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Histoire auguste. Les empereurs romains des IIe et IIIe siècles, édition bilingue établie par André Chastagnol
Homère, Iliade et Odyssée, édition établie et traduite par Louis Bardollet
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Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse précédée de En campagne avec Thucydide, par Albert Thibaudet, et Dictionnaire de
Thucydide, sous la direction de Jacqueline de Romilly
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droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

Ouvrage publié sous la direction de


Dominique Vincent

© Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2015


En couverture : Endymion endormi par Giovanni Battista, c. 1459-1517.
Galerie nationale, Parme, Italie. © De Agostini Picture Library / A. de Gregorio
Bridgeman Images

EAN : 978-2-221-15768-8

Dépôt légal : janvier 2015 – No d’édition : 47802/01

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


INTRODUCTION
par Alain Billault
« On ne peut nier que ce ne soit un des plus beaux esprits de son siècle, qui a par tout de la
mignardise et de l’agrément, avec une humeur gaie et enjouée, et cet air galant que les anciens
nommaient urbanité, sans parler de la netteté et de la pureté de son style, jointes à son élégance et à sa
politesse1. »
Voilà comment, dans son Épître dédicatoire à Valentin Conrart, secrétaire et conseiller du roi, qui
sert de préface à sa traduction de Lucien éditée en 1654 et souvent rééditée, Nicolas Perrot d’Ablancourt
(1606-1664) définit l’esprit de cet auteur. Il loue un Lucien spirituel, délicat, plaisant, joyeux et policé,
un Lucien qui ressemble, par avance, à un homme du siècle des Lumières dont il possède l’élégance et
la clarté. Ce Lucien apollinien a tout pour plaire et pour rassurer. Mais ce portrait avenant et véridique
n’en est pas moins incomplet. On pourrait lui en opposer un autre, celui d’un Lucien dionysiaque,
méprisant les usages de la vie en société, ricanant, redoutable, colérique, irrespectueux, provocateur,
parfois brouillon et souvent violent, et on ne se tromperait pas davantage. Lucien a bien ces deux
visages, et d’autres encore. Il les a montrés dans sa vie, que l’on devine fertile en péripéties, comme
dans son œuvre qui étonne par son ampleur et sa diversité.

Éléments d’une vie


Comme c’est le cas pour beaucoup d’auteurs antiques, les renseignements relatifs à la vie de
Lucien sont assez peu nombreux et parfois incertains. Lucien est né vers la fin du règne de Trajan (98-
117) selon ce que nous apprend la Souda, recueil lexicographique du Xe siècle de notre ère2. Il a dû
mourir vers la fin de celui de Marc Aurèle (161-180) ; il a donc vécu pendant l’une des périodes les plus
prospères et les plus brillantes de l’Empire romain. Dominant d’immenses territoires de la Germanie à
l’Afrique du Nord, de la péninsule Ibérique aux rives du Tigre, Rome apparaissait alors comme
« maîtresse du monde », selon l’expression de Yann Le Bohec3. Elle y imposait son pouvoir, sa marque
et sa présence en garantissant la paix, en montrant un respect relatif des peuples soumis à sa
souveraineté et en favorisant l’intégration de leurs ressortissants. Lucien en est un bon exemple.
Il était originaire de Samosate. Cette cité du nord de la Syrie, située sur la rive droite de
l’Euphrate, avait été la capitale du royaume de Commagène, annexé par Rome sous le règne de
Vespasien, en 72. Elle se trouvait sur la route qui reliait l’Asie Mineure à l’Inde. Elle était renommée
pour sa production de fruits et de bois et pour ses plantes médicinales. On y parlait plusieurs langues. La
langue maternelle de Lucien était peut-être l’araméen. On ignore s’il connaissait le latin, même s’il
semble invraisemblable qu’il l’ait ignoré, mais il apprit sans doute le grec très tôt et devint un
intellectuel grec, citoyen romain de l’Empire, sans jamais oublier ses origines syriennes, comme il le
montre dans La Déesse syrienne. Cette triple identité correspond bien à l’idée moderne de l’artiste sans
frontières. Elle suppose une trajectoire qui semble aujourd’hui d’autant plus impressionnante que Lucien
passe pour une figure majeure de la littérature grecque du Haut-Empire, aux côtés de Dion Chrysostome
et de Plutarque. Mais il ne jouissait pas de la même réputation dans l’Antiquité.
Aucun auteur ancien ne le mentionne, en effet, à l’exception de son contemporain Galien. Le
grand médecin rapporte à son sujet une anecdote dans le premier tome de son commentaire aux
Épidémies d’Hippocrate (II, 26, 9)4. Le passage, perdu en grec, a été conservé dans la version arabe de
Hunayn ibn Ishaq (808-873). Le texte d’Hippocrate mentionne un médecin de Pergame qui aurait soigné
la stérilité d’une de ses patientes en lui faisant manger ses propres polypes. Pour Galien, ce récit
extravagant est une interpolation due à un imposteur, et il donne, pour étayer son interprétation, un autre
exemple d’imposture littéraire. Il rapporte que Lucien, qu’il appelle « notre contemporain », a fabriqué
un faux texte d’Héraclite, particulièrement obscur et dépourvu de toute signification. Il l’a ensuite donné
à un philosophe renommé en lui demandant de le commenter. Le philosophe n’a pas deviné la
supercherie et il s’est mis au travail. Lucien a ensuite répété avec succès la même mystification avec des
grammairiens. Cette anecdote est révélatrice. Elle montre que Lucien est un homme de lettres qui
fréquente le milieu des intellectuels et qui pratique, dans le domaine littéraire, l’imitation, la
manipulation, la dissimulation et le mensonge. Autant d’aspects qu’il faut avoir à l’esprit quand on lit
les nombreux passages de son œuvre où il se met en scène.
Lucien parle, en effet, souvent de lui. Il ne suit pas l’exemple d’Homère ou de Platon, qui sont
notoirement absents de leurs ouvrages. Il se situe plutôt dans le sillage d’Hésiode. Comme ce dernier
relate son sacre poétique au début de la Théogonie, il raconte, dans Le Songe ou la Vie de Lucien,
comment il est devenu ce qu’il est. Mis en apprentissage dans l’atelier de sculpture de son oncle, il brisa
le premier jour une plaque de marbre qu’on lui avait demandé de préparer. Battu par son oncle, il rentra
chez lui en pleurs, s’endormit et fit un rêve : deux femmes, incarnant la Sculpture et la Culture,
cherchaient à l’attirer. Il choisit la Culture et devint un intellectuel grec. La vérité littérale de ce récit
autobiographique édifiant paraît douteuse. Lucien s’en amuse d’ailleurs lui-même en imaginant les
réactions sceptiques et ironiques de ses auditeurs (17). En fait, il prend modèle sur un apologue du
sophiste Prodicos rapporté par Xénophon dans Les Mémorables (II, 1, 21-33) et où Héraclès doit choisir
entre le Vice et la Vertu, incarnés par deux femmes, et finit par choisir la Vertu. Mais cette adaptation
fictionnelle n’en contient pas moins une vérité. Il est bien vrai que Lucien a choisi la Culture, la Paideia,
c’est-à-dire la maîtrise, la pratique et l’imitation des grands auteurs grecs non comme passe-temps, mais
comme carrière. C’est, du reste, ainsi que Paideia elle-même se présente à lui. Elle lui promet, au lieu de
l’existence rude et obscure d’un travailleur manuel, une vie de sophiste brillante, parée de toutes les
vertus, mais aussi de tous les privilèges du succès : la notoriété, les honneurs, la fréquentation des
grands et des riches, le confort matériel, l’admiration des foules, la responsabilité de missions politiques
et la reconnaissance de la postérité (11-12). Autant de propositions réalistes, si l’on en juge par le style
de vie de certains sophistes contemporains de Lucien.
Ces sophistes appartiennent à ce que Philostrate a appelé, au IIIe siècle, dans ses Vies des sophistes
(I, 481), la Seconde Sophistique. Ce terme appartient aujourd’hui à l’histoire littéraire. Il désigne à la
fois les orateurs grecs des deux premiers siècles de notre ère et le mouvement rhétorique, littéraire et
culturel dont ils sont les acteurs. Philostrate les distingue des premiers sophistes de l’époque classique,
protagonistes des dialogues de Platon. Il les identifie comme un groupe dont il étudie les personnalités
dans une série de notices biographiques et critiques. Pour des raisons inconnues, il ne mentionne pas
Lucien parmi eux. On peut supposer qu’il lui fait ainsi payer ses critiques sarcastiques à l’égard du
milieu des sophistes. Mais on peut aussi remarquer qu’il a peu de goût pour l’éreintement. Si Lucien lui
déplaisait, ce fut peut-être une raison suffisante pour qu’il ne parle pas de lui. Quoi qu’il en soit, Lucien
appartenait bien à ce milieu, car il a pratiqué la rhétorique en professionnel.
La rhétorique grecque connaît, à l’époque, un nouvel âge d’or, qui apparaît comme le point
d’aboutissement d’une longue évolution. Dans la Rhétorique (I, 3), Aristote distinguait les trois genres
du discours : le genre « délibératif », dont relèvent les discours d’assemblée où les orateurs s’adressent à
des auditeurs chargés de prendre des décisions qui engagent l’avenir ; le genre « judiciaire », celui des
plaidoyers prononcés devant les tribunaux qui jugent des faits passés ; et le genre « démonstratif » ou
« épidictique » dont les modalités sont l’éloge et le blâme et auquel appartiennent les discours qui
traitent de la valeur d’une personne ou d’une chose et n’ont pas de finalité pratique immédiate,
puisqu’ils ne visent pas à influencer une décision ou un jugement, mais fournissent à l’orateur l’occasion
de faire une démonstration de son art. À l’époque de Lucien, ces trois genres sont toujours pratiqués,
mais dans des conditions historiques différentes de celles de l’époque classique. Depuis que les cités
grecques ont perdu, dans le dernier tiers du IVe siècle av. J.-C., leur indépendance politique, l’éloquence
délibérative est limitée au cadre de la gestion municipale, puisque les souverains (d’abord les rois
hellénistiques, puis, à partir du règne d’Auguste, les empereurs romains) décident des affaires politiques.
La situation de l’éloquence judiciaire demeure inchangée, puisque les tribunaux continuent à juger des
affaires de droit commun. En revanche, l’éloquence épidictique est en plein essor puisqu’elle se trouve
en phase avec la nature monarchique du pouvoir politique. L’éloge du souverain, de sa famille, de ses
amis, des magistrats qui le représentent est adapté à l’air du temps5. Ce dernier, peu propice à la liberté
d’expression, même si elle était sans doute moins restreinte sous les Antonins que sous les Julio-
Claudiens et les Flaviens, favorise aussi un repli de la rhétorique sur les écoles où on l’enseigne.
Lucien les a certainement fréquentées. Elles sont les lieux où se forme l’élite intellectuelle de
l’Empire. La jeunesse fortunée y apprend, selon des programmes et des méthodes semblables partout, à
maîtriser l’art du discours en prenant modèle sur les orateurs athéniens du IVe siècle av. J.-C. Cet
apprentissage est celui d’une langue qu’on ne parle plus dans la vie quotidienne et qui est donc devenue
une langue d’art. C’est aussi celui d’une culture littéraire et historique qui est celle du passé de la Grèce,
mais qui contribue à définir son identité dans un présent qui n’a plus rien à voir avec lui. Sous l’Empire
romain, la Grèce n’est plus, en effet, depuis longtemps, un ensemble de cités indépendantes. C’est un
territoire soumis, comme beaucoup d’autres, à une domination étrangère, la domination de Rome dont la
présence se fait constamment sentir. Dans cette situation, la rhétorique grecque, avec sa langue
d’autrefois et ses références à l’époque classique révolue depuis près de cinq siècles, apparaît comme
éminemment anachronique.
La déclamation (mélétè) est le symbole le plus éclatant de cet anachronisme6. Elle constitue l’un
des temps forts du métier de sophiste. Le sophiste, chez lui ou en tournée dans les cités de l’Empire, se
présente, comme un conférencier, devant un auditoire rassemblé dans un lieu public, une place, une
esplanade, un théâtre ou un auditorium comme celui décrit par Lucien dans La Salle. Il prononce
d’abord, pour gagner l’attention des auditeurs et les mettre dans de bonnes dispositions, un bref
prologue (prolalia ou dialexis) où il donne, sur un ton détendu, un échantillon de son art en racontant
une ou plusieurs anecdotes qu’il accompagne de réflexions personnelles. Le sujet du prologue doit être
sans rapport avec celui de la déclamation qui vient ensuite. Elle est parfois improvisée sur un thème que
l’auditoire propose à l’orateur et que celui-ci traite en recourant à toutes les ressources de sa culture et
de sa mémoire. Mais elle concerne toujours une situation historique donnée, empruntée au passé, le plus
souvent au Ve ou au IVe siècle av. J.-C., et que le sophiste fait revivre par son éloquence en interprétant
un ou plusieurs de ses protagonistes. C’est ainsi qu’Aelius Aristide ressuscite, au IIe siècle de notre ère,
dans ses Discours siciliens, les débats qui eurent lieu à Athènes, en 415 av. J.-C., au sujet de
l’expédition athénienne en Sicile. L’aspect commémoratif de la déclamation revêt une signification
historique importante7. Le sophiste qui la prononce donne à ses auditeurs l’occasion de communier dans
le souvenir du passé glorieux de la Grèce. Mais sa prestation relève aussi de la création. Il campe un
personnage et le met en scène dans une situation. Sa rhétorique ressemble donc à du théâtre. Elle
ressemble à de la littérature.
Cependant, le métier de sophiste ne se résume pas à la seule déclamation. Les sophistes sont aussi
des avocats qui défendent des causes privées ou publiques, celle de leur cité ou de leur province dont ils
deviennent parfois les ambassadeurs auprès des autorités. Scopélien de Clazomènes obtient pour la
province d’Asie le droit de continuer à cultiver la vigne que l’empereur Domitien voulait lui enlever8.
Les sophistes, souvent issus de familles de notables, peuvent ainsi jouer un rôle d’intermédiaire entre
leur terre d’origine et le pouvoir impérial9. D’autre part, ils enseignent la rhétorique dans des écoles
privées, souvent organisées autour de leur personne et qui sont à la fois des institutions culturelles et des
lieux de vie pour la communauté des élèves et, plus largement, des amateurs de rhétorique, comme le
montrent les Vies des sophistes de Philostrate. Certains sophistes comme Hérode Atticus, Polémon de
Laodicée, Aelius Aristide et Adrien de Tyr sont de véritables vedettes. Ils ont la gloire, la fortune et
souvent le style de vie flamboyant correspondant à ce statut. Pour eux, les promesses de Paideia, dans Le
Songe ou la Vie de Lucien, sont devenues des réalités. Elles ne semblent pas s’être réalisées au même
degré pour Lucien, au cours de la carrière de sophiste qu’il a menée avec quelques intermittences.
Cette carrière a impliqué pour lui, natif de Syrie, une acculturation. Dans La Double Accusation
(27), la Rhétorique déclare l’avoir pris sous sa protection alors qu’il était tout jeune, « encore barbare de
langage » et qu’il errait en Ionie. Il a donc dû l’étudier en Asie Mineure où se trouvaient de prestigieuses
écoles de rhétorique. Ensuite, selon la Souda, il devint avocat à Antioche. C’est sans doute alors qu’il
devint aussi un sophiste. Il voyagea en Grèce, en Asie Mineure, en Italie, en Gaule (La Double
Accusation), en Thrace (Les Fugitifs) et en Macédoine (Le Scythe ou le Proxène). Établi un temps à
Athènes, il interrompit sa carrière de sophiste et se rendit, entre 162 et 165, à Antioche, où Lucius Verus,
qui régnait alors avec son frère Marc Aurèle, avait installé son quartier général pour commander la
guerre contre les Parthes. Pour se concilier la faveur de ce prince, Lucien fit l’éloge de sa maîtresse
Panthéia (Portraits, Défense des portraits), flatta ses goûts artistiques (Sur la danse) et célébra ses
victoires (Comment il faut écrire l’Histoire). Mais il semble que ces œuvres de courtisan ne lui aient rien
rapporté. De retour en Grèce, il assista, en 165, à Olympie, au suicide public de Pérégrinos, un
prédicateur itinérant qu’il dénonça ensuite comme un imposteur (Sur la mort de Pérégrinos). Vers 171,
il partit occuper un poste administratif, correspondant peut-être à celui d’huissier en chef aujourd’hui,
auprès du préfet d’Égypte. Il s’était moqué des intellectuels qui acceptent d’entrer dans le personnel de
maison de grands personnages (Sur les salariés des Grands) et il devenait à son tour le serviteur d’un
magistrat et de son maître, l’empereur. Conscient de cette contradiction entre ses actes et ses écrits, il
s’en justifie dans l’Apologie où il déclare qu’il sert non un maître privé, mais un prince dévoué à
l’intérêt général et où il exprime son désir de faire une carrière publique. Ces ambitions, les mêmes qui
l’avaient conduit à Antioche à la cour de Lucius Verus, ne se réalisèrent pas. Revenu à Athènes en 175,
il reprit sa carrière de sophiste (Dionysos, Héraclès), qui semble avoir occupé les dernières années de sa
vie. Il revenait ainsi à son premier métier, qui était aussi la source de son œuvre.

Géographie d’une œuvre


C’est une œuvre vaste que celle de Lucien : sous ce nom, on a conservé quatre-vingt-six textes
dont six sont apocryphes, tandis qu’une dizaine d’autres voient leur authenticité contestée, souvent à
tort. Beaucoup d’entre eux relèvent de la rhétorique ou lui sont liés. On n’a conservé aucune
déclamation de Lucien. Mais il nous reste dix prologues qui sont autant de brefs aperçus sur sa carrière
et son talent de sophiste. Il y aborde avec humour certains mythes (De l’ambre ou Des cygnes, Les
Dipsades), et se réfère, pour parler de lui, aux grandes figures de la mythologie (Dionysos, Héraclès). Il
ne dit rien de sa vie privée, mais beaucoup de sa vie d’orateur professionnel. Il se présente comme un
artiste qui réfléchit à son art (Hérodote ou Aétion, Zeuxis ou Antiochos, À celui qui m’a dit : « Tu es un
Prométhée dans tes discours », Harmonidès). Il sait aussi faire l’éloge de la Grèce et de la Macédoine
(Le Scythe ou le Proxène). À la rhétorique de l’éloge appartiennent aussi La Salle, qui n’est pas un
prologue, l’Hippias, consacré à un établissement de bains, l’Éloge de la patrie et l’Éloge de la mouche.
Ce dernier ouvrage ressemble aux exercices qu’on pratiquait dans les écoles de rhétorique pour entraîner
les futurs sophistes à parler sur tous les sujets, y compris les plus inattendus. Ils s’y exerçaient aussi à
défendre des causes indéfendables, comme celle du tyran Phalaris, à qui Lucien consacre deux
plaidoyers paradoxaux. On peut encore ranger dans la catégorie des exercices scolaires Le Jugement des
voyelles où la rhétorique judiciaire frôle l’absurde. Celle-ci inspire aussi à Lucien Le Tyrannicide et Le
Fils déshérité qui relèvent du traitement-type de cas d’école. Si l’on excepte l’éloquence politique,
Lucien pratique donc tous les genres de discours en mêlant les variations humoristiques et les
performances techniques avec une inventivité et une virtuosité constantes. S’il s’en était tenu là, il
figurerait aujourd’hui exclusivement dans les histoires de la rhétorique grecque. Mais il a aussi
métamorphosé la rhétorique en transférant ses thèmes et ses procédés dans divers genres littéraires, et
d’abord dans celui du dialogue.
Il s’en explique lui-même dans La Double Accusation où il met en scène son propre procès. À la
Rhétorique qui l’accuse de l’avoir abandonnée pour la Philosophie en adoptant la forme du dialogue, il
répond en revendiquant ce choix. Mais Lucien n’a pas pour autant renoncé à la rhétorique, puisqu’il y
est revenu à la fin de sa carrière. On ne saurait donc distinguer dans son œuvre une ère du dialogue qui
succéderait à celle de la rhétorique. Cependant, le recours au dialogue indique une évolution chez
Lucien et une expansion de son territoire littéraire qui s’accompagne d’une rénovation du genre. Lucien
souligne, en effet, qu’il a ajouté l’humour au sérieux du dialogue philosophique. Il affirme y avoir
introduit un ton « sérieux-comique » (spoudogéloion). Il y a là une invitation à lire ses dialogues comme
des divertissements tout en restant attentif à leur contenu. Si la fantaisie prédomine dans les Fêtes de
Cronos et la comédie dans les dialogues mythologiques (Dialogues des morts, Dialogues des dieux,
Zeus confondu, Zeus tragédien, Prométhée ou le Caucase, L’Assemblée des dieux, Le Jugement des
déesses, Charon ou les Contemplateurs) et dans ceux qui mettent en scène des catégories sociales
(Dialogues marins, Dialogues des courtisanes), elles laissent ailleurs la place à des intentions plus
sérieuses. Dans Anacharsis ou Des exercices du corps, le prince scythe Anacharsis interroge Solon, le
législateur légendaire d’Athènes, sur les coutumes sportives de ses compatriotes. Il porte sur leur
civilisation un regard analogue à celui des Persans sur la France de l’Ancien Régime dans les Lettres
persanes de Montesquieu, et Solon lui répond en lui expliquant les valeurs sur lesquelles repose la
manière de vivre des Athéniens. Lucien est donc capable d’écrire un dialogue politique au sens le plus
profond du terme. Mais le plus souvent, il se fait moraliste. Dans Le Songe ou le Coq, la féerie
s’accompagne d’une réflexion sur la richesse et sur la condition humaine. Le moralisme de Lucien
adopte, dans d’autres dialogues, le ton de la satire et de la polémique. Les philosophes en font souvent
les frais. Lucien démasque leur hypocrisie et se moque de leur grossièreté dans Le Banquet ou les
Lapithes. Il raille leurs ridicules (L’Eunuque), leur goût pour la chicane (La Double Accusation), leur
avidité (Le Pêcheur ou les Ressuscités) et leur ignorance (Icaroménippe), il tourne en dérision leurs
doctrines (Les Sectes à l’encan, Hermotimos). Les intellectuels ne sont pas mieux traités avec leur
crédulité et leurs superstitions grotesques (Les Amis du mensonge), ni les rhéteurs avec leur suffisance et
leurs impostures (Le Maître de rhétorique, Le Pseudosophiste ou le Soléciste), ni les grands de ce
monde avec leurs crimes et leur attachement absurde aux biens matériels (L’Arrivée aux Enfers ou le
Tyran), ni le genre humain avec son hypocrisie intéressée (Timon ou le Misanthrope) et ses croyances
absurdes (Ménippe ou la Nécyomancie). Lucien démontre ainsi la plasticité littéraire de la forme du
dialogue, qu’il adapte à une grande variété de thèmes. Il en fait autant pour celle de la lettre.
Les lettres de Lucien ont des destinataires apparents, mais elles sont, en réalité, des adresses
directes aux lecteurs revêtues d’une forme épistolaire. Lucien y parle à tous de sujets qui lui tiennent à
cœur. Il s’intéresse, en particulier, à la vie de certains hommes dont il critique les travers. Il se moque
ainsi, dans Lexiphanès, du goût des puristes pour les formes d’expression les plus archaïques, qui les
rendent difficiles à comprendre pour le commun des mortels. Dans Sur les salariés des Grands, il tourne
en ridicule les mésaventures des intellectuels qui acceptent de devenir les domestiques de grands
personnages en quête de respectabilité culturelle. Dans d’autres lettres, la satire cède la place à la
polémique ad hominem. Lucien attaque avec une violence extrême deux de ses contemporains,
Alexandre d’Abonouteichos et Pérégrinos. Le premier avait fondé à Abonouteichos, une cité de
Paphlagonie, dans le nord de l’Asie Mineure, l’oracle d’une divinité nouvelle, le serpent Glycon, dont il
disait être le prophète. Le second avait mené une carrière de prédicateur itinérant aux fidélités variables
(il avait même été chrétien à un moment) avant de se suicider par le feu en public, à Olympie, pendant
les jeux de 165. Dans Alexandre ou le Faux Prophète, Lucien présente l’oracle d’Abonouteichos comme
une escroquerie à grande échelle. Quant au suicide de Pérégrinos, il l’interprète comme l’ultime
trouvaille publicitaire d’un homme sans foi ni loi, désireux de faire parler de lui (Sur la mort de
Pérégrinos). Lucien montre la même férocité de pamphlétaire lorsqu’il s’en prend, dans Le
Pseudologiste, à un sophiste qui avait cru pouvoir se moquer de sa manière de parler. Il utilise contre lui
le même registre de l’invective que contre Alexandre et Pérégrinos. C’est le registre traditionnel dans
l’Antiquité, et il n’a guère changé depuis. Ses deux thèmes principaux sont la vie sexuelle et l’argent.
On les retrouve dans Contre un bibliomane ignorant où Lucien attaque, sans le nommer, un homme
inculte et stupide qui croit pouvoir se faire passer pour un lettré en multipliant les achats de livres qu’il
est, en réalité, incapable de comprendre et d’apprécier. La veine satirique et polémique prédomine donc
aussi dans les lettres de Lucien. Elle dénote chez lui un tempérament intransigeant et violent, non
dépourvu d’une certaine noirceur et plus enclin à la querelle qu’à l’admiration. Celle-ci apparaît
pourtant dans la Vie de Démonax, texte consacré à un sage athénien dont l’existence historique a parfois
été mise en doute et à qui Lucien consacre une monographie élogieuse.
D’autres monographies de Lucien portent sur des sujets très divers et répondent à des ambitions
d’envergure inégale. On y trouve une compilation érudite (Exemples de longévité), des réflexions de
moraliste (Qu’il ne faut pas croire à la calomnie à la légère, Le Parasite), des interrogations
métaphysiques (Sur les sacrifices, Du deuil, De l’astrologie) et un pastiche très élaboré d’Hérodote (La
Déesse syrienne). C’est aussi la forme choisie par Lucien pour exposer sa conception de
l’historiographie, dans Comment il faut écrire l’Histoire, sorte de discours de la méthode historique
occasionné par la floraison d’ouvrages consécutive aux victoires des Romains sur les Parthes, entre 163
et 165. On peut donc considérer Lucien comme un essayiste, au même titre qu’il est un auteur de fiction.
Lucien écrit des textes de fiction à l’époque où le roman grec est en plein essor. On ne peut le dire
romancier, car il n’écrit pas d’histoires d’amour. Mais il côtoie le roman. On lui attribue Loukios ou
l’Âne, version grecque de l’histoire racontée par son contemporain latin Apulée dans Les
Métamorphoses. La relation exacte entre les deux œuvres est difficile à déterminer mais, au-delà de leur
sujet commun, elles présentent entre elles des différences évidentes. Le récit de Lucien est plus bref que
celui d’Apulée. On n’y trouve pas l’opulence verbale chère au romancier latin et il n’a pas la dimension
mystique à laquelle ce dernier fait tant de place. Mais la vivacité, l’esprit et l’humour de Lucien y sont
au rendez-vous. On les trouve aussi, comme nous l’avons vu, dans Le Songe ou la Vie de Lucien. Et ils
s’épanouissent dans les Histoires vraies, œuvre sans véritable précédent et qui, plus que toutes les
autres, a permis à Lucien de passer à la postérité. Dans ce récit de voyage fantastique, qui est une
parodie de l’Odyssée, Lucien monte jusqu’à la lune, voyage sur l’immensité inconnue de l’Océan,
séjourne dans le ventre d’une baleine et dans l’île des Bienheureux où il s’entretient avec Homère et se
voit chargé par Ulysse d’un message pour la nymphe Calypso. Il visite aussi les Enfers et longe la cité
aérienne imaginée par Aristophane dans Les Oiseaux. Il donne libre cours à sa fantaisie et à son
imagination, créant des pays et des espèces extraordinaires avec une inventivité qui préfigure
l’esthétique du space opera et de l’heroic fantasy. En même temps qu’il s’amuse, il donne aussi à
réfléchir aux rapports de la fiction avec la réalité et avec le mensonge. Cette alliance de l’humour, de
l’imagination et de la réflexion est le signe distinctif de son talent. Elle fait la singularité de son œuvre,
qu’il habite en écrivain.

Les traits d’un écrivain


C’est une œuvre écrite dans une relation constante avec la tradition littéraire, philosophique,
historique et mythologique qui la précède. Dans une formule lumineuse, Jacques Bompaire a défini en
deux mots l’attitude de Lucien à l’égard de cette tradition : imitation et création10. Lucien ne tourne pas
le dos au passé, il le prend pour modèle. Il le continue, mais à sa manière. Comme Homère, il raconte
des voyages. Comme Aristophane dans La Paix et dans Les Grenouilles, il monte au ciel et descend aux
Enfers. Comme Hérodote, il visite un sanctuaire du Proche-Orient. Comme Platon, il compose des
dialogues. Comme Plutarque, il s’intéresse à la vie de Démosthène. Comme Ménandre, il met en scène
des courtisanes. Mais aucune de ces imitations n’aboutit à une copie de son modèle. Elles se situent
toutes dans des perspectives nouvelles. Elles jettent une lumière singulière sur leur objet et sont écrites
sur un ton inédit. Elles font souvent une grande place à l’humour, à la satire et à la parodie. Celle-ci vise
les auteurs classiques : Hérodote dans La Déesse syrienne, Euripide dans La Tragédie de la goutte et
Homère en toute occasion. Devant la tradition, il n’est jamais inhibé par le respect, il peut même se
comporter en iconoclaste, mais c’est encore, pour lui, une manière de continuer à vivre avec elle. Tout
en la bousculant, il l’exploite. Il la regarde comme une source précieuse dont toutes les profondeurs
n’ont pas été explorées et qui recèle encore des richesses cachées. Il veut créer en y puisant. Cette
attitude transparaît aussi dans sa façon d’écrire.
L’enracinement de l’éducation rhétorique dans la prose des orateurs attiques avait aussi des
conséquences littéraires. Aux yeux des puristes, qu’on appelait « atticistes », la seule langue grecque
digne de ce nom se trouvait chez ces orateurs attiques. Mais ils couraient ainsi le risque de ne pas être
compris en dehors du milieu des lettrés, car, dans la rue, on parlait un autre grec, la langue commune
(koinè). Lucien en adopte certaines tournures et en emprunte d’autres aux orateurs attiques. Dans
Lexiphanès, il tourne en ridicule le pédantisme des atticistes, mais la simplicité apparente de sa prose
doit beaucoup à celle d’un Lysias dont il imite l’esprit, le fameux « sel attique », et l’élégance. Il ouvre
ainsi une voix originale à la langue grecque, aux antipodes d’un archaïsme affecté et dans la recherche
d’une fidélité à son génie qui soit compatible avec les réalités du temps. Car Lucien est un homme de
son temps et c’est bien comme tel qu’il prend position à l’égard de la tradition dont il hérite. Il ne la
considère pas seulement comme un prétexte à des variations virtuoses. Il y voit aussi un ensemble de
représentations et de doctrines dont la persistance et l’influence posent de multiples questions auxquelles
il donne souvent des réponses plus nuancées qu’on pourrait le croire au premier abord.
On le voit bien dans le cas de la rhétorique. Lucien réfléchit à sa situation en même temps qu’il la
pratique. Dans Le Maître de rhétorique, la satire virulente des impostures de certains sophistes qui
intimident leur auditoire au moyen d’une action oratoire spectaculaire en donnant l’illusion de la
virtuosité se double d’une réflexion sur le substrat intellectuel et historique de l’éloquence grecque sous
l’Empire romain. Est-il vraiment nécessaire et possible d’acquérir une connaissance complète des
orateurs athéniens de l’époque classique et d’en nourrir directement ses propres discours comme si près
de cinq cents ans ne s’étaient pas écoulés entre-temps ? Le cynisme du maître, pour qui il est inutile de
se fatiguer à faire de si longues études alors qu’il suffit de donner l’impression de les avoir faites, n’est
pas un simple objet de scandale. Il pose aussi le problème de la relation réelle des orateurs grecs avec le
passé de la Grèce. Une interrogation analogue se fait jour dans l’Éloge de Démosthène. Dans ce
dialogue, le narrateur qui doit célébrer la gloire de l’orateur fait part de son embarras au poète
Thersagoras. Il énumère tous les thèmes qu’on s’attend à trouver dans son discours. Ils sont si nombreux
qu’il ne sait par lequel commencer ni comment les agencer. Son inventaire met en lumière à la fois la
richesse de la tradition relative à Démosthène et son caractère rebattu. Lucien ne considère pas comme
injustifiée l’admiration qu’on voue à Démosthène, comme le prouve la fin du dialogue consacré au récit
de sa mort héroïque contenu dans des mémoires macédoniens et que Thersagoras lit au narrateur. Mais il
s’interroge sur les modalités de la présence de Démosthène à l’époque impériale et sur leur pertinence. Il
ne veut pas rompre avec la tradition, mais il perçoit ses aspects surannés qui pourraient mettre en cause
sa pérennité. Il pose le même regard critique et songeur sur l’Histoire.
Même s’il ne passe pas pour un historien, Lucien a écrit sur l’Histoire. Dans Comment il faut
écrire l’Histoire, il réagit à un événement historique récent, la victoire de Lucius Verus sur les Parthes,
et aux ouvrages qu’il a suscités. La confusion des genres y règne, en même temps que l’esprit courtisan.
Certains historiens confondent l’Histoire avec la poésie ou avec les romans. Mais leurs livres sont
surtout ridicules à cause de leur composition déphasée. Pour relater une guerre romaine sous l’Empire,
ils ont cru devoir s’inspirer d’Hérodote ou de Thucydide en transposant des passages de l’Enquête et de
l’Histoire de la guerre du Péloponnèse. Ils ont ainsi abouti à des résultats absurdes et grotesques. En
exposant leurs égarements et leurs extravagances, Lucien se présente sans doute lui-même, par
opposition, comme candidat à l’écriture d’une Histoire digne de ce nom. Il en énonce même les grands
principes : le refus du mélange des genres et le souci exclusif de la vérité. Le respect de ces principes
oblige à une révision des rapports avec la tradition, qui ne peuvent se résumer à la répétition
sempiternelle des modèles classiques. Dans cette perspective, le pastiche d’Hérodote dans La Déesse
syrienne apparaît placé sous le signe d’une ambiguïté riche de sens. C’est un jeu littéraire qui dévoile
une réalité. Hérodote est l’historien grec qui a révélé au public grec le monde barbare où il avait
enquêté. Lucien l’imite, mais il est un barbare hellénisé qui mène une enquête sur un sanctuaire situé sur
sa terre natale, la Syrie, devenue province romaine, comme s’il lui était étranger. Il le fait ainsi connaître
à un public grec et romain. Il démontre en même temps que les conditions historiques qui président à
l’écriture de l’Histoire ont changé, ainsi que celles de l’imitation littéraire.
Cette vérité inspire aussi ses relations avec la poésie. Lucien est un prosateur, non un poète. On lui
a attribué des épigrammes qu’il n’a pas écrites. En revanche, il est sans doute l’auteur de La Tragédie de
la goutte, parodie burlesque de tragédie consacrée à un sujet trivial. Ce choix de la bouffonnerie donne à
penser que, pour Lucien, la composition d’une tragédie sur le modèle des grands dramaturges athéniens
du Ve siècle av. J.-C. est devenue impossible et que ces grands modèles eux-mêmes appartiennent à un
passé si lointain qu’ils peuvent susciter les attitudes les plus opposées. Lucien connaît les tragédies de
l’époque classique, il en est nourri et il leur fait écho dans sa parodie dont la trame est inspirée
d’Euripide. Il est bien conscient de leur importance, mais, en même temps, il prend ses distances avec
elles au point d’oser s’en amuser. Il agit de même à l’égard d’Hésiode à qui il reproche, dans la
Conversation, de ne jamais parler de l’avenir dans ses poèmes, contrairement à ce qu’il avait annoncé au
début de la Théogonie. La seule explication qu’il trouve à cette inconséquence est que le poète, sous
l’emprise de l’inspiration, ne savait plus ce qu’il disait lorsqu’il a pris un tel engagement. Quant à
Homère, il l’accuse de mensonge dans les Histoires vraies, alors même qu’il s’y inspire de lui. Le poète
se trouve aussi à la source des dialogues que Lucien situe dans le séjour des dieux ou aux Enfers. Ce
sont des comédies qui transforment la tradition homérique où elles plongent leurs racines. Lucien se
tient à la fois près d’Homère et loin de lui. Il l’imite en le métamorphosant. Il n’a pas une vision naïve
du rapport avec le passé et ne croit pas qu’il soit souhaitable ou possible de le continuer comme s’il était
tout proche. Il est un écrivain lettré qui écrit pour les lettrés, mais sa familiarité avec les auteurs qui l’ont
précédé s’accompagne toujours d’une réflexion critique.
On peut en dire autant de son attitude à l’égard des philosophes. L’époque de Lucien ne connaît
aucune innovation dans le domaine de la philosophie. Le plus grand philosophe est alors l’empereur
Marc Aurèle qui, dans les Pensées pour lui-même, expose, sous la forme d’une exhortation dont il est le
destinataire, la doctrine stoïcienne élaborée au IIIe siècle av. J.-C. et qu’il ne modifie pas. Quelques
décennies plus tôt, Épictète avait fait de même, sous d’autres formes, dans le Manuel et dans les
Entretiens, que mit par écrit l’historien Arrien de Nicomédie. Avec le Portique des stoïciens, les autres
écoles philosophiques dépositaires des grandes doctrines du passé, l’Académie platonicienne, le Lycée
aristotélicien, le Jardin épicurien, ont pignon sur rue et leurs disciples sont les acteurs de la vie
philosophique. Il faut y ajouter les cyniques, étrangers par vocation à toute affiliation scolaire, les
pythagoriciens et les sceptiques. Ces obédiences philosophiques concurrentes suscitent des clivages,
mais aussi un éclectisme polymorphe qui s’accommode des contradictions doctrinales et des échanges
multiples, apaisés ou polémiques, entre les écoles. Dion Chrysostome est un stoïcien nourri de
platonisme et de cynisme. Plutarque se déclare platonicien et ne cesse de débattre avec les stoïciens et
avec les épicuriens, tandis que Marc Aurèle ne veut connaître que le stoïcisme. Lucien, quant à lui,
n’adhère à aucune philosophie. Mais il a des aversions et des sympathies.
Il trouve les stoïciens ridicules, avec leur rigueur apparente, leurs syllogismes et leurs prétendus
efforts sans fin pour gravir la pente escarpée menant à la vertu. Il ne manque aucune occasion de se
moquer d’eux. Chrysippe est l’une de ses cibles favorites, mais Épictète et Marc Aurèle ont droit à son
respect. Lucien raille également les pythagoriciens, leurs règles et leurs superstitions, comme celle qui
leur interdit de consommer des fèves. La mort légendaire d’Empédocle, qui passait pour être tombé dans
le cratère de l’Etna pendant une éruption, lui inspire des critiques et des sarcasmes, même s’il lui arrive
aussi de montrer de la considération pour ce philosophe. Il en va de même pour Platon, modèle principal
des dialogues de Lucien, mais dont la doctrine le fait parfois rire, comme on le voit avec les variations
fantaisistes que lui inspire, dans les Histoires vraies, le communisme des femmes préconisé au livre V
de la République. Lucien ricane aussi devant l’attentisme intellectuel permanent des sceptiques. Pour
devenir le disciple de ces philosophes, il lui manque un certain esprit de sérieux. Sa pente naturelle le
porte à rire de leurs théories et de leur personne. Mais d’autres penseurs retiennent davantage son
attention.
Il montre des affinités avec l’épicurisme et le cynisme. Dans Alexandre ou le Faux Prophète, il
fait l’éloge d’Épicure dont la philosophie s’oppose à la superstition, nourrie par la crainte et par
l’espérance, qui est le fonds de commerce d’Alexandre. Dans Du deuil, il met en cause la conception de
la mort qui inspire le comportement des hommes lorsqu’ils perdent un de leurs proches. Sur les
sacrifices est un texte qui conteste la pertinence du rite principal du paganisme et la représentation des
dieux qui le fonde. Lucien rejoint ainsi des thèmes majeurs de la philosophie épicurienne : la critique
des croyances, la physique de la mort comme dislocation d’un agrégat d’atomes et l’idée que les dieux
sont loin des hommes et n’interviennent pas dans leur vie, qui ne les intéresse pas. Quant à sa sympathie
pour les cyniques, elle tient moins à leurs idées qu’à leur comportement. Les cyniques soutenaient qu’il
fallait vivre en accord avec la nature. Ils rejetaient les valeurs et les usages de la civilisation, les
convenances sociales, le pouvoir, l’argent, la gloire, la famille, la culture, la politesse. Lucien a voulu
s’approcher du pouvoir politique en tentant d’obtenir la faveur de Lucius Verus et en servant Marc
Aurèle. D’autre part, il a consacré sa vie à la culture. Mais il ne s’en inspire pas moins du cynisme en
choisissant pour personnages certains de ses représentants. Le plus célèbre de tous, Diogène de Sinope
(413-327 av. J.-C.), apparaît dans les Dialogues des morts pour se moquer des grands personnages que
la mort a dépouillés de leur puissance et de leur richesse et réduits au néant. Il se trouve aux côtés de
Ménippe, autre philosophe cynique du IIIe siècle av. J.-C. et dont l’œuvre, aujourd’hui perdue, a peut-
être exercé une grande influence sur Lucien. En tout cas, celui-ci le choisit comme protagoniste de
plusieurs dialogues. Dans l’Icaroménippe, Ménippe monte au ciel pour rencontrer les dieux qui ne
trouvent pas plus grâce à ses yeux que les hommes. Dans Ménippe ou la Nécyomancie, il descend aux
Enfers où il se moque des illusions des vivants et des lamentations des morts, tout comme dans Charon
ou les Contemplateurs. Dans ces voyages, il découvre les vérités qui répondent aux questions que les
hommes se posent, sans être capables de les résoudre. En toute occasion, il dénonce l’ignorance et
l’imposture des autres philosophes ainsi que toutes les formes de la comédie humaine.
C’est par là que Lucien devient philosophe. Il n’a aucun goût ni aucun don pour les spéculations
métaphysiques et pour les constructions théoriques. Il se demande comment vivre et observe la vie
humaine comme un théâtre où règnent les illusions propices à toutes les impostures. Il s’emploie à les
démasquer. Il le fait le plus souvent sur le mode comique, d’où sa sympathie pour Aristophane, qu’il
qualifie, dans les Histoires vraies (I, 29), d’homme sage et ami de la vérité. Mais sa propension à la
satire reflète bien le regard critique qu’il porte sur elle et qui, indirectement, nous renseigne aussi sur son
temps. Lucien la juge sans complaisance. Voici l’hypocrisie des philosophes qui prêchent la vertu et
mènent une vie de débauche dans un double jeu auquel les stoïciens semblent particulièrement enclins.
Voici la comédie de la culture où un imbécile ignorant prétend jouer un rôle parce qu’il achète des
livres, où des intellectuels se vendent à de riches patrons qui les exhibent comme des alibis et leur font
vivre une existence dérisoire que Lucien, sans pitié, décrit avec des accents dont Diderot se souviendra
dans Le Neveu de Rameau. À ces faux-semblants s’ajoute l’imposture de certains rhéteurs, celle d’un
prédicateur ambulant qui change de philosophie et de religion en fonction de ses intérêts et met en scène
son suicide comme un événement publicitaire, celle d’un faux prophète qui invente une nouvelle
divinité, lui consacre un sanctuaire et y attire des fidèles pour les exploiter. Lucien n’est pas dupe. Il
montre en permanence une lucidité de moraliste prompt à révéler, au-delà des apparences, la vérité des
choses et des hommes. C’est une pauvre vérité. Les richesses, les grandeurs d’établissement, les grands
discours, les prétentions, les ambitions, les exhibitions sociales ne sont rien. Ils cachent la misère
physique et morale, l’ignorance, l’impuissance et le néant prochain de la mort. Le moralisme de Lucien
frôle le nihilisme, mais il s’en protège par le plaisir de la parole et par la contemplation des beautés du
monde. Il est par excellence un écrivain du logos, ce langage rationnel vivant où les Grecs
reconnaissaient le propre de l’homme et, avant Paul Valéry, son honneur. Lucien rend honneur au logos
en adepte du pétillement de l’esprit et des mots qui lui servent à percer à jour les réalités de la vie et à en
montrer les splendeurs. Les voyages aériens qui font voir la terre et le monde de haut dans
l’Icaroménippe et dans les Histoires vraies, la présence des œuvres d’art si nombreuses dans son œuvre,
l’arrivée d’un navire au port qui, dans Le Navire ou les Souhaits, sert de prologue aux vagabondages de
la rêverie lui inspirent des moments de ravissement qu’il fait partager à ses lecteurs. À la passion du
vrai, il ajoute le goût du beau. L’une et l’autre concourent au charme singulier de ses écrits et peuvent
expliquer qu’ils aient traversé les siècles.

Lucien et la postérité
La postérité a réservé à Lucien un sort inégal selon les périodes, mais elle ne l’a pas oublié. Le
silence de ses contemporains à son sujet continue après sa mort, mais on le lit et on l’imite.
Les Lettres d’Alciphron, un peu plus jeune que lui, s’inspirent des Dialogues des courtisanes.
Elles seront à leur tour imitées, au IVe siècle, dans les Lettres d’amour d’Aristénète dont Lucien est donc
l’un des modèles indirects. À Byzance11, Lucien devient un personnage controversé. Si les chrétiens
peuvent tirer parti des moqueries qu’il adresse à la religion païenne, ils le considèrent aussi comme un
impie. Au début du Xe siècle, Aréthas, évêque de Césarée, le dénonce, en le commentant, comme un
auteur antichrétien. Le lexique de la Souda en fait autant. La notice qu’il consacre à Lucien le présente
comme un adversaire du christianisme et comme un blasphémateur qui a insulté le Christ. Pour ses
fautes, il a été puni en ce monde lorsqu’il est mort de la rage après avoir été mordu par des chiens. Et,
dans l’au-delà, il connaîtra les flammes de l’enfer et la compagnie de Satan. Cette exécration repose sur
une lecture erronée de Sur la mort de Pérégrinos où Lucien montre sa méconnaissance du christianisme
plus qu’il ne l’attaque. Elle débouche sur l’invention d’une mort censée être édifiante et sur l’annonce
d’un châtiment éternel. Mais elle prouve qu’on s’en prend à Lucien parce qu’on le lit. On l’adapte aussi.
Au XIIe siècle, Théodoros Prodromos compose des Vies de littérateurs et d’hommes publics mises à
l’encan sur le modèle des Sectes à l’encan. L’Hermodotos de Jean Katrarios est modelé sur les Amours.
D’autres dialogues anonymes, le Philopatris, le Timarion, le Mazaris et l’Hermippos sont aussi
d’inspiration lucianesque. Lucien fait donc partie du paysage littéraire de l’époque byzantine. Il en va de
même à la Renaissance.
Dans l’Italie du XVe siècle, les érudits s’intéressent à Lucien12. Ils le traduisent en latin ou en
italien avec une prédilection pour les textes courts et pour ceux qui ont une portée morale. Ils apprécient
leur aspect ludique et goûtent la pureté de la langue et la qualité du style de Lucien. Ces chrétiens le
lisent comme un auteur qui critique des absurdités du paganisme, et non comme un adversaire de la
religion. Ils trouvent, d’autre part, instructif son témoignage sur les philosophes de l’Antiquité. Autant
de raisons pour l’imiter aussi. Certaines imitations sont tellement réussies qu’elles ont pu passer, à un
moment, pour des traductions d’œuvres de Lucien. C’est le cas du dialogue de Maffeo Veggio (1407-
1458), De felicitate et miseria, connu aussi sous le titre Palinure. Il s’agit d’un dialogue entre deux
morts, Palinure, le pilote du navire d’Énée dans l’Énéide de Virgile, et Charon, le batelier des Enfers, où
Veggio, tout en reprenant des éléments virgiliens et en développant des variations sur la mythologie
antique, s’inspire des dialogues que Lucien situe au royaume des morts. En revanche, ce sont ses
Dialogues des dieux qui servent de modèle à l’un des géants de la Renaissance italienne, Leon Battista
Alberti (1404-1472), dans Virtus dea où Mercure s’entretient avec la déesse Vertu. Cet ouvrage est une
des composantes des Intercoenales, une collection de dialogues en onze livres qui commencent chacun
par une préface et où viennent s’intercaler des fables et des récits en prose. Dans cette collection, Alberti
reprend en les adaptant un grand nombre de thèmes et de procédés lucianesques, qu’il emprunte à un
large éventail de textes. Dans La Mouche, il réécrit à sa manière l’Éloge de la mouche de Lucien, qui est
aussi la source principale de Momos. Cet ouvrage burlesque en quatre livres raconte les relations
mouvementées de Momos, le dieu grec de la raillerie, avec les dieux de l’Olympe à l’occasion de
diverses péripéties. Au-delà des reprises et des adaptations de détail, il est en phase avec l’esprit rieur de
Lucien.
Cet esprit est une des causes du succès croissant de Lucien au XVIe siècle, quand son œuvre
connaît huit éditions complètes en grec et de très nombreuses traductions. Les traductions en latin sont
parfois dues à de grandes figures de l’humanisme. Érasme (1466, 1467 ou 1469-1536) traduit les
Dialogues des morts, les Dialogues des dieux, les Fêtes de Cronos, Du deuil, Le Fils déshérité, De
l’astrologie, Icaroménippe. Le cas du Tyrannicide est particulier. Érasme en publie la traduction latine
en 1506, simultanément avec celle de son ami Thomas More (1478-1535) et les deux hommes y ajoutent
leur propre réponse à Lucien écrite en latin. Lucien est donc pour eux un véritable interlocuteur, non un
simple objet d’étude, et il influence profondément leur œuvre. Érasme le cite abondamment, en
particulier dans les Adages où Lucien apparaît plus de trois cents fois. Il l’invoque dans la lettre
dédicatoire de l’Éloge de la folie adressée au même Thomas More. Et il cherche souvent à imiter son
esprit satirique, par exemple dans Julius exclusus, fantaisie sur l’au-delà à la manière des Dialogues des
morts où le pape Jules II, décédé, essaye en vain d’obtenir que saint Pierre l’accueille au paradis. De son
côté, Thomas More traduit, outre Le Tyrannicide, Ménippe, Les Amis du mensonge et Le Cynique, et il
s’inspire des Histoires vraies dans l’Utopie où il imagine les voyages d’un ancien compagnon
d’Amerigo Vespucci au Nouveau Monde et son séjour dans un pays imaginaire dont la représentation
contient une critique implicite du monde réel. De fait, Érasme et More ont écrit et vécu toute leur vie en
compagnie de Lucien, comme Rabelais en France.
Rabelais est, au XVIe siècle, la figure majeure de ce qu’on a pu appeler le lucianisme en France13.
Il connaît bien le grec et partage son goût pour Lucien avec un groupe de juristes humanistes réunis,
dans les années 1520, autour d’André Tiraqueau. Il le lit et le commente avec eux. Il le traduit aussi et se
consacre en particulier à l’Hermotimos et à l’Icaroménippe. Il est tellement imprégné de l’esprit de
Lucien qu’on le compare même à lui. Dans la Deffence et illustration de la langue françoyse (II, XII),
Du Bellay désigne Rabelais comme « celui qui fait renaistre Aristophane et faint si bien le nez de
Lucian ». Ainsi s’établit la légende de Rabelais, Lucien français. Elle mérite d’être nuancée. Rabelais
n’écrit pas comme Lucien. Il est enclin à l’amplification et à l’abondance verbale, alors que Lucien
préfère la concision. On le voit bien dans le Tiers Livre, lorsque Rabelais veut imiter Comment il faut
écrire l’Histoire (3). L’anecdote de Diogène roulant son tonneau à Corinthe pendant que les Corinthiens
s’agitent, saisis de panique à l’approche d’Alexandre le Grand, occupe un seul paragraphe chez Lucien.
Chez Rabelais, elle prend des proportions considérables. On constate une amplification analogue dans le
cas d’une autre anecdote, empruntée au Maître de rhétorique (5), où Alexandre refuse d’écouter un
marchand sidonien qui déclare connaître le moyen d’aller de Perse en Égypte en trois jours. La parenté
entre Rabelais et Lucien ne réside donc pas dans le style, mais dans l’inspiration. Rabelais emprunte à
Lucien des épisodes et des thèmes qu’il traite à sa manière. Dans Pantagruel, le récit que fait Épistémon
ressuscité de ce qu’il a vu dans l’au-delà est inspiré de Ménippe ou la Nécyomancie. Et Alcofribas se
promène dans la bouche de Pantagruel où il a été englouti, comme Lucien et ses compagnons dans le
ventre de la baleine des Histoires vraies. Celles-ci servent de modèle aux voyages de Panurge dans le
Quart Livre, comme les souhaits de Samippe, dans Le Navire ou les Souhaits (28-40), aux conquêtes
imaginaires de Pichrocole dans Gargantua. Ces quelques exemples montrent la familiarité de Rabelais
avec l’œuvre de Lucien : elle est si grande qu’elle se trouve sans doute à l’origine de bien d’autres
passages où elle ne se montre pas, mais dont elle constitue la source secrète. Lucien appartient à
l’univers de Rabelais et, par voie de conséquence, à celui de la littérature française du XVIe siècle.
Sa présence y devient encore plus visible au XVIIe siècle, en particulier grâce à Nicolas Perrot
d’Ablancourt, qu’on a déjà cité. Cet homme de lettres érudit traduit de nombreux auteurs latins et grecs,
Cicéron, Minucius Felix, Tacite, Homère, Plutarque, Thucydide, Xénophon. En 1654 paraît sa
traduction de Lucien, qui sera maintes fois rééditée. Elle est précédée d’une Épître dédicatoire à Valentin
Conrart où Perrot d’Ablancourt expose et justifie sa conception de la traduction. Il ne vise pas à
l’exactitude littérale, mais recherche la fidélité à l’esprit de Lucien en l’adaptant au goût et aux manières
du XVIIe siècle. Il n’hésite pas à prendre de grandes libertés avec la lettre de son œuvre. Il supprime
certains passages qu’il juge superflus et en résume d’autres qu’il trouve trop longs. Il ajoute des
remarques de son cru et modifie certains détails pour les rendre plus familiers aux lecteurs de son temps.
Il livre ainsi une traduction critique de Lucien souvent guidée par le souci de la pudeur. Comme il trouve
Lucien « un peu grossier dans les choses de l’amour » et estime que, dans ce domaine, « il sort des
bornes de l’honnêteté et tombe incontinent dans le sale14 », il le censure et le corrige. Mais Lucien ne
disparaît pas pour autant de sa traduction. On peut la définir comme une adaptation actualisée et l’on
doit constater qu’elle rencontra un succès durable. Le grammairien Gilles Ménage y contribua en la
qualifiant de « belle infidèle », expression qui fit florès. Lucien se trouvait ainsi installé dans le paysage
littéraire et intellectuel du XVIIe siècle.
Il y trouve des lecteurs inattendus, comme l’astronome Kepler, qu’intéressait en particulier
l’épisode des Histoires vraies situé sur la lune15. Il y a aussi des imitateurs. En 1665, Boileau fait
paraître Les Héros de romans, dialogue entre Minos et Pluton « à la manière de Lucien ». Il ouvre ainsi
la voie à Fontenelle, qui publie en 1683 ses propres Dialogues des morts. Ils se présentent comme un
recueil de trente-six dialogues qui mettent en présence, selon des combinaisons variées, de grandes
figures de l’Antiquité et des temps modernes. Sappho s’y entretient avec la Laure de Pétrarque, Homère
en fait autant avec Ésope tout comme Socrate avec Montaigne, Charles Quint avec Érasme et Cortés
avec Moctezuma. Fontenelle reprend le principe inauguré par Lucien. Affranchis de toute chronologie
historique, de grands personnages discutent librement de la condition des hommes et du cours des
choses sur un ton ironique empreint de scepticisme. En ressuscitant Lucien à sa manière, Fontenelle
inaugure le renouveau du genre qu’il avait inventé. Beaucoup d’autres le suivront sur cette voie au XVIIe
comme au XVIIIe siècle, en particulier Fénelon, qui fera paraître, en 1712, d’autres Dialogues des morts.
Mais, au XVIIIe siècle, Lucien n’est pas seulement présent grâce à ces conversations d’outre-
tombe. C’est toute son œuvre qui est lue et goûtée par de grands écrivains et de grands hommes. En
Angleterre, Fielding s’en nourrit et Swift s’en inspire dans ses Voyages de Gulliver. En Allemagne
Christoph Martin Wieland le traduit et le prend pour source de ses propres écrits16. En Prusse, le roi
Frédéric II a pour lui une prédilection. C’est un goût qu’il partage avec son protégé Voltaire. Aussi ce
dernier lui en parle-t-il dans les lettres qu’il lui adresse. Il va même, dans un accès de courtisanerie
irrépressible, jusqu’à comparer Frédéric II à Lucien17. Il lui dit aussi qu’il a voulu écrire son Dialogue
entre Marc Aurèle et un récollet à la manière de Lucien et ajoute : « Ce Lucien est naïf, il fait penser ses
lecteurs, et on est toujours tenté d’ajouter à ses dialogues. Il ne veut point avoir d’esprit. Le défaut de
Fontenelle est qu’il veut toujours en avoir, c’est toujours lui qu’on voit et jamais ses héros18. » Voltaire
est ironique. La prétendue naïveté de Lucien, qui est en réalité le comble de l’habileté, lui permet de
critiquer par contraste l’omniprésence pesante et stérile de Fontenelle. Il utilise ainsi Lucien contre
Fontenelle, qu’il épargne d’autant moins que ce dernier, à certains égards, lui ressemble. Il écrit
d’ailleurs à Étienne-Noël Damilaville qu’il trouve Lucien supérieur à Fontenelle19. Ce qu’il apprécie
surtout chez lui, c’est qu’il ait attaqué les superstitions de son temps. Pour cette raison, il le range aux
côtés de Cicéron, de Lucrèce, de Sénèque, d’Épictète et de Pline20. Il écrit à son ami Hans Carl Heinrich
von Trautschen21 qu’il le considère comme un descendant de Lucien : « Vous lui ressemblez par l’esprit,
il se moquait comme vous des prêtres de son temps. » Mais Voltaire ajoute que les charlatans du temps
de Lucien étaient moins dangereux que les hommes d’Église, qui veulent dominer la société. C’est dans
cet esprit qu’il écrit sa Conversation de Lucien, Érasme et Rabelais dans les Champs Élysées parue dans
les Nouveaux Mélanges en 1765. Dans ce dialogue, les trois grands auteurs évoquent les combats qu’ils
ont menés à leur époque contre la superstition et conviennent que la situation est bien pire dans les
temps modernes. À la fin, Swift vient les rejoindre pour le dîner. C’est la conclusion donnée par Voltaire
à ces quelques pages empreintes d’anticléricalisme et écrites sur le ton moqueur et désabusé qu’il
affectionne souvent. Le ton de Diderot est différent.
Diderot lit Lucien, comme les autres auteurs grecs, dans le texte. Il porte sur lui un jugement
favorable, mais nuancé. Dans le Salon de 1767, il l’appelle « l’élégant, l’ingénieux et le plaisant
Lucien », il apprécie « sa verve et son intelligence ». « Mais, ajoute-t-il, il est impie, mais il est sale et il
y a du choix à faire dans ses dialogues » (III, 480). Il exprime donc des critiques qui contrebalancent son
éloge tout en l’étayant. Elles sont la preuve qu’il prend vraiment Lucien en considération. Aussi s’en
inspire-t-il dans Le Neveu de Rameau. Le personnage du neveu y apparaît comme une résurgence du
type littéraire du parasite. Il pratique l’art du parasitisme dont Lucien explique la nature et la dignité
dans Le Parasite. Chez le maître qui le nourrit, il traverse diverses péripéties. Il s’occupe des maux de
ventre de la petite chienne de la maison, comme le fait Thesmopolis dans Sur les salariés des Grands
(34) et son premier repas comme domestique ressemble à celui de son homologue grec. Lucien est donc
bien devenu une référence pour les écrivains du XVIIIe siècle. Diderot le prend, à l’occasion, pour
modèle implicite. Rousseau se borne à le citer comme auteur comique, dans le Discours sur les sciences
et les arts. Cette présence plus modeste sera souvent le lot de Lucien à l’époque moderne.
Lucien y figure comme un auteur classique, connu du public cultivé. Aussi les écrivains peuvent-
ils se référer à lui sans donner de longues explications. Dans le Génie du christianisme comme dans
l’Essai sur les révolutions, Chateaubriand le met régulièrement au nombre des grands auteurs de
l’Antiquité. Dans les Mémoires d’outre-tombe (XXXVIII, 6), pour évoquer M. Capelle, un homme
humble et pauvre, il cite De l’ambre ou Des cygnes en réécrivant un peu Lucien pour les besoins de son
propos. La liberté qu’il prend ainsi éclaire la situation de Lucien devenu un auteur du répertoire
littéraire, commode, disponible et modulable. On reconnaît désormais que son œuvre appartient à
l’histoire littéraire. Dans un article qu’il consacre à Jules Verne dans La Revue des théâtres du 16 juillet
1866, Théophile Gautier évoque la volumineuse collection de voyages imaginaires anciens et modernes
qui va « de l’Histoire véritable de Lucien jusqu’aux Aventures de Gulliver ». Et il ajoute :
« L’imagination humaine s’est complu dans ces fantaisies vagabondes où, sous prétexte d’excursions
aux contrées inconnues, les auteurs, avec plus ou moins de talent, développent leurs utopies où ils
exercent leur humeur satirique22. » Cette formule pourrait servir de synthèse sur Lucien, écrivain de
fiction et moraliste enclin à la satire. Mais elle a pour limite de ne se fonder que sur les Histoires vraies,
alors que c’est la lecture de toute son œuvre qui peut permettre de connaître vraiment Lucien.

A. B.

1. Texte cité par Emmanuel Bury, « Un sophiste impérial à l’Académie : Lucien en France au XVIIe siècle », dans Christopher Ligota et
Letizia Panizza, Lucian of Samosata Vivus and Redivivus, Londres et Turin, The Warburg Institute, 2007, p. 157 (ensemble de l’étude, p. 145-174).

2. Suidae Lexicon, A. Adler (éd.), vol. III, Leipzig, Teubner, 1933, article « Λουκιανός ».

3. Histoire romaine. Textes et récits, PUF, 1997, p. 209 sq.

4. G. Strohmaier, « Ubersehenes zur Biographie Lukians », Philologus, no 120, 1978, p. 117-122.

5. Voir Laurent Pernot, La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, Institut d’études augustiniennes, 1993.

6. Voir D. A. Russell, Greek Declamation, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.

7. Voir Ewen L. Bowie, « Greeks and their past in the Second Sophistic », Past and Present, no 46, 1970, p. 3-41.

8. Philostrate, Vies des sophistes, I, 21, 520.

9. Voir Glen W. Bowersock, Greek Sophists in the Roman Empire, Clarendon Press, Oxford, 1969 ; Ewen L. Bowie, « The Importance of
Sophists », Yale Classical Studies, no 27, 1982, p. 29-59.

10. Jacques Bompaire, Lucien écrivain. Imitation et création, De Boccard, 1958.

11. Voir Christopher Robinson, Lucian and his Influence in Europe, Londres, Duckworth, 1979, p. 68-81.

12. Christopher Robinson, Lucian and his Influence in Europe, op. cit., p. 81-95.

13. Voir Christiane Lauvergnat-Gagnière, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au XVIe siècle, Genève, Droz, 1988.

14. Texte cité par Emmanuel Bury, « Un sophiste impérial à l’Académie : Lucien en France au XVIIe siècle », art. cit.

15. Voir Johann Kepler, Le Songe ou Astronomie lunaire, trad. M. Ducos, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1984 ; Isabelle Pantin,
« Kepler et Lucien : des voyages extraordinaires au Ludus philosophicus », dans C. Ligota et L. Panizza (éd.), Lucian of Samosata Vivus and
Redivivus, op. cit., p. 115-127.

16. Voir Luc Deitz, « Wieland’s Lucian », dans C. Ligota et L. Panizza (éd.), Lucian of Samosata Vivus and Redivivus, op. cit., p. 175-190.

17. Lettre no 14061.

18. Lettre no 2860.

19. Lettre no 9632.

20. Lettre no 9652.

21. Lettre no 11140.


22. Cité par Jean-Michel Margot, Jules Verne en son temps vu par ses contemporains francophones, Amiens, Encrage, 2004, p. 23.
LUCIEN DE SAMOSATE ET SON ÉPOQUE
REPÈRES CHRONOLOGIQUES

98-117 : Trajan empereur. Lucien naît vers la fin de son règne.

117-138 : règne d’Hadrien. Années de formation de Lucien.

138-161 : règne d’Antonin le Pieux. Lucien est sophiste et avocat.


161-169 : Marc Aurèle et Lucius Verus règnent ensemble.

162-165 : Lucien est à Antioche, à la cour de Lucius Verus, qui dirige


la guerre de Rome contre les Parthes.

165 : Lucien, de retour en Grèce, assiste au suicide de Pérégrinos


à Olympie.

169 : mort de Lucius Verus. Marc Aurèle règne seul.

171 : Lucien est huissier en chef auprès du préfet d’Égypte.


175 : Lucien, de retour en Grèce, reprend ses activités de
sophiste. Il meurt vers la fin du règne de Marc Aurèle, ou
au début de celui de Commode.
180 : mort de Marc Aurèle. Commode empereur.
NOTE SUR LA PRÉSENTE ÉDITION
Nous republions le texte de la traduction d’Émile Chambry parue en 1933-1934 (voir
Bibliographie) ; elle fut la dernière traduction intégrale de l’œuvre de Lucien. Nous l’avons modifiée
lorsqu’elle ne correspondait plus à l’état actuel des connaissances sur l’œuvre de Lucien ni à celui de la
langue française au XXIe siècle. Nous nous sommes attachés à éclairer dans les notes à la fois les
références et les sources de Lucien, afin de rendre accessible au lecteur d’aujourd’hui le monde dans
lequel il vivait. Ce même lecteur découvrira peut-être avec étonnement la vitalité de la civilisation
grecque dans ce deuxième siècle de l’ère chrétienne ; c’est sans doute une des particularités de Lucien
de nous la rendre si familière.
D’autre part, nous avons choisi de présenter cet ensemble dans l’ordre traditionnel adopté dans les
meilleures éditions scientifiques – celui du manuscrit conservé à la Bibliothèque vaticane, qui compte
quatre-vingt-six textes ; nous en avons cependant écarté sept qu’on sait de manière certaine ne pas être
de Lucien1.

1. Parmi eux figure le discours Sur les danseurs, qui porte le no 75 dans l’ordre traditionnel et qui est une œuvre de Libanios.
ŒUVRES COMPLÈTES
traduction d’Émile Chambry révisée
et annotée par Émeline Marquis et Alain
Billault
1
PHALARIS I
Phalaris I et II se présentent comme un éloge paradoxal d’un personnage particulièrement
abominable : Phalaris, tyran d’Agrigente dans la première moitié du VIe siècle av. J.-C., célèbre pour sa
cruauté. Pindare consacre au tyran les vers suivants : « Celui qui, d’un cœur impitoyable, faisait brûler
ses victimes dans un taureau d’airain, Phalaris garde partout une mémoire exécrée » (Pythiques, I, 185
sq., trad. Aimé Puech, CUF) ; sa réputation resta inchangée à travers les siècles. Cent quarante-huit
lettres apocryphes lui sont attribuées et sont conservées sous le nom de Lettres de Phalaris.
Phalaris I et II constituent un exercice rhétorique et ont ainsi été rapprochés d’autres textes de
Lucien comme Le Tyrannicide ou Le Fils déshérité, sans qu’il soit possible cependant de les situer dans
la carrière de Lucien. Les deux Phalaris sont placés en tête du Vaticanus graecus 90 (Γ), le plus ancien
manuscrit qui conserve un corpus presque complet des œuvres de Lucien. Il sont considérés comme une
prolalia, un court texte qui sert de captatio benevolentiae, avant la conférence proprement dite : ils
visent à divertir l’auditoire, tout en exposant l’habileté rhétorique du conférencier et en préparant la
suite.
L’originalité de l’exercice est à lire à l’aune de la tradition rhétorique qui enseignait des discours
contre Phalaris (voir par exemple Démétrios, Du style, 292). Dans le reste de son œuvre, Lucien donne
une image négative de Phalaris, conformément à la tradition : dans les Histoires vraies, II, 23, Phalaris
quitte le pays des impies en compagnie d’autres rois connus pour leur cruauté (Busiris, Diomède) et de
brigands (Skiron et Pityocamptès) pour attaquer l’île des Bienheureux ; une liste similaire est reprise
dans La Double Accusation (8) pour décrire les ennemis que Justice n’a plus à redouter après leur mort.
L’argumentation paradoxale présentée dans ces deux textes repose surtout sur les traits de caractère
prêtés au tyran, ses bons sentiments et sa piété.
Phalaris I est une apologie : un ambassadeur lit devant les Delphiens une lettre de Phalaris dans
laquelle le tyran justifie son caractère et ses actions, et demande que soit consacré le taureau de bronze,
en offrande au dieu. Phalaris II a la forme d’un discours d’exhortations (protreptique) : un Delphien
conseille à ses concitoyens d’accepter l’offrande du tyran, dans l’intérêt de Delphes et pour le maintien
de sa prospérité. L’habileté dont Lucien fait preuve dans ces deux textes est grande, car il parvient, au-
delà du discours sophistique et à l’intérieur même d’un discours apologétique ou favorable à Phalaris, à
faire saisir à son lecteur le caractère réel et la cruauté du tyran : ses crimes percent sous le discours
policé. Comme souvent chez Lucien, il y a plusieurs voix en une, et il faut distinguer le jugement porté
par les personnages de celui de l’auteur.
E. M.

1.– Phalaris1, notre souverain, nous envoie, Delphiens, pour porter au dieu ce taureau et pour vous
exposer ce qu’il est juste que vous sachiez du donateur et de son offrande. Tel est l’objet qui nous amène
auprès de vous. Voici maintenant ce que vous écrit Phalaris : « Je donnerais tout ce que je possède,
Delphiens, pour être connu de tous les Grecs tel que je suis, et non point tel que les bruits semés par la
haine et l’envie m’ont représenté aux oreilles de ceux qui ne me connaissent pas ; mais c’est de vous
surtout que je voudrais être connu, de vous, qui êtes des hommes saints, assesseurs du dieu Pythien2, qui
vivez pour ainsi dire dans son temple et sous son toit3. Je pense en effet que, si je me justifie à vos yeux
et si je vous convaincs que c’est sans raison qu’on me croit cruel, votre suffrage suffira pour me justifier
auprès de tous les autres. Je prends à témoin de la vérité de mes discours le dieu lui-même, ce dieu
qu’on ne saurait surprendre par des raisonnements captieux, ni induire en erreur par des discours
mensongers. Il est sans doute facile de tromper des hommes, mais il est impossible d’échapper à la
pénétration d’un dieu, surtout d’un dieu comme celui-là.
2.– « Issu dans Agrigente4 de parents illustres, je ne le cède en noblesse à personne. Mon éducation a été
celle d’un homme libre et j’ai mis toute mon application à m’instruire. Je me suis toujours montré
dévoué au peuple, et doux et modéré envers ceux qui partageaient avec moi le gouvernement. Personne,
dans cette première période de ma vie, ne m’a reproché le moindre trait de violence, de dureté,
d’insolence ou d’égoïsme. Mais, quand j’ai vu mes adversaires politiques comploter contre moi et
chercher tous les moyens de me détruire, car notre cité était alors en proie aux dissensions, je n’ai pas
trouvé d’autre moyen de leur échapper et de sauver en même temps ma personne et l’État que de mettre
la main sur le pouvoir, afin de réprimer les séditieux et de forcer la ville à être sage. Mon projet fut
approuvé d’un grand nombre de citoyens, gens modérés et dévoués à la patrie, qui partageaient mes
vues et regardaient mon coup d’État comme nécessaire. C’est grâce à leur aide que je suis facilement
venu à bout de mon entreprise.
3.– « Dès lors les troubles firent place à l’obéissance ; je pris le commandement et la discorde cessa dans
la cité. Je n’ordonnai ni meurtres, ni bannissements, ni confiscations, pas même contre ceux qui avaient
comploté contre moi, bien qu’on soit obligé de recourir à ces violences, surtout au début d’un nouveau
régime. J’avais formé le téméraire espoir de les amener à la soumission par mon humanité, ma douceur,
mon indulgence, mon respect de l’égalité ; car tout de suite j’avais traité et m’étais réconcilié avec mes
ennemis et j’avais admis la plupart d’entre eux dans mes conseils et dans ma maison. Quant à la ville, la
voyant délabrée par la négligence de ses administrateurs, qui laissaient le public voler ou plutôt piller le
trésor public, j’y restaurai les aqueducs, j’y fis construire de beaux édifices, je la fortifiai d’une enceinte
de murailles, j’augmentai facilement les revenus publics en les confiant à des administrateurs soigneux,
je pris soin de la jeunesse, je veillai sur la vieillesse et j’amusai le peuple par des spectacles, des
distributions, des fêtes et des repas populaires. Loin d’outrager les vierges, de corrompre les éphèbes,
d’enlever les femmes, d’envoyer des hommes d’armes, de menacer en maître, le nom même de ces
excès m’était odieux.
4.– « Déjà même je songeais à quitter le pouvoir et à déposer la souveraineté et je ne cherchais plus que
le moyen d’abdiquer sans compromettre ma sûreté ; car l’obligation même de commander et de tout
faire par moi-même m’était une charge, que l’envie me rendait pénible. Mais comment assurer à l’État
les bienfaits d’un gouvernement comme le mien ? Voilà ce qui m’inquiétait encore. Et, tandis que, dans
ma simplicité antique, je remuais ces projets, mes ennemis s’unissaient contre moi, cherchaient les
moyens de me perdre et de se soustraire à mon autorité, machinaient des ligues, ramassaient des armes,
se procuraient de l’argent, appelaient à eux les peuples voisins et envoyaient en Grèce des ambassadeurs
aux Lacédémoniens et aux Athéniens. Le sort qui m’attendait, si je tombais en leur pouvoir, était déjà
réglé. Ils menaçaient de me déchirer de leurs propres mains et ils ont avoué publiquement dans les
tourments de la question tous les supplices qu’ils me réservaient. Si j’ai échappé à leurs complots, je le
dois aux dieux qui les ont découverts, et surtout au dieu Pythien qui m’en a averti par des songes et m’a
dépêché des émissaires pour me dénoncer tous leurs projets.
5.– « Ici, Delphiens, je vous demande de vous mettre par la pensée dans la crainte où j’étais et de me
donner conseil sur ce que je devais faire alors, au moment où, presque pris au dépourvu, je me
demandais comment me tirer de cette situation. Transportez-vous donc en imagination pour un moment
à Agrigente, entrez dans mon palais, et voyez leurs préparatifs, écoutez leurs menaces et dites-moi ce
que je devais faire. Devais-je encore user de clémence à leur égard, les épargner et tolérer leur audace,
pour être presque aussitôt livré au dernier supplice, ou plutôt leur tendre ma gorge nue et voir périr sous
mes yeux ce que j’avais de plus cher au monde ? N’eût-ce pas été me conduire comme le dernier des
sots ? Ne devais-je pas plutôt prendre une résolution virile et courageuse, ressentir la colère d’un homme
sensé, victime de l’injustice, me venger de ces gens-là et pourvoir, avec les ressources que j’avais à ma
disposition, à ma sûreté pour l’avenir ? C’est sûrement ce conseil-là que vous m’auriez donné.
6.– « Comment me suis-je comporté alors ? J’ai fait venir les coupables, je leur ai donné la parole, puis
j’ai produit mes preuves et, après les avoir confondus sur tous les points et les avoir contraints d’avouer
eux-mêmes leurs crimes, je les ai punis, moins irrité d’avoir été en butte à leurs embûches que d’être
forcé par eux de renoncer à la ligne de conduite que je m’étais tracée d’abord. Et depuis ce moment, je
continue à être vigilant et à punir mes ennemis, toutes les fois qu’ils complotent contre moi. D’après
cela, on m’accuse de cruauté, sans se demander qui, d’eux ou de moi, en a donné le signal. On ravale
l’importance de ce qui est en jeu entre nous et des motifs pour lesquels j’ai puni, et l’on a critiqué ces
punitions en elles-mêmes et leur apparente barbarie. C’est comme si quelqu’un, voyant chez vous
précipiter un sacrilège du haut du rocher5, sans examiner quels crimes il a osés, sans penser qu’il s’est
glissé dans le temple pendant la nuit, qu’il a enlevé les offrandes et porté la main sur la statue du dieu,
vous accusait d’être atrocement cruels, parce que, vous disant Grecs et saints, vous avez osé près du
temple, car on dit que le rocher n’est pas loin de la ville, frapper un Grec d’un pareil châtiment. Je suis
persuadé que vous seriez les premiers à vous moquer d’une telle accusation et que tout le monde
applaudirait à votre rigueur contre les impies.
7.– « En général, les peuples, sans examiner quel est le caractère de celui qui est à la tête des affaires,
s’il est juste ou injuste, haïssent tout bonnement le nom même de tyrannie et le tyran. Fût-il un Éaque,
un Minos, un Rhadamanthe6, ils n’en cherchent pas moins à le supprimer radicalement. Ils n’ont devant
les yeux que les tyrans pervers et, sous une dénomination commune, ils enveloppent les bons dans la
même haine. Cependant je sais que chez vous, en Grèce, il y a eu beaucoup de sages tyrans qui, sous un
nom mal famé, ont montré des mœurs douces et humaines et que l’on conserve même dans votre
sanctuaire des maximes de quelques-uns d’eux, qui sont comme des ornements et des offrandes au dieu
Pythien7.
8.– « Vous voyez que les législateurs eux-mêmes punissent plus qu’ils ne récompensent ; ils savent que
toutes leurs dispositions sont inutiles, s’il ne s’y joint la peur et la vue du châtiment. Mais la sévérité
nous est bien plus nécessaire encore, à nous autres tyrans, qui gouvernons par la contrainte et vivons
avec des gens qui nous haïssent et conspirent contre nous. Les épouvantails mêmes ne nous servent à
rien et, comme l’Héraclès de la fable, nous avons affaire à l’Hydre de Lerne. Plus nous coupons de têtes,
plus les occasions de punir se multiplient. Il faut, si nous voulons avoir le dessus, arracher, couper sans
cesse ce qui renaît, le brûler même, par Zeus, à la manière d’Iolaos8. Une fois qu’on a été réduit à cette
nécessité, il faut rester attaché à sa ligne de conduite et n’en point varier, ou périr, si l’on épargne ses
semblables. Mais en général, croyez-vous qu’il existe un homme assez sauvage, assez barbare pour
prendre plaisir à flageller, à entendre gémir, à voir égorger ses semblables, s’il n’a pas un puissant motif
de punir ? Combien de fois j’ai pleuré à la vue de ceux qu’on fouettait ! Combien de fois je suis
contraint de plaindre et de déplorer mon sort, alors que j’endure moi-même un supplice plus douloureux
et plus long que le condamné ! Un homme naturellement bon, mais que la nécessité contraint d’être
sévère, souffre beaucoup plus à punir qu’à être puni.
9.– « Pour vous parler avec franchise, si l’on m’offrait le choix ou de punir injustement ou de périr moi-
même, sachez bien que, sans balancer, je choisirais de mourir plutôt que de châtier des innocents. Mais
si l’on me disait : “Lequel des deux préfères-tu, Phalaris, ou de mourir toi-même injustement, ou de
punir justement ceux qui complotent contre toi ?” c’est le dernier que je choisirais. Je vous demande
encore une fois votre avis, Delphiens ; vaut-il mieux mourir injustement ou sauver injustement l’auteur
d’un attentat ? Personne, je pense, n’est assez peu sensé pour ne pas préférer vivre plutôt que de périr en
sauvant ses ennemis. Cependant, combien n’en ai-je pas épargnés qui avaient comploté contre moi et
que j’ai sauvés, bien que manifestement convaincus, par exemple Acanthos, Timocratès et Léogoras,
son frère, en souvenir de notre ancienne amitié !
10.– Quand vous voudrez vous renseigner sur mon compte, demandez aux étrangers qui viennent à
Agrigente de quelle manière je me comporte à leur égard et si je traite avec humanité ceux qui
débarquent chez moi. J’entretiens dans les ports des guetteurs qui s’informent du nom et de la patrie de
ceux qui débarquent, afin de leur rendre, avant de les congédier, les honneurs qui leur sont dus.
Quelques-uns mêmes, et ce sont les plus sages des Grecs, viennent exprès pour me voir, et ils ne fuient
pas ma société. C’est ainsi en tout cas que le sage Pythagore9 est venu dernièrement chez nous. Il avait
entendu parler de moi en termes peu favorables ; mais, après m’avoir mis à l’épreuve, il partit en me
louant de ma justice et en me plaignant d’être forcé de me montrer cruel. Pensez-vous après cela qu’un
homme si humain envers les étrangers traitât injustement ses concitoyens, s’il n’était pas lui-même
victime d’une suprême injustice ?
11.– « Voilà ce que j’avais à vous dire pour ma justification, et tout ce que j’ai dit est vrai, juste, et
mérite, j’ose le croire, vos éloges plutôt que votre haine. Quant à l’offrande, il est temps que je vous
apprenne d’où et comment elle est arrivée en ma possession, sans l’avoir commandée au statuaire. Dieu
me garde d’être assez fou pour désirer de pareils objets ! Mais il y avait chez nous un certain Périlaos10,
excellent sculpteur, mais méchant homme. Ce Périlaos, complètement trompé sur mes vrais sentiments,
pensa qu’il me ferait plaisir en inventant quelque nouveau supplice, comme si je ne me plaisais qu’à
punir. En conséquence, il fabriqua ce taureau et vint me le présenter. L’ouvrage était parfaitement beau
et d’une ressemblance absolument exacte. Il ne lui manquait que le mouvement et le mugissement pour
qu’on le crût vivant. En le voyant, je m’écriai aussitôt : “Voilà un objet digne d’Apollon Pythien ; il faut
l’envoyer au dieu.” Alors Périlaos qui était à mes côtés : “Que serait-ce s’écria-t-il, si tu connaissais l’art
avec lequel il est fait intérieurement et l’usage qu’on peut en faire ?” et en même temps, ouvrant le
taureau par le dos : “Si tu veux punir quelqu’un, dit-il, fais-le monter et enferme-le dans cette machine ;
ajuste ensuite ces flûtes aux naseaux de l’animal et fais allumer du feu sous son ventre. Alors celui qui
sera dedans, en proie à d’incessantes douleurs, poussera des gémissements et des cris ; mais sa voix, en
passant par les flûtes, formera les sons les plus mélodieux, des accords plaintifs et les mugissements les
plus lamentables, qui enchanteront tes oreilles, tandis que l’autre subira sa peine.”
12.– « Cette proposition me fit horreur ; la scélératesse de l’invention et la destination que cet homme
voulait donner à cette machine me parurent odieuses, et je lui infligeai un supplice approprié à sa
méchanceté. “Eh bien, Périlaos, lui dis-je, si ce n’est pas là une vaine et téméraire promesse, entre dans
ton taureau et fais-nous voir l’effet véritable de ton art. Imite les cris d’un homme qui brûle, afin que
nous sachions si les airs dont tu parles se font entendre à travers les flûtes.” Périlaos obéit. Quand il fut à
l’intérieur, je l’enfermai et fis allumer du feu par-dessous. “Reçois, lui dis-je, la récompense de ton
admirable invention et sois le premier à jouer cette musique que tu veux apprendre aux autres.” C’est
ainsi qu’il fut justement puni et recueillit le fruit de son industrie. Cependant je le fis retirer, tandis qu’il
respirait et vivait encore, pour qu’il ne souillât pas l’ouvrage par sa mort, je le fis précipiter du haut d’un
rocher et le privai de sépulture, je purifiai le taureau et vous l’envoyai pour le consacrer au dieu11. J’ai
fait graver dessus toute cette histoire, mon nom comme donateur, celui de l’artiste, Périlaos, le dessein
qu’il avait formé, ma justice, le châtiment approprié à sa scélératesse, la musique de l’ingénieux
statuaire et l’essai qu’il en a fait le premier.
13.– « Pour vous, Delphiens, vous ne ferez rien que de juste si vous voulez bien sacrifier pour moi avec
mes députés et dédier le taureau en belle place dans le temple, afin que tout le monde sache comment je
traite les méchants et comment je punis leurs monstrueuses passions pour le mal. Pour vous faire une
juste idée de mon caractère, vous n’avez qu’à considérer que j’ai puni Périlaos, que j’ai consacré son
taureau, que je ne l’ai pas gardé pour faire chanter d’autres victimes, qu’il n’a pas modulé d’autre
musique que les seuls mugissements de son auteur, que c’est sur lui seul que j’ai fait l’épreuve de son art
et que j’ai mis fin à ces chants barbares et inhumains. Voilà ce que j’offre au dieu pour le moment ; par
la suite je lui ferai bien d’autres offrandes, si j’obtiens de lui de n’avoir plus besoin de punir. »
14.– Voilà, Delphiens, ce que Phalaris vous fait dire. C’est la vérité pure et c’est ainsi que les choses se
sont passées. Il est juste que vous ajoutiez foi à notre témoignage, parce que nous connaissons les faits
et que nous n’avons aucun motif de vous tromper. S’il faut encore vous prier en faveur d’un homme qui
passe à tort pour méchant et qui s’est vu malgré lui contraint de punir, nous vous supplions, nous
citoyens d’Agrigente, à titre de Grecs et d’anciens Doriens, d’accorder votre amitié à un homme qui la
désire et qui est prêt à répandre ses bienfaits sur votre cité et sur chacun de vous en particulier. Recevez
donc ce taureau, consacrez-le et faites des vœux pour Agrigente et pour Phalaris. Ne nous renvoyez pas
sans nous accorder notre demande, ne faites pas cette injure à notre souverain et ne privez pas le dieu
d’une offrande qui est à la fois un chef-d’œuvre de l’art et un monument de justice.

1. Tyran d’Agrigente, fils de Léodamas de Rhodes ; il régna de 570 à 555 av. J.-C.

2. Apollon.

3. Delphes était le site d’un sanctuaire panhellénique extrêmement célèbre. Apollon y rendait des oracles à travers sa prophétesse, la Pythie.

4. Dans la quatrième des Lettres de Phalaris, le personnage dit être né à Astypalée, avoir été chassé de sa patrie et être devenu tyran
d’Agrigente.

5. Le rocher dont il est ici question s’appelait Hyampeia. On y précipitait les sacrilèges qui avaient attenté à la divinité ou au sanctuaire. Tel
est le sort qu’aurait injustement subi Ésope, d’après la légende (il aurait été accusé d’avoir dérobé un vase consacré à Apollon). Voir Plutarque, Sur les
délais de la justice divine, 12 (556f-557a). Selon une scholie du Vaticanus graecus 1322, Lucien raille ici sans en avoir l’air les habitants de Delphes
pour le meurtre d’Ésope.

6. Connus pour leur justice et leur piété, ces héros de la mythologie devinrent à leur mort les trois juges des défunts aux Enfers.

7. Parmi les « Sept Sages » de la Grèce, dont de nombreuses maximes ont été conservées, on peut considérer comme tyrans Périandre de
Corinthe, Cléobule de Lindos et, à la rigueur, Pittacos de Mytilène.

8. Iolaos, fils d’Iphiclès, aida son oncle Héraclès à venir à bout de l’Hydre de Lerne (un des Douze Travaux qui lui avaient été imposés). Au
fur et à mesure qu’Héraclès coupait les têtes du monstre, Iolaos cautérisait la base qui les portait pour empêcher qu’elles ne repoussent.

9. Philosophe présocratique (VIe s.-début Ve s. av. J.-C.), fondateur à Crotone (sud de l’Italie) d’une communauté à la fois philosophique,
scientifique, politique et religieuse. Son séjour à la cour de Phalaris n’a aucune réalité historique.

10. Le sculpteur est parfois aussi nommé Périllos.

11. Les traditions divergent sur le sort du taureau : selon une tradition remontant sans doute à Timée, les Agrigentins auraient jeté le taureau à
la mer après la chute de Phalaris (voir FGrHist 566 F 28c) ; une autre version voulait que le taureau ait été transporté à Carthage (voir Polybe, XII, 25,
1-5). Lucien invente une troisième version, sans doute aussi fictive que les autres.
2
PHALARIS II
1.– Je ne suis, Delphiens, ni le proxène1 des Agrigentins, ni l’hôte privé de Phalaris, et je n’ai à son
égard aucun autre motif personnel de bienveillance ni aucun espoir d’obtenir son amitié. Mais après
avoir entendu les discours sages et mesurés des ambassadeurs qui sont venus de sa part, après avoir
considéré à la fois l’intérêt de la religion et celui de l’État et surtout ce qui convient aux Delphiens, je
me lève pour vous conseiller de ne pas faire injure à un souverain qui fait acte de piété et de ne point
rejeter une offrande déjà promise au dieu, surtout quand elle doit perpétuer le souvenir de trois choses
très importantes, l’art merveilleux de l’artiste, sa détestable intention et la juste punition qu’il a subie.
2.– Le simple fait que vous balancez tant soit peu sur ce point et qu’on nous propose de décider s’il faut
recevoir l’offrande ou la renvoyer est, à mon avis, une offense au dieu ou plutôt une impiété sans égale ;
c’est un véritable sacrilège, beaucoup plus grave que les autres, d’autant qu’il y a plus d’impiété à
refuser absolument les offrandes de ceux qui veulent en faire qu’à piller les offrandes déjà consacrées.
3.– Je vous prie donc, moi qui suis Delphien comme vous et qui participe à la bonne renommée de
l’État, si vous la conservez, et à sa mauvaise réputation, si elle vous vient de l’affaire qui nous occupe,
de ne point fermer le temple aux gens pieux et de ne pas calomnier notre ville à la face du monde, en
faisant croire qu’elle chicane sur les dons qu’on envoie au dieu et qu’elle soumet les donateurs au
suffrage des tribunaux ; autrement, personne n’osera plus rien consacrer, sachant que le dieu n’acceptera
plus de présents qu’ils n’aient reçu l’approbation des Delphiens.
4.– Or Apollon a déjà prononcé en faveur de cette offrande ; car s’il haïssait Phalaris et avait son présent
en horreur, il lui était facile de l’engloutir au milieu de la mer Ionienne2 avec le vaisseau qui le portait.
Or, bien au contraire, il leur a donné un temps serein pendant toute la traversée, ainsi que ces
ambassadeurs nous l’apprennent, et il les a fait débarquer sains et saufs à Cirrha3.
5.– C’est la preuve évidente qu’il approuve la piété du monarque. Vous devez donc porter un suffrage
conforme à celui du dieu et ajouter ce taureau aux autres ornements du temple ; car il serait absolument
choquant qu’un homme qui a envoyé au dieu un présent si magnifique emportât du temple une sentence
qui le condamne et n’obtînt pour salaire de sa piété qu’un jugement qui le déclare indigne de consacrer
une offrande.
6.– Or le citoyen qui a ouvert un avis contraire au mien, comme s’il venait d’arriver d’Agrigente, parle
avec emphase de meurtres, de violences, de rapts, d’enlèvements commis par le tyran ; pour un peu il
affirmerait en avoir été témoin, lui qui, nous le savons, ne s’est même pas déplacé jusqu’au bateau. Or,
sur de pareils faits, il ne faut même pas croire aveuglément ceux qui prétendent en avoir été les victimes,
car il est incertain s’ils disent la vérité ; à plus forte raison ne devons-nous pas condamner nous-mêmes
des faits que nous ne connaissons pas.
7.– Mais si de telles choses se sont passées en Sicile, ce n’est pas aux Delphiens à s’en mêler, à moins
qu’au lieu de prêtres, nous ne prétendions être des juges et qu’au lieu de sacrifier, de servir le dieu et de
lui consacrer les offrandes qu’on lui envoie, nous nous formions en tribunal pour examiner si tel ou tel
peuple par delà la mer Ionienne a des tyrans justes ou injustes.
8.– Laissons les autres faire leurs affaires à leur guise ; pour nous, il est indispensable, à mon avis, que
nous nous rendions compte de notre situation et que nous sachions ce qu’elle était autrefois, ce qu’elle
est à présent et ce que nous avons de mieux à faire. Nous habitons des montagnes escarpées4 et « nous
labourons des cailloux5 » ; nous n’avons pas besoin d’attendre qu’Homère nous l’apprenne, nous
pouvons nous en convaincre par nos yeux, et, si nous n’avions que notre sol, nous serions en proie à une
disette profonde. Mais le temple, le dieu Pythien, l’oracle, les sacrifices et les pieuses offrandes, voilà
les terres à blé des Delphiens, voilà nos revenus ; de là vient notre abondance, de là nos aliments, car il
faut dire la vérité entre nous. Tout chez nous pousse, comme disent les poètes, sans semence et sans
culture, grâce au dieu qui laboure pour nous. Non seulement il nous procure les biens qui naissent en
Grèce, mais encore tous les produits de la Phrygie, de la Lydie6, de la Perse, de l’Assyrie7, de la
Phénicie8, de l’Italie et même des contrées hyperboréennes9 arrivent à Delphes grâce à lui. Au second
rang, après le dieu, nous sommes honorés par tous les peuples et nous vivons dans l’abondance et le
bonheur. Tel a été le passé, tel est le présent ; puissions-nous ne pas voir finir cette heureuse vie !
9.– Personne ne se souvient qu’on ait jamais été aux voix pour admettre une offrande et qu’on ait
empêché quelqu’un de faire un sacrifice ou de consacrer un présent ; et c’est pour cela, je pense, que le
temple a si hautement prospéré et qu’il est si riche en offrandes. Gardons-nous donc aujourd’hui encore
de toute innovation et n’établissons aucune loi contraire aux usages de nos pères ; nous n’avons pas à
classer les offrandes ni à rechercher l’origine des dons qu’on nous envoie, d’où ils viennent, qui les
adresse, de quelle nature ils sont ; il faut les accepter sans façon et les consacrer, en servant à la fois le
dieu et les pieux donateurs.
10.– À mon avis, Delphiens, ce que vous avez de mieux à faire dans les circonstances actuelles, c’est de
considérer la grandeur et l’importance des objets dont vous avez à délibérer. Il s’agit d’abord du dieu, du
temple, des sacrifices, des offrandes, des vieux usages, des lois anciennes et de la renommée de
l’oracle ; ensuite de la cité tout entière, de nos intérêts communs et des intérêts de chacun des Delphiens
en particulier, enfin de notre bonne ou mauvaise renommée aux yeux de tous les hommes. Je ne crois
pas qu’il puisse y avoir pour vous, si vous êtes sages, d’objets plus importants, plus capitaux que ceux-
là.
11.– Voilà les objets sur lesquels nous délibérons. Ce n’est pas uniquement de Phalaris qu’il s’agit, ni de
son taureau ni de son airain, mais de tous les rois et de tous les souverains qui viennent aujourd’hui à
notre temple, et de l’or et de l’argent et de mille autres choses précieuses qui seront offertes au dieu en
mainte occasion ; car ce qu’il faut examiner avant tout, c’est l’intérêt du dieu.
12.– Dès lors, pour quelle raison cesserions-nous de nous comporter à l’égard des offrandes comme
nous le faisons toujours, comme on l’a fait à l’origine ? Qu’avons-nous à reprocher à nos anciens usages
pour vouloir en établir de nouveaux ? Et ce qui ne s’est jamais fait depuis que nous habitons cette ville,
que le dieu Pythien rend des oracles, que le trépied parle et que la prêtresse est inspirée, pourquoi en
ferions-nous une loi aujourd’hui ? Pourquoi citerions-nous à un tribunal et soumettrions-nous à une
enquête ceux qui apportent des offrandes ? Vous voyez pourtant comment cette ancienne coutume
d’ouvrir à tout le monde un libre accès a rempli le temple de richesses de toutes sortes, parce que tout le
monde offre et que certains excèdent leurs facultés pour faire au dieu des présents.
13.– Mais si vous vous érigez vous-mêmes en vérificateurs et inquisiteurs des offrandes, je crains que
les sujets ne manquent à nos enquêtes. Personne ne consentira à reconnaître cette juridiction et à
sacrifier et dépenser son bien pour être jugé et s’exposer à perdre la vie. Car qui pourrait supporter la
vie, après avoir été jugé indigne de consacrer une offrande ?

1. Dans une cité grecque, citoyen chargé d’aider et de défendre les intérêts des ressortissants d’une cité étrangère.

2. La mer Ionienne est délimitée par la péninsule italienne et la Sicile à l’ouest, et par l’Albanie et la Grèce à l’est.

3. Port sacré de Delphes, sur le golfe de Corinthe.

4. La rocheuse Pythô est mentionnée deux fois par Homère dans l’Iliade : II, 519 et IX, 405 ; voir aussi ses Hymnes, « À Apollon », v. 183,
529, 536 sq.
5. La citation renvoie au pays des Cyclopes, dans Homère, Odyssée, IX, 109, 123.

6. La Phrygie et la Lydie se trouvent en Asie Mineure.

7. Ancienne région du nord de la Mésopotamie.

8. Région côtière du Proche-Orient.

9. Régions septentrionales du monde habité.


3
HIPPIAS OU LES BAINS
Hippias ou les Bains est l’éloge d’un architecte contemporain de Lucien, Hippias, savant
accompli, et d’une de ses réalisations : un établissement de bains. Lucien commence par faire l’éloge
des savants capables de réaliser leurs idées et de mettre leurs théories en pratique (1-2). Il classe ensuite
Hippias dans cette catégorie en louant sa science (3), puis il en vient à l’une de ses réalisations, des
bains dont la beauté, la conception et les aménagements l’ont séduit (4-8). Il conclut en justifiant son
discours : il a décerné à l’architecte et à son œuvre les louanges qu’ils méritaient (8).
C’est une conclusion de rhéteur. Le texte de Lucien relève, en effet, du troisième genre du
discours, le genre épidictique ou démonstratif, défini par Aristote dans sa Rhétorique (I, 3) et dont les
modalités sont l’éloge et le blâme. En louant Hippias et son ouvrage, Lucien fait une démonstration de
son art oratoire. Il donne avec talent une description détaillée (ekphrasis) du bâtiment et de ses
différentes pièces. Elle est précédée de considérations sur la science, qui permettent à l’auteur de
montrer sa culture en citant quelques grands noms. Dans la conclusion, Lucien se défend d’avoir choisi
à dessein un sujet insignifiant pour le faire valoir par son éloquence. Il reconnaît ainsi que celle-ci se
trouve au centre de son propos. A-t-il réellement prononcé ce discours ou s’est-il borné à l’écrire ? Il ne
donne aucune précision à ce sujet. Quoi qu’il en soit, ce texte bref constitue un exemple de la rhétorique
de l’éloge au IIe siècle de notre ère, à l’époque de la Seconde Sophistique. Il est aussi un témoignage
historique sur l’importance des bains, centres sanitaires, clubs sportifs et lieux de rencontre dans la
société du Haut-Empire.
A. B.

1.– Parmi les habiles, ceux qui méritent le plus d’éloges sont, à mon avis, ceux qui, non contents d’avoir
donné d’ingénieuses théories de leurs métiers respectifs, ont confirmé les promesses de leurs discours
par des ouvrages1 conformes à leurs théories. Ainsi, parmi les médecins, ce ne sont pas ceux qui savent
le mieux disserter sur leur art qu’un malade sensé enverra chercher, mais bien ceux qui sont exercés à en
tirer des résultats pratiques. Il en est de même en musique ; celui qui sait jouer du luth ou de la cithare
est supérieur, je pense, à celui qui sait distinguer les rythmes et les harmonies. Pour les généraux, je n’ai
pas besoin de te dire que ceux qu’on a justement placés au premier rang n’étaient pas seulement habiles
à ranger et à haranguer leurs troupes, mais encore conduisaient la charge et payaient de leur personne.
Tels furent, nous dit-on, chez les anciens Agamemnon et Achille2, et plus récemment Alexandre et
Pyrrhus3.
2.– Mais en disant ceci, quel est mon but ? Ce n’est pas dans le vain désir d’étaler mes connaissances
historiques que j’ai cité ces exemples, mais c’est que la même chose est vraie des ingénieurs : ceux qu’il
faut admirer sont ceux qui, après s’être distingués par leur science théorique, ont encore laissé à la
postérité des monuments et des modèles de leur art. Ceux qui n’ont cultivé que la science de la parole
méritent plutôt le titre de sophistes que celui de savants. C’est parmi ces derniers, nous dit-on, que se
rangent Archimède4 et Sostratos de Cnide5. Celui-ci réduisit Memphis à l’obéissance de Ptolémée sans
recourir à un siège, en détournant et divisant le Nil ; celui-là incendia par son art les vaisseaux des
ennemis6. Avant eux, Thalès de Milet, ayant promis à Crésus de faire passer l’Halys à pied sec à son
armée, imagina de détourner le fleuve derrière le camp et il le fit en une seule nuit7. Et cependant Thalès
n’était pas ingénieur, mais il était savant et habile à imaginer et à gagner les esprits. Quant à Épéios,
héros d’une époque très ancienne, non seulement il imagina en faveur des Achéens son fameux cheval,
mais encore il y descendit, dit-on, avec les autres.
3.– Parmi ces grands hommes il est juste de mentionner Hippias, notre contemporain, aussi entraîné
dans l’art de la parole qu’aucun de ses devanciers, également prompt à concevoir et parfaitement clair
quand il faisait un exposé, et dont les ouvrages sont de beaucoup supérieurs aux discours. Il tient en effet
toutes les promesses de son art, et il ne le fait pas seulement dans les matières où d’autres ont réussi
avant lui, mais il sait encore, comme disent les géomètres, construire un triangle parfait sur une droite
donnée. Les autres se limitent à une seule branche de la science et n’en deviennent pas moins célèbres,
s’ils y réussissent ; mais lui tient la tête aussi bien en harmonie et en musique qu’en mécanique et en
géométrie, et il pratique chacune de ces sciences aussi parfaitement que s’il n’en connaissait qu’une
seule. Il faudrait beaucoup de temps pour louer sa science des rayons, des réfractions et des miroirs, et
en particulier de l’astronomie, où il a fait voir que ses prédécesseurs n’étaient que des enfants.
4.– Mais je n’hésiterai pas à parler d’un de ses ouvrages que j’ai vu dernièrement et qui m’a frappé
d’admiration. Il s’agit d’une entreprise commune et très fréquente de nos jours, de la construction de
bains ; mais la conception et l’intelligence en ce simple ouvrage sont merveilleuses. Le terrain n’était
pas uni, mais en pente extrêmement raide et escarpée. Quand il le reçut, ce terrain était excessivement
bas d’un côté ; il le mit de niveau avec l’autre. Il donna à l’édifice entier un soubassement très solide et
assura par des fondations la sûreté de la superstructure, puis il fortifia le tout par des contreforts abrupts
et qui tiennent l’un à l’autre pour renforcer la solidité. Le bâtiment élevé là-dessus s’accorde à la
grandeur du lieu, répond à l’idée qu’on se fait d’un tel établissement et remplit toutes les exigences de
l’éclairage.
5.– L’entrée est haute ; on y accède par un large escalier qui n’est pas raide, mais en pente douce pour
faciliter la montée. Quand on arrive par cet escalier, on trouve une grande salle commune, où les
serviteurs et les valets de pied peuvent se tenir aisément. À gauche, il y a des chambres aménagées pour
le plaisir ; elles conviennent parfaitement à un établissement de bain ; car ce sont des retraites agréables
et bien éclairées. Puis, attenant à ces chambres, une salle qui est à la vérité superflue pour le bain, mais
indispensable pour recevoir les gens fortunés. Après cette salle, il y a, des deux côtés, des vestiaires
spacieux pour se déshabiller, et, au milieu, une salle très élevée, ruisselante de lumière, avec trois
piscines d’eau froide. Elle est décorée de marbre de Laconie8, et l’on y voit deux statues de marbre
blanc, d’une facture antique, celle d’Hygieia et celle d’Asclépios9.
6.– En sortant de cette salle, on entre dans une pièce où, au lieu d’être surpris par une chaleur
suffocante, on trouve un air doux et tiède ; elle est oblongue et arrondie à ses extrémités. Vient ensuite, à
droite, une chambre très brillante, où l’on peut se frotter à son aise. Elle a de chaque côté une entrée
décorée de marbre de Phrygie10. C’est dans cette chambre qu’on vient au sortir de la palestre11. Après
elle, il y en a une autre, la plus belle de toutes ; elle est agréablement disposée soit pour y rester debout,
soit pour s’y asseoir ; on ne court aucun risque à s’y attarder ; elle est très commode pour y faire des
mouvements de gymnastique. Elle aussi resplendit jusqu’au toit de l’éclat du marbre de Phrygie. Vient
ensuite le couloir chaud, plaqué de marbre de Numidie12. La salle intérieure est d’une grande beauté,
elle est pleine de lumière et ses murs ont l’éclat de la pourpre.
Elle contient aussi trois baignoires à eau chaude.
7.– Après le bain, on n’est pas obligé de repasser par les mêmes pièces : on peut passer rapidement à la
chambre froide en traversant une pièce doucement chauffée. Et partout la lumière abonde et le jour
pénètre à flots dans l’intérieur. En outre, la hauteur de chaque pièce est calculée sur sa grandeur, la
largeur est proportionnée à la longueur et partout les Charites13 et Aphrodite ont fait fleurir la grâce ; car,
comme le dit le noble Pindare : « Au début de votre ouvrage il faut placer un frontispice qu’on voie de
loin14. » C’est ce qu’on réalise surtout au moyen de la lumière, de la clarté et des fenêtres. Hippias, en
architecte consommé, a construit la salle des eaux froides en saillie vers le nord, mais sans la priver de
l’air du midi, tandis qu’il a exposé les salles qui ont besoin de beaucoup de chaleur au notus, à l’eurus et
au zéphyr15.
8.– À quoi bon après cela te parler des palestres et des vestiaires communs où l’on garde les habits, qui
communiquent rapidement et directement avec la salle de bain pour la commodité et la sécurité des
baigneurs ? Et qu’on ne croie pas que j’aie pris pour sujet un ouvrage insignifiant dans le dessein de le
relever par mon éloquence. Trouver et faire voir dans un sujet rebattu des beautés nouvelles, ce n’est
pas, à mon avis, l’effort d’un talent ordinaire. Tel est le mérite de l’édifice élevé par l’admirable Hippias,
il réunit toutes les perfections dont un bain est susceptible : l’utilité, la convenance, la clarté, les justes
proportions, l’adaptation au terrain et la sécurité dans l’usage. En outre, il est muni de toutes les
commodités imaginables : il a deux privés pour les besoins naturels, il est percé d’un grand nombre de
portes, et les heures y sont indiquées de deux façons, par une horloge à eau qui mugit et par un cadran
solaire.
Si, en voyant tout cela, on ne rend pas à l’ouvrage le tribut d’éloges qu’il mérite, on témoigne non
seulement qu’on manque d’esprit, mais qu’on est un sot et même un envieux. Pour moi, j’ai fait ce que
j’ai pu pour payer à l’ouvrage, à l’artiste, au constructeur les louanges qu’ils méritent. Si un dieu vous
accorde jamais la faveur de vous y baigner, je suis sûr que je ne serai pas seul à en faire l’éloge.

1. C’est-à-dire des réalisations, ici un bâtiment.

2. Deux héros légendaires de la guerre de Troie mis en scène par Homère dans l’Iliade.

3. Deux personnages historiques : Alexandre (356-323 av. J.-C.), roi de Macédoine qui conquit l’Empire perse. Pyrrhus (318-272 av. J.-C.),
roi des Molosses et souverain d’Épire.

4. Archimède (287-212 av. J.-C.), célèbre mathématicien grec de Sicile.

5. Sostratos de Cnide (né vers la fin du IVe s. av. J.-C.) fut l’architecte du phare d’Alexandrie ; voir Lucien, Comment il faut écrire l’histoire,
62.

6. Une légende tardive prétend qu’il utilisa des miroirs.

7. Voir Hérodote, I, 75. Thalès naquit vers 625 et mourut vers 547 av. J.-C.

8. Région du sud-est du Péloponnèse.

9. Asclépios est le dieu de la médecine et Hygieia, l’une de ses filles, est la personnification de la santé.

10. Contrée d’Asie Mineure centrale.

11. C’est-à-dire le terrain de sport.

12. Royaume africain dont le territoire correspond à peu près au nord du Maghreb.

13. C’est-à-dire les trois Grâces.

14. Voir Olympiques, VI, 3-4.

15. Respectivement le vent du sud, le vent d’est et le vent d’ouest.


4
DIONYSOS
Dionysos est une prolalia, c’est-à-dire un prologue dans lequel un rhéteur donne un échantillon de
son talent en s’efforçant de gagner l’attention et la sympathie de l’auditoire avant de passer à la
déclamation qui constitue l’élément essentiel de sa prestation. Lucien y intercale entre deux récits des
réflexions sur les attentes de son public à l’égard de sa rhétorique. Il raconte d’abord (1-4) comment
Dionysos vainquit les Indiens alors qu’ils se moquaient des apparences de son expédition avant de
l’affronter. Il tire ensuite la leçon de cette histoire (5) : ses auditeurs ne doivent pas nourrir à son sujet
des préjugés qui les détournent de venir l’écouter ou les empêchent de goûter ce qu’ils entendent de sa
bouche. Il conclut par l’histoire des trois sources qu’on trouve chez les Indiens (6-8). Celle de Silène est
réservée aux vieillards et, en les enivrant, leur donne une éloquence merveilleuse. Lucien rapproche son
cas du leur et laisse attendre à ses auditeurs un discours plein d’ivresse et de sagesse.
Il présente sa conclusion comme une plaisanterie, mais elle réalise parfaitement l’objectif du
prologue en faisant la publicité du discours qui va suivre et de l’orateur qui va le prononcer. Pour mener
à bien son entreprise d’autopromotion, Lucien se réfère à un épisode célèbre de la légende de Dionysos,
sa conquête de l’Inde, que Nonnos de Panopolis racontera dans Les Dionysiaques, au Ve siècle de notre
ère. Il en vient ensuite à un conte qui correspond bien à l’image de l’Inde dans l’imaginaire grec : un
pays très lointain et riche en merveilles. Par un rapprochement audacieux, Lucien suggère que sa parole
pourrait relever de ce merveilleux. Cette trouvaille finale révèle à la fois son humour et son ambition.
Son discours appartient à la dernière période de sa carrière, alors qu’il est revenu aux récitals oratoires
qu’il avait pratiqués, puis abandonnés. Il prête à ses auditeurs des souvenirs de ses discours passés (5) et
il leur promet de faire aussi bien. Le sophiste affirme n’avoir rien perdu de son ardeur d’autrefois et
commence à en faire la démonstration. Dionysos donne ainsi un bref aperçu autobiographique de Lucien
en professionnel de la rhétorique.
A. B.

1.– Lorsque Dionysos conduisit son armée contre les Indiens (rien ne s’oppose, je pense, à ce que je
vous conte aussi une fable bachique), on dit que ces peuples le méprisèrent d’abord, au point qu’ils ne
firent que rire de son expédition, ou plutôt qu’ils prirent en pitié un téméraire qu’ils voyaient déjà foulé
aux pieds par les éléphants, s’il osait entrer en ligne. C’est qu’ils avaient, j’imagine, entendu leurs
espions raconter sur cette armée des choses étranges. « La phalange et les bataillons, avaient-ils dit, sont
formés de femmes folles et furieuses1, couronnées de lierre, vêtues de peaux de faons, munies de petites
piques sans fer en bois de lierre, elles aussi, et de boucliers légers, qui résonnent pour peu qu’on les
touche (car ils avaient sans doute pris leurs tambourins pour des boucliers). On voit aussi dans cette
armée quelques jeunes rustres nus, qui dansent le cordax2, qui ont des queues et des cornes, comme il en
pousse aux chevreaux nouvellement nés3.
2.– « Quant au général même, il est monté sur un char attelé de panthères ; il est complètement imberbe
et n’a pas le moindre duvet sur la joue : il porte des cornes, il est couronné de grappes de raisin, il a les
cheveux retenus par une bandelette ; il est vêtu de pourpre et chaussé d’or. Il a deux lieutenants qui
commandent sous lui. L’un4 est un vieillard, assez gros, ventru, camus, avec de grandes oreilles droites ;
il tremble légèrement et s’appuie sur un bâton, mais le plus souvent il est monté sur un âne ; il est vêtu,
lui aussi, d’une tunique couleur de safran ; c’est bien le lieutenant qui convient à un tel chef. L’autre5 est
un homme monstrueux, qui par le bas ressemble à un bouc ; il a les jambes velues, des cornes et une
longue barbe ; il est colérique et emporté ; il tient d’une main une syrinx6 et brandit de la main droite un
bâton recourbé ; il court en bondissant tout autour de l’armée ; les femmes ont peur de lui ; elles
secouent leurs cheveux au vent, quand il approche et crient Évoé7. Nous supposons que ce mot est le
nom de leur maître. Déjà les femmes ont enlevé les troupeaux et déchiré de leurs mains les animaux tout
vivants ; car elles mangent la chair crue8. »
3.– En entendant cela, les Indiens et leur roi se mirent à rire, c’était naturel, et dédaignèrent de se mettre
en campagne et de déployer leurs troupes ; tout au plus pensaient-ils lâcher leurs femmes sur un tel
ennemi, s’il approchait. Ils auraient eu honte même de remporter la victoire et de tuer des femmes en
folie, un général mitré comme une femme, un petit vieillard ivre, un être qui n’était qu’une moitié de
soldat, des danseurs nus, tous également ridicules. Cependant, quand ils eurent appris que le dieu
incendiait le pays, brûlait les villes avec leurs habitants, embrasait les forêts et qu’il avait en quelques
jours rempli de flammes l’Inde tout entière (car le feu est l’arme de Dionysos ; il le tient de son père9 et
l’a pris à la foudre), alors ils coururent aux armes, sellèrent et bridèrent leurs éléphants, les chargèrent de
tours et marchèrent à l’ennemi, sans cesser de le mépriser, mais transportés de colère et résolus d’écraser
au plus tôt ce général imberbe et son armée.
4.– Quand les deux partis se furent rapprochés et furent en vue l’un de l’autre, les Indiens ayant rangé
les éléphants en avant s’avancèrent en phalange. De son côté, Dionysos se plaça au centre, Silène
conduisit l’aile droite et Pan l’aile gauche ; les satyres avaient été promus aux grades de lochages10 et de
taxiarques et le mot d’ordre général était Évoé. Tout à coup les tambours battent, les cymbales donnent
le signal du combat, un des satyres prend une corne et sonne la charge, l’âne de Silène pousse des
braiments guerriers et les Ménades, ceintes de serpents, mettent à nu le fer du bout de leurs thyrses11 et
bondissent en hurlant sur l’ennemi. Aussitôt les Indiens et leurs éléphants lâchent pied et fuient en
désordre, sans oser s’avancer jusqu’à la portée du trait ; enfin ils sont pris de vive force et emmenés
prisonniers par ceux dont ils se moquaient naguère, après avoir appris par expérience qu’il ne faut pas,
sur les premiers on-dit, mépriser des troupes inconnues.
5.– Mais, dira-t-on, quel rapport y a-t-il entre ton Dionysos et Dionysos12 ? C’est que – et, au nom des
Charites, n’allez pas me prendre pour un corybante13 ou un homme complètement ivre, parce que je me
compare aux dieux – c’est qu’à l’égard des compositions littéraires nouvelles, des miennes par exemple,
la plupart des gens me paraissent être dans le même état d’esprit que les Indiens. Comme ils s’attendent
à entendre de moi des pièces satiriques et plaisantes qui relèvent exclusivement de la comédie, car c’est
la conviction qu’ils se sont faite sur je ne sais quelle opinion qu’ils ont de moi, les uns ne viennent pas
du tout à mes séances, jugeant inutile de descendre de leurs éléphants pour prêter attention à des
cortèges de femmes et à des sauts de satyres ; les autres sont bien venus pour entendre des compositions
de ce genre, mais, trouvant du fer au lieu de lierre, et troublés par ce qu’il y a là d’inattendu, ils n’osent
pas applaudir dans ces conditions. Mais j’ose leur promettre que si, aujourd’hui comme autrefois, ils
veulent assister souvent à la célébration de nos mystères, et si mes anciens convives se rappellent les
festins auxquels ils ont pris part avec moi aux jours passés, s’ils ne méprisent pas les satyres et les
silènes et s’ils boivent jusqu’à satiété à ce cratère, eux aussi connaîtront encore les transports bachiques
et crieront souvent avec moi Évoé.
6.– Mais qu’ils fassent ce qui leur plaira : ils ne sont pas forcés de m’entendre. Pour moi, puisque nous
sommes encore dans l’Inde, je veux vous raconter encore de ce pays quelque chose qui a rapport aussi à
Dionysos et qui n’est pas étranger à notre affaire. Chez les Indiens Makhléens qui habitent la rive
gauche de l’Indus, quand on le regarde dans le sens du courant, et qui s’étendent jusqu’à l’Océan14, il y
a un bois sacré dans une enceinte. L’endroit n’est pas très grand, mais il est très touffu, car le lierre qui y
abonde et des vignes y forment un ombrage épais. Il y a dans ce bois trois sources d’une eau très belle et
très limpide ; l’une est celle des satyres, l’autre de Pan, la troisième de Silène. Les Indiens se rendent
dans ce bois une fois l’an pour célébrer la fête du dieu, et ils boivent aux sources, non pas à toutes
indistinctement, mais suivant l’âge : les jeunes boivent à la source des satyres, les hommes faits à celle
de Pan, ceux de mon âge à celle de Silène.
7.– Ce qui arrive aux enfants quand ils ont bu et ce qu’osent faire les hommes faits quand ils sont
possédés de Pan, il serait trop long de le dire ; mais ce que font les vieillards, quand ils sont enivrés de
cette eau, c’est le cas de vous le raconter. Quand un vieillard a bu et que Silène s’est emparé de lui, il
demeure d’abord quelque temps sans voix ; il ressemble à un homme qui a la tête alourdie par l’ivresse ;
puis soudain il acquiert une voix brillante, une prononciation claire, un souffle harmonieux et il est aussi
bavard qu’il était muet auparavant. Même en le bâillonnant, on ne l’empêcherait pas de parler sans
interruption et d’enfiler de longues tirades. Néanmoins tout ce qu’il dit est plein de sens et de
convenance et, comme celles de l’orateur d’Homère, « ses paroles sont aussi pressées que les flocons de
neige qui tombent en hiver15 ». Ce serait peu de le comparer au cygne à cause de son âge avancé ; il
ressemble plutôt à la cigale16 ; comme elle, il poursuit ses chants pressés et rapides jusqu’à la nuit close.
Puis, quand l’ivresse s’est dissipée, il se tait et rentre dans son ancien état. Mais je n’ai pas encore dit ce
qu’il y a de plus extraordinaire dans cette merveille, c’est que, si le vieillard est empêché par le coucher
du soleil d’arriver au terme de son discours et le laisse inachevé, l’année suivante, en buvant à la même
source, il le reprend à l’endroit même où l’ivresse l’avait abandonné l’année précédente.
8.– Laissez-moi plaisanter ainsi, à la façon de Momos17, à mes dépens ; mais par Zeus, n’attendez pas de
moi la morale de la fable ; vous voyez bien en quoi elle s’applique à moi. Donc, s’il m’échappe quelque
extravagance, mettez-la au compte de l’ivresse ; mais si ce que je dis vous paraît sensé, c’est que Silène
m’aura été propice.

1. Les Ménades, dévotes de Dionysos.

2. Danse liée au théâtre comique et qui passait pour obscène.

3. Ce sont donc des Satyres, créatures mythologiques traditionnellement associées aux Ménades.

4. Il s’agit de Silène, compagnon et protecteur de Dionysos, père de la race des silènes qui lui ressemblent.

5. Le dieu Pan.

6. C’est-à-dire une flûte de Pan.

7. Cri de ralliement des fidèles de Dionysos.

8. C’est le rite dionysiaque de l’omophagie.

9. Zeus, maître de la foudre.

10. Chefs des compagnies qui composent la taxis, c’est-à-dire le bataillon que commande un taxiarque.

11. Bâton rituel orné de lierre porté par les adeptes de Dionysos.

12. Jeu de mots sur l’expression « cela n’a pas de rapport avec Dionysos », proverbe d’origine théâtrale visant un élément étranger à un sujet
dont on parle.

13. Démon associé à la déesse Cybèle et qui célèbre son culte par des danses frénétiques.

14. Fleuve mythique dont on croyait qu’il coulait tout autour de la terre.

15. Vers célèbre de l’Iliade, III, 222, qui évoque l’éloquence d’Ulysse.

16. Allusion à l’Iliade, III, 151 où la conversation des vieillards troyens est comparée au chant des cigales.

17. Dieu de la raillerie.


5
HÉRACLÈS
Comme Dionysos, Héraclès est une prolalia (introduction) qui précédait une déclamation que
nous avons perdue. Lucien évoque un voyage dont il a tiré des conclusions. Il commence par décrire
un tableau figurant Héraclès tel que les Celtes le représentent (1-3). Il rapporte ensuite les explications
qu’un Celte lui a données sur cette image (4-6). Il précise enfin les leçons qu’il en a tirées au moment de
reprendre sa carrière de sophiste (7-8). Le texte consiste donc en une série de révélations. En rhéteur qui
connaît l’art de l’ekphrasis (description détaillée), Lucien décrit une peinture qu’il a vue en Gaule. Il
existe donc chez les Celtes un Héraclès dont l’image, étrange aux yeux d’un Grec, ne s’explique pas par
un parti pris antigrec, comme Lucien l’a d’abord supposé, mais par une conception particulière du héros
considéré comme le dieu de l’éloquence. Cette conception est révélée à Lucien par un Celte hellénisé,
mais fidèle aux croyances de son peuple. Lucien utilise ainsi une scène-type de la littérature d’époque
impériale, celle où un personnage se fait expliquer une œuvre d’art par un autre. On la trouve aussi bien
chez Lucien lui-même (Qu’il ne faut pas croire à la calomnie à la légère) que chez des romanciers
comme Longus et Achille Tatius. Le procédé permet à Lucien de se peindre en voyageur amateur d’art
et curieux de la culture des pays qu’il visite. Cet autoportrait indirect culmine dans une conclusion
inattendue : si, comme le pensent les Celtes, Héraclès incarne dans son grand âge l’éloquence à sa
perfection, alors Lucien a raison de revenir, dans sa vieillesse, au métier de sophiste, et ce retour le
remplit d’ardeur. Le texte ne saurait donc être antérieur à 175, au moment où Lucien, après avoir occupé
un poste administratif en Égypte, a repris ses activités oratoires en Grèce. Mais, au-delà de son habileté,
cette œuvre de vieillesse porte la marque d’un enthousiasme authentique pour la rhétorique et la culture
grecques, en même temps qu’elle témoigne d’une attention notable aux autres peuples et à leur
civilisation.
A. B.

1.– Les Celtes donnent à Héraclès dans leur langue le nom d’Ogmios, et ils représentent ce dieu d’une
manière fort étrange. Pour eux, c’est un vieillard d’un âge très avancé ; il est chauve sur le devant de la
tête et ce qui lui reste de cheveux est entièrement blanc. Il a la peau ridée et brûlée par le soleil au point
d’être absolument noire, comme celle des vieux loups de mer. On le prendrait plutôt pour Charon1 ou
quelque Japet du fond du Tartare2, pour tout enfin plutôt que pour Héraclès. Cependant, tel qu’il est, il
n’en a pas moins les attributs de ce dieu : il est vêtu de la peau de lion, il tient la massue dans sa main
droite et porte le carquois à son côté ; de la main gauche il tient devant lui l’arc bandé ; enfin, à en juger
par cet équipement, c’est tout à fait Héraclès.
2.– En conséquence je me figurais que c’était pour insulter aux dieux de la Grèce que les Celtes
travestissaient ainsi Héraclès et qu’ils voulaient, en le peignant de la sorte, se venger de lui, parce qu’il
était venu jadis enlever du butin dans leur pays, lorsque, cherchant les bœufs de Géryon, il avait
parcouru la plus grande partie des contrées occidentales3.
3.– Mais je n’ai pas encore mentionné ce que la figure a de plus singulier, c’est que ce vieil Héraclès tire
à lui une grande multitude d’hommes, tous enchaînés par les oreilles. Les liens dont il se sert sont de
minces chaînes, faites d’or et d’ambre et comparables aux plus beaux colliers. Cependant, bien qu’ils
soient menés par des chaînes si faibles, ils ne songent pas à fuir, malgré la facilité qu’ils trouveraient à le
faire, et, loin d’opposer aucune résistance, de s’arc-bouter sur leurs pieds, de se renverser en un sens
contraire à celui où on les entraîne, ils suivent allègrement et joyeusement leur conducteur ; ils le
comblent d’éloges ; ils se pressent tous sur ses pas ; ils voudraient même le devancer, ce qui leur fait
relâcher leur chaîne et donne à croire qu’ils seraient fâchés d’en être détachés. Mais je vais vous dire
tout de suite ce qui m’a paru le plus bizarre dans cette peinture, c’est que l’artiste, ne sachant où attacher
le bout des chaînes, attendu que la main droite tient la massue et la gauche l’arc, a percé le bout de la
langue du dieu et a représenté les hommes tirés par elle, tandis que le dieu lui-même se retournant vers
ceux qu’il conduit, leur sourit.
4.– Je restai longtemps à considérer ce tableau, étonné, perplexe et indigné. Mais un Celte qui se
trouvait auprès de moi et qui était versé dans les lettres grecques, à en juger par la pureté avec laquelle il
parlait notre langue, et qui s’était sans doute aussi appliqué à approfondir les usages de son pays, me
dit : « Je vais t’expliquer, étranger, l’énigme de ce tableau, qui semble avoir fortement troublé ton esprit.
Nous Celtes, nous ne pensons pas comme vous autres Grecs que le dieu de l’éloquence soit Hermès4 ;
nous croyons que c’est Héraclès, parce qu’il est beaucoup plus fort qu’Hermès. S’il est représenté
comme un vieillard, n’en sois pas surpris ; car c’est dans la vieillesse que l’éloquence, et l’éloquence
seule, a coutume de montrer sa pleine perfection, s’il faut en croire vos poètes, quand ils disent que
“l’esprit des jeunes gens est flottant5”, mais que “la vieillesse peut parler plus sagement que la
jeunesse6”. C’est ainsi que la langue de votre Nestor distille le miel7 et que les orateurs des Troyens ont
une voix suave comme les fleurs8. Si j’ai bonne mémoire, les fleurs mentionnées sont des lis.
5.– « Si donc ce vieux Héraclès tire vers sa langue les hommes enchaînés par les oreilles, n’en sois pas
surpris non plus, car tu connais la parenté des oreilles et de la langue, et ce n’est pas pour insulter au
héros qu’on la lui a percée. Je me souviens, en effet, ajouta-t-il, de certains vers d’un poète comique que
j’ai appris de vous : “Les bavards ont tous le bout de la langue percée9.”
6.– « En somme nous pensons que le véritable Héraclès était un sage qui a accompli tous ses exploits
par son éloquence et qui devait la plus grande partie de sa force à la persuasion. Ses traits sont, je pense,
ses discours qui pénètrent, volent droit au but et blessent les âmes ; car vous aussi vous dites que les
paroles sont ailées. »
7.– Telle fut l’explication du Celte. Pour moi, comme je me demandais à moi-même, avant de me
présenter devant vous, s’il convenait à un homme de mon âge qui a depuis si longtemps renoncé à faire
des lectures publiques, de me soumettre de nouveau au verdict d’un si nombreux jury, le souvenir de ce
tableau s’est fort opportunément présenté à mon esprit. Jusque-là, j’avais craint qu’en me voyant
reparaître, certains d’entre vous ne me prissent pour un évaporé, qui veut faire le jeune en dépit de son
âge, et que quelque jeune garçon nourri d’Homère ne me tançât en me disant : « Ta force s’est dissipée »
et : « La fâcheuse vieillesse t’a gagné » et : « Ton écuyer est faible et tes chevaux sont lents », raillant
ainsi la faiblesse de mes jambes10. Mais depuis que je me suis rappelé ce vieil Héraclès, je me sens porté
à tout entreprendre et je ne rougis pas de mon audace, puisque je ne suis pas plus vieux que l’Héraclès
du tableau.
8.– La force, la vitesse, la beauté et tous les avantages physiques peuvent me dire adieu, et ton Éros, ô
poète de Téos11, peut, en voyant ma barbe grisonnante, fuir, s’il le veut, loin de moi sur ses ailes d’or,
Hippocléidès n’en aura cure12. C’est par l’éloquence avant tout qu’il faut aujourd’hui rajeunir, fleurir,
atteindre la perfection, tirer par les oreilles le plus grand nombre d’hommes possible et faire voler les
flèches par centaines, car je n’ai pas à craindre que mon carquois se vide inopinément.
Tu vois comment je me console de mon âge et de ma vieillesse. Et voilà pourquoi j’ai osé remettre
à flot ma langue depuis longtemps tirée à sec et, après l’avoir approvisionnée de mon mieux, cingler
encore une fois vers la haute mer. Et vous, dieux, envoyez-moi des vents favorables ; car aujourd’hui,
plus que jamais, j’ai besoin d’un vent qui remplisse ma voile et soit pour moi un bon compagnon, afin
que, si j’en parais digne, on m’applique ce mot d’Homère :

Quelle cuisse le vieillard fait voir sous ses haillons13 !

1. Le passeur des Enfers.

2. Japet est l’un des Titans qui, après leur défaite dans leur guerre contre les dieux, furent relégués dans le Tartare, c’est-à-dire au tréfonds de
l’univers. Voir Hésiode, Théogonie, 729-733.

3. La légende situait cet épisode sur un territoire correspondant au sud de l’Espagne actuelle.

4. Hermès est, dans l’Antiquité, le dieu de la communication.

5. Homère, Iliade, III, 108.

6. Citation d’Euripide, Les Phéniciennes, 530.

7. Voir Iliade, I, 249.

8. Voir ibid., III, 152.

9. L’auteur de cette citation est inconnu.

10. Dans l’Iliade, VIII, 103-104, ces vers sont appliqués à Nestor.

11. Anacréon de Téos, poète lyrique de la seconde moitié du VIe siècle et de la première moitié du Ve siècle av. J.-C. Voir Denys Page,
Poetae melici graeci, Oxford, Clarendon Press, 1962, p. 379.

