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MATEI CAZACU

Des Balkans à la Russie médiévale et moderne:


hommes, images et réalités
Copyright ©2017, Éditions Istros du Musée « Carol I » de Brăila
All rights reserved

Adresse: ÉDITIONS ISTROS DU MUSÉE « CAROL I » DE BRĂIlA


Piaţa Traian, nr. 3, 810153 Brăila, Roumanie
Tél./Fax 0339401002; 0339401003
E-mail: sediu@muzeulbrailei.ro

Descrierea CIP a Bibliotecii Naţionale a României


CAZACU, MATEI
Des Balkans à la Russie médiévale et moderne : hommes, images
et réalités / Matei Cazacu ; édition établie par Emanuel Constantin
Antoche et Lidia Cotovanu ; préface Sergiu Iosipescu. - Brăila : Editura
Istros a Muzeului Brăilei "Carol I", 2017
ISBN 978-606-654-218-0

I. Antoche, Emanuel Constantin (ed.)


II. Cotovanu, Lidia (ed.)
III. Iosipescu, Sergiu (pref.)

94

Mise en page: Lidia Cotovanu

Couverture: Ionel Cândea


Matei CAZACU

Des Balkans à la Russie médiévale et moderne:


hommes, images et réalités

Édition établie par


Emanuel Constantin ANTOCHE et Lidia COTOVANU

Préface
Sergiu IOSIPESCU

MUSÉE « CAROL I » DE BRĂILA


ÉDITIONS ISTROS

Brăila
2017
TABLE DES MATIÈRES

Note sur l’édition (Emanuel Constantin ANTOCHE, Lidia COTOVANU) ..... 9


Abréviations …………………………………………………............…… 11
Préface (Sergiu IOSIPESCU) …………………………………………......... 15

I. Migrations et identités collectives en Europe Orientale, au Moyen-


Âge et aux Temps modernes ..................................................................... 27

« Montes Serrorum » (Ammianus Marcellinus, XXVII, 5, 3). Zur


Siedlungsgeschichte der Westgoten in Rumänien
(Dacia, nouvelle série, XVI, 1972, p. 299-301) .............................. 29
Grecs, Romains et autochtones au Bas-Danube dans l’Antiquité et au
Moyen-Âge
(Istoria : utopie, amintire şi proiect de viitor. Studii de istorie
oferite Profesorului Andrei Pippidi la împlinirea a 65 de ani, éds
Radu G. Păun, Ovidiu Cristea, Iaşi 2013 : Éd. de l’Université
« Al. I. Cuza », p. 303-327) …........................................................ 33
Les peuples du Sud-Est européen dans le rôle de « Byzance après le Byzance »
(The Common Christian Roots of the European Nation. An
International Collocvium in the Vatican, Florence 1982, p. 1222-
1232) .............................................................................................. 59
e
Culte dynastique et images votives en Moldavie au XV siècle. Importance
des modèles serbes (en collaboration avec Ana Dumitrescu)
(Cahiers balkaniques XV, 1990, p. 13-102) ……...................... 71
Les Valaques dans les Balkans occidentaux (Serbie, Croatie, Albanie, etc.).
La Pax ottomanica (XVIe – XVIIe siècles)
(Centre d’études des civilisations de l’Europe Centrale et du Sud-
Est. Cahier no 8, Les Aroumains, INALCO 1989, p. 81-96) ....... 133
Familles de la noblesse roumaine au service de la Russie, XVe – XIXe
siècles
(CMRS XXXIV/1-2, l993, p. 211-226) ………………...........…… 145
Les lieux de mémoire en Roumanie
(Lieux de mémoire en Europe médiane. Représentations
identitaires, éd. Antoine Marés, Paris 1999 : Colloques
Langues’O, p. 105-111) ………………………………….............. 163
II. Le mythe de Dracula dans la littérature médiévale européenne ........ 169

À propos du récit russe Skazanie o Drakule Voevode


(CMRS XV/3-4, 1974, p. 279-296) …………….................……… 171
« Geschichte Dracole Waide ». Un incunable imprimé à Vienne en 1463
(Bibliothèque de l’École des Chartes CXXXIX, Paris 1981, p. 209-
243) ............................................................................................ 191

III. Écrits officiels et privés dans les Pays Roumains ............................... 225

Sur la date de la lettre de Neacşu de Câmpulung (1521)


(RÉSEE VI/3, 1968, p. 525-528) ……………………...................... 227
e e
La littérature slavo-roumaine au Moyen-Âge (XV – XVII siècles)
(ÉB IV, 1997, p. 83-103) …………………………………………. 231
e e
La Chancellerie des Principautés valaque et moldave (XIV – XVIII siècles)
(Kanzleiwesen und Kanzleisprachen im östlichen Europa,
éd. Christian Hannick, Vienne 1999, p. 87-127) ………...........…. 247

IV. Diplomatie, Église et Croisade en Europe Centrale et Orientale


(XVe – XVIe siècles) .................................................................................... 285

La chute de Caffa en 1475 à la lumière de nouveaux documents (en


collaboration avec Keram Kévonian)
(CMRS XVII/4, 1976, p. 495-538) …………….......................…… 287
Recherches sur les Ottomans et la Moldavie ponto-danubienne entre 1484
et 1520 (en collaboration avec Nicoară Beldiceanu et Jean-Louis Bacqué-
Grammont)
(Bulletin of the School of Oriental and African Studies, University
of London 45/1, Cambridge 1982, p. 48-66) ….............................. 327
Croisade tardive et détournements de fonds. À propos de l’Histoire du
prince Dracula (1463)
(Études balkaniques. Cahiers Pierre Belon 8, Paris 2001, p. 13-44) 349
Venise et la Moldavie au début du XVe siècle
(SMIM XXI, 2003, p. 131-138) …………….............…………… 375
e e
Marche frontalière ou État dans l’État ? L’Olténie aux XIV – XV siècles
(Mélanges Victor Spinei, eds Florin Curta, Bogdan-Petru Maleon,
Iaşi 2013 : Éd. de l’Université « Al. I. Cuza », p. 697-742) ……… 383
Le Patriarcat de Constantinople dans la vision de Stephan Gerlach (1573-1578)
(Le Patriarcat œcuménique de Constantinople aux XIVe – XVIe
siècles : rupture et continuité. Actes du colloque international,
Rome, 5-6-7 décembre 2005, Paris 2007 : Centre d’études
byzantines, néo-helléniques et sud-est européennes, ÉHÉSS,
Collection « Dossiers byzantins » 7, p. 369-386) ………...........… 425

V. Biographies et généalogies dans le monde grec et slavo-roumain ...... 439

Un faux prince ottoman, imposteur moldo-valaque à la Cour de Louis


XIV : Jean-Michel Cigala (1625 – après 1683)
(BBR, nouvelle série, X/XIV, 1983, p. 327-356) …..................…... 441
Pierre Mohyla (Petru Movilă) et la Roumanie. Essai historique et
bibliographique
(HUS VIII/1-2, 1984, p. 188-222) …….........................………….. 461
Niko de Frastani ou Nica de Corcova : un Épirote au service des princes de
Valachie (c. 1560-1618)
(SMIM XXVI, 2008, p. 197-210) ……….........................………… 487
Droit de patronat et généalogie : le cas de la famille Florescu (XVIe – XIXe
siècles)
(Hrisovul, nouvelle série, XV, 2009, p. 47-52) ……........................ 501
Un adversaire de Nicolas Mavrocordat, collaborateur de Constantin
Mavrocordat : Antonache Caliarh Florescu (v. 1690 – 1748)
(Studia in honorem Professoris Jacques Bouchard 73, éd. Mariana
Dorina Magarin, Braşov 2013 : Éd. Etnous, p. 15-29) …................. 509
NOTE SUR L’ÉDITION

Deux ans à peine se sont écoulés depuis la publication, aux Éditions de


l’Académie Roumaine et aux Éditions Istros, d’un recueil de vingt-trois études
écrites par l’historien Matei Cazacu, sous un titre qui synthétise à merveille la
variété culturelle de la thématique abordée : Au carrefour des Empires et des
mers : études d’histoire médiévale et moderne1.
Notre projet initial visait à réunir dans un seul volume l’ensemble des
contributions rédigées en langues de circulation internationale. Diverses raisons
d’ordre rédactionnel, liées principalement à la limitation du nombre des pages,
nous ont empêché de mener à bout la tâche que nous nous sommes proposée.
Nous y voici revenir à la charge avec un second tome réunissant encore vingt-
trois études éparpillées dans des revues scientifiques et ouvrages collectifs
publiés en France, en Autriche, en Allemagne, en Roumanie, au Royaume-Uni,
etc. Pareil au recueil précédent, le titre a été choisi par l’auteur lui-même : Des
Balkans à la Russie médiévale et moderne : hommes, images et réalités.
Nous avons suivi les mêmes normes rédactionnelles – conformes à la
langue française – concernant l’appareil critique et bibliographique, tout en
veillant à la mise en forme de chaque texte et en apportant les corrections et les
compléments que nous avons jugés nécessaires.
Nos remerciements vont à Marius Costea et à Dan Ioan Mure an qui nous
ont prêté main forte dans la conversion des documents PDF en version Word,
travail qui a facilité la mise en forme définitive des études publiées.

Emanuel Constantin ANTOCHE, Lidia COTOVANU

Matei Cazacu, Au carrefour des Empires et des mers: études d’histoire médiévale et
moderne, éds Emanuel Constantin Antoche, Lidia Cotovanu, Bucarest – Br ila 2015 : Éd. de
l’Académie Roumaine – Éd. Istros du Musée « Carol I » de Br ila (Collection « Florilegium
magistrorum historiae archaeologiaeque Antiquitatis et Medii Aevi », XVIII), 480 p.
9
ABRÉVIATIONS

ARBSH : Académie Roumaine. Bulletin de la Section Historique (Bucarest)


AARMSI : Analele Academiei Române. Memoriile Sec iunii Istorice (Bucarest)
ARMSFL: Academia Român . Memoriile Sec iei de filologie i literatur
(Bucarest)
AB: Analecta Bollandiana (Bruxelles)
AG: Archiva Genealogic (Ia i)
AHP: Archivum historiae pontificiae (Rome)
AIIAI : Anuarul Institutului de Istorie i Arheologie « A. D. Xenopol », Ia i
AIINC : Anuarul Institutlui Na ional de Istorie din Cluj (Cluj)
AM : Arheologia Moldovei (Chi in u)
AO : Arhivele Olteniei (Craiova)
BAIÉSEE : Bulletin de l’Association Internationale d’Études du Sud-Est
européen (Bucarest)
BB : Biserica b n ean (Timi oara)
BBR : Buletinul Bibliotecii Române (Freiburg-im-Breisgau)
BCIR : Buletinul Comisiei Istorice a României (Bucarest)
BHR : Bulgarian Historical Review (Sofia)
BNF : Bibliothèque Nationale de France (Paris)
BNJ : Byzantinisch-Neugriechische Jahrbücher (Athènes)
BOR : Biserica Ortodox Român (Bucarest)
BSHAR : Bulletin de la Section Historique de l’Académie Roumaine (Bucarest)
BS : Balkan Studies (Thessalonique)
BSOAS : Bulletin of the School of Oriental and African Studies
CA : Cahiers archéologiques (Paris)
C l tori str ini, II : C l tori str ini despre rile române, II, éds Maria Holban,
Maria Matilda Alexandrescu-Dersca Bulgaru, Paul Cernovodeanu, Bucarest
1970
C l tori str ini, IV : C l tori str ini despre rile române, IV, éds Maria
Holban, Maria Matilda Alexandrescu-Dersca Bulgaru, P. Cernovodeanu,
Bucarest 1972
C l tori str ini, IV : C l tori str ini despre rile române, VI, Ière Partie: Paul
de Alep, éds Maria Matilda Alexandrescu-Dersca Bulgaru, IIe Partie : Elvia
Celebi, éd. M.A. Mehmet, Bucarest 1976
C l tori str ini, VII : C l tori str ini despre rile române, VII, éds Maria
Holban, Maria Maria Alexandrescu-Dersca Bulgaru, P. Cernovodeanu,
Bucarest 1980
C l tori str ini, VIII : C l tori str ini despre rile române, VIII, éds Maria
Holban, Maria Matilda Alexandrescu-Dersca Bulgaru, P. Cernovodeanu,
Bucarest 1983

11
CB : Cahiers balcaniques (Paris)
CC : Codrul Cosminului (Cern u i)
CD R : Catalogul documentelor rii Române ti din Arhivele Na ionale
CI : Cercet ri istorice (Ia i)
CL : Cercet ri literare (Bucarest)
CMRS : Cahiers du monde russe et soviétique (Paris)
DI: Diplomatarium italicum (Rome)
DIR, A : Documente privind Istoria României, A, Moldova
DIR, B : Documente privind Istoria României, B, ara Româneasc
DOP : Dumbarton Oaks Papers (Harvard University)
DRH, A : Documenta Romaniae Historica, A, Moldova
DRH, B : Documenta Romaniae Historica, B, ara Româneasc
DRH, D : Documenta Romaniae Historica, D, Rela ii între rile Române
ÉB: Études balkaniques (Sofia)
ÉBPB : Études byzantines et post-byzantines (Bucarest)
EEQ : East European Quarterly (University of Colorado, Boulder campus)
GB : Glasul Bisericii (Bucarest)
Hurmuzaki, Eudoxiu de, Documente privitoare la Istoria Românilor, I/1, éd.
O. Densu ianu, Bucarest 1876
Hurmuzaki, Eudoxiu de, Documente privitoare la Istoria Românilor, II/2 :
(1451-1510), éd. O. Densu eanu, Bucarest 1891
Hurmuzaki, Eudoxiu de, Documente privitoare la Istoria Românilor, II/3 :
(1510-1530), Bucarest 1892
Hurmuzaki, Eudoxiu de, Documente privitoare la Istoria Românilor, IV/1 :
(1600-1649), Bucarest 1882
Hurmuzaki, Eudoxiu de, Documente privitoare la Istoria Românilor, IV/2 :
(1600-1650), Bucarest 1884
Hurmuzaki, Eudoxiu de, Documente privitoare la Istoria Românilor, VI : (1700-
1750), Bucarest 1878
Hurmuzaki, Eudoxiu de, Documente privitoare la Istoria Românilor, VIII :
(1376-1650), Bucarest 1894
Hurmuzaki, Eudoxiu de, Documente privitoare la Istoria Românilor din sec. XVI
relative mai ales la domnia i via a lui Petru-Vod chiopul, XI, éd.
N. Iorga, Bucarest 1900
Hurmuzaki, Eudoxiu de, Documente privitoare la Istoria Românilor. Acte i
scrisori din arhivele ora elor ardelene (Bistri a, Bra ov, Sibiu), publicate
dup copiile Academiei Române, XV/1 : (1358-1600), éd. N. Iorga, Bucarest
1911
Hurmuzaki, Eudoxiu de, Documente privitoare la Istoria Românilor, XVII:
Coresponden diplomatic i rapoarte consulare franceze (1823-1846), éd.
H. Hodo , Bucaarest 1913
Hurmuzaki, Eudoxiu de, Documente privitoare la Istoria Românilor, Supliment
I/1 : (1518-1780), éds Gr.C. Tocilescu, A.I. Odobescu, Bucarest 1886
12
Hurmuzaki, Eudoxiu de, Documente privitoare la Istoria Românilor, Supliment
I/2 : (1780-1814), éd. A.I. Odobescu, Bucarest 1885
Hurmuzaki, Eudoxiu de, Documente culese din archive si biblioteci polone.
Coordonate, adnotate si publicate de Ioan Bogdan. Cu traducere francez a
documentelor polone de I. Skupiewski, 1601-1640, Supliment II/2, Bucarest
1895
HUS : Harvard Ukrainian Studies (Harvard University)
JGO : Jahrbücher für Geschichte Osteuropas (Munich)
JFL : Jahrbücher für fränkische Landesforschung (Université « Fr. Alexander »
d’Erlangen-Nürnberg
MA : Mitropolia Ardealului (Sibiu)
MB : Mitropolia Banatului (Timi oara)
MEF : Moldova în epoca feudalismului
MÉRF : Mélanges de l’École Roumaine en France (Paris)
MI : Magazin istoric (Bucarest)
MIM : Materiale de istorie i muzeografie (Bucarest)
MMS : Mitropolia Moldovei i a Sucevei (Ia i)
MN : Muzeul Na ional (Bucarest)
MO : Mitropolia Olteniei (Craiova)
NÉH : Nouvelles études d’histoire (Bucarest)
OSP: Oxford Slavonie Papers (Oxford)
PSRL : Polnoe sobranie russkich letopisej (Moscou)
RA : Revista Arhivelor (Bucarest)
RÉA : Revue des Études Arméniennes (Paris)
RÉH : Revue des études historiques (Paris)
RÉI : Revue des études islamiques (Paris)
RÉR : Revue des études roumaines (Paris)
RÉS : Revue des Études Slaves (Paris)
RÉSEE : Revue des Études sud-est européennes (Bucarest)
RFG : Revista Funda ilor Regale (Bucarest)
RFV : Russkij filologiceskij Vestnik (Moscou)
RHD : Revue d’histoire diplomatique (Paris)
RHSEE : Revue Historique du Sud-Est européen (Bucarest)
RI : Revista istoric (Bucarest)
RIAF : Revista pentru istorie, arheologie i filologie (Bucarest)
RIÉB: Revue internationale des études balkaniques (Belgrade)
RIR : Revista istoric român (Bucarest)
RITL: Revista de istorie i teorie literar (Bucarest)
RM : Revista Muzeelor (Bucarest)
RRH : Revue Roumaine d’Histoire (Bucarest)
RRHA : Revue roumaine d’histoire de l’art (Bucarest)
RSH : Rivista storica italiana (Rome)
RSIAB : Revista Societ ii istorice-arheologice-biserice ti (Chi in u)
13
Rsl : Romanoslavica (Bucarest)
SAI : Studii i articole de istorie (Bucarest)
SAO : Studia et acta orientalia (Bucarest)
SBN : Studi bizantini e neoellenici (Palerme)
SCB : Studii i cercet ri de bibliologie (Bucarest)
SCCI : Studii, conferin e i comunic ri istorice (Sibiu)
SCI : Studii i cercet ri istorice (Ia i)
SCIA : Studii i cercet ri de istoria artei. Seria Art plastic (Bucarest)
SCIM : Studii i cercet ri de istorie medie (Bucarest)
SCN : Studii i cercet ri de numismatic (Bucarest)
SC : Studii i cercet ri tiin ifice (Bac u)
SEER : Slavonic and East European Review
SHASH: Studia historica Academiae Scientiarum Hungaricae (Budapest)
SMIM : Studii i materiale de istorie medie (Bucarest)
SOF: Südost-Forschungen (Munich)
SRI : Studii. Revista de istorie (Bucarest)
ST : Studii teologice (Bucarest)
TODRL : Trudy otdela drevnerusskoj literatury (Moscou)
TT : Tapu ve Tahrir, Ba vekâlet Ar ivi, Istanbul
ZRVI : Zbornik Radova Vizantinološkog Instituta (Belgrade)

14
PRÉFACE

Il était une fois – davnym-davno, comme on disait dans les anciens contes
russes – de l’autre coté du « rideau de fer »… Là bas, pour briguer n’importe
quel emploi, on devait produire, à part une autobiographie dans l’esprit
prolétaire, plusieurs recommandations élaborées d’après le formulaire prescrit
par les apparatchiks du département « des cadres », qui commençaient presque
invariablement avec la formule « Je soussigné, je connais le tel depuis... ». Et
parce que j’ai connu Matei Cazacu d’abord de l’autre côté, le côté mauvais du
« rideau de fer », je suis tenté de commencer avec le même incipit.
Donc, je connais Matei Cazacu depuis plus de cinquante ans, du temps de
nos études à la Faculté d’Histoire de l’Université de Bucarest. Il était une
célébrité de son année, auteur de plusieurs contributions sur les monuments
historiques et ecclésiastiques. À cette époque, comme de nos jours encore, la
Roumanie était – Nicolae Iorga l’a dit en premier – le pays le plus inconnu de
l’Europe. Pour un esprit bien instruit, la découverte était à la portée de main. Et le
jeune Cazacu était un esprit bien instruit. D’une famille de prêtres – son
vénérable père fut le secrétaire de quatre patriarches de Roumanie –, il bénéficia
d’une éducation soignée et d’une bibliothèque bien garnie avec des manuscrits
précieux – d’où la maîtrise de la paléographie cyrillique –, qui ont réveillé et
guidé sa passion pour l’étude du passé.
L’église bucarestoise, où son père était prêtre – succédant à son grand-père
maternel, qui avait commencé son office en 1903 –, avait elle-même une histoire
assez curieuse. Fondée, d’après la légende, par un Crétois, Constantin Batista
Vevelli, d’où son nom Bati te1, elle reproduisait, dans sa forme actuelle, qui date
de 1763, le plan d’une autre célèbre église de la capitale valaque : Stavropoleos.
L’église de Bati te conserve encore le portail et l’inscription en pierre sculptée
dans la bonne tradition du temps des Brâncoveanu et Mavrocordat. La peinture
originelle en fresque était assez bien conservée pour frapper l’imagination de
l’enfant qui assistait au service divin officié par son père. La maquette de l’église
semble flotter dans des brumes et les fondateurs ont disparu sous une autre
couche de peinture. Libre la voie aux hypothèses et à la recherche de solutions.
Pour comprendre sa formation, il convient d’évoquer également l’ancienne
maison de la paroisse du XIXe siècle, malheureusement détruite à la fin du siècle
XXe par la cupidité d’un prêtre. Dans la cour de l’église, le R.P. Ni i or Cazacu
avait placé un baptistère byzantin, une copie de l’architecte Duiliu Marcu d’après

1
D’après l’hypothèse de son grand-père maternel, le prêtre Negulescu, le nom
provenait d’un nom commun « bati te », la place de l’abattement des bêtes, car plus bas,
sur le ruisseau Bucure tioara se trouvaient les étaux des bouchers – qui ont eu quand
même leur église dite Scaune (les taux).
15
l’original de Venise, surmonté d’un autre monument, une grande plaque funéraire
aujourd’hui scellée sur le mur de l’église, le tout à l’ombre d’un très ancien
mûrier. Il y avait sans doute de quoi rêver. Quand notre auteur ouvrit ses yeux
vers le grand monde, l’église et la maison de la paroisse étaient dans la famille
depuis presque un demi-siècle et tout le quartier gardait encore le charme de
l’aquarelle du comte maltais Amedeo Prezziosi du milieu du XIXe siècle, avec
les maisons des boyards, des marchands aisés que Matei vient lui-même de
décrire récemment dans un livre aussi politique que poétique2.
Sans surprise, Matei a choisit, à l’Université de Bucarest, les études
historiques, auxquelles il se dévouait déjà depuis ses années de gymnase. Il fit de
brillantes humanités à la faculté et notre vieux professeur d’histoire romaine,
Dumitru Tudor, l’appelait avec enchantement magnificentius. Il fit couronner ses
études universitaires par une solide thèse sur Vlad l’Empaleur-Dracula, élaborée
sous la direction du professeur Constantin C. Giurescu (1901-1977), le dernier
grand représentant de la deuxième génération des historiens roumains de l’École
critique. Le contact avec Dracula, le fascinant prince roumain du XVe siècle, eut
un impact majeur sur sa vie, car le personnage orienta plusieurs de ses recherches
et lui apporta les plus honorables satisfactions. Il eut la chance, servie par son
esprit alerte, de découvrir maintes choses sur son héros et spécialement un règne
inconnu, sui eut lieu dans un contexte des plus intéressants de l’histoire de
l’Europe du Sud-Est.
D’abord chargé de recherches a l’Institut d’Histoire « Nicolae Iorga » de
l’Académie Roumaine, il choisit, en 1973, de fuir le « Paradis » communiste pour
se fixer, après pas mal de tribulations, à Paris, où il put illustrer avec prestige la
pensée roumaine et la lutte pour la liberté des peuples captifs de l’autre côté du
« rideau de fer ».

Après un premier élégant volume contenant une sélection de ses écrits3,


Matei Cazacu nous offre un nouveau recueil organisé en cinq sections, qui
portent le lecteur de la Basse Antiquité à l’époque moderne. Le titre de la
première section, Migrations et identités collectives en Europe Orientale, au
Moyen-Âge et aux temps modernes, s’inscrit dans l’ancien débat concernant la fin
de l’Antiquité et le début du Moyen-Âge. S’agit-il de Völkerwanderung, le temps
des migrations des peuples ou même de Honfoglalás (la conquête de la patrie),
comme nous assurent les historiens allemands, russes et hongrois, ou des
invasions, pour reprendre le titre d’un ouvrage classique de Lucien Musset,

2
Matei Cazacu – Ioana Cre oiu – Ladislau Hajos et alii, Povestea generatiei noastre.
De la monarhie la democra ie, Bucarest 2016 : Corint.
3
Matei Cazacu, Au carrefour des Empires et des mers.
16
invasions des peuples jadis appelés barbares, en tout cas, migrateurs ? Du point
de vue de la philosophie de l’histoire, la question garde son importance.
D’abord, l’intérêt de l’auteur se dirige vers une question de géographie
historique, les Montes Serrorum d’Ammien Marcellin (XXVII, 5, 3), localisés
dans le haut bassin de la rivière Buz u, région bien connue par la découverte du
célèbre trésor gothique de Pietroasa.
Sous le titre « Grecs, Roumains et autochtones au Bas-Danube dans
l’Antiquité et au Moyen-Âge », l’auteur propose une analyse des sources
concernant les relations bilatérales ou même trilatérales dans les contrées sises
entre les Balkans et les Carpates. Les récits d’Hérodote et de Diodore de Sicile,
aussi les découvertes archéologiques sont mis à contribution pour déceler la
véritable influence grecque et romaine sur ces régions. Au final, Matei Cazacu
offre un aperçu sur l’histoire de la ville port de Reni au XVIe siècle. Sur l’origine
du toponyme, l’auteur hésite entre sable, du latin arena et arin (lat. alnus, fr.
aulne / aune), parce que, au milieu du XIXe siècle, dans le voisinage existait la
foret de chênes de Giurgiule ti. Je pencherais sur la première origine, du latin
arena, le nom de Reni étant parmi les survivances de la toponymie latine de la
vallée basse du Danube (avec Oltina, P cui, Castelu, peut-être Hâr ova, etc.)4.
Quant à la première mention cartographique de Reni, due à Georg
Reicherstorffer5, l’opinion citée de Marian Coman n’est pas à retenir car, si la
carte de la Moldavie fut publiée seulement en 1595, à Vienne6, sans doute la ville
et le port étaient bien connus du temps des missions de Reicherstorffer, au milieu
du XVIe siècle.
Dans la cartographie, Reni est figuré pour la première fois dans la Tabula
Sarmatiae du célèbre Bernard Wapowski (vers1450-1535), Vapovius en latin,
historiographe du roi polonais. Préparée avec son ami Nikolaï Copernic, gravée
sur bois par le peintre Florian Angler, la carte fut imprimée en 1526, mais
l’édition a été considérée comme étant perdue, détruite dans l’incendie de
Cracovie de 1528. À la fin du XVIe siècle, le roi Sigmund III Vasa décida de
conserver les archives du Royaume dans une ancienne mine de sel où,
heureusement et par hasard, Kazimir Peckarski a découvert, en 1932, deux
feuilles de la fameuse carte. Elles ont été publiées de justesse en 1939 par le
Professeur Karol Buczek de l’Université de Cracovie7. Car dans la destruction de
Varsovie par les nazis, les feuilles de la carte de Wapowski sont disparues à

4
D’autant plus que le chêne appartient a la famille de Fragaces et l’aulne a celle de
Betulacee.
5
Georg Reicherstorffer, Erdely es Moldva Leirasa. 1550, éd. Istvan Szabadi,
Debrecen 1994.
6
Cf. Kurt Scharr, Die Landschaft Bukovina. Das Werden einer Region au der
Peripherie, 1774-1918, Vienne – Cologne – Weimer 2010 : Bohlau Verlag, p. 90.
7
V. Karol Buczek, The Origins of the Polish Cartography from 15th to the 18th
Century, Amsterdam 1982.
17
jamais. Donc, grâce à l’étude publiée par le professeur Buczek, on peut préciser
que la première représentation de la ville de Reni datait de 1526, du temps du
règne d’Étienne le Jeune en Moldavie (1517-1527). L’information de la carte de
Wapowski provenait de la Chorographia Regni Poloniae de Jan Długosz et de
Mathieu Miechów / Maciej Machovita, Tractatus de duabus Sarmatis Europiana
et Asiana et de contentis in eis.
Matei Cazacu mentionne le plan de guerre contre les Ottomans conçu par
Despote, prince de Moldavie (1562-1564), dans lequel le chambellan (postelnic)
Avram semble avoir joué un rôle essentiel. Il s’agit d’Avram de B nila, burgrave
(pârc lab) de la ville port et la fortification de Reni, descendant d’une famille
d’hobereaux du village de B nila sur la rivière de Ceremu , à la frontière nord de
la Moldavie. Une campagne contre la Porte ottomane partant de Reni était
envisagée aussi en 1672.
Quant au nom de Tomarova, attribué au port de Reni vers la fin du XVIe
siècle, l’auteur l’explique subtilement par le commerce de cuirs (en grec )
perpétré par les marchands de Chios et d’Épire. Il établit un catalogue de
marchands « grecs » et « italiens » présents dans les Principautés depuis la fin du
XVe siècle et de personnages divers, mais importants, porteurs du patronyme
grec Tomara(s).
Des antiquités gothiques et la présence grecque au Bas-Danube on passe à
l’héritage de Byzance, à ce que Nicolae Iorga appelait « Byzance après
Byzance », formule merveilleuse autant qu’ambiguë. Dans sa communication au
Colloque du Vatican de 1982, « The Common Christian Roots of the European
Nations », Matei Cazacu tâche de préciser qu’il s’agit de la continuité impériale
byzantine dans l’Empire Ottoman, de la survivance de l’autorité des Paléologues
sur les Albanais, Bulgares, Grecs, Serbes et même Arméniens par le truchement
du Patriarcat de Constantinople, des Principautés Roumaines comme États
successeurs de Byzance et, enfin, de la Russie en sa qualité d’héritière de
l’Empire Byzantin. Sans entrer dans les détails de ce dernier sujet, l’auteur
suggère que la résurrection de l’Empire Byzantin – sous le signe de la Grande
Idée ( ) grecque ou de la Confédération balkanique, proposée par
le communiste Ghiorghi Dimitrov – était regardée de travers à Sankt-Pétersburg
et à Moscou et, pour cause, contredisait le projet de la Troisième Rome (russe ou
soviétique) du XVIe siècle à nos jours. En ce qui concerne la substitution du
patriarche de Constantinople à l’empereur byzantin, il faut remarquer qu’au fond,
la disparition de l’idée d’Empire universel en Occident avec Othon III fut
remplacée par l’idéal d’une communauté d’États sous la mouvance, au moins
spirituelle, du Saint-Siège.
Il faut souligner l’importance de l’effort du patriarche de Constantinople
pour annihiler le Patriarcat d’Ochride et de Pe , en 1766, pour contrecarrer
l’affirmation dans la presqu’île des Balkans des consciences nationales et faire
perdurer Byzance, dont l’agonie fut sanctionnée par les Révolutions serbe de
1804 et roumaine de 1821-1822. En 1768, la Russie déclenchait ses guerres
18
contre les Ottomans pour gagner de vitesse les mouvements nationaux et
s’approprier l’héritage byzantin qui lui échappait.
La fin du pouvoir quasi temporel du patriarche de Constantinople suite à la
sécularisation des biens ecclésiastiques « grecs » des Principautés Unies de
Moldavie et de Valachie, en novembre 1863, explique l’acharnement du
Patriarcat contre la reforme roumaine. En essayant d’amadouer le prince Cuza
par l’onction patriarcale de 1864, le Patriarcat grec pensait pouvoir afficher la
soumission du souverain roumain au pouvoir spirituel constantinopolitain.
L’article « Familles de la noblesse roumaine au service de la Russie, XVe –
e
XIX siècles » publié dans un des derniers numéros des Cahiers de monde russe
et soviétique de 1993, donne un aperçu de l’émigration roumaine noble vers la
Moscovie et l’Empire des tsars plus généralement. Le début se place au temps
d’Étienne le Grand qui maria sa fille Hélène avec Ivan le Jeune, fils d’Ivan III,
vers 1482-1483, ce qui provoqua l’implantation de quelques nobles moldaves a la
Cour de Moscou. Il s’agit des ancêtres présumés des familles Rachmaninov et
Ofrosimov. Pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, le personnage central de
l’émigration roumaine vers la Moscovie a été le spathaire Nicolae Milescu,
probablement fils d’un Valaque de Morée, qui remplaça Païsios Ligaridis à la
Cour du grand-duc Alexis Michaïlovitch, en s’emparant de la bibliothèque et des
manuscrits de l’ancien élève du Collège grec de Rome. Des réfugiés roumains
dans la Russie du XVIIIe siècle descendait le biologiste Ilya Metchnikov, le
peintre et écrivain Nicolas Karazine, les Décembristes de la famille Mouraviev-
Apostol, sans parler des Cantemir et des Cantacuzène. Les 4 000 réfugies
roumains en Moscovie – Neculce dixit –, après la débâcle russe sur le Prut en
1711, doivent être réduits à 733 familles, partiellement assimilées aux XIXe –
XXe siècles.
Pour ce qui est de l’apparition de la Transnistrie, on remarquera qu’en
1792, par la Paix de Hu i / Ia i, l’Empire de Russie annexa l’ancien Iedisan
ottoman, donc le quadrilatère sud, entre le Dniestr et le Boug, et que les quelques
familles roumaines des partisans des Cantacuzène ont été établies dans l’ancien
Palatinat de Braclav et en Podolie, devenus, après le premier partage de la
Pologne, la Nouvelle Servie.
Une section de la même étude est consacrée aux familles de la Bessarabie
au service de la Russie malgré elles, suite à l’annexion de la Moldavie entre le
Prut et le Danube, en 1812. D’après les écrits des narodnik, l’auteur fustige la
noblesse roumaine de Bessarabie pour son manque des sentiments nationaux.
J’hésiterais de jeter la pierre en pensant, par exemple, à Léon Casso, un des
derniers ministres de l’Éducation du tsar Nicolas II, dont l’Histoire de l’annexion
de la Bessarabie, publiée en 1912, démontre le mécanisme du rapt russe.

19
Pour le colloque « Lieux de mémoire en Europe médiane8. Représentations
identitaires » de 1999, Matei Cazacu a préparé son étude « Lieux de mémoire en
Roumanie » qui rassemble le monument érigé par l’empereur Trajan à Adamclisi,
les églises ossuaires du Moyen-Âge, les reliques des églises, les monuments
commémoratifs de la guerre de 1877-1878, les bâtiments de l’exposition de 1906
– consacrée aux quarante ans de règne du roi Charles Ier –, les monuments
consacrés a la Grande Guerre, le « Monument des héros de la lutte pour la liberté
du peuple et de la patrie et pour le socialisme » – « la Maison du Peuple » (Casa
Poporului) – et la « Cathédrale de la Nation » (Catedrala Neamului). Force est
de constater que le lecteur français a retenu de cette démonstration que la
« Maison du Peuple », l’orgueil du régime Ceausescu, était en quelque sorte le
symbole identitaire du peuple roumain, impression à coup sur erronée.
La section suivante du recueil est consacrée au mythe de Dracula dans la
littérature médiévale européenne, qui nous permet de surprendre quelques étapes
de la recherche qui ont permis à Matei Cazacu de réaliser son maître livre sur
Dracula9, couronné par l’Académie Française.
La troisième section présente ses contributions sur l’histoire des lettres
roumaines depuis son étude estudiantine « Sur la date de la lettre de Neac u de
Câmpulung (1521) » jusqu’à l’analyse très approfondie de la littérature slavo-
roumaine du Moyen-Âge et de l’Ancien Régime et l’organisation des
Chancelleries princières roumaines au XIVe – XVIIe siècles.
Dans la première étude, l’auteur a eu l’heureuse idée de corroborer toutes
les informations concernant les mouvements des forces ottomanes du sultan
Soliman le Magnifique contre la Hongrie et la Valachie et les réactions des
princes de ces pays, pour retrouver le moment exact de la rédaction de la lettre de
Neac u, marchand de Câmpulung en Valachie : le 2 février 1521 (selon
P.P. Panaitescu, 1965). La clé de sa nouvelle démonstration est la lettre du roi
Louis II à Henri VIII d’Angleterre, dans laquelle le souverain de Hongrie
annonce à son frère anglais la jonction de l’armée du prince Neagoe Basarab
avec les forces de Mehmet bey pour entrer ensemble en Transylvanie. Vu que
l’information de cette lettre de 30 Juin 1521 n’est pas encore connue par Neac u
de Câmpulung – dont les informations militaires s’arrêtent le 29 juin – , on peut
placer la date de sa lettre entre le 29 et le 30 Juin 1521.
Néanmoins, on peut douter de cette datation ; la lettre royale présente les
périls potentiels pour la Hongrie et pas seulement les effectifs. Faut-il croire que
le prince Neagoe Basarab fit la jonction de ses forces avec ceux de Mehmet bey
pour envahir la Transylvanie ? Aux mois de juin et juillet, les registres des
comptes de Cibin (Sibiu, en Transylvanie) attestent seulement des envoyés du roi

8
« L’Europe médiane » du poète Czeslaw Milosz (1911-2004), très prisée par les
géopoliticiens de l’école de Mckinder, n’est pas très facilement à argumenter du point de
vue historique.
9
Matei Cazacu, Dracula, Paris 2004 : Éd. Tallandier.
20
de Hongrie en Valachie et des messagers du prince roumain vers Buda. Or, après
le début de juin, le grand ost ottoman était en marche vers Belgrade. Avertis sur
les progrès des Ottomans par le prince Neagoe, les échevins de Sibiu ont envoyé
des espions vers Nikopolis et Vidin, en relais avec des roumains aux gages du
grand boyard Socol. Le 3 avril, le knèze Oprea rapportait à Sibiu la nouvelle du
retour de Mehmet bey du district de Séverin mais, trois jour plus tard, on retrouve
à Sibiu l’ambassadeur du roi Louis II de Hongrie en Valachie, qui revenait après
avoir vu le prince Neagoe, avant le 20 avril. Après la mort de Neagoe Basarab
(15 septembre 1521), des rumeurs couraient en Transylvanie que Mehmet bey
avait passé le Danube10. On peut supposer que pour concentrer tous ses forces au
siège du Belgrade – échoué au temps de Mehmet II le Conquérant (le Magnifique
a préféré laisser la Valachie hors du théâtre de la guerre) – la mission de Mehmet
bey visait seulement la forteresse de Séverin, cependant échappée en 1521 à la
conquête turque. À part ces observations, la date établie par Matei Cazacu résiste
car, évidement, les informations fournies dans la lettre de Neac u s’arrêtent à la
fin du mois de juin 1521.
La quatrième section du recueil réunit les études d’histoire diplomatique et
ecclésiastique autour de la Croisade tardive. Une substantielle étude, écrite avec
Keram Kevonian pour les Cahiers du Monde Russe et Soviétique, dernière
livraison de 1976, présente la chute de Caffa en 1476 à la lumière des documents
génois, persans et kiptchaks inédits ou peu connus.
Les instructions génoises adressées au consul de Caffa (1er Septembre
1474) font état de la dissolution de l’ordre, de l’administration des colonies de
Crimée et surtout de l’insécurité qui régnait à Caffa, Soldaia et Cembalo, sans
doute sous la pression tatare. Parmi les sources arméniennes, l’Histoire des
originaires d’Ani habitant Caffa, écrite par David de Crimée, et la Lamentation
sur le sort de Caffa occupent une place à part. On retrouve dans l’histoire
abrégée des Arméniens, depuis la destruction d’Ani jusqu’à la chute de Caffa,
des informations très importantes sur la population arménienne de Crimée, son
rôle dans la fortification des villes et l’organisation du territoire. D’ailleurs, la
même Lamentation témoigne du premier siège, tartare, au cours duquel les
aqueducs de Caffa ont été coupés. La conquête ottomane, due surtout à un
bombardement effroyable, fut suivie par la mainmise sur les biens des citoyens,
un sévère recensement des âmes et des richesses de la terre – les célèbres defter
tahriri.
Dans une compilation liminaire à la Chronique de Grégoire de Kamakh, on
trouve aussi un reflet de la prise de Mangop (la despoteia de Theodoros, famille
apparentée aux Assanides et aux Comnènes11), où les barons du pays furent

10
Hurmuzaki, Documente, XI, p. 844-845 ; ibidem, XV/1, p. 253.
11
À ce sujet, voir, dernièrement, Maria Magdalena Szekely – tefan S. Gorovei,
Maria Asanina Paleologhina. O prin es bizantin pe tronul Moldovei, Saint Monastère
de Putna 2006.
21
massacrés. La Chronique arménienne-coumane du début du XVIe siècle, ainsi
que les Annales Paléologues et arméniennes de Kamenetz, compilées au début du
XVIIe siècle, ajoutent pour l’année 1484 la conquête de Chilia et de Cetatea-Alb
(Aqkermann). L’étude est capitale pour comprendre l’importance de l’élément
arménien en Crimée et la situation de Caffa à la veille de la conquête ottomane.
Une subtile et très intéressante perspective sur la Croisade de 1455-1464
nous est offerte dans l’étude « Croisade tardive et détournement de fonde »
(2001). L’idée d’un prolongement de la Croisade jusqu’à la guerre de Crimée
(1854-1856) est tout à fait nouvelle. On remarquera la haute conception de
l’Europe chez l’Évêque de Sienne Enea Silvio Piccolomini, d’une Europe
comprenant Constantinople et la mer Noire, très proche de l’opinion d’un
contemporain italien qui envisageait Caffa comme la dernière ville du continent
vers l’Orient. Pour le futur pape Pie II, la clôture de la mer Noire après la chute
de Constantinople et l’inaccessibilité de Tana sur le Don avaient une particulière
importance pour l’Europe. Mais la substance de l’étude consiste dans l’analyse
approfondie de la préparation de la Croisade, le détournement des fonds obtenu
auprès du pape par le roi de Hongrie Mathias et la propagande orchestrée par ce
dernier, soutenue par des imprimés, comme Geschichte Dracole Waida, pour
expliquer l’arrêt de Vlad l’Empaleur, prince de Valachie, le seul Croisé effectif,
combattant avec son peuple contre Mehmet II. Car l’idée maîtresse de Mathias
Corvin et de son entourage humaniste, nous assure Matei Cazacu, était la création
d’un État hongrois, une monarchie absolue, moderne, soutenue financièrement
par le très important commerce du Levant, surtout transylvain, et dont la
condition était la paix avec le Grand Turc.
Un autre étude, « Venise et Moldavie au début du XVe siècle » (2003),
éclaircie la situation géopolitique dans la mer Noire depuis la fin du XIVe siècle
jusque vers le milieu du XVe, où les acteurs principaux étaient les princes de
Moldavie, le roi de Pologne, le duc de Lituanie et les maîtres de la Podolie, les
République de Gènes et Venise, le khan tatare et même un mystérieux « dominus
Moncastri », au nom duquel fut probablement frappée une monnaie avec
l’inscription « Asprocastron »12. Le fonctionnement des grandes routes du
commerce international était toujours déterminé les constellations politiques.
Dans la même section, consacrée a la Croisade tardive, se range une très
importante étude – « Recherches sur les Ottomans et la Moldavie ponto-
danubienne entre 1484 et 1520 » –, résultat de la collaboration de Matei Cazacu
avec le regretté professeur Nicoar Beldiceanu et Jean-Louis Bacqué-Grammont.
Par deux fois, en 1479-1481 et 1484-1486, Étienne le Grand et ses conseilleurs
ont dû abandonner la guerre de Croisade et liquider le contentieux des relations
avec l’Empire Ottoman (les Principautés avaient perdu la totalité de la façade
maritime). Des documents inédits ou à peine utilisés, et spécialement en

12
Quelques exemplaires dans les collections du Musée Militaire National « Roi
Ferdinand Ier » de Bucarest.
22
provenance de la Chancellerie du prétendant Sel m, apportent des informations
nivelles sur les conséquences économiques et douanières du Traité de paix de
1486 entre la Moldavie et la Porte ottomane. La présence du prétendant dans la
région de Cetatea-Alb , en 1512, jette une lumière nouvelle sur les réalités
locales, autrement peu connues.
À part l’analyse philologique des termes osmanlis, slaves et roumains, dans
laquelle on peut sentir la méthode des époux Beldiceanu, il faut souligner
l’importance capitale des sources publiées ou mentionnées par les auteurs pour
l’étude de la question de la frontière moldo-ottomane. Des quinze lacs, affluents
du Danube maritime13, les Roumains conservaient deux, sans doute Ialpug et
Cahul, ce qui explique les obligations des habitants du gué d’Obluci a envers les
princes de Moldavie. Enfin, la Paix de 1489 entre le Royaume de Pologne et
l’Empire Ottoman a dû être suivie par un règlement de la frontière (sinurname)
dont les habitants de Cetatea-Alb gardaient encore le souvenir en 1542 et
connaissaient même l’époque de sa conclusion, une soixantaine d’années
auparavant. Sans doute, l’étude est riche en pistes pour des nouvelles et
fructueuses recherches.
Par ses recherches sur l’histoire de quelques familles nobles de Valachie,
Matei Cazacu s’est approché de l’une des régions les plus intéressante du pays –
l’Olténie, qu’il faut distinguer du Pays de l’Olt de Transylvanie. Les deux régions
ont tiré leur nom de celui de la rivière d’Olt (le romain Alutus), mais si le pays du
Nord de Carpates a perdu son nom pour adopter celui du château fort de F g ra ,
l’ancien Pays de Séverin prit, au XVIe siècle, le nom de la rivière. Sur la base du
nom de Séverin, nordique en vieux slave, ont a voulu faire de cette région une
marche frontalière de l’Empire des Assenides, prise par les Hongrois et
transformée, vers 1231, en Banat du Royaume des Arpadiens, avec un évêque
catholique mentionné en 1246.
Le Diplôme du roi Béla IV pour les Chevaliers Hospitaliers (1247) dévoile
que sous l’enveloppe du Pays de Séverin se trouvait une organisation sociale,
économique et politique assez évoluée, avec un voïévode dominant les autres
cnèzes. Or, le Diplôme parle d’un Pays de Séverin et pas d’un Banat, comme si la
structure n’avait pas survécu à l’invasion mongole de 1240-1242, ou comme si le
Banat de Séverin se trouvait ailleurs. Si les pêcheries du Pays de Séverin étaient à
Celei, près de l’embouchure de l’Olt avec le Danube, elles étaient assez loin du
domaine de la forteresse de Séverin, dont l’auteur fixe l’étendue jusqu’à la rivière
de Motru.
Au sujet de la direction de l’action unificatrice d’un de ces voïévode
roumains, Litovoi, malgré la thèse des historiens qui proposent le Pays d’Arge ,
c'est-à-dire l’ancienne Principauté de Seneslau, l’opinion contraire soutenu par
Ion Donat me paraît la plus probable. D’abord, parce que la situation de la

13
Le document ottoman semble prendre en compte tous les lacs de la Moldavie
pontique, donc également ceux qui se versent dans la mer Noire.
23
Principauté d’Arge par rapport à la Couronne de Saint Étienne, présentée dans le
Diplôme des Hospitaliers comme plus lache, ne justifie pas une réaction
hongroise de telle envergure et puis la tradition historique était tout à fait
contraire.
Si la conquête de la Clissura danubienne par le grand émir Noqai est
probable – un indice est l’asservissement de la Servie au Khanat Mongol et
l’absence des bans hongrois de Séverin depuis 1291 –, la situation du Pays de
Séverin est encore peu connue. Des liens de « vasselage » des « Olténiens » avec
Noqai ne sont pas dans la pratique mongole ; on peut supposer que le yarliq du
grand khan ou de Noqai pour ce pays avait été envoyé au prince de Valachie. En
tout cas, vers 1316 – une quinzaine d’années après le rétablissement du pouvoir
du grand khan a Isaccea –, celui qui dispute au roi Charles Ier Robert de Hongrie
le couloir Cerna-Timi , avec le château de Mehadia, était Basarab Ier, le prince de
la Valachie.
Sous son règne et même jusqu’à la fin du XIVe siècle, on peut difficilement
statuer sur le régime politique de la noblesse roumaine du Banat hongrois, du
Ha eg, pour ne pas parler du duché de Fagara , où, jusque dans la deuxième
moitié du XVe siècle il n’y avait ni seigneurs, ni fonctionnaires hongrois. La
comparaison entre le Pays de Séverin et le Pays-Bas moldave n’est pas sans
ambiguïté, car l’ancien « couloir angevin », le fer de lance de l’offensive de
Louis Ier (1342-1382) vers le Danube maritime, ne coïncide pas du tout avec le
Pays-Bas moldave. L’existence d’un prince associé au grand voïvode de
Valachie est expliquée par l’hypothèse de la dualité du pouvoir dans la
Principauté, due à l’autonomie de l’ancien Pays de Séverin. L’association au
trône en Valachie me paraît similaire à la pratique des premiers Capétiens visant
à assurer par ce moyen la succession au trône dans leur famille et pas du tout un
baromètre de l’autonomie du pays envers la Couronne hongroise. Assimiler le
Pays de Valachie tout entière à un Banat hongrois prête encore aux discussions,
car l’appellation n’apparaît pas dans le titre des princes roumains, même forgé
par la Chancellerie hongroise ; seulement le Pays du Séverin, la future Olténie,
avait été désignée autrefois comme Banat.
On trouve encore une preuve de l’autonomie du Pays de Séverin dans
l’apparition de la Métropole ecclésiastique de Séverin dès 1370. S’il s’agit
vraiment de la Métropole de Séverin – l’acte est moins généreux pour l’affirmer
–, le Patriarcat de Constantinople accorde au prêtre Daniil Critopoulos une partie
de la Métropole de la Valachie laquelle auparavant comprenait également
Séverin. Apres au moins un demi-siècle depuis la réunion de la Grande et la
Petite Valachie (Olténie), cette poussée d’autonomie ecclésiastique semble peu
probable. L’apparition explicite d’une métropole de Séverin date seulement de la
fin du XIVe siècle, vers 1395, justement aux temps de la guerre contre l’Empire
Ottoman, pendant laquelle la Principauté fut divisée entre le prince Mircea Ier
l’Ancien (cel B trân) et Vlad l’Usurpateur (Uzurpatorul). Les assertions de Petre
P. Panaitescu concernant le maintien du prince Mircea Ier dans la partie orientale
24
du pays s’avèrent fausses ; par contre, justement les attaches du prince dans le
Pays de Séverin (Olténie) et dans les duchés d’Amla et F g ra , lui ont permis
de participer à la Croisade de Nicopolis. Ainsi que l’interprétation de la guerre
intestine en Valachie par feu Octavian Iliescu, celle de la fin de règne de Mircea
l’Ancien, imposée dans l’historiographie roumaine par Petre P. Panaitescu, est
forgée des toutes pièces. Il n’y a pas eu de guerre avec les forces du sultan
Mehmet Ier en 1416-1417 ! Seulement en 1419-1420, l’expédition de l’armée
ottomane, dirigée par le sultan lui-même, mit fin au règne de Mihail Ier, le fils de
Mircea, et réussit seulement la conquête de la cite de Drâstor (Silistrie). D’après
une lettre du Recueil de Feridun, Mehmet Ier trouva la mort « dans une chasse en
Valachie ».
Olténie « marche frontalière ou État dans État » ? Matei Cazacu a répondu
également à cette question mettant en vedette la meilleure solution.
La dernière étude de cette section embrasse la situation du Patriarcat de
Constantinople vers la fin du XVIe siècle, en partant du journal du prédicateur de
la nonciature impériale à la Sublime Porte, Stephan Gerlach. Parmi les
informations précieuses du journal, il faut mentionner les provinces dans
lesquelles collectaient des aumônes les envoyées du patriarche : « la Bulgarie, la
Mysie, la Serbie, la Dacie, la Valachie, la Moldavie et tous les pays voisins de la
mer Noire en Asie et Europe, Trébizonde, etc. ». La Mysie correspondait à la
Dobroudja et la Dacie, probablement au Banat, devenu depuis 1552 le pachaliq
de Timi oara (Temesvár).
La cinquième et dernière section du livre présente des biographies et les
généalogies de quelques personnages illustres, tel le métropolite de Kiev Petru
Movil ou les membres de la famille Florescu, à côté des imposteurs comme Jean
Michel Cigala, ex Mehmet bey, ou encore d’« hommes nouveaux » comme Nica
de Frastani, l’Épirote devenu Nica grand logothète de Corcova.

Ainsi, grâce a la sollicitude amicale de l’Académicien Ionel Cândea,


directeur des Éditions Istros, la plupart des contributions de Matei Cazacu, reflet
d’une insatiable curiosité et d’un grand esprit ouvert, ont été recueillis par Lidia
Cotovanu et Emanuel Constantin Antoche dans deux élégants volumes,
permettant de suivre la pensée et les jugements d’un des historiens les plus avisés
de l’Europe du Sud-Est de l’Antiquité à nos jours.

Sergiu IOSIPESCU

25
I

Migrations et identités collectives en Europe


Orientale, au Moyen-Âge et aux
Temps modernes
« MONTE SERORUM » (AMMIANUS
MARCELLINUS, XXVII, 5, 3).
ZUR SIEDLUNGSGESCHICHTE DER
WESTGOTEN IN RUMÄNIEN

Die Geschichte der germanischen Völker, die in ihren unsteten


Wanderzügen von Norden nach Süden und von Osten nach Westen das Gebiet
des heutigen Rumäniens im 3.-4. Jahrhundert u.Z. durchkreuzten, ist auch
gegenwärtig noch weitgehend dem Geschichtswerke des Römers Ammianus
Marcellinus, Res Gestae1 tributpflichtig. Archäologische Forschungen,
insbesondere aus den letzten Jahren bereicherten und vertieften die Kenntnis
dieser Zeitperiode, und erlaubten das Abstecken eines Gesamtbildes der
damaligen germanischen Welt im Donäu-Karpaten-Raum, von der sich, bis in
unsere Tage der unvergleichliche Schatz von Pietroasa, als bekanntestes Zeugnis,
erhalten hat2. Trotzdem bleiben aber weiterhin viele Fragen offen, vor allem aus
dem Bereiche der historischen Geographie derjenigen deutschen Stämme, die in
der Südmoldau und in der östlichen Walachei gehaust haben. Um die
Lokalisierung des Kaukalandes, wohin sich Athanarich im Jahre 376 vor den
Hunnen flüchtete, wurden langjährige Diskussionen geführt ; sie fand erst in
jüngster Zeit eine befriedigende Lösung3.
Wir möchten an dieser Stelle die Frage einer anderen Ortsbezeichnung
unterbreiten, die sich an die Unruhen der Westgoten anschließt zur Zeit ihrer
Auseinandersetzungen mit dem Römischen Reich während der Regierung des
Kaisers Valens, genauer gesagt aus den Jahren 367-3694. Ammianus Marcellinus

1
Gründlich untersucht wurde das Werk von .A. Thompson, The Historical Work of
Ammianus Marcellinus, Oxford 1947 ; A. Demandt, Zeitkritik und Geschichtsbild im Werk
Ammianus, Diss. Marburg, Bonn 1965 ; R. Syme, Ammianus and the Historia Augusta, Oxford
1968 : Clarendon Press.
2
Für Rumänien vgl. R. Vulpe, Le vallum de la Moldavie inférieure et le « mur » d’Athanaric,
Gravenhage 1957 ; Istoria Românilor, I, Bucarest 1960 ; . Mitrea – C. Preda, Necropole din
secolul al IV-lea în Muntenia, Bucarest 1966 ; . Zaharia – M. Petrescu-Dâmbovi a – Em. Zaharia,
A ez ri din Moldova. De la paleolitic pîn în secolul al XVIII-lea, Bucarest 1970.
3
Die Diskussion s. bei R. Vulpe, op. cit., p. 54-57 ; für die geographischen Quellen des
Ammianus vgl. Th. Mommsen, « Ammians Geographica », Hermes XVI (1881), p. 602-636,
abgedruckt auch in Gesammelte Schriften, VII, Berlin 1909.
4
S.C. Diculescu, Die Wandalen und die Goten in Ungarn und Rumänien, Leipzig 1923 ;
L. Schmidt, Geschichte der deutschen Stämme bis zum Ausgang der Völkerwanderung. Die
Ostgermanen, 2. Aufl., Munich 1934 ; L. Musset, Les invasions : les vagues germaniques, Paris
1965 : PUF (« Nouvelle Clio », 12) ; E.A. Thompson, The Visigots in the Time of Ulfila, Oxford
1966 : Clarendon Press.
29
hat uns den Ablauf der Feldzüge dieses Kaisers genau geschildert ; von diesen
interessiert uns der erste Feldzug, aus dem Jahre 367 :
« 1. Procopio superato in Frygia internarumque dissensionum materia consopita, Victor
magister equitum ad Gothos est missus cogniturus aperte, quam ob causam gens amica Romanis
foederibusque longae pacis obstricta armorum dederat adminicula bellum principibus legitimis
inferenti. Qui ut factum firma defensione purgarent, litteras eiusdem obtulere Procopii, ut generis
Constantiniani propinquo imperium sibi debit sumpsisse commemorantis, veniaque dignum
adserentes errorem. 2. Quibus eodem referente Victore conpertis Valens parvi ducens excusationem
vanissimam, in eos signa commovit, motus adventantis iam praescios, et publiscente vere quaesito
in unum exercitu, prope Dafnen nomine munimentum est castra metatus, ponteque contabulato
supra navium foros flumen transgressus est Histrum resistentibus nullis. 3. Iamque sublatus fiducia
cum ultro citroque discurrens nullum inveniret, quem superare poterat vel terrere : omnes enim
formidine perciti militis cum apparatu ambitioso propinquantis, montes petivere Serrorum arduos et
inaccessos nisi perquam gnaris. 4. Ne igitur aestate omni consumpta sine ullo remearet effectu,
Arintheo magistro peditum misso cum praedatoriis globis familiarum rapuit partem, quae antequam
ad dirupta venirent et flexuosa capi potuerunt per plana errantes »5.

Die geographische Lage dieser montes Serrorum wurde bis heute nicht
genau bestimmt und die bisherigen Versuche überzeugten nicht alle Historiker ;
im allgemeinen wird hingegen angenommen, und dieses vollauf berechtigt, daß
sie im Gebirgsbogen, der die Ost- mit den Südkarpaten verbindet, gesucht
werden müssen, da laut archäologischen Funden und historischen
Überlieferungen die Westgoten in dieser Gegend wohnten6. Ein Vergleich dieser
Angaben mit der örtlichen Karte verleitet uns dazu, zu dieser umstrittenen Frage
einen klärenden Beitrag hinzuzufügen, bewußt und überzeugt, daß jeder neue
Beitrag zu dieser so datenarmen Frage ihre Lösung nur fördern kann.
Die Besiedlung des Buzäu-Tales durch die Westgoten ist eine
unumstrittene Tatsache ; ihre Beweise sind unanfechtbar : Die Leiden des hl.
Sava, des Goten, der unter den Westgoten im Jahre 372 im Buz u-Flusse
( )7 ertränkt wurde ; im Buz u-Tale und in der Umgebung wurden
wichtige germanische Überreste aus dem 4. Jahrhundert gefunden, und zwar bei
Chiojdul, B ie ti-Aldeni, Gher seni (mitgeteilt von Petre Diaconu, wofür ich ihm
auch hier herzlich danke), und natürlich bei Pietroasa8. Die Goldbarren aus der

5
Ammiani Marcellini, Rerum Gestarum libri que supersunt, recensuit rhytmiceque distinxit
Carolus U. Clark adiuvantibus Ludovico Traube et Guilelmo Heraeo, Bd. II, para I, Berlin,
Weidmann 1963, XXVII, 5, 1-4.
6
Ein zusätzlicher Beweis dafür ist die neue Lokalisierung der Festung Daphnis bei Pîrjoaia
(Kreis Constan a) neben Oltina ; P. Diaconu, « In c utarea Dafnei », Pontica IV (Constan a 1971),
p. 311-319. Der kürzeste und logische Weg des Kaisers in die Buz u-Gegend ging aus diesem Ort
aus und nicht aus Constantiniana (neben der Mündung des Arge -Flusses in die Donau), wo man
bis jetzt die Daphnis-Festung wähnte.
7
H. Delehaye, « Saints de Thrace et de Mésie », AB XXXI (1912), p. 216-221 ; P. . N sturel,
« Les Actes de Saint Sabas le Goth (BHG3, 1607). Histoire et archéologie », RÉSEE VII/1 (1969),
p. 175-185.
8
Literatur bei R. Vulpe, op. cit., S. 56. Erwähnung verdient an dieser Stelle auch die
Vermutung von Ecaterina Dun reanu-Vulpe, Tezaurul de la Pietroasa, Bucarest 1967 : Meridiane,
30
zweiten Hälfte des 4. Jahrhunderts, die in den Bergabhängen des Buzäu-Tales,
nahe an der siebenbürgischen Grenze gefunden wurden, bestimmten bereits 1892
Julius Jung folgende Behauptung aufzustellen : « Immerhin spricht dieser Fund
in Bosauerpaß wie jener von Pietroasa dafür, daß hier eine wichtige
Verbindungslinie durchging, an der die Gothen vor ihrem Abzüge Stellung
genommen hatten »9.
Uns erscheint es somit als selbstverständlich, daß der Zufluchtsort der
Goten in diesem dicht bewaldeten Tal lag, in der Gebirgsgegend in der der Buz u
entspringt. Das Verbergen des Gotenschatzes bei Pietroasa, am Fuße des Istri a-
Berges, dort wo der Buz u in die Ebene eintritt, und die Goldbarren weiter oben
im Gebirge zeigen, daß diese Gegend den Goten als sicherer Schutzort galt. So
glauben wir, daß hier die montes Serrorum gesucht werden müssen, so wie ja
auch das Kaukaland südlich der Ostkarpaten verlagert wurde.
Hier nämlich tritt uns noch eine genauere Ortsangabe entgegen, die wir
kurz anmerken möchten : der Gebirgszug, der im Buz u-Tal die Walachei von
Siebenbürgen abgrenzt, heißt Siriul und reicht vom Crasna- und Siriul-Bächlein
bis zum rechten Ufer des Buz u. Die Kette ist dicht bewaldet mit Fichten und
Föhren und erreicht eine Höhe zwischen 820-1642 m. Dieses Gebirge hat aber
auch saftige Alpenwiesen10. Die Întorsura Buz ului-Senke, die sich am Fuße des
Siriul-Gebirges erstreckt ist aus ältesten Zeiten besiedelt gewesen, da sie äußerst
günstige Lebensbedingungen hat11. Die großen Schafherden, die auch heute noch
hier weiden, verleihen der Theorie, wonach der Gebirgsname von einem
sarmatischen Volksstamm, genannt Serri12 herleitet, ein Plus von
Wahrscheinlichkeit. Wenn wir uns dazu vor Augen halten, daß nach der Aussage
des selben Ammianus Marcellinus die Westgoten im Jahre 376 vor dem Ansturm

p. 48 sq. wonach das vermeintliche römische Lager (castrum) von Pietroasa mit dem
Westgotenschatz in Verbindung gesetzt werden muß. Dazu gesellt sich die Entdeckung eines
germanischen Gräberfeldes aus dem 14. Jh. neben dem Dorfe Pietroasa, was obiger Vermutung
mehr Glaubwürdigkeit verleiht (freundliche Mitteilung von P. Diaconu). Die Entdekkungen
germanischer Überreste aus dem 4. Jh. bei Tîrg or (Kreis Prahova), Bukarest-Fundeni, u.a.
begrenzen annähernd das Siedlungsgebiet germanischer Stämme in dieser Gegend ; vgl. Istoria
României, I, Bucarest 1960, p. 688 ; Gh. Diaconu, Tîrg or. Necropola din sec. III – IV, Bucarest
1965 ; . Mitrea – C. Preda, op. cit.
9
Julius Jung, « Zur Geschichte der Pässe Siebenbürgens. Eine geographisch-historische
Studie », Mitteilungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung, Ergänzungsband IV,
Innsbruck 1892, p. 20.
10
Marele Dic ionar Geografic al României, V, Bucarest 1902, p. 411. Das Siriul-Gebirge
erscheint in den mittelalterlichen Urkunden erstmals im Jahre 1558, sodann 1562 und 1583 ; DRH,
B, no 112, p. 127, no 251, p. 274-276 ; DIR, B, XVI/5, no 151, p. 143.
11
S.L. Some an – . Micu – V. Pop, Depresiunea întorsurii Buz ului - studiu geografic,
istoric i economic, Bra ov 1947.
12
S. Kretschmer und Fluss in Pauly-Wissowa, Real-Encyclopädie der klassischen
Altertumswissenschaft, Zweite Reihe, II A, Stuttgart 1923, c. 1745 (Serri und Serrorum Montes).
31
der Hunnen sich ins Kaukaland flüchteten, aus dem sie die Sarmaten verjagten13
wird die Anwesenheit dieses Steppenreitervolkes in der benannten Gegend noch
wahrscheinlicher14.
Die Bewahrung einer so alten Ortsbezeichnung in Rumänien, gleichgültig
was für einer Abstammung15 ist noch ein Beweis für das Alter und die
Kontinuität einer bodenständigen Bevölkerung im rumänischen Raum.

13
Ammianus Marcellinus, Rerum gestarum libri qui supersunt, II/1, éds C.U. Clarke,
L. Traube, G. Heraeo, Berlin 1963, XXXI 9, 13.
14
R. Vulpe, op. cit., p. 55 und Anm. 58.
15
Der Name könne aus einem indoeuropäischen Stamm ableiten : * k’er – « Spitze, Höhe,
Horn », vgl. A. Walde – J. Pokorny, Vergleichendes Wörterbuch der indogermanischen Sprachen,
I, Berlin 1927, p. 403-408 ; Jokl, in Reallexikon der Vorgeschichte, hrsg. von Max Ebert, XIII,
p. 279 ; I.I. Russu, Limba traco-dacilor, 2. Ausgabe, Bucarest 1967, p. 121. Erwähnt seien auch die
Überlegungen von . P. Ha deu über die unterirdischen Kornspeicher, die in Thrazien laut Varro,
Plinius des Alten und Quintus Curtius sir genannt wurden ; vgl. Istoria critic a românilor, I,
Bucarest 1875, p. 238-241.
32
GRECS, ROMAINS ET AUTOCHTONES AU BAS-
DANUBE DANS L’ANTIQUITÉ ET AU MOYEN-ÂGE

I. Le banquet du roi Dromichaetes (c. 293-292 av. J.-Chr.).


Réalité ou tópos ?

Il s’agit, à n’en pas douter, d’un moment fondateur de l’histoire ancienne


de la Roumanie, au même titre que la résistance des Gètes à Darius, en 514, la
création de l’Empire de Burebista et les guerres de Décébal contre Rome. Mais, à
la différence de ceux-ci, ce banquet et sa moralité finale, qui fleure bon la
rhétorique de l’époque hellénistique, ont fait couler beaucoup moins d’encre et
les commentaires à son sujet se sont contentés en général de relever la sagesse du
roi gète, son sens politique aigu et sa grande humanité. Sans mettre en doute les
qualités d’homme d’État et de commandant militaire de Dromichaetès, l’épisode
du banquet offert à Lysimaque soulève, à notre avis, plusieurs questions. Mais
relisons d’abord Diodore de Sicile, notre seule source qui parle de cet
événement :
« Lorsque l’armée de Lysimaque était menacée par le manque de nourriture, et ses amis
n’arrêtaient de lui conseiller de se sauver comme il pouvait et de n’espérer aucun salut dans le
camp, il leur répondit qu’il n’était pas à son honneur de s’assurer une sécurité honteuse en
abandonnant son armée et ses amis. Dromichaetes, le roi des Thraces, ayant donné à Lysimaque
toutes les marques de bienvenue, l’embrassa et lui donna même du “Père”, après quoi il le ramena
lui et ses enfants dans une cité ( ) appelée Helis. Après la capture de l’armée de Lysimaque, les
Thraces rassemblés à la hâte crièrent que le roi captif fut emmené parmi eux pour le punir. Il n’est
que justice, criaient-ils, que la foule qui avait pris part à la bataille dut débattre et décide le sort des
prisonniers. Dromichaetès s’opposa à la punition du roi et exposa aux soldats les avantages à
préserver la vie du roi. S’il était mis à mort, dit-il, d’autres rois, plus dangereux que leur
prédécesseur, allaient prendre la relève de Lysimaque. Si, d’autre part, il allait contracter un devoir
de reconnaissance envers les Thraces, ils allaient recouvrer les forteresses qui leur avaient
appartenus sans danger. Lorsque la foule eut donné son accord à cette décision, Dromichaetès fit
chercher parmi les prisonniers les amis de Lysimaque et ceux habitués à être constamment dans son
entourage, et les emmena devant le monarque captif. Ensuite, ayant offert des sacrifices (aux
dieux), il invita Lysimaque et ses amis à un banquet, ensemble avec les premiers des Thraces. Il fit
préparer deux groupes de lits de table, utilisant pour les compagnons de Lysimaque le linge royal
de la proie de guerre, mais pour lui-même et pour ses amis des simples lits de paille. De la même
façon, il fit préparer deux repas différents et présenta à ses hôtes étrangers une grande variété de
viandes servies sur une table d’argent, alors qu'on présenta aux Thraces un plat modeste de légumes
et de viande sur une planchette de bois. Enfin, il offrit à ses hôtes du vin dans des coupes en or et en
argent, mais pour ses concitoyens dans des coupes de corne ou de bois, selon la coutume des Gètes.
Après avoir bu un certain temps, il fit remplir la plus grande corne de vin et s’adressant à
Lysimaque avec “Père”, il lui demanda quel banquet lui semblait plus approprié pour des rois, celui
des Macédoniens ou celui des Thraces ? Lysimaque lui répondit “le macédonien”. “Alors
pourquoi”, demanda-t-il, “abandonnant de telles mœurs, un mode de vie brillant, et un si glorieux
royaume, as-tu désiré venir parmi des hommes barbares et menant une existence de bêtes, et dans

33
un pays exposé aux vents et pauvre en céréales cultivées et en fruits ? Pourquoi as-tu entrepris une
campagne contre nature pour amener une armée dans un lieu comme celui-ci, où nulle force
étrangère ne peut survivre ?”. Dans sa réponse, Lysimaque dit qu’il avait dans cette campagne agi
en aveugle ; mais que dans l’avenir il allait s’employer à l’aider comme un ami et ne manquera pas
de lui retourner les bontés avec des bontés. Dromichaetès accepta ces paroles avec grâce, obtint le
retour des territoires (horion) occupés par Lysimaque, lui mit une couronne sur la tête et le renvoya
chez lui »1.

Ce qui m’a poussé à douter de l’historicité de ce banquet et de le considérer


un tópos soulignant la noblesse d’âme des « barbares » (cf. Hérodote IX, 82) est
le fait qu’il n’est pas le seul de son genre. Deux autres cas similaires et antérieurs
au nôtre ont en effet été enregistrés par les historiens antiques, ce qui jette une
lumière inattendue sur cet événement et nous oblige à reconsidérer son
authenticité.
Le premier en date se retrouve chez Hérodote et a eu lieu en 479, après la
bataille de Platée. Le rôle de Dromichaetès est tenu par Pausanias, le chef du
contingent spartiate et de l’ensemble des forces grecques à Platée, et celui de
Lysimaque par Mardonios, le gendre de Darius et commandant des Perses lors de
cette même bataille. Le voici :
« On raconte également ceci. Xerxès, s’enfuyant de Grèce, aurait laissé à Mardonios son
mobilier personnel. Lorsque Pausanias vit ce mobilier de Mardonios, objets d’or et d’argent,
tentures où se mêlaient des couleurs différentes, il ordonna aux boulangers et aux cuisiniers de
préparer un repas comme ceux qu’ils préparaient pour Mardonios : ils firent ce qu’on leur
demandait ; Pausanias alors, à la vue des lits dorés et argentés couverts de coussins, de tables
ornées d’or et d’argent, et des somptueux préparatifs du repas, fut stupéfait du luxe qui s’offrait à
ses yeux ; pour rire et faire rire, il ordonna à ses serviteurs personnels de préparer des repas à la
mode laconienne ; et comme, cela fait, la différence était grande, éclatant de rire, il envoya chercher
les généraux des Grecs ; et, quand ils furent réunis, il dit, en leur montrant l’apprêt des deux repas :
“Hommes de Grèce, voici pourquoi je vous ai convoqués ; j’ai voulu vous montrer la folie du
commandant des Mèdes, qui, ayant le moyen de vivre comme vous voyez, est venu nous attaquer,

1
Diodore de Sicile, , XXI, 12, 1-6, dans Diodorus of Sicily, Library of History, XI,
éd. Fr.R. Walton, Londres 1980 : Cambridge Mass. (« The Loeb Classical Library »), p. 16-23 ;
traduction roumaine, avec quelques différences, dans V. Iliescu – V.C. Popescu – Gh. tefan (éds),
Izvoare privind istoria României, I, Bucarest 1964, p. 196-199. On peut se demander d’ou tenait
V. Pârvan l’information « ge ii cu b ncile lor a ternute cu ni te l icere s race » : cf. idem, Getica.
O protoistorie a Daciei, Bucarest 1926, p. 56-65, ici p. 60. Pârvan énumère toutes les sources
contenant des parties de cet épisode (moins le banquet) : Strabo, Trogus Pompeius, Plutarque,
Demetrios, Polyainos, Stratagemata, Memnon, Pausanias et Polybe, en y ajoutant Plutarque, De
tuenda sanitate praecepta, 126 E, et , 183 E, toutes traduites
dans Izvoare, passim. J’ajoute encore Plutarque, De sera numinis vindicta, 11, dans Moralia 555 D,
éd. Fr. Cole Babbitt, VII, Londres 1959 : Cambridge Mass., p. 224-4 (« The Loeb Classical
Library »). Pour d’autres repas thraces voir Xénophon, Anabase, VII, 3. 21-32, éd. P. Chambry,
Paris s.d. : Garnier, p. 247 sq., et Athenaeus, op. cit., IV, 151a (repas donné par le roi Seuthes).
Chez les Celtes, on utilisait des lits de paille et des petites tables en bois, cf. Athenaeus, op. cit., IV,
151e, éd. cit., II, p. 226-7.
34
pour nous ravir ce dont, nous, nous Vivons ainsi misérablement”. Voilà ce que Pausanias aurait dit
aux généraux des Grecs »2.

La boutade du général spartiate


« reprend l’avertissement qu’un Lydien avait donné à Crésus prêt d’attaquer les Perses
(Hérodote, I, 71) ; elle en est l’écho, et la conclusion de toute la série des événements nés de la
démesure, l’hybris, de Crésus : car Crésus, en attaquant les Perses, a causé sa propre ruine, et les
Perses, qui ont pris au vaincu son or et son luxe, ont à leur tour attaqué, malgré les sages conseils
d’Artabane (Hérodote, IV, 83 ; VII, 10) la Scythie, puis la Grèce, où leurs armées ont trouvé la
défaite »3.

Voici enfin le troisième banquet à moralité, le deuxième par ordre


chronologique. C’est toujours Athenaeus qui l’a enregistré d’après l’œuvre
perdue de Lyceas, Histoire d’Égypte :
« Lyceas dans son Histoire d’Égypte exprime une préférence pour les repas égyptiens sur
les perses lorsqu’il dit : les Égyptiens firent une expédition contre Ochos, le roi de Perse, et furent
vaincus. Lorsque le roi égyptien fut capturé, Ochos le traita avec humanité et l’invita même à dîner.
Bien que le repas fut somptueux, l’Égyptien se moqua du Perse sous prétexte qu’il vivait
médiocrement : “Si tu veux savoir, Ô Roi”, dit-il, “comment doivent manger les rois riches, permet
aux hommes qui étaient mes cuisiniers de préparer un dîner égyptien”. L’ordre fut donné en
conséquence et le dîner préparé, et Ochos aima le repas et dit : “Tu mérites tous les maux dont les
dieux t’ont accablés, Égyptien, parce que tu as abandonné de tels repas et tu as voulu festoyer avec
quelque chose de moins cher !” »4.

Ochos est le surnom d’Artaxerxés III (359/8-338 av. J.-Chr.) et le pharaon


égyptien est Tachos (c. 362-360). Ce dernier s’était réfugié en Perse après avoir
appris, lors d’une campagne en Syrie, qu’on venait de le déposer. Il était donc
l’hôte, et non pas le prisonnier d’Artaxerxés, dont Plutarque dit qu’il était
2
Hérodote, DX, 82, dans Histoire, II, trad. par Ph.-E. Legrand, Paris 1962 : Les Belles Lettres,
p. 361. Rappelons que Hérodote était né en 485-484 à Halicarnasse, aujourd’hui Bodrun, ville de
Carie, au Sud de Milet, au Sud-Ouest de l’Asie Mineure, et dans sa famille on parlait sans fin du
triomphe des Grecs auquel sa ville y avait pris part. Ce passage de Hérodote a été reproduit, avec
des modifications mineures, et la langue atticisée, par Athenaeus, , 4.138c-d, dans
The Learned Banqueters, éd. et trad. par S. Douglas Olson, II, Londres 2006 : Cambridge Mass.,
p. 160-163. Après le récit du banquet de Pausanias, Athaeneus ne peut s’empêcher d’y ajouter son
grain de sel : « Certaines autorités racontent qu’un habitant de Sybaris qui avait passé un certain
temps à Sparte et avait mangé avec eux aux repas publiques, disait : « Il n’est pas surprenant que
les Spartiates soient les hommes les plus braves qui existent : n’importe qui doué de raison
préférerait mourir un million de fois plutôt que de partager une vie si misérable ! ». Toutefois,
comme le note A. Barguet, « Les vertus spartiates de Pausanias ne résisteront cependant pas
longtemps au pouvoir et au succès ; dès l’année suivante son autorité tyrannique exaspère les alliés,
puis il intrigue avec les Perses, adopte leurs allures (et leur table) et, condamné par les Spartiates,
meurt bloqué dans un sanctuaire où il s’est réfugié (cf. Thucydide, I, 95) ». (Voir la note suivante,
p. 638, note 8, p. 1526).
3
A. Barguet, dans Hérodote, Thucydide, Œuvres complètes, Paris 1964 : Gallimard, p. 638 et
note 7, p. 1526. Contre cette idée, voir Plutarque, Vie d’Artaxerxes, XXXV et XXXVI.
4
Athenaeus, The Learned Banqueters, II, 4.150b-d, p. 218-221. Pour Lyceas, voir F. Jacoby
(éd.), Die Fragmente der Griechischen Historiker, 613 F 4.
35
l’homme le plus cruel du monde5. Il n’empêche que l’histoire semble avoir été
arrangée pour justifier la moralité finale semblable à celle des récits d’Hérodote
et de Diodore. Pour revenir au banquet de Dromichaetès, ce qui rend son
authenticité suspecte est la simplicité même, pour ne pas dire la pauvreté, du
repas des Gètes. En 293/2 av. J.-Chr., les contacts avec la civilisation grecque
dataient depuis plusieurs siècles et Vasile Pârvan n’hésitait pas à parler à propos
du Danube en 500 qu’il était, jusqu’à la confluence avec le Sereth, « une eau
grecque »6. Les découvertes de céramiques et notamment d’amphores de vin de
Rhodes et de Chios et d’huile, de même que le rhyton d’argent doré de Poroina
Mare (dépt. de Mehedin i), prouvent que les rois et les aristocrates gètes de la
plaine du Danube entendaient profiter des bienfaits de la civilisation grecque7.
Voisin direct de la Dobroudja, Dromichaetès, tout comme ses
prédécesseurs, ne pouvait ignorer le luxe de table apporté du Sud et sa
démonstration d’humilité apparaît davantage comme un artifice littéraire et
moins comme une réalité.

II. Un omen victoriae sur la Colonne Trajane

En 101 ap. J.-Chr., l’armée romaine traversait sans rencontrer de résistance


le Danube sur un pont de vaisseaux inaugurant de la sorte la première guerre
dace. La Colonne Trajane, inaugurée en 113 dans le Forum de l’empereur à
Rome, présente à cet endroit une scène mystérieuse représentant un homme
tombant de sa mule sous les yeux de l’empereur et de deux de ses proches. Voici
sa description sous la plume du dernier et profond exégète du monument, le
professeur Salvatore Settis :

5
Plutarque, Vie d’Artaxerxés, XLVI, dans Les vies des hommes illustres, II, trad. par
J. Amyot, Paris 1951 : Gallimard, p. 988 : « en cruauté et inhumanité il surpassa tous les hommes
du monde ».
6
V. Pârvan, Civiliza iile str vechi din regiunea carpato-danubian , trad. R. Vulpe, Bucarest
1937, p. 95-96, cité par D.M. Pippidi, Din istoria Dobrogei, I, Ge i i greci la Dun rea de Jos din
cele mai vechi timpuri pân la cucerirea roman , Bucarest 1965, p. 164. Voir aussi V. Pârvan,
« La pénétration hellénique et hellénistique dans la vallée du Danube », BSHAR X (1923), p. 23-48,
notamment p. 35.
7
V. Pârvan, Getica, p. 20-21, croyait le rhyton d’origine scythe. M. Gramatopol le considère
d’origine hellénistique : voir « Toreutica traco-dacicà târzie si antecedentele ei », dans idem, Art i
arheologie dacic i roman , Bucarest 1982, p. 88. Cf aussi C. Preda (éd.), Enciclopedia
arheologiei i istoriei vechi a României, III, Bucarest 2000, p. 356. Pour la céramique grecque, voir
aussi P. Alexandrescu, « Pour une chronologie des VIe – Ve siècles », dans Thracodacica, Bucarest
1976, p. 117-126, et M. Gramatopol, « Geto-dacii pe f ga ul istoriciz rii artistice », dans idem,
Dacia Antiqua. Perspective de istoria artei i teoria culturii, Bucarest 1982, p. 79 sq. (liste des
découvertes). Plus généralement, M. Turcu, Geto-dacii din Cámpia Munteniei, Bucarest 1979. Pour
la Dobroudja, voir D.M. Pippidi, op. cit., I, p. 165 sq. (armes, bijoux et parures, meubles de luxe
importées de Grèce aux VIe – IVe siècles av. J.-Chr).
36
« Ma incontriamo subito una difficoltà : la scena che abbiamo sinora intitolato Contadino
caduto da un mulo» è un unicum nella Colonna (e non solo), e la sua interpretazione è cosi
controversa che è opportuno affrontarla separatamente, per poterla poi inserire al suo posto e
valutare correttamente nella sequenza. Essa è stata interpretata di solito come l'arrivo presso
Traiano di un ambasciatore dei Buri, che li porto – lo racconta Dione Cassio : 68, 8.1 – un messagio
scritto in lettere latine sulla cappella di un fungo. La stranezza di questa notizia è pari a quella della
scena mostrata sulla Colonna : ma questo non vuol dire che esse debbano stare insieme. L’uomo
che cade del mulo non puo essere un ambasciatore, per il suo costumo e i piedi nudi (cfr. gli
ambasciatori di altre scene) e lo strano oggetto rotondo appeso alla sella non puo essere un fungo di
una qualsiasi specie conosciuta. Gauer ha osservato giustamente che il principale motivo nella
composizione della scena è la caduta dal mulo, che Dione Cassio non menziona ; e ha proposto di
vedervi un prodigium che anticipa, con la caduta del barbaro, il risultato della guerra. Ora, quale
che debba essere la stirpa dell’uomo che cade dal mulo, certo egli non è un Dace, e percio il nesso
fra la sua caduta e la vittoria dei Romani non è cosi immediato. Piuttosto, poichè una scena simile
compare nel mosaico del Palazzo Imperiale di Constantinopoli, il motivo potrebbe avere un più
generico significato augurale : ma indebolendo fortemente ogni riferimento alla storia
dell’ambasciatore dei Buri (a cui invece pensa ancora Gauer). Ma se questo è semplicemente, come
sembra, un Contadino caduto dall suo mulo, diventa incomprensibile il fatto che proprio verso
questa scena in se insignificante si volga Traiano, accompagnato da due comites disposti nella più
canonica formula di attenzione (--> T <--) e posto sopra un suggestum, con un gesto di accoglienza
o di saluto, in tutto simile a quello che Traiano involge altrove ai suoi soldati. La scena non puo
dunque essere “di genere”, e la direzione indicata da Gauer è probabilmente giusta : non si tratta
pero, com’è ovvio, di un prodigium (evento inteso come sopranaturale o deviante della normalità,
del genere di quelli che saranno elencati nel IV secolo nel De prodigiis di Giulio Ossequente), ma
di un fatto in sè banale, dal quale tuttavia è possibile ricavare un omen, secondo la pratica
divinatoria romana. Secondo le parole di Plinio (N.H. 28, 17) “l’efficacia dei presagi è in nostro
potere, ed essi agiscono seguendo il modo in cui li accettiamo : cosi insegna la dottrina augurale” :
percio le alternative, per chi colga un indizio offertogli dagli dei (augurium sublativum) sono
accipere o refutare omen.
Il gesti di Traiano puo caratterizare l’intera scena come un omen acceptum. Che sia Traiano
stesso ad accipere omen, e probabilmente a interpretarlo, non ci sorprenderà se leggeremo il trattato
di Onassandro De optimo imperatore, composto poco prima del 59 d.C. : egli reccomanda ai
generali di tare gli auspici prima di ogni guerra o battaglia usando si saccerdoti e indovini, ma
meglio ancora interpretando personalmente gli omina, per decidere senza intermediari il da farsi, e
persuadere i soldati del favore degli dèi (10,25-26). [...]
Si puo supporre percio che l’omen acceptum abbia la stessa funzione narrativa dell
extispicium imminente [examen des viscères de l’animal sacrifié] : all’inizio delle due campagne,
due presagi di vittoria, cosi differenti fra loro, sono inscenati e messi in evidenza, entrambi,
violando una norma iconografico-compositiva : con l’inserimento del “Contadino caduto” al centro
del obbligato dittico lustratio-adlocutio nel primo caso ; con la brusca prolessi del toro ucciso nel
secondo ».

Et le professeur Settis de rappeler, parmi les stratagèmes que Frontinus


recommande pour éviter la peur des soldats ex adversis ominibus, deux chutes
accidentelles de généraux en campagne interprétées en un sens favorable comme
un omen victoriae : Scipio mettant les pieds en Afrique et disant « applaudissez,
j’ai foulé aux pieds l’Afrique », et César qui, tombant lorsqu’il embarquait avait
crié « teneo te, terra mater », comme un nouvel Antée reprenant des forces
nouvelles au contact de la terre. De même, avant la bataille d’Actium, Auguste

37
rencontre un âne et son maître qui portaient respectivement le nom Nikon
(« victorieux ») et Eutychos (« chanceux »).
En conclusion :
« Fino a prova contraria, potremo ritenere l’incontro di Traiano con un Contadino caduto
dal mulo come un analogo omen victoriae : come Augusto, Traiano presenti in anticipo l’esito delle
sue guerre »8.

Cette brillante démonstration confère à la scène du Paysan tombé de sa


mule une signification profonde et pleine d’intérêt d’omen victoriae, de présage
annonçant la victoire. Nous pensons toutefois que son sens premier était
légèrement différent et nous rappelons ici l’incident survenu au général Marcus
Furius Camillus lors de la conquête de Veii, en 396 av. J.-C. : les Romains
s’emparent de la cité grâce à une mine qui débouche sous le temple principal de
la ville.
« Enfin, après, un grand carnage, l’acharnement se ralentit, et le dictateur fait publier par les
hérauts l’ordre d’épargner tout ce qui est sans armes : le sang cesse de couler. Les habitants
désarmés commencent à se rendre et, avec la permission du dictateur, le soldat se disperse pour
piller. À la vue de cet immense butin, dont l’abondance et la richesse dépassaient son attente et son
espoir, Camille, levant les mains au ciel, demanda, dit-on, “que si sa fortune et celle du peuple
romain blessaient quelqu’un des dieux ou des hommes, ils voulussent bien faire tomber sur lui seul
leur ressentiment, sans s’attaquer en rien au peuple romain”. Comme il se tournait en faisant cette
prière, on rapporte qu’il glissa et se laissa tomber, et que cette chute fut pour ceux qui établissent
les prédictions sur l’événement, le présage (omen) de la condamnation de Camille, et du désastre et
de la prise de Rome arrivée quelques années après »9.

Cet incident a été inséré par Valère Maxime dans le chapitre V. Des
présages (De ominibus) du premier livre de son ouvrage Actions et paroles
mémorables10, qui le commente de la façon suivante :
« Camille... avait prié le ciel, si la prospérité du peuple romain paraissait excessive à
quelque dieu, d’assouvir sa jalousie en lui infligeant à lui-même quelque disgrâce personnelle et à
l’instant même il fit une chute. Cet accident fut regardé comme le présage de la condamnation dont
il fut frappé par la suite. Il est juste que la victoire de ce grand homme et sa prière patriotique (pia
precatio) aient fait autant l’une que l’autre pour sa gloire : il y a en effet un mérite égal à accroître
le bonheur de sa patrie et à vouloir en détourner sur soi les malheurs ».

Cette interprétation nous semble s’appliquer aussi à Trajan : heureux


d’avoir traversé le Danube sans encombre, l’empereur a fait des sacrifices
d’animaux (un taureau, un bélier et un veau) pour remercier les dieux. La chute
du paysan de sa mule, un présage qui aurait pu être défavorable, a été interprétée
comme un omen victoriae pour le déroulement ultérieur de la campagne. Trajan
8
S. Settis – A. La Regina – G. Agosti – V. Farinelli, La Colonna Traiana, Turin 1988, p. 192-
196.
9
Tite-Live, Ab Urbe condita, V, 21, éd. et trad. C.L.F. Panckoucke, dans Œuvres complètes,
II, Paris 1927 : Librairie Garnier Frères, p. 41.
10
Éd. et trad. Pierre Constant, I, Paris <1955> : Librairie Garnier Frères, p. 34-37.
38
connaissait-il le texte de Tite-Live commenté par Valère Maxime ? La chose est
fort probable car on sait que, rédigé entre 27 et 37 ap. J.-Chr., l’ouvrage de ce
dernier a connu une grande diffusion qui est, dit son éditeur :
« comme le privilège de la “petite histoire” et a été de bonne heure fort employé dans les
écoles. Il a en effet connu deux abrégés – de Julius Paris (IVe – Ve siècles) et de Januarius
Nepotianus – et a beaucoup circulé, trouvant des lecteurs également à la Renaissance : Rabelais et
Montaigne lui ont demandé de quoi nourrir leur réflexion ».

Ainsi, le souvenir de Camille est lié à deux reprises à Trajan dans le


Panégyrique que lui fit Pline le Jeune et dont la date est justement 10111.

III. Tomarova : un toponyme gréco-turc et une colonie grecque au


Bas-Danube au XVIe siècle

On peut affirmer sans crainte d’être contredit que ces relations


commerciales et d’autre nature entre l’espace du Bas-Danube et la Méditerranée,
commencées au VIIe siècle av. J.-Chr., ont pris des dimensions importantes dans
les siècles suivants. Même si notre documentation comporte des lacunes, il est
certain qu’avec le retour de l’Empire sur le Bas Danube au Xe siècle, suivi par
l’installation des comptoirs italiens en mer Noire, ces relations ont pris des
dimensions importantes dans les siècles suivants. La lettre du prince Svjatoslav
de Kiev de 969 adressée à sa mère Olga exalte le rôle de la région comme plaque
tournante du commerce international :
« Je n’aime pas vivre à Kiev, je voudrais rester sur le Danube, à Perejaslavec, c’est là le
centre de mon pays. C’est là que s’accumulent toutes les richesses : de Grèce viennent l’or, les
étoffes de prix, le vin et divers fruits ; de Bohême et de Hongrie de l’argent et des chevaux ; de
Russie, des fourrures et de la cire, du miel et des esclaves »12.

Les historiens roumains ont privilégié, et c’est normal, l’étude de Kilia et


de Cetatea-Alb (Moncastro) et de leur activité commerciale à l’époque
byzantine, moldave puis ottomane. Après l’occupation par B yaz d II de ces
deux cités ports en 1484 et l’intégration du Bugeac et de Br ila dans les

11
Panégyrique de Trajan, 13,4 : « Je ne jugerais pas digne d’admiration l’imperator qui aurait
une aussi belle conduite au temps et des Fabricius et des Scipions et des Camilles : alors
l’enflammerait une vive émulation ou toujours quelque vertu supérieure à la sienne » ; et 55,6 :
« On te dresse donc des statues semblables à celles qui jadis étaient dédiées à des particuliers pour
services extraordinaires rendus à la patrie ; on voit des statues de César qui sont de la même matière
que celles des Brutus, des Camille » ; Pline le Jeune, Lettres. Livre X. Panégyrique de Trajan, éd.
et trad. par Marcel Durry, Paris 1947 : Les Belles Lettres, p. 13-14 et 55.
12
Cronica lui Nestor, trad. par G. Popa-Lisseanu, Bucarest 1935, p. 73. Même s’il s’agit d’un
texte apocryphe, il ne peut être plus ancien que le premier quart du XIIe siècle, date de la
composition de la chronique. Voir aussi la traduction française de Jean-Pierre Arrignon, Chronique
de Nestor (Récit des temps passés). Naissance des mondes russes, Toulouse 2008 : Anacharsis, p. 93.
39
frontières de l’Empire en 1538, on constate sinon l’apparition du moins la
montée en puissance de deux autres villes danubiennes restées moldaves : Gala i
et Reni. Celle-ci est la dernière et la plus modeste de ces cités, mais son évolution
au XVIe siècle mérite que l’on s’y attarde sur ses destinées.
L’origine du toponyme serait latine, d’arena, « sable », « grève » (en
roumain « prundi »), ou bien « rupture dans la rive produite par des eaux, avec
des cailloux sur la côte »13.
Pendant longtemps, on a cru que la première mention de Reni était la carte
de la Moldavie de Georg Reichersdorf, compilée entre 1527 et 1538 et publiée à
Vienne en 1541 et 155014. Reni (dans la carte Ren) apparaît avec deux tours, tout
comme Ia i, Hârl u, Tecuci, etc., donc une ville fortifiée de taille moyenne. Or,
récemment, Marian Coman a démontré que la carte de la Moldavie n’est pas
l’œuvre de Reichersdorf et date seulement de 159515. Pourtant, Reni existait bel
et bien au début du XVIe siècle et devait dater de plusieurs siècles car on a
découvert ici et dans les alentours des monnaies et des trésors byzantins des XIe
et XIIe siècles16. On ne sera donc pas étonné de rencontrer des marchands de Reni
apportant des marchandises à Bra ov en 1545 (deux participants, deux transports
en valeur de 2650 aspres, donc environ 50 florins d’or), en 1547 (un marchand,
un transport en valeur de 500 aspres) et en 1549 (un marchand, un transport en
valeur de 450 aspres)17. L’emplacement de la cité près de l’embouchure du Prut
dans le Danube présentait des avantages certains : sans prétendre remplacer
complètement Kilia18, Reni était la première ville moldave après le gué d’Isaccea
– Obluci a, la dernière ville ottomane sur la route commerciale qui, longeant la

13
C.C. Giurescu, Târguri sau ora e i cet i moldovene din sec. al X-lea pân la mijlocul sec.
al XVI-lea, Bucarest 1967, p. 261. On pourrait toutefois penser à une origine commune avec Areni,
près de Suceava (aujourd’hui dans la ville), mentionné en 1595, même si les linguistes penchent
dans ce cas vers « arini », « aulnes », auquel correspond le slave « elha », d’ou Ilfov, le département
couvert d’aulnes ; cf. C.C. Giurescu, Istoria p durii române ti din celle mai vechi timpuri pân
ast zi, Bucarest 1976, p. 31. Et il est vrai que dans le voisinage de Reni se trouvent des forêts de
chênes comme celle de Giurgiule ti (480 ha en 1869) : ibidem, p. 179-180.
14
Al. Papiu-Ilarian, Tesaur de monumente istorice, III, Bucarest 1864, p. 134 ; C.C. Giurescu,
Târguri, p. 261.
15
M. Coman, « Basarabia – inventarea cartografic a unei regiuni », SMIM XXIX (2011),
p. 195-196.
16
V. Spinei, Moldova în secolele XI – XIV, Chi in u 1994, p. 122-123 et 125 ; des folles
anonymes de 1028-1034 et 1042-1055, un autre de Constantin X Dukas (1059-1067), un aspron
d’électron émis par Manuel Ier Comnène (1143-1180) et faisant partie d’un trésor, une monnaie en
billon d’Alexis III Ange (1195-1203).
17
R. Manolescu, Comer ul rii Române ti i Moldovei cu Bra ovul (sec. XIV – XVI),
Bucarest 1965, p. 275, 282 et 290. Le 20 décembre 1583, le maire de Bra ov envoyait un émissaire
à Reni (Reen) pour obtenir des nouvelles : cf. Hurmuzaki, Documente, XI, p. 826-827. Ceci prouve
que les relations entre les deux villes continuaient.
18
N. Iorga, Rela iile comerciale ale erilor noastre cu Lembergul, Bucarest 1900, p. 87 ; idem,
Basarabia noastr , V lenii-de-Munte 1912, p. 45. Reni avait pourtant un « ocol » (hinterland)
important, dont le village de Giurgiulesti perdu au milieu du XVIe siècle : cf. DIR, A, XVI/4,
Bucarest 1952, no 97, p. 78-79.
40
mer Noire, reliait Constantinople à Ia i, Hotin et Lvóv par la voie du Prut19. Cette
route, que Fernand Braudel a appelée « l’isthme polonais des Balkans à

19
C. Alinescu – N. Pa a, « Vechile drumuri moldovene ti », dans Anuar de geografie i
antropogeografie 1914-1915, Bucarest 1915, p. 23-29 ; voir aussi Al.I. Gonta, Leg turile
economice dintre Moldova i Transilvania în secolele XIII – XVII, éd. I. Capro u, Bucarest 1989,
p. 31-32. Voir aussi les considérations de M. Coman, « Basarabia », loc. cit., et le récit de voyage
de Martin Gruneweg de 1582 dans la traduction d’Al. Ciocâltan, publié par St. Andreescu (éd.),
C l tori str ini despre rile Române, Supliment I, Bucarest 2011, p. 86-87 et note 164. La
conclusion du traducteur (qui conteste l’interprétation de Marcel-Dumitru Ciuc ) : « Il n’a jamais
existé en Moldavie une localité du nom d’Obluci a », nous semble trop tranchée. En effet, le nom
même d’Obluci a, d’origine slave, renvoie au concept de similitudo, similis, et oblitchenie se traduit
par « opposé ». Par ailleurs, il semble curieux qu’il n’y eut jamais de localité moldave en face d’un
gué si important. L’idée d’une double localité ressort également du texte du document slavon du
prince Sel m, du 25 janvier 1512, qui précise « s Oblutchitsi », au génitif pluriel, et non pas « s
Oblutchitsy », au singulier, comme cela aurait été normal s’il s'était agi d’une seule localité ; cf. le
facsimilé chez N. Beldiceanu, « La Moldavie ottomane à la fin du XVe siècle et au début du XVIe
siècle », RÉI XXXVII/2 (1969), planche XVII, après la p. 266. Dans le rapport adressé à la Porte le
15 avril 1520 par le qadi de Kazanlik, il est dit que « la population de la Dobroudja en face de
l’échelle d’Isaccea », etc. Ses éditeurs précisent dans une note (nr. 65) que « le qadi s’est trompé
sur la position d’Isaccea. La ville est située sur la rive droite et non en Moldavie, sur la rive
gauche » : cf. I. Beldiceanu-Steinherr – N. Beldiceanu, « Acte du règne de Selim Ier concernant
quelques échelles danubiennes de Valachie, de Bulgarie et de Dobroudja », SOF XXIII (1964),
p. 101. Le qadi de Kazanlik, qui avait inspecté la région, était-il à ce point ignorant ? Dans le même
sens – une localité Obluci a au Nord du Danube, donc en Moldavie – doit être comprise la notice de
l’Octoèque bulgare du XVe siècle, découvert par Ioan Bogdan à Kiev : en 1484, lors de l’expédition
sultanale contre Kilia et Cetatea-Alb , « le tsar Stefan ne partit pas à la guerre, mais les attendit [i.e.
les Turcs] à Obluci a » ; cf. I. Bogdan, « Manuscripte slavo-române în Kiev », dans idem, Scrieri
alese, éd. Gh. Mih il , Bucarest 1968, p. 520 ; N. Iorga, Studii istorice asupra Chiliei i Cet ii
Albe, Bucarest 1900, p. 156-157. Enfin, dans la lettre-rapport de Vlad l’Empaleur à Matthias
Corvin, du 11 février 1462, le prince valaque parle des dévastations et des 1201 Turcs et Bulgares
tués à Obluci a et à Novazok (Novazel dans le registre annexé et dans la copie de Wolfenbüttel), qui
est Novoselo (« a loco Oblisica et Novazel vocato, ubi Danubium in mare cadit »). Or, Novoselo se
trouvait en Moldavie, donc Obluci a pouvait également s’y trouver. Cette précision pourrait
d’ailleurs expliquer la participation d’Étienne le Grand au siège de Kilia en juin de la même année :
il s’agissait de venger ses sujets d’Obluci a et de Novoselo. En 1599, le prince Ieremia Movil de
Moldavie communiquait au roi de Pologne que les hommes du prince valaque ayant traversé le
fleuve avec des barques, avaient brûlé « la ville turque d’Obluci a qui était sur le Danube presqu’en
face de notre ville Reni » : voir la discussion chez t. Andreescu, « Comer ul danubiano-pontic la
sfâr itul sec. al XVI-lea : Mihai Viteazul i “drumul moldovenesc” », SMIM XV (1997), p. 41-60
(repris dans idem, Din istoria M rii Negre (Genovezi, români i t tari în spa iul pontic în sec. XIV
– XVII), Bucarest 2001, p. 174-195). Précisons que Novoselo a été annexé par l’Empire Ottoman
seulement en 1621 : cf. un acte d’Ahmed Ier d’avril 1609, qui reproche au nazîr d’Isaccea
l’incendie de Satul-Nou, « qui fait partie des villages de la Moldavie » : cf. T. Gemil, Rela iile
rilor Române cu Poarta otoman în documente turce ti (1601-1712), Bucarest 1982, p. 141-142,
no 44. Pour les mentions d’Obluci a et de Novoselo en 1462, voir I. Bogdan, Vlad epe i
nara iunile germane i ruse ti asupra lui, Bucarest 1896, p. 79 et 81. Ajoutons, enfin, Dimitrie
Cantemir, qui précise que « le gué du Danube » mentionné depuis l’Antiquité était « là où se trouve
maintenant Obluci a (que les Turcs appellent Isaccea) ». Le savant ajoute que l’eau étant profonde,
il avait dû y avoir un pont : D. Cantemir, Hronicul vechimei a romano-moldo-valahilor, I, éd.
S. Toma, Bucarest 1999, p. 209.
41
Dantzig »20, utilisée par « la caravane de Pologne », a été empruntée et a été
décrite par l’envoyé polonais Erasm Otwinowski en 155721.
Reni entre dans l’histoire de façon dramatique seulement au milieu du
XVIe siècle : le 24 août 1551, le palatin de Belz et de Halitch, Nicolas
Sieniawski, écrivait à Albert de Prusse que le renégat Ilia Rare avait reçu du
Sultan le sangeac de Silistra et avait même occupé plusieurs villes moldaves,
Gala i, L pu na, Tigheci, Ciob rciu et « civitatem Ren, quoque super
Danubium »22. L’information était fausse, mais l’idée, qui reprenait un projet du
prince Sel m de 151023, était décidément dans l’air : deux ans plus tard, en
décembre 1553, Constantin Rare , le frère cadet du converti Ilias-Mehmet beg,
prétendant au trône de la Moldavie, offrait au sultan « un grand morceau du
pays », depuis les montagnes de la frontière hongroise et jusqu’au Dniestr, et les
départements d’Orhei, L pu na et Chigeci (ou Tigheci, où se trouvait Reni)24. Le
jeune Constantin était soutenu par son frère et tous les deux ont subi les foudres
du sultan, plus sensible aux arguments sonnants et trébuchants d’Alexandre
L pusneanu, le prince régnant, ce qui fit capoter le projet25.
Un projet semblable, mais dirigé contre les Ottomans, nourrissait aussi
Despot Vod en 1562-1563, témoin l’envoyé impérial Jean Belsius qui rapportait
le 7 juin 1562 :

20
F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, I, Paris
1976, p. 178 sq. Pour le tronçon central, moldave, de cette route, voir P.P. Panaitescu, « La route
commerciale de Pologne à la Mer Noire au Moyen-Âge », RIR III (1931), p. 172-193 ;
. Papacostea, « Începuturile politicii comerciale a rii Române ti i Moldovei (secolele XIV –
XVI). Drum i Stat », SMIM X (1983), p. 9-56 ; M. Berindei, « L’Empire ottoman et la “route
moldave” avant la conquête de Chilia et de Cetatea-Alb (1484) », Journal of Turkish Studies 10
(1986), p. 47-71 ; idem, « Contribution à l’étude du commerce ottoman des fourrures moscovites.
La route moldavo-polonaise 1453-1700 », CMRS XII/4 (1971), p. 393-409 ; E. Nadel-Golobic,
« Armenians and Jews in Medieval Lvov. Their Role in Oriental Trade 1400-1600 », CMRS XX/3-
4 (1979), p. 345-388 ; voir aussi les études de St. Andreescu réunis dans, Din istoria M rii Negre,
passim. Restent toujours utiles N. Iorga, Rela iile comerciale cu Lembergul ; idem, Studii i
documente privitoare la istoria românilor, XXIII, Acte str ine din Arhivele Gali iei, Bucarest
1913 ; I. Nistor, Die auswärtigen Handelsbeziehungen der Moldau im XIV., XV., und XVI.
Jahrhundert, Gotha 1911; idem, Handel und Wandel in der Moldau bis zum Ende des 16.
Jahrunderts, Cern u i 1912.
21
P.P. Panaitescu, C l tori poloni în rile Române, Bucarest 1930, p. 6-9 ; C l tori str ini,
II, p. 118-121. Voir aussi la relation de voyage de Tommaso Alberti, de 1612-1613, dans C l tori
str ini, IV, p. 357-365. Pour les conditions générales de ce commerce, voir V. Panaite, « Trade and
Merchants in the 16th Century Ottoman-Polish Treaties », RÉSEE XXXII/3-4 (1994), p. 259-276.
22
N. Iorga, Chilia i Cetatea Alb , p. 330 ; idem, Studii i documente, XXIII, p. 59.
23
Idem, Chilia i Cetatea Alb , p. 179.
24
Th. Holban, « Documente externe (1552-1561) », SRI XVIII (1965), p. 672-673 ; cf.
C.A. Stoide, compte rendu dans AIIAI IV (1967), p. 232 ; idem, « Fr mânt ri în societatea
moldoveneasc la mijlocul sec. al XVI-lea », AIIAI XI (1974), p. 67-78.
25
C. Rezachevici, Cronologia domnilor din ara Româneasc i Moldova, a. 1324-1881, I,
Bucarest 2001, p. 597.
42
« Mais je ne peux pas ne pas mentionner, même à la fin, que dans cette conversation
chuchotée dans la chambre à coucher après avoir éloigné tous les autres, lorsqu’il [Despot] parlait
des nombreuses luttes et dévastations de vos royaumes, il m’a dit avoir maintenant trouvé et a un
moyen grâce auquel il pourrait faire Vos Majestés conquérir Bude, Pest, Belgrade et d’autres
localités qu’il énuméra, et ceci sans aucun effort de votre part, et que ce moyen d’occuper ce
territoire il ne l’a dit à personne au monde, et qu’il ne dira qu’à Avram, son postelnic [chambellan].
Je fus étonné [de ce choix], mais il me dit qu’il avait besoin d’un homme comme lui, le seul de tout
le pays, qui serait très utile par sa vivacité et la connaissance des langues s’il n’était pas un peu
vieux et faible : il l’avait nommé capitaine de la forteresse de Reni. Je n’arrive pas à comprendre,
même si je me suis assez cassé la tête, ce qu’il veut faire avec lui dans cette affaire, car du fait qu’il
précise le nom de l’homme et lui demande de la célérité, il semblerait qu’il veuille réaliser cette
chose par la trahison et la conspiration. Le fait qu’il mentionne Reni irait dans le sens que c’est de
là et de Galati qu’il voudrait aller avant tout aux [forteresses des Turcs], à savoir à Br ila, au
Danube, et à Cetatea-Alb ensemble avec Tighina et Ciub rciu au fleuve Nistru, et à Kilia »26.

Au printemps suivant, en 1563, Despot entreprend une tournée


d’inspection dans le Sud de la Moldavie, « qui est arrosée par le Danube ». Après
un séjour à Gala i, il descend le long du fleuve jusqu’à Reni, « une ville habitée
par de nombreux marchands grecs », d’où il retourne à Suceava, au début de
l’été27.
Vingt ans plus tard, en 1582, le marchand anglais John Newberie arrive lui
aussi à « Tomarova, qui se dit Reni en roumain » ; il décrit en détail le costume
des habitants, vante l’abondance des produits du sol et leurs prix bas, décrit la
manière d’extraire et de préparer le caviar et finit ainsi :
« Dans cette ville Tomarova se trouvent certains marchands de Chios qui sont les maîtres de
celle-ci et elle a été autrefois une belle ville, mais les Tatars l’ont dévastée à deux ou trois reprises
et une fois ils ont emmené 50 personne d’ici et des environs »28.

26
Hurmuzaki, Documente, II/1, p. 429 ; C l tori str ini, II, p. 193.
27
Johann Sommer, Vita Jacobi Despotae Moldavorum reguli, dans É. Legrand, Deux vies de
Jacques Basilicos..., Paris 1889, p. 31 (« in Regen, quod oppidum Graeci mercatores plerique
incolunt »). À comparer avec le témoignage, un siècle plus tard, du diacre syrien Paul d’Alep, qui
note que Reni était « la ville célèbre que les Grecs appellent Al-Rina » : cf. N. Iorga, Chilia si
Cetatea Alb , p. 11.
28
Hakluytus Posthumus or Purchas. His Pilgrims, VIII, Glasgow 1905, p. 478-479: « are
certain merchants of Sio that are the lords of the same » ; trad. roum. et notes chez dans C l tori
str ini, II, p. 515-517. Nous ne pensons pas qu’il faille attribuer la présence des Chiotes à l’exil des
12 signori mahonesi et de leurs familles à Caffa, après la conquête de l’île par les Ottomans, en
1566, car on sait qu’ils ont été tous rachetés au printemps-été 1567 par l’ambassadeur de France à
Constantinople : voir Ph.P. Argenti, Chius Vincta, Cambridge 1941, et K.M. Setton, The Papacy
and the Levant (1204-1571), IV. The Sixteenth Century from Julius III to Pius V, Philadelphia
1984, p. 898. Il reste néanmoins que ce séjour a pu donner des idées de commerce à certains d’entre
eux qui ont ainsi découvert la Crimée et la région des bouches du Danube. Voir aussi
t. Andreescu, « Les Génois sur les bords de la mer Noire à la fin du XVIe siècle », RRH XXVI/1
(1987), p. 125-134. Par ailleurs, le jésuite Giulio Mancinelli trouvait en Moldavie, vers 1583-1586,
autour de Bartolomeo Brutti, des marchands de Chios dont certains s’étaient convertis à
l’Orthodoxie : cf. C l tori str ini, II, p. 524-525 ; A. Pippidi, Hommes et idées du Sud-Est
européen à l’aube des temps modernes, Bucarest – Paris 1980, p. 144-145.
43
Les informations de Johann Sommer (1563) et de John Newberie (1582)
sont importantes car elles nous fournissent l’image de Reni devenue ville d’étape
et dépôt pour les marchands grecs et notamment Chiotes29. Cette image prend
une nouvelle dimension qui semble se traduire par le nouveau nom que lui
donnent les sources ottomanes. En effet, un firman du sultan Sel m II, du 8
octobre 1568, ordonne au prince de Moldavie d’envoyer rapidement de
Tomarova du blé pour l’armée expédiée à Caffa30. Ce changement de nom est
une nouveauté qui n’a pas, à notre connaissance, trouvé d’explication31. Nous
pensons que la clé du problème réside dans une autre lettre sultanale du 8 mai
1565, reproduisant un rapport du sangacbeg d’Akkerman32. Il ressort de ce texte,
assez confus, qu’un groupe de malfaiteurs avait décidé de quitter un village
nouvellement créé près du Nistru pour se rendre dans une localité éloignée
nommée Rahoria, qui se trouve « à la frontière de la Moldavie ». Nous croyons
que Rahoria et Tomarova, deux toponymes mentionnés pour la première fois à
trois ans d’intervalle, sont en fait une seule et même localité et que Rahoria est
une première forme du nom qui devait être Tomarochória. Le grec Tomarochória
a ainsi donné le gréco-turc Tomarova, « ova » signifiant en turc « vallée »,
« plaine », donc l’équivalent exact du grec « ». est, évidemment, le
cuir, la peau des bêtes, et le terme a donné le nom d’une occupation, Tomarás,
« tanneur » et « marchand de peaux », substantif et nom propre formé à l’époque
byzantine d’un métier, d’une occupation, tout comme Notarás et Metaxás33.
Par conséquent, Tomarochória (à comparer avec Mantemochória, dans la
Chalcidique et Masticochória, à Chios) est la vallée des peaussiers, des
marchands de peaux et de cuirs, et ce toponyme désignait au XVIe siècle un
groupe de 11-12 villages situés à 20-35 kilomètres au sud-ouest de Ioannina.
Appelée également Katsaniko et Katsanochoria, la région en question est formée
des villages Lozetsi (aujourd’hui Helleniko), Kotortsi (aujourd’hui Aetorrachi),
Lazano ou Lozéna, Korotiani (Koritiani, Koritzani), Kserovalta Polisei (Plesei,

29
On peut se demander si Despot Vod , qui avait étudié dans sa jeunesse à Chios avec
Hermodoros Lestarchos, n’avait pas, dans ses projets de soulèvement contre les Ottomans, compté
sur des anciens condisciples et amis qui pouvaient habiter Reni.
30
M. Guboglu, Catalogul documentelor turce ti, II (1455-1829), Bucarest 1965, no 155, p. 51-52,
31
Pourtant, les Moldaves ont conservé l’ancien nom, tout comme les marchands italiens, voir
les actes de 1589-1595 mis en valeur par Cr. Luca, « Attività mercantile esistema creditizio
nell’area del Basso Danubio alla fine del Cinquecento », dans idem, Dacoromano-Italica. Studi e
ricerche sui rapporti italo-romeni nei secoli XVI – XVIII, Cluj 2008, p. 26-28 ; idem,
« Associazionismo e individualismo nel commercio internazionale riguardante l’area del Basso
Danubio fra XVI – XVII secolo », ibidem, p. 67-74.
32
M. Guboglu, op. cit., II, no 107, p. 37-38.
33
Du Cange, Glossarium ad scriptores mediae et infimae Graecitatis, Lyon 1688, c. 1581 ;
M. Triandaphyllis, ! " # $ , Thessalonique 1982, p. 39. Le terme est passé en
hongrois sous la forme timar (attesté en 1237-1240) : cf. A magyar myelv történeti-etimologiai
szotara, III (O-ZS), Budapest 1976 : Akadémiai Kiado, s.v. De là, il est passé aussi en roumain, en
Transylvanie, cf. N. Iorga, Istoria industriilor la români, I, Bucarest 1927, p. 146-147.
44
Pleseus), Kalentzi, Fortosi, Kostitzi, Pateri (Patero), Nestore, Valtsora
(aujourd’hui Pigadia), etc.34 Le nom communautaire des habitants de cette région
est devenu Tomaras, au pluriel Tomarades. On rencontre un Zorzi Tomaras à
Venise dès 152435, mais les Grecs installés à Reni pouvaient être tout aussi bien
des Chiotes pratiquant le commerce des peaux que des Épirotes de Tomaróchoria
(rebaptisée par les Ottomans Tomarova)36. À notre avis, il y a eu les deux,
Chiotes et Épirotes engagés, les uns et les autres, dans le commerce de peaux de
mouton, de bœuf et de buffle (salées, séchées ou travaillées)37, du bétail grand et
petit38, des fourrures, du miel et de la cire, du pastrami de bœuf et du beurre pour
Constantinople, et même des légumes, ce qui n’excluait pas, en retour, d’autres
marchandises du Levant comme le vin (de Crète, notamment la Malvoisie, etc.),
les épices et les soieries, les monnaies (dans les deux sens)39 et les métaux
précieux (également)40. D’autre part, Reni et toute la région du Bas-Danube

34
G. Manopoulos, « ! " (1587-1699) »,
% "& " 35 (2001), p. 99-196, communiqué par Lidia Cotovanu, Dr. de l’École des
Hautes Études en Sciences Sociales de Paris. À noter que $# (d’où Katsanochoria),
initialement « colporteur », « petit marchand ambulant », dont le sens en albanais a évolué vers
« avare », « mesquin », a fini par donner en roumain « ca aon », une preuve supplémentaire des
rapports de l’Épire avec les Pays Roumains : ibidem, p. 161.
35
K. Mertzios, « To e! # ! $ ! ! », % " & " 11 (1936),
p. 243.
36
On rencontre aussi la forme Tomorova en 1570 : cf. A. Popescu, « Schela M cin în secolul
al XVI-lea (dup reglement ri comerciale otomane) », dans Miscellanea historica et archaeologica
in honorem professoris Ionel Cândea, Br ila 2009, p. 305 ; Timarovo, chez Paul d’Alep, au milieu
du XVIIe siècle : C l tori str ini, VI, p. 282 ; Tumarova, en 1648, chez Kiatip Celebi :
M. Guboglu, Cronici turce ti privind rile române. Extrase, II (sec. XVII – începutul sec. XVIII),
Bucarest 1974, p. 118, et chez Evliya Celebi, deux décennies plus tard : C l tori str ini, p. 346 et
490 ; Timoruum chez Aubry de La Motraye, en 1711 : C l tori str ini, VIII, p. 525 ; Timarowa
chez Dimitrie Cantemir, Descrierea Moldovei, éds Gh. Gu u et alii, Bucarest 1973, p. 87-89 ; enfin
Timarabad, en 1787-8, dans quatre firmans d’Abdul Hamid Ier : M. Guboglu, Catalogul, II,
no 1126, p. 323-324, no 1211, p. 346-347, no 1221, p. 349, no 1240, p. 354.
37
Cf. M. Berindei – G. Veinstein, « Règlements fiscaux et fiscalité de la province de Bender-
Aqkerman, 1570 », CMRS XXII/2-3 (1981), p. 266 ; A. Popescu, « Schela M cin », passim.
38
F. Braudel, op. cit., I, p. 180, emploie la formule « monnaie d’échange » de la Moldavie
pour les troupeaux de bœufs vendus au XVIe siècle en Pologne et ailleurs.
39
I. Capro u, O istorie a Moldovei prin rela iile de credit pîn la mijlocul secolului al XVIII-
lea, Ia i 1989, p. 34 sq.
40
En 1578, le baile Nicolo Barbarigo affirmait que la majorité et jusqu’aux deux tiers du vin
de Crète qui arrivait à Constantinople (entre 1 000 et 1 500 bottes, en roumain « butii ») allait à
Kilia et de là, par chariots, en Pologne : cf. A. Veress, Documente privitoare la istoria Ardealului,
Moldoveisi T rii Române ti, II (1573-1584), Bucarest 1930, p. 159-160 ; A. Pippidi, « Esquisse
pour le portrait d’un homme d’affaires crétois du XVIe siècle », dans idem, Hommes et idées,
p. 127-128. Quelques années plus tard, en 1601, Lazaro Soranzo précisait que la route de ce vin
passait par Kilia, Gala i, Reni (Rene) et Floci, puis par chariots en Moldavie, Pologne, Hamburg et
Lübeck : ibidem, p. 94. Voir aussi la relation de Giovanni Botero de 1596, qui précise qu’il
s’agissait du moscadello ou malvagia de Crète : C l tori str ini, IV, p. 575-576 ; H. Inalcik (éd.),
An Economic and Social History of the Otoman Empire, I, 1300-1600, Cambridge 1994, p. 292-
293 ; t. Andreescu, « Problema “închiderii” M rii Negre la sfâr itul secolului al XVI-lea i în
45
depuis le coude que le grand fleuve fait vers le Nord et jusqu’à la mer Noire était
un lieu privilégié pour les troupeaux qui prenaient ici leurs quartiers d’hiver et où
l’on trouvait le sel marin nécessaire à leur nourriture41.
Commençons donc par les Chiotes, grands importateurs de peaux et de
fourrures de ces régions avant la conquête ottomane de 156642. Rien que pour la
période 1540-1600, Lidia Cotovanu a enregistré une vingtaine de noms de
marchands originaires de Chios, avec résidence secondaire à Constantinople
et/ou à Lvóv, à faire du commerce entre les deux villes en passant par la
Moldavie, où certains s’y installaient à demeure43. On ignore le lieu d’origine de
Jurgi Grecus (1500), de Dzany Greco, mercatore in Valachia (1526), de Hawrilo
Grecus et de Iani de Suceava (1557), de Iane et Ivan Pospa (1568), de Sava de
Ia i (1581), d’Antonius Graecus (1585), d’Emanuil Graecus de Sereth civitate et
de ses frères Stephanus et Zacharia Graeci (1586), etc.
Pour ce qui est des marchands épirotes, ils apparaissent surtout dans le
dernier quart du XVIe siècle, mais leur émigration vers les Principautés
danubiennes est connue depuis la fin du siècle précédent. Tout comme les
Chiotes et les Crétois (nous connaissons les noms d’environ 40 marchands pour
la période 1550-1600), ils forment des réseaux d’agents commerciaux et
caravaniers en liaison avec les grands marchands résidant à Lvóv, à l’abri des
Ottomans et des caprices des princes moldaves44.

prima jum tate a celui de al XVII-lea », dans In honorem Paul Cernovodeanu, éds Violeta Barbu,
Gh. Laz r, Bucarest 1998, p. 131-144 (repris dans idem, Din istoria M rii Negre, p. 229-231).
41
Tous les règlements ottomans de la région contiennent des mentions de la gor tina, la taxe
de 3 % payée par les bergers pour le pâturage des moutons. Pour les dimensions du commerce des
peaux à la fin du XVe siècle, on peut mentionner l’achat, en 1478, de 3 000 peaux à Cetatea-Alb
par un certain Piero di Stefano (N. Iorga, Studii i documente, XVI, p. 122) et l’exportation, entre le
16 mars et le 12 juin, de Kilia de plus de 3 200 peaux de bœufs : H. Inalcik (éd.), An Economic and
Social History, I, p. 291-293. Voir aussi infra, notes 52-56.
42
H. Inalcik, « The Question of the Closing of the Black Sea under the Ottomans », A '(íov
)óv o* XXXV (1979), p. 74-110 ; idem, An economic and social history of the Otoman Empire, I,
p. 292 (des cuirs de Caffa, Kilia et Akkerman, pour les Chiotes) ; voir aussi M. Balard, La Romanie
génoise (XIIe – début du XVe siècle), II, Rome 1978, p. 737-741.
43
Lidia Cotovanu, Migrations et mutations identitaires dans l’Europe du Sud-Est (vues de
Valachie et de Moldavie, XIVe – XVIIe siècles), Thèse de doctorat, École des Hautes Études en
Sciences Sociales, Paris 2014, inédite, p. 265-273. Pour les Chiotes, voir aussi N. Iorga, Istoria
comer ului românesc, I, pân la 1700, V lenii de Munte, 1915, p. 218-220 ; pour les Grecs en
général, ibidem, p. 199 et suiv., les Crétois, ibidem, p. 220-223 ; plus récemment, Cr.N. Apetrei,
« Una famiglia di mercanti greci di Chio fra i principati romeni e la penisola italiana alla fine del
XVI secolo (les Vorsi) », dans C. Luca – G. Masi (éds), La storia di un ri-conoscimento: i rapporti
tra l’Europa Centro-Orientale e la Penisola Italiana dal Rinascimento all’Età dei Lumi, Br ila –
Udine 2012, p. 149-168 ; St. Andreescu, « Rela%iile lui Mihai Viteazul cu Polonia : misiunea
sp tarului Constantin Vorsi », AIIAI XXXII (1995), p. 53-68.
44
Lidia Cotovanu, Migrations et mutations identitaires, notamment le chapitre I.4.3 « La route
moldave à la portée des sujets génois et vénitiens des îles égéennes » ; Ariadna Camariano-Cioran,
L’Épire et les Pays roumains, Ioannina 1984.
46
Ensuite, il y a des autres, clients et amis des princes roumains qui s’élèvent
dans la hiérarchie sociale et politique et deviennent hauts dignitaires aux Cours
de Bucarest / Târgovi te et Suceava / Ia i, comme les Épirotes Oxotie et Ghiorma
de Valachie, à la Cour de Mircea Ciobanul (le Pâtre) et de son fils, Petru cel
Tân r (le Jeune, en tout trois règnes, 1545-1568, avec une interruption entre
1554-1557), puis Duca de Ioannina et quelques autres, en tout dix noms, tous
grecs, dont Manuel Cantacuzène, et ceci à la même époque (1559-1568)45. Il est
important de rappeler que Mircea Ciobanul avait vécu à Constantinople et qu’il
était venu en Valachie entouré de nombreux Grecs, dont il a fait des conseillers et
des dignitaires, alors que d’autres s’occupaient du commerce. La situation est
semblable en Moldavie car le prince régnant, Jacques Basilikos, dit Despot Vod ,
était Grec, bien que protestant46 ; ses successeurs au trône, Iancu Sasul (Jean le
Saxon, 1581-1583) et Petru chiopul (Pierre le Boiteux, 1574-1581, 1583-1591)
avaient des épouses grecques (respectivement Marie Paléologue et Marie Amirali
de Rhodes), le second venait directement de l’Empire Ottoman, où il était né,
vers 1534, et tous les deux ont attiré dans le pays bon nombre de Grecs et
d’Albanais qui occupent, entre autres, la dignité de fermier des douanes et de
grand trésorier47. Ils suivaient en cela le précédent du génois Dorino Cattaneo, au
XVe siècle, et du crétois Constantin Corniact († 1563)48. Enfin, le prince Ieremia
Movil de Moldavie (1595-1606) avait une épouse grecque, Elizabeta
Kataratos49. Même son de cloche en Valachie, où régnait le frère de Petru
chiopul, Alexandru Mircea (1568-1577), suivi par son fils Mihnea (1577-1583,

45
A. Sacerdo eanu, « Pomelnicul m n stiri Arge ului », BOR LXXXIII (1965), p. 313.
46
Un Argyropoulo, neveu de l’archevêque homonyme de Thessalonique, vivait vers 1570 en
Moldavie : cf. N. Iorga, Byzance après Byzance, Bucarest 1935, p. 119, d’après Martin Crusius,
Turcograecia, Bâle 1580, p. 274-275.
47
Voir leur biographies dans N. Stoicescu, Dictionar al marilor dreg tori din ara
Româneasc i Moldova. Sec. XIV – XVII, Bucarest 1971, passim.
48
Pour les Cattaneo et les Corniact de Moldavie, voir t.S. Gorovei, « Contribu ii
prosopografice i epigrafice. I. Dorin pitarul i Tetraevanghelul s u. 2. Basilica “Stroici” de la
Probota. 3. Inscriptile funerare de la Probota », SMIM XXVIII (2010), p. 71-78 ; A. Pippidi,
« Esquisse pour le portrait » ; P. Zahariuc, « Un egumen i un d ruitor necunoscu i ai m n stirii
Putna : Petronie i Nicolae Corniat », dans Putna, ctitorii ei i lumea lor, Bucarest 2011, p. 27-34.
En 1583, Petru Cercel (Pierre Boucle d’Oreille), le prince de Valachie, confiait la même charge à
Giacomo Alberti « ensemble avec un Chiote, nommé Nicolo Nevridi, arrivé depuis quelques jours
de Moldavie » : cf. la lettre de Francesco Vincenti à l’ambassadeur de France à Constantinople,
Germigny, le 22 décembre 1583, dans M. Holban, C l tori str ini, III, p. 74. Pour Nicolo Nevridis,
dit Domestico, voir N. Iorga, Studii i documente, XXIII, p. 443 ; Cr.N. Apetrei, « Greek
Merchants in the Romanian Principalities in the 16th Century : The Case of Nikolaos Domesticos
Newridis », Istros XVII (2011), p. 95-121.
49
N. Iorga, « Doamna lui Ieremia Vod », AARMSI, IIe série, XXXII (1910), p. 1019-1077 ;
S. Zotta, « Doamna Elisaveta lui Ieremia Movil voievod a fost fiica lui Gheorghe pârc lab de
Hotin », AG II (1913), p. 178-180 (repris dans Movile tii. Istorie i spiritualitate româneasc , I,
« Casa noastr movileasc », Sfânta M n stire Sucevi a 2006, p. 97-100, avec notes
supplémentaires, p. 318) ; N. Stoicescu, Dic ionar, p. 307 (pour son père, Gheorghe Lozonschi
Kataratos).
47
1583-1591) ; Alexandru avait épousé une Pérote, Ecaterina Salvaressa, dont la
famille était originaire de Chios50, et entretenait une nombreuse clientèle de
Grecs, dont des Chiotes réfugiés ici que rencontra Pierre Lescalopier en 157451.
Cet afflux de Grecs et d’Italiens dans les deux Principautés danubiennes a
joué un rôle décisif dans l’intensification des échanges internationaux de la
Moldavie dont Reni était, nous l’avons vu, la porte d’entrée, la première ville
après le gué d’Isaccea-Obluci a52. Et c’est justement l’époque où la ville
commence à figurer comme cité fortifiée dans la cartographie européenne sous la
forme Ren. La plus ancienne carte qui la mentionne est celle de Stefano Francese,
Carta della Polonia ed Ungheria (Rome, Palais du Vatican, 1562-1564), suivie
par Giacomo Gastaldi, Carta del bacino danubiano incisa da Paolo Forlani
(Venise, 1566), puis de celle de Egnazio Danti, Carta della Livonia e Lituania
(Florence, Palazzo vecchio, entre 1563-1575), enfin la Carta della Romania
(Anvers, 1584) de Giacomo Gastaldi, l’Atlas de Mercator (1594)53 et la carte
faussement attribuée à Georg Reichersdorf, de 159554.
L’intensification du commerce Nord-Sud entre l’Europe Centrale, la
Pologne, la Moldavie et l’Empire Ottoman a eu comme pendant les échanges
traditionnels entre la Moldavie et la Transylvanie, notamment avec les villes de
Bra ov et Bistri a, qui disposaient du droit de dépôt et d’étape (Stapelrecht),
obligeant les marchands étrangers à déposer et vendre ici leurs marchandises. Le
commerce avec Bra ov, attentivement étudié par Radu Manolescu, révèle une
vive activité d’exportation de bétail et de peaux et de fourrures de Moldavie et de
Valachie vers la cité transylvaine : les chiffres sont impressionnants et couvrent
la période depuis la fin du XVe siècle jusqu’en 155455. Pour juger de
50
Jacques Paléologue se rendit à Bucarest en 1573 et rencontra à cette occasion le prince
Alexandru et son épouse, « une noble dame de Chios, ma patrie, de la famille Salvaresso, autrefois
brillante et très riche » : C l tori str ini, II, p. 413. Voir aussi N. Ghinea, « La famille de la
princesse Catherine Salvaressa », RRH XXII/4 (1983), p. 391-399. Entre 1559 et 1568, elle allait
être la régente du pays durant le règne de son fils mineur. En 1580, c’est le tour de Jacques
Mavrocordatos de Chios de visiter la Valachie : N. Iorga, Byzance après Byzance, p. 144, d’après
Martin Crusius, Turcograecia, p. 309-311. Pour l’entourage de Catherine Salvaressa, voir N. Iorga,
« Contribu iuni la istoria Munteniei în a doua jumat te a secolului XVI-lea », AARMSI, IIe série, II
(1896), p. 1-112. Voir aussi A. Pippidi, « Ricerche sulla famiglia Salvaresso », dans Cr. Luca –
G. Masi (éds), L’Europa Centro-Orientale e la Penisola italiana : quattro secoli di rapporti e
influssi intercorsi tra Stati e civiltà (1300-1700), Br ila – Venise 2007, p. 145-153.
51
C l tori strãini, II, p. 428 ; il rencontre à Târgoviste « quelques Génois réfugiés de Chios,
qui nous ont invités à table, très heureux d’entendre parler leur langue ».
52
Un historien ottoman du XVIIe siècle, Kiatip Celebi, l’appelait « l’échelle des Pays
moldaves et tatares et russes et de la Valachie et bulgares » : M. Guboglu, Cronici turce ti, II,
p. 113.
53
M. Popescu-Spineni, România în istoria cartografiei pâna la 1600, I, Bucarest 1938, p. 148.
54
F. Banfi, « I paesi romeni nei monumenti cartografici italiani del Rinascimento », BBR II
(1954) et III (1955-1956), p. 23, 27, 29,46 et 54.
55
R. Manolescu, « Le rôle commercial de la ville de Bra ov dans le Sud-Est de l’Europe au
e
XVI siècle », NÉH II (1960), p. 207-220 ; idem, Comer ul T rii Române ti i Moldovei cu
Bra ovul, notamment p. 113-117 (le bétail) et 118-122 (peaux et fourrures). Voir aussi le tableau
48
l’importance de ce commerce dans la vie économique des villes transylvaines, il
suffit de consulter le nombre d’artisans travaillant les cuirs et les peaux à Bra ov
(160 en 1486, pour une population de moins de 10 000 personnes), 159 à Sibiu,
en 1500, pour une population légèrement moindre, respectivement 51 et 73 à
Bistrita, en 1461 et 1532 ; mais il s’agit d’un calcul qui englobe également les
personnes dont le nom est dérivé d’un métier lié au travail du cuir et des peaux
comme cordonniers, fourreurs, maroquiniers, gantiers, corroyeurs, bourreliers,
selliers, peaussiers, tanneurs (timar), etc.56 En 1556 et 1560, les Diètes de Cluj
qui fixaient les prix des peaux et des fourrures pour les artisans transylvains
affirmaient que ces derniers « apportent la plus grande partie des peaux de
Moldavie, de Valachie et de la région de Caransebe »57.
Enfin, les princes moldaves avaient pris l’habitude depuis Petru Rare
(1527-1538, 1541-1546) de vendre eux-mêmes des troupeaux entiers de bœufs et
de cuirs afin d’obtenir le numéraire qui faisait défaut au pays. On connaît
également le cas d’Alexandru L pu neanu, qui envoyait des milliers de bœufs en
Pologne et même à Venise58 et celui du prince Petru chiopul, qui expédie, en
1584, par l’intermédiaire des Chiotes Sima Vorsi et Nicolo Domestico Nevridis,
un bateau contenant 12 000 peaux de bœufs, de la laine et de la cire à Venise59.
À la lumière de toutes ces informations, on constate que les marchands de
peaux de Tomarochória et de Chios installés à Tomarova avaient trouvé en
Moldavie une terre d’élection pour l’élevage et donc pour la commercialisation

récapitulatif en annexe à la fin qui donne le détail des échanges par année et par pays : dans le reste
de l’ouvrage, les deux pays sont cités ensemble (une moyenne annuelle de 80 000 à 100 000 florins
d’or), alors qu’il est notoire que le commerce de la Valachie avec Bra ov dépassait celui de la
Moldavie de 3 à 50 fois (de 300 % à 5 000 %). Le commerce moldave avec la Transylvanie se
faisait surtout avec Bistri a pour laquelle manquent les données. Les affaires se faisaient en aspres
ottomans, dont la dévalorisation a été importante au cours du XVIe siècle : N. Beldiceanu, « La
crise monétaire ottomane au XVIe siècle et son influence sur les Principautés Roumaines », SOF
XVI/1 (1957), p. 70-86.
56
t. Pascu, Voievodatul Transilvaniei, III, Cluj 1986, p. 187 et suiv.
57
R. Manolescu, Comer ul T rii Române ti i Moldovei cu Bra ovul, p. 118. En 1583-1585,
sous le règne de Petru Cercel, la Valachie exportait « coyre di bovi in molta abbondanza, cere,
mieli, buttini, formaggi, grani et orzi, bestiame, pesci sechi e sale. Le coyre e cere si mandano in
Ancona per schena di mulo a Ragusa, o ceramente per il Danubio con navigli sino alli porti di
Varna e di Costanza, che sono nel Mar Nero et di ivi si carricano sopra le navi che passando il detto
mare, vanno prima in Constantinopoli e poi a Ragusa, overo Ancona. Le vettoviglie e sale si
mandano medisimamente per il Danubio a detti porti et de ivi la navigano per Constantinopoli » :
Memoriale delle cose occorse a me Franco Sivori del Signor Benedetto doppo della mia partenza
di Genova l'anno 1581 per andar in Vallachia, éd. t. Pascu dans Petru Cercel i ara
Româneasc la sfâr itul sec. XVI, Sibiu 1944, p. 180. Pour le commerce des peaux des régions de
la mer Noire vers la Méditerranée au XVIe siècle, voir t. Andreescu, « Problema “închiderii”
M rii Negre », p. 231-232.
58
Gh. Pung , ara Moldovei în vremea lui Alexandru L pu neanu, Ia i 1994, p. 63 et suiv., 79.
59
N. Iorga, Istoria comer ului românesc, I, p. 219 ; t. Andreescu, op. cit., p. 220-235,
notamment p. 231. Nous ne sommes pas d’accord avec l’hypothèse de l’auteur que le chargement
de ce bateau avait eu lieu à Kilia et nous pensons qu’il s’agissait de Gala%i ou Reni.
49
des peaux de bœufs, de moutons60 et de buffles. Leur période de prospérité
couvre les années 1550/60-1595, lorsque la Valachie et la Moldavie adhèrent à la
Ligue Sainte et lèvent le drapeau de la révolte contre l’Empire Ottoman, mais
entrent en conflit avec la Pologne, restée neutre, ce qui nuit au commerce sur la
« route moldave ». Les conflits militaires en mer Noire et dans la région des
bouches du Danube s’intensifient après 1600 avec la multiplication des raids des
Cosaques Zaporogues contre l’Empire Ottoman, parfois en alliance avec les
Tatars de Crimée, vassaux remuants de la Porte61. Ainsi, Isaccea et Ismail sont
incendiés en 1603 par les Cosaques, en 1609 un dignitaire local d’Isaccea
incendie Satul Nou (Novoselo) et confisque le bétail grand et petit de Reni
(qualifiée de village) et de Cahul (Kalic)62. Deux ans plus tard, on apprend que
les Tatars, qui avaient pillé la Moldavie méridionale, avaient installé un fermier
des douanes à Reni à la place des douaniers moldaves63. Six ans plus tard, la
situation était redevenue normale64, mais en 1621, après une campagne
victorieuse contre les Polonais, le sultan occupait Reni, qualifié de village, et
Ismail avec plusieurs villages et les offrait au vakîf du prophète Mahomet65.

60
La richesse de la Moldavie en troupeaux de moutons était considérable. Partant du revenu
de la taxe (gor tina) sur ces troupeaux (un mouton sur vingt), C.C. Giurescu, Istoria românilor,
II/2, Bucarest 1937, p. 567, a calculé qu’en 1591, le pays avait plus d’un million trois cents mille
têtes de moutons. Ce chiffre est vraisemblable, car en 1834, après la perte de la Bessarabie, qui
avait réduit sa superficie de moitié, la Moldavie comptait 1,8 millions de moutons, 660 000 bœufs
et vaches et 360 000 chevaux, et avait produit en 1833, 552 000 kilos de miel : le rapport de Bois-
le-Comte à Rigny dans Hurmuzaki, Documente, XVII, p. 365. À la même époque, la Valachie
élevait 1432 542 moutons et brebis, 643 507 bœufs et vaches, et 202 405 chevaux ; la production
du miel s’élevait à 750 000 kg : ibidem, p. 340. En 1838, la Valachie avait 1 805 000 moutons,
chiffre qui avait doublé en 1860 : I. Donat, « P storitul românesc si problemele sale », SRI XIX/2
(1966), p. 285. Pour les exportations de moutons dans l’Empire Ottoman au XVIe siècle, voir
t. Andreescu, « R scoala & rilor române din 1594 si chestiunea aprovizion rii
Constantinopolului », SRI VIII (1997), p. 591-614 (= idem, Din istoria M rii Negre, p. 196-219,
notamment p. 204-209).
61
Voir M. Berindei, « La Porte ottomane face aux Cosaques Zaporogues, 1600-1637 », HUS
I/3 (1977), p. 273-307 ; t. Andreescu, « Alte tiri despre alian a t tarilor cu cazacii în nordul M rii
Negre », dans idem, Izvoare noi cu privire la istoria M rii Negre, Bucarest 2005, p. 135-153 ;
A. Pippidi, « Cazacii navigatori, Moldova i Marea Neagr la începutul secolului al XVII-lea »,
dans O. Cristea (éd.), Marea Neagr . Puteri maritime – Puteri terestre (sec. XIII – XVIII), Bucarest
2006, p. 260-282.
62
M. Berindei, « La Porte ottomane », loc. cit. ; T. Gemil, Rela iile rilor Române cu Poarta
otoman în documente turce ti (1601-1712), Bucarest 1982, no 44, p. 141-142.
63
I. Corfus, Documente privitoare la istoria României culese din arhivele polone. Secolul al
XVII-lea, Bucarest 1983, p. 60-61.
64
DIR, A, XVII/4, Bucarest 1956, no 264, p. 210.
65
Miron Costin, Opere, éd. P.P. Panaitescu, Bucarest 1958, p. 85 et 217 ; Reni était alors,
selon M. Costin, « un village de la campagne » sis sur le Danube, dépendant de l’hinterland (roum.
ocol) de Gala i. Pour la liste des villages dépendant de cet établissement religieux, voir un registre
officiel du 25 juillet 1645, chez T. Gemil, op. cit., p. 258-263 : Tomarova, Cercelu , Barta, Satul
Nou, Cartal, Brânza, Babuis, Ghirecul (Grecenii Vechi ?). Un an plus tard, l’Évêque catholique
Marco Bandini écrivait, dans le récit de sa Visitatio, que Reni (Rhenem) n’avait plus de murailles et
50
La situation des habitants changeait du tout au tout mais il est possible que
les marchands et artisans grecs soient restés, au moins en partie, sur place. En
effet, la Valachie et la Moldavie avaient connu – ou allaient connaître – toute une
série de mouvements contre les « Grecs » et autres étrangers considérés la cause
des malheurs de la population : en 1611 et en 1618 en Valachie66, en 1600
(arrestation d’un grand nombre de marchands grecs en Transylvanie)67, en 163368
et en 1653 en Moldavie69. Que faire ? Où aller ? Reni avait connu, après son
occupation par les Ottomans, une période de stagnation – elle était encore un gros
village en 166070 – mais après la conquête de Kamenets-Podol’skij par les
Ottomans, en 1672, elle semble avoir décollé une nouvelle fois71, car un
voyageur décrivait en 1686 Reni et Ismail comme « deux grandes villes, peuplées
par les Turcs et les Tatars », avec plus de 20 000 maisons chacune, chiffre
évidemment exagéré72. Cet apparent bien-être allait être mis à rude épreuve entre
1696 et 1701, quand les Tatars Nogay s’y installent et chassent les chrétiens d’ici
et d’autres localités voisines puis, attaqués par le khan de Crimée, brûlent la ville
en 1696 et en 1699-170173. Pourtant, en 1701, le moine russe Leontie arrive le 15
mars à Reni, « ville moldave », où vivent aussi beaucoup de « Turcs » et où l’on
charge du blé. « La ville de Reni, conclut-il, est plus belle que Gala i74. Le vin et

se trouvait à la frontière du Bugeac, qui comprenait 60 villages et le chef lieu à Ismail : Marco
Bandini, Codex. Vizitarea general a tuturor bisericilor catolice de rit roman din provincia
Moldova 1646-1648, éd. Tr. Diaconescu, Ia i 2006, p. 106-107.
66
C. Rezachevici, « Fenomene de criz social-politic în ara Româneasc în veacul al XVII-
lea (partea I : prima jum tate a secolului al XVII-lea) », SMIM IX (1978), p. 59-77 ; A. Falangas,
« Conflictele dintre Gabriel Bathory, Radu erban i Radu Mihnea pentru ara Româneasc în
lumina unui izvor grecesc necunoscut », SMIM XX (2002), p. 53-61.
67
Hurmuzaki, Documente, XII, no MDLXXIV, p. 1090, no MDXCIV et MDXCVI, p. 1102-
1104, no MDCXXIX, p. l123-1124 ; N. Ciocan, « Nego i negu tori în Moldova veacului XVII »,
AIIAI XXV/1 (1988), p. 293-305 ; Al. Gon a, « Leg turile economice », p. 174.
68
Miron Costin, Opere, p. 98-101.
69
Ibidem, p. 180 ; Paul d’Alep, op. cit., p. 95-97, qui commente ainsi : « sans marchands, ce
pays n’aurait pas pu exister ».
70
Evliya Celebi trouve qu’elle avait environ 500 familles, tout comme les villages voisins,
mais ne donne aucune description : C l tori str ini, VI, p. 490.
71
En 1672, avant la campagne ottomane, le prince de Moldavie écrivait au roi de Pologne le
conseillant d’installer ses armées « dans la ville danubienne de Reni et de là en haut le long du Prut,
entourée qu’elle est de villes et villages cossus, où l’armée pourrait se maintenir avec aisance, ayant
beaucoup de pain et assez de nourriture pour les chevaux ». D’ici on pourrait partir en campagne et
occuper Aqkermann, Bender (Tighina), Ismail et pousser jusqu’à Constantinople : N. Iorga, Acte i
fragmente cu privire la Istoria Românilot adunate din depozitele de manuscrise ale Apusului,
I, Bucarest 1895, p. 83, 292-295 ; idem, Chilia i Cetatea Alb , p. 231.
72
C l tori str ini, VII, p. 409.
73
Cronica anonimã a Moldovei, 1661-1729 (Pseudo-Amiras), éd. D. Simonescu, Bucarest
1975, p. 60 ; le firman de Mustafa II (29 juin – 8 juillet 1699) avec la liste des villages occupés:
T. Gemil, Rela iile rilor Române, no 218, p. 447-450 ; N. Iorga, Chilia i Cetatea Alb , p. 241.
74
Cf. P. P lt nea, « Informa%ii privind comer%ul ora ului Gala%i în secolul al XVII-lea », AIIAI
IX (1972), p. 145-157.
51
le pain sont bon marché ici. Mais il n’y a pas de monastères comme à Gala i »75.
Même son de cloche, ou presque, dix ans plus tard chez Aubry de La Motraye :
« Timoruum – dit-il – est un grand village, bien peuplé, qui pourrait être considéré comme
ville, s’l n’y avait ses maisons misérables habitées par des paysans »76.

À peu près à la même époque, Dimitrie Cantemir affirme que Reni est une
forteresse « peu importante » (tout comme Isaccea) et ajoute une information
curieuse :
« Bien que possession ottomane, il n’y a pas de Turcs là-bas ; la garnison est formée de
Chrétiens qui sont tous moldaves, et son commandant, de la même foi qu’eux, habituellement
appelé besli agasi, se trouve placé sous les ordres du pacha de Silistra qui est, selon la coutume,
toujours seraskier »77.

Au XVIIIe siècle, la ville, tout comme Giurgiule ti, continue de remplir le


rôle de dépôt de céréales qui sont chargés sur les bateaux : quatre firmans
sultanaux de 1787-1788 parlent de ces dépôts qui doivent être réparés et
agrandis, afin de posséder trois voûtes et pouvant contenir chacun 30 000 kila
(une kila de Constantinople avait 33 litres) de « Zaherea »78. Toutes ces
installations allaient tomber entre les mains des Russes, qui occupent la ville
pendant la guerre de 1806-1812 et l’obtiennent pour cent ans par le Traité de paix
de Bucarest.
Et les Tomaras dans tout ça ? Il est sûr et certain qu’une partie – sinon tous
– ont fui la région des bouches du Danube et quitté leur nouvelle Tomaróchoria
après 1621, pour se réfugier en pays chrétien : nous avons des informations sur
plusieurs d’entre eux qui, portant le nom Tomara(s) ont trouvé asile en Valachie
et en Ukraine, sans pour autant cesser de pratiquer leur commerce non seulement
de peaux, mais également de draps et aussi l’usure.
On rencontre en effet une famille Tomara au XVIIe siècle à Bucarest, à
l’époque de Matei Basarab. Son premier membre connu, Statie « le Grec »
(grecul), marchand d’étoffes et homme de confiance du prince, fait parler de lui à
partir de 164479. Il possédait au moins une maison à Bucarest et des vignes dans
les alentours, et sa fortune et sa renommée lui ont permis d’épouser,
vraisemblablement en deuxièmes noces, une dame noble, Chira (ou Chera), fille
de Vintil III de Corn eni, frère du favori princier Socol de Corn eni. Chira

75
C l tori str ini, VIII, p. 191.
76
Ibidem, p. 525 ; il achète ici des monnaies antiques.
77
D. Cantemir, Descrierea Moldovei, p. 87-89. On y trouve, en 1728, le marchand chrétien
Dumitrascu de « Tumarova » : M. Guboglu, Catalogul, I, Bucarest 1960, no 133, p. 51.
78
M. Guboglu, Catalogul, II, no 1126, 1211, 1221, 1240, p. 323-324, 346-347, 349, 354.
79
N. Iorga, Bra ovul i românii, Bucarest 1905, p. 57.
52
était veuve depuis 1638-1639 de Iane80 (Ianiu) échanson (paharnic) d’Aninoasa
et avait eu de ce mariage un fils bien connu à l’époque, Tudoran II d’Aninoasa.
Le fils de Statie, nommé Stoian, est nommé « Tomara negut toriul » (le
marchand) par le ban Mihai Cantacuzène81 et fait lui aussi un brillant mariage
épousant, entre 1653 et 1660, Ancu a, la fille aînée du chambellan (postelnic)
Constantin Cantacuzène et de la princesse Elina, la fille du prince Radu erban.
Ce faisant, Stoian, anobli en 1660, lorsqu’il devient trésorier en second, une
charge extrêmement lucrative qui lui permit de pratiquer l’usure et de s’enrichir,
entrait dans le plus puissant parti politique valaque, celui du clan des
Cantacuzène, qui a dominé la vie politique du pays jusqu’en 1716 ; il était formé,
ce clan, par le vieux chambellan, ses six fils et trois gendres, tous grands
dignitaires et immensément riches, qui faisaient et défaisaient les princes jusqu’à
imposer trois des leurs, à partir de 1678. Décédé en 1686 ou au début de l’année
suivante, Stoian laissait un fils, Istratie (appelé d’après son grand-père, Statie <
Eustratie), et deux filles mariées avec les plus beaux partis de Valachie : un
Cantacuzène et un Golescu. Quant à Istratie, il avait hérité de sa mère la moitié
du village Flore tii-pe-Rastoac , ce qui lui permit, avec l’encouragement de son
beau-frère, le prince erban Cantacuzène, et ensuite de son cousin, le prince
Constantin Brâncoveanu (Cantacuzène par sa mère, une sœur d’Ancu a), de
relever le nom Florescu, éteint en 1687, avec la mort du dernier descendant mâle
de cette illustre famille, par ailleurs cousin éloigné d’Istratie. De la sorte, les
Tomara de Valachie, du moins la branche de Statie82, s’éteint en ligne masculine
avec les fils d’Istratie morts jeunes, à l’exception d’une fille baptisée Ancu a
comme sa grand-mère paternelle. Ancu a épouse, vers 1712-13, un jeune Chiote,
Antoine (Antonache) Caliarhis, ancien élève des jésuites de Sibiu et étudiant en
médecine à Padoue, lui-même fils d’un médecin, le bien connu iatrophilosophe
Pantaléon Caliarhis, le médecin personnel de Constantin Brâncoveanu.
Antonache prendra le nom Florescu (alternant avec Caliarh), sera un des plus
proches conseillers de Constantin Mavrocordat (dont la famille était également
originaire de Chios) et jouera un rôle décisif dans l’adoption des réformes

80
G.D. Florescu, « Un sfetnic al lui Matei Basarab, ginere al lui Mihai Viteazul. Socol din
Corn eni », RIR XI-XII (1942), l’arbre généalogique de la fin. Cet auteur croyait que l’épouse de
Statie était Teodora, la fille de Socol de Corn eni et de Marula, la fille naturelle de Mihai Viteazul.
Dans notre article « Familia Florescu », à paraître dans le M.D. Sturdza (éd.), Familiile boiere ti
din Moldova i ara Româneasc . Enciclopedie istoric , genealogic i biografic , II, (sous
presse), nous avons démontré qu’il s’agissait de Chira.
81
Mihai Cantacuzino banul, Genealogia Cantacuzinilor, éd. N. Iorga, Bucarest 1902, p. 113.
82
On rencontre en effet d’autres Tomara(s) à cette époque, dont on ignore le degré de parenté
avec Istratie : Spyros, marchand de miel, se trouvait à Bucarest en 1689, et Panos qui est mentionné
entre 1686 et 1715, lorsque ses affaires, le commerce du miel et des voiles de crêpe (zabranice)
l’amenaient dans la capitale de la Valachie : N. Iorga, Studii i documente, IV, p. 76-79 ; idem,
« Câteva tiri despre comer%ul nostru în veacurile al XVII-lea i al XVIII-lea », AARMSI, IIe série,
XXXVII (1915), p. 310 et 312 ; informations de Lidia Cotovanu (Paris).
53
fiscales et sociales de ce prince des Lumières. Antonache est l’ancêtre de
l’actuelle famille valaque des boyards Florescu83.
Si la branche valaque des Tomara disparaît au XVIIe siècle84, une branche
installée en Ukraine a connu en revanche, une évolution tout à fait remarquable.
Son premier membre connu est Ivan (Jean), marchand à Perejaslav (1659), à
Kiev (1667) puis à Nizhna, la plus importante ville marchande de l’époque en
Ukraine. C’est toujours ici, à Nizhna, que vivait Fotios Tomaras, fils de Petros du
village de Lozetsi, dans les Tomarochória d’Épire. Fotios était, en 1682, chef de
la communauté des 18 Grecs de Nizhna et, en 1696, il revêtait la dignité de
membre fondateur de cette même communauté, immédiatement après le pope
(papa) Christodulo. Il semble que Fotios n’ait pas eu d’enfants, car le nom est
continué par les trois fils d’Ivan, à savoir Stepan (colonel à Perejaslav en 1707,
anobli en 1715), Vasili (Basile), lui aussi dvorijanin du hetman Samoilovitch, et
Parfenie (Parthenios), sans descendance connue, vraisemblablement moine.
La famille prospère aux générations suivantes, lorsque nous enregistrons le
nom de Vasili Stepanovitch Tomara (ou Tamara, 1745/48-1819), ambassadeur de
Russie auprès de la Porte (1798-1803), conseiller secret du tsar, Général et
Sénateur, un personnage qui a joué un rôle aussi dans l’histoire des Pays
Roumains. Toutefois, la descendance de la famille sera assurée par le frère cadet
de Vasili, Mihailo (1766-1837), dont le petit-fils, Lev Pavlovitch (1839 – après
1901) avait atteint les plus hautes dignités de l’Empire : gouverneur de Volynie
et de Kiev, conseiller secret du tsar, maître des cérémonies (Hofmeister) à la cour
de Saint-Pétersbourg et sénateur. Son fils unique, Mihailo Lvovitch (1868 – après
1918) avait étudié le Droit à l’Université de Moscou et l’Économie à Saint-
Pétersbourg, et était connu pour son livre sur la situation économique de la Perse
(1905).

83
Pour Antonache, voi notre article « Un adversaire de Nicolae Mavrocordat, collaborateur de
Constantin Mavrocordat : Antonache Caliarh (v. 1690-1748) », Mélanges dissociés pour Jacques
Bouchard, éd. Mariana Dorina Magarin, Bra ov, 2013, p. 15-29.
84
Un Evstatie Tamara, fils de Nicolas, « né en Pays Turc » en 1764, avait un petit rang
nobiliaire et possédait une maison à Bucarest en 1829. En 1831, il figurait sous le nom « Statie
Conduratu i Tamara » : I.C. Filitti, « Catagrafie oficial de to i boierii rii Române ti la 1829 »,
RA II/4-5 (1927-1929), p. 305. State Tamara a été avancé serdar en 1840 et meurt en 1843. On
rencontre, à la même époque, Petrache Tamara, capitaine de Cosaques en 1836 ; Teodor Tamara
pitar en 1840 et Gheorghe Tamara pitar en 1846 : P. Cernovodeanu – I. Gavril , Arhondologiile
T rii Românesti de la 1837, Br ila 2002, p. 161. Dans la génération suivante, nous avons Ana
Tamara (†1881) et Dimitrie Tamara († 1884), enterrés au cimetière bucarestois de Bellu :
G. Bezviconi, Contribu ii la indicele biografic al ora ului Bucure ti, Bucarest 1962, p. 249.
Avançant dans le temps, nous trouvons G(eorge) Tamara, intendant général de l’armée en 1887 et
en 1891, habitant à Bucarest, rue Roman 74 : Fr. Damé, Annuaire de Roumanie. Guide Damé.
Guide de Bucarest, 1887, p. 104 ; Anuarul Bucurescilor, Bucarest, 1891, p. 43. Enfin, le dernier
connu est Constantin Tamara, habitant rue Profetului 8, et ceci entre 1939 et 1950 : Abona ii S.A.R.
de telefoane. Bucure ti i jud. Ilfov, septembrie 1939 ; idem en novembre 1941, en août 1945 et en
1950, dans la Lista abonatilor telefonici, Bucuresti 1950, s.v.
54
C’est ici que s’arrêtent les informations sur la famille Tomara rassemblées
avec beaucoup d’application par le généalogiste ukrainien Valerij V. Tomazov,
qui regrette l’absence de données sur la famille après 1917, victime, comme
toutes les élites de l’Empire de Russie, des persécutions et assassinats de masse
bolcheviques85. Nous nous faisons un plaisir de compléter la généalogie des
Tomara d’Ukraine en présentant un de ses membres les plus remarquables, Sonia
Tomara Clark (1897-1982), journaliste américaine et reporter dans la IIe Guerre
Mondiale, que les événements ont conduit aussi en Roumanie, en 1939-1940.
Selon une de ses biographes86, Sonia Tomara est née à Saint-Pétersbourg le 10
février 1897 dans la famille d’un prince, avocat de son métier, homme de gauche
qui connaissait sept langues à la perfection. Ceci correspond parfaitement à
Mihailo Lvovitch, mais on ne connaît pas le nom de son épouse. Sonia était
l’aînée de cinq enfants (trois filles et deux garçons) et a reçu l’éducation des
rejetons des grandes familles, avec professeurs privés de français, anglais et
allemand. Durant la Ière Guerre Mondiale, elle étudie la Chimie physique à
l’Université de Moscou, mais la Révolution d’octobre et la guerre civile poussent
sa mère et ses trois filles à chercher refuge dans leur palais de Soukhoumi sur les
bords de la mer Noire, laissant derrière Mihailo Lvovitch et les garçons. Sonia ne
reverra plus jamais son père, assassiné par les bolcheviques ou mort de faim,
mais finit par retrouver son plus jeune frère, Alexis, médecin à Moscou. En route
vers Soukhoumi, Sonia fut arrêtée par les bolcheviques mais réussit à retrouver la
liberté et la route vers le Sud. En 1919, elle travailla comme interprète pour le
corps expéditionnaire britannique en Russie, puis se réfugia à Istanbul où elle
continua de collaborer pendant deux ans (1920-1921) avec les services secrets
militaires britanniques en Turquie. En 1921, elle s’installa à Paris avec sa mère et
ses sœurs et travailla pendant six ans comme secrétaire de Jules Sauerwein au
journal Le Matin, puis comme journaliste pour le New York Herald Tribune87. Le

85
V.V. Tomazov, K genealogii roda Tomar. Ukraina – Gretsija. Dosvid drujnich zviazkiv ta
perspecktivi spivrobitnitstva, Mariupol 1996 ; idem, « Tomary », dans V.L. Modzalevskij (éd.),
Malorosijs’kij rodoslovnik, V/1, Kiev, 1996, p. 58-75 ; idem, « Do istorii ukrainskoi gilki
starowinnogo rodu Tomar », dans Ykrains’ka biografistika. Biographistica Ukrainica. Zbirnik
naukovich prat’, II, Kiev 1999, p. 193-200.
86
Elisabeth Bessau – Sonia Clark, Forschungsstelle Kulturimpuls-Biographien
Dokumentation, sur www.kulturimpuls.org ; Sonia Tomara sur Spartacus Educational :
www.spartacus.schoolnet.co.uk ; voir, enfin, une courte biographie et la description de ses archives
conservées à l’American Heritage Center de l’Université de Wyoming, EUA, dans Guide to politics
and public affairs ressources, compiled by J. King and C.Collier, 1995, Revised by L. Wagener,
2009, et sur le site internet : www.uwyo.edu/ahc/collections/guides/politics.pdf.
87
Voici ses souvenirs de Paris : « Being a woman and a foreigner, I was slow in advancing as
a foreign correspondent. I began as a secretary to the foreign editor of Le Matin, the French
newspaper, in Paris. I knew languages, and that was very useful to him. I know English, Russian,
and French well and can write in these languages. I know German less well, and learned some
Italian when I worked in Italy. When you know several languages, you acquire others easily.
Gradually, gradually, I began to write in English. I had to learn a great deal. I was lucky to have
very good chiefs at the beginning of my career. After several years at Le Matin, I went over to the
55
journal l’envoya comme correspondant à Rome et à Berlin ; appelée aux États-
Unis, elle intégra la rédaction de New York, mais les événements de 1938-1939
réclamaient des reporters connaissant les langues européennes : elle se rendit à
Budapest, Belgrade, Bucarest, Constantinople, Ankara, Beyrouth, Jérusalem.
C’est ainsi qu’elle arriva en 1939 en Pologne, où elle fut témoin de l’occupation
du pays par l’Allemagne et par l’URSS et se rendit, avec des masses de réfugiés,
ensemble avec plusieurs journalistes anglo-saxons, à Bucarest88. D’ici, elle fit un
tour en Bessarabie qui était devenue à la mode en ce début de l’année 1940, et
rentra profondément impressionnée. Un collègue journaliste et ami, Derek
Patmore, se souvient :
« Sonia Tomara was much moved by her trip. As a White Russian, the atmosphere of
Bessarabia had made her nostalgic for her own country. “When I reached the Dniester”, she told
me, “and looked across the river at Russia, I just cried. Silly, perhaps? But the truth” [...]. Sonia
must have been an attractive girl when she was young although she told me that she is better
looking now. As we talked about her youth, I could imagine her as she was then – a young
romanticminded girl with dark expressive eyes who danced at balls with handsome officers, a girl
who dreamed and philosophized about life in the secrecy of her own room, and generally led that
slow-moving but carefree life of the cultivated, wealthy classes in Russia before the Revolution.
Then had come the Revolution and her flight from Russia. “I escaped to Turkey by way of
Odessay), she said, ( and lived for some time in Constantinople”. Life was difficult for her at first.
Then she began journalistic work. Gradually, after years of hard work she reached her present
position as one of the leading European correspondents for the New York Herald Tribune. A
clever, hard-working reporter, she has also managed to remain a charming woman of the world – a
rare combination in newspaper work. Sonia Tomara deserves her Success. She has an uncanny
knack for tracking down news. During our time together in Rumania she was always among the
best informed of the foreign correspondents »89.

Après Bucarest, elle se rendit à Paris, d’où elle réussit à s’enfuir en


compagnie d’une de ses sœurs, Irène, sur les routes de l’exode vers le Midi, sans
pour autant cesser d’envoyer des reportages à New York où elle arriva par
Lisbonne90.
À partir de 1942, elle obtint l’accréditation de correspondent de guerre et
pendant trois ans Sonia Tomara fut présente sur presque tous les fronts : Inde,

Paris bureau of the New York Herald Tribune. Leland Stowe was my chief there, and I learned a lot
from him about how to write a story. I worked with him from 1927 until he left to go back home to
the United States in 1935. See, it was a long time, a long training. I suppose I was ambitious. I had
to earn not only my living, but the living of my mother and sister. My mother was old; my sister
was not as well equipped for a job as I was », Jean E. Collins, She was there. Stories of Pioneering
Women Journalists, New York 1980, p. 79-80.
88
Cf. Cedric Salter, Flight from Poland, Londres 1940, p. 25, 67, 135.
89
Derek Patmore, Balkan Correspondent, New York – Londres 1941, p. 78-80. Voir aussi les
confidences recueillies par Jean E. Collins, Shewas there, p. 77-84.
90
Voir New York Tribune du 14 juin 1940, reportage republié dans Sonia Tomara. Primary
Sources, à l’adresse : www.spartacus.schoolnet.co.uk. Voir aussi un reportage du 17 juin, de la
même année, French conceal despair : move as automatons, ensuite French capitulation : June 17,
1940.
56
Chine, Birmanie, Algérie, Italie, Le Caire et Londres. Elle fut la première femme
à voler dans les avions de bombardement B-24 au-dessus du Japon et
accompagna le débarquement allié de Normandie, en juin 1944, et la libération
de Paris. Épuisée et malade, elle revint à New York où elle fit la connaissance du
juge fédéral William Clark (1891-1957), qu’elle épousa à Paris le 4 octobre 1947.
Entre temps, elle avait donné sa démission du journal et accompagna son mari en
Allemagne où William Clark devint le conseiller juridique du général Clay à
Berlin et à partir de 1949 le juge suprême de la Cour d’Appel alliée de
Nuremberg. À la fin de son mandat, en 1954, les époux Clark vécurent à
Francfort puis, après la retraite de son mari, à Princeton, dans le New Jersey.
Restée veuve après le décès de son mari en 1957, Sonia Tomara Clark se retira à
Princeton ensemble avec sa sœur Irène. C’est là qu’elle mourut, le 7 septembre
1982.
Un des aspects les plus intéressants de sa vie a été son engagement dans le
mouvement anthroposophique de Rudolf Steiner qu’elle rencontra à Paris en
1924 et qui lui fit une forte impression. Cette même année, elle devint membre de
la Société d’Anthroposophie et se lia d’amitié avec plusieurs personnalités
importantes de ce mouvement, comme Margarete Küster Schickdorn, qu’elle
connut lors d’un voyage en Grèce, la patrie de ses ancêtres, contribua au
rétablissement des institutions anthroposophiques en Allemagne après la guerre,
ensuite aux Etats-Unis, où elle exerça les fonctions de présidente de la société des
écoles Rudolf Steiner. Elle fit, jusqu’en 1978, des voyages annuels en URSS
pour rencontrer son frère cadet Alexis, médecin à Moscou, aida les
anthroposophes locaux et donna un grand nombre de conférences aux États-Unis.
Ainsi finit aux États-Unis l’existence mouvementée d’une des dernières
représentantes de la famille Tomara, pour qui la découverte de la Grèce, le
voyage en Roumanie et en Bessarabie, enfin les visites rendues à sa famille en
URSS, fournissent des pistes multiples rappelant les déplacements de ses
ancêtres du XVIe et du XVIIe siècle. Tout comme eux, elle a connu les joies de
l’enfance dans une famille unie, les ruptures et les drames de l’exil, l’aventure
exaltante et la tentation de l’inconnu. Et tout comme eux, des milliers de Grecs
des îles et de la terre ferme ont suivi des chemins compliqués vers tous les
horizons, depuis les premiers colons du VIIe siècle av. J.-Chr. et jusqu’à l’aube
du XXe siècle quand Mihalis Pippidis de Mesta, dans la Masticochória de Chios,
est venu chercher fortune en Roumanie, laissant derrière lui une nombreuse
famille qui se perpétue jusqu’à nos jours. L’intégration dans la société roumaine,
les alliances et la carrière de ses descendants sont une histoire mille fois répétée,
il est vrai, mais c’est elle seule qui nous fournit l’occasion de fêter dans la
personne d’Andrei Pippidi un collègue et un ami cher.

57
LES PEUPLES DU SUD-EST EUROPÉEN
DANS LE RÔLE DE « BYZANCE APRÈS BYZANCE »

Il y a peu de régions au monde qui puissent s’enorgueillir, comme l’Europe


du Sud-Est, d’avoir réalisé une synthèse aussi féconde entre l’Orient et
l’Occident au cours des siècles passés. Les civilisations thrace, grecque et
romaine se sont greffées sur un fond local particulièrement réceptif dont les traits
caractéristiques et les brillantes réalisations nous sont révélés par les découvertes
archéologiques. Zone de contact entre l’Orient et l’Occident, entre l’Europe
Centrale et Septentrionale et le monde méditerranéen, l’Europe du Sud-Est a
formé durant le Moyen-Âge l’assise territoriale de la splendide civilisation
byzantine, expression supérieure de la rencontre et de la fusion de trois courants
fondamentaux : l’Empire Romain, l’Orthodoxie et l’Héritage oriental. Ce serait
s’éloigner de notre sujet que de tenter d’approfondir ces trois composantes
principales que depuis plus d’un siècle les études byzantines ont finement
analysées et mises en évidence. Disons simplement que le trait essentiel de la vie
et de la civilisation byzantines a été une étonnante capacité d’assimilation et de
synthèse de civilisations très différentes et même ennemies.
Nicolae Iorga définissait, dans une de ses dernières conférences, Byzance
comme « une synthèse qui reste toujours ouverte même après la disparition de
l’idée byzantine elle-même »1. Synthèse ou structure toujours ouverte, le
« Commonwealth byzantin » (D. Obolensky) l’a été aussi dans ce que, toujours
Iorga, a défini comme « Byzance après Byzance » :
« Byzance, avec tout ce qu’elle représentait, non pas comme domination d’une dynastie ou
prééminence d’une classe dirigeante, qui pouvaient disparaître par une catastrophe, sans que
l’organisme byzantin, lentement formé au cours des siècles, s’en fut ressenti essentiellement, mais
comme complexe d’institutions, comme système politique, comme formation religieuse, comme
type de civilisation, comprenant l’héritage intellectuel hellénique, le droit romain, la religion
orthodoxe et tout ce qu’elle provoquait et entretenait en fait d’art, ne disparut pas, ne pouvait pas
disparaître par la prise successive de ses trois capitales au XVe siècle : Constantinople, Mystra et
Trébizonde.
Ce ne furent par les Turcs ottomans qui auraient apporté avec eux, ainsi que le prétend un
nationalisme turc d’origine très récente, remontant aux restes de la civilisation hittite et se
cherchant des antécesseurs du côté de l’Oxus et de l’Yaxarte, de nouvelles formes de vie, qui
auraient bâti à nouveau sur des ruines dont ils auraient balayé les derniers débris, mais bien
l’Empire, avec tout ce qu’il contenait de souvenirs, de moyens et d’indestructible idéal qui
transforma presque d’un jour à l’autre ceux qui, de Brousse et d’Andrinople, étaient venus
s’installer sur cette place d’une séduction infinie, capable d’employer et d’user tour à tour toutes les
races.
S’arrêter à ces dates de conquête qui partent de 1453 est sans doute une nécessité
d’exposition à laquelle, pour différents motifs, il faut bien se plier, mais abandonner tout ce qui

1
N. Iorga, Ce e Bizan ul ?, Bucarest 1939.
59
avait été impérialement byzantin aussitôt après les scènes sanglantes d’une invasion dont le rythme
fut étonnamment rapide serait une erreur et elle contribuerait à fausser l’histoire des régions si
vastes sur lesquelles s’étendit la domination de Mehmet II et de son petit-fils Sel m, conquérant de
l’Asie et de l’Égypte.
Non seulement Byzance, c’est-à-dire ce qui en formait non pas seulement les dehors, mais
aussi l’essence, se conserva jusqu’à une époque que nous chercherons à définir, mais, elle continua
cette action millénaire [...], par laquelle cette chose politique et culturelle sans cesse en marche
s’assimilait naturellement et en ayant l’air de ne pas changer, tout ce qui entrait dans son cercle
d’action, si étendu. Ainsi après la transformation, sous beaucoup de rapports seulement apparente,
de 1453 elle s’annexera des formes de civilisation venant du monde gothique de Transylvanie et de
Pologne par la Moldavie roumaine et tout ce que, par différentes voies, lui enverra l’Occident à
l’époque de la Renaissance. Beaucoup de choses nouvelles paraîtront ainsi à la surface, mais au
fond il n’y aura, quand même, que l’immuable pérennité byzantine »2.

Cette page constitua à elle seule tout un programme de recherches. Et c’est


toujours à Nicolae Iorga que nous devons des considérations profondes, et que
les recherches plus récentes ont confirmé, sur la manière dont Byzance a survécu
à elle-même aux XVe – XIXe siècles :
1) L’Empire Ottoman, d’abord ; il est, sans doute, le continuateur de
l’Empire Byzantin.
2) Le Patriarcat de Constantinople et l’Église se substituent à l’Empire des
Paléologues, car ayant autorité sur tous lés Chrétiens de l’Empire : Albanais,
Bulgares, Grecs, Serbes et même Arméniens.
3) Les Pays Roumains – Valachie et Moldavie – peuvent être considérés
comme des successeurs de Byzance.
4) Enfin, la Russie, qui est en dehors de notre propos, serait l’héritière de
l’Empire Byzantin3.
C’est sur les trois premiers points que je voudrais axer ma contribution,
étant entendu que la Russie servira uniquement de comparaison là où le besoin se
ferait sentir.

1. L’Empire Ottoman continuateur de l’Empire Byzantin

La thèse peut, au premier abord, paraître paradoxale. Le fait fondamental et


qu’il ne faut pas perdre de vue est que cette situation est variable selon les
époques. Le phénomène de « byzantinisation » des Ottomans est bien antérieur à
la conquête de Constantinople par Mehmet II en 1453 : les Seldjoukides d’abord,
les Ottomans ensuite, ont trouvé et conservé en Asie Mineure et dans les Balkans
tout un ensemble d’institutions byzantines entre le XIe et le XIVe siècles. Selon

2
N. Iorga, Byzance après Byzance. Continuation de l’« Histoire de la vie byzantine »,
Bucarest 19351 (19712), p. 5-6.
3
Voir là-dessus l’étude de Olga Cicanci, « Concep ia lui Nicolae Iorga despre “Byzance après
Byzance” », dans Nicolae Iorga – istoric al Bizan ului. Culegere de studii, éd. E. St nescu,
Bucarest 1971, p. 201-234.
60
Iorga, repris par Franz Babinger et d’autres historiens plus récents, Mehmet II
était davantage un continuateur des basilei que l’empereur Constantin Dragassès,
à moitié Serbe, et qui défendit vaillamment sa capitale, mais principalement avec
des forces « latines ». Grand spécialiste des formules concises et saisissantes,
Iorga caractérisait l’Empire Ottoman des XVe – XVIe siècles comme « une
monarchie néo-byzantine de foi islamique »4 ou bien « une réédition, avec une
autre religion, avec d’autres dignitaires et avec le soutien d’une autre classe
militaire, de Byzance d’autrefois »5.
La continuation par Mehmet II et ses successeurs immédiats des
institutions byzantines est évidente à plusieurs niveaux. La législation
pointilleuse – les kanoun (< gr. ) –, la création d’une bureaucratie
parfaitement rodée et le respect, par la nouvelle administration, des privilèges des
groupes économiques et sociaux – vojnuks (ou vojniks), Valaques –, ont été bien
étudiés ces dernières années grâce aux publications de nombreux documents tirés
des inépuisables archives ottomanes.
Dans l’agriculture comme dans le commerce, les Turcs ottomans ont
conservé les coutumes de leurs prédécesseurs, garantissant de façon efficace la
sécurité des rajas (= sujets ; littéralement : troupeau) face aux abus des seigneurs
et des fonctionnaires ; il en est de même des grandes routes du commerce
international qui retrouvèrent leur trafic des temps jadis.
D’un grand secours pour les premiers sultans ottomans a été la parfaite
collaboration de tous les groupes ethniques vivant dans l’Europe du Sud-Est.
Grecs, Serbes, Albanais, Bosniaques et Bulgares, renégats ou Chrétiens, forment,
aux XVe – XVIIe siècles, l’armature et les cadres de l’administration, du
commerce et de l’armée ottomanes. L’emploi du grec et du serbe comme langues
de correspondance interne et internationale par les sultans et les plus hauts
dignitaires ottomans, l’existence de secrétaires et interprètes (drogmans) grecs et
slaves à tous les niveaux de l’administration, illustrent bien un état de choses
remarqué par l’humaniste allemand Martin Crusius, qui constatait que les Grecs
de Constantinople ne voulaient d’aucun maître à part le Turc, et surtout pas d’un
Chrétien. « Ils sentaient bien que cet Empire redevenait le leur », écrivait Nicolae
Iorga en marge de cette observation6.
À côté de cette Byzance « impériale », il y a une Byzance populaire, dont
le souvenir est conservé par les populations slaves et grecques. Ce que l’historien
bulgare Ivan Duj ev appelle la « démocratisation » des institutions et des mots
byzantins éclaire bien le mode de vie rural d’une bonne partie des peuples de
l’Europe du Sud-Est7. Spyros Vryonis est allé encore plus loin dans ce domaine

4
N. Iorga, « Y-a-t-il eu un Moyen-Âge byzantin ? », BSHAR II (1927), p. 1-9 (repris dans
idem, Études byzantines, I, Bucarest 1939, p. 311).
5
N. Iorga, Ce e Bizan ul ?, p. 14.
6
N. Iorga, Byzance après Byzance, p. 57.
7
I. Duj ev, « Byzance après Byzance et les Slaves », dans Medioevo bizantino-slavo, II, Rome
1968, p. 287-312 (« Storia e letteratura. Raccolta di studi e testi », 113).
61
et a proposé le XVIe siècle comme date limite de l’appropriation par les
Ottomans et les peuples balkaniques, des institutions byzantines. À partir de cette
époque, les peuples de l’Europe du Sud-Est sont de plus en plus coupés de la
civilisation occidentale et leur culture revêt une forme exclusivement populaire8.
Avec l’essor des drogmans et des Phanariotes qui fournissent, entre 1711 et
1821, des princes pour la Valachie et la Moldavie (équivalant à des pachas à
deux queues, le plus haut rang auquel pouvait se hisser un chrétien dans l’Empire
Ottoman), le rôle et l’importance des Chrétiens – Grecs et Albanais grécisés, à
partir du XVIIe siècle (le XVe et le XVIe siècles avaient vu la prééminence des
Serbes et des Bosniaques) –, atteignent un point culminant.
Ce fut la rupture du « bloc » que représentait l’Empire Ottoman à la fin du
XVIIIe siècle, avec l’apparition de la conscience nationale et les prétentions de la
Russie de s’ériger en « protectrice » des Chrétiens des Balkans, qui marqua la fin
du rêve byzantin, de Byzance continuée par les Ottomans. Les révolutions serbe,
mais surtout grecque de 1821 peuvent être considérées comme le début de
l’époque moderne issue de la désagrégation de l’Empire des sultans et
caractérisée, jusqu’à nos jours, par d’âpres controverses pouvant aller jusqu’aux
conflits armés : Grecs contre Ottomans, Bulgares contre Serbes et Roumains,
Albanais contre Serbes, etc.
On pourrait comparer cette époque, mutatis mutandis, avec le XIIIe siècle
byzantin, lorsque la IIe et principalement la IVe Croisade, en annihilant Byzance,
encouragèrent sans le vouloir les particularismes locaux et permirent aux
Bulgares, aux Valaques et aux Serbes de rompre les liens avec l’Empire et de
créer des États concurrents, dont les princes reçurent des couronnes de Rome.
Dans le cas du XIXe siècle, ce fut, sans doute aucun, l’expansionnisme russe qui,
conjugué avec la décadence des Ottomans, rendit possibles tous ces mouvements
centrifuges. Mais il s’agissait là, aux yeux des Russes, uniquement d’une étape,
car le pas suivant devait être la restauration de l’Empire Byzantin en faveur des
tsars de Russie, la revanche de la Troisième Rome sur la Seconde, qui conservait
toujours, aux yeux des peuples balkaniques, son caractère de ville impériale
(Carigrad). Voilà pourquoi, même après l’installation des régimes communistes
à la suite de la Deuxième Guerre Mondiale, Stalin ne voulut pas de la
Confédération balkanique prônée, entre autres, par des communistes comme
Dimitrov. Il semble bien que le destin des peuples balkaniques leur interdit de
trouver une autre forme d’entente en dehors d’une nouvelle Byzance avec la
capitale sur le Bosphore.

8
Sp. Vryonis, « The Byzantine legacy and Ottoman forms », DOP 23-24 (1969-1970), p. 251-
308. Voir aussi W. MILLER, « The Byzantine inheritance in South-Eastern Europe », dans
N.H. Baynes – H.S.L.B. Moss (éds), Byzantium. An introduction to East Roman Civilisation,
Oxford 1961, p. 326-337. Pour la période plus ancienne, mais valable aussi pour les temps plus
récents, se référer à Fr. Dölger, « Die mittelalterliche Kultur auf dem Balkan als byzantinisches
Erbe », RIÉB II (1935), p. 108-124 (repris dans idem, Byzanz und die europäische Staaten- welt,
Darmstadt 1976, p. 261-281).
62
2. Le Patriarcat de Constantinople se substitue à l’Empire Byzantin

La décadence de Byzance, devenue aux XIVe – XVe siècles vassale des


Ottomans et presque une ville-État, alla de pair avec l’importance accrue du
Patriarcat qui ne cessa d’étendre son autorité, notamment au XIVe siècle, dans
des régions qui ne reconnaissaient pas – ou plus – la domination politique
byzantine.
Après la conquête de Constantinople, Mehmet II, suivant en cela la
coutume turque d’identifier un peuple avec sa religion, confia au nouveau
patriarche Gennadios Scholarios l’autorité suprême sur le milet, donc sur toute la
population chrétienne de l’Empire Ottoman. Albanais, Bulgares, Serbes et même
Arméniens reviennent de la sorte à une étroite dépendance spirituelle et
administrative que leurs États respectifs, tant qu’ils avaient existés en tant que
tels, avaient essayé et réussi à rompre en faveur des églises nationales.
« L’œcuménicité impériale devenait une œcuménicité patriarcale ayant grand
soin de conserver le passé, de ne pas accorder des droits nouveaux aux nations
nouvelles », écrivait Iorga dans une conférence sur la conception roumaine de
l’Orthodoxie9. Fidèle à cette logique, le Patriarcat de Constantinople étend son
autorité sur les Bulgares et sur les Serbes, après quoi il procéda à la liquidation
des Patriarcats nationaux d’Ochride et d’Ipek (1766). Sur ce point, le Patriarcat
de Constantinople a réussi à réaliser autour de l’ethnarque l’unité des Chrétiens
de tout l’Empire, vu aussi la situation précaire des autres patriarches –
d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem –, réduits à vivre à Constantinople ou à
quêter des aumônes dans les Pays Roumains et en Russie.
Cette prééminence du patriarche de Constantinople sur les autres
patriarches orientaux et sur l’ensemble des Chrétiens de l’Empire (Slaves et
Arabes, notamment) signifia le salut de la grécité en tant que communauté
religieuse identifiée à un peuple. Tous les historiens de la grécité post-byzantine
ont été frappés par la façon dont le patriarche se substitua ainsi à l’Empereur
chrétien, dont il exerça en partie les prérogatives. Le cérémonial, les dignités
auliques et, en général, toute la structure administrative du Patriarcat rappellent
les fastes impériaux. Le droit de juridiction sur tous les Orthodoxes que les
Sultans accordèrent au patriarche, signifia un plus d’autorité telle que les basileis
n’avaient jamais consenti aux anciens patriarches. Mais pour l’exercer de façon
convenable, les patriarches durent faire appel à des spécialistes : juristes,
rhéteurs, banquiers et hommes d’affaires. Le patriarche, qui arborait l’aigle
impériale, s’entoura d’une véritable Cour, de plus en plus nombreuse, où les laïcs
commencèrent à occuper les postes-clef. Les notables de la riche communauté
grecque d’Istanbul, dont une bonne partie habitait le quartier du Phanar (où le
Patriarcat avait établi sa résidence au début du XVIIe siècle), prirent l’habitude
d’intervenir de plus en plus dans les affaires de la Grande Église. Ce sont les

9
. Iorga, Concep ia româneasc a Ortodoxiei, Bucarest 1950, p. 20-21.
63
premiers Phanariotes, dénomination abusive, comme nous venons de le dire.
Quoi qu’il en fût, la Grande Église devint un centre international d’affaires et
d’intriques, d’où partaient de multiples fils qui la reliaient aux palais du sultan et
de tous les Grands de l’Empire : pachas, gouverneurs de provinces, hauts
dignitaires, qui avaient tous des secrétaires, des drogmans, des hommes d’affaires
et des espions grecs à leur solde.
Cette extraordinaire concentration du pouvoir sur les chrétiens de l’Empire
eut des conséquences très diverses : le maintien de la conscience nationale
grecque en est une, et non des moindres, et à ce sujet Charles Diehl pouvait
parler d’une « nation byzantine » ayant à sa tête le patriarche10.
D’autre part, l’essai de diriger toute la vie religieuse des chrétiens de
l’Empire à partir d’un centre unique, eut comme résultat le mécontentement des
peuples slaves et généralement non grecques qui se sentaient, de plus en plus,
soumis à une double oppression de la part des Ottomans, mais aussi des
Phanariotes. Cette domination était supportable tant que la Grande Église se
donnait vraiment de la peine pour défendre son peuple. Mais, du moment où les
charges et les dignités ecclésiastiques, à commencer par celle suprême, devinrent
objet d’intrigues, de corruption et de simonie, à partir de ce moment, qui
coïncidait avec le début de la décadence ottomane au XVIIIe siècle, les
particularismes locaux et nationaux resurgirent principalement contre les
Phanariotes et, par extension, contre les Grecs. Byzance mourait encore une fois
au début du XIXe siècle.

3. Les Pays de Valachie et de Moldavie « successeurs » de Byzance

Quelques chiffres permettront de mieux saisir la portée du sujet : en 1863,


lorsque le gouvernement roumain procéda à leur sécularisation, les biens fonciers
appartenant aux monastères, aux écoles et aux quatre Patriarcats orientaux
(Constantinople, Jérusalem, Alexandrie et Antioche) représentaient entre 12 et 15
% du total des terres de ce pays. 1 100 000 hectares des meilleures terres
labourables, pâturages, vignes, forêts et jardins, des centaines de moulins,
d’auberges, de maisons et de magasins de toutes sortes rapportaient un revenu
annuel de 20 millions de lei, équivalant à 7 millions de francs or, c’est-à-dire
presque la moitié du budget du pays. À côté de cela, des dons annuels d’argent
allaient subvenir aux besoins des caloyers du Mont-Athos, de Sinaï, des îles de la
mer Égée et, généralement, de tous les grands centres religieux des Balkans et de
l’Orient orthodoxe. De telles largesses, qui étaient le fait des princes, des nobles
et même des simples particuliers, en faveur de congrégations religieuses ou
laïques situées en dehors des frontières des Pays Roumains, constituent un
phénomène unique dans cette région de l’Europe du Sud-Est. Il doit être

10
Ch. Diehl, Byzance. Grandeur et décadence, Paris 1940, p. 330.
64
interprété comme une composante de l’idée impériale byzantine, idée dont le
transfert au Nord du Danube après la chute de Constantinople rencontre
aujourd’hui un regain de faveur de la part des historiens. Il ne s’agit pas,
évidemment, à une ou deux exceptions près (Vasile Lupu, prince de Moldavie de
1643 à 1653 ; erban Cantacuzène, prince de Valachie de 1678 à 1688), de la
part des princes danubiens, de prétentions au trône de Byzance. Ce qu’ils
adoptèrent de l’idée impériale fut principalement l’aspect de la défense de la foi
et de la protection du peuple chrétien. D’autres emprunts byzantins plus anciens
sont visibles surtout dans la diplomatique, dans les fonctions auliques, dans la
réception du droit byzantin et dans l’idée du prince élu de Dieu, disposant de
l’autorité suprême à l’intérieur du pays, une autorité vraiment « impériale », car
unique. À comparer, mutatis mutandis, avec l’idée impériale en Angleterre et en
Espagne aux IXe – XIIe siècles, qui traduisait le rôle de défenseurs de la foi tenu
par les rois anglo-saxons contre les Normands païens et des princes de Léon
contre les Maures11.
Vassaux des Ottomans dès le XVe siècle, les princes de Moldavie et de
Valachie accueillirent dans leur pays des membres des familles grecques portant
souvent des noms illustres : des Cantacuzène, des Doukas, des Argyropoulos, des
Sphrantzès et bien d’autres firent souche et fortune, en s’apparentant aux familles
nobles roumaines. L’intégration de plus en plus accentuée des Pays Roumains
dans le système économique ottoman, permit aux marchands levantins de s’y
installer à demeure, d’acheter des terres et des charges nobiliaires.
Tous ces facteurs concourent à expliquer le rôle de patrons des chrétiens de
l’Empire Ottoman que les princes roumains remplirent principalement aux XVIe
– XVIIIe siècles. Des imprimeries grecques (dès 1642), arabes (1701 ; offerte
ensuite aux Chrétiens de Syrie) et géorgiennes (offerte aux géorgiens en 1709,
fonctionna jusqu’en 1722) fonctionnèrent à Ia i (Jassy) et à Bucarest aux XVIIe
et XVIIIe siècles, aux frais des princes roumains, éditant des ouvrages
fondamentaux dans ces langues. Des princes comme Étienne le Grand (1457-
1504), Pierre Rare (1527-1538, 1541-1546), Alexandru L pu neanu (1552-
1561, 1564-1568) et Vasile (Basile) Lupu (1634-1653), en Moldavie ; Radu cel
Mare (1495-1508), Neagoe Basarab (1512-1521), Matei Basarab (1632-1654),
erban Cantacuzène (1678-1688) et Constantin Brâncoveanu (1688-1714), en
Valachie, reconstruisirent des monastères et des hôpitaux au Mont-Athos et
ailleurs, payèrent les dettes de la Sainte-Montagne et du Patriarcat de
Constantinople à plusieurs reprises, dédièrent des riches couvents roumains et
des terres aux monastères et aux Patriarcats orthodoxes de l’Orient. Plus de 50
écoles grecques, depuis Trébizonde jusqu’à Jérusalem et aux îles de la mer Egée
reçurent des dons annuels qui leur permirent, durant le XVIIIe et la première
moitié du XIXe siècle, de fonctionner normalement.

11
R . Folz, L’idée d’Empire en Occident du Ve au XIVe siècle, Paris 1953. Voir aussi N. Iorga,
« Byzance en Occident », dans idem, Études byzantines, I, Bucarest 939, p. 337-338.
65
Cet évergétisme de tradition byzantine était complété par des réalisations
artistiques et culturelles à l’intérieur, qui allaient dans le même sens.
L’architecture, les arts mineurs, l’activité des scriptoria des monastères,
présentent la même volonté de continuer et d’enrichir l’héritage byzantin, en une
synthèse qui sut faire la part du style gothique et des éléments de la Renaissance
italienne. Ceci est d’autant plus important que dans l’Empire Ottoman les
Chrétiens ne pouvaient construire des églises sans la permission des autorités et,
même lorsque cette permission était accordée, les constructions devaient être
modestes et surtout très basses et ne pas comporter des cloches. C’est tout le
contraire qui se produisit au Nord du Danube, où les coupoles et les clochers des
églises deviennent de plus en plus hautes, symbole dé leur liberté, même si des
éléments orientaux viennent parfois enrichir la décoration des façades et de
l’intérieur.
Bien que vassaux des Ottomans – avec des variations de l’exploitation
parfois très graves –, les princes roumains et même les princes phanariotes
(1711-1821) ont toujours réussi à faire respecter le droit coutumier de leur pays
qui interdisait aux non-Chrétiens de s’installer à demeure et d’acheter des biens
immobiliers en Moldavie et en Valachie. En revanche, ils permirent et même
encouragèrent Grecs, Bulgares, Serbes, Albanais et autres à venir habiter sur la
terre roumaine où ils trouvaient la liberté religieuse et des chances égales avec les
autochtones d’accéder aux plus hautes fonctions de l’État et de l’Église. Cet
œcuménisme, cette propension d’être une terre d’accueil et, en même temps, un
secours et un recours pour les sujets chrétiens de l’Empire Ottoman, firent des
Pays Roumains des véritables « successeurs » de Byzance. Ici, comme là-bas, la
religiosité politique, trait spécifique du Moyen-Âge, joua en faveur de la
solidarité avec les frères dans la foi, par-dessus les considérations nationales.
Les liens serrés des Pays Roumains avec l’Empire Ottoman et avec le
Patriarcat de Constantinople complètent l’image des différents canaux qui ont
permis la conservation et la transmission de l’essence de la civilisation byzantine,
de « Byzance après Byzance ».

Conclusions

Byzance n’est pas morte en 1453 avec la conquête de Constantinople par


les Turcs ottomans. Elle a survécu jusqu’au XIXe siècle et même au-delà grâce à
plusieurs facteurs qui se sont partagé son héritage. L’Empire Ottoman a hérité de
son assise territoriale, qu’il a ramenée aux dimensions qu’elle avait atteintes du
temps de Justinien. Les Ottomans ont conservée également une bonne partie des
institutions économiques et sociales, tant au niveau local que central. Les routes
de commerce et l’activité économique, qui firent autrefois la force de Byzance,
ont bénéficié de l’attention toute particulière des sultans. La foi islamique n’a pas

66
empêché les conquérants de recréer le « Byzantine Commonwealth », où
Chrétiens et Musulmans vivaient, sinon à égalité, du moins en paix et sécurité.
Soumis au Patriarcat de Constantinople, les Bulgares, les Grecs, les Serbes
et les Albanais retrouvaient, sous la férule turque, l’ancienne solidarité, hier
byzantine, aujourd’hui ottomane. Ils se considéraient citoyens de l’Empire, avant
d’être Grecs ou Bulgares. Cette conscience était alimentée aussi par le patrimoine
culturel d’origine byzantine de ces peuples : l’architecture et les arts mineurs, la
littérature religieuse et d’édification morale, le chant religieux et le droit
coutumier. Même traduites en slavon ou construites avec des particularités
régionales, ces œuvres représentaient toujours la civilisation byzantine dans ce
qu’elle avait de plus profond et de plus original. La conservation du droit
coutumier jouait dans le même sens, renforçant les liens entre ces peuples par
delà les différences linguistiques.
Les sultans ottomans ont veillé jalousement à ce que leurs sujets évitent les
contacts avec l’Occident catholique. Le choix du premier patriarche sous
domination ottomane, Gennadios Scholarios, adversaire farouche de l’Union de
Florence, et la mise à mort ou la destitution de plusieurs patriarches accusés
d’intelligence avec les Catholiques ou les Protestants (tels Cyrille Loukaris),
illustrent très clairement la politique des maîtres du Bosphore qui ne faisaient que
revenir aux mœurs byzantines de la haute époque.
Cependant, les con acts avec l’Occident ne pouvaient pas être totalement
coupés sur simple décision impériale. L’existence aux marches septentrionales de
l’Empire des Principautés de Valachie et de Moldavie, vassales des Ottomanes
mais autonomes à l’intérieur, et qui revendiquaient elles aussi une partie de
l’héritage byzantin, constituait un canal privilégié de communication avec le
monde européen et occidental. Il en était de même de la Pologne, où les
Ottomans guerroyèrent au XVIIe siècle et réussirent même à occuper pour
quelques décennies la forteresse de Kamenec-Podolsk. Par leurs énormes
bienfaisances aux chrétiens de l’Empire Ottoman, les princes et les nobles
roumains contribuèrent de façon essentielle à la conservation de la solidarité
spirituelle des peuples sud-est européens de l’ancien « Byzantine
Commonwealth ». Ce furent la décadence de l’Empire Ottoman et « le réveil des
nationalités », fruit de la Révolution française, qui entraînèrent l’éclatement du
bloc supranational ottoman et la création des États balkaniques nationaux, au
XIXe siècle. Tous ces nouveaux États avaient les yeux tournés vers l’Occident
(qui englobait aussi la Russie), d’où ils importèrent dynasties, industries,
législation et vie politique et culturelle. Rompant avec leur passé, les nouveaux
États de l’Europe du Sud-Est devinrent des réceptacles de la civilisation
occidentale, même si l’existence de forts partis agrariens était un rappel de leur
véritable situation. L’installation des régimes communistes dans plusieurs de ces
pays n’a pas eu comme conséquence la recréation d’un « Commonwealth »
soviétique ou marxiste, remplaçant les anciens liens tissés par Byzance et ensuite
par les Ottomans. Ce constat d’échec permet d’affirmer que l’avenir de ces
67
peuples est définitivement lié à l’Europe, à l’Occident, à la recherche d’une
nouvelle synthèse, tout aussi géniale et ouverte comme celle byzantine, capable
d’assimiler et de fondre dans un tout harmonieux l’héritage de Rome, celui
d’Athènes et de l’Orient.

BIBLIOGRAPHIE

À part les ouvrages cités dans les notes, nous indiquerons quelques titres en
langues de circulation européenne.

Généralités

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70
CULTE DYNASTIQUE ET IMAGES VOTIVES
EN MOLDAVIE AU XVe SIÈCLE.
IMPORTANCE DES MODÈLES SERBES
(en collaboration avec Ana Dumitrescu)

Le rayonnement de la civilisation serbe au Moyen-Âge au-delà des


frontières de l’État des Némanides, puis de leurs successeurs, est bien connu
aujourd’hui1. Cependant, son intensité et sa continuité dans l’espace nord-
danubien posent encore problème du fait de l’absence d’une vision d’ensemble
de cette influence. Nos recherches nous ont amenés à distinguer plusieurs aspects
de ce phénomène qui recouvrent les XIVe, XVe et XVIe siècles en Valachie,
Transylvanie et Moldavie. Ces recherches, que nous avons menées
indépendamment – l’un dans le domaine de l’histoire et l’autre dans le domaine
de l’histoire de l’art – nous ont permis de constater qu’au-delà des variantes
locales, apparaît une unité socioculturelle porteuse de la tradition serbe. C’est
pour mieux mettre en évidence la survivance de la civilisation du Royaume de
Serbie après sa disparition politique que nous avons décidé de publier ensemble
les résultats de nos travaux.
Dans la présente étude nous nous proposons de mettre en lumière la part de
la tradition serbe dans la naissance et l’affirmation d’un culte dynastique en
Moldavie au XVe siècle. Les plus anciennes fondations princières2 conservées en
état ne datent que du règne d’Étienne III dit le Grand ( tefan cel Mare,1457-
1504), ceci nous oblige à commencer par l’étude de son époque. Dans un premier
temps, nous nous attacherons à esquisser un bref portrait du prince et de présenter
son époque. Nous passerons ensuite à l’analyse des images et des inscriptions
votives conservées dans les monuments qu’il a fondés. Leurs caractéristiques
iconographiques et épigraphiques nous apparaissent inattendues, ce qui nous
conduit à rechercher leurs sources dans le contexte historique de la Moldavie
médiévale. L’étude iconographique approfondie montrera que les tableaux votifs

1
C. Jire ek, Staat und Gesellschaft im mittelalterlichen Serbien, 6-IV, Vienne 1912-1919 ;
Gh. Bal – N. Iorga, Histoire de l’art ancien, Paris 1922 ; D. Obolensky, The Byzantine
Commonwealth, 500-1453, Londres 1967 ; Vizantija, Juzhnye Slavjane i drevnjaja Rus’. Zapadnaja
Evropa. Iskusstvo i kul’tura. Sbornik statej v tchest’ V.N. Lazareva, Moscou 1973 ; Byzance et le
monde orthodoxe, éds A. Ducellier et alii, Paris 1986.
2
Les plus anciennes églises conservées en Moldavie sont deux fondations du XIVe siècle. Il
s’agit de l’église de la Trinité de Siret et de l’église Saint-Nicolas de R d u i, attribuées par la
tradition (non confirmée) à Bogdan Ier : cf. note 18, infra. En ce qui concerne les monuments
fondés par Étienne le Grand, ils ont été répertoriés une première fois par Gh. Bal , Bisericile lui
tefan cel Mare, Bucarest 1926 (numéro spécial de BCMI XVIII) et, plus récemment, dans
Repertoriul monumentelor i obiectelor de art din timpul lui tefan cel Mare, Bucarest 1958
[désormais : Repertoriul monumentelor].
71
représentant Étienne ont des accents particuliers dont l’explication doit être
trouvée dans l’étude de la politique du prince. En conclusion, nous présenterons
nos arguments en faveur de l’existence en Moldavie dans la deuxième moitié du
XVe siècle d’un véritable culte dynastique inspiré par le modèle serbe.

Étienne le Grand

Le personnage central de notre étude est Étienne III de Moldavie, dont


l’avènement au trône, en 1457, a ouvert, selon le meilleur connaisseur de cette
époque, « la plus brillante page de toute l’histoire du pays »3. Ce qui
impressionne tout d’abord le chercheur, lorsqu’il étudie l’époque de ce prince
moldave, est la durée exceptionnelle de son règne : quarante-sept ans. Un
deuxième trait frappant est l’entrée d’Étienne le Grand dans la légende à la suite
de nombreuses guerres qui l’ont opposé à ses voisins : Hongrois, Polonais,
Tatares, Ottomans et Valaques, guerres dont il est sorti presque toujours
vainqueur. Ses réussites militaires ont été mises en relation avec sa réputation de
grand bâtisseur, car il aurait fait construire une église ou un monastère après
chaque bataille en signe de remerciement pour l’aide divine. Les chroniques,
relayant en cela la tradition populaire, lui attribuaient pas moins de quarante-
quatre églises et monastères, mais aussi des forteresses, des palais et des ponts4.
La vénération populaire va si loin que dans le monastère de Putna, où il se fit
enterrer, subsiste encore un culte local signalé dès le XVIIe siècle par Grigore
Ureche5 :
« Après sa mort et jusqu’à aujourd’hui on l’appelle le saint prince Étienne [en orig. sveti
Stefan voda] non pas à cause de son âme, qui est aux mains de Dieu, car il fut aussi un homme
soumis au péché, mais pour ses actes de bravoure, qu’aucun autre prince, ni dans le passé, ni plus
tard, n’a pu égaler ».

