Russes blancs. Les autorités kémalistes reprochent à
bon nombre d'entre eux d'avoir introduit et diffusé en Turquie de la littérature
subversive. Quelques-uns sont accusés d'espionnage économique. À d'autres,
enfin, il est fait grief "d'avoir créé et entretenu dans les masses ouvrières et
dans les milieux militaires une atmosphère de mécontentement contre le
Gouvernement, susceptible de provoquer des mouvements de grève et des
désordres."3.

De temps à autre, la presse turque est informée d'un coup de filet


particulièrement réussi et les noms des personnes mises sous les verrous
s'étalent en première page des journaux. Ainsi, en décembre 1923, c'est un

^Cf. à ce propos les divers matériaux relatifs à la Turquie rassemblés dans Dokumenty.. vol.
VI, VII et VIII. Stefanos Yerasimos, Türk-Sovyet İlişkileri. Ekim Devriminden M illi
Mücadeleye (Les relations turco-soviétiques. De la révolution d'Octobre à la lutte nationale),
Istanbul, 1979, a rassemblé ces documents épars et en a donné une version en langue turque.
2AM AEF, série E, Levant 1918-1919, Turquie, vol. 100, rapport du commissariat spécial
d'Annemasse en date du 6 août 1924, f. 100.
3AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, f. 41, note de renseignements du 31
octobre 1923.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 475

certain Vladimirof qui tient la vedette. Dessinateur de son métier, il s’était


semble-t-il spécialisé dans la fabrication de faux passeports. Il travaillait pour
le compte de la représentation soviétique à Istanbul qui destinait sa production
aux propagandistes entrés clandestinement en Turquie1. En février 1924, le
Vakit, un des quotidiens les plus lus d'Istanbul, livre au public les noms de
trois autres agents soviétiques, Kalinine Davidovitch, Mikhail et Grigor
Yobello, qui entretenaient des contacts avec les milieux ouvriers2. Au début de
l'été, la prise des policiers turcs est encore plus remarquable : un Russe blanc,
le général Tannenberg, suspect d'avoir fait de la propagande communiste en
Turquie d’Europe. Une perquisition à son domicile avait permis d'y découvrir
des documents relatifs à l'organisation de l'agitation pro-soviétique en Orient
ainsi qu'un certain nombre de papiers éminemment compromettants concernant
le mouvement communiste égyptien3.

Le fait qu'un grand nombre de consulats russes et d'agences de


Vnechtorg se fussent installés en Turquie dans les années 1921-1922 ne
pouvait évidemment que favoriser l'activité des propagandistes. Dès le milieu
de 1922, les autorités kémalistes s'étaient efforcées d'enrayer la progression des
officines soviétiques en multipliant les tracasseries à l'encontre de celles qui
étaient déjà implantées en territoire turc. Des pourparlers avaient été entamés
en vue de mettre sur pied un accord commercial et une convention consulaire
acceptables pour les deux parties. Au début de l'année 1924, ces discussions
demeuraient encore à l'état embryonnaire et les prétentions du gouvernement
soviétique — qui faisaient du reste pendant à des prétentions équivalentes du
gouvernement d'Ankara, soucieux de conserver une certaine emprise sur les
musulmans de Russie — continuaient de gêner et d'inquiéter les kémalistes.

Bientôt, toutefois. Turcs et Russes allaient parvenir à une sorte de


modus vivendi. Par un échange de notes en date du 7 février 1924, l'on
s'entendit de part et d'autre pour limiter le nombre des consulats autorisés à
fonctionner et pour supprimer quelques postes jugés inutiles. La Turquie se vit
reconnaître le droit de se faire représenter à Moscou, Tiflis, Bakou, Erivan,
Batoum, Novorossiisk et Alexandropol. L’URSS, de son côté, obtint d'être
présente à Ankara, Istanbul, Smyme, Kars, Artvin, Erzurum et Trabzon. Dans
un souci de strict équilibre numérique, chacun des deux pays se voyait réduit
à sept consulats, au moins temporairement. La Turquie s'en sortait sans la

1AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, ff. 76 et sv., note de renseignements du
14 décembre 1923.
2M. Tunçay, op. du, p. 357.
3AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, f. 100, note du 6 août 1924.
476 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

moindre perte. L'URSS, par contre, devait renoncer à divers postes non
mentionnés dans l'accord — en particulier à son poste de Rize, fermé depuis
l’affaire d'octobre 1923 — et, surtout, à ses représentations de Samsun et de
Mersin1.

La suppression du consulat de Samsun était probablement due au fait


que, peu de temps après la proclamation de la République, les autorités
kémalistes avaient découvert dans cette ville un groupe de treize militants
soupçonnés d'entretenir d'étroites relations avec le personnel consulaire russe2.
En ce qui concerne le consulat de Mersin, on est en droit de penser,
pareillement, qu'il s'était agi pour le gouvernement d'Ankara de sanctionner —
peut-être à la demande des Français — la continuelle agitation, parfois assortie
de violences, que ses propagandistes entretenaient en Cilicie et dans la Syrie
voisine3.

Le consul soviétique, Vladislas Plat, et ses collaborateurs quittèrent


Mersin le 10 avril 1924. C'est sans doute vers la même époque que le consulat
de Samsun ferma aussi ses portes. Dès le 15 avril, le chef de la mission
française en Cilicie, Barthe de Sandfort, informait le Quai d'Orsay, avec une
évidente satisfaction, des conséquences inespérées de l'accord turco-soviétique.
Mais, dans la même dépêche, il annonçait également que les Soviets se
préparaient à une intensification de la propagande communiste en Turquie4. De
fait, même si la fermeture de quelques-unes de leurs représentations constitua
une gêne certaine pour les Russes, il ne semble pas pour autant que ces
derniers se soient tenus pour vaincus. À partir de juillet 1923, au lendemain du
cinquième Congrès du Komintern, on allait au contraire assister à une
recrudescence des activités de propagande en Turquie d'Europe et en Anatolie,

1Dokumenty..., vol. Vil, pp. 92-94, doc. n° 42. Il est à noter que cet échange de notes prévoyait
la mise en place imminente d'une convention consulaire. Cette convention ne fut cependant
jamais signée.
2AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, f. 77, renseignements du 14 décembre
1923.
3AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, ff. 34 et sv. Le 29 octobre 1923, le
consul de France Barthe de Sandfort écrivait notamment : "M. Platt [qui dirige le consulat
soviétique à Mersine] dispose de fonds considérables, grâce auxquels il s'est assuré des
intelligences dans tout le pays et même dans les sphères officielles. Le commissaire en chef de
la police d'Adana, Hamdi bey, ex-aide de camp du célèbre bandit Osman agha, est notamment
à la solde des Bolcheviks et touche 45 Ltqs. par mois (...) Des tracts de propagande
communiste sont répandus ici par les soins d’un office composé de quatre israélites, deux
hommes et deux femmes ; un cinquième assure la liaison entre Mersine et Adana. Les tracts
sont distribués sous le manteau parmi la population besogneuse, boutiquiers, employés de
commerce, petits fonctionnaires, instituteurs, etc. Mais l'activité du Consulat soviétique semble
surtout s'exercer contre la France en Syrie. Des foyers de propagande auraient été créés à
Alep et à Beyrouth. Les fonds seraient envoyés à un nommé Halil Moussa, plus connu sous le
nom de Ak-djan..."
4AMAEF, loc. cil. ff. 88-89.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 477

conformément aux résolutions qui venaient d'être élaborées à Moscou. Peu de


temps après l’arrestation du général Tannenberg, les informations du même
type commencèrent à se multiplier dans les journaux. Mais les autorités
kémalistes avaient beau intervenir, elles ne parvenaient pas à intimider
réellement les agitateurs.

Dans les dernières semaines de 1924, le Quai d'Orsay se mit à recevoir


des nouvelles de plus en plus alarmantes. Les masses laborieuses turques,
certes, continuaient de se montrer peu accessibles au communisme et il n'y
avait, selon les agents des services de renseignement français, pas grand chose
à craindre de ce côté. Mais les propagandistes bolcheviks, eux, redoublaient
d'activité. C'est ainsi, par exemple, qu'en novembre un certain nombre
d'intellectuels turcs, dont Arif Oruç, un des pionniers de l'extrémisme
anatolien du temps de l'Armée verte, avaient été commandités par les Russes,
à raison de 500 livres par mois, pour le lancement d'un nouveau périodique
communiste, le Yeni Alem (Le nouveau monde). Ce projet avait échoué, mais
d'autres organes bénéficiaient à présent de la manne soviétique : YOrak Çekiç
(Le marteau et la faucille), un hebdomadaire populaire dont le premier numéro
devait paraître incessamment et, surtout, YAydınlık de Şefik Hüsnü. Les
Russes manifestaient leur activité également sous d'autres formes. Ainsi, il y
avait à Istanbul des individus qui, chaque jour, faisaient la navette entre la
librairie Aydınlık, un des lieux de rassemblement des militants locaux, et le
Vnechtorg ou le consulat soviétique. Certains agents, en particulier le Bulgare
Hadji Nikonof, s'employaient d'autre part à travailler les milieux ouvriers1.

La question qui se pose, bien entendu, est de savoir pourquoi les


autorités kémalistes ne prenaient pas des mesures pour mettre fin à un tel état
de choses. Il ne semble pas qu’il faille incriminer les méthodes de la police et
de l'administration turques, encore qu'il ne soit pas impossible d'imaginer que
celles-ci aient pu, le cas échéant, se montrer sensibles à certaines libéralités
des missions soviétiques. En réalité, la relative modération dont témoignait le
gouvernement d'Ankara est assez facile à comprendre. Elle s'explique tout
simplement par le fait que la Turquie ne pouvait pas se permettre, dans la
conjoncture de l'époque, de s'aliéner l'URSS. En effet, depuis plusieurs mois,
le pouvoir républicain se sentait sérieusement menacé par l'évolution de la
situation le long des frontières orientales du pays. Dans les provinces kurdes,

1AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, rapport du 21 avril 1925, ff. 323 et sv.
La question des subsides versés par le consulat soviétique sera évoquée lors de la comparution
des militants turcs devant le "Tribunal d'indépendance" d'Ankara en août 1925. Cf. à ce propos
A. Sayıl gan, op. cit.f p. 191. L'équipe de YA ydınlık recevait semble-t-il, 1 000 dollars par
trimestre. C'est P. Kitaigorodskij, alors secrétaire du consulat soviétique d'Istanbul, qui était
chargé d'effectuer ces versements.
478 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

la révolte mûrissait et la moindre étincelle pouvait mettre le feu aux poudres.