12. Cette phrase adressée par l’Athénien Hippocléidès à Clisthène, tyran de Sicyone, qui venait de lui refuser sa fille (voir Hérodote, VI, 129),
était devenue une expression proverbiale exprimant l’indifférence.

13. Odyssée, XVIII, 74. Ces mots sont appliqués à Ulysse.


6
DE L’AMBRE
OU DES CYGNES
Comme Dionysos, De l’ambre ou Des cygnes est une prolalia (introduction). Lucien s’adresse à
son auditoire pour le mettre en garde contre des attentes inconsidérées. Comme son public, il a cru à la
légende selon laquelle les sœurs de Phaéton, à sa mort, pleurèrent tellement qu’elles furent changées en
peupliers sur les bords de l’Éridan, le fleuve où leur frère, foudroyé par Zeus, était tombé. Depuis cette
métamorphose, elles continuent, dit-on, à verser sur lui des larmes d’ambre (1). Lucien, en voyage sur
l’Éridan, espérait en récolter. Mais lorsqu’il raconta cette histoire aux bateliers qui le conduisaient, ils se
moquèrent de lui et lui dirent qu’elle ne correspondait à rien (2-3). Ils rirent encore davantage quand il
les interrogea sur les cygnes qui, selon une autre légende, font entendre leur chant mélodieux au bord du
fleuve, et ils lui affirmèrent qu’ils n’existaient pas (4-5). De cette double désillusion, Lucien tire une
leçon : il ne faut pas croire à ce qu’on raconte, car on est déçu lorsqu’on découvre la réalité. Aussi ses
auditeurs ne doivent-ils pas ajouter foi aux discours qu’on peut tenir sur lui. Lui-même n’en tient pas. Il
adopte une attitude modeste et met en garde ceux qui l’écoutent contre toute espérance exagérée (6).
Ce choix d’un profil bas est de nature à attirer l’attention et la sympathie et à créer les conditions
d’un succès à la fin de la déclamation. La modestie de Lucien est habile, mais cette habileté se dissimule
derrière l’humour. Lucien rit de lui-même en racontant sa mésaventure. Il a été victime de sa crédulité.
Son erreur a consisté à croire dans la réalité des légendes. Celles-ci existent bien, puisque Lucien y
croyait, ainsi que son public. Mais elles existent ailleurs, dans l’imaginaire littéraire dont Lucien se
garde bien de nier la puissance. L’histoire de Phaéton était célèbre. Euripide avait donné son nom pour
titre à l’une de ses tragédies dont il nous reste des fragments, et la légende des cygnes de l’Éridan était
tout aussi connue. Lucien leur consacre des variations où se montrent sa culture et sa virtuosité oratoire,
dans l’esprit de la Seconde Sophistique. Telle est la raison d’être de cette prolalia. Nous ignorons à
quelle occasion il a pu la prononcer. Nous ne sommes pas plus renseignés sur le voyage qu’il raconte.
L’a-t-il vraiment fait ? Dans un dernier trait d’humour, Lucien nous invite, par le récit même qu’il en
donne, à nous poser la question.
A. B.

1.– Apparemment vous croyez, comme j’y ai cru, à la fable qu’on débite sur l’ambre1, qu’il provient des
larmes que des peupliers des bords de l’Éridan2 versent sur le sort de Phaéton, que ces peupliers étaient
ses sœurs et qu’à force de pleurer leur jeune frère, elles furent changées en ces arbres, qui continuent à
distiller des larmes qui sont, dit-on, de l’ambre3. En tout cas, moi-même en entendant les poètes célébrer
ces merveilles, je comptais bien, si jamais je me trouvais sur les bords de l’Éridan, me glisser sous l’un
de ces peupliers, pour y déployer un pan de mon habit, recevoir quelques-unes de ces larmes et faire
provision d’ambre.
2.– Or il n’y a pas longtemps je suis allé dans ces contrées, pour une autre affaire, il est vrai, et, obligé
de remonter l’Éridan, je n’y ai vu ni peuplier, ni ambre, quelque attention que j’aie mise à regarder
autour de moi. Le nom de Phaéton n’était même pas connu des habitants. Comme je cherchais à savoir,
en questionnant les bateliers, à quel moment nous arriverions aux peupliers qui distillent l’ambre, ils se
mirent à rire et me prièrent de leur expliquer plus clairement ce que je voulais. Alors je leur contai la
fable. « Phaéton, leur dis-je, était fils du Soleil. Devenu grand, il alla trouver son père et lui demanda de
conduire son char, et d’éclairer lui-même le monde pendant un jour. Son père y consentit, mais le jeune
homme tomba du char et fut tué. Ses sœurs affligées de sa mort furent changées en peupliers quelque
part ici, chez vous, à l’endroit où il était tombé, au bord de l’Éridan, et elles versent encore sur lui des
larmes d’ambre. »
3.– « Qui t’a raconté cela ? dirent-ils. C’est un menteur qui t’a mystifié. Pour nous, nous n’avons pas vu
tomber de cocher et nous n’avons pas les peupliers dont tu parles. Crois-tu, si nous avions pareille
aubaine, que nous consentirions pour deux oboles à ramer et à remorquer les bateaux contre le fil de
l’eau, alors qu’il ne tiendrait qu’à nous de nous enrichir en recueillant les larmes de ces peupliers ? »
Piqué au vif par ce discours, je gardai le silence, honteux de m’être conduit comme un véritable enfant,
en croyant aux mensonges invraisemblables des poètes, ennemis du bon sens. Ce fut pour moi une
première et sévère déception et je m’en désolais comme si j’avais laissé échapper l’ambre de mes
doigts ; car je le façonnais déjà pour en faire cent objets divers à mon usage.
4.– Cependant il y avait une chose que je comptais trouver réellement chez eux, c’étaient des bandes de
cygnes chantant sur les rives du fleuve. J’interrogeai de nouveau les bateliers, car nous remontions
toujours le courant. « Mais les cygnes, dis-je, quand est-ce qu’ils chantent leur chant mélodieux, rangés
sur les deux rives ? On dit en effet qu’après avoir été des hommes doués pour la musique et compagnons
d’Apollon4, ils furent changés en oiseaux quelque part en ce pays et que pour cette raison ils continuent
à chanter ; car ils n’ont pas oublié la musique5. »
5.– Ils éclatèrent de rire et me dirent : « Voyons, l’ami, ne cesseras-tu pas de débiter des mensonges sur
notre pays et sur le fleuve ? Nous qui naviguons toujours et qui travaillons presque depuis notre enfance
sur l’Éridan, nous apercevons bien parfois quelques cygnes dans les marécages du fleuve ; mais ces
cygnes poussent un faible croassement qui n’a rien de musical et les corbeaux et les geais sont des
sirènes auprès d’eux. Quant à des cygnes qui chantent agréablement et de la façon que tu dis, nous n’en
avons jamais entendu même en songe ; aussi nous nous demandons d’où vous sont venus ces contes sur
notre pays. »
6.– On est souvent trompé de la sorte quand on croit ceux qui exagèrent tout dans leurs récits. Aussi j’ai
peur moi-même à présent qu’il n’en soit de même à mon égard ; que vous, qui venez d’arriver et qui
allez m’entendre pour la première fois, vous n’espériez trouver chez moi de l’ambre et des cygnes, et
que dans un moment vous ne vous en alliez en vous moquant de ceux qui vous ont assuré que mes
discours recèlent force trésors de ce genre. Or je vous l’atteste, ni vous ni personne d’autre ne m’a
entendu et ne m’entendra jamais proférer de telles vanteries à propos de mes ouvrages. Vous pouvez
rencontrer d’autres orateurs, beaucoup d’autres mêmes, comparables à l’Éridan, qui distillent dans leurs
discours, non de l’ambre, mais de l’or même, et qui sont plus harmonieux que les cygnes dont parlent
les poètes. Mais pour moi, vous voyez déjà comme je suis simple et comme je n’admets ni fable, ni
musique. Gardez-vous donc d’espérer trop de moi, si vous ne voulez pas ressembler à ceux qui
regardent les objets dans l’eau. Ils croient qu’ils sont aussi grands qu’ils leur paraissent, vus d’en haut,
alors que l’image s’agrandit à la lumière ; puis, quand ils les retirent, ils sont dépités de les voir
beaucoup plus petits. Je vous en avertis donc tout de suite : quand vous aurez vidé l’eau et découvert
mes pensées, ne vous attendez pas à retirer rien de grand ; autrement n’accusez que vous de votre
déception.

1. Le mot grec electron désigne l’ambre jaune.

2. Fleuve mythique qu’on identifie le plus souvent au Pô (Italie du Nord).


3. Sur cette légende, voir Dialogues des dieux, 24 (25), 3. Voir aussi Euripide, Hippolyte, 735 sqq. ; Diodore, V, 23 ; Ovide, Les
Métamorphoses, II, 340 sqq.

4. Sur le lien entre Apollon et les cygnes, voir Platon, Phédon, 84d-85b.

5. Pour un parallèle avec cette légende, voir la légende de Cycnos : Ovide, Les Métamorphoses, II, 367 sqq. ; Pausanias, I, 30, 3.
7
ÉLOGE DE LA MOUCHE
L’Éloge de la mouche relève du troisième genre du discours, le genre épidictique ou démonstratif,
tel que le définit Aristote dans la Rhétorique (I, 3). Il entre dans la catégorie des éloges paradoxaux. Ce
genre était pratiqué par les sophistes à l’époque classique. Il était aussi critiqué par certains auteurs
comme Isocrate (voir Éloge d’Hélène, 1-15). Il est très en vogue à l’époque impériale. Lucien sacrifie à
cette mode. Il loue la mouche pour ses attributs physiques (1-4) puis pour son comportement (5-9),
avant d’adapter librement la légende d’Endymion pour expliquer l’origine de cet insecte. Il le rapproche
alors de plusieurs femmes qui ont porté son nom (10-11), puis rédige une annexe sur les grosses
mouches (12). Il conclut sur une plaisanterie qui donne la clé du texte. C’est un jeu gratuit auquel il s’est
livré pour faire la démonstration de son savoir-faire oratoire, mais sans le prendre au sérieux. Éloge de
la mouche est un texte ludique qui illustre un aspect frivole de la rhétorique grecque.
A. B.

1.– La mouche n’est pas le plus petit des êtres ailés, si on la compare aux cousins, aux moucherons et
aux insectes encore plus chétifs, car elle les surpasse en grosseur autant qu’elle-même le cède à l’abeille.
Mais ce n’est pas un volatile à la manière des autres oiseaux, qui ont tout le corps emplumé et des
pennes pour voler. Ses ailes sont, comme celles des sauterelles, des cigales et des abeilles, formées
d’une membrane, et l’emportent en délicatesse sur celles des oiseaux, autant que les étoffes de l’Inde
surpassent en finesse et en moelleux celles de la Grèce. En outre, elle est diaprée comme les paons ; on
le voit en la regardant fixement au moment où elle déploie ses ailes au soleil pour prendre son essor.
2.– Son vol ne ressemble pas au battement d’ailes continu de la chauve-souris ni au bond de la
sauterelle ; elle ne bourdonne pas comme la guêpe, mais elle se tourne sans effort vers la partie de l’air
où elle veut s’élancer. Elle a encore cette particularité qu’elle ne vole pas en silence, mais en chantant, et
son chant n’est pas rude comme celui des moucherons et des cousins, ni grave comme celui de l’abeille,
ni effrayant et menaçant comme celui de la guêpe ; elle les surpasse autant par la mélodie de son chant
que la flûte surpasse en douceur la trompette et les cymbales.
3.– Quant à la structure de la mouche, sa tête est finement attachée au cou et tourne facilement, car elle
ne fait pas corps avec lui, comme chez les sauterelles. Ses yeux sont proéminents et tiennent beaucoup
de la nature de la corne. Elle a une poitrine solide, d’où sortent des pattes qui n’y sont pas collées
comme celles de la guêpe. Son ventre est plastronné et ressemble à une cuirasse avec ses larges bandes
et ses écailles. Elle se défend, non point par le croupion, comme la guêpe ou l’abeille, mais avec la
bouche et la trompe ; car elle a, comme les éléphants, une trompe avec laquelle elle prend sa nourriture,
saisit et tient solidement les objets, grâce à la forme de tentacule que cette trompe affecte à son
extrémité. De sa trompe sort une dent avec laquelle elle pique pour boire le sang ; car, quoiqu’elle boive
du lait, elle aime aussi le sang. Sa piqûre est d’ailleurs peu douloureuse. Elle a six pattes, mais ne se sert
que de quatre pour marcher ; les deux de devant lui servent de mains. On peut donc la voir marcher sur
quatre pattes, tenant en l’air en ses mains quelque objet comestible, juste comme nous le faisons, nous
autres hommes.
4.– Elle ne naît pas telle que nous l’avons décrite. C’est d’abord un ver éclos du cadavre d’un homme ou
d’un animal. Puis, peu à peu, elle sort des pattes, elle pousse des ailes et de reptile devient volatile ; puis,
fécondée à son tour, elle enfante un petit ver qui sera une mouche dans la suite. Comme elle vit dans la
société des hommes, qu’elle partage leur genre de vie et leur table, elle goûte à tout, sauf à l’huile ; car,
si elle en boit, c’est la mort pour elle. Comme sa destinée est courte, car sa vie est strictement limitée,
elle ne se plaît guère qu’à la lumière et vaque à ses affaires dans la lumière. Pendant la nuit elle reste en
repos, elle ne vole pas, ne chante pas ; elle reste blottie et immobile.
5.– Je puis dire qu’elle montre beaucoup d’intelligence, quand elle évite les embûches de son ennemie,
l’araignée. Quand celle-ci se met en embuscade, la mouche l’observe, et, quand elle la voit en face
d’elle, elle détourne son vol pour n’être pas prise au filet dans les mailles de la bête cruelle. Quant à son
courage et à sa bravoure, ce n’est pas moi qui les vanterai, je m’en remets à la puissante voix du roi des
poètes, Homère. Quand il veut louer le meilleur des héros1, ce n’est pas à celle du lion, de la panthère ou
du sanglier qu’il compare sa vaillance, mais à l’audace de la mouche, à l’intrépidité et à la ténacité de
son attaque ; car ce n’est pas de la témérité, mais de l’audace qu’il lui attribue. Et en effet on a beau la
chasser, dit-il, elle ne renonce pas à son dessein, elle cherche toujours à mordre. Homère est si porté à
louer la mouche, il a pour elle une telle prédilection qu’il en fait mention non pas une ou deux fois, mais
dans un grand nombre de passages. En la citant ainsi dans ses vers, il en rehausse la beauté. Tantôt il
dépeint un essaim de mouches qui vole vers les vases de lait2, tantôt il compare Athéna détournant la
flèche du corps de Ménélas pour qu’elle ne frappe pas un endroit vital, à une mère qui veille sur son
enfant endormi, et c’est encore la mouche qu’il fait entrer dans sa comparaison3. En outre, il qualifie les
mouches d’un nom fort honorable, quand il dit qu’elles vont en « rangs pressés », et qu’il appelle leurs
bandes « nations4 ».
6.– La mouche est si forte que, quand elle mord, elle blesse la peau du bœuf et du cheval aussi bien que
celle de l’homme. Elle tourmente l’éléphant en s’insinuant dans ses rides et en le piquant aussi
profondément que le permet la longueur de sa trompe. Les mouches ont dans l’union conjugale et les
œuvres d’Aphrodite une grande liberté : le mâle ne descend pas, comme les coqs, aussitôt qu’il est
monté ; il chevauche longtemps sa femelle ; celle-ci porte son époux sur son dos, et ils volent ensemble
sans que le vol trouble cette union aérienne. Lors même qu’on lui a coupé la tête, le reste de son corps
vit et respire encore longtemps.
7.– Mais le don le plus précieux que lui ait fait la nature est celui dont je vais parler. C’est, je crois, le
seul point que Platon ait négligé dans son traité de l’immortalité de l’âme5. Quand une mouche est
morte, si l’on répand de la cendre sur elle, elle ressuscite, comme si elle recevait une seconde naissance,
et recommence une nouvelle vie. On doit en conclure rigoureusement que l’âme de la mouche est
immortelle comme la nôtre, puisque après avoir quitté le corps, elle y revient, le reconnaît, le ressuscite
et que la mouche se remet à voler. Cela confirme aussi ce qu’on dit d’Hermotimos de Clazomène6, que
son âme le quittait souvent et s’en allait voyager seule, qu’elle revenait ensuite, qu’elle rentrait dans son
corps et qu’Hermotimos renaissait à la vie.
8.– Paresseuse elle-même et libre de toute occupation, la mouche jouit du travail des autres et
trouve partout table pleine. C’est pour elle qu’on trait les chèvres, c’est elle, aussi bien que l’homme, qui
a la meilleure part des travaux de l’abeille ; c’est pour elle que les cuisiniers assaisonnent leurs mets.
Elle y goûte même avant les rois, et, se promenant sur leurs tables, elle partage leurs festins et toutes
leurs jouissances.
9.– Elle n’établit pas son nid ou son gîte dans un endroit unique ; mais comme elle a choisi la vie
nomade des Scythes7 et vole au hasard, partout où elle est surprise par la nuit, c’est là qu’elle fait son
foyer et son lit. Mais dans l’obscurité, je l’ai déjà dit, elle ne fait rien ; elle ne veut pas cacher ses actions
et répugne à commettre aucun méfait dont elle aurait à rougir, si elle le commettait en plein jour.
10.– La fable raconte qu’il y eut jadis une femme appelée Mouche8, qui était parfaitement belle, mais
bavarde, causeuse agréable et chanteuse, et qu’elle s’éprit d’Endymion en même temps que la Lune.
Puis, comme elle éveillait continuellement le jeune homme endormi, par son bavardage, ses chants et
ses sérénades bruyantes, il se fâcha et la Lune en colère la changea en mouche. C’est pour cela qu’à
présent encore, en souvenir d’Endymion, elle refuse le sommeil à tous ceux qui dorment, et
particulièrement aux jeunes gens à la peau délicate. Sa morsure et le goût qu’elle a pour le sang ne sont
pas une marque de sauvagerie, mais d’amour et d’amitié pour les hommes. Elle se donne les jouissances
qu’elle peut et cueille la fleur de la beauté.
11.– Au dire des Anciens, il a existé aussi deux homonymes de la mouche : l’une était une poétesse fort
belle et savante9, et l’autre une courtisane athénienne fameuse, dont le poète comique a dit : « La
Mouche l’a mordu jusqu’au cœur10. » Ainsi, même l’aimable comédie n’a pas dédaigné ni exclu de la
scène le nom de la mouche et les parents ne rougissaient pas de le donner à leurs filles. Quant à la
tragédie, elle aussi mentionne la mouche avec grand éloge, par exemple dans ces vers :
Il est étrange que la mouche se jette vigoureusement et bravement sur le corps des hommes pour se rassasier de sang, et que
des hoplites aient peur des lances de l’ennemi11.

J’aurais encore beaucoup à dire de Muia, la pythagoricienne, si son histoire n’était connue de tout
le monde12.
12.– Il y a aussi de très grosses mouches que le vulgaire appelle des mouches militaires, et qu’on appelle
aussi chiennes. Elles ont un bourdonnement très rude et un vol très rapide. Elles vivent très longtemps et
passent tout l’hiver sans manger, blotties ordinairement sous les toits. Elles offrent cette particularité
surprenante qu’elles remplissent à la fois les fonctions de mâle et de femelle, qu’elles sont couvertes et
couvrent tour à tour, comme le fils d’Hermès et d’Aphrodite13, qui avait une nature mixte et une double
beauté. Mais bien que j’aie encore beaucoup à dire, je borne ici mon discours, de peur de paraître
vouloir, comme dit le proverbe, faire d’une mouche un éléphant.

1. Ménélas ; voir Iliade, XVII, 570-572.

2. Ibid., II, 469-471 et XVI, 641-643.

3. Ibid., IV, 130-131.

4. Ibid., II, 469.

5. Le Phédon.

6. Philosophe légendaire, voir Pline, Histoire naturelle, VII, 174, et Plutarque, Sur le démon de Socrate, 22.

7. Ensemble de peuples nomades qui vivaient dans les steppes eurasiennes.

8. Muia en grec. Lucien ajoute ici un épisode à la légende du bel Endymion de qui la Lune tomba amoureuse.

9. Muia, poétesse lyrique identifiée avec Corinne de Béotie ; voir la Souda (ouvrage de référence, en grec, datant de la fin du IXe s.), K2987-
2989 (éd. Adler).

10. Citation d’un auteur non identifié.

11. Citation d’un auteur non identifié.

12. Elle nous est très mal connue : Muia était fille de Pythagore et épouse de l’athlète Milon de Crotone. Voir Photius, Bibliothèque, cod. 249 ;
Clément, Stromates, IV, XIX, 121, 4.

13. Hermaphrodite.
8
NIGRINOS
Si Lucien critique souvent les ridicules et les hypocrisies des philosophes, il lui arrive aussi de
célébrer certains d’entre eux. C’est le cas dans le Nigrinos composé à la gloire du personnage qui lui
donne son titre.
Lucien écrit à Nigrinos une lettre pour lui dire son état d’esprit après la visite qu’il lui a rendue.
La lettre a la forme d’un dialogue où il raconte cette visite à un ami. Celui-ci voit Lucien plongé dans un
tel état d’exaltation qu’il lui en demande la cause. Lucien lui explique que, se trouvant à Rome pour
consulter un oculiste, il est allé voir Nigrinos. Ce dernier a prononcé devant lui un éloge de la
philosophie qui l’a bouleversé (1-5). Son ami demande à Lucien de lui rapporter les propos de Nigrinos.
Lucien accepte, mais commence par les évoquer indirectement : il se compare à un amoureux qui pense
à l’être aimé absent, puis à un acteur qui risque de ne pas être à la hauteur de l’œuvre qu’il va
interpréter, suscitant l’impatience de son interlocuteur (6-12). Il relate enfin le discours de Nigrinos. Le
philosophe commence par un éloge d’Athènes, de ses habitants et de leurs mœurs, qu’il oppose à la vie
à Rome, lieu de perdition si éloigné de ses aspirations qu’il a décidé de ne plus sortir de sa maison, où il
se consacre à la philosophie et à l’observation des hommes (12-18). Nigrinos passe donc son temps à
résister aux vices qui l’entourent en contemplant le spectacle de la comédie de la Fortune (19-20). Il fait
la satire des riches Romains et de leurs clients, des flatteurs et des faux philosophes (21-25), puis il parle
de la vraie philosophie qu’il faut pratiquer (26-28). Il revient ensuite à la vie à Rome dont il critique
d’autres aspects : le tumulte, les bousculades, la passion pour les courses de chevaux, les usages
funéraires, les raffinements excessifs à table, le comportement des gens dans les bains (29-34). Lucien
évoque alors son émotion devant ce discours (35-37). Son ami la partage. Lucien lui conseille de rendre
à son tour visite à Nigrinos (38).
Cette suggestion, comme l’ensemble du texte, suppose l’existence de Nigrinos. Or celle-ci a
souvent été mise en doute. Nous n’en avons, en effet, aucune preuve historique. On a supposé que
Lucien, utilisant un pseudonyme par antiphrase, mettait en scène son contemporain Albinos, philosophe
platonicien, comme Nigrinos, et qui fut un des maîtres de Galien. On a pensé aussi qu’il avait inventé
son personnage. Celui-ci s’impose davantage par son attitude philosophique que par ses théories, qu’il
ne développe guère, ce qui plaide en faveur de la fiction. Mais Nigrinos peut aussi avoir existé et n’être
passé à la postérité que grâce à l’œuvre de Lucien.
C’est une œuvre qui fait une large part à la rhétorique et à la satire. L’ami de Lucien se moque des
procédés oratoires que celui-ci déploie pour retarder le moment d’en venir à l’essentiel. Et la rhétorique
structure le discours de Nigrinos, essentiellement fondé sur une comparaison (sunkrisis) entre Athènes
et Rome. Le philosophe exprime son admiration pour la civilisation athénienne et tourne en ridicule,
avec des accents qui font parfois penser à Juvénal, les mœurs des Romains, en particulier celles des
riches aveuglément attachés à leurs biens et à leur luxe, qui leur permet de donner libre cours à leur
mauvais goût, à leur grossièreté et à leur sottise. Lucien exprime ainsi sans partage le patriotisme
hellénique qu’on connaît bien chez lui, le Syrien devenu grec par la grâce de la paideia. Mais la vigueur
de la charge contre la vie à Rome et contre les Romains retient l’attention. Sujet de l’Empire romain,
Lucien n’aime pas sa capitale ni la vie qu’on y mène. Le dialogue philosophique débouche ainsi sur une
confidence qui accompagne l’affirmation d’un choix, celui de l’identité culturelle grecque.
A. B.

LUCIEN À NIGRINOS, salut.

Le proverbe dit : porter des chouettes à Athènes, pour faire entendre qu’il serait ridicule d’y
apporter des chouettes, attendu qu’elles y abondent1. Si, pour montrer la puissance de mon éloquence,
j’écrivais un livre et l’envoyais à Nigrinos, je serais moi aussi en butte au ridicule d’importer vraiment
des chouettes à Athènes. Mais comme je ne veux que te dévoiler ma pensée et l’état de mon âme, et te
faire voir que l’impression que j’ai reçue de tes leçons n’a pas été superficielle, je peux croire que
j’échapperai même à ce mot de Thucydide : « L’ignorance rend hardi, la réflexion, circonspect2 » ; car il
est clair que ce n’est pas l’ignorance seule qui est cause de mon audace, mais encore l’amour que j’ai
pour tes leçons. Adieu.
1.– L’AMI. — Tu nous es revenu bien grave et bien hautain ! Tu ne daignes plus nous regarder à présent,
nous faire part de ta conversation et prendre part à nos causeries d’autrefois, tu as changé tout d’un
coup ; bref, tu as l’air de nous dédaigner. Or j’aimerais savoir de toi d’où vient cette humeur étrange et
quelle en est la cause.
LUCIEN. — Il n’y en a pas d’autre, cher ami, que le bonheur.
L’AMI. — Comment dis-tu ?
LUCIEN. — Tu vois un homme revenu, sans s’y attendre, heureux, bienheureux, trois fois heureux,
comme on dit au théâtre3.
L’AMI. — Par Héraclès, en si peu de temps ?
LUCIEN. — Oui.

L’AMI. — Et quel est donc ce grand bonheur qui te rend si fier ? Parle ; ne te borne pas à un simple
mot, si tu veux que nous prenions part à ta joie ; donne-nous des détails précis et fais-nous un récit
complet.
LUCIEN. — Au nom de Zeus, ne trouves-tu pas admirable que d’esclave je sois devenu libre, de
pauvre véritablement riche, d’insensé et d’orgueilleux plus modéré ?
2.– L’AMI. — C’est extraordinaire, assurément. Mais je ne saisis pas encore bien ce que tu veux dire.
LUCIEN. — J’étais parti droit à Rome pour voir un oculiste ; car l’affection que j’ai à l’œil ne
faisait qu’empirer.
L’AMI. — Je sais tout ce que tu dis là, et j’ai fait des vœux pour que tu tombes sur un oculiste
sérieux.
LUCIEN. — J’avais résolu d’aller saluer Nigrinos, le philosophe platonicien, que je n’avais pas vu
depuis longtemps. Je me lève donc un jour de bon matin pour me rendre chez lui. Je frappe à sa porte ;
un petit esclave m’annonce et je suis introduit. J’entre et je trouve mon homme un livre à la main,
entouré d’un grand nombre de portraits d’anciens sages. Il y avait aussi au milieu de la chambre une
tablette où étaient tracées des figures de géométrie et une sphère de roseau faite, à ce qu’il m’a semblé,
pour représenter l’univers.
3.– Après m’avoir embrassé très affectueusement, il me demanda ce que je faisais. Je le lui racontai tout
au long, et naturellement, à mon tour, je voulus savoir quelles étaient ses occupations et s’il avait
dessein de reprendre le chemin de la Grèce. Alors, mon ami, il commença à répondre à mes questions et
à m’ouvrir sa pensée, et il répandit sur moi l’ambroisie4 de ses discours, ambroisie si délicieuse qu’elle
me fit trouver fade l’histoire des Sirènes5, si jamais elles ont existé, et les enchanteresses6 et le lotus
d’Homère7, tellement ses paroles étaient divines.
4.– Il s’était en effet laissé entraîner à louer la philosophie elle-même et la liberté qu’elle procure, et à se
moquer de ce que le vulgaire tient pour des biens, je veux dire la richesse, la gloire, la royauté,
l’honneur, et aussi l’or, la pourpre et les choses que la foule admire béatement et que j’avais admirées
moi-même jusqu’alors. Comme je l’écoutais, l’âme attentive et ouverte, il me fut tout aussitôt
impossible de me rendre compte de ce que j’éprouvais et je fus en proie à toutes sortes de sentiments.
Tantôt je me chagrinais de voir condamner les objets qui m’étaient les plus chers, la richesse, l’argent, la
gloire et je pleurais presque de les voir déprisés ; tantôt, au contraire, ils me paraissaient vils et ridicules,
et je me réjouissais comme si je sortais d’un sombre brouillard où j’avais vécu jusqu’alors et levais les
yeux vers un ciel brillant et une lumière éclatante, en sorte que, par un effet merveilleux, j’oubliais mon
œil et son infirmité, et que la vue de mon âme devenait peu à peu plus perçante ; jusque-là je ne m’étais
pas aperçu que je ne portais avec moi qu’une aveugle.
5.– Peu à peu je parvins à cette disposition que tu me reprochais tout à l’heure. Sa parole m’a inspiré
une fierté et une élévation qui ne me permettent plus aucune pensée mesquine. Il me semble que la
philosophie a fait sur moi un effet semblable à celui que le vin fit, dit-on, sur les Indiens, lorsqu’ils en
burent pour la première fois. Comme ils avaient un tempérament chaud, ils n’eurent pas plus tôt avalé
une boisson si forte qu’ils furent saisis d’un transport bachique et que, sous l’effet du vin pur, ils
délirèrent deux fois plus que les autres hommes8. C’est ainsi que tu me vois aller et venir moi-même,
toujours inspiré et enivré par ses discours.
6.– L’AMI. — À coup sûr ce n’est pas de l’ivresse, c’est au contraire de la sobriété et de la tempérance.
Moi aussi je voudrais, si c’est possible, entendre ces discours mêmes ; c’est une chose qu’à mon avis, on
ne peut refuser, surtout quand celui qui désire les entendre est un ami et qu’il poursuit les mêmes études.
LUCIEN. — Sois tranquille, mon bon ; car, selon le mot d’Homère, tu presses un homme déjà
pressé lui-même9, et, si tu ne m’avais pas devancé, j’allais te prier moi-même d’en écouter le récit ; car
je veux te produire comme témoin devant le monde que mon enthousiasme n’est pas déraisonnable.
D’ailleurs c’est un plaisir pour moi de me les rappeler souvent et je m’en suis fait une étude ; car, même
quand je n’ai personne avec moi, je les repasse en moi-même deux ou trois fois par jour.
7.– De même que les amoureux, en l’absence de l’objet aimé, se remémorent certains actes et certaines
paroles qu’il leur a dites et, en y songeant sans cesse, trompent leur mal et s’imaginent que leur bien-
aimé est là ; car quelques-uns croient même lui parler, se réjouissent comme si les paroles entendues
autrefois venaient à l’instant de frapper leurs oreilles et appliquant leur âme au souvenir du passé n’ont
pas le loisir de se chagriner du présent ; ainsi, moi aussi, en l’absence de la philosophie, rassemblant les
discours que j’ai entendus alors et les repassant dans mon esprit, j’en tire une consolation qui n’est pas
médiocre. Enfin, comme un homme emporté sur la haute mer, dans une nuit profonde, je regarde vers
Nigrinos comme vers un fanal, croyant qu’il est présent à tout ce que je fais, et je crois l’entendre encore
me tenir le même langage. Parfois même, et surtout quand j’y applique mon esprit, son visage
m’apparaît et le son de sa voix retentit dans mes oreilles ; car, selon le mot du poète comique10, il a
vraiment laissé un aiguillon dans l’esprit de ses auditeurs.
8.– L’AMI. — Finis-en, mon admirable ami, avec ce long préambule et répète-moi tout de suite ce qu’il a
dit, en le reprenant au commencement, car tu m’impatientes passablement avec tes détours.
LUCIEN. — Tu as raison : c’est ce que je devais faire. Mais je veux te dire une chose, camarade.
N’as-tu jamais vu de médiocres acteurs tragiques et même comiques, par ma foi, je parle de ceux qu’on
siffle, qui vous gâtent la pièce et finalement se font chasser de la scène, bien que la pièce soit bonne et
qu’elle ait été couronnée ?
L’AMI. — Oui, j’en ai vu beaucoup. Mais où veux-tu en venir ?
LUCIEN. — J’ai peur que tu ne trouves en m’écoutant que j’imite leur manière, enfilant des
phrases sans ordre, parfois même gâtant la pensée elle-même par faiblesse d’intelligence, et que tu ne
sois amené insensiblement à condamner la pièce. Pour ce qui me regarde, je ne m’en chagrinerais pas
beaucoup ; mais je crois que j’aurais beaucoup de peine, si la pièce tombait avec moi et si je la
déshonorais par ma faute.
9.– Ainsi donc souviens-toi, tout le temps que je parlerai, que le poète est pour nous irresponsable des
fautes de l’acteur et qu’il est quelque part loin de la scène, sans s’inquiéter de ce qui se passe au théâtre.
C’est moi qui vais me soumettre à ton jugement ; tu vas voir quel acteur je suis pour ce qui est de la
mémoire ; pour le reste, je ne diffère en rien d’un messager de tragédie. Si donc je te parais inférieur à
mon rôle en quelque passage, n’oublie pas de te dire qu’il est en réalité meilleur et que sans doute le
poète récitait autrement. Pour moi, si tu me siffles, je n’en serai pas du tout affecté.
10.– L’AMI. — Voilà, par Hermès11, un exorde soigné et conforme aux règles des rhéteurs. Tu es bien
dans le cas d’ajouter encore que votre entretien n’a pas été long et que toi-même tu n’es pas venu
préparé à le rapporter, qu’il vaudrait mieux entendre Nigrinos lui-même ; car justement tu n’as recueilli
dans ta mémoire que peu de choses, celles que tu as pu. N’est-ce pas cela que tu allais dire ? Tu n’as
donc plus besoin avec moi d’aucune de ces précautions. Crois que sous ce rapport tu as tout dit
maintenant ; car je suis prêt à t’acclamer et à t’applaudir. Mais si tu me lanternes, je t’en garderai
rancune pendant la représentation et je te sifflerai vigoureusement.
11.– LUCIEN. — Oui, ce que tu viens de mentionner, je voudrais l’avoir dit moi-même, et ceci encore,
c’est que je ne rapporterai pas de suite et comme il les disait lui-même ses discours sur tous les points
qu’il a traités ; cela me serait tout à fait impossible. Je ne lui attribuerai pas non plus mes expressions,
pour ne pas ressembler par un autre point encore à ces acteurs qui souvent prennent le masque
d’Agamemnon, de Créon ou même d’Héraclès, revêtent une robe brodée d’or, lancent des regards
terribles, ouvrent une bouche énorme et ne font entendre qu’une voix mince, grêle et féminine,
beaucoup plus faible que celle d’Hécube ou de Polyxène. Aussi, pour ne pas m’exposer au reproche
d’avoir pris un masque beaucoup plus gros que ma tête et de déshonorer mon costume, je veux
converser avec toi à visage découvert, de peur qu’en tombant je n’entraîne dans ma chute le héros que je
représente.
12.– L’AMI. — Cet homme-là ne cessera pas aujourd’hui d’abuser contre moi de la scène et de la
tragédie.
LUCIEN. — Si, je cesserai, et, à l’instant même, je viens à mon sujet. Il commença par faire
l’éloge de la Grèce et des habitants d’Athènes. Nourris, disait-il, dans la pauvreté et la philosophie, ils
ne souffrent pas volontiers que personne, citoyen ou étranger, introduise par force le luxe chez eux, et
s’il vient dans leur ville quelqu’un qui ait cette intention, ils l’amènent doucement à changer d’esprit,
l’aident à s’améliorer et le font passer à la simplicité de leur régime.
13.– Il me cita l’exemple d’un homme richissime qui, étant venu à Athènes en grand appareil,
incommodait les gens par la foule de ses suivants et croyait, par son habit bariolé et son or, être un objet
d’envie pour tous les Athéniens et se faire passer pour un homme heureux. Eux, au contraire,
regardaient le pauvre homme comme un malheureux, et ils entreprirent de refaire son éducation, mais
sans aigreur, sans lui défendre ouvertement de vivre dans une cité libre comme il l’entendait. Mais
comme il gênait les autres dans les gymnases et dans les bains, les pressant de son escorte et mettant à
l’étroit ceux qu’il rencontrait, quelqu’un dit à voix basse, comme s’il ne voulait pas être entendu et ne
s’adressait pas à lui : « Il craint qu’on ne le tue au milieu du bain ; et pourtant il règne dans la salle une
paix profonde ; il n’a donc pas besoin d’une armée. » Il entendait et profitait de la leçon. Puis ils lui
firent quitter son habit bariolé et ses robes de pourpre, en raillant avec beaucoup d’esprit ses couleurs
fleuries. « C’est maintenant le printemps, » disaient-ils, ou : « D’où nous vient ce paon ? », et encore :
« C’est peut-être la robe de sa mère, » et autres moqueries du même genre. Et ils raillaient de même ses
autres ridicules, soit la quantité de ses bagues, soit la recherche de sa coiffure, soit l’intempérance de son
régime ; en sorte que peu à peu il s’assagit et s’en alla bien meilleur, grâce à l’éducation que lui fit le
public.
14.– Pour me prouver qu’ils ne rougissent pas d’avouer leur pauvreté, il me citait un mot qu’il avait,
disait-il, entendu prononcer à la fois par tout le monde à l’assemblée des Panathénées12. On menait à
l’agonothète13 un citoyen qu’on avait arrêté parce qu’il assistait aux jeux avec un habit teint de couleurs
brillantes. En le voyant, ils eurent pitié de lui et demandèrent sa grâce, et le héraut ayant proclamé qu’il
avait enfreint la loi en assistant aux jeux avec un tel habit, tous crièrent d’une seule voix, comme s’ils
s’étaient concertés, qu’on lui pardonnât d’être ainsi vêtu, parce qu’il n’avait pas d’autre habit. Nigrinos
louait ces traits, et aussi la liberté qui règne dans Athènes, la frugalité de la vie, la tranquillité et le repos
dont on y jouit pleinement. Il faisait voir que la vie qu’on mène chez de telles gens est conforme à la
philosophie et propre à conserver la pureté des mœurs, et que, pour un homme vertueux, instruit à
mépriser les richesses et déterminé à régler sa conduite sur la beauté des lois naturelles, la vie qu’on
mène à Athènes est la mieux appropriée.
15.– Mais quiconque est épris de la richesse, charmé par l’or et mesure le bonheur à la pourpre et à la
puissance, qui n’a point goûté à la liberté, qui ne connaît pas la franchise et n’a jamais vu la vérité, qui a
toujours été nourri dans la flatterie et la servitude, ou qui a livré son âme au plaisir et décidé de ne servir
que le plaisir, quiconque aime les tables apprêtées luxueusement, quiconque aime boire et faire l’amour,
quiconque est plein de charlatanisme, de tromperie, de mensonge, ou encore quiconque se plaît aux
concerts, aux airs fredonnés, aux chansons libertines, tous ceux-là trouveront à Rome le séjour qui leur
convient.
16.– Pour eux, toutes les rues, toutes les places sont pleines14 de ce qu’ils aiment. Ils peuvent y recevoir
le plaisir par toutes les portes, par les yeux, par les oreilles et les narines, par le gosier et les organes de
l’amour. Le courant intarissable et bourbeux du plaisir élargit toutes les rues ; avec le plaisir viennent
l’adultère, l’avarice, le parjure et toute la tribu des vices ; il entraîne hors de l’âme complètement
submergée la pudeur, la vertu, la justice, et la place laissée vide par ces vertus, toujours arrosée par le
fleuve de volupté, se fleurit de mille désirs sauvages. Voilà le tableau qu’il faisait de la ville et des
bonnes mœurs qu’on y apprend.
17.– Aussi moi, poursuivit-il, quand pour la première fois je revins de la Grèce, arrivé près de la ville, je
m’arrêtai et je me demandai ce que je venais faire ici, en me répétant ces vers d’Homère :
Pourquoi encore, malheureux, ayant laissé la lumière du soleil,

c’est-à-dire la Grèce, le bonheur qu’on y goûte et la liberté,


es-tu venu pour voir

le tumulte qui règne ici, les sycophantes, les saluts hautains, les festins, les flatteurs, les meurtres,
l’attente des testaments et les amitiés fardées, et qu’as-tu résolu de faire, toi qui ne peux partir d’ici ni te
conformer aux mœurs établies ?
18.– Ayant ainsi délibéré, je me retirai hors de la portée des traits, comme Hector, que Zeus déroba, dit-
il, « du carnage, du sang et du tumulte15 » et je décidai de garder désormais la maison. Dès lors
m’attachant à cette vie que le vulgaire regarde comme efféminée et pusillanime, je m’entretiens avec la
philosophie elle-même, avec Platon et avec la vérité, et, me plaçant moi-même comme dans un théâtre
où se pressent des milliers de spectateurs, je contemple de très haut les actions des hommes, où l’on peut
trouver beaucoup à rire et à se divertir, et où, par contre, un homme vraiment ferme peut s’éprouver lui-
même.
19.– En effet, s’il est permis aussi de faire l’éloge des vices, ne pense pas qu’il y ait pour la vertu
d’exercice plus considérable ni pour l’âme d’épreuve plus véritable que cette ville et la vie qu’on y
mène. Car ce n’est pas peu de chose que de résister à tant de désirs, à tant de spectacles et d’auditions,
qui de tous côtés vous attirent et vous accrochent ; mais il faut absolument, à l’exemple d’Ulysse16,
passer outre, sans se faire attacher les mains, ce serait de la lâcheté, ni se boucher les oreilles avec de la
cire, mais, tout en écoutant et gardant les mains libres, mépriser sincèrement de telles séductions.
20.– On peut aussi prendre à Rome une grande admiration pour la philosophie en considérant l’immense
sottise des hommes, et une grande estime pour les biens de l’âme en regardant la ville comme un théâtre
où se joue une pièce à nombreux personnages, dont l’un paraît en maître, après avoir été esclave, dont
l’autre, de riche, devient pauvre, ou, de pauvre, satrape ou roi, tandis qu’un ami de ce roi devient son
ennemi, et celui qu’il avait exilé son ami. Car ce qu’il y a de plus singulier, c’est que la Fortune a beau
attester qu’elle se fait un jeu des affaires humaines et avouer qu’elle n’a rien de stable, et les hommes
ont beau le voir tous les jours, ils n’en aspirent pas moins à la richesse et à la puissance et se bercent
tous d’espérances qui ne se réaliseront jamais.
21.– Quant à ce que je disais, qu’il y a de quoi rire et se divertir de ce qu’on voit, je vais te l’expliquer.
Comment, par exemple, ne pas rire de ces riches qui étalent leurs robes de pourpre, avancent leurs
doigts chargés de bagues et montrent tant de mauvais goût ? Mais le plus étrange, c’est qu’ils saluent
ceux qu’ils rencontrent par la voix d’un autre et prétendent qu’on doit être satisfait, s’ils ont jeté les
yeux sur vous. D’autres, plus fiers, veulent qu’on les adore, non de loin, à la manière des Perses ; il faut
s’approcher d’eux, s’incliner, humilier son âme et manifester cette humilité par une démarche également
humble, en leur baisant la poitrine ou la main droite, et c’est un honneur envié et admiré de ceux qui en
sont exclus. Quant au patron, il est là debout, qui se prête longtemps à ces grimaces. Et je lui sais gré du
moins de son impolitesse à ne point nous admettre à lui baiser la bouche.
22.– Beaucoup plus ridicules encore sont ceux qui les approchent et leur font la cour. Ils se lèvent au
milieu de la nuit, font en courant le tour de la ville, se voient fermer la porte au nez par les serviteurs et
se laissent appeler chiens et flatteurs et autres aménités du même genre. Le prix qu’ils attendent de cette
course désagréable par la ville, c’est le grossier dîner, cause de tant de maux, où, après avoir mangé
Dieu sait combien, et bu sans mesure et plus qu’ils ne voulaient, et après avoir débité force sottises
qu’ils devaient taire, ils se retirent à la fin, mécontents et aigris, dénigrant le dîner et reprochant au
maître son insolence et sa lésinerie. Ils remplissent les ruelles de leurs vomissements et se battent à la
porte des lupanars. La plupart d’entre eux se couchent pendant le jour et donnent aux médecins des
occasions de parcourir la ville ; quelques-uns, en effet, chose étrange, n’ont même pas le temps d’être
malades.
23.– Mais je tiens, pour moi, que les flatteurs sont beaucoup plus pernicieux que ceux qu’ils flattent, et
qu’ils sont la cause, on peut le dire, de l’orgueil des riches. Quand ils admirent leur opulence superflue,
qu’ils louent leur or, qu’ils remplissent des le matin leurs atriums, qu’ils les abordent en les appelant
maîtres, quels doivent être les sentiments de ces gens-là ? Mais si d’un commun accord ils renonçaient,
ne fût-ce que pour peu de temps, à cette servitude volontaire, ne crois-tu pas que ce seraient les riches au
contraire qui viendraient à la porte des pauvres les prier de ne pas laisser leur bonheur sans spectateurs
et sans témoins, ni la beauté de leurs tables et la grandeur de leurs maisons inutiles et sans usage ? Car
ils ne désirent pas tant être riches que d’être estimés heureux à cause de leurs richesses. Et la vérité,
c’est qu’il ne sert à rien d’avoir une magnifique maison à celui qui l’habite, ni d’avoir de l’or et de
l’ivoire, s’il n’y a personne pour les admirer. Le moyen de détruire et d’avilir leur puissance, c’est
d’opposer à la richesse le rempart du dédain. Mais aujourd’hui, en les adorant, on leur fait perdre le
sens.
24.– Que des ignorants, qui confessent ouvertement leur manque d’instruction, se conduisent de la sorte,
on pourrait, ce semble, le tolérer ; mais que des gens qui se donnent pour philosophes fassent des
bassesses beaucoup plus ridicules encore, c’est ce que je trouve le plus révoltant. Que crois-tu qui se
passe en moi, quand je vois l’un d’eux, surtout s’il est vieux, mêlé à la foule des flatteurs, se faire le
satellite d’un homme en dignité et s’entretenir avec ceux qui invitent à dîner, alors que son costume le
désigne aux regards et le fait remarquer plus que les autres ? et, ce qui m’indigne le plus, c’est qu’il ne
prend pas l’habit des flatteurs, alors qu’il en joue exactement le rôle en tout le reste.
25.– Car à quelle action honnête peut-on assimiler ce qu’ils font dans les festins ? Ne s’empiffrent-ils
pas plus grossièrement, ne s’enivrent-ils pas plus ouvertement que les autres, ne se lèvent-ils pas de
table les derniers de tous et ne prétendent-ils pas emporter plus de morceaux ? Les plus élégants d’entre
eux en viennent même souvent à chanter. Voilà les actions qui paraissaient risibles à Nigrinos. Mais il
parlait surtout de ceux qui enseignent la philosophie pour un salaire et qui mettent la vertu en vente
comme au marché ; aussi appelait-il leurs écoles des boutiques et des échoppes. Il prétendait que pour
enseigner le mépris des richesses il faut d’abord se montrer soi-même au-dessus du gain.
26.– Il est certain qu’il l’a toujours fait lui-même. Non seulement il s’entretenait gratuitement avec ceux
qui l’en priaient, mais encore il venait en aide aux indigents et méprisait toute espèce d’économies. Il
était si loin de convoiter ce qui ne lui appartenait pas qu’il ne prenait même pas soin de ses biens, qu’il
laissait dépérir. Il possédait un domaine à peu de distance de la ville, où il ne daigna même pas mettre le
pied pendant plusieurs années. Il ne convenait même pas du tout qu’il fût à lui. Il pensait, je crois, que,
suivant la nature, nous ne sommes maîtres d’aucun bien, mais que, par la loi ou par succession, nous en
recevons l’usage pour un temps indéterminé, et passons pour en être les maîtres éphémères ; puis, quand
notre terme est expiré, un autre les reçoit alors qui en jouit au même titre. Il offre encore de beaux
exemples à ceux qui voudraient imiter la simplicité de son régime, sa modération dans les exercices, la
modestie de son visage, la simplicité de ses habits et par-dessus tout l’harmonie de son esprit et la
douceur de son caractère.
27.– Il conseillait à ses disciples de ne point différer de pratiquer la vertu, comme le font la plupart des
gens qui se fixent comme terme une fête ou une assemblée solennelle, pour commencer dès lors à ne
point mentir et à faire leur devoir ; car il voulait qu’on suivît sans délai l’élan vers le bien. Il condamnait
ouvertement ces philosophes qui croient former les jeunes gens à la vertu, en les exerçant à résister à
beaucoup de besoins et de travaux ; la plupart en effet les font marcher pieds nus, d’autres les fouettent ;
les plus distingués leur grattent même la peau avec du fer.
28.– Selon lui, c’était bien plutôt aux âmes qu’il fallait imprimer cette dureté et cette insensibilité, et le
meilleur instituteur doit avoir égard à l’âme, au corps, à l’âge et à l’éducation antérieure, pour ne pas
encourir le reproche de commander aux jeunes gens des choses qui dépassent leurs forces. Il ajoutait que
plusieurs mêmes étaient morts de ces efforts déraisonnables, et moi-même j’en ai connu un qui, après
avoir goûté les amères épreuves auxquelles ces philosophes le soumettaient, n’eut pas plutôt entendu
exposer la vraie doctrine qu’il s’enfuit sans se retourner ; il vint trouver Nigrinos et fit voir qu’il s’en
trouvait mieux.
29.– Puis, laissant de côté les philosophes, il reparla des autres hommes, et s’étendit sur le tumulte de la
ville, sur la foule qui se bouscule dans les rues, sur les théâtres, sur l’hippodrome, sur les statues des
cochers, sur les noms des chevaux et sur les conversations qu’on fait sur eux dans les rues ; car la manie
des chevaux est effectivement générale à Rome, et s’est emparée de beaucoup de gens qui passent pour
sérieux.
30.– Après cela, il entama une autre comédie, celle des gens qui s’affairent à évoquer les morts et à
capter les testaments, ajoutant que les enfants des Romains ne prononcent qu’une seule parole vraie
dans toute leur vie, celle qu’ils mettent dans leurs testaments, de peur de recueillir le fruit de leur
franchise. Pendant qu’il parlait ainsi, je me pris à rire, en songeant qu’ils jugent bon d’enterrer avec eux
les preuves de leur ignorance, tandis qu’ils reconnaissent par écrit leur stupidité, en ordonnant, les uns,
qu’on brûle avec eux des vêtements, ou quelque autre objet qui leur a été cher pendant leur vie, les
autres, que des serviteurs restent près de leurs tombeaux, quelques-uns même qu’on couronne leurs
stèles de fleurs, toujours faibles d’esprit, même quand la mort les atteint.
31.– Il voulait qu’on jugeât de ce que ces gens-là avaient fait pendant leur vie par ces recommandations
d’outre-tombe. Ce sont effet ceux-là qui achètent les mets coûteux, qui dans les banquets font verser le
vin avec du safran et des aromates, qui se couronnent de roses au milieu de l’hiver, et qui ne les aiment
que quand elles sont rares et hors de saison, mais les méprisent et les tiennent pour viles, quand elles
viennent naturellement et en leur saison ; ce sont eux qui boivent des parfums. Mais ce qu’il critiquait le
plus dans leur conduite, c’est qu’ils ne savent même pas user de leurs passions, qu’ils s’y livrent d’une
manière déréglée et confondent les bornes, livrant de toutes parts leur âme à fouler à la mollesse, et,
comme on dit dans les tragédies et les comédies, « essayant de passer par force à côté de la porte ». Il
appelait solécisme cette manière d’user des plaisirs.
32.– C’est dans le même esprit qu’il tenait un propos que je vais dire, tout à fait analogue à ceux de
Momos17. Comme Momos blâmait le dieu qui avait fait le taureau de ne pas lui avoir mis les cornes
devant les yeux, ainsi il accusait ces porteurs de couronnes de ne pas savoir à quel endroit il faut les
placer. Si réellement, disait-il, ils aiment l’odeur des violettes et des roses, ils devraient en porter les
guirlandes sous leurs narines, aussi près que possible de la respiration, afin d’en humer le plus de plaisir
possible.
33.– Il se moquait aussi de ceux qui apportent un soin extraordinaire à composer leurs repas, toujours en
quête de sauces variées et de pâtisseries raffinées. Ceux-là aussi, disait-il, se donnent beaucoup de peine
pour l’amour d’un plaisir rapide et de peu de durée. Il faisait voir qu’ils prenaient bien de la peine pour
un espace de quatre doigts, qui représente l’ouverture la plus large du gosier de l’homme ; car, avant de
manger, ils ne jouissaient pas de ce qu’ils avaient acheté, et, après l’avoir avalé, ils n’en avaient pas plus
de plaisir pour s’être remplis de mets coûteux ; il ne leur restait donc que le plaisir goûté au passage, et
c’est pour si peu qu’ils dépensaient tant d’argent. Et leur folie, ajoutait-il, n’a rien d’étonnant ; car,
manquant d’instruction, ils ignorent les vrais plaisirs, que la philosophie amène tous à sa suite, quand on
veut prendre de la peine.
34.– Au sujet de ce qui se passe dans les bains, il trouvait beaucoup à dire aussi, par exemple sur la
multitude des valets, sur les violences, sur ceux qui se font porter par des serviteurs, peu s’en faut
comme on porte les morts au cimetière. Mais ce qu’il paraissait réprouver plus que tout le reste et qui est
fréquent dans la ville et habituel dans les salles de bain, c’est que certains serviteurs précédant leurs
maîtres sont chargés de crier et de les avertir de regarder à leurs pieds, s’ils ont à franchir un relief ou un
creux de terrain, et de les faire ressouvenir, chose stupéfiante, qu’ils sont en train de marcher. Il lui
paraissait étrange qu’ils n’eussent pas besoin pour dîner de la bouche ni des mains d’autrui, ni d’oreilles
étrangères pour entendre, et qu’ayant les yeux sains, ils eussent besoin de ceux des autres pour voir
devant eux et qu’ils eussent la patience d’écouter des avertissements qui ne conviennent qu’à de
malheureux aveugles. Il n’est pas jusqu’aux magistrats chargés d’administrer les villes qui n’en usent de
même dans les places publiques en plein midi.
35.– Après m’avoir tenu ces discours et bien d’autres du même genre, il cessa de parler. Et moi, pendant
ce temps, je l’écoutais, émerveillé, craignant qu’il ne se tût. Quand il eut fini, je me vis dans l’état où
avaient été les Phéaciens18. Pendant longtemps, les yeux fixés sur lui, je restai sous le charme ; puis,
saisi d’une grande confusion et en proie au vertige, j’étais inondé de sueur ; je voulais parler et je
perdais le fil de mon discours et m’arrêtais ; la voix me manquait, ma langue fourchait. À la fin,
perplexe, je me mis à pleurer ; car son discours ne m’avait pas touché superficiellement ni légèrement ;
mais le coup était profond et mortel, et son discours bien asséné avait, si je puis dire, pourfendu mon
âme. Et en effet, s’il faut à présent que, moi aussi, je touche aux discours philosophiques, voici quelle
est ma pensée.
36.– L’âme d’un homme heureusement doué par la nature me paraît tout à fait semblable à une cible
tendre. Il y a dans le monde beaucoup d’archers qui ont leurs carquois remplis de discours variés et de
tout genre ; mais ils ne savent pas tous ajuster leurs coups. Les uns, tendant fortement la corde de leur
arc, lancent la flèche avec trop de vigueur, et il est vrai qu’ils touchent le but, mais leurs traits ne restent
pas dedans ; par la force de l’impulsion, ils traversent et passent outre et laissent seulement l’âme béante
de sa blessure. D’autres font le contraire : lancés faiblement et sans vigueur, leurs traits n’arrivent pas
jusqu’au but, mais ils se détendent et tombent souvent à terre au milieu du trajet ; si parfois ils y
arrivent, ils n’en touchent que le point extrême, à la surface19, et ils ne font pas de profondes blessures ;
car ils partent d’un jet sans vigueur.
37.– Mais celui qui est un archer habile et pareil à Teucros20, commence par regarder exactement le but,
pour voir s’il n’est pas trop mou ou au contraire plus dur que le trait ; car il y a des buts impénétrables.
Quand il s’en est rendu compte, alors il enduit son trait, non de poison, comme le font les Scythes, ni de
jus de pavot, comme les Courètes21, mais d’une liqueur douce et qui pénètre peu à peu ; puis il le
décoche avec adresse, et le trait, s’élançant avec la force convenable, fend l’âme et s’y enfonce juste
pour y rester ; il laisse couler une bonne partie de sa liqueur qui en se répandant fait le tour de l’âme tout
entière. C’est alors que les auditeurs se sentent attendris jusqu’aux larmes, comme je l’éprouvai moi-
même, pendant que la liqueur s’épanchait insensiblement à travers mon âme. Il me vint alors à l’esprit
de dire ce vers à Nigrinos :

Continue à lancer tes traits ; peut-être seras-tu le salut des Grecs22.

Mais comme il ne suffit pas toujours d’entendre la flûte phrygienne pour entrer en fureur, et qu’il
faut être possédé de l’esprit de Rhéa pour que l’enthousiasme s’éveille aux accents de l’instrument23, de
même les auditeurs des philosophes ne s’en vont pas tous enthousiastes et blessés, mais ceux-là
seulement qui ont au fond de leur âme quelque affinité avec la philosophie.
38.– L’AMI. — Comme tout ce que tu viens de dire est grand, admirable, divin même, cher ami ! Je ne
savais pas que tu étais rassasié d’une véritable profusion d’ambroisie et de lotus. Aussi pendant que tu
parlais, je me sentais ému, et je suis fâché que tu aies fini, et, pour employer ton expression, je suis
blessé. Que cela ne te surprenne pas ; tu sais bien que ceux qui ont été mordus par des chiens enragés ne
sont pas seuls à être pris de la rage et que si, à leur tour, dans leur fureur ils en mordent d’autres, ceux-ci
perdent tout comme eux la raison ; car la morsure porte avec elle le germe du mal ; la maladie se
propage et la fureur se transmet successivement à une foule de victimes.
LUCIEN. — Tu avoues donc que toi aussi tu es grièvement blessé.
L’AMI. — Sans doute, et je te prie même de chercher un remède pour nous deux.
24
LUCIEN. — Il faut faire comme Télèphe .
L’AMI. — Que veux-tu dire ?
LUCIEN. — Il faut aller trouver celui qui nous a blessés et le prier de nous guérir.

1. Voir Aristophane, Les Oiseaux, 301.

2. Citation de Thucydide, II, 40, 1.

3. Voir Aristophane, L’Assemblée des femmes, 1129.

4. L’ambroisie est la nourriture des dieux.

5. Voir Homère, Odyssée, XII, 142-200.

6. Traduit le mot aèdonas, « les rossignols ». Allusion à l’histoire d’Aédon, fille de Pandareus, mère d’Itylos, qui tua son fils et fut changée en
rossignol ; voir Odyssée, XIX, 519-524.

7. Voir ibid., IX, 62-104.

8. Voir Lucien, Dionysos, 6-7.

9. Voir Iliade, VIII, 293.

10. Eupolis (frag. 94 Koch) à propos de Périclès.

11. Le dieu de l’éloquence.

12. Grande fête d’Athéna, célébrée à Athènes en juillet.

13. L’organisateur et l’arbitre des jeux.

14. Cette phrase fait écho aux Phénomènes d’Aratos, 2-3.

15. Citation d’Homère, Iliade, XI, 163-164.

16. Voir Homère, Odyssée, XII, 142-200.

17. Dieu de la raillerie. Dans la mythologie grecque, c’est Poséidon qui créa le taureau.

18. Lorsque Ulysse achève la première partie du récit de son séjour aux Enfers, les Phéaciens, sous le charme, restent silencieux ; voir
Homère, Odyssée, XI, 333-334. Ils ont la même réaction lorsqu’il a fini de raconter toutes ses aventures : Odyssée, XIII, 1-2.
19. Paraphrase partielle d’Homère, Iliade, XVII, 599.

20. Redoutable archer grec ; voir Iliade, VIII, 266-334. Il existe une autre version de ce passage : « pareil au nôtre », c’est-à-dire à Nigrinos.

21. Archers crétois qui protégèrent Zeus après sa naissance. Leur manière d’enduire leurs traits n’est pas attestée. Sur celle des Scythes, voir
Lucain, Pharsale, III, 266, VIII, 302 sqq.

22. Iliade, VIII, 282.

23. Lucien se réfère aux Corybantes, serviteurs de la Grande Mère Rhéa-Cybèle, qui entrent en délire au son de la flûte phrygienne lorsqu’ils
célèbrent son culte.

24. Blessé par Achille, Télèphe fut guéri par l’application sur sa plaie de la rouille provenant du fer de la lance qui l’avait blessé. Ce remède
lui fut prescrit par l’oracle de Delphes : voir le fragment du Télèphe d’Euripide cité par Plutarque, Comment écouter, 16 (46f).
9
VIE DE DÉMONAX
La Vie de Démonax relève à la fois de la biographie et de l’éloge. C’est, dans toute l’œuvre de
Lucien, un des rares portraits de philosophe contemporain qui soit laudatif. Lucien présente cet homme
comme un modèle pour les jeunes générations. Démonax est décrit comme un philosophe éclectique,
qui ne se limite pas à une seule doctrine. Lorsqu’on lui demande le philosophe qu’il préfère, Démonax
répond : « Je révère Socrate, j’admire Diogène et j’aime Aristippe » (62). Le narrateur souligne
également que, s’il s’apparente à Socrate, sa mise et son style de vie le rapprochent du cynique Diogène
(5). De fait, la liste des maîtres de Démonax tout autant que sa manière de vivre ou ses reparties
montrent l’influence du cynisme. Démonax semble partisan d’un cynisme adouci, débarrassé de ses
aspects les plus choquants et les plus subversifs, comme d’autres auteurs de l’époque impériale.
Après une courte préface qui explicite le but de l’ouvrage (1-2), une structure de type
biographique (naissance, formation, orientation philosophique, genre de vie – 3-11 – puis ses dernières
années, son suicide et ses funérailles – 63-67) encadre une partie centrale composée de courtes
anecdotes mettant en avant des bons mots de Démonax : des chries ou des apophtegmes (selon la
terminologie rhétorique traditionnelle). Ainsi, la forme est en accord avec le fond, car l’emploi de ces
anecdotes, qui donnent un aspect informel, spontané, est caractéristique des vies des cyniques : par clin
d’œil à la tradition, Lucien décrit ici un cynique à la manière cynique.
Démonax a-t-il existé ? Lucien est notre principale source d’informations sur le personnage, et la
fiabilité de son témoignage a été mise en doute. Stobée, cependant, et d’autres recueils d’époque
byzantine attribuent à Démonax une trentaine de citations, permettant de pencher en faveur de
l’historicité. Dans l’ouvrage de Lucien, Démonax a pour interlocuteurs de nombreuses personnalités
connues du temps, philosophes, rhéteurs, hommes politiques, donnant ainsi une idée du paysage
intellectuel de l’époque. Quoi qu’il en soit, on ne peut que noter les similitudes entre ce personnage et le
portrait que Lucien brosse de lui-même ailleurs dans son œuvre : la Vie de Démonax fonctionne aussi
comme une sorte d’« autobiographie indirecte » (voir C. P. Jones, Culture and Society in Lucian,
Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1986).
Le texte peut être daté de manière relativement sûre. En effet, les paragraphes 24 et 33 font
allusion au décès du favori d’Hérode Atticus. Or Polydeukès (Pollux) est mort aux alentours de
174 apr. J.-C. (voir S. Follet, REG, 90, 1977, p. 50-51) ; 174 est donc un terminus post quem pour la
rédaction du traité. Selon C. P. Jones, l’attitude de Lucien vis-à-vis d’Hérode Atticus laisse penser que
l’ouvrage pourrait être postérieur à sa mort en 177.
E. M.

1.– Ainsi donc notre siècle non plus ne devait pas manquer entièrement d’hommes dignes de
considération et de mémoire : il devait produire un prodige de force physique et un esprit
supérieurement philosophe. En disant cela, je songe au Béotien Sostratos1, que les Grecs appelaient
Héraclès et qu’ils croyaient être ce dieu même, et surtout au philosophe Démonax. Je les ai vus de mes
yeux et n’ai pu les voir sans les admirer ; j’ai même vécu très longtemps dans la société du second,
Démonax. À l’égard de Sostratos, j’ai parlé de lui dans un autre ouvrage, j’ai décrit sa grandeur et sa
force prodigieuse, sa couche exposée au grand air sur le Parnasse, sa vie pénible, son régime de
montagnard, ses actes en accord avec son surnom et tout ce qu’il a fait pour détruire les brigands, pour
ouvrir des routes dans les endroits inaccessibles et construire des ponts dans les passages difficiles.
2.– Il est juste à présent que je parle de Démonax pour deux raisons, d’abord pour qu’il vive, autant
qu’il dépendra de moi, dans la mémoire des honnêtes gens, ensuite pour que les jeunes gens les mieux
doués, qui tournent les yeux vers la philosophie, ne soient plus réduits à se régler sur les seuls modèles
anciens, mais qu’ils puissent se proposer un modèle de notre siècle et imiter ce philosophe, le meilleur
de ceux que j’ai connus.
3.– Cypriote de naissance, il était né de parents assez en vue par le rang qu’ils occupaient dans la cité et
par leurs richesses. Mais s’élevant au-dessus de ces avantages et se jugeant digne de la plus belle
carrière, il se tourna vers la philosophie et ce ne fut point, par Zeus, à l’instigation d’Agathoboulos2, ni
de son devancier Démétrios3, ni d’Épictète4, quoiqu’il ait suivi leurs leçons à tous, sans parler de celles
de Timocratès5, savant homme, remarquable par son éloquence et son intelligence. Comme je l’ai dit, ce
ne furent point ces maîtres qui éveillèrent sa vocation ; mais, entraîné dès l’enfance par ses aspirations
vers le beau et par un amour inné de la philosophie, il n’eut que mépris pour tous les biens qu’estiment
les hommes et il se voua tout entier à la liberté et à la franchise, menant toujours une vie droite, saine,
irréprochable, et donnant à ceux qui le voyaient et l’entendaient un exemple de sagesse et de sincérité
philosophique.
4.– Ce ne fut pas sans s’être lavé les pieds, comme on dit, qu’il s’élança dans la carrière. Il s’était nourri
des poètes et les savait presque tous par cœur ; il s’était exercé à la parole ; il connaissait les écoles de
philosophie, pour les avoir longuement étudiées, et il ne s’était pas borné, selon l’expression courante, à
les toucher du bout du doigt. Il avait exercé son corps et l’avait endurci à force de travaux ; en un mot, il
s’était mis en état de n’avoir besoin de personne. Aussi, dès qu’il sentit qu’il ne pouvait plus se suffire à
lui-même, il quitta volontairement la vie, laissant aux meilleurs des Grecs un long souvenir de ses
vertus.
5.– Il ne limita pas son étude de la philosophie à une seule doctrine ; il en embrassa plusieurs qu’il
mélangea, sans laisser bien voir à laquelle il donnait la préférence. On devinait pourtant qu’il était plus
apparenté à Socrate qu’à tout autre, bien que, dans sa mise et la familiarité de ses mœurs, il semblât
rivaliser avec l’homme de Sinope6. Cependant, il ne se singularisait pas par sa manière de vivre, dans le
désir de se faire admirer et d’attirer les regards des passants ; il vivait comme tout le monde et portait
dans la vie privée comme dans la vie politique une simplicité que n’entachait pas le moindre orgueil.
6.– Il n’admettait pas l’ironie socratique, mais sa conversation n’en était pas moins assaisonnée de
toutes les grâces de l’atticisme7. Quand on s’entretenait avec lui, on n’avait pas à mépriser en lui la
vulgarité ni à craindre les airs rébarbatifs d’un censeur ; on goûtait des plaisirs de toute sorte et l’on s’en
allait beaucoup plus réglé, plus joyeux et plus confiant dans l’avenir.
7.– Jamais on ne le vit crier, se démener avec violence ni s’indigner, pas même quand il avait à
reprendre quelqu’un. Il attaquait les vices, mais pardonnait aux coupables ; il voulait qu’on prît modèle
sur les médecins qui guérissent les maladies sans s’irriter contre le malade. Il pensait que l’erreur est
naturelle à l’homme et qu’il faut être un dieu ou un homme égal aux dieux pour redresser les fautes.
8.– Avec ce genre de vie, il n’avait besoin de rien pour lui-même ; mais il rendait à ses amis tous les
services qu’exigeait l’amitié ; à ceux d’entre eux dont on vantait le bonheur il rappelait combien sont
éphémères ces prétendus biens dont ils étaient fiers, et à ceux qui se plaignaient d’être pauvres, qui
souffraient d’être exilés, qui accusaient la vieillesse ou la maladie, il disait en souriant pour les
consoler : « Ne voyez-vous pas qu’avant peu vos ennuis cesseront, et que l’oubli des biens et des maux
et une grande liberté nous attendent bientôt ? »
9.– Il avait soin de réconcilier les frères désunis et de rétablir la paix entre les femmes et leurs maris. Il
lui arriva même de parler raison à la foule excitée et de persuader à la majorité de servir la patrie par sa
modération. Tel était le caractère de sa philosophie, douce, aimable, enjouée.
10.– La seule chose qui lui causât de la peine était la maladie ou la mort d’un ami ; car il regardait
l’amitié comme le plus grand des biens de ce monde. Aussi était-il ami de l’humanité tout entière et il
suffisait d’être homme8 pour ne lui être point étranger. Il se plaisait plus ou moins dans la société de
certains hommes, mais il n’écartait que ceux dont les vices lui paraissaient exclure tout espoir de
guérison, et, en tout cela, ses paroles, comme ses actes, étaient inspirées par les Charites9 et Aphrodite,
en sorte que, selon le mot du poète comique10, la persuasion résidait toujours sur ses lèvres.
11.– C’est pourquoi tout le peuple d’Athènes, ainsi que les magistrats, avait pour lui une admiration
extraordinaire et le regardait comme un être supérieur. Cependant, au début, il avait choqué la foule et
s’était attiré par sa franchise et son indépendance autant de haine que Socrate s’en était attiré parmi la
populace, et il avait vu se liguer contre lui des Anytos et des Mélétos11 qui l’accusèrent des mêmes
crimes dont leurs prédécesseurs avaient accusé Socrate ; à les entendre, on ne l’avait jamais vu sacrifier
et, seul de tous les Athéniens, il n’était pas initié aux mystères d’Éleusis. À ces accusations il répondit
avec une mâle hardiesse. Il parut dans l’assemblée du peuple, une couronne sur la tête et vêtu d’une robe
blanche et présenta sa défense, tantôt avec mesure, tantôt avec une causticité qui n’était point dans ses
habitudes. Au grief de n’avoir jamais sacrifié à Athéna, il répondit : « Ne soyez pas surpris, Athéniens,
que je ne lui aie pas encore sacrifié : je ne me doutais pas qu’elle eût, si peu que ce soit, besoin de mes
offrandes. » Au second, celui qui regardait les mystères : « Si je ne me suis point fait initier comme
vous, c’est que, si les mystères sont mauvais, je ne pourrais m’empêcher de le dire aux profanes pour les
détourner des cérémonies, et que, s’ils sont bons, je les révélerais à tout le monde par amour de
l’humanité. » Les Athéniens, qui tenaient déjà des pierres en main pour le lapider, s’apaisèrent aussitôt
et lui devinrent favorables, et dès ce moment ils commencèrent à l’honorer, à le révérer et finirent par
l’admirer. Et cependant, sa harangue avait débuté par un exorde assez caustique : « Athéniens, avait-il
dit, je parais devant vous couronné ; immolez-moi, moi aussi ; car votre première victime ne vous a pas
donné d’heureux présages. »
12.– Je veux rapporter quelques-uns de ces bons mots qu’il assénait avec tant de justesse et d’esprit. Je
ne saurais mieux commencer que par Favorinos12 et les traits qu’il lui lança. Favorinos ayant entendu
dire qu’il tournait en ridicule ses conférences et en particulier ses phrases d’un style trop haché, qui lui
paraissait vulgaire, efféminé et fort peu convenable à la philosophie, il alla le trouver et lui demanda qui
il était pour oser se moquer de ses leçons. « Un homme, répondit-il, dont les oreilles ne sont pas faciles à
tromper. » Comme le sophiste insistait et lui demandait : « Quelle était, Démonax, ta préparation
scientifique en abordant la philosophie ? — Ma virilité », répliqua-t-il.
13.– Une autre fois le même Favorinos, s’approchant de Démonax, lui posa cette question : « Quelle est
la doctrine à laquelle tu tiens le plus en philosophie ? — Qui t’a dit, repartit Démonax, que j’étais
philosophe ? » Et, comme il se retirait en riant de bon cœur, Favorinos lui demanda de quoi il riait.
« C’est qu’il m’a paru plaisant, répliqua-t-il, que tu veuilles qu’on juge les philosophes à la barbe, toi
qui n’en a pas. »
14.– Un jour le sophiste de Sidon13, qui s’était acquis de la réputation à Athènes, faisait son propre éloge
et se vantait d’avoir exploré toute la philosophie. Il disait – il vaut mieux en effet rapporter ses paroles –
: « Si Aristote m’appelle, je le suivrai au Lycée ; si c’est Platon, je me rendrai à l’Académie ; si c’est
Zénon, je passerai mes journées au Pécile, et si Pythagore m’appelle, je me tairai. » Alors, se levant du
milieu de l’assemblée : « Hé, l’ami, s’écria Démonax, en le désignant par son nom, Pythagore
t’appelle. »
15.– Un beau jeune homme, nommé Python, d’une noble famille macédonienne, s’égayait un jour à ses
dépens en lui proposant une question sophistique et lui demandant la solution de son syllogisme. « Je
sais bien une chose, mon garçon, c’est que, pour la pénétration14, on peut compter sur toi. » Le jeune
homme indigné de ce sarcasme à double sens le menaça en lui disant : « Je vais te faire voir un homme à
l’instant. — Tu en as donc un ? » repartit le philosophe en riant.
16.– Comme il s’était moqué d’un athlète qui s’était montré avec un habit brodé, après avoir été
vainqueur à Olympie, celui-ci lui lança une pierre à la tête et le sang jaillit à l’instant. Chacun des
assistants, indigné comme s’il avait été blessé lui-même, lui criait d’aller trouver le proconsul. « Non
pas le proconsul, mes amis, dit Démonax, mais le médecin. »
17.– Un jour qu’il avait trouvé un anneau d’or en se promenant dans la rue, il mit un écriteau sur la
place publique pour faire savoir que le propriétaire de l’anneau perdu n’avait qu’à se présenter et à dire
quel en était le poids, la pierre et l’empreinte, et qu’il le lui remettrait. Il vint alors un jeune garçon
d’une jolie figure qui dit que c’était lui qui l’avait perdu. Mais comme il ne donnait aucune indication
juste, « Va, dit-il, mon enfant, et garde bien ton anneau : ce n’est pas celui-ci que tu as perdu. »
18.– Un sénateur romain qui se trouvait à Athènes lui disait en lui montrant son fils, jeune homme d’une
beauté parfaite, mais mou et efféminé : « Voici mon fils qui te salue. — Il est beau, répliqua Démonax :
il est digne de toi et il ressemble à sa mère. »
19.– Il y avait un philosophe cynique qui était vêtu d’une peau d’ourse. « Ce n’est pas Honoratos, –
c’était le nom de ce philosophe – qu’il faut l’appeler, dit Démonax, c’est Arkésilaos15. »
20.– « En quoi consiste le bonheur, à ton avis ? lui demanda-t-on un jour. — Il n’y a d’heureux que
l’homme libre, répondit-il. — Mais il y a beaucoup d’hommes libres. — Oui, mais j’entends par là
l’homme qui n’a ni espérance ni crainte. — Mais quel est celui qui peut s’en affranchir ? reprit son
interlocuteur ; car nous sommes généralement tous asservis à ces passions. — Oui, repartit Démonax ;
mais, si tu veux bien observer les choses humaines, tu trouveras qu’elles ne valent ni espérance ni
crainte, puisque tout, chagrins et plaisirs, aura une fin. »
21.– Pérégrinos16, surnommé Protée, lui reprochait d’être toujours à rire et à se moquer de l’humanité.
« Démonax, lui disait-il, tu ne fais pas le chien. — Ni toi l’homme, Pérégrinos », répondit Démonax.
22.– Un physicien disputait sur les antipodes. Il le fit lever et l’ayant conduit à un puits, il lui montra son
ombre dans l’eau et dit : « N’est-ce pas là ce que tu appelles les antipodes ? »
23.– Un homme se vantait d’être magicien et de posséder des enchantements assez forts pour persuader
à tout le monde de lui donner ce qu’il voudrait. « Cela n’a rien d’étonnant, lui dit Démonax. Je professe
le même art que toi, et, si tu veux me suivre chez la boulangère, tu verras que, par la vertu d’un seul
enchantement et d’un petit ingrédient, je lui persuaderai de me donner du pain. » Il entendait par là la
monnaie dont le pouvoir est égal à celui de la magie.
24.– Comme le fameux Hérode17 pleurait la mort de Pollux enlevé prématurément et demandait qu’on
attelât son char pour le jeune homme, qu’on amenât ses chevaux, comme s’il devait monter en voiture,
et qu’on lui préparât un dîner, Démonax s’approcha de lui et lui dit : « Je t’apporte une lettre de
Pollux. » Hérode se réjouit de le voir, pensant qu’il venait, suivant le commun usage, mêler ses
condoléances à celles des autres, et lui demanda : « Qu’est-ce que demande Pollux, Démonax ? — Il se
plaint, répondit-celui-ci, que tu ne sois pas encore allé le trouver. »
25.– Ce même Hérode, pleurant la perte d’un fils18, s’était renfermé dans les ténèbres. Démonax va le
trouver et lui dit : « Je suis magicien et je puis évoquer l’ombre de ton fils, pourvu que tu me nommes
seulement trois hommes qui n’aient jamais pleuré personne. » Hérode hésita longtemps ; il était
embarrassé et ne trouvait, je pense, personne qui fût dans ce cas. « Tu es plaisant, lui dit-il, de croire que
tu es seul en butte à des maux intolérables, quand tu vois qu’il n’est pas d’homme qui ne pleure
quelqu’un. »
26.– Il raillait volontiers les gens qui, dans les conversations, se servent d’expressions tout à fait
archaïques et étrangères. C’est ainsi qu’un homme à qui il avait posé une question lui ayant répondu
avec une affectation singulière d’atticisme, il lui dit : « C’est aujourd’hui que je t’interroge, camarade, et
tu me réponds comme si nous étions au temps d’Agamemnon. »
27.– Un de ses amis lui ayant dit : « Allons, Démonax, au temple d’Asclépios et prions-le pour mon
fils », il répondit : « Asclépios est donc, à ton avis, entièrement sourd, qu’il ne peut nous entendre prier
ici ? »
28.– Il entendit un jour une controverse entre deux philosophes grossièrement ignorants ; l’un ne posait
que des questions absurdes et l’autre répondait toujours à côté de la question. « Ne vous semble-t-il pas,
mes amis, dit-il, que l’un de ces gens-là trait un bouc et que l’autre tient un crible sous l’animal ? »
29.– Agathoclès, le péripatéticien, se piquait fort d’être le seul et le premier19 des péripatéticiens. « Si tu
es le premier, Agathoclès, tu n’es pas le seul, et si tu es le seul, tu n’es pas le premier. »
30.– Céthégus, personnage consulaire, traversant la Grèce pour aller en Asie servir de lieutenant à son
père, disait et faisait mille sottises ridicules. Un des amis de Démonax voyant cela, dit que c’était un
grand sot. « Par ma foi, dit Démonax, je ne lui vois rien de grand. »
31.– Le philosophe Apollonios20 partait avec un grand nombre de ses disciples, appelé par l’empereur,
qui voulait s’instruire en sa société. En le voyant passer, Démonax dit : « Voici venir Apollonios avec
ses Argonautes. »
32.– Quelqu’un lui demandant s’il croyait l’âme immortelle. « Oui, dit-il, immortelle comme tout le
reste. »
33.– À propos d’Hérode, il disait que Platon était dans la vérité en soutenant que nous avons plus d’une
âme ; car ce ne pouvait être la même âme qui donnait des festins à Régilla21 et à Pollux, comme s’ils
étaient vivants, et qui composait de si belles déclamations.
34.– Un jour qu’il venait d’entendre la proclamation destinée à écarter les profanes des mystères, il osa
demander publiquement aux Athéniens pour quelle raison ils en excluaient les barbares, alors que
l’inventeur de leurs cérémonies d’initiation était Eumolpe22, un barbare et un Thrace.
35.– Comme il était sur le point de s’embarquer pendant l’hiver, un de ses amis lui demanda : « Tu ne
crains donc pas de chavirer et d’être mangé par les poissons ? — Je serais bien ingrat, répondit-il,
d’avoir peur d’être mangé par les poissons, moi qui en ai mangé si souvent. »
36.– À un rhéteur qui venait de prononcer un très mauvais discours, il conseillait de méditer et de
s’exercer. « Je le fais tous les jours en mon particulier, répondit le rhéteur. — Je ne m’étonne plus, reprit
Démonax, que tu parles comme tu fais, ayant un si sot auditeur. »
37.– Apercevant un jour un devin qui prédisait l’avenir en public moyennant salaire : « Je ne vois pas,
lui dit-il, pour quelle raison tu demandes un salaire. Si c’est parce que tu as le pouvoir de changer les
destinées, tu demandes trop peu, quel que soit le prix que tu exiges ; mais si tout doit rester comme la
Divinité l’a ordonné, à quoi sert ta divination ? »
38.– Un Romain déjà vieux et chargé d’embonpoint faisait montre de son adresse en s’escrimant de son
épée contre un poteau. Il demanda à notre philosophe : « Comment trouves-tu, Démonax, que je
combatte ? — Fort bien, dit-il, quand tu as affaire à un ennemi de bois. »
39.– On pouvait lui poser des questions embarrassantes, on ne le prenait pas au dépourvu et ses réponses
touchaient juste. Quelqu’un lui demandant pour se moquer de lui : « Si je brûle mille mines23 de bois,
Démonax, combien y aura-t-il de mines de fumée ? » Il répondit : « Pèse la cendre ; la fumée pèsera le
reste. »
40.– Un certain Polybios, homme fort ignorant et qui parlait un grec incorrect, lui ayant dit :
« L’empereur m’a honoré du droit de cité romaine. — Oh ! pourquoi, répliqua-t-il, ne t’a-t-il pas fait
Grec plutôt que Romain ? »
41.– Voyant un noble très fier de son laticlave, il se pencha vers lui et, touchant et montrant son habit, il
lui dit à l’oreille : « Un mouton portait ceci avant toi et n’était qu’un mouton. »
42.– Un jour au bain, il hésitait à entrer dans l’eau qui était bouillante. Quelqu’un le lui reprocha comme
une lâcheté. « Dis-moi, répliqua-t-il, le salut de la patrie dépend-il de ma brûlure ? »
43.– Quelqu’un lui demandait : « Comment crois-tu que les choses se passent aux Enfers ? — Attends,
dit-il, je te l’écrirai de là-bas. »
44.– Un certain Admétos, poète médiocre, lui disait qu’il avait composé son épitaphe en un seul vers et
qu’il avait ordonné par testament de l’inscrire sur la colonne de son tombeau ; je puis aussi bien le citer
textuellement :
Reçois, terre, la dépouille d’Admétos ; pour lui, il est devenu dieu.

Démonax lui répondit en riant : « L’épitaphe est si belle, Admétos, que je voudrais déjà la voir gravée. »
45.– Quelqu’un voyant sur ses jambes les traces naturelles de la vieillesse, lui demanda : « Qu’est-ce là,
Démonax ? » Il répondit en souriant : « C’est Charon qui m’a mordu. »
46.– Ayant vu un Lacédémonien fouetter son esclave : « Cesse, dit-il, de traiter ton esclave comme ton
égal24. »
47.– Une certaine Danaé étant en procès avec son frère : « Tu peux aller en justice, lui dit-il ; car tu n’es
pas Danaé, fille d’Acrisios25. »
48.– Il faisait surtout la guerre à ceux qui affectent la philosophie, non point en vue de la vérité, mais par
ostentation. Aussi, voyant un jour un cynique qui portait le manteau et la besace, mais qui, au lieu du
bâton, tenait un pilon et criait à tue-tête qu’il était un émule d’Antisthène, de Cratès et de Diogène :
« Ne mens pas, lui dit-il, tu n’es qu’un disciple d’Hypéride26. »
49.– Comme il voyait beaucoup d’athlètes qui se battaient mal et qui, contrairement à la règle des jeux,
se mordaient au lieu de lutter au pancrace : « Ce n’est pas sans raison, dit-il, que leurs impresarios
appellent les athlètes des lions. »
50.– Voici une réponse à la fois spirituelle et mordante qu’il fit un jour au proconsul. Ce personnage était
de ceux qui se font épiler les jambes et tout le corps. Un cynique, monté sur une pierre, lui en faisait un
crime et l’accusait d’être un infâme débauché. Le proconsul indigné le fit arracher de sa tribune
improvisée et il allait le faire expirer sous le bâton ou le punir de l’exil. Mais Démonax, que le hasard
avait amené là, pria le proconsul de pardonner au cynique qui, dans sa hardiesse, n’avait fait que suivre
les habitudes de la secte. « Pour cette fois, dit le proconsul, je lui pardonne en ta considération ; mais s’il
a l’audace de recommencer, quelle peine méritera-t-il ? — Alors fais-le épiler », repartit Démonax.
51.– Un autre, à qui l’empereur venait de confier le commandement de ses armées et le gouvernement
de la province la plus importante, lui demandait quel était le meilleur moyen d’exercer son autorité. Il
répondit : « C’est d’être sans colère, de parler peu et d’écouter beaucoup. »
52.– Quelqu’un lui demandant s’il mangeait des gâteaux, lui aussi : « Crois-tu donc, répliqua-t-il, que
les abeilles fassent leurs rayons pour les sots ? »
53.– Ayant vu au Pécile une statue mutilée d’une main : « Enfin, s’écria-t-il, les Athéniens ont honoré
Cynégire d’une statue de bronze27. »
54.– Rufinus de Chypre, je parle du boiteux, sectateur d’Aristote, perdait beaucoup de temps à se
promener. Démonax, en le voyant, dit : « Il n’y a rien de plus indécent qu’un péripatéticien boiteux28. »
55.– Comme Épictète lui reprochait son célibat et lui conseillait de prendre femme et de faire des
enfants, parce qu’il convenait à un philosophe de laisser au monde un successeur à sa place, il le
confondit en lui répliquant : « Eh bien, Épictète, donne-moi une de tes filles29. »
56.– Il vaut la peine de rapporter aussi ce qu’il dit à Herminos, disciple d’Aristote. Il savait que cet
homme était un fieffé coquin, coupable d’une foule de crimes, et qu’il parlait sans cesse d’Aristote et de
ses dix catégories. « Herminos, lui dit-il, tu mérites vraiment dix catégories30. »
57.– Les Athéniens délibéraient pour établir chez eux un spectacle de gladiateurs à l’exemple des
Corinthiens. Démonax, s’avançant parmi eux, leur dit : « N’allez pas aux voix, Athéniens, avant d’avoir
renversé l’autel de la Pitié. »
58.– Étant venu un jour à Olympie, les Éléens lui votèrent une statue d’airain. « N’en faites rien, Éléens,
leur dit-il ; on pourrait croire que vous voulez reprocher à vos ancêtres de n’avoir pas érigé de statue à
Socrate ni à Diogène. »
59.– Je l’ai entendu un jour dire à un jurisconsulte que les lois risquent fort d’être inutiles, quels que
soient ceux, mauvais ou bons, pour qui elles sont écrites ; car les bons n’ont pas besoin de lois, et les
lois ne rendent pas les méchants meilleurs.
60.– Parmi les vers d’Homère, il en est un qu’il fredonnait souvent :

La mort enlève également l’homme inactif et celui qui s’est signalé par de nombreux travaux31.

61.– Il donnait des louanges même à Thersite32, en qui il voyait un démagogue cynique.
62.– On lui demandait un jour quel était celui des philosophes qui lui plaisait le plus. « Ils sont tous
admirables, dit-il, mais pour ma part je révère Socrate, j’admire Diogène et j’aime Aristippe33. »
63.– Il vécut près de cent ans, sans maladie, sans chagrin, n’importunant personne, ne demandant rien à
personne, utile à ses amis, ne s’étant jamais fait d’ennemi. Les Athéniens et même tous les Grecs
avaient tant d’amour pour lui que les magistrats se levaient à son passage et que tout le monde faisait
silence. À la fin, devenu très vieux, il entrait sans être invité dans une maison quelconque ; il y dînait et
couchait ; les habitants regardaient sa venue comme l’apparition d’un dieu et croyaient qu’un bon
démon était entré dans leur maison. Les boulangères l’arrêtaient au passage ; chacune voulait lui faire
accepter un pain, et celle qui le lui avait donné se félicitait de sa chance. Les enfants mêmes lui
apportaient des fruits et l’appelaient leur père.
64.– Une sédition s’étant élevée à Athènes, il entra dans l’assemblée et sa présence suffit à imposer le
silence. Voyant que les Athéniens reconnaissaient leur faute, il se retira sans mot dire.
65.– Quand il comprit qu’il n’était plus en état de fournir à ses besoins, il récita à ceux qui étaient près
de lui les vers que les hérauts prononcent dans les jeux :
La lutte est finie, on a distribué les plus beaux prix, le temps nous appelle ; il ne faut plus tarder.

Dès lors il s’abstint de tout aliment et quitta la vie, joyeux et tel qu’il paraissait toujours à ceux qui
le rencontraient.
66.– Quelque temps avant sa mort, un ami lui demanda ce qu’il ordonnait pour sa sépulture. « Ne vous
en inquiétez pas, dit-il, l’odeur de mon corps me fera ensevelir. – Quoi ? reprit l’autre, ne serait-il pas
honteux d’exposer en proie aux oiseaux et aux chiens le corps d’un si grand homme ? – Il n’y a rien
d’extraordinaire, dit-il, si je dois encore, après ma mort, être utile à quelques êtres vivants. »
67.– Cependant, les Athéniens lui firent de magnifiques obsèques aux frais de la république ; ils
portèrent longtemps son deuil ; ils révéraient et couronnaient en l’honneur de ce grand homme le siège
de pierre où il avait coutume de se reposer, quand il était fatigué, tenant pour sacrée même la pierre où il
s’asseyait. Tout le monde accourut à ses funérailles, particulièrement les philosophes, qui le prirent sur
leurs épaules et le portèrent jusqu’à son tombeau.
D’une foule de traits, je n’ai rapporté que ce très petit nombre : ils suffiront aux lecteurs pour se
faire une idée de ce que fut ce grand homme.

1. Lucien ne parle pas de Sostratos ailleurs dans son œuvre. L’ouvrage a donc été perdu, à moins qu’il n’ait simplement jamais existé (tout
comme la suite des Histoires vraies). Il s’agirait alors d’un jeu érudit de Lucien vis-à-vis de ses lecteurs. Dans la littérature le personnage est appelé
tantôt Sostratos tantôt Agathion : voir Plutarque, Propos de table, IV, 1, 1 (660e) ; Philostrate, Vies des sophistes, II, 1.

2. Philosophe cynique qui vécut en Égypte, à Alexandrie, et à qui Pérégrinos rendit visite (voir Lucien, Sur la mort de Pérégrinos, 17). La
chronique d’Eusèbe-Jérôme (p. 198, 1-3 Helm) le présente aux côtés de Plutarque, de Sextus et d’Œnomaos comme l’un des philosophi insignes de
l’année 119.

3. Démétrios le cynique, philosophe du Ier siècle, ami de Sénèque. Banni de Rome par Vespasien, il mourut en exil.

4. Philosophe stoïcien (milieu Ier-IIe siècle apr. J.-C.). Il enseigna à Rome jusqu’au bannissement des philosophes par Domitien en 89. Il
s’installa alors à Nicopolis en Épire.

5. Timocratès d’Héraclée, philosophe stoïcien du Ier-IIe siècle apr. J.-C. Voir Lucien, Alexandre ou le Faux Prophète, 57 ; Philostrate, Vies
des sophistes, I, 25.

6. Diogène de Sinope (412/403-324/321 av. J.-C.), une des figures les plus éminentes du mouvement cynique.

7. Style qui cherche à se rapprocher de la langue attique classique du Ve siècle av. J.-C.

8. Voir Térence, Le Bourreau de soi-même, 77.

9. Les trois Grâces.

10. Le poète comique grec Eupolis (Ve s. av. J.-C.) à propos de Périclès.

11. Le politicien Anytos et le poète tragique Mélétos furent les deux principaux accusateurs de Socrate en 399 av. J.-C.

12. Favorinos d’Arles, un des représentants de la Seconde Sophistique (IIe s. apr. J.-C.), qui passait pour hermaphrodite ou eunuque (il
souffrait probablement de cryptorchidie). Voir Lucien, L’Eunuque, 7.

13. Ce sophiste n’est pas autrement connu.


14. Le terme grec perainè signifie à la fois « tu tires des conclusions » et « tu es pénétré ».

15. Le terme signifie « qui protège le peuple », et la sonorité du mot rappelle arkos, « l’ours ».

16. Le philosophe cynique Pérégrinos s’immola par le feu aux Jeux olympiques de 165 apr. J.-C. Lucien consacre un opuscule entier (Sur la
mort de Pérégrinos) à cet homme qu’il considère comme un charlatan. Voir aussi Les Fugitifs.

17. Hérode Atticus, un des grands sophistes du IIe siècle apr. J.-C., célèbre pour son immense fortune et pour son mécénat public. Voir
Philostrate, Vies des sophistes, II, 1. Il était également connu pour ses liaisons pédérastiques.

18. Des quatre enfants qu’Hérode eut avec Régilla, un seul lui survécut.

19. La formule est bien attestée : voir B. Baldwin, « The First and Only », Glotta, no 52, 1984, p. 58-59.

20. Le philosophe stoïcien Apollonios de Chalcédoine, un des maîtres de Marc Aurèle, à qui son avarice valut les sarcasmes d’Antonin le
Pieux, avant ceux de Démonax (voir Histoire auguste, « Antonin le Pieux », 10, 4). La pointe repose sur le rapprochement avec le poète de l’époque
hellénistique Apollonios de Rhodes, auteur des Argonautiques (récit centré autour de Jason et de la conquête de la toison d’or). La raillerie implique
que le philosophe et ses disciples vont à la conquête d’une autre toison d’or.

21. Femme d’Hérode Atticus, morte vers 160 apr. J.-C.

22. Fils de Poséidon et Chioné. Initié par Déméter, Eumolpos avait institué les mystères de la déesse à Éleusis.

23. Une mine correspond à un peu moins de 500 g.

24. Les jeunes Spartiates recevaient une éducation très dure.

25. Danaé, fille d’Acrisios (roi d’Argos), que Zeus séduisit sous la forme d’une pluie d’or. Le jeu de mots porte sur le nom Acrisios qui
signifie en grec « qui ne subit point de jugement ».

26. Le jeu de mots repose sur la ressemblance entre hyperon (le « pilon ») et Hyperides, le nom d’un célèbre orateur athénien du IVe siècle av.
J.-C.

27. Le Pécile ou Stoa Poikilè était un portique peint situé au nord-ouest de l’agora d’Athènes. L’Athénien Cynégire, frère d’Eschyle, avait
perdu une main lors de la bataille de Marathon.

28. Le terme « péripatéticien », qui désigne les philosophes de l’école d’Aristote, dérive du verbe peripatein (« se promener »).

29. Le philosophe stoïcien Épictète n’était pas marié.

30. Le jeu de mots repose sur la double signification du terme catègoria : les « catégories » d’Aristote sont les différentes façons de désigner
l’être ; mais, au sens courant, catègoria signifie « accusation ».

31. Homère, Iliade, IX, 320.

32. Personnage de l’Iliade, généralement perçu très négativement. Laid, difforme et boiteux, il injurie Agamemnon (la guerre ne se poursuit,
selon lui, qu’à cause de l’arrogance d’Agamemnon, de sa soif de butin et de captives), avant d’être réduit au silence par Ulysse (Iliade, II, 212 sq.)

33. Socrate fut à l’origine de différents courants philosophiques de l’époque hellénistique : il eut notamment pour disciple Antisthène, auquel
certains font remonter le cynisme et qui aurait lui-même été le maître de Diogène, ainsi qu’Aristippe de Cyrène, fondateur du cyrénaïsme (doctrine
hédoniste).
10
LA SALLE
La Salle est l’éloge d’un auditorium destiné à des prestations oratoires. Elle relève, à ce titre, de la
rhétorique épidictique. Le texte est bien trop long pour une prolalia (introduction). Il se présente comme
une antilogie, puisqu’on y trouve deux discours qui se répondent devant un jury. Dans le premier
discours (1-14), l’orateur se déclare séduit par l’apparence de la salle au point qu’il lui semble
impossible de ne pas y prendre la parole. Il veut donc y prononcer une déclamation, car il se sent aussi
inspiré qu’Achille et Socrate le furent en d’autres circonstances (1-4). S’il compare la beauté de la salle
au platane d’or du Grand Roi, il ne croit pourtant pas que des barbares puissent la goûter, car elle fait
appel à l’intelligence (5-6). Il loue son orientation, sa luminosité, l’harmonie de ses proportions, la
décoration de son plafond (6-8), il la compare à une prairie en fleur, tandis que lui-même ressemble à un
cheval grisé par la beauté d’une plaine, elle lui fait penser au plumage d’un paon dont la splendeur
éclipserait l’éclat des fleurs de la prairie (9-11), elle l’attire comme la mer et l’incite à parler (12-13).
Mais il veut laisser la parole à un autre discours qui s’avance pour le contredire (14).
Ce second discours soutient, en effet, que, comme un excès de parure nuit à la beauté d’une
femme, la beauté de la salle est un handicap pour l’orateur qui risque de s’y trouver en position
d’infériorité (15-17). D’autre part, le spectacle de cette beauté distrait les auditeurs, car la vue est plus
forte que l’ouïe, thèse en faveur de laquelle Hérodote vient témoigner en personne (18-20). D’ailleurs,
les membres du jury contemplent les fresques qui décorent la salle plutôt que d’écouter l’orateur. Celui-
ci décide donc de les décrire (21). On y voit Persée délivrer Andromède (22), Oreste et Pylade tuer
Égisthe (23), Apollon contempler Branchos (23), Persée couper la tête de Méduse (24), Athéna, dont
une statue de marbre est par ailleurs posée dans une niche, poursuivie par Héphaïstos (26-27), Orion
aveugle, puis guéri (28-29), Ulysse simulant la folie et démasqué par Palamède (30) et Médée sur le
point de tuer ses enfants (31). Le second discours revient alors sur la difficulté de la tâche qui attend
l’orateur dans cette salle et souhaite le succès à quiconque y parlera (32).
Cette conclusion consensuelle souligne le caractère artificiel du procès qui s’achève. C’est une
fiction judiciaire que Lucien a imaginée pour parler des rapports entre la parole et la beauté. Ce sujet,
rhétorique s’il en est, lui donne l’occasion de démontrer sa virtuosité oratoire, son art de la description
(ekphrasis) et son érudition mythologique. Il lui permet aussi de manifester son goût pour les arts, pour
l’architecture, la peinture et la sculpture, un goût qui est une constante de son œuvre et qui révèle un
trait de sa personnalité. Celle-ci se révèle portée à l’admiration. Lucien n’est donc pas seulement un
ironiste, un satiriste et un polémiste redoutable. C’est aussi un amateur de beauté et un adepte du logos,
cette parole rationnelle dont l’homme, seul parmi les êtres vivants, se trouve doté. Lucien, en sophiste
consommé, en montre ici le bon usage au service du Beau.
A. B.
1.– Alexandre prit envie de se baigner dans le Cydnos1, en voyant ses belles eaux transparentes, sa
profondeur sans danger, son courant en pente douce, propice à la nage et frais au fort de l’été. Le fleuve
avait tant d’attraits que, même si Alexandre avait prévu la maladie qu’il y contracta2, il n’aurait pu, je
crois, s’empêcher d’y prendre un bain. De même, en voyant une salle d’une ampleur si considérable,
d’une beauté si parfaite, si brillante de lumière, si resplendissante d’or, décorée de tant de peintures aux
vives couleurs, quel homme faisant profession d’éloquence n’aurait pas envie d’y prononcer des
discours, de s’y faire apprécier, d’y briller, de la remplir de sa voix et de devenir lui-même, autant qu’il
est possible, une partie de sa beauté ? Pourrait-il, après avoir promené partout ses regards curieux, se
borner à l’admirer et s’en aller en la laissant muette et sans voix, sans lui parler, sans converser avec
elle, comme s’il était muet ou réduit au silence par l’envie ?
2.– Par Héraclès, ce ne serait pas agir en artiste ni en ami de la beauté ; ce serait montrer, au contraire,
beaucoup de rusticité, de manque de goût et de culture que de dédaigner les choses les plus agréables, de
rester étranger aux choses les plus belles et de ne pas comprendre que, pour juger de ce qui frappe les
yeux, les ignorants n’obéissent pas à la même loi que les gens cultivés. Les uns se contentent, comme on
le fait généralement, de voir, de regarder autour d’eux, de promener leurs yeux partout, de lever la tête
vers le plafond, de secouer la main3 et de jouir en silence, dans la crainte de ne pouvoir égaler
l’expression de leur pensée aux objets qui frappent leurs yeux. Mais l’homme cultivé, à la vue des belles
choses, ne saurait, j’imagine, en cueillir le charme par les yeux seuls ni se résigner à être un spectateur
muet de la beauté. Il mettra toute son application à la méditer et à payer de retour par un discours le
plaisir de ses yeux.
3.– Mais ce retour ne consiste pas à louer simplement la salle. Il convenait sans doute que ce jeune
insulaire fût émerveillé du palais de Ménélas4 et comparât l’ivoire et l’or qu’il y voyait aux belles choses
du ciel, parce qu’il n’avait jamais rien vu de beau sur la terre. Mais le fait de parler dans cette salle, d’y
convoquer l’élite de la société et d’y montrer son éloquence est aussi une forme de louange. Il n’y a rien
de plus agréable, à mon avis, que de voir la plus belle salle du monde s’ouvrir pour héberger des
discours, se remplir de louanges et de félicitations, en renvoyer doucement l’écho, comme une caverne,
suivre les paroles prononcées, prolonger les derniers sons de la voix, s’attarder sur les derniers mots, ou,
pour mieux dire, garder, comme un auditeur doué d’une mémoire heureuse, le souvenir de ce qu’on dit,
louer celui qui parle et le payer gracieusement de retour. C’est ainsi que les rochers accompagnent la
flûte des bergers, dont le son revient par répercussion et retourne vers lui-même. Le vulgaire croit que
c’est une jeune fille qui répond à ceux qui chantent ou crient, qu’elle habite quelque part dans les lieux
escarpés et qu’elle parle du sein des rochers.
4.– Pour moi, je crois que la magnificence de la salle élève le génie de l’orateur et éveille son éloquence,
comme si le spectacle lui suggérait des idées. Sans doute quelque effluve de beauté se coule en son âme
par les yeux et façonne à son image les discours qui en sortent. Nous n’avons pas de peine à croire
qu’Achille, à la vue de ses armes, sentit redoubler sa colère contre les Phrygiens et que, lorsqu’ils les eut
revêtues pour les essayer, il fut enflammé et transporté du désir de combattre5, et nous hésiterions à
croire que la passion de l’éloquence ne s’accroît pas en proportion de la beauté des lieux ? Il suffit
pourtant à Socrate d’être assis à l’ombre d’un beau platane, sur un gazon luxuriant, près d’une source
d’eau limpide, à quelques pas de l’Ilissos pour se jouer de Phèdre de Myrrhinunte, pour passer au crible
le discours de Lysias, fils de Céphale, et pour appeler les Muses, convaincu qu’elles allaient venir dans
ce lieu solitaire et prendre part au débat sur l’amour6. Il ne rougissait pas, tout vieux qu’il était, d’inviter
des vierges à s’entretenir avec lui de l’amour des garçons. Dès lors ne pouvons-nous pas croire que dans
un lieu aussi beau que celui-ci elles viendraient d’elles-mêmes sans être appelées ?
5.– Il n’y a vraiment pas de comparaison à faire entre ce lieu qui nous abrite et le seul ombrage et la
beauté d’un platane, non pas même si, laissant là le platane de l’Ilissos, on veut parler du platane d’or du
Grand Roi7. Celui-ci, en effet, n’avait d’admirable que sa richesse ; mais ni l’art, ni la beauté, ni le
charme, ni la justesse des proportions, ni la grâce n’étaient entrés dans sa composition et ne s’étaient
alliés avec l’or. C’était un spectacle fait pour des yeux barbares, une simple masse d’or, un objet d’envie
pour ceux qui le voyaient, un sujet de féliciter ceux qui le possédaient. Au reste, il n’avait rien qui
méritât des éloges. Les Arsacides8 ne se souciaient pas de la beauté ; ils ne faisaient pas étalage de leurs
trésors pour charmer les spectateurs et ne s’inquiétaient pas d’être loués par eux ; ils ne visaient qu’à les
frapper d’étonnement ; car les barbares aiment moins ce qui est beau que ce qui est riche.
6.– Mais la beauté de cette salle n’est pas faite pour des yeux barbares et n’a rien de commun avec
l’ostentation des Perses et l’orgueil du Grand Roi. Et il ne suffit pas d’être pauvre pour l’apprécier ; il
faut encore être bien doué et, au lieu de juger par les yeux, appliquer constamment sa réflexion aux
objets que l’on voit. Elle est tournée vers la partie la plus belle du jour ; or la plus belle et la plus
désirable est le commencement9. Elle reçoit le soleil dès qu’il paraît dans le ciel ; elle se remplit à
souhait de lumière quand les portes sont ouvertes. [C’est l’orientation que les anciens donnaient à leurs
temples10.] Sa longueur est proportionnée à sa largeur, et sa hauteur à l’une et à l’autre. Les fenêtres
n’ont pas été ménagées ; on les a bien disposées pour chaque saison. Tout cela n’est-il pas agréable et
digne d’éloges ?
7.– Le plafond mérite aussi l’admiration pour la simplicité du modelage, la perfection du décor, l’emploi
mesuré des dorures pour lui donner de l’éclat ; elles n’y sont pas prodiguées sans nécessité, mais
appliquées dans la mesure qui suffit à une femme sage et belle pour faire ressortir sa beauté. Elle se
contente d’un mince collier autour du cou, d’une bague légère autour du doigt, de pendants d’oreille,
d’une agrafe, d’une bandelette pour retenir ses cheveux flottants ; elle n’ajoute à sa beauté d’autre parure
que celle qu’une bande de pourpre ajoute à un vêtement11. Les courtisanes au contraire, surtout quand
elles sont laides, s’habillent entièrement de pourpre, se font un cou tout en or, cherchent des attraits dans
la magnificence et compensent ce qui manque à leur beauté par des charmes postiches. Elles s’imaginent
que leurs bras paraîtront plus brillants en y ajoutant l’éclat de l’or, que la difformité de leurs pieds
disparaîtra dans une sandale d’or et que leur visage même deviendra plus attrayant, si on le voit avec les
bijoux les plus brillants. Voilà ce que font les courtisanes, tandis qu’une femme modeste ne porte pas
plus d’or qu’il ne convient et qu’il ne faut, et elle n’aurait, je crois, aucune honte à montrer sa beauté
sans ornement.
8.– Le plafond de cette salle, ou plutôt sa tête nous offre par elle-même une belle figure et elle est ornée
de dorures dans la même proportion que le ciel qui, pendant la nuit, est illuminé par des astres qui le
parsèment et se fleurit, de feux de distance en distance. Si le ciel était tout entier de feu, loin de nous
paraître beau, il serait terrible. Ici, l’on peut voir que l’or non plus n’est pas inutile ni répandu parmi les
autres ornements pour le seul plaisir de la vue ; mais il luit d’un doux éclat et colore de sa rougeur la
salle tout entière ; car, quand la lumière, tombant sur l’or, le touche et se mêle à lui, ils étincellent en
commun et font paraître la rougeur deux fois plus éclatante.
9.– Tel est le haut, le faîte de la salle. Il faudrait Homère pour la louer, en l’appelant « haut-voûtée12 »,
comme la chambre d’Hélène ou « radieuse13 », comme l’Olympe. Quant au reste de la décoration, aux
fresques des murs, à la beauté de leurs couleurs, à la netteté, à l’exactitude et à la vérité de chaque détail,
on pourrait fort bien le comparer à l’aspect du printemps ou d’une prairie en fleurs, mais avec cette
restriction que les fleurs passent, se flétrissent, changent et perdent leur beauté, tandis qu’ici le
printemps est éternel, la prairie toujours fraîche et les fleurs immortelles ; car la vue seule y touche et
moissonne le charme de ce spectacle.
10.– Qui ne serait pas charmé de voir toutes ces beautés ? Qui ne se sentirait pas porté, même en dépit
de ses forces, à parler au milieu d’elles, lorsqu’il sait la grande honte qu’il y a à rester au-dessous du
spectacle qu’on a sous les yeux ? La vue de la beauté exerce une attraction singulière et l’homme n’est
pas le seul être qui y soit sensible. Le cheval aussi prend un plaisir particulier à courir dans une plaine
molle et légèrement en pente, qui reçoit doucement ses pas et qui cède un peu à son pied, sans repousser
durement son sabot. Il déploie alors toute sa vitesse, il s’abandonne entièrement à son impétuosité et
rivalise avec la beauté de la plaine.
11.– Le paon aussi s’en vient dans la prairie14, au retour du printemps, quand les fleurs éclosent et sont
non seulement plus agréables, mais, s’il est permis de le dire, plus fleuries et plus pures de couleur.
Alors il déploie ses ailes et les montre au soleil, il élève sa queue, l’étale en cercle autour de lui et fait
voir, lui aussi, ses fleurs et le printemps de ses plumes, comme si la prairie le provoquait à lutter de
beauté. Il se tourne, se retourne et se pavane dans sa beauté. À certains moments, il paraît encore plus
admirable ; c’est quand ses couleurs changent à la lumière du soleil, se transforment doucement et
passent à d’autres nuances également belles. Ce changement est surtout frappant sur les cercles qui sont
à l’extrémité de ses plumes et dont chacun est entouré d’une sorte d’arc-en-ciel. Ce qui tout à l’heure
était du bronze, au moindre mouvement, paraît d’or, et ce qui, au soleil, était d’un bleu brillant, devient,
à l’ombre, d’un vert éclatant. C’est ainsi que son plumage change de beauté au soleil.
12.– Vous savez, et je n’ai pas besoin de vous le dire, que la mer aussi est capable de nous appeler à elle
et de nous inspirer des désirs, lorsqu’elle se montre calme. Si terrien, si étranger à la navigation que l’on
soit, on a quand même envie de s’embarquer, de faire un tour en mer et de s’éloigner de la terre, surtout
si l’on voit que la brise enfle légèrement la voile et que le vaisseau glisse d’un mouvement doux et uni
sur la crête des vagues.
13.– C’est ainsi que la beauté de cette salle aussi a le pouvoir d’exciter un orateur à parler, d’éveiller son
éloquence et de le mettre en état de remporter un plein succès. Pour moi, je cède, ou plutôt j’ai déjà cédé
à cet attrait et je suis entré dans cette salle pour y parler, attiré par sa beauté, comme par un charme ou
par une sirène. J’ai en effet grande confiance que, si jusqu’à présent mes discours étaient sans grâces, ils
vont maintenant paraître beaux, étant parés, pour ainsi dire, d’un bel habit.
14.– Mais voici un autre Discours qui n’est point sans noblesse, qui est même de fort bonne race, à ce
qu’il prétend. Pendant que je parlais, il m’interpellait et il essayait de couper mon discours, et
maintenant que j’ai fini, il soutient que je n’ai pas dit la vérité et qu’il est étonné de m’entendre dire que
la beauté d’une salle ornée de fresques et de dorures favorise l’orateur qui veut montrer son talent ; car
c’est précisément tout le contraire qui a lieu. Mais il vaut mieux, si vous le trouvez bon, que le Discours
se présente lui-même, pour plaider sa cause devant vous comme devant des juges, et qu’il dise pour
quelles raisons une salle simple et sans beauté lui paraît plus favorable à l’éloquence. Vous avez déjà
entendu mon discours et je n’ai pas besoin de revenir sur le même sujet. Qu’il s’avance à présent et qu’il
parle. Moi, je garderai le silence et je lui céderai la place pour quelques instants.
15.– Donc, juges15, – c’est le Discours qui parle – l’orateur qui a parlé avant moi, a prodigué à cette
salle de magnifiques éloges et lui a donné par son discours un nouveau lustre. Pour moi, je suis si loin de
l’en blâmer, que je suis prêt à suppléer à ce qu’il a oublié ; car plus la salle vous paraîtra belle, plus il
sera clair qu’elle est défavorable à l’intérêt de l’orateur. Tout d’abord, puisqu’il a parlé de femmes, de
parures et d’or, permettez-moi d’employer la même comparaison. Or, je soutiens que, lorsqu’une femme
est belle, le grand nombre de ses joyaux, loin de contribuer à l’embellir, produit un effet tout contraire.
Tous ceux qui la rencontrent, éblouis par l’or et les brillants, au lieu d’admirer son teint, ses yeux, son
cou, ses bras ou ses doigts, négligent tout cela pour regarder sa sardoine, son émeraude, son collier ou
son bracelet. Aussi pourrait-elle à bon droit se dépiter d’être dédaignée à cause de sa parure, qui ne
laisse pas à ceux qui la voient le loisir de l’admirer et fait regarder sa personne comme accessoire.
16.– C’est ce qui, à mon avis, doit arriver à ceux qui donnent des séances d’éloquence parmi de si belles
œuvres d’art. Ce qu’ils disent passe inaperçu, s’efface, est absorbé dans la masse des belles choses,
comme une lampe qu’on jetterait dans un grand bûcher ou une fourmi qu’on ferait voir sur un éléphant
ou un chameau. C’est un danger contre lequel l’orateur doit se mettre en garde. Il doit craindre aussi que
sa voix ne devienne confuse, quand il parle dans une salle si sonore et si retentissante. Elle renvoie le
son, la voix, la parole, ou plutôt elle couvre la voix comme la trompette couvre la flûte, lorsqu’elles
résonnent ensemble, ou comme la mer étouffe la voix du chef des rameurs, quand, malgré le bruit des
flots, il veut chanter pour encourager ses hommes ; car le son le plus fort l’emporte sur le plus faible et
le réduit au silence.
17.– Mon adversaire a soutenu aussi qu’une belle salle excite naturellement l’orateur et lui donne plus
d’entrain. Moi, je trouve qu’elle produit l’effet contraire : elle étonne, elle effraye, elle trouble l’esprit et
ôte le courage, quand on songe qu’il n’y a rien de plus honteux que de faire dans un bel endroit des
discours qui ne lui ressemblent pas. C’est l’épreuve la plus claire que puisse subir un orateur. Il est dans
le cas d’un homme qui, ayant revêtu une belle armure, s’enfuirait avant les autres ; ses armes ne feraient
que signaler plus expressément sa lâcheté. C’est la réflexion qu’avait faite, ce me semble, l’orateur
d’Homère, quand, peu soucieux de paraître beau, il se donnait plutôt l’air d’un homme complètement
ignorant, pour que la beauté de ses discours parût plus frappante, comparée au peu de grâce de
l’orateur16. D’ailleurs il est inévitable que l’esprit de l’orateur lui-même soit occupé à regarder et que la
netteté de sa pensée soit troublée, quand la vue a le dessus, qu’elle l’appelle et l’empêche de prêter
attention à ce qu’il dit. Comment un orateur ne resterait-il pas fort au-dessous de lui-même lorsque son
esprit est occupé à admirer tout ce qu’il voit ?
18.– Inutile de dire que les assistants eux-mêmes et ceux qui ont été invités à la séance, en entrant dans
une salle, au lieu d’auditeurs deviennent spectateurs. Il n’est pas de Démodocos, de Phémios, de
Thamyris, d’Amphion ni d’Orphée17 qui puissent détourner leur attention de ce qu’ils voient. À peine
chacun a-t-il franchi le seuil qu’environné d’une foule de merveilles, il n’a pas du tout l’air d’écouter18
ni les discours qu’on lui tient ni toute autre chose. Il est absorbé par ce qu’il voit, à moins qu’il ne soit
complètement aveugle ou qu’il n’assiste à la séance pendant la nuit, comme le Conseil de l’Aréopage19.
19.– Que la parole ne soit pas de force à soutenir la lutte avec la vue, la fable des Sirènes comparée à
celle des Gorgones suffirait à le prouver. Les Sirènes charmaient les navigateurs qui passaient auprès
d’elles par leur musique et leurs chants flatteurs et, s’ils abordaient, les retenaient longtemps et en
général, pour être efficace, leur charme demandait du temps, et parfois même on passait près d’elles sans
prêter l’oreille à leurs accents20. La beauté des Gorgones, au contraire, faisait une impression violente ;
elle pénétrait les endroits les plus sensibles de l’âme, elle jetait aussitôt ceux qui les voyaient hors
d’eux-mêmes, les rendait muets, et s’il en faut croire la fable et la tradition, les transformait en pierre21.
J’en conclus que ce que mon adversaire a dit du paon tout à l’heure est un argument qui plaide pour
moi ; car c’est son aspect qui enchante, et non sa voix. Que l’on mette à côté de lui un rossignol ou un
cygne22, qu’on les fasse chanter et, pendant qu’ils chanteront, qu’on montre le paon silencieux, je suis
sûr que l’esprit des spectateurs se tournera vers lui et enverra promener les autres avec leur chant, tant le
plaisir qui vient des yeux paraît irrésistible.
20.– Moi-même, je vais, si vous voulez, vous produire un témoin plein de sagesse, qui vous attestera
sur-le-champ que ce que l’on voit fait beaucoup plus d’effet que ce qu’on entend. Allons, toi, héraut,
appelle-moi Hérodote en personne, fils de Lycos, d’Halicarnasse23. Maintenant qu’il a répondu à l’appel,
en quoi il a bien fait, qu’il s’avance et donne son témoignage. Permettez seulement qu’il vous parle en
ionien, comme il en a l’habitude.
« Ce que le Discours vous a dit, juges, est conforme à la vérité. Croyez tout ce qu’il vous dira sur
la supériorité qu’il accorde à la vue sur l’ouïe. L’oreille en effet mérite moins de foi que les yeux24. »
Entendez-vous ce que dit le témoin et comme il assigne le premier rang à la vue ? Et il a raison ;
car les paroles sont ailées25 et s’envolent26 à l’instant même qu’elles sortent des lèvres, tandis que ce qui
charme les yeux reste toujours en notre présence et subjugue forcément nos regards.
21.– Comment donc une salle si belle, si admirable ne serait-elle pas un rival redoutable pour l’orateur ?
Mais je n’ai pas encore cité l’argument le plus convaincant. C’est que vous-mêmes, qui devez nous
juger, tandis que je parlais, vous regardiez au plafond, vous admiriez les murs, vous examiniez les
fresques les unes après les autres, en vous tournant vers elles. Et n’en rougissez pas : on ne peut vous
faire un crime de suivre un penchant si naturel à l’homme, surtout quand vous avez devant vous des
peintures si belles et si variées. La perfection de l’art, l’intérêt de l’histoire joint à son caractère ancien
sont des choses vraiment séduisantes et qui réclament des spectateurs instruits. Et pour que vous ne
m’abandonniez pas pour regarder tous ces tableaux, eh bien, je vais vous les décrire par la parole du
mieux que je pourrai. Vous aurez plaisir, je pense, à entendre ce que vos yeux admirent. Peut-être même
louerez-vous mes efforts et me préférerez-vous à mon adversaire, parce que, moi aussi, je vous aurai
donné un échantillon de mon talent et que j’aurai doublé votre plaisir. Mais vous sentez la difficulté de
ma tentative de composer tant de tableaux sans couleurs, sans figure et sans toile ; car la peinture par la
parole ne peut être qu’une simple esquisse.
22.– Sur la droite, en entrant, vous voyez une histoire éthiopienne qui se rattache à une légende
d’Argolide : c’est Persée qui tue le monstre marin et qui enlève Andromède27. Bientôt il l’épousera et
l’emmènera avec lui. C’est un épisode de son expédition aérienne contre les Gorgones. L’artiste a
exprimé beaucoup de choses en un espace étroit, la pudeur et la crainte de la jeune fille qui regarde le
combat du haut de son rocher, l’audace amoureuse du jeune héros, et l’aspect insoutenable du monstre.
Celui-ci s’avance hérissé d’épines, ouvrant une gueule effroyable. Persée, de la main gauche, lui
présente la tête de la Gorgone et, de la droite, le frappe avec son épée. Toute la partie du monstre qui a
vu la Gorgone est déjà pétrifiée et la partie encore vivante est coupée par le cimeterre.
23.– À la suite de ce tableau, un autre représente un acte de grande justice, dont le peintre me paraît
avoir pris le modèle à Euripide ou à Sophocle28 qui ont retracé la même scène. Les deux jeunes amis,
Pylade de Phocide et Oreste qu’on croyait mort, ayant pénétré secrètement dans le palais, sont en train
tous les deux de tuer Égisthe. Clytemnestre a déjà été immolée et elle est étendue demi-nue sur un lit.
Tous les serviteurs consternés de cet assassinat semblent ou pousser des cris ou chercher autour d’eux
par où s’enfuir. Le peintre a eu la noble idée de se borner à indiquer ce qu’il y avait d’impie dans leur
entreprise, de le traiter comme un fait accompli et de passer outre, et de représenter les jeunes gens
occupés au meurtre de l’adultère.
24.– Vient ensuite un dieu remarquable par sa beauté et un joli garçon : c’est un badinage amoureux.
Branchos, assis sur un rocher, tient un lièvre en l’air et joue avec son chien. Celui-ci a l’air de vouloir
sauter en haut pour attraper le lièvre. Apollon est là qui sourit et s’amuse des jeux de l’enfant et des
efforts du chien.
25.– Après cela, nous revoyons Persée dans l’entreprise qui précéda le meurtre du monstre marin. Il
tranche la tête de Méduse et Athéna le couvre de son bouclier. Il a accompli son coup d’audace, mais
sans regarder ce qu’il faisait. Il n’a vu que l’image de la Gorgone sur son bouclier, car il savait ce qu’il
en coûte de la regarder réellement29.
26.– Au milieu du mur, au-dessus de la porte de derrière, on a construit un temple d’Athéna30. La déesse
est de marbre blanc. Elle n’a pas son costume de guerre, elle est vêtue comme une déesse guerrière en
temps de paix.
27.– Après celle-ci, voici une autre Athéna. Elle n’est pas de marbre ; c’est une peinture comme les
tableaux précédents ; Héphaïstos qui l’aime la poursuit, et de cette poursuite naît Érichthonios31.
28.– Vient ensuite une autre peinture d’un fait antique. C’est Orion aveugle qui porte Kédalion32. Celui-
ci, à cheval sur son dos, lui indique le chemin vers la lumière.
29.– Puis le Soleil paraît et guérit la cécité d’Orion33. Héphaïstos, de l’île de Lemnos, regarde la scène.
30.– Après cela, voici Ulysse qui simule la folie, parce qu’il ne veut pas accompagner les Atrides dans
leur expédition. Leurs ambassadeurs se présentent pour l’appeler. Tous les détails de cette folie simulée
sont frappants de vérité, le chariot, l’attelage mal apparié34, l’extravagance des actes. Mais on le
démasque en amenant son petit enfant. En effet, Palamède, fils de Nauplios, qui avait deviné la feinte, a
saisi l’enfant, il a tiré son épée et menace de le tuer, et il oppose une colère feinte à une folie simulée. La
crainte fait rentrer Ulysse dans son bon sens, il redevient père et renonce à la simulation.
31.– Le dernier tableau représente Médée enflammée de jalousie. Elle regarde en dessous ses deux
enfants et médite un atroce dessein ; car elle tient déjà l’épée et les pauvres petits assis devant elle rient,
sans se douter de ce qui les attend, bien qu’ils voient l’épée dans les mains de leur mère35.
32.– Ne voyez-vous pas, juges, comme tous ces tableaux distraient l’auditeur, comme ils lui font tourner
la tête pour les voir et abandonner l’orateur ? Si je vous en ai fait la description, ce n’est pas pour que
vous taxiez mon adversaire de hardiesse et de témérité, pour s’être jeté de lui-même dans une entreprise
si difficile, ni pour que vous le condamniez, le preniez en aversion et le plantiez-là pendant qu’il parle.
Je désire au contraire que vous le secondiez et que, fermant les yeux, si vous pouvez, vous l’écoutiez
discourir, en vous disant qu’il a devant lui une tâche difficile. Même s’il trouve en vous, non des juges,
mais des soutiens, il aura grand-peine à n’être pas jugé complètement indigne de la magnificence de
cette salle. Si je vous fais cette prière pour mon adversaire, n’en soyez pas surpris. L’amour que j’ai pour
cette salle me fait souhaiter que celui qui y parle, quel qu’il soit, recueille des applaudissements.

1. Fleuve de Cilicie, en Asie Mineure.


2. Voir Arrien, Anabase, II, 4, 7.

3. En signe d’admiration.

4. Télémaque, fils d’Ulysse, qui compare le palais de Ménélas à la demeure de Zeus. Voir Homère, Odyssée, IV, 71-75.

5. Homère, Iliade, XIX, 15 sqq., 384 sqq.

6. Voir Platon, Phèdre, 230 ; 243d-244a ; 237a.

7. Voir Hérodote, VII, 27. Ce platane était l’œuvre de l’orfèvre Théodore de Samos. Il fut donné en cadeau au roi achéménide Darius, père de
Xerxès.

8. Ce ne sont pas les Arsacides, rois des Parthes, mais les souverains achéménides, rois de Perse, qui possédaient ce platane.

9. La salle est donc tournée vers l’orient.

10. Ces mots sont considérés comme une glose et écartés par plusieurs commentateurs.

11. Allusion à la tunique laticlave des sénateurs romains.

12. Voir Homère, Iliade, III, 423 et Odyssée, IV, 121.

13. Voir Iliade, I, 532 et XIII, 243 ; Odyssée, XX, 103.

14. Le paon est un thème topique de la rhétorique et de la littérature à l’époque impériale. Voir Dion Chrysostome, XII, 2, 3 ; Oppien,
Cynégétiques, II, 589 sqq. ; Achille Tatius, I, 16 ; Élien, De la nature des animaux, V, 21 ; Philostrate, Vies des sophistes, 617 ; Nicolas,
Progymnasmata (Walz I, 406 sqq.).

15. Les membres du jury devant lequel les deux discours sont censés s’affronter.

16. Il s’agit d’Ulysse : voir Homère, Iliade, III, 219.

17. Aèdes et musiciens de la mythologie grecque. Les premiers sont mentionnés chez Homère, Orphée est nommé dans la quatrième Pythique
de Pindare.

18. Voir Homère, Iliade, XXIII, 430.

19. Ce Conseil athénien doté de pouvoirs judiciaires siégeait de nuit, sur la colline qui lui a donné son nom, à Athènes.

20. Voir Homère, Odyssée, XII.

21. Voir Homère, Iliade, V, 741, VIII, 349, XI, 36.

22. Sur le chant mélodieux que le cygne fait entendre avant de mourir, voir Platon, Phédon, 84e sq.

23. Célèbre historien du Ve siècle av. J.-C. considéré comme le fondateur de la science historique.

24. Voir Hérodote, I, 8.

25. Voir Homère, Odyssée, I, 122.

26. Voir Homère, Iliade, II, 71.

27. Persée est le petit-fils du roi d’Argos Acrisios, Andromède la fille du roi d’Éthiopie.

28. Ils avaient tous les deux écrit une Électre. La scène décrite par Lucien est inspirée de celle de Sophocle (v. 1424 sqq.), car, chez Euripide,
Égisthe est tué avant Clytemnestre.

29. Le regard de Méduse transformait en pierre ceux qui le croisaient.

30. Il s’agit en fait d’une niche murale (naiskos).

31. Il ne naît pas d’Athéna, mais de la Terre qui reçoit la semence d’Héphaïstos.

32. Orion est un Géant chasseur de la mythologie. Le forgeron Kédalion avait enseigné son art à Héphaïstos.

33. Oenopion, roi de Chios, avait promis à Orion qu’il lui donnerait en mariage sa fille Mérope s’il débarrassait Chios de tous ses fauves. Il
pensait qu’il n’y parviendrait pas, mais Orion y parvint. Oenopion ne tint pas sa parole et chassa Orion après l’avoir rendu aveugle. Orion recouvra
ensuite la vue.

34. Ulysse avait attelé sous le même joug un âne et un bœuf.

35. Voir Euripide, Médée.


11
ÉLOGE DE LA PATRIE
Selon Aristote (Rhétorique, 1358b), l’éloge est, avec le blâme, une des deux modalités du discours
épidictique ou démonstratif. C’est donc à un genre rhétorique que Lucien se consacre ici, en connaisseur
aguerri des procédés enseignés par les rhéteurs. Dans un mouvement simple et rapide, il aborde une
série de thèmes topiques : l’amour de la patrie est indépendant des réalités matérielles (1-2). Il ressemble
à l’amour d’un fils pour son père, car la patrie est comme un père pour ceux qui y sont nés (3-4). Même
les dieux en ont une (5). La patrie nous a donné beaucoup et mérite notre reconnaissance (6-7). Ceux qui
vivent à l’étranger en ont la nostalgie (8), tout le monde y est attaché (9). La situation des étrangers qui
y vivent est différente de celle des autochtones (10). Ulysse a prouvé que l’amour de la patrie était plus
fort que tout (11). L’exil constitue le pire des châtiments et la défense de la patrie est le meilleur ordre à
donner aux soldats dans une bataille (12). Lucien passe insensiblement de l’éloge de la patrie à celui de
l’amour pour la patrie. Ce glissement lui permet de dépasser le cadre d’un simple exercice scolaire, mais
il ne le fait pas sortir de sa réserve. Il ne parle ni de lui-même ni de sa patrie. Pour se confier, il préfère le
déguisement de la fiction ou du dialogue à la parole directe de la rhétorique.
A. B.