À l’image traditionnelle de guerrier et de bâtisseur, les historiens modernes


ont ajouté de nouvelles dimensions : homme politique et diplomate avisé, mais
aussi protecteur des arts et de la culture. L’étude chronologique des constructions
initiées par Étienne le Grand montre que toutes les fondations religieuses du
prince datent, à l’exception du monastère de Putna6 (1466-1470), dont l’église

3
. Papacostea, Étienne le Grand, prince de Moldavie (1457-1504), Bucarest 1975, p. 4.
Paradoxalement, il n’existe aucune biographie de ce prince depuis celles, dépassées, de Nicolae
Iorga (1904) et de Ioan Ursu (1926).
4
Letopise ul rii Moldovei pân la Aron Vod (1359-1595), întocmit dup Grigore vornicul,
Istratie logof tul i al ii de Simion Dasc lul, éd. C.C. Giurescu [désormais : Letopise ul – Ureche],
Bucarest 1916, p. 91.
5
Ibidem.
6
C. Moisescu – M.A. Musicescu – A. Sirli, Putna, Bucarest 1982, avec la bibliographie
antérieure. En ce qui concerne l’histoire des reconstructions successives de l’église, voir aussi
t. Andreescu, « Data primului incendiu la Putna », MMS XLII (1966), p. 15-22.
72
était destinée à servir de nécropole princière, des dernières années de son règne
(1487-1504)7. Or, ce laps de temps correspond à la période d’apogée de sa
puissance tant sur le plan intérieur8 qu’extérieur9.
Une première phase, où il fonde uniquement le monastère de Putna, s’étend
de 1457 à 1471, époque où le prince se déclare vassal du roi de Pologne, tout en
payant le tribut aux Ottomans10. La crise la plus grave de cette période se place
en 1467, lorsque le roi de Hongrie, Mathias Corvin, entreprend une campagne en
Moldavie en vue de renverser Étienne et de récupérer la forteresse danubienne de
Kilia que se disputaient alors la Moldavie, la Valachie et la Hongrie. Bien que la
victoire revint au prince moldave, celui-ci dut sévir contre une partie de sa
noblesse qui tendait à briser l’unité du pays.
À partir de 1471, commence la deuxième phase du règne, qui se traduit par
un changement de politique, car Étienne s’engage dans une coalition anti-
ottomane englobant Venise et la horde turcomane du Mouton-Blanc d’Asie
Mineure. La première démarche du prince moldave dans ce combat eut un double
caractère, économique et politique. Il dévasta les ports danubiens de la Valachie
qui faisaient la concurrence aux ports moldaves, puis il intervint personnellement
dans ce pays voisin, où, à plusieurs reprises, il imposa des princes régnants qui
lui étaient alliés. La réplique de Mehmet II (1451-1481) ne se fit pas attendre, car
– en janvier 1475 – une armée ottomane envahit la Moldavie pour renverser
Étienne. Pourtant, celui-ci réussit à obtenir une éclatante victoire à Vaslui, qui
« imposa soudainement la Moldavie parmi les facteurs importants des relations
internationales en Europe centrale et orientale. [...] Le pays qui s’était modestement formé au pied
des Carpates orientales il n’y a (sic!) plus d’un siècle, a acquis une dimension internationale
insoupçonnable »11.

Cette nouvelle dimension se traduit par un traité d’alliance conclu avec la


Hongrie en juillet 1475 et par une résistance opiniâtre face à Mehmet II, venu en
personne, à la tête d’une forte armée turque et valaque, se battre en 1476 contre
Étienne. Le prince moldave fut de nouveau vainqueur, mais la retraite de Venise

7
Nous ne prenons pas en compte les églises attribuées par la tradition à Étienne le Grand, ou
les chapelles qu’il a pu fonder à l’intérieur de l’enceinte des forteresses construites ou réparées sous
son règne.
8
B.T. Câmpina, « Cercet ri cu privire la baza social a puterii lui tefan cel Mare », dans
Studii cu privire la tefan cel Mare, Bucarest 1956, p. 11-111 ; N. Stoicescu, Sfatul domnesc i
marii dreg tori din ara Româneasc i Moldova în sec. XIV – XVII, Bucarest 1968, p. 53-54.
9
A. Boldur, « Politica extern a lui tefan cel Mare într-o lumin nou », CI XVIII (1943),
p. 32-72, notamment p. 39 ; cf. aussi les considérations de E. Turdeanu, Manuscrisele slave din
timpul lui tefan cel Mare, Bucarest 1943, p. 150-152, 210-214.
10
. Papacostea, « Un épisode de la rivalité polono-hongroise au XVe siècle : la campagne de
Mathias Corvin en Moldavie (1467), à la lumière d’une source inédite », RRH VIII (1969), p. 967-
979 ; idem, « La guerre ajournée : les relations polono-moldaves en 1478. Réflexions en marge
d’un texte de Filippo Buonaccorsi-Callimachus », RRH XI (1972), p. 3-21.
11
. Papacostea, Étienne le Grand, p. 37-38.
73
de la coalition, pour faire une paix séparée avec les Ottomans, l’obligea à
conclure lui aussi un armistice avec la Porte. En 1481, la mort du sultan
encouragea le prince moldave à reprendre le contrôle politique de la Valachie,
s’attirant ainsi les foudres de B yaz d II (1481-1512).
La réouverture du conflit avec les Turcs survint au moment où le principal
allié d’Étienne, le roi de Hongrie Mathias Corvin, avait fait lui aussi la paix avec
le sultan (1483). Un année plus tard, la campagne-éclair des Turcs ravit à la
Moldavie ses deux principaux ports : Kilia sur le Danube et Cetatea-Alb
(Aqkermann ou Belgorod-Dnestrovskij) sur la mer Noire, à l’embouchure du
Dniestr. Face à cet échec, Étienne se retourna de nouveau vers la Pologne et prêta
serment de fidélité au roi Casimir IV (1444-1490) en 1485, mais le concours
militaire de son suzerain s’avéra insuffisant pour récupérer les deux cités12. Après
trois années de combats indécis autour des villes occupées par les Turcs, la
Pologne conclut un traité de paix avec l’Empire Ottoman, suivie rapidement par
la Moldavie (1489). Dans ce contexte, il n’est pas étonnant de constater que,
durant cette deuxième phase de son règne, Étienne le Grand se préoccupe
uniquement des ouvrages de défense militaire. En effet, il refait des anciennes
forteresses et en fonde des nouvelles13, comme Kilia-Nou (1479) ou Smederevo,
à Roman (1483)14.
Le grand changement opéré par Étienne dans sa politique étrangère marque
le début de la troisième et ultime partie de son règne. Il fait une alliance avec le
grand prince de Moscou et consacre ses dernières années à guerroyer contre la
Pologne pour récupérer un territoire (la Pocoutie) contesté par les deux pays15.
Durant tout ce temps, il entretint de bonnes relations avec l’Empire Ottoman
sans, pour autant, renoncer à Kilia et Cetatea-Alb , qu’il essaya – sans succès –
de reconquérir en 1500-1502.
Lorsqu’il mourut, le 2 juillet 1504, après avoir imposé son fils Bogdan-
Vlad sur le trône, Étienne le Grand laissait un pays fort et respecté, une armée
redoutable, une administration efficace et des finances florissantes. Durant le
demi-siècle de son règne, la Moldavie avait plus évolué que pendant les premiers
cent ans de son existence.

12
. Papacostea, Étienne le Grand, p. 37-38.
13
G. Ionescu, Istoria arhitecturii în România, I, Bucarest 1963, p. 207-215.
14
Cf. Repertoriul monumentelor, s.v. ; C.C. Giurescu, Târguri sau ora e i cet i moldovene
din secolul al X-lea pân la mijlocul secolului al XVI-lea, Bucarest 1967. C. Andreescu, « Cetatea-
Nou în vremea lui tefan cel Mare », CI I (1925), p. 160, considère que le nom de Smederova
appliqué à Roman « rappelle l’influence de l’exode politique et culturel serbe en Moldavie à
l’Époque d’Étienne le Grand ».
15
. Papacostea, « De la Colomeea la Codrul Cosminului. Pozi ia interna ional a Moldovei la
sfâr itul secolului al XV-lea », Rsl XVII (1970), p. 525-553.
74
Les monuments

Bien que ce premier siècle d’histoire moldave soit pauvre en informations


précises, la tradition – confirmée le plus souvent par les documents écrits – nous
renseigne sur une activité édilitaire assez soutenue des princes moldaves de la fin
du XIVe et du début du XVe siècle. En effet, c’est l’époque où l’on fonde des
monastères16 et des villes17, avec ce qu’ils comportaient d’édifices civils,
religieux et militaires. Mais, en ce qui concerne les églises, parmi les monuments
antérieurs au règne d’Étienne le Grand, deux seulement ont été conservées18 et
leur décor pictural a complètement disparu, de sorte qu’aucune peinture
monumentale précédant la fin du XVe siècle n’a été conservée19.
Préoccupés par les connotations historiques de l’art moldave et, pour le
moment, sans préjuger sur l’héritage inconnu de la peinture locale du XIVe
siècle, nous nous sommes intéressés à l’iconographie des tableaux votifs
moldaves représentant le prince surnommé dans un message papal20 « l’athlète du
Christ ». Bien qu’il existe des représentations brodées d’Étienne le Grand et des
membres de sa famille21, la simplicité de la composition et du style de telles
images nous ont fait exclure cette catégorie de portraits de notre analyse. Dans
cette étude nous nous référons uniquement à une miniature, une sculpture et des
peintures murales.

16
C. Nicolescu, « Arta în epoca lui tefan cel Mare. Andecedentele i etapele de dezvoltare
ale artei moldovene ti în epoca lui tefan cel Mare”, dans Cultura moldoveneasc în timpul lui
tefan cel Mare. Culegere de studii, éd. M. Berza, Bucarest 1964, p. 262, donne une liste de plus de
trente monastères et skites fondés en Moldavie avant la deuxième moitié du XVe siècle. Voir aussi
N. Grigora – I. Capro u, Biserici i m n stiri vechi din Moldova (pân la mijlocul secolului al
XV-lea), Bucarest 1968.
17
C.C. Giurescu, Târguri sau ora e, s.v. ; M. Matei, « Stadiul actual al cercet rilor române ti
în domeniul arheologiei medievale », BMI 2 (1971, p. 51.
18
Cf. les notes 65 et 68, infra.
19
Seule l’église de Lujeni, dont la peinture est aujourd’hui couverte de chaux pourrait être une
exception : Gh. Bal , « Biserica din Lujeni », AARMSI, IIIe série, XI (1931), p. 35-50 ;
I.D. tef nescu, « L’église de Lujeni. Les peintures murales », Analecta III (1945), p. 10-16 ;
C. Nicolescu, op. cit., p. 298-299 ; N. Grigora – I. Capro u, op. cit., p. 25-28 ; V. Dr gu , « Pictura
veche. Antecedente. Evul Mediu », dans Pictura româneasc în imagini, Bucarest 19762, p. 34.
20
Sixte IV dans une lettre de janvier 1476 : Hurmuzaki, Documente, II/2, no CCXVI, p. 241.
21
Il s’agit de la couverture funéraire de Maria de Mangop (1477, conservé au monastère de
Putna), l’étole avec les portraits d’Étienne le Grand et de son fils Alexandru (ante 1480, conservée
au monastère de Putna), le rideau d’iconostase avec les portraits d’Étienne et de Maria-Voichi a
(1500, conservé au monastère de Putna), l’étole avec les portraits d’Étienne le Grand et de Maria-
Voichi a (vers 1504, Galerie Nationale de Bucarest) : A. Dobjanschi – A.M. Musicescu, Broderia
veche româneasc , Bucarest 1985, s.v., avec la bibliographie antérieure ; ainsi que la composition
brodée sur l’étoile de Vorone (1488-1490) : E. Turdeanu, « La broderie religieuse en Roumanie.
Les étoles des XVe et XVIe siècles », dans Buletinul Institutului Român din Sofia 1 (1941), pl. VI.
Ces portraits brodés des membres de la famille régnante ont été étudiés plus en détail par Teodora
Voinescu, « Portretele lui tefan cel Mare în arta epocii sale », dans Cultura moldoveneasc ,
p. 475-476, et par Ana-Maria Musicescu, « Portretul laic brodat în arta medievala româneasc »,
SCIA IX/1 (1962), p. 59-62.
75
Le Tetraévangile de Humor

La plus ancienne image peinte représentant Étienne le Grand (fig. 1) figure


sur le folio 191 du Tetraévangile de Humor écrit en 1473 au monastère moldave
de Putna22 par le moine Nicodème. La peinture du manuscrit doit dater de la
même année et a pu être faite dans le même monastère23.
De pleine page, la composition qui nous intéresse devait représenter le
prince régnant et un autre donateur agenouillés aux pieds de la Vierge à l’Enfant
trônant. En fin de compte, le deuxième donateur n’a pas été figuré et la miniature
n’est pas achevée.
Dans la partie supérieure de l’image l’on voit Marie tenant dans ses bras
l’Enfant et siégeant sur un large trône. Le visage tourné à gauche, vers son fils,
elle désigne de la main droite le prince, agenouillé plus bas, comme pour
l’introduire auprès du petit Jésus. Celui-ci, tout en regardant sa mère, bénit de la
main droite dirigée vers le prince, tandis que de la gauche il tient – selon la
tradition – un rouleau fermé.
Un registre plus bas, à la droite du trône, apparaît le prince agenouillé, mais
arborant une attitude assez fière : le dos bien droit et la tête levée vers les saints
personnages. Ses bras s’avancent pour soutenir un livre richement relié qui aurait
dû être tenu de l’autre côté par le deuxième donateur. Étienne le Grand est coiffé
d’une couronne ouverte à fleurons décorée de grosses pierres et porte une
houppelande de brocart sans manches posée sur une tunique du même tissu serrée
à la taille par une large ceinture et agrémentée d’un col pourpre à revers décoré
de perles. Sous son court manteau apparaissent des chausses collantes et de très
courtes bottines pourpre24.
Il serait intéressant de savoir qui était la personne qui aurait dû figurer à
côté du prince. Dans l’inscription dédicatoire de la fin du manuscrit sont
mentionnés le prince, ses enfants et le supérieur du monastère de Humor. Il est
curieux de constater que le nom de l’épouse du prince n’y figure pas25. Étant
donné qu’à l’endroit laissé en blanc il n’y a de place que pour une figure plus
petite que celle du prince (une femme ou un adolescent) et comme l’inscription

22
G. Popescu-Vâlcea, La miniature roumaine, Bucarest 1982, p. 90-91.
23
Tous les auteurs considèrent que ce manuscrit a été écrit à Putna par le moine Nicodème
(comme il est mentionné dans l’inscription dédicatoire), mais aussi enluminé par la même personne
dans le même monastère, ce qui est fort possible. En réalité, l’inscription dédicatoire nous informe
uniquement que le manuscrit a été écrit « par la main de l’hiéromoine Nicodème » et que « ce livre
a été achevé le 17 juin 6981 » : Repertoriul monumentelor, p. 388.
24
Il est connu que dans l’Empire Byzantin les chaussures pourpres étaient réservées à la
famille impériale. En ce qui concerne Étienne le Grand, l’état de conservation des autres images
votives ne permet pas d’affirmer avec certitude que ce détail était employé systématiquement. Par
conséquent, l’on ne peut conclure qu’il s’agirait d’un attribut du pouvoir princier.
25
Repertoriul monumentelor, p. 388. Comme le nom de Maria de Mangop ne figure pas dans
l’inscription dédicatoire qui se trouve sur le fol. 265 v., l’on a imaginé la possibilité d’une crise
conjugale : cf. A.D. Xenopol, Istoria Românilor din Dacia Traian , IV, Bucarest 1914, p. 152-155.
76
votive ne mentionne pas la princesse Maria de Mangop, il est probable que ce
deuxième personnage devait être un des fils du prince.
Il est frappant de constater l’opposition entre une formule iconographique
conçue comme l’expression de la profonde modestie du donateur et l’attitude
résolument fière du prince agenouillé, qui, le dos bien droit et la tête légèrement
renversée, semble revendiquer le titre de car, c’est-à-dire d’empereur, que lui
accorde le scribe dans l’inscription dédicatoire26.

Les tableaux votifs monumentaux

En l’espace de deux ans, en 1487 et 1488, les bâtisseurs d’Étienne le Grand


érigent, à la demande du prince, quatre églises conventuelles. Il s’agit des
catholicons des monastères de P tr u i27, Mili u i28, Saint-Élie29 et Vorone 30
(fig. 2). Ces églises sœurs ont une architecture presque identique : de plan trilobé,
sans exonarthex ou chambre funéraire31, le naos surmonté d’une voûte moldave32
à tambour, les façades animées de niches aveugles et de disques de céramique,
elles sont couvertes d’une toiture multiple. Certains chercheurs33, qui ont étudié
leurs peintures murales, les datent des années qui ont suivi la construction des
églises, tandis que d’autres34, en se basant uniquement sur des hypothèses
d’identification des personnages représentés dans les tableaux votifs, proposent
une date plus tardive d’une dizaine d’années.
Pour notre actuelle étude, il est sans importance de savoir avec précision si
les peintures en question datent de la fin des années quatre-vingts ou de la fin des
années quatre-vingt-dix35, mais il faut noter que les programmes iconographiques

26
Ibidem.
27
Gh. Bal , Bisericile lui tefan cel Mare, p. 21-23 ; Repertoriul monumentelor, s.v.
28
Gh. Bal , op. cit., p. 23-27 ; Repertoriul monumentelor, s.v.
29
Gh. Bal , op. cit., p. 27-31 ; Repertoriul monnumentelor, s.v.
30
Gh. Bal , op. cit., p. 31-36 ; Repertoriul monumentelor, s.v.
31
La chambre funéraire est une division spécifique des églises conventuelles moldaves qui se
situe entre le narthex et le naos et, comme son nom l’indique, est destinée à abriter les sépulcres du
fondateur et des autres membres de la famille. Il s’agit d’une solution moldave équivalente aux
chapelles funéraires de l’architecture byzantine : cf. G. Babi , Le décor des chapelles annexes des
églises byzantines. Fonction liturgique et programmes iconographiques, Paris 1969. Une étude
d’ensemble des programmes iconographiques des chambres funéraires moldaves reste à faire.
32
L’on appelle « voûte moldave » une coupole supportée par deux jeux de pendentifs séparés
par quatre arcs. Ce système réduit considérablement la surface à couvrir, ce qui simplifie la
construction de la coupole proprement dite : G. Ionescu, op. cit., p. 233-234.
33
S. Ulea, « Gavril Ieromonahul, autorul frescelor de la B line ti. Introducere la studiul
picturii moldovene ti din epoca lui tefan cel Mare”, dans Cultura moldoveneasc , p. 424-425.
34
Ceux qui acceptent l’identification des personnages figurés dans le tableau votif proposé par
Maria-Ana Musicescu, « Considera ii asupra picturii din altarul i naosul Vorone ului », dans
Cultura moldoveneasc , p. 367-370, acceptent implicitement la date qu’elle proposait, 1496-1497 ;
cf. ibidem, p. 368-370.
35
Nous nous réservons le droit de proposer une datation précise dans une future étude.
77
et l’iconographie de ces églises sont à tel point proches que tous les auteurs
s’accordent à considérer les quatre ensembles de peintures murales comme
contemporaines les unes aux autres. Par conséquent, il s’agit d’un groupe
unitaire, ce qui est d’autant plus important du fait que ces églises sont les seules
fondations d’Étienne le Grand qui conservent les tableaux votifs d’origine.
La composition votive de Sainte-Croix de P tr u i se trouve sur le registre
inférieur, à l’angle des murs sud et ouest du naos. Sur le mur méridional, l’on
voit un cortège formé par le prince régnant couronné, habillé d’un riche kaftan et
tenant la maquette de l’église à la main, suivi par un jeune homme couronné, une
petite fille portant diadème, la princesse Maria-Voichi a, couronnée elle aussi et,
enfin, une autre petite fille portant diadème. Ils se dirigent vers le mur occidental
où est figuré saint Constantin – patron de l’église – en costume impérial mais,
portant une couronne ouverte sur la tête, intercédant auprès d’un Pantocrator
trônant. Constantin (fig. 3) debout, tourné vers le Christ lui tend la main gauche
en signe de prière, tandis que de la droite il montre le cortège princier. Assis sur
un trône fastueux à haut dossier, Jésus tient le Livre dans la main gauche et bénit
de la droite en direction des ktitors, tout en inclinant sa tête vers eux en signe de
bienveillance.
L’église Saint-Procope de Mili u i a été détruite pendant la Première
Guerre mondiale, mais grâce aux observations antérieures36 nous savons que le
tableau votif se trouvait dans la même partie sud-ouest du naos et représentait
Étienne le Grand accompagné par sa femme et certains de ses enfants, introduits
par saint Procope auprès du Christ trônant.
Le tableau votif de l’église Saint-Élie, du monastère du même nom des
environs de Suceava, se trouve aussi dans l’angle sud-ouest du naos, sur le
registre inférieur. Sur le mur méridional apparaît une partie du cortège princier :
deux hommes couronnés suivis par une femme couronnée, qui doit être la
princesse Maria-Voichi a. La tête du cortège se trouve sur le mur occidental où
apparaît Étienne habillé d’un riche kaftan (tout comme les deux hommes qui le
suivent) et portant une couronne sur la tête. Le prince (fig. 4) tient la maquette de
l’église sur son bras gauche et donne la main droite à saint Élie – habillé en
moine – qui l’introduit auprès du Christ, en avançant la main gauche en signe
d’intercession. Jésus trône sur un siège massif à haut dossier ; de la main gauche
il soutient le Livre ouvert qui est posé sur son genou et de la main droite il bénit
le prince en allongeant le bras vers celui-ci.
La dernière image de la série est le tableau votif de Saint-Georges de
Vorone (fig. 5), qui se trouve sur la partie sud du mur occidental du naos. L’on y
voit le cortège ayant Étienne (fig. 6) à sa tête, suivi par une petite fille portant
diadème, la princesse Maria-Voichi a couronnée et un jeune homme couronné lui

36
Gh. Bal , op. cit., 23-27, cite et commente les observations, antérieures à la destruction de
l’église, de W. Podlacha, Malowidla scienn w cerkwiach Bukoviny, Lvóv 1912 ; K. Romstorfer,
dans Mittzlungen der K.U.K. Centralkommission, Vienne 1898.
78
aussi. Habillé d’un riche kaftan et portant l’habituelle couronne ouverte à
fleurons, le prince régnant tient de ses deux mains la maquette de l’église pour
l’offrir au Christ et se fait remarquer par sa fière allure. Saint Georges, un peu
surélevé par rapport à Étienne, mais en lui entourant l’épaule de son bras droit
dans un ample geste de protection, avance sa main gauche vers le Pantocrator
trônant en signe d’intercession. Le Christ, assis sur un large trône, le Livre tenu
négligemment sous le bras gauche, semble occupé uniquement à bénir le cortège
princier : légèrement tourné vers les fondateurs, il fait le signe de bénédiction, le
bras droit tendu en direction d’Étienne. Comme à Saint-Élie, la composition du
tableau votif se distingue par un fond étoilé qui pourrait être signifiant si l’on
était sûr qu’il s’agit d’un élément d’époque. Cette certitude n’étant pas acquise,
nous n’avons pas reproduit ce détail dans notre dessin, d’autant plus qu’il n’a pas
de valeur pour notre propos.
Par conséquent, dans les tableaux votifs exécutés en peinture murale, nous
remarquons en premier lieu l’emploi d’une formule iconographique remplie
d’humilité, où le fondateur et les siens ont besoin d’un intercesseur pour
présenter leur église au Christ, mais en même temps nous sommes frappés par la
considération particulière accordée à Étienne et à ses suivants, tant par l’attitude
des intercesseurs, que par l’ostentation des attributs du pouvoir princier37. En
effet, le prince et ses fils portent le kaftan et la couronne, représentés avec
beaucoup de minutie et probablement avec une certaine fidélité au réel costume
d’apparat.
Une curiosité de ces tableaux votifs, qui caractérisait aussi les images
disparues, est le manque d’inscription votive, celle-ci se trouvant en façade de
l’édifice sur une plaque de pierre sculptée en bas relief, encastrée dans la
maçonnerie (fig. 7). Cette dissociation de l’image votive et de l’inscription
dédicatoire est assez inattendue, et nous reviendrons plus loin sur les problèmes
qu’elle soulève.

L’image votive en bas relief

Étienne le Grand a fait beaucoup de donations au Mont-Athos, surtout au


monastère de Zographou38, mais son image en tant que ktitor a été conservée
seulement au monastère de Vatopédi, où une scène votive a été sculptée sur une
plaque de marbre encastrée dans la façade d’un édifice portuaire destiné à abriter
les bateaux des moines39. Cette oeuvre athonite40 de 1495-1496 diffère des

37
C. Nicolescu, « Les insignes du pouvoir. Contribution à l’histoire du cérémonial de Cour
roumain », RÉSEE XV (1977), p. 233-258.
38
P. . N sturel, Le Mont Athos et les Roumains. Recherches sur leurs relations du milieu du
e
XIV siècle à 1654, Rome 1986 (« Orientalia Christiana Analecta », 227), p. 180-193.
39
A. Xyngopoulos, « Un édifice du voïévode Étienne le Grand au Mont Athos », BS 11
(1970), p. 106-109, fig. 1. L’inscription votive est très laconique : « Les très pieux Io[annis]
St[e]phanos [voe]vodas, en l’an 7004, au temps de l’higoumène Cyrille Hiéromoine ».
79
œuvres moldaves et par sa technique et par son iconographie. La Vierge, en pied,
tient Jésus sur son bras droit et, tout en regardant son fils, tend l’autre bras pour
lui présenter le prince figuré à leur gauche. Étienne le Grand s’incline vers les
saints personnages, tenant la maquette de l’édifice sur le bras droit et faisant un
geste de prière avec la main gauche. Entre la Vierge à l’Enfant et le prince, sous
la maquette que ce dernier tend vers le Christ, ont été sculptées les armoiries de
la Moldavie : un écusson marqué d’une tête d’aurochs avec une étoile entre ses
cornes.
Le type iconographique de cette image est le même que celui employé une
vingtaine d’années plus tôt pour le manuscrit de Humor, c’est-à-dire un donateur
présentant son offrande à la Vierge à l’Enfant. Tout comme dans la miniature, le
bas-relief de Vatopédi présente la Vierge comme intercesseur auprès de son fils,
la tête tournée vers lui et désignant le donateur d’une main sans le regarder. Mais
entre l’image moldave et la sculpture athonite il y a une différence de taille, qui
change complètement le sens de la scène votive : tandis que dans l’enluminure le
prince, bien que figuré à genoux, avait une attitude de souverain, la tête levée
vers les personnes sacrées dans un geste plein de fierté, dans le bas-relief il
apparaît très humble, le corps courbé, la tête inclinée. La considération accordée
à Étienne par les artistes moldaves montre une toute autre mentalité que celle du
sculpteur du Mont-Athos.

Les inscriptions votives

Nous avons mentionné plus haut la dissociation inattendue de l’inscription


et de l’image votive, ainsi que la technique peu habituelle employée. Nous avons
analysé vingt-et-une41 plaques contenant ces inscriptions dédicatoires, qui datent
de 1481 à 1504, et nous les avons comparées à de nombreuses inscriptions
marquées sur des objets d’arts mineurs et manuscrits religieux donnés par le
prince.
La technique des inscriptions votives des églises est toujours la même, les
lettres apparaissent en bas relief sur des plaques en pierre dont l’encadrement est
assez peu travaillé. Même si leur contenu évolue au long des années, les
constantes sont frappantes et les exceptions dignes d’être relevées (v. les textes
publiés en annexe, infra). Nous avons remarqué que pratiquement dans toutes les
inscriptions le prince Étienne est désigné comme « fils de Bogdan voïévode » et

40
Bien que l’on a pu imaginer que la plaque en question avait été sculptée en Moldavie
(A. Xyngopoulos, op. cit., p. 108), à la suite de l’analyse iconographique, il nous semble
indiscutable qu’il s’agit d’une œuvre athonite, opinion vers laquelle semble pencher aussi
P. . N sturel, op. cit., 185.
41
Les textes de ces inscriptions ont été publiés dans Repertoriul monumentelor, s.v.
80
que, au moins à partir de 146742, cette habitude apparaît aussi dans d’autres textes
dédicatoires. Dès 1488 les inscriptions monumentales affirment que le prince
tient sa dignité de « par la grâce de Dieu ». À peu près dans la moitié des cas, il
est considéré dans ces textes comme « pieux [blagoc’stiv] et aimant le Christ
[hristoljubiv] », ce qui apparaît très souvent dans les textes dédicatoires des
manuscrits religieux43.
Une première évolution marquante du contenu des inscriptions qui nous
intéressent est la mention, dès 1489, de l’année du règne d’Étienne le Grand, à
côté de l’année calculée, selon la tradition byzantine, depuis « l’origine du
monde ». Le deuxième élément qui nous semble intéressant à relever dans
l’évolution du contenu de ces textes est beaucoup moins courant, car il n’apparaît
que deux fois dans les inscriptions monumentales44 et tout aussi rarement dans
les arts mineur45. Il s’agit de la mention de la princesse Maria-Voichi a en tant
que cofondatrice et désignée comme fille du prince Radu.
Par conséquent, à côté de l’habitude de souligner l’appartenance
dynastique d’Étienne le Grand en rappellant qu’il était le fils de Bogdan II (1449-
1451) et qu’il détenait sa dignité par la volonté divine, l’on ajoute la mention de
l’appartenance dynastique de son épouse et, surtout, l’on compte les années
depuis le début de son règne à côté de l’année du calendrier byzantin.
Les peintures monumentales antérieures n’étant plus conservées, l’on peut
se poser la question de savoir si les caractéristiques iconographiques des tableaux
votifs, leur dissociation des inscriptions votives, ainsi que les traits épigraphiques
de ces dernières, sont le fruit d’une tradition moldave plus ancienne ou d’une
création datant du règne d’Étienne le Grand. Pour trouver la solution, nous
examinerons – dans les paragraphes suivants – les faits historiques précédant la
deuxième moitié du XVe siècle. Le contexte historique de la Moldavie médiévale
permettra de comprendre le processus de formation d’une école artistique
nationale, processus que nous tâcherons de définir grâce à l’étude de l’évolution
de l’architecture moldave des XIVe et XVe siècles, mais aussi par l’analyse
rapide des données iconographiques de la peinture monumentale religieuse de la
fin du XVe siècle dans ce pays.

42
La première mention de l’ascendance du prince apparaît dans le Ménée de Putna de 1467,
fol. 133r (conservé à la Bibliothèque « Lénine » de Moscou) : voir Repertoriul monumentelor,
p. 372-373.
43
Ces épithètes figurent pour la première fois dans l’inscription dédicatoire du manuscrit avec
les Actes des apôtres de 1463 donné au monastère de Zographou (conservé au Musée d’Histoire de
Moscou) : Repertoriul monumentelor, p. 372.
44
Les inscriptions votives du clocher érigé à côté de l’église Saint-Jean de Piatra-Neam
(1498) de l’église de Volov (1502) : ibidem, s.v.
45
Deux broderies tardives (1500 et 1504) conservées au monastère de Putna : ibidem, no 95,
p. 304, n° 97, p. 703.
81
La formation de l’État et de l’école artistique moldaves

Les débuts de l’État moldave furent modestes et laborieux. Créée comme


simple marche hongroise de défense face aux Mongols, la Moldavie change
d’orientation politique avec l’arrivée au trône d’une nouvelle dynastie, celle des
Bogdanides, vers 1359. Le fondateur de cette dynastie était un voïévode roumain
du Maramure voisin, province annexée dès le XIIIe siècle par la couronne
hongroise. À la différence de ses prédécesseurs, Bogdan Ier entendait affirmer
l’indépendance de la Moldavie face aux prétentions du roi de la Hongrie, Louis
d’Anjou (1342-1382). Pourtant, l’union des Royaumes hongrois et polonais,
réalisée par le souverain angevin en 1370, modifia complètement le rapport des
forces et obligea le successeur de Bogdan, La co (c. 1369 - c. 1377), d’embrasser
le Catholicisme et d’accepter la création d’un Évêché moldave de rite latin
directement dépendant de Rome. La tradition attribue l’église Saint-Nicolas de
R d u i à Bogdan Ier et il est probable que La co fut le fondateur de la nouvelle
église catholique de Siret46, aujourd’hui disparue.
En 1387, à la faveur des troubles dynastiques de Hongrie, le successeur de
La co, Petru / Pierre Ier (c. 1377 - c. 1391), prêta serment d vassalité au roi
Vladislav Jagello de Pologne (1386-1434). L’union polono-lituanienne de Krewo
(1386) avait été suivie de l’occupation de la Galicie par les troupes du nouvel
État. Devenu, de la sorte, voisin direct de la Pologne, Pierre Ier se constitua vassal
de Vladislav, se mettant ainsi à l’abri des pressions politiques et confessionnelles
de la Hongrie. Il est certain que Pierre Ier était lui aussi catholique au début, mais
après la mort de Louis d’Anjou (1382), il a dû revenir à l’Orthodoxie, car il
demanda et obtint de Constantinople qu’une Métropole soit créée en Moldavie47.
De toute façon, il quitte la ville de Siret, où vivait une grande communauté
catholique48, et il installe sa Cour dans la nouvelle résidence princière qu’il fait
construire à Suceava en même temps que des fortifications. Pierre Ier fait
construire aussi les forteresses de cheia et e ina49 et il doit être le fondateur50

46
Au Moyen-Âge, il y avait deux églises catholiques à Siret, une franciscaine (Notre-Dame) et
une dominicaine (Saint-Jean-Baptiste) : N. Grigora – I. Capro u, op. cit., p. 54-55.
47
Voir, plus récemment, V. Laurent, « Contributions à l’histoire des relations de l’Église
byzantine avec l’Église roumaine, au début du XVe siècle », ARBSH XXVI/2 (1945), p. 165-184 ;
idem, « Aux origines de l’Église de Moldavie. Le métropolite Jérémie et l’évêque Joseph », RÉB V
(1947), p. 158-170 ; t. Gorovei, « Aux débuts des rapports moldo-byzantins », RRH 24 (1985),
p. 183-207.
48
C.C. Giurescu, Târguri sau ora e, p. 269-275 ; H. Weczerka, Das mittelalterliche und
frühneuzeitliche Deutschtum im Fürstentum Moldau. Von seinen Anfängen bis zu seinem.
Untergang (13.-18. Jahrhundert), Munich 1960, p. 159-161 ; R. Möhlenkamp, « “Ex Czeretensi
civitate” : Randnotizen zu einem in Vergessenheit geratenem Dokument », AIIAI XIX (1982),
p. 105-130.
49
V. V t ianu, Istoria artei feudale în rile române, I, Bucarest 1959, p. 289 ( cheia) et
295 ( e ina).
50
N. Grigora – I. Capro u, op. cit., p. 29.
82
du monastère de Neam , premier grand centre culturel de la Moldavie, ainsi que
de l’église princière (Mir u i)51 de Suceava.
À la fin du règne de Pierre Ier, ou bien au début de celui de son successeur,
Roman Ier (1391-1394), l’État moldave connut un agrandissement remarquable
par l’annexion du Bas-Pays ( ara de Jos) par l’ancienne marche hongroise.
L’État ainsi unifié s’étendait des Carpates jusqu’au Dniestr, et de la Galicie au
Bas-Danube et à la mer Noire. Cette annexion, réalisée par la force armée ou par
le jeu des alliances matrimoniales, fut soumise à dure épreuve au XVe siècle, plus
précisément de 1432 à 1457, période d’anarchie et de luttes intestines qui ont
laissé le pays exsangue. Toutefois, si elle a tenu bon, c’est parce que de 1400 à
1432, la Moldavie a connu le long règne d’Alexandru Ier dit le Bon (cel Bun),
grand-oncle paternel d’Étienne le Grand52.
Alexandru était le fils de Roman Ier. Son arrivée au trône est le résultat de
l’intervention militaire de son voisin, le prince régnant de Valachie, Mircea Ier
l’Ancien (cel B trân, 1386-1418). L’assistance valaque s’est manifestée
également dans le domaine administratif et culturel, notamment dans
1’organisation de la Chancellerie et de l’Église. Il est bien connu53 que, par
l’intermédiaire de la Valachie, la Moldavie est entrée en contact avec la
civilisation serbe, mais il faut souligner que la disparition des États de Vidin et de
T rnovo (occupés par les Ottomans, l’un en 1393 et l’autre en 1396) poussa à
l’exil des lettrés et des ecclésiastiques bulgares qui, en route vers la Russie,
apportèrent tant en Valachie qu’en Moldavie une seconde vague d’influences
sud-slaves54.
Fort de son alliance avec le prince valaque, Alexandru manoeuvra avec
habileté entre la Hongrie et la Pologne momentanément réconciliées, en 1412, au
dépens de la Moldavie55. Jouant sur les velléités d’autonomie de la Lituanie face
à la Pologne, le prince moldave réussit à neutraliser les projets du roi de Hongrie,

51
Ibidem, p. 30 ; Gh. Bal , « Biserica Mir u i din Suceava », BCMI XXVII (1914), p. 169-
173.
52
Cf. C. Rezachevici, « Un Tetraevanghel necunoscut apar inând familiei dinspre mam a lui
tefan cel Mare », SMIM VIII (1975), p. 185-200, qui précise la filiation d’Étienne le Grand et son
degré de parenté avec Alexandru le Bon.
53
Cf. P.P. Panaitescu, Mircea cel B trân, Bucarest 1943 ; Istoria artelor plastice în România,
I, éd. G. Oprescu, Bucarest 1968 ; R. Theodorescu, Bizan , Balcani, Occident la începuturile
culturii medievale române ti (sec. X – XIV), Bucarest 1974.
54
E. Turdeanu, La littérature bulgare du XIVe siècle et sa diffusion dans les Pays Roumains,
Paris 1947 ; D.S. Likhatchev, « Nekotorye zadatchi izutchenija vtorogo juzhnoslavjanskogo
vlijanija v Rossii », dans Izsledovanija po slavjanskomu literaturovedeniju i fl’kloristike sovetskikh
utchenykh na IV mezhdunadodnom s’ezde slavistov, Moscou 1960, p. 95-191 ; V. Moshin, « O
perodizatsii russkojuzhnoslavjaanskikh literaturnykh svjazej X – XV vv. », dans TODRL 19 (1963),
p. 28-106 ; I. Talev, Some Problems of the Second South Slavic Influence in Russia, Munich 1973
(« Slavistische Beiträge », 67).
55
Fl. Constantiniu – . Papacostea, « Tratatul de la Lublau (15 martie 1412) i situa ia
interna ional a Moldovei la începutul veacului al XV-lea », SRI XVII/5 (1964), p. 1129-1140 ;
t. Andreescu, « O reactualizare a tratatului de la Lublau în 1596 », AIIAI XX (1983), p. 107-119.
83
Sigismond de Luxembourg (élu en 1410 empereur allemand), qui visait la
domination du Bas-Danube et de la forteresse de Kilia. La possession des ports
danubiens et pontiques, ainsi que du tronçon méridional de la route commerciale
reliant la mer Noire à la Baltique, ont apporté à l’État moldave prospérité et
puissance. Dans ce contexte, Alexandru a pu jouer un rôle très important dans
l’essor culturel de son pays par ses dons et fondations. Il fit de nombreuses
donations aux monastères fondés par ses prédécesseurs, tels celui de Probota
(fondé par Étienne Ier) ou celui de Neam 56. Alexandru le Bon est le fondateur de
deux autres grands monastères moldaves, celui de Bistri a, qu’il couvre de
donations, et celui de Moldovi a. À la mémoire de sa femme, il fait construire
une nouvelle église catholique à Baia57 où, selon la tradition, celle-ci fut même
enterrée avec beaucoup de faste58.
Le règne d’Alexandru fut suivi par une période d’anarchie et de luttes
intestines où frères et neveux se partagèrent le pays en faisant appel aux
seigneurs polonais, hongrois ou valaques, qui ne manquèrent pas de s’immiscer
de gré ou de force dans les affaires de la Moldavie. Sur le plan ecclésiastique,
l’Église moldave resta dans le giron du Patriarcat de Constantinople et se vit
imposer des métropolites grecs. L’un d’entre eux, Damien, se rendit au Concile
de Ferrare-Florence et y signa l’acte d’union avec Rome, union qui resta en
vigueur jusqu’en 145359. Cette année-là, après la chute de Constantinople,
Mehmet II exigea un tribut de la Moldavie, qui dut se plier à la volonté du
sultan60. En même temps, le prince et la noblesse, considérant que le lien
ecclésiastique avec Constantinople devenait caduc, chassèrent du pays le
métropolite grec Joachim, qui trouva asile en Pologne et ensuite à Rome61. À sa

56
Le monastère de Neam a été fondé par Petru Ier et des nouveaux travaux ont été faits sous le
règne d’Étienne II (un des fils d’Alexandru le Bon). Étienne le Grand fait reconstruire le catholicon
(1497) et dote le monastère de nombreux biens : Repertoriul monumentelor, p. 147-155, avec la
bibliographie antérieure.
57
Il y avait au moins trois églises catholiques à Baia au Moyen-Âge ; il s’agit des églises
Notre-Dame (fondée par Alexandru le Bon), Saints-Pierre-et-Paul et de la Trinité : N. Grigora –
I. Capro u, op. cit., p. 52-53.
58
Ibidem. Selon la tradition, la première femme d’Alexandru le Bon aurait été ensevelie dans
l’église Notre-Dame de Baia, dans un cercueil en argent.
59
C. Auner, « La Moldavie au Concile de Florence », Revista Catolica 2 (1915), p. 272-285,
ibidem 3 (1915), p. 379-408, ibidem 4 (1915), p. 552-565 ; M. Lascaris, « Joachim, métropolite de
Moldavie et les relations de l’Église moldave avec le Patriarcat de Pe et l’Archevêché d’Achris au
XVe siècle », ARBSH 13 (1927), p. 129-159 ; P. . N sturel, « Quelques observations sur l’Union
de Florence », SOF 18 (1959), p. 84-89.
60
Fr. Babinger, « Beginn der Türkensteuer in den Donaufürstentümern », SOF 18 (1959), p. 1-
35 ; . Papacostea, « La Moldavie État tributaire de l’Empire Ottoman au XVe siècle : le cadre
international des rapports établis en 1455-1456 », RRH XIII (1974), p. 445-461 ; M. Cazacu, « Du
nouveau sur le rôle international de la Moldavie dans la seconde moitié du XVe siècle », RÉR XVI
(1981), p. 36-39.
61
M. Lascaris, op. cit., 128-130.
84
place fut installé Théoctiste, moine bulgare62, sacré métropolite par le patriarche
serbe Nicodème de Pe 63. Ce patriarche représentait la réaction orthodoxe
(semblable à celle constatée en Russie) à l’Union de Florence. En effet, le
despote serbe Georges Brankovi avait refusé l’union, en dépit des pressions
exercées sur lui par Jean VIII Paléologue64. De la sorte, le Patriarcat de Pe
restait le dernier bastion de l’Orthodoxie dans les Balkans. Le sacre de Théoctiste
par Nicodème en 1453 marque un tournant fondamental dans l’histoire de
l’Église moldave.
Par conséquent, la Moldavie médiévale nous apparaît comme un État créé
pour servir les intérêts de la couronne hongroise, mais qui a su se forger une
identité par l’annexion de territoires et, surtout, par un jeu subtile des vassalités
successives vis-à-vis des rois hongrois et polonais. Il reste à établir comment,
dans ce contexte historique, s’est formée l’école artistique nationale de ce pays.
Les deux églises de la deuxième moitié du XIVe siècle encore conservées,
ainsi que les ruines d’autres monuments, prouvent que l’architecture moldave de
cette époque, loin d’avoir sa propre personnalité, hésitait entre deux courants
artistiques bien distincts : la tradition gothique, d’une part, et celle byzantine,
d’autre part. En effet, l’église Saint-Nicolas de R d u i65 est une basilique de
type occidental66 adaptée au culte orthodoxe. D’autres monuments67, aujourd’hui
tombés en ruines, témoignent de l’activité de maîtres gothiques en Moldavie à
cette époque. Ils ont dû venir pour ériger les églises et autres monuments de la
communauté catholique, mais leur savoir faire a été utile aussi aux Orthodoxes.
En revanche, la deuxième église du XIVe siècle encore conservée en
Moldavie, la Trinité de Siret68, ainsi que les vestiges d’autres édifices69, prouvent
la présence d’un courant artistique concurrent venu des Balkans. Si l’appareil où
alternent des assises de pierres et de briques, ou bien les décorations en
céramique émaillée, caractérisent l’ensemble de l’architecture byzantine, le plan
trilobé de l’église de Siret et de celles aujourd’hui en ruines démontrent l’origine
serbe de cette influence70.

62
Le prince Dimitrie Cantemir affirme, au début du XVIIIe siècle, que Théoctiste était
d’origine bulgare et avait été diacre de l’évêque antiunioniste Marc d’Éphèse : D. Cantemir,
Descriptio Moldaviae, éds Gh. Gu u et alii, Bucarest 1973, p. 370-371.
63
Voir les chroniques moldaves du XVe siècle : Cronicile slavo-române din sec. XV – XVI
publicate de Ion Bogdan, édition revue et complétée par P.P. Panaitescu, Bucarest 1959, p. 44, 56.
64
V. Laurent, Les « Mémoires » du Grand Ecclésiarque de l’Église de Constantinople
Sylvestre Syropoulos sur le Concile de Florence (1438-1439), Paris 1971, p. 164-165, 598-599.
65
N. Grigora – I. Capro u, op. cit., p. 9-17 ; G. Ionescu, op. cit., p. 120-124.
66
Ibidem. Il s’agit d’une petite basilique à trois nefs, divisée dans sa longueur pour
correspondre aux besoins liturgiques orthodoxes.
67
N. Grigora – I. Capro u, op. cit., p. 52-55.
68
Ibidem, p. 19-25 ; G. Ionescu, op. cit., p. 148-153.
69
R. Theodorescu, op. cit., p. 311-312.
70
Ibidem, p. 297.
85
Les documents nous renseignent sur l’existence de plus d’une trentaine de
monastère et skites moldaves à l’époque qui sépare les deux églises du XIVe
siècle des premières fondations d’Étienne le Grand71, mais nous ne possédons
presque aucune information sur les caractéristiques architecturales de leurs
églises. Cependant, les bâtisseurs moldaves de la deuxième moitié du XVe siècle
maîtrisent une technique et un style à tel point individualisés que l’on peut parler
tant de solutions constructives locales72, que d’un véritable style moldave73.
Donc, il apparaît très clairement que, vers le début du XVe siècle, dernière
époque de calme politique avant le règne d’Étienne le Grand, a dû se former une
école « nationale » d’architecture en Moldavie. Comme toutes ces églises
devaient être décorées de peintures murales, il est probable qu’au même moment
s’est affirmé un courant moldave de la peinture byzantine.
Si l’origine serbe de la composante byzantine de l’architecture de Moldavie
ne peut être mise en doute, il est encore prématuré de préjuger sur l’origine des
premiers peintres ayant décoré les églises de ce pays. En effet, les plus anciens
ensembles de peinture monumentale sont encore mal étudiés et difficiles à dater
tant qu’ils ne seront pas restaurés. Généralement74, les premières datations des
peintures murales décorant les églises fondées par Étienne le Grand ne sont plus
prises en considération et l’on pense75 que les seuls ensembles réalisés pendant le

71
Cf. note 16, supra.
72
En effet, l’architecture religieuse moldave de la deuxième moitié du XVe siècle présente des
solutions constructives locales. Nous avons déjà mentionné (cf. note 32, supra) les « voûtes
moldaves » qui s’inscrivent dans un système de voûtement spécifique où les surfaces à couvrir sont
rétrécies graduellement par des arcs. L’ensemble du voûtement est couvert par une toiture en
charpente de bois, qui – dans le cas où la coupole du naos comporte un tambour – se divise en cinq
parties. Dans ce cas, l’on parle de toiture fragmentée. Dans tous les cas, cette toiture en bois forme
un auvent très prononcé, qui correspond aux conditions climatiques de la Moldavie : Ana
Dumitrescu, « L’architecture religieuse de style moldave de la première moitié du XVIe siècle.
Héritage et apports nouveaux », BBR X (1983), p. 311-314, avec la bibliographie antérieure.
73
Ibidem. Le type architectural des églises moldaves de la fin du Moyen-Âge est à tel point
particulier, que l’on peut parler d’un « style moldave ».
74
Très peu de chercheurs contemporains continuent à tenir compte des anciennes datations de
certains ensembles de peintures murales moldaves : voir M. Garidis, « Contacts entre la peinture de
la Grèce du Nord et des zones centrales balkaniques avec la peinture moldave de la fin du XVe
siècle », dans Actes du XIVe Congrès international d’études byzantines, II, Bucarest 1975, p. 563-
569 ; E. Georitsoyanni, Les peintures murales du vieux catholicon du monastère de la
Transfiguration aux Météores (1483), Thèse de doctorat, Université de Paris I, 1987. Ces auteurs
ignorent les datations proposées par S. Ulea, Gavril Ieromonahul, p. 428, le meilleur connaisseur
de la peinture moldave des XVe et XVIe siècles : Saint-Nicolas de Dorohoi (1523-1525), le
catholicon du monastère de Dobrov (1529), Saint-Georges de Hârl u (1530), Saint-Georges de
Suceava (1534).
75
Ibidem, p. 424-425, 447, date de la fin du XVe siècle les ensembles de peintures murales de
P tr u i, Mili u i, Aint-Élie, Vorone , B line ti et Pop u i (dépt. de Boto ani). À ces ensembles, il
faut ajouter certaines peintures murales conservées dans les églises Saint-Nicolas de R d u i
(N. Grigora – I. Capro u, op. cit., p. 12-13) et Sainte-Parascève de Dolhe tii-Mari (V. Dr gu ,
« Pictura veche », p. 36-37).
86
règne de ce prince sont ceux des églises de P tr u i, de Mili u i (détruit76),
Vorone , Saint-Élie, B line ti77 (fondée par un logothète), Saint Nicolas-Pop u i
de Boto ani78 et Saint-Nicolas de R d u i79.
Nous considérons que les peintures moldaves de la fin du XVe siècle et du
début du XVIe doivent être étudiées avec encore plus d’attention, mais il semble
indiscutable que tout au moins les quatre églises dont nous avons étudié les
tableaux votifs présentent un programme et même une iconographie qui peuvent
être considérés comme moldaves80. Ce programme et, surtout, l’iconographie des
sujets représentés semblent très influencés par la peinture serbe de la fin du
Moyen-Âge81. Le plus intéressant de tous est l’ensemble de peintures murales de
Vorone , dont l’iconographie est étrangement proche de celle des peintures de
l’église valaque Saint-Nicolas d’Arge décorée au début du XVe siècle81bis par
des peintres serbes. Cette ressemblance iconographique a été relevée une seule
fois par un auteur français82, mais ignorée par les chercheurs roumains. Dans
l’état actuel de nos recherches, il est important de signaler ce fait et nous nous
réservons le droit de l’analyser et l’expliquer ailleurs.
Cette iconographie serbe pratiquée en Valachie au début du XVe siècle,
utilisée encore à la fin du siècle en Moldavie, montre une origine sud-
carpatique83 de l’école moldave de peinture, mais elle est aussi un argument

76
Cf. note 28 et 51, supra.
77
S. Ulea, op. cit., p. 425, date les peintures murales (intérieures) de l’église Saint-Nicolas de
B line ti en 1493, tout de suite après sa construction. Bien que certains auteurs ont accepté cette
date, d’autres chercheurs, avec lesquels nous sommes en parfait accord, ont proposé des datations
plus tardives (après 1500) : cf. C. Popa, B line ti, Bucarest 1981, p. 37 ; I. Solcanu, « Biserica din
B line ti : datarea construc iei i a picturii interioare », AIIAI XIX (1982), p. 536.
78
S. Ulea, op. cit., p. 425-426.
79
De toute évidence, certaines des peintures murales de cette église présentent strictement la
même iconographie que celle employée à Vorone , ce qui les daterait de la même époque (fin du
XVe siècle). L’état de conservation de ces peintures est tel qu’il faut attendre un nettoyage avant de
pouvoir les étudier et les dater avec précision. Le tableau votif est une peinture moderne qui doit
copier une image ancienne. D’après son iconographie, il nous semble peu probable qu’il s’agit
d’une œuvre de l’époque d’Étienne le Grand, mais d’une deuxième composition peinte au XVIe
siècle, sous le règne d’Alexandru L pu neanu. D’ailleurs, l’on avait déjà mentionné le fait que le
tableau votif de cette église avait souffert des ajouts sous le règne de ce prince du XVIe siècle :
N. Grigora – I. Capro u, op. cit., p. 12-13.
80
S. Ulea, op. cit., p. 424-447.
81
Aucune étude iconographique comparative n’a été encore menée, mais nos propres
recherches démontrent une origine serbe des modèles. Pour nous, il est encore prématuré d’affirmer
que la peinture médiévale moldave avait une origine serbe, car il nous semble très probable que les
premiers maîtres ayant travaillé en Moldavie avaient été des Valaques. Nous nous réservons le droit
de revenir, avec plus de détails, sur ces affirmations dans une future étude.
81bis
Ana Dumitrescu, « Une nouvelle datation des peintures murales de Curtea de Arge .
Origine de leur iconographie », Cahiers archéologiques 37 (1989), p. 135-162.
82
P. Henry, Les églises de la Moldavie du Nord des origines à la fin du XVIe siècle.
Architecture et peinture, Paris 1930.
83
Il reste à préciser s’il y a eu aussi une influence serbe directe, ou uniquement la transmission
d’éléments iconographiques serbes par l’influence valaque.
87
supplémentaire pour dater l’époque de formation de cette école au début du XVe
siècle, c’est-à-dire au temps du règne d’Alexandru le Bon.
Enfin, l’on est en mesure de se demander si la dissociation de l’inscription
dédicatoire du tableau votif, et son emplacement sur une plaque sculptée
encastrée dans la façade correspond à une tradition moldave plus ancienne, ou
apparaît seulement dans la deuxième moitié du XVe siècle. Le grand nombre
d’inscriptions votives conservées sur les monuments fondés par Étienne le Grand
nous permettent de suivre l’évolution des textes, mais il est impossible de savoir
si de telles dédicaces sculptées existaient sous le règne d’Alexandru le Bon.
Il est toutefois curieux de constater que le même type d’inscription votive
apposée sur une église existait en Valachie, et que la plus ancienne conservée84
date de 146185. Son texte (voir les textes publiés en annexe, infra) correspond à
celui des inscriptions de Moldavie, ce qui nous permet d’affirmer que ce type
d’inscription votive était commun à la Moldavie et à la Valachie. Il est important
de rappeler que les inscriptions dédicatoires sculptées sur une plaque de la façade
de l’église apparaissent plus d’une fois en Serbie dès le XIIIe siècle, mais ceci
n’est pas une pratique systématique comme en Moldavie. Il est possible, donc,
que le modèle utilisé en Valachie et en Moldavie soit serbe, mais il faut signaler
que les inscriptions sud-danubiennes sont gravées dans la pierre et non pas
sculptées en bas-relief comme dans les Principautés roumaines. En revanche, en
ce qui concerne le texte des inscriptions moldo-valaques, il est très proche de
celui gravé (voir textes publiés en annexe, infra) sur une colonne de l’église des
Quarante-Martyrs de T rnovo, fondée en 1230 par Jean II Assen86.

84
Il y avait une inscription votive sur une plaque en pierre encastrée dans la maçonnerie de la
façade de l’église de C scioarele (près de Bucarest) qui datait de 1430-1431 (6939), mais elle est
aujourd’hui perdue et l’on ne peut savoir si le texte slavon était gravé ou sculpté en bas-relief. Le
texte slavon n’a été conservé que dans une traduction roumaine de 1746, notée par le métropolite
Néophyte Ier de Valachie : M. Carata u – P. Cernovodeanu – N. Stoicescu, « Jurnalul c l toriilor
canonice al mitropolitului Neofit I Cretanul », BOR XCVIII (1980), p. 268. Son texte sonnait ainsi :
« L’année 6939, depuis Adam, avec la volonté du Père, l’aide du Fils et l’accomplissement du Saint
Esprit, le boyard Neagoe a construit [cette église] pour son souvenir éternel ».
85
Découverte et publiée par C.C. Giurescu, « O biseric a lui Vlad epe la Târ or », BCMI
17 (1924), p. 74-75.
86
La plus ancienne inscription votive serbe gravée dans la pierre est celle de la façade de
l’église de Vitrovnica (ensuite déplacée à l’église du village de Ždrela) qui date de 6726 (1217-
1218) : L. Stojanovi , Stari srpski zapisi i natpisi, I, Belgrade 1902, n° 8, p. 5. Quant au texte gravé
sur la colonne de l’église de T rnovo, une bonne partie est publiée en traduction française par
A. Grabar, La peinture religieuse en Bulgarie, Paris 1928, p. 97. Il en fait mention de l’ascendance
du fondateur (« […] moi Jean Assen, […] fils du vieil Assen car ») et de l’année du règne de celui-
ci ([…] dans la douzième année de mon règne [..] »). Après cette date, les inscriptions conservées
en Bulgarie ne reprennent plus ces éléments à caractère dynastique : Ph. Malingoudis, Die
mittelalterlichen kyrillischen Inschriften der Hämus-Halbinsel, I, Die bulgarischen Inschriften,
Thessalonique 1979 (« Association hellénique d’études slaves », 3).
88
Les plus anciens textes dédicatoires sculptés dans la pierre et conservés en
Valachie datent du règne de Mircea l’Ancien87 et concernent des constructions de
forteresses, tout comme les plus anciennes inscriptions votives moldaves
trouvées à Cetatea-Alb . Pour la Moldavie, il s’agit de trois inscriptions
antérieures au règne d’Étienne le Grand, rédigées deux en grec et une troisième
en slavon88, qui commémorent des travaux commandités par les gouverneurs
locaux.
Les inscriptions des fondations religieuses d’Étienne le Grand tranchent sur
l’époque précédente aussi bien par leur forme que par leur contenu. Malgré
l’absence d’une étude d’ensemble de ces textes, notre analyse permet de
distinguer les caractéristiques mentionnées plus haut et que nous croyons utile de
rappeler rapidement : invariablement l’on mentionne l’ascendance du prince ; la
grâce divine est très souvent affirmée dans la titulature (« Jean89 Étienne
voïévode, par la grâce de Dieu gospodar de la Moldavie ») ; le prince apparaît
plus d’une fois comme « pieux et aimant le Christ » ; dès 1489, l’année du règne
accompagne la date du calendrier byzantin, et parfois l’épouse du prince – Maria-
Voichi a – est considérée co-fondatrice et l’on fait mention de sa propre
ascendance princière.
La mention de la grâce divine à propos du titre du monarque est habituelle
dans le monde byzantin, ainsi qu’en Europe occidentale ; les épithètes « pieux »
et « aimant le Christ » sont d’origine byzantine, mais elles apparaissent
également dans les inscriptions votives serbes d’Étienne Lazarevi et de Georges
Brankovi 90. D’autre part, l’insistance sur l’ascendance du souverain91, ainsi que

87
Inscrip iile medievale ale României, I, éds. Al. Elian et alii, Bucarest 1965, n° 1203, p. 786-
788, inscription slavonne de la forteresse de Turnu (Hol vnik) refaite sur ordre de Bajaz d Ier
(1389-1402). Une deuxième inscription commémorant la fondation d’une forteresse est en grec et
elle provient de Silistra. Sa date n’est pas sûre : P. . N sturel, « Une victoire du voïévode Mircea
l’Ancien sur les Turcs devant Silistra (c. 1407-1408) », SAO I (1957), p. 239-247 ; A. Pippidi, « Sur
une inscription grecque de Silistra », RÉSEE XXIV (1986), p. 323-332.
88
I. Bogdan, « Inscrip iile des Cetatea-Alb i st pânirea Moldovei asupra ei », AARMSI, IIe
série, XXX (1908), p. 313-325 (inscriptions grecques dont une avec la date 1440) et p. 325-330
(inscription slavonne de 1454).
89
E. Vîrtosu, Titulatura domnilor i asocierea la domnie pân în secolul al XVI-lea, Bucarest
1960, p. 11, 101, montre que la particule Io, abréviation du nom propre Ioan (Jean) a été inventée
comme élément diplomatique au IXe siècle par le Patriarcat de Constantinople et se retrouve dans le
titre des tsars bulgares, de certains despotes serbes et dans les Chancelleries des Pays Roumains. Il
avait le sens de « l’élu de Dieu, qualité ou attribut théocratique avec valeur de nom-épithète et titre
en même temps, exprimé de prédilection dans la formé abrégée Io, préférée par les scribes pour son
monosyllabisme ésotérique ».
90
Pour l’apparition et l’emploi de ces épithètes à Byzance, voir G. Rösch, Onoma
« basileias ». Studien zum offiziellen Gebrauch der Kaisertitel in spätantike und frühbyzantinischer
Zeit, Vienne 1978 ; H. Hunger, Prooimion. Elemente der byzantinischen Kaiseridee in den Arengen
der Urkunden, Vienne 1964. En Serbie, on les retrouve à Zerze, près de Prilep, vers 1400 et à
P inja en 1452 : L. Stojanovi , op. cit., n° 200, p. 63, n° 299, p. 93.
89
la mention de l’année de son règne pour chaque date de construction
apparaissaient déjà dans l’inscription du XIIIe siècle de T rnovo. Mais, dès 1489,
la reprise de ces références d’origine sud-danubienne, seules ou, parfois en
association avec la mention de l’ascendance princière de l’épouse d’Étienne,
témoigne des efforts pour mieux exprimer le culte dynastique développé à la
Cour.
Par conséquent, même si des inscriptions votives sculptées dans la pierre
ont pu exister dans les fondations religieuses des prédécesseurs d’Étienne le
Grand, il apparaît indubitablement que la confection de telles inscriptions devient
systématique sous son règne et que leur contenu évolue dans le sens de
l’affirmation de l’importance du rôle du prince et de son ascendance.

Bien que l’origine exacte de certains traits caractéristiques de l’art moldave


médiéval reste encore à être précisée, il semble indiscutable que les influences
serbes transmises directement, ou à travers la civilisation de la Valachie voisine,
ont joué un grand rôle dans la naissance de l’école artistique moldave. Cette
école a dû trouver sa propre personnalité pendant le règne d’Alexandru le Bon,
période de stabilité politique et de foisonnement artistique, qui sera suivie –
comme nous l’avons déjà montré – d’un demi-siècle de luttes intestines peu
propices au développement culturel.

Sources de l’iconographie votive d’Étienne le Grand

Dans la mesure où l’hypothèse que l’école moldave de peinture s’est


formée au début du XVe siècle92 est juste, il faut supposer que les types
iconographiques des images votives que nous avons analysées ont été établis à la
même époque. Le temps est venu d’étudier de plus près ces deux types de
compositions votives : celui de la Vierge à l’Enfant avec donateur et celui où le
donateur est introduit auprès du Christ par un intercesseur. Ainsi, nous pourrons
mettre en évidence les caractéristiques iconographiques moldaves des tableaux
votifs analysés.

91
La préférence à l’ascendance du souverain apparaît dans les plus anciennes inscriptions
d’Étienne le Grand, ainsi que dans celle de Vlad l’Empaleur ( epe ), dont nous publions le texte en
annexe.
92
S. Ulea, op. cit., p. 449.
90
La Vierge à l’Enfant avec donateur

Depuis longtemps déjà, André Grabar93 a montré que les images votives
dans l’art byzantin sont issues de l’iconographie impériale antique, où les scènes
d’offrande étaient très courantes. Cet auteur a montré aussi que les mêmes scènes
sont à l’origine de l’iconographie chrétienne de l’Adoration des Mages, où
l’offrande des trois rois et leur agenouillement symbolise la reconnaissance de
l’Incarnation et leur soumission au Seigneur94. Il nous semble important d’attirer
l’attention sur le fait que parmi toutes les variantes iconographiques des
compositions votives, celles où les donateurs agenouillés sont figurés auprès de
la Vierge à l’Enfant trônant sont les plus proches des illustrations de l’Épiphanie,
au point que l’on peut se demander si les dites scènes votives ne s’inspirent pas
des Adorations des Mages.
La scène d’offrande impériale avec la Vierge à l’Enfant, citée par André
Grabar, est la mosaïque du vestibule de Sainte-Sophie de Constantinople95, où
Constantin le Grand et Justinien, habillés en costume d’apparat et encadrant les
saints personnages, sont représentés en pied, vus de face dans l’habituelle attitude
réservée aux empereurs byzantins. L’on pourrait mentionner aussi une mosaïque
plus récente (XIIe siècle) de la même église96, où Jean II Comnène et
l’impératrice Irène, de part et d’autre d’une Vierge à l’Enfant debout, sont
représentés en pied, vus de face en costume d’apparat et tenant les objets de leur
donation à la main. Car, même si des souverains de Byzance ont pu être
représentés prosternés aux pieds du Christ ou de la Vierge97, l’attitude impériale
la plus habituelle dans l’iconographie byzantine est celle inspirée par la
cérémonie de la Prokypsis98 où l’empereur et les membres de sa famille sont vus
de face en costume d’apparat.
Cependant, dans les exemples où le donateur n’était pas un personnage
impérial, les scènes votives avec la Vierge à l’Enfant trônant rappellent
l’Adoration des Mages, par l’attitude révérencieuse des personnages historiques
comparable à celle des Rois venus d’Orient saluer le Messie. Si l’on analyse
l’iconographie de la mosaïque (fig. 8) conservée aujourd’hui dans l’église Sainte-
Marie-in-Cosmedin99, l’on trouve les éléments caractéristiques d’une scène de
donation : la Vierge trônant, tient son Enfant sur ses genoux, tandis que celui-ci,
93
A. Grabar, L’Empereur dans l’art byzantin, Paris, 1938, p. 106 et suiv.
94
Ibidem, p. 233-234 ; idem, Christian Iconography. A Study of its Origins, Princeton 1980.
95
Idem, L’Empereur, p. 109-110..
96
T. Whitemore, The Mosaics of Hagia Sophia at Istanbul. Third preliminary Report. The
imperial Portraits of the South Gallery, Oxford 1942, p. 21-32; A. Grabar, La peinture byzantine,
Genève 1979, p. 102-106.
97
Le cas le plus connu est la mosaïque de la fin du IXe siècle de Sainte-Sophie de
Constantinople, où Léon VI apparaît prosterné aux pieds du Christ-Sagesse-Divine : A. Grabar, op.
cit., p. 96-97.
98
T. Velmans, La peinture murale byzantine à la fin du Moyen-Âge, Paris 1977, p. 65-66.
99
A. Grabar, op. cit., p. 77-79.
91
tout en serrant le rouleau traditionnel dans sa main gauche tend la main vers
l’offrande que lui fait le premier Mage agenouillé. Il s’agit de la même
iconographie que celle du folio 191 du Tetraévangile de Humor, mais aussi d’une
multitude d’autres images votives byzantines.
Ainsi, dans un manuscrit de la fin du XIIIe siècle, conservé au monastère
Sainte-Catherine du Sinaï100, cod. gr. 61, l’on voit au verso du folio 256 une
donatrice prosternée aux pieds d’une Vierge à l’Enfant trônant, où le petit Jésus
s’incline vers la femme en prière et la bénit, le bras droit allongé vers elle. De
même, dans une niche du mur occidental du narthex de Saint-Clément
d’Ochride101, une peinture du XIVe siècle représente Ostoja Rajakovi , debout
mais en attitude de prière, tourné de trois quarts vers une Vierge à l’Enfant
trônant. Ici, comme dans la miniature moldave, en plus du signe de bénédiction
que fait Jésus vers le donateur, la Vierge tend la main gauche en direction de
Rajakovi comme pour le présenter au Christ. Une peinture post-byzantine de
l’église de la Vierge de Studenica102 reprend dans tous ses détails la miniature
sinaïte mentionnée plus haut ; mais plus près de l’image du manuscrit de Humor,
dans l’église transylvaine de H lmagiu, une peinture du XVe siècle103 montre
deux femmes donatrices agenouillées aux pieds d’une Vierge à l’Enfant. Trônant
sur un somptueux trône, Marie s’incline légèrement vers les deux femmes qui se
trouvent à sa droite et tend sa main vers elles pour les présenter à Jésus qui les
bénit. Cette dernière composition nous semble très intéressante car, du fait de la
présence de deux personnages agenouillés son schéma rappelle encore plus une
Adoration des Mages, et, par ailleurs, l’attitude des personnes sacrées est très
proche de celle de la miniature moldave.
Les scènes votives où les donateurs se présentent devant la Vierge à
l’Enfant sont courantes dans l’art byzantin, autant dans la miniature que dans la
peinture monumentale, mais dans l’iconographie impériale les personnages
historiques se tiennent debout et sont vus de face, parés des attributs de leurs
pouvoir, tandis qu’aux personnages de rang inférieur l’on réserve une attitude
plus humble. Il faut souligner le fait que dans cette deuxième variante, proche des
Adorations des Mages, Marie joue très souvent un rôle de médiatrice en
présentant le donateur d’un geste de la main. Par conséquent, ces images ont la
même signification que celles où la Vierge introduit un donateur auprès du

100
A. Cutler, The Aristocratic Psalters in Byzantium, Paris <s.a.>, p. 115.
101
G. Millet – A. Frolow, La peinture du Moyen Âge en Yougoslavie, III, Paris 1962, pl. 19,
fig. 1-2.
102
S. irko i – V. Kora – G. Babi , Studenica Monastery, Belgrade 1986, fig. 125.
103
La composition en question a été datée du XVe siècle par les restaurateurs de la peinture :
I. Mandare, « L’ensemble de peinture murale de Halm giu (XIVe – XVe siècles). Recherches
préliminaires en vue de la restauration », dans Colloque sur la conservation et la restauration des
peintures murales, Bucarest 1980, p. 107-112. Un dessin de cette composition a été publié par
Ecaterina Cincheza Buculei, « L’ensemble de peinture murale de Halm giu (XVe siècle).
Iconographie et fondateurs », RÉSEE XXII (1984), fig. 3, p. 3-25.
92
Pantocrator trônant, schéma iconographique sur lequel nous reviendrons plus
loin.
En ce qui concerne la miniature moldave représentant Étienne le Grand,
elle fait partie de cette variante d’offrande à la Vierge à l’Enfant réservée aux
personnages de petit rang, bien que le prince porte une couronne sur la tête.
Pourtant, la composition est d’un type moins habituel, celui où deux donateurs
agenouillés encadrent les saints personnages. Dans un manuscrit du XIIe siècle,
conservé à Kutlumus (cod. 60)104, l’on voit sur le verso du premier folio un
couple de donateurs figurés de part et d’autre du Christ, l’homme agenouillé et la
femme prosternée. Nous pourrions citer de nombreux autres exemples de
peintures byzantines où les donateurs sont représentés de part et d’autre d’un
saint personnage, mais il ne faut pas oublier que ce schéma iconographique était
aussi très souvent employé dans l’art médiéval occidental105. Même si son origine
est byzantine106, il s’est créé au long des siècles une variante occidentale où le
donateur, bien qu’agenouillé se présente devant la Vierge à l’Enfant le dos bien
droit et, souvent, la tête haute. Étant donnée la fière allure d’Étienne le Grand
dans la miniature du Tetraévangile de Humor, l’on peut envisager la possibilité
que la miniature moldave, tout en suivant la tradition iconographique byzantine,
soit légèrement influencée dans sa composition par des oeuvres occidentales :
hongroises ou polonaises. En revanche, il faut se rappeler que sur le bas-relief
athonite, le prince est présenté dans une attitude humble en parfait accord avec ce
type d’iconographie votive byzantine.

Le donateur présenté au Christ par un intercesseur

La Vierge a été reconnue très tôt à Byzance comme médiatrice auprès du


Seigneur107 pour le genre humain et, plus que tout autre personne sacrée, elle a
été représentée dans ce rôle par les artistes byzantins. En général, dans

104
The Treasures of Mount Athos, I, Athènes 1982, p. 421, fig. 295.
105
Les cas des donateurs agenouillés de part et d’autre d'une personne sacrée sont très
nombreux dans l’art médiéval occidental. Nous donnons trois exemples italiens de la fin du Moyen-
Âge: La Vierge à l’Enfant avec donateurs par Paolo Veneziano (Venise, Sainte-Marie-dei-Frari) :
A. Smart, The Dawn of Italian Painting, 1250-1400, Oxford 1978, p. 136, fig. 174 ; Saint Laurent
avec saints et donateurs par fra Filippo Lippi (New York, Metropolitan Museum of Arts) : F. Zeri,
Italian Paintings. A Catalogue of the Collection of the MMA. Florentine School, New York 1971,
p. 61-62, fig. 52 ; Madona dei denti par Vitale da Bologna (Bologne, Galerie Davia Bargellini) :
R. Passoni, « Il Trecento. Affermazione e crisi dell’arte cittadina », dans Storia dell’arte italiana,
II, Milan 1986, p. 107-108, fig. 58.
106
G. Cames, Byzance et la peinture romane de Germanie, Paris 1966, p. 71.
107
C. Osieczkowska, « La mosaïque de la porte royale à Sainte-Sophie de Constantinople et la
litanie de tous les saints », Byzantion IX (1934), fasc. I, p. 64.
93
l’iconographie votive impériale, sauf les scènes où l’offrande se fait à la Vierge à
l’Enfant, l’intervention de Marie n’est pas considérée comme indispensable108.
En revanche, pour les personnages de rang inférieur, l’intercession mariale
semble obligatoire. Ainsi, sur une mosaïque perdue109 de Saint-Démétrius de
Thessalonique l’on pouvait voir des donateurs présentés au Christ par la Vierge.
De même, dans la Bible du patrice Léon du Xe siècle, conservée au Vatican (Vat.
Reg. gr. 1)110, le donateur prosterné aux pieds de la Vierge est présenté par celle-
ci au Christ apparaissant dans un segment de ciel. L’on trouve presque la même
iconographie dans une mosaïque de la Martorana à Palerme111, où l’on voit
l’amiral Georges d’Antioche prosterné aux pieds de la Vierge qui transmet au
Christ la prière du donateur. Et, pour une époque plus récente, l’on peut citer un
manuscrit de la fin du XIVe siècle, conservé au Christ Church College à
Oxford112 (cod. Wake gr. 61), où l’on voit, sur le verso du folio 102, une scène
qui se situe dans une perspective eschatologique, où la Vierge, qui donne la main
droite au moine Kaloidas pour l’aider à sortir de sa tombe, fait un geste de la
main gauche pour le présenter au Pantocrator représenté sur le recto du folio
suivant.
Cette iconographie, où le donateur est introduit auprès du Christ par la
Vierge, semble caractériser les plus anciens tableaux votifs monumentaux serbes.
Ainsi, dans la composition de l’église de la Vierge de Studenica113, où Etienne
Nemanja (c. 1166-1196) était figuré comme ktitor, le grand župan se présente
tête baissée devant le Pantocrator trônant pour lui offrir la maquette de l’église et
donne sa main droite à la Vierge qui intercède pour lui. Cette peinture est une
réfection plus récente qui semble copier celle d’origine, ce qui peut être vérifié en
comparant le tableau votif de Studenica à celui de Mileševa114, où le roi Vladislav
(c. 1234-1243), la maquette de l’église sur son bras gauche, la tête dépourvue de
couronne et légèrement inclinée, donne la main droite à la Vierge qui le présente
au Christ trônant. Celui-ci, le Livre ouvert soutenu sur son genou, allonge son
bras droit en direction du roi pour le bénir.
Ce type de tableau votif, situé dans la partie sud-ouest du naos, semble
caractériser l’art serbe du XIIIe siècle115 et nous intéresse particulièrement parce
qu’il est extrêmement proche de l’iconographie pratiquée en Moldavie. Les
premiers Némanides, tout comme les princes moldaves, ont adopté un type

108
Il est intéressant de souligner le fait que dans la mosaïque de Sainte-Sophie de
Constantinople, où apparaît Léon VI prosterné aux pieds du Christ (cf. note 97, supra), la Vierge
est figurée dans un médaillon à la droite du Christ faisant des deux mains le geste d’intercession.
109
C. Osieczkowska, op. cit., p. 46-47.
110
G. Cames, op. cit., fig. 99.
111
W. Weidle, Mosaïque paléochrétiennes et byzantines, Milan 1954, pl. 157.
112
A. Cutler, op. cit., p. 111.
113
G. Millet – A. Frolow, op. cit., pl. 42, fig. 1.
114
Ibidem, pl. 80, fig. 1.
115
S. Radoj i , Portreti srpskikh vladara u Srednjem veku, p. 25-27.
94
d’image votive correspondant à leur rang. L’iconographie votive serbe du XIIIe
siècle se caractérise aussi par l’habitude de représenter dans la proximité des
fondateurs leurs ancêtres, depuis Étienne Nemanja jusqu’au père du ktitor.
Tout en conservant la tradition de figurer les prédécesseurs à côté du roi
donateur, dès que Milutin (1282-1321) occupe la Macédoine (1282)116 et règne
ainsi sur un immense territoire où vit une population multiethnique, les images
des Némanides changent et expriment une nouvelle vision de la royauté serbe. Il
est bien connu117 que cette « rupture » avec la tradition iconographique se
manifeste pour la première fois dans le tableau votif d’Arilje (1296), mais il nous
semble intéressant de souligner le fait que l’atelier y ayant travaillé était d’origine
thessalonicienne. L’on a considéré que ce changement observé dans
l’iconographie des peintures votives est issu d’un changement de mentalité à la
Cour serbe. En ce qui nous concerne, nous pensons que la conquête de nouveaux
territoires a entraîné une ouverture culturelle vers la grande tradition
macédonienne. Ceci a permis un renouvellement des modèles et l’introduction
dans le Royaume de Serbie d’un art impérial. En effet, de nombreux créateurs
appartenant à l’école artistique qui avait son centre à Thessalonique travaillaient
pour les Paléologues. Les nouvelles formules votives introduites dans la peinture
serbe par les artistes macédoniens, empreintes du culte pour la personne
impériale, correspondaient parfaitement au grand désir de renforcement du
pouvoir royal et d’agrandissement territorial de Milutin et des Némanides en
général. Par conséquent, « l’impérialisme » des Némanides n’a pas déterminé par
lui-même le changement dans l’iconographie, mais la tradition artistique
macédonienne d’origine impériale a été apte à mieux exprimer l’attitude politique
des rois serbes118. À partir de l’image d’Arilje, de l’extrême fin du XIIIe siècle, et
jusqu’à la fin du Moyen-Âge, l’iconographie votive serbe prend une dimension
impériale, par le type de la composition, mais aussi par l’habit et la couronne
portés par les souverains119.
Dans la composition d’Arilje ainsi que dans tous les tableaux votifs
postérieurs des Némanides, les rois nous apparaissent vus de face, habillés du
loros impérial et coiffés d’une couronne byzantine ; la figure du Christ est
reléguée dans la partie supérieure de l’image où, dans un segment de ciel, il
apparaît en buste, à petite échelle, bénissant les donateurs. Parfois Jésus lui-
116
G. Ostrogorsky, History of the Byzantine State, Oxford 1980, p. 464.
117
S. Radoj i , op. cit., 30-34.
118
Nous avons développé cette idée dans une communication au Colloque « La royauté sacrée
dans le monde chrétien. Bilan et perspectives », Royaumont, mars 1989 : Ana Dumitrescu,
« L’image du roi dans la peinture serbe de la fin du Moyen-Âge », dans A. Boureau –
Cl.S. Ingerflom (éds), La Royauté sacrée dans le monde chrétien (Colloque de Royaumont, mars
1989), Paris, ÉHÉSS, 1992, p. 95-104.
119
En effet, à partir de l’image d’Arilje, les rois serbes sont représentés en costume impérial
(loros) et coiffés d’une couronne byzantine du type porté par les empereurs de la dynastie des
Paléologues, comme l’on peut voir sur le fol. 294v du Cod. gr. 122 de la Bibliothèque Estense de
Modène : G. Ostrogorsky, op. cit., fig. 69.
95
même ou des anges posent la couronne – selon une autre tradition byzantine120 –
sur la tête des donateurs royaux.
L’iconographie votive impériale a été adoptée aussi par les souverains
bulgares121 contemporains des Paléologues, mais aussi par des simples nobles
balkaniques qui, vers la fin du Moyen-Âge, se faisaient représenter dans la
peinture murale122 en pied, vus de face, offrant la maquette de leur église au
Christ figuré dans un segment de ciel. Tout comme au Sud du Danube, en
Valachie les princes régnants adoptent, dès le XIVe siècle, l’iconographie
impériale pour les compositions votives, car nous savons que Vladislav (1364 - c.
1375) et sa femme avaient été123 représentés ainsi dans leur fondation d’Arge .
Les plus anciennes images votives nobiliaires conservées dans ce pays datent du
XVIe siècle124 et montrent les boyards valaques représentés comme ktitors selon
la même tradition impériale byzantine ; il est probable que les nobles valaques
fondateurs d’églises aient été représentés de la même manière dans la peinture
murale dès le XVe siècle.
La Transylvanie était gouvernée par des Catholiques, mais les nobles
roumains restés orthodoxes, bien que de petite noblesse selon la hiérarchie
hongroise, apparaissent dans les tableaux votifs conservés des XIVe et XVe
siècles dans des compositions où les personnages historiques ont la place la plus
importante et où le Christ est figuré dans un segment de ciel. Il nous semble
intéressant de signaler le tableau votif (fig. 9) de l’église de la Dormition de
Cri cior125 du XIVe siècle, où les têtes du fondateur et de sa femme sont
encadrées par deux angelots en vol. Dans l’iconographie byzantine, ce détail
correspond aux anges qui couronnent les têtes impériales et royales, mais à
Cri cior, bien qu’ils n’ont pas de couronne à poser, les deux anges avancent le
bras vers les têtes des donateurs dans un geste inutile. Ce détail superflu prouve
l’origine incontestablement impériale de l’iconographie votive des Roumains de
Transylvanie, car l’on s’inspire d’une formule mise au point pour les souverains
en l’adaptant maladroitement à la situation locale.

120
A. Grabar, L’Empereur, p. 112-121; C. Walter, « Marriage crowns in Byzantine
Iconography », Zograf 10 (979), p. 83-91.
121
De tels portraits des tsars bulgares ont été conservés surtout dans la miniature, mais il y a
aussi des compositions monumentales. Par exemple, le tsar Constantin Tich Assen et son épouse
apparaissent comme un couple impérial byzantin dans la composition votive de l’église de Bojana
(1259) : A. Grabar, La peinture religieuse en Bulgarie, Paris 1928, pl. XX, p. 160-163.
122
Par exemple, à Zemen, le despote Dejan et sa famille sont représentés selon la même
iconographie, mais avec moins de faste : ibidem, p. 193.
123
G. Ionescu – Maria-Ana Musicescu, Biserica domneasc din Ciurtea de Arge , Bucarest
1976, p. 11.
124
C. Dumitrescu, Pictura mural din ara Româneasc în veacul al XVI-lea, Bucarest 1978,
p. 44-66.
125
L. Tugearu, « Biserica Adormirii Maicii Domnului din satul Cri cior”, dans Repertoriul
picturilor murale medievale din România (sec. XIV - 1450), Ière partie, Bucarest, 1985, p. 72-74,
90-91, fig. 12, 13, 16.
96
Dans ce contexte balkanique, mais aussi nord-danubien, la modestie des
donateurs princiers en Moldavie nous apparaît assez inattendue et nous pensons
qu’elle ne peut s’expliquer que par une volonté d’effacement que les princes
moldaves du XIVe siècle et du début du XVe siècle ont considéré comme
absolument nécessaire pour la protection du territoire national convoité par ses
puissants voisins. Cette attitude politique est tout naturellement exprimée par les
artistes moldaves, car au moment où pour tous les souverains et les nobles
balkaniques l’on pratique une iconographie issue de celle impériale, ils préfèrent
adopter – comme pour les Némanides au XIIIe siècle – un type d’image votive
réservé à Byzance aux personnes de rang inférieur. De plus, tout comme les
tableaux votifs des premiers rois serbes, les compositions avec les donateurs
moldaves se situent dans l’angle sud-ouest du naos.

Caractéristiques iconographiques moldaves

Il est intéressant de remarquer que, une fois le territoire serbe agrandi et


bien avant que les souverains serbes ne prennent le titre d’empereur, la peinture
votive de Serbie exprime une mentalité impériale, ce qui n’est pas le cas
d’Étienne le Grand de Moldavie. Selon la tradition de ses prédécesseurs, il se fait
représenter dans des tableaux votifs où un intercesseur le présente au Christ.
Pourtant, quelques éléments attirent notre attention par rapport aux compositions
serbes du XIIIe siècle. D’une part, en Moldavie l’intercesseur n’est pas la Vierge
comme en Serbie, mais toujours le saint patron de l’église, d’autre part Étienne le
Grand, ainsi que les membres de sa famille qui le suivent, porte toujours les
attributs du pouvoir princier, ce qui n’était pas le cas chez les premiers
Némanides et, enfin, les ancêtres du prince ne semblent avoir jamais été
représentés dans les tableaux votifs de l’époque qui nous intéresse126.
L’intercession de la Vierge dans les compositions votives des rois serbes
ne se trouve pas en relation avec la dédicace de l’église, bien que la plus ancienne
image de ce type se trouvait dans une église dédiée à la Mère de Dieu
(Studenica). En effet, les autres églises, où les rois serbes sont présentés par la
Vierge au Christ, sont placées sous des patronages différents : l’Ascension pour
le catholicon de Mileševa, la Trinité pour celui de Sopo ani, etc. Par conséquent,
dans l’iconographie votive serbe du XIIIe siècle, la Vierge est considérée comme
seul intercesseur possible127. D’ailleurs, il semblerait qu’Étienne Nemanja

126
Des ancêtres du fondateur peuvent apparaître dans les tableaux votifs représentant les
princes moldaves du XVIe siècle. Ainsi, Petru Rare fait figurer dans la composition de l’église de
Dobrov les portraits en pied de son père, Étienne le Grand, et de son frère Bogdan III. Ces deux
personnages sont représentés entre le donateur de la peinture murale (le prince régnant Pierre
Rare ) et le Pantocrator : V. Dr gu , Dobrov , Bucarest 1984, p. 7-8, fig. 28.
127
Spisi svetoga Save i Stevana Prvoven anog, éd. L. Mirkovi , Belgrade 1939, p. 129, cité en
traduction française par R. Ljubinkovi , « Sur le symbolisme de l’histoire de Joseph du narthex de
Šopo ani », dans L’art byzantin du XIIIe siècle, Belgrade 1967, p. 212.
97
considérait que lui et les siens se trouvaient sous la protection de Marie, car –
d’après son fils Sava (Rastko) – le prince devenu moine aurait dit sur son lit de
mort : « ô, Tout-puissant, [...] veille sur mes descendants, renforce leur pouvoir
dans l’État que je leur cède, que la Très sainte les aide [...] »128. Ces paroles dites
par l’ancien grand župan, ou inventées par son fils, constituent l’explication ad
litteram des images votives serbes du XIIIe siècle.
Même si au XIVe siècle l’iconographie royale change et il n’y a plus
d’intercesseur, l’on peut trouver cet élément iconographique dans les images de
donation où apparaissent des personnages qui n’avaient pas un rang royal, tel
l’évêque Danilo dans l’église de la Vierge du Patriarcat de Pe . Là, tantôt saint
Nicolas, tantôt le prophète Daniel – saint patron du donateur – intercèdent pour
Danilo dans les trois images le représentant129. Dans ce cas, la Vierge est
justement la patronne de l’église et, par conséquent, le donateur adresse son
offrande grâce à la médiation d’autres personnages sacrés (un saint évêque ou le
propre patron de Danilo). Donc, la dédicace de l’église et le choix de l’éventuel
intercesseur ne semblent pas être en relation dans la peinture serbe.
Il est vrai que dans l’art byzantin le saint patron de l’église peut recevoir
l’offrande du ktitor à la place du Christ. Ainsi, dans l’église des Saints-Archanges
(ou Taxiarques) de la Métropole de Kastoria130 les donateurs sont figurés de part
et d’autre de l’archange Michel, ou dans la petite église d’Archan131, en Crète, le
fondateur et sa femme présentent la maquette au même saint, qui est le patron de
l’église. Plus près – temporellement et géographiquement – des images
moldaves, l’on peut citer le cas du tableau votif de l’église transylvaine Saint-
Nicolas de Ribi a132, où le fondateur et sa famille offrent la maquette au patron de
l’église. L’on peut considérer que dans tous ces cas le saint en question joue, au
fond, le rôle d’un intercesseur qui transmet à Dieu le don et la prière du
fondateur. Ainsi, l’habitude moldave de figurer systématiquement le patron de
l’église comme intermédiaire et protecteur, peut être mise en relation avec la
tradition byzantine. D’autre part, il ne faut pas oublier que l’intercession du
patron du donateur était chose courante dans l’art occidental133, et l’on ne peut

128
T. Velmans, op. cit., p. 212..
129
À la fin du XVe siècle apparaît un nouveau type d’image votive où le donateur bénéficie de
l’intercession d’un saint patron. Ainsi, Radi (grand elnik de Georges Brankovi qui avait épousé
une princesse valaque) – le fondateur de l’église de Vr evistica – est représenté dans la peinture
murale de cette église à côté de saint Georges qui le présente au Christ : V. Petkovi , La peinture
serbe du Moyen-Âge, I, Belgrade 1930, fig. 160.
130
M. Chatzidakis – S. Pelekanidis, Kastoria, Athènes 1985, p. 102, fig. 21-22.
131
Nous nous sommes servis de documents personnels : cf. T. Velmans, op. cit., p. 188.
132
L. Tugearu, « Biserica Sf. Niculaie din com. Ribi a”, dans Repertoriul picturilor murale
medievale din România, Ière partie, p. 133, 136-139, fig. 8, 10.
133
Pour ne donner qu’un seul exemple parmi les très nombreux cas où des saints apparaissent
comme des intercesseurs pour le donateur, nous citerons le panneau de droite du Rétable Roverella
de Cosmé Tura (Rome, Galerie Colonna), où Niccolo Roverella est assisté par les saints Paul et
Maurice : cf. A. Chastel, L’art italien, Paris 1982, fig. 184.
98
exclure une influence hongroise ou polonaise. Pourtant, la prudence s’impose,
car dans un fragment d’image votive (fig. 10) de la première couche de peinture
(XIe siècle) de l’église des Saints-Anargires de Kastoria134, l’on peut encore voir
le donateur protégé par l’intercesseur d'un geste identique à celui que fait saint
Georges dans le tableau votif de Vorone .
Ce qui apparaît avec évidence de la lecture des inscriptions votives
moldaves est que la dédicace de l’église était, plus d’une fois, dictée par des faits
historiques, car l’église peut représenter la gratitude princière pour l’aide du saint
sur le champs de bataille135 ou peut rappeler un drame personnel136. Par
conséquent, le rôle d’intercession joué par le saint patron de l’église dans les
tableaux votifs représentant Étienne le Grand, est l’expression de l’espoir
eschatologique de l’aide post-mortem du saint sous-entendue à tout acte votif
chrétien, mais il est aussi le reflet d’une croyance réelle de l’intervention
permanente de Dieu et des saints dans le destin du prince.
En ce qui concerne l’affirmation du pouvoir princier par le port de la
couronne et du kaftan, nous avons déjà mentionné le fait que les premiers
portraits des Némanides montraient plus d’humilité et il semble que les premiers
Bogdanides n’osaient pas non plus se faire représenter en arborant les insignes du
pouvoir. En effet, bien qu’aucun portrait peint des ancêtres d’Étienne le Grand
n’a été conservé, il existait une broderie137 où apparaissaient, en tant que
donateurs, Alexandru le Bon et son épouse. Or, sur cette broderie, le prince
moldave porte un couvre-chef proche d’un chapeau haut-de-forme, qui semble
être d’origine byzantine138. Par conséquent, il est probable que cette formule
iconographique où le donateur présente son offrande à l’aide d’un intercesseur a
été héritée de la fin du XIVe ou du début du XVe siècle sous une forme proche de
l’iconographie votive des premiers Némanides. Elle a été maintenue par les
artistes d’Étienne le Grand, mais légèrement transformée, pour mieux exprimer
l’idée que se faisait le prince, ainsi que ses contemporains, de son rôle dans

134
M. Chatzidakis – S. Pelekanidis, op. cit., p. 38, fig. 20. La Vierge n’est pas la seule
médiatrice possible, car sur une icône chypriote du début du XIIe siècle (conservée au Mont-Sinaï)
l’on voit un évêque prosterné aux pieds de Melchisédech, qui fait un geste de la main en direction
du Pantocrator figuré dans un segment de ciel : cf. K. Weitzmann, « A Group of Early Twelfth
century Sinai Icons Attributed to Cyprus », dans Studies in the Arts at Sinai, Princeton 1982,
p. 248-249, fig. 21 et 22. Il y a aussi des cas où l’on rencontre un schéma iconographique plus
proche des compositions qui nous intéressent, comme le tableau votif de l’église macédonienne de
Saint-Nicolas de Manastir où le saint patron de l’église y figure comme intercesseur (documents
personnels).
135
Il s’agit surtout de l’inscription votive de Mili u i publiée en annexe de notre article.
136
Cf. l’inscription de Reuseni, dans Repertoriul, p.196. Il y est spécifié que l’église a été
construite à l’endroit où avait été tué le père d’Étienne le Grand.
137
L’étole est perdue, mais elle nous est connue par des photos : Maria-Ana Musicescu,
« Date noi cu privire la epitrahilul de la Alexandru cel Bun », SCIA I (1958), p. 75-114.
138
Voir là-dessus les commentaires de N. Iorga, « In jurul pomenirii lui Alexandru cel Bun »,
AARMSI, IIIe série, XIII (1932-1933), p. 182-184 ; C. Nicolescu, Istoria costumului de curte în
rile române, secolele XIV – XVIII, Bucarest 1970, p. 147 sq.
99
l’Histoire. Cette ostentation du pouvoir princier va de pair avec l’idée –
mentionnée plus haut – de la protection divine permanente.
Enfin, nous avons remarqué l’absence de toute représentation des ancêtres
dans les tableaux votifs moldaves du XVe siècle. Ceci doit s’expliquer par le
respect de la tradition reçue, car ce respect se manifeste dans le choix même du
type iconographique. En revanche, l’appartenance dynastique d’Étienne se
manifeste dans les textes accompagnant ses actes votifs. D’une part, nous avons
déjà montré que dans toutes les inscriptions fixées sur les façades de ses
fondations l’on rappelle qu’Étienne était le fils de Bogdan et, d’autre part, sur les
nombreuses dalles funéraires qu’il fait faire pour les sépulcres de ses ancêtres est
mentionné à chaque fois le lien de parenté qui reliait le prince à la personne
enterrée. Mais nous reviendrons plus en détail sur ces dalles, qui sont des
documents de grande importance pour notre étude.
Par conséquent, l’étude iconographique des tableaux votifs représentant
Étienne le Grand démontre en premier lieu le respect d’une tradition reçue – très
probablement – au moins du début du XVe siècle, sinon du XIVe siècle. Cette
iconographie doit être d’origine serbe, car nous avons vu dans l’exemple de
que, bien qu’abandonnée par les rois de Serbie, les personnages de plus petit rang
l’employaient encore au XIVe siècle et qu’ailleurs, dans les pays voisins de
tradition byzantine (Bulgarie, Valachie et Transylvanie), elle n’était pas
pratiquée.
D’autre part, si ce respect de la tradition limite les innovations
iconographiques, une nouvelle mentalité s’affirme même dans la peinture votive,
mais surtout dans les inscriptions. Cette nouvelle mentalité présente Étienne le
Grand comme un fier souverain, digne descendant des Bogdanides, se trouvant
sous la permanente protection divine.
Nous nous trouvons donc devant deux aspects différents : d’une part, le
respect de la tradition de la fin du XIVe et du début du XVe siècle, et d’autre part,
le greffage sur cet héritage culturel d’une autre mentalité. Cette nouvelle vision
du rôle du prince, ainsi que du patrimoine historique personnel et collectif dans la
destinée du pays s’est forgée en Moldavie sous l’influence de plusieurs courants
convergents. Nous les analyserons un à un et ainsi, une fois de plus, les oeuvres
d’art apparaîtront comme le meilleur révélateur des subtilités sociopolitiques
d’une civilisation, en l’occurrence celle de la Moldavie de la deuxième moitié du
XVe siècle.

Étienne le Grand et la monarchie « nationale »

Dans le portrait rapide que nous avons esquissé de lui, Étienne le Grand
nous est apparu comme un vaillant guerrier, un grand fondateur, un habile
politicien et un diplomate avisé. Durant quarante sept années de règne, il s’est
appliqué à mettre toutes ces qualités au service de la création d’une monarchie
100
« nationale » et a su profiter du contexte historique et culturel pour y aboutir avec
succès. Les faits historiques et culturels qui se sont associés dans ce processus se
trouvent dans une telle interdépendance, qu’il est difficile de les analyser
séparément. Mais nous tâcherons de présenter, dans le contexte historique
rappelé plus haut, les différents courants d’influence venus en Moldavie à travers
les relations ecclésiastiques avec les Patriarcats de Constantinople et de Pe , ou
les monastères du Mont-Athos, et à travers les relations politiques avec la
Hongrie et la Valachie, ainsi que les changements inhérents qu’elles ont produits
dans la civilisation moldave.

Le cadre ecclésial

Le métropolite Théoctiste est présenté par la tradition moldave comme un


diacre de Marc Eugénikos d’Éphèse, figure de proue du parti anti-unioniste à
Byzance lors du concile de Florence139. L’ordination de Théoctiste à Pe par le
patriarche serbe Nicodème est enregistrée dans les anciennes chroniques
moldaves comme un événement digne d’être souligné140. Ce faisant, Théoctiste
renouvelait une démarche analogue entreprise par Joseph, le métropolite
moldave, à la fin du XIVe siècle, en un moment de crise dans les relations avec le
Patriarcat de Constantinople. En 1401, le patriarche constantinopolitain Matthieu
affirmait que, selon certains bruits, Joseph aurait été un servoepiskopos, ce qui
signifiait « d’ordination et d’obédience serbe, [...] par conséquent, un évêque
envoyé par le patriarcat concurrent de Pe [...]. C’était la mainmise d’une Église
à peine tolérée sur une terre de juridiction grecque »141.
139
En ce qui concerne Marc Eugénikos d’Ephèse, voir J. Gill, « Personalities of the Council of
Florence: IV. Mark Eugenicus, Metropolitan of Ephesus », Unitas 11 (1959), p. 120-128 ; idem, Le
Concile de Florence, Tournai 1964.
140
Cronicile slavo-române, éd. P.P. Panaitescu, p. 44, 56, 168, 191. Pour Nicodème de Pe ,
cf. C. Jire ek, Staat und Gesellschaft im mittelalterlichen, Serbien, IV, Vienne 1919, p. 46.
(« Akademie der Wissenschaften in Wien, Phil-hist. Klasse », Bd. 64, 2 Abhandlung). À comparer
également avec la présence sur le siège de Halitch et de Kiev, à peu près à la même époque, des
évêques Macaire de Serbie et Grégoire « le Bulgare » (Bolgarin).
141
V. Laurent, « Aux origines de l’Église de Moldavie », p. 161. Voir la discussion du texte et
ses implications chez R. Theodorescu, « Implications balkaniques aux débuts de la Métropole de
Moldavie. Une hypothèse », RRH XXV(1986), p. 267-286. La même décision synodale du 26
juillet 1401 affirme que Joseph aurait été sacré par le métropolite de Halitch pour le compte de
l’Évêché d’Asprokastron, dont il se trouvait ainsi simple évêque suffragant : F. Miklosich –
J. Müller, Acta Patriarchatus Constantinopolitani, II, Vienne 1862, no 667, p. 528. Il est curieux de
constater que plusieurs historiens roumains – et non des moindres – ont cru que cet Asprokastron
serait la ville de Cetatea-Alb occupée par la Moldavie à la fin du XIVe siècle : voir N. Iorga, Studii
istorice asupra Chiliei i Cet ii Albe, Bucarest 1899, p. 58 ; C.C. Giurescu, Târguri sau ora e,
p. 201-202 ; R. Theodorescu, op. cit., p. 270-271 ; Fontes Historiae daco-romanae, IV, Scriptores
et acta imperii byzantini saeculorum IV – XV, éds H. Mih escu et alii, Bucarest 1982, p. 271 et
Index, s.v. En fait, il y a confusion entre l’Évêché russe bien connu de Belgorod sur le Dniepr, près
de Kiev, fondé par Vladimir en 991, et la cité homonyme de l’embouchure du Dniestr, à 400 km au
Sud, appelée elle aussi Asprokastron, mais aussi, plus souvent, Maurocastro, Moncastro : cf.
101
En effet, l’érection, en 1346, du siège métropolitain de Pe en Patriarcat
« des Serbes et des Grecs » par Étienne Dušan a été le signal d’un long conflit
avec Constantinople. Une entente entre les deux parties a été conclue seulement
en 1375, délimitant leurs diocèses respectifs142. L’entrée de la Moldavie, pour
quelques années à la fin du XIVe siècle, sous la juridiction de Pe constituait une
rupture de ce pacte, car la Métropole moldave était une création du Patriarcat de
Constantinople (entre 1382 et 1386)143.
Ce premier recours au Patriarcat serbe s’inscrit dans la logique des débuts
du règne d’Alexandru le Bon, imposé sur le trône moldave, comme nous l’avons
vu, par le prince de Valachie Mircea l’Ancien. La présence à cette époque de
secrétaires valaques formés à l’école du monastère de Tismana fondé, sur modèle
serbe, par le moine Nicodème144, est bien connue, tant en ce qui concerne la
Chancellerie moldave que l’entourage du métropolite145. Il s’agit donc d’une
influence serbe transmise à travers la civilisation valaque, qui se manifeste aussi
dans l’enluminure des manuscrits copiés au monastère moldave de Neam 146,
ainsi que dans les broderies liturgiques147.

A. Poppe, « Uwagi o najstarsych dziejach kosciola na Rusi », Przeglad historiczny 56 (1965),


p. 560-564 ; idem, « L’organisation diocésaine de la Russie aux IXe – XIIe siècles », Byzantion 40
(1970), p. 165-217.
142
M. Lascaris, « Joachim métropolite de Moldavie et les relations de l’Église moldave avec
le patriarcat de Pe et l’Archevêché d’Achris au XVe siècle », ARBSH 13 (1927), p. 129-159 ; idem,
« Le Patriarcat de Pe a-t-il été reconnu par l’Église de Constantinople en 1375 ? », dans Mélanges
Charles Diehl, I, Paris 1930, p. 171-175 ; V. Laurent, « L’archevêque de Pe et le titre de
patriarche après l’union de 1375 », Balcania 7 (1944), p. 303-310 ; F. Bariši , « O izmirenju srpske
i vizantijske crkve 1375 », ZRVI 21 (1982), p. 159-182.
143
t.S. Gorovei, « Aux débuts des rapports moldo-byzantins », RRH XXIV (1985), p. 183-
208.
144
E. L z rescu, « Nicodim de la Tismana i rolul s u în cultura veche româneasc , I (pân în
1385) », Rsl 11 (1965), p. 237-284. D.Sp. Radoj i , « Srpsko-rumunski odnosi XIV – XVII veka »,
Godišnjak filozofskog fakulteta u Novom Sadu I (1956), p. 1-18 ; idem, « “Bulgaroalbanitoblahos”
et “Serbalbanitobulgaroblahos” – deux caractéristiques ethniques du Sud-Est européen du XIVe et
XVe siècles », Rsl 13 (1966). p. 77-79, pense qu’il y avait une relation de parenté entre Nicodème
de Tismana et le prince Lazare Brankovi (1371-1389).
145
L. imanschi – Georgeta Ignat, « Constituirea cancelariei statului feudal moldovenesc, II »,
AIIAI X (1973), p. 131-132 et notes ; R. Theodorescu, op. cit. ; N. Iorga, « In jurul pomenirii lui
Alexandru cel Bun », AARMSI, IIIe série, XIII (1932), p. 177-178.
146
D. Simonescu, Mân stirea Neam ului ca focar de cultur , Ia i 1943 ; E. Turdeanu,
« Theoldest illuminated Moldaviam Ms », dans The Slavonic and East European Studies 29 (1951),
p. 456-469 ; idem, « Le moine Gabriel du monastère de Neamtzu (1424-1448) », RÉS 27 (1951),
p. 270-276 ; S. Ulea, « Gavriil Uric, primul artist român cunoscut », SCIA 11 (1964), p. 235-263 ;
G. Popescu-Vâlcea, La miniature roumaine, p. 9-15.
147
O Tafrali, Le trésor byzantin et roumain du monastère de Poutna, Paris 1925 ;
E. Turdeanu, « La broderie religieuse en Roumanie. Les épitaphioi moldaves aux XVe et XVIe
siècles », ARBSH XXV (1944), p. 91-94 ; G. Millet – H. Des Ylouses, Broderies religieuses de
style byzantin, Paris 1947, p. 99 sq. ; P. . N sturel, « Date noi asupra unor odoare de la Putna », Rsl
3 (1958), p. 143-144. Il s’agit d’un epitaphios de c. 1405, offert par Euphémie (la veuve du despote
Uglješa) et par Eupraxie la despotissa.
102
Le conflit religieux moldo-constantinopolitain prend fin dans les
circonstances dramatiques du siège de la capitale de l’Empire en 1401, quand le
nouveau patriarche lève l’excommunication lancée auparavant et reconnaît
Joseph comme métropolite148.
Une deuxième juridiction du Patriarcat serbe sur l’Église moldave débute
en 1453, par l’ordination de Théoctiste, et dure jusqu’en 1512, quand le fils et
successeur d’Étienne, le prince Bogdan-Vlad, acceptera de nouveau, croyons-
nous, l’autorité de Constantinople dans les affaires religieuses de son pays149. Il
n’est pas sans intérêt de noter ici qu’à la même époque, la hiérarchie des
Roumains orthodoxes du Maramure et peut-être de toute la Transylvanie voisine
dépendait du métropolite serbe de Belgrade, comme l’affirme un acte royal
hongrois de 1479150. Quelques années plus tard, en 1488, est mentionné un
Archevêché roumain à Feleac, près de Cluj (Kolosvar), dont le premier titulaire
s’appelait Daniel « métropolite de Séverin et de Transylvanie »151. Ses liens avec

148
D. Nastase, « Les débuts de l’Église moldave et le siège de Constantinople par Bajazet
er
I », Symmeikta 7 (1987), p. 205-213.
149
En 1505-1506, le prince refuse de recevoir dans son pays le patriarche Joachim venu
chercher des aumônes : cf. Echthesis Chronica, éd. Sp. Lampros, Londres 1902, p. 56 ;
N.M. Popescu, Patriarhii arigradului prin rile române ti. Veacul XVI, Bucarest 1914, p. 10-12,
qui commente cette information, considère que « le prince Bogdan et les hiérarques du pays auront
considéré le voyage de Joachim en Moldavie comme un essai de soumettre à nouveau l’Église
moldave au Patriarcat de Constantinople et donc auront essayé dès le départ de l’éloigner du pays
par tous les moyens ». En échange, en 1512-1513, le patriarche Pacôme visite la Valachie et la
Moldavie où, nous dit Malaxos, « les dirigeants du pays, les nobles et tout le peuple l’ont reçu avec
de grands honneurs et lui ont fait beaucoup de dons. Et lui les a tous bénis [...] » : M. Crusius,
Turcograeciae libri VIII, Bâle 1584, p. 152; N.M. Popescu, op. cit., p. 18-21. Le volte-face du
prince moldave s’explique par plusieurs facteurs : en 1508 mourait le métropolite Georges (David),
disciple de Théoctiste et vraisemblablement hostile au patriarcat de Constantinople. Qui plus est, en
1512-1513, la Moldavie est obligée de payer un tribut plus élevé aux Ottomans et donc de subir une
domination plus accentuée de la part de l’Empire Ottoman : cf. M. Neagoe, « Contribu ii la
problema aservirii Moldovei fat de Imperiul Otoman. In elegerea dintre Bogdan cel Orb i Selim
din anul 1512 », SRI XII (1964), p. 311-322 ; t.S. Gorovei, « “Moldova în casa p cii”. Pe
marginea izvoarelor privind primul secol de rela ii moldo otomane », AIIAI XVII (1980), p. 629-
669, surtout p. 652-654. Pour un essai du Patriarcat serbe d’Ochride de se substituer à
Constantinople en 1543-1544, voir M. Maxim, « Les relations des Pays roumains avec
l’Archevêché d’Ohrid à la lumière des documents turcs inédits’, RÉSEE XIX (1981), p. 653-671.
C’est à cette époque, croyons-nous, que l’obituaire du monastère moldave de Bistri a, commencé
en 1407 et continué jusqu’au XVIIe siècle, enregistre aussi « l’archevêque Prohor » avec la
précision, en marge : « Ici on mentionne l’archevêque de la première Justiniana, c’est-à-dire
Ochride » : cf. D.P. Bogdan, Pomelnicul mân stirei Bistri a, Bucarest 1941, p. 58. En 1545, le
patriarche constantinopolitain Jérémie visite la Valachie et la Moldavie, et en 1561 c’est le tour de
Joasaph, reçu lui aussi avec les honneurs dus à son rang : N.M. Popescu, op. cit., p. 35-38.
150
A. Petrov, Drevnejšsia gramoty karpatsko-russkoj cerkvi, 1391-1490, Prague 1930, p. 160-
161 ; I. Mihaly, Diplome maramure ene din secolul XV, Sighet 1900, p. 536-537 ; C. Jire ek, op.
cit., IV, p.47-48.
151
Notice sur un Tetraévangile chez E. Turdeanu, « Manuscrise slave din timpul lui tefan cel
Mare », CL 5 (1943), p. 175-179. Le manuscrit a été relié en argent en 1497 par le grand trésorier
moldave Isaac. Le titre de métropolite de Daniel apparaît dans une lettre adressée aux autorités de
103
la Moldavie nous font penser que ce métropolite dépendait lui aussi d’un siège
serbe. Cette hypothèse semble d’autant plus crédible que nous savons avec
certitude que Euthyme, le lointain successeur de Daniel, a été consacré par le
patriarche Macaire de en 1572152.
Pendant les vingt-cinq premières années de cette deuxième juridiction
serbe, les destinées de l’Église moldave sont dirigées par Théoctiste, qui meurt,
selon l’inscription de la dalle funéraire153 posée par les soins d’Étienne le Grand
lui-même le 18 novembre 1477, et est enterré au monastère de Putna, dans
l’église nouvellement construite pour servir de nécropole princière. Cet honneur
particulier exprime, à notre avis, la reconnaissance du prince vis-à-vis de son
principal conseiller dans les affaires culturelles.
La première démarche de Théoctiste avait été la rédaction des Annales
moldaves, entreprise autour de 1453, donc tout de suite après son accession à la
charge métropolitaine154. Dans une phase ultérieure, vers 1469-1470, cette oeuvre
a été continuée avec encore plus d’ampleur, au monastère de Putna où fut écrite
la Chronique d’Étienne le Grand. Bien que ce recueil de textes, ainsi que la
Chronique anonyme, écrite dans les milieux proches de la Cour, ont déjà été
longuement analysés par l’historiographie roumaine155, nous tenons à relever que
les idées fondamentales qui sous-tendent ces oeuvres expriment, en premier lieu,
l’idée d’une monarchie de droit divin incarnée en Moldavie par la dynastie des
Bogdanides, dont Étienne le Grand était le descendant. Comme nous l’avons déjà
constaté dans les portraits votifs et les inscriptions monumentales, dans les
chroniques aussi, le concours de Dieu et des saints militaires est omniprésent

la ville de Bra ov, en Transylvanie : cf. G.G. Tocilescu, 534 Documente istorice slavo-române din
ara Româneasc i Moldova privitoare la leg turile ou Ardealul, 1346-1603, Bucarest 1931,
no 375, p. 375-376 ; M. P curariu, Inceputurile Mitropoliei Transilvaniei, Bucarest 1980, p. 71 sq.
152
Hurmuzaki, Documente, XV/1, no MCCXI, p. 653 (lettre du 3 août 1572), nos MCCXII et
MCCXV, p. 654-656.
153
E. Kozak, Die Inschriften aus der Bukovina, Vienne 1903, p. 75 ; Repertoriul
monumentelor, no 52, p. 248-249.
154
L. imanschi, « Istoriografia româno-slav din Moldova », AIIAI XXI (1984), p. 119-134,
et XXII (1985), p. 567-578.
155
I. Bogdan, Vechile cronici moldovenie ti pân la Ureche, Bucarest 1891 ; idem, Cronici
inedite ating toare de istoria Românflor, Bucarest 1895 ; A. Jacimirskij, « Die ältesten slavischen
Chroniken moldauischen Ursprungs », Archiv für slavische Philologie 30 (1909), p. 481-532 ;
O. Gorka, Cronica epocii lui tefan cel Mare (1457-1499), Bucarest 1937 ; P.P. Panaitescu, « Les
chroniques slaves de Moldavie au XVe siècle », Rsl 1 (1958), p. 146-168 ; A. Balot , La littérature
slavo-roumaine à l’époque d’Étienne le Grand, p. 210-236 ; Gh. Mih il , « Istoriografia
româneasc veche (sec. al XV-lea – începutul sec. al XVII-lea) în raport cu istoriografia bizantin
i slav », dans Contribu ii la istoria culturii i literaturii române vechi, Bucarest, 1972, p. 104-
163 ; t. Andreescu, « Les débuts de l’historiographie en Moldavie », RRH XII (1973), p. 1017-
1035 ; L. imanschi, op. cit. ; cf. note 154, supra.
104
dans la description des actions civiles et guerrières du prince. D’ailleurs, ce
dernier y est qualifié de « nicéphore » (pobedonosec) et d’« empereur » (car)156.
La Chronique de Putna, à la différence de celle écrite dans l’entourage
aulique, met l’accent sur le rôle de l’Église dans l’histoire du pays. Ainsi, l’on
mentionne les circonstances du Concile de Florence, le sacre de Théoctiste à Pe
et, surtout, sa participation au couronnement d’Étienne. Selon cette chronique, le
métropolite aurait oint le prince (pomaza ego na gospodstvo), ce qui constitue un
novum dans l’histoire de la Moldavie157. Cependant, au-delà de ces nuances, il est
certain que le modèle de toutes ces chroniques sont les Généalogies (Rodoslovji)
serbes, qui ont prêté même leur titre aux oeuvres moldaves : Slovo v kratce ou
Bref récit. En effet, les chroniques moldaves s’intitulent Bref récit sur les princes
de Moldavie158. Ion Bogdan, qui a étudié et édité les plus anciennes annales
moldaves, est catégorique quant aux modèles de celles-ci :
« C’est toujours d’après des modèles bulgares et serbes, surtout d’après ces derniers, qu’a
été rédigée la seconde partie de la Chronique de Putna, celle que nous avons dénommée plus
précisément “les Annales de Putna”. Aussi bien celles-ci que les autres anciennes annales moldaves
[...] ne présentent presque aucune différence dans leur mode de rédaction avec les annales serbes
connues par d’innombrables versions : les unes et les autres relatent dans un style précis et concis
les faits importants, rappelant d’habitude l’année, le mois et le jour, parfois uniquement l’année, où
se sont passés les événements, en évitant de manière systématique tout jugement à leur égard. On
pourrait dire qu’entre les annales moldaves et serbes il existe une seule différence de rédaction,
mais elle est insignifiante : à savoir que les annales moldaves ont un style plus fleuri, mais jamais
plus correct ou plus clair que leurs correspondants serbes. Pour nous, il n’y a pas de doute que ceux
qui ont commencé à écrire les annales moldaves ont pris comme modèle les chroniques serbes qui,
à leur tour, ont été rédigées d’après le modèle des annales bulgares »159.

L’on reconnaît l’intercession du métropolite Théoctiste dans une autre


entreprise de nature à marquer la vie culturelle moldave et à définir la place
d’Étienne et de sa dynastie dans la « famille des souverains orthodoxes » de son
temps : le patronage d’un monastère athonite, en l’espèce Zographou. Il s’agit du
monastère bulgare par excellence de l’Athos et, peut-être, celui où Théoctiste
avait pris l’habit monacal. La chute des États de Vidin et de T rnovo, à la fin du
XIVe siècle, avait privé ce monastère de la protection des souverains bulgares. En

156
Cronicile slavo-române, éd. P.P. Panaitescu, p. 8-9, 18. Il n’est pas inutile de rappeler que
les Annales anonymes de Moldavie, la chronique officielle du règne, qualifie le prince de car une
première fois en 1471, puis en 1475, après la victoire contre les Ottomans. Cf. aussi l’annexe à la
fin de notre article.
157
Ibidem, p. 44. Corina Nicolescu, « Le couronnement – încorona ia. Contribution à
l’histoire du cérémonial roumain », RÉSEE XIV (1976), p. 647-663, surtout p. 655-656, croit que
l’onction datait au moins depuis 1401, étant de tradition byzantine. Pourtant, dans le cas précis de
Théoctiste, ceci n’est pas vrai.
158
L. Stojanovi , Stari srpski rodoslovi i letopisi, Sr. Karlovci 1927, p. 2-3.
159
I. Bogdan, Cronici inedite ating toare de istoria Românilor, p. 81-82 ; D. Nastase, « Unité
et continuité dans le contenu de recueils manuscrits dits miscellanés », Cyrillomethodianum V
(1981), . 22-48.
105
1463 au plus tard, Étienne le Grand prend sous sa protection ce qu’il appelle
« notre monastère de Zographou » et, trois ans plus tard, lui octroie un statut
(typicon)160. La reprise du patronage de ce monastère n’est que le début d’une
suite de donations et fondations au Mont-Athos.
En effet, dans la dernière phase du règne d’Étienne, les rapports moldavo-
athonites connaissent un regain considérable. Tout en conservant le titre de
deuxième ktitor de Zographou, le prince moldave fait reconstruire le monastère
de Grigoriou, dont il devient également le deuxième fondateur161. D’autres
monastères athonites bénéficient des donations moldaves, comme celui de Saint-
Paul ou celui de Vatopédi162, où se trouve la plaque en bas-relief que nous avons
analysée plus haut. Or, le trait commun de ces monastères était leur caractère
serbe163, prouvé – en ce qui concerne Vatopédi – par Michel Laskaris164.

La campagne de 1473 et ses conséquences

La décennie qui commence en 1471 représente un tournant décisif dans la


définition de la monarchie « nationale » en Moldavie. Après le raid contre les
ports valaques du Danube (février 1470), la guerre avec son voisin Radu III dit le
Beau (cel Frumos, 1462-1473) culmine avec l’occupation de la résidence
princière de Valachie par les troupes moldaves en novembre 1473. L’épouse et la
fille du voïévode valaque tombent entre les mains du vainqueur, ainsi que ses
trésors et ses drapeaux165.
Cette année 6981 (1472-1473) a été considérée par un des meilleurs
spécialistes de l’histoire médiévale moldave166 comme une année-clé du règne
d’Étienne le Grand. En effet, en septembre 1472, il épouse Maria de Mangop,
descendante des Comnènes, des Paléologues et des Assénides167. Quelques mois
plus tard, en mai 1473, il pose une dalle funéraire à Putna en souvenir de Drago ,
le prince fondateur de la Moldavie, que l’inscription nomme « ancêtre » (ded’)
d’Étienne ; par la même occasion, il fait transférer l’église en bois du village de

160
P. . N sturel, Le Mont Athos et les Roumains, p. 180-193.
161
Ibidem, p. 269-272.
162
Ibidem, p. 99-100, 249-250.
163
Al. Elian, « Moldova i Bizan ul în secolul al XV-lea », dans Cultura moldoveneasc ,
p. 97-179, surtout p. 166 ; I. Duj ev, « Chilandar et Zographou au Moyen-Âge », dans Medioevo
bizantino-slavo, III, Rome 1971, p. 489-506 (« Storia e letteratura », 119).
164
M. Lascaris, « Actes serbes de Vatopédi », Byzantinoslavica 6 (1935), p. 1-23.
165
Cronicile slavo-române, éd. P.P. Panaitescu, p. 8.
166
t.S. Gorovei, « 1473 – un an-cheie al domniei lui tefan cel Mare », AIIAI XVI (1979),
p. 145-149.
167
M. Romanescu, « Albizzi i Paleologii. Studiu genealogic cuprinzând neamurile doamnei
Maria din Mangup », Hrisovul III (1943), p. 5-31 ; D.P. Bogdan, Mangupul în lumina unor noui
cercet ri, Bucarest 1940 ; t.S. Gorovei, « Alian e dinastice ale domnilor Moldovei (sec. XIV –
XVI) », dans Românii în istoria universal , II/1, Ia i 1987, p. 694-695.
106
Volov – réputée être une fondation de Drago 168 – pour la faire remonter près
du même monastère. Cette même année, il demande que l’on modifie ses
armoiries en y introduisant une croix dorée à double traverse, symbole de
croisade169. D’autre part, nous avons déjà mentionné qu’à la même époque la
chronique rédigée à la Cour fait du prince un « empereur », tout comme
l’épilogue manuscrit contemporain du Tetraévangile de Humor, analysé plus
haut170.
Dans ce contexte, la campagne de Valachie du mois de novembre 1473 a
eu des suites tout à fait inattendues. Nous avons dit qu’Étienne avait capturé
l’épouse du prince Radu III et leur fille unique. Or, la princesse devait être une
descendante de despote balkanique (grec ou serbe), car à sa mort, en 1500, la
Chronique anonyme la nomme Maria-Despina (c’est-à-dire « fille de despote »)
et précise qu’elle a été ensevelie à Putna171. Nicolae Iorga pensait à une origine
serbe172, tandis que tefan Andreescu suppose – en la confondant avec Maria de
Mangop – qu’elle était une Assen Paléologue173. Quant à sa fille, Maria-Voichi a,
elle deviendra la troisième épouse d’Étienne le Grand, après la mort de Maria de
Mangop en 1477.
Il est certain que l’entourage de Maria-Despina comptait un certain nombre
de clercs et lettrés sud-slaves, auxquels l’on peut attribuer l’introduction en
Valachie d’abord, et en Moldavie par la suite, de manuscrits bulgares et serbes.
Les plus célèbres sont, sans doute, les copies du code byzantin de lois de
Matthieu Vlastaris, la Syntagma (1335), dont le texte avait été traduit en Serbie
sous Étienne Dušan, en 1347. La traduction serbe fut copiée en Moldavie, à
Neam et Putna, ainsi que dans d’autres monastères, où sont encore conservés pas
moins de cinq exemplaires identifiés, qui datent de 1474 et des années
suivantes174.

168
t.S. Gorovei, « Biserica de la Volov i mormîntul lui Drago Vod », MMS XLVII
(1971), p. 374-383 ; A. Balot , op. cit., p. 217-218.
169
t.S. Gorovei, « Anul 1473 », p. 148 ; M. Berza, « Stema Moldovei în timpul lui tefan cel
Mare », SCIA II (1955), p. 69-88.
170
Cronicile slavo-române, éd. P.P. Panaitescu, p. 6-14. À partir de 1399, les princes de
Moldavie sont appelés tsars (Moldavstii carie). Cf. note 26, supra ; P. . N sturel, « Considérations
sur l’idée impériale chez les Roumains », Byzantina 5 (1973), p. 397-413 ; D. Nastase, « L’idée
impériale dans les Pays Roumains et le “crypto-empire chrétien” sous la domination ottomane »,
Symmeikta 4 (1981), p. 201-251.
171
Cronicile slavo-române, éd. P.P. Panaitescu, p. 13 ; Letopise ul – Ureche, p. 85.
172
N. Iorga, « Maria Despina », RI 6 (1920), p. 121. L’obituaire du monastère de Bistri a
indique seulement les prénoms de ses parents, Manuel et Ana : D.P. Bogdan, Pomelnicul mân tirii
Bistri a, Bucarest 1941, p. 50.
173
t. Andreescu, « Alian e dinastice ale domnilor ril Române ti (secolele XIV – XVI) »,
dans Românii în istoria universal , II/1, p. 678-679.
174
R. Constantinescu, Vechiul drept românesc scris. Repertoriul izvoarelor 1340-1640,
Bucarest 1984, p. 235-243.
107
Les relations moldo-hongroises et leur conséquences

Ce faisant, Étienne avait aussi sous les yeux l’exemple du roi Mathias
Corvin de Hongrie (1458-1490) qui, à la même époque, attirait à sa Cour des
humanistes italiens, croates et autres, leur demandant de créer « à la fois un idéal
politique et les cadres d’une bureaucratie gouvernementale »175. Là aussi, l’on a
remarqué le même effort de rattacher les ancêtres du roi à la dynastie arpadienne,
à celle de Sigismond de Luxembourg ou même à la famille Corvina de la Rome
antique. L’histoire nationale, elle aussi, a été instrumentalisée pour servir d’arme
idéologique dans le combat qui opposait Mathias Corvin à Frédéric III de
Habsbourg à propos de la couronne hongroise176. Les relations de la Moldavie
avec la Hongrie étaient suffisamment étroites à cette époque – et confirmées par
le traité formel d’alliance de 1475 – pour supposer que les grandes entreprises
culturelles et de Mathias Corvin étaient connues aussi à l’Est des Carpates177.
Tout comme le roi hongrois, Étienne a dû créer à la Cour un noyau de
lettrés chargés de mettre par écrit et de diffuser les idées du monarque. Nous
supposons, avec la majorité des chercheurs roumains, que c’est à la Cour que
l’on a rédigé les textes des inscriptions monumentales, ainsi que les annales et les
lettres expédiées à l’étranger178. En ce sens, la comparaison stylistique de
certaines inscriptions monumentales avec les annales et les lettres qui suivent les
batailles de 1475 et de 1476, fait penser à un lieu unique de rédaction.
Tous ces textes expriment la même atmosphère, que nous qualifierons
d’héroïque et qui semble avoir régné à la Cour d’Étienne le Grand. En effet, il
n’y a qu’à observer le nombre élevé de gouverneurs de forteresses qui font partie
du Conseil princier ou l’adoubement de chevaliers (viteji) par Étienne le Grand.
La chevalerie, une institution particulièrement florissante en temps de guerre,
avait comme but d’élever des hommes nouveaux destinés à remplacer les pertes

175
J. Berenger, « Caractère originaux de l’humanisme hongrois », Journal des Savants,
octobre – décembre 1973, p. 260.
176
F. Nehring, Mathias Corvinus, Kaiser Friedrich III, und das Reich. Zum huyadisch-
habsburgischen Gegensatz im Donauraum, Munich 1975 (« Südosteuropäische Arbeiten », 72) ;
G. Fitz, « König Mathias und der Buchdruck », dans Gutenberg-Jahrbuch, 1939, p. 97-106 ;
T. Kardos, Studi e ricerche umanistiche italo-ungheresi, Debrecen 1967 ; M. Cazacu, L’histoire du
prince Dracula en Europe centrale et orientale (XVe siècle), Genève 1988, p. 47-51 (« Hautes
études médiévales et modernes », 61).
177
G.C. Conduratu, Incerc ri istorice. Rela iunile rii Române ti i Moldovei cu Ungaria
pân la anul 1526, Bucarest 1898 ; V. Pârvan, « Rela iile lui tefan cel Mare cu Ungaria », CL 39
(1905) ; I. Sab u, « Rela iile politice dintre Moldova i Transilvania în timpul lui tefan cel Mare »,
dans Studii privitoare la tefan cel Mare, Bucarest 1956, p. 219-241 ; R. Manolescu, « Cultura
or eneasc în Moldova în a doua jum tate a secolului al XV-lea », dans Cultura moldoveneasc ,
p. 47-96.
178
A. Balot , op. cit. ; Cronicile slavo-române, éd. P.P. panaitescu ; E. St nescu, « Tendances
politiques et états d’esprit au temps d’Étienne le Grand, à la lumière des monuments écrits », RRH
IV (1965), p. 233-260.
108
effroyables subies par la noblesse moldave pendant les combats179. L’insistance
avec laquelle les annales du pays parlent des viteji et des cérémonies liées à leur
adoubement180 ne laisse plus de doute sur le milieu de rédaction de la Chronique
d’Étienne le Grand et de certaines inscriptions votives monumentales comme
celles de Mili u i ou de R zboieni (voir les textes publiés en annexe, infra).
En revanche, la tonalité du texte sculpté sur la façade du monastère de
Neam (1497) nous fait penser à un milieu monastique, car il présente un
caractère tout à fait différent. Le style rhétorique de la première partie de
l’inscription, où le donateur semble s'adresser directement au Christ, fait penser à
certaines inscriptions serbes comme celle du sanctuaire de l’église des Saints-
Apôtres du Patriarcat de Pe 181.
La politique de raffermissement de l’autorité du monarque face à la grande
noblesse, poursuivie par Mathias Corvin en Hongrie est manifeste aussi en
Moldavie, où Étienne le Grand gouverne avec un nombre de plus en plus réduit
d’officiers princiers, détenteurs de charges à la Cour. Le contraste est frappant
avec les débuts de l’État moldave où le Conseil princier comptait jusqu’à
quarante-huit membres, dont les plus nombreux étaient des grands seigneurs qui
ne remplissaient aucun office aulique. Dans la dernière partie de son règne,
Étienne réduit le Conseil à moins d’une dizaine de personnes, toutes détentrices
de charges, pour la plupart des gouverneurs de forteresses182.
Un autre paramètre qu’il faut prendre en compte est l’énorme émigration
serbe qui commence en Hongrie en 1459, après que Mehmet II eut mis fin à
l’État serbe. Ce phénomène a entraîné la noblesse, une partie du clergé et des
lettrés serbes, qui ont trouvé asile aussi bien en Transylvanie et en Hongrie
proprement dite, qu’en Valachie, Moldavie et Russie, alors que d’autres
préféraient se mettre au service des Ottomans183. Le résultat le plus spectaculaire
a été la généralisation, au XVe et au début XVIe siècle, du slavon serbe comme
langue de la Chancellerie de Hongrie, ainsi que de l’Empire Ottoman, pour tout
ce qui touchait aux relations avec les pays balkaniques et même la Russie184.

179
A. Balot , « Vitejii lui tefan cel Mare », SAI 9 (1967), p. 43-64.
180
La Chronique anonyme cite des cas d’adoubements en messe après les batailles de 1481 et
de 1497 : Cronicile slavo-române, éd. P.P. Panaitescu, p. 10, 12. Les actes de chancellerie, cités par
A. Balot , op. cit. (cf. note 179, supra), mentionnent de nombreux cas d’adoubements individuels.
181
L. Stojanovi , Stari srpski zapisi, I, no 15, p. 6.
182
N. Stoicescu, Sfatul domnesc, p. 53-54.
183
C. Jire ek, Geschichte der Serben, II, Gotha 1918, p. 242-244. En 1483, Mathias Corvin
déclare que dans les quatre dernières années, environ 200 000 Serbes étaient venus en Hongrie.
Voir aussi L. Hadrovics, Le peuple serbe et son église sous la domination turque, Paris 1947.
184
G. Hazai, « Zur Rolle des Serbischen im Verlehr des Osmanischen Reiches mit Osteuropa
im 15.-16. Jahrhundert », Ural-Altaische Jahrbucher 48 (1976), p. 82-88 ; N. Beldiceanu –
J.-L. Bacqué-Grammont – M. Cazacu, « Recherches sur les Ottomans et la Moldavie ponto-
danubienne entre 1484 et 1520 », Bulletin of The School of Oriental and African Studies 45 (1982),
p. 49-50 (repris ici-même, p. 327-348) ; A. Zoltan, « Beiträge zur Entstehung der russischen
109
Bien que la Chancellerie moldave a conservé le moyen-bulgare comme
langue officielle, il est permis de penser que l’émigration serbe a atteint aussi le
pays d’Étienne le Grand dont la troisième épouse avait, comme nous l’avons déjà
mentionné, des attaches sud-danubiennes.

Les alliances dynastiques en Valachie

Par ce troisième mariage, le prince moldave avait lié la dynastie des


Bogdanides à celle de Valachie et il est intéressant de constater que dans ce pays
voisin on enregistre à la même époque des alliances dynastiques avec des princes
sud-slaves (voir schéma généalogique publié en annexe, infra). Ainsi, le prince
Vlad IV dit le Moine (C lug rul, 1481-1495) fut adopté avant 1487 par la sultane
Mara, fille du despote serbe Georges Brankovi et veuve du sultan Murad II.
Cette adoption décidée de commun accord par Mara et sa sœur – la
« Kantacuzène » C therine de Cilly – eut comme rrésultat immédiat le passage
sous patronat valaque du monastère de Chilandar, la laure serbe du Mont-
Athos185. L’on peut se demander, d’autre part, si l’épouse de Vlad n’était pas
elle-même serbe. En effet, son frère Gherghina, gouverneur de la forteresse
valaque de Poenari, fonde une église à Lopušnja, en Serbie186.
À son tour, Radu IV le Grand (cel Mare, 1495-1508) prend pour épouse
Catherine Crnojevi , apparentée aux seigneurs du Monténégro187. Sous les règnes
de ces deux princes valaques, Vlad le Moine et son fils Radu – contemporains
d’Étienne le Grand – l’on constate que plusieurs familles nobiliaires d’origine
sud-danubienne se réfugient en Valachie (les Balša188, les Iakši 189, les
Brankovi 190 et autres) et s’apparentent aux plus grandes familles autochtones
comme les Craiovescu191. Par exemple, Georges Brankovi , ancien despote de

Drakula-Geschichte », Studia Slavica Academiae Scientiarum Hungaricae 31 (1985), p. 109-126,


avec une riche bibliographie.
185
E. Turdeanu, « Nouveaux documents concernant les dons roumains au monastère de
Hilandar du Mont Athos », RÉR 3-4 (1955-1956), p. 230-232 ; I.-R. Mircea, « Relations culturelles
roumano-serbes au XVIe siècle », RÉSEE I (1963), p. 382-384 ; P. . N sturel, Le Mont Athos,
p. 125-127.
186
Gh. Bal , « O biseric a lui Radu cel Mare în Serbia, la Lopusnja », BCMI IV (1911),
p. 194-199 ; E. Turdeanu, « Din vechile schimburi culturale dintre Români i Jugoslavi », CL III
(1939), p. 152. La famille de Gherghina est mentionnée dans l’obituaire du monastère serbe de
P inja : ibidem, p. 189-190.
187
t. Andreescu, « Alian e dinastice », p. 680-681.
188
En 1491 : t. tef nescu, « Éléments nobiliaires balkaniques établis en Valachie à la fin du
XVe siècle », RRH VIII (1969), p. 891-897.
189
I.-R. Mircea, op. cit., p. 385 ; t. tef nescu, op. cit., p. 891.
190
I.-R. Mircea, op. cit., p. 385-386.
191
I.C. Filitti, « Banatul Olteniei i Craiove tii », AO XI (1933) ; R. Flora, Din rela iile sârbo-
române, Panciova 1964 ; N. Stoicescu, Dic ionar al marilor dreg tori din ara Româneasc i
Moldova, sec. XIV – XVII, Bucarest 1971, p. 17-18, 46-47. La famille Craiovescu fait des donations
importantes au monastère athonite de Xénophon pendant cinq générations, du XVe au XVIIe siècle :
110
Srem (1486-1496), devient métropolite de Valachie sous le nom de Maxime
(1505-1508) et une de ses nièces, Milica-Despina, épousera le futur prince
régnant Neagoe Basarab (1512-1521)192.

La vénération des ancêtres

La préoccupation serbe pour les généalogies royales a eu comme premier


écho moldave l’initiative de rédiger des annales. Mais l’intérêt accordé aux
ancêtres et le respect de leur mémoire transparaissent également dans une autre
entreprise originale d’Étienne le Grand : la confection de dalles funéraires pour
ses aïeuls. Nous avons déjà mentionné celle mise en place à la mémoire de
Drago en 1473 à Putna, mais il est impressionnant de constater qu’entre
décembre 1479 et mai 1480, Étienne commande pas moins de seize dalles
sculptées pour couvrir les sépulcres de ses épouses et de ses enfants morts entre
temps, mais aussi de certains de ses ancêtres réels ou fictifs. Ainsi, Étienne fait
poser des dalles funéraires pour presque tous les princes régnants qui l’avaient
précédé (l’exception notable étant Alexandru le Bon, dont la tombe était peut-être
déjà décorée), mais aussi d’autres membres de la famille (hommes et femmes),
en indiquant, comme nous l’avons déjà souligné, le degré de parenté qui le liait à
chaque défunt.
Le degré de parenté entre Étienne et ses ancêtres est, à chaque fois,
exprimé d’une façon très explicite : arrière-grand-père (preded’), arrière-grand-
mère (prededica), grand-père (ded’), etc. Quand il n’y a pas de lien direct entre
Étienne et la personne ensevelie, l’on fait inscrire sur sa tombe la place qu’elle
détenait dans la dynastie. Par exemple, dans le cas de Ana, épouse d’Alexandru
le Bon, il est dit qu’elle fut la mère du prince Ilie Ier193. Un autre cas intéressant
est la dalle funéraire qu’il fait poser sur la tombe de son ancêtre Étienne Ier à
Saint-Nicolas de R d u i et où il fait mentionner le fait que le défunt avait
« vaincu les Hongrois à Hind u »194.
Cet effort de rattachement à la dynastie ne peut pas être le fait du hasard et
il est certain qu’il s’inscrit dans une vision politico-généalogique de monarchie
nationale proche de l’exemple serbe, mais il est possible qu’il s’agisse aussi

R. Cre eanu, « Traditions de familles dans les donations roumaines au Mont-Athos », ÉBPB
I (1979), p. 135-152. En 1501, ils font une donation aussi à Saint-Paul, autre monastère serbe de
l’Athos. Voir Schéma généalogique en annexe de notre étude.
192
I.C. Filitti, « Despina, princesse de Valachie, fille présumée de Jean Brankovitch », RIR
I (1931), p. 241-250 ; M. Romanescu, « Neamurile domanei lui Neagoe Vod », AO XIX (1940),
p. 3-24 ; I.-R. Mircea – P. . N sturel, « De l’ascendance de Despina, épouse du voïévode Neagoe
Basarab », Rsl 10 (1964), p. 435-437 ; C. Nicolescu, « Princesses serbes sur le trône des
Principautés roumaines. Despina-Militza, princesse de Valachie », Zbornik za likovne umetnosti
5 (1969) ; t.S. Gorovei, « Alian e dinastice », p. 696-697.
193
Repertoriul monumentelor, p. 271.
194
Ibidem, p. 255.
111
d’une raison personnelle. Bien qu’Étienne (qui était un enfant illégitime195) avait
affirmé être le petit-fils d’Alexandru le Bon – ce que l’historiographie moderne
avait repris aux anciennes chroniques – les plus récentes recherches ont démontré
que Bogdan II (1449-1451), le père de notre prince, n’était pas le fils
d’Alexandru mais son neveu. Ainsi, Étienne le Grand était le petit-fils de
Bogdan, frère d’Alexandru le Bon196. D’ailleurs, sur la dalle funéraire qu’il fait
poser sur la tombe de ce Bogdan, il est dit que le défunt était le grand-père (ded’)
d’Étienne197.
Par conséquent, le prince savait qu’il ne pouvait pas se prévaloir d’une
ascendance princière directe au-delà de son père, dont il n’était que le fils naturel.
Sous l’influence des écrits généalogiques serbes, Étienne manifeste son souci de
se situer par rapport à ses ancêtres en commandant la rédaction des annales, mais
aussi en faisant sculpter des dalles funéraires.
Dans le même sens, une autre entreprise d’Étienne a été la refonte du grand
obituaire du monastère de Bistri a, fondation d’Alexandru le Bon. Commencé en
1407, ce texte a été recopié sous le règne d’Étienne et il contient un grand
nombre de rubriques avec les princes de Moldavie jusqu’à Bogdan-Vlad, fils
d’Étienne, leurs parents valaques, russes, criméens et serbes, le clergé, les nobles
moldaves, etc. Un chapitre plein d’intérêt concerne les « sieurs [pani] qui sont
morts dans la guerre contre les Turcs » en 1475 à Vaslui198, ce qui démontre que
les préoccupations dynastiques se conjuguaient avec l’intérêt pour l’histoire du
pays.
Nous ne possédons pas d’autre obituaire du temps d’Étienne le Grand, mais
celui de Bistri a apporte un témoignage précieux pour la compréhension du culte
dynastique pratiqué par le prince. La minutie dont fait preuve le rédacteur de ce
texte pour marquer les parentés moldaves et étrangères d’Étienne contraste avec
la sècheresse des notices antérieures où il était de coutume de se limiter à une
énumération des noms des princes régnants.

La succession

Dans les dernières années de son règne, Étienne a perdu la plupart de ses
enfants : entre 1479 et 1480 meurent les deux fils que lui avait donnés Maria de
Mangop, en 1496 vient le tour d’Alexandru, son fils issu du premier mariage et
qu’il avait déjà associé au trône, en 1499 meurt une des filles qu’il avait eues
avec Maria-Voichi a et, enfin, en 1502 disparaît aussi sa fille Elena, assassinée en
Russie par son beau-père Ivan III.

195
Cf. C. Rezachevici, C. Rezachevici, « Un Tetraevanghel necunoscut », passim.
196
Ibidem.
197
Repertoriul monumentelor, p. 250.
198
D.P. Bogdan, Pomelnicul m n stirii Bistri a, Bucarest 1941.
112
Donc, en 1496, après la mort d’Alexandru, Étienne n’avait plus qu’un seul
fils légitime, Bogdan-Vlad199 (né en 1478) et un enfant naturel, Petru Rare , futur
prince régnant. La blessure à l’oeil que Bogdan-Vlad avait reçue pendant une
bataille contre les Tatares a dû augmenter les soucis du prince qui voyait
s’amenuiser les chances d’avoir un fils comme successeur. En effet, un tel
handicap physique était un obstacle de taille dans la reconnaissance de Bogdan-
Vlad comme prince régnant. Nous sommes enclins à croire que la grande
profusion de fondations religieuses et de somptueuses donations aux
communautés monacales moldaves ou athonites faites par Étienne et son épouse
dans la dernière période du règne doit être l’expression de leur préoccupation
concernant la succession200.
Au soir de sa vie, le prince aimait se rappeler ses combats et confiait à son
médecin vénitien qu’il avait mené trente-six guerres dont il n’avait perdu que
deux201. Sur son lit de mort, Étienne fera un dernier acte d’autorité en ordonnant
la décapitation des chefs des factions nobiliaires et en imposant comme prince
son fils cadet Bogdan-Vlad202, bien qu’il était borgne, donc inapte à régner, selon
la coutume203. Mais l’ascendant sur ses sujets était tel, qu’Étienne a pu faire élire
le successeur de son choix par l’Assemblée d’états. Le vieux prince pouvait
fermer les yeux, l’âme en paix, car il avait assuré la continuation de la dynastie.

Conclusions

René Huyghe204, pour combattre les théories de Taine, affirmait :

199
Ce double prénom s’explique vraisemblablement par le désir d’honorer le souvenir du
grand-père paternel de Maria-Voichi a, qui n’oublie pas par ailleurs de faire mentionner le nom de
son père Radu, prince de Valachie (cf. note 45, supra). Bogdan III mentionnera lui aussi son grand-
père maternel dans certaines inscriptions dédicatoires.
200
t.S. Gorovei, « Note istorice i genealogice cu privire la urma ii lui tefan cel Maree »,
SMIM VIII (1975), p. 185-200. La décapitation, en Pologne, en 1501, du fils de Petru Aron,
l’assassin du père d’Étienne (en 1451), éteignait une lignée rivale qui avait préoccupé le prince
moldave toute sa vie durant. Y-a-t-il un lien entre cet événement et la fondation, 1503-1504, d’une
église à Reu eni, où son père trouva la mort, et qui a comme dédicace la Décolation de Saint-Jean-
Baptiste ? Cf. note 136, supra.
201
Le 7 décembre 1502, Matteo Muriano, médecin, écrit au doge et au Sénat de Venise que le
prince avait l’habitude de lui dire : « io sono circondato da inmici da ogni banda e ho avuto bataie
36 dapoi che son signor de questo paese de le qual son stato vincitore de 34 et 2 perse » :
Hurmuzaki, Documente, VIII, no XLV, p. 36-37.
202
Voir le récit des événements par le médecin Leonardo Massari, en date du 21 août 1504 :
ibidem, no L, p. 40-41.
203
Pour la nécessité des candidats au trône d’être exempts de tares physiques, voir les
témoignages recueillis par N. Iorga, « Pretenden i domnesci în secolul al XVI-lea », AARMSI, IIe
série, XIX (1897-1898), p. 195-197.
204
R. Huyghe, Sens et destin de l’art, I, Paris 1967, p. 9.
113
« […] dire que l’étude de l’art et de l’histoire, dire que l’étude de l’art et de ses
transformations sont inséparables de celles de l’homme n’implique aucunement que l’histoire de
l’art soit une simple dépendance de l’histoire générale ».

Loin de « succomber à cette tentation facile », comme il l’appelle, nous


avons entrepris cette étude à la suite de l’observation des particularités
inattendues des images votives. L’analyse attentive de l’art nous a permis
d’orienter notre recherche vers des aspects mal mis en évidence dans le passé,
voire même ignorés. Ainsi, nous avons pu trouver dans la civilisation moldave
les mêmes accents que nous avions décelés dans l’art.
Nous avions été frappés, au début de notre étude, par le désaccord entre le
type iconographique des images votives et l’attitude imprimée aux portraits des
personnages historiques. La nuance majestueuse des compositions étudiées nous
avait fait supposer que les artistes d’Étienne le Grand ont voulu exprimer une
nouvelle vision du prince régnant.
Ce changement de statut s’est manifesté dans la peinture murale par la
description du prince et de sa famille avec beaucoup de faste et, ainsi, une
iconographie issue d’un comportement humble des donateurs a reçu des éclats
particuliers. Dans le même sens, les inscriptions votives ont été complètement
dissociées des images et, de la sorte, elles ont gagné l’indépendance nécessaire
pour pouvoir dépasser la simple dédicace. Ces inscriptions, sculptées dans la
pierre, ont servi à mieux ancrer dans la mémoire collective l’image à la fois
victorieuse et pieuse du prince. Cette image du prince et de sa famille, qu’elle
soit picturale ou littéraire, n’est que l’expression d’un véritable culte dynastique.
Au terme de cette étude, nous croyons avoir rassemblé un certain nombre
d’informations historiques pour étayer la thèse de l’existence d’un culte
dynastique mis en place par Étienne le Grand et son entourage. Parmi ses
proches, le plus important nous apparaît être le métropolite Théoctiste. Bulgare
d’origine, sacré à Pe , ayant vécu à Byzance et, peut-être, au Mont-Athos, il fut
le messager privilégié de la tradition balkanique à l’Est des Carpates. Son rôle fut
capital dans la reprise des relations avec le Patriarcat serbe et dans l’entreprise de
rédaction des premières annales moldaves. À la base de cet effort de restitution
historique se trouve l’idée de la légitimité des prédécesseurs d’Étienne le Grand,
et donc celle du prince lui-même, tous issus de la même dynastie des
Bogdanides. L’avènement au trône d’Étienne a donné une nouvelle impulsion à
cette œuvre, tout d’abord par la fondation du monastère de Putna, où seront
écrites au moins deux chroniques de la Moldavie.
L’association de son épouse et de ses enfants à des actes votifs dès 1487,
l’exaltation des ancêtres – réels ou présumés –, le grand nombre de fondations
pieuses sont des actions qui nous semblent converger vers le même culte
dynastique.
Ce phénomène, qui a vu le jour sous le règne d’Étienne le Grand, est issu
de la conjugaison de plusieurs courants culturels où celui venu de Hongrie ne

114
devait pas être le moindre. Comme nous l’avons déjà suggéré, la Cour royale de
Bude a pu fournir au prince moldave l’image de la monarchie « nationale » et du
culte dynastique. Là aussi, l’exaltation des ancêtres du roi Mathias, la politique
de protection des humanistes et le mécénat officiel, se sont conjugués pour créer
une atmosphère à laquelle Étienne le Grand ne pouvait pas rester insensible.
Mais il ne faut pas oublier que la civilisation moldave s’est constituée sur
une trame balkanique où les influences serbe et valaco-serbe étaient
prédominantes. Ainsi, la Moldavie a été plus apte à assimiler la tradition sud-
carpatique. Or, à l’époque qui nous préoccupe, seule la Serbie pouvait offrir aux
Moldaves un modèle de culte dynastique. Ainsi les vies des rois Némanides et les
annales serbes ont été connues en Moldavie dès la seconde moitié du XVe
siècle205 et elles ont pu servir de lecture et de sujet de réflexion aux
contemporains d’Étienne le Grand. La piété tout à fait exceptionnelle des derniers
despotes serbes, comme Georges Brankovi (devenu Maxime en religion), qui
emportait partout avec lui les reliques de ses ancêtres, a dû frapper l’imagination
des contemporains valaques et moldaves qui les ont accueillis à Târgovi te et
Suceava, eux et leurs sujets chassés par l’occupation turque.
L’adoption par les Valaques du droit canon byzantin dans sa version serbe
a eu son pendant dans le patronage qu’Étienne accorda aux monastères serbes du
Mont-Athos. À cet égard, il est intéressant de souligner le parallélisme de la
situation des deux Pays Roumains : Vlad le Moine, prince de Valachie, prend en
charge Chilandar – la laure serbe, alors que le prince moldave devient deuxième
ktitor de Saint-Paul, de Grigoriou et de Vatopédi, monastères à dominance serbe.
Ceci nonobstant le fait que la Valachie patronnait Kutlumus depuis le XIVe
siècle, et Étienne le Grand avait fait de même pour Zographou dès le début de
son règne. Ce patronage des monastères serbes du Mont-Athos symbolise
parfaitement la continuité que les princes valaque et moldave entendaient
assumer avec les dynasties serbes.

205
Gh. Mih il , Istoriografia româneasc veche, p. 115-122; I.-R. Mircea, « Les vies des rois
et archevêques serbes et leur circulation en Moldavie », RÉSEE IV (1966), p. 394-412 ;
R. Constantinescu, « Note privind istoria Bisericii române în secolele XIII – XV, VI, Sârbii i
literatura român », SMIM VI (1973), p. 182-187.
115
ANNEXES

I. Inscriptions votives

Nous publions les inscriptions suivantes d’après l’édition du Repertoriul monumentelor i


obiectelor de art din timpul lui tefan cel Mare, Bucarest 1958, s.v. Pour les titres slavons de
gospodin, gospodar (seigneur) ou gospodža (épouse du seigneur, princesse), de même que
« voïévode » (prince régnant), nous avons conservé la forme originale de préférence à une
traduction forcément arbitraire. Le même traitement a été appliqué aux noms propres.

MILI U I, 1487

† V l to 6989, m seca julja 8, v’ d’n’ svetago velikomu enika Prokopia, Io Stefan voevoda,
božieju milostiju gospodar’ zemli Moldavskoi, syn’ Bogdana voevodi, i s’ pr v’zljublenym svoim
synom Alexandrom, s’tvori razboi na Ribnik s’ mladim Basarabom voevodom, gospodina Vlaškoi
zemli, nazvanyi Capaluš. I pomože Bog’ Stefanu voevode i pob di na Basarabu voevodu i byst
upadenie velie dz lo v’ Basarabokh. Togo radi Stefan voevoda blagoproizvoli blagym svoim
proizvoleniem i dobrym promyslom i s’zda khram s’ v im svetago velikomu enika Prokopia v l to
6995 i na s m seca junia 8 i s’vr’ši se togožde l ta, m seca noevria 13.

Traduction

En l’an 6989, le 8 du mois de juillet, [le jour de la fête du saint grand martyr Procope,
Io[an] Stefan voïévode, par la grâce de Dieu gospodar du Pays de Moldavie, fils de Bogdan
voïévode, et avec son bien aimé fils Alexandru a guerroyé à Ribnik avec Basarab voïévode le
Jeune, gospodin du Pays de Valachie surnommé Capalus [ epelu ]. Et Dieu a aidé Stefan voïévode
et [il] a vaincu Basarab voïévode et il a eu grandes pertes parmi les Basarab. C’est pourquoi
Stefan voïévode a daigné avec sa bonne volonté et bonne pensée à faire construire cette église
dédiée au saint grand martyr Procope en l’an 6998 et elle a été commencée le 8 du mois de juin et
a été achevée la même année, le 13 du mois de novembre.

IA I, Saint-Nicolas, 1492

† V’ im otca i syna i svetago dukha, Ioan’ Stefan voevoda, božieju milostiju gospodar’
zemli Moldavskoi, syn’ gospodina Bogdana voevody, izvoli i s’zda s’i khram’ v’ pamet i v’ molba
svetago ierarkha i udotvorca Nikoli, v’ zadužie usošnikh gd i roditele i brata naša i za zdravie
našego gospodstva i ed našikh, iže i s’zdati po inakhom v’ l eto 6999 m seca junia 1, i s’vr’ši s
v’ 7 – šnoe l eto m eseca agust 10.

Traduction

Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, Ioan Stefan voïévode, par la grâce de Dieu
gospodar du Pays de Moldavie, fils du gospodin Bogdan, a voulu faire construire cette église en
souvenir et en [signe] de prière pour le saint hiérarque thaumaturge Nicolas, pour la
commémoration des âmes de ceux endormis [parmi lesquels] se trouvent aussi nos parents et notre
frère et pour la santé de notre seigneurie et celle de nos enfants ; laquelle [église] nous avons
commencé à faire construire en l’an 6999 le 1er du mois de juin et a été achevée en la 7000e année,
le 10 du mois d’août.

116
R ZBOIENI, 1496

† V’ d’ni blago ’stivago i khristoljubivago gospodina Io Stefana voevodi, božieju milostiju


gospodar zemli Moldavskoi, syna Bogdan’a voevodi, v l to 6984, a gospodstva ego 20 l to
tek’š ee, v’zdviže s silni Makhmet, caro Turskii, s’ v’s mi svoimi v’ sto nimi silami, eš eže i
Basarab voevoda, nazvanii Laïota, priides him s’ v’sem svoe Basarabsko zemle I priidoša
pl niti i pr ti zemlju Moldavskoi, i doidoša do zde na m esto naricaemoe B lim Potok. I my,
Stefan voevoda i s’ synom našim Alexandrom, izidokhom pr ed nimi zde i s’tvorikhom s’ nimi
velikii razboi, m seca julia 26 i popuš eniem božiem pob eždeni byša khristiane otpogan. I padoša
tu mnogo množestvo ot Moldavskikh voekh. Togdaže i Tatare udariša zemlju Moldavskoju ot toe
strani. Togo radi, blagoprojzvoli Io Stefan voevoda blagim svoim proizvoleniem i s’zda s’ khram v’
im e arkhistratiga Mikhaila i v’ molb’ seb e i gospoždi svoei Marii i synom svoim Alexandru i
Bogdanu, i v’ pamet i v’ zadužsi v’s kh pravoslavnikh kristian iže zde potrebivšikh s v l eto 7004,
a gospodstva ego l to 40 tek’š ee m seca noemvria 8.

Traduction

Sous le règne du pieux et aimant le Christ, Io[an] Stefan voïévode, par la grâce de Dieu
gospodar du Pays de Moldavie, fils de Bogdan voïévode, en l’an 6984, et de son règne la 20e
[année] en cours, s’est dressé le puissant Makhmet l’empereur turc avec toutes ses forces
orientales et encore accompagné par Basarab voïévode, surnommé Laiot , avec tout son Pays
Basarab. Et ils sont venue piller et occuper le Pays de Moldavie et ils sont arrivés jusqu’ici au lieu
nommé Belyj Potok. Et nous, Stefan voïévode, et avec notre fils Alexandru, nous sommes allés à
leur encontre ici et nous avons fait grande guerre avec eux le 26 du mois de juillet et par la volonté
de Dieu ont été vaincus les chrétiens par les païens et grande multitude de guerriers moldaves est
tombée là-bas. Alors les Tatares ont attaqué le Pays de Moldavie de ce côté là. En conséquence de
celà, a daigné Io[an] Stefan voïévode avec sa bonne volonté à faire construire cette église dédiée à
l’archistratège Michel, et comme prière pour soi-même et pour gospodža Maria et ses fils
Alexandru et Bogdan et pour le souvenir et la commémoration de tous les chrétiens orthodoxes qui
sont morts ici. En l’an 7004 et de son règne le 40e année en cours, le 8 du mois de novembre.

NEAM , 1497

† V Gospodinu Khriste, primy khram syi, ize s’zdakh tvoe pomosci , v’ slav i c st’
svetomu i slavnomu eže ot zeml na neba v’zneseniju tvoemu. I ty, vladyko, pokry nom milosti
svoe ot nyn i do v ka. Ioan Stefan voevoda, bozieju milostiju gospodar’ zemli Moldavskoi, syn’
Bogdana voevodi, blagoizvoli i na i s’zda khram syi v’ molb seb i gospoždi ego Marii i synu
ikh Bogdanu i drugym dom ikh, i s’vr’ši v l to 7005, a gospodstva ego l to 40 i na pr’vo tek š ee,
m seta noevria 14.

Traduction

Dieu Christ, reçois cette église, que nous avons fait construire avec ton aide, à la gloire et
pour la célébration de la sainte et glorieuse Ascension de la Terre au ciel et, toi Seigneur, couvre
nous de ta pitié maintenant et pour l’éternité. Ioan Stefan voïévode, par la grâce de Dieu gospodar
du Pays de Moldavie, fils de Bogdan voïévode, a daigné commencer à faire construire cette église
comme prière pour soi-même et pour sa gospodža Maria et pour leur fils Bogdan et pour leurs
autres enfants, et a été achevée en l’an 7005, et de son règne le 41e en cours, le 14 du mois de
novembre.

117
TÂRG OR, 1461

(d’après C.C. Giurescu, « O biseric a lui Vlad epe la Târg or », BCMI XVII (1924),
p. 74-75)

† Milosti božie Io Vlad voevoda i gospodin’ v’sei Zemli Uggorovlakiiskoi syn’ Vlada
velikago voevoda, s’zda i s’vr’ši s’i khram iunia 24, v l to 6969, indiktiona 9.

Traduction

Par la grâce de Dieu, Io[an] Vlad voïévode et gospodin de tout le Pays de la


Hongrovalachie, fils du grand voïévode Vlad, a fait construire et achever cette église le 24 juin en
l’an 6969, 9e indiction.

II. FRAGMENTS DE CHRONIQUES, CORRESPONDACE DIPLOMATIQUE

MILI U I

Chronique anonyme de Moldavie

(Cronici slavo-române, éd. P.P. Panaitescu, p. 19)

V l to 6989, m es ca julia 8, v ned l , byst razboi s” Munt ni i s’ Capalušem u Rebnik i


v’zmože paki Stefan i voevoda, Božieju milostiju i molitvami pr isty Bogomateri i v’s kh sv tykh i
moleniem’ sv tago i slavnago velikomu enika Prokopiá I pobieni byš velmi, mnogo množ’stvo, bez
isla i v si st egove ikh v’z ti byše i ni edin ne izbyst.

Traduction

En l’an 6989, au mois de juillet 8, un dimanche, il y eut la guerre avec les Munteni et avec
Capalu à Rebnik, et le voïévode tefan a été de nouveau vainqueur par la grâce de Dieu et les
prières de la très pure mère de Dieu et de tous les saints, et par la prière du saint et vénéré grand
martyr Procope. Et il eut une grande multitude de tués, impossible à compter, et nul n’a échappé
vivant et tous leurs drapeaux ont été pris.

Annales de Putna

(Cronici slavo-române, éd. P.P. Panaitescu, p. 46)

V’ l to 6989, iulia 8, byst’ razboi s’ C’p lušem’ na Rebnik’, i Božjiim proizvoleniem’ i


posobiem’ i pomoš jem’ sv tago m enika Prokopia, v’zmože Stefan’ voevoda i razbiv’ ikh’ i
pos e i zaklav’ ikh’ i velma s’mr’t’ v nikh’ s’tvori i Capaluša iz’ zeml progna.

Traduction

En l’an 6989, le 8 juillet, il y eut une guerre avec Capalu à Rebnik et par la volonté de
Dieu et l’intercession du saint martyr Procope le voïévode tefan a eu la victoire et il les a battus,
hachés et décimés et a fait un grand massacre parmi eux, et il a chassé Capalu hors du pays.

118
R ZBOIENI

Les annales de Putna

(Cronicile slavo-române, éd. P.P. Panaitescu)

V’ l to 6984, iunia 26, priide Makhmet beg’, car’ turskyi, s’ v’s mi silami svoimi i B’s’raba
s’ nimi s’ v’se voiskoi i razbiš Stefana voevod na B lom’ Potoce i voisk ego pos koš i pl niš
v’ s zeml ego i zapališ do So av .

Traduction

En l’an 6984, le 26 juin, est venu Makhmet beg, l’empereur des Turcs, avec toutes ses
forces armées, et avec eux Basarab avec toute son armée, et ils ont vaincu le voïévode tefan à
Belyi Potok et ils ont haché son armée. Et ils ont pillé tout son pays et ont mis le feu jusqu’à
Suceava.

Chronique anonyme de Moldavie

(Cronicile slavo-române, éd. P.P. Panaitescu, p. 9)

V l to 6984, m s julia 26 v’ P tok, priide sam car’ Turskii naricaemi Mekhmet beg, s’
v’s mi svoimi silami i B’s’raba voevoda s’ nimi i s’ v’se vojsko svoe , n Stefana voevoda,
s’tvori s’ nimi boi u B lom Potoci i v’zmogoše togda kletii Turci i s’ khikl nimi Muntene. I padoš
tu dobrii vit ži i velikii bol ri nemali i dobrii i mladii junaci i vojskaa dobra i khrabra i hkrabrii
juanci khusare potopiš s togda. I byst togda skr’ b’ velia vo moldavstei zemli i vo se okolnim
zemlem i gospodam i pravoslavnim khristi nom, v’ negda slyšaš jako padoš dobrii i khrabrii
viteži i veliki i bol ri i dobrii i mladi i junaci i dobra i khrabra i izbranna voiska i s’ khrabrymi
khusari podroki nev rnnikh i poganskikh jazik i pod roki poganikh. Munten, jako prie stnici viš
poganom i viš v’zvratišç s pl n š e i požigazš e zeml .

Traduction

En l’an 6984, le 26 juillet, un vendredi, est venu le tsar turc en personne, nommé Mekhmet
beg, avec toutes ses forces, et avec le voïévode Basarab ensemble avec toute son armée, contre le
voïvode tefan et il leur a donné la guerre à Belyi Potok et la victoire a été du côté des damnés
Turcs et des traîtres Munteni. Et sont tombés là-bas les bons chevaliers et de nombreux grands
boyards et les bons et jeunes soldats et la bonne et brave armée et même les braves hussards ont
été anéantis. Et il fut alors une grande tristesse dans le Pays de Moldavie et dans tous les pays et
les règnes des alentours et chez les Chrétiens orthodoxes, lorsqu’ils entendirent la mort des
chevaliers bons et braves, et des grands boyards et des jeunes et bons soldats, et de la bonne, brave
et choisie armée, et des braves hussards, tombés sous les coups des infidèles et des païens et des
Munteni païens car alliés des païens contre la chrétienté. Et ensuite ils ont pillé le pays et sont
arrivés à Suceava et ont brûlé la cité et sont retournés en pillant et incendiant le pays.

Étienne le Grand s’adresse au Sénat de Venise au sujet de cette bataille : 1477, mai 8

(Documentele lui tefan cel Mare, II, éd. I. Bogdan, Bucarest 1914, no 153,
p. 342-351)

Che tuto quello intervene de Turchi in el dominio so, die haver intexo da molti la
Excellentia Vostra. Ma veramente quel che e seguito, non seria intervenuto s'el havesse intexo che

119
li principi christiani et visini soi non havesse tracta come l’hano tracta; ma i sagramenti soi et le
convention havea cum loro l’hanno inganato, et ha patito quanto ha patito. Le convention et
sagramenti che erano tra loro contignivano che tuti dovesseno esser in ordene et socorer quel
lungo et signor contra loquel anderia el Turcho. Et pero soto speranza de loro, e seguido contra de
mi quello ho ditto. Perche se questo non fosse sta, de le do cosse haveria fato l’una: o veramente
me haveria opposo al inimico sul passo e non l’haveria lassado passar, o veramente se questo mi
fosse sta impossible, haveria cercado de salvar i homeni del mio paexe et non haveria patido tanto
danno. Ma loro mi lasorono solo et seguido ut supra. Et s'el inimico fosse sta solo, non seria sta
tanti male. Ma ello ha fato vignir l'altra Vlachia da una banda e li Tartari de l’altra, et lui in
persona cum tuta la sua possanzza, et ha me circumdato da tre bande, et trovo me solo, et tuto lo
mio exercito confuxo, per salvation de la soe fameglie. Et considera la Vostra Excellentia quanta
soma havea sopra di me, siando contra de mi solo tante potentie. Io, cum la mia corte, ho fato quel
che puti, et e seguido ut supra. Laqual cossa zudego sia sta volunta de Dio, per castigarme come
peccator: et lauda sia el nome suo!

120
1. Tetraévangile de Humor, fol. 191r
123
2. Vorone , l’église Saint-Georges,
façades sud et est

124
3. P tr u i, l’église de la Sainte-Croix,
détail du tableau votif

125
4. L’église Saint-Élie, près de Suceava,
détail du tableau votif

126
5. Vorone , l’église Saint-Georges, tableau votif

127
6. Vorone , l’église Saint-Georges,
Étienne le Grand dans le tableau votif

128
7. Mili u i, l’église Saint-Procope, inscription votive

129
8. Rome, l’église Sainte-Marie-in-Cosmedin,
Adoration des mages

130
9. Criscior, l’église de la Dormition,
tableau votif

131
10. Kastoria, l’églises Saints-Anargyres,
tableau votif

132
LES VALAQUES DANS LES BALKANS
OCCIDENTAUX (SERBIE, CROATIE, ALBANIE, ETC.)
LA AX OTTOMANICA (XVe – XVIIe SIÈCLES)

L’apparition des États slaves médiévaux dans la Péninsule Balkanique a eu


comme conséquence une meilleure différenciation des peuplades qui y habitaient
et qui, sorties de l’orbe de l’Empire universel, grignotent à tour de rôle des
territoires précédemment byzantins. Croates, Bulgares, Serbes et Albanais
affirment ainsi un principe national tout à l’opposé de l’ancienne idée de
l’oikoumené chrétienne devenue orthodoxe après le Grand Schisme de 1054.
Cependant, ces nouveaux États étaient loin d’être uniformes du point de vue
ethnique et linguistique : d’importants groupes non-slaves subsistaient partout
dans les Balkans et parmi eux le plus nombreux était sans contexte celui des
Valaques.
Étudier leur histoire dans le cadre des États slaves méridionaux est chose
malaisée à cause de la mobilité des frontières et de la pénurie des sources pour
les périodes les plus anciennes. Afin de simplifier notre exposé, nous allons
envisager pour la période pré-ottomane deux zones principales, à savoir la Serbie
et la Croatie.

La population valaque de l’État serbe médiéval apparaît dans le premier


acte de Nemanja émis en faveur du monastère athonite de Chilandar vers 1198-
1199 (Miklosich, 1858, p. 4-6). L’acte, conservé encore aujourd’hui à l’Athos,
mentionne le « sud’stvo de Radu et de Georges, en tout 170 Valaques ».
L’importance de cette mention est évidente : tout d’abord, l’institution du
sud’stvo, donc d’un système archaïque d’organisation gémellaire qui se retrouve
aussi dans les Pays Roumains au XVe siècle, est unique dans les Balkans. Les
Valaques donnés à Chilandar forment donc un petit village dirigé par deux juges,
modèle que l’on retrouve jusqu’en Sardaigne et qui rappelle les enkritoi et
prokritoi des textes byzantins et les sudci des Valaques de Croatie.
Au siècle suivant, les chefs des Valaques sont nommés cnèzes, ainsi Gr’d’
de la joupa de Hvosno en I220 (Novakovi , 1912, p. 572) et Voihna de la même
région en 1282-1298 et en 1302-1309 (Novakovi , 1912, p. 390-394). Les actes
latins traduisent cnèze par comes catuni ou catunarius, donc chef d’un catun,
terme d’origine militaire appliqué ensuite aux demeures à caractère pastoral
(Dragomir, 1959, p. 113-115).
Plus tard, les chefs des Valaques de Serbie, plus précisément de la région
sise entre Prizren et Pe sont appelés (en 1313-1318) primikjur et dans les
décennies suivantes on rencontre des elniks, des vladalec et predstajnik, tous
133
termes désignant des chefs coutumiers, des notables (Dragomir, 1959, p. 117-
118).
Le nombre d’actes serbes qui parlent des Valaques connaît une nette
augmentation à partir du XIIe siècle, croissance symétrique avec l’extension du
Royaume (puis Empire) serbe : un acte pour le XIIe siècle, 6 pour le XIIIe, 27
pour le XIVe et 6 pour la première moitié du XVe siècle.
Un premier essai d’organiser la hiérarchie religieuse des Valaques de
Serbie date des années 1220, lorsque le roi Étienne le Premier Couronné
(Prvoven ani) décida que tous les Valaques de son règne dépendraient à l’avenir
de l’archevêque de Žica (Novakovi , 1912, p. 572). On peut se demander s’il ne
s’agissait pas là d’une imitation de la mesure analogue prise par l’empereur
Basile il en 1020, lorsque l’archevêque d’Ochride reçut la juridiction sur tous les
Valaques de Bulgarie (cf. N sturel, 1989).
L’expansion ultérieure du Royaume de Serbie a rendu vite caduque cette
mesure et durant les siècles suivants nous rencontrons de nouvelles donations de
villages valaques aux couvents nationaux ou du Mont-Athos.
L’acte d’Étienne Milutin de 1313-1318, en faveur du monastère de Banja
(au Nord de Mitrovica), enregistre pour la première fois un jus Valachorum
(zakon Vlahom) qui est ainsi défini :
« Qu’ils n’aient pas à payer la grande dîme mais seulement la petite, à savoir chaque année
une brebis avec son agneau et une deuxième, stérile, sur cinquante. Et si, à cause d’eux, une jument
se perdait, qu’ils se mettent à cinq pour la rendre dans l’année qui suit, et qu’on ne leur réclame
rien d’autre. Chaque homme devra donner à l’Église deux peaux d’agneau par an ; et ceux qui ont
des villages, qu’ils fauchent le foin trois jours par an, à Kižereze où ailleurs, dans les alentours, et
qu’ils transportent pour le compte du monastère dix chariots pour quarante maisons, là où
l’higoumène le leur ordonnera. Et les voiniks qui n’ont pas à travailler la laine pour le monastère,
qu’ils donnent des vêtements, et tant le voinik que le kielator auront à faire paître les troupeaux et
tondre la laine, et le voinik gardera les pâtres. En cas de mauvais temps, les voiniks et les kielators
iront paître les moutons. Et le vol sera puni de six bœufs, et le vol de chevaux de six chevaux »
(Novakovi , 1912, p. 622-631).

Les Valaques donnés au monastère de Banja habitaient dans six catuns,


terme qui est employé dans le sud de la Serbie, alors qu’au nord leurs habitations
sont désignées par le terme slave selo. L’acte en question distingue les deux
catégories traditionnelles de Valaques, les voiniks, groupe privilégié, et les
kielators dont le statut se rapproche de celui des paysans dépendants. Ces deux
catégories se retrouvent également dans d’autres actes de donation de la première
moitié du XIVe siècle en faveur de Gra anica, de l’évêché de Prizren, de De ani.
Sous le règne d’Étienne Doušan (1331-1355), de nouvelles régions de
l’Empire Byzantin à forte population valaque ont été intégrées dans le Royaume
serbe (devenu Empire en 1346) : la Macédoine, l’Épire et la Thessalie. Une
confirmation de la donation à Chilandar de l’église Saint-Nicolas de Vranje, en
1334-1346, nous donne des précisions nouvelles sur la loi des Valaques :

134
« Celui qui s’appelle voinik donnera pour la Saint Démètre une couverture (ou tente)
(pokrov') rouge, et les autres Valaques qu’ils travaillent la laine, une pièce par tête d’homme, et le
reste de la laine qu’ils la travaillent moitié-moitié. Et lorsque le pâtre sera congédié, les Valaques à
cheval garderont les juments et ils devront aller avec l’higoumène et avec l’économe là où ils le
leur ordonneront, et qu’ils transportent le sel et tout ce qui sera nécessaire au monastère. Et
lorsqu’ils travailleront la vigne, qu’on leur donne du pain et du vin de l’église. S’ils font paître du
bétail, qu’ils en soient payés. Lorsqu’ils paîtront plus d’un an, qu’ils aient leur part, à savoir un
poulain, et l’année d’après qu’ils le retirent du troupeau. Et l’higoumène du Hilandar prendra
chaque année deux chevaux » (Novakovi , 1912, 415).

Lors de l’occupation de Prilep en 1335, Étienne Doušan émet un autre acte


en faveur du monastère de Treskavac qui possédait plusieurs villages à noms
roumains tels Moghilica (Moghilitsa), Pitici (Nains), Vâlcea (Vl aja), de même
que l’église Saint-Nicolas de Lerin (Florina), au Sud de Bitolia, que lui avait
vendue « l’évêque valaque » de Prilep.
La loi valaque apparaît également dans un acte de 1348-1353 d’Étienne
Doušan en faveur du monastère des Archanges de Prizren : les Valaques auront à
donner chaque année une brebis avec son agneau et une autre stérile, tous les
deux ans un cheval ou 30 hyperpères. En outre, chaque maison aura à fournir une
peau d’agneau et une autre d’agneau avorté, et ceux qui étaient poklonnici qu’ils
aient à calculer eux-mêmes leur dîme, payable en couvertures à l’automne et
deux béliers au printemps. Les Valaques pauvres auront à travailler la laine pour
l’Eglise, les autres seront tenus à transporter le sel, à faucher le foin, à réparer les
fortifications, à construire des bergeries, à garder les chevaux et à effectuer des
transports pour l’higoumène (Dragomir, 1959, p. 27-28).
Il ressort de ces documents que les Valaques étaient éparpillés un peu
partout en Serbie où les rois les offrent aux monastères, à moins qu’ils ne
conservent leur autonomie comme ce fut le cas pour Stari Vlah, région sise entre
la Drina et le Lim, ou bien la Valachie de Bosnie qui fera partie, au XVe siècle,
du titre de Nicolas Ujlaki, « Bosniae et Valachiae rex », selon l’inscription sur la
peinture le représentant aux pieds du pape Sixte IV (en 1475) à l’hôpital San-
Spirito de Rome (sala Lancisi). Parmi les plus connus d’entre eux figurent les
Balša, dynastes de Zeta dans la seconde moitié du XIVe siècle : ils possédaient
Antivari, Budua, peut-être Scutari, ensuite Dulcigno, Prizren, Valona, Berat et
Chimara (Jire ek, 1911, p. 424-426 ; Jire ek, 1918, p. 110-112). À la fin du XVe
siècle, ils émigrèrent en Valachie au Nord du Danube et ensuite s’établirent en
Moldavie où leurs descendants occupèrent les plus hautes fonctions et dignités
( tef nescu, 1969).
D’importants mouvements de la population valaque de Serbie sont
constatés pour le XIVe et le XVe siècles, lorsque des groupes venus du Kossovo
et du Vardar émigrent vers le Nord et s’installent dans la vallée du Timok et de la
Morava. D’autres mouvements d’expansion pastorale ont eu lieu, à la même
époque, à partir de Niš par la vallée de la Nišava, ont pénétré en Bulgarie jusqu’à
Sredna Gora, et ensuite de Sofia vers le Nord-Ouest, jusqu’à l’ancienne frontière

135
serbe où le nom de Banišor trahit l’origine de ces Valaques (Jire ek, 1888 ;
Pu cariu, 1926, p. 6-8).
Des recherches plus anciennes ont identifié des Valaques au Monténégro et
en Herzégovine et sur une bonne partie du littoral dalmate dès le XIVe siècle
(Dragomir, 1959, passim).
Enfin, en Croatie les Valaques font parler d’eux dès le XIVe siècle,
lorsqu’ils sont appelés Morolaci (Maurovlaques). Ils prennent part aux guerres
qui marquent la fin de la domination serbe sur la Croatie et son occupation par la
Hongrie, lorsqu’ils servent sous le ban Ivaniš Nelipi et ensuite sous son gendre,
Franž Frankopan. Ce dernier confère, en 1436, aux Valaques de Croatie un
document très important contenant la lex Valachorum. Avant d’entreprendre son
analyse, précisons que les titres de Franž Frankopan nous permettent d’identifier
les régions habitées par les Valaques : il s’intitule notamment cnèze de Veglia,
Modrussa, Cetinje et Clissa et contrôle un important territoire qui s’étend de
Tersatto près de Fiume, au Sud, jusqu’à Almissa, à l’embouchure de la Narenta,
au Nord.
Le privilège – on pourrait parler de la coutume mise enfin par écrit et
reconnue par le souverain – a été accordé à la demande de 16 chefs valaques
appelés catunary nommément désignés, et comprend 23 points. On peut
distinguer trois catégories de privilèges contenues dans ce véritable Coutumier :

1. Dispositions d’ordre juridique

Les Valaques seront libres d’élire leurs propres chefs, à savoir cnèzes,
voïévodes, juges et dvorniks, qui seront toujours des Valaques. Les procès seront
jugés à Sinj (Segna) sous la présidence du cnèze et des juges qui, par ailleurs,
feront deux fois par an un descensus parmi leurs sujets. Les cnèzes recevront un
tiers du montant des amendes prononcées, plus un dixième des sommes dues au
ban, les juges un dixième. Nul Valaque ne sera pendu pour ses crimes. Les
Croates n’ont pas le droit d’avoir des Valaques à leur service, à la seule
exception d’un berger par foyer.

2. Dispositions d’ordre militaire

Les Valaques sont tenus de servir à cheval et en armes de la Saint-Étienne


(26 ou 29 décembre) à la Saint-Martin. En cas de non respect de cette obligation,
ils paieront six livres ou une vache, amende dont le dixième revient au voïévode
valaque. Le cheval du Valaque ne peut être mis en gage. Lors d’une campagne,
les deux tiers des hommes seront des combattants et un tiers s’occuperont des
chevaux et de la nourriture.

136
3. Disposition d’ordre fiscal

Les Valaques auront à payer des taxes deux fois par an, à la Saint-Georges
(un bélier ou une brebis et un bouc, plus une pièce d’or par foyer) et à la Saint-
Martin (un denier par cheval, à l’exception des catunari et des dvorniks). Ils sont
exemptés des taxes d’herbage à la montagne et dans leurs quartiers d’hiver
(Lopaši , 1894, p. 8-11).
Tout comme en Serbie, une partie des Valaques dépendaient directement
du roi (d’où leur nom de « Valaques royaux ») et avaient comme juge suprême le
ban croate résidant à Knin.
Les Morlaques et les Cici (Tschitsches) que nous rencontrons en Istrie dès
le XIVe siècle représentent d’autres groupes de Valaques qui finiront par se
slaviser sans pour autant perdre leurs anciens noms. Les premiers ont donné leur
nom aux mercenaires roumains en Hongrie (More), alors que les Cici sont
désignés au XVIe siècle sous l’appellation de Antiqui Romani.
Un autre groupe valaque, les Tzintzari, a fait couler beaucoup d’encre
quand à l’origine de leur nom. Qu’il nous soit permis de suggérer une
comparaison avec la situation des bergers transhumants des Pyrénées en 1980,
dans la vallée de la Soule :
« Les grands artzain (emmènent) leurs bêtes vers les hauts pâturages qui couvrent la crête,
frontière du pic d’Anie à la montagne d’Orry. Ils marchent en tête [...] au milieu d’un nuage de
poussière, dans le tintamarre des cloches et des bourdons – la tzintzarrada. Au long de la route, la
troupe fait entendre un respectable bruit de sonnailles, mais à l’approche des bourgs, on décharge
l’âne [...] des plus grosses cloches […] on les attache au cou des bêtes les plus fortes et le troupeau
traverse les rues comme une fanfare en marche, attirant les gens sur le pas de leurs portes »
(Duhourcau, 1973, p. 119-120, cité par Braudel, 1986, p. 87).

Ce texte est à rapprocher de celui de Pouqueville, qui décrit en ces termes


la migration annuelle des Valaques Dassarets du Pinde : à la Saint-Démètre, le
conseil des vieillards décide des quartiers d’hiver et ensuite les troupeaux se
mettent en marche :
« Les troupeaux grimpent en colonnes ondoyantes sur le flanc des montagnes ; le bruit des
sonnettes des boucs et des béliers, les cris des animaux de toute espèce, des voix confuses,
annoncent, accompagnent et suivent la longue file des émigrants du Pinde, qui reverse sa
population d’été sur les plaines de la Macédoine. Vieillards, adolescents, hommes, filles, les mères
chargées du berceau du nouveau-né, [...] marchent entourés d’animaux domestiques, de chevaux
robustes et de mulets chargés de bagages, sur lesquels chante le coq, horloge des cabanes [...] »
(Pouqueville, II, 1826, p. 216).

II

L’expansion ottomane de la seconde moitié du XIVe siècle a englobé dans


les frontières du nouvel empire des territoires massivement peuplés par les
Valaques et par les Aroumains. La chute de la Macédoine, de la Bulgarie et d’une
137
partie de la Serbie eut comme résultat un changement d’autorité, certes, mais les
conditions de vie des Valaques restèrent inchangées. Qui plus est, leur statut
personnel s’améliore car ils se voient octroyer des exemptions d’impôts et des
privilèges qui les mettent à l’abri d’une éventuelle perte de leur liberté
personnelle au profit des timariotes ottomans. Un contingent de Valaques aurait
déjà combattu dans les rangs de B yaz d Ier à Ankara en 1402, inaugurant ainsi
une longue tradition militaire.
Si nos informations sur les Valaques de Bulgarie à l’époque ottomane sont
pratiquement inexistantes jusqu’au XIXe siècle, lorsqu’on les retrouve habitant
les montagnes et s’adonnant à l’élevage et aux transports, en échange on est
mieux documenté sur la Thessalie et l’ancienne Serbie, la Bosnie et la Croatie.
La Thessalie fut la première région occupée par Mourad II (1421-1452) et
il semble qu’une bonne partie de ses cités aient conclu des traités avec les
Ottomans qui leurs confirmèrent leurs anciens privilèges contre le paiement de
taxes fixes et de prestations d’ordre militaire. Ainsi, les Valaques de Thessalie
ont fourni un contingent qui a pris part au siège de Constantinople en 1453
(Elissen, 1858, p. 211-212 ; Arginteanu, 1904, p. 217).
Un statut vraisemblablement analogue a été accordé par Mehmet II et par
B yaz d II aux Valaques de Brani evo (1467), de Bosnie (1489) et de
Herzégovine (1477 et 1489) (Beldiceanu, 1976, passim). Selon une tradition plus
tardive, l’Épire avec l’Étolie et l’Acarnanie, la Thessalie et la Macédoine auraient
été organisées en 1537 par Soliman Ier en 15 armatolats (ensuite 17), régions
militaires où les habitants – Aroumains, Albanais, Grecs et Slaves – avaient à
charge la garde des défilés et le maintien de l’ordre. Les armatoles bénéficiaient
d’importantes immunités, d’un statut de muaf (exempts d’impôts) et se
gouvernaient seuls en dehors de toute immixtion de l’administration régionale
ottomane. Leurs chefs s’appelaient capitaines (kapitános ou kapetánios) et les
hommes en armes palikares, qui correspondaient aux capitaines et aux vojniks
des pays slaves (Vakalopoulos, 1964, p. 314-336 ; Iancu, 1981, p. 1520-1521 ;
Djuvara, 1989). Cette organisation est restée en vigueur jusqu’au XIXe siècle,
lorsque Pouqueville précise que les Valaques payaient leurs impôts à la sultane
valideh, la mère du sultan régnant, et conservaient toujours leurs anciens
privilèges.
On peut donc observer que partout dans l’Empire Ottoman les Valaques
maintiennent leur organisation autonome en échange du service militaire aux
armées impériales ou sur place. En échange, ils étaient exemptés du versement du
kh ra , de l’öšr, de l’ispen e et d’autres taxes. Leurs contributions fiscales et
militaires, de même que leur statut personnel étaient définis par le 'adet-i
eflaqiyye, la coutume des Valaques, correspondant du zakon Vlahom, du jus
Valachicum. Les charges fiscales comprenaient un versement annuel (à la Saint-
Georges) d’un florin d’or, d’une brebis avec un agneau (ou leur contre-valeur, 12
aspres), et d’un bélier (ou 15 aspres). Un village de 50 feux donnait en plus deux
béliers (ou 60 aspres) et une tente (ou 100 aspres). Chaque feu avait donc
138
l’obligation de payer au fisc ottoman un florin et 30 aspres par an en
Herzégovine, un peu plus dans la région Timok – Morava – Rudnik – Zvornik
(Beldiceanu, 1976, passim).
Le régime des terres est tout aussi favorable aux Valaques : la tenure,
désignée d’un terme slave baština, est pratiquement assimilée au timar, en ce
sens que son détenteur doit fournir le service militaire en échange de l’exemption
du kh ra , de l’ispen e et d’autres taxes. La transmission de la baština était
héréditaire mais uniquement si le successeur remplissait les mêmes fonctions
militaires que son prédécesseur.
Les chefs des Valaques s’appelaient, tout comme en Serbie, cnèzes,
primikürs, lagators (adjoint d’un chef de vojnuk, selon la graphie ottomane) et
tekli e (messagers, courriers). Le cnèze suprême – à comparer avec les armatoles
et les capitaines des Grenzer – était vraisemblablement élu par les autre cnèzes.
Dans la région de Smederevo, en 1476, les 30 communes valaques avaient à leur
tête un cnèze suprême (qui était en même temps le cnèze d’un village), 21 cnèzes
et 294 primikürs. Huit communes étaient dirigées par des primikürs.
Face aux soldats-paysans de l’Empire Ottoman – Valaques, Uscoques,
Martolos – l’Empire des Habsbourg, qui avait englobé la Hongrie occidentale et
la Croatie au début du XVIe siècle, a mis en place un ample système défensif
connu sous le nom de frontière militaire (Militärgrenze). Au début, il s’agissait
de groupes de mercenaires allemands placés dans certains points stratégiques. À
partir de 1535, Ferdinand Ier de Habsbourg octroya les premières chartes
organisant la frontière militaire où furent installés des Valaques, dés Uscoques,
des Cici (Antiqui Romani) de etinje, des Serbes et des pribeg, terme générique
désignant les fuyards, les immigrés. Les Grenzer – tel était le nom de ces soldats-
paysans – recevaient, en échange du service militaire, des tenures héréditaires.
Pendant vingt ans ils étaient exemptés d’impôts et ensuite ils acquittaient une
taxe fixe aux autorités autrichiennes. Ils ne recevaient pas de paie, mais, tout
comme les martolos et akindjis ottomans, ils avaient droit à une part de butin ; ils
élisaient leurs propres chefs et jouissaient de la liberté religieuse. Leur statut
militaire les protégeait contre les essais de la noblesse locale de les asservir, tout
comme cela se passait dans l’Empire Ottoman à la même époque.
Des chartes similaires émises en 1538 et en 1547 attirèrent de nouveaux
venus, tant des réfugiés que des Croates autochtones, sur la frontière.
La frontière militaire était partagée en deux districts : la frontière croate
(Karlstadtgrenze) entre la côte de l’Adriatique et la Sava, et la frontière slovène
(Wendischgrenze, ensuite Warasdingrenze) entre la Sava et la Drava. Elle
dépendait directement de Vienne et le colonel qui la commandait était
indépendant du ban de Croatie. En 1556, Ferdinand, devenu empereur, créa le
Hofkriegsrat à Vienne qui coiffait le colonel et toutes ses troupes. À partir de
1564, le siège du Hofkriegsrat fut muté à Graz, où il resta jusqu’à sa dissolution
en 1743.

139
Un relevé des effectifs de 1573 enregistre 5913 combattants, ce qui donne
une population d’environ 30 000 âmes, 50 % de plus qu’au début du siècle
lorsqu’elle ne dépassait pas 20 000 personnes.
Les Grenzer prennent une part modeste à la longue guerre ottomano-
autrichienne de 1593-1606, mais ces années ont eu comme conséquence
d’importants mouvements de populations dans l’Europe Centrale et du Sud-Est.
De nombreux Serbes, Bulgares et Valaques se réfugient en Valachie au Nord du
Danube, au sud de la Hongrie occupée par les Habsbourg et en Croatie. À ces
derniers venus, les autorités promirent des libertés semblables à celles des
Uscoques. Mais, ici, la noblesse et l’Église catholique protestèrent contre ces
exemptions et demandèrent l’application aux nouveaux venus du statut de
« Valaques privés », donc dépendants d’un seigneur. De 1604 à 1681, presque
toutes les diètes de Hongrie demandèrent l’imposition des Valaques qui,
naturellement, s’y opposaient, préférant payer le kharatsch (cf. le mot turc
kh ra ) à leurs capitaines, plutôt que de perdre leur liberté individuelle.
D’autres Valaques s’installèrent sur la frontière orientale, en Slovénie, où
ils obtinrent l’exemption de « toutes les taxes, robotes et autres obligations
semblables ». Leur nombre ne cessa de s’accroître au XVIIe siècle, formant,
selon les termes de la Chancellerie autrichienne, « un contrefort puissant de ces
frontières contre les Turcs ». En 1630, sur un total de 380 villages de la frontière
Slovène, 50 environ étaient habités par des Valaques. L’empereur Ferdinand II
leur accorda, le 5 octobre 1630, des statuts (Statuta Valachorum) ; document
d’une extrême importance pour le sujet qui nous préoccupe, car il fut par la suite
étendu à la frontière croate (Šiši , 1918, p. 476-490).
Ce texte présente des ressemblances avec le statut croate de 1436, mais il
est beaucoup plus ample et plus systématique. Les Valaques de la frontière
slovène se trouvaient regroupés sous trois capitanats (Universa Valachorum
communitas in trium capitaneorum supremorum, nimirum Crisiensis,
Caproncensis et Ivanicensis districtibus commoratur), tout à fait comparable aux
armatolats de l’Empire Ottoman. À la tête de chaque capitanat se trouvait un
juge suprême (iudex sive knesius), « vir peritus legumque patriarum gnarus »,
secondé par huit juges assesseurs éligibles tous les ans à la Saint-Georges. Le
chef administratif était le capitaine aidé par un vice-capitaine, alors que les
voïévodes (vayvoda) et les porte-drapeau (vexillifer) représentaient les chefs
militaires. Tous les hommes de 16 à 60 ans devaient le service militaire contre les
Ottomans et contre tous les ennemis de l’empereur. Enfin, une idée importante
était le maintien de la zadruga (la famille patriarcale élargie) comme basé sociale
et économique des Grenzer. Ainsi, les tenures étaient distribuées à la zadruga et
non pas aux individus, ce qui avait comme conséquence une meilleure continuité
du service militaire.
Durant tout le XVIIe siècle, les Grenzer, Valaques, Serbes, Uscoques et
Croates combattirent contre les Ottomans sous le nom générique de Croates. À
partir de la seconde moitié du siècle, leur autonomie se trouva de plus en plus
140
réduite par des mesures administratives (suppression de certaines charges
électives) et religieuses (pression des Jésuites pour le passage au Catholicisme ou
à l’Union avec Rome). Pendant la guerre de 1683 à 1699, les Grenzer occupèrent
des territoires ottomans où ils s’installèrent à demeure, comme ce fut le cas de
Lika et Krbave où des Valaques sont mentionnés dès le XIVe siècle.
Un nouvel afflux de réfugiés serbes en 1690-1691 contribua à la
dénationalisation des Valaques qui se confondent de plus en plus avec eux. À
partir de 1691, leur chef spirituel et politique devient le patriarche serbe de
Karlowitz (Sremski Karlov ), qui aura aussi autorité sur les Roumains
orthodoxes de Transylvanie.
Le XVIIIe siècle est émaillé par les révoltes des Grenzer contre les essais
de l’Église catholique et des autorités autrichiennes, croates et hongroises de les
réduire au statut des paysans dépendants. Parallèlement, les réformes de Marie-
Thérèse eurent comme résultat leur intégration dans l’armée autrichienne par
l’obligation de porter des uniformes militaires et la nomination d’officiers
étrangers. À la suite de plusieurs mutineries (1744, 1746, 1750, 1751 et 1765),
les Grenzer reçurent quand même le droit d’avoir des officiers issus de leurs
rangs en proportion de deux tiers, mais il s’agissait surtout de catholiques et/ou
d’uniates, des rangs desquels s’élevèrent dés familles nobles comme les
Rukavina et les Jela i .
Avec la création, entre 1762 et 1766, de la frontière du Banat et de la
Transylvanie, le dispositif militaire autrichien s’étendait de l’Adriatique aux
Carpates sur plus de 1 700 km. La conscription de 1815 donne, par nationalités,
les chiffres suivants : 728 173 Slaves (Serbes, Croates, etc.), 121 062 Roumains
(notamment de Transylvanie et du Banat), 79 636 Hongrois et Szeklers, 9 000
Allemands, 1 500 Albanais et 1 500 d’autres nationalités.
Le gain le plus important pour ces gens a été, sans doute, l’accès au statut
militaire qui leur a évité la chute dans le servage. Le revers de la médaille était
leur intégration à terme dans l’armée autrichienne et, par conséquent, la perte de
leurs institutions autonomes qui avaient constitué leur particularité fondamentale
et leur avait permis de conserver une bonne partie de leurs coutumes et traditions.
Ce phénomène est perceptible également chez les Valaques de l’Empire
Ottoman. Au début du XVIIe siècle, une bonne partie d’entre eux perdent leur
statut privilégié de vojnuks dans des circonstances encore peu claires, mais qui
doivent être mises en relation avec la décadence de l’Empire Ottoman et le
gonflement des effectifs des corps jusque là réservés aux élites, comme les
janissaires. Il se produit alors dans leurs rangs un renversement complet des
valeurs : les vojnuks déchoient et la première place dans les structures
économiques et sociales est prise par les kielators, caravaniers et marchands. S’y
ajoutait l’urbanisation de plus en plus intense de l’Empire qui a permis aux
Aroumains de peupler en majorité des villes comme Samarina (Santa-Maria-de-
Praetoria, 1560), Trikkala (où l’église des Saints-Anargyres date de 1574/5),

141
Moschopolis (ou Voskopolis) (où le monastère du Prodome fut érigé en 1630),
Metsovo (XVIIe siècle), Sirrakou, Kallaritai, Malakasi, etc.
Dans le courant du XVIIe et du XVIIIe siècle, les Aroumains font irruption
dans le commerce international par voie de terre et de mer, notamment sur la côte
orientale de l’Adriatique. On serait tenté de mettre ce phénomène nouveau en
relation avec le tremblement de terre qui ravagea Raguse en 1667 et porta un
coup d’arrêt à son activité économique. Dans cette éventualité, l’essor du
commerce aroumain pourrait s’expliquer par la nécessité de trouver de nouveaux
débouchés. Cette nécessité se conjugua avec l’intérêt des marchands français
d’établir un contact direct avec leurs partenaires balkaniques par l’implantation
d’un comptoir à Metsovo. Les archives de Venise conservent un fond important
de lettres de marchands de Moschopolis, de Metsovo, d’Ochride, de Siastista et
de Moloviste qui sont une véritable mine d’informations sur leurs relations
commerciales avec Arta, Durazzo, Raguse, Trieste, Venise, Ancône et Messine,
pour ne plus parler de Constantinople et Thessalonique, et des ports de la mer
Noire (Papahagi, 1931, passim).
Pouqueville, qui avait consulté les archives des consuls de France en Épire,
décrit en ces termes le début des relations de ces marchands avec la France :
« Les négociants français conçurent le projet de former un entrepôt à Mezzovo dans le
Pinde. Placés ainsi au milieu des Valaques de cette contrée, ils ne tardèrent pas à leur inspirer une
confiance telle, que ceux-ci ne voulurent plus traiter qu’avec eux pour transporter leurs étoffes à
l’étranger. Ce fut à dater de cette espèce de connaissance faite avec les Mégalovlachites et les
Janiotes que notre pavillon couvrit les marchandises qu’ils expédiaient à Messine, à Ancône, à
Raguse, à Trieste et jusqu’en Sardaigne » (Pouqueville, II, 1826, p. 418).

Si l’Italie et notamment Venise constitue la direction principale du


commerce aroumain au XVIIe et au début du XVIIIe siècle, on y trouve des
mentions de caravanes qui allaient par voie de terre en Allemagne et en Autriche.
Les exportations des Valaques consistaient en laine et lainages (des étoffes
grossières, aba, des couvertures, cerga, des tapis), auxquels s’y ajoutaient des
pelleteries (maroquins, basanes, cordovans), de la soie, des mousselines, de la
poix, du café, de la cire, du tabac et de l’huile. Les importations consistaient
principalement en tissus fins : drap, velours (brocatelle, une étoffe de soie, de
coton ou de laine imitant le brocart), des soieries, des londrins, des objets en
verre, de la majolique, du papier, des livres, des armes, des métaux (plomb,
airain), de l’indigo, du sucre, du bois du Brésil.
À partir du milieu du XVIIIe siècle, on assiste à un renversement
spectaculaire des directions du commerce des Aroumains et des Levantins en
général. Les nouvelles taxes fixées par Venise sur les importations de l’Empire
Ottoman causèrent la ruine de plusieurs maisons de Moschopolis, de Siatiste,
d’Ochride et de Moloviste. En conséquence, ces marchands décidèrent
d’abandonner le commerce maritime par Durazzo et inaugurèrent une nouvelle
direction par voie de terre vers Belgrade, la Hongrie, l’Autriche et l’Allemagne.

142
C’est là, après 1750-1760, que se place le début de l’aventure centre-européenne
des Aroumains dans l’Empire des Habsbourg, pour laquelle le lecteur est invité à
consulter la contribution de Neagu Djuvara (1989).

BIBLIOGRAPHIE

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fin du XVe siècle », RRH VIII (1960), p. 891-897
Vakalopoulos, Ap.E., , II, Thessalonique 1964
143
FAMILLES DE LA NOBLESSE ROUMAINE
AU SERVICE DE LA RUSSIE (XVe – XIXe SIÈCLES)

On peut distinguer trois phases principales dans le processus d’émigration


de la noblesse roumaine de Valachie et de Moldavie en Russie1, de son entrée au
service des tsars et de sa complète assimilation au sein de la noblesse russe :
1) Une première phase, antérieure à l’époque de Pierre le Grand, est celle
des départs individuels pour des raisons diverses : persécutions politiques,
recherche d’une meilleure situation, goût de l’aventure dans un pays lointain
mais néanmoins orthodoxe, la seule puissance chrétienne orthodoxe (avec les
deux Principautés Roumaines de Valachie et de Moldavie) après la chute de
Byzance et des États chrétiens des Balkans aux XIVe – XVe siècles.
2) Une deuxième phase est liée à la politique de Pierre le Grand, aux
guerres contre la Suède et les Turcs ottomans, à la mainmise moscovite sur
l’Ukraine. C’est une époque de départs massifs pour la Russie, d’entrée au
service de celle-ci de groupes entiers comme ce fut le cas pour les Cosaques
roumains, ou bien pour le prince moldave Dimitrie Cantemir qui se réfugia, en
1711, auprès de Pierre le Grand avec toute sa Cour, une partie de l’armée et des
fidèles, en tout environ 4 000 personnes.
3) Une troisième phase, que nous aborderons en dernier, est celle de
l’occupation par la Russie de territoires anciennement ottomans ou polonais,
annexion qui fait de l’Empire le voisin direct de la Moldavie sur le Dniestr :
occupation de la région sise entre le Bug et le Dniestr par la Paix de Ia i (Ia i) de
1792 ; occupation de la Podolie à la suite du deuxième partage de la Pologne en
1793 et, enfin, occupation de la moitié orientale de cette même Moldavie lors de
la Paix de Bucarest de 1812. À cette occasion, à la suite d’une guerre contre les
Ottomans (1806-1812), suzerains de la Moldavie, la Russie s’empare d’un
territoire roumain, avec une noblesse et une paysannerie, roumaines à plus de
90%. Ce n’est plus là une entrée volontaire au service de la Russie d’un individu
ou d’un groupe d’individus, mais l’annexion d’une province de 45 000 km2 avec
cinq forteresses, 17 villes, 685 villages et une population d’un demi-million
d’habitants. Pour les besoins de la cause, la province a été baptisée Bessarabie
(Basarabia, en roumain) comme il ressort d’une lettre de Rumjantsev de 1807 :
« cette étroite lisière de pays qui, ne formant pas province, porte le nom de
Bessarabie »2.

1
Pour le cadre général des relations roumano-russes, voir notamment N. Iorga, Histoire des
relations russo-roumaines, Ia i 1917 ; G. Bezviconi, Contribu ii la istoria rela iilor româno-ruse,
Bucarest 1962.
2
Gh.I. Br tianu, La Bessarabie. Droits nationaux et historiques, Bucarest 1943, p. 41.
145
I

Les premiers liens entre la noblesse roumaine et la Russie nous sont connus
seulement à partir de la seconde moitié du XVe siècle. À cette époque, plus
précisément en 1463, le prince de Moldavie Étienne le Grand ( tefan cel Mare,
1457-1504) épouse Evdokija (Eudoxie), la sœur de Semen Olelkovitch de Kiev,
dont la mère, Anastasija, était fille de Basile Ier de Moscou, et le père, le prince
Alexandre (Olelko) Vladimirovitch de Kiev3. De ce mariage russo-roumain
naquirent plusieurs enfants dont une fille, Hélène, née entre 1464 et 1467, date de
la mort de sa mère (le 4 septembre 1467), vraisemblablement morte en couches4.
Dès que la princesse Hélène fut nubile – en 1479-1480 – sa tante, Fedka,
l’épouse du prince Semen Jur’evitch de Kiev, écrivit à Ivan III pour le convaincre
de marier son fils Ivan le Jeune à Hélène « la Roumaine » (Vološanka). Le
mariage eut lieu en 1482-1483, lorsque Hélène se rendit à Moscou avec une suite
de nobles moldaves5.
Ce mariage était le prélude – ou l’aboutissement – d’une alliance politique
négociée en 1483-1484 par un personnage hors du commun, le secrétaire Fedor
Kuritsyn, envoyé d’Ivan III à Bude, en Moldavie et en Crimée6. Après un an et
demi de séjour en Moldavie, Kuritsyn se rendit à Aqkermann (Cetatea-Alb ),
forteresse moldave occupée par les troupes du sultan B yaz d II en août 1484.
Fait prisonnier par les Ottomans, l’ambassadeur moscovite put repartir au bout
d’un certain temps et, après un séjour en Crimée, il arriva à Moscou en septembre
1485. Kuritsyn amenait, outre des traités avec le roi de Hongrie et le prince
moldave, des « me teri » et un récit, Skazanie o Drakule voevode (Le dit de
Dracula), inspiré de la vie et des actions de Vlad III l’Empaleur, prince de
Valachie († 1476)7.