En Iran, Reza Khan était en train de jouer une partie dont les tenants et
aboutissants n'apparaissaient pas très clairs. Il avait, en octobre 1924, décrété
la mobilisation générale et le sentiment qui prévalait à Ankara était que,
manipulé par l'Angleterre, le nouveau despote persan risquait par ses
initiatives de nuire à la Turquie. Du côté de la Mésopotamie, les prétentions
britanniques relatives aux pétroles de Mossoul continuaient de constituer un
grand sujet de préoccupation. Bien que la SDN se fût prononcée au début de
l'automne en faveur de la thèse anglaise et eût décidé de rattacher la région de
Mossoul à l'Irak, le gouvernement d'Ankara espérait encore pouvoir conserver
cette province. Dans une toute autre direction enfin, les divers projets d'entente
qui florissaient à travers la péninsule balkanique représentaient eux aussi une
source d'inquiétude. Le climat n'était de toute évidence guère favorable à
l'adoption d'une attitude dure vis-à-vis de Moscou. Entourée de dangers, pleine
de défiance à l'égard des puissances occidentales, la Turquie avait, dans
l'immédiat, encore besoin de l'URSS. Il était d'autant plus nécessaire pour elle
de maintenir des relations correctes avec son alliée des mauvais jours que
certaines sources faisaient état de mouvements de troupes soviétiques en
Transcaucasie. Cette concentration de forces armées aux frontières pouvait
préluder à une éventuelle intervention de la Russie dans les désordres qui
menaçaient la région. Il fallait à tout prix détourner le gouvernement
soviétique d'une telle tentation, ou, tout au moins, s'assurer qu'en cas
d’intervention celle-ci ne nuirait pas aux intérêts de la Turquie.

L'incendie qui couvait dans les provinces orientales allait finalement


éclater en février 1925. Nous avons vu plus haut que l'insurrection kurde
amena dans son sillage une vague de mesures répressives à laquelle le
mouvement ouvrier turc ne put échapper. Dans la nouvelle conjoncture, les
propagandistes communistes étaient naturellement condamnés à un certain
désœuvrement. Quelques-uns d'entre eux jouissaient de l'immunité
diplomatique et ne risquaient par conséquent, au pis aller, que l'extradition.
Mais les menaces qui pesaient sur leur clientèle locale suffisaient à les rendre
circonspects. À partir de la révolte du Cheikh Saïd, les informations
concernant les activités des agents bolchevistes se feront très rares dans les
dépêches des services de renseignements occidentaux. Une obscure affaire de
haute trahison à Smyme, mettant en cause Vladislav Platt, l'ancien consul de
Mersine, quelques incidents vite étouffés à Istanbul, tels sont à peu près les
seuls éléments qui viennent témoigner de la persistance, malgré tout, d'un
semblant d'activité chez les spécialistes de l'agit-prop1.

1Les démêlés de V. Platt avec les autorités kémalistes sont signalés au Quai d’Orsay par le
consul général de France à Smyme dans une lettre datée du 30 avril 1925. AMAEF, série E,
Levant 1918-1919, Turquie, vol. 281, f. 110.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 479

Cet affaissement soudain du prosélytisme communiste n'eut, semble-t-


il, aucune retombée marquante sur le cours des rapports turco-soviétiques. Les
mois qui suivirent l'insurrection kurde furent marqués par la même volonté de
bonne entente que celle qui avait régné tout au long de l'année 1924. La mise
au point d'un nouveau traité d'alliance entre la Turquie et l'URSS constituait la
grande affaire du moment. Les pourparlers furent longs et ponctués de diverses
difficultés, mais ils se déroulèrent néanmoins dans un climat de tolérance
m utuelle1. C'est que ni Moscou, ni Ankara n'avaient intérêt à jouer les
mauvais esprits. Face aux manœuvres britanniques en Irak et en Perse, face à
l'extension de l'influence occidentale dans les Balkans, face aussi à la précarité
des arrangements internationaux relatifs au passage des navires de guerre à
travers les Détroits, Turcs et Soviétiques se retrouvaient à peu près dans la
même situation qu’en 1920 : ils étaient condamnés à s’entendre. Leur stratégie
s’avéra du reste payante. Devant le risque qu'il y avait à jeter la Turquie dans
les bras de la Russie, les Grandes Puissances ne pouvaient, en effet, que se
sentir obligées de faire preuve d'une certaine modération dans leurs appétits.
Vers la fin de l'année 1925, l'ambassadeur de France en Turquie, Albert
Sarrault, allait évoquer, à propos du rapprochement turco-soviétique, la
possibilité d'une "croisade asiatique contre la race blanche"2. Il n'était pas seul
à nourrir de telles craintes. Bien que les événements des années précédentes
eussent montré que la Turquie nouvelle était plutôt bien disposée envers ses
adversaires d'hier, bon nombre de diplomates continuaient encore, deux ans
après la proclamation de la République, de considérer l'amitié entre Moscou et
Ankara comme une redoutable menace pour l'Occident.

5. Le groupe de la revue Aydınlık

Tandis que les propagandistes venus de Russie ou d'ailleurs


s'employaient à mettre en échec la vigilance des autorités kémalistes, les
hommes rassemblés autour de Şefik Hüsnü, de leur côté, faisaient de leur
mieux pour propager l'idéologie nouvelle parmi les intellectuels et, dans une
moindre mesure, parmi les travailleurs. Au moment de la proclamation de la
République, YAydınlık avait déjà derrière lui plus de deux ans d'existence. Au
cours de cette période, dix-huit numéros avaient paru, totalisant 480 pages de

*De nombreux matériaux rassemblés dans le vol. VIII des Dokumenty... permettent de suivre
dans le détail les diverses phases de l'élaboration du nouveau traité d'alliance turco-soviétique.
Ce traité fut signé — à Paris — le 17 décembre 1925 et ratifié au début de Vannée 1926. Cf.
Dokumenty...» vol. VIII, pp. 739-741, doc. n° 418.
2AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, ff. 134 et sv. dépêche datée du 18
novembre 1925.
480 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

texte. Şefik Hüsnü et les autres rédacteurs de la revue, en particulier Sadrettin


Celâl, avaient progressivement acquis une solide expérience dans le domaine de
la vulgarisation des idées dont ils se réclamaient. En dépit des diverses
bourrasques qu'ils avaient eu à affronter, ils n'étaient nullement prêts à
abandonner le combat. Ils allaient poursuivre la publication de leur organe
jusqu'en février 1925, époque à laquelle le gouvernement mettra définitivement
fin à la vie de la revue en faisant jouer la "loi sur la sauvegarde de l'ordre"
votée à l'occasion des troubles dans le pays kurde.

Les derniers numéros de YAydınlık — il y en a eu au total treize entre


octobre 1923 et février 1925 — ressemblent beaucoup à ceux parus avant la
mise en place de la République. On y retrouve les mêmes préoccupations, le
même éclectisme dans le choix des sujets traités, la même propension à
l'intellectualisme. Toutefois, l'orientation pro-soviétique du groupe de Şefik
Hüsnü s'y manifeste de façon nettement plus marquée que par le passé. C'est
ainsi par exemple que le numéro de novembre 1923 est entièrement consacré à
la célébration du cinquième anniversaire de la révolution d'Octobre. Le numéro
suivant — qui ne put paraître qu'en février 1924 — a pour principal sujet la
mort de Lénine. Les autres numéros de l'année 1924 contiennent eux aussi de
nombreux articles touchant l'expérience soviétique. La référence à Barbusse et
au mouvement Clarté demeure présente, mais sérieusement estompée :
désormais Paris est éclipsé par Moscou.

Cependant, même si la Russie des Soviets occupait une part


grandissante dans leur revue. Şefik Hüsnü et ses collaborateurs ne négligeaient
pas les problèmes spécifiques de la Turquie. On recense dans les derniers
numéros de YAydınlık autant d'articles consacrés à des questions d'intérêt local
que dans les livraisons antérieures à octobre 1923 : éditoriaux politiques,
chroniques de la vie ouvrière, études économiques, dissertations sur des sujets
littéraires, etc. Les rédacteurs de la revue n'avaient pas renoncé à l'objectif
qu'ils s'étaient fixé à l'époque du lancement de Kurtuluş. Ils continuaient
d'élaborer pierre à pierre, au gré des thèmes proposés par l'actualité, une
analyse marxiste de la société turque.

Il est curieux, ceci dit, de constater que le principal événement de la


période, la proclamation de la République, fut sur le moment totalement
passé sous silence par les chroniqueurs de YAydınlık. Ce n'est, nous l'avons
déjà noté ailleurs, qu'en mai 1924, soit sept mois après la mise en place
du nouveau régime, que Şefik Hüsnü allait prendre acte du fait républicain,
dans un article intitulé "Ce que pense la classe ouvrière à propos de la
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 48 1

République”1. Ce mutisme prolongé ne faisait qu’exprimer la profonde


méfiance que les hommes rassemblés autour de YAydınlık nourrissaient vis-à-
vis des initiatives de Mustafa Kemal.