1.– Rien n’est plus « doux que la patrie1 » ; c’est une phrase qu’on répète volontiers. Or, si rien n’est
plus doux, rien aussi n’est plus respectable et plus sacré. Effectivement, tout ce que les hommes
respectent et vénèrent leur est procuré et enseigné par la patrie, qui leur a donné la naissance, la
nourriture, l’éducation. On peut admirer certaines villes pour leur grandeur, leur splendeur, la
magnificence de leurs édifices ; mais il n’est personne qui n’aime sa patrie. On a beau être subjugué par
le plaisir des yeux ; quelque grandes que soient les merveilles qu’on voit chez les autres, on ne s’y laisse
pas séduire au point d’oublier sa patrie.
2.– Aussi quiconque se fait gloire d’être citoyen d’une ville fortunée me paraît ignorer quelle sorte
d’hommage il faut rendre à sa patrie. Un tel homme fait voir qu’il serait fâché que le hasard l’eût fait
naître en un endroit moins favorisé. Pour ma part, c’est le nom même de patrie qui attire mes
hommages. Si l’on veut comparer les villes, il convient d’examiner leur grandeur, leur beauté,
l’abondance de leurs marchés ; mais s’il faut faire un choix, personne ne renoncera à sa patrie pour en
choisir une plus brillante. Il pourra bien souhaiter que sa patrie soit aussi prospère que telle ou telle
autre, mais c’est elle qu’il préférera, quelle qu’elle soit.
3.– Ce sont les mêmes sentiments qui animent les enfants bien nés et les bons pères ; car un honnête
jeune homme ne préfère personne à son père, et un père ne négligera pas son enfant pour chérir un jeune
étranger. Tous les pères, au contraire, cédant à leur tendresse, font tant de cas de leurs enfants qu’ils les
croient plus beaux, plus grands, mieux doués à tous les points de vue que tous les autres. Quiconque ne
juge pas ainsi des siens n’a pas, à mon avis, les yeux d’un père.
4.– Le nom de la patrie est donc le premier et le plus près de notre cœur, car il n’y a rien qui soit plus
près de notre cœur qu’un père. Mais si l’on rend à son père les justes honneurs que la loi et la nature
commandent de lui rendre, on doit honorer davantage encore sa patrie ; car un père appartient à la patrie,
comme aussi l’aïeul et toute leur ascendance, et l’on peut faire remonter ce nom de père jusqu’aux dieux
qui nous ont créés.
5.– Les dieux aussi aiment leur patrie, et, s’ils surveillent, comme il est naturel de le penser, tous les
lieux que l’homme habite, parce qu’ils jugent que toute la terre et la mer leur appartiennent, chacun
d’eux n’en préfère pas moins à toutes les autres villes celle où il a vu le jour. Les villes sont plus
vénérables, quand elles sont la patrie d’un dieu, et les îles plus divines, quand la tradition y place la
naissance d’une divinité. On croit en effet que les dieux agréent particulièrement les sacrifices qu’on
leur fait, quand on se rend au lieu de leur naissance pour les célébrer. Si le nom de patrie est honoré par
les dieux, comment ne le serait-il pas beaucoup plus encore par les hommes ?
6.– C’est de son pays natal que chacun de nous a vu le soleil pour la première fois, en sorte que ce dieu,
tout universel qu’il est, est cependant regardé par chacun comme un dieu de son pays, parce que c’est de
là qu’il l’a vu pour la première fois. C’est là aussi qu’il a commencé à parler, qu’il a appris les éléments
de la langue nationale et connu les dieux. Et si le sort a donné à un homme une patrie telle qu’il ait
besoin d’une autre pour compléter son éducation, il doit encore savoir gré à sa patrie de cette instruction
supplémentaire, car il n’aurait même pas connu le nom de cette ville, s’il n’avait appris par sa propre
patrie qu’elle existait.
7.– D’ailleurs toutes ces sciences, toutes ces connaissances, j’imagine qu’on les amasse pour se rendre
par ce moyen plus utile à sa patrie, et, si l’on amasse aussi des richesses, c’est qu’on a l’ambition de
fournir aux dépenses publiques de son pays2. Et c’est justice à mon avis ; car il ne faut pas être ingrat,
quand on a reçu les plus grands bienfaits. Mais si l’on témoigne sa reconnaissance aux individus,
comme il est juste, quand on en a reçu quelque service, c’est un devoir plus obligatoire encore de rendre
à sa patrie ce qu’on lui doit. Il y a dans les États des lois contre ceux qui maltraitent leurs parents. Or il
faut regarder la patrie comme la mère commune de tous les citoyens et lui payer le prix de notre
éducation et de la connaissance des lois qu’elle nous a donnée.
8.– On n’a jamais vu personne oublier sa patrie au point de ne plus s’en inquiéter, quand il réside dans
un autre État. Au contraire, ceux qui font mal leurs affaires à l’étranger ne cessent pas de s’écrier que la
patrie est le plus grand des biens, et ceux qui sont dans la prospérité n’en pensent pas moins que, malgré
le succès qu’ils peuvent obtenir dans toutes leurs entreprises, il leur manque une chose très importante,
qui est d’habiter leur pays, au lieu d’un pays étranger ; car le nom d’étranger est une injure. Même ceux
qui sont devenus illustres pendant qu’ils étaient hors de leur pays, soit en acquérant des richesses, soit en
remplissant une charge qui les a mis en réputation, soit en montrant leur savoir3, ou en faisant louer leur
courage, laissent voir la hâte qu’ils ont tous de retourner dans leur patrie, comme s’ils ne pouvaient
trouver ailleurs de meilleurs juges pour leur étaler leur bonheur. Chacun d’eux est d’autant plus pressé
de regagner son pays qu’il a été plus honoré à l’étranger.
9.– Les jeunes gens eux-mêmes regrettent la patrie absente. Quant à ceux qui sont déjà vieux, plus ils
dépassent les jeunes gens en sagesse, plus ils sentent en eux le regret de la patrie. Et en effet il n’est pas
de vieillard qui ne souhaite ardemment y terminer ses jours. C’est là qu’il a commencé de vivre, c’est là
aussi qu’il veut confier le dépôt de son corps à la terre qui l’a nourri et partager la sépulture de ses aïeux.
Il regarde comme un malheur d’être pris pour un étranger, même après sa mort, parce qu’il repose dans
une terre étrangère.
10.– Si l’on veut savoir combien les vrais et légitimes citoyens ont d’attachement pour leur patrie, c’est
des peuples autochtones qu’on peut l’apprendre. Les nouveaux venus qui ne sont que des bâtards,
changent facilement de résidence. Ils ne connaissent ni ne chérissent le nom de la patrie. Ils pensent
qu’ils trouveront à vivre aisément, quel que soit le pays qu’ils habitent, car ils mesurent le bonheur à la
satisfaction de leur estomac. Mais ceux pour qui la patrie est une mère chérissent la terre qui les a fait
naître et les a nourris, si petite, si âpre et maigre qu’elle soit, et, s’ils ne peuvent louer la qualité de son
sol, ils trouveront facilement de quoi faire l’éloge de leur pays. Voient-ils d’autres peuples tirer vanité de
leurs larges plaines, de leurs prairies parsemées d’arbres de toute espèce, ils n’oublient pas, eux aussi, de
vanter leur patrie et, pleins de dédain pour la terre qui nourrit des chevaux, ils célèbrent celle qui nourrit
des jeunes hommes4.
11.– Oui, tous les hommes s’empressent de retourner dans leur patrie, jusqu’à l’insulaire qui pourrait
mener ailleurs une vie heureuse. Il refuse l’immortalité qui lui est offerte5 et lui préfère un tombeau dans
sa patrie. La fumée du toit paternel est plus brillante à ses yeux que le feu qui luit dans un autre pays6.
12.– La patrie est pour tous les hommes un bien si précieux qu’on voit les législateurs de tous les pays
infliger aux plus grands criminels la peine de l’exil comme la plus terrible. Les législateurs ne sont
d’ailleurs pas les seuls qui pensent ainsi ; ceux à qui l’on confie le commandement des armées n’ont pas
une autre opinion, et, quand ils rangent leurs troupes en bataille, ils ne trouvent pas d’exhortation plus
efficace que de leur dire : « C’est pour la patrie que vous combattez. » En entendant ces mots, personne
ne voudrait se comporter en lâche ; car le nom de la patrie transforme un poltron en brave.

1. Citation d’Homère, Odyssée (XXVIII, 34), devenue proverbiale.

2. Allusion au système politico-économique en vigueur dans l’Empire romain à l’époque de Lucien. Dans les cités, l’aristocratie locale
assumait des dépenses publiques souvent importantes. C’était le prix à payer pour le maintien de son pouvoir.

3. Allusion probable au métier de sophiste itinérant que Lucien a lui-même exercé.

4. Référence implicite à deux passages d’Homère, Odyssée, IX, 27 et IV, 601.

5. Lucien pense à Ulysse qui refusa l’immortalité que lui proposait Calypso et préféra revenir dans sa patrie (Odyssée, V, 116-227).

6. Autre allusion à l’Odyssée, I, 58.


12
EXEMPLES DE LONGÉVITÉ
Exemples de longévité est une compilation érudite que Lucien dédie à un certain Quintillus, qui
était peut-être un proche de l’empereur Marc Aurèle. Il a décidé de composer cet ouvrage à la suite d’un
songe dont il a mis quelque temps à comprendre le sens. Il le présente à la fois comme un message
d’espoir à son dédicataire qui, en le lisant, pourra désirer vivre longtemps, et comme un ensemble de
conseils qui lui permettront d’atteindre ce but (1-2). Après avoir rappelé les exemples illustres de Nestor
et de Tirésias (3), Lucien énumère les peuples et les castes qui ont connu une grande longévité (4-5),
puis il annonce qu’il va continuer son exposé en classant les hommes qu’il va citer selon leur profession
(6-7). Il énumère donc successivement les rois (8-17), les philosophes (18-21), les historiens (22), les
orateurs (23), les poètes (24-26) et les grammairiens (27) qui ont vécu très longtemps. Le texte s’achève
sur une conclusion sommaire (28), à l’image de sa facture littéraire. Son intérêt consiste en un rappel. La
verve de Lucien fait parfois oublier que ses œuvres sont fondées sur une très vaste culture. Il est un
écrivain savant, au sens où il maîtrise une foule de connaissances et de références. Exemples de
longévité donne un aperçu sans art de son érudition.
A. B.

1.– C’est sur l’avertissement d’un songe, illustrissime Quintillus1, que je t’apporte en présent mes
Exemples de longévité. Il y a longtemps que ce songe m’est venu et que je l’ai raconté à mes amis ;
c’était au temps où tu donnais un nom à ton second fils. Mais comme je ne pouvais deviner quelles
étaient ces longues vies que les dieux m’ordonnaient de t’offrir, je me bornai alors à prier les dieux de
t’accorder une très longue vie, à toi et à tes enfants, persuadé qu’une telle faveur serait avantageuse à
tout le genre humain, et spécialement à moi et aux miens ; car le dieu semblait m’annoncer, à moi aussi,
quelque chose d’heureux.
2.– En réfléchissant à part moi, je vins à penser que les dieux, en donnant un pareil ordre à un homme de
lettres, me prescrivaient apparemment de t’apporter un essai de mon art. En conséquence j’ai saisi
l’occasion de ton anniversaire, qui me paraît être d’excellent augure, pour te présenter les hommes qui,
selon le témoignage de l’Histoire, sont parvenus à une vieillesse extrême, en conservant un esprit sain et
un corps exempt d’infirmité. Tu peux retirer de mon opuscule un double profit, d’une part la confiance et
la douce espérance de vivre très longtemps, toi aussi, de l’autre, un enseignement fondé sur des
exemples, si tu observes que ce sont les hommes qui ont pris le plus de soin de leur corps et de leur
esprit qui sont arrivés à la plus longue vieillesse, en parfait état de santé.
3.– Nestor2, le plus sage des Achéens, vécut trois générations, si l’on en croit Homère, qui nous le
représente comme un homme admirablement entraîné aux travaux de l’esprit et du corps. Le devin
Tirésias, au dire des poètes tragiques3, prolongea sa carrière jusqu’à six générations. On peut croire
qu’un homme consacré aux dieux et qui suivait un régime plus simple que les autres a vécu fort
longtemps.
4.– On dit que des classes entières d’hommes ont une longue existence, grâce à leur régime de vie. Tels
sont, chez les Égyptiens, ceux qu’on appelle les scribes sacrés ; chez les Assyriens et chez les Arabes,
les interprètes de la mythologie ; chez les Indiens, ceux qu’on appelle Brachmanes et qui consacrent tout
leur temps à la philosophie. Tels encore ceux qui portent le nom de mages, caste prophétique, consacrée
aux dieux, chez les Perses, les Parthes, les Bactriens, les Chorasmiens, les Ariens, les Saces4, les Mèdes
et beaucoup d’autres peuples barbares. Ils sont vigoureux et vivent longtemps, parce que, pour exercer
la magie, ils observent, eux aussi, un régime plus sévère que les autres.
5.– Il y a même des nations entières dont la vie est fort longue. C’est ainsi que les Sères5, dit-on, vivent
jusqu’à trois cents ans. Les uns attribuent cette longue vieillesse au climat, les autres au sol, les autres à
leur régime. On dit en effet que cette nation tout entière ne boit que de l’eau. On dit aussi que les
peuples de l’Athos vivent cent trente ans, et l’on prétend que les Chaldéens6 dépassent la centaine. Ces
derniers mangent du pain d’orge pour conserver une vue perçante. On dit aussi que, grâce à ce régime,
leurs autres sens ont plus de force que ceux des autres hommes.
6.– Voilà ce que j’avais à dire sur les castes et les peuples qui passent pour avoir la vie la plus longue, en
raison du sol et du climat, ou du régime, ou des deux à la fois. Il est juste à présent que je te fasse voir
que tu peux aisément espérer une longue vie. Je n’ai pour cela qu’à te montrer que, par toute la terre et
dans tous les climats, on devient très vieux, quand on use des exercices convenables et du régime le plus
favorable à la santé.
7.– Je baserai la principale division de mon discours sur les professions des hommes et je te parlerai
d’abord des rois et des généraux d’armée, dont l’un a été élevé au rang suprême par la très pieuse
fortune d’un grand et divin empereur7, qui a rendu par là les plus grands services au monde placé sous
son empire. Ainsi en jetant les yeux sur ces vieillards auxquels tu ressembles par la condition et par la
fortune, tu trouveras des raisons d’espérer une vieillesse saine et longue et, en les imitant dans ta
manière de vivre, tu te prépareras une vie très longue jointe à une excellente santé.
8.– Numa Pompilius8, le plus heureux des rois de Rome et le plus dévoué au culte des dieux, vécut, dit-
on, plus de quatre-vingts ans. Servius Tullius9, qui régna aussi sur les Romains, passe pour avoir dépassé
aussi les quatre-vingts. Tarquin, le dernier des rois de Rome10, exilé et retiré à Cumes, parvint, dit-on, à
plus de quatre-vingt-dix ans avec une robuste santé.
9.– À ces rois de Rome je joindrai les autres souverains qui sont parvenus à un grand âge et, après les
rois, les particuliers classés suivant leurs professions. À la fin, je te citerai les autres Romains qui sont
arrivés à une extrême vieillesse et j’y ajouterai aussi ceux qui, dans le reste de l’Italie, ont vécu très
longtemps. Cette liste sera une réfutation irrécusable de ceux qui s’efforcent de dénigrer le climat de ce
pays. Nous serons ainsi mieux fondés à espérer que nos prières seront exaucées et que le souverain
maître de la terre et de la mer jouira d’une très longue et brillante vieillesse et que le poids des années ne
l’empêchera pas de tenir l’univers sous sa loi11.
10.– Arganthonios, roi des Tartessiens12, vécut cent cinquante ans, au dire de l’historien Hérodote et du
poète lyrique Anacréon ; mais quelques personnes regardent cela comme une fable. Agathoclès, tyran de
Sicile13, mourut à quatre-vingt-quinze ans, à ce que rapportent Démocharès et Timée. Hiéron, tyran de
Syracuse14, avait quatre-vingt-douze ans quand il mourut de maladie. Il avait régné soixante-dix ans,
d’après ce que disent Démétrios de Callatia et d’autres. Atéas, roi des Scythes, fut tué en combattant
contre Philippe sur les bords de l’Ister, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans. Bardylis15, roi des Illyriens,
avait également quatre-vingt-dix ans lorsqu’il combattait à cheval, dit-on, dans la guerre qu’il soutint
contre le même Philippe. Térès16, roi des Odryses, suivant le témoignage de Théopompe, mourut à
quatre-vingt-douze ans.
11.– Antigone le Borgne17, fils de Philippe et roi de Macédoine, combattant en Phrygie contre Séleucos
et Lysimaque, tomba couvert de blessures à l’âge de quatre-vingt-un ans, selon le témoignage
d’Hiéronymos18, qui l’accompagnait dans cette expédition. Lysimaque, roi de Macédoine, périt dans une
bataille contre Séleucos19, comme il était dans sa quatre-vingt-unième année, à ce que dit le même
Hiéronymos. Antigone20, fils de Démétrios et petit-fils d’Antigone le Borgne, régna quarante-quatre ans
sur la Macédoine et vécut quatre-vingts ans, comme l’assurent Médios21 et d’autres historiens. De même
Antipater22, fils d’Iolaos, dont la puissance fut considérable et qui fut le tuteur de plusieurs rois de
Macédoine, avait dépassé quatre-vingts ans lorsqu’il finit sa vie.
12.– Ptolémée, fils de Lagos23, le plus heureux des rois de son époque, régna sur l’Égypte jusqu’à l’âge
de quatre-vingt-quatre ans. De son vivant, deux ans avant sa mort, il céda le trône à son fils Ptolémée,
surnommé Philadelphe24, qui succéda à l’empire de son père, à l’exclusion de ses frères. Philétairos
devint le premier roi de Pergame et garda le trône, quoique eunuque, jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans,
où il quitta la vie25. Attale, surnommé Philadelphe, qui fut lui aussi roi de Pergame26 et reçut la visite de
Scipion, général des Romains, avait quatre-vingt-deux ans lorsqu’il termina ses jours.
13.– Mithridate, roi de Pont, appelé le Fondateur27, qui s’était réfugié dans ce pays pour échapper à
Antigone le Borgne, mourut à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, ainsi que nous l’apprennent Hiéronymos
et d’autres historiens. Ariarathès, roi de Cappadoce28, vécut quatre-vingt-deux ans, d’après l’historien
Hiéronymos. Il aurait pu sans doute vivre encore plus longtemps, s’il n’avait pas été pris dans un combat
contre Perdiccas et mis en croix.
14.– Cyrus l’Ancien, roi des Perses29, comme on le voit par les annales des Perses et des Assyriens, avec
lesquelles Onésicrite, l’historien d’Alexandre30, paraît être d’accord, parvenu à l’âge de cent ans, fit
rechercher chacun de ses amis. Ayant appris que la plupart avaient été mis à mort par son fils Cambyse,
et Cambyse lui affirmant qu’il n’avait fait en cela qu’exécuter les ordres de son père, celui-ci se voyant
décrédité par la cruauté de son fils et se jugeant lui-même responsable de ces crimes, mourut de
désespoir.
15.– Artaxerxès, surnommé Mnémon, qui vit son frère Cyrus marcher contre lui31, régnait sur la Perse
quand il mourut de maladie à l’âge de quatre-vingt-six ans, de quatre-vingt-quatorze, selon Deinon32.
Un autre Artaxerxès, qui fut aussi roi de Perse33, et qui, suivant le témoignage d’Isidore de Charax,
régnait au temps des aïeux de cet historien, avait atteint quatre-vingt-treize ans, lorsqu’il fut
traîtreusement assassiné par suite des intrigues de son frère Gosithras. Sinatroukès34, roi des Parthes,
avait déjà quatre-vingts ans lorsqu’il fut ramené dans son pays par les Scythes Sakauraques et monta sur
le trône ; et il régna sept années. Tigrane, roi d’Arménie35, contre qui Lucullus porta la guerre, mourut
de maladie à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.
16.– Hyspasinès, roi de Charax et des contrées voisines de la mer Rouge36, tomba malade et mourut, âgé
de quatre-vingt-cinq ans. Tiraios37, le deuxième successeur d’Hyspasinès, mourut également de maladie
à l’âge de quatre-vingt-douze ans. Artabazos, successeur de Tiraios, le sixième à régner sur Charax38,
ramené dans sa patrie par les Parthes, devint roi à l’âge de quatre-vingt-six ans. Mnaskirès39, roi des
Parthes, vécut quatre-vingt-seize ans.
17.– Massinissa, roi de Maurétanie, parvint à l’âge de quatre-vingt-dix ans40. Asandros, que le divin
Auguste, au lieu d’ethnarque41, avait nommé roi du Bosphore, avait environ soixante-dix ans alors et ne
paraissait inférieur à personne dans les combats, soit à cheval, soit à pied. Mais voyant les siens, à la
suite de la bataille, passer au parti de Scribonius, il s’abstint de nourriture et mourut à l’âge de quatre-
vingt-treize ans. Selon Isidore de Charax, Goaisos, son contemporain, étant devenu pendant sa vieillesse
roi d’Omania42, le pays des aromates, mourut de maladie, à l’âge de cent quinze ans. Tels sont les rois
qui ont vécu longtemps, au dire des historiens qui nous ont précédés.
18.– Il y a eu aussi des philosophes et en général des hommes de science qui, en prenant soin, eux aussi,
de leur santé, sont arrivés à une grande vieillesse. Je vais dénombrer ceux dont parle l’Histoire.
Démocrite d’Abdère, arrivé à l’âge de cent quatre ans, se laissa mourir de faim43. Le musicien
Xénophilos44, sectateur de la philosophie de Pythagore, vécut à Athènes par delà cent cinq ans, au dire
d’Aristoxène. Solon, Thalès et Pittacos, que l’on compte au nombre de ceux qu’on a appelés les sages
de la Grèce45, vécurent chacun cent années.
19.– Zénon46, le fondateur de la philosophie stoïcienne, vécut quatre-vingt-dix-huit ans. On dit qu’en
entrant dans l’assemblée du peuple il fit un faux pas et s’écria : « Pourquoi m’appelles-tu ? » et que,
revenu chez lui, il se laissa mourir de faim. Cléanthe47, disciple et successeur de Zénon, avait quatre-
vingt-dix-neuf ans, lorsqu’il lui survint une excroissance à la lèvre. Il avait renoncé à se nourrir, quand il
reçut des lettres de certains de ses amis. Il reprit de la nourriture et fit ce que ses amis lui demandaient,
après quoi il se remit à jeûner et abandonna la vie.
20.– Xénophanès48, fils de Dexinos, disciple du physicien Archélaos, vécut quatre-vingt-onze ans ;
Xénocrate49, disciple de Platon, quatre-vingt-quatre ; Carnéade50, le fondateur de la nouvelle Académie,
quatre-vingt-cinq ; Chrysippe51 quatre-vingt-un ; Diogène de Séleucie52 sur le Tigre philosophe stoïcien,
quatre-vingt-huit ; Poséidonios53 d’Apaméia en Syrie, naturalisé Rhodien, philosophe et historien tout
ensemble, quatre-vingt-quatre. Critolaos54 le péripatéticien dépassa quatre-vingt-deux.
21.– Platon atteignit quatre-vingt-un ans55. Athénodoros56, fils de Sandon, de Tarse, stoïcien qui fut
précepteur du divin César Auguste et par le crédit duquel la ville de Tarse fut exemptée d’impôts,
termina ses jours dans sa patrie à l’âge de quatre-vingt-deux ans, et le peuple de Tarse lui rend des
honneurs annuels comme à un héros. Nestor le stoïcien57, de Tarse, précepteur de Tibère César, vécut
quatre-vingt-douze ans. Xénophon58, fils de Gryllos, dépassa les quatre-vingt-dix.
22.– Voilà pour les philosophes illustres. Parmi les historiens, Ctésibios59 mourut, en se promenant, à
l’âge de cent quatre ans, comme le rapporte Apollodoros dans ses chroniques. Hiéronymos60, qui avait
été à la guerre, qui avait supporté des fatigues sans nombre et reçu beaucoup de blessures, vécut cent
quatre ans, à ce que dit Agatharchidès au neuvième livre de son histoire de l’Asie. Il y témoigne son
admiration pour cet homme qui était encore capable des plaisirs d’Aphrodite, qui avait gardé ses
facultés intactes et une santé sans aucune défaillance. Hellanicos de Lesbos61 mourut à l’âge de quatre-
vingt-cinq ans, Phérécydès le Syrien au même âge et Timée de Tauroménium à l’âge de quatre-vingt-
seize ans. Aristoboulos de Cassandria dépassa, dit-on, quatre-vingt-dix ans. Il en avait quatre-vingt-
quatre, quand il commença à rédiger son Histoire ; il le dit lui-même dans le préambule de son ouvrage.
Polybios, fils de Lycortas, de Mégalopolis, revenant de la campagne, tomba de cheval et une
maladie causée par cette chute l’emporta à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Hypsicratès d’Amisos,
historien versé dans une foule de sciences, mourut à l’âge de quatre-vingt-douze ans.
23.– Parmi les orateurs, Gorgias, que quelques-uns appellent sophiste, se laissa mourir à cent huit ans.
Comme on lui demandait un jour à quoi il fallait attribuer cette longue vieillesse où il avait gardé sa
santé et l’usage de tous ses sens, on dit qu’il répondit : « C’est parce que je n’ai jamais couru comme les
autres après la bonne chère. » Isocrate composa son panégyrique à l’âge de quatre-vingt-seize ans. Il
allait avoir quatre-vingt-dix-neuf ans, quand il apprit que les Athéniens avaient été vaincus par Philippe
à la bataille de Chéronée. Il récita en soupirant et en se l’appliquant à lui-même ce vers d’Euripide :
Cadmos abandonna la ville de Sidon.

Il ajouta que la Grèce allait être réduite en esclavage, et il quitta la vie. Apollodoros de Pergame,
rhéteur et précepteur du divin César Auguste, dont il fit l’éducation avec le philosophe Athénodoros de
Tarse, vécut, comme ce dernier, quatre-vingt-deux ans. Potamon, rhéteur assez connu, mourut à l’âge de
quatre-vingt-dix ans.
24.– Sophocle, le poète tragique, s’étouffa en avalant un grain de raisin, à l’âge de quatre-vingt-quinze
ans. Vers la fin de sa vie, il avait été accusé de démence par son fils Iophon. Il lut aux juges son Œdipe à
Colone et leur prouva par cette pièce qu’il était sain d’esprit. Les juges furent remplis d’admiration pour
lui, et c’est son fils qu’ils condamnèrent comme insensé.
25.– Cratinos, le poète comique, vécut quatre-vingt-dix-sept ans. Vers la fin de sa vie, il fit jouer La
Bouteille. Il remporta le prix et mourut quelques jours après. Philémon, le comique, vécut aussi quatre-
vingt-sept ans, comme Cratinos. Un jour qu’il se reposait couché sur son lit, il vit un âne qui mangeait
les figues qu’on avait préparées pour le maître. Il se mit à rire et appelant son esclave, il lui dit, avec
force éclats de rire, de donner du vin pur à boire à cet âne, et il s’étouffa à force de rire et mourut. Le
poète comique Épicharme mourut, lui aussi, dit-on, à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.
26.– Anacréon, le poète lyrique, vécut quatre-vingt-cinq ans et Stésichore, le poète lyrique, autant.
Simonide de Céos dépassa les quatre-vingt-dix.
27.– Parmi les grammairiens, Ératosthène, fils d’Aglaos, de Cyrène, qu’on pourrait appeler non
seulement grammairien, mais encore poète, philosophe et géomètre, vécut, lui, quatre-vingt-deux ans.
L’Histoire nous apprend que Lycurgue, le législateur des Lacédémoniens, vécut quatre-vingt-cinq ans.
28.– Tels sont les rois et les savants dont j’ai pu rassembler les noms. Comme j’ai promis de te faire
aussi la liste des Romains et d’autres habitants de l’Italie qui ont vécu longtemps, je te les ferai
connaître, divin Quintillus, si les dieux le veulent, dans un opuscule à part.

1. Peut-être un grand personnage dans l’entourage de l’empereur Marc Aurèle.

2. Roi de Pylos, personnage de l’Iliade.

3. Voir Sophocle, Antigone et Œdipe roi et Euripide, Bacchantes. Mais aucune tragédie conservée ne mentionne la longévité dont parle
Lucien.

4. Les Chorasmiens habitaient au sud de la mer d’Aral, à l’ouest de la Sogdiane, les Ariens en Afghanistan, les Saces en Scythie orientale.

5. Un des peuples de la Chine.

6. Habitants de la Chaldée, entre les cours inférieurs de l’Euphrate et du Tigre.

7. Il s’agit peut-être de Marc Aurèle. Mais on ne sait pas à quel général Lucien fait allusion.

8. Le deuxième roi de Rome après Romulus. Il régna de 715 à 673 av. J.-C.

9. Le sixième roi de Rome. Il régna de 579 à 535 av. J.-C.

10. Tarquin le Superbe régna de 534 à 509 av. J.-C.

11. Il s’agit peut-être de Marc Aurèle.

12. C’est-à-dire des habitants de la Bétique, dans le sud de l’Espagne. Selon Anacréon (voir D. Page, Poetae melici graeci, Oxford, Clarendon
Press, 1962, p. 361), Arganthonios vécut cent cinquante ans, mais selon Hérodote (I, 163), il mourut à cent vingt ans.

13. Ce tyran de Syracuse mourut en 289 av. J.-C. Démocharès et Timée sont des historiens grecs du IIIe siècle av. J.-C.

14. Hiéron II, qui mourut en 215 av. J.-C. Démétrios de Callatia est un historien de la seconde moitié du IIIe siècle av. J.-C.

15. Atéas et Bardylis sont des rois du IVe siècle av. J.-C. Ils furent vaincus et soumis par Philippe de Macédoine qui régna de 359 à 336 av. J.-
C.

16. Il fut le premier roi des Odryses qui vivaient sur le territoire de la Bulgarie actuelle. Il régna de 490 à 450 av. J.-C., environ.

17. Fondateur de la dynastie des Antigonides, il mourut en 301 av. J.-C.

18. Hiéronymos de Cardia, historien des successeurs (diadoques) d’Alexandre et de leurs fils (épigones). On situe sa maturité vers 300 av. J.-
C.

19. En 281 av. J.-C. Séleucos Ier Nikator fonda, en 305 av. J.-C., la dynastie des Séleucides et le royaume d’Asie, dont Antioche était la
capitale. Il mourut en 280 av. J.-C.

20. Antigone Gonatas régna de 275 à 239 av. J.-C.

21. Peut-être un compagnon d’Alexandre qui aurait vécu centenaire.

22. Lieutenant de Philippe, puis d’Alexandre, ami d’enfance d’Aristote qu’il aida à fonder le Lycée.

23. Surnommé Sôter, « le Sauveur », il fonda, en 306 av. J.-C., le royaume d’Égypte qui avait Alexandrie pour capitale. Il mourut en 283 av.
J.-C.

24. Il régna de 283 à 246 av. J.-C.

25. Il vécut de 343 à 263 av. J.-C. Souverain de fait du royaume de Pergame, il n’en portait pas le titre.

26. Attale II régna de 159 à 138 av. J.-C. Son successeur Attale III rencontra Scipion Émilien en 136 et mourut en 133 av. J.-C.

27. Mithridate Ier, qui régna de 281 à 266 av. J.-C.

28. De 331 à 322 av. J.-C.

29. Cyrus le Grand, roi de Perse entre 559 et 530 av. J.-C. C’est le héros de la Cyropédie de Xénophon. Il mourut sans doute lors d’une guerre
contre les Massagètes ; voir Hérodote, I, 211-214.

30. Et son compagnon d’armes.


31. Il s’agit de Cyrus le Jeune, qui fut vaincu et tué à Cunaxa, en 401 av. J.-C. Xénophon participait à son entreprise et la raconta dans
l’Anabase.

32. Historien du IVe siècle av. J.-C.

33. On ne sait pas bien de quel Artaxerxès il s’agit. Isidore de Charax est un géographe du Ier siècle av. J.-C.

34. Ou Sinatrokès, ou Sinatroclès, qui régna vers 75 av. J.-C.

35. Tigrane II, qui régna de 95 à 55 av. J.-C. Les Romains, conduits par Lucullus, lui infligèrent une défaite en 69.

36. Hyspasinès, ou Hyspausinès, vécut de 209 à 124 av. J.-C. Il fonda le royaume de Characène dont la capitale était Charax, sur le golfe
Persique.

37. Tiraios II régna de 78 à 48 av. J.-C.

38. Il régna de 48 à 47 av. J.-C. Il fut, en réalité, le cinquième roi de Characène.

39. Ou Kamnaskirès. Lucien doit penser à Kamnaskirès V, qui régna de 54 à 33 av. J.-C.

40. Il vécut de 238 à 148 av. J.-C. et régna pendant soixante ans ; voir Pline, VII, 48.

41. Titre utilisé par les Romains pour désigner les gouverneurs des royaumes vassaux de Rome qui n’avaient pas le titre de roi. Auguste
voulut honorer Asandros en le nommant roi. Asandros régna de 45 à 17 av. J.-C.

42. L’actuel sultanat d’Oman. Goaisos régna au Ier siècle av. J.-C.

43. Démocrite vécut en réalité entre 460 et 370 av. J.-C. Il y eut beaucoup de légendes relatives à sa vie et à sa mort.

44. Xénophilos de Chalcis vécut au IVe siècle av. J.-C. Il fut le maître d’Aristoxène qui était aussi disciple d’Aristote.

45. On les rangeait dans le groupe des Sept Sages ; voir Plutarque, Le Banquet des sept sages. Leur chronologie n’est connue
qu’approximativement. Solon aurait vécu entre 640 et 558 av. J.-C., Thalès entre 625 et 547, Pittacos entre 650 et 570.

46. Il vécut, de fait, de 335 à 261 av. J.-C. La phrase qui lui est prêtée est une citation poétique d’origine inconnue. Il s’adresse à Hadès, le
dieu des morts.

47. Il vécut de 330 à 232 av. J.-C.

48. Xénophane de Colophon, un des grands philosophes présocratiques, vécut de 570 à 475 av. J.-C. On ne sait qui est l’Archélaos mentionné
par Lucien.

49. Il vécut, de fait, de 396 à 314 av. J.-C.

50. Il vécut, de fait, de 219 à 128 av. J.-C.

51. Troisième fondateur du stoïcisme, il vécut, de fait, de 280 à 206 av. J.-C.

52. Il vécut de 240 à 150 av. J.-C.

53. Il vécut de 135 à 51 av. J.-C.

54. Il vécut de vers 200 à vers 118 av. J.-C.

55. Il vécut de 423 à 347 av. J.-C.

56. Il vécut de 74 à 7 av. J.-C.

57. Il vécut de 28 av. J.-C. à 64 apr. J.-C.

58. Disciple de Socrate et prosateur célèbre, il naquit en 430 ou en 426 et mourut en 355 av. J.-C.

59. Il aurait vécu de 426 à 322 av. J.-C. Apollodore d’Athènes est un prosateur du IIe siècle av. J.-C.

60. Voir ici, note 7. Agatharchidès de Cnide est un géographe du IIe siècle av. J.-C.

61. Il vécut au Ve siècle av. J.-C., comme Phérécyde d’Athènes, que Lucien confond avec son homonyme du VIe siècle av. J.-C.
13
HISTOIRES VRAIES
Comme leur titre, qui est une antiphrase, ne l’indique pas, les Histoires vraies sont un tissu de
mensonges. Lucien l’avoue lui-même. Dans un avant-propos (I, 1-4), il déclare en effet qu’il ne dira
qu’une seule vérité, c’est qu’il ment. Il va relater des aventures qu’il n’a pas vécues, qu’on ne lui a pas
racontées, qui ne peuvent avoir le moindre rapport avec la réalité et auxquelles les lecteurs ne doivent
absolument pas croire. Cet aveu paradoxal donne la définition de l’œuvre : les Histoires vraies relèvent
de la fiction. Elles sont le récit d’un voyage fantastique accompli par Lucien et ses compagnons, au
nombre de cinquante et un. Après avoir franchi le détroit de Gibraltar, ils naviguent sur l’océan, font
escale dans une île peuplée de femmes-vignes, sont emportés dans les airs et jusque sur la lune où ils
participent à une guerre entre la lune et le soleil (I, 5-29). Revenus sur l’océan, ils sont avalés par une
baleine dans laquelle ils séjournent avant de s’enfuir (I, 30-II, 2). Après deux brèves escales, ils
parviennent dans l’île des Bienheureux et y demeurent quelque temps (II, 3-28). Ils visitent ensuite les
îles des Impies, des Songes et de Calypso (II, 29-36). Après diverses péripéties, ils abordent l’île des
Bucéphales, repartent, arrivent dans l’île des femmes-ânesses puis en vue du continent opposé à la terre
(II, 37-47). Lucien annonce qu’il racontera ses aventures sur ce continent dans les livres suivants.
Comme l’a remarqué un commentateur antique anonyme, il termine son récit mensonger par le plus gros
de ses mensonges, car il n’existe aucune trace de ces livres. Cette inexistence s’accorde à celle des
événements qui précèdent. Pourtant, les Histoires vraies ne sont pas placées sous le signe du néant.
Elles sont d’abord une parodie des récits de voyages que la littérature grecque connaît depuis
Homère et Hérodote. Ces récits, dont les protagonistes sont aussi les narrateurs, sont censés relater une
expérience vécue. Lucien imite les procédés du genre après avoir ruiné leur crédibilité par sa déclaration
initiale. Dans cette parodie littéraire ininterrompue, il met en cause un grand nombre d’auteurs. Mais ce
qui aurait pu tourner au jeu de massacre nihiliste prend la forme d’un divertissement lettré, d’un jeu
spirituel auquel le lecteur se trouve convié. Ce dernier partage avec Lucien sa relecture ironique des
œuvres classiques. Il retrouve aussi les grandes figures de la culture grecque et les hauts lieux de la
mythologie ainsi que les croyances qui la fondent. Au périple dont il suit le récit se superpose ainsi
l’exploration d’un univers mental que Lucien revisite dans une perspective nouvelle où l’objectivité
impossible cède la place à l’invention. Lucien raconte un nouvel enlèvement d’Hélène, ajoute un
épisode aux relations d’Ulysse avec Calypso et mentionne des vers inédits d’Homère. Ce dernier lui
accorde, dans l’île des Bienheureux, une interview où il donne des réponses simples aux questions
compliquées agitées par les érudits depuis des siècles. Lucien affirme aussi qu’il a longé Coucouville-
les-Nuées, la cité aérienne imaginée par Aristophane dans Les Oiseaux, et visité le pays des songes et
celui des lampes, ces compagnes nocturnes des hommes de l’Antiquité. À ces créations poétiques, il
ajoute des créatures monstrueuses dont le nombre, la variété et la nature hybride dénotent une
imagination sans frein qui, plus encore que le voyage fantastique lui-même, rapproche les Histoires
vraies de la littérature de science-fiction. Mais pour la rejoindre tout à fait, Lucien devrait montrer une
certaine gravité qui lui est étrangère. Il penche, au contraire, vers un burlesque nourri par l’exagération.
Il a du goût pour les indications chiffrées dont la démesure transforme la mention en farce et il veille à
ce que les épisodes les plus échevelés conservent une logique qui confine à l’absurde. Cette inventivité
et cette verve comique ont permis aux Histoires vraies de traverser les siècles en inspirant des auteurs
aussi différents que Rabelais (Quart Livre et Cinquième Livre), Tommaso Campanella (La Cité du
Soleil), Thomas More (Utopie), Cyrano de Bergerac (Histoire comique des États et empires de la Lune
et du Soleil), Jonathan Swift (Les Voyages de Gulliver) et Voltaire (Micromégas).
A. B.

LIVRE I

1.– Ceux qui cultivent l’art athlétique et s’exercent le corps ne songent pas toujours aux moyens de se
maintenir en forme et aux travaux du gymnase ; ils prennent du relâche en temps opportun, car ils le
considèrent comme la partie la plus importante de leur entraînement. De même ceux qui s’adonnent à
l’étude des lettres doivent, selon moi, quand ils ont consacré de longues heures à des lectures sérieuses,
donner du relâche à leur esprit et lui rendre une vigueur nouvelle pour le travail futur.
2.– Ils se procureront le repos qui leur convient en se livrant à des lectures qui n’auront pas seulement
pour eux le simple attrait de l’esprit et de l’agrément, mais qui leur offriront des tableaux qui ne sont pas
indignes des Muses, tels qu’ils en trouveront, je l’espère, dans mon livre ; car ce n’est pas seulement par
la singularité du sujet, ni par l’agrément de l’idée qu’il leur plaira, ni même parce que j’y rapporte toute
sorte de mensonges sous une forme qui les rend crédibles et vraisemblables, mais encore parce que
chaque trait de cette histoire est une allusion plaisante à de vieux poètes, historiens et philosophes qui
ont mêlé à leurs écrits une foule de prodiges et de fables. Je les nommerais par leurs noms, si tu ne
devais pas toi-même les reconnaître à la lecture.
3.– L’un d’eux est Ctésias, fils de Ctésiochos, de Cnide1, qui a écrit sur les Indiens et sur leur pays des
choses qu’il n’a ni vues lui-même ni entendues de la bouche d’un homme véridique. Iamboulos2 aussi a
écrit sur les contrées de la Grande Mer une foule de contes incroyables. On a beau reconnaître que son
ouvrage est une fiction, il est intéressant malgré tout. Beaucoup d’autres ont choisi des sujets du même
genre et raconté, comme des faits personnels, des aventures et des voyages où ils parlent de bêtes
monstrueuses, d’usages cruels et de mœurs singulières. Le maître qui les a initiés à cette sorte de
charlatanerie est l’Ulysse d’Homère, qui raconte à la cour d’Alkinoos3 l’esclavage des vents et la
férocité de certains hommes sauvages qui n’avaient qu’un œil et mangeaient de la chair crue, et qui
décrit des bêtes à plusieurs têtes et la métamorphose de ses compagnons opérée au moyen de certains
philtres, et cent autres merveilles semblables, que notre homme débite aux simples Phéaciens.
4.– En lisant tous ces auteurs, je ne leur ai pas fait un grand crime de leurs mensonges, car je voyais que
c’était déjà une pratique habituelle à ceux mêmes qui professent la philosophie ; mais ce qui m’étonnait
en eux, c’est qu’ils eussent cru qu’on ne s’apercevrait pas de la fausseté de leurs écrits. Aussi moi-
même, poussé par la vaine gloire et jaloux de léguer quelque chose à la postérité, j’ai voulu profiter, moi
aussi, de la liberté de feindre, et, parce que je n’avais rien de vrai à raconter, n’ayant jamais eu
d’aventure digne d’intérêt, je me suis rabattu sur le mensonge ; mais ma manière de mentir est beaucoup
plus honnête que la leur ; car il y a du moins un point où je serai véridique, c’est en avouant que je suis
un menteur. Je pense ainsi échapper à la censure du monde en confessant moi-même que je ne dis rien
de vrai. Je vais donc raconter des choses que je n’ai ni vues, ni éprouvées, ni entendues de la bouche
d’autrui, des choses qui n’existent en aucune manière et ne peuvent absolument exister. Par conséquent,
mes lecteurs ne doivent y ajouter aucune foi.
5.– Étant parti un jour des colonnes d’Héraclès4, je cinglais vers l’océan d’Hespérie et naviguais avec un
vent favorable. La cause et l’objet de mon voyage étaient la curiosité d’esprit, le désir de voir du
nouveau et l’envie de savoir quelles sont les bornes de l’Océan et quels hommes habitent sur l’autre
rive. C’est dans ce but que j’avais embarqué d’énormes provisions de vivres et chargé une quantité
d’eau suffisante, que je m’étais adjoint une cinquantaine de camarades qui partageaient ma curiosité,
que j’avais en outre rassemblé un grand nombre d’instruments, que j’avais emmené sous promesse d’un
haut salaire le meilleur pilote que j’avais pu trouver, et que j’avais renforcé mon vaisseau, un brigantin,
en vue d’une longue et violente navigation.
6.– Donc, pendant un jour et une nuit, secondés par le vent, nous naviguâmes assez doucement vers la
haute mer, sans perdre encore tout à fait la terre de vue. Mais le lendemain, au lever du soleil, le vent
fraîchit, les flots se gonflèrent, l’obscurité survint et il ne fut même plus possible de carguer les voiles.
Forcés de nous confier au vent et de nous laisser aller, nous fûmes ballottés par la tempête pendant
soixante-dix-neuf jours. Le quatre-vingtième, le soleil ayant soudainement reparu, nous apercevons à
peu de distance une île élevée et couverte de végétation, que les flots enveloppaient d’un murmure qui
n’avait plus rien de rude ; car à ce moment la grande violence de la tempête était tombée. Nous y
abordons et, une fois débarqués, nous restons longtemps couchés sur le rivage, comme il est naturel
après une longue fatigue. Nous nous levâmes cependant et choisîmes parmi nous trente hommes pour
rester à la garde du vaisseau et vingt pour monter avec moi à la découverte de l’île.
7.– Après nous être avancés d’environ trois stades de la mer à travers une forêt, nous apercevons une
colonne d’airain qui portait cette inscription en caractères grecs usés et peu lisibles : « Héraclès et
Dionysos sont venus jusqu’ici. » Il y avait aussi près de là sur le rocher deux traces de pied, l’une d’un
plèthre5, l’autre plus petite ; la plus petite était, à ce qu’il me sembla, celle de Dionysos, l’autre, celle
d’Héraclès. Quoi qu’il en soit, après avoir adoré ces deux divinités, nous continuons notre route ; mais à
peine avons-nous fait quelque chemin que nous rencontrons un fleuve qui roulait du vin tout à fait pareil
à celui de Chios6. Le courant était abondant et assez profond pour être navigable à certains endroits.
Nous nous sentîmes beaucoup plus enclins à croire à l’inscription de la colonne en voyant ces signes du
voyage de Dionysos. L’envie m’ayant pris de savoir où commençait le fleuve, je remontai le courant. Je
n’en trouvai pas la source, mais une grande quantité de gros pieds de vigne pleins de grappes ; de la
racine de chacun d’eux découlait une goutte de vin limpide et c’est de ces gouttes que se formait le
fleuve. On y voyait aussi une multitude de poissons qui avaient une couleur et une saveur très
rapprochées de celles du vin. Car, en ayant pêché et mangé quelques-uns, nous devînmes ivres et le fait
est qu’en les ouvrant nous les trouvions pleins de lie ; mais ensuite, ayant eu l’idée d’y mêler les autres
poissons, les poissons d’eau, nous tempérâmes par ce moyen la force de ce manger vineux.
8.– Ensuite, ayant traversé le fleuve à un endroit guéable, nous trouvâmes une espèce de vigne tout à fait
merveilleuse. La partie qui sortait du sol, le tronc même était un gros cep d’une belle venue ; le haut
était une femme dont tout le corps à partir de la ceinture était d’une beauté parfaite. C’est ainsi que nos
peintres représentent Daphné métamorphosée en arbre à l’instant où Apollon va l’atteindre7. Les
rameaux sortaient de l’extrémité de leurs doigts et ils étaient remplis de raisins. Leurs têtes, au lieu de
cheveux, étaient couvertes de vrilles, de feuilles, de grappes. Quand nous nous fûmes approchés d’elles,
elles nous saluèrent, nous tendirent la main et nous parlèrent, les unes en lydien, les autres en indien, la
plupart en grec. Elles nous baisaient sur la bouche et celui qui avait reçu leur baiser devenait ivre sur-le-
champ et chancelait. Mais elles ne permettaient pas qu’on cueillît leurs fruits et criaient de douleur, si on
les arrachait. Certaines d’entre elles avaient grande envie de s’unir à nous. Deux de nos compagnons,
s’étant approchés d’elles, ne purent s’en détacher et restèrent liés par les parties sexuelles ; ils se
fondirent avec elles et poussèrent des racines avec elles ; en un instant leurs doigts furent changés en
rameaux et enlacés dans des vrilles et ils étaient sur le point, eux aussi, de porter des fruits.
9.– Nous les laissâmes et nous enfuîmes vers notre vaisseau et nous racontâmes à ceux que nous y
avions laissés notre aventure et celle de nos compagnons incorporés à la vigne. Puis, munis de quelques
amphores, nous fîmes provision d’eau et en même temps provision de vin dans le fleuve et nous
bivouaquâmes tout près de là sur le rivage. Dès le point du jour, nous reprîmes la mer par un vent assez
doux. Mais vers midi, lorsque nous avions perdu l’île de vue, une bourrasque soudaine s’éleva, qui,
après avoir fait tournoyer notre vaisseau, le souleva en l’air d’environ trois mille stades et ne le laissa
plus retomber sur la mer ; il resta suspendu en l’air, emporté par le vent, qui s’était abattu sur les voiles
et en gonflait la toile.
10.– Pendant sept jours et autant de nuits, nous poursuivons notre route aérienne. Le huitième jour, nous
apercevons dans l’espace une vaste terre semblable à une île, brillante, sphérique, éclairée d’une grande
lumière. Nous nous approchons, jetons l’ancre et débarquons ; nous regardons le pays et nous le
trouvons habité et cultivé. Tant qu’il fit jour, nous n’aperçûmes rien, de la place où nous étions ; mais, la
nuit venue, nous vîmes apparaître dans le voisinage plusieurs autres îles, les unes plus grandes, les
autres plus petites, dont la couleur se rapprochait de celle du feu, et en bas une autre terre qui portait sur
elle des villes, des fleuves, des mers, des forêts et des montagnes. Nous conjecturâmes que c’était notre
terre.
11.– Nous résolûmes de pénétrer plus avant dans le pays, mais ayant rencontré les Hippogypes, ainsi
qu’on les appelle chez eux, ils nous firent prisonniers. Ces Hippogypes sont des hommes montés sur de
grands vautours et qui se servent de ces oiseaux comme de chevaux. Les vautours sont énormes et ont
généralement trois têtes. On peut se rendre compte de leur taille par un détail : chacune de leurs plumes
est plus longue et plus grosse que le mât d’un grand bateau marchand. Or ces Hippogypes sont chargés
de faire en volant le tour de cette terre, et, s’ils trouvent un étranger, de l’amener au roi, et c’est ainsi
que, nous ayant pris, ils nous conduisirent à lui. Le roi nous regardant et devinant à notre aspect et à nos
habits qui nous étions, il dit : « Vous êtes donc Grecs, étrangers ? » Nous répondîmes que oui.
« Comment donc, reprit-il, êtes-vous venus ici et avez-vous traversé un espace d’air si considérable ? »
Nous lui racontâmes tout ce qui nous était arrivé. Et lui, de son côté, se mit à nous raconter son histoire,
qu’il était homme comme nous et s’appelait Endymion8, comment il avait été, pendant qu’il dormait,
enlevé de notre terre et comment, arrivé dans ce pays, il en était devenu roi. Il nous dit aussi que ce pays
que nous voyions d’en bas était la Lune. Puis il nous exhorta à prendre confiance, à n’appréhender
aucun danger, que nous aurions à notre disposition tout ce dont nous aurions besoin.
12.– « De plus, ajouta-t-il, si je mène à bien la guerre que je vais porter chez les habitants du soleil vous
mènerez chez moi la vie la plus heureuse. » Nous lui demandâmes quels étaient ses ennemis et quel était
le motif de leur différend. « Phaéton9, dit-il, roi des habitants du soleil, car cet astre est habité aussi bien
que la Lune, est en guerre avec nous depuis longtemps. Voici le motif pour lequel il nous a attaqués. Un
jour, j’avais rassemblé les gens les plus pauvres de mon royaume dans l’intention d’envoyer une colonie
dans l’Étoile du Matin qui est déserte et sans habitants. Or Phaéton jaloux voulut y mettre obstacle et
vers le milieu de la route il se présenta à nous sur ses Hippomyrmèques [“fourmis-chevaux”]. Nous
fûmes vaincus dans ce combat, car nous étions inférieurs en forces, et obligés de battre en retraite. Mais
aujourd’hui je veux reprendre la lutte et envoyer ma colonie. Si vous le voulez, vous pouvez prendre
part à l’expédition ; je ferai donner à chacun de vous un des vautours royaux et le reste de l’équipement.
– Fais-le donc, répondis-je, puisque tu le crois bon. »
13.– Alors il nous retint à souper et nous passâmes la nuit dans son palais. Au point du jour, dès que
nous fûmes levés, on nous rangea en bataille, car les éclaireurs signalaient l’approche des ennemis.
L’effectif de l’armée montait à cent mille combattants, non compris les porteurs de bagages, les
machinistes, les fantassins et les alliés étrangers. Ces cent mille combattants comprenaient les
Hippogypes au nombre de quatre-vingt mille et les cavaliers montés sur les Lachanoptères [« aux ailes
de légumes »] au nombre de vingt mille. Les Lachanoptères sont aussi des oiseaux énormes tout
couverts de légumes au lieu de plumes et dont les ailes ressemblent fort à des feuilles de laitue. Près
d’eux on avait placé les Kenchroboles [« lanceurs de millet »] et les Scorodomaques [« combattants à la
gousse d’ail »]. Il lui était venu aussi des alliés de l’Ourse, trente mille Psyllotoxotes [« archers puces »]
et cinq mille Anémodromes [« coureurs portés par le vent »]. Les Psyllotoxotes chevauchent d’énormes
puces, d’où ils tirent leur nom, et ces puces sont aussi grosses que douze éléphants. Quant aux
Anémodromes, ce sont des fantassins ; et ils se meuvent dans l’air sans ailes. Voici comment ils arrivent
à voler. Ils ont des tuniques qui descendent jusqu’aux talons, ils les retroussent, les gonflent de vent
comme des voiles et ils naviguent dans l’air comme les bateaux. Généralement, ils servent comme
peltastes dans les batailles. On disait qu’il devait encore arriver des astres qui sont au-dessus de la
Cappadoce10 soixante-dix mille Strouthobalanes [« glands de moineau »] et cinquante mille
Hippogéranes [« chevaux-grues »]. Ceux-là, je ne les ai pas vus, car ils ne vinrent pas. Aussi je n’ai pas
osé non plus en faire la description, car ce qu’on en disait est prodigieux et incroyable11.
14.– Telle était l’armée d’Endymion. Tous les hommes avaient le même équipement, des casques de
fèves, car chez eux les fèves sont grosses et dures ; des cuirasses à écailles, toutes en lupin, car ils se
font des cuirasses d’écorces de lupins cousues ensemble et la cosse du lupin est là-bas aussi
impénétrable que la corne ; enfin des boucliers et des épées pareils à ceux des Grecs.
15.– Le moment venu, ils se rangèrent de la manière suivante : l’aile droite fut formée par les
Hippogypes et par le roi entouré des plus braves combattants, parmi lesquels nous étions ; à l’aile
gauche étaient les Lachanoptères, au centre les alliés, chacun à leur place. L’infanterie montait à
soixante millions d’hommes environ. Voici comment on la rangea en bataille. Il y a dans le pays une
masse d’araignées qui sont énormes, car chacune est beaucoup plus grosse que les Cyclades. Endymion
leur commanda de tisser dans l’air une toile qui s’étendît de la Lune à l’Étoile du Matin. Aussitôt
qu’elles eurent fini et fait une plaine, il y rangea son infanterie ; elle avait à sa tête Nyctérion [« le
nocturne »] et deux autres généraux.
16.– Chez les ennemis, l’aile gauche était tenue par les Hippomyrmèques [« fourmis-chevaux »] au
milieu desquels se tenait Phaéton. Ce sont des bêtes énormes, ailées, semblables aux fourmis de chez
nous, à la grosseur près ; car la plus grande mesurait jusqu’à deux plèthres. Elles combattaient elles-
mêmes, aussi bien que leurs cavaliers, spécialement avec leurs antennes. On disait qu’elles étaient
environ cinquante mille. À leur aile droite, ils avaient mis les Aéroconopes [« moucherons aériens »], au
nombre d’environ cinquante mille, eux aussi, tous archers et montés sur de grands moucherons. Après
eux, les Aérocordaces [« danseurs de l’air »], fantassins armés à la légère, mais belliqueux comme les
autres, car avec leurs frondes ils lançaient à longue distance des raves monstrueuses, et celui qui en était
atteint ne pouvait pas résister même un moment, il mourait de l’odeur infecte qui s’exhalait de sa
blessure : ils enduisaient, disait-on, leurs traits d’un poison de mauve. Immédiatement à côté d’eux, on
avait placé les Caulomykètes [« champignons-tiges »], hoplites qui combattaient corps à corps, au
nombre de dix mille. On les appelait Caulomykètes parce qu’ils se servaient de champignons pour
boucliers et de tiges d’asperges pour lances. Près d’eux se tenaient les Cynobalanes [« glands-chiens »]
que lui avaient envoyés les habitants de Sirius, au nombre de cinq mille aussi. C’étaient des hommes à
face de chien qui combattaient sur des glands ailés. Certains de ces alliés étaient en retard, disait-on ;
c’étaient des frondeurs qu’il avait mandés de la Voie lactée et les Néphélocentaures [« nuages-
centaures »]. Ceux-ci arrivèrent lorsque le combat était déjà décidé (plût au ciel qu’ils ne fussent jamais
venus 1) ; mais les frondeurs ne parurent même pas, et l’on prétend que par la suite Phaéton irrité brûla
leur pays. Tel était l’appareil avec lequel Phaéton s’avançait.
17.– On en vient aux mains ; les étendards sont déployés, les ânes des deux armées se mettent à braire,
car ces peuples se servent d’ânes à la place de trompettes, et la mêlée commence. L’aile gauche des
Héliotes [« habitants du soleil »] prend aussitôt la fuite sans même attendre le choc des Hippogypes, et
nous la poursuivons et la taillons en pièces. Mais leur aile droite enfonça notre aile gauche et les
Aéroconopes se précipitant à sa poursuite arrivent jusqu’à notre infanterie. Cependant celle-ci venant à
la rescousse, ils plient et s’enfuient, surtout quand ils s’aperçoivent que leur aile gauche est vaincue.
Comme la déroute se généralisait visiblement, beaucoup se laissèrent prendre vivants, beaucoup aussi
furent tués, et le sang coulait à flots sur les nuages, au point qu’ils en étaient baignés et paraissaient
rouges, comme ils le paraissent chez nous au coucher du soleil. Il en dégouttait aussi beaucoup sur la
terre et j’imagine que c’est à la suite d’un événement semblable arrivé autrefois dans le ciel qu’Homère
a cru que Zeus avait fait tomber une pluie de sang à la mort de Sarpédon12.
18.– Au retour de la poursuite, nous érigeâmes deux trophées, l’un sur la toile d’araignée en mémoire du
combat d’infanterie, l’autre sur les nuages en mémoire du combat aérien. Comme on les achevait, les
coureurs annoncèrent l’approche des Néphélocentaures, qui auraient dû joindre Phaéton avant la
bataille. C’était un spectacle extraordinairement curieux de voir avancer ces monstres moitié hommes,
moitié chevaux, chez qui l’homme est aussi grand que le tronc et la tête du colosse de Rhodes, et le
cheval de la dimension d’un gros vaisseau marchand. Quant à leur nombre, je n’en dis rien, de peur
qu’on ne refuse de me croire, tant il était considérable. Ils étaient commandés par le Sagittaire du
Zodiaque. Lorsqu’ils se furent aperçus de la défaite de leurs alliés, ils envoyèrent dire à Phaéton de
reprendre l’offensive et, s’étant eux-mêmes rangés en bataille, ils se jetèrent sur les Sélénites [« les gens
de la Lune »] qui avaient rompu les rangs pour donner la chasse aux fuyards et s’étaient dispersés pour
piller. Ils les mettent tous en fuite, poursuivent le roi jusqu’à la ville et lui tuent la plus grande partie de
ses vautours. Ils arrachèrent ensuite les trophées et battirent toute la plaine tissée par les araignées et me
firent prisonnier avec deux de mes compagnons. À ce moment Phaéton parut et ses gens élevèrent à leur
tour d’autres trophées. Et nous, on nous emmena le jour même chez le Soleil, les mains liées derrière le
dos avec un morceau de la toile d’araignée.
19.– Ils ne jugèrent pas à propos d’assiéger la ville ; mais, retournant sur leurs pas, ils coupèrent par un
mur le milieu de l’air, afin d’empêcher les rayons du soleil de parvenir jusqu’à la Lune. Ce mur, fait de
nuages, était double, en sorte que la lune fut vraiment éclipsée et ensevelie tout entière dans une nuit
continuelle. Accablé de ce malheur, Endymion envoya des ambassadeurs supplier Phaéton de raser le
mur et de ne pas les laisser vivre dans l’obscurité. Il offrait de lui payer tribut, d’être son allié, de ne plus
lui faire la guerre et il consentait à donner des otages en garantie. Phaéton convoqua deux fois
l’assemblée ; la première fois, les citoyens persistèrent dans leur colère ; la deuxième, ils se ravisèrent et
la paix fut conclue dans les formes que voici13.
20.– « Les Héliotes et leurs alliés ont conclu avec les Sélénites et leurs alliés un traité aux conditions
suivantes : les Héliotes démoliront le mur interposé et n’envahiront plus la Lune ; de plus, ils rendront
les prisonniers moyennant une rançon fixée pour chacun d’eux. De leur côté, les Sélénites laisseront les
autres astres se gouverner selon leurs lois, ils ne porteront plus les armes contre les Héliotes et les deux
peuples se porteront mutuellement secours, au cas où on les attaquerait. En outre, le roi des Sélénites
paiera au roi des Héliotes un tribut annuel de dix mille amphores de rosée et donnera dix mille de ses
sujets en otages. Quant à la colonisation de l’Étoile du Matin, elle sera faite en commun et tout citoyen
des autres peuples qui le voudra, aura le droit d’y prendre part. On gravera le traité sur une colonne
d’ambre et on la dressera au milieu de l’air à la frontière des deux royaumes. Ont juré pour les Héliotes
Pyronidès [“fils du brûlant”], Théritès [“estival”] et Phlogios [“l’enflammé”] ; pour les Sélénites Nyctor
[“nocturne”], Mènios [“mensuel”] et Polylampès [“très éclairé”]14. »
21.– C’est à ces conditions que la paix fut conclue. Le mur fut aussitôt démoli, et nous, les prisonniers,
rendus à la liberté. À notre retour dans la Lune, mes compagnons et Endymion lui-même accoururent à
notre rencontre et nous embrassèrent les larmes aux yeux. Endymion nous engagea à rester près de lui et
à nous joindre à la colonie et m’offrit de me donner son fils en mariage ; car il n’y a pas de femmes chez
eux. Je ne voulus rien entendre et le priai de me faire redescendre sur la mer. Quand il vit qu’il était
impossible de me gagner, il nous laissa partir, après nous avoir régalés pendant sept jours.
22.– Durant mon séjour dans la Lune, j’avais observé des choses nouvelles et extraordinaires dont je
veux faire part à mes lecteurs. D’abord les Sélénites ne doivent pas leur naissance à des femmes, mais à
des mâles ; car les mariages n’ont lieu qu’entre mâles, et le nom même de femme leur est absolument
inconnu. On y est épousé jusqu’à vingt-cinq ans, à partir de cet âge on épouse à son tour. Ils portent les
enfants non dans le ventre, mais dans le mollet. Quand elle a conçu, la jambe grossit ; le temps venu, ils
se font une incision, ils en retirent un enfant mort, auquel on rend la vie en l’exposant au vent, la bouche
ouverte. C’est de là, je crois, qu’est venu chez les Grecs le nom de gastrocnémie [« panse de la jambe,
mollet »], parce que chez eux c’est le mollet, non le ventre, qui porte le fœtus. Mais j’ai encore quelque
chose de plus fort à raconter. Il y a chez eux une race d’hommes appelés dendrites [« arborescents »].
Voici comment ils naissent. On coupe le testicule droit d’un homme, on le plante en terre, il en naît un
grand arbre de chair, pareil à un phallus. Il a des branches et des feuilles. Ses fruits sont des glands d’une
coudée de longueur. Quand ils sont mûrs, on les cueille et on en écosse les hommes. Mais leurs parties
sexuelles sont postiches, les uns les ont en ivoire, les pauvres en bois, et c’est avec cela qu’ils saillissent
et engrossent ceux qu’ils ont épousés.
23.– Quand un homme est devenu vieux, il ne meurt pas, il se dissout comme la fumée et se change en
air. Voici comment ils se nourrissent tous : ils allument du feu et font rôtir des grenouilles sur les
charbons ; il y en a beaucoup chez eux, qui volent dans l’air. Tandis qu’elles cuisent, assis autour du feu,
comme autour d’une table, ils hument avidement la fumée qui s’en exhale et s’en régalent15. Telle est
leur nourriture. Leur boisson est de l’air pressé dans une coupe, qui se résout en un liquide semblable à
la rosée. Ils ne rendent ni urine ni excréments, car ils ne sont pas percés comme nous, et les enfants ne
prêtent pas leur derrière à leurs amants, mais leur jarret, au-dessus du mollet ; car c’est par là qu’ils sont
percés. On passe pour beau chez eux quand on est chauve et sans cheveux ; ils ont même les gens
chevelus en horreur. C’est le contraire dans les comètes, où c’est une beauté d’être chevelu, au dire de
certains voyageurs qui parlaient de ces usages16. Les Sélénites ont de la barbe un peu au-dessus des
genoux. Ils n’ont pas d’ongles aux pieds, et n’ont tous qu’un seul doigt. Au-dessus des fesses, il leur
pousse un gros chou, en manière de queue ; ce chou reste toujours vert et ne se casse pas, quand on
tombe sur son derrière.
24.– Quand ils se mouchent, ils rendent du miel très âcre, et quand ils travaillent ou prennent de
l’exercice, ils suent du lait par tous les pores, et ils en font du fromage en versant dessus quelques
gouttes de ce miel. Ils tirent de l’oignon une huile très grasse et parfumée comme de la myrrhe. Ils ont
beaucoup de vignes qui produisent de l’eau ; les grains de raisin ressemblent à des grêlons ; et, quand le
vent s’abat sur ces vignes et les secoue, j’imagine que c’est en ces moments que la grêle tombe sur nous
et qu’elle vient des grappes éclatées. Ils se servent de leur ventre comme d’une poche où ils mettent tout
ce dont ils ont besoin ; car il s’ouvre et se ferme à volonté. On n’y voit point d’intestin ; seulement tout
l’intérieur en est velu et poilu, en sorte que les enfants nouveau-nés s’y blottissent, quand ils ont froid.
25.– Les riches s’habillent de verre malléable, les pauvres de cuivre tissé, car le cuivre est très commun
dans ce pays et, en le mouillant légèrement avec de l’eau, on le travaille comme on fait la laine. Quant à
leurs yeux, j’hésite à dire comment ils sont faits, de peur qu’on ne me prenne pour un menteur, tant la
chose est incroyable. Je le dirai pourtant. Ils ont des yeux qu’ils peuvent ôter ; on les retire quand on
veut et on les met de côté jusqu’à ce qu’on ait besoin de voir. On les remet alors dans l’orbite et on voit.
Souvent, quand on a perdu les siens, on en emprunte aux voisins pour voir clair. Il y a même des gens,
les riches, qui en ont beaucoup en réserve. Leurs oreilles sont des feuilles de platane, excepté celles des
hommes nés de glands qui seuls les ont de bois.
26.– J’ai vu encore dans le palais royal une autre merveille. C’est un très grand miroir suspendu au-
dessus d’un puits peu profond. Si l’on descend dans ce puits, on entend tout ce qui se dit chez nous sur
la terre ; si on lève les yeux vers le miroir, on voit toutes les villes et tous les peuples, comme si l’on
était au milieu d’eux. En le regardant, j’y ai vu moi-même mes parents et mon pays tout entier ; si l’on
m’a vu de là-bas je n’oserais l’assurer, mais si quelqu’un refuse de me croire, quand il viendra lui-même
en ce pays, il saura que je dis la vérité.
27.– Pour en revenir à mon récit, nous prîmes congé du roi et de sa cour, et, remontant sur notre
vaisseau, nous gagnâmes le large. J’emportais même des présents d’Endymion, deux tuniques de verre,
cinq de cuivre et une armure complète de lupin ; mais j’ai laissé tout cela dans la baleine. Il nous avait
aussi donné une escorte de mille Hippogypes qui devaient nous accompagner jusqu’à cinq cents stades.
28.– Pendant le trajet, nous passâmes à côté de plusieurs pays ; mais nous abordâmes à l’Étoile du Matin
nouvellement colonisée ; nous y débarquâmes pour faire provision d’eau. De là, cinglant vers le
Zodiaque, nous laissâmes le soleil à bâbord, après l’avoir longé de très près. Nous n’y débarquâmes
point, malgré le vif désir qu’en avaient mes compagnons ; le vent nous en empêcha. Cependant nous
vîmes que le pays était verdoyant, fertile, bien arrosé et plein de produits précieux. En nous apercevant,
les Néphélocentaures qui servaient à titre de mercenaires à la cour de Phaéton volèrent sur notre
vaisseau, mais apprenant que nous étions compris dans le traité, ils se retirèrent.
29.– Les Hippogypes aussi nous avaient déjà quittés. Nous passâmes la nuit et le jour suivants à
naviguer. Vers le soir, poursuivant notre descente vers les régions inférieures, nous arrivâmes à une ville
appelée Lychnopolis [« ville des lampes »]17. Elle est située dans l’air entre les Pléiades et les Hyades,
mais beaucoup au-dessous du Zodiaque. Y étant descendus, nous n’y trouvâmes point d’hommes, mais
des lampes qui couraient en tous sens et passaient leur temps sur la place ou sur le port. Il y en avait
beaucoup de petites et, si je puis dire, de pauvres, mais quelques-unes, de la classe des grandes et des
puissantes, étaient tout à fait brillantes et resplendissantes. Elles avaient chacune leur maison
particulière ou plutôt leur lanterne et un nom comme les hommes. Nous les entendîmes parler, et, loin de
nous faire du mal, elles nous offrirent l’hospitalité. Malgré cela nous avions peur et aucun de nous n’osa
ni dîner ni dormir. Elles ont au milieu de la ville un palais public où leur gouverneur siège toute la nuit,
appelant chacune d’elles par son nom. Celles qui ne se rendent pas à l’appel sont condamnées à mort
comme déserteuses, et la mort pour elles, c’est d’être éteintes. Comme nous assistions à l’audience, nous
voyions comment elle se tenait, et nous entendions les lampes se justifier et donner les raisons pour
lesquelles elles arrivaient en retard. Je reconnus parmi elles la lampe de notre maison ; je lui parlai et lui
demandai des nouvelles de ma famille ; elle me raconta tout ce qui s’y passait.
Nous restâmes cette nuit-là dans cet endroit, puis nous levâmes l’ancre le lendemain et nous
voguâmes dès lors près des nuages, où nous fûmes très surpris de voir la ville de Néphélococcygie
[« ville des coucous dans les nuages »]18 ; mais nous n’y descendîmes point, car le vent ne le permettait
pas. Le roi de cette ville était, disait-on, Coronos [« corneille »], fils de Cottyphion [« le merle »]. Je me
souvins alors du poète Aristophane, homme sage et véridique, des écrits de qui l’on a tort de se méfier.
Trois jours après nous aperçûmes distinctement l’Océan, mais pas de terre, en dehors de celles qui sont
dans les airs et qui à présent paraissaient être de feu et brillaient avec éclat. Enfin, le quatrième jour, vers
midi, le vent mollit et s’apaisa et nous descendîmes sur la mer.
30.– Quand nous eûmes touché l’eau, ce fut pour nous un merveilleux moment de joie et d’allégresse ;
nous étions tout au bonheur d’être à présent hors de danger ; puis nous sautâmes dans l’eau et nous
mîmes à nager, car justement la mer était sereine et calme. Mais il semble qu’un changement heureux
est souvent le prélude de plus grands malheurs. Le beau temps qui favorisait notre navigation ne dura
que deux jours. Le troisième, au lever du soleil, nous apercevons soudain une multitude de monstres
marins et de baleines, une entre autres, la plus grosse de toutes, qui mesurait environ quinze cents stades
de long. Elle venait sur nous, la gueule ouverte, troublant la mer à une grande distance, toute baignée
d’écume et découvrant des dents bien plus grandes que nos phallus, toutes aiguës comme des pieux et
blanches comme de l’ivoire. À cette vue, nous nous dîmes un dernier adieu, nous nous embrassâmes et
nous attendîmes. Elle fut bientôt sur nous, nous avala et nous engloutit, hommes et navire. Cependant,
elle n’eut pas le temps de nous broyer avec ses dents ; notre vaisseau passa par les interstices et tomba
dans l’intérieur.
31.– Quand nous fûmes à l’intérieur, l’obscurité nous empêcha d’abord de rien distinguer ; mais ensuite
le monstre ayant ouvert la gueule, nous vîmes une immense cavité, haute et plate en tous sens, qui aurait
pu contenir une ville de dix mille habitants. De petits poissons gisaient sur le sol, ainsi que les débris de
beaucoup d’autres animaux, des voiles de navire, des ancres, des ossements humains et des ballots de
marchandises. Vers le milieu, il y avait une terre et des collines, formées, à ce qu’il me sembla, du limon
que le monstre avait avalé ; en tout cas, une forêt avait poussé dessus avec des arbres de toute espèce,
des légumes y avaient germé et tout ressemblait à des terrains cultivés. Cette terre avait deux cent
quarante stades de tour. On y voyait des oiseaux de mer, mouettes et alcyons, qui faisaient leurs nids
dans les arbres.
32.– Nous restâmes alors longtemps à pleurer, puis, ayant fait lever mes compagnons, nous étayâmes
notre vaisseau et nous mêmes, ayant allumé du feu en frottant ensemble deux bouts de bois, nous
préparâmes notre dîner avec ce que nous avions sous la main ; des poissons de toute sorte qui gisaient
près de nous nous fournirent une nourriture abondante, et nous avions encore l’eau prise à l’Étoile du
Matin. À notre réveil, le lendemain, nous aperçûmes, quand la baleine ouvrait la gueule, tantôt une terre,
tantôt des montagnes, parfois le ciel seul, souvent aussi des îles ; nous sentions en effet qu’elle
parcourait vivement la mer dans toutes les directions. Quand nous fûmes habitués à ce séjour, je pris
sept de mes compagnons et je m’acheminai vers la forêt pour reconnaître les alentours. Je n’avais pas
encore fait cinq stades complets que je trouvai un temple de Poséidon19, comme le montrait
l’inscription, et, un peu plus loin, plusieurs tombeaux surmontés de colonnes et près de là une source
d’eau limpide. En outre, nous entendîmes l’aboiement d’un chien, et de la fumée nous apparut dans le
lointain, d’où nous conjecturâmes qu’il y avait là quelque métairie.
33.– Nous avancions d’un pas pressé quand nous nous trouvâmes en présence d’un vieillard et d’un
jeune garçon qui travaillaient avec beaucoup d’ardeur à cultiver une plate-bande et à y dériver l’eau de
la source. Charmés et effrayés tout ensemble, nous nous arrêtâmes ; de leur côté, animés sans doute des
mêmes sentiments que nous, ils restaient là sans parole. Enfin le vieillard ouvrit la bouche : « Qui donc
êtes-vous, étrangers ? demanda-t-il. Êtes-vous des dieux marins ou d’infortunés mortels comme nous ?
Nous étions hommes, nous avons été nourris sur terre et maintenant nous sommes devenus des êtres
aquatiques et nous nageons avec ce monstre qui nous enferme, sans même savoir au juste quelle est
notre condition ; car il nous semble que nous sommes morts et nous croyons cependant être en vie. » Je
lui répondis : « Nous aussi, père, nous sommes des hommes, des nouveau venus, que la baleine a avalés
avant-hier avec notre vaisseau. En ce moment nous allions en reconnaissance dans cette forêt qui nous a
paru étendue et épaisse. C’est un dieu, sans doute, qui nous a conduits pour te voir et apprendre que
nous ne sommes pas seuls enfermés dans ce monstre. Mais conte-nous ton aventure, qui tu es et
comment tu es entré ici. » Il déclara qu’il ne nous répondrait et ne nous questionnerait pas avant de nous
offrir l’hospitalité avec les provisions dont il disposait. Là-dessus, nous prenant par la main, il nous
conduisit dans sa maison. Il s’était en effet bâti une maison qui suffisait à ses besoins, où il avait
construit des lits et qu’il avait pourvue d’un ameublement complet. Il nous servit alors des légumes, des
fruits et des poissons ; il nous versa même du vin, et, quand nous fûmes rassasiés, il nous pria de
raconter nos aventures. Je lui contai de point en point, la tempête, ce qui nous était arrivé dans l’île,
notre navigation dans l’air, la guerre et tout le reste jusqu’à notre engloutissement dans la baleine.
34.– Le vieillard, ayant peine à revenir de son étonnement, se mit à son tour à raconter son aventure, et
dit : « Je suis Cypriote d’origine, étrangers. J’avais quitté mon pays pour faire du commerce en
compagnie de mon fils que vous voyez et de plusieurs serviteurs, et je cinglais vers l’Italie avec une
cargaison variée sur un gros bâtiment dont vous avez pu voir les débris dans le gosier de la baleine.
Jusqu’en vue de la Sicile notre traversée fut heureuse ; mais enlevés là par un vent violent nous fûmes
emportés le troisième jour dans l’Océan, où nous tombâmes sur la baleine qui engloutit tout notre
équipage ; tous les autres périrent, nous deux seuls fûmes sauvés. Nous ensevelîmes nos compagnons et
nous élevâmes un temple à Poséidon, et depuis, nous menons la vie que vous voyez, cultivant des
légumes et nous nourrissant de poissons et de fruits. La forêt, comme vous pouvez voir, est étendue et
contient même un grand nombre de vignes qui produisent d’excellent vin, et peut-être avez-vous aperçu
la source, qui donne une eau très claire et très fraîche. Nous nous faisons un lit de feuillage, nous
allumons de bons feux, nous chassons les oiseaux qui pénètrent ici et nous pêchons des pois sons
vivants, que nous allons prendre dans les branchies du monstre, où nous nous baignons même, quand
l’envie nous en vient. Il y a aussi non loin d’ici un étang salé de vingt stades de tour, qui contient des
poissons de toute espèce ; nous y nageons et naviguons sur une petite barque que j’ai construite à notre
usage. Voici la vingt-septième année qui s’écoule depuis notre engloutissement.
35.– Notre condition serait à la rigueur supportable ; mais nos voisins et limitrophes sont violemment
querelleurs et déplaisants ; car ils sont insociables et sauvages. – Eh quoi ! m’écriai-je, il y a d’autres
habitants dans la baleine ? – Il y en a beaucoup, dit-il, et qui sont inhospitaliers et de forme étrange. À
l’ouest de la forêt, c’est-à-dire vers la queue, habitent les Tarichanes [« les salés »], gens aux yeux
d’anguille, à la figure de homard, batailleurs, audacieux, qui ne mangent que de la chair crue. L’un des
flancs, vers la paroi de droite, est occupé par les Tritônomendètes [« boucs-tritons »], qui ressemblent
aux hommes par le haut et aux épées [« poissons »] par le bas, mais qui sont moins méchants que les
autres. Le flanc gauche est habité par les Carkinochires [« pinces de crabe »] et les Thynnocéphales
[« têtes de thon »], liés ensemble par l’alliance et l’amitié. Le milieu des terres est le lot des Pagourides
[« crabes »] et des Psettopodes [« pieds de plie »], race belliqueuse et très légère à la course. Le côté de
l’orient, qui est près de la gueule même, est en grande partie désert, parce qu’il est inondé par la mer.
C’est pourtant ce côté que j’habite, moyennant un tribut annuel de cinq cents huîtres que je paye aux
Psettopodes.
36.– Voilà l’état du pays. C’est à vous d’aviser aux moyens de combattre tant de peuples et d’assurer
notre subsistance. – Combien sont-ils en tout ? demandai-je. – Plus de mille, dit-il. – Et quelles armes
ont-ils ? – Pas d’autres, dit-il, que des arêtes de poisson. – Cela étant, dis-je, le mieux serait de les
attaquer, d’autant qu’ils n’ont pas d’armes et que nous sommes armés, car, si nous les battons, nous
vivrons désormais sans rien craindre. » Cet avis ayant été approuvé, nous regagnâmes notre vaisseau
pour faire nos préparatifs. Le refus du tribut, dont l’échéance était arrivée, devait être la cause de la
guerre. Des députés vinrent le réclamer. Le vieillard leur répondit avec hauteur et les chassa. Alors les
Psettopodes et les Pagourides, furieux contre Skintharos – c’était le nom du vieillard – marchèrent les
premiers contre lui en grand tumulte.
37.– Mais nous avions prévu leur attaque et nous les attendions sous les armes, après avoir placé vingt-
cinq de nos gens en embuscade, avec ordre, aussitôt qu’ils verraient les ennemis passés, de les attaquer
en queue. Ils le firent et, fondant sur eux par-derrière, ils les taillèrent en pièces. Nous-mêmes, au
nombre de vingt-cinq aussi, car Skintharos et son fils s’étaient joints à notre troupe, nous marchâmes à
leur rencontre et, engageant la mêlée, nous en affrontons le danger résolument et courageusement. À la
fin, les ayant mis en déroute, nous les poursuivîmes jusqu’à leurs tanières. Les ennemis avaient cent
soixante-dix morts, nous un seul, le pilote qui avait eu le dos transpercé d’une côte de mulet.
38.– Ce jour-là et la nuit, nous bivouaquâmes sur le champ de bataille et nous fîmes un trophée en
dressant en l’air une échine desséchée de dauphin. Le lendemain, les autres peuples, ayant appris notre
victoire, s’avancèrent contre nous. Leur aile droite était tenue par les Tarichanes, que commandait
Pélamos [« thon »], l’aile gauche par les Thynnocéphales et le centre par les Carkinochires. Quant aux
Tritonomendètes, ils ne bougèrent pas, préférant rester neutres. Pour nous, marchant les premiers à leur
rencontre, nous engageâmes le combat près du temple de Poséidon en poussant de grands cris, qui
retentissaient dans la baleine comme dans une caverne. Armés légèrement comme ils l’étaient, ils furent
mis en déroute ; nous les poursuivîmes dans la forêt et nous restâmes maîtres du terrain.
39.– Quelque temps après ils nous dépêchèrent des hérauts, relevèrent leurs morts et firent des
propositions d’amitié. Mais il ne nous plaisait pas de traiter, et le lendemain nous marchâmes contre eux
et les taillâmes en pièces jusqu’au dernier, excepté les Tritônomendètes. Ceux-ci, voyant ce qui se
passait, se sauvèrent par les branchies et se jetèrent dans la mer. Pour nous, prenant possession du pays à
présent vide d’ennemis, nous l’habitâmes dès lors sans inquiétude, passant la meilleure partie de notre
temps à nous exercer, à chasser, à cultiver la vigne, à récolter les fruits des arbres, semblables en un mot
à des gens qui, enfermés dans une vaste prison sans pouvoir s’en échapper, vivent joyeusement sans
porter aucune chaîne.
40.– Le cinquième jour du neuvième mois, au moment où la baleine ouvrait la gueule pour la seconde
fois, car elle l’ouvrait une fois par heure, de sorte que nous pouvions reconnaître les heures par ce
moyen, au moment dis-je, de cette seconde ouverture, soudain l’on entendit des cris nombreux et du
bruit et comme des chants de quartiers-maîtres et des bruits de rames. Excités par l’inquiétude, nous
nous hissons en rampant jusqu’à la gueule même du monstre, et, debout derrière les dents, nous
apercevons le spectacle le plus extraordinaire que j’aie jamais vu, des géants d’un demi-stade de hauteur
qui s’approchaient en voguant sur de grandes îles, comme sur des trières. Je sais que je vais dire des
choses incroyables, je les dirai cependant. C’étaient des îles oblongues, peu élevées, dont chacune
pouvait avoir cent stades de circuit. Elles étaient montées par environ cent vingt de ces géants. Une
partie d’entre eux, assis à la file de chaque côté de l’île, ramaient avec de grands cyprès munis de leurs
branches et de leurs feuilles, qui leur servaient d’avirons ; derrière, comme qui dirait à la poupe, un
pilote se tenait debout sur une haute colline, tenant à la main un gouvernail d’airain long de cinq stades.
Sur la proue, il y avait environ quarante combattants armés de toutes pièces, qui ressemblaient
exactement à des hommes, à la chevelure près ; car la leur était de feu et brûlait, en sorte qu’ils n’avaient
pas besoin de casques. Au lieu de voiles, chaque île portait une épaisse forêt. Le vent s’y engouffrait, la
gonflait et poussait l’île où voulait le pilote. Un maître d’équipage commandait les rameurs, et les îles,
obéissant à la rame, se mouvaient vivement comme des vaisseaux de guerre.
41.– D’abord nous n’en vîmes que deux ou trois ; puis il en parut environ six cents. Ceux qui les
montaient, séparés en deux camps ennemis, engagèrent un combat naval. Beaucoup d’îles se heurtant de
la proue se fracassèrent l’une contre l’autre, beaucoup sombrèrent sous les coups d’éperon, d’autres,
s’accrochant l’une à l’autre, combattaient avec acharnement et ne se détachaient pas facilement ; car les
hommes rangés sur la proue déployaient toute leur vaillance à monter à l’abordage et à tuer, sans faire
de quartier. Au lieu de grappins de fer, ils lançaient d’énormes polypes attachés les uns aux autres et ces
polypes, s’enlaçant autour de la forêt, retenaient l’île. Ils s’attaquaient et se blessaient avec des huîtres
dont chacune aurait rempli un chariot et avec des éponges d’un plèthre d’épaisseur.
42.– Un des deux partis était commandé par Aiolocentaure [« le centaure rapide »], l’autre par
Thalassopotès [« le buveur d’eau de mer »]. Leur querelle était survenue, paraît-il, à propos de butin. On
disait que Thalassopotès avait enlevé plusieurs troupeaux de dauphins à Aiolocentaure ; c’est ce que
nous apprîmes en les entendant s’invectiver les uns les autres et crier les noms de leurs rois. À la fin, la
victoire demeura aux gens d’Aiolocentaure ; ils coulèrent environ cent cinquante îles de leurs ennemis et
en capturèrent trois autres avec leurs équipages ; les autres, reculant sans virer de bord, prirent la fuite.
Ils les poursuivirent quelque temps, mais comme le soir tombait, ils revinrent ramasser les épaves ; ils
en prirent une bonne partie et recueillirent aussi celles de leurs propres îles ; car on leur en avait coulé à
eux aussi au moins quatre-vingts. En mémoire de ce combat d’îles, ils érigèrent un trophée sur la tête de
la baleine, en y fixant une des îles ennemies au haut d’un poteau. Cette nuit-là, ils bivouaquèrent autour
du monstre, après avoir attaché les amarres à son corps et jeté l’ancre près de lui ; ils avaient en effet des
ancres de verre énormes et solides. Le lendemain, ayant sacrifié sur la baleine et enseveli leurs morts sur
elle, ils se rembarquèrent joyeusement en chantant des sortes de péans. Voilà ce qui se passa au combat
des îles.

1. Médecin à la cour du roi de Perse entre 415 et 398 av. J.-C., auteur d’ouvrages sur la Perse (Persica) et sur l’Inde (Indica). Voir Ctésias de
Cnide. La Perse. L’Inde. Autres fragments, D. Lenfant trad. et éd., Les Belles Lettres, 2003.

2. Auteur d’un récit dont le titre, la date et la forme sont inconnus. Diodore (II, 55-60) en donne un résumé.

3. Dans l’Odyssée, IX-XII.

4. C’est-à-dire le détroit de Gibraltar. Lucien fait route vers l’océan Atlantique.

5. C’est-à-dire de 30 m ; Lucien parodie Hérodote, IV, 52.

6. Île orientale de la mer Égée célèbre dans l’Antiquité pour son vin. Dionysos est le dieu de la vigne et du vin.

7. Apollon poursuivait Daphné pour la posséder. Elle se métamorphosa en laurier. Voir Ovide, Les Métamorphoses, I, 548-567.

8. Séléné, la Lune, enleva Endymion de qui elle était amoureuse. Voir Lucien, Dialogues des dieux, 19.

9. Fils d’Hélios, le Soleil.

10. Dans le nord de l’Asie Mineure.

11. Parodie d’une formule fréquente chez certains historiens. Voir par exemple Hérodote (I, 193), Thucydide (III, 113. V, 68). Lucien la
reprend en I, 18 et 25.

12. Voir Iliade, XVI, 419-507.

13. La seconde assemblée contredit la décision de la première, comme lorsque les Athéniens débattirent, en 427 av. J.-C., du sort de Mytilène.
Voir Thucydide, III, 36-50.

14. Lucien parodie le style des traités de paix. Voir par exemple Thucydide, V, 18-19.

15. Parodie d’Hérodote, I, 202, IV, 75.

16. Une comète est, au sens littéral, un « astre chevelu ».

17. L’épisode qui suit est inspiré d’Hérodote, II, 62.

18. Ville fondée dans le ciel, dans Les Oiseaux d’Aristophane.

19. Poséidon, dieu de la mer, est honoré à l’intérieur d’un monstre marin. L’humour de Lucien ne va pas sans logique.
14
HISTOIRES VRAIES
LIVRE II

1.– Depuis ce moment, la vie que nous menions dans la baleine me devint insupportable, ce séjour
m’était odieux ; je cherchai le moyen d’en sortir. Tout d’abord nous décidâmes de faire un trou à travers
la paroi de droite pour nous échapper par là et nous nous mîmes à creuser. Mais voyant qu’après avoir
poussé notre fouille jusqu’à la profondeur de cinq stades, nous n’en étions pas plus avancés, nous y
renonçâmes et nous résolûmes d’incendier la forêt, pensant que nous ferions ainsi crever la baleine et
qu’il nous serait alors facile de nous échapper. Nous commençâmes à embraser les parties voisines de la
queue. Pendant sept jours et autant de nuits, la bête resta insensible à la brûlure ; mais le huitième et le
neuvième jour, nous nous aperçûmes qu’elle était malade, car elle était plus paresseuse à ouvrir la
bouche et, quand par hasard elle l’ouvrait, elle la refermait vite. Le dixième et le onzième jour, elle
achevait de mourir et sentait mauvais. Le douzième, nous fîmes péniblement réflexion, que si l’on
n’étançonnait pas ses molaires, quand elle aurait la gueule ouverte, pour l’empêcher de la refermer, nous
risquions d’être enfermés et de périr dans son cadavre ; en conséquence nous lui maintînmes la gueule
ouverte au moyen de grosses solives, puis nous appareillâmes notre vaisseau, en y mettant le plus d’eau
possible et tous les vivres nécessaires. Skintharos devait le piloter. Le jour suivant, la bête était morte.
2.– Nous hissâmes notre bateau et le fîmes passer par les interstices des dents et, après l’y avoir
suspendu, nous le descendîmes doucement dans la mer ; puis, montant sur le dos de la baleine, nous y
offrîmes un sacrifice à Poséidon, près du trophée. Le calme qui régnait nous obligea à y passer trois
jours ; le quatrième nous mîmes à la voile. Là, nous rencontrâmes et heurtâmes un grand nombre de
cadavres provenant de la bataille des îles ; nous mesurâmes leur taille et restâmes confondus de sa
grandeur. Pendant quelques jours, nous voguâmes par un temps doux ; puis une bise violente s’étant
mise à souffler, il survint un si grand froid que toute la mer en fut gelée, non pas seulement à la surface,
mais à une profondeur d’environ trois cents brasses, de sorte que nous pûmes sortir de notre vaisseau et
courir sur la glace. Comme le vent se soutenait et que nous ne pouvions plus y tenir, nous imaginâmes
un expédient – ce fut Skintharos qui en ouvrit l’avis – : nous creusâmes dans la glace une grande
caverne, où nous passâmes trente jours, allumant du feu et vivant de poissons, que nous trouvions en
creusant. Quand les vivres vinrent à manquer, nous en sortîmes, nous dégageâmes de la glace notre
vaisseau et, déployant la voile, nous nous laissâmes entraîner au vent, glissant sur la glace d’un
mouvement uni et doux, comme un bateau qui vogue. Le cinquième jour, la chaleur revint, la glace
fondit et rendit l’eau à son état naturel.
3.– Après un trajet d’environ trois cents stades, nous arrivâmes à une petite île déserte, où nous prîmes
de l’eau, car nous n’en avions plus, et tuâmes à coups de flèches deux taureaux sauvages, puis nous
reprîmes la mer. Ces taureaux portaient leurs cornes, non pas sur la tête, mais sous les yeux, comme le
demandait Momos1. Bientôt après nous entrâmes dans une mer, non d’eau, mais de lait, d’où émergeait
une île blanche, remplie de vignes. Cette île était un vaste fromage, totalement coagulé, comme nous
nous en rendîmes compte par la suite en en mangeant ; elle avait vingt-cinq stades de circuit. Les vignes
étaient chargées de grappes, mais ce n’était pas du vin, c’était du lait que nous en exprimions. Au milieu
de l’île, il y avait un temple bâti en l’honneur de la néréide Galatée2, comme l’indiquait l’inscription.
Tout le temps que nous y demeurâmes, la terre nous fournit le ragoût et le pain ; pour boisson, nous
avions le lait tiré des grappes. On disait que Tyro3, fille de Salmonée, était reine de ce pays, et qu’elle
avait reçu cette récompense de Poséidon, après avoir quitté la terre.
4.– Nous restâmes cinq jours dans cette île. Le sixième, nous levâmes l’ancre ; une jolie brise nous
accompagnait et nous voguions sur une mer calme. Le huitième jour, nous venions de sortir de la mer de
lait pour rentrer dans l’eau salée et bleue, quand nous apercevons une foule d’hommes qui couraient çà
et là sur les flots, des hommes qui nous ressemblaient exactement par le corps et la taille, mais
différaient de nous par les pieds : les leurs étaient en liège et c’est, je pense, la raison pour laquelle ils
s’appelaient Phellopodes [« pieds de liège »]. Nous étions fort étonnés de voir qu’au lieu d’enfoncer, ils
se soutenaient sur l’eau et y cheminaient sans crainte. Quelques-uns mêmes nous abordèrent, nous
saluèrent en grec et nous dirent qu’ils se hâtaient de regagner Phellô [« liège »], leur patrie. Ils nous
accompagnèrent pendant quelque temps, en courant à côté de nous ; puis ils prirent un autre chemin et
s’éloignèrent en nous souhaitant une heureuse navigation. Bientôt après, plusieurs îles apparurent : ce
fut d’abord, près de nous, à gauche, cette Phellô, où ils se hâtaient de retourner, ville établie sur un grand
rond de liège, puis au loin, tirant sur la droite, nous en vîmes cinq, vastes et très hautes, d’où s’élevait un
grand feu flamboyant.
5.– En tête de notre vaisseau, à une distance d’au moins cinq cents stades, une grande île large et basse
était en vue. Nous en approchions, lorsqu’une merveilleuse brise nous enveloppa, suave et parfumée,
comme celle qui, au dire de l’historien Hérodote4, s’exhale de l’Arabie heureuse. Cette odeur délicieuse
que nous respirions rappelait celle des roses, des narcisses, des jacinthes, des lis, des violettes et celle du
myrte, du laurier et de la fleur de vigne. Tandis que, charmés de ces parfums, nous espérions trouver le
bonheur après nos longues misères, nous approchions peu à peu de cette île. Nous voyions sur toute la
côte des ports nombreux et tranquilles, de grandes rivières qui charriaient doucement leurs eaux
limpides vers la mer ; puis des prairies, des forêts, des oiseaux chanteurs qui gazouillaient les uns sur les
rivages, les autres dans les branches. Un air léger, agréable à respirer, enveloppait le pays, et des brises
suaves agitaient la forêt de leur souffle paisible, et les rameaux remués murmuraient des chants continus
qui charmaient l’oreille comme les sons de la flûte oblique dans un lieu solitaire. On entendait aussi le
bruit d’un grand nombre de voix mélangées, mais sans tumulte et pareil à celui d’un festin où les uns
jouent de la flûte, où les autres applaudissent et quelques-uns battent la mesure en accompagnant la flûte
ou la cithare.
6.– Tandis que nous étions sous le charme de tant d’objets plaisants, nous abordons, jetons l’ancre et
débarquons en laissant à bord Skintharos et deux de nos compagnons. Comme nous avancions et
traversions une prairie en fleurs, nous tombons sur des sentinelles et des garde-côtes qui nous enchaînent
avec des guirlandes de roses, c’est le lien le plus fort que l’on trouve en ce pays, et nous emmènent chez
le gouverneur. Chemin faisant, ils nous apprirent que nous étions dans l’île qu’on appelle l’île des
Bienheureux5, et que le gouverneur était le Crétois Rhadamanthe6. Amenés en sa présence, on nous
donna le quatrième rang parmi ceux qui passaient en jugement.
7.– Le premier cas était celui d’Ajax, fils de Télamon7. Il s’agissait de savoir s’il fallait l’admettre dans
la société des héros ou l’en exclure. Il était accusé d’être devenu fou furieux et de s’être suicidé. À la fin,
après de longs débats, Rhadamanthe prononça que, pour le moment, on le remettrait entre les mains
d’Hippocrate8, le médecin de Cos, qui lui ferait boire de l’hellébore9, et que plus tard, quand il aurait
recouvré la raison, on l’admettrait au banquet.
8.– Le deuxième procès était une affaire d’amour. Thésée et Ménélas se disputaient au sujet d’Hélène à
qui l’aurait pour femme10. Rhadamanthe l’adjugea à Ménélas à cause de tous les travaux et des dangers
auxquels son mariage l’avait exposé. Aussi bien les femmes ne manquaient pas à Thésée : il avait
l’Amazone et les filles de Minos.
9.– La troisième cause était une question de prééminence entre Alexandre, fils de Philippe et Hannibal le
Carthaginois11. Le pas fut accordé à Alexandre et on lui éleva un trône près de Cyrus l’Ancien12, roi des
Perses.
10.– On nous fit avancer en quatrième lieu devant le juge. Il nous demanda pourquoi, étant encore en
vie, nous étions venus dans ces lieux sacrés. Nous lui racontâmes toute la suite de nos aventures. Il nous
fit retirer, après quoi il resta longtemps à délibérer et à consulter ses assesseurs sur notre cas. Il avait en
effet plusieurs assesseurs, parmi lesquels Aristide le Juste13, d’Athènes. Son opinion faite, il prononça
que nous aurions à rendre compte de notre curiosité indiscrète et de nos pérégrinations, quand nous
serions morts, que, pour le moment, nous pourrions avant de partir rester dans l’île un temps fixé et
partager la vie des héros. Il fixa même le terme de notre séjour, qui ne devait pas dépasser sept mois.
11.– Dès ce moment nos guirlandes tombèrent d’elles-mêmes ; nous fûmes libres, et l’on nous conduisit
dans la ville et au banquet des Bienheureux. La ville est tout entière d’or, et le mur qui l’enclôt,
d’émeraude. Elle a sept portes, dont chacune est faite d’une seule planche de cinname. Le pavé de la
ville et le sol qui est à l’intérieur du rempart sont d’ivoire. Tous les dieux y ont des temples bâtis de
pierre de béryl et, dans ces temples, de très grands autels d’une seule pierre d’améthyste, où on immole
les hécatombes. Un fleuve de myrrhe promène ses flots limpides autour de la ville ; il a cent coudées
royales de largeur et une profondeur de cinquante, en sorte qu’on peut y nager à l’aise. Leurs bains sont
de vastes édifices de cristal, chauffés au cinname ; mais, au lieu d’eau, les bassins sont remplis de rosée
chaude.
12.– Ils portent pour vêtements de fines toiles d’araignée teintes de pourpre. Quant à eux, ils n’ont pas
de corps ; ils sont impalpables et sans chair et n’offrent aux yeux qu’un simulacre de forme, mais, tout
incorporels qu’ils sont, ils ont de la consistance, ils se meuvent, pensent et parlent ; bref, on pourrait
croire que leur âme circule, dégagée de la matière et revêtue de l’effigie du corps. Il faut les toucher
pour avoir la preuve que ce qu’on voit n’est pas un corps. Ce sont pour ainsi dire des ombres qui se
tiennent debout et ne sont point noires. On ne vieillit pas dans ces lieux, et l’on y conserve l’âge qu’on
avait en y entrant. Il n’y fait jamais nuit, mais le jour n’est pas bien éclatant ; tel qu’est le crépuscule, à
l’approche de l’aurore, avant le lever du soleil, telle est la lumière qui luit sur ce pays. De plus, ils ne
connaissent qu’une saison de l’année, car le printemps y est éternel et il n’y souffle qu’un seul vent, le
Zéphyr.
13.– La campagne est couverte de fleurs de toute sorte et d’arbres qui donnent à la fois des fruits et de
l’ombre. Les vignes y donnent douze récoltes et l’on vendange tous les mois. On nous dit que les
grenadiers, les pommiers et les autres arbres fruitiers produisaient treize fois : car il y a un mois qu’ils
appellent le mois de Minos, où la récolte est double. Au lieu de froment, les épis portent à leur extrémité
un pain tout cuit, qui ressemble à un champignon. Il y a autour de la ville trois cent soixante-cinq
sources d’eau, autant de miel, cinq cents de myrrhe, mais celles-ci plus petites, sept fleuves de lait et
huit de vin.
14.– Le banquet se tient hors de la ville dans une plaine qu’on appelle Élysée14. C’est une prairie
délicieuse entourée d’un bois épais de toutes essences, qui ombrage les convives couchés sur un tapis de
fleurs. Ce sont les vents qui servent et distribuent les mets, sauf le vin. En effet on n’y a pas besoin
d’échansons ; car autour de la salle du festin il y a de grands arbres d’un fin cristal, dont les fruits sont
des coupes de toute espèce et de toute taille. Quand on vient se mettre à table, on cueille une ou même
deux de ces coupes, on les pose près de soi, et aussitôt elles se remplissent de vin. Telle est leur manière
de boire. Au lieu de couronnes, les rossignols et les autres oiseaux chanteurs, cueillant avec leur bec des
fleurs dans les prairies voisines, les répandent sur les convives, qu’ils survolent en chantant. Pour les
parfumer, des nuées épaisses, pompant la myrrhe des sources et du fleuve, planent au-dessus de la salle
et, doucement pressées par les vents, se résolvent en une pluie fine comme la rosée.
15.– Après le repas, on s’adonne à la musique et aux chants ; ce qu’on leur chante surtout, ce sont les
vers d’Homère ; car il est présent lui-même et prend part au festin, assis au-dessus d’Ulysse. Les chœurs
sont formés de jeunes garçons et de jeunes filles. Ils sont conduits et soutenus par Eunomos de Locride,
Arion de Lesbos, Anacréon et Stésichore15. J’y ai vu en effet ce dernier, réconcilié avec Hélène. Quand
ils ont fini de chanter, un deuxième chœur s’avance, composé de cygnes, d’hirondelles et de rossignols.
Et quand celui-ci, à son tour, a donné son concert, c’est alors toute la forêt qui joue de la flûte, tandis que
les vents donnent le ton.
16.– Mais ce qui contribue le plus à la joie, ce sont deux sources qui jaillissent près de la salle du festin,
une de rire, l’autre de plaisir. Tous les convives boivent à chacune de ces deux sources au
commencement du festin et dès lors ils passent le temps à se réjouir et à rire.
17.– Je veux dire aussi ceux des grands hommes que j’ai vus chez eux. Ce sont d’abord tous les demi-
dieux et les héros qui portèrent les armes devant Troie, à l’exception du Locrien Ajax16 ; celui-ci seul,
disait-on, était puni dans le séjour des impies ; puis, parmi les barbares, les deux Cyrus, le Scythe
Anacharsis, le Thrace Zamolxis, l’Italien Numa17. J’y vis aussi Lycurgue de Lacédémone, Phocion et
Tellos d’Athènes18 et les sages, sauf Périandre19. J’y vis encore Socrate, fils de Sophronisque qui
babillait avec Nestor et Palamède20, et autour d’eux Hyacinthe de Lacédémone, Narcisse de Thespies,
Hylas et beaucoup d’autres jolis garçons21. Il me parut que Socrate était épris d’Hyacinthe, car c’était
généralement avec lui qu’il discutait. On disait que Rhadamanthe était mécontent de lui et l’avait
menacé à plusieurs reprises de le chasser de l’île, s’il ne cessait son bavardage et ne quittait son ironie
pendant le festin. Platon seul n’était pas là ; il habitait lui-même la cité façonnée par lui, usant de la
constitution et des lois qu’il a rédigées.
18.– Mais c’étaient Aristippe et Épicure22 qui avaient parmi eux la première place, à cause de leurs
manières aimables et gracieuses et parce qu’ils étaient d’excellents convives. Il y avait là aussi Ésope le
Phrygien23 qui joue chez eux le rôle de bouffon. Diogène de Sinope24 a tellement changé de caractère
qu’il a épousé la courtisane Laïs et que souvent, échauffé par l’ivresse, il se lève pour danser et se livre à
toutes les folies qu’inspire le vin. Aucun Stoïcien ne se trouvait dans l’île ; on prétendait qu’ils étaient
encore en train de gravir la colline escarpée de la vertu. On nous dit aussi que Chrysippe25 ne serait pas
autorisé à mettre le pied dans l’île, avant de s’être traité à l’hellébore une quatrième fois. Les
Académiciens26, disait-on, ne demandaient pas mieux que de venir ; mais ils suspendaient encore leur
jugement et poursuivaient leur examen, car ils ne saisissaient pas encore le point même de savoir si une
telle île existait. D’ailleurs ils redoutaient, je pense, le jugement de Rhadamanthe, eux qui détruisent les
règles du jugement. On prétendait que beaucoup d’entre eux, après s’être mis en route pour
accompagner ceux qui viennent ici, restaient en arrière, incapables de suivre à cause de leur lourdeur
d’esprit et, parvenus au milieu de la route, retournaient sur leurs pas.
19.– Tels étaient les plus illustres des hôtes de l’Élysée. Le plus considéré était Achille et après lui
Thésée. Sur l’amour et les plaisirs d’Aphrodite, voici quelle est leur manière de penser. Ils caressent
ouvertement, aux yeux de tous, aussi bien les hommes que les femmes et ils ne voient aucune honte à
cela. Seul, Socrate jurait que ses rapports avec les jeunes gens étaient chastes ; mais tout le monde
l’accusait de parjure. En tout cas, Hyacinthe ou Narcisse avouaient souvent ce que Socrate niait. Les
femmes sont communes à tous et personne n’est jaloux de son voisin ; ils sont sur ce point ultra-
platoniciens27. Les enfants aussi se prêtent à qui les veut, sans aucune objection28.
20.– Il ne s’était pas encore écoulé deux ou trois jours qu’abordant le poète Homère, qui était comme
moi de loisir, je lui demandai entre autres choses de quel pays il était29. « C’est encore à présent, dis-je,
un point fort discuté chez nous. – Je n’ignore pas, me répondit-il, que les uns me croient de Chios, les
autres de Smyrne, beaucoup aussi de Colophon. Mais en réalité je suis Babylonien et mes concitoyens
m’appelaient, non pas Homère, mais Tigrane. Ensuite, envoyé en otage30 chez les Grecs, j’ai changé de
nom. » Je lui demandai encore si les vers notés comme apocryphes étaient bien de sa main. Il me
répondit qu’ils étaient tous de lui ; sur quoi je ne pus m’empêcher de réprouver l’extrême pédanterie des
grammairiens Zénodote et Aristarque31. Quand il eut pleinement satisfait ma curiosité sur ce point, je lui
posai une autre question : « Pourquoi donc as-tu commencé par le mot colère ? – C’est que, dit-il, l’idée
m’en est venue ainsi. Je ne l’ai pas fait à dessein. » Je désirais savoir en outre s’il avait composé
l’Odyssée avant l’Iliade, comme beaucoup le prétendent ; il répondit que non. Quant à savoir s’il était
aveugle, ainsi qu’on l’assure, je le sus tout de suite, car je le voyais bien, et je n’eus pas besoin de m’en
informer. J’eus encore avec lui bien d’autres conversations ; chaque fois que je le voyais de loisir, je
l’abordais et lui faisais quelque question. Il me répondit toujours volontiers, surtout après le procès qu’il
gagna contre Thersite. Celui-ci lui avait intenté une accusation de diffamation, pour l’avoir ridiculisé
dans son poème32. Défendu par Ulysse, Homère fut absous.
21.– Vers le même temps, arriva Pythagore de Samos, qui avait subi sept métamorphoses, vécu dans
sept corps et venait d’achever les migrations de son âme. Tout son côté droit était d’or. On le jugea
digne de vivre dans la cité des Bienheureux, mais on était encore incertain s’il fallait l’appeler Pythagore
ou Euphorbe. Mais Empédocle, qui arriva, lui aussi, tout brûlé et le corps entièrement rôti, eut beau
prier, on refusa de l’admettre.
22.– Avec le temps arriva la fête des morts. Achille présida les jeux pour la cinquième fois, Thésée pour
la septième. Il serait trop long de rapporter tout ce qui s’y passa ; je me bornerai à l’essentiel. À la lutte,
le vainqueur fut Caros, descendant d’Héraclès ; il battit Ulysse qui lui disputait la couronne. Au pugilat,
le combat fut indécis entre Aréios l’Égyptien, qui est enterré à Corinthe, et Épéios, qui en vint aux mains
avec lui. Chez eux, on ne propose pas de prix pour le pancrace. À l’égard de la course, je ne me rappelle
pas quel fut le vainqueur. Parmi les poètes, il est certain qu’Homère l’emportait de beaucoup sur les
autres ; ce fut cependant Hésiode qu’on proclama vainqueur. Les prix de tous les combats sont des
couronnes tressées de plumes de paon.
23.– Les jeux venaient de finir lorsqu’on annonça que les criminels châtiés au séjour des impies avaient
rompu leurs fers, s’étaient rendus maîtres de leurs gardiens et marchaient sur l’île. Ils avaient à leur tête
Phalaris d’Agrigente, Busiris l’Égyptien, Diomède de Thrace, Skeiron et Pityocamptès. À cette
nouvelle, Rhadamanthe range les héros sur le rivage. Ils étaient commandés par Thésée, Achille et Ajax,
fils de Télamon, alors guéri de sa folie. La bataille engagée, les héros combattirent et furent vainqueurs.
Le succès fut dû en grande partie aux exploits d’Achille. Socrate aussi, placé à l’aile gauche, s’y
distingua beaucoup plus encore qu’il ne l’avait fait de son vivant à la bataille de Délion. À l’approche de
l’ennemi, loin de prendre la fuite, il ne changea même pas de visage. Aussi lui donna-t-on par la suite,
pour prix de sa valeur, un beau et vaste parc situé dans le faubourg. Il y invita ses amis pour discuter, et
l’appela l’Académie des morts.
24.– Cependant les vaincus furent faits prisonniers et, après les avoir chargés de fer, on les renvoya pour
subir une punition encore plus sévère. Homère chanta aussi ce combat, et, à mon départ, il me remit son
livre pour le porter à mes compatriotes ; mais je le perdis par la suite avec le reste. Le poème
commençait ainsi :
Dis-moi, Muse, le combat des héros morts.

À l’occasion de la victoire, ils firent cuire des fèves, comme c’est l’usage chez eux quand ils ont
gagné la guerre, ils célébrèrent leur triomphe par un festin et firent une grande fête. Seul, Pythagore ne
voulut pas y prendre part ; il se tint à l’écart sans manger, à cause de son aversion pour les fèves.
25.– Déjà six mois s’étaient écoulés. Nous étions au milieu du septième lorsqu’il survint un événement
imprévu. Kinyras, le fils de Skintharos, grand et beau jeune homme, était depuis longtemps amoureux
d’Hélène, et ce n’était pas un secret qu’elle-même était follement éprise du jeune garçon. Souvent en
effet ils se faisaient des signes pendant le banquet, buvaient à la santé l’un de l’autre et se levaient de
table pour aller en tête à tête s’égarer dans la forêt. Devant la difficulté de satisfaire son amour, Kinyras
résolut enfin d’enlever Hélène et de s’enfuir. Elle-même approuva son dessein, qui était d’aller se retirer
dans l’une des îles voisines, soit à Phellô, soit à Tyroessa. Depuis longtemps ils s’étaient adjoint pour
complices trois de mes compagnons, les plus déterminés de tous. Le jeune homme n’avait pas soufflé
mot de ses projets à son père, car il était sûr que celui-ci s’y opposerait. Quand ils jugèrent le moment
venu, ils mirent leur projet à exécution. Lorsque la nuit fut venue – je n’étais pas là ; je m’étais
justement endormi dans la salle du banquet –, ils enlevèrent secrètement Hélène et mirent à la voile en
toute hâte.
26.– Cependant, vers le milieu de la nuit, Ménélas se réveille ; il s’aperçoit que le lit de sa femme est
vide ; il pousse les hauts cris, va trouver son frère et se rend avec lui chez le roi Rhadamanthe. Comme
le jour commençait à paraître, les guetteurs dirent qu’ils apercevaient le vaisseau et qu’il n’était pas
éloigné. Alors Rhadamanthe fait monter cinquante héros sur un navire fait d’un seul tronc d’asphodèle
et leur ordonne d’aller à la poursuite des fugitifs. Les héros font voile en diligence et les rattrapent vers
midi, au moment où ils venaient d’entrer dans l’Océan de lait, près de Tyroessa ; encore un peu ils
échappaient. Les héros attachèrent le vaisseau au leur avec des câbles de roses et le ramenèrent au port.
Hélène pleurait, rougissait et se couvrait le visage. Rhadamanthe questionna d’abord Kinyras et ses
compagnons pour savoir s’ils avaient des complices. Ils déclarèrent qu’ils n’en avaient pas. Alors il les
fit lier par les parties honteuses et, après les avoir fait fouetter de mauves, il les envoya au séjour des
impies.
27.– On décida aussi de nous renvoyer de l’île, bien que le temps qu’on nous avait fixé courût encore, et
on ne nous accorda que le jour suivant. Alors je m’abandonnai aux soupirs et aux larmes, en songeant
quels biens j’allais quitter pour recommencer mes courses errantes. Mais les Bienheureux eux-mêmes
me consolèrent en me disant que je reviendrais les voir sous peu d’années et ils me montrèrent le siège
et le lit que j’aurais plus tard, près des plus éminents. Puis j’allai trouver Rhadamanthe et le suppliai
instamment de me dévoiler ce qui devait m’arriver et de m’indiquer ma route. Il me dit que je reverrais
ma patrie, mais après de longues erreurs et des dangers sans nombre ; cependant sur le temps de mon
retour, je ne pus lui arracher un mot. Il se borna à me montrer les îles voisines – on en voyait cinq, et
une sixième dans le lointain – en me disant que les plus proches étaient le séjour des impies. « Ce sont
celles, ajouta-t-il, d’où tu vois briller ce grand feu ; la sixième, là-bas, est la ville des songes : après
vient l’île de Calypso ; mais elle n’est pas encore visible. Quand tu auras passé ces îles, alors tu arriveras
au grand continent opposé à celui que vous habitez. Là, après avoir éprouvé une foule d’aventures,
traversé des pays divers et voyagé chez des hommes insociables, tu reviendras enfin à votre continent. »
Il n’en dit pas davantage.
28.– Puis il arracha de terre une racine de mauve et me la tendit en me recommandant de l’invoquer
dans les dangers les plus pressants. Il me conseilla aussi, si jamais je revenais en ce pays, de ne point
tisonner avec une épée, de ne pas manger de lupins et de ne point m’approcher d’un garçon qui aurait
plus de dix-huit ans, ajoutant que, si je me souvenais de ces recommandations, je pouvais espérer
revenir dans l’île. Dès lors je fis mes préparatifs pour reprendre la mer, et, à l’heure du festin, j’allai me
mettre à table avec les héros. Le lendemain, j’allai trouver le poète Homère et le priai de me composer
une inscription en deux vers. Il la fit. J’élevai aussitôt une colonne de béryl sur le port et j’y gravai le
distique. Il était ainsi conçu :
Lucien, cher aux dieux bienheureux,
A vu ce pays et il est retourné dans sa patrie.

29.– Je restai encore ce jour-là. Le lendemain, je descendis au port, escorté par les héros. Là, Ulysse
s’approchant de moi me confia en cachette de Pénélope une lettre pour la remettre à Calypso dans l’île
d’Ogygie. Rhadamanthe me donna pour conducteur Nauplios, afin que, si nous abordions dans les îles,
on ne nous arrêtât point, comme des navigateurs qui font un commerce malhonnête. Lorsque en cinglant
en avant nous eûmes passé l’atmosphère embaumée, aussitôt une odeur affreuse lui succéda, comme si
l’on brûlait ensemble de l’asphalte, du soufre et de la poix, et nous respirâmes une odeur infecte et
insupportable de chair brûlée, comme si on rôtissait des hommes. L’air était sombre et nébuleux et
distillait sur nous une rosée de poix. En outre, nous entendions des fouets claquer et une multitude
d’hommes pousser des gémissements.
30.– Nous n’abordâmes pas dans toutes ces îles, mais seulement dans une seule, dont voici la
description. Escarpée et dénudée sur tout son pourtour, pleine de rocs arides et d’aspérités, on n’y voyait
ni arbre ni eau. Néanmoins en nous hissant péniblement le long des précipices, nous avançâmes par un
sentier plein d’épines et de pieux pointus dans un terrain d’une laideur repoussante. Arrivés à la prison
et au lieu des supplices, ce qui nous frappa d’abord, c’est l’aspect de l’endroit. Le sol même était partout
hérissé d’épées et de pieux ; il était encerclé par trois fleuves, l’un de boue, le second de sang, et le
troisième, à l’intérieur des autres, de feu. Ce dernier était un fleuve immense et infranchissable ; il
coulait comme de l’eau, il avait des vagues comme la mer, et contenait un grand nombre de poissons,
qui ressemblaient, les uns à des tisons enflammés, les autres, les petits, à des charbons ardents : on les
appelait lychnisques [« petites lampes »].
31.– Il n’y avait sur tout le pourtour qu’une seule entrée étroite ; le portier qui la gardait était Timon
d’Athènes. Comme nous étions conduits par Nauplios, il nous laissa passer. Alors nous vîmes les
scélérats livrés aux supplices, beaucoup de rois, beaucoup de particuliers aussi, dont nous reconnûmes
quelques-uns. Nous y vîmes aussi Kinyras suspendu par les parties et enfumé par le feu allumé sous lui.
Les guides nous apprirent la vie de chacun d’eux et les motifs pour lesquels ils étaient punis. Les
supplices les plus terribles étaient réservés à ceux qui avaient commis quelque mensonge de leur vivant
et aux historiens qui avaient faussé la vérité : de ce nombre étaient Ctésias, Hérodote et beaucoup
d’autres. En les voyant, j’eus bon espoir pour l’avenir, car j’avais conscience de n’avoir dit aucun
mensonge.
32.– Cependant je retournai rapidement à notre vaisseau, car je ne pouvais supporter ce spectacle. Je fis
mes adieux à Nauplios et je repris la mer. Peu de temps après, j’aperçus à une faible distance l’île des
Songes, enveloppée de ténèbres qui la rendaient difficile à distinguer ; elle avait elle-même quelque
ressemblance aux songes ; car, à mesure que nous approchions, elle se retirait, se dérobait et reculait
plus loin. Mais enfin nous l’atteignîmes et nous pénétrâmes dans le port appelé port du Sommeil, près
des portes d’ivoire, à l’endroit où se trouve le temple d’Alectryon, et vers le soir nous descendîmes à
terre. Quand nous eûmes passé la porte de la ville, nous vîmes une foule de songes de toute espèce. Mais
avant tout je veux décrire un peu la ville, puisqu’aucun écrivain n’en a parlé ; Homère seul en a fait
mention, mais ce qu’il en a dit n’est pas bien exact.
33.– Elle est entièrement environnée d’une forêt, dont les arbres sont de grands pavots et des
mandragores, sur lesquels voltigent une infinité de chauves-souris ; ce sont en effet les seuls oiseaux qui
se trouvent dans l’île. Près de la ville coule un fleuve qu’on appelle Nyctiporos [« noctambule »] et il y a
deux sources près des portes ; elles ont pour noms, l’une Négrétos [« qui ne se s’éveille pas »], l’autre
Pannychie [« qui dure toute la nuit »]. L’enceinte de la ville est haute ; elle est bariolée de diverses
couleurs qui la font ressembler exactement à l’écharpe d’Iris. Elle est percée, non pas de deux portes,
comme le dit Homère, mais de quatre ; deux s’ouvrent sur la plaine de la Mollesse ; l’une est de fer,
l’autre d’argile ; c’est par elles, nous dit-on, que sortent les songes effrayants, ensanglantés et cruels. Les
deux autres s’ouvrent sur le port et sur la mer ; l’une est de corne, c’est celle par laquelle nous étions
entrés, l’autre est d’ivoire. En entrant dans la ville, on a à sa droite le temple de la Nuit qui est, avec
Alectryon, la divinité la plus révérée chez eux ; Alectryon a son temple près du port. À gauche, est le
palais du Sommeil, roi de la contrée, qui gouverne avec deux satrapes et lieutenants qu’il s’est adjoints,
Taraxion [« troublant »], fils de Mataiogénès [« enfant de vanité »] et Ploutoclès [« gloire de richesse »],
fils de Phantasion [« visionnaire »]. Au milieu de la place on voit une source qu’ils appellent Caréotis
[« lac de l’assoupissement »], et près de là, deux temples, de la Fausseté et de la Vérité. Dans chacun
d’eux est un sanctuaire où l’on rend des oracles, et où préside Antiphon, prophète et interprète des
songes ; c’est une fort belle charge qu’il a obtenue du Sommeil.
34.– Quant aux songes eux-mêmes, ils n’avaient ni la même nature ni la même forme. Les uns étaient
longs, tendres, beaux et agréables à voir, les autres durs, petits et laids ; les uns semblaient être en or, les
autres humbles et misérables. Il y en avait qui portaient des ailes et avaient des formes étranges.
D’autres étaient parés comme pour une pompe solennelle et habillés en rois, en dieux ou en personnages
également importants. Nous reconnûmes plusieurs d’entre eux pour les avoir vus jadis en notre pays.
Ceux-là nous abordaient et nous saluaient comme des gens de leur connaissance ; ils nous prenaient par
la main, nous endormaient, nous traitaient avec une grande magnificence et des attentions délicates,
organisant pour nous des réceptions grandioses et promettant de nous faire rois et satrapes. Certains
même nous transportaient dans notre patrie, nous montraient nos parents et amis et nous ramenaient le
même jour.
35.– Il y avait trente jours et autant de nuits que nous étions chez eux, dormant et faisant chère lie,
lorsque soudain un gros éclat de tonnerre nous réveilla. Nous nous levons précipitamment, nous prenons
des vivres et nous levons l’ancre. De là, nous arrivons en trois jours à l’île d’Ogygie et nous y
débarquons. Avant de remettre ma lettre, je la décachetai et je la lus. Elle portait :
Ulysse à Calypso, salut.
Sache qu’aussitôt après t’avoir quittée sur le radeau que je m’étais construit, j’ai fait naufrage et que, sauvé par Leucothéa, je
suis arrivé à grand-peine dans le pays des Phéaciens. Reconduit par eux dans ma patrie, j’ai trouvé ma femme entourée de
prétendants qui faisaient ripaille à mes dépens. Je les ai tués tous ; mais par la suite j’ai été tué moi-même par Télégonos, un
fils que j’avais eu de Circé, et maintenant je suis dans l’île des Bienheureux, où je me repens bien d’avoir renoncé à la vie que
je menais près de toi et à l’immortalité que tu m’offrais. Si donc j’en trouve l’occasion, je me sauverai d’ici et j’irai te
rejoindre.

Voilà quel était le contenu de la lettre, avec quelques recommandations de nous bien recevoir.
36.– Je m’avançai à quelque distance du rivage et je trouvai la grotte telle qu’Homère l’a décrite, et la
déesse occupée à filer de la laine. Je lui remis la lettre ; elle la lut, et tout d’abord elle pleura longtemps,
puis elle nous offrit l’hospitalité et nous traita magnifiquement. En même temps, elle nous questionnait
sur Ulysse et sur Pénélope, voulant savoir si cette femme était aussi belle et aussi sage qu’Ulysse s’en
était vanté. Nous lui fîmes les réponses que nous crûmes propres à lui plaire. Puis nous revînmes à notre
vaisseau et nous dormîmes près de lui, sur la grève.
37.– Au point du jour, nous embarquâmes par un vent très violent. Pendant deux jours, nous fûmes
ballottés par la tempête ; le troisième nous tombons sur les Colokynthopirates [« pirates montés sur des
citrouilles »]. Ce sont des sauvages qui, des îles voisines, exercent la piraterie sur les navigateurs qui
passent. Leurs vaisseaux sont de grandes citrouilles de soixante coudées de long. Ils font sécher la
citrouille, la creusent, en retirent l’intérieur, et la mettent à flot ; en guise de mâts, ils se servent de
roseaux, et prennent pour voile la feuille de la citrouille. Ils coururent sur nous et, nous attaquant avec
deux navires, ils nous blessèrent plusieurs hommes en lançant des pépins de citrouille. Nous
combattions depuis longtemps à armes égales, quand vers midi nous aperçûmes derrière les
Colokynthopirates une flotte qui s’avançait : c’étaient les Caryonautes [« navigateurs montés sur des
noix »]. Ces deux peuples étaient ennemis, comme ils le firent voir ; car, aussitôt que les premiers
s’aperçurent de l’approche des autres, ils nous laissèrent pour tourner leurs armes contre eux.
38.– Pendant ce temps nous hissâmes notre voile et prîmes la fuite, les laissant aux prises. Il était visible
que les Caryonautes auraient le dessus, car ils étaient plus nombreux ; ils avaient cinq vaisseaux, et ils se
battaient sur des bâtiments plus solides. Leurs vaisseaux en effet étaient des coquilles de noix coupées
par le milieu et vidées, et chaque moitié avait quinze brasses de longueur. Quand nous les eûmes perdus
de vue, nous nous mîmes à panser les blessés et désormais nous restâmes généralement sous les armes
dans la crainte de quelque surprise. Et nos craintes n’étaient pas vaines.
39.– En effet le soleil n’était pas encore couché que, d’une île déserte, nous vîmes s’élancer contre nous
une vingtaine d’hommes montés sur de grands dauphins : c’étaient encore des pirates. Ils chevauchaient
en toute sécurité ces dauphins, qui bondissaient et hennissaient comme des chevaux. Quand ils furent
près de nous, ils se séparèrent en deux bandes et nous attaquèrent, les uns d’un côté, les autres de l’autre,
à coups de seiches desséchées et d’yeux d’écrevisses ; mais ils ne tinrent pas contre nos flèches et nos
javelots et se sauvèrent dans leur île, blessés pour la plupart.
40.– Vers le milieu de la nuit, par un beau calme, nous donnâmes sans nous en apercevoir sur un
colossal nid d’alcyon, de vingt stades de circonférence. L’alcyon qui voguait dessus en couvant ses œufs
n’était guère moins gros que le nid. Il s’envola et peu s’en fallut que du vent de ses ailes il ne fît sombrer
notre vaisseau. Il s’enfuit en poussant des cris plaintifs. Aux premières lueurs du jour, nous pénétrâmes
dans le nid pour le considérer ; il ressemblait à un immense radeau et il était construit de grands arbres
entrelacés. Il y avait dedans cinq cents œufs, plus gros chacun qu’un tonneau de Chios. Les petits étaient
déjà visibles sous la coquille et commençaient à croasser. Ayant cassé un des œufs à coups de hache,
nous en retirâmes un petit sans plumes qui surpassait vingt vautours en grosseur.
41.– Nous reprîmes notre navigation et nous étions à environ deux cents stades du nid, lorsque de grands
et merveilleux prodiges se manifestèrent. La petite oie de la poupe se mit tout à coup à battre des ailes et
à crier ; le pilote Skintharos, qui était déjà chauve, redevint chevelu ; mais le prodige le plus
extraordinaire de tous, c’est que le mât du vaisseau poussa des bourgeons, produisit des branches et
porta des fruits à son sommet ; ces fruits étaient des figues et une grappe noire, non encore mûre. À ce
spectacle nous fûmes naturellement troublés et nous priâmes les dieux de détourner les malheurs que
présageaient ces phénomènes étranges.
42.– Nous n’avions pas encore franchi cinq cents stades que nous découvrîmes une vaste et épaisse forêt
de pins et de cyprès. Nous crûmes que c’était un continent ; en réalité c’était une mer sans fond plantée
d’arbres sans racines ; néanmoins les arbres se tenaient immobiles et droits, comme s’ils flottaient
debout. Nous nous en approchâmes et fîmes une inspection complète de la situation, qui nous laissa fort
embarrassés sur le parti à prendre. Il était en effet impossible de naviguer entre les arbres qui étaient
épais et se touchaient ; et il ne semblait pas non plus facile de revenir sur nos pas. Alors je montai sur
l’arbre le plus élevé et je regardai ce qu’il y avait de l’autre côté. Je vis que la forêt s’étendait sur
cinquante stades ou un peu plus et qu’un autre Océan y faisait suite. Alors nous décidâmes de hisser le
vaisseau sur la cime des arbres, qui était très touffue et, si nous le pouvions, de le faire passer par-dessus
jusqu’à l’autre mer. C’est ce que nous fîmes. Nous y attachâmes de gros câbles et, montant sur les
arbres, nous le guindâmes à grand effort, puis, le posant sur les branches et déployant la voile, nous
naviguâmes comme sur la mer, entraînés par le vent qui nous poussait en avant. À ce moment, le vers
d’Antimaque me revint en mémoire. Il dit en effet quelque part :
tandis qu’ils naviguaient à travers les forêts.