3
D.P. Bogdan, « Pomelnicul de la Bistri a i rudeniile de la Kiev si de la Moscova aie lui
tefan cel Mare », AARMSI, IIIe série, XXII (1941), p. 633-657 ; idem, Pomelnicul m n stirii
Bistri a, Bucarest 1941.
4
Sa pierre tombale se trouve au monastère de Probota : N. Iorga, Inscrip ii din bisericile
României, Bucarest 1905, p. 60 ; Repertoriul monumentelor i obiectelor de art din timpul lui
efan cel Mare, Bucarest 1958, p. 247.
5
Voir la correspondance publiée dans Sbornik imperatorskogo russkogo istoritcheskogo
obshtchestva XLI (1884), p. 22-23 ; Ja.S. Grosul – A.C. O etea et alii, Istoritcheskie svjazi narodov
SSSR i Rumynii v XV – natchale XVIII v., I, 1408-1632, Moscou 1965, p. 54-55 ; P.P. Panaitescu,
« Contribu ii la istoria lui tefan cel Mare », AARMSI, IIIe série, XV (1934), p. 70-72, qui publie le
sauf-conduit de la princesse Hélène délivré par le roi Casimir de Pologne à Troki, le 28 mars 1482.
La suite de la princesse était formée de trois nobles moldaves et de leurs épouses.
6
P. Karge, « Die ungarisch-russische Allianz von 1482-1490 », Deutsche Zeitschrift fir
Geschichtswissenschaft VII (1892), p. 326-333 ; B. Spuler, Die Goldene Horde. Die Mongolen in
Russland 1223-1502, Wiesbaden 1965 ; K.V. Bazilevi , Vnešnjaja politika russkogo
centralizovannogo gosudarstva, vtoraja polovina XV veka, Moscou 1952, p. 102-168.
7
Ja.S. Lur’e, Povest’o Drakule, Moscou – Leningrad 1964 ; G. Giraudo, Drakula. Contributi
alla storia delle idee politi che nell’Europa Orientale alla svolta del XV secolo, Venise 1972 ;
M. Cazacu, L’histoire du prince Dracula en Europe Centrale et Orientale, Genève 1988.
146
Kuritsyn devint aussi le protecteur et le chef de file des judaïsants de
Moscou, ce courant d’idées qui cherchait dans la littérature judéo-arabe des
sources d’inspiration pour une mystique chrétienne8. La princesse Hélène et
certains membres de son entourage furent séduits par les idées de Kuritsyn et de
ses amis9. Le couronnement de Dimitrij, le fils d’Hélène et d’Ivan le Jeune, en
1498 comme successeur désigné du grand-prince de Moscou, sembla être
l’apogée de l’influence d’Hélène la Roumaine et, par voie de conséquence, de la
nouvelle secte ; malheureusement, il fut suivi, en 1502, de sa disgrâce et de celle
de sa mère : tous les deux sont morts en prison, quelques années plus tard,
vraisemblablement empoisonnés par Sofia-Zoé Paléologue10.
Parmi les courtisans moldaves qui entouraient Hélène, l’un d’entre eux, son
demi-frère Ivan Vetchin (qui signifie « voisi », en roumain), un fils naturel
d’Étienne le Grand, prit femme à Moscou et fut considéré comme l’ancêtre de la
famille Rahmaninov11.
Notons encore que le Livre de velours (Barhatnaja kniga) attribue une
origine roumaine à la famille Ofrosimov qui descendait « de l’honorable sire
Andrej », venu du Pays des Roumains au service du prince Basile,
vraisemblablement Basile II12.
D’autres nobles moldaves et valaques – surtout des princes ou leurs fils –
ont trouvé asile à Moscou sous le long règne d’Ivan IV. Deux d’entre eux,
Bogdan et tefan L pu neanu, fils du prince Alexandru de Moldavie (1552-1561,
1564-1568), sont mentionnés à Moscou en 1566. Le premier, Bogdan, reçut du
tsar Yudel de Luh, confisqué au prince Ivan Dimitrievich Belskij ; puis, après un
bref retour en Moldavie où il règne de 1568 à 1570, Bogdan revint à Moscou et

8
N.A. Kazakova – Ja.S. Lur’e, Antifeodal’nye eretitcheskie dvizhenija na Rusi XIV – natchala
XVI v., Moscou – Leningrad 1955 ; Ja.S. Lur’e, Ideologitcheskaja bor’ba v russkoj publitsistike
kontsa XV – natchala XVI veka, Moscou – Leningrad 1960 ; Th. Seebohm, Ratio und Charisma.
Ansätze und Ausbildung eines philosophischen und wissenschaftlichen Weltverständnisses im
Moskauer Russland y Bonn, 1977.
9
Voir les noms des membres de ce mouvement Th. Seebohm,op. cit., p. 538-539.
10
J.L.I. Fennell, « The dynastie crisis 1497-1502 », The Slavonie and East European Review
XXXIX (1960), p. 1-23 ; H. Riiss, Adel und Adelsoppositionen im Moskauer Staat, Wiesbaden
1975, p. 86-94 ; G.P. Majeska, « The Moscow coronation of 1498 reconsidered », JGO XXVI
(1978), p. 353-361.
11
A.I. Jacimirskij, « Skazanie vkratse o moldavskih gospodarjah v Voskresenskoj letopisi »,
Izvestija otdelenija russkogo jazyka i slovestnosti VI (1901), p. 116 ; G. Bezviconi, Contribu ii,
p. 44, note 2 ; G. Giraudo, op. cit., p. 121-122. À rappeler aussi que le Chronographe de 1512,
ouvrage attribué à Filofej de Pskov, a été copié en 1538 par le moine Vasian « surnomé Dracula »
(poreklu Drakula), peut-être un Roumain de Valachie ou de Moldavie : cf. M. Cazacu, op. cit.,
d’après Polnoe sobranie russkih letopisej, XXII, p. 218 ; Istoritcheskie svedenija o rode
Rahmaninovyh, Kiev 1895 ; P.P. Panaitescu, « Contribu ii », p. 11.
12
G. Bezviconi, op. cit., p. 44, note 2.
147
reçut Yudel de Tarusa en 1575. Deux ans plus tard, il s’éteignait, aveugle,
comme son père qui avait souffert toute sa vie d’une grave maladie des yeux13.
Son frère tefan resta en Russie à partir de 1566 sans interruption, fit
carrière à la Cour d’Ivan IV et de ses successeurs comme voïévode de Tula et
ensuite de Kazan’ (1604) et épousa une fille du prince Bulgakov-Golitsyn. Une
lettre polonaise relative à la mort du Faux Dimitri le 27 mai 1606, raconte que les
paysans révoltés, après avoir pillé les biens des Polonais au Kremlin :
« ont attaqué ensuite le palais de tefan, l’ancien prince de Moldavie, où habitait le prince
Constantin Wisniewiecki [apparenté par ailleurs à tefan]. Celui-ci avait beaucoup d’hommes
prudents avec lesquels il s’est barricadé à l’intérieur ; après avoir longtemps attaqué la maison, [les
révoltés] voyant que les lances aux fenêtres les empêchaient [d’y accéder], ont emmené des canons,
mais le palais se trouvait au-delà de la colline, et il ne pouvait être atteint »14.

Le bon accueil que reçurent les princes moldaves à Moscou s’explique en


grande partie par leur parenté avec Ivan le Terrible. En effet, leur mère,
Ruxandra, était cousine issue de germains d’Ivan IV : Hélène Glinskaja était la
fille d’Ana Jakši , de noblesse serbe, sœur d’Hélène Jakši , épouse du despote
serbe Jovan Brankovi et grand-mère de Ruxandra.
Un autre rejeton princier moldave, Jean (Ioan), né en 1525, fils naturel du
prince Étienne (1517-1527) et d’une riche arménienne, a passé lui aussi quelques
années à la Cour d’Ivan IV, où il a épousé la fille du prince Semen Rostovskij,
Marie, qui lui donna un fils, Pierre. Lorsque l’enfant avait deux ans – donc vers
1558-1559 –, son père se rendit en Pologne où il prit du service auprès d’un
magnat frontalier. Après des pérégrinations en Crimée et dans l’Empire Ottoman,
Jean réussit à obtenir le trône de Moldavie en 1572. Ce fut alors qu’il envoya en
ambassade à Moscou un évêque pour lui ramener femme et enfant. Nous
connaissons seulement la lettre de réponse d’Ivan IV du mois de mai 1574 : le
tsar rappelle à Jean tous les bienfaits reçus à Moscou, et la tristesse causée à sa
famille par son départ (accepté par le tsar). Entre-temps, l’épouse et le fils de
Jean étaient morts de la peste et Ivan proposait à son ancien protégé une autre
épouse, la fille du prince Fedor Mstislavskij et Zaslavskij, dont la femme était la
fille de Pierre « le tsarévitch », frère d’Hélène Glinskaja15.
La lettre du tsar ne trouva plus le prince Jean en vie : il venait, en effet,
d’être exécuté par les Ottomans qui ne lui pardonnaient pas son alliance avec la
Pologne et la rébellion, en fait le refus, de quitter le trône sur l’injonction du
sultan.

13
S. Veselovskij, « Poslednie udely v Severo-Vostotchnoj Rusi », Istoritcheskie zapiski XXII
(1947), p. 103-131 ; G. Bezviconi, op. cit., p. 55-56.
14
Ibidem, p. 56 ; T. Holban, « Un tefan, domnul Moldovei, i palatul lui ling Moscova », RI
XXI (1935), p. 194-195.
15
G. Bezviconi, Contribu ii, p. 56 ; Ja.S. Grosul – A.C. O etea et alii, Istoritcheskie svjazi,
p. 129-134.
148
Mais le plus intéressant est le fait que le prince Jean s’était remarié, en
mars 1572, avec la fille d’un seigneur moldave qui lui survécut presque six
décennies : il était donc bigame et on peut se demander à quoi rimait son désir de
faire venir en Moldavie sa première épouse, qu’il croyait toujours en vie. Il est
donc possible que la requête à Ivan IV ait caché une demande d’aide militaire
contre les Ottomans et les Tatars de Crimée dont l’intervention conjuguée en
1574 allait renverser Jean du trône moldave.
Si l’on mentionne encore deux fils de princes roumains qui ont trouvé asile
en Russie – Petru Petrov (en 1629), fils d’un prince de Valachie qui ne peut être
que Petru (Pierre) Boucle d’Oreille (1583-1585)16, et Bogdan Petrov (en 1631),
fils de Petru le Boiteux de Moldavie (1574-1579, 1582-1591) – ce dernier
recommandé aussi par Petru Movil (Pierre Movila), le métropolite de Kiev17 –,
on aura épuisé les informations connues sur les nobles et princes roumains au
service de la Russie au XVIe et au début du XVIIe siècle.
Ce n’est que dans la seconde moitié du XVIIe siècle, avec l’occupation de
l’Ukraine orientale par Moscou, que la Russie commence à jouer un rôle
politique actif dans la région de la mer Noire et constitue, par conséquent, un
pôle d’attraction et un refuge pour la noblesse roumaine.
Chronologiquement parlant, le premier en date des réfugiés roumains à
Moscou est le fameux Nicolas le Spathaire (Nikolaj Spafarij, 1636-1708) appelé
encore, de façon erronée, dans l’historiographie roumaine, Milescu18. Sa
première biographie est due au hetman Ion Neculce, historien moldave (1672-
1745), qui a passé quelques années en Russie après 171119. Cette biographie
mérite d’être reproduite ici. Elle est incluse dans la première partie de l’œuvre
historique de Neculce, O sam de cuvinte, qui peut se traduire par Quelques
récits isolés :
« Il était une fois un boyard nommé Nicolas Milescul le spathaire, originaire de Vaslui,
homme très érudit et savant qui connaissait plusieurs langues : le grec ancien, le slavon, le grec
moderne et le turc. Et il était fier et riche et avait l’habitude de se promener avec des povodnik
princiers qui le précédaient, armés de masses d’armes et d’épées, montés sur des chevaux
caparaçonnés de riches couvertures tissées avec du fil d’argent. Et le prince tef ni [Lupu, prince
de Moldavie de 1659 à 1661] l’aimait bien et lui accordait des honneurs et l’invitait constamment à
sa table et jouait aux cartes avec lui ; et il participait régulièrement au conseil princier car il était à
l’époque secrétaire du prince. Mais, au bout d’un certain temps, il en eut assez des bons traitements

16
Ja.S. Grosul – A.C. O etea et alii, Istoritcheskie svjazi, p. 129-134, p. 278.
17
Ibidem, p. 280-281.
18
P.P. Panaitescu, « Nicolas Spathar Milescu (1636-1708) », MÉRF (1925), p. 35-180 ; idem,
« Despre leg turile lui Nicolae Milescu cu Rusia » SRI 3-4 (1950), p. 113-120 ; G. Bezviconi, op.
cit., p. 102-105 ; P. Olteanu, Nicolae Milescu, Aritmologhia, Etica i originalele lor latine,
Bucarest 1982 ; St.S. Gorovei, « Nicolae (Milescu) sp tarul. Contribu ii biografice », AIIAI XXI
(1984), p. 179-192 ; idem, « Introduction » à la version roumaine de l’article cité plus haut de
P.P. Panaitescu, imprimé en volume, Jassy 1987, p. XIV-XXXIX.
19
Nous utilisons l’édition critique de G. trempel, Ion Neculce, Opere. Letopise ul Moldovei
i O sam de cuvinte, Bucarest 1982.
149
et des honneurs qu’il recevait du prince tef ni , et il se mit à écrire des lettres de trahison cachées
dans un bâton creux et il les envoya à l’ex-prince [de Valachie] Constantin Basarab, réfugié à
l’époque en Pologne, l’invitant à rassembler ses troupes et à renverser le prince tefan de son trône.
Mais le prince Constantin n’a pas voulu faire ce que lui disait Nicolas et a renvoyé le bâton creux et
les lettres au prince tefan. Le prince donc, dès qu’il vit le bâton et eut lu les lettres, a été
courroucé, a fait venir ce Nicolas Milescul devant lui dans le petit palais et a ordonné au bourreau
de lui couper le nez. Et le prince tefan a vite tiré son handjar et a ordonné au bourreau de lui
couper le nez avec. Finalement, le prince n’a pas voulu laisser faire le bourreau, mais c’est lui-
même, en personne, qui lui a coupé le nez. Et ensuite, Nicolas le Camus [rhinotmetos] s’est enfui
en Allemagne et a trouvé là un médecin qui le traita de la façon suivante : tous les jours il lui tirait
du sang du visage et l’appliquait sur le nez ; et ainsi, le sang coagulait de sorte que son nez a
repoussé et il fut guéri.
Et lorsqu’il retourna ici au pays sous le règne du prince Ilia [Élie] [1666-1668], on
remarquait à peine que son nez avait été coupé. Mais il n’est pas resté longtemps au pays à cause de
la honte [qu’il ressentait], et il est allé à Moscou chez le grand tsar Alexis Mihajlovitch, le père du
grand tsar qui est venu ici en Moldavie [Pierre le Grand].
Et là, à Moscou, il fut nommé, à cause de son savoir, terziman [drogman, interprète] du tsar,
et il devint le précepteur de Pierre Alekseevitch. Et il fut grandement honoré et richement
récompensé. Et le tsar Alexis Mihajlovitch l’envoya en ambassade au grand empereur de Chine et il
resta deux trois ans en Chine. Et là aussi il fut grandement honoré et reçut des récompenses du
grand empereur des Chinois, et il vit beaucoup de choses admirables dans cet Empire de Chine. Et
on lui offrit une assiette pleine de pierres précieuses et notamment un diamant gros comme un œuf
de pigeon.
Et lors de son retour, il arriva que le tsar Alexis Mihajlovitch décéda et les sénateurs de
Moscou vinrent à sa rencontre et lui confisquèrent tous les cadeaux reçus et il fut exilé en Sibérie
où il resta quelques années. Lors, le tsar Pierre Alekseevitch convoqua ses sénateurs et il leur
demanda : “Où est donc mon précepteur, celui qui m’a appris à lire et à écrire ? Je veux que sur le
champ vous le rameniez ici.
Et on envoya tout de suite un messager et [Nicolas] fut ramené dans la capitale chez Pierre
Alekseevitch, le tsar de Moscovie. Et on lui demanda ce qu’il avait vu et subi et on lui restitua tout
ce que les sénateurs lui avaient confisqué, jusqu’au dernier sou, et aussi le gros diamant. Et,
lorsqu’il le vit, le tsar en fut très impressionné et le mit dans le trésor impérial et offrit au Camus en
échange 80 bourses d’argent [40 000 pièces]. Et il lui témoigna de nouveau bienveillance et
protection et le réintégra dans ses fonctions de conseiller impérial. Et lorsque Pierre fit raser les
barbes des Moscovites, le tsar en personne rasa la barbe de son conseiller.
Et le Camus vécut jusqu’en [...] 1708. Et le tsar lui fit des funérailles somptueuses et le
regretta grandement, car il était utile en ce temps-là. Le Camus eut plusieurs fils et petit-fils, dont
certains sont devenus polkovnik dans l’armée, car il s’était marié là-bas avec une Moscovite. Et
d’ici, de Moldavie, sont allés là-bas trois de ses neveux, les fils de son frère, et ils se sont installés
auprès de leur oncle. Et ils entrèrent au service de l’Empire et ils sont morts là-bas »20.

Ce récit, en dépit de quelques menues inexactitudes, retrace la carrière


d’une des personnalités les plus attachantes du XVIIe siècle moldave et russe.
Moitié grec, moitié moldave, apparenté à la famille du prince Vasile Lupu et
donc à son fils, le prince tef ni , élève de l’École du Patriarcat de
Constantinople, traducteur en roumain de la Bible d’après la version allemande
de Francfort (1597) et d’après la vulgate, ami des ambassadeurs anglais de
Constantinople et français de Suède, Nicolas le spathaire est un écrivain

20
Ibidem, p. 189-192.
150
encyclopédique dont l’œuvre de vulgarisation écrite en Russie n’est toujours pas
entièrement éditée. Sa Description de la Chine et son Journal de voyage en
Chine ont été beaucoup lus et, même si tout n’est pas original dans ces œuvres, il
n’en reste pas moins qu’ils ont permis aux Russes d’avoir une assez bonne
connaissance de la Chine et de la Sibérie.

II

Après Nikolaj Spafarij, la Moldavie allait fournir à la Russie un savant


d’une dimension supérieure en la personne du prince Dimitrie Cantemir réfugié
en 1711 avec une suite de 4 000 personnes. On connaît les circonstances de cet
exode massif, la défaite des armées russo-moldaves à St nile ti, sur le Prut, et le
traité léonin que les Ottomans imposèrent à Pierre le Grand. Parmi les personnes
qui accompagnaient leur prince en exil, environ 3 000 d’entre elles sont rentrées
dans leur pays au bout de quelque temps. Ion Neculce, qui était parmi eux –
n’oublions pas qu’il avait le rang de hetman, donc de commandant de l’armée
moldave – raconte que Dimitrie Cantemir demandait au tsar un véritable État en
Russie car, disait-il, « puisqu’il avait abandonné son État, qu’on lui donne en
compensation un État ». L’ex-prince moldave demandait donc Kharkov et sa
région où il reçut dans un premier temps un domaine de treize villages de 2 à 300
habitants chacun. Cette sloboda se trouvait dans la région d’Ahtyrka, Izjum et
Zolotchev et les Roumains organisèrent là un régiment militaire ; à son tour,
Dimitrie Cantemir fonda une ville, Dmitrovka, dans le gouvernement d’Orel21.
La liste des nobles moldaves qui accompagnaient leur prince en Russie fait
figure de Gotha22. Installés autour de Kharkov, ils allaient être rejoints, tout au
long du XVIIIe siècle, par de nouveaux venus arrivés ici surtout après 1792, date
de la Paix de Ia i (Jassy), lorsque la Russie devint la voisine directe de la
Moldavie. Dans le territoire sis entre le Dniestr et le Dniepr, la colonisation
roumaine, puis serbe, allemande, grecque, etc., allait donner une couleur très
spéciale et cosmopolite à la Nouvelle Russie du nord de la mer Noire, plus
cosmopolite encore que la Cour de Saint-Pétersbourg.
Parmi les nobles roumains installés en Russie et dont les descendants se
sont affirmés sur le plan politique ou culturel, rappelons seulement le spathaire

21
Ibidem, p. 615 sq.
22
La liste officielle des personnes accompagnant le prince Dimitrie Cantemir date du 26 juillet
1711 et a été rédigée à Mogilev. Publiée avec des notices historiques et généalogiques par
N.N. Bantysh-Kamenskij dans la traduction russe de la biographie du prince écrite par T. Beyer,
Istorija o zhizni Konstantina Kantemira, Moscou 1783, p. 363-400. Cf. I. Neculce, op. cit., p. 601-
602. Voir aussi les études de t. Ciobanu, « Dimitrie Cantemir în Rusia », AARMSL, IIIe série, II
(1924) ; G. Bezviconi, « Roirea familiilor moldovene peste Nistru », tiré à part de Cetatea
Moldovei XI (1941), 28 pages ; C.G. Bedreag, « Pohod na Charkov, 1711, sau înso itorii lui
Dimitrie Cantemir in exodul din 1711 », SCI XVIII (1943), p. 420-440 ; Gr. Nandri , « Rumanian
exiles in eighteenth-century Russia », RÉR I (1953), p. 44-70.
151
Georges (Gheorghi ), dont les descendants ont traduit leur nom en russe –
Metchnikov – famille d’où est issu le naturaliste Ilja Me nikov (1845-1916), prix
Nobel en 190823 ; l’historien Nikolaj Bantysh-Kamenskij (1737-1814) était, lui
aussi, né de parents roumains émigrés avec Dimitrie Cantemir24 ; la famille
Herescu – devenue Heraskov – a la même origine moldave et a donné naissance à
l’écrivain Mihail M. Heraskov (1733-1807), connu pour ses efforts de
réorganisation de l’Université de Moscou25 ; les Gredeskul ont donné le doyen de
la Faculté de Droit de Kharkov, Nikolaj Andreevitch Gredeskul (1860-1939)26 ;
on peut citer également comme descendant de la petite noblesse moldave
Vladislav Petrovitch Buzeskul (1858-1931), doyen de la Faculté d’Histoire et de
Philologie de Kharkov, connu pour ses travaux sur les antiquités du littoral de la
mer Noire27 ; le naturaliste Jakov V. Bedriaga (1854-1916)28 ; la femme écrivain
Sofia Corvin-Kowalewski, descendante de David Corbea, diplomate roumain au
service de Pierre le Grand29 ; la famille du comte palatin (vornic) Ilie Abaza,
réfugié moldave de 1711, n’a fourni pas moins de 16 officiers dans les régiments
roumains de l’armée russe au XVIIIe et d’autres au XIXe siècle30. Mentionnons
enfin la descendance du hetman cosaque d’origine roumaine D nil Apostol
(1727-1734) dont une nièce, mariée au général Matvej Murav’ev, a donné
naissance à trois fils – Matvej, Sergej et Ipolit Murav’ev-Apostol, tous officiers
impliqués dans le mouvement des décembristes31. Du noble moldave d’origine
grecque Caragea, réfugié avec Dimitrie Cantemir, est issue la famille Karazin,
notamment son fils Vasilij, organisateur de l’Université de Kharkov, et son neveu
Nikolaj N. Karazin, peintre, écrivain et ethnographe32.
Une mention à part revient à la famille Cantacuzène (en roumain
Cantacuzino, en russe Kantakuzin), Grecs établis dans les Principautés

23
C.G. Bedreag, Les origines moldaves du naturaliste Ilie Milesco-Metchnicov, II, Le
naturaliste Vladimir Nicolae Bedriaga, Ia i 1935 ; E. Diaconescu, Românii din R s rit.
Transnistria, Ia i 1942, p. 109 ; Gr. Nandri , « Rumanian exiles », p. 62.
24
E. Diaconescu, op. cit., p. 109-110 ; G. Bezviconi, Boierimea Moldovei dintre Prut Nistru,
Bucarest 1943, II, p. 86 ; idem, Contribu ii, p. 181 ; Gr. Nandri , « Rumanian exiles », p. 59-62.
25
C.G. Bedreag, « Pohod na Charkov », p. 435 ; E. Diaconescu, op. cit., p. 110 ; Gr. Nandri ,
« Rumanian exiles », p. 58-59.
26
E. Diaconescu, op. cit., p. 110-111 ; C.G. Bedreag, op. cit., p. 435-436, 439.
27
E. Diaconescu, op. cit., p. 111 ; C.G. Bedreag, op. cit., p. 439.
28
E, Diaconescu, loc. cit. ; C.G. Bedreag, loc. cit.
29
Ibidem ; G. Bezviconi, Contribu ii, p. 118-119. Pour David Corbea, voir les documents
russes publiés par A.A.C. Sturdza, Constantin Brancovan, prince de Valachie 1688-1714. Son
règne et son époque, Paris 1915 ; E. Diaconescu, op. cit., p. 111 ; Gh. Georgescu-Buz u, « Un
diplomat român la Moscova la începutul secolului al XVIII-lea : David Corbea », dans Rela ii
romîno-ruse în trecut, Bucarest 1957.
30
E. Diaconescu, op. cit., p. 111 ; C.G. Bedreag, « op. cit., passim.
31
N.P. Smochin , « Die Rumänen zwischen Dnjestr und Bug », Moldova Nou VI (1941),
p. 25-27 ; E. Diaconescu, op. cit., p. 111-112.
32
Ibidem, p. 112.
152
danubiennes au début du XVIIe siècle et vite « roumanisés »33. Durant cent ans,
du XVIIIe au XIXe siècle, pas moins de treize membres de cette illustre famille
sont entrés au service de la Russie. Le premier en date, le spathaire Thomas,
émigré en 1711, après la campagne de Pierre le Grand sur le Prut, devient général
et commandant du régiment de Tambov, mais meurt dix ans plus tard sans
descendants34.
Il est suivi, quelques années plus tard, par un neveu, Constantin35, fils du
prince de Valachie tefan Cantacuzène (1715-1716) puis, en 1775, par un groupe
plus important dont le chef était le grand ban (première dignité nobiliaire de
Valachie) Mihail. Celui-ci reçoit le rang de conseiller d’État et de général major
et obtient dans le gouvernement de Mogilev sept villages avec 10 730 desiatines
de terres et 2 000 âmes. Michel est l’auteur, en 1787, de la Généalogie des
Cantacuzène, important ouvrage où il essaie de prouver qu’ils descendent des
Valois de France36.
Deux de ses frères meurent au service de la Russie dans la guerre contre les
Ottomans en 1769, et trois neveux qu’il amène avec lui – Pârvu, Ion (Jean) et
Nicolae – font également carrière en Russie où ils sont richement dotés en 1792
dans la province sise entre le Bug et le Dniestr conquise à l’Empire Ottoman par
la Paix de Ia i37.
Enfin, en 1812, lors de l’occupation de la Moldavie orientale (la
Bessarabie), trois autres Cantacuzène choisissent de rester dans l’Empire de
Russie38.
De ce groupe de treize personnes, deux seulement ont fait souche en
Russie. Le premier, Matei de la branche Deleanu, réfugié en 1792 en
Transnistrie, marié à la princesse Ralu Callimachi, a eu trois fils dont un,
Grégoire, colonel de la Garde impériale, a été tué à Borodino en 1812, et un
autre, Georges († 1845), colonel, a épousé la sœur du prince A.M. Gortchakov,
Hélène39. Le deuxième, Alexandre, grand propriétaire en Bessarabie, a eu un fils,
Michel († 1881), qui a été lieutenant en Grèce (shtabs-rotmistr), maréchal de la
noblesse bessarabienne et conseiller d’État actuel. Dans un premier mariage, il a
épousé la fille du chancelier de Grèce, le comte Armansperg et ses descendants
ont vécu en Russie puis en Roumanie après 191840. Un de ses descendants, âgé

33
Publiée par N. Iorga, Genealogia Cantacuzinilor, Bucarest 1909 ; pour l’histoire de la
famille, voir J.M. Cantacuzène, Mille ans dans les Balkans. Chronique d’une famille dans la
tourmente des siècles, Paris 1992.
34
E. Diaconescu, op. cit., p. 109 ; G. Bezviconi, Contribu ii, p. 131.
35
E. Diaconescu, loc. cit.
36
Ibidem, p. 133 134.
37
N. Smochin , op. cit., p. 30 ; E. Diaconescu, op. cit., p. 146.
38
G. Bezviconi, Boierimea Moldovei, p. 24, 95 et passim.
39
Ibidem, p. 95.
40
Ibidem, p. 95-96.
153
de plus de 80 ans, vit toujours à Chi in u, après une vie passée dans le Goulag et
en déportation.
L’occupation de la Transnistrie (la région entre le Dniestr et le Bug), en
1792, par la Russie a attiré dans cette province un très grand nombre de nobles
roumains, surtout moldaves, qui reçoivent des terres de Catherine II et des titres
militaires. On y retrouve les plus grands noms de la Moldavie, des Cantacuzène,
Scarlat Sturdza (père du futur gouverneur de la Bessarabie en 1812 et fondateur
d’une bibliothèque conservée à Odessa), Manole, Georges et Nicolas Bal , des
Rosetti, des Ghica et bien d’autres qui reçoivent en tout plus de 377 445
desiatines en Transnistrie, des villages et des bourgs. Ils y fondèrent également
bon nombre de villages avec des paysans colons qui portèrent leur nom jusqu’à la
Révolution de 1917 et, pour certains, même après cette date41.
En fin de compte, on peut considérer que l’émigration de la noblesse
roumaine en Russie, massive surtout aux XVIIIe et XIXe siècles, a été un succès
sur tous les plans : intégration, carrière militaire et scientifique, alliances
matrimoniales. Reste, évidemment, le bataillon de ceux qui sont rentrés dans leur
pays, comme le hetman moldave Ion Neculce, qui décrit ainsi ses impressions sur
la Russie de Pierre le Grand :
« Je fus heureux lorsque sonna enfin l’heure où j’allais quitter ce peuple dur et terrible. Car
ils [tes Russes] sont des hommes très incroyants et les gens non habitués à leurs mœurs y mènent
une vie très difficile. Car [les Russes] sont un peuple trop terrible et les gens ne sont pas libres
d’aller là où ils veulent et même [de] se présenter à la Cour impériale sans un oukase. Et [les
fonctionnaires] refusent de rédiger des oukases pour ne pas causer des dépenses à l’Empire. Et dans
l’Empire il n’y a pas une grande Cour avec beaucoup de courtisans, même pas autant qu’à la Cour
de Moldavie ou dans d’autres Royaumes ou Empires, mais elle est très réduite ; il n’y a que des
militaires que l’on trouve en nombre suffisant.
Donc, je me souciais moins de ma vie que de celle de mes enfants et de leur avenir, en
dehors de la carrière des armes ; car d’autres fonctions ne sont pas accessibles aux fils des
émigrés »42.

Ces considérations peuvent servir d’introduction à l’étude du processus


d’intégration des réfugiés moldaves dans la société russe. Les Moldaves venus en
1711 et installés à Kharkov (330 chefs de famille, 1 600 personnes en tout), ont
formé une gendarmerie commandée par Ilie Abaza et ses fils, les rotmistry Luc,
Jean et Istrati43. Le gros des militaires a été inscrit dans un régiment moldave de
hussards fort de mille hommes, nommé « le vieux polk moldave ». En 1736, le
brigadier Constantin A. Cantemir, neveu du prince Dimitrie, a été chargé de la
formation d’une brigade de hussards moldaves avec des régiments à Izjum et
Ahtyrka, brigade qui existera jusqu’à la révolution de 1917. Sa mission consistait
à garder la frontière face aux Ottomans et aux Tatars.

41
N. Smochin , op. cit., p. 30-31 ; E. Diaconescu, op. cit., p. 145-152.
42
I. Neculce, op. cit., p. 618-619.
43
Nous avons utilisé ici les données fournies par C.G. Bedreag dans son article souvent cité,
qui exploite les informations fournies par N.N. Bantysh-Kamenskij et autres sources russes.
154
Tous les colons ont obtenu des terres en 1712 : 136 familles à Novonilinsk,
94 à Balakleja, 152 à Kolodnja, 80 à Dvur Kut et 271 à Kursk, en tout 733 dvory.
Une nouvelle colonisation aura lieu à Lugansk en 1762.
Il est à noter que les familles installées à Kharkov ont gardé leur langue et
leurs coutumes plus de deux cents ans : en 1917, un réfugié roumain en Russie a
rencontré des descendants des colons qui parlaient encore le roumain, surtout
parmi les générations plus âgées, alors que les jeunes avaient tendance à parler
uniquement le russe44.
Une autre partie des Roumains était formée de mercenaires engagés par
Pierre le Grand en Pologne, en Transnistrie, en Valachie et en Moldavie, qu’on
installe à Kursk. Une partie d’entre eux avec, à leur tête, les fils du prince
Cantemir et d'autres seigneurs comme Bant (devenus Bantysh) et Codreanu,
entre dans la Garde impériale.
La première génération née à Kharkov et ailleurs après 1711 a servi dans
l’armée russe lors des campagnes contre les Ottomans de 1736 à 1739 et de 1769
à 1774, campagnes qui se sont déroulées surtout dans les Principautés
Roumaines, mais aussi en Finlande et en Prusse (campagne de 1759). Les
officiers et sous-officiers sont inscrits dans leur grande majorité (32 personnes)
au régiment des hussards moldaves, mais on en retrouve d’autres (en tout une
dizaine) dans les régiments Preobrazhenskij et Arhangel’skij.
La deuxième génération (1740-1810) comporte, elle aussi, au moins 42
officiers et sous-officiers dans les régiments des hussards moldaves, mais
également dans la Garde impériale, l’infanterie, le génie et l’artillerie, la
cavalerie lourde et d’autres corps d’armée. La plupart d’entre eux se battent
contre les Ottomans lors des guerres de 1769-1774 et 1787-1792 ; à la même
époque on ne compte pas moins de 19 Moldaves actifs dans l’administration et la
culture, notamment des membres des familles Caraiman-Kulikovskij, Codreanu,
Abaza, Bantysh-Kamenskij, Vreme, Braha, Herescu (Heraskov).
La troisième génération (1770-1840) est, elle aussi, principalement
militaire et on y observe des alliances illustres comme celle des Abaza avec les
Kovalevskij, grands propriétaires de la région de Kharkov, installés ici avant
1711.
Une quatrième génération (1810-1880) est dominée par des financiers et
des hommes d’affaires, alors que la cinquième (1840-1916) compte surtout des
intellectuels dont quelques-uns ont été cités plus haut (cf. supra).
Nikolaj N. Bantysh-Kamenskij a indiqué, dans son annexe à la Vie du
prince Dimitrie Cantemir de 1783, également les alliances matrimoniales des
nobles moldaves installés en Russie. On voit que, si dans la première génération,
les mariages se font uniquement à l’intérieur du groupe (à l’exception du prince
Cantemir et de ses fils et neveux), dans les générations suivantes les mariages

44
V. Ni escu, Dou zeci de luni în Rusia 1917, Bucarest 1926 ; C.G. Bedreag, « Pohod na
Charkov ».
155
mixtes avec des Ukrainiens et des Russes se multiplient. Les alliances exogames
deviennent vraisemblablement majoritaires au XIXe siècle, lorsque cette noblesse
est complètement assimilée dans le milieu où elle vit.

III

Par la Paix de Bucarest du 16 mai 1812, la Russie occupait la Moldavie


orientale (ou Bessarabie) entre le Dniestr et le Prut, une province de 45 000 km2
avec une population d’un demi-million d’habitants45. La population eut dix-huit
mois pour faire son choix entre rester dans la nouvelle province russe ou
s’installer en Moldavie occidentale, Principauté autonome vassale des Ottomans.
Dès le départ, les autorités russes ont essayé de s’attirer les sympathies de la
noblesse moldave de Bessarabie à laquelle a été confiée, dans un premier temps,
l’administration de la province. À la tête du pays fut nommé un gouverneur
général en la personne d’Alexandru Scarlat Sturdza (1791-1854), un noble
d’origine moldave dont le père était passé au service de la Russie en 1792. Le
gouvernement provisoire était formé de boyards moldaves, formule qui imitait le
mode de gouvernement traditionnel de la Moldavie d’avant le partage.
Une première réforme de l’administration civile de la Bessarabie fut
entreprise en 1818, à la suite d’une visite du tsar Alexandre Ier : à cette occasion
fut créé un Conseil suprême (Verhovnyj sovet) formé de six représentants de la
noblesse autochtone et de cinq fonctionnaires russes, ayant à sa tête un
gouverneur nommé directement par le tsar. À cette situation d’autonomie interne
succéda en 1828, suite au Règlement du prince Vorontsov, un système autoritaire
qui concentrait tous les pouvoirs entre les mains du gouverneur général. De la
sorte, la noblesse bessarabienne se vit cantonnée surtout dans l’administration
locale, alors qu’augmentait le nombre des fonctionnaires russes envoyés par
Saint-Pétersbourg pour achever l’intégration de la province dans les structures de
l’État russe46.
La population de la Bessarabie a été divisée en neuf classes : le clergé, les
boyards, les mazili (boyards sans fonctions ou leurs descendants), les rupta i
(catégorie fiscale privilégiée, formée notamment de fils de prêtres, d’étrangers et
de colons à l’origine), les r ze i (paysans libres et propriétaires de leurs terres,
libres alleutiers), les paysans dépendants (ou serfs), les esclaves (notamment les
Tziganes), les habitants des villes (meshtchane) et les colons.
45
A. Zashtchuk, Bessarabskaja oblast’, Saint-Pétersbourg 1862 ; Z. Ralli-Arbore, Basarabia
în secolul XIX, Bucarest 1898 ; A.V. Boldur, Istoria Basarabiei, III, Sub domina unea ruseasc ,
Chi in u 1940 ; G.I. Br tianu, La Bessarabie. Droits nationaux et historiques, Bucarest 1943 ;
G.F. Jewsbury, The Russian annexation of Bessarabia : 1774-1828. A study of Imperial expansion,
New York 1976 (« East European Monographs », Boulder, Colorado, 15) ; M. Cazacu, La
Moldavie ex-soviétique. Histoire et débats en cours, Paris 1992 (« Cahiers de l’Iztok »).
46
Voir notamment A.V. Boldur, Autonomia Basarabiei sub st pânirea ruseasc în 1812-
1828, Chi in u 1929 ; G.F. Jewsbury, op. cit., passim.
156
La noblesse a vu sa situation antérieure reconnue et ses titres anciens ont
été alignés sur les titres russes. Ainsi, les vingt-et-une premières fonctions
moldaves, réparties en trois classes, ont continué d’exister sous de nouvelles
appellations : le logothète (logof t), la plus haute dignité aulique moldave, est
devenu le kancler, le vornic (comte palatin) s’est transformé en sovetnik,
conseiller, le hatman (chef de l’armée) en ober-politsmejster, le maréchal de la
Cour (postelnic) en kamerger, etc. Ces trois premiers groupes ont été assimilés en
masse aux stolbovye dvorjane, et les mazili aux odnodvortsy47.
Pour bénéficier de ce statut, la noblesse de Bessarabie a été invitée à
présenter ses titres de noblesse devant une Commission spéciale – Komissija dlja
dokazatel’stva na dvorjanskoe zvanie – qui a travaillé entre 1818 et 1821 à la
vérification des dossiers présentés48. D’après les travaux de cette Commission, il
y avait à cette date en Bessarabie 145 familles nobles, dont 139 étaient d’origine
roumaine49. Les fonctionnaires russes d’origine noble étaient en majorité mariés à
des Moldaves, comme ce fut le cas du général Hartingh, gouverneur de la
province en 1813, marié à une Sturdza.
Cent ans plus tard, en 1912, le nombre des familles nobles de la province
était passé à 468, dont 198 familles anoblies par suite de leurs fonctions civiles et
militaires en Bessarabie ; 137 étaient moldaves et 129 russes. S’y ajoutaient
quatre familles d’origine polonaise, valaque et hollandaise. Il ressort donc que
69 % de tous les nobles bessarabiens en 1912 étaient d’origine étrangère, dont
27 % étaient russes et 42 % descendaient des fonctionnaires impériaux, eux aussi
en majorité russes. Le taux de la noblesse moldave représentait seulement
30 % du total50.
Cette constatation doit pourtant être nuancée à la lumière des études de
Gheorghe Bezviconi (1910-1966), qui a attiré l’attention sur le fait que les
Archives de la noblesse conservées aux Archives d’État de Chi in u contenaient
également les dossiers de 237 familles qui avaient déposé ces pièces en vue de
leur enregistrement comme nobles, sans avoir pourtant été confirmées51. D’après
leur origine, ces familles sont, pour un peu plus de la moitié, roumaines (ou
« roumanisées »), le reste étant d’origine russe, polonaise, allemande et autre.
L’insuffisance de preuves, le départ ou la mort des pétitionnaires explique leur
non-inscription dans les rangs de la noblesse bessarabienne, même si parmi eux
47
Z. Ralli-Arbore, op. cit., p. 733-735. Pour l’histoire de la noblesse bessarabienne se référer
aux ouvrages de Gh. Bezviconi, Boierimea Moldovei, 2 vols ; idem, les articles publiés dans la
revue Din trecutul nostru (1933-1940) ; idem, « Românismul frunta ilor Moldovei dintre Prut i
Nistru sub st pînirea str in », RFG VIII (1941), p. 486-513.
48
L’édition officielle du Sénat russe porte le titre Zapiska iz delà po obrevizovaniju
Dvorjanskoj Rodoslovnoj Knigi, sostavlennoj po opredelenijam sushtchestvovavshej v Bessarabii v
1821 godu osoboj Komissii dlja dokazatel’stva na dvorjanskoe zvanie, Saint-Pétersbourg s.d. [après
1842] et a été éditée en roumain avec des commentaires par Gh. Bezviconi, Boierimea Moldovei, I.
49
Ibidem ; A.V. Boldur, Basarabia româneasc , Ia i 1943, p. 69.
50
Ibidem, p. 69-70.
51
Gh. Bezviconi, Boierimea Moldovei, II, p. 9-10, 175-237.
157
se retrouvent des familles comme Dimitriu ou Br escu, d’origine roumaine, qui
ont donné des maréchaux de la noblesse sur le plan régional ou départemental ;
ou bien d’autres de noblesse incontestable, comme Abaza, Boul, Mavros, Schina,
eptelici-Hertescu, etc.
Enfin, un petit groupe était formé par les nobles russes ayant reçu du tsar
des propriétés en Bessarabie mais qui n’ont joué aucun rôle dans la vie politique
de la province. Rappelons parmi eux le prince Wittgenstein, le comte Nesselrode,
les généraux Sabaneev, Eckeln, Ryleev et Sibirskij, les conseillers Krivitskij,
Iakob Lamsdorff, A. Fanthon de Verrayon et Strukov52.
On a vu que la participation de la noblesse autochtone au gouvernement
central de la province (le Conseil suprême) est nulle après 1828 ; cependant, elle
est présente massivement à l’Assemblée des députés de la noblesse et parmi les
maréchaux de la noblesse régionale et départementale, au Bureau du Cadastre
(1818-1890), au Tribunal Civil (1834-1856), à la Direction des Zemstva (1869-
1918), etc.53
Le poids de la noblesse roumaine dans le gouvernement est, de la sorte,
inversement proportionnel à celui que les autorités russes d’occupation imposent
en 1832 en Valachie et en Moldavie voisines par la promulgation des Règlements
Organiques. Ces Constitutions, qui resteront en vigueur jusqu’en 1856,
accorderont un pouvoir exorbitant à la grande noblesse des Pays Roumains,
opération destinée à créer des sympathies en faveur de la Russie dans ce groupe
social. Mais, si elle a réussi dans les Principautés danubiennes, la manœuvre a été
ressentie comme une perfidie par la noblesse bessarabienne qui se voyait
appliquer, exactement à la même époque, un traitement diamétralement opposé.
La révolution de 1848 et l’occupation autrichienne des Principautés
pendant la guerre de Crimée (1853-1856) attirent à Chi in u un grand nombre de
réfugiés moldaves et surtout valaques philo-russes. Leur amour de la Russie s’est
pourtant considérablement refroidi après le retour du sud de la Bessarabie à la
Moldavie (entre 1858 et 1878), l’Union des deux Pays Roumaines et la formation
de la Roumanie (1859, 1862) et, enfin, la révolution polonaise de 1863. On
assiste ainsi à l’apparition d’un parti des boyards bessarabiens qui prônait l’union
avec la Roumanie. Cette attitude était nouvelle, car dans les premières décennies
après l’occupation, la résistance se réduisait à la conservation de la langue
maternelle. Le vice-gouverneur de la Bessarabie, F.F. Wiegel, qui a rempli cette
fonction entre 1823 et 1826, écrivait dans ses Mémoires qu’« aucun [des nobles

52
Ainsi, entre 1824 et 1827, plusieurs personnalités ont reçu de grandes propriétés dans la
région d’Aqkermann, à savoir le général comte Nesselrode 10 000 désiatines, le général Raleev
3 000, le conseiller d’État C. Catacazi 6 000, les héritiers du général Kornilovie 6 000, la veuve du
général Hitrovo 6 000 (elle était la fille du prince Kutuzov-Smolenskij), le directeur général des
Postes de Saint-Pétersbourg, Bulgakov, 6 000, autant que les conseillers d’État Krinitskij et
Kaliarhi (Caliarhi), etc. Voir Cetatea Alb . Zece ani de la realipire. 9 aprilie 1918-9 aprilie 1928,
Bucarest 1928, p. 144.
53
Gh. Bezviconi, « Românismul frunta ilor », p. 491-494.
158
roumains] ne savait le russe et n’a eu la curiosité de voir Moscou ou
Pétersbourg ; de leurs conversations il ressortait qu’ils considéraient notre Nord
comme un pays sauvage. En échange, nombreux étaient ceux qui voyageaient à
Vienne »54.
Plusieurs essais de publications de journaux et de revues en roumain se
heurtent au refus des autorités de leur accorder l’imprimatur. En 1862, le noble
Jean Cristi se voit refuser l’autorisation d’ouvrir une imprimerie roumaine sous
prétexte qu’il « appartient au nombre de ces moldavophiles enflammés qui rêvent
d’une seule Roumanie unie »55.
Un an plus tard, le 28 mai 1863, la chancellerie du gouverneur général de
la Nouvelle Russie d’Odessa envoie au gouverneur de Bessarabie une adresse
« extrêmement confidentielle » dans laquelle on peut lire :
« Je suis informé que la noblesse bessarabienne qui se prépare à rédiger une adresse au
souverain empereur à l’occasion des événements de Pologne en est empêchée par l’opposition du
parti des boyards qui rêve de rétablir la nation moldave en Bessarabie en vue de créer des
circonstances qui donneraient à la nation le droit de demander l’union avec la Moldavie.
Ce parti est dirigé par : le secrétaire de l’Assemblée des députés de la noblesse, Alexandre
Cotruta, son frère, le juge Carol Cotruta, les deux frères Casso (fils de Stefan Casso), les deux
frères Jean et Constantin Cristi, Constantin Cazimir et son fils, étudiant ».56.

La réponse des autorités russes à l’apparition du nationalisme roumain en


Bessarabie a été l’intensification de la russification par l’interdiction de l’usage
du roumain dans l’administration, à l’école et à l’Église, la censure, la fermeture
des frontières avec la Roumanie et la colonisation massive de paysans et
fonctionnaires russes, ukrainiens et polonais.
Cette politique, nous dit un contemporain, Zamfir Ralli Arbore (1848-
1933), qui écrivait en 1898 :
« a réussi à russifier presque complètement la couche cultivée de la Bessarabie, a réussi à
transformer les boyards moldaves en une classe de bureaucrates dévoués à la Russie et ennemie de
la nation roumaine. Dans les maisons de ces boyards on parle rarement le roumain et nombreux,
très nombreux, sont les boyards de Bessarabie qui ne savent même plus le roumain. Évidemment, il
y a aussi des exceptions et certaines de ces vieilles familles sont restées fidèles à la nation dont elles
sont originaires ; mais nous devons avouer avec tristesse que leur nombre est restreint. Voici 25 ans
[donc en 1873], l’auteur de cet ouvrage, un noble [dvorjanin] de Bessarabie, ne connaissait à
Chi in u que quatre ou cinq maisons nobiliaires où l’on parlait le roumain. Ces maisons étaient
celle du prince C. Moruzi, aujourd’hui décédé, dont le fils Alexandre ne ressemble pas du tout à
son père et pour cela est méprisé même par les Russes ; celle de M. Paul Cantacuzène, de Madame
Chesko [Keshko], des Cazimir et de feu Scarlat Pruncu, qui a été aussi le tuteur de l’auteur de ces
lignes »57.

54
F. Wiegel, Vospominanija, VI, Moscou 1865, p. 98, 144 ; cf. Gh. Bezviconi, op. cit., p. 492
et note 1 ; A.V. Boldur, Basarabia româneasc , p. 62.
55
t. Ciobanu, La Bessarabie. Sa population, son passé, sa culture, Bucarest 1941, p. 60.
56
Ibidem, p. 61.
57
Z. Ralli-Arbore, op. cit., p. 541-542.
159
Un jugement encore plus sévère à l’égard de la noblesse de Bessarabie a
été porté en 1919 par Ion G. Pelivan, un des leaders politiques de la province :
« À cette époque [début du XIXe siècle], ils [les boyards] étaient les seuls représentants de
la population roumaine et si nous faisons abstraction du clergé, c’était l’unique classe intellectuelle.
C’est parmi eux, en dehors des Russes, qu’on recrutait les administrateurs, les préfets, les juges, les
directeurs de préfecture et les autres fonctionnaires.
Au commencement ils respectaient la tradition et les “coutumes locales” et surtout ils
conservaient pieusement la langue roumaine.
Mais, avec le temps, grâce aux écoles et à l’éducation russes, aux mariages avec les Russes,
aux fonctions qui leur rapportaient beaucoup, aux décorations, aux mesures de dénationalisation
prises par les Russes, et à la crainte de perdre leur situation et leurs prérogatives, ils ont fini par
oublier peu à peu leurs traditions et leur langue.
À la fin du XIXe siècle, on peut dire que la majorité de la noblesse autochtone avait disparu.
Une partie s’était complètement éteinte, une autre partie a dégénéré ou a déchu, de sorte qu’elle ne
représente actuellement aucun poids dans la vie publique du pays, et quant à la partie qui a subsisté
elle s’est en grande majorité complètement russifiée.
La place des déchus fut assez vite occupée par toutes sortes d’étrangers, aventuriers,
“boyards amenés par le vent” :
a) Par des Grecs, qui vendaient auparavant des citrons, des oranges, des olives, du nougat,
qui s’étaient faits ensuite fermiers, ayant pris à ferme les propriétés des couvents ;
b) Par des Arméniens, qui avaient été auparavant des marchands de cochons et étaient
entrés ensuite comme régisseurs chez les grands propriétaires roumains ;
c) Par des Russes, qui étaient venus en Bessarabie comme fonctionnaires de l’État ou
comme officiers appartenant aux régiments qui y étaient fixés et étaient ensuite devenus fermiers,
soit avec l’argent “gagné pendant l’exercice de leur fonction”, soit par les mariages avec les filles
des propriétaires roumains ;
d) Par des Polonais, qui avaient été obligés de quitter la Pologne après les révolutions de
1831 et 1863 et étaient ensuite entrés comme fonctionnaires dans les différents services de l’État
qui leur étaient interdits dans leur pays ;
e) Par des Bulgares, qui étaient auparavant des jardiniers, des marchands de bostan ou de
légumes ;
f) Par des Allemands, qui étaient venus en qualité de colons, d’ouvriers, de mécaniciens, de
dentistes, d’ingénieurs, de docteurs, d’architectes et d’autres spécialistes ;
g) Enfin par des Israélites, par quelques Français, par des Albanais, etc. Voilà de quoi est
formée aujourd’hui la presque totalité des grands propriétaires de Bessarabie, qui remplacent les
vieux boyards moldaves : bourgeoisie sans nationalité, sans religion, sans traditions.
On comprendra facilement qu’entre ces “boyards” et les paysans roumains, il ne pouvait y
avoir aucune communion – il n’existe que le plus infamant esprit d’exploitation d’une part et la
haine de l’autre.
Ils exploitaient sans merci le paysan roumain, sans rien lui donner en échange. Rien ne les
attachait au pays que leurs terres : ni la langue, ni l’histoire, ni les traditions. Et en ce qui concerne
la noblesse russifiée, c’est parmi elle qu’on a recruté les serviteurs les plus fidèles du Tzar.
Les familles Abaza, Crupensky, Bantis, Pourichkevitch, Crusevan, Bulatzel, etc., sont trop
connues sous ce rapport dans l’ancienne Russie.
Cette noblesse russifiée donna à la Russie un grand nombre de hauts fonctionnaires et même
des personnalités de marque, des dignitaires supérieurs, des généraux, des prélats, des lettrés et des
savants, des hommes politiques, etc.
Mais beaucoup parmi eux ont complètement oublié la pauvre Bessarabie, leur pays
d’origine. Ils n’ont pas eu pitié des malheurs du peuple roumain qui gémissait dans la misère et
dans les ténèbres, étranger dans son propre pays, exploité et ruiné par tous les aventuriers étrangers,
sans avoir de véritables prêtres, de défenseurs, d’instituteurs, de conseillers et de guides.
160
Plus spécialement il ne sera jamais pardonné à certain d’entre eux, qui se sont violemment
tournés contre leur propre sang en s’associant à l’action des ennemis du peuple roumain. Telles
sont les familles Crupensky, Crusevan, Pourichkevitch, Ghepetzky, qui, députés de la Bessarabie à
la Duma impériale, avaient naturellement pour devoir de défendre l’introduction de la langue
roumaine dans les écoles et les églises moldaves et qui ne l’ont pas fait ; au contraire, le
séparatisme bessarabien était pour eux une occasion de se créer des avantages, de consolider leur
situation et de recevoir des subventions de l’administration russe pour “renforcer en Bessarabie
l’esprit russe”.
N’est-ce pas là la plus lâche trahison vis-à-vis du peuple roumain ? »58.

Même si l’auteur cite, par la suite, une douzaine de nobles « patriotes »,


« apôtres » de la nation, il reste que cette condamnation de la classe nobiliaire de
Bessarabie était le résultat des conflits apparus après 1905. À cette date, une
partie de la noblesse bessarabienne relève la tête dans le climat de réformes
consécutives à la révolution de 1905. Son action a surtout un caractère culturel et
national qui se traduit par la création du parti moldave modéré, dirigé par le
maréchal de la noblesse Pavel Dicescu, alors que les jeunes et les intellectuels
créent à Chi in u un parti plus radical dirigé par l’avocat Emanuel Gavrili .
L’activité de ces partis a dû cesser quelques années plus tard et ils seront
remplacés, en mars 1917, par le Parti National Démocrate Moldave dont le but
principal était l’autonomie complète de la Bessarabie. À l’intérieur de ce parti,
les premières divergences apparaissent entre le programme national de la
noblesse et le programme social des intellectuels radicaux, confrontation d’où
sortira la synthèse radicale représentée par le Soviet du Pays (Sfatul rii) créé
en novembre 191759. La composition sociale du soviet de Bessarabie est très
instructive : sur 138 députés, 85 étaient des paysans et le reste des intellectuels,
des soldats, des ouvriers et des fonctionnaires. Un participant à ses travaux,
tefan Ciobanu (1883-1950) se souvient que l’« on proposa à la classe organisée
des grands propriétaires cinq sièges au Parlement. Au commencement ils ont
accepté, mais ensuite ils se sont retirés du Sfatul rii »60.
Le Soviet de Bessarabie entreprit une vaste œuvre de réformes sociales
dont la plus importante était, sans doute, la réforme agraire. Ce programme de
réformes fut mis en danger par la décomposition de l’armée russe, par l’état
d’anarchie et de violence qui s’ensuivit et par les essais des bolcheviks de
s’emparer du pouvoir en Bessarabie. La menace d’une mainmise communiste sur
la province accéléra le mouvement d’union avec la Roumanie qui se réalisa en
deux étapes : d’abord l’union assortie de conditions, le 27 mars 1918, dont la plus
importante était la réforme agraire. Lorsqu’elle fut menée à bien, le Sfatul rii
proclama l’union totale et sans conditions avec le Royaume de Roumanie, le 26
novembre 1918. Entre-temps, par la réforme agraire, un million d’hectares

58
I.G. Pelivan, La Bessarabie sous le régime russe (1812-1918), Paris 1919, p. 33-35.
59
I. Livezeanu, « Moldavia, 1917-1990 : na ionalism and interna ionalism. Then and now »,
Armenian Review XLIII (1990), p. 158-162.
60
t. Ciobanu, op. cit., p. 129.
161
avaient été expropriés et distribués aux paysans : la grande propriété disparaissait
et le maximum que pouvait garder chaque propriétaire était de 100 hectares61.
À la suite de la réforme agraire et de l’union sans conditions avec la
Roumanie, la noblesse de Bessarabie perdait ses terres et les privilèges attachés à
son statut social, car ces privilèges avaient été abolis dans les Principautés
danubiennes dès 1858. Dorénavant, elle allait devoir choisir entre la Russie
communiste et la Roumanie monarchique. Une troisième voie fut l’exil, option
par laquelle une partie de la noblesse de Bessarabie s’identifiait aux destinées de
la Russie impériale. Mais elle avait, dès 1917, perdu tout rôle politique et se
voyait remplacée par la bourgeoisie, le prolétariat et la paysannerie, classes
auxquelles appartenait l’avenir. Une nouvelle épreuve lui fut imposée en juin
1940 avec l’occupation soviétique, suite à l’ultimatum adressé par Molotov à la
Roumanie. Les derniers aristocrates bessarabiens eurent à nouveau à choisir entre
l’exil, en Roumanie ou ailleurs, et le Goulag, où bon nombre d’entre eux finirent
leurs jours ; de la sorte, ils témoignaient de leur assimilation et participaient à
l’histoire russe qui les avait marqués à jamais.

61
Pour la réforme agraire en Bessarabie, voir J. Kaba, Étude politique sur la Bessarabie, Paris
1919, p. 36-37 ; D. Mitrany, The land and the peasant in Rumania. The war and agrarian reform
(1917-21), Londres 1930, passim, p. 200-204 ; H.L. Roberts, Rumania. Political problems of an
agrarian state, New Haven – Londres 1951, passim, p. 32-35.
162
LES LIEUX DE MÉMOIRE EN ROUMANIE

Le plus ancien lieu de mémoire sur le territoire de la Roumanie actuelle est,


sans conteste, le monument d’Adamclisi, en Dobroudja, plus connu sous le nom
de Tropaeum Traiani. Ce Trophée de l’empereur Trajan (98-117) a été élevé en
l’an 109 et commémorait la victoire, remportée en 102, sur une coalition barbare
venue en aide au roi dace Décébale, qui défendait son pays contre l’invasion
romaine. Le Trophée, d’une hauteur d’environ 39 m, a la forme d’un cylindre
d’un diamètre de 39 mètres, surmonté par la statue d’un légionnaire romain, un
officier ayant joué un rôle déterminant dans ce combat. Sur la façade de la
rotonde se trouvaient appliquées 54 métopes, des plaques de pierre décorées de
bas-reliefs représentant le déroulement de la bataille. Dédié à Mars, le dieu
vengeur (Marti ultori), le monument abritait les corps de pas moins de 3 800
soldats romains tombés au combat et servait d’autel ( , en grec) où l’on
devait célébrer chaque année des offices religieux en « l’honneur et en souvenir
des hommes très forts qui ont trouvé la mort en combattant pour l’État (pro
republica) », selon l’inscription apposée à l’entrée1.
Sous le régime de Nicolae Ceau escu (1965-1989), le rophée a été
entièrement reconstruit et inauguré en grande pompe le 27 mai 1977 :
l’événement a été marqué par des pèlerinages de groupes, des émissions à la
radio et à la télévision, et par l’impression de timbres, de médailles et des cartes
postales2.
Le Tropaeum Traiani constituait le pendant de la Colonne que le même
empereur fit ériger sur le Forum à Rome et qui raconte, en une série continue de
reliefs, l’ensemble des guerres daciques menées entre 101-102 et 105-1063. Une
copie de la Colonne Trajane est actuellement en cours d’être érigée dans la ville
transylvaine de Cluj à l’initiative du très controversé maire Gheorghe Funar, ex-
président d’un parti ultranationaliste roumain, le PUNR (Parti de l’Unité
Nationale des Roumains).
La forme circulaire du Trophée de Trajan est celle des monuments
funéraires de l’Antiquité classique qui allait être abandonnée durant le Moyen-
Âge lorsque les monuments funéraires élevés dans les Pays Roumains sur les
corps des soldats tombés au combat sont en règle générale de deux sortes : des

1
Gr. Tocilescu – O. Benndorf – G. Niemann, Monumentul delà Adamklissi : Tropaeum
Traiani, Vienne 1895 ; Gr. Tocilescu, Fouilles et recherches archéologiques en Roumanie,
Bucarest 1900 ; C. Cichorius, Die römischen Denkmäler in der Dobrudscha, Berlin 1904 ;
T. Antonescu, Le Trophée d’Adamclissi, Ia i 1905 ; F.B. Florescu, Das Siegesdenkmal von
Adamklissi : Tropaeum Traiani, Bucarest, Bonn 1965 ; R. Vulpe, Romanii la Dun rea de Jos,
Bucarest 1968 (« Din istoria Dobrogei », II).
2
F. Tuc – C. Gheorghe, Altarele eroilor neamului, Bucarest 1994, p. 53.
3
S. Setis – A. La Regina – G. Agosti – V. Farinella, La Colonna Traiana, Turin 1988.
163
croix (troi a) au sommet de tumulus, et des églises servant d’ossuaires. Tel fut le
cas en Valachie après les batailles de 1330 (Posada), 1396 (Nicopolis, un tumulus
à Giurgiu), 1595 (C lug reni) et 1631-32 (Solobozia et Plumbuita, à Bucarest).
En Moldavie, ce type de monument a été érigé après les batailles de 1467 (Baia),
1475 (Vaslui), 1476 (R zboieni, Valea-Alb ) et 1497 (Codrul-Cosminului). Les
inscriptions qu’ils portent sont souvent de véritables pages de chronique4.
Une autre catégorie de lieux de mémoire médiévaux est constituée par les
églises et monastères abritant des reliques de saints célèbres et/ou des icônes
miraculeuses. Mentionnons tout d’abord ceux qui possédaient des reliques, les
cathédrales métropolitaines de Valachie : Curtea-de-Arge (reliques de Sainte
Filofteia (Philothée), translatées vers 1400, puis celles de Saint Niphon II, ancien
patriarche de Constantinople, vers 1517) ; Târgovi te (le bras droit de Saint
Michel de Synnada et un bras de Sainte Marina, vers 1634) ; Bucarest (reliques
de Saint Démètre dit Basarabov, vers 1770). En Moldavie, la cathédrale de
Suceava abritait, depuis 1414, les reliques de saint Jean le Nouveau, translatées
de Kertch, en Crimée, et celle de Ia i, où repose le corps de Sainte Parascève
(1642). Ajoutons également les grands monastères valaques de Dealu (reliques
de Saint Spyridon le Jeune de T rnovo, XIIIe siècle, translatées à une date
inconnue), de Bistri a (le corps de Saint Grégoire le Décapolite, translaté vers
1490, et la tête de Saint Procope), de Tismana (le corps de Saint Nicodème, le
fondateur du couvent, mort en 1406). En Moldavie, on enregistre les reliques de
Daniel l’Ermite (Sihastrul) à Vorone (seconde moitié du XVe siècle), et le corps
du prince Étienne le Grand (1457-1504) à Putna, qui bénéficia d’un culte local
consacré en 1992 par l’Église orthodoxe roumaine5. En fait, pratiquement tous les
grands monastères valaques et moldaves antérieurs au XIXe siècle possèdent (ou
possédaient) des reliques qui attiraient les fidèles et les pèlerins lors des grandes
fêtes religieuses. Sans discuter ici de l’épineuse question de leur authenticité, il
suffit de mentionner celles qui guérissaient les maladies ou chassaient les
sauterelles : ainsi, le bras droit de Saint Pantélimon, médecin anargyre (dans le
monastère du même nom à Bucarest, 1750), la main de Saint Charalampos
(Haralambie) dans l’église Saint-Nicolas des Serbes (Sârbi), à Bucarest (1800),

4
Pour tous ces monuments voir Maciej Stryjkowski, Kronika Polska..., Königsberg 1582 ;
traduction roumaine des passages respectifs dans C l tori str ini, p. 451-453 ; M. Cazacu – Ana
Dumitrescu, « Culte dynastique et images votives en Moldavie au XVe siècle. Importance des
modèles serbes », CB 15 (1990), p. 13-102 (repris ici-même, p. 71-132). Pour la croix de
C lug reni et l’église érigée sur le lieu de la bataille au milieu du XVIIe siècle, voir N. Iorga,
« Crucea de la C lug reni » BCMI 22 (1929), p. 103-105 ; V. Br tulescu, « Biserica de lemn de la
C lugareni-Vla ca », BCMI 32 (1939), p. 112-116.
5
N. Stoicescu, Bibliografia localit ilor i monumentelor feudale din ara Româneasc , I-II,
Bucarest 1970 ; idem, Repertoriul bibliografic al localit ilor i monumentelor feudale din
Moldova, Bucarest 1974 ; I. B c naru – Gh. Iacob, Harta i ghidul schiturilor, m n stirilor i
a ez mintelor cu moa te i icoane f c toare de minuni, Bucarest 1997.
164
ou la main de Saint Cyprien (église Zl tari, Bucarest, 1790), utilisés en cas
d’épidémie de peste6.
Il y a ensuite, bien plus nombreux que les précédentes, les lieux de culte
abritant des icônes miraculeuses ; les plus célèbres sont les monastères moldaves
de Neam et de Bistri a, suivies par Curtea-de-Arge et Dintr’un-Lemn (en
Valachie), qui possèdent, à l’exception de Curtea-de-Arge , des icônes
byzantines du XIVe siècle, splendides exemplaires de l’art de l’époque des
Paléologues. D’autres couvents connus pour leurs icônes miraculeuses, dont
certaines sont perdues, sont Galata, Trei-Ierarhi et Golia à Ia i, en Moldavie,
S rindar et Icoanei à Bucarest7.
Dans leur immense majorité, ces icônes représentent la Vierge à l’Enfant
(sauf à Bistri a, en Moldavie, où il s’agit de Sainte Anne) et sont d’origine
byzantine. Pour certaines d’entre elles (Curtea-de-Arge , Dintr’un-Lemn,
N m e ti, Corbi, Madona Dudu-Craiova, toutes en Valachie), la tradition locale,
enregistrée dès le XVIIe siècle, parle de la découverte de l’icône dans un arbre et
de l’apparition de la Vierge demandant à son peintre de lui construire une église
spéciale : cette tradition est, tout comme l’ensemble du culte marial qu’elle
révèle, d’origine catholique et romaine, et remonte au culte de l’icône peinte par
l’évangéliste Luc découverte à San Sisto, à Rome8. D’autre part, cette influence a
pu se conjuguer avec celle, venue de Russie et largement diffusée depuis la fin du
XVIe siècle, du récit des miracles opérés par les différentes icônes de la Vierge,
de Novgorod, de Kazan, de Smolensk, etc.9. Malheureusement, nous manquons
de détails sur la circulation de ces croyances qui n’ont pas fait l’objet d’études
plus poussées.
L’État roumain moderne (formé par l’union, en 1859, de la Valachie et de
la Moldavie) gagne son indépendance par rapport à l’Empire Ottoman en 1877
sur les champs de bataille de Bulgarie, où l’armée roumaine se distingue aux
côtés des troupes russes. Les nouveaux lieux de la mémoire collective de la
Nation se trouvent loin et portent le nom des redoutes et positions turques prises
d’assaut : Grivi a, Lom-Palanka, Opanez, Plevna, Rahova, Smârdan, Vidin. Ils
vont donner le nom à des rues et à des quartiers de Bucarest et d’autres villes de
Roumanie, mais leur éloignement gêne. Un arc de triomphe en bois et carton pâte
accueille les troupes victorieuses à Bucarest en octobre 1878, mais il faut
attendre 1935-1936 pour qu’il soit construit en dur. Cet arc, une imitation du
modèle parisien, a 27 m de haut et ses façades sont décorées de reliefs dus aux

6
N. Iorga, Inscrip ii din bisericile României, I, Bucarest 1905, s.v
7
Inventaire incomplet chez l’évêque Melchisedec, « Tratat despre cinstirea icoanelor în
Biserica Ortodox i despre icoanele f c toare de minuni din România orthodox », BOR 14
(1890), p. 18-64.
8
H. Belting, Bild und Kult. Eine Geschichte des Bildes vor dem Zeitalter der Kunst, Munich
1991, p. 590-591.
9
A. Ebbinghaus, Die altrussischen Marienikonen-Legenden, Wiesbaden 1990 : Freie
Universität Berlin (« Slavistischer Seminar », 70).
165
meilleurs sculpteurs de l’époque. Toutefois, le souvenir des batailles de 1916-
1919 contre les Puissances centrales et la Hongrie couvre celui de 1877.
À Bucarest, le seul véritable monument de la guerre de 1877 est le
monument des héros de la guerre d’indépendance érigé seulement en 1916.
D’autres monuments plus modestes seront construits entre 1879 et 1890 dans 33
villes de Roumanie, dont neuf chefs-lieux de département. À ces monuments
collectifs s’ajoutent les statues de plusieurs officiers, notamment celle du général
Alexandre Cernat, commandant de l’armée roumaine en 1877, mais seulement en
1894, après sa mort.
Un lieu de mémoire tout à fait spécial sera érigé entre 1903 et 1906 à
Bucarest sur une colline située derrière le palais du Parlement et de l’église
métropolitaine (par la suite patriarcale), la colline de Filaret, appelée aussi
Câmpia-Libert ii (Le champ de la liberté), en souvenir des assemblées durant la
révolution de 1848. En 1906 on y fêtait l’anniversaire des quarante ans de règne
du roi Carol Ier de Hohenzollern-Sigmaringen (1866-1914), le fondateur de la
Roumanie moderne. On projeta l’aménagement d’un grand parc paysager sur
360 000 m2 qui porterait le nom de Parcul Carol. L’architecte paysagiste français
Redont fit les plans du parc ; les différents pavillons et autres constructions de
cette exposition jubilaire furent érigés d’après les plans d’architectes roumains.
On y voyait notamment un pavillon royal, les pavillons de l’Industrie, de
l’Agriculture, des Mines et des Carrières, un château d’eau rappelant la forme du
château de Vlad epe (l’Empaleur), dit aussi Dracula – prince valaque du XVe
siècle – une mosquée, etc. Un contemporain notait que cette exposition « a donné
à la nation roumaine l’occasion de prendre conscience d’elle-même, de se rendre
compte des progrès réalisés et de ceux qui lui restent encore à accomplir »10.
Ce fut dans ce parc, en face du Musée Militaire, que fut érigée en 1923 la
Tombe du soldat inconnu de la Première Guerre mondiale. Cette guerre est
connue en Roumanie sous le nom de Guerre d’« reîntregire » nationale, donc de
« reconstitution de l’unité intégrale » de la patrie roumaine. Les monuments liés à
cet événement sont deux fois plus nombreux que ceux commémorant la guerre de
1877, sans parler de leurs dimensions, bien plus importantes. Les plus célèbres
sont l’Arc de Triomphe (refait en bois en 1922) et la Tombe du soldat inconnu, à
Bucarest, les deux mausolées de M r ti et de M r e ti, en Moldavie
méridionale, et « Catedrala Reîntregirii » (la Cathédrale de l’Unification) à Alba-
Iulia, en Transylvanie, où furent couronnés le roi et la reine de la Grande
Roumanie, Ferdinand (1914-1927) et Marie, en 1922. L’Arc de Triomphe et les
deux mausolées de Moldavie ont été inaugurés entre 1926 et 1938, sous le règne
de Carol II (1930-1940). L’Arc de Triomphe était ouvert au passage des troupes
lors des cérémonies de la fête nationale, le 10 mai (jusqu’en 1948). Des
cérémonies officielles se déroulaient également dans les trois autres monuments
qui devinrent des lieux de pèlerinage pour les écoliers et les étudiants.

10
Fr. Damé, Bucarest en 1906, Bucarest 1907, p. 640.
166
Ces monuments ont connu une éclipse très marquée entre 1948 et 1957,
lorsque l’idéologie communiste condamnait la participation de la Roumanie à la
Première Guerre mondiale, la désignant comme une « guerre impérialiste,
d’occupation de territoires étrangers ». Le revirement s’est produit seulement à
partir de 1957, mais il a fallu attendre le quarantième anniversaire des batailles de
M r ti et M r e ti pour que les deux mausolées réintègrent le circuit de
l’édification patriotique.
Entre-temps, l’Arc de Triomphe avait été dépouillé des portraits du roi
Ferdinand et de la reine Marie, et une partie des inscriptions avait été recouverte
de plâtre ; la Catedrala Reîntregirii d’Alba-Iulia fut pratiquement abandonnée,
alors que la Tombe du soldat inconnu fut vidée de son cercueil (22 décembre
1958) et ce dernier prit le chemin du mausolée de M r e ti. À sa place, le
dictateur communiste Gheorghiu-Dej (1945-1965) fit construire le « Monument
des héros de la lutte pour la liberté du peuple et de la patrie, pour le socialisme »,
inauguré le 30 décembre 1963. Il s’agissait d’une construction circulaire de granit
rouge surmontée de cinq arcades hautes de 48 m. À l’intérieur, une rotonde
plaquée de granit noir abritait les tombes de diverses personnalités communistes,
dont Gheorghiu-Dej en personne. En 1991, les dépouilles des leaders
communistes ont quitté le mausolée pour une destination inconnue, remplacées
par le cercueil du soldat inconnu (25 octobre 1991)11. Actuellement, le site fait
l’objet d’un débat public, car le chef de l’Église orthodoxe roumaine, le
patriarche Teoctist, entend y construire une gigantesque « Cathédrale de la
Nation » (Catedrala Neamului) pouvant abriter 11 000 fidèles. Beaucoup
d’intellectuels roumains sont opposés à ce projet qui rappelle par ses dimensions
l’époque de Ceau escu, cependant la grande masse des fidèles n’est pas
mécontente à l’idée d’un nouveau lieu de culte qui remplacerait le grand nombre
d’églises détruites à Bucarest dans les dernières décennies.
Les monuments de la Deuxième Guerre mondiale en Roumanie présentent
une situation paradoxale : avant la révolution de 1989, tous ces monuments
célébraient la guerre à l’Ouest, contre l’Allemagne et la Hongrie, menée par
l’armée roumaine aux côtés de l’armée rouge. Or, cette alliance a fonctionné
seulement neuf mois (septembre 1944 – mai 1945), alors que de juin 1941 à août
1944, la Roumanie a combattu à l’Est aux côtés des Puissances de l’Axe en vue
de récupérer les territoires occupés par l’URSS en juin 1940. Aucun monument
ne célébrait donc la première période de la guerre ; après 1989, on a enregistré
l’inauguration d’un buste du maréchal Ion Antonescu, le dictateur roumain allié
d’Hitler (1940-1944) à Slobozia, dans le Sud de la Roumanie (22 octobre 1993).
C’est sous la dictature de Nicolae Ceau escu (1965-1989) que fut mis en
chantier le plus important lieu de mémoire de Roumanie, ne fût-ce que par ses
dimensions. Il s’agit de « Casa Poporului » (la Maison du Peuple), un palais aux

11
F. Tuc – M. Cociu, Monumente ale anilor de lupt i jertf , Bucarest 1983, s.v. ; F. Tuc –
C. Gheorghe, op. cit. ; M. Popescu, Mormântul osta ului necunoscut, Bucarest 1991.
167
dimensions extravagantes érigé depuis 1981 sur une colline artificielle dominant
la partie ouest de Bucarest. Cette construction – célébrée comme la plus grande
d’Europe et la deuxième au monde après le Pentagone – domine une place
destinée à l’origine à accueillir environ un million de personnes, d’où part une
avenue – Victoria Socialismului (la Victoire du Socialisme, aujourd’hui Unirii) –
qui coupe la ville d’ouest en est. Pour ce faire, Ceau escu a fait raser un sixième
de la surface de Bucarest, des milliers de maisons et plus de dix églises et
monastères.
Autour du palais devaient être regroupés tous les sièges des ministères, du
PC et des institutions du pays, une Bibliothèque Nationale ; dans les immeubles
d’habitation devaient s’installer les hauts dignitaires du parti et du gouvernement
dans un ordre savant, les plus importants étant aussi les plus proches du centre du
pouvoir. S’y ajoutaient des sous-sols profonds de plusieurs étages, un abri
antiatomique, des galeries souterraines menant à d’autres résidences de
Ceau escu.
En décembre 1989, les travaux de ce gigantesque chantier ont été stoppés
et le nouveau pouvoir a ouvert une enquête publique pour décider du sort du
palais qui a été ouvert aux visiteurs. En fin de compte, le peuple roumain s’est
reconnu dans ce mammouth de type stalinien, a admiré le savoir-faire des corps
de métier et a voté pour son maintien en l’état. Aujourd’hui, le palais a été
terminé et sert de siège au Parlement roumain et à diverses institutions officielles,
mais son existence même le transforme en lieu de mémoire d’un passé de terreur
et de démesure.

168
II

Le mythe de Dracula dans la littérature


médiévale européenne
À PROPOS DU RÉCIT RUSSE
SKAZANIE O DRAKULE VOEVODE

Dans les derniers jours de l’année 1476, par une attaque-surprise, les
Ottomans installaient sur le trône de Valachie un nouveau prince, Laiot Basarab,
qui était pour la cinquième fois intronisé à Târgovi te au détriment, cette fois-ci,
de son adversaire Vlad l’Empaleur ( epe ), connu aussi sous le nom de Dracula1.
Dans le tumulte de la bataille, l’ancien voïévode tombait sous les coups ennemis
et sa tête était envoyée comme trophée à Mehmet le Conquérant. Cette lutte
obscure mettait fin à une vie des plus mouvementées que le XVe siècle sud-est
européen ait offerte à l’étude des historiens2. La mort de Vlad l’Empaleur était un
coup dur pour les prétentions de domination des Hongrois sur la Valachie et
avançait un pion ottoman non négligeable sur l’échiquier de l’Europe du Sud-Est.
Elle sera un facteur dans la précipitation du dénouement (en 1479) de la grande
confrontation entre Venise et l’Empire Ottoman, commencée en 1463, et qui
avait engagé du côté chrétien le Royaume de Hongrie, la Principauté de
Moldavie, la Principauté de l’Albanie et la Horde turcomane du Mouton-Blanc3.

1
Le surnom de Dracula que porte le prince valaque Vlad l’Empaleur lui vient sans doute de
son père qui s’appelait Vlad Dracul (le Diable) et qui a régné en Valachie entre 1436-1447, avec
des interruptions. Membre de l’ordre chevaleresque du Dragon, fondé par Sigismond de
Luxembourg, roi de Hongrie, le père était nommé Dracul, d’après le nom latin de l’ordre (Draco).
Or, en roumain, Dracul signifie diable ; le suffixe -ulea est augmentatif. Cette étymologie me
semble attestée de façon décisive par la mention « In Walachy der naterspan » du poème Die Mörin
de Hermann von Sachsenheim (XVe siècle). Natter en allemand signifie vipère, serpent venimeux,
ce qui correspond très bien à la représentation du dragon terrassé par la croix, emblème de l’ordre
du Dragon. Span est le mot hongrois ispan : cf. E. Ochs, Germanisch-romanische Monatsschrift,
mai – juin 1923, p. 185 ; A. Bogrea, « Înc o pomenire german a lui Vlad epe », AINC II
(1923), p. 359-362. Pour la discussion de l’étymologie du nom de Dracula, cf. récemment
G. Giraudo, Drakula. Contributi alla storia delle idee politiche nell’Europa orientale alla svolta
del XV secolo, Venise 1972 : Libreria Universitaria editrice (Collana Ca’Foscari. Facoltà di lingue e
letterature straniere, Venezia, Seminano di storia. « Studi e ricerche », 4), p. 42-48. En ce qui
concerne l’inscription sur une croix trouvée entre Vatra-Dornei et Bistri a (p. 48 et note 22), il va
de soi qu’il s’agit du diable, et non de Vlad l’Empaleur.
2
Il n’existe pas de monographie détaillée concernant Vlad l’Empaleur. Celle de I. Bogdan,
Vlad epe i nara iunile germane i ruse ti asupra lui, Bucarest 1896, est incomplète et date. Les
quelques pages que lui a dédiées Fr. Babinger, Mahomet II le Conquérant et son temps. La grande
peur du monde au tournant de l’histoire, Paris 1954 : Payot, p. 244-252, contiennent de graves
erreurs (voir le compte rendu de M. Guboglu dans SAO II, 1959, p. 217-237). La dernière est due à
R. McNally – R. Florescu, In search of Dracula, New York Graphie Society 1973 (éd. française,
Paris 1973 : Laffont). Je prépare, depuis 1970, une thèse de doctorat à ce sujet.
3
Pour la participation des Pays Roumains, cf. . Papacostea, « Venise et les Roumains au
Moyen Âge », dans A. Pertusi (éd.), Venezia e il Levante fino al secolo XV, I/2, Florence 1973 :
Olschki, p. 608-624 ; idem, « De la Colomeea la Codrul Cosminului, Pozi ia interna ional a
Moldovei la sfîr itul sec. al XV-lea », Rsl XVII (1970), p. 525-553.
171
La simple énumération des règnes de Vlad l’Empaleur en Valachie –
octobre – novembre 14484, 1456-1462, novembre – décembre 1476 – donne une
idée des troubles politiques engendrés par l’avance ottomane sur le Danube
contre le Royaume de Hongrie, suzerain plus nominal que réel des Pays
Roumains. En effet, dès les débuts, Vlad l’Empaleur fut un ennemi acharné des
Ottomans et un partisan de la croisade. Durant les six années de son règne
principal – 1456-1462 –, il mena sur le plan intérieur une politique
protectionniste présentant des traits propres à ce qu’on a appelé « pré-
mercantilisme » ou « nationalisme économique »5. Les mesures – qu’il n’hésita
pas à faire respecter en décapitant ou en empalant les coupables (d’où son
sobriquet) – visaient, avant tout, à protéger les marchands et les artisans de
Valachie contre la concurrence étrangère, personnifiée surtout par les Saxons de
Transylvanie, Bra ov (Kronstadt) et Sibiu (Hermannstadt). D’autres mesures
avaient pour but le rétablissement de l’ordre dans un pays ravagé par les attaques
extérieures et la guerre civile.
Sur le plan extérieur, la politique du prince valaque devait tenir compte des
prétentions de suzeraineté du Royaume de Hongrie et de l’Empire Ottoman. Tout
en versant, au moins au début de son règne, le tribut aux Ottomans, il devait
obéissance, aide et service au roi de Hongrie, duquel il tenait ses deux fiefs

4
Premier règne resté totalement inconnu à l’historiographie roumaine et étrangère : cf. à ce
sujet M. Cazacu, « La Valachie et la bataille de Kossovo (1448) », RÉSEE IX (1971), p. 143-151
(repris dans idem, Au carrefour des Empires et des mers, p. 347-357). Dès lors, elle a été
généralement acceptée : cf. C.C. Giurescu – D.C. Giurescu, Istoria românilor din cele mai vechi
timpuri i pîn ast zi, Bucarest 1971 ; I. Iona cu, « Basarabii în tabele genealogice », SAI XVII
(1972) ; Istoria României în date, Bucarest 1972, p. 94. Né aux environs de 1430-1432, Vlad fut,
avec son frère Radu, envoyé comme otage au sultan Murad II, entre 1444-1448. Ce n’est pas lui
mais son frère aîné, Mircea, qui conduisit le corps d’armée valaque à la bataille de Varna en 1444.
Voir à ce sujet l’information du minnesänger allemand Michel Beheim dans sa chanson sur cette
bataille, éditée par C.I. Karadja, « Poema lui Michel Beheim despre cruciadele împotriva turcilor
din anii 1443 i 1444 », BCIR XV (1936), p. 41, vers 734-740 ; voir aussi l’édition citée plus bas,
note 18. Les Valaques ont combattu vaillamment à Varna et se sont retirés, aux dires de Beheim,
seulement après les menaces du sultan de tuer les otages qu’il détenait. Cf. M. Cazacu, « Rectific ri
la cronologia domnilor munteni din prima jum tate a secolului al XV-lea », SRI XXIII (1970),
p. 607-608. À corriger dans ce sens les affirmations de G. Giraudo, op. cit., p. 48-50. La trahison de
Vlad Dracul, en 1444, envers Jean Hunyadi est sujette à caution. En effet, ce dernier remplaça et
mit à mort le premier seulement en décembre 1447 et pour une raison précise : la paix séparée que
le prince valaque avait conclue avec les Ottomans. Voir à ce sujet les documents nouveaux apportés
par Fr. Pall, « Interven ia lui Iancu de Hunedoara în ara Româneasc i Moldova în anii 1447-
1448 » SRI XVI (1963), p. 1049-1072, et l’article de M. Cazacu cité infra, note 5.
5
M. Cazacu, « L’impact ottoman sur les Pays Roumains et ses incidences monétaires, 1452-
1504 », RRH XII (1973), p. 159-192, notamment p. 165-168 (corriger la faute d’impression p. 166,
note i : « mercantilisme commençant »), article repris dans idem, Au carrefour des Empires et des
mers, p. 373-402.
172
transylvains Amla et F g ra , qui formaient l’essentiel du domaine princier
valaque6.
Dès 1459, convaincu de l’imminence d’une croisade anti-ottomane,
croisade dont le principal artisan, le pape Pie II, était loin d’être sûr. Vlad cessa
de payer le tribut à Mehmet II7. Pendant l’hiver 1461-1462, à la suite des conflits
de frontière sur la ligne du Danube, l’Empaleur lança an raid audacieux au Sud
du grand fleuve, depuis son embouchure jusqu’à Vidin, sur un front de près de
mille kilomètres. Il s’attaqua surtout aux villes et villages bulgares et turcs, en
négligeant la plupart des forteresses (à l’exception de Giurgiu), en détruisant
systématiquement toutes les installations de passage des gués, en tuant ou
emmenant sur la rive gauche du fleuve des milliers de gens8. Le raid avait un but
précis : impressionner les Ottomans, créer une zone désertique au sud du fleuve,
détruire les nids où s’abritaient les bandes d’akingi et de martolos, disloquer une
population qui fournissait aux armées impériales, lors de leurs campagnes, des
vivres, des guides, des espions, des charretiers et des troupes irrégulières.
Rendant compte au roi de Hongrie, l’Empaleur lui demandait du secours ; lui-
même allait attendre les Ottomans de pied ferme à Vidin, le seul endroit par où
ils pouvaient encore franchir le Danube. L’endroit était bien choisi, étant proche
de la frontière de la Transylvanie et du Banat. En outre, pour avancer en
Valachie, les Ottomans auraient eu à affronter les sables mouvants de la plaine
d’Olténie et mille autres embûches de nature à ralentir leur marche.
Mais le moment était mal choisi. Mathias Corvin, élu roi de Hongrie en
1458 par une partie des nobles du Royaume, voyait sa couronne disputée par
l’Empereur Frédéric III qui bénéficiait du soutien des Saxons de Transylvanie et
d’une partie des magnats hongrois, ce qui interdisait à Mathias d’entreprendre
une expédition de grande envergure contre les Ottomans. Étienne le Grand, le
prince de Moldavie, était en mauvaises relations avec Vlad et les Hongrois à
cause de la forteresse de Kilia sur le Danube et de l’aide que son rival, Petru
Aron, trouvait chez Mathias Corvin. Le roi de Hongrie avait reçu de Venise et du
pape d’importants subsides afin de l’inciter à partir en campagne contre les
Ottomans9, ce qui l’obligea à se mettre en marche en direction de la

6
Voir la discussion de cette situation juridique, ibidem, p. 174, 188 ; M. Cazacu, « La
situation internationale de la Valachie au début du XVIe siècle », en manuscrit. Pour le tribut, cf.
M. Berza, « Haraciul Moldovei ai al rii Romane ti în sec. XV-XIX », SMIM II (1957), p. 7-47 ;
M. Guboglu, « Le tribut payé par les Principautés Roumaines à la Porte jusqu’au début du XVIe
siècle, d’après les sources turques », RÉI XXXVII/1 (1969), p. 49-80.
7
Fr. Babinger, op. cit., p. 221 sq. ; R. Eysser, « Papst Pius II. und der Kreuzzug gegen die
Türken », dans G. Marinescu, Mélanges d’histoire générale, II, Cluj 1938.
8
Voir le récit fait par l’Empaleur lui-même dans une lettre adressée au roi Mathias Corvin, le
11 février 1462, à Munich, Staatsbibliothek, ms. lat. 19.648 ff. 69v sq., et ms. lat. 19.542, f. 260,
publiée par I. Bogdan, op. cit. Le compte est de 23 884 têtes.
9
Les subsides du pape se chiffraient, au début de l’année 1460, à 40 000 ducats d’or. Cf. les
lettres des 20 février et 25 avril dans A. Theiner, Vetera monumenta historica Hungariam sacram
illustrantia, II, Rome 1860, p. 351, 356-357 ; Hurmuzaki, Documente, II/2, p. 129-131. Les
173
Transylvanie. Mais, peu désireux d’exposer ses arrières à une attaque de Frédéric
III, le roi avança avec une sage lenteur. Il arriva à Bra ov au mois d’octobre,
quand les Ottomans avaient déjà évacué la Valachie, après une campagne au
cours de laquelle ils n’avaient pas réussi à évincer l’Empaleur, dont les troupes
leur avaient opposé une belle résistance. Le prétendant soutenu par Mehmet II,
qui dominait la Dobroudja10, et qui n’était autre que le frère cadet du prince
valaque, Radu le Beau (cel Frumos), prince de Valachie entre 1462 et 1474 (avec
des interruptions), se maintenait néanmoins dans l’Est du pays, à Br ila,
important port sur le Danube. La guerre continuait maintenant entre les deux
frères, mais l’Empaleur avait constamment le dessus, sans réussir pourtant à
s’imposer de manière définitive. Sa victoire aurait signifié tôt ou tard, le retour
des Ottomans et, par conséquence, une série ininterrompue de guerres, dans
lesquelles le roi de Hongrie aurait été obligé d’intervenir, ne fût-ce que pour
justifier les sommes d’argent reçues du pape et de Venise, alors qu’il se trouvait
encore en conflit ouvert avec l’Empereur allemand11. Qui plus est, Vlad
l’Empaleur était farouchement opposé à une paix avec les Ottomans, qu’il
entendait combattre à outrance. Cette perspective devait inquiéter sérieusement
une grande partie des boyards roumains et aussi le roi de Hongrie. Encouragé par
les Saxons de Transylvanie, qu’il cherchait à gagner à sa cause contre Frédéric III
et qui n’oubliaient pas les sévices infligés par l’Empaleur12, soutenu par une
grande partie de la noblesse hongroise, transylvaine et valaque, et désireux de
pacifier le front du Danube par un compromis avec les Ottomans, Mathias se
décida à sacrifier Vlad13. Il le fit arrêter et l’accusa d’avoir conspiré pour le livrer
aux Ottomans en échange de leur pardon14. Des lettres qui auraient été expédiées
par l’Empaleur au sultan, au Grand Vizir et au prince de Moldavie, furent

subsides de Venise étaient tenus secrets, cf. L. von Pastor, Storia dei papi dalla fine del Medio Evo,
II, Rome 1942, p. 230, n.i.
10
Des précisions sur cet important sujet ont été apportées par P. . N sturel, « Étapes et
alternatives de la conquête ottomane de la Dobroudja au XVe siècle », dans Comité national
roumain d’études sud-est européennes, Communications présentées au IIe Congrès d'études du
Sud-est européen, Athènes, j-13 mai 1970, Bucarest 1970, p. 29-30,
11
Un armistice interviendra seulement en 1463.
12
Sévices décrits amplement dans les 13 incunables (imprimés entre 1488-1530) et deux mss.
allemands, dans le poème de Michel Beheim, les Chroniques d’Ebendorfer et Bonfini, etc. Cf. aussi
G. Gündisch, « Cu privire la rela iile lui Vlad epe cu Transilvania în anii 1456-1458 », SRI XVI
(1963), p. 681-696 ; idem, « Vlad epe and die Selbstverwaltungsgebiete Siebenbürgens », RRH
VIII (1969), p. 981-992 ; R. Manolescu, Comer ul rii Române ti i Moldovei cu Bra ovul (sec.
XIV – XVI), Bucarest 1965, p. 54-56. Les gens de Sibiu allaient recevoir les fiefs transylvains
d’Amla et, en 1483, de F g ra .
13
Sur les intentions de Mathias Corvin de faire la paix avec les Ottomans, avec qui la Hongrie
était en guerre depuis 1453, voir la lettre du pape Pie II datée du 25 avril 146, dans A. Theiner, op.
cit., p. 356-357. La « dîme du Turc », dont le roi de Hongrie recevait la plus grande partie, s’élevait
en 1465 à 137 500 ducats d’or ; cf. F. Babinger, op. cit., p. 321.
14
C’est la théorie de . Papacostea, « Cu privire la geneza i r spîndirea povestirilor scrise
despre faptele lui Vlad epe », Rsl XIII (1966), p. 159-167.
174
« découvertes » et envoyées au pape accompagnées d’un récit des cruautés
« inhumaines » du prince valaque envers ses propres sujets et ceux du roi de
Hongrie15. À en croire un contemporain, le chroniqueur Leonardus Hefft,
traducteur et continuateur d’André de Ratisbonne, une version imprimée et ornée
du portrait de Vlad commença à circuler dès cette année 1462, ce qui pourrait
indiquer Bamberg comme lieu d’impression. On sait, en effet, que c’est à
Bamberg qu’Albrecht Pfister fit imprimer vers 1461-1462 les premiers livres
ornés de figures16.
L’année suivante, lors des tractations de paix avec Frédéric III, la Cour
allemande, installée à Wiener-Neustadt, fut, elle aussi, informée des méfaits de
l’Empaleur17, et le minnesänger Michel Beheim composa un long poème à ce
sujet18. Le pape et Venise – cette dernière, inquiétée par les rapports de son
ambassadeur à Bude, Pietro de Tommassi19, avait demandé une enquête
supplémentaire –, reçurent également une « édition » des actes du prince
valaque20. Il s’agissait, en effet, pour le roi de Hongrie, de justifier l’emploi des
grosses sommes d’argent reçues du pape et de Venise pour venir en aide à Vlad
l’Empaleur et qu’il avait utilisées pour gagner des partisans en Transylvanie et
ailleurs dans sa lutte contre Frédéric III. Ces récits étaient la seule justification
qu’il pouvait présenter. La Cour de Bude se chargea de leur diffusion, et le nonce
papal, l’évêque d’Erlau, reçut de nouveaux détails en 1475, alors que l’Empaleur
était libéré et luttait dans les rangs de l’armée hongroise contre les Ottomans en

15
Reproduites par Pie II dans ses Commentarii rerum memorabilium, que temporibus suis
contigerunt..., Francfort 1614, p. 296-297. Le pape parle de « Ioannis Dragule atrox nequitia et
natura immanis » ; le « Thoenone dominus » a été identifie par N. lorga, Studii i documente cu
privire la istoria românilor, III, Bucarest 1901, avec Étienne le Grand, voïévode de la Moldavie.
16
Munich, Staatsbibliothek, ms. lat. 26.632, f. 459, dans I. Bogdan, op. cit., p. 31. note 1. Pour
Pfister, cf. F. Geldner, Die deutschen Inkunabeldrucker, I, Das deutsche Sprachgebiet, Stuttgart,
Hiersmann 1968 ; L. Febvre – H.-J. Martin, L’apparition du livre, Paris 1971 : Albin Michel,
p. 134 (« Evolution de l’Humanité », 30). On connaît un incunable sur les faits de Vlad l’Empaleur
imprimé en 1491 à Bamberg, par Hans Sporer (seul exemplaire connu au British Museum).
17
Cf. Thomas Ebendorfer, Chronica regum Romanorum, éd. A.F. Pribram, dans Mitteilungen
des Instituts für österreichische Geschichtsforschung, Ergänzungsband 3 (1890-1894), p. 202-205.
18
Édité avec des commentaires par Gr.C. Conduratu, Michael Beheims Gedicht über den
walachischen wojevoden Vlad II. Drakul, Bucarest 1905 ; la dernière édition de ce poème est due à
Hans Gille et Ingeborg Spriewald, Die Gedichte des Michel Beheim, I, Einleitung. Gedichte Nr. 1-
147, Berlin 1968 : Akademie Verlag (« Deutsche Texte des Mittelalters hrsg. von der Deutschen
Akademie der Wissenschaften zu Berlin », LX).
19
Publiés dans Monumenta Hungariae Historica, Acta extera, IV, avec beaucoup d’erreurs de
transcription ; une partie publiée avec des corrections par I. Bianu, « tefan cel Mare. Câteva
documente din archivul de stat de la Milan », Columna lui Traian, nouvelle série, IV (1883), p. 30-47.
20
Cf. . Papacostea, « Venise », p. 611, note 1. Le texte de 1’enquête vénitienne n’est pas
connu. Pour le rapport de l’envoyé du pape, l’évêque Nicolas de Modrussa, voir G. Mercati,
« Notizie varie soprà Niccolo Modrussiense », dans Opere minori, IV, Cité de Vatican 1937,
p. 247-249. Mis en valeur par . Papacostea, « Cu privire ».
175
Bosnie21. La chronique officielle hongroise de l’humaniste italien Antonio Bon
fini fait état, elle aussi, de ces récits22. Dès 1488, une version allemande parut à
Nürnberg, Bamberg, Augsbourg, Strasbourg, Leipzig, Hambourg et Lübeck (on
connaît 13 éditions imprimées avant 1530 et deux manuscrites), mais leur
apparition et leur diffusion s’insèrent dans un contexte historique différent23.

*
Cette longue introduction était nécessaire pour préciser le cadre
d’apparition et de diffusion des récits concernant Vlad l’Empaleur ou Dracula
dans les années 60-70 du XVe siècle24. Mais, à part cette tradition occidentale en
latin et en allemand, on voit apparaître, dès 1486, en Russie plusieurs versions
d’un récit intitulé Skazanie o Drakule voevode, dont l’auteur a été identifié
comme étant le d’jak Fedor Kuritsyn, ambassadeur du grand prince de Moscou
Ivan III à Bude, dans les années 1482-148325. Les questions fondamentales qui se
posent en comparant les versions russes et occidentales du récit sont les
suivantes :
I) S’agit-il de la mise par écrit d’anecdotes orales, ou de copies différentes
d’un texte écrit, enrichi de manière diverse, d’autres épisodes, en Russie et en
Allemagne ?
II) Quel était le but politique du texte russe ? S’agit-il d’un prétexte pour
exposer la doctrine russe de l’autocratie au XVe siècle, ou d’un modèle, une sorte
de Miroir du prince, destiné à Ivan III par Kuritsyn ?
La présente étude tente de répondre à ces deux questions.

21
N. Iorga, « Lucruri nou despre Vlad epe », Convorbiri literare XXXV (1901), p. 149-
161.
22
Rerum Hungaricarum decades libris XLV. Comprehensa ab origine gentis ad annum
MCCCCXCV, Leipzig 1771, p. 544.
23
Je prépare actuellement une étude suivie d’une édition critique de ces textes allemands.
L’étude la plus complète est due à C.I. Karadja, « Die ältesten gedruckten Quellen zur Geschichte
der Rumänen », Gutenberg Jahrbuch, 1934, p. 114-136.
24
J’ai laissé de côté la version byzantino-turque des actes de Vlad l’Empaleur qui se trouve
notamment chez Chalkokondylès et chez quelques chroniqueurs ottomans qui seront cités plus loin.
25
Édition de tous les manuscrits russes, étude détaillée, riche bibliographie chez Ja. Lur’e,
Povesti o Drakule, Moscou – Leningrad 1964. Des contributions importantes ont été apportées à ce
sujet par J. Striedter, « Die Erzählung vom walachischen vojevoden Drakula in der russischen und
deutschen Überlieferung », Zeitschrift für slavische Philologie XXIX/2 (1961), p. 398-427 ;
P.P. Panaitescu, compte rendu de l’article de J. Striedter, RRH II (1963), p. 253-259 ; P. Olteanu,
Limba povestirilor slave despre Vlad epe , Bucarest 1961 ; Gr. Nandri , The Dracula theme in the
European literature of the West and of the East. Literary history and literary criticism, New York
1965 : Leon Edel ; idem, « The historical Dracula », dans Comparative literature. Matter and
method, Urbana 1969 : University of Illinois ; G. Giraudo, « La Povest’ o Drakule e la vocazione
centralizzatrice et antiotomana délia politica moscovita nel sec, XV », Annali dell’Istituto
universitario orientale di Napoli XIX/4 (1969), p. 467-486 ; idem, Drakula.
176
I

Il convient tout d’abord de distinguer entre les anecdotes circulant surtout


en Valachie et en Transylvanie, théâtre de l’activité de Vlad l’Empaleur, et les
récits répandus par la Cour de Bude, intéressée à noircir à dessein le voïévode
roumain. Contrairement à l’opinion des historiens qui ont cru retrouver, à la fin
du siècle dernier et au début du XXe siècle, une abondante production folklorique
concernant Vlad l’Empaleur26, je suis persuadé qu’il n’y a pas eu, dans le
folklore roumain, d’anecdotes ou de ballades à ce sujet, à une exception près : le
récit de la construction du château de Poïenari, qui a été consigné par écrit au
XVIIe siècle dans la chronique officielle de la Valachie27. Au XVIIe siècle on ne
savait rien d’autre sur l’Empaleur dans son propre pays, ni ses campagnes contre
les Ottomans, ni à plus forte raison les autres épisodes, tels que son conflit avec
les Saxons de Transylvanie. Dans ces conditions, peut-on encore considérer les
productions folkloriques « redécouvertes » au siècle dernier comme une
survivance du XVe siècle, ou faut-il chercher leur origine ailleurs ? La
connaissance des règles de conversation et de transmission des productions
folkloriques aurait suffi à mettre en garde les chercheurs devant cette masse de
récits, à savoir, primo, qu’une création de ce genre ne peut durer que quelques
générations et que, si elle n’est pas enregistrée, elle disparaît ; et, secundo, des
personnages tels que Vlad l’Empaleur, tueur des gueux et des mendiants de son
pays, exterminateur des brigands et des hors-la-loi, héros des ballades populaires,
empalant un village entier pour un crime non dévoilé commis sur son territoire,
ne sont pas retenus, généralement, par la création folklorique.
Cela étant, il faut considérer les anecdotes folkloriques ayant trait à Vlad
l’Empaleur pour ce qu’elles sont en réalité : dans le meilleur des cas, des
créations savantes, car on peut aisément déceler l’influence de la chronique de
Chalcocondyle et des récits russe et allemands.
Il reste la Cour de Bude de Mathias Corvin comme centre de production et
de diffusion des récits sur Vlad l’Empaleur. Ces récits ont été rassemblés en
Transylvanie lors de l’expédition du roi à Bra ov en 1462 – et il faut souligner
que ce sont les Saxons qui ont dû fournir la quasi-totalité du matériel28 – ensuite

26
Voir notamment le texte établi par P. Ispirescu, Pove ti despre Vlad epe , Bucarest 1936,
et Via a i faptele lui Vlad Vod epe , Bucarest 1939-1942. L’opinion contraire, que nous
soutenons aussi, appartient à A. Balot , « Povestirile slave despre Vlad epe », dans St. Fischer-
Gala i (éd.), Dracula, texte en manuscrit aimablement communiqué par l’auteur.
27
Letopise ul Cantacuzinesc. Istoria rii Române ti 1290-1690, éds C. Grecescu,
D. Simonescu, Bucarest 1960. Voir la discussion de ce passage dans M. Cazacu, « Rectific ri la
cronologia domnilor munteni din deceniul 5 al secolului al XV-lea », SRI XXIII (1970), p. 607-
608.
28
Il est passionnant de reconstituer la manière dont ces récits ont été enregistrés par les Saxons
mêmes. Dans un acte rédigé en latin (daté du 2 avril 1459) et en slavon (daté du 5 avril), le
prétendant au trône valaque Dan énumère les représailles ordonnées par l’Empaleur contre les gens
de Bra ov, faits qui se retrouvent dans les récits allemands. L’acte a été publié par I. Bogdan,
177
l’entourage du roi a rédigé un texte écrit, vraisemblablement en latin, qui a été
envoyé au pape et à Venise. C’est sous cette forme qu’il est entré dans la
Chronique de Thomas Ebendorfer, tandis qu’une version allemande était
imprimée, probablement à Bamberg, illustrée du portrait du « tyran » (elle sera
ensuite réimprimée à partir de 1488).
Il semble vraisemblable que Fedor Kuritsyn, lors de son séjour a Bude
(1482 – début 1483) ait connu ce texte original, duquel il a extrait a peu près la
moitié. Il suffit de comparer les versions allemandes et russes pour se rendre
compte des points communs – opération déjà réalisée par Jurij Striedter, Jakov
Lur’e et Petre P. Panaitescu. Il manque au récit russe tous les épisodes ayant trait
aux relations du voïévode roumain avec les Saxons de Transylvanie, tandis
qu’une attention spéciale est accordée à ses relations avec les Ottomans, au
traitement des ambassadeurs étrangers, aux mesures pour rétablir l’ordre dans le
pays et, enfin, aux événements postérieurs à son arrestation en 1462, éléments
qui sont pratiquement inexistants dans les récits allemands29. La signification de
ce choix sera analysée plus loin.
Une autre source utilisée par Kuritsyn a dû être le fils aîné de Vlad
l’Empaleur, Mihail (Mihnea), que l’ambassadeur russe affirme avoir rencontré à
Bude, en révélant des détails sur sa vie inconnus d’autres sources (épisode 19).
D’autres informations ont pu être recueillies par Kuritsyn sur les lieux
mêmes des activités de l’Empaleur, à Bra ov et en d’autres endroits de la
Transylvanie. On a ignoré une lettre de Mathias Corvin, datée du 5 février 1483
et adressée à la ville de Bra ov, dans laquelle le roi annonce au conseil de la ville
le retour des envoyés du grand prince de Moscou, en lui ordonnant de les
conduire en Moldavie, où Kuritsyn est resté plus d’un an (après le 5 août 1484)
auprès d’Étienne le Grand30. La Cour de Suceava, capitale de la Moldavie, a dû
pouvoir satisfaire la curiosité de l’ambassadeur moscovite sur plus d’un point
concernant la forte personnalité de celui qui avait aidé Étienne le Grand à
occuper le trône moldave en 1457. Durant son séjour en Hongrie, Transylvanie et
Moldavie, Kuritsyn a pu rencontrer les boyards qui avaient servi Vlad l’Empaleur
et qui s’étaient enfuis de la Valachie par peur des représailles de Radu le Beau et
de ses successeurs, les nobles hongrois, les Saxons et les Moldaves qui avaient
pu le connaître personnellement. Leurs informations donnent, je pense, la couleur
propre au récit russe, qui n’est pas, comme les récits allemands, un texte de

Documente privitoare la rela iile rii Române ti cu Bra ovul i cu ara Ungureasc în sec. XV i
XVI, Bucarest 1905, p. 101-102, 324-325 ; Hurmuzaki, Documente, XV/1, p. 50-51.
29
Le plus ancien incunable allemand connu, imprimé par Marcus Ayrer à Nürnberg en 1488,
se contente de décrire ainsi les dernières années de 1’Empaleur : « Pald darnach fieng in der
Kuenig in Ungern und behielt in vil Zeit hertigklich gefangen. Darnach liess er sich zu Ofen taufen
und thet grosse Fuess Darnach machet der Kuenig den Dracole wayda wider zu einem Herren als
vor Und man sagt er deth vil guter Sach ». Seul exemplaire connu à la Bibliothèque de Weimar.
Une photocopie, due à C.I. Karadja, à la Bibliothèque de l’Académie Roumaine, II, 181.251.
30
Bra ov, Archive de la ville ; Hurmuzaki, Documente, XV/1, note 217, p. 120.
178
propagande, mais plutôt un « reportage » vivant, dû à un homme qui avait connu
les opinions non seulement des adversaires de Vlad, mais aussi de ses
admirateurs et imitateurs. Cette manière de voir les événements est en mesure, je
crois, de faire la part entre la théorie de la source uniquement écrite
( . Papacostea) et celle de la source « orale » (Ja. Lur’e) des récits allemands et
russe. En effet, on ne saurait] expliquer d’autre façon les ressemblances évidentes
entre les récits russe et allemands, d’un côté, et les éléments nouveaux qui
apparaissent seulement dans le texte de Kuritsyn, d’un autre côté.
Ce sont quelques-uns de ces éléments nouveaux que je me propose
d’analyser dans ce qui suit.
1) Dans le premier épisode du récit russe, Dracula fait clouer sur la tête des
ambassadeurs ottomans les turbans que ces derniers n’avaient pas retirés devant
lui en arguant que. Telle était la coutume de leur maître et de leur pays. La
moralité de l’épisode est que le prince valaque refuse qu’on lui impose des
coutumes étrangères, en l’occurrence musulmanes. Or, dans les récits allemands
(y compris Beheim et Ebendörfer), les ambassadeurs en question sont des
Wahlen, c’est-à-dire des Occidentaux, probablement des Génois de Caffa31. Cette
dernière version me semble être la bonne. Vlad l’Empaleur avait passé environ
quatre ans comme otage envoyé par son père auprès de Murad II (entre 1444-
1448), il parlait même le turc et devait savoir quelles étaient les habitudes des
Ottomans qui ne retirent pas leurs turbans pour saluer. D’ailleurs, Beheim
explique qu'il s’agissait d’un petit béret porté sous le chapeau de ces Wahlen, qui
avaient quand même retiré leurs couvre-chefs32. En 1482-1484, Caffa, avec
laquelle le prince valaque avait eu des relations avant 1462, était occupée depuis
plusieurs années par Mehmet II (1475), ce qui pourrait expliquer la confusion de
Kuritsyn (à moins qu’il ne s’agisse d’un changement voulu). Antonio Bonfmi,
qui écrivait sa chronique à la fin du règne de Mathias Corvin (mort en 1490),
parle, lui aussi, d’Ottomans33. Il en résulte qu’on avait remplacé les Wahlen,
familiers aux Allemands et aux Saxons de Transylvanie, pour qui le mot avait un
sens précis (qu’il n’avait pas pour les Roumains ou pour les Russes), par les
Ottomans.
2) Le second épisode relate brièvement la campagne de Mehmet II en
Valachie en 1462 et l’attaque de nuit de Vlad l’Empaleur. Alors que les autres

31
Pour les relations des Génois de Caffa avec Vlad l’Empaleur, cf. N. Iorga, Acte i
fragmente, III, Bucarest 1897, p. 39-41, et idem, Studii istorice asupra Chiliei i Cet ii Albe,
Bucarest 1900, p. 125-126.
32
Michel Beheim, dans C.I. Karadja, « Poema lui Michel Beheim », p. 51, v. 871-910. Pour
les Saxons de Transylvanie, les Wahlen étaient les Italiens. Cf. Fr. Valjavec, Geschichte der
deutschen Kulturbeziehungen zu Südosteuropa, I, Mittelalter, Munich 1953, p. 214 et note 36.
33
Bonfini, éd. cit., p. 544. Pour ce thème dans l’histoire et la littérature russes, cf. G. Giraudo,
Drakula, p. 114-117.
179
sources retraçant cet événement – la chronique de Laonikos Chalkokondylès34, le
récit fait par la Cour de Bude à Nicolas de Modrussa35 et certaines chroniques
ottomanes36 – contiennent beaucoup de détails importants, le récit russe
renferme, lui, deux éléments nouveaux qui semblent être dus à des témoins
oculaires : l’adoubement des chevaliers (viteji) et la punition des lâches, d’un
côté, et les paroles que Dracula est censé avoir adressé à ses soldats avant
l’attaque : « Que celui qui pense à la mort ne vienne pas avec moi, mais qu’il
reste ici »37.
Chalcocondyle donne, indirectement, l’explication de la punition que
l’Empaleur infligea aux soldats qui étaient blessés par derrière. Il raconte,
notamment, que l’attaque de nuit avait été menée par deux corps d’armée, dont
un commandé par le voïévode en personne. L’autre, vraisemblablement sous les
ordres du grand comte palatin (vornic), se comporta beaucoup moins bien, ce qui
explique le soupçon de trahison ou de lâcheté qui fit prendre à Dracula ses
cruelles mesures.
À noter la moralité de l’épisode : « Et l’empereur [Mehmet II] en entendant
cela, est rentré avec grande honte ; il a perdu une immense armée ».
3) Le troisième épisode, racontant l’attaque d’hiver de Vlad l’Empaleur
(janvier – février 1462), diffère de la plus importante version connue de
l’événement qui est, sans doute, la description donnée par Vlad lui-même au roi
de Hongrie, dans une lettre du 11 février 146238. Les récits allemands (Beheim et
Ebendorfer inclus) présentent des similitudes, mais la version russe contient, en
plus, un élément historique vérifiable : Mehmet II accepte la proposition de
l’Empaleur de lui apporter en personne le kharatch, « parce que à l’époque il
était en guerre contre les empereurs et les pays de l’Orient ». Il s’agit, en effet, de
la campagne de 1461 contre Sinope et Trébizonde39.
L épisode s’achève sur l’inévitable moralité, présentée sous la forme d’un
message cynique adressé par l’Empaleur au sultan :

34
Laonici Chalcocondyle Atheniensis, Historiarum libri decem, éd. I. Bekker, Bonn 1834,
p. 509-513.
35
Dans . Papacostea, « Cu privire ».
36
Chez M. Guboglu – M. Mehmet, Cronici turce ti privind rile Române. Sec XV-XVIII.
Extrase, I, Bucarest 1966, passim.
37
À comparer la mention que fait Kuritsyn du rassemblement de l’armée de l’Empaleur avec
les informations de Pietro de Tommassi, Monumenta Hungariae, I, p. 145-147, et I. Bianu, op. cit.,
p. 36-39, et Chalkokondylès, op. cit., p 506. Pour la littérature russe, cf. G. Giraudo, Drakula,
p. 11-16.
38
Cf. supra, note 8.
39
Cf Fr. Babinger, op. cit., p. 231 sq. Et non pas celle de Mytilène d’octobre 1462, comme
l’affirme G. Giraudo, « La Povest’ o Drakule », p. 481, note 59. Le récit russe concorde en grande
partie avec Chalkokondylès, qui donne d’autres détails (op. cit., p. 501-504). L’envoyé du sultan,
Hamza, beg de Vidin et Nicopolis et le 3e secrétaire de la Porte, le Grec Catabolinos, furent
empalés, ainsi que leurs troupes qui avaient tenté de faire prisonnier Dracula en lui tendant un
guetapens.
180
« Je l’ai servi autant que j’ai pu. Si mon service lui a été agréable, je vais encore le servir de
toutes mes forces. Et l’Empereur ne put rien lui faire, mais fut pourchassé d’une manière
honteuse ».

4) L’ordre qui régnait dans le pays par suite de la sévérité avec laquelle
l’Empaleur punissait ceux qui se rendaient coupables de mauvaises actions (zlo),
sans égard à leur condition sociale, est spécialement exalté par le récit russe dans
l’histoire de la fontaine à la coupe d’or qui n’avait jamais été volée durant sa vie.
Il n’y a que Bonfini qui remarque cette tranquillité d’un pays « barbare » :
« In barbara regione tanta severitate usum, ut in media quisque sylva cum rebus tutisslmus
esse posset »40.

5) Le massacre des mendiants et des in firmes trouve dans le récit russe un


ample développement (les versions allemandes et Bonfini sont plus
schématiques). À la fin, Vlad l’Empaleur se justifie devant ses boyards :
« Sachez que j’ai fait ceci d’abord pour qu’ils ne soient plus un fardeau pour les autres et
que personne ne soit plus pauvre dans mon pays, et pour que tous soient riches. Deuxièmement, je
les ai délivrés afin qu’aucun d’entre eux ne souffre plus en ce monde de pauvreté ou de n’importe
quelle infirmité ».

Cette attitude envers les pauvres est typique du bas Moyen-Âge, quand on
tuait les miséreux, considérés, un peu partout en Europe, comme des fardeaux
pour la société41.
6) La comparaison entre les réponses des deux moines à l’Empaleur, qui
leur demandait s’il avait bien fait en tuant ses adversaires, est très instructive.
Elle permet de constater les transformations subies par le récit en deux
décennies : la forme originale du dialogue a été enregistrée, sans doute, par
Michel Beheim, de la bouche d’un témoin oculaire, le moine Jacob de Gorrion,
chassé de son couvent par Vlad et ses hommes lors de l’attaque d’hiver de 1462
au Sud du Danube. Il raconte en détail la conversation entre l’abbé de son
couvent, un autre moine et Dracula. Les récits allemands imprimés donnent, eux
aussi, une version différente de cet épisode.
Dans la version russe, le moine qui a la vie sauve, 50 ducats d’or et
l’approbation du voïévode (« Tu es un homme sage »), avait répondu :
« Tu as été mis par Dieu comme maître pour punir ceux qui font le mal et récompenser ceux
qui font le bien. Et ceux-ci ont fait le mal et ont été récompensés selon leurs actions ».

L’Empaleur reproche à l’autre moine d’avoir quitté son couvent pour aller
aux Cours des grands princes, alors qu’il n’était qu'un ignorant des choses du

40
Bonfini, op. cit., p. 544 ; cf. Chalkokondylès, op. cit., p. 500. Voir aussi les considérations
de G. Giraudo, Drakula, p. 94, 96-97.
41
Voir notamment le rapport de M. Mollat, « Les pauvres et la société médiévale », au XIIIe
Congrès international des sciences historiques, Moscou 1970.
181
siècle. On a vu ici un écho de la dispute entre les partisans de Nil Sorskij et
Joseph de Volokolamsk sur l’opportunité de la participation des moines à la vie
politique42.
7) L’histoire du marchand étranger venant de Hongrie, à qui le prince rend
l’argent volé en y ajoutant une pièce d’or à son insu pour vérifier son honnêteté,
se retrouve chez Bonfini dans la même forme (selon lui, le marchand aurait été
florentin). Deux incunables allemands (Nürnberg 1499 et Strasbourg 1500)
contiennent un récit similaire, mais avec des modifications sensibles. La moralité
est présente aussi cette fois-ci : le marchand rend la pièce d’or ajoutée en cachette
par le prince et sauve ainsi sa vie et ses biens car, dans le cas contraire, Dracula
l’aurait empalé avec le voleur. L’intention du voïévode d’empaler un village
entier (ou une ville), si on ne découvre pas le malfaiteur, se retrouve chez un
chroniqueur turc contemporain, Tursun bey (il a fait la campagne de 1462 en
Valachie comme secrétaire du divan, Divan-katibi), dans son ouvrage Tarih-i
ebu-l Feth-i Sultan Mehmed-Khan (Histoire du père de la conquête Mehmed-
khan)43.
8) Le huitième épisode, concernant les sévères punitions à rencontre des
femmes qui négligeaient leur réputation, se retrouve chez Beheim avec force
détails44.
9) On retrouve l’histoire de l’homme avec la chemise courte (qui lui
donnait un air indécent), qui est un siromah, donc l’équivalent d’un pauper, un
non-noble, chez Pie II, Ebendorfer, Beheim et dans les récits allemands
imprimés. L’épisode a trait au thème universel de la femme paresseuse.
10) Le serviteur empalé pour n’avoir pas pu supporter l’odeur des cadavres
est un vir honestus chez Ebendorfer, un erbriger Mann dans les récits allemands
imprimés.
11) Au contraire, l’histoire du « grand noble originaire de Pologne »,
envoyé par Mathias Corvin chez Dracula, et qui lui donne une bonne réponse,
échappant ainsi au supplice du pal doré et plus haut que la moyenne, ne se
retrouve plus dans les autres versions45. Je pense pouvoir l’identifier avec Benoît
de Boithor, envoyé chez Vlad l’Empaleur en 1458. Le roi le récompense le 10

42
Cf., à ce sujet, H.D. Döpmann, Der Einfluss der Kirche auf die moskovitische Staatsidee.
Staats- und Gesellschaftsdenken bei Iosif Volockij und Nil Sorskij, Berlin 1967 ; G. Giraudo,
Drakula, p. 118 sq.
43
Chez M. Guboglu – M.A. Mehmed, op. cit., p. 67-68. La même information se retrouve
chez un chroniqueur plus tardif, Kemal-pasa-zade (ibidem, p. 199). La punition des habitants de la
ville de Târgovi te, qui avaient enterré vivant le frère aîné de Vlad en 1447, vient à l’appui des
dires du récit russe (cf. supra, note 27). Il s’agissait de la responsabilité collective dans pareils cas –
du egubina – qui était habituellement payée en argent ou biens meubles.
44
Michel Beheim, dans C.I. Karadja, « Poema lui Michel Beheim », p. 36, v. 291-300.
45
Laonikos Chalkokondylès, op. cit., p. 502, raconte que Hamza, le beg de Vidin et Nicopolis,
fut empalé sur un pal plus haut que les autres.
182
septembre de cette année en mentionnant sa mission « in certis factis nostris et
magne importancie rebus »46.
Il paraît évident que Kuritsyn a reçu cette information du personnage lui-
même (s’il était encore vivant), ou des nobles de la Cour de Bude, capables de
connaître en détail cet épisode. L’absence de ce dernier dans les récits allemands
est significative quant à la ligne idéologique de ces œuvres.
12) Le douzième épisode traite aussi des qualités indispensables requises
d’un ambassadeur, tel que le concevait Dracula, qui empalait l’infortuné mal
habillé ou incapable de répondre à ses questions « tortueuse », en lui disant :
« Ce n’est pas moi le responsable de ta mort, mais ton maître ou toi-même. Si ton maître,
sachant que tu as peu de cervelle et que tu es sans savoir, t’a envoyé chez moi, un prince sage, alors
c’est ton seigneur qui t’a tué ; mais si tu as osé y venir de toi-même, comme un ignorant, alors tu
t’es tué toi-même ».

Les préoccupations d’ordre diplomatique de Kuritsyn sont évidentes


(l’épisode est absent des récits allemands). Il est à noter qu’il s’agit ici des
ambassadeurs envoyés par le sultan ou le roi de Hongrie, les deux suzerains de la
Valachie.
13) L’histoire des artisans qui cachent les trésors de Vlad sous le lit d’une
rivière et sont tués ensuite pour ne pas divulguer le secret se retrouve chez
Beheim, Ebendorfer et dans deux incunables : Augsbourg 1494 et Strasbourg
1500, avec quelques détails supplémentaires47.
14-15) L’arrestation de l’Empaleur par Mathias Corvin à la suite d’une
rébellion de ses sujets (po kramole : à cause d’une rébellion) et sa détention – ici
on parle de 12 ans, tandis que chez Bonfini on trouve 10 (les récits allemands
parlent de vil zeit)48 – se superposent aux informations des autres sources
contemporaines49. La mention de la révolte des siens a été interprétée comme la
preuve d’un complot des boyards hostiles à la politique autoritaire du voïévode

46
Bra ov, Archive de la ville, Privilèges, no 152. Mentionné par G. Gündisch, « Cu privire »,
p. 692. Il pourrait s’agir également du noble polonais Muzilo de Buczacz, châtelain de Kamenec,
qui parle, en 1461, d’un voyage qu’il avait fait en Valachie « in legacione » (actes du 12 avril 1461,
dans Hurmuzaki, Documente, II/2, no CXV-XCVI, p. 135-136) : « tune temporis dum in
Bassarabiam equitavimus in legacione ». Il rentre de sa mission « feliciter ».
47
Cf. aussi G. Giraudo, Drakula, p. 126.
48
Il est étonnant de constater qu’un érudit de l’envergure de Petre P. Panaitescu ait pu affirmer
que la version allemande datait de 1460-1461, « car il y manque les informations sur la guerre avec
Mahomet II et sur la chute du prince valaque » (compte rendu de l’article de J. Striedter, « Die
Erzählung », p. 255). En réalité, tous les incunables allemands parlent de l’arrestation de Dracula, à
l’exception des manuscrits de Saint-Gall et de Maria Lambach. Cf. supra, note 29.
49
En effet, l’évêque d’Erlau annonce au pape que Dracula aurait été libéré en 1474 : N. Iorga,
« Lucruri nou despre Vlad epe », p. 159-161. Une source polonaise parle de 1473 et elle semble
être la mieux informée (communication de . Papacostea).
183
roumain et désireux de faire la paix avec les Ottomans50. La théorie est
séduisante, mais manifestement incomplète : sans l’intervention du roi de
Hongrie, le « complot » des boyards n’avait aucune chance de succès (le
voïévode a été arrêté par un capitaine du roi hongrois, le condottiere Jan Giskra).
Néanmoins, l’opposition d’une partie des boyards à la poursuite de la guerre à
outrance contre les Ottomans (qui dépendait de l’aide extérieure) ne peut pas être
mise en doute.
Le passage concernant l’adoption de la foi catholique par Dracula a amené
le slavisant roumain P.P. Panaitescu à rejeter l’hypothèse de la paternité d’un
hérétique tel que Kuritsyn51. Mais le passage en question peut être l’œuvre du
copiste de 1490, Efrosin, qui semble avoir été un moine. La même observation
est valable pour le début du récit :
« Il était dans le pays valaque un voïévode chrétien de foi grecque dont le nom dans la
langue valaque était Dracula et dans la nôtre Diable, tant il était méchant. Sa vie fut à la mesure de
son nom ».

Ou dans le treizième épisode :


« Puis il fit tuer ces hommes [les artisans] afin que nul ne sache son crime, sauf le diable
dont il portait le nom ».

16) L’habitude de Vlad de torturer des rats et des oiseaux en prison a été
répandue avec insistance par la Cour de Bude. Elle est mentionnée aussi par
l’évêque d’Erlau en 1475 :
« Sed, nec ibi feritatis oblitus, mures capiebat et, membratim divisos, parvis ligneis
claviculis, prout hommes palis consueverat, affigebat »52.

17) L’épisode du voleur qui trouve asile chez Dracula dans sa maison de
Bude et que le prince défend contre ses poursuivants en armes en tuant le prévôt,
est assorti de la moralité suivante, présentée sous la forme d'un message de
l’Empaleur au roi de Hongrie :
« Je n’ai fait aucun mal, mais il s’est tué lui-même. Périront ainsi tous ceux qui
s’introduiront tels que des voleurs dans la demeure d’un grand prince »53.

50
B. Câmpina, « Complotul boierilor i ‘r scoala’ din ara Româneasc din iulie – noiembrie
1462 », dans Studii i referate privind istoria României I (1954), p. 599-624 ; voir aussi le chapitre
respectif dans Istoria României, II, Bucarest 1962, p. 474-477.
51
Compte rendu cité de l’article de J. Striedter, « Die Erzählung », p. 256 ; voir, du même,
l’introduction à l’édition du texte, dans Cronicile slavo-române din sec. XV – XVI publicate de
I. Bogdan, Bucarest 1959, p. 197-200. L’hérésie « judaïsante » de Kuritsyn ne saurait être
considérée comme un obstacle pour de pareilles prises de position. Voir à ce sujet le travail
fondamental de N.A. Kazakova – Ja. Lur’e, Antifeodal’nye eretitcheskie dvizhenija na Rusi XIV –
natchala XVI veka, Moscou – Leningrad 1955, et les autres travaux de Ja. Lur’e cités par
G. Giraudo, Drakula, p. 2 et note 11, et les arguments du même, p. 119-127.
52
Chez N. Iorga, « Lucruri nou despre Vlad epe », p. 159-161.
184
18) La mort de Dracula dans une lutte contre Basarab Laiot , soutenu par
les Ottomans, est due, d’après Kuritsyn, à l’habitude turque qu’il avait, de suivre
le déroulement de la bataille de plus près (déguisé en turc), mais toutefois
l’hypothèse d’une trahison, dont parlent d’autres sources, n’est pas exclue.
L’information a dû être recueillie par Kuritsyn en Moldavie, dont le voïévode,
Étienne le Grand, avait laissé une garde de 200 soldats à Vlad lors de son
troisième avènement au trône de la Valachie (en 1476), garde qui se fit massacrer
(il n’y eut que 10 survivants)54.
19) Le récit russe est le seul à donner des informations sur le sort de la
femme et des fils de l’Empaleur, ainsi que sur les événements survenus en
Valachie dans les années 1481-148255.

II

À la suite de l’analyse du contenu du récit russe sur Vlad l’Empaleur,


quelques conclusions se dégagent sur la finalité politique de ce texte.
Il faut, tout d’abord, nuancer les affirmations des spécialistes qui y ont vu
soit seulement un prétexte pour justifier la politique autoritaire d’Ivan III (J.
Striedter), soit uniquement un modèle pour ce dernier (P.P. Panaitescu, G.
Giraudo), soit simplement une création littéraire (Ja. Lur’e).
Contre la première théorie s’élève l’absence, dans le récit russe, de toute
mention relative aux rapports du prince roumain avec les Saxons de
Transylvanie, qui constituent la plus grande partie du contenu des récits
allemands (Beheim et Ebendorfer inclus). Ce conflit entre un prince autoritaire et
deux villes essentiellement marchandes aurait fourni une excellente justification
à la politique d’Ivan III à l’égard de Novgorod, qu’il avait occupé en 1478, mais
dont il n’avait fermé le comptoir allemand qu’en 1494. On pourrait répliquer que
Vlad l’Empaleur n’a jamais eu la prétention d’occuper Bra ov et Sibiu. Il reste
néanmoins l’âpre concurrence commerciale qui explique aussi le conflit entre
Moscou et Novgorod. La politique protectionniste, « pré-mercantiliste », des
princes roumains du XVe siècle, avait beaucoup de points en commun avec celle
d’Ivan III et de ses successeurs. Le parallélisme des situations (collision entre un
État autoritaire et des cités marchandes, allemandes en partie seulement pour
Novgorod) ne manque pas de frapper. Qui plus est, Kuritsyn est passé par Bra ov
à son retour de Moscou. Il a pu ainsi connaître le point de vue des Saxons et des
détails sur les représailles de Vlad en Transylvanie. L’évidence de ce choix opéré

53
Voir la discussion chez G. Giraudo, Drakula, p. 95-96.
54
Voir la lettre d’Étienne le Grand adressée au Sénat de Venise, chez I. Bogdan, Documentele
lui tefan cel Mare, II, Bucarest 1914, p. 342-347.
55
II convient de rectifier l’affirmation récente de G Giraudo, Dracula, p. 122, selon laquelle
Vlad le Moine, prince de Valachie (1481-1495), n’était pas apparenté à l’Empaleur. En réalité, ils
avaient le même père, Vlad le Diable.
185
par Fedor Kuritsyn ne peut donc pas être expliquée seulement par son intention
de justifier la politique d’Ivan III.
La théorie du modèle souffre, elle aussi, de contradictions. Comment un
prince qui passe au catholicisme, qui festoie sous les cadavres de ses adversaires,
qui torture des oiseaux et des rats, pourrait être donné comme modèle ? Ces
épisodes mis à part, le récit russe peut-il être considéré comme un Miroir du
prince ? Jakov Lur’e a répondu par la négative56. La réponse doit tenir compte de
ces réserves et le terme de reportage me semble le plus adéquat. Cela ne signifie
nullement l’absence de tout aspect moralisateur, qu’on retrouve exprimé à peu
près dans chaque épisode et que j’ai souligné plus haut57.
Mais il y a, dans ce récit, un élément qui n’a pas été assez pris en
considération : la question de la politique étrangère de l’État moscovite dans la
seconde moitié du XVe siècle. Petre P. Panaitescu tranchait hâtivement la question
en affirmant que la lutte anti-ottomane de Vlad l’Empaleur, telle qu’elle est
présentée par Kuritsyn, n’aurait aucun rapport avec la politique d’Ivan III58. En
effet, allié de Mengli Girây (vassal des Ottomans depuis 1475), contre la Horde
d’Or et l’union polono-lithuanienne, Ivan III menait à l’Ouest une politique
prudente de rapprochement avec la Hongrie (ambassade de Kuritsyn, traité
d’alliance contre la Pologne), et la Moldavie, par le mariage, en janvier 1483, de
son fils Ivan le Jeune, avec Hélène, la fille d’Étienne le Grand, union
matrimoniale assortie d’une alliance. Comme la Hongrie et la Moldavie étaient,
après la mort de Mehmet II (1481), en guerre ouverte avec les Ottomans, le
prince de Moscou eut le tact d’entrer en relations commerciales avec les
Ottomans seulement en 1492, dans une conjoncture politique totalement
changée59. Mais, en analysant les relations de Vlad l’Empaleur avec les
Ottomans, on m peut s’empêcher de constater de grandes similitudes avec la
politique russe envers les Tatars de la Horde d’Or durant le règne d’Ivan III.
Récapitulons d’abord les événements : après la mort de Hâdji Girây, khan
de Crimée (1466), la constellation politique de l’Europe orientale prend une
configuration nouvelle. On constate un rapprochement du roi Casimir IV de
Pologne avec la Horde d’Or, où s’était imposé le khan Ahmed, contre la
Moscovie, qui recherchait l’alliance du nouveau khan de Crimée, Mengli Girây60.

56
« Povest’ o Drakule – ne instruktsija dlja gosudarej i sudej, a literaturnoe proizvedenie,
avtor kotorogo rassuzhdaet o zhestokosti monarhov i razlitchnyh posledstvijah etoj zhestokosti » :
Ja. Lur’e, op. cit., p. 45. L’auteur remarque que le thème n’est pas propre à la littérature russe.
57
Voir à ce sujet la discussion chez G. Giraudo, Drakula, p. 5 sq., sur le caractère politique de
la littérature russe de ce temps.
58
Compte rendu cité, p. 257.
59
Cf. M. Berindei, « Contribution à l’étude du commerce ottoman des fourrures moscovites.
La route moldavo-polonaise 1453-1700 », CMRS XII/4 (1971), p. 399 sq.
60
B. Spuler, Die Goldene Horde. Die Mongolen m Russland. 1223-1502, Wiesbaden 19652,
p. 175 sq. ; K.V. Bazilevitch, Vneshnjaja politika russkogo tsentralizovanno go gosudarstva.
Vtoraja polovina XV, Moscou 1952, p. 102-168 ; V.L. Cerepnin, Obrazovanie russkogo
tsentralizovannogo gosudarstva v XIV-XV vekah, Moscou 1960, p. 874-887. Pour tout ce qui
186
Après la chute de Caffa (1475) et la fuite de Mengli Girây dans l’Empire
Ottoman, chassé par Djânî Beg (fils ou neveu du khan Ahmed), qui occupa la
Crimée, Ahmed Khan se retourna contre Moscou. Il avait envoyé, dès 1474, des
ambassadeurs à Moscou, mais le 11 juillet 1476 ses envoyés enjoignirent à
nouveau, dans des termes très durs, au prince moscovite, d’apporter lui-même le
vyhod au khan. Ivan III refusa d’accéder à leur invitation, mais resta dans
l’expectative, en renvoyant, le 6 septembre, les ambassadeurs sains et saufs,
accompagnés, en plus, de son envoyé, Matvej Bestužev61. À mon avis, c’est à
propos de cet événement que Kuritsyn introduisit dans son récit les épisodes 1 et
3 (et peut-être aussi 11 et 12). Il s’agissait de montrer à son souverain la manière
dont Vlad l’Empaleur traitait les ambassadeurs insolents et les demandes de
tribut humiliantes. Il semble hors de doute que les Ottomans jouent ici le même
rôle que les Tatars de la Horde d’Or. Le cérémonial d’accueil des ambassadeurs
tatars à Moscou durant le règne d’Ivan III comportait, aux dires d’un
contemporain, le chroniqueur polonais Maciej Stryjkovski, l’adoption par le
grand prince et ses boyards d une attitude fort humiliante : ils devaient écouter, à
genoux, la lecture de la lettre du khan, en mettant sous les pieds de l’ambassadeur
une superbe fourrure de zibeline62. Je ne partage pas l’avis de K.V. Bazilevitch
qui considère qu’en 1476, Ivan III aurait puni les ambassadeurs tatars pour leur
ton menaçant, en se basant seulement sur les affirmations de la Chronique de
Kazan’63. La date tardive de la composition de cette chronique – deuxième moitié
du XVIe siècle ! – et le déroulement ultérieur des événements interdisent une
pareille interprétation. Et comment Ivan III aurait-il pu envoyer un ambassadeur
(Matvej Bestuzhev) à Ahmed Khan après une pareille action ? Il va sans dire que
la Chronique de Kazan’ interprète le règne d’Ivan III avec le regard d’un
contemporain d’Ivan le Terrible, conquérant de Kazan’ et d’Astrakhan’, et sur ce
point on peut comprendre aussi la préférence de K.V. Bazilevitch pour cette
manière de voir les choses...64.
La nouvelle alliance de Mengli Girây avec Ivan III, conclue en 1479,
amena la réplique de la Horde d’Or et de la Lituanie au printemps de l’année

concerne le règne d’Ivan III, voir l’étude documentaire de G. Giraudo, « L’età di Ivan III », RSI
LXXXIV (1972), p. 358-436.
61
PSRL, VIII, p. 183, dans B. Spuler, op. cit., p. 179 ; K. V. Bazilevitch, op. cit., p. 118. La
Chronique de Vologda-Perm’ affirme qu’en 1480 le khan Ahmed accusait le prince de Moscou de
ne pas payer le tribut depuis 5 ans (en ms., citée par K.V. Bazilevitch, op. cit., p. 118-119).
H. Howorth, History of the Mongols from the 9th to the 19th century, II/1, Londres 1880, p. 324,
parle de 9 ans.
62
Cité par K.V. Bazilevitch, op. cit., p. 120 ; cf. aussi H. Howorth, op. cit., II, i, p. 3x4.
63
K.V. Bazilevitch, op. cit., p. 120-121.
64
PSRL, XIX, p. 7, chez K.V. Bazilevitch, op. cit., p. 121. On peut, au contraire, supposer que
la Chronique de Kazan’ s’est inspirée du récit concernant Dracula. Il est évident que les
considérations de Tatishtchev (cité par K.V. Bazilevitch, op. cit., p. 122-123) ne peuvent pas être
retenues. G. Giraudo, « La Povest’ o Drakule », p. 478-479, et note 52, et Drakula, p, 116, partage
les vues de de K.V. Bazilevitch.
187
1480. L’attitude hésitante d’Ivan III était faite pour déplaire à une grande partie
de son entourage, et Kuritsyn ne semble pas avoir fait exception. La campagne de
Mehmet II en Valachie en 1462 pouvait lui fournir une comparaison saisissante
avec la situation de Moscou en 1480 (épisodes 2, 3, 17, 18), et pas à l’avantage
du grand prince russe ! Qui plus est, Ivan promit de payer le tribut, mais la mort
d’Ahmed le 6 janvier 1481 dans un combat contre les Nogays survint à point
nommé65. La Horde d’Or se désagrégeant, Ivan III fut acclamé comme le
« libérateur du joug tatar », titulature qui, depuis Karamzin, lui est attribuée par
l’historiographie russe et soviétique, surtout après Staline, autre grand
« vainqueur » des Tatars...66. Néanmoins, le prudent prince de Moscou conclut en
1481 des traités avec les princes russes, qui faisaient du prince de Moscou le
porteur du vyhod des terres russes aux Tatars ! En même temps, il envoyait à
Mengli Girây, le 26 avril 1481, le boyard Timofej Ignat’evitch Skrjaba, afin de
pousser le khan de Crimée à la lutte contre les fils d’Ahmed Khan67. L’année
suivante, le grand prince de Moscou attaquait le nord de la Lituanie et, à sa
demande, Mengli Girây ravageait Kiev et la Podolie.
C’est à cette époque que Fedor Kuritsyn fut envoyé à Bude pour conclure
une alliance avec Mathias Corvin contre Casimir IV68. À son retour, en 1485
(avant la conquête de Tver’, au mois de septembre)69, il passa par la Crimée car,
entre-temps (1484), Casimir venait de renouer les relations avec le khan de la
Grande Horde, Murtazâ, qui avait commencé une guerre contre Mengli Girây
pendant l’hiver 1485-148670.
Il n’est pas sans intérêt, pour expliquer l’attitude anti-ottomane de
Kuritsyn, de rappeler que, lors de son retour, il avait été retenu à Cetatea-Alb
(Aqkermann, Belgorod-Dnestrovskij) par les autorités turques, qui avaient
occupé la ville le 8 août 148471. La déportation de la population et la
réorganisation de toute la région environnante expliquent la mesure de prudence
des Ottomans ; en plus, Kuritsyn venait de Bude et de Suceava qui étaient en

65
Ivan III envoya quand même, pendant les tractations de 1480 avec Ahmed, des cadeaux, que
B. Spuler, op. cit., p. 192, considère comme correspondant au vyhod.
66
Voir à ce propos les réserves de B. Spuler, op. cit., p. 186-187. Il est intéressant à ce sujet de
rappeler que le folklore russe ne connaît pas de chansons historiques pour la période comprise entre
la bataille de Kulikovo et la prise de Kazan’, ce qui est une preuve que le peuple ne considérait pas
avec les mêmes yeux que les historiens russes l’époque d’Ivan III. Cf. V.N. Putilov –
B.M. Dobrovol’skij (éds.), Istoritcheskie pesni XIII – XVI vv., Moscou – Leningrad 1960, p. 26,
chez G. Giraudo, « L’età di Ivan III ».
67
B. Spuler, op. cit.
68
Cf. P. Karge, « Die ungarisch-russische Allianz von 1482-1490 », Deutsche Zeitschrift für
Geschichtswissenschaft VII (1892), p. 326-333.
69
Voir les précisions de Ja. Lur’e, op. cit., p. 43-44.
70
B. Spuler, op. cit., p. 188 sq.
71
N. Beldiceanu, « La conquête des cités marchandes de Kilia et de Cetatea Alb par Bayez d
II », SOF XXIII (1964), p. 36-90 ; idem, « La Moldavie ottomane à la fin du XVe et au début du
XVIe siècle », RÉI (1969), p. 239-266.
188
guerre avec B yaz t II et étaient censées, à l’époque, préparer la reconquête de la
cité. Il fut délivré grâce à l’intervention de Mengli Girây, vassal de Bayaz t II.
La première version du Récit sur Dracula voïévode a été rédigée tout de
suite après son retour, à savoir avant le 13 février 1486. La situation politique
trouble, la faiblesse et les hésitations d’Ivan III ont dû être pour beaucoup dans la
mise par écrit de ce texte qui avait, je pense, dans l’intention de son auteur, le
rôle d’un ouvrage d’information (une sorte de reportage). Basé sur des faits
recueillis pendant le séjour de Kuritsyn à Bude, en Transylvanie (à Bra ov et
peut-être aussi à Sibiu), à Suceava et à Cetatea-Alb , enrichi probablement par la
contribution d’Hélène, la fille d’Étienne le Grand, et de son entourage72, le récit
alliait les vertus des histoires à moralité, du Miroir des princes et des chroniques
des pays éloignés, propres à éveiller l’intérêt non seulement du grand prince et de
sa Cour, mais aussi de nombreuses catégories sociales. La preuve en est le
nombre de manuscrits connus jusqu’à ce jour en Russie – 22 – qui ont été lus et
copiés jusqu’au XVIIIe siècle.

72
C’est l’hypothèse, très plausible, de A.V. Boldur, « Un român transilv nean – autor
presupus al povestirii russe despre Dracula », Apulum VIII (1971), p. 67-76.
189
« GESCHICHTE DRACOLE WAIDE », UN INCUNABLE
IMPRIMÉ À VIENNE EN 1463

À la mi-juin 1463, une importante délégation hongroise de trois mille


personnes se présentait à Wiener Neustadt. Elle avait pour mission de conclure la
paix entre l’empereur Frédéric III et le roi Mathias Corvin. C’était là
l’aboutissement de plus de cinq années d’une guerre, menée pour la possession
de la sainte couronne de Hongrie, entre le Habsbourg, Casimir IV de Pologne et
Mathias Corvin.
Frédéric III détenait la couronne tant convoitée que lui avait confiée la
mère du roi Ladislas le Posthume, mort sans héritier le 23 novembre 1457. Le
défunt était le fils d’Albert de Habsbourg, le premier de sa famille à avoir ceint la
couronne de saint Étienne de Hongrie, en même temps que celle de Bohême, en
1437 ; élu roi des Romains en 1438, il mourait l’année suivante, léguant le trône
à l’enfant que son épouse attendait. Son cousin, Frédéric de Styrie, chef de la
maison de Habsbourg, fut élu roi de Germanie en 1440 et couronné empereur à
Rome en 1452 sous le nom de Frédéric III. Incapable de s’imposer en Bohême,
Frédéric put espérer de voir se réaliser au moins l’ancienne union personnelle de
l’Allemagne et de la Hongrie, telle qu’elle avait existé sous Sigismond de
Luxembourg (roi de Hongrie à partir de 1387, élu empereur en 1410, mort en
1437) et, ensuite, sous Albert de Habsbourg, le gendre de ce dernier.
Mais c’était ne pas compter avec la petite et la moyenne noblesse
hongroise élevée aux dignités et enrichie durant le gouvernement de Jean de
Hunedoara (Hunyadi) († 1456), l’homme fort du Royaume de saint Étienne
durant plus de quinze ans. Les partisans des Hunyadi réussirent, après des
consultations mouvementées de la diète, à faire élire roi, le 24 janvier 1458,
Mathias, le fils cadet du défenseur de Belgrade. Le prix à payer pour ce succès
fut une rigoureuse Wahlkapitulation qui réduisait considérablement le pouvoir du
nouveau souverain en matière de politique intérieure aussi bien qu’étrangère.
Cela était d’autant plus grave qu’une bonne partie des magnats hongrois se
montrait favorable aux prétentions de l’empereur à la couronne de la Hongrie.
Pour faire contrepoids, Mathias Corvin s’assura l’appui de Venise et celui du
nouveau pape, Pie II (Enea Silvio Piccolomini)1.

1
I.A. Fessier – E. Klein, Geschichte von Ungarn, III, Leipzig 1874 ; W. Fraknói, Matthias
Corvinus, König von Ungarn, 1458-1490, Fribourg-en-Brisgau 1891 ; le livre fondamental au sujet
du conflit avec Frédéric III est celui de K. Nehring, Mathias Corvinus, Kaiser Friedrich III. und
das Reich. Zum hunyadisch-habsburgischen Gegensatz im Donauraum, Munich 1975
(« Südosteuropäische Arbeiten », 72).
191
La grande idée du pontificat de Pie II (1458-1464) fut la croisade anti-
ottomane et la libération de Constantinople2. Le souverain pontife considérait
Mathias Corvin comme le fer de lance appelé à porter les premiers coups aux
Infidèles. D’autre part, la croisade était une carte importante entre les mains du
roi de Hongrie, car elle lui offrait le soutien moral et matériel du pontife romain
dans le conflit l’opposant à Frédéric III et à Casimir IV pour la couronne hon-
groise. La menace turque aidant – Mehmet II occupa Athènes, Corinthe, la
Morée et la Serbie en 1458-1460 –, Mathias Corvin pouvait espérer rallier à sa
cause la noblesse de son pays, fût-ce sous la bannière de la Croisade. En fait, il
poursuivait avec acharnement son but principal : être reconnu roi de Hongrie par
l’empereur.
Cependant, le 17 février 1459, une assemblée de magnats élisait roi de
Hongrie Frédéric III et rendait public un manifeste appelant la population du pays
à reconnaître cette élection. Le couronnement du roi « légitime » eut lieu le 4
mars suivant à Wiener Neustadt, inaugurant de la sorte une guerre civile qui allait
durer, à l’exception de quelques périodes de trêve, jusqu’à la mort des deux
protagonistes. Grâce à l’appui du roi de Bohême et de l’archiduc Albert
d’Autriche, Mathias Corvin réussit à imposer au Habsbourg en, 1462 un projet de
traité prévoyant la cession de la couronne en échange de la reconnaissance à
l’empereur et à ses descendants du titre de roi de Hongrie au cas où Mathias
mourrait sans héritiers légitimes. Parmi les autres clauses du traité figuraient le
paiement de 80 000 ducats d’or, à titre de dédommagements réclamés par
l’empereur, et l’engagement de la part de Mathias de ne pas se remarier au cas où
il n’aurait pas de descendants mâles légitimes3.
La diète hongroise convoquée à Bude le 10 mai 1462 entérina le projet de
traité, de même que la paix que le roi venait de conclure avec Jan Jiškra de
Brandys, un condottiere tchèque, qui devait recevoir 40 000 ducats d’or et
plusieurs châteaux forts en Bohême4. Pour honorer ces promesses – 80 000
ducats à l’empereur et 40 000 à Jiškra, Mathias Corvin comptait principalement
sur l’argent réuni en vue de la croisade par le pape et par Venise. En effet, Pie II
offrait au souverain hongrois, dès février 1460, 40 000 ducats par an en cas de

2
R. Eysser, « Papst Pius II. und der Kreuzzug gegen die Türken », dans Mélanges d’histoire
générale, II, éd. C. Marinescu, Bucarest, 1938, p. 1-133 ; G. Valentini, « La crociata di Pio II dalla
documentazione veneta d’archivio », AHP XIII (1975), p. 249-282 ; K. M. Setton, The Papacy and
the Levant (1204-1571), II, The Fifteenth Century, Philadelphie 1978 (« Memoirs of the American
Philosophical Society », II), p. 196-270.
3
K. Nehring, op. cit., p. 202-217.
4
I. Nagy – A. Nyâry, Mátyás Király korábol, 1458-1490, I, Budapest 1875, p. 143 sq.
(« Monumenta Hungariae historica, Acta, extera », IV).

192
conflit armé avec les Ottomans5, alors que la Sérénissime s’engageait en 1462 à
contribuer à la conduite de la guerre avec 5 000 ducats par mois6.
Les travaux de la diète de Bude finirent dans la confusion à cause d’un
événement très grave et dont la portée exacte était encore ignorée : le 26 avril
1462, Mehmet II venait de se mettre en campagne vers, le Danube à la tête d’une
armée estimée comme la plus importante après celle qui avait participé à la
conquête de Constantinople (60 000 hommes environ et une grande flotte). Les
bruits les plus divers circulaient quant à la direction principale de l’attaque : on
parlait de la Transylvanie, mais aussi de Belgrade (où Mehmet II avait essuyé
une sévère défaite en 1456), et même de la Valachie, où régnait Vlad III
l’Empaleur ( epe ) surnommé aussi Dracula7, parent et allié de Mathias Corvin
mais tributaire des Ottomans. Finalement, Mehmet II attaqua la Valachie mais
sans réussir pour autant à en chasser le prince rebelle, qui comptait sur l’aide du
roi de Hongrie. La résistance opiniâtre des Roumains et l’absence de forteresses à
l’intérieur du pays interdisant toute occupation prolongée, à l’exemple de la
Grèce ou de la Serbie, le sultan sonna la retraite et regagnait Istanbul au début du
mois de juillet.
Sur ces entrefaites, le roi de Hongrie continuait d’attendre les subsides de
Venise et du pape pour se mettre en marche contre les Ottomans8. Il semble,
d’autre part, que la crainte d’une attaque turque contre Belgrade ait longtemps
persisté à la cour de Bude9. Cela pourrait expliquer la lenteur du roi, mais on peut
supposer que Mathias Corvin était resté sur place jusqu’à l’arrivée de la réponse
à l’ambassade qu’il avait envoyée à Frédéric III le 7 juin pour lui annoncer
l’accord de la diète au projet de traité de paix.
Les nouvelles de Valachie – retraite de l’armée ottomane, mais aussi
situation difficile de Vlad, menacé par son propre frère, protégé des Ottomans, et
qui se trouvait en butte à l’hostilité de son voisin de Moldavie et des Saxons de
Transylvanie –, n’étaient pas de nature à hâter l’intervention de Mathias Corvm.
Son départ de Bude eut lieu à la fin du mois de juillet, mais le roi arriva en
Transylvanie seulement en septembre. Durant son séjour à Sibiu (Hermannstadt)

5
A. Theiner, Vetera monumenta hislorica Hungariam sacram illustrantia, II, Rome I860,
p. 351, 356-357.
6
I. Nagy – A. Nyáry, op. cit., I, p. 130 sq. ; V. Makouchev, Monuments historiques des Slaves
méridionaux et de leurs voisins, tirés des archives et des bibliothèques publiques d’Italie, II,
Belgrade 1882, p. 158.
7
L’origine de ce surnom est encore discutée. Il semble pourtant indiquer l’appartenance de
son père à l’Ordre du Dragon (Societas Draconistarum), dans lequel il fut admis en 1431, à
Nuremberg : voir I. Minea, Vlad Dracul i vremea sa, Ia i 1928, p. 39-40 ; une discussion de toutes
les étymologies proposées chez G. Giraudo, Drakula. Coniribuli alla storia delle idee politiche
nel’Europa orientale alla svolta del XV secolo, Venise 1972 (« Collana Ca’ Foscari »), p. 42-48.
8
I. Nagy – A. Nyáry, op. cit., I, p. 145-147, édition très défectueuse ; avec corrections chez
I. Bianu, « tefan cei Mare. Câteva documente din Archiva de Stat de la Milan », Columna lui
Traian, nouvelle série, IV (1883), p. 36-39.
9
V. Makouchev, op. cit., II, p. 25-26.
193
en septembre – octobre et à Brasov (Kronstadt) en novembre – décembre 1462 le
roi de Hongrie fut informé par les bourgeois saxons de leur conflit avec le prince
de Valachie et de leur décision de soutenir son frère Radu, le protégé de Mehmet
II, et qui contrôlait une partie du pays10. En clair, cela signifiait qu’il fallait
abandonner Dracula et s’entendre avec son compétiteur, qui entendait ménager
les intérêts économiques des Transylvains en Valachie, intérêts que Dracula
s’était employé à restreindre11.
Jointe aux réticences du souverain, cette décision des Transylvains revêtait
un poids autrement important lorsqu’il s’agissait de leur contribution pécuniaire
destinée au rachat de la couronne hongroise. L’alternative qui se présentait à
Mathias était néanmoins délicate : d’un côté, les puissances chrétiennes lui
avaient avance des sommes importantes pour attaquer Mehmet II, de l’autre, les
villes saxonnes et la noblesse transylvaine ne manifestaient aucun enthousiasme
pour venir en aide à Dracula, avec lequel elles avaient un contentieux très chargé.
Le soutien de cette riche province, dont les revenus représentaient « duo terci di
questo regno et il meglio », selon l’ambassadeur vénitien12, était vital pour le roi
Mathias. Même si, au début, le jeune roi (il n’avait pas encore vingt ans) avait été
séduit par l’idée d’une croisade, à son arrivée à Sibiu et à Bra ov, ses intentions
changèrent entièrement. Il est vraisemblable que le récit que les Saxons lui firent,
à l’aide peut-être d’un texte écrit, des représailles subies de la part du prince
valaque, et pour lesquelles ils demandaient réparation, a dû impressionner la
sensibilité du roi13. Toutes ces raisons ont poussé Mathias Corvin à faire arrêter
Dracula, accusé d’avoir envoyé des lettres au sultan par lesquelles le voïévode
roumain s’engageait à trahir le roi de Hongrie et à le livrer aux Ottomans en
échange du pardon.
Dès janvier 1463, Mathias Corvin envoya ses ambassadeurs à Venise et
auprès du pape afin de leur fournir des explications sur la capture de Vlad et
l’arrêt de la campagne contre Mehmet II. La tâche délicate d’exposer le point de

10
Nous nous permettons de renvoyer à ce sujet à notre thèse de doctorat de 3e cycle, Le thème
de Dracula (XVe –XVIIIe siècles). Présentation, édition critique, traduction et commentaire,
Université de Paris – I (Panthéon – Sorbonne), 1979.
11
D.C. Giurescu, « Rela iile economice ale rii Române ti cu rile Peninsulei balcanice din
secolul al XIV-lea pân la mijlocul secolului al XVI-lea », Rsl XI (1965), p. 167-201 ;
R. Manolescu, Comer ul rii Române ti i Moldova cu Bra ovul (secolele XIV – XVI), Bucarest
1965 ; M. Cazacu, « L’impact ottoman sur les Pays Roumains et ses incidences monétaires (1452-
1504) », RRH XII (1973), p. 159-192 (repris dans idem, Au croisement des Empires et des mers,
p. 373-402).
12
Voir supra, note 4.
13
Cf. le témoignage de l’historien grec Laonikos Chalkokondylès, contemporain des
événements : « Mais Vlad, dès que son frère Dracula [Radu] s’en fut venu et eut soumis le pays de
Dacie, se rendit chez les Péoniens [Hongrois, Transylvains]. Mais les Péoniens, dont il avait tué les
proches en Dacie, demandèrent sa tête à l’empereur de Péonie, le fils de Hunyadi, et eux, le
condamnant sévèrement pour avoir tué des gens de la façon la plus injuste, l’enfermèrent dans la
ville de Belgrade » (Laonici Chalkokandylae historiarum demonstrations, II/2, éd. E. Darko,
Budapest 1927, p. 266).
194
vue hongrois incomba à l’évêque de Csánad. Il la remplit en présentant à l’appui
des textes contenant les preuves de la trahison et des « inhumaines cruautés » de
Dracula14.
C’est que l’intérêt principal de Mathias résidait plus que jamais dans ses
pourparlers avec Frédéric III en vue du rachat de la couronne. La délégation
hongroise apportant les 80 000 ducats nécessaires à la transaction se présenta à la
mi-juin à Wiener Neustadt. Face aux prétentions de dernière minute que Frédéric
III soulevait pour le prix de la signature du traité, Jean Vitéz, évêque d’Oradea et
chef de la délégation hongroise, bénéficia du concours des légats pontificaux,
Rudolf de Rüdesheim et Domenico de’Domenichi, évêque de Torcello. L’un et
l’autre se trouvaient en Autriche depuis le mois d’avril et avaient mission
impérative de la part du souverain pontife d’aboutir au plus vite à la conclusion
du traité, qui devait permettre à Mathias Corvin d’obtenir la couronne hon-
groise15. Les pourparlers durèrent encore un mois, avant que l’empereur ne se
résignât à accepter les conditions du traité qui fut scellé les 19 et 26 juillet
146316.
C’est à ce même moment – lors du séjour de la délégation hongroise à
Wiener Neustadt, à Oedenburg et à Vienne – que fit son apparition en Autriche,
et principalement dans sa capitale, le récit intitulé Die Geschichte Dracole waide
(Histoire du prince Dracula). Nous l’appellerons, pour plus de commodité, la
GDW. Il s’agit d’un récit formé d’épisodes disparates ayant trait aux cruautés de
Vlad l’Empaleur durant son règne principal de 1456 à 1462. Le texte fut
enregistré presque en même temps par trois témoins :
1) Thomas Ebendorfer, professeur à l’Université de Vienne († 12 janvier
1464) est l’auteur d’une chronique latine, Cronica regum Romanorum
(Kaiserchronik), qui s’arrête dans la seconde moitié de l’année 146317.
Ebendorfer insère la GDW entre des événements qui se sont déroulés en mai18 et
août 146319.
2) Pie II († 15 août 1464) procéda de même dans ses Commentaires qui
s’arrêtent juste avant la mort de l’archiduc Albert VI d’Autriche, survenue le 2

14
. Papacostea, « Cu privire la geneza i r spândirea povestirilor scrise despre faptele lui
Vlad epe », Rsl XIII (1966), p. 159-167.
15
K. Nehring, op. cit., p. 20-21.
16
Ibidem, p. 13-23, 202-217.
17
Thomas Ebendorfers « Chronica regum Romanorum ». Kritisch erörtert und herausgegeben
von A. F. Pribram, dans Mitteilungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung, III,
Ergänzungsband, Innsbruck 1890-1894, p. 38-222. La GDW se trouve aux p. 202-205. Pour sa vie
et son œuvre, voir A. Lhotsky, Thomas Ebendorfer. Ein österreichischer Geschichtsschreiber,
Theologe und Diplomat des 15. Jahrhunderts, Stuttgart 1957 (« Schriften der Monumenta
Gernianiae hislorica. Deutsches Institut für Erforschung des Mittelalters », 15).
18
T. Ebendorfer, op. cit., p. 200.
19
Ibidem, p. 206.
195
décembre 146320. Le pape place la GDW entre la description des troubles
survenus à Vienne en avril 1463 et le récit de la conquête de la Bosnie par les
Ottomans en juin – juillet de la même année21.
3) Le ménestrel allemand Michel Beheim (1416-1474) se trouvait à Wiener
Neustadt du 12 décembre 1462 à août 1463 et, ensuite, pendant l’hiver 1463-
1464. Il y composa un long poème de 1070 vers intitulé Von ainem wutrich der
hiess Trakle Waida von der Walachei22. Ce poème représente, en fait, la GDW
mise en vers, à laquelle s'ajoutent des renseignements nouveaux fournis à notre
ménestrel par le moine Jacques de « Gorrion » (Gornij Grad, Obernburg, près de
Ljubljana).
Une comparaison des trois textes montre, en dépit de leur caractère
différent, une parfaite concordance dans l’enchaînement des événements, ce qui
prouve à l’évidence l’existence d’un prototype commun, la GDW, mis en
circulation en juin – août 1463 à Vienne. D’autre part, nous savons que la GDW
commença à être imprimée à partir de 1488. Treize éditions sont connues jusqu’à
ce jour, qui vont de 1488 à [1559-1568] ; elles furent imprimées dans les
principales villes de l’Empire : Nuremberg, Lübeck, Bamberg, Leipzig,
Augsbourg, Strasbourg et Hambourg23. Il convient toutefois de préciser qu’entre
le texte de 1463 et celui qui fut imprimé à partir de 1488 il existe des différences
importantes, aussi bien dans l’ordre que dans le contenu des épisodes. Ces
différences ressortent du tableau de concordances que nous présentons à la fin de
notre article. Nous concluons que la GDW de 1488 représente un texte remanié
par rapport à celui de 1463 : trois épisodes y manquent (les nos 24, 28 et 29), un
quatrième a été mutilé et collé à un autre (nos 3 et 4) ; des changements de sens

20
Commentarii rerum, memorabilium, que temporibus suis contigerunt, Francfort 1614. La
GDW aux p. 296-297.
21
J. Hirsch, « Der Aufstand Wolf gang Holzers in Wien 1463 », dans Programm der
deutschen Landesoberrealschule in Prosmilz, 1901 ; K. Schalk, Aus der Zeit des österreichischen
Faustrechtes, 1440-1463, Vienne 1919 (« Abhandlungen zur Geschichte der Stadt Wien », III).
22
Gr.C. Conduratu, Michel Peheims Gedicht über den Woiwoden Wlad II Drakul, mit
historischen und kritischen Erläuterungen, Bucarest 1903 ; H. Gille, I. Spriewald, Die Gedichte des
Michel Beheim, I, Einleitung, Gedichte no 1-147, Berlin 1968, p. 285-316.
23
Voici la liste de ces éditions avec leurs sigles : Nuremberg, Marcus Ayrer, 1488 (A) ;
Nuremberg, Peter Wagner [1488] (W) ; [Lübeck, Bartholomaeus Gothan, vers 1488-1493] (G) ;
Bamberg, [Hans Sporer], 1491 (B) ; Leipzig, [Martin Landsberg], 1493 (L) ; Augsbourg, Christoph
Schnaitter, 1494 (S) ; Nuremberg, Ambrosius Huber, 1499 (H) ; Strasbourg, Mathias Hupfufï, 1500
(M) ; [Hambourg, Imprimeur des Iegher, 1502] (U) ; Nuremberg, Johann Stuchs [vers 1520] (N) ;
[Nuremberg, Jobst Gutnecht, 1521] (I) ; [Augsbourg, Melchior Ramminger, 1520-1542] (R) ;
Augsbourg, Matheus Francken [1559-1568] (F) : voir C. I. Karadja, « Incunabulele povestind
despre cruzimile lui Vlad epe », dans Închinare lui Nicolae Iorga cu prilejul împlinirii vârstei de
60 de ani, Cluj 1931, p. 196-206 ; idem, « Die ältesten gedruckten Quellen zur Geschichte der
Rumänen », Gutenberg Jahrbuch (1934), p. 114-136 ; J. Striedter, « Die Erzählung vom.
walachischen Vojevoden Drakula in der russischen und deutschen Überlieferung », Zeitschrift für
slavische Philologie XXIX/2 (1961), p. 398-427. Une édition critique de ces récits, avec traduction
française, dans notre thèse citée supra, note 10.
196
(nos 22, 25) et, enfin, des inversions dans l’ordre des épisodes, prouvent que
l’éditeur de 1488 a utilisé un texte défectueux du fait des lacunes et des passages
illisibles24.
Or, à notre avis, ce texte nous a été transmis par trois copies manuscrites
datées de la seconde moitié du XVe siècle :
1) Suisse, abbaye de Saint-Gall, ms. 806, p. 283-28825. La date de cette
copie est difficile à établir car il s’agit d’un manuscrit hétérogène. Toutefois, les
deux textes suivants, écrits de la même main que la GDW, sont datés,
respectivement, de 1456 et de 1473.
2) Autriche, abbaye de Lambach, cod. Cel. 327, fol. 226-22926. Inc. :
« Anno Domini MoCCCCLVI jar hat der Trakol vil Wunders und groess übles
getan ». Manuscrit de la deuxième moitié du XVe siècle, disparu vers 1920.
3) Grande-Bretagne, Londres, British Library, Add. ms. 24315, fol. 138-
143. Manuscrit de la fin du XVe siècle27.
Une comparaison entre ces trois textes et les témoignages d’Ebendorfer, de
Pie II et de Beheim, permet de constater une identité quasi totale et qu’on peut
attribuer à leur source commune, à savoir le texte diffusé par la délégation
hongroise en juin – juillet 1463 à Vienne. La place nous manque pour
reconstituer ici les matériaux utilisés à la composition de ce texte. Disons
simplement qu’il s’agissait, principalement, de témoignages des Saxons de
Bra ov et de Sibiu concernant les méfaits de Dracula. Le tout a l’aspect d'un
rapport ou d’une plainte, énumérant les sévices du prince roumain à l’encontre
des Transylvains, des Ottomans, mais aussi de ses propres sujets.
Nous sommes enclin à croire que la GDW commença à circuler dès l’été
1463 sous la forme imprimée à Vienne, vraisemblablement en allemand. Deux
arguments au moins peuvent être invoqués à l’appui de cette hypothèse. Le plus
important nous semble être le témoignage, datant de 1471-1474, de Léonard
Hefft, notaire de Ratisbonne, traducteur en allemand de la Chronica pontificum et
regum Romanorum due à Andreas von Regensburg. À la fin de sa traduction,
terminée en 1471, Hefft fit plusieurs notes allant jusqu’en 1474, dont la suivante
nous intéresse au plus haut degré :

24
Voir la concordance des épisodes en annexe du présent article.
25
Éditée par I. Bogdan, Vlad epe i nara iunile germane i ruse ti asupra lui. Studiu critic,
Bucarest 1896, p. 90-105 ; Gr.C. Conduratu, Michael Beheims Gedicht über den Woiwoden Wlacl
II. Drakul. Mit historischen und kritischen Erläuterungen, Bucarest 1903, p. 101-105 (E).
26
Édité par F. Zimmermann, « Ueher den walachischen Woiwoden Wlad IV, (1456-1462) »,
dans Archiv des Vereins für siebenbürgische Landeskunde, nouvelle série, XXVII (1896), p. 331-
343. Copie par W. Wattenbach (D).
27
Cf. D Harmening, Drakula, dans Die deutsche Literatur des Mittelalters. Verfasserlexikon,
II, Berlin – New York 19782, col. 221-223 (P).
197
« Anno 1462. Dracole wayda, dux Majoris Balachiae, per dominum Ysgram gubernatorem
regni Hungarie captivus Budam ductus usque hodie bona custodia reservatur. Hic Dracole nacione
Thurcus quidem Bude baptizatus demumque a fide recalcitrando multa milia Christianorum,
numero 18 000 ut ipse confessus est, palo interfecit, quod vulgo « gespist ». Ipse denique
crudelior(efectus Nerone et Diocletiano, multa tormentorum genera excogitans, ut ita dicam,
infinitos Christi fidelium vita privavit, cuius quoque res in Christianos et Thurcas primitus peractas
stilus nos[ter] vix capere potest. Adeo denique visu crudelis et austerus apparet, ut ymago vultus sui
in universum fere sit orbem depictam in spectaclum missa »28.

À notre avis, ce témoignage indique assez clairement que, en 1474 au plus


tard, la GDW circulait imprimée en allemand et ornée du portrait du « tyran ».
Or, il paraît peu probable qu’on l’eût imprimée après 1463, car après cette date le
personnage n’était plus d’actualité.
De même, le passage final des Commentaires de Pie II concernant le prince
valaque semble constituer une preuve à l’appui de cette hypothèse :
« Valachus adhuc in carcere delitescit, magno et honesto vir corporis, et cuius species
imperio digna videatur, adeo sepe differt hominis ab animo facies »29.

Comment le souverain pontife pouvait-il connaître l’aspect physique de


Vlad, sinon à travers un portrait ? En effet, celui que brossa le légat papal Nicolas
de Modrus du captif au printemps de l’année 1463 – « truci vultu atque
horrendo », etc.30 – ne correspondait pas du tout à l’image que le pape devait se
faire d’un prince chrétien. Il semble donc probable que Pie II a eu entre ses mains
la brochure imprimée contenant la GDW en 1463, et qu’il en fut de même pour
Thomas Ebendorfer et pour Michel Beheim.
Il n’est pas sans intérêt de constater comment, dans sa traduction latine du
pamphlet, Thomas Ebendorfer, déjà âgé et moins au courant de l’histoire du
prince roumain, a modifié certaines anecdotes ou renoncé à d’autres. L’exemple
le plus frappant est celui qui concerne le prince Dan, compétiteur au trône de
Valachie en 1460, vaincu et décapité par Dracula. Tandis que le manuscrit de
Lambach contient : « Item er het den jungen Dann gefangen... », Ebendorfer, ne
comprenant pas qu’il s’agissait d’un nom propre, traduit ainsi : « Item iuvenes
multos cepit et equilibrant post facto sepulchro... ». La confusion entre le nom
propre Dan et l’adverbe allemand dann (ensuite, après) se retrouve aussi dans la
copie, par ailleurs très correcte, du manuscrit de Saint-Gall, qui transcrit darin.
Elle trahit néanmoins la source allemande du texte original, utilisée par Eben-

28
Munich, Bayerisches Staatsbibliothek, Clm. 26632, fol. 495 ; I. Bogdan, op. cit., p. 31. Les
autres notices éditées par N. Iorga, Notes et extraits pour servir à l’histoire des croisades au XVe
siècle, IV (1453-1476), Bucarest 1915, p. 345-350. Sur Andreas von Regensburg, voir l’article de
Peter Johanek dans Die deutsche Literatur des Mittelalters. Verfasserlexihon, I, Berlin – New York
19782, col. 341-348.
29
Voir le texte plus bas, en annexe.
30
G. Mercati, « Notizie varie sopra Niccolo Modrussiense », dans Opere minori, IV, Cité du
Vatican 1937, p. 247-249 ; . Papacostea, op. cit.
198
dorfer, Beheim, le moine de Saint-Gall et celui de Lambach, de même que le
copiste du manuscrit de Londres. Seul Pie II a pu disposer aussi d’un texte latin
expédié par la chancellerie de Mathias Corvin et contenant la lettre de trahison de
Dracula.
Le manuscrit P (British Library) soulève quelques problèmes qui ne
peuvent pas être résolus ici. Tout d’abord, à la différence de D et de E, il a
enregistré l’épisode final (36 = |P 41) contenant l’arrestation de Dracula. Ce
dernier est fait prisonnier après la célébration – de pure forme – de son mariage
avec la fille du « vieux gouverneur de Hongrie », confusion manifeste entre Jean
Hunyadi et son fils Mathias Corvin. Le père remplissait, en effet, cette fonction,
et sa mention au début du récit a dû contribuer à l’amalgame entre le père et le
fils.
Le texte P contient quarante et un épisodes dont deux (29 et 4-1) ne se
retrouvent pas dans les deux autres copies de la GDW de 1463. En revanche, on
remarque l’absence dans P de l’épisode 33 (le supplice des pauvres). Les trente-
neuf autres épisodes correspondent aux trente-quatre enregistrés par E (trente-
trois dans D), car le copiste de P a divisé l’épisode 9 en trois parties (= P 9, 10 et
11) ; trois autres épisodes ont été divisés chacun en deux parties : le 16 ( = P 32
et 33), le 25 (= P 21 et 22) et le 29 (= P 17 et 18). L’ordre des épisodes prouve
que le copiste de P n’a pas respecté la pagination de la GDW de 1463 de la même
façon que ceux des manuscrits D et E. Leur comparaison permet d’établir le
tableau de concordance suivant :

P D, E

1-13 1-11
14-19 26-30
20-22 24-25
23-24 31-32
25-26 34-35
27-40 12-23

Cela donnerait, croyons-nous, un livret de quatre feuillets imprimés recto-


verso, plus un feuillet pour le portrait de Dracula, au début, et un sixième feuillet,
vite perdu, contenant uniquement le dernier épisode, à savoir l’arrestation du
tyran.
Une dernière question qui se pose – et elle est de taille –, a trait à la
personne de l’imprimeur. Nous croyons pouvoir avancer le nom de Ulrich Han,
qui avait publié à Vienne un Almanack (Wandkalender) pour l’année 1462 (G. K.
W. 1287). Or, Han semble avoir travaillé à Mayence avec Gutenberg et à
Bamberg avec Albert Pfister, le premier imprimeur qui eut l’idée de joindre au
texte des figures gravées. Voilà qui justifie à nos yeux la présence du portrait de

199
Dracula placé en première page de l’incunable31. L’imprimerie venait, depuis
peu, de se mettre au service de la propagande politique avec un Türkenkalender
(1455) et, surtout, avec le Manifeste de l’archevêque Diether de Mayence
imprimé par Gutenberg en 146232.
Il n’est donc pas déraisonnable de croire que Mathias Corvin a fait appel
lui aussi à l’imprimerie dès 1463 afin de justifier sa politique : c’est ainsi qu’il
procédera d’ailleurs toute sa vie, aussi bien en Hongrie33 qu’à Vienne même34.

ANNEXES

I. Concordance entre les épisodes des quatre témoins de la GDW de 1463 et ceux
de la GDW de 1488, complétée, lorsqu’il y a lieu, par des renvois aux éditions
postérieures.

II. Édition synoptique des quatre témoins principaux de la GDW :

1) GDW de 1463 : [Die Geschichte Dracole waide], d’après le ms. E (Saint-


Gall)35 ;
2) GDW de 1488 : Die Geschieht Dracole waide, d’après le plus ancien texte
imprimé aujourd’hui connu ([Nuremberg], Marcus Ayrer, 1488)36 ;
3) Thomas Ebendorfer, Cronica regum Romanorum, d’après l’édition de
A.F. Pribram, dans Mitteilungen des Instituts für österreichische Geschichtsforschung,
III, Ergänzungsband, Innsbruck 1890-1894, p. 202-205 ;
4) Pie II, Commentarii rerum memorabilium, que temporibus suis contigerunt,
d’après l’édition de Francfort 1614, p. 296-297.

31
Pour son activité, voir H. Bohatta, « Ulrich Han, der erste Wiener Buchdrucker »,
Gutenberg Jahrbuch, 1933 ; G. Borsa, « Ueber die Anfänge des Buchdruckes in Wien », Beiträge
zur Inkunabelkunde III/1 (Berlin 1965), p. 48-75 ; F. Geldner, Die deutschen Inkunabeldrucker, I,
Das deutsche Sprachgebiet, Stuttgart 1968, p. 252, 294 ; idem, « Zum frühesten deutschen und
italienischen Buchdruck (Mainz-Baiern-Foligno. Johannes Numeister und Ulrich Han ?) »,
Gutenberg Jahrbuch, 1979, p. 18-38. Pour A. Pfister, voir F. Geldner, Die Buchdruckerkunst im
alten Bamberg, 1458/9 bis 1529, Bamberg 1964.
32
F. Geldner, « Der Heiliggrab-Kalender für 1478 (Kreuzfahrtlied), sein Drucker Heinrich
Eggestein und der Türkenkalender für 1455 », dans Scritti in onore di Monsignore Giuseppe
Turrini, Vérone 1973, p. 241-259.
33
J. Fitz, « Die Ausgaben der Thuroczy-Chronik aus dem Jahre 1488 », Gutenberg Jahrbuch,
1937, p. 97-106 ; idem, « König Mathias und der Buchdruck », Gutenberg Jahrbuch, 1939, p. 128-137.
34
J. Fitz, « König Mathias und der Buchdruck », p. 133.
35
Nous avons choisi de reproduire le texte du ms. E parce que, en dépit de l’absence de
l’épisode final – l’arrestation de Dracula – (conservé uniquement dans P), il nous semble être la
meilleure copie de la GDW de 1463. En règle générale, P abrège les épisodes et tend à un style plus
dépouillé, ce qui nuit parfois à la compréhension du texte. Toutefois, nous avons indiqué en note
les ajouts, parfois intéressants, que cette copie présente par rapport à D et à E.
36
Un seul exemplaire connu, Weimar, Landesbibliothek ; une reproduction photographique à
Bucarest, Bibliothèque de l’Académie Roumaine, Cartea rar , 11.181251 (faite en 1941 par
C.I. Karadja). Voir aussi E. Strübing, Eine unbekannte Ausgabe des Dracole Waida, dans Beiträge
zur Inkunabelkunde, dritte Folge, I, Berlin 1965, p. 103-104.
200
I. – TABLE DE CONCORDANCE

GDW 1463 GDW 1488 Ebendorfer Pie II Beheim

1 1 1 1 v. 1-30
2 2 2 2 v. 31-50
3 et 4 3* 3 3 v. 51-73
5** 5 4 4 v. 74-76
6 4 5 5 v. 77-90
7 6 6 6 v. 91-100
8 7 7 7 v. 101-110
9 8 8 8 v. 111-120
10 9 9 9 v. 121-170
11 10 10 manque v. 211-216
12 11 11 10 v. 217-236
13 12 12 11 v. 237-243
14 13 13 manque v. 244-260
15 19 14 manque v. 261-270
16 14 15 manque v. 271-327 et v.
348-350
17*** 15 16 manque v. 351-365
18 16 17 12 v. 367-393
19 17 18 manque v. 394-413
20 18 19 manque v. 414-443
21 20 20 manque v. 444-480
22 22 21 manque Y. 481-493
23 21 manque 13 Y. 284
24 manque 22 14 v. 494-520
25 24 23 15 v. 521-570
26 23 24 16 v. 577-586
27 manque 25 manque v. 571-576
28 manque**** 26 manque v. 587-600
29 manque 27 manque v. 601-616
30 25 28 17 v. 617-640
31 27 29 manque v. 641-681
32 26 30 manque v. 821-860
33 31 31 manque v. 861-870
34 30 32 manque v. 328-347
35 28 33 manque v. 871-910
manque 29 manque manque v. 682-820
P 41***** 32 34 et 35 18 v. 951-1070
* Complet dans G.
** Manque dans D, se trouve dans A.
*** Manque dans D.
**** Complet dans SHM.
***** Manque dans DE

201
II. – ÉDITION

GDW 1463 GDW 1488

Nach Gristi geburt M.CCCC.LVI iar hat


der Dracole vil erschrockenliche wunder-
liche dinck gethan.

1. Item der alt gubernator der het den alten 1. Item der alt gubernator hat den alten
Dracol lassen töden, und der Dracol und Dracol lasen döten. Und der Dracole und
sin brüder die habend abtretten von irem sein brueder haben abgetreten von yrem
glouben und verhaissen und geschworen glauben und haben verhaissen und
den christen glouben zu beschirmen und geschworen den cristlichen gelauben zu
halten. beschirmen.

2. Item des selben jars ist er gesetzt und 2. Item dess selben iares ist er gesetzt
herr worden in der Walachey. Ze hand het worden zu einem herren in der Walachey.
er lassen töden den Lasslaw Wabada, der Zu hant lies er töten den Lassla Wayda der
daselbs herr ist gewesen. da selbs herre ist gewesen.

3. Item zu hand darnach het er dorffer 3. Paid darnach hat er in Sibenbuergen auch
und schlösser in Sibenburgen by der in Wurtzland mit namen Beckendorff
Hermonstatt lassen verbrennen und lassen verbrennen. Auch frawen und man,
geschlösser in Sibenburg daselbs und iung und alt, etlich hat er mit im heym
dorffer mit namen Klosterholtz, Nüw- gefueret in dy Walachey an eyseren keten
dorff, Holtznetya zu äschen gantz ver- und da all gespist.
brennen.

4. Item Berkendorf in Wuetzerland het er


lassen verbrennen, man und frowen,
kinder gross und klain ; die er daselbs nit
verbrennt, die het er mit im gefürt und
ingeschmidet mit ketlinen in die Walachey
und hett sy all lassen spissen.
4. Item er hatt all iung knaben die in sein
Cf. § 6. land geschickt sein, worden von lernung
wegen der sprach der liess er in ein stuben
sperren und liess sy verprennen der sein
CCCC gewesen.
202
DES TEXTES

Ebendorfer Pie II

1. Multum proflcit prelibatis gravissima hiis 1. Is [sc. Valachis] nostra aetate


diebus exorta tyrannis cuiusdam Dracol nomine, Dragula praefuit animo inconstanti
filii quondam Wayvode Walachie antiqui Dracol, et vario, quem anno sexto et
quem Johannes gubernator Ungarie capite cedi quinqua-gesimo supra mille
precepit, qui et Dracol fidei ritum Romane cum quadringentos incarnati Verbi
fratre assumpsit et ad prestandum adiutorium et Ioannes Huniates regni Hungarie
defensionem sub iureiurando firmavit. gubernator, eo quod ad Turcas
defecisset, bello victum eaptumque,
cum altero filio neci tradidit,
Ladislao quodam ei suffecto, qui
Valachos imperio regeret.

2. Tandem nacta oportunitate Ladis- laum pro 2. Fugit gubernatoris manus alter
wayda constitutum gladio percussit et indicibiles Dragule filius nomine Ioannes, qui
et inauditas tyrannides exercuit. paulo post exercitu comparato,
interfecto Ladislao, paternae here-
ditatis magnam partem vendicavit,
cunctis qui sibi patrique fuerant
adversi crudeliter necatis.

3. In Septemcastris et Burczia plures notabiles 3. Cybiniensem ingressus provin-


villas incineravit, habitatores occidit, aut captos ciam quamplures villas populo
secum cathenatos ductos in Walachiam stipitibus plenas succendit. Viros catenatos
affixit. admodum multos in Valachiam
tractos palis affixit.

Cf. § 5 Cf. § 5.

203
GDW 1463 GDW 1488

5. Item kouflütt und furlütt von Wuet- 5. Item er hat ein fride gesetzt in den
zerland, der Drakol hett in gesetzt ein selben hat er vil kaufleuet und furleuet
frydstag und in dem frydstag liess er ir viel auss Wurtzland lasen spissen.
spissen.

6. Item jung knaben und ander, die in die Cf. § 4.


Walachey geschickt wurdent, die warend
von vil landen, daz sy soltend lernen die
sprach ouch ander ding, die liess er selbs
zusamen bringen und im überantworten.
Die liess er all in ein stuben zusamen tun
und liess sy verbrennen, der warend in der
zal 4 hundert.

7. Item er hett lassen ussrütten ein gross 6. Er hat auch ein gross geschlecht
geschlecht vom minsten untz ain maisten, aussreueten lasen und spissen von den
kinder, fründ, brüder, schwöstern und het minsten piss zu dem maisten, iung und alt.
sy all lassen spissen.

8. Item er het ouch sin lütt nackend in 7. Er hat sein volck etlich nacket lasen
lassen graben untz an den nabel, darnach eingraben piss zu dem nabel und hat zu in
het er lassen zu in schiessen. Er het ouch lasen schiessen. Er hat etlich lasen praten
etlich lassen bratten, etlich schinden. und schinden.

9. Item er het den jungen Darin gefangen, 8. Item er hat den iungen Dann gefangen
darnach het er in lasenn wegen durch sin und hat im ein grab lasen machen und
priesterschafft, und so er es alles volbracht lasen besingen nach cristenlicher
hatt, do het er denn lassen machen ein grab ordenung, und hat im das haubt
nach gewonhait der Cristen und hatt im abgeschlagen pey dem grab.
lassen abschlachen sin houbt by dem grab.

10. Item botten sind gesand worden zu dem 9. Item poten sein geschickt worden von
Dracol von dem kung von Hungern und dem kuenigreich zu Hungern und Sachssen
von Sachssen und in Sibenburg, in zal fünf und Sibenbuergen in der zahl LV, in die
und funftzig, in die Walachey. Do liess der Walachei. Die liess der Trakole fünff
Dracol die herren fachen als uff fun ff wochen harren und liess spiss für die
wuchen, und liess spiss machen für ir herbrig stecken, also sein die in grossen
herberg, und die gedachtend alweg man sorgen gewesen. Das hat er darumb getan
wurd sy spissen. Ey wie in gross sorgen er forcht verreterey. Dy weil zog er in
sind sy gewesen ! Darumb das er durch sy Wurtzland und zerstrewet das getraid und
nit verratten wurd, darumb behielt er sy so all fruecht lies er verbrennen und das volck
lang. Und hub sich uf mit liess er gefangen fueren

204
Ebendorfer Pie II

4. In trewgis denique et pactis cum 4. Negotiatores publica illectos fide per


Ungaria mercatores et quadrigarum Valachiam cum pretiosis mercibus
vectores ad sua déclinantes similiter transeuntes, direptis bonis mteremit.
stipitibus transfigens occidit.

5. Ad IIIIor millia [diversarum partium] 5. Ex Vurcia quadringentos pueros


iuvenum pro studio mercancie et ydiomatis tanquam lingua Valachorum erudiendos, ad
destinatorum in unum congregat et in se iussit afferri, quos in aestuario clausos
stupha igne superposito incinerat. immisso igne cremavit.

6. Genealogiam insuper altorum merito- 6. Viros sui generis nobiliores et qui


rum in utroque sexu, senes cum parvulis, propinquiores sibi fuerunt, cum liberis et
cognatis et amicis, fratribus et sororibus uxoribus interfecit.
funditus delevit et stipitibus affixit.

7. Quosdam e suis usque ad umbilicum in 7. Quosdam ex domesticis suis umbilico


terram suffodit et iaculis configere iussit. tenus terra suffodi iussit, ac sagittis
transfodi. Nonnullis cutem ademit.

8. Item iuvenes multos cepit et equilibravit 8. Daym quendam filium alterius Daym
post facto sepulchro omnibus ductis ad Vaivodae in bello cepit, viventique ac
idem et decollatis in eodem sepeliri iussit. videnti sepulchrum erexit, iussitque
sacerdotes exequias decantare, quibus
fmitis captivo caput amputavit.

9. Nuncios eciam de Ungaria et 9. Legatos Siculorum et Transilvanorum


Septemcastris destinatos ad se, ultra men- quinquaginta tres ad se missos in vincula
sem retinuit et ante hospitium stipites figi coniecit, et ingressus eorum terras, nihil
fecit, ne sua maleficia proderent. Tandem hostile timentes, ferro et igne cuncta
omni sua adunata potentia, subito noctü
villas et castra preoccupat et incinerat et vastavit.
multis in suam captivitatem venientibus,
mane in Kronstat exustis suburbiis omnes
detentos Viros et mulieres una cum
parvulis palis affixit et in medio eorum
prandium sumpsit ridens, postquam omnes
fructus inibi una cum frumentis incendiis
absumpsit.

205
GDW 1463 GDW 1488

aller siner macht und zoch in Wuetzerland. ausserhalb der Cronstat also genant, do hat
Aines morges frü kam er in die dorfer, der Dracole geruet pey Sant Iacobs
schlöss und stett, alle die er ubermocht die capelen. Er hat forstat lasen verprennen.
verstört er oueh, all frucht und traidt liess Auch als der tag dess morges frwe kam, do
et alles verbrennen. Und alle die er liess er frawen und man, iung und alt pey
daselbst het gefangen, die het er lassen der Capellen um den perck lassen spissen
füren usserthalb der statt genampt und hat sich mitten unter sie gesetzt, und
Kranstatt by der Capellen die da heist S. das morgen mal mit freueden geessen.
Iacob. Und der Dracol daselbs hat geruwet
und hatt die gantzen vorstatt lassen ver-
brennen. Ouch als ter tag komen ist
morgens frü, waz er begraiff, frow und
man, kinder, jung und alt, het er an dem
morgen an den berg by der Capellen all
lassen spissen umb und umb den berg; und
er ist mit under in gesessen zu tisch und sin
frund daselbs gehabt.

11. Item S. Bartolmeus kirch het er lassen 10. Item er hat auch sant Bartholomes
verbrennen daselbs, ouch alle die ornat und kirchen lasen verprenen und all ornat und
kelch beroubt und genomen. kelch von dann genummen.

12. Item er hat geschafft ainen sinen 11. Mer hat er seiner haubtman einen in
houbtman in ein gross dorff mit namen ein gross dorff geschickt mit namen
Zeyding zu verbrennen, aber der selb Zeinding zu verbrennen. Aber der selb
houbtman moch das selb nit verbrennen haubtman mocht das dorff nit verbrennen
von widerstand der dorflütt. Do kam er zu von widerstant wegen der dorfleuet, und
sinem herren und sprach: herr, ich hab das kam wider haim zu dem Dracole, und
nit mögen Volbringen, das du mich hast sprach: ich hab nit muegen verpringen das
haissen tun. Do nam er in und liess in du mich geheissen hast. Von stund an liess
spissen. er den haubtman spissen.

13. Item kouflut und ander lut mit waar 12. Item kaufleuet und ander volck mit
gantzer kouffmanchafft von Wuetzerland irer kauffmanschatzs komen von
gegen der Thunow gegen Bregel in zal 600 Wurtzland gegen der Tunaw gegen Pregel
mit allem irem gutt er sy all lassen spissen in zal CGCCCC, die hat der Dracole all
und das gutt zu im genomena. lasen spissen, und ir gut lasen nemen.

14. Item er het lassen machen ein grossen 13. Item er hat lasen machen ein grosen
kessel mit zwei handhebinen und darüber kessel und darüber breter mit löchern
ein pümy mit bretern und dadurch her er gemacht und hat die leuet mit den haubtern
lassen locher machen, das ain mensch mit dardurch lassen schieben und also
dem koupf dardurch komen mag. Darnach versperren lasen, und hat den kessel mit
hatt wasser lasen

a. Add. P : Item er hat ir vil here strick durch die nasen gezogen und hat sie hin und her geslaÿfft.
206
Ebendorfer Pie II

10. Et similiter ecclesiam beati Bartholomei


ibidem conflagravit, ornatus cum paramentis vi
abstulit.

11. Proprium capitaneum missum ad


expugnandum Zygadinum, dum resistentibus 10. Caeimlinum suarum copiarum
incolis id perficere non potuit, palo transfigi ducem, eo quod immanitati suae non
precepit. satisfaceret, palo transfixit.

12. Item sexcentos mercatores ad Bregel versus


Danubium procedentes de Burtzia cepit et 11. Viros ex Vurcia sexcentos in al-
omnibus mercibus ablatis eos palis transfixit et teram provinciam transeuntes, cum in
occidit. manus eius pervenissent, ad palos
peremit.

13. Item in magno caldario homines utriusque


sexus decoxit.

207
GDW 1463 GDW 1488

er ain gross für darunder gemacht und fuellen und hat gross feuer unter den kessel
wasser in den kessel gegossen und het sy lasen machen. Und das volck also
lassen sieden. Er hat vil menschen, fro wen iemerlich lasen schreien piss sy gar
und man lassen spissen, jung und alt. versoten sein.

15. Ouch ist er wiederumb komen in Cf. § 19.


Sibenburg gen Talmetz ; daselbst hett er
die menschen lassen hacken als das krutt,
und die er mit im gefangen gefurt hatt in
die Walachey, die hatt er grussamlich und
mancherlay spissen lassen.

16. Item erschrockelichen, forchtsa- 14. Erschröckenliche, fortchtsame, unau-


melichen und unusssprachelich pin hat er sprechenliche pein hat er erdacht, das er
erdacht, das er hett lassen spissen mütter hat lasen muter und kind an den bruesten
und kinder sugende und innerhalb eines seugent mit einander spissen, das die kind
jars, oder 2 oder mer hatt er lassen spissen. der muetern an die pruesten gezabelt haben
Es haben ouch die kindlin den mütteren an piss in den tod. Dess gleichen die mueter
ir brust griffen, ouch die mütter die kindle. hat er die pruest aufgeschniten und die
Es het ouch den müttere die brüst von kind mit dem haubttern dardurch
einandaren geschnitten und die kinder mit geschoben und paide also gespist.
dem hobt dardurch geschoben und darnach
gespisst, und vil ander pin. Solche grosse
pin und schmertzen alle wütterich und
durechter der christenhait nie erdacht
habend, als von Harodes, Nerone und
Diocletiano und aller ander hayden tatten
solch marter nie erdacht habend als disser
wütterich.

17. Item menschen het er lassen spissen 15. Item menschen hat er seitling lasen
sittlingen allerlay durch einander, jung und spissen allerlai volck, cristen, Iuden,
alt, frowen und man. Ouch so habent sy haiden, das sy sich lang haben muegen
sich mugen begelten mit henden und rueren unnd zabeln und gewemmert durch
füssen und hand sich gewendet und einander als die frosch ; darnach hat er in
gazablet durcheinander als die frösch. hend und fuess auch lasen anspissen. Und
Darnach het er die hand ouch lassen er hat offt in seiner sprach gereth: ey, wie
spissen und sprach offt nach siner sprach: gross geradigkeit treiben sy! Also hat er
ey, wie grosse gradikait tribent sÿ! Un das sein freued gehabt.
sind gewesen haiden, Juden, christen, ket-
zer und Walchen.

18. Item er hatt ein Zeginer, der hat 16. Item er hat einen zigewner der het
gestolen. Do koment die anderen Zegine gestolen. Do kamen die andern...

208
Ebendorfer Pie II

14. Item Kolomotz in Septemcastris plures


homines instar olerum secuit in pecias,
alios vero concaptivos in Walachiam
ductos stipitibus affixit.

15. Tali inaudita crudeli nece a cunc- tis


tyrannis consummavit matres cum
infantibus et lactentibus suis, quos et ab
uberibus avulsit et violenter a matribus
amplexantibus mensis unius etatis aut sex
aut anniculos apertis et scissis uberibus
una cum alitibus suis in stipitibus
consummavit.

16. Kursus et multos ex Judeis, Paganis,


Gristianis, Racis et Walachis per medium
ventris et umbilici in palis infixit utriusque
sexus et etatis, quorum cum ex tormentis
pedum et manuum membra varie
moverentur, ridens fertur dixisse : Ecce
quanto solacio hii lusum exercent, et novis
fecit clavis configi.

17. In Czyganos invisam exercuit 12. Zeganum quendam quoniam furem


crudelitatem, nam dum unus eorum in deprehensum recusasset manu sua

209
GDW 1463 GDW 1488

und battend den Dracol, er solt in den zigeuener und paten den Dracole er solt in
geben. Dar Dracol sprach : er sol hangen ergeben. Do sprach er : er musst hangen
und ir müst in selbst henken. Die sprachen, und ir muest in selber hencken. Sie
es wer nit is ge- wonhait. Dar Dracol liess sprachen es wer nicht ir gewonheit. Da liess
den Zegi- ner sieden in ainem kessel, und der Dracole den Zigeuener in einem kessel
do er gesotten ward, do mussten si in essen sieden, do musten in die anderen zigewner
mit flaisch und bain. essen mit flaisch und gepain.

19. Item es ward im geschickt ein 17. Es ward auch zu im geschickt ein
erwirdiger man, der kam zu im by den erbriger man, der kam zu im pey den
lütten, die er also hatt lassen spissen. DO leueten die er also het lasen spissen. Do
ging er under in umb und schowt die, und ging der Dracole unter in umb schawet sy,
der warend als vil als ein grosser wald, und der waren als ein grosser walt. Do sprach
er sprach zu im, war umb er under dem der geschickt man zu dem Dracole, warum
gschmakt umbgieng. Dar Dracol sprach, er also unter dem gestanck umging. Der
ob es in anstuncke ; do sprach er ja, do Dracole sprach ob es in anstuenck. Er
liess er in ouch zu hand spissen und rieht sprach, „ia“. Do liess er in von stund an
in uff in die hechi, das es in nit anstunck. auff in die hoch spissen das in die andern
nit anstuencken.

20. Item ein pfaff het gepradiget wie die 18. Item ein pfaff het gepredigt wie die
sünd nit vergeben mocht werden, man geb sund nit vergeben wuerden neuer man geb
den das unrecht gutt wider. Nun hat er den unrecht gut wider. Da lued der Dracol den
selben pfaffen zü huss geladen und zu im zu hauss und setzet den an sein tisch. Der
an den tisch gesetzt. Nun der herr brocket Dracol procket ein weiss prot das er selber
im in sin essen simien brott ; der pfaff essen wolt. Der pfaff begreif unter stunden
begraiff under sinen brocken ainen mit den procken einen und ass in. Der Dracole
sinem löuffel. Do sprach der herr, wie er sprach: wie has tu hewt gepredigt das die
geprediget hett, die sünd, etc. etc. Der sund nit vergeben wirt, man geb dann das
priester sprach : herr, es ist waar. Er sprach unrecht gut wider. Der prister sprach: ia.
: warumb nimmst dan mir min brott, das Der Dracole sprach : waruenb isset du mir
ich hab ingebrocket, und liess in zu hand mein brot das ich mir hab einprockt? Von
spissen. stund an spisset er den briester.

Cf. § 15. 19. Item mer der Dracole kom in


Sibenpuergen gen Kalmotz da selbst hat er
dy menschen lasen hacken als das kraut, die
uberigen hat er heim gefuert und gespist.

21. Item er hatt all sin landsheren und edel 20. Er hatt all sein lantherren und edelleuet
lüt in sinem land zu huss gebetten, und als in seinen land zu tisch geladen. Da das mal
dass mal nun volbracht ward, do hatt er volbracht ward, da hub er an an dem
angehept an dem eltesten heren und hatt in eltesten und fragt wie vil er waida die in
gefragt, wie vil er waida oder heren dem land herren sein gewesen gedecht.

210
Ebendorfer Pie II

furto deprehensus vinculis esset iniectus, suspendere in magno lebete decoxit,


alii instanter pecierunt eundem sibi donari. epulandumque suis civibus tradidit.
Dracol vero aiebat uni : Tu ipsum furcis
alliga, at ille : non est, inquit, nostre
consuetudinis. Quem mox decoqui in
caldario et eius carnes ceteris obtulit et
easdem ad mandueandum coegit.

18. Aliam denique crudelitatem in virum


honestum admisit, qui ad eum veniens
reperit ipsum inter affixos palis spaciantem
et admirans aiebat : Cur sic se fetoribus
iungeret. At ille, numquid tibi fetent. At
ille : eciam, quem concitus tante
multitu ini, ut silva videretur, iunxit et in
alto stipite super alios prominens, ne
fetores sentiret, affigi mandavit.

19. In sacerdotem vero, qui ad populum


predicavit iniuste ablata fore restituenda,
vocatum ad prandium secum in latere tale
exercuit ludibrium. Nam dum ille
communis panis sibi appositi usum
haberet, Dracol vero similaginei et mutuo
intersecando quedam portio de simila
presbitero cederet, ait, si iniuste ablata sint
restituenda. Etiam, ait sacerdos. At ille :
quare ergo meum tibi vendicas panem ? et
mox ipsum in palum posuit et occidit.

Cf. § l4.

20. Et quia, scriptura teste, qui sibi malus


est, quomodo benivolus erit alicui,
inauditam is miser crudelitatem in suos
admisit. Congregavit enim sue ditionis
nobiles et ad mensam suam invitavit sub

211
GDW 1463 GDW 1488

gedenck, die dass selb land ingehept Also fragt er einen nach dem anderen. Sie
habent. Dar hatt im also geantwurt, als vil sagten all als vil ietlicher west : ainer sagt
er ir gedacht hett ; des glichen och die L, einer XXX. Also was kainer unter in er
andren heren, jung und alt, und jedem sagt von siben. Da liess er die herren all
sundern gefragt, wie vil sy solicher heren spissen, der waren in zal CCCCC.
gedächting. Ainer hat geantwurt fünftzig,
der ander drissig ainer zwaintzig, etlicher
zwölff, do ist ir kainer so jung gewessen,
er hat ir by siben gedacht. Also hatt er die-
selben heren alle lassen spissen, der warent
in zall fünfhundert herena.

Cf. § 23. 21. Item er hat leuet auff schliff steinen zu


tod lassen schleiffen und vil
unmenschlicher dingk gethan dy man von
im sagt.

22. Item er hatt ain schlaffwipp, die gab 22. Item er hat ein schlaffweib gehabt die
sich uss, sy wer schwanger. Do liess er sy gab sich auss sy wer schwanger. Do liess
beschowen durch ain andre frowan, die der Dracole die frawen beschauen mit den
kund nit verston, das sy schwanger war. hebammen dy sagten sy wer nit schwanger.
Do nam er die selben sin schlaff frowen Do schneid er da,z selb schlafweib von
und schnaid sy von unden uff untz ain die unten auff piss zu den bruesten. Und er
brüst, und sprach, er weit besehen wo er sprach, er wolt besehen wo sein frucht wer,
gewesen wer, oder wo sin frucht lag. oder wo er gewesen wer.

23. Er hatt och ettlich lassen schliffen uff Cf. § 21.


schliffstain, und vil ander unmenschliche
ding die man von im saget.

24. Do man zalt 1460 jar an sant


Bartlomeustag, item zu sant Bartolomeus
tag des morgens ist der Dracoll komen
ubern wald mit sinen dienern und hat
hamgesucht all Walhen baiderlay
geschlächt als man sagt userhalb des dorfs
Humilasch, und so vil er ir hatt zusamen
mugen pringen, hatt er lassen über ain
huffen legen und sy zerhacken als dass krut
mit schwertenn, sabeln und messern ; och
iren capplon und die andren die er
desselben malss nit töttet, die hat er mit im
haim gefürt und hat sy lassen spissen, und
das dorf hatt er gantz

a. Add. P : von wegen das sie yn auch nit uberleben solltenn.

212
Ebendorfer Pie II

specie pietatis ipse impius proceres, finito


autem convivio a senioribus exordiens
querit, de quot wayda quilibet memoriter
teneat, qui ante se patriam gubernarunt. Et
cum quidam de L, alii de XXX, alii XX aut
XII, iuniores vero de septem professi sunt,
quibus auditis numero pene quingentos
precepit singulos stipitibus affigi.

13. Pueros quoque lactantes e sinu matrum


abstulit et illis videntibus ad saxum allisit.

21. Sed neque sua malicia fecit proprie


concubine parcere, que dum se
impregnatam fateretur, fecit eam a vulva
versus superiora secari, ut videret quorsus
coeundo pertigisset et suum fetum
conspiceret.

Cf. § 13.

22. Ceterum anno MCCCCLX Bartho- 14. Transilvanam ingressus provinciam


lomei cum sibi obsequentibus venit per cunctos Valachos illic habitantes quasi
silvam ad villam Hainlasch ibique con- amicos ad se vocavit et in unum
gregatis in unum Walachis fecit eos gladiis, congregatos immissis militibus interfecit et
zabliis et wiccellis in frusta secari instar villas eorum exussit. Supra triginta
olerum et post villam cum hominibus et hominum millia his artibus interfecisse
facultatibus incendit, quorum numerus ad proditur.
XXX milia ascendit, presbiteros vero
secum ad Walachiam venire coegit, ubi suo
more omnes palis affixit.