En fait, dans un éditorial paru au début du mois d’octobre 1923, Şefik


Hüsnü avait jeté à l’avance l'anathème sur la république kémaliste. On pouvait
lire notamment dans ce texte :

'Tl ressort des débats en cours et des nouvelles parues dans les journaux
qu’on projette de faire de la Turquie une république pareille à ces
républiques d'Europe et d'Amérique qui ne sont rien d'autre que des
monarchies sans monarque. Comme on le sait, ce type de républiques
représente la forme de gouvernement la plus propre à l'installation du
pouvoir de la classe bourgeoise."2

Dans la suite de son article, Şefik Hüsnü soulignait le caractère


"bourgeois" des structures gouvernementales élaborées par le mouvement
kémaliste et faisait reproche au gouvernement d'Ankara d’avoir dépouillé la
Grande Assemblée Nationale, seule expression de la volonté populaire, d'une
partie de ses prérogatives au profit de l'oligarchie bourgeoise représentée par le
conseil des ministres.

Dans "Ce que pense la classe ouvrière à propos de la République", on


retrouve une argumentation comparable. Au bout de sept mois de régime
républicain, Şefik Hüsnü faisait sans ambages état de sa déception. Il accusait
les Kémalistes d'avoir mis la révolution populaire au service de la bourgeoisie,
leur reprochait de mener une politique hostile à la classe ouvrière et affirmait
que le changement de régime n'était qu’un leurre destiné à faire passer la pilule
de l'oppression capitaliste. Au terme de cette diatribe, il n'hésitait pas toutefois
à demander aux travailleurs de continuer à soutenir le parti de Mustafa Kemal.
C’est qu'à ses yeux le régime en place était, malgré tout, porteur de progrès :

"C'est grâce au parti républicain que nous ne sommes plus les esclaves
du passé. Le parti républicain a également détruit un certain nombre
d'institutions qui n'étaient plus compatibles avec les besoins du temps
présent. En raison de ses appartenances de classe, ce parti a tendance à
stagner, à reculer devant l’action, à ne prendre des mesures sérieuses que
s'il s'y trouve forcé. À l'heure actuelle, le devoir essentiel de la
classe ouvrière est de faire échec à cette pusillanimité et d'encourager le

^"işçi Sınıfı Cumhuriyet Üstüne ne Düşünüyor", Aydınlık, n° 21, mai 1924.


2,,İnkilap Esasatınm Tadili" (L'adoucissement des principes révolutionnaires) Aydınlık, n° 18,
oct. 1923, pp. 458-460.
482 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

gouvernement de la République à se jeter de l'avant... Ces temps


derniers, l'Assemblée Nationale a aboli le Khalifat, chassé la dynastie
ottomane hors du pays et écarté la religion des affaires de l'État. Il s'agit
là de réformes qui revêtent du point de vue révolutionnaire une
importance capitale... Les adversaires du parti républicain, serviteurs du
capital étranger, sont favorables au maintien du khalifat et du sultanat
et se réclament du programme de la contre-révolution. Fermement
opposée à un retour aux désastres et à l'oppression du passé, la classe
ouvrière doit déclarer solennellement qu'elle est prête à défendre la
République contre toutes les formes d'agression mises en œuvre par les
forces réactionnaires..."1

Şefik Hüsnü s'en tenait, en somme, à la vieille stratégie de soutien au


mouvement "bourgeois-démocratique" de Mustafa Kemal prônée par le
Komintern dès son deuxième Congrès. Bien que les temps eussent changé, le
raisonnement demeurait le même : le gouvernement d'Ankara était certes un
gouvernement de classe, défendant les intérêts de la bourgeoisie, mais la classe
ouvrière se devait néanmoins de l'appuyer dans la mesure où il constituait la
seule force qui pût faire véritablement obstacle aux menées des puissances
impérialistes et des suppôts de la réaction. Viendrait un jour où les travailleurs
seraient en mesure de mener la lutte pour leur propre compte. Dans
l'immédiat, toutefois, il importait de demeurer aux côtés du mouvement
kémaliste — en dépit du peu de sympathie que ce dernier manifestait à l'égard
des communistes — et de faire en sorte que les acquis de la révolution
nationale fussent préservés.

Si la question du régime politique de la Turquie nouvelle fut


relativement peu discutée dans YAydınlık, il est frappant par contre de
constater à quel point Şefik Hüsnü et ses collaborateurs étaient attentifs aux
problèmes d'ordre économique. Depuis le Congrès de Smyrne, la
reconstruction de l'économie nationale constituait un des principaux sujets de
préoccupation de l'intelligentsia turque. Au moment de la proclamation de la
République, le débat était loin d'être clos. Dans des revues spécialisées comme
dans la grande presse, de nombreux publicistes continuaient d'agiter les thèmes
mis à l'ordre du jour quelques mois auparavant par les responsables kémalistes
de l'économie. Les rédacteurs de YAydınlık ne pouvaient naturellement pas
demeurer à l'écart d'un tel débat.

lwİşçi Sınıfı Cumhuriyet Üstüne ne Düşünüyor", Aydınlık, n° 21, mai 1924.


DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 483

Parmi les nombreux écrits concernant les problèmes économiques parus


dans YAydinhk, il convient de mentionner tout particulièrement un article de
Şefik Hüsnü intitulé "La question de la réforme sociale", publié dans le
numéro de février 19241. Dans ce texte, le leader des communistes
constantinopolitains s'en prenait violemment aux "novateurs" qui prétendaient
transformer la société à coups de réformes ponctuelles et dénonçait
l’inconsistance de leurs propositions en les taxant d’utopisme. Il écrivait
notamment :
"Ceux qui ont pris sur eux de nous mener vers les rives de la libération
ont la prétention de réformer notre société au moyen de mesures ad hoc
sans pour autant tenir compte des conditions économiques dans
lesquelles nous nous trouvons. Mais, ainsi que cela se produit souvent,
les "conséquences" sont présentées comme des "causes". Les gens
croient que pour faire échec à la maladie il suffit d'en soigner les
symptômes. Le raisonnement qu'ils font est le suivant : les choses
vont mal, notre économie ne se développe pas et nous ne parvenons
pas à accroître notre production... Tout cela provient de la défaillance de
nos institutions sociales ! Dotons la nation turque d'une structure
sociale sans défaut, faisons de nouvelles lois, développons l’instruction
des citoyens, renforçons la religion. Alors, tout s’arrangera tout seul et
notre indépendance économique sera assurée... Mais il va sans dire qu'il
s'agit là de vues superficielles qui vont à l'encontre du cours de
l'histoire. Si nous les prenions au sérieux, dans soixante ans nous
serions encore dans le précipice au fond duquel nous nous trouvons
actuellement..."

I^es "novateurs" cloués de la sorte au pilori étaient selon toute


apparence ceux qui, dans le camp nationaliste, se réclamaient d'une conception
libérale de l'organisation économique et sociale. À l'époque où l'article de
Şefik Hüsnü fut publié, ces hommes (parmi lesquels figuraient de nombreux
anciens compagnons de Mustafa Kemal) critiquaient de façon de plus en plus
ouverte la rigidité des instances kémalistes et étaient déjà en train de jeter les
bases du parti d'opposition "progressiste" qui allait voir le jour en novembre
1924. Şefik Hüsnü les considérait comme les principaux adversaires de la
ligne "révolutionnaire" qu'il aurait aimé voir appliquée par le parti républicain.
Dans la suite de son article, il condamnait sans appel leurs choix doctrinaux,
en les accusant de vouloir "construire la maison à partir du toit." En marxiste
de bon aloi, il mettait l'accent sur la nécessité de commencer par des réformes
d'infrastructure et notait que "la première chose à faire était d'accroître
la production nationale et d'accumuler les capitaux". Ces conseils on ne peut

1"İçtimai Islahat Meselesi", Aydınlık, n° 20, février 1924, pp. 529-532.


484 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

plus classiques débouchaient sur un fervent plaidoyer en faveur d'une politique


étatiste :

"Que devons-nous faire pour progresser sur le plan économique ? Il y a


deux solutions. On peut se contenter, comme cela se faisait dans le
passé, d’encourager et de soutenir l'entreprise privée, l'État se
cantonnant dans une attitude d'observateur bienveillant. Et attendre, en
s'appuyant sur des lois économiques éculées, que le capitalisme se
développe tout seul comme en Europe ou en Amérique. Dans une telle
hypothèse, il y a tout lieu de penser que nos maigres forces ne
résisteront pas longtemps à la concurrence du vigoureux capital
étranger. Les trusts occidentaux pénétreront librement dans notre pays,
le transformeront en colonie et dépouilleront notre peuple de son
indépendance. L'autre solution serait, puisque nous sommes engagés
dans la voie d'une féconde révolution, de nous lancer sans crainte dans
une action en profondeur. Les tentatives dispersées du capitalisme
indigène ne peuvent pas nous permettre de progresser rapidement. Dans
le domaine de la production, le seul moyen de faire beaucoup en peu de
temps c'est que l'État prenne lui même en main la direction de l'effort
national et fixe un objectif clair et commun à tous. En d'autres termes,
nous devons nous orienter sans perdre de temps vers un capitalisme
d'État. Telle est la seule issue possible..."

Il fallait notamment développer les secteurs dans lesquels l'État était


déjà implanté — les transports, les voies de communication, la production
d'énergie, l'industrie lourde, etc. — et procéder à une nationalisation de
l'ensemble du commerce extérieur.

