Martin Glessgen / David Trotter (éds.)
La régionalité lexicale du frangais
au Moyen Age
Volume thématique issu du colloque de Zurich
(78 sept. 2015), organisé sous le Patronage
de la Société de Linguistique Romane
EDITIONS DE UNGUIsTioU
JE ET OE PILa variation lexicale en fonction du contact linguistiqui
le frangais dans Orient latin
Depuis quelques années on a commencé & étudier les textes frangais écrits au
Moyen Age dans Orient latin et a apercevoir la physionomie d'une variété régionale,
le frangais du Levant ou d'Outremer'. On ne va pas discuter ici en détail les éléments
Propres a cette variété et on reconnaftra que maintes questions restent aujourd'hui
ouvertes: faut-il parler d'une variété ou de plusieurs? Est-ce-que les traits qu'on a put
identifier jusqu’a présent suffisent a détinir cette ou ces variété(6)? Peut-on supposer
lune relation directe, a savoir génétique, entre les dialectes frangais de France (et
Angleterre) et le frangais d’Outremer? Peut-on considérer ce francais ’Outremer
comme un exemple médiéval de immigrant language et l'étudier dans la perspective
de la Migrationslinguistik??
La pertincence et Vintérét de la composante lexicale de cette variété ont été iden-
Lifiés par la recherche depuis longtemps: d'une part, son étude peut nous aider A.com.
prendre les ‘ingrédients’ du mixing dialectal qui a produit le francais d’Outremer
autre part, au-déla des graphies et des éléments phono-morphologiques, ce sont les
formes lexicales qui nous aident a localiser un texte ~ aussi bien littéraire que de la
Pratique - en Outremer.
Dans les pages suivantes on va done essayer de relire et de tester, du point de vue
du francais d’Outremer, quelques unes des théses ~ ou peut-étre des hypothéses ~ sur
la régionalité lexicale frangaise que Martin Glessgen et David Trotter nous ont sou-
mises a occasion du colloque en rhonneur de Gilles Roques
1, Formation du vocabulaire régional
On commencera par les problémes liés & la formation du vocabulaire régional du
frangais d’Outremer, done par la these n° 4
Les formes régionales se nourrissent au Moyen Age avant tout de oral non-standardisé
conerétement, elles reposent ou bien sur des formes dialectales [... ou bien sur des formes
alloglottes,
Cr. Aslanov 2006, Nobel 2003, Minervini 2010, 201
Pour une introduction g
Zinelli 2007,
ale on consultera Krefeld 200
Les sigles employés pour les textes se referent aux textes lttéraies et documentaires analysés
ddans Minervini 2010, Minervini 9012 et Minervini en préparation; ils coincule, aurant que
Possible, avec celles du DEAF. Les sgl bibliographiques sont celles dela Revue de Linguis
‘que Romane, auxquelles on ajoutera DFM = Matsumura 2015.LAURA MINERVINI
En ce qui concerne les formes alloglottes, on trouve en frangais d’Outremer de
nombreux emprunts a larabe, au grec, & Voccitan et a Vitalien; il faudrait cependant
Préciser qu'il est souvent difficile de distinguer entre les deux derniers, et qu'il serait
peutétre préférable de parler, & propos de Varabe et du gree, d'adstrat plutot que de
substrat,
On peut citer les exemples de mots suivants:
Jarre “grande eruche de terre cuite; unité de mesure pour les liquides” (< ar. jarra)!
iT avint @ Chastiau Blanc que un frere qui estoit sur la bergerie que son comandour li dist
quil li mostrast toutes les choses que il avoit en son comandement, etl frere li mostra tect
{ors une jarre de burre et dist qu'il navoit plus. Et son comandor soi que la jrre esto laiong
‘treprist le frere (RegleTempleP 292; ef, asi BibleAcreN 27, AsslerBourg 17% Tipol ott
Limassol 1367, ete.)
secrete | segrete “wésorerie” (< gr. médiéy. oéxpero(v) “bureau du cadastre”)*
Cf, Minervini en prép.; Gauthier 1995, 371; Nobel 2003, 47; 2013, 201; FEW 25, 63-68; LET
3.1, 389sq., 427, $49; Gaf 1, 186;9, 7S: TL 1,236sq.; DFM 105; Rn 1, 39sg.; Lv 1,37; Mist L
843; DMF; TLIO. Cf. DeesAtlas2 carte n° 180,
™ Minervini en prép.; Di Giovine 1984; Baglioni 2006, 229sq.; REW 36, n, 533; FEW 23,120;
Gal 1,3274g.; DFM 193; GDLI 1, 46sg.; DELI 115; DMF; TLIO.
