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L’ORIENT DANS LA POÉSIE ROMANTIQUE

Inga Walc-Bezombes

L’Orient dans la poésie romantique polonaise


et française : jeux de miroirs et de reßets

« On s’occupe aujourd’hui (…) beaucoup plus de l’Orient qu’on ne l’a


jamais fait. (…) L’Orient, soit comme image, soit comme pensée, est
devenu, pour les intelligences autant que pour les imaginations, une
sorte de préoccupation générale à laquelle l’auteur de ce livre a obéi
peut-être à son insu », Victor Hugo, 18291.

Cette « préoccupation générale » touche les poètes romantiques de


toute l’Europe. De Mickiewicz et Sáowacki à Hugo, l’Orient s’avère
pourtant avoir une géographie mouvante et évoquer des imaginaires
différents.

« Pourquoi ce sujet ? (…) où est l’opportunité ? À quoi rime l’Orient ? »


sont des questions posées par le jeune Victor Hugo à son futur lecteur2
dans la préface du recueil Les Orientales.

La réponse proposée en 1829 par le poète tient avant tout dans


l’afÞrmation de la liberté de l’artiste – tant dans le choix de thèmes
que de formes d’expression.

Pour nous, près de deux cents ans plus tard, il s’agira plutôt de tenter
une relecture de textes célèbres, aujourd’hui tombés parfois dans
l’oubli, mais à la portée considérable et déjà très célèbres dès leur
parution.

Ainsi, nous nous interrogerons sur la manière dont les poètes


romantiques français et polonais se saisissent de la question d’Orient,
1
Victor Hugo, préface de la première édition des Orientales, janvier 1829, voir :
« Les Orientales », édition critique, par Élisabeth Barineau, Paris, Librairie Marcel
Didier, 1954 ; t. I, p. 10-11.
2
Victor Hugo, id., p.8.

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de même que sur la circulation des textes et des imaginaires entre


la France et la Pologne. Comment le vieux continent déÞnit-il
l’exotique, l’inconnu ? Par quoi est-il fasciné ? Où situe-t-il l’Orient ?
Ces questions fondamentales au XIXe siècle, époque de redéÞnition
moderne des identités collectives conservent une portée pour les
Européens d’aujourd’hui.

L’orientalisme traverse et dépasse le romantisme en laissant sur


l’histoire et la création artistique en Europe une empreinte aux
multiples facettes. Aussi notre choix se limitera-t-il volontairement à
l’étude de plusieurs textes inspirés par l’Orient, signés par quelques-
uns des plus grands poètes romantiques qui ont façonné des générations
de lecteurs par l’imaginaire, les couleurs, la langue et des rythmiques
originales. Loin de reßéter toutes les complexités et les évolutions de
l’orientalisme, la poésie de Mickiewicz, Hugo et Sáowacki n’en a pas
moins créé des images archétypiques qui à leur tour ont inßuencé la
littérature et les beaux-arts.

Question d’Orient, question d’époque ?

Ces trois poètes appartiennent quasiment à la même génération :


Mickiewicz est né en 1798, Hugo en 1802 et Sáowacki en 1809. Leurs
parents ont en commun l’une des expériences majeures du siècle
naissant : en tant que jeunes adultes, ils ont vécu de près ou de loin la
Révolution française1.

Les parents de Mickiewicz et Sáowacki partagent avec tous les Polonais


contemporains un autre traumatisme, celui de la disparition de l’État

1
En Pologne, pour des raisons de politique intérieure, mais aussi de rapports avec les
monarchies voisines (la Russie de Catherine II, l’Autriche de Joseph II et la Prusse
de Frédérique le Grand), la Révolution française fut suivie de très près par les élites
politiques et intellectuelles. Les parents de Mickiewicz appartiennent à une noblesse
pauvre et déclassée et ceux de Sáowacki sont liés de près aux milieux d’enseignants
et professeurs de Krzemieniec et Vilno ; dans un cas ou dans l’autre, il s’agit de
milieux particulièrement attentifs aux évènements, bien que nous ne puissions pas
parler d’« engagement révolutionnaire ».

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polonais à la suite des partages successifs entre les grandes puissances


environnantes1.

Les trois jeunes gens, à l’âge de leurs premiers émois et de leurs


premiers essais littéraires, assistent à de grands bouleversements
idéologiques et géopolitiques : le congrès de Vienne redéÞnit les
frontières, les rapports de force sur le continent et les velléités orientales
des puissances européennes...

Les rêves romantiques d’Orient, avec leurs couleurs éclatantes et


leur évanescence poétique, puisent de près ou de loin tous dans les
évènements politiques de l’époque.

La « question d’Orient » a été tout au long du XVIIIe siècle une des


préoccupations majeures des diplomaties européennes. Mais bien qu’à
l’aube du siècle suivant la Pologne ne dispose plus d’une souveraineté
permettant de conduire une politique internationale2, tant ses anciens
intérêts stratégiques que ses relations culturelles avec l’Empire
ottoman continueront d’inßuencer le regard porté sur l’Orient par les
romantiques polonais.

Ainsi, quoique les générations de jeunes romantiques français et


polonais débutant entre 1820 et 1830 ne se retrouvent apparemment
pas face aux mêmes situations politiques, elles partagent néanmoins
de nombreuses interrogations. Si « l’orientalisme » en tant que terme
n’est admis par l’Académie française qu’en 1840, il consacre un
phénomène culturel déjà existant et complexe.
1
Les partages de la Pologne ont eu lieu successivement lieu en 1772, 1793, 1795 et
ont abouti au démantèlement de la République des Deux Nations.
2
Au cours du XIXe siècle, un État polonais doté d’un territoire réduit et d’une
souveraineté limitée fait son apparition sur les cartes de l’Europe : le duché de
Varsovie (1807-1815). Créé par Napoléon Ier, il fut transformé lors du Congrès de
Vienne en monarchie liée par une union personnelle à l’Empire russe et portant le
nom de Royaume de Congrès ou Royaume de Pologne ; après l’insurrection de 1830,
puis celle de 1863, cet État perd son autonomie et sa Constitution qui le distingue
du reste de l’Empire russe. Cependant un personnage comme le prince Adam Jerzy
Czartoryski (1770-1861), d’abord ministre des affaires étrangères de Russie, reste
inßuent sur la scène politique internationale, même lorsqu’il est obligé de s’exiler
en France après 1832.

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Trois silhouettes contrastées

Mickiewicz (1798-1855), Hugo (1802-1887) et Sáowacki (1809-1849)


non seulement ont vécu les mêmes évènements historiques, mais ayant
tous habité une partie de leur vie à Paris, se sont croisés ou rencontrés
furtivement, ont pu lire les mêmes œuvres littéraires et parfois les
mêmes journaux. Tous trois ont été aussi, chacun à sa façon, engagés
politiquement.

Si Mickiewicz commence sa vie d’adulte par un procès politique suivi


d’une condamnation à l’exil, Hugo connaît l’exil à un moment où il
est déjà un écrivain et homme politique reconnu. Tous deux seront
profondément transformés par cette expérience et les rencontres
qu’elle a suscitées. Quant à Sáowacki, aspirant aux rêves d’un jeune
poète romantique, il voit surgir dans sa vie l’Histoire avec un grand
H lorsque pressé par les évènements insurrectionnels, non seulement
il publie son Ode à la Liberté1 mais accepte une mission diplomatique
à Londres pour tenter d’inßéchir le sort de l’insurrection polonaise de
novembre 1830...

Les opinions politiques de Mickiewicz semblent s’être formées


durant ses années universitaires et ne subiront pas de transformations
majeures durant sa vie. Les héritages de Hugo en la matière semblent
bien plus complexes et contradictoires ; longtemps proche des idées de
sa mère, le jeune Hugo, auteur des Orientales fait partie des royalistes,
et même ultras. Ce sont d’une part des interrogations suscitées par le
mouvement de soutien à la cause grecque, d’autre part le plaidoyer
contre la peine de mort2, écrit quasiment en même temps que le recueil
des Orientales, qui marquent les prémices d’un changement d’opinion
de l’écrivain, lequel ne deviendra républicain qu’en 1848. Sáowacki,
issu d’une noblesse terrienne, mais aussi de milieux universitaires,
fait partie de ces artistes et intellectuels qui acquièrent une conscience
aiguë des mutations de leur époque et cristallisent une vision parfois
complexe, mais clairvoyante des changements sociaux et politiques.
1
Sáowacki, Oda do WolnoĞci, Warszawa, 1830.
2
Le Dernier jour d’un condamné écrit en moins de trois mois entre octobre et
décembre 1828, publié d’abord anonymement en 1829.

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Et l’Orient dans tout cela ?


Il Þt partie de rêves de ces jeunes poètes, d’abord au même titre que
d’autres rêves qui faisaient miroiter l’inconnu, l’étrange et l’exotisme.
Leurs premiers textes se situent dans des temps reculés ou des
contrées lointaines, ce qui, entre autres, autorise une certaine liberté à
l’imaginaire. L’action des premiers romans écrits par Hugo se déroule
à Saint-Domingue1 ou en Norvège2. Parmi les Odes et romances,
premier recueil de poésie publié par Mickiewicz, on trouve plusieurs
poèmes dont l’action se passe soit au Moyen-âge, soit dans les « temps
écoulés », à des époques mal déÞnies, ou bien dont la forme prétend
être inspirée par des chants et poèmes anciens… Quant à Sáowacki,
parmi ses premières œuvres, on trouve plusieurs poèmes dont l’action
se situe dans les époques historiques antérieures, ou dans de contrées
lointaines3.

Puis, comme le dit assez justement Hugo : « L’Orient (…) est devenu une
préoccupation générale »4… Les débuts des jeunes poètes s’échelonnent
de 1820 à 1830 et prennent la forme d’odes ou de ballades : en 1820,
Mickiewicz publie à Vilnius son Ode à la jeunesse ; deux ans plus tard,
Hugo édite à Paris Odes et poésies diverses ; en 1822, Mickiewicz
rassemble ses poèmes dans un volume intitulé Ballades et romances,
lui aussi édité à Vilnius ; quant à l’Ode à la Liberté, la première œuvre
de Sáowacki, elle est publiée en 1830 en pleine insurrection à Varsovie.
Leurs poèmes orientalistes appartiennent donc à une œuvre déjà mûre
du point de vue stylistique et constituant dans leur parcours une étape
importante.