Dans un autre article, publié quelques mois plus tard, Şefik Hüsnü
allait poursuivre son apologie de l'étatisme en défendant avec insistance la
cause des monopoles d'État1. La discussion sur les monopoles avait été
allumée par l'annonce, vers le milieu de l'année 1924, de l'imminente
suppression de l'une des institutions les plus détestées de l'ancien régime, la
Régie co-intéressée des Tabacs, entreprise contrôlée par le capital étranger.
Dans le camp libéral, l'opinion dominante était qu'il convenait de profiter des
circonstances pour abolir tous les monopoles, quels qu'ils soient. À l'intérieur
du parti républicain, au contraire, c'était la thèse d'un transfert de certains
monopoles — tabac, alcool, allumettes etc. — vers le secteur public qui
l'emportait. La Turquie nouvelle ne pouvait pas accepter le maintien de
monopoles asservis aux intérêts de la haute finance occidentale. Mais,
transférés à l'État, ces mêmes monopoles étaient susceptibles de jouer un rôle

1"Devlet İnhisarına Niçin Taraftarız ?" (Pourquoi sommes-nous favorables aux monopoles
d'État?), Aydınlık, n° 25, septembre 1924, pp. 642-644.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 485

capital dans le renflouement des caisses de la nation. Şefik Hüsnü, pour sa


part, estimait qu’il fallait aller encore plus loin et appliquer le principe du
monopole à toutes les ressources du pays. De façon assez curieuse, il laissait
entendre que la mainmise de l'État sur les divers secteurs de l’économie aurait
le mérite d'empêcher la création d'une classe capitaliste tout en stimulant la
formation d'une bourgeoisie indigène "constituée d'éléments tenant entre leurs
mains l'économie de l'État."

Ces conceptions dirigistes, que l'on retrouve également sous la plume


de plusieurs autres collaborateurs de 1'Aydınlık, concernaient principalement
l'industrie, le commerce extérieur, les voies de communication et diverses
activités du secteur tertiaire. Mais les hommes rassemblés autour de YAydınlık
étaient bien entendu conscients du fait que la Turquie se présentait pour
l'essentiel comme un pays agricole et qu'il était nécessaire, par conséquent, de
se pencher en priorité sur les problèmes de l'économie rurale. Dans les derniers
mois de 1924, Şefik Hüsnü et ses compagnons allaient consacrer plusieurs
articles à la question agraire, en reprenant à leur compte les thèses élaborées
sur ce sujet par le deuxième Congrès du Komintern. Un slogan lapidaire, paru
dans le numéro d'octobre 1924, résume leur pensée : "expropriation forcée et
nationalisation des grandes propriétés, distribution gratuite des terres aux
paysans pauvres."1 Dans la même foulée, Şefik Hüsnü pressait la paysannerie
anatolienne de tendre la main au prolétariat des villes et l'engageait à lutter
pour sa libération économique et sociale sous le leadership des organisations
ouvrières*2.

Ces mots d'ordre révolutionnaires, et d'autres du même type, étaient


censés s'adresser aux masses. Nous avons cependant déjà souligné que la
clientèle de YAydınlık se recrutait essentiellement, en réalité, dans les milieux
"éclairés" d'Istanbul. Combien étaient-ils ces intellectuels perméables à la
ligne qui leur était proposée par la revue communiste ? Il est impossible de le
dire. Mais il semble, en tout état de cause, que leur nombre ait eu tendance à
croître. D'après une enquête sur la presse ouvrière turque parue en 1926, les
derniers numéros de YAydinhk étaient diffusés chacun à plus de 2 000
exemplaires3. Il s'agissait là d'un chiffre considérable pour l'époque. Bien
entendu, tous les lecteurs de la revue n'appartenaient pas forcément au
mouvement communiste turc. Mais on est en droit de supposer que, pour le
moins, ils éprouvaient une certaine sympathie à l'égard de celui-ci.

^C t slogan allait être repris par Şefik Hüsnü en janvier 1925 dans "Türk Köylüsünün Kurtuluşu"
(La libération du paysan turc). Aydınlık, n° 29, janvier 1925, pp. 775-777.
2Ş. Hüsnü, op. c i t p. 777.
3Will Kord-Ruwisch, "Die Arbeiterpresse in der Türkei", Zeitungswissenschaft, n° 4,1926, p.
486 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

Cet accroissement probable de la clientèle de YA ydınlık s’était


accompagné d’un net développement de l'équipe rédactionnelle de la revue. Au
noyau initial, constitué de Şefik Hüsnü, Sadrettin Celâl, Şevket Aziz, Ali
Cevdet, Nizamettin Ali et quelques autres, étaient venus s'ajouter, à partir du
milieu de l'année 1923, une demi-douzaine de noms nouveaux. Parmi ces
nouvelles recrues figuraient notamment Vedat Nedim, Şevket Süreyya, Burhan
Asaf et, surtout, le jeune Nâzım Hikmet dont le talent de poète commençait
déjà à s'affirmer.

Vedat Nedim venait de terminer ses études d'économie à l'université de


Berlin1. Cela faisait déjà plusieurs années qu'il entretenait des relations avec le
groupe de militants rassemblés autour de Şefik Hüsnü. Il avait été, en 1919,
un des fondateurs de la revue Kurtuluş, ancêtre de YAydınlık, Alors qu'il se
trouvait encore à Berlin, il avait, à la demande de Şefik Hüsnü, représenté
l'organisation communiste d'Istanbul au quatrième Congrès du Komintern, en
compagnie de Celâl (Yalnız) et de Sadrettin Celâl, venus pour leur part
directement de la capitale ottomane. Issu d'une famille de grands bureaucrates,
il était âgé de vingt-six ans au moment de la proclamation de la République.
Dès son premier article dans YAydinhk paru en août 1923, il s’était imposé
comme un spécialiste des questions économiques2. Comme Şefik Hüsnü, il
estimait que l'avenir de la Turquie passait essentiellement par une réforme
radicale de ses structures économiques. À ses yeux, l'objectif primordial du
nouveau régime devait être de moderniser les campagnes et de transformer la
Turquie en un véritable pays agricole, capable de faire face à ses importations
de produits finis grâce aux excédents de son agriculture.

Şevket Süreyya avait lui aussi une formation d'économiste3. Mais il


avait fait ses études à Moscou. Il était un de ceux qui avaient bénéficié ici des
cours de l'Université communiste des travailleurs de l'Orient, une institution
placée sous la tutelle du Commissariat aux Nationalités de Staline et dont le
but principal était de former des propagandistes adéquatement armés pour le
combat politique. Comme bon nombre d'autres militants du mouvement
communiste turc, il avait suivi une trajectoire compliquée. À l'époque de ses
études secondaires et durant son service militaire, effectué pendant la première

1Vedat Nedim (Tör) a publié son autobiographie : Yıllar Böyle Geçti (Ainsi sont passées les
années), Istanbul, 1976.
2"Türkiye Ziraat Memleketi midir ? Neden Değildir ? Nasıl Olabilir ?" (La Turquie est-elle un
pays agricole ? Pourquoi ne l'est-elle pas ? Comment peut-elle le devenir ?), Aydınlık, n° 17,
août 1923, pp. 442-448.
3L'autobiographie de Şevket Süreyya (Aydemir), Suyu Arayan Adam (L'homme à la recherche
de l'eau), 2ème éd., Istanbul, 1965, est un gros ouvrage qui fournit d'intéressantes données sur
l'histoire du mouvement communiste turc.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 487

guerre mondiale, il avait très fortement subi l'influence des idéologies


panturquistes. Dès la fin de la guerre, persuadé que le moment était venu de se
lancer dans la lutte pour l'unité du monde turc, il s'était rendu en Azerbaïdjan
où il avait, pendant quelque temps, travaillé comme instituteur dans une école
de village. C'est ici qu'il était entré en contact avec le communisme. Séduit
par les idées que propageait le groupe de Mustafa Suphi, il n'avait pas tardé à
rejoindre l’organisation communiste turque de Bakou. Ses remarquables dons
de propagandiste lui avaient valu d'être sélectionné en 1921 pour faire partie de
la première fournée d'étudiants turcs envoyés à l'Université des travailleurs de
l'Orient. À Istanbul, où il était rentré vers la fin de l'année 1923, il avait
d’emblée trouvé sa place parmi les rédacteurs de YAydınlık. Un de ses premiers
articles avait été un hommage à Lénine qui venait de mourir. Par la suite, il
devait se spécialiser dans la vulgarisation de la doctrine marxiste, s'attaquant à
des sujets tels que "le matérialisme historique" ou "Karl Marx par lui-même."

Moins passionné que Şevket Süreyya, Burhan Asaf (Belge) appartenait


au groupe de collaborateurs de YAydınlık formé en Allemagne. Il avait fait des
études d'architecture et, à l'époque de son insertion dans l'équipe de Şefik
Hüsnü, manifestait déjà un réel talent pour le journalisme. Il ne fut jamais,
semble-t-il, un militant très fervent. Au lendemain de la grande purge de 1925,
il fut parmi les premiers à s'éloigner de l’organisation communiste d'Istanbul.
Mais, marqué par son passage à YAydınlık, il allait se signaler dans les années
trente, comme un des principaux supporters de la politique étatiste — souvent
comparée par ses détracteurs à celle qui avait cours en URSS — mise en
œuvre par le parti républicain.