198LE FRANCAIS DANS LORIENTLATIN
grifon “grec”, avec les dérivés grifain et grifonaille'
Et siaus de sesteihle de Rodes estoient consentans a passer plar) yaus les vaussiaus char
6s de marain et de fer et de garsons grifons et femes, quy se porteent a vendre as sarazins
de Babioine (ChronTemplTyr 326; cf. aussi Antioche 61, Ambroise 26, ContGuillTyrD 139,
RopleFfospV 119, AssJérBourg S4, PhNovMém 142, Sidrac 2, linJérC 189, JAntOtia 406,
ete)
po(u)lain “francais né au Levant™:
Le seignor de Baruth ala 4 Acre et tant ordena et fist que les saitemens des poulains
furent tous refreichis et qu'il fu maire de nouveau (PhNovMém 202-203; cf. aussi ContGuil
Ty1D 53; ChronTempITyr 182, Joiny 212, ete.)
Profinel | profiniau “sac, employé en particulier pour donner de Vavoine aux
chevaux”
Et le karavanier doint a chascun .i. paire de linceaus et. covertour, et. profinel, et
anap, et une cuilier, et, baril a metre son vin (RégleHospV 28; ef. aussi RégleTempleP 30,
ContGuillTyrA 345, ChronTemplTyr 78, JordRutC ¢, 83v, ct.)
Si forigine du mot profine! reste inconnue, apaur serait le développement semi-
savant du lat. médigv. apractum “pacte, contrat”, puis “contribution ou charge établie
ar contrat”, tandis que grifon et powlain sont des eréations métaphoriques, a partir
des formes a.fr. grifon “griffon, animal fabuleux, moitié aigle et moitié lion” (< lat
oRvPHONE(M)) et po(ujlain “poulain, petit du cheval” (< lat. PULLANU(M)) ~ dans ces
derniers cas le glissement sémantique aurait eu lieu au sein de la communauté linguis-
tique francophone du Lev:
Somme toute, Panalyse du lexique roman caractéristique d’Outremer confirme la
remarque de Glessgen et Trotter, qui découle de la premiere partie de leur these n° 4
les formes dialect
les sélectionnées a écrit ont la caractéristique de connattre une diffu
sion certaine dans Vespace et ne sont pas, pour Fessentiel, fortement focalisées: [..] en syn.
these, la sélection de Iéerit porte sur des formes orales dja caractérisées par une diffusion
relativement large’ la régionalité n'est done pas un effet d'un processus de transformation,
mais la conséquence d'un choix détermine [.
Onavu, en effet, que le lexique d’Outremer d'origine francaise dialectale est habi-
tuellement commun a une ou plusieurs régions, parfois méme au dela du domaine
oil, Pour le lexique dorigine alloglotte, le constat est tout a fait différent, puisque
Yon n'a normalement pas affaire & des mots dialectaux ~ on peut supposer quand
Cf, Minervini en prép.; Holmes 1946; Nicolaou-Konnari 2002; Astanov 2006, 114g; FEW
4, 212, 2975q.; Gal 4, 356sq.: 9, 725; TL 4, 660-665 1384-88; DFM 1780-1781;
AND! DMF; TLFi
"Ct. Minervini en prép.; Morgan 1979; Gdf 6,347, TL.7, 1369-71; FEW 9, $40; 10, 389; DEM
2633; DMF. Le mot se trouve aussi en forme latinisée dans les textes, en vers et on prose, de
Jacques de Vitry, William of Newburgh, Haymarus Monachuls, ete
"Cl. Minervini en prép; FEW 22/2, 106; Gaf 6, 425: DFM 2718.LAURA MINERVINI
méme que les Latins n’avaient pas la perception du degré de régionalité d'une forme
empruntée arabe ou au grec, et peut-ére non plus aux dialectes occtans et italien
(Quant au lexique originaire du Levant, on vient de relever que son caractére autoch-
tone est dans quelques cas limité au niveau sémantique ~des mots de large circulation
en francais, qui ont pu acquérir en Outremer dautres sens. II reste quelques mots
(epaut, profiel), dont Vhistoire est encore largement & écrire - on peut cependant
observer que les deux exemples sont documentés avec un habillage latin sous la plume
de notaires et scribes de part et autre de la Méditerranée
2. Diffusion du vocabulaire régional
On touche ici un point d'une grande importance: dans la formulation de Glessgen
et Trotter (these n° 1), les formes lexicales régionales «partagent a nature supralocale
de toute forme lexicale qui passe & écrit»: leur diffusion est plus large que celle des
formes dialectales de nature orale, mais «peut étre nettement inférieure a Pextension
du territoire linguistique intégral>.