Durant les dernières années de sa vie, Mickiewicz (1798-1855) écrit


peu et ne publie quasiment plus ; il consacre à la problématique
orientale principalement deux tomes de poésie publiés en 1826 à
Moscou : Sonnets d’Odessa et Sonnets de Crimée, inspirés par l’exil
politique auquel il a été condamné. En 1829, quasiment au moment
1
Victor Hugo, Bug-Jargal, écrit en 1818, publié en 1826.
2
Victor Hugo, Han d’Islande, écrit en 1821, publié en 1823.
3
Parmi les œuvres écrites entre 1829 et 1830 : Hugo, Mindowe, Mnich, Jan Bielecki,
Maria Stuart, Arab…
4
Victor Hugo, Les Orientales, préface de la première édition.

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de la parution des Orientales de Victor Hugo, Mickiewicz édite une


romance intitulée Faris, puis en 1835 à Paris, une traduction en
polonais du Giaour de Byron. Ayant un temps songé à une carrière
d’orientaliste, Mickiewicz a également traduit des poèmes persans et
arabes entre 1826 et 18361. Mort à Istanbul en novembre 1855 lors
d’une mission diplomatique durant la guerre de Crimée, ce grand poète
a marqué à jamais la culture polonaise par sa fascination de l’Orient,
tant dans ses poèmes que dans son engagement politique.

Aux yeux de la critique, Les Orientales, troisième recueil poétique


de Hugo, afÞrment véritablement sa position de poète. Certains des
procédés stylistiques auxquels il recourt deviendront par la suite une
des caractéristiques de sa poésie. Cependant on ne peut pas parler
d’orientalisme dans ses œuvres ultérieures, tout au plus de quelques
échos de la thématique orientale. De même, Hugo en tant qu’homme
politique de son temps, actif et entretenant une large correspondance avec
un grand nombre de ses contemporains, ne trahit pas d’intérêt particulier
pour les évènements politiques que nous venons de mentionner2.

Après la publication de poèmes patriotiques qui lui ont valu une


rapide popularité, Sáowacki rassemble ses poèmes et romances dans
deux tomes édités en 1832 à Paris, le troisième tome suivra l’année
d’après. Si plusieurs des poèmes des deux premiers tomes touchent
de près ou de loin la problématique orientale, ceux qu’il a publiés en
1833 nous intéresseront davantage, par exemple Lambro consacré à
l’insurrection grecque et Duma o Wacáawie Rzewuskim. Entre 1836
et 1837, Sáowacki réalise un des rêves nourris par beaucoup de ses
contemporains : le voyage en Orient ! C’est ainsi qu’il traverse la
Grèce, l’Égypte, la Palestine, la Libye, la Syrie et le Liban. Deux
œuvres majeures liées à l’Orient paraissent à Genève en 1839 et
1840 : Le Père des pestiférés, un long poème intitulé évoquant une

1
Mickiewicz travaille à partir des originaux et de traductions en français. Il
consulte l’ouvrage de Sylvestre de Sacy, Chrestomathie arabe, Paris, 1826 et traduit
« Almotenabbi » à partir de l’arabe, Le Pacha renégat à partir du turc, et adapte
Champharis et Arihman et Ormuz.
2
Voir sur le silence d’Hugo au sujet de la conquête de l’Algérie : http://groupugo.
div.jussieu.fr.

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sorte de Þgure de Job du désert à El Arish au Sinaï et Mazepa, drame


reprenant l’histoire d’un personnage historique évoqué antérieurement
par Voltaire, Byron, Hugo, Pouchkine...1.

Les poèmes lyriques écrits au cours ou à la suite de son voyage en


Grèce et au Moyen-Orient ne seront rassemblés et publiés qu’après sa
mort en 1866 sous le titre Voyage de Naples en Terre Sainte2.

La révolte en Grèce...

La révolution grecque éclate en février 1821 et bien qu’elle embrase


progressivement la Thrace, le Péloponnèse, les îles Ioniennes et les
îles de Mer Égée, en l’absence d’unité de commandement politique
et militaire du côté des insurgés, son sort reste longtemps incertain.
En 1827, l’Angleterre, la Russie et la France prennent la décision
de reconnaître l’autonomie de la Grèce sous l’autorité du sultan. Ce
dernier refusant l’accord proposé, les gouvernements occidentaux
envoient leurs ßottes à Navarin et y détruisent les forces navales au
service du sultan. Trois ans plus tard, le représentant du sultan signe à
Londres le protocole consacrant la création d’un État grec indépendant.
Dans le contexte créé par le Congrès de Vienne, la cause grecque
a réuni pour des raisons diverses les opinions publiques de plusieurs
pays européens, dont certains, en dépit de leurs intérêts stratégiques,
ont décidé de soutenir le mouvement de libération du peuple grec,
dans la crainte que les mouvements philhellènes ne se transforment en
contestation de politique intérieure.

1
Jan (Iwan) Mazepa KoáodyĔski (env. 1644-1709) qui aurait été puni d’une façon
inhabituelle après avoir été pris in ßagranti delicto par un mari trompé : il aurait
été renvoyé chez lui, nu et ligoté à un cheval. Ses aventures ont été décrites par
Jan Chryzostom Pasek, son rival à la cour du roi de Pologne. Par la suite, l’histoire
inspire Voltaire (Histoire de Charles XII) qui la rend plus dramatique en faisant
chevaucher le malheureux non plus à travers des « broussailles », mais par la steppe
ukrainienne jusqu’au pays tatare. C’est cette image qui sera reprise par Byron (1819)
et Hugo (1829), puis transformée par Pouchkine dans son poème Poltava publié en
1829, lequel inspirera à son tour Tchaćkovski avec Mazeppa, un opéra composé en
1884.
2
Juliusz Sáowacki, PodróĪ do Ziemi ĝwiĊtej z Neapolu.

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Ainsi, après le massacre de la population de l’île de Chio en 1824,


les opinions publiques en Europe occidentale et en Russie prennent
position en faveur des mouvements indépendantistes. La situation
française est dans ce domaine particulièrement complexe en raison de
l’héritage de la Révolution, mais aussi de la politique intérieure. Le
« Comité grec »1 composé des libéraux : hommes politiques, hommes
d’affaires, intellectuels, aristocrates et bourgeois, conduit une action de
propagande axée sur deux concepts : la défense de la cause grecque,
présentée comme celle de la « chrétienté persécutée par l’islam » et de
la « civilisation occidentale menacée par la barbarie orientale ». Dans la
société de la Restauration, le mouvement philhellène gagne les salons
y compris conservateurs, très réceptifs à ce type d’images. L’actualité
internationale, relatée par les journaux, est lue et interprétée également
à travers le prisme de la politique intérieure : l’opposition d’une partie
des royalistes au ministre ultraconservateur Villèle entre en résonance
avec la cause grecque. On accuse le ministère d’être tacitement favorable
à l’Empire ottoman et d’encourager la répression des insurgés. Les
sièges successifs de Missolonghi, la mort de Byron, le massacre de la
population, pour ne citer que les exemples les plus connus, relancent
les élans de philhellénisme. Ceux-ci se trouvent doublés de questions
de politique intérieure où se jouent la popularité des ducs d’Orléans
et la cristallisation de critiques au sein même des milieux royalistes et
conservateurs. Le mouvement philhellène est devenu en France une
véritable mode dépassant les limites établies entre les groupes d’opinion
ou de sensibilité différentes. Il a également donné lieu à de nombreuses
actions et productions artisanales et artistiques.

« Il y eut un philhellénisme mondain avec fêtes, sauteries, quêtes à


domicile, concerts de charité, expositions de tableaux, comédies jouées
au proÞt des palikares, un philhellénisme religieux qui soutenait les
Grecs chrétiens contre les Turcs musulmans, un philhellénisme libéral
et voltairien qui acclamait les sujets révoltés contre leur suzerain ;
un philhellénisme romantique intéressé par le côté mystérieux de
l’aventure et l’assimilation des palikares aux carbonari. Et il y eut
surtout un philhellénisme littéraire inspiré par les souvenirs classiques.

1
Société philanthropique en faveur des Grecs créée en 1821.

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Ce sont les écrivains qui ont soulevé la foule en faveur d’un peuple
resté – personne n’en doutait – héroïque et élégant »1.

C’est en décembre 1827, alors que les gouvernements anglais, français


et russe se sont déjà engagés en faveur de l’insurrection grecque que
Hugo annonce dans le Journal des Débats son intention de publier
un nouveau recueil de poésies intitulé Les Orientales qui paraîtra en
février 1829 et comportera quarante et un poèmes. Trois d’entre eux,
liés de plus près à l’actualité du moment de leur composition, avaient
été déjà publiés auparavant dans la presse2.

C’est la manière dont Hugo dans Les Orientales, puis Sáowacki dans
Lambro se saisissent des évènements grecs qui nous intéressera plus
particulièrement.

« On est déçu de voir que toutes ces nouvelles tendances qui indiquent
un changement dans la conception que les Français pouvaient se faire
de l’Orient ne se réßéchissent que très peu dans les œuvres purement
littéraires. (...) Même un sujet d’actualité, comme la guerre grecque,
qui inspire des odes sans nombre, est présenté dans un langage et sous
la même forme que si on n’avait aucun sentiment de la couleur locale
de l’Orient »3.

Les Orientales et la révolte grecque : Hugo

Comparés aux nombreuses odes et hymnes de circonstance composés


par ses contemporains pour soutenir les insurgés, les poèmes de
Hugo liés à la cause grecque et publiés d’abord dans la presse pour
1
R. Canat, « La renaissance de la Grèce antique (1820-1850) », Paris, 1911 in : La Grèce
en révolte. Delacroix et les peintres français 1815-1848, Paris, RMN, 1996, p.19.
2
« La ville prise », poème intitulé ainsi dans Les Orientales a été écrit en avril 1825
après la chute de Missolonghi ; il a d’abord été publié sous le titre d’Hymne oriental
dans Odes et ballades en 1826 ; le poème « Les Têtes du sérail » est écrit en juin
1826 et publié aussitôt dans Les Débats ; la publication d’un extrait de « Navarin »
dans le Journal des Débats en novembre 1827 précède l’annonce du projet d’édition
d’un nouveau recueil.
3
Élisabeth Barineau, édition critique des Orientales de Victor Hugo, Société des
Textes Français Modernes, Paris, 1952; t.1, p. XIII.

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certains, puis dans Les Orientales, se distinguent par la qualité de


leur composition. On peut cependant noter une grande différence
entre « La ville prise », écrite en 1825 à la suite de la parution dans
la presse de l’annonce de la prise de Missolonghi par Ibrahim Pacha,
et les poèmes suivants écrits en écho à l’actualité en 1826 et 1827 :
« Les Têtes du sérail » et « Navarin ». En effet dans « La ville prise »,
l’auteur se contente de descriptions plutôt convenues dans lesquelles
les références classiques restent essentielles et seuls l’emploi du terme
« calife » et la mention de la mort de prêtres relatée par les journaux de
l’époque permettent de donner un ancrage dans la réalité.