43.– Nous eûmes bien de la peine à franchir la forêt ; cependant nous finîmes par atteindre l’eau, et,
après avoir redescendu notre navire par le même moyen, nous voguâmes sur une mer pure et
transparente. Soudain nous nous trouvâmes au bord d’un gouffre immense formé par l’eau séparée en
deux. On pouvait le comparer à ces crevasses qui se forment dans le sol à la suite des tremblements de
terre. Nous amenâmes les voiles ; malgré cela, le vaisseau ne s’arrêta pas facilement et peu s’en fallut
qu’il ne fût précipité. En nous penchant, nous voyions un abîme profond d’environ mille stades,
effrayant, extraordinaire ; l’eau se tenait droite, comme coupée en deux morceaux. En regardant autour
de nous, nous aperçûmes sur la droite à une faible distance un pont d’eau jeté sur l’abîme et qui reliait
les deux mers par leurs bords en coulant de l’une à l’autre. Nous virâmes de ce côté et, forçant de rames,
nous traversâmes ce pont et après un violent effort nous nous trouvâmes de l’autre côté, sans l’avoir
espéré.
44.– De là, nous entrâmes dans une mer tranquille et nous arrivâmes à une île de peu d’étendue, qui
offrait un abord facile et qui était habitée. Elle était en effet peuplée d’hommes sauvages, les Bucéphales
[« à tête de bœuf »], qui portaient des cornes à la manière du Minotaure, tel qu’on le représente chez
nous. Nous débarquâmes et nous avançâmes vers l’intérieur pour faire de l’eau et prendre des vivres, si
nous le pouvions, car nous n’en avions plus. De l’eau, nous en trouvâmes près du rivage, mais nous ne
vîmes pas autre chose. Seulement de nombreux mugissements se faisaient entendre non loin de là.
Persuadés qu’il y avait là un troupeau de bœufs, nous fîmes quelques pas en avant et nous tombâmes sur
les hommes dont j’ai parlé. En nous voyant, ils nous donnent la chasse et prennent trois de mes
compagnons. Les autres et moi, nous nous enfuyons vers la mer. Puis nous nous armons tous, car il nous
paraissait lâche de laisser nos amis sans vengeance, et nous tombons sur les Bucéphales en train de se
partager les chairs des hommes qu’ils avaient tués. Nous jetons un cri tous à la fois et nous les
poursuivons, nous en tuons environ cinquante et nous en prenons deux vivants et nous retournons sur
nos pas avec nos prisonniers. Cependant nous n’avions pas trouvé de vivres. Mes compagnons
m’engageaient à égorger les captifs. Je n’approuvai pas leur avis. Je les fis garrotter et garder jusqu’au
moment où les Bucéphales nous envoyèrent des députés pour traiter de la rançon de leurs prisonniers ;
c’est ce que nous comprîmes à leurs gestes et aux mugissements plaintifs qu’ils poussaient à la manière
des suppliants. La rançon fut une grande quantité de fromages, des poissons séchés, des oignons et
quatre cerfs qui n’avaient que trois pieds chacun, les deux de derrière et ceux de devant réunis en un
seul. En échange nous rendîmes les prisonniers et, après être demeurés là un jour, nous reprîmes la mer.
45.– Déjà l’on voyait des poissons et des oiseaux qui volaient près de nous et tous les autres signes qui
annoncent le voisinage de la terre. Bientôt après nous aperçûmes aussi des hommes qui pratiquaient un
nouveau genre de navigation, car ils étaient eux-mêmes matelots et navires. Voici comment ils
naviguaient. Couchés dans l’eau sur le dos, ils dressent leur phallus, qui est fort grand, ils déploient la
voile en haut de cette sorte de mât et, la bouline en main, ils attendent que le vent souffle pour naviguer.
Après ceux-là, nous en vîmes d’autres qui, assis sur des morceaux de liège, où ils avaient attelé deux
dauphins, les conduisaient et les dirigeaient avec des guides ; les dauphins en avançant traînaient les
lièges derrière eux. Ces navigateurs ne nous firent aucun mal et, au lieu de s’enfuir, ils s’approchaient
sans crainte, amicalement, admirant la forme de notre vaisseau et l’examinant sous toutes ses faces.
46.– Sur le soir, nous arrivâmes à une île de faible étendue. Cette île était habitée par des femmes, du
moins nous le crûmes, des femmes qui parlaient la langue grecque. Elles s’approchèrent de nous, nous
tendirent la main et nous embrassèrent. Elles étaient parées exactement comme des courtisanes, toutes
belles et jeunes, et vêtues de tuniques qui leur tombaient jusqu’aux pieds. L’île s’appelait Kabalousa et
la ville Hydramardia. Chacune de ces femmes, ayant pris l’un de nous par la main, l’emmena chez elle
et lui offrit l’hospitalité. Pour moi, j’étais resté un peu en arrière, car je ne présageais rien de bon et je
regardais avec attention autour de moi, quand j’aperçus beaucoup d’ossements et de crânes humains qui
gisaient à terre. Je pouvais crier, appeler mes camarades et courir aux armes ; ce parti ne me plut pas.
Mais je pris en main la mauve et la priai instamment de me tirer des maux qui me menaçaient. Quelques
instants après, comme mon hôtesse était occupée à me servir, je m’aperçus qu’elle avait, non des pieds
de femme, mais des sabots d’ânesse. Alors, tirant mon épée, je la saisis, la garrotte et l’interroge sur tout
ce que j’avais vu. Elle avoua, bien à contre-cœur, mais enfin elle avoua qu’elles étaient des femmes
marines, appelées Onoskélées [« aux jambes d’âne »] et qu’elles dévoraient les étrangers qui abordaient
chez elles. « Quand nous les avons enivrés, ajouta-t-elle, nous les faisons coucher avec nous et nous les
égorgeons pendant leur sommeil. » En entendant ces mots, je la laissai là, garrottée, et, montant sur le
toit, je me mis à crier et appelai mes compagnons. Lorsqu’ils furent assemblés, je leur révélai tout ce
que j’avais appris, leur montrai les ossements et les fis entrer chez la femme que j’avais enchaînée.
Aussitôt elle devint eau et disparut. Néanmoins, à tout hasard, je plongeai mon épée dans l’eau, et l’eau
devint du sang.
47.– Nous regagnâmes promptement notre vaisseau et remîmes à la voile. Comme le jour commençait à
luire, nous aperçûmes de loin le continent et nous conjecturâmes que c’était celui qui est aux antipodes
du continent que nous habitons. Après lui avoir adressé nos hommages et nos prières, nous délibérâmes
sur le parti que nous devions prendre. Les uns étaient d’avis qu’on se bornât à y atterrir pour revenir
ensuite sur nos pas ; les autres, de laisser le navire en cet endroit, et de pénétrer dans l’intérieur des
terres pour en connaître les habitants. Tandis que nous en délibérions, une violente bourrasque souffla
qui, heurtant le navire contre le rivage, le fracassa. Nous nous échappâmes à la nage à grand peine,
chacun emportant ses armes et tout ce qu’il avait pu saisir.
Telles sont, jusqu’à notre arrivée à cette nouvelle terre, les aventures qui me sont advenues, sur la
mer, pendant ma navigation dans les îles, et dans l’air, puis dans la baleine, et quand nous en fûmes
sortis, chez les héros, parmi les songes et enfin chez les Bucéphales et les Onoskélées. Quant à ce qui
nous arriva sur le continent, je le raconterai dans les livres suivants.

1. Dieu de la raillerie. Voir Lucien, Nigrinos, 32 ; Hermotimos, 20.

2. Fille de Nérée, aimée par Polyphème ; voir Théocrite, VI et XI. Son nom veut dire « lactée ».

3. Son nom connote le mot grec turos, qui signifie « fromage ». Son père, Salmonée, défia Zeus, qui le foudroya. Elle fut aimée du fleuve
Énipée et de Poséidon ; voir Lucien, Dialogues marins, 13.

4. Voir III, 113.

5. À l’origine, c’est le séjour réservé aux héros après leur mort. Voir Hésiode, Les Travaux et les Jours, 167-173 ; Pindare, Olympiques, II, 66-
88.

6. Frère de Minos, un des juges des Enfers. Il gouverne aussi l’île des Bienheureux chez Pindare.

7. Voir Sophocle, Ajax.


8. Né en 460 av. J.-C., mort entre 375 et 351, fondateur de l’école de médecine de Cos et de la science médicale. Voir J. Jouanna, Hippocrate,
Fayard, 1992.

9. Cette plante passait pour guérir la folie.

10. Thésée avait enlevé Hélène lorsqu’elle avait sept ans et avait dû la rendre à ses frères Castor et Pollux : voir Isocrate, Éloge d’Hélène, 18-
38 ; Plutarque, Vie de Thésée, 31-34. Parmi les nombreuses conquêtes de Thésée figurent l’Amazone Hippolyté et les filles de Minos, Ariane, qu’il
séduisit, enleva puis abandonna, et Phèdre qu’il épousa. Ménélas est l’époux légitime d’Hélène dont l’enlèvement par le Troyen Pâris déclencha la
guerre de Troie.

11. Voir Lucien, Dialogues des morts, 12 et 25.

12. Fondateur de l’Empire perse ; voir Hérodote, I, 46-92, 95-214.

13. Homme politique athénien du Ve siècle av. J.-C., célèbre pour son intégrité.

14. Nom repris d’Homère, Odyssée, IV, 563. C’est le lieu paradisiaque où, selon la prédiction de Protée, Ménélas séjournera après sa mort.

15. Lucien associe Eunomos, musicien célèbre (voir Clément d’Alexandrie, Protreptique, I, 2) à trois grands poètes lyriques : Arion (seconde
moitié du VIIe s. av. J.-C.) inventa le dithyrambe ; voir Hérodote, I, 23-24. Anacréon (VIe s. av. J.-C.) excellait dans la poésie amoureuse chantée en
solo. Stésichore (début du VIe s. av. J.-C.) avait accusé Hélène, femme adultère, d’avoir été la cause de la guerre de Troie. Hélène le frappa de cécité.
Il composa une Palinodie où il l’innocentait et il recouvra la vue. Voir Platon, Phèdre, 243a-b.

16. Ajax, fils d’Oïlée, fit violence à Cassandre. Ses blasphèmes lui valurent d’être tué par Poséidon : voir Homère, Odyssée, IV, 499-510 ;
Euripide, Les Troyennes, 69-71.

17. Énumération composite. Le roi Cyrus l’Ancien (voir ci-dessus, II, 9) voisine avec le prince Cyrus le Jeune, tué en 401 av. J.-C. à la
bataille de Cunaxa (voir Xénophon, Anabase), le Scythe Anacharsis, exemple de barbare hellénisé (Hérodote, IV, 76-77) et personnage de Lucien (voir
Anacharsis ou Des exercices du corps, Le Scythe ou le Proxène), le dieu thrace Zalmoxis (Hérodote IV, 94-96) et le deuxième roi de Rome Numa,
successeur de Romulus (VIIIe s. av. J.-C.).

18. Autre énumération composite. Lycurgue (Xe ou IXe s. av. J.-C.) passait pour avoir donné ses lois à Sparte. Phocion (IVe s. av. J.-C.) est
un homme politique athénien. Chez Hérodote (I, 30), Tellos est désigné par Solon comme l’homme le plus heureux qui ait jamais vécu.

19. Tyran de Corinthe (621-584 av. J.-C.) ; voir Hérodote, I, 20-24, III, 48-53. Plutarque en fait l’hôte de son Banquet des sept sages, mais,
comme Lucien, il ne le considère pas comme l’un d’eux à cause de ses crimes. Voir aussi Parthénios de Nicée, Passions d’amour, XVII.

20. Inventeur légendaire, héros de la guerre de Troie comme Nestor et victime des intrigues d’Ulysse. Voir Lucien, Ménippe ou la
Nécyomancie, 18, et Dialogues des morts, 6, 4 et 20.

21. Hyacinthe fut aimé d’Apollon qui le tua par accident. De son sang naquit la fleur qui porte son nom ; voir Lucien, Dialogue des dieux, 14
(16). Narcisse, amoureux de son image, périt à force de la regarder et se changea en une fleur blanche ; voir Ovide, Les Métamorphoses, III, 342-510.
Hylas fut aimé d’Héraclès et enlevé par des nymphes ; voir Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 1207-1362 et Théocrite, XIII.

22. Aristippe de Cyrène (IVe s. av. J.-C.), fondateur de l’école philosophique hédoniste, est associé à Épicure (341-271/270 av. J.-C.),
fondateur de la philosophie épicurienne qui diffère de cette dernière.

23. Fabuliste célèbre (VIIe ou VIe s. av. J.-C.).

24. Philosophe cynique (IVe s. av. J.-C.), connu pour ses provocations et son goût du scandale.

25. Chrysippe (IIIe s. av. J.-C.) est le troisième fondateur de la doctrine stoïcienne après Zénon et Cléanthe.

26. Après l’époque classique, l’Académie fondée par Platon subit l’influence de la philosophie sceptique. Lucien parle de ces platoniciens
sceptiques.

27. Dans la cité idéale de Platon (République, V, 457a-462e), les femmes et les enfants seront communs à tous dans la classe des guerriers.

28. Lucien rajoute ce détail, qui n’a rien de platonicien, comme une provocation humoristique.

29. Lucien va poser à Homère toutes les questions qu’on se posait à son sujet dans l’Antiquité.

30. Jeu de mots. En grec, homèreuô signifie « être otage ».

31. Zénodote (IIIe s. av. J.-C.) et Aristarque (IIe s. av. J.-C.) furent les premiers à établir une édition critique des poètes homériques.

32. Voir Iliade, II, 211-277.


15
QU’IL NE FAUT PAS CROIRE
À LA CALOMNIE À LA LÉGÈRE
Qu’il ne faut pas croire à la calomnie à la légère se présente comme un court traité à valeur
morale. L’ignorance est source de nombreux maux ; parmi ceux-ci figure la calomnie. C’est sur cette
dernière que Lucien concentre son attention : il souhaite en « dresser le tableau », montrer à ses
auditeurs la nature de la calomnie, son origine et ses effets, afin qu’ils n’y succombent pas. Lucien est
ainsi conduit à définir la calomnie, avant de présenter les trois acteurs qu’elle implique : le calomniateur,
le calomnié et celui devant qui on calomnie. De fait, l’analyse est centrée principalement sur la figure du
calomniateur. En préambule à sa propre description, Lucien rappelle le tableau (perdu) que le peintre
Apelle consacra à la calomnie, et il en fait la description (ekphrasis).
Qu’il ne faut pas croire à la calomnie à la légère est un texte essentiel pour tout éditeur des
œuvres de Lucien, car on dispose pour ce traité d’une traduction syriaque du VIIIe siècle apr. J.-C. (dont
le modèle remonterait peut-être au VIe s.), un des plus anciens témoins de la tradition manuscrite. Mais
c’est surtout à l’ekphrasis du tableau d’Apelle que le traité doit sa célébrité : de nombreux artistes, tels
Botticelli, Mantegna ou Dürer, se sont inspirés de la description vive et précise de Lucien pour proposer
leur propre version de La Calomnie d’Apelle. Le traité a ainsi joui d’une très grande faveur au cours des
siècles : les nombreuses éditions et traductions dont il a fait l’objet en sont la preuve.
E. M.

1.– C’est une chose terrible que l’ignorance ; c’est pour les hommes une source de maux sans nombre.
Elle répand une sorte de brouillard sur nos actions, elle obscurcit la vérité et couvre d’ombre la vie de
chaque homme. Et en effet nous ressemblons tous à des gens qui errent au milieu des ténèbres, ou plutôt
nous faisons comme les aveugles1 : nous nous heurtons au hasard contre un objet, nous en franchissons
un autre mal à propos ; nous ne voyons pas ce qui est près de nous et à nos pieds et nous craignons ce
qui est loin, à une distance immense, comme s’il nous faisait obstacle. Bref, en tout ce que nous faisons,
nous glissons presque toujours dans l’erreur. C’est dans ces effets de l’ignorance que les auteurs
tragiques ont trouvé tant de sujets pour leurs drames, les Labdacides2, les Pélopides3, et d’autres
semblables. Il est en effet assez aisé de s’apercevoir que la plupart des malheurs que l’on porte sur la
scène sont amenés par l’ignorance, comme par une sorte de démon tragique.
En disant cela, je pense à tous les méfaits de l’ignorance, mais en particulier aux dénonciations
calomnieuses contre des familiers et des amis, par lesquelles on a vu des maisons renversées, des villes
détruites de fond en comble, des pères enragés contre leurs enfants, des frères contre leurs frères, des
enfants contre leurs parents, des amants contre l’objet de leur amour. Beaucoup d’amitiés ont été
rompues, beaucoup de serments violés par la croyance aux calomnies.
2.– En conséquence, pour nous garder autant que possible de tomber dans les pièges de la calomnie, je
veux faire voir dans ce traité, comme sur un tableau4, ce qu’elle est, comment elle commence et quels
effets elle produit. Auparavant je dois dire qu’Apelle d’Éphèse a dessiné cette image longtemps avant
moi5. Car il fut lui-même dénoncé à Ptolémée comme ayant pris part avec Théodotas à la conjuration de
Tyr. Or Apelle n’avait jamais vu Tyr et il ne connaissait pas Théodotas ; il avait seulement entendu dire
que c’était un lieutenant de Ptolémée, à qui ce prince avait confié le gouvernement de la Phénicie.
Néanmoins un de ses rivaux nommé Antiphilos6, jaloux de sa faveur auprès du roi et envieux de son
talent, le dénonça à Ptolémée comme ayant pris part à toute l’entreprise. On l’avait vu, disait-il, en
Phénicie à la table de Théodotas, auquel il avait parlé à l’oreille pendant tout le repas. À la fin, il déclara
que la révolte de Tyr et la prise de Péluse7 étaient dues aux conseils d’Apelle.
3.– Ptolémée, qui en général manquait un peu de jugement et qui avait été élevé parmi les flatteurs du
despotisme, fut tellement enflammé de colère et bouleversé par cette accusation inattendue que, sans
réfléchir à son invraisemblance, sans faire attention que l’accusateur était un rival et qu’un peintre était
un trop petit personnage pour une si grande trahison, un peintre surtout comblé de ses bienfaits et
honoré par lui plus que tous ses confrères, sans même s’informer si Apelle avait jamais fait voile vers
Tyr, il s’emporta aussitôt et remplit le palais de ses cris, traitant Apelle d’ingrat, de comploteur, de
conspirateur, et, si l’un de ceux qu’on avait arrêtés avec lui, indigné de l’impudence d’Antiphilos et
touché de compassion pour le malheureux Apelle, n’avait pas déclaré qu’il n’avait eu aucune part à leur
complot, il aurait eu la tête tranchée, et il aurait été enveloppé dans les malheurs de Tyr, sans être
aucunement coupable.
4.– On dit que Ptolémée eut tellement honte de sa conduite qu’il fit présent à Apelle de cent talents8 et
lui livra Antiphilos pour qu’il en fît son esclave. Apelle, se souvenant des dangers qu’il avait courus, se
vengea de la Calomnie en composant le tableau que je vais décrire.
5.– Sur la droite est assis un homme qui a des oreilles énormes, à peu près semblables à celles de
Midas9 ; il tend la main à la Calomnie qui s’avance, mais qui est encore loin de lui. À ses côtés sont
deux femmes, l’Ignorance et la Suspicion, je crois. De l’autre côté, la Calomnie s’avance sous la forme
d’une femme extrêmement belle ; elle est ardente et hors d’elle-même, comme une femme qui fait
éclater sa rage et sa colère. Elle tient de la main gauche une torche brûlante ; de l’autre, elle traîne par
les cheveux un jeune homme qui lève les bras au ciel et prend les dieux à témoin. Il est conduit par un
homme pâle et hideux, au regard perçant, qui a l’air d’avoir été desséché par une longue maladie ; on
peut croire que c’est l’Envieux personnifié. Deux femmes accompagnent la Calomnie, l’excitent, la
parent et l’attifent. J’appris du guide qui expliquait le tableau que ces femmes étaient, l’une, l’Embûche,
et l’autre, la Tromperie. Derrière elles s’avançait une femme en grand deuil, aux vêtements noirs et
déchirés. On me dit, je crois, que c’était la Repentance10. Elle se retournait souvent, les larmes aux yeux,
et, pleine de confusion, elle jetait à la dérobée des regards sur la Vérité qui s’avançait. C’est ainsi
qu’Apelle avait représenté sur le tableau le danger qu’il avait couru.
6.– Et maintenant à notre tour, suivant les traces du peintre d’Éphèse, décrivons, si vous le voulez bien,
les attributs de la Calomnie. Mais donnons-en d’abord une définition générale : notre tableau y gagnera
en clarté. La calomnie est une espèce d’accusation faite sans témoin et à l’insu de l’accusé, à laquelle on
ajoute foi, parce qu’il n’y a qu’une seule partie qui parle, sans qu’on la contredise. Tel est le sujet de ce
traité. Comme la calomnie comporte trois personnages, ainsi que la comédie, le calomniateur, le
calomnié et celui devant qui l’on calomnie, considérons tour à tour chacun d’eux et le rôle qu’il doit
jouer suivant les lois de la vraisemblance11.
7.– Tout d’abord, si vous le voulez bien, introduisons le protagoniste du drame, je veux dire l’auteur de
la calomnie. Que celui-ci ne soit pas un honnête homme, cela, je pense, ne fait de doute pour personne,
car jamais un honnête homme ne fera du mal à son prochain. C’est au contraire le propre des gens de
bien de combler leurs amis de bienfaits, de ne pas accuser les autres injustement, de ne pas attirer sur
eux la haine publique, et de se faire ainsi estimer et d’acquérir une réputation de bonté.
8.– Ensuite il est facile de se convaincre qu’un tel homme est injuste, ennemi des lois, impie et nuisible
à ceux qui le fréquentent. Qui n’admettrait pas en effet que le caractère de la justice, c’est de garder
l’égalité en tout et de ne pas convoiter plus que sa part, et que l’inégalité et l’empiétement sur les droits
d’autrui sont le propre de l’injustice ? Or celui qui emploie la calomnie en cachette contre les absents
n’empiète-t-il pas sur leurs droits, en accaparant complètement son auditeur, en s’emparant à l’avance
de ses oreilles, en les bouchant et en les rendant totalement inaccessibles à la défense par les calomnies
dont il a eu soin de les remplir ? Une telle conduite est le comble de l’injustice, comme en témoignent
les meilleurs législateurs, Solon et Dracon par exemple12. Ils font prêter serment aux juges d’écouter
également les deux parties et d’accorder aux plaideurs une égale bienveillance, jusqu’à ce que le
discours de l’un mis en parallèle avec celui de l’autre paraisse pire ou meilleur13. Juger avant de
confronter la défense à la plainte serait, pensaient-ils, un sacrilège, une impiété consommée. Nous
pouvons affirmer que les dieux eux-mêmes seraient indignés, si nous permettions à l’accusateur de dire
impunément ce qu’il veut et si, fermant nos oreilles à l’accusé et le réduisant au silence, nous le
condamnions, subjugués par le premier plaidoyer. On peut donc dire que les calomnies sont contraires à
la justice, à la loi et au serment des juges. Mais si l’autorité des législateurs paraît insuffisante, quand ils
recommandent ainsi la justice et l’impartialité aux juges, je citerai à l’appui de mon discours le meilleur
des poètes. Il a énoncé à ce sujet une belle maxime ou plutôt une belle loi, quand il a dit :

Ne jugez pas avant d’avoir entendu plaider les deux parties14.

Il savait en effet, lui aussi, je pense, que, parmi les nombreuses injustices qui se commettent dans
le monde, on n’en saurait trouver de pire ni de plus injuste que de condamner des gens sans les juger et
sans leur donner la parole15. Or c’est justement ce que le calomniateur essaye de faire par tous les
moyens : il livre le calomnié sans défense à la colère de celui qui l’écoute et, en l’accusant en cachette,
il lui ôte la possibilité de se justifier.
9.– Naturellement de tels hommes sont toujours faux et lâches ; ils n’agissent jamais au grand jour ;
comme des soldats en embuscade, ils décochent leurs traits d’un endroit caché, de manière que
l’adversaire ne puisse se déployer contre eux et les combattre et que l’embarras et l’ignorance des
positions ennemies cause sa perte : c’est là le signe le plus certain que les calomniateurs ne disent rien
de vrai. Car si un homme a conscience de la vérité de son accusation, cet homme, j’imagine, cherche à
convaincre publiquement son adversaire, il épluche sa conduite et oppose ses arguments aux siens, par
la même raison qu’il n’est point de capitaine qui, pouvant vaincre à découvert, voulût recourir aux
embuscades et aux ruses contre ses ennemis.
10.– C’est surtout à la cour des rois et parmi les amis des gouverneurs et des princes que l’on voit de tels
hommes16 en faveur. C’est là que l’envie est grande, que les soupçons foisonnent, que les sujets de
flatteries et de calomnies sont innombrables. Partout où les espérances sont plus grandes, l’envie est plus
amère, les haines plus dangereuses et les rivalités plus artificieuses. Là, tous les courtisans jettent les uns
sur les autres des regards aigus et s’observent comme les gladiateurs pour découvrir quelque partie du
corps à nu. Chacun désirant être le premier, pousse et écarte du coude son voisin, et, s’il le peut, tire en
arrière et supplante par un croc-en-jambes celui qui est avant lui. Là, l’honnête homme est sûrement
culbuté au premier coup, tiré de côté et finalement mis dehors ignominieusement, tandis que le flatteur,
plus adroit dans la pratique de ces machinations, obtient l’avantage ; car, en général, c’est en portant les
premiers coups qu’on gagne la victoire, et les courtisans vérifient parfaitement ce vers d’Homère :

Ényalios17 est indifférent et tue souvent celui qui est sur le point de tuer18.

Aussi, comme l’enjeu de la lutte n’est pas mince, ils imaginent toutes sortes de moyens pour se
perdre les uns les autres. Le plus prompt et le plus dangereux est la calomnie. Elle tire son origine d’une
jalousie ou d’une haine qui se berce d’espérances, mais elle entraîne des résultats déplorables, tragiques
et fertiles en malheurs.
11.– Cependant la calomnie n’est pas, comme on pourrait le supposer, une chose facile et simple ; elle
exige au contraire beaucoup d’habileté, une grande finesse et des précautions rigoureuses ; car elle ne
ferait pas tant de mal, si elle n’était pas présentée de manière à attirer la confiance et elle ne prévaudrait
pas contre la vérité, dont la force triomphe de tous les obstacles, si elle ne disposait pas d’une grande
force de séduction et de persuasion et de mille artifices pour gagner les auditeurs.
12.– En général, la calomnie s’attaque de préférence à l’homme qui est en faveur et par cela même envié
par ceux qu’il a laissés derrière lui19. C’est sur lui que tous les courtisans dirigent leurs traits, parce
qu’ils le voient devant eux qui leur barre la route et leur fait obstacle. Chacun pense qu’il sera le
premier, s’il parvient à prendre d’assaut ce coryphée et à le dépouiller de l’amitié du prince. Les choses
se passent là comme entre les coureurs dans les jeux gymniques. Ici aussi le bon coureur, dès que la
barrière est tombée, ne songe qu’à s’élancer en avant, tend sa pensée vers le but et place l’espoir de la
victoire dans ses jambes, sans chercher à nuire à son voisin, sans s’occuper en rien de ce que font ses
concurrents. Mais le mauvais coureur, incapable de soutenir la lutte, abandonnant tout espoir de vaincre
par sa vitesse, a recours à l’artifice et ne songe absolument qu’à une chose, au moyen d’enrayer la
course des autres, en les retenant ou leur faisant obstacle, car il sait que s’il manque son coup, il ne
pourra jamais être vainqueur. Il en est de même des amis des puissants. Celui qui tient le premier rang
est aussitôt en butte aux embûches, et, s’il est pris sans défense au milieu de ses ennemis, ils l’enlèvent
sur-le-champ, et ce sont eux qu’on aime et qui passent pour des favoris, dès qu’on voit qu’ils peuvent
perdre les autres.
13.– Le calomniateur qui veut être cru n’invente rien au hasard ; c’est sur la vraisemblance qu’il
concentre tous ses efforts, dans la crainte de mêler à ses inventions quelque trait discordant ou étranger.
En général, c’est en forçant dans le mauvais sens les traits de caractère de sa victime qu’il rend ses
accusations crédibles. C’est ainsi qu’il diffame un médecin en le traitant d’empoisonneur20, un riche de
tyran, un ministre de traître.
14.– Parfois cependant, c’est celui qui écoute qui fournit lui-même matière à la calomnie, et c’est en
l’ajustant à son caractère que ces diffamateurs touchent leur but. Se sont-ils aperçus qu’il est jaloux : « Il
a fait signe à ta femme pendant le dîner, disent-ils, et après l’avoir regardée fixement, il a poussé un
soupir, et Stratonice21 l’a vu sans déplaisir. » En général, c’est d’aventures amoureuses et d’adultères
qu’ils accusent le malheureux. Si le roi a du talent pour la poésie et s’en fait une haute idée : « Par Zeus,
disent-ils, Philoxène22 a ri de tes vers, il les a abîmés et a déclaré qu’ils manquaient à la mesure et qu’ils
étaient mal composés. » Devant un prince pieux et qui aime les dieux, les calomniateurs accusent le
favori d’être athée, de rejeter la divinité et de nier la providence23. En entendant cela, le roi, comme s’il
avait été piqué par un taon dans l’oreille, s’enflamme naturellement de colère et se détourne de son ami,
sans attendre que l’accusation soit exactement prouvée.
15.– Bref, ils imaginent et disent ce qu’ils savent de plus propre à exciter la colère de celui qui les
écoute et l’endroit où ils savent qu’un homme est vulnérable est celui qu’ils choisissent pour y lancer
leurs flèches et leurs dards ; ils comptent que, troublé par la colère du moment, il n’aura pas le loisir de
rechercher la vérité et que, même si l’accusé veut se justifier, le roi ne le recevra pas : prévenu par ce
que l’accusation a d’extraordinaire, il la tient pour vraie.
16.– L’espèce de calomnie la plus efficace est celle qui est en opposition aux goûts de celui qui l’écoute.
C’est ainsi que, à la cour de Ptolémée surnommé Dionysos24, il y eut un homme qui accusa Démétrios25,
philosophe platonicien, de boire de l’eau et d’être le seul qui n’eût pas revêtu des habits de femme aux
fêtes de Dionysos. Si Démétrios, appelé dès le lendemain matin, n’avait pas bu de vin sous les yeux de
toute la cour, n’avait pas revêtu une robe de Tarente26, frappé des cymbales et dansé, il aurait été mis à
mort, sous prétexte qu’il n’approuvait pas la conduite du roi27 et qu’il critiquait et combattait ses goûts
voluptueux.
17.– Il fut un temps à la cour d’Alexandre où la plus grave de toutes les accusations était de dire de
quelqu’un qu’il ne vénérait pas et n’adorait pas Héphestion. Quand Héphestion28 fut mort, Alexandre,
poussé par l’amour, voulut couronner la magnificence des obsèques qu’il lui fit en nommant dieu le
défunt. Aussitôt les cités élevèrent des temples, on consacra des enclos et des autels, on célébra des
sacrifices et des fêtes en l’honneur de ce nouveau dieu ; on jura par Héphestion, et ce fut le serment le
plus redoutable. Si quelqu’un souriait de ce culte ou manquait tant soit peu de piété, la pénalité prescrite
était la mort. Les flatteurs accueillirent cette passion puérile d’Alexandre et se mirent aussitôt en devoir
de l’enflammer encore et de l’aviver, en racontant des songes envoyés par Héphestion et des apparitions
de ce héros, en lui attribuant des guérisons et en publiant des oracles sous son nom ; ils finirent par lui
sacrifier comme à un dieu secondaire qui écarte les maux. Alexandre, qui prenait plaisir à entendre tout
cela, finit par y croire lui-même et il se gonflait d’orgueil à la pensée que non seulement il était fils d’un
dieu29, mais encore qu’il avait le pouvoir de faire des dieux. On peut penser combien d’amis
d’Alexandre recueillirent en ce temps-là les tristes fruits de l’apothéose d’Héphestion. Accusés de ne
pas honorer ce dieu commun à tout l’empire, ils furent en conséquence bannis et privés de la faveur du
roi.
18.– Ce fut en ce temps-là qu’Agathoclès de Samos, qui commandait une compagnie dans l’armée
d’Alexandre et qui jouissait de l’estime de ce prince, faillit être enfermé avec un lion, parce qu’il était
accusé d’avoir versé des larmes en passant devant le tombeau d’Héphestion. Heureusement Perdiccas30
vint, dit-on, à son secours en jurant par tous les dieux et par Héphestion lui-même que ce dieu lui était
apparu en chair et en os dans une partie de chasse et lui avait recommandé de dire à Alexandre
d’épargner Agathoclès, parce que, s’il avait pleuré, ce n’était pas que la foi lui manquât ou qu’il crût
Héphestion mort, mais c’est qu’il était ému au souvenir de leur amitié passée.
19.– De fait, la flatterie et la calomnie trouvèrent alors un libre accès auprès d’Alexandre en
s’accommodant à sa passion. De même que dans un siège les ennemis n’attaquent pas les parties du
rempart qui sont élevées, escarpées et sûres, et se portent avec toutes leurs forces sur le point qui leur a
paru mal gardé ou délabré ou bas, parce qu’ils pensent pouvoir y pénétrer plus facilement et s’emparer
de la ville, de même les calomniateurs, lorsqu’ils aperçoivent dans l’âme quelque partie faible,
corrompue, d’un accès facile, dirigent leur attaque de ce côté, en approchent leurs machines et finissent
par prendre la place d’assaut, parce qu’ils ne trouvent personne en face d’eux et qu’on ne s’aperçoit
même pas de l’attaque. Puis, quand ils sont une fois à l’intérieur des murs, ils mettent le feu partout, ils
réduisent tout en cendres, ils égorgent et bannissent, comme on doit s’y attendre, quand l’âme est prise
et réduite en esclavage.
20.– Leurs machines à eux contre celui qui les écoute sont la tromperie, le mensonge, le parjure,
l’insistance, l’impudence et mille autres scélératesses ; mais la plus importante de toutes est la flatterie,
parente ou plutôt sœur de la calomnie. Il n’y a pas d’homme si généreux et qui ait l’âme si bien
défendue par un mur d’acier qu’il ne puisse céder aux assauts de la flatterie, surtout quand ce mur est
miné et sapé dans ses fondations par la calomnie.
21.– Voilà comment les choses se passent au-dehors. À l’intérieur une foule de traîtres, complices de
l’ennemi, lui tendent la main, lui ouvrent les portes et joignent tous leurs efforts aux siens pour hâter la
capture de l’assiégé. À leur tête est l’amour de la nouveauté que la nature inspire à tous les hommes et
qui leur fait prendre en dégoût ce qu’ils ont à peine effleuré ; puis l’attraction qu’exercent les récits
extraordinaires et le charme inconcevable que nous trouvons aux secrets qu’on nous dit à l’oreille,
enveloppés de malignes allusions. Je connais en effet des gens qui prennent autant de plaisir à ce
chatouillement des oreilles que si on les leur caressait avec des plumes.
22.– Aussi quand les calomniateurs attaquent, soutenus par tous ces auxiliaires, on peut supposer qu’ils
emportent la place de vive force, et ils n’ont pas grand peine à vaincre, puisqu’ils n’ont pas d’ennemi en
face d’eux et que personne ne repousse leurs assauts, qu’au contraire celui qui écoute se livre lui-même
de plein gré et que le calomnié ignore le piège qui lui est tendu. Ceux en effet qui sont en butte à la
calomnie sont tués pendant leur sommeil, comme dans une ville prise pendant la nuit.
23.– Mais ce qu’il y a de plus pitoyable, c’est que le calomnié, ignorant ce qui est arrivé, aborde son ami
allègrement, comme un homme qui n’a rien à se reprocher, et qu’il parle et agit comme à son ordinaire,
alors qu’il est environné d’embûches de toute espèce, le malheureux. Pour l’autre, s’il est tant soit peu
généreux, galant homme, ami de la franchise, il fait à l’instant éclater sa colère et décharge sa bile,
jusqu’à ce qu’enfin, permettant à son ami de se justifier, il reconnaisse qu’il s’est irrité contre lui sans
sujet.
24.– Si au contraire il porte une âme lâche et basse, il reçoit son ami en lui souriant du bord des lèvres,
mais il le hait, il grince des dents en secret et, comme dit le poète, « il couve sa colère dans le fond de
son cœur31 ». Pour moi, je ne vois rien de plus injuste ni de plus vil que de nourrir sournoisement sa
colère en se mordant les lèvres, que d’accroître sa haine en la renfermant en soi-même, de penser une
chose au fond de son âme et d’en dire une autre32 et de jouer sous un masque gai et comique une
tragédie pleine de tristesse et de douleurs. C’est ce qui arrive surtout quand le calomniateur a longtemps
paru être l’ami de celui qu’il accuse et ne l’en calomnie pas moins ; car alors on ne veut même plus
entendre la voix des accusés ni de ceux qui prennent leur défense. On préjuge que l’accusation mérite
confiance parce que les deux hommes passaient pour être amis depuis longtemps, et l’on ne réfléchit pas
que parmi les meilleurs amis il s’élève souvent de nombreux motifs de haine dont le monde ne se doute
pas. Quelquefois même un homme se hâte d’accuser son voisin de crimes dont il est lui-même coupable,
pour essayer d’échapper ainsi lui-même à l’accusation. En général personne ne s’aventure à dénoncer un
ennemi. En ce cas, en effet, on se méfie de la délation, parce que le motif en est trop visible. C’est contre
ceux qui passent pour être leurs meilleurs amis que les délateurs dirigent leurs manœuvres. Ils tiennent à
faire paraître leur dévouement à celui qui les écoute en sacrifiant à son intérêt jusqu’à leurs plus chères
affections.
25.– Il y a des gens qui, même lorsqu’ils ont appris par la suite que leurs amis ont été accusés
injustement auprès d’eux, n’osent plus, tant ils sont honteux de leur crédulité, les recevoir ni les regarder
en face. On dirait qu’ils se croient offensés, en reconnaissant qu’on ne leur a fait aucune offense.
26.– Aussi la vie humaine est affligée d’une foule de maux causés par la facilité à croire la calomnie
sans examen. Antéia dit à son mari :

Meurs, Proïtos, ou tue Bellérophon, qui a voulu partager ma couche malgré moi33.

Or c’était elle qui avait fait les avances et avait été dédaignée. Peu s’en fallut que le jeune homme
ne pérît dans sa rencontre avec la Chimère et qu’il ne fût puni de sa continence et de son respect pour
son hôte par les machinations d’une femme impudique. Phèdre aussi porta contre son beau-fils une
accusation semblable et fit maudire par son père Hippolyte, qui n’avait rien fait, ô dieux, rien fait de
criminel34.
27.– Oui, dira-t-on, mais il est des cas où le calomniateur mérite la confiance ; c’est lorsqu’il a la
réputation d’un homme juste en toute sa conduite et intelligent ; il faut l’écouter, parce qu’il n’a jamais
commis de fourberie de ce genre. Mais quoi ! y a-t-il un homme plus juste qu’Aristide ? Et cependant ce
juste se ligua contre Thémistocle35 et contribua à exciter le peuple ; car il était, dit-on, secrètement piqué
de l’ambition politique autant que son rival36. Sans doute Aristide était juste, comparé aux autres ; mais
il était homme comme eux et susceptible de colère, d’amour et de haine.
28.– Si l’histoire de Palamède est vraie, le plus intelligent des Grecs et le meilleur à tous égards37 est
convaincu d’avoir, par jalousie, dressé des embûches pour prendre au piège un homme qui était son
parent et son ami et qui avait passé la mer avec lui pour partager tous ses dangers, tellement les fautes de
ce genre sont naturelles aux hommes.
29.– Que dire de Socrate injustement accusé devant les Athéniens comme impie et ennemi de l’État38 ?
Que dire de Thémistocle39 ou de Miltiade40, qui, après de si grandes victoires, furent soupçonnés de
trahir la Grèce ? Les exemples en effet sont innombrables et la plupart sont, je pense, déjà connus.
30.– Que doit donc faire un homme sensé, lorsqu’il a des doutes sur la vertu ou la véracité d’un autre ?
Il doit faire, à mon avis, ce qu’Homère a indiqué dans la fable des Sirènes41, où il ordonne de passer
sans se laisser prendre au pernicieux plaisir d’écouter, de se boucher les oreilles et de ne pas les ouvrir
toutes grandes à ceux qui sont prévenus de quelque passion, mais d’opposer la raison, comme un portier
sévère, à tous les rapports qu’on nous fait, d’admettre et de laisser passer ceux qui le méritent, d’exclure
et d’écarter les mauvais ; car il serait ridicule de mettre des portiers dans sa maison et de laisser ouvertes
ses oreilles et son esprit.
31.– Lors donc qu’on vient nous faire de tels rapports, il faut examiner l’affaire en elle-même sans avoir
égard ni à l’âge de celui qui parle, ni à sa conduite générale ni à l’esprit qui paraît dans ses discours ; car
plus il est persuasif, plus il faut apporter de soin à notre investigation. Gardons-nous donc de nous en
rapporter au jugement d’autrui ou plutôt à la haine de l’accusateur et réservons-nous à nous-mêmes
l’examen de la vérité ; laissons au calomniateur sa jalousie ; que notre enquête fasse paraître au jour le
fond de la pensée des deux hommes, et alors nous haïrons ou nous aimerons suivant l’épreuve que nous
aurons faite. Mais se prononcer sous l’émotion de la première dénonciation, ô Héraclès, quelle témérité,
quelle bassesse, quelle suprême injustice ! La cause de tous ces maux c’est, comme je l’ai dit en
commençant, l’ignorance et l’obscurité où se recèle le caractère de chacun de nous. Si un dieu révélait
notre conduite, la calomnie, ne trouvant plus de place, irait s’abîmer au barathre42, en voyant la vérité
illuminer notre conduite.

1. Voir Lucrèce, II, 14-16.

2. Descendants de Labdacos, roi de Thèbes, tels Laïos et Œdipe.

3. Descendants de Pélops : ainsi, Atrée et Thyeste, ses fils.

4. Annonce de l’ekphrasis du tableau d’Apelle et de son propre « tableau », que Lucien va présenter ensuite.

5. Apelle d’Éphèse (IVe s. av. J.-C.), peintre le plus célébré de l’Antiquité. Toute son œuvre a été perdue. Il est l’auteur d’une célèbre
Aphrodite Anadyomène. Très apprécié, il travailla notamment à la cour de Macédoine (où il fit les portraits officiels de Philippe de Macédoine et
d’Alexandre) et à la cour des Ptolémées à Alexandrie. C’est ce court séjour qui a donné lieu à la légende racontée ici par Lucien. La conspiration de
Théodotos (et non Théodotas comme mentionné dans le texte) contre Ptolémée IV Philopator et son ralliement à Antiochus III, ennemi de ce dernier,
se produisirent en 219 av. J.-C., soit bien après la mort d’Apelle (voir Polybe, V, 40 et 61 sq.).

6. Pline l’Ancien cite un Antiphilos d’Égypte : Histoire naturelle, XXXV, 37 et 40.

7. Il s’agit en réalité de Ptolémaïs et non de Péluse.

8. La somme est considérable.

9. Midas, roi de Phrygie, avait déclaré Pan vainqueur dans un concours de lyre qui l’opposait au dieu Apollon ; ce dernier se vengea en le
dotant d’oreilles d’âne. Voir Ovide, Les Métamorphoses, XI, 146-193.

10. Les personnifications d’Apatè (Tromperie) et de Metanoia (Repentance) apparaissent également dans un autre texte de Lucien, Sur les
salariés des Grands, 42.

11. Sur cette distinction tripartite, voir Hérodote, VII, 10.

12. La mention des deux législateurs athéniens Dracon (VIIe s. av. J.-C.) et Solon (VIIe-VIe s. av. J.-C.) est un topos.

13. Le rappel du serment des héliastes (juges) athéniens est fréquente chez les orateurs. Voir Démosthène, Sur la couronne, 2.

14. Cette maxime du « meilleur des poètes » paraît devoir être attribuée à Homère ou à Hésiode (fr. 338 M.-W.) ; mais le scholiaste l’attribue
au Pseudo-Phocylide.

15. Voir Sénèque, De la colère, 2, 29.

16. Il est toujours question des calomniateurs.

17. Surnom du dieu Arès.

18. Homère, Iliade, XVIII, 309.

19. Voir Lucrèce, III, 74 sq.

20. Voir Lucien, Le Fils déshérité, 5 et 31.

21. Sur Stratonice, fille de Démétrios Poliorcète et épouse du roi Séleucos Ier, voir les anecdotes rappelées par Lucien : Icaroménippe, 15 ; La
Déesse syrienne, 17 ; Défense des portraits, 5.

22. Le poète Philoxène de Cythère (Ve-IVe s. av. J.-C.) séjourna à la cour du tyran de Sicile Denys l’Ancien. Il aurait été condamné à une
peine de travaux forcés dans les carrières du roi. Voir Athénée, I, 6f-7a.

23. Ces accusations auraient-elles pu être proférées à propos de Lucien lui-même ?

24. Ptolémée XII Aulète, père de la célèbre Cléopâtre.

25. Ce Démétrios n’est pas connu par ailleurs.

26. Étoffe fine.

27. Le mot employé, antisophistès, ne se trouve que chez Lucien (Les Amis du mensonge, 39 ; Alexandre ou le Faux Prophète, 43).
28. Général macédonien, ami et peut-être amant d’Alexandre, il mourut en novembre 324 à Ecbatane.

29. Sur ces prétentions, voir Plutarque, Vie d’Alexandre, 2-3 sq.

30. Noble macédonien, général d’Alexandre le Grand. À la mort d’Héphestion, il devint chiliarque (second dans la hiérarchie impériale).

31. Voir Homère, Odyssée, VIII, 273 ; IX, 316 ; XVII, 66.

32. Voir Homère, Iliade, IX, 313.

33. Homère, Iliade, VI, 164. La fausse dénonciation d’Antéia entraîna la colère du roi Proïtos : il envoya Bellérophon chez son beau-père, le
roi de Lycie, avec des tablettes demandant sa mort. En Lycie, Bellérophon fut chargé de tuer la Chimère ; il triompha aussi de multiples épreuves.

34. Voir Euripide, Hippolyte, ou, plus tard, Racine, Phèdre. La malédiction de Thésée entraîna la mort d’Hippolyte.

35. Hommes politiques et stratèges athéniens du Ve siècle av. J.-C. Aristide était surnommé « le Juste ».

36. La rivalité entre les deux hommes est bien documentée : voir Hérodote, VIII, 79 ; Plutarque, Vie d’Aristide, 2-3.

37. C’est Ulysse qui est désigné par cette périphrase. Alors qu’il feignait la folie pour ne pas participer à l’expédition contre Troie, c’est
Palamède qui l’avait démasqué. Par la suite, Ulysse, pour se venger, le fit condamner injustement pour trahison : Palamède fut lapidé. Voir Euripide,
Palamède (Tragicorum graecorum fragmenta, 578-590).

38. Socrate fut accusé de ne pas croire en les dieux de la cité, d’introduire de nouvelles entités divines et de corrompre la jeunesse (voir
Diogène Laërce, II, 40).

39. Commandant de la flotte lors de la bataille victorieuse de Salamine (480 av. J.-C.) contre les Perses, Thémistocle fut ostracisé en 471 av.
J.-C.

40. Vainqueur de la bataille de Marathon (490 av. J.-C.), l’Athénien Miltiade fut accusé en 489 de haute trahison et condamné à payer une
somme énorme.

41. Homère, Odyssée, XII. Sur les conseils de Circé, Ulysse ordonne à ses hommes de se boucher les oreilles avec de la cire pour ne pas
entendre les séduisantes mais dangereuses Sirènes.

42. À Athènes, gouffre où l’on précipitait les condamnés à mort, selon Platon, Gorgias, 516d.
16
LE JUGEMENT DES VOYELLES
Le Jugement des voyelles est un plaidoyer parodique qu’une lettre grecque, le sigma, prononce
contre une autre, le tau, qu’elle accuse d’expansionnisme outrancier à son détriment. Dans ce procès de
fantaisie où les lettres sont personnifiées, les voyelles constituent le jury et les délits concernent
l’orthographe et la prononciation.
Après la lecture de l’acte d’accusation (1), sigma dénonce d’emblée les empiètements de tau, qui
menace l’ordre des lettres dans son ensemble (2-3). Il rappelle certains désordres analogues engendrés
antérieurement par les conflits entre le rô et le lambda, entre le kappa et le gamma, et les règles établies
par les créateurs de l’alphabet (4-5). Puis il souligne le comportement violent de tau et fait le récit de ses
exactions qu’il oppose à sa propre patience (6-9). Il cite les témoignages à charge d’autres lettres contre
tau et ses forfaits (10-11). Il conclut que tau, qui a la forme d’une croix, mérite d’être crucifié (12).
La gravité de cette péroraison s’accorde bien à l’ironie de ce jeu sur les mots et sur les lettres que
Lucien mène aussi comme une parodie de l’éloquence judiciaire. Dans son plaidoyer, sigma reprend, en
effet, certains topiques traditionnels chez les orateurs attiques : il souligne qu’il est contraint de plaider
par les circonstances, il rappelle sa bonne réputation, il présente les agissements de son adversaire
comme un danger pour la société tout entière, il cite des témoins de sa bonne foi. Il se comporte donc
comme un plaideur de l’Athènes classique, qui constitue un cadre de référence approprié pour le
discours de Lucien.
Athènes est, en effet, le berceau du dialecte attique devenu le modèle absolu de la pureté
linguistique pour les orateurs et les intellectuels grecs de l’époque impériale. Ces derniers manifestent
leur purisme en adoptant certaines formes orthographiques attiques, en particulier l’emploi du double
tau à la place du double sigma, qui l’avait pourtant supplanté dès le IVe siècle av. J.-C. Le procès que
sigma fait à tau renvoie donc, sur le mode ludique, à un phénomène linguistique et culturel réel,
l’atticisme, dont Lucien traite aussi dans le Lexiphanès. On peut également rapprocher du Jugement des
voyelles d’autres textes comme Le Pseudosophiste, Le Pseudologiste et Sur un lapsus commis en saluant
qui ont la langue grecque pour sujet. Derrière l’humour de Lucien, on retrouve, dans ce divertissement
pour lettrés, l’intérêt persistant d’un écrivain pour le destin de la matière dont il tire ses œuvres.
A. B.

1.– Sous l’archontat d’Aristarque de Phalère1, le septième jour de Pyanepsiôn2 commençant, le Sigma a
intenté une action publique contre le Tau devant les sept voyelles, pour violence et ravissement de biens,
affirmant qu’il a été dépouillé de tous les mots qui se prononcent avec un double tau.
2.– « Voyelles3, qui avez à nous juger, tant que je n’ai eu à subir qu’un petit nombre d’empiètements de
la part de ce Tau ici présent, qui abusait de ce qui m’appartient et se glissait là où il ne doit pas, j’ai
supporté patiemment le dommage et j’ai fait semblant de ne pas entendre certains bruits qui couraient,
par suite de la modération que je manifeste comme vous le savez, à votre égard et à l’égard des autres
lettres. Mais il en est venu à un tel point d’ambition et d’iniquité que, non content des usurpations sur
lesquelles j’ai souvent gardé le silence, il redouble à présent ses violences. Dès lors, je me vois forcé de
le citer devant vous, qui nous connaissez tous les deux ; car il me vient des craintes sérieuses à propos
de son projet de m’expulser ; à ses torts précédents il ne cesse d’ajouter quelque tort plus grave et il
m’expulsera complètement de la place qui m’appartient, en sorte que, réduit au silence, ou peu s’en faut,
je ne serai même plus compté au nombre des lettres et serai mis au rang des bruits inarticulés.
3.– « Il est donc juste que non seulement vous, qui siégez comme juges aujourd’hui, mais encore toutes
les autres lettres, preniez garde à ses tentatives. Si en effet on permet à qui voudra de quitter son rang
pour prendre de force celui d’un autre et si vous le tolérez, vous sans qui l’on ne peut absolument rien
écrire, je ne vois pas comment nous garderons dans l’arrangement des mots le rang que l’usage nous a
fixé à l’origine. Mais vous n’en viendrez jamais, je l’espère, à ce point d’incurie et de négligence de
tolérer d’injustes usurpations, et si vous déclinez le débat, je ne l’abandonnerai pas, moi qui suis victime
de l’injustice.
4– . « Plût aux dieux qu’on eût réprimé l’audace des autres lettres, dès qu’elles ont commencé à
transgresser la loi. On n’aurait point vu le rô et le lambda, par une guerre qui dure encore aujourd’hui, se
disputer pisèris [“pierre ponce”] et kéfalalgia [“mal de tête”] ; le gamma ne serait point en lutte avec le
kappa et n’en viendrait pas souvent aux mains, ou peu s’en faut, avec lui dans gnaféion [“atelier de
foulon”] pour des gnafallôn [“cotonnière”, sorte de plante dont on remplissait les matelas]. Il aurait
cessé ses querelles avec le lambda et ne lui aurait pas enlevé ou plutôt volé mogis [“à peine”], et les
autres lettres se seraient tenues tranquilles et n’auraient pas introduit une confusion contraire aux lois. Il
convient que chacun reste au rang où le sort l’a placé : franchir les bornes pour aller où il ne faut pas,
c’est détruire la justice.
5.– « Et le premier qui nous a façonné ces lois, soit Cadmos l’insulaire4, soit Palamède, fils de Nauplios
(il y en a qui attribuent aussi cette prévoyante institution à Simonide), celui-là n’a pas seulement réglé
l’ordre qui fixe la préséance et déterminé quelle sera la première et quelle sera la seconde, mais il a bien
vu aussi les qualités et les propriétés de chacune de nous. Et c’est à vous, juges, qu’il a accordé le plus
grand honneur, parce que vous pouvez vous faire entendre toutes seules ; il a donné le rang qui suit aux
semi-voyelles5, parce qu’elles ont besoin, pour être entendues, que vous leur soyez ajoutées et il a
assigné la dernière place à certaines d’entre nous toutes, qui, par elles-mêmes, n’ont pas même de son.
Et il semble bien que les voyelles observent ces lois.
6.– « Mais ce Tau, car je ne puis lui donner un nom plus funeste que celui qu’il porte6, ce Tau qui, par
les dieux, ne serait pas seulement entendu, si deux lettres d’entre vous, qui sont bonnes et gracieuses à
voir, l’alpha et l’upsilon, ne s’étaient unies à lui, ce Tau, dis-je, a osé m’outrager plus qu’aucune autre
lettre qui ait jamais commis de violence ; il m’a expulsé des noms et des verbes de mes pères et il m’a
chassé à la fois des conjonctions et des prépositions, si bien que cette étrange ambition devient
insupportable. Par où et par qui il a commencé, il est temps de le dire.
7.– « J’étais un jour en voyage à Kybélon, petite localité assez agréable, qui est, dit-on, une colonie
d’Athènes7. Je menais avec moi cet excellent rô, le meilleur des voisins. J’étais descendu chez un poète
comique du nom de Lysimaque8, d’origine béotienne, à ce qu’il paraissait, mais qui voulait passer pour
être originaire du cœur de l’Attique. C’est chez cet hôte que je pris sur le fait l’ambition de ce Tau. Tant
qu’il borna ses entreprises à dire tétarra [“quatre”] et tétarrakonta [“quarante”], me dépouillant ainsi de
lettres nées avec moi, je ne vis là qu’un échange amical entre lettres nourries ensemble ; lorsque, en
outre, il prononça, en se les appropriant, tèméron [“aujourd’hui”] et autres mots semblables qu’il tirait à
lui, j’entendis encore cette prononciation avec patience et je n’en fus pas trop dépité.
8.– « Mais depuis que, ayant commencé par ces mots, il a pris la hardiesse de dire kattitéron [“étain”] et
kattuma [“cuir de soulier”] et pitta [“poix”] et qu’il n’a pas rougi de prononcer même basilitta [“reine”],
je n’en suis pas médiocrement vexé et je bous de colère, dans la crainte que, avec le temps, on n’en
vienne à nommer aussi les suka [“figues”] des tuka. Au nom de Zeus, pardonnez une juste colère à une
lettre réduite au désespoir et dénuée de tout secours ; car ce n’est pas à une perte légère et commune que
je suis exposé : on me dépouille de lettres qui ont été mes camarades et mes compagnes d’école. Il a
arraché pour ainsi dire de mon sein la kissa [“pie”] oiseau bavard, et l’a nommée kitta ; il m’a enlevé la
fassa [“colombe”], avec les nèssai [“canards”] et les kossufoi [“merles”], malgré l’interdiction
d’Aristarque. Il m’a arraché aussi pas mal de mélissai [“abeilles”] ; puis il est venu en Attique, et, du
milieu même de ce pays, il a enlevé, contre toute justice, l’Hymesse, et l’a pris sous vos yeux et ceux
des autres lettres.
9.– « Mais que dis-je ? Il m’a chassé de la Thessalie entière qu’il veut appeler Thettalie, et il m’a fermé
toute la thalassa [“mer”]. Il n’a même pas épargné les seutlia [“bettes”] des jardins. C’est au point qu’il
ne m’a même pas laissé, comme on dit, un passalos [un “clou”]. Cependant, que je sois une lettre
patiente, vous m’en êtes témoins vous-mêmes ; car je n’ai jamais eu de querelle avec le dzêta pour
m’avoir arraché smaragdos [“émeraude”] et m’avoir enlevé Smyrne tout entière9 ; ni avec le xi pour
avoir enfreint toutes les sunthèkai [“contrats”], avec l’aide de l’historien Thucydide10, qu’il a eu pour
allié dans cette affaire. Je pardonne à mon voisin, le rô, qui était malade, d’avoir planté mes mursinai
[“myrtes”] chez lui et de m’avoir, dans un accès d’humeur, frappé sur la korsè [“joue”]. Voilà comme je
suis.
10.– « Mais ce Tau ! voyons comme il est violent de nature même avec les autres lettres. Car il ne s’est
pas abstenu non plus de toucher aux autres : il a violenté le delta, le thêta, le dzêta, et, peu s’en faut,
toutes les lettres. Appelez-moi les lettres mêmes qu’il a violentées. Vous entendez, voyelles juges, ce
que dit le delta : « Il m’a enlevé endéléchéia [“continuité”], voulant qu’on dise contre toutes les lois
entéléchéia. Écoutez le thêta qui se frappe la tête et s’arrache les trichès [“cheveux”] pour avoir été
dépouillé de kolokunthès [“coloquinte”], et le dzêta, auquel il a enlevé suridzein [“jouer de la syrinx”] et
salpidzein [“jouer de la trompette”], en sorte qu’il ne lui est même plus permis de grudzein [“grogner”].
Qui pourrait supporter cela ? Quelle peine pourrait égaler les forfaits de ce Tau ?
11.– « Mais ce n’est pas seulement à la tribu des lettres, ses parentes, que s’adresse sa méchanceté ; il
s’attaque aussi maintenant aux hommes et voici comment. Il ne leur permet plus d’user droitement de
leur langue. Juges, puisque, à propos des hommes, j’ai parlé de la glôssa [“langue”], je dois dire qu’il
m’a encore chassé de ma place dans ce mot et que de glôssa il fait glôtta. Quel fléau pour la langue que
ce Tau ! Mais je reviens à ce que je disais et je vais prendre la défense des hommes et relever ses délits à
leur égard. Il essaye en effet, par les entraves qu’il met à leur voix, de la torturer et de la mettre en
pièces. Si l’un d’eux, à la vue d’une belle chose, veut dire qu’elle est kalon [“belle”], il se jette à la
traverse et les contraint à dire talon ; car il veut la première place en toutes choses. Qu’un autre parle de
klèma [“cep de vigne”], aussitôt, par un abus vraiment tlèmôn [“misérable”], il fait de klèma tlèma. Et ce
n’est pas seulement les gens du commun qu’il violente ainsi ; il s’en prend même au Grand Roi devant
qui, dit-on, la terre et la mer ont cédé et changé de nature, et, de Cyrus qu’il était, il en a fait un turon
[“fromage”].
12.– « Et voilà le mal qu’il fait aux hommes en ce qui concerne la parole ; mais, de fait, comment les
traite-t-il ? Les hommes gémissent et déplorent leur sort, et maudissent souvent Cadmos, parce qu’il a
introduit le Tau dans la famille des lettres. Ils disent que c’est en imitant le corps de cette lettre et en
copiant sa figure que les tyrans ont fabriqué des bois pareils à lui pour y mettre les hommes en croix ; et
c’est de lui qu’on a donné son nom funeste à cette funeste invention. En raison de tous ces crimes,
combien de morts pensez-vous que le Tau mérite ? Pour moi, je crois être juste en disant qu’il n’y a
qu’un supplice qui lui convienne, c’est qu’il soit attaché à sa propre figure, celle qu’il a fabriquée pour
en faire un stauros [“croix”], nom qu’elle a reçu des hommes. »

1. Dans l’Athènes classique, on datait l’année par le nom de l’archonte, c’est-à-dire du magistrat principal, en fonction. Le début du texte
correspond à l’acte d’accusation qui était lu par un greffier devant le tribunal. Il ressemble à un acte légal inscrit sur une pierre. Mais c’est une fiction,
car il n’y avait plus d’archonte à Athènes à l’époque de Lucien. Le nom de l’archonte inventé par Lucien contient une double référence au philologue
Aristarque de Samothrace (216-144 av. J.-C.) et à l’écrivain et philosophe Démétrios de Phalère (seconde moitié du IVe siècle av. J.-C.).

2. Quatrième mois du calendrier athénien correspondant à la deuxième moitié du mois d’octobre et à la première moitié du mois de novembre.

3. Début du plaidoyer de la lettre sigma.


4. Cadmos était né à Tyr, qui était alors située sur une île. Il passait pour avoir introduit en Grèce l’alphabet phénicien ; voir Hérodote, V, 58.
Cet alphabet aurait ensuite été complété par Palamède, héros malheureux de la guerre de Troie, et par le poète Simonide (vers 566-466 av. J.-C.) : voir
Pline, VII, 192 ; Tacite, Annales, XI, 14.

5. Il s’agit des liquides (lambda, mu, nu, rô), de la sifflante sigma et des sons doubles (dzèta, xi, psi).

6. Le tau a la forme d’une croix et peut donc faire penser à la crucifixion, voir ci-dessous, 12.

7. On ne connaît pas de colonie athénienne qui porte ce nom.

8. Inconnu. Bien que né en Béotie, il prétend être originaire de l’Attique du fait que le dialecte béotien fait au tau une place analogue à celle
qu’il occupe dans le dialecte attique.

9. Les graphies zmaragdos et Zmyrna sont attestées.

10. Cet historien athénien du Ve siècle av. J.-C. emploie des formes anciennes du dialecte attique.
17
LE BANQUET OU LES LAPITHES
Ce dialogue met en scène le personnage de Lykinos1 – un des masques littéraires de Lucien – ainsi
qu’un certain Philon, qui demande à Lykinos de lui raconter le repas de noces auquel il a assisté, le jour
précédent. Aristainétos mariait sa fille Cléanthis à Chairéas, fils du banquier Eucritos, et le banquet, a-t-
il entendu dire, a tourné à la rixe et a fini dans le sang. Sans se faire longtemps prier, Lykinos lui fait un
récit circonstancié des événements.
À ce banquet participent la fine fleur de la philosophie, toutes sectes confondues, et des hommes
de lettres : le vieux stoïcien Zénothémis, et avec lui, Diphilos, surnommé « le Labyrinthe », précepteur
du fils de l’hôte ; le péripatéticien Cléodémos2, surnommé « la Faux » ou « l’Épée » ; Hermon
l’épicurien ; Ion le platonicien, le maître de philosophie du jeune marié, surnommé « le Canon » ; le
grammairien Histiaios ; le rhéteur Dionysodoros. Il faut encore ajouter le cynique Alkidamas, qui vient
sans être invité, et le stoïcien Hétoimoclès, qui envoie une lettre à lire publiquement durant le banquet.
De tous ces prétendus philosophes, le narrateur dresse une satire mordante. La critique est avant tout
d’ordre éthique : ces individus, qui se jugent pour certains fort savants, ont un comportement bien
éloigné des préceptes qu’ils prêchent. Leurs actions à table donnent lieu à des scènes dignes d’une
comédie et, étant rivaux, ils prennent plaisir à révéler les turpitudes de leurs confrères. Goinfrerie,
ivrognerie, indécence, débauche, appât du gain, vol, complaisances, rien n’est épargné dans la
présentation de ces personnages peu recommandables. Lykinos décrit un monde renversé, car les autres
participants au banquet, eux, ne s’enivrent pas, restent modérés, se conduisent bien ; ils se contentent de
rire du comportement de ces philosophes à l’apparence austère, qu’ils admiraient auparavant. Le
jugement de Lykinos est clair : il ne sert à rien d’avoir des connaissances quand on ne sait pas régler sa
conduite sur la vertu.
Le mordant et le sel du récit de Lykinos sont accentués par l’intertextualité à l’œuvre dans le texte.
Le titre de l’opuscule fonctionne comme une clé de lecture. Il indique les deux pôles qui orientent
l’interprétation du texte : « Le Banquet » évoque le banquet philosophique sur le modèle de ceux de
Platon, de Xénophon ou d’Athénée ; la deuxième partie du titre ramène à la mythologie et au banquet
organisé par Pirithoüs, le roi des Lapithes, à l’occasion de son mariage avec Hippodamie, au cours
duquel les Centaures ivres tentent de violer la mariée, entraînant un affrontement avec les Lapithes qui
se termine en bain de sang3. Le texte de Lucien se présente comme un anti-banquet de Platon (la
nourriture prend le pas sur la conversation et l’âgon philosophique tourne au combat physique) et prend
progressivement des allures de banquet des Lapithes.
E. M.

1.– PHILON4. — On dit, Lykinos, que vous avez eu hier des passe-temps variés, chez Aristainétos5,
pendant le dîner, que vous y avez entendu des discussions philosophiques qui ont provoqué une rixe
violente, que, s’il en faut croire Charinos6, on est allé jusqu’aux blessures et que c’est le sang qui a mis
fin à la réunion.
LYKINOS. — Et d’où Charinos a-t-il appris cela, Philon ? Il n’était pas du dîner.
7
PHILON. — Il disait le tenir de Dionicos , le médecin. Or Dionicos était, je crois, parmi les
convives.
LYKINOS. — Il est vrai ; mais lui-même n’a pas assisté à toute la dispute dès le début : il est arrivé
tard, presque au milieu de la bataille, un peu avant les coups. Aussi je m’étonne qu’il ait pu faire un
rapport bien clair, puisqu’il n’était pas là, quand les philosophes ont entamé cette dispute qui s’est
terminée dans le sang.
2.– PHILON. — C’est pour cela, Lykinos, que Charinos lui-même m’a engagé à venir te trouver, si je
voulais savoir la vérité et la manière dont les choses se sont passées. Car Dionicos lui-même lui a dit
qu’il n’avait pas assisté à toute la séance, mais que tu savais, toi, exactement ce qui s’était passé et que
tu avais retenu les discours mêmes ; car tu ne suis pas ces discussions d’une oreille distraite ; tu les
écoutes, au contraire, avec une sérieuse attention. Hâte-toi donc de me servir ce régal divertissant. Je
n’en vois pas au monde de plus agréable, d’autant plus que nous sommes à jeun et que nous allons nous
régaler pacifiquement, sans effusion de sang, loin des traits, en voyant jeunes et vieux se livrer aux
brutalités de l’ivresse et, sous l’influence du vin, dire et faire les choses les plus inconvenantes.
3.– LYKINOS. — Tu veux, Philon, que je rende publics des actes si violents et que je raconte en détail
des excès nés du vin et de l’ivresse ? Il faudrait plutôt les ensevelir dans l’oubli et mettre tout cela sur le
compte d’un dieu, je veux dire de Dionysos8 ; car il n’est point, que je sache, d’homme qu’il n’oblige à
s’initier à ses mystères et à célébrer ses orgies. Vois donc s’il n’y aurait pas quelque malignité à juger à
la grande rigueur des choses qu’il serait bon de laisser dans la salle du festin, en la quittant. « Je hais, dit
un poète, le convive qui a de la mémoire9. » Dionicos aussi a eu tort de rapporter cette querelle à
Charinos et de verser les restes empuantis de la veille sur la tête de vénérables philosophes. Quant à
moi, Dieu me préserve de rien dire de semblable !
4.– PHILON. — Tu te fais prier, Lykinos. Tu as tort d’en user ainsi avec moi. Je sais fort bien que tu as
beaucoup plus envie de parler que moi de t’entendre, et je crois bien, qu’à défaut d’auditeurs, tu
t’adresserais volontiers à une colonne ou à une statue pour lui débiter tout ce que tu sais sans reprendre
haleine. En tout cas, si je voulais m’en aller en ce moment, tu ne me laisserais pas partir sans t’avoir
entendu, tu me retiendrais, tu me suivrais, tu me prierais de t’écouter10. Moi aussi, je vais faire des
façons avec toi. Allons, s’il te plaît, nous informer à quelque autre. Toi, tu ne me diras rien.
LYKINOS. — Ne te fâche pas. Je vais te raconter la chose, puisque tu le désires si vivement ; mais
garde-toi bien de la divulguer.
PHILON. — Si je n’ai pas entièrement oublié mon Lykinos, il fera cela mieux que moi et il sera le
premier à le dire à tout le monde ; il n’aura pas besoin de moi pour cela.
5.– Mais dis-moi d’abord une chose : c’est à l’occasion du mariage de son fils Zénon11 qu’Aristainétos
vous a régalés ?
LYKINOS. — Non, c’est sa fille Cléanthis qu’il mariait au fils d’Eucritos, le banquier, à ce jeune
homme qui étudie la philosophie.
PHILON. — C’est, par Zeus, un bien joli garçon, mais encore tendre et à peine mûr pour le
mariage.
LYKINOS. — C’est qu’Aristainétos ne voyait pas, je pense, de parti plus sortable. Ce garçon a la
réputation d’être sage, il s’applique à la philosophie ; de plus, il est le fils unique du riche Eucritos. Voilà
pourquoi on l’a préféré comme époux à tous les autres.
PHILON. — C’est une raison décisive que la richesse d’Eucritos. Mais enfin, Lykinos, quels étaient
les convives ?
6.– LYKINOS. — Il est inutile que je te les nomme tous ; mais parmi les philosophes et les orateurs – ce
sont ceux-là, je pense, que tu veux surtout connaître – il y avait le vieux Zénothémis12 du Portique13 et
avec lui Diphilos, surnommé le Labyrinthe, qui est le maître de Zénon, fils d’Aristainétos ; ensuite le
péripatéticien Cléodémos, tu sais, ce bavard, ce disputeur que ses disciples appellent l’Épée et le
Couteau. Il y avait aussi l’épicurien Hermon. Lorsqu’il entra, les stoïciens le regardèrent de travers et
détournèrent le visage. Il était visible qu’ils en avaient horreur comme d’un parricide et d’un sacrilège.
Ces philosophes étaient les amis et les intimes d’Aristainétos ; c’est en cette qualité qu’ils avaient été
conviés au dîner, et avec eux le grammairien Histiaios et le rhéteur Dionysodoros.
7.– Du côté du marié Chairéas, on avait invité Ion, le platonicien, son maître, personnage vénérable à
voir, majestueux comme un dieu, sur les traits duquel on lisait sa haute vertu. Le peuple l’a surnommé la
Règle, eu égard à la droiture de son esprit. À son entrée, tout le monde se leva, on le salua comme un
être supérieur ; en un mot, l’apparition de cet admirable Ion fut comme l’arrivée d’un dieu.
8.– Quand l’assemblée fut à peu près au complet et qu’il fallut se mettre à table, les femmes occupèrent
tout le lit qui se trouvait à droite en entrant, car elles étaient nombreuses. Elles entouraient la jeune
épousée complètement cachée sous son voile. Le reste de la compagnie fut rangé en face de la porte,
chacun suivant sa dignité.
9.– Vis-à-vis des femmes, Eucritos occupait la première place, Aristainétos la seconde. Ensuite on
contesta s’il fallait placer d’abord Zénothémis, le stoïcien, vu son grand âge, ou Hermon l’épicurien, qui
était prêtre des Dioscures14 et de la première famille de la ville. Mais Zénothémis trancha la question, en
disant : « Si tu me places, Aristainétos, après cet homme, cet épicurien, pour ne rien dire de plus
injurieux, je m’en irai en te laissant tout ton dîner » ; et en même temps, il appelait son esclave et faisait
mine de sortir. Alors Hermon : « Prends la première place, Zénothémis, dit-il. Mais, n’y eût-il pas
d’autre considération, il était de la bienséance de la céder à un prêtre, si grand que soit ton mépris pour
Épicure. – Je me moque, répliqua Zénothémis, d’un prêtre épicurien, » et en disant cela, il s’assit.
Hermon prit néanmoins place près de lui, puis Cléodémos le péripatéticien, puis Ion, et, au-dessous
d’Ion, le marié, et après, moi, et, à côté de moi Diphilos, puis au-dessous de Diphilos, Zénon, son
disciple, ensuite le rhéteur Dionysodoros et le grammairien Histiaios.
10.– PHILON. — Eh mais ! Lykinos, c’est un Musée15 que ce banquet où les sages sont en majorité, et je
ne puis que louer Aristainétos, qui, célébrant la plus désirée des fêtes, a voulu y inviter les plus sages de
préférence aux autres, a choisi les coryphées de chaque secte et les a tous invités indistinctement, sans
admettre les uns à l’exclusion des autres.
LYKINOS. — C’est qu’aussi, mon ami, Aristainétos n’est pas un riche vulgaire : il aime
l’instruction et il passe la plus grande partie de son temps avec ces philosophes.
11.– Le commencement du repas se passa dans le calme. On avait apprêté des mets de toute espèce ;
mais il n’est pas nécessaire, je pense, que je t’énumère tout, sauces, gâteaux, condiments : tout y était à
profusion. À ce moment, Cléodémos, se penchant vers Ion : « Tu vois ce vieux, dit-il (il parlait de
Zénothémis ; car je prêtais l’oreille), tu vois comme il se gorge de viandes, comme il a taché de sauce
tout son habit et quels morceaux il passe à son esclave debout derrière lui. Il s’imagine qu’on ne le voit
pas et il oublie qu’il y a des gens à côté de lui. Signale donc ce manège à Lykinos, afin qu’il en soit
témoin. » Je n’avais nul besoin d’Ion pour me le faire remarquer ; il y avait longtemps que je l’avais vu
de mon observatoire.
12.– Cléodémos avait à peine fini de parler que le cynique Alkidamas16 entra en coup de vent dans la
salle, sans avoir été invité, et lança plaisamment le mot connu : « Ménélas vint sans être prié17. » Son
procédé parut impudent à la plupart des assistants, qui lui rétorquèrent les citations ordinaires qui
viennent à l’esprit. L’un dit : « Tu as perdu l’esprit, Ménélas18 », l’autre : « Mais cela ne plut pas à
l’esprit d’Agamemnon19 », et autres traits plaisants, appropriés à la circonstance, qu’on murmurait entre
ses dents. Cependant personne n’osait parler ouvertement, car on avait peur d’Alkidamas, qui est
particulièrement fort en gueule et qui est le plus criard de tous les cyniques, talent qui le place au-dessus
des autres et le rend très redoutable à tout le monde.
13.– Aristainétos, lui ayant adressé un compliment de bienvenue, lui dit de prendre un siège et de
s’asseoir près d’Histiaios et de Dionysodoros. « Ah, fi ! repartit le cynique, c’est une mollesse par trop
féminine que de s’asseoir sur un siège ou sur un lit et de manger, comme vous le faites, couchés à la
renverse, ou peu s’en faut, sur ce lit moelleux et appuyés sur des tapis de pourpre. Pour moi, je dînerai
debout, en me promenant dans la salle. Quand je serai fatigué, j’étendrai mon manteau à terre et je me
coucherai dessus, en m’appuyant sur le coude, comme on représente Héraclès20. — À ta guise, dit
Aristainétos, fais comme il te plaira. » Dès ce moment Alkidamas se mit à faire le tour de la salle tout en
mangeant ; il se déplaçait comme les Scythes, à la recherche d’un pâturage plus abondant, et il circulait
avec les servants qui portaient les plats.
14.– Mais, tout en mangeant, il ne restait pas inactif : il dissertait sur la vertu et le vice et se moquait de
l’or et de l’argent. Il demandait à Aristainétos quel intérêt avaient pour lui ces coupes si nombreuses et
si grandes, qui avaient tout juste l’usage de coupes d’argiles. Comme il commençait à ennuyer la
compagnie, Aristainétos le fit taire pour un moment, en faisant signe à son esclave de lui présenter une
grande coupe remplie de vin pur21. Il croyait avoir eu en cela une excellente idée. Il ne se doutait pas de
quels maux cette coupe allait être la cause. Alkidamas la prit et se tut quelques instants. Il se laissa
tomber sur le plancher et s’étendit à demi nu, comme il nous en avait menacés, s’appuyant sur son
coude relevé et tenant la coupe dans sa main droite, tel que les peintres représentent Héraclès chez
Pholos22.
15.– Mais la coupe ne cessait pas de circuler dans le reste de l’assemblée ; on portait des santés, on
causait ; on avait apporté des lumières. À ce moment, je vis sourire l’esclave qui se tenait debout près de
Cléodémos et qui était un joli échanson. Je crois, en effet, devoir rapporter les incidents accessoires du
festin, surtout les épisodes piquants. Je cherchais ce qui avait pu faire sourire le jeune garçon, lorsque,
un instant après, il s’approcha pour reprendre la coupe de la main de Cléodémos. Celui-ci lui serra le
doigt et lui donna, avec la coupe, deux drachmes, je crois. Le garçon sourit de nouveau en se sentant
presser le doigt ; mais n’ayant sans doute pas vu les pièces de monnaie, il ne les prit pas, et les deux
drachmes tombant à terre firent du bruit ; là-dessus, tous les deux rougirent très visiblement. Les voisins
se demandaient de qui étaient les pièces ; mais le garçon affirmait qu’il ne les avait pas perdues et
Cléodémos, près de qui le bruit s’était produit, feignait de n’avoir rien laissé tomber. On laissa passer
l’incident sans y prêter attention ; car peu de gens s’en étaient aperçus. Mais je vis bien qu’il n’avait pas
échappé à Aristainétos ; car, un instant après, il fit retirer secrètement le jeune esclave et le fit passer à
une autre place, et il fit signe qu’on mît près de Cléodémos, un homme fait et déjà vieux, un muletier ou
un palefrenier. Ainsi l’affaire s’arrêta là. Mais quelle honte ç’aurait été pour Cléodémos, si le scandale,
devançant Aristainétos, s’était répandu dans toute l’assemblée, au lieu de s’éteindre aussitôt, grâce à
l’extrême adresse du maître à dissimuler ce libertinage d’ivrogne !
16.– Cependant le cynique Alkidamas, qui avait bu plus d’un coup, s’étant informé du nom de la jeune
mariée, commanda le silence d’une voix de tonnerre, et, regardant du côté des femmes, s’écria : « Je
bois à ta santé, Cléanthis, au nom d’Héraclès, notre fondateur. » Ce toast ayant soulevé une hilarité
générale : « Vous riez, gredins, reprit-il, parce que j’ai porté la santé de la mariée, en invoquant notre
dieu Héraclès ! Eh bien, sachez que, si elle ne reçoit pas la coupe de ma main, elle n’aura jamais de fils
qui me ressemble, qui ait une force invincible, un esprit libre, un corps vigoureux. » En même temps, il
se découvrait jusqu’aux parties honteuses. Là dessus, les convives se mirent à rire de plus belle. Alors il
se dressa indigné, lançant des regards aigus et furieux, qui annonçaient de prochaines hostilités. Peut-
être allait-il frapper quelqu’un de son bâton, si l’on n’eût apporté fort à propos un énorme gâteau. À
cette vue, il s’adoucit, calma sa colère et suivant le gâteau à la piste, il s’en gorgea.
17.– Déjà la plupart des convives étaient ivres et la salle retentissait de cris. En effet, le rhéteur
Dionysodoros récitait l’un après l’autre certains discours de sa composition et se faisait applaudir par les
valets qui étaient debout derrière lui. De son côté, le grammairien Histiaios, assis à la dernière place,
récitait des vers ; il fondait ensemble des passages de Pindare, d’Hésiode et d’Anacréon pour composer
de ces éléments divers une ode unique tout à fait ridicule, où se trouvaient en particulier des vers qui
semblaient présager ce qui allait arriver :

Ils entrechoquèrent les boucliers23,

et :

Alors s’élevèrent des gémissements et des cris de triomphe des guerriers24.

D’autre part Zénothémis lisait un petit livre d’une écriture menue25 que son esclave lui avait
remis.
18.– Cependant ceux qui apportaient les plats ayant, suivant leur habitude, interrompu le service
quelques instants, Aristainétos, qui avait pris ses dispositions pour que même cet intervalle fût occupé
par des divertissements, au lieu de rester vide, dit au farceur qui venait d’entrer de dire ou de faire des
bouffonneries pour accroître encore la gaieté des convives. On vit alors s’avancer un homme laid, dont
la tête était rasée, à l’exception de quelques cheveux qui se dressaient sur le sommet du crâne. Il se mit à
danser en se disloquant et se tortillant, pour paraître plus ridicule et il récita en battant la mesure des
anapestes26 qu’il prononçait avec un accent égyptien ; enfin il lança des piques aux assistants.
19.– Ceux dont il se moquait ne faisaient qu’en rire ; mais lorsqu’il lança sur Alkidamas quelque trait du
même genre, en l’appelant petit chien de Mélite27, celui-ci se fâcha. Il était d’ailleurs visible qu’il
enviait le succès du bouffon qui accaparait l’attention de l’assemblée. Il jeta son manteau et provoqua le
railleur au pancrace28, menaçant, s’il refusait, de lui asséner son bâton sur la tête. Alors le malheureux
Satyrion – c’est ainsi que s’appelait le bouffon – se mit en position et lutta. C’était un spectacle
particulièrement plaisant de voir un philosophe aux prises avec un bouffon et frappant et frappé tour à
tour. Parmi les assistants, les uns rougissaient, les autres riaient. À la fin, Alkidamas, fatigué de recevoir
des coups, fut mis hors de combat par ce petit homme exercé à la lutte. Ce fut alors une explosion de
rires, aux dépens des combattants.
20.– Quelques instants après la bataille, on vit entrer le médecin Dionicos. Il avait été, disait-il, mis en
retard par une visite qu’il avait faite à un client atteint de frénésie29, le flûtiste Polyprépon. Il raconta
ensuite une histoire plaisante. Il nous dit qu’il était entré chez son client, sans savoir qu’il était déjà en
proie à la maladie, que son homme se levant brusquement avait fermé la porte et, tirant son poignard, lui
avait présenté ses flûtes en lui ordonnant d’en jouer, puis que, voyant qu’il n’y réussissait pas, il l’avait
frappé avec une courroie sur le revers des mains. À la fin, pour échapper au grand danger où il se
trouvait, Dionicos avait eu l’idée de le provoquer au combat, en stipulant que le vaincu recevrait un
certain nombre de coups ; il avait lui-même joué le premier, et mal ; puis, remettant les flûtes au malade,
il avait reçu de lui la courroie et le poignard et les avait aussitôt jetés par la fenêtre dans la partie de la
cour qui était ouverte au grand air. Luttant dès lors avec plus de sûreté, il avait appelé les voisins, et
ceux-ci, ayant enfoncé la porte, l’avaient tiré d’affaire. Il montra les marques des coups et des
égratignures qu’il avait au visage. Dionicos, par ce récit, n’obtint pas moins de succès que le bouffon. Il
se glissa ensuite près d’Histiaios et dîna de ce qui restait. C’est un dieu qui nous l’envoya30 ; car sa
présence fut fort utile par la suite.
21.– À ce moment, en effet, un esclave s’avança au milieu de la salle. Il déclara qu’il venait de la part
d’Hétoimoclès, le stoïcien, avec une lettre que son maître lui avait ordonné de lire dans l’assemblée de
manière à être entendu de tous, après quoi il devait se retirer. Aristainétos lui en ayant donné la
permission, il s’approcha de la lampe et lut.
PHILON. — C’était sans doute, Lykinos, un éloge de la mariée ou un épithalame, comme on en fait
communément ?
LYKINOS. — Nous nous attendions certainement, nous aussi, à quelque chose de semblable ; mais
nous étions bien loin de la vérité ; car voici le contenu de la lettre :
HÉTOIMOCLÈS, PHILOSOPHE, À ARISTAINÉTOS

22.– « Ce que je pense des festins, ma vie tout entière en témoigne. Je suis importuné tous les jours par
une foule de gens beaucoup plus riches que toi ; mais je ne me suis jamais rendu à leurs sollicitations ;
car je connais trop les désordres et les violences auxquels on se livre dans les festins. C’est à ta personne
seule que j’en ai et je crois mon ressentiment fondé ; car, malgré la cour assidue que je te fais depuis si
longtemps, tu n’as pas daigné me compter parmi tes amis et je me vois seul exclu de tes bonnes grâces,
bien que nos maisons soient voisines. À te voir si ingrat, je sens redoubler mon chagrin. Car je ne suis
pas homme à mettre mon bonheur dans un morceau de sanglier, ou de lièvre, ou de gâteau, tous mets
dont je puis me régaler à satiété chez d’autres personnes qui connaissent les convenances. Aujourd’hui
même, je pouvais assister chez mon élève Pamménès à un festin qu’on dit somptueux. Je n’ai point
voulu me rendre à ses instances, parce que je me gardais pour toi, sot que je suis.
23.– « Mais toi, tu m’as laissé de côté, pour en traiter d’autres, et cela n’a rien que de naturel ; car tu ne
sais pas encore discerner le meilleur et tu n’as pas l’imagination compréhensive31. Mais je sais d’où me
vient le coup : c’est de tes admirables philosophes Zénothémis et le Labyrinthe, auxquels (qu’Adrastée32
ne m’entende pas) je pourrais en un instant, j’en suis sûr, fermer la bouche par un seul syllogisme33. Que
l’un d’eux dise ce qu’est la philosophie, qu’il explique la notion élémentaire de la différence qu’il y a
entre l’état accidentel et l’état habituel ; car je ne leur propose pas ces questions embarrassantes du
cornu34, du sorite35 ou du moissonnant36. Tu peux faire ton profit de leurs leçons ; mais moi, qui tiens
que l’honnête seul est un bien, je supporterai facilement l’outrage que tu me fais.
24.– « Néanmoins, pour que tu ne puisses pas par la suite recourir à cette excuse, que ton oubli a pour
cause le trouble et l’embarras considérable où tu étais, je t’ai salué deux fois aujourd’hui, le matin sur le
pas de ta porte, et, plus tard, lorsque tu sacrifiais dans le temple des Dioscures37. Et si je te dis ceci, c’est
pour me justifier aux yeux de ceux qui sont ici présents.
25.– « Maintenant, si tu t’imagines que c’est pour ton repas que je suis fâché, songe à l’aventure
d’Œnée38 et tu verras qu’Artémis aussi fut irritée d’être la seule qu’il n’eût pas appelée à son sacrifice,
lorsqu’il régalait les autres dieux. Homère dit à ce propos :

Il l’avait oubliée ou n’y avait pas pensé, et, dans son aveuglement, il avait fait une grande faute39 ;

et Euripide :

Voilà la terre de Calydon, avec ses plaines heureuses, en face de la terre de Pélops40 ;

et Sophocle :

La fille de Léto, la déesse qui frappe au loin, envoya un sanglier monstrueux dans les champs d’Œnée41.

26.– « Je t’ai servi ces quelques exemples entre beaucoup d’autres pour te faire connaître quel homme tu
as laissé de côté pour traiter un Diphilos, auquel tu as confié ton fils. Mais en ceci, tu as raison ; car il a
su se rendre agréable au jeune homme pour lequel il a des complaisances. Si je pouvais parler sans honte
de pareilles choses, j’en aurais d’autres à t’apprendre ; d’ailleurs tu pourras t’en assurer, si tu veux, près
de Zopyre, le pédagogue42 de ton fils. Mais il ne faut point troubler la noce ni médire d’autrui, surtout
sur des sujets aussi honteux. Il est vrai que Diphilos le mériterait bien, lui qui m’a enlevé deux
disciples ; mais par respect pour la philosophie, je garderai le silence.
27.– « J’ai donné ordre à mon valet, dans le cas où tu lui donnerais un morceau de sanglier ou de cerf ou
de gâteau de sésame, pour me l’apporter et t’excuser de m’avoir point convié à ton dîner, de ne rien
recevoir, pour qu’on ne s’imagine pas que je l’ai envoyé pour cela. »
28.– Pendant qu’on lisait cette lettre, j’étais, mon ami, inondé de sueur, tant j’avais honte, et, comme on
dit, je souhaitais que la terre s’entr’ouvrît sous mes pas43 en voyant l’assemblée rire à chaque mot, et
surtout ceux qui connaissaient Hétoimoclès et prenaient ce philosophe à cheveux blancs pour un homme
respectable. Ils s’étonnaient qu’il eût pu leur dérober son véritable caractère et leur en imposer par sa
barbe et la sévérité de son visage. Et en effet il me semblait bien que, si Aristainétos l’avait laissé de
côté, ce n’était point par négligence, mais parce qu’il ne pouvait jamais espérer qu’il acceptât son
invitation et se commît dans un tel milieu. Aussi n’avait-il même pas jugé à propos de tenter la
démarche.
29.– Quand l’esclave eut enfin terminé sa lecture, toute l’assistance se tourna vers Zénon et Diphilos,
qui, tremblants et pâles, confessaient par leur mine décontenancée la vérité des accusations lancées par
Hétoimoclès. Quant à Aristainétos, il était troublé et plein d’inquiétude. Cependant il nous engagea à
boire, puis il essaya en souriant d’effacer l’impression faite par cet incident et congédia l’esclave en
disant qu’il s’occuperait de tout cela. Un instant après, Zénon se leva et sortit à la dérobée, sur un signe
que lui fit son pédagogue, sans doute sur l’ordre de son père.
30.– Cependant Cléodémos épiait depuis longtemps l’occasion d’attaquer les stoïciens et il étouffait de
dépit de ne pas trouver de prétexte plausible. La lettre lui fournit enfin une entrée en matière. « Voilà,
s’écria-t-il, ce que font le beau Chrysippe, l’admirable Zénon et Cléanthe44, de misérables formules, de
simples interrogations, des simulacres de philosophes, et pour le reste, des Hétoimoclès, pour la plupart.
Voyez un peu la belle lettre pour un vieillard. À la fin, Œnée devient Aristainétos et Hétoimoclès
Artémis. Par Héraclès, tout cela est d’un heureux augure et convient à la fête.
31.– — En vérité, dit Hermon, qui était assis au-dessus de lui, je suis sûr qu’il a entendu dire
qu’Aristainétos a fait apprêter un sanglier pour le banquet, et voilà pourquoi il a cru qu’il ne serait pas
hors de propos de parler du sanglier de Calydon. Au nom de Hestia, Aristainétos, envoie-lui au plus tôt
des prémices, de peur que le pauvre vieux ne soit bientôt consumé par la faim, comme Méléagre45. Au
reste, il n’en souffrirait pas : car Chrysippe regarde ces sortes d’accidents comme choses indifférentes46.
32.– — Chrysippe ! est-ce à vous d’en parler ? s’écria Zénothémis, en se réveillant et élevant la voix.
Est-ce d’après un seul homme, un hérétique, un charlatan comme Hétoimoclès, que vous jugez des
sages comme Cléanthe et Zénon ? Et qui êtes-vous, vous-mêmes, pour parler de la sorte ? N’est-ce pas
toi, Hermon, qui as coupé les boucles d’or des Dioscures47, sacrilège que tu expieras entre les mains du
bourreau ? Et toi, Cléodémos, n’as-tu pas séduit la femme de Sostratos, ton élève, et, pris en flagrant
délit, n’as-tu pas subi le châtiment le plus honteux48 ? Et vous ne vous tairez pas avec de pareils crimes
sur la conscience ? — Du moins moi, je ne prostitue pas ma femme, comme toi, repartit Cléodémos, et
je n’ai pas pris en dépôt l’argent qu’un disciple étranger avait apporté pour son voyage et je n’ai pas
ensuite juré par Athéna Poliade49 que je ne l’avais pas reçu. Je ne prête pas non plus à quatre drachmes
par mois, et je n’étrangle pas mes disciples, s’ils ne payent pas à temps le prix de mes leçons. — Il y a
du moins une chose que tu ne peux pas nier, répliqua Zénothémis, c’est d’avoir vendu à Criton50 du
poison destiné à son père. »
33.– En même temps, comme il buvait, il leur jeta au nez à tous deux ce qui restait de sa coupe, à peu
près la moitié. Ion, pour fruit du voisinage, reçut sa part d’éclaboussures : il la méritait bien. Alors
Hermon, penchant la tête, essuya le vin qui en découlait et prit les assistants à témoin de l’outrage qu’on
venait de lui faire. Pour Cléodémos, qui n’avait pas de coupe, il se retourna, cracha au visage de
Zénothémis, et de sa main gauche, le prenant par la barbe, il allait le frapper à la tempe et il aurait tué le
malheureux vieillard, si Aristainétos ne lui avait retenu la main et, passant de l’autre côté de
Zénothémis, ne s’était assis entre eux deux, pour les séparer par la muraille de son corps et les maintenir
en paix.
34.– Durant cette scène, je faisais par devers moi, Philon, des réflexions variées. Je songeais en
particulier à ce qu’on dit communément, qu’il ne sert à rien de connaître les sciences51, si l’on ne règle
pas sa conduite sur la vertu. En effet, je voyais ces hommes supérieurs en instruction prêter à rire par
leurs actions. Puis je me demandais si le vulgaire n’a pas raison de dire que la science empêche de
raisonner juste les hommes qui fixent exclusivement leur attention sur les livres et les réflexions qu’ils
contiennent. De tous ces philosophes réunis dans cette salle, il n’y en avait justement pas un seul qui ne
fût en faute : les uns commettaient des actions honteuses, les autres tenaient des propos plus honteux
encore, et je ne pouvais même plus imputer au vin leurs excès, quand je songeais à ce qu’Hétoimoclès
avait écrit sans avoir encore ni mangé ni bu.
35.– C’était le monde renversé. Les ignorants se comportaient à table avec, une décence irréprochable.
Ils se gardaient de toutes les grossièretés que provoque l’ivresse ; ils ne commettaient aucune
inconvenance. Ils se contentaient de rire, et blâmaient sans doute ceux qu’ils avaient admirés et pris
pour des êtres supérieurs d’après leur maintien. Les sages, au contraire, s’abandonnaient à tous les
excès, ils injuriaient, ils s’empiffraient, ils criaient, ils en venaient aux mains, et l’admirable Alkidamas
pissait même au milieu de la salle, sans respect pour les femmes. Et il me paraissait qu’on ne pouvait
mieux comparer ce qui se passait dans ce banquet qu’à ce que les poètes racontent de la Discorde. Parce
qu’on ne l’avait pas invitée aux noces de Pélée, elle jeta dans la salle du festin la pomme qui provoqua
une si grande guerre sous les murs d’Ilion52. Il me semblait donc qu’en jetant sa lettre, comme une
pomme, parmi les convives, Hétoimoclès avait provoqué des maux aussi graves que ceux de l’Iliade.
36.– Zénothémis et Cléodémos n’avaient pas, en effet, cessé de se quereller, parce qu’Aristainétos
s’était placé entre eux deux. « Pour le moment, dit Cléodémos, il me suffit de vous convaincre
d’ignorance, mais demain je me vengerai de vous comme il convient. Réponds-moi donc, Zénothémis,
toi ou le très sage Diphilos. Pour quelle raison, vous qui déclarez que la possession des richesses est une
chose indifférente, ne songez-vous absolument qu’à une chose, à en acquérir davantage et pourquoi
l’amour de l’argent vous fait-il rôder sans cesse autour des riches ? Pourquoi prêtez-vous à usure,
pourquoi tirez-vous les intérêts des intérêts, pourquoi n’enseignez-vous qu’à prix d’argent ? D’un autre
côté, vous affectez de haïr la volupté et vous condamnez les épicuriens, et, malgré cela, vous vous livrez
aux plaisirs les plus infâmes, actifs et passifs tout à tour. Vous vous indignez, si l’on ne vous invite pas à
dîner, et si l’on vous invite, vous mangez tellement, vous faites passer à vos valets tant de morceaux… »
En disant cela il essayait de tirer à lui la serviette que l’esclave de Zénothémis tenait en main et qui était
gonflée de viandes de toute sorte, et il était sur le point de la déployer et d’en jeter le contenu sur le sol ;
mais l’esclave la retint fortement et ne la lâcha point.
37.– Alors Hermon prit la parole : « Tu as raison, Cléodémos ; qu’ils disent pourquoi, blâmant le plaisir,
ils veulent en jouir plus que les autres. — Non, dit Zénothémis, c’est à toi, Cléodémos, de dire pourquoi
tu ne regardes pas la richesse comme une chose indifférente. — Non, c’est à toi. » Cette contestation se
prolongeait, lorsqu’enfin Ion, se penchant en avant pour qu’on le vît mieux : « Cessez, dit-il ; je vais, si
vous le voulez bien, mettre sur le tapis un sujet de conversation digne de la solennité présente. Vous,
vous parlerez et écouterez sans esprit de chicane, comme il arriva dans le Banquet de notre maître
Platon, où le passe-temps essentiel fut, vous le savez, la conversation. » Tous les assistants approuvèrent
sa proposition, surtout Aristainétos et Eucritos qui espéraient voir par ce moyen la fin de leurs ennuis. Et
alors Aristainétos repassa à sa place, comptant bien que la paix était faite.
38.– Entre-temps, on nous avait servi ce qu’on appelle le dîner parfait, une volaille pour chacun, de la
viande de sanglier, du lièvre, du poisson à la poêle, des gâteaux de sésame et toutes sortes de friandises,
et l’on pouvait emporter tout cela. Mais on n’avait pas mis un seul plat devant chaque convive. Pour
Aristainétos et Eucrite on avait servi un plat commun sur une table unique et chacun d’eux devait
prendre ce qui était devant lui. Il y avait de même un plat commun pour Zénothémis le stoïcien et
Hermon l’épicurien ; puis successivement un pour Cléodémos et Ion, et, après eux, pour le marié et pour
moi. Diphilos avait une double portion, parce que Zénon était parti. Souviens-toi de cet arrangement,
Philon, parce qu’il est important pour mon récit.
PHILON. — Je m’en souviendrai.
39.– LYKINOS. — Alors Ion parla ainsi : « Je vais donc, s’il vous plaît, dit-il, parler le premier ; » puis
après une légère pause : « Il faudrait sans doute devant des hommes tels que vous traiter des idées, des
êtres incorporels et de l’immortalité de l’âme53 ; mais, afin d’éviter les contradictions de ceux qui n’ont
pas les mêmes opinions que nous en philosophie, je vais dire ce que je pense du mariage. Le mieux
serait de s’en passer et, suivant les conseils de Platon et de Socrate, de s’adonner à l’amour des garçons,
qui seul peut nous conduire à la vertu parfaite. Mais s’il est nécessaire d’épouser des femmes, elles
devraient, suivant la doctrine de Platon, être communes entre nous, afin que nous fussions affranchis de
la jalousie. »
40.– À ce discours, si peu convenable à la circonstance, l’assemblée se mit à rire. Dionysodoros
apostropha l’orateur : « Cesse de nous chanter ces sornettes barbares ; car où pourrions-nous trouver de
la jalousie en ceci et chez qui54 ? — Tu oses parler, toi, coquin ! » répliqua Ion. Dionysodoros allait
naturellement lui renvoyer injure pour injure, quand le brave grammairien Histiaios : « Arrêtez, dit-il. Je
vais vous lire un épithalame. »
41.– Et il se mit à lire les vers élégiaques55 suivants, si j’ai bonne mémoire :

Ou telle56 que jadis dans le palais d’Aristainétos la reine, la divine Cléanthis, fut soigneusement élevée, Cléanthis, la plus belle
de toutes les vierges et qui efface à la fois Cythérée57 et Hélène. Salut à toi aussi, jeune époux, le meilleur des éphèbes de ton
âge, supérieur à Nirée et au fils de Thétis58. Nous vous chanterons souvent encore cet hymne nuptial composé pour vous deux.

42.– On rit de ces vers, tu dois bien le penser. Cependant le moment était venu d’enlever les mets qu’on
avait servis. Aristainétos et Eucritos prirent chacun ce qui était devant eux. Je pris ce qui me revenait et
Chairéas ce qui était pour lui ; Ion et Cléodémos en firent autant. Mais Diphilos, outre sa part, prétendit
emporter celle qu’on avait servie pour Zénon, qui avait quitté la salle. Il soutenait que le tout avait été
servi pour lui seul et il se battit avec les valets. Ayant empoigné la volaille, ils la tiraient l’un de son
côté, les autres du leur, comme s’il s’agissait d’enlever le corps de Patrocle59. À la fin, il fut vaincu et
lâcha prise. Les convives se divertirent beaucoup à ses dépens, surtout quand ils le virent éclater de
colère après sa défaite, comme s’il avait été victime de la plus grande injustice.
43.– Hermon et Zénothémis étaient, je l’ai dit, assis à la même table, l’un en haut, c’était Zénothémis,
l’autre au-dessous de lui. On leur avait servi des portions égales et ils les prirent paisiblement.
Cependant la volaille qui était devant Hermon, simple hasard, je crois, se trouvait être la plus grasse.
Chacun des deux devait prendre celle qui lui revenait. Or à ce moment, Zénothémis – prête-moi, Philon,
toute ton attention, car nous sommes à présent au point culminant de cette histoire – Zénothémis, dis-je,
laissant la volaille qui était de son côté, s’empara de celle qui était devant Hermon, laquelle, comme je
l’ai dit, était plus dodue. Mais Hermon le retint, ne voulant pas que son rival eût une plus grosse part que
lui. De là des cris ; puis ils en viennent aux mains et se frappent mutuellement au visage avec les
volailles mêmes ; puis, se prenant par la barbe, ils appellent à leur secours, Hermon, Cléodémos, et
Zénothémis, Alkidamas et Diphilos, et l’on prend parti qui pour l’un, qui pour l’autre, à l’exception du
seul Ion, qui garda la neutralité.
44.– Le combat devient dès lors une mêlée. Zénothémis, saisissant sur la table une coupe placée devant
Aristainétos, la lance à la tête d’Hermon :

mais elle ne l’atteignit pas, et passa près de lui pour en frapper un autre60,

le marié, dont elle fendit le crâne en deux d’une bonne et profonde blessure. Un cri s’élève
aussitôt du côté des femmes et la plupart s’élancent au milieu des combattants, en particulier la mère du
jeune homme, dès qu’elle eut vu le sang couler. La jeune épousée accourut aussi, tremblant pour son
époux. C’est alors qu’Alkidamas se distingua en combattant pour Zénothémis. Des coups de son bâton,
il brisa le crâne de Cléodémos et la mâchoire d’Hermon, et blessa plusieurs esclaves qui essayaient de
les défendre. Cependant les champions battus ne tournèrent pas le dos, et Cléodémos de son doigt tendu
creva l’œil à Zénothémis et lui trancha le nez d’un coup de dents. De son côté, Hermon voyant Diphilos
se porter au secours de Zénothémis, le précipita de son lit, la tête la première.
45.– Le grammairien Histiaios aussi fut blessé en essayant de les séparer. Il reçut, je crois, un coup de
pied dans les dents que lui lança Cléodémos croyant avoir affaire à Diphilos. Le malheureux tomba « en
vomissant des flots de sang », comme dit son Homère61. Ce n’était partout que confusion et que larmes.
Les femmes, entourant Chairéas, poussaient des cris aigus ; les autres cherchaient à arrêter le combat. Le
plus méchant de tous était Alkidamas qui, une fois qu’il eut mis en déroute ceux qu’il avait en tête, se
mit à frapper tous ceux qui se trouvèrent sous sa main, et sans doute beaucoup seraient tombés sous ses
coups, s’il n’avait pas cassé son bâton. Pour moi, debout près de la muraille, je voyais tout sans me
mêler de rien : l’exemple d’Histiaios m’avait montré comme il est dangereux de vouloir séparer de tels
champions. Tu aurais cru voir les Lapithes et les Centaures, avec les tables renversées, le sang répandu
et les coupes volant en l’air.
46.– Enfin Alkidamas, renversant la lampe, nous plongea dans des ténèbres profondes, ce qui, tu le
croiras aisément, empira beaucoup le désordre ; car il n’était pas facile de se procurer une autre lumière,
et il se passa bien des actes scandaleux dans l’obscurité. Lorsque enfin on apporta une lampe, on surprit
Alkidamas en train de dévêtir la joueuse de flûte et d’essayer de la prendre de force, et l’on vit
Dionysodoros dans une situation comique : comme il se levait, une coupe tomba de son sein. Pour se
justifier, il dit qu’Ion l’avait ramassée dans le branle-bas et la lui avait confiée, pour qu’elle ne fût pas
perdue, et Ion, par complaisance, déclara que c’était vrai.
47.– Là se termina le banquet. Les pleurs finirent par des éclats de rire aux dépens d’Alkidamas, de
Dionysodoros et d’Ion. On emporta les blessés en litière. Ils étaient en piteux état, surtout le vieux
Zénothémis, qui, tenant une main sur son nez et l’autre sur son œil, criait qu’il mourait de douleur. Aussi
Hermon, tout mal en point qu’il était – on lui avait fait sauter deux dents –, se prévalut contre lui de son
propre témoignage : « Souviens-toi, Zénothémis, lui dit-il, que tu ne regardes pas la douleur comme une
chose indifférente. » Le marié, dont Dionicos avait pansé la blessure, fut ramené dans sa maison, la tête
enveloppée de bandelettes. On le monta dans la voiture où il devait emmener sa jeune femme. Il venait,
le malheureux, de célébrer des noces bien amères. Dionicos donna aux autres blessés tous les soins qu’il
put et on les emmena coucher, vomissant en route pour la plupart. Cependant Alkidamas resta là : on ne
put le mettre dehors ; car une fois qu’il se fut affalé sur un lit, il s’endormit couché en travers.
48.– Telle fut, mon beau Philon, l’issue de ce banquet, auquel on peut fort bien appliquer ces vers d’un
poète tragique :
Nombreuses sont les formes que revêtent les volontés divines, nombreuses, les choses que les dieux font contre notre attente, et
celles que nous espérons ne se réalisent pas62.

Et en effet la manière dont tourna ce banquet fut vraiment une chose imprévue. J’ai du moins
appris par là qu’il n’est pas sûr, quand on n’a rien à y faire, de banqueter avec des philosophes comme
ceux-là.

1. Lykinos apparaît aussi dans les textes suivants : Le Pseudosophiste ou le Soléciste, Les Portraits, De la danse, Lexiphanès, L’Eunuque, Les
Amours, Défense des portraits, Conversation avec Hésiode, Hermotimos ou les Sectes, Le Navire ou les Souhaits et Le Cynique.

2. Le péripatéticien Cléodémos apparaît, ainsi qu’Ion, dans Lucien, Les Amis du mensonge, 6.

3. Sur cet épisode de la mythologie, voir notamment Ovide, Les Métamorphoses, XII, 210-535.

4. Le destinataire du traité de Lucien Comment il faut écrire l’histoire s’appelle aussi Philon.

5. Aristainétos est le nom d’un philosophe stoïcien raillé dans Lucien, Dialogues des courtisanes, 10.

6. Un personnage du nom de Charinos apparaît dans les Dialogues des morts, 5, et les Dialogues des courtisanes, 4 de Lucien.

7. Un Dionicos apparaît également dans Lucien, Le Navire, 24.

8. Dionysos est en particulier le dieu de l’ivresse et de la transe mystique.

9. Plutarque examine l’origine et le sens de ce dicton dans ses Propos de table, I, 612c sq.

10. Parallèle avec Platon, Phèdre, 228c.

11. Ce nom convient on ne peut mieux à un jeune homme qui est l’élève d’un stoïcien.

12. Zénothémis est aussi le nom d’un des héros de Lucien dans Toxaris.

13. Le stoïcisme est également appelé école du Portique, car son fondateur, Zénon, avait l’habitude d’enseigner sous un portique de l’agora
d’Athènes nommé Stoa Poikilè (en raison des fresques dont il était orné).
14. Castor et Pollux, dieux jumeaux fils de Léda et Zeus, étaient honorés en Grèce sous le nom de « Dioscures ». À Athènes, le temple qui
leur était consacré, non loin de l’Acropole, portait le nom d’Anakeion. Sur ce temple, voir Pausanias, I, 18, 1. Voir aussi Plutarque, Vie de Thésée, 33.

15. Le terme désigne de manière générale un « lieu consacré aux Muses », mais il y a sans doute une allusion au célèbre musée d’Alexandrie,
qui a hébergé de nombreux savants à l’époque hellénistique.

16. Alkidamas porte un nom forgé sur celui du patron du mouvement cynique, Héraclès-Alcide.

17. Allusion à l’arrivée de Ménélas au banquet offert par Agamemnon : Homère, Iliade, II, 408.

18. Ibid., VII, 109.

19. Ibid., I, 24.

20. Sur le rapport entre Héraclès et les cyniques, voir ci-dessous, 16. Voir aussi Lucien, Sur la mort de Pérégrinos, notamment 33 et 36.

21. L’usage habituel était de boire le vin coupé d’eau.

22. Le Centaure Pholos reçut Héraclès chez lui et lui servit à boire. Mais ils furent attaqués par d’autres Centaures qu’Héraclès tua avec des
flèches empoisonnées. Malencontreusement blessé par l’une d’elles, Pholos mourut aussi.

23. Homère, Iliade, IV, 447.

24. Ibid., 450.

25. C’est une caractéristique des ouvrages stoïciens. Voir Lucien, Les Sectes à l’encan, 23.

26. Pieds de trois syllabes, composés de deux brèves suivies d’une longue (c’est l’inverse du dactyle).

27. Mélite désigne aujourd’hui Malte. Petit chien doux et délicat, particulièrement apprécié comme animal de compagnie. Mais Mélite (ou
Mélitè) est également le nom d’un dème, à Athènes, où se trouvait un sanctuaire d’Héraclès.

28. Le troisième sport de combat des Jeux grecs (avec la lutte et la boxe), où presque tous les coups sont permis.

29. C’est-à-dire de démence.

30. Voir Eschyle, Les Perses, 164.

31. Concept stoïcien : voir Lucien, Les Sectes à l’encan, 21.

32. Divinité vengeresse, associée ou identifiée à Némésis, qui punit notamment l’hybris.

33. Lucien raille souvent les syllogismes stoïciens : voir par exemple Icaroménippe, 24 ; Les Sectes à l’encan, 22.

34. Le syllogisme du cornu était ainsi formulé : « Tu as ce que tu n’as pas perdu ; or, tu n’as pas perdu de cornes ; donc tu as des cornes. »

35. Le sorite, aussi appelé « paradoxe du tas », est fondé sur un raisonnement par récurrence. Il peut s’exposer sous différentes formes, par
exemple : un grain de blé ne fait pas un tas ; si un grain de blé ne fait pas un tas, deux grains de blé non plus. Si deux grains de blé ne font pas un tas,
trois grains de blé non plus… et dix mille grains de blé ne font pas un tas. Voir Cicéron, Premières Académiques, II, 16 (49).

36. Le moissonnant peut se présenter ainsi : « Si vous devez moissonner, il n’est pas vrai que peut-être vous moissonnerez et peut-être vous
ne moissonnerez pas, il est absolument certain que vous moissonnerez ; si vous ne devez pas moissonner, il n’est pas vrai que peut-être vous
moissonnerez, il est absolument certain que vous ne moissonnerez pas. » Ce sophisme est mentionné entre autres par Cicéron, Du destin, IX (17). Voir
A. Long et D. Sedley, Les Philosophes hellénistiques, t. II, Les Stoïciens, trad. J. Brunschwig et P. Pellegrin, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1997,
p. 170.

37. L’Anakeion : voir ici, note1.

38. Roi mythique de Calydon, en Étolie. Il oublia Artémis lors d’un sacrifice rituel. Pour se venger, celle-ci envoya un sanglier monstrueux
ravager son pays. Le fils d’Œnée, Méléagre, parvint à le tuer. Voir Lucien, Zeus tragédien, 40.

39. Iliade, IX, 537.

40. Euripide, Méléagre (TrGF, Fragment 515).

41. Sophocle, Méléagre (TrGF, Fragment 369).

42. Esclave qui accompagnait les enfants à l’école, puis précepteur.

43. Voir Homère, Iliade, VI, 281 sq.

44. Philosophes du IIIe s. av. J.-C., fondateurs du stoïcisme.

45. Le sort du héros Méléagre était lié à celui d’un tison : lorsque celui-ci serait consumé, sa vie le serait aussi. À sa naissance, Althée, la
mère de Méléagre, retira le tison du feu et le cacha, pour préserver la vie de son fils. Mais lorsque Méléagre tua les frères d’Althée, cette dernière jeta
la bûche au feu, provoquant la mort de son fils.

46. C’est-à-dire, selon la doctrine stoïcienne, des choses qui ne sont ni bien ni mal. Voir, par exemple, Épictète, Manuel, 32. Il ne faut donc ni
les rechercher ni les éviter.
47. Dans Lucien, Zeus tragédien, 25 et Timon, 4, c’est la statue de Zeus à Olympie qui est dépouillée de sa chevelure.

48. Sans doute la raphanidôsis ; voir Lucien, Sur la mort de Pérégrinos, 9.

49. Athéna, protectrice de la cité. Le serment prêté est donc particulièrement solennel.

50. Ce Criton-là agit à l’inverse de l’ami de Socrate, qui avait essayé de le convaincre de s’échapper de prison après sa condamnation à mort.

51. Le mot est ici à prendre au sens de « connaissances ».

52. Pour se venger de n’avoir pas été invitée aux noces de Pélée et Thétis, la Discorde (Éris) lança une pomme d’or qui portait la mention « À
la plus belle », provoquant la rivalité d’Héra, d’Athéna et d’Aphrodite, le jugement de Pâris en faveur de cette dernière (qui lui avait promis l’amour
d’Hélène), l’enlèvement d’Hélène et le début de la guerre de Troie. Voir Lucien, Le Jugement des déesses.

53. Thèmes platoniciens.

54. Selon le scholiaste, Dionysodoros reprocherait à Ion son emploi inapproprié du terme zélos, « envie », pour désigner la jalousie
amoureuse.

55. Des distiques élégiaques plus ou moins corrects et d’une parfaite platitude.

56. Voir le premier vers du Bouclier d’Hésiode.

57. Autre nom de la déesse Aphrodite.

58. Nirée passait pour le plus beau des Grecs après Achille, fils de Thétis. Il est mentionné à plusieurs reprises par Lucien (Timon, 23 ; La
Déesse syrienne, 40 ; Dialogues des morts, 9, 18).

59. Voir Homère, Iliade, XVII, notamment 128-139.

60. Adaptation d’Homère, Iliade, XI, 233, XIII, 605. Voir aussi Lucien, Le Pseudologiste, 27.

61. Iliade, XV, 11.

62. Épilogue chanté par le chœur dans plusieurs tragédies d’Euripide : Alceste, Andromaque, Hélène, Les Bacchantes.
18
LE PSEUDOSOPHISTE
OU LE SOLÉCISTE
Comme Lexiphanès, Le Pseudosophiste ou le Soléciste est un dialogue comique consacré au bon
usage de la langue grecque. Cette parenté thématique plaide en faveur de son authenticité, qu’on a
parfois contestée. Lykinos s’entretient avec un personnage qui prétend ne pas faire de solécismes et
reconnaître ceux que les autres commettent. Or il ne les reconnaît pas. Il est donc un pseudosophiste,
c’est-à-dire un faux savant, ou un soléciste, à savoir un homme qui parle mal le grec comme c’était le
cas, disait-on, des habitants de la ville de Soles, en Cilicie. Lykinos lui en administre la preuve en
commettant lui-même volontairement une série de solécismes que l’autre ne remarque pas (1-4). Il en va
de même pour ceux que Socrate de Mopse critiquait chez les autres et qui sont rapportés par Lykinos (5-
7). Ce dernier profère ensuite d’autres solécismes, que son interlocuteur n’aperçoit pas davantage (8-9),
puis il expose certains points de langue qui occasionnent souvent des erreurs. Le soléciste reconnaît
alors qu’il lui reste beaucoup à apprendre et les deux hommes se quittent en bons termes (10-12).
De fait, ils partagent le même intérêt pour la langue grecque, ils pourraient reprendre plus tard leur
dialogue. Celui-ci repose sur le comique de répétition. Lykinos fait délibérément des fautes qui sont
autant de pièges dans lesquels le pseudosophiste tombe chaque fois en ne les remarquant pas, alors qu’il
se prétend savant. La référence à Socrate de Mopse, grammairien inconnu de nous, introduit une
variation dans la mécanique du texte, mais non dans sa doctrine, qui consiste en un purisme linguistique
intransigeant. Ce purisme inspire à Lykinos une attitude de maître sourcilleux qui, avec une certaine
suffisance, ne cesse de fustiger les fautes des autres et l’ignorance de son interlocuteur. Mais cette
rigueur de procureur pédant n’est pas toujours fondée. Les critiques et les pinaillages de Lykinos se
révèlent souvent discutables au regard du grec le plus classique et même de celui de Lucien. Il est donc
possible que Lucien, à travers son double Lykinos et le double de ce dernier, Socrate de Mopse, ait
voulu railler l’arrogance, la cuistrerie et l’esprit chicanier de certains atticistes1 de son temps qui se
piquaient du classicisme le plus pur, alors que leur connaissance du grec était loin d’être parfaite.
A. B.

1.– LYKINOS2. — Est-ce que celui qui peut reconnaître un solécisme est aussi capable de se garder d’en
commettre
LE SOLÉCISTE. — Il me le semble.
LYKINOS. — Et celui qui ne sait pas s’en garder ne peut pas non plus déceler l’homme qui en
commet ?
LE SOLÉCISTE. — C’est vrai.
LYKINOS. — Or toi, tu prétends ne pas commettre de solécisme, ou que devons-nous dire de toi ?
LE SOLÉCISTE. — Je ne serais qu’un ignorant, si je faisais des solécismes à mon âge.
LYKINOS. — Tu pourrais donc prendre sur le fait quelqu’un qui commettrait un solécisme et le
convaincre malgré ses dénégations ?
LE SOLÉCISTE. — Certainement.
LYKINOS. — Eh bien, allons, prends-moi en flagrant délit de solécisme. J’en ferai un à l’instant.
LE SOLÉCISTE. — Eh bien, parle.
LYKINOS. — La faute est faite, et tu ne l’as pas reconnue.
LE SOLÉCISTE. — Tu plaisantes.
LYKINOS. — Non, par les dieux, car je viens de faire un solécisme, et tu ne t’en es pas plus aperçu
qu’un ignorant. Mais fais bien attention une seconde fois. Je soutiens que tu n’es pas capable de voir
l’incorrection, parce qu’il y a des choses lesquelles tu sais, et lesquelles tu ne sais pas.
LE SOLÉCISTE. — Parle seulement.
LYKINOS. — Eh bien, je viens justement encore de faire un solécisme, et tu ne l’as pas vu.
LE SOLÉCISTE. — Comment l’aurais-je vu ? Tu ne dis rien.
LYKINOS. — Moi ? Je parle, et incorrectement ; mais tu ne suis pas mes paroles. Si seulement tu
pourrais les suivre à présent.
2.– LE SOLÉCISTE. — Tu es étonnant de prétendre que je ne pourrai pas découvrir un solécisme.
LYKINOS. — Comment pourrais-tu en découvrir un seul, toi qui as méconnu les trois que j’ai
faits ?
LE SOLÉCISTE. — Trois ? Lesquels ?
3
LYKINOS. — Trois complets et déjà barbus .
LE SOLÉCISTE. — Je pense que tu plaisantes.
LYKINOS. — Et moi, que tu ne sais pas reconnaître les fautes qu’on fait en parlant.

LE SOLÉCISTE. — Comment les reconnaître, quand on ne dit rien ?


LYKINOS. — On a dit et commis quatre solécismes, mais tu ne les as pas reconnus. Tu aurais fait
quelque chose de belle, si tu les avais remarqués.
LE SOLÉCISTE. — Belle, non, mais nécessaire, après ce que j’ai dit.
LYKINOS. — Mais cette fois-ci encore, tu n’as rien vu.
LE SOLÉCISTE. — Comment, cette fois-ci ?
LYKINOS. — Quand j’ai dit que tu aurais fait quelque chose de belle.

LE SOLÉCISTE. — Je ne sais pas ce que tu veux dire.


LYKINOS. — C’est bien dit : tu ne sais pas en effet. Remonte à ce que j’ai dit auparavant ; car tu
ne veux pas me suivre. Si tu voulais me suivre, tu comprendras.
3.– LE SOLÉCISTE. — Je le veux ; mais tu n’as fait aucune des fautes qu’on commet, quand on parle un
langage incorrect.
LYKINOS. — Vraiment ce que je viens de dire te paraît une faute légère ? Cependant suis-moi
encore, puisque tu n’as pas vu que je sortais du droit chemin.
LE SOLÉCISTE. — Ma foi, non, je ne l’ai pas vu.
LYKINOS. — J’ai laissé le lièvre courir au galop. Ne l’as-tu pas vu passer ? En ce moment encore
on peut l’apercevoir. Autrement, il y aura une foule de lièvres pris au solécisme sans que tu les voies.
LE SOLÉCISTE. — Je les verrai.

LYKINOS. — Cependant tu ne les as pas vus.


LE SOLÉCISTE. — Tu m’étonnes.
LYKINOS. — C’est ton excès d’érudition qui fait tort. C’est pour cela qu’ici encore tu n’as pas
remarqué le solécisme. Car je n’ai pas ajouté à qui il fait tort.
4.– LE SOLÉCISTE. — Je ne comprends pas ce que tu veux dire par là. Cependant j’ai déjà pris beaucoup
de gens à faire des solécismes.
LYKINOS. — Alors tu m’y prendras moi aussi, quand tu deviendras un de ces petits enfants qui
lettent leurs nourrices. Ou si tu ne vois pas à présent le solécisme que je viens de commettre, les petits
enfants même en agrandissant ne feront pas de solécismes aux yeux d’un homme qui n’y entend rien.
LE SOLÉCISTE. — C’est la vérité.

LYKINOS. — Cependant si ces fautes nous échappent, nous ne reconnaîtrons pas nos propres
fautes ; car voilà encore un solécisme qui t’a échappé. Ne dis donc plus que tu es capable de reconnaître
un solécisme chez un autre et de n’en pas commettre toi-même.
5.– Après cette leçon de ma part, écoute maintenant Socrate de Mopse4 que j’ai rencontré en Égypte.
Voici les remarques qu’il faisait, sans blesser ni confondre ceux qui parlaient incorrectement. Quelqu’un
lui ayant demandé à quel moment il sortirait : « Qui est-ce qui peut te répondre, dit-il, sur le moment
d’aujourd’hui, bien qu’il ait l’intention de sortir ? » Un autre ayant dit : « J’ai bien assez avec les biens
paternels5. — Que dis-tu, répliqua-t-il, ton père est donc mort ? » Comme un autre disait : « C’est mon
compatriote6. — Je ne savais pas, dit-il, que tu étais barbare. » Un autre ayant dit : « Un tel est en
ivresse7 ! — Sa pauvresse de mère ? Ou que veux-tu dire ? » À un autre qui avait dit : « les
dialogueurs », il répondit : « Tu doubles les monologueurs8. » Quelqu’un disait, en mettant deux m, « Il
est émmolu (pour résolu). — Alors, s’il est émmolu, il touchera des émmoluements9 », dit-il. Ayant
entendu quelqu’un dire : « Ah ! voici le mignon10, mon ami », il répondit : « Alors tu l’insultes, dit-il,
ton ami ? » À quelqu’un qui disait : « J’épouvante (pour je crains) l’homme et je fuis : « Alors toi, dit-il,
quand tu voudras te garder de quelqu’un, tu te mettras à sa poursuite ? » Un autre ayant dit : « Celui qui
est le plus en tête de mes amis. — Il est plaisant, dit-il, de mettre quelqu’un devant celui qui est en
tête. » Quelqu’un ayant dit : « Je pousse vers la porte. — Et quel est celui que tu chasses ? » dit-il.
Quelqu’un ayant dit : « De la surface. — De la surface, reprit-il, comme on dit du tonneau11. » Un autre
ayant dit : « Il m’a mis en ordre », Socrate reprit : « Xénophon aussi a ordonné une compagnie. » « Je
l’ai entouré pour me cacher », dit quelqu’un. « Il est étrange, repartit Socrate, qu’étant seul tu aies
entouré un homme seul. » Un autre disant : « Il s’unissait à lui (pour il était comparé à lui). — Il en était
certainement séparé », dit-il.
6.– Il avait coutume de plaisanter aussi, mais d’une manière inoffensive, les atticistes qu’il prenait en
faute. L’un d’eux ayant dit : « Nous deux, cet avis nous plaît », il répliqua : « Tu diras aussi : à nous
deux, nous faisons une faute. » Comme un autre racontait gravement une histoire de son pays et disait :
« Elle eut commerce avec Héraclès. — N’est-ce donc pas Héraclès, répliqua-t-il, qui eut commerce avec
elle ? » Quelqu’un ayant dit qu’il avait besoin d’être tondu : « Quel mal as-tu donc fait, demanda-t-il,
pour mériter cette peine infamante12 ? » Un autre ayant dit : « Je vais me battre (au lieu de : discuter).
— C’est contre l’ennemi, dit Socrate, que tu vas te battre ? » Un homme dit que son fils malade était à la
torture : « Pour quelle raison, demanda Socrate, et qu’est-ce que veut celui qui le torture13 ? » Quelqu’un
dit : « Il avance dans les sciences. — Platon, dit-il, appelle cela faire des progrès. » Quelqu’un lui
demandait si un tel déclamerait : « Pourquoi donc, répondit-il, en me demandant si je déclamerai14, dis-
tu un tel ? »
7.– Un homme qui se piquait d’atticisme ayant dit à la troisième personne : « Il mourra. — Mieux eût
valu, dit-il, ici encore ne pas se piquer d’atticisme et présageant pour moi un malheur15. » À quelqu’un
qui avait dit : « Je le vise », pour je l’épargne, « Est-ce que tu as manqué ton coup ? » demanda-t-il.
Quelqu’un ayant employé détacher d’un parti et un autre écarter d’un parti, il déclara : « Voilà deux
verbes, que je ne connais pas16. » Un homme ayant dit : « Sauf excepté. — C’est un cadeau double que
tu nous fais », dit-il. Un autre employait le verbe « utiliser » dans sa forme non classique, il lui dit :
« C’est un faux attique, ce verbe-là. » On dit devant lui « dès alors », il remarqua : « Il est beau de dire
“depuis l’an dernier17”, car Platon dit “jusqu’alors”. » À quelqu’un qui employait voici pour vois, il dit :
« Tu prends un mot pour un autre ». Quelqu’un disant : « Je saisis », pour je comprends, « Je m’étonne,
dit-il, et je me demande comment, alors que tu revendiques pour esclave celui qui parle, tu soutiens que
tu ne le revendiques pas18. » Un autre ayant dit « plus lentement », il lui dit : « N’est-ce pas pareil à
“plus vite ?19” » Quelqu’un employant le mot « alourdir », il lui dit : « Ce verbe ne veut pas dire
“importuner”, comme tu l’as cru. » Un autre substituant un forme à une autre pour dire « j’ai obtenu par
le sort », il lui dit : « La différence est légère, on peut s’y tromper20. » Beaucoup de gens disent
s’envoler pour voler. Socrate disait à ce propos : « Nous savons bien que le verbe vient du mot
“vol”21. » Quelqu’un ayant dit « le colombe » comme si c’était une forme attique, il remarqua : « Nous
dirons aussi “le tourterelle”22. » Entendant quelqu’un dire qu’il avait mangé de la lentille, il demanda :
« Comment pourrait-on manger une lentille ? » Voilà les mots de Socrate.
8.– Revenons, s’il te plaît, à notre premier débat. Je vais te citer les solécismes les plus notables dans
leur intégrité. Toi, tâche de les reconnaître. Je pense qu’à présent du moins tu vas être en état de le faire,
après en avoir entendu une si belle série.
LE SOLÉCISTE. — Il n’est pas sûr que, même à présent, je puisse les reconnaître, quand tu
parleras. Parle néanmoins.
LYKINOS. — Comment peux-tu dire que tu ne le pourras pas ? La porte est ouverte pour te les
faire reconnaître.
LE SOLÉCISTE. — Parle donc.
LYKINOS. — C’est fait.
LE SOLÉCISTE. — Tu n’as rien dit que j’aie remarqué.
23
LYKINOS. — Réellement, tu n’as pas remarqué « est ouverte »?
LE SOLÉCISTE. — Non.
LYKINOS. — Qu’allons-nous devenir, si même à présent tu ne suis pas ce que je dis ? Pourtant, en
considérant ce que tu as dit au commencement, je pensais appeler les cavaliers dans la plaine24. Eh bien
toi, as-tu remarqué ces cavaliers25 ? Mais tu as l’air de ne pas te soucier de ce qu’on dit, surtout de ce
que nous avons dit à présent entre nous eux-mêmes26.
LE SOLÉCISTE. — Moi ! je m’en soucie, au contraire ; mais c’est toi qui parles sans qu’on y voie
goutte.
9.– LYKINOS. — Vraiment, tu ne vois pas cet eux-mêmes employé pour parler de nous. C’est pourtant
bien clair. Mais toi, il n’est pas de dieu qui puisse te dessiller les yeux, sauf Apollon. Celui-là, en effet,
consulte27 pour tous ceux qui lui posent une question. Mais toi, tu n’as pas fait attention à ce dieu
consultant.
LE SOLÉCISTE. — Non, par les dieux, je n’ai pas saisi.
28
LYKINOS. — Ils t’échappent donc, même quand ils passent un par un ?
LE SOLÉCISTE. — Il paraît.
LYKINOS. — Mais cet un par un, comment t’a-t-il échappé ?
LE SOLÉCISTE. — Celui-là non plus, je ne l’ai pas aperçu.
29
LYKINOS. — Connais-tu quelqu’un qui cherche femme pour lui ?
LE SOLÉCISTE. — Pourquoi cette question ?
LYKINOS. — Parce que nécessairement celui qui cherche femme pour lui fait un solécisme.
LE SOLÉCISTE. — Qu’est-ce que cela me fait qu’un homme qui cherche femme commette un
solécisme ?
LYKINOS. — Cela fait que celui qui prétendait savoir est un ignorant. C’est comme cela. Mais si
quelqu’un te disait en passant qu’il abandonne sa femme30, est-ce que tu le lui permettrais ?
LE SOLÉCISTE. — Pourquoi ne le lui permettrais-je pas, si je voyais qu’on lui fait injure ?
LYKINOS. — Mais si tu le voyais faire un solécisme, le lui permettrais-tu ?
LE SOLÉCISTE. — Non.
LYKINOS. — C’est bien dit. Il ne faut pas permettre à son ami de faire des solécismes, il faut lui
apprendre à les éviter. Et si quelqu’un faisait grincer la porte en entrant ou la frappait en sortant31, que
dirions-nous que tu en penses ?
LE SOLÉCISTE. — Pour moi, rien ; pour lui, qu’il voulait entrer ou sortir.
LYKINOS. — Eh bien, si tu ne fais pas de différence entre frapper à la porte et la faire grincer et si
cette interversion des termes ne te dit rien, n’en attribuerons-nous pas la cause à ton ignorance ?
LE SOLÉCISTE. — Tu es un insolent.
32
LYKINOS. — Que dis-tu ? Un insolent, moi ? C’est à présent que je le serai , en causant avec toi.
Il semble bien qu’il y a un solécisme dans cette locution : à présent je le serai ; mais tu ne l’as pas
reconnu.
10.– LE SOLÉCISTE. — Finis, au nom d’Athéna. Du moins, dis-moi des choses que je puisse remarquer.
LYKINOS. — Et comment y arriveras-tu ?
LE SOLÉCISTE. — Tu n’as qu’à reprendre pour moi tous les solécismes que tu prétends avoir faits
sans que je m’en aperçoive et à m’expliquer chaque fois en quoi consiste la faute.
LYKINOS. — Pas question, mon excellent ami ; car notre conversation n’en finirait plus. Mais tu
peux me questionner sur tel ou tel de ces solécismes en particulier. Pour le moment, passons, si tu veux
bien, à certaines autres particularités et disons que ce mot même, certaines, doit prendre non l’esprit
rude, mais l’esprit doux, ce qui, joint à autres choses, semble aller bien33. Accentué autrement, il serait
absurde34. Parlons maintenant de l’insolence dont tu m’accuses. Pour employer l’expression propre, il
faudrait dire, non pas comme toi que je t’ai outragé35, mais que je t’ai infligé un outrage.
LE SOLÉCISTE. — Là-dessus, je n’ai pas d’avis.
LYKINOS. — Je t’ai outragé veut dire qu’on outrage ta personne soit en te frappant, soit en
t’enchaînant, soit d’une autre façon, tandis que si l’on dit je t’ai infligé un outrage, l’outrage s’adresse à
quelque chose qui t’appartient ; car si l’on outrage ta femme, l’outrage retombe sur toi, et il en est de
même si l’on outrage ton fils, ou ton ami, ou même ton serviteur. Tu peux ainsi recevoir un outrage,
même s’il s’agit de choses ; car on a appliqué l’expression à une chose, par exemple à un proverbe,
comme le fait Platon dans son Banquet36.
LE SOLÉCISTE. — Je comprends la différence.
LYKINOS. — Comprends-tu aussi que substituer une de ces constructions à l’autre c’est faire un
solécisme ?
LE SOLÉCISTE. — Je le saurai maintenant.