En fait, le vocabulaire régional «’Outremer est, pour la plupart, documenté dans
des textes originaires de la Terre Sainte et de Chypre, parfois aussi de Gréce (Morée)
et de Naples. II faut avouer, cependant, que les données dont nous disposons sont
Jimitées et pourraient nous tromper; il faut done procéder avee prudence.
Larabe étant langue d'adstrat en Terre Sainte, c'est I que les arubismes ont nor-
malement été empruniés; on Sfattendra done & ce quils soient documentés dans des
textes de provenance syro-palestinienne et puis, éventuellement, dans ceux de pro-
venance chypriote. On releve toutefois quelques mots d'origine arabe documentés
seulement en frangais de Chypre:
Julban | jelban “gesse, Lathyrus sativus” (= ax, julban)"
entrée des julbans et lentilles, c'est assaveir de dime, la rente de cest an de HIELXVIT
sm(uis) 5 (Limassol 1367, 90; cf. ibid. 87, 108)
Mais si, parallélement aux textes frangais, on analyse les textes latins, on trouvera
une forme tres proche de jelban dans Paccord entre l'évéque «Acre et les Teutoniques
(1257, copié ensuite dans le cartulaire de Vordre):
de frumento, ordeo,ciceribus, leniculis,fabis, avena, melique, coetono, milio, mais, pi-
sau, gerbains, et de omnibus, que plantantur et seminantur ia terra (Strehike 1975, 23)
‘On peut done supposer que le mot, emprunté en Terre Sainte a Tarabe en milieu
rural, se soit diffusé plus tard a Chypre, dont les liens avec la terre ferme sont tres
forts. $i la documentation frangaise du mot est limitée A des textes chypriotes, cela
stexplique par le fait que l'on dispose de deux textes écrits a Limassol en 1367 qui
Cf. Minervini 2012, 137; FEW 19, 59; DEAF J 137; DEM 2015,
200‘mentionnent plusieurs produits et instruments de lagriculture (Richard 1950, 1962),
tandis que l'on n'a rien de semblable pour le littoral syro-palestinien,
11 faut en revanche se garder d'un certain strabisme, c'est a dire du danger de
considérer un mot attesté a Chypre de circulation limitée quand il n'est pas attesté en
Terre Sainte, tandis qu'il peut Fétre en Gréce ou a Naples. C'est le cas du mot apodixe
“regu, mandat de paiement” (< gr. médiév, ax6deSiy) / axdbetEn(W)""
Et se le seignor veaut dire que il entent que ome est paié par bali ou par apautor, i
le deit prover par apodixe ou par garens covenables (AssJérPhNov 98: cf. AssIétJIbB 702,
RegleHospPI5, Nicosie 1468, ete)
Cet hellénisme, emprunté probablement & Chypre, est employé aussi dans les
documents angevins de Naples (1277-1283) et de la Prineipauté de Morée (14° sidele,
sous les formes latine («podixa, apodissa) et frangaise (apodixe, apodisse)
Et recevez de ce que vous bailleroiz, pour vostre eautele, convenable apodisse (Durriew
De Botiard 1933-1935 I, 49, ef. aussi De Botiard 1926, 354, Longnon | Topping 1969, 189, etc)
Comme le témoigne le cas de apodixe, le frangais de Terre Sainte est évidemment
lig a celui de Chypre, et ce dernier est aussi en rélation avec le francais de la Gr’
et de Naples. Il y a donc, a Vintérieur de respace polycentrique du frangais médiéval
un réseau de variétés régionales qui sont en contact entre elles et peuvent s'influen-
cer mutuellement (Lusignan 2011). On a parlé a juste titre d'un «frangais de type
international» (Zinelli 2012, 170), quon pourrait peut-étre considérer comme étant
tune variété supra-régionale ; comme partout ailleurs, derriére une scripia on entrevoit
'a présence d'une variété orale, mais on est encore loin den pouvoir esquisser une
caractérisation plus précise,
3. Stabilité du vocabulaire régional
La question de la stabilité dans espace du vocabulaire du frangais régional est
lige & celle de sa diffusion. Selon Glessgen et Trotter (these n° 6):
les formes du frangais régional médiéval semblent avoir tendance A reste relativement
stables dans Fespace; [..] seule une minorité des lextmes régionaux connait au fu et & me~
sure une diffusion plus large dans espace, Pade du vecteur de écrit
Le franeais d’Orient étant un dialecte secondaire, il n'est pas question de stabilité
dans espace, au moins pour la composante du lexique d'origine dialectale:: les mots
sont arrivés en Outremer avec leurs locuteurs, des mots Voyageurs avec des locuteurs
voyageurs. Et on ne s'est pas soustrait a la tentation de tracer les itinéraires des sol
dats, des pélerins et de colons d’Outremer & partir du lexique. Déja Jacques Montrin