213
GDW 1463 GDW 1488

lassen abbrennen mit dem gutt, und als


man sagt in zal mer den drissig tussent
menschen.

Cf. § 26. 23. Poten sein geschickt worden auss der


Hermanstat in dy Walachey, die haben
gesagt da haim solchen iamer das sy totter
und gespister als ein grossen wait gesehen
haben.

25. Anno domini 1462, item der Dracoll ist 24. Anno Domini MCGCCLXII iar ist der
komen in die grossen statt Schylta, da hatt Dracole kummen in die grossen Schiltaw.
er lassen tötten mer den fünff und Do hat der Dracole lasen toten meer dann
zwaintzig tussent menschen allerlay XXV tausent menschen allerley volck,
volckesa, cristen, haiden, etc. Darunder cristen, Juden, auch haiden. Unter den sein
sind gewesen die aller schönsten frowen dy aller schönsten frawen und iunckfrauen
und junckfrowen, die behalten sind worden gewesen dy durch sein hofgesind behalten
durch sin hofflüt, die habent begert inn den sein worden. Und paten den Dracole das er
Dracoll, er soll in die geben zu elichen inss zu elichen weibern geb. Do liess der
frowen. Der Dracoll das nit thun wollen Dracole dy man mit sampt den frawen und
und hatt gebotten die all mit sampt den iunckfrawen zerhacken lasen mit saibeln
hofflütten zerhacken als das krut. Und dass und Schwertern als daz kraut. Das hat er
hatt er darumb gethun, er ist zinsshaftig daevin gethan daz land ist den Duercken
gewesen dem türkischen Kaiser, der den zinnshaft gewest und der Duerck hat den
zinss an in gefordert het. Zu hand liess der zinss offt an in erfordert. Also sagt er den
Dracoll sinem volck verkünden, er wölt poten er wolt in selber reichen. Er zog in
dem Kaiser den zinss persönlichen raichen. das land do rait man im entgegen dess zinss
Do erfröwt sich dass volck. Also liess er halben meinede dem kayser aldo ze
sin volck huffenwis nach ain andren bringen. Also kam ein haufï nach dem
ziechen nach im und all hoptlütt rittent im anderen. Do der Dracole sach das sein zeit
engegen. Und also liess er dieselben all was, do schlug er die all zu tod die im
töttenn. Och dieselben geginen liess er all entgegen waren geriten. Wann sy sich dess
verbrennen die die da heisst Pallgarey, och nit versehen heten und der Dracole
etlich liess er an nageln mit dem har, und verprent die ganzen Wulgarey. Und liess
der aller wurdent in zall fünff und alle die menschen die er gesahen mocht,
zwaintzig tusentb, on die dass für verprannt liess der Dracole all spissen, der waren in
hattent. zal XXV tausent, an die anderen die in dem
feuer verduerben.

26. Item potten vor der Hermenstatt habent Cf. § 23.


gesehen totter und gespisseter in der
Walachy als ain grosser wald, ussgenomen
die er hat lassen braten, sieden und
schinden.

a. Add. P : Juden. – b. 24 000 P.

214
Ebendorfer Pie II

Cf. § 24. Cf. § 16.

23. Preterea Dracol iste veniens ad 15. Anno millesimo quadringentesimo


magnam Schlita circa XXV milia occidit, sexagesimo secundo Turcarum imperator,
inter que femine et virgines fuere cuius ditioni subesset, censum petiit ; ipse
pulcherrime, quarum miserti sui clientes iturum se Andrinopolim dixit, censumque
pecierunt reservari et sibi coniugio. Quo allaturum ; petiit ergo litteras ad locorum
audito et eosdem una cum feminis in praefectos, quibus tuto ire posset, concesse
pecias iussit secari. Interea Turcus iste sunt. Transmisso Danubio, qui glacie coac-
peciit ab eo censum annuum sibi tus erat, cum exercitu occurrentes Turcarum
ministrari, quod et propria in persona se praefectos interfecit et late crassatus in
facturum asseruit, unde gaudentes multi populos supra viginti quinque millia
notabiles Turci de Bulgaria et alias utriusque sexus hominura trucidavit, inter
capitanei sibi ovantes obviam quas et virgines venustissimae perierunt,
processerunt, quos omnes in ore gladii quamuis a Valachis peterentur uxores.
peremit et regionem illam flammis exussit,
anno domini MCCCCLXII.

24. Visa est simul multitude in palis 16. Captivorum magnum numerum in
mortuorum ad instar unius magne silve, Valachiam duxit, quorum aliis pellem
demptis eis quos assari, decoqui, exeoriari ademit, alios igni assavit affixos verubus ;
mandavit et decapitari. alios in oleo ferventi decoxit, reliquos palis
affixit ita ut silva palorum quedam in
campo appareret, in quo haec sunt gesta.

215
GDW 1463 GDW 1488

27. Item ain gantze gegne die da haist


Fugrasch hat er ussgerütt und sy gefürt in
die Walachy, mit frowen, man und kinden
hatt er sy lassen spissen.

28. Er hat etlicher siner lütt, die sinen


schätz habent helfen verbergen, die hat er
all selbs köpft.

29. Item er hat siner lütt herren etlich


lassen köpfen und hatt die höpt genomen
und hatt damit lassen kreps vachen;
darnach hatt er dieselben fründ zu huss
geladen und hatt in dieselben kreps zu
essen geben und sprach zu ir : ir esst
jetzund üwer fründ höpter. Darnach hat er
sy lassen spissen.

30. Item er hatt einen sehen arbaiten in 25. Er sach einen man arbeiten in einem
ainem kurtzen pfad und sprach zu im : hast kurzen hemd. Do fraget er in ob er ein
ain hussfrowen ? Er sprach : ja. Er sprach : weib het. Er sprach, ia. Der Dracole hiess
bring mir sy her zu mir. Do sprach er zu ir : sy fuer in pringen und fragt sy was sy
was thust du ? Sie sprach : ich wäsch, bach, arbeitet. Sy sprach : ich wasch, pach und
spin, etc. Zu hand liess er sy spissen spinn. Zu hant liess er sy spissen daruemb
darum, dass sy irem man nit lassen machen das sy irer mann kein längs hemd gemacht
ain lange pfad, dass man im der bruch nit het, und gab im ein ander weib und sprach
sech. Zu hand gab er im ain ander wib und sy solt im ein langes hemd machen, oder er
gebott ir, sy sölt dem man ain lange pfad wolt sy auch spissen.
machen, oder er weit sy och lassen spissen.

Cf. § 32. 26. Item es komen in sein land pey drey


hundert Zigeuenern. Da nam er die pesten
drey auss in und liess sy braten, die musten
die anderen essen. Und sprach zu in : also
muest ir all an einander essen oder ziecht
an die Tuercken. Dess waren die Zigeuener
fro an die Tuercken zu streiten. Also liess
der Dracole ross und man in kueheuet
klaiden. Da nun die Zigeuener an die
Tuercken kamen, da scheuechten der
Duercken ross vor dem rauschen der
kueheuet und gaben die flucht an ein
wasser, do ertruncken

216
Ebendorfer Pie II

25. Magnam etenim et totam provinciaum


evulsit et omnibus utriusque sexus sue
captivitati addixit et in Walachia stipitibus
infixis finem vivendi habere fecit.

26. Nec mirum, quia quosdam de suis


consiliariis, [qui] suos thesauros una
secum terra sepelierunt, capitibus
truncavit.

27. Quosdam vero truncavit et capita


eorum ad venandum cancros exposuit,
quibus prensis ad comedendum horum
cognatis apposuit, quos et tandem ad
stipites suspendit.

28. Ridiculosum eciam de eo fertur ; vidit 17. Cum animadvertisset virum aliquem in
quendam in brevi camisia laboribus, cuius agro laborantem, cuius camisia brevior vix
uxorem accervisit et, quid operis haberet, pudibunda tegeret, percunctatus est, an
requisivit ; que ait, lavo, pinso, fuso et uxor ei esset, ubi didicit uxoratum, iussit
cetera ; qua de re eam stipiti affixit et accersiri feminam ; venientemque
aliam uxorem tradidit et, ut longam interrogavit quodnam eius esset artificium ?
camisiam, que bracam mariti tegeret, Respondent nere et suere; cur ergo
faceret, mandavit. subintulit viro tuo camisiam quae verenda
tegeret non perfecisti ? iussitque mox
feminam ad palum rapi, viroque aliam dedit
uxorem.

Cf. § 30.

217
GDW 1463 GDW 1488

die Duercken gar vil. Also lagen die


Zigeuener ob.

31. Item er hatt lassen spissen ain esel und 27. Nu ist ein muench parfuser Ordens
ain münch barfüser orden oben daruff, der reittend auff einem esel unter wegen
wass im begegneta. begegnet. Do liess der Dracole den esel
und den muench auf einander spissen.

32. Item es koment in sin land by drien Cf. § 26.


hundert Ziginer. Da nam er die besten dry
uss in und liess sy bratenn, die musstend
die ander Ziginer essen, und sprach zu in :
also muss ainer den andern essen, biss
üwer kainer mer ist, oder zücht hin an die
Tiircken und stritt mitt inen. Sy wöltend all
gern da hin züchen, wo er hin wolt. Do tett
er ainss und klaidet sy all in kuhütt, des
geliehen och ire ross. Do sy nun zu ain
andren koment, do schuchtend des Türcken
ross und flüchent von wegen des gerädels,
dass sy die ross nit gehaben möchten und
flüchent an ain wasser und die Ziginer
nach, also dass sy all ertruncken.

Cf. § 35. 28. Item es wurden zu im geschickt etlich


Walhen. Als sy zu im kamen, do naigten sy
sich und theten ir huet ab, und dy pirret
darunter behielten sy auf. Do fragt er sy :
waruemb sy die heueblein auch nit ab
theten ? Si sagten es wer ir gewonheit und
theten sy gegen dem kayser nicht ab. Der
Dracol sprach : ich will euch das besteten.
Zu hant liess er in die pirret an die
hauebter starck annageln damit das ir dy
heueblein nit abfielen und ir gewonheit
plib. Also bestetigt er das.

29. Item es sein zwen muench kumen in


sein land, die hat er geladen sy sollen zu
im kummen. Das geschach : do nam er
denn einen muench und

a. Add. P : het im sein pferd wollen schih machen.

218
Ebendorfer Pie II

29. Habuit insuper in strata regia fratrem unum


de ordine Minorum sibi venientem et in asino
sedentem casu obvium, quem una cum asino
dyabolo instigante in stipite posuit et trans
Agendo necavit.

30. Venerunt denique rursus Czygani in dominia


sua numero CCC, ex quibus tres eligit et assavit et
carnes eorum ceteros manducare coegit, quo et
facto minas interposuit, quod nisi ad locum per
eum destinatum accederent, singuli singulos usque
ad eorum consummationem devorarent ; diffinivit
autem locum, ut communi voce in Turcos
pergerent, quod laudantes omnes vestivit ex
vaccinis pellibus pergentesque pariter in Turcos
obviam occurentes, ex strepitu duriciei pellium
equi Turcorum efîrenes effecti abruptis loris terga
verterunt, quos cum sessoribus insecuti Czygani
eos ad aquas rapaces compulerunt, in quibus mersi
in gurgitibus in fata concesserunt.

Cf. § 33.

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GDW 1463 GDW 1488

fragt in was man guttes von im saget.


Diser muench forcht sich ser und sprach :
man sagt alles gutes von euch und ir seit
gar ein frummer herr, das sag ich auch von
euch. Er hiess disen muench behalten. Und
man pracht im den anderen muenchen, der
ward von im befragt wie der erst. Do
gedacht der ander muench, ich muss doch
sterben, ich will im die warheit sagen, und
sprach: Ir seit der gröst wuetrich den man
mag vinden in der weit, und keinen men-
schen han ich gesehen der euch ye gutes
nach saget, und daz habt ir wol bewisen,
Do sprach der Dracole : du hast mir war
gesagt, darumb so will ich dich lasen
leben, und liess in ledig. Und schickt wider
nach dem ersten und meint er wuerd im
auch die warheit sagen. Do sagt er wie vor.
Der Tracol sprach : nempt in hin und liess
in spissen von der unwarheit wegen.

Cf. § 34. 30. Item er lies kinder praten die musten


ire mueter essen. Unnd schnid den frawen
die bruest ab die musten ir man essen.
Darnach liess er sy alle spissen.

33. Item er hatt och all arm lütt, die in sinen 31. Item er liess all petler in seinem land
land warend, zu huss geladen, darnach do ein gut mal bereiten. Nach dem mal liess
sy nun geassent, do liess er sy all er sy in dem stadel darin sy geessen heten
verbrennen in ainem stadel, an zall versperren und verprent sy all. Er maint sy
zweihundert. esen den leutenn das ir umb sunst ab und
kuenten das nit verdienen.

34. Item er liess die jungen kinder braten, Cf. § 30.


die musstend die mueteren essen, und
schnaid den frowen die brüst ab, die
musstend die man essen, darnach liess er
die man spissen.

35. Item es wurdent zu im geschickt etlich Cf. § 28.


Walhen. Do si zu im komen, do

220
Ebendorfer Pie II

Cf. § 32.

31. Preterea singularem tyrranidem in sue


patrie egenos, spiritus vertiginis sibi
persuasit, ut eis omnibus collectis et refectis
per eum, tandem stipitibus affixos ultimum
flatum redderent et sic occumberent.

32. Torruit eciam ignibus infantum


occisorum per eum corpora, que matribus
tradidit devoranda, quarum et vi supputatis
uberibus earum maritis in edulium tradidit et
ut manducarent coegit, quos et tandem ad
penas acuti stipitis dampnavit.

33. Demum ad Dracol venientes nuncii


Walachorum cum omni solita reveren-

221
GDW 1463 GDW 1488

naigtend sy sich und thätent ir hutt ab, und darunder


hattent sy brune und rote baret oder hübela, die the tend
sy nit ab. Do fragt er sy, warumb sy dieselben hübel
oder baret nit abmietend. Sy sprachend : herr, es ist
unser gewonhait, wir thund sy gegen dem kaiser nit ab.
Er sprach : nun will ich üwer gewonhait bestetigenn. Sy
danktend siner genaden. Er liess im nemen gutt starck
yssig nagle und liess in die hoüblin umb und umb an
naglen an das hopt, dass sy in nit abvielent : also
bestetiget er in ir gewonhaitb.

36 (= P 41). Nun wolt ir nun merken wie der allt 32. Paid darnach fieng in der
gubernator von Ungern den Dracole hat gefangen. Es kuenig in Hungern und behielt
verschraib im der gubernator von Ungern er wolt in vil zeit hertigklich
Dracole sein tochter gebn zu der ee. Da komc Dracole gefangen. Darnach liess er sich
herlich mit newnhundert pferden und er wurde gar zu Ofen taufen und thet grosse
schön entpfangen und gab im sein tochter mit den puess. Darnach machet der
Worten aber nit mit dem werken und hertzen, sunder zu kuenig den Dracole wayda
einem schein. Und da die hochzeit volbracht ward, da wider zu einem herren als vor.
belaÿtet ÿn sein sweher mit einem grossen geraisigen, Und man sagt er deth darnach
zeug untz vorn in des Dracoles lant und hub an und vil guter sach.
sprach : Herr der aÿden, hag wir euch genug belaÿtet.
Da sprach Dracole : Ja, herr. Er wer nu sicher er solt Vollendet am tag Calixti von
newr wider haym. reitenn. Und da umbgabenn sie ÿn Marco Ayrer im LXXXVIII
und viengen ÿn. Und er ist noch peÿ leben. iare.

a. und... hübel, var. P : piretlein oder hewblein als man sie gewönlichen in welschen landenn und
hie die priester tragen.

b. dass sy... gewonhait, var. P : und sprach zu ÿn : also vallen sie euch nit herab und man hat euch
furpas nymant verubel ob ir sie nit abzieht. So vallen sie euch fürpas nymer herab das ir kains
Verliesen kündet. Also bestett er yn ire gewonhait und machet ÿn eÿn freyhait darauss.

c. Und da kom da kom P.

222
Ebendorfer Pie II

tia depositis pileis comparuerunt, sed


subtus vittas habentes iuxta sue patrie
morem easdem in suis capitibus
observarent, qui cur non deponerent eciam
easdem inquirens, morem patrie recepit in
response. At ille : Hunc ritum ego vobis
confirmabo et allatis peracutis clavis
singulorum cervieibus eos infixit.

34. Hec crudelissima crudelitatum genera 18. Cum tot flagitia perpetrasset, a Matthia
posteris hiis meis exilibus scriptis rege Hungariae, tandem captus est ea
denunciare curavi, ut si similia acciderint hieme, qua Pius pontifex ex Tuderto
Deo permittente, non ignorent ea preterisse Romam rediit ; capturae causam praebuere
in seeulis ; presagiunt enim nobis per litterae sue, quae in hunc modum ad
hospitum in patria conductorum imperatorem Turcarum cum scripte
tyrannidem, quam pro futuro sperare mitterentur, interceptae sunt. (...)
possimus ab eis consolationem. Fuerunt et aliae bine litterae eiusdem fere
sententiae, une ad Basam, alterae ad
Thoenone dominum, ut pro se
35. Tandem vero fraude circumventus venit intercederent apud magnum imperatorem.
in captivitatem Mathie electi Ungarie in Eae de lingua bulgarica in latinum
qua usque deget. conversae ad pontificem missae fuere.
Valachus adhuc in carcere delitescit,
magno et honesto vir corpore, et cuius
species imperio digna videatur, adeo sepe
differt hominis ab animo facies.

223
III

Écrits officiels et privés dans


les Pays Roumains
SUR LA DATE DE LA LETTRE DE NEAC U DE
CÂMPULUNG (1521)

Le premier monument écrit de la langue roumaine qui puisse être daté avec
une certaine précision – à savoir la lettre du marchand Neac u Lupu de
Câmpulung-Muscel1 adressée au maire de Bra ov, Hans Bengner – a eu un sort
moins privilégié que les textes contemporains du Maramure , qui ont fait l’objet
de minutieuses analyses historiques et linguistiques. La raison en est surtout la
brièveté du texte, bien que le Serment de Strasbourg (842) ou la Charte de
Capoue (960), ayant approximativement les mêmes dimensions sont connus par
bien des éditions commentées.
De même, on n’a pas mis totalement en valeur les caractères diplomatiques
internes et externes de cette lettre : jusqu’à aujourd’hui, les historiens et les
linguistes ont adopté la date de 1521, établie par Nicolas Iorga depuis 19002, sans
essayer de reprendre la question en détail3. L’analyse des événements dont elle
fait mention – la campagne de Soliman le Magnifique contre Belgrade, en 1521 –
nous permet de préciser le mois et presque le jour de ce document, éléments
chronologiques qui manquent au texte. Et il n’est pas superflu de souligner que
ce premier témoignage écrit de la langue roumaine atteste la présence active des
Roumains dans l’évolution et les remous du Sud-Est européen4.

1
Neac u était un marchand bien connu de l’époque. Il entretenait d’actives relations de
commerce avec Bra ov. Son nom figure du temps du prince Vlad le Jeune (cel Tân r, 1510-1512)
dans des procès pour dettes avec des gens de cette ville : I. Bogdan, Documente i regeste
privitoare ta rela iile rii Române ti cu Bra ovul i Ungaria în secolul XV i XVI, Bucarest 1902,
no CXLV, p. 142-143. D’autres procès pour dettes, en 1520-1532 : ibidem, no CLXXXVIII, p. 182-
3, et jusqu’à 1545. Les registres de Bra ov nous fournissent le détail qu’il faisait surtout du
commerce de poisson, mais qu’il apportait aussi des marchandises turques : voir N. Iorga, Bra ovul
i românii, Bucarest 1905, p. 282, qui cite Quellen zur Geschichte der Stadt Kronstadt, I, p. 7, 9,
15, 21, 24, 58-59. Pour le commerce de Câmpulung avec Bra ov, des chiffres significatifs chez
Radu Manolescu, Comer ul rii Române ti i Moldovei cu Bra ovul (sec. XIV – XVI), Bucarest
1965, passim.
2
Hurmuzaki, Documente, XI, p. 843, note 1.
3
P.P. Panaitescu, Începuturile i biruin a scrisului în limba român , Bucarest 1965, p. 117,
avance, sans preuves, la date de février 1521.
4
N. Iorga, qui a découvert la lettre dans les archives de la ville de Bra ov, est aussi le premier
historien qui a assuré la circulation européenne de cette lettre, dans sa Geschichte des Osmanischen
Reiches, II, Gotha 1909, p. 387 ; parlant du prince tef ni de Moldavie, il dit : « Sein
walachischer Nachbar lag im Sterben ; einer seiner Bojaren (?) schrieb nach Kronstadt – es ist dies
der erste bekannte Brief in rumänischer Sprache – daß der Sultan bis Sofia, gedrüngen sei, die e
Stadt schon verlassen habe, eine Flotte auf der Donau liege, ein “Konstantinopolitanischer Meister”
sich anheischig mache, sie auch durch die. Felsen des Eisernen Tores bei Severin zu bringen, und
Mehmed-beg, vor dem der kranke Basarab zittre, durch die Walachei in Siebenbürgen eindringen
wolle ».
227
La phrase par laquelle commence le texte proprement dit de la lettre, après
la salutation en slavon, constitue un élément précieux pour sa datation :
« Item5 je vous fais part des menées des Turcs car j’ai ouï dire que l’empereur est sorti de
Sofia, et il n’en est pas autrement, et il est parti en amont du Danube »6.

On sait que c’est le 22 juin que le sultan Soliman, après une halte de six
jours à Sofia, se mit en marche vers le Nord. Cette date nous est parvenue d’une
manière très précise grâce au « Tagebuch » de la campagne, traduit par Hammer7.
Les trois informations suivantes de la lettre renferment des détails
concernant la navigation de la flotte ottomane sur le Danube et la façon de
surmonter les difficultés du passage dans la zone des Portes-de-Fer8.
La cinquième et la sixième information, d’un grand intérêt pour l’histoire
roumaine, constituent en même temps le principal élément permettant de dater la
lettre :
« Item j’annonce à Votre Seigneurie l’affaire de Mahomed bey, car j’ai ouï dire à boyards
qui sont voisins et à mon gendre Negre, que l’empereur a permis à Mahomed bey de passer à son
gré par la Valachie. Item, que Votre Seigneurie sache que Basarab a grand peur de ce brigand de
Mehmet bey, et surtout de Vos Seigneuries ».

Ces deux informations, tout en se complétant mutuellement, peuvent être


datées de la manière suivante : la première, annonçant l’intention de Mehmet bey
d’envahir la Transylvanie, en passant par la Valachie, est ultérieure au 27 juin
1521, quand l’armée d’Ahmed pacha, le beylerbey de Roumélie, envoyée vers
Šaba , fut divisée en deux corps d’armée, dont un était celui commandé par
Mehmet bey9, apparenté aux boyards Craïovescu10. Le terminus post quem de la
lettre de Neac u est donc le 27 juin 152111. C’est précisément cet événement qui
a poussé Neac u à écrire en hâte aux gens de Bra ov, qui étaient les premiers
visés par cette nouvelle. La deuxième information, concernant la peur du prince

5
En original, en slavon , que j’ai traduit par l’archaïsme item.
6
Nous avons utilisé le fac-similé paru dans I. Bianu – N. Cartojan, Album de paleografie
româneasc (scriere chirilic ), Bucarest 19403, planche XXIII. Les meilleures éditions du texte
dans Hurmuzaki, Documente, XI, p. 843, note 1 ; C.C. Giurescu, Istoria Românilor, II/2,
Bucarest,1937, p. 602-603.
7
Hammer, Geschichte des Osmanischen Reiches, III, Pesta 1828, p. 622.
8
II s’agit du secteur des cataractes du Danube, qui disparaîtra bientôt englouti par les eaux du
lac de l’hydrocentrale des Portes-de-Fer. Il arrive que l’eau atteigne une vitesse de 16 à 18 m/sec.
dans les canaux Stenka, Cozla-Doica, Eli ova, Islaz-Tachtalia, Svini a, Iu i, Gervin, Sip et Por ile-
Mici.
9
Hammer, op. cit., III, p. 12, 622 (le 27 juin).
10
t. tef nescu, B nia in ara Româneasc , Bucarest 1965, p. 96 ; voir aussi d’autres
parentés turques des Craiovescu, comme Ibrahim pacha et Mustafa pacha, d’après A. Veress, Acta
et epistolae, I, Budapest 1914, p. 137.
11
Le 27 juin 1521 est donc le terminus post quem de la date de cette lettre, et non pas le 22,
comme essaye de le montrer Ion Matei dans la présentation du livre mentionné de Petre P.
Panaitescu, dans C l uza bibliotecarului 11 (1965), p. 696.
228
de Valachie Neagoe Basarab envers les gens de Bra ov et les Ottomans, dénote
par conséquent que ces derniers n’étaient pas encore parvenus à pénétrer en
Valachie. Neac u connaissait depuis peu de temps cette nouvelle dont il se hâtait
de faire part aux gens de Bra ov. C’est en nous fondant sur ce détail que nous
essayerons de dater plus précisément la lettre de Neac u.
Le 28 juin on ne savait rien à Buda du plan de Mehmet bey. Les nouvelles
qui arrivent à Venise le jour même, enregistrées par Marino Sanuto, mentionnent
seulement le mouvement des troupes turques vers Timi oara et Belgrade12. La
situation n’est plus la même la 29 juin, quand la nouvelle du plan de Mehmet bey
arrivant à Buda pousse le roi Louis II de Hongrie, sérieusement menacé par ce
mouvement de flanc, à adresser des messages désespérés à Venise13 et au pape
Léon X14. Toujours le 29 juin, le roi Louis II envoyait une lettre aux villes
saxonnes de Transylvanie, proches de la frontière valaque, pour leur annoncer la
nouvelle et leur promettre une aide immédiate15. Les lettres du roi de Hongrie ont
été écrites immédiatement après l’arrivée à Buda des nouvelles concernant le
plan de Mehmet bey – le 29 juin –, car le 28 on y parlait encore de l’appui de 8
000 soldats valaques promis aux Hongrois par Neagoe Basarab16. Le 30 juin
1521, le roi Louis II pouvait annoncer que le prince valaque « metu compulsus »
avait uni ses forces (40 000 soldats17) à l’armée ottomane et qu’ils se préparaient
à attaquer ensemble la Transylvanie18.

12
Marino Sanuto, I Diarii, XXXI, Venezia 1891, c. 71 : « Da poi, si ha auto aviso clalî
Valachi di la Transilvania et Moldavia, turchi esser intrati zà in quelli confini di Temesvar ti
Nanderalba, zoè Belgrado ; per il che, essendo venuti noncii de ditti Valachi di tal oeco rentie,
quelli comenzono a consultar, vedendo farsi da seno, et hanno expedito il vaivoda Transalpino a
ditta impressa, quel si ha oferto dar homeni 8 000 dil suo paese. Et de 11 si manda le zente quai e
sta intimate a prepararsi a li prelati e baroni secondo l’ubligation loro, e fatoli comandamento
vadino incampo ».
13
Marino Sanuto, op. cit., XXXI, c. 37-38 : « Mittit (Soliman) per Vallachiam inferiorem
alium quoque exercitum octuaginta milium Mehemet Bego duce in provint iam nostram quam
Transilvaniam vocant, cui praefectus eidem Valachiae licet nobis subditus, vi tarnen et metu
coactus circiter quadraginta mila hominum in auxilium dedisse di itur ».
14
Hurmuzaki, Documente, II/3, no CCLIV, p. 359-361 ; Mehmet bey est qualifié de « vir rei
militaris peritissimus ».
15
N. Iorga, Geschichte des Osmanischen Reiches, II, p. 386, note 6.
16
Marino Sanuto, op. cit., XXXI, c. 71 ; voir supra, note 12.
17
Sur l’armée de Neagoe Basarab, voir sa lettre de 1520 aux gens de Bra ov : « Ainsi, quand
besoin sera, que nous nous levions avec toute notre forcé et notre armée pour le Pays Hongrois, à
savoir, nous voulons y prendre part avec 40 000 cavaliers et fantassins ». À l’occasion de la
consécration de l’église métropolitaine de Târgovi te, Neagoe voulait passer en revue ses troupes :
voir N. lorga, Scrisori domne ti, V lenii-de-Munte 1912, p. 34-36.
18
Hurmuzaki, Documente, II/3, p. 362. La lettre est adressée au roi d’Angleterre, Henri VIII :
« Qua ut superbissime iac at expugnata, ad Budam ubi nobis Regia est capiendam properabit,
instruxit et alium exercitum hominum octuaginta millium, qui Transilvaniam provinciam nostram
per Valachiam inferiorem duce Mehemet bego belicosissimo aggrediantur, Valachiae Praefectus
habeat in armis omnes copias suas ex quibus ad quadraginta hominum millia metu compulsus
Turcarum viribus adiunxit ».
229
La lettre de Neac u date précisément de ces jours-là19. Les villes de
Transylvanie entretenaient un grand réseau d’espionnage dans les Principautés
roumaines, car chaque habitant ou marchand saxon était, tout comme à Venise,
un espion plein de zèle ; elles étaient donc informées avant même les rois de
Hongrie au sujet des événements de l’Empire Ottoman, d’autant plus dans ces
temps troubles, quand on pouvait facilement suivre les espions de Sibiu qui
parcouraient la Valachie20. Les gens de Bra ov avaient eux aussi leurs hommes,
pour la plupart des marchands ou des boyards roumains, habitant près de la
frontière, qui, comme leurs contemporains allemands ou italiens, donnaient des
informations concernant les événements d’une manière rapide et discrète. On
peut supposer un décalage de deux ou trois jours entre le déroulement des faits et
l’arrivée des nouvelles à Bra ov, étant donné leur intérêt vital pour cette ville.
Donc, la lettre de Neac u, qui ne contient pas le détail relatif à l’union des forces
valaques aux Ottomans (arrivés à Buda le 30 juin), mais connaît le plan de
Mehmet bey d’envahir la Valachie, se laisse dater vers les 29-30 juin 1521. La
distance entre Nicopolis sur la rive droite du Danube et Câmpulung-Muscel, dans
les Carpates, d’environ 200 km en ligne droite, pouvait être couverte aisément en
deux jours, temps sensiblement égal, ou même plus court, que celui nécessaire à
un courrier pour arriver de Nicopolis à Buda.
L’emploi du roumain dans la rédaction de la lettre de Neac u (alors que la
langue usuelle de la correspondance avec Bra ov était le slavon ou le latin)21
souligne la hâte avec laquelle ce Valaque rédigea sa dépêche pour mettre en
garde ses amis de Bra ov contre l’approche du péril22.

19
C’est la façon logique de procéder de N. Iorga, Geschichte des Osmanischen Reiches, II,
p. 387, qui range cette lettre parmi celles du roi hongrois. Voir idem, Histoire des Roumains et de la
romanite orientale, IV, Bucarest 1937, p. 366.
20
Hurmuzaki, Documente, XI, p. 844.
21
La population saxonne des villes de Moldavie utilisait la langue maternelle pour les besoins
de sa correspondance dès le XVe siècle. Le premier document connu écrit en langue allemande en
Moldavie, à Baia, date du 9/16 mai 1421. Sur ce processus général, voir R. Manolescu, Cultura
or eneasc în Moldova în a doua jum tate a secolului al XV-lea, dans Cultura moldoveneasc în
timpul lui tefan cel Mare. Culegere de studii, éd. M. Berza, Bucarest 1964, p. 64.
22
Neac u s’exprime ainsi : « Item, que Votre Seigneurie tienne pour elle ces paroles, quelles
ne soient pas connues de beaucoup de gens ».
230
LA LITTÉRATURE SLAVO-ROUMAINE

On ignore les circonstances exactes de l’entrée des Roumains de Valachie,


de Moldavie et de Transylvanie dans la sphère de la Slavia orthodoxa, cette aire
culturelle où la langue du culte et de la culture a été le slavon, c’est-à-dire la
langue parlée par la population slave des environs de Thessalonique au IXe siècle
et utilisée par Cyrille et Méthode pour les traductions des livres sacrés1. Les
fouilles archéologiques ont mis à jour des graffiti et des inscriptions slavonnes du
Xe siècle à Bucov (vers 911)2, à Mircea-Vod (943) et à Basarabi-Murfatlar (vers
992), les deux dernières en Dobroudja3. Les plus anciens manuscrits slavons
écrits et/ou copiés dans l’espace roumain suivent de peu cette date, même si leur
datation exacte et leur attribution soulèvent encore bien des questions4.
Le passage du latin au slavon d’une population christianisée dès les IVe –
e
V siècles et parlant une langue romane (le « daco-romain », dans le langage des
linguistes), a été généralement attribué à l’influence culturelle et politique du
premier État bulgare (679-1018) au Nord du Danube, même si le débat sur
l’étendue de cette influence reste toujours ouvert. L’étude de la littérature slavo-
roumaine bute encore sur la question de l’extrême dispersion des manuscrits
slavons écrits sur le territoire de la Roumanie actuelle. Alexandr I. Jacimirskij
affirmait, voici plus de 90 ans, que le nombre total de ces manuscrits était d’au
moins 10 000 ; or, on en connaît aujourd’hui environ un tiers dispersés entre les
collections publiques et privées de plusieurs pays5. Leur répertoire n’est pas
encore terminé, en dépit des efforts entrepris depuis plusieurs décennies par les
spécialistes roumains et étrangers6. Nous sommes pourtant loin de connaître tous

1
La meilleure synthèse à ce sujet reste P.P. Panaitescu, Introducere la istoria culturii
române ti, Bucarest 1969 [trad. allemande Einführung in die Geschichte der rumänischen Kultur,
Bucarest 1979]. Pour les questions de langue, voir P. Olteanu (éd.), Slava veche i slavona
româneasc , Bucarest 1975 ; D.P. Bogdan, Paleografia româno-slav , Bucarest 1978. Pour la
littérature slavo-roumaine en général, voir P.P. Panaitescu, « Kharakternye tcherty slavjano-
rumynskoj literatury », Rsl 9 (1963), p. 267-290. Cf. M. Ruffini, Aspetti délia cultura religiosa
ortodossa ramena medievale (secoli XIV – XVII), Milan 1980.
2
M. Chivasi-Com a, « S p turile de la Bucov », MCA 7 (1959), p. 541-549.
3
D.P. Bogdan, « Dobrudzhanskaja nadpis’ 943 goda », Rsl 1 (1958), p. 88-104 ; I. Barnea,
« Les monuments rupestres de Basarabi en Dobroudja », CA 13 (1962), p. 187-208.
4
E. Lin a, « Cele mai vechi manuscrise slave din ara noastr », Rsl 18 (1972), p. 245-264 ;
D.P. Bogdan, op. cit., p. 95-123, la liste des plus anciens manuscrits slavo-roumains. Voir aussi les
considérations de R. Constantinescu, Manuscrise de origine româneasc din colec ii str ine.
Repertoriu, Bucarest 1986.
5
Voir notamment D.P. Bogdan, op. cit., p. 122.
6
Bibliographie exhaustive chez R. Constantinescu, op. cit., p. VII-XLIV ; plus récent,
Gh. Mih il , « Manuscrisele slavo-romane din colec ia M.P. Pogodin », Rsl 24 (1986), p. 227-258.
Les plus importants catalogues de manuscrits slavo-roumains sont les suivants : A.I. Jacimirskij,
Slavjanskie i russkie rukopisi rumynskikh bibiliotek, St-Petersbourg 1905 ; P.P. Panaitescu,
Manuscrisele slave din Biblioteca Academiei R.P.R., I (ms. 1 à 300), Bucarest 1959. Deux autres
231
les fonds des bibliothèques monastiques, les principaux dépôts de manuscrits au
Moyen-Âge ; seuls ont été étudiés et publiés, mais de manière incomplète, ceux
des grands monastères moldaves de Neam u7, Putna8, Moldovi a9, Bisericani10,
Sucevi a11 et Dragomirna12.
D’autre part, plus de mille cent manuscrits slavo-roumains ont été signalés,
à ce jour, dans les collections étrangères et notamment en Russie et en Ukraine13.

volumes tapuscrits revus et complétés par Gh. Mih il attendent toujours d’être imprimés ; Elena
Lin a – Ligia Djamo-Diaconi a – O. Stoicovici, Catalogul manuscriselor slavo-române din R.S.R.,
III, Catalogul manuscriselor slavo-române din Bucure ti, Bucarest 1981. Pour les collections de
Moldavie : P. Mihail – Zamfira Mihail, « Manuscrise slave în colec ii din Moldova », Rsl 18
(1972), p. 265-319 et 19 (1979), p. 33-76 ; Elena Lin a, Catalogul manuscriselor slavo-române din
R.S.R., I, Manuscrise din Ia i, Bucarest 1980. Pour les collections de Transylvanie : I. Iufu,
« Manuscrise slave din bibliotecile din Transilvania i Banat », Rsl 8 (1963), p. 451-468 ; C. Pistrui,
« Manuscrise slave în biblioteca Mitropoliei ortodoxe din Sibiu », MA 15 (1970), p. 827-838 ; idem,
« Manuscrisele slave în biblioteca Episcopiei Aradului », MB 22 (1972), p. 83-94 ; idem,
« Manuscrise slave în Transilvania. Biblioteca Academiei RSR, Filiala Cluj », BOR XC (1972),
p. 1088-1103 ; idem, « 101 manuscrise slave în Transilvania (secolele XII – XVII) », BOR XCVI
(1978), p. 127-148, 303-310, 608-624, ibidem XCVII (1979), p. 531-562, ibidem, XCIX (1981),
p. 123-130, 643-653 ; Elena Lin a, Catalogul manuscriselor slavo-române din R.S.R., II,
Manuscrise din Cluj-Napoca, Bucarest 1980 ; eadem, Catalogul manuscriselor slavo-române din
R.S.R., IV, Catalogul manuscriselor slavo-române din Bra ov, Bucarest 1985 ; T. Bojan,
Manuscrisele slavone din Biblioteca Filialei Cluj-Napoca a Academiei R.S.R., Cluj-Napoca 1987.
7
A.I. Jacimirskij, « Slavjanskie rukopisi Njameckago monastyrja v Rumynii », dans
Drevnosti. Trudy slavjanskoj kommisij irnp. Moskovskago arkheologtcheskago obshtchestva
2 (1898), p. 1-108 ; idem, Slavjanskie i russkie rukopisi rumynskikh bibliotek, p. 513-797 ;
R. Constantinescu, op. cit. (70 manuscrits dans des collections étrangères).
8
P. Popescu, « Manuscrise slavone din m n stirea Putna », BOR LXXX (1962), p. 105-145,
688-711 ; idem, « M rcile de hârtie filigranat pe manuscrisele slavone din m n stirea Putna »,
ibidem, p. 938-957 ; V. Br tulescu, « Miniaturi si manuscrise din m n stirea Putna », MMS XLII
(1966), p. 460-510 ; R. Constantinescu, op. cit. (45 manuscrits dans des collections étrangères).
9
I. Iufu, « M n stirea Moidovi a centra cultural important în perioada culturii române în limba
slavon (sec. XV – XVIII) », MMS XXXIX (1963), p. 428-455 ; V. Br tulescu, « Ornamentica
manuscriselor slavone provenite de la m n stirea Moldov a i aflate la m n stirile Dragomirna,
Sucevi a i în alte p r i », ibidem, p. 473-501 ; R. Constantinescu, op. cit. (4 manuscrits dans des
collections étrangères).
10
A.I. Jacimirskij, op. cit., p. 844-846 ; A. Lep datu, « Manuscrisele de la Bisericani i
Râ ca », BOR XXII-XXIV (1904-1906), p. 1142-1152, 685 et suiv. ; E. Turdeanu, « Le sbornik dit
de Bisericani. Fausse identité d’un manuscrit remarquable », RÉS XLIV (1965), p. 29-45 ;
R. Constantinescu, op. cit. (33 manuscrits dans des collections étrangères).
11
T. Voinescu, « Contribu ii la studiul manuscriselor ilustrate din m n stirile Sucevi a i
Dragomirna », SCIA l-2 (1955), p. 89-114 ; R. Constantinescu, op. cit. (9 manuscrits dans des
collections étrangères). Cf. ici notes 9 et 12.
12
Z. Iufu, « Manuscrisele slave din biblioteca i muzeul m n stirii Dragomirna », Rsl 13
(1966), p. 189-202 ; R. Constantinescu, op. cit. (18 manuscrits dans des collections à l’étranger).
Cf. supra, notes 9 et 11.
13
Voir le répertoire de R. Constantinescu, op. cit. ; G. Mih il , « Manuscrisele slavo-române
din colec ia M.P. Pogodin », Rsl 24 (1986), p. 227-258 ; V. Cândea, M rturii române ti peste
hotare. Mic enciclopedie, I, Albania – Grecia, Bucarest 1991.
232
II

Littérature hagiographique

A. Valachie

Les premiers textes hagiographiques ont été copiés et adaptés en Valachie


au tout début du XVe siècle : la Vie de Sainte Philothée (Filofteia) de T rnovo,
écrite par le patriarche Euthyme (1375-1393)14, a été complétée tout de suite
après la translation des reliques à Curtea-de-Arge , sous le règne du prince
Mircea l’Ancien (cel B trân, 1386-1418), avec un récit slavon perdu dans sa
forme originale mais reconstitué en 1746 par le métropolite Néophyte Ier,
ensemble avec le kontakion de la Sainte15. Il semble qu’à l’occasion de la
translation des reliques de sainte Philothée, l’église d’Arge a connu une nouvelle
peinture intérieure et un changement de dédicace, de Saint Jean-Baptiste à Saint
Nicolas, célébré un jour avant la sainte. Le cycle de la Vie et de la translation de
la sainte conservé dans l’église est de date récente (1751), mais il est possible
qu’il copiait l’ancienne fresque du début du XVe siècle16.
Il semble assuré que sous l’influence de cette translation un haut dignitaire
du prince, le logothète (chancelier) Filea (Philos), mentionné en 1392, est rentré
dans les ordres sous le nom de Filoftei (Philothée), état dans lequel il a composé
des hymnes religieux (pripela) très répandus dans l’Église orthodoxe17.
À peu près à la même époque, plus précisément le jour de Noël 1406,
mourait le hiéromoine Nicodème, fondateur des monastères de Vodi a et de

14
E. Kaluzhniacki, Werke des Patriarchen von Bulgarien Eutkymius, Vienne 1901, p. 78-99,
d’après le texte copié au monastère de Neam par le moine Gavril Uric, en 1441.
15
D.R. Mazilu, « Sfânta Filofteia de la Arge . L murirea unor probleme istorico-literare »,
AARMSI, IIIe série, VI (1933), p. 218-316 ; St. Nicolaescu, Recenzii istorice, Bucarest 1934 ;
P. Angelescu, « Inscrip ia fals de la m n stirea Bacicovo i aducerea moa telor Sfintei Filofteia în
ar », BOR LIV (1936), p. 14-41 ; I. Doroban u, « Însemnarea din Sbornicul Lovcean i aducerea
moa telor Sfintei Filofteia de la Arge », Buletinul Institutului Român din Sofia I (1941), p. 85-105 ;
E. Turdeanu, La littérature bulgare du XIVe siècle et sa diffusion dans les Pays Roumains, Paris
1947, p. 84-90. L’existence du synaxaire et de l’office slavons de la sainte est mentionnée en 1656
par le diacre syrien Paul d’Alep, auteur d’un récit du voyage du patriarche Macaire d’Antioche
dans les Pays Roumains, en Ukraine et en Russie, éd. roumaine dans C l tori str ni, VI, p. 165 ;
pour le métropolite Néophyte Ier, voir M. Carata u – P. Cernovodeanu – N. Stoicescu, « Jurnalul
c l toriilor canonice ale mitropolitului Ungrovlahiei Neofit I Cretanul », BOR XCVIII (1980),
p. 272-274. Le métropolite raconte que l’unique manuscrit contenant le texte de la Vie avait été
emprunté à la bibliothèque d’Arge à une date indéterminée par un bojar valaque qui ne l’avait plus
jamais rendu.
16
Nouvelle datation proposée par Anca Dumitrescu, « Une nouvelle datation des peintures
murales de Curtea de Arge . Origine de leur iconographie », CA XXXVII (1989), p. 135-162 ; cf.
D. Mazilu, « Sfânta Filofteia de la Arge », p. 250-251.
17
E. Turdeanu, « Le moine Philothée et son répertoire d’hymnes religieux », RÉR II (1954),
p. 136-144 ; T. Simedrea, « Les “Pripela” du moine Philothée », Rsl 17 (1970), p. 183-225.
233
Tismana de Petite-Valachie (Olténie). D’origine gréco-serbe, il se rendit en
Valachie peu de temps avant 1372 et y œuvra pendant plus de 30 ans pour
organiser la vie monastique dans ce pays, ce qui lui valut l’honneur d’un culte
local devenu officiel en 1992 pour toute l’Église orthodoxe roumaine18.
L’existence d’un office et d’une Vie slavonnes de Nicodème composées au XVe
siècle a été mise en doute par Emil L z rescu dans un article de 1965, qui reste le
dernier mot sur la question.
Rappelons enfin un hymne à la gloire de Saint Michel de Synnada composé
vers 1642-1643 par Simon Dedulovici (nom de famille devenu par la suite
Dedulescu), trésorier (vistier), personnage par ailleurs inconnu mais qui se
rattache très probablement à une famille nobiliaire du département de Râmnicul-
S rat, dans l’Est de la Valachie19.

B. Moldavie

La première œuvre de la littérature médiévale moldave a pour auteur


Grégoire Camblak (†1419) et date de 1414-1415, lorsque ce dernier signait
encore « moine et prêtre (« prezviter ») de la Grande Église de Moldovalachie ».
Il s’agit du Martyre du saint et glorieux martyr Jean le Nouveau qui a été
martyrisé à la Cité Blanche (Belgrade, i.e. Belgorod-Dnestrovskij, Cetatea-Alb ,
Aqkermann)20. Le texte a été composé à l’occasion de la translation des reliques
à Suceava, capitale de la Moldavie, en 1414 ou 1415, par le prince Alexandru le

18
I. Ruvarac, « Pop Nikodim, der erste Klöstergründer in der Walachei », Archiv für slavische
Philologie 11 (1888), p. 354-368 ; P.P. Panaitescu, Mircea cel B trân, Bucarest 1944, p. 143-153 ;
E. Turdeanu, « Les premiers écrivains religieux de Valachie : l’hégoumène Nicodème de
Tismana », RÉR II (1954), p. 116-136 ; E. L z rescu, « Nicodim delà Tismana si rolul s u în
cultura veche româneasc , I (pâna în 1385) », Rsl 11 (1965), p. 237-285 ; I.-R. Mircea, « Cel mai
vechi manuscris miniat din ara Româneasc », Rsl 14 (1967), p. 203-211 (l’Évangéliaire de
Nicodim, 1405).
19
L’hymne se trouve dans le ms. slave 278, f. 7v-8v de la Bibliothèque de l’Académie
Roumaine à Bucarest : P.P. Panaitescu, Catalogul, p. 373. La tête du saint a été apportée en
Valachie en 1642-1643, afin d’arrêter une invasion de sauterelles, donc l’hymne en question a dû
être écrit autour de cette date, et non au XVIe siècle comme le pensait P.P. Panaitescu. Simon
Dedulovici est le fils d’un Dediul chambellan (postelnic) qui a construit, vers 1619-1620, le
monastère de Dedule ti : cf. N. Stoicescu, Bibliografia localit ilor i monumentelor feudale din
România, I, ara Româneasc , 1, Bucarest 1970, p. 272-3 ; idem, Dic ionarul marilor dreg tori
din ara Româneasca i Moldova (sec. XIV-XV1I), Bucarest 1971, p. 167-168 (à propos de
Gheorghi , un autre fils de Dediul) ; pour la tête de Saint Michel de Synnada, voir P. . N sturel,
Le Mont Athos et les Roumains, Rome 1986, p. 80-81 (« Orientalia Christiana Analecta », 227).
20
Édition d’après la copie de 1458 réalisée à Neam par Gvril Uric par l’évêque Melchisedec
( tef nescu), « Mitropolitul Grigorie amblak. Via a i operile sale », RIAF II/1 (1883), p. 1-64
(étude) et 165-174 (édition et traduction roumaine) ; A.I. Jacimirskij, Iz istorii slavjanskoj
propovedi v Moldavii, St. Pétersbourg 1906, p. 1-11 (texte slavon) et XXI-XXXVIII (description
des manuscrits) ; P. Rusev – A. Davtoov, Grigorij Camblak v Rumynija i v starata rumynska
literatura, Sofia 1966 (éd. et traduction bulgare moderne).
234
Bon (1400-1432), et leur installation dans la cathédrale métropolitaine dont le
titulaire était Iosif (Josèphe)21.
Petre . N sturel, qui a localisé la Cité-Blanche à Kertch, en Crimée, a par
ailleurs contesté l’attribution de la Vie à Grégoire Camblak22. Ses arguments
peuvent se résumer à deux : a) Le texte a été écrit après 1432, date de la mort du
prince Alexandru, précision déduite de la formule « togda » s’appliquant à sa
personne, b) La plus ancienne copie du texte date de 1439 et porte, comme les
autres d’ailleurs, seule l’indication du prénom Grégoire, moine et prêtre comme
auteur. Petre . N sturel observe que le nom Camblak a été ajouté en marge avec
une écriture et une encre différentes, et conclut qu’il s’agirait d’un ajout tardif.
Conclusion : l’auteur serait donc un moine moldave ou grec.
La réaction a cette hypothèse est venue surtout de la part des spécialistes
bulgares ; on a démontré ainsi que « togda » en slavon peut signifier aussi bien
« en ce temps » et « maintenant »23.
D’autre part, Jurij K. Begunov a communiqué la découverte d’une copie
plus ancienne de la Vie contenue dans un manuscrit moldave daté, d’après les
filigranes, de 1415-1426, et qui présente le nom de Camblak écrit en marge par le
même scribe que celui qui a copié le texte24. Cette découverte met fin, croyons-
nous, au débat et confirme la paternité de Camblak sur la Vie écrite, avec son
ajout final mentionnant la translation, entre septembre et novembre 141525.
Devenu saint patron de la Moldavie, Jean le Nouveau bénéficia d’un
Office, dont nous connaissons des chants copiés en 1511 par Eustache (Eustatie)
du monastère de Putna26, et, en 1534, d’un Panégyrique (Slovo pokhvalnoe) dû à
l’higoumène Théodose (Teodosie) de Neam 27. Par ailleurs, le cycle de sa passion
21
Al.V. Di , « In leg tur cu paternitatea primei scrieri în proz a literaturii române »,
Luceaf rul, du 5 novembre 1983. À la suite de ces précisions, on peut inférer que la rédaction de la
Vie était terminée avant le 15 novembre 1415, lorsque Grégoire Camblak est élu métropolite de
Kiev.
22
P. . N sturel, « Une prétendue œuvre de Grégoire Tsamblak, “le martyre de Saint Jean le
Nouveau” », dans Actes du Ier Congrès international des études balkaniques et sud-est
européennes, VII, Sofia 1971, p. 345-351.
23
C. Metchev, « Sur la paternité de la deuxième Vie d’Étienne De anski »,
Byzantinobulgarica II (1966), p. 303-321 ; A. Davidov, « Za njakoi stilisti ni osobenosti na
Camblakovata re (v rkhu material ot “M enie na Ioan Novi”, in Pokhvalno slovo za patriarkh
Eftimii) », dans Slavisti ni prou vanija (V est na VII Meždunaroden slavisti en kongres), Sofia
1973, p. 23-34. Voir aussi la note suivante.
24
Ju.K. Begunov, « Mu enie Ioana Novogo Grigorija Camblaka v sbornike pervoj treti XV v.
iz sobrardja N.P. Likhaceva », Sovetskoe slavjartovedenie 4 (1977), p. 48-54.
25
Pour Camblak, voir M. Heppell, The Ecclesiastical Career of Gregory Camblak, Londres
1979, et l’édition de son discours tenu au Concile de Constance, en 1418, par K. Metchev, « Retchi
Grigorija Camblaka na Tserkovnom Sobore v Konstantse », BHR IX/4 (1981), p. 86-93.
26
E. Turdeanu, « L’activité littéraire en Moldavie de 1504 à 1552 », RÉR IX-X (1965), p. 99,
123-124 ; Ann E. Pennington, « Evstatie’s Song Book of 1511 : Some Observations », RÉSEE IX
(1971), p. 565-583 ; eadem, « Music in Sixteenth-century Moldavia : New Evidence », OSP XI
(1978), p. 64-83.
27
A.I. Jacimirskij, Iz istorii, LXIX-LXXIV, p. 87-95.
235
a été gravé sur la châsse en argent contenant les reliques28, puis peint sur la
façade sud de l’église conventuelle de Vorone en 154729. Un demi-siècle plus
tard, en 1589, le prince Pierre le Boiteux ( chiopul) fit transférer les reliques
dans l’église Saint-Georges de Suceava qui fut élevée au rang de cathédrale
métropolitaine. À cette occasion, on y peignit la scène sur le mur sud du narthex
en y ajoutant une courte chronique peinte du règne de ce prince (1574-1590)30.
C’est toujours en 1589 que l’on découvrit à Istanbul, lors de la construction
d’un palais pour le sultan Mourad III, un dépôt de reliques de l’époque byzantine.
Un riche marchand épirote, Nicolas Simota, acheta ainsi le pied de Saint Jean-
Baptiste qu’il vendit ensuite, vers 1607, au boyard Nestor Ureche qui venait de
construire un monastère dédié précisément à Saint-Jean-Baptiste. Petre .
N sturel, qui a édité la traduction roumaine de ce récit, pense qu’il s’agissait, à
l’origine, d’un texte grec traduit en slavon au monastère moldave de Secu où ces
reliques se sont conservées jusqu’au siècle dernier31.

III

Les Obituaires

La plupart des anciens obituaires slavo-roumains des monastères ont


disparu et ont été remplacés par des nouveaux, rédigés en roumain32. Cette
circonstance confère d’autant plus de valeur à ceux, peu nombreux, qui nous sont
parvenus des XVe – XVIIe siècles.

A. Moldavie

Le plus ancien obituaire connu en Roumanie est celui du monastère


moldave de Bistri a, fondation du prince Alexandru le Bon (cel Bun, 1400-1432)
qui y fut enterré ensemble avec son épouse33. Commencé en 1407 et continué

28
Teodora Voinescu, « Cea mai veche oper de argint rie medieval din Moldova », SCIA XI
(1964), p. 265-289 ; eadem, « Un chef-d’œuvre de l’orphèvrerie moldave ancienne : la chasse dorée
de Saint Jean le Nouveau », RRHA II (1965), p. 41-52.
29
O. Lutta, « Legenda Sfântului Ioan cel Nou delà Suceava în frescurile delà Vorone », CC I
(1924), p. 279-354.
30
Publiée par E. Kozak, Die Inschriften aus der Bukovina, Vienne 1903, p.134 et note 3 ;
P.P. Panaitescu, Cronicile slavo-române din sec. XV – XVI publicate de Ion Bogdan, Bucarest
1959, p. 162-163.
31
P. . N sturel – A. Falangas, « Istoria moa telor piciorului Sf. Ioan Botez torul delà
m n stirea Secu. Hagiografie i istorie », BBR XV(19) (1989), p. 147-173.
32
Voir la liste des principaux obituaires refaits en roumain au XVIIe et au XVIIIe siècles chez
D.P. Bogdan, Pomelnicul m n stirii Bistri a, Bucarest 1941, p. 22 et note 1.
33
N. Stoicescu, Repertoriul bibliografic al localit ilor i monumentelor medievale din
Moldova, Bucarest 1974, p. 74-76 ; D.P. Bogdan, Pomelnicul m n stirii Bistri a.
236
jusqu’au XVIIe siècle, cet obituaire contient, en dehors des rubriques habituelles
(princes et boyards avec leurs familles, métropolites et moines, simples laïcs,
etc), des noms de Valaques de Kilia, forteresse sur le Danube disputée par la
Moldavie et la Valachie au XVe siècle34 ; enfin, une rubrique spéciale enregistre
les noms des boyards moldaves morts en combattant les Ottomans de Mehmet II
à Vaslui, le 10 janvier 1475.
D’autres obituaires moldaves contenant des informations à caractère
historique et généalogique sont ceux du monastère de Probota (ou Pobrata),
reconstruite en 1530-153235, de l’église princière Sainte-Parascève de Târgul-
Frumos (c. 1541)36, de Bisericani (première moitié du XVIe siècle)37, de
Moldovi a (XIVe siècle)38 et de Sucevi a (1596)39.

B. Valachie

On connaît l’obituaire du monastère d’Arge (XIVe siècle), renouvelé en


roumain sous le règne de Matei Basarab (1632-1654)40, et celui de Govora (XVe
siècle), lui aussi traduit en roumain à une date ultérieure41. L’importance
particulière de ces deux textes consiste dans l’insertion des noms des boyards
tombés en combattant les Ottomans sous le règne du prince Radu dit « de
Afuma i » (1522-1529, avec des interruptions), suivis par les noms des boyards
restés en vie à la même époque. À noter que parmi les morts à la guerre figurent
également des ecclésiastiques et même des femmes42.
D’autres obituaires importants mais pas toujours publiés sont ceux de la
cathédrale métropolitaine de Târgovi te (début du XVIe siècle), du monastère de
Câmpulung-Mu cel (XIVe siècle), du monastère de Tismana (XIVe siècle), etc.43.

34
V. Ciocâltan, « Chilia în primul sfert al veacului al XV-lea », SRI XXXIV (1981), p. 2091-
2096 ; t. Andreescu, « Une ville disputée : Kilia pendant la première moitié du XVe siècle », RRH
XXIV (1985), p. 217-230.
35
Reproduit en photo par Gh. Bal , Bisericile moldovene ti din veacul al XVI-lea, Bucarest
1928, p. 19 ; D.P. Bogdan, op. cit., p. 21 et note 1.
36
Gh. Bal , op. cit., p. 80-81 ; D.P. Bogdan, op. cit., p. 21 et note 2.
37
Gh. Ghib nescu, « Dou pomelnice vechi », Arhiva II (1890-1891), p. 115-124 ; Elena
Lin a, « Pomelnicul de la Bisericani », Rsl 14 (1967), p. 411-454 (renouvelé en slavon vers 1630-
1632).
38
Renouvelé en roumain en 1750 : D.P. Bogdan, op. cit., p. 20 et note 4.
39
Renouvelé en slavon vers 1654-1658, édité par D. Dan, M n stirea Sucevi a, Bucarest 1925,
p. 171-180 (trad. roumaine) ; V. Br tulescu, « Pomelnicul cel mare al m n stirii Sucevi a », MMS
XLIV (1968), p. 185-204.
40
A. Sacerdo eanu, « Pomelnicul m n stirii Arge ului », BOR LXXXIII (1965), p. 297-330.
41
A. Sacerdo eanu, « Pomelnicul m n stirii Govora », MO XIII (1961), p. 789-823.
42
t. Andreescu, « Observa ii asupra pomelnicului m n stirii Arge ului », GB XVI (1967),
p. 800-829.
43
Conservé dans des traductions et des adaptations en roumain de la fin du XVIIe et du XVIIIe
siècles : cf. D.P. Bogdan, op. cit., p. 22 et note 1 ; Sp. Cristocea, « Pomelnicul m n stirii Negru
Vod din Câmpulung », GB XLVI/3 (1987), p. 35-68.
237
C. Transylvanie

En 1939, Nicolae Iorga publiait l’obituaire slavon de l’église Saint-Nicolas


du quartier des chei de Bra ov (Kronstadt), église reconstruite par le prince
Neagoe Basarab (1512-1521). II s’agit d’une copie, slavonne de 166544.

IV

Les Chroniques
A. Moldavie

L’historiographie originale moldave est plus précoce que celle de la


Valachie voisine et doit son essor à la personnalité d’Étienne le Grand ( tefan cel
Mare), prince de 1457 à 150445. Cette démarche, attribuée au métropolite
Teoctist (1453-1477), commence tout de suite après 1453 avec la compilation de
la liste des princes du pays46.
La Chronique officielle de la Moldavie (en fait, les Annales, Letopis)
commandée par Étienne le Grand a été sans doute rédigée à la Cour, très
probablement sous le contrôle du grand chancelier Ion T utu, qui occupe cette
fonction de 1475 à 151047. Elle s’est conservée en plusieurs variantes ;

44
N. Iorga, « O descoperire privitoare la biserica Sfântului Nicolae din cheii Bra ovului »,
AARMSI, IIIe série, XXII (1939) ; D.P. Bogdan, op. cit., p. 22 et note 1.
45
M. Cazacu – Ana Dumitrescu, « Culte dynastique et images votives en Moldavie au XVIe
siècle. Importance des modèles serbes », CB 15 (1990), p. 13-102 (repris ici-même, p. 71-132), où
l’on trouvera la bibliographie essentielle et la traduction de plusieurs inscriptions à caractère
historique du temps d’Étienne le Grand.
46
La Chronique brève contient les noms des princes moldaves depuis Drago (milieu du XIVe
siècle) et jusqu’en 1451. Publiée par I. Bogdan, « Un fragment de cronic moldoveneasc în limba
slav », Convorbiri literare XXXV (1901), p. 527-530 ; A.I. Jacimirskij, Slavjanskie i russkie
rukopisi, p. 429 ; P.P. Panaitescu, Cronicile slavo-române, p. 38-40 ; F.A. Grekul, Slavjano-
moldavskie letopisi XV-XVI vv., Moscou 1976, p. 5-6, 35. Sa datation et le contexte de sa rédaction
ont été reconstitués par L. imanschi, « Istoriografia româno-slav din Moldova. Lista domnilor din
a doua jum tate a secolului XIV », AIIAI XXI (1984), p. 119-136, ibidem, XXII (1985), p. 567-578.
47
I. Bogdan, Vechile cronice moldovenesci pân la Urechia. Texte slave cu studiu, traduceri
i note, Bucarest 1891 ; idem, Cronice inedite ating toare de istoria Românilor, Bucarest 1895 ;
A. Jacimirskij, « Die ältesten slavischen Chroniken moldavischen Ursprungs », Archiv für slavische
Philologie XXX (1909), p. 481-532 ; I. Minea, « Letopise ele moldovene ti scrise slavone te »,
Cercet ri istorice I (1925), p. 190-368 ; N. Iorga, Istoria literaturii romane ti, I, Bucarest 19252 ;
V. Grecu, « Originea cronicilor române ti », dans Omagiu lui Ion Bianu, Bucarest, 1927, p. 217-
233 ; E. Piscupescu, Literatura slav din principatele române din secolul XV, Bucarest, 1939 ;
P.P. Panaitescu, « Les chroniques slaves de Moldavie au XVe siècle », Rsl 1 (1958), p. 146-168 ;
A. Balot , « La littérature slavo-roumaine à l’époque d’Étienne le Grand », ibidem, p. 210-236 ;
E. Turdeanu, « L’activité littéraire en Moldavie à l’époque d’Étienne le Grand (1457-1504) », RÉR
5-6 (1960), p. 21-66 ; t. Andreescu, « Les débuts de l’historiographie en Moldavie », RRH XII
(1973), p. 1017-1035.
238
La Chronique anonyme (Letopise ul anonim) (dite aussi : de Bistri a)
couvre les années 1359 à 150748 ;
La Première Chronique de Putna (Putna I) couvre les années 1359 à
152649 ;
La Chronique moldavo-allemande (1457-1499) s’est conservée dans une
traduction et adaptation allemandes50 ;
La Seconde Chronique de Putna (Putna II) (1359-1518)51 ;
La Chronique moldavo-russe (1359-1512), en annexe de la Voskresenskaja
Letopis’, présente une très intéressante légende sur l’origine romaine des
Roumains de Maramure et de Moldavie52.
La Chronique serbo-moldave (1359-1512) contient des informations sur
l’histoire des Balkans et, à la fin, quatre notices sur les métropolites de Moldavie
de 1453 (recte : 1415) à 151153.
Les successeurs d’Étienne le Grand au trône moldave ont patronné eux
aussi la composition de chroniques et ce jusqu’à la fin du XVIe siècle. Ainsi,
Pierre (Petru) Rare , fils illégitime d’Étienne (prince de Moldavie de 1527 à 1538
et de 1541 à 1546), commande une chronique à l’évêque Macaire II de Roman
(1531-1558) qui commence son travail avant 153154. La Chronique de Macaire,

48
I. Bogdan, Cronice inedite, p. 3-78 ; P.P. Panaitescu, Cronicile slavo-române, p. 1-23 ;
F.A. Grekul, op. cit., p. 4-5, 24-34 ; D.P. Bogdan, « Letopise ul de la Bistri a, la plus vieille des
chroniques roumaines. Sa langue », RÉSEE VI (1968), p. 499-524.
49
I. Bogdan, Vechile cronici, p. 23-41, 143-148, 193-197, 243-267 ; P.P. Panaitescu, op. cit.,
p. 41-52 ; F.A. Grekul, op. cit., p. 16-17, 62-67.
50
O. Gorka, Kronika czasôtv tefana Wielkiego Moldawskiego, Cracovie 1931 ; idem,
« Cronica epocii lui tefan cel Mare », RIR IV (1934), p. 215-279, ibidem, V-VI (1936), p. 1-85 ;
I.C. Chi imia, Cronica lui tefan cel Mare. Versiunea german a lui Schedel, Bucarest 1942 ;
P.P. Panaitescu, op. cit., p. 24-40 ; F.A. Grekul, op. cit., 6, p. 36-46.
51
I. Bogdan, « Letopise ul lui Azarie », AARMSI, IIe série, XXXI (1909) ; P.P. Panaitescu, op.
cit., p. 53-66 ; F.A. Grekul, op. cit., 18, p. 68-74.
52
Polnoe Sobranie russkikh letopisej, I, St-Pétersbourg 1856, p. 256-259 ; I. Bogdan, Vechile
cronici, p. 182-189, 235-239 ; P.P. Panaitescu, op. cit., p. 152-161 ; F.A. Grekul, op. cit., p. 13-16,
55-59. Pour la légende de la fondation du peuple roumain par les frères Roman et Vlahata : voir
P.P. Panaitescu, « Contribution à l’histoire de la littérature de chancellerie dans le Sud-Est de
l’Europe », RÉSEE V (1967), p. 21-40 ; D. Simonescu, « Tradi ia istoric i folcloric în problema
“întemeierii Moldovei” », Studii de folclor i literatur , Bucarest 1967, p. 27-50 ; M. Cazacu, « Aux
sources de l’autocratie russe. Les influences roumaines et hongroises, XVe – XVIe siècles », CMRS
XXIV/1-2 (1983), p. 7-41 (repris dans idem, Au carrefour des Empires et des mers, p. 281-312) ;
O. Pecican, « Legenda lui Ladislau i Sava. Scriere ortodox din secolul XIV (1366-1373) », dans
S. Mito – F. Gogâltan (éds), Studii de istorie a Transilvaniei, Cluj 1994, p. 83-87.
53
I. Bogdan, Cronice inedite, p. 81-102 ; P.P. Panaitescu, op. cit., p. 189-193 ; F.A. Grekul,
op. cit., p. 13-16, 60-61.
54
Pour sa biographie et son œuvre, voir I.A. Jacimirskij, « Romanskij mitropolit Makarij »,
Zhurnal Ministerstva narodnogo prosveshtchenie, mai 1909, p. 134-166 ; E. Turdeanu, « L’activité
littéraire en Moldavie de 1504 à 1552 », RÉR IX-X (1965), p. 97-142 ; D.P. Bogdan, « Le Syntagme
de Blastarès dans la version du chroniqueur roumain Macaire », dans Actes du Ier Congrès
international des études balkaniques et sud-est européennes, VII, Sofia 1971, p. 187-191 ;
M. P curariu, Istoria Bisericii ortodoxe romane, I, Bucarest 19912, p. 484-487.
239
fortement influencée par celle byzantine de Constantin Manassès dans sa
traduction en moyen bulgare55, couvre l’histoire moldave de 1504 à 155156.
Le premier continuateur de Macaire est le moine Euthyme (Eftimie), dont
la Chronique va de 1541 (début du second règne de Pierre Rares) à 155457.
Une autre continuation de la chronique de l’évêque de Roman a été réalisée
par le moine Azarie, un disciple de Macaire, et va de 1551 à 157458.
Entre Eftimie et Azarie se place la Chronique moldavo-polonaise, rédigée
vers 1564-1565, qui raconte, en polonais, l’histoire de la Moldavie de 1352 à
1564, en y ajoutant des notes importantes sur les dignités auliques et sur
l’organisation administrative du pays59.
À peu près à la même époque, entre 1568 et 1572, l’higoumène Anastase
de Moldovi a écrit un Dit sur l’édification du monastère de Pâng ra i, construit
vers 1560 par le prince Alexandru L pu neanu sur ordre de Saint Dimitri, qui lui
était apparu à plusieurs reprises en rêve60.
Avec Azarie, la littérature historique slavo-roumaine de Moldavie prend
fin. En apparence, seulement, car, selon l’étude récente du professeur Nicolae A.
Ursu, de Ia i61, on déplore la perte de l’original slavon de deux autres chroniques
moldaves : un Letopise dit « moldave » (moldovenesc) couvrant la période 1574-

55
Voir l’édition de I. Bogdan, Cronica lui Constantin Manasses. Traducere mediobulgar
f cut pe la 1350. Text i glosar, Bucarest 1922 (reprint Munich 1966) ; I. Duj ev, Letopista na
Konstantin Manasi, Sofia 1963 ; H. Hunger, Die hochsprachliche Literatur der Byzantiner, I,
Munich 1978, p. 419-422 ; Tusculum-Lexikon griechischer und lateinischer Autoren des Altertums
und des Mittelalters, Darmstadt 19823, p. 495-497 ; G. Mih il , « Începuturile istoriografiei
universale în limba român : Cronica lui Mihail Moxa (1620) i izvoarele sale », dans idem,
Cultura i literatura român veche în context european, Bucarest 1979, p. 380-404 ; Mihail Moxa,
Cronica universal , éd. Gh. Mih il , Bucarest 1989.
56
I. Bogdan, Vechile cronici, p. 149-162, 198-212 ; idem, « Letopise ul lui Azarie », p. 152-
168, 187-202 ; P.P. Panaitescu, Cronicile slavo-române, p. 74-105 ; F.A. Grekul, Slavjano-
moldavskie letopisi, p. 18-20, 75-93 ; E. Turdeanu, « L’activité littéraire ».
57
I. Bogdan, op. cit., 162-171, 212-222 ; P.P. Panaitescu, op. cit., 106-125 ; F.A. Grekul, op.
cit., p. 20, 94-104 ; Gh. Pung , « Adev rata identitate a cronicarului Eftimie », AIIAI XXV/1
(1988), p. 275-280 ; E. Turdeanu, « Autori, copis i, c r i, zugravi i leg tori de manuscrise în
Moldova (1552-1607) », AIIAI XXX (1993), p. 49-90.
58
I. Bogdan, « Letopise ul lui Azarie », p. 168-181, 202-214 ; A.I. Jacimirskij, « Slavjano-
moldavskaja letopis’ monakha Azarija », Izvestija otdelenijja russkoj jazyka i slovesnosti Akademii
Nauk XIII/4 (1908), p. 23-80 ; P.P. Panaitescu, op. cit., p. 126-151 ; F.A. Grekul, op. cit., p. 21-22,
125-138 ; E. Turdeanu, « Autori, copis i », p. 73-75 ; I.-R. Mircea, « Les Vies des rois et
archevêques serbes et leur circulation en Moldavie. Une copie inconnue de 1567 », RÉSEE IV
(1966), p. 393-412 (copié par Azarie).
59
Editée par Wojcicki, Biblioteka starozytna pisarzy polskikh, VI, Varsovie 1844, p. 51-67 ;
I. Bogdan, Vechile cronice, p. 173-183, 223-233 ; idem, Cronice inedite, p. 119-143 ;
P.P. Panaitescu, op. cit., p. 164-187 ; F.A. Grekul, op. cit., p. 20-21, 105-124.
60
P. . N sturel, « Le Dit du monastère moldave de Pâng ra i », BBR X(14) (1983), p. 387-
420.
61
N.A. Ursu, « Letopise ul rii Moldovei pân la Aron Vod , opera lui Simion Dasc lul »,
AIIAI XXVI/1 (1981), p. 363-379, ibidem, XXVII (1990), p. 73-101.
240
1589, donc les règnes de Pierre le Boiteux dont il a déjà été question62 ; et une
autre, plus étendue, due au grand palatin (vornic) Grigorie Ureche († 1646), qui
aurait continué le récit jusqu’en 163463.
Cette hypothèse est encore trop récente pour savoir si elle est acceptée par
l’historiographie roumaine, mais, au vu de l’analyse de la langue et du style des
textes, elle a des chances d’être exacte.

B. Valachie

Dumitru Nastase a prouvé avec des arguments convaincants que la


première chronique slavo-roumaine de Valachie, écrite vers 1413, est en fait la
traduction d’un original grec de Jean Chortasménos, œuvre favorable à
l’empereur Jean VI Cantacuzène, et qui raconte les débuts de l’occupation de la
Péninsule Balkanique par les Ottomans et le siège de Constantinople de 1394-
140264. De la sorte, le nom de la chronique ne peut plus être la Chronique
bulgare, comme l’avait baptisée son inventeur, Ioan Bogdan65, mais la Chronique
de Tismana.
En dépit des affirmations de certains historiens roumains, selon lesquels
l’Histoire du prince Dracula dans sa version slavonne serait l’œuvre d’un auteur
roumain de Transylvanie66, il est prouvé aujourd’hui que ce texte slavon a été
rédigé par Fedor Kuritsyn, secrétaire du grand prince Ivan III vers 1485, après un

62
II s’agit peut-être du texte que le chancelier polonais Jan Zamoyski demandait en 1597 au
grand logothète (chancelier) moldave Luca Stroici, chez I. Sulkowska, « Noi documente privind
rela iile româno-polone în perioada 1589-1622 », SRI XII/6 (1959), p. 94.
63
Traduite eh français par É. Picot, Chronique de Moldavie... par Grégorie Urechi, Paris
1878 ; I.N. Popovici, Chronique de Gligorie Ureache, Bucarest 1911. Éditions critiques par
C. Giurescu, Letopise ul rii Moldovei pân la Aron Vod (1359-1595), întocmit dup Grigorie
Ureche vornicul, Istratie logof tul i al ii de Simion Dasc lul, Bucarest 1916, réédité par
P.P. Panaitescu, Bucarest 1958. Pour les chroniques slavonnes utilisées par celui-ci, voir D. Velciu,
Grigore Ureche, Bucarest 1979, p. 272-294 (discussion et bibliographie).
64
D. Nastase, « Une chronique byzantine perdue et sa version slavo-roumaine (la Chronique
de Tismana, 1411-1413) », Cyrillomethodianum IV (1977), p. 100-171 ; G. Mih il , « Cronica
evenimentelor din Peninsula Balcanic (1296-1417) în compara ie cu traducerea româneasc a lui
Mihail Moxa (1620) », ARMSFL, IVe série, XI (1989), p. 13-28.
65
I. Bogdan, « Ein Beitrag zur bulgarischen und serbischen Geschichtsschreibung », Archiv
für slavische Philologie XIII (1891), p. 481-543 ; C. Jire ek, « Zur Würdigung der neuentdeckten
bulgarischen Chronik », ibidem XIV (1892), p. 255-277 ; G. Mih il , « L’historiographie roumaine
ancienne (XVe – début du XVIIe siècle) par rapport à l’historiographie byzantine et slave », dans
Actes du Ier Congrès International des études balkaniques et sud-est européennes, Sofia, août –
septembre 1966, III, Sofia 1969, p. 507-535 ; une version roumaine plus développée dans Rsl 15
(1967), p. 157-202.
66
A.V. Boldur, « Un român transilv nean autor presupus al povestirii ruse despre Dracula »,
Apulum VIII (1971), p. 67-76 ; t. Andreescu, « Premières formes de la littérature historique
roumaine en Transylvanie (Autour de la version slave des récits sur le voiévode Dracula) », RÉSEE
XIII (1975), p. 511-524 ; G. Nandri , « The historical Dracula », dans Comparative literature.
Matter and method, III, Urbana 1969.
241
voyage en Hongrie, en Transylvanie et en Moldavie. Durant sa mission
diplomatique, Kuritsyn a rencontré un des fils du prince et a rassemblé des
informations, tant écrites qu’orales sur le personnage de Vlad III l’Empaleur, dit
aussi Dracula, prince de Valachie (1448, 1456-1462, 147667.
La littérature slavonne de Valachie atteint son apogée avec un Miroir du
prince, les Enseignements (ou Conseils) du prince Neagoe Basarab (1512 à 1521)
à son fils Théodose et à ses successeurs, le seul ouvrage de ce type de grandes
dimensions que nous a légué la Slavia orthodoxa. Les Conseils nous sont
parvenus en trois versions : une slavonne, incomplète68, une grecque, contenant
la seconde partie de l’œuvre69 et une version roumaine complète conservée dans
neuf copies manuscrites datant des XVIIe – XIXe siècles70. L’existence de deux
versions pratiquement contemporaines – en slavon et en grec – de cette œuvre a
fait couler beaucoup d’encre sur la question de son auteur et de la langue de
l’original71. La paternité de Manuel de Corinthe († 1530), grand rhéteur du
Patriarcat de Constantinople, a été soutenue par Léandros Vranoussis et surtout
par Petre . N sturel, auquel on doit la plus cohérente hypothèse sur la rédaction
en collaboration, à Constantinople et à Târgovi te, de cet ouvrage72.
La version roumaine, réalisée à la Cour du prince Matei Basarab (1632-
1654), (qui se targuait de descendre de Neagoe Basarab, d’où son second nom),
est généralement accompagnée par la traduction de deux autres textes rédigés à la
demande et sous le patronage de Neagoe : le premier est la Vie de Saint Niphon
II, patriarche de Constantinople (1486-1488 ; 1497-1498) par le prôtos du Mont-
Athos Gabriel. La Vie est connue dans deux versions, une grecque plus simple,
plus dépouillée, et une autre, qui a été écrite en slavon à l’origine, contenant en

67
M. Cazacu, L’Histoire du prince Dracula en Europe orientale au XVe siècle. Édition
critique, notes et commentaires, Genève 1988 (« Hautes études médiévales et modernes », 61).
68
P.A. Lavrov (éd.), Slova nakazatel’nye voevody valashkogo Ioanna Njagoja k synu
Feodosijiu, St-Pétersbourg 1904 (« Pamjatniki drevnej pis’mennosti i isskustva », 152) ;
P.P. Panaitescu, Cronicile slavo-române, p. 214-263. Un fragment de 13 feuillets découvert
ultérieurement a été publié par D.P. Bogdan, « 13 file inedite din cel deal doilea arhetip al
Înv turilor lui Neagoe Basarab », RITL XVII (1968), p. 487-497.
69
V. Grecu, Înv turile lui Neagoe Basarab domnul rii Române ti (1512-1521). Versiunea
greceasc , Bucarest 1942.
70
Înv turile lui Neagoe Basarab c tre fiul s u Theodosie, éds F. Moisil, D. Zamfirescu,
Gh. Mih il , Bucarest 1970.
71
La bibliographie jusqu’en 1973 a été résumée et discutée par D. Zamfirescu, Neagoe
Basarab i Înv turile c tre fiul s u Theodosie. Problemele controversate, Bucarest 1973.
72
L. Vranoussis, « Les Conseils attribués au prince Neagoe (1512-1521) et le manuscrit
autographe de leur auteur grec », dans Actes du IIe Congrès international des études sud-est
européennes, 1970, IV, Athènes 1978, p. 377-387 ; P. . N sturel, « Remarques sur les versions
grecque, slave et roumaine des “Enseignements du prince de Valachie Neagoe Basarab à son fils
Théodose” », BNJ XXI (1971-1974), p. 249-271 ; M. Cazacu, « Slavon ou grec, traduction ou
adaptation ? Comment on composait un ouvrage parénétique en Valachie au début du XVIe siècle
(les Enseignements du prince Neagoe Basarab à son fils Théodose) », dans Traduction et
traducteurs au Moyen-Âge, Paris 1989 : CNRS, p. 41-50.
242
fait l’histoire de la Valachie de 1504 à 1517 et un véritable panégyrique de
Neagoe73.
Le deuxième texte contient les deux inscriptions slavonnes apposées sur la
façade du monastère de Curtea-de-Arge , construit par le même prince valaque
en 151774.
Sous le règne de son gendre et successeur au trône, Radu de Afuma i
(1522-1529, avec des interruptions), un lettré inconnu commence la rédaction de
la première chronique slavonne de Valachie75. Cette chronique est continuée par
plusieurs mains, aboutissant à l’histoire de la période 1495-1593 : on y distingue
quelques points forts en 152576, 1545 et 1577-159177, dates auxquelles on sent un
autre auteur, toujours anonyme, intervenant dans le récit.
Avec le règne de Michel le Brave (1593-1601), la chancellerie de Valachie
rédige la première chronique en langue roumaine78, abandonnant ainsi le slavon
qui coexiste désormais avec la langue vernaculaire dans les actes et dans le culte
religieux pendant un siècle encore, avant d’être complètement éliminé à l’époque
phanariote (1711-1821).
*
La littérature slavo-roumaine représente un chapitre non dénué
d’importance de la littérature slavonne. Les plus anciens manuscrits slavons

73
Via a sfântului Nifon. O redac ie greceasc inedit , éd. V. Grecu, Bucarest 1944. La version
roumaine du XVIIe siècle, traduction d’un texte slavon, a été éditée par T. Simedrea, « Via a i
traiul sfântului Nifon, patriarhul Constantinopolului », tiré à part de BOR LV/5-6 (1937), p. 257-
299 ( i extras: Bucure ti, 1937, XIV + 58 p. + 6 pi.).
74
P. . N sturel, « Înv turile lui Neagoe Basarab în lumina pisaniilor de la biserica m n stirii
de la Arge », MO XII/1-2 (1960), p. 12-23.
75
P.P. Panaitescu, « Începuturile istoriografiei în ara Româneasc », SMIM V (1962), p. 195-
255 ; t. Andreescu, « Considérations sur la date de la première chronique de Valachie », RRH XII
(1973), p. 361-373 ; idem, « Din nou despre prima cronic a rii Române ti », BOR C (1982),
p. 853-867 ; P. Chihaia, De la Negru Vod la Neagoe Basarab, Bucarest 1976, p. 51-105.
76
Voir aussi la pierre tombale du prince Radu de Afuma i († 1529), qui raconte ses combats
contre les Ottomans et constitue par conséquent une page d’histoire militaire de la Valachie, chez
N. Iorga, Inscrip ii din bisericile României, I, Bucarest 1905, p. 148-150 ; reproduction chez N.
Ghika-Bude ti, Evolu ia arhitecturii în Muntenia, Bucarest 1930, planche CXLIII (« Buletinul
Comisiunii Monumentelor Istorice », 23).
77
C’est la période où le prince Alexandru Mircea (1568-1577) et son fils et successeur au
trône, Mihnea II (1577-1583, 1585-1591), s’efforcent de justifier la légitimité de la branche des
Dr cule ti à régner en Valachie. Voir ainsi l’inscription posée par le père sur une fontaine à
Ocnele-Mari, le 12 novembre 1571, chez N. Iorga, « Fântâna lui Alexandru Mircea Vod », BCMI
XXVI (1933), p. 32 ; Al. Elian et alii, Inscrip iile medievale ale României. Ora ul Bucure ti, I
(1395-1800), Bucarest 1965, p. 479-480. On doit au même prince une chronique murale peinte en
1574 dans l’église du monastère de Bucov , publiée par P.P. Panaitescu, Cronicile slavo-române,
p. 194-196 ; voir aussi T. R dulescu, « Cronica mural de la Bucov », MO XXIV (1972), p. 773-
787.
78
D. Simonescu, « Cronica lui Baltasar Walther despre Mihai Viteazul în raport cu cronicile
interne contemporane », SMIM III (1959), p. 7-99 ; I.C. Chi imia, « Unele considera ii în leg tur
cu originalul cronicii lui Mihai Viteazul », Rsl 6 (1962), p. 27-39.
243
copiés et/ou utilisés dans l’espace roumain, qui datent des XIIe – XIIIe siècles,
sont essentiellement à contenu religieux, liturgique et patristique, et représentent
des traductions ou des copies des recueils byzantins et sud-slaves79. Un aspect
important réside aussi dans la conservation et la transmission des œuvres
bulgares et serbes, aussi bien dans les manuscrits originaux que dans des copies
et adaptations successives. Ainsi, le Tetraévangile à miniatures du tsar bulgare
Jean Alexandre de 1356, aujourd’hui conservé à Londres, est arrivé en Moldavie
au milieu du XVIe siècle et a influencé la décoration d’un Tetraévangile
commandé par le prince Alexandru Mircea de Valachie (1568-1577), et, à son
tour, a influencé un manuscrit similaire du prince Ieremia Movil de Moldavie
(1596-1606)80.
Deux copies au moins de la traduction bulgare de Manassès se trouvaient
en Moldavie vers 1530 ; l’une d’entre elles a servi de modèle à l’évêque Macaire
de Roman pour sa Chronique du règne de Petru Rare 81.
Un recueil de sermons de Jean Chrysostome, connu sous le titre de Perles,
en rédaction slavonne serbe, a été apporté en Moldavie du Mont-Athos et sa
première copie date de 1443. Le même sort a été connu par les versions
slavonnes bulgares du Roman de Barlaam et Josaphat82, du Dit d’Alexandru le
Vieil (cel B trân)83, du Dit de l’empereur Phocas84, du Syntagme de Mathieu
Blastarès85 et des œuvres du patriarche Euthyme de T rnovo86, pour ne citer que
les plus connues.
Un trait caractéristique de la littérature historique slavo-roumaine est sa
composition dans les milieux de la Cour princière de Valachie et de Moldavie ;
même les chroniques moldaves du XVIe siècle écrites par des ecclésiastiques
représentent, en fait, des commandes princières.

79
I. Iufu, « Despre prototipurile literaturii slavo-române din secolul al XV-lea », MO XV
(1963), p. 511-535.
80
E. Turdeanu, La littérature bulgare, p. 23-25 ; G. Popescu-Vâlcea, Un manuscris al
voievodului Alexandru al II-lea, Bucarest 1984 ; idem, Un manuscris al voievodului Ieremia
Movil , Bucarest 1984.
81
E. Turdeanu, op. cit., p. 26-28 ; d’autres copies en Valachie, ibidem, p. 31 ; Gh. Mih il ,
« Începuturile istoriografiei universale în limba român : Cronica lui Mihail Moxa (1620) i
izvoarele sale », dans idem, Cultura i literatura român veche în context european, Bucarest 1979,
p. 380-404.
82
D.H. Mazilu, Varlaam i loasaf. Istoria unei c ar i, Bucarest 1981.
83
N. Caktoian, Alexandria în literatura româmsc , Bucarest 1910 ; idem, Alexandria în
literatura românesc . Noui contribu ii, Bucarest 1922.
84
E. Turdeanu, Le dit de l’empereur Nicéphore II Phocas et de son épouse Théophano,
Thessalonique 1976 (« Association hellénique d’études slaves », 1).
85
Gh. Mih il , « Sintagma (Pravila) lui Matei Vlastaris i începuturile lexicografiei slavo-
române (sec. XV – XVII) », dans idem, Contribu ii la istoria culturii i literaturii române vechi,
Bucarest 1972, p. 261-306.
86
Gh. Mih il , « Tradi ia literar constantinian , de la Eusebiu al Cezareei la Nichifor Calist
Xanthopulos, Eftimie al Târnovei i domnii rilor Române », dans idem, Cultura i literatura
român veche în context european, p. 217-379.
244
Enfin, pour une caractérisation d’ensemble de cette littérature, il nous
semble que les conclusions d’Émile Turdeanu restent toujours valables,
cinquante ans après leur énonciation :
« ...il n’a pas existé plusieurs littératures, mais une seule littérature orthodoxe, traduite et
imitée en plusieurs langues. Il a existé un patrimoine commun du monde orthodoxe, alimenté par
les écrits des saints pères, des patriarches, des chroniqueurs byzantins et enrichi des innombrables
apocryphes orientaux. Ce patrimoine a été traduit, imité, amplifié au sein des peuples balkaniques ;
des éléments spécifiques s’y sont superposés et ils ont permis, dans une certaine mesure, de
délimiter une sphère propre à la littérature bulgare en face d'une sphère propre à la littérature serbe,
par exemple. Mais ces littératures “nationales” ne reproduisent pas moins une première synthèse
qui est l’œuvre des écrivains byzantins. Les Roumains, par conséquent, ont emprunté à leurs
voisins Bulgares et Serbes, en premier lieu, ce que ceux-ci avaient eux-mêmes emprunté à leurs
voisins Grecs, les textes de base de la littérature orthodoxe. Ils ont reçu, en second lieu, bon nombre
d’écrits propres au milieu bulgare et au milieu serbe. Ces écrits forment chez eux un ensemble plus
riche que celui de la littérature bulgare ou de la littérature serbe, prises séparément. Mais, pour
déterminer la contribution réelle de ces emprunts à la formation du patrimoine spirituel des
Roumains, une question se pose : ces emprunts donnent-ils à la littérature slave des Roumains un
caractère éclectique ou pouvons-nous reconnaître, dans la façon dont ils ont été assimilés, l’essai
d’une synthèse, c’est-à-dire d'un esprit nouveau qui refond les données hétérogènes dans une unité
originale et harmonieuse ? ».

Et, après avoir cité l’exemple de la diffusion des œuvres du patriarche


Euthyme de T rnovo dans les Pays Roumains, ce même auteur conclut :
« De sorte que, si nous ne pouvons reconnaître une synthèse roumaine dans la littérature
slave de l’époque, nous pouvons toutefois établir le niveau assez élevé auquel se trouvait cette
littérature en Moldavie et en Valachie. Nous voyons, en effet, que la récolte des principautés
roumaines totalise une bonne partie de ce qu’ont créé ses voisins sud-slaves et dépasse en richesse
la récolte de chacun pris à part ; nous voyons ensuite que pour la plupart de ces écrits les meilleurs
textes circulaient chez les Roumains ; nous constatons enfin que la littérature slavo-roumaine a
continué d’assimiler les textes du monde sud-slave pendant deux siècles. Cette littérature ne s’est
donc pas constituée par le surplus sud-danubien et n’est pas un conglomérat créé par les
circonstances. Elle est au contraire le résultat de l’assimilation, au cours de plusieurs siècles, des
valeurs culturelles de tout le monde balkanique. Ainsi elle est plus qu’une littérature éclectique, par
le choix et par la valeur de ses textes ; elle est en même temps moins qu'une synthèse, en raison de
son manque d’originalité ; mais elle est toutefois la source la plus riche en textes slaves du
patrimoine de la littérature orthodoxe du Sud-Est Européen »87.

87
E. Turdeanu, La littérature bulgare, p. 165-166.
245
LA CHANCELLERIE DES PRINCIPAUTÉS
VALAQUE ET MOLDAVE (XIVe – XVIIIe SIÈCLES)

Tard venues parmi les États de l’Europe Orientale et du Sud-Est, les


Principautés de Valachie et de Moldavie peuvent, en revanche, se flatter d’avoir
su conserver leur entité politique sans interruption aucune jusqu’à l’aube des
temps modernes lorsque, par leur réunion avec la Transylvanie, elles eurent
donné naissance, en 1918, à la Roumanie actuelle.
Les premières années de leur existence se refusent à toute enquête plus
poussée faute de témoignages suffisamment sûrs, ce qui a déterminé Ferdinand
Lot à parler, à propos du peuple roumain, d’une « énigme et d’un miracle »1.
Cependant, il semble acquis aujourd’hui que les origines de l’État valaque
remontent à la fin du XIIIe siècle ou au début du siècle suivant. À une date
indéterminée, que les chroniques internes placent vers 1290-1291, un prince Noir
(Negru Vod ), descendu du F g ra , en Transylvanie méridionale, à Arge – ville
qui allait devenir la capitale – imposa son autorité sur une partie ou l’ensemble
du pays. Son successeur au trône, Basarab(a), un Roumain en dépit de son nom
d’origine coumane, fonda la dynastie princière du pays appelé dorénavant « le
Pays Roumain » ou « des Roumains » ( ara Româneasc ) ou « le Pays de la
Montagne » (Muntenia). La forme Valachie est utilisée par les textes slaves et
latins, grecs et allemands, suivant en cela l’habitude prise dès le Xe siècle à
Byzance où les latinophones des Balkans étaient dorénavant appelés
« Valaques » ( )2. Sous le règne de Basarab – mentionné dès 1324 († 1352)
– la Valachie allait atteindre ses frontières naturelles, à savoir le Bas-Danube et
les Carpates méridionales (superficie approximative 77 000 km2).
L’essor vigoureux que le Royaume voisin de Hongrie (maître de la
Transylvanie) connut durant les règnes des souverains de la dynastie d’Anjou,
Charles Robert (1308-1342) et Louis le Grand (1342-1382), conjugué avec le
déclin de la Horde d’Or mongole, eurent comme conséquence l’entrée de la
Valachie dans la sphère d'influence hongroise. Cette suzeraineté devint plus

1
F. Lot, Les invasions barbares et le peuplement de l’Europe. Introduction à l’intelligence des
derniers traités de paix, I, Paris 1942, p. 278-300. Voir la réponse de Gh. Br tianu, Une énigme et
un miracle historique : le peuple roumain, Bucarest 1942. La terminologie appartient à
Al.D. Xenopol, Une énigme historique. Les Roumains au Moyen-Âge, Paris 1885.
2
A. Armbruster, La romanité des Roumains. Histoire d’une idée, Bucarest 1977 ; plus
récemment les études de C. Poghirc et de P. . N sturel, dans Cahier no 8, Les Aroumains, INALCO
1989. Il nous semble que l’adoption de la forme germanique Wlach à Byzance doit être mise en
rapport avec la controverse autour de la reconnaissance du titre d’empereur des Romains à Otto,
telle qu’elle est racontée de façon très pittoresque par Liutprand de Crémone (MGH SS3 1915) ; cf.
W. Ohnsorge, « Die Anerkennung des Kaisertums Ottos I. durch Byzanz », dans Konstantinopel
und der Okzident, Darmstadt 1966, p. 176-207.
247
pesante sous le règne de Louis le Grand, ce qui entraîna une réaction de rejet de
la part des princes valaques Nicolae Alexandru (1352-1364), le fils de Basarab, et
Vladislav Ier, son successeur. Le choix de l’Orthodoxie comme religion
dominante et la création d’une Métropole dépendante du Patriarcat de
Constantinople, en 1359, marquèrent le début des efforts des princes valaques de
se voir conférer un statut international supérieur, statut concrétisé dans le titre
d’« autocrate » que le Patriarcat oecuménique reconnut à Nicolae Alexandru.
Quelques années plus tard, Vladislav Ier (en 1365) occupait les régions
méridionales de la Transylvanie – le F g ra et l’Amla – de même que le Banat
de Severin, pour lesquels il prêtait serment de vassalité à Louis d’Anjou. Ces
fiefs furent retirés aux princes valaques au milieu du siècle suivant, date qui
consacre également le relâchement des liens avec le Royaume de Hongrie3.
Suzeraineté hongroise, polonaise ensuite, dans le cas de la Moldavie aussi.
Créée en 1345-1346 en tant que marche hongroise destinée à protéger la
Transylvanie contre les incursions tatares, la principauté moldave devint
indépendante en 1359, lorsque le fondateur de la deuxième dynastie régnante,
Bogdan Ier, eut chassé le voïévode roumain vassal des Hongrois et affirmé son
statut d’« autocrate ». Son successeur rétablit la relation de vassalité avec la
Hongrie et passa même au Catholicisme, mais à partir de 1387 les princes
moldaves penchent résolument en faveur du Royaume de Pologne et de Lituanie
(réunies en 1385) qui avait englobé la Galicie voisine une année plus tôt. À la
même époque, le prince Petru demanda et obtint du Patriarcat de Constantinople
la création d’une Métropole ecclésiastique4. L’unité territoriale de la Moldavie
fut parachevée en 1392, lorsque le Bas-Pays fut rattaché à la Haute Moldavie, la
région septentrionale où se trouvait la capitale, Suceava. Les frontières de l’État
ainsi agrandi atteignaient les bouches du Danube et la mer Noire au Sud, le
Dniestr à l’Est et au Nord, et les Carpates orientales à l’Ouest (superficie
d’environ 93 000 km2)5.
Mais, très tôt, cet état de choses allait se trouver modifié du fait de
l’apparition du facteur ottoman au Sud du Danube. La Valachie se verra obligée
de payer tribut aux Ottomans dès 1417 ; après la chute de Constantinople, la
pression ottomane obligera les princes moldaves à payer eux aussi tribut à
Mehmet II, obligation qui symbolisait au début le rachat de la paix. Ce n’est

3
On trouvera le point de la question chez B. Homan, Gli Angioini di Napoli in Ungheria,
1290-1403, Rome 1938 ; G. Br tianu, Tradi ia istoric despre întemeierea Statelor române ti,
Bucarest 1945 ; N. Stoicescu (éd), Constituirea statelor feudale române ti, Bucarest 1980 ;
Maria Holban, Din cronica rela iilor româno-ungare în secolele XIII – XIV, Bucarest 1981 ;
. Papacostea, Geneza statului în Evul mediu românesc, Cluj 1988.
4
Aux études citées dans la note précédente ajouter : t.S. Gorovei, « Aux débuts des rapports
moldo-byzantins », RRH XXIV (1985), p. 183-207 ; V. Spinei, Moldavia in the 11th – 14th
Centuries, Bucarest 1986.
5
. Papacostea, « Les débuts de l’État moldave. Considérations en marge d’une source
inédite », RRH XII (1973), p. 139-158.
248
qu’au cours des siècles suivants que les Principautés Roumaines entrèrent en une
dépendance plus marquée à l’égard de leur voisin méridional qui allait incorporer
dans ses frontières la Hongrie, la ligne du Bas-Danube, le littoral septentrional de
la mer Noire et le littoral moldave6.
En dépit de cette position inconfortable sur le plan international, les princes
de Moldavie et de Valachie conservèrent entre leurs mains les attributs essentiels
de la souveraineté. Pour la période qui va du XIVe siècle aux premières années
du XVIe, les voïévodes roumains frappent librement monnaie, exercent la haute
justice sur tout le territoire du pays, construisent des châteaux forts et concluent
des traités avec leurs voisins. Le titre qu’ils portent est tout aussi concluant : par
la grâce de Dieu, dominus, autocrate et, dans des textes littéraires, historiques ou
épistolaires, ils sont même qualifiés d’empereurs7.
L’emprise ottomane se fait sentir principalement à la fin du XVe siècle en
Valachie et à partir de 1538 en Moldavie : elle se traduit par des augmentations
régulières du tribut, par la prétention des Ottomans de nommer directement les
princes (jusque là élus par des Assemblées d’états), par l’interdiction de conclure
des traités avec des puissances étrangères, 1’interdiction de frapper monnaie et
l’obligation de fournir des troupes et des vivres aux armées ottomanes. Et
pourtant, les sujets ottomans (et notamment les Musulmans) ne pouvaient
s’installer à demeure, posséder des biens immobiliers ou construire des mosquées
dans les Pays Roumains. Les fonctionnaires et les juges ottomans n’avaient
aucune autorité en Valachie et en Moldavie et tout Roumain qui embrassait

6
Fr. Babinger, « Beginn der Türkensteuer in den Donaufürstentümern (1394 bzw. 1455) »,
SOF VIII (1943), p. 1-35 (repris dans idem, Beiträge zur Frühgeschichte der Türkenherrschaft in
Rumelien, 14.-15.Jahrhundert, 1944, p. 1-29) ; P.P. Panaitescu, « Pe marginea folosirii izvoarelor
ou privire la supunerea Moldovei la tributul turcesc », SRI V/3 (1952), p. 187-198 ; M. Cazacu,
« L’impact ottoman sur les Pays Roumains et ses incidences monétaires (1452-1504) », RRH XII
(1973), p. 159-192 (repris dans idem, Au carrefour des Empires et des mers, p. 373-402) ;
. Papacostea, « La Moldavie État tributaire de l’Empire ottoman au XVe siècle : le cadre
international des rapports établis en 1455-1456 », RRH XIII (1974), p. 445-461 ; idem, « Du
nouveau sur le rôle international de la Moldavie dans la seconde moitié du XVe siècle », RÉR XVI
(1981), p. 36-39 ; L. imanschi, « Închinarea de la Vaslui (5 iunie 1456) », AIIAI XVIII (1981),
p. 613-637.
7
Al.A. Buzescu, Domnia în rile romane pân la 1866, Bucarest 1943 ; E. Vîrtosu, Titulatura
domnilor i asocierea la domnie în ara Româneasc i Moldova pîn în secolul al XVI-lea,
Bucarest 1960 ; Val.A. Georgescu, « L’idée impériale byzantine et les réactions des réalités
roumaines (XIVe – XVIIIe siècles). Idéologie politique, structuration de l’État et du droit »,
Byzantina III (1971), p. 313-339 ; D. Nastase, Ideea imperial în rile române. Geneza i evolu ia
ei în raport cu vechea art româneasc (secolele XIV-XVI), Athènes 1972 ; P. . N sturel,
« Considérations sur l’idée impériale chez les Roumains », Byzantina V (1973), p. 397-413 ;
Val.A. Georgescu, Bizan ul i insti ule române ti pîn la mijlocul secolului al XVIII-lea, Bucarest
1980 ; A. Pippidi, Tradi ia politic bizantin în rile române în secolele XVI – XVIII, Bucarest
1983 ; St. Brezeanu, « Domn a toat ara Româneasc . Originea i semnifica ia unei formule
medievale de cancelarie », SRI, nouvelle série, I (1990), p. 151-164.
249
l’Islam était automatiquement déchu de la nationalité de son pays8. D’autre part,
les tentatives des sultans ottomans de transformer les Principautés de Valachie et
de Moldavie en provinces turques à l’image de la Bulgarie, de la Serbie, de
Byzance et de la Hongrie centrale, furent vouées à l’échec9.
De par leur situation géographique en marge de l’Europe Centrale,
Orentale et du Sud-Est, il était naturel que les Principautés de Valachie et de
Moldavie empruntassent des éléments de civilisation des trois aires culturelles
précitées. L’organisation et le fonctionnement de leurs Chancelleries traduisent
parfaitement la synthèse originale à laquelle aboutirent plusieurs siècles de
recherches et de tâtonnements.
Les débuts des Chancelleries valaque et moldave doivent être recherchés
dans les premières années d’existence des deux États roumains. La plupart des
documents émanant des premiers voïévodes se sont perdus, telle la cor-
respondance avec les rois de Hongrie, les papes, le Patriarcat de Constantinople
ou les souverains bulgares et serbes. Les premiers actes conservés datent de 1368
(acte latin écrit vraisemblablement par le destinataire) pour la Valachie et de
1384 pour la Moldavie10.
La langue de culture et de l’Église orthodoxe étant le slavon, il était naturel
que l’immense majorité des actes émis par les deux Chancelleries fussent écrits
en cette langue : plus de 95 % du total des actes conservés, les autres étant écrits
en latin ou, très rarement, en grec. Dans des conditions historiques et culturelles
encore insuffisamment éclaircies, la Valachie et la Moldavie adoptèrent le moyen
bulgare, enrichi d’éléments néo-bulgares, serbes, russes, ukrainiens et même
roumains, langue qu’il est convenu d’appeler le slavo-roumain, c’est-à-dire le
slavon à l’usage des Latins d’Orient qui sont les Roumains11.
Jetons maintenant un coup d’oeil sur le matériel disponible : en 1956,
Damian Bogdan, un des meilleurs spécialistes de la diplomatique slavo-

8
M. Berza, « Die Schwankungen in der Ausbeutung der Wallachei durch die Türkische Pforte
im XVI-XVIII Jahrhundert », NÉH II (1962), p. 253-269 ; M.A. Mehmet, « Un document turc
concernant le kharatch de la Moldavie et de la Valachie aux XVe – XVIe siècles », RÉSEE V
(1967), p. 265-274 ; M. Guboglu, « Le tribut payé par les Principautés Roumaines à la Porte
jusqu’au début du XVIe siècle », RÉI (1969), p. 49-80 ; I. Matei, « Quelques problèmes concernant
le régime de la domination ottomane dans les Pays Roumains (concernant particulièrement la
Valachie) », RÉSEE X (1972), p. 65-81, ibidem, XI (1973), p. 81-95 ; M. Maxim, « Les statuts des
Pays Roumains envers la Porte ottomane aux XVe – XVIIe siècles », RRH IV (1985), p. 29-50.
9
Des essais en ce sens n’ont pourtant pas manqué. Nous connaissons, pour la Valachie, le cas
ces expéditions de 1442-1444, de 1462,1521,1595 et 1659 ; pour la Moldavie, l’expédition de
Soliman le Magnifique en 1538, suivie de l’installation de princes chargés de préparer
l'islamisation de la classe nobiliaire et, partant, de tout le pays, en 1538-1540 et en 1552. Voir aussi
les considérations de P.P. Panaitescu, « De ce n’au cucerit Turcii rile romane ? », dans idem,
Interpret ri române ti, Bucarest 1947, p. 149-160.
10
On connaît par une simple mention un premier acte valaque datant de 6860 [1351-1352], cf.
DRH, B, I, éds P.P. Panaitescu, D. Mioc, Bucarest 1966, no 2, p. 11-12.
11
Le terme « slavo-roumain » a été forgé par le slaviste I. Bogdan, « Câteva manuscripte
slavo-române din Biblioteca Imperial la Viena », AARMSI, IIe série, XI (1888-1889), p. 1.
250
roumaine, considérait que le nombre d’actes slavo-roumains conservés à ce jour
serait de plus de 4 000 pour la Moldavie et d’un peu moins de 3 000 pour la
Valachie12. Ces chiffres doivent être revissés à la hausse, car jusqu’en 1957 on
avait publié 4.976 actes pour la Moldavie (pour la période 1384-1625) et un peu
moins – 4783 – pour la Valachie (1351/2-1625) : la quasi-totalité étant en slavon
et émis par les Chancelleries princières13.
Une nouvelle mise à jour – il s’agit de la publication de la collection
Documenta Romaniae Historica – enregistre une augmentation de plus de 20 %
des actes internes découverts et publiés. Ceci nous permet de chiffrer les actes
valaques à environ 5 800 et les actes moldaves à environ 6 000 pour cette même
période d’avant 162514.
Les actes en roumain, mais en caractères cyrilliques, font leur apparition
dans les Chancelleries princières de Valachie puis de Moldavie, mais de façon
sporadique, dans les toutes dernières années du XVIe siècle15. Leur nombre ne
cesse de croître dans les décennies suivantes, le roumain remplaçant totalement le
slavon dans la seconde moitié du XVIIe siècle : les derniers actes princiers
connus en slavo-roumain datent respectivement de 1702 en Valachie et de 1706
en Moldavie16.
Quand au nombre total des actes émis par les Chancelleries des deux pays,
il n’a fait jusqu’ici l’objet d’aucune estimation globale. Disons seulement que
pour les années 1634-1636, les dernières pour lesquelles nous ayons des éditions
exhaustives (ou presque), on trouve une moyenne de 105 actes par an, moyenne
qui ne cesse de croître dans les années suivantes.
Mais ces chiffres ne tiennent pas entièrement compte du grand nombre
d’actes, princiers et privés, conservés dans les dépôts d’archives étrangers et
notamment du Mont-Athos, qui s’est révélé être une véritable mine pour les
spécialistes. Plusieurs missions réalisées depuis 1981 sous l’égide du Centre de
Recherches Byzantines de la Fondation Nationale de la Recherche Scientifique

12
D. Bogdan, Diplomatica slavo-român , p. 10 ; mêmes chiffres chez idem, Paleografia
româno-slav , Bucarest 1978, p. 127.
13
D. Mioc – I. Chiper, « Editarea izvoarelor istoriei na ionale », SRI 33/7-8 (1980) p. 1491.
14
Ibidem, p. 1492-3.
15
Ibidem. Tous les calculs qui suivent nous appartiennent.
16
Voir leur dernière édition avec des commentaires philologiques par Documente i însemn ri
române ti din secolul al XVI-lea (1521-1600), eds GH. Chivu, M. Georgescu, M. Ioni et alii,
Bucarest 1979 ; à consulter aussi I. Ghe ie – Al. Mare , Originile scrisului în limba român ,
Bucarest 1985, ouvrage fondamental avec une riche bibliographie. L’acte de 1702 a été émis par la
Chancellerie du prince Constantin Brâncoveanu (1688-1714) en faveur du monastère de Trebinje,
sur la côte dalmate. Il a été découvert en 1938 par M. Romanescu au couvent de Saint-Sabbas près
de Herceg Novi : cf. M. Romanescu, « Patrafirul Buze tilor de la Banja (Beka Kotorska) », AO
XVII (1938) p. 3 ; publ. D. Mioc, « Materiale române ti din arhive str ine », SMIM VI (1973),
p. 328-330. L’acte moldave de 1706 a été donné par le prince Antioh Cantemir au monastère Saint-
Jean de Patmos ; une photocopie apportée par Marcu Beza a été publiée par N. Iorga, « tiri noi
despre sfîr itul secolului ai XVI-lea românesc », AARMSI, IIe série, XIX (1936), planche 3.
251
d’Athènes par Florin Marinescu et Dumitru Nastase permettent de chiffrer ces
chartes, qui couvrent les XVe – XIXe siècles, par dizaines de mille17. Dans une
lettre qu’il nous adressa le 23 janvier 1994, Florin Marinescu nous faisait part de
ses dernières estimations : plus de 30 000 chartes et documents.
On connaissait, bien sûr, l’existence de ces fonds d’archives, car les biens
des couvents athonites en Valachie et en Moldavie étaient considérables jusqu’en
1863, date à laquelle ils furent sécularisés : plus de 12 % du total des terres
cultivées, forêts, étangs, immeubles de toutes sortes, cabarets, vignes, moulins et
autres18. Mais on ne pouvait soupçonner leur importance réelle avant la
publication du catalogue des actes de Simonopetra qui enregistre 773 actes, dont
467 princiers19. Les mêmes chercheurs athéniens font état de 1110 actes à Karyai,
de 100 à Dionysiou, de 2 000 à Saint-Paul, de 2 200 à Iviron (dont 171 princiers),
de 110 à Kutlumus (dont 24 princiers), de 2 800 à Xéropotam (dont 245
princiers), de 1100 à Prôtaton (dont 334 princiers) et de pas moins de 12 500 à
Vatopédi20.
Pour donner deux exemples de ce que peuvent apporter les archives
athonites, prenons les cas des princes valaques Neagoe Basarab (1512-1521) et
Alexandru Mircea (1568-1577).

17
Fl. Marinescu, « », 11 (1987),
p. 213-222 ; cf. V. Cândea, M rturii române ti peste hotare. Mic enciclopedie, I, Bucarest 1991,
p. 448-550.
18
C.C. Giurescu, « Suprafa a mo iiler m n stire ti secularizate la 1863 », SRI 12 (1959),
p. 149-157 ; P. . N sturel, Le Mont Athos et les Roumains. Recherches sur leurs relations du
milieu du XIVe siècle à 1654, Rome 1986 (« Orientalia Christiana Analecta », 227), passim ;
N.N. Constantinescu, Acumularea primitiv a capitalului în România, Bucarest 1991, p. 252-253.
L’exploration plus ou moins systématique des fonds d’archives des monastères du Mont-Athos et
de l’Orient orthodoxe a commencé en Roumanie dans les années ’30 de notre siècle. Le pionnier de
ces travaux est, sans contredit, Marcu Beza, qui les a présentés à l’Académie Roumaine dans une
série de communications entre 1932 et 1936, réunies dans un volume intitulé Urme române ti în
R s ritul ortodox, Bucarest 1937 (cf. p. 209, où sont citées également les communications de
N. Iorga en marge de ces découvertes). A suivi un volume publié par O. Nandri d’après les photos
de Gabriel Millet, Documente române ti în limba slav din m n stirile Muntelui Athos, 1372-1658,
Bucarest 1937. L’historien C.C. Giurescu avait préparé lui aussi un volume : Documente române ti
de la Muntele Athos, secolele XVII-XIX. Le manuscrit et les photos des documents ont été
confisqués par la police politique roumaine lors de l’arrestation de l’historien, en juin 1950, et ont,
depuis, disparus. Cf. C.C. Giurescu, Amintiri, Bucarest 1976, p. 173-174. Une mention spéciale
mérite l’historien Stoica Nicolaescu (1879-1941) qui a commencé, dès 1902, à exploiter de façon
sporadique, les dépôts d’archivé du Mont-Athos. Voir sa bibliographie dans la notice nécrologique
de I. Neda, dans RIR XI (1941), p. 525-529 (81 titres).
19
D. Nastase – Fl. Marinescu, « Les actes roumains de Simonopetra (Mont-Athos). Catalogue
sommaire », 7 (1987) p. 275-420.
20
Fl. Marinescu, « Valorificarea documentelor române ti de la Muntele Athos la Centrul de
Cercet ri neogrece ti din Atena », AIIAI XXVI (1989) p. 499-508.
252
L’édition la plus récente des actes du premier enregistre 122 chartes
internes, auxquelles s’ajoutent deux autres découvertes après 196621. Or, rien que
le monastère de Simonopetra possède, en original ou en copie, six autres actes
internes de ce prince, tous inédits, ce qui représente un plus de 5 %22.
Quand bon sait que ce prince, grand protecteur de l’orthodoxie et du Mont-
Athos en particulier, a fait des donations à tous les couvents athonites et à bon
nombre d’autres, a entrepris des travaux et envoyé des objets de culte dans tout le
monde orthodoxe, on peut conclure que l’activité de sa Chancellerie n’est encore
connue qu’en partie23.
Dans le cas d’Alexandru Mircea, aux 579 chartes internes connues
jusqu’ici24 s’ajoutent, rien qu’a Simonopetra, encore 1725. Plus que leur nombre
total, c’est la distribution des actes par siècles qui nous intéresse. Dans le cas des
six monastères athonites étudiés par Florin Marinescu (Simonopetra, Prôtaton,
Xéropotam, Kutlumus, Dionysiou et Iviron), le nombre de chartes princières se
présente comme suit : 15 pour le XVe siècle, 262 pour le XVIe, 1288 pour le
XVIIe siècle26.
Evidemment, tous ces actes ne sont pas inédits. D’autre part, des
découvertes nouvelles sont faites chaque année dans les archives publiques et
privées de Roumanie et d’autres pays27.
Les chiffres discutés plus haut concernent uniquement les actes dits
internes. La correspondance diplomatique des princes roumains avec la Hongrie,
la Pologne et surtout avec les villes saxonnes de Transylvanie (Bra ov /
Kronstadt, Sibiu / Hermannstadt et Bistri a) forment un chapitre à part. Ainsi,
pour la période 1384-1504, on connaît pour la Moldavie environ 144 actes28.
Pour la Valachie, les publications de Ion Bogdan, de Grigore Tocilescu, Nicolae

21
I.I. Sucu, « O seam de documente medievale inedite din ara Româneasc », SMIM IX
(1978), p. 156 (acte du 20 juillet 1520) ; I. Bidian, « Dou documente slave necunoscute din ara
Româneasc din primul sfert al veacului al XVI-lea », SMIM IX (1978), p. 165 (acte du 13 août
1521).
22
D. Nastase – Fl. Marinescu, op. cit., no 8-13, p. 16-17.
23
P. . N sturel, Le Mont Athos, p. 34-36 et passim.
24
Edités dans DRH, , VI, VII, VIII.
25
D. Nastase – Fl. Marinescu, op. cit., no 40-46, 48-57, p. 22-24.
26
Fl. Marinescu, « Valorificarea documentelor », p. 500-508 ; V. Cândea, M rturii, I, p. 480-
550.
27
Relevé commode dans Bibliografia istoric a României (1944-1989) comme suit : vol. I,
Bucarest 1970, p. 22-36 (pour les années 1944-1969) ; IV, Bucarest 1975, p. 53-56 (parutions de
1970 à 1974) ; V, Bucarest 1980, p. 39-42 (parutions 1974-1979) ; VI, Bucarest 1985, p. 53-57
(parutions 1979-1984) ; VII, Bucarest 1990, p. 48-49 (parutions 1984-1989) ; VIII, Bucarest 1996,
p. 47-50, 61-63 (parutions 1989-1994). On trouvera d’autres indications bibliographiques dans
AIIAI X (1973), p. 674-675, ibidem, XX (1983), p. 646-647, et dans les Index décennaux de RA XI
(1968) et ainsi de suite ; de même dans les indices annuels de SRI. Voir aussi la Bibliographie
annexée a cet article.
28
Edités par M. Cost chescu, I. Bogdan, N. Iorga et DRH, D. Voir à la fin de cet article, la
Bibliographie, Documents externes.
253
Iorga et d’autres chercheurs ont révélé 267 actes antérieurs à 150829. Après cette
date, leur nombre augmente régulièrement et tous n’ont pas été publiés en
volumes, mais plutôt dans des articles ou brochures. S’y ajoute la correspondance
avec les Ottomans, pratiquement inexistante avant le XVIe siècle et qui est loin
d’être publiée en entier30, puis avec la Pologne, éparpillée elle aussi dans
plusieurs volumes et articles31.
Récapitulons : nous connaissons aujourd’hui environ 660 chartes valaques
datées 1351/2-1508, et environ 1050 moldaves couvrant la période 1384-1504,
aussi bien internes qu’externes. Dans leur immense majorité, il s’agit de
donations ou de confirmations de propriétés, des privilèges ou des confirmations
d’échanges faites par les princes à leurs fidèles, laïcs ou monastères. La
correspondance diplomatique des princes avec des pays étrangers ou les villes de
Transylvanie représente environ 40 % du total pour la Valachie et seulement
15 % dans le cas de la Moldavie. Même si ces chiffres prouvent une activité
assez modeste de la Chancellerie – quatre actes par an en Valachie (1351/2-
1508), le double en Moldavie (pour la période 1387-1504) –, ils sont bien
supérieurs à ceux connus pour la Serbie médiévale (la Rascie) et pour la
Bulgarie, qui n’a conservé que neuf chartes32.
La provenance de ces pièces est la suivante : dans le cas de la Valachie
d’avant 1508, 45 % environ sont conservées aux archives municipales de Bra ov
(Kronstadt) et de Sibiu (Hermannstadt), en Transylvanie ; un peu plus de 30 %
proviennent de couvents et sont aujourd’hui conservées aux Archives de l’État à
Bucarest ou bien au Mont-Athos ; le reste provient des collections privées et sont
conservées à la Bibliothèque de l’Académie Roumaine (d’où elles ont été
transférées aux Archives de l’État dans les années ’80) et dans différents musées
et collections. En Moldavie, les archives monastiques fournissent environ 50 %
des actes (en dépôt aux Archives de l’État de Bucarest et de Ia i) ; les collections
privées suivent avec environ 25%, tandis que le reste provient des archives
polonaises, transylvaines et soviétiques (cinq actes moldaves des XVe – XVIe
siècles sont conservés à la Bibliothèque Nationale à Paris).

29
Aux éditions mentionnées dans la note précédente, on y ajoutera les ouvrages de
Gr. Tocilescu, P.P. Panaitescu et S. Dragomir, cités infra, Bibliographie, Documents externes.
30
M. Guboglu, Catalogul documentelor turce ti de la Arhivele Statului, I-II, Bucarest 1960-
1965 ; M.A. Mehmet, Documente turce ti privind istoria României, I, (1455-1774), Bucarest 1976,
p. VIII-XI (bibliographie) ; M. Berindei – G. Veistein, L’Empire Ottoman et les Pays Roumains
1544-1545, Paris – Cambridge 1987.
31
Voir à la Bibliographie, Documents externes, les actes publiés par E. de Hurmuzaki,
I. Bogdan, M. Costachescu, I. Corfus. Ajouter la riche bibliographie donnée par I. Corfus,
Documente sec. XVI, p. V-XV ; idem, Documente sec. XVII, p. V-XII.
32
Cf. M. Lascaris, « Influences byzantines », p. 507, ainsi que Chr. Hannick, « Tradition et
innovation dans les usages de la Chancellerie du Patriarcat de Constantinople à l’époque
byzantine », dans Kanzleiwesen und Kanzleisprachen im östlichen Europa, éd. Chr. Hannick,
Kologne – Weimar – Vienne 1999, p. 131.
254
Ce tableau illustre très clairement le naufrage des archives princières des
deux Pays Roumains pour les premiers siècles de leur existence et nous pousse à
penser combien considérables doivent être les pertes. On trouve trace tout au
long des cinq derniers siècles de documents perdus dans les incendies et les
pillages perpétrés par les troupes étrangères sur ce champ de bataille que furent
les Principautés pour les Ottomans, les Hongrois, les Polonais, les Tatars, les
Russes et les Autrichiens. Les deux dernières guerres mondiales et la révolution
russe (dans le cas de la Bessarabie ou Moldavie orientale) et l’implantation du
régime communiste sont responsables, elles aussi, de bien des destructions dans
ce domaine. Toutefois, la promulgation en 1974 d’une loi visant à protéger le
patrimoine culturel du pays a eu comme effet l’obligation pour les particuliers de
déclarer et de déposer dans les collections publiques tous les objets – dont aussi
des chartes et des documents anciens – qui se trouvaient en leur possession. De la
sorte, des milliers d’actes sont entrés dans les dépôts d’Archive de l’État33.
Une estimation globale des destructions de chartes anciennes est difficile à
faire. Il est certain, cependant, que pour la période ancienne d’avant le XVIIe
siècle, le rapport entre les documents perdus et ceux conservés doit être d’au
moins de 10 à 1. Cette proportion peut paraître énorme mais quelques chiffres
permettront de l’étayer.
Prenons le cas du prince Vladislav II qui règne en Valachie de 1447 à
1456. Durant un règne de neuf ans, sept secrétaires princiers (sinon huit) écrivent
28 actes connus (dont deux latins), donc une moyenne de 3,5 actes par secrétaire
et pour une décennie, ce qui est insignifiant. Citons, pour comparaison, le long
règne d’Étienne le Grand ( tefan cel Mare) en Moldavie de 1457 à 1504. Durant
ces 47 années, on ne rencontre pas moins de 33 secrétaires qui écrivent un total
d’environ 559 actes, donc une moyenne de 17 actes par personne. La moyenne la
plus élevée en Valachie est, pour la même période, d’un peu plus de neuf actes
par secrétaire.
La production moyenne générale est, nous l’avons dit pour la période qui
va de 1351/2 à 1508, de quatre actes par an en Valachie et de plus du double (9
actes) en Moldavie. Les maxima annuels sont, en Valachie, le règne de Vlad IV
le Moine (1482-1495) avec environ 10 actes, et en Moldavie le règne d’Étienne
le Grand avec 12 actes. Ces chiffres augmentent au XVIe siècle : on connaît, du
règne de Neagoe Basarab en Valachie (1512-1521), environ 180 actes internes et
externes écrits par 30 secrétaires nommément désignés. Ceci donne une moyenne
de 20 actes par an et de six par secrétaire (le plus actif d’entre eux signe seize

33
V. Apostolescu, « M rturii documentare privind distrugerile i înstr in rile de materiale
arhivistice în Moldova pîn în secolul XVIII », AIIAI XVI (1979), p. 325-343 ; N. Chipurici,
« Despre distrugeri de documente feudale mehedin ene », AO I (1981), p. 173-177. Les destructions
de chartes et documents semblent avoir été plus grandes en Valachie qu’en Moldavie. Ainsi,
prenons le cas des règnes, comparables par leur durée, de Mircea l’Ancien en Valachie (1386-1418)
et d’Alexandru le Bon en Moldavie (1400-1432). On a conservé du premier 34 actes (28 internes et
six externes) alors que l’on connaît, pour le second, 101 actes (95 internes et 6 externes).
255
actes). Un calcul des actes internes émis par Petru Rare dans son second règne
en Moldavie (1541-1546) donne env. 150 actes internes, donc 30 par an. À la fin
du siècle, sous le règne de Michel le Brave (Mihai Viteazul) en Valachie (1593-
1601), la Chancellerie émet environ 760 actes (dont 360 internes écrits par 77
secrétaires, donc une moyenne de moins de 5 actes par an. Trois secrétaires
écrivent chacun entre 15 et 18 chartes, quatre autres entre 10 et 1334.
Enfin, au début du XVIIe siècle, la Chancellerie princière valaque émet 103
actes par an (en 1635-1636), alors que celle moldave la dépasse de peu : 110
actes en 163435.
Des secrétaires qui écrivent trois actes en neuf ans, voilà qui serait risible,
alors qu’on sait qu’ils tiraient le plus clair de leurs revenus des taxes encaissées
pour cette activité. Néanmoins, après 23 ans de travail, durant lesquels il écrivit
huit actes (conservés à ce jour), un secrétaire comme le moldave Théodore
(Toader) Prodan était en mesure d’acheter, en 1464, un village pour la somme de
300 pièces d’or « turques » (contrefaçons du sequin vénitien), et, qui plus est, de
payer comptant36.
Le naufrage des archives princières est presque total pour la période
antérieure à la fin du XVIIe siècle, de quand datent les premiers registres
(fragmentaires) où étaient copiés les actes émis par la Chancellerie. Des de-
structions similaires ont connus aussi les archives privées des grands seigneurs
ou des simples particuliers, de même que les archives municipales. Seuls les
couvents ont préservé la majorité de leurs actes ; une bonne partie de ceux-ci,
appartenant aux monastères dédiés au Mont-Athos et sécularisés en 1863, se
conservent encore à la Sainte Montagne. Il s’agissait, comme nous l’avons déjà
dit à propos de ces biens monastiques, d’environ 25 % du total des terres arables
et des propriétés immobilières des Principautés37.

34
Les actes internes ont été publiés dans la collection DRH, B, II , éds t. tef nescu, Olimpia
Diaconescu, Bucarest 1972 (pour Neagoe Basarab) ; DRH, B, XI, éds D. Mioc et alii, Bucarest
1975 (Michel le Brave). Pour les actes externes voir les collections de I. Bogdan, Hurmuzaki/Iorga
et Gr. Tocilescu ; cf. infra, note 55. Le calcul des actes de Petru Rare est dû à C. Rezachevici, dans
L. imanschi (éd), Petru Rare , Bucarest 1978, p. 221-223. Ajouter les 4 actes du Mont-Athos
mentionnés par Fl. Marinescu, « Valorificarea documentelor », p. 501-506. Le calcul du total des
actes émis par ce prince peut être entrepris aussi à partir des mentions relevées par aria
agdalena Székely, « Itinerarii domne ti : Petru Rare », AIIAI XXVIII (1991), p. 285-300.
35
Voir DRH, A, XXII, et DRH B, XXV.
36
DRH A, II, éds L. imanschi, Georgeta Ignat, D. Agache, Bucarest 1976, no 23, p. 176-178.
Un autre secrétaire, Toader, qui écrit pas moins de 60 actes entre 1484 et 1503, achète lui aussi, en
février 1505, un village pour le prix de 200 pièces d’or : DRH, A, XVI/1, Bucarest 1954, p. 42-43.
37
Voir supra et note 18. Par ailleurs, les monastères et les églises fortifiées constituaient les
endroits habituels pour y entreposer les documents et les objets de valeur en cas de guerre. Voir
T. Mateescu – M.-D. Ciuc , « M n stirile din ara Româneasc i Moldova ca locuri de depunere a
documenteler », MO XXXVII (1985), p. 445-452.
256
L’organisation des Chancelleries valaque et moldave

Les informations concernant les mécanismes et le fonctionnement des


Chancelleries roumaines avant 1500 font cruellement défaut. Force nous est donc
de nous rapporter à des époques plus récentes ou de procéder par comparaison
avec les pays sud-slaves, avec la Hongrie et avec la Pologne voisines.
Le chef de la Chancellerie porte le titre de grand logothète (mare logof t)
dans les deux pays. En Moldavie, et ce dès 1436, on rencontre également la
forme kanciler ( ), d’origine sans doute polonaise. Pour ce qui est du mot
logothète, son origine byzantine ne fait pas de doute ; reste encore à trouver la
filière par laquelle le terme fut adopté en Valachie et ensuite en Moldavie : serbe
ou bulgare. Les chanceliers, tout comme les secrétaires – et ceci est valable pour
les deux Pays Roumains – furent toujours des laïcs.
Si, au début, le grand logothète fut le dernier de la suite des témoins des
actes princiers, une évolution très nette se dessine à partir de la seconde moitié du
XVe siècle : le Conseil princier se compose dorénavant uniquement de
dignitaires, alors que jusqu’à cette date les grands seigneurs du pays avaient la
préséance, bien qu’ils ne fussent pas titulaires d’une charge aulique. Dorénavant,
le grand logothète sera le second ou le troisième dignitaire de la Cour, devancé
seulement par le ban (gouverneur) d’Olténie et par le comte palatin (grand
vornic). En Moldavie, le grand logothète était le premier dignitaire du Conseil
princier, situation qui dure jusqu’au XIXe siècle.
L’avancement du chancelier coïncide avec le début d’une nouvelle période
dans l’organisation des Chancelleries des Principautés danubiennes. On peut, de
la sorte, délimiter :
A) une période archaïque, qui va du XIVe siècle jusqu’au milieu du siècle
suivant ;
B) une période classique qui finit au tout début du XVIIIe siècle avec
l’introduction de la langue roumaine dans tous les actes émis par les
Chancelleries valaque et moldave ;
C) une période qui couvre l’époque phanariote, du nom des princes des
deux pays choisis parmi les familles grecques du Phanar de Constantinople, et les
premières années après le rétablissement des princes autochtones (1711-1828) ;
D) la période moderne qui commence avec la modernisation de la
Chancellerie selon les normes européennes.
Les traits spécifiques de la première période nous semblent être les
suivants : la langue, le slavo-roumain de rédaction médio-bulgare très correcte,
graphie sémi-onciale, monogramme simple à l’encre rouge ; une certaine
fluctuation dans la titulature, dans le choix des sanctions matérielles et
spirituelles, dans le libellé de la date et dans la présentation des témoins – le
Conseil princier.
Durant la seconde période, plus précisément à partir de 1450-1460, on
constate un changement sensible qui s’opère dans les deux Principautés : le grand
257
logothète acquiert une importance toute particulière, le nombre des secrétaires
s’accroît de manière assez spectaculaire – il passe du simple au double et même
plus –, l’écriture est mélangée d’éléments cursifs, la langue est truffée de mots et
de formes grammaticales néo-bulgares, serbes, russes et roumaines, les formules
se fixent : ainsi, la titulature du prince qui varie maintenant selon la nature de
l’acte, les sanctions spirituelles, la liste des témoins, la date. Le support change
lui aussi : dans les actes internes moldaves de 1384-1504, on connaît un seul sur
papier, le reste étant écrit sur parchemin ; en Valachie, et pour la même période,
le parchemin représente un peu plus de la moitié des actes connus : 186 sur 310
(mais seulement 219 originaux)38.
Le vice-chancelier (second logothète ou podkanciler en Moldavie) fait son
apparition à peu près à la même date dans les deux pays : en 1428 en Valachie et
en 1433 en Moldavie. Désormais, la rédaction des actes sera de plus en plus à la
charge du vice-chancelier : le chancelier gardera le grand sceau princier tandis
que son adjoint appliquera le petit ou le sceau annulaire.
Le chancelier et le vice-chancelier se recrutaient, dans leur immense ma-
jorité, parmi les secrétaires princiers. Un mot sur ces derniers. Comme nous
l’avons déjà dit, ils étaient presque tous des laïcs, ce qui ne laisse d’étonner dans
une société à peine sortie du stade de l’oralité et où l’Église joua un rôle de
premier ordre sur le plan culturel. Bon nombre de secrétaires princiers qui se
haussèrent jusqu’à la dignité de chancelier étaient des fils de grands seigneurs,
comme le Moldave Ivan Cupcici (logothète et comte palatin de 1422 à 1434) qui
avait son secrétaire pour la correspondance privée, ou son successeur Neagoe qui
représenta son prince au Concile de Florence de 143939.

38
Dans les actes internes de Michel le Brave (1593-1601), sur 292 originaux sincères, 82
seulement sont écrits sur parchemin (environ 28 %) et 210 sur papier : cf. DRH, B, XI, p. IX. En
1634, en Moldavie, sur 201 originaux sincères, 2 (deux) seulement sont écrits sur parchemin :
DRH, A, XXII, éds C. Cihodaru, I. Capro u, L. imanschi, Bucarest 1974, p. V. D.P. Bogdan,
Diplomatica slavo-român , p. 47, observe qu’en Moldavie le parchemin est utilisé pour tous les
actes internes d’avant 1527 et par la suite seulement pour les chartes munies du sceau appendu. En
Valachie, l’usage du papier pour les chartes simples internes date de 1458.
39
DRH A, I, éds C. Cihodaru, I. Capro u, L. imanschi, Bucarest 1975, no 107, p. 157-159.
Pour la carrière d’Ivan Cupcici, voir N. Stoicescu, Dic ionar al marilor dreg tori din ara
Româneasc i Moldova (sec. XIV – XVII), Bucarest 1971, p. 267 ; M. Cost chescu, « Boierii
moldoveni Cupcici i satele lor », Ion Neculce VIII (1928), p. 270-282 ; A. Sacerdo eanu,
« Institu iile supreme ale Moldovei în secolele XIV i XV », RA IX/2 (1966), p. 36, note 55.
Neagoe Micul est d’abord secrétaire princier et écrit 26 actes de 1422 à 1424 ; chancelier entre
1426 et 1448 (avec des interruptions), cf. N. Stoicescu, op. cit. p. 280. Pour son voyage à Florence,
voir P. . N sturel, « Quelques observations sur l’Union de Florence et la Moldavie », SOF XVIII
(1959), p. 84-89 ; V. Laurent, Les « Mémoires » du Grand Ecclésiarque de l’Église de Constantino-
ple, Sylvestre Syropoulos sur le Concile de Florence (1438-1439), Paris 1971, p. 163 et note 12,
460-461, 596 et 604-605. Un autre exemple est celui du secrétaire Oancea (Vancea), actif entre
1423 et 1435, qui sera grand chancelier entre 1436 et 1449 avec des interruptions, cf. N. Stoicescu,
op. cit. p. 282.
258
D’autres étaient fils d’ecclésiastiques : tel fut notamment le cas du
chancelier moldave Mihul (Michel) qui occupa cette dignité de 1443 à 1456. Il
avait fait ses armes comme simple secrétaire durant une bonne vingtaine
d’années. En 1456, Mihul fut chargé par une assemblée d’états de négocier le
paiement du premier tribut moldave à Mehmet II. Forcé de s’exiler en Pologne
un an plus tard, il refusa de rentrer dans son pays malgré les invitations réitérées
que lui fit le nouveau prince, Étienne le Grand. À sa mort, les archives qu’il
détenait revinrent à la Couronne polonaise, ce qui nous a valu la conservation de
documents capitaux pour l’histoire roumaine40.
Plus pittoresque est le cas des deux premiers secrétaires princiers de
Moldavie connus par leur activité (1387-1395). Ils étaient tous les deux d’origine
ruthène, ce qui est visible dans la langue des chartes qu’ils écrivirent, le premier
entre 1387-1393, le second en 1395. À une date indéterminée, comprise entre
1395 et 1399, le second encourut l’ire de son prince qui le condamna à mort.
Alors qu’il allait affronter l’épée du bourreau, le secrétaire invoqua le sang du
Christ qui était miraculeusement apparu sur un corporal conservé dans l’église
catholique de la ville de Siret où se déroulait l’exécution. La prière fit son effet et
les cinq coups d’épée du bourreau ne lui firent que des entailles sur la nuque.
Face à ce miracle, le prince pardonna à son secrétaire qui eut la vie sauve et, en
signe de gratitude, se convertit au Catholicisme. Ce personnage est sans aucun
doute identique au noble Ia co (Jacques), fondateur de deux églises à Suceava
qu’il offrait comme stavropégies au Patriarcat de Constantinople en mai 1395.
L’une à été identifiée à l’église d’I cani (village qui tire son nom de Ia co),
l’autre, placé sous le vocable de Saint-Démètre se trouvait à Suceava non loin de
l’église du même nom construite dans sa forme actuelle en 1534. Des fouilles
archéologiques ont découvert les ruines de cette église qui semble avoir été
destinée au culte catholique : elle à été détruite vers 1410, vraisemblablement

40
II était le fils du protopop (archiprêtre) Iuga. Il est secrétaire entre 1422 et 1443, puis
chancelier de 1443 à 1456 : cf. N. Stoicescu, Dic ionar, p. 279. Un de ses frères, Tador, sera lui
aussi secrétaire princier : DHR, A, II, éds L. imanschi, Georgeta Ignat, D. Agache, Bucarest 1976,
p. 44-47. En 1435, le Sénat de Venise était annoncé par le baille à Constantinople, Marino Zane,
que « pater illius qui dominatur Maurocastro, qui caloierm est fuit ad eum in secreto » lui
demandant d’inclure la cité (Cetatea-Alb , Belgorod-Dnestrovskij) dans l’escale de la Romania :
N. Iorga, Chilia i Cetatea Alb , Bucarest 1899, p. 93. Il ressort que Mihu avait aussi la charge de
gouverneur de cette cité, ce qui ressort d’ailleurs d’un texte tardif, celui de Dimitrie Cantemir,
Descriptio Moldaviae / Descrierea Moldovei, éd. I. Gu u, Bucarest 1973, p. 84-85 : « Cum
Moldaviae pareret, a magno Logotheta regebatur » (Cetatea-Alb ) ; voir aussi M. Cazacu, « À
propos de l’expansion polono-lituanienne au Nord de la mer Noire aux XIVe – XVe siècles », dans
Passé turco-tatar, présent soviétique. Études offertes à Alexandre Bennigsen, Louvain – Paris
1986, p. 113-114 note 50 (repris dans idem, Au carrefour des Empires et des mers, p. 313-333). Un
autre fils d’ecclésiastique, à savoir de l’archiprêtre Ioil, Giurgiu, est secrétaire princier en 1454-
1456 : DRH, A, II, no 40, p. 56-57, no 61, p. 91-93.
259
après la mort du fondateur qui apparaît dans le conseil princier entre 1400 et
1409, d’abord comme chancelier, ensuite comme pan, donc grand seigneur41.
En Valachie, même son de cloche. Fils de boyards ou d’ecclésiastiques, les
secrétaires princiers fournissent la quasi-totalité des grands chanceliers. Certains
montrent-ils des talents financiers? – ils pourront alors occuper la charge de
grand trésorier (vistier). Un hasard peut élever un secrétaire jusqu’aux plus
hautes dignités et lui apporter fortune et renommée : ce fut le cas de Staico de
Bucov dont nous avons trace à partir de 1471, qui épousa la fille du prince Vlad
IV le Moine (Ciobanul, 1482-1495). Comme il faisait partie d’un très puissant
clan nobiliaire, son mariage lui permit d’agrandir son patrimoine de manière
considérable et de bâtir des églises, comme celle du monastère de Pantokrator au
Mont-Athos42.
Il existe quelques cas où la fonction de chancelier (en passant par
l’apprentissage comme secrétaire) revient dans la même famille pendant
plusieurs générations, donnant naissance à de véritables dynasties de chanceliers.
Le premier cas connu est, semble-t-il, celui du Moldave, Ia co, dont nous avons
déjà parlé. Si notre hypothèse – à savoir qu’il était identique à un seigneur
nommé dans un acte latin « Iacobus dictus Toth » – se vérifie, alors il est le père
d’un T utu (forme roumaine de Toth, « le Slovaque »), secrétaire princier en
1430. Ce dernier est à son tour le père d’Ion (Jean) T utu, secrétaire entre 1464 et
1472 et par la suite grand chancelier d’Étienne le Grand entre 1475 et 1510, un
record de longévité dans cette fonction43. En Valachie, nous connaissons quatre
générations de grands chanceliers issus de la famille Rudeanu : Ivan de Ruda
(Rudeanu) entre 1580 et 1590 ; son fils Teodosie (Théodose), qui occupe cette
charge avec des interruptions entre 1596-1620, connu comme l’auteur de la
Chronique officielle du pays ; son neveu, Chirca Rudeanu, grand chancelier entre

41
Ia co est secrétaire en 1395, puis entre 1399-1400 et chancelier de 1403 à 1409. Pour le
miracle de Siret, voir R. Möhlenkamp, « “EX Czeretensi civitate” : Randnotizen zu einem in
Vergessenheit geratenen Dokument », AUA XIX (1982) p. 105-130 ; pour ses fondations
religieuses, voir P. . N sturel, « D’un document byzantin de 1395 et de quelques monastères
roumains », Travaux et Mémoires. Hommage à M. Paul Lemerle 8 (Paris 1981), p. 345-451.
42
II est chancelier de Valachie de 1483 à 1505 et premier conseiller de son beau-père :
N. Stoicescu, Dic ionar p. 24. Voir aussi la famille du secrétaire moldave Gârdea (1407) dont le
fils, Isaia Gârdovici, sera chancelier de 1409 à 1424, échanson entre 1424 et 1428, puis membre du
Conseil princier sans titre en 1439. Son fils Duma Is escu sera lui aussi membre du Conseil (1436-
1446) ; un autre fils Giurgiu, sera sénéchal (stolnic), un troisième, enfin, remplira des missions
diplomatiques pour Étienne le Grand : N. Stoicescu, op. cit., p. 276.
43
N. Stoicescu, op. cit., p. 287-288. Une de ses filles Nastasia, épouse Toader Bubuiog,
secrétaire princier puis grand chancelier de 1525 à 1537 ; une autre de ses filles, Maria, épouse
Dragot S cuianu, grand échanson de 1513 à 1523. Leur fils, Dragot T utulovici (en souvenir de
son grand-père maternel) est aussi secrétaire princier en 1497, de même que son fils, Toader : cf.
N. Iorga, « Contribu ii la istoria Bisericii noastre », AARMSI, IIe série, XXXIV (1912), p. 483 ;
N. Stoicescu, op. cit., p. 324 ; t.S. Gorovei, « Une ancienne famille moldave : le logothète T utu et
sa descendance », dans 12. Internationaler Kongres für genealogische und heraldische
Wissenschaften, Kongreßbericht, Genealogie, Munich 1974, p. 157-163.
260
1661 et 1680 (avec des interruptions) et, enfin, son fils, Diicu, qui a cette charge
entre 1692 et 170444.
Quant à la nationalité des secrétaires, nous disposons de très peu de
données. Les premiers actes valaques en slavon imitent les diplômes des tsars
bulgares pour ce qui concerne la langue et même la graphie. Malheureusement,
les noms des premiers secrétaires – ou des dictators – nous sont inconnus. Les
noms de quelques autres – et les particularités linguistiques des actes – trahiraient
des origines sud-slaves45.
La Chancellerie moldave imita, à ses débuts, les actes slavons des rois de
Pologne et on a pu ainsi rapprocher la graphie des actes moldaves de 1387-1393
à celle d’un diplôme émis par Vladislav Jagello en 1388 relatif aux affaires
moldaves : il s’agit, de toute évidence, du premier secrétaire ruthène des princes
Pierre Ier et Roman Ier46.
Rarement, les secrétaires indiquent eux-mêmes leur nationalité : le premier
cas connu est celui du Serbe Georges qui, en 1454, se qualifie également de
« chanteur » (pevac), trouvère selon certains spécialistes47.
Pour ce qui est du nombre de secrétaires employés par les Chancelleries
princières de Moldavie et de Valachie, nous sommes réduit aux conjectures.
Toutefois, nous possédons deux indications dans ce sens et toutes les deux

44
Pour la famille Rudeanu, voir I. Iona cu, Biserici, chipuri i documente din Olt, Craiova
1934, p. 124-129 ; N. Stoicescu, op. cit., p. 67-68, 84-86, 236-239. Rappelons aussi le cas de la
famille moldave Hâra – tefan, qui connaît cinq générations de logothètes, depuis Gavril (actif
entre 1541 et 1568), son fils qui s’appelle aussi Gavril (floruit 1565-1577), le fils de celui-ci, tefan
qui est secrétaire entre 1568 et 1578, puis grand chancelier en 1594-5 et 1600, suivi par son fils
Dumitra co tefan (grand chancelier 1623-1630) et enfin le fils de ce dernier, Gheorghe tefan,
grand chancelier 1651-1653, puis prince de Moldavie entre 1654-1658 : voir N. Stoicescu, op. cit.,
p. 305, 329-330, 448-449 ; t.S. Gorovei, « Gavrila Hâra logof t i Gavrila Mateia logof t »,
II I XIX (1982), p. 670-672 ; . Cazacu, « Pierre Mohyla (Petru Movil ) et la Roumanie : essai
historique et bibliographique », HUS VIII (1984), p. 199-201 (repris ici-même, p. 461-486). La
famille valaque des N sturel compte elle aussi trois générations de logothètes au XVIIe siècle :
Radu N sturel est grand chancelier de 1633-1639, ses deux fils erban et Udri te commencent leur
activité comme secrétaires respectivement en 1616 et 1618, Udri te entre 1618 et 1628 (secrétaire)
puis entre 1632 et 1658 (2e logothète) ; enfin son fils Radu Toma, actif entre 1654 et 1674, d’abord
comme scribe, ensuite comme 2e logothète (1665-1672), enfin grand chancelier en 1674 : N.
Stoicescu, Dic ionar p. 214-216.
45
Exemples chez D.P. Bogdan, Diplomatica slavo-român , p. 58-59.
46
D.P. Bogdan, op. cit., p. 58 sq. ; pour les actes bulgares, cf. G.A. Il’inskij, Gramoty
bolgarskich tsarej, Moscou 1911 ; Trudy slavjanskoj komisii imperatorskogo moskovskogo
archeologitcheskogo obshtchestva, planches 2, 4 et 6 ; l’acte de Vladislav Jagello chez I. Bogdan,
Album paleografie moldovenesc, planche 1 ; pour comparaison, voir l’acte moldave du 30 mars
1392 dans DRH, A, I, no 2, p. 3-4 ; cf. L. imanschi – Georgeta Ignat, « Constituirea cancelariei
statului feudal moldovenesc », AII I IX (1972), X (1973), p. 119, 122, note 36, p. 128, 130-131 ;
R. Möhlenkamp, « “EX Czeretensi civitate” », p. 112-113 ; pour le remplacement du slavon ruthène
par le slavo-roumain d’inspiration valaque, cf. M. Cazacu – Ana Dumitrescu, « Culte dynastique »,
passim.
47
DRH, A, II, no 42, p. 50-60, no 55, p. 79-81 ; D.P. Bogdan, Diplomatica slavo-român ,
p. 58-59.
261
concernent la Moldavie au XVe siècle. Le 27 octobre 1452, un acte du prince
Alexandru II présente comme témoins les secrétaires princiers en tant que corps
organisé : quatre noms y sont cités, auxquels il convient d’ajouter celui du scribe
de l’acte en question48. Quatre ans plus tard, lors de l’Assemblée d’états qui
décida du paiement du premier tribut aux Ottomans, on retrouve cinq secrétaires
comme témoins. Un sixième – le même que dans le cas de l’acte précédent – écrit
le précieux document conservé dans les papiers du chancelier Mihul49.
Toutefois, ces deux informations ne permettent pas de déduire que tel était
le nombre total des secrétaires princiers, car on retrouve trace de quelques autres
dans les documents du temps et qui ne figurent pas comme témoins en 1452 et en
1456. Néanmoins, sous réserve de cette correction, il est raisonnable de penser
qu’ils ne devaient guère être plus de six. Leur nombre doubla sous le règne
d’Étienne le Grand (1457-1504) : en 47 ans on ne rencontre pas moins de 33
secrétaires, mais pas plus de douze actifs à la fois.
Pour la Valachie, les seules données existantes avant le XVIIe siècle sont
celles tirées des documents eux-mêmes : après des débuts modestes – trois à
quatre secrétaires connus par règne – leur nombre augmente à partir de la
quatrième décennie du XVe siècle, époque à laquelle apparaissent aussi des
lettres en latin, ce qui suppose également des secrétaires pour cette langue. Une
vingtaine sous le règne de Vlad IV le Moine (C lug rul, 1492-1495), 30 au
temps de Neagoe Basarab (1512-1521), enfin 77 durant la dernière décennie du
XVIe siècle (règne de Michel le Brave, 1593-1601 en Valachie).
Les secrétaires de turc font leur apparition dans la première moitié du XVIe
siècle, de même que les secrétaires de polonais (1523-1524)50, d’allemand (1542)
– tous en Moldavie –, suivis par les secrétaires de hongrois – 1553 en Valachie,
1558 en Moldavie –, d’italien (1583, Valachie), de français (un certain Berthier,
envoyé par Henri III auprès du prince Petru Cercel en Valachie), de grec (premier
acte officiel en grec de Valachie en 1623)51, enfin de russe à la fin du XVIIe

48
DRH, A, II, no 21, p. 24-25.
49
DRH, A, II, no 58, p. 85-87.
50
Elena Lin a, « Documente in limba polon emise de cancelariile domnilor români (secolul al
XVI-lea i al XVII-lea) », Rsl XIII (1966), p. 169-188, compte 313 actes polonais émis par la
Chancellerie moldave entre 1524 et 1694 et 28 actes polonais émis en Valachie entre 1595 et 1689.
À ajouter aussi neuf lettres chiffrées en polonais de 1710-1713 envoyées par le prince Constantin
Brâncoveanu (1688-1714), chez Al. Mare , « Din istoria criptografiei române ti : cifrul cancelariei
brâncovene ti pentru coresponden a în limba polonez », AIIAI XXIV (1987), p. 335-341. La
majorité des actes valaques en polonais (24) ont été émis entre 1595 et 1604.
51
Pour les secrétaires d’allemand voir A. Veress, Documente privitoare la istoria Ardealului,
Moldovei i rii Române ti, I, Acte i scrisori (1527-1572), Bucarest 1929, p. 25-26 (1542) ;
Hurmuzaki, Documente, XV/1, p. 435 et 447 (1544-1546) ; pour les secrétaires de hongrois voir
Hurmuzaki, Documente, XV/1, p. 539-40 et 585 (Moldavie 1558 et 1563) ; A. Veress, Documente,
I, p. 133-135 et 2 p. 161-3 (Valachie 1553 et 1579) ; le premier acte officiel en grec émis en
Valachie et connu à ce jour date de 1623. LaChancellerie de Valachie, puis celle de Moldavie
émettront des actes grecs de façon régulière entre 1742 et 1821 : cf. A. Elian, Elemente de
paleografie greco-român , p. 357-386 ; des secrétaires d’italien font leur apparition en Valachie en
262
siècle en Valachie52. Rappelons que le premier secrétaire de latin connu par son
nom est un certain Thomas, qui signe per manus Thome un acte moldave de
143553.
L’activité des secrétaires de latin est la plus importante, après celle de leurs
collègues préposés à l’écriture des actes slavons, aux XIVe – XVIIe siècles.
Toutefois, les restes de leur activité sont assez modestes : trois actes en Moldavie
avant 1400 et autant en Valachie ; onze actes en Moldavie entre 1433 et 1456 et
32 pour la période 1457-1504 (le règne d’Étienne le Grand), dont deux émis par
Alexandru, le fils du prince, et un par les boyards. Pour la période 1411-1508, la
Chancellerie de Valachie émet 62 actes et traités latins avec la Hongrie ou la
Pologne54.
Le hasard nous a fait connaître le nom du secrétaire de latin d’Étienne le
Grand : c’était un ecclésiastique, il s’appelait Antoine de Thaucz, était donc un
Allemand de Moldavie qui devint après 1503 évêque catholique de Baia
(Muldau)55. La plupart des secrétaires de latin des princes de Moldavie et de
Valachie au XVIe siècle sont d’ailleurs des Allemands comme le prouve leurs
noms : Gaspar literatus (Moldavie, 1520-1523) ; Gregorius Rosenberger
(Moldavie, 1536 et suiv.), Nicolaus Fleischhacker (Moldavie, même époque).
D’autres sont des Hongrois, comme Ioannes Zalanchy (Salanzy), en Valachie
1525-1529 ; il retourne en Transylvanie après cette date ; Stephanus à Dees
(Stéphane de Dej), en Moldavie entre 1561 et 1572. Dans les dernières décennies
du XVIe siècle apparaissent des secrétaires italiens, comme Franco Sivori
(Valachie, 1583-1585), Bartolomeo Brutti (Moldavie, à la même époque),

1583 sous le règne de Pierre Boucle d’Oreille (Petru Cercel, 1583-1585), voir S. Guazzo, Dialoghi
piacevoli, Venise 1586, p. 15 ; I.C. Filitti, Din arhivele Vaticanului, Bucarest 1919, p. 34-35 : il
s’agit de Francesco Pugiella. Voir aussi Hurmuzaki, Documente, XI, no CCCXIV, p. 188-189 (acte
de 1584).
52
I.E. Semionova, « Stabilirea leg turilor diplomatice permanente între ara Româneasc i
Rusia la sfîr itul secolului al XVII-lea i începutul secolului al XVIII-lea », Rsl V (1962), p. 29-51.
L’agent de Constantin Brâncoveanu en Russie était David Corbea.
53
M. Cost chescu, Documente moldovene ti înainte de tefan cel Mare, II, p. 684-686. Le
dictator des actes latins était le grand chancelier ; cf. un acte du 29 juin 1456 : ibidem, p. 783.
54
Nos calculs se basent sur les principales éditions d’actes externes. D. Ciurea, Diplomatica
latin , p. 16, distingue quatre types d’écriture latine dans les actes des Chancelleries de Valachie et
de Moldavie : 1) Une minuscule de Chancellerie avec des éléments gothiques (XIVe – XVe
siècles) ; 2) L’écriture de type « mercantile » (mercantila, selon Ernesto Monaci) (XVe – XVIe
siècles) ; 3) Une écriture de type humaniste (XVe – XVIe siècles) ; 4) La cursive italienne (XVIIe –
XVIIIe siècles) qui se trouve à la base de l’écriture moderne. Voir aussi C.I. Andreescu, Manual de
paleografie latin , Bucarest – Ia i 1939, p. 78-81.
55
Mentionné en 1503, lorsque le roi de Hongrie, Vladislav, l’appelle notarius fidelis nostri,
spectabilis et magnifici tefani waywode moldaviensis : V. Motogna, « Un notar necunoscut al lui
tefan cel Mare », dans idem, Articole i documente, Cluj 1923, p. 51-53.
263
Montalbani (en Moldavie, en 1619-1620). Au XVIIe siècle, les secrétaires de latin
seront des Polonais en Moldavie, des Italiens en Valachie56.
La correspondance diplomatique en langues autres que le slavon et le
roumain prend son essor avec le règne de Michel le Brave, dont la Chancellerie
émet pas moins de 400 lettres destinées à des correspondants étrangers57.
Dimitrie Cantemir, prince de Moldavie (1693, 1710-1711) a envoyé 70 lettres58,
alors que Constantin Brâncoveanu, prince de Valachie de 1688 à 1714, a envoyé
pas moins de 282 lettres conservées et identifiées à ce jour59. Son secrétaire
d’italien, le florentin Anton-Maria del Chiaro, écrivait à propos de Brâncoveanu
et de son intense activité diplomatique :
« Esatto e diligente in tutte le cose sue, non sol domestiche, ma straniere, tenne piü che mai
corrispondenza di lettre con varipotentati, al quai effetto manteneva con buono stipendio diver i
segretari per la lingua italiana, latina, tedesca e pollacca (oltre alla greca ed alla turchesca) »60.

56
Franco Sivori est l’auteur d’un ouvrage intitulé Memoriale delle cose occorse a me Franco
Sivori del signor Benedetto dopo la mia partenza di Genova l’anno 1581 per andar in Vallachia,
édité par . Pascu, Petru Cercel i ara Româneasc Ia sfîr itul secolului al XVI-lea, Cluj 1944,
p. 135-277. Pour Bartolomeo Brutti, voir A. Pippidi, « Quelques drogmans de Constantinople au
XVIIe siècle », RÉSEE X (1972), p. 227-255, republié dans idem, Hommes et idées du Sud-Est
européen à l’aube de l’âge moderne, Bucarest – Paris 1980, p. 137-146. Pour Giovanni-Battista
Montalbani (1596-1646), voir N. Iorga, « Manuscripte din biblioteci str ine relative la istoria
Românilor », AARMSI, IIe série, XXI (1899), p. 27-53 ; C l tori str ini, IV, p. 434-442, 541-550.
57
C. Göllner, « Aparatul diplomatie al lui Mihai Viteazul », AIINC IX (1966), p. 85-107 ;
C. erban, « Contribu ii la repertoriul corespenden ei politice i diplomatice a lui Mihal Viteazul »,
dans P. Cernovodeanu – C. Rezachevici (éds), Mihai Viteazul. Culegere de studii, Bucarest 1975,
p. 259-276.
58
P. Cernovodeanu – A. Lazea – M. Carata u, « Din coresponden a inedit a lui
D. Cantemir », SRI XXVI (1973), p. 1023- 1048.
59
P. Cernovodeanu, « Din coresponden a diplomatic a lui Constantin Brâncoveanu », RA
LXII (1985), p. 80. À noter aussi l’importante correspondance diplomatique du principal conseiller
de ce prince, le grand sénéchal Constantin Cantacuzène (vers 1640-1716) : environ 170 lettres : cf.
C. erban, « Contribu ii la repertoriul coresponden ei stolnicului Constantin Cantacuzino », SRI
XIX (1966), p. 683-705, et les nouvelles découvertes de P. Cernovodeanu, « Din coresponden a di-
plomatic », p. 80 et note 6. Une partie de la correspondance du prince était chiffrée, pratique
rencontrée en Valachie dès 1662. Cf. Al. Mare , « Cel mai vechi raport diplomatie cifrat in limba
român », Limba român XXXV (1986), p. 37-44 ; R. Pava, « Criptogramele din însemn rile de
tain ale lui Constantin Brâncoveanu », SMIM IV (1960), p. 507-517.
60
Istoria delle moderne rivoluzioni délia Valachia, Venise 1718, réédité par N. Iorga, Buca-
rest 1914, p. 157. Les secrétaires du prince étaient Giovanni Candido Romano et Anton Maria del
Chiaro (latin et italien), le clucer Afenduli pour le grec et le turc, le docteur Bartolomeo Ferrati
pour l’allemand, Andreas Wolff pour le polonais et Teodor Corbea pour le russe et le hongrois : cf.
P. Cernovodeanu, « Bucarest, important centre politique du Sud-Est européen à la fin du XVIIe
siècle et au commencement du XVIIIe », RÉSEE IV (1966), p. 154-155. Afenduli, qui remplissait
aussi la fonction de représentant à Istanbul, est l’auteur d’une histoire en grec du séjour de Charles
XII de Suède à Bender : cf. N. Iorga, Istoria literaturii române ti în secolul al XVIII-lea (1688-
1821), I, Bucarest 1901 (19692), p. 381 ; I. Iona cu, « Despre cronicarul Afenduli in ara
Româneasc », SRI XXII (1969), p. 875-885!
264
Le cas des secrétaires de turc est intéressant dans la mesure où il s’agit de
Musulmans installés à demeure près de la Cour princière, mais qui restent sujets
de l’empereur ottoman. Leur titre est turc – Divan kiatibi ou Divan-efendisi – et
parmi leurs attributions figure aussi le droit de juger, ensemble avec un kadi
(juge), les procès entre Musulmans et Chrétiens61.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’influence turque est visible aussi
dans la Chancellerie de Valachie et de Moldavie où apparaissent deux nouveaux
fonctionnaires, le divitdar (en roumain divictar), qui s’occupe de l’encrier et des
plumes avec lesquelles signe le prince, et le mühürdar (en roumain muhurdar)
auquel le prince confie tous les jours le sceau du pays62.
Au XVIIe siècle et aussi par la suite, la charge de chancelier devient de plus
en plus honorifique, le travail de tous les jours de la chancellerie étant assuré par
les secrétaires ayant à leur tête le deuxième chancelier qui présente au prince les
lettres et les chrysobulles et tous les actes qui doivent être signés et scellés. Il lit
aussi ceux qui sont nécessaires devant le Conseil princier (publico Senatu)63. Le
meilleur exemple pour cette situation est fourni par la carrière de Udri te
N sturel (vers 1600-1659) en Valachie. Ce personnage de première importance
dans la culture roumaine64 commence sa carrière en 1618 comme simple
secrétaire, puis il devient secrétaire pour les actes secrets (logof t de tain ) et en
1630, deuxième chancelier (ou vice-chancelier, vtori logofet, logof t al doilea),
charge qu’il conservera jusqu’en 1658. Or, Udri te N sturel était un des
principaux conseillers du prince Matei Basarab (1632-1654) qui épousera sa
sœur, Elina N sturel, s’occupera de l’éducation du prince héritier du trône, sera
le patron culturel du pays pendant plus de deux décennies. Le fait qu’il sera
maintenu dans cette fonction somme toute subalterne (le vice-chancelier est un
dignitaire de deuxième catégorie) prouve à l’évidence qu’il dirigeait en fait la
chancellerie et assurait la correspondance secrète avec les princes étrangers
ensemble avec le ministre des affaires étrangères, le grand chambellan (postelnic)

61
Pour la correspondance en turc des princes roumains, voir M.A. Mehmet, Documente
turce ti, I, p. VIII-XI. Le premier secrétaire de turc connu est un certain Bekta en Moldavie en
1609 : cf. T. Gemil, Rela iile rilor Române cu Poarta otoman în documentele turce ti (1601-
1712), Bucarest 1984, no 52, p. 152-153. Le divan kiatibi est nommé aussi (i)azagiu en Valachie en
1688 et en 1714, lorsque cette fonction était remplie par un certain Bocte efendi : Istoria rii
Române ti de la octombrie 1688 pîn la martie 1717, éd. C. Grecescu, Bucarest 1959, p. 8, 41, 116.
62
Le divictar présente au prince l’encrier et la plume avec laquelle il signe les actes :
E. Vîrtosu, Paleografia româno-chirilic , p. 56. La fonction a été introduite vers 1761 par Grégoire
Callimachi en Moldavie : cf. D. Simonescu, Literatura româneasc de ceremonial. Condica lui
Gheorgachi, 1762, Bucarest 1939, p. 269. Pour le muhurdar, voir E. Vîrtosu, loc. cit., et
M.A. Mehmet, Documente turce ti, I, p. 335 ; cf. infra.
63
Témoignage de 1688 chez N. Stoicescu, Sfatul domnesc i marii dreg tori din ara
Româneasc i Moldova. Sec. XIV – XVII, Bucarest 1968, p. 176-177, 183-184.
64
V. Cândea, « L’humanisme d’Udri te N sturel et l’agonie du slavonisme culturel en
Valachie », RÉSEE VI (1968), p. 239-288 ; N. Stoicescu, Dic ionar, p. 215 ; D.H. Mazilu, Udri te
N sturel, Bucarest 1974.
265
Constantin Cantacuzène, qui fait preuve de la même longévité politique (il est
grand chambellan, voire le maréchal de la Cour de 1632 à 1654)65.

Forme des actes princiers

Les actes princiers roumains se laissent diviser, tout comme c’est le cas
pour la diplomatique byzantine, en actes externes et internes. Parmi les actes
internes on distingue les chrysobulles ou diplômes (hrisoave), écrits sur
parchemin jusqu’au XVIIe siècle et scellés du grand sceau, et les lettres (zapise),
dont le support est presque toujours le papier, et qui sont validées par le sceau
plaqué. Quant aux actes externes, on les divise en traités et lettres66.
Les actes internes représentent un peu plus de la moitié des documents
valaques conservés connus d’avant 1500 et quelque 85 % des actes moldaves de
la même période. Les diplômes portent le nom slave list’, zapis, pisanie,
gramota, povelenie, kniga, hrisovul, uric, en Moldavie ; hrisovul, orizmo, uric,
povelenie, kniga, pisanie, en Valachie.
Leur dispositio est ainsi libellée : « donne ma seigneurie cet ordre ». À cela
s’ajoutent les actes moldaves au sceau plaqué, les actes internes moldaves et les
privilèges douaniers pour les villes de Bra ov et de Lvóv, La dispositio des lettres
commence par le verbe écrire sous la forme : écrit ma seigneurie, etc. Elles sont,
tout comme dans la diplomatique occidentale, litterae aperte et litterae clausae.
C’est le , le byzantin qui a servi de modèle aux
Chancelleries des souverains de Bulgarie et de Serbie pour passer ensuite dans
les Principautés danubiennes. Les autres types de chartes byzantines ne semblent
pas avoir eu une influence notable sur la diplomatique de ces pays. Un bref coup
d’œil sur les principaux caractères internes et externes des diplômes valaques et
moldaves permettra de mieux comprendre la synthèse qu’ils ont su réaliser entre
les influences venues de Byzance directement ou par l’intermédiaire de la
Bulgarie et de la Serbie, d’une part, de Hongrie et de Pologne d’autre part67.
La suscription ou titulature est absente dans les diplômes bulgares, mais
très fréquente en Serbie, en Valachie et en Moldavie. En Serbie et en Valachie on
emploie concurremment dans la titulature deux formules (avec des variantes) :
l’une d’origine byzantine, pieux dans le Seigneur Jésus, l’autre, d’origine

65
Pour la politique étrangère de Matei Basarab, voir notamment I. Sârbu, Mateiu Voda
Basarabas auswärtige Beziehungen 1632-1654 (Zur Geschichte des europäischen Orients), Leipzig
1899 ; V. Motogna, « Epoca lui Matei Basarab i Vasile Lupu », Cercet ri istorice (1940), p. 453-
517 ; . Stoicescu, Matei Basarab, Bucarest 1988, p. 126-205.
66
N. Iorga, « Notes de diplomatique roumaine », BSHAR XVII (1930), p. 114-141.
67
M. Lascaris, Influences byzantines, p. 503 sq. ; D.P. Bogdan, Diplomatica slavo-român ,
p. 41 sq. Pour la chancellerie grecque, voir les articles de A. Elian, P. . N sturel et D. Zamfirescu
dans la Bibliographie, infra.
266
occidentale, Dei gratia68. La Valachie et la Moldavie connaissent également des
formules développées qui paraissent dans les premiers actes de ces pays : en
1389 en Valachie, trois ans plus tard en Moldavie (1392). Les voici :
« Moi dans le Christ Dieu, l’Orthodoxe et ami du Christ, grand et seul souverain, seigneur
Jean Mircea voïévode, par la grâce de Dieu le tout-puissant seigneur de l’Hongrovalachie, de la
Podunavie et des Pays transalpins ».

Plus tard, la titulature s’allonge des noms des autres possessions du prince,
mais aussi d’épithètes comme autocrate et par le don divin. La formule Jean qui
précède le prénom des princes valaques et moldaves est d’origine byzantine,
empruntée aux Bulgares, dont les premiers tsars en faisaient usage dès le IXe
siècle69.
Le préambule, riche en citations tirées de l’Écriture sainte et des Pères de
l’Église, apparaît dans la diplomatique sud-slave, valaque et moldave
principalement dans les chrysobulles solennels en faveur des monastères du pays
ou du Mont-Athos et ce dans plus de 50 % des cas. Il n’est pas sans intérêt de
noter que le préambule prend des dimensions de plus en plus importantes dans
les diplômes valaques pendant les dernières décennies du XVe siècle et au début
du siècle suivant70. Ce phénomène doit être mis en rapport avec le regain
d’intensité des liens entre la Valachie et le Mont-Athos, où le prince Vlad IV le
Moine devient grand protecteur du monastère serbe de Chilandar à la suite de son
adoption par la sultane Mara, femme de Mourad II et fille du despote serbe
Georges Brankovi , qui lui transmit par la même occasion les droits familiaux de
protecteur du couvent71. Cette responsabilité sera transmise aux princes valaques
et moldaves aux XVIe et au XVIIe siècle et elle aura comme conséquence des
énormes donations de terres et d’argent, des travaux d’embellissement et/ou de
construction, et enfin, la dédicace de nombreux couvents des deux pays avec tous
leurs biens72.

68
: Cf. M. Lascaris, op. cit., p. 507 ; D.P. Bogdan, op. cit.,
p. 77-85.
69
DRH, B, I, no 10, p. 28-30. Pour le titre de ce prince, voir D. Onciul, « Titlul lui Mircea cel
B trân i posesiunile lui », Convorbiri Literare XXXV (1901), p. 1010-1035, ibidem, XXXVI
(1902), p. 27-53 et 716-753, ibidem, XXXVII (1903), p. 16-30 et 209-231. Pour « Io » voir
E. Vîrtosu, Titulatura domnilor, p. 11-101 ; M. Tadin, « L’origine et la signification de la particule
IO dans le titre honorifique des princes de Bulgarie, de Serbie (méridionale), de Valachie et de
Moldavie », Cyrillomethodianum IV (1977), p. 172-196.
70
M. Lascaris, « Influences byzantines », p. 507. Une analyse des préambules des actes de
donation des princes valaques chez D. Zamfirescu, Înv turile lui Neagoe Basarab c tre fiul s u
Teodosie, Bucarest 1970, p. 87-96.
71
P. . N sturel, « Sultana Mara, Vlad C lug rul i începutul leg turilor rilor române ti cu
m n stirea Hilandar (1492) », GB XIX (1960), p. 498-502 ; I.-R. Mircea, « Relations culturelles
roumano-serbes au XVIe siècle », RÉSEE I (1963), p. 381-391, 416-417.
72
Pour le patronage des princes de Valachie et de Moldavie sur les monastères du Mont-
Athos, voir P. . N sturel, Le Mont Athos et les Roumains, p. 327-337 ; R. Cre eanu, « Traditions de
famille dans les donations roumaines au Mont Athos », ÉBPB I (1979), p. 135-151. Par ailleurs, en
267
Nous laisserons de côte l’exposé et le dispositif pour dire un mot sur les
formules d’imprécation qui prennent de plus en plus d’importance au XVe et au
XVIe siècles. En voici une qui date de 1503 :
« Mais celui qui voudrait gâter notre libéralité, qu’il soit maudit par le Seigneur Dieu, par
Notre Sauveur Jésus-Christ, par sa pieuse mère, par les quatre Évangélistes, par les saints et
principaux apôtres Paul et Pierre, et par les autres, par les 318 Saints Pères théophores de Nicée et
par tous les saints Pères aimés de Dieu ; qu’il soit pareil a Judas et au maudit Arius, et que sa part
soit avec les Juifs qui ont crié contre notre Seigneur Jésus-Christ en disant : “que son sang soit sur
nous et sur nos enfants”, ce qui est et sera éternellement, amen »73!

Le protocole final est souvent réduit à la mention du grand logothète qui a


dicté, au secrétaire qui a écrit, de la localité où l’acte a été rédigé, suivis de la
date, du monogramme princier, du legimus et du sceau.
La date comprend l’année, l’indiction, le mois et le jour. L’année est celle
de la création du monde selon l’ère constantinopolitaine. En Moldavie, où on
employa jusqu’en 1580 le style du 1er janvier, on rencontre dans quelques actes
de la fin du XIVe siècle le style du 1er septembre qui est la règle en Valachie74.
Un élément occidental dans la diplomatique valaque et moldave (assez rare
dans les diplômes serbes, il manque totalement dans les chartes bulgares) est la
liste des témoins. Elle ne paraît pas dans les premiers actes princiers, mais
seulement en 1389 en Valachie et trois ans plus tard en Moldavie.
Le monogramme princier est au début tracé à l’encre noire ; à partir du
début du XVe siècle, il sera écrit à l’encre rouge. Mieux encore : un acte émis par
la chancellerie du prince valaque Radu le Grand (1495-1508) en 1502 présente le
monogramme princier écrit à l’encre d’or. Quelques cas rarissimes sont connus
des XVIe et XVIIe siècles, lorsqu’on écrivit des actes entiers à l’encre d’or75.

Le sceau

Un autre élément important des chartes roumaines est le sceau. Sans le


sceau, un acte n’est pas valable, alors que le sceau à lui seul fait foi de la sincérité
d’un document détruit ou disparu. La cire de couleur rouge – de même que le
monogramme, la titulature et les enluminures – était le monopole du sceau

1502, Marino Sanudo affirmait que le Mont-Athos se trouvait sous la protection du


« Carabogdan », c’est-à-dire d’Étienne le Grand, prince de Moldavie : cf. I Diarii, IV, c. 311 ;
t. Andreescu, « tefan cel Mare ca protector al Muntelui Athos », AIIAI XIX (1982), p. 653-654.
73
I. Bogdan, Documentele lui tefan cel Mare, II, p. 214-219 ; D. Ionescu, « Contribution à la
recherche des influences byzantines dans la diplomatique roumaine », RHSEE XI (1934), p. 145-
146.
74
Actes du 20 mars 1392, du 28 novembre 1399 et du 20 décembre 1431 dans DRH, A, I,
no 5, p. 7, no 9, p. 11-12, no 105, p. 155-156.
75
D.P. Bogdan, Diplomatica slavo-român , p. 49-50 ; E. Vîrtosu, Din sigilografia Moldovei,
p. 374-376.
268
princier roumain, qu’il fût valaque ou moldave. Le sceau princier de type
héraldique n’est jamais anépigraphe et, jusqu’au milieu du XVe siècle, la légende
est en slavon ou, parfois, en latin.
Les traités conclus par les princes roumains de Valachie et de Moldavie
avec les rois de Hongrie et/ou de Pologne présentent, aux côtés du sceau princier,
les sceaux des plus grands seigneurs du pays. On en connaît 23 traités des XIVe
et XVe siècles, plus onze émis par ces mêmes seigneurs en tant que garants des
engagements pris par leur souverain. À ceux-ci s’ajoutent trente-cinq actes
internes émis sous le règne d’Étienne le Grand (entre 1459 et 1479) qui sont
également polyscellés. Le nombre des sceaux nobiliaires appendus en bas de ces
traités varie : on en a dénombré plus de 26 attachés au Traité de paix conclu par
Étienne le Grand avec le roi Casimir de Pologne en 149976.
Il y avait trois types de sceaux princiers :
1) Le grand sceau (sigillum maius, authenticum) avec un diamètre de 7 à
11 centimètres, les plus grands sceaux connus en Europe médiévale ;
2) Le petit sceau (sigillum minus, mediocre) avec un diamètre de 3 à 4,5
cm ;
3) Le sceau annulaire (annulus, sigillum annuli) avec un diamètre maxi-
mum de 2,5 à 3 cm.
Selon leur forme, les sceaux sont dans leur grande majorité ronds, comme
c’est le cas des grands sceaux et des plus anciens conservés jusqu’ici de Valachie
et de Moldavie, de même que les petits sceaux et certains sceaux annulaires.
Certains petits sceaux sont ovales, tout comme certains sceaux annulaires, qui
peuvent être, à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, octogonaux.
Selon leur type, les sceaux princiers sont de deux catégories :
1) Héraldiques ou armoriés – c’est le cas des plus anciens sceaux ;
2) Iconographiques.
Les sceaux héraldiques présentent les armoiries du pays : l’aigle avec la
croix en Valachie, la tête de boeuf en Moldavie.
Les sceaux iconographiques, au début des sceaux annulaires, à partir du
XVIe siècle des sceaux en or, présentent deux bustes couronnés, affrontés, avec
un arbre entre eux (dès 1403-1413 en Valachie), plus tard le portrait du prince
debout, avec une croix dans la main.
Le sceau de majesté représente le souverain couronné, assis sur un trône,
portant le sceptre et le globe crucigère, image que l’on rencontre aussi sur les
monnaies des XIVe – XVe siècles.
Un type très intéressant de sceau princier que l’on rencontre uniquement en
Valachie à partir de 1462 est celui représentant deux personnages couronnés et
affrontés, avec le buste allongé, séparés par un grand arbre (un cyprès d’après
l’aspect), type qui a été nommé Nova plantatio et qui désigne la ville de

76
E. Vîrtosu, op. cit., p. 407-437 ; L. imanschi, « Cele mai vechi sigilii domne ti i boiere ti
din Moldova (1387-1421) », AIIAI XVII (1980), p. 141-158.
269
Constantinople, l’Empire d’Orient. Ce modèle apparaît, seul ou accompagné
d’autres meubles, dans les sceaux princiers valaques jusqu’au XVIIIe siècle77.
À partir du XVIIe siècle, certains princes de Moldavie et de Valachie
commencent à utiliser dans leur correspondance avec la Porte ottomane des
sceaux avec la légende en turc. Ainsi, en 1639, Vasile Lupu (Basile le Loup),
prince de Moldavie de 1634 à 1653, scelle une lettre adressée au pacha
d’Oceakov avec un sceau portant l’inscription : Lupul, voyvoda-i serhadd-i
Bogdan/Muhibb-i Hanedan-i Al-i-Osman, c’est-à-dire Lupul voïévode du pays de
Bogdan (Moldavie), ami de la dynastie d’Osman78. Ce même sceau revient à
plusieurs reprises dans sa correspondance avec le grand vizir ou d’autres
dignitaires ottomans. Quelques années plus tard, Grégoire Ghica, prince de
Valachie (1660-1664), utilise un sceau annulaire octogonal appliqué avec de
l’encre rouge sur une charte de donation pour un couvent de son pays, sceau qui
porte dans son champ l’oiseau cruciphore de Valachie et en exergue l’inscription
en turc : « Lighor Ghica voivodayî serhadd-i-Eflac, | bende-i-khakepayy-aali
Osman », ce qui se traduit par « Grégoire Ghica, voïévode du Pays de Valachie,
sujet du trône altier d’Osman ».
L’apparition de ces sceaux est une nouveauté dans la sigillographie
roumaine et la première explication qui vient à l’esprit est que ces deux princes
ont en commun une origine d’anciens rayas, donc sujets chrétiens des sultans
ottomans, car tous les deux nés dans l’Empire Ottoman, de parents albanais
grécisés. Ce fut également le cas d’autres princes roumains du XVIIe siècle,
comme Gheorghe Duca, qui se vit réclamer le prix de la liberté personnelle par
son ancien maître turc, venu spécialement à Ia i, en Moldavie, où régnait son
ancien sujet (raya), albanais comme ses prédécesseurs.
Les sceaux princiers à légende turque referont leur apparition au XIXe
siècle, aussi bien en Moldavie (Scarlat Callimachi, 1812) qu’en Valachie
(Alexandre Soutzos / u u, en 1821)79.
Le grand sceau était conservé par le grand logothète qui le portait au bout
d’une chaîne d’argent doré autour du cou, alors que le troisième secrétaire porte
le petit sceau qu’il applique sur les lettres particulières du prince. Au XVIIIe
siècle, ce même troisième logothète copiait les lettres dans le registre de
chancellerie.
La réforme de la chancellerie entreprise par Constantin Mavrocordat en
Moldavie, en 1741, précisa les attributions des secrétaires princiers et la manière
d’apposer le sceau : ainsi, six secrétaires pour les affaires secrètes (logofe i de
tain , ! " ) lisaient les lettres devant le prince et écrivaient les

77
P.V. N sturel, « “Nova plantatio” i regii României mo tenitori ai împ ra ilor Bizan ului »,
RIAF XV (1914), p. 1-80 ; D. Cernovodeanu, tiin a i arta heraldic în România, Bucarest 1977,
p. 52-59.
78
M.A. Mehmet, Documente turce ti, I, p. 167,180-181,182-183,186-187.
79
E. Vîrtosu, Din sigilografia Moldovei, p. 366-368.
270
réponses, et trois autres appliquaient les sceaux princiers. Dans la seconde moitié
du XVIIIe siècle, le petit sceau était confié par le prince au muhurdar, secrétaire
dont le nom imitait celui de son homologue ottoman.
« Cet officier, écrivait en 1822 le consul prussien à Bucarest, pose le cachet du prince, qu’à
cet effet il reçoit de ses mains, sur tous les décrets et ordres donnés par lui, après quoi il le rend au
hospodar. Il est arrivé souvent déjà que, de cette manière, des pièces ont été expédiées au nom du
voïévode, et dont il ne savait rien. On évalue les revenus accidentels que cette apposition du sceau
du prince lui rapporte à 20 000 piastres par an. Il a, en outre, 40 piastres d’appointements
mensuels »80.

La salarisation des officiers princiers et de tous les dignitaires de la Cour et


de l’administration locale était l’œuvre de la réforme mentionnée plus haut de
Constantin Mavrocordat, réforme qui remplaçait l’ancien système où les revenus
des secrétaires princiers provenaient de l’écriture des actes et de leur expédition
aux intéressés.
Nous avons dit que la cire et l’encre du sceau étaient de couleur rouge pour
les sceaux princiers, couleur réservée aux princes de Valachie et de Moldavie et
qui se retrouve dans l’intitulatio, dans le monogramme princier, dans la
signature, mais aussi dans les vêtements, dans les tissus du palais princier, et
même dans les tissus à l'intérieur des cercueils princiers. C’était là, tout comme
d’autres éléments, un héritage de Byzance.
Les matrices des sceaux, dont on a retrouvé quelques exemplaires depuis le
XIVe siècle, étaient fabriquées en général en Transylvanie, par des orfèvres
saxons des villes de Bra ov (Kronstadt), Sibiu (Hermannstadt) ou Bistri a
(Nösen). Le sceau princier n’était pas détruit à la mort du prince, ce qui explique
le fait que l’on trouve des sceaux utilisés encore trois ans après la mort de leur
propriétaire. En règle générale, la famille gardait le sceau après la mort du prince
qui était enterré uniquement avec un anneau à sceau anépigraphe au doigt.
La réforme des Chancelleries de Valachie et de Moldavie de 1828 a
transféré la garde du sceau des mains du prince dans celui de la Chancellerie en
tant qu’institution.

Chartes avec des miniatures

Un certain nombre de chartes solennelles émises en faveur des couvents ou


des hôpitaux comportent aussi des miniatures contenant les portraits du prince et
de son épouse, des motifs floraux et végétaux, plus tard, au XVIIIe siècle, des
personnages mythologiques et des anges. Les mêmes miniaturistes, laïcs ou
ecclésiastiques, décoraient aussi les registres d’actes conventuels que chaque
monastère était obligé de posséder en vertu de la réforme de Constantin
Mavrocordat de 1741. Ces registres étaient lus et collationnés par plusieurs

80
Ibidem, p. 372-374.
271
secrétaires princiers puis ils étaient présentés à l’authentification par le prince qui
était représenté avec le sceau à la main81.

Le rôle culturel des Chancelleries princières

« Dans l’histoire de la culture du Moyen-Âge, à une époque où la science de l’écriture était


un art réservé presque exclusivement aux scribes de profession, la littérature de chancellerie avait
une importance particulière qui n’a pas encore été suffisamment relevée par les historiens. Il s’agit
du rôle spécial de certains centres où travaillaient en permanence des scribes, qui n’étaient pas
seulement des calligraphes, mais aussi des connaisseurs des langues officielles, le latin pour le
monde catholique, le grec et le slavon pour le monde orthodoxe.
En Europe orientale, les chancelleries sont demeurées jusqu’au milieu du XVIIe siècle la
source d’un certain type de littérature féodale, tandis qu’en Occident la culture bourgeoise en
langue nationale connaissait une large diffusion.
En principe, les chancelleries du Moyen-Âge constituaient des offices d’enregistrement des
actes, ainsi que d’émission des privilèges féodaux, formant ainsi un organe de l’autorité centrale et
locale. Les connaisseurs des langues classiques et les calligraphes de profession étant assez rares, le
personnel des chancelleries a dû assumer diverses charges littéraires ou quasi littéraires :
proclamations, descriptions de batailles destinées à être comprises dans les mémoires des
ambassadeurs pour l’information de l’étranger, ainsi que pour être lues par les hérauts sur les places
publiques, inscriptions commémoratives et même des textes de loi.
Les centres de la littérature de chancellerie produisaient aussi d’autres textes d’un caractère
plus littéraire. Il s’agit des chroniques officielles destinées à conserver le souvenir des hauts faits
héroïques de la famille régnante, une sorte de littérature de propagande. Certaines “légendes” ou
“traditions” historiques, considérées par bien des historiens comme des transmissions populaires,
sont issues en réalité, elles aussi, des travaux des écrivains de chancellerie et ont une origine
livresque et non pas orale. Ce type de littérature spécifiquement moyenâgeux, les légendes de
chancellerie, forme l’objet principal de notre étude, limitée à la littérature de chancellerie en langue
slave du Sud-Est de l’Europe »82.

Cette longue citation est extraite d’un article particulièrement stimulant dû


à l’historien roumain Petre P. Panaitescu. Si l’on se réfère uniquement aux
chancelleries de Valachie et de Moldavie, on constate que le règne d’Étienne le
Grand (1457-1504) en Moldavie est le premier moment où l’on peut parler d’une
littérature de chancellerie. Les secrétaires princiers rédigent les annales du pays,
des inscriptions à caractère historique, comme celle qui commémore une grande
bataille contre les Ottomans en 1476, les inscriptions funéraires apposées sur les
pierres tombales des premiers princes de Moldavie commandées par Étienne le
Grand, enfin des lettres politiques et des lettres circulaires adressées aux princes
chrétiens ou au pape et qui relatent les faits d’armes du prince moldave83.

81
V. Vasilescu, « Ornamenta ia i miniaturile documentelor din ara Româneasc pân la
Constantin Brâncoveanu », RA XI (1968), p. 253-264, et la Bibliographie, infra.
82
P.P. Panaitescu, « Contribution ».
83
P.P. Panaitescu, « Les chroniques slaves de Moldavie au XVe siècle », Rsl I (1958), p. 146-
168 ; A. Balot , « La littérature slavo-roumaine à l’époque d’Étienne le Grand », Rsl I (1958),
p. 210-236 ; M. Cazacu – Ana Dumitrescu, « Culte dynastique ».
272
Une activité similaire bien que plus modeste a été menée à la Cour valaque
qui produit dans la première moitié du XVIe siècle une longue inscription à
caractère historique sur la pierre tombale du prince Radu de Afuma i et raconte
les batailles de ce prince contre les Ottomans (1529)84.
Selon le témoignage du mercenaire russe Ivan Peresvetov, le prince Petru
Rare de Moldavie (1527-1538, 1541-1546) aimait s’entourer de nombreux
sages, philosophes et docteurs avec lesquels il portait des conversations sur les
causes de la chute de Constantinople et sur l’art de la guerre85. Par ailleurs, une
charte du même prince en faveur du couvent de Bistri a contient une véritable
page d’histoire racontant la fuite de Rare devant les armées de Soliman le
Magnifique venues conquérir la Moldavie en 153886. Et pourtant, ce prince fait
appel à un ecclésiastique, l’évêque Macaire de Roman, pour écrire la chronique
de son règne. Ses successeurs du XVIe siècle – Alexandru L pu neanu et Petru le
Boiteux ( chiopul) procéderont de même : ils commandent des chroniques à
Eftimie et à Azarie, tous les deux des ecclésiastiques et proches de la personne
des princes. L’explication du choix de Petru Rare réside dans le modèle choisi
par Macaire pour son ouvrage : ce ne sont plus les annales serbes, comme au XVe
siècle, mais la chronique byzantine de Manassès, avec son style ampoulé et ses
hyperboles, considérée plus apte à rendre la gloire ce règne d’un épigone
d’Étienne le Grand.
Revenant à la Valachie, on peut mentionner les inscriptions à caractère
historique et autobiographique que le prince Alexandru Mircea (1568-1577) fit
peindre dans l’église de Bucov ou sculpter sur une fontaine et qui rappellent
son long exil et ses souffrances avant d’occuper le trône, ensuite les guerres
contre le prince de Moldavie, Jean87.
L’histoire revêt un intérêt capital à partir de la fin du XVIe siècle, lorsque
le grand chancelier valaque Teodosie Rudeanu rédige la Chronique du règne de
Michel le Brave (1593-1601), conservée uniquement dans la version latine du

84
Traductions française et latine incomplètes chez L. Reissenberger, L’Église du monastère
épiscopal de Kurtea d’Argis en Valachie, Vienne 1867, no 6, p. 43 ; texte slavon et traduction
roumaine chez N. Iorga, Inscrip ii din bisericile României, I, Bucarest 1905, p. 148-150 ; traduction
roumaine complète chez T. Palade, Radu de la Afuma i, Bucarest 1939, p. 89 ; V. Br tulescu,
Frescele din biserica lui Neagoe de la Arge , Bucarest 1942, p. 14-15, et photo p. 10. Voir aussi
l’inscription de l’église posée par Neagoe Basarab en 1517 et celle de 1526, ibidem. Jusqu’à cette
date, un seul chancelier de Valachie, Filea, devenu le moine Philothée (en charge en 1392 et, peut-
être, en 1418) avait fait preuve de préoccupations littéraires, cf. T. Simedrea, « Les “Pripela” du
moine Philothée », Rsl XVII (1970), p. 183-225.
85
M. Cazacu, « Aux sources de l’autocratie russe. Les influences roumaines et hongroises,
XV – XVIe siècles », CMRS XXIV (1983), p. 7-41 (repris dans idem, Au carrefour des Empires et
e

des mers, p. 281-310).


86
M. Cazacu, op. cit., p. 28-29.
87
P.P. Panaitescu, Cronicile slavo-române din secolele XV – XVI publicate de I. Bogdan,
Bucarest 1959, p. 194-196 ; N. Iorga, « Fântâna lui Alexandru Vod Mircea », BCMI XXVI (1933),
p. 32 ; nouvelle édition chez Al. Elian et alii, Inscrip iile medievale ale României. Ora ul Bucure ti
1395-1800, Bucarest 1965, no 578, p. 479-480.
273
silésien Balthasar Walter88. Ce regain d’intérêt pour le passé s’explique par la
recherche de la légitimité des nouvelles dynasties princières qui essaient de
s’imposer après l’extinction des Basarab. Le prince Matei Brâncoveanu (plus
précisément de Brâncoveni) (1632-1654) adopte le surnom de Basarab alors que
les lettrés de sa Cour procèdent à la compilation des anciennes annales du pays,
afin de prouver la parenté du prince avec les Basarab à travers Neagoe Basarab
(1512-1521) et donc avec le clan des Craiovescu qui dominent l’histoire de la
Principauté de Valachie entre 1480 et 1530. Cette chronique s’est perdue mais
elle à été intégrée dans les Annales des Cantacuzène (Letopise ul Cantacuzinesc)
destinées, elles, à glorifier le clan des puissants archontes byzantins naturalisés
roumains89. Les Annales des Cantacuzène s’arrêtent en 1690 : à ce moment-là, un
autre prince de la nouvelle dynastie régnait en Valachie, à savoir Constantin
Brâncoveanu (1688-1714), qui charge un de ses secrétaires, connu entre autres
comme éditeur de la Bible en roumain, d’écrire l’histoire de son règne au jour le
jour90.
Les grands historiens moldaves du XVIIe siècle – Grigore Ureche († 1647)
et Miron Costin (1632-1691) – passent tous les deux par la Chancellerie
princière, le premier comme troisième logothète de 1627 à 1632, le second
comme grand chancelier de 1676 à 1691, avec des interruptions91. Cependant,
leurs chroniques ne sont pas des commandes princières, mais des initiatives
personnelles nourries par la consultation des archives et des documents conservés
dans les dépôts de la chancellerie.
Les commandes princières recommencent en Moldavie avec la chronique
patronnée par le grand chancelier Tudosie Dubau (en fonction entre 1685-1693 et
1694-1695) pour le compte du prince Constantin Cantemir (1685-1693)92.

88
D. Simonescu, « Cronica lui Baltasar Walther despre Mihai Viteazul în raport cu cronicile
interne contemporane », SMIM III (1959), p. 7-100, surtout p. 58-59, texte latin et traduction
roumaine de la chronique, où l’auteur raconte qu’en juin – juillet 1597 « brevem quendam rerum
gestarum, Walachico sermone, a domino Cancellario conceptum, at- que ab ipso Waiwoda
approbatum contextum, in aula Targowistea obtinebam : quem in Po- lonam translatum linguam,
latinis verbis reddens... » : I.C. Chi imia, « Unele considera ii în leg tur cu originalul cronicii lui
Mihai Viteazul », Rsl VI (1962), p. 27-39.
89
Istoria rii Române ti, 1290-1690. Letopise ul Cantacuzinesc, éds C. Grecescu,
D. Simonescu, Bucarest 1960. D’après une version grecque aujourd’hui perdue, les Annales de
Valachie ont été traduites en arabe vers 1664, cf. V. Cândea, « Letopise ul rii Române ti (1292-
1664) în versiunea arab a lui Macarie Zaim », SRI XXIII (1970), p. 673-692.
90
Radu logof tul Greceanu, Istoria domniei lui Constantin Basarab Brâncoveanu voievod
(1688-1714), éd. Aurora Ilie , Bucarest 1970. L’auteur a occupé toute sa vie la fonction de
secrétaire princier, cf. l’étude introductive p. 8-9.
91
Leur carrière chez N. Stoicescu, Dic ionar, p. 387-388, 453.
92
II s’agit d’une Chronique de la Moldavie de 1661 (date à laquelle s’était arrêté Miron
Costin) et 1693. Publiée seulement sous forme d’extraits : cf. I. Cr ciun – Aurora Ilie , Repertoriul
manuscriselor de cronici interne privind istoria României. Sec. XV – XVIII, Bucarest 1963, p. 100
(éditions et bibliographie). Rappelons que le commanditaire de ce texte était le prince Constantin,
274
Mais le prince auquel on doit le véritable élan de l’historiographie
officielle écrite par des secrétaires princiers ou des proches du souverain est sans
conteste Nicolas Mavrocordat († 1730). En tant que premier prince phanariote93
il avait sans doute à coeur de prouver tout d’abord sa légitimité en la cherchant
dans les liens de parenté de sa famille avec la dynastie princière moldave, celle
des Bogdan, qui s’éteint au milieu du XVIIe siècle. Le résultat de cette démarche
sont les trois généalogies qu’il commanda à des fidèles, l’historien Radu
Popescu, le grand chancelier Nicolae Roseti et le grand trésorier Constantin
V c rescu, tous les trois de Valachie94.
D’autre part, les grandes entreprises historiographiques de Nicolae Ma-
vrocordat s’articulent autour de trois domaines principaux :
1) Une Histoire parallèle de la Valachie et de la Moldavie depuis la fon-
dation des États ;
2) L’histoire de ses règnes en Moldavie : 1709-1710, 1711-1715 ;
3) Enfin, l’histoire de ses règnes en Valachie : 1715-1716, 1719-173095.
Ces œuvres ont été commandées respectivement au secrétaire princier
Axinte uricariul96, au grand chancelier moldave Nicolae Costin, fils de Miron, et
au chroniqueur valaque Radu Popescu.

père du savant Démètre Cantemir (1673-1724), auteur, entre autres, d’une Vita Constantini
Cantemiri en latin.
93
Les Phanariotes étaient issus des grandes familles grecques du quartier du Phanar à Istanbul.
Ils devaient leur fortune à l’office de grand drogman de la Porte où s’illustra Alexandre
Mavrocordat l’Exaporite, le père de Nicolas devenu prince de Moldavie en 1709. Les principales
familles phanariotes furent, aux côtés des Mavrocordat, les Ghica, les Ipsilanti, les Caradja, les
Su u (Soutzo) et les Morouzi ; à leurs côtés, des Roumains comme les Racovi et les Callimachi
(forme grécisée du roumain Calm ) règnent eux aussi. Chassés par les Ottomans des trônes de
Valachie et de Moldavie en 1821 à la suite de la guerre de libération de la Grèce, les Phanariotes
ont « bénéficié » d’une légende noire due en grande partie au livre du dr. Marc-Philippe Zallony,
Traité sur les princes de la Valachie et de la Moldavie, sortis de Constantinople, connus sous le
nom Phanariotes ; ou exposé de leur influence dans l’Empire ottoman contre les Grecs, et du
danger de les admettre dans la direction des affaires de la Grèce régénérée, Marseille 1824 (autre
édition, Paris 1830, une version grecque, Paris 1831). Un jugement plus équilibré sur leur action
sera donné par I.C. Filitti, Rôle diplomatique des Phanariotes de 1700 à 1821, Paris 1901, puis par
N. Iorga. Pour la bibliographie plus récente, voir M. Cazacu, « L’Église orthodoxe entre le
renouveau et la tradition : Phanariotes et Anti-Phanariotes », dans Sprachen und Nationen im
Balkanraum. Die historischen Bedingungen der Entstehung der heutigen Nationalsprachen, éd. par
Hannick, Cologne – Vienne 1987 (« Slavistische Forschungen », 56), p. 43-64. À noter tout
spécialement l’ouvrage de M. Sturdza, Dictionnaire historique et généalogique des grandes
familles de Grèce, d’Albanie et de Constantinople, Paris 1982.
94
Voir la description des manuscrits, les éditions et la bibliographie chez I. Cr ciun – A. Ilie ,
Repertoriul manuscriselor, p. 164-171, 185-187.
95
Cf. l’étude introductive de D. Simonescu à l’édition critique de Cronica anonim a
Moldovei 1661-1729 (Pseudo-Amiras), Bucarest 1975, p. 23.
96
Secrétaire princier, compilateur et copiste très actif, Axintie uricariul est aussi le copiste
d’un Archiératikon de 1705 où l’on trouve la description des cérémonies du couronnement des
princes de Moldavie : voir P. Mihail – I. Capro u, « Despre Ceremonialul domnesc », AIIAI VIII
(1971), p. 397-399. Pour son œuvre, voir I. t. Petre, Axinte Uricariul. Studiu i text, Bucarest
275
Les deux contemporains de Nicolae Mavrocordat, les princes Mihai
Racovi (qui règne à cinq reprises, entre 1703 et 1744, en Moldavie et en
Valachie) et Grigore II Ghica (prince dans les deux Pays entre 1726 et 1752) ont
eu recours, eux aussi, aux secrétaires princiers pour la rédaction de chroniques de
leurs règnes, isolés ou en parallèle97. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,
l’activité historique des Chancelleries valaque et moldave s’étiole et finit par
disparaître totalement, laissant la place aux historiens indépendants, en fait des
simples chroniqueurs sans envergure. On peut comparer, toutes proportions
gardées, l’activité de ces secrétaires princiers à celle de leurs homologues de la
Cour du roi Matthias Corvin de Hongrie (1458-1490)98 ou, plus proche de nous,
de la Cour de Louis XIV, telles qu’elle a été décrite dans ses Mémoires par
Charles Perrault. Ce dernier avait été pressenti par Colbert pour faire partie de la
Petite Académie (devenue l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres), un
groupe restreint auquel le roi leur confia, selon ses propres dires, son bien le plus
précieux : sa gloire. Perrault et ses collègues seront chargés de rédiger les

1944 ; D. Simonescu, Axinte Uricariul i istoria paralel a Moldovei i rii Române ti, mss. à
l’Institut d’Histoire « N. Iorga » de Bucarest. Uricar signifie « écrivain de urice », actes écrits par
lesquels on donnait ou confirmait des terres patrimoniales. Le mot est d’origine hongroise,
« örök », signifiant « héritier, éternel ». Les uricari sont des secrétaires avec de l’expérience et
férus de slavon. Le registre du secrétaire Gheorgachi, écrit en Moldavie en 1762, précise :
«Auparavant, parmi les secrétaires du Conseil [princier] il y avait cinq ou six “uricari”, des
hommes âgés, traducteurs et auteurs de chartes [urice] slavonnes, choisis par le chancelier qui les
présentait au prince. Celui-ci leur remettait un bâton et le titre d’“ur- icar” ; cette corporation a
existé jusqu’au troisième règne de Michel Racovi [1715-1726]. Par la suite, ils ont été soumis à
l’impôt [bir] et, en perdant leur aisance, la corporation a été dissoute » : D. Simonescu, Literatura
româneasc de ceremonial. Condica lui Gheorgachi 1762. Studiu i text de..., Bucarest 1939),
p. 284 ; voir aussi p. 229. En 1566, la Chronique moldo-polonaise de Moldavie enregistre
l’existence à la Cour princière de « trois secrétaires plus importants, qui sont au-dessus des autres
secrétaires » : I. Bogdan, Vechile cronici moldovene ti pâna la Ureche, Bucarest 1891, p. 233 ;
C. Gr mad , « Cancelaria domneasc », p. 177-178.
97
Pour l’histoire de Mihai Racovi , voir les chroniques de Neculai Muste et celle, en grec, de
Nicolae Chparissa (éditée par E. Legrand, Epistolaire grec, Paris 1888, p. 253-276) ; I. Cr ciun –
A. Ilie , Repertoriul manuscriselor, p. 104-105 et 110. Pour les initiatives de Grigore II Ghica, voir
Cronica Ghicule tilor. Istoria Moldovei între anii 1695-1754, éds N. Camariano – Ariadna
Camariano-Cioran, Bucarest 1965 ; Cronica anonim a Moldovei 1661-1729 (Pseude Amiras), éd.
D. Simonescu, Voir là-dessus, l’étude de t.S. Gorovei, « Spre unificarea istoriografiei na ionale :
Cronica paralel (Ia i, 1733) », AIIAI XXV/2 (1988), p. 139-186. Citons aussi les projets
historiographiques de Constantin Mavrocordat, fils de Nicolae, projets qui devaient embrasser
l’histoire de la Valachie et de la Moldavie, pays sur lesquels il régna à dix reprises entre 1733 et
1769. Dans ce but, il s’adressa à différents érudits grecs comme Markos Antonios Katsaïtis ou
Antoine Katiforos de Venise, Hongrois comme le Jésuite Carel Peterfy, ou bien Saxons de
Transylvanie : cf. t. Gorovei, op. cit., p. 150. Pour l’ensemble, voir toujours N. Iorga, Istoria
literaturii române în secolul al XVIII-lea (1688-1821), Bucarest 1901 (19692).
98
J. Berenger, « Caractères originaux de l’humanisme hongrois », Journal des savants
(octobre – novembre 1973), p. 257-288 ; I.N. Goleniscev-Kutuzov, Il Rinascimento italiano e le
letterature slave dei secoli XV e XVI. A cura di Santé Graciotti e Jitka Kresâlkova, I, Milan 1973
(« Scienze filologiche e letteratura », III/1), p. 55-202 ; ibidem, II, Milan 1973 (« Scienze
filologiche e letteratura », III/2), p. 45-59.
276
inscriptions des monuments élevés par le monarque (arcs de triomphe, portes,
monnaies, statues), à publier et à faire publier, en France et à l’étranger, des
ouvrages historiques et panégyriques vantant les actions du roi, à attribuer des
pensions aux savants, bref à gérer la gloire de Louis XIV. Les chanceliers et les
secrétaires princiers valaques et moldaves oeuvrèrent eux aussi dans un sens
analogue, avec le même dévouement et la même conviction à savoir qu’en
servant la gloire du monarque, ils arrachaient de l’oubli quelques faits dignes de
survivre à leurs auteurs.