LYKINOS. — Mais si au lieu de substituer, l’on disait échanger, quel serait le sens, à ton avis ?
LE SOLÉCISTE. — À mon avis, le sens serait le même.
LYKINOS. — Comment échanger aurait-il le même sens que substituer ? L’un signifie qu’on met
une chose à la place d’une autre, ce qui n’est pas correct à la place de ce qui l’est ; l’autre qu’on met le
faux à la place du vrai37.
LE SOLÉCISTE. — J’ai compris que substituer, c’est employer un mot impropre pour le mot
propre, et que échanger, c’est user tantôt du mot propre, tantôt du mot impropre.
LYKINOS. — On peut à ce sujet faire encore une observation qui ne manque pas d’intérêt.
S’empresser auprès de quelqu’un indique que celui qui s’empresse a en vue son propre avantage, tandis
que s’empresser pour quelqu’un signifie qu’on a en vue l’avantage de celui pour qui l’on s’empresse. Il
y a des gens qui confondent ces deux locutions, il y en a qui les emploient dans leur sens exact ; mais le
mieux est d’user de chacune dans son sens rigoureux.
LE SOLÉCISTE. — Tu as raison.

11.– LYKINOS. — Mais sais-tu la différence qu’il y a entre s’asseoir ou être assis et faire asseoir, et
entre assieds-toi et reste assis ?
LE SOLÉCISTE. — Non ; mais je t’ai entendu dire que assis-toi était un barbarisme.
LYKINOS. — Tu m’as très bien entendu. Mais je dis qu’il y a une différence entre assieds-toi et
reste assis.
LE SOLÉCISTE. — Et en quoi consiste cette différence ?
LYKINOS. — En ce que l’un, assieds-toi, se dit à quelqu’un qui est debout et l’autre à quelqu’un
qui est assis.
« Reste assis, étranger, nous trouverons une place ailleurs38. »
Le poète a dit reste assis, au lieu de reste t’asseyant. Disons donc encore une fois qu’échanger ces
mots c’est faire une faute. Quant à faire asseoir et s’asseoir, crois-tu que la différence qui est entre eux
soit légère, s’il est vrai que le premier, faire asseoir, signifie que nous faisons asseoir les autres, et que le
second, s’asseoir, ne s’applique qu’à nous seuls ?
412.– LE SOLÉCISTE. — Tu m’en as assez dit sur ce point. Passons à un autre ; car c’est ainsi qu’il
faut que tu m’instruises.
LYKINOS. — En effet, quand je parle autrement, tu ne m’entends plus. Sais-tu ce que c’est qu’un
homme écrivain39 ?
LE SOLÉCISTE. — Je le sais fort bien à présent que je t’ai entendu l’expliquer.

LYKINOS. — Tu crois peut-être aussi que asservir a le même sens que s’asservir, mais moi, j’y
vois une différence qui n’est pas mince.
LE SOLÉCISTE. — Laquelle ?
LYKINOS. — C’est que l’un veut dire asservir à un autre, et l’autre asservir à soi-même.
LE SOLÉCISTE. — C’est bien dit.
LYKINOS. — Tu as encore bien d’autres choses à apprendre, à moins que tu ne te figures savoir,
quand tu ne sais pas.
LE SOLÉCISTE. — Mais non, je ne me figure pas savoir.
LYKINOS. — Alors, remettons le reste à une autre fois, et terminons ici notre entretien.

1. C’est-à-dire un puriste pour qui le seul grec digne de ce nom est celui des orateurs attiques des Ve et IVe siècles av. J.-C.

2. Certains éditeurs donnent un texte différent : c’est Loukianos qui s’entretient avec le Pseudosophiste.

3. C’est-à-dire bien constitués comme des hommes adultes.

4. On ne sait pas qui est ce grammairien. Ses remarques relèvent de jeux sur le sens ou l’orthographe de certains mots. La traduction essaie,
quand c’est possible, de rendre ces jeux en français. Mopse est peut-être un autre nom de Mopsueste, en Cilicie.

5. Cet adjectif signifie « qui appartiennent à mon père » ou « héréditaires », mais non « hérités ». C’est cette confusion supposée que vise la
réponse de Socrate.

6. Le mot patriôtès employé ici était utilisé par les peuples non grecs. Les Grecs employaient le mot politès.

7. L’interlocuteur de Socrate de Mopse emploie le mot methusès, qui a une terminaison de génitif féminin singulier. Socrate de Mopse feint
donc de croire qu’il parle d’une femme.

8. Le texte grec de ce passage est très incertain. Nous adoptons la conjecture de Rothstein :
« dialegontas… legontas ». Socrate de Mopse feint de croire que di exprime un doublement, alors qu’il s’agit de dia qui exprime une relation.

9. En grec, le locuteur emploie le mot lèmma, « le gain », à la place du mot lèma, « la résolution ».

10. Le locuteur emploie le mot meirax, qui, en grec classique, est féminin et signifie « la jeune fille » ou « le mignon », alors que, à l’époque
impériale, employé au masculin, il veut dire « le jeune garçon ».

11. Jeu de mots entre le complément de nom et le complément de lieu.

12. Le locuteur a employé le verbe non à la voie moyenne, comme il aurait fallu, mais à la voie passive où il désigne le traitement d’infamie
des condamnés à qui on rasait le crâne.

13. Socrate prend à la lettre l’expression que son interlocuteur emploie dans un sens métaphorique.

14. Socrate interprète comme une deuxième personne du singulier du futur moyen la troisième personne du singulier du futur actif employée
par son interlocuteur.

15. Même explication que ci-dessus, page 193, note 6.

16. Les deux infinitifs grecs employés n’appartiennent pas à la langue classique.

17. Socrate de Mopse fabrique un adverbe qui n’existe pas, ekpérusi, pour railler l’emploi incorrect de l’adverbe ektote, « dès alors », qu’il
oppose à la formule correcte employée par Platon.

18. Le texte du passage est incertain. Le verbe employé improprement au sens intellectuel peut signifier « se saisir d’une esclave ». Socrate de
Mopse feint de croire que son interlocuteur veut se livrer à cette opération sur celui dont il déclare comprendre les propos.

19. Socrate considère comme incorrectes les deux formes de comparatif d’adverbe qu’emploie son interlocuteur.

20. En réalité, les deux formes en question sont attestées. Le texte de ce passage est incertain.

21. En fait, la forme verbale que Socrate de Mopse juge incorrecte est modelée sur la conjugaison du verbe « savoir ».

22. L’interlocuteur de Socrate de Mopse emploie la forme masculine d’un substantif dont la forme attique classique est féminine. Socrate de
Mopse l’imite avec un autre mot pour se moquer de lui.

23. En grec, le solécisme consiste dans l’emploi d’un parfait intransitif au lieu d’un parfait passif.

24. Expression proverbiale pour désigner une tâche facile.

25. Lykinos a employé une forme incorrecte du nom « cavalier ».

26. Lykinos emploie à dessein cette expression incorrecte.

27. Lykinos emploie un verbe qui peut signifier « consulter un oracle » ou « rendre un oracle ». Il considère que seule la première acception
est correcte en attique, ce qui n’est pas vrai.

28. Lykinos emploie à dessein une forme incorrecte de cette expression.

29. La forme pléonastique de cette expression en grec est incorrecte.


30. En Attique, un mari répudie sa femme, mais une femme abandonne son mari. Lykinos méconnaît volontairement cet usage.

31. Lykinos inverse volontairement l’emploi de deux expressions courantes : on frappe à la porte pour entrer et on la fait grincer pour sortir.

32. L’emploi de ce futur est incorrect.

33. Le texte de ce passage est incertain.

34. En réalité, la forme défendue par Lykinos est devenue obsolète.

35. Lykinos considère comme incorrecte la construction transitive du verbe. Il fait preuve d’un purisme exagéré.

36. Voir 174b.

37. La distinction entre les deux verbes grecs n’a, en fait, guère de sens dans le contexte.

38. Citation d’Homère, Odyssée, XVI, 44.

39. Après ces mots, le texte présente une lacune qui empêche de comprendre ce que veut dire Lykinos.
19
L’ARRIVÉE AUX ENFERS
OU LE TYRAN
Ce dialogue décrit l’arrivée aux Enfers d’un convoi de morts mené par Hermès, le dieu
psychopompe, leur traversée du fleuve (ou du lac) qui en borde l’entrée dans la barque de Charon et leur
passage en jugement devant le tribunal des morts. Lucien joue du comique de situation et insiste sur les
problèmes triviaux qui constituent le quotidien des Enfers : retard d’Hermès, fuite d’un mort,
surpopulation dans la barque, désobéissance du savetier Micylle, qui traverse à la nage, défaut de
paiement du péage dû à Charon. Outre les personnages qui peuplent habituellement les Enfers chez
Lucien (Hermès, Charon, Rhadamanthe), trois personnages sont mis en valeur : le tyran Mégapenthès,
contre qui porte la charge satirique, le cynique Kyniscos et le savetier Micylle (considérés par le tribunal
comme « sans taches »). Lucien reprend avec succès le ton mi-sérieux mi-comique des satires de
Ménippe de Gadara et des thèmes comme la vanité des puissants et l’égalité devant la mort, exploités
dans d’autres textes (Ménippe ou la Nécyomancie, Dialogues des morts).
E. M.

1.– CHARON1. — Oui, Clotho2, ma barque est prête depuis longtemps, et parfaitement gréée pour
prendre le large ; car la sentine est vidée, le mât dressé, la voile attachée et chacune des rames fixée à sa
courroie ; rien n’empêche, en ce qui me concerne, de lever l’ancre et d’appareiller. Mais Hermès est en
retard : il devrait être ici depuis longtemps. Aussi ma barque est vide de passagers, comme tu vois,
quand elle aurait déjà pu faire aujourd’hui trois traversées, et nous voilà presque au soir, et nous n’avons
pas encore gagné une seule obole. Et puis Pluton3, j’en suis sûr, va croire que j’y mets de la négligence,
et cela quand la faute est à un autre. Ce charmant et excellent conducteur des morts a bu tout comme un
autre là-haut l’eau du Léthé4, et il a oublié de nous revenir. Sans doute, il lutte avec les éphèbes, ou joue
de la cithare, ou déclame des discours pour faire admirer son bavardage ; peut-être même le gaillard fait-
il en passant quelque tour d’escroquerie ; car c’est aussi un de ses talents. Quoi qu’il en soit, il en prend
à son aise avec nous, et cela quand il nous appartient par moitié.
2.– CLOTHO. — Mais quoi, Charon ? sais-tu s’il ne lui est pas survenu quelque affaire, et si Zeus n’a pas
eu besoin de lui plus longtemps pour une commission à faire là-haut ? C’est aussi son maître.
CHARON. — Oui, Clotho, mais pas au point de disposer au delà de toute mesure d’un bien qui
nous est commun ; car nous, nous ne l’avons jamais retenu, quand il devait partir. Mais je sais, moi,
pourquoi il n’est pas là, c’est qu’il n’y a chez nous qu’asphodèles5, libations, galettes funéraires,
offrandes aux morts et que le reste n’est que ténèbres, brouillard, obscurité. Dans le ciel, au contraire,
tout est brillant, l’ambroisie abondante et le nectar à profusion. Aussi je pense qu’il a plus de plaisir à
s’attarder là-bas. De chez nous, il s’envole comme un captif se sauve de prison, et, quand arrive le
moment de descendre, il s’achemine à loisir, au pas et à contre-cœur.
3.– CLOTHO. — Cesse de t’indigner, Charon ; car il n’est pas loin, ton Hermès, comme tu peux voir, et il
nous amène une foule de morts ; il les tient massés et les chasse devant lui avec sa baguette comme un
troupeau de chèvres. Mais qu’est-ce là ? Je vois parmi eux un homme garrotté, un autre qui rit, et un
autre qui porte une besace en bandoulière et tient un bâton à la main ; il lance des regards perçants et fait
hâter tout le monde. Ne vois-tu pas Hermès lui-même, inondé de sueur, les pieds poudreux, la
respiration courte et la gorge haletante. Qu’as-tu, Hermès ? pourquoi cette hâte ? tu parais bien agité.
HERMÈS. — C’est tout simplement, Clotho, qu’en poursuivant ce criminel qui s’enfuyait, j’ai failli
être déserteur de votre barque.
CLOTHO. — Quel est ce criminel ? et pourquoi voulait-il s’enfuir ?
HERMÈS. — Il n’y a pas de doute qu’il voulait vivre encore. C’est un roi ou un tyran, à en juger
par les gémissements et les cris qu’il pousse, en regrettant la grande félicité qu’il a perdue.
CLOTHO. — Et cet imbécile s’enfuyait, comme s’il pouvait prolonger sa vie, alors que la trame
filée pour lui avait déjà manqué !
4.– HERMÈS. — Il s’enfuyait, dis-tu ? Si ce brave homme que tu vois, celui qui tient un bâton, ne
m’avait pas aidé et si, après l’avoir saisi, nous ne l’avions pas garrotté, il nous échappait et se sauvait.
Dès l’instant où Atropos6 me l’a remis, il n’a cessé pendant tout le trajet de résister, de tirer en arrière ; il
appuyait les deux pieds contre le sol et j’avais bien de la peine à l’amener. Parfois aussi il priait et
suppliait qu’on le relâchât pour un moment et il faisait les plus magnifiques promesses. Mais moi,
comme de raison, je ne le lâchais pas, voyant qu’il désirait l’impossible. Quand nous fûmes arrivés à
l’entrée même des Enfers, comme, à mon ordinaire, je rendais compte à Éaque7 du nombre des morts et
qu’il le vérifiait sur le bordereau envoyé par ta sœur8, je ne sais comment ce triple coquin, échappant à
notre surveillance, s’esquive et disparaît. Il manquait donc un mort à notre calcul. Alors Éaque, fronçant
le sourcil, me dit : « Tu n’as pas le droit, Hermès, de pratiquer sur tout le monde ton art de voler ; garde
ces plaisanteries pour le ciel ; chez les morts les comptes sont exacts et l’on ne peut rien cacher. Le
bordereau porte, comme tu vois, mille quatre morts inscrits, et tu m’en amènes un de moins, à moins
que tu ne prétendes qu’Atropos t’a trompé par un faux calcul. » À ce reproche, le rouge me monte au
visage et je me rappelle aussitôt ce qui s’était passé pendant la route. Je regarde autour de moi, et, ne
voyant nulle part mon scélérat, je comprends qu’il a pris la fuite. Je me mets à sa poursuite de toute la
vitesse de mes jambes par la route qui conduit à la lumière. Cet excellent homme se joint à moi de lui-
même, nous partons avec la rapidité des coureurs qui franchissent la barrière9 et nous le rattrapons déjà
dans le Ténare10 : un instant de plus, il nous échappait.
5.– CLOTHO. — Et nous, Charon, qui accusions déjà Hermès de négligence !
CHARON. — Mais pourquoi tardons-nous encore ? N’avons-nous pas perdu assez de temps ?

CLOTHO. — C’est juste : qu’ils embarquent. Moi, mon registre à la main, assise près de l’échelle,
je vais, comme à l’ordinaire, procéder à la reconnaissance de chacun des passagers et m’informer qui il
est, d’où il vient et comment il est mort. Toi, reçois-les, groupe-les, range-les. Et toi, Hermès, passe-
nous d’abord ces nouveau-nés ; car quelles réponses pourrais-je en attendre ?
HERMÈS. — Tiens, nocher, les voilà : ils sont trois cents, y compris ceux qui ont été exposés.
CHARON. — Ah ! la bonne prise ! C’est du fruit vert que tu nous amènes-là.
HERMÈS. — Veux-tu, Clotho, qu’après ceux-ci nous embarquions les morts qui n’ont pas été
pleurés ?
CLOTHO. — Tu veux dire les vieux ? Fais-le. Qu’ai-je besoin de m’embarrasser à rechercher ce
qui s’est fait avant Euclide11 ? Vous qui avez dépassé soixante ans, approchez. Eh quoi ! ils ne
m’entendent point ; l’âge leur a bouché les oreilles. Il faudra peut-être aussi les enlever pour les apporter
dans la barque.
HERMÈS. — Tiens encore, en voilà trois cent quatre-vingt-dix-huit, tous tendres, mûrs et
vendangés en leur temps.
CHARON. — Par Zeus, tout cela, c’est du raisin sec à présent.
6.– CLOTHO. — Après ceux-là, Hermès, fais avancer les blessés. Et d’abord dites-moi quel genre de
mort vous a conduits ici. Mais je ferai mieux de vous confronter moi-même avec mon registre. Il a dû
mourir hier huit cent quatre combattants en Médie, et parmi eux, Gobarès, fils d’Oxyartès.
HERMÈS. — Les voici,
12
CLOTHO. — Sept se sont suicidés par amour, et le philosophe Théagénès s’est tué pour une
courtisane de Mégare.
HERMÈS. — Ils sont là, près de toi.
CLOTHO. — Où sont ceux qui se sont entre-tués pour s’emparer de la royauté ?
HERMÈS. — À tes côtés.
CLOTHO. — Et celui que sa femme a tué, avec l’aide de son amant ?
HERMÈS. — Tiens, le voilà tout près.
CLOTHO. — Amène enfin ceux qui viennent des tribunaux, je veux dire ceux qui sont morts sous
le bâton ou sur la croix. Et les seize qui ont été tués par les brigands, où sont-ils, Hermès ?
HERMÈS. — Les voilà, avec leurs blessures, comme tu vois. Veux-tu que je t’amène en même
temps les femmes ?
CLOTHO. — Oui, et aussi les naufragés qui sont morts en même temps, de la même manière.
Joins-y ceux qui sont morts de la fièvre et avec eux le médecin Agathoclès.
7.– Où est le philosophe Kyniscos qui devait mourir, après avoir mangé le dîner d’Hécate13, les œufs
d’une purification14 et par là-dessus une seiche crue15 ?
KYNISCOS. — Il y a longtemps que je suis à tes côtés, excellente Clotho. Mais quelle faute ai-je
commise que tu m’as laissé là-haut si longtemps ? car tu m’as filé presque tout un fuseau. Et cependant
j’ai souvent essayé de couper le fil pour venir ici ; mais il était je ne sais pourquoi impossible à casser.
CLOTHO. — Je te laissais pour surveiller et guérir les hommes de leurs erreurs. Mais embarque, et
bonne chance !
KYNISCOS. — Non, par Zeus, pas avant que nous ayons embarqué cet homme garrotté ; car j’ai
peur qu’il ne te séduise à force de prières.
8.– CLOTHO. — Allons, voyons qui il est.
16
HERMÈS. — C’est Mégapenthès , fils de Lakydès, un tyran.
CLOTHO. — Monte, toi.
MÉGAPENTHÈS. — Non, souveraine Clotho ; laisse-moi remonter pour un moment. Je reviendrai
ensuite de moi-même, sans que l’on m’appelle.
CLOTHO. — Mais pour quelle raison veux-tu qu’on te laisse aller ?
17
MÉGAPENTHÈS. — Permets-moi seulement d’achever mon palais ; il n’était bâti qu’à moitié ,
quand je l’ai quitté.
CLOTHO. — Tu radotes. Allons, monte.
MÉGAPENTHÈS. — Je ne te demande qu’un instant, ô Moire ; laisse-moi rester ce seul jour, pour
indiquer à ma femme les biens que je lui laisse et l’endroit où j’ai enfoui mon gros trésor.
CLOTHO. — C’est écrit : tu n’obtiendras rien.

MÉGAPENTHÈS. — Alors, tant d’or sera perdu ?


CLOTHO. — Non, il ne sera pas perdu, rassure-toi là-dessus. Car Mégaclès, ton cousin, va s’en
emparer.
MÉGAPENTHÈS. — Ah ! quel affront pour moi ! un ennemi dont j’ai épargné la vie par indolence !
CLOTHO. — Lui-même, et il te survivra quarante ans et un peu plus, et il jouira de tes concubines,
de ta garde-robe et de tout ton or.
MÉGAPENTHÈS. — Tu es injuste, Clotho, de distribuer mes biens à mes pires ennemis.
CLOTHO. — Et toi, brave homme, ne les avais-tu pas pris à Kydimakos, après l’avoir tué, puis
égorgé ses petits enfants sur son corps qui respirait encore ?
MÉGAPENTHÈS. — Mais depuis, ils étaient à moi.
CLOTHO. — Maintenant le temps de ta jouissance est expiré.
9.– MÉGAPENTHÈS. — Écoute, Clotho ; je veux te parler en particulier et sans témoin. Vous, écartez-
vous un peu. Si tu me laisses échapper, je promets de te donner mille talents d’or monnayé18 ; tu les
auras dès aujourd’hui.
CLOTHO. — Pauvre fou, tu as encore en tête l’or et les talents ?
MÉGAPENTHÈS. — Et j’y ajouterai, si tu veux, les deux cratères que j’ai pris à Théocrite après
l’avoir tué ; ils sont en or raffiné et pèsent chacun cent talents19.
CLOTHO. — Enlevez-moi cet homme ; car il ne paraît pas disposé à s’embarquer de son plein gré.

MÉGAPENTHÈS. — Je vous prends à témoin : le rempart et le chantier maritime restent inachevés :


je les aurais terminés, si j’avis seulement cinq jours à vivre encore.
CLOTHO. — Ne t’inquiète pas : un autre les bâtira.
MÉGAPENTHÈS. — Ce que je vais te demander est absolument raisonnable.
CLOTHO. — Qu’est-ce ?
MÉGAPENTHÈS. — De prolonger ma vie jusqu’à ce que j’aie subjugué les Pisidiens, imposé tribut
aux Lydiens, élevé à ma mémoire un monument colossal, où j’inscrirai toutes les grandes actions et tous
les faits d’armes de ma vie.
CLOTHO. — Hé, l’ami, ce n’est plus un jour que tu demandes ; c’est un délai de près de vingt ans.
10.– MÉGAPENTHÈS. — Eh bien, me voilà prêt à vous donner des garants de mon prompt retour. Si vous
le voulez, je vous livrerai comme otage mon bien-aimé.
CLOTHO. — Comment, scélérat ? celui que tu souhaitais souvent de laisser après toi sur la terre ?
MÉGAPENTHÈS. — Je le souhaitais autrefois ; mais à présent je vois mieux mon intérêt.
CLOTHO. — Il viendra lui-même te rejoindre sous peu, tué par le nouveau roi.

11.– MÉGAPENTHÈS. — Ô Moire, ne me refuse pas du moins ceci.


CLOTHO. — Quoi ?
MÉGAPENTHÈS. — Je voudrais savoir comment les choses se passeront après moi.
CLOTHO. — Écoute : tu n’en seras que plus affligé de le savoir. Ton esclave Midas possédera ta
femme, dont il est l’amant depuis longtemps.
MÉGAPENTHÈS. — Le scélérat, lui que j’ai affranchi à la prière de ma femme !
CLOTHO. — Ta fille sera inscrite au rang des concubines du tyran actuel. Les images et les statues
que la cité t’a élevées jadis seront toutes renversées et serviront de jouet aux spectateurs.
MÉGAPENTHÈS. — Dis-moi, aucun de mes amis ne s’indigne des outrages qu’on me fait ?
CLOTHO. — Quel ami avais-tu donc ? Pour quel motif aurait-on été ton ami ? Ignores-tu que tous
ces gens qui t’adoraient et applaudissaient à chacune de tes paroles et de tes actions ne le faisaient que
par crainte ou par espoir, qu’ils n’aimaient que ta puissance et se pliaient aux circonstances ?
MÉGAPENTHÈS. — Et pourtant, quand ils faisaient des libations dans les festins, ils priaient les
dieux à haute voix de m’accorder une foule de biens ; chacun d’eux était prêt à mourir à ma place, si
c’était possible ; enfin, c’est par moi qu’ils juraient.
CLOTHO. — C’est pour cela que tu es mort hier en dînant chez l’un d’eux. La dernière coupe
qu’on t’a présentée est celle qui t’a expédié ici.
MÉGAPENTHÈS. — C’est donc cela que je lui trouvais un goût amer. Mais dans quel but a-t-il fait
cela ?
CLOTHO. — Tu m’en demandes beaucoup, quand tu devrais déjà être embarqué.
12.– MÉGAPENTHÈS. — Il y a une chose, Clotho, qui me tourmente particulièrement et pour laquelle je
désirais, ne fût-ce qu’un instant, remonter à la lumière.
CLOTHO. — Qu’est-ce ? ce ne peut être qu’une chose très importante.
20
MÉGAPENTHÈS. — Carion , mon valet, ne me vit pas plus tôt mort qu’il monta vers le soir dans
la chambre où j’étais étendu. Comme il était de loisir, car personne ne daignait me garder, il introduisit
Glycérion, ma concubine, avec laquelle il avait sans doute depuis longtemps des rapports. Puis il tire la
porte et se met à lui faire l’amour, comme s’il n’y avait personne dans la chambre. Quand il eut satisfait
son désir, il jette les yeux sur moi et me crie : « Toi, gredin, tu m’as souvent fait battre injustement », et,
tout en disant cela, il m’arrachait la barbe, me frappait sur la joue ; enfin, tirant de sa poitrine un large
crachat, il me le lance à la figure en s’écriant : « Va-t’en au séjour des impies », et il sort. Et moi, je
brûlais de colère, mais je ne pouvais rien lui faire, étant déjà sec et glacé. Quant à ma drôlesse, sitôt
qu’elle entendit le bruit de gens qui s’approchaient, elle se frotta les yeux avec de la salive, pour faire
croire qu’elle me pleurait et se retira en poussant des cris et appelant mon nom. Ah ! si je les tenais… !
13.– CLOTHO. — Cesse tes menaces, et monte : il est temps de te rendre au tribunal.
MÉGAPENTHÈS. — Et qui osera porter son suffrage contre un tyran ?
CLOTHO. — Contre un tyran, personne ; mais contre un mort, Rhadamanthe. Tu vas connaître tout
à l’heure son exacte justice, et comme il sait rendre à chacun ce qu’il a mérité. À présent, plus de
retard !
MÉGAPENTHÈS. — Rends-moi, si tu veux, Moire, simple particulier, et pauvre et même esclave,
au lieu de roi que j’étais ; mais laisse-moi revivre21.
CLOTHO. — Où est l’homme au bâton ? À vous deux, Hermès, tirez-le par le pied dans la barque ;
il n’y montera jamais de lui-même.
HERMÈS. — Suis-nous à présent, fuyard. Reçois-le, nocher. Mais j’y pense, pour plus de sûreté…
CHARON. — Sois tranquille, il sera attaché au mât.
MÉGAPENTHÈS. — Je dois du moins m’asseoir à la place d’honneur.
CLOTHO. — Pourquoi ?
MÉGAPENTHÈS. — Parce que, par Zeus, j’étais tyran et que j’avais dix mille gardes du corps.
KYNISCOS. — Et l’on dira que Carion avait tort d’arracher la barbe à un imbécile comme toi ? En
tout cas, tu vas trouver la tyrannie amère en goûtant du bâton.
MÉGAPENTHÈS. — Un Kyniscos osera-t-il donc lever son bâton sur moi ? N’est-ce pas moi qui,
l’autre jour, pour punir ton excès de franchise, ta rudesse et tes médisances, ai failli te clouer à une
croix ?
CLOTHO. — Aussi resteras-tu toi-même cloué au mât.

14.– MICYLLE. — Dis-moi, Clotho, vous ne tenez aucun compte de moi22 ? Est-ce parce que je suis
pauvre ; est-ce pour cela qu’il me faut monter le dernier ?
CLOTHO. — Qui es-tu ?
23
MICYLLE. — Le savetier Micylle .
CLOTHO. — Et tu es fâché d’attendre ? N’as-tu pas entendu tout ce que le tyran promet pour être
relâché quelque temps ? Aussi je suis saisie de surprise que tu ne sois pas content du délai qu’on
t’accorde.
MICYLLE. — Écoute, la meilleure des Moires. Je ne suis que médiocrement charmé du présent du
cyclope, quand il promet à Personne de le manger le dernier24 ; car premier ou dernier, les mêmes dents
nous attendent. Au reste, ma condition ne ressemble pas non plus à celle des riches : nos vies sont,
comme on dit, diamétralement opposées. Le tyran, de son vivant, passait pour un homme heureux, il
était redouté de tout le monde, il attirait tous les regards. Quand il a dû abandonner tant d’or et tant
d’argent, ses costumes, ses chevaux, ses festins, ses mignons charmants et ses belles femmes, on conçoit
qu’il ait été affligé et fâché d’être arraché à ces délices ; car l’âme, je ne sais par quel charme, s’y
attache comme à de la glu, et ne consent pas facilement à s’en séparer, lorsqu’elle est depuis longtemps
pour ainsi dire fondue avec elles. Ou plutôt c’est un lien auquel les hommes sont enchaînés et qu’il est
impossible de rompre. En tout cas, si on les entraîne par force, ils poussent des cris, ils supplient, et ces
hommes si hardis en toutes circonstances, se révèlent pleins de lâcheté devant la route qui conduit à
l’Hadès. Aussi se retournent-ils en arrière et, comme des amants malheureux, ils veulent regarder même
de loin le monde de la lumière. C’est ce que faisait cet insensé qui a tenté de fuir pendant la route et qui
te fatiguait ici de ses supplications.
15.– Mais moi, qui n’avais aucun gage dans la vie, ni champ, ni maisons, ni or, ni mobilier, ni gloire, ni
statues, j’étais naturellement prêt à partir, et, au premier signe que m’a fait Atropos, j’ai gaiement jeté
mon tranchet et mon cuir, car je tenais un soulier dans mes mains, et aussitôt debout, nu-pieds, sans
même essuyer mon cirage, je l’ai suivie, ou plutôt je l’ai précédée, en regardant devant moi ; car je ne
laissais rien en arrière qui me fît retourner la tête et me rappelât. Et maintenant, par Zeus, je vois que
chez vous tout est parfait, car c’est l’égalité pour tous25, et personne n’y diffère de son voisin, ce qui me
paraît à moi extrêmement agréable. Je m’imagine en outre qu’on ne réclame pas non plus leurs dettes
aux débiteurs dans les Enfers, qu’on ne paye pas d’impôts, et, ce qui est mieux encore, qu’on ne gèle pas
en hiver, qu’on n’est pas malade, qu’on n’est pas battu par les puissants. De plus la paix y est complète
et les conditions renversées : nous autres, pauvres hères, nous rions, tandis que les riches se désolent et
gémissent.
16.– CLOTHO. — Effectivement, Micylle, il y a longtemps que je te vois rire. Mais qu’est-ce qui te met
si fort en gaieté ?
MICYLLE. — Écoute, ô déesse que j’honore entre toutes. Comme j’habitais là-haut près de ce
tyran, je voyais très exactement ce qui se passait chez lui, et il me semblait alors égal aux dieux. En
voyant l’éclat de sa pourpre, sa suite nombreuse, son or, ses coupes incrustées de pierreries, et ses lits
soutenus par des pieds d’argent, j’admirais son bonheur. Le fumet des plats qu’on apprêtait pour son
dîner me faisait sécher d’envie. Aussi me paraissait-il trois fois heureux, supérieur à l’homme, plus beau
et plus grand de toute une coudée royale26, lorsque enivré de sa fortune il s’avançait majestueusement, la
tête renversée en arrière et qu’il inspirait le respect à ceux qu’il rencontrait. Mais une fois mort et
dépouillé de son faste, je ne vis plus en lui qu’un être tout à fait ridicule, et je me trouvais moi-même
plus ridicule encore d’avoir admiré un pareil misérable, d’avoir jugé de sa félicité à l’odeur de sa cuisine
et de l’avoir envié pour le sang des coquillages de la mer de Laconie27.
17.– Ce tyran n’a pas été le seul qui m’ait prêté à rire. En voyant l’usurier Gniphon gémir et se repentir
de n’avoir pas joui de ses richesses et d’être mort sans y avoir goûté, laissant sa fortune au prodigue
Rhodocharès, son plus proche parent, que la loi appelait le premier à la succession, je ne pouvais me
retenir de rire, surtout quand je me rappelais comme il était pâle et crasseux, avec un front chargé de
soucis, riche seulement des doigts, avec lesquels il comptait ses talents et ses myriades de drachmes et
amassant petit à petit les trésors que le bienheureux Rhodocharès aura bientôt dissipés. Mais pourquoi
ne partons-nous pas à présent ? car tout en naviguant, nous continuerons de rire en les entendant se
lamenter.
CLOTHO. — Monte, afin que le nocher retire l’ancre.
18.– CHARON. — Hé toi, où vas-tu ? La barque est pleine à présent. Reste là pour demain : au point du
jour, je te passerai.
MICYLLE. — Ce n’est pas juste, Charon, de laisser un mort qui sent déjà. Sois sûr que je te citerai
devant Rhadamanthe pour avoir violé la loi. Ah ! misère ! les voilà qui partent ; ils m’abandonnent seul
ici. Mais pourquoi ne pas les rejoindre à la nage ? Je n’ai pas à craindre de manquer de force et de me
noyer, puisque je suis déjà mort. Aussi bien je n’ai même pas l’obole28 pour payer mon passage.
CLOTHO. — Que fais-tu là, Micylle, attends ; il n’est pas permis de traverser ainsi.

MICYLLE. — Bon ! j’arriverai peut-être encore avant vous à l’autre bord.


CLOTHO. — Je te le défends ; mais approchons-nous pour le prendre, et toi, Hermès, aide à le tirer
en haut.
19.– CHARON. — Où va-t-il s’asseoir à présent ? Tout est plein, tu le vois.
HERMÈS. — Sur les épaules du tyran, si tu veux bien.
CLOTHO. — Excellente idée, Hermès.
CHARON. — Monte donc et presse sur la nuque du scélérat, et nous, bon vent.

KYNISCOS. — La loyauté veut, Charon, que je t’avoue dès à présent la vérité : je ne pourrai pas te
payer l’obole après la traversée ; car je ne possède rien de plus que la besace que tu vois et que le bâton
que voilà ; mais au reste, si tu veux que je vide la sentine ou prenne la rame, je suis prêt. Tu n’auras pas
de reproche à me faire, pourvu seulement que tu me donnes une rame commode et solide.
CHARON. — Rame : je me contenterai de ce paiement.
KYNISCOS. — Faudra-t-il aussi marquer la mesure ?
CHARON. — Oui, par Zeus, si tu sais quelque chant nautique.

KYNISCOS. — J’en sais même beaucoup, Charon ; mais, tu le vois les passagers répondent par des
gémissements qui vont troubler ma chanson.
20.– LES MORTS. — Hélas ! mes biens ! – Hélas ! mes domaines ! – Ah ! quelle maison j’ai quittée ! –
Que de talents mon héritier va gaspiller, aussitôt reçus ! – Aïe ! mes petits enfants nouveau-nés ! – Qui
donc vendangera les vignes que j’ai plantées l’an dernier ?
HERMÈS. — Mais toi, Micylle, tu n’as rien à déplorer ? Pourtant il n’est pas permis de faire la
traversée sans pleurer.
MICYLLE. — Au diable ! je n’ai aucun sujet de me désoler, puisque la traversée est bonne.
HERMÈS. — Gémis néanmoins, si peu que ce soit, pour ne pas déroger à l’usage.

MICYLLE. — Je vais donc gémir, Hermès, puisque tu le veux. Ah ! mes cuirs ! Ah ! mes vieux
souliers ! Hélas ! mes savates pourries ! je ne resterai plus sans manger, malheureux, du matin jusqu’au
soir ; je n’irai plus l’hiver sans chaussures, à demi nu, les dents claquant de froid. Qui donc aura mon
tranchet et mon alêne ?
HERMÈS. — C’est assez pleurer. D’ailleurs, notre traversée est presque finie.
21.– CHARON. — Çà, qu’on paye avant de descendre le droit du batelier. Paye aussi, toi. Tout le monde
a payé maintenant. Donne aussi ton obole, Micylle.
MICYLLE. — Tu veux rire, Charon ; tu écris sur l’eau, comme on dit, quand tu attends une obole
de Micylle. Sais-je seulement si une obole est carrée ou ronde29 ?
CHARON. — Ah ! la belle et fructueuse navigation que j’ai faite aujourd’hui ! Descendez
cependant ; moi, je vais aller chercher les chevaux, les bœufs, les chiens et les autres animaux ; car il
faut bien aussi qu’ils passent le fleuve.
CLOTHO. — Prends ces morts, Hermès, et emmène-les. Moi, je vais repasser à l’autre bord pour
transporter les Sères30 Indopatrès et Héramithrès qui se sont tués l’un l’autre en combattant pour les
limites d’un domaine.
HERMÈS. — Avançons, vous autres, ou plutôt suivez-moi tous à la file.
22.– MICYLLE. — Ô Héraclès, quelle obscurité ! Où est à présent le beau Mégille31 ? à quoi distinguer
ici-bas si Simiché est plus belle que Phryné32 ? tout est égal, de même couleur, et rien n’est beau, ni plus
beau ; à présent même mon manteau, qui me paraissait autrefois si laid, est aussi précieux que la pourpre
du roi ; ils sont invisibles tous les deux et plongés dans les mêmes ténèbres. Mais toi, Kyniscos, où es-tu
donc ?
KYNISCOS. — Ici, Micylle, où je te parle ; mais avançons ensemble s’il te plaît.
MICYLLE. — Tu as raison ; donne-moi la main. Dis-moi, Kyniscos, car évidemment tu as été initié
aux mystères d’Éleusis, ne trouves-tu pas que ce qui passe ici leur ressemble ?
33
KYNISCOS. — C’est vrai. Voici en effet une femme qui vient à nous, avec une torche à la main et
34
des regards terribles et menaçants. C’est sans doute une Érinye .
MICYLLE. — Il le semble, d’après son extérieur.
23.– HERMÈS. — Prends ces gens-là, Tisiphone ; il y en a mille quatre.
TISIPHONE. — Il y a longtemps que Rhadamanthe vous attend ici.

RHADAMANTHE. — Amène-les, Érinye ; et toi, Hermès, fais ton office de héraut et appelle-les.
35
KYNISCOS. — Rhadamanthe, au nom de ton père , fais-moi comparaître et juger le premier.

RHADAMANTHE. — Pourquoi ?
KYNISCOS. — Je veux absolument me porter accusateur contre un tyran et dénoncer les crimes
que je lui ai vu commettre de son vivant. Or mon témoignage serait sans poids, si je ne faisais pas
connaître au préalable ce que je suis moi-même et comment j’ai vécu.
RHADAMANTHE. — Qui es-tu ?
KYNISCOS. — Mon nom est Kyniscos, excellent juge ; quant à ma façon de penser, je suis
philosophe.
RHADAMANTHE. — Viens ici ; on va te mettre en jugement le premier. Toi, appelle les
accusateurs.
24.– HERMÈS. — Si quelqu’un veut se porter accusateur de Kyniscos ici présent, qu’il s’avance.
KYNISCOS. — Personne ne paraît.
RHADAMANTHE. — Mais cela ne suffit pas, Kyniscos. Déshabille-toi, que je te fasse passer
l’examen des taches36.
KYNISCOS. — Où donc ai-je attrapé des taches ?
RHADAMANTHE. — Chaque faute que l’un de vous commet durant sa vie imprime sur son âme
des taches imperceptibles.
KYNISCOS. — Tiens, me voici nu devant toi : tu peux chercher ces taches dont tu parles.
RHADAMANTHE. — Cet homme est entièrement pur, sauf ces trois ou quatre taches presque
invisibles et indistinctes. Mais qu’est-ce-ci ? Voilà une foule de traces et de marques de brûlures qui ont
je ne sais comment été effacées ou plutôt extirpées. Comment cela s’est-il fait, Kyniscos, et par quel
moyen es-tu redevenu pur ?
KYNISCOS. — Je vais te le dire. Jadis j’étais devenu mauvais, faute d’éducation, et j’avais ainsi
contracté beaucoup de taches ; mais du moment où j’ai commencé à philosopher, j’ai peu à peu lavé
mon âme de toutes ses taches.
RHADAMANTHE. — Le remède dont cet homme a usé est de bonne qualité et d’une efficacité
parfaite. Va donc dans les îles des Bienheureux37, pour vivre dans la compagnie des gens de bien, après
toutefois que tu auras accusé le tyran dont tu parles. Toi, appelles-en d’autres.
25.– MICYLLE. — Ma cause aussi est simple, Rhadamanthe, et ne demande qu’un court examen. Je me
suis dévêtu à l’avance : tu peux m’examiner.
RHADAMANTHE. — Qui es-tu ?

MICYLLE. — Le savetier Micylle.


RHADAMANTHE. — Bien, Micylle, tu es parfaitement pur et sans tache. Va te mettre près de
Kyniscos que voici. Appelle à présent le tyran.
HERMÈS. — Que Mégapenthès, fils de Lakydès, s’approche. Où t’en vas-tu ? Avance ici. C’est toi,
tyran, que j’appelle. Empoigne-le par le cou, Tisiphone, et pousse-le au milieu de la salle.
RHADAMANTHE. — Toi, Kyniscos, accuse-le et dévoile tous ses crimes : le coupable est devant
toi.
26.– KYNISCOS. — En somme, je pourrais m’abstenir de parler, puisqu’à voir ses taches, tu connaîtras
tout de suite ce qu’il est. Je vais néanmoins te dévoiler moi-même le personnage et le montrer plus
clairement à la lumière de mon discours. Tout ce qu’a fait ce triple scélérat, lorsqu’il était simple
particulier, je crois devoir le laisser de côté. Mais lorsque, s’étant associé les hommes les plus audacieux
et ayant réuni des gardes du corps, il est entré en révolte contre l’État et s’est fait tyran, il a tué sans
jugement plus de dix mille citoyens, puis il a pris les biens de chacun d’eux et, parvenu au comble de la
richesse, il s’est livré à tous les genres de débauche, il a usé contre ses malheureux concitoyens de toute
espèce de cruautés et de violences, corrompant les vierges, déshonorant les éphèbes, commettant sur ses
sujets tous les excès que peut faire un homme ivre. Il montrait un tel dédain, un tel orgueil, une telle
brutalité à ceux qui le rencontraient que tu ne saurais le punir autant qu’il le mérite. On aurait plus
facilement regardé le soleil sans cligner de l’œil que ce tyran. On ne saurait décrire tous les tourments
qu’a inventés sa barbarie ; ses plus proches parents mêmes n’étaient pas à l’abri de sa cruauté. Et que
mes accusations ne sont pas des calomnies sans fondement et lancées à la légère, tu t’en convaincras
tout de suite en appelant devant toi les gens qu’il a fait mettre à mort. Mais vois plutôt : les voilà qui
arrivent, sans qu’on les appelle, qui l’entourent et le prennent à la gorge. Tous ces gens, Rhadamanthe,
sont morts victimes de cet impie : les uns ont été en butte à ses embûches, parce qu’ils avaient de belles
femmes, les autres ont été tués parce qu’ils s’indignaient de voir emmener leurs fils pour subir d’infâmes
outrages, les autres, parce qu’ils étaient riches, les autres, parce qu’ils étaient droits et sages et
désapprouvaient sa conduite.
27.– RHADAMANTHE. — Qu’as-tu à répondre à cela, infâme ?
MÉGAPENTHÈS. — J’ai bien commis les meurtres qu’il m’impute ; mais pour tout le reste, les
adultères, les outrages aux éphèbes, les séductions de jeunes filles, en tout cela Kyniscos a menti.
KYNISCOS. — Eh bien, pour tout cela, Rhadamanthe, je vais te produire des témoins.
RHADAMANTHE. — De quels témoins veux-tu parler ?
KYNISCOS. — Appelle-moi sa lampe et son lit, Hermès ; qu’ils viennent ; ils attesteront les crimes
qu’il a commis en leur présence.
HERMÈS. — Que le lit et la lampe de Mégapenthès comparaissent. Ils ont obéi ; c’est bien.

RHADAMANTHE. — Dites ce que vous avez vu faire à ce Mégapenthès. Toi, Lit, parle le premier.
LE LIT. — Tout ce qu’a dit Kyniscos dans son accusation est vrai. Mais moi, ô souverain
Rhadamanthe, j’aurais honte de le répéter, tellement ce qu’il faisait sur moi était honteux.
RHADAMANTHE. — Ton témoignage est fort clair, quoique tu n’oses pas en dire davantage. Toi
aussi, Lampe, fais ta déposition.
LA LAMPE. — Ce qu’il faisait de jour, je ne l’ai pas vu ; je n’étais pas là ; mais ce qu’il faisait et
souffrait la nuit38, j’hésite à le dire. Cependant j’ai vu bien des infamies qu’on ne peut exprimer et qui
dépassaient toutes les horreurs. Souvent j’ai refusé de boire l’huile et j’ai voulu m’éteindre ; mais lui
m’approchait de ses débauches et souillait de toute façon ma lumière.
28.– RHADAMANTHE. — C’est assez de témoins. Mais dépouille ta pourpre, que nous comptions tes
taches. Grands dieux ! il est livide et marqué des pieds à la tête ; il est tout bleu de taches. Quel genre de
châtiment lui infligerons-nous ? Faut-il le jeter dans le Pyriphlégéthon39 ou le livrer à Cerbère40 ?
KYNISCOS. — Non pas ; mais si tu veux, je vais t’indiquer un supplice nouveau et qui convient
bien à ses crimes.
RHADAMANTHE. — Parle ; je t’en saurai beaucoup de gré.
KYNISCOS. — C’est l’usage, n’est-ce pas ? que tous les morts boivent l’eau du Léthé.

RHADAMANTHE. — Sans doute.


KYNISCOS. — Eh bien, qu’il soit seul de tous condamné à n’en point boire.
29.– RHADAMANTHE. — Pourquoi cela ?
KYNISCOS. — Il sera cruellement puni par le souvenir de ce qu’il a été, de la puissance qu’il avait
sur la terre et des voluptés qu’il y goûtait.
RHADAMANTHE. — Tu as raison. Infligeons-lui ce châtiment. Qu’on l’emmène et qu’on
l’enchaîne à côté de Tantale41, et qu’il se souvienne de ce qu’il a fait pendant sa vie.

1. Le nocher des Enfers. Sur sa barque, moyennant péage, il transporte jusqu’aux Enfers les morts que lui amène Hermès.
2. Avec ses sœurs Lachésis et Atropos, une des trois Moires, ces divinités qui filent le destin des hommes : Clotho forme le fil, Lachésis
l’enroule et Atropos le coupe.

3. Le dieu des Enfers (Hadès dans la mythologie grecque).

4. Fleuve des Enfers dont les eaux provoquaient l’amnésie.

5. Fleurs de la famille des liliacées qui, dans la mythologie grecque, poussent aussi bien sur la Terre qu’aux Enfers.

6. Voir ici, note 2.

7. Avec Minos et Rhadamanthe, un des trois juges des Enfers. Sur la fonction comptable qui lui est assignée par Lucien, voir aussi Charon, 2.

8. Atropos.

9. Il s’agit de la barrière marquant le signal du départ.

10. Promontoire de Laconie (aujourd’hui le cap Matapan) où les Anciens situaient une des entrées des Enfers.

11. Expression proverbiale qui fait référence à la mesure d’amnistie des faits antérieurs décrétée sous l’archontat d’Euclide (403-402) après la
chute de la tyrannie des Trente et le rétablissement de la démocratie à Athènes.

12. Peut-être le philosophe cynique disciple de Pérégrinos, que Lucien mentionne dans Sur la mort de Pérégrinos, 5.

13. Hécate, divinité infernale, était notamment honorée par des offrandes déposées aux carrefours ; ces offrandes étaient souvent mangées par
les mendiants (et les philosophes cyniques).

14. Voir Juvénal, Satires, VI, 517-519.

15. Comparer avec le philosophe cynique Diogène de Sinope, qui serait mort après avoir mangé un poulpe cru. Voir Diogène Laërce, VI, 76 ;
Lucien, Les Sectes à l’encan, 10.

16. Le nom (imaginaire) du tyran signifie « grand deuil ».

17. C’était le cas de Protésilas ; voir Homère, Iliade, II, 701.

18. Une somme énorme : soixante millions de drachmes.

19. Le talent est la plus grande unité grecque pour mesurer la masse. Selon l’époque et le lieu, un talent pèse entre 26 et 39 kg.

20. Le nom de l’esclave indique son origine géographique (la Carie, dans le sud-ouest de l’Asie Mineure).

21. Voir Homère, Odyssée, XI, 489.

22. Leitmotiv de Xanthias dans Les Grenouilles d’Aristophane (v. 87, 107, 115).

23. Micylle apparaît dans un autre texte de Lucien, Le Songe ou le Coq.

24. Voir l’épisode où Ulysse est prisonnier du cyclope : Homère, Odyssée, IX, 369.

25. Ce thème de l’égalité après la mort se retrouve chez Lucien dans les Dialogues des morts.

26. La coudée royale valait trois doigts de plus que la coudée ordinaire (environ 5 cm).

27. Ils produisent la pourpre.

28. Sur le paiement d’un péage à Charon pour la traversée, voir ci-dessus, 1, et ci-dessous, 19. Voir aussi Lucien, Dialogues des morts, 2 et
14. – L’obole est une petite pièce d’argent ronde, qui vaut un sixième de drachme ; en Attique, elle pèse 0,73 g.

29. Micylle prétend ignorer la forme d’une pièce extrêmement courante dans les échanges.

30. Peuple d’Extrême-Orient producteur de soie, c’est-à-dire des Chinois.

31. Nom d’un kalos de Corinthe ; voir Lucien, Dialogues des morts, 1, 3.

32. Phryné est une célèbre courtisane d’Athènes (IVe av. J.-C) ; le nom de Simiché est mentionné dans les Dialogues des courtisanes, 4, 1.

33. Une partie des mystères était célébrée à la lumière des torches ; voir aussi le rôle du diadouque (« le porteur de flambeau »).

34. Les Érinyes (Furies) sont des divinités vengeresses, infligeant des châtiments infernaux. Elles tiennent des torches et des fouets. Leurs
noms sont Mégère, Tisiphone et Alecto.

35. Rhadamanthe est fils de Zeus (et Europe).

36. Voir Platon, Gorgias, 524b sq.

37. Voir Lucien, Histoires vraies, II, 5 sq. ; Platon, Gorgias, 523 ; Plutarque, Vie de Sertorius, 8.

38. Amours actives et passives.


39. Fleuve de feu qui coule dans les Enfers.

40. Chien à trois têtes qui garde l’entrée des Enfers.

41. Roi phrygien condamné à subir un supplice éternel : placé au milieu d’un fleuve et sous un arbre chargé de fruits, l’eau se retire lorsqu’il
se penche pour boire et le vent écarte les branches lorsqu’il veut saisir un fruit.
20
ZEUS CONFONDU
Ce dialogue met en scène le roi des dieux aux prises avec Kyniscos, « le petit chien » – un des
personnages relais de Lucien, qui apparaît également dans L’Arrivée aux Enfers ou le Tyran et Le
Cynique. Il s’ouvre sur une question d’apparence anodine, mais la réponse de Zeus et la discussion qui
s’ensuit ne sont pas sans conséquences d’un point de vue philosophique. Kyniscos interroge Zeus sur le
destin, et plus précisément le rapport des dieux au destin. Or Zeus lui concède que les arrêts fixés par les
Moires s’imposent à tous, même aux dieux. Dès lors, Kyniscos conclut successivement à l’impuissance
divine, à l’inutilité des sacrifices et des cultes rendus aux dieux en général, à l’infériorité des dieux vis-
à-vis des hommes (qui eux, au moins, en mourant gagnent leur liberté), à l’inutilité de la divination et à
la négation de la providence et de la justice divine. Pour finir, Kyniscos émet même des doutes sur
l’existence de l’au-delà. La position de Kyniscos, provocatrice et radicale, est digne d’un cynique ; et de
fait, l’influence cynique de ce dialogue est évidente (même si on y a décelé parfois une position
épicurienne ou des éléments sceptiques). La question est d’actualité à l’époque de Lucien, où la
croyance en la Providence est très répandue, et le dialogue est dirigé en particulier contre la conception
stoïcienne du destin. L’argumentation est enlevée et bien menée, et la mise en scène du dialogue, pleine
d’humour, contribue à sa qualité littéraire. L’embarras de Zeus et sa manière de botter en touche (« il ne
t’est pas permis de tout savoir ») confèrent un aspect comique à l’ensemble, auquel contribuent
également la malice et l’ingéniosité de Kyniscos qui, malgré ses assurances d’honnêteté, de naïveté et de
franchise, mène sciemment Zeus dans un traquenard : malgré ses dénégations, il agit en véritable
sophiste.
E. M.

1.– KYNISCOS. — Je ne viens point ici, Zeus, pour t’importuner de vaines prières et te demander
des richesses, de l’argent ou un royaume, choses que le vulgaire souhaite avec tant d’ardeur et qu’il ne
t’est guère facile d’accorder, car je vois que la plupart du temps tu fais semblant de ne pas les entendre.
Pour moi, je ne désire de toi qu’une chose ; encore est-elle bien aisée.
ZEUS. — Qu’est-ce que c’est, Kyniscos ? Tu n’essuieras pas de refus, surtout si ta demande est
aussi modeste que tu le dis.
KYNISCOS. — Réponds-moi à une question toute simple.
ZEUS. — Ta demande est vraiment modérée et facile à satisfaire. Questionne-moi donc tant que tu
voudras.
KYNISCOS. — Voici ce dont il s’agit. Tu as certainement lu comme tout le monde les poèmes
d’Homère et d’Hésiode. Dis-moi donc si l’on doit croire ce qu’ils ont chanté du Destin1 et des Moires2.
Est-il vrai qu’on ne peut échapper à ce qu’ils ont filé à chacun de nous dès sa naissance ?
ZEUS. — Tout à fait vrai ; car il n’est rien qui ne soit ordonné par les Moires. Tout ce qui arrive,
tourné sous leur fuseau, a son issue filée dès le début et ne peut arriver d’une autre manière.
2.– KYNISCOS. — Par conséquent, lorsque le même Homère dit dans une autre partie de son poème :
De peur que tu ne descendes chez Hadès avant l’heure marquée par le Destin3,

et d’autres choses du même genre, nous pourrons sans doute affirmer qu’il dit une sottise.
ZEUS. — Sans aucun doute. Rien de semblable ne peut arriver en dehors de la loi des Moires, ni
par delà le fil qu’elles ont tissé. Tout ce que les poètes chantent sous l’inspiration des Muses est
conforme à la vérité ; mais, quand ces déesses les abandonnent et qu’ils composent livrés à eux-mêmes,
ils se trompent et tombent en contradiction avec eux-mêmes, et l’on ne saurait leur faire un crime de ce
que, n’étant que des hommes, ils ne reconnaissent pas la vérité, quand ils sont abandonnés du démon qui
les assistait et chantait par leur bouche4.
KYNISCOS. — Eh bien, admettons qu’il en est ainsi. Mais réponds encore à ceci. Les Moires ne
sont-elles pas trois, Clotho, Lachésis et Atropos5 ?
ZEUS. — Sans doute.

3.– KYNISCOS. — Mais alors le Destin et la Fortune6, dont on nous rebat aussi les oreilles, que sont-ils
donc et quel est le pouvoir de chacun d’eux ? Est-il égal à celui des Moires, ou lui est-il supérieur en
quelque point ? En tout cas, j’entends dire à tout le monde qu’il n’y a rien de plus puissant que la
Fortune et le Destin.
ZEUS. — Il ne t’est pas permis de tout savoir, Kyniscos. Mais pourquoi me fais-tu cette question
sur les Moires ?
4.– KYNISCOS. — Avant de te répondre, dis-moi une chose, Zeus. Ces trois sœurs vous commandent-
elles, vous aussi, et est-ce une nécessité que vous soyez suspendus à leur fil ?
ZEUS. — C’est une nécessité, Kyniscos. Mais pourquoi souris-tu ?

KYNISCOS. — C’est que je me souviens des vers d’Homère où ce poète te représente haranguant
l’assemblée des dieux et les menaçant de suspendre l’univers à une chaîne d’or7. Tu dis dans ces vers
que tu jetteras cette chaîne du haut du ciel et que tous les dieux ensemble pourront s’y suspendre, s’ils le
veulent, et s’efforcer de te tirer en bas, qu’ils n’y parviendront pas ; mais que toi, quand tu voudras,
tu les enlèveras facilement tous avec la terre et la mer elles-mêmes8.

Tu me paraissais alors d’une force merveilleuse et je frissonnais en entendant ces vers. Mais à
présent je te vois toi-même suspendu avec ta chaîne et tes menaces à un fil ténu, comme tu le reconnais.
Aussi je trouve que Clotho aurait plus de raison de se vanter que toi, puisqu’elle t’enlève et te tient
suspendu, toi aussi, à son fuseau, comme les pêcheurs enlèvent les petits poissons au bout de leur ligne.
5.– ZEUS. — Je ne vois pas où tu veux en venir avec tes questions.
KYNISCOS. — À ceci, Zeus, et je te prie, au nom des Moires et du Destin, de m’entendre, sans
t’effaroucher ni te fâcher, te dire franchement9 la vérité. Si les choses sont telles que nous avons dit, si
les Moires sont maîtresses de tout et si personne ne peut rien changer à ce qu’elles ont une fois décrété,
pour quelle raison nous, les hommes, vous offrons-nous des sacrifices, vous immolons-nous des
hécatombes, en vous priant de nous procurer des biens ? Je ne vois pas quel avantage nous pouvons
retirer de ce culte, si nos prières ne sauraient obtenir des dieux ni qu’ils détournent de nous les maux, ni
qu’ils nous octroient quelque bien.
6.– ZEUS. — Je sais où tu as puisé ces belles questions. C’est chez ces maudits sophistes10 qui
prétendent que nous ne nous occupons même pas des hommes. C’est leur impiété qui leur suggère de
telles questions ; ils cherchent à détourner les autres hommes des sacrifices et des prières, comme d’une
chose inutile, puisque nous ne nous occupons pas de ce qui se fait chez vous et que nous n’avons aucune
influence sur les choses de la terre. Mais ils n’auront pas à se féliciter de tels discours.
KYNISCOS. — Non, Zeus, je le jure par le fuseau de Clotho, ce ne sont pas eux qui m’ont inspiré
ces questions. C’est la conversation même qui, en suivant son cours, nous a amenés à notre insu au point
de dire que les sacrifices sont inutiles. Mais je vais encore, si tu le veux bien, te faire une brève question.
N’hésite pas à me répondre et tâche de me donner des raisons plus solides.
ZEUS. — Interroge, puisque tu as du temps à perdre à ces niaiseries.

7.– KYNISCOS. — Ne dis-tu pas que tout arrive par l’ordre des Moires ?
ZEUS. — Si.
KYNISCOS. — Et vous est-il possible de changer leurs décisions et de défaire ce qu’elles ont filé ?
ZEUS. — En aucune façon.
KYNISCOS. — Veux-tu maintenant que j’en tire la conséquence, ou te paraît-elle évidente, sans
que je l’exprime ?
ZEUS. — Elle est évidente. Mais ceux qui sacrifient ne sacrifient pas par besoin, pour faire une
sorte d’échange et pour nous acheter, si je puis dire, les biens, mais pour un autre motif, pour honorer
notre nature supérieure.
KYNISCOS. — C’en est assez, puisque tu avoues toi-même que les sacrifices n’ont aucun but utile
et que c’est par une espèce de bonté d’âme que les hommes honorent votre supériorité. Et cependant, si
quelqu’un de ces sophistes était ici, il te demanderait sur quoi tu t’appuies pour soutenir que les dieux
sont supérieurs à nous, alors qu’ils sont esclaves comme les hommes et soumis aux mêmes maîtresses,
les Moires. Il ne leur suffira pas d’être immortels pour paraître supérieurs ; c’est au contraire ce qui les
rend inférieurs, puisque nous, la mort au moins nous rend à la liberté, et que, pour vous, l’existence
s’étend à l’infini et que votre esclavage est éternel, vu qu’il est enroulé sur un fil sans fin11.
8.– ZEUS. — Cependant, Kyniscos, cette éternité, cet infini, fait notre bonheur, et nous vivons au sein
d’une félicité parfaite.
KYNISCOS. — Pas tous, Zeus. Chez vous, comme chez nous, il y a sur ce point des différences et
la confusion est grande. Toi, tu es heureux, il est vrai, car tu es roi et tu peux tirer à toi la terre et la mer,
comme on tire l’eau d’un puits ; mais Héphaïstos est boiteux, et c’est un artisan et un forgeron de son
métier12. Prométhée a même été crucifié jadis13 ; et que dire de ton père, qui est encore enchaîné dans le
Tartare14 ? On dit aussi que vous êtes sujets à l’amour, aux blessures, et que vous êtes parfois esclaves
chez les hommes, comme ton frère le fut certainement chez Laomédon15 et Apollon chez Admète16.
Cela ne dénote pas une félicité parfaite. Un certain nombre d’entre vous paraissent heureux et bien
partagés ; les autres sont tout le contraire. J’omets de dire que vous êtes volés comme nous, que vous
êtes dépouillés par les sacrilèges17 et que, de très riches, vous devenez en un instant très pauvres.
Plusieurs même d’entre vous, qui étaient d’or ou d’argent, ont été fondus, apparemment parce que le
Destin en avait décidé ainsi.
9.– ZEUS. — Tu le vois, tes propos deviennent insolents, Kyniscos, et tu t’en repentiras un jour.
KYNISCOS. — Épargne-moi tes menaces, Zeus. Tu sais bien qu’il ne m’arrivera rien que les
Moires ne l’aient décrété avant toi. Et puis je vois que ces sacrilèges mêmes ne sont pas tous punis, mais
que la plupart vous échappent. Je m’imagine qu’il n’était pas dans leur destinée d’être pris.
ZEUS. — Ne le disais-je pas, que tu étais un de ces impies qui par leurs raisonnements ruinent la
Providence ?
KYNISCOS. — Tu as bien peur d’eux, Zeus, et je n’en vois pas la raison. En tout cas, quoi que je
dise, tu soupçonnes que c’est eux qui me l’ont enseigné.
10.– Cependant, car de quel autre que toi pourrais-je savoir la vérité ? je voudrais te faire encore une
question. Qu’est-ce que votre Providence ? Est-ce une des Moires ou une déesse supérieure qui
commande, si je puis dire, à ces déesses elles-mêmes ?
ZEUS. — Je t’ai déjà dit tout à l’heure qu’il ne t’est pas permis de tout savoir. Mais toi, qui, au
commencement de notre conversation, prétendais n’avoir qu’une question à me poser, tu ne cesses pas
d’ergoter contre moi, et je vois que le but capital de ton raisonnement, c’est de prouver que nous
n’avons aucun souci des affaires humaines.
KYNISCOS. — Ce n’est pas moi qui l’ai dit, c’est toi qui viens d’avouer, il n’y a qu’un instant, que
ce sont les Moires qui font tout. Peut-être te repens-tu de cet aveu, et rétractes-tu tes paroles ; peut-être
disputez-vous et retirez-vous la Providence au Destin.
11.– ZEUS. — Pas du tout. Seulement, c’est par nos mains que la Moire exécute ses décrets.
KYNISCOS. — J’entends. Vous êtes, dites-vous, des ministres et des serviteurs des Moires. Mais,
même en ce cas, ce serait elles qui exerceraient la Providence, et vous, vous n’êtes, si je puis dire, que
leurs outils et leurs instruments.
ZEUS. — Que dis-tu ?
KYNISCOS. — Je dis que vous êtes au Destin ce que la hache et la tarière sont au charpentier. Elles
le servent sans doute dans son métier ; mais on ne peut pas dire qu’elles sont l’artisan lui-même, ni que
le vaisseau est l’ouvrage de la hache ou de la tarière, mais bien du charpentier. De même celui qui a
charpenté toutes choses, c’est le Destin, et vous n’êtes, vous, que les tarières et les haches des Moires.
C’est donc au Destin, ce me semble, que les hommes devraient sacrifier et demander des biens, au lieu
que c’est à vous qu’ils s’adressent et que c’est vous qu’ils honorent par des processions et des sacrifices.
Mais même quand ils honoreraient le Destin, ce serait toujours sans y être obligés ; car je ne crois pas
qu’il soit possible aux Moires elles-mêmes de changer ni de modifier quelque chose à ce qu’elles ont
ordonné de chaque individu dès l’origine. En tout cas, Atropos ne souffrirait pas que l’on voulût
tourner18 son fuseau en sens inverse et défaire l’œuvre de Clotho.
12.– ZEUS. — Alors toi, Kyniscos, tu prétends que les Moires mêmes n’ont aucun droit aux hommages
des hommes ? Il apparaît bien que tu veux tout bouleverser. Mais nous, à défaut d’autre titre, nous
aurions encore droit à vos hommages, parce que nous rendons des oracles et prédisons tout ce que les
Moires ont ratifié.
KYNISCOS. — En somme, il est inutile, Zeus, de prévoir ce qui doit arriver, quand il est
absolument impossible de l’éviter, à moins que tu ne prétendes que celui qui sait d’avance qu’il doit
mourir par le fer d’une javeline peut se soustraire à la mort en s’enfermant dans une prison. Mais cela
est impossible, car la Moire l’en fera sortir pour aller à la chasse et le livrera à la pointe meurtrière, et
Adraste, lançant son javelot contre le sanglier, manquera l’animal et tuera le fils de Crésus19, comme si
le javelot était dirigé contre le jeune homme, sur l’ordre impérieux des Moires.
13.– Et cet oracle rendu à Laïos n’est-il pas risible ?
N’ensemence pas ton sillon pour avoir des enfants contre la volonté des dieux ; car si, dit l’oracle, tu engendres un fils, ce fils te
tuera20.

Ce n’était pas la peine, ce me semble, de le mettre en garde contre un événement qui devait se
produire malgré tout. C’est pourquoi, malgré l’oracle rendu, il engendra et son fils le tua. Aussi je ne
vois pas à quel titre vous exigez le salaire de vos prophéties.
14.– Je pourrais ajouter que vous avez coutume de donner au vulgaire des oracles ambigus et à double
sens, qui n’expliquent pas du tout clairement si celui qui aura passé l’Halys détruira son propre empire
ou celui de Cyrus21 ; car l’oracle comporte ces deux sens.
ZEUS. — Apollon, Kyniscos, avait un motif d’être en colère contre Crésus, qui avait voulu
l’éprouver en faisant cuire dans la même chaudière des chairs de mouton et de tortue22.
KYNISCOS. — Il n’aurait pas dû se mettre en colère, puisqu’il était dieu. Mais il était, je pense,
dans la destinée du Lydien d’être trompé par l’oracle, et en général, si nous n’entendons pas les
prédictions, c’est que le Destin l’a décidé ainsi, en sorte que même votre divination est du ressort du
Destin.
15.– ZEUS. — Alors tu ne nous laisses rien, et c’est vainement que nous sommes dieux, si notre
providence n’agit plus sur les affaires humaines et si nous ne méritons pas plus de sacrifices que si nous
étions véritablement des tarières ou des haches. En vérité, je crois que tu as raison de me mépriser,
puisque, tenant en main la foudre, comme tu vois, je te laisse débiter contre nous tant de propos
offensants.
KYNISCOS. — Frappe, Zeus, si le Destin a ordonné que je sois frappé de la foudre. Ce n’est pas toi
que j’accuserai d’être l’auteur du coup, mais Clotho, qui m’aura blessé par toi ; car, à l’égard de la
foudre, je ne saurais dire non plus qu’elle aurait été l’auteur de ma blessure. Mais voici une question que
je voudrais vous poser, à toi et à la Destinée ; réponds pour elle en même temps que pour toi. C’est ta
menace qui m’y a fait penser.
16.– Pourquoi donc, laissant en paix les sacrilèges et les brigands et tant de gens insolents, violents et
parjures, foudroyez-vous si souvent un chêne, une pierre, un mât de vaisseau qui n’a rien fait de mal et,
parfois même un honnête et pieux voyageur23 ? Pourquoi ne réponds-tu pas, Zeus ? est-ce que cela non
plus, il ne m’est pas permis de le savoir ?
ZEUS. — Non, en effet, Kyniscos. Tu es par trop curieux, et je ne sais pas où tu as ramassé tout ce
que tu es venu me dire ici.
KYNISCOS. — Alors je ne vous demanderai pas non plus, à toi, à la Providence et à la Destinée
pourquoi donc l’honnête Phocion est mort dans une si grande pauvreté et une telle disette du nécessaire,
et, avant lui, Aristide24, tandis que Callias et Alcibiade25, ces jeunes libertins, furent comblés de
richesses, ainsi que l’insolent Midas26 et Charops d’Égine27, infâme débauché, qui fit mourir de faim sa
mère. Je ne vous demanderai pas non plus pourquoi ce fut Socrate qui fut livré aux Onze, et non pas
Mélétos28, pourquoi Sardanapale29 fut roi, tout efféminé qu’il était, et pourquoi tant de braves Perses
furent empalés par son ordre pour n’avoir pas approuvé sa conduite.
17.– Enfin je n’entre pas dans le détail de ce qui se passe aujourd’hui, où nous voyons les méchants
prospérer et les bons pillés et maltraités, en proie à la pauvreté, aux maladies et à des maux sans
nombre.
ZEUS. — Tu ne sais donc pas, Kyniscos, quelles punitions attendent les scélérats après la vie et de
quelle félicité les justes jouiront ?
30 31
KYNISCOS. — Tu veux parler de l’Hadès , des Tityos, des Tantales . Existe-t-il quelque chose
comme cela, je m’en assurerai quand je serai mort. Pour le moment, quel que soit le temps qui m’est
départi, je voudrais le passer agréablement, au risque d’avoir le foie déchiré par seize vautours après ma
mort, et je ne voudrais pas avoir soif ici-bas comme Tantale, dussé-je boire avec les héros dans les îles
des Bienheureux, couché dans la prairie de l’Élysée32.
18.– ZEUS. — Que dis-tu ? Tu doutes qu’il existe des supplices, des récompenses et un tribunal où l’on
examinera les actions de chacun ?
KYNISCOS. — J’ai entendu parler d’un certain Minos de Crète qui juge là-bas les actions des
hommes. Tu peux m’en dire des nouvelles ; car on prétend qu’il est ton fils33.
ZEUS. — Qu’as-tu à lui demander, Kyniscos ?
KYNISCOS. — Quels sont ceux qu’il punit principalement ?
ZEUS. — Les méchants sans doute, tels que les assassins et les sacrilèges.
KYNISCOS. — Et quels sont ceux qu’il envoie chez les héros ?

ZEUS. — Les gens de bien, qui ont les mains pures et qui ont pratiqué la vertu pendant leur vie.
KYNISCOS. — Et pourquoi cela, Zeus ?
ZEUS. — Parce que les uns méritent d’être récompensés, les autres d’être punis.
KYNISCOS. — Et si un homme a commis un crime involontaire, trouve-t-il juste que cet homme
soit puni ?
ZEUS. — Non.
KYNISCOS. — Et s’il a fait, sans le vouloir, une bonne action, Minos ne jugera donc pas non plus
qu’il est juste de le récompenser ?
ZEUS. — Non, assurément.
KYNISCOS. — Alors, Zeus, il ne doit récompenser ni punir personne.
ZEUS. — Comment, personne ?
KYNISCOS. — Parce que nous autres hommes, nous ne faisons rien par notre propre volonté, et
que nous obéissons à une nécessité inéluctable, s’il faut tenir pour vrai le principe sur lequel nous nous
sommes mis d’accord tout à l’heure, que la Moire est la cause de tout ; et si un homme commet un
meurtre, c’est elle qui le commet ; s’il pille un temple, il ne fait que ce qui lui est commandé. D’où il
suit que, si Minos veut juger avec équité, c’est la Destinée qu’il doit punir au lieu de Sisyphe et la Moire
au lieu de Tantale. Car quel mal ces hommes ont-ils commis ? Ils n’ont fait qu’obéir aux ordres qu’ils
ont reçus.
19.– ZEUS. — Tu ne mérites même plus que je réponde à de telles questions Je te laisse et je m’en vais.
KYNISCOS. — J’avais pourtant encore une question à te poser. Où habitent les Moires, et comment
arrivent-elles à s’occuper de tant de choses, n’étant que trois ? Elles doivent avoir une vie bien pénible
et un sort peu enviable avec tant d’affaires sur les bras, et il semble bien qu’elles ne sont pas nées, elles
non plus, sous un destin propice. Pour moi, si on m’en laissait le choix, je ne changerais pas ma vie
contre la leur et j’aimerais mieux mener une vie encore plus pauvre que de rester assis à tourner un
fuseau chargé de tant de choses et d’avoir l’œil à chacune. S’il ne t’est pas facile de répondre à ces
questions, Zeus, nous nous contenterons des réponses que tu as faites ; elles suffisent à éclaircir la
question de la Destinée et de la Providence. Pour le reste, je n’étais sans doute pas destiné à l’entendre.

1. Lucien emploie ici le terme Heimarménè.

2. Les Moires sont les divinités du Destin, qui « filent » les vies humaines (le terme signifie « la part assignée à chacun », et donc « le sort, la
destinée »). Homère évoque surtout la Moire (Iliade, IV, 517, XXIV, 209), appelée aussi Aisa (Iliade, XX, 127) et n’utilise qu’une fois le pluriel
(Iliade, XXIV, 49). Le nombre de trois Moires et leur nom sont donnés pour la première fois par Hésiode (Théogonie, v. 217 sq., 904 sq.).

3. Homère, Iliade, XX, 336.

4. Zeus utilise ici un vocabulaire platonicien ; voir Ion.

5. Voir ici, note 2. Leurs noms signifient respectivement « la Fileuse », « Celle qui distribue les lots », et « l’Implacable ».

6. Heimarménè (que l’étymologie rapproche des Moires) et Tychè (la Fortune personnifiée, dont l’importance croît à partir de l’époque
hellénistique).

7. Voir Homère, Iliade, VIII, 18 sq. C’est un passage auquel Lucien fait très souvent allusion : voir Zeus tragédien, 14 et 45 ; De l’astrologie,
22 ; Éloge de Démosthène, 13 ; Comment il faut écrire l’histoire, 8 ; Hermotimos, 3 ; Dialogues des dieux, 1.

8. Homère, Iliade, VIII, 24.


9. Pour Kyniscos comme pour Parrhésiadès et d’autres personnages relais de la pensée de Lucien, la franchise est une vertu essentielle.

10. Dès la Première Sophistique, certains, tels Protagoras ou Critias, ont critiqué la religion traditionnelle.

11. Sur l’idée de la mort libératrice, voir pseudo-Longin, Traité du sublime, IX, 7.

12. Héphaïstos est boiteux depuis qu’il a été précipité du haut de l’Olympe (soit par Héra soit par Zeus, selon les versions). On situe
traditionnellement sa forge sous un volcan (par exemple l’Etna). Il a forgé les armes d’Achille et son célèbre bouclier.

13. Pour avoir volé le feu et l’avoir donné aux hommes, Prométhée est enchaîné sur ordre de Zeus à une montagne du Caucase, où un aigle lui
dévore chaque jour le foie ; il est finalement libéré par Héraclès. Voir Lucien, Prométhée ou le Caucase.

14. Cronos, père des Titans, est renversé par Zeus et jeté dans le Tartare, lieu qui sert de prison, au plus profond des Enfers.

15. Apollon et Poséidon passèrent un an au service de Laomédon : Apollon garda les troupeaux de Laomédon tandis que Poséidon élevait les
murs de la cité de Troie.

16. Apollon fut également pendant un temps au service d’Admète, roi de Thessalie (par punition de Zeus ou par amour selon les versions).

17. Les vols sacrilèges commis sur la statue de Zeus (Lucien, Zeus tragédien, 25 ; Timon, 4), de Poséidon (Lucien, Zeus tragédien, 25) ou des
Dioscures (Lucien, Le Banquet ou les Lapithes, 32).

18. Jeu de mots sur Atropos, qui est littéralement « celle qu’on ne peut tourner », c’est-à-dire « celle qu’on ne peut fléchir », l’Implacable.

19. Voir Hérodote, I, 34-45. Le roi Crésus avait fait un songe lui annonçant qu’il perdrait son fils Atys des suites d’une blessure faite par une
pointe de fer. Il le garda auprès de lui et chercha à lui épargner toute aventure militaire, mais lors d’une chasse au sanglier, Atys fut tué
involontairement par Adraste, celui-là même qui était chargé de le protéger.

20. Euripide, Les Phéniciennes, 18 et 19 : oracle rendu à Laïos par Apollon à propos d’Œdipe.

21. Allusion à l’oracle rendu par la Pythie de Delphes à Crésus, roi de Lydie, qui s’apprêtait à franchir le fleuve Halys pour attaquer les
Perses. Elle lui avait prédit qu’en franchissant l’Halys il détruirait un grand empire ; Crésus fut vaincu par Cyrus. Voir Hérodote, I, 46-54. Voir aussi
Lucien, Zeus tragédien, 20 et 43.

22. Voir Hérodote, ibid. L’oracle, pour être jugé fiable, devait deviner ce que faisait Crésus. Apollon, dont la Pythie rendait les oracles à
Delphes, ne s’y trompa pas.

23. Voir Aristophane, Les Nuées, 395 sq.

24. Deux exemples d’Athéniens « justes ». Voir Lucien, Zeus tragédien, 48.

25. Alcibiade, riche aristocrate athénien du IVe siècle av. J.-C., pupille du grand orateur Périclès, est connu pour ses frasques qui défrayèrent
la chronique. Il épousa la sœur de Callias, descendant d’une des plus riches familles athéniennes.

26. Sans doute le démagogue Meidias raillé par l’Ancienne Comédie (Aristophane, Les Oiseaux, v. 1297) et mentionné par Platon (Alcibiade,
I, 120b).

27. Ce personnage n’est pas autrement connu.

28. Socrate, après sa condamnation à mort par le tribunal athénien, fut remis aux Onze, chargés de le surveiller et de faire appliquer la
sentence. Mélétos fut l’un des principaux accusateurs de Socrate.

29. Roi assyrien légendaire, symbole, aux yeux des Grecs, d’une vie de luxe et de débauche.

30. Le royaume des morts, les Enfers de la mythologie grecque.

31. Deux des suppliciés du Tartare, avec Ixion et Sisyphe : Tityos a le foie éternellement rongé par deux vautours ; Tantale, placé au milieu
d’une rivière et sous un arbre fruitier, souffre éternellement de la soif et de la faim, car lorsqu’il s’approche pour boire, l’eau se retire et lorsqu’il tend
la main pour prendre un fruit, le vent éloigne la branche.

32. Lieu des Enfers où les héros et les gens vertueux goûtent le repos après la mort.

33. Minos, roi légendaire de Crète, était le fils de Zeus et Europe. Il devint après sa mort l’un des trois juges des Enfers, aux côtés de
Rhadamanthe et d’Éaque.
21
ZEUS TRAGÉDIEN
Zeus tragédien est un dialogue satirique où les dieux sont mis en question. Du haut du ciel, Zeus
attend avec inquiétude la controverse qui, sur la terre, va opposer le stoïcien Timoclès et l’épicurien
Damis, car ce dernier risque fort de convaincre les hommes que les dieux ne s’intéressent nullement à
leur vie et que le monde est régi par le hasard. Zeus convoque donc une assemblée des dieux pour
trouver le moyen d’assurer la victoire de Timoclès, mais c’est en vain. Damis l’emporte, et les dieux ne
peuvent que constater son succès. Tel est le dénouement de la « tragédie » dont Zeus est le protagoniste,
un dénouement ambigu puisqu’il laisse aux dieux un répit tout en suggérant leur effacement.
Cette « tragédie » comporte deux phases. La première se situe au ciel où Zeus explique la
situation aux dieux, organise leur assemblée et préside à ses débats (1-34). La seconde a lieu sur terre,
c’est la controverse entre Timoclès et Damis observée et commentée par les dieux qui, comme par
l’effet d’un artifice de théâtre, restent à proximité des deux protagonistes (35-53). Les dieux spectateurs
sont au nombre de onze, si on compte parmi eux le héros Héraclès et deux statues animées, le Colosse
de Rhodes et Hermagoras. Lucien transforme la scène céleste en une galerie de portraits burlesques.
Zeus se comporte comme un acteur de théâtre. Ses tirades sont des parodies d’Euripide ou des montages
de vers homériques. Mais lorsqu’il parle en prose, c’est pour soulever une question toute prosaïque : que
vont devenir les dieux si les hommes cessent de les honorer, de leur consacrer des cérémonies et de leur
offrir des sacrifices parce que Damis les aura persuadés que c’est inutile ? Cette inquiétude fait penser à
la disette qui menace les dieux dans Les Oiseaux et dans le Ploutos d’Aristophane. Lucien s’inscrit ici
dans le sillage du maître de l’Ancienne Comédie. Les préoccupations des autres dieux ne sont pas moins
terre-à-terre. Ils se querellent pour des questions de préséance lorsque l’assemblée s’installe. Certains,
comme Poséidon et Héraclès, pensent à recourir à la force contre Damis, Apollon préconise d’engager
un avocat pour soutenir Timoclès. Ces propositions montrent qu’ils ont peu de discernement. Momos, le
dieu de la raillerie, se moque d’Apollon qui profère, au sujet de la controverse des philosophes, des
prédictions incompréhensibles. Ses railleries sont le signe de sa lucidité sur les insuffisances et
l’impuissance de ses semblables. En fait, comme le remarque Zeus, Momos parle en allié objectif de
Damis.
Celui-ci bénéficie, à l’évidence, de la sympathie de Lucien dont les penchants épicuriens se
manifestent aussi dans d’autres œuvres comme Alexandre ou le Faux Prophète ou Zeus confondu. Mais
Zeus tragédien n’est pas un traité de philosophie. Lucien recourt à la vulgate philosophique de son
temps pour donner libre cours à sa verve satirique en reprenant ses thèmes habituels. Il peint Timoclès
en stoïcien ridicule et borné, incapable de bâtir une démonstration et tout juste bon à débiter des
arguments rebattus qui ne peuvent convaincre personne. Damis a beau jeu de les retourner contre lui et
d’énoncer à cette occasion quelques thèses épicuriennes. On est loin de la profondeur et de la finesse des
dialogues socratiques de Platon. C’est que Platon est un philosophe sérieux, alors que Lucien est un
écrivain moqueur et désabusé qui exprime un athéisme de bon ton à l’intention d’une élite, sans
chercher vraiment à ébranler les croyances collectives. À la fin, Damis l’emporte sur Timoclès, mais
tous les hommes n’ont pas renoncé à la croyance dans le pouvoir des dieux. Ces derniers pourront donc
continuer tant bien que mal à mener leur existence précaire qui pourra inspirer à Lucien d’autres
railleries.
A. B.

1.– HERMÈS. — « Ô Zeus, pourquoi cet air soucieux et ces soliloques ? Pourquoi ces allées et venues ?
D’où viennent cette mine pâle et ce teint de philosophe ? Confie-toi à moi, prends-moi pour conseiller
dans ta peine. Ne dédaigne pas le bavardage de ton serviteur. »
1
ATHÉNA. — « Oui, Cronide, notre père, maître des rois, j’embrasse tes genoux, moi, Tritogénie ,
la déesse aux yeux pers. Parle, ne cache rien dans ton âme ; fais-nous connaître quel souci te ronge
l’esprit et le cœur, pourquoi tu pousses de si profonds soupirs et pourquoi la pâleur a envahi tes joues2. »
ZEUS. — « Non, il n’est point de mal si terrible à nommer, point de souffrance, point de malheur
si tragique que je ne surmonte en dix vers iambiques3. »
ATHÉNA. — « Apollon, quel prélude à ton discours ! »
4 5
ZEUS. — « Ô détestable engeance de la terre ! Et toi, Prométhée , quels maux tu m’as causés ! »
ATHÉNA. — « Qu’y a-t-il ? Tu peux le dire au chœur de tes parents. »
ZEUS. — « Ô sifflement du bruyant éclair, quel effet produiras-tu ? »
HÉRA. — Calme ta colère, Zeus, car nous ne pouvons pas jouer la tragédie, ni réciter des vers
comme ces deux dieux. Nous n’avons pas avalé tout Euripide, pour être en état de te donner la réplique.
2.– Crois-tu que nous ignorions la cause de ton chagrin ?
6
ZEUS. — « Oui, tu l’ignores ; autrement tu pousserais de beaux cris. »

HÉRA7. — Je connais le grand sujet de tes soucis : c’est l’amour. Et je ne pousse pas les hauts cris,
car tu m’as fait si souvent de pareils outrages que j’y suis habituée. Il est vraisemblable que tu as
découvert quelque Danaé, quelque Sémélé, quelque Europe8 et que c’est l’amour qui te tourmente. Tu
songes à te transformer en taureau, en satyre9, en pluie d’or, pour te couler par le toit dans le sein de ta
maîtresse. Les soupirs, les larmes, la pâleur ne sont que les symptômes de l’amour.
ZEUS. — Ô simple créature, qui crois que nos affaires roulent sur l’amour et sur de pareilles
bagatelles !
HÉRA. — Eh bien, quel autre motif as-tu de te chagriner, toi, Zeus ?
3.– ZEUS. — Les affaires des dieux sont exposées aux derniers dangers et sont, comme on dit, sur le
tranchant du rasoir. Il s’agit de savoir si nous devons continuer à être adorés et garder les honneurs
qu’on nous rend sur la terre, ou bien être entièrement négligés et compter pour zéro.
HÉRA. — Eh quoi ! la terre a-t-elle de nouveau enfanté des géants, ou bien les Titans ont-ils
rompu leurs fers, maîtrisé leur garde et prennent-ils une seconde fois les armes contre nous10 ?
11
ZEUS. — « Rassure-toi : les dieux n’ont rien à craindre des Enfers . »
HÉRA. — Quel autre malheur pourrait donc se produire ? Je ne vois pas pourquoi, n’ayant pas
d’ennui de ce côté, tu nous montres le visage d’un Polos ou d’un Aristodémos12 au lieu de Zeus.
4.– ZEUS. — Hier, Héra, le stoïcien Timoclès et l’épicurien Damis, sans que je sache d’où est venue leur
dispute, ont discuté sur la Providence, devant une assemblée nombreuse et distinguée, ce qui m’a
contrarié au plus haut point. Damis soutenait qu’il n’existe absolument pas de dieux et qu’ils ne
surveillent ni ne dirigent les événements. Le brave Timoclès s’évertuait au contraire à nous défendre.
Bientôt après, la foule est accourue de tous côtés. Cependant la discussion ne fut pas poussée jusqu’au
bout. Ils se sont séparés après être convenus de la reprendre et de l’achever, et aujourd’hui tous les
esprits sont en suspens et impatients de les entendre pour savoir quel sera le vainqueur et paraîtra
raisonner le plus juste. Vous voyez le danger, dans quelle impasse nous sommes acculés, risquant tout
sur un seul homme. De deux choses l’une : il faut, ou bien que nous soyons mis de côté, si l’on juge que
nous ne sommes que des noms, ou que nous soyons honorés comme par le passé, si Timoclès a le dessus
dans la discussion.
5.– HÉRA. — L’affaire est vraiment grave, Zeus, et ce n’est pas pour rien que tu en parlais d’un ton si
tragique.
ZEUS. — Et tu croyais, toi, que dans une situation si troublée, je pensais à quelque Danaé ou à
quelque Antiopé. Eh bien, Hermès, Héra, Athéna, que pourrions-nous bien faire ? Cherchez avec moi,
chacun de votre côté.
HERMÈS. — Moi, je suis d’avis qu’il faut convoquer l’assemblée et s’en remettre à elle pour
examiner en commun la question.
HÉRA. — Moi aussi, je suis exactement du même avis que lui.
ATHÉNA. — Et moi, je suis d’avis, au contraire, qu’il ne faut pas jeter l’alarme dans le ciel et
laisser voir le trouble où nous jette cette affaire. Arrange-toi secrètement pour que Timoclès ait le dessus
dans la discussion et que Damis sorte de cette rencontre couvert de ridicule.
HERMÈS. — Mais tes agissements ne resteront pas ignorés, puisque la dispute de ces philosophes
a lieu au grand jour, et tu passeras pour un tyran, si tu ne nous consultes pas sur des matières si
importantes et qui intéressent tout le monde.
6.– ZEUS. — Eh bien donc, fais la proclamation, et que tous les dieux se présentent. Tu as en effet
raison.
HERMÈS. — Holà ! les dieux, venez à l’assemblée. Ne tardez pas, accourez tous, arrivez. Nous
nous réunissons pour une affaire de conséquence.
ZEUS. — C’est dans ce style sec, simple et prosaïque, Hermès, que tu fais tes proclamations, alors
que tu convoques l’Olympe pour une affaire de la plus haute importance !
HERMÈS. — Et comment la veux-tu donc ?

ZEUS. — Comment je la veux ? Je prétends qu’il faut en rehausser la solennité, en y insérant des
vers et de grands mots poétiques, pour les pousser davantage à se rassembler.
HERMÈS. — Soit ; mais cela, Zeus, c’est l’affaire des poètes épiques et des rhapsodes ; mais moi,
je ne suis aucunement doué pour la poésie. Je gâterais la proclamation, en y alignant des vers trop longs
ou trop courts, et les dieux se moqueraient de mon ignorance en matière de poésie. Je vois en effet
qu’Apollon prête à rire par quelques-uns de ses oracles13, malgré l’obscurité dont il les enveloppe
généralement, afin que les auditeurs n’aient pas du tout le loisir d’en examiner la versification.
ZEUS. — Eh bien, Hermès, mêle à ta proclamation un bon nombre de vers d’Homère, tels que
ceux dont il se servait pour nous assembler. Tu dois te les rappeler.
HERMÈS. — Pas trop nettement, ni aisément. Je vais essayer pourtant.

Qu’aucun dieu soit femelle, soit mâle,


qu’aucun fleuve même, à part l’Océan14,
qu’aucune nymphe ne s’abstienne. Venez tous
à l’assemblée de Zeus, vous qui avez part à d’illustres hécatombes, et vous, dieux de la classe moyenne et de la dernière classe,
et dieux sans nom qui vous asseyez près d’autels sans victimes15.
7.– ZEUS. — À merveille, Hermès ; voilà une excellente proclamation, et déjà les dieux accourent en
masse. Reçois-les donc et fais-les asseoir chacun selon son mérite, c’est-à-dire d’après la matière ou
l’art dont ils sont faits. Mets au premier rang ceux qui sont d’or, après eux ceux qui sont d’argent,
ensuite ceux qui sont d’ivoire, puis les dieux d’airain ou de marbre, et, parmi ces derniers, il faut donner
le pas à ceux qui sont de la main de Phidias, d’Alcamène, de Myron16, d’Euphranor17 et autres grands
artistes. Quant à cette tourbe de dieux grossièrement fabriqués, qu’on les entasse pêle-mêle au bout de la
salle, qu’ils gardent le silence et se bornent à faire nombre dans l’assemblée.
HERMÈS. — Il sera fait comme tu le demandes et ils prendront la place qui leur revient. Cependant
il ne serait pas mauvais que je sache si un dieu qui est d’or et qui pèse plusieurs talents, mais qui a été
mal travaillé, qui est tout à fait vulgaire et mal proportionné, devra s’asseoir avant les dieux d’airain de
Myron et de Polyclète18 et les dieux de pierre de Phidias et d’Alcamène, et s’il faut donner le pas à l’art.
ZEUS. — Il le faudrait ; mais l’or doit tout de même emporter a préférence.
HERMÈS. — J’entends : tu veux que je les place par ordre de richesse et suivant le prix auquel on
les estime, et non par ordre de mérite. Venez donc, vous, les dieux d’or, vous asseoir au premier rang.
8.– Il semble, Zeus, que les barbares vont occuper seuls les premières places ; car pour les Grecs, tu vois
comme ils sont, gracieux sans doute, de belle apparence, artistement façonnés, mais tous indistinctement
de pierre ou d’airain ; les plus magnifiques sont d’ivoire relevé d’un peu d’or19, juste pour en colorer et
faire briller la surface ; mais en dedans, ils sont de bois et recèlent des troupeaux entiers de souris qui y
ont établi leur république20. Au contraire, cette Bendis21 que voici et cet Anubis que tu vois là-bas, et
près de lui Attis, Mithra et Mèn22 sont d’or massif et d’un poids et d’un prix vraiment considérables.
9.– POSÉIDON. — Est-il juste aussi, Hermès, que cet Égyptien à visage de chien23 soit placé devant moi,
qui suis Poséidon ?
24
HERMÈS. — Mais oui, dieu qui ébranles la terre. Lysippe , en te faisant d’airain, t’a fait pauvre ;
car les Corinthiens de ce temps-là n’avaient pas d’or, et il te faudrait des mines entières pour être aussi
riche que cet Égyptien. Il faut donc te résigner à lui céder la place et ne pas te fâcher si on te préfère un
dieu pourvu d’un si grand museau d’or.
10.– APHRODITE. — Alors prends-moi aussi, Hermès, et place-moi sur les premiers bancs, car je suis
d’or25.
HERMÈS. — Non pas, Aphrodite, du moins autant que je puis voir. Mais, si la chassie ne me
bouche pas l’œil, tu as été taillée, je crois, dans une pierre blanche du Pentélique ; puis, sur la décision
de Praxitèle, tu es devenue Aphrodite et tu as été remise aux Cnidiens26.
APHRODITE. — Cependant je te citerai un témoin digne de foi, Homère, qui dit partout en ses
rhapsodies que moi, Aphrodite, je suis d’or.
HERMÈS. — Oui, et il a dit aussi qu’Apollon avait beaucoup d’or et qu’il était riche. Néanmoins tu
vas le voir lui aussi assis parmi les zeugites27 ; car les brigands lui ont enlevé sa couronne et ont dérobé
les chevilles de sa cithare. Contente-toi donc, toi aussi, de n’être pas rangée sans discussion parmi les
thètes28.
11.– LE COLOSSE DE RHODES29. — Qui oserait me disputer le premier rang, à moi qui suis le Soleil et
qui ai une si grande taille ? Si en effet les Rhodiens n’avaient pas voulu me faire d’une taille
extraordinaire et hors de mesure, ils se seraient fait seize dieux d’or avec la même somme. Je puis donc
avec quelque raison passer pour le plus riche. D’ailleurs l’art et l’exécution parfaite se réunissent en moi
à l’énormité de la taille.
HERMÈS. — Que faut-il que je fasse, Zeus ? C’est encore un cas difficile à juger, au moins pour
moi, car, si je considère la matière, il est d’airain ; mais si je calcule combien de talents a coûté l’airain
dont il est fait, il aura le pas sur ceux qui ont cinq cents médimnes de revenu30.
ZEUS. — Qu’avait-il besoin de venir, celui-là, pour faire remarquer la petitesse des autres et pour
déranger l’assemblée ? Dis-moi, excellent Rhodien, en supposant que tu aies tous les droits d’être
préféré aux dieux d’or, comment pourrais-tu t’asseoir à la première place, à moins d’obliger tous les
assistants à se lever pour que tu puisses t’y asseoir seul ? Tu occuperais tout le Pnyx avec une de tes
fesses. Tu feras mieux de siéger debout, en te penchant sur l’assemblée.
12.– HERMÈS. — Voici encore autre chose, et qui n’est pas moins embarrassant. Ces deux-là sont
d’airain, faits avec le même art, tous deux de la main de Lysippe, et, qui plus est, égaux en noblesse,
puisqu’ils sont fils de Zeus : c’est Dionysos que voici et Héraclès. Lequel des deux aura la préséance ?
Tu vois qu’ils se la disputent.
ZEUS. — Nous perdons notre temps, Hermès. Il y a longtemps que la séance devrait être ouverte.
Qu’on s’assoie donc pêle-mêle, où il plaira à chacun. Une autre fois nous tiendrons une assemblée à ce
sujet et je saurai alors quel rang je devrai leur assigner.
13.– HERMÈS. — Ah ! Héraclès, quel tapage ils font, en criant ensemble selon leur habitude journalière :
« Nos parts, nos parts ! Où est le nectar ? Où est le nectar ? Il n’y a plus d’ambroisie, il n’y a plus
d’ambroisie. Où sont les hécatombes ? Où sont les hécatombes ? Des victimes pour tout le monde !
ZEUS. — Fais-les taire, Hermès, afin qu’ils apprennent pour quel sujet on les a réunis. Qu’ils en
finissent avec ces cris puérils.
HERMÈS. — Ils n’entendent pas tous le grec, Zeus, et moi, je ne suis pas polyglotte pour me faire
comprendre des Scythes, des Perses, des Thraces et des Celtes. Il vaut mieux, je crois, leur faire signe de
la main pour les engager à se taire.
ZEUS. — Fais-le donc.

14.– HERMÈS. — À merveille ! Les voilà devenus plus muets que des sophistes31. C’est le moment de
parler. Tu vois qu’ils ont depuis longtemps les yeux fixés sur toi et qu’ils attendent ce que tu vas dire.
ZEUS. — Ah ! Hermès, à toi qui es mon fils, je ne ferai pas difficulté d’avouer ce que j’éprouve.
Tu sais avec quelle assurance et quel ton imposant j’ai toujours parlé dans les assemblées.
HERMÈS. — Oui, et j’ai tremblé souvent en t’écoutant parler, surtout le jour où tu menaçais
d’enlever de leurs assises la terre et la mer avec les dieux par-dessus le marché, en lançant ta fameuse
corde d’or du ciel en terre32.
ZEUS. — Eh bien, actuellement, mon enfant, je ne sais pas si c’est à cause de la grandeur des
périls qui nous menacent ou du grand nombre des assistants, car, tu le vois, l’assemblée est bondée de
dieux, mais je me sens troublé, je tremble et ma langue est comme enchaînée, et, ce qu’il y a de plus
étrange, c’est que j’ai oublié l’exorde de mon discours. Je l’avais pourtant bien préparé, pour que mon
commencement fît belle figure à leurs yeux.
HERMÈS. — Tout est perdu, Zeus. Ton silence commence à devenir suspect ; on s’attend à un
malheur extrêmement grave, en voyant ton hésitation.
ZEUS. — Veux-tu donc, Hermès, que je leur récite ce fameux exorde homérique ?
HERMÈS. — Lequel ?
33
ZEUS. — « Écoutez-moi, vous tous les dieux et vous toutes les déesses . »
HERMÈS. — Arrête ! Nous avons notre compte avec les parodies que tu nous as faites au début.
Mais si tu veux, laisse tomber la lourdeur des vers et débite une des harangues de Démosthène contre
Philippe34, celle que tu veux, avec quelques changements. En tout cas, c’est comme çà que font la
plupart des orateurs d’aujourd’hui.
ZEUS. — Tu fais bien de mentionner cette éloquence abrégée et cette facilité qui est une chance
pour ceux qui ne savent que dire.
15.– HERMÈS. — Commence donc à la fin !
ZEUS. — Je suis persuadé, citoyens dieux, que vous donneriez beaucoup pour savoir clairement la
raison pour laquelle on vous a convoqués aujourd’hui35. Puisqu’il en est ainsi, il vous appartient
d’écouter avec attention mes paroles. En vérité, c’est tout juste si la circonstance présente ne prend pas
la parole pour vous dire que vous devez vous préoccuper en vous concentrant de la situation présente,
alors que nous avons l’air de la considérer avec une indifférence complète. Mais je veux maintenant – et
de fait, Démosthène me fait défaut, vous indiquer clairement ce qui m’a troublé et conduit à convoquer
l’assemblée.
Hier, comme vous le savez, Mnésithéos, l’armateur, a offert un sacrifice pour la sauvegarde de son
vaisseau qui avait failli se perdre au cap Caphéreus36, et j’ai banqueté au Pirée avec tous ceux d’entre
nous que Mnésithéos avait conviés à son sacrifice. Après les libations, chacun s’en alla de son côté
comme il lui plut. Pour moi, comme il n’était pas encore tard, je montai jusqu’à la ville pour faire une
promenade le soir au Céramique37. Chemin faisant, je pensais à l’avarice de Mnésithéos qui, pour
régaler seize dieux, n’avait immolé qu’un seul coq, et vieux déjà, et enrhumé, et offert quatre grains
d’encens tellement moisis qu’ils s’éteignirent aussitôt sur les charbons et ne donnèrent pas même assez
de fumée pour que l’odeur en arrive au bout du nez, et cela quand il avait promis des hécatombes
entières au moment où son vaisseau était emporté vers le rocher et se trouvait au milieu des récifs.
16.– Tout occupé de ces réflexions, j’arrive au Pécile38. J’y vois une foule considérable rassemblée,
quelques-uns à l’intérieur même du portique, beaucoup en plein air et certains d’entre eux criant et se
démenant assis sur leur siège. Je pensai, ce qui était vrai, que c’étaient des philosophes de cette espèce
encline aux querelles et je résolus de m’approcher pour entendre ce qu’ils disaient. Comme j’étais
justement enveloppé d’une épaisse nuée39, je composai mon extérieur sur celui de ces philosophes, je
laissai pousser ma barbe et je leur ressemblai exactement. Alors, jouant des coudes dans la foule, j’entre
sans qu’on sache qui je suis. Là, je trouve l’épicurien Damis, ce roublard, et Timoclès, le stoïcien, le
meilleur des hommes, qui discutaient avec beaucoup de chaleur. En tout cas, Timoclès suait et avait la
voix brisée à force de crier, tandis que Damis, avec un rire sardonique, l’excitait encore davantage par
ses sarcasmes.
17.– Or c’était sur nous que roulait toute la discussion. L’exécrable Damis soutenait que notre
providence ne gouverne pas les hommes, que nous ne surveillons pas ce qui se passe chez eux, et il
aboutissait tout bonnement à nier absolument notre existence, car c’est évidemment ce que voulait dire
son discours, et il y avait des gens qui l’approuvaient. L’autre, Timoclès, qui était de notre côté,
combattait pour nous, s’indignait, mettait tout en œuvre pour nous défendre, louant notre providence et
montrant avec quelle sagesse et quel ordre convenable nous dirigeons et nous ordonnons les divers
éléments de l’univers. Il avait, lui aussi, certain nombre d’approbateurs. Mais il était déjà fatigué, il
parlait péniblement et la foule tournait les yeux vers Damis. Mais moi, voyant le danger, j’ordonnai à la
nuit d’étendre ses voiles et de dissoudre l’assemblée. Alors ils se retirèrent, après être convenus de
poursuivre jusqu’au bout l’examen de la question, le jour suivant. Pour moi, je suivis la foule, et, tandis
qu’ils retournaient chez eux, j’entendis des gens louer Damis et se prononcer très nettement pour son
opinion. Mais il y en avait aussi qui ne trouvaient pas juste de condamner à l’avance l’opinion contraire
et qui voulaient attendre ce que Timoclès dirait le lendemain.
18.– Voilà pour quelles raisons je vous ai réunis. Elles ne sont pas, dieux, de mince importance, si vous
considérez que tous nos honneurs, nos revenus et notre gloire nous viennent des hommes. Si on les
persuade qu’il n’y a pas du tout de dieux ou que, s’ils existent, ils ne s’occupent point d’eux, il n’y aura
plus pour nous ni sacrifices, ni présents, ni honneurs à attendre de la terre, et nous siégerons inutilement
dans le ciel, en butte à la faim, et privés de ces fêtes, de ces solennités, de ces jeux publics, de ces
sacrifices, de ces veillées, de ces processions dont les dieux sont l’objet. En conséquence, je dis que,
dans une affaire aussi importante, il faut que tous les dieux cherchent un moyen de sauver notre
situation, moyen qui assure la victoire à Timoclès et fasse paraître ses arguments plus justes, et qui fasse
siffler Damis par les auditeurs. Pour ma part, en effet, je ne crois pas du tout que Timoclès triomphe par
lui-même, s’il ne lui vient pas de renfort de notre côté. Fais donc ta proclamation, Hermès,
conformément à la loi, afin qu’ils se lèvent et donnent leur avis.
HERMÈS. — Écoutez. Silence ! Ne faites pas de bruit. Qui, parmi les dieux qui ont l’âge légal et le
droit de parler, veut prendre la parole ? Qu’est-ce que c’est ? Personne ne se lève, vous gardez le silence,
épouvantés par la grandeur des dangers qu’on vous a annoncés !
19.– MOMOS. — « Puissiez-vous tous devenir eau et terre40 ! »
Moi, si on me permet de parler avec franchise, j’ai, Zeus, beaucoup de choses à dire.
ZEUS. — Parle, Momos, en toute assurance, car il est évident que ta franchise ne visera que notre
bien.
MOMOS. — Écoutez-moi donc, dieux : je vais, comme on dit, vous parler à cœur ouvert. Je me
doutais bien que nos affaires en viendraient à ce point critique et que nous verrions pousser toute une
moisson de sophistes comme celui-là, qui trouvent dans notre conduite la justification de leur audace.
Et, par Thémis, nous aurions tort de nous fâcher contre Épicure, ou contre ses disciples et les héritiers de
sa doctrine, s’ils ont conçu de nous une telle opinion. Que veut-on qu’ils pensent, lorsqu’ils voient un tel
désordre dans le monde, les gens de bien négligés et accablés par la pauvreté, les maladies et
l’esclavage, les scélérats au contraire et les pervers portés au faîte des honneurs, regorgeant de richesses
et faisant la loi à ceux qui valent mieux qu’eux, enfin les sacrilèges impunis et échappant aux
recherches, alors qu’on empale quelquefois et qu’on fait périr sous le bâton des gens parfaitement
innocents41 ? Il est naturel qu’en voyant cela, l’opinion qu’ils prennent de nous, c’est que nous ne
sommes rien du tout.
20.– C’est encore pis, lorsqu’ils entendent les oracles dire que

Celui qui traversera l’Halys renversera un grand empire42,

mais sans expliquer si c’est le sien ou celui des ennemis ; ou encore :

Ô divine Salamine, tu perdras les enfants des femmes43,

car Perses et Hellènes étaient également, je pense, des enfants de femme. Et quand ils entendent
dire aux rhapsodes que nous sommes exposés à l’amour, aux blessures, à la prison, à l’esclavage, à la
discorde et à mille autres affaires, et tout cela en dépit de nos prétentions à être heureux et immortels,
n’ont-ils pas raison de se moquer de nous et de ne faire aucun cas de notre puissance ? Et cependant
nous nous indignons si quelques hommes, qui ne sont pas tout à fait stupides, mettent en lumière ces
défauts et rejettent notre providence, alors que nous devrions nous estimer heureux que quelques-uns
nous offrent encore des sacrifices, malgré toutes nos fautes.
21.– Et maintenant, Zeus, puisque nous sommes seuls et qu’aucun homme n’assiste à cette assemblée,
hormis Héraclès, Dionysos, Ganymède et Asclépios, inscrits par passe-droit au rang des dieux44,
réponds-moi et dis la vérité. T’es-tu jamais inquiété des choses de la terre au point de rechercher parmi
les hommes quels sont les méchants et quels sont les gens vertueux ? Tu ne peux pas le soutenir. En fait,
si Thésée, en allant de Trézène à Athènes, n’avait pas en passant tué les malfaiteurs45, rien, en ce qui te
regarde, toi et ta providence, n’aurait empêché les Skeiron, les Pityocamptès, les Kerkyon et les autres
de vivre dans le luxe en égorgeant les passants. Et si Eurysthée, cet homme d’une honnêteté antique et
plein de prévoyance46, ne s’était point, par amour de l’humanité, informé de ce qui se passait en chaque
pays et n’avait pas envoyé son serviteur, que vous voyez ici, homme actif et prêt à tous les travaux, toi,
Zeus, tu te serais peu soucié de l’hydre, des oiseaux de Stymphale, des chevaux de Thrace et des
violences et de la brutalité des Centaures.
22.– Mais, s’il faut dire la vérité, nous restons ici sans rien faire, sinon d’épier si quelqu’un nous offre
un sacrifice ou fait fumer nos autels, et le reste, entraîné au hasard, s’en va à la dérive. Ce qui nous
arrive aujourd’hui ne doit donc pas nous étonner, et nous en verrons bien d’autres, lorsque les hommes,
levant la tête vers le ciel, découvriront peu à peu qu’ils ne retirent aucun profit des sacrifices et des
processions qu’ils font en notre honneur. Tu verras dans peu les Épicures, les Métrodores47 et les Damis
nous rire au nez, et nos défenseurs vaincus par eux et réduits au silence. C’est à vous de faire cesser et
de guérir ce désordre, puisque c’est vous qui avez amené les choses à ce point. Momos n’a pas
beaucoup à perdre, s’il reste sans honneurs ; car il n’était point de ceux qu’on honorait, même dans les
temps prospères où vous récoltiez des moissons de sacrifices.
23.– ZEUS. — Dieux, laissons dire ce bavard, toujours amer et médisant. Comme l’a dit l’admirable
Démosthène48, il est facile d’accuser, de blâmer, de critiquer, c’est à la portée de chacun ; mais indiquer
les moyens d’améliorer la situation, cela n’appartient qu’à un conseiller véritablement sage. C’est là,
j’en suis sûr, ce que vous allez faire, même si Momos garde le silence.
24.– POSÉIDON — Pour moi, je vis sous l’eau, comme vous savez et j’habite seul au fond de l’abîme,
faisant de mon mieux pour sauver les navigateurs, faire avancer les vaisseaux et adoucir les vents.
Cependant, comme je m’intéresse aussi à ce qui se passe ici, je dis qu’il faut se débarrasser de ce Damis,
avant qu’il entre dans le débat, soit par la foudre, soit par tout autre moyen, pour empêcher qu’il n’ait le
dessus par son argumentation ; car tu dis, Zeus, qu’il est habile à persuader. En même temps nous
montrerons aux hommes que nous savons punir ceux qui tiennent contre nous de semblables propos.
25.– ZEUS — Plaisantes-tu, Poséidon, ou as-tu complètement oublié que rien de semblable n’est en
notre pouvoir et que c’est le fuseau des Moires qui décide qu’un homme mourra par la foudre, un autre
par l’épée, celui-ci par la fièvre, celui-là par la phtisie. Autrement, si la chose m’était permise, penses-tu
que j’aurais, l’autre jour, laissé partir de Pise49 sans les foudroyer, les sacrilèges qui m’ont coupé deux
de mes boucles, qui pesaient six mines chacune ? Et toi-même aurais-tu laissé faire à Géraistos50 le
pêcheur d’Oréos, quand il te dérobait ton trident ? D’ailleurs nous aurions l’air de nous fâcher, d’être
affectés par cette affaire, de craindre les discours de Damis et de nous être pour cela débarrassés de lui,
sans attendre qu’il fût mis aux prises avec Timoclès. Dans ces conditions, ne croirait-on pas que si nous
gagnions la cause, ce serait par défaut ?
POSÉIDON — Je croyais pourtant bien avoir trouvé là un chemin raccourci vers la victoire.

ZEUS — Ah ! fi ! ton idée est bête comme un thon. C’est un moyen par trop choquant de
supprimer son adversaire avant le combat, pour qu’il meure sans avoir été vaincu, laissant la question
indécise et pendante.
POSÉIDON — Eh bien, trouvez quelque chose de mieux, vous autres, si vous repoussez mon avis,
sous prétexte qu’il sent le thon.
26.– APOLLON — Si la loi nous permettait, à nous aussi, qui sommes encore jeunes et imberbes de
parler en public, peut-être dirais-je quelque chose d’utile à notre délibération.
MOMOS — Cette délibération, Apollon, roule sur de si grands intérêts qu’on n’a pas égard à l’âge
et que la parole est donnée à tous les dieux indistinctement. Il serait plaisant que, dans le danger extrême
que nous courons, nous épiloguions sur la permission légale. D’ailleurs tu es un orateur parfaitement
légal, puisque tu es sorti depuis longtemps de la classe des éphèbes, que tu es inscrit sur le registre des
douze51 et qu’il s’en faut de peu que tu n’aies été du conseil au temps de Cronos. Ne fais donc pas le
jeune homme avec nous. Expose hardiment ta façon de penser et ne sois pas honteux de parler en public
sans avoir de barbe, surtout quand tu as dans Asclépios un fils qui porte une barbe si longue et si
épaisse. En outre, il te sied, en ce moment surtout, de déployer ta science et de montrer que ce n’est pas
pour rien que tu es assis sur l’Hélicon52, philosophant avec les Muses.
APOLLON — Mais ce n’est pas à toi, Momos, de donner une telle permission, c’est à Zeus. S’il me
l’ordonne, peut-être dirai-je des choses que ne désavoueront pas les Muses et qui seront dignes de mes
occupations sur l’Hélicon.
ZEUS — Parle, mon fils ; je te le permets.
27.– APOLLON. — Ce Timoclès est un excellent homme, pieux et qui connaît à fond la doctrine
stoïcienne. Aussi donne-t-il des leçons de philosophie à beaucoup de jeunes gens et il touche pour cela
des émoluments assez élevés, car il est très persuasif, quand il s’entretient en particulier avec ses
disciples. Mais en public il perd contenance et parle comme un ignorant à demi barbare. Aussi, dans les
assemblées, il fait rire à ses dépens, parce qu’il ne parle pas couramment, qu’il bredouille et se trouble,
surtout lorsqu’il veut, malgré ces défauts, faire montre d’une belle élocution. Cependant il a
l’intelligence extrêmement vive et l’esprit très subtil, au dire de ceux qui connaissent le mieux la
dialectique des stoïciens. Mais, lorsqu’il parle et qu’il explique, la faiblesse de son expression gâte et
brouille tout. Il n’expose pas clairement ce qu’il veut dire, il avance des propositions qui sont autant
d’énigmes, et il répond avec plus d’obscurité encore aux questions qu’on lui adresse, et ses auditeurs, ne
le comprenant pas, se moquent de lui. Il faut, à mon avis, s’exprimer clairement et surtout apporter
beaucoup d’attention à se rendre intelligible à ses auditeurs.
28.– MOMOS — Tu as raison, Apollon, de louer les gens qui parlent clairement, encore que tu ne le
fasses guère toi-même ; car, dans tes oracles, tu es ambigu et énigmatique, et tu les lances le plus
souvent au milieu de ton public sans t’inquiéter de leur sens, de sorte que ceux qui les entendent ont
besoin d’un autre Pythien pour les interpréter. Mais enfin quel conseil nous donnes-tu ? Quel remède
peut-on apporter à l’impuissance oratoire de Timoclès ?
29.– APOLLON — Adjoignons-lui, Momos, si nous pouvons, comme avocat, un de ces orateurs
véhéments, qui exprimera comme il convient les idées que Timoclès lui soufflera au fur et à mesure
qu’il les concevra.
MOMOS — Ce que tu dis là est bien d’un jeune homme imberbe et qui a encore besoin d’un
pédagogue. Quoi ! tu veux faire paraître au milieu d’une dispute de philosophes un avocat qui
expliquera aux assistants ce que pensera Timoclès, tandis que Damis parlera en propre personne et sans
aide ! Tu veux que Timoclès, recourant à un comédien, lui souffle en particulier à l’oreille ce qu’il
pensera et que cet acteur discoure sans avoir peut-être bien compris lui-même ce qu’il aura entendu !
Comment cela ne ferait-il pas rire le public ? Cherchons un autre expédient.
30.– Mais toi, mon admirable ami, puisque tu prétends être aussi prophète et que tu as recueilli à ce titre
des sommes considérables, jusqu’à recevoir même une fois des briques d’or53, pourquoi ne profites-tu
pas de l’occasion pour déployer ton talent et nous prédire lequel de ces deux sophistes aura le dessus
dans la dispute ; car tu sais sans doute quelle en sera l’issue, puisque tu es prophète.
APOLLON. — Comment pourrais-je faire ce que tu me demandes, Momos ? Je n’ai ni trépied, ni
encens, ni source prophétique, comme celle de Castalie54.
MOMOS. — Ah ! tu éludes l’épreuve, quand tu te sens serré de près.
ZEUS. — Parle malgré cela, mon fils, et ne donne pas à ce sycophante de prétexte pour dénigrer et
ridiculiser ton art, comme s’il dépendait d’un trépied, de l’eau et de l’encens, et que tu dusses perdre ton
talent faute de ces objets.
APOLLON. — Pour faire ce métier de prophète, je serais mieux, mon père, à Delphes ou à
Colophon55, où j’aurais sous la main tous les objets dont j’ai l’habitude de me servir. Néanmoins, tout
dénué que j’en suis, et sans être équipé, je vais essayer de prédire à qui appartiendra la victoire. Vous
m’excuserez, si je manque la mesure dans mes vers.
MOMOS. — Parle seulement, Apollon, mais que tes vers soient clairs et n’aient pas besoin non
plus d’un avocat ou d’un interprète. Il ne s’agit point ici de chair d’agneau ni de tortue cuite en Lydie56.
Tu connais l’objet de la délibération.
ZEUS. — Que peut être ce que tu vas dire, mon enfant ? Mais j’aperçois déjà les signes terribles
qui annoncent l’oracle : tu as changé de couleur, tu roules tes yeux, tes cheveux se hérissent, tu t’agites
comme un corybante, bref tout indique la possession, l’horreur et le mystère.
31.– APOLLON. — Écoutez cet oracle de l’augure Apollon sur la dispute effrayante qu’ont soulevée des
héros à voix aiguë, armés de paroles pressées. Par les sifflements de la mêlée qui font pencher la victoire
tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, ils frappent d’un violent effroi les extrémités du manche épais de la
charrue. Mais quand un vautour aux serres recourbées aura saisi la sauterelle, alors les corneilles qui
apportent la pluie pousseront leur dernier cri. La victoire passera aux mulets, et l’âne frappera ses
rapides enfants57.
ZEUS. — Pourquoi ces éclats de rire, Momos ? Il n’y a pourtant pas lieu de rire dans la situation
où nous sommes. Arrête, malheureux ; tu vas t’étouffer à force de rire.
MOMOS. — Le moyen de me retenir, Zeus, en entendant un oracle si clair et si limpide ?
ZEUS. — Alors explique-nous ce qu’il veut dire.
58
MOMOS. — Rien de plus clair, et nous n’avons nul besoin d’un Thémistocle . L’oracle dit
expressément que son auteur est un charlatan et nous des ânes bâtés, par Zeus, ou des mulets, de croire
ce qu’il dit, et que nous n’avons même pas autant de bon sens que des sauterelles.
32.– HÉRACLÈS. — Pour moi, mon père, bien que je ne sois qu’un métèque59, je n’hésiterai pas
néanmoins à dire mon avis. Quand nos philosophes se seront rejoints et discuteront, à ce moment, si
Timoclès a l’avantage, nous laisserons continuer la dispute dont nous sommes l’objet ; mais s’il en va
autrement, trouvez bon que je secoue le portique et le fasse tomber sur Damis, afin que le scélérat ne
puisse plus nous outrager.
60
ZEUS. — Héraclès, ô Héraclès, voilà un avis brutal et terriblement béotien . Faut-il pour un
scélérat détruire tant de monde et, par-dessus le marché, le portique avec Marathon, Miltiade et
Cynégire61 ? Et quand tout cela se sera écroulé, comment les orateurs pourront-ils encore montrer leur
éloquence, si on leur enlève le thème essentiel de leurs discours ? En outre, quand tu étais en vie, tu
pouvais peut-être te livrer à de tels exploits ; mais depuis que tu es devenu dieu, tu dois avoir appris que
les Moires seules ont une pareille puissance et que nous-mêmes, nous ne l’avons pas.
HÉRACLÈS. — Ainsi, quand je tuais le lion ou l’hydre, c’étaient les Moires qui exécutaient ces
exploits par mon bras ?
ZEUS. — Oui, certainement.

HÉRACLÈS. — Et actuellement, si quelqu’un m’outrage, pille mon temple ou renverse ma statue, à


moins que les Moires ne l’aient décidé jadis, je ne pourrai pas l’écraser ?
ZEUS. — Absolument pas.

HÉRACLÈS. — Alors écoute, Zeus, je vais être franc ; car, comme dit le poète comique, je suis un
rustaud, moi, et j’appelle un bateau bateau62. Si vous en êtes là, j’envoie promener à jamais les honneurs
célestes, le fumet et le sang des victimes, et je m’en vais dans l’Hadès, où je n’aurai qu’à sortir mon arc
de son étui pour me faire craindre au moins par les ombres des monstres que j’ai tués.
63
ZEUS. — À merveille, voilà un témoin domestique , comme on dit. Vraiment tu aurais tiré
d’affaire Damis, si tu lui avais soufflé ces paroles à dire.
33.– Mais qui accourt avec tant de hâte ? Quel est ce dieu d’airain, si bien dessiné, d’un galbe si parfait
et dont les cheveux sont relevés à la mode antique ? Eh ! Hermès, c’est ton frère64, qui demeure sur la
place, près du Pécile. Il est rempli de poix, parce que les statuaires prennent son empreinte tous les
jours. Pourquoi viens-tu vers nous en courant, mon fils ? Nous apportes-tu quelque nouvelle de la terre ?
HERMAGORAS. — Oui, Zeus, une nouvelle extrêmement importante et qui réclame la plus grande
attention.
ZEUS. — Parle. Est-ce encore une révolte qui a éclaté à notre insu ?
HERMAGORAS. — « Tout à l’heure des statuaires m’enduisaient de poix la poitrine et le dos. Une
cuirasse ridicule, façonnée par un art imitateur, était suspendue à mon corps, pour prendre l’empreinte
exacte du bronze, quand je vois accourir la foule et deux hommes pâles, criards, qui se battaient à coups
de sophismes, Damis et65… »
ZEUS. — Cesse, mon brave Hermagoras, de parler en vers de tragédie. Je connais ceux dont tu
parles. Mais, dis-moi, y a-t-il longtemps que la lutte est engagée ?
HERMAGORAS. — Non ; ils en étaient encore à escarmoucher et se décochaient des injures de
loin.
ZEUS. — Que nous reste-t-il donc à faire, dieux, sinon de nous pencher sur eux et d’écouter ? Dès
lors, que les Heures ôtent la barre, qu’elles écartent les nuages et qu’elles ouvrent les portes du ciel.
34.– Ô Héraclès, quelle foule est accourue pour les entendre ! Mais je n’aime pas beaucoup Timoclès
lui-même, qui tremble et qui se trouble. Il va tout gâter aujourd’hui, cet homme ; car il est visible qu’il
ne pourra même pas tenir tête à Damis. Faisons au moins notre possible en sa faveur, prions pour lui
« en silence, à part nous, pour que Damis n’entende pas66 ».
35.– TIMOCLÈS. — Pourquoi dis-tu, sacrilège Damis, que les dieux n’existent pas et ne veillent pas sur
les hommes67 ?
DAMIS. — Non, ils n’existent pas. Mais réponds-moi d’abord, toi ; pour quelle raison crois-tu
qu’ils existent ?
TIMOCLÈS. — Non pas, c’est à toi, scélérat, de répondre.

DAMIS. — Non pas, mais à toi.


ZEUS. — Jusqu’ici notre champion fait mieux ; il crie plus fort dans ses attaques. Courage,
Timoclès ! Couvre-le d’injures ; c’est là ton fort. Pour le reste, il te clouera le bec et te rendra muet
comme un poisson.
TIMOCLÈS. — Non, par Athéna, je ne répondrai pas le premier.
DAMIS. — Alors, interroge-moi, Timoclès : c’est l’avantage que tu as gagné à jurer ; mais pas
d’injures, s’il te plaît.
36.– TIMOCLÈS. — Tu as raison. Dis-moi donc, scélérat, tu ne crois pas à la providence des dieux ?
DAMIS. — Pas le moins du monde.

TIMOCLÈS. — Que dis-tu ? Alors tout ce que nous voyons est sans direction ?
DAMIS. — Oui.
TIMOCLÈS. — Et l’univers n’est rangé sous la surveillance d’aucun dieu ?
DAMIS. — Non.

TIMOCLÈS. — Tout est emporté au hasard par une force aveugle ?


DAMIS. — Oui.

TIMOCLÈS. — Et vous autres qui entendez cela, vous le souffrez, et vous ne lapidez pas ce
criminel ?
DAMIS. — Pourquoi ameutes-tu le peuple contre moi, Timoclès, et qui es-tu pour te fâcher si fort
en faveur des dieux, quand eux-mêmes ne se fâchent pas ? car ils ne m’ont jamais fait de mal, depuis si
longtemps qu’ils m’entendent, s’il est vrai qu’ils m’entendent.
TIMOCLÈS. — Ils t’entendent, Damis, ils t’entendent et te puniront plus tard.
37.– DAMIS. — Et où ces dieux trouveraient-ils le temps de s’occuper de moi, eux qui ont, dis-tu, tant
d’affaires sur les bras et qui administrent celles de l’univers, qui sont infinies ? C’est pour cela qu’ils ne
t’ont pas encore puni toi-même de tes parjures continuels et du reste, que je passe, pour n’être pas forcé
de t’injurier, moi aussi, contrairement à nos conventions. Et cependant je ne vois pas que les dieux
puissent donner une meilleure preuve de leur providence que de t’écraser misérablement, misérable que
tu es. Mais il est évident qu’ils sont en voyage, par-delà l’Océan, sans doute chez les irréprochables
Éthiopiens68 ; car c’est leur habitude d’aller constamment se régaler chez ce peuple, quelquefois même
sur leur propre invitation.
38.– TIMOCLÈS. — Que puis-je répondre, Damis, à des discours si impudents ?
DAMIS. — Une chose que depuis longtemps je désire t’entendre dire, Timoclès, comment tu as été
amené à croire à la providence des dieux.
TIMOCLÈS. — Ce qui m’en a persuadé, c’est d’abord l’ordre qui règne dans l’univers, c’est le
soleil qui suit toujours la même route et la lune de même, c’est la succession des saisons, les plantes qui
poussent, les animaux qui se reproduisent et qui sont si ingénieusement organisés qu’ils se nourrissent,
se meuvent, pensent, marchent, façonnent le bois et le cuir, sans parler du reste. Ces merveilles me
paraissent être les effets de la Providence.
DAMIS. — Tu fais ici, Timoclès, une pétition de principe, car il n’est pas encore prouvé que
chacune de ces choses soit accomplie par une Providence. Que les faits soient tels que tu le dis, je le
reconnais moi-même, mais il ne s’ensuit pas qu’il faille admettre du même coup qu’ils se reproduisent
par l’action d’une providence quelconque ; car il est possible aussi qu’ayant été produits la première fois
par le hasard, ils se reforment à présent conformément à ce premier modèle. Mais toi, tu donnes le nom
d’ordre à la nécessité, et puis tu te fâches réellement si l’on ne t’approuve pas, quand tu énumères et
loues ces faits tels que tu les vois, et que tu t’imagines prouver ainsi que chacun d’eux est ordonné par
une providence. Je te dirai donc avec le poète comique :

Ceci ne vaut pas grand-chose ; propose-moi autre chose69.


39.– TIMOCLÈS. — Pour moi, je ne pense pas qu’il soit besoin encore d’une autre démonstration.
Cependant je vais te poser une question ; réponds-moi. Crois-tu qu’Homère ait été un grand poète ?
DAMIS. — Certes.