(1965), dans son compte rendu des documents chypriotes publiés par Jean Richard
(1962), avait suggéré une relation a établir entre quelques traits phonétiques, mor-
Phologiques et lexicaux du francais de Chypre et Vorigine poitevine de entourage des
"Ch. Minervini 2012, 160; Ga 1, 344; FEW 24, 15; DEM 201LE FRANCAIS DANS LORIENTLATIN
mentionnent plusieurs
clits et instruments de Fagriculture (Richard 1950, 1962),
P
tandi
di Ton narien de semblable pour eltoralsyro-pelecignest
cident Tvanche se garder d'un certain stabisme, ees A dire du danger de
Teitrer un mot atesté & Chypre de cireulation limi quand il nest pas attesté en
‘Terre Sainte, tandis qu'll peut Iétre en Gro oua Naples. Cest le cas dun
ecu, mandat de paiement” (< gr. medic ex6801519) / axddeizn(y))™
eit power ator Nea die Ue i entent que Tome ex pai pr bal oy Par apautor, i
te det prover par aporixe ou pt a
1) ems COvEDADIeS (ASSIEEPHNOY 98; ct. AsSIETOD
RégleHospP15, Nicosie 1468, ete)
mot apodive
Cet hellénisme, emprunt
probablement & Chypy
documents angevins de Naples (1277-1283) et de Ie Pring
“ous es formes latine apodixa, apodissa) et trang
Ft tecever de ce que vous bailleroiz pour vostre
PeBollard 1933-1935 1,49, ct. aussi De Boland ee
est employé aussi dans les
cipauté de Morée (14° sigcle)
aise (apodixe, apodisse):
‘autele, convenable apodisse (Durriew
354, Longnon /Topping 1969, 189, ere)
Comme le témoigne le cas de apodie, le Francais de Terre Sainte est évidemment
lie & celui de Chypre, et ce dernier est aussi en rélation avec le frangais de la Groce
side Naples. Ily a done, a 'imérieur de Pespace Polycentrique du frangais médiéval
‘ales qui sont en contact entre elles et
jag mutuellement (Lusignan 2011). On a parle
international » (Zinetli 2012, 170), quion
tune variété suy
peuvent s‘influen-
juste titre d'un «frangais de type
Pourrait peut-étre considérer comme étamt
Out ailleurs, derriére une scripta on entrevoit
'ais on est encore loin d’en
ipra-régionale; comme part
|i présence d'une variété orale, m:
caractérisation plus précise,
Pouvoir esquisser une
Fa question de la stabiité dans Fespace du voc
‘abulaire du francais régional est
celle de sa diffusion. Selon
n Glessgen et Trotter (these n° 6)
les formes du francais régional médiéval
Sables dans espace: scule une
sure une diffusion plus large dans fe
Semblent avoir tendance & rester relativement
spunorité des lexemes régionaux connait au fur et rae
space, d'aide du vecteur de écrit,
Le francais d Orient étant un diatecte secondaire, in est pas question de stabilité
dans Fespace, au moins pour la composante da lexique d'origine dialectale: les mots
woman tTivés en Outremer avec leurs locuteurs, des nv, voyageurs
a erUts Bt on ne siest pas soustrat dla tentation de tracer les itinéraires des sol
Hats, des palerins et de colons d'Outremer i Partir du lexique. Déja Jacques Monfrin
dans son compte rendu des documents chyprions Publiés par Jean Richard
1962), avait sugséré une relation a établir one
hologiques et lexicaux du franguis de Chypre
avee des locuteurs
ne poitevine de Tentourag
CE Minervini 2012, 1603 Gd 1,344; FEW 24,15; DEM 201LAURA MINERVINL
Lusignan, Plus récemment, Cyril Aslanoy (2006, 75-76) a proposé de rattacher des
mots origine lorraine et wallone a la suite de Godefroy de Bouillon,
Malheureusement, on connaft assez mal la stuation demographique de TOrient
latin et des mouvements migratoires au Levant: on sait que le pourcentage des Fran
cais’ (du domaine doi et doe) état élevé et on peut supposer ~ parfois meme démon-
trer — que le Agplacement des nobles entrainait souvent celui de plusieurs personnes
de leur entourage. On a récemment essayé d'aborder le probleme avee une méthode
scientifique - analyse des isotopes de oxygtne et du strontium dans les dents des
squelettes récupérés dans les foullesarchéologiques ~ mais les résultats sont encore
minces (Mitchell / Millard 2013). D'autre part, ls renseignements dela sociolinguis-
tique contemporaine sur le contact interdialectal appuient Tidée d'un rapport direct
entre le poids démographique des groupes de locuteurs et a sélection de traits phono-
morphologiques et de lextmes qui conduisent la formation d'un nouveau dialecte
(Trudgill 2008). Ainsi, dans ee eas es recherches des linguistes et des dilectologes
Pourraient intégrer avec profit les connaissances des histriens.