BIBLIOGRAPHIE

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277
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Boga, Leon T., Documente basarabene, I-XX, Chi in u 1926-1936
Bogdan, Ion, Documentele lui tefan cel Mare, vol. I-II, Bucarest 1913
Codrescu, Theodor, Uricariul (Recueil de documents ; Charrier), vol. I-XXV,
Ia i 1852-1895
Cost chescu, Mihai, Documentele moldovene ti înainte de tefan cel Mare
(1374-1456), vol. I-II, Jassy 1931-1932
Cost chescu, Mihai, Documente moldovene ti de la tefan cel Mare, Ia i 1933
Cost chescu, Mihai, Documente de la tefan cel Mare, Ia i 1948
Cost chescu, Mihai, Documentele moldovene ti de la Bogdan voevod (1504-
1517), Bucarest 1940
Cost chescu, Mihai, Documentele moldovene ti de la Stef ni voevod (1517-
1527), Jassy 1943
Documente privind istoria României, A, Moldova (1384-1625), 11 vol., Bucarest
1951-1960
Documente privind istoria României, B, ara Româneasc (1247-1625), 11
vol., Bucarest 1951-1960
Documenta Romaniae Historica, A, Moldova (1384-1504, 1626-1636), 7 vols.,
Bucarest 1966-1993
Documenta Romaniae Historica, B, ara Româneasc (1247-1580, 1593-1601,
1626-1636), 14 vols., Bucarest 1966-1985
Documenta Romaniae Historica, D, Rela ii între rile române (1222-1456),
1 vol., Bucarest 1977
Ghib nescu, Gheorghe, Surete i izvoade, vol. I-XXV, Ia i – Hu i 1906-1933
Ghib nescu, Gheorghe, Ispisoace i zapise (Documente slavo-române), vol.
I-XIII, Ia i – Hu i 1906-1933
Iorga, Nicolae, Studii i documente privitoare la istoria Românilor, vol. I-XXXI,
Bucarest 1901-1916
Iorga, Nicolae, Anciens documents de droit roumain, vol. I-II, Paris – Bucarest
1930-1931
Moldova în epoca feudalizmului. Documente slavo-moldovene ti, vol. I-VI,
Chi in u 1961-1992
Sava, Aurel, Documente privitoare la târgul i inutul L pu nei, Bucarest 1937
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278
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Corfus, Ilie, Documente privitoare la istoria României culese din arhivele
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Corfus, Ilie, Documente privitoare la istoria României culese din arhivele
polone. Secolul al XVII-lea, Bucarest 1983
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1927).
Hurmuzachi, Eudoxiu de, Documente privitoare la istoria Românilor, vol.
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Panaitescu, Petre P., Documente slavo-române din Sibiu (1470-1653), Bucarest
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Tocilescu, Grigore, 534 documente istorice slavo-române din ara Româneasc
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Bucarest 1905-1931
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III. Dictionnaires, manuels de paléographie et albums

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Bianu, Ion – Cartojan, Nicolae, Album de paleografie româneasc (scrierea
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Bogdan, Damian P., Glosarul cuvintelor române ti din documentele slavo-
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Bogdan, Damian P., Paleografie româno-slav . Tratat i album, Bucarest 1978
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279
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Ciurea, Dumitru, « Le scritture latine nei paesi romeni. Saggi di paleografia e di
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Ciurea, Dumitru, « Observa ii pe marginea documentelor latine române ti. Studiu
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VI. Chronologie des chartes roumaines

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Iona cu, Ion, « Elemente de cronologie. Cronologia documentelor din Moldova
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282
VII. Sigillographie

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Bunta, Maria Magdalena, « Sigilii domne ti din secolul al XVII-lea », SCN IV
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Cernovodeanu, Dan, tiin a i arta heraldic în România, Bucarest 1977
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Dogaru, Maria – Rânzi , Filofteia, « Un sigiliu necunoscut de la Radu erban
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Gorovei, tefan S., « Les armoiries de la Moldavie et de ses princes régnants
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sciences généalogiques et héraldiques, Liège 29 mai – 2 juin 1972, Braga
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Iorga, Nicolae, « Sur le blason des princes roumains », Revue héraldique et
onomastique (1925), p. 1-4
Moisil, Constantin, « Bule de aur sigilare de la domnii rii Române ti i ai
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Moisil, Constantin, « Sigiliile lui Mircea cel B trân », RA VI (1944-1945),
p. 256-286
N sturel, Petre V., « Nova plantatio i regii României mo tenitori ai împ ra ilor
Bizan ului. Studiu sfragistic din punct de vedere istorico-heraldic », RIAF
XV (1914), p. 1-80
R dulescu, Gabriela, « Sigiliile cancelariei domne ti a Moldovei în anii 1711-
1821 », RA XII (1969), p. 173-218
Rânzi , Filofteia, « Sigiliile lui Constantin erban (1654-1658) », RA LIX
(1982), p. 86-90
Sacerdo eanu, Aurel, « Contribu ii la studiul diplomaticii slave-române. Sfatul
domnesc i sigiliile din timpul domniei lui Neagoe Basarab (1512-1521) »,
Rsl X (1964), p. 405-434
Sacerdo eanu, Aurel, « Sigiliul domnesc i stema rii », RA XI (1968), p. 11-68
283
imanschi, Leon, « Cele mai vechi sigilii domne ti i boiere ti din Moldova
(1387-1421) », AIIAI XVII (1980), p. 141-158
Vîrtosu, Emil, « Sigilii domne ti rare din veacul al XVII-lea », AARMSI, IIIe
série, XXV (1946), p. 73-87
Vîrtosu, Emil, « Les relations de la Moldavie et de la Valachie avec l’Empire
ottoman reflétées par le sceau du prince régnant (XVIIe – XIXe siècles) »,
RÉSEE IV (1966), p. 197-206
Vîrtosu, Emil, « L’apparition et le rôle juridique et politique du sceau princier »,
RRH VI (1967), p. 57-67

284
IV

Diplomatie, Église et Croisade en Europe


Centrale et Orientale (XVe – XVIe siècles)
LA CHUTE DE CAFFA EN 1475 À LA LUMIÈRE DE
NOUVEAUX DOCUMENTS
(en collaboration avec Kéram Kévonian)

Les prodromes et les conséquences de l’occupation par Mehmet II de la


colonie génoise de Caffa, en Crimée, ont soulevé l’intérêt des historiens de
manière inégale. En effet, l’attention générale a été principalement attirée, depuis
l’intégration de la péninsule à l’Empire de Russie, par l’essor, puis le déclin, à la
fin du XVe siècle, des établissements génois en mer Noire.
À ce propos, l’œuvre fondamentale de Marian Malowist, parue en 1947,
constitue le principal repère car elle synthétise les résultats des recherches
précédentes, tout en éclairant de nombreux points obscurs1. Depuis, les études
des historiens soviétiques2, italiens3, roumains4 et français5 ont traité surtout de la

1
M. Małowist, Kaffa – kolonia genue ska na Krymie i problem wschodni w latach 1453-1475,
Varsovie 1947.
2
Notamment M.K. Starokadomskaja, Otcherki po social’no-ekonomitcheskoj istorii
genuezskoj Kafy kontsa XIII – pervoj polovine XV vv., Moscou 1951 ; I.A. Gol’dsmidt, Kajfa –
genuezskaja kolonija v Krymu v kontse XlII – pervoj polovine XV v., Moscou 1952 ; A.M. Ciperis,
Ekonomitcheskoe razvitie i klassovaja hor’ha v krymskih gorodah v 30e gody XV v., Moscou 1958 ;
V. Mik’ay lean, Łrimi haykakan galut’i patmuti’wn [Histoire de la colonie arménienne de Crimée],
I-II, Erevan 1964, 1970 : Académie des Sciences d’Arménie ; idem, Hayitalakan arnc’ut’iwnner...,
Erevan 1974 : Académie des Sciences d’Arménie.
3
Principalement M. Giangiacomo Muso, « Note d’archivio sulla Massaria di Caffa », Studi
genuensi V (1964-1965), p. 62-98 ; idem, « Il tramonto di Caffa genovese », dans Miscellanea di
storia ligure in memoria di Giorgio Falco, Gênes 1966, p. 311-339 ; idem, « Nuovi documenti
dell’Archivio di Stato di Genova sui Genovesi e il Levante nel secondo Quattrocento », Rassegna
degli Archivi di Stato XXVII (1967), p. 443-496. De même, l’équipe dirigée par le professeur Geo
Pistarino a édité plusieurs volumes d’actes notariés des colonies génoises de la mer Noire. Il
convient de signaler aussi G. Balbi – S. Raiteri, Notai genovesi in Oltremare. Atti rogati a Caffa e a
Licostomo nel secolo XIV, Gênes 1973 ( « Collana storica di Fonti e Studi », XIV).
4
Spécialement Gheorghe I. Bratianu, auteur de nombreux livres et articles, dont nous citerons
l’ouvrage posthume La mer Noire. Des origines à la conquête ottomane, Munich 1969. Dans les
dernières années, on remarque les études d’histoire monétaire de O. Iliescu et surtout celles de
. Papacostea, Die politischen Voraussetzungen für die wirtschaftlische Vorherrschaft des
Osmanischen Reiches im Schwarzmeergebiet (1453-1484), Münchner Zeitschrift für Balkankunde I
(1978), p. 217-245 ; idem, « Caffa et la Moldavie face à l’expansion ottomane », au Colloque « Les
Génois dans la mer Noire aux XIIIe – XIVe siècles » (1974). Cf. RRH XIV/3 (1975), p. 574 ; RÉSEE
XIII/3 (1975), p. 479-480.
5
R.H. Bautier, « Notes sur les sources de l’histoire économique médiévale dans les archives
italiennes », dans Mélanges d’archéologie et d’histoire publiés par l’École Française de Rome,
1948, p. 184-185 ; M. Balard, Gênes et l’outre-mer, I, Les actes de Caffa du notaire Lamberto di
Sambuceto, 1289-1290, Paris 1973. À noter aussi la thèse (inédite) de M. Massot de l’École
Nationale des Chartes, La fin de la présence génoise en Crimée selon les sources génoises (1453-
1475), 1964. Cf. École Nationale des Chartes. Positions des thèses, 1964, p. 89-93.
287
période de décadence de Caffa, et porté notamment sur les années antérieures à
1475, ce qui s’explique entre autres par l’abondance des documents, inédits ou
publiés, conservés dans le fonds Officium Gazariae des Archives d’État de
Gênes.
En revanche, la période postérieure à l’incorporation du littoral pontique à
l’Empire Ottoman a été moins étudiée. Cette lacune commence à être comblée
par les travaux de l’ERA 529 du CNRS dirigée par le professeur Alexandre
Bennigsen. Deux membres de cette équipe ont déjà publié une série de
règlements de Suleyman Ier concernant le liva’ de Caffa6. Dans ce même cadre,
nous publions un ensemble de documents inédits ou peu connus se rapportant en
particulier à la chute de Caffa en 1475 et au sort réservé à la population locale,
ainsi qu’aux relations mouvementées entre le khanat de Crimée et l’Empire
Ottoman dans les années 1475-14787.

Documents génois, persans et kiptchak

Les documents que nous présentons en annexe proviennent d’horizons


différents et, comme tels, offrent la possibilité de surprendre le passage de Caffa
sous la domination ottomane selon des perspectives nouvelles.

Instructions adressées au consul de Caffa

Il y a d’abord les instructions que le consul de Caffa, Giuliano Gentile,


reçoit de la part des protecteurs, des Compere, de la banque Saint-Georges à la
veille de son départ pour la Crimée. Ce long texte latin dont nous publions
uniquement la partie inédite représente, en effet, essentiellement la répétition

6
M. Berindei – G. Veinstein, « Règlements de Süleym n Ier concernant le livà’ de Kefe »,
CMRS XVI/1 (1975), p. 57-104, où on trouvera le point de la question ; iidem, « La Tana-Azaq, de
la présence italienne à l’emprise ottomane (problèmes et points de vue), XIIIe – XVIe siècles »,
Turcica VIII (1976), p. 110-201.
7
Pour les événements qui ont présidé au passage du Khanat de Crimée sous la domination
ottomane, cf. notamment H. Inalcik, « Yeni vesikalara göre Kinm hanligm Osmanli tabiligine
girmesi ve ahidname melesi » [Le passage du khanat de Crimée sous la domination ottomane et le
problème du traité], Belleten VIII/43 (1944), p. 185-229 ; B. Spuler, Die Goldene Horde. Die
Mongolen in Russland, 1223-1502, Wiesbaden 19652 ; Fr. Babinger, Mahomet II le Conquérant et
son temps, 1432-1481. La grande peur du monde au tournant de l’histoire, Paris 1954, p. 413-421 ;
M.A. Mehmet, « La politique ottomane à l’égard de la Moldavie et du khanat de Crimée vers la fin
du règne du sultan Mehmet II le Conquérant », RRH XIII (1974), p. 509-533. Nous remercions
également le Professeur Alexandre Bennigsen, qui a eu l’amabilité de nous permettre de consulter
l’introduction de son livre Le khanat de Crimée dans les Archives du Musée du Palais de Topkapi,
sous presse.
288
annuelle des dispositions que chaque consul désigné était censé appliquer au
cours de sa magistrature. Cependant, à lire les indications concernant les registres
de la Massaria, dont les protecteurs n’avaient plus reçu de copie depuis 1468, on
peut se rendre compte, une fois de plus, de la dégradation continuelle de la
situation générale de la colonie.
La flambée de brigandage et de violence que les protecteurs déplorent dans
leurs instructions avait rendu la cité ainsi que Soldaïa et Cembalo peu sûres pour
les riches commerçants ou artisans, qui voyaient fréquemment leurs maisons
pillées et leurs femmes attaquées.
Parallèlement, les mesures destinées à empêcher l’apparition à Caffa de la
peste qui faisait rage à Constantinople témoignent des efforts entrepris par les
autorités responsables pour enrayer les épidémies, action faisant suite à une
remarquable politique sanitaire de la ville.
Enfin, la mention, dans la dernière partie du même document, des
dissensions nées au sein de la florissante colonie arménienne de Caffa au sujet de
l’élection d’un nouvel évêque et du mariage d’une jeune fille, nous fait entrevoir
la situation tendue régnant en fait dans la cité à la veille de sa chute.

Instructions adressées au consul de Caffa, cf. infra, Annexe I, p. 504-506.

II & III

Documents persans et kiptchak

Le premier document (daté du 25 juin – 4 juillet 1475) est une lettre


annonçant la victoire (feth-nâme) des troupes du grand vizir Gedik Ahmed pacha
à Caffa8, écrite dans un persan emphatique mêlé d’expressions arabes, surtout
coraniques. Le début manquant, on ne connaît pas le destinataire de cette lettre
dont les informations restent, somme toute, assez modestes, car noyées dans la
masse des citations à caractère religieux.
Le deuxième document apporte des précisions sur le sort et les efforts du
khan Mengli Girây Ier qui, prisonnier des Ottomans après l’occupation de la ville,
demande à un haut dignitaire, vraisemblablement de la Porte, d’intervenir en sa
faveur auprès de Mehmet II.
Feth-nâme annonçant la nouvelle de la prise de Caffa, cf. infra, Annexe II.
Lettre adressée à un haut dignitaire ottoman, attribuée à Mengli Girây Ier, cf.
infra, Annexe III.

8
Cf. A. Vigna, Codice diplomatico dette colonie tauro-ligure, II/2, Gênes 1879 (« Atti délia
Società ligure di Storia patria », VII/2), dans lequel figurent, en regard de l’année 1475, plusieurs
documents relatifs à la prise de Caffa par les troupes du grand vizir ; cf. aussi J. Hammer, Histoire
de l’Empire ottoman, Paris 1836, III, p. 141 sq., 195 sq.
289
B

Documents arméniens sur la chute de Caffa*

Si la Grande et la Petite Arménie, de part et d’autre de l’Euphrate, ont été


le berceau du peuplement arménien, les invasions du Moyen-Âge, arabe, turque
et mongoles, l’ont étendu à des régions différentes, où les Arméniens ont tenté de
trouver refuge. La plus connue d’entre elles est la Cilicie, siège d’un Royaume
qui se maintint jusqu’en 1375. Mais il est une autre terre d’asile où, sans atteindre
un niveau comparable de développement politique, les Arméniens ont constitué
une colonie exceptionnellement florissante du point de vue tant économique que
culturel. Cette région est la péninsule de Crimée, à laquelle, précisément en
raison de l’importance de ce peuplement, plusieurs textes de l’époque génoise
donnent le nom d’Arménie d’En Haut ou d’Arménie maritime9.
La présence des Arméniens en Crimée remonte à loin. Ainsi, l’Arménien
Phillipikos Bardanès (Vardan P’ilik), qui renverse l’empereur Justinien II
Rhinotmète et lui succède en 711 sur le trône de Byzance, est originaire de
Cherso , en Crimée. Mais c’est beaucoup plus tard que cette colonie prendra
l’importance qu’on lui connaît, entre autres en raison de l’installation des
Arméniens venus en 1330 de la métropole de la Horde d’Or, ainsi qu’on le verra
plus loin. L’implantation arménienne couvre dès lors un grand nombre de
localités ; elle sera cependant incomparablement plus forte à Théodosie, ou
Caffa, port dont la croissance rapide, sous l’administration de Gênes, aura exercé
sur les Arméniens un légitime attrait.
En 1455, les consuls de Caffa mettent les protecteurs de la banque Saint-
Georges en garde contre le zèle de l’évêque Giacomo Campori et les remous
qu’il provoque dans la population arménienne ; ils rappellent à cette occasion :
« Vous savez que ce pays est principalement habité par les Arméniens, qui constituent notre
support notoire, sont les meilleurs marchands, et rapportent à la ville de grands bénéfices »10.

La population arménienne de Caffa représente en effet, avant la chute de la


ville, les deux tiers environ de la population locale11 ; les Arméniens possèdent à

*
Pour les noms et références en arménien, la translittération utilisée est le système
Hubschmann-Meillet Benveniste de la Revue des Études Arméniennes [Paris].
9
V. Mik’ay lean, Łrimi haykakan galut’i patmut’iwn, op. cit., I, p. 69.
10
V. Mik’ay lean, Hay-italakan arn ’ut’iwnner..., op. cit., p. 80; d’après A. Vigna, op. cit.,
VI, p. 364.
11
V. Mik’ay lean, Łrimi haykakan galut’i patmut’iwn, op. cit., I, p. 102, 195, 221 ;
V. Mik’ay lean, Hay-italakan arn ’ut’iwnner..., op. cit., p. 7, 150 ; d’après A. Vigna, op. cit., II/2,
p. 248, VII/2, p. 344-345. À partir des données fournies par les sources génoises et turques,
M. Małowist, Fr. Babinger et V. Mik’ay lean admettent que Caffa comptait, avant sa chute,
quelque 70 000 habitants, dont environ un à deux milliers de Génois ; par ordre d’importance
290
Caffa et ses alentours quarante-cinq églises et chapelles12 ; ils ont, dès la seconde
moitié du XIVe siècle, cerné la ville d’une seconde enceinte, qui prolonge sur
trois de ses côtés la Citadelle franque primitive pour former la Citadelle des
Arméniens (Hayoc’berd) ou Grande Citadelle de Caffa13.
Ces quelques indications ne sauraient mettre en évidence toute
l’importance de Caffa dans l’histoire des Arméniens ; mais elles permettent de
comprendre que sa chute, survenant après celles de Sis14, de Constantinople, et de
Trébizonde, ait été ressentie comme un événement considérable et que, de ce fait,

numérique, la seconde communauté de la colonie était, après les Arméniens, la communauté


grecque ; cf. M. Małowist, Kaffa w drugiej polowie XVego wiku, Varsovie 1939, p. 40 ;
Fr. Babinger, op. cit., p. 417 ; V. Mik’ay lean, loc. cit.
12
Y. T r Abrahamean, Patmut’iwn Łrimu handerj ašxarhagrakan ew usumnakan
telekut’eambk’ znaxni ew zayžmu bnak ’ac’ Tawrioy [Histoire de Crimée, comprenant des
informations géographiques et scientifiques sur les habitants anciens et actuels de la Tauride], IIe
partie, Théodosie 1865 : Collège Khalipian, p. 69-70, 139-141, 169, note 49 ; K. K’ušnerean,
Patmut’iwn gałt’akanut’ean Łrimu Hayoc’... [Histoire de l’émigration des Arméniens de Crimée,
A, Voyage à la Nouvelle Nakhitchewan (Nakhitchewan-sur-le-Don) ; B. Histoire de Théodosie ;
C. Pèlerinage à Kamenetz], Venise 1895, p. 138-141. Les auteurs se réfèrent à un manuscrit
exécuté à Nakhitchewan-sur-le-Don en 1787, d’après lequel 29 de ces églises se trouvaient à
l’intérieur des murs de la ville, et 16 à l’extérieur. Au XVIIIe siècle, il y en avait encore 24, selon
un éloge anonyme extrait du même manuscrit : incipit « L’on dit que Caffa est une grande cité, |
Par les rois, elle a été fondée... », in fine « La ville de Caffa [est] face à la mer, | Ses églises [sont]
toutes parées ». Ce dernier chiffre est confirmé par Peyssonel. Pour le XVIIe siècle, l’on se repor-
tera au témoignage de Beauplan, qui dénombrait à Caffa 32 églises arméniennes ; cf.
V. Mik’ay lean, Łrimi haykakan galut’i patmut’iwn, op. cit., I, p. 99.
13
M. Bžškeanc’, Canaparhordut’iwn i Lehastan ew yayl kołmans bnakeals i Haykazanc’
sereloc’ i naxneac’ Ani k’alak’in... [Voyage en Pologne et en d’autres contrées peuplées par les
Arméniens descendant des anciens habitants de la ville d’Ani...], Venise 1830, p. 331-334, § 498-
499 ; V. Mik’ay lean, Łrimi haykakan galut’i patmut’iwn, op. cit., I, p. 220 ; idem, Hay-italakan
arn ’ut’iwnner..., op. cit., p. 164, note 77. Achevée dans les années 1380, la Grande Citadelle de
Caffa a été ensuite fortifiée à maintes reprises. Les protecteurs de la banque Saint-Georges écrivent
le 31 janvier 1464 à l’évêque des Arméniens de Caffa : « Plus nous fixons notre attention sur Votre
vertu et songeons à vos bonnes œuvres, accomplies au nom de la prospérité et de la grandeur de
cette magnifique cité, notamment pour ce qui est de la construction des remparts, plus nous
sommes convaincus que vous désirez la pérennité de notre souveraineté, et avez les meilleurs
espoirs de voir régner la satisfaction et la joie universelles » (ibidem, p. 81 ; d’après A. Vigna, op.
cit., VII/1, p. 277). De son côté, le chroniqueur Andréas d’Eudocie (Andr as Ewdokiac’i) note sous
l’année 1467 : « En l’an 916 (= 1467), le 16 novembre, [la] citadelle neuve et l’enceinte de Caffa
ont été [re]construites et achevées. Et les Francs, les Arméniens, et les Romains [les Grecs], se
dressant avec [leurs] évêques et prêtres, en firent le tour avec la Croix et l’Évangile ; et ils bénirent
la cité » (cf. V. Yakobean, Manr žamanakagrut’iwnner, XIII – XVIII dd. / Chroniques mineures,
XIIIe – XVIIIe s., Erevan 1951 : Académie des Sciences d’Arménie, I, p. 161.) Au XVIIe siècle,
Étienne d’Eudocie (Step’anos Ewdokiac’i) écrit encore : « La ville de Caffa, pareille au jardin
d’Éden | Et à la ville sainte de Jérusalem, | À la grande Rome et à Constantinople, | À Ham, à
Amid, et à l’Égypte ; | Entourée d’une muraille forte, | À l’intérieur d’icelle une citadelle franque ; |
Les navires [y] apportent mille bienfaits, | Il sort [de la mer] des poissons de toutes sortes »
(Ł. Ališan, Hayapatum. Patmi ’k’ ew patmut’iwnc’ Hayok’... / « Hayapatum ». Historiens et
histoires d’Arménie..., Venise 1901, p. 608).
14
Capitale du Royaume arménien de Cilicie, prise en 1375 par le sultan d’Égypte Mélik el-Ashraf.
291
elle ait été rapportée dans plusieurs documents arméniens, aussi bien sous forme
de simple mention que de description détaillée.

*
Les documents arméniens sur la chute de Caffa peuvent être répartis en
trois groupes. Un premier groupe est constitué par des mentions généralement
brèves apparaissant dans des chroniques ou des colophons de manuscrits. Nous
en avons relevé une quinzaine, quoiqu’il en existe certainement d’autres, qui ont
échappé à notre investigation ; d’époques diverses, elles fournissent, dans
l’ensemble, peu d’éléments utiles. Il en va différemment de deux textes du XVIIe
siècle, d’une part un mémorial, connu sous le nom d’Histoire des originaires
d’Ani habitant Caffa, et d’autre part une Histoire du Pays de Crimée..., qui
consignent une tradition commune sur laquelle nous n’avons malheureusement
pas de témoignages antérieurs. Ces deux textes constituent le second groupe de
documents. Enfin, il faut accorder une place à part au Thrène sur la métropole de
Caffa, œuvre contemporaine des événements et présentant, par là même, un
intérêt particulier. Nous aborderons successivement ces trois séries de textes dans
la suite de cet article.
I

Chroniques et colophons

Sur les quatorze mentions extraites de chroniques et de colophons


arméniens, que nous réunissons sous cette rubrique, quatre (nos 1-4) datent de
l’année même de la chute de Caffa. C’est ce qu’indiquent leurs auteurs et que
confirment, de leur côté, les détails qu’ils nous rapportent. Ces mêmes détails,
présents dans la compilation de Grégoire de Kamakh (no 5), montrent que ce
dernier a utilisé des informations contemporaines des événements décrits. Les
mentions suivantes, du XVIe (nos 7-9), du XVIIe (nos 6, 10-12) et du XVIIIe siècle
(nos 13-14), sont très succinctes et comportent de surcroît maintes erreurs de
datation.
Fragments de chroniques et colophons, traductions et notes, cf. infra, Annexe IV.

II

Deux textes du XVIIe siècle

Le mémorial connu sous le nom d’Histoire des originaires d’Ani habitant


Caffa (Patmut’iwn Anec’woc’ K’ f yi) a été publié pour la première fois en 1830
par le Père Minas Bjshkiants (Bžškeanc’) dans son Voyage en Pologne et en
d’autres contrées peuplées par les Arméniens descendant des anciens habitants

292
de la ville d’Ani15. L’auteur de l’ouvrage nous apprend qu’il l’a recopié d’un
synaxaire conservé en l’église du Saint-Précurseur du village de Nesvetay, près
de Nakhitchewan-sur-le-Don16 ; le synaxaire y a été apporté de Caffa,
vraisemblablement en 1779, lors de l’émigration forcée d’une partie des
Arméniens de Crimée. Une publication partielle de ce mémorial a été aussi
donnée en 1865 par Y. Ter Abrahamian (Ter Abrahamean)17 et une autre, plus
complète, par le Père Ł. Alishan (Ali an), en 190118. Ces deux auteurs n’ont fait,
semble-t-il, que reprendre le texte de la première édition, dont certains passages
sont reproduits en outre dans quelques autres ouvrages arméniens19.
Le synaxaire vu par le Père B keanc’ se trouve actuellement au
Matenadaran d’Erevan, où il est conservé sous le no 744220. M.V. Mikayelian
(Mik’ay lean) l’a utilisé pour son Histoire de la colonie arménienne de Crimée
(1964-1970), sans pour autant juger utile de publier à nouveau le mémorial qui
nous occupe. Par ailleurs, M. Mik’ay lean ne signale pas d’écarts entre l’édition
de Bžškeanc’ et le texte original. À défaut d’avoir le manuscrit en main, nous
avons donc effectué la traduction présente d’après l’édition de 1830, à laquelle
nous avons estimé, pour les raisons susdites, pouvoir nous fier.
L’Histoire des originaires d’Ani habitant Caffa peut être datée avec
précision. Le scribe David de Crimée (Dawit’ Lrimec’i) dit l’avoir rédigée à la
demande des nobles Tiridate et Anne Pahlawouni, afin de l’insérer dans un
synaxaire, dont nous savons par ailleurs qu’il a été achevé en 169021. L’absence
de documents écrits relatant l’histoire des Arméniens de Crimée est, déclare-t-il,
la raison essentielle pour laquelle il écrit ce mémorial. Cette affirmation ne doit
pas être prise à la lettre. La plupart des épisodes qu’il rapporte apparaissent en
effet sous une forme identique dans un second texte, également exécuté en
Crimée, intitulé Histoire du Pays de Crimée, composée par le docteur de l’Église
Martiros de Crimée en mesures versifiées (Patmut’iwn Lrimay erkri, arareal
Martiros vardapet Lrimec’woy otanawor ’ap’ov). Il s’agit d’un dit de 77
quatrains, composé en 1672 par un évêque célèbre de Caffa, et publié en 1958

15
M. Bžškeanc’, op. cit., p. 335-342, § 502-509.
16
Ibidem, p. 335, § 501, p. 394, § 578.
17
Y. T r Abrahamean, op. cit., Ière partie, p. 98-103.
18
Ł. Ališan, op. cit., p. 580-582, chap. 381.
19
Signalons également une étude de F. Macler, où se trouve sommairement rapporté le
contenu du mémorial ; cf. F. Macler, « Arménie et Crimée : note d’histoire, notice de manuscrits »,
dans L’art byzantin chez les Slaves. Les Balkans. Premier recueil dédié à la mémoire de Théodore
Uspenskij, Paris 1930 : Geuthner, p. 347-376.
20
. Eganean – A. Z yt’unean – P’. Ant’abean, C’uc’ak jeragrac’ Mast’oc’i anowan
Matenadarani [Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque (Matenadaran) Mashthots], II, Erevan
1970 : Académie des Sciences d’Arménie, col. 533.
21
V. Mik’ay lean, Łrimi haykakan galut’i patmut’iwn, op. cit., I, p. 71 ; . Eganean –
A. Z yt’unean – P’. Ant’abean, loc. cit.
293
par M.A. Martirosean d’après le manuscrit arménien F. 25 de l’Oxford Bodleian
Library22.
Cette Histoire du Pays de Crimée... pourrait très bien être la source de
notre mémorial, d’autant qu’il existe entre les deux textes des similitudes
littérales23. Mais il se pourrait aussi que l’un et l’autre aient utilisé un document
plus ancien, aujourd’hui disparu, dont ils auraient tiré le récit des événements
survenus jusqu’à l’occupation de Caffa par les Ottomans, c’est-à-dire les
passages où le parallélisme entre les deux textes est le plus frappant. C’est cette
hypothèse qui est retenue par M. Mik’ay lean, malgré les dénégations de
l’évêque Martiros, qui se prévaut, tout comme le scribe David, d’avoir consigné
des événements dont il a trouvé la description « dans les récits non écrits »24.
Nous nous contenterons ici de signaler en notes les correspondances entre
les deux Histoires en renvoyant le lecteur, pour plus de détails au sujet du dit, à
l’édition de M. Martirosean25.
Histoire des originaires d’Ani habitant Caffa, traduction et notes, cf. infra,
Annexe V.

III

Le Thrène sur la Métropole de Caffa

Le Thrène sur la Métropole de Caffa (Ołb mayrak’alak’in Ka’fayu) nous


est connu par l’édition qu’en a donnée le Père Norayr Pogharian (Połarean), en
1946, dans la revue Sion26. Cette première édition, qui se fonde sur le manuscrit
no 1455 du monastère de Saint-Jacques de Jérusalem et, subsidiairement, sur le
no 714, est restée ignorée de Y. Kurtian (K’iwrtean) qui a republié le Thrène en
1957 dans la revue Bazmav p, toujours à partir du manuscrit du monastère de
Saint-Jacques no 145527. Malheureusement, les leçons du Père Połarean et de
Y. K’iwrtean diffèrent sur plusieurs points ; il existe en outre, dans les manuscrits
de Jérusalem, au moins une variante supplémentaire du Thrène, qui est celle du

22
A. Martirosean, Martiros Łrimec’i. Usumnasirut’iwn ew bnagrer [Martiros de Crimée.
Étude et originaux], Erevan 1958 : Académie des Sciences d’Arménie, p. 142-152, 166.
23
L’éditeur de Martiros de Crimée fait observer que 1’Histoire du Pays de Crimée... rappelle
en plus d’un point le mémorial publié sans indication d’origine dans Hayapatum par le Père Ališan
(chap. 381) ; cf. A. Martirosean, op. cit., p. 46, note 1. Ce mémorial n’est autre, comme on vient de
le voir, qu’une copie incomplète de 1’Histoire des originaires d’Ani..., éditée précédemment par le
Père Bžškeanc’.
24
V. Mik’ay lean, Łrimi haykakan galut’i patmut’iwn, op. cit., I, p. 331-332.
25
Cf. aussi, au sujet de Martiros de Crimée, H. Oskean, ’ors hay talasac’nerew
anonc’tałer ... [Quatre auteurs arméniens et leurs dits...], Vienne 1966, p. 177-210.
26
N. Covakan [pseud. pour N. Połarean] (éd.), « Hin jer » [Pages anciennes], Sion, nouvelle
série, XX/8-9 (Jérusalem 1946), p. 163-164.
27
Y. K’iwrtean (éd.), « Ołb mayrak’alak’in K’afayu » [Thrène sur la métropole de Caffa],
Bazmav p 115/3-4 (Venise 1957), p. 83-85.
294
no 1136, Dit au sujet de Caffa, thrène et lamentation (Tał K’afayin veray ołb ew
koc)28. Quant à la variante dont M. Mik’ay lean reproduit quelques fragments
dans son Histoire de la colonie arménienne de Crimée, elle provient du
manuscrit no 7709 de l’Institut Mashthots des manuscrits anciens d’Erevan, dit
Matenadaran29. Ajoutons qu’une cinquième variante nous est fournie par le
manuscrit no 8605 de cette même bibliothèque30.
Il eût été souhaitable qu’une édition définitive du Thrène trouvât place
dans le recueil de thrènes arméniens médiévaux publié par M.P. Khatchatrian
(Xac’atrean) en 196931. Cependant, seuls quelques passages, extraits des éditions
précédentes, figurent dans cet ouvrage32. La traduction proposée ci-après a donc
été effectuée d’après les premières versions imprimées, sans qu’il nous ait été
possible de les collationner avec les originaux manuscrits. Quoiqu’il nous soit
parvenu à travers des copies tardives, la plupart du XVIIe siècle, le Thrène sur la
Métropole de Caffa est une œuvre authentique, comme l’on s’en convaincra dès
la première lecture. Son auteur, un docteur de l’Église (vardapet) du nom de
Ners s, nous dit lui-même qu’il est émigré, d’où nous supposons qu’après 1475,
il a quitté Caffa. Il nous est connu par plusieurs autres œuvres de la fin du XVe et
du début du XVIe siècle, dont une Plainte à Dieu, du docteur de l’Église Ners s
(Ołb i Ners s vardapet ar Astowac)33, qu’auront sans doute aussi inspirée, parmi
divers événements, ceux qui ont motivé la composition du Thrène. Aucun rapport
entre celui-ci et le Thrène sur la prise de Caffa (Ołb i veray arman Kafayin)
conservé dans le manuscrit no 2939 du Matenadaran. Ce texte, composé à la fin
du XVIe siècle par un versificateur du nom de Jean (Yovhann s), est un bref récit
de l’intervention ottomane de 1583-1584 contre le khan de Crimée, coupable de
ne s’être pas joint à l’expédition d’Ouzdémir Osman pacha au Caucase34. Nous
ne saurions donc en faire autrement cas dans les limites de cet article.

28
N. Połarean, Mayr c’uc’ak jeragrac’ Srboy Yakobeanc’ [Grand catalogue des manuscrits (du
monastère) de Saint-Jacques], Jérusalem 1969, IV, p. 214.
29
V. Mik’ay lean, Łrimi haykakan galut’i patmut’iwn, op. cit., I, p. 201-202, 270, 274-275.
30
. Eganean – A. Z yt’unean – P’. Ant’abean, op. cit., II, col. 779-780. Les Mss 1990
(Recueil de dits, 1808), 3081 (Mélanges, 1617), et 3504 (Mélanges, 1676-1692), décrits dans le
premier volume de ce même catalogue, contiennent des écrits de Nersés de Caffa, mais nous
ignorons si l’on y trouve d’autres variantes du Thrène, ibidem, I, 1965, col. 692, 936, 1028, 1633.
Enfin, un certain nombre d’autres catalogues n’ont pas été consultés par nous.
31
P.M. Xa ’atrean, Hay mijnadarean patmakan olber, ŽD – Ž dd. [Thrènes historiques
arméniens du Moyen-Âge, XIIIe – XVIIe siècles], Erevan 1969 : Académie des Sciences
d’Arménie, 344 p.
32
Ibidem, p. 87-88, vers 1-2, 19-21, 31a.
33
A. Mnac’akanean, Haykakan mijnadarean zolovrdakan erger [Chants populaires arméniens
du Moyen-Âge], Erevan 1956 : Académie des Sciences d’Arménie, p. 610, d’après le Ms. no 3081
du Matenadaran.
34
P. M. Xa ’atrean, op. cit., p. 132-137 ; . Eganean – A. Z yt’unean – P’. Ant’abean, op.
cit., I, col. 906. K’. Patkanean en a publié une version défectueuse qu’il attribue à tort à Abraham
d’Ancyre (Abraham Ankiwrac’i), témoin de la prise de Constantinople ; cf. K’. Patkanean, Nšxark’
matenagrut’ean Hayoc’ [Morceaux de littérature arménienne], Saint-Pétersbourg 1884, p. 65-66.
295
ANNEXE I

Instructions adressées au consul de Caffa

1er septembre 1474. Gênes.


Instructions que les protecteurs, les compere de la banque Saint-Georges
rédigent à l’intention de Giuliano Gentile, consul désigné de Caffa, remplaçant
Uberto Squarzafico.

– Original : Archivio di Stato, Gênes.


– Une copie à Venise, Museo Correr, Provincie diverse, 597 C/III, que
nous utilisons pour la présente édition.
– Éditions : A. Vigna, Codice diplomatico delle colonie tauro-ligure,
VII/2, Gênes 1879 (« Atti délia Società ligura di Storia patria », VII), p. 113-114,
no 1101, édition incomplète. Les instructions du 16 juin 1472 ont servi de modèle
au document ci-dessous : ibidem, VII/1, p. 860-873, no 1031.

ff. 9v –10v.

[...] Molestissime ferimus quod quotidie multiplicari videatur numerus eorum qui mulieres
violare presumunt seu pro mulieribus aliénas domos insciis vel invitis earum domus intrare.
Propter quod, comprobantes baliam vobis et vicario attributam circa maleficia que nocturno
tempore committantur, damus et attribuimus vobis et vicario vestro quamdiu in consulatu
permanseritis et parimodo consuli qui nunc est et eius successori priusquam vos magistratum
inituro ac eorum vicario, atque insuper successoribus vestris in oflficio et eorum vicariis,
amplissimam potestatem et arbitrium puniendi etiam pretermisso viris et capitulorum ordine si eis
videbitur eos omnes et singulos qui deinceps presument in Capha aut Soldaia vel Cimbalo
quomodolibet delinquere circa violationem feminarum aut accessum in domos aliénas inscio vel
mutuo domino occasione feminarum, secundum et prout qualitate delicti et bono exemplo ac terrori
malorum convenire iudicaverint, statuentes ac déclarantes quod pro processibus, punitionibus aut
executionibus quomodolibet faciendis contra eiusmodi delinquentes vos et reliqui predecessores et
successores vestri et eorum vicarii de quibus superius diximus sindicari non possitis in Capha aut
coram sindicatoribus vestris in Capha conveniri seu quovismodo molestari. Immo quicumque se in
débité gravatos fuisse estimaverint occasione predicta recursum habere non possint nisi
tantummodo ad nos et officium nostrum ac successores nostros in officio.
Quem articulum volumus in regulis registrari, jubentes vobis et aliis superius comprehensis
expresse ut omnes et singulos qui in predictis deinceps quomodolibet delinquere presument
severissime puniatis ad terrorem aliorum.
Experimento cognovimus quod predecessores vestri quibus pares instructiones date fuerunt
neglexerunt multa in eis contenta exequi et propterea non modo moleste ferentes eiusmodi eorum
negligentiam sed etiam non intendentes eam impunitam preterire, volumus ac vobis expresse
iubemus ut sub qualibet gravi pena arbitrio nostro taxanda et exigenda observetis et exequamini
omnia et singula superius contenta et distincte ac ordinate nobis rescribatis quicquid feceritis et
facere posse in dies sperabitis circa unumquemque articulum suprascripte instructionis
denunciantes vobis quod si omiseritis exequi aliquem ipsorum articulorum vel super eo nobis
rescribere puniemus vos tanquam inobedientem ut equum est.
Ceterum considérantes super omnia utile ac necessarium esse quod civitas illa deo iuvante
summo studio ac diligentia custodiatur ab omni pestis infectione, volumus et virtute presentis

296
articuli quem in regulis registrari mandamus iubemusque singulis annis per consulem ac massarios
antianos et officiales monete sub calculorum iudicio eligantur quatuor officiales sanitatis, illi
videlicet qui eorum conscientiis magis apti et idonei videbuntur. Et propter ea, damus et
attribuimus consuli ac massariis et dictis quatuor eligendis amplissimum arbitrium ac potestatem
faciendi quascumque provisiones et executiones tam personales quam pecuniarias contra eos
omnes et singulos qui quovismodo controvenire presumpserint preceptis seu ordinationibus per vos
faciendis pro preservanda civitate illa et aliis locis nostris deo favente ab omni contagione pestis,
statuentes ac déclarantes quod predicti habeant et habere intelligantur omnimodam potestatem et
arbitrium multandi, condemnandi ac puniendi corporaliter ac pecuniarie quoscumque inobedientes
seu contravenientes preceptis et ordinacionibus dicta occasione per vos faciendis summarie et de
piano sine strepitu et figura iudicii servato vel etiam pretermisso iuris et capitulorum ordine et
secundum et prout eorum prudentiis qualitate cuiuslibet eiusmodi contrafactionis videbitur
convenire quoque pro eiusmodi processibus, condemnationibus seu executionibus in Capha
sindicari non possint, nec possit ab eorum sententiis vel executionibus appellari vel reclamari nisi
dumtaxat ad nos et successores nostros in oflicio. Decebit igitur vos et alios quibus ea cura
delegabitur assidue cogitare in faciendis ordinationibus et provisionibus illis quas quovismodo
prodesse posse intellexeritis, ut nihil eorum omittere quiquidem nullus potestatis defectus vos
deinceps impedire poterit.
Ut superius diximus vobis ita etiam et aliis predecessoribus vestris commisimus ut quilibet
consul secum afferat copiam libri massariae temporis sui et tamen ab anno 1468 citra nulla dicti
libri copia nobis allata seu transmissa fuit. Ex quo intendentes eiusmodi inobedientiam impunitam
non preterire committimus consuli et reliquo massario ac vobis ut quamprimum fueritis in Capha
curetis diligenter quod omnes ipsorum librorum copie annorum preteritorum que nobis misse non
fuerunt mittantur quanto celerius fieri poterit. Et quoniam dicitur dictos libros postquam complété
sunt non posse transcribi sine longo temporis intervallo, memoratum fuit quod pro illa mercede
que solvitur transcriptoribus eiusmodi librorum scriba massarie uno et eodem tempore posset et
veri similiter contentaretur duos libros eiusdem tenoris scribere. Et eo modo massaria nequaquam
ob id gravaretur novo onere ut singulis annis copie librorum iuxta ordines et commissiones nostras
mitti possent. Ob id igitur qui nunc est et vos ac reliquis massariis poteritis vel hune vel alium
ordinem in predictis taliter apponere quod commissiones nostre serventur.
Preterea propter distenssiones in illa civitate inter Armenos ortas occasione electionis novi
episcopi Armenorum et matrimonii cuiusdam puelle, commisimus vestris predecessoribus ut ea
faciant que in litteris nostris contineri invenietis35. Propter quod oneramus vos ut quamprimum deo
duce Capham perveneritis curetis quod ea que per nos in ipsa materia scripta sunt observentur et
quanto celerius fieri poterit nobis super predictis et aliis cogitatione nostra dignis ordinate
rescribatur.

ANNEXE II

« Feth-nâme » annonçant la nouvelle de la prise de Caffa


25 juin – 4 juillet 1475 / 10 derniers jours de Sefer 880.

35
Les troubles provoqués par l’élection d’un évêque arménien avaient commencé quelques
années avant 1474 : cf. V. Mik’ay lean, Hay-italakan a n ’ut’iwnner..., op. cit., p. 148-150. Ils ne
prendront fin qu’avec la conquête de la ville par les Ottomans. Cf. A. Vigna, op. cit., VII/2, p. 344-
345, 419. En effet, l’ordre de procéder à l’élection d’un troisième évêque, natif de Caffa, en
renvoyant dos à dos les deux protagonistes, sera probablement arrivé trop tard. Cf. V. Mik’ay lean,
op. cit., p. 151, d’après A. Vigna, op. cit., VII/2, p. 149.
297
Feth-nâme annonçant la nouvelle de la prise de Caffa par le grand vizir
Gedik Ahmed pacha.

– Copie, duplicata ou premier essai, Archives du Musée du Palais de


Topkapi, Istanbul. Topkapi E.II.687. 50 lignes en persan. Il manque le début.

N.B. La traduction, très proche du texte, et l’essentiel des commentaires de


ce document sont dus à Mohammad Mokri, maître de recherche au CNRS.

[...] Ils se livrent aux attaques. Inévitablement, selon le verset « et combattez-les jusqu’à ce
que disparaisse la sédition et que la foi soit totalement celle de Dieu » [Coran, VIII, 40], nous nous
sommes engagés par l’effort de notre conscience à la répulsion et au rejet de cette bande égarée.
C’est pourquoi les « ménageurs » attachés au seuil de notre heureuse et infinie Puissance, ainsi
que les apprêteurs de notre royaume haut construit mirent en œuvre – par l’inspiration de
« construis un bateau sous nos yeux et selon notre révélation » [Coran, XI, 38] – un grand nombre
de provisions, de vaisseaux faits de trésors et des effectifs peu nombreux mais qui ne manquaient
de rien36. Nous avons nommé les illustres émirs et les courageux combattants en compagnie de près
de trois cent mille37 fantassins et cavaliers pour envahir ce pays. Nous avons confié la bride des
affaires de l’émirat et les rênes des bonnes convenances du gouvernât de cette armée munie de
signe victorieux dans la main de Son Excellence liée à l’éternité et à la marche de l’équité, celle
dont la coupole de la tente est la bravoure même, à savoir, le grand et illustre émir, le plus vénéré
et le plus noble pacha à haut rang qui incarne dans les siècles l’honneur des émirs, le
généralissime des généralissimes de l’époque, le conducteur doué d’un jugement droit, le
destructeur de la base des subversifs par une pensée pénétrante et un sabre tranchant, le maître
absolu du ministère de tous les pays de notre Royaume, le digne détenteur des rênes des armées
musulmanes, le ministre de l’Eclatant État, le conseiller de notre Majesté victorieuse, l’objet de la
confiance du Royaume, le soleil de l’État, le vâlî Ahmad pacha qui est parmi les bons serviteurs de
notre cour, laquelle est le centre de refuge du monde entier. Il compte aussi au nombre des plus
dévoués proches du lieu où nous posons le pied, le lieu confondu avec la roue céleste. « Depuis
l’âge du berceau jusqu’à son ralliement »38, il a été élevé sous le regard de notre éducation et de
notre attention et façonné par les mains de notre faveur et de notre choix. Il a accompli ses services
et ses obligations de dévouement de telle façon que les signes lumineux de ceux-ci brillent à
l’horizon du Royaume et de la communauté. Les coups d'éclat des éclaireurs de ses services
continuent à se répandre aussi sur l'étendue du firmament de la religion et de la communauté ; « le
soleil ne se cache pas en tout lieu »39.

36
Cette phrase est obscure et assez confuse. On a essayé de la traduire le plus fidèlement
possible.
37
Ce chiffre, visiblement exagéré, se lit textuellement « si-sad hezâr » (« trois cent mille »).
En fait, il se peut que le texte ait porté à l’origine « yak-sad hezâr » (« cent mille ») et que le
calligraphe chargé de le recopier ait lu « si-sad hezâr », ce qui est une confusion possible dans
l’écriture employée ici. Quoi qu’il en soit, le chiffre de cent mille ne convient pas davantage aux
« effectifs peu nombreux » dont il est fait état dans la phrase précédente. Cf. à ce sujet
S. Siestrencewicz de Bohusz, Histoire de la Tauride, II, Brunswick 1800, p. 176, où il est question
de dix mille azapes et d’un nombre égal de janissaires.
38
Allusion aux sourates III, 41, V, 109, XIX, 30 du Coran, où il est question de Jésus
s’exprimant déjà dans son berceau avec la maturité de l’homme rallié à Dieu.
39
Proverbe arabe.
298
« Sa bonne pensée concentre ses efforts dans les affaires de notre Royaume40
Il est Aristote dans le gouvernât du pays d’Alexandre40bis
Le jour de la bataille, grâce à la force de notre fortune, afin de repousser l'ennemi,
Le bras de son courage accomplit l'acte de Rostam41 et de Naw-dhar »42.

Nous l’avons autorisé à se diriger vers [le but de] sa mission. Le résonnement de la voix
des habitants du firmament [les anges], qui célébraient le verset « il [Noé] dit : montez sur le
bateau que sa course et son arrêt soient au nom d’Allah » [Coran, XI, 43], arrivait à l’ouïe des
occupants des vaisseaux de la guerre sainte et à celui des résidents du Royaume des efforts hardis.
L’armée de l’Islam traversa, le 24 du mois Zilhidjda al-harâm43 sous un heureux horoscope,
les routes et les passages en mer ; elle navigua vers sa destination44.
Et quand les brises favorables poussèrent les navires guerriers vers les côtes de ce pays,
une ville que l'arpenteur de l’entendement ne trouvait pas la possibilité de circonscrire fut
aperçue ; et dans laquelle se plaçait une forteresse dont l'observateur de l’imagination tenait pour
impossible l'escalade aux grades des tours. La construction des soubassements de cette
fortification reprochait la dureté des agencements plombés des pyramides d’Égypte et l’élévation
de ses remparts rivalisait avec le zénith de Saturne. Elle était bâtie de la façon qu’a dit l’auteur de
ces mots et le versificateur de cette parole :

« Un fort inaccessible, solide, sans égal.


Un édifice élevé, fier et révolté.
Il possède les hauts sommets d’une haute montagne.
Celui qui s’appuie contre lui atteindra les Pléiades ».

Quand les lieux de ces côtes devinrent les ancrages des vaisseaux de nos armées guidées
par la victoire, tout d’abord, selon la tradition conforme aux préceptes divins, des missives furent
adressées suivant la parole juste de Dieu « appelle-les vers la voie de ton Seigneur par la sagesse
et un beau sermon » [Coran, XVI, 126]. Mais les indices de confiance qu’affichaient leur lieu
fortifié et la bravoure de leurs hommes leur procurèrent le cas de « ceux qui sont infidèles mirent
dans leur cœur le fanatisme – le fanatisme de l’époque de l’Ignorance » [Coran, XLVIII, 26] et ils
sortirent de la ville pour affronter et combattre nos troupes. À la suite d’eux, se livrèrent à
l'attaque les combattants de l’armée et les preux du champ de bataille, capables de chasser, de
déraciner et d’anéantir la base de l’infidélité et de l’égarement. Ils étaient ainsi dignes de
repousser et de rejeter les partisans de la mécréance et de l’ignorance. Louanges rendues à Dieu et
à sa faveur pour les premières lueurs de la victoire45 [s’élevant pour nous].
[Maintenant] nous avons tourné et fléchi [notre pensée] riche comme l’océan vers ces
concepts, selon l’ordre de Dieu nécessaire pour obéir et selon le commandement du Furqân
[Coran] à accomplir dûment, là où il dit dans son Livre solide « combattez pour la cause de Dieu,

40
Rythme défectueux dans l’original.
40bis
Rythme défectueux dans l’original.
41
Rostam, héros de l’épopée persane.
42
Nawdhar, roi et héros de la dynastie Pîshdâdi dans la mythologie iranienne.
43
Selon Fr. Babinger, op. cit., p. 417, la flotte ottomane appareilla le 19 mai 1475. La date
indiquée dans notre document est le 24 du mois de Zilhidjdja 879 qui correspond au Ier mai 1475.
44
Ici se trouve une phrase illisible, composée de huit mots, qui est apparemment un
hémistiche servant à justifier la ligne précédente. Un peu moins de la moitié de cette ligne est en
blanc. Serait-ce la seconde moitié d’un distique ou une autre phrase que le rédacteur (ou le copiste)
aurait laissé à compléter lors d’une seconde lecture ? La dernière partie de cette phrase se lit tout de
même « niqâb ast » (« ...est le voile »).
45
Près d’un quart de la ligne est resté en blanc ; on peut combler cette lacune par ce qui est
mis entre crochets.
299
comme Il le mérit » [Coran, XXII, 77]. Nous avons assigné, sans cesse, la volonté de notre vif
esprit et de notre mémoire critique pour barrer les frontières de l’Islam aux infidèles et pour
élever, entre les hommes, la voix de l'appel divin là où il dit « et ils croient à ce qui est révélé à
Muhammad par son Seigneur »46. Aussi, nous étouffons la voix de la tyrannie et nous faisons
disparaître les ténèbres de la surface du miroir du temps par le polissage de notre épée dont les
pores47 contiennent le secours divin. Nous nous sommes consacrés au brandissement des étendards
de la Loi éclatante de Mohammad – sur lui les meilleures prières et les plus parfaits saluts – ainsi
qu’à la poussée vers le progrès de la brillante communauté du Prophète.
Or, par la véridique promesse de « Dieu secourra certes celui qui Le secourt » [Coran,
XXII, 41], la main de la puissance divine a hissé l’étendard triomphal de notre royauté sur
l’apogée des hauteurs du ciel et a étendu le parasol béni de la rayonnante victoire sur le faîte de
notre couronne royale. C’est afin que, à chaque matin de bonheur, éclose et sourie une nouvelle
fleur dans le pré de « Nous l’avons instauré sur la terre et Nous lui avons accordé le moyen de tout
accomplir »48 [Coran, XVIII, 83] et c’est aussi afin que, à chaque aube, sur le rosier un rossignol
siffle le chant de « Dieu vous a promis d’abondants butins dont vous prendrez possession » [Coran,
XLVIII, 20]. Le jeune arbre de l’espoir pour la victoire et l’honneur verdit et pousse dans les
jardins – rafraîchis de nombreux bassins – de la joie et de la béatitude. C’est la protection de Dieu
qui observe et soutient les fruits des arbres de la victoire et de la réussite dans les vergers de la
conquête et de la direction du monde. Les commandements et les prohibitions de notre royauté sont
en coordination avec les brises de l’est et du nord dans les régions et les villes de la terre et de la
mer. L’ordre des perles de nos désirs et de nos exigences se range par les doigts des secours divins.
Chaque jour un roi récemment rallié met le cou dans le nœud de la soumission aux résidents de
notre Seuil pareil au ciel. Et à chaque instant, un Royaume sans limite est conquis, par l’ordre de
nos serviteurs s’emparant du monde, ordre qui suit le cours du destin. « Et la louange à Dieu qui
nous a guidés vers cela et nous n’aurions pas été certes guidés si ce n'était pas Dieu qui nous avait
dirigés » [Coran, VII, 41].
Le but de la compilation de ces mots et la formulation de ces prémices est que dans ces
moments est arrivé aux oreilles de notre Majesté – que Dieu leur fasse entendre les joies et les
éloigne des préjudices ! – que les infidèles de Kefe par leur extrême malheur et ignorance, se sont
rangés parmi « ceux qui brisent le pacte de Dieu après son alliance » [Coran, II, 25]. Ils ont prêté
le cou au désaccord, et ils ont avancé la barque de la haine et de l'hostilité dans l’abîme de la
sédition et de la dépravation et cela contre les positions et les faits et gestes des fidèles musulmans.
L’armée de l’Islam a assiégé le fort comme centre de leur attaque ; les lanceurs de naphte
enflammé et les canonniers fondeurs de plomb et destructeurs des forteresses ont assombri l’œil de
la vie des opposants par la brume de la fumée. Les cuirasses et les lances à l’instar des morceaux
de fer étaient attirées par l’aimant des armes à feu ; ces cuirasses et ces lances s’effaçaient devant
les flèches des malheurs. Avec chaque poussée de catapulte, un groupe de haut placés de ce lieu
succombait vers les profondeurs de l’abîme infernal. Le rempart de ce fort au caractère de roc dur
prit l’aspect de : « Dieu le réduira en pièces » [Coran, XVIII, 98] et les pierres des murailles furent
réduites par les coups de canon.
Quand ces troupes dispersées et entêtées aperçurent leur cas semblable à « ceux qui eurent
leurs maisons détruites par leurs propres mains et par celles des croyants » [Coran, LIX, 2] et
quand l'inondation de « Il jeta dans leur cœur la crainte » [Coran, LIX, 2] coula dans les veines de
leur cœur – et quand les troupes de la pensée « bientôt nous leur ferons voir nos signes à travers
l’univers et à travers eux-mêmes jusqu’à ce que leur soit prouvé que ceci est la vérité » [Coran,

46
Allusion au verset 2 de la sourate XLVII du Coran.
47
L’expression « ta’yid-masâm » (« dont les pores contiennent le secours divin ») peut se lire
également « ta’yid-neyâm » (« dont le fourreau contient le secours divin »). La première lecture
semble plus adéquate.
48
Il s’agit de Dhi 1-Qarnayn, roi dont l’histoire se mêle, dans les récits populaires, avec celle
d’Alexandre.
300
XLI, 53] pénétrèrent dans les endroits les plus secrets de leur for intérieur –, à ce moment ils aban-
donnèrent la patiente résistance et mirent rapidement le pied hors de la forteresse, s’agrippant à
l’habit de la royauté des deux mondes. Ils envisagèrent la sentence de « celui qui sauva sa tête,
certes gagna »49 et élevèrent, par la parole et le cœur, la voix « ô grâce, ô grâce ! ». Par les bontés
du secours de la puissance divine, les vierges de secrets de « la terre sera l’héritage de nos
vertueux serviteurs » [Coran, XXI, 105] soulevèrent, d’une meilleure façon, le voile de leur visage
et par les félicités de l’appui de l’ordre de « sois et il fut » [Coran, II ; III, 42, 52 ; VI, 72 ; XVI,
42 ; XIX, 36 ; XXXVI, 82 ; XL, 70], la beauté voilée de « tout bienfait que Dieu offre aux hommes
et nul ne peut le retirer » [Coran, XXXV, 2] se manifesta sur le lit nuptial de la fortune. Toutes les
contrées et les forteresses de ces pays ainsi que les environs tombèrent dans la main de la
puissance des notables élus par nos illustres lieutenants50 « que les prières les plus belles et les
plus sublimes soient sur lui [le Prophète] : ainsi que les hommages les plus parfaits et les plus
purs »51. La jeune mariée qu’est ce Royaume avait, depuis le jour de la Mission du Prophète
jusqu’à aujourd’hui, enveloppé sa svelte stature dans l’habit porté de force par les infidèles. Elle
fut ornée de la belle soie de la Religion Évidente. Les oreilles et le cou gracieux de cette beauté,
enchaînés par les pendentifs et les colliers des voies des mécréants rebelles, adoptèrent pour
ornement les lois du Maître des Envoyés de Dieu. Les arguments de « dis : la Vérité est venue et
l’erreur s’est dissipée » [Coran, XVII, 83] repoussèrent et firent disparaître de l’origine de ce pays
les préliminaires du fondement de la mécréance, de l’égarement, de l’infidélité et de l’ignorance.
Et alors les brises de « Dieu vous a promis d’[abondants butins] » [Coran, XLVIII, 20] soufflèrent
de la direction de la grâce divine et les oreilles des croyants entendirent de la part des
annonciateurs de la bonne nouvelle du ciel des anges et de la part des crieurs du monde céleste la
voix de « nourrissez-vous du butin pur et licite que vous avez enlevé aux ennemis » [Coran, VIII,
70] :
« Il est revenu à l’armée une telle quantité de butins
Qu’on ne peut y fixer une limite.
D’argent, d’or, de bijoux, de rubis et de perles
Que possèdent les chameaux dans leurs charges, les réserves [furent pleines] ».

Et parmi les concours du monde invisible et des belles coïncidences qui suivent et escortent
notre Royaume secouru éternellement par Dieu, il y a cela : certains des gouverneurs tatars
assiégeant à ce moment [un nombre de contrées de] ce pays, dès qu’ils aperçurent l’hégémonie et
la domination de nos armées victorieuses, constatèrent de leurs propres yeux que s’ils mettaient le
pied en dehors du chemin de la soumission et de l’accord, leur cas serait « semblable à ceux qui les
précédèrent immédiatement : ils goûtèrent le revers de leur affaire et un tourment douloureux leur
fut assigné » [Coran, LIX, 15]. Alors, ces hommes-là, en mettant sur-le-champ l’habit de
l’obéissance sur le dos et en passant l’anneau de la soumission à l’oreille, ils présentèrent les actes
de la servitude et eurent l’honneur d’être comptés parmi les soumis de notre Seuil qui est le lieu de
refuge du monde52. À travers ce geste apparut le sens de « Dieu le Très-Haut possède des subtilités
plus douces que les affections ». Les rossignols de la clairière des jardins du monde céleste ainsi
que les oiseaux célébrant des odes lyriques dans les prairies de l’intimité chantèrent ces vers :

49
Proverbe arabe.
50
Il s’agit notamment de la prise de La Tana, Cembalo, Soldaïa et Mangop.
51
Ces formules optatives sont écrites en retrait, entre les lignes 33 et 35 du document original.
52
Cf. S. Siestrencewicz de Bohusz, op. cit., II, p. 175 ; en ce qui concerne la mise au pas des
Tartares par leur allié turc, la lettre du nonce Dominique (voir infra, note 66) nous fournit un
témoignage concordant : « Ayant occupé la ville, le Turc, conformément à son ancienne habitude,
trahit l’accord et, considérant que le butin lui appartenait en totalité, priva le Tartare du droit de se
rendre maître de la ville et du butin ramassé » (cf. V. Mik’ay lean, Hayitalakan a n ’ut’iwnner...,
op. cit., p. 153). Au sujet de la soumission de Mengli Girây Ier, dont il n’est pas précisément
question ici, cf. infra, Annexe III.
301
« Chaque victoire et chaque prouesse que tu remportes,
Je suis sûr qu’elle est l’avant-garde d’une autre victoire,
À l’époque de ton existence, à travers les voiles de l’invisible,
Le destin désigne des espèces de joies et de triomphe ».

Et louange à Dieu pour la succession des totalités de ses abondants bienfaits ainsi que pour
la répétition prolongée de ses fécondes faveurs. Louange à Dieu pour attirer la croissance de ses
hautes générosités et pour appeler le fléchissement de ses suites de grâces.
Or, le mode d’action des habitants et des indigents des villes musulmanes doit consister à
multiplier les coutumes de remerciement et les obligations destinées à rendre action de grâces ainsi
qu’à augmenter la soumission et le culte d’adoration de Dieu dont le nom est tout-puissant. Et ils
doivent rendre verdoyants et jovials, par la fraîcheur de ces nouvelles communicatives de joies, les
alentours du ruisseau des esprits de leurs frères [musulmans]. Ils doivent de même, pendant qu’on
prie pour notre royaume fortuné, envisager le contenu de la pensée « ô Dieu secours celui qui le
secourt et abats celui qui l’abat ».
Et la louange à Dieu qui est le Commencement et la Fin. Que la prière successive et
multiple soit adressée à son Prophète objet d'une parfaite salutation, perpétuellement et
abondamment.
La rédaction est faite dans le courant des dix derniers jours [du mois] de Safar – qu’il se
termine avec bonheur, prouesse et victoire ! – en l’an huit cent quatre-vingt de l’Hégire du
Prophète Élu [25 juin – 4 juillet 1475] – « que soit sur lui la prière et la paix, ô Seigneur achève
tout par la prospérité ».

ANNEXE III

Lettre adressée à un haut dignitaire ottoman, attribuée à Mengli Girây Ier

5-15 juillet 1475 / début de Rebi’ I 880.


Mengli Girây (?) demande à un haut dignitaire ottoman (?) d’intercéder
auprès du sultan Mehmet II.

– Original : Archives du Musée du Palais de Topkapi, Istanbul, Topkapi


E. 11.776/2. 19 lignes en turc kiptchak ; première ligne illisible. Cachet de forme
carrée, apposé à la fin.

– Copies : ***

– Éditions : Fac-similé et traduction en turc moderne par A. N. Kurat,


Topkapi Sarayi Müzesi Ar ivindeki Altinordu, Kirim ve Türkistan Hanlarina ait
yarlik ve bitikler / Yarliks et actes concernant les khans de la Horde d’Or, de
Crimée et du Turkestan se trouvant dans les Archives du Musée du Palais de
Topkapi, Istanbul 1940, p. 87-90, qui attribue le document à Mengli Girây.

N.B. Traduction légèrement abrégée effectuée dans le cadre du séminaire


de paléographie ottomane, dirigé par Alexandre Bennigsen et Pertev Boratav.

302
[…]* Emprisonné dans un sombre cachot, j’avais entendu parler de vos hautes qualités
dignes de louanges et j’espérais que le salut viendrait de vous.
Dieu soit loué ! Cette espérance est maintenant comblée, la ville de Kefe a trouvé le chemin
de l’Islam et j’ai trouvé le salut.
Grâce à Dieu, libéré de cette sombre prison, je suis devenu un sujet de notre padichah.
Comment pourrais-je m’acquitter de cette dette, si Dieu ne m’en donne pas le moyen ?53
Il faut que vous me défendiez auprès du padichah. J’avais juré, en présence d’Ahmed
pacha, fidélité, obéissance et reconnaissance à notre padichah et j’ai promis d’être l’ami des amis
du padichah et l’ennemi de ses ennemis. Je suis resté fidèle à mes promesses.
Bien que mes ennemis soient nombreux, je refuse de proférer des mensonges et de
m’abaisser aux intrigues54.
J’ai peur que vous n’ayez confiance en de mensongères paroles. Ne vous animez pas de
colère contre moi avant d’avoir reçu de mes nouvelles.
Dans l’espoir d’obtenir votre grâce et votre confiance, cette lettre vous est adressée en date
du début Rebi’ I de l’année 880 (5-15 juillet 1475).

ANNEXE IV

Fragments de chroniques et colophons

1. Colophon. Ms. du monastère du Saint-Sauveur de la Nouvelle Djulfa


no 313 (Chansonnier, Caffa, 1475), p. 3a55.
« Hélas ! Par cent mille bouches, hélas !
Tchitakh (c’it’ax)56 a pris la grande Caffa.
Neuf cents ans de l’ère arménienne
Et [vingt] quatre sont accomplis... » (= 1475)57.

*
Une ligne illisible.
53
Selon S. Siestrencewicz de Bohusz, op. cit., II, p. 213), Mengli Girây fut capturé lors de la
prise de Mangoup, c’est-à-dire en décembre 1475. La présente lettre prouve cependant qu’il était
entre les mains des Ottomans dès juillet 1475.
54
L’accession de Mengli Girây au trône du Khanat en 1468 n’avait pas désarmé les
prétentions de ses frères. Après la campagne de Gedik pacha, deux d’entre eux, Nûrdevlet et
Haydar, se partageront le pouvoir.
55
L. Xa ’ikean, ŽE dari hayer n je agreri yišatakaranner [Colophons de manuscrits
arméniens du XVe siècle], II, Erevan 1958 : Académie des Sciences d’Arménie, p. 62, § 85.
56
Ce terme pourrait être le persan ch ta(h) (mot hindi, cf. l’anglais cheetah) « guépard ». Il
s’applique ici à Mehmet II, comme le montrent ces autres citations : « En l’an 910 (= 1461) le
Guépard ( ’it’ax) vint [et] prit Trébizonde » (cf. V. Yakobean, op. cit., II, 1956, p. 265) ; « En cette
année (1473) l’inique empereur des Turcs (xovandk’ar) » du persan khwand-k r (cf. infra,
fragment no 12), « que l’on nomme le Guépard ( ’it’ax), avec de multiples et innombrables forces,
est venu du Pays des Romains dans notre pays » (cf. L. Xa ’ikean, op. cit., II, p. 343, § 434) ; « An
922 (= 1473) : [Ouzoun-]Hassan (Xasan) a été brisé parle Guépard ( ’it’ax), et nous ne savons
point ce que nous allons devenir » (ibidem, II, p. 351, § 445 ; cf. également infra, fragment no 13).
57
Le colophon est en vers octosyllabiques ; nous avons donc restitué les deux syllabes du mot
k’san (vingt) dans le dernier vers qui n’avait que six pieds. L’on rétablit du même coup le millésime
exact : 924 de l’ère arménienne (= 1475).
303
2. Colophon. Ms. du monastère de Saint-Jacques de Jérusalem no 1943
(Évangile, Jérusalem, 1475)58.
« En l’an des Arméniens 924 (= 1475), en lequel fut écrit cet Évangile, les Mahométans
(Ta ik) prirent Caffa, et ils firent de nombreux captifs et maintes dévastations ; et il y eut grande
affliction et deuil parmi les Chrétiens ; et tout ceci nous est arrivé en raison de nos péchés... ».

3. Colophon. Ms. de l’Institut Mashthots des manuscrits anciens d’Erevan,


dit Matenadaran no 7831 (Évangile, début du XVe siècle), p. 295a59.
« En l’an des Arméniens 924 (= 1475), le 6 du mois de juin, les Ismaéliens prirent Caffa ; et
le saint Évangile que voici fut ravi et apporté à Stamboul ; et moi, Awetik’, Tai acheté et l’ai placé
en l’église Saint-Serge le dimanche de la commémoration de l’Exaltation de la Croix. Souvenez-
vous du dernier acquéreur de ce saint Évangile, du sieur (Paron, « baron ») Awetik’ et de ses
parents conjointement, lequel a acquis le saint Évangile que voici [auprès] des étrangers qui l’ont
ravi à Caffa et l’ont apporté à Stamboul. Et moi, Awetik’ qui suis de Trébizonde, et suis à présent
exilé à Stamboul60, [...] et vous tous qui lirez ce saint Évangile, et le rencontrerez, et le verrez,
rappelez dans vos prières éclatantes de pureté le susnommé sieur Awetik’, et les siens, amen »61.

4. Continuation (1475) de la chronique anonyme dite du prêtre Jean


(Yovhann s K’ahanay). Ms. Matenadaran no 8100 (Mélanges, XVIIIe siècle),
p. 246a62.
« En l’an 924 (= 1475), Ahmad pacha, auquel l’on donne le nom de Ketuk – c’est son
surnom63 –, alla avec 700 galères par-dessus la mer Noire et prit Caffa avec son pays, avec
Balaklava (Pal xli)64. Et ainsi, progressant de jour en jour par la volonté de Dieu, ils [les
Mahométans] se sont rendus maîtres du pays entier : la nation des Mahométans (Ta ik) est devenue
souveraine ainsi que le soleil, et ils ont régné [sur tous les Royaumes] un à un ; et la nation
chrétienne est devenue tributaire, et ils ont été dispersés à tous vents, comme dit le prophète
Jérémie au sujet de Jérusalem : les princes de notre pays sont devenus tributaires ».

58
Ibidem, II, p. 390, § 491 ; III, 1967, p. 458, § 624 ; M. Aławnuni, Miabank’ ew ayc’eluk’
hay Erusał mi [Congréganistes et visiteurs de la Jérusalem arménienne], Jérusalem 1929, p. 475.
59
L. Xa ’ikean, op. cit., II, p. 389, § 490 ; V. Yakobean, op. cit., II, p. 534, note 38.
60
Surkun, mot turc (sürgün), « déportation, exil ». Un grand nombre de familles furent
déportées de Trébizonde à Stamboul, après la prise de la ville, en 1461 ; cf. Fr. Babinger, op. cit.,
p. 236.
61
Les colophons des manuscrits arméniens abondent en déclarations semblables, relatives au
sauvetage de manuscrits emportés au cours de pillages, et rachetés à leurs ravisseurs musulmans.
On dit de ces livres qu’ils ont été emmenés « prisonniers » ou « captifs » (geri), en s’exprimant à
leur sujet comme au sujet de personnes capturées. Ainsi qu’on le voit, le butin de Caffa en
comportait aussi. L’Église arménienne commémorant l’Exaltation de la Croix le plus proche
dimanche de l’Assomption, il s’ensuit que cet Évangile a été acheté par Awetik’ entre le 3 août
1475, date d’arrivée de la flotte revenant de Caffa (cf. infra, note 120), et le 20 août, au plus tard.
62
V. Yakobean, op. cit., I, p. 27.
63
En turc : gedik ou geduk, « brèche-dent ».
64
Cembalo, prise également en 1475.
304
5/6. Compilation liminaire à la chronique principale (XVIIe siècle) de
Grégoire de Kamakh (Grigor Kamaxec’i)65.
« En l’an 904 (= 1455, sic pour 1475)66 Ahmad pacha, dont le surnom était Ketuk, alla avec
sept cents galères par-dessus la mer Noire, il prit Caffa avec son pays, avec Sulays (Soldaïa),
Balaklava (Pal xlu), le 6 du mois de juin. À l’automne l’on céda aussi Mangoub et ils massacrèrent
les barons »67.

Du même, passage de la chronique « Ays t’vakan Ta kac’ » (Ce sont là


les dates des Mahométans, 1679)68.
« En l’an 924 (= 1475) le sultan Mehmet prit Caffa ».

7. Chronique anonyme (1523). Ms. Matenadaran no 3613 (Compilation des


livres des historiens, de Samuel d’Ani (Samow l Anec’i’), XIIIe siècle), p. 71a69.
« En l’an 924 (= 1475) des Arméniens Caffa a été prise ».

8. Chronique arméno-comane « K’roynik’ V n c'iansnk h m zka išlar »


(Chronique vénitienne et de divers autres événements, début du XVe siècle)70.
« En l’an 1475, le 20 juin [sic, le 6], les Turcs prirent Caffa, à l’époque du Seigneur (p k)
Mahomet. [...]
En l’an 930 (= 1481) le seigneur Mehmet mourut.
En l’an 933 (= 1484) le sultan B jaz d prit Kilia et Ackermann ».

9. Chronique du diacre Andréas d’Eudocie (Andr as Ewdokiac’i) (XVIe


siècle), p. 400a71.
« En l’an 924 (= 1475) les Mahométans (Ta ik) prirent Caffa ».

10. Chronique dite « Taregirk’ Kamenic’ay » (Annales de Kamenetz, début


du XVIIe siècle)72.

65
M. Nšanean (éd.), Zamanakagrut’iwn Grigor vardapeti Kamaxec’woy kam Daranalc’woy...
[Chronique du docteur de l’Église Grégoire de Kamakh ou de Dara-naghi...], Jérusalem 1915 :
Imprimerie de Saint-Jacques, p. 11.
66
Même type d’omission que dans le colophon no 1 (cf. supra, note 57) : ŽD (900 + 4) pour
ŽID (900 + 20 + 4 = 924 E.A., soit 1475). Dans une chronique secondaire, d’ailleurs (cf. no 6),
Grégoire de Kamakh situe bien en 924 E.A. la prise de Caffa. La compilation liminaire à la
chronique de Grégoire de Kamakh ne donne aucune information au sujet des textes utilisés ; en tout
état de cause le passage présent est à rapprocher du fragment no 4.
67
Mangop fut prise par la ruse en décembre 1475 ; le prince Alexandre Comnène et sa famille
y furent massacrés : cf. Fr. Babinger, op. cit., p. 419.
68
V. Yakobean, op. cit., II, p. 268, note.
69
Ibidem, p. 514.
70
Ł. Ališan, Kamenie’. Taregirk’ Hayoc’ Lehastani ew umenioy... [Kamenetz. Annales des
Arméniens de Pologne et de Roumanie...], Venise 1896, p. 116.
71
V. Yakobean, op. cit., I, p. 161.
72
Ł. Ališan, Kamenie’..., op. cit., p. 15.
305
« En l’an 924 (= 1475) la nation Mahométane (Ta ik) prit Caffa des mains des Francs.
En l’an 932 (= 1483) [sic pour 1484 ; corrigé ci-après], cette nation des Mahométans prit
des mains des Chrétiens Kilia et Aqkermann.
En l’an 933 (= 1484), le Turc vint et prit sous sa main Kilia et Aqkermann ».

11. Chronique anonyme (1652). Ms. Matenadaran no 3527 (Mélanges, XVI


– XVIIe siècles), p. 1a73.
« En Tan 912 (= 1473) [sic, pour 1475], ils [les Mahométans] prirent Caffa ».

12. « Patmut’iwn Ôsmanc’woc’ t’agaworac’. sman ołlu kargn ays , or


ko ’i Xondk’ar » (Histoire des rois des Ottomans. Telle est la succession des fils
d’Osman, que l’on nomme Khondkar), chap. LI du Livre d’histoires d’Arakel de
Tauris (Arak’el Dawrižec’i), Amsterdam, 166974.
« Puis le sultan Mehmet, ayant pris Stamboul en l’an des Arméniens 902 (= 1453), il prit
Caffa et Aqkermann, et Trébizonde, et beaucoup d’[autres] villes et provinces. Passant sur le sultan
Mahomet, et sur le sultan B jaz d, nous en arrivons au sultan Sélim, en l’an 963 (= 1514) »75.

13. Chronique anonyme Masnawor žamanakagrut’iwn ew


k’awazanagirk’... (Chronographie et chronique partielle commençant de l’an de
l’incarnation de N.S. Jésus-Christ mil, neuf jubilées, plus trois = 1453, XVIIIe
siècle). Ms. Matenadaran no ***76.
« 1463 [sic, pour 1461] - 910 (= 1461) : Tchitar ( ’it’ar) prit Trébizonde. [...]

1477 [sic, pour 1475] - 924 (= 1475) ; les Mahométans (Ta ik) prirent aux Francs
Caffa ».

14. Chronique anonyme (1715). Ms. du monastère de Saint-Jacques de


Jérusalem no 916 (Mélanges), p. 31977.

73
V. Yakobean, op. cit., I, p. 203.
74
A ak’el Dawrižec’i, Patmut’iwn A ak’el vardapeti Dawrižec’woy... [Histoire du docteur de
l’Église Arakel de Tauris au sujet des événements survenus en Arménie, dans les provinces
d’Ayrarat et de Goghthn, depuis l’an 1051 des Arméniens jusqu’à l’an 1111], Vagharshapat 18962 :
Imprimerie du Saint-Siège d’Edjmiatzine, p. 566-567.
75
Arakel de Tauris, loc. cit., précise qu’il ne fait que mentionner ces événements, qui ne
constituent pas le sujet essentiel de son livre. Cet avertissement a été négligé par Grégoire de Varag
(Grigor Varagec’i), dont la Chronique (1684) reprend comme suit le début de ce passage : « En
l’an 900 et 2 (= 1453), le sultan Mehmet prit Stamboul et Caffa, Aqkermann et Trébizonde, et
beaucoup d’autres villes et provinces... ». Grégoire de Varag est amené ainsi, par inadvertance à
l’égard de la formulation hâtive du texte original, à regrouper plusieurs événements similaires sous
le millésime du premier d’entre eux : cf. V. Yakobean, op. cit., II, p. 382.
76
Ibidem, I, p. 319-320.
77
N. Połarean, op. cit., III, 1968, p. 447.
306
« En l’an 494 (= 1045) [sic, pour 1375]78 ils [les Mahométans] prirent Sis. [...] En Tan 927
(= 1478) [sic, pour 1475] ils prirent Caffa ».

ANNEXE V

David de Crimée (Dawit’ Łrimec’i), « Histoire des originaires d’Ani


habitant Caffa »79

– Original : Ms. de l’Institut Mashthots des manuscrits anciens d’Erevan,


dit Matenadaran, no 7442 (Synaxaire, Caffa, 1690), p. 380-383.

– Copies : ***

– Éditions : M. Bžškeanc’, Canaparhordut’iwn i Lehastan ew yayl kołmans


bnakeals i Haykazanc’ sereloc’ i naxneac’ Ani k’alak’in... [Voyage en Pologne et
en d’autres contrées peuplées par les Arméniens descendant des anciens habitants
de la ville d’Ani...], Venise 1830 : Imprimerie de Saint-Lazare, p. 335-342, §
502-509. Y. T r Abrahamean, Patmut’iwn Łrimu handerj ašxarhagrakan ew
usumnakan telekut’eambk’ znaxni ew zayzmu bnakc’ac’ Tawrioy [Histoire de
Crimée, comprenant des informations géographiques et scientifiques sur les
habitants anciens et actuels de la Tauride], Théodosie 1865 : Imprimerie du
Collège Khalipian, Ière partie, p. 98-103 ; Ł. Ališan, Hayapatum. Patmi ’k’ ew
patmut’iwnk’ Hayoc’... [« Hayapatum ». Historiens et histoires d’Arménie...),
Venise 1901 : Imprimerie de Saint-Lazare, p. 580-582, chap. 381 (éd. part.).
N.B. Arménien classique. Absence de termes étrangers.

Éd. Bžškeanc’, p. 335, § 502


Derechef, ô auditeurs indulgents, nous remémorerons certaines des vicissitudes de notre
nation arménienne infortunée et privée de [sa] patrie, sommairement assemblées, vécues les unes
par nos ancêtres, les autres par nous-mêmes leurs descendants, et nous les déplorerons, tombés à
terre ruisselants de larmes, tête échevelée, par une existence sans joie ! Quoique notre
inconsolable deuil n’égale point les souffrances de nos ancêtres martyrs qui subirent de multiples
tourments et furent arrachés à la vie, et périrent à Caffa des mains de l’nique Gedik Ahmed gacha;
ils répandirent leur sang pour le nom du Christ et pour la sainte Église, semblablement aux bras
des rivières. Mais comme il ne convenait pas de passer sous silence les causes qui ont privé nos
ancêtres et nous-mêmes de notre génuine patrie et sont à l’origine de notre exil, et surtout en
l’absence, où que ce fût, d’un mémorial où fussent écrits les épisodes de notre histoire, nous avons
été contraints de relater aussi chacun d’eux, d’après le seul souvenir qui en est gardé, qu’ils aient
eu lieu du vivant de nos ancêtres ou du nôtre, sans omettre ceux qui se rapportaient à
l’accomplissement des martyrs, ni de citer les personnes auxquelles nous devons les moyens de les

78
En 1045, les Byzantins occupèrent Ani après en avoir éloigné le roi Gagik II par la ruse. La
date de la chute du Royaume bagratide d’Ani a été donnée par confusion pour celle du Royaume de
Sis (1375).
79
Titre donné par M. Bžškeanc’.
307
avoir ordonnés selon notre connaissance80 ; [ainsi que] notre demeure présente est cette grande île
de Crimée ; ou bien, quel était l’endroit, ou la province, ou la Maison, ou le trône, où se trouvait
notre résidence propre ? Par conséquent, ô pieux fidèles rédimés par le nom du Christ et
rassemblés en troupeaux dans ses bergeries, soyez attentifs au propos de celui qui consigne les
connaissances nécessaires à tous, qui est le mien ! Car cette grande île de Crimée, dans laquelle
nous demeurons, était dans les premiers temps habitée par les Grecs, où se rendit, après
l’ascension du Christ notre sauveur, l’un des Septante, qui convertit à la foi chrétienne [ses
habitants] vignerons et marins ; et les lieux de leur peuplement étaient les rivages, rochers81 et
forteresses, qui subsistent tels quels jusqu’à ce jour82. Et longtemps après, en l’an 491 (= 1042),
surgit d’au milieu de la troupe des Perses une nation nommée comane (Łbc’ax), de langue
différente, mahométane de religion ; elle vient dominer la Crimée entière. Bientôt les Latins
convoitent la place de Caffa, que l’on appelle aussi Théodosie. Et concluant un pacte d'amitié, ils
demandent au Coman l’autorisation, que celui-ci leur accorde [de s’y établir] ; et ils [y] bâtissent
la Citadelle franque (Frankhisar), située face à la mer, au pied de la montagne d’où jaillissent les
sources des délectables eaux de diverses rivières83. Cela suffira au sujet du peuplement présent de
l’Ile-de-Crimée.

80
Cf. Martiros de Crimée, vers 39-42 : « Comme nous ne possédons, des historiens anciens, //
À son sujet [la Crimée] aucun écrit précis et connu, | Dans les récits non écrits, idoines et congrus, |
Je veux, en puisant, en être l’historien » (A. Martirosean, op. cit., p. 143.)
81
Ou « grottes » (K’aranjaw).
82
Cf. Martiros de Crimée, vers 43-50 : « Après l’ascension du Christ, notre Sauveur, | L’un
des Septante se rend dans cette contrée, | Dont les habitants, Grecs de nation, Se détournent des
idoles, par sa prédication. | Et jusqu’à aujourd’hui vit leur postérité ; | De rivages, en propre, ils ont
la possession ; | Ils se retranchent, à l’abri, dans des grottes fortifiées [ou des forteresses au creux
des roches ] ; | Ils sont, de leur métier, marins et vignerons » (A. Martirosean, loc. cit.).
83
Cf. Martiros de Crimée, vers 51-54 et 59-70 : « Et longtemps après, une nation nommée
comane (Xp’ ’ax) | Issue de la troupe des Perses, de langue différente, | De religion et de foi
mahométanes, | Vient dominer, seule, cette contrée [...] | Et bientôt les Latins, | Survenant,
convoitent la place de Caffa ; | Concluant avec eux un pacte d’amitié, | Les Comans les autorisent à
bâtir dans la cité. | Ils bâtissent leur propre fort, la citadelle intérieure, | Celle que l’on désigne du
nom de Citadelle franque ; | Ils font de Caffa une cité parée, | Havre pour les navires, et fort
élégante. | Car [Caffa] est jouxte la mer et riche en poissons, | Soustraite aux excès du froid et de la
chaleur, | Sise au pied de la montagne de moyennes proportions, | D’où jaillissent les sources de
délectables rivières » (ibidem, p. 143-144.)
L’invasion comane, placée en 1042 dans le mémorial, est reportée en 1051 chez Martiros de
Crimée, qui avance cette date avec incertitude (loc. cit., vers 57-58 ; l’allusion de Martiros de
Crimée semble d’ailleurs concerner plutôt la fondation de Krim-la-Vieille). Après avoir refoulé les
Oghouz et les Petchenègues – ces derniers sont définitivement battus en 1091 par les Comans et les
Byzantins réunis –, les Comans étendent leur domination sur un vaste territoire allant des bouches
du Danube à l’Oural, connu dès lors sous le nom de Steppe des Comans (Diecht-i- Qyptchaq). Ils
ne résisteront pas à l’invasion mongole. Battus en même temps que les princes russes à la bataille
de la Kalka en 1223, une partie d’entre eux refluera vers l’ouest (ainsi les retrouve-t-on plus tard en
Coumanie hongroise) ; la Crimée, envahie la même année, sera définitivement conquise par les
Mongols en 1237. Le terme de « Qyptchaq » (Coman) continuera cependant à être utilisé,
concurremment à celui de Horde d’Or, pour désigner le nouvel État mongol. C’est ce qui explique,
vraisemblablement, que David et Martiros de Crimée attribuent à ces mêmes Comans (Łbc’ax ou
Xp’ ’ax, prétendument issus de la troupe des Perses) l’autorisation accordée aux Génois par le khan
de la Horde d’Or Mangou Timour (1266-1280 ou 82) de s’établir à Caffa ; cf. B. Grekov,
A. Iakoubovski, La Horde d’Or et la Russie..., Paris 1961 : Payot, p. 54-56, 63-67, 83, 190-195.
308
– p. 337, § 503
Et nous reviendrons à ce dont nous avons parlé plus haut ; à savoir, quel était l’endroit, ou
la province, où se trouvait notre résidence propre ? Car nous sommes de la postérité des
Pahlawounis, [originaires] de la grande ville [et] résidence royale d’Ani, qui est sise dans le
canton de Chirakvan, [terre] de la maison de Chara [et] du trône des Bagratides84 ; car notre
grande ville [et] résidence royale d’Ani était la demeure de princes et de nobles ; si bien que nous
ne pouvons, en restant dans [ces] limites, décrire l’illimitée et infinie richesse de [ses habitants],
depuis les princes [et] les nobles jusqu’aux gens du peuple ; et hormis les différents palais chargés
d’or que possédait chacun d’eux, nous y avions mille et une églises85 ; mais à la fin, il n’y eut
parmi nous ni probité, ni remords pour délivrer [du mal] notre âme possédée et notre corps, et le
Seigneur s’est contre nous courroucé86. Et peu de temps après, le khan des Tartares, Tcharmaghan
( ’armałan), ayant envoyé des ambassadeurs en la ville d’Ani, afin que ses habitants se soumissent
à lui, les chefs ne leur firent aucune réponse ; quant à la foule des citadins et aux gens du peuple,
ils tuèrent les ambassadeurs ; ce que voyant, les armées des étrangers furent gagnées par la colère
et, ceignant la ville avec d'innombrables forces, elles la prirent et, par l’épée, impitoyablement en
massacrèrent [les habitants] sans distinction, ne laissant [en vie] qu’un petit nombre de femmes et
d’enfants. Elles pillèrent les richesses et les biens, saccagèrent toutes les églises, détruisirent la

84
La famille des Pahlawounis a fourni nombre de hauts dignitaires aux rois arméniens
bagratides d’Ani. Elle est attestée aux Xe – XIVe siècles par trois branches, propriétaires de fiefs
situés dans le nord de la province d’Ayrarat. À l’époque géorgienne, on trouve des Pahlawounis
gouvernant à Ani, ville à laquelle ils ont par ailleurs donné traditionnellement des évêques : cf.
A. Alp ya ean, Patmakan Hayastani sahmanners [Les frontières de l’Arménie historique], Le
Caire, 1950 : Imprimerie « Nor Astł », p. 277-281.
Avec Grégoire Magistros (Grigor Magistros, †1058), les Pahlawounis s’implantent également
dans le Taurus, puis dans les confins ciliciens, où ils occupent, de 1065 à 1203, le siège
catholicossal d’Arménie établi dans la forteresse de Hromkla ; ils joueront aussi, aux XIe – XIIe
siècles, un rôle actif en Égypte ; cf. H. G. T’ursean, « Pahlawunineri verelk’n u ankum XI – XIII
darerum » [L’ascension et la chute des Pahlawounis aux XIe – XIIIe siècles], Patma-banasirakan
hand s 1 (1974), p. 147-161.
Le mémorial fait des Arméniens de Crimée la postérité des Pahlawounis ; entendons par-là
que, parmi les plus illustres maisons émigrées en Crimée, il s’est trouvé une branche latérale de
cette famille, dont les descendants, Tiridate et Anne Pahlawouni, sont ceux là mêmes qui ordonnent
l’exécution du mémorial. Quant à la maison de Chara (Šara), dont il est ici question, elle ne
représente ni l’ascendance des Pahlawounis ni celle des Bagratides. L’allusion concerne Chara, un
des fils d’Armayis – sixième patriarche après Japhet –, qui, selon la tradition rapportée par Moïse
de Khorène, reçut en apanage le canton de Chirakvan dont la fertilité était seule en rapport avec son
appétit célèbre : cf. V. Langlois, Collection des historiens anciens et modernes de l’Arménie..., I,
Paris 1867 : Didot, p. 20-21. Passages correspondants chez Martiros de Crimée, vers 74, 91-94 : cf.
A. Martirosean, op. cit., p. 144-145.
85
Cf. l’historien du XIIIe siècle Kirakos de Gandzak : « Cette ville d’Ani abritait une
multitude d’hommes et de bestiaux ; et elle était ceinte de puissantes murailles. Et il s’y trouvait de
si nombreuses églises qu’au rang des formules de serment [est passé cet autre, où] l’on jure [par]
les mille et une églises d’Ani », souligné par nous (Kirakos Ganjakec’i, Patmut’iwn Hayoc’
[Histoire d’Arménie], Erevan 1961 : Académie des Sciences d’Arménie, p. 258). De même chez
Matthieu d’Édesse, qui écrit un siècle plus tôt : « La ville d’Ani était fort populeuse, abritant des
dizaines de milliers d’hommes et de femmes, de vieillards et d’enfants [...] ; il s’y trouvait, en ce
temps-là, mille et une églises où l’on célébrait la messe » (cf. Matt’ os U hayec’i, Patmut’iwn
Matt’ osi U hayec’woy... [Histoire de Matthieu d’Édesse...], Jérusalem 1869, p. I77).
86
Thème fréquent : voir supra, colophon no 2 ; voir aussi Martiros de Crimée, loc. cit., vers
75-90.
309
ville ; elles corrompirent et souillèrent la magnificence de sa beauté. C’était là un spectacle
pitoyable à voir ; parents et enfants tout ensemble occis et entassés ainsi que décombres de pierres
amoncelées ; prêtres et ministres tombés, épars, à la face des champs ; le sol ivre du sang et de la
graisse des blessés…87 ; après cela beaucoup, abandonnant les palais dorés et les champs floris-
sants, les couvents et les églises dévastés, s’étant mis en marche, vinrent comme fugitifs à
Akhsaray, qui est entre Astrakhan et Kazan; d’aucuns allèrent à Djulfa, d’aucuns à Van, et
d’autres à Sis88.

– p. 338, § 504
Et ceux qui vinrent à Akhsaray, ayant reçu l’autorisation du khan tartare, s’y établirent
[mais n’y vécurent] point longtemps ; et ceci se passait en l’an 748 (= 1299). Car, tandis qu’ils
sont inquiétés par les Tartares, ils envoient en Crimée [un] ambassadeur, auprès du prince des
Génois qui résidait dans la Citadelle franque de Théodosie ; ils concluent un pacte avec le prince
de Théodosie ; [et donc,] ayant quitté Akhsaray, les princes, les nobles et le peuple en armes,
guerroyant contre les Tartares, parviennent en fendant [leur territoire] jusqu’en Crimée ; ils

87
Points de suspension : tels quels chez M. Bžškeanc’. Tout ce passage sur la prise d’Ani par
le chef mongol Tcharmaghan, en 1236, est emprunté, avec quelques interpolations, à Kirakos de
Gandzak, op. cit., p. 258-259. Les points de suspension de l’édition Bžškeanc’ correspondent à la
dernière partie de la description de Kirakos, que l’éditeur a peut-être reconnue et négligé de
reproduire en entier, quoiqu’il n’en dise rien. Martiros de Crimée, par contre, n’utilise pas cette
source et mentionne la prise d’Ani sans fournir de détails : cf. A. Martirosean, op. cit., p. 145, vers
95-102.
88
Cf. Martiros de Crimée, vers 103-110 : « Se séparant, une moitié va à Djulfa et Van, | Ainsi
qu’en d’autres lieux, où d’aucuns se rendent à leur gré ; | La [seconde] moitié, par la mer
Caspienne, | Passe en pays étranger [et] lointain. | Trouvant refuge auprès de la nation des Archers
[les Mongols] | Et de leur empereur, le grand khan des Tartares, | Ils s’établissent près d’Astrakhan,
et résident | En ce lieu misérable nommé Akhsaray » (ibidem).
Il semble qu’en fait au moins une partie des originaires d’Ani émigrés à Akhsaray ou ses
environs (il s’agit de Saraï, la capitale de la Horde d’Or fondée à la même époque par Batou khan)
y aient été emmenés en captivité. Kirakos de Gandzak, que plagie en cet endroit David de Crimée,
écrit en effet avec davantage de précision : « ...et par l »épée, impitoyablement, ils massacrèrent
[les habitants] sans distinction, ne laissant en vie qu’un petit nombre de femmes et d’enfants et
d’artisans, qu’ils conduisirent en captivité », souligné par nous. (Kirakos Ganjakec’i, loc. cit.) Cf.
aussi P. Pelliot, Recherches sur les Chrétiens d’Asie Centrale et d’Extrême-Orient, Paris 1973,
p. 143 sq. La chronique anonyme, dite du prêtre Jean, est plus explicite encore : « En l’an 685 ( =
1236) la forteresse inexpugnable qui se nomme Kayean et la ville de Lawr et la métropole des
Arméniens Ani, et le Pays d’Arménie tout entier, [ses] cantons et forts imprenables, [ses] cavernes
et refuges inaccessibles, ils [les Mongols] s’en emparèrent en l’espace d’une année ; et furent ravis
[par eux] des multitudes innombrables d’hommes, de femmes, et d’enfants ; et qui serait capable de
faire le récit des tourments et des souffrances qu’a abattus sur nous l’impitoyable nation des
Archers, ainsi que l’a [pré]dit le saint patriarche Nersés, voyant par les yeux de l’âme à l’heure de
sa mort ? Il dit : l’Arménie sera défaite jusqu’en ses fondations par la nation des Archers ; les
routes fréquentées deviendront désertes à cause de l’absence d’hommes [vivants] ; et cela a été
ainsi qu’il l’a ordonné » (V. Yakobean, op. cit., I, p. 26). De plus, il ne fait pas de doute que les
Arméniens conduits à Saraï ne venaient pas tous d’Ani, et que la qualité d’originaire de cette cité
illustre s’est peu à peu étendue à tous. La prise d’Ani, puis sa destruction en 1319 ont cristallisé sur
elle les évocations futures des désastres de cette époque. Jusqu’au XVIIIe siècle, le refrain du
Thrène sur la ville d’Ani de Grégoire d’Oshakan (Grigor šakanc’i) répète : « Tes habitants se sont
éloignés, en terre étrangère, | Exilés, hélas, exilés » (H. Oskean, op. cit., p. 110-112).
310
s’installent à Théodosie, Kazarath, Sourkhath, et leurs contrées ; et ceci eut lieu en l’an 779
(= 1330)89.

89
Cf. Martiros de Crimée (vers 111-116) qui ajoute : « La moitié, s’y plaisant, reste en la ville
de Krim (Łrim) | [c.-à-d. Krim-la-Vieille ou Sourkhath], | Aimant ce lieu tempéré voisinant la
montagne. | Et d’autres, passant en terre étrangère, s’éloignent, | [Ils vont] au Pays des Polonais et à
Aqkermann, | Desquels jusqu’aujourd’hui vit la postérité : | Ce sont des princes, et de richesses ils
sont comblés » (A. Martirosean, op. cit., p. 146, vers 117-122).
Martiros de Crimée place en 1331 la venue en Crimée des Arméniens de Sara (vers 123-124) ;
d’autre part, il ne signale à aucun moment l’année 1299, citée au contraire dans le mémorial. Cette
année 1299 est avancée par K’. K’ušnerean et A. Abrahamean comme celle de l’établissement des
originaires d’Ani à Saraï, bien que cette hypothèse ne nous éclaire guère sur leur sort pendant la
période allant de 1236 à cette date (cf. K’. K’ušnerean, op. cit., p. 116-117 ; A. Abrahamean,
Hama t u owagic hay gałut’avayreri patmut’ean [Brève esquisse de l’histoire des colonies
arméniennes], I, Erevan 1964 : Haypethrat, p. 123-125). Par contre, M. Mik’ay lean, Łrimi
haykakan gałut’i patmut’iwn, op. cit., I, p. 75-76, considère l’année 1299 comme celle du départ de
Saraï, et fait précéder l’arrivée en Crimée d’une période d’errance de 31 ans. Le texte dont nous
disposons, bien que mal formulé, ne permet pas à notre avis une telle interprétation. Il nous paraît
hors de doute, en effet, que le millésime 1299 se rapporte à l’établissement à Saraï, dans des
circonstances qui restent cependant difficiles à élucider du fait de la lutte qui oppose alors le temnik
Nogaï au khan Tokhta (Nogaï sera tué en 1300 ; cf. B. Grekov – A. Iakoubovski, op. cit., p. 86). Or
nous savons qu’en 1299, précisément, Nogaï saccage Caffa, et d’autres villes de Crimée, d’où il
conduit en captivité des gens de toutes nations, notamment des marchands (ibidem, p. 87 ;
V. Mik’ay lean, Łrimi haykakan gałufi patmut’wn, op. cit., I, p. 219 ; R. Grousset, L’empire des
steppes, Paris 1976, p. 480, note 3). Il apparaît ainsi que les Arméniens installés en 1299 à Saraï (ou
1300 ?) y ont été amenés certainement de Crimée, et qu’ils y ont acquis la qualité de descendants
des anciens habitants d’Ani au contact d’authentiques originaires de cette ville, qui s’y trouvaient
depuis 1236 (sur ce dernier point, cf. infra, note 101). Sans doute est-ce aussi pour cette raison
qu’en 1330, lorsque les efforts d’Ouzbek khan en faveur de l’islamisation de la Horde se feront
plus intenses, ils retourneront en Crimée et à Caffa avec lesquelles ils n’auront en fait jamais cessé
d’être en relation. Écrivant sous la recommandation de descendants de Pahlawounis (apparentés de
surcroît à la lignée royale des Bagratides ; voir à ce sujet la dernière partie du mémorial), David de
Crimée s’efforce tout naturellement de fixer l’image élogieuse de princes émigrés à la tête de leur
peuple, en rattachant au sac d’Ani l’établissement des Criméens à Saraï, en 1299. Cette date, et
celle de 1330, qui circonscrivent le séjour à Saraï, devaient encore être connues au XVIIe siècle ;
c’est pourquoi David de Crimée les mentionne telles quelles. Il prend soin, par contre, de
dissimuler celle de la prise d’Ani par Tcharmaghan, qu’aurait pu lui fournir Kirakos de Gandzak
(l’événement est placé entre deux repères chronologiques : 1225 et 1241 ; cf. Kirakos Ganjakec’i,
op. cit., p. 224, 278), et tronque le témoignage de ce dernier dès lors qu’il fait état du départ en
captivité des survivants d’Ani, voulant en somme accréditer la thèse d’une pérégrination volontaire
de durée indéterminée les ayant finalement déposés à Saraï en 1299. En ne citant ni la date de 1236
ni celle de 1299, Martiros de Crimée tourne ces difficultés chronologiques ; mais surtout, n’ayant
point de maîtres à honorer, il évite les précautions accumulées par David. Les vers 95-96 affirment
ainsi : « Lors qu’absolument la ville [Ani] est détruite, // [Et] notre nation conduite en captivité... ».
Dans les vers 115-116, précédemment cités, il n’est nullement question d’un retour de Saraï
effectué sous la conduite de princes et la protection des armes ; les vers 8990 rappellent même
auparavant : « De la royauté nos empereurs [ont été] déchus, // Nos princes et nos nobles ont
disparu ».
Ces témoignages sont confirmés par un unique colophon écrit dans la métropole de la Horde
d’Or : « Gloire [...] car avec grand empressement et désir je me suis mis à l’ouvrage et l’ai, par la
grâce du Christ, achevé, à la demande du saint et très honorable archevêque et du vertueux pasteur,
du seigneur Paul (P łos) [...] Et l’Évangile que voici a été écrit et achevé en l’an du calendrier
311
– p. 338, § 505
Alors nous nous fortifiâmes et augmentâmes en nombre, et nous constituâmes villages et
provinces ; depuis Ghara[sou]bazar jusqu’à Sourkhath et Théodosie, princes et nobles couvrirent
les montagnes et les plaines de monastères et d’églises. Et nous constituâmes cent mille feux et
bâtîmes mille églises ; et par la crainte des Huns, l’on se protégea de remparts dans la ville de
Théodosie90. Or voici qu’en l'an 840 (= 1391) le grand khan des Tartares vient en combattant
chasser les Comans de Perse, et il ravit d’entre leurs mains la Crimée entière91. Mais pour n’avoir
pu s’emparer de Théodosie, [les Tartares] s’étaient trouvés contraints de se déclarer amis du
prince des Génois, et ils entretenaient avec lui des relations ; car [ils s’étaient liés] par des traités
et des clauses, et demeurèrent en termes excellents jusqu’en l’an 917 (= 1468)92. Puis le khan prit

arménien 768 (= 1319), le Ier [du mois] de juin, le jour : vendredi, sous la prélature du seigneur
spirituel honoré de Dieu Étienne (Step’anos), catholicos oriental d’Arménie », probablement le
catholicos d’Aghovanie, attesté sous ce nom dans un colophon de 1303 ou son successeur (cf.
N. Akinean, K’awazanagirk’ kat’olikosac’ Ałt’amaray... [Chronologie des catholicos
d’Aghthamar...], Vienne 1920, p. 50) « et du seigneur Constantin, catholicos des [Arméniens] de
Cilicie, et sous le règne du roi des Arméniens chin (Awšin) [...]. Et de nouveau, et davantage
encore, je vous prie, ô vous dont l’âme est vertueuse, de ne point me blâmer pour les erreurs ou
pour d’autres raisons, car je vaquais d’un lieu à l’autre », – allusion à des déplacements entre
l’ancienne et la nouvelle Saraï (?) –, « et parce que mon cœur était affligé. Et puis l’hiver de ce
pays est rude et le climat ne convient pas au [travail du] scribe. Or, l’Évangile que voici a été écrit
en la métropole de Saraï – qui est située du côté du Nord près de la mer Caspienne, entourée par le
grand et puissant fleuve Et’il –, à l’ombre de la sainte Mère de Dieu et du vivifiant saint Signe »
(cf. Y. Tašean, C’uc’ak hayer n je agrac’ matenadaranin Mxit’areanc’ i Vienna [Catalogue des
manuscrits arméniens de la bibliothèque des Mekhitaristes à Vienne], Vienne 1895, p. 894, ms.
no 434, p. 441a1-443b2). Peut-être faut-il chercher la confirmation du départ d’un certain nombre
d’Arméniens de Saraï en 1330 et des affirmations de Martiros de Crimée dans l’itinéraire de cet
Évangile : « En l’an des Arméniens 790 (= 1341), moi, Nasxat’un, fille d’Afent, ai acheté le saint
Évangile que voici pour prix de mes justes œuvres [pour la somme de] 2 som ; et j’en ai fait don au
seigneur [prêtre] Manuel en l’église Saint-Grégoire de la ville à’Azax (La Tana), en mémoire de
mon âme et de mon fils défunt Sirp k, auquel Dieu veuille accorder la résurrection » (ibidem, p.
443b2-444a1, 2e colophon). Enfin : « En l’an du calendrier de Japhet 1049 (= 1600), le 27 du mois de
mars, le pieux maître Privašk’, fils du sieur Misk’s, vit en ce temps-ci, en la ville de Lvóv, cette
inestimable perle, qu’avait endommagée l’humidité. Et [l’]ayant désirée, il la donna à restaurer... »
(ibidem, p. 444a1-444b2, 3e colophon).
90
Cf. Martiros de Crimée, vers 127-142. Au sujet des données chiffrées, voir V. Mik’ay lean,
Łrimi haykakan gałut’i patmut’iwn, I, p. 97 sq. Notons au passage que Martiros de Crimée se
contente de dire : « D’églises ils couvrirent tous ces lieux, | En remplacement de celles qui [se
trouvaient] en Chirakvan », par allusion aux « mille et une » églises d’Ani (cf. A. Martirosean, loc.
cit., vers 129-130).
91
Cf. Martiros de Crimée, vers 143-146 : ibidem, p. 147. La date de 1391 n’est pas celle de la
première apparition des Mongols en Crimée (1223), ni celle de la conquête de la péninsule par
Batou khan (1237). Elle correspond à la conquête du khanat de Qiptchaq (Hordes d'Or et Blanches
réunies) par Tamerlan et à la défaite de Toqtamïš sur les rives du Kandourtcha (Toqtamïš sera battu
une dernière fois sur le Terek en 1395) ; cf. B. Grekov, A. Iakoubovski, op. cit., p. 96-97 ;
B. Spuler, Les Mongols dans l’histoire, Paris 1961 : Payot, p. 106.
92
En 1468, les accords entre Gênes et le khanat de Crimée – indépendant depuis 1430 environ
– sont renouvelés par le consul Gentile di Comilia et le khan Mengli Girây Ier. C’est d’ailleurs au
soutien de Gênes que celui-ci doit son accession au trône en cette même année, nonobstant les
ambitions de ses nombreux frères rivaux ; cf. V. Mik’ay lean, Łrimi haykakan gałut’i patmut’iwn,
312
la fille du prince Šîrîn93 en mariage pour son fils ; et après qu’ils se fussent alliés, le prince Šîrîn
invita auprès de lui son gendre ; mais les querelleurs suscitèrent de concert tant de confusion, en
affirmant au khan : « Sîrîn a convoqué ton fils dans l’intention de l’asseoir sur ton trône après t'en
avoir chassé », et à Šîrîn : « Ton gendre vient à toi afin qu’il te chasse et te perde », et par maintes
paroles encore, qu’abusé, le baron Šîrîn saisit son gendre et le confia à la garde du prince latin.

– p. 338, § 506
Sur quoi le khan, pressé par la rancune, envoie [un] ambassadeur auprès du sultan des
Turcs pour qu’il vienne à son aide à la condition qui suit, [lui] disant : « Que la ville soit vôtre et
mien mon fils »94. Et en effet ils assiégèrent Théodosie, le Turc avec 300 navires du côté de la mer

op. cit., I, p. 264265 ; A. Vigna, op. cit., VII/1, p. 561. Martiros de Crimée remplace l’année 1468
par 1475 ; cf. A. Martirosean, loc. cit., vers 154.
93
C’est-à-dire du bey du clan des Šîrîn. Ce clan était le plus puissant des quatre grands clans
mongols de Crimée qui partageaient le pouvoir avec la dynastie régnante des Girây, descendant de
Gengis khan. Leurs beys disputèrent souvent aux khans l’autorité effective dans la conduite des
affaires du khanat de Crimée. Le domaine des Šîrîn s’étendait de Gharasoubazar à Kertch
(Bospore) : cf. M. Bžškeanc’, op. cit., p. 239, § 402 ; C. Lemercier-Quelquejay, « Les Khanats de
Kazan et de Crimée face à la Moscovie en 1521 d’après un document inédit des Archives du Musée
du Palais de Topkapi », CMRS XII/4 (1971), p. 481-482.
94
Idem chez Martiros de Crimée : cf. A. Martirosean, op. cit., p. 147-148, vers 155-176. Cette
partie du texte soulève des difficultés d’interprétation que nous ne pouvons résoudre de manière
satisfaisante. En tout état de cause, le khan dont il est ici question est Mengli Girây Ier, établi en
1468. Le bey des Šîrîn, dont la fille épouse le fils du khan, est à cette époque Emînek mirza, celui-
là même qui succédera en 1473 à son frère Mamak dans les fonctions de gouverneur (tudun) des
Tartares de Caffa, en dépit des agissements de sa belle-sœur pour imposer son propre fils Sartak. Le
prince latin auquel Emînek aurait confié son gendre est naturellement le consul génois de Caffa ;
quant à l’identité de ce gendre, rien ne nous permet de la préciser et, notamment, de savoir s’il
s’agit du futur Mohammed Girây Ier, khan de 1515 à 1523. Les événements dont fait état le
mémorial peuvent être rapprochés de la tradition rapportée par Siestrencewicz de Bohusz à propos
des représailles de Mengli Girây contre Krim-la-Vieille (Sourkhath) lors de son retour définitif au
pouvoir en 1478 : « À peine Mengli Girây eut-il reçu un renfort de troupes turques, qu’il attaqua
inopinément la ville, avec laquelle il venait de traiter, et tous les Génois y furent passés au fil de
l’épée, à l’exception de quelques amis d’enfance dans le salut desquels il confondit toute sa
gratitude pour la nation. Ceux qui ont voulu excuser cette cruauté disent qu’elle fut l’effet d’une
vindicte particulière contre le chef de Vieux-Crim, qui était génois. Cet homme avait donné sa fille
en mariage au fils du kan avec ordre d’attenter aux jours du kan, qui de son côté donna la même
instruction à son fils contre son beau-père. Le Génois, ayant décelé le premier le complot, fit arrêter
son gendre. Le motif, la cause, l’excuse, tout est horrible ; et ce qui donne quelque vraisemblance à
cette tradition, c’est que Mengli ne fit massacrer que les Génois ; les Arméniens, les Grecs furent
transplantés au fond de la presqu’île » (S. Siestrencewicz de Bohusz, op. cit., II, p. 180-181.) La
présence d’un « chef » génois gouvernant Krim-la-Vieille en 1478 semble incompatible avec la
situation créée par l’intervention ottomane de 1475. Il est donc permis de supposer que ce chef
n’était autre que le bey des Šîrîn, Emînek, dont, précisément, Josaphat Barbaro dit dans son
« Voyage à La Tana » qu’il a été tué par Mengli Girây après que celui-ci eut fait son entrée à Krim-
la-Vieille (cf. E. Skri inskaja, Barbaro i Kontarini o Rossii. K istorii italo-russkih svjazej v XV v.
[La Russie vue par Barbaro et Contarini. Contribution à l’histoire des relations italo-russes au XVe
siècle], Leningrad 1971, p. 131, § 48). En faveur de cette hypothèse, signalons encore que, dans la
suite du mémorial, David de Crimée mentionne une dernière fois le bey des Šîrîn en le qualifiant,
de façon ambiguë, de « prince Šîrîn des Génois » (cf. supra, § 508, p. 518). Il faut rappeler que les
informations de Siestrencewicz de Bohusz proviennent des manuscrits de l’archevêque des
313
et lui du côté de la terre95, alors nos princes et nos nobles s’opposèrent à eux et ne livrèrent point
la citadelle96. Puis, le Turc ayant pris envers les Arméniens l’engagement de ne point faire de mal
mais de [leur] accorder la liberté s’ils se soumettent, nos princes et nos nobles, voyant la faiblesse
du prince des Génois et de ses troupes, surtout que le prince avait pris la fuite, privés de ressources
en raison de la faim, acceptèrent le serment et donnèrent la ville aux Turcs ; ceci eut lieu en l’an
924 (= 1475)97.

Arméniens de Crimée Joseph Arghouthian « Au long Bras » (« Yovs p’ Erkaynabazuk


Arłut’ean »), communiqués au prince Potemkin en 1769. Il n’est pas exclu, par conséquent, que
l’archevêque et David de Crimée aient différemment transmis une unique tradition antérieure, dont
nous n’avons pas de trace. Quoi qu’il en soit, l’un et l’autre semblent s’être fait l’écho d’un épisode
particulier de la lutte qui a opposé à maintes reprises les khans de Crimée aux puissants beys des
Šîrîn. Enfin selon David et Martiros de Crimée, Mengli Girây serait à l’origine de l’intervention du
sultan. Cette explication concorde avec les indications d’un certain nombre de sources, étudiées par
M. Inalçik, art. cit., p. 186, 191, qui attribuent au khan l’intention de mettre fin à la présence
génoise en Crimée, par le truchement des Ottomans (cf. M.A. Mehmet, art. cit., p. 523 sq.).
D’autres sources, au contraire, rendent Emînek responsable de cette intervention. En effet, les
autorités génoises, soudoyées par la veuve de Mamak, avaient finalement obtenu de Mengli Girây,
sous la menace de libérer ses frères qu'elles tenaient prisonniers, qu’il nommât Sartak au poste de
tudun. Évincé de ses fonctions, Emînek était entré en rébellion en 1474 en entraînant avec lui une
partie de l’aristocratie tartare. Il aurait alors fait appel à Mehmet II, qui aurait saisi cette occasion
pour intervenir (cf. Fr. Babinger, op. cit., p. 416-417). L’interprétation donnée par l’éditeur de
David de Crimée n’est fondée, pour sa part, sur aucune de ces deux éventualités. S’appuyant sur le
fait qu’un des frères de Mengli Girây, nommé Haydar, avait pris la tête d’un parti opposé à celui-ci
et s’était décerné le titre de khan, Bžškeanc’ considère que le khan mentionné dans le mémorial
n’est autre que cet Haydar, auquel il attribue l’initiative de la démarche faite auprès du sultan (cf.
M. Bžškeanc’, op. cit., p. 235, § 393-394). Sans doute Siestrencewicz de Bohusz affirme-t-il
qu’après la nomination de Sartak, « Haydar-sultan profitant de son côté de cette indisposition
générale des esprits, se mit à la tête d’une confédération. Il chassa Seïtae (Sartak), rétablit Éminée,
ferma aux Génois le passage de Bospore [...]. L’année suivante ils [les Tartares] offrirent la Tauride
à Mehmet, le suppliant de mettre fin à la tyrannie des Génois, et jurant de reconnaître pour kan
celui qu’il établirait. Éminée alors assiégeait Caffa. Mais Haydar-sultan n’ayant pas de quoi
soutenir sa nombreuse confédération, la mena en Pologne ravager la Podolie » (S. Siestrencewicz
de Bohusz, op. cit., II, p. 175). Ainsi pourrait-on présumer une connivence entre Haydar et d’autres
personnages de haut rang – voire Emînek – dans le but de provoquer une intervention extérieure.
Cependant Haydar joue davantage le rôle d’un partisan que celui d’un ennemi d’Emînek ; de ce
fait, il ne correspond pas au personnage mis en scène par David.
95
Idem chez Martiros de Crimée : cf. A. Martirosean, op. cit., p. 148, vers 177-182. Après
l’arrivée de la flotte turque, Gedik Ahmed pacha et les partisans d’Emînek, au rang desquels se
trouvent plusieurs frères du khan, se rencontrent à Pasidina, non loin de Caffa ; ils décident de
commencer le siège dès le lendemain, 1er juin 1475 (a.s.). De son côté, Mengli Girây se réfugie à
Caffa, avec une petite troupe : cf. V. Mik’ay lean, Łrimi haykakan galut’i patmut’iwn, op. cit., I,
p. 268-269.
96
Cf. supra, Annexe II.
97
Ces détails sont omis par Martiros de Crimée, qui annonce brièvement la prise de Caffa
(vers 181-183) sur laquelle il revient plus loin sur le ton de l’élégie (vers 199-234) ;
A. Martirosean, op. cit., p. 148-150. Le nombre des Génois se trouvant alors à Caffa n’excède
guère un ou deux milliers, tandis que la garnison est réduite à quelque 200 mercenaires. Les
autorités génoises, renonçant à assumer la défense, la confient aux Arméniens, lesquels, n’ayant pas
davantage les moyens de soutenir le siège, sont contraints de négocier la cession de la ville aux
Ottomans, qui leur est ouverte le 5 ou le 6 juin ; cf. supra, Annexe II, p. 509-510 ; Annexe IV, no 3.
Sur la controverse concernant le rôle joué au cours de ces événements par les Arméniens, l’on se
314
Or les Turcs trahirent bientôt leurs serments et leur pacte ; ils pressaient constamment nos
princes et nos nobles de se convertir à la religion mahométane, afin de subjuguer sans peine la
roture restante. L’amiral Gedik Ahmed pacha exerçait toutes sortes de contraintes, et invitant
nombre d’entre eux à des repas et des festins, il [les] interrogeait au sujet du retournement de leur
foi. Et nos princes répondent : « Si tu dois nous massacrer, par la violence ou bien par l’épée, nous
sommes prêts à changer cette vie-ci pour la [vie] éternelle plutôt que la religion chrétienne pour la
mahométane ; car nous autres ne vendons ni n’échangeons la foi contre la foi, mais l’amitié contre
l’ami, et l’ami contre l’amitié ». Après maintes questions et réponses ils redevinrent faussement
amis ; diversement, il montrait à l’égard de nos princes et nobles une feinte amitié, [leur] disant :
« Il ne convient plus désormais que vous veniez à mes repas et festins l’épée à la taille, mais sans
épée », et maintes paroles encore.

– p. 339, § 507
Un jour, ajoutant foi aux paroles du pacha, et surtout n’ayant pas les moyens d’agir
autrement, selon son ordre, nos princes se rendirent à sa table sans épée. Comme il était installé à
la Porte de l’Échelle98, au quatrième étage du palais, après qu'ils eurent pris leur repas, tandis
qu’ils descendaient les longues marches du palais, les bourreaux, selon l’ordre du pacha, les
tuèrent un à un et les jetèrent à la mer. Ainsi nos princes et nobles s’accomplirent dans le Christ ;
puis il ordonna aux Turcs et aux Tartares de massacrer toute notre nation arménienne, lesquels
rendirent en ce même jour la ville très peuplée de Théodosie pauvre d’habitants ; car ils firent
périr par l’épée vieillards et enfants, hommes et femmes, et leur sang répandu sur le sol s’écoulait
dans les rues semblablement aux bras des rivières ; ils envoyèrent d’innombrables filles et
adolescents et jeunes enfants captifs à Constantinople auprès du sultan ; ils firent de même à
Kazarath et à Sourkhath99. Ainsi de nos nombreux princes et nobles et du commun de notre peuple,
certains s’accomplirent en Dieu et certains furent emmenés captifs pour leur foi et pour le nom de
Jésus Christ.
Mais l’inique khan de Crimée, le cruel, l’assoiffé de sangs innocents, et la cause du
massacre de notre nation, connut à son tour l’ignominie ; puisque non seulement l’amiral ne rendit
pas au khan son fils conformément au pacte, mais il l’emmena à Constantinople auprès du sultan ;
et celui-ci, le réduisant à l’obéissance, avec un serment ottoman scellé, l’envoie en Crimée et
l’assoit, en tuant son père, sur le trône du khanat100. Depuis ces [événements] jusqu’à ce jour le

reportera à l’analyse de V. Mik’ay lean, Łrimi haykakan galut’i patmut’iwn, op. cit., I, chap. IV :
« La chute de Caffa et les Arméniens de Tauride », p. 255-290 (on corrigera certaines informations
données en p. 267 d’après Fr. Babinger, op. cit., p. 417-419), ou V. Mik’ay lean, « Kafa k’ałak’i
ankman harc’i šurj » [Autour de la question de la chute de la ville de Caffa], Patma-banasirakan
hand s 2 (1964), p. 97-110.
98
Iskele Łabusi, d’après le turc Iskele Kap s , de l’talien scala (« échelle »). La Citadelle
franque de Caffa possédait douze grandes tours et sept portes ; cinq donnaient dans la Grande
Citadelle, et deux sur le rivage, à savoir, d’après leurs noms turcs recueillis par Bžškean’, op. cit.,
p. 331-332, § 498 : Küçük Kap s , la Petite Porte, qui s’ouvrait sur le port génois, lui-même clos, et
Iskele Kap s , la Porte de l’Échelle, que surmontait le palais consulaire. Les cinq autres portes
avaient pour noms Atl Kap s , Tatl Hamam Kap s , Frenk Hisar Kap s , Serce Kap s et
Namazgiah Kap s .
99
Kazarath, cité déjà au § 504 (cf. supra), était un bourg arménien situé près du monastère de
la Sainte-Croix ou du Saint-Signe (Surb Xa ’ ou Surb Nšan), surplombant la ville de Sourkhath
(Krim-la-Vieille). On n’en trouve plus aucune mention au XVIe siècle : ibidem, p. 328, § 494 ;
V. Mik’ay lean, Łrimi haykakan galut’i patmut’iwn, op. cit., I, p. 108-109, 276. Au sujet du
massacre des notables arméniens, cf. S. Siestrencewicz de Bohusz, op. cit., II, p. 177.
100
Cf. Martiros de Crimée, vers 185-194 : « Le khan tartare, à son tour, connut l’ignominie, |
Car, s’étant saisis de son fils, ils l’emmenèrent à Stamboul. | L’amiral nommé Gedik Ahmad pacha
315
khan tartare est investi sur l’ordre du sultan des Turcs ; et ce qui reste de notre nation arménienne
vivons jusqu'à ce jour sous la dépendance du khan tartare sous réserve de payer tribut101.

| Le conduit devant l’empereur, | [Lequel (?)] se charge de réduire, à tout jamais, | Le jeune prince à
l’obéissance, par un serment scellé. | Et [l’empereur] le ceint de la couronne royale, | Il le fait khan
avec faste et apparat, | Et tuant son père en sa demeure même, | À la place du père, c’est le fils qu’il
assoit » (A. Martirosean, loc. cit.).
Cette version des événements survenus après la chute de Caffa n’est corroborée par aucune
autre source et semble résulter d’une confusion. Nous savons en effet que Mengli Girây, ayant
accepté la suzeraineté ottomane (cf. supra, Annexe III), eut la vie sauve et qu’après avoir séjourné
un certain temps à Constantinople, il réoccupa le trône du khanat en 1478, pour le conserver
jusqu’à sa mort, en 1515. Entre 1475 et 1478 le pouvoir fut disputé par ses deux frères Nûrdevlet et
Haydar, et par un certain Djânî Beg apparenté au khan de la Horde d’Or. Le personnage mis à mort
par le sultan (David et Martiros de Crimée ne nous fournissent pas de date précise à ce sujet) ne
saurait être, à notre avis, que le tudun Sartak, qui disparaît de la scène après 1475. Nous citerons, à
l’appui de cette supposition, le témoignage du nonce Dominique, dont le rapport, adressé d’Alba
Julia au représentant du roi de Hongrie au cours de l’été 1475, affirme en substance : « La cause
d’un aussi grand malheur est la querelle existant entre deux princes tartares, dont l’un, désirant
régner, ayant chassé l’autre de son pays natal avec l’aide de ses sujets, l’a contraint de vivre à Caffa
en exil » – allusion à Emînek, insurgé, et à Sartak, immobilisé à Caffa. « Et lui, voyant de jour en
jour s’épuiser les chances de saisir son ennemi, a eu recours à la ruse et a dépêché une ambassade
auprès du Turc, en proposant de partager le butin s’il voulait [lui] venir en aide lors de la conquête
de la ville ; à cette condition toutefois – stipulée dans un accord particulier – qu’au cas où ils
parviendraient à conquérir la ville, il reviendra au Tartare de s’en rendre maître, ainsi que du butin
y ramassé ; tandis que le Turc devra se contenter de ce que le Tartare lui aura consenti ». Et plus
loin : « Le Tartare vivant en exil a été arrêté et décapité, et sa tête, affermie au bout d'une pique,
avec deux étendards chargés d’or dont profitaient [dont se prévalaient ?] les [précédents]
gouverneurs de la ville, [...] a été envoyée au Turc en présent » (V. Mik’ay lean, Hay-italakan
arnc’ut’iwnner, p. 152-153, d’après Zasedanie Odesskogo obscestva ljubitelej istorii i drevnostej,
Odessa 1893, p. 8-9.) Le fils de Mengli Girây et gendre d’Emînek, auquel fait allusion notre
document, ne peut donc avoir régné à la suite de l’exécution de son père, cette exécution n’ayant
jamais eu lieu quoiqu’elle ait été effectivement projetée, ainsi que le rapporte le chroniqueur Ibn
Kémal (cf. M.A. Mehmet, art. cit., p. 524). La disparition temporaire de Mengli Girây (jusqu’à sa
restauration en 1478) et l’exécution de Sartak, confondues, ont pu accréditer l’idée de la mort du
khan, et même favoriser l’assimilation à son fils de l’un quelconque des occupants du trône entre
1475 et 1478, que la Porte n’a pas tous considérés comme des usurpateurs. La tradition recueillie
par David et Martiros de Crimée aura, dans ce cas, nécessairement pris corps au cours de ces
années. En ce qui concerne plus particulièrement l’accession au pouvoir du fils de Mengli Girây,
retenons aussi la possibilité d’une allusion déformée à l’envoi en Crimée, comme résident, d’un
propre fils de Mehmet II ; cf. B. Spuler, Les Mongols dans l’histoire, op. cit., p. 126.
101
Cf. Martiros de Crimée, vers 195-198 : « Ils [les Tartares] possèdent cette contrée plus
fermement depuis ; | Le khan tartare est par l’empereur investi, | Telle est l’origine de leur
soumission ; | Ils vont où le veut l’empereur, sans protestation », et vers 235-246 : « Quoiqu’en
raison de nos péchés, nous avons mérité | D’avoir été frappés par la verge admonitive du Seigneur, |
Pourtant, n’a pas décrû la miséricorde du Créateur | Envers notre troupeau pensant, par son sang
racheté. | Le cœur touché par la pitié, ce prince Ordonne aussitôt qu’ils [les Arméniens] ne quittent
point la place, | Il leur rend la propriété de plusieurs églises, | Comme celle des couvents sis à
l’extérieur. | Quant à la nation franque, en ayant pris l’autorisation, | Ils se mirent en marche et se
rendirent au Pays des Francs ; | Et les nôtres, demeurant en leur état, | [Devenus] tributaires de
l’empereur, restèrent inébranlés » (A. Martirosean, op. cit., p. 148-150).
Ces indications de Martiros de Crimée ne sont pas tout à fait exactes ; la plupart des Francs
furent en effet conduits à Constantinople et seul un petit nombre d’entre eux put regagner
316
– p. 340, § 508
Mais avant cela, à l’époque de la construction des remparts de Théodosie, vivait un
archiprêtre du nom de seigneur Malachie (Malak’ia) ; lui et le petit-fils Pierre (Petros) du frère de
son aïeul, construisirent 300 quarts de [l’enceinte de] la citadelle, dont les [deux] noms sont
inscrits jusqu’à ce jour au-dessus de la Porte du Torrent derrière l’église du Saint-Illuminateur102.

l’Occident, non sans mal (cf. Fr. Babinger, loc. cit.). L’on sait, par ailleurs, que nombre
d’Arméniens quittèrent Caffa après sa chute, ainsi que l’indique Étienne Roshka ( ošk’a) dans son
abrégé des mémoriaux des églises de Kamenetz : « Après que la ville royale d’Ani fut dévastée par
les Mahométans, ses habitants se dispersèrent : certains se rendirent en Crimée et d’autres
s’établirent en d’autres lieux, en l’an du Seigneur***. Ceux qui habitèrent la Crimée, en la ville de
Caffa et en d’autres lieux qu’[occupaient] alors les Génois d’Italie, lorsque les Mahométans prirent
d’entre leurs mains la ville de Caffa, allèrent en la province de Kiev, et de là, quand se fut fortifié le
gouvernement des Polonais, ils vinrent habiter en Pologne et en Lituanie – où l’on trouve de nos
jours encore des familles arméniennes polonisées, tels les Grigorovitch, etc., malgré que [nombre
de] valeureux guerriers arméniens [de ces contrées] furent, comme je l’ai dit, tués au combat par la
trahison – ; [et] certains allèrent à Loutsk (Łu k) où il y a encore maintenant une église
[arménienne] dépendant des échevins de Lvóv ; et d’autres se dirigèrent vers cette ville, Kamenetz,
localité ancienne alors rebâtie à neuf du Pays des Ruthènes ; mais [des Arméniens y seraient déjà
venus] auparavant, (c.-à-d. avant qu’elle fût rebâtie au XIVe siècle), du village d’Orman
(Virmeny ?, cf. Y. Dachkévytch, « L’établissement des Arméniens en Ukraine pendant les XIe –
XVIIIe siècles », Revue des Études Arméniennes, nouvelle série 5 (Paris 1968), p. 343, 355 ; notre
traduction est ici incertaine), « d’où nous n'avons pu trouver en quelle année ils se sont transportés
ici, [ce que l’on pourrait déduire] seulement de [l’épigraphe de] la croix de pierre qui est
[encastrée] dans le mur près de la porte de l’église Saint-Nicolas – on peut déchiffrer, semble-t-il,
une date [située] dans les années 1200 du Seigneur et 760 (= 1311) des Arméniens, la première de
ces dates doit être corrigée en 1300 pour être conforme à la seconde, sur l’origine de la colonie de
Kamenetz, cf. ibidem, p. 341) –, et des livres de la chapelle du village nommé Ormean qui est
aujourd’hui la propriété des jésuites. Quoi qu’il en soit, cela fait environ 400 ans que notre nation
est venue habiter en cette ville, puisque l’on compte 317 ans entre la date à laquelle il semble
qu’elle ait été [reconstruite – à peu près en 843, c’est-à-dire en 1394 du Seigneur – et cette année
1711... » (Step’anos Rošk’a, Žamanakagrut’iwn kam Tarekank’ ekełec’akank’ [Chronique ou
annales ecclésiastiques], Vienne 1964, p. 196). L’on remarquera que Rošk’a ignore l’épisode du
séjour à Saraï et fait venir directement d’Ani les Arméniens de Caffa. Il y a sans doute là une part
de vérité. Si des Arméniens de Crimée ont rejoint sur la Volga en 1299 ou 1300 des originaires
d’Ani, comme nous le supposons en note 55, un certain nombre d’entre eux devaient également
être originaires de cette ville ou de sa province.
102
D’après Bžškeanc’, La Grande Citadelle de Caffa possédait neuf portes principales : Bal k
Kap s ; Boyaci Kap s ; Orta Kap s ; Küçük Kap s apparemment différente de son homonyme de
la Citadelle franque ; Kule Kap s ; Kara Yusuf Kap s ; Aslanci Kap s , auxquelles s’ajoutaient des
entrées secondaires et des passages pour les eaux appelés Sel Kap (du turc sel « torrent ») (cf.
M. Bžškeanc’, op. cit., p. 333, § 499). L’inscription située au-dessus de cette Porte du Torrent
n’existait plus, sans doute, à l’époque de Bžškeanc’ qui l’aurait mentionnée dans sa description des
ruines de la citadelle. Celle-ci nous indique, par contre, l’emplacement de l’église du Saint-
Illuminateur : à l’intérieur de l’enceinte, près de la porte dite Kara Yusuf Kap s (ibidem, p. 334).
Au sujet de cette église, l’éloge des églises de Caffa (voir supra, texte, note 12) dit de son côté :
« Saint Illuminateur, la cathédrale, | Est le grand rempart des fidèles, | Le patriarche de la nation des
Arméniens, | Celui qui chasse les dissidents » (K’. K’ušnerean, op. cit., p. 140, vers 23-26).
Il est difficile d’estimer au juste les 300 quarts d’enceinte dont fait état le mémorial. À
supposer qu’il s’agisse de quarts d’aune du XVIIe siècle, l’on obtient, en se fiant aux indications du
manuel de Lucas de Vanand, une longueur d’enceinte d’environ 65 m (si l’on se sert de l’aune de
317
Mais la construction achevée, le seigneur Malachie et le petit-fils Pierre du frère de son aïeul,
quittant la Crimée, se rendirent à Aghthamar auprès du docteur de l’Église Jean, qui était le fils du
frère de l’aïeul du seigneur Malachie, et le frère d’Anania, père de Pierre ; tous deux étaient fils
d’Iwan[é], de la famille des Pahlawounis, [originaires] du canton d’Orotn [et] de la ville de
Vanand103. Or ledit Pierre, en la ville de Nakhidjewan, engendra David, David Sedrak, Sedrak

Constantinople ; l’aune de Gênes donnerait, pour sa part, 123 m) ; cf. Lukas Vanandec’i, Ganj
’ap’oy, ks oy, t’woy, ew dramie’ bolor ašxarhi... [Trésor des mesures, poids, nombres, et
monnaies du monde entier...], Amsterdam 1699, p. 28-29. À partir du § 508 de l’édition Bžškeanc’,
les narrations de David et de Martiros de Crimée divergent. Les vers 251-310 de 1’Histoire du Pays
de Crimée sont consacrés, pour l’essentiel, à la révolte des djelali qui secoue l’Asie Mineure à la
fin du XVIe et au début du XVIIe siècle (Martiros de Crimée fournit la date de 1601), et à
l’émigration d’un grand nombre d’Arméniens en Crimée à la suite de leurs dévastations.
103
L’archiprêtre Malachie, qui participe à la construction de la Grande Citadelle de Caffa, a
certainement œuvré dans la seconde partie du XIVe siècle ; nous savons en effet que ladite citadelle
fut achevée vers 1380 (cf. supra, texte, note 13). C’est donc immédiatement après cette date qu’il
faut placer au plus tard le départ de l’archiprêtre Malachie pour l’Arménie, où il va retrouver le
docteur de l’Église Jean, son cousin, en compagnie du neveu de ce dernier. Cet archiprêtre et ce
docteur de l’Église nous semblent devoir être identifiés à des personnages bien connus de l’histoire
d’Arménie, en l’occurrence l’anachorète Malachie de Crimée (Małak’ia Łrimec’i) et le grand
docteur (rabunapet) et philosophe Jean d’Orotn (Yovhann s Orotnec’i, 1313-1386) dit le Suspendu
(Kaxik). Tous deux se sont rendus célèbres par les efforts qu’ils déployèrent contre les menées des
frères Unitores agissant pour le compte de Rome. Voici ce que dit au XVe siècle Thomas de
Metzob (T’ovmas Mecobec’i) à leur sujet : « Or en ce temps-là [en 1386] vivait le béat et
bienheureux docteur de l’Église arménienne Jean, surnommé le Suspendu [car] suspendu à l’amour
de Dieu, originaire du canton d’Orotn, du village de Valandin, fils du grand prince Iwan qui était
de la race des premiers princes de Siwnie, dont était Vasak [au Ve siècle] [...], très-sage et docte
connaisseur de l’Ancien et du Nouveau Testament, exégète des subtilités bibliques et des [sciences]
profanes, [qui fut] des élèves du grand Isaïe et de Déodat, docteurs de notre Église ». Il s’agit
d’Esayi N ’ec’i et de Tiratur Kilikec’i, qui enseignèrent à l’université du couvent de Gladzor dans
la première moitié du XIVe siècle (cf. L. Xa ’erean, Glajori hamalsaran hay mankavaržakan mdk’i
zargac’man m j XIII – XIV dd. [L’université de Gladzor dans le développement de la pensée
pédagogique arménienne, XIIIe – XIVe s.], Erevan 1973 : Loys, p. 133-150, 159-161, 170-171).
« Lequel [Jean] réunit autour de lui de nombreux élèves [venus] de toutes les provinces, et il rendit
la nation arménienne illustre par [ses] docteurs et prêtres, [son] harmonieuse discipline et [sa]
doctrine orthodoxe, et, surtout, en luttant jour et nuit contre les Fauteurs de Troubles (ou « les
Transfuges » ; Ałt’armay, du turc aktarmak, « fouiller, embrouiller, transférer » ; il s’agit des
Catholiques) du canton d’Erndchak (à l’intérieur de la boucle méridionale de l’Araxe), ennemis du
Christ. [Or,] en ces jours-là, il fut rappelé auprès du Christ, et le Pays d’Arménie fut enténébré. Et
ses élèves l’emmenèrent dans [le canton d’]Erndchak afin qu’[il repose] aux côtés du saint
anachorète Malachie, son élève, lequel était originaire de la ville de Crimée, située face à la mer
[Caffa], fils de très grande famille. Et il avait abandonné son patrimoine, pour se rendre auprès du
grand docteur de l’Église Jean. Et recevant de lui la dignité de docteur de l’Église, il vint dans le
canton de Nakhitchewan (Nax owan ; remarquons que dans la suite du mémorial, Pierre se rend
aussi à Nakhitchewan) y fit prospérer des monastères arméniens et fut en butte à l’incessante
hostilité des faux Chrétiens, les Fauteurs de Troubles. Et puis, ayant été empoisonné par l’un d’eux,
la mère de son filleul, il laissa dans un grand deuil notre nation. Car il entretenait les écoles des
deux docteurs Jean et Serge (Sargis) dans les fondations d’Aprakunik’ et d’Astapat ». Il s’agit des
universités fondées après 1373 par Jean d’Orotn dans les monastères d’Aprakunik’ et d’Astapat, où
enseignait également Sargis Aprakunec’i. « ...Et sa mort [celle de Jean d’Orotn, en 1386] est de
trois ans postérieure à celle de l’anachorète Malachie » (T’ovma Mecobeci’, Patmut’iwn Lank
T’amuray ew yajordac’ iwroc’... [Histoire de Tamerlan et de ses successeurs...], Paris 1860 :
318
Thunot & Shahnazarian, p. 14-17). Les indications de Thomas de Metzob concordent dans
l’ensemble avec celles du mémorial de David de Crimée. L’archiprêtre Malachie qui finance 300
quarts de l’enceinte de la Grande Citadelle de Caffa, nécessairement issu d’une famille fortunée,
peut être en effet celui-là même qui, laissant en Crimée son patrimoine, est encore en mesure de
subventionner les universités monastiques d’Aprakounik et d’Astapat. Par ailleurs, le docteur de
l’Église Jean, qu’il va retrouver en Arménie, a pour père un noble de la région d’Orotn – il n’y a
pas à proprement parler de canton de ce nom –, nommé Iwané, prénom qui est aussi celui du
seigneur Iwané Dleniants, père de Jean d’Orotn. Plusieurs points du mémorial demandent toutefois
à être éclaircis. Tout d’abord la mention de la localité de Vanand en tant que ville d’origine du
docteur de l’Église Jean. Ce nom doit être corrigé en Vałandin, localité citée par Thomas de
Metzob ; on la trouve répertoriée par Étienne Orbélian (†1304) sous le nom de Vaładin dans la liste
des villages du canton Tzeghouk (Cłuk) de Siwnie, où est précisément située la forteresse d’Orotn
(cf. Step’anos rb lean, Patmut’iwn nahangin Sisakan... [Histoire de la province de Sisakan
(Siwnie)], II, Paris 1859, p. 259) ; la localité de Vanand, au contraire, ne se trouve pas dans la
région d’Orotn mais plus au sud, dans le canton de Goghthn. En second lieu l’on constate que
l’Iwané mentionné par David de Crimée appartient à la famille des Pahlawounis, tandis que le père
de Jean d’Orotn, Iwané († ante 1337, longtemps confondu avec son homonyme, le grand prince
Iwané Orbélian, d’une famille alliée († après 1377) fils du seigneur Hassan Dleniants (cf. Ł. Ališan,
Sisakan. Tełagrut’iwn Siwneac’ ašxarhi [« Sisakan ». Description du Pays de Siwnie], Venise
1893, p. 217 ; L. Xa ’ikean, ŽD dari hayer n je agreri yišatakaranner [Colophons de manuscrits
arméniens du XIVe siècle], Erevan 1955 : Académie des Sciences d’Arménie, p. 374-376, § 456 ;
idem, « Siwneac’ rbêleanneri Burt’ lean iwb » [La branche bourtélienne des Orbélian de
Siwnie], Bamber Matenadarani 9 (1969), p. 177-179). Si l’on écarte l’éventualité d’une confusion
(rappelons que le mémorial est écrit en 1690), il y aurait lieu d’expliquer cette différence par les
efforts de David pour rattacher les Arméniens de Crimée aux anciens habitants de la ville d’Ani, où
les Pahlawounis ont joué un rôle notoire. Souvenons-nous, par ailleurs, que David écrit à la
demande d’Anne et Tiridate « Pahlawounis », que la suite du mémorial nous présente comme les
descendants de Pierre, neveu du docteur de l’Église Jean et cousin de l’archiprêtre Malachie. Mais
il n’est pas exclu que les Dleniants aient été alliés à une époque donnée aux Pahlawounis ; en effet
la généalogie de la maison Dleniants nous est pour ainsi dire inconnue (cf. L. Xa ’ikean, art. cit.,
p. 179 ; R.H. Hewsen, « The meliks of Eastern Armenia. A preliminary study », RÉA, nouvelle
série, 9, 1972, p. 316, planche). De plus, la prééminence de la famille Pahlawouni a été telle, aux
XIe et XIIe siècles, que nombre de maisons seigneuriales, même anciennes, se sont considérées
alors comme en faisant partie, pour peu qu’elles lui fussent alliées (cf. H. G. T’uršean, art. cit.,
p. 147).
Quant à la parenté entre Malachie, Pierre et Jean, elle pose des problèmes qu’il est difficile de
résoudre. Si notre identification est exacte, il résulte des indications du mémorial que le seigneur
d’Orotn, Iwané Dleniants, avait un fils du nom d’Anania, qui était le frère de Jean d’Orotn. Les
colophons contemporains nous rapportent les noms de deux frères de Jean d’Orotn, Hasan et
Zak’ar (cf. L. Xa ’ikean, ŽD dari hayer n jeragreri yisatakaranner, loc. cit.), mais à aucun
moment il n’est question d’Anania, ni d’un neveu du nom de Pierre. Par ailleurs, Thomas de
Metzob se contente de dire de l’anachorète Malachie de Crimée qu’il est fils de très grande famille
sans indiquer s’il est de la parenté de Jean d’Orotn ; rien, non plus, dans les colophons qui puisse
nous renseigner sur ce point. Toujours selon notre hypothèse, l’aïeul de Malachie serait un frère
d’Iwané Dleniants. Or nous n’en connaissons qu’un, Serge, métropolite de Siwnie (cf.
L. Xa ’ikean, art. cit., p. 191 ; idem, ŽD dari hayer n jeragreri yisatakaranner, loc. cit. et p. 262,
§ 325). Il faut donc supposer l’existence d’un second frère d’Iwané Dleniants, dont on retrouverait
la descendance à Caffa vers le milieu du XIVe siècle. Il nous reste à éclaircir un dernier point : la
présence de Jean d’Orotn dans l’île d’Aghthamar (siège d’un catholicossat dissident, sur le lac de
Van), où seraient venus le joindre Malachie et Pierre. Si la mort de l’anachorète est survenue,
comme on l’a vu, en 1383, sa présence à l’université d’Aprakounik est attestée dès 1379 (ibidem,
319
Margar, Margar Sagui (Sagi), Sagui Abraham ; quant à cet Abraham, [voici :] lorsqu’en l’an 1051
(= 1602) les djelali ravagent le Pays des Perses, nombreux [sont ceux] de notre nation [qui] se
déplacent et viennent de ces régions jusqu’en Crimée ; [ils s’installent] à Théodosie, à
Ghara[sou]bazar, à Baghtchésaray, et à Gueuzlov104 ; et d’autres furent emmenés captifs, parmi
lesquels seuls cet Abraham et Pierre Bagratide (Bagratenc’) fils de sa sœur, pendant qu’on les
conduisait en captivité, tuant durant leur sommeil quatre des convoyeurs d’esclaves, leurs
gardiens, prirent la fuite et arrivèrent en Crimée, en la ville de Théodosie. Et là se trouvait le noble
Margar Moughalents (Mulalenc’) – fils de Thoros, de Jacques, de Daniel, de Mourat, [et] du
seigneur Théodore qui, selon l’ordre du prince Šîrîn des Génois105, demeurait avec [ses] troupes
sur le courant de Kazarath, ce pourquoi ladite rivière fut appelée Moughalyeuzen en langue tartare
– ; et celui-ci, voyant Abraham Pahlawouni et Pierre Bagratide106, leur fit don, en l’honneur de
leur race, d’un grand nombre de biens et de possessions, et d’un palais pour y résider ; mais peu
de temps après, Pierre Bagratide rejoignit Dieu, en l’an 1067 (= 1618).

– p. 141, § 509
Quant à Abraham Pahlawouni, par la miséricorde de Dieu et avec l’aide du noble Margar
Moughalents et du grand baron Mourat Daridjanents – fils de Matthieu, d’Ovyn, de Samuel, de
Serge, [et] de Joseph, premier seigneur de Théodosie – et du noble Thadée Aghamalents – fils de
Séraphin (Serob[ ]), de Yaroutiun, de Barthélémy (Bart’oł[im os]), de Minas, [et] de Mesrop,
quatrième capitaine de Théodosi –, et d’autres [membres de la famille] Moughaliants, il progressa
diligemment et s’enrichit, et prit la fille du noble Georges Moughaliants. Et de lui naquit une fille
Anne et un fils Tiridate ; et cette fille Anne et ledit Tiridate, fils d’Abraham, bâtirent en la ville de
Théodosie, sur une haute montagne, une église – Saint-Nicolas –107, et au-dessus de la porte
extérieure de l’église, ils inscrivirent leurs noms et ceux de leurs parents ; et ils ordonnèrent
d’écrire dans le synaxaire le commentaire que voici, au sujet des événements de l’histoire de notre

p. 532, § 660). C’est donc à cette date ou dans les années précédentes que l’on devrait situer sa
venue à Aghthamar, auprès de Jean. L. Xa ’ikean, op. cit., p. 541, § 674, et index, p. 725, signale
bien Jean d’Orotn dans un monastère de la juridiction d’Aghthamar – la Sainte-Croix de Spatkert,
près de Khizan –, mais beaucoup plus tard, en 1382. De plus, cette mention semble provenir d’une
confusion avec un autre rabunapet Jean, qu’un colophon signale encore en ce même lieu en 1388,
soit deux ans après la mort de Jean d’Orotn (ibidem, p. 573, § 717). Peut-être l’explication se
trouve-t-elle dans le ms. no 10 de la bibliothèque des PP. Mekhitaristes de Vienne (Synaxaire, XVIe
siècle), dont le colophon, parlant de l’anachorète Malachie venu de Crimée, dit qu’« il est demeuré
15 ans » au service de Jean d’Orotn (cf. Y. Tašean, op. cit., p. 65). L’épisode d’Aghthamar se
trouve alors ramené en 1368, à une époque où Jean d’Orotn achève une longue série de
pérégrinations – à Tiflis, en haute Arménie, et à Jérusalem – qui l’ont peut-être aussi conduit dans
cette île.
104
Ces quatre localités sont citées dans le même ordre par Martiros de Crimée dans la partie
de son « Histoire » consacrée aux ravages des djelali et à l’arrivée en Crimée des Arméniens
émigrés d’Asie Mineure ; cf. A. Martirosean, op. cit., p. 151, vers 272, 277-278.
105
Vraisemblablement sur l’ordre des Génois et avec l’accord du bey des Šîrîn. Il nous semble
improbable en effet que ceux-ci aient été liés aux Génois au point de rendre justifiable la confusion
du mémorial. Il est possible toutefois que l’épouse de Mamak, nommée Agrippine, ait été génoise.
Cf. V. Mik’ayel an, Łrimi haykakan galut’i patmut’iwn..., op. cit., I, p. 266.
106
Si notre hypothèse sur l’identité de l’Iwané du mémorial et d’Iwané Dleniants est fondée,
cet Abraham « Pahlawouni » est également un Dleniants.
107
Le laudateur anonyme des églises de Caffa connaît deux églises de ce nom ; la nôtre est
citée au quinzième vers, après celle du Saint-Archange : « [Saint-] Archange est à l’intérieur de la
citadelle, | Il intercède en faveur de tous ; | Saint Nicolas est sur la montagne » (K’. K’usnerean, op.
cit., p. 139).
320
nation, à la fin duquel ils représentèrent les arbres de chaque généalogie ; et ils assignèrent à leur
postérité l’obligation, à la mort des pères, d’ajouter chaque fois aux arbres les branches de leurs
lignées mâles, en mémoire de leur race, et [en celle] des princes, barons et nobles susnommés, et
de leurs descendants ; et ils prescrivirent encore de célébrer chaque année en cette même église le
souvenir de nos saints martyrs108, et de citer dans vos saintes prières aussi bien ceux qui ont
rapporté ceci, Tiridate et la reine Anne, sa sœur, que leur défunt père Abraham, et leur mère, la
reine Thagouhi, et le défunt Pierre Bagratide ; également le grand baron Mourat Daridjanents, en
vie, Margar et Jacques Moughaliants et Thadée Aghamaliants ; et que vous- mêmes soyez cités [à
l'heure] du redoutable jugement du Christ.

ANNEXE VI

Nersés de Caffa (Nersés Kafayec’i), Thrène sur la métropole de Caffa

– Original : ***

– Copies : Mss du monastère de Saint-Jacques de Jérusalem no 714


(Mélanges, s.d., p. 24b-26a) ; no 1136 (Mélanges, s.d., p. 522) ; no 1455
(Chansonnier, Eudocie, 1622, p. 147). Ms. de l’Institut Mashthots des manuscrits
anciens d’Erevan, dit « Matenadaran », no 7709 (Mélanges, Caffa, 1608-1653,
p. 591 sq.) ; no 8605 (Chansonnier, 1652-1655, p. 779 sq.).

– Éditions : N. Covakan [N. Połarean] (éd.), « Hin jer » (Pages


anciennes) », Sion, nouvelle série, 20/8-9 (Jérusalem 1946), p. 163-164 ;
Y. K’iwrtean (éd.), « Ołb mayrak’ałak’in K’afayu » [Thrène sur la Métropole de
Caffa], Bazmav p 115/3-4 (Venise 1957), p. 83-85 ; N. Połarean, Mayr c’uc’ak
jer a grac’ Srboy Yakobeanc’ [Grand catalogue des manuscrits (du monastère) de
Saint-Jacques], IV, Jérusalem, 1969 : Imprimerie de Saint-Jacques, p. 214 (vers
1-4, 53-56) ; V. Mik’ay lean, Łrimi haykakan galut’i patmut’iwn [Histoire de la
colonie arménienne de Crimée], I, Erevan 1964 : Académie des Sciences
d’Arménie, p. 201-202, 270, 274-275 (vers 1-7, 9-10, 14b, 15b, i6b, 18-21, 43b,
44-45, 46a).

108
David de Crimée les aura laissés dans l’anonymat, du début à la fin du mémorial. Martiros
de Crimée ne dit mot à leur sujet. Il en est de même de Nersés de Caffa, dont le « Thrène » (cf.
infra, Annexe VI) ne fait qu’une courte allusion au serment prêté par les Ottomans sans mentionner
leurs interlocuteurs. Bien que rien ne permette de les considérer comme appartenant à l’ascendance
de Tiridate et d’Anne, il est certain, comme le fait observer Y. K’iwrtean, que le mémorial que ces
derniers commandent à David tente de les justifier, en les plaçant au rang des martyrs (cf.
Y. K’iwrtean, art. cit., p. 85). L’anonyme florentin, auquel nous devons une description détaillée de
la prise de Caffa, donne par contre les noms de quatre Italiens – Giuliano da Fiesco, Battista da
Logio, Sisto Centurino, Gregorio Rosso, délégués par la ville pour parlementer avec les assiégeants
–, qu’il accuse d’avoir en fait affranchi leurs biens et vendu la cité (cf. A. Vigna, op. cit., II/2,
p. 239-246, doc. no 1144).
321
N.B. Édition Połarean: vers octosyllabiques monorimes. Édition
K’iwrtean : vers de seize pieds, coupés (dans notre traduction, idem).
V. Mik’ay lean : variable. Arménien médiéval vulgaire ( amik lezu) ; nombreux
termes étrangers, signalés en notes. Les termes dont la traduction est incertaine
sont précédés d’un astérisque.

1 En Tan neuf cents des Arméniens,


et vingt quatre de complément (= 1475),

À cause de [nos] péchés méchants


se sont unis les Mahométans.

Le Tartare s’est dirigé sur Cafïa ;


ils ont coupé toutes les eaux ;

Ils ont livré combat à la ville


et répandu sur terre beaucoup de sang.

5 Puis sont venues les galères109,


dont le nombre excédait quatre cents110 ;

Ensemble ils se sont présentés


et ont cerné la ville de Caffa.
Ils étaient d’innombrables cavaliers ;
ils possédaient maints canons111 et arquebuses112 ;

Ils venaient au combat avec des hurlements,


[en sorte] que la frayeur avait envahi la cité.

9 Lorsque tiraient les grands canons,


ciel et terre étaient ébranlés ;

Grand dommage fut causé à la ville,


maisons et temples s’effondraient113.

Par le son, des enfants moururent épouvantés ;


les femmes étaient horrifiées d'effroi ;

109
On a laterla : en turc kadirga (mot grec) « galère ». Ce terme semble être employé ici dans
le simple sens de bateau.
110
David de Crimée (cf. supra, p. 517) indique 300 navires. Les sources compilées par
Fr. Babinger, op. cit., p. 417, font état de 180 galères, 3 galéasses, 170 navires de transport et 120
vaisseaux pour le transport des chevaux. D’après V. Mik’ay lean, Łrimi haykakan galut’i
patmut’iwn, op. cit., I, p. 268, l’escadre comprenait 480 embarcations de diverses dimensions. Le
chiffre de 700 galères avancé dans les fragments de chronique nos 4 et 5 (cf. supra) est évidemment
exagéré. L’on se reportera, pour la suite du document, au témoignage de l’anonyme florentin ; cf.
A. Vigna, loc. cit.
111
T’op’ : mot turc (top), « boulet, canon ».
112
T’ufank’ : mot persan (tufang), « arquebuse, mousquet » puis « fusil ». Les vers 5-6 et 7-8
sont intervertis dans le ms. de Saint-Jacques no 714 ; cf. N. Covakan [N. Połarean], art. cit., p. 163.
113
Cf. supra, Annexe II.
322
Elles avortaient les enfants [qu’elles avaient en leur sein],
si terrifiant était le son du grand canon.

13 En cinq jours ils prirent la ville


et ils y prêtèrent un faux serment114 ;

Ensuite ils firent le relevé de la ville,


ils inscrivirent le grand et le menu.

Ils saisirent dans la ville


tout ce qu’il y avait d’armures et d'armes115 ;

Ils volèrent entièrement


flèches, arcs, et boucliers.

17 Ils prirent aussi beaucoup de tribut116 ;


à beaucoup ils coupèrent la barbe117 ;

À coups de bâton ils massacrèrent les hommes118,


ils enlevèrent leurs filles et fils.

Ils tranchèrent la tête du père,


prirent ses fils et les firent captifs ;

Sans ménagement ils enlevèrent


deux frères au même endroit.

21 Ils embarquèrent, éplorés,


les jeunes époux mariés nouvellement ;
Père et mère pleurèrent beaucoup
et les suivirent tête nue.

Rien n'y fit ! Ils n'eurent point pitié !


Et même les pleurs ne les émouvaient point !

Leurs cœurs étaient devenus ceux de bêtes ;


ils dévoraient les agneaux innocents.

25 Ils les saisirent et les emmenèrent à bord,


ils les entassèrent, en pleurs, en un endroit ;

Les enfants, tous, pleuraient abondamment119,

114
Allusion à l’accord conclu entre les Arméniens et les Turcs ; cet accord est placé ici après
l’entrée de ces derniers dans la ville.
115
epay wearax, c.-à-d. epay [e]w (et) earax (K’iwrtean : epay earax) : en persan jaba,
« armure, cotte » (cf. le turc cebe), et en turc y arak, « attirail, arme ».
116
Il s’agit du kharatch payé par les Chrétiens et les Juifs.
117
En manière d’avanie ? En 1470, pendant la prise de Négrepont, Mehmet II fait rassembler
800 habitants portant la barbe, qu’il fait décapiter : cf. Fr. Babinger, op. cit., p. 340.
118
Ms. Matenadaran no 7709 : « Ils égorgèrent les hommes vaillants ».
119
D’après la leçon de Połarean. Incompréhensible chez K’iwrtean.
323
et ils criaient pain et eau.

Leurs parents s’assemblaient tous


et [leur] envoyaient à manger ;

Ils restent assis, pleurant, au bord de la mer ;


pitoyables, ils regardent le bateau !

29 [Eux,] pendant quarante jours, au-dessus de l’eau,


clament face à la ville120 ;

Maintes filles et *servantes,


ils les prirent toutes, *ensemble.

Ils prirent dix mille enfants121,


servantes et filles, *parures [des maisonnées]122.

Ils rassemblèrent les marchands123


et les pillèrent tous rudement.

33 Dès lors ils emportèrent fretin124 en quantité,


[mais] le méchant n’en fut pas amendé !

Ils émirent l’ordre malveillant


de ne leur pas laisser [la moindre] étoffe125.

Ils ramassèrent les *sacs [où l’on tenait l’argent]126,

120
Jusqu’au 23 juillet 1475, puisque l’enlèvement des enfants eut lieu les 12 et 13 juin ; cf.
Fr. Babinger, op. cit., p. 418. Environ douze jours séparent cette date de celle du retour à
Constantinople, le 3 août (ibidem, p. 419) ; c’est le délai qu’il avait fallu à la flotte, à la fin du mois
de mai, pour atteindre Caffa.
121
Le chiffre de 10 000 enfants dépasse de loin les estimations les plus fortes rapportées par
Fr. Babinger, op. cit., p. 418 (5 000 enfants). Le rapport adressé d’Alba Julia en la même année
1475 par l’envoyé du Pape au représentant du roi de Hongrie fait état de 500 filles et d’un nombre
égal d’adolescents : cf. V. Mik’ay lean, Hay-italakan arn ’ut’iwnner..., op. cit., p. 153. Notons
aussi qu’au trentième vers il est question d’un bateau. Par contre, l’anonyme florentin (cf.
A. Vigna, loc. cit.) mentionne 3 000 garçons et 4 500 filles.
122
D’après la leçon de K’iwrtean : en arménien zard « parure ». De son côté, Połarean écrit
za(r)t, que nous supposons être la restitution du précédent. Il est improbable qu’il s’agisse du
persan zard, « jaune » (cf. le turc zerd) employé pour « blond » (« Ils prirent dix mille enfants,
servantes et filles blondes »), ou de son sens dérivé « livide, pâle » (« ...servantes et filles pâles [de
frayeur »). Si l’on néglige la restitution de Połarean, l’on peut envisager l’arménien zat « à part,
sans compter » (« Ils prirent dix mille enfants, sans compter les servantes et les filles »). La traduc-
tion par « parure » nous a fait rendre ca ay par « servante ». Le sens de ce mot est plus exactement
« domestique », rarement « esclave ».
123
Pazrk[ea]n : mot persan (b z rg n), « marchand ».
124
Połarean lit à cet endroit sahat’ qui nous semble être l'arabe sakat « marchandises
ordinaires, fretin ». Selon K’iwrtean, ułat’, que nous n’avons pu interpréter.
125
Łumaš : mot arabe (qomash, cf. le turc kuma ) « étoffe ».
126
Nous avons hésité à reconnaître le terme zankak comme étant l’arménien zangak
« cloche ». (L’on aurait : « Ils ramassèrent les cloches [de la ville], jusqu’à ce que leur nombre
324
jusqu’à ce que leur nombre atteignît mille ;

Ils les prirent et les emportèrent à Stamboul,


ils les firent parvenir au grand baron127.

37 Ils abolirent office et prière ;


Sainte Marie que l’on célèbre,

L’église des Francs,


ainsi128, ils la changèrent en mosquée.

Ils saisirent et conduisirent à Stamboul


tous les Francs qui se trouvaient en la ville ;
Pour qu’ils y demeurassent, convertis nouvellement,
ils les firent tous mahométans.

41 Maints renièrent [leur foi]129 puis s’établirent,


et, sans espoir130, ils demeurèrent là-bas131.

À chaque homme ils imposèrent tribut132,


ils inscrivirent tous les biens133 existants ;

Ils estimèrent le trousseau134 des *bien-aimées ;


ils évaluèrent maison et jardin ;

Ils en voulaient trois parts ;

atteignît mille... »). L’explication de ce terme peut être trouvée, semble-t-il, dans le rapport envoyé
d’Alba Julia. On y lit : « Les hommes adultes dont les moyens et l’intelligence pouvaient susciter
des craintes ont été déportés à Constantinople, afin qu’ils ne puissent rien entreprendre contre lui
[le Turc] ; tandis qu’à Caffa, on n’a laissé que le commun du peuple, au-dessus duquel a été placé
un Grec de Trébizonde, avec 10 mille hommes pour protéger la ville » (V. Mik’ay lean, Hay-
italakan a n 'ut’iwnner..., loc. cit.). Ces lignes suggèrent une explication du terme en question par
un composé turco-persan du genre z n-yak , de z n « qui a une opinion, qui pense », par allusion
aux hommes avisés, capables de manifester une opinion (« Ils rassemblèrent les hommes avisés,
jusqu’à ce que leur nombre atteignît mille... »). Mais ce même rapport nous fournit plus bas une
autre information, sur laquelle nous avons préféré fonder la présente traduction, affirmant que 1011
sacs de cuir renfermant chacun 600 ducats ont été envoyés de Caffa à Constantinople ; zankak
devrait alors être considéré comme un dérivé de l’arménien zang ou zank (pour zangapan),
« chausse, bas », pris dans le sens supposé de « sac ».
127
Cf. supra, Annexe II.
128
On a aynay : en turc ‘aynen (mot arabe) « comme cela, ainsi ».
129
Selon K’iwrtean, « Ils inclinèrent fort » ou « Ils songèrent fort [à une issue ?] ».
130
On a anumit, c.-à-d. an (sans) -umit, du turc ümit (mot arabe), « espoir, attente ».
131
Les Francs ainsi que les Arméniens venus de Caffa furent établis entre la Corne d’Or et la
Porte d’Andrinople, après avoir été provisoirement installés à Scutari, en raison de la peste ; on
remit à ceux qui restèrent chrétiens les églises byzantines de la Sainte-Vierge et du couvent de
Manuel : cf. Fr. Babinger, op. cit., p. 419.
132
D’après la leçon de K’iwrtean : harkac’uc’in (pour harkac’uc’in « ils imposèrent tribut »).
Połarean lit ce même mot haskac’uc’in, « ils firent comprendre ».
133
On a rzak : en persan ’arz (mot arabe), « marchandises, biens ».
134
ihez, mot arabe (djihaz, cf. le turc çehiz), « trousseau, dot ».
325
À force d’implorations, ils en prirent la moitié135.

45 Il régnait dans la ville une grande détresse,


tous soupiraient en larmes ;

Il n’y avait point de chemin par où fuir,


comme [au temps de la] captivité [sur la terre] du pharaon.

Ils tourmentaient le peuple ;


ils emmenaient [les hommes] en corvée136 ;

Ils [les] faisaient peiner au travail de la chaux et de la pierre137 ;


le sang [leur] coulait des mains et des pieds.

49 [Eux] transportaient les pierres, en pleurs,


tandis qu’on [les] battait à coups d’épée138.

Diacres et lettrés,
– ils étaient dignes du sacerdoce –,

Philosophes et prêtres,
ils de notables139 et khodja140.

Tous, ils les saisirent, pleurant,


et les éloignèrent de leur foi.

53 Quiconque, devant l’autel, charitable,


un instant se souviendra de moi Nersés l’émigré141,

Disant, de tout cœur, – « Notre père [qui es] au ciel »142 :


que ses péchés soient oubliés !

[Ne m’incriminez en aucune sorte ;


telles sont les choses issues de mes pensées.

Vains étaient ces propos simples !


Que vous protège l'Ombre de la Droite !]143.

135
Cf. Fr. Babinger, op. cit., p. 418.
136
Ankaria (Kurdian : ankarias), mot grec (Aggareia, gén. -as), « réquisition, corvée ».
137
Pour la réparation des dommages causés aux fortifications par le bombardement.
138
On a t’ax : en persan tegh, « épée ». K’iwrtean lit ’it’axn – leçon qui nous semble
incorrecte – au lieu de zi t’ax-n.
139
Ou « fils de prêtre » (iric’ordi-k’).
140
Du persan khw ja, « homme riche, maître » ; titre donné aux riches marchands.
141
Łarip : mot arabe (gharib), « émigré ».
142
Ms. de Saint-Jacques no 1136 : « Disant de tout cœur un kyrie eleison, que ses péchés
soient oubliés ! ».
143
Les deux derniers vers ne figurent que dans le ms. de Saint-Jacques no 1136.
326
RECHERCHES SUR LES OTTOMANS ET LA
MOLDAVIE PONTO-DANUBIENNE
ENTRE 1484 et 15201

(en collaboration avec Nicoar Beldiceanu et


Jean-Louis Bacqué-Grammont)

I. Introduction

L’objet de la présente étude est l’édition de trois documents relatifs aux


rapports économiques entre la Moldavie et les Ottomans au temps du sultan
Sel m Ier (1512-1520). Nous les désignerons de la manière suivante :
Document no 1 : Acte adressé par Sel m à Bogdan III de Moldavie le 25
janvier 1512, soit trois mois avant son avènement au trône ottoman (24 avril).
Document no 2 : Acte adressé par Sel m au commandant de la forteresse
ottomane de Kilia2 entre le 9 et le 18 février 1512 (donc antérieur de plus de deux
mois à son avènement).
Document no 3 : Deux paragraphes d’un rapport adressé le 15 avril 1520 à
la Porte ottomane par Kü ük P r , cadi d’Aq aqazanlıq, et concernant les droits

1
La présente étude s’inscrit dans le cadre des travaux des Laboratoires de recherche associés
(LA) 211 et 841 et de l’Équipe de recherche associ6e (ERA) 57 du CNRS.
2
En 1518, le revenu annuel de Kilia était composé de la manière suivante (« Registre abrégé
de recensement du gouvernorat de Silistre, 6-15 septembre 1518 », TT, no 65, p. 13-14) :
- ville de Kilia, domaine impérial: 60 025 aspres ;
- fermage de la madrague et des lacs : 23 333 aspres ;
- fermage de la boza ne de la ville : 4 333 aspres ;
- fermage de la douane, du b -ı b z r, du b sur les esclaves, du droit sur les tonneaux [de
vin], du beytü-l-m l des ‘azab, des animaux égards et des fuyards, de l’'i tis b, du droit de balance,
du droit sur le bois, des boutiques, du loyer du bain turc et de la boutique où on vend des têtes de
moutons cuites : 243 333 aspres ;
- total : 331 024 aspres = 6 019 florins.
Cf. N. Beldiceanu, Le monde ottoman des Balkans (1402-1566). Institutions, société,
économie, Londres 1976, chapitre XI, p. 73. Sur les termes techniques, voir idem, Recherches sur
la ville ottomane au XVe siècle, Paris 1973, p. 284-285. En 1529, Kilia comptait 18 maisons
musulmanes et 160 maisons chrétiennes : cf. « Registre abrégé de Roumélie, 10 avril – 8 mai
1529 », TT, no 370, p. 401. On notera qu’en 1542, le recenseur inscrit deux villages dépendant du
district de Kilia : cf. « Registre abrégé du gouvernorat de Silistre, 15 juillet – 12 août 1542 », TT,
no 215, p. 5. Sur la conquête de Kilia par B yaz d II et l’activité économique de la ville, voir
N. Beldiceanu, Le monde ottoman, chapitres V et VI ; idem, « Kilia et Cetatea-Alb à travers les
documents ottomans », RÉI XXXVI/2 (1968), p. 233-242 ; idem, « La Moldavie ottomane à la fin
du XVe et au début du XVIe siècle », RÉI XXXVII/2 (1969), p. 250-263 ; idem – Irène Beldiceanu-
Steinherr, « Déportation et pêche à Kilia entre 1484 et 1508 », BSOAS XXXVIII/1 (1975), p. 41-
43, 47-54.
327
d’exploitation de quinze lacs situés en Moldavie méridionale.
Les documents no 1 et no 2 sont conservés dans les Archives du Palais de
Topkapı, à Istanbul, sous les cotes E.12355 et E.7060. Le premier, rédigé en
vieux slave, fut promulgué a Cetatea-Alb 3. Il fut d’abord signalé par notre
collègue Mihail Guboglu4, puis exploité et publié en fac-similé par nos soins5. Il
faut souligner que le scribe n’indique, outre le lieu, que le jour et le mois de la
promulgation. Nous avons pu le dater de 15126. Le document no 2, en ottoman,
fut émis à Tulcea, en Dobroudja. Enfin, nous mettons l’occasion à profit pour
publier de nouveau le document no 3, qui a trait aux mêmes problèmes que les
deux précédents. Il s’agit d’un rapport figurant dans le manuscrit A.F. turc 85 de
la Bibliothèque Nationale de France, à Paris (ff. 276v-277r)7. Il convient de
souligner que les documents no 1 et no 2 portent la u ra du futur conquérant de
l’Égypte et sont, à notre connaissance, les plus anciens documents émanent de ce

3
En 1515, la population de Cetatea-Alb comprenait 282 maisons chrétiennes, dont 18 étaient
attachées au service de la forteresse. Les locataires de ces dernières jouissaient de franchises. La
population musulmane se composait de 7 maisons turques et 16 maisons tatares : voir TT, no 65,
p. 13. En 935/1528-1529, on voit les Chrétiens occuper 280 maisons et les Musulmans 32 : TT,
no 370, p. 398. En 1518, l’énumération des droits versés révèle l’existence d’un bain turc, d’une
boza ne et d’un caravansérail. Par ailleurs, on trouve mention d’un fermage du Dniestr, qui peut
correspondre à des pêcheries, et d’un droit de la mer (resm-i dery ). Dans ce dernier cas, on peut se
demander s’il s’agit d’un droit frappant la navigation : cf. TT, no 65, p. 13. La mention d’autres
droits laisse supposer une activité commerciale assez importante : ibidem. Le registre de Silistre de
1542 ne permet aucun doute à ce sujet : TT, no 215, p. 4-5. À cette date, le registre de Cetatea-Alb
fait mention de treize villages et d’une terre de labour. Les noms des villages sont d’origine turque :
A a, Qorh y ou Qoz y, aruyar sur le Dniestr, Qaraq sım, Yanuq i r, D vud a, Arqašm /Arıq
Su ‘ (?), Büyükdere, Qızılpınar, Qatırg -ı kü ük, Qatır a-ı büzürk, alqalu, Aša ıb lar et la
terre de labour de ih (?), également appelée Qızıl ıqdere : ibidem. A a pourrait être Adamovca
Veche (Adamovka Staraja), hameau près de Cetatea-Alb : Z. Arbore, Dic ionarul geografic al
Basarabiei, Bucarest 1904, p. 5. Qorh y, ou Qozh y, est à rapprocher de Carichioi, village tatar
près de Cetatea-Alb (ibidem, p. 46) et aruyar de Sariar, rivière et vallée dans le département
d’Ismail, ou d’une odaia (ferme isolée, bergerie, bercail) du même nom (ibidem, p. 183-184).
Qatır a-ı kü ük et Qatır a-ı büzürk : le dernier est à identifier avec Catargii Mari (Bol’šaja Katar i)
près de Cetatea-Alb , au Nord du golfe de Budachi (ibidem, p. 48). ih (?) peut être Hadji-Chioi
ou Hadjichei, village, anciennement tatar, dans le département d’Ismail (ibidem, p. 109). Qızılpınar
pourrait correspondre à Gura-Ro , village anciennement tatar, sur la rivière Ro a, près de Cetatea-
Alb , qui tire son nom de la couleur rouge de la terre et où on a découvert d’anciennes monnaies de
cuivre et d’argent (ibidem, p. 106-107). Enfin, les deux villages dépendant de Kilia qu’on trouve
cités dans le registre – TT no 215, p. 5 – s’appellent Yaba ma‘a Qo a Gö1 et sma‘ l Gedügi. Sur
la conquête de Cetatea-Alb par les Ottomans, voir les articles cités dans la note 1, supra.
4
M. Guboglu, « Despre materialele arhivistice otomane din Turcia i importan a lor pentru
istoria rilor Române », RA IX/2 (1966), p. 193 ; cf. N. Beldiceanu, « La Moldavie ottomane »,
p. 255, note 4 ; M.-D. Ciuc , « Din rela iile Moldovei cu Imperiul Otoman în timpul domniei lui
Bogdan al III-lea », SRI XXXI (1978), p. 1253-1263 (transcription de l’acte slave, p. 1262-1263).
5
N. Beldiceanu, « La Moldavie ottomane », p. 257, pl. XVII.
6
Ibidem, p. 257.
7
Irène Beldiceanu-Steinherr – N. Beldiceanu, « Acte du règne de Sel m Ier concernant
quelques échelles danubiennes de Valachie, de Bulgarie et de Dobrudj », SOF XXIII (1964), p. 91,
100-101, 109.
328
souverain et présentant cette particularité.
Ces trois documents éclairent d’une lumière nouvelle divers aspects des
relations entre Bogdan III de Moldavie (1504-1517) et Sel m, ainsi que de la
situation économique dans la région du Bas-Danube au cours des premiers lustres
du XVIe siècle.

II. Présentation diplomatique

Il convient d’insister d’emblée sur le fait que le document no 1 est un


unicum non seulement parmi les actes en slave émis par Sel m – on en connaît au
moins onze jusqu’à présent8 –, mais aussi par rapport aux documents slaves des
autres sultans ottomans, de Mehmet II à Soliman le Magnifique.
On constate tout d’abord que, bien que marqué de la u ra impériale, le
document ne comporte pas d’intitulatio, mais commence directement par
l’adresse, laquelle est, en fait, l’intitulatio de Bogdan III. L’absence de cette
formule, essentielle dans un tel acte, semble indiquer que le scribe n’était pas
familier des usages épistolaires et que, par conséquent, Sel m n’avait pas de
chancellerie pour le slavon. L’hypothèse se confirme par les différences qu’on
constate par rapport aux autres actes en slave émis par ce sultan, où l’intitulatio,
très précise, reprend fidèlement la formulation employée par Mehmet II et
B yaz d II :
« Moi qui suis, par la grâce de Dieu, grand seigneur, empereur puissant et grand émir,
Sul n Sel m an, seigneur de tous les pays de Primorie [Maritima en latin, en
grec : la Dalmatie], du R m et de Caramanie, d’Anatolie et de Romanie et de beaucoup d’autres
pays »9.

Assez inhabituelles apparaissent les sanctions matérielles qui évoquent les


actes en ottoman plutôt que ceux en slave. Par contre, la formule « Que Dieu
augmente les années de ta Seigneurie » se rencontre aussi dans les lettres des

8
Ces actes ont été publiés, deux par Fr. Miklosich, Monumenta serbica spectantia historiam
Serbiae, Bosnae, Ragusii, Vienne 1858 (rééd. Graz 1964), no 473, p. 548-549 (4 avril 1513) et
no 476, p. 550-552 (5 mars 1517) ; quatre par . Truhelka, « Tursko-slovenski spomenici
dubrova ke arhive », Glasnik Zemalskog Muzeja u Bosni i Hercegovini (Sarajevo 1911), no 164,
p. 156 (20 mars 1514), no 171, p. 152 (24 avril 1517), no 173, p. 154-155 (25 mai 1512-1520),
no 174, p. 155-156 (4 juillet 1512-1520) ; deux par G. Elezovi , « Tursko-srpski spomenici
Dubrova kog arhiva », Juzno-slovenski filolog XI (Belgrade 1931), no II, p. 10-11 (15 avril 1512-
1520) et no III, p. 12-13 (9 mars 1512-1520). Trois actes de juin 1513, 1er juillet 1513 (et non 1503,
comme cela est indiqué dans la copie) et 1er août 1513, de Sel m, adressés à Basile III, grand prince
de Moscou, édités par P.A. Lavrov, « Na kakom jazyke byli pisany gramoty Tureckago sultana
Selima k velikomu knjazju Vasiljiu Ioannovidu ? », dans Izvestija otdelenija russkago jazyka i
slovesnosti imperatorskoj Akademii Nauk III (1896), p. 543-548.
9
Voir le premier acte slave connu de Sel m après son avènement, daté du 4 avril 1513, chez
Fr. Miklosich, Monumenta serbica, no 473, p. 548-549. Après 1517, on voit apparaître dans la
titulature les « pays persan, arabe et l’Égypte ».
329
princes de Valachie adressées à la municipalité de Bra ov (Kronstadt).
Si la langue du document ne révèle pas l’origine du scribe – bien qu’on
puisse naturellement penser à un Moldave –, la graphie permet d’affirmer qu’il
n’a pas fait partie de la chancellerie impériale après l’avènement de Sel m. En
effet, en comparant son écriture avec celle des actes reproduits par Gl. Elezovi ,
on constate des différences très claires. Or, on sait que la Porte entretenait à cette
époque un seul secrétaire pour le slave10. I1 semble donc probable que le scribe
fut recruté sur place, à Cetatea-Alb , à moins que la rédaction n’en fût faite
préalablement par le destinataire lui-même. D’autre part, les fac-similés des
documents moldaves et valaques produits dans les annexes de la collection
Documente privind istoria României [DIR], devenue ensuite Documenta
Romaniae Historica [DRH], étant tout à fait illisibles, on ne peut tenter aucune
comparaison entre leur graphie et celle de l’acte no 1.
Au point de vue diplomatique, le document no 2 se divise, suivant les
usages de la chancellerie ottomane, en protocole initial, texte et protocole final.
La première partie du formulaire contient l’invocation, la u ra (« Sel m Š h fils
de B yaz d an toujours victorieux »), l’adresse (§ 1) et le salut (« que sa gloire
se perpétue », § 1). Le texte comprend l’exposé (§ 2), le dispositif (§ 3), les
clauses finales (§ 4) et le formulaire de validation (§ 5), le protocole final et,
enfin, la date (§ 6) et le lieu d’émission. Si on compte la u ra et le lieu
d’émission, le document no 2 comporte 15 lignes écrites à l’encre noire, dans une
écriture d v n assez claire11.

III. Aperçu sur les relations ottomano-moldaves

Il n’est pas dans notre intention de reprendre ici l’étude des premiers
contacts et des premières guerres entre la Moldavie et la Porte12. On rappellera
qu’en 1483, la Hongrie signa avec la Porte un armistice de cinq ans, période

10
Voir la description de l’Empire Ottoman sous le règne de B yaz d II résumée par N. Iorga,
Notes et extraits pour servir l’histoire des Croisades au XVe sitèle, V (1476-1500), Bucarest 1915,
p. 336-337 : « La Porte entretient un chancelier pour chaque langue. I1 y a un seul chancelier
suprême. Grecis atque Italis greca scribunt, Hungaris, Moldavis sive Valahis, Sclavis et Raguseis
literis rascianis, Turcis preterea, Saracenis, Persis, Armenis et ceteris nationibus lingua agiamica
[i.e. turc], arabica vel persica ».
11
Diplomatique ottomane: F. Kraelitz, Osmanische Urkunden in tilrkischer Sprache aus der
zweiten Hdlfte des 15. Jahrhundert. Ein Beitrag zur osmanischen Diplomatik, Vienne 1922, p. 3-
43 ; M. Guboglu, Paleografia i diplomatica turco-osman . Studii i album, Bucarest 1958 ;
N. Beldiceanu, Les Actes des premiers sultans conservés dans les manuscrits turcs de la
Bibliothèque Nationale à Paris, I, Actes de Mehmed II et de Bayezid II du ms.fonds turc ancien 39,
Paris – La Haye 1960, p. 41-54 ; J. Reychman – A. Zajaczkowski, Handbook of Ottoman-Turkish
Diplomatics, éds A.S. Ehrenkreuz, T. Halasi-Kun, La Haye – Paris 1968.
12
I. Ursu, tefan cel Mare, Bucarest 1925, p. 65-210 ; A.V. Boldur, tefan cel Mare, voievod
al Moldovei (1457-1504), Madrid 1970, p. 193-239.
330
pendant laquelle les deux États entretinrent des relations diplomatiques13 et où la
Moldavie se retrouva seule contre les Ottomans. Au cours de 1’été de 1484,
B yaz d II mit l’occasion à profit pour mener campagne contre Étienne le Grand
( tefan cel Mare) et annexer deux villes marchandes, essentielles à la vie
économique de la Moldavie : Kilia (Kil ) se rendit le lundi 19 juillet, après
quelques jours de siège, puis le sultan conquit Cetatea-Alb (Aqkermann) le 7 ou
le 8 août. Les opérations continuèrent jusqu’à ce que tefan accepte de payer
tribut au Grand Turc. Certaines sources ottomanes signalent qu’un ambassadeur
moldave se rendit à la Porte pour conclure la paix avant la deuxième décade de
ševv 1 891 (11-20 octobre 1486), date à laquelle arriva auprès du sultan un
ambassadeur du roi de Hongrie, Ya šıo h14. Pour déterminer la date du traite
moldo-ottoman, il faut tenir compte de la razzia menée par ‘Al Beg et de la
bataille de C tl buga (16 novembre 1485)15, ainsi que de la campagne de B l
Beg (début de 1486)16 et de la bataille de cheia (6 mars 1486)17. I1 est probable
que, voyant son territoire ravagé par les Ottomans, Étienne le Grand leur envoya
un ambassadeur après cette dernière date et que la paix fut conclue vers le 14
octobre, le représentant moldave étant arrivé auprès du sultan avant le 11-20
octobre18. La présence à Istanbul d’une ambassade hongroise dut contribuer à
décider les Moldaves à mettre fin à leur conflit avec la Porte. Leur diplomatie ne
put que s’en féliciter. En 1488, le roi de Hongrie et le sultan ottoman conclurent

13
G. Hazai, « Eine tiirkische Urkunde zur Geschichte der ungarisch-tiirkischen Beziehungen
im XV. Jahrhundert », dans Ural-Altaische Jahrbilcher XXXVI/3-4 (Wiesbaden 1965), p. 336-339.
14
BNF, Ms. Supp. turc 1047, f. 96r ; R.F. Kreutel, Der fromnme Sultan Bayezid. Die
Geschichte seiner Herrschaft (1481-1512) nach den altosmanischen Chroniken des Orug und des
Anonymus Hanivaldanus, Graz – Vienne – Cologne 1978, p. 43. La date de evv l 891 se trouve
également dans la Chronique anonyme éditre par F. Giese, Die altosmnanischen anonymen
Chroniklcen, I, Breslau 1922, p. 118-119. I1 est probable que l’ambassadeur moldave était le
logothète Ion T utul, homme de confiance du prince : I. Ursu, tefan cel Mare, p. 300 ; voir aussi
N. Beldiceanu, Der Feldzug Bajezids II. gegen die Moldau und die Schlachten bis zum Frieden von
1486, Thèse de doctorat, sous la direction de Fr. Babinger, Université de Munich, 1955, p. 69 sq. ;
t.S. Gorovei, « Une ancienne famille moldave : le logothète T utu et sa descendance », dans 12.
Internationaler Kongress für genealogische und heraldische Wissenschaften, Munich 1974, p. 157-
163 ; idem, « Activitatea diplomatic a marelui logof t T utu », Suceava. Anuarul Muzeului
Jude ean V (1978), p. 237-251.
15
I. Ursu, tefan cel Mare, p. 197-198.
16
Ibidem, p. 198-199 ; R. F. Kreutel, Der fromnme Sultan Bayezid, p. 39.
17
I. Ursu, op. cit., p. 199.
18
N. Beldiceanu, « La Moldavie ottomane », p. 244 et note 8. Sur le problème des traités
conclus par la Moldavie avec la Porte, voir idem, « Problema tratatelor Moldovei cu Poarta la
lumina cronicei lui Pe ev », Balcania V/1 (1942), p. 396-397 ; t.S. Gorovei, « Moldova în “Casa
P cii”. Pe marginea izvoarelor privind primul secol de rela ii moldo-otomane », AIIAI XVI (1980),
p. 629-667.
331
un traité dont un article prévoyait que la Moldavie et la Valachie ne devaient plus
subir de razzias de la part des troupes de B yaz d II19.
Lors de la conclusion de l’accord moldo-ottoman, les deux parties durent
procéder à une délimitation précise de leur nouvelle frontière issue des annexions
de B yaz d II en 1484. On en trouve un écho chez Pe ev 20 et l’existence d’un tel
acte est par ailleurs confirmée grâce à un document inédit, émis le 10 ša‘b n
989/9 septembre 1581, adressé par la Porte au bey de Bender et au cadi
d’Aqkermann. Cet ordre concerne le règlement d’un litige sur le trace de la
frontière moldo-ottomane et la constitution d’une commission mixte, la Moldavie
étant représentée par un certain Q qura, šn g r du prince Y nq l (Iancul Sasul,
1579-1582). Il ne peut s’agir que du grand sénéchal (stolnic) Grigore Cocorea ou
Cucurea21. À l’occasion de cette enquête, on produisit un acte de délimitation de
frontière (sınur-n me) établi sous les règnes de Étienne le Grand (Qo a stef n)
et de B yaz d II et conservé à Kilia22. L'existence de ce sınur-n me suppose ipso
facto la conclusion d’un traité de paix moldo-ottoman, probablement le traité
d’octobre 1486.
D’autres sources contemporaines, notamment les délibérations des diètes
de la Prusse royale (ancienne possession des Chevaliers Teutoniques annexée par
la Pologne en 1466), contribuent à éclairer les relations entre la Moldavie et les
Ottomans à l’époque du traité de 148623. On constate ainsi que, appelés à l’aide
par Étienne, les Polonais envoyèrent 2 000 cavaliers qui participèrent à la victoire
de C tl buga sur les Ottomans, dans le Sud de la Moldavie, le 16 novembre
1485. Les Polonais étaient encore postés en observation sur le Danube le 12
décembre24.
On ne dispose guère d’informations sur les mouvements des Ottomans en
1486, année où aurait été conclu le traité avec la Moldavie. On sait en tout cas

19
G. Hazai, « Urkunde des Friedensvertrages zwischen Konig Matthias Corvinus und dem
tiirkischen Sultan, 1488 », dans Beitrdige zur Sprachwissenschaft, Volkskunde und Literaturfor-
schung (Steinitz-Festschrift), Berlin 1965, p. 143.
20
N. Beldiceanu, « Problema tratatelor », p. 395-397 ; br h m Pe ev , T ’ri -i Pe ev , I,
Istanbul 1281/1864-1865, p. 204. Sur Pe ev , voir Fr. Babinger, Die Geschichtsschreiber der
Osmanen und ihre Werke (GO W), Leipzig 1927, p. 192-195.
21
Ba vekâlet Ar ivi, Istanbul, Mühimme defteri no 46, p. 69, doc. no 134. Ce document est cité
par M. Maxim, « Le statut de la Moldavie et de la Valachie à l’égard de la Porte ottomane dans la
seconde moitié du XVIe siècle », NÉH I (1980), p. 241. Sur le sénéchal Grigore Cocorea, voir
N. Stoicescu, Dic ionar al marilor dreg tori din ara Româneasc i Moldova (sec. XIV – XVII),
Bucarest 1971, p. 300.
22
Ba vekâlet Ar ivi, Istanbul, Mühimme defteri no 46, p. 69, doc. no 134.
23
Akta Stanów Prus Królewskich (Acta Statutuum Terrarum Prussiae Regalis), éds K. Górski,
M. Biskup, Torun 1955-1957, deux volumes contenant les années 1479-1488 et 1489-1492
(« Towarszystwo naukowe w Toroniu, Fontes », 41, 43). Voir le compte rendu de l’ouvrage par
. Papacostea dans SRI XI/4 (1958), p. 169-172.
24
Akta Stanów, I, p. 391 ; . Papacostea, op. cit., p. 171. Voir aussi N. Iorga, Geschichte des
osmanischen Reiches nach den Quellen dargestellt, II, Gotha 1909, p. 270 sq. ; idem, Studii istorice
asupra Chiliei i Cet ii Albe, Bucarest 1899, p. 168-169.
332
qu’en septembre, Jean-Albert, fils du roi de Pologne Casimir Jagellon, guerroyait
contre les Tatars25.
En mars 1487, les représentants des États de Prusse apprirent par Casimir
que les Ottomans
« ont fortifié quelques villes et forteresses et ont causé de grands dommages [...] et là où ils
arrivent, non seulement ils prennent tout ce qu’ils trouvent, mais encore ils fortifient les villes et les
forteresses qu’ils conquièrent et les occupent de façon définitive »26.

Lors de la diète d’Elbing, tenue le 5 septembre 1487, les députés prussiens


reçurent la nouvelle que les Ottomans avaient « en peu de temps pris possession
de nombreuses villes de Moldavie et fortifiaient chaque jour une nouvelle
forteresse ». Depuis la Moldavie (en fait la « Moldavie ottomane »), les Turcs
entreprenaient des incursions en Podolie, où ils se livraient au pillage et prenaient
des esclaves. Casimir avait envoyé des troupes sous le commandement de son fils
(probablement le même Jean-Albert qui lui succédera) vers Kamenec, avec
mission de reconquérir le château que les Ottomans avaient fortifié27.
L’année suivante, en 1488, il est surtout question de combats entre
Polonais et Tatars. Entre le 1er et le 9 mai, les représentants prussiens furent
informés à Piotrkow, de la part de Casimir lui-même, de trois batailles que les
Moldaves venaient de soutenir contre les Tatars28. Dans le même temps, la
Pologne menait des pourparlers de paix avec les Ottomans. Une première
ambassade de Casimir se rendit à Istanbul en mai 148829, mais les incursions
turques et tatares en Pologne et en Lituanie ne cessèrent pas pour autant en 1488
et 148930.
Lorsque les Polonais eurent conclu la paix avec les Ottomans en mars
148931, le prince de Moldavie, se sentant abandonné, fit de même dans les mois
qui suivirent32. On sait, en effet, qu’à cette occasion, il envoya en otage à
Istanbul son fils aîné, Alexandru. Or, à la fin de juin ou au début de juillet de la
même année, ce dernier épousa une Constantinopolitaine, vraisemblablement une
Grecque du Fanar33. Une tradition enregistrée en Moldavie à la fin du XVIlIe
siècle affirme que ce fut le grand logothète (chancelier) T utu qui porta le tribut à

25
. Papacostea, op. cit., p. 169-170 ; N. Iorga, Geschichte, II, p. 271.
26
Akta Stanów, I, p. 425 ; . Papacostea, op. cit., p. 171.
27
Akta Stanów, I, p. 466 ; . Papacostea, loc. cit.
28
Akta Stanów, I, p. 505 ; . Papacostea, loc. cit.
29
N. Iorga, Studii istorice, p. 169-171, 296-297 ; idem, Geschichte, II, p. 271.
30
Akta Stanów, II, p. 15, 31, 37, 135, 137 ; . Papacostea, loc. cit.
31
N. Iorga, Geschichte, II, loc. cit. ; idem, Studii istorice, p. 297.
32
À ce sujet, voir aussi l’étude plus récente de t.S. Gorovei, « Autour de la Paix moldo-
turque de 1489 », RRH XIII (1974), p. 535-544.
33
Cette information est donnée par une lettre de Stanislas Górski, secrétaire de la reine Bona
Sforza, épouse du roi de Pologne, lettre datée de 1538 : Alexander Voievoda Valachorum duxerat
uxorem ex Constantinopoli, grece fidei feminam (cf. St. Simionescu, « Noi date despre situa ia
intern i extern a Moldovei în anul 1538 într-un izvor inedit », SRI XXV (1972), p. 225-240.
333
Istanbul et ajoute que B yaz d II fut si satisfait de la conclusion du traite qu’il fit
don à ce dernier de l’intégralité de la somme. T utu utilisa cet argent pour
construire une somptueuse église à B line ti en 1490-149134.
La conclusion de traités de paix et la délimitation de la frontière à cette
époque sont confirmées par un document ottoman qui mentionne le prince
« stef n »35. Sans produire la moindre preuve, l’éditeur identifie ce dernier à
tefan le Jeune de Moldavie (1517-1527)36. Ce rapport traite d’une enquête
menée auprès des habitants âgés de la région de Cetatea-Alb au sujet du tracé de
la frontière. Il est fort probable que la Porte, ayant annexé, en août 1484, la ville
et le district qui en dépendait, jugea nécessaire de faire appel à des témoins d’un
certain âge pour en connaître les limites. Il est à souligner qu’en ce qui concerne
celles de la région de Kilia, le document indique les frontières du temps où cette
dernière appartenait à la Hongrie37. Ce rapport, adressé à la Porte par un cadi
nommé Mu afà, fait référence à des traités de paix conclus entre la Moldavie et
l’Empire Ottoman38. Étant donné l’absence de tout élément permettant de dater
précisément ce document, on peut aussi supposer que l’ stef n qui s’y trouve
mentionné n’est pas Étienne le Jeune ( tefan cel Tân r), mais Étienne le Grand
(1457-1504) et que le juge ottoman évoque les traités conclus par ce dernier avec
B yaz d II après la chute de Kilia et de Cetatea-Alb . Quant à la délimitation de
frontière, il peut s’agir de celle qu’entérina le sınur-n me cité dans le document
ottoman du 17 août 1584, dont on a parlé plus haut.
Quant au successeur d’Étienne le Grand, Bogdan III (1504-1517), on peut
tenter d’établir l’époque à laquelle il parvint à la conclusion d’un accord avec
Sel m bin B yaz d II, alors prétendant au trône ottoman.
Les documents no 1 et no 2 offrent un point de repère dans la mesure où le
premier, daté du 25 janvier 1512, est une convention résultant de négociations
antérieures entre le prince de Moldavie et le šehz de qui, depuis plus d’un an,
faisait activement valoir ses droits dans la lutte pour la succession de B yaz d II,
ouverte du vivant même de ce dernier.
La politique de Bogdan III pendant les dernières années du règne de
B yaz d, ses essais infructueux pour obtenir contre les Tatars de Crimée,
protecteurs de Sel m, l’aide de la Pologne et de la Hongrie, ont été étudiés par
Manole Neagoe39. Malgré les promesses prodiguées, les démarches du prince de
Moldavie auprès des souverains chrétiens voisins restèrent vaines. En sa qualité
de tributaire de B yaz d, Bogdan se devait de repousser les sollicitations de

34
Voir la discussion des sources chez t.S. Gorovei, « Moldova în “Casa P cii” ».
35
M.A. Mehmet, Documente turce ti privind istoria României, I (1455-1774), Bucarest 1976,
no 9, p. 10-11.
36
Ibidem.
37
Ibidem.
38
Ibidem.
39
M. Neagoe, « Contribu ii la problema aservirii Moldovei fat de Imperiul Otoman.
În elegerea dintre Bogdan cel Orb i Selim din anul 1512 », SRI XII/2 (1964), p. 311-322.
334
Sel m pour l’entraîner dans son parti contre le sultan d’Istanbul. Mais la menace
tatare était trop forte, la politique dilatoire des Hongrois et des Polonais trop
manifeste, la faiblesse de B yaz d et ses démêlés avec ses autres fils trop évidents
pour laisser à la Moldavie d’autre choix qu’un accord écartant des périls majeurs
et immédiats40. Les documents no 1 et no 2 prouvent la réalité de tractations entre
Bogdan et Sel m antérieurement à janvier 1512, mais nous n’avons pu déterminer
avec certitude à quelle époque celles-ci avaient commencé.
On sait que Sel m, ulcéré par la préférence dont jouissait son frère aîné
A med auprès de B yaz d II et de ses vizirs, quitta soudain, en 1511, son
gouvernement de Trébizonde pour se rendre auprès du khan de Crimée, son
beau-père Me li Gir y. S’étant assuré l’appui de ce dernier pour faire valoir ses
droits, il partit pour la Roumélie au printemps de 1511, arriva à Cetatea-Alb le
1er mai et occupa ensuite Kilia41. Cette tentative l’amena finalement à affronter
les troupes de son père à U raš, près de orlu, le 3 août42. La défaite que lui
infligea B yaz d contraignit Sel m à se réfugier à Caffa et Bogdan III à redoubler
de prudence dans ses relations avec le père encore régnant du prétendant43. Quant
à Cetatea-Alb et Kilia, dont les revenus avaient été concédés par le sultan à
Sel m quelques semaines avant la bataille d’U raš44, on ignore si elles
demeurèrent au pouvoir de celui-ci après cet événement.
Comme on l’a dit, le document no 1 est manifestement consécutif à
l’établissement d’un modus vivendi entre Bogdan et Sel m antérieur à janvier
1512. Si l’on se souvient que Sel m se trouva à Cetatea-Alb le 1er mai 1511, il
n’est pas impossible que les bases de cet accord aient été jetées avant cette date.
Dans ce cas, l’issue de la bataille d’U raš dut mettre Bogdan dans une situation
délicate vis-à-vis de B yaz d, mais celui-ci était alors confronté à trop de
problèmes graves pour envisager des mesures immédiates contre le prince de
Moldavie qui, d’ailleurs, n’avait nullement rompu ses liens avec la Porte (cf. note

40
Sur les démêlés de B yaz d II avec ses fils, voir S. Tansel, Sultan II. Bâyezit’in siyasî
hayatı, Istanbul 1966, p. 258-310 ; Ça atay Uluçay, « Yavuz Sultan Selim nasıl padi ah oldu »,
Tarih Dergisi, VI, 9 mars 1954, p. 53-90, ibidem, VII, 10 septembre 1954, p. 117-142 ; N. Iorga,
Studii istorice, p. 178 ; A. Bennigsen – P.N. Boratav – D. Desaive – Ch. Lemercier-Quelquejay, Le
Khanat de Crimée dans les Archives du Musée du Palais de Topkapı, Paris 1978, p. 93-95.
41
M. Neagoe, « Contribu ii la problema aservirii Moldovei », p. 317. Au sujet de cette
campagne, voir Ç. Uluçay, « Yavuz Sultan Selim », VI, p. 9, 83 sq.
42
Ibidem, p. 89.
43
Ibidem, p. 88 sq. Bogdan III dut tenir compte de la victoire de B yaz d et, par prudence,
éviter de couper tous les ponts avec le sultan. Les Archives du Palais de Topkapı conservent une
lettre adressée au sultan par un prince de Moldavie. Son éditeur pense qu’elle fut envoyée dans le
courant du mois de septembre 1511 par Bogdan à B yaz d, afin de faire montre auprès de ce
dernier des bonnes intentions de la Moldavie et souligner le danger d’une invasion tatare auquel est
exposé celui-ci : T. Gemil, « Din rela iile moldo-otomane în primul sfert al secolului al XVI-lea. Pe
marginea a dou documente din Arhivele de la Istanbul », AIIAI IX (1972), p. 135, 142. La lettre
pouvait également constituer une excuse expliquant les contacts noués par les Moldaves avec
Sel m, protégé des Tatars.
44
Ç. Uluçay, « Yavuz Sultan Selim », VI, p. 84.
335
43) et se trouvait dans la sphère d’influence de Sel m.
Les stipulations du traité conclu par Sel m avec Bogdan ne devaient guère
différer de celles des traités moldo-ottomans antérieurs. II convient de souligner
que, d’après Mihai Guboglu, on ne constate pas de changement du montant du
tribut moldave à partir du règne de B yaz d (1481) jusqu’au milieu du règne de
Sel m Ier (1516)45. II n’est pas impossible que ce fait soit à mettre en relation avec
l’aide que, par sa neutralité, Bogdan apporta en 1511 à Sel m en des moments
difficiles.