La ville et la garnison de Missolonghi ont été de nouveau assiégées


au printemps 1825 et les échecs des efforts de ravitaillement de la
population par la voie maritime sont relatés par la presse française.
La reddition de Missolonghi et le massacre de ses habitants ont lieu
le 22 avril et trois semaines plus tard le public parisien découvre une
exposition de peintures organisée à la galerie Lebrun en soutien à la
cause des Grecs.

Il s’agit d’un événement à la fois mondain et populaire, car si


l’initiative vient du comité philhellène de Paris, de nombreux peintres,
graveurs, collectionneurs et marchands de tableaux répondent à
l’appel et proposent des œuvres pour l’exposition : « (...) l’exposition
(...) ouvrait tous les jours, d’abord de dix heures à seize heures, puis à
dix-sept heures. Il n’eut pas une, mais deux présentations successives,
accompagnés de catalogues, une fermeture du 3 au 16 juillet permettant
d’en renouveler l’accrochage »1. Les 28.938 billets d’entrée, le produit
de la vente des livrets et les dons ont permis de réunir la somme de
45.793 francs « dont plus de trois quarts servirent au rachat de femmes
et d’enfants réduits en esclavage après la prise de Missolonghi »2.

L’exposition de la galerie Lebrun fut un événement culturel dont


l’importance peut être appréhendée sur différents plans de la vie
culturelle au sens large. Elle a, entre autres, permis d’exposer des

1 La Grèce en révolte. Delacroix et les peintres français 1815-1848, Paris, RMN,


1996; p. 54.
2 Idem.

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tableaux de Vernet, David, Gérard et Gros, qui n’étaient plus montrés


publiquement depuis le début de la Restauration, mais elle a fourni
également à de jeunes artistes comme Ary Scheffer, les frères
Devéria ou Delacroix l’occasion d’exposer des œuvres non seulement
philhellènes et qui pour des raisons de composition et de style auraient
eu du mal à être acceptées pour un Salon ofÞciel.

Voici comment Le Courrier français du 1er juillet 1826 relate cette


question : « On leur [les artistes] ferme l’entrée du palais des arts,
qu’ils portent ailleurs leurs tableaux ; qu’ils s’associent pour les
exposer à leurs frais ; le public les indemnisera. (...) Consacrer au
proÞt du malheur une entreprise au proÞt de l’art, convertir un acte
d’indépendance en une œuvre de charité, tel fut le vœu spontané de
tous les artistes, et l’exposition s’est ouverte au bénéÞce des Grecs. (...)
[Cette exposition] est le signal d’une véritable scission entre l’élite de
nos peintres et les protecteurs ofÞciels de leur art ; elle est le premier
modèle d’un nouveau salon de peinture, ou plutôt elle est le Salon de
1826, et c’est à ce titre que nous en ferons l’examen »1.

Au moment de l’ouverture de l’exposition à la galerie Lebrun, Hugo


en écrit un compte-rendu2, mais qui, pour des raisons inconnues, n’a
pas été publié. N’ayant jamais été un grand critique artistique, Hugo
remarque néanmoins le tableau intitulé La Grèce sur les ruines de
Missolonghi peint par Delacroix en hommage aux victimes du récent
massacre. En ce mois de mai 1826, le jeune Hugo est pensionnaire
du roi depuis bientôt quatre ans et s’il ne consacre aucune ligne dans
son compte-rendu aux grandes toiles de David décédé quelques mois
auparavant et mis à l’honneur dans l’exposition3, ce n’est peut-être
pas uniquement une affaire de goût. Suivant de près l’annonce des
massacres à Missolonghi, l’exposition à la galerie Lebrun, a été un

1 Le Courrier français, 1er juillet 1826 cit. d’après La Grèce en révolte, p. 57.
2 Le texte de cet article non publié à l’époque a été édité dans V. Hugo, Œuvres
complètes, édition Massin, t. 2, p. 983-986.
3 Étaient exposées entre autres les œuvres suivantes de David : Mars désarmé par
Vénus (Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, dimensions : 308 x 265), La
mort de Socrate (Metropolitan Museum of Art, New York, dimensions : 130 x 196),
La colère d’Achille (Kimbell Art Museum, Fort Worth, États-Unis, dimensions :
105 x 145), Le Serment des Horaces (Musée du Louvre, dimensions : 330 x 425).

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des facteurs de cristallisation d’une opposition royaliste en France :


« Il n’est donc pas étonnant que dans l’été de 1826 Victor Hugo, tout
en se considérant comme un bon royaliste, ait pu (…) demander une
intervention que le gouvernement n’avait pas encore envisagée »1. En
se documentant dans la presse sur les récits de combats, Hugo publie
le 13 juin 1826 dans le Journal des Débats « Les Têtes du sérail », un
long poème se terminant par ce constat :

« Ah ! Si l’Europe en deuil, qu’un sang si pur menace, / Ne suit


jusqu’au sérail le chemin qu’il lui trace, / Le Seigneur la réserve à
damnés repentirs »2.

L’analyse de ce long poème permet de constater qu’à l’époque où


Hugo n’a pas encore conçu le projet des Orientales. Mais il a déjà
fait des lectures qui seront ses principales sources de connaissance au
moment de l’élaboration de son recueil deux ans plus tard. Si « l’Orient
est dans tous les esprits », il paraît Þgurer également parmi toutes les
lectures et les images dont se nourrit l’imaginaire du jeune poète avant
même de se cristalliser sous forme de poésie inspirée par les couleurs
ou les thématiques orientales. « Les Têtes du sérail » sont à ce titre un
exemple intéressant : on peut y déceler le souvenir de la description de
Constantinople par Chateaubriand3, des combats de Botzaris dépeints
par Pouqueville4 ou d’informations erronées données par la presse de
l’époque comme celle de la rumeur sur la mort de Canaris. Ce poème
se caractérise par le pittoresque de la description de la ville et une force
dramatique de la composition, avec la vision du sérail « de six mille
têtes paré » et la discussion entre les esprits de Botzaris, de l’évêque
Joseph et de Canaris. Parmi les quarante et un poèmes des Orientales,
plus d’un quart est consacré ou bien contient un écho à la cause
grecque. Pour certains de ces poèmes, cette thématique n’est qu’un
« pré - texte » au sens propre du terme : l’actualité semble fournir des
symboles éveillant l’imaginaire et provoquant l’écriture qui s’en libère
aussitôt.
1
Élisabeth Barineau, op cit., p. 58.
2
Victor Hugo, Les Orientales, III « Têtes du sérail ».
3
François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Paris, 1811.
4
Ch. Pouqueville, Histoire de la régénération de la Grèce, Paris, 1824.

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Ainsi, le poème intitulé « Canaris »1, écrit en novembre 1828 et vantant


les exploits d’un des héros de l’insurrection grecque, semble en réalité
puiser sa véritable inspiration dans l’émerveillement de Hugo devant
l’effet visuel produit par une planche colorée représentant les pavillons
des puissances maritimes... datant plutôt du siècle précédent2.

Il en est tout autrement du poème « L’Enfant » écrit en juin 1828 et


décrivant avec une vraie sobriété le sort de jeunes enfants, martyrs et
combattants, durant toute la durée de ce conßit. Le « Comité grec »
de Paris a organisé plusieurs actions, dont l’exposition à la galerie
Lebrun que nous avons déjà décrite, aÞn de racheter des femmes et
des enfants grecs réduits en esclavage. Un groupe d’enfants grecs a été
accueilli en France pour y suivre des études Þnancées par les sociétés
philhellènes qui rendaient largement compte dans la presse de leurs
activités. Sensible, comme ses contemporains, aux descriptions du
sort de la population civile, Hugo semble cependant dans ce poème ne
pas céder aux images convenues d’atrocités commises par les soldats
envers des enfants ou des jeunes Þlles. Le sujet de l’enfant-combattant,
très jeune et pourtant déterminé dans sa volonté, est parfaitement traité
par Hugo dans son poème, mais c’est aussi un thème à part entière
perçu comme tel par ses contemporains. La célébrité du tableau
intitulé Jeune Grec défendant son père d’Ary Scheffer, devenu un
symbole pour les Grecs, reproduite sous forme de lithographie et
d’objets d’artisanat3 produits et vendus du moins en partie pour la
cause grecque, de même que la notoriété, quelques années plus tard,
de l’image de l’enfant dans La Liberté guidant le peuple de Delacroix4,

1
Constantin Kanaris (Canaris) (?-1877) – ofÞcier de marine, héros de l’insurrection
grecque, célèbre pour ses exploits dans les batailles navales contre la ßotte ottomane.
Après l’indépendance, député, puis premier ministre de la Grèce.
2
Voir le commentaire d’Élisabeth Barineau, accompagnant le poème « Canaris »,
V. Hugo, Les Orientales, édition critique, par Élisabeth Barineau, Paris, Librairie
Marcel Didier, 1954.
3
Outre les lithographies ou almanach vendus au proÞt des Grecs, une production
d’objets usuels : assiettes, vases, tapisseries a véhiculé le soutien pour l’insurrection
en reproduisant parfois des images devenues célèbres comme le Jeune Grec défendant
son père d’Ary Scheffer.
4
La Liberté guidant son peuple d’Eugène Delacroix a été présentée au Salon de
1831.

137
INGA WALC-BEZOMBES

attestent de l’émergence d’une prise de conscience de la place de


l’enfant dans la société du XIXe siècle. Le thème du sort de l’enfant
délaissé par les adultes, de l’enfant victime, ou de l’enfant soldat sera
par la suite traité à plusieurs reprises par Hugo dans son œuvre littéraire
et constituera un des axes de son action d’homme politique à partir
de 1848.