La question de la stabilité du vocabulaire régional d’Outremer se pose différem-
ment pour la composante lexicale dorigine alloglotte: on trouve ici un relative sta-
bilité, puisque la plupart des ‘exotismes’ du francais d’Orient n'est pas documentée
ni en France ni en Angleterre, cest & dire hors de espace linguistique de Orient
latin, Ty a, bien str, des exceptions telles que berrie, caravane, carouble et autres,
‘mots qui sont entrés en frangais ‘métropolitain’& partir du francais d'Outremer, avec
parfois quelques adaptations aux niveaux grapho-phonétique ou sémantique (Miner-
vini 2012, 175). Mais il semblerait que contrairement & ce que suggérent Glessgen et
‘Trotter, le vecteur de cette diffusion dans espace n'était pas en premier lieu écrit,
mais avant tout Foralité. La méme chose sest passée avec les dialeetes italiens, qui
ont répandu dans ’Occident médiéval un trés grand nombre darabismes et dhellé-
nismes.
Le francais d’Outremer, qui comparé aux dialectes italiens nous apparait comme
un intermédiaire peu puissant de formes lexicales exotiques, a eu néanmoins une
force d’expansion dans le monde méditérranéen non négligeable. Comme on vient
de dire, quelques mots du francais d’Outremer sont documentés aussi dans des textes
Gerits en Grece et Naples: apodixe, barde, cabele, fonde, etc. Si on peut considérer le
francais de la Morée, encore trés mal connu, comme un satellite, voire une branche,
du frangais de Terre Sainte et de Chypre, on aurait en revanche du mal a placer le
francais de Naples dans la méme catégorie (Zinelli 2012, Minervini 2014). On pensera
plutot que la Terre Sainte, Chypre, la Morée et le Royaume angevin de Naples aient
joué le role, quelques sigcles durant, de poles d'une espace plurilingue, oi le frangais
Gtait employé avec une variété notable de fonctions: des territoires, done, caractérisés
par une concentration de locuteurs francophones aussi bien que par Vactivité de ‘ieux
écriture’ (chancelleries, ateliers de copie de manuscrits) (Glessgen 2008) de textes
francais. Naturelle ment, la chronologic de la formation et du déclin de cette fran-
cophonie méditérrangenne n'est pas la méme partout, et le degré de proximité de
202chaque pole a la France était variable aussi ~ la question, au dela de la séographie,
avait une dimension politique et culturelle au sens large, avec des implications consi-
dérables au niveau linguistique.
Dans cette perspective, Orient latin nous apparait moins marginal et son fran-
gais moins faible que ce qu’on aurait pu penser: on ne s’étonnera done pas de décou
vrir que les formes italiennes (toscanes) appalto “affermage” (< a.fr. apaut) et busta
‘enveloppe” (< a.fr. boiste) ont été empruntées au francais @’Outremer, dans les villes
de Lille de Chypre ou de la cote syro-palestinienne oit résidait la plupart des mar-
chands italiens. Ces deux mots sont documentés pour la premidre fois dans le manuel
de commerce de Francesco Balducci Pegolotti (Pratica della mercatura, ca 1340),
homme «affaires de la Compagnia dei Bardi, qui vécut longtemps a Chypre — mais
la premitre apparait aussi, sous une forme latine, sous la plume des notaires et des
fonctionnaires génois et vénitiens d’Acre et de Tyr un sigcle auparavant”,
4. Les autres parametres du syst¢me
En dehors de la question diatopique, voici quelques considérations finales sur les
autres variables du diasystéme considérées par Glessgen et Trotter (these n° 7)
les appartenances & des champs sémantiques définis (= distribution onomasiologique),
la spéciticité sémantique des lextmes et le degré de polysémie des formes; enfin, le deste de
latinté (vocabulaire savant/prestige).