Avec le recul du temps, Nâzım Hikmet apparaît incontestablement


comme la figure la plus importante du groupe1. En 1924, à l'époque de ses
premières contributions à YAydınlık, il n'avait encore que vingt-trois ans.
Mais déjà sous l’originalité un peu forcée de ses vers perçait son exceptionnel
génie. Issu d'une famille de grands serviteurs de l'État ottoman, il avait
pendant un temps, comme bon nombre de jeunes gens de son milieu, songé à
une carrière militaire. Dès 1919, cependant, il avait quitté l'École navale où
ses parents l'avaient placé. C'est vers le début de l'année 1921, alors qu'il se
trouvait en Anatolie comme instituteur, qu'il avait commencé à s'intéresser
aux idées de la révolution d'Octobre, sous l'influence d'étudiants rentrés

1De très nombreux travaux ont été consacrés à Nâzım Hikmet. Le livre d'Akper Babaev,
Nazym Hikmet, Moscou, 1957, donne un bon aperçu de la vie du célèbre poète turc. En langue
turque, l'ouvrage de Vâlâ Nureddin Vâ - Nû, Bu Dünyadan Nâzım Geçti (Nâzım est passé par
ce monde), Istanbul, 1965 constitue un précieux témoignage. Parmi les travaux plus récents, le
livre de Kemal Sülker, Nâzım Hikmet'in Gerçek Yaşamı. 1 : 1901-1926 (La vraie vie de Nâzım
Hikmet. Vol. 1 : 1901-1928), Istanbul, 1976, ne manque pas d'intérêt.
488 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

d'Allemagne. Quelques mois plus tard, il se rendait à Batoum, et de là à


Moscou. Admis à l'Université communiste des travailleurs de l'Orient, il
n'avait pas tardé à maîtriser toutes les finesses de la doctrine communiste.
Mais ce qui l'intéressait le plus, c'était la poésie. Subjugué par l'art de
Maïakovski, il s'était très vite orienté vers une écriture très personnelle,
puisant largement dans les infinies possibilités du vers libre. Ses premiers
poèmes dans YAydınlık avaient fait sensation. On pouvait y trouver des
onomatopées, des vers monosyllabiques, des bouts de phrases allègrement
disloqués. Dans les cercles conservateurs, ces "singeries'' avaient provoqué
d'impitoyables ricanements. Mais parmi les jeunes intellectuels à qui ces
textes s'adressaient, nombreux étaient ceux qui considéraient déjà Nâzım
Hikmet comme le plus grand poète turc du siècle1.

On est en droit de penser que le talent manifesté par les nouveaux


collaborateurs de Şefik Hüsnü n'était pas étranger au succès grandissant de
YAydınlık. Fraîchement débarqués d'Allemagne ou de Russie, des hommes
comme Vedat Nedim, Burhan Asaf, Şevket Süreyya et, dans un autre registre.
Nâzım Hikmet avaient tant à dire, tant à faire partager, que leur enthousiasme
ne pouvait être que communicatif. Pour les rédacteurs de YAydinhk,
cependant, le problème n'était pas tellement d'accroître leur clientèle que de
parvenir à toucher ceux pour qui la revue était en principe faite, les
travailleurs. Or, de ce point de vue, aucun progrès notable n'avait été
enregistré. Ce manque d'intérêt des milieux ouvriers pour YAydinhk s'explique
essentiellement par le fait que les couches prolétariennes demeuraient, dans
leurs grandes masses, parfaitement imperméables à l'argumentation
communiste. D'autre part, on est bien obligé de reconnaître, que ni les exposés
"théoriques" de Şefik Hüsnü et de ses collaborateurs, ni les poèmes d'allure
futuriste de Nâzım Hikmet n'étaient réellement susceptibles de séduire les gens
du commun. Les hommes rassemblés autour de YAydinhk faisaient un
incontestable effort de vulgarisation, mais le langage qu'ils parlaient, bien que
relativement simple, n'était pas celui du peuple.
Şefik Hüsnü et ses compagnons étaient conscients des insuffisances de
leur revue. Ils s'efforçaient d'y remédier en tâchant d'être, par compensation,
irréprochables sur le plan doctrinal. Leurs écrits dans YAydinhk reflétaient de
façon aussi fidèle que possible les consignes élaborées à Moscou et ils ne se
permettaient aucun écart. Curieusement, ce strict respect de l'orthodoxie
n'allait pas suffire à leur éviter, lors du cinquième Congrès du Komintern (17
juin - 8 juillet 1924) de sévères critiques quant à leur orientation idéologique.

1Les poèmes de Nâzım Hikmet parus dans YAydinhk ont été récemment réédités. Cf. Metin
ilkin. Aydınlıkçı Şair, Aydınlıkçı Yazar Nâzım Hikmet (Nâzım Hikmet, poète et écrivain de
l'Aydınlık), İstanbul, 1976.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 489

C'est le délégué ukrainien D. Z. Manuilsky que la direction de


l'Internationale avait chargé de prononcer le réquisitoire. Le 30 juin 1924, au
cours du traditionnel débat sur les questions nationale et coloniale, les
mandataires turcs présents au Congrès — parmi lesquels figurait, sous le nom
de guerre de Faruk, le Dr. Şefik Hüsnü — eurent la désagréable surprise de
voir leur groupe accusé de déviation doctrinale. Manuilsky reprochait
notamment aux communistes turcs d'avoir œuvré dans leur pays en faveur de
la collaboration de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie et de s'être
laissés entraîner, de la sorte, dans la voie des sociaux-patriotes de la IIe
Internationale. L'organisation turque n'était pas seule en cause. Les critiques du
délégué ukrainien concernaient également d'autres partis communistes d'Orient.
Mais, d'après Manuilsky, c'était les militants turcs qui offraient l'exemple le
plus typique de conduite hérétique.

Les délégués du groupe d'Istanbul ne pouvaient évidemment pas laisser


passer ces accusation sans réagir. Les réprimandes de Manuilsky étaient
d'autant plus injustes que YAydınlık s'en était strictement tenu, dans ses prises
de position doctrinales, à la stratégie recommandée par le Komintern. Les
communistes turcs avaient certes exhorté le prolétariat à soutenir le
"gouvernement bourgeois" de Mustafa Kemal, mais ils n'avaient fait que
suivre, en la matière, les thèses de l'Internationale. Le lendemain de
l'intervention de Manuilsky, Şefik Hüsnü {alias Faruk, et même,
étrangement, Fapluk d'après les protocoles du Congrès) prit à son tour la
parole. Dans un long discours, il s'employa à justifier le soutien que les
militants turcs accordaient aux Kémalistes. Habilement construit, son exposé
se présentait comme un acte d'accusation. Le gouvernement d'Ankara était
vilipendé pour avoir refusé d'accorder le droit de grève à la classe ouvrière,
étouffé progressivement la démocratie, asservi la justice à ses caprices, écrasé
la population de nouveaux impôts et négligé de s'occuper des problèmes de la
paysannerie. Mais la diatribe débouchait sur une énumération des acquis
positifs de la révolution kémaliste : l'abrogation des capitulations, la
suppression du khalifat et du sultanat, la fermeture des medrese et des écoles
religieuses, la mise en déroute des puissances impérialistes, l'abolition de la
Dette publique ottomane, etc. En face d'un tel bilan, somme toute positif, il
ne pouvait être question, pour le prolétariat, de tourner inconsidérément le dos
aux nationalistes. Le parti communiste turc avait sans conteste le devoir
d'organiser au nom de masses laborieuses la lutte contre la bourgeoisie, mais
il était également tenu de collaborer avec cette même bourgeoisie dès lors que
celle-ci apparaissait porteuse de progrès et qu'elle servait, par son action anti­
impérialiste, certains de ses propres objectifs.
490 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

Şefik Hüsnü s'appuyait bien entendu sur les thèses de Lénine relatives à
la question nationale et coloniale. Mais ces thèses concernaient la
collaboration des partis communistes avec les forces bourgeoises qui se
trouvaient encore sur le chemin de la libération nationale. La question
soulevée par Manuilsky était de savoir quelle devait être l'attitude des militants
face à la bourgeoisie une fois celle-ci au pouvoir. Aux yeux de Şefik Hüsnü,
s'agissant de la Turquie, le problème ne se posait tout simplement pas.
D'après lui, en effet, la signature de la paix de Lausanne ou l'abolition du
sultanat et du khalifat ne marquaient nullement la fin de la lutte contre
l'impérialisme et la réaction. La bourgeoisie turque n'en était qu'au premier
stade du processus de la libération nationale et avait encore un long chemin à
parcourir avant que l'on puisse considérer qu'elle avait accompli son rôle
historique. Les communistes qui continuaient à la soutenir n'avaient donc rien
à se reprocher1.

Le débat provoqué par le rapport de Manuilsky n'entraîna aucun


changement substantiel dans l'attitude de l'Internationale. Dans le camp des
délégués orientaux (M. N. Roy, Katayama, Şefik Hüsnü et d'autres), la
balance penchait lourdement en faveur d'une tactique souple, adaptée à chaque
situation particulière. En définitive, le Congrès se contenta de proroger les
décisions arrêtées lors des précédents congrès. Les délégués turcs étaient en
droit de se réjouir ; face aux critiques de Manuilsky, ils avaient réussi à tenir le
coup.

Les reproches qu'on leur avait adressés n'allaient cependant pas demeurer
sans effet. Dès le mois d'août 1924, YAydınlık se mit à afficher vis-à-vis du
gouvernement d'Ankara une attitude beaucoup plus intransigeante que par le
passé, taxant les hommes au pouvoir d’immobilisme et allant même jusqu'à
les accuser, de manière détournée il est vrai, de ne songer qu'à "servir les
intérêts d'une minorité de brigands"2. Jusqu'au cinquième Congrès, la tendance
de la revue avait plutôt été, en dépit de certains grincements de dents, à
l'accommodement. Désormais le ton était tout autre. Les critiques,
les revendications, les menaces l'emportaient largement sur les appréciations

^En ce qui concerne le discours de D. Z. Manuilsky, cf. Xenia Joukoff Eudin et Robert C.
North, Soviet Russia and the East. 1920-1927. A Documentary Survey, 2ème éd.. Stanford
(Calif.), 1964, pp. 326-328. Le texte intégral de cette intervention figure dans les versions russe
ou allemande des protocoles du Ve Congrès. Pour la réponse de Şefik Hüsnü, alias Faruk, cf.
Fünfter Kongress der Kommunistischen Internationale. Protokoll der Verhandlungen vom 17.
Juni bis 8. Juli im Moskau, 2ème vol. Hamburg, 1924, pp. 708-712. Voir aussi M. Tunçay, op.
cit., pp. 349-354.
2 "Yıkıcı Halkçılıktan Yapıcı Halkçılığa" (Du populisme destructeur au populisme constructeur).
Aydınlık, n° 24, août 1924, pp. 67 et sv.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 491

obligeantes. À Moscou, Şefik Hüsnü avait affirmé que le parti communiste


turc était prêt à engager la lutte contre la bourgeoisie dès que les circonstances
le permettraient. L'Aydınlık nouvelle manière visait à montrer que le groupe
dTstanbul ne manquerait pas à sa promesse.