TIMOCLÈS. — Eh bien, c’est lui qui m’a convaincu de la providence des dieux par des preuves
évidentes.
DAMIS. — Qu’Homère ait été un grand poète, tout le monde en conviendra avec toi, admirable
raisonneur ; mais qu’il ait été un témoin véridique en ces matières, c’est ce qu’on ne dira ni de lui ni de
tout autre poète ; car ce n’est pas, j’imagine, de la vérité qu’ils ont souci, mais de charmer leurs
auditeurs, et c’est pour cela qu’ils chantent en vers, qu’ils captivent l’esprit par des fables ; bref, toutes
leurs inventions n’ont en vue que le plaisir.
40.– Néanmoins je voudrais bien savoir quels sont les passages d’Homère qui ont le plus contribué à te
persuader. Est-ce l’endroit où il dit de Zeus que sa fille, son frère et sa femme complotèrent de le mettre
aux fers et que, si Thétis, par commisération pour lui, n’avait pas appelé Briarée, notre excellent Zeus
eût été enlevé et enchaîné70 ? C’est pour reconnaître ce service de Thétis qu’il trompa Agamemnon, en
lui envoyant un songe menteur71, afin de faire périr beaucoup de Grecs ; car tu comprends qu’il lui était
impossible de foudroyer et de réduire en cendres Agamemnon lui-même, sans passer pour un trompeur.
Ou bien ce qui t’a le plus incliné à croire, n’est-ce pas le passage où il est dit que Diomède blessa
Aphrodite, ensuite Arès lui-même à l’instigation d’Athéna72, puis peu après que les dieux eux-mêmes en
venant aux mains combattirent l’un contre l’autre, pêle-mêle, mâles et femelles73, qu’Athéna mit hors de
combat Arès, encore fatigué sans doute de la blessure qu’il avait reçue de Diomède74 et que

Contre Léto se leva le vaillant et bienfaisant Hermès75,

ou bien as-tu cru devoir ajouter foi à ce que le poète dit d’Artémis, que cette déesse susceptible se fâcha
de n’avoir pas été invitée au banquet par Œnée et que, pour s’en venger, elle envoya sur ses terres un
sanglier monstrueux, à la force duquel personne ne pouvait résister76 ? Est-ce en débitant de pareilles
fables qu’Homère t’a persuadé ?
41.– ZEUS. — Ah ! dieux, quels cris pousse la multitude pour applaudir Damis ! Notre champion a l’air
d’être embarrassé. Il est tout en sueur, il tremble et il est évident qu’il va jeter son bouclier. Déjà il
regarde autour de lui par où il pourra se dérober et s’enfuir.
TIMOCLÈS. — Euripide ne te paraît-il pas dire quelque chose de sensé quand, faisant monter les
dieux mêmes sur la scène, il les montre occupés à sauver les hommes vertueux et à écraser les méchants
et les impies comme toi ?
DAMIS. — Eh bien, Timoclès, le plus vaillant des philosophes, si c’est par là que les poètes
tragiques t’ont persuadé, il faut de deux choses l’une, ou que tu croies que Polos, Aristodémos, Satyros77
étaient alors des dieux, ou que tu regardes comme tels les masques mêmes des dieux, leurs cothurnes,
leurs tuniques traînantes, leurs chlamydes, leurs gants, leurs ventres factices et tous les ornements qui
servent à rehausser la tragédie. Or cela, ce serait le comble du ridicule. D’ailleurs, quand Euripide n’est
pas contraint par les exigences du drame et qu’il exprime son opinion personnelle, écoute alors son libre
langage78 :
Tu vois au-dessus de ta tête cet éther immense qui enveloppe la terre dans ses bras humides : regarde-le comme Zeus et tiens-le
pour dieu ;

et ailleurs :
Zeus, quel que soit Zeus, car je ne le connais que par ouï-dire ;

et autres passages pareils.


42.– TIMOCLÈS. — Alors tous les hommes et tous les peuples sont dans l’erreur, lorsqu’ils reconnaissent
des dieux et les honorent par des fêtes ?
DAMIS. — Je te remercie, Timoclès, de me faire souvenir des usages des différents peuples. Rien
ne montre mieux qu’il n’y a rien de certain dans ce qu’on dit des dieux ; car ici la confusion est grande
et les uns croient une chose, les autres une autre. Les Scythes sacrifient au cimeterre, les Thraces à
Zamolxis, un esclave fugitif de Samos qui vint se réfugier chez eux, les Phrygiens à la Lune, les
Éthiopiens au jour, les Kylléniens à Phalès, les Assyriens à une colombe, les Perses au feu et les
Égyptiens à l’eau. Mais si l’eau est une divinité commune à toute l’Égypte, les villes ont leur dieu
particulier, Memphis a le bœuf, Péluse l’oignon, d’autres l’ibis ou le crocodile, d’autres le cynocéphale,
ou le chat ou le singe. Ce n’est pas tout : dans les villages, les uns regardent comme dieu l’épaule droite
et ceux qui demeurent en face l’épaule gauche ; d’autres adorent une moitié de tête, d’autres une coupe
d’argile ou un vase. Comment ne pas rire de tout cela, mon beau Timoclès ?
MOMOS. — Ne le disais-je pas, dieux, que tout cela serait mis au grand jour et sévèrement
examiné ?
ZEUS. — Oui, Momos, tu l’as dit, et tu me l’as justement reproché. J’essaierai d’y mettre bon
ordre, si nous échappons au danger présent.
43.– TIMOCLÈS. — Mais toi, l’ennemi des dieux, que dis-tu des oracles et des prophéties ? De qui sont-
ils l’ouvrage, sinon des dieux et de leur prévoyance ?
DAMIS. — Ne parle pas des oracles, excellent Timoclès ; autrement je te demanderai duquel tu
veux parler spécialement. Est-ce de celui que le dieu Pythien rendit au roi de Lydie79, oracle qui avait
exactement deux tranchants et deux faces, comme quelques-uns de nos Hermès, qui sont doubles et
pareils des deux côtés, en quelque sens qu’on les regarde ; car qu’est-ce qui faisait voir que Crésus, en
passant l’Halys, détruirait son propre empire plutôt que celui de Cyrus ? Et cependant ce malheureux
Sardien avait payé ce vers ambigu d’un nombre considérable de talents80.
MOMOS. — Ô dieux, c’est justement ce que je craignais le plus que cet homme passe au crible de
ses raisonnements. Où est à présent notre beau citharède ? Descends et réponds à ces accusations.
ZEUS. — Tu nous assassines, Momos, par tes critiques hors de saison.
44.– TIMOCLÈS. — Vois ce que tu fais, scélérat de Damis. Peu s’en faut que, par tes discours, tu ne
renverses les temples et les autels des dieux.
DAMIS. — Je ne les renverse pas tous, Timoclès. Quel mal en effet peut-il nous en arriver, s’ils
sont pleins d’encens et de parfums ? Mais je serais bien aise de voir renverser de fond en comble ceux
d’Artémis en Tauride, où cette vierge prenait plaisir à de si horribles festins81.
ZEUS. — D’où nous vient ce coup impossible à parer ? Il n’épargne aucun dieu et parle avec
autant de licence que s’il était sur un tombereau.

Il frappe successivement et ceux qui sont coupables et ceux qui ne le sont pas82.

MOMOS. — Je te le dis, Zeus ; tu ne trouveras guère d’innocents parmi nous et il se pourrait bien
qu’en continuant, notre homme ne touche à quelqu’un de nos coryphées.
45.– TIMOCLÈS. — Tu n’entends donc pas Zeus tonner, Damis, ennemi des dieux ?
DAMIS. — Et comment n’entendrais-je pas le tonnerre ? Mais est-ce Zeus qui tonne ? Tu dois le
savoir mieux que moi, toi qui arrives de là-haut où séjournent les dieux. Cependant ceux qui viennent de
Crète racontent bien d’autres choses. Ils disent qu’on montre là-bas un tombeau sur lequel se dresse une
colonne, qui atteste que Zeus ne saurait plus tonner, parce qu’il est mort depuis longtemps83.
MOMOS. — Voilà justement ce que j’attendais. J’étais sûr depuis longtemps qu’il en parlerait.
Mais quoi ! Zeus tu pâlis, la peur te fait claquer des dents ! Il faut montrer plus de courage et
mépriser ces misérables hommes.
ZEUS. — Que dis-tu, Momos ? les mépriser ? Tu ne vois donc pas combien de gens l’écoutent et
combien il a gagné de partisans contre nous et comme il les mène après lui, enchaînés par les oreilles, ce
Damis.
MOMOS. — Mais toi, Zeus, quand tu le voudras, tu n’as qu’à descendre une chaîne d’or et

tu les enlèveras tous avec la terre et la mer elles-mêmes84.

46.– TIMOCLÈS. — Dis-moi, coquin, as-tu jamais navigué ?


DAMIS. — Oui, Timoclès, et souvent.

TIMOCLÈS. — Eh bien, ce qui vous faisait avancer n’était-ce pas, soit le vent qui frappait les
voiles et les gonflait, soit les rameurs, tandis qu’un seul homme debout à la poupe tenait le gouvernail et
gardait le vaisseau de se perdre ?
DAMIS. — Sans doute.
TIMOCLÈS. — Ainsi donc un vaisseau ne pourrait pas voguer, s’il n’était pas conduit par un pilote,
et tu penses que cet univers se meut sans pilote et sans conducteur pour régler sa marche ?
ZEUS. — Bien, Timoclès, voilà un raisonnement ingénieux et ta comparaison est solide.
47.– DAMIS. — Mais ce pilote dont tu parles, Timoclès, zélé partisan des dieux, tu n’as pas manqué
d’observer qu’il avait toujours en vue l’utile, qu’il faisait ses préparatifs à l’avance, qu’il donnait des
ordres aux matelots, qu’il n’y avait rien dans son vaisseau de nuisible et de déraisonnable, rien qui ne fût
utile d’une manière ou d’une autre et indispensable à la navigation. Mais ton pilote à toi, celui qui, à
t’entendre, veille sur ce grand navire de l’univers, ni les matelots qui sont avec lui, n’observent ni raison
ni convenance dans leurs arrangements. Il arrive que l’étai de misaine soit tendu vers la poupe et les
deux écoutes du côté de la proue ; parfois les ancres sont d’or et le chénisque85 de plomb ; la partie du
vaisseau qui plonge dans l’eau est peinte, et celle qui surnage est difforme.
48.– Et parmi les matelots mêmes, tu peux voir celui qui est paresseux, ignorant du métier et sans cœur
à l’ouvrage commander la moitié ou le tiers du vaisseau, et celui qui est habile à plonger, agile à grimper
aux vergues et qui s’entend à toutes les manœuvres utiles réduit à l’emploi de vider la sentine. Et il en
est de même des passagers. Tu verras un vaurien assis à la place d’honneur à côté du pilote recevoir des
hommages. Un mignon, un parricide, un sacrilège sont comblés d’honneurs et occupent le haut du
vaisseau, tandis qu’une foule d’honnêtes gens, sont entassés à fond de cale et foulés aux pieds par ceux
qui certainement ne les valent pas. Songe en effet à la manière dont Socrate, Aristide, Phocion86 ont fait
leur traversée, sans avoir même assez de farine d’orge pour se nourrir et sans pouvoir étendre leurs
jambes sur les planches nues à côté de la sentine, et dans quelle abondance de biens un Callias, un
Midias87, un Sardanapale88 ont vécu, se gorgeant de plaisirs et crachant sur ceux qui étaient au-dessous
d’eux.
49.– Voilà ce qui se passe dans ton vaisseau, très sage Timoclès, et voilà pourquoi les naufrages sont
innombrables. Mais s’il y avait à la tête du vaisseau un pilote qui vît et réglât tout, tout d’abord il
n’ignorerait pas quels sont les bons et quels sont les méchants parmi les hommes à bord ; ensuite il
attribuerait à chacun, suivant son mérite, ce qui lui est dû ; il donnerait la meilleure place aux meilleurs,
à côté de lui, sur le pont, et la plus basse aux plus mauvais, et c’est parmi les meilleurs qu’il se choisirait
des commensaux et des conseillers. À l’égard des matelots, celui qui est zélé serait nommé surveillant
de la proue ou commanderait un des bords, ou en tout cas aurait le pas sur les autres ; celui qui est
nonchalant et paresseux serait frappé sur la tête à coups de corde cinq fois par jour. Ainsi, mon
admirable ami, ton exemple du vaisseau risque de chavirer, faute d’un bon pilote.
50.– MOMOS. — Ici le courant porte Damis et il vogue à pleines voiles vers la victoire.
ZEUS. — Ton image est exacte, Momos. Timoclès n’imagine rien de solide. Il déverse les uns sur
les autres des lieux communs, rebattus tous les jours, et tous faciles à faire chavirer.
51.– TIMOCLÈS. — Eh bien, puisque l’exemple du vaisseau ne te paraît pas très solide, écoute
maintenant. Voici l’ancre sacrée, comme on dit, que tu ne pourras briser par aucun moyen.
ZEUS. — Que pourra-t-il bien dire ?

TIMOCLÈS. — Vois si le syllogisme que voici est conséquent et si tu peux le faire chavirer. S’il y a
des autels, il y a des dieux ; or il y a des autels ; donc il y a aussi des dieux. Qu’as-tu à répondre à cela ?
89
DAMIS. — Laisse-moi d’abord rire tout mon soûl ; je te répondrai ensuite .

TIMOCLÈS. — Mais il semble que tu ne t’arrêteras pas de rire. Daigne cependant me montrer ce
que tu trouves de risible dans ce que j’ai dit.
DAMIS. — C’est que tu ne t’aperçois pas que tu as attaché ton ancre, et une ancre sacrée, à un fil
tenu. Tu as en effet lié l’existence des dieux à celle des autels, et tu t’imagines avoir fait là un amarrage
solide. Dès lors que tu avoues n’avoir pas d’autre ancre plus sacrée que celle-là, allons-nous-en.
52.– TIMOCLÈS. — Tu t’avoues donc vaincu, puisque tu te retires le premier ?
DAMIS. — Oui, Timoclès ; car, à l’exemple des gens qui craignent qu’on ne leur fasse violence, tu
t’es réfugié près des autels. Aussi, je le jure par ton ancre sacrée, je veux faire un pacte avec toi, sur ces
autels mêmes, de ne plus disputer avec toi sur ce sujet.
TIMOCLÈS. — Tu te moques de moi, voleur de tombes, scélérat, être abject, pendard, ordure.
Crois-tu que nous ne sachions pas quel est ton père, que ta mère était une gourgandine, que tu as
étranglé ton frère, que tu cours après les femmes et que tu corromps les jeunes gens, être goulu et
cynique entre tous. Ne te sauve pas, attends, avant de t’en aller, que je t’administre une volée de coups.
Je vais te casser la tête avec ce tesson, monstre d’impureté.
ZEUS. — Ô dieux, l’un s’en va en riant et l’autre le suit en l’accablant d’injures, car il ne peut
souffrir d’être nargué par Damis et il semble prêt à lui lancer son tesson à la tête. Mais nous, qu’allons-
nous faire après cela ?
90
HERMÈS. — Voici un mot du poète comique qui me parait fort juste
Tu n’as pas souffert de mal, si tu ne l’avoues pas.

Est-ce donc un si grand malheur que quelques hommes se retirent gagnés à l’opinion de Damis ?
Il y en a beaucoup plus qui pensent le contraire, non seulement la populace hellénique, mais encore tous
les barbares.
ZEUS. — Il est vrai, Hermès ; mais ce que Darius a dit de Zopyre est fort juste, et j’aimerais
mieux, moi aussi, avoir pour allié le seul Damis que de posséder dix mille Babylones91.

1. Une des appellations d’Athéna chez Homère.

2. La tirade d’Athéna est composée de vers empruntés à Homère : voir Iliade, I, 193, 363-364, III, 35, VIII, 31, XXI, 74 ; Odyssée, I, 45 et
294, VI, 149.

3. Parodie d’Euripide, Oreste, 1-3.

4. Parodie d’Euripide, Héraclès, 538.

5. Cette invocation fait penser au Prométhée enchaîné d’Eschyle où c’est Prométhée qui se plaint de Zeus.

6. Parodie d’un vers tragique peut-être issu d’une pièce d’Euripide.

7. Après une série de tirades en vers, la déesse parle en prose.

8. Zeus s’unit à Danaé en se changeant en une pluie d’or et à Sémélé sous la forme du tonnerre. Il se métamorphosa en taureau pour enlever
Europe.

9. C’est sous cette forme que Zeus séduisit Antiopé.

10. Les Titans, vaincus par les dieux, étaient enchaînés dans les profondeurs de la terre. Voir Hésiode, Théogonie, 617-720.

11. Voir Euripide, Les Phéniciennes, 117.

12. Deux célèbres acteurs de tragédie du IVe siècle av. J.-C.

13. C’est un sujet de plaisanterie dans l’Ancienne Comédie ; voir Aristophane, Les Cavaliers.

14. Qui entoure la terre. Selon Hésiode (Théogonie, 337), c’est le père des fleuves.

15. Montage de vers homériques : voir Iliade, VIII, 7, IX, 535, XX, 7.

16. Trois grands sculpteurs de l’époque classique.

17. Célèbre peintre et sculpteur du IVe siècle av. J.-C.

18. Célèbre sculpteur du Ve siècle av. J.-C.

19. On connaît quelques statues de divinités en ivoire et or, comme celle d’Athéna Parthénos dans le Parthénon d’Athènes ou celle de Zeus
dans son temple d’Olympie.
20. Même plaisanterie dans Lucien, Le Songe ou le Coq, 24.

21. Déesse thrace. Voir les premières pages de la République de Platon.

22. Anubis est égyptien, Attis phrygien, Mithra perse et Mèn pisidien. Hermès distingue les dieux étrangers des dieux grecs.

23. Anubis.

24. Grand sculpteur du IVe siècle av. J.-C. Selon Hermès, il a exécuté une commande des Corinthiens.

25. Lucien fait reprendre au sens propre par Aphrodite l’expression qu’Homère emploie au sens figuré lorsqu’il parle de la déesse.

26. L’Aphrodite de Cnide, œuvre de Praxitèle (IVe s. av. J.-C.), était la statue la plus célèbre de la déesse.

27. Littéralement « ceux qui possèdent un attelage de bœufs ». Ils constituent la troisième catégorie des citoyens athéniens que Solon avait
classés selon leurs revenus.

28. C’est-à-dire les travailleurs salariés, qui constituent la quatrième et dernière catégorie des citoyens athéniens dans le même classement.

29. Œuvre de Charès de Lindos, il fut construit en 292 av. J.-C. et renversé par un tremblement de terre en 226 av. J.-C. Il passait pour une des
merveilles du monde. Voir Lucien, Icaroménippe, 12.

30. La catégorie des citoyens athéniens les plus riches dans le classement de Solon.

31. Plaisanterie. Les sophistes passaient pour avoir la langue bien pendue.

32. Voir Homère, Iliade, VIII, 19 sq. Voir aussi Lucien, Zeus confondu, 4.

33. Homère, Iliade, VIII, 5.

34. L’une de ses fameuses Philippiques.

35. Reprise du début de la première Olynthienne de Démosthène.

36. Sur la côte sud-est de l’Eubée, une zone très dangereuse pour les navigateurs ; voir Dion Chrysostome, Discours, VII.

37. Le quartier des potiers à Athènes.

38. Portique situé au nord-ouest de l’agora. Décoré par des peintres au Ve siècle av. J.-C., il devint deux siècles plus tard le siège de l’école
philosophique stoïcienne.

39. Procédé habituel des dieux lorsqu’ils veulent se dissimuler.

40. Homère, Iliade, VII, 99. Pour Momos, les dieux, comme les autres créatures, sont faits d’eau et de terre et retourneront à ces éléments en
mourant.

41. Lieu commun déjà traité dans le Ploutos d’Aristophane.

42. Oracle rendu à Crésus ; voir Hérodote, I, 53.

43. Oracle rendu aux Athéniens pendant la première guerre médique ; voir Hérodote, VII, 141.

44. Héraclès et Dionysos sont fils de Zeus, Asclépios est fils d’Apollon, mais leurs mères sont des mortelles. Quant à Ganymède que Zeus,
séduit par sa beauté, fit enlever pour qu’il lui serve d’échanson, il n’a aucune ascendance divine.

45. Voir Plutarque, Vie de Thésée, 8-11.

46. Éloge ironique. En réalité, Eurysthée, roi d’Argolide, était un lâche qui imposa à Héraclès, par jalousie, les épreuves dont quelques-unes
sont mentionnées par Momos.

47. Métrodore de Lampsaque était un disciple d’Épicure. Voir Diogène Laërce, X, 24.

48. Voir Olynthiennes, I, 16.

49. En Élide, dans le Péloponnèse.

50. Le cap Géraistos, à la pointe sud-ouest de l’Eubée.

51. Des douze dieux. Plaisanterie : ce sont les citoyens qui sont inscrits sur le registre de l’état civil.

52. Montagne de Béotie où l’on croyait que les Muses séjournaient.

53. Voir Hérodote, I, 50.

54. Dans le sanctuaire de Delphes.

55. En Asie Mineure. Autre sanctuaire oraculaire d’Apollon.

56. Voir Hérodote, I, 47-48.


57. Toute la tirade d’Apollon est un montage parodique de passages empruntés à Homère (Iliade, XVI, 428 ; Odyssée, XIX, 11, XXII, 302),
Eschyle (Agamemnon, 57), Hérodote (I, 55) et Aristophane (Les Cavaliers, 197 sq.).

58. Il interpréta un oracle rendu aux Athéniens ; voir Hérodote, VII, 143.

59. C’est-à-dire un résident étranger. Héraclès n’est arrivé au séjour des dieux qu’après sa mort et son apothéose.

60. Héraclès est né à Thèbes, en Béotie, dont les habitants passaient pour manquer de subtilité.

61. Personnages illustres représentés sur les peintures du portique Pécile.

62. Vers comique devenu proverbial et dont l’auteur est inconnu.

63. C’est-à-dire quelqu’un qui parle contre son camp.

64. C’est la statue d’Hermès sur l’agora, d’où son nom Hermagoras.

65. Parodie du récit du messager dans l’Oreste d’Euripide, 866 sq.

66. Voir Homère, Iliade, VII, 195.

67. La scène se dédouble maintenant en deux plans humain et divin.

68. Voir Homère, Iliade, I, 423 sqq.

69. Vers comique d’origine inconnue.

70. Homère, Iliade, I, 396 sqq.

71. Ibid., II, 1 sqq.

72. Ibid., V, 336 et 858.

73. Ibid., XX, 32-75, XXI, 385 sq.

74. Ibid., XXI, 406.

75. Ibid., XX, 72.

76. Ibid., IX, 533 sq.

77. Voir ci-dessus, 3.

78. Fragments 941 et 480 Nauck.

79. Voir ci-dessus, 20.

80. Voir Hérodote, I, 50.

81. Voir Euripide, Iphigénie en Tauride.

82. Homère, Iliade, XV, 137.

83. Sur la légende du tombeau de Zeus en Crète, voir aussi Lucien, Timon, 4 et L’Assemblée des dieux, 6.

84. Voir ci-dessus, 14.

85. Bec de navire en forme de cou d’oie.

86. Grands personnages du Ve et du IVe siècle av. J.-C. connus pour leur intégrité.

87. Deux Athéniens richissimes du Ve et du IVe siècle av. J.-C.

88. Roi d’Assyrie au VIIe siècle av. J.-C., connu pour sa richesse et son goût du luxe.

89. Lucien rit aussi de ce syllogisme dans l’Hermotimos, 70.

90. Ménandre, L’Arbitrage, frag. 9.

91. Voir Hérodote, III, 153 sq.


22
LE SONGE OU LE COQ
Le Songe ou le Coq se présente sous la forme plaisante d’un dialogue entre le savetier Micylle
(personnage qui apparaît aussi dans L’Arrivée aux Enfers ou le Tyran) et son coq (Alectryon), qui n’est
autre qu’une réincarnation de Pythagore. Après une brève entrée en matière (1-5), le dialogue comporte
trois parties : la description par Micylle du dîner auquel il a participé le jour précédent chez le riche
Eucratès et du rêve qu’il a fait ensuite, avant que le coq ne l’éveille au milieu de la nuit (6-14) ; le récit
par le coq-Pythagore de ses précédentes incarnations (en tant qu’Euphorbe, Pythagore, Aspasie, Cratès,
différents animaux, etc.) qui donne lieu à des échanges particulièrement drôles (15-27) ; enfin la visite
nocturne que font nos deux personnages – rendus invisibles par une plume magique – au nouveau riche
Simon, ancien confrère de Micylle, dont l’Harpagon de Molière est un digne héritier, à l’usurier
Gniphon et à Eucratès (28-33). Si le texte a pour fil directeur le malheur des riches (thème traditionnel
de la diatribe cynique), d’autres éléments y sont entrelacés : satire des philosophes (portrait peu flatteur
du vieux stoïcien Thesmopolis, commensal de Micylle chez Eucratès, ironie douce à l’égard de
Pythagore et des pythagoriciens) ou situations fantaisistes (un animal doué de parole et doté de pouvoirs
magiques). L’ensemble fait preuve d’une certaine subtilité : Eucratès n’est pas un mauvais riche (il
invite le pauvre à son dîner et renvoie son jeune fils auprès des femmes pour lui laisser la place) ;
l’action politique des pauvres au sein de la cité n’est pas exempte de critiques.
E. M.

1.– MICYLLE. — Ah ! que Zeus lui-même t’écrase, maudit coq, si envieux et si criard ! J’étais riche,
j’étais bercé par un rêve charmant, je jouissais d’une félicité merveilleuse, et tu viens m’éveiller en
poussant un cri perçant et aigu, pour que je ne puisse pas, même la nuit, échapper à la pauvreté encore
plus détestable que toi1. Et pourtant, s’il en faut juger par la tranquillité profonde qui règne encore et par
le froid du matin qui ne me glace pas encore comme d’habitude, car c’est pour moi l’indice le plus
infaillible de l’approche du jour, il n’est pas encore minuit. Et ce drôle qui ne dort pas plus que s’il
gardait la fameuse toison d’or2, se met à crier aujourd’hui dès le soir ; mais il me le payera ; car je me
vengerai de toi, tu peux y compter, dès qu’il fera jour, en t’assommant avec mon bâton. Pour le moment,
tu me causerais des difficultés en sautillant dans les ténèbres.
ALECTRYON. — Micylle, mon maître, je croyais te faire plaisir en anticipant sur la nuit autant que
possible, afin que, levé de bonne heure, tu puisses avancer une bonne partie de ta besogne. En tout cas,
si tu faisais un soulier avant le lever du soleil, ce serait autant de gagné pour avoir du pain. Si tu préfères
dormir, je ne te dérangerai pas et je serai plus muet qu’un poisson ; mais toi, prends garde que, riche en
songe, tu n’aies faim à ton réveil.
2.– MICYLLE. — Ô Zeus, dieu des miracles, ô Héraclès qui écartes le malheur, quel est ce prodige
inattendu ? Mon coq a parlé comme un homme.
ALECTRYON. — Eh quoi ! tu tiens pour un prodige le fait que je parle comme vous autres
hommes ?
MICYLLE. — Comment pourrais-je m’en empêcher ? Ô dieux, détournez de nous ce présage
funeste.
ALECTRYON. — Je vois, Micylle, que tu es totalement ignorant et que tu n’as même pas lu les
poèmes d’Homère, où Xanthos, le cheval d’Achille, renonçant au hennissement, s’arrête au milieu de la
bataille pour causer et réciter des vers entiers3, et non de la prose, comme je le fais à présent. Ce cheval-
là vaticinait même et prédisait l’avenir, et il ne paraissait pas qu’il fît quelque chose d’extraordinaire, et
celui qui l’entendait n’invoquait pas comme toi le dieu qui détourne les maux, dans la pensée que c’était
un sinistre présage. Qu’aurais-tu donc fait si la quille du navire Argo t’avait parlé4, comme elle le fit
jadis, ou si le chêne de Dodone, de sa propre voix, t’avait rendu un oracle5, ou si tu avais vu des peaux
ramper et des chairs de bœuf mugir à demi rôties sur des bûches6. Pour moi, qui suis le compagnon
d’Hermès, le plus bavard et le plus éloquent de tous les dieux, et qui d’ailleurs partage votre régime et
votre vie, je ne devais pas avoir beaucoup de peine à apprendre le langage des hommes. Si tu me
promettais de garder le secret, je n’hésiterais pas à te dire la vraie cause qui fait que je sais votre langage
et d’où vient que je puis parler comme je fais.
3.– MICYLLE. — Eh quoi ! N’est-ce pas un songe aussi d’entendre un coq causer ainsi avec moi ? Au
nom d’Hermès, dis-moi donc, excellent coq, d’où te vient l’usage de la parole. Je garderai le silence et
ne dirai rien à personne ; là-dessus, tu n’as rien à craindre. Qui, en effet, voudrait me croire, si je lui
disais que j’ai entendu un coq parler ?
ALECTRYON. — Écoute-moi donc, et tu seras, j’en suis sûr, au comble de l’étonnement. Ce coq
que tu vois à présent était, il n’y a pas longtemps, un homme.
MICYLLE. — On m’a conté jadis à propos de vous autres coqs une histoire qui, à coup sûr,
ressemble à la tienne. On dit en effet qu’un jeune homme, appelé Alectryon, était devenu l’ami d’Arès,
qu’il buvait avec ce dieu, faisait la fête avec lui et qu’il était le confident de ses amours. Et en effet,
quand Arès se rendait chez Aphrodite, sa maîtresse7, il emmenait Alectryon avec lui et, comme il
appréhendait surtout que le soleil ne l’aperçût et ne le dénonçât à Héphaïstos, il ne manquait pas de
laisser le jeune homme dehors, à la porte pour lui annoncer le lever du soleil. Mais un jour, Alectryon
s’endormit et trahit malgré lui son devoir de surveillant. Alors le soleil surprit Aphrodite et Arès qui
dormaient sans inquiétude, comptant sur Alectryon pour les prévenir, s’il arrivait quelqu’un. Héphaïstos,
averti par le soleil, enchaîna les deux amants, qu’il enveloppa d’un filet préparé depuis longtemps à leur
intention. À peine relâché, Arès se mit en colère contre Alectryon et le métamorphosa avec ses armes en
un oiseau qui garde encore sur la tête l’aigrette du casque qu’il portait. C’est à cause de cela que, pour
vous justifier auprès d’Arès, quoique cela ne serve de rien, vous criez longtemps à l’avance pour
signaler son lever.
4.– ALECTRYON. — C’est en effet une histoire qui court, Micylle ; mais la mienne est assez différente,
et c’est depuis fort peu de temps que j’ai été mué en coq.
MICYLLE. — Comment cela ? Voilà ce que je voudrais savoir avant tout.
ALECTRYON. — Tu as bien entendu parler d’un certain Pythagore, fils de Mnésarkhos, de
Samos8 ?
MICYLLE. — Tu veux parler de ce sophiste, de ce hâbleur qui faisait une loi de ne pas goûter à la
viande et de ne pas manger de fèves, et déclarait exclue de la table une nourriture que je trouve, moi,
très agréable. C’est encore lui qui voulait persuader aux gens de ne pas parler pendant cinq ans.
9
ALECTRYON. — Apprends aussi qu’avant d’être Pythagore, il avait été Euphorbe .

MICYLLE. — On dit, mon coq, que c’était un charlatan et un sorcier.


ALECTRYON. — Ce Pythagore-là, c’est moi-même. Cesse donc, mon bon, de m’insulter, surtout
quand tu ne sais pas quel était mon caractère.
MICYLLE. — Voilà qui est bien plus prodigieux encore, un coq philosophe ! Dis-moi cependant,
fils de Mnésarkhos, comment d’homme tu es devenu oiseau et de Samien citoyen de Tanagra10. Ces
choses-là sont inconcevables et peu faciles à croire, d’autant que je crois avoir déjà remarqué en toi
deux choses tout à fait contraires aux principes de Pythagore.
ALECTRYON. — Lesquelles ?
MICYLLE. — La première, c’est que tu es bavard et criard, et que lui recommandait de se taire
cinq années entières, si je ne me trompe. La deuxième est même tout à fait illicite. Car je suis venu hier
sans avoir autre chose à te jeter que des fèves, comme tu sais, et tu les as ramassées sans la moindre
hésitation. Il s’ensuit nécessairement ou que tu as menti et que tu n’es pas Pythagore, ou, si tu l’es, que
tu as manqué à ta loi et que tu as commis une impiété aussi grande que si tu avais mangé la tête de ton
père11.
5.– ALECTRYON. — Je vois, Micylle, que tu ne connais pas la raison de ces règles ni ce qui convient à
chaque vie. En ce temps-là, je ne mangeais pas de fèves, parce que j’étais philosophe ; mais à présent je
puis en manger, parce que c’est une nourriture qui convient à la volaille et qui ne nous est pas interdite.
Cependant, si cela te fait plaisir, écoute comment de Pythagore je suis devenu ce que je suis, quelles vies
j’ai vécu auparavant et ce que j’ai gagné à chaque changement.
MICYLLE. — Parle. J’aurai le plus vif plaisir à t’entendre. C’est au point que, si l’on me donnait le
choix, ou de t’écouter faire un tel récit ou de revoir mon bienheureux songe de tout à l’heure, je ne sais
pas lequel des deux je choisirais, tellement ton aventure me semble égale aux visions les plus agréables
et tant est pareille l’estime où je vous tiens, toi et mon précieux songe.
ALECTRYON. — Tu en es donc encore à ruminer ce que tu as vu en songe, et tu conserves de
vaines images en ton esprit, où tu poursuis un bonheur vide et, comme dit le poète12, sans consistance ?
6.– MICYLLE. — Ah ! mon coq, sache bien que je n’oublierai jamais cette vision. Mon songe en
s’envolant a laissé tant de miel dans mes yeux que j’ai peine à ouvrir mes paupières, et qu’il les rabaisse
pour me rendormir. Ce que j’ai vu m’a causé un chatouillement aussi doux que les caresses d’une plume
qu’on fait tourner dans les oreilles.
ALECTRYON. — Ô Héraclès, l’étrange songe que celui dont tu parles ! On dit, il est vrai, que les
songes ont des ailes ; mais leur vol ne s’étend pas au-delà du sommeil ; et cependant le tien en franchit
les limites et il s’éternise dans tes yeux ouverts sous une forme singulièrement douce et claire. Cela me
donne envie de savoir quel était ce songe si ardemment regretté.
MICYLLE. — Je ne demande pas mieux que de te le raconter ; car j’ai plaisir à m’en souvenir et à
en parler. Mais toi, Pythagore, quand me raconteras-tu tes métamorphoses ?
ALECTRYON. — Quand tu auras fini de rêver, Micylle, et que tu auras essuyé le miel de tes
paupières. En attendant, parle le premier, afin que je sache si ton songe, en prenant son vol, est sorti par
la porte d’ivoire ou par la porte de corne13.
MICYLLE. — Ni par l’une, ni par l’autre, Pythagore.
ALECTRYON. — Homère cependant ne parle que de ces deux-là.
MICYLLE. — Laisse-moi ce poète radoteur : il n’entendait rien aux songes. Peut-être est-ce par ces
portes-là que sortent les songes pauvres, comme ceux qu’il voyait, et encore peu distinctement, puisqu’il
était aveugle ; mais pour moi, c’est par des portes d’or que m’est venu ce songe enchanteur, qui était
tout d’or lui-même, tout habillé d’or et qui portait avec lui des monceaux d’or.
14
ALECTRYON. — Cesse, excellent Midas , de parler d’or ; car ton songe vient tout bonnement
d’un souhait à la Midas et tu me parais avoir rêvé des mines d’or entières.
7.– MICYLLE. — J’ai vu beaucoup d’or, Pythagore, beaucoup, et tu ne saurais croire comme il était beau
et de quel éclat il brillait. Qu’est-ce donc que dit Pindare, lorsqu’il fait l’éloge de l’or ? Rappelle-le-moi,
si tu le sais. C’est quand, après avoir dit que l’eau est la meilleure des choses, il admire ensuite l’or, en
quoi il a bien raison, au début du plus beau de tous ses poèmes.
ALECTRYON. — Est-ce ceci que tu demandes ?

L’eau est ce qu’il y a de meilleur ; mais, comme le feu ardent brille dans la nuit, ainsi l’or brille parmi les trésors de la fière
opulence15.

MICYLLE. — Par Zeus, c’est cela même. On dirait que Pindare a vu mon songe, tant il fait l’éloge
de l’or. Mais si tu veux savoir ce qu’était ce beau songe, écoute, le plus savant des coqs. Tu sais que je
n’ai pas mangé hier à la maison. Eucratès le riche16, m’ayant rencontré à l’agora, m’avait prié à dîner
après le bain.
8.– ALECTRYON. — Je le sais pour avoir eu faim toute la journée, jusqu’au moment où, la soirée déjà
avancée, tu es revenu, légèrement humecté, m’apporter ces cinq fèves, maigre dîner pour un coq qui fut
jadis athlète et qui combattit non sans gloire aux Jeux olympiques17.
MICYLLE. — Quand je suis revenu après le dîner, je me suis couché aussitôt après t’avoir jeté des
fèves, puis « pendant la nuit d’ambroisie », comme dit Homère18, un songe véritablement divin s’étant
présenté…
ALECTRYON. — Raconte-moi d’abord, Micylle, ce qui s’est passé chez Eucratès, ce qu’a été le
dîner, et tous les incidents du banquet. Rien en effet ne t’empêche de dîner une seconde fois, en refaisant
pour ainsi dire un songe de ce fameux repas et en ruminant dans ta mémoire ce que tu as mangé.
9.– MICYLLE. — Je pensais que ce récit ne serait bon qu’à t’ennuyer mais puisque tu y tiens, eh bien, je
commence. De toute ma vie, Pythagore, je n’avais jamais dîné chez un riche, lorsqu’un heureux hasard
me fit rencontrer hier Eucratès. Après l’avoir salué, suivant mon habitude, du nom de maître, je
m’éloignais pour ne pas lui faire honte en l’accompagnant avec mon manteau usé. Mais lui : « Micylle
me dit-il, je donne aujourd’hui un banquet pour fêter l’anniversaire de ma fille, et j’ai convié un grand
nombre de mes amis. Mais on dit que l’un d’eux est indisposé et hors d’état de dîner avec nous. Viens
donc à sa place, au sortir du bain, à moins que l’invité lui-même ne fasse dire qu’il viendra ; car, pour le
moment, c’est douteux. » Là-dessus, je le saluai profondément et je me retirai en conjurant tous les
dieux d’envoyer une fièvre continue, ou une pleurésie ou la goutte à ce malade, au lieu duquel j’étais
invité comme suppléant et remplaçant. Le temps qui s’écoula jusqu’au bain me parut un siècle. Je ne
quittais pas des yeux le cadran pour voir la longueur de l’ombre et l’heure où il me faudrait prendre mon
bain. Lorsqu’enfin ce temps fut arrivé, je me lave à la hâte et je sors, habillé très décemment, car j’avais
tourné mon manteau à l’envers, pour présenter mon costume du côté le plus propre.
10.– Je rencontre à la porte beaucoup de monde et en particulier, porté en litière par quatre personnes,
celui que je devais suppléer au dîner, qu’on disait malade et qui était visiblement mal en point ; car il
gémissait, toussait du fond de sa poitrine et crachait à se rendre inabordable. Il avait le visage tout pâle
et boursouflé et portait environ soixante ans. On disait que c’était un philosophe, de ceux qui débitent
des sornettes aux jeunes gens. En tout cas, il avait une vraie barbe de bouc et qui réclamait à grands cris
le rasoir. Comme Archibios, le médecin, le grondait d’être venu dans l’état où il était : « Il ne faut pas,
répondit-il, trahir son devoir, en fût-on empêché par dix mille maladies. Eucratès croirait que nous le
méprisons. — Pas du tout, dis-je ; il te louerait d’aimer mieux mourir chez toi que de venir à sa table
cracher ton âme avec ta pituite. » Mais lui, par orgueil, fit semblant de n’avoir pas entendu la raillerie.
Un instant après, Eucratès survient, sortant du bain. En apercevant Thesmopolis19, c’est ainsi qu’on
appelait le philosophe, « Maître, lui dit-il, tu as bien fait de venir à notre dîner ; mais tu n’aurais rien
perdu d’être absent ; car on t’aurait envoyé de tous les plats au fur et à mesure. » Tout en parlant il entra,
conduisant par la main Thesmopolis, qui s’appuyait aussi sur ses serviteurs.
11.– En conséquence je m’apprêtais à partir, quand Eucratès, s’étant retourné et me voyant tout déconfit,
me dit après un moment d’hésitation : « Entre, toi aussi, et dîne avec nous. Pour que tu aies de la place,
j’enverrai mon fils dîner avec sa mère dans l’appartement des femmes. » J’entrai donc comme un loup
qui a failli manquer sa proie20, un peu confus de paraître chasser du festin le petit garçon d’Eucratès.
Quand ce fut le moment de se mettre à table, tout d’abord les serviteurs, soulevant Thesmopolis,
le placèrent sur un lit, non sans peine, ma foi, quoiqu’ils fussent, je crois, cinq jeunes gaillards de belle
taille, et ils entassèrent des coussins tout autour de lui, pour qu’il restât dans l’attitude où on le plaçait et
pût s’y tenir longtemps. Puis, comme personne ne voulait se résoudre à prendre place à ses côtés, on me
prit et on m’assit au-dessous de lui, pour être son commensal. Puis nous nous mîmes à table, Pythagore,
et l’on nous servit des mets nombreux et variés dans une foule de plats d’or et d’argent. Il y avait aussi
des coupes d’or, de beaux serviteurs et, comme intermèdes, des musiciens et des bouffons ; en un mot,
ce fut un passe-temps délicieux. Mais une chose me gâtait mon plaisir, c’est l’agacement que me causait
Thesmopolis, qui me faisait des dissertations sur je ne sais quelle vertu et m’enseignait que deux
négations valent une affirmation et que, s’il est jour, il n’est pas nuit ; parfois même il affirmait que
j’avais des cornes21. En philosophant ainsi avec moi, il enfilait un tas de sornettes dont je n’avais que
faire, et il me coupait mon plaisir, en m’empêchant d’écouter les joueurs de cithare et les chanteurs.
Voilà, coq, ce que fut le dîner.
ALECTRYON. — Il n’a pas été très agréable, Micylle, surtout parce que tu as eu la malchance
d’être le voisin de ce vieux radoteur.
12.– MICYLLE. — À présent écoute mon songe. Je rêvais qu’Eucratès lui-même avait je ne sais
comment perdu ses enfants et qu’il était mourant, puis qu’il m’avait fait venir et avait fait un testament
où il me laissait tous ses biens et qu’après avoir langui quelque temps, il était mort. Dès lors, devenu
maître de sa fortune, je puisais l’or et l’argent avec de grands vases et j’en versais des flots intarissables ;
et tout le reste, habits, tables, coupes, serviteurs, tout m’appartenait, comme de raison. Puis je sortais sur
un char attelé de chevaux blancs, la tête renversée en arrière, et tout le monde me regardait et m’enviait.
J’avais devant moi une foule de piqueurs, à mes côtés une foule de cavaliers et derrière moi une suite
plus nombreuse encore. Moi-même, revêtu de l’habit d’Eucratès et n’ayant pas moins de seize lourds
anneaux aux doigts, j’ordonnais de préparer un splendide festin pour recevoir mes amis. Ceux-ci,
comme il est naturel dans un songe, étaient déjà présents ; on servait le dîner et l’on préparait de quoi
boire après le repas. J’en étais là, je portais des santés dans des coupes d’or à chacun des convives et
déjà l’on apportait le gâteau, lorsque tu as crié mal à propos et du même coup bouleversé notre festin,
renversé les tables et fait envoler au vent toutes ces richesses. De bonne foi, n’avais-je pas raison d’être
fâché contre toi, moi qui aurais été heureux de voir mon songe durer trois nuits ?
13.– ALECTRYON. — Est-il possible que tu aimes à ce point l’or et la richesse, Micylle ? N’admires-tu
que cela au monde et places-tu le bonheur dans la possession de grandes richesses ?
22
MICYLLE. — Je ne suis pas seul de cet avis, Pythagore, et toi-même, lorsque tu étais Euphorbe ,
23
tu avais noué tes cheveux avec de l’or et de l’argent pour partir en guerre contre les Achéens , alors
qu’à la guerre il vaudrait mieux porter du fer. Mais toi, même alors, tu ne voulais affronter le danger
qu’avec des boucles tressées d’or. Et si Homère a dit que tes cheveux ressemblaient à ceux des Charites,
c’est, à mon avis, parce qu’« ils étaient noués avec de l’or et de l’argent » ; car ils paraissaient
évidemment beaucoup plus beaux et plus charmants, entrelacés à l’or et doublant leur éclat de celui de
l’or. Cependant après tout, il n’est pas extraordinaire, Crinière d’or, qu’étant fils de Panthous24, tu aies
estimé l’or ; mais que dire du père de tous les dieux et de tous les hommes, du fils de Cronos et de
Rhéa ? Quand il s’éprit de la jeune fille d’Argos, il se demanda en quoi il devait se métamorphoser pour
être plus séduisant et comment il pourrait corrompre les gardiens apostés par Acrisios. Or tu sais, n’est-
ce pas ? qu’il se changea en or et se coula par le toit pour jouir de sa maîtresse25. Qu’est-il besoin, après
cet exemple, que je te dise en outre tous les services que rend l’or, comment il rend beaux, savants et
forts ceux qu’il favorise de sa présence, comment il leur procure des honneurs et de la renommée, et
comment parfois, de gens obscurs et sans réputation, il fait en un instant des personnages admirés et
vantés.
14.– Par exemple, tu connais mon voisin, mon confrère, Simon, qui a dîné chez moi, il n’y a pas
longtemps, lorsque j’avais fait cuire, à l’occasion des fêtes de Cronos, la purée de légumes, où j’avais
mis deux tranches de ma saucisse ?
ALECTRYON. — Oui, je le connais, ce camard, ce courtaud, qui a dérobé le plat de terre, le seul
que nous avions, et qui l’a emporté sous son aisselle, après le dîner ; je l’ai vu de mes yeux, Micylle.
MICYLLE. — C’est donc lui qui l’avait volé et qui a juré ensuite par tant de dieux que ce n’était
pas lui. Mais pourquoi n’as-tu pas crié, coq, et ne m’as-tu pas averti, alors que tu nous voyais
dépouiller ?
ALECTRYON. — J’ai poussé mon cocorico, c’est tout ce que je pouvais faire alors. Mais ce Simon,
il me semble que tu avais quelque chose à en dire.
MICYLLE. — Il avait un cousin riche à l’excès, du nom de Drimylos. Ce cousin, de son vivant,
n’avait pas donné même une obole à Simon. Comment d’ailleurs l’eût-il fait ? Il ne touchait pas lui-
même à son argent. Mais il est mort l’autre jour, et, selon la loi, tous ses biens appartiennent à Simon. Et
maintenant ce drôle aux guenilles sales, qui était trop heureux de lécher son pot, sort en habits teints de
pourpre et de violet ; il a des serviteurs, des attelages, des coupes d’or, des tables à pieds d’ivoire ; il est
salué par tout le monde et il ne nous regarde même plus. Dernièrement, le voyant venir vers moi, je lui
ai dit : « Bonjour, Simon », et lui, indigné, s’est écrié : « Dites à ce gueux de ne pas raccourcir mon
nom ; ce n’est pas Simon, mais Simonide qu’on me nomme26. » Mais ce qu’il y a de plus fort, c’est qu’il
est la coqueluche des femmes, et qu’il fait le délicat et le dédaigneux avec elles. Il en est qu’il
condescend à recevoir ; les autres menacent de se pendre, parce qu’il les méprise. Tu vois de quels biens
l’or est la cause, puisqu’il métamorphose les gens laids et les rend aimables, comme la ceinture dont
parlent les poètes27. Tu connais aussi ce qu’ils disent :
Or, le plus beau joyau des mortels.

et aussi

C’est l’or qui règne en maître sur les hommes28.

Mais de quoi ris-tu, mon coq, pendant que je parle ?


15.– ALECTRYON. — De ton ignorance, Micylle : tu es imbu des mêmes erreurs que le vulgaire sur le
sort des riches. Sache qu’ils sont cent fois plus malheureux que vous. Et si je te le dis, c’est que j’ai été
pauvre et riche plus d’une fois et que j’ai passé par toutes les conditions. Un moment, et tu sauras tout
cela aussi bien que moi.
MICYLLE. — Il est temps en effet, par Zeus, que tu racontes comment tu as été métamorphosé et
ce que tu sais de chaque condition.
ALECTRYON. — Écoute ; mais sache d’abord que je n’ai vu personne de plus heureux que toi.
MICYLLE. — Que moi, coq ? Puisses-tu l’être comme moi ! car tu me pousses à te dire des
injures. Quoi qu’il en soit, dis-moi, en commençant par Euphorbe, comment tu as été changé en
Pythagore et ce que tu as été successivement jusqu’à ce que tu sois devenu coq. Il est à présumer que tu
as beaucoup vu et passé par bien des aventures dans tes multiples existences.
16.– ALECTRYON. — Comment tout d’abord mon âme sortit d’Apollon pour descendre sur la terre et
pénétrer dans le corps d’un homme pour y expier quelque crime, ce serait trop long à raconter, et
d’ailleurs il n’est permis ni à moi de révéler, ni à toi d’entendre ces mystères. Mais quand je fus devenu
Euphorbe…
MICYLLE. — Dis-moi d’abord une chose : est-ce que moi aussi, j’ai subi jadis des métamorphoses
comme toi ?
ALECTRYON. — Sans nul doute.

MICYLLE. — Qui donc étais-je, mon admirable coq, avant d’être ce que je suis, qui étais-je ? Dis-
le, si tu le sais ; car je suis impatient de le savoir.
29
ALECTRYON. — Toi ? tu étais une fourmi indienne, de celles qui déterrent l’or .

MICYLLE. — Ah ! malheureux, dire que je n’ai pas osé faire provision ne fût-ce que de quelques
paillettes de cet or pour venir en cette vie ! Mais que deviendrai-je par la suite, apprends-le-moi aussi. Il
est probable que tu le sais. Si c’est quelque chose de bon, je me lèverai tout de suite et me pendrai à la
perche où tu es juché.
17.– ALECTRYON. — C’est une chose que tu ne peux pas savoir, c’est absolument impossible. Or donc,
quand je fus devenu Euphorbe, car je reviens à mon histoire, je combattis à Ilion30 et, tué par Ménélas31,
j’entrai quelque temps après dans Pythagore. En attendant, je restai sans maison et sans foyer, jusqu’à ce
que Mnésarkhos m’eût construit mon logis.
MICYLLE. — Sans manger ni boire, camarade ?
ALECTRYON. — Sans doute ; je n’en avais pas besoin ; cela ne touche que le corps.

MICYLLE. — Dis-moi d’abord ce qui est arrivé à Ilion. Les choses s’y sont-elles passées comme le
dit Homère ?
ALECTRYON. — D’où l’aurait-il su, Micylle, lui qui pendant ces événements était chameau à
Bactres ? Tout ce que je peux te dire, moi, c’est qu’il n’y eut rien alors d’extraordinaire, qu’Ajax n’était
pas si grand, ni Hélène elle-même aussi belle qu’on le pense. Je l’ai vue : c’était une femme au teint
blanc, au long col, comme on peut le conjecturer de la fille d’un cygne32, mais une femme très vieille,
presque de l’âge d’Hécube33, puisqu’elle avait été enlevée pour la première fois par Thésée qui la garda
dans Aphidna. Or Thésée vivait au temps d’Héraclès, et Héraclès avait pris Troie avant les Grecs34, au
temps de nos pères à nous qui vivions juste au temps de la deuxième guerre35. Ceci me fut conté par
Panthous36, qui disait avoir vu Héraclès au temps de sa prime jeunesse.
MICYLLE. — Et Achille ? Faut-il croire ce qu’en dit Homère ? Était-ce un héros parfait de tout
point ? ou ces récits du poète sont-ils une fable vaine ?
ALECTRYON. — Avec celui-là, Micylle, je ne me suis point mesuré, et je ne peux pas te dire si
exactement ce qui se passait chez les Achéens. Comment le pourrais-je, moi qui étais dans les rangs de
leurs ennemis ? Mais pour Patrocle, son ami, je le tuai sans peine en le perçant de ma lance37.
38
MICYLLE. — Puis Ménélas te tua, toi, avec beaucoup moins de peine encore . Mais en voilà
assez là-dessus. Conte-moi à présent l’histoire de Pythagore.
18.– ALECTRYON. — Pour tout dire en un mot, Micylle, j’étais un sophiste ; car il faut, ce me semble,
dire la vérité ; au reste, je ne manquais pas d’instruction et j’étais versé dans les plus nobles sciences. Je
me rendis même en Égypte pour prendre des leçons de sagesse auprès des prêtres de ce pays ; je pénétrai
dans leurs sanctuaires et j’appris par cœur les livres d’Oros39 et d’Isis40 ; puis je remis à la voile pour
l’Italie, et j’en imposai tellement aux Grecs de cette contrée qu’ils me regardaient comme un dieu41.
42
MICYLLE. — Je savais cela. Je sais aussi qu’ils crurent que tu étais revenu à la vie après ta mort
43
et que tu leur fis voir un jour ta cuisse d’or . Mais dis-moi une chose, d’où t’est venue l’idée d’interdire
par une loi l’usage de la viande et des fèves ?
ALECTRYON. — Ne me demande pas cela, Micylle.

MICYLLE. — Pourquoi, coq ?


ALECTRYON. — Parce que j’aurais honte de te dire la vérité là-dessus.

MICYLLE. — Tu ne devrais pourtant faire aucune difficulté de tout avouer à un homme qui est ton
compagnon et ton ami, je n’ose plus dire ton maître.
ALECTRYON. — L’idée n’avait rien de sain ni de sage. Mais je voyais qu’en instituant des lois
ordinaires et semblables à celles du commun des législateurs, je n’attirerais pas du tout l’admiration des
hommes, et qu’au contraire, plus elles seraient bizarres, plus je leur en imposerais. Voilà pourquoi je pris
le parti de faire des innovations, mais sans laisser deviner mes raisons, afin que, chacun les interprétant à
sa manière, ils fussent tous embarrassés, comme on l’est en présence d’oracles obscurs. Tu vois, c’est
ton tour de rire de moi.
44
MICYLLE. — Pas tant de toi que des Crotoniates, des Métapontins, des Tarentins et des autres
45
muets qui te suivaient et adoraient les traces de tes pas.
19.– Mais après avoir dépouillé le personnage de Pythagore, de quel autre t’es-tu revêtu ensuite ?
46
ALECTRYON. — Je devins Aspasie, la courtisane de Milet .
MICYLLE. — Hein ? que dis-tu ? Outre ses autres avatars, Pythagore a été femme, et il fut un
temps où toi aussi, mon noble coq, tu pondais des œufs, où, devenu Aspasie, tu couchais avec Périclès et
devenais grosse de ses œuvres, où tu cardais la laine et tissais la trame et où tu faisais le métier de
courtisane ?
47
ALECTRYON. — Je ne suis pas le seul qui ait fait tout cela. Tirésias l’avait fait avant moi, ainsi
que le fils d’Élatos, Kaineus48, en sorte que toutes les railleries que tu m’adresses tombent aussi sur eux.
MICYLLE. — Eh bien, sous lequel des deux sexes as-tu goûté le plus de plaisir ? Est-ce lorsque tu
étais homme ou lorsque Périclès te caressait ?
ALECTRYON. — Fais attention à la demande que tu me fais. Tirésias n’eut pas à se féliciter d’y
avoir répondu49.
MICYLLE. — Eh bien, que tu répondes ou non, Euripide a suffisamment tranché la question, en
disant qu’il aimerait mieux être en ligne trois fois, le bouclier au poing, que d’accoucher une seule50.
ALECTRYON. — Je dois pourtant t’avertir, Micylle, que tu connaîtras sous peu les douleurs de
l’enfantement ; car, dans le long cycle de tes existences, tu seras femme, toi aussi, et plusieurs fois.
MICYLLE. — Va te faire pendre, coq, toi qui prends tous les gens pour des Milésiens ou des
Samiens. On dit que, lorsque tu étais Pythagore, et jeune et beau, tu servis souvent d’Aspasie au tyran51.
20.– Mais, après Aspasie, quel homme ou quelle femme es-tu devenu ?
52
ALECTRYON. — Je suis devenu Cratès le cynique .
53
MICYLLE. — Ô Dioscures , quel changement, de courtisane en philosophe !
54
ALECTRYON. — Ensuite j’ai été roi , puis prolétaire et peu après satrape, après cela cheval, geai,
grenouille et cent autres choses ; mais il serait trop long d’en faire le dénombrement. J’ai fini par être
coq et je l’ai été plusieurs fois, car j’aimais ce genre de vie, et, après avoir servi beaucoup d’autres
maîtres, soit pauvres, soit riches, à présent je vis avec toi, riant tous les jours à t’entendre te plaindre et
gémir de ta pauvreté et t’extasier sur le bonheur des riches, faute de connaître les ennuis qui les
assiègent. Si tu connaissais leurs soucis, tu rirais de toi-même, d’avoir cru d’abord que la richesse était
le comble du bonheur.
MICYLLE. — Alors, Pythagore, ou de quel nom veux-tu que je t’appelle, pour ne pas troubler
notre conversation, en te donnant tantôt un nom, tantôt un autre ?
ALECTRYON. — Que tu m’appelles Euphorbe, ou Pythagore, ou Aspasie ou Cratès, peu
m’importe, puisque je suis tout cela. Néanmoins tu feras mieux de m’appeler coq, puisque je le suis à
présent, pour ne pas manquer d’égards à un oiseau dont on fait peu de cas, mais qui réunit tant d’âmes
en sa personne.
21.– MICYLLE. — Eh bien donc, coq, puisque tu as tâté de presque tous les genres d’existence, et que tu
sais tout, dépeins-moi clairement d’un côté la vie des riches et de l’autre celle des pauvres, afin que je
sache si tu dis la vérité, quand tu prétends que je suis plus heureux que les riches.
ALECTRYON. — Eh bien, allons, examine la question de ce point de vue. Tu ne t’inquiètes pas
beaucoup de la guerre, toi, quand on dit que les ennemis approchent, et tu ne crains pas que dans leurs
invasions ils ne ravagent ton champ, ne foulent ton jardin et ne coupent tes ceps. Quand tu entends la
trompette, tu ne songes, si même tu y songes, qu’à toi-même, et tu cherches où il faut te tourner pour te
sauver et échapper au danger. Mais les riches ne craignent pas seulement pour eux-mêmes, ils se
désolent encore en voyant du haut des murs piller tout ce qu’ils possèdent à la campagne. En outre, s’il
faut verser une contribution, ils en sont seuls requis, et, s’il faut faire campagne, ils sont les premiers
exposés au danger, étant stratèges55 ou hipparques56, tandis que toi, avec ton bouclier d’osier et ton
mince équipement, tu es léger pour te sauver, et tout dispos pour prendre part au festin de victoire,
quand le stratège vainqueur offre son sacrifice.
22.– Pendant la paix, toi qui es un homme du peuple57, tu montes à l’assemblée et tu tyrannises les
riches, qui frissonnent, se font petits devant toi et cherchent à te gagner par des largesses. Et en effet ce
sont eux qui peinent, pour que tu aies des bains, des jeux, et le reste en suffisance. Et toi, tu contrôles et
vérifies ce qu’ils font avec la rigueur d’un maître, sans leur permettre même parfois de dire un mot.
Quand il te plaît, tu fais pleuvoir sur eux une grêle de pierres ou tu confisques leurs biens. Toi, tu ne
crains pas les sycophantes et tu n’as pas peur qu’un brigand, franchissant le chaperon de ton mur ou
perçant ta cloison, ne te dérobe ton or. Tu n’as pas l’ennui de faire des comptes, de réclamer une dette,
de te chamailler avec un scélérat d’intendant, et de te partager entre tant de soucis. Mais quand tu as
terminé un soulier et que tu tiens tes sept oboles de salaire, tu te lèves vers le soir, tu prends ton bain, si
tu en as envie, tu achètes un hareng saur ou des mendoles58 ou quelques têtes d’oignon, et tu t’en donnes
à cœur joie, en chantant une bonne partie du temps et en philosophant avec l’excellente Pauvreté.
23.– Un pareil régime conserve ta santé, fortifie ton corps et l’endurcit contre le froid ; car le travail, en
aiguisant ton courage, fait de toi un rude adversaire contre les maux qui paraissent invincibles aux autres
hommes. Tu es sûr qu’aucune maladie grave ne t’attaquera, et, si par hasard une légère fièvre te saisit, tu
la supportes quelque temps, mais bientôt, ayant chassé le dégoût par la diète, tu te remets sur pied, et la
fièvre s’enfuit effrayée, en te voyant te gorger d’eau froide et envoyer promener les médecins avec leurs
visites. Les riches, au contraire, victimes de leur intempérance, quels maux n’ont-ils pas à souffrir,
goutte, phtisie, pneumonie, hydropisie ! car ce sont là les fruits de leurs somptueux festins. Aussi ceux
d’entre eux qui, comme Icare, se sont élevés à une grande hauteur et se sont approchés du soleil sans
penser que leurs ailes n’étaient attachées qu’avec de la cire, sont parfois tombés la tête la première dans
la mer avec un fracas retentissant. Ceux, au contraire, qui, suivant l’exemple de Dédale, n’ont pas laissé
prendre à leurs pensées un essor trop élevé et se sont tenus près de la terre, de manière à mouiller parfois
leur cire à l’eau salée, ceux-là ont généralement traversé la mer en toute sûreté.
MICYLLE. — Ce sont des gens modérés et sensés que ceux-là.

ALECTRYON. — Pour les autres, Micylle, tu peux voir qu’ils font honteusement naufrage. C’est
ainsi que Crésus, qui s’est vu arracher ses ailes, prête à rire aux Perses en montant sur le bûcher59, ou
que Denys60, chassé du trône, devient maître d’école à Corinthe, et, après avoir été si puissant, apprend à
épeler aux petits enfants.
24.– MICYLLE. — Mais dis-moi, coq, lorsque tu étais roi, car tu dis l’avoir été jadis, comment as-tu
trouvé cette condition ? Tu étais sans doute complètement heureux, puisque tu possédais le plus grand
de tous les biens ?
ALECTRYON. — Ne réveille pas ce souvenir, Micylle ; j’étais alors par trop malheureux. Il est vrai
qu’au-dehors, comme tu le disais, rien ne semblait manquer à mon bonheur, mais au-dedans j’étais en
butte à mille soucis.
MICYLLE. — Quels soucis ? Ce que tu dis est étrange et difficile à croire.

ALECTRYON. — J’étais roi d’un grand pays, Micylle, d’un pays fertile en productions de toute
sorte, un des plus dignes d’admiration par le nombre de ses habitants et la beauté de ses villes, arrosé par
des fleuves navigables et muni de bons ports sur la mer. J’avais une armée nombreuse, une cavalerie
exercée, une garde considérable, des trières, de l’argent en quantité innombrable, de la vaisselle d’or à
profusion, et tout mon appareil de roi était imposant au dernier degré. Aussi, quand je paraissais en
public, mon peuple se prosternait devant moi et croyait voir un dieu ; les uns accouraient et se pressaient
pour me voir ; certains même montaient sur les toits et s’estimaient très heureux d’avoir vu exactement
mon attelage, ma casaque de pourpre, mon diadème et le cortège qui me précédait et me suivait. Mais
moi, qui savais combien j’avais de sujets d’ennui et de tourments, j’excusais leur ignorance et j’avais
pitié de moi-même et me comparais à ces statues colossales, comme en ont fait Phidias, Myron ou
Praxitèle61. Chacune d’elles représente au-dehors un Poséidon ou un Zeus d’une beauté parfaite, fait
d’or et d’ivoire, et tenant en sa main droite un foudre, un éclair ou un trident. Mais si vous vous baissez
pour voir l’intérieur, vous apercevez des barres, des chevilles, des clous qui le traversent de part en part,
des billots, des coins, de la poix, de l’argile et beaucoup d’autres choses aussi laides, dissimulées
dessous, sans parler d’une quantité de rats ou de musaraignes qui parfois y tiennent garnison. Voilà à
peu près ce qu’est la royauté.
25.– MICYLLE. — Tu ne m’as pas encore dit ce que tu entends par l’argile, les chevilles, les barres de la
royauté et en quoi consiste cette quantité de choses laides. Je vois bien que d’attirer tous les regards
quand on paraît en public, de commander à tant de gens et de recevoir tant d’hommages, cela rappelle
étrangement les colosses de ta comparaison ; c’est en effet quelque chose de divin. Mais parle-moi
maintenant de l’intérieur du colosse.
ALECTRYON. — Que te dirai-je d’abord, Micylle ? Te peindrai-je les craintes, les terreurs, les
soupçons, la haine et les embûches de ceux qui nous approchent, et par suite les sommeils courts, et
encore sont-ils bien légers, les songes pleins de troubles, les projets compliqués, l’attente continuelle des
événements funestes ? Ou te dirai-je comme les rois sont occupés sans relâche par les négociations, les
procès, les expéditions, les ordres, les traités, les calculs. Toutes ces affaires les empêchent de jouir d’un
instant de plaisir, même en songe. Ils sont contraints de veiller seuls pour tous et ils sont en butte à des
ennuis sans nombre62.

Le doux sommeil ne s’empara point de l’Atride Agamemnon qui roulait en son esprit mille pensées63,

et cela quand tous les Achéens ronflaient. Ici, c’est le roi de Lydie qui se chagrine d’avoir un fils
sourd et muet64 ; là, le roi de Perse, d’apprendre que Cléarque lève des troupes pour Cyrus65. Un autre
s’inquiète parce que Dion parle à l’oreille de certains Syracusains66 ; tel autre est jaloux des louanges
données à Parménion, Perdiccas l’est de Ptolémée, Ptolémée de Séleucos67. Mais il est encore d’autres
ennuis : tantôt c’est un mignon qui répugne à se donner ou une concubine qui aime ailleurs, tantôt ce
sont des bruits de défection ou les chuchotements de deux ou quatre gardes qui s’entretiennent entre
eux. Mais le plus grave, c’est qu’il faut soupçonner surtout ses meilleurs amis et s’attendre toujours à
recevoir d’eux quelque mal. C’est ainsi que tel roi a été empoisonné par son fils et tel autre par son
mignon et qu’un autre a été surpris sans doute par une mort du même genre.
26.– MICYLLE. — Ah, fi ! mon coq ; ce que tu dis là est terrible. En tout cas, il est beaucoup plus sûr
pour moi de tailler mon cuir, courbé sur mon ouvrage, que de boire à la santé d’un ami dans une coupe
d’or empoisonnée de ciguë ou d’aconit. Tout ce que je risque, moi, c’est, quand mon tranchet glisse et
manque à couper droit, de me faire une entaille aux doigts et de saigner un peu. Mais les rois, d’après ce
que tu dis, font des festins mortels, et cela quand ils sont en proie à mille maux ; puis, quand ils tombent,
ils ressemblent exactement aux acteurs tragiques tels que nous en voyons souvent. Ce sont apparemment
des Cécrops, des Sisyphes ou des Télèphes68, qui ont le diadème en tête, portent des épées à poignée
d’ivoire, et dont la chevelure flotte sur un manteau parsemé d’or ; mais si, comme il arrive souvent, l’un
d’eux, marchant dans le vide, tombe au milieu de la scène, il prête à rire aux spectateurs, avec son
masque et son diadème brisés, sa vraie tête ensanglantée et ses jambes mises à nu en grande partie, en
sorte qu’on voit sous sa robe de misérables haillons et le vilain dessous de ses cothurnes
disproportionnés à son pied. Tu vois, mon brave coq, que j’ai appris à ton école à faire aussi des
comparaisons. Pour la tyrannie, nous venons de voir ce qu’elle est ; mais, lorsque tu devins cheval, ou
chien, ou poisson, ou grenouille, comment as-tu trouvé ce genre d’existence ?
27.– ALECTRYON. — Tu soulèves là un sujet long à traiter, et ce n’est pas le moment. Mais, pour tout
dire en un mot, il n’est pas de vie qui ne m’ait paru plus tranquille que la vie humaine, car celle des
animaux est réglée sur les seuls désirs et besoins de la nature. De cheval publicain, de grenouille
sycophante, de geai sophiste, de taon cuisinier, de coq giton, et de tous les autres métiers que vous
pratiquez, tu n’en trouveras aucun parmi les animaux.
28.– MICYLLE. — C’est peut-être vrai, mon coq. Cependant je ne rougirai pas de t’avouer mon faible :
je ne peux toujours pas me défaire du désir que j’ai eu dès l’enfance de devenir riche, et j’ai encore
devant les yeux le songe qui m’a fait voir tant d’or, et surtout j’étouffe de jalousie en voyant ce scélérat
de Simon se prélasser parmi tant de biens.
ALECTRYON. — Je t’en guérirai, Micylle, et, puisqu’il est encore nuit, lève-toi et suis-moi. Je vais
te mener chez ce Simon lui-même et chez d’autres riches, pour être témoin de ce qui se passe chez eux.
MICYLLE. — Comment feras-tu, puisque leurs portes sont fermées ? Veux-tu que je perce le mur
de leurs maisons ?
ALECTRYON. — Pas du tout ; mais Hermès, auquel je suis consacré, m’a donné un privilège : si
quelqu’un arrache la plume de ma queue, la plus grande, celle qui est recourbée à cause de sa
mollesse…
MICYLLE. — Mais tu en as deux pareilles.

ALECTRYON. — C’est la droite. Si je permets à quelqu’un de me l’arracher et de la tenir en main,


celui-là peut, tant qu’il me plaît, ouvrir n’importe quelle porte et tout voir sans être vu lui-même.
MICYLLE. — Je ne savais pas, mon coq, que tu étais aussi magicien. En tout cas, si tu me donnes
une fois ce talisman, tu verras les trésors de Simon transportés chez moi en un instant ; dès que je serai
entré, je me mettrai à la besogne, et je le réduirai de nouveau à ronger ses semelles de soulier en les
tirant avec les dents69.
ALECTRYON. — Ce n’est pas permis, cela ; car Hermès m’a prescrit, si celui qui tient l’aile
commet un pareil vol, de pousser un cri et de le faire prendre sur le fait.
MICYLLE. — C’est incroyable, ce que tu dis là : Hermès, qui est lui-même voleur, refuserait aux
autres le droit de voler ! Quoi qu’il en soit, allons toujours. Je ne toucherai pas à l’or, si je puis.
ALECTRYON. — Arrache d’abord la plume, Micylle. Qu’est-ce là ? Tu as arraché les deux.
MICYLLE. — Oui, pour plus de sûreté, coq ; et puis cela gâtera moins ta beauté et tu ne clocheras
pas d’un côté de ta queue.
29.– ALECTRYON. — Soit. Irons-nous d’abord chez Simon ou chez quelque autre riche ?
MICYLLE. — Non, chez Simon, qui, depuis qu’il est devenu riche, veut avoir quatre syllabes à son
70
nom , au lieu de deux. Nous voici devant sa porte. Que dois-je faire à présent ?
ALECTRYON. — Mets la plume sur la serrure.
MICYLLE. — Voilà, c’est fait. Ô Héraclès, la porte s’est ouverte comme avec une clef.

ALECTRYON. — Marche le premier. Le vois-tu qui veille et compte ses écus ?


MICYLLE. — Oui, par Zeus, je le vois à la lueur de sa mèche sans huile, qui éclaire à peine. Il est
pâle, je ne sais pourquoi, coq, et il est desséché des pieds à la tête, fondu sans doute par les soucis ; car
on ne lui connaissait pas d’autre maladie.
ALECTRYON. — Écoute-le parler ; tu sauras pourquoi il est en cet état.
SIMON. — Donc ces soixante-dix talents sont bien en sûreté ; je les ai enfouis sous mon lit et
personne ne m’a aperçu ; mais les seize autres, je crois bien que Sosylos, le palefrenier, m’a vu les
cacher sous la crèche ; car il est toujours après son cheval, lui qui d’ailleurs n’est pas du tout soigneux,
ni laborieux. Il est à présumer qu’on en a pillé beaucoup plus que je n’en ai ici. Autrement, où Tibios
aurait-il pris l’argent pour se payer hier, à ce qu’on m’a dit, de si gros poissons salés, ou, pour acheter à
sa femme des pendants d’oreilles de cinq drachmes entières ? Ces gens-là dissipent mon bien,
malheureux que je suis. Mais mes coupes non plus ne sont pas en lieu sûr ; j’en ai tellement ! Aussi je
crains qu’on ne perce la muraille et qu’on ne les enlève. Car j’ai bien des envieux et des gens qui me
dressent des embûches, en particulier mon voisin Micylle.
MICYLLE. — Oui, par Zeus, je te ressemble, n’est-ce pas ? et j’emporte les plats sous mon
aisselle !
ALECTRYON. — Tais-toi, Micylle : ne trahis pas notre présence.

SIMON. — En tout cas, le mieux est que je veille moi-même et garde tout. Je vais me lever et faire
le tour de la maison. Qui va là ? Je te vois, perceur de murailles. Par Zeus, tu n’es qu’une colonne ; tout
va bien. Je vais déterrer et recompter mon or : j’ai peur de m’être trompé l’autre jour. Voilà que
j’entends encore du bruit ; c’est à moi qu’on en veut évidemment. Tout le monde m’assiège et complote
contre moi. Où est mon poignard ? Si je prends quelqu’un… Enterrons de nouveau notre or.
30.– ALECTRYON. — Tu vois, Micylle, quelle est la vie de Simon. Allons aussi chez quelque autre,
tandis qu’il reste encore un peu de nuit.
MICYLLE. — Oh ! le malheureux ! quelle existence il mène ! Puissent mes ennemis être riches à
ce prix ! Quoi qu’il en soit, je veux lui asséner mon poing sur la joue, avant de m’en aller.
SIMON. — Qui m’a frappé ? On me vole, malheureux !

MICYLLE. — Gémis et veille et deviens aussi jaune que cet or sur lequel tu te dessèches. Pour
nous, allons, si tu veux, chez Gniphon71, l’usurier. Lui non plus n’habite pas loin. Cette porte aussi s’est
ouverte à nous.
31.– ALECTRYON. — Le vois-tu éveillé, lui aussi, par les soucis ? Il calcule ses intérêts, et il a déjà les
doigts tout desséchés. Et il devra dans peu laisser tout cela pour devenir une blatte, ou un cousin, ou une
mouche de chien.
MICYLLE. — Oui, je le vois. Le pauvre insensé, même à présent, ne vit pas beaucoup mieux
qu’une blatte, ou qu’un cousin. Comme il est, lui aussi, desséché à force de calculs ! Allons chez un
autre.
32.– ALECTRYON. — Chez ton Eucratès, si tu veux. Vois, la porte aussi s’est ouverte. Entrons donc.
MICYLLE. — Tout cela était à moi il n’y a qu’un instant.
ALECTRYON. — Rêves-tu donc toujours de ta richesse ? Eh bien, vois-tu Eucratès lui-même qui,
tout vieux qu’il est, avec son esclave…
MICYLLE. — Oui, par Zeus, je vois des pédérastes, un giton et des débauches contre nature, et
ailleurs sa femme qui, elle aussi, s’abandonne au cuisinier.
33.– ALECTRYON. — Eh bien, Micylle, voudrais-tu hériter aussi de ce que tu vois, et posséder tous les
biens d’Eucratès ?
MICYLLE. — Pas du tout, mon coq ; plutôt mourir de faim avant. Au diable l’or et les festins !
J’aime mieux n’avoir que deux oboles pour toute fortune que d’être percé par mes esclaves.
ALECTRYON. — Mais nous voici au crépuscule du jour ; allons-nous en chez nous au logis. Tu
verras le reste une autre fois, Micylle.

1. Le début de ce texte est à rapprocher d’Alciphron, II, 2.

2. La toison d’or du bélier Chrysomallos, que Jason alla chercher en Colchide, était gardée par un dragon toujours éveillé ; voir Apollonios de
Rhodes, Argonautiques, IV, 127-129.

3. Homère, Iliade, XIX, 408-423 (Xanthos s’adresse à Achille).

4. Construite en bois de chêne de Dodone, elle avait de ce fait le don de parole et de voyance ; voir Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I,
525-527, IV, 580 sq.

5. Le sanctuaire oraculaire de Dodone en Épire est déjà attesté chez Homère (Iliade, XVI, 233-235 ; Odyssée, XIV, 327-330, XIX, 296-301).
Ses prêtresses interprétaient le bruissement des feuilles du chêne sacré.

6. Prodiges auxquels assistent Ulysse et ses hommes après que ces derniers ont tué les bœufs du Soleil ; voir Homère, Odyssée, XII, 395 sq.

7. L’épisode (sans la présence d’Alectryon) est raconté par Homère (Odyssée, VIII, 266 sq.). Il est souvent mentionné par Lucien (voir en
particulier Dialogues des dieux, 21).

8. Le célèbre philosophe du VIe s. av. J.-C. Pythagore croyait en la métempsychose. Lucien le raille souvent, notamment dans les Histoires
vraies (II, 24), Les Sectes à l’encan (3), Le Pêcheur (4), Hermotimos (48).

9. Héros de la guerre de Troie, du côté troyen. Il contribua à la mort de Patrocle (voir Homère, Iliade, XVI, 806-815) et fut tué par Ménélas
(ibid., XVII, 9-60). Pythagore se considérait comme une incarnation d’Euphorbe : voir Diogène Laërce, VIII, 4 ; Porphyre, Vie de Pythagore, 26 ;
Ovide, Les Métamorphoses, XV, 160-163, etc. Voir ci-dessous, 13.

10. Cité grecque de Béotie réputée pour ses coqs de combat. Voir Pline, X, 24 ; Pausanias, IX, 22, 4.

11. Pythagore considérait les deux actions comme équivalentes. Voir Lucien, Dialogues des morts, 6, 3.

12. Réminiscence homérique ; voir par exemple Odyssée, X, 521, XIX, 562.

13. Il y a deux portes pour les songes : les songes vrais passent par la porte de corne, les autres par la porte d’ivoire. Voir Homère, Odyssée,
XIX, 562 sq. ; Virgile, Énéide, VI, 893-896.

14. Midas, roi de Phrygie, auquel le dieu Dionysos avait accordé un vœu, demanda à transformer en or tout ce qu’il toucherait. Voir Ovide,
Les Métamorphoses, XI, 100-145 ; Hygin, Fable 191.

15. Pindare, Olympiques, I, 1-3.

16. Chez Lucien, on trouve aussi un Eucratès dans Les Amis du mensonge, 5 sq. ; Hermotimos, 11 ; Dialogues des morts, 15, 1.

17. Un athlète du nom de Pythagoras aurait été vainqueur aux Jeux olympiques ; voir Diogène Laërce, VIII, 47.

18. Iliade, II, 57.

19. Sur les mésaventures du philosophe stoïcien Thesmopolis, voir Lucien, Sur les salariés des Grands, 33 sq.

20. Peut-être une allusion à une fable d’Ésope, Le Loup et la Vieille Femme (fable 223, éd. É. Chambry, Les Belles Lettres, 1926).

21. Mention caricaturale d’éléments de la doctrine stoïcienne. Voir aussi Lucien, Le Banquet, 23 ; Les Sectes à l’encan, 22.

22. Voir ci-dessus, 4.

23. Voir Homère, Iliade, XVII, 51.

24. Panthous, père d’Euphorbe, était prêtre d’Apollon.


25. Selon le mythe, Zeus s’est changé en pluie d’or pour séduire Danaé, fille d’Acrisios. Lucien donne incidemment une version plus
prosaïque de l’épisode : une pluie d’or aurait permis de corrompre les gardiens de la jeune fille…

26. Sur un changement de nom suite à un héritage, voir Lucien, Timon, 22.

27. Voir Homère, Iliade, XIV, 214 sq.

28. Fragments de la Danaé d’Euripide (TrGF 324,11 ; adesp. 294).

29. Voir notamment Hérodote, III, 102 ; Pomponius Méla, III, 7 ; Arrien, Histoire de l’Inde, XV ; Élien, Sur la nature des animaux, III, 4.

30. L’autre nom de Troie.

31. Voir Homère, Iliade, XVII, 9-60.

32. Hélène était la fille de Zeus et Léda ; Zeus avait séduit cette dernière sous la forme d’un cygne.

33. Épouse du roi Priam, reine de Troie et mère de Pâris.

34. Pour se venger du roi d’alors, Laomédon, père de Priam.

35. C’est en tant qu’Euphorbe que le coq s’exprime ici. La deuxième guerre mentionnée est la guerre de Troie dont Homère nous livre en
partie le récit.

36. Père d’Euphorbe. Voir ci-dessus, 13.

37. Euphorbe n’a fait que blesser Patrocle ; c’est Hector qui le tue. Voir Homère, Iliade, XVI, 806 sq.

38. Voir Homère, Iliade, XVII, 50.

39. Horus, fils d’Isis et Osiris.

40. Sur les préceptes d’Isis, voir Platon, Les Lois, 657a ; Plutarque, Isis et Osiris, 2 (351f).

41. Voir Porphyre, Vie de Pythagore, 20.

42. Sur la catabase de Pythagore, voir Diogène Laërce, VIII, 21 et 41 (pour une autre explication).

43. Sur ce signe visible du statut surnaturel de Pythagore, voir par exemple Porphyre, Vie de Pythagore, 28 ; Jamblique, Vie de Pythagore, 92 ;
Diogène Laërce, VIII, 11. Chez Lucien, voir Alexandre, 40 ; Dialogues des morts, 6.

44. Habitants de Crotone, Métaponte et Tarente, cités grecques d’Italie. Pythagore aurait émigré de sa cité natale Samos vers Crotone et serait
mort à Métaponte ; son influence politique en Grande Grèce semble avoir été importante.

45. C’est-à-dire qu’ils respectent la règle de silence instituée par Pythagore (voir ci-dessus, 4).

46. Courtisane cultivée, elle fut la compagne du fameux stratège et homme politique athénien Périclès (Ve s. av. J.-C.).

47. Tirésias, devin légendaire originaire de Thèbes, aurait été changé en femme avant de redevenir ultérieurement un homme. Voir Hésiode,
fr. 275 M – W ; Apollodore, III, 6, 7 ; Ovide, Les Métamorphoses, III, 316-338. Lucien rappelle cette légende dans Dialogues des morts, 9 et dans
Dialogues des courtisanes, 5, 4.

48. Cénis (ou Kainis), fille du roi lapithe Élatos, fut violée par Poséidon. En compensation, elle obtint de devenir un homme, Kaineus
(Cénée). Voir Ovide, Les Métamorphoses, XII, 169-209 ; 459-535.

49. Pour avoir confirmé l’avis de Zeus en disant que les femmes éprouvent plus de plaisir que les hommes lors de l’acte sexuel, Tirésias fut
aveuglé par Héra, mais reçut de Zeus le don de divination en compensation.

50. Médée, 250 et 251.

51. Sans doute Polycrate, tyran de Samos.

52. Cratès de Thèbes (IVe-IIIe s. av. J.-C.), philosophe cynique disciple de Diogène.

53. Il y a sans doute une part d’ironie dans l’invocation de Micylle aux Dioscures Castor et Pollux, deux jumeaux, bien loin du grand écart fait
par Pythagore dans ses réincarnations.

54. Voir le coq des Oiseaux d’Aristophane (v. 483), ancien souverain de Perse.

55. À Athènes, magistrats élus chargés, en temps de guerre, de la direction des opérations militaires.

56. Commandants de cavalerie.

57. C’est-à-dire un membre du dèmos, souverain.

58. Petit poisson de Méditerranée dont la chair est peu estimée.

59. Crésus, roi de Lydie (VIe s. av. J.-C), fut finalement épargné par son adversaire perse, Cyrus. Voir Hérodote, I, 85 sq.
60. Denys le Jeune, tyran de Syracuse (IVe s. av. J.-C.).

61. Célèbres sculpteurs grecs du V-IVe siècle av. J.-C.

62. Sur la vie misérable du tyran, voir par exemple Xénophon, Hiéron.

63. Citation d’Homère, Iliade, X, 3-4 (il manque la fin du premier hexamètre).

64. Crésus (voir ci-dessus, 24) avait un fils infirme : voir Hérodote, I, 34.

65. Cyrus le Jeune monta une expédition (qui échoua) contre son frère Artaxerxès II, roi de Perse. Il recruta à cette fin des mercenaires grecs
(dirigés par le Spartiate Cléarque).

66. Le tyran de Syracuse Denys le Jeune exila pour trahison son beau-fils et neveu Dion, ami de Platon.

67. Généraux d’Alexandre le Grand. Alexandre fit assassiner Parménion, qu’il soupçonnait de complot ; Perdiccas, Ptolémée et Séleucos font
partie des Diadoques qui se partagèrent son empire à sa mort en 323 av. J.-C.

68. Cécrops, roi fondateur d’Athènes ; Sisyphe, roi fondateur de Corinthe ; Télèphe, fils d’Héraclès, roi de Mysie.

69. Il faut comprendre que Simon devra reprendre son activité de cordonnier et recommencer à tenir le cuir des chaussures entre ses dents
pour les étirer.

70. On se rappelle qu’il se fait désormais appeler Simonide (voir ci-dessus, 14).

71. On trouve aussi un usurier du nom de Gniphon, chez Lucien, dans L’Arrivée aux Enfers, 17 ; dans Les Sectes à l’encan, 23, il s’agit d’un
avare et dans Timon, 58, d’un parasite.
23
PROMÉTHÉE OU LE CAUCASE
Prométhée, fils du Titan Japet, apparaît dans plusieurs épisodes de la mythologie grecque (voir
Hésiode, Théogonie, 507-616). Pour mettre Zeus à l’épreuve, il répartit un animal sacrifié en deux tas :
l’un comportant les chairs enveloppées dans le ventre de l’animal, et l’autre, plus volumineux, avec les
os recouverts de graisse luisante. Sans être dupe, Zeus choisit néanmoins le tas le plus gros (c’est
l’origine du sacrifice rituel grec) ; mais pour punir Prométhée, Zeus refuse le feu aux hommes.
Prométhée vole alors le feu sacré sur l’Olympe et l’apporte aux hommes (voir Hésiode, Les Travaux et
les Jours, 51-52), dont il est le bienfaiteur, et même, selon certaines sources, le créateur (Apollodore, I,
7, 1 ; Pausanias, X, 4, 4). Il est alors condamné par Zeus à être enchaîné à un rocher dans les montagnes
du Caucase, où un aigle (ou un vautour) vient chaque jour lui dévorer le foie. Prométhée est finalement
délivré par Héraclès.
Le dialogue ci-dessous reprend l’épisode célèbre du châtiment du Titan Prométhée par Zeus, sur
le modèle de la tragédie d’Eschyle, Prométhée enchaîné. Lucien réinterprète plaisamment le mythe. Le
dialogue entre Prométhée, Hermès et Héphaïstos prend la forme d’un débat contradictoire. Hermès est
chargé de l’accusation, et Prométhée assume lui-même sa propre défense. En réalité, le dialogue est tout
entier orienté vers la défense de Prométhée. En effet, une fois Prométhée attaché, comme l’aigle qui doit
lui dévorer le foie se fait attendre (1-2), Hermès accepte un procès en appel, pour passer le temps (3-4).
Il prend en charge l’accusation (5), mais prononce un réquisitoire très bref, car il pense que le Titan ne
peut nier ses fautes (6). Prométhée répond alors aux trois griefs qui lui sont faits : la fraude sur les
viandes de sacrifice, la création des hommes et le vol du feu à leur profit (9-19). Il se défend en habile
sophiste, développant une argumentation bien structurée et maniant l’ironie, et transforme son apologie
en une attaque contre Zeus. Le dialogue s’achève sur la reconnaissance par Hermès des talents de
sophiste de Prométhée et par l’assurance de ce dernier d’être prochainement délivré, alors que l’aigle
approche (20-21).
Le thème est également traité ailleurs chez Lucien : Prométhée et son châtiment sont au centre du
premier des Dialogues des dieux. Le double titre n’apparaît que dans les manuscrits les plus récents,
sans doute pour distinguer ce texte du second Prométhée de Lucien, Prometheus es in verbis.
E. M.

1.– HERMÈS. — Héphaïstos, voici le Caucase, où il va falloir clouer ce malheureux Titan1. Cherchons
maintenant une roche escarpée propre à notre dessein, à un endroit que la neige ne couvre pas, afin que
nous puissions y fixer les chaînes plus solidement et que de toutes parts on puisse le voir suspendu.
HÉPHAÏSTOS. — Cherchons, Hermès. Il ne faut pas le crucifier en bas, près de la terre ; autrement
les hommes qu’il a façonnés pourraient lui porter secours ; ni sur le sommet : on ne le verrait pas d’en
bas ; mais, si tu m’en crois, crucifions-le quelque part vers le milieu, ici, au-dessus du précipice, les
deux mains étendues de ce rocher à celui d’en face.
HERMÈS. — C’est bien dit ; car ces rochers sont nus, inaccessibles de tous les côtés, doucement
inclinés, et l’escarpement de la roche n’offre que cet étroit espace pour poser le pied, en sorte qu’on peut
à peine s’y tenir debout sur la pointe des pieds ; bref, c’est la place la plus commode pour le crucifier.
Ne tarde donc pas, Prométhée, monte et laisse-toi clouer à la montagne.
2.– PROMÉTHÉE. — Mais vous du moins, Héphaïstos et Hermès, ayez pitié d’un dieu qui n’a pas mérité
son malheur.
HERMÈS. — Nous dire : « Ayez pitié de moi », Prométhée, n’est-ce pas nous dire : « Soyez
empalés avec moi tout de suite », pour avoir désobéi à l’ordre que nous avons reçu ? Ou bien crois-tu
que le Caucase n’offre pas assez d’espace pour y clouer deux autres victimes ? Allons, tends la main
droite, et toi, Héphaïstos, enchaîne-la et cloue-la et frappe vigoureusement avec ton marteau. Donne
l’autre main aussi, qu’on l’enchaîne aussi solidement. Voilà qui est bien. L’aigle aussi va bientôt
descendre pour te ronger le foie, et tu seras bien récompensé de tes beaux talents de modeleur.
3.– PROMÉTHÉE. — Ô Cronos et Japet2, et toi, ma mère, comme je suis traité, malheureux, moi qui n’ai
fait aucun mal !
HERMÈS. — Tu n’as fait aucun mal, Prométhée, toi qui d’abord, chargé de distribuer les viandes,
les a réparties d’une manière si injuste et si frauduleuse que tu t’es réservé les plus beaux morceaux et
que tu as trompé Zeus « en cachant des os sous de la graisse blanche3 ? » car je me souviens, par Zeus,
de ces paroles d’Hésiode. Puis tu as façonné les hommes, êtres pleins de fourberie, particulièrement les
femmes. Et par-dessus tout cela, tu as dérobé aux dieux leur bien le plus précieux, le feu, et tu l’as donné
aux hommes. Et, après avoir commis de tels crimes, tu prétends avoir été enchaîné sans avoir fait aucun
mal ?
4.– PROMÉTHÉE. — Tu as bien l’air, Hermès, de vouloir, comme dit Homère, inculper un innocent4, toi
qui me reproches des choses pour lesquelles je me serais condamné à être nourri au prytanée5, si la
justice était bien rendue. Si tu avais le temps, j’aimerais me justifier de ces griefs, pour te faire voir
l’injustice de l’arrêt que Zeus a prononcé contre moi. Mais toi qui es disert et versé dans la chicane,
plaide sa cause et prouve qu’il a porté un jugement équitable, en me condamnant à être cloué près de ces
portes Caspiennes6, sur le Caucase, pour être un spectacle de pitié à tous les Scythes.
HERMÈS. — L’appel est un peu tardif, Prométhée, et le plaidoyer inutile. Parle pourtant. Aussi
bien, il nous faut attendre que l’aigle qui doit prendre soin de ton foie soit descendu. Cet intervalle de
temps sera bien employé à entendre un sophiste tel que toi, très habile à discourir.
5.– PROMÉTHÉE. — Parle donc le premier, Hermès ; tâche de donner à ton accusation le plus de force
possible et ne néglige rien de ce qui peut justifier ton père. Toi, Héphaïstos, je te prends pour juge.
HÉPHAÏSTOS. — Non, par Zeus ; sache qu’au lieu de ton juge, je serai ton accusateur. Tu m’as
soustrait mon feu et laissé ma forge froide.
PROMÉTHÉE. — Eh bien donc, partagez l’accusation. Toi, fais-nous ta tirade sur le larcin ; Hermès
mettra en cause la création de l’homme et le partage des viandes. Vous me paraissez tous les deux des
artistes habiles dans l’art de la parole.
HÉPHAÏSTOS. — Hermès parlera aussi pour moi ; car je ne suis pas fait au langage des tribunaux,
étant la plupart du temps occupé à ma forge. Mais lui est orateur et il a étudié ces choses-là à fond.
PROMÉTHÉE. — Pour moi, je n’aurais pas cru qu’Hermès osât parler de larcin et me reprocher
pareille chose, étant lui aussi du métier7. Quoi qu’il en soit, si tu te charges aussi de ce point, fils de
Maïa8, il est temps de commencer ton accusation.
6.– HERMÈS. — Certes, Prométhée, il faudrait de longs discours et une préparation convenable pour
exposer tes méfaits ; mais on peut se contenter d’exposer seulement les chefs d’accusation que voici.
Chargé de partager les viandes, tu as gardé pour toi les plus beaux morceaux, tu as trompé le roi, tu as
façonné les hommes, contre tout droit, et tu nous as dérobé le feu pour le leur porter. Et je vois, mon
excellent Prométhée, qu’après tant de crimes tu ne te rends pas compte que tu as trouvé en Zeus un juge
plein de clémence. Si maintenant tu nies ces crimes, je serai obligé de te réfuter, de faire un long
discours et d’essayer dans la mesure de mes moyens de rendre visible la vérité. Mais si tu avoues avoir
partagé les viandes comme on t’en accuse, avoir commis une innovation en créant les hommes et avoir
dérobé le feu, mon accusation est finie, je ne m’étendrai pas davantage : ce serait bavarder pour ne rien
dire.
7.– PROMÉTHÉE. — Il se pourrait bien que même en m’accusant tu aies bavardé pour ne rien dire ; nous
allons le voir tout à l’heure. Pour moi, puisque tu trouves l’accusation suffisante, je vais essayer, autant
que possible, de réfuter tes griefs.
Et d’abord écoute ce que j’ai à dire sur les viandes. En vérité, j’en jure par le ciel, en abordant ce
sujet, je rougis pour Zeus, à la pensée qu’il est si vétilleux et si grincheux que, pour avoir trouvé un petit
os dans sa portion, il envoie au supplice du pal un dieu aussi ancien que je le suis, sans se rappeler l’aide
que je lui ai donnée, sans réfléchir à quoi se réduit le motif de sa colère, et que c’est le fait d’un gamin
de s’irriter pour si peu et de s’indigner de n’avoir pas la plus grosse part.
8.– D’ailleurs ces farces que l’on fait à table, m’est avis, Hermès, qu’il ne faut pas en garder le souvenir
et que, même si une faute a été commise au cours d’un festin, il n’y faut voir qu’une plaisanterie qui
s’oublie en quittant la table. Mais mettre sa haine en réserve pour le lendemain, nourrir sa rancune, et
conserver sa colère de la veille, fi donc ! cela n’est digne ni d’un dieu ni surtout d’un roi des dieux. Si en
effet on ôte des festins ces gentillesses, farces et plaisanteries, raillerie et moquerie, il ne reste plus que
l’ivresse, la satiété et le silence, compagnons bien maussades et bien tristes, tout à fait déplacés dans un
festin. Aussi, pour ma part, je pensais que Zeus ne se souviendrait même plus de ma plaisanterie le
lendemain ; j’étais loin de croire qu’il se fâcherait à ce point et se tiendrait pour gravement offensé,
parce qu’en distribuant les viandes, on s’était amusé à voir si le convive qui choisissait reconnaîtrait le
meilleur morceau.
9.– Mais suppose, Hermès, ce qui est bien plus grave, qu’au lieu d’avoir donné la plus petite part à Zeus,
je lui aie dérobé sa part entière. Eh bien, fallait-il pour cela, comme on dit, mêler ciel et terre, songer à
des chaînes, à des croix, à toute une montagne comme le Caucase et faire descendre des aigles pour me
ronger le foie ? Prends garde que cette conduite ne décèle chez celui-là même qui se fâche une âme bien
petite, une intelligence bien faible, un caractère bien irritable. Qu’aurait-il fait, s’il avait perdu un bœuf
entier, lui qui entre en une telle colère pour quelques morceaux de viande ?
10.– Combien les hommes sont plus sensés en pareil cas, eux qu’on pourrait croire plus susceptibles que
les dieux ! et pourtant il n’en est pas un seul qui condamnât son cuisinier à la croix pour avoir, en faisant
cuire des viandes, trempé un doigt dans la sauce et l’avoir léché, ou pour avoir retiré quelque morceau
de rôti et l’avoir avalé. Ce sont choses que les hommes excusent, ou, s’ils sont bien en colère, ils
assènent au coupable quelques coups de poing ou lui appliquent quelques soufflets ; mais aucun d’eux
n’a jamais crucifié pour de telles peccadilles. Voilà ce que j’avais à dire au sujet des viandes. J’ai honte
de m’en justifier ; mais il est bien plus honteux à ce dieu de me le reprocher.
11.– Il est temps maintenant de parler du modelage qu’on me reproche et de la fabrication des hommes.
Le sujet, Hermès, comporte un double grief et je ne sais pas lequel des deux vous produisez contre moi.
Dites-vous que je n’aurais absolument pas dû donner l’existence aux hommes et que j’aurais mieux fait
de ne pas m’en occuper et de les laisser à l’état de simple terre, ou qu’il fallait les façonner, mais en leur
donnant une autre forme que celle-là ? Néanmoins je parlerai sur les deux points. Tout d’abord je vais
essayer de montrer que l’existence donnée aux hommes n’a causé aucun dommage aux dieux, ensuite
qu’elle leur a été beaucoup plus utile et avantageuse que si la terre fût restée déserte et sans hommes.
12.– Il n’y avait donc à l’origine – je remonte jusque là pour qu’on voie plus facilement si j’ai eu tort
d’innover en créant les hommes –, il n’y avait donc que l’espèce divine et céleste ; la terre était agreste
et sans beauté, hérissée de forêts qui toutes étaient sauvages ; les dieux n’avaient ni autels ni temples –
qui les aurait construits ? – ni statues ni effigies de bois9, ni aucun autre monument, tel qu’on en voit en
tous lieux maintenant, honorés avec beaucoup de soins. Alors moi, qui veille toujours à l’intérêt
commun et qui cherche les moyens d’augmenter la gloire des dieux et d’ajouter des ornements et des
beautés à l’univers, je pensai bien faire en prenant un peu d’argile pour en former certains animaux et en
leur donnant des formes semblables aux nôtres. Il me semblait en effet qu’il manquait quelque chose à la
divinité, parce qu’il n’existait en face d’elle aucun être auquel on pût la comparer, pour montrer la
supériorité de sa condition. Je voulus néanmoins que cet être fût mortel, d’ailleurs très ingénieux, très
intelligent, et capable de discerner le bien du mal.
13.– C’est pourquoi, selon le mot du poète, « ayant mêlé de la terre à de l’eau10 », et l’ayant pétrie, j’en
façonnai les hommes et j’appelai aussi Athéna pour m’aider dans mon ouvrage. Tel est le grand crime
que j’ai commis envers les dieux. Et tu vois le dommage que j’ai causé en faisant des animaux avec de
l’argile et en donnant le mouvement à ce qui était immobile. Depuis ce temps, il paraît que les dieux
sont moins dieux, parce qu’il est né sur la terre certains êtres mortels. Voilà pourquoi Zeus se fâche à
présent, comme si les dieux étaient diminués à la suite de la naissance des hommes, à moins qu’il ne
craigne que les hommes aussi ne projettent une révolte contre lui et n’apportent la guerre aux dieux,
comme les Géants11. Mais il est aisé de voir que vous n’avez jamais reçu aucun dommage ni de moi ni
de ceux que j’ai formés. Si vous en avez reçu un seul, si petit qu’il soit, montre-le, toi, et je me tais ;
j’avouerai même que je n’ai rien souffert que de juste de votre part.
14.– Mais je n’ai rien fait que dans l’intérêt même des dieux. Tu n’as, pour t’en convaincre, qu’à jeter
les yeux sur toute la terre, qui n’est plus aride et inculte, mais ornée partout de villes, de cultures, de
plantes comestibles, sur la mer couverte de vaisseaux, sur les îles remplies d’habitants ; partout des
autels, des sacrifices, des temples et des fêtes religieuses, « toutes les rues sont pleines de Zeus, toutes
les places sont pleines d’hommes12 ». Si j’avais façonné cette race comme un bien, destiné à moi seul,
on pourrait m’accuser d’une ambitieuse avarice ; mais ce bien, je l’ai apporté à la communauté et
déposé à vos pieds. Bien plus, on peut voir en tous lieux des temples de Zeus, d’Apollon, d’Héra et de
toi, Hermès ; mais de Prométhée, nulle part13. Tu vois comme je regarde à mon intérêt seul et comme je
trahis et lèse l’intérêt général.
15.– Fais-moi encore cette réflexion, Hermès. Crois-tu qu’un bien qui n’a pas de témoins, par exemple
un domaine ou un ouvrage que personne ne verra ni ne louera, sera aussi agréable et aussi charmant
pour son propriétaire ? Pourquoi dis-je cela ? Parce que, si les hommes n’avaient pas existé, la beauté de
l’univers serait restée sans témoins et que la richesse dont nous jouissons ne serait admirée de personne
et n’aurait plus le même prix à nos yeux ; car nous n’aurions rien d’inférieur à quoi la comparer et nous
ne nous rendrions pas compte de l’étendue de notre félicité, si nous ne voyions pas d’êtres privés de nos
avantages. C’est ainsi que la grandeur d’un objet ne se prouve que par comparaison avec un petit. Mais
vous, qui devriez m’honorer pour ce trait de bonne politique, vous m’avez mis en croix et voilà
comment vous m’avez payé de mon idée.
16.– Mais, diras-tu, il y a des malfaiteurs parmi eux ; ils commettent des adultères, se font la guerre,
épousent leurs sœurs, et attentent à la vie de leur père. Tous ces désordres ne sont-ils donc pas communs
chez nous ? Mais on ne reproche pas pour cela au Ciel et à la Terre de nous avoir donné l’existence.
Peut-être objecteras-tu aussi que nous aurons nécessairement beaucoup à faire en nous occupant d’eux.
Alors que le berger se fâche aussi d’avoir un troupeau, parce qu’il faut qu’il en prenne soin14. C’est
certainement une besogne agréable et ces soins ne sont pas dépourvus de charmes, car ils occupent. Que
ferions-nous, si nous n’avions pas à veiller sur eux ? Plongés dans l’oisiveté, nous boirions le nectar,
nous nous remplirions d’ambroisie, sans rien faire de plus.
17.– Mais ce qui me suffoque le plus, le voici. Vous me reprochez d’avoir fait les hommes et surtout les
femmes, et pourtant vous vous éprenez d’elles, et vous ne cessez pas de descendre sur la terre,
transformés tantôt en taureaux, tantôt en satyres et en cygnes15 et vous ne dédaignez pas de faire des
dieux avec les mortelles. Mais, diras-tu, en admettant qu’il fallût faire les hommes, il fallait les faire
d’une autre manière et non à notre ressemblance. Et quel autre modèle me serais-je proposé, sinon celui-
là que je savais parfaitement beau ? Fallait-il faire un être inintelligent, brutal et sauvage ? Et comment
les hommes auraient-ils sacrifié aux dieux et vous auraient-ils rendu les autres hommages, s’ils n’avaient
pas été faits comme ils sont ? Mais quand ils vous apportent leurs hécatombes16, vous n’hésitez pas,
fallût-il même aller jusqu’à l’Océan « chez les irréprochables Éthiopiens17 » ; et moi qui vous procure
ces hommages et ces sacrifices, vous m’avez mis en croix. Mais en voilà assez au sujet des hommes.
18.– Maintenant, si tu le veux bien, passons au feu et à ce larcin tant reproché. Au nom des dieux,
réponds-moi sans balancer. Y a-t-il une parcelle de ce feu qui soit perdue pour nous, depuis qu’il est en
la possession des hommes ? Tu ne peux pas le soutenir. Car telle est la nature de ce bien, n’est-ce pas ?
qu’il ne diminue en rien, si l’on en prend une partie : le feu ne s’éteint pas, si l’on allume un autre feu.
C’est donc de l’envie toute pure d’empêcher qu’on le communique à ceux qui en ont besoin, alors qu’il
ne vous en revient aucun dommage. Or, étant dieux, vous devez être bons, « donneurs de biens18 »,
étrangers à toute envie. D’ailleurs, lors même que j’aurais dérobé tout le feu pour le porter sur la terre,
sans en rien laisser au ciel, je ne vous aurais pas fait grand tort ; car il ne vous est d’aucune utilité,
puisque vous ne connaissez pas le froid, que vous ne faites pas cuire l’ambroisie19 et n’avez pas besoin
de lumière artificielle.
19.– Les hommes, au contraire, ne peuvent se passer du feu : il leur est nécessaire pour bien des choses,
mais surtout pour les sacrifices, où il sert à parfumer les rues de l’odeur des viandes rôties, à les enfumer
des vapeurs de l’encens, à brûler sur les autels les cuisses des victimes. Or, je vois que vous prenez un
très grand plaisir à la fumée, et que vous tenez pour un régal délicieux la graisse qui arrive au ciel « dans
les volutes de la fumée20 ». Le reproche que vous me faites est donc en contradiction complète avec vos
goûts. Je m’étonne aussi que vous ne défendiez pas au soleil de luire sur les hommes ; c’est pourtant un
feu beaucoup plus divin et plus brûlant que l’autre. L’accusez-vous aussi de dissiper votre bien ? J’ai dit.
Vous, Hermès et Héphaïstos, si vous trouvez à redire à quelqu’un de mes arguments, corrigez, réfutez-
moi et je me défendrai de nouveau.
20.– HERMÈS. — Il n’est pas facile, Prométhée, de lutter contre un sophiste aussi doué que tu l’es. Au
reste, félicite-toi que Zeus ne t’ait pas entendu ; car je suis sûr qu’il aurait mis seize vautours à t’arracher
les entrailles, tant tu l’as terriblement chargé, sous couleur de te défendre. Mais il y a une chose qui
m’étonne, c’est qu’étant devin21, tu n’aies pas prévu que tu serais puni pour ce que tu as fait.
PROMÉTHÉE. — Je l’ai prévu, Hermès, et je sais aussi que je serai délivré et qu’il viendra bientôt
de Thèbes un archer, ton frère22, qui percera de ses flèches l’aigle qui, dis-tu, va descendre sur moi.
HERMÈS. — Je souhaite qu’il en soit ainsi, Prométhée, et que je puisse te voir délié, assis à notre
table, pourvu toutefois que tu ne fasses pas le partage des viandes.
21.– PROMÉTHÉE. — Tranquillise-toi. Je partagerai bientôt vos festins, et Zeus me délivrera en échange
d’un bienfait assez considérable23.
HERMÈS. — Quel bienfait ? N’hésite pas à le dire.
PROMÉTHÉE. — Tu connais Thétis, Hermès ? Mais il ne faut pas parler ; il vaut mieux garder mon
secret pour en payer et racheter ma condamnation.
HERMÈS. — Eh bien, garde-le, Titan, si tu le juges à propos. Nous, Héphaïstos, allons-nous en ;
car voici l’aigle qui s’approche. Supporte ton supplice avec courage et puisse l’archer thébain dont tu
parles se montrer bientôt, pour empêcher l’oiseau de te déchirer.

1. Voir Eschyle, Prométhée enchaîné, où Héphaïstos se lamente de devoir exécuter l’ordre cruel de Zeus.

2. Cronos et son frère Japet, père de Prométhée, appartiennent à la race des Titans.

3. Voir Hésiode, Théogonie, 541.

4. Voir Homère, Iliade, XIII, 775.

5. Foyer de la cité où se trouve le feu sacré. Les citoyens honorés par la cité y prenaient leurs repas. Socrate, lors de son procès, alors qu’il
devait proposer une peine après avoir été reconnu coupable par les jurés, demanda à être nourri au prytanée pour le reste de ses jours, en raison du bien
qu’il avait fait à la cité (Platon, Apologie de Socrate, 36d-e).
6. D’après Émile Chambry (et avant lui Eugène Talbot), le défilé de Khaouar. Le Caucase était considéré comme la frontière entre l’Europe et
l’Asie. Il séparait le monde des steppes (au nord) des peuples du Sud.

7. Parmi ses attributions, Hermès est aussi le dieu des voleurs.

8. Hermès est le fils de Zeus et de la Pléiade Maïa.

9. Un xoanon désigne une statue de culte, généralement très ancienne, faite en bois.

10. Voir Hésiode, Les Travaux et les Jours, 61. Ce passage d’Hésiode se rapporte à la création de Pandora, sur ordre de Zeus, comme un fléau
destiné à infliger le malheur aux hommes.

11. Les Géants se révoltèrent contre les dieux de l’Olympe et furent vaincus (voir la gigantomachie).

12. Vers 2 et 3 des Phénomènes d’Aratos, également repris dans Lucien, Nigrinos, 16 et Icaroménippe, 24.

13. Le culte de Prométhée n’était cependant pas négligé à Athènes : voir par exemple son autel à l’Académie (Pausanias, I, 30, 2) ou les fêtes
(Prometheiai) qui lui étaient dédiées (Xénophon, Constitution des Athéniens, 3, 4).

14. L’argument est d’autant plus efficace qu’Hermès est le dieu des bergers.

15. Zeus se change en taureau pour enlever Europe, en satyre pour séduire Antiopé et en cygne pour s’unir à Léda.

16. Au sens originel, le sacrifice de cent bœufs, puis, par extension, le sacrifice d’un grand nombre d’animaux.

17. Voir Homère, Iliade, I, 423.

18. Voir Hésiode, Théogonie, 111.

19. Confondus chez Homère (Odyssée, IX, 359), le nectar et l’ambroisie sont par la suite distingués, le nectar étant une boisson et l’ambroisie
un aliment solide.

20. Homère, Iliade, I, 317.

21. Son nom signifie « celui qui prévoit ».

22. Héraclès, qui est fils de Zeus comme Hermès.

23. Voir Lucien, Dialogues des dieux, 1. Prométhée révèle à Zeus un important secret : d’une union avec Thétis la Néréide naîtra un fils plus
puissant que son père. Si Zeus s’unissait à Thétis, il pourrait donc être renversé. Voir aussi Eschyle, Prométhée enchaîné, 907 sq.
24
ICAROMÉNIPPE
OU LE VOYAGE AÉRIEN
L’Icaroménippe est un dialogue philosophique et satirique qui contient le récit d’un voyage
fantastique. Lucien met en scène Ménippe de Gadara, ce philosophe cynique de la première moitié du
IIIe siècle av. J.-C., qu’il transforme en personnage de fiction pour en faire le protagoniste de ses œuvres
d’exploration. Dans Ménippe ou la Nécyomancie comme dans les Dialogues des morts, il le
fait descendre aux Enfers. Dans l’Icaroménippe, il le fait monter au ciel et jusque dans le séjour des
dieux.
À son retour, Ménippe rencontre un ami à qui il révèle qu’il a fait ce voyage (1-3). Il l’a entrepris
parce qu’il a compris que les philosophes, malgré leur prétention, étaient incapables de répondre aux
questions qu’il se posait sur la création et sur la nature de l’univers et passaient leur temps à se
contredire (4-9). Il se munit donc d’une aile d’aigle et d’une aile de vautour et s’entraîne à voler (10-11).
Quand il est prêt, il prend son envol depuis l’Olympe. Il fait escale sur la lune d’où il observe la vie des
hommes sur la terre grâce aux conseils d’Empédocle, qu’il rencontre et qui lui explique le moyen
d’avoir une vue perçante (11-19). Il s’entretient ensuite avec la Lune elle-même qui lui demande de
transmettre à Zeus ses griefs contre les philosophes afin qu’il les punisse (20-21). Il reprend alors son
vol et arrive chez les dieux. Zeus lui accorde l’hospitalité et l’interroge tout en se consacrant à ses
multiples activités (22-26). Ménippe participe ensuite au banquet des dieux (27-28). Au matin, Zeus
convoque l’assemblée des dieux et prononce un discours contre les philosophes où il rappelle les griefs
de la Lune. Les dieux appellent à punir les philosophes. Zeus reporte leur châtiment à l’année suivante,
car on est en période de fête. Il décide que Ménippe sera ramené sur terre par Hermès et son ordre est
exécuté. Après avoir parlé avec son ami, Ménippe se propose d’aller expliquer aux philosophes ce qu’il
a vu (29-33).
Le spectacle du monde et des hommes est l’objet de la satire que Ménippe, avec une verve bien
digne d’un philosophe cynique, développe à chaque étape du dialogue. Ses cibles sont celles de Lucien.
Il y a les philosophes, aussi arrogants qu’ignorants et dont la vie privée honteuse contredit les grands
principes qu’ils professent en public. Seul Empédocle semble faire exception à la règle. Et puis il y a les
hommes en général, avec la bassesse et l’insignifiance de leur existence, de leurs intérêts et de leurs
désirs telles qu’elles apparaissent sur la terre, que Ménippe regarde du haut du ciel. Cette vision
stratosphérique de la condition humaine est permise à Ménippe par le caractère fantastique du récit. Elle
lui inspire une posture philosophique altière et polémique, qui correspond, pour l’essentiel, à la
philosophie cynique. Le discours de Ménippe rejoint le moralisme critique de Lucien, toujours enclin à
dissiper les illusions et à révéler les faux-semblants qui enrobent la vie des hommes. Et il n’exclut pas
l’humour.
L’expédition céleste de Ménippe est une parodie explicite de la légende de Dédale et d’Icare. Le
philosophe lui donne une allure d’épopée à grand renfort comique de citations homériques. À la
présence d’Homère s’ajoute celle d’Aristophane. La Lune se plaint des philosophes auprès de Ménippe
pour qu’il le rapporte à Zeus, comme elle adresse, dans Les Nuées (v. 607-626), des reproches aux
Athéniens par l’intermédiaire du coryphée. Quant à Ménippe, il va trouver Zeus au ciel comme le fait
Trygée dans La Paix où Aristophane parodie le Bellérophon d’Euripide. Au-delà de ces
correspondances, Lucien retrouve l’esprit de la comédie. Le réglage technique des ailes de Ménippe
relève du bricolage le plus trivial, le récit de son vol invraisemblable a toutes les apparences de la
vraisemblance et, comme on pouvait s’y attendre, le philosophe dîne à la table des dieux et boit, comme
eux, du nectar. Si l’Icaroménippe a une signification philosophique, il se déroule aussi sous le signe de
la fantaisie. Cette double dimension peut faire comprendre pourquoi l’œuvre de Lucien a inspiré Cyrano
de Bergerac dans son Histoire comique des États et empires de la Lune et du Soleil écrite vers 1650.
A. B

1.– MÉNIPPE. — Il y avait donc trois mille stades1 de la terre à la lune, ma première étape, de là, pour
monter au soleil, environ cinq cents parasanges2, et du soleil pour s’élever jusqu’au ciel même et à
l’acropole de Zeus, il pouvait y avoir un jour de vol pour un aigle3 équipé à la légère.
4
L’AMI. — Au nom des Charites , Ménippe, que veulent dire ces calculs astronomiques, et qu’est-
ce que tu mesures là tout bas ? Il y a un moment que je te suis et t’écoute parler de soleils et de lunes,
puis proférer ces mots rebutants et barbares d’étapes et de parasanges.
MÉNIPPE. — Ne sois pas surpris, camarade, si mes propos te paraissent élevés et aériens ; car je
calcule à part moi la distance totale que j’ai parcourue dans mon récent voyage.
5
L’AMI. — Alors, mon bon, tu fais comme les Phéniciens ; tu règles ta route sur les astres .
MÉNIPPE. — Non, par Zeus, c’est dans les astres mêmes que j’ai fait mon voyage.

L’AMI. — Ô Héraclès, c’est un long rêve que tu as fait, si tu as dormi, sans t’en apercevoir, des
parasanges entières.
2.– MÉNIPPE. — Un rêve, mon cher ? Crois-tu donc que je te parle d’un rêve, moi qui viens d’arriver de
chez Zeus ?
L’AMI. — Que dis-tu ? Ménippe est tombé des nues et nous arrive du ciel ?
MÉNIPPE. — Oui, c’est du palais même de ce grand Zeus que tu me vois arriver en ce jour. J’y ai
entendu et vu des choses admirables. Si tu ne me crois pas, j’en suis ravi : c’est la preuve que j’ai joui
d’un bonheur incroyable.
L’AMI. — Et comment, divin et olympien Ménippe, moi qui ne suis qu’un mortel et un habitant de
la terre, pourrais-je refuser de croire un homme qui s’élève au-dessus des nuages, et pour parler comme
Homère, « un habitant des cieux6 ». Mais dis-moi, s’il te plaît, par quel moyen tu es monté dans les airs
et où tu t’es procuré une si grande échelle ; car, à en juger par ta figure, tu ne ressembles pas précisément
au berger de Phrygie7, et nous ne pouvons guère supposer que l’aigle t’ait enlevé pour faire de toi
l’échanson des dieux.
MÉNIPPE. — Tu te moques de moi depuis un moment, c’est visible, et je ne suis pas surpris qu’un
récit si extraordinaire te paraisse semblable à une fable. Mais sache que, pour m’élever dans les airs, je
n’ai pas eu besoin d’échelle, ni d’être le mignon de l’aigle : j’ai volé de mes propres ailes.
8
L’AMI. — À t’entendre, tu as surpassé Dédale lui-même , s’il est vrai que, sans parler du reste, tu
sois devenu à notre insu un faucon ou un geai, d’homme que tu étais.
MÉNIPPE. — Bien, camarade, tu as deviné juste ; car j’ai repris l’ingénieuse idée de Dédale et me
suis fabriqué des ailes moi-même.
3.– L’AMI. — Et tu n’as pas craint, pour prix de cette extrême témérité, de tomber quelque part dans les
flots et d’imprimer ton nom, à l’exemple d’Icare9, à quelque mer Ménippéenne.
MÉNIPPE. — Pas du tout. Icare avait attaché ses ailes avec de la cire. Aussitôt qu’elle fut fondue
au soleil, les ailes se détachèrent et naturellement Icare tomba ; mais mes ailes à moi n’avaient pas de
cire.
L’AMI. — Comment dis-tu ? Voilà que peu à peu, je ne sais comment, tu m’amènes à croire à la
vérité de ton histoire.
MÉNIPPE. — Voici à peu près comment je m’y suis pris. J’ai capturé un aigle de grande taille, puis
un vautour de la plus forte espèce et je leur ai coupé les ailes et les bras. Mais je ferai mieux, si tu as le
temps, de t’exposer mon invention depuis le début.
L’AMI. — Assurément ; car tes discours ont éveillé ma curiosité et j’attends bouche béante la fin
de ton récit. Par le dieu de l’amitié, ne me laisse pas suspendu par les oreilles au début de ton aventure.
4.– MÉNIPPE. — Écoute donc ; car ce n’est pas un joli spectacle que celui d’un ami qui reste la bouche
béante, surtout lorsqu’il est, comme tu dis, suspendu par les oreilles. Dès que j’eus commencé à réfléchir
sur la vie, je trouvai que toutes les choses humaines étaient ridicules, basses et incertaines, je veux dire
les richesses, les grandes charges, le pouvoir souverain. Je ne sentis pour toutes ces vanités que du
mépris, et, pensant que, si je m’y appliquais, je n’aurais plus de loisir pour les choses véritablement
sérieuses, j’essayai de lever les yeux et de regarder l’ensemble du monde. Mais ici je tombai d’abord
dans un grand embarras, en considérant ce que les philosophes appellent l’univers ; car je ne pouvais
découvrir ni comment il avait été formé, ni quel en était le démiurge, le principe et la fin. En l’examinant
ensuite dans ses parties, je me vis réduit à une incertitude plus grande encore ; car je voyais les astres
disséminés au hasard dans le ciel et je me demandais ce que pouvait bien être le soleil lui-même ; la
nature de la lune me paraissait encore plus étrange, et tout à fait extraordinaire, et je m’imaginais que la
diversité de ses phases tenait à une cause mystérieuse ; enfin l’éclair qui sillonne les nues, les éclats de
la foudre, la chute de la pluie, de la neige, de la grêle, tout cela me semblait obscur et difficile à
expliquer.
5.– Dans la perplexité où j’étais, je crus que je n’avais rien de mieux à faire que de m’adresser à nos
philosophes pour m’éclaircir ces mystères. Je m’imaginais qu’eux du moins pourraient m’expliquer tout
ce qu’il en était. Je choisis donc les meilleurs d’entre eux, autant que je pouvais en juger à l’austérité de
leur physionomie, à la pâleur de leur teint et à la longueur de leur barbe ; car je les avais reconnus tout
de suite pour de vrais orateurs sublimes et connaisseurs du ciel. Je me remis donc entre leurs mains, et,
après leur avoir versé comptant une forte somme et m’être engagé à payer le reste à la fin du cours, je
comptais bien qu’ils m’apprendraient à spéculer sur les phénomènes célestes et m’expliqueraient
l’ordonnance de l’univers. Mais, bien loin de me tirer de mon ancienne ignorance, ils me jetèrent dans
une incertitude encore plus grande, en ne m’entretenant que de principes, de fins, d’atomes, de vide, de
matière, d’idées et de mots du même genre, dont ils m’étourdissaient tous les jours. Mais ce qui
m’embarrassait le plus, c’est que, tout en n’étant d’accord l’un avec l’autre sur aucun point et tout en
professant des opinions opposées et contradictoires, ils ne prétendaient pas moins me persuader et me
gagner chacun à leur système.
L’AMI. — Ce que tu dis est bien étrange. Comment des hommes en possession de la science
pouvaient-ils être en désaccord sur la doctrine et n’avoir pas sur les mêmes choses les mêmes opinions ?
6.– MÉNIPPE. — Ah ! mon ami, tu riras bien quand tu auras entendu leurs fanfaronnades et leurs
discours charlatanesques. Leurs pieds n’avaient jamais quitté le sol et ils ne s’étaient pas élevés plus
haut que nous qui rampons sur la terre10 ; leur vue non plus n’était pas plus perçante que celle de leurs
voisins ; quelques-uns mêmes, soit vieillesse, soit inertie, y voyaient à peine, et, malgré cela, ils
assuraient qu’ils apercevaient distinctement les bornes du ciel, ils mesuraient le soleil, ils marchaient
dans l’espace au-dessus de la lune, et, comme s’ils étaient tombés des astres, ils en décrivaient les
dimensions et les formes. Il arrivait souvent qu’ils ignoraient combien il y a de stades d’Athènes à
Mégare et ils osaient dire quelle est, en coudées, la distance de la lune au soleil ; ils mesuraient la
hauteur de l’air, les profondeurs de la mer, la circonférence de la terre, ils traçaient des cercles,
dessinaient des triangles sur des carrés et construisaient des sphères de couleurs variées pour faire voir
le ciel lui-même.
7.– Et puis comment ne pas les trouver sots et totalement infatués, lorsque, parlant de choses si
obscures, ils ne présentaient jamais leur opinion comme une hypothèse, mais la soutenaient de toutes
leurs forces et ne laissaient aux autres aucune chance de les dépasser dans l’exagération, lorsqu’ils
affirmaient, ou peu s’en faut, par serment que le soleil est une masse incandescente11, que la lune est
habitée, que les astres boivent de l’eau, vu que le soleil pompe l’humidité de la mer comme avec une
corde à puits et leur donne à boire à tous successivement ?
8.– Quant au caractère contradictoire de leurs opinions, il est facile de s’en rendre compte. Examine, au
nom de Zeus, si leurs doctrines sont voisines et non largement divergentes. D’abord ils différaient
d’opinion sur le monde : les uns pensaient qu’il est sans commencement ni fin, les autres s’aventuraient
à dire quel en est l’auteur et la manière dont il a été construit. C’est l’opinion de ces derniers qui me
causa le plus de surprise : ils attribuaient la construction de l’univers à un dieu, mais ils ne disaient point
d’où est venu ce dieu, ni où il se tenait quand il créa toutes choses, et cependant il est impossible de
concevoir soit le temps, soit le lieu avant la naissance de l’univers.
L’AMI. — Ce sont là, Ménippe, des gens bien hardis et de fameux charlatans.
MÉNIPPE. — Que serait-ce, mon admirable ami, si tu avais entendu leurs dissertations sur les idées
et les êtres incorporels et leurs théories sur le fini et l’infini ? Ce dernier point est chez eux l’objet de
violents débats, les uns circonscrivant l’univers dans des limites et les autres le croyant illimité. Ce n’est
pas tout : certains prétendaient que les mondes sont en nombre immense12 et critiquaient ceux qui en
parlent comme s’il n’y en avait qu’un. Un autre, ennemi de la paix, pensait que la guerre est la mère de
toutes choses13.
9.– Que dire de leurs sentiments sur les dieux ? Pour les uns, la divinité était un nombre14 ; d’autres
juraient par les chiens, les oies, les platanes15. Ceux-ci, chassant tous les autres dieux, attribuaient à un
seul l’empire de l’univers, en sorte que j’étais peiné intérieurement en apprenant cette disette de dieux.
Les autres, au contraire, gens prodigues, soutenaient qu’ils sont nombreux et, les divisant en classes,
appelaient l’un le premier dieu et attribuaient aux autres le deuxième ou le troisième rang de la divinité.
En outre, les uns croyaient que la divinité n’avait ni corps ni figure, les autres ne la concevaient qu’avec
un corps. De plus, ils ne croyaient pas tous que les dieux s’occupent de nos affaires ; mais il y en avait
qui, les déchargeant de tout soin16, comme nous avons coutume de dispenser les vieillards des charges
publiques, les introduisaient dans le monde en leur faisant jouer exactement le rôle de comparses dans la
comédie. Quelques-uns, allant plus loin encore, étaient persuadés qu’il n’y a pas du tout de dieux et
laissaient l’univers aller son train sans guide et sans maître.
10.– En entendant tout cela, je n’osais refuser créance à des hommes dont la voix était si puissante et la
barbe si touffue. Et cependant je ne savais où me tourner pour trouver dans leurs systèmes un point qui
échappât à la critique et ne fût pas réfuté par quelque adversaire. J’étais donc dans l’état dont parle
Homère. Souvent en effet j’étais porté à croire l’un d’entre eux ;

mais un autre désir me retenait17

Dans l’embarras où toutes ces contradictions m’avaient jeté, je désespérais de trouver sur la terre
la vérité sur ces matières et je ne voyais qu’un moyen de sortir de cette incertitude universelle, c’était de
prendre des ailes et de monter moi-même au ciel. Ce qui m’inspirait cet espoir, c’est le désir qui me
tenait, et aussi le fabuliste Ésope18, qui rend le ciel accessible aux aigles, aux escarbots, parfois même
aux chameaux. Mais comme je ne voyais aucun moyen de devenir moi-même ailé, je crus qu’en
m’attachant les ailes d’un aigle ou d’un vautour, les seules qui fussent proportionnées à la grosseur du
corps humain, je pourrais peut-être mener à bien mon entreprise. Alors, ayant capturé deux de ces
oiseaux, je coupai soigneusement l’aile droite de l’aigle et l’aile gauche du vautour, puis je les liai l’une
à l’autre et les ajustai à mes épaules au moyen de fortes courroies ; j’ajoutai à leurs extrémités des anses
pour les mains et je m’essayai à voler. D’abord je ne faisais que sauter en m’aidant de mes mains et je
me bornais à m’élever près de terre comme les oies et à marcher sur la pointe des pieds en remuant mes
ailes. Puis, voyant que la chose me réussissait, je tentai plus hardiment l’expérience, et, montant sur
l’acropole, je me précipitai en bas et volai jusque sur le théâtre.
11.– Comme j’avais fait la descente sans incident, je résolus de m’élever dans les airs, et, partant du
Parnès ou de l’Hymette, je volai jusqu’à la Géranéia, puis de là jusqu’au sommet de l’Acrocorinthe,
puis, par-dessus le Pholoé et l’Érymanthe, jusqu’au Taygète19. Après m’être exercé à mon audacieuse
entreprise, devenu un parfait oiseau de haut vol, je renonçai à voler comme les jeunes oiseaux. Je montai
sur l’Olympe20, et après avoir fait une provision de vivres, la plus légère possible, je dirigeai mon vol
droit au ciel. Tout d’abord l’abîme me donna le vertige, mais je ne tardai pas à me sentir à l’aise.
Cependant, lorsque, laissant les nuages loin au-dessous de moi, je fus arrivé près de la lune, je sentis de
la fatigue, surtout à l’aile gauche, qui était celle du vautour. Aussi je poussai jusqu’à la lune et m’y
perchai pour prendre du repos, et, d’en haut, je jetai les yeux sur la terre. Comme le Zeus d’Homère21, je
contemplais tantôt le pays des Thraces, éleveurs de chevaux, tantôt celui des Mysiens, et, peu après, s’il
m’en prenait envie, la Grèce, la Perse et l’Inde, et tous ces spectacles me comblaient de plaisirs variés.
L’AMI. — Parle-moi aussi de ces observations, Ménippe, afin qu’aucun détail de ton voyage ne
m’échappe, et que, si tu as fait en passant quelque découverte, je la connaisse aussi ; car je m’attends à
apprendre bien des choses sur la figure de la terre et sur tous les objets qu’elle renferme, tels que tu les
as vus en les considérant d’en haut.
MÉNIPPE. — Tu as raison de le supposer, camarade. Monte donc comme tu pourras dans la lune
en imagination, voyage avec moi et considère avec moi comment tout est ordonné sur la terre.
12.– D’abord imagine-toi que la terre que tu vois est extrêmement petite, beaucoup plus petite que la
lune. C’est au point que moi-même, ayant soudain penché la tête, je fus longtemps incertain où étaient
ces montagnes si hautes et cette mer si étendue et, si je n’avais pas aperçu le colosse de Rhodes22 et la
tour de Pharos23, je te le dis, la terre m’aurait complètement échappé. Mais ces hauts monuments, points
culminants de la terre, et l’Océan qui luisait doucement au soleil, me firent connaître que ce que je
voyais était effectivement la terre. Une fois que j’eus attaché fixement mes yeux sur elle, toute la vie des
hommes se découvrit à moi. Je ne distinguai pas seulement les nations et les villes, mais encore et très
nettement les hommes eux-mêmes, en train de naviguer, de faire la guerre, de labourer, de plaider, puis
les femmes, les animaux, en un mot tout ce que nourrit « le sol fécond24 ».
L’AMI. — Ce que tu dis là est tout à fait incroyable et contradictoire. Tout à l’heure, Ménippe, tu
cherchais la terre réduite à un point par la distance qui t’en séparait, et, si le colosse ne te l’avait pas fait
reconnaître, peut-être aurais-tu cru voir autre chose. Comment donc se peut-il à présent que, devenu
soudain un autre Lyncée25, tu distingues tout ce qui est sur la terre, les hommes, les animaux, et peu s’en
faut les nids des cousins ?
13.– MÉNIPPE. — Tu fais bien d’appeler là-dessus mon attention. Il y a une chose que j’aurais dû te dire
avant tout ; je l’ai oubliée je ne sais comment. Quand j’eus reconnu la terre à la vue, il me fut d’abord
impossible de voir le reste, de la hauteur où j’étais, parce que ma vue ne portait pas jusque-là. J’en étais
fort ennuyé et en butte à un grand embarras. Je baissais la tête et pleurais presque, lorsque survint
derrière moi le philosophe Empédocle26, noir comme un charbonnier, couvert de cendre et tout rôti. En
le voyant, je fus, je l’avoue, un peu saisi et je crus voir quelque démon lunaire. Mais lui : « Rassure-toi,
me dit-il, je ne suis pas un dieu ; pourquoi me comparer aux immortels27 ? Tu vois devant toi le
philosophe de la nature Empédocle. Quand je me fus précipité dans le cratère, la fumée m’enlevant de
l’Etna me monta jusqu’ici et maintenant j’habite la lune, je marche la plupart du temps dans les airs et je
me nourris de rosée28. Je suis donc venu pour te tirer d’embarras, car je pense que tu es ennuyé et que tu
te tourmentes de ne pas voir nettement ce qui se passe sur la terre. — Je t’en sais gré, dis-je, excellent
Empédocle, et, dès que je serai redescendu en Grèce, je n’oublierai pas de t’offrir des libations dans ma
cheminée et de t’adresser des prières le premier jour du mois en ouvrant trois fois la bouche vers la lune.
— Par Endymion29, répondit-il, je ne suis pas venu ici en vue d’un salaire ; mais j’ai senti de la
sympathie pour toi en te voyant chagriné. Maintenant sais-tu ce qu’il faut que tu fasses pour rendre ta
vue perçante ?
14.– — Non, par Zeus, répliquai-je, à moins que, d’une manière ou d’une autre, tu ne dissipes le
brouillard qui me couvre les yeux ; car il me semble qu’en ce moment ils ne sont pas médiocrement
chassieux. — Néanmoins, reprit-il, tu n’auras pas du tout besoin de moi, car tu as apporté toi-même de
la terre de quoi te procurer une vue perçante. — Qu’est-ce donc ? demandai-je ; je l’ignore. — Tu
ignores, reprit-il, que tu t’es ajouté l’aile droite d’un aigle ? — Je le sais, répondis-je ; mais qu’y a-t-il de
commun entre l’aile et l’œil ? — Il y a ceci, dit-il, c’est que de tous les animaux l’aigle est celui qui a la
vue la plus perçante ; seul, il regarde le soleil en face, et la marque d’un aigle royal véritable, c’est qu’il
en soutient les rayons sans baisser la paupière. — On le dit, répliquai-je, et je regrette à présent de
n’avoir pas, en montant ici, enlevé mes deux yeux pour mettre à leur place ceux d’un aigle. Je suis venu
ici incomplet, sans avoir tout l’équipage royal, et je ressemble à un aiglon bâtard et déshérité30. — Eh
bien, dit-il, il ne tient qu’à toi d’avoir à l’instant même un œil royal sur les deux. Si tu veux bien te lever
un instant, tenir en repos l’aile du vautour et agiter uniquement l’autre, ton œil droit deviendra perçant
proportionnellement à la puissance de l’aile d’aigle. Quant à l’autre œil, rien ne peut faire qu’il n’ait pas
la vue plus émoussée, parce qu’il répond à la partie la plus faible. — Il suffit, dis-je, que mon œil droit
seul ait la vue d’un aigle. Je n’en verrai pas plus mal ; car il me semble que j’ai vu plusieurs fois les
charpentiers se servir d’un seul œil pour mieux suivre la règle en taillant leurs pièces de bois. » Tout en
disant cela, je faisais ce qu’Empédocle m’avait recommandé, et lui-même s’esquivant insensiblement se
dissolvait silencieusement en fumée.
15.– À peine eus-je battu de l’aile qu’une grande lumière brilla autour de moi et tous les objets cachés
jusque-là se découvrirent. En me penchant vers la terre, je voyais nettement les villes, les hommes et
leurs actions, et non seulement celles qu’ils faisaient en plein air, mais encore toutes celles qu’ils
pratiquaient dans leurs maisons, où ils se croyaient à l’abri des regards. Je vis Ptolémée couchant avec
sa sœur31 ; le fils de Lysimaque32 dressant des embûches à son père ; celui de Séleucos, Antiochos,
faisant en tapinois des signes à Stratonice, sa marâtre33 ; le Thessalien Alexandre tué par sa femme34 ;
Antigone commettant un inceste avec la femme de son fils ; le fils d’Attale lui versant le poison35 ; d’un
autre côté Arsakès tuant sa femme et l’eunuque Arbakès tirant son épée contre lui ; le Mède Statinos, le
sourcil fracassé par une coupe d’or, traîné par le pied hors de la salle du festin par ses satellites. On
pouvait voir les mêmes scènes en Libye, en Scythie, en Thrace, dans les palais des rois : ce n’étaient
qu’adultères, meurtres, embûches, brigandages, parjures, craintes et trahisons commises par les parents
les plus proches.
16.– Tel était le divertissement que m’offrait la conduite des rois. Quant à celle des particuliers, elle était
bien plus risible encore. Car eux aussi paraissaient à ma vue, et j’aperçus Hermodore, l’épicurien, qui se
parjurait pour mille drachmes ; le stoïcien Agathoclès qui plaidait contre son disciple pour son salaire ;
Cleinias, l’orateur, qui dérobait une coupe au temple d’Asclépios et le cynique Hérophilos qui dormait
au lupanar36. Que te dirai-je des autres ? Les uns cambriolaient, les autres se laissaient corrompre à prix
d’argent, ou prêtaient à usure, ou réclamaient une dette. En un mot, c’était un spectacle varié dont tous
les peuples étaient les acteurs.
L’AMI. — Tu ne ferais pas mal de me le dépeindre, Ménippe ; car il a dû te procurer un plaisir peu
commun.
MÉNIPPE. — Te raconter tout en détail, mon doux ami, serait chose impossible ; car c’est déjà une
affaire de tout voir. Mais les principales actions ressemblaient assez à celles qu’Homère dit avoir été
représentées sur le bouclier37, d’un côté des festins et des noces, de l’autre des tribunaux et des
assemblées du peuple ; dans une autre partie, on offrait un sacrifice ; à côté, c’était une scène de deuil.
Quand je regardais vers le pays des Gètes38, je voyais ces peuples faire la guerre ; si je me tournais du
côté des Scythes39, on les voyait errer sur leurs chariots ; en détournant un peu la vue du côté opposé,
j’apercevais les Égyptiens en train de labourer, tandis que le Phénicien voyageait pour trafiquer, que le
Cilicien40 se livrait à la piraterie, que le Laconien41 était fouetté et que l’Athénien plaidait.
17.– Comme tout cela se passait en même temps, tu peux juger de la confusion qu’offrait ce spectacle.
C’est comme si on amenait sur la scène un grand nombre de choristes ou plutôt un grand nombre de
chœurs, qu’on ordonnât ensuite aux chanteurs de ne point se concerter et de chanter chacun un air
particulier, et que, rivalisant entre eux et poussant leur air jusqu’au bout, ils s’évertuassent à surpasser
chacun son voisin par la force de sa voix. Comprends-tu, au nom de Zeus, quel concert ce serait là ?
L’AMI. — Un concert tout à fait ridicule, Ménippe, et discordant.
MÉNIPPE. — Eh bien, camarade, c’est ainsi que sont les choristes qui sont sur la terre, et c’est de
cette discordance qu’est composée la vie des hommes. Non seulement leurs voix ne sont pas d’accord,
mais leurs costumes aussi sont différents ; ils se contrarient dans leurs mouvements, se forment de tout
des opinions opposées, jusqu’à ce que le chorège les chasse de la scène, chacun à son tour, en leur
déclarant qu’il n’a plus besoin d’eux. À partir de ce moment, ils sont tous semblables, ils gardent le
silence et cessent de chanter leurs airs confus et discordants. Mais sur ce théâtre aux formes si variées et
si multiples, tout ce qui se passait me paraissait ridicule.
18.– Cependant, ceux qui me donnaient le plus à rire étaient ceux qui se querellent pour les limites d’un
territoire, qui mettent leur fierté à cultiver la plaine de Sicyone42 ou à posséder à Marathon les terres qui
avoisinent Oinoé ou à être propriétaire de mille arpents à Acharnes43. Car, comme la Grèce entière, à en
juger par ce qu’elle me paraissait d’en haut, avait quatre doigts de grandeur, l’Attique, à proportion, n’en
était, j’imagine, qu’une partie infinitésimale. Cela me fit réfléchir à ce qui restait aux riches pour fonder
leur orgueil, et en effet le plus riche propriétaire d’entre eux me semblait avoir à peu près un atome
d’Épicure à labourer. À ce moment, je jetai les yeux sur le Péloponnèse et, ayant aperçu la terre de
Kynouria44, je me rappelai pour quel petit coin de terre, juste grand comme une lentille d’Égypte, tant
d’Argiens et de Lacédémoniens avaient péri en un seul jour.
Et quand je voyais un homme s’enorgueillir de son or, parce qu’il possédait huit bagues et quatre
coupes, j’en riais aussi de bon cœur ; car tout le Pangée45 avec ses mines n’était pas plus gros qu’un
grain de millet.
19.– L’AMI. — Heureux Ménippe, d’avoir eu sous les yeux un spectacle si merveilleux ! Mais les villes,
au nom de Zeus, et les hommes eux-mêmes, comment te paraissaient-ils, vus de cette hauteur ?
MÉNIPPE. — Je suppose que tu as vu souvent une république de fourmis ; les unes tournent autour
de l’orifice de leur tanière, quelques-unes sortent, d’autres reviennent à la ville ; celle-ci sort la fiente,
celle-là porte en courant une cosse de fève ou une moitié de grain de blé qu’elle a dérobée quelque part.
On peut croire qu’il y a chez elles, en proportion avec leur genre de vie, des architectes, des orateurs,
des prytanes, des musiciens, des philosophes. Quoi qu’il en soit, les villes avec leurs habitants
ressemblaient fort aux fourmilières. Si tu trouves que c’est rabaisser les hommes que de les comparer à
la cité des fourmis, songe aux anciennes fables des Thessaliens et tu verras que les Myrmidons, qui
forment cette nation belliqueuse entre toutes, doivent leur origine à des fourmis métamorphosées en
hommes46. Quand je fus rassasié de ce spectacle et que j’eus bien ri de tous ces ridicules, je battis des
ailes et pris mon essor « vers le palais de Zeus porte-égide et vers les autres dieux47 ».
20.– Je ne m’étais pas encore élevé d’un stade que la Lune, parlant d’une voix féminine, me dit :
« Ménippe, je te souhaite bonne chance ; en échange, rends-moi un service auprès de Zeus48. — Parle,
répondis-je ; cela ne me dérangera pas, s’il n’y a rien à porter. — Ce n’est rien de difficile : il s’agit d’un
message et d’une requête à remettre à Zeus de ma part. Je suis excédée, Ménippe, de toutes les
extravagances que j’entends dire aux philosophes. Ils n’ont pas d’autre occupation que de s’ingérer dans
mes affaires, de rechercher quelle est ma nature et ma grandeur et pour quelle cause je suis coupée en
deux ou prends la forme de croissant. Les uns prétendent que je suis habitée, les autres que je suis
suspendue sur la mer comme un miroir, et les autres m’attribuent tout ce qui leur passe par la tête. Enfin
ils disent que ma lumière même est volée et bâtarde, qu’elle vient du Soleil, qui est plus haut que moi49.
Ils ne cessent de me mettre aux prises avec lui, qui est mon frère, et de vouloir exciter la discorde entre
nous ; car il ne leur a pas suffi de dire du Soleil lui-même qu’il était une pierre ou une masse
incandescente50.
21.– « Et cependant ne suis-je pas témoin de tous les actes honteux et infâmes qu’ils commettent
pendant la nuit, ces hommes qui, pendant le jour, ont une mine sévère, un regard viril, un extérieur
vénérable et sont regardés avec admiration par les ignorants ? Je les vois et je me tais, car je ne pense
pas qu’il soit convenable de dévoiler et d’éclairer leurs passe-temps nocturnes et la vie qu’ils mènent
sous cape. Au contraire, si je vois quelqu’un commettre un adultère ou un vol ou un autre de ces crimes
qui ont besoin de ténèbres épaisses, aussitôt je tire à moi un nuage dont je m’enveloppe, pour ne pas
laisser voir à la multitude des vieillards qui déshonorent leur longue barbe et la vertu qu’ils professent.
Malgré cela, ils ne cessent pas de me déchirer dans leurs discours et de m’outrager de toute manière.
C’est au point, la nuit m’en est témoin, que j’ai souvent délibéré d’émigrer le plus loin possible, afin
d’échapper à leur langue indiscrète. N’oublie donc pas de rapporter mes griefs à Zeus ; ajoute encore
qu’il ne m’est plus possible de rester à la place où je suis, s’il n’écrase pas ces philosophes de la nature,
s’il ne muselle pas les dialecticiens, s’il ne renverse pas le Portique de fond en comble, s’il ne réduit pas
en cendres l’Académie et ne met pas fin aux disputes des péripatéticiens. C’est ainsi que j’aurai la paix
et ne serai plus mesurée tous les jours.
22.– « — Je ferai ta commission », répondis-je, et en même temps je m’élevai tout droit par la route du
ciel

où l’on n’apercevait point les travaux des hommes et des bœufs51 ;

car, peu de temps après, la lune elle-même m’apparut petite et je perdis de vue la terre. Laissant le
soleil sur ma droite, je volai à travers les étoiles et, le troisième jour, j’approchai du ciel. J’avais pensé
d’abord entrer directement et sans façon, car je m’imaginais qu’étant aigle à moitié, j’échapperais
facilement à l’attention et je savais que l’aigle était depuis longtemps l’ami de Zeus. Mais je réfléchis
ensuite que l’autre aile, celle de vautour, dont j’étais revêtu, ne tarderait pas à me trahir. Jugeant donc
qu’il valait mieux ne pas m’exposer au danger, je m’approchai de la porte et je frappai. Hermès, qui
m’avait entendu, me demanda mon nom, puis il courut le dire à Zeus. Un instant après, je fus introduit.
J’avais grand-peur et je tremblais. Je trouvai tous les dieux assemblés et siégeant sur leur trône ; eux non
plus n’étaient pas sans inquiétude : mon arrivée inattendue avait jeté dans leur âme un trouble secret, et
ils s’attendaient à voir arriver incessamment tous les hommes avec des ailes comme les miennes.
23.– Zeus jeta sur moi un regard aigu et farouche, bien fait pour m’effrayer et il me dit :

Qui es-tu, où sont ta patrie et tes parents52 ?