Lambro. L’insurgé grec : Sáowacki

Lorsqu’il écrit Lambro. L’insurgé grec à Paris, au début de l’année


1832, Sáowacki a juste vingt-trois ans. Cependant le jeune homme a
déjà vu de près des combats de rue en assistant à Varsovie aux débuts
de l’insurrection contre le grand-duc Constantin Pavlovitch de Russie,
chef des armées russes stationnant dans le Royaume de Pologne. Après
avoir quitté Varsovie en vue de remplir une mission diplomatique
pour le compte des insurgés à Londres et à Paris, il s’y installe et
publie deux volumes de poésie en 1832, Lambro faisant partie du
troisième tome, édité en 1833. Ce drame est donc écrit par un jeune
homme débutant en tant que poète, mais ayant vécu des évènements
et des choix dramatiques. En exil depuis 1831, Sáowacki se retrouve
à Paris isolé et incompris de ses compatriotes qui, bien que partagés
politiquement, sont souvent en attente d’une littérature « engagée »
en prise directe sur leurs préoccupations du moment. C’est à ce titre
que Lambro nous paraît être une œuvre particulièrement intéressante.
Plusieurs poèmes de Sáowacki publiés dans ses recueils précédents
présentaient déjà une inspiration ou bien une thématique de couleur
« orientale »1 ; mais, contrairement à Hugo, il ne s’agissait cependant
ni d’une mode générale ni de poèmes composés en référence à
l’actualité.

1
On trouve dans les œuvres de jeunesse de Sáowacki deux sortes d’inspiration
orientale : les personnages historiques ou le mode de vie des peuples voisins de la
Pologne (Cosaques, Tartares), comme pour Jan Bielecki ou bien le monde de l’islam
comme pour Arab, tous deux publiés en 1832.

138
L’ORIENT DANS LA POÉSIE ROMANTIQUE

Lambro est un drame poétique présentant les dilemmes imaginaires du


compagnon de lutte d’un personnage historique réel, Rigas1. Sáowacki,
tout en prenant soin d’inscrire l’action de son poème dans un contexte
géographique et culturel, choisit le contexte des soulèvements grecs
de la Þn du XVIIIe siècle pour raconter les conßits moraux et le drame
personnel de Lambro, personnage d’insurgé, compromis par un crime
et échouant dans sa mission. Au lecteur d’aujourd’hui, l’intrigue du
drame paraît peu probable et le poème inégal dans sa composition.
Ce qui est plus intéressant peut-être, c’est le jugement de l’auteur lui-
même qui dans une lettre à son oncle TeoÞl Januszewski mentionne
qu’en tant que poème « patriotique » et « engagé » Lambro lui a fermé
toute possibilité de retour d’exil2. Une partie du génie de Sáowacki
réside également dans la liberté du traitement de sujet. En ce février
1832, devant l’afßuence en Europe occidentale des émigrés polonais,
le gouvernement français accepte leur installation, tout en redoutant
l’inßuence que ces insurgés pourraient exercer sur l’opinion politique
et en essayant de les éloigner de Paris. En plaçant l’action de son drame
au début des mouvements d’indépendance des Grecs, couronnés au
terme de trente années de lutte par un succès dû à la fois à l’appui
des opinions publiques éclairées et à l’action des gouvernements des
grandes puissances européennes; Sáowacki semble épouser de plus près
les aspirations de l’émigration polonaise pour laquelle le mouvement
philhellène constitue une inspiration et un modèle inaccessible.
Cependant, le personnage, les interrogations, enÞn le sort même de
Lambro en font un antihéros : corsaire et criminel qui, s’engageant
pour la libération de sa patrie, rêve de racheter sa conduite et échoue
sur tous les plans, mort d’une surdose d’opium dont il était devenu
dépendant.... En mourant, Lambro laisse désemparés ses compagnons
de lutte, une femme qui l’aime et la cause qu’il chérissait. Les critiques
des compatriotes de Sáowacki furent assez naturellement acerbes. Ce

1
Rigas (Rhigas) (1757-1798) – écrivain et scientiÞque grec, entre au service de
l’administration phanariote, sert de traducteur lors des contacts avec le consulat
français. Sous l’inßuence de la Révolution, Rigas écrit un projet de Constitution pour
une future Grèce libre et Thourios, chant de guerre devenu vite populaire. Considéré
comme un des premiers organisateurs des mouvements indépendantistes grecs, il fut
arrêté par les Autrichiens, livré aux autorités ottomanes et exécuté.
2
Paweá Herz, Portret Sáowackiego, Warszawa, 2009, p. 62.

139
INGA WALC-BEZOMBES

n’est que plus tard, après plusieurs échecs de mobilisation en faveur de


la cause polonaise des opinions et des gouvernements européens et le
constat des tensions politiques au sein de l’émigration polonaise, que
s’élèveront d’autres voix parlant du destin tragique de cette génération,
la plus célèbre étant celle de Mickiewicz dans l’épilogue de Monsieur
Thaddée1.

Voyage rêvé ?

Le voyage prend avec le romantisme des teintes nouvelles : au-delà de


celles que Byron a magniÞées dans La Fiancée d’Abydos (1813) qui
reßétait les souvenirs d’un voyage effectué dans toute la Méditerranée
par l’auteur entre 1809 et 1811, de celles que Winckelmann a théorisées
dans ses écrits sur la beauté absolue de l’art grec, ou encore de celles
de Chateaubriand, épris des humanités classiques et recherchant dans
ses voyages l’écho des lectures qui l’avaient façonné... la littérature
viatique du XIXe siècle restera marquée par la fascination du Couchant
et du Levant, mais aussi par les nouveaux aspects du voyage qui
devient une expérience subjective, une quête de l’identité personnelle
et culturelle.

1
A. Mickiewicz, Pan Tadeusz ou la dernière expédition judiciaire en Lituanie.
Scènes de la vie nobiliaire des années 1811 et 1812 en douze chants. Traduit du
polonais par Robert Bourgeois, Montricher, 1992 :

Traîner sur les pavés de Paris pareils songes O tem Īe dumaü na paryskim bruku,
Quand mon oreille bruit des clameurs, des Przynosząc z miasta uszy peáne stuku,
mensonges
Montant de la cité, projets intempestifs, PrzeklĊstw i káamstwa, niewczesnych
zamiarów,
Querelles de damnés, plaintes, regrets Za poznych Īalów, potĊpieĔczych swarów!
tardifs !
Malheur aux exilés ! Une foule ennemie, Biada nam, zbiegi, ĪeĞmy w czas morowy
Puisqu’ils se sont enfouis pendant LĊkliwe nieĞli za granicĊ gáowy!
l’épidémie,
Sent en les côtoyant sa peur s’exaspérer Bo gdzie stąpili, száa przed nimi trwoga,
Et chacun d’entre eux voit un pestiféré. W kaĪdym sąsiedzi znajdowali wroga,
Les enchaînant enÞn dans d’étroites AĪ nas objĊto w ciasny krąg áaĔcucha
limites,
On voudrait les voir rendre à Dieux l’âme au I kaĪą oddaü co najprĊdzej ducha.
plus vite.

140
L’ORIENT DANS LA POÉSIE ROMANTIQUE

Le rêve du voyage en Orient répond souvent à une nostalgie ainsi décrite


par Théophile Gautier en 1834 : « La vue de cette peinture me rendit
malade et m’inspira la nostalgie de l’Orient, où je n’avais jamais mis le
pied. Je crus que je venais de connaître ma véritable patrie, et lorsque
je détournais les yeux de l’ardente peinture, je me sentais exilé »1.
Gautier ne voyagera qu’à partir de 1840 et par ses récits enthousiastes
récits propagera à son tour la nostalgie de l’Orient... S’il ne nous est pas
possible d’aborder plus largement ce thème dans les limites de cet article,
nous reviendrons encore sur cette importance de la peinture évoquée par
Gautier pour Les Orientales de Victor Hugo, écrites quasi entièrement
à Paris. L’apparition de la photographie, puis le développement du
tourisme suivant celui du chemin de fer transformera en profondeur le
rapport au voyage et à l’inconnu durant le XIXe siècle. Ainsi, en 1859,
Eugène Fromentin, écrivain et critique d’art mais surtout peintre, écrira :
« Tout à coup, il y a vingt ans, après avoir épuisé l’histoire ancienne, et
puis l’histoire locale, de lassitude ou autrement, les peintres se sont mis
en route. (…) or notez bien qu’on voyage du moment qu’on s’attache
aux diversités de la nature. La distance n’y fait rien. (…) on peut faire
(...) le tour du monde, et ne produire que des œuvres les plus générales,
impossibles à localiser (…). En un mot, il y a deux hommes qu’il ne
faut pas confondre, il y a le voyageur qui peint et puis il y a le peintre
qui voyage. Le jour où je saurai positivement si je suis l’un ou l’autre, je
vous dirai exactement ce que je prétends faire de ce pays »2.

De Mickiewicz, Hugo et Sáowacki, seul ce dernier a réalisé un voyage


d’agrément en Orient. Mickiewicz, venant d’un milieu modeste, n’a
pu se permettre, dans sa jeunesse, que quelques excursions ; pour
lui, l’exil politique en Russie auquel il a été condamné à l’issue des
procès de la Société des Philarètes s’est avéré être paradoxalement une
opportunité, aussi bien en lui offrant une possibilité de rencontrer les
décabristes, intellectuels et artistes russes, dont Pouchkine, qu’en lui
permettant pour la première fois de sa vie de voyager. C’est durant son
exil en Russie entre 1824 et 1828 que Mickiewicz séjourne à Saint-
1
Théophile Gautier, à propos du tableau La place de l’Esbekieh de Prosper
Marilhat, exposé au Salon de 1834 ; voir : Christine Peltre, Dictionnaire culturel de
l’Orientalisme, p. 136.
2
E. Fromentin, Une année dans le Sahel, Michel Lévy, Paris, 1859, in : Christine
Peltre, Dictionnaire culturel de l’Orientalisme, p. 133.

141
INGA WALC-BEZOMBES

Pétersbourg, en Crimée et à Moscou. Ses Sonnets de Crimée publiés à


Moscou en 1826 sont une révélation pour ses contemporains, l’auteur
renouvelant entièrement la forme classique du sonnet pour écrire une
œuvre lyrique, sensuelle et… politique.

Le jeune Hugo n’a pas de réels problèmes matériels, mais ne peut se


permettre de véritable voyage au moment où il écrit Les Orientales. Ses
expériences en la matière sont celles des escapades de quelques jours
en Normandie, à Reims pour assister au couronnement de Charles X,
dans la région de Blois où habite son père, ou bien dans les Alpes avec
sa femme et ses amis. À l’exception d’un séjour en Espagne durant
son enfance, Hugo ne connaît pas les contrées qu’il décrit dans Les
Orientales qu’à travers l’expérience des autres : hommes de lettres,
voyageurs ou artistes.