Les critiques formulées à l'endroit des communistes turcs par le porte-


parole du comité exécutif du Komintern eurent aussi une autre conséquence.
Elles poussèrent Şefik Hüsnü et ses compagnons à accentuer leur effort de
propagande et à porter une attention plus grande au problème de l'action en
milieu ouvrier. Cela faisait déjà un certain temps, nous l'avons vu ailleurs,
que les hommes rassemblés autour de YAydırdık tentaient de s'implanter parmi
les travailleurs. Il semble qu'ils aient réussi, au début de l'automne 1924, à
noyauter efficacement "l’Association pour le relèvement des travailleurs" qui
venait de voir le jour. C'est du moins ce qui ressort d'un rapport adressé au
Quai d'Orsay par un informateur apparemment bien renseigné1. Vers la même
époque, les rédacteurs de YAydinhk s'efforcèrent également de pallier aux
insuffisances de leur organe en lançant un supplément spécialement destiné
aux ouvriers. Intitulé Aydınlık Fevkalâde Amele Nüshası (Clarté. Numéro
spécial pour les travailleurs), ce supplément était conçu comme une petite
revue de huit à seize pages et était vendu indépendamment de YAydinhk.
Sadrettin Celâl jouait le rôle de directeur responsable de la publication. Şefik
Hüsnü rédigeait les éditoriaux. La nouvelle revue accordait une place
importante aux informations ouvrières, aux lettres de lecteurs, aux courts
textes de propagande. Des dessins satiriques égayaient certains articles. Dans
l'ensemble, le ton était agressif, les divers rédacteurs du supplément avaient
pris des noms de guerre qui témoignaient suffisamment, à eux seuls, de la
volonté d'en découdre qui les animait : Çekiç (le marteau). Torpil (la torpille),
Kıvılcım (l'étincelle), Kızıl Destancı (le barde rouge), etc.

Huit numéros parurent, à intervalles irréguliers, entre le début du mois


d'août 1924 et janvier 1925. Mais il ne s'agissait là que d'un ballon d'essai. En
fait, l'ambition de l'organisation communiste dTstanbul était de lancer un
organe de grande diffusion paraissant au moins une fois par semaine. Il semble
qu'une première tentative ait été faite dans ce sens en novembre 1924. Certains
journaux avaient alors annoncé la parution imminente d'une feuille ouvrière
éditée par Arif Oruç et intitulée Yeni Alem (Le nouveau monde). Mais la
chose n'avait eu aucune suite2. Ce n'est que trois mois plus tard que le groupe

1AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, rapport daté du 21 avril 1925, ff. 320
et sv.
2AMAEF, loc. cit.
492 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

de Şefik Hüsnü parvint à réaliser son projet. Présenté comme un


"hebdomadaire politique, ouvrier et paysan", YOrak Çekiç (Le marteau et la
faucille) commença à paraître le 21 janvier 1925. C'était, comme le
supplément de YAydınlık, un journal rédigé dans la langue du peuple et destiné
aux travailleurs. Il ne comportait que quatre pages, mais bien remplies. La
"une" était consacrée à l'actualité politique. On y trouvait également l'éditorial.
Celui-ci, non signé, sortait probablement de la plume de Şefik Hüsnü. Les
trois autres pages étaient occupées pour l'essentiel par diverses informations
relatives au mouvement ouvrier en Turquie et dans le monde. Elles accordaient
aussi une certaine place aux questions rurales et proposaient d'autre part des
anecdotes, des récits satiriques, des reportages, des textes moralisateurs, etc.

S'il faut en croire un informateur des services de renseignements


français, YOrak Çekiç, comme du reste YAydınlık, était subventionné par le
consulat soviétique d’Istanbul à raison de 130 dollars par mois. D'après ce
même informateur, le tirage du journal était faible et son influence à peu près
nulle1. Qu'en était-il exactement ? Dans l'état actuel de la documentation, il
apparaît impossible de répondre à une telle question. L'essentiel est de noter
que la parution de YOrak Çekiç venait témoigner, en tout état de cause, de la
mutation qui était en cours au sein du parti communiste turc. Le nouvel
organe s'adressait davantage aux prolétaires qu'aux gens éclairés. Par rapport à
la stratégie suivie jusque-là, c'était un changement de cap notable.

Dans les jours où le premier numéro de YOrak Çekiç était mis en


vente, un autre événement marquant se produisait. L'organisation de Şefik
Hüsnü tint clandestinement un congrès à Istanbul. C’était, après le
rassemblement organisé par Mustafa Suphi à Bakou en septembre 1920 et les
conciliabules d'août 1922 à Ankara, le troisième congrès du parti communiste
turc. On ne dispose malheureusement que de fort peu de données sur cette
réunion. La seule chose qu'on sache de façon à peu près sûre c'est qu'elle eut
lieu dans la maison de Şefik Hüsnü et qu'une vingtaine de délégués y prirent
part.

Parmi ces délégués figuraient notamment Sadrettin Celâl, Ali Rıza —


un rescapé de l'équipe de Mustafa Suphi — et, selon toute apparence,
Salih Hacıoğlu, fraîchement sorti de prison. Nâzım Hikmet, Şevket Süreyya
et quelques autres incarnaient la nouvelle génération formée à l'Université

AMAEF, loc. cit. A. Say ılgan, op. cit., p. 191, parle, en s'appuyant sur de mystérieuses
"archives privées", d'une subvention globale de 200 dollars à laquelle s'ajoutait chaque trimestre
une somme de 1 000 dollars. Ces informations avaient circulé dans la presse de l'époque à la
suite de certaines "fuites".
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 493

communiste des travailleurs d'Orient. L'organisation de jeunesse du parti était


représentée par Hasan Âli (Ediz) et Hüseyin Hikmet (Kıvılcımlı), l'un et
l'autre membres de la rédaction de YAydinhk. Étaient également présents,
enfin, Vedat Nedim, Ali Cevdet et Mehmet Vehbi, ainsi qu’un certain nombre
de militants venus du secteur ouvrier1.

Après les critiques adressées aux communistes turcs lors du Ve Congrès


du Komintern, un sérieux examen de conscience s'imposait. La réunion
d'Istanbul eut apparemment pour objet de jeter les bases d’une révision en
profondeur de l'activité du parti. Durant les débats, Şefik Hüsnü fut, dit-on,
passablement malmené et contraint de faire son autocritique. Quelques-uns de
ses hôtes lui auraient reproché en particulier d'avoir passé outre à certaines des
recommandations du programme élaboré quelques années auparavant à Bakou2.
Il semble qu'on l'ait également considéré comme responsable de la médiocrité
des résultats enregistrés du côté des masses laborieuses. À l'issue du congrès,
il fut néanmoins confirmé dans ses fonctions de secrétaire général du parti. En
dépit des insuffisances de sa gestion, il était respecté et estimé. Mais on lui
adjoignit une sorte de béquille, Vedat Nedim, promu secrétaire du comité
exécutif. Ce comité comprenait six autres membres : Sadrettin Celâl et Şevket
Süreyya (chargés tous deux de la presse), Hamdi Şamilov (trésorerie), Hüseyin
Hikmet (jeunesse), l'électricien Nuri et Ali Cevdet (organisation). La direction
du parti était constituée au total d'une vingtaine de membres. C'est dire que
presque tous les délégués avaient été mobilisés.
Cette nouvelle équipe où plusieurs des éléments les plus jeunes du parti
avaient trouvé leur place, était pleine de bonnes résolutions. Les deux premiers
mois de l'année 1925 constituèrent pour l’organisation d’Istanbul une période
de grande activité. Il s'agissait tout d'abord d'assurer la parution régulière de
YOrak Çekiç. Les rédacteurs du journal n'hésitèrent pas à fournir l'effort
nécessaire. Les militants parvinrent par ailleurs à mettre sur pied une librairie
spécialisée dans la vente des brochures de propagande. Baptisée Aydınlık,
cette librairie était aussi conçue, cela va sans dire, comme un lieu de réunion3.

1Divers ouvrages fournissent quelques indications dispersées sur ce congrès : M. Tunçay, op.
cit., pp. 362-363 ; İbrahim Topçuoğlu, Neden iki Sosyalist Parti 1946-T.K.P. Kuruluşu ve
Mücadelesinin Tarihi 1914-1960 (Pourquoi deux partis socialistes 1946 — Histoire de la
fondation et du combat du parti communiste turc. 1914-1960), vol. I, Istanbul, 1976, pp. 96-104 ;
Rasih Nuri İleri, Türlüye Komünist Partisi Gerçeği ve Bilimsellik. Quo Vadis İbrahim Topçuoğlu
? (La vérité sur le Parti communiste turc et l'esprit scientifique. Quo Vadis İbrahim Topçuoğlu
?), Istanbul, 1976, pp. 47 et sv. ; A. Sayilgan, op. cit., p. 189.
2D'après İ. Topçuoğlu, op. cit., pp. 99-100. Le témoignage d i. Topçuoğlu est cependant
suspect. Il est empreint d'une évidente antipathie à l'égard de Şefik Hüsnü.
3Un document cité par Fethi Tevetoğlu, Türkiye'de Sosyalist ve Komünist Faâliyetler (1910-
1960) (Les activités communistes et socialistes en Turquie. 1910-1960), Ankara, 1967, pp. 389
et sv., fournit quelques indications sur cette librairie. Celle-ci est également mentionnée dans un
rapport adressé au Quai d'Orsay : AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, f.
324, en date du 21 avril 1925.
494 DU S O C I A L I S M E À L ’ I N T E R N A T I O N A L I S M E

Enfin, des contacts de plus en plus étroits furent noués avec l'Association pour
le relèvement des travailleurs. Il semble notamment que Şefik Hüsnü et
certains de ses acolytes aient activement participé à l'organisation du congrès
de cette association qui se tint à Istanbul dans les derniers jours de février.