En entendant ces mots, je faillis mourir de peur. Je restai debout cependant, la bouche béante,
frappé du tonnerre de sa voix. Je finis par me ressaisir et je lui racontai nettement toute mon histoire en
remontant au commencement, comment j’avais désiré connaître les phénomènes célestes, comment je
m’étais mis à l’école des philosophes, comment je les avais entendus se contredire les uns les autres,
comment, tiraillé par leurs discours, j’étais tombé dans le découragement ; puis l’idée qui m’était venue,
mes ailes et tout le reste jusqu’à mon arrivée dans le ciel ; à tout cela j’ajoutai ce que lui mandait la
Lune. Alors Zeus, souriant et défronçant un peu ses sourcils : « Comment s’étonner, dit-il, de l’audace
d’Otos et d’Éphialte53, quand un Ménippe même a osé monter dans le ciel ? Aujourd’hui nous t’invitons
à dîner ; mais demain, ajouta-t-il, nous répondrons aux questions qui t’amènent, puis nous te
congédierons. » En même temps, il se levait et se dirigeait vers l’endroit du ciel où l’on entend le
mieux ; car le moment était venu de s’asseoir sur les trappes aux prières.
24.– Chemin faisant, il m’interrogea sur les affaires de la terre. Il me posa d’abord les questions
habituelles : « Quel est aujourd’hui le prix du blé en Grèce ? Le dernier hiver vous a-t-il fortement
touchés ? Les légumes ont-ils besoin d’une pluie plus abondante ? » Puis il demanda s’il restait encore
quelque descendant de Phidias54, pour quelle raison les Athéniens avaient négligé les Diasies55 pendant
tant d’années, s’ils songeaient à lui achever l’Olympiéion56, si l’on avait arrêté les voleurs qui avaient
pillé son temple à Dodone57. Quand je l’eus satisfait sur tous ces points : « Dis-moi, Ménippe, demanda-
t-il, quelle opinion les hommes ont-ils de moi ? » Je répondis : « Quelle opinion, maître ? mais la plus
pieuse, que tu es le roi de tous les dieux. — Tu plaisantes, répliqua-t-il ; quand tu voudrais n’en rien
dire, je connais fort bien leur amour des nouveautés. Il fut un temps où je passais à leurs yeux pour un
prophète et pour un médecin ; en un mot, j’étais tout.

Toutes les rues, toutes les places sur la terre étaient pleines de Zeus58.

« En ce temps-là, Dodone et Pise59 étaient brillantes et considérées de tous, et la fumée des


sacrifices m’empêchait de lever les paupières. Mais depuis qu’Apollon a établi son oracle à Delphes,
Asclépios son hôpital à Pergame60, que la Thrace a construit un temple à Bendis61 et l’Égypte à
Anubis62, et qu’Artémis en a un à Éphèse63, c’est là que tout le monde court, là qu’on fait des
assemblées, qu’on amène des hécatombes, qu’on offre des briques d’or64 ; et moi, comme si j’étais un
dieu suranné, on s’imagine qu’on m’a suffisamment honoré, si l’on me sacrifie une fois tous les quatre
ans à Olympie. Aussi mes autels sont-ils devenus plus froids que les lois de Platon et les syllogismes de
Chrysippe. »
25.– En devisant ainsi, nous arrivons à l’endroit où il devait s’asseoir pour écouter les prières. Il y avait
une rangée de trappes semblables à l’orifice des puits et fermées par un couvercle, et près de chacune un
trône d’or. Zeus s’assit devant la première, retira le couvercle et donna audience à ceux qui le priaient.
Or ces prières, qui venaient de tous les coins de la terre, étaient différentes et variées ; car je m’étais
penché, moi aussi, et je prêtais l’oreille aux prières en même temps que Zeus. Voici à peu près ce
qu’elles étaient : « Ô Zeus, fais-moi parvenir à la royauté. Ô Zeus, fais pousser mes oignons et mes aulx.
Ô dieux, faites que mon père meure bientôt. » Un autre disait : « Ah ! si seulement j’héritais de ma
femme ! Puissé-je n’être pas surpris tendant des pièges à mon frère ! Puissé-je gagner mon procès, être
couronné aux Jeux olympiques ! » Parmi les navigateurs, tel demandait que le Borée soufflât, tel autre,
que ce fût le Notos65. Le laboureur réclamait la pluie, le foulon, le soleil. Zeus écoutait et examinait
scrupuleusement chaque prière, mais il ne les exauçait pas toutes.

Le père des dieux accordait une chose, il en refusait une autre66.

Et en effet, parmi les prières, il laissait monter par la trappe celles qui étaient justes, les prenait et
les déposait à sa droite ; mais il renvoyait les demandes injustes sans leur donner aucun effet ; il soufflait
dessus, pour qu’elles ne pussent même pas approcher du ciel. Cependant il y eut une prière où je le vis
embarrassé ; car deux hommes lui demandant le contraire l’un de l’autre et lui promettant les mêmes
sacrifices, il ne savait auquel des deux accorder sa demande, en sorte qu’il était dans l’état d’esprit des
Académiciens67 et ne pouvait rien prononcer. Il fit comme Pyrrhon : il suspendit son jugement et
approfondit la question.
26.– Lorsqu’il eut donné assez de temps aux prières, il passa au trône suivant et à la seconde trappe ; il
se pencha dessus et prêta l’oreille aux serments et à ceux qui les faisaient. Quand il les eut entendus et
qu’il eut foudroyé l’épicurien Hermodore68, il alla s’asseoir sur le trône suivant pour prêter attention aux
présages tirés des bruits, des voix et des oiseaux. De là, il se rendit à la trappe des sacrifices, par où
montait la fumée qui annonçait à Zeus le nom de celui qui sacrifiait. Après s’être acquitté de ces soins, il
commanda aux vents et aux saisons ce qu’ils avaient à faire. « Qu’il pleuve aujourd’hui chez les
Scythes, qu’il tonne chez les Libyens, qu’il neige chez les Grecs. Toi, Borée, souffle en Lydie, et toi,
Notos, demeure en repos. Que le zéphyr soulève l’Adriatique et que mille médimnes69 de grêle, ou à peu
près, soient répandus sur la Cappadoce. »
27.– À ce moment, comme il avait à peu près tout réglé, nous nous rendîmes à la salle du festin ; car
l’heure du dîner était venue. Hermès me prit par la main et me fit asseoir près de Pan, des Corybantes,
d’Attis et de Sabazios, métèques du ciel et divinités douteuses70. Déméter me donna du pain, Dionysos
du vin, Héraclès de la viande, Aphrodite des parfums et Poséidon des mendoles. Mais en même temps,
je goûtai en cachette à l’ambroisie et au nectar ; car le brave Ganymède, toujours ami des hommes,
voyait-il Zeus détourner la tête, venait me verser une ou deux cotyles71 de nectar. Pour les dieux, comme
le dit quelque part Homère72, qui sans doute avait lui aussi, comme moi, vu ce qui se fait là-haut, ils ne
mangent pas de pain et ne boivent pas de vin noir ; ils se régalent d’ambroisie et s’enivrent de nectar ;
mais la nourriture qu’ils préfèrent, c’est la fumée et l’odeur de rôti qui montent des sacrifices, et le sang
des victimes dont les sacrificateurs arrosent les autels. Pendant le dîner, Apollon joua de la cithare et
Silène dansa le cordax73, puis les Muses se levèrent et nous chantèrent une partie de la théogonie
d’Hésiode et la première ode de Pindare. Puis, quand nous fûmes rassasiés, nous allâmes nous coucher
sans façon, suffisamment abreuvés.

28.– Les autres dieux et les combattants montés dormirent toute la nuit, mais moi, je ne fus pas visité
par le doux sommeil74.

Je réfléchissais à mille choses et je me demandais en particulier comment depuis si longtemps la


barbe n’a pas encore poussé à Apollon et comment il fait nuit dans le ciel, alors que le soleil est toujours
présent et tient table avec les autres dieux. Quoi qu’il en soit, à ce moment, je m’assoupis un peu. Mais
dès la pointe du jour, Zeus se leva et ordonna de convoquer l’assemblée.
29.– Quand tous les dieux furent présents, il commença en ces termes : « Le motif qui m’a engagé à
vous assembler, est l’arrivée de notre hôte d’hier. Depuis longtemps je voulais vous faire une
communication à propos des philosophes ; aujourd’hui, poussé spécialement par la Lune et ses plaintes,
j’ai résolu de ne plus différer l’examen de cette question. Il y a une classe d’hommes qui a fait son
apparition dans le monde il n’y a pas longtemps, race paresseuse, querelleuse, vaniteuse, irascible,
gourmande, écervelée, orgueilleuse, prête à toutes les violences et, pour employer le mot d’Homère,
« inutile fardeau de la terre75 ». À présent ces hommes sont divisés en sectes ; ils ont inventé des
raisonnements entortillés et se sont appelés, les uns Stoïciens, les autres Académiciens, ou bien
Épicuriens ou Péripatéticiens et d’autres noms beaucoup plus ridicules encore. Ce n’est pas tout : parés
du nom vénérable de la vertu, élevant le sourcil et étalant de larges barbes, ils vont par les rues, cachant
des mœurs infâmes sous un extérieur composé. Ils ressemblent étroitement à ces acteurs tragiques, qui,
dépouillés de leur masque et de leur robe brodée d’or, ne sont plus rien que de ridicules avortons loués
pour sept drachmes en vue de la représentation.
30.– Cependant, tels qu’ils sont, ils n’en méprisent pas moins tout le monde, ils exposent sur les dieux
des théories étranges et, rassemblant autour d’eux des jeunes gens faciles à tromper, ils débitent avec
emphase des lieux communs sur la vertu et leur enseignent l’art d’embarrasser l’adversaire par des
sophismes. Devant leurs élèves, ils ne manquent jamais de louer l’endurance et la tempérance et ils
crachent sur la richesse et la volupté ; mais, quand ils sont seuls, dans le privé, qui pourrait dire leur
goinfrerie, leur lubricité, leur avidité à lécher la crasse des oboles ? Ce qu’il y a de plus révoltant, c’est
que, ne faisant eux-mêmes aucun travail, ni public, ni privé, restant inutiles et superflus

ne comptant ni à la guerre ni au conseil76,

ils n’en accusent pas moins les autres ; ils font provision de propos mordants, s’exercent aux injures,
critiquent et insultent leurs voisins et ils mettent au premier rang parmi eux celui qui crie le plus fort, qui
est le plus impudent et le plus hardi dans l’insulte.
31.– Cependant si l’on demandait à cet homme qui se démène et crie et accuse les autres : « Mais toi,
que fais-tu ? en quoi, au nom des dieux, peut-on dire que tu contribues au bien de la société ? » il
répondrait, s’il voulait être juste et sincère : « Il est vrai que naviguer, labourer, être soldat ou exercer
quelque métier me paraît chose superflue, mais je crie, je suis sale, je me lave à l’eau froide, je vais
pieds nus pendant l’hiver, et, comme Momos77, je dénonce les actions d’autrui. Si un riche a fait de
grandes dépenses pour sa table ou s’il entretient une courtisane, j’en fais mon affaire et je fais éclater
mon indignation. Mais si l’un de mes amis ou camarades est retenu au lit par la maladie et qu’il ait
besoin de secours et de soins, je ne le connais plus78. » Voilà, dieux, ce que sont ces oiseaux-là.
32.– Ceux d’entre eux qu’on appelle épicuriens sont particulièrement insolents. Ils nous attaquent sans
ménagement et prétendent que les dieux ne s’inquiètent pas des affaires des hommes et ne surveillent
pas du tout leurs actions. Il est donc grand temps que vous réfléchissiez, parce que, si une fois ces gens-
là parviennent à convaincre les hommes, vous serez réduits à une disette extrême. Qui, en effet, voudrait
encore vous offrir des sacrifices, s’il n’attend plus rien de vous ?
À l’égard des griefs de la Lune, vous avez tous entendu notre hôte qui vous les a rapportés hier.
D’après cela, prenez le parti qui vous paraîtra le plus avantageux aux hommes et le plus sûr pour vous-
mêmes. »
33.– Quand Zeus eut fini de parler, ce fut dans l’assemblée un grand tumulte. Tous les dieux se mirent
aussitôt à crier : « Foudroie, brûle, écrase, au Barathre ! au Tartare ! chez les Géants ! » Mais Zeus,
ayant de nouveau commandé le silence : « Il sera fait, dit-il, selon votre volonté, et tous seront écrasés
avec leur dialectique. Cependant, pour le moment, il n’est pas permis de punir qui que ce soit. C’est la
saison des fêtes, vous le savez, pendant ces quatre mois-ci, et j’ai déjà proclamé la trêve. C’est donc l’an
prochain, au commencement du printemps que ces misérables périront misérablement, frappés par ma
foudre terrible. »

Ainsi parla le fils de Cronos et il confirma ses paroles d’un signe de ses noirs sourcils79.

« Pour ce qui est de Ménippe, ajouta-t-il, voici ce que j’ai décidé. Qu’on lui enlève ses ailes, afin
qu’il ne revienne plus jamais et qu’Hermès le descende aujourd’hui sur la terre. » À ces mots, il
congédia l’assemblée. Quant à moi, le dieu du Cyllène80 m’ayant pris par l’oreille droite, me déposa hier
soir au Céramique.
Voilà, camarade, tout ce que j’avais à te dire du ciel. À présent, je m’en vais annoncer ces bonnes
nouvelles à ceux des philosophes qui se promènent au Pécile81.

1. 533 km environ.

2. Unité de mesure perse. À peu près 2 664 km.

3. C’est l’oiseau de Zeus vers le séjour duquel Ménippe s’est envolé.

4. Divinités bienveillantes censées donner un cours heureux à l’entretien.

5. C’est ainsi que les Phéniciens passent pour avoir inventé l’art de la navigation.

6. Voir Homère, Iliade V, 373, 898.

7. Ganymède, que Zeus, amoureux, fit enlever par son aigle et qui devint échanson sur l’Olympe. Voir Lucien, Le Jugement des déesses, 1, et
les Dialogues des dieux, 10.

8. Architecte du labyrinthe, il y fut enfermé avec son fils Icare. Il s’évada avec lui en s’envolant grâce à des ailes qu’il avait fabriquées.

9. On appelait mer Icarienne la zone de la mer Égée, dans les parages de Samos, où Icare passait pour être tombé après que la chaleur du
soleil, dont il s’était trop approché, avait fait fondre ses ailes. Voir Lucien, Le Songe ou le Coq, 23.

10. Voir Homère, Iliade, V, 442.

11. Hypothèse formulée par Anaxagore (Ve s. av. J.-C.).

12. Théorie de Démocrite (Ve s. av. J.-C.).

13. Théorie d’Héraclite (Ve s. av. J.-C.) : voir frag. 53.

14. Théorie pythagoricienne.

15. Socrate. Voir Lucien, Les Sectes à l’encan, 16.

16. Les épicuriens.

17. Citation de l’Odyssée, IX, 302.


18. Ésope (VIIe-VIe s. av. J.-C.) : Ménippe fait allusion aux fables 4 et 146.

19. Le Parnès et l’Hymette se situent dans le nord et dans l’est de l’Attique. Géranéia est une chaîne de montagnes dans la région de Mégare,
l’Acrocorinthe domine Corinthe et ses environs, le plateau de Pholoé et les monts Érymanthe et Taygète se trouvent dans le Péloponnèse.

20. Dans le nord de la Grèce, limitrophe de la Thessalie et de la Macédoine.

21. Voir Homère, Iliade, XIII, 4-5.

22. Statue gigantesque, œuvre de Charès de Lindos, érigée vers 292 av. J.-C. et renversée par un tremblement de terre en 226 av. J.-C. Elle
était contemporaine de Ménippe.

23. Le phare d’Alexandrie, érigé au IIIe siècle av. J.-C.

24. Expression tirée d’Homère.

25. Voir Lucien, Charon, 7.

26. Il vécut au Ve siècle av. J.-C. et aurait péri lors d’une éruption de l’Etna, soit qu’il ait voulu l’observer de trop près, soit qu’il ait désiré se
suicider. Voir Lucien, Sur la mort de Pérégrinos, 15, et Les Fugitifs, 2.

27. Citation d’Homère, Odyssée, XVI, 187.

28. Voir Lucien, Histoires vraies, I, 23.

29. Amant de la Lune. Empédocle, qui habite cette planète, jure tout naturellement par Endymion.

30. Les aiglons qui ne supportaient pas la vue du soleil étaient rejetés du nid. Voir Élien, Sur la nature des animaux, II, 26.

31. Ptolémée II Philadelphe régna sur l’Égypte de 283 à 246 av. J.-C. Il avait épousé sa sœur Arsinoé.

32. Agathoclès. Il complota contre son père, qui le fit exécuter.

33. Elle était l’épouse de Séleucos, père d’Antiochos. Séleucos la céda à son fils. Voir Plutarque, Vie de Démétrios, 38.

34. Alexandre, tyran de Phères, fut tué par sa femme et par les frères de celle-ci.

35. Lucien est le seul auteur à mentionner ces deux crimes. On ne sait pas bien de quels personnages il parle. Il en va de même pour les
exactions qui suivent.

36. Tous ces hommes sont des types, non des personnages historiques.

37. Le bouclier d’Achille ; voir Homère, Iliade, XVIII, 478-617.

38. Dans le nord de la Thrace.

39. Ils vivent en Eurasie.

40. Habitant de la Cilicie, en Asie Mineure, dans le sud de l’Anatolie.

41. Habitant de la Laconie, la région de Sparte. Ménippe énumère des lieux communs sur les peuples qu’il voit.

42. Dans le Péloponnèse, près du golfe de Corinthe.

43. Marathon, Oinoé et Acharnes sont en Attique.

44. Dans le Péloponnèse, en Argolide du Sud, à la frontière avec la Laconie. Vers 550 av. J.-C., les cités d’Argos et de Sparte se livrèrent,
pour la possession de ce territoire, une bataille où leurs troupes s’anéantirent mutuellement ; voir Hérodote, I, 82.

45. Montagne aurifère et argentifère de Macédoine.

46. Voir Ovide, Les Métamorphoses, VII, 614-660.

47. Citation d’Homère, Iliade, I, 222.

48. La Lune va exprimer des récriminations. Elle en exprime d’autres dans Les Nuées d’Aristophane, 607 sqq.

49. Théorie d’Anaxagore.

50. Autre théorie d’Anaxagore.

51. Citation d’Homère, Odyssée, X, 98.

52. Citation d’Homère, Odyssée, I, 170.

53. Ces deux Géants avaient tenté d’escalader le ciel en entassant les montagnes les unes sur les autres.

54. Il avait sculpté, au Ve siècle av. J.-C., la statue en ivoire et en or de Zeus dans son temple d’Olympie. Ses descendants avaient été chargés
de l’entretenir.
55. Antique fête athénienne en l’honneur de Zeus.

56. Temple qui fut achevé à Athènes sous le règne d’Hadrien (117-138), alors que sa construction avait commencé vers 515 av. J.-C.

57. En Épire.

58. Citation d’Aratos, Phénomènes, 2-3.

59. Cité d’Élide où se trouvait Olympie avec son temple de Zeus.

60. Son sanctuaire, que fréquenta le sophiste Aelius Aristide, contemporain de Lucien.

61. Déesse thrace assimilée à Artémis.

62. Dieu égyptien, fils d’Osiris, à tête de chacal ou de chien.

63. Le sanctuaire le plus célèbre de la déesse, en Asie Mineure.

64. Voir Hérodote, I, 50.

65. Le Borée est un vent du nord. Le Notos est un vent du sud.

66. Citation d’Homère, Iliade, XVI, 250.

67. Ceux de la « Nouvelle Académie », très influencée par le scepticisme dont Pyrrhon (360-275 av. J.-C.) fut le fondateur.

68. Pour son parjure, voir ci-dessus, 16. Zeus est le dieu des serments.

69. Entre 50 et 60 t.

70. Pan est mi-homme mi-bouc, fils d’Hermès et Dryopé. Les Corybantes sont associés au culte frénétique de Cybèle. Attis est un dieu
phrygien, compagnon de Cybèle. Sabazios est un dieu thraço-phrygien à qui on rendait un culte orgiastique analogue à celui de Dionysos.

71. Le cotyle correspond à un quart de litre.

72. Dans l’Iliade, V, 341.

73. Danse bouffonne et licencieuse.

74. Citation d’Homère, Iliade, II, 1-2.

75. Formule répétée dans les poèmes homériques.

76. Citation d’Homère, Iliade, II, 202.

77. Dieu de la raillerie.

78. Cette tirade est un portrait à charge des philosophes cyniques. Lucien s’en prend aussi à eux dans Le Banquet ou les Lapithes avec le
personnage d’Alkidamas.

79. Citation d’Homère, Iliade, I, 528 et XVII, 209.

80. Hermès est né dans une caverne du mont Cyllène, en Arcadie.

81. Au nord de l’agora d’Athènes. Les stoïciens y avaient établi leur école.
25
TIMON
OU LE MISANTHROPE
Timon le misanthrope a pour origine un personnage historique, un Athénien du Ve siècle avant J.-
C. qui aurait pris en horreur le genre humain après un revers de fortune. Très tôt, le personnage est entré
dans la légende (voir Aristophane, Lysistrata, 809-820 et Les Oiseaux, 1549) et, à l’époque impériale, il
représente un type bien connu. Le dialogue de Lucien met en scène de nombreux personnages, dieux et
hommes, dans plusieurs lieux successifs. Il se présente comme une véritable comédie, en plusieurs actes
et différents retournements dramatiques, et n’est pas sans rappeler le Ploutos d’Aristophane. Dans un
monologue qui fait figure de prologue (1-6), Timon s’adresse à Zeus et rappelle sa triste situation : il vit
pauvre et retiré, maudissant l’espèce humaine, après avoir été dépouillé de ses biens. Ce discours
provoque, dans l’Olympe, une réaction de Zeus : il demande à Hermès d’accompagner Plutus (la
Richesse) sur terre pour aider Timon, qui avait été si généreux envers les dieux du temps où il était
riche. Plutus résiste, puis se laisse convaincre que Timon a changé (7-19). En route pour la terre,
Hermès s’entretient avec Plutus (17-30). Arrivés en Attique, Hermès et Plutus rencontrent d’abord
Pauvreté, qui leur cède la place, puis Timon, qui, après un premier refus, accepte finalement de
redevenir riche (34-40). S’ensuit la découverte par Timon du Trésor, et un monologue dans lequel il
explique ses nouvelles résolutions de riche misanthrope (41-45). Le dialogue s’achève par un défilé de
quatre solliciteurs flatteurs et hypocrites, que Timon éconduit brutalement (45-48) : le parasite
Gnathonidès, le flatteur Philiadès, l’orateur Déméas et le philosophe Thrasyclès. Avec les désillusions de
Timon, c’est la vérité du comportement humain que Lucien met à nu. On retrouve ainsi des éléments
habituels du dialogue lucianesque : critique des flatteurs et hypocrites – et parmi eux, des philosophes –,
réflexions cynisisantes sur la richesse (attaques contre l’avarice et la prodigalité, contre les captations de
testaments). Timon donne aussi à Lucien l’occasion de présenter les dieux de la mythologie de manière
vivante et prêtant à sourire.
E. M.

1.– TIMON1. — Ô Zeus, dieu de l’amitié, de l’hospitalité, de la camaraderie, surveillant du foyer, lanceur
d’éclairs, gardien des serments, assembleur de nuages, maître du tonnerre retentissant, ou de quelque
nom que t’appellent les poètes au cerveau brûlé, surtout quand ils sont embarrassés par la mesure – car
ils te donnent alors toute sorte de noms pour étayer le mètre qui cloche et remplir le vide du rythme –,
qu’est devenu l’éclair qui éclate avec fracas, le tonnerre aux grondements sourds et la foudre brûlante,
étincelante, effrayante ? Il est clair à présent que tout cela n’est que sornette et simple fumée poétique, à
part le fracas des mots. Ce carreau si vanté, qui frappe de si loin, que tu tiens toujours à la main, s’est, je
ne sais comment, complètement éteint ; il est froid et ne garde pas la moindre étincelle de colère contre
les criminels.
2.– En tout cas, un homme tenté de se parjurer craindrait plutôt un lumignon éteint de la veille que la
flammé de cette foudre qui dompte l’univers. Il semble que tu ne leur lances qu’un mauvais tison, en
sorte qu’ils n’ont peur ni du feu ni de la fumée qui s’en dégage et qu’ils se figurent que la blessure
n’aura pas d’autre effet que de les couvrir de suie. De là, l’audace de Salmonée2 qui osa opposer son
tonnerre au tien, sans trop exciter la défiance ; car son ardente activité autorisait sa forfanterie en
présence d’un Zeus si froid dans sa colère. En pouvait-il être autrement, quand tu dors comme si tu avait
pris de la mandragore3, si bien que tu n’entends pas les parjures et ne surveilles pas les criminels, que tu
regardes ce qui se passe avec des yeux chassieux et affaiblis et que tes oreilles sont devenues dures
comme celles des vieillards ?
3.– Quand tu étais encore jeune et bouillant et que ta colère était en sa force, tu faisais merveille contre
les scélérats et les violents ; jamais tu ne leur accordais de trêve ; mais ta foudre était toujours et
pleinement en action, tu secouais contre eux ton égide, ton tonnerre grondait et tes éclairs se pressaient
comme les traits dans une escarmouche ; la terre tremblait comme un crible, la neige tombait par
monceaux et la grêle s’abattait comme des pierres, comme on dit vulgairement ; c’étaient des pluies
impétueuses et violentes et des gouttes qui étaient des fleuves. Aussi, en un moment, il arriva, sous
Deucalion4, une telle inondation, que tout fut submergé et qu’à peine une petite arche fut sauvée, qui
aborda au Lycorée5, conservant un reste de feu pour donner naissance à une race humaine plus méchante
que la première.
4.– Aussi tu reçois des hommes le juste prix de ton insouciance : on ne t’offre plus de sacrifices ni de
couronnes, sauf accessoirement, aux Jeux olympiques, et encore ne s’y croit-on guère obligé ; on ne le
fait que pour obéir à une vieille coutume. Peu à peu, ils feront de toi, le plus noble des dieux, un Cronos,
après t’avoir dépouillé de tes honneurs. Je ne veux pas dire combien de fois déjà on a pillé ton temple ;
il en est même qui ont porté les mains sur toi à Olympie, et toi, qui fais tant de bruit là-haut, tu as craint
d’éveiller les chiens et d’appeler les voisins, qui, accourant à tes cris, les auraient arrêtés au moment où
ils faisaient leurs paquets pour fuir ; mais toi, le brave exterminateur des Géants6, le vainqueur des
Titans7, tu t’es laissé tondre tranquillement par eux, quand tu tenais dans ta main droite un carreau8 de
dix coudées9. Quand donc, étonnant Zeus, cesseras-tu de regarder avec tant d’insouciance ce qui se
passe ici ? Quand châtieras-tu cette scélératesse ? Combien de Phaétons10 ou de Deucalions faudra-t-il
pour arrêter cet inépuisable débordement d’insolence ?
5.– Mais c’est assez parler des crimes en général, passons à ce qui me concerne : j’ai élevé à la grandeur
une foule d’Athéniens, je les ai fait passer d’une extrême pauvreté à la richesse, j’ai secouru tous ceux
qui étaient dans le besoin ; pour mieux dire, j’ai versé ma richesse à flots pour rendre service à mes
amis ; et maintenant que je suis devenu pauvre à force de largesses, ils ne me reconnaissent même plus,
ils ne me regardent plus, eux qui alors rampaient devant moi et m’adoraient, suspendus à un signe de ma
tête ; bien plus, si je les rencontre quelque part dans la rue, ils passent à côté de moi, comme devant la
stèle d’un vieux mort que le temps a renversée et couchée par terre, sans même la lire ; d’autres, du plus
loin qu’ils m’aperçoivent, se détournent de leur route, comme s’ils devaient voir un spectacle fâcheux et
de mauvais augure, moi qui naguère étais pour eux un sauveur et un bienfaiteur.
6.– Aussi, à la suite de mes malheurs, je suis venu dans ce champ écarté, où, revêtu d’une casaque de
peau, je travaille la terre pour un salaire de quatre oboles, et je philosophe avec la solitude et mon
hoyau11. Ici, je gagnerai tout au moins, j’espère, de ne plus voir cette foule de gens qui prospèrent sans
le mériter ; car c’est là ce qui m’afflige le plus. Mais enfin, fils de Cronos et de Rhéa12, secoue ce
sommeil profond dont tu ne peux sortir ; car tu as dormi plus longtemps qu’Épiménide13 ; réveille ta
foudre ou rallume-la au feu de l’Œta et, déployant une grande flamme, fais voir la colère d’un Zeus
jeune et viril, si tu veux démentir les contes que les Crétois débitent sur toi et sur la tombe14 qu’on t’a
élevée chez eux.
7.– ZEUS. — Quel est cet homme, Hermès, qui vocifère dans l’Attique, près de l’Hymette15, au pied de
la montagne. Il est sale, de la tête aux pieds, poudreux, affublé d’une casaque de peau. Il fouille la terre,
ce me semble, le dos courbé ; c’est un homme bavard et hardi, sans doute un philosophe ; autrement, il
ne tiendrait pas contre nous des propos si impies.
HERMÈS. — Que dis-tu, père ? Tu ne reconnais pas Timon, fils d’Échécratidès, de Colytte ? C’est
lui qui nous a si souvent régalés dans des sacrifices parfaits, le nouveau riche, celui qui nous offrait des
hécatombes entières et chez qui nous avions l’habitude de fêter brillamment les Diasies16.
ZEUS. — Ah ! comme il est changé, ce beau, ce riche qui avait tant d’amis autour de lui ! Que lui
est-il arrivé pour le mettre en cet état ? Desséché, malheureux, il fouille la terre aux gages d’autrui, si
j’en juge par le lourd hoyau qu’il abat sur le sol.
8.– HERMÈS. — C’est, si l’on veut, sa bonté qui l’a ruiné, sa philanthropie, sa pitié pour tous les
besogneux ; mais, à dire la vérité, c’est sa sottise, sa simplicité, son manque de discernement dans le
choix de ses amis ; il ne voyait pas qu’il obligeait des corbeaux et des loups ; le malheureux prenait pour
des amis et des camarades tous ces vautours qui lui rongeaient le foie et qui, par dévouement pour lui, se
régalaient à ses dépens. Et eux, après avoir entièrement mis à nu et rongé ses os, après avoir sucé avec
un soin méticuleux jusqu’à la moelle qu’ils y pouvaient trouver, ils sont partis, le laissant desséché, les
racines coupées, sans le reconnaître et sans le regarder – car à quoi bon ? –, sans lui porter secours et lui
rien donner à leur tour. Voilà pourquoi, muni d’un hoyau et couvert d’une peau de bique, comme tu vois,
ayant quitté la ville par honte, il travaille aux champs pour un salaire, l’âme aigrie par ses malheurs,
lorsqu’il voit ceux qu’il a enrichis passer dédaigneusement à côté de lui, sans se rappeler même s’il
s’appelle Timon.
9.– ZEUS. — Vraiment, ce n’est pas un homme à dédaigner ni à délaisser. Il a raison de s’indigner de son
malheur, et ce serait agir comme ces scélérats de flatteurs que d’oublier un homme qui a brûlé en notre
honneur sur les autels tant de cuisses très grasses de taureaux et de chèvres, dont j’ai encore le fumet
dans les narines. Mais l’embarras des affaires, le grand tumulte que provoquent les parjures, les brigands
et les ravisseurs, et aussi la crainte qu’on ne pille nos temples, car les sacrilèges sont nombreux,
difficiles à surveiller et ne nous laissent même pas fermer l’œil un moment, tout cela est cause que
pendant longtemps je n’ai même pas jeté les yeux sur l’Attique, surtout depuis que la philosophie et les
querelles de mots pullulent chez les Athéniens ; car, comme ils bataillent les uns contre les autres et
crient, il n’est même pas possible d’entendre les prières, en sorte qu’il faut ou se boucher les oreilles
sans rien faire, ou être excédé par les tirades qu’ils débitent à voix haute sur je ne sais quelle vertu, sur
les spiritualités, sur des niaiseries. Voilà pourquoi il m’est arrivé de négliger ce brave homme, bien qu’il
ne soit pas négligeable.
10.– Cependant, Hermès, prends avec toi Plutus et va trouver Timon le plus vite possible. Que Plutus
emmène avec lui Trésor, et qu’ils restent tous deux chez Timon, et qu’ils ne s’en aillent plus si
facilement de chez lui, quelque désir qu’il puisse avoir, bon comme il est, de les chasser de sa maison.
Quant à ces flatteurs et à l’ingratitude dont ils ont fait preuve à son égard, je m’en occuperai une autre
fois, et je les punirai, quand j’aurai réparé mon tonnerre ; car j’en ai brisé et émoussé les deux plus
grands rayons, en le lançant l’autre jour avec trop de vivacité contre le sophiste Anaxagore17, qui voulait
persuader à ses disciples que nous, les dieux, nous n’existons absolument pas. Mais je l’ai manqué,
parce que Périclès avait étendu la main sur lui, et la foudre s’égarant est allée frapper le temple des
Dioscures, qu’elle a consumé, et il s’en est fallu de peu qu’elle ne se brisât elle-même complètement
contre la pierre. Au reste, en attendant, ce sera pour eux un châtiment suffisant de voir Timon
prodigieusement riche.
11.– HERMÈS. — Ce que c’est que de crier fort, d’être importun et hardi ! Ce n’est pas seulement aux
avocats, mais encore à ceux qui prient que cela est utile. Voilà Timon qui va passer tout de suite de la
pauvreté au comble de la richesse pour avoir crié et parlé franchement en priant ; c’est ainsi qu’il a attiré
l’attention de Zeus. S’il avait bêché la terre, la tête penchée et en silence, il bêcherait encore, sans qu’on
s’occupe de lui.
12.– PLUTUS. — Pour ma part, je ne saurais aller chez lui, Zeus.
ZEUS. — Pourquoi, mon excellent Plutus, alors que je te le commande.
PLUTUS. — Parce que, par Zeus, il m’outrageait, m’emportait dehors, me divisait en mille
morceaux, moi qui étais un ami de son père ; pour un peu, il m’eût chassé de sa maison à coups de
fourche, comme ceux qui rejettent le feu de leurs mains. Et alors il me faudrait retourner chez lui pour
être livré aux parasites, aux flatteurs et aux courtisanes ! Envoie-moi, Zeus, chez des gens qui
comprendront la valeur d’un tel présent, qui prendront soin de moi, aux yeux de qui je serai précieux et
désirable ; mais que ces oiseaux dévorants restent avec la pauvreté, puisqu’ils la préfèrent à nous, et que,
recevant d’elle l’habit de peau et le hoyau, ils se résignent à être malheureux et à gagner quatre oboles,
eux qui prodiguent négligemment des présents de dix talents.
13.– ZEUS. — Timon ne te fera plus rien de pareil. Son hoyau l’a bien instruit, à moins qu’il n’ait les
reins complètement insensibles, qu’il devait te préférer à la pauvreté. Mais toi, tu me parais bien
quinteux18, de reprocher aujourd’hui à Timon d’avoir tenu ses portes ouvertes pour toi et de t’avoir
laissé circuler librement, au lieu de t’enfermer et d’être jaloux de toi. En d’autres circonstances, au
contraire, je t’ai vu t’indigner contre les riches, parce qu’ils te retenaient sous les verrous, les cadenas,
les sceaux apposés, si bien que tu ne pouvais pas voir le jour, même de côté. En tout cas, tu t’en
plaignais devant moi, disant que tu étouffais dans ces épaisses ténèbres, et c’est pour cela que je te
voyais pâle, plein de soucis, avec des doigts contractés par l’habitude de compter, et tu menaçais de
t’enfuir de chez eux à la première occasion. Enfin tu trouvais intolérable de rester vierge, comme
Danaé19, dans une chambre d’airain ou de fer et d’être élevé sous la férule de pédagogues exacts et très
méchants, l’Usure et le Calcul.
14.– À t’entendre en effet, leur conduite était ridicule ; car, épris à l’excès de tes charmes et libres d’en
jouir, ils n’osaient pas le faire, et n’usaient pas de leur amour, bien qu’ils fussent les maîtres d’en user en
toute sécurité ; mais ils veillaient pour te garder, l’œil toujours grand ouvert sur le sceau et le verrou,
persuadés que c’était pour eux une jouissance suffisante, non pas de pouvoir jouir eux-mêmes de leur
trésor, mais de n’en faire part à personne, comme le chien de la crèche qui ne touche pas lui-même à
l’orge, mais qui ne permet pas au cheval affamé d’y toucher. Tu les couvrais aussi de tes railleries, parce
qu’ils épargnaient, surveillaient et, chose étrange entre toutes, étaient jaloux d’eux-mêmes ; que pendant
ce temps ils ne se doutaient pas qu’un pendard de serviteur ou un coquin d’intendant se glissant dans
leur cellier y faisait ripaille, laissant un maître malheureux et détesté veiller et calculer ses intérêts à la
lueur d’une petite lampe obscure, à l’embouchure étroite, à la mèche altérée. N’est-ce pas être injuste,
après avoir fait jadis ces reproches aux riches, de reprocher aujourd’hui le contraire à Timon ?
15.– PLUTUS. — Pourtant si tu veux bien examiner la vérité, tu trouveras que j’ai raison dans les deux
cas ; car, en bonne justice, tu ne saurais prendre cette négligence, cette incurie extrême de Timon pour
un acte de bon vouloir à mon égard, et pour ceux au contraire qui me tiennent enfermé, les portes closes,
et me gardent dans les ténèbres, qui s’appliquent à me rendre gros, gras et rebondi, qui ne me touchent
pas eux-mêmes et ne me produisent point au jour, afin que je ne sois vu de personne, ceux-là, je les tiens
pour fous et injurieux envers moi, puisque, sans aucun tort de ma part, ils me font pourrir sous tant de
fers, sans réfléchir que dans peu ils s’en iront et me laisseront à quelque heureux héritier.
16.– Aussi je n’approuve ni ceux-ci, ni ceux qui se montrent trop faciles à mon égard, mais bien ceux
qui, beaucoup mieux avisés, observent un juste milieu dans l’usage des richesses, qui ne s’abstiennent
pas complètement d’y toucher et ne les gaspillent pas non plus entièrement. Par Zeus, veuille toi-même,
Zeus, examiner le cas que voici. Si un homme, ayant épousé en légitime mariage une femme jeune et
belle, ne veillait point sur elle et ne montrait aucune jalousie, et au contraire la laissait courir la nuit
comme le jour où il lui plairait et s’abandonner à ceux qui la voudraient, ou mieux encore, s’il la livrait
lui-même à l’adultère, ouvrant les portes, la prostituant et appelant à elle tous les passants, croirais-tu à
l’amour d’un tel homme ? Tu n’aurais pas l’idée de le soutenir, Zeus, toi qui as souvent aimé.
17.– Au contraire, si un homme marié légitimement à une femme libre pour engendrer des enfants
légitimes, ne touchait pas lui-même à cette vierge à la fleur de l’âge et de la beauté, et ne permettait pas
à un autre de la regarder, s’il l’enfermait et la gardait vierge, stérile et sans enfants, et que, malgré cela,
il prétendît l’aimer et le prouvât par son teint, sa chair flétrie et ses yeux enfoncés, est-ce qu’un tel
homme ne passerait pas nécessairement pour un extravagant, de renoncer à faire des enfants et à jouir de
son mariage, et de laisser flétrir une jeune femme si belle et si aimable, comme s’il la nourrissait pour
être toute sa vie prêtresse de la Législatrice20. Voilà ce qui m’indigne moi aussi : c’est d’être
honteusement chassé à coups de pied, dévoré, épuisé par les uns, et mis aux fers par les autres comme
un esclave fugitif marqué au fer rouge.
18.– ZEUS. — Pourquoi donc t’indigner contre eux ? Les uns et les autres portent la juste peine de leur
faute : les uns, comme Tantale21, ne pouvant ni boire ni manger, la bouche sèche, se contentent de bâiller
après leur or ; les autres ressemblent à Phinée22 à qui les Harpies arrachaient la nourriture du fond de la
bouche. Mais va maintenant ; tu trouveras un Timon beaucoup plus sage.
PLUTUS. — Croirai-je qu’il va cesser enfin de m’épuiser en hâte, comme s’il puisait à un panier
percé, avant que j’y aie coulé tout entier, et comme s’il voulait prévenir l’écoulement et craignait qu’en
tombant je ne le noie dans des flots intarissables ? J’ai bien peur de porter de l’eau dans le tonneau des
Danaïdes23 et de la verser inutilement dans un creux sans fond, où elle sera presque écoulée avant d’être
versée, tant l’ouverture du tonneau par où l’eau s’enfuit est large et l’issue facile !
19.– ZEUS. — Eh bien, s’il ne bouche pas cette ouverture, qu’elle reste toujours béante et qu’il te
répande vite, il retrouvera facilement sa peau de bique et son hoyau dans la lie du tonneau. Mais partez à
présent et enrichissez-le. Quant à toi, Hermès, n’oublie pas en revenant de nous amener les Cyclopes de
l’Etna, afin qu’ils aiguisent et réparent ma foudre ; car j’aurai bientôt besoin de la trouver aiguisée.
20.– HERMÈS. — Mettons-nous en route, Plutus. Mais quoi ? tu boites ? je ne savais pas, mon brave, que
tu étais non seulement aveugle, mais encore boiteux.
PLUTUS. — Je ne le suis pas toujours, Hermès ; mais quand Zeus m’envoie chez quelqu’un, je ne
sais comment il se fait que je suis pesant et que je cloche des deux jambes, au point que j’arrive
difficilement au terme et que parfois celui qui m’attend est devenu vieux, tandis que, quand il faudra le
quitter, tu me verras des ailes et je volerai plus vite que les songes. Alors la barrière n’est pas plus tôt
ouverte que déjà je suis proclamé vainqueur et j’ai franchi le stade si vite que parfois les spectateurs ne
m’ont même pas aperçu.
HERMÈS. — Ce que tu dis là n’est pas vrai ; car je pourrais te citer, moi, beaucoup de gens qui,
hier, n’avaient pas de quoi acheter une corde pour se pendre et qui aujourd’hui sont riches et font une
dépense énorme ; ils ne possédaient même pas un âne et ils sortent sur un char attelé de chevaux blancs ;
on les voit partout couverts de pourpre, avec des bagues d’or aux doigts, et sans doute ils ont peine à
croire eux-mêmes que leur opulence n’est pas un songe.
21.– PLUTUS. — Ceci, Hermès, c’est un cas différent. Je ne me rends pas chez eux sur mes jambes, et ce
n’est pas Zeus, mais Pluton24 qui m’envoie chez eux ; car, lui aussi, dispense la richesse et fait des
présents magnifiques ; son nom l’indique assez. Quand donc il faut que je passe d’une maison à une
autre, on me met sur une tablette, on me cachette soigneusement, on me met en litière et on me
transporte. Cependant le mort gît dans un coin obscur de la maison, couvert au-dessus des genoux d’une
vieille toile, et les chats se le disputent, tandis que ceux qui comptent sur moi m’attendent à l’agora, la
bouche ouverte, comme les petits de l’hirondelle attendent la venue de leur mère en poussant des cris
aigus.
22.– Mais quand on a enlevé le cachet, coupé le fil, ouvert le testament et proclamé le nom de mon
nouveau maître, soit un parent, soit un flatteur, soit un serviteur apprécié pour ses infâmes
complaisances, qui porte encore la joue rasée et qui reçoit, le brave homme, le gros salaire des plaisirs
de toutes sortes que, tout défraîchi qu’il était, il procurait à son maître ; celui-là donc, quel qu’il soit, me
saisit avec la tablette et nous emporte en courant, et, changeant son nom de Pyrrhias, Dromon ou
Tibios25, en celui de Mégaclès ou de Mégabyze ou de Protarque, il laisse là ces gens qui ont la bouche
ouverte pour rien, qui se regardent les uns les autres et qui sont plongés dans un véritable deuil, en
voyant le thon s’échapper du fond du filet, après avoir dévoré l’appât, qui était considérable.
23.– Alors se précipitant tout d’un coup sur moi, cet héritier grossier, à peau épaisse, qui frissonne
encore à la vue d’une entrave, qui dresse l’oreille en entendant un passant qui fait claquer son fouet au
hasard, qui révère le moulin26 comme le temple de Déméter, devient insupportable à tout le monde, il
insulte les hommes libres et fait fouetter ses compagnons d’esclavage, pour essayer s’il peut, lui aussi,
se permettre ces actes de maître, jusqu’à ce qu’enfin tombant sur une méchante prostituée, ou se
passionnant pour l’élevage des chevaux, ou se livrant à des flatteurs qui jurent qu’il est plus beau que
Nirée27, plus noble que Cécrops28 ou Codros29, plus intelligent qu’Ulysse30, plus riche que seize
Crésus31 ensemble, le malheureux dissipe en un moment ce qu’il a ramassé peu à peu à force de
parjures, de rapines et de fourberies.
24.– HERMÈS. — C’est à peu près ainsi que les choses se passent. Mais, quand tu marches avec tes
propres jambes, comment, aveugle comme tu l’es, trouves-tu ton chemin ? et comment reconnais-tu
ceux à qui Zeus t’envoie et qu’il a jugés dignes d’être riches ?
PLUTUS. — Crois-tu donc que je les trouve ? Non, par Zeus, non ; car je n’aurais pas laissé là
Aristide32 pour aller chez Hipponicos et Callias33 et chez beaucoup d’autres Athéniens qui ne valaient
pas une obole.
HERMÈS. — Mais alors que fais-tu, quand Zeus t’envoie sur la terre ?
PLUTUS. — J’erre et me promène à droite et à gauche, jusqu’à ce que, sans m’en apercevoir, je
tombe sur quelqu’un ; celui qui me rencontre le premier m’emmène chez lui et me possède34, et c’est
toi, Hermès, qu’il adore pour cette aubaine.
25.– HERMÈS. — Alors Zeus est trompé, quand il croit que tu suis ses décisions et que tu enrichis ceux
qu’il croit dignes d’être riches ?
PLUTUS. — Oui, et c’est justice, mon bon, puisque, sachant que je suis aveugle, il m’envoie à la
recherche d’une chose aussi difficile à trouver et qui a disparu du monde depuis longtemps, une chose
que Lyncée35 lui-même aurait peine à découvrir, tellement elle est peu visible et petite. Aussi, comme
les bons sont en petit nombre et que les méchants qui occupent tous les postes dans l’État sont en
nombre immense, je tombe dans mes pérégrinations plus facilement sur ces derniers et je suis pris dans
leurs filets.
HERMÈS. — Et alors, comment, lorsque tu les quittes, t’enfuis-tu si facilement, toi qui ne connais
pas la route ?
PLUTUS. — C’est qu’alors j’ai la vue perçante et les pieds agiles, mais seulement quand il s’agit
de m’échapper.
26.– HERMÈS. — Encore une question. Comment, aveugle comme tu l’es, il faut bien l’avouer, et, de
plus, pâle et alourdi des deux jambes, as-tu tant d’amoureux que tout le monde regarde vers toi et que
ceux qui t’obtiennent s’estiment heureux et que ceux qui te manquent ne peuvent supporter la vie ? Car
je connais nombre d’hommes si éperdument amoureux de toi qu’ils sont allés tout droit « se jeter dans la
mer aux abîmes peuplés de monstres ou du haut de rochers escarpés36 », se croyant méprisés de toi,
parce que tu n’avais pas un seul regard pour eux. Au reste, tu conviendras toi-même, j’en suis sûr, si tu
te connais bien, que ces gens-là sont aussi fous que des corybantes, pour s’être épris d’un objet tel que
toi.
27.– PLUTUS. — Crois-tu donc qu’ils me voient tel que je suis, boiteux, aveugle et avec tous mes
défauts ?
HERMÈS. — Mais comment ne te voient-ils pas tel que tu es, à moins qu’ils ne soient tous
aveugles, eux aussi ?
PLUTUS. — Non, ils ne sont pas aveugles, mon excellent ami ; mais l’ignorance et l’erreur, qui
règnent à présent partout, leur mettent un voile sur les yeux. De plus, moi-même pour ne pas être tout à
fait laid, je me présente à eux avec un masque très gracieux, orné d’or et incrusté de pierreries, et des
habits bariolés, et eux, croyant voir une beauté réelle, s’amourachent de moi et meurent de ne pouvoir
m’obtenir. Si, au contraire, on me montrait à eux dans une complète nudité, il est évident qu’ils
reconnaîtraient eux-mêmes qu’ils ont très mauvaise vue et qu’ils aiment un objet disgracieux et
difforme.
28.– HERMÈS. — Mais pourquoi, quand ils sont enfin au sein même de la richesse et qu’ils ont eux-
mêmes bien regardé le masque, sont-ils encore dans l’erreur, et pourquoi, si on veut le leur prendre,
abandonneraient-ils plus volontiers leur tête que le masque ? car il n’est pas vraisemblable qu’ils
ignorent encore que ta beauté est fardée, quand ils voient tout de l’intérieur.
PLUTUS. — Il y a beaucoup de raisons qui combattent en ma faveur, Hermès.

HERMÈS. — Lesquelles ?
PLUTUS. — Quand un homme, me rencontrant pour la première fois, m’ouvre sa porte et me
reçoit chez lui, avec moi se glissent, sans qu’il s’en aperçoive, l’orgueil, la folie, la jactance, la mollesse,
l’insolence, l’erreur et mille autres défauts. Quand tous ces défauts se sont emparés de son âme, il
admire ce qui ne mérite pas l’admiration et recherche ce qu’il faut éviter, et moi, le père de tous ces
maux qui sont entrés en lui, il m’admire au milieu de ces gardes du corps, et il est prêt à tout souffrir
plutôt que d’oser me renvoyer.
29.– HERMÈS. — Comme tu es lisse et glissant, Plutus, difficile à retenir, prêt à fuir ! Tu n’offres aucune
prise solide, et, comme les anguilles et les serpents, tu t’échappes, je ne sais comment, à travers les
doigts. La Pauvreté, au contraire, est gluante, facile à prendre : elle a des milliers d’hameçons qui
saillent de tout son corps ; on ne s’en est pas plus tôt approché qu’on y est pris, et l’on ne s’en décroche
pas aisément. Mais en bavardant nous avons oublié une chose très importante.
PLUTUS. — Laquelle ?

HERMÈS. — Nous n’avons pas amené le Trésor, ce que nous aurions dû faire avant tout.
30.– PLUTUS. — Tranquillise-toi là-dessus. Je le laisse toujours sous terre, quand je reviens chez vous,
en lui recommandant de rester à l’intérieur, la porte fermée, et de n’ouvrir à personne qu’il ne m’ait
entendu crier.
37
HERMÈS. — Entrons à présent dans l’Attique, et suis-moi, en me tenant par la chlamyde , jusqu’à
ce que j’arrive à son désert.
PLUTUS. — Tu fais bien, Hermès, de me conduire par la main, parce que, si tu m’abandonnais, je
pourrais bien tomber, en errant, çà et là, sur un Hyperbolos ou un Cléon38. Mais quel est ce bruit ? On
dirait du fer qui frappe contre la pierre ?
31.– HERMÈS. — C’est Timon qui bêche près d’ici un petit champ montagneux et pierreux. Ah ! voilà
près de lui la Pauvreté, voilà le Travail, l’Endurance, la Sagesse, le Courage et toute la foule de ceux que
la Faim range sous ses drapeaux : voilà un cortège autrement bon que le tien !
PLUTUS. — Alors, allons-nous-en, Hermès, au plus vite. Impossible de rien faire qui vaille avec
un homme entouré d’une pareille armée.
HERMÈS. — Zeus en a décidé autrement : il ne faut donc pas nous décourager.

32.– LA PAUVRETÉ. — Où mènes-tu cet homme que tu tiens par la main, meurtrier d’Argus39 ?
HERMÈS. — Zeus nous envoie ici, chez Timon.
LA PAUVRETÉ. — Plutus chez Timon, à présent que je l’ai reçu énervé par la Mollesse, que je l’ai
remis aux mains de la Sagesse et du Travail que tu vois ici, et que j’en ai fait un homme de cœur et
digne d’estime ! La Pauvreté vous paraît-elle donc si méprisable, si facile à insulter que vous m’enleviez
le seul bien que j’avais, un homme que j’ai parfaitement formé à la vertu, afin que Plutus le reprenne, le
livre à l’Insolence et à l’Orgueil, le rende semblable au Timon de jadis, et en fasse un efféminé, un
lâche, un insensé, pour me le rendre encore quand il sera devenu une loque ?
HERMÈS. — Zeus le veut ainsi, Pauvreté.
33.– LA PAUVRETÉ. — Je m’en vais ; et vous, Travail, Sagesse et les autres, suivez-moi. Cet homme
saura bientôt ce qu’il perd en m’abandonnant, moi qui l’aidais énergiquement et l’exhortais aux plus
nobles vertus, qui ne cessais par mes leçons de fortifier son corps et d’affermir son esprit, qui lui faisais
mener la vie d’un homme véritable, d’un homme, qui, tournant les yeux vers lui-même, regarde les
choses superflues comme des choses étrangères, ce qu’elles sont réellement.
HERMÈS. — Ils s’en vont : approchons-nous de lui.
34.– TIMON. — Qui êtes-vous, coquins ? Que venez-vous faire ici ? Pourquoi déranger un ouvrier qui
gagne son salaire ? Mais vous ne partirez pas d’ici le cœur joyeux, scélérats que vous êtes tous ; car je
vais à l’instant vous écraser sous les mottes et les pierres.
HERMÈS. — Non, Timon, ne lance rien ; car ce ne sont pas des hommes que tu frapperais. Moi, je
suis Hermès et lui, Plutus, et nous sommes envoyés par Zeus qui a entendu tes prières. Reçois donc,
pour ton bonheur, la richesse et renonce au travail.
TIMON. — Vous aussi, je vais vous faire gémir, tout dieux que vous êtes, à ce que vous dites ; car
je hais tout le monde, hommes et dieux, et cet aveugle-là, quel qu’il soit, j’ai bien envie de lui casser la
tête avec mon hoyau.
PLUTUS. — Au nom de Zeus, allons-nous-en, Hermès ; car cet homme m’a l’air d’être
furieusement atrabilaire, et j’ai peur d’emporter d’ici quelque mauvais coup.
35.– HERMÈS. — Pas de sottise, Timon ; laisse-là cette humeur par trop sauvage et brutale, tends les
deux mains, reçois la bonne fortune, redeviens riche, sois le premier des Athéniens et fais sentir ton
mépris à tous ces ingrats, en usant de ton bonheur pour toi seul.
TIMON. — Je n’ai pas du tout besoin de vous, laissez-moi tranquille. Je suis assez riche avec mon
hoyau. Au reste, je suis le plus heureux des hommes, quand personne ne m’approche.
HERMÈS. — Es-tu sauvage à ce point, camarade ?

Rapporterai-je à Zeus ces mots durs et cruels40 ?

Déteste les hommes, soit : ils t’ont traité assez mal pour cela ; mais ne déteste pas les dieux, alors
qu’ils s’occupent ainsi de toi.
36.– TIMON. — Eh bien, Hermès, je vous sais un gré infini, à toi et à Zeus, pour votre sollicitude ; mais
ce Plutus-là, je ne saurais le recevoir.
HERMÈS. — Pourquoi donc ?
TIMON. — Parce qu’il a jadis été pour moi la cause de mille maux : il m’a livré aux flatteurs, il a
introduit chez moi des traîtres, il a éveillé la haine contre moi, il m’a corrompu par la mollesse, il m’a
exposé à l’envie et, pour couronner son œuvre, il m’a lâché tout à coup perfidement, traîtreusement.
L’excellente Pauvreté, au contraire, m’a exercé aux travaux les plus mâles, elle m’a parlé le langage de
la vérité et de la franchise, elle a pourvu par le travail à mes besoins, elle m’a enseigné à mépriser une
foule de choses étrangères, pour ne placer mon espoir qu’en moi-même, elle m’a montré le prix de ma
richesse, que ni les caresses des flatteurs, ni la crainte des sycophantes, ni la colère du peuple, ni les
votes de l’assemblée, ni les pièges du tyran ne sauraient m’enlever.
37.– Ainsi, fortifié par les travaux, je travaille avec ardeur le champ que voici, je ne vois aucun des
maux de la ville et je tiens de mon hoyau la farine suffisante à ma subsistance. Retourne donc sur tes
pas, Hermès, et reconduis Plutus à Zeus. Pour moi, je ne voudrais qu’une chose, ce serait de faire
pleurer tout le genre humain indistinctement.
HERMÈS. — Ne dis pas cela, mon bon ; car ils ne méritent pas tous de pleurer. Mais laisse de côté
ce dépit enfantin et reçois Plutus. Les dons de Zeus ne sont pas à mépriser41.
PLUTUS. — Veux-tu permettre, Timon, que je me justifie auprès de toi ? M’entendras-tu sans te
fâcher ?
TIMON. — Parle, mais sois bref et ne fais pas de préambule comme ces coquins de rhéteurs. Si tu
es court, je consentirai à t’écouter, en faveur d’Hermès.
38.– PLUTUS. — Je devrais peut-être parler longuement, pour répondre à tes nombreuses imputations.
Cependant vois si, comme tu le prétends, j’ai quelque tort envers toi, moi qui t’ai procuré les avantages
les plus agréables, considération, primauté, couronnes42 et autres plaisirs. C’est à cause de moi que tu
étais le point de mire de tous les yeux, qu’on te célébrait, qu’on s’empressait autour de toi. Si tu as eu à
te plaindre des flatteurs, ce n’est pas ma faute à moi ; c’est plutôt moi qui ai été outragé par toi, qui m’as
livré si indignement à des scélérats qui te louaient et t’ensorcelaient et me tendaient toute sorte de
pièges. Quant à ce que tu disais en dernier lieu, que je t’ai trahi, c’est moi, au contraire, qui pourrais
t’accuser d’avoir épuisé tous les moyens pour me chasser de ta maison et de m’avoir jeté dehors la tête
la première. Voilà pourquoi, au lieu de ton manteau moelleux, la Pauvreté si chère à tes yeux t’a affublé
de cette peau de bique. Aussi Hermès ici présent peut témoigner combien j’ai supplié Zeus de ne plus
me renvoyer chez toi, après la conduite si malveillante que tu as tenue à mon égard.
39.– HERMÈS. — Eh bien, tu vois à présent, Plutus, comme il est radouci. Cesse donc d’avoir peur et
demeure avec lui. Pour toi, continue à bêcher, et toi, amène le Trésor sous son hoyau ; il entendra ton
appel.
TIMON. — Il faut obéir, Hermès, et devenir riche encore une fois. Car que faire, lorsque les dieux
commandent ? Cependant vois dans quels embarras, hélas ! tu me jettes. Jusqu’à présent je menais la vie
la plus heureuse, et voilà que soudain je vais recevoir une masse d’or, sans avoir rien fait de mal, et me
charger d’innombrables soucis.
40.– HERMÈS. — Souffre-le, Timon, pour l’amour de moi ; et, si tu trouves l’épreuve pénible et
insupportable, résigne-toi, pour que ces flatteurs en crèvent d’envie. Pour moi, je vais reprendre mon vol
vers le ciel, en passant par-dessus l’Etna.
PLUTUS. — Il est parti, ce semble ; je le devine au battement de ses ailes. Toi, reste-là. Je vais
t’envoyer le Trésor en m’en allant. Mais plutôt frappe : « Je t’appelle, Trésor d’or, écoute Timon que
voici et laisse-toi prendre par lui. » Creuse, Timon, enfonce ton hoyau profondément. Moi, je vais vous
céder la place.
41.– TIMON. — Allons, mon hoyau, de la vigueur et pas de fatigue : il s’agit de faire venir au jour le
Trésor des profondeurs de la terre. Ô Zeus, dieu des prodiges, ô Corybantes43, mes amis, ô Hermès, dieu
du gain, d’où peut venir tant d’or ? Peut-être n’est-ce qu’un songe. Aussi, je crains de ne trouver que des
charbons à mon réveil. Mais c’est vraiment de l’or, de l’or monnayé, un peu rouge, pesant et charmant à
voir.
« Or, présent le plus beau que reçoivent les hommes44 », tu brilles, comme un feu allumé, dans la
nuit et pendant le jour45. Viens, très cher, très aimable ami. Je crois à présent que Zeus s’est jadis
métamorphosé en or. Eh ! quelle vierge n’ouvrirait son sein pour recevoir un si bel amant, qui descend
par le toit46 ?
42.– Ô Midas47, ô Crésus, ô offrandes du temple de Delphes, comme vous êtes peu de chose auprès de
Timon et des richesses de Timon ! Le roi des Perses lui-même ne m’égale pas. Ô mon hoyau et ma chère
peau de chèvre, il convient que je vous consacre à Pan que voici. Pour moi, maintenant je vais acheter
tout ce canton écarté ; j’y bâtirai une petite tour48 pour mon trésor, une tour suffisante pour y vivre tout
seul et qui, je l’espère, me servira aussi de tombeau, quand je mourrai. Décidons et promulguons pour le
reste de ma vie cette loi, que je ne me mêlerai à aucune société, que j’ignorerai et mépriserai les
hommes. Ami, hôte, camarade, autel de la Pitié seront à mes yeux des fadaises ; compassion pour les
gens qui pleurent, secours à ceux qui sont dans le besoin, des infractions à la loi, des attentats contre les
coutumes. Je vivrai seul comme les loups, et Timon n’aura qu’un ami, Timon.
43.– Tous les autres seront des ennemis et des traîtres ; toute relation avec eux, une souillure. Que
j’aperçoive seulement l’un d’eux, ce sera pour moi un jour néfaste. Que les hommes ne soient pour moi
que des statues de pierre ou d’airain. Ne recevons aucun héraut de leur part, ne faisons aucun pacte avec
eux. Que ce désert me sépare d’eux. Tribu, phratrie, dème, patrie même ne seront que des noms froids et
sans usage, des sottises dont se piquent les sots. Que Timon soit seul riche et dédaigne tout l’univers ;
qu’il vive dans les délices tout seul, délivré de la flatterie et des grossiers éloges. Qu’il sacrifie aux dieux
et célèbre le festin tout seul, sans autre voisin que lui-même, très loin des autres. En un mot décidons
qu’il se prendra la main lui-même, quand il lui faudra mourir, et se mettra lui-même la couronne49.
44.– Que le nom de misanthrope soit le plus agréable pour moi. Qu’on reconnaisse mon caractère à ma
mauvaise humeur, à ma rudesse, à ma grossièreté, à ma colère, à mon inhumanité. Si je viens à voir un
homme que le feu consume et qui me supplie de l’éteindre, je l’éteindrai avec de la poix et de l’huile, et,
si la rivière grossie par l’orage emporte un homme qui me tende les bras et me supplie de le saisir, je le
pousserai et lui plongerai la tête dans le courant, pour qu’il ne puisse pas revenir sur l’eau. C’est ainsi
que je les payerai de retour. Timon, fils d’Échécrate, de Colytte, a proposé cette loi et le même Timon l’a
fait voter par l’assemblée50. Et maintenant tenons ce décret pour légal et restons-y fidèle virilement.
45.– Cependant je donnerais beaucoup pour que ce qui m’arrive parvienne à la connaissance de tout le
monde et qu’on sache que je suis immensément riche : il y aurait là de quoi se pendre pour eux. Mais
qu’est ceci ? Oh ! quelle vitesse ! De tous côtés ils accourent, pleins de poussière et hors d’haleine. Je ne
sais comment ils ont flairé mon or. Monterai-je sur cette butte pour les chasser à coups de pierres et les
cribler de traits du haut de cette position favorable, ou manquerai-je à ma loi juste pour leur parler une
fois, afin de les vexer davantage par mes mépris ? C’est, je crois, le meilleur parti. Recevons-les donc de
pied ferme. Allons, voyons quel est celui qui arrive le premier. C’est Gnathonidès51, le flatteur, qui
naguère, comme je lui demandais un subside, m’a tendu un lacet, lui qui a souvent vomi chez moi des
tonneaux entiers. Mais il a bien fait d’arriver le premier, il gémira avant les autres.
46.– GNATHONIDÈS. — Ne le disais-je pas, moi, que les dieux ne négligeraient pas cet excellent
Timon ? Salut, Timon, le plus beau, le plus charmant des hommes et le meilleur des convives.
TIMON. — Salut à toi aussi, Gnathonidès, le plus vorace de tous les corbeaux et le plus scélérat
des hommes.
GNATHONIDÈS. — Tu as toujours le mot pour rire, toi. Mais où se donne le festin ? car je viens
t’apporter un air nouveau, pris aux dithyrambes récemment joués.
TIMON. — Oui, tu vas chanter des chants de deuil, d’une voix très pathétique, avec
accompagnement de ce hoyau.
GNATHONIDÈS. — Qu’est-ce là ? Tu frappes, Timon ? Des témoins ; ô Héraclès, iou ! iou ! je te
cite pour blessures devant l’Aréopage52.
TIMON. — En vérité, pour peu que tu tardes encore, tu m’assigneras bientôt pour meurtre.
GNATHONIDÈS. — Non, guéris plutôt ma blessure, en la saupoudrant d’un peu d’or : c’est un
spécifique merveilleux pour arrêter le sang.
TIMON. — Tu es encore là ?
GNATHONIDÈS. — Je m’en vais ; mais tu te repentiras d’être devenu si brutal, toi jadis si bon.

47.– TIMON. — Quel est cet homme qui s’approche avec ce front déplumé ? C’est Philiadès, le plus
répugnant de tous les flatteurs. C’est homme a reçu de moi tout un domaine et je lui ai donné deux
talents pour sa fille, en récompense d’un éloge. Je venais de chanter ; tout le monde gardait le silence ;
seul, il me prodigua les louanges, jurant que je chantais mieux que les cygnes. Et puis, l’autre jour, il me
vit malade, et, comme je m’approchais pour lui demander secours, il me répondit en me cognant, le
brave homme.
48.– PHILIADÈS. — Oh, l’impudence ! C’est à présent que vous reconnaissez Timon ? C’est à présent
que Gnathonidès le reconnaît, lui, son ami et son convive ? Il n’a que ce qu’il mérite, ingrat comme il
est. Mais moi j’ai beau être lié depuis longtemps avec lui, avoir servi avec lui comme éphèbe, être du
même dème que lui, je n’en contiens pas moins mon zèle, pour ne pas avoir l’air de l’assaillir. Salut,
maître. Garde-toi de ces infâmes flatteurs qui ne sont tes amis qu’à table et qui d’ailleurs ne diffèrent en
rien des corbeaux53. Il ne faut se fier à personne aujourd’hui ; on ne voit partout qu’ingratitude et
méchanceté. Moi, je t’apportais un talent pour satisfaire tes besoins urgents ; mais en route, comme
j’approchais, j’ai appris que tu étais prodigieusement riche. Aussi je viens pour t’avertir, bien qu’avec ta
sagesse tu n’aies pas besoin de mes conseils ; car tu pourrais en remontrer à Nestor54 lui-même.
TIMON. — Je suivrai tes conseils, Philiadès ; mais approche, que je te caresse avec mon hoyau.
PHILIADÈS. — Citoyens, cet ingrat m’a cassé le crâne, parce que je lui donnais d’utiles
avertissements.
49.– TIMON. — En voici un troisième ; c’est l’orateur Déméas qui s’approche avec un décret dans la
main droite, et qui prétend être notre parent. Cet homme-là a reçu de moi seize talents en un jour pour
payer une amende à l’État ; car il avait été condamné, et, comme il ne payait pas, mis en prison. Et moi,
par pitié, je le fis mettre en liberté. Or, avant-hier, le sort l’avait désigné pour distribuer le théorique55 à
la tribu Érechthéide56 ; je m’approchai pour demander ce qui me revenait ; il me dit qu’il ne me
connaissait pas pour citoyen.
50.– DÉMÉAS. — Salut, Timon, l’appui de ta famille, le soutien des Athéniens, le boulevard de la Grèce.
Le peuple rassemblé et les deux Conseils57 t’attendent depuis longtemps. Mais avant, écoute le décret
que j’ai rédigé en ta faveur : « Attendu que Timon, fils d’Échécratidès, de Colytte, lequel est non
seulement un honnête homme, mais encore un sage comme on n’en trouverait pas deux en Grèce, ne
cesse pas un instant d’administrer merveilleusement les affaires de la ville ; attendu qu’il a été vainqueur
au pugilat, à la lutte et à la course en un seul jour aux Jeux olympiques et qu’il a en outre remporté la
victoire avec un attelage de chevaux et un attelage de poulains… »
TIMON. — Mais je n’ai jamais assisté aux Jeux olympiques.
DÉMÉAS. — Eh bien, tu y assisteras plus tard ; mais cela fait bon effet d’accumuler les mentions
de ce genre dans un décret. « De plus, il s’est distingué au service de l’État, près d’Acharnes58, l’année
dernière, et il a taillé en pièces deux mores59 de Lacédémoniens. »
51.– TIMON. — Comment l’aurais-je fait ? N’ayant pas d’armes, je n’ai même pas été inscrit sur les
rôles de l’armée.
DÉMÉAS. — Tu parles de toi avec trop de modestie ; mais nous, nous serions des ingrats d’oublier
tes services. « De plus, en rédigeant des décrets, en conseillant le peuple, en commandant l’armée, il n’a
pas rendu de minces services à l’État. Pour tous ces motifs, plaise au Sénat, au peuple, à l’Héliée60, aux
tribus, aux dèmes, à tous en particulier et en commun, d’élever près d’Athéna sur l’acropole un Timon
d’or tenant dans sa main droite un tonnerre et la tête auréolée de rayons, de lui décerner sept couronnes
d’or et de proclamer ces couronnes aujourd’hui, aux nouvelles tragédies de Dionysos ; car il faut
célébrer aujourd’hui les Dionysies à cause de lui. La proposition a été faite par Déméas, l’orateur, qui
est son proche parent et son élève ; car Timon est un excellent orateur et il réussit dans tout ce qu’il
entreprend. »
52.– Voilà le décret que j’ai composé pour toi. Quant à moi, je voulais aussi t’amener mon fils, à qui j’ai
donné ton nom de Timon.
TIMON. — Comment, Déméas ? tu n’es même pas marié, que je sache.
DÉMÉAS. — Mais je me marierai, s’il plaît à Dieu, l’année prochaine. J’aurai des enfants, et le
premier qui naîtra, car ce sera un garçon, je l’appelle dès à présent Timon.
TIMON. — Je ne sais pas si tu auras encore envie de te marier, quand tu auras reçu le bon coup que
je te destine.
DÉMÉAS. — Aïe ! Qu’est-ce là ? Tu aspires à la tyrannie, Timon, et tu frappes les hommes libres,
alors qu’il n’est pas sûr que tu sois toi-même un homme libre. Mais tu vas bientôt payer pour toutes tes
violences, et pour avoir mis le feu à la citadelle.
53.– TIMON. — Mais la citadelle n’est pas en feu, coquin, et il est clair que tu n’es qu’un sycophante.
61
DÉMÉAS. — Mais si tu es riche, c’est que tu as percé l’opisthodome .

TIMON. — L’opisthodome non plus n’est pas percé ; on ne te croira pas non plus là-dessus.
DÉMÉAS. — Il sera percé plus tard ; mais tu as déjà en main tout ce qu’il contient.

TIMON. — Eh bien, reçois encore un autre coup.


DÉMÉAS. — Aïe ! mon dos !
TIMON. — Ne crie pas ; sinon, je vais t’en asséner un troisième. Aussi bien il serait tout à fait
bouffon que j’eusse taillé en pièces sans armes deux mores de Lacédémoniens et que je fusse incapable
de rosser un seul avorton d’homme ; ce serait en vain que j’aurais été vainqueur à Olympie au pugilat et
à la lutte.
54.– Mais qui vient là ? N’est-ce pas Thrasyclès le philosophe que je vois ? C’est certainement lui. La
barbe étalée et les sourcils froncés, il s’avance en se rengorgeant, avec le regard farouche d’un Titan, les
cheveux de devant rejetés en arrière : on dirait Borée62 en personne ou Triton63, tels que les a représentés
Zeuxis64. Cet homme d’une tenue si correcte, d’une démarche si décente, qui porte si modestement son
manteau, qui le matin discourt à perte de vue sur la vertu, qui invective les amis du plaisir et fait l’éloge
de la frugalité, n’est pas plus tôt sorti du bain pour venir à table et n’a pas plus tôt pris la grande coupe
que le jeune esclave lui présente – car il a pour le vin pur une inclination particulière – qu’il semble
avoir avalé toute l’eau du Léthé65 et se conduit tout au rebours de ses discours du matin. Comme un
milan, il enlève le premier les plats, écarte son voisin du coude, remplit son menton de ragoût,
s’empiffre comme un chien, et courbé sur les plats comme s’il s’attendait à y trouver la vertu, il essuie
exactement les assiettes avec son index, comme s’il ne voulait pas laisser la moindre trace du salmis66.
55.– Toujours mécontent de sa portion, même s’il a pris pour lui seul le gâteau complet ou le sanglier
tout entier, ou toute autre chose propre à satisfaire sa gourmandise et son insatiable voracité, il prend du
vin, il s’enivre ; alors il ne se contente pas de chanter et de danser, il insulte les gens et se met en colère.
La coupe en main, il donne essor à sa langue, et c’est alors surtout qu’il parle de tempérance et de
modestie, et, quand il se met à pérorer, il est déjà mal en point d’avoir bu du vin pur et il bégaye
ridiculement ; puis il vomit là-dessus, et à la fin on le prend et on l’emporte hors de la salle du festin,
tandis qu’il s’accroche des deux mains à la joueuse de flûte. D’ailleurs, même quand il est à jeun, il ne
cède à personne la palme du mensonge, de l’audace, de la cupidité, c’est le roi des flatteurs, et il se
parjure le plus aisément du monde ; chez lui la charlatanerie marche la première et l’impudence suit ; en
un mot c’est un être confit en sagesse, parfait de tous points, accompli sous tous les rapports. Aussi je
vais le faire gémir avant peu, pour être si bon. Qui est-ce ? Grands dieux, tu t’es fait attendre longtemps,
Thrasyclès.
56.– THRASYCLÈS. — Je ne viens pas, Timon, avec les mêmes intentions que la plupart de ces gens-là,
qui, pleins d’admiration pour ta richesse et alléchés par l’espoir de partager ton argent, ton or et tes
somptueux festins, sont accourus pour étaler leurs flatteries de toute espèce autour d’un homme tel que
toi, simple et libéral. Car tu sais bien qu’un pain d’orge suffit à mon dîner, que mon ragoût préféré est le
thym ou le cresson, assaisonnés de quelques grains de sel, quand je veux me régaler ; ma boisson, c’est
la fontaine aux neuf sources67, et je préfère ce manteau à n’importe quelle robe de pourpre ; car je ne
fais pas plus de cas de l’or que des petits cailloux du rivage. C’est pour toi que je suis venu, pour
empêcher que tu ne te laisses corrompre par cette chose détestable et pleine de pièges, la richesse, qui
maintes fois a été pour maintes personnes la cause d’irréparables malheurs. Si tu m’écoutes, avant tout,
tu la jetteras tout entière dans la mer, cette richesse, qui n’est pas du tout nécessaire à un homme de bien,
capable de voir la richesse de la philosophie. Cependant, mon bon, ne la jette pas dans un endroit
profond ; mais, entrant dans l’eau jusqu’à l’aîne, jette-la un peu en avant du rivage, sans autre témoin
que moi.
57.– Sinon, il y a un autre moyen préférable : porte-la vite hors de chez toi, sans te laisser une obole ;
partage-la à tous ceux qui sont dans le besoin ; donne à qui cinq drachmes, à qui une mine, à qui un
demi-talent68. Si c’est un philosophe, il est juste qu’il emporte double ou triple part. Quant à moi, et ce
n’est pas pour moi que je demande, mais pour en faire part aux camarades dans le besoin, il me suffit
que tu remplisses cette besace qui ne contient même pas en tout deux médimnes d’Égine69. Quand on est
philosophe, il faut savoir se contenter de peu, modérer ses désirs et ne pas élever sa pensée au-dessus de
sa besace.
TIMON. — Voilà des sentiments louables, Thrasyclès ; mais avant de remplir ta besace, je veux,
s’il te plaît, te remplir la tête de coups de poing, avec quelques coups de hoyau en sus.
THRASYCLÈS. — Ô démocratie, ô lois, un scélérat nous bat dans une cité libre !

TIMON. — De quoi te plains-tu, mon bon ? T’ai-je fait mauvaise mesure ? Tiens, je vais ajouter
quatre chénices70 par-dessus le poids.
58.– Mais qu’est ceci ? Quel rassemblement ! Voilà Blepsias71, Lachès, Gniphon72 et toute une légion de
drôles qui vont gémir. Qui m’empêche de monter sur ce rocher pour laisser reposer un peu mon hoyau
fatigué et de ramasser moi-même le plus de pierres possible et de les lancer sur eux dru comme grêle ?
BLEPSIAS. — Ne lance rien, Timon ; nous nous en allons.

TIMON. — Ce ne sera pas au moins sans effusion de sang ni sans blessure.

1. Citoyen athénien du bourg de Colytte, à la misanthropie devenue légendaire ; il serait contemporain de Périclès et d’Alcibiade.

2. Fils du Thessalien Éole. Par hybris, il chercha à imiter le tonnerre de Zeus et fut puni par ce dernier.

3. Plante herbacée vivace, ayant notamment des propriétés sédatives et narcotiques.

4. Dans la mythologie grecque, fils du Titan Prométhée, un des seuls mortels (avec sa femme Pyrrha) qui survécurent au Déluge. Voir aussi
Lucien, La Déesse syrienne, 12.

5. Sommet le plus élevé du Parnasse (2 457 m).

6. Voir la gigantomachie, bataille qui opposa les dieux aux Géants et aboutit à l’extermination de ces derniers.

7. Fils d’Ouranos et Gaïa, les Titans ont précédé les dieux de l’Olympe. Ils furent vaincus par les Olympiens lors de la titanomachie et
enfermés dans le Tartare.

8. Le foudre de Zeus.

9. Une coudée attique mesure 0,44 m.

10. Phaéton voulut conduire le char de son père Hélios (le Soleil), mais il ne put le contrôler, menaçant ainsi d’embraser la terre. Zeus le
foudroya.

11. Petite houe à lame courbée taillée en biseau pour ameublir le sol.
12. Cronos et Rhéa appartiennent à la génération des Titans. Zeus est leur sixième enfant.

13. Figure religieuse crétoise sur laquelle circulent de nombreuses légendes. Il aurait vécu au VIe siècle avant Jésus-Christ. Il aurait passé
cinquante-sept ans endormi dans une grotte. Voir Diogène Laërce I, 109.

14. Ce topos reposerait sur l’interprétation erronée de l’inscription qui figurait sur le tombeau de Minos, Minôos tou Dios taphou (« tombeau
de Minos, fils de Zeus »). Le premier mot ayant été effacé, il ne restait à lire que les derniers mots signifiant « tombeau de Zeus ».

15. Massif montagneux situé au sud-est d’Athènes.

16. Fête célébrée par les Athéniens en l’honneur de Zeus Meilichios. Elle se déroulait dans le dème d’Agrae. Voir Thucydide, I, 126 ; cette
fête est aussi évoquée par Aristophane : Les Nuées, 408, 864.

17. Anaxagore de Clazomènes (environ 500-428 av. J.-C.) est le premier philosophe à s’être installé à Athènes pour y enseigner. Accusé
d’impiété, il dut quitter Athènes pour Lampsaque vers 431, sans doute grâce à l’aide de Périclès, qui avait été son élève. Voir Plutarque, Vie de Nicias,
23 ; Platon, Apologie de Socrate, 26d (allusion à sa doctrine).

18. Sujet à des accès de mauvaise humeur, d’un caractère difficile.

19. Enfermée par son père Acrisios dans une chambre d’airain, Danaé est séduite par Zeus sous la forme d’une pluie d’or. De cette union naît
Persée.

20. Déméter est dite Thesmophoros, « qui a apporté les lois ». En enseignant l’agriculture aux hommes et en instituant le mariage, elle a créé
un nouveau type d’organisation sociale centré autour du foyer. Voir Les Thesmophories d’Aristophane, du nom des fêtes qui la célébraient.

21. Chez Homère, Tantale est condamné par Zeus au supplice suivant : il est placé au milieu d’un cours d’eau qui se retire lorsqu’il se penche
pour boire et sous des arbres fruitiers dont le vent écarte les branches lorsqu’il tente d’attraper un fruit.

22. Devin aveugle tourmenté par les Harpies, divinités de la vengeance, qui lui ravissaient sa nourriture et souillaient ses plats. Il fut délivré
d’elles par les Argonautes, à qui il indiqua en échange la route de la Colchide. Voir Apollodore I, 9, 21 ; Ovide, Les Métamorphoses, VII, 1-58 ;
Eschyle, Les Euménides, 50 sq.

23. Danaos avait cinquante filles, que son frère Égyptos voulait marier à ses cinquante fils. Pour leur échapper, Danaos et ses filles s’enfuirent
à Argos, mais les fils d’Égyptos les y poursuivirent. Les filles de Danaos feignirent alors d’accepter le mariage et, la nuit de leurs noces, tuèrent
chacune leur époux (à l’exception d’Hypermnestre). Selon une version tardive du mythe, les Danaïdes furent précipitées au Tartare, condamnées à
remplir éternellement des jarres percées. Voir Ovide, Les Héroïdes, lettre 14 ; Les Métamorphoses, IV, 462.

24. Pluton est l’autre nom d’Hadès, le souverain des Enfers. Il doit être distingué de Plutus, la Richesse personnifiée.

25. Pyrrhias, Dromon ou Tibios sont des noms d’esclaves.

26. Entraves, fouet et moulin rappellent que l’héritier est un ancien esclave.

27. Chez Homère, roi de l’île de Symée qui passe pour le plus beau des Grecs après Achille (Iliade, II, 673-674).

28. Roi légendaire d’Athènes considéré comme autochtone (sans parents, né directement de la terre). Il était honoré sur l’Acropole.

29. Roi mythique d’Athènes qui se sacrifia pour sauver la cité de l’attaque des Doriens.

30. Le héros de l’Odyssée, célèbre pour sa mètis (intelligence rusée).

31. Roi de Lydie (VIe s. av. J.-C.), célèbre pour ses richesses. Voir Hérodote, I, 26 sq.

32. Homme politique et stratège athénien du Ve siècle av. J.-C., aussi appelé Aristide le Juste. Il serait mort si pauvre que l’État aurait dû
pourvoir à ses funérailles. Sur la pauvreté d’Aristide et ses rapports avec Callias, voir Plutarque, Vie d’Aristide, 25.

33. Père et fils, membres d’une des familles les plus riches de l’Athènes du Ve siècle av. J.-C.

34. Voir le début du Ploutos d’Aristophane.

35. Fils d’Aspharée (roi de Messénie) dont la vision surhumaine était proverbiale.

36. Théognis, v. 175-176.

37. Manteau d’une seule pièce, carrée ou rectangulaire.

38. Deux démagogues athéniens célèbres du Ve siècle av. J.-C. Voir le Paphlagonien des Cavaliers d’Aristophane ; voir aussi Les Nuées, 551
sq. ; La Paix, 681 sq.

39. Épithète du dieu Hermès, d’origine obscure.

40. Homère, Iliade, XV, 202 : Iris demande à Poséidon si elle doit rapporter à Zeus les paroles qu’il vient de prononcer.

41. Paraphrase d’Homère, Iliade, III, 65.

42. Couronnes civiques ou couronnes portées lors des banquets.

43. Danseurs des cultes orgiastiques de Dionysos et de Cybèle.


44. Voir Euripide, Danaé, frag. 8 (éd. Jouan / Van Looy).

45. Voir Pindare, Olympiques, I, 2-4.

46. Allusion à Danaé, séduite par Zeus sous la forme d’une pluie d’or.

47. Roi de Phrygie qui, d’après la légende, transformait tout ce qu’il touchait en or, à la suite de la réalisation d’un vœu.

48. Pausanias (I, 30, 4) mentionne, au IIe siècle apr. J.-C., une « tour de Timon », qu’il situe près de l’Académie.

49. Le verbe dexiôsasthai a plutôt le sens de « tendre la main », pour un dernier salut. Voir Xénophon, Cyropédie, VIII, 7, 28. Lorsqu’un
malade expirait, on lui posait une couronne sur la tête.

50. Formule utilisée dans les décrets.

51. Le nom de Gnathonidès ne figure que chez Lucien (voir aussi Les Fugitifs, 19). En revanche, Gnathon (de gnathos, « la mâchoire ») est un
nom habituel pour un parasite : voir Ménandre, Kolax ; Longus, Daphnis et Chloé, IV, 10 ; Alciphron, II, 32.

52. Conseil athénien siégeant sur la colline du même nom (au nord-ouest de l’Acropole), chargé de questions judiciaires (entre autres les
homicides).

53. Jeu sur la ressemblance entre kolax (« flatteur ») et korax (« corbeau »).

54. Héros homérique qui, en raison de son grand âge et de la sagesse de ses conseils, joue un rôle important parmi les chefs de l’armée
grecque.

55. Le théôrikon était à l’origine une indemnité versée aux citoyens athéniens pour leur participation aux fêtes religieuses et aux
représentations théâtrales, ce qui permettait aux plus pauvres d’y assister.

56. Une des dix tribus athéniennes. Par son dème (Colyttos), Timon appartenait en fait à la tribu Égéide.

57. Le conseil de l’Aréopage et la Boulè, le conseil des Cinq Cents.

58. Dème attique de la tribu Œnéide. Voir Aristophane, Les Acharniens.

59. Le more est un régiment lacédémonien commandé par un polémarque. Six mores forment une armée.

60. Tribunal du peuple à Athènes. Il était composé de six mille citoyens de plus de trente ans, tirés au sort chaque année.

61. Partie postérieure d’un temple grec. Il s’agit ici de l’opisthodome du Parthénon, dans lequel était déposé le trésor public.

62. Titan, fils d’Éos (l’Aurore) et Astréos, personnification du vent du nord.

63. Dieu marin, fils de Poséidon et Amphitrite, messager des flots.

64. Peintre grec du Ve-IVe siècle av. J.-C. considéré par les Anciens comme un des plus grands peintres de l’Antiquité avec Apelle et
Polygnote. Voir Lucien, Zeuxis.

65. Fleuve des Enfers. Boire son eau provoquait l’oubli.

66. Sauce nappant un mets composé de pièces de gibier à plumes servi en ragoût.

67. La fontaine à neuf bouches, Ennéakrounos, fut construite dans l’agora sous Pisistrate, l’eau étant amenée dans des canalisations d’argile
depuis la source Callirhoé. Voir Pausanias, I, 14, 1.

68. Une mine vaut cent drachmes, un talent soixante mines, soit six mille drachmes.

69. Le médimne attique contient 52,53 l, les standards étant différents selon les régions et l’époque. Le médimne d’Égine se serait écarté de
cette norme de 40 %.

70. Un chénice valait environ 1,09 l, et un médimne quarante-huit chénices.

71. Voir Lucien, Dialogues des morts, 22, 7.

72. Voir Lucien, L’Arrivée aux Enfers, 17 ; Le Songe ou le Coq, 30 ; Les Sectes à l’encan, 23.
26
CHARON
OU LES CONTEMPLATEURS
Ce dialogue entre Hermès et le nocher des Enfers a pour origine une situation exceptionnelle :
Charon a obtenu d’être déchargé une journée de sa tâche pour visiter le monde des vivants et il demande
à Hermès de lui servir de guide (1-2). Ainsi, ce dialogue entre deux dieux a pour objet l’humanité :
Charon veut connaître les hommes, savoir ce qu’ils font et ce qu’ils disent pour comprendre ce qui peut
bien inspirer aux morts auxquels il a affaire le regret de leur existence terrestre. Pour cela, un
observatoire est nécessaire, d’où Hermès et Charon puissent tout voir (2-3). S’inspirant des inventions
poétiques d’Homère – ce qu’Hermès appelle plaisamment la « méthode homérique » –, ils entassent
l’Œta sur l’Olympe, le Pélion sur l’Œta puis encore d’autres montagnes (3-5) ; par la même méthode,
Hermès procure alors à Charon une vue perçante (7-8). Le dialogue introduit donc une description du
monde, tel qu’il est vu par les deux dieux (8-24). Les personnages qui apparaissent sous leurs yeux
appartiennent au VIe siècle av. J.-C. : l’athlète Milon de Crotone, les Perses Cyrus et Cambyse, Crésus le
Lydien et Solon l’Athénien, la reine scythe Tomyris, le tyran Polycrate. À son tour, cette description
inclut un dialogue entre Crésus et Solon (12), que commentent Hermès et Charon. Le texte a une
coloration cynique ; il souligne la vanité des activités humaines et dénonce l’oubli que les hommes ont
de leur condition mortelle. Mais fantaisie et merveilleux font aussi irruption dans le dialogue : grâce à la
magie poétique d’Homère, l’impossible devient réalisable (déplacer des montagnes, percevoir les plus
petits détails de l’activité humaine, etc.). Les citations homériques abondent, et Charon parodie le maître
tout aussi bien qu’Hermès. Ainsi, Charon ou les Contemplateurs doit aussi être lu dans une perspective
méta-poétique : il invite à réfléchir sur la littérature et ses codes.
E. M.

1.– HERMÈS. — De quoi ris-tu, Charon1 ? Pourquoi as-tu quitté ta barque pour venir ici dans nos
régions ? Tu n’as guère l’habitude de fréquenter ce haut monde.
CHARON. — Il m’a pris envie, Hermès, de connaître la vie humaine, ce qu’y font les hommes,
quels sont ces biens dont la privation les fait soupirer, quand ils descendent chez nous ; car aucun d’eux
n’a jamais fait le trajet sans pleurer. J’ai donc, à l’exemple de ce jeune Thessalien2, demandé à Hadès de
m’accorder une journée de relâche, je suis monté à la lumière et je crois que je t’ai rencontré à point
nommé ; car tu vas, j’y compte, me guider, m’accompagner dans mon tour et me faire voir les choses en
détail, comme un dieu qui les connaît.
HERMÈS. — Je n’ai pas le temps, nocher ; car je pars pour m’acquitter d’une commission dont le
Zeus d’en haut m’a chargé pour la terre. Or il est colère, et j’ai peur que, si je m’attarde, il ne me laisse
exclusivement à vous et ne me livre aux ténèbres, ou que, comme il l’a fait naguère à Héphaïstos, il ne
me prenne par le pied et ne me lance du seuil divin, pour que, devenu boiteux, je prête à rire à mon tour
en servant à boire aux dieux3.
CHARON. — Alors tu me laisseras errer à l’aventure sur la terre, toi qui es mon camarade, qui fais
la traversée et passes les ombres avec moi. Il serait pourtant bien, fils de Maïa, de te souvenir au moins
que je ne t’ai jamais fait vider la sentine4 ni prendre la rame ; mais tu ronfles, couché sur le tillac5, toi
qui as de si fortes épaules, ou, si tu trouves quelque mort babillard, tu causes avec lui pendant toute la
traversée, et moi, qui suis vieux, je manœuvre seul ma barque. Mais, au nom de ton père, mon petit
Hermès, ne m’abandonne pas, fais-moi voir tout ce qui se passe dans la vie, afin que je m’en retourne la
curiosité satisfaite. Si tu me laisses aller seul, je serai comme les aveugles qui bronchent et glissent dans
l’obscurité ; comme la leur, ma vue se voile devant la lumière. Mais rends-moi ce service, dieu du
Cyllène6 et je m’en souviendrai toujours.
2.– HERMÈS. — Cette affaire là sera cause que je serai battu ; je vois d’avance que, si je te guide, j’en
serai payé par quelques bons coups de poing. Il faut pourtant te servir : comment refuser, quand c’est un
ami qui vous fait violence ? Cependant te faire tout voir en détail exactement, c’est impossible, nocher :
ce serait l’affaire de plusieurs années. Et puis Zeus me ferait infailliblement redemander par un héraut,
comme un esclave fugitif ; cela t’empêcherait toi-même d’exécuter la besogne que t’impose la Mort, et
tu ne peux te dispenser si longtemps d’amener des morts que le royaume de Pluton7 n’en souffre du
dommage. Enfin le percepteur des Enfers, Éaque8, se fâcherait de ne pas encaisser une obole. Mais le
moyen de te faire voir l’essentiel, voilà ce qu’il faut rechercher à présent.
CHARON. — Vois toi-même, Hermès, quel est le meilleur ; car moi, je suis étranger et je ne
connais rien des choses de la terre.
HERMÈS. — En somme, Charon, c’est un lieu élevé qu’il nous faut, d’où tu puisses contempler le
monde entier. Si tu pouvais monter dans le ciel, nous n’aurions aucun effort à faire ; de cet observatoire,
tu apercevrais tout exactement, mais puisque, vivant toujours avec les ombres, il ne t’est pas permis de
monter au palais de Zeus, mettons-nous tout de suite à la recherche de quelque haute montagne.
3.– CHARON. — Tu sais, Hermès, ce que j’ai coutume de vous dire, lorsque nous naviguons. Quand le
vent souffle impétueusement par le travers de la voile et soulève les vagues, alors vous autres, qui n’y
entendez rien, vous me dites de ferler9 la voile ou de lâcher un peu la bouline10 ou de courir avec le vent,
et moi je vous conseille de garder le silence ; car je sais, moi, ce que j’ai de mieux à faire. Imite-moi et
fais toi-même ce que tu juges convenable, puisque tu es pilote à présent. Pour moi, comme c’est le
devoir des passagers, je resterai assis en silence et je me conformerai en tout point à tes ordres.
HERMÈS. — Fort bien : je vais voir moi-même ce qu’il faut faire et tâcher de découvrir
l’observatoire qu’il nous faut. Le Caucase, ou le Parnasse, qui est plus élevé, ou là-bas l’Olympe, le plus
haut des trois, ne ferait-il pas mon affaire ? Mais, en jetant les yeux sur l’Olympe, il m’est venu à
l’esprit une idée qui n’est pas mauvaise ; seulement il faut que tu te mettes au travail avec moi et que tu
me donnes un coup de main.
CHARON. — Commande, je t’aiderai de tout mon pouvoir.
HERMÈS. — Le poète Homère dit que les fils d’Aloée qui, comme nous, n’étaient que deux, et
encore dans l’enfance, s’avisèrent un jour d’arracher l’Œta de sa base et de le mettre sur l’Olympe, puis
le Pélion sur l’Œta11, pensant qu’ils auraient là une échelle suffisante pour escalader le ciel. Ces deux
jeunes garçons furent punis de leur folle présomption ; mais nous qui n’avons aucun mauvais dessein
contre les dieux, pourquoi ne bâtirions-nous pas de même, en roulant mont sur mont, un observatoire du
haut duquel nous verrions mieux le monde ?
4.– CHARON. — Et pourrons-nous, à nous deux, Hermès, soulever le Pélion ou l’Ossa et les mettre sur
l’Olympe ?
HERMÈS. — Pourquoi pas, Charon ? nous crois-tu moins énergiques que ces deux bambins-là,
nous qui sommes des dieux ?
CHARON. — Non ; mais l’entreprise exigerait, ce me semble, un travail incroyable.
HERMÈS. — On voit bien que tu es un ignorant, Charon, et sans la moindre aptitude poétique. Il a
suffi de deux vers au brave Homère pour nous rendre immédiatement le ciel accessible, tant il avait de
facilité à entasser les montagnes. Et je m’étonne que tu trouves cela prodigieux, toi qui sais bien
certainement qu’Atlas12 porte à lui seul le ciel même et nous soutient tous à la fois. Tu as sans doute
aussi entendu parler de mon frère Héraclès ; tu sais comment un jour il prit la place de ce fameux Atlas
et le soulagea pour quelque temps de son fardeau, en prenant le monde sur son dos13.
CHARON. — Oui, j’en ai entendu parler ; mais est-ce vrai ? vous le savez peut-être Hermès, toi et
les poètes.
HERMÈS. — Rien n’est plus vrai, Charon ; pourquoi veux-tu que des hommes sages aient débité
des mensonges ? Commençons donc par soulever l’Œta avec un levier, suivant les indications que
l’architecte nous donne dans ce vers : « puis, sur l’Ossa, le Pélion au feuillage agité14 ». Tu vois comme
nous en sommes venus à bout facilement par la méthode poétique. Allons, maintenant je vais monter,
pour voir si cela est suffisant ou s’il nous faudra surélever notre construction.
5.– Ah ! grands dieux, nous ne sommes encore qu’au bas du ciel ; du côté de l’orient, c’est à peine si
l’Ionie et la Lydie15 apparaissent ; du côté du couchant, on ne voit pas plus loin que l’Italie et la Sicile ;
du côté de l’Ourse, on n’aperçoit que les pays en deçà de l’Ister16, et de ce côté-là, on distingue à peine
la Crète. Il nous faut donc, nocher, transporter l’Œta, à ce qu’il semble, puis mettre le Parnasse par-
dessus tous les autres.
CHARON. — Faisons-le. Prends garde seulement que nous ne rendions notre édifice trop mince, en
lui donnant une élévation invraisemblable, et que, renversés avec lui, nous ne fassions, en nous brisant
le crâne, une amère épreuve de l’architecture homérique.
HERMÈS. — N’aie pas peur, il n’y aura aucun danger. Transporte-moi l’Œta et roulons dessus le
Parnasse. Vois, à présent je remonte. C’est parfait. Je vois le monde entier. Monte maintenant, toi aussi.
17
CHARON. — Tends-moi la main, Hermès ; car ce n’est pas sur une petite machine que tu me fais
monter ici.
HERMÈS. — Tu n’as pas d’autre moyen de voir le monde entier, Charon ; la sécurité et la curiosité
s’accommodent mal ensemble ; mais tiens-moi la main droite et évite les passages glissants. Bien, te
voilà en haut, toi aussi. Comme le Parnasse a deux cimes18, prenons-en chacun une pour nous asseoir. Et
maintenant promène-moi tes regards de tous côtés et contemple tout.
CHARON. — Je vois une grande étendue de terre et une sorte de grand lac qui l’enveloppe, et des
montagnes, et des fleuves plus grands que le Cocyte et le Pyriphlégéthon19, et de tout petits hommes et
leurs tanières.
6.– HERMÈS. — Ce sont des villes que tu prends pour des tanières.
CHARON. — Alors tu vois, Hermès, que nous n’avons rien fait qui vaille et que c’est en vain que
nous avons déplacé le Parnasse avec la fontaine de Castalie20, et l’Œta, et les autres montagnes ?
HERMÈS. — Pourquoi ?
CHARON. — Je ne vois rien de distinct, moi, de la hauteur où nous sommes. Or ce que je
demandais, ce n’était pas de voir des villes et des montagnes sans rien de plus, et telles qu’on les voit
sur les cartes, mais d’être mis en présence des hommes mêmes et de connaître ce qu’ils font et ce qu’ils
disent, comme je faisais au moment même où tu m’as rencontré. En me voyant rire, tu m’as demandé la
cause de ma gaieté : eh bien, c’est que je venais d’entendre un homme extrêmement plaisant.
HERMÈS. — Que disait-il donc ?
CHARON. — Invité à dîner, je pense, par un de ses amis pour le lendemain : « Oui, je viendrai
certainement », répondit-il. Il parlait encore qu’une tuile tomba je ne sais comment du toit de la maison
et le tua. Alors je me mis à rire de cette promesse mal tenue. Mais je crois qu’à présent il nous faut
descendre un peu plus bas pour mieux voir et entendre.
7.– HERMÈS. — Ne bouge pas : je me charge de remédier à cela aussi, et je vais en une minute te donner
une vue très perçante, en empruntant pour cela une formule magique à Homère. Quand j’aurai prononcé
les vers, souviens-toi de n’avoir plus la vue faible et de tout voir distinctement
CHARON. — Tu n’as qu’à parler.
HERMÈS. — J’ai ôté de tes yeux le brouillard qui les voilait, afin que tu puisses distinguer les
dieux et les hommes21.

Eh bien, qu’en dis-tu ? Vois-tu maintenant ?


22
CHARON. — Merveilleusement ; le fameux Lyncée était aveugle auprès de moi. Continue donc à
m’instruire et réponds à mes questions. Mais, si tu veux, moi aussi j’aurai recours aux vers d’Homère
pour t’interroger et tu verras que, moi aussi, j’ai quelque connaissance des poèmes homériques.
HERMÈS. — Et comment peux-tu en savoir quelque chose, toi qui passes ta vie à naviguer et à
manier les rames ?
CHARON. — Je te ferai observer que ce que tu dis n’est pas flatteur pour mon métier. Comme je
passais le poète après sa mort, je l’entendis par hasard réciter quantité de vers et je m’en rappelle
quelques-uns. Une grosse tempête nous surprit à ce moment. Il avait commencé à réciter je ne sais quel
chant peu favorable aux navigateurs et il disait que Poséidon avait assemblé les nuages et troublé la mer
en y plongeant son trident comme une cuiller à pot, qu’il avait déchaîné les tempêtes, et je passe
beaucoup d’autres détails. Tandis qu’il remuait ainsi la mer par ses vers, soudain la tempête et les
ténèbres tombant sur nous faillirent faire chavirer notre bateau. Juste à ce moment, pris du mal de mer, il
vomit la plupart de ses rhapsodies, avec Scylla, Charybde et le Cyclope23. Je n’ai pas eu de peine à
retenir quelque chose de cette énorme évacuation.
8.– Dis-moi, « quel est ce gros homme, vaillant et grand, qui dépasse les autres de la tête et les efface
par la largeur de ses épaules24 ? »
25
HERMÈS. — C’est Milon, l’athlète de Crotone . Les Grecs l’applaudissent parce qu’il a pris un
taureau sur son dos et le porte au travers du stade.
CHARON. — Combien je mériterais mieux leurs applaudissements, Hermès, moi qui bientôt te
prendrai Milon lui-même pour le mettre dans ma barque, quand il viendra chez nous terrassé par le plus
invincible des antagonistes, la Mort, sans se rendre compte du croc-en-jambes qu’il en aura reçu ! Puis
nous l’entendrons certainement se lamenter au souvenir de ces couronnes et de ces applaudissements.
Mais maintenant il est fier d’être admiré parce qu’il porte un taureau. Pouvons-nous penser qu’il
s’attende à mourir quelque jour ?
HERMÈS. — Comment veux-tu qu’il pense à la mort à présent qu’il est en pleine vigueur ?
CHARON. — Laisse-le. Bientôt nous rirons à ses dépens, quand il passera le Styx, incapable de
porter, je ne dis pas un taureau, mais un moucheron.
9.– Mais dis-moi : « Qui est donc cet autre, ce personnage imposant26 ? » Ce n’est pas un Grec, si j’en
juge par son habit.
27
HERMÈS. — C’est Cyrus, fils de Cambyse , Charon. Il vient de faire passer aux Perses l’empire
que les Mèdes détenaient depuis longtemps. Naguère il a vaincu les Assyriens et soumis Babylone. À
présent il paraît avoir envie de marcher sur la Lydie pour devenir, après avoir détruit Crésus28, le maître
de la terre.
CHARON. — Mais où est-il donc, ce Crésus ?
HERMÈS. — Tourne les yeux là-bas vers cette grande citadelle entourée d’une triple muraille.
C’est Sardes, et tu vois maintenant Crésus lui-même assis sur un lit d’or, qui s’entretient avec Solon
l’Athénien. Veux-tu que nous écoutions leur conversation ?
CHARON. — Très volontiers.
10.– CRÉSUS. — Ô mon hôte athénien, tu as vu mes richesses, mes trésors, tous mes lingots d’or et toute
ma magnificence. Dis-moi, quel est celui de tous les hommes que tu juges le plus heureux ?
CHARON. — Que va répondre Solon ?
HERMÈS. — Ne t’inquiète pas, rien qui soit indigne de lui.
SOLON. — Ah ! Crésus, les gens heureux sont rares ; pour ma part, de ceux que je connais, c’est
Cléobis et Biton29, les enfants de la prêtresse d’Argos, que j’estime avoir été les plus heureux.
CHARON. — Il veut dire ceux qui naguère sont morts ensemble, après s’être attelés à la voiture de
leur mère et l’avoir traînée jusqu’au temple.
CRÉSUS. — Soit ; qu’ils aient le premier rang parmi les heureux. Mais le second, à qui appartient-
il ?
SOLON. — À Tellos d’Athènes, qui a bien vécu et qui est mort pour sa patrie.

CRÉSUS. — Et moi, maraud, je ne te parais pas heureux ?


SOLON. — Je ne le sais pas encore, Crésus, et je ne le saurai pas que tu ne sois arrivé au terme de
ta vie. Pour juger exactement du bonheur, il faut attendre la mort et voir si l’on a été heureux jusqu’au
bout.
CHARON. — C’est très bien, Solon, de ne pas m’oublier et d’en appeler à ma barque, pour décider
des questions comme celle-là.
11.– Mais quels sont ces gens que Crésus envoie et que portent-ils sur leurs épaules ?
HERMÈS. — Des briques d’or qu’il consacre au dieu Pythien en paiement des oracles qui
causeront bientôt sa perte. Ce Crésus est un amateur singulier de divination.
CHARON. — C’est donc cela, l’or ? C’est cette chose brillante qui lance des reflets, et qui est
mêlée de jaune et de rouge. J’en ai toujours entendu parler, mais c’est la première fois que j’en vois.
HERMÈS. — Voilà, Charon, ce que désigne ce mot tant vanté, ce que tous les hommes se disputent.
CHARON. — Ma foi, je ne vois pas à quoi il est bon, sinon à écraser ceux qui le portent.
HERMÈS. — Tu ne sais donc pas tout ce qu’on fait pour l’avoir : guerres, complots, brigandages,
parjures, meurtres, emprisonnements, longues navigations, marchés, esclavages ?
CHARON. — Pour cet or, Hermès, si peu différent du cuivre ? car je connais le cuivre par l’obole
que je perçois, comme tu sais, sur chacun des morts qui descendent aux Enfers.
HERMÈS. — Oui, mais le cuivre est abondant ; aussi n’est-il guère recherché par les hommes, et
l’or est rare et l’on fouille, pour l’extraire, à de grandes profondeurs. D’ailleurs il vient de la terre,
comme le plomb et les autres métaux.
CHARON. — C’est une étrange sottise qu’ont les hommes de s’éprendre d’une telle passion pour
un objet pâle et pesant.
HERMÈS. — Ce Solon du moins, Charon, n’en paraît pas épris, comme tu vois. Il se moque de
Crésus et de la vaniteuse ostentation du barbare. Il me semble qu’il veut lui poser une question.
Écoutons.
12.– SOLON. — Dis-moi, Crésus, crois-tu réellement qu’Apollon Pythien30 ait besoin de ces briques ?
CRÉSUS. — Oui, par Zeus ; car il n’a pas à Delphes une seule offrande pareille.
SOLON. — Tu crois donc rendre le dieu heureux, en ajoutant à ses trésors des briques d’or ?
CRÉSUS. — Sans doute.
SOLON. — À t’entendre, Crésus, l’Olympe est bien pauvre, s’il faut que les dieux fassent venir
l’or de Lydie, quand ils en désirent.
CRÉSUS. — Où y a-t-il en effet autant d’or que chez nous ?
SOLON. — Dis-moi : y a-t-il aussi du fer en Lydie ?
CRÉSUS. — Pas beaucoup.

SOLON. — Alors vous manquez du métal le plus précieux.


CRÉSUS. — Comment le fer serait-il meilleur que l’or ?
SOLON. — Si tu veux répondre sans te fâcher, je te l’apprendrai.
CRÉSUS. — Questionne, Solon.
SOLON. — Quels sont les meilleurs, ceux qui sauvent les autres ou ceux qui sont sauvés par eux ?
CRÉSUS. — Ceux qui sauvent les autres évidemment.
SOLON. — Si donc Cyrus vient, comme on en parle, attaquer les Lydiens, feras-tu faire à tes
troupes des épées d’or, ou devras-tu recourir au fer ?
CRÉSUS. — Au fer, évidemment.
SOLON. — Et si tu ne t’en étais pas procuré, ton or pourrait bien s’en aller en Perse, prisonnier.
CRÉSUS. — Pas de parole de mauvais augure, l’ami.

SOLON. — Dieu veuille écarter ce malheur ! Mais tu reconnais, ce me semble, que le fer est
meilleur que l’or.
CRÉSUS. — Veux-tu donc que j’offre aussi au dieu des briques de fer et que je fasse revenir mon
or ?
SOLON. — Il n’a pas plus besoin de fer que d’or ; mais quoi que tu dédies, c’est pour d’autres que
tu l’auras dédié ; ce sera une proie toute trouvée pour les Phocidiens ou les Béotiens ou même les
Delphiens, ou pour un tyran, ou pour un brigand. Quant au dieu, il se soucie peu de tes orfèvres.
CRÉSUS. — Tu ne cesses de faire la guerre à mes richesses : tu en es jaloux.

13.– HERMÈS. — Le Lydien ne peut supporter, Charon, la franchise et la vérité dans les discours ; c’est
pour lui quelque chose d’étrange qu’un homme pauvre qui ne tremble pas et qui dit librement ce qui lui
vient à l’esprit. Mais il se souviendra bientôt de Solon, lorsque, fait prisonnier, il lui faudra monter sur le
bûcher, par ordre de Cyrus31. Car j’ai entendu Clotho32 qui lisait l’autre jour les destins qu’elle avait filés
pour les hommes. Dans sa liste, il y avait que Crésus serait pris par Cyrus, et que Cyrus lui-même serait
tué par la reine des Massagètes. Vois-tu cette femme scythe qui s’avance sur ce cheval blanc ?
CHARON. — Oui, par Zeus.
HERMÈS. — C’est Tomyris qui doit couper la tête de Cyrus et la plonger dans une outre pleine de
33
sang . Vois-tu aussi le fils de Cyrus, ce petit jeune homme ? C’est Cambyse. Il régnera après son père
et, après avoir essuyé force échecs en Libye et en Éthiopie, il finira sa vie dans la folie34, après avoir tué
le bœuf Apis.
CHARON. — Il y a de quoi rire, et beaucoup. Mais pour le moment qui oserait lever les yeux sur
ces potentats si méprisants, et qui croirait que tout à l’heure l’un sera prisonnier et que l’autre aura la
tête dans une outre pleine de sang ?
14.– Mais quel est celui-là, Hermès, qui est vêtu d’une casaque de pourpre attachée par une agrafe et qui
porte un diadème ? Son cuisinier lui remet un anneau qu’il a trouvé en ouvrant un poisson. « Il habite
une île entourée par la mer et se glorifie d’être roi35. »
36
HERMÈS. — Tu parodies fort bien à présent, Charon. Eh bien, c’est Polycrate que tu vois, le
tyran de Samos, qui se croit parfaitement heureux ; mais livré par Maïandrios, le serviteur qui se tient à
ses côtés, au satrape Oroïtès, il sera empalé, le malheureux, déchu de son pouvoir en un clin d’œil ; cela
aussi je l’ai entendu dire à Clotho.
CHARON. — Bravo pour Clotho ! Brûle-les bravement, ma bonne, coupe-leur la tête, empale-les,
pour qu’ils se souviennent qu’ils sont hommes. En attendant, qu’ils s’élèvent ; plus ils tomberont de
haut, plus leur chute sera douloureuse. Et moi, en reconnaissant chacun d’eux dans ma barque, je rirai de
les voir nus, sans pourpre, ni tiare, ni lit d’or.
15.– HERMÈS. — Tel sera le sort de ces potentats. Quant à la multitude, Charon, tu la vois : les uns
naviguent, les autres font la guerre, ou sont en procès, ou travaillent la terre, ou prêtent à usure, ou
mendient.
CHARON. — Je vois que leur foule est variée, leur vie pleine de trouble et leurs villes semblables à
des ruches où chacun a son aiguillon et en pique son voisin. Quelques-uns, pareils à des guêpes, pillent
les plus faibles. Mais quel est cet essaim qui voltige secrètement autour d’eux ?
HERMÈS. — Ce sont les espérances, Charon, les craintes, les folies, les plaisirs, les convoitises, les
colères, les haines et autres êtres semblables. En bas, la folie se mêle à eux et gouverne avec eux la cité ;
on y voit aussi, par Zeus, la haine, la colère, la jalousie, l’ignorance, le doute, l’avarice. Au-dessus
voltigent la crainte et l’espérance ; l’une s’abat sur les hommes et les frappe d’épouvante et les contraint
parfois à se cacher, et l’autre, l’espérance, planant sur les têtes, juste au moment où l’on pense la saisir,
s’envole à tire d’ailes, les laissant bouche béante, comme Tantale37 que tu vois aux Enfers trompé par
l’eau qui lui échappe.
16.– Mais si tu regardes avec attention, tu verras aussi les Moires38 au-dessus de la foule, qui filent pour
chacun des hommes le fuseau auquel ils sont tous suspendus par un fil mince. Vois-tu ces espèces de fils
d’araignée qui descendent des fuseaux sur chacun d’eux ?
CHARON. — Oui, j’aperçois un fil très délié attaché à chaque homme, et le plus souvent ce fil est
entrelacé à un voisin, et celui-ci à un autre.
HERMÈS. — C’est naturel, nocher ; car il est arrêté par les destins que celui-ci doit être tué par
celui-là, et celui-là par un autre, qu’un tel héritera d’un autre dont le fil est plus court que le sien, ou
qu’au rebours le second héritera du premier : c’est ce que montre l’entrelacement des fils. Mais vois-tu
qu’ils sont tous suspendus à un fil mince ? Tel homme, tiré en haut, plane clans les airs ; mais bientôt, ne
pouvant plus résister au poids qu’il soutient, le fil se rompt, et l’homme tombe avec fracas ; tel autre, au
contraire, à peine soulevé de terre, s’il vient à tomber, tombera sans bruit, et c’est à peine si ses voisins
s’apercevront de sa chute.
CHARON. — C’est tout à fait plaisant, Hermès.
17.– HERMÈS. — Oui, et tu ne trouveras jamais de parole assez forte pour exprimer à quel point les
hommes sont ridicules, Charon, surtout quand on les voit s’abandonner à des désirs désordonnés et
partir au milieu de leurs espérances, enlevés de force par cette excellente Mort. Elle leur envoie
pourtant, comme tu vois, des messagers et des hérauts en grand nombre : le frisson, la fièvre, la phtisie,
la pneumonie, l’épée, les brigands, les poisons, les juges et les tyrans. Ils n’y font absolument aucune
attention, tant qu’ils sont heureux, mais au moindre revers, ce ne sont que des hélas ! des ah ! des
malheur à moi ! Si dès le début ils faisaient réflexion qu’ils sont mortels et qu’après un court séjour dans
la vie, ils la quitteront comme un songe, en laissant tout sur la terre, ils vivraient plus sagement et
seraient moins affligés de mourir. Comme, au contraire, ils espèrent jouir éternellement de ce qu’ils
possèdent, quand le ministre de la Mort se présente pour les appeler et les entraîne enchaînés par la
fièvre ou la phtisie, ils s’indignent qu’on les emmène, n’ayant jamais pensé qu’on les arracherait à leurs
jouissances. Dans quel état serait un homme qui se fait bâtir une maison en hâte et qui presse les
ouvriers, s’il apprenait qu’il la verra sans doute terminée, mais qu’il n’y aura pas plus tôt mis le toit qu’il
s’en ira, laissant à son héritier le plaisir d’en jouir, tandis que lui-même n’y aura même pas pris un repas,
le malheureux ? Un autre se réjouit parce que sa femme lui a donné un enfant mâle ; à cette occasion, il
régale ses amis ; il donne à son fils le nom de son père ; mais s’il savait que l’enfant doit mourir à l’âge
de sept ans, crois-tu qu’il se réjouirait de sa naissance ? S’il est joyeux, c’est qu’il voit cet heureux père
dont le fils a été vainqueur aux jeux athlétiques d’Olympie, tandis qu’il ne voit pas son voisin qui suit le
convoi de son enfant et qu’il ne sait à quelle trame le sien est suspendu. Tu vois quelle foule de gens se
disputent pour une borne de leurs domaines ou s’acharnent à ramasser des richesses, puis sont appelés,
avant de jouir de leurs biens, par ces messagers et hérauts dont je te parlais.
18.– CHARON. — Je vois tout cela et je me demande quel est le plaisir qu’ils goûtent au cours de
l’existence et ce qu’est ce bien dont ils sont si fâchés d’être privés. Si l’on regarde leurs rois, qui passent
pour être les plus heureux, sans parler de l’instabilité, et, comme tu dis, de l’ambiguïté de la fortune, on
trouvera que les chagrins attachés à leur condition sont plus nombreux que les plaisirs : craintes,
troubles, haines, embûches, colères, flatteries sont des maux auxquels nul n’échappe. Je laisse de côté
les deuils, les maladies, les accidents auxquels ils sont assujettis tout comme les autres. Par la condition
malheureuse des rois, on peut juger quelle doit être celle des particuliers.
19.– Quoi qu’il en soit, je veux te dire, Hermès, à quoi je compare les hommes et tout le cours de leur
vie. Tu as déjà vu ces bulles qui s’élèvent dans l’eau jaillissante d’une source ? je veux dire ces globules
qui composent l’écume. Or de ces bulles, les unes sont petites et crèvent et disparaissent aussitôt ; mais
les autres durent davantage, et grossies par d’autres bulles, elles s’enflent outre mesure et atteignent un
grand volume, mais, malgré tout, elles finissent, elles aussi, par éclater ; car elles ne sauraient échapper à
leur sort. Voilà ce qu’est la vie des hommes ; ils sont tous gonflés du souffle de la fortune, les uns plus,
les autres moins ; les uns ont une enflure courte et rapide ; les autres finissent au moment même où ils se
forment ; mais tous sont condamnés à crever.
HERMÈS. — Ta comparaison, Charon, ne le cède pas à celle d’Homère qui assimile l’espèce
humaine aux feuilles des arbres39.
20.– CHARON. — Et ces êtres éphémères, tu vois, Hermès, comment ils se conduisent, comment ils se
disputent les charges, les honneurs, les possessions, toutes choses qu’ils devront laisser là pour venir
chez nous avec une seule obole. Veux-tu maintenant, puisque nous sommes sur une hauteur, qu’élevant
la voix de toutes mes forces, je leur conseille de s’abstenir des vains travaux et de vivre en ayant
toujours la mort devant les yeux, et que je leur crie : « Insensés, pourquoi vous attacher à ces vanités ?
Cessez de vous fatiguer ; vous ne vivrez pas toujours ; rien de ce qu’on révère ici n’est éternel et l’on ne
saurait rien emporter avec soi en mourant ; il faut partir tout nu ; la maison, le domaine et l’or passent
toujours en d’autres mains et changent de maîtres. » Si je leur criais cela et d’autres avertissements de
même sorte, assez fort pour qu’ils m’entendent, ne crois-tu pas qu’ils en tireraient un grand profit pour
se conduire et qu’ils deviendraient beaucoup plus sages ?
21.– HERMÈS. — Mon cher, tu ne sais pas dans quel état les ont mis l’ignorance et l’erreur. On essaierait
en vain de rouvrir leurs oreilles même avec une tarière40, tant ils les ont bourrées de cire, comme Ulysse
avait bouché celles de ses compagnons, dans la crainte qu’ils n’entendissent le chant des Sirènes41.
Comment dès lors pourraient-ils entendre, lors même que tu crierais à te rompre ? L’effet que le Léthé42
produit chez vous, l’ignorance le produit sur les vivants. Il est cependant un petit nombre d’hommes qui,
rebelles à l’usage de la cire, tendent l’oreille à la vérité, regardent les choses de ce monde avec des yeux
perçants et les connaissent pour ce qu’elles sont.
CHARON. — Eh bien, si je criais pour ceux-là ?
HERMÈS. — Pour leur dire ce qu’ils savent ? ce serait un soin superflu. Regarde comme ils se
tiennent à l’écart de la multitude et se moquent de ce qui se passe, sans jamais rien trouver qui les
satisfasse. On voit bien au contraire qu’ils songent déjà à s’échapper de la vie pour chercher un asile
chez vous ; car on les déteste, parce qu’ils reprochent aux autres leur ignorance.
CHARON. — Bravo, cœurs généreux ! Mais leur nombre est bien petit, Hermès.
HERMÈS. — N’importe : il suffit qu’il y en ait quelques-uns. Mais descendons à présent.