Entre voyage et exil : Mickiewicz

Arrêté en 1823, puis condamné, le jeune poète passe d’abord six mois
en prison. Il est ensuite autorisé à la quitter à condition de signer un
document dans lequel il s’engage d’une part à ne pas divulguer des
informations sur le procès et l’instruction dont il a fait l’objet, d’autre
part, à informer à l’avenir les instances appropriées de l’existence de
toute association ou société non autorisée par le gouvernement dont
il aurait eu connaissance... Sur environ 226 suspects, il y a eu plus
de cent condamnations à des peines de prison, d’exil, d’exclusion de
l’Université ou d’emploi au service de l’État. Parmi les condamnés
se trouvaient des étudiants, mais aussi des jeunes scientiÞques ou
enseignants ayant étudié essentiellement à l’Université de Vilnius,
dont l’excellence tant dans les domaines de sciences humaines
et de sciences exactes a permis par la suite à nombre d’entre eux
d’occuper des postes importants dans la recherche ou l’administration
russe1.

1
Voir à ce sujet notamment : Daniel Beauvois, Wilno, polska stolica kulturalna
zaboru rosyjskiego 1803-1832, Wrocáaw, 2010 ; ainsi que Z. Wójcik, « Wkáad
Ignacego Domeyki i innych Þlaretów wileĔskich do nauki », in : Zwoje, nr. 41.

142
L’ORIENT DANS LA POÉSIE ROMANTIQUE

Compte tenu de l’existence à l’Université de Vilnius d’un enseignement


de langues orientales1, certains des condamnés étaient naturellement
des spécialistes en philologie ou civilisation anciennes ou orientales :
ainsi Józef Kowalewski, à l’origine philologue classique, devient en
1833 professeur de l’Université de Kazan et durant les années 1840
à 1849 édite le premier dictionnaire de la langue mongole en version
russe et française.

Loin d’être un cas isolé, cet exemple nous intéresse pour deux raisons :
assez naturellement les jeunes gens condamnés à l’exil déployaient une
grande énergie pour garder des contacts et à se tenir informés du sort
de leurs amis et proches. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la
circulation de la correspondance, certes parfois chiffrée ou indirecte,
mais favorisant les échanges d’informations restait assez importante
tant parmi ceux qui se retrouvaient en Russie, que plus tard, parmi
ceux, qui comme Mickiewicz, seraient autorisés à la quitter. Ensuite,
pour les spécialistes en sciences humaines, l’étude et la spécialisation
en philologie orientale ont été perçues comme une des carrières
scientiÞques ou diplomatiques ouvrant dans la Russie de l’époque des
possibilités de carrières intéressantes. Ainsi, sans que cela fût leur projet
initial, l’étude des langues orientales est devenue pour certains lauréats
de l’Université de Vilnius, condamnés à de longs séjours en Russie,
une des perspectives de carrière ou bien un nouveau centre d’intérêt.
Durant son séjour à Saint-Pétersbourg, Mickiewicz a rencontré, entre
autres, Józef SĊkowski2, grâce à qui il entreprend l’étude des langues
orientales, ainsi que des traductions de poèmes arabes et persans et
fait connaissance de Mirza DĪafar Topcza-Basza et d’Ivan Kozlow,
poètes et plus tard traducteurs des Sonnets de Crimée respectivement
en persan et en russe.

1
L’enseignement des langues orientales s’inscrit au départ comme auxiliaire de
l’exégèse, pour tenter une autonomisation par la suite. Sont enseignés selon les
périodes : l’hébreu, le syrien, l’arabe, le persan. En 1822 est créé un cercle de
spécialistes arabisants auquel appartiennent : SĊkowski, Kowalewski, Bobrowski et
ChodĨko, voir : D. Beauvois, op. cit., p. 256-257.
2
Józef SĊkowski (1800-1858) en 1822 est déjà professeur de l’université de Saint-
Pétersbourg en langues arabe et turque, plus tard se spécialisera en égyptologie.

143
INGA WALC-BEZOMBES

En février 1825, Mickiewicz et deux autres anciens condamnés


trouvent des postes d’enseignant au Lycée Richelieu d’Odessa. Une
fois arrivé, le poète apprend qu’il ne pourra pas prendre son service
et attend pendant plusieurs mois une nouvelle affectation. BénéÞciant
d’un logement de fonction au lycée, Mickiewicz proÞte pleinement
de cette « parenthèse » et durant son séjour à Odessa mène selon son
propre expression « une vie de pacha ». Il faut avoir en mémoire qu’il
se retrouve là dans un environnement très particulier : cette région
faisant partie de territoires ottomans n’a été conquise par la Russie
qu’en 1792. Odessa est une ville nouvelle, fondée à l’emplacement
d’une ancienne forteresse, port franc à partir de 1819, elle est habitée en
grande partie par des étrangers commerçants et aristocrates attirés par
cette ville moderne et élégante : Polonais, Français, Grecs, Arméniens,
Juifs et Turcs, la population russe y est minoritaire... C’est donc une
vie de bals, de ßirts et d’excursions que Mickiewicz y mène durant
neuf mois. Si les historiens n’ont pas pu reconstituer le calendrier
précis des expéditions du poète en Crimée, nous savons néanmoins
qu’il a pu visiter durant cette période les environs d’Eupatoria et de
Simféropol en explorant les parties méridionales et occidentales de
la presqu’île. Il a aussi fait des séjours dans les environs du liman de
Dniestr, au sud-ouest d’Odessa. Connu pour ses premières publications
avant son procès, Mickiewicz arrive à Odessa comme un homme à
la fois mûri et « auréolé » par l’épreuve de répression collective qui
a façonné sa génération. Son expérience semble complexe : c’est en
grande partie grâce à sa déportation en Russie qu’il prend conscience
de l’ampleur de son propre talent, mais aussi de l’exigence dans
les lectures et dans l’écriture qu’il souhaite s’imposer. Les Sonnets
inspirés par le séjour à Odessa sont publiés au retour de Mickiewicz
à Moscou en 1826 en deux parties : les Sonnets de Crimée et les
Sonnets d’Odessa ; le premier cycle étant un « récit poétique » des
impressions de voyages entrepris durant son séjour dans la région, le
second cycle se compose de sonnets lyriques et amoureux. Si nous
ne disposons que de peu d’informations sur le calendrier précis de
composition de ces poèmes, il ne fait aucun doute qu’ils sont écrits
par un homme qui en 1825 doit non seulement comme tout sujet
de l’empire des tsars, compter avec la censure, mais envisager
son avenir et sa carrière dans des provinces éloignées de sa région

144
L’ORIENT DANS LA POÉSIE ROMANTIQUE

natale1, ce qui du reste est le sort de plusieurs de ses collègues et amis


avec qui il entretient une correspondance.

La réception des Sonnets de Crimée divise d’emblée les contemporains :


le renouvellement non seulement du genre du sonnet, mais la
méditation lyrique et sensuelle des paysages mêlée de coloris et de
vocabulaire locaux trouvent autant d’admirateurs que de pourfendeurs.
Si l’introduction de nombreux termes turcs ou tatars a pu scandaliser
certains lecteurs de l’époque, elle introduit durablement dans le canon
de la poésie romantique, mais aussi plus généralement dans la culture
polonaise, la géographie précise des lieux enchanteurs ou effroyables
et des expressions relatives aux civilisations musulmanes. Malgré tout
l’intérêt d’interprétations lyriques ou linguistiques de ces poèmes,
écrits, rappelons-le, par un jeune homme de trente ans récemment
condamné et devant composer avec la censure, on peut s’interroger
également sur une possibilité de lecture plus politique des Sonnets de
Crimée. Mickiewicz ne compose pas un « récit de voyage » proprement
dit, l’ordre des poèmes ne reßétant pas la chronologie, ni les itinéraires
réels de ses pérégrinations. Il fait précéder son recueil d’une citation de
Goethe : « Wer den Dichter will verstehen, /Muss in Dichter’s Lande
ehen »2 et la description des paysages et des sensations du voyageur
semble être ici au service de réßexions sur le rôle même du poète.
1
Adam Mickiewicz, Les Steppes d’Akerman in : « Sonnets de Crimée suivi de Sonnets
d’amour et autres textes », traduits du polonais et présentés par Roger Legras, L’Âge
d’Homme, Lausanne, 2000.
Wpáynąáem na suchego przestwór oceanu, / Wóz nurza siĊ w zielonoĞü i jak áódka
brodzi, /ĝród fali áąk szumiących, Ğród kwiatów powodzi,/ Omijam koralowe
ostrowy burzanu.
(…)
Sur le sec, je navigue, en la steppe océane, / Verdure où mon char plonge et patauge
– un canot ! / Noyé de ßeurs, dans l’herbe aux bruissements de ßots ; / J’évite les
îlots corallins des bourianes.
(…)
Stójmy ! – jak cicho ! – sáyszĊ ciągnące Īurawie, / Których by nie doĞcigáy Ĩrenice
sokoáa ; / SáyszĊ, kĊdy siĊ motyl koáysa na trawie.
(...)
Arrêtons ! Quelle paix ! … J’entends là-haut s’enfuir / Des hérons qu’un gerfaut ne
saurait découvrir ; / J’entends le papillon bercé sur le brin frêle.
2
Littéralement : « Qui veut comprendre l’écrivain, doit aller dans son pays », J. W.
Goethe, West-östlicher Divan, 1819.

145
INGA WALC-BEZOMBES

Aux strophes du premier sonnet répondent ainsi les derniers vers du


recueil. Après avoir plongé à corps perdu dans cette nature enivrante
et redoutable à la fois, après avoir médité dans un silence intense une
voix qui viendrait du pays :
Ce silence ! et je guette à tel point, W takiej ciszy! – tak ucho natĊĪam
qu’une voix ciekawie,
Du Pays m’attendrait… ĩe sáyszaábym gáos z Litwy. –
Repartons : nul n’appelle ! JedĨmy, nikt nie woáa!1

Mickiewicz clôt son recueil avec une certitude de sa valeur et de son


destin :
Dans ton cœur, il en est ainsi, jeune Podobnie na twe serce, o poeto
poète, máody!
Où la passion souvent fait gronder NamiĊtnoĞü czĊsto groĨne wzburza
la tempête niepogody,
– Mais, si tu prends ton luth, elle Lecz gdy podniesiesz bardon, ona
s’évanouit ; bez twej szkody

Sans te faire dommage, elle sombre Ucieka w zapomnienia pogrąĪyü siĊ


en l’oubli toni
Et, des sublimes chants qu’elle laisse I nieĞmiertelne pieĞni za sobą uroni,
après elle,
Les siècles tresseront ta couronne Z których wieki uplotą ozdobĊ
immortelle ! twych skroni2.