Mais toutes ces initiatives venaient mal à propos. Face à l’agitation qui
grandissait dans le pays, mettant en danger le régime républicain, le
gouvernement d'Ankara n'allait pas tarder à recourir à des mesures de
répression. Au début du mois de mars, YAydınlık et YOrak Çekiç furent
interdits, en même temps que divers autres organes d'opposition. Ce n'était là
qu'un premier avertissement.

4 . La répression

L'opinion turque n’avait jamais été unanime dans son soutien au


pouvoir kémaliste. Mustafa Kemal et ses partisans s'étaient heurtés à de
multiples oppositions dès les premiers temps de la lutte pour l'Indépendance.
L'abolition du sultanat, en novembre 1922, et la proclamation de la
République, un an plus tard, n'avaient guère arrangé les choses. Nombreux
étaient ceux qui ne pardonnaient pas au gouvernement d'Ankara d'avoir mis fin
à la monarchie ottomane. La laïcisation de l'enseignement et la suppression du
Khalifat, décidées le 3 mars 1924, s'étaient, elles aussi, soldées par un
accroissement de la masse des mécontents. Depuis les élections habilement
truquées de l'été 1923, Mustafa Kemal disposait d'une majorité confortable à la
Grande Assemblée Nationale. Mais cela n'avait pas suffi à faire taire ses
adversaires. Les intégristes musulmans, les conservateurs demeurés fidèles au
sultanat, un certain nombre d’anciens membres du Comité "Union et Progrès",
les libéraux partisans d'une démocratisation accélérée de la Turquie, en un mot
tous ceux qui se sentaient lésés par la révolution kémaliste, s'étaient obstinés
dans leur hostilité vis-à-vis du régime.

À l'automne 1924, un nouveau parti politique avait vu le jour. Créé par


d'anciens compagnons de Mustafa Kemal, le Terakkiperver Cumhuriyet
Fırkası (Parti républicain progressiste) se réclamait d'un programme qui
ressemblait beaucoup à celui du parti républicain du peuple. La seule différence
marquante entre les deux organisations était que les progressistes se disaient
libéraux et souhaitaient la mise en place d'un système parlementaire basé sur
une "séparation modérée des pouvoirs" tandis que le parti du peuple mettait
l'accent sur "l'unité des forces" et admettait sans peine l’autoritarisme de
Mustafa Kemal.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 495

Malgré le peu d'originalité de ses choix doctrinaux, la nouvelle


formation avait connu un succès fulgurant. Elle s'était dite opposée aux
"tendances despotiques de certaines personnes" et cela avait suffi à attirer vers
elle une bonne partie des mécontents. Devenue le principal point de ralliement
des opposants au régime, elle avait commencé à constituer, dès la fin de
l'année 1924, une sérieuse menace pour le pouvoir kémaliste.

Mais ce n'est qu’en février 1925, au moment de la révolte de Cheikh


Saïd dans les provinces orientales du pays, que le gouvernement d'Ankara allait
se rendre réellement compte de la fragilité de sa position. L'insurrection des
tribus kurdes, placée sous le drapeau de la restauration islamique, pouvait à
tout moment dégénérer en guerre civile. Le danger était grand, dès lors, de voir
les adversaires du régime profiter des circonstances pour tenter de mettre un
terme à l'expérience kémaliste. Face au péril, la réaction des hommes au
pouvoir fut on ne peut plus vigoureuse : dès les derniers jours de février, des
mesures étaient prises pour que la révolte de Cheikh Saîd fût écrasée dans le
sang. Le 3 mars 1925, Mustafa Kemal confiait la présidence du conseil des
ministres à l'un de ses compagnons les plus fidèles et les plus résolus, İsmet
pacha. Le lendemain, la Grande Assemblée Nationale acceptait d'entériner la
"loi sur la sauvegarde de l'ordre". Ce texte d'exception donnait au
gouvernement la possibilité de sévir à sa guise contre tous ceux qui — sous
une forme ou une autre — étaient susceptibles de "troubler l'ordre public".
Pour les diverses composantes de l'opposition, il s'agissait d'un sérieux coup
de massue.

Les communistes d'Istanbul avaient au cours des mois précédents


manifesté à plusieurs reprises leur hostilité à l'égard des adversaires du régime.
En décembre 1924, YAydınlık s'en était pris vivement aux "progressistes" qui
venaient de fonder le Terrakkiperver Cumhuriyet Fırkası. Quelques semaines
plus tard, YOrak Çekiç avait condamné sans la moindre ambiguïté
l’insurrection de Cheikh Saîd1. Mais Şefik Hüsnü et les hommes de son
entourage ne pouvaient guère se targuer pour autant d'être des inconditionnels
du mouvement kémaliste. À leur manière, ils faisaient eux aussi partie de
l’opposition. Devant les mesures répressives mises en œuvre par le
gouvernement, ils se retrouvèrent dans le même sac que les "fanatiques" et les
"réactionnaires" qu'ils n'avaient pourtant jamais cessé de combattre.

1Ainsi, le numéro 6 de YOrak Çekiç, daté du 26 février 1925, portait en manchette : "Face à la
réaction, le peuple est avec le gouvernement" et "Mort à la réaction". Le n° 7, du 5 mars 1925,
proclamait de même : "Les turbans des bigots doivent devenir suaires."
496 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

Décidée aussitôt après le vote de la "loi sur la sauvegarde de l’ordre",


l’interdiction de YAydınlık et de YOrak Çekiç aurait dû constituer un signal
d'alarme. Mais les communistes turcs avaient une singulière propension à
l'optimisme. En cette fin de l’hiver 1925, ils ne se sentaient pas encore,
semble-t-il, véritablement concernés par la répression. Ils croyaient sans doute
avoir affaire à une de ces sautes d'humeur dont le pouvoir kémaliste était
coutumier. Au lieu de se soumettre et de chercher à se faire oublier, ils
s'efforcèrent de poursuivre leurs activités comme si de rien n'était. Un journal
de Bursa au nom prédestiné, le Yoldaş (Camarade), fut chargé de prendre la
relève des deux organes interdits. Sous la direction de Ibrahim Hilmi, un
militant chevronné, cette feuille qui n'avait jusque-là manifesté qu'un
nationalisme bon teint devint provisoirement l'organe du parti1. Parallèlement,
les membres de l'organisation d'Istanbul intensifièrent leur propagande dans les
milieux ouvriers et estudiantins. Persuadés de n'avoir rien à s'imputer à faute,
ils espéraient que le vent ne tarderait pas à tourner.

Dès le début d’avril, cependant, il fut évident que la répression


s'aggravait. La presse était muselée; diverses tracasseries s'accumulaient sur
l'opposition progressiste ; dans l'est du pays, les forces kurdes commençaient à
subir leurs premières défaites. Pour le gouvernement d'Ankara, le danger
essentiel se situait du côté des "fanatiques" rassemblés autour de Cheikh Saïd.
Toutefois, les autorités ne manifestaient nullement l'intention d'épargner les
communistes. Dans les premiers jours du mois, la police d'Istanbul réalisa un
beau coup de filet : une quinzaine d’étudiants de l'école militaire de médecine
furent arrêtés alors que, sous couvert de prendre le thé, ils "discutaient de
Robespierre, Danton et Lénine dans un local aux murs couverts de peinture
rouge."*2 L'école militaire de médecine constituait à cette époque un des
principaux "bastions" du communisme turc. Parmi les jeunes gens
appréhendés figuraient quelques-uns des meilleurs éléments du parti.
L'optimisme dont l'organisation de Şefik Hüsnü avait témoigné jusque-là
n'était manifestement plus de mise.

Quelque temps après cette première vague d'arrestations, le pouvoir


décida de sévir à nouveau. Le prétexte était tout trouvé. A l'occasion du
Premier Mai, les dirigeants du parti avaient jugé bon de publier une brochure
de propagande et d'organiser une cérémonie dans les locaux de 'TAssociation

*Le rôle joué par le Yoldaş est mentionné dans divers ouvrages, mais les quelques numéros de
cette feuille qui ont été conservés ne font aucune place à la propaganda communiste. Il est vrai
qu'ils ne concernent pas la période ici envisagée. On doit supposer que le journal a changé
d'orientation en cours de route.
2D'après un document cité par F. Tevetoğlu, op. cit., p. 391.
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 497

pour le relèvement des travailleurs". Ce fut à peu près le même scénario que
lors du Ier Mai 1923. Les réjouissances programmées pour la fête du travail
furent considérées comme une grave atteinte à l'autorité de l'État. Quant à la
brochure distribuée par les militants, elle servit de principale pièce à
conviction. La presse turque annonça les premières arrestations dès le 8 mai.
Vers le milieu du mois, près d'une quarantaine de personnes étaient déjà sous
les verrous1.

La police avait fait son travail avec une particulière minutie.


L'organisation d’Istanbul était presque entièrement décapitée. Seuls quelques-
uns de ses dirigeants avaient réussi à ne pas se laisser prendre. Voyant que les
choses étaient en train de mal tourner, Şefik Hüsnü avait quitté Istanbul dans
les derniers jours du mois d'avril et s'était mis à l'abri en Allemagne. Hasan
Âli, une des jeunes recrues de l'école militaire de médecine, avait gagné la
Russie. Nâzım Hikmet s'était enfui à Smyme avec l'intention d'y organiser
une imprimerie clandestine. Mais les rescapés étaient trop peu nombreux pour
pouvoir faire efficacement face à l'offensive kémaliste. Il avait suffi d'une
opération de police bien montée pour que la débandade fût générale.