IV. Rapports politiques et économiques

Après ce bref aperçu des relations moldo-ottomanes avant 1512, destiné à


éclairer le contexte historique dans lequel se placent nos trois documents, il
convient d’examiner ce que ceux-ci apportent à la connaissance des rapports
politiques et économiques entre les deux États.
Sur le plan politique, le document no 1 mentionne l’existence d’un accord
entre les deux parties et d’une réglementation de leurs relations. Le document
no 2 laisse entendre de même que celles-ci étaient régies par une convention, sans
quoi il n’aurait pas été possible au prince de Moldavie d’envoyer ses percepteurs
dans un territoire relevant des Ottomans. Le document no 3 fait mention de lacs
dont les droits avaient été concédés par ordre impérial à la Moldavie. Ceci
confirme une nouvelle fois l’existence de cet accord dont parle non seulement le
document no 1, mais aussi le document que l’éditeur de Bucarest date du règne de
Étienne le Jeune46. On notera que les trois documents publiés ici emploient à ce
sujet le pluriel et suggèrent donc qu’il y eut plusieurs conventions.
Quant aux rapports économiques, le document no 1 nous apprend que
B yaz d II avait concédé à Bogdan III des bras et des lacs du Bas-Danube, en
territoire ottoman, avec le droit d’y pécher. Le document no 3 précise que, devant
la ville d’Isaccea47, en territoire ottoman (soit au Nord du Danube), se trouvaient

45
M. Guboglu, « Le tribut payé par les Principautés Roumaines à la Porte jusqu’au début du
XVIe siècle, d’après les sources ottomanes », RÉI XXXVII/1 (1969), p. 71.
46
M.A. Mehmet, Documente turce ti, no 9, p. 10-11.
47
En 1518, la ville d’Isaccea comprenait 256 maisons chrétiennes (TT, no 65, p. 14). Un
règlement ottoman datant du règne de Soliman le Magnifique témoigne de l’importance
économique d’Isaccea dont le port, fréquenté par des bateaux venus de mer Noire, connaissait un
trafic considérable. On trouvait sur le marché du bétail, des moutons, du vin, des draps et du bois.
Enfin, la pêche constituait une source appréciable de revenu : cf. « Registre détaillé du gouvernorat
de Silistre », TT, no 483, p. 24-25. Ce document a été édité par Hadiye Tuncer, Osmrnanh
imparatorlu unda toprak hukuku, arazî kanunları ve ekanun açıklamaları, Ankara 1962, p. 210-
211. Cette édition montre que l’auteur ne connaît pas grand chose ni à la paléographie, ni à
l’histoire ottomane.
336
quinze lacs48, dont deux avaient été accordés au prince de Moldavie à titre de
domaine de la couronne (beglik)49. Quant aux treize autres lacs, ils étaient
exploités par des Moldaves qui n’étaient redevables à la Porte d’aucun droit pour
cela. Il est à souligner que, dans le document no 1, Sel m semble se contenter de
reprendre les termes d’un firman antérieurement émis par son père en faveur de
Bogdan.
Dans la même région, des habitants d’Obluci a labouraient des terres
situées en territoire moldave. Conformément à un accord et à la loi, ces
agriculteurs ottomans étaient tenus de verser la dîme et un revenu à des
bénéficiaires qui étaient probablement des Moldaves, propriétaires de ces terres
(infra, doc. no 1).
Les troupeaux de moutons constituaient un facteur de litige entre les deux
pays. Le document no 1 stipule que les moutons allant paître en territoire moldave
et venant indifféremment de Dobroudja, ou de tout autre pays ou ville, et
appartenant à des ‘azab étaient soumis au règlement d’un droit au prince de
Moldavie, conformément à la loi50.
Le document no 2 éclaire certains aspects de l’application pratique de cette
réglementation. On constate que les percepteurs moldaves imposaient une taxe
sur les moutons, ainsi que la gor tina51 aux troupeaux des sujets ottomans, y
compris les hommes de garnison de Kilia. Ces derniers doivent être identifiés
sans hésitation avec les ‘azab du document no 1, dont le document no 2 révèle les
protestations contre la gor tina perçue par les Moldaves sur leurs moutons. Ces
hommes de la garnison invoquent à ce propos les « règlements en vigueur de
longue date » mais, à la lumière des dispositions du document no 1, le bien-fondé
de ces réclamations semble sujet à caution. On peut se demander si les ‘azab en
question ne tentaient pas de mettre à profit la situation mal assurée dans laquelle
se trouvait Sel m, pour lui arracher un privilège. En tout cas, on voit ce dernier
faire montre de prudence et se contenter de promettre aux demandeurs
d’intervenir auprès des Moldaves pour empêcher tout abus sur le point incriminé.
De cette affaire, on retiendra donc non seulement le litige d’ordre fiscal, mais
aussi des relations diplomatiques apparemment régulières entre le šehz de et
Bogdan. Par ailleurs, on a vu que le document no 1 accordait aux Moldaves la
perception d’un revenu sur les moutons. On peut se demander s’il ne s’agit pas

48
Voir C.C. Giurescu, Istoria pescuitului i a pisciculturii în România, Bucarest 1964, carte à
la fin de l’ouvrage.
49
N. Beldiceanu, Les Actes des premiers sultans conservés dans les manuscrits turcs de la
Bibliothèque Nationale à Paris, II, Règlements miniers 1390-1512, Paris – La Haye 1964, p. 87-88.
Notre explication est confirmée par une note du « Registre détaillé de recensement d’Aydın (règne
de Soliman le Magnifique), TT no 87, p. 121.
50
Les ‘azab constituaient un corps d’infanterie irrégulière servant à des travaux de mine, à des
reconnaissances ou comme garnisons de forteresse : cf. N. Beldiceanu, « Recherches sur la ville
ottomane », p. 291-292.
51
Voir l’étude infra.
337
de la gor tina évoquée par le document no 2 et contre laquelle protestaient les
‘azab de Kilia.
La gor tina (du slave gora, « montagne ») était une taxe perçue sur les
pâturages, imposée aux bergers ou aux propriétaires de troupeaux de moutons on
de porcs. Elle frappait également les ruches, ainsi que la pêche, d’abord dans les
torrents, par la suite dans tout cours d’eau. On la rencontre sous ce nom en
Valachie et en Moldavie dès le XVe siècle52. On la voit apparaître dans l’Empire
Ottoman sous le règne de Mehmet II. Laonikos Chalkokondylès – qui mourut ou
cessa d’écrire vers 1469-1470 – affirme que ce sultan fut le premier qui perçut la
dîme en nature due par les non musulmans au fisc ottoman. Dans un passage non
exempt de difficultés, l’historien athénien précise :
« Ainsi, la dîme et l’impôt appelé vostina (!" # $ ) sont portés par les commandants des
villes et par les gouverneurs et par les soldats de la Porte. C’est une loi aussi que tout ce qui est
encaissé du pâturage des moutons soit porté à la Porte impériale »53.

Eugenius Darko, le savant éditeur de Chalkokondylès, croyait que vostina


était un terme d’origine turque54. Toutefois, Vasile Grecu a démontré qu’il
s’agissait bel et bien de la gor tina, identification faite d’abord par Nicolae
Iorga55. Ceci permet d’éclairer le passage cité de Chalkokondylès et d’assimiler
la vostina au revenu perçu sur les moutons.
Une description anonyme de 1’Empire Ottoman au temps de B yaz d II
mentionne parmi les revenus de l’État les dîmes et les taxes sur les pâturage dues
par les sujets chrétiens : ex decimis et pascuis cunctorum christianorum56. Dans
la seconde décennie du XVIe siècle, les mentions concernant cette taxe se font
plus nombreuses et précises. Ainsi, on voit le prince de Valachie Neagoe Basarab

52
En Moldavie, on voit la gor tina mentionnée pour la première fois dans un acte original daté
du 8 juillet 1453 : cf. DRH, A, II, Bucarest 1976, no 34, p. 47-8. En Valachie, le terme gor tina,
go tina, go tinit, go tin rit ou go terit apparaît dès 1428, mais seulement dans des actes connus par
des traductions du XVIIIe siècle : cf. DRH, B, I, Bucarest 1966, no 61, p. 118, aussi no 81, p. 144-
145 (acte de 1437) et no 96, p. 167-168 (de 1443). Voir également un acte de 1518, connu
uniquement par une traduction, dans DRH, B, II, Bucarest 1972, no 166, p. 323. Sur la gor tina
dans les Pays Roumains, voir C. Giurescu, Despre rumâni, Bucarest 1916 ; idem, Studii de istorie
social , Bucarest 1943, p. 180-182 ; C.C. Giurescu, Istoria românilor, II/2, Bucarest 1937, p. 567-
568 ; ibidem, III/2, Bucarest 1946, passim ; Valeria Cost chel – P.P. Panaitescu – A. Cazacu, Via a
feudal în ara Româneasc i Mloldova (sec. XIV – XVII), Bucarest 1957, p. 363-364 ;
C.C. Giurescu, Istoria p durii române ti din cele mai vechi timpuri pind ast zi, Bucarest 19762,
p. 90-91, 251-252. Sur la situation en Transylvanie, où les Roumains payaient la quinquagesima
ovium, mais aussi des taxes de pâturage, voir D. Prodan, Iob gia în Transilvania în secolul al XVI-
lea, I, Bucarest 1967, p. 276-277, 282 sq., 291.
53
Laonici Chalkokandylae, Historiarum demonstrationes ad fidem codicum recensuit,
emendavit annotationibusque criticis instruxit Eugenius Darkó, I/2, Budapest 1927, p. 199 ; cf.
N. Iorga, Geschichte, II, p. 214.
54
N. Iorga, op. cit., p. 343 : « turc ? vectigal ».
55
Laonic Chalcocondil, Expuneri istorice, éd. V. Grecu, Bucarest 1958, p. 253, note 1.
56
N. Iorga, Notes et extraits, V, p. 336.
338
(1512-1521) émettre deux actes, non datés, qui éclairent la nature exacte de la
gor tina : il s’agissait de taxes imposées aux Transylvains qui venaient faire
paître en Valachie leurs moutons et leurs porcs, mais aussi pêcher dans les
rivières des Carpates méridionales. Le prince précise que les Roumains payaient
la gor tina lorsqu’ils faisaient paître leur bétail aussi bien en Transylvanie qu’en
Moldavie ou dans l’Empire Ottoman. S’adressant aux autorités municipales de
Bra ov (Kronstadt), du Pays de la Bârsa (Burzenland) et aux Szeklers, il leur
rappelle que :
« […] depuis que, par la volonté divine, Dieu m’a donné la Valachie, depuis ce temps-là j’ai
permis et vous êtes venus libres et en paix dans le Pays de Ma Seigneurie avec les animaux,
moutons et porcs, et vous avez pêché du poisson partout où vous le vouliez et personne ne vous a
empêché de le faire. Mais, dorénavant, sachez qu’aucun de vos hommes ne pourra venir dans le
Pays de Ma Seigneurie paître les moutons on les porcs ou prendre du poisson sans la permission de
Ma Seigneurie et des officiers (v taf)57 qui sont aux frontières du Pays de Ma Seigneurie. Et sachez
que si je trouve des bergers de vos hommes, Ma Seigneurie les tuera et leur prendra toutes leurs
bêtes. Et ne dites pas que je ne vous ai pas avertis. Et qui voudra faire paître, qu’il l’annonce à Ma
Seigneurie et aux sujets de Ma Seigneurie, aux officiers nommés aux frontières du pays, afin qu’ils
enregistrent leur bétail pour le paiement de la gor tina. Et celui qui refuserait de se soumettre à la
gor tina, qu’il ne vienne pas faire paître ses bêtes ou pêcher, car il lui arrivera malheur ; car, de
même, les sujets de Ma Seigneurie qui font paître leurs animaux chez vous paient la gor tina. Et si
vous trouvez des gens du Pays de Ma Seigneurie ayant pénétré dans votre région sans que vous le
sachiez, faites-leur ce que vous voudrez. Sachez ensuite que les sujets de Ma Seigneurie qui vont
faire paître leurs troupeaux dans le Pays Turc ou en Moldavie ou dans votre pays paient tous la
gor tina »58.

Un deuxième acte émis par Neagoe Basarab a trait à la gor tina sur les
porcs que payaient les Valaques en Transylvanie59.
Dans l’ordre chronologique, le document ottoman de 1520 que nous
publions ici (infra, doc. no 3) est très précieux car il précise pour la première fois
le taux de la gor tina pratiqué dans la région du Bas-Danube : trois moutons sur
cent60. Nous ne pensons pas forcer les textes en affirmant que la dîme des

57
Le mot utilisé est vatav, qu’on rencontre également chez les Tatars et les Ukrainiens. Il
semble être d’origine coumane : cf. H. Wendt, Die türkischen Elemente im Rumänischen, Berlin
1960, p. 66-68. Au sujet de l’institution, voir N. Stoicescu, Curteni i slujitori. Contribu ii la istoria
armatei române, Bucarest 1968, p. 233-243.
58
Cet acte a été publié par P. Syrku, « Iz perepiski rumynskikh voevod s% sibinskim i
brašovskim magistratami. Teksty 28 slavjanskikh dokumentov valašskogo proiskhozdenia XV –
XVII vv. gorodskikh arkhivov Sibina i Brjukenta1’skogo muzeja v% Sibine », Sbornik otdelenija
russkago jazyka i slovesnosti imperatorskoj Akademii Nauk LXXXII/2 (1906), p. 26-28 ; autre
édition chez Gr. Tocilescu, 534 documente istorice slavo-române din ara Româneasc i Moldova
privitoare la leg turile cu Ardealul, 1346-1603, Bucarest 1931, p. 247-249.
59
I. Bogdan, Documente i regeste privitoare la rela iile rii Ungure ti cu Bra ovul i
Ungaria în secolul XV i XVI, Bucarest 1902, no LXIII, p. 262 ; Gr. Tocilescu, op. cit., no 263,
p. 252-253.
60
Pour d’autres mentions de cette taxe dans l’Empire Ottoman au XVIe siècle, voir Bistra
Cvetkova, « Actes concernant la vie économique des villes et ports balkaniques aux XVe et XVIe
sikèles », RÉI XL/2 (1972), p. 358, doc. no II, loi no 1, par. 21 ; M. Berindei – M. Kalus-Martin –
339
bergers, valaques et autres, dont on trouve mention dans les textes byzantins du
XIIe siècle, peut être identifiée à la gor tina des siècles suivants61. Des termes
comme & $' ( #()"* '+) # , (dîme sur les étables), '+) #- (,, '. (,
"!/#0$, " ( #().$ (droit de transhumance pour le passage – . ", – des
troupeaux), la 1+( "'+) #+ ou la "! #"1"( "'+) # du temps des
Paléologues, ou même l’2$$.&("$ de la même époque semblent bien couvrir la
même notion de taxe sur les pâturages.
On peut aussi rappeler l’impôt sur l’herbe (resm-i otluq) que connaissaient
d’autres régions de l’Empire Ottoman au temps de Sel m Ier62. Enfin, il est certain
que dans les Pays Roumains, aux XVIe – XVIIIe sicles, cette taxe a reçu,
parallèlement au nom de gor tina63, ceux de dat64 et de suhat, ce dernier terme
venant du slave s khn ti, « dessécher » (en grec 34 $+ ()65.
Une précision importante sur la nature exacte de la gor tina nous est
donnée dans une lettre adressée en octobre 1542 par ‘Osm n, beg du sandjak de
Silistra et Aqkermann, au Conseil du roi de Pologne :
« Et nous avons demandé aux vieilles gens de Kilia et de Belgorod et ils ont dit que, depuis
soixante ans, la frontière est à Savran. Et le khan tatar encaissait les taxes sur le pâturage (pasenja)
et le Sultan la gor tina (gor š ina) ; et aujourd’hui on fait de même »66.

Il ressort de ce texte que la gor tina était perçue en tant que taxe de douane

G. Veinstein, « Actes de Mur d III sur la région de Vidin et remarques sur les q n n ottomans »,
SOF XXXV (1976), p. 54 et note 213. Voir aussi un firman de Soliman le Magnifique, daté du 21
mai 1560, ordonnant au prince de Moldavie de ne percevoir sur les raïas de Dobroudja venant en
Moldavie que la gor tina et la dîme pour le pâturage et le labourage, à l’exclusion de toute autre
taxe : cf. M. Guboglu, Catalogul documentelor turce ti, II (1455-1829), Bucarest 1965, no 78,
p. 29 ; M.-D. Ciuc , « Din rela iile Moldovei cu Imperiul Otoman », p. 1257.
61
Voir à ce sujet G. Rouillard, « La dîme des bergers valaques sous Alexis Comnène », dans
Mélanges offerts à M. Nicolas Iorga par ses amis de France et des pays de langue française, Paris
1933, p. 779-786 ; l’acte en question date en fait du règne d’Andronic Comnène (1182-1185), mais
sa valeur demeure entière. Voir sa réédition par Actes de Lavra, I, Des origines d 1204, éds
P. Lemerle, A. Guillou, N. Svoronos, Denise Papachryssantou, Paris 19702, no 66, p. 341-342.
Consulter aussi D. Xanalatos, Beitraege zur Wirtschafts- und Sozialgeschichte Makedoniens im
Mittelalter, Munich 1937, p. 60 et note 24 ; D. A. Zakythinos, Crise monétaire et crise économique
à Byzance du XIIIe au XVe siècle, Athènes 1948, p. 81.
62
N. Beldiceanu, « La région de Timok-Morava dans les documents de Me med II et de Selim
Ier », RÉR III-IV (1957), p. 117.
63
Voir les exemples cités par C.C. Giurescu, Istoria românilor, II/2, p. 567-568. On peut se
demander si la hotar tina, taxe sur les porcs et les moutons perçue dans la zone frontalière entre la
Valachie et la Dobroudja et mentionnée en 1474 n’est pas synonyme de gor tina. Voir l’acte dans
DRH, B, I, no 146, p. 242-243.
64
Exemples datant des XVIe – XVIIIe siècles chez C. Giurescu, Despre rumâni, p. 180-181.
65
Ibidem, p. 181-183. Sur l’origine slave du mot, voir Fr. Miklosich, Lexicon
palaeoslovenico- greco-latinum, Vienne 1862-1865, p. 964 ; Etymologisches Wörterbuch der
slavischen Sprachen, Vienne 1886, p. 333.
66
Ja. Daškevic, « Turec’ki dyplomaty ni ukrains’koju movoju z 40-kh rr. XVI st. », Slavia XL
(1971), no 2, p. 247.
340
par tête de bétail entrant dans le pays, tandis que le droit de pâturage était
encaissé séparément par le propriétaire de la terre concernée. On constate donc
que, dans le Boudjak, le khan de Crimée et le sultan ottoman se partageaient ces
revenus, alors qu’à l’Ouest du Dniestr, le prince de Moldavie percevait à la fois
la gor tina et le droit de pâturage. Il semble que, dans les années qui suivirent, la
gor tina fut divisée en Valachie et en Moldavie en deux impôts distincts, taxe de
douane et droit de pâturage.
Si on ignore le sens exact de l’impôt « gor tina sur les moutons », introduit
par Pierre Boucle d’Oreille (Petru Cercel), prince de Valachie de 1583 à 1585, et
qui devait être une nouveauté puisque enregistré par la Chronique officielle du
pays67, on connaît par contre le taux de l’imposition sur les porcs au début de
XVIIIe siècle : 8 bani pour ceux qui venaient paître de Transylvanie en Valachie,
en 1700 et 170168. En Olténie, sous l’occupation autrichienne (1718- 1739), le
go tinerit était une taxe perçue sur la vente des porcs : 8 bani par tête, payable
par le vendeur69.
Comme le montre le document no 3, la transhumance des troupeaux
ottomans vers les pâturages en Pays Roumain avait son répondant en sens
inverse. Moldaves et Valaques envoyaient leurs moutons en territoire danubien
ottoman, au Nord et au Sud du fleuve, et les y laissaient pour l’hiver. Sur ces
troupeaux, la Porte prélevait à titre de gor tina trois moutons sur cent.
Une richesse essentielle de la Moldavie ponto-danubienne était le poisson
et les produits qu’on pouvait en tirer. Dès la conquête de Kilia et de Cetatea-
Alb , l’un des premiers soins de B yaz d II fut de promulguer, le 22/23 août
1484, un règlement minutieux au sujet de l’organisation de la pêche à Kilia et des
droits imposés aux pêcheurs70. Les lieux de pêche étaient partagés entre plusieurs
patrons, chacun à la tête d’une communauté de pêcheurs. Le patron prélevait
pour son compte un poisson par pêche, le reste étant divisé à parts égales entre
les pêcheurs et les deux commandants de Kilia à l’époque moldave. Après la
conquête ottomane, tout ce qui revenait précédemment au Trésor moldave, aux
patrons des six rivières de la région de Kilia et aux commandants de la forteresse

67
Istoria rii Românesti, 1290-1690. Letopise ul Cantacuzinesc, éds C. Grecescu,
D. Simonescu, Bucarest 1960, p. 53. I1 est à noter qu’une variante de cette chronique précise qu’il
s’agissait d’un mouton sur dix, ce qui devait toucher durement les propriétaires des troupeaux :
ibidem, appareil critique.
68
Voir les décisions princières publiées par D.C. Giurescu, « Anatefterul. Condica de porunci
a vistieriei lui Constantin Brâncoveanu », SMIM V (1962), no 7, p. 370-371, no 49, p. 399. Ban était
le nom roumain pour le denier hongrois qui, à la fin du XVIe siècle, valait un aspre turc : O. Iliescu,
dans C. Kiri escu, Sistemul b nesc al leului i precursorii lui, I, Bucarest 1964, p. 97.
69
Voir les actes de douane publiés par C. Giurescu, Material pentru istoria Olteniei sub
Austriaci, I, Bucarest 1913, p. 290, 327, 394-395 ; . Papacostea, Oltenia sub st pânirea austriac
(1718-1739), Bucarest 1971, p. 245-246.
70
N. Beldiceanu, Recherches sur la ville ottomane, p. 169-170.
341
fut prélevé par le fisc ottoman71. Connus pour leur production piscicole72, les
environs de Cetatea-Alb durent être soumis à une réglementation identique73.
On peut avancer l’hypothèse que l’organisation de la pêche dans les lacs et
les bras mentionnés par les documents no 1 et no 3 était analogue à celle attestée à
Kilia en 1484 : communautés de pêcheurs dirigées par un patron. Les revenus
qu’en tirait le fisc ottoman devaient être assez importants. Le document no 3 fait
mention d’un droit de douane sur le poisson. Il est probable que les acheteurs
étrangers devaient acquitter un droit similaire à celui prélevé sur le poisson
exporté de Kilia74 et qu’une partie de ces clients était originaire de Lemberg (en
Pologne) et de Bra ov (en Transylvanie)75.
Outre les poissons, les pêcheries mentionnées dans les documents no 1 et no
3 devaient produire du caviar, de l’huile de poisson, de la colle de poisson et des
outres de poisson76, contrairement à celles de Kilia qui ignoraient ces sous-
produits. Le document no 3 précise qu’un litige opposait la Porte aux pêcheurs
moldaves qui refusaient de verser aux autorités ottomanes la dîme sur la pêche.
Ce différend devait porter sur le montant de la dîme qui devait forcément
rapporter au fisc des sommes importantes.
En conclusion, la présente étude produit trois documents ottomans dont
deux étaient inédits (voir supra). Cette publication nous a donné l’occasion de
rééditer le troisième, dont le contenu est en relation étroite avec les deux autres.
Elle a enfin permis aux auteurs, venus d’horizons différents des études
historiques et orientalistes, de mener ensemble une recherche commune dans un
esprit pluridisciplinaire.

V. Traductions

Document no 1
Cetatea-Alb , 25 janvier [1512]

( u ra) Sel m Š h fils de B yaz d an toujours victorieux.

Bogdan voïévode, par la grâce de Dieu seigneur de tout le Pays de Moldavie.


Savoir faisons à ta Seigneurie que le grand empereur B yaz d an vous a gratifiés des bras
qui coulent du Danube et remplissent les lacs et les bras, jusqu’à 1’endroit où ils se versent dans le
Danube77, jusqu’à 1’autre rive, afin de pêcher78.

71
Pour plus de détails, voir N. Beldiceanu, « Kilia et Cetatea-Alb », p. 238-239 ; idem, « La
Moldavie ottomane », p. 251-254.
72
Dans TT, no 65, p. 13, on trouve mention de la dîme sur le poisson.
73
N. Beldiceanu, « Kilia et Cetatea-Alb », p. 238-239 ; idem, « La Moldavie ottomane »,
p. 251-254.
74
N. Beldiceanu, « Kilia et Cetatea-Alb », p. 234.
75
idem, « La Moldavie ottomane », p. 258-260.
76
N. Beldiceanu, Recherches sur la ville ottomane, p. 166, § 8.
77
Cf. supra, note 22.
342
De même, certains gens venant d’Obluci a79 labourent à l’intérieur de vos frontières80 ;
qu’ils aient à vous payer la dîme et le revenu81 selon la loi et l’accord que vous avez sur la
frontière.
Et pour les moutons qui vont paître à l’intérieur de vos frontières, qu’ils aient à vous payer
le revenu comme cela est juste, soit qu’ils viennent de Dobroudja82, soit qu’ils viennent des villes,
soit des ‘azap83, soit de n’importe quel pays, tout un chacun qui viendra faire paître ses moutons
chez vous.
Ceci a été accordé à Bogdan voïévode par le grand empereur B yaz d an par des chartes,
et nous avons confirmé et authentifié ces chartes par notre présente charte que nous vous avons
délivrée.
Tel qu’il en a été jusqu’à présent, ainsi qu’il en soit dorénavant. Et celui qui n’obtempérera
pas et n’accordera pas foi à notre charte et à notre écrit, sera puni et châtié.
Que Dieu augmente les années de ta Seigneurie.
Écrit à Belgorod, au mois de janvier 25 jours [1512]84.

Document no 2
Tulcea, 9-18 février 1512
Lui.
Sel m Š h fils de B yaz d an toujours victorieux.
(1) Fierté des égaux et des pairs, trésor des plus illustres et des notables, celui qui reçoit
assistance de la part du Roi plein de bonté, le commandant de la forteresse de Kilia, que sa gloire
se perpétue85.
(2) Lorsque le chiffre é1evé et auguste te parviendra, sache ceci. Tu as envoyé auprès de
ma Porte, refuge de la félicité, une lettre dans laquelle tu faisais savoir que, de date ancienne, il

78
À comparer avec le texte de notre document 3, § 10, où il est question de quinze lacs se
trouvant « En Moldavie, en face d’Isaccea (= Obluci a), à l’intérieur des frontières ottomanes », et
dont deux seulement auraient été donnés « par ordre impérial au prince de Moldavie comme
possession (beglik) ». Les lacs les plus connus se trouvant au Nord du Danube sont ceux de Brate ,
Cahul, Cartal, Covurl (Cohurlui), Ialpug, Catalpug, Chitai, Saftian, Condue ( asic), agani, Alibei,
Budachi. Voir leur liste et la carte de la région chez C.C. Giurescu, Istoria pescuitului, p. 108-117,
et la carte hors-texte à la fin. Voir aussi H.H. Stahl, « Considera ii de istorie social cu privire la
satele de pescari. Moldova », dans idem, Studii de sociologie istoric , Bucarest 1972, p. 134-161.
79
Cf. C.C. Giurescu, Istoria Românilor, II/1, Bucarest, 1943, carte no 2. M.-D. Ciuc , « Din
rela iile Moldovei cu Imperiul Otoman », p. 1263, traduit ici « et avec Obluci a », comme faisant
partie de la phrase précédente. I1 nous semble plus probable qu’il faut voir ici un autre sens de la
préposition s + génitif : « en venant ». « S Oblu ic » serait donc un génitif pluriel, employé à la
place du duel. Il y avait, en effet, deux villes appelées Obluci a, l’une en Moldavie, au Nord du
Danube (qui deviendra Cartal), l’autre au Sud du fleuve, Isaccea, qui porta à une certaine époque le
nom d’Obluci a. Voir à ce sujet la démonstration convaincante de M. Ciuc , op. cit., p. 1258-1262.
80
On emploie ici le terme sinor (gr. ): Fr. Miklosich, Lexicon palaeoslovenico, p. 840.
81
Dokhod est l’équivalent du gree , latin reditus, tributum : ibidem, p. 174. On le
traduit en roumain par dat et dare, mais aussi venit.
82
La forme slave pour Dobroudja est Dobri : cf. Dobry a-polja et debri inskie tatarove dans
la relation de voyage de Trifon Korobejnikov en 1593, éd. C.O. Dolgov, dans « Vtoroe khoždenie
Trifona Korobejnikova », dans tenija v obiš estve istorii i drevnostej rossijskikh, Moskva 1887,
livre 2, p. 13.
83
Supra, note 49.
84
Supra, note 22. Belgorod [Dnestrovskij] = Cetatea-Alb .
85
Sur la salutation dans les documents ottomans, voir F. Kraelitz, Osmanische Urkunden,
p. 23-25.
343
n’est point coutume de percevoir des hommes de la garnison la taxe sur les moutons86, ni la
gorština87 et que ceux-ci détenaient un ordre sacré à ce sujet, [mais] que [malgré cela], comme ils
possèdent des moutons, le mécréant de Moldavie vient et emmène à titre de gorština un nombre
incalculable [de moutons] et que [de ce fait, les hommes de la garnison] subissent des torts. On a
pris connaissance [de cela].
(3) Présentement, si Dieu le veut, un homme sera envoyé en Moldavie. Ce sujet dans son
entier fera l’objet de discussions. On a décidé d’empêcher [les percepteurs moldaves] de
commettre des actes contraires au règlement.
(4) Il n’y a point de raison de ne pas agir conformément aux règlements en vigueur de
longue date [au sujet des hommes de garnison] susdits. Il y aura à ce sujet inspection et enquête,
on examinera [l’affaire], on fera agir conformément aux règlements en vigueur de longue date et
on ne s’opposera en aucune manière, afin que toute la population soit contente et satisfaite.
(5) Qu’on le sache. Qu’on ait confiance dans le chiffre sacré.
(6) Écrit dans la dernière décade du mois de -l-qa‘de de l’année neuf cent dix-sept.
(7) [Émis] dans la résidence de Tul a88.

Document no 3

Bibliotheque Nationale, Paris, ms. A.F. ture 85


15 avril 1520

(1) En Moldavie, en face d’[I]saq i89, à l’intérieur des frontières ottomanes, il y a quinze
lacs. Dans le passé, deux de ces lacs furent données par ordre impérial au prince de Moldavie
(Bod n voyvodası) comme possession de la couronne (beglik)90. En raison de cela, [les Moldaves]
exploitent les quinze lacs sans verser de droits de douane ni de dîme (‘öšr). Vu cette situation, il a
été ordonné de percevoir, conformément à la loi (q n n), la dîme et les autres taxes (rüs m)
lorsqu’on pêche dans les lacs autres [que ceux donnés] au prince de Moldavie. En cas de refus de
versement [de la dîme et des autres taxes, les lacs] n’appartiendront plus à la Moldavie. Elle devra
renoncer [à ces lacs].
(2) Dans les environs des échelles mentionnées, il y a des lacs et des îles. Les mécréants
moldaves et valaques font passer leurs troupeaux [dans la région des lacs et des îles] en hiver,
quand le Danube est pris par les glaces, pour l’hivernage. On percevait la gorština de trois
moutons sur cent pour le fisc (m r ). Les deux dernières années, les agents du san aqbeg91 ont aidé
à la perception. Ils ont retenu [illégalement]92 deux tiers et n’ont donné qu’un tiers aux em in93.
Conformément à la coutume et à la loi, [le droit] sera perçu pour le fisc (m r ) et le san aqbeg ne
touchera rien. [À présent, une nouvelle décision prévoit] qu’un tiers reviendra au san aqbeg et
deux tiers au fisc (m r ).

86
Au sujet du droit prélevé sur les moutons, voir N. Beldiceanu, Code de lois coutumières de
Me med II, Wiesbaden 1967, Index, s.v. qoyun resmi.
87
Supra, p. 56 sq.
88
En 1518, la ville de Tulcea comptait 239 maisons chrétiennes : TT, no 65, p. 14. Un
règlement de Soliman le Magnifique révèle l’importance de son activité économique : TT, no 483,
p. 24-25.
89
Isaccea: voir supra, note 47.
90
Voir supra, note 49.
91
Sur le san aqbeg, grand timariote investi d’un gouvernorat, voir N. Beldiceanu, Recherches
sur la ville ottomane, p. 55-57 ; sur ses obligations militaires, voir idem, Le timar dans l’État
ottoman (début XIVe – début XVIe siècle), Wiesbaden 1980, p. 76.
92
N. Beldiceanu, Le monde ottoman, chapitre VII, p. 101, n. 61.
93
Fonctionnaire chargé par 1’administration centrale du contrôle de la gestion des biens,
impôts ou autres revenus affermés : cf. N. Beldiceanu, Recherches sur la ville ottomane, p. 63-73.
344
345
346
347
348
CROISADE TARDIVE ET DÉTOURNEMENTS DE
FONDS. À PRPOS DE L’HISTOIRE DU PRINCE
DRACULA (1463)

Dans l’histoire de la propagande au Moyen-Âge, il n’y a pas de domaine


plus riche que celui de la croisade1 qui couvre, avec des prolongements
inattendus, plus de huit siècles ; car, pratiquement, la croisade avec son
corollaire, la Question d’Orient (les projets de partage de l’Empire Ottoman) est
abandonnée seulement avec la guerre de Crimée (1853-1856), lorsque les
puissances européennes prennent la défense de la Turquie contre l’Empire des
tsars2.
Dans cette longue histoire, la chute de Constantinople en 1453 a eu un écho
bien plus grand que celui de la chute de Rome en 4763. Le cardinal Bessarion
situait parfaitement les dimensions du problème quand il écrivait au doge de
Venise que dorénavant il n’y avait que les deux termes suivants de l’alternative :
soit les puissances chrétiennes unies allaient arrêter et détruire « la fureur ou
plutôt la rage du barbare » (Mehmet II), soit celui-ci allait mettre gravement en
danger le reste de la Grèce avec les îles, la Pannonie (la Hongrie) et l’Illyrie (la
Serbie), et ensuite l’Italie4. À son tour, Enea Silvio Piccolomini, à l’époque
évêque de Sienne, écrivait au pape Nicolas V :

1
Voir, plus récemment, les considérations de Ph. Contamine, « Aperçus sur la propagande de
guerre, de la fin du XIIe au début du XVe siècle : les Croisades, la Guerre de Cent Ans », dans
P. Cammarosano (éd.), Le Forme de la propaganda politica nel Due e Trecento, Rome 1994, p. 5-
27. (« Collection de l’École Française de Rome », 201) ; on ne saurait se dispenser de la
consultation de T.G. Djuvara, Cent projets de partage de la Turquie (1281- 1913), Paris, 1914.
2
Au moins au niveau du discours et de la propagande. C’est pourquoi on ne peut partager
complètement l’opinion d’Aziz S. Atiya, « The older cause (la Croisade) had sunk into oblivion five
centuries before the Allied Armies entered Jerusalem on 10 December 1917 », dans The Crusade in
the Later Middle Ages (1938), New York 1970 : Kraus Reprint, p. 483.
3
Contrairement à ce que pense K.M. Setton, The Papacy and the Levant (1204-1571), II, The
Fifteenth Century, Philadelphia 1978, p. 138 (« Memoirs of the American Philosophical Society »).
Cf. les témoignages rassemblés par A. Pertusi, La Caduta di Costantinopoli, Vérone 1976 ;
Fondazione Lorenzo Valla (« Scrittori greci e latini »), 2 vols., et principalement le vol. II : L’eco
nel mondo. Voir aussi son ouvrage postume, Testi inediti e poco noti sulla caduta di
Costantinopoli, éd. A. Carile, Bologne 1983.
4
« E duobus alterum necessarium fore: vel ut Celsitudo tua una cum christianis principibus
furore, ne dicam rabiem barbari, in hisce initiis, comprimat atque confringat, non solum se suaque
tuendo, verum etiam offendendo hostem ; vel utile mox reliqua Grecia, quae nunc imperio nostro
subjecta est, insulisque omnibus nostris, praeterea etiam Pannonia atque Illyrio potitus, Italicas
quoque res in maximum discrimen adducat ». Lettre du 13 juillet 1453, chez H. Vast, Le Cardinal
Bessarion (1403-1472), Étude sur la Chrétienté et la Renaissance vers le milieu du XVe siècle,
Paris 1878, p. 455 ; K.M. Setton, op. cit., II, p. 149 et note 35.
349
« Maintenant Mehmet règne parmi nous. Maintenant le Turc se penche au-dessus de nos
propres têtes. La mer Noire est fermée pour nous, le Don [recte : le Danube] est devenu
inaccessible. Maintenant les Valaques doivent obéir au Turc. Ensuite, son épée atteindra les
Hongrois et ensuite les Allemands. Et pendant ce temps, nous sommes occupés par nos disputes
intérieures »5.

Le rôle de commandant suprême de la croisade contre les Ottomans


revenait de droit à l’empereur, mais Frédéric III de Habsbourg (1440-1490)
n’était pas l’homme de la situation. Plusieurs diètes de l’Empire – à Regensburg
(Ratisbonne), à Nuremberg, à Francfort et à Wiener Neustadt en 1454 – 1455
furent l’occasion de beaux discours, surtout de la part de l’évêque de Sienne et
des délégués hongrois, mais aucune décision ne fut prise. Le pape Nicolas V était
paralysé par les guerres entre Venise et Milan qui prirent fin seulement en février
1455. Un mois plus tard, le pape mourait (25 mars) ; son successeur, Alfonso
Borgia (Calixte III) proclama la croisade le 15 mai, annula toutes les indulgences
accordées depuis le Concile de Constance (1414-1419) et conserva seulement
celles liées à la croisade. Des prédicateurs, des vendeurs d’indulgences et des
collecteurs de dîme furent expédiés dans toute l’Europe pour rassembler les
fonds destinés à la grande entreprise qui devait se mettre en route le 1er mars
1456. Une flotte était préparée sous la direction de Pedro de Urrea, archevêque
de Tarragone, pour protéger les îles de la Méditerranée orientale et assurer le
passage des troupes croisées.
Mais, au lieu de combattre les Ottomans, la flotte papale s’engagea dans la
guerre contre les Génois aux côtés d’Alphonse V d’Aragon ; de faux prédicateurs
et collecteurs de dîme détournèrent les fonds rassemblés pour la croisade,
produisant une grande méfiance surtout en Allemagne où l’on craignait que
l’argent n’aille remplir les coffres de la Curie romaine6.
Finalement, le départ pour la croisade, repoussé au mois d’août 1456, fut
contrecarré par l’expédition de Mehmet II contre Belgrade qui appartenait à
l’époque à la Hongrie. La défense de la forteresse danubienne fut un succès

5
« Jam regnat inter Maumethus. Jam nostris cervicibus Turchus imminet, jam nobis clausus
est Eusinus et Tanais inaccessibile factus, jam Valachis Turco p rere necessum est. Inde ad
Hungaros, inde ad Germanos Turchorum gladius penetrabit et nos inter domesticis quatimus
odiis... », Der Briefwechsel des Eneas Silvius Piccolomini, éd. R. Wolkan, III/1, Vienne 1918,
p. 201. (« Fontes rerum austriacarum, II. Abt., Diplomataria et Acta », 68) ; K.M. Setton, op. cit., II,
p. 150. Même son de cloche chez le Dominicain Jean, évêque de Caffa, en Crimée, dans un
discours tenu en 1453 devant le roi de Hongrie : « Cujus rei causa (perniciosissimas dissensiones
inter principes Ungarie, Bohemie, Polonie atque utriusque Germanie) jamdudum priores
Hismahelite attemptarunt invadere Flaccos(les Valaques), Transsilvanos, Servios, Rascianos
infestare, Burgaros, Albaniensem deprimere, Achaiam, Macedoniam, Thessaliam et Ciclades sibi
tributarias facere, Traciam, Missiam, ipsas eciam fauces Danubii libere sue dicioni subicere et in
hac présente tempestate inclitum regnum Ungarie demoliri putantur et procedere ad ulteriora ».
N. Iorga, Notes et extraits pour servir à l’histoire des Croisades au XVe siècle, IV, Bucarest 1915,
p. 61.
6
K.M. Setton, op. cit., II, p. 166-168.
350
chèrement payé : Jean Corvin Hunyadi et le prédicateur Jean de Capistran firent
des merveilles à la tête respectivement des troupes et des pèlerins, mais tous deux
moururent après le retrait des Ottomans. La guerre civile qui embrasa la Hongrie
avant et après la mort, survenue le 23 novembre 1457, du roi Ladislas le
Posthume, fils d’Albert V de Habsbourg et neveu de Frédéric III, ajourna encore
l’expédition contre Constantinople qui ne pouvait se faire sans la participation
des Hongrois. Ceux-ci se trouvaient, en effet, en première ligne, et Enea Silvio
Piccolomini désignait leur pays comme le « regnum totius Christianita tis
clipeus » (le bouclier de toute la chrétienté).
La noblesse hongroise s’était en effet divisée en deux camps. D’une part,
les fidèles de la famille Hunyadi, qui avait dominé la vie politique du Royaume
depuis 1440 et lui avait imprimé une orientation anti-ottomane, regroupait la
petite et la moyenne noblesse. Leur chef était Michel Szilágyi, le beau-frère de
Jean Hunyadi, et les deux fils mineurs du défunt, Ladislas et Mathias Corvin.
Contre eux se leva la haute noblesse, les magnats, désireux de revenir dans le
giron de l’Empire : à leur tête se trouvaient Ladislas Garai, le comte palatin, et
Nicolas Ujláki, voïévode de Transylvanie, qui avait l’appui de cette riche
province fournissant les deux tiers des revenus du Royaume7. L’enjeu de leur
confrontation était le trône du pays : les magnats voulaient donner la couronne à
l’empereur Frédéric III, qui devait ainsi succéder aux empereurs Sigismond de
Luxembourg (1410-1437) et à son gendre, Albert V de Habsbourg (1437-1439)8.
Une diète convoquée par les partisans de Michel Szilágyi élut Mathias Corvin roi
de Hongrie le 24 juin 14589. Le nouveau roi, qui n’avait que 15 ans, était placé
sous la tutelle de son oncle et dut signer une rigoureuse Wahl capitulation qui
réduisait considérablement ses prérogatives. Ainsi, aux termes de l’article 2, le
roi était tenu d’assurer la défense du pays à ses propres frais et avec ses propres
troupes ; il ne pouvait demander la levée des troupes de la noblesse laïque et
ecclésiastique qu’en cas d’extrême danger externe. D’où, une crise pécuniaire
chronique et une sérieuse limitation des initiatives du roi en matière de politique
étrangère. L’élection de Mathias Corvin fut reconnue et saluée par le pape
Calixte III, puis par son successeur Enea Silvio Piccolomini (Pie II, 1458-1464),
qui virent dans cet acte une garantie de continuité de la politique anti-ottomane
de Jean Hunyadi durant les armées 1443-1456, à laquelle son beau-frère Michel

7
« Subjugata Valachia, la Transilvania, che e i duo terci di questo regno (Hongrie) e il meglio,
convera inclinar »: Pietro Tommasi, dans Monumenta Hungariae Historica, Acta externa, IV,
p. 145-147 ; I. Nagy – A. Nyáry (éds), Matyas kiraly korabol, 1458- 1490, I, Budapest 1879.
Édition défectueuse, corrigée par I. Bianu, « tefanu cel Mare. Câteva documente din archivul de
Stat de la Milan », Columna lui Traian X (1883), p. 36-39.
8
J. Deer, Die Heilige Krone Ungarns, Vienne 1966 ; M. Barany-Oberschall, Die Sankt
Stephanskrone und die Insignien des Königreichs Ungarn, Vienne 1974 ; E. Kovacs – Zs. Lovag,
Les Insignes royaux de Hongrie, Budapest 1980, avec la bibliographie plus ancienne.
9
I.A. Fessler – A. Klein, Geschichte von Ungarn, XII, Leipzig 1874, p. 7-10 ; W. Fraknoi,
Matthias Corvinus, König von Ungarn 1458-1490, Fribourg-en-Brisgau 1891.
351
Szilágyi avait puissamment contribué10. Et en effet, Mathias Corvin répondit dès
le début aux attentes de Pie II. La même année, alors que Mehmet II occupait la
Morée (avril – septembre 1458), le grand vizir Mahmoud pacha liquidait ce qui
restait encore du despotat serbe à l’exception de sa capitale, Semendria
(Smederevo) qu’il s’abstint d’assiéger. Les raisons de cette réserve et de la
retraite ottomane qui suivit s’expliquent par la défaite que les Ottomans
essuyèrent en Valachie voisine devant le prince Vlad III l’Empaleur ( epe ),
connu aussi sous le nom de Dracula11. En octobre, Mathias Corvin accourut sur le
Danube avec ses troupes, il était accompagné par le cardinal-légat Juan Carvajal
et par Michel Szilágyi qui voulait en découdre avec les Ottomans. Mais seules les
garnisons et les irréguliers laissés sur place par Mahmoud pacha s’y trouvaient
encore. Szilágyi se rendit à Belgrade où des milliers de croisés se rassemblèrent
comme en 1456, cette fois pour partir à la poursuite des Ottomans.
Alors que tout semblait aller pour le mieux, coup de théâtre : Mathias fit
arrêter son oncle le 15 octobre, stoppa la campagne et retourna en Hongrie, non
sans envoyer au pape des bulletins de victoire contre les ennemis de la croix12. En
fait, le jeune roi avait d’autres priorités en vue et la plus urgente était la
récupération de la sainte couronne de Hongrie qui se trouvait, depuis 1457, entre
les mains de l’empereur. Car, sans couronne et, par conséquent, sans
couronnement, sa légitimité pouvait être mise en question et son autorité
contestée les candidats au trône de Hongrie, Frédéric III et Cazimir IV roi de
Pologne, descendant de la reine Marie, fille de Louis 1er d’Anjou ; celle-ci avait
régné, en Hongrie de 1382 à 1387.
L’arrêt des hostilités contre les Ottomans surprit tout le monde ; Cazimir
IV envoya à Mathias une lettre d’insultes l’accusant d’avoir conclu une trêve
secrète avec Mehmet II13. En réponse aux exhortations de Pie II de ne pas

10
A. Huber, « Die Kriege zwischen Ungarn und die Türken, 1440-1443 », dans Archiv für
oesterreichische Geschichte 68 (1886), p. 159-207 ; Fr. Pall, La Croisade en Orient au Bas Moyen-
Âge, Bucarest 1942 ; idem, « Le condizioni e gli echi internazionali délia lotta antiottomana del
1442-1443, condotta da. Giovani di Hunedoara », RÉSEE III (1965), p. 433-463 ; idem, « Un
moment décisif de l’histoire du Sud-Est européen : la croisade de Varna (1444) », Balcania VII
(1944), p. 102-120 ; M. Cazacu, « La Valachie et la bataille de Kossovo (1448) », RÉSEE IX
(1971), p. 131-139 (repris dans idem, Au carrefour des Empires et des mers, p. 347-357) ;
Fr. Babinger, Der Quellenwert der Berichte über den Entsatz von Belgrad am 21./22. Juli 1456,
Munich 1957 (« Sitzungsberichte der bayerischen Akademie der Wissenschaften, Philosophisch-
Historische Klasse »), reprint dans idem, Aufsätze und Abhandlungen zur Geschichte
Südosteuropas und der Levante, II, Munich 1966, p. 263-310.
11
M. Cazacu, « Les Ottomans au Bas-Danube au XVe siècle. Quelques précisions », SOF 41
(1982), p. 27-41, notamment p. 33-41 (repris dans idem, Au carrefour des Empires et des mers,
p. 359-371).
12
N. Iorga, Geschichte des Osmanischen Reiches, II, Gotha 1909, p. 106-108 ; G. Jire ek,
Geschichte der Serben, II/l, Gotha 1918, p. 212-213.
13
Casimir accusait Matthias d’avoir occupé le trône « non juridice, sed violenter cum gladio
possessionem accepisti, et in illo vitam inconvenientem (continuare) sicut tu in principio fecisti,
adhuc in hodiernum non cessas. Jura et bona ipsius regni frivole dampfnificando contra omnia jura
352
abandonner la croisade, Mathias convoqua la Diète du Royaume pour le 6
décembre à Szegedin les décisions de celle-ci permirent au roi d’affermir son
autorité sur le pays et sur la noblesse qui le soutenait contre ses concurrents au
trône. Mathias avait compris que la croisade était une carte importante entre ses
mains, car elle lui garantissait le soutien moral et matériel du pontife romain dans
le conflit qui dorénavant l’opposait à Frédéric III et à Cazimir IV pour la
couronne hongroise. La menace turque aidant, Mathias pouvait espérer rallier
autour de lui la noblesse de son pays aussi bien sous la bannière de la croisade,
qu’au nom de la défense contre les prétentions de l’empereur. En réalité, il
poursuivait avec acharnement son objectif principal : se faire reconnaître comme
roi de Hongrie par l’empereur.
Pourtant, ses efforts n’aboutirent à rien : le 17 février 1459, une assemblée
de magnats élisait Frédéric roi de Hongrie et rendait public un manifeste appelant
la population à reconnaître cette élection. Frédéric devait être couronné à
Székesfehérvar (Stuhlweissenburg, Alba Regalis) dont le gouverneur était
Nicolas Ujlâki, mais un corps d’armée fidèle à Mathias interdit à l’empereur
l’accès de la ville. La cérémonie eut donc lieu à la résidence préférée de
l’empereur, Wiener Neustadt, le 4 mars 1459 : Frédéric y fut proclamé roi de
Hongrie et maintint toute sa vie ses prétentions à ce titre que ses descendants
réussiront à maintenir jusqu’en 191814.
Pour le moment, la guerre civile reprit en Hongrie, au grand
mécontentement de Pie II qui voyait compromis ses efforts pour réaliser la paix
entre les princes chrétiens, condition essentielle pour démarrer la croisade. Qui
plus est, en juin et juillet ; l’empereur conclut une alliance dirigée contre Mathias
avec Georges Podiebrad, roi de Bohême, qui assura Frédéric de son aide en vue
d’obtenir la Hongrie « par des traités ou bien par la force ». En échange,
l’empereur reconnut Podiebrad comme roi de Bohême et accorda à son fils
Victorin le titre de duc de Münsterberg. Aux pressions des légats Bessarion et
Juan de Carvajal, qui intervinrent auprès de lui pour la conclusion rapide de la
paix avec Mathias, Frédéric III émit des prétentions tout à fait exorbitantes :
100 000 ducats d’or pour le rachat de la couronne et la reconnaissance des

et contra justitiam et multas alias injurias, occupationes et feritates exerces. Et quod peius est, fac
strage illius inhumanissimi Teucri homines ex Hungaria exposuisti et abduxisti, et animas Christi
fidelium abducere permisisti, insuper Christicolas, qui cum cruciata contra perfidos Turcos
vénérant, graviter onerasti ; sed veraciter et minime vel parune in illa strage lexionem sensisse, nam
nulla te ad hoc urgebat nécessitas, ut cum illo irihumanissimo Teucro te concordare, per quod tam
magnum et maximum dampnum provinciis et hominibus evenit » : I. Nagy – A. Nyáry, Mátyas
király korábol 1458-1490, I, p. 41- 42. Cette lettre ne comporte que l’année – 1458 – mais on peut
la placer entre octobre et décembre, après l’arrestation de Michel Szilágyi et l’interruption de la
campagne interprétées par Casimir comme le résultat d’un accord conclu avec Mehmet II.
14
K. Nehring, Matthias Corvinus, Kaiser Friedrich III. und das Reich. Zum hunyadisch-
habsburgischen Gegensatz im Donauraum, Munich 1975, p. 15 et note 9 (« Südosteuropäische
Arbeiten », 72).
353
prétentions des Habsbourg au trône de Hongrie en cas de déshérence masculine
de Mathias.
Sur ces entrefaites, Mehmet II envahit à nouveau la Serbie et le 20 juin
1459 la capitale Semendria se rendait sans combat aux mains du sultan15. La
nouvelle arriva en Occident alors que Pie II venait d’ouvrir les travaux du
Congrès de Mantoue, le 1er juin, Congrès destiné à lancer la croisade tant
attendue. Plus de sept mois de débats furent nécessaires pour proclamer, le 14
janvier 1460, une croisade anti-ottomane sur une durée de trois ans. Plus
important encore, le pape annonça son intention d’y participer en personne, si la
santé le lui permettrait16. Mais, pour cela, il fallait conclure la paix entre Mathias
Corvin et Frédéric III : l’empereur avait promis 32 000 soldats et 10 000
cavaliers qui avaient besoin du libre passage par la Hongrie. Cette offre devait
accélérer la négociation lors des deux diètes qui allaient se réunir à Nuremberg et
en Autriche dans l’année.
Le pape fit appel aux habitants de Nuremberg pour qu’ils viennent en aide
aux habitants de la Morée qui s’étaient révoltés contre l’occupant ottoman. Son
légat en Allemagne, le cardinal grec Bessarion, devait plaider de vive voix la
cause de la croisade et la conclusion de la paix entre Mathias et Frédéric III. En
attendant, le pape promit à Mathias 40 000 ducats pour l’été 1460, afin de l’aider
à maintenir ses troupes en état d’alerte et l’empêcher de conclure une nouvelle
trêve avec Mehmet II17. La première diète impériale s’ouvrit à Vienne seulement
le 19 septembre 1460 et elle fut surtout l’occasion pour les envoyés des princes et
des villes allemandes de se plaindre de l’impéritie de l’empereur et des luttes
intestines qui désolaient le pays. Leur porte-parole, Heinrich Leubing, souleva de
nombreuses objections contre la croisade, tout comme le faisait chez lui son
patron, Diether von Isenbourg, archevêque de Mayence ; ce dernier accusait
publiquement le pape d’extorquer de l’argent aux Allemands, car, prétendait-il,
« les Italiens ne haïssent pas les Turcs autant qu’ils nous haïssent » (« non tam
Turcos quam nos Italii oderunt »)18. Pourtant, le duc de Bourgogne renouvela son
offre de 1453 d’envoyer 6 000 hommes en Hongrie, qui devaient s’ajouter aux

15
Fr. Babinger, Mahomet II le Conquérant et son temps. La grande peur du monde au
tournant de l’histoire, Paris 1954, p. 200.
16
Cf. K.M. Setton, op. cit., II, p. 201 et suiv. ; G. Voigt, Enea Silvio de Piccolomini, als Papst
Pius der Zweite, und sein Zeitalter, III Berlin, 1863, p. 45-100 ; G.B. Picotti, La dieta di Mantova e
la politica dei Veneziani, Venise 1912.
17
A. Theiner, Vetera monumenta historica Hungariam sacram illustrantia, II, Rome 1860,
p. 351. Dans une lettre du 25 avril 1460, Pie II écrivait à Matthias : « De treugis autem cum Turcho
ineundis idem dubitamus, quod circumspectio tua, nec quomodo impediri tractatus huiusmodi
possint, sa tis videamus : occulte enim aguntur omnia, ut scribis, et nos plus spei dare Ungaris in
hac eorum mutatione non possumus, quam nobis a christianis principibus porrigatur... Probamus
iudicium tue circumspectionis in non expendenda pecunia ad te missa, si Ungari in facienda pace
vel treugis cum Turcho perseverabunt »: A. Theiner, op. cit., II, p. 356-7. Cf. K.M. Setton, op. cit.,
p. 216-217 et note 59.
18
K.M. Setton, op. cit., p. 217 et note 62.
354
20 000 soldats promis par Mathias Corvin19. Durant l’hiver 1460-1461, des
escarmouches eurent lieu à la frontière hungaro-ottomane autour de Belgrade et
Michel Szilágyi tomba prisonnier des Ottomans : emmené à Istanbul, il fut
décapité20.
La diète de Vienne finit par une impasse suite à l’absence de la moitié des
représentants de la « nation allemande », peu intéressée de fournir un effort
financier pour une cause dans laquelle elle ne croyait pas. Sur ces entrefaites,
Mathias Corvin réussit à conclure un traité avec Georges Podiebrad, le roi de
Bohême, en janvier 1461. Le traité fut sanctionné par le mariage du roi hongrois
avec la fille de son nouvel allié, qui faisait lui aussi prêcher la croisade dans son
pays. Trois mois plus tard, le 10 avril, un traité semblable fut signé avec
l’archiduc Albert VI de Habsbourg, le frère de Frédéric : le roi de Hongrie avait
maintenant les moyens de forcer l’empereur à négocier. Les hostilités entre les
deux camps reprirent cependant en avril 1461 et les troupes hongroises et
autrichiennes, commandées par l’archiduc Albert, réussirent à mettre en déroute
l’armée impériale21. Le Habsbourg fut obligé de demander un nouvel armistice
qui fut conclu le 6 septembre à Luxembourg et sa durée fixée jusqu’au 24 juin
1462.
Au début de l’année 1462, l’envoyé hongrois Jean Vitez de Sredna (1400-
1472), l’ancien précepteur de Mathias Corvin, se rendit à Graz où il rencontra le
légat papal Jérôme Landus, évêque de Crète, et réussit à élaborer avec Frédéric
III un projet de traité en six points. Le traité prévoyait l’octroi du titre de « roi de
Hongrie » à l’empereur ; celui-ci adopterait Mathias comme fils et ce dernier
traiterait l’empereur comme son père ; ils seraient dorénavant liés par une
alliance contre tout ennemi, à l’exception du pape ; comme preuve de ses bonnes
intentions, Frédéric rendrait à Mathias la couronne royale hongroise ; si le roi
mourait sans héritiers mâles légitimes, la couronne reviendrait à l’empereur et à
ses descendants. Deux autres points de l’accord s’occupaient de l’amnistie
générale accordée par les deux parties et du sort de plusieurs villes frontalières.
En dehors du texte destiné à être rendu public, le traité comprenait aussi
trois clauses secrètes ; Mathias Corvin s’engageait à payer à l’empereur 80 000
ducats d’or pour prix de la couronne ; il devait également rompre l’alliance qui le
liait à l’archiduc Albert d’Autriche et, fait encore plus grave pour l’avenir de sa
dynastie, il s’engageait à ne pas se remarier22.
Les conditions du traité étaient très onéreuses pour le jeune roi de Hongrie
qui les accepta toutefois dans l’espoir que, une fois la couronne récupérée, il

19
Ibidem, p. 217-218.
20
N. Iorga, Geschichte des osmanischen Reiches, II, p. 110-111.
21
K. Nehring, op. cit., p. 16-17.
22
Ibidem, p. 18-19 et note 20 ; K.M. Setton, op. cit., p. 233-234. Voir aussi la lettre de Pietro
Tommasi en date du 27 mai 1462, dans L. Nagy – A. Nyáry, op. cit., I, p. 143. Dans son riche
compte rendu au livre de K Nehring, . Papacostea souligne l’importance de 1’adoption de
Matthias comme « fils » par l’empereur Frédéric III, dans RRH XV (1976), p. 545-549.
355
allait pouvoir les éluder Pour le moment, il convoqua la diète de son pays à Bude
pour le 10 mai 1462 en vue d’obtenir la ratification des termes de l’accord et
pour lever l’importante somme exigée par l’empereur en échange de la sainte
couronne. La diète approuva le traité et se déclara prête à lever une contribution
extraordinaire pour le rachat de la couronne23.
Le projet d’accord était l’aboutissement de trois années d’intenses activités
diplomatiques et militaires qui faisaient la preuve des qualités d’homme d’État de
Mathias. Pour arriver a ses fins, le roi hongrois n’avait ménagé aucun effort et
avait su s’entourer d’un groupe choisi de conseillers et d’humanistes qui jouèrent
un rôle décisif dans la mise en place et l’affirmation d’une doctrine politique de
la monarchie « nationale » hongroise24.
La conclusion de l’accord posait à nouveau le probleme de la croisade qui
fut, à n’en pas douter, la grande idée du pontificat de Pie II25. En effet,
maintenant que les deux monarques avaient les mains libres, plus rien ne les
empêchait de partir en campagne pour chasser les Ottomans d’Europe. Mehmet
II, insensible aux appels du pape qui l’invitait à se convertir, avait mis à profit les
querelles des princes chrétiens pour consolider sa mainmise sur la Péninsule
balkanique en 1461, le sultan avait continué la transformation de la mer Notre en
lac ottoman par l’occupation de l’Empire des Grands Comnènes de Trébizonde et
de l’État turc de Sinope. Il laissait ainsi le front du Danube presque dégarni de
troupes mais les Hongrois ne profitèrent pas de la situation pour essayer de
récupérer le despotat de Serbie. L’inaction du roi Mathias s’explique
vraisemblablement par la conclusion d’une nouvelle trêve secrète avec Mehmet
II, trêve dont parlait le voïévode Stéphane de Bosnie dans une lettre adressée le
1er décembre 1461 au Sénat de Venise26.
À la même époque, le roi de Hongrie avait conclu un nouveau traité avec
son remuant vassal de Valachie, le prince Vlad III l’Empaleur, dit aussi Dracula
(1448, 1456-1462,1476) qui fait maintenant son entrée dans le grand jeu de la
politique internationale et de la croisade anti-ottomane. La Valachie (76.583
km2), qui forme la partie méridionale de l’actuelle Roumanie, est délimitée par
les Carpates méridionales au Nord et par le Bas Danube au Sud et à l’Est.

23
K. Nehring, op. cit., p. 20.
24
J. Berenger, « Caractères originaux de l’humanisme hongrois », Journal des Savants 4
(1973), p. 257-288.
25
R. Eysser, « Papst Pius II. und der Kreuzzug gegen die Türken », dans Mélanges d’histoire
générale, éd. C. Marinescu, II, Bucarest 1938, p. 1-133 ; G. Valentini, « La crociata di Pio II dalla
documentai one veneta d’archivio », AHP XIII (1975), p. 249-282.
26
« Item notificio ala Signoria Vostra chomo etiam credo saprate che dapuo che al gran Turco
aquisto tuta la Servia, ando verso Trabesonda e Sinopoli et ha aquisto quello paexe, etiam ha facto
paxe con el Re da Ungaria secondo sentiamo » : I. Nagy – A. Nyáry, op. cit., I, p. 101-105. Cette
information est à rapprocher de celle donnée par Pie II dans ses Commentaires à propos d’une offre
de Mehmet II à Matthias Corvin lui demandant de lui céder la Valachie et la Bosnie en échange de
la paix : voir N. Stoicescu, « La victoire de Vlad l’Empaleur sur les Turcs (1462) », RRH XV
(1976), p. 383.
356
Apparue sur la carte politique de l’Europe orientale vers 1300 comme vassale de
la Hongrie, cette principauté se trouvait, de par sa situation géopolitique, en
première ligne face à l’expansion de l’Empire Ottoman. La chute de la Bulgarie
en 1393-1396 et de la Dobroudja vers 1417-1420 sous les coups des Ottomans,
avaient mis la Valachie en contact direct avec l’Empire Ottoman dont elle était
séparée seulement par le Danube. Obligés de payer aux Ottomans un tribut
(kharatch) qui symbolisait le rachat de la paix, les princes valaques de la dynastie
des Basarab cherchaient dans la suzeraineté hongroise un contrepoids à la
menace qui venait du Sud. Toutefois, les princes et les boyards valaques ne
nourrissaient pas envers les Ottomans une haine systématique et irréductible. En
effet, l’Église orthodoxe n’avait pas élevé l’idée de croisade contre les Infidèles
au niveau enregistré en Occident aux XIe – XIVe siècles, ni à Byzance, ni en
Valachie27. Le voisinage avec l’Empire Ottoman donnait lieu à des échanges
commerciaux dont profitaient non seulement les Valaques et leurs voisins
Moldaves (l’autre Principauté roumaine de la région), mais aussi les Saxons du
sud de la Transylvanie, province hongroise depuis le XIIe siècle28. Leurs villes –
Kronstadt (Bra ov) et Hermannstadt (Sibiu) – bénéficiaient depuis le XIVe siècle
de privilèges leur accordant le droit de dépôt et d’étape (Stapelrecht), ce qui
obligeait les marchands étrangers à vendre ici leurs marchandises avant d’essayer
de passer plus loin29.
La vassalité de la Valachie envers la Hongrie se traduisait, théoriquement,
par le droit des rois hongrois de nommer et de confirmer les princes – appelés
voïévodes – qui devaient au suzerain, au moins au XIVe siècle, un tribut et des
services30. En échange, les rois de Hongrie s’obligeaient envers leur vassal à leur
porter secours en cas de danger, et leur avaient accordé deux fiefs en
Transylvanie du Sud, à la frontière avec la Valachie. Obligés par les Ottomans à
leur payer un tribut dès 1417, les princes valaques essayèrent de tirer profit de
leur position géopolitique pour s’assurer un maximum d’autonomie dans
l’intérieur. La situation juridique internationale du pays reflétait l’incapacité de
chacune des deux grandes puissances de lui imposer sa suprématie sans partage.
Par les traités turco-hongrois de 1429,1444 et 1451, la Valachie se trouva placée
sous la double dépendance de ses voisins31. C’était là également la situation de la

27
V. Laurent, « L’idée de guerre sainte et la tradition byzantine », RÉSEE XXIII (1946), p. 71-98.
28
Le point de vue hongrois chez B. Köpeczi, Histoire de la Transylvanie, Budapest 1992 ;
pour le roumain, voir plus récemment I.-A. Pop, Românii si maghiarii în secolele IX – XIV. Geneza
statului medieval în Transilvania, Cluj-Napoca 1996.
29
M. Cazacu, « L’impact ottoman sur les Pays Roumains et ses incidences monétaires (1452-
1504) », RRH XII (1973), p. 159-192 (repris dans idem, Au carrefour des Empires et des mers,
p. 373-402).
30
Voir la discussion chez M. Cazacu, « Un voyageur dans les Pays Roumains et son Histoire
de la Moldavie : Leyon Pierce Balthasar von Campenhausen (1746-1808) », dans Na ional i
universal în istoria Românilor. Mélanges erban Papacostea, Bucarest 1998, p. 408-409.
31
Pour ces traités voir N. Iorga, Notes et extraits pour servir à l’histoire des croisades au XVe
siècle, II, Paris 1899, p. 252-254 ; Fr. Pall, « Autour de la Croisade de Varna : la question de la paix
357
Serbie et de la Bosnie avant leur conquête par les Ottomans respectivement en
1458/9 et en 1463. Pour mieux contrôler le pays qu’ils ne réussirent jamais à
occuper, les sultans ottomans prirent possession de plusieurs forteresses sur la
rive gauche du Danube, en territoire valaque, têtes de pont d’où ils pouvaient
envoyer des troupes en cas de rébellion, de campagne en Transylvanie, pour
piller ou créer d’autres troubles.
Nous avons vu plus haut que rien ne semblait plus s’opposer, en mars
1462, à l’organisation de la croisade à laquelle rêvait Pie II : Frédéric III et
Mathias Corvin avaient enfin conclu le traité de paix qui n’attendait plus que le
paiement des 80 000 ducats contre la couronne ; Venise venait de reconsidérer sa
position d’expectative face aux Ottomans depuis les attaques de ces derniers
contre Coron et Modon. La mort de Pasquale Malipiero et l’élection, le 5 mai
1462, du nouveau doge Cristoforo Moro, allaient entraîner Venise dans la guerre
contre les Ottomans que l’ancien doge avait obstinément évitée s’attirant le
mépris du pape pour sa pusillanimité et sa myopie politique. Et une autre bonne
nouvelle venait de tomber en ce début d’année qui semblait redonner de l’espoir
au pape. Alors que les gisements d’alun de Tolfa, découverts en 1461, n’avaient
pas encore commencé à produire les 300 000 ducats par an qui devaient devenir
une arme de guerre économique contre les Ottomans, ces derniers venaient de
subir une vigoureuse attaque de la part du prince Vlad de Valachie. Une lettre
que ce dernier envoyait, le II février 1462, de la forteresse de Giurgiu sur le
Danube, conquise sur les Ottomans, avait fait l’effet d’un coup de tonnerre à la
Cour de Bude où elle était adressée. Les informations recueillies par Venise et le
pape tant de Bude que de Constantinople confirmaient les dires du prince valaque
et menaient à la même conclusion : la croisade pouvait commencer, elle avait
déjà commencé dans cette partie de l’Europe.
Dans sa lettre, Vlad rappelait à Mathias Corvin les efforts des Ottomans
visant à le dissuader de rester fidèle à son suzerain hongrois et au mariage prévu
avec une proche parente du roi32. Dès le début de son règne, en 1456, Vlad avait
fait acte d’allégeance envers Ladislas le Posthume, puis envers Mathias. Mais,
face à la mauvaise volonté de ses voisins – transylvains notamment des Saxons –
de lui envoyer des troupes, il avait été forcé par les Ottomans à payer le tribut et à
donner un fils en otage à Mehmet II. Cet acte, réalisé sous l’empire de la
nécessité, fut interprété par le roi hongrois comme un geste hostile et les Saxons
de Transylvanie s’empressèrent de donner asile et secours à pas moins de trois
prétendants au trône de Valachie. Par la suite, Vlad prit fait et cause pour la
famille Hunyadi et s’allia donc avec Mathias Corvin et avec son oncle Michel

de Szeged et de sa rupture (1444) », BSHAR XXII/2 (1941), p. 144-158 ; le texte du traité de paix
de 1451, chez N. Iorga, Actes et fragments relatifs à l’histoire des Roumains, III, Bucarest 1897,
p. 23-27.
32
M. Cazacu, « L’Histoire du prince Dracula » en Europe centrale et orientale (XVe siècle),
Genève 1988, p. 4-5 (« EPHE, IVe Section des Hautes études médiévales et modernes », 61).
358
Szilâgyi. Qui plus est, entre 1457 et 1460, il entreprit plusieurs campagnes de
représailles contre les Saxons de Kronstadt et de Hermannstadt, alliés de Frédéric
III, pilla et brûla leurs villages, persécuta leurs marchands auxquels il interdit de
circuler librement en Valachie, exécuta et empala plusieurs d’entre eux,
notamment des marchands récalcitrants et des espions. Une trêve avait été
finalement conclue en septembre 1460, mais les anciens ressentiments n’étaient
pas oubliés.
Le mariage de Vlad Dracula avec la parente du roi Mathias inquiétait les
Ottomans : face au refus du prince valaque de renoncer à son projet matrimonial,
Mehmet II eut recours à la ruse pour le capturer. Il invita donc Dracula à se
rendre à Constantinople pour apporter le tribut puis essaya de le capturer par la
ruse. Mais le prince découvrit à temps le guet-apens et captura les envoyés du
sultan qu’il fit empaler sur le champ. Craignant une riposte de Mehmet II, le
voïévode valaque se décida de prendre les devants et effectua un raid dévastateur
en plein hiver avec la traversée du Danube gelé depuis Nicopolis et jusqu’à
l’embouchure du grand fleuve sur un front d’environ 500 km. L’armée valaque
s’attaqua en premier aux forteresses ottomanes du Danube – Nicopolis et Turnu,
Giurgiu et Turtucaia, Silistra, Hârhova et Rahova – aux villes et villages turcs et
bulgares, détruisant systématiquement les installations portuaires (vada), pillant
et incendiant, tuant ou emmenant sur la rive gauche des milliers de Chrétiens.
Le raid avait un but précis : effrayer les Ottomans, créer une zone
désertique au sud du fleuve, détruire les points de rassemblement des irréguliers
ottomans (akîngis), disloquer une population qui fournissait aux troupes
impériales des vivres, des guides, des espions, des charretiers et des troupes
irrégulières. Le bilan de cette expédition était de 23 883 morts, « sans compter
ceux qui ont brûlé dans leurs maisons, ou ceux dont les têtes n’ont pas été
présentées à nos officiers ». Afin d’obtenir plus facilement l’aide de Mathias
Corvin, le prince valaque avait volontairement épargné la région et le port de
Vidin, dans l’Ouest du pays : c’était choisir à l’avance le terrain de la
confrontation près de la Transylvanie, du Banat et de Belgrade. Et la lettre
continue :
« Que Votre majesté sache que nous avons fait tout ceci contre ceux qui à plusieurs reprises
nous avaient incités à quitter les chrétiens et à passer de leur côté. Et que Votre Sérénité sache que
nous avons violé la paix avec eux non pas pour nous, mais pour l’honneur et la conservation de
votre Sainte Couronne et de toute la chrétienté et pour le renforcement de la foi catholique ».

Les Ottomans ayant décidé de partir en campagne contre la Valachie dès


que le temps le permettrait, le prince demandait donc l’aide hongroise pour la
Saint-Georges (23 avril) au plus tard : si le roi hongroise voulait, il pouvait se
rendre en personne à la tête de son armée, sinon il pouvait envoyer les troupes de
la Transylvanie voisine. Vlad exigeait une réponse rapide :

359
« Car nous ne voulons pas abandonner ce que nous avons commencé, mais nous voulons
aller jusqu’au bout. Car, si Dieu tout puissant entend les prières et les désirs des chrétiens et penche
favorablement envers les requêtes des humbles et nous donne la victoire contre les païens ennemis
de la croix du Christ, ce sera pour le plus grand honneur, utilité et secours spirituel de Votre
Sérénité et de Votre sainte couronne et pour toute la vraie chrétienté. Car nous ne voulons pas fuir
devant leur férocité, mais désirons de toute façon nous battre contre eux. Et s’il nous arrivait
malheur – ce que à Dieu ne plaise – ce petit pays périrait, Votre Sérénité n’aurait de là aucun
bénéfice ni avantage, car ce serait une perte pour toute la chrétienté ».

Suivait un registre où étaient indiqué, localité par localité (18 en tout), le


nombre des morts et les destructions, avec ce sinistre post-scriptum :
« De même, dans les localités susdites où se trouvaient des installations portuaires (vada),
qui ont été brûlées et détruites, on a exterminé les habitants, les hommes et les femmes, les jeunes
et les enfants, de même que les nouveaux nés, et les lieux ont été rasés. Et les chiffres indiquent
seulement le nombre des morts dont les têtes ont été portées à nos officiers ; pour les autres, qui ont
brûlé dans leurs maisons, nous en ignorons le nombre, car beaucoup d entre eux ont péri »33.

Le roi Mathias envoya tout de suite des copies de la lettre à Venise et au


pape, avec de nouvelles demandes de subsides. Pour sa part, Pietro Tommasi,
l’envoyé de Venise auprès du roi hongrois, insista pour que les puissances
chrétiennes viennent en aide à Mathias Corvin qui était animé du désir sincère de
se mettre en campagne mais manquait de moyens financiers : c’était là, on s’en
souvient, une des conséquences de la Wahlcapitulation imposée au roi lors de
son élection en janvier 145834. Très vite, Venise offrit 12 000 ducats par mois, ce
qui permettait de mettre en ligne 4000 cavaliers35.
Dans sa lettre citée plus haut, Vlad avait demandé au roi de Hongrie de lui
fournir de l’aide avant la Saint-Georges. Or, eût-il voulu le faire, Mathias ne
pouvait accéder à cette demande : il venait en effet de convoquer la diète à Bude
pour le 10 mai afin d’obtenir l’argent nécessaire au rachat de sa couronne. À près
avoir acquis le soutien des villes, du clergé et même du prince de Moldavie pour
cette affaire, le roi envoya au mois de mai un ambassadeur au pape pour réclamer
à nouveau les subsides promis pour la croisade. Qui plus est, il venait de conclure
la paix avec un condottiere tchèque, Jean Jiskra de Brandys, auquel le roi
s’engagea à payer 40 000 ducats d’or tout en lui cédant plusieurs châteaux forts36.

33
Publiée par I. Bogdan, Vlad epe i nara iunile germane si ruse ti asupra lui. Studiu critic,
Bucarest 1896, p. 76-82, d’après la copie de Munich, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 1964,
f. 169v-171 ; une autre copie chez A. Corbea, « Cu privire la coresponden a lui Vlad epe cu
Matei Corvin », AIIAI XVII (1980), p. 669-670, à Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, ms.
858 Novi Cod, Guelf., f.4. Pour le déroulement des événements, voir R. Lungu, « À propos de la
campagne anti-ottomane de Vlad l’Empaleur au sud du Danube (hiver 1461 –1462) », RRH XXII
(1983), p. 147-157.
34
I. Bianu, « tefan cel Mare. Câteva documente din archivul de Stat de la Milan », Columna
lui Traian X (1883), p. 34 -35 ; I. Nagy –A. Nyáry, op. cit., I, p. 121-122 (avec des erreurs de
transcription).
35
Voir la lettre du Sénat du 22 avril 1462 chez I. Nagy – A. Nyáry, op. cit., I, p. 130 et suiv.
36
Ibidem, p. 143 et suiv.
360
On peut donc inférer que la réception de ces nouvelles encourageantes de
Valachie a joué dans la décision spectaculaire de Pie II de se mettre en personne
à la tête de la croisade. Ceci se passa au mois de mars 1462, lorsque le souverain
pontife convoqua six cardinaux en qui il avait confiance et lui étaient plus
proches, et leur exposa son projet37. Même si les Valaques n’apparaissent, aux
côtés des autres peuples balkaniques, que comme une force d’appoint, et si tout
le poids de l’expédition devait être soutenu par les souverains occidentaux et
Venise, il est certain, à notre avis, que l’initiative papale avait été accélérée sinon
déterminée par les bonnes nouvelles du front du Danube.
Pour sa part, Mehmet II ne restait pas inactif non plus. Une armée – la plus
importante après celle qui avait conquis Constantinople – et la flotte (25 trirèmes
et 150 navires de guerre) se réunit de mars à avril 1462. Les bruits les plus divers
circulaient quant à la direction principale de l’attaque : on parlait de la
Transylvanie et même de Belgrade. À Bude on savait que le Grand Turc s’était
mis en marche de Constantinople trois jours après la Saint-Georges « pour
détruire le Valaque ».
Face à l’armée ottomane – estimée au bas mot à 60 000 hommes, alors que
des chiffres fantaisistes circulaient qui parlaient de 250 000 combattants –, Vlad
Dracula alignait 30 000 soldats et montait la garde sur le Danube où il attendait
l’arrivée des secours promis par le roi de Hongrie : Mathias avait promis de se
mettre en marche aussitôt la diète close. Craignant pour la sécurité de Belgrade, il
y envoya des troupes et exprima le désir de s’y rendre en personne pour la
défendre comme son père l’avait fait en 1456. Le 28 mars, Piero de Tommasi
écrivait au nouveau doge, Cristoforo Moro:
« mais je ne peux affirmer s’il le fera ou pas. Je dis ceci, car je vois que le roi de Hongrie est
extrêmement démuni d’argent : n’ayant pas la possibilité d’en encaisser rapidement, et à cause des
paiements envoyés à l’empereur [c’est nous qui soulignons] pour la couronne, il ne peut pas en
dépenser ailleurs. Et, selon le jugement de nombreuses personnes, il ne pourra en avoir d’autres et
ici, sans argent, on ne peut rien faire, ou bien très peu »38.

Les grands seigneurs hongrois partageaient cette opinion, disait encore


l’envoyé vénitien, en déplorant que leur roi n’eût reçu plus tôt l’argent réuni en
vue de la croisade : qui plus est, le sultan lui aurait fait des propositions de paix,
que Mathias avait refusées, espérant l’aide des puissances chrétiennes.
Et l’ambassadeur de reprendre ce qu’il avait déjà écrit le 4 mars : il lui
semblait que la Cour de Bude était prête à avoir recours à « une échappatoire
(« scappucio ») entraînant la ruine de tous les chrétiens, poussée comme elle est
au désespoir par la nécessité »39.

37
Enea Silvio Piccolomini, I Commentarii, livre 7, 16, éd. L. Totaro, II, Milan 1984, p. 1480-
1491.
38
I. Bianu, op. cit.
39
I. Nagy – A. Nyáry, op. cit., I, p. 140-143.
361
Cette pénurie de fonds, l’incertitude quant à la direction finale de la
campagne ottomane40 et l’attente de la réponse définitive de Frédéric III à une
ambassade hongroise du 7 juin, expliquent la lenteur et les réticences de Mathias
Corvin à se mettre en campagne. Le roi quitta Bude à la fin du mois de juillet,
alors que Mehmet II, ayant échoué en Valachie, était déjà de retour à
Constantinople41. En effet, incapable d’engager un combat décisif contre Vlad
dont les troupes harcelaient sans arrêt l’armée ottomane, le sultan laissa à Br ila,
dans l’est du pays, un prétendant au trône qui n’était autre que Radu le Beau, le
propre frère de Vlad42. Pour sa part, Vlad se cachait dans les forêts de Valachie
avec le gros de son armée qui avait ainsi réussi à tenir tête au conquérant de
Constantinople en lui imposant la stratégie de la terre brûlée, des attaques de nuit
et la guerre psychologique43. L’arrivée du roi de Hongrie risquait de tourner à la
débandade pour les Ottomans44 toutefois, Mathias Corvin arriva en Transylvanie
seulement en septembre peu avant le 30, il atteignait Sibiu (Hermannstadt). Là, il
y resta tout le mois d’octobre, après quoi il se rendit à Bra ov (Kronstadt)où il
séjourna durant le mois de novembre et une partie de décembre 1462. Vlad le
rejoignit ici et les deux princes passèrent ensemble cinq semaines durant
lesquelles fut célébré le mariage du prince valaque avec une proche parente du
roi45.
Cette rencontre n’était pas la première entre les deux hommes : en 1452/3,
alors que Vlad avait environ 22 ans et Mathias 10, les deux hommes s’étaient
vraisemblablement connus à Bude où Jean Hunyadi avait invité le prétendant au
trône valaque qu’il comptait présenter au roi Ladislas le Posthume. Un oncle de
Vlad avait épousé une soeur de Jean Hunyadi, mais cette alliance n’avait pas
empêché le gouverneur de renverser du trône et même d’exécuter le père de
Vlad, prince lui aussi de Valachie de 1436 à 1447. En ce temps-là, Dracula et son
frère Radu le Beau étaient otages chez les Ottomans en Asie Mineure : après une
brève tentative pour récupérer le trône paternel en 1448, Vlad avait mené une vie
errante qui l’avait mené aussi à Bude. Pas pour longtemps, car Jean Hunyadi le
chassa du Royaume en 1453 ; alors qu’il quittait la Transylvanie, le jeune fils de
prince faillit mourir dans un guet-apens que lui tendirent les bourgeois de
Hermannstadt. Finalement, lorsqu’il occupa le trône en juin 1456, il le fit sans

40
Cf. le rapport de Pietro Tommasi du 27 mai chez I. Nagy – A. Nyáry, op. cit., I, p. 140-143.
41
Le rapport du baile de Venise à Constantinople, Domenico Balbi, en date du 28 juillet 1462,
chez I. Nagy – A. Nyáry, op. cit., I, p. 167-168.
42
Cf. note précédente. Radu avait été renvoyé en otage chez les Ottomans en même temps que
son frère, Vlad, en 1443-1444. Il régna en Valachie de 1462 à 1473.
43
Voir le rapport de l’ambassadeur de Mantoue à Venise en date du 3 juillet 1462 chez
V. Makouche, Monuments historiques des Slaves méridionaux et de leurs voisins, tirés des archives
et des bibliothèques publiques d’Italie, II, Belgrade 1882, p. 25-26.
44
Voir la lettre que Antonio Loredano, capitaine de Modon, et Aloïsio Gabriel, recteur de
Candie, adressaient le 12 août 1462 au doge de Venise chez I. Bianu, op. cit., p. 40-41.
45
Et non pas la fille ou la sœur comme cela apparaît dans la majorité des sources.
362
l’aide de Jean Hunyadi qui défendait Belgrade contre les Ottomans : « adiuvante
Deo, regno nostro sine adiutorio alterius obtento », pouvait-il dire plus tard46.
Durant son long séjour à Sibiu et à Bra ov à l’automne 1462, Mathias
Corvin fut informé par les bourgeois saxons des détails de leur long conflit
économique avec les princes valaques : les représailles de Vlad contre les Saxons
entre 1457 et 1460 avaient laissé des traces profondes... Le droit d’étape et de
dépôt accordé par Dracula aux villes valaques et la fermeture de la route
commerciale vers le Bas-Danube et notamment vers Br ila et Kilia, portaient un
coup sévère à la prospérité des marchands saxons et nuisaient au Royaume tout
entier. En revanche, la présence de Radu le Beau à Br ila dès le mois de juillet
semble avoir permis la réouverture de cette route, la seule qui restait ouverte aux
marchands de Transylvanie, car les autres étaient fermées sur ordre de Dracula.
Les Saxons étaient soutenus dans leur démarche par une bonne partie de la
noblesse valaque qui avait elle aussi beaucoup souffert de la politique autoritaire
de Vlad : une fois le danger de l’occupation turque écarté, les Valaques
préféraient un prince comme Radu le Beau qui leur apportait le calme et la paix
avec les Ottomans47.
En résumé, les villes saxonnes, la noblesse transylvaine et une partie des
Valaques ne manifestaient, c’est le moins qu’on puisse dire, aucun enthousiasme
à venir en aide à Dracula et à partir en campagne contre Mehmet II. Le statu quo
avec Radu le Beau arrangeait tout le monde. S’ajoutaient, vraisemblablement, les
récriminations de Vlad qui, tout comme Michel Szilâgyi autrefois, ne rêvait que
de croisade et de combats contre les Ottomans.
Tous ces éléments ont dû peser lourd dans la décision finale du roi de
Hongrie. D’une part, le pape et les puissances chrétiennes lui avaient avancé ou
promis des sommes importantes pour partir en campagne contre Mehmet II.
D’autre part, la présence de Dracula sur le trône valaque représentait une gêne
sérieuse pour les finances de la Transylvanie et, partant, du Royaume tout entier.
Les cruautés du prince roumain furent présentées au roi comme la preuve d’un
esprit dérangé sur lequel on ne pouvait pas compter, d’un ennemi acharné des
marchands saxons de Bra ov et de Sibiu. Et pourtant, le mariage avait été célébré
et Dracula se voyait lié par un traité d’alliance avec son souverain auquel il était
toujours resté fidèle : même ses représailles contre les Saxons de Transylvanie se
justifiaient par leur alliance avec Frédéric III et par l’asile qu’ils avaient accordé
à trois prétendants au trône valaque en 1457-1460. Enfin, Mathias Corvin
comptait utiliser l’argent réuni en vue de la croisade pour racheter la couronne
hongroise à Frédéric et pour dédommager Jan Jiskra de Brandys : cela faisait en

46
Voir sa lettre du 14 mars 1457 adressée aux bourgeois de Sibiu chez G. Gündisch,
Urkundenhüch zur Geschichte der Deutschen in Siebenbürgen, V (1438-1457), Bucarest 1975,
no 3070, p. 566-567.
47
M. Cazacu, « L’Histoire du prince Dracula », p. 12-13 ; N. Stoicescu, « La victoire de Vlad
l’Empaleur sur les Turcs (1462) », RRH XV (1976), p. 377-397.
363
tout 120 000 ducats, une somme importante pour l’époque. Comme dernier
argument, une campagne contre les Ottomans en décembre était pratiquement
impossible à cause de la neige qui rendait impraticables les routes des Carpates
méridionales qui formaient la frontière entre la Transylvanie et la Valachie.
C’est ainsi que le roi décida de sacrifier Dracula qu’il fit arrêter par la ruse
un peu avant le 26 novembre 146248. Cet acte sonnait le glas de la lutte contre les
Ottomans en Valachie, tout comme il l’avait fait en octobre 1458 à Belgrade,
lorsqu’il avait mis aux fers son oncle Michel Szilâgyi, ardent partisan de la
croisade. Qui plus est, Mathias reconnaissait par la même occasion la légitimité
du nouveau prince, Radu le Beau, installé en Valachie par Mehmet II, prince qui
avait noué de bonnes relations avec la noblesse transylvaine et avec les Saxons. Il
fallait donc fournir une explication plausible pour l’arrêt de la campagne aux
principaux bailleurs de fonds du roi hongrois, à savoir le pape et Venise.
La première mesure de Mathias fut d’arrêter le courrier de l’envoyé de
Venise, Pietro Tommasi, qui l’avait suivi en Transylvanie avec mission de rendre
compte de toutes ses actions. De la sorte, des lettres du 1er, 3 et 26 novembre qui
devaient contenir des détails sur les pourparlers entre Mathias et Dracula furent
bloquées et sont aujourd’hui perdues49. Ensuite, le roi annonça l’interception de
trois lettres que Dracula aurait adressées respectivement à Mehmet II, à un pacha
(« ad Bassam », peut-être Mahmoud pacha, le grand vizir turc) et à un prince
dont le nom est tout à fait improbable : « ad Thoenone dominum », dit le texte
latin pour qualifier ce troisième destinataire. Le texte de la première lettre,
envoyée au pape, a été reproduit par Pie II dans sa version latine, effectuée par la
chancellerie hongroise d’après l’original « bulgare », la langue officielle de la
chancellerie valaque et une des langues de la Chancellerie ottomane. Par cette
lettre, le prince valaque demandait son pardon à Mehmet II et se déclarait même
prêt à le conduire en Transylvanie et à faire prisonnier le roi Mathias50.
Les historiens roumains ont considéré que cette correspondance était un
faux forgé par les ennemis de Dracula – et ils étaient légion – afin de le perdre
aux yeux du roi de Hongrie. Une analyse attentive de ce texte permet quelques
constatations troublantes : la lettre adressée au sultan est datée du 7 novembre et
aurait été écrite à Rothel, aujourd’hui Cisnàdie (ou Heltau, en allemand), localité
proche de la frontière valaque. Or, nous avons vu plus haut que Mathias Corvin
avait intercepté les lettres de l’envoyé de Venise en date du 1er et du 3 novembre,
preuve qu’à cette date la crise entre les deux princes était déjà ouverte : ces
lettres contenaient, en effet, des détails concernant « casum retentionis Draguli
omim vaivode », sur laquelle le roi de Hongrie voulait donner sa propre

48
Ibidem, p. 148-153 ; t. Andreescu – R.T. McNally, « Exactly where was Dracula captured
in 1462 ? », EEQ XXIII/3 (1989), p. 269-282.
49
M. Cazacu, « L’Histoire du prince Dracula », p. 21.
50
Enea Silvio Piccolomini, I Commentarii, éd. L. Totaro, II, Milan 1984, p. 2162-2164. Voir
aussi le poème contemporain de Michel Beheim, chez M. Cazacu, op. cit., p. 149-151.
364
version51. D’autre part, il est difficile de croire que Dracula pouvait avoir des
illusions sur le résultat d’une telle entreprise après avoir infligé aux Ottomans des
dégâts d’une ampleur encore inégalée dans l’histoire des relations entre les deux
États.
D’autre part, la chancellerie hongroise ne semble pas avoir fait grand cas
de cette prétendue trahison : sa démarche ultérieure a été surtout axée sur la
description des « cruautés inhumaines » du prince valaque à l’encontre des
Saxons mais aussi de ses propres sujets. Il semble évident que la « lettre de
trahison » était peu crédible et, en fin de compte, on n’en parla plus ; d’ailleurs,
elle ne fut envoyée qu’au pape et non pas à Venise. À une seule exception, dont
nous parlerons plus loin, aucune autre source contemporaine ne soulève cette
question. Qui plus est, l’humaniste italien Antonio Ronfini (1434-1503), qui a
écrit une histoire de la Hongrie où il vécut à partir de 1484, avoue ne pas savoir
pourquoi Mathias Corvin avait arrêté Dracula et reconnu son frère comme prince
de Valachie52.
La tâche délicate de présenter le point de vue officiel hongrois sur cette
affaire revint à l’évêque de Csánad (Cenad) et au prieur de Pees (Fünfkirchen)
qui furent dépêchés par le roi auprès du pape et à Venise en janvier 1463. Pie II
et le doge acceptèrent, en apparence, les explications des envoyés de la Cour de
Bude, mais ils expédièrent des ambassadeurs pour enquêter sur place sur la
véracité de leurs dires. Jean Aymo et Nicolas Machinense, évêque de Modruš
(Modrussa) reçurent des instructions précises dans ce sens : nous connaissons les
instructions du premier, mais pas son rapport53. En revanche, nous connaissons le
rapport du second tel qu’il a été intégré dans son ouvrage Historia de bellis
Gothorum, qui date de 147354. Nicolas de Modruš s’est rendu à Bude en mars
1463 et il a rencontré le roi Mathias qui lui a fait une description assez détaillée
des cruautés de Dracula sur 40 000 de ses victimes. Ce récit fut fait en présence
des secrétaires du roi (« narrabat rex, fidem notariis facientibus qui descritioni
intenderant »), après quoi le légat papal put voir le prince valaque prisonnier. Il
en brossa un portrait très expressif55. Dans le même ouvrage, Nicolas de Modrus
affirme avoir interrogé des participants à la guerre de Dracula contre Mehmet II
et à cette occasion il rendit un hommage appuyé au courage du prince valaque.
Pas un mot sur la lettre de trahison.
51
M. Cazacu, op. cit., p. 21-22.
52
Ibidem, p. 168.
53
I. Nagy – A. Nyáry, op. cit., I, p. 202.
54
G. Mercati, « Notizie varie sopra Niccolo Modrussienses », dans idem, Opere minori, IV,
Cité de Vatican 1937, p. 247-249 ; . Papacostea, « Cu privire la geneza i r spândirea povestirilor
scrise despre faptele lui Vlad epe », Rsl XIII (1966), p. 159-157. Pour le rôle des Chancelleries
princières dans la diffusion des textes politiques et littéraires, voir Cancelleria e cultura nel Medio
Evo. Communicazioni presentate nelle giornate di studio délia Commissione interndzionale di
diplomatica, Stoccarda, 29-30 agosto 1985, XVI Congresso internazionale di scienze storiche, Cité
de Vatican 1990.
55
Reproduit chez M. Cazacu, « L’Histoire du prince Dracula », p. 25.
365
Le printemps de l’année 1463 relança de façon pressante l’idée de la
croisade. En effet, Mehmet II se mit en marche contre la Bosnie tout de suite
après la Saint-Georges56. Stefan Tomaševi , le dernier roi de Bosnie, avait
demandé depuis 1461 l’aide du pape et de Mathias Corvin contre les Ottomans,
en dénonçant à plusieurs reprises leurs projets contre la Hongrie, la Dalmatie,
Venise et l’Italie toute entière57. Pie II intervint en sa faveur auprès du roi de
Hongrie qui exigea, pour prix de son aide, des nouveaux subsides et la cession de
plusieurs châteaux forts qu’il occupa durant l’été de 146358. Cependant, la
campagne de Bosnie fut un succès total pour les Ottomans, le pays fut transformé
en pachalik et le roi décapité de la main même de Mehmet II59. Durant tout ce
temps, Mathias Corvin, occupé par ses négociations de dernière heure avec
l’empereur ne bougea pas et se contenta d’escarmouches de frontière60.
Finalement, atteinte dans ses intérêts en Morée et en Dalmatie, Venise
déclara la guerre aux Ottomans le 28 juillet 1463. Dans cette nouvelle
conjoncture, le concours de la Hongrie était plus important que jamais et la
Sérénissime se déclara décidée à en payer le prix en espèces sonnantes et
trébuchantes. Car, un mois plus tôt, Mathias avait enfin récupéré la couronne des
mains de Frédéric III : à la mi-juin 1463, une délégation hongroise de 3 000
personnes se présentait à Wiener Neustadt pour conclure le traité entre les deux
souverains. À sa tête se trouvait Jean Vitez, évêque d’Oradea (Nagyvárad),
l’ancien précepteur du roi et son principal conseiller politique. Pour sa part, Pie II
avait envoyé dès le mois d’avril deux légats pour œuvrer dans le même sens, et
leur intervention fut décisive dans la conclusion du traité : il s’agissait du doyen
de Worms, Rudolf von Riidersheim, et de l’évêque de Torcello, Domenico
de’Domenichi61. Les pourparlers traînèrent encore un mois, avant que Frédéric ne
se résignât à accepter les conditions du traité qui fut scellé par les deux parties le
19 et le 26 juillet. Il semblait qu’une page d’histoire était tournée mais, comme
nous le verrons plus loin, il n’en était rien.
Pour le moment, on assista en juin – juillet à la diffusion en Autriche d’un
pamphlet relatant les atrocités du prince Dracula, texte allemand portant le titre
Geschichte Dracole Wayde que nous appellerons pour plus de commodité GDW
1463. Ce texte fut enregistré d’abord par Pie II qui le place dans ses
Commentaires tout de suite après la description des troubles survenus à Vienne
en avril 1463 et qui avaient obligé l’empereur à chercher refuge à Wiener

56
C. Jire ek, Geschichte der Serben, II/1, Gotha 1918, p. 218 et suiv. ; N. Iorga, Geschichte
des osmanischen Reich, II, p. 120.
57
Fr. Babinger, Mahomet II, p. 262-263.
58
Ibidem, p. 263.
59
Selon le témoignage d’un témoin oculaire, le florentin Benedetto Dei, La Cronica dall’anno
1400 all’anno 1500, éd. R. Barducci, Florence 1984, p. 163 ; cf. Fr. Babinger, op. cit., p. 264-269.
60
N. Iorga, op. cit., p. 123-124.
61
Enea Silvio Piccolomini, I Commentarii, p. 2346-2347, 2364-2371.
366
Neustadt62. Le pape traduisit le texte en latin lui donnant le titre Johannis
Dragulae immanis atque nefanda crudelitas eiusque in regem Hungariae
deprehensa perfidia et tandem capti vitas. L’insertion de ce chapitre tout de suite
après celui relatant la révolte des bourgeois de Vienne contre Frédéric III nous
permet de penser que Pie II venait de recevoir la GDW au printemps, lors des
pourparlers entre les deux délégations. Si l’hiver précédent, après son retour de
Todi (le 18 décembre 1462), il avait reçu les premières informations concernant
l’arrestation du prince valaque et le contenu de la lettre de trahison, maintenant le
pape possédait un texte plus complet qui a été enregistré, sous une forme
similaire, aussi par d’autres témoins, même si celui des Commentari est
fragmentaire (il comprend seulement 18 épisodes sur un total de 36)63.
Un deuxième témoin de la GDW est l’historien autrichien Thomas
Ebendorfer († le 12 janvier 1464) qui insère le texte, en latin aussi, dans sa
Chronica regum Romanorum, entre des événements qui se sont déroulés
respectivement en mai et en août 146364. Ebendorfer a eu devant les yeux un
texte allemand qu’il a traduit par la suite en latin : la meilleure preuve est qu’il a
confondu le nom propre Dan avec l’adverbe allemand « dann », qui signifie
« ensuite, après »65.
Un troisième témoin de la diffusion de la GDW en 1463 est le ménestrel
allemand Michel Beheim (1416-1474), qui la dilua dans un long poème de 1070
vers intitulé Von einem wutrich der hiess Trakle Waida von der Walachei (Sur un
tyran nommé Dracula, voïévode de Valachie)66. L’originalité de Beheim qui a
séjourné auprès de l’empereur à Wiener Neustadt de décembre 1462 à l’été 1463,
ensuite pendant l’hiver 1463-1464, consiste dans l’enregistrement du témoignage
du moine Jacques qui avait vécu quelques mois en Valachie en 1461-1462.
Témoin des derniers mois du règne de Dracula, le moine en question a fourni
quelques informations inédites à son interlocuteur, notamment au sujet de
l’arrestation de Dracula en novembre 1462 (vers 951-1070). Pour le reste,
Beheim suit assez fidèlement l’ordre des épisodes de la GDW, tout comme Pie II
et Ebendorfer, ce qui prouve qu’il avait sous les yeux le même texte67.
Un quatrième témoin, il est vrai plus tardif, est le notaire Leonard Hefft, de
Regensburg (Ratisbonne), qui traduisit en 1471 la Chronica pontificum et regum

62
J. Hirsch, « Der Aufstand Wolfgang Holzers in Wien 1463 », dans Programm der deutschen
Landesoberrealschule in Prossnitz, 1901 ; Enea Silvio Piccolomini, op. cit., p. 2152-2157, 2172-
2179, 2262-2269.
63
M. Cazacu, « “Geschichte Dracole Waida”. Un incunable imprimé à Vienne en 1463 »,
Bibliothèque de l’École des Chartes 139 (1981), p. 209-243 (repris ici-même, p. 191-223).
64
T. Ebendorfer, Chronica regum Romanorum, éd. A.F. Pribram, Innsbruck 1890-1894,
p. 200-206 (« Mitteilungen des Instituts für oesterreichische Geschichtsforschung, III,
Ergänzungsband »).
65
M. Cazacu, « L’Histoire du prince Dracula », p. 32, 86, 94.
66
H. Gille – I. Spriewald (éds.), Die Gedichte des Michel Beheim, I, Einleitung. Gedichte no 1-
147, Berlin 1968, p. 285-316 ; traduction française chez M. Cazacu, op. cit., p. 104-153.
67
M. Cazacu, op. cit., p. 27-28.
367
Romanorum d’Andréas de Regensburg68. À la fin de sa traduction, Hefft ajouta
plusieurs notices historiques dont une regroupe, sous l’année 1462, le résumé de
la GDW 1463. L’importance de ce témoignage réside dans la précision qu’à cette
date (au plus tard en 1474), la GDW circulait sous forme imprimée, en allemand,
et ornée du portrait du tyran :
« Adeo denique visu crudelis et austerus apparet, ut imago vultus sui in universum fere sit
orbem depictam in spectaclum missa ».

La même précision se retrouve dans le passage final des Commentaires de


Pie II :
« Valachus adhuc in carcere delitescit, magno et honesto vir corporis et cuius species
imperio digna videatur, adeo saepe differt hominis ab animo faciès ! ».

La première description du portrait physique de Dracula que le pape avait


reçue était l’œuvre de Nicolas de Modrus et elle avait une toute autre tonalité :
« pas très grand de taille mais bien bâti et puissant, avec un visage cruel et effrayant »
(« non quidem procero admodum corpore sed membroso sane ac valido, truci vultu atque
horrendo »)69.

Qui plus est, le légat précisait que le surnom Dracula signifiait en roumain
« le diable » (Horum (Valachorum) tyrannumDraculum nomine, quo ipsi
demonem appellant). Comment donc Pieli aurait-il pu faire abstraction de cette
description et dire que le Valaque était un homme de haute et belle taille et dont
l’apparence (species) le rendait digne de le commander, tant l’aspect (faciès)
physique est différent de l’aspect, moral (ab animo) ? Tous ces termes : « visu,
imago vultus- sui... depictam, in spectaclum missa », chez Hefft ; « species » et
« faciès », chez Pie II, indiquent sans aucun doute un portrait qui circulait en
même temps que la GDW et ce dès 1463. Dans une étude antérieure70, nous avons
émis l’hypothèse que la GDW 1463 a été imprimée par Ulrich Han qui se trouvait
à l’époque à Vienne où il avait déjà publié un Almanach pour l’année 1462. Or
Han avait déjà travaillé à Bamberg avec Albert Pfister, le premier imprimeur qui
eut l’idée de joindre au texte des figures gravées71. Ceci explique la présence du
portrait de Dracula en première page de cet incunable qui a pris pour modèle le
texte rédigé à la Cour de Bude depuis l’hiver 1462-1463. L’imprimerie, à peine
inventée par Gutenberg, venait de se mettre au service de la propagande politique
avec le Manifeste de l’archevêque Diether de Mayence imprimé le 30 mars 1462

68
La notice concernant Dracula a été découverte par N. Iorga et publiée par I. Bogdan, Vlad
epe , p. 31 ; les autres notices à caractère historique ont été publiées par N. Iorga, Notes et extraits
pour servir à l’histoire des croisades au XVe siècle, IV (1453-1476), Bucarest 1915, p. 345- 350.
69
Cf. supra, note 55.
70
M. Cazacu, « Geschichte Dracole Waida ».
71
F. Geldner, Die Buchdruckerkunst im alten Bamberg, 1458/59 bis 1519, Bamberg 1964.
368
par le même Gutenberg, et aussi avec un Türkenkalender qui appelait à la
croisade anti-ottomane.
Il n’est donc pas déraisonnable de croire que Jean Vitez ou quelqu’un
d’autre de l’entourage de Mathias Corvin a pu faire appel à l’imprimerie dès
1463 afin de justifier sa politique : c’est ainsi que le roi procéda toute sa vie72.
Jean Vitez et les humanistes qui formaient le noyau des conseillers de Mathias
entretenaient des relations excellentes avec le légat papal qui a pu mettre Ulrich
Han en contact avec les Hongrois. Qui plus est, le légat Domenico de’Domenici,
évêque de Torcello puis de Brescia, qui se trouvait auprès de Frédéric III à
Wiener Neustadt, fit venir Han en Italie au début de l’année 146573 : ceci pourrait
être la preuve qu’ils se connaissaient depuis un certain temps et que l’évêque
italien avait pu se rendre compte par lui-même des capacités de l’imprimeur
allemand, dont la GDW 1463 a pu servir de test. Malheureusement, aucun
exemplaire de cet incunable n’a été retrouvé à ce jour. Néanmoins, nous croyons
que son texte s’est conservé dans quatre copies manuscrites datant toutes de la
seconde moitié du XVe siècle. La plus ancienne, conservée à la Bibliothèque
municipale de Colmar (ms. 45), a été écrite entre 1453 et 1477 et a dû être faite
directement d’après le texte imprimé74. Les trois autres ont été localisées en
Autriche (monastère de Lambach, datée env. 1480), en Grande-Bretagne (British
Library, Add. ms. 24315, fin du XVe siècle) et en Suisse allemande (Sankt-
Gallen, ms. 806, vers 1500)75. Ces quatre témoins s’ajoutent aux quatre autres
déjà mentionnés – Pie II, Ebendorfer, Beheim et Hefft – plus, éventuellement, les
notices de la Chronique de Melk, toujours en Autriche76, et permettent de juger
de la grande diffusion de l’incunable d’Ulrich Han.
La finalité de la GDW était, nous l’avons vu, la diffusion de la version de la
Cour de Bude au sujet de la campagne avortée contre les Ottomans de 1462. Pour
la chancellerie hongroise, l’action de Dracula au sud du Danube et la riposte de
Mehmet II en Valachie n’étaient que les deux volets d’un complot tendant à
capturer le roi Matthias et à le remettre entre les mains des ennemis de la
chrétienté. Cette explication permettait au souverain hongrois de sauver la face et
de se présenter toujours comme le champion de la croisade, le defensor Ecclesiae
par excellence, sans plus avoir à justifier l’usage des sommes d’argent reçues
dans ce but par le pape et par Venise.

72
J. Fitz, « König Matthias und der Buchdruck », Gutenberg-Jahrbuch (1939), p. 128-137.
73
H. Bohatta, « Ulrich Han, der erste Wiener Buchdrucker », Gutenberg-Jahrbuch, 1933) ;
G. Borsa, « Ueber die Anfänge des Buchdrucks in Wien », Beiträge zur Inkunabelkunde III/1
(1965), p. 48-75 ; F. Geldner, Die deutschen Inkunabeldrucker, I, Das deutsche Sprachgebiet,
Stuttgart 1968, sub voce.
74
Cf. D. Harmening, Der Anfang von Dracula. Zur Geschichte von Geschichten, Wurzbourg
1983, p. 107-116 ; M. Cazacu, « L’Histoire du prince Dracula », p. 92.
75
D. Harmening, op. cit., p. 20-25, 107-116 ; M. Cazacu, op. cit., p. 92 et suiv.
76
Editée par W. Wattenbach, dans Monumenta Germaniae Historica, Scriptores, IX, Hanovre
1851, p. 520 ; M. Cazacu, op. cit., p. 36-37.
369
Mais il y a plus : sur les 36 épisodes qui forment ce récit, pas moins de II
(un douzième n’est pas très clair) ont trait directement aux représailles de
Dracula à l’encontre des Saxons de Transylvanie, bourgeois et marchands,
paysans et ambassadeurs, tant de Bra ov et de Sibiu, que des régions
avoisinantes : Burgzenland ( ara Bârsei), près de Bra ov, Siebenbürgen, autour
de Sibiu, le « pays sis au-delà de la forêt » (Land Ubernwald) et F g ra , c’est-à-
dire tout le sud de la Transylvanie actuelle77. Le récit ne donne aucune
explication sur les raisons de ces, persécutions – dévastations, pillages et
incendies, massacres de personnes – et l’impression qui s’en dégage est celle
d’actions d’un tyran sanguinaire. Or, nous l’avons vu plus haut Dracula avait des
raisons précises d’agir de la sorte et, qui plus est, il le faisait en tant que partisan
de Mathias Corvin contre les Saxons alliés de Frédéric III.
Force nous est donc de conclure que la chancellerie hongroise a utilisé ce
récit pour s’attirer la bienveillance des villes impériales qui comme Nuremberg,
Augsbourg, Vienne et même Wiener Neustadt entretenaient des relations suivies
avec la Transylvanie. Le roi Mathias était ainsi présenté comme le protecteur de
la liberté de commerce et de la sécurité des marchands et des marchandises, un
thème particulièrement sensible en Allemagne à cette époque78.
Par ailleurs, les humanistes qui entouraient le souverain hongrois sont
revenus sur ce thème central de la politique de leur maître qui est loué pour ses
efforts visant à aider les bourgeois contre les abus des féodaux et de l’Église à
encourager le commerce sur la base de la « justice » et de la légalité79.
Cette démarche s’inscrivait dans le contexte plus large de légitimation de la
monarchie « nationale » hongroise de Mathias qui s’inscrivait dans la ligne
d’Attila, l’ancêtre mythique des Hongrois, présenté comme un grand souverain80,
des rois de la dynastie des Arpad et de l’empereur Sigismond de Luxembourg81.
En neutralisant Dracula, le persécuteur des Saxons de Transylvanie (comparé par
ailleurs à Néron et à Dioclétien), Mathias Corvin avait donc sauvé non seulement
cette population, mais aussi la liberté du commerce avec le Levant qui
enrichissait les villes impériales du sud de l’Allemagne.

77
P. Binder, « Itinerariul transilv nean al lui Vlad epe », SRI XXVII (1974), p. 1537-1542.
78
M. Cazacu, « L’Histoire du prince Dracula », p. 47 et suiv. ; voir aussi l’ouvrage
contemporain de Galeotto Marzio, De egregie, sapienter, iocose dictis acfactis régis Matthiae ad
ducem Johännem eius filium liber (1484-1486), éd. L. Juhasz, Leipzig 1934.
79
J. Huszti, « Der humanistische Hof König Mathias », Ungarische Jahrbücher XX (1943).
80
L’œuvre de l’humaniste italien Filippo Buonacorsi (Callimachus Experiens), Attila, date de
1486-1487. Selon l’historien hongrois János Thuroczi, Matthias Corvin était un « second Attila » :
cf. Chronica Hungarorum, Vienne 1746, p. 291 (« Scriptores rerum Hungaricarum veteres », 1).
Voir aussi M. Cazacu, « Aux sources de l’autocratie russe. Les influences roumaines et hongroises,
XVe – XVIe siècles », CMRS XXIV/1-2 (1983), p. 15 (repris dans idem, Au carrefour des Empires
et des mers, p. 281-311).
81
Antonio Bonfini (1434-1503), Rerum Hungaricarum decades, éds I. Fógel, B. Iványi,
L. Juhász, III, Leipzig 1936, p. 224 et suiv. ; K. Nehring, op. cit., p. 195et suiv.
370
L’écho favorable rencontré par la GDW 1463 ne s’est pas limité aux huit
(ou neuf) copies, traductions et résumés indiqués plus haut : à partir de 1488, elle
commença à être imprimée à nouveau. Fait digne d’être souligné, sur les treize
éditions connues à cette date, cinq ont été faites à Nuremberg (entre 1488-1521),
trois à Augsbourg (1494-1559/1568), une à Bamberg (1491), une à Leipzig
(1493), une à Lübeck (vers 1488-1493), une à Strasbourg (1500) et enfin une à
Hambourg (1502)82. On voit que le pamphlet de 1463 gardait toute son actualité
et sa capacité d’émouvoir des lecteurs issus du milieu de la bourgeoisie
marchande83. Son message politique s’inscrivait dans le nouveau conflit entre
Mathias Corvin et Frédéric III qui commença en 1468 et ne finit qu’avec la mort
des deux protagonistes en 149084. Sans nous appesantir ici sur les détails,
précisons d’emblée que Vlad Dracula, mort en 1476, ne jouait plus aucun rôle, ou
plutôt qu’il avait été mis à l’écart pendant 12 ans et était tombé en combattant les
Ottomans en tant qu’allié du roi de Hongrie. Les raisons du nouveau conflit
tenaient aux efforts de Mathias de créer une monarchie danubienne incluant la
Bohême et une partie de l’Autriche, d’une part, et de modifier une clause du
traité de 1463 qui prévoyait qu’en cas d’absence d’héritier « légitime », le trône
hongrois reviendrait après sa mort à Frédéric ou à son fils Maximilien Ier, d’autre
part Mathias n’avait qu’un fils illégitime, Jean Corvin, et ses trois mariages
successifs ne lui avaient donné aucun autre héritier. D’où, des pourparlers et des
guerres en Bohême et en Autriche pour obliger Frédéric III à renégocier le traité
de Wiener Neustadt, et surtout une intense propagande politique pour faire
reconnaître les droits de la nouvelle dynastie des Corvin à régner en Hongrie.
La propagande de Mathias fut essentiellement le fait de sa Chancellerie et
du groupe d’humanistes italiens ou sud-slaves que le roi employa de 1468 à 1490
à son service85. Tour à tour et en parallèle, l’imprimerie (les pamphlets et les
placards, les écrits historiques et/ou panégyriques)86, l’enseignement supérieur87,

82
M. Cazacu, « L’histoire du prince Dracula », p. 44-46, 154-157.
83
H. Beyer, Die deutschen Volksbücher und ihr Lesepublikum, Francfort 1962 (Dissertation
Lettres, Francfort 1961) ; P.J. Rohrmann, « The role of the merchant in fifteenth and sixteenth
Century German literature and its background in medieval literature », Dissertation Abstracts 32/3
(1971), no 1526-1527.
84
K. Nehring, op. cit., p. 150-193.
85
J. Huszti, op. cit. ; La Renaissance et la Réforme en Hongrie et en Pologne, Budapest 1963
(« Studia historica Academiae Scientiarum Hungaricae », 53) ; J. Irmscher (éd.), Renaissance und
Humanismus in Mittelund Osteuropa, I-II Berlin 1962 ; T. Kárdos, Studi e ricerche umanistiche
italo-ungheresi, Debrecen 1967 (« Studia romanica Universitatis Debreceniensis », 3) ; Venezia e
Ungheria nel Rinascimento, Atti del Convegno di studi promossi e organizate dalla Fondazione
Giorgio Cini... (Venise, 11-14 juin 1970), Florence 1973 (« Fondazione Giorgio Cini, Civilité
veneziana, Studi », 28) ; I.N. Golenimev-Kutuzov, II Rinascimento italiano e le letterature slave
dei secoli XV e XVI, I, éds Sante Graciotti, Jitka Kresalkova, Milan 1973, p. 155-188
(« Pubblicazioni della Università Cattolica di Milano, Scienze filologiche e letteratura », 3/1).
86
J. Fitz, « König Matthias und der Buchdruck », Gutenberg-Jahrbuch (1939), p. 128-137 ;
G. Borsa, « Die Buchdrucker des 15. und 16. Jahrhundert in Ungarn », Bibliothek und Wissenschaft
II (1965), p. 1-33.
371
la bibliophilie88, les constructions fastueuses à Bude et à Višegrad89, pour ne plus
parler de la diplomatie et de la propagande de guerre, furent mis au service de ce
projet de création d’un État moderne et centralisé comparable à celui de Louis
XI, d’Henri VII Tudor d’Angleterre et aux Sforza et Médicis d’Italie90. Alors
qu’il s’efforçait de mettre au pas les magnats et l’Église, Mathias Corvin montra
sa sympathie et son appui aux intérêts politiques et économiques des villes,
notamment de Transylvanie, auxquelles il prodigua donations, privilèges,
réductions et/ou exemptions de taxes91. Les trêves ou les traités de paix avec les
Ottomans arrangeaient les affaires des Saxons de Transylvanie qui pouvaient
faire librement du commerce avec la Valachie et le Levant : tel fut le cas
notamment entre 1464 et 1475, et de 1483 à 1490.
D’autre part, en 1488, lorsque la GDW fut à nouveau imprimée en
Allemagne, cela faisait plus de cinq ans que Mathias Corvin guerroyait sans
interruption contre l’empereur. Après avoir conclu des traités de paix avec la
Bohême et la Pologne en 1479, il avait procédé de même avec B yaz t II en 1483
et en 1488, au grand scandale du pape qui cessa de voir en lui un « defensor
Ecclesiae ».
Rassuré du côté de ses voisins directs, Mathias s’efforça par la suite de
renouer des alliances avec les Confédérés helvétiques, la Bourgogne et avec les
forces politiques qui lui étaient favorables en Allemagne et principalement les
villes impériales. Les diètes de Nuremberg de 1480 et de 1481 n’ayant pas
tranché entre les deux adversaires, il ne restait que la guerre : elle fut déclarée par
le roi hongrois au printemps de l’année 1482. Jusqu’en 1488, les troupes
hongroises avaient conquis toute la Basse-Autriche avec Vienne et Wiener
Neustadt, mais l’empereur refusa toute modification du traité de 1463. Cette
époque est celle de l’intensification sans précédent de la propagande politique de
Mathias Corvin : des pamphlets et des feuilles volantes distribuées et placardées
à Vienne en 147792, à Nuremberg et à Strasbourg en 148593, l’impression et/ou la
diffusion des histoires de Thuroczi (1488), de Filippo Buonaccorsi (Callimachus

87
Même si Bude n’eut pas d’université, il faut mentionner l’Academia Istropolitana
(l’Université de Bratislava) créée par Jean Vitez de Sredna en 1467.
88
Sur la bibliothèque du roi Matthias, la « Corvina », voir A. de Hevesy, La Bibliothèque du
roi Mathias Corvin, Paris 1923 ; K. Zolnai, Bibliographia Bibliothecae régis Mathiae Corvini,
Budapest 1947.
89
Voir le catalogue de l’exposition Schallaburg : Matthias Corvinus und die Renaissance in
Ungarn 1458-1541, Vienne 1982.
90
L. Elekes, Essai de centralisation de l’État hongrois dans la seconde moitié du XVe siècle,
Budapest 1960 (« Studia historica... », 22) ; T. Kárdos, « Zentralisierung und Humanismus in
Ungarn des 15. und 16. Jahrhunderts », SHASH 53 (1963), p. 467-491.
91
R. Goos, Die Siebenbürger Sachsen in der Planung deutscher Südostpolitik. Von der
Einwanderung bis zum Ende des Thronstreits zwischen König Ferdinand I. und König Johann
Zapolya (1538), Vienne 1940, p. 43-45 ; M. Cazacu, « L’Histoire du prince Dracula », p. 47-48.
92
J. Fitz, « König Matthias und der Buchdruck », p. 133.
93
U.-M. Schwöb, Kulturelle Beziehungen zwischen Nürnberg und den Deutschen im Südosten
im 14 bis 16. Jahrhundert, Munich 1969 ; M. Cazacu, « L’Histoire du prince Dracula », p. 51 et
note 98.
372
Experiens), dont Attila date de 1486-148794, d’Aurelio Brandolino Lippo (De
comparatione reipublicae et regni)95 et d’Antonio Bonfini96, les ambassades
envoyées, jusqu’en France, en Suisse et dans toute l’Italie, en Pologne et chez les
différents princes allemands, tous ces efforts, même s’ils n’ont pas abouti aux
résultats escomptés par leur initiateur, restent comme le témoignage indubitable
d’un esprit moderne, d’un prince de la Renaissance qui fit le plus grand usage de
la grande invention de Gutenberg pour ses buts politiques. Dans cette entreprise,
qui s’est prolongée durant trois décennies, la GDW de 1463 et celle de 1488
tiennent une place modeste, certes, mais non dépourvue d’intérêt, car
annonciatrice des temps nouveaux.

94
J. Fitz, « Die Ausgaben der Thuroczy-Chronik aus dem Jahren 1488 », Gutenberg-Jahrbuch
(1937), p. 97-106 ; I. Hubay, « Die illustrierte Ungarrichronik des Johannes von Thurocz »,
Gutenberg-Jahrbuch, 1962, p. 390-399.
95
I.N. Golenimev-Kutuzov, op. cit., p. 180.
96
Bien que terminée sous le règne de Matthias Corvin, la chronique de Bonfini fut imprimée
seulement en 1543, à Bâle ; une deuxième édition en 1568.
373
VENISE ET LA MOLDAVIE AU DÉBUT
DU XVe SIÈCLE

L’émergence de l’État moldave comme puissance pontique dans la


dernière décennie du XIVe siècle par l’occupation de la ville de Maurocastro
(Moncastro, Cetatea-Alb )1, conjuguée avec l’expansion de la Pologne-Lituanie
vers le Sud2, d’une part, et avec la crise politique de la Horde d’Or tatare du
Kiptchak, d’autre part3, ont eu comme résultat l’organisation d’un vaste système
d’alliances stratégiques entre les États de la région en vue d’organiser et de
protéger les routes du commerce de la mer Noire, la véritable « plaque tournante
du commerce international à la fin du Moyen-Âge »4. Aux côtés de la Moldavie

1
Voir en dernier . Papacostea, « La pénétration du commerce génois en Europe centrale :
Maurocastrum (Moncastro) et la route moldave », Il Mar Nero III (1997-1998), p. 149-158 ;
t. Andreescu, « Note despre Cetatea Alb », SMIM XVIII (2000), p. 57-78, avec la bibliographie
plus ancienne.
2
B. Spuler, « Mittelalterliche Grenzen in Osteuropa. I, Die Grenze des Grossfürstentums
Litauen im Südosten gegen Türken und Tataren », JGO VI (1941), p. 152-170 ; M. Cazacu, « À
propos de l’expansion polono-lituanienne au Nord de la mer Noire aux XIVe – XVe siècles :
Czarnigrad, la “Cité noire” de l’embouchure du Dniestr », dans Passé turco-tatar. Présent
soviétique. Etudes offertes à Alexandre Bennigsen, Louvain – Paris 1986, p. 99-122 (repris dans
idem, Au carrefour des Empires et des mers, p. 313-333).
3
B. Spuler, Die Goldene Horde. Die Mongolen in Russland 1223-1502, Wiesbaden 19652,
p. 140 sq. L’ouvrage de I.B. Grekov, Vostochnaja Evropa i upadok Zolotoj Ordy (na rubezhe XIV –
XV vv), Moscou 1975, n’apporte rien de nouveau à ce sujet. Voir aussi Al. Bennigsen et alii, Le
Khanat de Crimée dans les Archives du Musée du Palais de Topkapi, Paris – La Haye 1978.
4
G.I. Br tianu, « La mer Noire, plaque tournante du trafic international à la fin du Moyen
Âge », RHSEE XXI (1944), p. 36-69 ; W. Heyd, Histoire du commerce du Levant au Moyen Âge,
II, Leipzig 1885-1886, p. 156 sq. ; St. Kutrzeba, « Handel Polski ze Wschodem w wiekach
srednich », Przeglad Polski XXXVIII/148 (1903), p. 189-219, 462-469, ibidem XXXVIII/149
(1903), p. 512-537, ibidem, XXXVIII/150 (1903), p. 115-145 ; I. Nistor, Die auswärtigen
Handelsbeziehungen der Moldau im XIV, XV und XVI Jahrhundert. Nach Quellen dargestellt,
Gotha 1911 ; idem, Handel und Wandel in der Moldau bis zum Ende des 16. Jahrhunderts nach
den Quellen dargestellt, Cern u i 1912 ; L. Charewiczowa, Handel sredniowiecznego Lwowa,
Lvóv 1925 ; P.P. Panaitescu, « La route commerciale de Pologne à la mer Noire au Moyen Âge »,
RIR III (1933), p. 172-193 ; R. Manolescu, Comer ul rii Române ti i Moldovei cu Bra ovul
(secolele XIV – XVI), Bucarest 1965 ; G.I. Br tianu, La mer Noire. Des origines à la conquête
ottomane, Munich 1969 ; M. Malowist, « Les routes du commerce et les marchandises du Levant
dans la vie de la Pologne au bas Moyen Âge et au début de l’époque moderne », dans Méditerranée
et Océan Indien. Travaux du Xe Colloque International d’histoire maritime (Venise, 20-24
septembre 1962), Paris 1970, p. 157-168 ; Z.P. Pach, « Le commerce du Levant et la Hongrie au
Moyen Âge », Annales ESC no 6 (1976), p. 1176-1194 ; E. Nadel-Golobic, « Armenians and Jews
in medieval Lvóv. Their role in oriental trade 1400-1600 », CMRS XX (1979), p. 345-388 ;
. Papacostea, « Începuturile politicii comerciale a rii Române ti i Moldovei (secolele XIV –
XVI). Drum i Stat », SMIM X (1983), p. 9-56 (repris dans idem, Geneza Statului în Evul Mediu
românesc. Studii critice, Cluj 1988, p. 151-204) ; M. Berindei, « L’Empire ottoman et la “route
moldave” avant la conquête de Chilia et de Cetatea Alb (1484) », dans Raiyyet Rüsûm. Essays
375
et de la Valachie, cette dernière maîtresse un temps de Kilia, à l’embouchure du
Danube5, les puissances intéressées dans cette vaste concertation ont été la
Hongrie de Sigismond de Luxembourg (1387-1437, empereur depuis 1410),
l’Union Polono-Lituanienne de Vladislav Jagello (1384-1434) et de Vitold
(1386-1430), Gênes et son empire colonial de Crimée, avec Caffa comme
capitale et, dans une moindre mesure, Byzance et l’Empire de Trébizonde. S’y
sont ajoutées, à partir de 1424-1428, trois nouvelles puissances locales aux
destins différents : la Principauté de Theodoro (Mangop), en Crimée, le Khanat
de Crimée fondé par Haggi Giray, et la Podolie, polonaise depuis 1430,
lorsqu’elle est gouvernée par la puissante famille des Buczacz.
La Moldavie choisit, dès 1387, la suzeraineté polonaise, alors que la
Valachie reste vassale de la Hongrie tout en payant, depuis 1417, un tribut aux
Ottomans. Ce faisant, les deux pays suivaient une politique différente, en rapport
avec les engagements internationaux de leurs suzerains respectifs, mais aussi
avec leurs intérêts bien compris.
Ainsi, la Valachie s’est trouvée engrenée dans le long conflit de la Hongrie
avec Venise pour la possession de la côte dalmate. En 1358, Louis Ier de Hongrie
(1342-1382) arrache la Dalmatie à Venise et finit par contrôler, de la sorte,
ensemble avec son alliée Gênes, deux importants débouchés en mer Noire et
Adriatique par où s’écoulent les grands courants du commerce international entre
l’Europe centrale et l’Asie. Les principaux bénéficiaires du vaste système de
privilèges mis en place par Louis Ier et par son successeur, Sigismond de
Luxembourg, sont les marchands allemands et les Génois. Lorsque Venise réussit
à récupérer la Dalmatie en 1409, Sigismond, battu lors des confrontations armées
ultérieures, décida de mettre en place un véritable blocus anti-vénitien et de
drainer la totalité du commerce avec l’Asie sur la route valaque de Kilia à Bra ov
(Kronstadt, en Transylvanie) et de là vers Bude, Vienne et l’Allemagne du Sud6.
Ce projet fut rendu officiel en 1412 par le Traité de Lublau (15 mars) avec
la Pologne et lors de la conférence internationale tenue à Bude en avril de la
même année. Le traité (resté secret) prévoyait que, en cas de non-acceptation par
les deux Pays Roumains des décisions prises par leurs suzerains, la Moldavie
allait être divisée entre la Hongrie et la Pologne ; qui plus est, Kilia allait revenir
à la Hongrie et Moncastro à la Pologne7.

presented to Halii Inalcik on his Seventieth Birthday by his Colleagues and Students, Harvard
1986, p. 47-71.
5
P.P. Panaitescu, « Leg turile moldo-polone în secolul XV i problema Chiliei », Rsl III
(1958), p. 95-114 ; t. Andreescu, « Une ville disputée : Kilia pendant la première moitié du XVe
siècle », RRH XXIV (1985), p. 217-230.
6
. Papacostea, « Kilia et la politique orientale de Sigismond de Luxembourg », RRH XV
(1976), p. 421-436 avec la bibliographie notamment allemande du problème ; idem, « Din nou cu
privire la politica oriental a lui Sigismund de Luxemburg », dans tefan Mete la 85 de ani, Cluj
1977, p. 243-246.
7
F. Constantiniu – . Papacostea, « Trata ul de la Lublau (15 martie 1412) i situa ia
interna ional a Moldovei la începutul veacului al XV-lea », SRI XVII (1964), p. 1129-1140.
376
Les principaux bénéficiaires de ce Traité en mer Noire étaient les Génois
qui espéraient de la sorte limiter la concurrence vénitienne réduite à la Tana (en
mer d’Azov)8 et à quelques autres comptoirs de moindre importance.
En ce qui concerne la Moldavie et la Valachie, ces deux pays voyaient leur
horizon commercial bloqué par les villes de Lvóv, pour la première, de Bra ov
(Kronstadt) et Sibiu (Hermannstadt), pour la seconde, villes qui bénéficiaient du
privilège de Stapelrecht (droit d’étape et de dépôt) qui interdisait aux marchands
étrangers d’aller plus loin avec leurs marchandises9. Les études fondamentales de
erban Papacostea10 ont prouvé le caractère plus accentué de la dépendance des
Valaques envers la Hongrie telle qu’elle se reflète dans les privilèges de
commerce accordés par le prince Mircea l’Ancien (cel B trân, 1386-1418) aux
marchands de Bra ov, en 1413. En revanche, la Moldavie d’Alexandru le Bon
(cel Bun, 1400-1432) a fait beaucoup moins de faveurs aux marchands de Lvóv,
la preuve étant le privilège accordé à ceux-ci, en 1408, par le prince de Moldavie.
En 1409-10, lorsque Venise s’emparait de la Dalmatie, la Moldavie était
l’alliée fidèle de la Pologne contre les Chevaliers Teutoniques et leurs alliés, dont
la Hongrie de Sigismond et la République de Gênes. C’est pourquoi il semble
assez difficile d’accepter l’existence d’un privilège d’Alexandru le Bon en faveur
des Génois en 1408/9, comme l’affirme avec conviction tefan Andreescu ; en
effet, cet acte a disparu, tout comme le privilège similaire qu’aurait accordé ce
même prince aux marchands de Bra ov à la même époque11.
Quoi qu’il en fut, l’affirmation de la Moldavie comme puissance pontique
prit une dimension supplémentaire en 1428 lorsque le même prince Alexandru
occupa Kilia et la conserva en dépit des menaces et des interventions de
Sigismond de Luxembourg et du prince de Valachie. Qui plus est, le prince
moldave bloqua le cours du Danube empêchant l’entrée des navires génois et
réduisant à néant le projet de Sigismond d’installer les Chevaliers Teutoniques à
Kilia12. Trois ans plus tard, au printemps de 1431, Alexandru de Moldavie
imposa sur le trône valaque un prince allié, Alexandru Aldea, qu’il aida contre le

8
M. Berindei – G. Veinstein, « La Tana-Azaq de la présence italienne à l’emprise ottomane »,
Turcica VIII/2 (1976), p. 110-201 ; . Papacostea, « “Quod non iretur ad Tanam”. Un aspect
fondamental de la politique génoise dans la mer Noire au XIVe siècle », RÉSEE XVII/2 (1979),
p. 208-217.
9
M. Cazacu, « L’impact ottoman sur les Pays Roumains et ses incidences monétaires », RRH
XII (1973), p. 159-192 (repris dans idem, Au carrefour des Empires et des mers, p. 373-401) ;
. Papacostea, « Începuturile politicii comerciale ».
10
. Papacostea, loc. cit.
11
t. Andreescu, « Note despre Cetatea Alb », p. 68-70.
12
M.D. Popa, « Aspecte ale politicii interna ionale a rii Române ti i Moldovei în timpul lui
Mircea cel B trân i Alexandru cel Bun », SRI XXXI (1978), p. 253-271 ; V. Ciocâltan, « Chilia în
primul sfert al veacului al XV-lea », SRI XXXIV (1981), p. 2091-2096 ; t. Andreescu, « O icoan
disp rut i un titlu domnesc », RI, nouvelle série, XI (2000), p. 97-105.
377
prétendant soutenu par Sigismond de Luxembourg. Ce dernier se trouvait loin et
ne put donc intervenir plus efficacement dans les affaires de la Valachie13.
C’est alors qu’éclata la guerre entre Venise et Gênes (le 8 avril 1431),
guerre dont erban Papacostea écrit qu’elle « engendra l’une des plus graves
crises de la domination génoise dans le bassin pontique »14.
On n’a pas suffisamment remarqué qu’au même moment l’Europe centre-
orientale connaissait elle aussi un conflit de grandes proportions axé sur une
coalition anti-polonaise, organisée entre octobre 1430 et juin 1431 par Sigismond
de Luxembourg et qui regroupait, outre la Hongrie, la Lituanie de Swidrigailo, le
successeur de Vitold, l’Ordre des Chevaliers Teutoniques, la Moldavie
d’Alexandru le Bon et la Valachie. Le reviriment d’Alexandru vis-à-vis de son
suzerain Vladislav Jagello était le résultat de toute une série de conflits
accumulés le long des ans au sujet de la Pokutie, de la protection accordée aux
Hussites en Moldavie et, last but not least, de l’intention du roi de Pologne
d’annexer la Volynie et la Podolie, voisines de la Moldavie, à sa couronne, et
enfin de transformer la Lituanie en une simple province polonaise après la mort
accidentelle du prince Vitold en octobre 1430.
Lors d’une incursion en Pologne à l’été 1431, l’armée moldave, qui avait
avancé jusqu’à Lvóv, fut repoussée par les troupes des frères Michel et Michel-
Muzhylo Buczacki. Les trois frères Buczacki – Theodoryk (Dietrich), Michel et
Michel-Muzhylo – avaient été installés, fin 1430, en Podolie après la mort de
Vitold, tout comme cela avait été le cas, après 1362, avec les frères Korjatovicz ;
les premiers gouverneurs et colonisateurs dé cette province sise entre le Dniestr
et le Dniepr et s’étendant nominalement jusqu’au littoral de la mer Noire. Les
Korjatovicz bâtirent ici toute une série de villes fortes comme Kamenec Podolsk
(la seule en pierre, dans une position imprenable), Smotrycz, Czerwonogrod,
Skala, Braclav, Zvenigorod et Bakota. Leurs relations avec la Moldavie, leurs
voisine à l’Ouest, ont été très fortes, un des trois frères Korjatovicz, Jurij, ayant
même régné en Moldavie15.
En 1411-1412, Vladislav Jagello confia la Podolie à son cousin Vitold et,
après sa mort, aux frères Buczacki, des représentants de l’aristocratie coloniale
galicienne (de Halitch). L’ancienne Principauté russe de Halitch disposait, avec

13
Voir le livre indigeste mais riche en informations de I. Minea, Principatele române i
politica oriental a împ ratului Sigismund. Note istorice, Bucarest 1919 ; plus récemment,
D. Barbu, « ara Româneasc i Conciliul de la Basel », RI, nouvelle série, V (1994), p. 5-16.
14
. Papacostea, « Une révolte anti-génoise en mer Noire et la riposte de Gênes (1433-
1434) », Il Mar Nero, I (1994), p. 286. Voir aussi N. B nescu, « Le conflit entre Gênes et l’Empire
de Trébizonde à la veille de la conquête turque (1418-1449) », SBN V (1939), p. 4-10 ;
F. Dupuigrenet Desroussilles, « Vénitiens et Génois à Constantinople et en mer Noire d’après une
lettre de Martino da Mosto, baile à Constantinople, au baile et aux conseillers de Nègrepont »,
CMRS XX (1979), p. 111-122.
15
R. Bächtold, Südwestrussland im Spätmittelalter. (Territoriale, wirtschaftliche und soziale
Verhältnisse), Bâle 1951, p. 19 et suiv., 84 et suiv.; M. Cazacu, « À propos de l’expansion polono-
lituanienne ».
378
Lvóv, d’un grand emporium où débouchaient les deux grandes routes du
commerce de la mer Noire, la route tatare et la route moldave, cette dernière
prenant de plus en plus d’importance après la conquête de Moncastro par les
Moldaves, entre 1387-1392. La route tatare continua quand même à fonctionner
depuis la Crimée par Perekop –Tavan – Koniecpole – Mogilev – Kamenec –
Skala – Tarnopol – Lvóv, avec une variante par Ocakov –Tavan – Haggibeg
Mayak – Czarnigrad – Karavul (Raskov), ces trois dernières localités se trouvant
sur la rive gauche du Dniestr16. En chargeant les frères Buczacki de gouverner et
de coloniser la Podolie jusqu’à la mer Noire, le roi de Pologne entendait raviver
la route tatare afin qu’elle devienne une route polonaise, alors que jusque là
c’étaient les douaniers et les troupes lituaniennes de Vitold qui assuraient son bon
fonctionnement. Cette route devait présenter un maximum de sécurité pour attirer
les marchands et les dissuader d’emprunter la route moldave et c’est pourquoi
Vitold avait aidé Haggi-Giray à s’installer en Crimée où il fonda un Khanat allié
des Lituaniens et des Polonais et hostile à la Horde d’Or. En 1442, le roi
Vladislav II de Pologne accordait à Theodoryk Buczacki, châtelain de Kamenec
et capitaine général de la Podolie, les châteaux forts Karavul (Raskov),
Czarnigrad et Haggibeg Mayak comme récompense pour ses efforts de défense
de la Russie (Halitch) et de la Podolie face aux Tatars de la Horde d’Or17.
Revenant maintenant à la « guerre nordique », la mort d’Alexandru de
Moldavie, en 1432, laissa le trône à son fils Ilie (Élie), qui continua la politique
d’alliance avec Swidrigailo et l’Ordre Teutonique. Le 15 octobre 1432, par
l’Union de Grodno, les Polonais reconnaissent comme prince de Lituanie
Sigismond, le plus, jeune frère de Vitold, qui leur cède la Podolie et la Volynie
avec Luck. Battu par les forces polono-lituaniennes, Ilie dut faire sa paix avec
Vladislav Jagello, en juin 1433, ce qui eut comme résultat le mécontentement
d’une bonne partie de la noblesse moldave. Celle-ci soutint donc un frère d’Ilie,
tefan, à occuper le trône avant le 3 novembre 1433 : le nouveau prince
s’empressa lui aussi à prêter serment de fidélité au roi polonais et lui céda la ville
de Braclav, enlevée aux partisans de Swidrigailo.
La nouvelle orientation politique d’Ilie et de tefan en faveur de la Pologne
s’explique par le fait qu’ils avaient compris que Sigismond était incapable de
défendre la Moldavie et la Valachie contre les Ottomans qui avaient passé le
Danube en juin 1432 et avaient attaqué la Valachie, la Transylvanie et la
Moldavie. erban Papacostea considère qu’il s’agissait là d’une campagne
destinée à soutenir les Génois dans leur conflit contre Venise : « l’intervention
des Turcs en faveur des Génois en 1432 a été massive en Égée, dans les Détroits
et en mer Noire »18.

16
Outre les ouvrages cités dans la note 4, supra, voir R. Bächtold, op. cit., p. 42 sq.
17
B. Spuler, op. cit., p. 157 sq.; Al. Bennigsen et alii, op. cit.
18
. Papacostea, « Une révolte », p. 288, note 39.
379
tefan a régné seul jusqu’en août 1435, lorsqu’il fit la paix avec Ilie ; la
Moldavie est ainsi divisée entre les deux frères, Ilie dans le Nord et tefan dans
le Sud, avec la ville de Kilia mais, chose curieuse, sans Moncastro, qui devait
bénéficier depuis un certain temps déjà d’une certaine autonomie locale19.
C’est dans ce contexte que l’on peut mieux comprendre l’initiative de
« pater illius qui dominatur Moncastro qui caloierus est », initiative mentionnée
dans la décision du Sénat de Venise du 17 avril 1435, d’entrer en relations de
commerce avec la Sérénissime, dont les marchands allaient recevoir d’importants
privilèges20. La démarche de l’ecclésiastique, père du « dominus Maurocastri »
avait été faite à Constantinople auprès du baile Marino Zane qui a rempli cette
fonction du 11 mai 1432 jusqu’en 143421. Par ailleurs, tefan Andreescu a déduit
avec raison que l’initiative moldave était une réaction en liaison étroite avec la
révolte anti-génoise de 1433/4 dans le bassin pontique22.
Revenant à cette révolte, nous suivrons la chronologie proposée par erban
Papacostea : à l’été 1432, une flotte vénitienne dirigée par Stefano Contarini
appareillait pour la mer Noire afin, entre autres, d’encourager le prince Alexis de
Mangop (Theodoro), en Crimée, de s’emparer du port de Cembalo (Balaklava)
occupé par les Génois, ce qui arriva en février 1433. Cette révolte attira aussi une
partie des Tatars de Crimée, dirigés par Sid Ahmet, alliés de Swidrigailo, qui se
mirent à harceler les marchands génois et assiégèrent Caffa23.
Ce fut donc à cette époque – l432-1434 – que le mystérieux « caloyer », le
père du seigneur de Moncastro, contacta le baile à Constantinople. Depuis la
découverte des documents vénitiens par Nicolae Iorga et leur publication en 1899
(et une seconde fois, en entier, en 1937), les historiens roumains se sont posé la
question de son identité. Moi aussi, en suivant en cela Nicolae B nescu, j’ai
opiné pour le protopope (archiprêtre) Iuga, le père du futur chancelier Mihul de
Moldavie24. La récente étude de tefan Andreescu rappelle, pourtant avec raison
que Mihul était, en 1433-1435, encore un homme très jeune, secrétaire dans la
chancellerie princière, donc qu’il est impossible qu’il pût remplir une fonction
aussi prestigieuse que celle de gouverneur de Moncastro / Cetatea-Alb . Je retire
donc l’hypothèse que j’avais avancée en 1986 et je me permets de présenter une
autre : je persiste à croire que l’appellation « caloierus » donnée par Mario Zane

19
Voir la lettre de Ilie à Vladislav Jagello, en date du 1er septembre 1435, chez
M. Cost chescu, Documentele moldovene ti înainte de tefan cel Mare, II, Ia i 1932, p. 681-683.
20
N. Iorga, Notes et extraits pour servir à l’histoire des croisades au XVe siècle, I, Paris 1899,
p. 573-574, 581 ; idem, « Noi descoperiri privitoare la istoria Românilor », AARMSI, IIIe série, XIX
(1937), p. 189-196 ; N. B nescu, « Maurocastrum – Moncastro – Cetatea Alb », AARMSI, IIIe
série, XXII (1939), p. 165-178.
21
A. Pippidi, « Din nou despre inscrip iile de la Cetatea Alb », dans In honorem Paul
Cernovodeanu, éd. Violeta Barbu, Bucarest 1998, p. 79 ; t. Andreescu, « Note despre cetatea
Alb », p. 70-76.
22
t. Andreescu, art. cit., p. 72.
23
B. Spuler, op. cit., p. 162-3.
24
M. Cazacu, « À propos de l’expansion ».
380
à son interlocuteur moldave recouvre celle de protopope (protopapas, en grec),
mais aussi de topotiritis (vicaire) de la Moldovalachie, telle que nous la
rencontrons dans la signature de Constantin, protopope et vicaire du diocèse
moldave sur l’acte final d’union du Concile de Florence25.
Il faut rappeler qu’à Byzance et en Serbie aux XIVe – XVe siècles, le
protopope était le prêtre de l’église princière ou métropolitaine26. Pour le baile, le
vicaire de la Métropole de Moldavie était donc un moine, même si celui-ci avait
un fils. Le protopope Constantin qui se rendra en 1437 à Ferrare ensemble avec
le boyard Neagoe et le métropolite Damien, titulaire du diocèse mais qui résidait
à Constantinople, Constantin donc, un Grec, est notre candidat. Outre la signature
grecque sur l’acte de l’Union, son nom, inconnu à l’époque en Moldavie et
seulement sous la forme Costea, est un argument en faveur de son origine. En
outre, il était vicaire de la Métropole de Roman, donc du Bas-Pays, le Sud de la
Moldavie qui englobait Moncastro et Kilia à cette époque.
Mais il y a plus : dans les actes moldaves de 1436 à 1447 apparaît un
membre du Conseil princier appelé pan Manuel « le Grec » (grecul) qui est
désigné, le 23 février 1438 (donc à l’époque où le protopope Constantin était à
Ferrare) comme « fils du protopope » (Manoil Protopovici)27. Nous croyons donc
que le sieur Manuel, « le Grec », fils d’un protopope en 1438, ne peut être que le
fils de Constantin, vicaire de la Métropole de Roman, et « Grec » lui aussi, à la
différence de son contemporain le protopope Iuga, partisan du prince tefan28.
Revenant au voyage à Constantinople du protopope Constantin, en 1432-
1434, il nous semble plausible de le mettre en relation avec les deux missions de
Cristoforo Garatoni, l’envoyé du pape Eugène IV (lui aussi un Vénitien) en vue
de décider les Grecs de tenir le Concile d’Union dans la capitale impériale. On
sait que la première mission de l’envoyé papal a eu lieu en juin 143329 et la
seconde en septembre de la même année30.
En tant que vicaire de la Métropole de Roman, le protopope Constantin a
dû être invité par l’empereur et le patriarche de Constantinople pour assister aux
négociations avec Cristoforo Garatoni. Le moment était bien choisi, car Venise
avait conclu sa paix avec Milan, donc aussi avec Gênes, le 26 avril 1433, une
paix dont le pape n’était pas étranger.

25
V. Laurent, Les « Mémoires » du Grand Ecclésiarque de l’Église de Constantinople
Silvestre Syropoulos surle Concile de Florence (1438-1439), Paris 1971, III, 3 (p. 162) et p. 164,
note 7 ; E. Popescu, « Compléments et rectifications à l’histoire de l’Église de Moldavie à la
première moitié du XVe siècle », dans idem, Christianitas daco-romana. Florilegium studiorum,
Bucarest 1994, p. 470.
26
H.-G. Beck, Kirche und theologische Literatur im Byzantinischen Reich, Munich 1959,
p. 115; C. Jire ek, Staat und Gesellschaft im mittelalterlichen Serbien, I, Vienne 1912, p. 48.
27
M. Cost chescu, op. cit., II, p. 11-12.
28
N. Grigora , « Logof tul Mihu », SCI XIX (1946), p. 124.
29
E. Cecconi, Studi storici sul Concilio di Firenze, I, Florence 1869, p. CXII, CXVI, no XLI
sq.
30
N. Iorga, Notes et extraits, II, Paris 1899, p. 2 (16 septembre).
381
On peut donc proposer une reconstitution approximative des événements :
en juin 1433, le voïévode Ilie de Moldavie envoie le protopope Constantin à
Constantinople pour rencontrer Cristoforo Garatoni en vue de discuter du lieu du
concile d’Union des Églises. Par la même occasion, le prince charge son envoyé
d’entamer des négociations secrètes avec les Vénitiens les invitant à se rendre de
nouveau à Moncastro pour faire du commerce, en leur promettant des privilèges
en ce sens. La démarche avait pour but de revitaliser la route moldave du
commerce pontique qui était de plus en plus concurrencée par la route
tatare/polonaise. Si notre hypothèse était exacte, alors le « dominus Moncastri »
de 1433 serait le sieur Manuel « le Grec », le fils du protopope Constantin, un
protégé du prince Ilie. Ceci expliquerait son apparition seulement dans les actes
de ce prince entre 1436-1438, et non pas dans ceux de tefan en tant que prince
du Bas-Pays (18 mars 1436 – août 1442)31.
Un acte du 20 juin 1438 contient parmi les témoins un pan Manuel de
Hotin, donc gouverneur de cette forteresse qui se trouvait dans le Haut-Pays.
Mihai Cost chescu, l’éditeur de l’acte, qui a suivi attentivement les carrières de
Manuel « le Grec » et de Manuel de Hotin, hésite à les identifier l’un avec
l’autre, mais remarque que les deux dignitaires n’apparaissent jamais ensemble
dans les listes du Conseil princier : Manuel « le Grec » entre le 24 juillet 1436 et
le 23 février 1438, puis en 1447 – en tout sept mentions ; l’autre (?), Manuel de
Hotin, entre le 20 juin 1438 et le 30 septembre 1445, ensuite de 1448 à 1455 (à
Hotin), ensuite gouverneur de Neam (dernière mention en 1467)32.

*
En conclusion, la participation de la Moldavie du prince Ilie en 1433 à la
révolte anti-génoise en mer Noire s’est traduite par un appel aux Vénitiens en vue
de briser le monopole génois du commerce de Moncastro. Le retard mis par la
Sérénissime à accepter cette offre s’explique par le changement du prince de
Moldavie en novembre 1433 et par son remplacement par son frère tefan, vassal
fidèle de la Pologne. Et ce n’est sans doute pas sans intérêt de constater que la
nomination d’un vice-consul vénitien à Moncastro était décidée seulement le 15
mars 1436 : le prince Ilie avait retrouvé son trône entre le 5 août 1435 et le 8
mars 1436 ; après cette date, il partage le trône avec son frère jusqu’en 1442.
Mais ce dernier était sans doute moins favorable aux Vénitiens, ce qui pourrait
expliquer la suspension de l’escale de la galère vénitienne de la muda di Romania
qui devait se rendre à Cetatea-Alb .

31
L. imanschi, « Preciz ri cronologice privind istoria Moldovei dintre anii 1432-1447 »,
AIIAI VII (1970).
32
M. Cost chescu, op. cit., II, p. 197-199.
382
MARCHE FRONTALIÈRE OU ÉTAT DANS L’ÉTAT ?
L’OLTENIE AU XIVe – XVe SIECLES

L’histoire de l’Olténie (Pays de l’Olt)1 au Moyen-Âge et son intégration


dans l’État de Valachie (Muntenia, ara Româneasc ) présente des similitudes
avec le Bas-Pays de Moldavie ( ara de Jos, Moldavie méridionale), cher à
Victor Spinei2, pays qui a été englobé dans l’État moldave quelques décennies
plus tard dans des circonstances non encore élucidées. Tout comme la Moldavie
méridionale, l’Olténie présente la particularité d’une formidable concentration de
communautés villageoises libres dans la région des collines et des montagnes :
les départements de Gorj (Jiul supérieur) avec 61,7 % du total, en 1722
(première statistique connue), et Vâlcea (55,5 %), suivis par Mehedin i (41,2 %)
et Dolj (Jiul inférieur, 40,7 %), alors que dans le Sud-Est, Romana i (Rumâna i),
la proportion tombe à 22,3 %3. Cette forme de liberté paysanne s’est conservée
jusqu’à la Première Guerre mondiale, un phénomène unique en Europe et qui
confère à ces régions une image tout à fait exceptionnelle. Par ailleurs, c’est
toujours ici, en Olténie, que l’on rencontre au XVe siècle les plus grands
domaines fonciers du pays, domaines concentrés essentiellement dans le Sud,
l’Est et l’Ouest de la région et dont nous allons nous occuper plus loin. Une autre
caractéristique que l’Olténie partage avec le Bas-Pays moldave est la forte
influence hongroise, plutôt politique et un temps religieuse, dans le premier cas,
politique, religieuse et démographique dans le second4. En effet, les deux
provinces se sont trouvées depuis le début du XIIIe siècle sur la direction de
l’expansion du Royaume de Hongrie dans le Sud-Est de l’Europe, vers les
Balkans dans le cas de l’Olténie, vers le Bas-Danube et la mer Noire pour la

1
I. Donat, « Despre numele Olteniei », AO XIII (1934), no 74-76, p. 483-484. À ne pas
confondre avec la région de F g ra de Transylvanie, au Nord des Carpates, qui est connue sous le
même nom, F g ra étant celui de la principale forteresse de la région : voir A. Bunea, St pânii
T rii Oltului, Bucarest 1910 (« Académie Roumaine, Discours de réception », XXXIV) ;
A. Lukács, ara F g ra ului în Evul Mediu (secolele XIII – XVI), Bucarest 1999.
2
V. Spinei, Realit i etnice i politice în Moldova meridional în secolele X – XIII. Români i
turanici, Ia i 1985; idem, Moldova în secolele XI – XIV, Chi in u 19923.
3
H.H. Stahl, Contribu ii la studiul satelor dev lma e române ti, I, Bucarest 1958, p. 33-34,
avec cartes. Pour la Moldavie, ibidem, p. 38 et suiv. Idem, Les anciennes communautés villageoises
roumaines. Asservissement et pénétration capitaliste, Bucarest – Paris 1969, p. 23 et carte.
4
Pour la présence d’une population d’origine hongroise en Olténie, voir I. Donat, « Datele
principale din istoria Olteniei pân la anul 1600 », Funda ia Regele Mihai, I, Oltenia, Craiova
1943, p. 313-314. Pour la Moldavie méridionale, voir R. Rosetti, « Despre unguri i Episcopiile
catolice din Moldova », AARMSI, IIe série, XXVII (1905), p. 247-322 ; plus récemment,
. Papacostea, « Moldova. Des vâr irea unui Stat. ara de Sus i ara de Jos », SMIM XXIX
(2011), p. 9-26.
383
Moldavie méridionale5. Et dans les deux cas, on constate une reprise en main par
le centre au détriment de la périphérie, de plus longue durée et graduelle en
Olténie (en dépit d’une révolte sérieuse en 1394-1396, suivie d’une sévère
répression), ponctuelle et brutale pour le Bas-Pays moldave, en 1467-1469.
Les différences de statut entre les deux régions commencent alors à se
manifester. Ainsi, l’Olténie garde jusqu’au XVIIe siècle une importante
autonomie à l’intérieur de l’État valaque, une situation décrite par l’historien
moldave Miron Costin dans son ouvrage Chronika Ziem Moldavskich y
Multanskich (1677) : parlant de l’Olténie qu’il appelle « Mehadia » et ses
habitants « mehedin i », Costin constate qu’elle
« est restée jusqu’à ce jour sous la forme d’une principauté distincte sous les princes
valaques. Le ban de Mehedin i a un drapeau, musique militaire et sceau qui lui sont propres, mais
en dépendance des princes valaques ».

Et plus loin :
« Ce Pays des Mehedin i est chez eux un petit pays distinct, ses gouverneurs s’appellent ban
et portent ce titre : ban de Craiova. Toutefois, ces bans sont nommés par les princes valaques et
leur fonction est au-dessus de tous les autres dignitaires »6.

Plus clair est cependant le témoignage du diacre syrien Paul d’Alep, qui a
visité Craiova en 1656 :
« Autrefois, au temps du prince Matei <Basarab, 1632-1654> et des princes d’avant lui,
dans cette ville avait sa résidence un gouverneur portant le titre de ban ; comme un second prince,
il avait le pouvoir de confisquer et de punir de la peine capitale, et il donnait des ordres et
interdisait certaines choses sans demander la permission du prince »7.

L’entrée de l’Olténie dans la sphère d’influence hongroise se place en


1231-1232, avec l’occupation de Séverin (aujourd’hui Turnu-Séverin), prise aux
Bulgares, et la création d’une marche de frontière, le Banat de Séverin, qui devait

5
. Papacostea, Românii în secolul al XIII-lea. Între Cruciat i Imperiul mongol, Bucarest
1993 ; V. Spinei, « Episcopia cumanilor. Coordonate evolutive », AM XXX (2007), p. 137-180 ;
V. Achim, Politica sud-estic a regatului ungar sub ultimii Arpadieni, Bucarest 2008.
6
M. Costin, Opere, éd. P.P. Panaitescu, Bucarest 1958, p. 212 et 215 (trad. roum.).
7
Traduction roumaine de Maria Matilda Alexandrescu-Dersca Bulgaru dans C l tori str ini,
VI, p. 212. D’autres témoignages dans le même sens, à commencer par Franco Sivori (1585), chez
N. Stoicescu, Sfatul domnesc i marii dreg tori din ara Româneasc i Moldova (sec. XIV –
XVII), Bucarest 1968, p. 156-70. À ajouter la lettre adressée en 1718 par trois grands boyards à
l’empereur Charles VI qui venait d’occuper la province : « Mentre nel tempo, che li barbari ci
dominavano, sopra questi cinque distretti dell’Olt non potendo il voiuoda gouernare tutto,
constituiua un principal boiaro, cioè secondo doppo il medesimo, con titolo di gran bano con tutta
l’autorità in detto luogo, tanto nel ciuile, quanto nel criminale et economico et ogni altra
amministrazione, cosi et ora umilissimamente supplichiamo, in vezze di detto bano costituire il
Georgio Cantacuzeno con titolo di voiuoda per maggior gloria e meglior servigio della Maestà
Cesarea e Catolica, accioche non sia inferior la Valachia christiana dalla Valachia turchesca »
(C. Giurescu, Material pentru istoria Olteniei supt austrieci, I, Bucarest 1913, no 312, p. 332).
384
assurer la défense du Royaume arpadien face à la Bulgarie8. L’autorité du ban
s’exerçait de façon directe et immédiate jusqu’à la rivière Motru, selon certains
auteurs, jusqu’à l’Olt pour d’autres9. L’Olténie est appelée « Terra Ceurin » ou
« Zeurin », donc de Séverin et à peine installée, l’autorité politique et militaire
fait appel aux dominicains qui, à partir de 1237-1238, déploient des efforts
considérables pour convertir la « multitudo gentium terre Ceurin »10. Le 7 juin
1238, à la veille de partir en campagne contre la Bulgarie, le roi Béla IV
demande et obtient du pape la dignité de légat apostolique afin que
« preterea cum circa partes Bulgarie in terra que Zeuren nominatur, que dudum fuerat
desolata, i populi multitudo Supercreverit, qui non dum sunt ad cuiusquam episcopi diocesim

8
En 1526, l’évéque de Alba-Iulia nommait Turnu-Séverin « clypeo huius patriae » : cf.
I.C. Filitti, Din arhivele Vaticanului, II, Bucarest 1914, p. 13 ; voir aussi O.G. Lecca, « Banatul de
Severin i Oltenia », AO XVI (1937), p. 1-7 ; V. Achim, « Despre vechimea i originea Banatului
de Severin », RI V (1994), p. 233-247 (version angl. dans Transylvanian Review V/2 (1996), p. 55-
65, avec bibliographie). L’institution du ban existait chez les Croates au Xe siècle : cf. Constantin
Porphyrogénète, De administrando imperio, 30, éds G. Moravcsik, R.J.H. Jenkins, Budapest 1949,
p. 144-145 ; R.J.H. Jenkins, Commentary, Londres 1962, p. 121. On la retrouve aussi chez les
Bulgares ; un ban Delan est mentionné dans une inscription d’Aboba-Pliska datée en 1054 ; il s’agit
vraisemblablement de Pierre Deljan’, le fils du tsar bulgare Gabriel-Radomir : G. Moravcsik,
Byzantinoturcica, II, Berlin 1958, p. 204 et 117. L’origine du terme serait le nom du khagan avare
Bajan du VIe siècle. À comparer avec le latin médiéval bannus, qui peut avoir le sens de « pouvoir
public », « la haute justice royale », « circonscription d’un officier judiciaire muni d’un pouvoir
délégué de ban » et, enfin, « aire soumise à la justice établie dans un château fort » :
J.F. Niermeyer, Mediae latinitatis lexicon minus, Leiden 1976, no 4, 5, 7 et 7a, p. 81-4. Chez les
Hongrois, le terme apparaît au XIe siècle, mais les premiers Banats sont celui de Séverin, suivi par
Ma va (1254), Bosnie, Usora, Soli, Ku evo et Brani evo (1272). En roumain, le terme a été plus
productif, signifiant aussi la monnaie par excellence : A. Sacerdo eanu, « Elemente de continuitate
i unitate în istoria medie a românilor », dans Unitate i continuitate în istoria poporului român, éd.
D. Berciu, Bucarest 1968, p. 105-134, plus spécialement p. 131-134.
9
Une indication en ce sens pourrait être fournie par un document tardif mais fort important, un
rapport de l’internonce Ioachim von Sinzendorf, en date du 21 janvier 1580. À cette date, la
forteresse de Séverin, détruite par les Ottomans en 1524-1526, n’existait plus, et la partie
occidentale du Banat de Séverin était occupée par les Ottomans depuis quelques décennies.
Pourtant, dit l’ambassadeur, « Bey der Walachay soll ain districtus ligen, welcher Severin haissen
soll, den die wallachischen Weyda biss daher regiert unnd inen gehabt. Solchen will inen Sulthanus
yetzo auch entziehen, mit Fürwenden es gehöre nicht zur Wallachay, sondern sey ain absonderliche
Herrschafft, die vor Jahren von iren ottomanischen Schwert subiugiert unnd derwegen inen
gehörig. Achmath chiausch, wie mann fürgibt, ist berait verordnet dahin zu raisen unnd solchen Ort
zu beschreiben, der fürohin hieher dienst- unnd zinsbar sein soll » : Hurmuzaki, Documente, XI,
no LXXVIII, p. 643-634 ; I. Donat, « Datele principale », p. 314. Nous ignorons tout de la mission
du fonctionnaire ottoman et du contenu de son rapport qui prouve toutefois que le souvenir du
Banat de Séverin était encore vivant à cette époque.
10
Voir les sources – trois lettres du pape Grégoire IX de 1237 – dans A. Theiner, Vetera
monumenta historiam Hungariam sacram illustrantia, II (1216-1352), Rome 1859, no 268, p. 150
et suiv. ; Hurmuzaki, Documente, I/1, no LXXXI-LXXXIV, p. 153-155, et la discussion chez
V. Achim, « Structuri ecleziastice i politici confesionale în spa iul balcano-carpatic în secolul al
XIII-lea », SMIM XX (2002), p. 115-138 ; idem, Politica, p. 87 et suiv.
385
applicati, ut eos alicui episcopatum secundum nostrum beneplacitum assignare valeamus»11.

Quelques années plus tard, en 1246, on rencontre le premier évêque de


Séverin, « Gregorius episcopus Zeuriniensis »12.
L’invasion mongole de 1241-1242 a stoppé l’expansion hongroise qui
reprendra quelques années plus tard. L’intérêt renouvelé pour la région s’est
traduit par l’installation à Séverin des Chevaliers Hospitaliers de Saint-Jean de
Jérusalem. Le diplôme de concession émis le 2 juin 1247 par le même Béla IV
est une véritable radiographie de la « terra de Zeurin »13. Le roi accorde aux
Hospitaliers la totalité de la terre de Séverin (damus et conferimus totam terram
de Zeurino cum alpibus ad ipsam pertinentibus et alis attinentis omnibus) jusqu’à
l’Olt. Bien peuplée, selon les dires du roi, en 1238, elle avait souffert des suites
de l’invasion mongole et les Hospitaliers s’engageaient, en la protégeant, à
agrandir encore le nombre d’habitants, à l’exception notable des paysans du
Royaume hongrois, des Saxons et des Allemands. La couronne hongroise y
possédait des pâturages, des moulins, des terres agricoles, des pêcheries sur le
Danube et même des bassins : artificiels à Celei (piscationes Danubiac piscine
Cheley). L’aristocratie roumaine (maiores terre) gardait le privilège d’appeler à
la Cour de Bude qui se réservait la haute justice (sententia de sanguine
effusione). Les Hospitaliers allaient bénéficier de la moitié des revenus et des
services du pays (medietatem omnium utilitatum et reddituum ac servitiorum) à
l’exclusion des pêcheries du Danube et des revenus des églises existantes ou qui
seront construites, revenus qui reviendront aux archevêques et évêques du pays
(reverentiis et iuribus archiepiscoporum et episcoporum que habere
dinoscuntur). Il s’agissait, à n’en pas douter, de l’évêque de Séverin nommé
directement par le roi et dont nous connaissons le nom, Grégoire, mentionné en
1246, mais il y avait aussi, très vraisemblablement, des évêques orthodoxes ou
« pseudo-episcopi », selon les dires d’un acte pontifical de 1234 concernant, il est
vrai, la Cumania.
Le statut des différentes parties du pays n’était pas uniforme : le diplôme
enregistre d’abord deux Principautés (kenezatus) avec leurs cnèzes (en roum.
chenez, chinez)14, Ioan et Farca , soumis directement aux autorités du Banat. Une

11
A. Theiner, Vetera monumenta, 170 ; Hurmuzaki, Documente, I/1, no CXL, p. 183. Cette
même année, une expédition dirigée par le voïévode de Transylvanie (comes Ultrasylvanus) venait
en aide aux Coumans, les nouveaux vassaux baptisés catholiques de la Hongrie, en Crimée, contre
les troupes du sultan d’Iconium, voir V. Spinei, The Great Migrations in the East and South-East of
Europe from the Ninth to the Thirteenth Century, Cluj-Napoca 2003, p. 424 ; . Papacostea, Studii
de istorie româneasc . Economie i societate (secolele XIII – XVIII), Br ila 2009, p. 11-20.
12
P. Binder, « Contribu ii la geografia istoric a Banatului de Severin », SRI XXI (1968),
p. 631, note 51, qui cite F. Pesty, A Szörényi Bansag és Szöreny Varmegye Törtenete, II, Budapest
1878, p. 253. V. Achim, « Structuri ecleziastice », p. 128, affirme pourtant qu’aucun nouvel Évêché
n’a été créé ici.
13
Dernière édition dans DRH, B, I, éds P.P. Panaitescu, D. Mioc, no 1, p. 3-11.
14
Le terme dérive du gothique kuniggs, allemand König (roi), adopté par le vieux slave et par
386
troisième principauté – terra kenezatus Lytuoy woiavode – était « laissée aux
Roumains comme ils l’avaient eue depuis toujours » (Olatis [sc. Olachis]
relinquimus, prout iidem hactenus tenuerunt). Cette précision est importante et
permet de placer ces principautés sur la carte. Ainsi, le Pays du voïévode15
Litovoi comprenait aussi le Ha eg, en Transylvanie, au Nord des Carpates, ce qui
le situe dans la région du Jiu supérieur (Gorj), entre les rivières Motru à l’Ouest
et Olte à l’Est. La moitié des revenus et des services dus à la couronne par le
Pays de Litovoi (Lytua) iront aux Hospitaliers, à l’exception notable du Ha eg, où
le roi se réservait la totalité des revenus, une preuve que cette dernière région
était en voie d’intégration dans le Royaume de Hongrie.
Quant aux Principautés de Ioan et de Farca , leur emplacement est encore
discuté : selon l’avis (auquel nous nous rangeons) du meilleur spécialiste de la
question, le regretté Ion Donat, Ioan devait régner à Craiova (futur dépt. de Dolj)
et Farca dans le Romana i (Rumâna i)16. Il résulte que le territoire jusqu’à la
rivière Motru devait faire partie du hinterland de Turnu-Séverin, notamment les
terres agricoles et surtout les pêcheries du Danube dont l’exploitation organisée
était très ancienne17.
À l’Est de l’Olt, le diplôme enregistre la Principauté de Seneslau, le
voïévode des Roumains (terra Szeneslai woiavode Olatorum) et Coumania, la
région anciennement dominée par les Coumans et soumise à la domination
mongole. Les deux formations politiques avaient un statut différent : le Pays du
voïévode Seneslau, très vraisemblablement la région d’Arges et Muscel, était
« laissé » aux Roumains tout comme la Lytua, alors que Coumania était logée à
la même enseigne que le Pays de Séverin, avec en plus une mission de
reconquête des parties perdues lors de l’invasion mongole.
On voit donc que, à la différence de Ioan et de Farca qui sont seulement
des cnèzes à la tête d’une formation politique axée sur une vallée, les souverains
de Lytua et d’Arge sont des voïévodes à la tête de plusieurs cnèzes, disposant du
pouvoir administratif, de la haute et basse justice et du commandement
militaire18. Ces petites Principautés – quelques milliers de kilomètres carrés pour

le roumain.
15
Du vieux slave vojevoda, terme existant aussi en hongrois au Xe siècle, équivalent ou
traduction du latin dux, belli dux, il représenterait, selon I. Moga, « L’ordre politico-juridique
autochtone slavo-roumain », dans Voevodatul Transilvaniei. Fapte i interpret ri istorice, Sibiu
1944, p. 7.
16
I. Donat, « The Romanians south of the Carpathians and the migratory peoples in the tenth-
thirteenth centuries », dans Relations Between the Autochtonous Population and the Migratory
Populations on the Territory of Romania, éds M. Constantinescu, t. Pascu, P. Diaconu, Bucarest
1975, p. 282.
17
H.H. Stahl, Studii de sociologie istoric , Bucarest 1972, p. 63-134, notamment p. 74-118.
18
Pour les cnèzes et les voïévodes roumains, voir les études fondamentales de D.C. Arion,
Cnezii (chinejii) români. Contribu ie la studiul lor, Bucarest 1938 ; I. Moga, Voevodatul
Transilvaniei. Fapte i interpret ri istorice, Sibiu 1944 ; Maria Holban, « Deposed ri i judec i în
Banat pe vremea Angevinilor i ilustrarea lor prin procesul Voya (1361-1378) », SMIM V (1962),
387
les plus grandes, vu que l’Olténie occupe 24 000 km en tout – disposaient d’une
force armée (apparatu suo bellico) obligée de combattre les envahisseurs aux
côtés des Hospitaliers qui étaient tenus par ailleurs à les aider et à les protéger en
cas de besoin. Leurs forces réunies – plus précisément un tiers des hommes
capables de porter les armes – devaient se joindre à l’armée royale en cas de
campagne contre la Bulgarie, la Grèce et Coumania, alors que seul un cinquième
des hommes était obligé de donner son concours au roi en cas d’attaque de la
Hongrie.
L’installation des Hospitaliers à Séverin et dans Coumania marquait très
clairement l’intention de Béla IV de protéger la ligne du Danube et notamment
les deux couloirs d’accès à la Transylvanie et, partant, à la Hongrie. La situation
des voïévodes roumains d’Olténie et du Pays transalpin (future Muntenia, « Pays
de la montagne ») était celle de vassaux obligés de payer des impôts et de fournir
des services. En attendant une intégration complète dans le Royaume et une
diminution notable de leur souveraineté, comme cela a été le cas des cnèzes et
des voïévodes de Transylvanie, du Ha eg et du Maramure . Cependant, les
Olténiens ont pris les devants et vers 1272-1279, mettant à profit la crise que
traversait la Hongrie et la dynastie arpadienne, le voïévode de Litua (Litovoï),
occupe une partie du Pays transalpin (ultra alpes, transalpina) et refuse d’en
payer le tribut afférent à la couronne. Ion Donat pensait qu’il s’agissait du
Séverin, mais la majorité des historiens inclinent pour la Principauté d’Arge .
Une expédition punitive menée par Georges, fils de Simon du clan Baksa, a
rétabli la situation : le voïévode tombe au combat et son frère et successeur au
trône fait prisonnier a dû payer une forte rançon pour, recouvrer la liberté19.
Le retour en force des Mongols, dans les années 1280-1300, l’extinction de
la dynastie arpadienne et les troubles qui se sont ensuivis, ont modifié
complètement la donne et ont permis l’union des Principautés d’Olténie et
d’Arge sous la férule du prince de cette dernière (vers 1290-1292). L’ancienne
Chronique de Valachie compilée au XVIIe siècle indique l’année 1289-1290
(6978) comme date de la « descente » (desc lecat) du prince Radu le Noir
(Negru), grand duc (her eg) de F g ra et d’Amla , dans le Sud des Carpates et la
fondation d’un « Pays nouveau » avec la capitale à Câmpulung, puis à Arge
(Curtea-de-Arge ). Auparavant, précise la Chronique, les grands boyards
d’Olténie choisirent parmi eux une grande famille (neam, litt. clan) appelée

p. 61-66 ; eadem, « Variations historiques sur le problème des cnèzes de Transylvanie », RRH 4
(1965), p. 901-923 ; R. Popa, ara Maramure ului în veacul al XIV-lea, Bucarest 1970 ; idem, La
începuturile Evului Mediu românesc. ara Ha egului, Bucarest 1988.
19
A. Sacerdo eanu, « Comentarii la diploma din 1285 privind pe magistrul Gheorghe », dans
Analele Universit ii C. I. Parhon, Seria tiin e sociale, Istorie IX (1957), p. 27-43 ; . Papacostea,
« Studii de istorie româneasc », p. 141-143 ; V. Achim, Politica, p. 208-213. C’est lors de ces
événements que le Ha eg a été retiré au prince de Lytua, dont la place a été prise par un comte
hongrois mentionné en 1276 : cf. R. Popa, La începuturile, p. 254-255.
388
Basarab20 pour être à leur tête, à savoir grands bans, et installèrent leur siège
d’abord à Turnu-Séverin, ensuite à Strehaia et en troisième à Craiova. Et ainsi est
passé beaucoup de temps et ce sont toujours eux qui ont gouverné cette région21.
Après la descente de Radu le Noir, continue la Chronique,
« les Basarab (les grands bans de Séverin) et toute la noblesse de l’au-delà de l’Olt, se sont
levés et sont venus chez le prince Radu et lui ont prêté l’hommage de fidélité pour qu’il soit
dorénavant seul maître du pays ».

Ce passage nécessite quelques précisions. La perte du Séverin par les


Hongrois se place en 1291, à la suite de la campagne du noyan Nogay (Nokaï),
lorsque la Muntenia et l’Olténie sont devenues vassales des Mongols. Et c’est
toujours de 1291 que date la perte de l’autonomie du F g ra ( ara Oltului) du
Nord des Carpates, entité territorial-politique des Roumains formant corps
commun avec Muntenia, un État à cheval sur la montagne (d’où son nom) et
administrant les régions situées sur les deux versants tout comme la Navarre dans
les Pyrénées, le Dauphiné, la Savoie et le Tyrol, plus tard le Piémont, dans les
Alpes22. La perte de l’autonomie du F g ra et l’installation ici d’un clan
nobiliaire hongrois était, à n’en pas douter, la cause ou bien la riposte à la
création du « nouveau Pays », la ara Româneasc (le Pays des Roumains,
Valachie) au Sud des Carpates, tout comme la rébellion de Litovoi, deux
décennies plus tôt, lui avait attiré la perte du Ha eg23.
Revenant à l’hommage des boyards d’Olténie et à l’histoire des premières
années du « nouveau Pays », il est aujourd’hui acquis qu’il a choisi la suzeraineté
mongole avant et après la mort de Nogay (1299-1300), sous l’autorité de Toqta,

20
Il s’agit d’un anachronisme : Basarab désigne la dynastie valaque d’Arge éteinte au XVIIe
siècle, qui tire son nom du prince Basarab Ier (c. 1316-1352). Plusieurs princes de cette époque ont
repris ce surnom en souvenir de leur ancêtre, tel Neagoe dit Basarab (1512-1521), un prince issu du
clan olténien des Craiovescu qui avait choisi à dessein ce nom pour renforcer sa légitimité. Dans un
acte de 1433, un prince de Valachie rappelle ses ancêtres sous la forme « les princes Basarab »
(Basarabom gospodarem) : cf. P. . N sturel – C. B lan, « Hrisovul lui Alexandru Aldea pentru
mân stirea Bolintin (1433) », RI 3 (1992), p. 484. Basarabia est aussi le nom de la Valachie aux
XIVe – XVe siècles et Basarabi le nom de ses habitants dans certaines sources, notamment
polonaises.
21
Istoria rii Române ti, 1290-1690, Letopise ul cantacuzinesc, éds C. Grecescu,
D. Simonescu, Bucarest 1960, p. 1-2.
22
P.H. Stahl, « Muntenia. Le pays de la Montagne », Études et documents balkaniques et
méditerranéens XVIII (1995), p. 59-69 ; I. Conea, « Interprétations géographiques dans l’histoire
du peuple roumain. Une question encore indécise : l’origine du nom roumain de la Valachie,
“Muntenia” », dans Recueil d’études géographiques concernant le territoire de la République
Populaire Roumaine, éd. T. Morariu, Bucarest 1960, p. 143-165.
23
Gh.I. Br tianu, Tradi ia istoric despre întemeierea Statelor române ti, Bucarest 1945 ;
idem, « În jurul întemeierii statelor române ti », Ethos 2 (1975), p. 8-67, ibidem 3 (1982), p. 37-
119 ; . Papacostea, « Studii de istorie româneasc », p. 163-167.
389
le khan légitime de la Horde d’Or24. Conquis par Nogay, en 1291, et très
vraisemblablement confié aux Olténiens en tant que vassaux, Turnu-Séverin et le
Pays de Séverin ont été réunis, peut-être même avant 1324, quand Basarab Ier
accepte la suzeraineté hongroise, à la Muntenia en tant que Banat, tout en gardant
une importante autonomie25.
La plus importante expression de cette autonomie nous semble être la
dualité des princes de la Valachie que nous rencontrons depuis le règne de
Basarab Ier (c. 1316-1352), qui associe au trône au moins un de ses fils, Nicolae
Alexandru, et ce avant 133526. Nous pouvons donc supposer que l’Olténie était
gouvernée par le prince associé, Vladislav Ier (Vlaicu) sous le règne de son père
Nicolae Alexandru (1352-1364), mais aussi sous son propre règne (1364 – c.
1376/7), lorsqu’il associe pour la partie orientale du pays son frère cadet, futur
prince Radu Ier (c. 1376/7 – 1385)27. Le choix de Vladislav Ier s’explique par
l’évolution de la situation internationale en Europe du Sud-Est à partir de 1363,
date à laquelle la croisade lancée par Urbain IV s’est traduite par la campagne du
roi Louis Ier d’Anjou (13421382) contre la Bulgarie occidentale et l’occupation
de Vidin sur le Danube, en face de l’Olténie (1365)28. L'alerte avait été chaude,
car initialement le roi de Hongrie avait l’intention d’attaquer la Valachie dont le
nouveau prince avait refusé de demander l’investiture à son voisin ; et ancien
suzerain29. Finalement, le prince valaque a prêté hommage au roi et en 1366
celui-ci l’appelait « voivoda noster transalpinus ». Cependant, ce qui se passait à

24
S. Iosipescu, « Românii din Carpa ii meridionali la Dun rea de Jos de la invazia mongol
(1241-1243) pân la consolidarea domniei a toat ara Româneasc . R zboiul victorios purtat la
1330 împotriva cotropirii ungare », dans Constituirea Statelor feudale române ti, éd. N. Stoicescu,
Bucarest 1980, p. 58 ; V. Achim, Politica, p. 242-243.
25
I. Donat, Domeniul domnesc în Tara Româneasc (sec. XIV – XVI), Bucarest 1996, p. 185,
notamment la conclusion : « L’autonomie de l’Olténie dans le cadre du Banat peut être comprise,
selon moi, uniquement si nous la considérons comme un ancien héritage féodal » ; S. Iosipescu,
« Românii », p. 69-70 ; V. Achim, Politica, p. 265-266.
26
E. Vîrtosu, Titulatura domnilor i asocierea la domnie în ara Româneasc i Moldova
(pân în sec. al XVI-lea), Bucarest 1960, p. 152-153.
27
Ibidem, 154-158. Voir aussi l’étude des monnaies princières qui prouvent cette association
chez O. Iliescu, « Domni asocia i în rile române în secolele XIV – XV », SCIM 2 (1951), no 1,
p. 39-60 ; idem, « Emisiuni monetare ale rii Române ti din secolele XIV – XV, SCN 2 (1958),
p. 303-344.
28
N. Iorga, « Lupta pentru st pânirea Vidinului în 1365-1369 i politica lui Vladislav-Vlaicu
fat de unguri », Convorbiri Literare 34 (1900), p. 962-969 (repris dans idem, Studii asupra Evului
Mediu românesc, éd. . Papacostea, Bucarest 1984, p. 116-140) ; Maria Holban, Din cronica
rela iilor româno-ungare în secolele XIII – XIV, Bucarest 1981, p. 155-211.
29
Gh.I. Br tianu, « Les rois de Hongrie et les Principautés roumaines au XIVe siècle »,
BSHAR XXVIII (1947), p. 67-105; . Papacostea, « La fondation de la Valachie et de la Moldavie
et les Roumains de Transylvanie : une nouvelle source », RRH 17 (1979), p. 389-407 ; idem,
« Triumful luptei pentru neatârnare : întemeierea Moldovei i consolidarea statelor feudale
române ti », dans Constituirea Statelor feudale române ti, éd. N. Stoicescu, Bucarest 1980, p. 165-
193 (les deux études reprises dans idem, Geneza Statului în Evul Mediu românesc. Studii critice,
Bucarest 1999).
390
Vidin et en Bulgarie occidentale conquise par Louis d’Anjou, mais aussi en
Serbie, en Transylvanie, au Ha eg et dans le Banat hongrois (à l’Ouest de celui de
Séverin) avait de quoi effrayer le prince valaque : le baptême forcé pour des
milliers d’Orthodoxes, et une offensive tous azimuts contre les « schismatiques »
du Royaume de Hongrie, qui a eu comme résultat l’élimination de la « nation »
roumaine des nations privilégiées et de la confession orthodoxe des religions
acceptées (receptae)30. Or, la Valachie avait choisi depuis 1353-1354 la
dépendance du Patriarcat de Constantinople, qui avait nommé Jacinthe,
anciennement de Vicina, archevêque de toute la Hongrovalachie avec le siège à
Arge (1359)31. Par la même occasion, le patriarche reconnaissait au prince
Nicolae Alexandru le titre d’« autocrate » (avthentes), ce qui constituait un
affront direct à l’autorité du roi de Hongrie. Sans doute la visite de l’empereur
Jean V Paléologue à Bude où il avait promis l’Union des deux Églises (hiver
1365-1366), puis son séjour dans le Banat hongrois, avait contribué à sauver la
Valachie d’une intervention militaire hongroise : si le Patriarcat de
Constantinople s’unissait avec Rome, alors la Valachie (à la différence de la
Bulgarie, qui avait son propre Patriarcat, de Constantinople) devait suivre et un
conflit avec celle-ci devenait inutile32.
Le baptême forcé des Orthodoxes slaves (on parlait de 400 000 rien qu’à
Vidin) et roumains était devenu en effet une obsession du roi et de ses conseillers
franciscains dont le vicaire de Bosnie, Barthélemy d’Alverna, nous a laissé un
formidable témoignage introduit dans le circuit de l’historiographie roumaine par
erban Papacostea33. Lors de son séjour au Banat, l’empereur byzantin aurait dit,
raconte Barthélemy d’Alverne, « Il fait bien le roi de baptiser ces Slaves, qui ne
suivent ni la forme (rituel) romaine, ni la grecque ». Le principal obstacle que
rencontraient les Franciscains étaient les prêtres et les moines (falsi sacerdotes et
pseudo religiosi) à propos desquels un groupe de moines grecs réfugiés de
l’Athos au monastère de Chery, au Banat, disaient « Isti non sunt sacerdotes, sed
canes »34 !
L’action de ce groupe – une douzaine en tout ayant à leur tête Nicodème,
d’origine grecque par son père et, peut-être, serbe par sa mère35 – a été à l’origine

30
Voir aussi les études de cas de Maria Holban, « Deposed ri i judec i în Ha eg în vremea
Angevinilor », SRI XIII/5 (1960), p. 147-163 ; Maria Holban, Din cronica, p. 245-300. Voir aussi
l’article cité supra, note 18 ; . Papacostea, « La fondation », passim.
31
Voir, plus récemment, M. Cazacu – D.I. Mure an, Ioan Basarab, un voievod român la
începuturile T rii Române ti, Chisin u 2013 : Cartier.
32
O. Halecki, Un empereur de Byzance à Rome, Varsovie 1975.
33
. Papacostea, « Întregiri la cunoa terea vie ii biserice ti a românilor în Evul Mediu (sec.
XIV) », BOR XCIX (1981), p. 107-122 (repris dans idem, Geneza, p. 205-235).
34
Le texte du vicaire franciscain de Bosnie a été publié par D. Lasi , « Fr. Bartholomaei de
Alverna, Vicarii Bosniae 1367-1407, quaedam scripta hucusque inedita », Archivum Francescanum
Historicum 55/1-2 (1962), p. 71 et 75 ; . Papacostea, Geneza, p. 216-217, note 31.
35
La discussion résumée chez M. P curariu, Istoria Bisericii Ortodoxe Române, I, Bucarest
1992, p. 302-13. La meilleure définition de la nationalité de Nicodème chez Dj.Sp. Radoji i ,
391
d’une série d’événements importants qui ont contribué à consolider l’autonomie
de l’Olténie et à lui conférer un rôle décisif dans l’essor de la vie monastique et
culturelle et partant, dans la défense de l’Orthodoxie en Valachie. Chassés du
Mont-Athos (expulsi Athos montis de Graecia), vraisemblablement du monastère
de Saint-Paul (abandonné entre 1355 et 1363/4), ces moines s’étaient installés
d’abord dans la Krajina serbe, en face de l’Olténie, sur la vallée du Timoc, où ils
avaient fondé deux monastères, Vratna et Manastirica, près de Kladova36. C’est
ici, dans cette région frontalière, dans le Banat hongrois (au monastère
franciscain de Chery) ou à Vidin que Nicodème a dû rencontrer le prince de
Valachie et, très vraisemblablement, le roi Louis Ier de Hongrie37. Les paroles
sévères qu’il réservait, dans ses conversations avec les Franciscains, aux
ecclésiastiques slaves, doivent être replacées dans le contexte de l’époque.
Nicodème affirmait ainsi la pureté et la supériorité du rituel grec par rapport aux
errements des Slaves et des Roumains, la preuve étant le miracle qu’il fit devant
le roi de Hongrie à Vidin, en 1365 : la traversée du feu était en effet une épreuve
judiciaire acceptée dans les litiges interconfessionnels. De la sorte, les Grecs
apparaissaient comme des partenaires valables aux yeux des Catholiques, donc
aussi leur baptême et les autres sacrements, et, par conséquent, dignes de l’Unio
et non plus de la reductio Graecorum, qui signifiait le baptême forcé tel qu’il
était pratiqué par les Franciscains en Bulgarie et Serbie38.
Conséquent avec lui-même, Nicodème a dû trouver dans le prince de
Valachie un interlocuteur attentif et intelligent, désireux de rehausser le prestige
de l’Orthodoxie dans son pays, qui venait à peine, nous l’avons dit, de rejoindre
le giron du Patriarcat œcuménique. Car il s’agissait d’une question de vie et de
mort, confronté qu’il était à la croisade du roi de Hongrie, qui semblait détester
les schismatiques plus que les infidèles. Et c’est ainsi que Nicodème et ses
disciples sont venus s’installer en Olténie où le prince Vladislav-Vlaicu
construisit à ses frais après 1369 et avant 1372 le monastère de Vodi a, au Nord

« “Bulgaroalbanitoblahos” et “Serboalbanitobulgaroblahos”, deux caractéristiques ethniques du


Sud-est européen du XIVe et XVe siècles. Nicodème de Tismana et Grégoire Camblak », Rsl XIII
(1966), p. 77-79. À ce sujet, on utilisera avec profit ouvrage de Lidia Cotovanu, Migrations et
mutations identitaires dans l’Europe du Sud-Est (vues de Valachie et de Moldavie, XIVe – XVIIe
siècles), Thèse de doctorat, ÉHÉSS, Paris, 2014, inédite.
36
E. L z rescu, « Nicodim de la Tismana i rolul s u în cultura veche româneasc I (pân la
1385) » Rsl XI (1965), p. 258.
37
Nous croyons que c’est à Vidin, en 1365, que Nicodème a affronté une ordalie – le passage
par le feu devant le roi de Hongrie, miracle relaté dans sa Vita conservée dans une rédaction tardive
et, par conséquent, soumise aux critiques comme celle de V. Ciocâltan, « În elesul politic al
“minunii” sfântului Nicodim de la Tismana », SMIM XX (2004), p. 153-168, et plus récemment
D.I. Mure an, « Une histoire de trois empereurs. Aspects des relations de Sigismond de
Luxembourg avec Manuel II et Jean VIII Paléologue », dans Ekaterini Mitsiou (éd.), Emperor
Sigismund and the Orthodox World, Vienne 2010, p. 41-101.
38
. Papacostea, Evul Mediu românesc. Realit i politice i curente spirituale, Bucarest 2001,
p. 64.
392
de Turnu-Séverin et tout près de la frontière hongroise et serbe, et de surcroît
voisine du couloir Timi – Cerna, la principale voie d’accès vers le territoire du
Royaume de Hongrie39. À la même époque, le prince valaque devenait
cofondateur (fondateurs à titre égal) du monastère athonite de Kutlumus avec
l’higoumène Chariton, qui avait déjà sollicité le père de Vladislav-Vlaicu, et ce
dès 1359-136040. Vodi a allait recevoir des donations importantes des princes
valaques en Olténie, près de Turnu-Séverin et sur le Danube.
Mais la principale réalisation qui allait placer l’Olténie sur un pied de quasi
égalité avec Muntenia a été la création, en 1370, de la Métropole ecclésiastique
de Séverin ou de « la Hongrovalachie du côté de Séverin » qui représentait, selon
l’acte synodal, « une partie de la Hongrovalachie, c’est-à-dire une moitié »41. La
nouvelle Métropole avait été créée suite à la multiplication de la population
(formule habituelle), mais aussi à la demande des nobles (archontes) et du
peuple, une formule qui pourrait étonner si l’on ne tient pas compte de
l’importance et du poids politique des clans nobiliaires olténiens42.
La reprise de Séverin et de ses environs par Louis d’Anjou en 1375-1376 a
obligé Nicodème et ses disciples de quitter Vodi a et chercher un endroit plus sûr
pour la fondation d’un nouveau monastère. Le lieu choisi a été Tismana, dans le
département du Gorj, au plus près de la montagne formant une partie des
Carpates méridionales43. Le co-fondateur a été, dans ce cas, le prince Radu Ier
(1376/77-1385) et l’église a été inaugurée en 1377/8 (6886). Mais, contrairement
à Vodi a, érigée et dotée de villages dans une région récupérée sur le Banat de
Séverin44, le terrain où fut construite Tismana appartenait à un important clan
nobiliaire, les Florescu. Sans leur accord et participation, la fondation d’un
couvent était impossible, et comme les princes valaques ne possédaient pas de
domaine foncier et ne jouissaient pas du dominium eminens sur le territoire du
pays, force était de demander la permission du propriétaire avant de bâtir. C’est
ce qui s’est produit une décennie plus tard avec la plus importante fondation du
prince Mircea l’Ancien (1386-1418), le monastère de Cozia situé plus à l’Est, sur

39
N. Stoicescu, Bibliografia localit ilor i monumentelor feudale din România, I, ara
Româneasc (Muntenia, Oltenia i Dobrogea), 2: M-Z, Craiova 1970, p. 717-718.
40
P. . N sturel, Le Mont Athos et les Roumains. Recherches sur leurs relations du milieu du
e
XIV siècle à 1654, Rome 1986, p. 39-40. La formule était la même que celle par laquelle saint
Athanase et l’empereur Nicéphore Fokas devenaient co-fondateurs de la Grande Laure de l’Athos,
en 963.
41
Hurmuzaki, Documente, XIV/1, no VII, p. 8-9.
42
La dernière discussion de cet acte chez Lidia Cotovanu, « Deux cas parallèles d’oikonomia
byzantine appliquées aux métropolites Anthim Kritopoulos de Séverin et Cyprien de Kiev, de
Petite-Russie et des Lituaniens (deuxième moitié du XIVe siècle) (I) », RRH 42 (2003), p. 19-60, et
(II), ibidem, 43 (2004), p. 11-56. Voir aussi N. erb nescu, « Mitropolia Severinului. ase sute de
ani de la înfiin are », BOR LXXXVIII (1970), p. 1191-1227.
43
Al. tefulescu, M n stirea Tismana, Bucarest 19093 ; riche bibliographie chez N. Stoicescu,
Bibliografia, I/2, p. 653-58.
44
Voir les considérations de I. Donat, Domeniul, p. 113-114.
393
la rive droite de l’Olt :
« Ma Seigneurie [c’est le prince Mircea qui parle] a bien voulu construire un monastère au
lieu dit C lim ne ti sur l’Olt, qui a été auparavant le village du boyard de Ma Seigneurie Nan
Udob , qui l’a offert avec amour et beaucoup de piété, selon la volonté de Ma Seigneurie, au susdit
monastère »45.

L’acte de fondation de Tismana ne s’est pas conservé, et les premiers


documents la concernant datent des années 1385 (du prince Dan Ier) et 1387 (de
Mircea l’Ancien). Comment expliquer l’absence de documents du règne de Radu
Ier, le premier fondateur du couvent ? Dan Ier dit dans sa charte que son père était
mort avant de finir la construction46. Mais une notice sur le dos d’une charte du 5
août 1424 précise que l’église du monastère avait été consacrée en 1377-137847
et nous savons que Radu Ier est mort dans la première moitié de 1385 : ceci
signifie que six ou sept années après l’inauguration les travaux étaient toujours en
cours, ou bien que quelque chose était intervenu. Enfin, vers 1392, Mircea
l’Ancien confirmait à Tismana ses donations antérieures en y ajoutant celles de
Vodi a, les deux couvents étant dirigés par Nicodème48. Et toujours aucune
mention des Florescu pour des raisons que nous allons essayer de déchiffrer plus
loin.
La perte répétée de Séverin en 1375-1376, puis à nouveau après 1377/8
jusqu’en 1382, enfin entre 1385 et 1389, était liée à l’apparition d’un nouveau
facteur politique, les Turcs ottomans sous Murad Ier qui, après avoir occupé Sofia
et Niš en 1385-1386, écrase les Serbes à Kossovo en 138949. Son successeur,
B yaz d Ier, attaque Séverin en 1390, puis la Serbie du Nord en 1391 et met le
siège devant Golubac, alors que Firuzbeg, un des grands chefs d’akîndjis
(irréguliers ottomans, coureurs et incendiaires), s’empare de Vidin et à Nicopolis,
les deux principales forteresses danubiennes de la Bulgarie occidentale (1391-

45
DRH, B, I, no 9, p. 25-8. Un an plus tard, le prince offrait à son monastère une partie du
village voisin de Jiblea, qu’il avait obtenu de la part d’un groupe de boyards auxquels il accordait
en échange des immunités fiscales pour leurs propriétés : DRH, B, I, no 10, p. 2831. Voir aussi
Voica Pu ca u, Actul de ctitorire ca fenomen istoric în ara Româneasc i Moldova pân la
sfâr itul secolului al XVIII-lea, Bucarest 2001. Curieusement, bien que donateur à Cozia, Nan
Udob a été enterré dans l’église princière Saint-Nicolas de Curtea-de-Arge : V. Dr ghiceanu,
« Curtea Domneasc din Arge . Note istorice i arheologice », BCMI 10-16 (1923), p. 52-54
(tombe non profanée et bague avec inscription).
46
DRH, B, I, no 7, p. 19-22 (1385, octobre 3).
47
DRH, B, I, no 53, p. 107.
48
DRH, B, I, no16, p. 39-42. Un acte de 6900 [1391-1392] n’a pas été scellé et semble être un
concept : voir DRH, B, I, no 14, p. 33-36.
49
Voir à ce sujet T. Gemil, Otomanii i românii în secolele XIV – XVI, Bucarest 1991, p. 68,
qui étudie un bulletin de victoire de B yaz d Ier parlant de la participation du « ban » de Valachie à
cette bataille. Ceci pourrait expliquer les attaques ottomanes des années suivantes contre la
Valachie, notamment l’Olténie.
394
1392)50. À partir de ce moment, les Ottomans entreprennent des raids réguliers en
Olténie et le prince Mircea réplique par une expédition punitive contre les
akîndjis de « Karinovasî », terme dans lequel on peut voir la région de Krajina
que dominait Firuzbeg (1391)51. À la fin de l’année 1391, Mircea conclut un
traité d’alliance avec le roi de Hongrie, Sigismond de Luxembourg, qui s’était
rapproché de Byzance en vue d’une action commune contre les Ottomans52, ce
qui entraîne une nouvelle campagne sultanale sur le Danube au printemps-été
1392 ; Sigismond de Luxembourg essaye une contre offensive en Serbie mais se
fait battre près de Nicopolis par B yaz d qui met le siège devant Belgrade. Enfin,
en 1392-1393, les Ottomans occupent à nouveau Nicopolis, Silistra, Rusciuk et
Turnu, en Valachie, en face de Nicopolis (à l’embouchure de l’Olt dans le
Danube), puis liquident le Tsarat bulgare de T rnovo en 139353.
L’heure de la confrontation décisive entre la Valachie et les Ottomans
sonna à l’automne 1394, lorsqu’une campagne de B yaz d Ier au Nord du Danube
finit par une lourde défaite ottomane à Rovine (10 octobre 1394). La nécessité
d’une coordination des actions de la Hongrie et de la Valachie devenait urgente
et Mircea (qui s’intitulait ban de Séverin) se rendit en Transylvanie où il conclut,
le 7 mars 1395, un véritable traité d’alliance avec Sigismond « dans des
conditions minutieusement stipulées et montrant une parfaite égalité entre les
deux parties » (d’après Octavian Iliescu). Il s’agissait bel et bien d’une croisade,
car les armées des deux princes devaient, après avoir récupéré les forteresses
danubiennes valaques (Turnu et Giurgiu), passer le fleuve et combattre les
Ottomans en Bulgarie. Mais en mai B yaz d revenait à l’attaque et, bien que le
combat resta indécis, les pertes valaques étaient importantes et, qui plus est, le
pays avait beaucoup souffert des pillages et destructions des Ottomans54.
Entre ces deux dates, un renversement important eut lieu en Valachie et
plus précisément en Olténie. L’alliance avec Sigismond de Luxembourg et

50
Fr. Babinger, Beiträge zur Frühgeschichte der Türkenherrschaft im Rumelien (14-15.Jhd),
Brno – Munich – Vienne 1944, p. 10 ; P.P. Panaitescu, Mircea cel B trân, Bucarest 1944, p. 236-
237.
51
A. Decei, « L’expédition de Mircea Ier contre les akinci de Karinovasi (1393) », RÉR 1
(1953), p. 130-151, identifie la région avec Cavarna. Il nous semble pourtant que l’identification de
Karinovasi avec Krajina (Krajinovopolje), région sur la rive droite du Danube, de Djerdape à
l’embouchure du Timok, proposée par Emil Turdeanu dans une notice bibliographique, dans RÉR 2
(1954), p. 255-256, est plus vraisemblable.
52
Pour lé cadre général, voir I. Minea, Principatele române si politica oriental a împ ratului
Sigismund, Bucarest 1919 ; . Papacostea, Evul Mediu, p. 47-70 ; D.I. Mure an, « Une histoire »,
passim.
53
Voir la bibliographie chez erban Papacostea, Evul Mediu, p. 50 et note 9.
54
Viorica Pervain, « Din rela iile rii Române ti cu Ungaria la sfâr itul secolului al XIV-
lea », AIIAI XVIII (1975), p. 89-117 ; T. Gemil, « Raporturile româno-otomane în vremea lui
Mircea cel Mare », dans Marele Mircea voievod, éd. I. P troiu, Bucarest 1987, p. 330-364 ;
. Papacostea, « Mircea cel B trân i Baiazid. O întregire la cunoa terea confruntarilor lor
armate », SMIM 16 (1998), p. 19-21 ; D.I. Mure an, « Avant Nicopolis : la campagne de 1395 pour
le contrôle du Bas-Danube », Quaderni della Casa Romena di Venezia 3 (2004), p. 177-195.
395
l’engagement du pays dans une confrontation de longue durée avec les Ottomans
signifiait, pour les habitants de l’Olténie et surtout pour les grands propriétaires
de domaines fonciers du sud de la province, un danger mortel. Les pillages et les
dévastations des akîndjis et des troupes régulières turques installées à Vidin
depuis 1391 et à Nicopolis avaient porté des coups sévères à l’économie de
l’Olténie, aux villages s’étendant le long du Danube et à la population locale en
général. D’autre part, les nobles olténiens maintenaient des contacts suivis avec
leurs voisins du Banat hongrois et du Ha eg, leurs clans étaient souvent
apparentés entre eux et la politique de confiscations et de dégradation du rang
nobiliaire des Roumains orthodoxes menée par Louis d’Anjou depuis 1366 et
continuée par les nobles et les fonctionnaires hongrois, les persécutions contre
l’Église orthodoxe, contre les prêtres et les moines, avaient suscité l’indignation
générale. Une alliance trop étroite avec le roi de Hongrie pouvait signifier, à
terme, la perte de l’autonomie du pays et l’instauration d’un régime similaire à
celui du Banat et du Ha eg, pour ne plus parler de F g ra , où la noblesse
roumaine pouvait à tout moment se voir évincer de ses terres par les seigneurs et
les fonctionnaires hongrois. Pour ces hommes, le danger immédiat était hongrois
et non pas ottoman, car les Ottomans ne forçaient pas les Chrétiens à se convertir
et de toute façon une entente avec eux, basée sur le paiement d’un tribut
signifiant le rachat de la paix, était préférable à l’idéologie de la croisade
catholique qui ne faisait pas de différence entre schismatiques et infidèles.
Il y avait enfin un aspect économique et commercial non négligeable.
L’Olténie entretenait des relations commerciales suivies avec les territoires
byzantins puis le Deuxième Tsarat bulgare par les gués de Calafat – Vidin, ibru,
Bechet – Rahova, Turnu – Nicopolis, où arrivaient les routes commerciales vers
Sibiu (Hermannstadt) et Bra ov (Kronstadt) en Transylvanie, dont le rôle dans le
commerce oriental (import, export et transit) augmente sans cesse dans la
seconde moitié du XIVe siècle55. Les propriétaires des grands domaines fonciers
olténiens exportaient leurs produits (bétail, poisson séché et salé, lard de porc,
miel, cire, peaux et cuirs, céréales) en Transylvanie et au sud du Danube d’où ils
se procuraient des étoffes précieuses, des armes, des épices et toutes sortes
d’autres produits dont la circulation est attestée par les découvertes
archéologiques et par les trésors monétaires. La Péninsule balkanique représentait
pour eux un marché important et seuls des traités de paix et de bon voisinage

55
D.C. Giurescu, « Rela iile economice ale rii Române ti cu rile Peninsulei Balcanice în
perioada feudalismului timpuriu », Rsl X (1964), p. 359-384 ; idem, « Rela iile economice ale rii
Române ti cu rile Peninsulei Balcanice din secolul al XIV-lea pân la mijlocul secolului al XVI-
lea », Rsl XI (1965), p. 167-202 ; N. Iorga, Istoria comer ului românesc, I. Pân la 1700, V lenii-
de-Munte 1915 ; t. Mete , Rela iile comerciale ale rii Române ti cu Ardealul pân în veacul al
XVIII-lea, Sighi oara 1920 ; R. Manolescu, Comer ul rii Române ti i Moldovei cu Bra ovul
(secolele XIV – XVI), Bucarest 1965 ; . Papacostea, « Începuturile politicii comerciale a rii
Române ti i Moldovei (secolele XIV – XVI). Drum i Stat », SMIM X (1983), p. 9-55 (repris dans
idem, Geneza, p. 151-204, notamment p. 154-155, pour Sibiu, et p. 156-157, pour Bra ov).
396
avec les Ottomans, les nouveaux maîtres de la région, pouvaient leur ouvrir les
anciennes voies de communication et de commerce.
Cette démarche complexe – crainte face aux pillages des Ottomans et
intérêts économiques – est présente dans le cas de l’Olténie aussi dans les siècles
suivants. Le plus important témoignage dans ce sens est une lettre de 1508 du roi
de Hongrie, Vladislav Jagello, adressée à son frère Sigismond, roi de Pologne.
Après lui avoir annoncé la mort du prince régnant de Valachie, Radu IV le Grand
(1495-1508), le souverain hongrois lui communique la décision des boyards
d’élire au trône Danciul, le fils de Basarab le Jeune (cel Tân r), candidat soutenu
par la Hongrie. C’est alors que se produisit l’irréparable :
« dum his diebus vojevoda ex dictis Transalpinis seu Ultramontanis vitam cum mortem
commutasset et tam vojevoda ipse defunctus, quam omnes bojarones instar predecessorum suorum
essent nobis et huic regno astricti fide et fidelitate et presertim, quod nullus vojevodam istihic in
medio ipsorum tolerarent, nisi qui sit de consensu et voluntate nostra electus ; ut cunque contigit,
quod illi, qui circa littus et ripam Danubii dominia habent, territi subito adventu Turcorum, qui cum
quodam filio condam Dracule vojevode Michne vocato preter omnium opinionem supervenerant,
coacti sunt illi adherere. Et Turci locato huiusmodi Michne in ipso vojevodatu decesserunt. Ad
quem jam succesive etiam ceteri adherere inceperunt »56.