Dans ce sens, on peut analyser les Sonnets de Crimée à la fois comme


un voyage métaphysique, mais aussi celui d’une maturation intérieure
conduisant le poète à redéÞnir son positionnement philosophique et
politique. Contemplant le spectacle de nature tantôt immense et portant
au vertige, tantôt dangereuse voire hostile à l’homme, les Sonnets ne
donnent la parole qu’à deux êtres humains : le Pèlerin et le Mirza3. Ces
1
C’est en raison d’une forte présence polonaise à Odessa et de proximité (somme
toute, assez relative) avec Vilnius que Mickiewicz doit attendre une affectation qui
l’en éloignerait. S’il n’est pas nommé dans les provinces lointaines (on évoque
Perm), c’est qu’il tente plusieurs interventions en sa faveur en raison de sa santé, ce
qui en 1829 aboutira à la permission de quitter l’empire.
2
Idem, Sonnet XVIII « Aioudah ».
3
« Mirza » est un terme désignant l’appartenance à la classe noble des Tatars, voir :
Roman Koropeckyj, The Slavic and East European Journal, Vol. 45, No. 4 (Winter,
2001), p. 665.

146
L’ORIENT DANS LA POÉSIE ROMANTIQUE

personnages sont-ils pour autant des êtres à part entière ? Deux voix du
poète ? Ne serait-il pas possible de lire les échanges entre ce « pèlerin
– exilé » et ce « mirza » – noble guide ou sage Tatar comme celle des
héritages complémentaires composant la culture polonaise qui par ses
échanges séculaires avec les peuples musulmans a su « écouter » et
parfois « entendre » les voix venues de ses conÞns orientaux ?
Mais avant que le poète ne reparte avec la certitude de sa vocation et
de son talent, il y a encore un échange bref, mais poignant au bord du
précipice de Tchoufout-Kalé :
« Le Mirza
Lâche la bride, prie – et détourne la tête !
Qu’ici ta raison cède, (…)
– Porte ailleurs ton regard (…)
Le Pèlerin
Mirza, j’ai regardé ! Dans ce monde entrouvert,
J’ai vu… J’en pourrai parler qu’après la mort :
Il n’est, chez les vivants, pas de mots pour le dire ! »1.
1
Adam Mickiewicz, « Chemin au-dessus du précipice de Tchoufout-Kalé » in :
Sonnets de Crimée suivi de Sonnets d’amour et autres textes, traduits du polonais et
présentés par Roger Legras, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2000.
Le Mirza Mirza
Lâche la bride, prie – et détourne la tête ! Zmów pacierz, opuĞü wodze, odwróü na bok
lica,
Qu’ici ta raison cède, à ton cheval, le pas : Tu jeĨdziec koĔskim nogom swój rozum
powierza;
Voici ce brave, affermi, de l’œil sonder Dzielny koĔ! patrz, jak staje, gáąb okiem
le bas, rozmierza,
Plier le genou, crocher de son sabot l’arête, UklĊka, brzeg wiszaru kopytem pochwyca,
Suspendu ! – Porte ailleurs ton regard : s’il I zawisnąá – Tam nie patrz, tam spadáa
se jette Ĩrenica,
En ce puits d’Al-Kahir, le fond il n’atteindra ! Jak w studni Al-Kairu, o dno nie uderza.
Ne montre rien du doigt : tu n’as pas d’aile I rĊką tam nie wskazuj – nie masz u rąk
au bras ! pierza;
Que même ta pensée un saut ne se permette : I myĞli tam nie puszczaj, bo myĞl jak
kotwica,
(…)
Le Pèlerin Pielgrzym
Mirza, j’ai regardé ! Dans ce monde Mirzo, a ja spojrzaáem! Przez Ğwiata
entrouvert, szczeliny
J’ai vu… J’en pourrai parler qu’après la Tam widziaáem – com widziaá, opowiem – po
mort : Ğmierci,
Il n’est chez les vivants, pas de mots pour le Bo w Īyjących jĊzyku nie ma na to gáosu.
dire !

147
INGA WALC-BEZOMBES

Parmi les œuvres suivantes écrites juste après Les Sonnets, lorsque le
poète quitte son exil Þgure la IIIe partie des Aïeux, œuvre majeure du
romantisme polonais dans laquelle la question de la vocation du poète
est une des questions primordiales.

L’Espagne c’est encore l’Orient... Hugo


L’auteur des Orientales, rappelons-le, les a écrites essentiellement
à Paris. Sensible à « l’air du temps » et aux récits de voyages lus et
entendus, le jeune poète assume pleinement son choix de « rêveries
orientales » en afÞrmant dans la préface de la première édition du
recueil que « L’art n’a que faire de lisières, de menottes, de bâillons ; il
vous dit : Va ! et vous lâche dans ce grand jardin de la poésie, où il n’y a
pas de fruit défendu ». L’auteur poursuit : « Les couleurs orientales sont
venues comme d’elles-mêmes empreindre toutes ses pensées, toutes
ses rêveries ; et ses rêveries et ses pensées se sont trouvées tour à tour,
et presque sans l’avoir voulu, hébraïques, turques, grecques, persanes,
arabes, espagnoles même, car l’Espagne c’est encore l’Orient (…) »1.

Si d’évidence Hugo s’était documenté pour composer Les Orientales,


c’est avant tout une rêverie de visions et de sensations qu’il recherche :
l’imaginaire oriental revêt pour lui mille contours possibles et il privilégie
avant tout le miroitement de couleurs ou l’avalanche d’images :

« Oh! Qui fera surgir soudain, qui fera naître,


Là-bas, – tandis que seul je rêve à la fenêtre
et que l’ombre s’amasse au fond du corridor, –
quelque ville mauresque, éclatante, inouïe,
qui, comme la fusée en gerbe épanouie,
déchire ce brouillard avec ses ßèches d’or »2.

Les Orientales de Victor Hugo sont une ballade et une rêverie qui ne
contiennent même pas de description de voyage, fut-il imaginaire.
Mais, travaillant parfois à partir d’une documentation visuelle, Hugo
recourt souvent à l’énumération des caractéristiques des lieux, comme
dans le poème « Grenade », de manière à créer un rythme enivrant
1
Barineau, op. cit., p. 5, 11.
2
Victor Hugo, Les Orientales, XXXVI : Rêverie.

148
L’ORIENT DANS LA POÉSIE ROMANTIQUE

d’images déÞlant à toute vitesse comme dans le récit d’un voyageur


porté par ses souvenirs :

« Soit lointaine, soit voisine, / Espagnole ou sarrasine, / Il n’est pas


une cité / Qui dispute sans folie / À Grenade la jolie / La pomme de
la beauté, / Et qui, gracieuse, étale / Plus de pompe orientale / Sous
un ciel plus enchanté. / Cadix a les palmiers ; Murcie a les oranges ;
/ Jaën, son palais goth aux tourelles étranges ; / Agreda, son couvent
bâti par saint Edmond / Ségovie a l’autel dont on baise les marches, /
Et l’aqueduc aux trois rangs d’arches / Qui lui porte un torrent pris au
sommet d’un mont »1.

L’Espagne mauresque, sans être décrite sous forme de voyage, restera


cependant une des grandes sources d’inspiration pour ce recueil qui se
termine par un poème intitulé « Novembre », dans lequel « devant le
sombre hiver de Paris qui bourdonne (…) s’en vont en foule et sultan
et sultanes, / pyramides, palmiers, galères capitanes (…) ».

L’année 1828 durant laquelle Hugo a écrit la majeure partie de ses


Orientales s’achève et le poète commence déjà la préparation des
Feuilles d’automne, son nouveau recueil, plus intime, qui l’emmènera
vers un voyage intérieur. En attendant :

« Tout fuit, tout disparaît. Plus de minaret maure, / Plus de sérail ßeuri,
plus d’ardente Gomorrhe, / Qui jette un reßet rouge au front noir de
Babel ! / C’est Paris, c’est l’hiver (...) »2.

L’expérience du désert...Sáowacki
Né à Krzemieniec et grandi à Vilnius, Sáowacki contrairement à
Mickiewicz a pu voyager en tant que jeune homme. Ce n’étaient pas tous
lointains, mais grâce aux relations familiales il a pu visiter les environs,
mais également se rendre à Jytomyr ou à Bar3 avant d’entreprendre
à dix-huit ans un premier grand voyage qui l’a mené entre autres à
1
Victor Hugo, Les Orientales, XXXI : Grenade.
2
Victor Hugo, Les Orientales, XLI : Novembre.
3
Villes situées dans l’Ukraine actuelle, respectivement à environ 700 et 900 km de
Vilnius.

149
INGA WALC-BEZOMBES

Odessa. Par son entourage familial, Sáowacki fut sensibilisé dès son
plus jeune âge à la « question orientale » sous ses divers aspects.
Ainsi Ludwik Spitznagel1, son ami le plus proche, ancien camarade
de collège, devint très tôt un orientaliste extrêmement prometteur,
connaissant plusieurs langues anciennes et vivantes, dont le persan,
le turc et l’arabe. Le premier – et peut-être le plus grand amour de
Sáowacki – fut Ludwika ĝniadecka, Þlle d’un professeur de l’université
de Vilnius et ami de la famille du Sáowacki. De son côté, la famille de
la jeune Þlle s’est vue conÞer l’éducation des enfants de Jan Potocki2,
grand orientaliste, voyageur et auteur de plusieurs récits de voyage3
et du Manuscrit retrouvé à Saragosse, instigateur de la création à
Vilnius d’une école des langues orientales4. Jan Potocki fut également
l’oncle d’un autre enfant terrible de la famille – Wacáaw Rzewuski5,
1
Ludwik Szpitznagel (Spitznagel) (1805-1827), ami d’enfance de J. Sáowacki. Après
des études à Krzemieniec et à Vilnius, il approfondit l’étude des langues orientales à
Saint-Pétersbourg où il rencontre Mickiewicz. Nommé consul russe à Alexandrie, il
se donne la mort à l’âge de 22 ans à la suite d’une déception amoureuse.
2
Après une séparation difÞcile d’avec son épouse, Jan Potocki a placé durant une
période ses enfants auprès de ĝniadecki.
3
Jan Potocki, Voyage en Turquie et en Égypte, 1788 (traduction polonaise de Julian
Ursyn Niemcewicz, PodróĪ do Turek i Egiptu, 1789), Voyage dans l’Empire de
Maroc, 1792.
4
Jan Potocki souhaitait convaincre le prince Czartoryski de la nécessité de suivre
l’exemple français et de créer une école des langues orientales ; pour de raisons
diverses ces conseils ne furent pas suivis ; cependant les enseignements de langues
anciennes et de langues orientales à l’université de Vilnius ont permis à plusieurs de
ses lauréats d’occuper des postes importants dans ce domaine.
5
Wacáaw Rzewuski, Emir Tadj al-Fahr (1784-1831). Parallèlement à une carrière
d’ofÞcier dans l’armée autrichienne, Rzewuski édite avec J. Hammer une des
premières revues en Europe consacrée aux questions orientales – Fundgruben des
Orients (1810-1819), puis séjourne dans la propriété familiale en Podolie (SawraĔ)
qu’il transforme à son goût pour y adopter le mode de vie selon les principes du
Coran. Lors du Congrès de Vienne, il présente au tsar Alexandre Ier et à la reine
du Wurtemberg un projet d’expédition en Arabie en vue de développement des
croisements de chevaux arabes et européens. Entre 1817 et 1819, il effectue un grand
voyage (Constantinople, Syrie, Damas, Mecque, Alep) aÞn d’acquérir des chevaux
destinés aux écuries des monarques et grands aristocrates. Criblé de dettes malgré la
réussite de son expédition, il retourne à SawraĔ et séjourne également en Russie, où il
rencontre probablement Mickiewicz lors de son séjour en Crimée. Rzewuski participe
à l’insurrection de 1830 et périt dans la bataille de Daszów en mai 1831. Son corps n’a
jamais été retrouvé. Selon la légende apparue après sa disparition et toujours présente
dans cette région au début du XXe siècle sous forme de ballades racontées par les
paysans, Emir aurait fui en Orient pour un jour revenir... et apporter la liberté.