Depuis la mi-avril, les "tribunaux d'indépendance", ranimés


conformément à la loi sur la sauvegarde de l'ordre, siégeaient sans désemparer.
Au moment des arrestations d'Istanbul, plusieurs dizaines de notables kurdes
avaient été déjà jugés et pendus. Les prisons étaient pleines à craquer. Les
magistrats kémalistes avaient tant à faire que le procès des communistes ne
put s'ouvrir que dans la deuxième semaine d'août.

Pour la circonstance, les prévenus avaient été transférés à Ankara. À


cette époque, la rébellion kurde était totalement écrasée. La République ne
semblait plus menacée. C'est ce qui explique, peut-être, la relative modération
du réquisitoire prononcé par le représentant du ministère public. Les membres
de l'organisation d'Istanbul furent accusés d'avoir créé des cellules clandestines
et d'avoir cherché à propager le communisme dans le pays. Le procureur leur
fit également reproche des liens qu'ils entretenaient avec la IIIe Internationale.
Mais, en comparaison de celles infligées aux rebelles kurdes, les peines qu'il
réclama étaient assez légères. Sadrettin Celâl, l'électricien Nuri, le directeur
responsable du Yoldaş — ibrahim Hilmi — et quelques autres furent
condamnés à sept ans de travaux forcés. Les militants les plus "redoutables",

*En ce qui concerne ces arrestations, cf. le dossier rassemblé par M. Tunçay. op. cit., pp. 367-
374. Voir aussi F. Tevetoglu, op. cit., pp. 388-394. Ce dernier ouvrage donne de larges extraits
de l'interrogatoire auquel furent soumis les prévenus en août 1925 devant le Tribunal
d'indépendance d'Ankara.
498 DU S O C I A L I S M E À L ’I N T E R N A T I O N A L I S M E

parmi lesquels figuraient Şevket Süreyya et le jeune Hüseyin Hikmet,


écopèrent de dix ans. En ce qui concerne Şefik Hüsnü, Nâzım Hikmet, Hasan
Âli et un quatrième fuyard, Ali Cevdet, le tribunal eut la main quelque peu
plus lourde. Jugés par défaut, ils se virent octroyer quinze ans de travaux
forcés.

Dans l'ensemble, les communistes s'en étaient tirés beaucoup mieux


que les chefs de la révolte kurde. Mais le résultat recherché par le pouvoir était
atteint. L'organisation que Şefik Hüsnü et ses camarades avaient eu tant de mal
à mettre sur pied était démantelée. Ses dirigeants avaient fui ou se trouvaient
sous les verrous. U Aydınlık et YOrak Çekiç étaient réduits au silence. Ceux
qui avaient échappé aux poursuites n'osaient plus se montrer.

Ce n'était pas la première fois que les communistes turcs tâtaient de la


répression kémaliste. Des événements semblables s'étaient déjà produits à
plusieurs reprises dans le passé. Les dirigeants du parti espéraient sans doute
que, comme dans le passé, les choses s'arrangeraient rapidement. Mais, en
réalité, la situation n'était plus la même qu'en 1921 ou 1922. Sortis victorieux
de la lutte contre la rébellion kurde, Mustafa Kemal et ses partisans se
sentaient plus forts que jamais. Craignant une nouvelle offensive des forces
réactionnaires, ils s'étaient décidés à recourir à l'autoritarisme et à ne tolérer
aucune opposition dans le pays. Les arrestations d'avril et mai 1925 allaient
donc représenter, en définitive, un tournant beaucoup plus marquant dans
l'histoire du parti que les précédentes vagues de répression. Jusque-là, les
groupes communistes de Turquie avaient pu travailler de façon plus ou moins
légale, dans le cadre d'un régime qui n'avait pas encore trouvé sa voie. À partir
de 1925, il en ira tout autrement : face à la dictature kémaliste, la seule issue
possible sera celle de la clandestinité.

À la veille de la purge de 1925, le parti communiste turc ne comptait,


dans la meilleure des hypothèses, que cinq à six cents membres. C'est dire qu'il
s'agissait d'une des composantes les plus modestes de la IIIe Internationale.
S'il faut en croire les protocoles du Komintern, les hommes rassemblés autour
de YAydınlık n'avaient cependant pas travaillé en vain. Entre le quatrième et le
cinquième congrès de l'Internationale, le parti avait recruté près de trois cents
membres nouveaux et s'était constitué une réserve de trois cent cinquante
"aspirants". La question qui se pose, évidemment, est de savoir ce qui se serait
passé si les autorités kémalistes n'avaient pas mis prématurément fin aux
activités du groupe d'Istanbul. Şefik Hüsnü et ses camarades auraient-ils réussi
à élargir véritablement leur clientèle ? Leur prosélytisme aurait-il fini par
déboucher sur la création d'une organisation de masse ?
DIX-HUIT MOIS DE R É P U B L I Q U E 499

Il est sans conteste difficile d’imaginer comment les choses auraient


évolué si la Turquie, au lieu de se soumettre à la poigne du parti républicain,
s'était dotée d'un régime un tant soit peu démocratique. On peut légitimement
supposer que les communistes auraient continué de marquer des points. Mais
seraient-ils parvenus à mettre sur pied un parti capable de constituer une force
politique réelle ? À vrai dire, cela paraît assez peu probable. Il y a tout lieu de
penser, en effet, que le communisme, du moins tel qu'il était présenté par les
dirigeants de l'organisation d'Istanbul, aurait eu du mal à s'ajuster aux
traditions religieuses et culturelles des masses laborieuses turques. En
particulier, nul n'ignorait en Turquie — la contre-propagande avait bien fait
son travail — que la doctrine communiste prônait l'athéisme. De telles
abominations n'étaient bonnes que pour les ... mécréants. Le communisme
souffrait, par ailleurs, d'un autre grand handicap : il était perçu par la plupart
des Turcs comme un nouvel avatar de l'impérialisme russe. Bien que la
République des Soviets eût fait preuve de bienveillance à l'égard de la Turquie
au moment de la lutte pour l'indépendance, nombreux étaient ceux qui
continuaient de voir en la Russie l’ennemie héréditaire du peuple turc. Tout ce
qui venait de là-bas était forcément suspect.

Bien entendu, Şefik Hüsnü et les hommes de son entourage auraient pu


renier les aspects antireligieux de la doctrine communiste. Ils auraient pu
tenter de se démarquer par rapport à l'expérience russe de la révolution sociale.
Ils auraient pu s'efforcer d'ouvrir plus encore qu'ils ne l'avaient fait leur
organisation aux réalités de la société turque. Mais c'eût été faire peu de cas des
mots d'ordre du Komintern. Ils étaient trop attachés au mouvent communiste
international pour pouvoir se permettre de telles déviations. La fidélité à
l'orthodoxie l'emportait, chez eux, sur le souci d'efficacité.
TABLE DES MATIERES

Remarques liminaires ................................................................ 5

I. A propos de la "classe ouvrière" ottomane à la veille de la


révolution jeune-turque
Turcica, IX/1, 1977, pp. 229-251.............................................. 15

H. Sources inédites pour l'histoire du mouvement ouvrier et des


courants socialistes dans l'Empire ottoman au début du XXe
siècle Etudes balkaniques (Sofia), 1978/3, pp. 16-34.............. 35

HI. Un économiste social-démocrate au service de la Jeune Turquie


Mémorial Ömer Lûtfi Barkan (sous la direction de Robert
Mantran), Paris: Librairie d'Amérique et d'Orient Adrien
Maisonneuve, 1980, pp. 75-86.................................................... 55

IV. Une organisation socialiste ottomane. La fédération ouvrière


de Salonique (1908-1912) Etudes balkaniques (Sofia),
1975/1, pp. 76-88......................................................................... 71

V. Naissance d'un socialisme ottoman Salonique 1850-1918,


Paris: Autrement, série Mémoires, n° 12, 1992, pp. 208-225. 89

VI. La fédération socialiste ouvrière de Salonique à l’époque des


guerres balkaniques East European Quarterly, XIV/4, 1980,
pp. 383-410..................................................................................... 101

VII. La fascination du bolchévisme. Enver pacha et le parti des


soviets populaires Cahiers du monde russe et soviétique,
oct.-déc. 1975, pp. 141-166............................................................ 133

vm . L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919


à 1922 Cahiers du monde russe et soviétique, XVIII/3, 1977,
pp. 165-193...................................................................................... 163
502 DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

IX. Les organisations socialistes et la propagande communiste à


Istanbul pendant l'occupation alliée. 1918-1922 (à la lumière
des archives du Château de Vincennes) Etudes Balkaniques
(Sofia), 1979/4, pp. 31-51........................................................... 197

X. Aux origines du mouvement communiste turc. Le groupe


"Clarté" d'Istanbul (1919-1925) Communisme, 6, 1984, pp.
129-151......................................................................................... 227

XI. Bolchevisme et Orient. Le parti communiste turc de Mustafa


Suphi. 1918-1921 Cahiers du monde russe et soviétique,
XVIII/4, 1977, pp. 377-409........................................................ 247

XII. Bakou, carrefour révolutionnaire. 1919-1920 Ch. Lemercier-


Quelquejay, G. Veinstein et S. E. Wimbush (eds.), Passé
turco-tatar, présent soviétique, mélanges offerts à Alexandre
Bennigsen, Paris: EHESS, 1986, pp. 413-434.......................... 285

XIII. Socialisme, communisme et mouvement ouvrier à Istanbul


pendant l'occupation (1919-1922) Texte inédit ....................... 305

XIV. La révolution impossible. Les courants d'opposition en


Anatolie. 1920-1921 Cahiers du monde russe et soviétique,
XIX/1-2, 1978, pp. 143-174........................................................ 345
XV. Le mouvement communiste anatolien en 1922 Texte inédit .. 383

XVI. Socialisme et mouvement ouvrier en Turquie au lendemain de


l'armistice de Mudanya Texte inédit ....................................... 417

XVII. Dix-huit mois de République. 29 octobre 1923-ler mai 1925


Texte inédit .............................................................................. 455

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