Le document est très clair et les boyards ayant des domaines près du
Danube sont évidemment le clan des Craiovescu et leurs parents, alliés et voisins.
Cette mention n’est pas isolée, car en 1534, Aloisio Gritti, envoyé du Sultan en
Transylvanie, traverse le Danube à Nicopolis – Turnu et, selon ses dires, est
accueilli très chaleureusement par un groupe de grands boyards et dignitaires
valaques « parmi ceux célèbres pour leur attachement depuis toujours envers la
Porte de la Félicité, ceux qui à cause du voisinage avec l’Islam sur les bords du
Danube étaient cointéressés et partisans de l’Islam »57. Les trois dignitaires
nommément cités étaient tous des barons olténiens58. C’est, par conséquent, tout
un ensemble de raisons qui poussèrent les boyards d’Olténie, mais peut-être aussi
d’autres régions, à la révolte contre le prince Mircea.
L’homme que les révoltés, soutenus par les Ottomans, mirent à leur tête,
s’appelait Vlad et, selon les recherches les plus récentes, était un cousin de
Mircea, fils du prince Vladislav-Vlaicu59. Son action s’étend sur environ quinze

56
Hurmuzaki, Documente, II/2, no CDLVI, p. 574-575. Mentionné sans plus de commentaires
par Al. Lapedatu, « Mihnea cel R u i ungurii. 1508-1510 », AIINC 1 (1922), p. 46-76, note 18.
57
A. Decei, « Aloisio Gritti în slujba sultanului Soliman Kanunî, dup unele documente
turce ti inedite (1533-1534) », SMIM VII (1974), p. 149.
58
Vâlsan Furcovici était marié à la fille de Pârvu Craiovescu ; Peia portar, d’origine serbe,
avait comme épouse la fille du grand logothète Harvat de Groze ti (sur le Jiu) ; Stan de Bujorani
était lui aussi de la région : cf. N. Stoicescu, Dictionar al marilor dreg tori din Tara Româneasc
i Moldova. Sec. XIV – XVIII, Bucarest 1971, p. 103, 89, 78, 63 ; t. Andreescu, Perspective
medievale, Bucarest 2002, p. 38, 58-59, 69-70.
59
Gh. Ionescu, « Contribu iuni la cronologia domniei lui Mircea cel B trân i a lui Vlad
voevod în ara Româneasc », dans Materiale ale sesiunii tiin ifice a Institutului Pedagogic
Bucure ti pe anul 1956, Bucarest 1956, p. 263-296 ; V. Pervain, « Din relatiile », passim ;
397
mois, de mai 1395 à décembre 1396 et elle a été déjà reconstituée par plusieurs
auteurs et surtout par Octavian Iliescu, ce dernier en y ajoutant des contributions
sigillographiques et numismatiques dont la plus importante est, à n’en pas douter,
l’examen des monnaies de Vlad qui a frappé trois séries de ducats d’argent
regroupées en onze émissions différentes. Laissons donc la parole à cet auteur,
qui a résumé ainsi le règne de Vlad Ier :
« À en juger d’après l’importance des événements qui ont marqué son règne – dont la durée
n’a pas dépassé quinze mois –, nous devons admettre que Vlad était doué d’un nombre de qualités
qui faisaient de lui un bon commandant militaire et en même temps, un expérimenté homme d’État
et diplomate. Rappelons ici brièvement d’abord ses exploits : en mai 1395, Vlad, à la tête des forces
rassemblées autour de lui en Olténie et avec l’aide d’un contingent ottoman, combat le corps
expéditionnaire d’Étienne de Losoncz et lui inflige une défaite totale au passage d’une grande
rivière, vraisemblablement le Jiu. Il s’agissait d’un millier de soldats aguerris envoyés en Valachie
comme avant-garde de l’armée hongroise dans le but de reconquérir la forteresse de Turnu, à
l’embouchure de l’Olt et en face de Nicopolis, occupée par les Ottomans en 1394>> ; <<fin août
1395, Vlad surprend et défait l’armée hongroise commandée par le roi Sigismond, sur son chemin
de retour entre Vârciorova et Orsov>>, plus précisément après Séverin, dans le défilé <<qui perce
les montagnes de Cerna de l’Est en l’Ouest”. Ici, au lieudit Posada, le roi hongrois subit “une grave
défaite>> ; <<septembre 1395, Vlad et les forces qu’il dirige obligent Mircea d’abandonner le siège
princier d’Arge et de se retirer dans ses duchés transylvains60 ; août 1396, Vlad essaya de barrer la
route vers Nicopolis des forces alliées de Mircea et de Stybor (le voïévode de Transylvanie), mais
la confrontation se termina par un combat individuel entre ce dernier et Vlad, combat gagné par le
voïévode de Transylvanie. Enfin, chassé par Mircea après Nicopolis, Vlad, enfermé à Cetatea
Dâmbovitei et assiégé là par Stybor, résista un bon laps de temps avant de se rendre »61.

Citons aussi les conclusions d’Octavian Iliescu :


« Le dénominateur commun de toutes les actions entreprises par Vlad est l’opposition
contre l’alliance valaque-hongroise, établie à Brasov, le 7 mars 1395, par Mircea et Sigismond.
Ajoutons à ces considérations deux faits fournis par la sigillographie et l’héraldique : d’une part, la
légende du grand sceau de Vlad est rédigée en slave et non pas en latin, comme c’est le cas du
sceau analogue de Mircea ; d’autre part, la place accordée par Vlad au fascé de l’écu parti figurant
au droit de ses monnaies est en position secondaire jusqu’à la date de son hommage prêté au roi de
Pologne. À la lumière de ces faits, de nature différente, nous avons le tableau complet des
circonstances politiques qui ont promu l’apparition et l’ascension de notre personnage : il s’agit
d’une réaction à la fois anti-hongroise et anti-catholique, déclenchée par un groupe de boyards qui
possédaient de vastes domaines dans l’Ouest de l’Olténie et dans le Banat de Séverin. L’attitude
hostile à l’égard de l’alliance de Bra ov, adoptée par les seigneurs mentionnés plus haut, avec Vlad
à leur tête, était sans doute motivée par la crainte d’une reprise de l’expansion hongroise au Sud des
Carpates, à l’abri de la nouvelle alliance. Il faut, d’ailleurs, reconnaître que la méfiance de Vlad et
des boyards olténiens vis-à-vis des véritables intentions nourries par Sigismond était bien justifiée.
Depuis déjà longtemps, les rois de Hongrie convoitaient la maîtrise du Danube inférieur, de Séverin
jusqu’à Kilia. Sigismond lui même, en 1395, avait placé ses propres châtelains dans la forteresse de

O. Iliescu, « Vlad Ier, voïvode de Valachie : le règne, le sceau et les monnaies », RRH 27 (1988),
p. 73-105.
60
Précisons qu’à cette occasion, Vlad accompagna une armée turque dans le premier raid
connu en Transylvanie : cf. G. Gündisch, « Die Türkeneinfälle in Siebenbürgen bis zur Mitte des
15. Jhds. », RRH 13 (1974), p. 415-443.
61
O. Iliescu, « Vlad Ier », p. 98-99 et passim.
398
Turnu, qui appartenait pourtant à la Valachie. On peut même se demander ce qui aurait pu advenir,
à Mircea et à la Valachie, si à Nicopolis, Sigismond, et non pas B yaz d, eût remporté la victoire.
Sigismond victorieux n’aurait-il pas profité de la victoire pour réaliser le but de ses prédécesseurs,
en réduisant la Valachie au même état de dépendance féodale où se trouvait la Transylvanie ? Le
Danube aurait été alors entièrement mis sous le contrôle de la Hongrie, de Bratislava à Kilia. Vlad
représenta donc une réaction anti-hongroise et anticatholique manifestée d’abord en Olténie, pour
les motifs esquissés plus haut. Il n’a pas été installé à Arge par B yaz d; même si Vlad a demandé
de l’aide aux Ottomans, c’est grâce à l’appui des forces internes qu’il s’est emparé du pouvoir
Suprême. Pour le même motif, Vlad ne doit son ascension au trône de Valachie ni à Étienne Ier, le
voïévode de Moldavie, ni à Vladislav Jagellon [le roi de Pologne]… ; d’ailleurs, Vlad est entré en
relation avec les deux souverains après son installation à Arge et non pas auparavant. Somme
toute, en renouant un tel système de relations, Vlad menait une politique d’équilibre, nécessaire à
un pays très petit entouré de voisins trop forts. Il a représenté donc une de ces réserves dont un
peuple a toujours besoin, pour faire face aux vicissitudes diverses de son histoire »62.

Cette longue citation résume parfaitement la véritable percée conceptuelle


opérée par l’article d’Octavian Iliescu dans l’historiographie roumaine. Sans
tomber dans le péché de patriotisme local – il était lui-même originaire de
Craiova – le savant numismate a saisi dans toute son ampleur le sens de l’action
de Vlad Ier et de ses partisans, les grands boyards olténiens de la fin du XIVe
siècle. À partir de ce moment, l’histoire de la Valachie sera marquée par la
confrontation, au sein de la classe politique du pays, les boyards, entre les tenants
d’une alliance avec la Hongrie, d’une part, et les partisans d’un pacte avec les
Ottomans – paiement du tribut contre le respect de l’autonomie et des institutions
du pays. À la longue, cette dernière ligne politique a eu gain de cause, des traités
ont été conclus avec les Ottomans63 et la Valachie, tout comme la Moldavie et la
Principauté de Transylvanie (XVIIe –XVIIe siècles), a pu conserver son existence
étatique alors que tous les pays balkaniques et même la Hongrie centrale ont été
intégrées dans l’Empire Ottoman pour des périodes plus ou moins longues.
Mais pour le moment, en 1397, l’atmosphère n’était pas propice à un traité
de paix avec les Ottomans. Mircea l’Ancien s’attendait à chaque moment à de
nouvelles attaques ottomanes, alors que Sigismond de Luxembourg et Manuel II
Paléologue, alliés dans la croisade contre les « infidèles », attiraient à leur cause
la Pologne, la Lituanie et la Moldavie. Finalement, après une dernière attaque de
Mircea contre une armée turque sur le Danube (1400), l’Empire Ottoman passait
par la plus grave crise de son histoire : la défaite et la capture de B yaz d à
Ankara par Timur Lenk. Pour le prince valaque, c’était là une formidable
occasion de s’ériger en arbitre de la situation, ce qu’il fit en soutenant plusieurs

62
O. Iliescu, « Vlad Ier », p. 100-101.
63
Pour l’histoire de ces traités improprement appelées « capitulations », voir, en dernier,
. Papacostea, Evul Mediu, p. 93-108 ; M. Maxim, « Cu privire la în elegerile de pace româno-
otomane din timpul domniei lui Mircea cel Mare », dans Marele Mircea voievod, p. 365-396 ;
idem, rile Române i Înalta Poart . Cadrul juridic al rela iilor româno-otomane în Evul Mediu,
Bucarest 1993.
399
prétendants au trône des sultans64. L’histoire semblait lui donner raison, surtout
après la réconciliation qui semblait définitive entre Sigismond de Luxembourg et
Vladislav Jagello, en 1412, à Lublau, traité qui ouvrait la voie à la formation d’un
puissant front chrétien au Nord du Danube. Mais l’illusion ne dura pas longtemps
et en 1417, le nouveau sultan Mehmet Ier entamait une puissante campagne
contre Mircea qui, vaincu, fut obligé de payer un tribut annuel, d’envoyer un ou
deux fils otages, et aussi des fils de ses plus importants boyards65, et promettre de
prendre part à l’avenir aux expéditions guerrières du sultan. Qui plus est, il perdit
plusieurs forteresses danubiennes en Dobroudja, plus Giurgiu et Turnu, qui
étaient les plus proches de sa capitale66. Cette dernière défaite lui fut fatale et un
an plus tard le prince valaque descendait dans la tombe qu’il s’était préparée dans
sa fondation de Cozia, sur le territoire de cette Olténie qui lui avait causé tant de
tracas.
Reste à dire quelques mots sur ces boyards olténiens qui avaient levé
l’étendard de la révolte contre la politique de croisade et d’alliance avec la
Hongrie que Mircea avait inaugurée en 1395, qui avait mené au désastre de
Nicopolis en 1396, mais qui semblait avoir triomphé après 1402 pour finir
piteusement en 1417. Leur heure sonnera à partir de 1420, lorsque le fils et
successeur au trône de Mircea, le prince Mihail (Michel), partisan de l’alliance
avec la Hongrie, perdit le trône et la vie dans une confrontation qui dura deux ans
avec Mehmet Ier67.
En 1419, Sigismond de Luxembourg réoccupait Séverin, qui restera
hongroise jusque vers 146868. Confronté à la détermination de Mehmet Ier de
contrôler la ligne du Bas-Danube et pour répondre aux craintes des Valaques, le
roi empereur émettait, le 29 septembre 1419, une « charte royale pour la foi : que
toute la Valachie garde sa foi et sa loi », selon l’inscription figurant sur le verso
de la lettre ouverte adressée « à tous ceux qui habitent la Valachie, qui est
“soumise à la dynastie des” Basarab, à leur demande ». On y apprend que
l’higoumène Agathon de Tismana, le successeur de Nicodème, s’était rendu à
Oradea auprès de l’empereur pour lui demander, au nom de tous et en échange de

64
P.P. Panaitescu, Mircea cel B trân, passim ; . Papacostea, « La Valachie et la crise des
structures de l’Empire ottoman (1402-1413) », RRH 25 (1986), p. 23-33.
65
Cette pratique fut continue sous les princes ultérieurs : cf. note 68, infra.
66
P.P. Panaitescu, Mircea cel Batrân, p. 341-344.
67
Al.A. Vasilescu, « Urma ii lui Mircea cel B trân pân la Vlad epe (1418-1456) », RIAF
XV (1915), p. 120-170, notamment p. 120-134 ; Viorica Pervain, « Lupta antiotoman a rilor
române în anii 14191420 », AIIAI XIX (1976), p. 55-79 ; V. Ciocâltan, « Competi ia pentru
controlul Dun rii inferi are (1412-1420) », SRI 35 (1982), p. 1090-1203.
68
P. Binder, « Contribu ii », p. 636-637. Une armée ottomane conduite par Ali Mihaloglu
passe le Danube au début de l’été 1468, incursion durant laquelle Séverin a pu être conquise et
rendue à la Valachie : Hurmuzaki, Documente, II/2, no CLXI, p. 182 ; Hurmuzaki, Documente,
XV/l, no 115, 116, 117, p. 66-67. Le dernier ban ou châtelain connu de Séverin est tefan de
Mâtnic, en 1467, alors qu’en 1470, on rencontre les frères Mihai et tefan de Mâtnic, qui sont
désignés comme anciens bans : Hurmuzaki, Documente, II/2, no CLV, p. 176, no CLXXXI, p. 198.
400
la vassalité, « que tous leurs monastères et toutes les églises et les moines et les
popes et tous les hommes qui habitent dans ce pays puissent conserver leurs lois
et de vivre dans leur foi ». Ce que le roi empereur leur accorde sans aucune
restriction69. Deux autres chartes, l’une de 1418 et l’autre d’octobre 1419,
confirment aux moines de Vodi a et de Tismana leurs privilèges et possessions se
trouvant dans la Zone de Séverin70.
Ces privilèges arrivaient trop tard : dans une dernière rencontre avec les
Ottomans, avant le 26 mai 1420, le prince Mihail perdait la vie ensemble avec ses
fils. À sa place, Mehmet Ier installe un autre fils de Mircea, Radu II, plus connu
sous le sobriquet de « Praznaglava » (le chauve), qui règne de mai 1420 à octobre
142271. C’était le premier prince valaque nommé directement par le sultan et son
règne inaugure la nouvelle politique d’entente avec l’Empire Ottoman auquel
Radu était lié par un traité, vraisemblablement oral, contenant, outre le paiement
du tribut, la fameuse clause « ami de nos amis, ennemi de nos ennemis ».
Appliquée aux relations avec la Hongrie, cette formule subordonnait la position
et l’attitude de Radu II aux aléas des confrontations et des trêves conclues entre
les deux adversaires, mais elle représentait néanmoins le programme des boyards
olténiens qui avaient élevé au trône Vlad Ier en 1395. Par conséquent, il n’est pas
étonnant de retrouver ces derniers dans le Conseil princier, où ils remplacent les
boyards fidèles à Mircea et à Mihail Ier.

*
Le premier nom qui nous intéresse est celui du jupan Vâlcsan Florev, donc
fils de Florea (actif 1421-1422, 1436, 1440-1445), qui apparaît dans les actes de
Radu Praznaglava entre mai 1421 (premier acte connu de ce prince) et 21
novembre de la même année (dernier acte connu)72. Les membres de ce Conseil
sont tous des grands boyards qui ne remplissent pas des fonctions à la Cour, à
l’exception du chancelier Micul Pop or. Vâlcsan, fils de Florea, est l’ancêtre de
la famille Florescu, qui avait comme résidence principale, au XVe siècle, Flore tii
pe R stoaca, à une quarantaine de kilomètres au Nord-Ouest de Bucarest, près de
Bolintin73. Pourtant, ils étaient à l’origine des boyards olténiens avec des

69
DRH, B, I, no 46, p. 92-93. C’était, d’ailleurs, le cas aussi en Transylvanie et Banat, où les
nobles roumains, si nécessaires à Sigismond dans la lutte contre les Ottomans, bénéficient de la
liberté religieuse et se voient confirmées leurs possessions : . Papacostea, Evul Mediu, p. 62-70.
70
Ibidem, p. 88-90 et 93-95.
71
Al.A. Vasilescu, « Urma ii », p. 134-138 ; I. Minea, Principatele române, passim ; Viorica
Pervain, « Lupta antiotoman la Dun rea de Jos din anii 1422-1427 », AIIAI XXVI (1983-1984),
p. 85-117 ; C. Rezachevici, Cronologia domnilor din ara Româneasc i Moldova, a. 1324-1881,
I, Secolele XIV – XVI, Bucarest 2001, p. 85-86.
72
Pour sa carrière, voir N. Stoicescu, Dic ionar, p. 27.
73
Leur généalogie a été reconstituée, dans les limites de la documentation de l’époque, par
G.D. Florescu, « Un sfetnic al lui Matei Basarab, ginere al lui Mihai Viteazul », RIR XI (1942),
p. 67-94 ; idem, « Vintil I din Corn eni », dans În amintirea lui Constantin Giurescu, éd.
401
propriétés dans le Gorj, avec Tismana comme résidence principale, et aussi dans
le Mehedin i74. Pour commencer, Vâlcsan et sa femme Maïna marient leur fille,
Vlada, à Barbu, grand échanson entre 1431-1436, l’ancêtre de la famille
Craiovescu75 ; en effet, le fils de ces derniers, Neagoe, connu avec l’épithète de
Streh ianul (de Strehaia)76, est le père des quatre frères Barbu, Pârvu, Radu et
Danciul, qui ont dominé la politique de la Valachie entre 1482 et 152077. Deux
générations plus tard, Radu Craiovescu (actif entre 1483-1508), grand
chambellan (postelnic) et vlastelin, donc boyard proche de la « maison »
princière, allait épouser Velica de itoaie, la fille de Vintil Florescu (actif entre
1468-1489, † ante septembre 1491), le seul fils connu de Vâlcsan78.
Vintil Florescu pose un problème très intéressant. Ce boyard est, en effet,
le premier qui porte un nom de famille (acte du 5 juin 1483), avant Barbu
Craiovescu (13 juillet 1487), ce qui prouve que, dans son cas précis, c’est le nom
du grand-père Florea qui en est l’origine. Membre du Conseil de Radu le Beau
entre 1468 et 1475, puis de Basarab Laiot (1475), de Basarab epelu (entre
1478-1481) et enfin de Vlad le Moine (1482-1489), lorsqu’il est qualifié de
jupan, puis comte palatin (vornic), il est un des trois premiers conseillers de ce
prince avant les frères Craiovescu79. Son poids politique a dû être considérable et
pourtant deux chartes de Vlad le Moine tendent à prouver qu’il a dû restituer au
monastère de Tismana pas moins de dix villages, sept dans le Gorj (dont le
village même de Tismana et les villages voisins) et les trois autres dans le

C.C. Giurescu, Bucarest 1944, p. 201-248.


74
Il s’agit d’abord d’un village (Mosti te) sis sur le territoire actuel de la ville de Turnu-
Séverin ; onze autres – Ciorb reni, Belo-Izvor / Izvorul-Alb (auj. Izvoarele), Gruia, Prestol, Cujmir,
Anini , Bolbo ani, tiubeiu et Risipi i, Orehovi a et Iablani a – dans l’intérieur et en face du grand
coude que fait le Danube au Sud de Turnu-Séverin, près de Ostrovul Corbului. L’identification de
ces villages a été faite grâce aux ouvrages indispensables pour toute recherche de ce genre de
Melentina Bâzgan, Jude ele rii Române ti pân la mijlocul secolului al XVIII-lea, Bucarest
2004, et Indicatorul localit ilor medievale din ara Româneasc pân la 1831, Bucarest 2004,
auxquels s’ajoute Ghidul drumurilor din România, publié par Automobil-Club Regal Român,
Bucarest 1928.
75
N. Stoicescu, Dic ionar, p. 23 et 27 (à corriger la confusion entre Barbu l’échanson et Barbu
sénéchal.
76
Ibidem, p. 23.
77
Cette alliance est prouvée par les deux anciens obituaires des Craiovescu, celui du
monastère de Bistri a, leur fondation, et celui du monastère Saint-Paul de l’Athos, voir I.C. Filitti,
Banatul Olteniei i Craiove tii, Craiova 1932, p. 28, pour le premier, et DRH, B, II, no 2, p. 8.
78
N. Stoicescu, op. cit., p. 19. Velica avait comme dot au moins itoaie, Viianul et peut-être
M cesul (M riu a), dans le dépt. de Dolj. Pour d’autres villages de sa dot, voir infra, note 104.
79
Pour expliquer la faveur exceptionnelle dont jouissait ce boyard auprès des princes Radu le
Beau et Vlad le Moine – qui étaient demi-frères, car fils de Vlad le Diable (Dracul) –,
G.D. Florescu, Divanele domne ti din ara Româneasc , I (1389-1495), Bucarest 1943, p. 228-
229, a supposé qu’il était l’époux d’une de leurs soeurs. Si cette hypothèse est exacte, alors
l’épouse de Vintil Florescu pourrait être dame Anca, morte entre 1512-1521 et enterrée à
Strâmbu-G iseni ; ibidem, . 294.
402
Mehedin i, près de Séverin80. Le premier groupe était formé, en 1483, de
« Tismeana des deux côtés de la rivière Tismana, Pocruia en entier (s" v"sem
hotarom), Godine tii en entier, Sârb orii en entier et Ohaba en entier, parce que
jupan Vintil logothète l’a achetée à Stanciul Cortofle pour 160 florins », le
prince y ajoutant d’autres parts de village. Le deuxième groupe, qui revient au
monastère en 1491, après la mort ou la retraite de la vie politique de Vintil
Florescu, se composait de « Bahna avec son domaine (s" drojavom si), Petrovi a
avec son domaine, Plo tina sur l’ancienne frontière (po stari hotar), F rc esti
avec son domaine, tout ce que possédait jupan Vintil , et Br tie tii avec son
domaine, depuis les jours de Radul voïévode », ces deux derniers villages dans le
Gorj.
L’énumération des villages possédés par Vintil Florescu soulève la
question de leur origine : les trois villages de Mehedin i – Bahna, Petrovi a et
Plo tina – sont des anciennes donations princières de Vladislav-Vlaicu, en 1374,
pour Vodi a (« seli tea Bahnei » et Petrovi a) et de Mircea l’Ancien, en <1400-
1418> (Plo tina). Il s’agissait là, observe Ion Donat, de « tout le territoire depuis
la frontière du Banat jusqu’à Séverin, y inclus le chemin du défilé des Portes de
Fer »81. La superficie totale de ce domaine unitaire (connu aussi sous le nom de
Jido ti a ou Bresni a) offert par Vladislav-Vlaicu et Mircea aux monastères de
Vodi a, de Tismana et de Cozia était d’environ 25 000 hectares et formait le
hinterland de la forteresse de Turnu-Séverin. Une fois cette forteresse entrée en
possession de la Valachie, les princes respectifs ont hérité de ce domaine qu’ils
ont offert à leurs fondations religieuses82. On connaît pas moins de dix
confirmations princières de Bahna entre 1374 et <1477-1482>, deux pour
Petrovi a et six (entre <1400-1418>) pour Plo tina. Et toutes ont comme
bénéficiaire les monastères de Vodi a et de Tismana, dont les domaines ont été
réunis à la fin du XIVe siècle. Alors, comment expliquer leur possession par
Vintil Florescu ?
C’est le deuxième acte, celui de 1491, qui nous donne la réponse : depuis le
règne du prince Radu le Beau, dont Vintil a été conseiller à partir de 1468. C’est
aussi l’année où Séverin a été occupée par la Valachie avec l’aide des Ottomans,
semble-t-il, et donc ces domaines récupérés ont été offerts au favori princier et
non plus au monastère de Tismana, son ancien propriétaire83.
Revenant aux sept villages de Gorj, confirmés en 1483, nous constatons

80
Actes du 1er juin 1483 et 3 septembre 1491 : DRH, B, I no 186, p. 302, no 228, p. 365-367.
81
I. Donat, Domeniul, p. 19.
82
Ibidem, p. 113-114.
83
Par ailleurs, des modifications de la frontière s’étaient produites depuis, car dans l’acte de
1491, le prince précise que « pour ce que les Turcs ou les Hongrois ont pris, Ma Seigneurie ne
pouvons rien faire, et les biens qui se trouveront en Valachie sous la domination de Ma Seigneurie,
je les ai offerts à nouveau au saint monastère pour que les moines les possèdent [...] tout ce que les
moines ont détenu depuis le règne du frère de Ma Seigneurie, le voïévode Radul » : DRH, B, I,
no 228, p. 366-367.
403
qu’il s’agissait d’un groupe compact autour de Tismana, de tout le village de
Tismana « sur les deux côtés de la rivière Tismana », et d’un septième,
F rc esti, situé sur le Jiu, plus au Sud. La situation est ici un peu plus
compliquée, car deux parts de Tismana avaient déjà été offertes au monastère par
le fondateur, Radu Ier (l’acte est perdu), et confirmées, en 1385, par le prince Dan
Ier ; Pocruia avait été offerte vers 1392 par Mircea l’Ancien, Sârb orii par
l’empereur Sigismond de Luxembourg, en 1428, Godine ti et F rc e ti par Radu
le Beau, en 1464. Enfin, Vintil Florescu possédait Br tie ti depuis le règne du
même Radu le Beau et avait acheté Ohaba, pour 160 florins, à une date inconnue.
Tout ceci est fort compliqué, car les deux actes de 1483 et de 1491 ne spécifient
pas comment Vintil Florescu était entré en possession de ces dix villages et ne
parlent pas non plus d’abus de pouvoir et d’usurpation au détriment du
monastère, comme cela a été le cas lorsque les puissants boyards Craiovescu ont
offert à leur monastère de Bistri a une moitié du village de Tismana84.
Nous pensons que la réponse se trouve dans le cas précis du village de
Tismana. En effet, en dépit des dires de l’acte de 1483, nous constatons que la
part de Vintil Florescu est restée dans la propriété de sa famille encore une
génération et qu’elle a été définitivement donnée au monastère par son fils,
Dr ghici Florescu, mort après 153785. En <1547>, le grand logothète (chancelier)
Radu Dr goescu donnait une charte au monastère de Tismana, par laquelle il
confirmait que le village « a été la propriété [dedina, terre patrimoniale héritée]
depuis les temps anciens de mon défunt beau-père, le comte palatin Dr ghici, et
il l’a donné au saint monastère pour être sa propriété. Et ainsi, moi aussi, je
donne ce village de Tismana pour être dedina au saint lieu »86. La donation par
les « fondateurs » Vintil logothète et ses petits-enfants, les fils du comte palatin
Dr ghici, Radu Dr goescu et Vintil de Corn eni (en fait, les gendres de ce
dernier), est confirmée en <1546> par le prince Mircea le Pâtre (Ciobanul)87. La
question reste obscure pour le XIVe siècle, mais on peut se demander s’il ne
s’agissait, dès le départ, d’une donation masquée selon les mots de Ion Donat : un
boyard offre un village à un monastère princier et plus tard les actes officiels
affirment que c’est le prince lui-même qui en a fait don du village respectif. Il est
donc possible que l’ancêtre Florea ait offert à Tismana une partie du village
homonyme, et que cette donation ait été masquée par la Chancellerie princière88.
La conclusion que nous présentons sous forme d’hypothèse est que
Tismana et les autres villages des alentours, propriétés de Vintil Florescu depuis
le règne de Radu le Beau, n’étaient pas le résultat d’un rapt, mais le retour au
descendant d’un domaine ancien que le clan avait perdu à un certain moment et

84
Cf. l’acte de Mircea Ciobanul du 26 avril <1546> : DRH, B, IV, no 199, p. 241-243.
85
Pour sa carrière, voir N. Stoicescu, Dic ionar, p. 55-56 ; t. Andreescu, Perspective, p. 49-50.
86
DRH, B, IV, no 225, p. 267.
87
DRH, B, IV, no 199, p. 241-243.
88
I. Donat, Domeniul, p. 17.
404
qui avait été offert au monastère par Mircea l’Ancien. Ce moment nous semble
être la révolte des boyards olténiens, avec à leur tête Vlad Ier, en 1395-1396, et la
répression qui s’en est suivie et a été menée avec une poigne de fer par le prince
Mircea, qui a supprimé par la même occasion l’autonomie de l’Olténie et la
Métropole de Séverin89. L’étude de Ion Donat sur le domaine rural princier a
abouti à la conclusion que, parmi les princes valaques des XIVe – XVIe siècles,
Mircea a possédé (dans le sens de « disposer de ») le plus grand nombre de
villages – 81 –, qu’il a distribués aux monastères et à ses fidèles. Par
comparaison, des princes confrontés à de multiples révoltes et coups d’État bien
documentés, ont possédé beaucoup moins : Vlad l’Empaleur ( epe ) – 5 villages,
Mihnea le Mauvais (cel R u, 1508-1510) – 8 villages, Radu de Afuma i (1522-
1529, avec des interruptions) – 33 villages, Mircea le Pâtre (1545-1554, 1558-9)
– 37 villages, Vlad le Moine et Alexandru Mircea (1568-1577) – 41 villages,
Radu le Beau – 45 villages, Neagoe Basarab (1512-1521) – 68 villages, Radu
Paisie (1535-1545, avec des interruptions) – 73 villages90. Les villages
confisqués pour haute trahison forment la majorité des biens que les princes des
XIVe – XVIe siècles redistribuent en les offrant à des couvents, à des fidèles ou
bien, le plus souvent, aux autres membres du clan du traître. Dans le cas qui nous
intéresse, nous pensons que Mircea l’Ancien a confisqué les villages du jupan
Florea, l’ancêtre du XIVe siècle, et les a donnés au monastère de Tismana avec
des graves malédictions à l’adresse de ceux qui oseraient contester cette
donation. Ce monastère a dû être construit sur les terres de Florea, qui doit être
considéré comme co-fondateur avec Nicodème et Radu Ier, mais la disparition de
l’acte de fondation et le grand nombre d’actes suspects ou avec des modifications
(faux, ratures, ajouts de toutes sortes, trous et taches suspects dans le texte)
conservés dans ses archives – les plus riches de Valachie – font que sa mémoire
ait été effacée. Le prince Mircea et les moines le savaient très bien, quand Mircea
envoie, en <1407>, une lettre spéciale à tous les villages de Tismana, leur
précisant qu’ils n’appartenaient pas (ou plus) aux boyards comme biens
patrimoniaux hérités (otcina et ohaba), mais au monastère, et qu’ils devaient
refuser d’effectuer des corvées ou payer des taxes ou amendes aux boyards qui
oseraient les leur réclamer. Et le prince de conclure :
« Et ceux de mes boyards qui essayeraient de devenir vos maîtres ou de vous faire travailler
pour eux, n’importe qui, vous les frapperez à la tête »91.

Après la mort de Mircea, les moines de Tismana obtiendront des privilèges


de l’empereur Sigismond de Luxembourg (en 1418, 1419, 1428) et de Jean
89
Cette dernière décision pourrait expliquer le conflit avec le vieux Nicodème, le co-fondateur
et premier abbé de Tismana, qui écrivait en Transylvanie un Evangéliaire slavon « dans la sixième
année de sa persécution » (gonenie), et le datait 1404-1405 (6913) : voir P.P. Panaitescu, Mircea
cel B trân, p. 152.
90
I. Donat, Domeniul, p. 92-93.
91
DRH, B, I, no 33, p. 71-72.
405
Hunyadi (Iancu de Hunedoara), voïévode de Transylvanie et comte des Szeklers
et de Timi oara (en 1444). Ce fait sans précédent a soulevé l’étonnement des
historiens et certains ont même avancé l’idée que les privilèges étaient des faux92.
Quoi qu’il en soit, il est certain que Tismana était un monastère
puissamment fortifié dès le commencement93, en tout cas à la fin du XVe siècle
on parlait de la forteresse d’ici (grad) et la localité avait le statut de ville où
siégeait un ban de Tismana (première mention en 1454/6) et un autre à Strehaia,
le ban de Mehedin i (1511)94. Cette forteresse, refaite et agrandie en 1646-165195,
faisait partie d’une véritable chaîne d’observation et de défense de la frontière
septentrionale de la Valachie depuis les XIIIe – XIVe siècles96.
Par conséquent, les Florescu, la plus ancienne famille nobiliaire de
Valachie connue à ce jour, dont les origines remontent à la seconde moitié du
XIVe siècle, et qui a des descendants encore aujourd’hui, les Florescu semblent
avoir été originaires du Gorj, plus précisément de Tismana et de ses alentours. Ce
qui n’empêcha pas le clan de posséder environ douze villages dans le Mehedin i
(et même plusieurs, à certains moments). À ce sujet, et l’observation est valable
pour tous les autres domaines fonciers nobiliaires, il convient de rappeler la
conclusion importante de Ion Donat au sujet des donations princières en Valachie
au Moyen-Âge :
« On connaît par les documents de cette période toute une série de boyards auxquels les
princes ont donné des villages, mais aucun grand domaine de Valachie ne s’est formé de cette

92
Al.A. Vasilescu, « Diplomele lui Sigismund I, regele Ungariei, i Ioan Huniade voivodul
Transilvaniei dela mân stirea Tismana sunt false », RIR XIII/4 (1943), p. l114 ; comte rendu
critique par P.P. Panaitescu dans RHSEE XXII (1945), p. 327-337. Pour les actes de Tismana, voir
A. Sacerdo eanu, « Câteva observa ii cu privire la documentele lui Mircea cel B trân pentru
mân stirea Tismana », MO IX (1957), p. 603-614 ; I. Donat, « Num rul i valoarea documentelor
provenite din mân stirile Olteniei », MO XXII (1970), p. 883-894. Pour une étude générale de la
Chancellerie de Mircea, voir D.P. Bogdan, « Cancelaria lui Mircea cel Mare », SRI XXXIX (1986),
p. 659-68, 729-745.
93
Gh.I. Cantacuzino, « Considera ii arheologice în leg tur cu trecutul mân stirii Tismana »,
Studii si cercetari de istorie veche, XLVII/1 (1996), p. 364 ; idem, Cet i medievale din ara
Româneasc în secolele XIII – XIV, Bucarest 2001, p. 240.
94
Radu ban de Mehedin i : Hurmuzaki, Documente, XV/l, no CCCLXXXV, p. 213 ; I. Donat,
Domeniul, p. 183-184. C’est sans doute lui le « petit ban » (micul ban, dans l’original) qui sera
exécuté par Neagoe Basarab en 1512 ou dans les années suivantes : voir le mémoire non daté des
boyards valaques au sultan Selim Ier chez M.A. Mehmet, « Dou documente turce ti despre Neagoe
Basarab », SRI XXI (1968), p. 928. Rappelons que le prince Michelle le Brave (1593-1601) était,
en 1588, ban de Mehedin i et remplaçait son oncle Iane Cantacuzène dans la dignité de ban de
Craiova : N. Stoicescu, Dic ionar, p. 70.
95
Voir la description de Paul d’Alep, en 1655, dans C l tori str ini, VI, p. 196-199 ; la
description de 1731 due à l’ingénieur autrichien I.G. Weiss, chez Al.A. Vasilescu, « Descrierea i
proiectele de fortifica ie a mân stirilor mai însemnate i a locurilor strategice din Oltenia, întocmite
în 1731 de Inginer Maior I.C. Weiss », AO VII (1928), no 37-38, p. 248-286 (pour Tismana, voir
pp. 263-268, avec un dessin).
96
Gr. Ionescu, Istoria arhitecturii în România, I, Bucarest 1963, p. 110 ; Gh.I. Cantacuzino,
Cet i, p. 47-8.
406
façon. La situation s’explique, tout d’abord, par le fait que les princes de la période en question
[XIVe – XVIe siècles] ne possédaient pas de grand domaine public d’où ils auraient pu faire des
donations, et c’est pour cette cause que, lorsqu’ils voulaient le faire, ils étaient obligés d’acheter des
villages “de leur fortune personnelle”, comme il est souvent précisé dans les documents [...]. On
pourrait arguer que les princes ont eu la possibilité de se créer des réserves de villages par la voie
des confiscations pour haute trahison. Les documents mentionnent, en effet, un certain nombre de
villages “tombés entre les mains de la couronne”, qui ont été offerts à des favoris, [...] mais la
recherche méthodique des actes concernant les donations de cette catégorie montre que les villages
respectifs sont retournés, presque toujours, tôt ou tard, dans la famille de l’ancien propriétaire.
[...] Les donations des villages confisqués pour haute trahison n’ont pas renouvelé les rangs de la
grande aristocratie valaque et n’ont pas créé des domaines permanents »97.

Ce qui signifie que le domaine des Florescu du Gorj et de Mehedin i avait


une origine très ancienne, vraisemblablement des XIIIe – XIVe siècles.
Un autre groupe de sept villages appartenant à ce clan se trouvaient autour
de Flore tii pe R stoac , dans le département de Dâmbovi a (auj. Ilfov), leur
résidence98, où le grand palatin Dr ghici, le fils de Vintil Florescu, construisit le
monastère familial de Strâmbu, dans le village voisin de G iseni, entre 1512 et
152199. Le fondateur offrit au monastère trois villages voisins100 et il possédait
encore Drug ne ti, Poiana Lung 101 et Luciia ou Luica102.
Mais les Florescu possédaient encore un groupe de cinq villages dans le
complexe territorial de C t lui, près d’Olteni a, (dépt. d’Ilfov, auj. C l ra i),
situé dans l’espace compris entre le Danube et le cours parallèle de l’Arge , avec
au milieu le lac Greaca ; il s’agissait de Din e ti, Fâsâieni, Dobre ti et
Vladimire ti, hérités par Dr ghici de son père, et de Drumul-Baiului, acheté par
Dr ghici sous le règne de Radu de Afuma i103. Dans cette région, les propriétés

97
I. Donat, Domeniul, p. 177-178.
98
Mentionnée, en 1477, comme lieu d’émission de trois chartes du prince Basarab Laiot ,
Flore ti, auj. Stoene ti Flore ti, dépt. Giurgiu : I. Bogdan, Documente privitoare la rela iile rii
Române ti cu Bra ovul i ara Ungureasc în secolele XV i XVI, I (1413-1508), Bucarest 1905,
no 282 et 283, p. 335-336 ; DRH, B, I, no 154, p. 257.
99
M. Cazacu – t. Andreescu, « Un monument necunoscut din epoca lui Matei Basarab »,
Magazin istoric VI/1 (1972), p. 11-12, et la bibliographie chez N. Stoicescu, Bibliografia, I, s.v.
G iseni. Voir aussi M. Cazacu, « Droit de patronat et généalogie : le cas de la famille Florescu
(XVIe – XIXe siècles) », Hrisovul XV (2009), p. 47-52 (repris ici-même, p. 501-507).
100
Voir un acte du 15 novembre 1605 : DIR, B, XVII/I, no 193, p. 199-201 ; les villages
étaient Once ti, G iseni et V t e ti.
101
Drug ne ti sera partagée entre ses deux filles aînées, Voica et Neacsa ; pour la part de
Voica, voir : DRH, B, III, no 106, p. 169-170 (1530, novembre 27). Par ailleurs, Neac a avait eu
comme dot le village de Voinige ti, dans le Gorj, qui entre dans la possession de la famille des
Dr goescu : DRH, B, XXII, no 106, p. 2258, (1628, juin 10). Voir aussi un acte de 1569, par lequel
Neac a vendait ce village, chez I. Iona cu, « Documente privitoare la Oltenia i jude ul Olt », AO
XIV (1935), no 77-78, p. 107-108. Pour Poiana Lung , acheté par Vintil Florescu sous le règne de
Vlad le Moine et donné au monastère de Strâmbu G iseni, voir DIR, B, XVII/4, no 147, p. 136-137
(1622, juin 1er), no 428, p. 414-415 (1624, mai 29).
102
Acheté par Dr ghici Florescu : DRH, B, III, no 112, p. 177-9, (1531, avril 18).
103
DRH, B, III, no 112, p. 177-179. À noter que Drumul Baiului est resté en entier la propriété
de sa fille Maria, alors que les quatre autres, d’origine ancienne dans la famille, avaient été offerts
407
des Florescu avoisinaient celles des boyards des clans de M rgineni, des
Craiovescu, de uici et de Peri 104.
Enfin, selon Dan Ple ia, qui connaissait mieux que quiconque ces
problèmes, les villages du département de Romana i appartenant au clan des
Craiovesti (plus de 54 villages) provenaient en partie ou dans leur totalité de la
dot de Velica de itoaie, la fille de Vintil Florescu, épouse de Radu Craiovescu
(qui n’avait pourtant hérité que 22 villages de son père)105.
Enfin, on peut mentionner les villages apportés au clan par l’épouse de
Dr ghici, Stan(c)a, fille de Stroe Bugheanu106 : Orboe ti et Br te ti107, Urlue ti et
Bune ti, dans le département d’Arge 108, enfin Bughea, dans la même région, qui
est reçue en dot par une des filles de Dr ghici Florescu mariée à Vlaicu de
Cote ti (actif entre 1549-1578)109.

en dot par moitié à Velica de itoaie (d’où ils passeront à ses descendants pour arriver entre les
mains du prince Radu erban, qui les tenait de sa mère), et par moitié à Dr ghici, qui les légué à sa
fille Maria : voir G.D. Florescu, « Vintil I », p. 212-213.
104
I. Donat, Domeniul, p. 43 et 175. Le monastère de C t lui a été fondé vers 1576 par Stan de
Corbi et Cl te ti, l’ancêtre des familles Cretulescu et Corbeanu, et sa femme, Caplea. Or Caplea
était la fille de Teodosie de Peri (ancêtre des familles des boyards de Bucov, Cocor scu, Filipescu
et Rudeanu) et de sa femme, Maria, issue du mariage de Vintil de Corn eni avec Voica, la fille de
Vintil Florescu. Maria donnera au monastère les parts des villages de Din e ti et Fâsâiani qu’elle
avait reçus en dot de sa mère, prendra le voile et sera enterrée dans l’église de ce couvent
aujourd’hui disparu : voir N. Stoicescu, Dic ionar, p. 102, et les documents publiés dans DRH, B,
VIII, no 258, p. 414, no 268, p. 434 ; DIR, B, XVI/5, no 11, p. 11). Pour C t lui, voir la
bibliographie chez N. Stoicescu, Bibliografia, I, p. 143 ; C. B lan – Gh.I. Cantacuzino, « Date noi
pe marginea cercet rilor arheologice de la mân stirea C t lui », Revista Muzeelor V (1968), p. 547-
553 ; R. Theodorescu, « Un monument uitat din Muntenia medieval : C t lui », SCIA XV (1968),
p. 215-218.
105
D. Ple ia, « Importan a studiilor genealogice pentru istoria rii Române ti (mai ales cu
referire la veacurile XV – XVI) », AG II(VII)/1-2 (1995), p. 17 ; I. Donat, Domeniul, p. 158, avec
la réserve toutefois que certains des villages reçus à l’origine avaient pu être aliénés par ses
descendants. L’acte de partage du domaine des Cantacuzène du 7 février 1668 enregistre huit
moitiés de villages qui provenaient de la dot de Velica, transmis à sa fille lors de son mariage avec
erban d’Izvorani – Vladimire ti, Bezdead (dépt. de Dâmbovi a), Flore ti, R stoaca, Meri (dépt.
d’Ilfov), Gruia, Risipi i et tiubeiu (dépt. de Mehedin i) : cf. N. Iorga, Documente privitoare la
familia Cantacuzino, Bucarest 1902, p. 72-75 (voir aussi supra, note 77) ; C. Rezachevici,
« Domeniul boieresc al lui Radu erban », SRI XXIII (1970), p. 472. Par ailleurs, Dan Ple ia
pensait qu’une partie des domaines de Romana i avaient été apportées aux Craiovescu par Neaga de
Hot rani, l’épouse de Pârvu Craiovescu, les parents du futur prince Neagoe Basarab. Une autre
soeur de Velica, Neac a, mariée à Detco (Datco) d’Izvorani, a eu une dot dont nous ignorons
tout (G.D. Florescu, « Vintil I », p. 217 et notes 2 et 5), mais elle a fini par tomber entre les mains
des boyards de Brâncoveni. Pour Detco, petit puis grand ban et vlastelin (entre 1486-1515), voir N.
Stoicescu, Dic ionar, p. 50-51 ; I. Donat, Domeniul, p. 184.
106
N. Stoicescu, Dic ionar, p. 25.
107
DRH, B, I, no 175, p. 284 ; DRH, B, IV, no 145, p. 181. Après sa mort, Orboe ti reviendra
aux quatre fils de son oncle, Tudor grand logothète d’Orboe ti : DRH, B, IV, no 145, p. 181 (1543).
108
N. Iorga, « Documente mai ales arge ene ale Eforiei Spitalelor Civile », BCIR III (1924),
p. 79-80 (acte du 14 janvier 1605), et no 54, p. 100.
109
DRH, B, VIII, no 181, p. 282 ; la propriétaire est Dobra, la fille de Vlaicu de Cote ti et de
408
La famille Florescu s’éteint en ligne masculine en 1544 avec la mort de
Stroe, décapité par le prince Radu Paisie pour haute trahison ; en effet, Stroe
avait participé à un complot visant à installer sur le trône le prince Laiot
Basarab, qui a régné un mois et a nommé Stroe grand ban de Craiova. Revenu
avec l’aide des Ottomans, Radu Paisie récupère le trône et réussit à capturer
Stroe, qui restera dans l’histoire avec le surnom de « le Fugitif » (Pribeagul )110.
Après sa mort, le nom Florescu, ou de Flore ti, est relevé par sa soeur cadette,
Maria, qui vivra centenaire jusqu’en 1621/2. De son mariage avec un personnage
obscur, Cernica grand chambellan de P tra cu le Bon (1554-1557), Maria aura
plusieurs enfants dont un fils, Radu Florescu (actif entre 1585-1604), un des plus
proches conseillers des princes Michel le Brave (1593-1601) et Radu erban
(1602-1610, 1611), sera le grand homme de la famille111, mais meurt sans
descendants, assassiné par des brigands en 1604112. À partir de ce moment-là, sa
mère, appelée « Maria cea b trân » (Maria l’ancienne, car elle a
vraisemblablement atteint l’âge de 100 ans), va vendre ou donner aux monastères
et à des parents la plus grande partie de sa fortune, dont les restes seront divisés
en 1623, après sa mort, par les collatéraux113. Mais le nom ne va pas disparaître,
car il sera relevé par des collatéraux, puis sera transmis, ensemble avec le village
de Flore ti, par les femmes à des hommes nouveaux, qui redonneront de la
vigueur au clan notamment aux XIXe – XXe siècles. La mention tardive des
propriétés de Mehedin i est une preuve supplémentaire de leur ancienneté, car, à
la différence des achats, qui sont presque toujours revendiqués lors de procès

son épouse, née Florescu, mais dont on ignore le prénom.


110
Il sera enterré dans la nécropole de la famille à Strâmbu-G iseni ; voir l’inscription de sa
pierre tombale chez N. Iorga, Inscrip ii din bisericile României, II, Bucarest 1908, no 135, p. 48,
no 140, p. 49-50 (deux pierres tombales, l’une avec la date erronée).
111
N. Stoicescu, Dic ionar, p. 58-59.
112
Il est intéressant de souligner que Radu Florescu se trouvait alors dans un village qu’il
venait d’acheter quelques années plus tôt, à N m e ti, dans le Muscel, pas loin du domaine de son
arrière-grand-père maternel Stroe Bugheanu, qui avait possédé Bughea, Urlue ti et Bune ti (auj.
dép. d’Arge ). C’était, nous disent d’autres documents, pour se mettre à l’abri des incursions des
Turcs et des Tatares, alors que les brigands de Transylvanie venaient seulement de faire leur
apparition dans le contexte des guerres de 1601-1606. N m e ti sera hérité par un collatéral, Vintil
Corbeanu, d’où il passera à sa fille et ensuite au fils de cette dernière, Mateia N sturel, mort jeune,
qui rendra la liberté aux paysans.
113
Voir G.D. Florescu, « Vintil I », p. 212-213 ; M. Cazacu, « Droit de patronat », p. 48-49,
qui reconstitue la réapparition du nom chez les collatéraux aux XVIIe – XVIIIe siècles. Les villages
de Mehedin i apparaissent ainsi pour la première fois à partir de 1592 (Ciorb reni offert au
monastère Cerna, du Ha eg) et surtout après 1604-1605, quand la vieille dame offre deux villages
(Bâlbo ani et Orehovi a) à l’église métropolitaine de Târgovi te, où elle fait enterrer son fils, deux
autres (Prestolul / Prislop et Cu mirul) au monastère de Cozia, un autre (Poiana Lung , dept.
Dâmbovi a) au monastère de Strâmbu G iseni où elle allait trouver son dernier repos, un village
(Anini ) à la nièce de son fils à l’occasion de son mariage, un autre (Mosti tea) à la veuve de Radu
Florescu, et vend Jablani a et peut-être d’autres, que nous ne connaissons pas encore, alors que le
prince Radu Mihnea s’empare de Belo-Izvor et de Gruia pour les offrir à des favoris. Voir aussi
supra, note 105.
409
ouverts par les successeurs des vendeurs, ces villages sont restés sans
contestation aucune entre les mains du clan. De la sorte, on peut voir là un
héritage des temps anciens, antérieur même à la fondation de l’État valaque,
comme cela a été le cas également des propriétés d’autres clans olténiens, les
Craiovescu, celui de Dan Durduc (XVe siècle) et les Buzescu.

*
Le deuxième boyard olténien qui apparaît dans le Conseil de Radu
Praznaglava, le 19 juin 1421, est le jupan Petre Zamona114. Il disparaît des
Conseils de son adversaire et successeur au trône, Dan II, sans plus laisser de
traces115. Son fils ou petit-fils, Danciu Zamona, reçoit ou se voit confirmer, en
1463/4, le village de Polovragi, dans le Gorj, du prince Radu le Beau116. En 1480,
ses quatre fils – Ticuci, Bran, Radu et P tru – reçoivent du prince Basarab le
Jeune dit « epelus » une charte de confirmation pour leur domaine hérité
(otcina), qui comportait 11 villages autour de Gilort (plus tard Târgul-Gilort)
dans le Gorj et notamment sur la vallée de la rivière Olte , et dix-sept familles
d’esclaves tsiganes117. À ces biens patrimoniaux s’ajoutaient 17 villages entiers
ou parts de villages acquis à différents particuliers, au prince en personne
(Cepturile et Gole tii). Fait intéressant, trois de ces villages avaient été offerts par
le prince à Ticuci, le frère aîné, lors de son mariage avec Dobra, qui devait être
une proche parente de Basarab le Jeune118. Douze ans plus tard, en 1492, le
prince Vlad le Moine confirmait aux « respectables vlasteli de Ma Seigneurie »
jupan Bran, jupan Radul le spathaire et jupan Petru chambellan un village tout
près de Târgu Jiu119. Le terme « vlasteli », « puissants », « grands », signifiait à

114
DRH, B, I, no 49, p. 98- 100.
115
Al.A. Vasilescu, « Urma ii », p. 171, pense qu’il a été mis à mort par Dan II, le prince allié
des Hongrois et grand ennemi des Ottomans.
116
Mention dans un acte de 1644 : CD R, éds M.D. Ciuc , Doina Duca-Tinculescu, Silvia
V tafu-G itan, V, Bucarest 1985, no 1356, p. 565. La forme du nom est « Zamonul ». Il s’agit du
même personnage appelé simplement Zamona, qui vendait une part de village en 1481 : DRH, B, I,
no 178, p. 287-288, no 181, p. 293-294.
117
DRH, B, I, no 170, p. 273-276. Il s’agissait de Baia-de-Fier, Br e ti, Budonii (Bodoni, peut-
être Budoi), C ne ti (G ne ti), Curtea-lui-Vâlcan (Curti oara), Gilort (Târgul-Gilort, auj. Benge ti),
Pârâiani, Polovragi, Scurta (Scurtu), Spineani et Strâmb ta i. Voir aussi Al. tefulescu, Polovragii,
Târgu Jiu 1906.
118
On sait par ailleurs que la soeur du prince, Anca, avait épousé Stanciu Benga de Glogova,
sur la rivière Motru, dans le Mehedin i, apparenté au siècle suivant avec les descendants des
boyards de Baia de Fier : cf. G.D. Florescu, « Divanele », p. 338 ; N. Stoicescu, Dic ionar, p. 90-
91 ; Cristina Anton Manea, « Descenden a marelui sp tar Stanciu al Beng i i soarta posesiunilor
sale (secolele XVI – XVII) », MN XVI (2004), p. 11526 ; M.D. Sturdza (éd.), Familiile boiere ti
din Moldova i ara Româneasc . Enciclopedie istoric , genealogic i biografic , I, Bucarest
2004, p. 431 et 644.
119
DRH, B, I, no 229, p. 367-368. Il s’agissait d’une part de village obtenue par Dan Ote anul
du prince Vladislav II en récompense pour ses faits d’armes lors de la bataille de Kossovo, en
Serbie, en 1448, et d’une autre partie achetée plus tard.
410
l’époque une proximité sinon parenté avec le prince et la famille princière120, ce
qui prouve que les boyards de Baia-de-Fier avaient continué leur ascension
sociale après la mort du prince Basarab le Jeune. Enfin, en 1502, le prince Radul
le Grand (cel Mare) confirmait et accordait de larges immunités aux deux
derniers frères survivants – Radul le « vlastelin » et Petru – et à leurs neveux, la
totalité de leur domaine qui avait grandi pour atteindre 20 villages et 12
montagnes d’héritage (otcina et dedina) et pas moins de 15 autres villages ou
parts de villages et une montagne, plus 48 familles d’esclaves tsiganes acquis
auprès de particuliers121. Ce domaine s’étendait dans l’Est du département de
Gorj, entre les rivières Jiu et Olte , continuait en une chaîne presque
ininterrompue sur cette rivière qui pratiquement leur appartenait depuis la source,
avec Polovragi et Baia-de-Fier, jusqu’à loin au Sud, et dépassait même l’Olte
vers l’Est, dans le département voisin de Vâlcea. On a donc à faire à une petite
principauté (cnezat) de vallée, agrandie au cours du temps grâce à la parenté avec
le prince Basarab le Jeune et ses successeurs au trône. Les descendants de ces
vlasteli donneront naissance aux familles nobiliaires Bengescu, Pârâianu, B iasii,
Ro ianu et Bârsescu, appelées à jouer un rôle aux XVIIe – XVIIIe siècles122.

*
Une situation toute à fait exceptionnelle présente le domaine olténien du
clan des Craiovescu123, étudié avec rigueur et érudition par Ion Donat, ce qui
nous dispense de donner trop de détails124. Sous le règne de Vlad le Moine (1482-
1495), très vraisemblablement vers le début de cette période, le grand boyard
Neagoe dit Streh ianu, ban de Strehaia, partage son immense fortune entre ses
quatre fils : Barbu, Pârvu, Danciu et Radu. Les dimensions de son domaine
dépassent toute imagination et le placent en tête de tous les domaines nobiliaires
valaques connus jusqu’au XVIIe siècle ; il s’agissait, selon les calculs de Ion
Donat, de pas moins de 91 villages, auxquels s’ajoutaient 20 d’origine inconnue
et 22 acquis à la suite de donations, achats ou usurpations, en tout plus de 180
propriétés. Leur répartition géographique était la suivante : 80 villages dans le
Dolj, 54 dans le Romana i, 44 dans le Mehedin i, deux seulement dans le Gorj et
autant dans Vâlcea, enfin un seul village dans les départements de l’Olt et

120
I. Donat, Domeniul, p. 178-180 ; N. Stoicescu, Sfatul domnesc, p. 32-34 ; Cristina Anton
Manea, « Titlul de vlastelin în nomenclatura marii boierimi a rii Române ti în secolele XV –
XVII », MN XIV (2002), p. 57-65.
121
DRH, B, II, no 13, p. 35-40. Notons que ces deux frères, Radu écuyer (comis) et Patru
spathaire sont les fondateurs, en 1505, de l’église du village d’Alunul, sur l’Olte : C. B lan –
H. Chirc , « O inscrip ie din satul Alunul (c. 1505) », SMIM V (1962), p. 349-352.
122
D. Ple ia, « Marele ban Dobromir i neamul s u », AG IV(IX) (1997), p. 190.
123
Ouvrages fondamentaux : I.C. Filitti, Banatul, passim ; t. tef nescu, B nia în Tara
Româneasc , Bucarest 1965.
124
I. Donat, Domeniul, p. 153-190. Reconstitution d’après des documents plus tardifs, car le
testament de Neagoe Streh ianu ne s’est pas conservé.
411
d’Arge . Placés sur la carte, ces biens occupent le Sud et l’Est de l’Olténie
jusqu’à la rivière Jiu, et la dépassent ensuite vers l’Ouest formant un groupe
compact dans le Mehedin i, s’arrêtant en face des propriétés des Florescu, d’un
autre grand domaine olténien, celui du compte palatin (vornic) Dan Durduc et,
enfin, de celles du clan des Buzescu, dont il sera question plus loin. La proximité
entre ces grands domaines s’explique aussi par des liens familiaux : nous avons
déjà parlé de l’alliance des Craiovescu avec les Florescu, alliance scellée par
deux mariages. Du premier en date, celui de Barbu l’échanson (membre du
Conseil princier d’Alexandru Aldea, 1431-1436)125 avec Vlada, la fille de
Vâlcsan Florev (Florescu), est né Neagoe Streh ianu, un grand jupan qui est fait
« vlastelin » par le prince Vladislav II (14481456)126 et figure un mois et demi
dans le Conseil princier de Laiot Basarab, en 1475127. Le deuxième mariage a eu
lieu entre Radu Craiovescu, le plus jeune fils de Neagoe Streh ianu, et Velica de
itoaie, la fille de Vintil Florescu. Les deux époux étaient cousins par alliance,
leurs pères respectifs étant beaux-frères, mais l’alliance est sûre et confirmée par
les témoignages du temps.
On constate donc que Neagoe Streh ianu a été ban de Strehaia, où avait eu
son siège aussi la Métropole de Séverin après 1420128. En parallèle, et dès 1454-
1456, on constate l’existence des bans de Tismana, donc du Gorj, alors que le
Banat de Strehaia peut être identifié au Banat de Mehedin i (voir supra)129. Mais
la richesse et la force politique des quatre frères Craiovescu et la faveur dont ils
jouissaient auprès du prince Vlad le Moine a fait que ce dernier leur a confié, à
partir de 1491, le Banat de toute l’Olténie, avec le siège à Craiova, leur

125
Pour la politique de ce prince, voir Al.A. Vasilescu, « Urma ii », p. 15870 ; St. Nicolaescu,
« Domnia lui Alexandru Vod Aldea, fiul lui Mircea Voda cel B trân, 1431-1435 », RIAF XVI
(1922), p. 225-270. Alexandru Aldea est le premier prince valaque qui soit allé à la Porte ottomane
pour négocier la paix avec le sultan Murad II par des serments de fidélité réciproques : V. Panaite,
Pace, r zboi i comer în Islam. rile Române i dreptul otoman al popoarelor (sec. XV – XVIII),
Bucarest 1997, p. 315 ; C. Rezachevici, Cronologia, p. 90-91.
126
Voir l’inscription que ses fils ont mis sur la pierre tombale de ce prince dans l’église du
monastère de Dealu chez N. Iorga, Inscrip ii din bisericile României, I, Bucarest 1905, no 198,
p. 100 ; discussion chez I.C. Filitti, Banatul, p. 27-28 ; I. Donat, Domeniul, p. 178-179.
127
N. Stoicescu, Dic ionar, p. 23. À corriger deux erreurs dans cette courte notice : la
première épouse de Neagoe s’appelait Vlada et était la fille de Vâlcsan Florev (Florescu).
128
Al. Lapedatu, Episcopia Strehaiei i tradi ia scaunului b nesc de acolo. Studiu istoric,
Bucarest 1906, repris dans idem, Scrieri istorice, éds C. Mure an, N. Edroiu, Bucarest 2008,
p. 111-128 ; N. erb nescu, « De la Mitropolia Severinului la Mitropolia Olteniei (1370-1970) »,
MO XXII (1970), p. 333-354.
129
Sa création peut être mise en relation avec la montée en puissance de Neagoe sous le règne
de Vladislav II, qui le fait vlastelin, et avec la défense de cette région de l’Olténie confrontée avec
l’hostilité de Iancu de Hunedoara (Jean Hunyadi) envers le prince valaque : M. Cazacu, « L’impact
ottoman sur les Pays Roumains et ses incidences monétaires (XIVe – XVIe siècles) », RRH 12
(1973), p. 159-192 (repris dans idem, Au carrefour des Empires et des mers, p. 373-401).
412
propriété130. Dorénavant, les bans de Tismana et de Mehedin i seront leurs
subordonnés, petits bans (ban mic, b ni or), le premier Banat, celui de Tismana,
disparaissant à une date indéterminée.
Un facteur important dans la consolidation de leur pouvoir a été sans aucun
doute la poursuite de stratégies matrimoniales des Craiovescu qui se sont alliés
avec les boyards de Hot rani131, avec la famille du puissant gouverneur de
Poenari et beau-frère du prince Vlad le Moine et oncle de Radu le Grand,
Gherghina132, et avec les Florescu, suite au mariage de Radu Craiovescu avec
Velica de itoaie. Mais la surprise vient du fait qu’ils se sont alliés aussi avec un
puissant commandant militaire turc, Ali beg Mihaloglu, descendant d’un
compagnon, chrétien à l’origine, Mihal (Michel), du sultan Osman, et sangeac
beg de Semendria dans la seconde moitié du XVe siècle. Dans un poème
évoquant ses faits d’armes, l’historien ottoman Suzi Celebi (1455/65-1524)
affirme en termes fleuris que Ali, chef des akîndjis, installé en Valachie en 1462
pour seconder Radu le Beau installé par Mehmet II à la place de Vlad
l’Empaleur, Ali donc était tombé amoureux de Maria (en turc ottoman :
Mahitab), la fille d’un « ban »133 de Valachie. Celui-ci « avait dans ses mains
beaucoup de terres et de villes, et des armées innombrables sous les tentes ; la
plus grande partie de ce pays était dans les mains de son père, et c’était un
territoire riche et un vilayet florissant »134. De ce mariage sont issus deux fils
dont un, Mehmet Mihaloglu, sangeac beg de Nicopolis, qui jouera un rôle
déterminant dans l’histoire de la Valachie entre 1508 et 1535. Mehmet appelait
Neagoe, fils de Pârvu Craiovescu, « mon parent » (hisimim), affirmation
confirmée par un témoignage contemporain de Moldavie135. On comprend mieux
ainsi la position éminente des Craiovescu dans la vie politique de la Valachie de
la seconde moitié du XVe siècle et du premier tiers du XVIe, leur propension à

130
t. tef nescu, B nia, p. 61-62. Cette date est considérée aussi comme l’époque du
transfert du siège métropolitain de Strehaia à Râmnicul-Vâlcea, mais seulement avec rang
épiscopal.
131
Par le mariage de Pârvu avec Neaga de Hot rani : D. Ple ia, « Neagoe Basarab. Originea,
familia i o scurt privire asupra politicii rii Române ti la începutul veacului al XVI-lea »,
Valachica 1 (1969), p. 54-58.
132
Par le mariage de Danciu (Gogoa e) avec Hrusana, voir N. Stoicescu, Dic ionar, p. 18. Il
était vraisemblablement d’origine serbe (il construit des monastères dans ce pays), tout comme
l’épouse de Barbu, l’aîné des frères Craiovescu. Gherghina est considéré un des ancêtres de la
puissante famille des B leanu : cf. M.D. Sturdza (éd.), Familiile, p. 220l (table généalogique) ;
t. Andreescu, « Familia boierilor B leni », ibidem, p. 224-230.
133
Le terme a aussi un sens de « commandant militaire de frontière » et s’applique aussi à
Michel Szilagyi, l’oncle du roi de Hongrie Mathias Corvin.
134
Suzi Celebi, « Gazav t-Name-i Mihaloglu Ali Bey », dans Cronici turce ti privind rile
române. Extrase, I, éds M. Gubogu, M.A. Mehmet, Bucarest 1966, p. 147, et commentaires,
ibidem, p. 143-144 ; A. Decei, Istoria Imperiului Otoman, Bucarest 1978, p. 118.
135
Il s’agit de la Chronique du règne de Petru Rare (1527-1538, 1541-1546), par le
métropolite Macaire de Roman : voir M.A. Mehmet, « Dou documente turce ti despre Neagoe
Basarab », SRI XXI (1968), p. 923 et 927.
413
une entente avec les Ottomans afin d’assurer la paix sur le Danube et d’épargner
à leurs domaines les pillages et les destructions des armées turques et notamment
des akîndjis. Et c’est ainsi qu’ils ont réussi à installer un des leurs, Neagoe, fils
de Pârvu, puis son fils Teodosie, sur le trône de la Valachie, où ils ont
monopolisé les plus hautes dignités et notamment celle de grand ban de Craiova
(d’où leur nom).
Il n’est pas besoin de reconstituer ici l’histoire de la décomposition de cet
immense domaine après l’extinction du clan en ligne masculine, opération
réalisée par Ion Donat à partir d’un acte de 1589, qui a délimité le domaine de
Maria et erban de Coiani, le futur prince Radu erban (1602-1610, 1611), qui
descendait de erban d’Izvorani, le gendre de Radu Craiovescu et de son épouse
Velica de itoaie, née Florescu. Par le jeu des alliances, ce domaine sera
reconstitué au XVIIe siècle par Radu erban, qui y ajoutera les biens apportés par
son épouse Elina, descendante du grand clan des boyards de M rgineni (dans le
centre de la Valachie, notamment sur la vallée de la Prahova), en tout 71
domaines, dont 43 villages entiers, 25 moitiés de village et trois vignobles136.
Après sa mort, sa fortune est allée à ses deux filles dont une, Elina, a épousé le
chambellan Constantin Cantacuzène († 1663). Sa fortune, partagée entre ses six
fils et trois filles, comptait, en 1668, 67 villages et parts de villages, des lacs, des
vignobles et des manoirs137. L’autre fille, Ancu a, épouse de Nicolae P tra cu,
prince de Valachie (1600-1601), a laissé sa fortune à son fils, Michel, mort jeune
et sans descendance connue, et le reste de la fortune princière a été hérité par le
fils naturel de Radu, Constantin erban, le futur prince de Valachie de 1654 à
1658. Enfin, une autre partie du domaine des Craiovescu est revenue aux boyards
de Brâncoveni, descendants de Detco et son épouse Neac a, la fille de Vintil
Florescu, par leur fils, appelé toujours Detco, qui avait épousé Calea de
Brâncoveni, dont les descendants au XVIIe siècle sont Matei de Brâncoveni,
comme prince Matei Basarab (1632-1654), et son neveu Preda Brâncoveanu
(†1658). Le domaine du premier comptait environ 99 villages et parts de villages,
celui du second environ 200 villages, et l’ensemble reviendra à leur dernier
descendant, Constantin, le futur prince Constantin Brâncoveanu (1688-1714), qui
possédera environ 179 propriétés de toutes sortes, vignobles, palais, lacs,
moulins, etc.138 L’ironie du sort fera que ces immenses domaines, agrandis dans
la seconde moitié du XVIIe siècle et dans les premières décennies du XVIIIe,

136
C. Rezachevici, « Domeniul boieresc », p. 469-493.
137
Mariana Laz r, « Domeniul feudal cantacuzin în op iunile testamentare ale Elinei
Cantacuzino », dans Muzeul Na ional Cotroceni. Studii i cercet ri de istoria artei, éds Diana
Fotescu, M. Constantine, Bucarest 2001, p. 39-49 ; N. Iorga, Documente privitoare la familia
Cantacuzino, Bucarest 1902.
138
Iolanda Micu – R. Lungu, « Domeniul lui Matei Basarab », SRI XXXV/12 (1982), p. 1313-
1329 ; iidem, « Date noi privind domeniul lui Matei Basarab din ara Româneasc », SRI
XXXVI/10 (1983), p. 1028-1033 ; Iolanda ighiliu, « Domeniul lui Constantin Brâncoveanu »,
dans Constantin Brâncoveanu, éds P. Cernovodeanu , Fl. Constantiniu, Bucarest 1989, p. 74-94.
414
seront tous les deux confisqués et éparpillés après la chute de Constantin
Brâncoveanu, en 1714, suivie par celle de son cousin tefan Cantacuzène, en
1716. Néanmoins, par les efforts de quelques générations, le grand ban Grégoire,
dernier Brâncoveanu en ligne masculine, mort en 1832, était considéré l’homme
le plus riche de Valachie, et deux générations plus tard, Gheorghe Gr.
Cantacuzène († 1913), surnommé le Nabab, lui succédera dans ce titre.
Ces constatations permettent de penser qu’un raisonnement similaire doit
être appliqué à l’étude des domaines du XVe siècle qui ont dû suivre, à n’en pas
douter, le même cheminement et destin. Ceci est visible dans le cas des deux
derniers domaines olténiens que nous nous proposons d’étudier : celui du comte
palatin Dan Durduc et celui, qui l’a repris en grande partie, des boyards Buzescu.
Entre 1486 et 1488139, le grand vornic Dan Durduc(a) (actif en 1463, 1475-
1478)140 laissait à sa fille Neaga, épouse du ban Dimitrie Ghizdav 141, un
domaine comprenant 49 villages et parts de villages dont 30 dans le Mehedin i, 8
dans le Vâlcea, 2 dans le Gorj et un dans le Romana i, dans le Dolj et dans l’Olt,
auxquels s’ajoutaient cinq villages que nous n’avons pas pu identifier mais qui se
trouvaient, très vraisemblablement, toujours dans le Mehedin i. La transposition
de ce domaine sur la carte142 montre une forte concentration de villages sur
l’emplacement même de la ville de Turnu-Séverin et dans les alentours (Balota,
Balote ti, Banovi a, Bârda, Bato i, Broscari, Bucov , Burila, C rarea, Cerne i
(futur chef-lieu du département, jusqu’en 1840)143, Curiacea, Curila, Dedovi a,
Malov u, Negoina (?), Ostrovul Corbului, Potocelul, Rogova, Starmina,
Vodenicina). Les villages de ce domaine sont parfois voisins directs avec ceux
des Florescu ; ainsi, Mosti tea de ces derniers a été incluse dans la ville actuelle
de Turnu-Séverin, tout comme Banovi a et Bucov , Iablani a des mêmes est
indiquée comme voisine directe (în hotar) avec Stilbi a de Dan Durduc, et
Ciorb reni avec Jiana. Ces observations ont poussé George D. Florescu et Dan
Plesia à considérer que Dan Durduc était lui aussi un membre du clan des
Florescu, plus précisément le frère de Vintil Florescu et de Vlada, l’épouse de
Barbu l’échanson, l’ancêtre des Craiovescu144. Pour notre part, la parenté de Dan

139
Cette date est controversée, car dans la traduction conservée à l’Institut d’Histoire
« N. Iorga » de l’acte de 1656, qui reprend le document original on trouve 6995 (14867), alors que
dans le résumé publié récemment on lit 6996 (1487-1488) : cf. CD R, VIII, éds M.-D. Ciuc et
alii, Bucarest 2006, no 989, p. 453. Un acte de 1555 parle de 70 ans, ce qui remonte à 1485 : DRH,
B, IV, no 61, p. 63-64. Le texte et le facsimilé furent publiés par Gr. Tocilescu, « Hrisovul
Buzestilor », Tinerimea român 1 (1897), p. 89-127.
140
Pour lui, voir N. Stoicescu, Dic ionar, p. 19-20. À remarquer qu’il fait partie du Conseil de
Radu le Beau, un prince imposé par Mehmet II suite à une campagne sultanale en Valachie.
141
Ibidem, p. 19-20 ; P. . N sturel, « Stoica Ghizdave (1444-1453) i Dumitru Ghizdav
(1475-1485) : omonimie sau înrudire ? », AG I(VI)/3-4 (1994), p. 221-224.
142
M. Bâzgan, Indicatorul, cartes no 14 et 15, p. 76-77.
143
A. Sacerdo eanu, « Satul i mân stirea Cerne i », MO XIII (1961), p. 50-70.
144
Voir l’arbre généalogique des Buzescu chez M.D. Sturdza (éd.), Familiile, II, p. 645, avec
l’erreur Stana, épouse de Neagoe Streh ianu, à la place de Vlada, épouse de Barbu l’échanson.
415
Durduc avec les Florescu est une possibilité, mais dans l’attente d’autres
confirmations nous la mettons en doute145. Ce qui est certain, en revanche, est
que Dan Durduc est l’ancêtre, par les femmes très probablement, des boyards
Buzescu146. Son domaine était olténien (à l’exception d’un village) et situé, dans
son immense majorité, dans le Mehedin i, étroitement imbriqué avec ceux des
Florescu et des Craiovescu, et son sort ultérieur, après un passage entre les mains
du clan des Dr goescu147, éteint à la fin du XVIe siècle avec le père de Stanca,
l’épouse de Radu Florescu148, a été de devenir propriété des trois frères, Preda,
Radu et Stroe Buzescu, descendants de Vlad ban (entre 1516-1534)149 et petit-fils
de Dan Durduc. Leur propre domaine (hors celui des Dr goescu) comprenait en
1656 pas moins de 60 villages hérités de leurs ancêtres, dont 41 dans le
Mehedin i, 7 dans le Dolj, 6 dans le Gorj, deux dans Romana i et Vâlcea, et un
dans le Teleorman. Ce qui faisait en tout, avec 36 villages achetés et ceux des
Dr goescu, un domaine de 145 villages, dont presque la moitié, 71, dans le
Mehedin i.
Quelques mots encore sur le domaine de Dan Durduc. Ses deux propriétés
dans le Gorj – Târgu-Jiu, devenu « pazar », donc ville sous le règne de Mircea
Ciobanul150, et B ie ti – nous font penser que le « complexe résidentiel » de
Polata (XIVe – XVe siècles), vraisemblablement le siège d’un cnezat de vallée, a
pu lui appartenir lui aussi151.
D’autre part, nous savons que son domaine était encore plus important que
celui transmis aux Dr goescu et ensuite aux Buzescu, et qu’une partie se trouvait
dans le département d’Arge . Pour commencer, Dan Durduc lui-même est
désigné comme ayant son domaine principal à Burde ti, dans ce département, où
il vendait une partie du village d’Albe ti vers 1485152 et cinq autres à une date

145
Dans l’hypothèse que Dan Durduc et Vintil Florescu étaient frères, le domaine familial
aurait dépassé les 100 villages, ce qui le mettrait à égalité avec celui des Craiovescu.
146
Un acte du 1er novembre 1555 précise que le palatin Dan Durduc de Burde ti (dép.
d’Arge ) était le grand-père de Dumitru chambelan de Cepturoaie : DRH, B, V, no 61, p. 63-64.
Voir aussi le tableau généalogique cité.
147
Par le mariage de Tudor de Dr goesti († 1536) avec Dumitra, la fille et l’unique héritière
restée en vie de Dimitrie Ghizdav , l’époux de Neaga, la fille de Dan Durduc : cf. I. Iona cu,
Biserici, chipuri i documente din Olt, Craiova 1934, p. 159-168 ; I.-R. Mircea, « Un neam de
ctitori olteni. Boerii Dr goe ti », Revista de istorie bisericeasc I/3 (1943), p. 50-91 ; N. Stoicescu,
Dic ionar, p. 98-99 ; t. Andreescu, Perspective, p. 52-56.
148
Voir les actes du 25 mai 1590 : DIR, B, XVI/5, no 465, p. 449-450, et 10 avril 1610 : DIR,
B, XVII/1, no 395, p. 445-446. Une autre alliance des Dr goescu avec les Florescu a été le mariage
du fils de Tudor, Radu de Dr goe ti († 1568), avec Neacsa, la fille de Dr ghici Florescu.
149
D. Ple ia, « Contribu ii documentare la istoricul mân stirii Arge în timpul lui Alexandru
Ilia (1627-1629) », MO XXII (1970), p. 76-77 ; t. Andreescu, Perspective, p. 51-52.
150
Al. tefulescu, Istoria Târgu-Jiului, Târgu-Jiului 1906.
151
Cr.N. Apetrei, Re edin ele boiere ti din ara Româneasc i Moldova în secolele XIV –
XVI, Br ila 2009, p. 108-111.
152
DRH, B, IV, no 61, p. 63-64.
416
indéterminée153. Sa fille Neaga (appelée Neagoslava) avait aussi vendu un village
dans Arge 154, alors que son fils, Stanciul (ou Stanciulea, mort sans héritiers)
vendait, avant 1508, un grand village sur le Danube pour mille florins d’or aux
quatre frères Craiovescu155. Mais voici qu’une nouvelle piste s’ouvre dans l’étude
de ce domaine : en 1533, deux frères, Oprea sluger et Dragomir, ensemble avec
leur quatre cousins germains, Dragomir, Radu, Dan et Stanciul, qualifiés de fils
respectivement de Dan palatin et de son frère Radu spathaire, reçoivent la
confirmation princière pour leurs villages et montagnes hérités de leurs pères,
dont S l truc, dans le département d’Arge (auj. Vâlcea)156. S’y ajoutent des
achats et la dot de dame Rada, l’épouse de Oprea, en tout huit villages ou parts de
villages offerts par ses parents157. Leurs descendants, boyards de S l truc158, vont
s’allier avec les clans voisins de uici159 et de Cote ti160, ces derniers étant
doublement alliés aux Florescu, d’abord par le mariage d’une fille de Dr ghici
Florescu avec Vlaicu Cotescu au milieu du XVIe siècle, et la deuxième fois par le
mariage de Ana († 1608), la fille de Maria de Flore ti et sœur de Radu Florescu :
on ne connaît pas le nom de son mari, un rejeton des Cotescu et des uici, qui lui
apportera les villages de Verne ti et Fântânele que Ana offrira au monastère de
Strâmbu-G iseni, la nécropole familiale, où elle fut enterrée161.

*
Il est permis d’espérer que notre enquête a permis d’apporter quelques
lumières sur la place de l’Olténie dans l’État valaque aux XIVe et XVe siècles,
sur sa structure sociale et sur l’évolution des grands domaines fonciers, qui sont
une de ses particularités les plus importantes. L’occupation de la cité de Séverin
et de la partie orientale du Banat homonyme avait permis aux princes de
Valachie du XIVe siècle de disposer d’un impressionnant domaine foncier sis
tout au long du Danube, depuis Turnu-Séverin à l’embouchure de l’Olt. Ce
domaine avait appartenu à la Couronne hongroise et était formé de villages
d’agriculteurs et de pêcheurs qui exploitaient ses innombrables lacs et avait été

153
DRH, B, II, no 124, p. 250-251 (confirmation de 1514).
154
DRH, B, II, no 203, p. 194, no 240, p. 448-452.
155
DRH, B, V, no 158, p. 173-174 ; en 1642 et 1643, il est question du village de Potelu et de
plusieurs lacs : cf. CD R, V, éds M.-D. Ciuc et alii, no 863, 867 et 912.
156
DRH, B, III, no 169, p. 272-276.
157
Il s’agit du jupan Chico , qui se voyait confirmer ses biens en 1499. Rada était sa plus
jeune fille, et elle avait encore deux soeurs et deux frères : DRH, B, I, no 292, p. 476-477 ;
t. Andreescu, op. cit., p. 40-4l.
158
Voir aussi t. Andreescu, op. cit., p. 29.
159
Cristina Anton Manea, « Descenden a familiei boierilor din uici pe baza unor documente
din colec ia Muzeului Na ional de Istorie a României (1653-1861) », MN XV (2003), p. 61-81.
160
A. Pippidi, « Au début des relations roumano-athonites », RRH XXVII/3 (1988), p. 237-244.
161
DIR, B, XVII/I, no 360, p. 401-402 (acte de 1609) ; DIR, B, XVII/3, no 451, p. 500-501
(1620) ; DRH, B, XXV, no 198, p. 212-214 (1636).
417
très vraisemblablement soumis à l’impôt depuis l’époque de la domination
coumane puis bulgare sur Séverin et le Sud de l’Olténie162. La liste des
possessions princières sans origine précise établie par Ion Donat comporte 64
villages, pêcheries et lacs sur le Danube, dont 90 % ont été destinés aux grands
monastères d’Olténie (Vodi a, Tismana, Cozia, etc.) et six seulement à des
boyards. 120 autres possessions, dont la majorité apparaît avant 1500, n’ont pas
d’origine connue et ont pu être distribués selon le bon vouloir des princes de la
Valachie. Cependant, l’apparition au XVe siècle de quatre ou cinq grands
domaines fonciers en Olténie n’est pas due à la générosité des souverains, car il
est avéré qu’aucun domaine nobiliaire en Valachie ne s’est constitué par des
donations princières163. La géographie sociale de l’Olténie, finement décrite par
Ion Donat, comportait au Nord une grande zone de communautés villageoises
libres, « la plus étendue et la plus compacte de tout le pays », écrit cet auteur,
zone où les boyards et les monastères possédaient peu de terres, et une région
« fortement féodale » au Sud d’une ligne allant de Séverin à Craiova, où la plus
grande partie des terres appartenait aux boyards. Et en premier aux Craiovescu,
avec plus de 180 terres, dont 80 dans le Dolj, 54 dans le Romana i, 44 dans le
Mehedin i, deux dans le Gorj et autant dans le Vâlcea, et une dans le département
de l’Olt. Suivaient les Buze ti avec 145 propriétés (dont 49 héritées de Dan
Durduc), qui se présentaient ainsi : 71 à 76 (dont minimum 30 et maximum 35 de
Dan Durduc) dans le Mehedin i, 10 dans le Vâlcea, 8 dans le Dolj et autant dans
le Gorj, enfin trois dans le Romana i et une dans le département de l’Olt et de
Teleorman. Les boyards de Baia-de-Aram possédaient, au début du XVIe siècle,
pas moins de 35 propriétés dans le Gorj et Vâlcea, et pas moins de 13 montagnes
dans les Carpates méridionales. Enfin, les Florescu sont crédités d’environ 15
propriétés dans le Mehedin i (dont trois rendues à Tismana) et de 6 dans le Gorj,
avec Tismana, qui seront finalement cédées au même monastère, à l’exception de
Voinige ti. Il est possible que les 6 villages de la zone de C t lui aient représenté
une compensation pour les villages rendus à Tismana. D’autres propriétés de
cette famille étaient regroupées autour du monastère familial de Strâmbul du
village de G iseni (en tout 7 villages dans le Dâmbovi a, auj. Ilfov), 5 autres
provenaient de la dot de Stanca Bugheanu, l’épouse de Dr ghici de Flore ti (3
dans Arge et 2 dans Ialomi a), deux autres au moins se trouvaient dans le Dolj
(la dot de Velica de itoaie). Qui plus est, nous ignorons tout de la dot de Vlada,
la fille de Vâlcsan Florev, épouse de Barbu l’échanson, l’ancêtre des Craiovescu,
mais la proximité de leurs possessions dans le Mehedin i nous fait penser que ces
biens devaient se trouver dans cette région. Donc, au moins 39 propriétés au XVe
siècle, dont un tiers dans le Mehedin i.
Ces domaines étaient très anciens, vraisemblablement antérieurs à la
fondation de l’État valaque et, selon Ion Donat, « ils avaient tous la même origine

162
I. Donat, Domeniul, p. 1 l 1-114.
163
Ibidem, p. 177.
418
et la même ancienneté »164. L’absence d’informations ne nous permet pas de
connaître les modalités de leur apparition, mais une comparaison avec l’évolution
du domaine des boyards Buzescu (qui connaît une forte reprise à la fin du XVIe
siècle et au début du XVIIe) permet d’entrevoir quelques unes des méthodes
employées par ces grands pour agrandir, encore et encore, leur patrimoine :
achats forcés ou occupations pures et simples (cotropire), affrèrements formels
(une façon d’entrer dans une communauté villageoise libre puis d’en racheter la
majorités des parts), acquisitions faites au temps de famines et d’épidémies, de
guerres et des destructions, de forte pression fiscale qui ruinaient les paysans
libres et les obligeaient à déguerpir ou à vendre leurs terres aux riches et aux
puissants165. Ce phénomène s’est produit à nouveau, et sur une large échelle, en
Olténie, dans les années 1718-1739, au temps de la domination autrichienne,
quand les grandes familles nobiliaires sont parties à l’assaut des libertés
paysannes avec une ardeur insoupçonnée : un nombre de 137 sur 342 villages
libres, donc 40 % pour toute la province, sont ainsi passés sous la « protection »
des boyards et de leurs clans166.
L’étude de cette offensive contre les villages libres déroulée dans le cadre
de l’État d’Autriche est très instructive pour comprendre les mécanismes de
formation des grands domaines médiévaux en Olténie. Ce processus est, en effet,
le résultat d’une dynamique des forces en présence qui faisait des boyards, la
classe politique par excellence et seuls interlocuteurs du prince, une partie
constitutive de l’État médiéval qui ne pouvait exister contre eux, ni sans eux. Les
grands boyards jouissaient du privilège d’élire les princes parmi les membres de
la dynastie des Basarab, et même de les chasser ou assassiner quand ces derniers
rompaient le pacte implicite et explicite qui les liait. Après l’élection, le prince
demandait et obtenait le serment de fidélité de tous les grands boyards du pays,
une procédure mentionnée et respectée même par Vlad l’Empaleur, un prince
réputé pour sa dureté envers les grands boyards, en 1476. Parmi les clauses les
plus importantes de ce pacte, le respect de la vie des membres et des propriétés
du clan figurait en premier : ainsi, lorsqu’un boyard était convaincu de lèse-
majesté, ses biens étaient confisqués mais revenaient presque toujours à la
famille ou à un autre membre du clan. Les princes de Valachie ne disposaient pas
d’un domaine foncier digne de ce nom, car leur préoccupation première était
l’accumulation de valeurs liquides – argent, pierres précieuses, bijoux, objets
d’or et d’argent – qu’ils pouvaient emporter facilement en cas d’exil. Étant
donnée la confusion entre le trésor public et celui privé du prince, cette
accumulation pouvait atteindre des sommes extravagantes rassemblées en
quelques années de règne seulement car elles incluaient les revenus des douanes,

164
Ibidem, p. 174-176.
165
H.H. Stahl, Contribu ii, III, passim.
166
Voir les chiffres, les statistiques et les modalités d’asservissement chez . Papacostea,
Oltenia sub st pânirea austriac (1718-1739), Bucarest 1971, p. 166-167, 213-218.
419
des mines, des impôts et des taxes de toutes sortes167. Par conséquence, les
princes n’avaient ni l’intérêt, ni la possibilité de se mêler des activités foncières
de leurs boyards, qui ont pu ainsi continuer de gérer et d’agrandir les domaines
hérités de leurs ancêtres. Et c’est seulement à la fin du XVIe siècle et au siècle
suivant, après l’extinction de la dynastie des Basarab, que les princes valaques
comme Michel le Brave168 ou ceux issus des clans des Craiovescu et des
Cantacuzène se constituent des domaines privés de grandes dimensions.
Les boyards d’Olténie ont été les premiers à comprendre l’importance de
l’établissement de relations pacifiques avec les Ottomans qui, installés dans les
forteresses du Danube et dans les alentours, sur le territoire de la Valachie,
pouvaient piller leurs domaines à chaque instant et les réduire en cendres. Cette
nouvelle vision politique est entrée en conflit avec celle des princes qui tenaient à
l’alliance avec le Royaume de Hongrie et bénéficiaient de la sorte des fiefs
transylvains d’Amla et de F g ra . La tension entre ces deux conceptions est le
fil rouge qui traverse toute cette période, mais finalement le point de vue des
boyards, de ceux d’Olténie en premier lieu, s’est imposé, tout comme cela a été
le cas en Moldavie. Le plus grand prince de l’histoire du pays, Étienne le Grand
( tefan cel Mare) conseillait, en 1504, à ses boyards, sur son lit de mort,
d’accepter la suzeraineté ottomane car, disait-il, « les Turcs [étaient], parmi tous,
les plus forts et les plus sages ». Le résultat de cette tension a été le statut bâtard
de la Valachie tel qu’il ressort des traités de paix (en fait des trêves de trois ans)
ottomano-hongrois de 1429, 1444, 1451, 1503 et 1519169. Mais ceci fonctionnait
seulement durant les périodes de paix entre les deux puissances, le reste du temps
la Valachie voyait son territoire traversé par les troupes, des irréguliers de
Firuzbeg, d’Alibeg Mihaloglu ou de son fils Mehmet, qui se rendaient en
Transylvanie dans des expéditions guerrières. Par conséquent, les princes
valaques se voyaient obligés – et c’est ici qu’intervenaient sans doute les grands
boyards – de conclure leur propre paix avec le sultan, et nous avons vu le premier
cas en 1417, puis en 1432 avec le voïévode Alexandru Aldea170. Mais la paix ne
pouvait être garantie que par les boyards qui représentaient, face aux princes,
forcément passagers, le vrai pays, celui qui durait et restait sur place. Les
Ottomans avaient d’ailleurs très bien compris ce mécanisme. Ils acceptaient et
entretenaient le dialogue avec les boyards dans les moments de crise, tout comme
167
P.P. Panaitescu, « Tezaurul domnesc. Contribu ie la studiul finan elor feudale din ara
Româneasc i Moldova », SRI XIV/1 (1961), p. 49-86.
168
I. Donat, Domeniul, p. 193-241.
169
I. Minea, Principatele române, p. 192-3 (le traité de 1429) ; Fr. Pall, « Ciriaco d’Ancona e
la crociata contro i Turchi », BSHAR XX (1938), p. 64 (le traité de Szeged de 1444) ; N. Iorga, Acte
i fragmente privitoare la istoria românilor, III, Bucarest 1897, p. 23-27 (traité d’Andrinople de
1451) ; Hurmuzaki, Documente, II/1, no XXIV, p. 20-21 (traité de 1503) ; Hurmuzaki, Documente,
II/3, no CCXXIII, p. 305 (traité de 1519).
170
Voir Bertrandon de La Broquère, Le Voyage d’Orient, éd. H. Basso, Toulouse 2010,
p. 167. En 1432-1433, ce voyageur rencontre à la Cour de Murad II à Andrinople « environ 20
nobles de Valachie qui étaient otages de ce pays ».
420
cela se passait en Moldavie un peu plus tard171. La situation dura jusqu’au
premier quart du XVIe siècle, lorsque l’affaiblissement et la chute du Royaume
de Hongrie, en 1526 allaient détruire l’équilibre existant entre Bude et Istanbul.
L’essai de Mehmet beg Mihaloglu, le sangeac de Nicopolis à moitié roumain, et
de surcroît Craiovescu par sa mère, de transformer la Valachie en province
ottomane, allait coaliser les boyards autour du prince Radu de Afuma i pour la
défense de leur pays, mais aussi de leurs domaines. Ce sera aussi l’époque de la
fin du clan des Craiovescu qui s’éteint en ligne masculine, après avoir installé ou
tenté d’installer plusieurs princes issus de ses rangs sur le trône, et le début de la
grande crise de la noblesse valaque (et aussi moldave), qui allait décimer ses
rangs pendant un demi-siècle. À leur tour, les Florescu, les descendants de Dan
Durduc et ceux des boyards de Baia-de-Aram vont connaître une éclipse
partielle ou totale ; seuls les Buzescu vont émerger dans cette seconde moitié du
XVIe siècle, suivis par les boyards de Brâncoveni, toujours des Olténiens, et plus
tard, bien plus tard, par les Cantacuzène, héritiers notamment du domaine du clan
des M rgineni dans le centre de la Valachie, autour de la vallée de la Prahova.
On voit donc, à travers ces exemples plus tardifs, combien oiseuse est la
comparaison entre l’Olténie et les régions de l’Est de la Valachie, sur la base
d'une prétendue « réserve » des boyards de Buz u, Râmnic et Br ila de participer
aux affaires de l’État aux XIVe – XVe siècles. Tout comme il est totalement
erroné d’affirmer, uniquement sur quelques exemples et en ignorant les grandes
fortunes, que les boyards de Mehedin i « semblent avoir eu des fortunes
beaucoup plus modestes » que ceux de l’Est. Il n’y a qu’à se rappeler les
dimensions des grands domaines olténiens rien que dans le Mehedin i que nous
avons étudiés plus haut : 44 villages pour les Craiove ti172, 41 pour les Buze ti,
plus de 30 et possiblement 35 pour Dan Durduc, 12 et même 15 (les villages
rendus à Tismana) pour les Florescu. Ce sont eux les « Mehedin ii » cités par les
sources, ou en tout cas les premiers d’entre eux, même s’ils ne se définissaient
pas dans ces termes qui ignoraient l’ensemble de leurs domaines. En
comparaison, les domaines des boyards de Buz u ou des environs ne faisaient
pas le poids (et ils ne l’ont jamais fait), donc leurs détenteurs n’avaient pas de
rôle politique à jouer du fait même de leur modeste fortune, et non pas suite à une

171
M. Berindei, « Porte ottomane, voïévode et boyards de Moldavie en 1552 », dans Quand le
crible était dans la paille... Hommage à Pertev Naili Boratav, éd. Al. Bennigsen, Paris 1978, p.
106-118. Voici sa conclusion : « Les Ottomans étaient conscients – les documents concernant cette
affaire le prouvent – que les boyards étaient alors les vrais représentants de la Moldavie. Unis, ils
étaient les seuls à disposer d’une force effective pour obtenir de la Porte le respect des traditions
politiques moldaves et des accords conclus. Ils avaient réussi à imposer le voïévode de leur choix,
mais ce changement ne contrevenait finalement en rien aux intérêts de la Porte » (ibidem, p. 114).
172
Comment peut-on affirmer, dans le cas des Craiovescu, qu’ils possédaient seulement
« quelques villages au Mehedin i » ? Voir M. Coman, Putere i teritoriu. ara Româneasc
medieval (secolele XIV – XVI), Bucarest 2013, p. 122. Voir notre carte, infra.
421
quelconque « réserve » vis-à-vis du trône173.
Il y a ensuite un autre facteur, géopolitique qui a joué en faveur, si l’on
peut s’exprimer ainsi, de l’Olténie, et qui a échappé à certains auteurs : il s’agit
de sa position entre la Hongrie et la Bulgarie occidentale, où la présence
ottomane a attiré dès ses débuts l’attention des princes valaques et d’où sont
parties la quasi-totalité des expéditions de pillage vers la Transylvanie et les
confrontations armées autour de la Krajina, de Séverin et de Nicopolis174. Rien de
tel dans l’Est du pays avant le XVIe siècle et l’occupation de Br ila par les
Ottomans (1538-1540).
Cet ensemble de facteurs permet la constatation que l’Olténie, loin de
constituer une simple marche frontalière comme ce fut le cas du Banat hongrois
de Séverin, dont elle était pourtant l’héritière partielle, l’Olténie par conséquent a
joué un rôle de premier ordre dans l’histoire de la Valachie. La grande
aristocratie olténienne, que certains spécialistes n’hésitent pas à considérer
comme la descendante des princes (cnèzes et voïévodes) du XIIIe siècle, s’est
imposée comme partenaire obligée et à part entière, des princes d’Arge . Leur
mémoire historique enregistrée au XVIIe siècle parlait d’une union volontaire de
l’Olténie avec Muntenia, union qui a été l’oeuvre des grands boyards de l’Ouest
de l’Olt qui jouissaient d’une large autonomie consacrée par l’institution du ban,
héritage bulgare et hongrois.

173
M. Coman, Putere, p. 110-128. Paradoxalement, cet auteur, qui ignore ou dédaigne la
méthode de recherche historique dite « à rebours », semble avoir adopté, pour la totalité des
boyards de Mehedin i du XVe siècle l’image que nous a transmise avec talent et beaucoup de
chaleur M-me Sarmiza Cretzianu, née R dulescu de Turnu-Séverin, dans son petit livre De pe
Valea Motrului, Bucarest 1946 (réédition agrandie, en 1971). Seulement, ici il s’agit des XVIIIe et
XIXe siècles.
174
Ceci explique, à notre avis, l’apparition en grand nombre des tours fortifiées (cula, du turc
kule) en Olténie : cf. R. Cre eanu, « Culele înt rite de pe valea Motrului », Monumente i muzee I
(1958), p. 93-117 ; R. Cre eanu – Sarmiza Cre eanu, Culele din România, Bucarest 1969 ;
I. Atanasescu – V. Grama, Culele din Oltenia, Craiova 1974. Les plus anciennes furent étudiées par
Cr.N. Apetrei, Resedin ele, p. 96-105. Selon la tradition, la tour de Crainici, dans le Mehedin i,
avait été bâtie par Vintil Florescu : cf. R. Cre eanu – S. Cre eanu, op. cit., p. 19-20.
422
423
LE PATRIARCAT DE CONSTANTINOPLE
DANS LA VISION DE STEPHAN GERLACH (1573-1578)

Il n’est pas exagéré d’affirmer que le Journal1 du théologien protestant


Stephan Gerlach (1546-1612) est la plus importante source occidentale pour
l’histoire du Patriarcat œcuménique au XVIe siècle. Aucun autre voyageur ou
résident étranger à Constantinople à cette époque n’a entretenu des contacts aussi
étroits aussi longtemps que lui, aucun n’a enregistré autant d’informations et de
détails sur la situation, les hommes et les vicissitudes de la Grande Église à une
période aussi importante de son histoire2. Même si son œuvre est moins
systématique que celle de ses contemporains David Chytraeus (1530-1600)3 et
Salomon Schweigger (1551-1622)4, la cause en est son caractère de journal. De
plus, elle présente sur celle de Chytraeus l’avantage d’être le résultat
d’observations directes, notées au jour le jour, et non pas par ouï-dire de la
bouche de théologiens grecs ou autres. Rappelons enfin que Martin Crusius, le
professeur de Gerlach à Tübingen, a massivement utilisé ce matériau pour la
confection de sa monumentale Turcograecia.
Lorsque Gerlach arrive à Constantinople, le 6 août 1573, dans la suite de
l’ambassadeur impérial David Ungnad, chargé notamment de renouveler le traité
de paix avec le sultan Sel m II, le trône patriarcal était occupé depuis un an par
Jérémie II Tranos (1536-1595), patriarche à trois reprises (5 mai 1572 – 23
novembre 1579 ; août 1580 – 22 février 1584 ; mi-avril 1587 – septembre 1595),
« probablement l’homme le plus capable à avoir occupé le trône patriarcal durant
la Turcocratie »5. La mission de Gerlach, qui remplissait la fonction de
prédicateur de l’ambassade, était d’entrer en contact avec le patriarche et de lui
soumettre la traduction grecque de la Confession d’Augsbourg, plus tard un
manuel de dogmatique, de J. Heerbrand. Une lettre du chancelier de l’Université
de Tübingen, Jakob Andreae, et une autre du professeur Martin Crusius (1526-
1
Stephan Gerlachs dess Aeltern Tage-Buch..., éd. Samuel Gerlach, Francfort 1674. Beaucoup
de ses renseignements, de même que la correspondance de Gerlach avec Martin Crusius, ont été
insérés par ce dernier dans son ouvrage Turcograeciae libri octo..., Bâle 1584.
2
Voir M. Kreibels, « Stephan Gerlach, deutscher evangelischer Botschaftsprediger in
Konstantinopel 1573-1578 », Die evangelische Diaspora 29 (1958), p. 71-96.
3
Oratio de statu Ecclesiarum. hoc tempore in Graecia, Asia, Africa, Ungaria, Boemia, etc.,
Rostock 1569, plusieurs éditions et une traduction allemande de 1581, cf. W. Engels, « Die
Wiederentdeckung und erste Beschreibung der östlich-orthodoxen Kirche in Deutschland durch
David Chytraeus (1569 », Kyrios 4 (1939- 1940), p. 262-285.
4
Ein newe Reissbeschreibung auss Teutschland nach Constantinopel und Jerusalem...,
Nuremberg 1608, plusieurs éditions. Schweigger remplace Gerlach comme prédicateur de
l’ambassade impériale en 1578.
5
S. Runciman, The Great Church in Captivity, Cambridge 1968, p. 200. Voir sa biographie par
L. Petit, « Jérémie II Tranos », Dictionnaire de théologie catholique, VIII, Paris 1924, col. 886-894.
425
1607), le « premier philhellène allemand » (Otto Kresten), accompagnaient cet
envoi qui couronnait trois lustres d’efforts des Protestants allemands pour
entamer un dialogue avec le Patriarcat œcuménique6. Cette démarche avait
comme objectif final la conclusion d’une alliance avec les Églises orientales,
alliance dirigée contre l’Église catholique qui, par le Concile de Trente, s’était
donné les moyens de sa propre Réforme (la Contre-Réforme).
Stephan Gerlach commence ses visites au Patriarcat le 15 octobre 1573
(Journal, p. 29-30). Il y rencontre le patriarche Jérémie dont il donne la seule
description physique que nous connaissons :
« C’est un homme d’aspect amical et bienveillant, de forte corpulence et haut de taille, avec
un beau visage, des cheveux longs, brans plutôt roux ; il a une barbe brune assez large mais pas très
longue, et porte un bâton patriarcal noir et blanc »7.

Conversant par l’intermédiaire d’un interprète – le « vieux » rhéteur Jean


Zygomalas (1498-1580)8, Gerlach s’enquiert sur le personnel de l’église
patriarcale, à l’époque Pammakaristos, et constate que la maison de
l’œcuménique était très modeste en dépit de la beauté du site sur lequel s’élève
aujourd’hui la Fethie Djami du sultan Murad III. Ces visites au Patriarcat et aux
diverses églises où Jérémie II officiait les dimanches et les jours de fête, se
répéteront jusqu’en 1578 au rythme d’environ douze par an, ce qui donne plus de
60 occasions pour Gerlach d’assister aux liturgies grecques, de rencontrer le
patriarche et bon nombre d’ecclésiastiques et de laïcs grec de haut rang. Par son
assiduité à tout voir et tout connaître, Gerlach est considéré le meilleur
connaisseur de l’Église orthodoxe, de son rite et de son personnel, pour ne plus
parler des églises et des monastères de Constantinople et de ses environs.
N’oublions pas qu’il s’est rendu dans plus de quinze églises pour assister à la
messe célébrée par le patriarche ou simplement pour les visiter : à Chrysopigi à
Galata (trois fois), à Saint-Georges au marché de poissons, Saint-Nicolas à la mer
et Sainte-Parascève à Hasköy (à deux reprises), à Panagia, Saint-Constantin,
Saint-Phokas au Bosphore, à Anchialos, à Saint-Constantin du quartier
Karamania (Karaman mahallesi), à Sainte-Vierge-Elpidha de Kumkapi, à
« Chrysostomi », à Saint-Georges et à Saint-Constantin, toutes les deux près de la
prison des 7 Tours, à Stoudion, mais aussi à une église arménienne nommée aussi
Saint-Georges.

6
E. Benz, Wittenberg und Byzanz. Zur Begegnung und Auseinandersetzung der Reformation
und der östlich-orthodoxen Kirche, Munich 1971 (Marburg/Lahn 1 1949) ; riche bibliographie chez
G. Podskalsky, Griechische Theologie in der Zeit der Türkenherrschaft 1453-1821, Munich 1988,
p. 21-24, 102-105.
7
C’est vraisemblablement d’après cette description que Crusius a reproduit son portrait de la
p. 106 de Turcograecia. À comparer avec le beau portrait de 1588, conservé à Cracovie,
reproduction chez B.A. Gudziak, Crisis and Reform. The Kyivau Metropolitanate the Patriarchate
of Constantinople, and the Genesis of the Union of Brest, Cambridge MA 1998, p. 154.
8
Voir pour lui la bibliographie chez G. Podskalsky, Griechische Theologie, p. 103.
426
Enfin, son Journal constitue une véritable chronique du premier pontificat
de Jérémie II, qu’il observe tant lors des messes et d’autres cérémonies, que dans
des circonstances plus intimes. Son Journal doit cependant être lu en parallèle
avec la Turcograecia de Martin Crusius, fruit d’un travail énorme, augmenté de
la correspondance entretenue avec divers ecclésiastiques et laïcs grecs (comme
Théodose Zygomalas), mais aussi avec Gerlach et Salomon Schweigger, son
successeur à la charge de prédicateur de l’ambassade.
Il assiste ainsi, le 26 septembre 1574, lors de l’office tenu dans l’église de
la Panagia, à l’excommunication par le patriarche des femmes grecques qui
épouseraient un Catholique (italien, français ou espagnol, est-il précisé, Journal,
p. 64). Le 6 mars 1575, au dimanche de la Quadragesima, le patriarche,
décidemment en veine d’intolérance, excommunie, dans une grande cérémonie,
tous les hérétiques et soumet à la même censure les mariages avec les « Turcs »
(Journal, p. 83 et 153). Ou bien, lorsqu’il juge et condamne en public un moine
de Jérusalem qui effrayait la population avec la fin du monde pour le 15 juin
1578 et vendait pour de l’argent une prétendue lettre tombée du ciel à cet effet
(Journal, p. 504-505).
Enfin, après une résidence de presque cinq ans, Gerlach quitte
Constantinople avec toute la suite de David Ungnad, remplacé par Joachim von
Sintzendorf zu Feueregg. Le 30 mai 1578, il faisait ses adieux au patriarche qui
lui confia des lettres et des cadeaux en lui demandant de lui écrire au nom de leur
amitié, touchant témoignage de la confiance qui s’était établie entre les deux
hommes que seule la religion séparait (Journal, p. 502).

*
Au fil de ses visites et des conversations avec le rhéteur Jean Zygomalas et
avec son fils, Théodose (1544 – après 1614), le protonotaire du Patriarcat, avec
les différents prélats et laïcs, Gerlach a pu se faire une image assez complète de
la situation matérielle et spirituelle de la Grande Église et de ses serviteurs. Dans
les lignes qui suivent, nous allons essayer de dégager quelques points forts qui
ont attiré plus particulièrement sa curiosité.

Description de Pammakaristos et du siège patriarcal.


Jérémie II et sa Cour

Gerlach a décrit en détail la situation du monastère dans une lettre à


Crusius du 7 mars 1578, qui a permis à ce dernier de faire un plan de situation
publié dans son ouvrage Turcograecia (p. 189 sq.)9. Le patriarche habite un

9
À noter l’esquisse un peu différente que donne Schweigger, op. cit., p. 118.
427
bâtiment très modeste où Gerlach, qui lui rend visite le 29 avril 1576, le trouve
en train d’écrire :
« La chambre est décorée à la manière turque avec des tapis par terre, puis une cheminée,
une chaise recouverte de velours violet-marron avec des têtes de lion dorées et un sofa [türkisch
Lotterbett] avec des coussins en velours sur lequel il [le patriarche] était assis. Au-dessus de lui se
trouvaient des livres ». (Journal, p. 188)

Le nombre des moines à son service est assez réduit, entre quatre et 20 et
plus, vêtus de noir dans leur majorité ou de gris noir pour certains, portant les
cheveux longs jusqu’aux épaules, qui parlent librement avec leur maître comme à
un égal (Journal, p. 119 et 210-211). Quelques jours plus tard, Jean Zygomalas
lui raconte en aparté que
« le patriarche n’a pas plus de 10 moines qui le servent et qu’il nourrit. Jusqu’ici il a eu 4, 5,
8, 10 à nourrir ; des prêtres et métropolites, il invite chez lui ceux qu’il désire [avoir à table].
Lorsqu’il se lève de table, ses moines s’assoient ou plutôt se couchent et dévorent ce que le
patriarche leur a laissé. À la fin vient le personnel de la cuisine, du jardin, etc., et ils prennent leur
repas. Il [le patriarche] n’a personne à habiller, à part sa personne (ce qui n’est pas croyable) »,
conclut Gerlach (Journal, p. 210- 211).

Lors de la fête de l’Assomption de la Vierge, le 15 août 1576, Gerlach


assiste à la messe qu’il décrit en détail, dans l’église du Patriarcat, suivie d’un
repas dehors, auquel prennent part plusieurs dizaines de personnes. Jérémie II est
assis seul à une table de marbre recouverte d’un tapis, ayant à sa gauche le prince
Milo , frère du voïévode de Valachie10, suivi par les métropolites et le reste de
l’assistance.
À deux reprises – le 12 mai 1575 et le 3 mars 1578 –, Gerlach décrit
l’église du Patriarcat dont la peinture avait été refaite « avec les plus belles et
vives couleurs » par Jérémie II (Journal, p. 66, 91-92, 158, 179, 462). Après la
seconde visite, il rappelle l’existence du portrait de l’empereur Alexis Comnène
et de son épouse (Irène Doukas) exécuté en mosaïque (auf viereckicht-gläsern
Blättlein gemahlet) et, plus curieusement, la tombe de l’empereur mort en 1118,
décorée d’un aigle bicéphale11, de même que les portraits des fondateurs, Michel

10
Pour Milo , voir les entrées du Journal p. 107, 236, 315, 353, 369. Il était nouveau
fondateur du monastère Nea-Monè de Chios et professeur à l’École patriarcale. Lorsqu’il meurt, le
20 février 1577, il est enterré dans l’église patriarcale, un honneur qui s’explique par les donations
importantes faites ici par ses deux frères Alexandru Mircea, prince de Valachie, et Pierre le
Boiteux, prince de Moldavie. Enfin, last but not least, les trois princes étaient beaux-frères
(cognato) de Michel Cantacuzène Shaïtanoglou, le richissime archonte qui nommait et changeait à
l’époque les patriarches. Voir M. Cazacu, « Stratégies matrimoniales et politiques des Cantacuzène
de la Turcocratie (XVe – XVIe siècles) », RÉR 19-20 (1995-1996), p. 169 et 173 (repris dans idem,
Au carrefour des Empires et des mers, p. 443-465).
11
Anne Comnène, Alexiade, XV, 20, éd. B. Leib, III, Paris 1945, p. 241. Selon Nicétas
Choniatès, I, I, 5, il fut enseveli au monastère du Christ-Philanthropos : voir l’éd. de R. Maisano,
Grandezza e catastrofe di Bisanzio, I, Rome – Milan 1994, p. 23. Par ailleurs, Salomon
Schweigger, qui accompagnait Gerlach le 3 mars 1578, dit la même chose et reproduit le portrait de
428
et son épouse (Journal, p. 462). On y voyait également les sept Synodes
œcuméniques et des belles icônes de Jésus et de la Vierge Marie décorée de
pièces d’or. Dans l’église se conservaient les reliques des Saintes Salomé12 et
Euphémie et le pilier sur lequel Christ enchaîné avait été fouetté.
Parfois, comme pour la fête des 7 Maccabées et de la Croix (1er août 1576),
le patriarche officie dehors, assis sur son siège sous un arbre :
« À la fin, chacun est venu et a baisé une croix d’argent que le patriarche tenait de la main
gauche. Dans sa main droite il tenait un bouquet de laurier et arrosait les fidèles avec de l’eau tirée
d’un vase » (Journal, p. 229- 230).

Jean Zygomalas l’informe que le patriarche tient lit de justice trois fois par
semaine, les lundis, mercredis et vendredis, mais les juges sont « des acteurs qui
représentent une autre personne », à savoir le tout-puissant archonte Michel
Cantacuzène (Journal, p. 367).
Le 18 juin 1577, Gerlach obtient enfin la permission de consulter la
bibliothèque du Patriarcat et c’est la déception :
« Aujourd’hui j’ai vu la bibliothèque patriarcale et j’y ai trouvé des mauvais livres. Seul
Chrysostome est presqu’entier ; quelques-uns d’Athanase, d’Epiphane sur Jean, pour le reste, il n’y
avait aucun Père de l’Église. Les livres sont en tout 150, gisent dans la poussière dans une cave
voûtée et personne n’a le droit d’y entrer. Le patriarche a refusé de m’en prêter, mais je peux les
lire au Patriarcat, ceci est permis par la loi » (Journal, p. 360 ; il avait déjà vu rapidement quelques
volumes le 21 janvier 1576, Journal, p. 154, et quelques autres en vente le 19 mars 1577, ibidem,
p. 323-324).

Notre prédicateur précise aussi que le patriarche a deux lecteurs


(Lehrmeister) : le docteur Léonard Mondonis (ou Mendonios), de Chios13, et Jean
Zygomalas. Le premier lui lit les Praedicabilia de Porphyre, alors que
Zygomalas a en charge Hermogène, Hésiode et Aristophane (Journal, p. 114).
Les conversations avec ces deux hommes ont fourni une riche matière à Gerlach
sur les hommes et l’état des études du Patriarcat de Constantinople.
Un moment fort de la vie du Patriarcat étaient les ordinations des
ecclésiastiques et notamment des métropolites : trop malade pour assister à celle
de l’archevêque d’Ochride, en septembre 1574, Gerlach assiste et décrit en détail
celles d’Arsène le musicien pour Paléopatras (décembre 1575), de Gabriel
Severos (ante 1540-1616) comme métropolite de Philadelphie (juillet 1577),
celle du métropolite de Mytilène, le 30 mai 1578, et celle du prédicateur de
l’Église patriarcale, Méthode, comme métropolite de Melenic, le 2 juin 1578
(Journal, p. 64, 119, 133, 502, 504-505). À ces occasions, il note la marche à
suivre pour obtenir un Évêché et souligne le rôle de l’inévitable Shaïtanoglou

l’empereur et de son épouse, debout devant un monastère, de même que le tombeau et son
inscription : cf. édition de 1665, p. 120-121.
12
Le sire Von Dietrichstein désirait les acheter pour 200 thaler : cf. Journal, p. 345.
13
Cf. Crusius, Turcograecia, p. 309 et 512-513.
429
comme intermédiaire avec le grand vizir (Journal, p. 249, 503), mais aussi
d’autres personnages comme Piali pacha (Journal, p. 395-396). À l’occasion,
Gerlach enregistre des ordinations de clercs dans les grades inférieures,
notamment lors des grandes fêtes de l’Église (Journal, p. 329-330, 373).

La fiscalité du Patriarcat14

Les visites pastorales du patriarche et les tournées de ses exarques


(représentant, plus précisément nomofilax exarchos) pour recueillir les aumônes
des fidèles et du clergé orthodoxes, pour rendre des jugements et encourager les
ouailles du diocèse à persister dans l’obéissance de ses maîtres spirituels, se
faisaient suivant un rituel que Gerlach note en détail d’après les informations de
Jean Zygomalas. Initialement, la périodicité de ces visites était établie à cinq ans,
mais du fait de l’augmentation du tribut exigé par les Ottomans et des cadeaux
qu’il fallait faire aux pachas, cet intervalle avait été réduit à quatre et même à
trois ans. Ainsi, le 19 octobre 1573, le protonotaire Théodose Zygomalas
s’embarquait avec le patriarche pour la Macédoine et la Morée afin de recueillir
les sommes destinées à payer le tribut à la Porte, qui montait à 3500, puis à plus
de 4 000 ducats par an ; ensemble avec les différents dons et bakchichs, cette
somme s’élevait à 10 et même 12 000 ducats (Journal, p. 33, 212, 224, 502). Ils
seront de retour en juillet 1574 après un voyage qui avait duré neuf mois
(Journal, p. 60). Un peu plus tard, on apprend que le métropolite de Nicée avait
été envoyé dans le même but en Valachie et Moldavie, pays où le patriarche
comptait s’y rendre en personne, tant les dépenses du Patriarcat étaient
importantes (Journal, p. 95, 103, 393). Le montant des aumônes s’élevait à 20 à
30 aspres par maison, auxquels s’ajoutaient, dans chaque diocèse, 10 à 12 ducats
pour les collecteurs et autant pour le métropolite ou l’évêque du lieu (Journal, p.
393). À leur tour, les prêtres payaient 10 ducats par an au grand rhéteur et autant
au sakellarios et au logothète du Patriarcat (Journal, p. 212).
En plus du patriarche, 20 à 30 moines étrangers s’employaient à plein
temps à rassembler des aumônes (Journal, p. 393).
Un an après son retour, le patriarche nommait Théodose Zygomalas
nomofilax exarchos pour rassembler les aumônes en Asie et dans les îles :
nommé le 5 octobre 1576, Zygomalas part cinq jours plus tard et sera de retour
un an plus tard, le 17 octobre 1577 (Journal, p. 251, 393). Son itinéraire est
connu et permet de mesurer l’importance de sa mission15.

14
Voir J. Kabrda, Le système fiscal de l’Église orthodoxe dans l’Empire Otoman (d’après les
documents turcs), Brno 1969.
15
« Itinéraire de Théodose Zygomalas », publié par É. Legrand, Notice biographique sur Jean
et Théodose Zygomalas, Paris 1889, p. 124-131 ; S. Yerasimos, Les voyageurs dans l’Empire
ottoman (XIVe – XVIe siècles), Ankara 1991, p. 314. Gerlach apprend de sa bouche que rien que
430
Le 2 janvier 1578, il repart en tournée ayant décidé de renouveler ses
visites pastorales tous les trois ans. Voici son programme tel qu’il a été noté par
Gerlach au mois de mai :
« Cette année (1578), le patriarche est parti en personne avec les plus importants
fonctionnaires du Patriarcat et autres serviteurs, environ 40 personnes, avec autant et plus de
chevaux (car il doit emporter toute sa maisonnée avec lui) aux églises situées aux pays d’Occident :
la Thrace, la Macédoine, la Thessalie, l’Achaïe, le Péloponnèse, l’Épire, etc. L’année prochaine ‘79
il va envoyer ses collecteurs au Pont qui comprend la Bulgarie, la Mysie, la Serbie, la Dacie, la
Valachie, la Moldavie et tous les pays voisins de la mer Noire en Asie et Europe, Trébizonde, etc.
L’année suivante ‘80, il va les envoyer dans les îles de Constantinople jusqu’à Attalie, y compris
les Métropoles asiatiques de Brousse, Cyzique, Smyrne, Ephèse, etc. Ainsi vient le patriarche ou
ses collecteurs tous les trois ans dans ces trois régions et réclament non seulement le tribut dû au
Sultan, dont chaque métropolite doit payer une partie pour sa ville et ses fonctions, mais, de plus,
encaisser tous les dons pour le patriarche et pour les autres ecclésiastiques et fonctionnaires du
Patriarcat. À cette occasion, chaque métropolite offre quelque chose de spécial au patriarche, afin
qu’il garde sa faveur et ne soit remplacé par un autre. Ensuite, il arrive parfois que le peuple le
réclame. Lorsqu’un patriarche n’aime pas quelqu’un, il le destitue ; mais, s’il a sa faveur, il le
pacifie avec sa communauté. À cette occasion, tout un chacun offre les produits de sa région : vin,
huile, tapis, etc. » (Journal, p. 489-90)16.

Le 26 septembre 1576, alors que Théodose Zygomalas se préparait à partir,


Gerlach enregistre quelques détails sur l’organisation de sa tournée :
« Les collecteurs des aumônes doivent en préalable obtenir du pacha un passeport écrit et
une escorte de deux janissaires et les emmener avec lui. Lorsqu’ils doivent voyager par voie de
terre, tous les métropolites du lieu doivent leur fournir à leurs frais des chevaux pour la traversée de
leur diocèse. Ils ont d’habitude 10 serviteurs avec eux, qu’ils envoient (en mission) ici ou là. J’ai
demande au susdit : “Si l’un d’entre nous voulait venir avec vous et avait la permission du pacha,
est-ce que le patriarche lui accorderait la sienne ?” On me répondit : “Il n’en est pas question. Car,
d’une part, la chose serait très suspecte aux yeux des Turcs et, d’autre part, les Grecs eux-mêmes
seraient très fâchés si l’on permettait à un étranger et luthérien de surcroît de se renseigner sur leur
mode de vie et leurs activités ; il y aurait aussi de nombreuses mauvaises langues qui diraient au
patriarche que tout ceci ne servirait qu’à les espionner et à soutirer des renseignements” » (Journal,
p. 248).

L’ex-patriarche, les métropolites et les évêques

C’est lors de sa première visite à Pammakaristos, le 15 octobre 1573, que


Gerlach apprend de Jean Zygomalas les détails de la déposition de l’ancien
patriarche Métrophane III (1565-1572), suite aux intrigues de Michel
Cantacuzène, qui ne lui pardonnait pas son refus de contribuer avec mille (ou
10 000) ducats à la reconstitution de la flotte ottomane décimée à Lépante en

l’île de Lemnos avait contribué avec 5 000 ducats, plus des sommes pour les fonctionnaires du
Patriarcat (Journal, p. 403).
16
Ainsi, Théodose Zygomalas apporte de Lemnos des vases et des fragments de céramique
terra sigillata, ainsi qu’un tapis d’Attalia qu’il vend pour neuf ducats à l’ambassadeur David
Ungnad (Journal, p. 403).
431
1571. Le grand vizir l’avait déposé et exilé au Mont-Athos, où cet homme, « le
plus savant parmi les Grecs », vivait depuis mai 1572 (Journal, p. 30). Quelques
mois plus tard, pour la fête de la Trinité, le 6 juin 1574, Gerlach se rend à Galata
et assiste à l’office dans l’église de la Panagia où officiait le moine Hiérothée. À
cette occasion, il enregistre diverses informations, et notamment les
circonstances de la déposition de Joasaph II (1556-1565), officiellement accusé
de simonie mais toujours victime des intrigues de Cantacuzène, et son
remplacement par Métrophane III. Il apprend également que, alors qu’il était
encore moine, Métrophane s’était rendu à Rome, avait baisé les pieds du pape et
s’était lié d’amitié avec les cardinaux17. Son conflit avec Cantacuzène, provoqué
en premier par une querelle de préséance entre ce dernier et Jean Rhalli, lui coûta
le trône, et lui valut l’exil au Mont-Athos et non pas, comme il l’avait demandé, à
Chalkè, où il avait construit le monastère de la Trinité (Journal, p. 60).
Le 7 août 1576, Gerlach apprend que les agents de Métrophane avaient
donné une lettre au sultan réclamant à Michel Cantacuzène la somme de 16000
ducats (Journal, p. 233). Le 25 septembre suivant, coup de théâtre : Métrophane
se trouvait depuis dix jours à Constantinople et réclamait le patriarche auprès des
autorités ottomanes ! (Journal, p. 247-248). Une occasion pour le mémorialiste
de rassembler quelques informations supplémentaires sur le remuant
personnage : Métrophane était un vieillard malicieux de 70 ans, né dans la
paroisse Sainte-Parascève de Hasköy et avait beaucoup d’amis, influents dans la
Ville (on parle de 2000). Jérémie II lui envoie une délégation de 5 ou 6
ecclésiastiques pour le saluer et s’enquérir de ses projets, mais Métrophane exige
une rencontre confidentielle avec son successeur qui le craignait en raison de
l’accès direct que ce dernier avait au sultan par l’intermédiaire de ses médecins
juifs.
À partir de ce moment, les intrigues de Métrophane à la Porte constituent
la principale préoccupation de Jérémie II, qui doit débourser des sommes
importantes pour contrecarrer les intrigues de son concurrent et obtenir du grand
vizir la confirmation dans sa dignité (Journal, p. 311-312, 342, 408). Selon
Stamatios Zygomalas, un des fils du rhéteur et lui-même fonctionnaire au
Patriarcat, les pachas font traîner à dessein les choses pour extorquer aux deux
ecclésiastiques un maximum d’argent. Suite à ses démarches répétées,
Métrophane, qui avait été riche, serait actuellement presque pauvre à force
d’avoir « so viel geschmieret » (« trop arrosé »).
Intrigué et à juste titre par la personnalité de l’ancien (et futur) patriarche,
Gerlach décida de faire sa connaissance de manière discrète. Accompagné
seulement par le drogman de l’ambassade, il se rendit le 28 décembre 1577 chez

17
Informations confirmées par Crusius, Turcograecia, p. 212 ; cf. Ch. de Clercq, « Le
patriarche de Constantinople Métrophane III († 1580) et ses sympathies unionistes », dans
Mélanges J. Dauvillier, Toulouse 1979, p. 193-206 ; bibliographie chez G. Podskalsky, op. cit.,
p. 33 et note 91.
432
Métrophane, qui le reçut très amicalement avec du confit de sucre et de miel et
un vin moscatello (Journal, p. 442-445). Le patriarche déchu habitait une maison
éloignée, à Hasköy, entouré seulement de 3 ou 4 moines et se plaisait à évoquer
ses relations avec les précédents ambassadeurs et diplomates impériaux, Busbeck
et Albert de Wise ; ses fréquentes visites à l’ambassade avaient déplu à
l’archonte Antoine Cantacuzène, qui l’avait dénoncé au grand vizir l’accusant de
livrer des secrets aux ennemis. Connaissant l’intérêt des Occidentaux pour les
livres anciens, l’habile ecclésiastique mettait toute sa bibliothèque à la
disposition de son visiteur. Il lui rappela qu’il avait prêté la Bibliothèque de
Photius, le Chronographe de Manassès, le Thesaurus et la Syngrammata de
Cyrille à l’envoyé Albert de Wise pour les copier et n’avait jamais pu les
récupérer. Un grand nombre d’autres avaient été achetés très cher par des Italiens
et des Français, et l’ambassadeur Busbeck était reparti avec des valises pleines de
livres. Enfin, les moines racontèrent au serviteur de Gerlach que Métrophane
avait été obligé de vendre la vaisselle d’argent et de quitter ses fonctions dans
une grande pauvreté (Journal, p. 425 ; une nouvelle visite, ibidem, p. 485-486).
Le 3 octobre 1574, Gerlach et son collègue Manlius rendent visite au
patriarche Sylvestre d’Alexandrie, « que tous les Grecs considèrent comme un
homme très saint et raisonnable » (Journal, p. 64-66). Son titre complet était « de
toute l’Egypte, de la Pentapolis, de la Libye et de l’Éthiopie » et il habitait à
Pammakaristos.
« Il est de taille moyenne, grisonnant, avec une barbe large et longue, vêtu d’un habit de
moine. Il porte une longue robe monacale en soie est un homme aimable et amical ».

Dès qu’il apprend la venue de ses hôtes, il ordonna que l’on pose par terre
des tapis et les reçut assis à la turque, les jambes croisées et les invita de faire
pareil. Après les salutations de rigueur, le patriarche s’enquit auprès de ses hôtes
de l’Allemagne et des flottes espagnole et ottomane.
« Nous lui demandâmes des détails sur les églises d’Alexandrie18, sur les hérétiques
africains Jacobites et Coptes (en fait des Eutychiens) qui sont à moitié Indiens et qui pratiquent la
circoncision, etc. ».

Après la visite, le patriarche se rend dans l’église où il officie la liturgie


que Gerlach décrit en détail.
Nous apprenons peu de choses sur le patriarche Michel d’Antioche, à part
une anecdote douteuse sur une dispute théologique avec un Juif (Journal, p. 57)19.
Après les patriarches, les métropolites qui se rendent à Constantinople pour
affaires ou pour être jugés, démis ou sacrés, sont des pâles figures auxquelles
Gerlach pose des questions théologiques et leur demande de lui donner des

18
Selon certaines informations, il ne restait que trois : cf. N. Iorga, Byzance après Byzance,
Bucarest 1935, p. 73, note 5, qui cite David Chytraeus.
19
Cf. Crusius, Turcograecia, p. 294-296.
433
spécimens de leur signature que reproduira Crusius dans son ouvrage. La série
est ouverte par trois ivrognes, le métropolite de Pisidie (ein pur lauter Bacchus),
celui d’Amasie ou Cappadoce et celui de Nicée envoyé auparavant par le
patriarche recueillir les aumônes en Valachie (Journal, p. 103). Ainsi, le 30 août
1575, Gerlach rencontre les métropolites de Chios et de Naupacte venus se
défendre contre les accusations de leurs ouailles (adultère, manque de chasteté et
simonie) (Journal, p. 115). Un mois plus tard, le 22 septembre, il apprend que
seuls trois hommes sont des savants dans l’entourage du patriarche et dans le
Synode : Arsenius, métropolite d’Ochride, Damascène de Naupacte et
d’Acarnanie (précédemment accusé des pires turpitudes) et le hiéromoine
Matthieu, prédicateur au Patriarcat, envoyé pour collecter le tribut (Journal, p.
119). En décembre de la même année, Gerlach affirme que le métropolite
Arsenius de Paléopatras, qui venait d’être sacré, connaissait le grec ancien, tout
comme le prédicateur Matthieu, un autre grec d’Attique (Atticus) hiéromoine
(Kaplan) au Patriarcat et les métropolites d’Éphèse, (qui avait occupé son trône
par la grâce du sultan qui avait admiré son jardin à Magnésie, cf. Journal, p. 503-
504), de Damas (qui avait écrit un livre) et celui de T rnovo, en Bulgarie
(Journal, p. 133). Un hiérarque érudit est Métrophane de Berrhoe, frère du
hiéromoine Matthieu du Patriarcat ; Métrophane avait lu le Compendium
présentant la doctrine luthérienne de Heerbrand et lui avait trouvé des
ressemblances avec Thomas d’Aquin (Journal, p. 363, 445-446).
Un procès avec un moine délateur oblige le métropolite (Gerlach lui donne
le titre de patriarche) de Thessalonique, Joasaph Argyropoulos, de se rendre en
juin 1576 à Constantinople. Gerlach lui rend visite le 18 du mois et apprend bon
nombre de choses sur les églises et le clergé de Thessalonique qui, de même que
quelques laïcs, « sont souvent plus méchants que les Turcs eux-mêmes ». Le
métropolite avait été accusé d’envoyer des nouvelles (neue Zeytungen) en
France, en Espagne, en Allemagne et en Italie, mais grâce à l’intervention de
Shaïtanoglou il avait été sauvé moyennant 2 000 ducats (Journal, p. 209-210).
Des informations et des descriptions plus détaillées nous sont fournies pour
les villes et les métropolites de Selymbria, Andrinople, Plovdiv et Sofia que
Gerlach visite sur le chemin du retour vers sa patrie, en 1578, et où l’ambassade
doit faire une halte (Journal, p. 507-520).

Les fonctionnaires du Patriarcat

Les principaux interlocuteurs de Gerlach et ses meilleures sources


d’information en quantité sinon toujours en qualité, sont, sans aucun doute, le
grand rhéteur Jean Zygomalas et son fils Théodose, protonotaire du Patriarcat. La
fréquence de leur rencontre dépasse de loin les visites de Gerlach au Patriarcat,
car le père et le fils se rendent souvent à la résidence de l’ambassadeur et offrent
des cadeaux, proposent de vendre et de copier des livres et les objets les plus
434
hétéroclites. Ils accompagnent Gerlach dans ses promenades et visites d’églises,
l’informent sur la situation des chrétiens dans l’Empire Ottoman, sur les hommes
et les intrigues du Saint Synode, sur les événements passés et ceux en cours, sur
leurs conflits familiaux, etc. Ils exaspèrent parfois notre prédicateur, le révoltent,
mais restent malgré tout attachants et chaleureux, bien qu’intéressés et avides
d’argent. Leur aide dans la recherche de vieux livres est précieuse et Gerlach en
profite, tout comme les précédents ambassadeurs qui, comme Busbeck, avaient
rempli plusieurs caisses de livres achetés à Constantinople, ou Karel Rijm
(Journal, p. 116, p. 272-273, 279).
D’autres personnages apparaissent de façon épisodique, comme le
prédicateur du Patriarcat, le hiéromoine Matthieu, le moine Siméon, qui avait
étudié à Padoue et parlait de son professeur « Scozio » (Journal, p. 200, 209,
233-234, 241, 363, 459-60), le prôtopsalte (Vorsinger) Haricleus d’Athènes,
ancien élève du métropolite Arsenius de Thessalonique (ibidem, p. 389), auquel
Gerlach soumet les points de dissension entre Luthériens et Orthodoxes, le moine
Théophane, ancien prôtopsalte du Patriarcat, qui avait obtenu grâce au defterdar
la chaire métropolitaine d’Athènes, le grand économe (Schaffner) (Journal, p.
467-468) ; une mention est faite du grand logothète Hiérax, marié à une sœur de
Michel Cantacuzène, qui voulait faire de son fils un patriarche (Journal, p. 223-
224). Ou bien des hôtes de passage, comme le médecin Léonard Mendonios (ou
Mondonis) de Chios, lecteur du patriarche (Journal, p. 103,114)20 et un autre
Chiote, le docteur Frantz (François), qui avait fait des études à Padoue et
envisageait de se rendre en Moldavie (Journal, p. 389, 397).

Les archontes : Michel Cantacuzène dit Shaïtanoglou


et quelques autres

Une ombre omniprésente plane sur le Patriarcat, faisant et défaisant les


patriarches, les métropolites et les évêques, intermédiaire obligé dans leurs
rapports avec les autorités ottomanes ; il s’agit de Michel Cantacuzène (c. 1515-
1578), dit Shaïtanoglou (fils du diable) à cause de sa grande habileté, le puissant
archonte (que les Grecs traduisaient par « prince ») des Grecs de l’Empire
Ottoman. Ce personnage haut en couleurs jouissait de la faveur du grand vizir
Mehmet Sököllu et avait accumulé une fortune colossale comme fermier des
pêcheries et des salines d’Anchialos, où il possédait un somptueux palais au
milieu d’un domaine de cent villages, comme marchand de fourrures pour la
Cour impériale, entrepreneur avisé spécialisé dans l’importation des métaux
stratégiques comme le fer, le cuivre et le plomb. Il avait hérité du Grand Juif
Joseph Nassi de la domination de l’Archipel et se faisait appeler par Gerlach
« prince de Valachie et de Moldavie » (Journal, p. 200). Le Journal de Gerlach

20
Cf. Crusius, Turcograecia, p. 309, 503-504, 512.
435
pullule d’informations sur ce personnage, sur sa chute et sur la vente aux
enchères de ses biens, transportés à Constantinople par deux galères, surtout les
livres dont nous connaissons par ailleurs le catalogue (Journal, p. 483-484, 487).
Shaïtanoglou descendait de la famille impériale des Cantacuzène, plus
précisément de la branche du Grand Domestique Andronic Paléologue
Cantacuzène mis à mort en 1453 avec plusieurs fils. Son fils, unique rescapé du
massacre, Michel, « honneur des Grecs par la parole et par les faits », était mort
en 1522 et avait été enterré dans l’église Sainte-Parascève, vraisemblablement à
Hasköy. C’était le grand-père de Shaïtanoglou, dont le père, Démètre, qui avait
sauvé les églises de Constantinople de la transformation en mosquées, en 1536,
ensemble avec Xenakès, était mort en 1574 à l’Athos.
Un grand-oncle de Shaïtanoglou, Démètre Sektanis Cantacuzène, était à la
fin du XVe siècle domestikos du Patriarcat et c’est peut-être de lui que lui venait
son sobriquet, car Sektanis peut être lu aussi Seitanis, « le diable ».
Michel Cantacuzène habitait, nous dit Gerlach, très près du Patriarcat, dans
une maison où il avait sa chapelle privée et son propre prôtopsalte, et ne se
rendait à l’église du Patriarcat qu’à Pâques, le jeudi saint, ensemble avec les
autres archontes, les Rhalli et les Coressios (Journal, p. 395-396). Grâce au
témoignage d’un voyageur russe de la fin du siècle, nous savons qu’il s’agissait
du quartier (mahalle) Cantacuzène avec l’église Saint-Georges21. Après sa mise à
mort, son fils aîné Andronic (1553-1601), marié à la fille de Jacques Rhalli, allait
racheter cette maison pour 3 000 ducats et refaire la fortune colossale de son père
(Journal, p. 493).
Shaïtanoglou avait épousé en secondes noces la sœur des princes roumains
Alexandru Mircea et Pierre le Boiteux (Petru chiopul) qu’il aidera, à partir de
1568, à monter sur le trône de Valachie et de Moldavie22. Son propre frère, Jean,
mort en 1592, remplissait les plus hautes fonctions à ces deux Cours et assurait
aux Cantacuzène une influence prépondérante dans leurs affaires, influence qui
va se poursuivre avec Andronic entre 1593 et 1601, puis à nouveau à partir de
1620-1625 par ses fils et ce jusqu’en 171623.
L’ascendant de Shaïtanoglou sur le Patriarcat peut être résumé par une
information que Gerlach enregistre le 24 octobre 1577 ; Jean Zygomalas lui avait
raconté que Jérémie II « est presque un esclave de Cantacuzène », auquel il rend
visite toutes les semaines s’inclinant devant lui comme à un empereur (Journal,
p. 395-396). Sa mort dramatique en mars 1578 avait secoué toute la communauté

21
S. Yérasimos, op. cit., p. 349.
22
Cf. M. Cazacu, « Stratégies matrimoniales », p. 171 et suiv.
23
N. Iorga, Byzance après Byzance, p. 114-119 ; M. D. Sturdza, Grandes familles de Grèce,
d’Albanie et de Constantinople, Paris 1983, s.v. Cantacuzène ; J.-M. Cantacuzène, Mille ans dans
les Balkans. Chronique des Cantacuzène dans la tourmente des siècles, Paris 1992 ; version
roumaine élargie, Bucarest 1996 et 2e édition, entièrement refondue et considérablement
augmentée, en préparation ; idem, « Les ascendants de Michel Seitanoglou pendu à Anchialos en
1578 », dans L’Empereur hagiographe, éds P. Guran, B. Flusin, Bucarest 2001, p. 303-308.
436
grecque de Constantinople et de province (Journal, p. 462-466). En fait, Gerlach
l’avait observé une seule fois, précédé par 5 ou 6 serviteurs, chevauchant un
cheval avec une couverture de soie noire, un « homme âgé d’apparence joviale »
(Journal, p. 392).
On observe en règle générale que Gerlach a eu peu de contacts directs avec
ces archontes qui devaient se méfier de lui, bien que Shaïtanoglou s’était procuré
une copie de la Confession d’Augsbourg qu’il appréciait beaucoup, l’avait faite
relier en cuir et avait exprimé le désir de le recevoir (Journal, p. 451 : traduction
des principaux chapitres en grec moderne par Théodose Zygomalas). C’est
seulement le 24 mai 1578, à la veille de son départ pour l’Allemagne, que
Gerlach obtient, après beaucoup d’interventions de Zygomalas, la permission de
consulter la bibliothèque d’Antoine Cantacuzène, décédé entre temps, de la part
de son fils Georges (Journal, p. 500-501). Auparavant, il avait assisté à
l’enterrement à Saint-Phokas au Bosphore d’un riche personnage, Scarlatos (le
16 novembre 1576), et avait appris que l’ordination du métropolite de
Philadelphie était due à l’intervention de Leoninus, le facteur de Crète à Galata
(Journal, p. 270, 364-367).
Après les hommes et les institutions, les idées et la foi des Orthodoxes
grecs ont constitué un des centres d’intérêt de Stephan Gerlach, qui était désireux
d’engager des débats théologiques avec ses interlocuteurs et leur soumettait des
véritables questionnaires sur les principaux points de dispute avec les Luthériens.
Cet aspect de la question a été largement discuté24 et point n’est besoin de
s’appesantir sur un sujet qui dépasse notre compétence.

24
Riche bibliographie chez G. Podskalsky, op. cit., p. 21-24 et 102-116.
437
V

Biographies et généalogies
dans le monde grec et slavo-roumain
UN FAUX PRINCE OTTOMAN, IMPOSTEUR
MOLDO-VALAQUE À LA COUR DE LOUIS XIV :
JEAN-MICHEL CIGALA (1625 – post 1683)

Au mois de janvier de l’année 1668, un étrange personnage faisait son


apparition à Saint-Germain-en-Laye où se trouvait la Cour ; c’était un bel homme
d’une quarantaine d’années, aux yeux clairs et hardis, portant barbe et cheveux
assez longs et bouclés. Il était habillé à la manière polono-turque du XVIIe
siècle : une veste longue et brodée, fermée par des boutons faits de pierres
précieuses ; un riche manteau de soie brodée doublé de fourrure, à manches
flottantes, jeté sur les épaules ; sur la tête un bonnet de zibeline dont un nœud de
diamants retenait l’aigrette. Des bottes souples en cuir et une épée au fourreau
garni de pierreries complétaient le tableau. Un témoin oculaire notait, quelques
années plus tard, à ce propos :
« Je l’ai vu à Paris allant à cheval à la polonaise, avec un sabre dont le fourreau me
paraissait fort riche, toutefois sans suite, se targuant et ayant la mine fort fière »1.

Nous ignorons si, à la manière des mêmes Polonais, notre homme avait fait
monter à son cheval des fers d’or ou d’argent.
Dès son arrivée, l’étranger fit graver et diffuser à Paris, chez Jean
d’Ogerolles, un superbe portrait, peint par Roland Lefebvre dit « le Vénitien » et
gravé par Étienne Picart, portrait dont le Cabinet d’estampes de la BNF conserve
aujourd’hui deux exemplaires2. Un feuillet des mêmes dimensions, contenant les
titres et le résumé de la carrière du personnage, accompagnait le portrait. En voici
le commencement :
« Meimet, aujourd’hui Jean-Michel Cigala, est fils du fameux Cigala et de Canou Salie
Sultane, fille du Sultan Achmet (l605-l6l7), soeur de Sultan Osman (II : l6l8-l622), de Sultan
Amurath (IV : 1625-l640) et de Sultan Ibrahim (l640-1648), père du Grand Seigneur d’aujourd’hui,
Mehmet IV (1648-1687). Il n’a jamais été ni Bassa ni Grand Visir, d’autant que selon les lois de

1
J.-B. Rocolès, Les Imposteurs insignes ou Histoires de plusieurs hommes de néant, de toutes
nations, qui ont usurpé la qualité d’empereurs, roys et princes, des guerres qu’ils Ont causé,
accompagnées de plusieurs Curieuses circonstances, Amsterdam 1683, p. 452.
2
Bibliothèque Nationale de France, Cabinet d’estampes, N 2, t. 329. Le deuxième portrait n’a
pas de légende et le blason est légèrement différent du premier. Un troisième portrait, dû à Nicolas
de Larmessin, est une copie du premier (BNF, Na l2, f. l57). On notera aussi quelques erreurs dans
le texte qui accompagne ce dernier portrait qui se vendait « À Paris, chez P.Bertrand, rue St.
Jacques proche St. Séverin, à la pomme d’or ». Cf. G. Duplessis, Catalogue... des portraits français
et étrangers, II, Paris 1897, no 9691. Enfin, un quatrième portrait, de qualité très médiocre, fut
gravé en l669 à Leipzig par Johann Martin Liebeler et publié par O. Lugo ianu, « Un aventurier din
secolul al XVII-lea », dans Prinos lui D.A. Sturdza la împlinirea celor saptezeci de ani, Bucarest
1903, p. 279-290.
441
l’Empire Ottoman, ces charges sont trop basses pour ceux qui sont issus du sang impérial ; et
Ibrahim le créa souverain Inquisiteur de Jérusalem et de toute la Terre Sainte. Cette charge est la
plus considérable de tout ce Royaume ; mais comme elle oblige celui qui en est revêtu de prendre le
titre de Bassa, s’il veut qu’on lui obéisse, c’est pour cela qu’on l’appelle Bassa de Jérusalem, des
Provinces du Jourdain, du fleuve du Nil, du Royaume de Pharaon, de toute la province de la mer
Rouge, Capharnaon, Agasie, Caldée, Nazareth, Bethléem, Jerico, Galilée, Vitanie, Samarie et
Gardien du Saint Sépulcre de notre Seigneur ».

Le portrait proprement dit représentait Cigala de face, buste, appuyé sur


une console et entouré d’une légende en latin qui sonne : Joannes Michael
Cigala stirpis ottomanae princeps Dei gratia christianus.
Les armes du prince se composaient d’une couronne princière qui surmonte
deux écus, l’un contenant un aigle à une seule tête et l’autre trois flèches croisées
au milieu, portant une autre couronne et flanquées de la lune en croissant et d’une
étoile3. Pour mieux marquer son nouvel état de Chrétien, sous le blason on voit
un turban, une épée courbe (un yatagan) et une masse d’armes encadrés par
l’inscription qui suit : Domine Jesu Christe, Gratias ago tibi quia vocasti me de
tenebris mahometanis in admirabile lumen tuum. À cela s’ajoute un autre texte
résumant ainsi sa vie :
« Jean Michel, cousin germain du Grand Seigneur. Fils du fameux Sinan Bassa de Cigala né
de la fille du Sultan Achmet, qui s’appeloit Salie Canone Sultane, soeur de sultan Ibrahim, père de
l’empereur des Turcs à présent régnant, fut bassa de Hierusalem, recepveur général du tribut et
gardien du St. Sépulchre de Notre Seigneur Jésus Christ et absolu plénipotentiaire des règnes de
Alexandrie et de toute l’Égypte jusque à la Mer Rouge, et des Royaumes de Cypre et de Trébisonde
et généralissime de la mer Noire, etc. Generosement abbandonant toute ces auctorites, par la
religion christien, à présent capitaine des armes de Sa Majesté impériale romaine ».

Une dernière information, contenue dans le texte du feuillet imprimé


accompagnant le portrait, précisait les buts qu’avait le prince en venant à Paris :
« De Rome il est heureusement arrivé à Paris, où il attend l’occasion favorable pour saluer
le Roy, la Reine et Monseigneur le Dauphin ».

En effet, le cousin germain du Grand Turc se présenta d’abord à la Cour de


Saint-Germain-en-Laye. Il nous a laissé lui-même le récit de cette première prise
de contact :
« Etant arrivé à Paris et ayant appris que leurs Majestés étaient à Saint Germain en Laye, il
leur alla faire la révérence, quelques jours [avant] que le roi en partit pour son voyage de la
Franche-Comté, et il reçut d’elles tous les témoignages d’affection qu’il pouvait désirer »4.

3
Les armoiries du deuxième portrait portent des aigles bicéphales et des couronnes avec des
croissants de lune.
4
Histoire de Méhémet Bei, aujourd’huy nommé Jean Michel de Cigala, prince du sang
impérial des Ottomans, bassa et Souverain plénipotentiaire de Jérusalem, des royaumes de … de
Trébisonde, Paris 1668 : Chez Thomas Jolly [...], p. l88.
442
Ce fut, vraisemblablement, à cette occasion que l’ancien gardien du Saint
Sépulcre distribua son portrait accompagné de son curriculum vitae. Il eut pour
ce faire tout le mois de février, lorsque Paris s’était vidé de la plupart des grands
seigneurs et de la Cour. La Gazette relate dans ces termes un bal qui eut lieu dans
les appartements de Madame au Palais Royal, le 4 février :
« On y vit peu de seigneurs français, parce que ne suivant pas le roi avec moins
d’empressement dans les glorieux travaux de Sa Majesté que dans ses divertissements, ils ont
presque tous accompagné ce grand Monarque dans ce voyage où le Bien de son État l’a engagé,
quoi qu’en cette saison tous les autres princes ne s’appliquent qu’aux plaisirs, qui en sont
inséparables »5.

Pour connaître la façon dont s’est déroulée l’audience chez le roi, je


donnerai la parole au généralissime de la mer Noire lui-même :
« Le prince avait ouï parler avec tant d’avantage de la Cour des rois de France, qu’il voulut
être témoin lui-même des merveilles qu’on lui avait dites. [...] Le roi étant de retour de son voyage
[en Franche-Comté], demanda ce qu’était devenu le Prince turc et témoigna qu’il désirait le voir.
C’est pourquoi Monsieur le Duc de S. Aignan, un des plus civiles et des plus obligeants seigneurs
de la Cour, le fut prendre en son logis dans son carrosse et le conduisit à S. Germain où il le
présenta au roi, qui lui fit encore paraître plus d’affection en cette seconde visite qu’il n’avait fait
en la première. Il le fit entrer dans son cabinet, où il s’entretint avec lui une espace de temps fort
considérable, et ensuite de cet entretien Monsieur le Duc de S. Aignan le traita magnifiquement à
dîner avec Madame la Comtesse de Béthune, sa soeur.
Après le dîner, Madame la comtesse de Béthune le présenta à la reine, de laquelle est dame
d’atour. Sa Majesté le reçut avec grand accueil, et sachant qu’il avait une charge dans les armées de
l’Empereur et qu’il avait fait un assez long séjour à la Cour de sa Majesté impériale, elle lui
demanda des nouvelles de l’impératrice, sa soeur. Sur quoi le Prince lui donna la satisfaction
qu’elle désirait de lui.
Il fut ensuite conduit en l’appartement de Monseigneur le Dauphin, auquel il fit la révérence
et satisfit agréablement aux demandes que ce jeune prince [rappelons qu’il avait sept ans] lui fit
touchant la façon de ses habits et de ses armes.
Il alla ensuite saluer leurs Altesses Royales auxquelles il avait déjà fait la révérence en leur
palais à Paris, où elles l’avaient reçu avec leur civilité ordinaire. Il salua aussi Monsieur le Prince et
plusieurs autres seigneurs et dames de la Cour, après quoi il retourna à Paris dans le carrosse et en
la compagnie du même seigneur Duc de Saint-Aignan, où il employa le temps à faire et à recevoir
plusieurs Visites des Seigneurs et des dames les plus qualifiés à la Cour. Entre autres, il reçut mille
civilités de M. le Commandeur de Souvré, grand Prieur de France, qui l’invita à l’assemblée des
Chevaliers de Malthe qui s’est tenue à Paris, où il lui fit rendre tous les honneurs qui sont dus à un
prince de sa naissance, et ensuite le traita magnifiquement en la Compagnie des mêmes chevaliers.
Enfin, il retourna une troisième fois à S. Germain pour prendre congé de leurs Majestés, et
durant huit jours qu’il y séjourna, il fit tous les jours sa Cour avec autant d’adresse, que s’il y avait
été élevé dès ses plus tendres années.
Il se trouvait ordinairement au dîner du roi, pendant lequel sa Majesté prenait un plaisir
particulier à s’entretenir avec lui. Elle le fit aussi magnifiquement traiter par un seigneur de la Cour,
auquel elle en donna commission. Il était présent à la plupart des divertissements que le roi prenait
et étant un jour arrivé un peu tard à la Comédie, la reine lui fit donner un siège à trois pas d’elle par
u’on seigneur de sa suite.

5
La Gazette, du 1er février l668, p. 147-148.
443
Après avoir pris congé du roi et de la reine, il retourna à Paris, où leurs Majestés voulant
que les cares ses et les témoignages d’affection avec lesquelles elles l’ont reçu à Saint-Germain
soient suivis de la magnificence de leurs présents, lui ont envoyé deux chaînes d’or avec leurs
portraits sur deux médailles de même matière, pour lui témoigner par ce riche présent l’estime
qu'elles font de sa présence. De sorte qu’il se dispose maintenant à partir de Paris pour continuer
son voyage, n’étant pas moins édifié de l’honneur qu’il a reçu à la Cour de France, que ravi
d’emporter avec soi les portraits du roi et de la reine, qui sont les plus précieux gages que leurs
Majestés lui pouvaient laisser de leur amitié et de leur estime »6.

J’ai extrait cette longue citation de l’ouvrage que notre héros fit paraître à
Paris, chez Thomas Jolly, au début du mois de juillet l668 (le privilège est du 28
juin et le livre achevé d’imprimer le 5 juillet), sous le titre Histoire de Méhémet
Bei aujourd’hui nommé Jean-Michel de Cigala, prince du sang impérial des
Ottomans, Bassa et Souverain plénipotentiaire de Jérusalem, des Royaumes de
Chypre et de Trébizonde. Il s’agissait d’un petit in-12° de 222 pages, dont la
BNF possède trois exemplaires, malheureusement, catalogués aux anonymes (J.
11955, 16542 et 23111), alors que la dédicace au roi est signée des initiales I.M.,
donc Jean Michel. La dédicace fait mention de « la façon tout à fait obligeante
avec laquelle » Louis XIV avait reçu, « ces jours passés », le « Prince turc à la
Cour » et des services rendus, dans le passé, par la famille Cigala aux rois de
France.
La dédicace au roi est suivie d’un sonnet et de deux poèmes, l’un en latin et
l’autre en français présentant en acrostiche le nom de Jean-Michel Cigala. On
peut constater, à la lecture de ces vers, que la modestie n’était pas le fort du
nouveau converti, bien qu’on puisse y trouver quelques rimes assez réussies :
Merveilleux en esprit et très haut en naissance
Insigne en piété, un héros en vaillance,
Civil, fort et constant, ferme, prudent et sage.
Hautesse d’Ibrahim tu en as vu l’usage ;
En foy, c’est un rocher, il l’a bien fait paraître,
Lorsque par son baptême il a changé de maître.
Certes c’est dire tout d’un prince baptisé
Il ne connaît plus rien que Jésus abaissé
Grand Prince, n’est-ce rien que la race ottomane ?
À quoi pense le fils de Salie Sultane ?
L’Europe le sait bien, elle admire ton sort,
Être prince mais Turc, vaut moins qu’un Chrétien mort.

Ou bien l’éloge en latin qui passe en revue les vertus de ce nouveau rocher
de la foi :
Lingenio supra naturam excellens,
Officio, pietate et opere insignis,
Admirabilis cunctis et nunquam satis laudandus,
Nobili genere ortus, ante alios clarus.

6
Histoire de Méhémet Bei…, p. 186, 188-204.
444
Nihil in Seipso claudens gratiarum formae deficiens,
Egregio Vultu a natura insignitus,
Spe maxima major.
Modestia singularis,
Integritate Sublimis,
Civilitate conspicuus,
Humilitate mirus,
Authoritate ingenuus,
Eloquentiae torrens,
Litteris ac variis linguis praepollens .
Gloria Messanensium immortalis,
Iuistitiae exemplar et heroicae virtutis epilogus,
Generositatis incomparabilis compendillum,
Affabilitatis ineffabilis thesaurus,
Liberalitatis inexhaustae fons,
Aquilae imperialis fidissimus defensor.

Il est temps, maintenant, de résumer en quelques mots la vie aventureuse


de notre héros, telle qu'il nous la raconte lui-même dans ce petit livre. Après
avoir passé en revue quelques uns des plus illustres membres de la famille
génoise des Cigala, descendue, selon la tradition, en 943 d’Allemagne, on arrive
au grand-père paternel, le « vicomte » Cigala, originaire de Messine, fait
prisonnier par les Ottomans en 1561, ensemble avec son fils Scipion. Ce dernier,
qui n’avait que l2 ans à cette date, embrassa l’Islam et obtint les plus hautes
fonctions politiques et militaires de l’Empire Ottoman, sous le nom de Sinan
pacha. De trois épouses successives – ou concomitantes – dont deux filles et
soeurs de Sultane –, Scipion Cigala eut six garçons – tous titulaires de charges
importantes – et une fille. Le plus jeune de ses enfants fut notre Mehmet
(Méhémet), fils posthume, né à Istanbul en mars 1625, quelques mois après la
mort de son père (p. 38), âgé, selon ses dires, de 75 ans révolus en ce moment.
Précisons tout de suite que Scipion Cigala porta le nom de Jusuf Cigala-
Zade, et non pas de Sinan, et mourut, en réalité, en 1605 !
Peu de temps après sa naissance, Mehmet perdit sa mère et fut mis sous la
protection du grand Mufti, « qui est comme le souverain pontife parmi les
Turcs », nous précise-t- il, « lequel eut un soin tout particulier de ce jeune
prince » (p. 39-40). Son éducation ne laissa rien à désirer, bien que l’élève, étant
d’un « naturel extrêmement prompt », eut des difficultés par la suite avec ses
professeurs. Devenu échanson du sultan Ibrahim, Mehmet fut condamné à mort
ensemble avec ses six collègues pour avoir, un jour, renversé un vase contenant
du vin que le Sultan qui se trouvait à table avec le grand Mufti, entendait faire
passer pour de l’eau. Sauvé grâce à l’intervention du même Mufti, le jeune
Mehmet dut supporter une cruelle bastonnade – 500 coups –, après quoi le Sultan
lui confia la charge de « tefitici » :
« c’est-à-dire vice-roi et comme gouverneur extraordinaire établi sur tous les autres pour
leur faire rendre compte de l’administration de leurs charges, et les punir, même de mort, s’il se
trouve qu’ils aient excédé notablement en l’exercice d’icelles » (p. 5l).
445
Et ainsi le jeune prince partit pour Jérusalem, où il cumulait cette charge
avec celle de Gardien du Saint-Sépulcre.
Son départ pour Jérusalem par voie de terre coïncida avec celui entrepris,
par mer, par une sultane et le fils aîné du sultan, Ibrahim, qui se rendait en
pèlerinage à la Mecque. À cette occasion, la galère de la sultane fut arraisonnée
par les chevaliers de Malte, qui firent prisonnier le bébé devenu le très célèbre
Père Ottoman (Padre Ottomano). Cet événement – nous le savons bien –, eut lieu
en 1644 et son écho international fut assez important. Le rejeton impérial se
convertit et devint dominicain sous le nom de Dominique de Saint-Thomas.
Après plusieurs années passées à Rome, le Père Ottoman se rendit à Paris où il
passa deux ans – de 1665 à 1667 – et fut très bien reçu par le roi et par toute la
Cour. Il finit ses jours à Malte en l676, mais son passage à Paris avait ému
l’opinion publique.
Revenons à Mehmet Cigala, lequel devait avoir l9 ans en l644 ; retenons
qu’il reste à Jérusalem pendant deux ans, donc jusqu’en 1646 (p. 88). À
Jérusalem il habitait le palais de Pilate et la grâce divine ne tarda pas à le toucher.
En effet, un jour notre gouverneur conçut la pensée de s’emparer des riches
ses accumulées dans l’église du Saint-Sépulcre, mais une grave maladie survenue
en même temps que cette pensée l’obligea à Surseoir à son entreprise scélérate.
Durant sa maladie, il eut la vision de la Vierge, des martyrs et de Jésus. Frappé
de stupeur, Mehmet perdit, à la suite de cette vision, l’ouïe et la parole pendant
un temps, après quoi sa décision fut prise : il allait devenir chrétien (p. 64). Ici
suivent quelques considérations destinées aux sceptiques : « les sages du monde
qui ne jugent des choses que selon leur apparences, et qui donnent tout à la nature
sans ajouter que fort peu de foi aux miracles, prendront sans doute occasion de
rire de toutes ces visions extraordinaires... » et qui finissent par souligner
l’extraordinaire importance que revêtait, pour la Chrétienté, la conversion d’un
prince du sang impérial des Ottomans.
Suivent des conversations avec un ermite qui vivait à Bethléem et qui
enseigna au jeune prince les premiers rudiments de la foi chrétienne.
Le « second maître en la foi » de Mehmet fut son propre médecin qui « prit
soin de la guérison de son âme comme il avait pris auparavant de son corps » et
que le prince considérait non plus « comme un domestique, mais qu’il respectait
comme son maître en la foi ». Voici l’apologie de ce médecin :
« Ce médecin était un des plus experts en son art qui fussent dans tout l’Empire Ottoman et
il avait déjà servi en cette qualité Sinan pacha, père de Mehmet bey. Entre autres belles parties qui
le rendaient recommandable, il était fort dévot (comme c’est l’ordinaire des Chrétiens qui sont
parmi les Infidèles, d’avoir plus de tendresse pour leur religion que ceux qui vivent pour ainsi dire
dans le Centre du Christianisme) et il prononçait souvent ces paroles “Sancta Maria ora pro nobis,
Jesu Christe miserere mei” » (p. 77).

Ce médecin – dont on ne nous apprend pas le nom – expliqua les autres


mystères de la foi au gardien du Saint-Sépulcre. Il fut rapidement secondé dans

446
cette tâche par un franciscain que Mehmet découvrit un jour grâce à une longue
vue sur le mont du Calvaire en train d’y faire ses dévotions. À la suite de ces
entretiens, Mehmet visita incognito le monastère franciscain du Saint-Sauveur et
lui fit des dons importants et destinés à rester secrets.
Après deux ans de séjour à Jérusalem, Mehmet fut envoyé – en 1646 – en
Crète, où il prit part à la guerre de Candie à la tête de 4 000 hommes. (Rappelons
simplement que, tout comme pour la Palestine, les actions de Mehmet bey en
Crète ne laissèrent aucune trace dans les documents...). À l’occasion de la guerre
de Candie Mehmet libéra plusieurs moines dominicains, franciscains et jésuites
tombés en captivité, et les envoya sur ses propres galères à Chios.
De retour à Constantinople, en 1648 – l’année de la mort du sultan Ibrahim
–, Mehmet fut nommé un an souverain-gouverneur de Babillone, de Caramanie
et de Magnésie, charge qu’il occupa jusqu’en 1649-l650 : à son retour dans la
capitale de l’Empire, se produisit à Iconium-Konieh – un miracle qui entraîna la
conversion de plusieurs Ottomans au Christianisme et, après maints miracles,
leur martyre (p. 99-l09).
Envoyé de nouveau en Crète, Mehmet, accompagné toujours de son fidèle
médecin, prit comme directeur de conscience un père dominicain et, après sa
mort, un jésuite. Pendant les hostilités, il se lia d’amitié en secret avec le général
vénitien Lazare Mocenigo, qui « avait des sein de faire passer le prince Mehmet à
Venise, d’où il l’aurait ensuite conduit jusqu’à Rome » (p. 115).
Malheureusement, la mort du général – pendant l’été l654, précisons-le – mit fin
à ce projet.
En cette même année, Mehmet fut nommé « vice-roi de Trébizonde,
généralissime de la mer Noire et de toutes les provinces qui en dépendent,
jusqu’aux confins de la Tartarie » (p. 117).
En cette qualité, et sur les insistances du père jésuite, il rendit la liberté au
général hongrois Janos Kemény (Chimiansi) fait prisonnier par les Tartares, en
1657. Rappelons que cette libération eut lieu en l659, qu’elle était due largement
au prince de Valachie Michel Radu (Mihnea III) et qu’elle coûta la coquette
somme de 90 000 thalers impériaux.
Mehmet bey raconte qu’il confia par la suite au général hongrois « une
cassette pleine de pierreries et de plusieurs joyaux d’un grand prix » avec
promesse de la récupérer une fois qu’il aurait lui-même choisi la liberté. Ce qui
fut fait en cette même année 1659 après des adieux déchirants que le prince fit à
son épouse et à ses deux enfants (si peu nombreux ?), « les précieux gages de
leur amour réciproque » :
« Néanmoins, ajoute-t-il, il les quitta d’un œil sec, parce que cette grâce lui avait appris que
pour suivre Jésus Christ, il fallait non seulement dire un adieu général à tous les honneurs, à toutes
les richesses et à tous les plaisirs de la vie, mais même qu’il fallait renoncer aux plus tendres
inclinations que la nature nous inspire pour nos parents et pour ceux qui font, pour ainsi dire, une
partie de nous-mêmes » (p. 133).

447
Sous prétexte d’un pèlerinage à la Mecque, Cigala s’embarqua en
compagnie du jésuite (on ne nous dit pas ce qu’était advenu du médecin) et,
détournant le bateau, il débarqua en Moldavie, où rendez-vous avait été pris avec
Janos Kemény :
« La Moldavie est une province où les Chrétiens sont demeurés libres dans l’exercice de
leur religion, moyennant un certain tribut qu’ils payent tous les ans au grand Seigneur, qui y tient
un gouverneur exprès pour le recevoir. Le gouverneur qui y exerçait pour lors cette charge était un
grand ami du prince et du père jésuite, et il avait des obligations très étroites à tous les deux, parce
qu’à la recommandation du père le même prince avait donné une partie de l’argent nécessaire pour
obtenir ce gouvernement, espérant toujours qu’il pourrait le servir dans l’exécution de Son pieux
des sein. Ce gouverneur le reçut avec toutes les démonstrances d’amitié en apparence ; mais
l’avarice le fit bientôt conspirer avec Chimiansi sur les biens et sur la vie de ce pauvre prince,
auquel l’un devait sa fortune et l’autre sa liberté » (p. 135).

Le gouverneur en question est le prince Gheorghe Ghika (l658–l659), un


Albanais favori du grand vizir Küprülü, car, semble-t-il, ils étaient originaires du
même village. En complicité avec Gheorghe Ghika, le général Kemény attaqua
Mehmet Cigala et son escorte qui se trouvait, nous dit-il, « à Braseau, du côté des
Cosaques », mais le sort favorisa notre héros qui, bien que blessé en quatre
endroits, réussit à s’échapper seul, dans la neige et le vent, après avoir tué de sa
propre main plusieurs ennemis. Toutefois, il perdit dans ce combat inégal tous
ses serviteurs et même le père jésuite trouva la mort au cours de l’embuscade.
La punition divine ne tarda pas de s’abattre sur le parjure Kemény qui
périt, victime misérable de ses propres soldats désireux de piller ses richesses mal
acquises. Ceci nous amène en janvier l662, date réelle de la mort de Kemény, tué
par les Ottomans alors qu’il s’était fait proclamer prince de Transylvanie.
Mais revenons à Mehmet Cigala : secouru par un berger, il guérit très vite
et se rendit chez les Cosaques et ensuite en Pologne, où la reine Marie-Louise de
Gonzague (fille du duc Charles de Nevers) et épouse de deux rois de Pologne –
Vladislav et Jean-Cazimir – fut sa marraine lors du baptême célébré dans la
cathédrale de Varsovie. Ceci a dû se passer en 1662-1665, quelques années avant
la mort de la bonne reine laquelle considérait son filleul (à ce qu’il nous dit lui-
même) « comme son fils lequel elle avait (pour ainsi dire) engendré en Jésus-
Christ » (p. 156) .
Le néophyte – qui s’appelait dorénavant Jean-Michel – fit ensuite un
pèlerinage à Lorette et rendit visite au pape Alexandre VII. De Rome il passa en
Allemagne où il s’enrôla dans les troupes impériales et combattit vaillamment les
Ottomans à Bude et à Fünfkirchen (Pécs), ce qui nous permet de déduire que ceci
se passait en l664.
Pour ces hauts faits d’armes (il avait tué de sa propre main en combat
individuel, un pacha turc), l’empereur Léopold Ier le fit venir à Vienne, le
récompensa richement et le nomma « capitaine gardien de son artillerie »
(Wachmeister) (p. 166-167).

448
Suit un nouveau pèlerinage à Lorette, une visite à la famille Cigala à
Messine et en Calabre, nouveau séjour à Rome où le pape Alexandre VII mourait
quelques jours après son arrivée (plus précisément le 22 mai 1666). Jean-Michel
fut reçu en audience par le nouveau pape, Clément IX, avec lequel il eut cette
édifiante conversation :
« Un jour le Pape s’entretenant familièrement avec lui, lui demanda s’il ne portait pas
quelques marques de dévotion comme font tous les bons Chrétiens : le prince tira un chapelet de sa
poche, le montra à Sa Sainteté et lui dit : “Saint Père, voilà mon chapelet, mais pour un livre de
prières, qu’il appelait son Bréviaire, je n’en ai point d’autre que celui-ci, montrant son cimeterre,
lequel il tira du fourreau. C’est dans ce livre que l’on m’a appris à lire, et c’est de lui que je me
veux servir contre les ennemis de l’Eglise”. Le Pape, considérant que le prince avait quitté de
grands biens en Turquie et s’était rendu volontairement pauvre pour embrasser la religion
chrétienne, lui assigna une pension de mille écus d’or » (p. l85) .

Enfin, après un crochet par Venise et Turin, le prince de sang impérial


ottoman se décida de faire sa révérence au roi de France, ce qui arriva en 1668.
Voici, en résumé, le contenu de cette brochure dont la lecture n’est jamais
ennuyeuse.
Ce qui semble certain c’est que Jean-Michel Cigala a réussi à faire une
assez bonne impression à la Cour de Louis XIV, et j’en vois pour preuve les deux
médaillons en or avec l’image du roi et de la reine qui lui ont été offerts à la fin
de son séjour à Paris. Certainement, le moment était bien choisi pour se présenter
à la Cour de France : jamais, en effet, les relations entre Louis XIV et les
Ottomans n’avaient été aussi mauvaises qu’en 1668-l669 ; je rappellerai
seulement la participation d’un corps d’armée française, aux côtés des Impériaux,
à la bataille de St-Gothard contre les Ottomans, en l664, et la présence de la fine
fleur de la noblesse de France à la défense de Candie, notamment en 1668-1669
(l’expédition du duc de Beaufort)7.
À cela s’ajoutaient la question des capitulations de la France avec l’Empire
Ottomans – qui sera résolue seulement en l675 par l’ambassadeur de Nointel –, et
celle de la protection des Lieux Saints que les Grecs de Constantinople avaient
réussi à arracher de la main des Catholiques en faveur des Orthodoxes8.
Nous ignorons si Louis XIV pensait utiliser notre prince en vue de quelque
dessein hostile aux Ottomans. En revanche, on sait que, fort de la bonne
renommée acquise à Paris, Jean-Michel Cigala se rendit à Londres en cette même
année l668 pour faire sa révérence à Charles II Stuart. Tout allait très bien pour
lui lorsque, coup de théâtre !, le prince ottoman fut reconnu par un marchand
persan et par un seigneur anglais et dénoncé comme imposteur !

7
A. Le Glay, « L’expédition du duc de Beaufort (1668-1669) », RHD X (l897), p. 192-215 ;
R. Peyre, « Coup d’œil sur la question d’Orient en France au XVIIe siècle », RÉH VI (1917)
[1918], p.119-157 ; R. Darricau, « Mazarin et l’Empire ottoman. L’expédition de Candie (1660) »,
RHD LXXVII (l960), p. 335-355.
8
P. Masson, Histoire du commerce français dans le Levant au XVIIe siècle, Paris l896 ;
A. Vandal, Les voyages du marquis de Nointel (1670-1680), Paris l900.
449
Celui qui rédigea un véritable acte d’accusation fut le chevalier John
Evelyn (l620-1706), mémorialiste bien connu et partisan décidé de la royauté en
Angleterre. Le 15 février 1669, Evelyn présenta à Charles II un exemplaire de
son ouvrage intitulé History of the three late famous Impostors, viz. Padre
Ottomano, Mahomed Bei and Sabbatai Sevi…, Londres 16699.
L’ouvrage était dédié au secrétaire d’État, Lord Arlington, et précisait que
Mehmet bey se trouvait encore en Angleterre. Les accusations de John Evelyn à
l’encontre de notre héros sont très graves : Jean-Michel Cigala serait originaire
de Valachie, né de parents chrétiens à Târgovi te, la capitale de ce pays. À la
mort de son père – dont on nous précise qu’il était très fortuné et de bonne
famille –, le jeune Cigala entra au service du prince Matei Basarab « de
Moldavie » (confusion avec la Valachie), qui l’envoya dans la suite de son
représentant (capuchehaia) à Constantinople en l648 ou l649. Dr retour dans son
pays, Cigala séduisit l’épouse d’un prêtre orthodoxe et faillit infliger le même
outrage à la fille de cette dame. Découvert à temps et obligé de s’enfuir pour
sauver sa tête, notre amoureux trouva un deuxième refuge à Istanbul. Il y resta
jusqu’à la mort du prince Matei († le 9 avril l654), à la suite de quoi il pensa
rentrer dans son pays. Mais, reconnu et en danger d’être exécuté pour son forfait,
il retourna à Constantinople où il embrassa l’Islam. Depuis cette date, continue
John Evelyn, il a hanté les Cours européennes racontant partout son histoire de
prince ottoman, ce qui lui a valu des faveurs de partout et spécialement de la part
du roi de France.
Arrivé à Londres, il fut reconnu par une personne de grande qualité qui
l’avait rencontré l’année précédente à Vienne sous une autre identité ; ce
témoignage fut confirmé ensuite par un gentilhomme persan de passage à
Londres, dont Evelyn nous tait le nom.
La brochure de John Evelyn fut imprimée également en latin et, toujours en
1669, était publiée une traduction allemande sans lieu de parution
(vraisemblablement à Leipzig, où fut gravée aussi une mauvaise copie du portait
de Cigala). Enfin, avec quatre ans de retard, le livre était traduit en français sous
le titre Histoire de deux Turcs et d’un Juif, avec un discours de l’entier
bannissement des Juifs du Royaume de Perse, Paris, chez Antoine Robinot. Le
traducteur semble être un sieur B., nom sous lequel se cache Pierre Briot,
traducteur également du livre de Paul Rycaut, Histoire de l’estat présent de
l’Empire Ottoman, Paris, 1670, chez le même éditeur.
Quels étaient les arguments présentés par John Evelyn en faveur de sa
thèse ? Tout d’abord, la descendance de Scipion Cigala n’enregistrait que deux
fils – Ali et Mahomet. Ce dernier épousa, en 1594, une fille de la sœur du sultan,
qui lui donna un fils appelé lui aussi Mahomet.

9
The Diary of John Evelyn. With an Introduction and Notes by A. Dobson, II, Londres l906,
p. 294: “I presented his Majesty With my History of the Four Impositors; he told me of Otherlike
cheats. I gave my book to Lord Arlington to whom I dedicated it”.
450
« Ce jeune homme était fort bien fait, fort ingénieux et spirituel ; il n’avait pas beaucoup
d’ambition et n’affectait pas de commander, mais il avait l’inclination portée aux plaisirs innocents
et à la douceur de la vie » (trad. fr., p. 191).

Enfin, il fut nommé général en Candie, ensuite grand vizir, « dont il ne


jouit pas longtemps, parce qu’il mourut dans cette guerre il y a environ quinze ou
seize ans », ce qui nous donne l’année l653-l654.
Un autre argument de John Evelyn était le fait que toutes les personnalités
qui avaient connu Cigala en tant que prince ottoman, notamment la reine de
Pologne et le pape Alexandre VII, étaient morts et, donc, incapables de
corroborer ses dires.
Evelyn essayait aussi d’expliquer le choix du nom de Cigala préféré par
l’imposteur à un autre :
« Il se peut faire que son père se soit nommé autrefois Cigo, qui approchant de celui de
Cigala, peut lui avoir donné l’occasion d’usurper le titre de cette illustre famille » (trad. fr., p. 196).

J’ai déjà dit que John Evelyn ne donne pas le nom de ses informateurs, en
arguant des difficultés qu’ils redoutaient (de la part de qui ?) en Europe centrale
ou au Levant. J’ai réussi à identifier le marchand « persan » qui porte en fait le
nom très peu iranien de « Pietro Cisij » et que John Evelyn inscrit dans son
journal sous la date de 28 septembre l668 :
« J’ai eu une longue conversation avec Signor Pietro Cisij, un gentilhomme persan, sur les
affaires de la Turquie, à ma grande satisfaction »10.

J’avoue être incapable de trouver davantage d’informations sur ce


personnage.
En tout cas, pour un connaisseur de l’histoire roumaine, le récit de John
Evelyn a un parfum de déjà vu. On y trouve, pêle-mêle, des fragments de la
biographie du prince Constantin erban (en Valachie de l654 à 1658 ; en
Moldavie en l659 et en l661 ; † 1685, en Pologne). Ce prince était né des amours
de son père, Radu erban, avec la fille d’un prêtre de Bucarest ; les allées et les
venues à Constantinople et l’histoire du passage à l’Islam semblent s’appliquer
au prince Mihail Radu ou Radu Mihnea (1658-1659), qui avait été élevé à
Istanbul dans la suite d’un pacha très influent.
D’autre part, selon la loi roumaine au XVIIe siècle, l’adultère n’entraînait
pas la peine de mort pour l’homme, comme on veut nous faire croire. En règle
générale, on retenait uniquement la responsabilité de la femme, mais, comme le
délit était très répandu, il pouvait être racheté par composition11.
Enfin, le nom de Cigo est tout à fait inconnu en Valachie et en Moldavie à
cette époque, mais pas celui de Cigala, comme nous verrons plus loin.

10
The Diary of John Evelyn, II, p. 290-29l.
11
P. Strihan dans Istoria dreptului românesc, I, éd. Vl . Hanga, Bucarest 1980, p. 445-446.
451
Un autre témoignage sur Cigala, bien plus fiable que celui de John Evelyn,
nous vient directement de l’Empire Ottoman. En 1675, le médecin anglais
Edward Brown (1644-1708), qui voyageait en Grèce et se trouvait à Larissa, fit la
découverte suivante :
« Je trouvais aussi en cette ville un livre français qui traitait de Michel Cigala, encore un
autre imposteur qui avait trompé l’Empereur, le roi de France et autres princes chrétiens.
L’interprète du Résident me dit qu’il faisait bien rire les Turcs et qu’il était né en Grèce et non pas
en Valachie »12.

Il s’agissait, sans doute, de la traduction française du livre de John Evelyn


parue justement en l675. Précisons que le résident impérial – à l’époque le comte
Walter Leslie – avait comme interprète (ou drogman) un noble génois, Marc
Antonio Mamuca della Torre, dont le mariage à Constantinople, en l675, avec
Giustina Tarsia (la fille du premier drogman de Venise) nous a été décrit avec
force détails par Antoine Galland13.
C’était donc un homme bien informé sur les affaires turques et italiennes
qui avait renseigné Edward Brown sur Cigala et son témoignage ne peut pas être
aisément contesté.
Toutefois, avant de discuter la possible identité de notre héros, j’essaierai
de retracer ce que l’on sait sur son existence après l669. Ici, c’est d’abord la
traduction allemande de la brochure de John Evelyn qui nous renseigne ; dans un
appendice de trois pages ajouté à la fin du texte et intitulé Relation sur le voyage
dans le nord de Jean-Michel Cigala ou Mohammed-Bei, nous trouvons son
itinéraire en 1669 : Francfort, Cassel, Braunschweig-Lünebourg, Hambourg (où
il reste l4 jours), ensuite Copenhague et Gottorp (au Danemark), Lübeck,
Mecklembourg et Berlin. Partout, il distribua son portrait gravé à Paris et trouva
bon conseil grâce à sa prestance et à ses connaissances diverses. À Berlin on perd
sa trace, mais on suppose qu’il est parti en Pologne ou bien en Sax .
Cette dernière hypothèse semble se rapprocher davantage de la réalité. Et
voici pourquoi : en l685 apparaissait à Amsterdam le petit livre de Jean-Baptiste
de Rocolès, « historiographe de France et de Brandebourg » sur Les Impositeurs
insignes… Comme on pouvait s’y attendre, une place de choix est réservée au
« faux Bassa Cigala dit Mahomet bey, prétendu prince de sang ottoman, qu’on a
vu de nos jours en France et dans d’autres Cours des princes chrétiens ». Rocolès
reprend le pamphlet de John Evelyn pour nier à Cigala sa qualité de prince turc et
ajoute un renseignement fort précieux, à savoir que notre homme avait changé de

12
A Brief Account of some Travels in Hungaria, Servia Bulgaria, Macedonia, Thessaly…,
Londres l675 [trad. fr. Relation de plusieurs voyages faits en Hongrie, en Servie, Bulgarie,
Macédoine, Thessalie, etc., Paris l674, p. 36.
13
Le Journal d’Antoine Galland pendant son séjour à Constantinople, I, Paris l881, p. 6l ; cf.
A. Pippidi, « Quelques drogmans de Constantinople au XVIIe siècle », RÉSEE X (1972), p. 227-
255 [repris dans idem, Hommes et idées du Sud-Est européen à l’aube de l’âge moderne, Bucarest
– Paris l980, p. 153-l 57].
452
nom et se présentait partout comme « la Magdalène » (p. 450). Rocolès affirme
tenir cette information d’un « fameux politique de ce siècle » et nous n’avons
aucune raison de douter de sa véracité. Ceci nous donne, en effet, la clef de la
disparition complète de Mehmet bey Cigala à partir de l669-1670 et l’apparition
d’un nouvel aventurier au Levant et dans l’Empire des Habsbourg : le chevalier
de la Magdeleine.
À ce sujet, Antoine Galland notait dans son journal constantinopolitain,
sous la date de 25 janvier 1672, que « on a su par des lettres d’Andrinople que le
sieur de la Magdeleine s’estoit fait Turc et qu’on luy avoit donné une paie de
canonnier »14. Souvenons-nous que Jean-Michel Cigala affirmait avoir été
nommé capitaine d’artillerie par l’empereur Léopold Ier.
On apprendra d’autres détails sur ce curieux personnage en lisant l’ouvrage
qu’il a lui-même publié à Bâle, en 1677, sous le titre Le Miroir ottoman avec un
succint récit de tout ce qui s’est passé de considérable pendant la guerre des
Turcs en Pologne jusqu’en 1676, par Mr. le chevalier de la Magdeleine et paru
chez Jean Rodolphe Genath. On y trouve également le portrait du chevalier,
habillé dans une armure de type occidental, un heaume près de la main et des
chaînes brisées autour (allusion, sans doute, à sa captivité chez les Ottomans) les
cheveux bouclés et la moustache fine, et la précision qu’il n’avait que 50 ans.
L’ouvrage est dédié au duc de Bavière, Ferdinand (1651-1679).
Dans la préface, de la Magdeleine raconte très brièvement ses aventures en
« Turquie » et nie avoir embrasse l’Islam :
« Je ne prétends pas vous faire ici une histoire de ma vie, quoi qu’elle en peut fournir plus
de matières véritables que les romans n’en ont de mystérieuses. Je vous dirai seulement qu’ayant
été le jouet de la fortune pendant quelques années, je me suis trouvé par un de ses revers hors du
service de mon prince et de ma patrie, j’ai connu toutes les plus fâcheuses bourrasques que la rage
de mes ennemis ait pu faire élever contre moi. Mais comme je suis naturellement ennemi de
l’oisiveté, je passai dans un royaume où le prince qui y régnait me fit un accueil digne de sa bonté
et j’eus l’honneur d’y être très familièrement traité de celui qui lui a succédé à la couronne et pour
des intérêts que la modestie me fait taire… Je dirai pour couper court que je me suis Vu, dans un
jour, d’un courtisan favori et d’un officier considérable et estimé, la proie d’une nation barbare et
infidèle qui me priva, couvert de son sang et du mien, de tant d’avantages avec la liberté, ne me
laissant qu'une vie qui a tant de fois été sur le point d’être perdue : et mes cheveux gris à l’âge de
trente ans et quelques jours, font assez connaître les chagrins que les fers et la présence du bourreau
appelé pour m’exécuter, me purent causer, puisque dans une nuit ils changèrent leur couleur noire
en grise. Je pardonne à celui qui découvrit au feu vizir [Ahmed Köprülü, 1635-1676] l’intrigue que
j’avais avec un prince chrétien qui fut la cause de ce mauvais traitement qui eut été suivi de la mort
si Sa Hautesse n’eut été avertie de mon danger et n’eut envoyé la grâce de ce crime innocent. J’ai,
dans mon malheur, été favorisé de sa bienveillance, quoi qu’il me fit donner un jour cent et vingt

14
Le Journal d’Antoine Galland, I, p. 35. Voir aussi une notice du 14 février l675 : « J’ay sceu
qu’il y avoit quatre jours que le sieur de la Magdelaine estoit venu d’Andrinople avec deux valets et
trois chevaux et qu’il logeait chés le sieur de la Hague » : ibidem, II, p. 57. Pour un essai
d’identifier ce personnage avec Anne-Bernard de la Magdeleine, comte de Ragny, nommé consul à
Chios, voir Bulletin de la Société de l’histoire du Protestantisme français LXXXV (1956), p. 444 ;
Al. Clior nescu, Bibliographie de la littérature française du XVIIe siècle, II, Paris 1965, p. 1167.
453
coups de bâton sous les pieds, sur le ventre et sur le siège, pour une réponse assez crue que je lui
donnais en fait de religion. Il me prit pendant, cinq mois dans son sérail, espérant me faire changer
de religion, et je fus contraint d’en procurer ma sortie par une maladie feinte pour éviter le danger
où je me voyais d’être un jour circoncis par force. La guerre de Pologne me fut favorable en lui
faisant oublier son dessein. Je fus obligé de le suivre au siège de Kaminiesky [Kamenec Podolsk,
Cameni a] et d’autres places les années suivantes, et fus fidèle témoin de tout ce que vous lirez dans
mon récit. Enfin, me voyant frustré de l’espérance de ma liberté que j’avais rachetée avec une
somme considérable qui fut perdue, je crus devoir apporter tous mes. Soins pour apprendre la
quintessence de l’ottomanlie afin de pouvoir éclaircir tant de monarques, princes et particuliers, que
plusieurs auteurs ont abusés par des écrits fondés sur des rapports ; étant certain qu’aucun d’eux na
jamais eu la moindre libre entrée à la Porte ottomane où j’ai été comme domestique pendant cinq
ans et demi, et miraculeusement en suis échappé par l’aide d’une dame autant belle que
considérable ».

Enfin, parlant des secrets du sérail des Sultans, il ajoute :


« Je ne peux rien dire du reste, n’aimant pas à parler par ouï-dire, Dieu m’ayant fait la grâce
de me sauver la même année 1676 d’entre les mains des Infidèles, avec la consolation (dans mille
angoisses qui m’accablent au lieu du repos que j’espérais après tant de travaux) de pouvoir
satisfaire les curieux et désabuser tout le monde des faussetés dont sont remplis plusieurs livres
nouvellement imprimés et traitant seulement des guerres et pays où leurs auteurs n’ont jamais été,
mais aussi des plus cachés mystères du sérail des empereurs ottomans. Je souhaiterais connaître ces
messieurs pour voir s’ils sont eunuques arabes, n’y ayant que ces monstres qui puissent voir les
dames du sultan, n’y avoir connaissance et voir les délices que l’amour lui fournit parmi elles. Il
vaut mieux pour eux qu’ils en écrivent par ouï dire que par une expérience semblable à la mienne,
puisqu’elle m’a coûté cinq ans et demi de liberté et une somme considérable, que je ne plains non
plus mes peines, sachant que j'aurai une éternelle satisfaction de voir prendre du plaisir ceux qui
désirent être informés de Turquie sans y aller, particulièrement comme moi, je prie les astres de les
en préserver » (p. 40).

Cette préface peut être complétée par quelques détails glanés dans le texte
du Miroir : le chevalier déclare avoir veillé sur son ami le chevalier de
Téméricour exécuté par les Ottomans pour piraterie (p. 69-71)15 ; décrivant le
sultan Mehmet IV, de la Magdeleine précise :
« Entre toutes les parties qu sultan peut avoir belles, sa main est à admirer, j’en parle
pour avoir eu l’honneur de la baiser quelquefois » (p. 110).

Parlant des eunuques, des muets et des nains du sultan, qui ont accès au
sérail, de la Magdeleine affirme qu’un jour, grâce à un complice, il put se « tenir
derrière une élévation regardant dans le bois du sérail d’Andrinople » et de son
poste d’observation il vit les amusements des femmes du harem avec les mains et
les eunuques (p. 152 sq.). Enfin, le chevalier s’attribue un grand rôle dans la
défense de la population chrétienne lors des campagnes turques contre Cameni a,
en l672, et dans les années suivantes, auxquelles il avait participé en tant que

15
L’exécution du chevalier serait l’oeuvre de l’interprète Panaioty (le grand drogman
Panayotis Nikoussios) furieux que Téméricour « faisait du biscuit dans l’isle de Micono ».
454
prisonnier de marque du grand vizir16. D’autres anecdotes17 ou détails
pittoresques des fêtes ottomanes18 confirment, je crois, la valeur du témoignage
de la Magdeleine.
Libéré en 1676 contre une grosse somme d’argent, la Magdeleine se rendit
en Suisse où il se lia d’amitié avec le majordome de l’abbé de Saint-Gall. Il
publia son ouvrage en l677, mais ses aventures ne s’arrêtent pas là. Voici ce
qu’en dit Rocolès :
« Ce même imposteur, pendant ces dernières guerres de la France avec la Hollande et
l’Empire, sous le nom de la Magdalène (à ce que dit un fameux politique de ce siècle), le duc de
Saxe Eisenac, prince brave, actif au possible et Zélé pour le bien de l’Empire, lui ayant proposé
(attitré et embouché qu’il était par le majordome de l’abbé de St-Gal) la surprise d’une place de
France dans la haute Alsace ; proposition qui fut colorée de tant de vraisemblance que ce duc
d’Eisenac animé de zèle, dont son cœur brûlait pour faire quelque chose de grand, soit pour la
gloire de sa majesté impériale, soit pour l’intérêt de la patrie, donna les mains avec quelques
précautions nécessaires à cette entreprise ; en conséquence de quoi monsieur de Dunewal, l’un des
lieutenants généraux de l’armée impériale, ayant été commandé pour l’exécuter, et dans l’exécution
ayant découvert que ce n’était qu’une fourberie, ce prince se mit en soin d’arrêter le coupable, mais
inutilement ; cet auteur en allègue la raison, parce que par le moyen dit-il, de ce majordome il
s’était déjà mis en lieu de sûreté. Il remarque qu’à la vérité ce fourbe était digne du dernier
supplice, ou qu’à tout le moins il ne devait jamais trouver d’estime ni de sûreté dans les États de sa
majesté impériale, mais comme sa capitulation portait sans doute autre chose (il veut dire celle qu’il
fit avec le majordome pour l’engager a jouer cette fourbe à ce prince), le sous-drille après ce bel
opéra s’en alla impudemment à la Cour impériale où il fut très bien reçu et régalé, ainsi qu’ensuite
envoyé à Breslau, où le comte de Schafkuth, président de la chambre impériale en Silésie, lui paie
régulièrement par ordre supérieur une pension annuelle et considérable ; et ce même auteur
m’apprend que ce maître imposteur porte le nom de notre Cygale, Se disant parent du grand
Seigneur, mais comme on l’a vérifié en France et en Angleterre, il est originaire de Moldavie ou
Valachie, ainsi qu’il a été déjà dit ; il spécifie qu’il a été palefrenier du prince de cette contrée et
que c’est en quoi consiste toute sa qualité, tout ce qui s’en dit de plus n’ayant été que fictions

16
Voir le récit de 40 pages placé en fin du livre et intitulé La Marche du sultan Mahomet
contre la Pologne et en Ukraine, avec un succint récit de tout ce qui s’est passé de considérable de
part et d’autre en l'année l677. Lors de l’entrée des troupes ottomanes à Cameni a, « le lendemain,
le visir me prit avec lui et deux autres personnes et après avoir fait occuper les portes […] entra
dans la ville pour voir les églises et en ordonner pour être érigées en mosquées. Je lui servy
d’interprète et plusieurs gentilhommes et demoiselles furent ravis de me revoir, je ne leur fus pas
inutile et obtins une partie des faveurs que je demandais pour leur service » : ibidem, p. 8-9.
17
Au sujet de l’Abdesse ou ablution rituelles des Turcs, on lit le récit suivant : « Je dirai en
passant qu’un Maisin muezzin 7 l’avant un jour le cadavre d'une jeune dame, et lui nettoyant la
nature avec le doigt, dit qu’elle avoit bien pris et donné des délices avec cette partie, et qu’il avoit
un sensible déplaisir de n’y avoir pas participé ; les bonnes gens disent que par punition du ciel son
doigt resta attaché dedans et fut conduit, de la sorte avec ce corps demi-ensevely jusqu’à sa
sépulture, où il fut contraint de se le laisser couper et souffrir un bannissement perpétuel de
Constantinople » (ibidem, p. 14-15).
18
« Mille personnes tirèrent au sort, et chacun avoit ce qui étoit écrit dans son billet, quelques
uns marquaient des prix, offices et sommes d’argent, d'autres des coups de bâton et le fouët. Une
fille pucelle fut attachée par une table penchante, bien unie et frottée d’huile, avec cinq mille écus
et la fille à qui pouroit la dépuceler sans s’aramber à elle, et qui tomboit de dessus la table noy pouvait
plus remonter : vingt-cinq s’y exposèrent sans en pouvoir venir à bout » (ibidem, p.155-154).
455
inventées par quelques jésuites et moines avec qui il partageait le gâteau pour les présents qu’il
recevait de plusieurs parts sous ce faux prétexte » (p. 450).

Comme on peut le constater, on revient ici à l’origine valaque ou moldave


de notre héros. Or, je le répète, rien ne nous permet de l’identifier formellement
comme tel. D’autre part, le témoignage de Marc Antonio Mamucca della Torre,
qui affirmait en 1675 que notre homme était natif de Grèce, me suggère une
hypothèse – car nous restons toujours dans le domaine des hypothèses –, propre à
concilier ces deux points de vue.
Je verrais, donc, dans notre aventurier un vrai Cigala et, pourquoi pas ?,
Jean-Michel. Je m’explique : il y avait plusieurs familles Cigala dans l’Empire
Ottoman à cette époque, originaires notamment de Chypre, de l’île de Santorin et
de Chios19. Ils étaient, ces Cigala, pour la plupart catholiques, mais finirent par se
gréciser aussi bien dans leurs îles que dans le cadre cosmopolite de
Constantinople. N’oublions pas non plus les Cigala de Messine, les cousins de
Scipion – Jusuf pacha. En effet, en 1594 – et notre Méhémet Bei le dit dans son
livre –, don Carlo Cigala, le propre frère de Scipion, essaye, sans succès,
d’obtenir par l’intermédiaire de ce dernier, le trône vacant de Moldavie. La cause
de cet insuccès est, comme le dit Jean-Michel,
« que la Valachie [i.e. la Moldavie] étant toute remplie de schismatiques [Orthodoxes], elle
a ce privilège de n’obéir à aucun prince catholique romain ». (p. 15-16).

Carlo Cigala dut se contenter du titre de duc de quelques îles de l’Archipel,


tout comme ç’avait été le cas de Joseph Nassi, le duc juif de Naxos20. Toutefois,
don Carlo ne renonça pas à ses rêves de voir régner un membre de sa famille en
Moldavie, et un rapport de l650 du baille vénitien à Constantinople nous apprend
qu’il intriguait pour installer son fils, Jean-Baptiste, sur le trône de cette
Principauté21.

19
Voir, tout d’abord, les données recueillies par Jean-Michel Cigala dans son oeuvre citée,
p. l-9. L’arbre généalogique publié par C. Hopf, Chroniques gréco-romanes inédites ou peu
connues, publiées avec notes et tables généalogiques, Berlin 1875, est confus et manque de toute
précision chronologique. Pour les membres de cette famille qui faisaient du commerce avec le
Levant aux XIIe – XVe siècles, voir M. Balard, La Romanie (début du XVe siècle), Gènes 1978,
passim ; Atti della Società ligure di storia patria, nouvelle série, XVIII (XCII).
20
Voir le rapport du baile Marco Zane adressé au doge le l6 Janvier 1594 : « Il signor Carlo
Cigalla fratello del capitano ha ricercato il luoco di vaivoda di Bogdania overo di Duca di Nitia et
del primo ha havuto ripulsa dal Bassà come che sia regalia della Porta, et po' sogetto a frequenti
mutationi » (Hurmuzaki, Documente, IV/2, no CLVIII, p. 175; à corriger, dans ce sens,
l’affirmation de N. Iorga, qui croyait le document inédit : N. Iorga, « Note cu privire la Ioan Mihail
Cigala » , dans Prinos lui D. A. Sturdza…, p. 295.
21
Voir le rapport de Giovani Capello adressé au doge le l3 octobre 1630 : « Ho da parte sicura
penetrato che uno dei particolari motivi che sospinge Don Carlo Cigala da Messina in queste parti è
la speranza di ottener per il figliolo alcuno di questi principati di Valachia o di Moldavia con la
forza del denaro et favori del nepote visir ottenerlo in vita... » (Hurmuzaki, Documente, IV/2, no
DXIV, p. 45l-2).
456
Ces essais infructueux ont, peut-être, suggéré à John Evelyn et à ses
informateurs l’idée de l’origine moldo-valaque de notre Cigala. Sans les
repousser complètement, je pencherais plutôt pour un Cigala de la branche de
Chypre, qui a donné plusieurs intellectuels à la Turcocratie. Le premier d’entre
eux fut Mathieu Cigala, curé de l’église grecque de Venise, mort en l642, auteur
de plusieurs ouvrages dont un Nouveau synopsis de différentes histoires, imprimé
à Vemise en l650, qui eut une très grande diffusion manuscrite dans les Pays
Roumains sous la forme du Cronographe22.
À la même branche chypriote appartenaient, à l’époque qui nous intéresse,
trois autres Cigala qui se distinguèrent par leur savoir : Hilarion Cigala, ancien
élève du Collège Grec Saint-Athanase de Rome, entretenait de bonnes relations
avec l’ambassadeur de France à Constantinople, le marquis de Nointel. Grâce au
journal d’Antoine Galland, nous savons qu’Hilarion envoya à l’ambassadeur
plusieurs Professions de foi de patriarches et autres hiérarques grecs qui, toutes,
condamnaient les dogmes protestantes et notamment calvinistes23.
Un parent (?) d’Hilarion fut Azarie Cigala, originaire de Santorin, qui fut
appelé en Moldavie entre l678-l685 pour devenir le précepteur du jeune prince
Constantin Duca. Azarie Cigala resta dans ce pays plus de vingt ans et on peut
croire qu’il y finit ses jours dans sa fonction de précepteur des fils du prince
Mihai Racovi 24.
J’ai gardé pour la fin le personnage qui me semble éclairer le plus notre
enquête : il s’agit du docteur Démètre Cigala, le propre frère d’Hilarion et qui,
après des études à Padoue, remplissait à Constantinople la fonction de médecin
personnel du grand vizir Ahmed Köprülü. Une fois de plus, le journal d’Antoine
Galland nous informe sur ce curieux personnage : Cigala traitait non seulement le
corps du vizir – assez mal, car il lui conseilla de boire de l’eau de vie de cannelle
dont l’abus finit par emporter le grand vizir dans la tombe25 – mais aussi l’esprit,
car il lui fournissait des Bibles et les oeuvres de saint Thomas d’Aquin en arabe.

22
Voir pour lui E. Legrand, Bibliographie hellénique, XVIIe siècle, III, p. 313 sq. ; D. Russo,
Opere istorice greco-române, I, Bucarest l958, p. 87-100. Un de ses descendants est, peut-être,
Jean Cigala qui occupe, en l7l7, la chaire de logique de l’Université de Padoue : voir R. Ortiz, Per
la storia della cultura italiana in Romania. Studi e ricerche, Bucarest l916, p. l67-l95.
23
Le Journal d’Antoine Galland, II, p. 78-79 ; voir aussi M.D. Sturdza, Dictionnaire
historique et généalogique des grandes familles de Grèce, d’Albanie et de Constantinople, Paris
1983, p. 510.
24
D. Cantemir, Descrierea Moldovei, éd. Gh. Gu u, Bucarest 1975, p. 572, 575. Il est aussi
l’auteur d’une grammaire destinée au fils d’Antioche Cantemir : cf. D. Russo, op. cit., II, p. 425 ;
V. Papacostea, « Manuscrise grece ti din arhive str ine relative la istoria Românilor », RA IV/2
(1961), p. 284-285 ; N. Iorga, dans RI XX (1934), p. 4l6.
25
Voir ce qu’en dit De La Magdeleine à propos de la mort du grand vizir : « le vin lui a donné
la mort, ou plutôt l’eau de vie de cannelle qu’un médecin de Chypre appelé Sigalle lui mit en tête
comme nécessaire à sa santé, en quittant le vin et buvant cette liqueur qui lui a causé une hydropisie
qui l’a mis au tombeau » (p. 199).
457
Le voyageur Jean Chardin avait informé Galland « que le même Cicade
[Cigala] lui avait confié en secret que le vizir l’appelait parfois le soir auprès de
lui, après que tout le monde s’était retiré, et qu’il s’informait de lui et d’un renié
italien qu’il appelait pareillement pour lui servir aussi d’interprète de la doctrine
de l’ancien et du Nouveau Testament26.
Le médecin chrétien qui éclaire son maître turc sur des questions de la foi,
voilà qui rend un son familier à celui qui a lu l’Histoire de Méhémet Bei Cigala.
Et, ne l’oublions pas, Antoine Galland apprit cela le 50 mai l675, alors que
l’Histoire du prince du sang des Ottomans date de juillet 1668 !
Je pense donc qu’il n’est pas impossible de voir dans notre héros un vrai
Cigala, apparenté au médecin du grand vizir, un représentant typique de ce
monde levantin du XVIIe siècle où Grecs, Italiens, Slaves et Albanais, chrétiens
ou renégats, composaient une société bigarrée au service des grands de l’Empire
Ottoman. Cette société, qu’on appelle avec un terme impropre, phanariote, avait
les yeux tournés principalement vers l’Italie, où Venise et ses possessions
jouaient le rôle de relais de la culture occidentale. Cette culture était perçue
notamment sous sa forme scientifique, et la médecine, qui s’étudiait à Padoue,
contribua à former plusieurs « docteurs politiques », propres à soigner le corps et
l’âme de la haute société constantinopolitaine. Rappelons qu’un autre médecin du
même grand vizir Köprülü fut Alexandru Mavrocordat, surnommé l’Exaporite,
lui aussi ancien du collège St-Athanase de Rome et de l’Université de Padoue, et
qui occupa la plus haute fonction à laquelle pouvait aspirer un Chrétien dans
l’Empire, celle de drogman de la Cour.
Mon impression me paraît confirmée, indirectement, par un autre fait :
durant son séjour à Paris, séjour qui a dépassé six mois, Jean-Michel Cigala a dû
rencontrer des hommes bien informés sur les questions du Levant, tels Antoine
Galland, Melchisédech Thévenot, Laurent d’Arvieux, Pétis Delacroix, le
Secrétaire De la Croix et bien d’autres. Cependant, aucun d’entre eux n’a
contesté ses dires, et encore moins le duc de Saint-Aignan qui avait participé aux
guerres des Impériaux contre les Turcs en 1664, notamment à la bataille de Saint-
Gothard. Il en est de même de Jacques de Souvré, le représentant attitré de
l’Ordre de Malte auprès de Louis XIV, qui eut tous les égards pour notre héros.
Je répète, les accusations d’imposteur de John Evelyn se basaient sur des
témoins qui ne donnaient pas leur nom et principalement sur un marchand persan
au nom plutôt italien (Pietro Cisij). D’autre part, la faveur particulière dont
jouissait Cigala – la Magdeleine dans l’Empire doit être prise en considération,

26
Le Journal d’Antoine Galland, II, p.8l. Voir aussi une notice du 12 juin 1673 : « Le sieur
Cicade fit encore demander une Bible à son Excellence pour s’en servir auprès au Vizir, qu’il disait
savoir fort bien la sainte écriture et qu’il lisoit mesme les oeuvres de saint Tnomas en arabe, en
quoy il estoit suivi par son frère qui estoit très bien instruit de la religion chrestienne, aussi bien que
la pluspart des principaux de la Porte qui se gardent bien d’en faire rien connoistre en public »
(ibidem, p. 100-l0l).
458
car elle était une réalité encore en l685, quand notre héros, âgé d’environ 58 ans,
vivait à Breslau d’une pension « annuelle et considérable ».
Un imposteur ordinaire n’aurait pu tromper tant de monde pendant quinze
ans de suite : il faut donc croire que Jean-Michel Cigala disait parfois des choses
vraies, sinon vraisemblables.