Quant au dernier paramere, le vocabulaire caractéristique de Orient Latin n'est
Pas, normalement, de type savant, done son degré de latinité est trés bas. Le cas d
mentionné de apaut < lat. médiév. aPeactu(w), mot semi-savant, est tout a fait excep:
tionnel.
Quant aux mots dorigine alloglotie, de nombreux arabismes et hellénismes
touchent a des aspects de la vie matérielle et se réferent A des realia qui sont propres
ATOrient latin:
plantes (cressenal,julban), animaux (gazel, orafle),tissus (bougosi butene), aliments (sure
‘nabeth, ahine), éléments de la pharmacopée (anserout, zarour, armes (bodoe, earabouha)
monnaies (drahan, marciban), unités de mesure (cafis, metre) batiments (fond, tersenal).
charges publiques (catepan, mathecep), titres (melee, qui?) formations miltaires (raulequa,
‘turcople), peuples (hoursemin, turqueman), ee
On peut observer la richesse du champ sémantique de la navigation, dont les mots,
sont souvent empruntés a Italien et/ou a Voccitan (boire, bonace, cale, chourme, cor-
saire, esplage, golfe, nave, nochier, etc.), méme si on a aussi quelques noms de bateaux
origine arabe ou grecque (pane, raride).
On peut trouver aussi des mots, Corigine alloglotte ou francaise dialectale, qui
ignent des éléments appartenant a 'expérience commune des locuteurs:
Lihistoire des deux mots a 6 reconstruite en détal par Di Giovine 1984 et Baglioni 2004,
203LAURA MINERVINE
‘apodixe ‘mandat de paiement’, berquil‘citerne’, Boute ‘tonneau’, campane ‘cloche’, casa vil-
lage’, daye ‘sage-femme’ farise ‘jument’, flumaire “euve’ pile “abreuveois’, prestrie ‘village’
Mais on a impression que souvent le référent possédait une spécificté qui aurait
cexpliqué le choix ne pas utiliser un synonyme (ou quasi-synonyme) du frangais gé
ral: ainsi, le easal d'Outremer n’était pas un village comme on le concevait en Europe
et on peut supposer que aussi le berquil et la daye avaient des caractéres distinetfs,
que nous n‘arrivons plus a percevoir. On aborde ici la question de la spécificité séman-
tique et de la polysémie de ce vocabulaire ~ question tr8s complexe, qui demanderait
une analyse beaucoup plus développée.
Par rapport au vocabulaire origine alloglotte, le vocabulaire origine dialectale
se différencie par la présence, a coté des noms, de quelques verbes (gregier, mermer,
segre), adjectifs (segur) et noms abstraits (delier, merme),
Si es régionalismes appartiennent tous les genres textuels, il sont sans doute plus
frequents dans les textes de type pratique, surtout dans les chartes. Des textes histo-
riographiques comme La Continuation de Guillaume de Tyr, les Memoirs de Philippe
dde Novare ou la Chronique du Templier de Tyr, contiennent également beaucoup de
régionalismes.
Quanta «la question fatidique [..] de savoir quelles sont les voies de sélection du
vocabulaire entre une langue parlée au 8*sigele et une langue standard éerite au 16°
siécle» (thése n° 9), le frangais d’Outremer ne peut pas beaucoup aider a donner des
éléments de réponse, puisqu'l a disparu autour du 14° ou du 15*siécle
On a déja pu observer la diffusion limitée du vocabulaire typique d’Outremer
dans le frangais ‘métropolitain’, ainsi que sa circulation dans le frangais de Naples et
de la Morée. On peut se demander si parfois l'histoire des mots empruntés plusieurs
fois — c'est le cas par exemple de jarre, emprunté au 13* et nouvellement au 15¢ sitcle
ne cache pas une persistance dans Toralité, occultée par les sources, Mais on peut
aussi penser que le processus d’homogénéisation qui ménera & la langue standard a
implement ignoré ou mis de c6té le vocabulaire d’Outremer qui n’avait pas beacoup
circulé au dela des edtes de la Méditerranée.
Universita di Napoli Federico IT
Laura MINERVINILE FRANCAIS DANS LORIENTLATIN
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