150
L’ORIENT DANS LA POÉSIE ROMANTIQUE

voyageur, orientaliste et grand connaisseur de haras. C’est dans cet


environnement social que le jeune Sáowacki passe son temps à rêver,
lire, discuter et fait ses premiers essais d’écriture et les premières
découvertes de la liberté que peuvent procurer le voyage et l’espace.
Personne ne peut alors encore supposer le destin hors pair de Ludwika
ĝniadecka, la jeune Þlle dont il est épris et qui à partir des 1842 va se lier
à Sadyk-Pasza, ofÞcier polonais converti à l’islam, établi en Turquie et
travaillant pour le compte des diplomaties occidentales... Et bien que
tous les membres de la famille de ĝniadecki ne soient pas forcément
prêts à accepter les choix de vie de leur Þlle, il ne fait aucun doute que
les lectures, les discussions et l’environnement dans lequel baignaient
les jeunes gens et les étudiants de Vilnius dans les années 1820-1825
ont créé une fascination durable et fourni à ceux qui le souhaitaient des
connaissances solides de l’histoire et des langues orientales.

Parvenu à l’âge d’homme, Sáowacki quitte Varsovie en 1831 pour une


mission diplomatique qui l’envoie successivement à Dresde, Leipzig,
Francfort, Paris et Londres ; puis il s’établit à partir de 1832 à Paris. Il
fera par la suite plusieurs séjours à Genève et dans les environs, puis
au début de 1836 un séjour en Italie où il doit retrouver la famille de
sa mère en voyage. Il passe plusieurs mois entre Rome et Naples où il
rencontre en juillet trois compatriotes préparant un voyage en Orient.
La famille et les amis lui déconseillent cette « folie », notamment en
raison de sa santé dont la fragilité est connue et que les séjours dans
les Alpes n’ont pas tout à fait rétablie. Bien que vivant de ses rentes
sans problèmes particuliers, Sáowacki est obligé d’emprunter des
fonds pour Þnancer le voyage, ce qui ne l’empêche pas de prendre
très vite sa décision : le 24 août, il quitte Naples pour Otrante, où il
prendra le bateau pour Corfou. Après un séjour en Grèce1, en octobre,
il gagne Alexandrie qui lui ouvre les portes de l’Égypte. Il entame
une quarantaine à El-Arish (Sinaï) en décembre, visite en janvier
Jérusalem, Bethléem, puis Damas. De février à mai, après avoir visité
Beyrouth, il séjourne dans un monastère aux monts du Liban ; puis,
1
Nous n’allons pas détailler ici toutes les étapes du voyage. On peut néanmoins
souligner que Sáowacki prend le temps de rencontrer en personne Dionysios Solomos,
auteur de l’« Hymne à la Liberté » poème devenu par la suite l’hymne national grec,
et Canaris, le légendaire héros de l’insurrection grecque à qui Hugo avait consacré
plusieurs de ses poèmes.

151
INGA WALC-BEZOMBES

dans la perspective de son retour, il se rend à Libourne le 10 mai 1837


pour y faire de nouveau une quarantaine, après quoi il passera le reste
de l’année à Florence.

Ce périple de presque un an, commencé avec un ami, poursuivi parfois


en compagnie, parfois en solitaire, fut pour Sáowacki une révélation
à plus d’un titre. D’abord, ce qui n’est pas négligeable, il se surprend
lui-même à supporter mieux qu’il ne l’aurait pensé les conditions de
voyage, fait la route à dos de dromadaire et dort sur des lits de fortune
lors de sa traversée de l’Égypte. Si ses carnets de voyage comportant
des notes et des croquis n’ont pas été conservés, nombreuses sont les
œuvres de Sáowacki qui puisent leur inspiration dans ce grand tour.

La période de quarantaine passée à El-Arish lui a insufßé un long


poème intitulé Le Père des pestiférés publié en 1839 à Genève. Quant
aux poèmes lyriques écrits durant ou après ce voyage, ils ne seront
publiés que dans une édition posthume et réunis sous le titre Voyage
de Naples en Terre sainte.

Dès son arrivée en Égypte, Sáowacki fait l’expérience du tumulte des


villes arabes, de l’explosion de couleurs et de sensations. Il prend des
notes, mais dit dans une des lettres à sa mère : « Ce fut un voyage
ravissant, je dessinais beaucoup, les mots étant insufÞsants pour
exprimer tout ce qui frappait les yeux ». Son voyage à travers l’Égypte
le mena d’Alexandrie au Caire et à Gizeh, puis à Louxor en descendant
le Nil, Þdèle à l’itinéraire de Chateaubriand et Lamartine1. Le drogman
de Sáowacki durant cette expédition n’était autre que Soliman, l’ancien
traducteur et guide de Champollion et d’autres célébrités. Cependant la
découverte des antiquités classiques en Grèce et des trésors égyptiens,
sur le modèle « classique » du voyage en Orient entre constamment en
résonance avec l’expérience plus personnelle du poète exilé.

La fragilité de son destin, la confrontation avec les ruines de civilisations


magniÞques mais révolues, l’expérience de l’immensité des espaces et

1
F. R. Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, Paris, 1811 ; A. Lamartine,
Voyage en Orient, Paris, 1835.

152
L’ORIENT DANS LA POÉSIE ROMANTIQUE

de la puissance des éléments se trouvent irradiées par des douleurs et


des pensées qui forment le fond de son être.
Voici une méditation nostalgique écrite lors que la quarantaine retenant
le poète devant le port d’Alexandrie et intitulé Hymne :
M’égarant aujourd’hui dessus Dzisiaj, na wielkim morzu obáąkany,
la vaste mer,
À cent milles d’un bord – et, d’un Sto mil od brzegu i sto mil przed
autre, à cent milles, brzegiem,
Widziaáem lotne w powietrzu
bociany
J’ai vu passer un vol de cigognes Dáugim szeregiem.
dans l’air,
Formant sa longue Þle ĩem je znaá kiedyĞ na polskim
ugorze,
De les avoir connues à terre, sous Smutno mi, BoĪe!
nos cieux, Je suis triste, mon Dieu !
D’avoir, sur le tombeau d’autrui, ĩem czĊsto dumaá nad mogiáą ludzi,
souvent pensé, ĩem prawie nie znaá rodzinnego
domu,
D’avoir si peu connu le toit de ma ĩem byá jak pielgrzym, co siĊ
famille w drodze trudzi
Et, tel un pèlerin, à grand peine Przy blaskach gromu,
avancé
Sous l’orage qui brille, ĩe nie wiem, gdzie siĊ w mogiáĊ
poáoĪĊ,
D’ignorer où sera de ma tombe le Smutno mi, BoĪe!
lieu,
Je suis triste, mon Dieu !
Mais tu ne verras point mes os blancs Ty bĊdziesz widziaá moje biaáe koĞci
conÞés
À la protection de colonnes altières W straĪ nie oddane kolumnowym
czoáom;
Car je suis un vivant ne cessant Alem jest jako czáowiek, co
d’envier zazdroĞci
Les cendres sous la terre. Mogiá popioáom...
Puisque je n’aurais rien qu’un repos WiĊc, Īe mieü bĊdĊ niespokojne
anxieux, áoĪe,
Je suis triste, mon Dieu ! Smutno mi, BoĪe!1
1
« Hymne », traduction de R. Legras, in : Sáowacki aujourd’hui, sous la direction de
Maria Delaperrière, Paris, 2002.

153
INGA WALC-BEZOMBES

Le voyageur pèlerin est submergé de tristesse devant le destin d’exilé


qui le poursuivra, pressent-il, au-delà de sa mort. À Gizeh, il entreprend
une conversation avec les pyramides des pharaons qu’il questionne :

Avez-vous, pyramides, Piramidy, czy wy macie


Dans vos caveaux solides, Takie trumny, sarkofagi,
Un refuge secret Aby miecz poáoĪyü nagi,
Pour sabre et style ? Naszą zemstĊ w tym buáacie
Pouvez-vous conserver les PogrzeĞü i nabalsamowaü,
glaives, purs de rouille,
Pour punir l’oppresseur qui nous I na póĨne czasy schowaü?
frappe et dépouille ? »1

Ce poème se termine par une sorte de double réponse : la voix des


pyramides paraît le rassurer disant que c’est dans l’art et dans le labeur
du poète que sa nation trouvera l’immortalité. Mais en les quittant
Sáowacki aperçoit gravé dans la pierre encore un détail qui attire
son attention : « (…) Je découvris soudain, / Écrits en polonais, ces
mots mélancoliques : / « Vingt-neuf novembre, date et jour d’efforts
tragiques »2. C’est donc avec les larmes aux yeux que le voyageur
quitte les pyramides dont la majesté et la beauté lui auraient peut-
être apporté la consolation s’il avait pu être un voyageur et non un
pèlerin…

Le seul poème de cette période qui ait été publié avant sa mort à
Genève est le « Tombeau d’Agamemnon » comportant une vision
extrêmement critique de la Pologne : des raisons de son déclin, puis
de l’échec de son insurrection. Ce poème se termine par une adresse
amère ; Sáowacki y exhorte sa patrie à répondre à ses critiques et
constate qu’elle ne pourrait que le maudire...