*
Au terme de mon exposé, il reste une dernière question que je voudrais
soulever, à savoir l’influence que l’Histoire de Méhémet Bei Cigala a pu avoir
dans la création de la cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme de Molière
qui date de l670. On sait, depuis les études d’Albert Vandal27 et de P. Martinoo28
que l’ambassade de Soliman Aga en novembre 1669 et la réception à la turque
que lui fit le ministre de Lionne, frappèrent vivement les esprits. Molière utilisa,
vraisemblablement, l’Histoire de l’état présent de l’Empire Ottoman de Paul
Rycaut, traduite en français en 1669-1670, et, pour la cérémonie de réception de
Monsieur Jourdan comme Mamamouchi, la réception des chevaliers de Notre-
Dame du Mont-Carmel29.
Il y a toutefois, deux éléments qui me semblent se rapprocher de l’Histoire
de Méhémet Bei et que Molière a pu connaître pour sa pièce :
l) L’idée de présenter Cléonte comme fils du Grand Turc, qui « a un train
tout à fait magnifique ; tout le monde va le voir, et il a été reçu en ce pays comme
un seigneur d’importance » (Le Bourgeois gentilhomme, acte IV, scène III) est
plus proche de la généalogie de Mehmet bey Cigala, fils et petit-fils de Sultane,
que de Soliman Aga.
2) La bastonnade infligée à monsieur Jourdan par les « derviches »
rappelle, elle aussi, la cruelle punition subie par le jeune Mehmet lorsqu’il faisait
fonction d’échanson du sultan Ibrahim30.
Il y a là, je crois, matière à réflexion et un écho de l’Histoire de Méhémet
Bei dans Le Bourgeois gentilhomme ne me semble pas totalement exclu. Ce serait
là, à n’en pas douter, le plus beau titre de gloire de Jean-Michel Cigala.

27
A. Vandal, « Molière et le cérémonial turc à la cour de Louis XIV », RHD (l888), p. 367-385.
28
P. Martinoo, « La Cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme », Revue d’histoire
littéraire de la France (l911), p. 37-60.
29
Molière, Oeuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par Georges Couton, II, Paris
l971 (« Bibliothèque de la Pléiade »), p. 695 sq.
30
Supra.
459
PIERRE MOHYLA (PETRU MOVIL )1 ET LA
ROUMANIE : ESSAI HISTORIQUE ET
BIBLIOGRAPHIQUE

L’historiographie roumaine a découvert (ou redécouvert) Pierre Mohyla


(Petru Movil ) au début du XIXe siècle, lorsque les premiers étudiants roumains
en Russie Imperiale, Gheorghe Asachi (1788-1869)2, Alexandru H jd u (ou
Hâjd u) (1811-1872)3, mais surtout les théologiens Vasile (moine Filaret)
Popescu-Scriban (1811-1873 ; à l’Académie de Kiev en 1839-1842), Mihai
(moine Melchisedec) tef nescu (1823-1892 ; Maître en Théologie et Lettres de
Kiev, 1851) et Ghenadie En ceanu Craioveanu (1835-1898 ; à Kiev en 1860-
1865), eurent identifié dans la personne du savant métropolite de Kiev du XVIIe
siècle un compatriote qui n’avait jamais oublié ses origines et son pays natal4.
Jusqu’au début du XXe siècle, ce furent surtout les théologiens qui
s’occupèrent de Pierre Mohyla : Barbu Constantinescu (1837-1891), qui était
professeur à la Faculté de Théologie de Bucarest ; Constantin Erbiceanu (1838-
1913), qui avait enseigné à Socola, en Moldavie, puis au Séminaire Central et à

* Réimprimé avec la permission du Président et des membres du Harvard College. Copyright


1985.
1
La forme roumaine courante est Movila (aussi Movil ). Les sources slavonnes et roumaines
des XVe – XVIIe siècles emploient trois formes. Dans les plus anciennes mentions, le nom est
Mohyla et Mogila (dès 1490). La forme Movil apparaît en 1548. Voir le relevé de Gh. Bolocan et
alii, Dic ionarul elementelor române ti din documentele slavo-române. 1374-1600, Bucarest 1981,
p. 147-48. À noter aussi la forme Movilovici qui date de 1590 : E. Kozak, Die Inschriften aus der
Bukovina, Vienne 1903, note 3, p. 134 ; P. . N sturel, « Minutiae variae. À propos de la chronique
murale de Suceava », Cyrillomethodianum I (1983), p. 44. Grigore Ureche (c. 1590-1647), le
premier chroniqueur moldave qui écrit en roumain, préfère la forme Movil . Voir Letopise ul rii
Moldovei, éd. P.P. Panaitescu, Bucarest 1955, p. 200, 205. Miron Costin (1633-1691), un autre
historien moldave, emploie les deux formes : cf. Opere, éd. P.P. Panaitescu, Bucarest 1958, p. 44,
57-58. Nicolae Costin (vers 1660-1712), fils de Miron, utilise la forme Movil : cf. Letopise ul
rii Moldovei dela zidirea lumii pân la 1601, éd. I. t. Petre, Bucarest 1942, p. 556, 583. Ion
Neculce (1672-1745), le dernier grand chroniqueur moldave, emploie les deux formes Moghil et
Movil .
2
Il fait des études à Lvóv entre 1797 et 1804 et, peut-être, à Odessa.
3
Il fait des études de droit à Charkov où il passe une thèse en 1830 avec le titre « De
l’influence des lois de l’empereur Alexandre Ier sur l’instruction et la morale en Russie ».
4
Voir notamment P. Mihailovici, « Leg turi culturale biserice ti dintre Români i Ru i în
secolele XV – XX. Schi istoric », RSIAB XXII (Chi in u 1932), p. 199-276 ; V. Pocitan,
« Studen i teologi moldoveni la Academia spiritual din Kiev », BOR XLIII (1945), p. 560-70 ;
Gh.I. Moisescu, « Bursieri români la colile teologice din Rusia 1845-1856 », BOR XLIII (1945),
p. 722-756, ibidem XLIV (1946), p. 247-57 ; G. Bezviconi, Contribu ii la istoria rela iilor
româno-ruse (din cele mai vechi timpuri pân la mijlocul secolului al XIX-lea), Bucarest 1962,
p. 267-72 (Gh. Asachi), p. 285-89 (Al. Hâjd u), p. 305-306 (les étudiants en théologie) ;
M. P curariu, Istoria Bisericii ortodoxe române, III, Bucarest 1981, p. 373-378, 385.
461
la Faculté de Théologie de Bucarest ; enfin, N. Mateescu, dont le livre de 1896
était une thèse présentée à la Faculté de Théologie de Bucarest.
Il fallut attendre l’année 1926 pour que paraisse une synthèse traitant de
l’influence de l’œuvre de Pierre Mohyla dans les Pays Roumains. Cet ouvrage
était dû à un jeune slavisant roumain, Petre P. Panaitescu (1900-1967), qui avait
fait des études sérieuses en Pologne et en France. Contrairement à ses
prédécesseurs, Panaitescu ne croyait pas Mohyla « un fils perdu pour la nation
[roumaine] et son œuvre […] en dehors du domaine intellectuel roumain »5. Les
arguments qu’il présente pour soutenir sa thèse conservent, aujourd’hui encore,
toute leur valeur : les essais répétés de Petru (P tra co vod , le prince P tra co)
pour occuper le trône de la Moldavie entre 1621 (guerre de Xotyn / Chocim /
Hotin) et 1627, lorsque son parent, Miron Barnovski Movil , est élu prince de ce
pays, constituent un premier indice. C’est après cet événement que Petru se fait
moine, tout en gardant le nom de la Moldavie dans sont titre de voevodici zemli
moldavskoj, donc de fils de prince. Le nom du pays disparaît de son titre après
1632, lorsque son frère Moïse devient à son tour prince de la Moldavie et reste
par la suite le prétendant officiel de la famille à cette dignité. Enfin, comme une
preuve de la conscience qu’il avait de ses origines roumaines, on constate qu’il
parle dans sa correspondance, à plusieurs reprises, de ses ancêtres roumains. De
même, en 1631, lorsqu’il répare le couvent de Holosijeve, il choisit de le mettre
sous le patronage de saint Jean le Nouveau de Suceava, protecteur de sa
Moldavie natale.
Le petit livre de Petre P. Panaitescu a introduit dans le circuit de
l’historiographie roumaine les résultats des recherches menées depuis le milieu
du XIXe siècle par les savants ukrainiens, polonais et russes, recherches
complétées et parfois corrigées grâce aux sources roumaines. Ce travail standard
nous dispensera d’entrer dans les détails et nous permettra de passer en revue les
principaux domaines où les historiens roumains ont apporté des contributions
originales à la biographie de Mohyla. Ces domaines sont au nombre de trois : 1)
La généalogie et le rôle politique de la famille Movil aux XVIe – XVIIe siècles
en Moldavie, en Valachie, en Ukraine et en Pologne ; 2) Les relations culturelles
de Pierre Mohyla avec la Moldavie et la Valachie ; 3) Le Synode de Ia i de 1642
et La Confession orthodoxe de Pierre Mohyla.
Dans la première partie de notre essai, nous nous arrêterons sur le premier
des ces trois domaines et aussi sur les premières années de la vie de Mohyla, plus
précisément jusqu’en 1621. Nous avons choisi cette dernière date parce que,
après l’échec de l’expédition de Hotin, Mohyla a moins de liens avec la Moldavie
en tant que prétendant au trône. Son entrée en religion de 1627 marque une étape
décisive dans son existence et la fin, ou presque, de sa carrière moldave.

5
P.P. Panaitescu, « L’Influence de l’œuvre de Pierre Moghila, archevêque de Kiev, dans les
Principautés Roumaines », MÉRF V (1926), p. 10.
462
La seconde partie du présent essai prendra forme d’une bibliographie
raisonnée, consacrée aux deuxième et troisième domaines.

*
La famille Movil a donné à la Moldavie et à la Valachie pas moins de huit
princes, qui ont régné entre 1595 et 1634, en totalisant plus de 26 ans
ininterrompus. Ceci permet de définir cette époque, en Moldavie, comme
l’époque des Movil 6.
Les huit princes représentent deux générations issues des deux frères
Ieremia et Simion. Ieremia règne en Moldavie de 1595 à 1606, avec une
interruption de cinq mois en 1600. Son frère Simion, le père de Pierre Mohyla /
Movil [désormais : PM], occupe d’abord le trône de Valachie de novembre
1600 à juillet 1601, puis de novembre 1601 à juillet 1602. Il finira ses jours
comme prince de Moldavie où il fut nommé, à la suite de la mort de son frère, le
30 juin 1606. Son règne commence effectivement vers le 10 juillet, car du 30 juin
à cette date la veuve de Ieremia essaya d’imposer son fils mineur Constantin.
Simion meurt en septembre 1607 empoisonné, semble-t-il, par sa belle-sœur
Ecaterina Lozonski, la veuve de Ieremia.
Dans la seconde génération nous enregistrons comme princes de Moldavie
deux fils de Ieremia – Constantin (1607-1611, avec des interruptions) et
Alexandru (1615-1616) – et trois descendants de Simion – Mihail (1607), Gavriil
(en Valachie, 1618-1620) et Moise (1630-1631, 1633-1634). Enfin, un dernier
Movil , Miron Barnovski, régna en Moldavie de 1626 à 1629 et en 1633. Il
descendait des Movil par sa mère Elena (nonne Elisabeta), cousine germaine de
Ieremia et de Simion7.
L’époque des Movil est considérée dans l’historiographie roumaine
comme la période de la plus forte influence de la Pologne dans l’histoire de la
Moldavie. Cet impact politique, économique et culturel n’était pas nouveau ; il
prend, cependant, de l’importance dans la seconde moitié du XVIe siècle,
lorsqu’on assiste à la formation d’un parti philopolonais structuré autour des
familles Movil , Balica, Stroici, Ureche, Barnovski et Costin (ces derniers un peu
plus tard). Toutes ces familles étaient apparentées entre elles et bénéficièrent,
toutes, de l’indigénat polonais8.

6
Ou des Movile ti qui est la forme collective de Movil .
7
Pour ce prince, voir l’ouvrage de A.H. Golima , Un domnitor. O epoc . Vremea lui Miron
Barnovschi Moghil , voievod al Moldovei, Bucarest 1980, avec une riche bibliographie. Pour le
sujet qui nous intéresse citons tout particulièrement Gh. Duzinchevici, « Miron Barnovschi
Moghil i Polonia », AIINC VIII (1936-1938), p. 166-222.
8
P.P. Panaitescu, « Influen a polon în opera i personalitatea cronicarilor Grigore Ureche i
Miron Costin », AARMSI, IIIe série, IV (1925), p. 149-372 ; Z. Wdowiszewski, « Regesty
przywilejów indygenatu w Polsce (1519-1793) », Materiały do biografii, genealogii i heraldyki
polskiej, V, Buenos-Aires – Paris 1971, p. 11-78. La partie concernant les Pays Roumains a été
relevée par C. Rezachevici, « Privilegii de indigenat polon acordate locuitorilor din rile române »,
463
Les Ottomans, suzerains de la Moldavie, acceptèrent la dépendance envers
la Pologne dans la mesure où l’alliance de cette dernière leur était nécessaire
pour contrecarrer les Habsbourg. D’autre part, la Moldavie représentait un État-
tampon où les deux Grands pouvaient s’affronter par Tatars et Cosaques
interposés, sans pour autant violer les traités de paix leur permettant d’avoir les
mains libres face, respectivement, à la Moscovie et aux Habsbourg.
La situation changea après la guerre de Hotin de 1621 et avec le declin de
la Pologne en butte aux révoltes des Cosaques, aux incursions des Tatars, à
l’hostilité de la Russie des Romanov et aux troubles suscités par sa propre
noblesse. À partir de cette date, les Ottomans se considèrent les seuls suzerains
de la Moldavie, d’où le rôle effacé des derniers princes Movil et leur retraite
définitive en Pologne en 16349.
L’accession des Movil , en 1595, au trône de la Moldavie et l’essai de
Ieremia et de Simion de fonder une nouvelle dynastie, n’étaient pas dues
uniquement à l’aide des Polonais, mais également aux liens de parenté que les
Movile ti avaient noués avec l’ancienne dynastie régnante des Mu atini (ou
Bogdan). Ceci nous amène à la généalogie des Movil qui a bénéficié, depuis le
début du siècle, de l’intérêt de spécialistes comme Nicolae Iorga10, Sever Zotta11,
Anton Mesrobeanu12, Ioan Miclescu-Pr jescu13, Nicolae Stoicescu14, tefan S.

SRI XXVIII (1975), p. 1095-1098. Précisons que Gheorghe Maurati (Mauro i) et le hetman (chef
de l’armée) moldave Or (privilège de 1607) étaient apparentés, tous les deux, aux Movil .
9
Voir, à ce sujet, N. Iorga, Introduction à Hurmuzaki, Documente, XI ; idem, « Doamna lui
Ieremia Vod », AARMSI, IIe série, XXXII (1910), p. 1018-1077 ; I. Corfus, Mihai Viteazul i
Polonii, Bucarest 1938 ; D. Ciurea, « Despre Ieremia Movil i situa ia politic a Moldovei la
sfâr itul secolului al XVI-lea i începutul secolului al XVII-lea », SC . Istorie, VIII/2 (1957),
p. 323-37 ; A. Randa, Pro republica Christiana. Die Walachei im « langen » Türkenkrieg der
katholischen Universalmächte (1593-1606), Munich 1964 (« Societas academica dacoromana, Acta
historica », 3) ; t.S. Gorovei, « O l murire : Domnia ereditar a familiei Movil », SRI XXVIII
(1975), p. 1091-1094 ; C. Rotman-Bulgaru, « Rela iile Moldovei cu Imperiul otoman la începutul
secolului al XVII-lea », SRI XXIX (1976), 677-696 ; V Ciobanu, « Rela iile politice ale Moldovei
cu Polonia în secolele XVI-XVIII, în lumina unor cercet ri recente », SRI XXX (1977), p. 1103-
1119. Ceci ne dispense pas du recours aux grandes synthèses de l’histoire roumaine dues,
respectivement, à A.D. Xenopol, N. Iorga, C. C. Giurescu et à celle de l’Académie Roumaine.
10
N. Iorga, Studii i documente cu privire la istoria Românilor, VI, Bucarest 1904, p. 638-43 ;
idem, Doamna lui Ieremia Vod .
11
S. Zotta, « tiri noui despre Movile ti », AG II (1913), p. 206-245 ; idem, « Doamna
Elisabeta a lui Ieremia Movil voevod a fost fiica lui Gheorghe pârc lab de Hotin », ibidem, p. 178-
80 ; idem, « Un indiciu genealogic privitor la Doamna Marghita (Melania) a lui Simeon Movil
vv. », RA I (1924), p. 139 ; idem, « O colec ie veche de spi e de neam », RI XIII (1927), p. 47-51,
371-376.
12
A. Mesrobeanu, « Rolul politic al Movile tilor pân la domnia lui Ieremia vod », CI I
(1925), p. 177-89.
13
I. Miclescu-Pr jescu, « New Data Regarding the Installation of the Movila Princes », SEER
XLIX (1971), p. 214-234.
14
N. Stoicescu, Dic ionar al marilor dreg tori din ara Româneasc i Moldova. Secolele
XIV – XVII, Bucarest 1971.
464
Gorovei15. Ajoutons aussi les recherches, encore manuscrites, de feu Emmanuel
Bogdan16 et de Mihail Dimitri Sturdza (Paris), qui a eu l’amabilité de me les
communiquer17.
À la fin du XVIIe siècle, la tradition attribuait le nom des Movil à un fait
d’armes réel : lors d’une bataille que le prince Étienne le Grand livra aux
Ottomans en 1485, le cheval du prince fut tué sous son maître :
« Et un page (aprod) du nom de Purice (en roumain puce), lui donna son cheval. Et le
prince Etienne ne pouvait pas monter vite, car il était de petite taille. Et Purice le page lui dit:
“Monseigneur, je me ferai comme une petite butte [movili , diminutif de movil ] et viens monter
sur moi pour sauter en selle”. Et le prince Étienne monta sur son dos et se mit en selle. Et lui dit
alors le prince Étienne : “Mon pauvre Purice, si je reste sain et sauf, et toi aussi, alors je changerai
ton nom de Purice en Movil ” »18.

L’historien Ion Neculce (1672-1745), qui enregistra cette tradition, ajoute


que les pages (aprod) du temps d’Étienne le Grand étaient tous des fils de nobles,
portant de beaux vêtements de fourrure19. Dans l’introduction des ses Annales,
Neculce revint sur la véracité de la légende, en insistant sur le fait qu’il ne
s’agissait pas d’un conte (basn )20.
Les historiens roumains plus récents ont vérifié le bien-fondé de la plupart
des traditions enregistrées par Ion Neculce21. Dans le cas de celle-ci, elle est
confirmée, en partie, par le témoignage, contemporain des événements, de la
chronique allemande de l’époque d’Étienne le Grand. Selon l’auteur de cette
chronique, Étienne tomba du cheval lors de cette bataille, mais resta caché un

15
En dehors des articles cités supra, note 9, ajouter deux ouvrages encore inédits :
t.S. Gorovei, Movile tii i înrudirile lor, cf., O l murire : Domnia ereditar a familiei Movil ,
note 4, p. 1091, et une communication présentée devant la Commission de héraldique, généalogie
et sigillographie de Bucarest, le 23 février 1977, au sujet de l’origine de Maria, la mère de Ieremia,
Simion et Gheorghe Movil . Mentionnons enfin un article de vulgarisation, « Movile tii », MI
VII/6 (1973), p. 64-72.
16
Mises à notre disposition par Madame Emmanuel Bogdan (Paris).
17
Arbres généalogiques extraits d’un ouvrage en manuscrit, Généalogies des familles nobles
de Moldavie. Rappelons aussi, pour mémoire, l’arbre généalogique des Movil publié par S. Zotta
(cf. note 11, supra), qui date de 1842, et les considérations, très vagues, de C. Sion (1795-1862),
Arhondologia Moldovei. Amintiri i note contemporane, Ia i 1892 (nouvelle édition établie par
R. Rotaru, t.S. Gorovei, M. Anghelescu, Bucarest 1973, p. 159-62). C. Sion a écrit son livre entre
1840 et 1857.
18
I. Neculce, O sam de cuvinte. Letopise ul rii Moldovei, éd. E. Rusev, Chi in u 1974,
p. 62.
19
I. Neculce, Opere. Letopise ul rii Moldovei i O sam de cuvinte, éd. G. trempel,
Bucarest 1982, p. 166-167.
20
Ibidem p. 158.
21
C.C. Giurescu, « Valoarea istoric a tradi iilor consemnate de Ion Neculce », dans Studii de
folclor i literatur , Bucarest 1967, p. 439-495 ; I. Corfus, « Inc un “cuvânt” al lui Neculce se
dovede te a nu fi legend », SRI XVII (1964), p. 597-598 ; C. Rezachevici, « Un alt “cuvânt” al lui
Neculce confirmat de documente din veacul al XVII-lea i câteva relat ri în leg tur cu “istoriile”
sale », SRI XXVII (1974), p. 567-584.
465
temps parmi les morts. Un noble moldave (eyn her) du nom de Purice (Purytz)
sauva le prince et le sortit du champ de bataille, lui permettant de la sorte de
rassembler des troupes fraîches et de vaincre les ennemis. On ne nous dit rien sur
la transformation du nom de Purice en Movil , mais un auteur (ou un traducteur)
allemand ne pouvait être sensible à cette etymologie22.
Pour notre question, il est important de souligner que le personnage Purice
exista réellement sous le règne d’Étienne le Grand, car il était spathaire (sp tar)
en 1491 et gouverneur (pârc lab) de Hotin entre 1493 et 1495. Il appartenait à la
famille des boyards Tolocico (Tolo ko) de Dorohoi et était apparenté aux Movil
par les femmes23.
En revanche, son contemporain Cozma Movil , grand échanson (paharnic,
cea nic) de 1490 à 1507, puis membre sans dignité spéciale du Conseil princier
jusqu’en 1513, est généralement considéré comme l’ancêtre de la famille des
Movil et figure comme tel dans le grand obituaire du monastère de Sucevi a, la
fondation de 1583 à 1586 des frères Ieremia et Gheorghe Movil 24. Cozma
Movil épousa Marena, la fille d’un grand seigneur du nom de Ia co (Iachim)
Hudici, qui apparaît dans les documents en 145325 et dans le Conseil princier de
1464 à 149226. Ce faisant, il s’apparenta à Purice dont la mère était la propre
sœur de Ia co Hudici et femme de andru Tolocico de Dorohoi27.
De la sorte, la légende étymologique enregistrée par Ion Neculce est exacte
dans la mesure où elle s’applique au cousin par alliance de Cozma Movil , le
spatar Purice.

22
O. Górka, « Cronica epocei lui tefan cel Mare, 1457-1499 », RIR 5-6 (1935-1936), p. 67.
La première édition de ce texte, découvert à Munich, en 1911, a été donnée par Górka en polonais,
Kronika czasów Stefana Wielkiego Mołdawskiego, Cracovie 1931. Voir aussi les éditions de
I.C. Chi imia, Cronica lui tefan cel Mare. Versiunea german a lui Schedel, Bucarest 1942 ;
Cronicile slavo-române din secolele XV – XVI publicate de Ion Bogdan, éd. P.P. Panaitescu,
Bucarest 1959, p. 36 ; F.A. Grekul, Slavjano-moldavskie letopisi XV – XVI vv., Moscou 1976, p. 45.
23
Il apparaît dans un acte du 26 février 1491 : DRH, A, III, Bucarest 1980, p. 182-84. Le frère
de Purice s’appelait Ivanco Tolocico. Voir aussi t.S. Gorovei, Movile tii, p. 64 ; M. Cazacu, « A
existat aprodul Purice ? », MI 4/4 (avril 1970), p. 69. Pour la fonction de aprod (du hongrois
apród), voir N. Stoicescu, « Unele categorii de slujba i ai statelor feudale ara Româneasc i
Moldova », SAI 12 (1968), p. 107-113.
24
t.S. Gorovei, op. cit., p. 65-66. Le texte de l’obituaire a été publié par D. Dan, M n stirea
Sucevi a, Bucarest 1923, p. 188-89, 196 ; V. Br tulescu, « Pomelnicul cel mare al m n stirii
Sucevi a », MMS XLIV (1968), p. 185-204.
25
DRH, A, II, Bucarest 1976, p. 44-47. Il devait être un jeune homme à l’époque, car il ne
porte aucun titre.
26
N. Stoicescu, Dic ionar, p. 275.
27
DRH, A, II, p. 44-47. Voir aussi un acte du 21 février 1460, qui prouve la parenté entre
Ia co Hudici et andru ( endrica) de Dorohoi : ibidem, no 98, p. 140. andru Tolocico apparaît dans
les documents entre 1449 et 1467 : ibidem, p. 5-6, 217-218.
466
Cozma Movil et Marena eurent un fils, Dragot (marié à une certaine
Saponia) dont on ignore tout, sauf les noms de leurs descendants : Ion, V scan28
et, vraisemblablement, Gavriil29. Les deux derniers nous intéressant moins pour
notre propos, nous nous occuperons brièvement de Ion Movil , le grand-père de
PM. et fils aîné de Dragot et non pas de Ia co Hudici comme il a été dit
parfois30. Sa carrière est connue dans ses grandes lignes : grand trésorier (vistier,
vistiernic) en 1546, puis grand chancelier (logof t) en 1551 et de 1553 à 1563
sous le règne du prince Alexandru L pu neanu, dont il était le beau-frère31. Ion
Movil fut marié à deux reprises : avec sa première épouse, Greaca32, il eut deux
fils – Toader33 et Iura co (Todera co) –, et une fille Maria-Greaca, mariée au
noble polonais Isaia Herburt34. Sa seconde épouse, Maria (surnommée cheauca,
donc la Serbe, de schiavone), fut la fille du prince Petru Rare (1527-1538, 1541-
1546) et de son épouse Elena-Ecaterina Despotovna, la fille du despote serbe
Iovan Brankovi (1465-1502) et de Elena Jak i 35. Maria- cheauca lui donna
trois fils : Gheorghe, l’aîné, le futur métropolite36, Ieremia et Simion, le père de
PM, et une fille, Ana- cheauca qui épousa Melentie Balica, hetman de Moldavie
de 1583 à 1586.

28
Voir, pour lui, N. Stoicescu, Dic ionar, p. 318. Fl. entre 1553 et 1570. En 1582, son fils
Dumitru était nommé Movili a, diminutif qui pourrait indiquer une branche cadette : cf. DIR, A,
XVI/3, Bucarest, 1951, no 235, p. 181-84, no 247, p. 193.
29
A. Mesrobeanu, Rolul politic al Movile tilor, p. 181-84; Al. Grigora , « Boierii lui
Alexandru Vod L pu neanu », CI 13-16 (1940), p. 355-58 ; N. Stoicescu, op. cit., p. 317-18. Il
apparaît dans les actes entre 1545 et 1552.
30
A. Mesrobeanu, op. cit., p. 181-84 ; Stoicescu, op. cit., p. 317.
31
A. Mesrobeanu, loc. cit. ; t.S. Gorovei, op. cit., p. 65 ; N. Stoicescu, op. cit., p. 317.
Ajoutons qu’en 1547 il était gouverneur (pârc lab) de Hotin : voir I. Corfus, Documente privitoare
la istoria României culese din arhivele polone. Secolul al XVI-lea, Bucarest 1979, p. 145, 147.
32
N. Iorga, Studii i documente, VI, no 1593, p. 414. Pour la famille de Greaca, descendante
de Pavel Scripc br ni ter (gardien de la chasse gardée du prince), voir les actes publiés dans DIR,
A, XVI/1, Bucarest 1953, no 257, p. 289-291, no 284, p. 318, no 313, p. 346.
33
Un acte tardif l’appelle « cârnul » (au nez retroussé, ici : coupé), ce qui signifie qu’il avait
eu des prétentions au trône du pays et avait été marqué au nez, selon la coutume, par le prince
régnant : cf. N. Iorga, Studii i documente, VI, no 1598, p. 414-415. En 1597, il construisit le
monastère de Todireni à Burdujeni, près de Suceava, la capitale du pays : cf. N. Stoicescu,
Repertoriul bibliografic al localit ilor i monumentelor medievale din Moldova, Bucarest 1974,
p. 810-11.
34
t.S. Gorovei, loc. cit. ; Polski Słownik Biograficzny, XXI/3, fasc. 90, Wrocław – Varsovie
– Cracovie – Gda sk 1976, p. 565.
35
I. Miclescu-Pr jescu, op. cit., p. 223-33 ; t.S. Gorovei, « Familia lui Petru Rare », dans
Petru Rare , éd. L. imanschi, Bucarest 1978, p. 268.
36
S. Reli, « Doi episcopi ai R d u ilor, apoi mitropoli i ai Moldovei din secolul al XVI-lea,
fo ti pribegi prin ri apusene », Candela 40 (Cern u i 1929), p. 431-43 ; I.V. Dur , « Figuri de
ierarhi moldoveni : mitropolitul Gheorghe Movil », BOR LXXXIX (1971), p. 187-203 ;
M. P curariu, Istoria Bisericii Ortodoxe Române, I, p. 454-59.
467
En 1563, Ion Movil se fit moine dans des conditions obscures, forcé,
semble-t-il, par le prince Alexandru L pu neanu, qui le mit à mort peu de temps
après37.
Nous arrivons ainsi au père de PM, à Simion. Celui-ci était le dernier des
trois frères qui jouèrent un rôle si important dans l’histoire de la Moldavie et de
la Valachie. La première mention documentaire le concernant est de 1574,
lorsque les cinq (ou six ?) frères Movil 38 et leurs deux sœurs vendent un
village39. Ieremia et Simion ne portant aucune dignité (Gheorghe est déjà moine),
on peut inférer qu’ils étaient encore très jeunes, sûrement moins de vingt ans, âge
auquel ils pouvaient postuler des charges de page (aprod, copil de cas ) à la cour
d’un seigneur ou du prince. Comme leur père était mort en 1563-1564, ils avaient
plus de dix ans d’âge, étant nés entre 1554 et 1563 (au moins pour Ieremia et
Simion). Ce calcul est confirmé lorsqu’on sait que les frères Movil étaient
cousins de l’épouse du prince Ion Vod cel Cumplit (ou « cel Viteaz », le
« terrible » ou le « brave ») qui régna de 1572 à 1574 ; ils avaient, en effet, le
même oncle, Toader Bocotco (ou Bucotco), cliucinic (klju nik), de la famille des
Grincovici (ou Hrincovici)40. Le frère de Toader Bocotco, Fran ian (Fr cijan) ou
Fran ia Hrincovici, gouverneur de Neam , fut enterré en 1543-1544 (7052) dans
l’église conventuelle de Probota, la fondation de Petru Rare , le grand-père
paternel des frères Movil 41. Nous croyons donc qu’il était apparenté d’une façon
ou d’une autre à la famille princière moldave.
Après cette première attestation, nous rencontrons Simion Movil et ses
frères en 1582, lorsqu’ils reçoivent de la part du prince Iancu Sasul (1579-1582)
une confirmation générale pour les propriétés (dix villages ou parts de villages)
héritées de leur père, Ion Movil . La date de cette charte, conservée uniquement
dans une traduction roumaine du XIXe siècle, est le 20 mai 158242. Elle est,
toutefois, infirmée par un acte original du 20 janvier de la même année qui
constate que Ieremia l’échanson (paharnic), son frère Gheorghe, l’ancien

37
N. Stoicescu, Dic ionar, p. 291-92.
38
L’acte est déchiré et indique les noms dans l’ordre suivant : Toader et son frère… (rupture),
Todera co échanson, Gheorghe le moine, Eremia et Simion. Nous ignorons l’étendue de la
déchirure qui pourrait cacher le nom d’un frère ou d’une sœur. Voir la note suivante.
39
DIR, A, XVI/3, no 40, p. 31.
40
En 1583, il avait fait don à son neveu Gheorghe, le futur métropolite, de vignes que ce
dernier offrait au couvent de Sucevi a: DIR, A, XVI/3, no 278, p. 227. Toader Bucotco avait donné
à sa nièce Maria (fille de Lupea Huru) deux villages qu’elle posséda jusqu’à sa mort : ibidem,
p. 167-68 (30 juillet 1581) ; DRH, A, XXI, Bucarest 1971, no 250, p. 312-313, no 255, p. 320-321,
no 298, p. 382-384. On sait, d’autre part, qu’il avait émigré avant 1565 « in partibus
Germanorum », ensuite en Podolie, où il soutenait un prétendant au trône moldave contre le prince
alors régnant, Alexandru L pu neanu: cf. I. Corfus, Documente privitoare la istoria României, p.
265. Sa fuite pourrait être mise en relation avec la persécution de Ion Movil par le même prince :
voir note 37, supra.
41
N. Iorga, Inscrip ii din bisericile României, I, Bucarest 1905, no 128, p. 59.
42
DIR, A, XVI/3, no 242, p. 188-190.
468
métropolite du pays, Teofan, et Balica le hetman (leur beau-frère) avaient déjà
quitté le pays pour se réfugier en Pologne43. Il faut corriger donc la date de l’acte
du 20 mai en 1581.
En septembre 1582, Simion et ses frères reviennent dans le pays avec le
prince Petru le Boiteux ( chiopul, 1582-1591) pour commencer une brillante
carrière politique. Au début, Simion est simple aprod, tout comme son ancêtre
Purice, ce qui nous confirme dans l’hypothèse qu’il était né aux alentours de
1560-1563. Mais, très rapidement, il atteint les sommets de la hiérarchie
nobiliaire moldave : gouverneur de Orhei en 1586, grand échanson en 1589, il est
hetman sous le règne de son frère, Ieremia, avant de devenir lui-même prince de
Valachie (1601-1602) et de Moldavie (1606-1607)44. Simion meurt le 14
septembre 1607, de maladie ou de poison, et fut enterré au couvent de Sucevi a,
la fondation de sa famille45.
Bien que les sources parlent du lui comme d’un homme âgé46, il laissait des
enfants encore très jeunes : l’aîné, Mihail, avait à peine 16 ans, étant né en 1591-
159247. On constate que les noms des quatre premiers fils de Simion vont par
paires : Mihail et Gavriil, Petru et Pavel, ensuite viennent Moise et Ioan48. On est
donc en droit de se demander s’il ne s’agissait pas de jumeaux. On connaît,
d’autre part, aussi les noms de deux de ses filles : Theodosia, morte le 28
septembre 1596 et enterrée à Sucevi a49 et Ruxanda, mentionnée dans un acte du
25 avril 160750.
Une question passionnante qui se pose dans ce contexte est celle de
l’origine de l’épouse de Simion, Marghita (Margareta)-Melania. La forme
hongroise du nom de Margareta-Marghita, a induit en erreur les historiens qui
43
DIR, A, XVI/3, no 235, p. 181-184.
44
Un bref exposé de sa carrière chez N. Stoicescu, Dic ionar, p. 319.
45
L’inscription de sa pierre tombale chez E. Kozak, « Resultate meiner Forschungen im
Kloster So awicza (in der Bukowina) », Archiv für slavische Philologie XV (1893), p. 161-167 ;
idem, Die Inschriften aus der Bukovina, p. 169-173.
46
Voir un rapport contemporain qui dit de lui « Simeon Mohila jam aetatis exactae vir »,
publié par Al. L pedatu, « O nou nara iune a luptelor dintre Movile ti, 1606-1607 », Convorbiri
literare XL (1906), p. 1143-1146. De même, le chroniqueur Miron Costin, Opere, p. 57, écrit :
« Simion Movil était avancé en âge, arrivé à la vieillesse » (Era Simion vod amu mator de dzile,
sosit la b trâne ).
47
Sa pierre tombale précise que lorsqu’il est mort, le 27 janvier 1608, il avait seize ans et
demi : N. Iorga, Inscrip ii, I, p. 99-100.
48
Bien que les commissaires impériaux parlent, le 12 octobre 1604, de sept fils : Hurmuzaki
Documente, IV/1, no CCCXXXIX, p. 397. Simion Movil cite dans ses documents uniquement six
garçons : voir les actes du 28 juillet 1606, du 22 septembre 1606 et du 25 avril 1607, dans DIR, A,
XVII/2, Bucarest 1953, no 57, p. 55, no 73, p. 66-67, no 119, p. 100. Pavel est mort le 27 mai 1607
et enterré dans l’église de la bolni a (hôpital) de Dobrov : voir l’inscription chez N. Iorga,
Inscrip ii, II, Bucarest 1908, no 607 et 608, p. 213 (dans Studii i documente cu privire la istoria
Românilor, XV).
49
Kozak, « Resultate meiner Forschungen im Kloster So awicza », p. 175 ; idem, Die
Inschriften aus der Bukovina, p. 174.
50
DIR, A, XVII/2, no 119, p. 100.
469
cherchaient son origine en Transylvanie (E. Kozak, N. Iorga) ou bien en Pologne
(S. Zotta). Ce dernier généalogiste mit, cependant, en circulation, en 1924, un
document de 1692 qui donne le nom du père de Marghita : Gavrila logof t
(chancelier, scribe, secrétaire)51. Une charte du 19 juillet 1631, connue
uniquement par un résumé, est encore plus claire, car elle mentionne également
des propriétés de Gavrila (ou Gavrila co), ce qui nous permet de l’identifier sans
difficulté parmi les seigneurs moldaves du XVIe siècle52. Il s’agit de Gavril Hâra
(Chirovi )53, qui apparaît dans les actes du temps entre 154154 et 159055. En avril
1 600, il est indiqué comme décédé56.
Son ascendance n’est pas sûre : il pourrait être, en effet, le fils de Nicoar
Hâra (fl. 1538-1544), mort en 1544-1545 (7053) et enterré à Probota, la fondation
de Petru Rare 57 ; ou bien, de Ion Hâra (fl. 1546- 1555)58. On ne peut pas, par
ailleurs, le rattacher aux autres membres connus de cette famille59.
Ce qu’on sait de Gavriil logof t c’est qu’il fut un des plus riches seigneurs
moldaves de la seconde moitié du XVIe siècle : un Gavriil fut grand chancelier du
pays de 1565 à 1566, mais fuit le pays à la suite d’un conflit avec le prince
Alexandru L pu neanu60. Il revint au début de l’année 1568 ou même plus tôt,
pour faire partie de la régence qui dirigea le pays au nom du jeune prince

51
S. Zotta, Un indiciu genealogic, p. 139.
52
CDM, II, éds M. Regleanu et alii, Bucarest 1959, no 682, p. 151.
53
Le nom de famille Hârovici lui est donné par un seul acte, en date du 4 octobre 1577, publié
par L.T. Boga, Documente basarabene. Hrisoave i c r i domne ti (1507-1594), V, Chi in u 1929,
no 24, p. 33-35 ; MEF, I, éds P.G. Dmitriev et alli, Chi in u 1961, p. 109-110. Précisons que le
nom Hârovici est écrit avec une encre différente de celle utilisée pour le reste du document.
54
En avril 1541, Petru Rare , le prince de Moldavie, émet un acte permettant à Gavrila
logothète (secrétaire) et à Costin échanson (paharnic) de chercher leurs esclaves tsiganes qui
s’étaient enfuis : DIR, A,XVI/1, no 366, p. 404. Gavrila et Costin semblent être frères.
55
Actes du 21 et 23 mai 1590 : DIR, A, XVI/3, no 557 et 558, p. 458-459.
56
DIR, A, XVI/4, Bucarest 1952, no 351, p. 289 ; MEF, I, p. 164-165.
57
Un des fidèles serviteurs de Petru Rare : c m ra en 1538, gouverneur de Hotin en mai
1541, il reçoit en don pour ses services deux villages de la part du prince, le 30 avril 1542. Nicoar
Hâra fit don de ces villages au couvent de Probota, où il fut enterré, en demandant des prières pour
lui et pour ses fils : voir P.P. Panaitescu, Cronicile slavo-romane, p. 99 ; N. Iorga, Studii istorice
asupra Chiliei i Cet ii Albe, Bucarest 1899, p. 348 ; DIR, A, XVI/1, no 370, p. 406 ; DIR, A,
XVI/3, no 437, p. 357-358. L’inscription de sa pierre tombale chez N. Iorga, Inscrip ii, I, no 129,
p. 59 ; idem, Studii i documente, VI, p. 649. La mère de Nicoar Hâra, Marena (Marina) était
morte le 8 septembre 1542, lorsque son fils lui mettait une pierre tombale dans l’église de
Zahare ti : cf. E. Kozak, Die Inschriften aus der Bukovina, p. 213-14 ; N. Stoicescu, Dic ionar,
p. 310.
58
Pour sa carrière, voir N. Stoicescu, op. cit., p. 311. En avril 1553, il partait en ambassade en
Pologne : I. Corfus, Documente, p. 162 sq.
59
Voir N. Iorga, Studii i documente, VII, nos 2-7, p. 208 sq. ; DIR, A, XVI/2, Bucarest 1951,
n 13-17, p. 14-20 (Boldur Hârovici), p. 20-21 (Petre Hârea) ; DIR, A, XVI/3, no 174, p. 137,
os

no 299, p. 246-247, no 508, p. 417-418.


60
Si c’est à lui que fait allusion une lettre du 9 février (1569) qui parle de Gavrila :
Tr. Ionescu-Ni cov, « Dou acte de cancelarie de la tefan Mâzg », Rsl XV (1967), p. 247-251.
470
Bogdan, le fils de L pu neanu61. À partir de 1576 et jusqu’en 1590, on le
rencontre achetant divers villages et parts de villages qui lui permirent d’arrondir
un domaine que l’on soupçonne assez étendu62. Le seul problème qui se pose est
de savoir si Gavriil logothète de 1541, 1565 à 1568 est la même personne avec
Gavrila logothète des années 1569, 1576-90, qui est, parfois, indiqué comme
deuxième ou troisième secrétaire. Dans l’incapacité de répondre à cette question
– il s’agissait peut-être du père et du fils –, nous continuons avec la présentation
des faits indiscutables.
Le nom de son épouse est connu : elle s’appelait Marinca et était la fille du
grand trésorier Ion Stroici († ante 1587). De la sorte on comprend mieux le rôle
important joué par les deux frères de Marinca, Luca et Simion Stroici, du temps
de Petru chiopul (deuxième règne de 1582 à 1591) et sous les règnes des Movil
(Ieremia, Simion, Mihail et Constantin)63.
En dehors de Marghita, Gavriil logof t eut encore deux fils : Laz r aprod
(sans descendance connue) et tefan, grand chancelier du pays entre 1594 et
1595 et en 1600, duquel est issue la famille Ceaurul, qui donna à la Moldavie un
prince dans la personne de Gheorghe tefan (1654-1658)64. Une fille au nom
d’Antimia (la nonne Sinclitichia), épousa le grand vornic Simion Bil i et laissa sa
fortune aux Ceaurul qui héritèrent de la sorte d’une bonne partie des terres de
Gavriil logof t65. Une autre fille, Tudosia, épousa le hetman Andrei Corcodel
(mort vers 1597), un autre grand seigneur partisan de Petru chiopul66.

61
P.P. Panaitescu, Cronicile slavo-romane, p. 135, 147, la Chronique d’Azarie : Gavriil
slovopoložnik’.
62
DIR, A, XVI/2, no 180, p. 176 ; DIR, A, XVI/3, no 85, p. 66, no 91, p. 72, no 104, p. 86,
n 110, p. 89, no 112, p. 90, no 114, p. 90-91, no 291, p. 236-237, no 414, p. 339-340, nos 419 et 420,
o

p. 343-344, no 423, p. 346, no 441, p. 361-362, no 443, p. 362-363, no 446, p. 364, no 451, p. 366,
no 491, p. 396, no 504, p. 414-415, no 558, p. 458-459 ; DIR, A, XVI/4, no 351, p. 289 ; MEF, I,
p. 87-88, 99, 100-102, 102-103, 105-106, 106-108, 109-110, 123-125, 128-133, 133-134, 136-137,
138-139, 164-165, 275-276 (certains actes sont publiés dans les deux collections) ; Al. B leanu,
« Documente i regeste moldovene ti », CI 10-12/1 (1934-1936), p. 294.
63
t.S. Gorovei, « Gavrila Hâra logof t i Gavrila Mateia logof t », AIIAI XIX (1982),
p. 670-72. N. Iorga pensait qu’après la mort de son mari, Marinca aurait pris le voile et serait morte
sous le nom monacal de Protasia. Sa pierre tombale, portant la date 12 septembre 1599, se trouve à
l’église conventuelle de P tr u i, où elle a été mise par la knjagina Marghita : N. Iorga, Studii i
documente, VI, p. 615-616. L’inscription de la pierre chez E. Kozak, op. cit., p. 60. Si
l’identification de N. Iorga est juste, alors la « Gavrilicioaie » (épouse ou fille de Gavriil) de 1611,
serait bien une des filles de Gavrila logothèt : voir l’acte dans MEF, I, p. 275-276 ; DIR, A,
XVII/3, no 54, p. 34.
64
N. Stoicescu, Dic ionar, p. 305, 329-330, 448-449.
65
Ibidem, p. 305, 293-294.
66
Voire un acte de 1634-1643 : DRH, A, XXI, no 93, p. 107-108. Pour le hetman Andrei, voir
N. Stoicescu, op. cit., p. 290-291.

471
Marghita-Melania67 épousa Simion Movil au plus tard en 1590, car leur
fils aîné, Mihail, naquit en 1591 ou 1592. La naissance de Petru (PM) a été
précisée par Gh. En ceanu au 21 décembre 1597. Il est certain que son nom lui
vint de son arrière-grand-père, le prince Petru Rare . Lorsque PM avait trois ans,
les armées polonaises conduites par Jan Zamoyski installaient Simion Movil sur
le trône de la Valachie voisine réalisant de la sorte le véritable apogée de l’impact
polonais sur les Pays Roumains. Le règne de Simion dura de novembre 1600 à
juillet 1601, lorsqu’il fut chassé du trône, puis de nouveau de novembre 1601 à
juillet 160268.
Pendant ce temps, Ieremia et Simion, accompagnées de leurs familles,
firent un véritable congrès à Kam’janec-Podol’s’kyj, qui devait avoir pour but
l’intégration plus accentuée des Pays Roumains dans le Royaume de Pologne.
Nicolae Iorga avait découvert et publié, en 1910, une inscription slavonne dans
un Psautier de Putna, qui parlait de la réunion, à Kam’janec, de Ieremia et de
Simion avec leurs épouses et tous leurs enfants le 2 août 160069. La date de cette
note a été corrigée récemment en 2 avril 1601 (7109), donc en plein règne
valaque de Simion70. Cette interprétation ne tient toutefois pas compte du fait
qu’en avril 1601 Simion Movil régnait en Valachie et émettait des actes à
Târgovi te, la capitale, le 29 mars, le 10 avril, le 13, le 20, le 21 et le 30 avril71. Il
est vrai que, de son côté, son frère Ieremia émet des actes le 24 mars et, ensuite,
seulement le 15 avril 160172. Ce qui lui donnerait, à la rigueur, le temps de se
rendre à Kam’janec pour le 2 avril et de retourner chez soi pour le 15 du mois.
D’autre part, la chancellerie pouvait fonctionner aussi pendant l’absence du
prince, aussi bien en Valachie qu’en Moldavie.

67
Le double nom reste très répandu chez les Roumains, tout comme en Russie et dans les
Balkans. On l’explique par la pratique de donner un nom à la naissance et d’en ajouter un second
lors du baptême de l’enfant ou après une maladie pour « tromper la mort » : voir P.H. Stahl,
Sociétés traditionnelles balkaniques. Contributions à l’étude des structures sociales, Paris 1979,
p. 144 sq. (« Études et documents balkaniques », 1).
68
Pour ses règnes en Valachie, voir N.C. Bejenaru, « Domnia lui Simion Movil în
Muntenia », Revista critic III (Ia i 1929), p. 173-188 ; Th. Holban, « Contribu ii la istoria domniei
muntene ti a lui Simion Movil », RI XXIII (1937), p. 147-54 ; I. Corfus, « Documente polone
privitoare la domnia lui Simion Movil în ara Româneasc », CC X (1936-1939), p. 161-216 ;
D. Ciurea, « Domnia muntean a lui Simion Vod Movil », CI 13-16 (1940), p. 113-32 ;
C. Rezachevici, « Pozi ia marii boierimii din ara Româneasc fa de Mihai Viteazul i Simion
Movil (novembre 1600 – august 1601) », SRI XXVI/1 (1973), p. 49-63.
69
N. Iorga, Doamna lui Ieremia Vod , p. 1022 et note 5.
70
N. Gaidagis, « Insemn ri privitoare la istoria Românilor pe c r i vechi », AIIAI XI (1974),
p. 219-220, note 28, p. 227. Voici le texte, corrigé, de la note : « Napisax sie zde na pam t az
arximandrit Veniamin v’ grad Kam nici, m( )s( )ca ap(ril) 2, v’ l t 7109, egda byxom s’
ep(i)s(ko)pom Feodosiem Radovskom, s’ g(o)sp(o)d(a)r(em) Io Ieremia voevod i s s(yn)’
g(o)sp(o)d(s)tva si, Io Konstantin voevoda, i s’ g(o)sp(o)d(stva) Io Simeon voev(o)da i s’ s(y)novy
v’ s m g(o)sp(od)stva si ».
71
DIR, A, XVII/1, Bucarest 1951, nos 7-17, p. 4-12.
72
DIR, A, XVII/1, no 9, p. 6-7.
472
Tout compte fait, la date de la notice peut bien être le 2 avril 1601 : en
effet, le 23 avril de la même année, le chancelier Dan de Valachie demandait à
Jan Zamoyski la permission pour les princesses de Valachie et de Moldavie de
quitter Kam’janec. Elles s’y trouvaient donc encore à cette date et une épidémie
de peste avait emporté la sœur de l’épouse de Ieremia, ce qui faisait les autres
craindre pour leur propre vie73. Nicolae Iorga croyait qu’elles furent relâchées
seulement en septembre 1601 lorsque le prince moldave pouvait annoncer la
mort du grand ennemi des Movil et des Polonais, le prince Michel le Brave de
Valachie74.
Ce ne fut là pourtant pas le début d’une époque de tranquillité pour Simion
Movil et pour sa famille. En novembre 1601 il réussit pourtant à occuper de
nouveau le trône valaque, réalisant ainsi le rêve de Jan Zamoyski de contrôler
étroitement les Pays Roumains par l’intermédiaire de ses fidèles serviteurs et
alliés du clan des Movil . Sa femme et ses enfants – dont Petru, âgé maintenant
de 4 ans – ont dû revenir à Târgovi te, la capitale du pays, mais pas pour
longtemps : à la fin du mois de juillet 1602, Simion fut chassé du pays par un
nouveau prétendant au trône, le prince Radu erban soutenu par l’empereur
Rodolphe II de Habsbourg et par les nobles valaques hostiles à « l’étranger
moldave ». Simion dut se retirer avec sa famille en Moldavie, d’où il essaya sa
chance en septembre 1602 avec l’aide des Tatars et des mercenaires polonais.
Vaincus par deux fois, les 4 000 Tatars durent battre en retraite. Leur khan,
furieux de la mort de son beau-frère sur le champ de bataille, ordonna qu’on
punît Simion qui fut attaché avec des chaînes sous le ventre du cheval. Cette
mésaventure ne découragea pourtant pas l’ambitieux Simion qui s’employa,
jusqu’à la mort de son frère, à récupérer le trône valaque, demandant tour à tour
l’aide des Polonais, des Ottomans et des Transylvains75.
On peut imaginer que, dans ces conditions, les dix premières années de la
vie de PM aient été agitées et que l’affection et la présence de son père lui aient
fait défaut. Il a dû être élevé surtout par les femmes avec, à leurs côtés, sa mère
Marghita, matrone autoritaire et ambitieuse. La petite cour de nobles valaques
qui avaient accompagnés son père en exil, en 1602, a été un autre milieu où PM a
acquis ses premières connaissances. En 1627, il se souvenait encore du récit de la
bénédiction de l’eau par les Catholiques et les Orthodoxes dans la cathédrale
d’Alba-Iulia (1596), récit qui lui avait été fait par deux seigneurs valaques, le
trésorier Dan Danilovici, déjà cité, et le grand panetier (pitar) Dragomir76.

73
Hurmuzaki, Documente, Supliment II/2, no 19, p. 30-31 ; N. Iorga, op. cit., p. 1026.
74
Hurmuzaki, Documente, Supliment II/2, no 36, p. 61-62.
75
N. Iorga, op. cit., p. 1027-29.
76
Gh. En ceanu, « Din istoria bisericeasc a Românilor. Petru Movil », BOR VII (1883),
p. 666-676; S. Golubev, « Sobstvennorutchnyja zapiski Petra Mogily. 1) Skazanija Petra Mogily o
tchudesnyx i zametchatel’nyx zavlenijax v tserkvi pravoslavnoj (juzhno-russkoj, moldo-vlachijskoj
i gretcheskoj) », Arxiv jugo-zapadnoj Rossii, Ière série, VII, Kiev 1887, p. 81-84.
473
D’autre part, les relations entre Simion et Ieremia (et aussi entre leurs
épouses respectives) commencèrent à se dégrader de plus en plus entre 1602 et
1606. Les mercenaires polonais engagés par Simion pillaient la Moldavie et
réclamaient leurs soldes directement à Ieremia, n’hésitant pas à occuper et à
piller la propriété de Ustie, en Pologne, que le prince moldave avait acquise en
1598. Simion s’étant adressé directement aux Ottomans, ces derniers
ordonnèrent, en 1605, à Ieremia de tout faire pour installer son frère en Valachie.
Peine perdue, car Ieremia sut se défiler et envoya Simion en Transylvanie
guerroyer aux côtés des Ottomans.
Sur ces entrefaites survint la mort subite de Ieremia – Nicolae Iorga pensait
à une attaque d’apoplexie survenue par une chaude journée d’été –, le 30 juin
160677. On connaît, aujourd’hui, mieux le déroulement des événements
ultérieurs : en vertu du traité ottomano-polonais de 1598, le sultan envoya les
insignes princiers à Constantin, le fils aîné et qui n’avait que 12 ans, du défunt
Ieremia. Constantin régna environ dix jours, après quoi il fut écarté par les grands
seigneurs du pays qui lui préférèrent Simion, son oncle78. Ce dernier prit le
pouvoir vers le 10 juillet, en écartant Constantin et en blessant de façon
irréversible l’orgueil d’Ecaterina, l’ambitieuse veuve de Ieremia, qui voyait lui
échapper la perspective d’une régence, et créait, en même temps, les prémisses
du conflit ultérieur entre les deux branches de la famille des Movil 79.
Le règne de Simion, rapidement reconnu par les Ottomans, dura jusqu’en
septembre 1607. Ce furent là, à n’en pas douter, les plus belles années de la
jeunesse de Petru qui avait l’âge de 10 ans. L’existence de deux frères aînés –
Mihail et Gavriil – a, peut-être, poussé ses parents, dès cet âge, à donner à PM
une éducation destinée à lui ouvrir une carrière ecclésiastique plutôt que
politique. En effet, les fils de prince ne pouvaient, dans les Pays Roumains,
aspirer à une vie autre que celle du trône ou bien du couvent. L’alternative était
l’exil (en Pologne, en Transylvanie ou dans l’Empire Ottoman), où l’on intriguait
et guettait une occasion favorable pour s’emparer du pouvoir suprême par
l’argent ou par la force des armes.
Ce bonheur fut, malheureusement, de courte durée : Simion Movil mourut
le 14 septembre 1607, empoisonné, semble-t-il, par sa belle-sœur Elisabeta, la
veuve de Ieremia80. À sa place, les grands seigneurs moldaves élirent prince son

77
N. Iorga, op. cit., p. 1030. La discussion de la date chez I. Minea, « Când a murit Ieremia
Vod Movil ? », CI 13-16 (1940), p. 694.
78
t.S. Gorovei, « O l murire : domnia ereditar a familiei Movil », SRI XXVIII (1975),
p. 1093-1094. Le traité (ahidname) turco-polonais a été publié par C. Orhonlu, Telhisler (1597-
1606), Istanbul 1970, p. 118, avec une traduction roumaine chez M.A. Mehmet, Documente turce ti
privind istoria României, I, 1455-1774, Bucarest 1976, p. 142-143.
79
N. Iorga, Doamna lui Ieremia Vod , p. 1033.
80
M. Costin, Opere, p. 57. Voir aussi le rapport de l’ambassadeur de Venise à la Porte :
Hurmuzaki, Documente, IV/2, no 284, p. 291. Sa pierre tombale fut mise seulement en mars 1620,
par sa veuve et par son fils Gavriil : cf. note 45, supra.
474
fils aîné, Mihail, qui ne put, toutefois, se maintenir sur le trône convoité
également par Elisabeta pour son fils Constantin. Ce dernier bénéficia de l’aide
de ses beaux-frères polonais : Stefan Potocki, le voïévode de Braclav (qui avait
épousé sa sœur Maria), Myxajlo Vyshnevets’kyj (mari de Regina), lesquels,
venus avec des troupes de Cosaques, chassèrent le jeune prince et toute sa famille
dans le Bugeac, d’abord81 et ensuite en Valachie. Ici, Mihail épousa la fille du
prince Radu erban (1602-1610, 1611) événement qui célébrait, sans aucun
doute, une alliance politique destinée à lui fournir de l’aide pour reconquérir le
trône de la Moldavie. Cette alliance tourna court avec la mort, le 27 janvier 1608,
du jeune prince, qui fut enterré dans la nécropole princière de Dealu, près de
Târgovi te82.
La princesse Marghita perdit vite tout espoir d’installer son second fils,
Gavriil (ou Gavrila , comme son grand-père maternel), sur le trône moldave. On
pense, généralement, qu’elle se rendit en Pologne après 1608, en passant par la
Transylvanie83. La veuve de Simion Movil et ses fils – Gavriil, Petru (PM), Ion
et Moise – s’installèrent à Didyliv (Dziedziłów), une des terres du hetman
Stanisław ółkiewski, voïévode de Kiev et starosta de Bar et de Kam’janec’. Il
semble qu’un lien de parenté unissait ółkiewski à la princesse Marghita, car
l’ambassadeur français à Constantinople le considérait comme l’oncle de Gavriil,
donc aussi de PM84. Ce lien de parenté n’a pu être élucidé jusqu’à ce jour.
De Didyliv, où elle veillait à l’éducation de ses enfants85, Marghita assista
à la chute de la branche de Ieremia en Moldavie et aux guerres turco-polonaises
qui leur succédèrent. Son fils, PM, n’allait plus voir la Moldavie avant 1621,
après un séjour en 1610 dont il fait mention lui-même plus tard, vers 162786. En

81
N. Iorga, op. cit., p. 1034-35 ; idem, Studii i documente, IV, p. LXVII ; Hurmuzaki,
Documente, Supliment I/1, no CXCVI, p. 129-130 ; Al. L pedatu, O nou nara iune a luptelor
dintre Movile ti, 1606-1607, p. 1143-1146 ; V. Lungu, « Mih ila Vod Movil i Moldova în anul
1607 », CI 8-9 (1932-1933), p. 89-103, avec le compte rendu critique par C.A. Stoide, dans Revista
critic 9/1 (1935), p. 59-64 ; réponse de V. Lungu dans CI 10-12 (1934-1936), p. 371-388 ;
V. Vasiliu, « Il principato moldavo e la curia papale fra il 1606-1620 », DI II (1930), p. 1-71.
82
Cf. note 47, supra.
83
N. Iorga, Studii i documente, IV, p. LXXI-LXXII ; Gh. En ceanu, « Din istoria
bisericeasc a Românilor. Petru Movil », p. 678 sq., pensait qu’elle se rendit en Pologne seulement
en 1612.
84
« Gabriel filz de Simeon nepveu de Zolquievsqui » nous dit un rapport français de Péra,
publié par Hurmuzaki, Documente, Supliment I/1, no CCLXXVII, p. 179-180. L’hypothèse de cette
parenté a été acceptée par t.S. Gorovei, Gavrila Hâra logof t i Gavrila Mateia logof t, p. 671
et note 127, qui cite également la chronique des Arméniens de Kam’janec.
85
Cf. une lettre du 7 août 1614, par laquelle « Margareta Mohilina, woiewodzina wołoska »
envoyait à Lvóv « les prêtres et le professeur de nos fils », accusés peut-être d’hérésie (« pour que
la vérité et le mensonge soient démontrés »), publié par Hurmuzaki, Documente, Supliment II/2,
no CXCVIII, p. 387-88.
86
Gh. En ceanu a publié le récit que Petru Movil fit de l’entrée en monachisme, à Sucevi a,
de tefan (devenu le moine Atanasie), un ancien serviteur de son père. Petru Movil écrit qu’il nota
ce récit le 25 septembre 1610 à Sucevi a, ce qui signifie qu’il avait pu se rendre en Moldavie même
475
revanche, son frère aîné, Gavriil, réussit, en juin 1618 (après un essai infructueux
en 1616), à obtenir le trône de la Valachie grâce à la bienveillance du sultan87.
Les Ottomans avaient demandé à Gavriil de faire venir de Pologne sa mère
et ses frères, ce qu’il fit assez vite pour Ioan et Moise. Toutefois, les Polonais ne
voulaient pas permettre à Petru de quitter le pays. Le 23 janvier 1620, quelques
mois avant sa déposition, Gavriil écrivait au comte transylvain Boldizsár
Kemény, le priant d’intervenir dans cette affaire et de permettre à un messager de
se rendre auprès de son frère. En effet, les préparatifs des Ottomans en vue d’une
guerre contre la Pologne lui faisaient craindre pour son jeune frère retenu comme
otage, peut-être par ce même ółkiewski dont il a été déjà question88.
Il est possible, mais les preuves nous manquent, que PM ait pris part à la
désastreuse campagne de Cecora (septembre – octobre 1620) où le hetman
ółkiewski trouva la mort. En échange, l’année suivante, lors de la guerre de
Hotin, on rencontre PM dans la suite du nouveau hetman, Karol Chodkiewicz,
comme prétendant officiel au trône moldave89. C’est le poème Wojna Chocimska
de Wacław Potocki (1621-1696) qui, bien que plus tardif, nous donne des détails
sur Petru Movil et sa participation à cette guerre malheureuse pour les
Polonais90.
Piotr Mohila wołoski to był wojewodzic,
Syn Symona Mohily, e tuteczny rodzic,
Skoro zgin l ółkiewski, jego wierny patron.

sous le règne de son cousin ennemi Constantin : Gh. En ceanu, op. cit., p. 659-661 ; Golubev,
Sobstvennorutchnye zapiski Petra Mogily, p. 84-85.
87
Pour ses tentatives depuis 1608, voir Hurmuzaki, Documente, IV/2, no CCLXXXIX-
CCXCII, p. 294-296, no CCCLXIII-CCCLXV, p. 366 sq.
88
Hurmuzaki, Documente, IV/2, no XDII, p. 373. Voir aussi la lettre du 23 janvier 1620
découverte et publiée par A. Veress, Documente privitoare la istoria Ardealului, Moldovei i rii
Române ti, Acte i scrisori (1614-1636), IX, Bucarest 1937, no 168, p. 210-212. Cette lettre infirme
l’opinion de Nicolae Iorga qui croyait que Petru Movil avait accompagné son frère en Valachie de
1618 à 1620 : Istoria literaturii religioase a Românilor pân la 1688, Bucarest 1904, p. CXXXIII.
Iorga citait à ce propos un acte du 12 février 1618 (en fait 1619) émis par Gavriil ensemble avec ses
frères Petru, Ioan et Moise, en faveur du monastère Balica, de Ia i : publié par B.P. Ha deu,
Archiva istoric a României, I/2, Bucarest 1865, p. 190, et réédité dans DIR, A, XVII/4, Bucarest
1956, no 291, p. 229-230, avec la date erronée 1618. Toutefois, bien qu’émis au nom des quatre
frères, l’acte ne contient que les signatures de Gavriil et de Ion Movil . L’absence de la signature
de Petru ne peut s’expliquer que par le fait qu’il était toujours en Pologne, ce qui ressort, par
ailleurs, de la lettre citée plus haut.
89
Voir la relation anonyme polonaise sur la guerre de Hotin, publiée par Hurmuzaki,
Documente, Supliment II/2, no CCXXII, p. 467, 469, d’après le ms. 616 de la Bibliothèque
Czartoryski ; nouvelle traduction roumaine avec notes et commentaires dans C l tori str ini, IV,
p. 493.
90
Wacław Potocki, Wojna chocimska, Z autografu wydał i opracował Aleksander Brückner,
Cracow 1924, p. 74-75 (II. III, 481-494, 499-504), p. 76 (II. III, 54152) ; M. Kasterska-Sergescu,
« Les Roumains dans une épopée polonaise du XVIIe siècle (La Guerre de Chocim / Wojna
Chocimska par Vaclav Potocki) », dans Inchinare lui Nicolae Iorga cu prilejul împlinirii vârstei de
60 de ani, Cluj 1931, p. 207-222.
476
Przylgn ł do Chodkiewicza : bowiem zmierzał na tron
Dziedziczny kiedykolwiek, który na i człeczem
I bo em spadał prawem (lecz k dy za mieczem
Id rzeczy, tam wi ta sprawiedliwo wzdycha,
Tam wszelka sukcesya bliskiej krwie ucicha,
Milczy prawo na wojnie), o które my spadki
Oplakanych Mohiłów i dzi wpadli w siatki.
W te Korecki z Potockim i Piasecki trzeci,
W te mogiły ółkiewski pod Cecor leci.
Tamci przy Aleksandrze, Konstantym, Bohdanie
Mohilach, a ółkiewski ju przy Gracyanie...
Trwała jeszcze nadzieja, cho jako na wietrze,
e ich dom w tym ostatnim miał si d wign Pi trz .
Ten si jeszcze chudzina trzyma swego sznura,
I cho go dzisia wiechciem fortuna potura,
W Bogu i w szabli polskiej ufa, e si dopnie,
Sk d wypadł, i dziadowskie odziedziczy stopnie.

C’était PM descendent des voïvodes valaques,


Fils de Simion Movil , d’origine de ce pays.
Quand ółkiewski, son protecteur fidèle, périt,
Il s’attacha à Chodkiewicz, car il visait le trône
De ses ancêtres qui lui revenait par le droit humain
Et divin. (Mais là où les choses sont réglées par le glaive
La Sainte Justice soupire,
Et tout héritage dû au sang s’éteint.
La loi se tait pendant la guerre). C’est pour les héritages
De ces Movil malheureux que nous sommes tombés dans les pièges
Où périrent Korec’kyj et Potocki et Piasecki, le troisième.
C’est ainsi que ółkiewski trouva sa tombe à Cecora,
Les uns avec Alexandre, Constantin et Bogdan,
Les Movil , et ółkiewski déjà avec Graziani…
Il y avait encore un pauvre espoir qui tremblait comme au grand vent
Que la maison des Movil se relèverait dans leur dernier descendant, Pierre [P. M.]
Ce pauvret tenait encore à sa corde,
Et quoique la Fortune lui était bien dure
Il espérait en Dieu et dans le sabre polonais de revenir
Là d’où il descendait et de reprendre le rang de ses ancêtres.

Voyant chaque jour le soleil ressusciter, Petru pouvait espérer qu’il en serait
de même pour lui :

I Mohiła, chocia go zła fortuna topi,


W dy nie zaraz rozpacza nie zaraz si stropi ;
Opiera si , nie da si zbija z jednochodzej,
Bo im co ci ej cierpim, tym wspomina słodzej;
Chwyta si i słabego, jako mówi , wiszu,
Tuszy, e z tak podłego niedługo kociszu,
Na którym si dzi chudak włóczy przy obozie,
Si dzie na tryumfalnym przodków swoich wozie.

477
Ten pro b u hetmana pokorn zabie y,
e wszelakiej w Wołoszech zaka e rabie y.
Przysi e za swój naród, jako do Korony
Przychylny ; niech go miasto nie niszcz obrony.

Et Movil quoique la fortune s’acharne contre lui


Ne désespère point, ne perd pas le courage
Il résiste et ne se laisse pas détourner de son chemin
Car plus on souffre, plus il fait bon de s’en souvenir plus tard.
Donc il s’accroche même aux faibles roseaux d’espoir,
Et croit que sortant bientôt de son pauvre chariot,
Il va monter sur le char triomphal de ses ancêtres.
Aussi adresse-t-il humblement ses prières au hetman
De défendre tout pillage en Moldavie.
Il jure pour son peuple que celui-ci est bien disposé pour la Pologne,
Alors qu’on ne pille pas au lieu de le défendre.

Quelques mois après l’échec de Hotin, PM perdait sa mère, la princesse


Marghita. Celle-ci s’était réfugiée, en 1620, ensemble avec ses fils Gavriil, Ioan
et Moise, en Transylvanie91. Ici, Gavriil épousa, deux ans plus tard, Erzsébet
Zólyomi qui lui apportait en dot le domaine de oimeni (Sólyomkó), près de
Oradea (Nagyvárad)92. À une date indéterminée en 1622, Marghita mourait et
exprimait par testament son désir d’être enterrée à Sucevi a, la fondation de la
famille, à côté son mari. Son fils Ioan suivit le cercueil en Moldavie93.
Treize ans plus tard, en 1635, le même Ioan eut à accompagner la dépouille
mortelle de Gavriil, qui avait fait son testament le 19 décembre de la même
année. Dans une lettre qu’il adressait à cette époque à un sénateur transylvain,
Ioan Movil précisait que son frère, l’archimandrite – donc PM avait envoyé à
Cluj des moines et des serviteurs pour s’occuper de ce transport funèbre94.
Entre ces deux dates, les derniers Movil avaient occupé le trône de la
Moldavie : Miron Barnovski Movil , un cousin de PM, régna de 1626 à 1629 et
quelques mois en 163395. Enfin, Moise, le frère cadet de PM se maintint sur le
trône de 1630 à 1631 et de 1633 à 1634. En avril 1634, le dernier prince Movil à
avoir régné en Moldavie – Moise Movil – se réfugiait en Pologne avec toute sa

91
C’est dans ce sens qu’il faut interpréter les dires de la chronique des Arméniens de
Kam’janec qui précise que Gavriil Movil s’enfuit en Transylvanie ensemble avec sa mère et ses
deux frères : voir E. Schütz, An Armeno-Kipchak Chronicie on the Polish-Turkish Wars in 1620-
1621, Budapest 1968, sous l’année 1620, le mois de mai. Nous avons utilisé la traduction et les
commentaires de A. Pippidi, « Cronica Armenilor din Cameni a. Noi spicuiri privitoare la istoria
Românilor », SRI XXIV/1 (1973), p. 148 et note 2. A. Pippidi croit que les enfants étaient Petru et
Ioan. Nous n’avons pas pu consulter l’ouvrage de t. Mete , Domni i boieri din rile române în
ora ul Cluj i Românii din Cluj, Cluj 1935, p. 56-59.
92
A. Veress, Documente, IX, no 201, p. 248-251.
93
Ibidem, no 275, p. 354-355.
94
Ibidem, no 276, p. 355-358.
95
Pour ses relations avec la Pologne, voir Gheorghe Duzinchevici, Miron Barnovschi Moghil
i Polonia.
478
fortune qui était considérable96. Les efforts de Ioan pour obtenir l’aide des
Transylvains en vue de récupérer l’héritage paternel, et qui ressortent de la lettre
citée plus haut, restèrent sans succès : Vasile Lupu, le nouveau prince de
Moldavie nommé par les Ottomans en 1634 allait se maintenir sur le trône
pendant 20 ans, jusqu’en 1653.
Pierre Mohyla / Petru Movil devint moine en 1627, alors que régnait en
Moldavie son cousin, Miron Barnovski. À partir de cette date, on considère que
PM, ayant abandonné tout espoir de devenir prince moldave, entendit consacrer
sa vie à Dieu. Les relations qu’il entretint à partir de cette date avec les deux Pays
Roumains – la Moldavie et la Valachie – sont de nature culturelle et religieuse :
aide à la création d’imprimeries et d’écoles, combat commun pour la défense de
l’Orthodoxie qui se matérialisa par l’impression de la Confession orthodoxe et la
tenue, à Ia i, d’un Synode en 1642.
Comme tel, il figure dans toutes les synthèses d’histoire de la littérature
roumaine97, de l’Église roumaine98 et de l’enseignement99. C’est, également, la
période la mieux connue de sa vie, la période où PM appartient à l’Église et à la
culture ukrainiennes, mais aussi à l’Orthodoxie tout entière100.
Lors de sa dernière visite au pays natal au début de l’année 1645, à
l’occasion du mariage de la fille du prince Vasile Lupu avec le noble lituanien
Janusz Radziwiłł, PM fit un sermon partie en polonais et partie en roumain101. En

96
M. Kasterska, « Les trésors des Movil en Pologne », RHSEE XIII (1936), p. 69-77 ;
I. Corfus, « Odoarele Movile tilor r mase în Polonia », SRI XXV (1972), p. 29-59 ; idem, « Pe
urmele lui Moise Movil i ale lui Gheorghe tefan », AIIAI XV (1978), p. 297-305.
97
V.A. Urechia, Schi e de istoria literaturii române, Bucarest 1885, p. 177-80 ;
Al.I. Philippide, Introducere în istoria limbei i literaturii române, Ia i 1888, p. 138-142 ; N. Iorga,
Istoria literaturii religioase a Românilor pân la 1688, Bucarest 1904, p. CXXX-CLXIV (repris
dans idem, Studii i documente privitoare la istoria Românilor, VI, Introducere) ; idem, Istoria
literaturii române ti, I, Bucarest 19252, p. 237-48 ; G. Pascu, Istoria literaturii române din secolul
al XVII-lea, Ia i 1922, p. 59-62 ; N. Cartojan, Istoria literaturii române. Epoca veche, II, Bucarest
19421, p. 93-96 (Bucarest 19802, p. 163-67) ; t. Ciobanu, Istoria literaturii române vechi, Bucarest
1947, p. 253-259 ; I.D. L udat, Istoria literaturii române vechi, I, Bucarest 1962, p. 118-125 ;
Gh. Iva cu, Istoria literaturii române, I, Bucarest 1969, p. 129-132, 142-143 ; Al. Piru, Istoria
literaturii romane. Perioada veche, I, Bucarest 19703, p. 87-89 ; A. Simota dans Dic ionarul
literaturii române de la origini pân la 1900, Bucarest 1979, p. 590-592.
98
N. Iorga, Istoria Bisericii române ti i a vie ii religioase a Românilor, I, Bucarest 1909,
p. 290 sq. ; Gh. Moisescu – t. Lup a – Al. Filipa cu, Istoria Bisericii române. Manual pentru
Institutele teologice, II, 1632-1949, Bucarest 1957, p. 5-11 ; M. P curariu, Istoria Bisericii
ortodoxe române, II, Bucarest 1981, p. 31-45.
99
N. Iorga, Istoria înv mântului românesc, Bucarest 1928 (19712) ; Istoria înv mântului
din România. Compendiu, éds C.C. Giurescu et alii, Bucarest 1971.
100
Voir P.P. Panaitescu, L’Influence de l’œuvre de Pierre Mogila, p. 9.
101
Voir les travaux de P.P. Panaitescu (1942) et de Gh. Mih il (1972) dans la Bibliographie,
infra. Pour le mariage, voir N.C. Bejenaru, « Misiunea lui Leontin Zaleski i c s toria fiicei lui
Vasile Lupu cu Janusz Radzivił », Revista critic 1 (1927), p. 222-225. La description du mariage a
été faite par Miron Costin, Opere, p. 120-121. Une description due à un témoin oculaire – le
479
même temps, il liquidait ses affaires en Moldavie comme il résulte d’un
document du 6 février 1645102. Un pèlerinage aux tombes de ses parents et de ses
frères et sœurs, à Sucevi a, a dû clore le voyage au pays natal, et qui fut aussi le
dernier avant sa mort, du grand métropolite de Kiev.

Bibliographie raisonnée (1830-1981)103

Arbore, Zamfir, « Petru Movil , Mitropolitul Kievului », Tinerimea român 16


(Bucarest 1898), p. 94 sq.
Asaki, Gheorghe. « Despre literatura româneasc », Albina româneasc 2 (Ia i
1830), p. 51-52 ; Curierul românesc 1 (Bucarest 1829-30), p. 433-434,
considère que PM (qu’il confond avec son oncle Ieremia) s’est formé aux
écoles de Cotnari et de Trei-Ierarhi (Ia i). Enumération de quelques
oeuvres.
Av d nii, Mihail I. « A ez mântul colar de la Trei Ierarhi din Ia i – prima
institu ie cu elemente de înv mânt superior din Moldova », MMS 47
(1971), p. 361-374 ; ibidem, 48 1972), p. 775-788
Barlea, Octavian, De Confessione Orthodoxa Petri Mohilae, XIV, Frankfurt-am-
Main 1948
Bezviconi, George, Contribu ii la istoria rela iilor româno-ruse (din cele mai
vechi timpuri pân la mijlocul secolului al XIX-lea), Bucarest 1962
Bogdan, Damian P., « Les Enseignements de Pierre Movila adressés à son frère
Moïse Movila », Cyrillomethodianum 1 (Thessalonique 1971), p. 1-25
Bogdan, Nicolae A., « Herbul mitropolitului Petru Movil », Arhiva. Organul
Societ ii istorico-filologice din Ia i 29/1 (1922), p. 120-21 (reproduction
d’après P.N. Polevoj, Istorija russkoj slovesnosti, I, St-Pétersbourg 1903)
Bodogae, Teodor, Din istoria Bisericii ortodoxe de acum 300 de ani. Con-
sidera ii istorice în leg tur cu sinodul dela Ia i, IV, Sibiu 1943
Bodogae, Teodor, « Un capitol din rela iile româno-ruse : mitropolitul Petru
Movil », Revista teologic 36 (Sibiu 1946), p. 403-419

général transylvain János Kemény – parle avec admiration de Petru Movil et de sa suite de moines
et de prêtres. Traduction roumaine dans C l tori str ini, V, p. 135-138.
102
Conservé uniquement en résumé. Petru Movil donne le village O ehlibul à P tra co
Ciogolea. Publié par N. Iorga, Studii i documente, VII, no 14, p. 211.
103
La présente bibliographie n’a pas la prétention d’être exhaustive. Nous avons essayé de
donner les indications bibliographiques le plus complètement possible. Pour les revues mentionnées
pour la première fois, nous avons indiqué, presque toujours, le lieu de parution. Emil Turdeanu,
maître de recherche honoraire au CNRS, Paris, a eu l’amabilité de nous fournir plusieurs titres qui
nous avaient échappés.
480
Bulat, Toma, « Petru Movil prin de Moldova, ap r tor al ortodoxismului (cu
prilejul împlinirii a 300 de ani dela sinodul din Ia i, 1641-1941) »,
Buletinul Institutului de istoria Românilor « A. D. Xenopol », Ia i 1941,
p. 9-14
Ciobanu, tefan, « Din leg turile culturale moldo-ucrainiene », AARMSI, IIIe
série, VIII (1938), p. 15-18
Ciobanu, Valeriu, « Rela ii literare româno-ruse în epoca feudal », RITL IX/2
(1960)
Constantinescu, Barbu, « Românul Petru Movil ca reprezentant al Bisericii
ortodoxe », Columna lui Traian 4 (Bucarest 1873), p. 38-39
Elian, Alexandru, « Contribu ia greceasc la M rturisirea ortodox », Balcania
V/1 (Bucarest 1942), p. 79-135
Elian, Alexandru, M rturisirea de credin a Bisericii ortodoxe. Traducere de…,
Bucarest 1981 (Introduction, p. 5-22, traduction roumaine de la Confession
orthodoxe de PM, p. 23-182
En ceanu, Ghenadie, « Din istoria bisericeasc a Românilor. Petru Movil »,
BOR I (1883), p. 278-89, 431-53, 618-22, 657-96, 734-72 ; ibidem, VIII
(1884), p. 4-39, 89-121, 185-221, 282-320 ; tiré à part de ibidem III (1884),
352 p.
La plus complète monographie sur PM ; utilise beaucoup d’inédits. Il serait
intéressant de la comparer avec le livre de S. Golubev paru en 1883 et 1898
Erbiceanu, Constantin, « Petru Movil », BOR XXXIII/5-6, 8-10 (1909-1910)
Gheorghiu, Nicolae A. « Întâmpinarea lui Meletios Syrigos i Richard Simon »,
BOR LX (1942), p. 421-438
Grosu, Nicolae, « Caracterizarea canonic i simbolic a sinodului dela Ia i »,
Cronica Romanului 19 (Roman 1941), p. 13-19
Hajd u, Alexandru, « Cuvant c tre ucinicii colii ânutului Hotin, Ru i i
Români », Foaie pentru minte, inim i literatur 1 (Bucarest 1838), p.
161-167 ; Curierul românesc 10 (1839), p. 37-43 ; Histoire des institutions
culturelles moldaves et des liens culturels entre « Ruthènes » et Roumains.
Ionescu, Teofil, « Mitropolitul Petru Movil i catolicismul », Vestitorul III/7-8
(Paris 1942), p. 10-19
Ionescu, Teofil, La vie et l’œuvre de Pierre Movila. Thèse présentée à la Faculté
libre de théologie de Paris, Paris 1944
Licea, Ion, Contribu iuni vechi române ti la cultura altor popoare, Gala i 1932
Lungu, Gheorghe, « Un important moment istoric al leg turilor culturale i
biserice ti ruso-române. Petru Movil », MMS XXX/11 (1954)
Lupa , Ioan, « Mitropolitul Petru Movil i rela iunile lui cu Românii », SCCI 4
(1943), p. 83-91
Lupa , Ioan, (Titre exact inconnu), Revista teologic 18 (Sibiu 1928), p. 245-249
Traduction en roumain de la lettre du 27 octobre 1638 par laquelle PM demande
au patriarche Cyrille Contari de Constantinople de lever l’anathème que

481
Cyrille Lukaris avait jetée sur Moise Movil . D’après le texte latin publié
par E. Šmurlo, La Russie et le Saint-Siège, Paris 1929, p. 151-154, Annexes
Mateescu, Nicolae, Petru Movil , 1596-1646, mitropolitul Kievului, Bucarest
1896
Mazilu, Dan Horia, « Petru Movil sau fascina ia c r ii », Secolul 20 11-12
(Bucarest 1977), p. 98-104
Mazilu, Dan Horia, Udri te N sturel, Bucarest 1974, p. 23-41 (PM et ses
relations avec les Pays Roumains)
Melchisedec, tef nescu, « Biserica ortodox în lupt cu Protestantismul în
special cu Calvinismul în veacul al XVII-lea i cele dou sinoade din
Moldova contra calvinilor », AARMSI, IIe série, XII (1889-90), p. 1-116
(tiré à part, Bucarest 1893)
Mih il , Gheorghe, « Dou scrieri literare ale lui Petru Movil adresate
compatrio ilor s i », dans idem, Contribu ii la istoria culturii i literaturii
române vechi, Bucarest 1972, p. 183-228 (texte original et traduction
roumaine complètes de la préface du Triodb Cv tnaja (en ruthène) et de la
Mowa duchowna (en polonais), Kiev 1645).
Mih il , Gheorghe, « Petru Movil », Literatura român veche (1402-1647), éds
G. Mih il , D. Zamfirescu, II, Bucarest 1969, p. 260-269
Notice biobibliographique, traduction en roumain de la préface du Triodb
Cv tnaja de 1631 et de la préface dédiée à Vasile Lupu de Mowa
duchowna de 1645.
Mihailovici, Paul, Dou documente de leg tur cultural dintre Români i Ru i,
Ia i 1930
La traduction roumaine de la préface du Triodb Cv tnaja, Kiev 1631
Mihailovici, Paul, « Leg turi culturale biserice ti dintre Români i Ru i în
secolele XV – XX. Schi istoric », RSIAB 22 (1932), p. 199-276
Mih lcescu, Irineu, « Petru Movil i sinodul de la Ia i », MMS XVIII (1942),
p. 481-519 (tiré à part, Ia i 1943, 39 p.)
Minea, Ilie, « Câteva preciz ri i interpret ri noi în leg tur cu sinodul dela
Ia i », MMS XVIII (1942), p. 520-527
Minea, Ilie – Boga, Leon T., « Despre cel mai vechiu document în leg tur cu
coala de la Trei Ierarhi », CI 10-12 (1934-3, p. 208-216 (il s’agit de l’école
fondée par Vasile Lupu avec, à sa tête, Sofronij Po as’kyj)
Moisescu, Iustin, « In leg tur cu M rturisirea Ortodox », BOR XLVI (1948),
p. 357-362
Negrescu, P., « Mitropolitul Petru Movil înf i at în noua literatur teologic
rus », Ortodoxia IV/1 (Bucarest 1952), p. 135-360
Nistor, Ion, « Contribu ii la rela iunile dintre Moldova i Ucraina în veacul al
XVII-lea », AARMSI, IIIe série, XIII (1932-33), p. 186-221
Nonea, Constantin, « Leg turile mitropolitului Varlaam (1632-1653) cu bisericile
ortodoxe din Kiev i Moscova », MMS XXXIII (1957), p. 806-819

482
Panaitescu, Petre P., « Un autograf al lui Petru Movil pe un Tetravanghel al lui
tefan cel Mare », RIR IX (1939), p. 82-87, une planche
Notice de 1637 sur un manuscrit de 1493 conservé à Munich. Signalé d’abord par
N. Iorga, Istoria literaturii religioase a Românilor pân la 1688, cf., supra
note 86, p. 10 ; D. Dan, O Evanghelie a lui tefan cel Mare în München,
ernivci 1914 ; N. Iorga, Les arts mineurs en Roumanie, I, Bucarest 1934,
p. 47 et planches 1-9. Le manuscrit a été décrit par E. Turdeanu,
« Manuscrise slave din timpul lui tefan cel Mare », CL 5 (Bucarest 1943),
p. 181-185 ; idem, « L’activité littéraire en Moldavie (1457-1504) », RÉR
V-VI (1960), p. 21-66 (repris dans idem, Études de littérature roumaine et
d’écrits slaves et grecs des Principautés Roumaines, Leiden 1985)
Panaitescu, Petre P., « O carte necunoscut a lui Petru Movil dedicat lui Matei
Basarab », Omagiu lui Petre Constantinescu-Ia i cu prilejul împlinirii a 70
de ani, Bucarest 1965, p. 295-301
Panaitescu, Petre P., « L’Influence de l’œuvre de Pierre Moghila, archevêque de
Kiev, dans les Principautés roumaines », MÉRF V/1 (1926), p. 1-97
Panaitescu, Petre P., « Petru Movil , ctitor al tipografiilor române din veacul al
XVII-lea », Almanahul Graficei române, Craiova 1931, p. 116-120
Panaitescu, Petre P., « Petru Movil i Românii », BOR LX (1942), p. 403-420
(tiré à part, Bucarest, 1943, 20 p.). Republié dans P.P. Panaitescu,
Contribu ii la istoria culturii române ti, éds S. Panaitescu, D. Zamfirescu,
Bucarest 1971, p. 575-595
Analyse et traduction (partielle) en roumain de la préface du Triodb Cv tnaja de
1631 et du sermon tenu à Ia i pour le mariage de Janusz Radziwiłł avec
Maria Lupu, en 1645, imprimé à Kiev en 1645 dans une édition rare, Mowa
duchowna przy szlubie.
Papacostea, Victor, « O coal de limb i cultur slavon la Târgovi te în timpul
domniei lui Matei Basarab », Rsl V (1962), p. 183-194
Petrescu, Ioan D., « Locul M rturisirii ortodoxe a lui Petru Movil în
Ortodoxie », Predania, I/8-9 (Bucarest 1937), p. 11-18
Petreu , Ioan, « Sinodul de la Ia i i M rturisirea ortodox », BB III/9-13, 15-17
(1941)
Petrovici, Teodor, Petru Movil , mitropolitul Chievului, Bucarest 1941
Pl m deal , Antonie, « Eveniment mondial la Ia i : Sinodul din 1642 », Dasc li
de cuget i sim ire româneasc , Bucarest 1981, p. 180-191
Popescu, Nicolae M., « Petru Movil », BOR LXV/1-3 (1947), p. 9-29
(discussion autour du livre de Gh. En ceanu : supra).
Popescu, Nicolae M., « Pomenirea mitropolitului Petru Movil i a Sinodului
dela Ia i », BOR LX (1942), p. 387-402 (le même texte, sous le titre :
« Pomenirea de trei sute de ani a Sinodului dela Ia i, 15 septemvrie pân la
27 octomvrie 1642 », AARMSI, IIIe série, XXV, 1942-43, p. 423-441)

483
Popescu, Nicolae M. – Moisescu, Gheorghe I., Op ,
M rturisirea ortodox . Text grec inedit ms. Parisinus 1265. Text român
edi ia Buz u 1691. Editat de …, LXVIII, Bucarest 1942-1944
Edition définitive, avec un commentaire très poussé. Analyse des dix-sept
éditions roumaines de la Confession orthodoxe de PM, dont les plus
importantes sont les suivantes : Buz u 1691 ; Snagov 1699 ; Bucarest
1745, 1827, 1853, 1895 (édition du Saint-Synode due à Gh. En ceanu) ;
Monastère de Neam 1844, 1864 (préface de E. Scriban : cf. supra) ; Ia i
1874 ; Sibiu 1855, 1814. Pour la description des quatre premières éditions,
voir I. Bianu – N. Hodo , Bibliografia româneasc veche, I : 1508-1716,
Bucarest 1903, p. 321 (Buz u, 1691), 378 (Snagov, 1699) ; ibidem, II :
1716-1808, Bucarest 1910, p. 224 (Bucarest, 1745) ; ibidem, III : 1809-
1830, Bucarest 1912-1936, p. 553 (Bucarest, 1827). Pour le vol. III,
coauteur D. Simonescu.
Popescu, Simion, « Sinodul dela Ia i din 1642 », Rena terea XXI/10 (1942),
p. 557-565
Porcescu, Scarlat, « Tiparni a de la Biserica Trei Ierarhi-Ia i. Cea dintâi carte
imprimat în Moldova (1643) », MMS XLVII (1971), p. 204-215
Rezus, Petru, « Academia movilean din Kiev i rolul ei în dezvoltarea
înv mântului teologic din rile române », MO XIX (1967), p. 699-708
Savin, Gheorghe Ioan, « Mitropolitul Petru Movil i sinodul de la Ia i.
Contribu ii române ti la via a spiritual rus », Cetatea Moldovei II (Ia i
1941), p. 11-12
Scriban, Filaret, « Via a mitropolitului Petru Movil », M rturisirea ortodox a
apostolice tei i catolice tei biserici de r s rit, M n stirea Neam 1844
(Préface a l’édition roumaine de la Confession orthodoxe de PM.
Rééditions : Neam 1864 ; Ia i 1874 ; Sibiu 1914)
Scriban, Filaret, « Viea a mitropolitului Petru Movil », Zimbrul 2 (Ia i 1851),
p. 105-108 ; Vestitorul românesc 16 (Bucarest 1851), p. 305-307, 309-
310 ; Foaie pentru minte, inim i literatur 14 (Bucarest 1851), p. 337-
339
esan, Milan, « In amintirea soborului dela Ia i din 1642 », Candela 53-54
(Cern u i 1942-43), p. 154-161
Simonescu, Dan –Bogdan, Damian P., « Inceputurile culturale ale domniei lui
Matei Basarab », BOR LVI (1938), p. 866-880 (tiré à part, Bucarest 1939,
19 p.). Préface (texte slavon et traduction roumaine) du Molitvennik de
Câmpulung, 1635, imprimé grâce à l’aide de PM.
tef nescu, Ioan D., « Portretele lui Petru Movil », BOR LXV/1-3 (1947), p. 4-8
tef nescu, Ioan D., « Etudes d’iconographie et d’histoire. Portraits inconnus de
Georges Mogila, métropolite de Moldavie et de Pierre Mogila, métropolite
de Kiev », RIR IV (1934), p. 71-75, deux planches. L’auteur croit avoir
identifié un portrait de PM à Sucevi a, dont la peinture serait de 1630.
Identification contestée par S. Ulea, « Portretul unui ctitor uitat al
484
m n stirii Sucevi a : Teodosie Barboschi, mitropolit al Moldovei », SCIA 2
(1959), p. 241-249. Un autre auteur, V. Br tulescu, pense qu’il s’agit du
portrait de Ion Movil , le père de Gheorghe, Ieremia et Simion : cf.
« Portretul logof tului Ioan Movil (monahul Ioanichie) în tabloul votiv de
la Sucevi a », MMS XLII (1966), p. 23-53
trempel, Gabriel, « Sprijinul acordat de Rusia tiparului românesc în secolul al
XVII-lea », SCB I (1955), p. 15-42
Suttner, Ernest Christian, « Noi date i preciz ri în leg tur cu Sinodul de la Ia i
din anul 1642 », BOR XCIII (1975), p. 1107-1113
Vasilescu, Emilian, « Petru Movil , ap r tor al ortodoxiei », Gândirea 20
(Bucarest 1941), p. 563-568

485
486
DE FRASTANI OU NICA DE CORCOVA :
UN ÉPIROTE AU SERVICE DES PRINCES
DE VALACHIE (c. 1560-1618)

n 1614, une nouvelle église s’élevait en Épire, dans le village de Frastani,


aujourd’hui Katô-Méropi. Elle portait le vocable du Précurseur (Prodromos)
Saint Jean Baptiste et avait comme fondateur le logothète Niko, Son épouse
P una (Pagouna) et leurs trois enfants, Preda, Petra co et Marica. Selon la
description de I. Lampridis, qui date de 1886, sur les murs de l’église on y voyait
Niko avec une longue barbe blanche, vêtu d’une tunique noire comme celle des
moines, un bonnet noir sur la tête et des sandales à la manière des moines,
toujours noires. Sa femme P una portait elle aussi une tunique et un vêtement
noirs, et sur la tête un voile, mandylion, fin et également noir. Les deux ktitors
tiennent dans leurs mains la maquette de l’église, une solide construction en
pierre avec des contreforts et des petites fenêtres qui accentuent son aspect de
forteresse1.
Une description plus récente de l’église et des photos de bonne qualité en
couleurs2 ont permis de changer complètement l’image des fondateurs ; ainsi,
Niko est coiffé d’un bonnet hoir doublé de blanc (fourrure ?), porte un caftan de
couleur rouge foncé et dans la main gauche un mouchoir brodé, alors que P una
arbore un superbe contes rouge-brun et le voile qui lui couvre la tête est blanc
avec une marge rouge.
À la gauche de Niko se trouvent leurs deux fils, l’aîné, Preda, près de son
père, vêtu de rouge vif et portant sur la tête un chapeau rond de même couleur
avec de la fourrure et trois plumes blanches, alors que le portrait du cadet,
Petra co, vêtu également de rouge, était moins visible à cause de la détérioration
de la fresque.
Le plus étonnant est pourtant le portrait de Marica, à droite de sa mère,
toute de rouge vêtue et portant sur la tête une couronne impériale à cinq pointes,
dotées chacune d’une croix, recouverte de perles et de pierres précieuses, un
costume, affirme Lampridis, en tout points semblable à celui de Sainte Hélène.
Enfin, ce qui impressionne le plus est le réalisme des portraits que seule la
reproduction en couleurs permet d’apprécier3.
Un fils de l’Epire se souvenait ainsi, voici 400 ans, des lieux de sa
naissance et y élevait une fondation religieuse destinée au salut de son âme. Qui

1
I. Lampridis, , VI,
, Athènes 1888 (réimpression : Ioannina 1993), p. 16 et note 1 ; N. Iorga, « Funda iunile
domnilor români în Epir », AARMSI, IIe série, XXXVI (1913-1914), p. 889, note 2.
2
P. Kamaroulias, , I, Athènes 1996, p. 225-228
3
Ibidem, illustration no 173.
487
était donc ce personnage, ce Niko logothète de Frastani ? Il était un des
nombreux Grecs et plus particulièrement Épirotes venus chercher fortune dans la
lointaine Valachie du Nord du Danube. Certains d’entre eux ont fait l’objet
d’études, spéciales – comme Ioannis Ghiorma de Dipalitsa, dont c’est occupé
tefan Andreescu –, ou bien d’études plus générales, comme, celle de Ariadna
Camariano-Cioran4. D’autres, comme Niko, n’ont bénéficié d’aucun d’intérêt, à
tel point que Nicolae Stoicescu, un des meilleurs connaisseurs du sujet, l’a
considéré comme deux personnages : un au XVIe siècle et un second au XVIIe5.
Précisons donc que le logothète Niko de Frastani est connu en Valachie entre
1585 et 1618 sous le nom de Nica de Corcova, du nom de sa terre principale, où
il avait un manoir dont il ne reste plus rien aujourd’hui (département de
Mehedin i, dans la vallée de la rivière Motru).
Un, mot enfin sur la justification de ce choix. De Nica de Corcova s’est
occupé, voici plus de cent ans, mon grand-père maternel, George I. Negulescu-
Bati te (1873-1947), prêtre et historien amateur qui m’a transmis, outre sa grande
bibliothèque, la passion pour l’étude du passé roumain dans sa dimension
humaine (la généalogie) et géographique (l’histoire locale). Alors qu’il était
encore étudiant en théologie et chantre, puis diacre dans une église de Bucarest, il
avait commencé à faire des recherches dans les archives et bibliothèques de
Bucarest. En tant que fils de mo neni, ces libres alleutiers dont la fierté et la
pugnacité ont fait l’admiration de tous les observateurs, il avait été éduqué dans
un esprit de respect et même de vénération pour les grandes figures de l’histoire
nationale. Mihai Viteazul (Michel le Brave) en était une et des plus célèbres, et
mon grand-père fut heureux de pouvoir consulter une charte de ce prince
concernant un village faisant partie de sa commune natale, Pogoanele, près de
Buz u. Des années plus; tard, il avait coutume de raconter à ses enfants, dont ma
mère, l’émotion et la crainte pleine de révérence qui l’avait envahi lorsqu’il eut
entre les mains le parchemin avec le monogramme princier, à tel point qu’il
embrassa le nom de ce grand prince. Or, il s’agissait d’un acte en faveur de Nica
de Corcova, qui avait acheté des parts du village en 1596. Cette historiette m’a
longtemps hanté et je suis maintenant heureux de compléter un travail que mon
grand-père, pris par d’autres occupations, n’a jamais pu mener à sa fin, et que je
dédie à sa mémoire.

4
Ariadna Camariano-Cioran, L’Épire et les Pays Roumains, Ioannina 1984. En attendant,
l’ouvrage fondamental de Lidia Cotovanu, qui a enregistré plusieurs milliers de « Grecs » dans les
deux Pays Roumains jusqu’au début du XVIIIe siècle.
5
N. Stoicescu, Dic ionar al marilor dreg tori din ar Româneasc i Moldova. Sec. XIV –
XVII, Bucarest 1971, p. 76 et 219. Cette hypothèse est infirmée par les relations exceptionnelles de
Nica avec Radu erban qui ne peuvent être expliquées que par leur parenté entre 1585/6 et 1594/6,
lorsque Nica joua le rôle de père adoptif pour erban devenu prince en 1602.
488
*
Nica – appelons-le par son nom roumain – fait son apparition à la Cour des
princes de Valachie sous le règne de Mihnea II (1577-1583, 1585-1591), fils
d’Alexandru Mircea (1568-1577) et de son épouse Ecaterina Salvaresso, issue
elle d’une famille levantine de Péra. Nous ignorons tout de la date et des
circonstances de la venue dé Nica dans ce pays : il voulait assurément suivre
l’exemple d’autres Épirotes installés ici, qui avaient fait fortune et étaient entrés
dans lès rangs de la noblesse, des hommes comme Ioannis Ghiorma de Dipalitsa,
Oxotie aga de Pogoniani et Iane Caloghera, actifs en Valachie et en Moldavie,
bâtisseurs d’églises et de monastères dans les Pays Roumains, en Épire et au
Mont-Athos. Il y eut assurément d’autres, mais à part Duca de Ioannina (Duca,
fils de Dimo), un fidèle de Michel le Brave (1593-1601), et de Zotu Tzigaras,
originaire de la même ville, gendre du prince de Moldavie Pierre le Boiteux
(1574-1591, avec des interruptions), nous ne sommes pas informés de quelle
partie de la Grèce ils étaient originaires. Ceci, bien sur, seulement pour la
seconde moitié du XVIe siècle, car après 1600 leur nombre ne cesse d’augmenter.
Nica remplit d’abord des fonctions subalternes à la Cour de Mihnea II,
fonctions en rapport avec son âge : ainsi, en 1585 il était écuyer (comis), donc un
subordonné du grand échyer Radu Florescu, qui s’occupait des écuries du prince.
En tant que tel, il fut envoyé en mission à F g ra , en Transylvanie, en décembre
1585, sans que nous ayons plus de détails sur cette première mission6. L’année
suivante il se hissait à une dignité beaucoup plus importante, à savoir celle de
grand arma , une fonction correspondant à celle de grand capitaine des Vénitiens
et de barigel des Romains. Selon un témoignage plus tardif, mais qui s’applique
aussi à cette époque, le grand arma était celui qui, « sur ordre du prince, arrête
les boyards, il les attache, les torture puis les tue ; c’est lui qui coupe les langues,
les oreilles, le nez, les mains, les jambes et autres choses semblables ». Il était
également responsable des prisons et commandait aux bourreaux chargés
d’exécuter les sentences princières7.
L’ascension politique de Nica était, à n’en pas douter, la conséquence
logique de son ascension sociale : au plus tard en 15868, il avait épousé Maria de
Coiani, une des premières dames de la noblesse valaque, descendante des plus
illustres familles du pays, les Craiovescu, les Izvoranu, les Florescu, dont les
membres avaient occupé les premières dignités dans l’État aux XVe – XVIe
siècles. Le grand-père de Maria, erban de Izvorani, avait même été élu prince
lors d’une révolte contre le prince Radu Païsie et avait payé ses ambitions de sa
vie. Maria avait eu, d’un premier mariage, un fils, erban, qui portait le nom de
cet illustre grand- père, et qui était encore trop jeune pour diriger les affaires de la
6
Hurmuzaki, Documente, XI, p. 831 (21 décembre 1585).
7
N. Stoicescu, Sfatul domnesc i marii dreg tori din ara Româneasc i Moldova (sec. XIV
– XVII), Bucarest 1968, p. 227-233
8
DIR, , XVI/5, éds I. Iona cu et alii, Bucarest 1952, no 268, p. 256-257.
489
famille. Nica devint donc son père adoptif et les deux hommes eurent une
relation privilégiée qui allait connaître son apogée lorsque erban fut élu prince
de Valachie (1602-1611).
Dans l’immédiat, la stratégie de Nica et de Maria fut de récupérer l’énorme
patrimoine familial des Craiovescu et des Izvoranu qui avait été confisqué par la
Couronne suite aux rébellions de Barbu Craiovescu et de erban ban, conjuguées
avec l’extinction de ces familles en ligne masculine. Cette opération dura trois
ans et connut son aboutissement en 1589, lorsque Nica, maintenant chembellan
(postelnic), et Maria, ensemble avec erban, maintenant chambellan de second
rang (vtori postelnic)9, ce qui signifie qu’il avait au moins 15-46 ans, se
présentaient devant le prince et demandèrent une confirmation générale pour tous
les biens hérités de leurs ancêtres et qui étaient convoités et parfois usurpés par
différents boyards. erban et sa mère prouvent avec des documents leurs droits
et, après une longue enquête, se voient confirmer la propriété sur 28 villages et
548 paysans serfs, leur part de l’héritage des Craiovescu.
Ce document est important à plusieurs points de vue : il prouve, tout
d’abord, que les filles pouvaient hériter en Valachie des terres et des serfs,
surtout lorsqu’il s’agissait de riches héritières qui portaient le nom de la famille
ou du clan et le transmettaient à leur maris moins bien nés qu’elles. Dans ce cas,
c’est Maria de Coiani qui est le chef de la famille, et Nica joue le rôle de
« gendre au lieu du fils » (ginere pe curte). Pourtant, son rôle a dû être
déterminant dans l’obtention de cette décision, car il bénéficiait de la confiance et
de la bienveillance du prince. En récompense, Nica a été associé par son épouse
et par son fils à la possession d’un tiers des biens ainsi récupérés.
En effet, Maria était plus âgée que Nica – son premier mariage avait eu lieu
avant 1559, alors que nous supposons que Nica est né vers 1560 –, car le
chrysobulle princier décide ce qui suit :
« Et après la mort du chambellan Nica ou de son épouse Maria – ce qu’à Dieu ne plaise –,
mais s’il arrive à dame Maria de mourir avant Nica, et Nica ne pourra pas se retenir et prendrait une
autre épouse et Dieu leur donnera des enfants, fils ou filles, que les fils de Nica héritent d’un tiers
des biens de dame Maria, car c’est ainsi qu’elle et son fils erban ont décidé de leur plein gré
devant Ma Seigneurie. Et si Dieu accorde des enfants à Nica avec dame Maria, des fils ou des
filles, qu’ils partagent leurs biens avec erban. Et si Nicà n’a pas d’enfants, alors tous ces biens
reviendront à erban. Mais tant que Nica sera vivant, qu’il tienne et possède sa part et tout ce qu’il
donnera ou accordera aux monastères ou à ses serviteurs (soit valide) et que personne après sa mort
ne trouble ou casse sa décision »10.

9
Subordonné du grand chambellan, responsable des appartements princiers et véritable
ministre des Affaires Etrangères, le chambellan de second rang était un jeune page qui avait accès
aux séances du Conseil princier et était envoyé par le prince auprès des différents dignitaires ou
boyards convoqués à la Cour.
10
DIR, B, XVI/5, no 420, p. 405-407. Pour ce domaine, voir C. Rezachevici, « Domeniul
boieresc al lui Radu erban », SRI XXIII (1970), p. 469-491.
490
On voit donc Nica jouissant, en 1589, non seulement de la faveur du
prince, dont il était très proche par sa fonction de chambellan, mais aussi d’un
beau domaine formé de 9 villages et de 183 paysans serfs, d’esclaves tziganes,
etc. En fait, selon la coutume, la propriété des trois membres de la famille était
indivise, car ils vivaient dans la même maison et chacun touchait un tiers des
revenus du domaine.
Nous ignorons tout de Nica avant 1594, lorsqu’il occupe la dignité de
vistier (grand trésorier ou seulement chambellan de second rang) dans le Conseil
de Michel le Brave11. Il va occuper cette fonction durant tout le règne du vaillant
prince, qui avait levé en 1594 l’étendard de la lutte contre les Ottomans en
alliance avec l’empereur Rodolphe II. Durant tout son règne, les questions
d’argent vont dominer la politique valaque, la preuve étant les fréquents
changements de grand trésorier, pas moins de sept en huit ans. Dans ces
conditions, le rôle du trésorier II était d’assurer la continuité du service et de
payer les troupes de mercenaires, une grande responsabilité dont Nica s’est bien
acquitté, la preuve étant sa présence dans le Conseil en 1594. Cette continuité
dans le service de Michel le Brave prouve à l’évidence les qualités de financier
de Nica, son dévouement à la personne du prince et à ses idéaux, parmi lesquels
figurait la libération des peuples balkaniques de sous la domination ottomane.
À une date indéterminée – autour de 1594-1596 – Nica se sépare de sa
première épouse (qui vivait encore en 1604 et même en 1611) et convole en
justes noces avec une autre riche héritière, P una, elle aussi veuve ou séparée de
son premier mari, le grand spathaire (1585-1591) P tru de Luciani, surnommé
Richiacana12. P una était grecque, la fille de Lucrezia Salvaresso, la soeur de la
mère du prince Mihnea, dame Ecaterina, et d’un certain messer Xenos, qui vivait
encore en 1576. Restée veuve ou séparée de son premier mari, tombé en disgrâce
sous Michel le Brave, elle était encore jeune lorsqu’elle épousa Nica et lui donna
trois enfants, deux garçons et une fille. Les noms des garçons nous renvoient au
monde des grands seigneurs valaques de la fin du XVIe siècle : Preda rappelle
celui de Preda Buzescu, un des premiers conseillers de Michel le Brave et de ses
successeurs au trône ; Petra co est aussi le prénom du propre fils de Michel le
Brave, Nicolae Petra co, ce qui nous fait penser que ces deux grands personnages
ont pu être les parrains de baptême des fils de Nica. La fille s’appelait Maria
(Marica).
Fort de sa nouvelle position, une fonction des plus lucratives dans la
hiérarchie aulique valaque, Nica s’occupe à agrandir son domaine. En plus de sa
part du domaine de sa première épouse et de son fils adoptif, son deuxième
mariage lui apportait au moins une partie du domaine de P tru de Luciani et de
son père, le grand comte palatin (vornic) Dragomir : pas moins de 29 villages

11
DRH, B, XI, éds D. Mioc et alii, Bucarest 1975, no 97, p. 132-133.
12
N. Stoicescu, Dic ionar, p. 78. La dernière mention de P tru (mais était-il encore vivant ?)
date du 19 juillet 1596 : DRH, B, XI, no 183, p. 243-245.
491
entiers ou en partie, plus neuf boutiques au centre de Bucarest et le terrain pour
en construire neuf autres13. Nica achète donc massivement des villages ou des
parts de villages aux libres alleutiers ruinés par la fiscalité de Michel le Brave, la
famine et par les dévastations des Ottomans et des Tatars : Boteni (dépt. de
Muscel et P dure ), en 160514 ; Br g re tii de Câmpie (dépt. de Saac, ensuite
Buz u), en 1596 et 160515 ; C ld ru anii de Jos (dépt. d’Ilfov), sous Michel le
Brave, qu’il perd à la suite d’un procès16 ; Corcova (dépt. de Mehedin i), en 1596
et 1598, où il avait son manoir17 ; Cordunul et Cârligul, dans le même
département18 ; Degera ii et Des ra ii, toujours en Mehedin i19 ; Gânste ti et
Ogr zeni (dépt. d’Ilfov)20 ; Imoasa (Mehedi i)21 ; Ml ceni (Arge ), en 160422 ;
N ne ti (Vla ca)23 ; Pl eni pe Mosti te (Ilfov), en 1593-160124 ; Priseceni
(Vla ca)25 ; Ru ii lui Nica logof t26 ; Tâncâbe ti et Goranul (Ilfov), en 160627 ;
Urâ i (Ialomi a), en 159628 ; Vl deni (Muscel et P dure )29 ; Voine ti
(Dâmbovi a)30 et Zgârâia i (Ilfov)31. En tout, 21 villages ou parts de villages

13
II semble qu’il y a eu partage, car un acte du l0 avril 1629 précisé que P tru de Luciani avait
eu une fille avec P una. Cette fille avait épousé Badea de Cocor ti et leur fils, Necula chambellan,
possédait la moitié du village de Clejani, alors que l’autre moitié appartenait à Preda, le fils de
Nica : DRH, B, XXII, éd. D. Mioc, Bucarest 1969, no 245, p. 470. Par ailleurs, Vasile, le fils de
Preda, va épouser P una Cocor scu, une nièce de Badea : cf. N. Stoicescu, Dic ionar, p. 154. Un
autre cas est celui de F lcoii de pe Olte (dépt. de Romana i), occupé de force par Dragomir palatin
et P tru sp tar, puis repris par Nica sous le règne de Radu Mihnea : cf. DRH, , XXII, no 295,
p. 562-571.
14
CD R, IV, éds M.-D. Ciuc et alii, Bucarest 1981, no 214, p. 111.
15
DRH, B, XI, no 197, p. 265-267 ; DIR, , XVII/l, Bucarest 1951, no 166, p. 167-169.
16
DIR, , XVII/3, éds I. Iona cu et alii, Bucarest 1951, no 503, p. 565-568.
17
DRH, , XI, no 72, 193 et 303, p. 96-97, 258-261, 404-407 ; pour le manoir, voir l’acte
publié par N. Iorga, Studii i documente cu privire la Istoria Românilor, XI, Cercet ri i regeste
documentare, Bucarest 1906, no 1, p. 261.
18
I. Vl d ianu, « Boierii din Cernaia », AO XIX (1940), no 107-112, p. 91-93 ; CD R, IV,
n 1183, p. 526 ; DRH, , XI, no 370, p. 516-517.
o
19
I. Vl d ianu, art. cit., p. 88-90 ; CD R VI, éds M.-D. Ciuc , Silvia V tafu-G itan, Bucarest
1993, no 134, p. 72.
20
DIR, B, XVII/4, éds I. Iona cu et alii, Bucarest 1954, no 239, p. 221.
21
N. Iorga, Studii i documente, XI, no 1, p. 261.
22
DIR, B, XVII/1, Bucarest 1951, no 134, p. 129-130.
23
CD R, VI, no 21, p. 29.
24
DIR, B, XVII/1, no 323, p. 306-307.
25
DRH, , XXIV, éds C. Cihodaru, I. Capro u, Bucarest 1998, no 412, p. 548 ; CD R, IV,
no 435, p. 211.
26
CD R, VI, no 901, p. 344.
27
DIR, B, XVII/1, no 214, p. 224 ; DRH, , XXII, no 27, p. 39-42.
28
DRH, , XI, no 197, p. 265-267.
29
DRH, , XXIV, no 408, p. 543-545 ; CD R, IV, no 431, p. 209-210. Un autre (?) Vl deni
(Ilfov), cf. CD R, IV, no 1010 et 1022, p. 457-458 et 463.
30
CD R, IV, no 936, p. 430.
31
DRH, B, XXII, no 74, p. 162.
492
nommément connus, plus des boutiques et une maison à Bucarest près du clocher
de l’église « des Grecs »32.
Ici il faut préciser que le cas de Nica n’est pas isolé, des princes comme
Mihai Viteazul et Radu erban, ayant des domaines respectivement de 150 et 71
villages, et des grands seigneurs qui suivaient leur exemple possédaient
également des dizaines de villages entiers ou en partie, des vignobles, des
moulins et des esclaves tziganes : Michel le Brave avait, comme boyard, un
domaine de 41 villages, Udrea B leanu 35, Stoichit Râio anu avait 33 villages,
le ban Calot de Lipov avait 5 villages entiers et 23 autres en copropriété, Dan
Danilovici 14 villages entiers plus des parts dans d’autres, Miroslav de Râfov 17
villages, Teodosie Rudeanu, le grand logothète de Michel le Brave, 16 villages
entiers et d’autres en partie, etc33. Il reste pourtant que Nica était un des plus
riches boyards de Valachie vers 1600-1615, sa fortune étant comparable à celle
des plus grands, comme les trois frères Buzescu et les trois-quatre premiers de la
liste donnée plus haut.
Après la mort de Michel le Brave, en 1601, Nica prête serment
d’allégeance au nouveau prince élu par le pays en la personne de son ancien fils
adoptif erban ; celui-ci adopta le nom princier de Radu et sera connu dans
l’histoire comme Radu erban (1602-1611). La Valachie continua la guerre
contre les Ottomans aux côtés des Habsbourg jusqu’à la paix de 1606 et Nica,
arrivé au zénith de sa carrière, occupa la dignité de grand trésorier entre août
1602 et 1611, puis celle de grand logothète jusqu’en 1618.
Radu erban avait été un des principaux conseillers de Michel le Brave et
un contemporain, le métropolite Matthieu des Myres, réfugié en Valachie à son
époque, le décrivait ainsi :
« […] un homme bon et fidèle, aimant les étrangers et accueillant envers eux et ayant grand
soin de tous leurs besoins. Car toutes les affaires étaient en paix et en ordre, car sous son règne les
conflits commencés du temps de Michel avec les Turcs, les Hongrois et les Polonais [...] avaient été
écartés et avaient cessé ; et les gens vivaient en paix, car il avait amadoué tous les ennemis avec des
dons et des promesses, des serments (d’amitié) et avait ainsi préparé notre tranquillité [...] Ceci
dura six ans et nous nous réjouissions en cueillant les fruits de la paix et remerciant Dieu qui donne
le repos »34.

Une bonne preuve de l’appréciation et de la confiance que le prince


accordait à Nica est le fait qu’il le désignait comme « président » du pays, une
charge honorifique, certes, mais qui traduit son grand prestige parmi les membres
du Conseil princier, prestige dû en grande partie au bon souvenir que Radu

32
CD R, V, éds M.-D. Ciuc et alii, Bucarest 1985, no 1194, p. 504-505 ; G. Potra,
Documente privitoare la istoria ora ului Bucure ti (1594-1821), Bucarest 1961, no 22, p. 101-103.
33
C. Rezachevici, art. cit., p. 485-487.
34
Voir la chronique en prose de Matthieu chez N. Iorga, « Manuscripte din biblioteci str ine
relative la istoria Românilor », AARMSI, IIe série, XXI (1899), p. 18. La chronique en vers dit la
même chose de manière plus prolixe : cf. l’édition de A. Papiu-Ilarian, Tezaur de monumente
istorice, I, Bucarest 1862, p. 329.
493
erban avait gardé de son père adoptif entre 1585/6 et 1594/6. En ces qualités de
grand trésorier et de « président » du pays, Nica conduisit plusieurs ambassades
en Transylvanie, à commencer avec celle de février 160235, à Prague (septembre
1603 – janvier 1604) et à Vienne, en février 1603 et en septembre 1604. Ces
ambassades étaient de la plus haute importance pour le pays : à Prague et à
Vienne, Nica devait présenter la situation de son prince et son statut international
de vassal de l’empereur chrétien, demander une aide pécuniaire d’urgence pour
payer les mercenaires, etc. Lorsqu’il va en juillet – août 1605 en Transylvanie,
c’est pour signer un traité d’amitié et d’alliance avec le nouveau prince de
Transylvanie. À Prague, entre septembre 1603 et janvier 1604, Nica apportait la
bonne nouvelle de la victoire de son prince sur Moïse le Szekler, un noble
transylvain révolté contre l’empereur, et aussi présenter 126 étendards gagnés
dans la bataille et un superbe sceptre en jaspe artistiquement sculpté. Il ramenait
aussi des riches présents pour Radu erban : à part les félicitations de Rodolphe
II et une subvention annuelle de 120 000 thalers, un service dé table en argent
massif, une chaîne en or, une médaille en or avec le portrait de l’empereur et le
diplôme solennel de nomination de Radu erban comme prince de Valachie.
À l’occasion de cette même ambassade, l’empereur accorda à Nica un
diplôme sur parchemin l’élevant au rang de noble de l’Empire, dans lequel il était
précisé qu’il était né en Grèce de parents honnêtes (in Grecia honestibus
parentibus ortum). Parmi ses mérites au service de la maison d’Autriche est
explicitement mentionné le rôle de Nica dans la victoire sûr Moïse le Szekler. Le
diplôme confère la noblesse à Nica et à ses enfants, nés ou à naître, sur un pied
d’égalité avec les nobles issus de quatre ancêtres nobles en ligne paternelle et
maternelle. Le nouveau noble recevait aussi un blason d’azur et d’or, avec quatre
quartiers abritant deux couronnes royales et un aigle bicéphale coupé en deux,
surmontés d’un heaume entouré d’ailes d’aigle et d’un lion d’or debout, sur les
pattes arrière, tenant une croix d’argent dans une patte36.
Une telle distinction était très rare à l’époque et parmi les boyards
valaques, seul Leca, Albanais de Tynabon en Thessalie, grand aga de Michel le
Brave, l’avait reçue37.
À la fin de l’année 1610, le nouveau prince de Transylvanie, Gabriel
Bathory, envahit la Valachie et occupa la capitale de Târgovi te, obligeant Radu

35
N. Iorga, Studii i documente cu privire la Istoria Românilor, IV, Leg turile Principatelor
române cu Ardealul de la 1601 la 1699, Bucarest 1902, p. IX-XIL. Pour ces ambassades, outre
l’ouvrage de Iorga, voir idem, « Socotelile Bra ovului i scrisori române ti c tre Sfat în secolul al
XVIl-lea », AARM!I, IIe série, XXI (1899), p. 116, 122, 126-127, 150 ; Hurmuzaki, Documente,
IV/l, no 278, p. 331-332, no 282, p. 334-336, no 336, p. 393-394 ; A. Veress, Documente privitoare
la istoria Ardealului, Moldovei i rii Române ti, VII, Bucarest 1934, no 140, p. 160-164, no 147,
p. 169-171.
36
A. Veress, Documente, VII, no 160, p. 181-185.
37
V. Motogna, « Contribu ii la istoria lui Mihai Viteazul, I, Un tr d tor: Aga Leca », RI XX/4-
6 (1934), p. 138.
494
prban à se réfugier en Moldavie. Après la retraite des troupes hongroises, qui
avaient mis le pays à feu et à sang, la Porte accorde le trône de Valachie à Radu
Mihnea, le fils de Mihnea II, l’ancien protecteur de Nica. Pas pour longtemps, car
Radu erban revint au pays avec des troupes impériales et moldaves, chassa
Radu Mihnea et infligea une sévère défaite à Gabriel Bathory. Exaspérés par
l’instabilité du pays, les Ottomans envahirent à leur tour la Valachie en
septembre 1611, d’où ils chassèrent Radu erban, puis la Transylvanie. Le 12
septembre 1611, Radu Mihnea était à nouveau installé prince à Târgovi te par la
volonté du Sultan, alors que Radu erban se réfugia en Moldavie, puis à Vienne,
où il restera jusqu’à sa mort, en 1620.
Et Nica dans tout ça ? Il resta fidèle à Radu erban jusqu’à la fin : sa
dernière apparition dans le Conseil princier est du 8 septembre 1611, lorsqu’il est
grand trésorier et troisième personnage dans l’ordre de préséance. Une semaine
plus tard, le 15 septembre, dans le premier acte avec Conseil de Radu Mihnea, il
est toujours troisième, mais cette fois comme grand logothète (chancelier) et
responsable de la rédaction de l’acte, une promotion importante. Qui plus est,
Nica est le seul membre du Conseil princier de Radu Mihnea à avoir soutenu le
nouveau prince, un homme encore jeune qui avait passé sa vie à l’étranger, à
Venise et à Padoue, puis au monastère d’Iviron au Mont-Athos, puis, à partir de
1601, à Istanbul, essayant en vain d’occuper le trône de Valachie avec l’aide des
Ottomans.
Radu Mihnea commença son règne par une amnistie générale des corps
d’armée qui avaient fait défection en faveur de Radu erban, sachant, nous dit
Matthieu des Myres, qu’elle était due au désir de se venger de Gabriel Bathory
qui avait laissé d’horribles souvenirs dans le pays. Cependant, très vite, un
complot de boyards dirigé contre le prince et ses conseillers grecs met de
nouveau en péril le règne de Radu Mihnea. Les instigateurs voulaient assassiner
le prince et élire à sa place l’un d’entre eux.
Ensuite, raconte Matthieu des Myres, ils voulaient anéantir par l’épée tous
les Grecs ; car le prince aimait les Grées et prenait soin d’eux, vu qu’ils l’avaient
servi en Grèce, en Italie et à Constantinople ; et lorsqu’il avait mené des guerres,
ils étaient à ses côtés et souffraient ensemble avec lui, dédaignant les dangers38.
Le complot fut découvert à temps et les organisateurs – en fait les huit ou neuf
chefs – sont décapités et leurs corps jetés à la rue pour être la proie des chiens.
Toutefois, le prince eut pitié d’eux, précise Matthieu, et permit qu’on leur fit un
enterrement chrétien dans les règles.
Ce premier règne valaque de Radu Mihnea est considérablement consolidé
par la signature en 1613 d’un traité avec le nouveau prince de Transylvanie,

38
N. Iorga, « Manuscripte », p. 23-24 ; A. Papiu-Ilarian, Tezaur, I, p. 335. Voir aussi un texte
récemment découvert au sujet d’un premier pogrome anti-grec à Bucarest, en 1611, chez
A. Falangas, « Conflictele dintre Gabriel Bathory, Radu erban i Radu Mihnea pentru ara
Româneasc în lumina unui izvor grecesc necunoscut », SMIM XX (2002), p. 53-61.
495
Gabriel Bethlen, et avec celui de Moldavie, traité par lequel les trois princes
promettaient de s’entraider contré tous les ennemis externes et internes, à
l’exception des Ottomans. Dorénavant, le nouveau prince et son entourage purent
couler des journées heureuses, marquées par des chassés, des festins et de
constructions civiles et religieuses. C’est ainsi que Nica érigea son église de
Frastani où il est représenté avec sa femme et ses trois enfants, un signe de
prospérité et de reconnaissance envers Dieu, qui les avait sauvés dans les dures
épreuves que connaissait la Valachie depuis bientôt vingt ans.
Cependant, les mécontents ne manquaient pas dans les rangs des boyards
valaques, même après l’étouffement du complot de 1611. Certains complotaient
contre la présence des conseillers grecs et craignaient que Radu Mihnea, dont le
père était passé à l’Islam en 1591 (pour sauver sa tête), n’en fasse autant et
transforme le pays en province ottomane39. Toutefois il n’en fut rien et les quatre
années du règne de Radu Mihriea passèrent sans conflits, ni drames. En 1616, le
prince est démis par la Porte et la Valachie se voit attribuer un autre prince en la
personne d’Alexandru Ilia , lui aussi élevé à Istanbul et qui vint entouré de
nouveaux conseillers, clients et créditeurs grecs ayant à leur tête son propre beau-
père, Ianache Catargi, qui revêt la première dignité du pays. Ecartés des fonctions
lucratives de la Cour, un groupe de boyards organise une nouvelle révolte anti-
grecque qui éclate en 1617 et réussit à chasser le prince en juin 161840. Une fois
maîtres du pays, les révoltés commencèrent « à tuer les boyards grecs et leurs
serviteurs qui avaient pillé le pays. Et beaucoup de sang fut versé à cette
occasion », nous dit la chronique officielle du pays41.
Nica eut cette fois encore la vie sauve, car nous le voyons en juillet 1618
aux côtés des grands boyards du pays (en deuxième position dans le Conseil
princier élargi) prêter, au nom de toute la Valachie, serment d’alliance au prince
de Transylvanie Gabriel Bethlen42. Mais les troubles continuèrent même sous le
règne du nouveau prince, Gavril Movil (1618-1620). Lors d’un des tumultes
populaires, Nica fut mis à mort, tué avec des « bâtons et des pierres » par une
foule déchaînée manipulée par les instigateurs43.
Ainsi prenait fin la vie d’un homme qui avait servi avec dévouement sa
patrie adoptive et ses princes pendant plus de 35 ans. On ignore où se trouve sa
tombe, mais sa mémoire resta vive dans la conscience des contemporains : plus
de 50 ans après sa mort, ses enfants et ses petits-enfants étaient encore nommés

39
Voir la lettre des boyards valaques adressée en avril 1614 à Radu erban chez N. Iorga,
Scrisori de boieri. Scrisori de domni, V lenii de Munte, 19323, p. 49-50.
40
Voir la bibliographie chez N. Stoicescu, Dic ionar, p. 210-211 (Lupu Mehedin eanu) ;
C. Rezachevici, « Fenomene de criz social-politic în ara Româneasc în veacul al XVII-lea.
Partea I : Prima jum tate a secolului al XVII-lea », SMIM IX (1978), p. 59-77.
41
Istoria rii Române ti (1290-1690). Letopise ul Cantacuzinesc, Bucarest 1960, éds
C. Grecescu, D. Simonescu, Bucarest 1960, p. 90-93 ; A. Papiu-Ilarian, Tezaur, I, p. 343-349.
42
A. Veress, Documente, IX, no 140, p. 169.
43
A. Papiu-Ilarian, Tezaur, I, p. 343.
496
« fils (ou petit-fils) de Nica logofàt », un hommage indirect de la postérité. Il
s’était élevé par ses mérites et par une stratégie matrimoniale habile aux plus
hautes dignités de Valachie et avait amassé, avec les moyens du temps,
détestables voire criminelles, une belle fortune qui le plaçait dans la catégorie des
super riches, comme on dirait aujourd’hui. Malheureusement, il ne construisit pas
– ou nous ne le savons pas – d’église ou de monastère dans son pays d’adoption,
établissement qui aurait pu conserver sa mémoire en peinture, dans les obituaires
et dans les prières des prêtres.
Son épouse P una restée veuve prit le voile sous le nom de Païsia et
mourut vers 1650. Quand à ses enfants, on sait que Marica fit un beau mariage
avec Preda de T t rani, un noble valaque, neveu de dame Neaga, la première
épouse du prince Mihnea II, le père de Radu Mihnea. Ce mariage a dû avoir lieu
sous le premier règne de Radu Mihnea, ce qui expliquerait la couronne sur la tête
de Marica dans la fresque de Frastani : en 1614, les deux jeunes devaient être
fiancés et cette alliance princière devait faire la fierté de ses parents44. De ce
mariage sont nés deux fils, Vintil et Negoi , qui n’ont pas fait de grandes
carrières, tout comme leur père qui n’accéda pas au trône princier comme
l’espérait peut-être Nica.
Le deuxième fils, Petra co, eut une vie plus retirée et on sait de lui qu’il
porta le rang d’échanson, une dignité somme toute mineure. Il vivait encore en
1641, après quoi on perd toute trace de lui45.
En revanche, nous sommes mieux informés sur le fils aîné, Preda,
échanson et spathaire, des dignités inférieures, qui se faisait appeler, encore en
1636, Preda Nica, un essai de transformer le prénom de son père en nom de
famille. C’était lui, à n’en pas douter, le principal héritier de la fortune
considérable de son père. Mais, sous le second règne d’Alexandru Ilia (1627-
1629), il lui « arriva un grand malheur » et fut jeté en prison à cause d’une
importante somme d’argent qu’il devait vraisemblablement au trésor public.
Obligé d’emprunter pour payer sa dette, il fit appel à deux marchands qui lui
prêtèrent l’argent avec un intérêt énorme : dix pièces d’or pour 12 prêtées par an,
donc 83,3 % ! Sorti de prison, il s’enfuit en Transylvanie sans rembourser le prêt
et les deux marchands lui confisquèrent une terre qu’ils mirent en vente pour 400
ducats d’or46. Après cette date, Preda connut une existence obscure, vivant de la

44
I.C. Filitti, Neamul Doamnei Neaga i m n stirea Aninoasa (azi Buda) din Buz u, Bucarest
s.d., p. 15, qui confond Preda avec son fils Negoi .
45
En 1641, il vendait sa part de Br g re tii de Câmp au prince Matei Basaräb : cf. CD R, V,
o
n 352, p. 171.
46
DRH, B, XXIII, éd. D. Mioc, Bucarest 1969, no 183, p. 302-305 ; CD R, V, no 354 et 400,
p. 172-173 et 192-193. Il s’agit du village de Tânc be ti (Ilfov). Par ailleurs, il devait de l’argent à
deux Turcs « pour du miel », une dette qu’il n’avait pas honorée et qui eût comme conséquence la
mise en prison de sa mère, qui était déjà nonne. Cf. un acte du 17 novembre 1627, dans CD R, III,
éds Doina Duca-Tinculescu, M.-D. Ciuc , Bucarest 1977, no 734, p. 365. Pour sortir de prison,
Païsia dut vendre le village de Pl seni.
497
vente des propriétés de son père : la moitié de Clejani, en 1629, Vl deni, en
1637. Le 15 avril 1641, il était mort47, mais son décès a du survenir dès 1637-
1638.
Son épouse, dont on ignore le nom, devait être la soeur ou une parente d’un
certain Tudor « le Grec » (grecul) de P u e ti, en Olténie, car le fils de Tudor, le
marchand Ghinea, était le cousin de Vasile, le fils de Preda48. À la différence de
son père, Vasile a fait une belle carrière politique, jusqu’à devenir grand arma ,
en 1653, et aga, donc chef militaire, en 165549. À ce moment, il encourut l’ire du
prince Constantin erban, qui n’était autre que le fils naturel de Radu erban, le
parent et le protecteur de Nica entre 1585 et 1611. Vasile fut donc emprisonné et
obligé de vendre ses terres pour payer le rachat de sa liberté, après quoi il
disparut de la scène politique, vraisemblablement victime de la guerre civile qui
secoua la Valachie entre 1654 et 165550.
De son mariage avec P una Cocor scu, une riche héritière issue elle aussi
d’un ancêtre grec, le grand ban Mihalcea Caragea, originaire de Chios et fidèle
conseiller de Michel le Brave, Vasile eut deux fils : Vasile et Radu. Ces derniers
descendants de Nica nous sont connus uniquement grâce à un acte de 1670, qui
raconte comment ils avaient essayé de récupérer deux propriétés vendues par leur
père lors de son arrestation. Mais, confrontés à un puissant boyard, membre du
Conseil princier, Vasile et Radu ont perdu le procès. Ces deux épigones ne
portent aucun titré nobiliaire et il est douteux qu’ils aient exhibé leur diplôme de
nobles de l’Empire à un moment où la Valachie était plus que jamais soumise à
la Porte51.
*
Ainsi finit la famille de Niko de Frastani connu en Valachie sous le nom de
Nica de Corcova. Tous les actes, connus de ses descendants concernent des
ventes de terres du grand domaine de leur ancêtre. Incapables de s’intégrer dans
la société valaque – en dépit des mariages prestigieux de Marica et de Vasile –,
les descendants de Nica ont dilapidé en moins de 35 ans la fortune amassée avec
tant d’efforts et de patience par leur père et grand-père. On peut penser que
Vasile et Radu se sont installés en Transylvanie, ce qui expliquerait la présence
du diplôme de noblesse de Nica dans les archives de Cluj, mais leur trace est
perdre et, sauf découvertes ultérieures, impossible à retrouver. Nous sommes
donc en présence d’un destin dramatique, d’un échec sur le plan social et
47
CD R, V, no 354, p. 172-173.
48
CD R, VI, no 21, p. 29.
49
N. Stoicescu, Dic ionar, p. 251-252.
50
On le voit, dès la mort de son père, vendre les villages hérités de son grand-père : Corcova,
Cordunul et Cârligul, en 1638 (CD R, IV, no 1183, p. 526) ; N ne ti, en janvier 1645 (CD R, VI,
no 21, p. 29) ; Degera ii et Des ra ii, en 1638 (CD R, VI, no 134, p. 72).
51
N.M. Vl descu, « Din trecutul boierimei române ti : yel comisul erban Pârvu Vl descu »,
RA I (1924-1926), p. 237-239.
498
économique : nous sommes loin des expériences réussies des Cantacuzène,
Ghica, Catargi, Rosetti, mais aussi des Alexeanu, Br anu, Obedeanu et
Pâr coveanu, tous issus de Grecs installés chez nous au XVIe ou au XVIIe siècle
et qui ont perduré tout en gardant longtemps leur identité propre avant de
s’assimiler et devenir des membres respectables de là société roumaine.

499
DROIT DE PATRONAT ET GÉNÉALOGIE :
LE CAS DE LA FAMILLE FLORESCU
(XVIe – XIXe SIÈCLES)

Le 4 mai 1687, le prince de Valachie erban Cantacuzène offrait au


monastère de Strâmbu-G iseni les villages Flore ti et Cliciul (dépt de
Dâmbovi a, aujourd’hui Giurgiu), plus précisément les parts détenues par Socol
Florescul, récemment décédé et enterré dans l’église de ce monastère1. Le
caractère exceptionnel de cet acte réside dans le fait qu’il ne représente pas une
confirmation de la donation de Socol, mais constitue lui-même cette donation.
L’explication donnée par le prince est la suivante : Socol Florescul étant mort
brusquement (moarte grabnic ), il n’avait pas eu le temps de faire son testament
et de prévoir un don au monastère familial où reposait déjà son père nommé
simplement Florescul (Vintil Florescu). Socol ne laissait pas de fils, mais
seulement une veuve et un nombre indéterminé de filles qui, poussées par
l’avarice (spurcata de l comie), ont voulu garder pour elles l’héritage de leur
père, sans se soucier du repos de son et de leurs âmes. Le prince intervient donc
et décide, ensemble avec le Conseil des boyards, de donner ces deux villages au
monastère. Sa décision, qui contrevenait au droit de propriété, est restée
définitive et a été confirmée en 1695 par son successeur, le prince Constantin
Brâncoveanu2.
La décision de erban Cantacuzène constitue, à notre connaissance, une
nouveauté justifiée par le caractère exceptionnel de la situation. En effet, avec
Socol Florescu s’éteignait en ligne masculine, et ce pour la troisième fois, la
famille des grands boyards Florescu dont le premier membre connu, Florea, était
un contemporain de Mircea l’Ancien (1386-1418)3. Le monastère de Strâmbu-
G iseni, véritable nécropole de cette famille et contenant plus de vingt tombes
(dont seules onze gardent encore leur inscription)4 avait été construit par le grand
palatin (vornic) Dr ghici Florescu (actif entre 1507 et 1537)5 sous le règne de

1
G. Potra, Tezaurul documentar al jude ului Dâmbovi a (1418-1800), Târgovi te 1972,
o
n 620, p. 439-440.
2
Melentina Bâzgan, Condica Marii Logofe ii (1692-1714), Pite ti 2009 : Paralela 45, no 68,
p. 88-89.
3
N. Stoicescu, Dic ionar al marilor dreg tori din ara Româneasc i Moldova. Sec. XIV –
XVII, Bucarest 1971, p. 26-27, qui cite la bibliographie antérieure, notamment les études de George
D. Florescu. On ignore l’emplacement de leur première nécropole.
4
N. Iorga, Inscrip ii din bisericile României, II, Bucarest 1908, no 134-142, p. 48-51 ;
G.D. Florescu, Divanele domne ti din ara Româneasc (1387-1495), Bucarest 1943, p. 294-295.
5
N. Stoicescu, op. cit., p. 55-56.
501
Neagoe Basarab (1512-1521)6. Dans un acte du 15 novembre 1605 confirmant
les possessions du monastère, le prince Radu erban rappelle que Dr ghici lui
avait offert trois villages du voisinage – Once i, G iseni et V t e ti – et s’y était
fait enterrer lui, son épouse (leurs pierres tombales ne sont pas conservées), ses
fils et tous ses parents (rudele).
L’épouse de Dr ghici, Stanca, avait à son tour offert m monastère deux
villages reçus en dot de son père, Stroe Bogheanu (Bughianu)7, à savoir Urlue ti
et Bune ti (dépt. d’Arge ), et avait été elle aussi enterrée dans l’église8. Sa mort
semble avoir été postérieure de quelques années à celle de son mari (décédé vers
1537), car il est fait mention d’un acte dé 1543/4 (7052), fait vraisemblablement
peu avant sa mort, en vertu duquel les paysans serfs des deux villages (rumânii
jupânesei Stanca) étaient exemptés des corvées en échange d’une rente en
argent9.
C’est toujours ici que sont enterrés les enfants de Dr ghici Florescu : un
jupan Vintil 10, qui pourrait être son fils aîné, car il porte le prénom de son
grand-père paternel, Vintil Florescu11, est mort à une date indéterminée qui
pourrait être, d’après les éléments chronologiques conservées dans l’inscription
de sa pierre tombale, 1515, 1528 ou 153412. Après lui vient le tour de Stroe
Florescu, plus connu sous le sobriquet de Pribeagul (le Fugitif), décapité en 1544
à la suite d’une révolte contre le prince Radu Paisie. Stroe était le partisan d’un
prétendant au trône, Laiot Basarab, qui l’avait nommé grand ban de Craiova,
titre qui figure sur ses deux pierres tombales dont l’une porte la date erronée de
154213. Stroe devait être le deuxième fils, car il porte le prénom de son grand-
père en ligne maternelle, Stroe Bughianu.
Avec la mort sans descendants de Stroe, la famille s’est éteint en ligne
masculine, mais le nom a été repris par une de ses sœurs, Maria de Flore ti.
Celle-ci reprend le nom de la principale propriété (de scaun) de la famille,

6
DIR, B, XVII/1, no 193, p. 199-201 (15 novembre 1605) ; voir aussi M. Cazacu –
t. Andreescu, « Un monument necunoscut din epoca lui Neagoe Basarab », Magazin istoric VI/2
(1972), p. 11-12.
7
N. Stoicescu, Dic ionar, p. 25.
8
N. Iorga, « Documente mai ales arge ene ale Eforiei Spitalelor Civile », BCIR III (1924),
p. 79-80, acte du 14 janvier 1605 (7113), qui manque dans la collection DIR.
9
N. Iorga, art. cit., no 54, p. 100.
10
N. Iorga, Inscrip ii, no 138, p. 49. Dans un acte de 1604, Maria de Flore ti parle de « mes
parents et mes frères et mes fils », ce qui signifie au moins deux frères : cf. DIR, B,
XVI1/1, Bucarest 1951, no 145, p. 143.
11
N. Stoicescu, op. cit., p. 26-27. Il a été enterré à Tismana, selon la démonstration de George
D. Florescu.
12
G.D. Florescu, Divanele domne ti, p. 294.
13
N. Iorga, Inscrip ii, no 135, p. 48, no 140, p. 49-50. Sur la première il est nommé seulement
« grand ban » : C. Rezachevici, Cronologia critic a domnilor din ara Româneasc i Moldova, a.
1324-1881, I, Secolele XIV – XVI, Bucarest 2001 : Éd. Enciclopedic , p. 216-220. Stroe avait pris
par aussi à la révolte de erban banul d’Izvorani en 1539 : ibidem, p. 208-212.
502
Flore ti, et réalise une « transformation du gendre en fis » (ginerire pe curte)14 en
épousant un boyard d’origine obscure, Cernica, peut-être de la famille des tirbei
d’Izvor, qui sera grand postelnic (chambelan) sous P tra cu cel Bun en 155715 ;
on ne connaît pas sa pierre tombale, à supposer qu’il a été enterré à G iseni16.
De son mariage avec Cernica, Maria de Flore ti a eu trois enfants connus à
ce jour : Radu Florescu, grand écuyer (comis) et grand clucer, mort en 160417,
Vâlsan spathaire ou logothète, mort jeune le 26 avril 1588 et enterré à G iseni18,
et une fille Ana, morte en 1608/919.
Radu Florescu, grand boyard et membre du Conseil princier entre 1585 et
1603, a été considéré le fils naturel de P trascu cel Bun et, par conséquent, demi-
frère de Michel le Brave (hypothèse de George D. Florescu et Dan Ple ia), et il
est vrai que son prénom ne se rencontre pas dans la famille Florescu avant lui. Un
autre indice en ce sens pourrait être sa sépulture : en effet, assassiné par des
brigands le 8 juillet 1604, Radu Florescu sera enterré par les soins de sa mère
dans l’exonarthex (pronaos) de la cathédrale métropolitaine de Târgovi te et non
pas à G iseni, la nécropole de sa famille20. Dans ce but, Maria de Flore ti offre
deux villages, Orehovita et B lbo ani (dépt. de Mehedin i), et deux familles de
tsiganes à la métropole de Târgovi te21.
Avec la mort de Radu, la famille Florescu s’éteignait une deuxième fois en
ligne masculine. Le défunt laissait une veuve, Stanca de Dr goe ti, mais pas
d’enfants. Seule sa sœur Ana, mariée à un boyard de uici, avait une fille, Maria,

14
H.H. Stahl, Contribu ii la studiul satelor dev lmase române ti, II, Bucarest 1959, p. 125.
15
N. Iorga, Studii i documente cu privire la istoria Românilor, V, Bucarest 1903, no 3,
p. 678-9, 692 ; cf. DRH, B, VIII, no 122, p. 192-193 : un certain Cernica possédait, le 20 mai 1578,
Izvorul, Ostra et Vr ne ti. Voir un acte du 1er juin 1622 où il est clairement appelé « Cernica
b rbatul jupani ei Maria », dans DIR, B, XVII/4, éds I. Iona cu et alii, Bucarest 1954, no 147,
p. 137.
16
On retrouve dans l’église la pierre d’un certain Iva co, mort en 1578, qui pourrait être un
membre de la famille Golescu : cf. G.D.Florescu, Divanele domne ti, p. 294. Cette hypothèse
semble confirmée par l’inhumation à G iseni de Pahulea stolnic en 1536/7 (7045), inhumation
mentionnée par des actes plus tardifs : DIR, B, XVII/1, no 193, p. 200 ; DIR, B, XVII/2, éds
I. Iona cu et alii, Bucarest 1951, no 273, p. 311, no 356, p. 411. Pahulea, dont la pierre tombale
n’est pas conservée, avait offert deux moitiés de villages (B dinei et Prodile ti) voisins de G iseni
et cinq tsiganes. Or Prodile ti appartenait en 1525 à Maria, l’épouse du pârc lab Baldovin, les
ancêtres des Golescu : DRH, B, II, éds t. tef nescu, Olimpia Diaconescu, Bucarest 1972, no 240,
p. 450.
17
N. Stoicescu, Dic ionar, p. 58-59.
18
N. Iorga, Inscrip ii, no 142, p. 50 ; dans un acte de 1592, sa mère et son frère Radu le
désignent comme logothète : cf. DIR, B, XVI/6, Bucarest 1953, no 35, p. 28-9. On peut considérer
que Dr ghici palatin, mort en 1572 et enterré lui aussi dans l’église, était le fils aîné de Maria de
Flore ti, car il porte le nom de son grand-père : N. Iorga, Inscrip ii, II, no 134, p. 48.
19
Enterrée elle aussi à G iseni, auquel elle avait offert deux villages : cf. DIR, B, XVII/1,
n 360, p. 401-402 ; DIR, B, XVII/3, éds I. Iona cu et alii, Bucarest 1951, no 451, p. 500-501. Elle
o

était morte avant le 7 août 1609, mais sa pierre tombale n’existe plus.
20
DIR, B, XVII/1, no 421, p. 475-476.
21
DIR, B, XVII/l, nos 143 et 144, p. 141 (12 septembre 1604).
503
mariée en 1604 à un certain Dr ghici échanson (paharnic)22. Mais Maria de
Flore ti, le véritable chef de la famille, bien qu’âgée d’au moins 80 ans ou plus,
refusa de donner son nom à Dr ghici et à Maria qui semble-t-il, n’ont pas eu
d’enfants. Après sa mort à un âge très avancé en 1620/123, lors du partage des
restes de sa fortune en 1623, le village de Flore ti sera divisé en deux, tout
comme aujourd’hui, Flore tii-de-Sus et Flore tii-de-Jos : une moitié reviendra à
Elina, la fille du prince Radu erban (apparenté aux Florescu depuis le XVIe
siècle), et l’autre moitié à Negoi Corbeanu (descendant d’une fille de Dr ghici
Florescu)24, qui la vendit en 1632 à Socol de Corn eni25, descendant de Vintil I
de Corn eni et de Voica, la fille de Vintil Florescu26. À partir de ce moment,
Socol s’intitule din Flore ti27 et donne le village à son fils Vintil Florescu
(Floriscul, dès 1644) qui le laisse, après sa mort, à son fils Socol décédé en 1687,
le dernier de cette troisième famille Florescu et dont il a été question plus haut.
La deuxième moitié du village de Flore ti était revenue à Elina, la fille du
prince Radu erban, qui épouse Constantin Cantacuzène († 1663), le vieux
chambellan : ensemble ils seront les parents de erban, Constantin, Mihai, Matei,
Dr ghici et Iordache Cantacuzène. Leur fille aînée, Ancu a, épouse en secondes
noces Stoian Tomaras, deuxième trésorier (vistier) et ensuite écuyer28, et reçoit
en dot, entre autres, la moitié du village de Flore ti qu’elle partage donc avec
Vintil et ensuite avec Socol Florescu. Stoian Tomaras meurt en 1687 laissant
deux filles, brillamment mariées, et un fils Istratie, qui signe d’abord
« Statovici »29.
Nous avons déjà dit qu’avec la mort de Socol Florescu en 1687, la famille
s’éteint une troisième fois en ligne masculine et il est certain que erban
22
C. B lan – P. Cernovodeanu, « Documente inedite slavo-române din ara Româneasc din
secolele XVI-XVII », Rsl XI (1965), p. 347-349. Un Dr ghici échanson de Târg or apparaît le 7
juin 1622 : DIR, B, XVII/4, no 154, p. 143-144. Était-il apparenté aux boyards Popescu-Negoescu,
descendants de Mihai « grecul » (le Grec) de Târg or ?
23
Elle aussi a dû être enterrée à G iseni, auquel elle avait offert un village : voir un acte de
1622 dans DIR, B, XVI1/4, no 147, p. 136-138. Sa pierre tombale n’existe plus. Après elle, ce fut le
tour d’un parent éloigné, Radu chambellan, fils de Dragomir chambellan et petit-fils de Radu
Pa adia de Balomire ti, d’offrir un « lieu-dit », C m or, au monastère, pour être enterré dans le
pridvor de l’église de G iseni : cf. DIR, B, XVII/4, no 99, p. 89-90, (acte du 30 janvier 1622).
Comme Maria n’est pas mentionnée, elle devait être déjà morte.
24
Elle s’appelait aussi Maria et avait épousé Teodosie de Peri : cf. N. Stoicescu, Dic ionar,
p. 97.
25
N. Stoicescu, op. cit., p. 161-163, qui cite l’article fondamental de G.D. Florescu, « Un
sfetnic al lui Matei Basarab ginere al lui Mihai Viteazul. Socol din Corn eni », RIR XI-XII (1942),
p. 66-94.
26
G.D. Florescu, « Vintil I din Corn eni (n.c. 1480-90 – c. 1553) », dans In amintirea lui
C. Giurescu, Bucarest 1944, p. 201-248 ; N. Stoicescu, op. cit., p. 102.
27
En 1634/5 : cf. DRH, B, XIV, no 367, p. 489.
28
Mihai banul Cantacuzino, Genealogia Cantacuzinilor, éd. N. Iorga, Bucarest 1902, p. 113 :
« Tomara negu torul » ; cf. N. Stoicescu, op. cit., p. 181, qui l’appelle Florescu, ce qui est faux.
29
Le 25 mars 1686 : t.D. Grecianu, Genealogiile documentate ale familiilor boiere ti, II,
p. 397.
504
Cantacuzène a interdit aux filles du défunt de reprendre le nom de leur père et de
le donner à leur mari. Pas pour longtemps car on voit dès 1693 Istratie Tomaras
porter ce nom prestigieux, un signe que le nouveau prince, Constantin
Brâncoveanu, son cousin (leurs mères Ancu a et Stanca étaient sœurs), ne désirait
pas l’extinction de cette vieille famille30. La faveur dont jouissait Istratie auprès
de son princier cousin est manifeste : Brâncoveanu et son épouse Marica seront
ses parrains lors de son mariage en 1696 avec Voichi a Poenaru, mariage célébré
à l’église de la Cour princière de Bucarest31.
Curieusement, Istratie Florescu semble s’être désintéressé du monastère
familial de G iseni32. Son choix se porte sur le village de Flore ti situé à environ
15 km au Sud-Est, où son père Stoian avait commencé en 1679 la construction
d’une église portant le même vocable que G iseni, à savoir Saint-Nicolas. Istratie
et Voichi a ont fini la construction de l’église et leurs portraits, ensemble avec
ceux de leurs 5 enfants, pouvaient être admirés avant 1918 sur les murs de leur
fondation33. C’est ici qu’ont été enterrés Istratie, mort en 170834, son épouse et
quatre de leurs enfants, dont un fils Eustratie. Une seule fille a survécu, Ancu a,
qui épouse vers 1713-1714 Antonache Caliarhis (Caliarh), un fils du médecin
Pantaléon Caliarhis, docteur officiel de la Cour princière de Bucarest35. Le ban
Michel Cantacuzène, l’historien de sa famille, précise qu’Antonache Caliarh était
originaire de Chios « et en se mariant en Valachie [...] le peuple lui a donné le
nom de Florescu, d’après la famille de son épous »36. Antonache et leur fils
Constantin, baptisé ainsi à n’en pas douter en l’honneur du prince Constantin
Brâncoveanu, ont porté les deux noms, mais Florescu a fini par s’imposer dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle.
Cette quatrième famille Florescu change complètement de nécropole,
abandonnant G iseni qui sera dédiée au monastère et à l’hôpital de Saint-
Pantelimon en 1752. Plus curieusement encore, les Caliarh-Florescu dédaignent
aussi l’église de Saint-Spiridyon l’Ancien, fondée peut-être par Stoian Tomaras

30
Melentina Bâzgan, Condica Marii Logofe ii, no 26, p. 23-4. Acte du 18 mai 1693 dans
lequel Istratie est appelé d’abord « fils de l’écuyer Stoian », puis Florescul à quatre reprises.
31
D.C. Giurescu, « Anatefterul, condica de porunci a vistieriei lui Constantin Brâncoveanu »,
SMIM V (1962), p. 455.
32
On ne saurait expliquer autrement l’inhumation de Pandeli, fils de Milea de Trastana
(Trestieni ?) en 1696, février 29 : cf. N. Iorga, Inscrip ii, no 133, p. 48.
33
G.D. Florescu, Istoricul unei vechi case bucure tene : casa Flore tilor din mahalaua
Scor arului, Bucure tii vechi, I-V, Bucarest 1935, p. 60 et note 20. Voir aussi un acte de 1699 d’où
il ressort que Flore tii-de-Sus et Flore tii-de-Jos étaient en partie la propriété de Manu Apostol le
marchand (« cupe ul »), un cousin de Stoian et d’Istratie : voir N.G. Dinculescu, « Documente din
colec ia d-lui Mi u S ulescu », AO III/13 (1924), p. 215 ; s’agit-il du même Flore ti, ou bien de
Floreasca sur la rivière Colentina.
34
N. Iorga, Bra ovul i Românii, Bucarest 1905, no 7, p. 254-255 (22 mars 1708).
35
G.D. Florescu, Istoricul unei vechi case, p. 60 ; P. Cernovodeanu, « The tombstone of
prince Constantin Brâncoveanu’s physician, Panataleon Caliarhis », RÉSEE I (1963), p. 561-564.
36
Genealogia Cantacuzinilor, p. 375.
505
avant 1680 et qui se trouvait juste à côté de leur maison de Bucarest et où ils
bénéficiaient pourtant du statut de fondateurs. Antonache Caliarh choisit l’église
Saint-Jean-des-Grecs (Sfântul-Ioan-Grecesc, métoque du monastère épirote
Saint-Élie de Zitsa) où avait été enterré son père Pantaléon en 172537 : la date de
sa mort est le 13 mai 1748. Son choix peut être expliqué aussi par le fait que
Saint-Jean avait été reconstruite en 1703 par Constantin Brâncoveanu et par Radu
Golescu, le mari de Marica, la fille de Stoian Tomaras et, par conséquent, la tante
d’Ancu a Florescu car sœur d’Istratie. On peut donc penser que la nouvelle
famille, vivant à Bucarest, s’est sentie plus proche de la prestigieuse église « des
Grecs » que de leur lointaine propriété de Flore ti. Et c’est toujours à Saint-Jean
qu’ont été enterrés le fils aîné de Constantin, Ioni Florescu (mort en 1801), et
ses fils Manolache († 1853) et Alexandru († 1856).
En 1812, Iordache, le fils aîné de Ioni Florescu, ensemble avec son
épouse Anica née Soutzo (Su u) et le grand ban Radu Golescu, construisaient le
monastère de ig ne ti qui allait devenir la nouvelle nécropole de cette branche
des Florescu38 : Iordache lui-même († 1848) et Anica († 1877), leurs fils
Grégoire (1890), son épouse Zoi a et leur fils Michel († 1887) ; ses autres fils
Iancu († 1869), Costache († 1873) et Iorgu († 1893) ; enfin, ses filles Alexandra
(Luxi a, † 1899) et son fils, né de sa liaison avec Nicolae B lcescu, Bonifaciu
(†1899), puis Sevasti a († 1846) et Marghioli a (†1842). Un grand feu qui causa
des destructions importantes fut suivi, entre 1929-1931, par des travaux au cours
desquels les pierres tombales des Florescu disparurent à jamais.
En 1875 était détruite l’église de Saint-Jean-des-Grecs afin de permettre la
construction de la monumentale Casa de Economii i Consignatiuni (CEC) : à
cette occasion, les pierres tombales et les squelettes (à l’exception de ceux
d’Antonache et d’Ioni Florescu, disparus) furent mutés au cimetière de Bellu,
ouvert en 1858, où reposaient déjà Emanoil Ion (Mihalache, 1791-1856), le
deuxième fils d’Ioni , et Dumitru, le musicien († 1875). Une soixantaine de
pierres tombales, dont celle de Pantaléon Caliarh, furent transférées au
lapidarium du monastère Stavropoleos. Dorénavant, l’inhumation dans les
églises étant interdite, tous les membres de la famille Florescu ont été enterrés à
Bellu.
*
À travers l’étude des nécropoles successives – Tismana, Strâmbul-G iseni,
Flore ti, Saint-Jean-le-Grand (dit « des Grecs ») et enfin ig ne ti – on peut
suivre la généalogie de la famille Florescu et parfois compléter les données
connues avec des hypothèses nouvelles, on comprend mieux le changement du
centre de gravité de la famille, de l’Olténie en Valachie centrale, puis à Bucarest.

37
G.D. Florescu, Istoricul unei vechi case, p. 62, note 27 ; cf. aussi supra, note 34.
38
V. Br tulescu – R. Ilie, M n stiri i biserici din jude ul Ilfov, Bucarest 1935, p. 25.
506
Une telle recherche, appliquée à d’autres nécropoles, pourrait apporter des
connaissances nouvelles non seulement pour la généalogie (l’existence de
membres inconnus de la famille Florescu au XVIe siècle, parenté très probable
avec les Golescu dès le début du même siècle et continuée aux XVIIe – XIXe
siècles, etc.), mais aussi pour l’histoire des villages offerts aux monastères qui
apparaissent parfois seulement dans des documents tardifs : tel est le cas des
villages donnés à G iseni par Dr ghici Florescu et son épouse Stanca Bugheanu,
et aussi par Pahulea sénéchal. Une nécropole nobiliaire est, en fait, le
prolongement de la demeure des vivants : sont reçus seulement les parents les
plus proches, à condition de payer pour s’assurer les prières des moines et le salut
de leurs âmes. De ce point de vue, l’église du monastère de G iseni est un
exemple exceptionnel par le nombre de tombes et par leur ancienneté, même si
plus de la moitié des pierres et des inscriptions sont aujourd’hui perdues.

507
UN ADVERSAIRE DE NICOLAE MAVROCORDAT,
COLLABORATEUR DE CONSTANTIN MAVROCORDAT :
ANTONACHE CALIARH FLORESCU (c. 1690-1748)

Injustement relégué dans l’ombre par la stature imposante de son père


l’Exaporite Alexandre et par celle de son fils Constantin, le plus grand
réformateur du XVIIIe siècle roumain, Nicolae Mavrocordat, le prince qui a
inauguré l’époque phanariote dans les Pays danubiens, est aujourd’hui tiré de
l’oubli et estimé à sa juste valeur de représentant des Pré-Lumières grâce aux
savantes recherches menées depuis plus de 35 ans par Jacques Bouchard1. Dans
les pages qui suivent et que nous dédions au Professeur Bouchard, nous allons
tenter de reconstituer la vie et la carrière d’un des opposants, certes mineur et
plutôt à contre coeur, de Nicolae Mavrocordat et qui, après plus de dix ans d’exil
est rentré en Valachie pour mettre ses talents au service de Constantin et de ses
réformes.
L’annus terribilis, la première année de son règne en Valachie, finit de
manière dramatique le 14/25 novembre 1716 par sa capture, suite à une action de
commando des Autrichiens, et sa captivité à Sibiu jusqu’en mars 1718. L’histoire
de cette année est marquée par le conflit entre le prince, homme prudent et avisé,
et l’aristocratie valaque qui espérait la libération du « très pesant joug barbare
[ottoman] »2 par la grâce des armées de l’empereur chrétien commandées par
Eugène de Savoie. L’impopularité du prince était le résultat de la conjonction de
plusieurs facteurs et en premier le mécontentement des boyards valaques privés
de leur privilège d’élire le prince dans les rangs de l’aristocratie autochtone
(comme ils l’avaient fait encore au XVIIe siècle), d’une part, et de la perte du
monopole des juteuses dignités publiques, source d’enrichissement et de pouvoir.
Nicolae Mavrocordat avait été nommé directement par le sultan et, même s’il
avait régné à deux reprises en Moldavie, était considéré comme étranger, « Grec
du Phanar » (même si plusieurs d’entre eux, et non des moindres, étaient
d’origine grecque comme les Cantacuzène, le grand ban Radu Popescu, le
chroniqueur, tefan Pârscoveanu, Obedeanu, etc), régnant comme un monarque
absolu et non pas comme un « domn » dans la tradition patriarcale illustrée, au

1
Voir ses études réunies dans le volume Nicolae Mavrocordat. Domn i c rturar al
Illuminismului timpuriu (1680-1730), trad. Elena Laz r, Bucarest 2006 : Omonia. Un premier essai
de réhabilitation avait été entrepris par N. Iorga, Istoria Românilor, VII, Reformatorii, Bucarest
1938, p. 3 et suiv., pages qui synthétisent des recherches plus anciennes sur l’ensemble de l’époque
phanariote ; V. Mihordea, « Biblioteca domneasc a Mavrocorda ilor », AARMSI, IIIe série, XXII
(1940), p. 359-419.
2
L’expression figure dans une lettre de Valachie du 31 juillet 1716, publiée par C. Giurescu,
Material pentru istoria Olteniei supt Austriaci, I, Bucarest 1913, no 25, p. 19.
509
XVIIe siècle, par Matei Basarab (1632-1654) et Constantin Brâncoveanu (1688-
1714). Quant au monopole des dignités publiques – auliques et provinciales –, les
Valaques voyaient d’un mauvais œil l’arrivée des Grecs dans la suite du nouveau
prince et leur installation dans des fonctions de prestige et dans le Conseil
princier (Divan) : 34,3 % de Grecs entre 1716 et 1730, selon les calculs d’Ion
Iona cu, le plus fort pourcentage de toute l’époque phanariote (nous allons voir
pourquoi)3.
À ces facteurs structurels s’ajoutaient d’autres qui découlaient de la guerre
entre Ottomans et Impériaux, et notamment les exigences pécuniaires et en
matériel des Ottomans qui se préparaient au conflit depuis le début de l’année.
Or, contrairement à ses prédécesseurs, Nicolae Mavrocordat était décidé
d’obtenir le concours des boyards pour payer tant ses dettes, que pour les
fournitures à la Porte4.
Une autre cause majeure de mécontentement a été la fermeture des
passages (plaiuri) des Carpates afin d’empêcher les attaques des troupes
impériales cantonnées en Transylvanie occupée depuis 1686 et annexée
officiellement depuis le Traité de Carlowitz (1699). Cette mesure sécuritaire
avait des graves conséquences sur le commerce entre les deux Principautés
(chacune d’elle étant le premier partenaire de l’autre) et empêchait les énormes
troupeaux des bergers transylvains d’accéder à leurs pâturages d’été sur le
versant sud des Carpates méridionales. L’arrêt des échanges provoquait des
importants manques à gagner et pertes pour les douanes tant transylvaine que
valaque et mettait les contribuables dans l’impossibilité de payer leurs impôts au
fisc faute de numéraire.
Toutefois, la fermeture des routes de commerce n’avait pu empêcher
l’entrée en Valachie, à la fin août, de détachements armés autrichiens qui
profitent de la complicités des boyards d’Olténie pour passer par Câineni, Vâlcan
et Cerne i, pour s’installer à Pite ti, dans le monastère fortifié de Tismana et dans
d’autres endroits. Les efforts de la « milice nationale » pour les déloger échouent
et le prince commence à suspecter l’aristocratie olténienne de parti pris pour les
Autrichiens.
Le point culminant de ce conflit larvé, déclenché par la déclaration de
guerre de la Porte le 26 avril 1716, se place entre le 28 août (nouveau style) et les
mois de septembre – novembre : trompé par des fausses nouvelles annonçant la
marche sur Bucarest d’une armée autrichienne avec à sa tête le beyzadé (fils de
prince) Iordache (Georges) Cantacuzène, le prince s’enfuit précipitamment à
Giurgiu pour découvrir qu’il avait été victime d’une mystification destinée à
l’éloigner du trône. Le 3 septembre, de retour avec une troupe turque, Nicolae

3
I. Iona cu, « Le degré d’influence des Grecs des Principautés roumaines dans la vie politique
de ces pays », dans Symposium « L’époque phanariote », 21-25 octobre 1970. À la mémoire de
Cléobule Tsourkas, Thessalonique 1974, p. 227.
4
Voir les documents, en ce sens, chez C. Giurescu, Material pentru istoria Olteniei, p. 2-5, 12.
510
Mavrocordat exécute (ou fait exécuter) le grand palatin (vornic) P tra co
Brezoianu, Barbu B l ceanu, le Moldave Lupu Costachi et deux « nobles
serbes », arrête le métropolite Antim Ivireanu et plusieurs boyards et marchands5.
Considéré comme le chef du complot, le métropolite Antim Ivireanu sera
déposé, condamné à l’exil et assassiné sur ordre du prince6. Douze boyards parmi
les plus grands et les plus âgés, ensemble avec leurs familles, des veuves de
grands boyards et même la sœur de Iordache Cantacuzène et son mari Barbu
Urd reanu sont à leur tour arrêtés et tenus sous bonne garde (starckher
Verwahrung)7.
Les victoires d’Eugène de Savoie à Petrovaradin (5 août), culminant avec
la chute de Timi oara et l’occupation de tout le Banat par les Impériaux ont
précipité les choses en Valachie aussi : le 25 novembre, un commando autrichien
renforcé par des troupes roumaines s’empare de la Cour princière de Bucarest,
arrête le prince et sa famille et les expédie en Transylvanie, à Sibiu. La même
nuit, le noyau des complotistes valaques annonce la nouvelle à Iordache
Cantacuzène qui se trouvait à Bra ov, lui demandant d’intervenir auprès des
Autrichiens pour qu’ils envoient des troupes en Valachie afin de défendre le pays
contre les Ottomans et les Tatars8. On retrouve parmi les signataires de cette
lettre les noms suivants : le palatin erban Bujoreanu, le trésorier Ilie tirbei et le
spathaire Radu Golescu. C’est à eux et au ban (gouverneur de l’Olténie). Radu
Popescu que s’adresse, le 1er décembre, le nouveau prince nommé par le sultan,
Ioan (Ianache) Mavrocordat, le frère de Nicolae, par une lettre d’Andrinople leur
annonçant son départ imminent pour Bucarest et sa décision de les nommer
lieutenants princiers (caïcamacam) jusqu’à son arrivée9.
Mais la majorité des boyards, réunis à Târgovi te, espérait trouver la liberté
des mains du général Stainville, auquel ils adressaient des remerciements pour
son action et l’imploraient de les prendre sous sa protection10. Deux semaines
plus tard, leur nombre ayant considérablement grossi, les grands boyards
valaques rédigeaient un acte solennel par lequel ils s’engageaient à oeuvrer en
commun pour le salut de la patrie et élisaient comme prince Iordache
Cantacuzène. L’acte porte la signature de deux évêques, 39 boyards, un
administrateur des salines et trois prévôts de marchands11.

5
Ibidem, no 37, p. 28-29, no 39, p. 33-35.
6
Pour l’ensemble des événements et la discussion des sources, voir M. Cazacu, « Cum a murit
Antim Ivireanu ? », MO XII/7-8 (1970), p. 671-691.
7
Voir le rapport de Tige au général Stainville sur la base des informations des quatre fils de
P tra co Brezoianu, en date du 21 septembre : Hurmuzaki, Documente, VI, no LXXXVIII, p. 160 ;
le rapport de Manu Apostol (Manos Apostolos), un riche marchand et agent impérial, du 18
septembre de Bra ov : ibidem, no LXXXVII, p. 158-159 ; le rapport du valet de Pater Miklos, du 11
octobre : ibidem, VI, no LXXXIX, p. 160.
8
C. Giurescu, Material pentru istoria Olteniei, no 57, p. 53-54.
9
Ibidem, no 60, p. 56-57.
10
Ibidem, no 66, p. 62-63, le métropolite Mitrofan et 18 grands boyards.
11
Ibidem, no 71, p. 67-71.
511
La 38e signature (sur 39) du groupe des boyards appartient à « Antonius
Postelnicus » (l’acte est rédigé en latin). C’est ainsi que fait son entrée dans
l’histoire un personnage très attachant dont nous allons nous occuper dans les
pages qui suivent. Vu la place de sa signature et son titre de simple chambellan
(postelnic) qui était porté par les jeunes boyards valaques depuis la naissance, il
est clair qu’il s’agissait d’un homme jeune qui ne s’était pas fait un nom dans le
Gotha de l’aristocratie valaque. Ce qui est sûr c’est que cet Antoine se réfugia en
Transylvanie avant le 21 décembre ensemble avec toute sa famille. Ce faisant, il
suivait l’exemple de plus de mille boyards et roturiers qui cherchaient refuge au
Nord des Carpates par crainte des représailles des Ottomans et des Tatars contre
le pays « révolté » (haïn). Les premiers détails sur sa vie sont contenus dans une
lettre que le général comte Étienne de Stainville, un noble lorrain commandant de
la cavalerie autrichienne, envoyait le 3 mars 1717 au Conseil de Guerre de
Vienne :
« Unter diese Interessenten (nobles valaques réfugiés) befindet sich ein gewisser Nobilis
nahmens Kalliarchi, welcher hier in Hermanstatt bei denen Patribus Societatis seine studia
frequantiret, und dessen Vatter seeliger bona fide zehn tausend Ducaten, aus Veranlassung voriger
Zeitten und Umständen, nacher Cronstadt hereinsalviret hat ».

Et le général de préciser que le pétitionnaire lui avait offert mille ducats s’il
pouvait l’aider à récupérer son argent, et demandait au Conseil comment
résoudre ce problème12. Nous ne connaissons pas la réponse du Conseil, mais six
mois plus tard, une supplique de 9 réfugiés de Sibiu adressée à Eugène de Savoie
demandait l’aide du prince pour les sauver des Ottomans et de Ianache
Mavrocordat. Le dernier signataire de l’acte manu propria est « Antonache
Florescul »13.
Le 16 mars 1718 il était à Brasov où il signait une autre pétition annonçant
l’envoi d’une ambassade à l’empereur : cette fois, « Antonie Florescul
postelnic » occupe la 24e place après un évêque, un moine (l’ancien boyard
Dositei Br iloiu) et un abbé, suivis par 27 boyards et un prévôt des marchands14.
Enfin, même après la signature du traité de Passarowitz, 19 boyards
refusent de rentrer en Valachie et demandent à être placés sous la protection
impériale : « Antoni Calliarchi cum familia » est le 18e signataire15.
Les variations de son nom de famille – Caliarh et Florescu – expliquent,
croyons-nous, le peu d’intérêt que ce personnage a trouvé auprès des historiens.
Et pourtant, la clef de l’énigme a été fournie voici plus de 200 ans par le ban
Mihai Cantacuzène, général dans l’armée russe et auteur, en 1787, d’une ample
généalogie de sa famille :

12
Ibidem, no 134, p. 163-164.
13
Hurmuzaki, Documente, VI, no CXXIX, p. 198-199.
14
C. Giurescu, Material pentru istoria Olteniei, I, no 263, p. 297-299.
15
Hurmuzaki, Documente, VI, no CLXVI, p. 242-243.
512
« Andronache (confusion avec Antonache) grand trésorier... était originaire de Chios et
prenant femme en Valachie, s’est appelé Caliarh ; mais le peuple lui a donné le nom de Florescu,
celui de la famille de son épouse »16.

Par conséquent, Antoine ou Antonache Caliarh (nous allons conserver cette


forme) descendait d’une famille de Chios dont le premier membre connu,
Antonios Caliarhos, était protekdikos (defensor Ecclesiae) de l’Évêché de son île
natale. C’était un archonte important qui adressait, le 5 août 1580, ensemble avec
40 autres notables, une lettre au patriarche de Constantinople Metrophanès au
sujet de la nomination de leur évêque. Sa signature se trouve en quatrième
position après le sakkelarios Nicolas Kulumpos, le logothète Nicolas Skulubris et
le protosyncelle Manuel Péloponesios. Remarquons en passant que Pantoleos
Mavrocordatus, l’ancêtre de l’Exaporite, signe en 35e position, suivi par
Frangules Mavrogordatus, ancêtre d'une autre famille connue17.
L’arrivée d’Antonache à Sibiu pour étudier au Collège des Jésuites
s’explique par la présence de son père, le docteur Pantaleon Caliarhos, qui a été
entre 1692 et 1703 le médecin personnel du prince de Valachie Constantin
Brâncoveanu (1688-1714). Après 1703, Pantaleon n’est plus mentionné dans les
registres du trésor princier, mais sa présence à Bucarest, à Constantinople, où il
avait un frère et une sœur, et vraisemblablement à Bra ov est connue grâce à sa
correspondance18. Le docteur Caliarhos était un savant érudit et un bibliophile
avisé, même si sa bibliothèque n’est connue que par quelques ouvrages portant
son ex libris. Il est mort à Bucarest en 1725 et a été enterré dans l’église Saint-
Jean le Grand (ou des Grecs), démolie au XIXe siècle19.
Après ses études à Sibiu, Antonache est allé étudier la médecine à Padoue
où on le rencontre, en 1711 et en 1712, inscrit dans les registres matricules des
« Artisti » : « Antonio Caliarco valaco filius di signor Pandeli »20. La précision
« valaco » montre qu’Antonache vivait en Valachie où il était très
vraisemblablement né d’un second mariage de son père dont la première épouse
était enterrée à Chios.

16
Genealogia Cantacuzinilor, éd. N. Iorga, Bucarest 1901, p. 375.
17
Martin Crusius, Turcograeciae libri octo, Bâle 1584, p. 283-285 ; I.C. Filitti, Arhiva Gheorghe
Grigore Cantacuzino, Bucarest 1919, p. 253 ; M.D. Sturdza, Dictionnaire historique et généalogique
des grandes familles de Grèce, d’Albanie et de Constantinople, Paris 1983, p. 242-243.
18
Hurmuzaki, Documente, XIV/1, no CDLIX, p. 472.
19
G.D. Florescu – P. . N sturel – P.I. Cernovodeanu, « Lapidariul bisericii Stavropoleos »,
BOR LXXIX (1961), p. 1082-1083 ; P. Cernovodeanu, « The tombstone of Prince Constantin
Brâncoveanus physician Pantaleon Caliarhis », RÉSEE I (1963), p. 561-564 ; N. V t manu, De la
începuturile medicinei românesti, Bucarest 1966, p. 184-188 ; idem, Dohtori si p tima i (pân la
1800), Bucarest 1974, p. 125-135, pour la qualité d’akestor et un écrit de Pantaleon.
20
G. Ploumidis, « A
, Mépor A : Artisti 1634-1782 », 37 (1970),
no 689 ; N. V t manu, Dohtori i p tima i, . 95.
513
En 1712-1713, Antonache a dû retourner en Valachie où sa demi-sœur
épousait un jeune Chiote, « messer Leonis »21. Nous ignorons tout de son activité
dans le pays : pratiqua-t-il la médecine à l’hôpital Col ea22, fondation récente de
Mihai Cantacuzène, le grand spathaire et l’oncle de Constantin Brâncoveanu ? En
tout cas, la bienveillance du prince Constantin Brâncoveanu envers Pantaleon
s’est manifestée aussi envers Antonache : en 1713-1714, ce dernier épousait une
jeune fille de la noblesse valaque, Ancu a Florescu, la nièce du prince, en
l’honneur duquel les deux époux ont baptisé leur fils né peu de temps après cette
date.
Ancu a était la fille d’Istratie Florescu, mort en 1708, et de son épouse
Voichi a Poenaru issue de la grande noblesse olténienne élevée aux plus hautes
dignités de l’État depuis l’époque de Matei Basarab. Par sa mère, Voichi a
descendait des Bengescu, une autre vieille famille nobiliaire remontant au XVe
siècle et également originaire de l’Olténie. Le mariage d’Istratie et de Voichi a
avait eu lieu en 1696 dans l’église princière de Bucarest et les parrains de
mariage avaient été le prince Constantin et son épouse dame Marica23.
L’ascendance d’Istratie était plus complexe : il était né Tomaras, une famille de
marchands épirotes installés en Valachie au début du XVIIe siècle. Son grand-
père, State (Eustache) et surtout son père, Stoian († 1687) avaient fait des
brillants mariages avec des jeunes filles de la noblesse valaque. Ancu a, l’épouse
de Stoian et la mère d’Istratie, était la fille du chambellan. Constantin
Cantacuzène († 1663) et, par conséquent, la sœur de erban (1678-1688), de la
mère de Constantin Brâncoveanu et des autres Cantacuzène qui dominent la vie
politique du pays : Dr ghici, Constantin le sénéchal et Mihai le spathaire, les tout
puissants oncles de Brâncoveanu. Ayant hérité de sa mère la moitié du village de
Flore ti (dépt. Dâmbovi a, puis Ilfov, auj. Giurgiu), Istratie reçut la permission de
prendre le nom de Florescu après l’extinction, en 1687, du dernier descendant
mâle de cette illustre famille24. À sa mort, en 1708, le prince Constantin
Brâncoveanu prit la veuve et ses cinq enfants sous sa protection et c’est ainsi que
Ancu a, née au plus tôt en 1697, devint l’épouse d’Antonache Caliarh vers 1713-
1714. Ce faisant, ce dernier entrait dans le groupe dirigeant de la noblesse
valaque, le très puissant clan des Cantacuzène et des Brâncoveanu qui avaient

21
Lettre de Pantaleon dans Hurmuzaki, Documente, XIV/1, no CDXCV, p. 472-475.
22
Imitait l’hôpital Saint-Lazare de Venise : cf. N. V t manu, De la începuturile, p. 174-203.
23
D.C. Giurescu, « Anatefierul. Condica de porunci a vistieriei lui Constantin Brâncoveanu »,
SMIM V (1962), p. 455 ; le coût de la cérémonie avait dépassé 500 thalers d’argent, l’équivalent
d’une bourse.
24
N. Stoicescu, Dic ionar al marilor dreg tori din ara Româneasc i Moldova (sec. XIV –
XVII), Bucarest 1971, p. 181. Dans une monographie de cette famille, nous avons montré le destin
curieux de cette vieille famille nobiliaire (XIVe siècle) qui s’est éteint en ligne masculine à
plusieurs reprises, en 1544, 1605 et 1687, mais a été continuée grâce aux femmes, qui ont imposé le
nom à leurs maris de moindre noblesse : M. Cazacu – R.R. Florescu, Dracula’s Bloodline. A
Florescu Family Saga, Lanham 2013 : Hamilton Books (trad. roumaine : Sânge din sângele lui
Dracula. Saga boierilor Florescu, Bucarest 2016 : Corint).
514
gouverné le pays de manière autoritaire depuis plus de 30 ans et s’étaient
partagées les plus hautes fonctions auliques et provinciales.
Fort de sa nouvelle position sociale, Antonache était donc en droit
d’espérer lui aussi une brillante carrière, lorsque la déposition et l’exécution à
Constantinople de Constantin Brâncoveanu et de ses quatre fils provoqua la ruine
de la maison princière. Mais le trône fut occupé par tefan Cantacuzène, le fils
du vieux sénéchal Constantin connu comme l’homme le plus érudit de son
temps : Antonache se trouvait apparenté au nouveau prince qui était le cousin
issu de germains de son épouse, mais les informations nous manquent pour les
années 1714-1715.
Nous arrivons ainsi à l’an 1716 et l’exil d’Antonache et de sa famille allait
se prolonger pendant au moins douze ans durant lesquels nous ignorons presque
tout de sa vie. Ainsi, en août 1718, après la signature du Traité de Passarowitz,
qui mettait fin à la guerre (21 juillet) et la libération de Nicolae Mavrocordat, le
prince de Valachie invitait tous les boyards exilés à rentrer au pays dans un délai
limité les menaçant avec la confiscation de leurs biens en cas de refus
d’obtempérer25. Le 12 août de la même année, un groupe de 19 boyards exilés
manifestaient leur désir de rester sur place et demandaient la protection de
l’empereur Charles VI pour eux et pour leurs famille. L’avant-dernier de la liste
de ces irréductibles était « Antoni Calliarchi cum familia »26. Parmi eux, sept
possédaient des biens en Olténie et bon nombre étaient déjà rentrés dans la
province cis-alutane comme étaient désignés les cinq départements de l’Ouest de
l’Olt.
Il nous semble important de souligner qu’Antonache, par le biais de sa
femme, se trouvait apparenté aux plus importants boyards qui allaient constituer,
dans les deux décennies suivantes, avec le titre de conseillers, les cadres de
direction de la province sous l’administration autrichienne. Le premier et le plus
important était Iordache (Georges) Cantacuzène, le fils du prince erban (1678-
1688) qui devint ban et président de l’Administration en 1719. Georges était
cousin issu de germains d’Ancu a Florescu, dont la grand-mère était, ne
l’oublions pas, la cousine de erban Cantacuzène.
Un autre personnage des plus importants était le spathaire Radu Golescu27,
dont l’épouse, Marica, était la sœur d’Istratie Florescu et par conséquent la tante
d’Ancu a. Les trois filles de Radu Golescu, les cousines d’Ancu a, étaient
mariées respectivement à Ion B leanu, tefan Pâr coveanu (tous les deux
conseillers, en 1729 et 1732, pour le second) et Nicolae tirbei, fils du trésorier
Ilie tirbei, conseiller en 1719, dont l’épouse était née Bengescu, la famille de
Staico Bengescu, conseiller entre 1719 et 1726, et de la grand-mère maternelle
d’Ancu a Florescu.

25
C. Giurescu, Material pentru istoria Olteniei, I, no 305, p. 328.
26
Hurmuzaki, Documente, VI, no CLXVI, p. 242-243.
27
Pour sa carrière, voir N. Stoicescu, Dic ionar, p. 186-187.
515
De toutes ces données généalogiques (et les exemples pourraient se
multiplier), il ressort que Antonache Caliarh et son épouse appartenaient au
cercle restreint des grands boyards qui avaient choisi de collaborer avec les
Autrichiens et qui ont été récompensés pour leur fidélité avec des dignités de
premier rang. Une des conséquences les plus importantes de cet état de choses –
qui reproduisait en partie le système politique valaque – a été, sans aucun doute,
la mainmise massive sur les communautés paysannes libres (mo neni) d’Olténie
dont plus d’un tiers sont passées sous la « protection » des conseillers et des
autres fonctionnaires28.
Mais, contrairement à toutes ces gens, parents et alliés, Antonache Caliarh
n’apparaît nulle part dans la riche documentation concernant l’Olténie sous
occupation autrichienne : il n’occupe aucune fonction, n’acquiert aucun village,
ne se mêle pas de politique. On a l’impression très nette qu’il ne ressentait
aucune solidarité avec ce groupe de latifundiaires, des vrais requins en politique
et dans les relations avec les paysans. Ceci est d’autant plus curieux que les
Florescu étaient à l’origine des boyards olténiens, le gros de leurs propriétés se
trouvant dans les départements de Mehedin i et de Gorj. Au XVIIe siècle, ces
domaines avaient été vendus ou dispersés avec la seconde extinction de la famille
qui gardait seulement Flore ti et les villages voisins, plus quelques autres près du
Danube. Les oscillations d’Antonache quant à son identité – il signe Florescu
dans les actes rédigés en commun avec le groupe d’exilés, mais préfère Caliarh
lorsqu’il s'exprime de façon indépendante – nous paraissent assez révélatrices de
son état d’esprit. Il avait émigré par solidarité avec le groupe familial de son
épouse, alors que ses origines grecques, du côté de son père au moins, et sa
formation lui auraient permis de faire une carrière médicale ou politique en
Valachie sous Nicolae Mavrocordat. Anobli par le prince Brâncoveanu – ou
plutôt « naturalisé » boyard valaque, car les Caliarhos de Chios étaient nobles et
par son mariage, qui lui imposa un nom illustre mais lourd à porter, Antonache a
dû sentir la déchirure qu’entraînait le discours nationaliste, anti-grec de son clan
d’adoption, face à sa personnalité propre.
Nous ignorons donc tout de lui après 1718 : a-t-il continué de vivre dans un
bien-être relatif à Sibiu ? A-t-il pratiqué la médecine comme son père et comme
son cousin, Jean Caliarh, médecin à Constantinople en 1713 ? Quoi qu’il en soit,
la mort de son père en Valachie en 1725 a dû être un tournant dans son existence
et on peut se demander si son père n’est pas intervenu auprès de Nicolae
Mavrocordat en faveur de son fils exilé en Transylvanie. En effet, le docteur et le
prince de Valachie avaient beaucoup de choses en commun en dehors de leur
commune origine chiote : la passion pour les livres, pour la médecine et pour la
philosophie.

28
Voir le rapport de Nicolas de Porta de 1728 chez C. Giurescu, Material pentru istoria
Olteniei, II, Bucarest 1944, p. 304-330 ; discussion chez . Papacostea, Oltenia sub st pânirea
austriac (1718-1739), Bucarest 1971, p. 211-218.
516
Enfin, deux ans plus tard, en 1727, Nicolae Mavrocordat avait entrepris la
réconciliation avec le clan des Cantacuzène qu’il avait sauvagement persécuté
dans les premières années de son règne : en août, il fiançait son fils Constantin
avec Zm r gdi a (diminutif de Smaranda, émeraude), la fille de Radu (R ducan)
Cantacuzène, le fils cadet du sénéchal Constantin, mort jeune, en 1715, et avait
élevé le jeune frère de la fiancée au rang de deuxième logothète en signe de
« grand amour envers la famille Cantacuzène », comme l’écrit le ban Mihai
Cantacuzène. Le mariage eut lieu en juin 1728 et le parrain était le patriarche de
Jérusalem Chrysanthe Notaras en personne29. À cette occasion, le vieux
chroniqueur Radu Popescu, maintenant le moine Rafail, qui avait écrit pis que
pendre des Cantacuzène et notamment du vieux sénéchal Constantin, s’extasiait
de la noblesse de cette famille qui était, disait-il, « la plus illustre (ou honorable)
de toutes les familles de boyards de Valachie ». Et d’ajouter :
« A la suite de quoi (les fiançailles) toute cette famille (neam peut se traduire aussi par clan)
s’est réjouie, glorifiant Dieu pour la bienveillance montrée par le prince par cette décision, sachant
que eux tous bénéficieront de la grâce de Sa Majesté et de ses faveurs, comme cela est arrivé ».

Même si la mort prématurée de la jeune épouse a cassé cette alliance30, il


n’en reste pas moins qu’à partir de 1727, les Cantacuzène de Valachie
commencent à récupérer leurs biens confisqués et retrouvent la « grâce » et les
« faveurs » de Nicolae Mavrocordat. Il nous semble très probable que Antonache
et sa famille ont profité de cette détente pour retourner en Valachie, car Ancu a
faisait elle aussi partie de ce lignage (« neam ») des Cantacuzène par sa grand-
mère du côté paternel.
Après la mort de Nicolae Mavrocordat (le 3 septembre 1730), une
« véritable Assemblée Nationale » (N. Iorga) élit à l’unanimité son fils
Constantin comme prince. Celui-ci régna un mois avant d’être remplacé par son
rival Mihai Racovi (1730-1731), puis revint sur les insistances des grands
boyards valaques pour un règne de deux ans (1731-1733). Le nouveau prince
accorda à Antonache sa première dignité dès 1730 : clucer de arie (claviger
frumenti, dans les textes latins, « commissaire des vivres » en français), le
dignitaire chargé des récoltes de céréales et autres produits de la terre et de leur
transport dans les granges (jigni e) princières. La position était importante, car
son titulaire faisait partie du Conseil princier, la preuve que Constantin
Mavrocordat connaissait bien et appréciait les qualités d’Antonache31. Celui-ci,
fort de la faveur princière, récupère ses biens, notamment la maison familiale des
Florescu à Bucarest dans le quartier (mahala) Scor arul près de la Dâmbovita et
de l’église St-Spirydion-l’Ancien, une possible fondation de Stoian Tomaras sur
29
Radu Popescu, Istoriile domnilor T rii Române ti, éd. C. Grecescu, Bucarest 1963, p. 283, 299.
30
Voir M. Cazacu, Introduction au livre O lume intr-o carte de bucate. Manuscris din epoca
brâncoveneasc , éd. I. Constantinescu, Bucarest, 1997, p. 48-49 (notice d’époque sur sa mort).
31
N. Stoicescu, Sfatul domnesc i marii dreg tori din ara Româneasc i Moldova. Secolele
XIV – XVII, Bucarest 1968, p. 286.
517
un terrain hérité par son épouse dans le large périmètre appartenant aux
Cantacuzène32. S’y ajoutait le domaine de Flore ti avec le manoir et un beau
parc33, et un nouveau manoir à Floreasca sur la rivière Colentina, aujourd’hui
intégré dans le périmètre de Bucarest34, habitation qui se trouvait au milieu d’un
énorme terrain nommé Gr di tea Flore tilor et qui s’étendait vers le Sud-Est
jusque dans la ville actuelle.
Lors du 3e règne de Constantin Mavrocordat en Valachie (1735-1741),
Antonache est élevé à la dignité de grand clucer (6e du Conseil princier), chargé
de l’approvisionnement de la Cour et des invités étrangers en pain, vin, orge et
autres produits semblables35. Il était maintenant un des conseillers du prince qui a
dû apprécier sa connaissance des réalités européennes, la grande passion de
Constantin Mavrocordat. La grâce du prince s’étendait également au fils
d’Antonache, Constantin, qui remplissait la fonction de troisième chambellan
(page de chambre) en 1739, lorsqu’il se présenta sous les drapeaux de l’armée
organisée pour défendre le pays contre les Autrichiens : Constantin se trouvait
dans le bataillon de la noblesse, avait belle allure et fit preuve de vaillance, car
l’année suivante le prince l’avança au rang de deuxième spathaire, un jeune
dignitaire qui se tenait à la droite du trône et portait l’épée (spata) du prince36.
Précisons que l’entrée de Constantin au service du prince a coïncidé avec son
mariage avec une riche héritière, Arghira Merisanu, la fille du comte palatin
Barbu, décédé quelques années plus tôt : on peut donc y voir la main de
Constantin Mavrocordat qui, à la manière des grands princes, protégeait les
veuves et les orphelines nobles et leur trouvaient des maris.
À la fin août 1741, Constantin Mavrocordat est destitué et se voit proposer
le trône de Moldavie. Sa place est prise par son rival Mihai Racovi (1741-1744)
auquel le prince déchu a transmis le message suivant :

32
G.D. Florescu, « Istoricul unei vechi case bucurestene. Casa Flore tilor din mahalaua
Scor arului », dans Bucuresti I-V (1935), passim, pour la maison et pour la biographie des
différents membres de la famille ; ibidem, p. 63-64, pour l’église où les Florescu étaient considérés
ktitors au XVIIIe siècle. En revanche, Antonache ne s’intéresse pas du tout au monastère de
Strâmbu G iseni, nécropole familiale des Florescu, qui sera dédié au monastère et à l’hôpital St-
Pantelimon, près de Bucarest, en 1752.
33
Visité par le kapudan (amiral) Suleyman pacha en 1739 et sommairement décrits par
C. Dapontès, Ephémérides daces ou chronique de la guerre de quatre ans (1736-1739), éd.
É. Legrand, II, Paris 1887, p. 248. À corriger l’erreur de la note 1, qui affirme qu’il s’agissait de
Floreasca. 50 ans plus tard, le manoir était très délabré et servait d’hôtel pour les voyageurs, selon
les affirmations de Domenico Sestini. Le domaine de Flore ti a été vendu par la famille au milieu
du XIXe siècle.
34
En 1738, le commandant turc Veli pacha y offrit un banquet « avec grand apparat » au
kapudan pacha et au prince Constantin Mavrocordat : cf. C. Dapontès, op. cit., II, p. 88.
35
N Stoicescu, Sfatul domnesc, p. 285-287 (sur les attributions du grand clucer ou grand
commissaire des vivres).
36
Ibidem, p. 245 ; N. Iorga, « Ceva despre ocupa iunea austriac în anii 1789-1791 »,
AARMSI, IIe série, XXXIII (1911), p. 234.
518
« Ne touchez pas à Antonache, Hera et aux autres boyards de Ma Majesté, car je ferai tout
et en six mois j’aurai à nouveau la Valachie et alors je procéderai exactement comme bon nombre
de princes d’antan : à savoir que, une fois descendu de cheval et avant d’entrer dans le palais
princier, je vais couper les têtes de beaucoup de gens (de vos fidèles) »37.

Intimidé par ce message, Mihai Racovi décide de nommer Antonache


grand ban de Craiova, c’est-à-dire gouverneur de la province revenue à la ‘patrie-
mère’ après 21 ans d’occupation autrichienne. Les circonstances de cette
nomination ont été racontées par Antonache lui-même à un agent de Constantin
Mavrocordat : au départ, et alors qu’il était encore à Constantinople, des jaloux
ont commencé à le calomnier auprès du nouveau prince qui a ordonné à ses
lieutenants princiers (caïmacams) de Bucarest de l’exiler et de lui confisquer la
maison pour en faire la résidence des envoyés ottomans (beylic) en Valachie.
Après l’intervention en sa faveur des fils du prince, les beyzadés tefan et
Constantin, Mihai Racovi l’a appelé et lui a parlé en ces termes :
« Je sais que tu aimes le prince Constantin, mais je ne le regrette pas, parce que tu as
bénéficié de ses largesses et c’est ainsi que cela doit être, dans le cas contraire tu serais dans ton
tort. Voici donc que je te nomme ban avec pleins pouvoirs sur les cinq départements, mais tu dois
t’abstenir d'écrire au prince Constantin ou d’avoir des relations avec lui, car les princes ne tolèrent
pas cela ».

Par la suite, d’autres intrigues apparaissent mais finalement Antonache est


dédouané et le prince lui écrit une lettre aimable reconfirmant ses pouvoirs pour
nommer des préfets de départements (ispravnici) ceux qu’il trouvera dignes,
d’appliquer la peine capitale (pendaison) et de prendre ses décisions en toute
liberté. Mais il l’a mis à contribution et lui réclame chaque mois des sommes
d’argent, à tel point qu’il a dû emprunter et doit actuellement environ 20 bourses
d’argent (10 000 thalers)38.
Chaque fois qu’il a la possibilité, Antonache « s’incline devant Votre
Majesté et prie Dieu pour qu’il vous accorde la santé et la force, car Dieu seul
connaît la tristesse et le chagrin qu’il ressent pour votre mutation »39. Une autre
fois, Antonache « demande avec des larmes aux yeux des nouvelles de Votre
Majesté et dit que Dieu seul sait combien il désire vous revoir »40.
En octobre 1742, un autre son de cloche qui présente l’action énergique
d’Antonache contre les brigands de grand chemin qui infestaient l’Olténie:
« Il (l’agent de Constantin Mavrocordat) dit que le ban Antonache jouit maintenant de la
faveur du prince Mihai [Racovi ] à cause de ses faits d’armes qu’il a accomplis là-bas et parce

37
Rapport du 8 octobre 1741 du représentant de Constantin Mavrocordat à Istanbul, chez
Ariadna Camariano-Cioran, Reprezentan a diplomatic a Moldovei la Constantinopol (30 august
1741 – decelmbrie 1742). Rapoartele inedite ale agen ilor lui Constantin Mavrocordat, Bucarest
1985, p. 72.
38
Ibidem, p. 249.
39
Ibidem, p. 124.
40
Ibidem, p. 249.
519
qu’il a capturé environ 50 bandits de grand chemin. [L’agent] revenant il y a quinze jours de
Belgrade a vu neuf d’entre eux pendus à Craiova et un certain Mih il Alm jan empalé. Celui-ci a
été appréhendé avec beaucoup de difficulté et d’efforts, car il était insaisissable. À Calafat il a vu
11 pendus, à Cerne i deux, à Vâlcea trois et d’autres ailleurs. Par ces actions, le ban s’est fait un
renom, ayant réalisé de grandes choses, car les brigands avaient occupé toutes les routes de telle
sorte qu’Abdullah pacha avait écrit de Vidin à Mihai Racovi que soit il met de l’ordre, ou bien il
le fera lui, le pacha, en Olténie, de sorte que le prince Mihai a pris peur »41.

À la lumière de ces témoignages, on voit que Antonache Caliarh était


capables d’actions énergiques pour assurer la sécurité des habitants de la
province, actions qui lui ont valu l’appréciation du prince et ont mis en échec ses
adversaires du conseil princier qui complotaient contre lui42. Les résultats de son
activité en Olténie étaient visibles dès octobre 1742 : le nombre des habitants et
des contribuables avait considérablement augmenté entraînant la rentrée de
revenus supplémentaires au Trésor public43. Le quatrième règne de Constantin
Mavrocordat en Valachie (juillet 1744-avril 1748) entraîne le retour d’Antonache
dans le cercle restreint des grands dignitaires du Conseil princier. La fonction de
ban de Craiova était prestigieuse, certes, la première du Conseil princier, mais
elle présentait l’inconvénient de l’éloignement du centre du pouvoir et des
énormes responsabilités surtout à l’époque agitée de la guerre, du retour de
l’Olténie à la Valachie et, nous l’avons vu, des graves problèmes liées au retour
des paysans fuyards de leurs villages, de l’insécurité des routes et du brigandage.
À partir de 1745, Antonache se vit confier par son prince la charge de
grand trésorier, la plus sensible de tout l’appareil administratif et en même temps
la plus lucrative, mais aussi la plus exposée car son titulaire devait assurer les
rentrées fiscales nécessaires au paiement des charges imposées par la Porte. La
question des finances publiques était, en fait, le point essentiel de tous les règnes,
obligés de concilier les prétentions des Ottomans avec un minimum de bien être
des contribuables qui votaient souvent avec les pieds fuyant leurs villages ou
même leur pays à la recherche de cieux plus cléments. La fiscalité a été, comme
l’ont très bien démontré Gheorghe I. Br tianu et erban Papacostea, l’essence
même des grandes réformes de Constantin Mavrocordat qui consistaient en « la
réorganisation de fond en comble du système fiscal du pays »44. Cette réforme
fiscale était largement inspirée des réformes accomplies par les Autrichiens en
Olténie « et lui ont servi de modèle dans sa réorganisation de la vie politique et
sociale de la Valachie et de la Moldavie » ( erban Papacostea).
Antonache Caliarh était l’homme qui a dû contribuer le plus, en dehors du
prince, à la réalisation de ses réformes : son nom (il signe toujours Caliarh) en
qualité de clucer puis de trésorier se retrouve dans toutes les chartes émises par

41
Ibidem, p. 235.
42
Ibidem, p. 237.
43
Ibidem, p. 237-238.
44
. Papacostea, « La grande charte de Constantin Mavrocordat (1741) et les réformes en
Valachie et en Moldavie », dans Symposium « l’Epoque phanariote », p. 369.
520
Constantin Mavrocordat en Valachie en 1741 et en 174645. Ces deux charges
avaient familiarisé Antonache avec tous les problèmes de la paysannerie et en
général avec la fiscalité du pays qui reposait presque complètement sur les
épaules de cette classe sociale. Son expérience comme ban de Craiova lui avait
permis d’étudier les réalités sociales directement sur le terrain, et son séjour en
Italie et en Transylvanie (et peut-être en Autriche) lui avaient permis de faire des
comparaisons avec la situation de la Valachie. Il n’est pas impossible que
Antonache (tout comme Constantin Mavrocordat) ait eu connaissance des grands
débats qui préoccupaient les esprits en Autriche et en Allemagne depuis 1672,
date de la parution du livre de Ioachim I. Becher, Politisches Diskurs von den
eigentlichen Ursachen des Auf- und Abnehmens der Städte, Länder und
Republiken, in specie, wie ein Land Volkreich und Nahrhaft zu machen und in
eine rechte Societatem civile zu bringen, Francfort, 1668, suivie par des éditions
en 1673, 1678, 1721, etc. L’idée fondamentale de cet important ouvrage était la
nécessité pour les États d’avoir une population nombreuse (populosität) et active,
seule capable d’assurer le développement et la force du pays. C’est exactement le
but principal poursuivi par Constantin Mavrocordat et il se retrouve également
dans le livre de P.W. von Hörnigk, le disciple de Becher, Oesterreich über alles,
Wann es nur will, paru en 168446.
Au fond, la formation d’Antonache était comparable à celle de Constantin
Mavrocordat : l’ancien élève des Jésuites de Sibiu connaissait assurément le latin
et l’allemand, le grec ancien et moderne, l’étudiant en médecine de Padou avait
appris l’italien et peut-être d’autres langues. Son séjour en Italie et dans l’Empire
des Habsbourg lui a sûrement ouvert des perspectives autrement plus larges que
la majorité de ses contemporains et ceci a dû, ensemble avec un esprit vif, lui
attirer l’amitié du prince qui était, nous disent les contemporains, « amateur de
nouveautés », « aimant les lettrés et les invitant à venir auprès de lui », discutant
des problèmes politiques avec les boyards tous les matins autour d’une tasse de
café47.
Antonache Caliarh est mort le 13 mai 1748 à Bucarest : jusqu’en février il
avait été grand trésorier, puis il avait été avancé grand chancelier (logofàt),

45
G.I. Br tianu, « Dou veacuri de la reforma lui Constantin Mavrocordat, 1746-1749 »,
AARMSI, IIIe série, XXIX (1947), p. 441, 454 et 456. Voir aussi . Papacostea – Fl. Constantiniu,
« Les réformes des premiers Phanariotes en Moldavie et en Valachie. Essai d’interprétation »,
Balkan Studies 13/1 (1972), p. 89-118.
46
Cf. I. Moga, « Politica economic austriac si comer ul Transilvaniei în veacul XVIII »,
dans AIINC VII (1938), p. 86 et suiv.
47
Markos Antonios Katsaitis, C l torie de la Constantinopol la Ia i i de la Ia i la Bucure ti
în anul 1742, éds E. Moisuc, D. Limona, Ia i 1977, p. 70-71, et les souvenirs du chroniqueur Ion
Neculce. À ajouter aussi la relation de voyage de Jean Claude Flachat et les informations
rassemblées par N. Iorga, « Stiri nou despre biblioteca Mavrocorda ilor i despre via a
munteneasc în timpul lui Constantin Vod Mavrocordat », AARMSI, IIIe série, VI (1926), p. 135-
170 ; V. Mihordea, « Biblioteca domneasc a Mavrocorda ilor », AARMSI, IIIe série, XXII (1940),
p. 359-419.
521
information qui ressort d’une lettre de son épouse, Ancu a, et de son fils
Constantin48. Négligeant le monastère de Strâmbul-G iseni près de Flore ti, mais
aussi la petite église de St-Spiridon-l’Ancien où il était également ktitor en tant
que descendant des fondateurs, Antonache choisit de se faire enterrer dans la
même église Saint-Jean-le-Grand (ou des Grecs) aux côtés de son père qui y
reposait depuis 1725. Ce faisant, il affirmait son identité, même si ses
descendants ont porté le nom de Florescu. L’église St-Jean, distante de moins de
cent mètres de la maison, allait ainsi devenir la deuxième nécropole des Caliarh
Florescu jusqu’au milieu du XIXe siècle, après quoi elle fut démolie pour laisser
la place au bâtiment en style français de la Casa de Economii i Consemna iuni
(CEC) sur la Calea Victoriei.

48
Reproduite par G.D. Florescu, « Istoricul unei vechi case », p. 62, note 28.
522

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