1
Idem, « Conversation avec les pyramides ».
2
Le 29 novembre 1830 fut le jour où éclata l’insurrection de novembre à Varsovie ;
cette inscription est attestée par d’autres voyageurs de l’époque. L’original du poème
diffère un peu, nous donnons ici la traduction d’après : Poètes illustres de la Pologne
au XIXe siècle. Deuxième série : Lenartowicz, Krasinski, Slowacki ; Nice, Paris,
Cracovie, 1881 ; http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5839206q/f473.texte

154
L’ORIENT DANS LA POÉSIE ROMANTIQUE

Le père des pestiférés, écrit à l’occasion de son séjour en quarantaine


à El-Arish, auquel le poète a été contraint sur sa route vers Jérusalem,
est d’une teneur toute autre. Selon la préface de l’auteur, une histoire
semblable lui a été contée par docteur Steble, médecin rencontré sur
place1. La quarantaine de Sáowacki a duré douze jours durant lesquels
une tempête et un orage nocturnes ont détruit une partie du campement
et fait réaliser à Sáowacki la fragilité de sa situation. Il n’est pas
étonnant qu’il ait été particulièrement réceptif aux récits et aux chants
entendus lors des veillées volontiers évoqués et traduits par Soliman.
Ce long poème est un monologue intérieur d’un Job arabe qui revenant
au Liban s’arrête dans le désert pour une quarantaine et y perd ses sept
enfants et sa femme. À la volonté de lutter contre le sort, succèdent
le désespoir, l’apathie provoquée par la peur et l’épuisement, enÞn
l’impossible deuil frôlant la folie. Le poème se termine par l’expression
d’une humilité devant Dieu, sans pour autant y trouver des raisons
d’espérer. Considéré par les lecteurs contemporains de l’auteur comme
une œuvre très originale et importante, Le Père des pestiférés a perdu
les faveurs de critiques littéraires du XXe siècle. Accessible en français
dans une traduction ancienne, ce poème ne peut probablement pas être
jugé à sa juste valeur, cependant tant pas sa thématique que par le
caractère poignant du désespoir raconté par le « père orphelin » il nous
semble être une œuvre témoignant d’une grande maturité et d’une
capacité à sublimer l’expérience du voyage en y mêlant la tradition
biblique et les récits et les légendes arabes.

Épilogue

Après le retour de ce « ravissant voyage », Sáowacki publie encore


une œuvre « orientale » en 1840 : il s’agit du drame intitulé Mazepa
consacré à un personnage à la fois historique et légendaire qui avait
1
« Voici la description de la quarantaine que j’ai faite dans le désert ; celle du
vieillard qui raconte ses malheurs dans le poème suivant fut bien pire. L’histoire
de ses maux n’est pas tout à fait inventée : elle m’a été contée par docteur Steble,
que je voudrais ici remercier et pour l’histoire et pour le pain et la gentillesse qu’ils
m’avaient offerts ; si seulement je savais comment lui transmettre ces quelques
mots dans le désert », J. Sáowacki, préface pour Ojciec zadĪumionych (Le Père des
pestiférés), 1839 (traduction I. Walc).

155
INGA WALC-BEZOMBES

déjà inspiré de nombreux artistes : Voltaire, Byron, Hugo, Pouchkine.


Méritant largement un article à part entière en raison de sa complexité,
le « phénomène Mazepa » nous semble cependant intéressant à
mentionner : en effet, si le personnage lui-même et les transformations
successives de son histoire en légende permettraient d’étudier des
composantes de l’imaginaire « oriental » chez Voltaire ou Byron,
c’est son rapprochement à une autre image et une autre Þgure dans la
littérature polonaise qui paraît aussi passionnant.

Comme le remarque justement, le 1er février 1829, l’auteur d’un article


publié à Varsovie : « Le Faris de Mickiewicz vient d’être publié dans
la revue « Melitele » à Varsovie en date du 20 janvier, et ce même
jour à Paris est sorti également le poème de Victor Hugo « Mazeppa »
(...) la ressemblance de ces deux poèmes est frappante. Les deux
poètes peignent la course effrénée à travers le désert, du cavalier et
de son cheval que ne peuvent arrêter ni les tourbillons de sable ni les
vautours, les ouragans, les forêts, les nuages (…). L’intention poétique
était visiblement la même et on y aperçoit seulement la différence qui
distingue d’ordinaire l’inspiration des peuples du Nord de celles des
peuples du Midi. Mickiewicz associe à la course du Faris le libre envol
de l’esprit humain, Hugo distingue la course de Mazeppa et la compare
avec l’instinctive élévation du génie »1.

Ce « libre envol de l’esprit humain » décrit par Mickiewicz lors de


son séjour à Saint-Pétersbourg en pleine période de répression des
décabristes est incarné dans Faris par un autre personnage historique
originaire des conÞns de l’ancienne République des deux Nations :
Wacáaw Rzewuski.

Ce voyageur et orientaliste, connu de son vivant comme une personnalité


hors pair, un brin excentrique, devint une légende après sa disparition
lors de la bataille de Daszów durant l’insurrection polonaise en 1831.
Disparu, mais appelé à revenir, ce cavalier sans égal devient également
le sujet d’une ballade « Duma o Wacáawie Rzewuskim » écrite par
1
Powszechny Dziennik Krajowy, in : Edmond Marek, « Curieuses rencontres
romantiques : „Mazeppa”, une Orientale de Victor Hugo et le „Faris” de Mickiewicz »
in Mélanges offerts à M. le Professeur A. Monchoux, Annales de l’Université de
Toulouse, tome XIV, 1979, p. 181.

156
L’ORIENT DANS LA POÉSIE ROMANTIQUE

Sáowacki et publiée en même temps que Lambro, l’insurgé grec en


1833.

Mazeppa, allégorie de la liberté de création pour Hugo, touchant à une


« certaine grâce sauvage », conjuguant l’énergie et le dépassement des
limites, trouve divers échos dans Faris de Mickiewicz... Ce dernier,
comme le fera d’ailleurs plus tard Sáowacki dans son Mazepa ou
dans Duma o Wacáawie Rzewuskim, ancre le récit dans l’imaginaire
culturel et historique polonais et non dans un univers fantasmatique
et irréel. C’est aussi une des différences fondamentales entre la poésie
« orientale » de Mickiewicz et de Sáowacki face à celle de Hugo.

L’auteur des Orientales, sensible à la « préoccupation générale » de


son époque, en donne une version poétique passionnante, mais dans
laquelle il serait vain de rechercher des thématiques bien déÞnies :
outre les poèmes aux inspirations philhellènes, on y trouve les
romances espagnoles et mauresques, les voyages imaginaires, les
odalisques et les harems mais aussi des poèmes « inclassables »1...
L’Orient de Hugo, c’est aussi celui du fantasme et de transgression
possible. Le poète en fait un univers poétique empli d’explosions de
couleurs, de rythmes mélodiques2 cherchant à enivrer le lecteur et à
rendre la lecture sensuelle. Inspiré souvent par ses sensations, Hugo
rend Les Orientales particulièrement visuelles, un des reproches qui
lui avait été adressé par ses contemporains était d’écrire comme s’il
peignait… La liberté d’artiste que Hugo revendique dans sa préface des
Orientales semble être la plus grande valeur de ce recueil, comportant
des poèmes extrêmement divers et parfois inégaux. Si la géographie
orientale de Hugo est volontairement ßoue, le poète se permettant
d’évoquer les steppes d’Ukraine, l’Égypte ou l’Espagne, tout en y
mêlant dans les descriptions un peu d’ornementation gothique, avec
celle des temples indiens ; c’est dans l’envoûtement par l’image, dans
le désir d’un ailleurs que se situe la créativité de cette poésie : les
métaphores visuelles, la sensibilité aux couleurs, leurs éclats et leurs
contrastes sont des caractéristiques des Orientales qui ont séduit et
1
Mais aussi : l’évocation de la Bible, Napoléon Bonaparte en Égypte, poèmes
d’amour, chansons empreintes d’un certain érotisme...
2
Voir : Victor Hugo, Les Orientales, VIII : Chanson des pirates ; XIX : Sara la
baigneuse.

157
INGA WALC-BEZOMBES

inspiré à leur tour des peintres et compositeurs1. Pour Mickiewicz


et Sáowacki, l’Orient représente des couleurs bien moins exotiques.
Les apports des échanges politiques, commerciaux et culturels
entretenus durant des siècles par la Pologne avec ses voisins : peuples
semi-nomades ou musulmans ont transformé les modes de vie des
Cosaques, Tatars et Turcs en un horizon lointain, mais liminaire de la
culture polonaise. Ni les odalisques alanguies ni les guerriers féroces
ne peuplent la poésie de Mickiewicz ni Sáowacki. Certes, pour des
raisons et culturelles et politiques, et ce malgré le soutien à la cause
grecque, la littérature romantique polonaise ne véhicule pas d’image
de Turcs cruels, abondantes par contre dans Les Orientales de Hugo.
Mais l’univers du Caucase, de la Crimée ou de l’Empire ottoman en
général constituent pour les poètes polonais un paysage attirant et
lointain, mais non un ailleurs inconnu et permettant tous les fantasmes
et toutes les projections.

Lambro, Faris et Mazepa reßètent les tourments des jeunes poètes


exilés, tantôt exaltant le désir de la liberté, tantôt souffrant des tensions
et affres de l’émigration. Quant aux Sonnets de Crimée et Le Père des
pestiférés, ils subliment l’expérience tant charnelle que métaphysique
de l’exil et du désert tout en posant des questions essentielles : celles
du rôle du poète vis-à-vis de son peuple et du sens de la souffrance
humaine. La mort de Mickiewicz à Constantinople en 1855 en constitue
un écho pathétique et tragique à la fois2.

1
Parmi les artistes : Boulanger, Benjamin-Constant, Gérôme ; les compositeurs :
Berlioz, Liszt, Wagner, Saint Saëns, Masset, Bizet ; voir : A. Laster, D. Glaize, Les
Orientales, Illustrations et Musique, Paris, 2002.
2
Parti en mission secrète en septembre 1855 et tentant de faire reconnaître la légion
polonaise formée dans l’Empire ottoman aÞn qu’elle puisse participer à la guerre de
Crimée sous un commandement polonais, inßuer sur son déroulement et poser dans
les négociations la question de l’indépendance de la Pologne, Mickiewicz tombe
malade et succombe en quelques semaines.

158

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