22.– CHARON. — Il y a encore une chose que je désirais connaître, Hermès. Quand tu me l’auras fait
voir, tu auras rempli ton rôle de guide à mon entière satisfaction. Montre-moi les lieux où ils déposent
les cadavres et les ensevelissent.
HERMÈS. — Ces lieux, Charon, portent le nom de tertres, tombeaux, sépulcres. Mais vois-tu à
l’entrée des villes ces amas de terre, ces colonnes, ces pyramides ? Tout cela, ce sont des dépôts où l’on
met les morts et où l’on garde les corps.
CHARON. — Pourquoi donc ces gens-là couronnent-ils les pierres et les frottent-ils de parfums ?
En voilà même qui, ayant élevé un bûcher devant les tertres et ayant creusé une fosse, brûlent de
somptueux dîners et versent dans les trous qu’ils ont creusés du vin et du lait mélangé de miel, si je
devine bien.
HERMÈS. — Je ne sais pas, nocher, ce que cela peut faire aux morts ; en tout cas, ils sont
persuadés que les âmes, ramenées des Enfers, voltigent autour de la graisse et de la fumée, et s’en
régalent comme elles peuvent, et qu’elles boivent dans la fosse le lait miellé.
CHARON. — Eux, boire et manger encore, des crânes tout desséchés ? Mais je suis ridicule de te
dire cela à toi, qui tous les jours les descends. Tu sais s’ils peuvent encore remonter, une fois qu’ils sont
sous terre. Ce serait, ma foi, bien plaisant pour toi, Hermès, toi qui as tant d’occupations, s’il te fallait
non seulement les descendre, mais encore les faire remonter pour boire. Pauvres fous, qui ne savent pas
quelles bornes séparent l’empire des morts de celui des vivants, comment les choses se passent chez
nous et que « les morts sont égaux, qu’ils aient ou qu’ils n’aient pas de tombeau, qu’Iros43 est aussi
honoré qu’Agamemnon, que le fils de Thétis à la belle chevelure44 est égal à Thersite45, que tous les
morts n’ont plus que des têtes sans consistance et sont nus et desséchés dans la prairie d’asphodèles46 ».
23.– HERMÈS. — Par Hercule, quels flots de poésie homérique tu nous verses sur la tête ! Mais puisque
tu m’y as fait penser, je vais te montrer le tombeau d’Achille. Regarde-le sur le bord de la mer : c’est le
cap troyen de Sigée. Ajax est enterré en face, sur le Rhoïtéion47.
CHARON. — Ce sont de bien petits tombeaux, Hermès. Montre-moi maintenant ces villes
fameuses, dont nous entendons parler aux Enfers, la Ninive de Sardanapale, Babylone, Mycènes,
Cléones48 et Ilion elle-même. Je me souviens d’avoir passé beaucoup de morts qui venaient d’Ilion, au
point que, pendant dix ans, je n’ai pu ni tirer à sec ni sécher ma barque.
HERMÈS. — Ninive, nocher, est entièrement détruite, il n’en reste pas la moindre trace, et l’on
n’en connaît plus l’emplacement. Cette ville aux belles tours, à l’immense enceinte, que tu vois là-bas,
c’est Babylone ; bientôt on la cherchera, elle aussi, comme Ninive. Quant à Mycènes et à Cléones, j’ai
honte de te les montrer, mais surtout Ilion ; car je suis sûr qu’à ton retour tu vas étrangler Homère pour
la grandiloquence de ses vers. Pourtant ces villes ont été jadis florissantes ; mais elles aussi sont mortes
à présent ; car les villes, nocher, meurent comme les hommes, et, ce qui est plus surprenant encore, des
fleuves entiers aussi ; l’Inachos par exemple a disparu d’Argos sans laisser trace de son lit.
CHARON. — Ah ! Homère, quelles épithètes louangeuses : la sainte Ilion aux larges rues et
Cléones aux beaux édifices !
24.– Mais, pendant que nous causons, voilà des gens qui se font la guerre. Qui sont-ils, et pourquoi
s’égorgent-ils ?
HERMÈS. — Ce sont des Argiens et des Lacédémoniens que tu vois, Charon ; et ce général à demi
mort qui écrit sur le trophée avec son sang est Othryadès49.
CHARON. — Mais pour quel motif sont-ils en guerre, Hermès ?
50
HERMÈS. — Pour la plaine même dans laquelle ils combattent.
CHARON. — Ah ! les fous ! Ils ne savent pas que, lors même qu’ils se seraient rendus maîtres du
Péloponnèse tout entier, chacun d’eux recevra à peine d’Éaque un pied de terre ; et cette plaine sera
cultivée, tantôt par les uns, tantôt par les autres, et la charrue renversera souvent le trophée de son
piédestal.
HERMÈS. — C’est en effet ce qui arrivera. Mais nous, descendons à présent, remettons les
montagnes à leur place et allons-nous-en, moi, faire ma commission, toi, reprendre ta rame. Bientôt je te
rejoindrai avec un convoi de morts.
CHARON. — Tu m’as rendu service, Hermès ; je t’inscrirai pour toujours au nombre de mes
bienfaiteurs. Grâce à toi, j’ai fait un voyage fructueux. Ce que c’est que les malheureux humains ! on
n’entend parler chez eux que de rois, de briques d’or, d’hécatombes, de combats ; mais de Charon pas
un mot51.

1. Le nocher des Enfers, qui conduit dans sa barque les défunts vers leur nouveau séjour.

2. Protésilas. Jeune marié, il fut le premier mort de la guerre de Troie ; il demanda à Hadès de lui accorder une journée pour voir sa femme sur
terre. Voir Lucien, Dialogues des morts, 28.

3. Voir Homère, Iliade, I, 591-600, pour l’aventure d’Héphaïstos et le rire qu’il suscite en servant les dieux.

4. Lieu de la cale où s’amassent les eaux.

5. Le pont supérieur.

6. Le mont Cyllène (Tiria, 2 374 m) en Arcadie est le lieu de naissance d’Hermès.

7. Nom latin du dieu Hadès, le maître des Enfers.

8. Avec Minos et Rhadamanthe, un des trois juges des Enfers. C’est aussi lui qui en garde les clés (voir Apollodore, III, 12, 6). Dans les
Dialogues des morts, 6, Lucien le décrit comme le portier des Enfers.

9. Relever la voile et la fixer sur la vergue.

10. Cordage servant à orienter la voile de biais pour lui faire prendre le vent de côté.

11. Voir Homère, Odyssée, XI, 315-316.

12. Géant de la mythologie, fils du Titan Japet, condamné par Zeus à soutenir le monde.

13. Voir l’épisode des pommes d’or du jardin des Hespérides.

14. Homère, Odyssée, XI, 315-316.

15. L’Ionie et la Lydie sont des régions occidentales de l’Asie Mineure.

16. Le Danube.

17. Allusion à la méchané du théâtre (il s’agit d’un treuil élévateur).

18. Le Lycorée (2 457 m ; voir Lucien, Timon, 3) et le Gerontovrachos (2 367 m).


19. Deux fleuves des Enfers.

20. Fontaine consacrée à Apollon et aux Muses, à Delphes.

21. Voir Homère, Iliade, V, 127-128.

22. L’un des Argonautes, à la vue particulièrement perçante.

23. Monstres de l’Odyssée d’Homère.

24. Voir Homère, Iliade, III, 226-227 (concernant Ajax, le « rempart des Achéens »), avec des modifications.

25. Un des plus célèbres athlètes de l’Antiquité (VIe s. av. J.-C.), qui remporta trente-deux victoires lors des compétitions panhelléniques.

26. Reprise partielle du vers 226 du livre III de l’Iliade d’Homère (voir ci-dessus, 8).

27. Cyrus le Grand, fondateur de l’Empire perse (VIe s. av. J.-C).

28. Dernier roi de Lydie (VIe s. av. J.-C.), célèbre par ses richesses. Selon Hérodote (I, 29-33), le législateur athénien Solon lui aurait rendu
visite. Voir aussi Plutarque, Vie de Solon, 27, 28.

29. Voir Hérodote, I, 31. Chez Hérodote, Cléobis et Biton viennent en deuxième position, après Tellos.

30. Apollon prend le titre de Pythien après avoir tué le serpent Python et établi son oracle à Delphes.

31. Crésus est épargné in extremis par Cyrus ; voir Hérodote, I, 85-87.

32. « La Fileuse », une des trois Moires, divinités du Destin.

33. Voir Hérodote, I, 214. Cyrus périt en 529 av. J.-C.

34. Voir Hérodote, III, 27-30.

35. Centon, dans Homère, Odyssée, I, 50 et 180 sqq.

36. Voir Hérodote, III, 39-43.

37. Supplicié du Tartare ; voir Homère, Odyssée, XI, 582-592.

38. Les déesses qui filent le destin des hommes.

39. Voir Iliade, VI, 146 ; XXI, 464.

40. Outil servant à forer.

41. Voir Odyssée, XII, 39 sq.

42. Le fleuve de l’oubli, aux Enfers.

43. Mendiant qui insulte Ulysse à son retour à Ithaque (voir Homère, Odyssée, début du livre XVIII).

44. Achille.

45. Personnage difforme et persifleur, qui s’oppose à Agamemnon et Ulysse (Homère, Iliade, II, 212 sq.).

46. Parodie de divers passages homériques.

47. Ces deux caps sont situés en Troade, sur la rive asiatique de l’Hellespont, proches l’un de l’autre et à faible distance du site de Troie. Sur
le tombeau d’Achille, voir Homère, Odyssée, XXIV, 76 sq. Voir aussi Plutarque, Vie d’Alexandre, 15.

48. Ville d’Argolide.

49. Sur six cents combattants, il n’y eut que trois survivants, un Spartiate et deux Argiens : tandis que le Spartiate passait la nuit sur le champ
de bataille et élevait son trophée, les deux Argiens étaient rentrés à Argos annoncer leur victoire. Voir Hérodote, I, 82 ; Plutarque, Parallèles mineurs,
3 (306b).

50. La plaine que les Argiens et les Lacédémoniens se disputaient était celle de Thyrrée.

51. Leitmotiv de Xanthias, qui se plaint d’être négligé par son maître, dans Les Grenouilles d’Aristophane (v. 88, 107, 115).
27
LES SECTES À L’ENCAN
Les Sectes à l’encan mettent en scène une vente à la criée de vies de philosophes issus des
diverses écoles. Elle est organisée et conduite par Hermès sous l’autorité de Zeus (1). Les philosophes
qui ont vécu ces vies sont mis en vente avec elles : Pythagore (2-6), Diogène (7-11), Aristippe (12),
Démocrite et Héraclite (13-14), Socrate (15-18), un épicurien (19), Chrysippe (20-25), un péripatéticien
(26) et Pyrrhon (27) sont successivement proposés aux acheteurs. Le pythagorisme, le cynisme,
l’hédonisme, l’atomisme, l’ontologie mobiliste, le socratisme, l’épicurisme, le stoïcisme, l’aristotélisme
et le scepticisme se trouvent ainsi mis sur le marché dans ce dialogue de fantaisie qui prend la forme
d’une série de sketches et où Lucien donne libre cours à sa verve humoristique et satirique.
Lucien rit de la doctrine et de la légende de Pythagore, qui en imposent à son acheteur ainsi que
du comportement provocateur de Diogène, qui conduit Hermès à se féliciter d’être débarrassé de lui. Il
se moque de l’encyclopédisme des péripatéticiens et des doutes permanents des sceptiques. Il raille
Aristippe, adepte du plaisir, qui s’est inondé de parfum et se présente en état d’ivresse si bien qu’il ne
trouve pas preneur. Démocrite, dont les moqueries détournent les clients, connaît le même sort ainsi
qu’Héraclite dont l’humeur sombre n’a rien d’engageant. En se déclarant amoureux des garçons, Socrate
dissuade d’abord de l’acheter un père de famille qui cherche un pédagogue pour son fils, mais il le fait
changer d’avis en lui parlant de la théorie des idées que l’autre ne comprend pourtant pas. La satire
culmine avec Chrysippe, à qui Lucien donne tout le temps d’étaler l’absurdité de ses raisonnements et
de ses syllogismes.
Cette satire repose sur l’exploitation comique d’une série de préjugés et de clichés relatifs aux
philosophes et à la philosophie. Lucien ne propose aucune analyse objective et approfondie des
doctrines et des vies proposées aux acheteurs. Il préfère tourner en dérision les formes superficielles de
leur présence dans l’opinion commune et il les renvoie dos à dos. Dans cette vente burlesque, les
philosophes invendus ne sont pas plus déconsidérés que les autres. Lucien les prend tous également pour
cible avec une allégresse qui est l’expression enjouée de la distance qu’il garde vis-à-vis de leurs
personnes et de leurs théories. Avec cette foire aux philosophes, il donne une image caricaturale du
marché bien réel de la philosophie où les différentes écoles se trouvaient en concurrence et cherchaient à
gagner des disciples. Et il ne cache pas qu’il ne veut rien y acheter.
A. B.

1.– ZEUS. — Toi, dispose les banquettes et prépare la salle pour ceux qui vont venir. Toi, amène les
sectes et range-les à la file, mais après les avoir parées, afin qu’elles aient bon air et attirent le plus de
chalands possible. Et toi, Hermès, fais le crieur et appelle les acheteurs, qu’ils profitent de la chance,
qu’ils se présentent à la salle des ventes. Nous allons vendre à la criée des vies philosophiques de toute
espèce et de sectes variées. Si l’on n’a pas d’argent pour payer tout de suite, on paiera l’an prochain,
après avoir donné caution.
HERMÈS. — On vient en foule ; aussi ne faut-il pas tarder ni les faire attendre.
ZEUS. — Eh bien, vendons.
2.– HERMÈS. — Qui veux-tu que nous amenions le premier ?
ZEUS. — Cet homme aux longs cheveux, cet Ionien ; car il paraît être un personnage respectable.
HERMÈS. — Hé, toi, le pythagoricien, descends et fais-toi voir à l’assemblée.
ZEUS. — Crie-le.
HERMÈS. — À vendre la meilleure vie, la plus respectable. Qui l’achète ? Qui veut s’élever au-
dessus de l’humanité ? Qui veut connaître l’harmonie de l’univers1 et revivre à nouveau ?
UN ACHETEUR. — Il a l’air assez noble. Mais que sait-il au juste ?
2
HERMÈS. — L’arithmétique, l’astronomie, la magie, la géométrie, la musique, la charlatanerie . Tu
vois en lui un devin supérieur.
L’ACHETEUR. — Peut-on l’interroger ?
HERMÈS. — Interroge, et bonne chance !

3.– L’ACHETEUR. — De quel pays es-tu ?


LE PYTHAGORICIEN. — De Samos.
L’ACHETEUR. — Où as-tu été instruit ?
LE PYTHAGORICIEN. — En Égypte, auprès des sages du pays.

L’ACHETEUR. — Or çà, si je t’achète, que m’enseigneras-tu ?


3
LE PYTHAGORICIEN. — Je ne t’enseignerai rien, je te ferai ressouvenir .

L’ACHETEUR. — Comment me feras-tu ressouvenir ?


LE PYTHAGORICIEN. — En purgeant d’abord ton âme et en lavant la crasse qui la couvre.
L’ACHETEUR. — Eh bien, suppose qu’elle est déjà purgée ; comment t’y prendras-tu pour me faire
ressouvenir ?
LE PYTHAGORICIEN. — Tu resteras longtemps silencieux et muet, et de cinq ans entiers, tu ne
diras pas un mot4.
5
L’ACHETEUR. — Eh bien, mon brave, tu n’as qu’à instruire le fils de Crésus ; je suis bavard, moi,
et je ne veux pas être une statue. Néanmoins, après le silence et les cinq ans, que ferai-je ?
LE PYTHAGORICIEN. — Tu t’exerceras à la musique et à la géométrie.

L’ACHETEUR. — Tu plaisantes. Il faudra, pour devenir sage, que je sache auparavant jouer de la
cithare ?
4.– LE PYTHAGORICIEN. — Tu apprendras ensuite à compter.
L’ACHETEUR. — Je sais compter dès à présent.
LE PYTHAGORICIEN. — Comment comptes-tu ?
L’ACHETEUR. — Un, deux, trois, quatre.
LE PYTHAGORICIEN. — Tu vois ; ce que tu prends pour quatre, c’est dix, le triangle parfait, notre
serment à nous6.
L’ACHETEUR. — Non, je le jure par ce grand serment de quatre, je n’ai jamais entendu paroles
plus divines ni plus sacrées.
LE PYTHAGORICIEN. — Tu apprendras ensuite, étranger, quel est le mouvement de la terre, de
l’air, de l’eau et du feu et sous quelle forme ils se meuvent.
L’ACHETEUR. — Le feu, l’air et l’eau ont donc une forme ?
LE PYTHAGORICIEN. — Oui, et très visible ; car sans forme ni figure il n’y a pas de mouvement.
Après cela, tu apprendras que Dieu est un nombre, un esprit, une harmonie.
L’ACHETEUR. — C’est merveilleux, ce que tu dis.
5.– LE PYTHAGORICIEN. — Et quand je t’aurai expliqué tout cela, je t’apprendrai que toi-même, qui
crois être un, tu es en réalité autre que tu n’es en apparence.
L’ACHETEUR. — Que dis-tu ? Je suis un autre, et ce n’est pas moi qui converse avec toi ?
LE PYTHAGORICIEN. — À présent, c’est toi-même ; mais tu as paru autrefois dans un autre corps
et sous un autre nom ; par la suite tu passeras encore dans un autre corps.
L’ACHETEUR. — Tu veux dire que je serai immortel, en changeant successivement de forme ?
Mais en voilà assez sur ce propos.
6.– Passons à ta manière de vivre. Quelle est-elle ?
LE PYTHAGORICIEN. — Je ne mange absolument rien qui ait vie, mais je mange tout le reste,
excepté les fèves7.
L’ACHETEUR. — Pourquoi cela ? As-tu les fèves en horreur ?
LE PYTHAGORICIEN. — Non ; mais elles sont sacrées et leur nature est merveilleuse. D’abord
elles sont toute génération et, si tu dépouilles une fève encore verte, tu lui verras la même forme qu’aux
testicules de l’homme ; si tu la fais cuire et l’exposes aux rayons de la lune un certain nombre de nuits,
tu en feras du sang. Mais, chose plus importante, la loi d’Athènes veut qu’on choisisse les magistrats au
moyen de la fève8.
L’ACHETEUR. — Tu n’as rien dit que de beau et de saint. Mais déshabille-toi, je veux te voir nu. Ô
Héraclès, il a une cuisse d’or. Il est à croire que c’est un dieu, non un homme. Il faut absolument que je
l’achète. Combien le fais-tu ?
HERMÈS. — Dix mines.

L’ACHETEUR. — Je le prends à ce prix.


ZEUS. — Inscris le nom de l’acheteur et son pays.
HERMÈS. — Il paraît être Italiote, Zeus, des environs de Crotone ou de Tarente, de la Grèce de là-
bas. Au reste, il n’est pas seul ; ils sont environ trois cents qui l’ont acheté en commun9.
ZEUS. — Qu’ils l’emmènent. Fais en avancer un autre.

7.– HERMÈS. — Veux-tu que je fasse avancer cet homme crasseux, né dans le Pont10 ?
ZEUS. — Certainement.
HERMÈS. — Hé, toi, l’homme à la besace en bandoulière, à la tunique sans manche, viens et fais
le tour de l’assemblée. Je vends une vie mâle, une vie excellente et généreuse, une vie libre. Qui
achète ?
L’ACHETEUR. — Hé, crieur, que dis-tu ? Tu vends un homme libre ?
HERMÈS. — Oui.
L’ACHETEUR. — Et tu ne crains pas qu’il te fasse un procès pour réduire un homme libre en
esclavage et qu’il te cite devant l’Aréopage11 ?
HERMÈS. — Cela lui est égal d’être vendu ; car il se croit absolument libre.
L’ACHETEUR. — Mais à quoi peut servir un homme sale et si mal en point ? On n’en peut faire
qu’un terrassier ou un porteur d’eau.
HERMÈS. — On peut en faire encore autre chose. Si tu en fais un portier, tu le trouveras plus fidèle
qu’un chien12 ; d’ailleurs il se donne lui-même le nom de chien.
L’ACHETEUR. — D’où est-il et quel métier professe-t-il ?
HERMÈS. — Interroge-le, c’est le mieux.
L’ACHETEUR. — J’ai peur de son air farouche et sombre et qu’il n’aboie contre moi, si je
l’approche ou même, par Zeus, qu’il ne me morde. Ne vois-tu pas comme il tient son bâton levé,
contracte ses sourcils et lance par en dessous des regards menaçants et coléreux ?
HERMÈS. — N’aie pas peur ; il est apprivoisé.
8.– L’ACHETEUR. — D’abord, mon brave, de quel pays es-tu ?
DIOGÈNE. — De tout pays.

L’ACHETEUR. — Que dis-tu ?


DIOGÈNE. — Tu vois un citoyen du monde.
L’ACHETEUR. — Mais qui prétends-tu imiter ?
13
DIOGÈNE. — Héraclès .
L’ACHETEUR. — Pourquoi donc ne revêts-tu pas aussi une peau de lion ? Pour la massue, en effet,
tu lui ressembles.
DIOGÈNE. — Ma peau de lion, c’est ce manteau. Je pars en guerre, comme lui, contre les voluptés,
non par ordre, mais en volontaire qui a entrepris de purifier la vie.
L’ACHETEUR. — Belle entreprise ! Mais que dirons-nous que tu sais le mieux ? Quelle est ta
profession ?
DIOGÈNE. — De libérer les hommes et de les guérir de leurs affections ; en un mot, je veux être
l’interprète de la vérité et de la franchise.
9.– L’ACHETEUR. — Allons, bel interprète, si je t’achète, de quelle manière m’instruiras-tu ?
DIOGÈNE. — En te prenant pour disciple, je commencerai par te dépouiller de ta mollesse et je
t’enfermerai avec la pauvreté ; je te vêtirai d’un méchant manteau, puis je t’obligerai à travailler et à
peiner, à coucher sur la dure, à boire de l’eau, à te nourrir de ce qui te tombera sous la main. Quant aux
richesses, si tu en possèdes, je te conseille d’aller de ce pas les jeter dans la mer. Tu ne te soucieras plus
ni de femme, ni d’enfants, ni de patrie : tout cela ne sera pour toi que fadaises. Tu abandonneras la
maison paternelle pour aller habiter un tombeau, une petite tour abandonnée ou même un tonneau14.
Que ta besace soit toujours pleine de lupins et de livres écrits sur le revers15. Dans cet état, tu te vanteras
d’être plus heureux que le grand Roi. Si l’on te fouette ou si l’on te torture, persuade-toi que rien de tout
cela n’est douloureux.
L’ACHETEUR. — Comment dis-tu ? Tu veux que je ne souffre pas, si l’on me fouette ? Je n’ai pas
une carapace de tortue ou de crabe.
DIOGÈNE. — Tu essaieras d’appliquer, en le changeant légèrement ce mot d’Euripide.
L’ACHETEUR. — Lequel ?
16
DIOGÈNE. — Ton esprit souffrira, mais ta langue ne connaîtra pas la souffrance .
10.– Mais ce qu’il faut avoir avant tout, le voici : il faut être effronté, audacieux, insolent avec tout le
monde également, rois et particuliers. C’est le moyen d’attirer l’attention et de passer pour viril. Affecte
un langage barbare, une voix rauque et toute pareille à celle d’un chien. Renfrogne ton visage et accorde
ta démarche à ton visage ; en un mot que tout en toi soit brutal et sauvage. Rejette la pudeur, la douceur,
la modération ; efface entièrement de ton front toute rougeur de honte. Recherche les endroits les plus
populeux, et là, vivant seul au milieu de la foule, ne fais société avec personne, ne laisse approcher de
toi ni ami ni étranger : ce serait la mort de ton empire. Fais hardiment sous les yeux de tout le monde ce
qu’on aurait honte de faire tout seul17 et, dans les plaisirs de l’amour, choisis les postures les plus
ridicules. À la fin s’il te plaît, avale un poulpe cru ou une seiche et meurs18. Voilà le bonheur que je puis
te procurer.
11.– L’ACHETEUR. — Fi donc ! ta doctrine est ignoble et inhumaine.
DIOGÈNE. — Elle est du moins, l’ami, très facile à apprendre et accessible à tout le monde. Tu
n’auras besoin ni d’instruction, ni de leçons, ni d’autres sornettes ; c’est un raccourci pour aller à la
renommée. Tu peux être ignare, corroyeur, marchand de salaisons, ou charpentier, ou banquier, rien ne
t’empêchera d’attirer l’admiration, pour peu que tu sois impudent et hardi et que tu aies bien appris à
vomir des injures.
L’ACHETEUR. — Pour cela, je n’ai pas besoin de toi ; peut-être cependant pourrais-tu au besoin
être matelot ou jardinier ; mais il faut que celui-ci19 consente à te laisser pour deux oboles au plus.
HERMÈS. — Prends-le, emmène-le ; nous serons bien aise d’être débarrassés de ce drôle qui nous
fatigue, qui braille, en un mot qui insulte tout le monde et n’a que des injures à dire.
12.– ZEUS. — Appelles-en un autre, ce Cyrénéen20, vêtu de pourpre et couronné de fleurs.
HERMÈS. — Allons maintenant, faites attention tous. Voici une magnifique emplette et faite pour
des gens riches. C’est une vie agréable, trois fois heureuse. Qui veut goûter la volupté ? Qui achète ce
parangon de délicatesse ?
UN ACHETEUR. — Viens ici, toi, et dis ce que tu sais faire ; car je t’achèterai, si tu es bon à
quelque chose.
HERMÈS. — Ne l’importune pas, mon brave, et ne l’interroge pas. Il est ivre et ne saurait te
répondre ; la langue lui glisse.
L’ACHETEUR. — Et quel homme de bon sens achèterait un esclave si corrompu et si débauché ?
Comme il sent les parfums ! comme sa démarche est chancelante ! Quels zigzags ! Mais toi du moins,
Hermès, dis-nous quelles sont ses qualités et quel métier il exerce.
HERMÈS. — Ses qualités se résument à être un homme de bonne compagnie, un bon convive,
propre à faire la débauche avec une joueuse de flûte chez un maître amoureux et prodigue, au reste
savant en pâtisserie, cuisinier très expert, bref un maître de mollesse. Il a été élevé à Athènes, il a servi
les tyrans de Sicile qui le tenaient en haute estime21. Le dogme essentiel de sa philosophie, c’est de
mépriser toutes choses, d’user de toutes et de quêter partout le plaisir.
L’ACHETEUR. — Alors tu n’as qu’à chercher un autre acheteur parmi les gens riches et pécunieux.
Pour moi je ne suis pas homme à acheter une vie si frivole.
HERMÈS. — Celui-ci, Zeus, m’a tout l’air de ne point trouver d’acheteur et de nous rester.

13.– ZEUS. — Fais-le retirer et produis-en un autre, ou plutôt ces deux-ci, le rieur d’Abdère et le
pleureur d’Éphèse. Je désire qu’on les vende en même temps.
HERMÈS. — Descendez tous les deux au milieu de la salle. Je mets en vente les deux meilleures
vies ; je mets aux enchères les deux plus sages.
UN ACHETEUR. — Ô Zeus, quel contraste ! L’un ne cesse de rire ; l’autre a l’air d’être en deuil de
quelqu’un ; car il est vraiment tout en larmes. Qu’est-ce que tu as, toi ? De quoi ris-tu ?
DÉMOCRITE. — Tu le demandes ? C’est que toutes vos affaires me paraissent aussi ridicules que
vous-mêmes.
L’ACHETEUR. — Comment dis-tu ? Tu te moques de nous tous et tu comptes pour rien nos
affaires ?
DÉMOCRITE. — C’est cela même : il n’y a rien de sérieux dans ce que vous faites. Tout est vide,
mouvement d’atomes, infini.
L’ACHETEUR. — Non pas : c’est toi qui es vide et infiniment sot. Voyez l’insolence. Ne cesseras-
tu pas de rire ?
14.– Mais toi, mon bon, qu’est-ce qui te fait pleurer ? Je ferai beaucoup mieux, je pense, de causer avec
toi.
HÉRACLITE. — C’est que j’estime, étranger, que les affaires humaines méritent qu’on se lamente
et qu’on en pleure et qu’il n’y a rien en elles qui ne soit sujet à la mort. Voilà pourquoi j’ai pitié des
hommes et déplore leur sort. Le présent me paraît peu de chose, mais l’avenir très affligeant, car j’y vois
les embrasements et la ruine de l’univers. Voilà ce qui me fait gémir. Je pleure aussi de voir que rien
n’est stable, que tout est emporté pêle-mêle, que le plaisir se confond avec la douleur, la connaissance
avec l’ignorance, le grand avec le petit, le haut avec le bas ; c’est une ronde dont les figurants se
succèdent sans cesse dans le jeu du temps.
L’ACHETEUR. — Qu’est-ce que c’est que le temps ?
HÉRACLITE. — Un enfant qui s’amuse, qui joue au trictrac, qui est emporté avec le reste.
L’ACHETEUR. — Et les hommes ?
HÉRACLITE. — Des dieux mortels.
L’ACHETEUR. — Et les dieux ?
HÉRACLITE. — Des hommes immortels.
L’ACHETEUR. — Tu parles par énigmes, l’ami, ou tu composes des logogriphes. Tu ressembles
exactement à Loxias : tu ne dis rien que d’obscur22.
HÉRACLITE. — C’est que je ne me soucie aucunement de vous.
L’ACHETEUR. — Aussi personne de bon sens ne t’achètera.
HÉRACLITE. — Et moi, que l’on m’achète ou non, je vous ordonne à tous indistinctement de
pleurer.
23
L’ACHETEUR. — Cette maladie-ci est une sorte de bile noire . Je ne veux acheter aucun des deux.
HERMÈS. — Ceux-ci aussi vont nous rester sur les bras.
ZEUS. — Annonces-en un autre.

15.– HERMÈS. — Veux-tu cet Athénien-là, le babillard ?


ZEUS. — Oui bien.

HERMÈS. — Viens ici, toi. À vendre une vie bonne et intelligente. Qui achète la vie la plus sainte ?
UN ACHETEUR. — Dis-moi, qu’est-ce que tu sais faire principalement ?
SOCRATE. — Je suis amoureux des jeunes gens et savant en amour.
L’ACHETEUR. — Comment pourrais-je t’acheter ? J’ai besoin d’un précepteur pour mon fils, un
bel enfant.
SOCRATE. — Qui serait plus propre que moi à vivre avec un beau garçon ? car ce n’est pas des
corps que je suis amoureux, c’est l’âme qui est belle à mes yeux. Crois-moi : les jeunes gens peuvent
coucher avec moi sous le même manteau ; aucun ne te dira que j’ai pris avec lui des privautés
déshonnêtes24.
L’ACHETEUR. — Ce que tu dis est incroyable : un amoureux des jeunes gens borner sa curiosité à
l’âme, et cela quand il a toute licence, couché sous le même manteau ?
16.– SOCRATE. — Rien n’est plus vrai, je te le jure par le chien et le platane25.
L’ACHETEUR. — Ô Héraclès, les singuliers dieux !

SOCRATE. — Que dis-tu ? Tu ne crois pas que le chien soit dieu ? Ne sais-tu pas qu’Anubis est
dieu en Égypte, que Sirius l’est dans le ciel, et Cerbère aux Enfers26 ?
17.– L’ACHETEUR. — Tu as raison, c’est moi qui me trompais. Mais quel est ton genre de vie ?
SOCRATE. — J’habite une cité que j’ai façonnée à mon usage ; j’ai établi une constitution
originale et des lois qui me sont propres.
L’ACHETEUR. — Je voudrais connaître une de tes institutions.
SOCRATE. — Voici la plus importante, celle qui est relative aux femmes : aucune d’elles ne doit
appartenir à un seul homme exclusivement ; elle doit se prêter à qui veut l’épouser27.
L’ACHETEUR. — Tu veux dire que tu as abrogé les lois sur l’adultère ?

SOCRATE. — Oui, par Zeus ; j’ai franchement rejeté toutes les vétilles qu’on observait en cette
matière.
L’ACHETEUR. — Mais sur les garçons qui sont en leur fleur, qu’as-tu décidé ?

SOCRATE. — Que leurs baisers seront la récompense des braves qui se seront distingués par
quelque brillant exploit.
18.– L’ACHETEUR. — Dieux, quelle générosité ! Mais quel est le point essentiel de ta doctrine ?
SOCRATE. — Ce sont les idées et les modèles des êtres. Tout ce que tu vois, la terre, ses
productions, le ciel, la mer, tous les êtres ont leurs images invisibles qui existent en dehors de l’univers.
L’ACHETEUR. — Où existent-elles ?
28
SOCRATE. — Nulle part. Si elles existaient quelque part, elles n’existeraient pas .
L’ACHETEUR. — Je ne les vois pas, ces modèles dont tu parles.

SOCRATE. — Ce n’est pas étonnant : tu es aveugle des yeux de l’âme. Mais moi je vois les images
de tous les êtres, un autre toi invisible et un autre moi-même ; en un mot, je vois tout en double.
L’ACHETEUR. — Cela étant, il faut que je t’achète ; car tu es sage et tu as bonne vue. Mais voyons,
crieur, qu’est-ce que tu me demandes pour lui ?
HERMÈS. — Donne-moi deux talents.
L’ACHETEUR. — Je l’achète à ce prix-là. Mais je te verserai l’argent une autre fois.

19.– HERMÈS. — Comment t’appelles-tu ?


29
L’ACHETEUR. — Dion de Syracuse .
HERMÈS. — Allons, prends-le, et bonne chance ! Hé, l’épicurien, c’est toi que j’appelle à présent.
Qui veut acheter celui-ci ? C’est le disciple de ce rieur et de l’ivrogne que nous avons mis en vente tout
à l’heure30. Il ne sait rien de plus qu’eux ; il est seulement plus impie. Au reste, c’est un homme
agréable et ami des bons morceaux.
L’ACHETEUR. — Quel est son prix ?
HERMÈS. — Deux mines.

L’ACHETEUR. — Les voilà ; mais à propos, je tiens à savoir ce qu’il aime en fait d’aliments.
HERMÈS. — Il se nourrit de douceurs, de mets miellés et surtout de figues sèches.
L’ACHETEUR. — Ce n’est pas difficile à trouver ; nous lui achèterons des chapelets de figues de
Carie.
20.– ZEUS. — Appelles-en un autre, celui qui est tondu au ras de la peau, ce renfrogné, qui vient du
Portique.
HERMÈS. — Tu as raison ; car beaucoup semblent l’attendre parmi ceux qui sont venus à notre
encan. À vendre la vertu même, la plus parfaite de toutes les vies. Qui veut être le seul à savoir toutes
choses ?
UN ACHETEUR. — Que veux-tu dire par là ?

HERMÈS. — Que celui-ci est le seul sage, le seul beau, le seul qui soit juste, brave, roi, orateur,
riche, législateur, le seul pour tout le reste.
L’ACHETEUR. — Il est donc aussi, mon bon, le seul cuisinier, et, par Zeus, le seul corroyeur,
charpentier, etc.
HERMÈS. — Vraisemblablement.
21.– L’ACHETEUR. — Viens, mon bon, et dis-moi, puisque je veux t’acheter, quelle espèce d’homme tu
es, et d’abord si tu n’es pas fâché d’être acheté et d’être esclave.
CHRYSIPPE. — Aucunement ; car cela ne dépend pas de nous ; or tout ce qui ne dépend pas de
nous est forcément indifférent31.
L’ACHETEUR. — Je ne te comprends pas.

CHRYSIPPE. — Comment ? tu ne comprends pas que parmi ces choses les unes sont préférées, et
les autres au contraire rejetées32 ?
L’ACHETEUR. — Je ne comprends pas davantage.
CHRYSIPPE. — Naturellement, car tu n’es pas habitué à notre terminologie et tu n’as pas
l’imagination compréhensive. Mais quand on s’est appliqué à étudier à fond la logique, on sait non
seulement ces choses-là, mais encore ce que c’est que l’accident et l’accident d’accident, et dans quelle
mesure ils diffèrent l’un de l’autre.
L’ACHETEUR. — Au nom de la sagesse, fais-moi la grâce de me dire ce qu’est l’accident et
l’accident d’accident33 ; car j’ai été frappé je ne sais comment par l’harmonie de ces mots.
CHRYSIPPE. — Je ne saurais te refuser. Si un boiteux choque une pierre de son pied estropié et se
fait une blessure imprévue, le fait qu’il est boiteux est l’accident, et la blessure qu’il a reçue l’accident
d’accident.
22.– L’ACHETEUR. — Quelle finesse ! Mais qu’est-ce que tu connais encore particulièrement ?
CHRYSIPPE. — Les lacets du langage dans lesquels j’entrave mes interlocuteurs. Je leur ferme la
bouche et les réduis au silence, en leur mettant une vraie muselière. Le nom de cette faculté, c’est le
fameux syllogisme.
L’ACHETEUR. — Par Héraclès, c’est une faculté invincible et violente.
34
CHRYSIPPE. — Tu vas en juger. As-tu un enfant ?
L’ACHETEUR. — Sans doute.
CHRYSIPPE. — Suppose qu’un crocodile l’ait enlevé, tandis qu’il se promenait au bord du fleuve,
qu’ensuite il te promette de te le rendre à condition que tu lui dises au vrai ce qu’il a décidé sur la
restitution du marmot, que diras-tu qu’il a décidé ?
L’ACHETEUR. — Il est difficile de répondre à ta question, et je suis en effet embarrassé sur ce que
je dois dire pour le recouvrer. Mais toi, au nom de Zeus, réponds toi-même et sauve mon enfant, avant
qu’il le dévore.
CHRYSIPPE. — Ne crains rien, je t’enseignerai des choses encore plus étonnantes.

L’ACHETEUR. — Lesquelles ?
35
CHRYSIPPE. — Le moissonneur, le dominant, et surtout l’Électre et le voilé .

L’ACHETEUR. — Qu’est-ce que ce voilé et cette Électre dont tu parles ?


CHRYSIPPE. — C’est la fameuse Électre, fille d’Agamemnon, qui sait à la fois une chose et ne la
sait pas ; car, quand Oreste est auprès d’elle encore inconnu, elle sait qu’Oreste est son frère, mais elle
ignore que cet inconnu est Oreste. Voici maintenant le voilé, et tu vas entendre une chose tout à fait
merveilleuse. Réponds-moi donc. Tu connais ton père ?
L’ACHETEUR. — Oui.
CHRYSIPPE. — Eh bien, suppose que je te présente un homme voilé et que je te demande :
« Connais-tu cet homme ? » que répondras-tu ?
L’ACHETEUR. — Évidemment que je ne le connais pas.
23.– CHRYSIPPE. — C’était cependant là ton père. Donc, si tu ne le connais pas, il est évident que tu ne
connais pas ton père.
L’ACHETEUR. — Pas du tout : je n’ai qu’à le découvrir pour savoir la vérité. Cependant quel est le
but de cette science, et que feras-tu, arrivé au faîte de la vertu36 ?
CHRYSIPPE. — Je jouirai alors des premiers biens naturels, je veux dire la richesse, la santé et
autres avantages du même genre. Mais il faut auparavant se donner beaucoup de peine, aiguiser sa vue
sur des livres d’une écriture très fine, entasser les commentaires, se farcir de solécismes et de mots
étranges. Mais le point principal, c’est qu’il n’est pas possible de devenir sage, si l’on n’a pas bu de
l’hellébore37 trois fois de suite.
38
L’ACHETEUR. — Voilà des principes généreux et d’une mâle énergie. Mais être un Gniphon et
un grippe-sou, car je vois que c’est une de tes qualités, dirons-nous que c’est le fait d’un homme qui a
déjà bu de l’hellébore et qui est arrivé à la vertu parfaite ?
CHRYSIPPE. — Oui ; car c’est au sage seul qu’il sied de prêter à usure. Comme c’est le propre du
sage de faire des syllogismes et que prêter à usure et calculer les intérêts semble être à peu près la même
chose que faire des syllogismes, il appartient exclusivement au sage de pratiquer l’un et l’autre, et il ne
doit pas seulement toucher comme les autres les intérêts simples, mais encore les intérêts des intérêts.
Ne sais-tu pas que parmi les intérêts, les uns sont des intérêts premiers, et que les seconds sont comme
les descendants des premiers ? Tu vois certainement comment le syllogisme se formule : si le sage
touche le premier intérêt, il touchera aussi le second. Or il touchera le premier ; donc il touchera aussi le
second.
24.– L’ACHETEUR. — Ne dirons-nous donc pas la même chose du salaire que tu reçois des jeunes gens
pour ton enseignement, et n’est-il pas évident que seul l’homme vertueux touchera un salaire pour sa
vertu ?
CHRYSIPPE. — Tu l’as dit ; car ce n’est pas pour moi que je touche, mais pour faire plaisir à celui
qui me donne. Comme l’un est prodigue, et l’autre économe, je m’exerce, moi, à être économe, et mon
disciple, à être prodigue.
L’ACHETEUR. — C’est le contraire qui devrait être, c’est le jeune homme qui devrait être
économe, et toi, le seul riche, prodigue.
CHRYSIPPE. — Tu railles, l’ami ; mais prends garde que je ne te décoche un syllogisme
irréfutable.
L’ACHETEUR. — Et quel mal m’en arriverait-il ?
CHRYSIPPE. — La perplexité, le silence, le bouleversement de l’esprit.
25.– Mais ce qu’il y a de plus fort, c’est que je vais à l’instant, si je veux, te changer en pierre.
39
L’ACHETEUR. — Comment, en pierre ? Tu n’es pas Persée , que je sache, excellent homme.

CHRYSIPPE. — Voici comment. La pierre est-elle un corps ?


L’ACHETEUR. — Oui.

CHRYSIPPE. — Et l’animal n’est-il pas un corps ?


L’ACHETEUR. — Si.
CHRYSIPPE. — Et toi, tu es bien un animal ?
L’ACHETEUR. — Je le crois du moins.

CHRYSIPPE. — Tu es donc une pierre, puisque tu es un corps.


L’ACHETEUR. — Ne fais pas cela, rends-moi ma forme première, au nom de Zeus, et fais-moi de
nouveau un homme.
CHRYSIPPE. — Ce n’est pas difficile. Sois de nouveau un homme. Dis-moi, tout corps est-il un
animal ?
L’ACHETEUR. — Non.

CHRYSIPPE. — Et une pierre est-elle un animal ?


L’ACHETEUR. — Non.

CHRYSIPPE. — Et toi, tu es bien un corps ?


L’ACHETEUR. — Oui.
CHRYSIPPE. — Étant un corps, es-tu un animal ?
L’ACHETEUR. — Oui.

CHRYSIPPE. — Tu n’es donc pas une pierre, puisque tu es un animal.


40
L’ACHETEUR. — Tu as bien fait ; car mes jambes se refroidissaient déjà, comme celles de Niobé ,
et elles devenaient raides. Maintenant je vais t’acheter. Qu’est-ce que j’ai à payer pour l’avoir ?
HERMÈS. — Douze mines.
L’ACHETEUR. — Les voilà.
HERMÈS. — Est-ce que tu es seul acheteur ?
L’ACHETEUR. — Non, par Zeus, mais tous ces gens que tu vois.

HERMÈS. — Ils sont nombreux ; ils ont de robustes épaules et sont dignes du moissonnant.
26.– ZEUS. — Ne perds pas ton temps ; appelles-en un autre, le péripatéticien41.
HERMÈS. — C’est toi que j’appelle, le beau, le riche. Allons, achetez-moi le plus intelligent, celui
qui sait tout à fond.
UN ACHETEUR. — Mais quelle espèce d’homme est-ce ?
HERMÈS. — Un homme modéré, doux, qui sait prendre la vie et, chose capitale, double.
L’ACHETEUR. — Que dis-tu ?

HERMÈS. — Vu du dehors il est différent de ce qu’il paraît être au-dedans. Si tu l’achètes, n’oublie
pas d’appeler l’un ésotérique42 et l’autre exotérique.
L’ACHETEUR. — Mais qu’est-ce qu’il connaît surtout ?

HERMÈS. — Qu’il y a trois sortes de biens, ceux de l’âme, ceux du corps, et les biens extérieurs.
L’ACHETEUR. — Voilà qui est d’un homme sensé. De quel prix est-il ?
HERMÈS. — De vingt mines.
L’ACHETEUR. — C’est beaucoup.

HERMÈS. — Non, heureux homme ; car il paraît avoir lui-même quelque argent ; aussi tu ne
saurais trop te hâter de l’acheter. D’ailleurs il t’apprendra tout de suite combien de temps vit le cousin, à
quelle profondeur la mer est éclairée par le soleil et de quelle nature est l’âme des huîtres.
L’ACHETEUR. — Ô Héraclès, quelle science minutieuse !

HERMÈS. — Que sera-ce, quand tu lui entendras dire des choses bien autrement subtiles que
celles-là, sur la procréation, sur la génération, sur la formation du fœtus dans la matrice ; comment
l’homme est un animal risible, comment l’âne ne l’est pas et ne sait ni bâtir, ni naviguer ?
L’ACHETEUR. — Voilà des enseignements tout à fait vénérables et utiles. Aussi je l’achète pour
vingt mines.
27.– HERMÈS. — Bien.
ZEUS. — Qui est-ce qui nous reste encore ?
43
HERMÈS. — Le sceptique que voici. Avance ici, Pyrrhias , qu’on te vende au plus vite. La foule
s’écoule peu à peu et les acquéreurs vont être en petit nombre. Cependant qui veut acheter celui-ci ?
UN ACHETEUR. — Moi. Mais d’abord dis-moi ce que tu sais.

PYRRHON. — Rien.
L’ACHETEUR. — Que veux-tu dire par là ?
PYRRHON. — Que je crois qu’il n’existe absolument rien.
L’ACHETEUR. — Alors nous non plus, nous n’existons pas ?

PYRRHON. — Cela non plus, je ne le sais pas.


L’ACHETEUR. — Et toi non plus, tu n’existes pas ?
PYRRHON. — Cela, je l’ignore encore davantage.
L’ACHETEUR. — Ah ! quelle incertitude ! Mais que veulent dire ces balances ?
PYRRHON. — J’y pèse les raisons et les y place à égalité, et quand je les vois exactement
semblables et de même poids, à ce moment-là précisément je ne sais quelle est la plus vraie.
L’ACHETEUR. — Mais pour le reste, que sais-tu faire de convenable ?
PYRRHON. — Tout, sauf de poursuivre un esclave fugitif.

L’ACHETEUR. — Pourquoi cela t’est-il impossible ?


PYRRHON. — C’est parce que je ne saisis pas, mon bon.
L’ACHETEUR. — Je le crois facilement ; car tu as l’air d’un garçon lourd et lent d’esprit. Mais quel
est le but de tes efforts ?
PYRRHON. — De ne rien savoir, de ne point entendre et de ne point voir.

L’ACHETEUR. — Alors tu prétends être à la fois aveugle et sourd ?


PYRRHON. — Et de plus incapable de juger et de sentir ; en un mot, je ne diffère en rien d’un ver
de terre.
L’ACHETEUR. — À cause de cela je veux t’acheter. À combien faut-il estimer cet homme ?
HERMÈS. — À une mine attique.

L’ACHETEUR. — La voilà. Que dis-tu, l’ami ? T’ai-je acheté ?


PYRRHON. — La chose est incertaine.

L’ACHETEUR. — Ne dis pas cela : je t’ai bien acheté et l’argent est versé.
PYRRHON. — Je suspends mon jugement là-dessus et j’examine.
L’ACHETEUR. — Eh bien, suis-moi, comme le doit faire un serviteur qui m’appartient.
PYRRHON. — Qui sait si tu dis la vérité ?

L’ACHETEUR. — Le crieur, la mine et les assistants.


PYRRHON. — Y a-t-il réellement des assistants ?
L’ACHETEUR. — Et moi je vais à l’instant te jeter au moulin pour te convaincre que je suis ton
maître par le pire raisonnement.
PYRRHON. — Suspends ton jugement là-dessus.

L’ACHETEUR. — Non, par Zeus, j’ai déjà déclaré ma pensée.


HERMÈS. — Cesse de t’entêter et suis celui qui t’a acheté. Quant à vous, nous vous convoquons
pour demain ; nous mettrons en vente les vies d’ignorants, d’artisans, de gens du commun.

1. Une des connaissances enseignées par Pythagore ; voir Porphyre, Vie de Pythagore, 30.

2. À part cette discipline inventée par Lucien dans un dessein satirique et la magie, les sciences figurant sur cette liste seront adoptées par
Platon.

3. Dans le sillage de Pythagore, Platon expose dans le Ménon la théorie de la réminiscence.

4. Ces cinq ans de silence étaient une des étapes de l’initiation à la doctrine pythagoricienne. Voir Lucien, Le Songe ou le Coq, 18.

5. Voir Hérodote, I, 34 et 85.

6. Les pythagoriciens juraient par le nombre quaternaire 1, 2, 3, 4, qui était, selon eux, le fondement de tout. Si l’on dessine avec des points un
triangle équilatéral, on obtient quatre points pour chaque côté et un total de 10 (= 1+2+3+4).

7. Sur la fève dans la doctrine pythagoricienne, voir Porphyre, Vie de Pythagore, 44.
8. C’est-à-dire par un tirage au sort effectué avec des fèves.

9. Ce sont les membres de la secte que Pythagore avait fondée en Grande Grèce.

10. Il s’agit de Diogène, né à Sinope, en Paphlagonie, au bord du Pont-Euxin c’est-à-dire de la mer Noire.

11. À Athènes, vendre comme esclave un homme libre était puni de mort. Mais le tribunal de l’Aréopage n’était pas compétent dans ce genre
d’affaire.

12. Jeu de mots. La philosophie cynique avait eu pour berceau le gymnase de Kynosargos, c’est-à-dire du « chien blanc ». Les cyniques
passaient donc pour les philosophes « du chien » et on les appelait parfois chiens.

13. Les cyniques le prenaient pour modèle parce que, d’après eux, il avait vécu selon la nature.

14. Timon vivait dans une petite tour (voir Lucien, Timon, 42) et Diogène dans un tonneau.

15. C’est-à-dire au recto et au verso. On écrivait ainsi sur les papyrus par souci d’économie.

16. Diogène reformule à sa manière le vers 612 de l’Hippolyte d’Euripide.

17. Les cyniques étaient célèbres pour leur comportement indécent et scandaleux.

18. Diogène passait pour être mort ainsi ; voir Diogène Laërce, VI, 76.

19. C’est-à-dire Hermès.

20. Aristippe de Cyrène, disciple de Socrate, puis fondateur de l’école des cyrénaïques, qui soulignent l’importance du plaisir, mais sans les
excès que Lucien leur prête ici.

21. Aristippe vécut un temps à la cour du tyran Denys de Syracuse ; voir Diogène Laërce, III, 36.

22. Héraclite était surnommé l’Obscur. L’acheteur le compare à Loxias, c’est-à-dire l’Oblique, qualificatif d’Apollon, connu pour rendre des
oracles au sens difficile à saisir sur-le-champ.

23. C’est-à-dire de mélancolie.

24. Voir Platon, Banquet, 216d-219d.

25. Selon Platon, Socrate avait une façon particulière de jurer. Il jure par le chien dans l’Apologie de Socrate, 22a. Dans le Phèdre, 236e,
Phèdre s’amuse à l’imiter en jurant par le platane.

26. Anubis est un dieu égyptien à tête de chacal, Sirius est une étoile de la constellation de la Canicule dite aussi du Grand Chien, et Cerbère
est le chien à têtes multiples des Enfers.

27. Lucien se livre ici à des variations caricaturales sur le « communisme des femmes » exposé au livre V de la République de Platon. Les
dispositions relatives aux garçons ne s’y trouvent évidemment pas.

28. Variation humoristique sur la théorie platonicienne des idées qui sont la seule vraie réalité, mais qui n’existent pas dans le monde sensible.

29. Disciple de Platon, il fut un protagoniste de la vie politique syracusaine au IVe siècle av. J.-C. Plutarque a raconté sa vie.

30. Résumé sommaire de l’épicurisme censé avoir emprunté la théorie des atomes à Démocrite et celle du plaisir à Aristippe.

31. Le stoïcien Chrysippe énonce de manière erratique des concepts essentiels de sa philosophie. La distinction entre ce qui dépend de nous et
ce qui n’en dépend pas est exposée dans la première maxime du Manuel d’Épictète.

32. Parmi les choses qui ne dépendent pas de nous, celles qui aident à l’acquisition de la vertu sont préférées et celles qui y font obstacle sont
rejetées.

33. Exemple de distinction abstruse que Lucien, en toute occasion, impute à Chrysippe en qui il voit une incarnation des absurdités de la
logique stoïcienne.

34. Sur ce syllogisme qui, pour Lucien, illustre l’absurdité de certains raisonnements des stoïciens, voir Hermotimos, 76 ; Dialogues des
morts, 1, 2.

35. Série de syllogismes absurdes. Sur « le moissonneur », voir Lucien, Le Banquet ou les Lapithes, 23. Le « dominant » est relatif au choix
qu’on doit faire dans un jeu de propositions qui se contredisent mutuellement. L’« Électre » concerne les retrouvailles d’Électre et de son frère Oreste ;
voir Eschyle, Les Choéphores ; Sophocle, Électre ; Euripide, Électre. Le « voilé » est exposé en dernier lieu par Chrysippe.

36. Les stoïciens se représentaient la Vertu comme située au sommet d’une montagne dont l’escalade était longue et difficile. Lucien se
moque en toute occasion de cette image.

37. Cette plante passait pour un remède contre la folie.

38. Nom devenu proverbial de l’usurier. Lucien attribue aux stoïciens comme aux autres philosophes une cupidité qu’il dénonce.

39. Il changeait en pierres ses ennemis en leur mettant sous les yeux la tête de Méduse qu’il avait coupée.

40. Accablée par le massacre de ses enfants perpétré par Artémis et Apollon, elle fut changée en rocher.
41. C’est-à-dire le disciple d’Aristote.

42. L’enseignement d’Aristote comprenait deux catégories de cours : les uns, exotériques, étaient destinés au grand public, les autres,
ésotériques, étaient réservés aux étudiants avancés du Lycée.

43. Bévue comique d’Hermès qui appelle Pyrrhias – un nom d’esclave – Pyrrhon, fondateur de la philosophie sceptique.
28
LE PÊCHEUR
OU LES RESSUSCITÉS
Ce dialogue est la suite des Sectes à l’encan. Les philosophes s’estiment outragés par le traitement
que Lucien leur a réservé. Avec le renfort de figures allégoriques comme la Philosophie, la Vérité, la
Vertu et le Syllogisme, ils désirent se venger de lui et ont ressuscité à cette fin. Ils veulent d’abord le
lyncher sans jugement (1-9). Lucien, qui apparaît sous le masque de Parrhésiadès, obtient d’avoir un
procès présidé par la Philosophie (10-24). Diogène prononce alors le réquisitoire au nom des
philosophes insultés (25-28). Parrhésiadès répond en présentant sa défense et il est acquitté (29-38). Il se
met ensuite au service des philosophes pour châtier les faux philosophes. Il devient le pêcheur qui
appâte ces derniers avec de l’or et une figue accrochés à un hameçon, lance sa ligne depuis le sommet de
l’Acropole et ne tarde pas à faire plusieurs prises (39-52).
Cette nouvelle comédie philosophique est donc composée avec plus de clarté que celle qui la
précède. On peut y distinguer des actes dont le déroulement conduit au dénouement de la situation
initiale. Mais cette élaboration dramatique plus soignée n’entraîne pas un approfondissement du propos
philosophique, qui reste superficiel et sans surprise. Parrhésiadès se borne à dissiper ce qu’il considère
comme un malentendu : on l’accuse d’avoir calomnié la philosophie. En réalité, il l’a défendue en
pourfendant les faux philosophes qui affectent les apparences du comportement philosophique, mais
dont les actes, sans rapport avec leurs discours, sont une insulte permanente à la philosophie.
Parrhésiadès est donc un ami de la philosophie. Les philosophes le reconnaissent comme tel et
l’acquittent sans difficulté. Ce retournement rapide est aussi surprenant que leur désir initial de le punir
sans même lui donner le droit de se défendre. Ils passent tout d’un coup de la colère aveugle à la
résipiscence. Lucien, à l’évidence, se moque de leur versatilité. Il les a pris en faute et leur permet à
peine de sauver la face.
En revanche, il se donne le beau rôle. Il est Parrhésiadès, littéralement « celui qui parle avec
franchise », c’est-à-dire celui qui n’a pas peur de dire la vérité. À cette intrépidité, il joint le
discernement et la fermeté. Il délivre les philosophes de leur aveuglement et se révèle à eux comme un
homme de conviction fidèle à son admiration pour la philosophie comme à son aversion pour les
imposteurs qui la déshonorent et qu’il entend bien démasquer. Cet autoportrait flatteur domine le
dialogue, qui a tout d’un plaidoyer pro domo. Lucien présente la justesse de ses vues et de ses actes sans
excès d’humilité et s’arrange pour sortir vainqueur des épreuves qu’il rencontre sur sa route. Il gagne
son procès contre les philosophes égarés et démontre la clairvoyance de son jugement sur les faux
philosophes qu’il n’a aucune peine à confondre en dévoilant leur appétit de richesse. Ce triomphalisme
peut lui-même faire rire ou choquer. Il révèle en tout cas la vigilance constante d’un écrivain soucieux
de se justifier et qui ne connaît pas de meilleure défense que l’attaque.
A. B.
1.– SOCRATE. — Frappe, frappe le scélérat et ne ménage pas les pierres ; lance-lui aussi des mottes de
terre, et redouble avec des coquilles ; frappe à coups de bâton le criminel ; veille à ne pas le laisser
échapper. Frappe-le, toi aussi, Platon, et toi aussi, Chrysippe, et toi aussi. Fonçons tous sur lui en rangs
serrés ; « que la besace seconde la besace, et le bâton, le bâton1 ». C’est notre ennemi commun, et il
n’est pas un de nous qu’il n’ait outragé. Toi, Diogène, c’est l’occasion, ou jamais, de te servir de ton
bâton ; ne le lâchez pas ; qu’il porte la peine de ses calomnies. Eh bien, vous mollissez, Épicure et
Aristippe : vous prenez mal votre temps.

Soyez hommes, ô philosophes ; souvenez-vous de votre impétueuse valeur2.

2.– Remue-toi, Aristote ; plus vite encore. C’est bien : la bête est prise. Nous te tenons, infâme. Tu vas
savoir tout de suite quels hommes tu as insultés. Mais de quelle manière va-t-on le punir ? Imaginons
des supplices variés qui puissent nous satisfaire tous ; car il est juste qu’il meure au gré de chacun.
PHILOSOPHE A. — Moi, je suis d’avis qu’il soit empalé.
PHILOSOPHE B — Oui, par Zeus, mais après avoir été fouetté d’abord.

PHILOSOPHE Γ — Qu’on lui crève les yeux !


PHILOSOPHE ∆ — C’est bien plutôt la langue qu’il faut lui trancher d’abord.
SOCRATE — Et toi, Empédocle, quel est ton avis ?
3
EMPÉDOCLE — Qu’on le précipite dans les cratères de l’Etna , pour lui apprendre à ne pas
insulter ceux qui valent mieux que lui.
PLATON — Le mieux serait que, comme un Penthée ou un Orphée, « il trouvât son destin, déchiré
dans les rochers4 », afin que chacun pût emporter un lambeau de son corps.
3.– PARRHÉSIADÈS — N’en faites rien, épargnez-moi, je vous en conjure par le dieu des suppliants5.
SOCRATE — C’est une chose résolue ; tu ne saurais en réchapper. Tu sais bien ce que dit Homère :
Il n’y a pas de pactes assurés entre les lions et les hommes6.
PARRHÉSIADÈS — Moi aussi je me servirai d’Homère pour vous supplier. Peut-être que, remplis
de vénération pour ses vers, vous aurez pour moi quelques égards, quand je vous aurai récité :
Laissez-moi la vie ; je ne suis pas un méchant homme, et recevez comme rançon de l’airain et de l’or, choses prisées des sages
eux-mêmes7.

PLATON. — Nous non plus, nous ne serons pas embarrassés pour te répondre par des vers
d’Homère. Écoute seulement :

Ne te mets pas en tête que tu m’échapperas, diffamateur, en me parlant d’or, maintenant que tu es tombé entre mes mains8.

PARRHÉSIADÈS — Ah ! quel malheur est le mien ! Homère n’obtient rien pour moi, Homère, ma
suprême espérance. Il me faut recourir à Euripide ; peut-être lui pourra-t-il me sauver.

Ne me tue pas : il n’est pas permis de tuer un suppliant9.

PLATON — Eh bien, et ceci, n’est-ce pas d’Euripide ?

Il n’est pas extraordinaire qu’on souffre le mal, quand on a fait le mal10.

PARRHÉSIADÈS — Ainsi, vous allez me tuer pour des paroles ?

PLATON — Oui, par Zeus ; car le même Euripide dit :


D’une bouche sans frein
Et d’une folie impie
Le malheur est la fin11.

4.– PARRHÉSIADÈS. — Puisque vous êtes absolument résolus à me tuer et que je ne vois aucun moyen
de vous échapper, allons, dites-moi au moins qui vous êtes et quel mal inguérissable je vous ai fait pour
que vous en soyez si amèrement fâchés et que vous m’ayez saisi pour me mettre à mort.
PLATON. — Quel mal tu nous as fait, demande-le à toi-même, scélérat, et à ces beaux écrits où tu
as maltraité la philosophie elle-même et nous as vilipendés en vendant aux enchères comme sur le
marché des hommes sages et, qui plus est, des hommes libres. Voilà ce qui nous a indignés et nous
sommes remontés sur la terre pour te punir, après avoir obtenu congé d’Aïdoneus12 pour quelque temps,
Chrysippe que voici, Épicure, moi Platon, et Aristote que tu vois là et ce silencieux Pythagore, et
Diogène et tous ceux que tu as déchirés dans tes écrits.
5.– PARRHÉSIADÈS. — Ah ! je respire ; car vous ne me tuerez pas, quand vous saurez ce que j’ai été à
votre égard. Jetez donc vos pierres, ou plutôt gardez-les ; vous vous en servirez contre ceux qui le
méritent.
PLATON. — Chansons ! Il faut que tu meures aujourd’hui, et que sur-le-champ « tu revêtes une
tunique de pierre, en punition du mal que tu as fait13 ».
PARRHÉSIADÈS. — Or bien, vertueux philosophes, s’il est un homme que vous deviez louer entre
tous, parce qu’il est votre parent, qu’il vous veut du bien, qu’il partage vos idées et, si je puis le dire sans
blesser la modestie, parce qu’il est le défenseur de vos études, c’est celui-là, sachez-le, que vous allez
tuer, en me tuant, moi qui ai tant travaillé pour vous. Gardez-vous d’imiter les philosophes
d’aujourd’hui, en vous montrant ingrats, colères, oublieux envers un homme qui vous a rendu service.
PLATON. — Oh ! quelle impudence ! Nous te devons encore de la reconnaissance pour tes
calomnies ? Crois-tu vraiment discuter avec des esclaves et nous comptes-tu comme bienfaits ton
insolence et tes injures d’homme ivre ?
6.– PARRHÉSIADÈS. — Où donc et en quel temps vous ai-je outragés, moi qui n’ai jamais cessé
d’admirer la philosophie, de vous combler de louanges et d’avoir commerce avec les livres que vous
avez laissés ? Car les choses mêmes que je dis, où les ai-je prises, sinon chez vous, cueillant vos fleurs,
comme une abeille, pour les montrer aux hommes. Et les hommes admirent chacune d’elles et
reconnaissent où, chez qui et comment je l’ai cueillie, et, si je les écoute, ils m’envient l’heureux choix
que j’en fais ; mais, en réalité, c’est à vous, c’est à votre prairie que s’adressent leurs éloges, car c’est
vous qui avez fait pousser ces bouquets dont les couleurs offrent une si riche variété, quand on sait
choisir les fleurs, les disposer, les assortir de manière que l’une ne jure pas à côté de l’autre. Est-il
possible qu’un homme qui vous doit tant s’avise de dire du mal de ses bienfaiteurs, quand c’est par eux
qu’il est devenu quelqu’un, à moins qu’il ait le caractère d’un Thamyris14 ou d’un Eurytos15, et ne se
mette à chanter contre les Muses dont il a reçu le chant, ou à lutter à l’arc contre Apollon qui lui a donné
l’art de tirer de l’arc ?
7.– PLATON. — Ton discours, mon brave, sent l’art des rhéteurs ; car il est en contradiction complète
avec la réalité et montre une audace d’autant plus insupportable qu’à l’injustice tu joins l’ingratitude,
puisque, ayant reçu tes traits de nous, tu le reconnais toi-même, c’est contre nous que tu les as lancés et
que tu ne te proposais d’autre but que de nous déchirer tous. Voilà la récompense que nous avons reçue
de toi pour t’avoir ouvert notre prairie, en te donnant licence d’y faire ta cueillette et de t’en aller le sein
rempli. Et voilà justement pour quoi tu mérites la mort.
8.– PARRHÉSIADÈS. — Vous le voyez, vous m’écoutez avec colère et n’admettez aucune de mes raisons.
Je n’aurais jamais cru que la colère pût atteindre Platon, ou Chrysippe, ou Aristote, ou quelque autre de
vous ; je vous croyais seuls à l’abri d’un tel défaut. Mais ne me tuez pas, ô merveilleux hommes, sans
me juger et avant d’avoir entendu ma justification. Car c’était un de vos principes de ne pas gouverner
par la violence ni par la loi du plus fort, et de trancher au contraire les différends par la justice, en
accordant la parole tour à tour à la défense et à l’attaque. Prenez donc un juge et accusez-moi tous
ensemble, ou choisissez l’un de vous qui parlera pour tous. De mon côté, je me défendrai contre vos
accusations ; et si l’on me trouve coupable et que ce soit l’avis du tribunal, je me soumettrai, bien
entendu, à la peine que j’aurai méritée, et vous n’aurez pas de violence à vous reprocher. Si, au
contraire, ayant rendu mes comptes, vous me trouvez pur et sans reproche, les juges me renverront
absous. Vous, alors, tournez votre colère contre ceux qui vous ont trompés et vous ont excités contre
moi.
9.– PLATON. — Cela, c’est lâcher le cheval dans la plaine, et te laisser échapper, après avoir trompé les
juges ; car on dit que tu es orateur, bon avocat et retors en tes discours. Mais quel juge veux-tu que nous
trouvions, qui soit assez honnête pour refuser les présents, qui sont d’habitude chez vous, et ne pas
rendre en ta faveur un arrêt injuste ?
PARRHÉSIADÈS. — Rassurez-vous là-dessus : je ne prétends avoir aucun juge de cette sorte,
suspect ou douteux, et qui me vende son suffrage. Et la preuve, c’est que je prends pour juges la
Philosophie et vous-mêmes.
PLATON. — Et quel sera l’accusateur, si nous sommes juges ?
PARRHÉSIADÈS. — Vous serez accusateurs et juges tout ensemble ; cela même ne me trouble pas,
tant je suis fort de la justice de ma cause et sûr de mes moyens de justification.
10.– PLATON. — Qu’allons-nous faire, Pythagore et Socrate ? Cet homme, en demandant à être jugé, ne
paraît pas exiger une chose déraisonnable.
SOCRATE. — Nous n’avons rien de mieux à faire que de nous rendre au tribunal, et, prenant avec
nous la Philosophie, d’écouter ce qu’il dira pour sa défense ; car le tuer sans forme de procès, ce n’est
pas notre fait ; c’est celui de gens terriblement ignorants, d’hommes emportés et qui placent la justice
dans la force de leurs bras. Nous donnerions beau jeu à ceux qui veulent nous décrier, si nous lapidions
un homme sans même lui permettre de se défendre, nous qui nous vantons d’aimer la justice. Que
pourrions-nous dire d’Anytos et de Mélitos, mes accusateurs, ou des juges d’alors, si celui-ci devait
mourir, sans que la clepsydre16 ait coulé un moment pour sa défense ?
PLATON. — Ton conseil est excellent, Socrate. Allons donc trouver la Philosophie ; qu’elle juge,
et nous nous en rapporterons à sa décision.
11.– PARRHÉSIADÈS. — Bien, sages philosophes ; cette résolution est meilleure et plus conforme à la
loi. Gardez néanmoins vos pierres, comme je l’ai dit : vous en aurez besoin avant peu au tribunal. Mais
où trouver la Philosophie ? car je ne sais pas où elle demeure, quoique j’aie erré longtemps à la
recherche de sa maison, dans le désir de suivre ses leçons. J’ai rencontré alors certains hommes vêtus de
misérables manteaux, porteurs de longues barbes, qui prétendaient venir de chez elle ; croyant qu’ils la
connaissaient, je les ai questionnés ; mais, comme ils la connaissaient encore moins que moi, ou bien ils
ne répondaient même pas, de peur d’être convaincus d’ignorance, ou bien ils me montraient une porte
pour une autre. En tout cas je n’ai pas encore pu, même aujourd’hui, découvrir sa maison.
12.– Souvent, d’après mes propres conjectures ou sur la foi d’un guide, je me suis rendu à certaines
portes, avec le ferme espoir d’avoir enfin trouvé. Ce qui me le faisait croire, c’est la foule des entrants et
des sortants, tous renfrognés, au maintien décent, au visage pensif. Un jour, je me faufilai parmi eux et
j’entrai moi aussi. Là, je vis une espèce de femme qui manquait de simplicité, en dépit de toute
l’attention qu’elle mettait à s’ajuster simplement et sans parure. Je m’aperçus aussitôt que ses cheveux
soi-disant négligés n’étaient point sans ornements, et qu’il y avait de l’affectation dans la manière dont
elle s’enveloppait de son manteau. Il était visible qu’elle se parait de sa chevelure et de son manteau et
que cette négligence apparente servait à lui prêter des grâces. Je vis même poindre un peu de céruse et
de fard ; tous ses propos rappelaient ceux d’une courtisane. Elle s’enchantait des éloges que ses amants
prodiguaient à sa beauté ; elle recevait volontiers les présents qu’on lui offrait ; elle s’asseyait près des
plus riches et ne regardait même pas ceux de ses amants qui étaient pauvres. Souvent, si elle se montrait
nue involontairement, je lui voyais des colliers d’or plus gros que des carcans. À cette vue, je me retirai
bien vite, en plaignant, comme vous pouvez croire, ces malheureux qu’elle menait, non par le nez, mais
par la barbe, et qui, comme Ixion17, caressaient un fantôme au lieu d’Héra.
13.– PLATON. — Ce que tu dis est vrai : sa porte n’est pas facile à découvrir ni connue de tous. Mais
nous n’avons nul besoin d’aller à sa maison ; nous n’avons qu’à l’attendre ici, au Céramique18, où elle
va venir, en sortant de l’Académie19, pour se promener au Pécile20, comme elle a l’habitude de le faire
tous les jours. Mais la voici qui s’avance. Vois-tu cette femme au maintien décent, aux regards doux, à la
démarche paisible et méditative ?
PARRHÉSIADÈS. — J’en vois beaucoup qui lui ressemblent pour l’extérieur, pour la démarche et
pour le manteau ; et pourtant, il n’y en a absolument qu’une parmi elles qui soit la vraie Philosophie.
PLATON. — C’est vrai ; mais elle n’a qu’à parler pour faire voir qui elle est.

14.– LA PHILOSOPHIE. — Grands dieux ! Platon, Chrysippe, Aristote et tous les autres, les coryphées21
mêmes de mes disciplines, que faites-vous sur la terre ? Pourquoi êtes-vous revenus à la vie ? Avez-vous
eu quelque sujet de mécontentement aux Enfers ? Vous avez l’air en colère. Quel est ce prisonnier que
vous entraînez ? Est-ce un violateur de tombeaux, un assassin, un sacrilège ?
PLATON. — Oui, Philosophie, et le plus impie de tous les sacrilèges, puisqu’il a osé te calomnier,
toi, la sainte des saintes, et nous tous, qui avons laissé à nos successeurs les enseignements que nous
avons reçus de toi.
LA PHILOSOPHIE. — Eh quoi ! vous vous êtes fâchés pour des injures, quand vous savez qu’en
dépit de tout ce que la comédie a dit de moi aux Dionysies22, je ne l’en ai pas moins regardée comme
une amie, je ne l’ai pas citée en justice, je ne suis pas allée lui faire des reproches. Je la laisse se livrer
aux ébats qui sont naturels et habituels à ces fêtes. Je sais qu’une chose ne perd rien de son prix, parce
qu’on s’en moque et qu’au contraire une belle chose est comme l’or qui, purifié à coups de marteau,
resplendit plus vivement et devient plus éclatant. Comment se fait-il donc que vous soyez devenus si
irascibles, si susceptibles ? Pourquoi donc lui serrez-vous la gorge ?
PLATON. — Nous avons obtenu un jour de congé et nous sommes venus le trouver pour lui faire
payer ce qu’il a fait ; car la rumeur publique nous avait appris ce qu’il débitait contre nous devant les
foules qu’il allait haranguer.
15.– LA PHILOSOPHIE. — Et alors vous allez le tuer sans jugement et sans qu’il se soit défendu ? car il
est visible qu’il veut dire quelque chose.
PLATON. — Non ; mais nous nous en remettons entièrement à toi, et ta décision mettra fin aux
débats.
LA PHILOSOPHIE. — Qu’en dis-tu, toi ?
PARRHÉSIADÈS. — Je n’ai pas d’autre désir, ô Philosophie, ma souveraine, car tu es capable à toi
seule de découvrir la vérité. En tout cas, j’ai obtenu, non sans peine, à force de supplications, qu’on te
réservât le procès.
PLATON. — À présent, tu l’appelles ta souveraine, scélérat, alors qu’il y a deux jours tu déclarais
la philosophie absolument méprisable, dans ce beau théâtre où tu vendais à la criée pour deux oboles
toutes les espèces de doctrines philosophiques, les unes après les autres.
LA PHILOSOPHIE. — Prenez garde que ce ne soit pas la philosophie qu’il ait maltraitée, mais des
charlatans qui commettent mille turpitudes en se couvrant de mon nom.
PARRHÉSIADÈS. — Tu vas le savoir tout de suite, si tu veux seulement écouter ma justification.
23
LA PHILOSOPHIE. — Allons à l’Aréopage , ou plutôt à l’Acropole même. Du haut de cet
observatoire, nous découvrirons à la fois tout ce qui se passe dans la ville.
16.– Pour vous, mes amies, promenez-vous en attendant dans le Pécile. Je vous rejoindrai, quand j’aurai
jugé la cause.
PARRHÉSIADÈS. — Qui sont ces femmes, Philosophie ? elles me paraissent, elles aussi, tout à fait
modestes.
LA PHILOSOPHIE. — Cette femme virile est la Vertu ; celle là, la Tempérance ; près d’elle, la
Justice. Celle qui est en tête est l’Instruction, et celle-ci qui se distingue à peine et dont la couleur est
indécise, est la Vérité.
PARRHÉSIADÈS. — Je n’aperçois pas celle que tu veux dire.
LA PHILOSOPHIE. — Tu ne vois pas cette femme sans ornements, celle qui est nue, qui se dérobe
toujours et s’esquive entre les autres ?
PARRHÉSIADÈS. — Je la vois maintenant, mais ce n’est pas sans peine. Mais pourquoi ne les
emmènes-tu pas aussi, pour que le tribunal soit au grand complet. Pour la Vérité, j’ai l’intention de la
faire monter sur la tribune pour appuyer ma cause.
LA PHILOSOPHIE. — Par Zeus, suivez-moi, vous aussi ; car il n’est pas bien pénible de juger un
procès, surtout quand nos propres intérêts sont en jeu.
17.– LA VÉRITÉ. — Allez-y, vous autres ; moi je n’ai pas besoin de rien entendre : il y a longtemps que
je connais l’affaire.
LA PHILOSOPHIE. — Mais tu pourrais au besoin nous aider à juger, Vérité, en nous révélant tout ce
que nous avons à connaître.
LA VÉRITÉ. — Alors il faut que j’emmène aussi ces deux petites servantes qui me sont tout à fait
dévouées ?
LA PHILOSOPHIE. — Tu peux bien amener toutes celles que tu voudras.
LA VÉRITÉ. — Venez avec moi, Liberté et Franchise, afin que nous puissions sauver ce pauvre
malheureux qui nous aime et qui est en danger pour un injuste grief. Mais toi, Conviction, reste ici.
PARRHÉSIADÈS. — Non pas, maîtresse, mais qu’elle vienne aussi plus que tout autre ; car ce n’est
pas avec des bêtes vulgaires que j’aurai à combattre, mais avec des hommes trompeurs, difficiles à
convaincre, qui cherchent toujours des échappatoires ; en sorte que la Conviction est indispensable.
LA PHILOSOPHIE. — Indispensable, c’est vrai. Il serait bon d’emmener aussi la Démonstration.
LA VÉRITÉ. — Suivez-moi toutes, puisqu’on vous croit indispensables au procès.

18.– ARISTOTE. — Tu le vois, Philosophie, il se fait une alliée de la Vérité contre nous.
LA PHILOSOPHIE. — Eh quoi ! Platon, Chrysippe, Aristote, vous avez peur qu’étant la Vérité, elle
ne fasse quelque mensonge en sa faveur ?
PLATON. — Non pas ; mais il est si terriblement retors et flatteur qu’il pourrait bien la séduire par
de faux raisonnements.
LA PHILOSOPHIE. — Ne craignez rien : il ne se commettra jamais rien d’injuste, tant que la Justice
sera présente parmi nous. Montons donc.
19.– Mais dis-moi, toi, quel est ton nom ?
PARRHÉSIADÈS. — Mon nom ? c’est Parrhésiadès [Lefranc], fils d’Aléthion [Vrai], fils
d’Élenxiclès [Convaincant].
LA PHILOSOPHIE. — Ta patrie ?
PARRHÉSIADÈS. — Je suis Syrien, Philosophie, né sur les bords de l’Euphrate. Mais qu’importe ?
Parmi ces gens qui me poursuivent, j’en connais qui par leur naissance ne sont pas moins barbares que
moi. Mais le caractère et la science ne dépendent point du fait d’être né à Soles, à Chypre, à Babylone
ou à Stagire24, et l’on n’en vaut pas moins à tes yeux pour être barbare de langage, pourvu qu’on ait un
esprit droit et juste.
20.– LA PHILOSOPHIE. — C’est bien dit, j’avais fait ma question sans y penser. Mais ton métier, quel
est-il ? car cela, il m’importe de le savoir.
PARRHÉSIADÈS. — Je fais profession de haïr les fanfarons, les charlatans, les menteurs, les
orgueilleux et je déteste toute cette engeance de vicieux. Le nombre en est grand, tu le sais.
LA PHILOSOPHIE. — Par Héraclès, cette profession-là est bien sujette à la haine.
PARRHÉSIADÈS. — C’est vrai ; aussi, tu vois combien elle m’attire d’ennemis et dans quels périls
elle me jette. Cependant je connais aussi très bien la profession contraire qui consiste à aimer ; car je
suis ami de la vérité, ami de l’honnêteté, ami de la simplicité et de tout ce qui est apparenté à ce qu’on
aime ; mais il y en a bien peu qui soient dignes que j’exerce sur eux cette profession, tandis que ceux qui
relèvent de l’autre métier et sont acoquinés à ce que je hais sont au moins cinquante mille. Aussi je
risque de désapprendre bientôt le premier faute d’exercice et d’être tout à fait entendu à l’autre.
LA PHILOSOPHIE. — C’est ce qu’il ne faut pas : l’un et l’autre relèvent du même devoir. Ne sépare
donc pas tes deux métiers ; car ils ne font qu’un, quoiqu’ils paraissent deux.
PARRHÉSIADÈS. — Ce sont des choses que tu sais mieux que moi, Philosophie. Tel est cependant
mon caractère qu’il me porte à haïr les méchants, à louer et à chérir les gens de bien.
21.– LA PHILOSOPHIE. — Allons, nous voilà arrivés à destination. Tenons ici notre tribunal, dans le
vestibule d’Athéna Poliade25. Prêtresse, dispose-nous des sièges, et nous, en attendant, adorons la
déesse.
PARRHÉSIADÈS. — Ô Poliade, viens à mon secours contre des charlatans. Souviens-toi de tous les
parjures que tu les entends faire tous les jours. Pour leurs actions, tu es seule à les voir, en ta qualité de
surveillante. Voici le moment de les punir. Pour moi, si tu me vois prêt à succomber, si les cailloux noirs
l’emportent d’un sur les blancs26 ajoute le tien à ceux-ci et sauve-moi.
22.– LA PHILOSOPHIE. — Voilà qui est bien. Nous sommes assises et prêtes à écouter vos plaidoyers.
Vous, choisissez entre vous tous celui qui vous paraît le mieux à même de soutenir l’accusation, exposez
vos griefs et prouvez-les ; car il est impossible que vous parliez tous à la fois. Pour toi, Parrhésiadès, tu
te justifieras après.
CHRYSIPPE. — Quel est celui d’entre nous qui est le plus capable de plaider notre cause ? C’est
toi, Platon. Tout le monde admire la sublimité de ton esprit, la beauté de ton langage purement attique et
ta grâce si persuasive ; quant à l’intelligence, à la netteté, à l’art de gagner les esprits par des
démonstrations, la nature t’a prodigué toutes ces qualités. Charge-toi donc de plaider pour nous tous et
de dire ce qu’il faut dire. Maintenant rappelle-toi tous ces traits d’éloquence dont tu frappais les Gorgias,
les Prodicos, les Polos, les Hippias27 ; rassemble-les tous ; car celui-ci est plus redoutable qu’eux.
Saupoudre tes discours de ton ironie ; emploie ces piquantes interrogations qui se renouvellent sans
cesse, et complète le tout par une figure comme celle-ci : le grand Zeus, dans le ciel, poussant son char
ailé, s’indignera si cet effronté n’est pas puni.
23.– PLATON. — Point du tout. Choisissons plutôt quelqu’un parmi les plus véhéments, par exemple,
Diogène que voici, ou Antisthène ou Cratès28, ou toi-même, Chrysippe. Il ne s’agit point en effet dans le
cas présent de beauté ou d’habileté de style ; ce qu’il faut, c’est un homme préparé aux discussions et
aux chicanes du barreau, puisque Parrhésiadès est un orateur.
DIOGÈNE. — Eh bien, c’est moi qui l’accuserai, et je ne crois même pas avoir besoin de bien
longs discours. D’ailleurs, je suis le plus outragé de tous ; car il m’a vendu naguère pour deux oboles.
PLATON. — Diogène, Philosophie, portera la parole pour nous tous. Mais souviens-toi, Diogène,
que tu ne dois pas songer uniquement à ton affaire dans ton acte d’accusation et que c’est la cause
commune que tu dois avoir en vue. Si, dans nos enseignements, nous différons sur quelque point, laisse
de côté cette question, ce n’est pas le moment de dire qui est le plus près de la vérité. En un mot, c’est
pour la seule philosophie, grossièrement outragée et calomniée dans les écrits de Parrhésiadès, que doit
éclater ton indignation. Laisse de côté les sectes et les dissidences et combats pour ce qui nous est
commun à tous. Tu le vois, nous t’avons choisi seul pour nous défendre et c’est de toi que dépend notre
réputation à tous : par toi, nous risquons d’inspirer le respect le plus profond ou de passer pour tels que
cet insolent nous a représentés.
24.– DIOGÈNE. — Rassurez-vous ; je ne faillirai en rien, je parlerai pour tous. Et si la Philosophie se
laissait émouvoir à ses discours, car elle est naturellement douce et facile, et voulait l’acquitter, je ne
manquerai pas à mon devoir ; je lui ferai voir que ce n’est pas pour rien que je porte un bâton.
LA PHILOSOPHIE. — Pour cela, non ; c’est du raisonnement plutôt que du bâton qu’il faut user ici :
cela vaut beaucoup mieux. Ne tarde donc pas. Déjà l’eau est versée29, et le tribunal a les yeux sur toi.
PARRHÉSIADÈS. — Que les autres s’assoient, Philosophie, et apportent leurs suffrages avec vous,
et que Diogène soit seul à m’accuser.
LA PHILOSOPHIE. — Tu ne crains donc pas qu’ils soient contre toi ?
PARRHÉSIADÈS. — Pas du tout ; car je prétends avoir la majorité pour moi.

LA PHILOSOPHIE. — C’est brave de ta part. Asseyez-vous donc. Toi, Diogène, parle.


25.– DIOGÈNE. — Quels hommes nous avons été durant notre vie, tu le sais très bien, Philosophie, et je
n’ai pas besoin d’en parler ; car, pour ne rien dire de moi-même, qui ne sait combien d’enseignements
utiles à la vie l’humanité doit à Pythagore que voici, à Platon, à Aristote, à Chrysippe et aux autres ? Je
passe aux outrages que ce triple scélérat de Parrhésiadès nous a faits, sans respect de ce que nous
sommes. Après avoir été avocat, à ce qu’il dit, il a renoncé aux tribunaux et à la renommée qu’il s’y était
faite, et tout ce qu’il avait acquis d’habileté et de force en plaidant, il l’a ramassé tout entier contre nous
et il ne cesse pas de nous insulter ; charlatans, imposteurs, voilà les noms qu’il nous donne. Il persuade
aux foules de se moquer de nous et de nous mépriser comme des gens de rien. Il a fait plus, il nous a
rendus odieux aux peuples, nous et toi, Philosophie, en traitant tes leçons de niaiseries et de sornettes et
en exposant d’une manière dérisoire les plus graves enseignements que nous ayons reçus de toi, si bien
que c’est lui qui emporte les applaudissements et les éloges des spectateurs, et nous qu’on outrage ; car
le peuple est ainsi fait : il aime les railleries et les injures, surtout quand elles s’attaquent aux objets qui
passent pour les plus respectables. C’est ainsi sans doute qu’il se réjouissait autrefois, lorsque
Aristophane et Eupolis30 mettaient en scène Socrate ici présent pour le tourner en dérision et lui
prêtaient un rôle grotesque dans leurs comédies. Néanmoins c’était à un seul homme que ces auteurs
osaient s’attaquer ainsi, et aux Dionysies, où cette licence était tolérée, parce que la satire semblait faire
partie de la fête et que « le dieu sans doute s’en amuse, car il aime le rire31 ».
26.– Mais celui-ci rassemble l’élite de la société, et après avoir longuement médité, préparé et consigné
dans un épais volume un certain nombre de calomnies, il débite ses mauvais propos d’une voix forte
contre Platon, Pythagore, Aristote, Chrysippe que tu vois-là, moi-même, bref contre nous tous, sans
qu’aucune fête l’y autorise et sans que personnellement il ait reçu de nous la moindre offense. On lui
passerait en effet un tel procédé, s’il ne faisait que se défendre et n’était pas l’agresseur. Mais ce qu’il y
a de plus révoltant, c’est qu’en agissant ainsi, il se couvre de ton nom, Philosophie, et qu’ayant séduit le
Dialogue, qui est de notre famille, il en a fait son allié et son interprète contre nous. Il a même engagé
Ménippe, un de nos camarades, à jouer souvent ses comédies avec lui ; et en effet Ménippe seul, traître à
la cause commune, nous a faussé compagnie et ne s’est pas joint à nos poursuites.
27.– Il est juste qu’il subisse la peine de tous ces méfaits. Que pourrait-il répondre, après avoir déchiré
de ses calomnies devant tant de témoins ce qu’il y a de plus respectable au monde ? Il serait utile pour
ces témoins qu’ils le fussent aussi de son supplice, afin que personne n’ose plus mépriser la philosophie.
Si nous gardions le silence et supportions cette offense, nous passerions avec justice, non pour des gens
modérés, mais pour des lâches et des sots. Qui pourrait en effet supporter ce qu’il nous a fait en dernier
lieu ? Il nous a menés comme des esclaves à la salle des ventes, il a constitué un crieur, et nous a
vendus, à ce qu’on dit, les uns pour une grosse somme, quelques-uns pour une mine attique et moi pour
deux oboles, le triple coquin, et les assistants de rire. Un tel outrage nous a indignés et nous sommes
remontés sur terre pour te prier de nous venger de ces mortels affronts.
28.– LES RESSUSCITÉS. — À merveille, Diogène : tu as bien dit pour nous tous ce qu’il fallait dire.
LA PHILOSOPHIE. — Cessez vos acclamations. Qu’on verse l’eau pour le défenseur. Toi,
Parrhésiadès, parle à présent, c’est ton tour ; c’est pour toi que l’eau coule à cette heure. Ne tarde donc
pas.
29.– PARRHÉSIADÈS. — Diogène, en m’accusant, n’a pas révélé tous mes crimes, Philosophie ; je ne
sais par quelle distraction il en a omis le plus grand nombre et les plus graves. Pour moi, loin de nier ce
que j’ai dit, loin de me présenter avec une justification méditée à l’avance, j’ai résolu d’ajouter à ses
griefs ceux qu’il a passés sous silence et dont je n’ai pu t’entretenir le premier. Par là, tu pourras
connaître quels sont ceux que j’ai mis en vente et outragés en les appelant vantards et charlatans.
Examinez seulement une chose, si je dis la vérité à leur sujet. Si vous trouvez quelque chose d’offensant
ou de rude dans mes paroles, ne vous en prenez pas à moi qui cherche à confondre l’imposture ; il est
plus juste, selon moi, que vous vous en preniez aux imposteurs. Pour moi, dès que je me fus rendu
compte des désagréments inévitables attachés à la profession d’avocat, de la fourberie, du mensonge, de
l’impudence, des cris, des poussées et mille autres inconvénients, je me sauvai naturellement de cet
enfer, et je me réfugiai dans ton sanctuaire, Philosophie, pour y passer le reste de mes jours, comme un
homme qui s’empresse de sortir de la tempête et du tumulte des flots pour entrer dans le calme du port.
30.– Je n’eus pas plus tôt entrevu les objets dont vous vous occupez, que je fus saisi d’admiration et
pour toi, ce qui devait être, et pour tous les philosophes ici présents, qui ont tracé le plan d’une vie
excellente et qui tendent la main à ceux qui s’efforcent d’y parvenir, dont les conseils procurent les plus
beaux et les plus utiles avantages, si on ne les méprise pas et si on ne s’y dérobe pas, et si, le regard fixé
sur les règles que vous avez établies, on y ajuste et conforme sa vie, ce que font aujourd’hui, il faut le
reconnaître, bien peu de personnes.
31.– Mais voyant que beaucoup de gens épris, non de la philosophie, mais uniquement de la renommée
qu’elle procure, ressemblaient exactement aux honnêtes gens dans ce qui est aisé, commun et facile à
imiter pour tout le monde, je veux dire la barbe, la démarche et l’habit, mais démentaient dans leur vie
et leur conduite l’extérieur qu’ils se donnaient, pratiquaient le contraire de ce que vous faites, et
déshonoraient la dignité de leur profession, je m’abandonnai à l’indignation. Je comparais leur
impudence à celle d’un acteur tragique qui, mou et efféminé lui-même, représenterait Achille ou Thésée
ou Héraclès, sans avoir la démarche ni la voix d’un héros, mais en minaudant un tel rôle. Jamais Hélène
autrefois, jamais Polyxène32 n’auraient supporté qu’on exagérât à ce point la ressemblance avec elles,
encore moins Héraclès, cet illustre vainqueur, qui, j’en suis persuadé, l’aurait vite écrasé en le frappant
de sa massue, lui et son masque, en se voyant si honteusement travesti en femme par cet histrion.
32.– En vous voyant traiter de même par ces gens-là, je ne pus supporter la honteuse comédie de ces
singes qui osaient se mettre des masques de héros ou imiter l’âne de Cymé33, qui, couvert d’une peau de
lion, prétendait passer pour un lion véritable aux yeux des Cyméens qui ne le connaissaient pas. Il
poussait des braiments très rauques et effrayants, jusqu’à ce qu’un étranger qui avait vu souvent des
lions et des ânes, fît voir ce qu’il était en le rossant à coups de bâton. Mais ce qui me paraissait le plus
révoltant, Philosophie, c’est que les hommes, lorsqu’ils voyaient l’un de ces hypocrites commettre un
acte pervers, indécent ou licencieux, en rejetaient infailliblement la faute sur la philosophie elle-même et
sur les philosophes, sur Chrysippe par exemple, sur Platon, sur Pythagore ou celui dont le coupable se
donnait le nom et dont il singeait les discours, et d’après la mauvaise conduite du vivant pensaient du
mal de vous qui êtes morts depuis longtemps ; car on ne le jugeait point en le comparant à vous de votre
vivant, vous êtes trop loin ; mais tout le monde le voyait au grand jour commettre des actions révoltantes
ou malséantes, en sorte que vous étiez condamnés par défaut avec lui et enveloppés dans le même
dénigrement.
33.– Voilà ce que je voyais. Je n’ai pu le supporter, et je les ai démasqués et séparés de vous, et, au lieu
de me récompenser de mon zèle, vous me menez en justice ! Est-ce que si, voyant un initié révéler le
secret des deux déesses et danser hors du temple, je m’indignais et le confondais, vous jugeriez que c’est
moi le coupable ? Rien ne serait plus injuste. Les présidents des jeux ont coutume de fouetter l’acteur
qui, s’étant chargé du rôle d’Athéna, de Poséidon ou de Zeus, ne les représente pas convenablement ni
conformément à la dignité des dieux, et ces dieux ne se fâchent pas contre eux, parce qu’ils ont livré au
fouet des mastigophores34 celui qui a pris leur masque et revêtu leur costume ; je suis persuadé, au
contraire, qu’ils prennent plaisir à le voir fouetter ; car de jouer maladroitement le rôle d’un serviteur ou
d’un messager, la faute est de peu de conséquence ; mais représenter Zeus ou Héraclès en les avilissant
aux yeux des spectateurs, c’est un sacrilège honteux.
34.– Mais voici la chose la plus extraordinaire de toutes, c’est que la plupart d’entre eux connaissent à
fond vos préceptes, mais vivent comme s’ils ne les lisaient et ne les étudiaient que pour en prendre le
contre-pied. Car tout ce qu’ils disent, par exemple, qu’il faut mépriser les richesses et la gloire et ne
regarder comme bien que ce qui est honnête, être sans colère, dédaigner les grands et leur parler sur le
pied de l’égalité, ce sont, ô dieux, de belles maximes, et sages et véritablement admirables ; mais eux les
enseignent pour un salaire, ils s’extasient à la vue des riches, ils sont bouche bée devant l’argent, plus
colères que les roquets, plus lâches que les lièvres, plus flatteurs que les singes, plus lascifs que les ânes,
plus voleurs que les chats, plus querelleurs que les coqs. Aussi prêtent-ils à rire quand ils se ruent vers
ces jouissances et se poussent du coude à la porte des riches, recherchent les festins peuplés de convives,
y flagornent sans vergogne, se gavent au delà de toute convenance, se plaignent de la petitesse de leur
part, philosophent au milieu des pots d’une manière déplaisante et absurde, et finissent par ne plus
contenir le vin pur qu’ils ont bu. Et naturellement tous les profanes qui boivent avec eux rient et
conspuent la philosophie qui nourrit une telle canaille.
35.– Mais ce qu’il y a de plus honteux, c’est que chacun d’eux prétend n’avoir besoin de rien et va
criant que le sage seul est riche, puis, un instant après, s’en vient mendier et s’indigne si on ne lui donne
rien, comme un homme en habit de roi, portant la tiare droite, le diadème et tous les autres insignes de la
royauté, qui viendrait demander l’aumône à de plus pauvres que lui. S’agit-il d’une distribution
d’argent, ils répètent sans cesse qu’il faut être prêt à partager, que la richesse est chose indifférente, car
qu’est-ce que l’or et l’argent ? des objets en tout pareils aux cailloux du rivage ; puis qu’un camarade de
vieille date, un ami pressé par le besoin vienne les prier de distraire une obole de leur trésor en sa faveur,
il n’y a plus que silence, embarras, ignorance, palinodie et contradiction de leurs maximes. Ces discours
sans nombre sur l’amitié, la vertu, l’honnêteté, tout cela s’est envolé je ne sais où, vraies paroles ailées,
qu’ils dépensent tous les jours en pure perte dans leurs vaines discussions.
36.– Leur amitié subsiste tant qu’il n’est pas question d’or ou d’argent ; mais on n’a qu’à montrer une
obole, voilà la paix rompue : il n’y a plus ni trêve, ni héraut ; les livres sont effacés, la vertu a pris la
fuite. C’est ce qui arrive chez les chiens ; quand on lance un os au milieu d’eux, ils bondissent, se
mordent les uns les autres et aboient contre celui qui s’en est saisi le premier. On dit qu’un roi d’Égypte
apprit autrefois à des singes à danser la pyrrhique35 et que ces animaux, qui sont très aptes à imiter les
actions des hommes, apprirent très vite et dansèrent, habillés de pourpre, un masque sur la tête. Pendant
longtemps, ce spectacle eut la vogue, jusqu’au jour où un spectateur facétieux qui avait des noix dans
son sein les lança au milieu de la salle. À cette vue, les singes, oubliant la danse, redevinrent ce qu’ils
étaient, des singes, au lieu de danseurs ; ils brisèrent leurs masques, déchirèrent leurs robes et se
battirent pour avoir les noix. L’ordonnance de la danse fut rompue et les spectateurs éclatèrent de rire.
37.– C’est ce que font aussi ces gens-là, c’est eux que j’ai drapés et je ne cesserai jamais de les
démasquer et de les mettre en scène ; mais pour vous et vos pareils – il y en a en effet, il y en a
quelques-uns qui sont animés d’un vrai zèle pour la philosophie et qui restent fidèles à vos lois – loin de
moi la folie de dire de vous le moindre mot offensant ou malhonnête. Car que pourrais-je bien dire ?
Quelle ressemblance y a-t-il entre votre vie et la leur ? Mais ces charlatans, ces ennemis des dieux, on
peut, je pense, les haïr. Dites-moi vous-mêmes, Pythagore, Platon, Chrysippe, Aristote, en quoi de telles
gens vous touchent et montrent dans leur conduite la moindre parenté ou ressemblance avec vous ? Ils
vous ressemblent par Zeus, autant que le singe à Héraclès, comme dit le proverbe. Est-ce parce qu’ils
ont de la barbe et se disent philosophes et sont renfrognés, est-ce pour cela qu’il faut les assimiler à
vous ? Je les supporterais cependant s’ils étaient du moins vrais dans leur imitation ; mais un vautour
imiterait plutôt un rossignol qu’eux les philosophes. Voilà ce que j’avais à dire pour ma défense. Toi,
Vérité, atteste-leur si j’ai dit vrai.
38.– LA PHILOSOPHIE. — Retire-toi, Parrhésiadès ; encore un peu plus loin. Qu’allons-nous faire, nous ?
Comment trouvez-vous son plaidoyer ?
LA VÉRITÉ. — Pour moi, Philosophie, tandis qu’il parlait, j’aurais voulu rentrer sous terre,
tellement tout ce qu’il disait est vrai. Je reconnaissais en l’écoutant chacun de ceux qui se conduisent
comme il l’a dit, et je leur appliquais successivement ses paroles : ceci regarde un tel ; cela, tel autre le
fait. En un mot il a fait voir ces hommes aussi visiblement que dans un tableau ; ils sont parfaitement
ressemblants et ce ne sont pas seulement leurs corps, mais encore leurs âmes qu’il a peintes au naturel.
LA VERTU. — Moi aussi, la Vertu, j’ai rougi beaucoup.
LA PHILOSOPHIE. — Mais vous, que dites-vous ?
LES RESSUSCITÉS. — Que pouvons-nous dire, sinon qu’il faut l’absoudre de l’accusation et
l’inscrire au rang de nos amis et bienfaiteurs ? Il nous est tout bonnement arrivé la même chose qu’aux
habitants d’Ilion36 : nous avons poussé cet acteur tragique à chanter, pour notre confusion, les malheurs
d’Ilion. Qu’il chante donc et qu’il traduise sur la scène ces ennemis des dieux.
DIOGÈNE. — Moi aussi, Philosophie, je n’ai plus que des éloges pour cet homme, je me désiste de
mon accusation et je le tiens pour un ami ; car c’est un brave homme.
39.– LA PHILOSOPHIE. — C’est bien, Parrhésiadès ; nous te déclarons absous de l’accusation : tu as
toutes les voix pour toi. Sois désormais l’un des nôtres.
PARRHÉSIADÈS. — J’ai adoré la Victoire ailée, mais je crois qu’il faut le faire à la façon des
poètes tragiques : ce sera plus solennel.37
Ô très vénérable Victoire,
Accompagne ma vie entière
Et ne cesse pas de me couronner1.

LA VERTU. — Faisons une nouvelle libation, et faisons comparaître devant nous ces imposteurs,
pour les punir de leur outrage envers nous. Parrhésiadès les accusera l’un après l’autre.
LA PHILOSOPHIE. — C’est bien dit, Vertu. Donc toi, Syllogisme, mon enfant, penche-toi sur la
ville et crie aux philosophes de se présenter.
40.– LE SYLLOGISME. — Écoutez, silence ! Que les philosophes se présentent à l’acropole pour se
justifier par-devant la Vertu, la Philosophie et la Justice.
PARRHÉSIADÈS. — Tu le vois, il n’en vient guère à la suite de cette proclamation ; car ils
redoutent particulièrement un tel procès, et puis la plupart d’entre eux n’ont même pas le temps de
venir : ils sont trop occupés autour des riches. Mais si tu veux les voir tous accourir, tu n’as qu’à faire la
proclamation en ces termes, Syllogisme.
LA PHILOSOPHIE. — Pas lui, mais toi, Parrhésiadès ; appelle-les comme tu le jugeras à propos.
41.– PARRHÉSIADÈS. — Cela n’est pas du tout difficile. Écoutez, silence ! Que tous ceux qui se disent
philosophes et tous ceux qui croient avoir droit à ce titre, se présentent à la citadelle pour avoir part à la
distribution. On donnera deux mines à chacun, plus une galette de sésame, et quiconque étalera une
barbe profonde recevra en outre un chapelet de figues sèches. Quant à apporter avec soi de la
tempérance, de la justice, de la continence, ce n’est pas la peine : on peut s’en passer, si on n’en a pas ;
mais il faut absolument être muni de cinq syllogismes ; car il n’est pas possible sans cela d’être
philosophe.

De plus deux talents d’or sont proposés en prix à celui qui l’emportera sur tous les autres dans la discussion38.

42.– Grands dieux, comme la montée est pleine de gens qui se poussent ! à peine ont-ils entendu parler
des deux mines qu’ils sont accourus. En voici le long du Pélasgique39, en voilà du côté du temple
d’Asclépios, et plus encore le long de l’Aréopage ; quelques-uns viennent par le tombeau de Talos ;
d’autres appliquent des échelles contre le temple des Dioscures et grimpent en bourdonnant, par Zeus, et
en grappe, « comme un essaim d’abeilles », pour parler comme Homère40. Mille viennent de ce côté-ci,
dix mille de ce côté-là, « aussi nombreux qu’il y a de feuilles et de fleurs au printemps. » En un instant,
voilà l’acropole pleine de gens « qui prennent place à grands cris » et partout ce n’est que besaces,
barbes, flatterie, impudence, bâtons, gourmandise, syllogismes, avarice. Le petit nombre de ceux qui
étaient montés au premier appel, invisibles, indistincts, mêlés dans la foule, échappent aux yeux, parce
qu’ils ressemblent aux autres par leur extérieur. Car ce qu’il y a de plus ennuyeux, Philosophie, ce qu’on
peut le plus te reprocher, c’est que tu ne leur as même pas mis de marque ni de signe, et les charlatans
que voici se font souvent mieux écouter que les véritables philosophes.
LA PHILOSOPHIE. — Je leur en mettrai tout à l’heure ; pour le moment recevons-les.
43.– LES PLATONICIENS. — C’est à nous, les Platoniciens, à toucher les premiers.
LES PYTHAGORICIENS. — Non pas, c’est à nous autres, pythagoriciens ; car Pythagore a précédé
Platon.
LES STOÏCIENS. — Vous radotez : les meilleurs, c’est nous, les gens du Portique.
LES PÉRIPATÉTICIENS. — Pas du tout ; quand il s’agit d’argent, nous sommes les premiers nous
autres, péripatéticiens.
LES ÉPICURIENS. — À nous, les épicuriens, donnez les gâteaux et les chapelets de figues ; à
l’égard des deux mines, nous attendrons, dussions-nous être les derniers à toucher.
LES ACADÉMICIENS. — Où sont les deux talents ? Nous montrerons, nous, les académiciens, que
nul ne nous égale dans la dispute.
LES STOÏCIENS. — Pas quand nous sommes là, nous, les stoïciens.
44.– LA PHILOSOPHIE. — Cessez de vous quereller ; et vous, les cyniques, ne vous poussez pas les uns
les autres et ne frappez personne de vos bâtons ; car c’est pour autre chose qu’une distribution qu’on
vous a appelés. Et maintenant moi, la Philosophie, assistée de la Vertu et de la Vérité ici présentes, nous
allons juger quels sont ceux qui sont vraiment philosophes ; puis ceux dont nous trouverons la conduite
conforme à nos principes, nous reconnaîtrons l’excellence de leur vertu et leur donnerons le bonheur ;
mais les charlatans, qui n’ont rien de commun avec nous, ces misérables seront misérablement écrasés,
pour que des orgueilleux n’affectent plus un rôle au-dessus de leurs forces. Qu’est-ce là ? vous fuyez ?
par Zeus, la plupart sautent du haut des escarpements. Il n’y a plus personne sur l’acropole, sauf ce petit
nombre d’hommes qui sont restés, parce qu’ils ne craignent pas notre jugement.
45.– Valets, ramassez la besace que le misérable cynique a jetée en s’enfuyant. Allons, voyons ce qu’il y
a dedans ; c’est sans doute des lupins, un livre ou des pains de farine pure.
PARRHÉSIADÈS. — Non, mais de l’or, que voici, des parfums, un couteau pour les sacrifices, un
miroir et des dés.
LA PHILOSOPHIE. — C’est parfait, mon brave. Voilà donc le viatique que tu emportais pour tes
exercices, et c’est avec cela que tu t’arrogeais le droit d’insulter tout le monde et de faire la leçon aux
autres !
PARRHÉSIADÈS. — Les voilà bien, tels qu’ils sont. C’est à vous de chercher le moyen de mettre
un terme à ces confusions et de faire reconnaître, parmi les philosophes que l’on rencontre, quels sont
les bons et quels sont ceux qui mènent la vie contraire.
LA PHILOSOPHIE. — C’est à toi, Vérité, car c’est toi qui y gagneras, de trouver le moyen
d’empêcher que le mensonge ne triomphe de toi et que les misérables qui singent les hommes de bien
soient démasqués et n’échappent plus à tes regards.
46.– LA VÉRITÉ. — Remettons-nous-en là dessus, s’il vous plaît, à Parrhésiadès lui-même. Nous
connaissons sa probité et ses bons sentiments à notre égard, et sa grande admiration pour toi,
Philosophie. Qu’il prenne avec lui la Conviction et qu’il fasse la revue de tous ceux qui prétendent être
philosophes. Quand il en aura trouvé un qui soit vraiment un philosophe authentique, qu’il le couronne
d’une branche d’olivier et l’appelle au Prytanée41 ; mais s’il met la main sur un coquin qui singe la
philosophie, et il y en a beaucoup, qu’il lui arrache son manteau, qu’il lui coupe la barbe au ras de la
peau avec un couteau à tondre les boucs, qu’il lui mette au front des stigmates ou lui brûle l’entre-deux
des sourcils, et que l’empreinte du cautère soit un renard ou un singe.
LA PHILOSOPHIE. — Bien dit, Vérité. Fais-leur subir une épreuve semblable à celle des aigles qui,
dit-on, fixent le soleil. Mais, par Zeus, ne leur fais pas regarder la lumière en face, pour les éprouver à
ses rayons ; présente-leur de l’or, de la gloire, des voluptés, et celui d’entre eux que tu verras dédaigner
ces vanités et rester insensible à leur aspect, celui-là, couronne-le d’olivier ; mais celui que tu verras
fixer les yeux et tendre la main vers l’or, emmène-le pour le marquer au fer rouge, après lui avoir au
préalable coupé la barbe.
47.– PARRHÉSIADÈS. — Il sera fait comme tu en as décidé, Philosophie, et tu verras dans un instant la
plupart d’entre eux marqués d’un renard ou d’un singe, et bien peu de couronnés. Cependant, si vous le
voulez, je vais, par Zeus, vous en faire ramener quelques-uns.
LA PHILOSOPHIE. — Comment dis-tu ? Tu vas ramener ceux qui ont pris la fuite ?
PARRHÉSIADÈS. — Certainement, si la prêtresse veut bien me prêter pour un moment cette ligne
et cet hameçon que le pêcheur du Pirée a consacrés à la déesse.
LA PRÊTRESSE. — Tiens, prends, et la canne aussi, pour que tu aies tout l’assortiment.
PARRHÉSIADÈS. — Donne-moi donc aussi, prêtresse, donne-moi vite des figues sèches et un peu
d’or.
LA PRÊTRESSE. — Tiens.
LA PHILOSOPHIE. — Qu’est-ce que notre homme a l’intention de faire ?
LA PRÊTRESSE. — Il a amorcé l’hameçon avec une figue et de l’or, il s’est assis sur le haut du mur
et il a jeté sa ligne dans la ville.
LA PHILOSOPHIE. — Qu’est-ce que tu fais là, Parrhésiadès ? As-tu dessein de pêcher des pierres
dans le Pélasgique ?
PARRHÉSIADÈS. — Chut, Philosophie ! attends que je prenne quelque chose. Et toi, Poséidon,
dieu des pêcheurs, et toi, chère Amphitrite, envoyez-nous beaucoup de poissons.
48.– Mais je vois un loup de belle taille, ou plutôt une dorade.
LA CONVICTION. — Non, c’est un squale. Le voilà qui s’approche de l’hameçon, la gueule
ouverte. Il a flairé l’or, le voilà tout près. Il a touché, il est pris, tirons.
PARRHÉSIADÈS. — Conviction, aide-moi à tirer la ligne. Le voilà en haut. Voyons un peu. Qui es-
tu, toi, le meilleur des poissons ? C’est un chien de mer. Ô Héraclès, quelles dents ! Eh bien, mon brave,
tu t’es fait prendre en léchant les pierres où tu espérais te cacher. À présent, nous allons t’exposer aux
yeux de tous, en te suspendant par les ouïes. Retirons l’appât et l’hameçon. Vois, il n’y a plus rien à
l’hameçon ; la figue est déjà arrivée à l’estomac et l’or est dans le ventre.
DIOGÈNE. — Par Zeus, il faut les lui faire rendre, afin d’amorcer pour en prendre d’autres.
PARRHÉSIADÈS. — Voilà qui est bien. Qu’en dis-tu, Diogène ? Sais-tu quel est cet homme ? A-t-il
avec toi quelque parenté ?
DIOGÈNE. — Aucune.
PARRHÉSIADÈS. — Eh bien, combien crois-tu qu’il vaille ? Moi, je l’ai, l’autre jour, estimé deux
oboles.
DIOGÈNE. — C’est beaucoup. Il n’est pas mangeable, il est hideux, coriace, et sans valeur. Qu’on
le relance la tête la première, du haut du rocher. Et toi, jette ta ligne et tires-en un autre ; mais prends
garde à une chose, Parrhésiadès, c’est qu’en se courbant ton roseau ne casse.
42
PARRHÉSIADÈS. — Ne crains rien, Diogène ; ils sont légers et pèsent moins que les anchois .

DIOGÈNE. — Par Zeus, ils valent encore moins que les anchois ; mais ne laisse pas de les tirer.

49.– PARRHÉSIADÈS. — Regarde ; quel est cet autre poisson, large et plat43 ? On dirait un poisson coupé
en deux qui s’avance. C’est une plie, qui ouvre la gueule à l’hameçon. Elle l’a avalé, elle est prise,
tirons-la.
DIOGÈNE. — Qui est-ce ?
LA CONVICTION. — C’en est un qui se dit platonicien.

PLATON. — Toi aussi, coquin, tu te jettes sur l’or ?


PARRHÉSIADÈS. — Ton avis, Platon ? Qu’en faut-il faire ?

PLATON. — Le lancer du même rocher, lui aussi.


50.– DIOGÈNE. — À un autre, cette fois.
PARRHÉSIADÈS. — Ah ! j’en vois un qui s’approche ; il est superbe, autant qu’on peut voir au
fond ; il a des écailles nuancées et des raies dorées sur le dos. Tu vois, Conviction : il affecte les airs
d’Aristote, celui-ci. Il s’approche, il repart. Il regarde attentivement autour de lui. Le voilà revenu, il
ouvre la gueule, il est pris, hissons-le.
ARISTOTE. — Ne me fais pas de question sur lui, Parrhésiadès ; je ne le connais pas.

PARRHÉSIADÈS. — Alors, Aristote, il va comme les autres faire le saut du rocher.


51.– Mais voilà que j’aperçois beaucoup de poissons au même endroit ; ils sont tous de même couleur,
pleins d’épines, la peau rugueuse, plus difficiles à saisir que des oursins. Il faudrait peut-être une seine
pour les prendre ; mais je n’en ai pas. Il suffira d’en tirer un seul de la bande. Le plus hardi d’entre eux
ne manquera pas de donner sur l’hameçon.
LA CONVICTION. — Lance ta ligne, si tu le juges à propos, mais auparavant garnis-la de fer sur
une grande longueur, pour qu’il ne la scie pas avec ses dents, après avoir avalé l’or.
PARRHÉSIADÈS. — Elle est lancée. Mais toi, Poséidon, donne un prompt succès à ma pêche. Ah !
ils se battent pour l’appât ; les uns, en grand nombre, rongent la figue, les autres s’attachent à l’or et ne
le lâchent plus. À merveille : en voilà un de belle taille que l’hameçon a percé de part en part. Voyons un
peu ; de qui dis-tu que tu portes le nom ? Mais je suis ridicule de vouloir faire parler un poisson ; ils sont
muets. Mais toi, Conviction, dis-nous quel est son maître.
LA CONVICTION. — C’est Chrysippe que voilà.

PARRHÉSIADÈS. — J’entends : c’est, je pense, parce qu’il y a de l’or dans son nom. Quoi qu’il en
soit, Chrysippe, au nom d’Athéna, dis-moi si ces gens-là sont de ta connaissance et si c’est d’après tes
préceptes qu’ils agissaient ainsi.
CHRYSIPPE. — Par Zeus, ta question est injurieuse, Parrhésiadès. Comment peux-tu croire que de
telles gens aient quelque rapport avec nous ?
PARRHÉSIADÈS. — Fort bien, Chrysippe, tu es un galant homme. Qu’il s’en aille donc la tête la
première retrouver ses pareils. Aussi bien, il a trop d’épines et il faut craindre, si on le mange, de se
transpercer le gosier.
52.– LA PHILOSOPHIE. — Borne là ta pêche, Parrhésiadès, de peur qu’un poisson, vu leur nombre, ne se
sauve en arrachant l’or et l’hameçon, et que tu n’aies à rembourser la prêtresse. Maintenant nous autres,
allons faire un tour de promenade. Il est temps que vous aussi, vous retourniez d’où vous êtes venus,
pour ne pas dépasser le congé qu’on vous a donné. Pour toi, Parrhésiadès, fais avec la Conviction le tour
de tous ces gens-là et couronnez-les ou marquez-les au fer rouge, comme je l’ai dit.
PARRHÉSIADÈS. — Tu seras obéie, Philosophie. Adieu, les meilleurs des hommes. Nous,
Conviction, descendons et faisons ce qu’on nous a commandé.
LA CONVICTION. — Où faut-il nous rendre d’abord, à l’Académie ou au Portique, ou bien
commencerons-nous par le Lycée ?
PARRHÉSIADÈS. — Peu importe. Je sais que partout où nous irons, il nous faudra peu de
couronnes, mais beaucoup de fers rouges.

1. Adaptation parodique d’un vers d’Homère (Iliade, II, 363). Dans l’imagerie traditionnelle, le bâton fait partie de l’équipement du
philosophe cynique, d’où l’appel qui suit à Diogène.

2. Autre adaptation parodique d’un vers de l’Iliade (VI, 112).

3. Empédocle pense à un châtiment semblable à la mort que la légende lui attribuait.

4. Vers emprunté à une tragédie perdue, peut-être d’Euripide ; voir August Nauck, Tragicorum graecorum fragmenta, p. 895, frag. 291.
Penthée fut lynché par les bacchantes sur le mont Cithéron, près de Thèbes ; voir Euripide, Les Bacchantes, 1044-1152. Orphée connut une mort
analogue dans les montagnes de Thrace ; voir Ovide, Les Métamorphoses, XI, 1-84.

5. Il s’agit de Zeus Ikésios, c’est-à-dire « Zeus protecteur des suppliants ».

6. Iliade, XXII, 262.

7. Amalgame de plusieurs passages d’Homère, Iliade : I, 23, VI, 46-48, X, 378-380, XX, 65.

8. Iliade, X, 447-448.

9. August Nauck, Tragicorum graecorum fragmenta, frag. 937.

10. Citation d’Oreste, 413.

11. Les Bacchantes, 387-389.

12. Autre nom d’Hadès, le dieu des Enfers.

13. Citation d’Homère, Iliade, III, 57.

14. Chanteur thrace instruit par les Muses, il prétendit ensuite pouvoir chanter mieux qu’elles. Elles le frappèrent de cécité et le privèrent de
son art ; voir Homère, Iliade, II, 594-600.

15. Lié à Thamyris, il défia Apollon au tir à l’arc et le dieu le tua ; voir Homère, Odyssée, VIII, 224-228.

16. Horloge à eau qui mesurait le temps de parole accordé aux plaideurs dans un procès.

17. Ixion désirait Héra, mais il ne posséda qu’un fantôme de la déesse, créé par Zeus. Voir Pindare, Pythiques, II.

18. Le cimetière d’Athènes.


19. Siège de l’école fondée par Platon, haut lieu de la philosophie.

20. Autre haut lieu de la philosophie, le portique Pécile, Stoa Poikilè, a donné son nom au stoïcisme. Zénon de Kittion, fondateur de la
philosophie et de l’école stoïciennes, donna ses premières leçons à cet endroit.

21. Littéralement « les chefs de chœur », c’est-à-dire ici les chefs de file des grandes écoles philosophiques.

22. Cette fête célébrée en l’honneur de Dionysos comportait un concours de comédie. C’est là que, en 423 av. J.-C., Aristophane tourna
Socrate en ridicule dans Les Nuées.

23. Sur cette colline d’Arès siégeait un tribunal prestigieux dont Eschyle raconte la naissance dans Les Euménides. La Philosophie se ravise et
opte pour l’Acropole, une autre colline où se trouvent les grands temples de la cité qu’elle domine.

24. Parrhésiadès, né en Syrie, évoque d’autres philosophes nés, comme lui, ailleurs qu’en Grèce : Chrysippe était né à Soles, en Cilicie, Zénon
à Kittion, sur l’île de Chypre. Diogène le stoïcien, né à Séleucie sur le Tigre, était surnommé « le Babylonien ». Aristote était né à Stagire, en
Macédoine.

25. La déesse protectrice d’Athènes.

26. Les cailloux noirs sont les votes en faveur de la condamnation, les blancs sont en faveur de l’acquittement. Mais si Athéna ajoute son
suffrage qui compte double, il y aura égalité des suffrages, ce qui entraînera aussi l’acquittement de l’accusé. Ce fut le cas pour Oreste (voir Eschyle,
Les Euménides, 740 sqq.) à qui Parrhésiadès se réfère implicitement.

27. Chez Platon, Socrate discute avec Gorgias et Polos dans le Gorgias et avec Hippias dans les deux dialogues qui portent son nom.
Prodicos, dont Socrate avait suivi les leçons, est aussi mentionné souvent par Platon qui, cependant, le critique moins.

28. Philosophe cynique, comme Antisthène et Diogène.

29. Dans la clepsydre. Le temps de parole imparti à Diogène va donc commencer à s’écouler.

30. Auteur comique du Ve siècle av. J.-C., contemporain d’Aristophane.

31. Citation d’un auteur comique inconnu.

32. Personnage d’Euripide (Hécube), comme Hélène. Au théâtre, les rôles féminins étaient joués par des acteurs.

33. En Éolie. Cette histoire folklorique apparaît même dans le corpus des fables attribuées à Ésope.

34. Agents publics munis de fouets.

35. Danse guerrière. Lucien mentionne la même histoire avec des variantes dans l’Apologie, 5, et dans Sur les salariés des Grands, 24.

36. Un acteur avait joué devant eux une pièce qui racontait la chute de leur ville, ce qui leur fit revivre leur malheur. De même, les
philosophes ont contraint Parrhésiadès à se justifier et apprennent par sa bouche les outrages subis par la philosophie.

37. Trois pièces d’Euripide (Oreste, Iphigénie en Tauride et Les Phéniciennes) s’achèvent sur ces trois vers.

38. Citation adaptée d’Homère (Iliade, XVIII, 507-508).

39. Mur préhistorique de l’Acropole dont il restait quelques vestiges au sud et au sud-est. Tous les lieux mentionnés sont situés autour de la
colline : le temple d’Asclépios est au sud, l’Aréopage à l’ouest, le tombeau de Talos, que Dédale aurait précipité du sommet de l’Acropole, au sud,
sans doute. L’emplacement du temple des Dioscures est inconnu.

40. Début d’une série de trois citations de l’Iliade : II, 89, 468 et 463.

41. C’est-à-dire qu’on l’invite à la table où les membres du Conseil en exercice prenaient en commun leurs repas. Une telle invitation était
une distinction honorifique.

42. Jeu de mots entre aphuè, « anchois », et aphuès, « stupide ».

43. Jeu de mots entre platus, « large », et Platôn.


29
LA DOUBLE ACCUSATION
OU LES TRIBUNAUX
Dans La Double Accusation, Lucien met en scène un tribunal de fantaisie où Hermès et la Justice,
envoyés à Athènes par Zeus, traitent quelques affaires en suspens avant d’en venir à celle de l’auteur lui-
même, doublement accusé par la Rhétorique, puis par le Dialogue, qui lui reprochent de les avoir
maltraités. Ce procès constitue le point culminant du texte qui commence sur l’Olympe où Zeus se
plaint de n’avoir pas une minute à lui et de mener, comme les autres dieux, une vie affairée et sans joie,
bien éloignée de la félicité qu’Homère et les philosophes prêtent aux divinités (1-3). Zeus persuade la
Justice, malgré ses réticences, d’accompagner Hermès sur la terre pour y régler les procès qui s’y
trouvent en attente depuis longtemps (4-7). Après un voyage rapide, la Justice et Hermès installent leur
tribunal sur l’Aréopage et l’Acropole d’Athènes. Ils rencontrent Pan, qui se plaint de l’accueil que les
Athéniens lui ont réservé et critique les discussions qui mettent aux prises les philosophes dans la cité
(8-11). Hermès organise le jury (12-14) et la série des procès commence : l’Ivresse contre l’Académie,
qui lui a pris le philosophe Polémon (15-18) ; le Portique contre la Volupté, représentée par Épicure (19-
22) et trois autres affaires, qui sont ajournées (23-25). Vient alors le tour du Syrien, c’est-à-dire de
Lucien : la Rhétorique lui rappelle qu’elle l’a élevé et formé et lui reproche son ingratitude, puisqu’il l’a
quittée pour le Dialogue. Lucien lui répond en reconnaissant sa dette à son égard, mais en lui reprochant
son comportement d’aguicheuse, qui l’a persuadé d’aller trouver le Dialogue (26-32). Ce dernier accuse
Lucien de l’avoir dénaturé en lui ôtant sa gravité philosophique et en lui imposant un ton de raillerie et
de bouffonnerie étranger à sa nature. Dans sa réplique, Lucien revendique la métamorphose qu’il a
imposée au dialogue en le ramenant sur terre, loin des vaines discussions où il se complaisait, et en lui
donnant le sourire. Il gagne son procès et Hermès annonce que les autres affaires seront jugées le
lendemain (33-35).
Ce dénouement rapide clôt une série de sketches où l’on retrouve certains leitmotive de Lucien : le
ridicule des stoïciens, amateurs d’arguties incompréhensibles qui contrastent avec la simplicité
rationnelle d’Épicure, et la comédie triviale de l’existence que mènent les dieux. La victoire remportée
par Lucien sur ses accusateurs peut le faire soupçonner d’autosatisfaction. Mais elle intervient au terme
d’un processus d’autojustification révélateur du regard qu’il porte sur son œuvre. Il en reconnaît les
bases, la rhétorique, qui a été son premier métier et l’a conduit à voyager en Grèce, en Ionie, en Italie et
en Gaule, et le dialogue philosophique platonicien. Mais il en souligne aussi la singularité : il s’est
détaché de la rhétorique lorsqu’il a constaté qu’elle se prostituait avec n’importe qui, et il a rénové le
dialogue en lui ôtant sa forme figée et en l’arrachant aux débats stériles et abscons où il dépérissait.
Lucien se présente donc comme un novateur exigeant et plein d’audace dans ce procès comique auquel
il parvient à donner une portée métalittéraire.
A. B.
1.– ZEUS. — La peste soit de tous ces philosophes qui prétendent que le bonheur n’habite que chez les
dieux ! S’ils savaient tout ce que nous avons à souffrir à cause des hommes, ils ne nous envieraient pas
notre nectar et notre ambroisie1, sur la foi d’Homère, cet aveugle, ce charlatan qui nous appelle
bienheureux et qui raconte en détail ce qui se passe au ciel, alors qu’il ne pouvait même pas voir ce qui
se passait sur la terre. Voyez par exemple le Soleil ici présent. Il attelle son char, et, tout le long du jour,
il fait le tour du ciel, revêtu de feu et lançant ses rayons, et il n’a même pas, comme on dit, le temps de
se gratter l’oreille ; car si, par mégarde, il relâchait tant soit peu son attention, ses chevaux, échappant
aux rênes et se jetant hors de la voie, embraseraient tout l’univers. De son côté, la Lune, qui ne dort
jamais, fait aussi le tour du ciel pour éclairer les tapageurs nocturnes et ceux qui reviennent d’un
banquet à une heure indue. De même Apollon, par le métier qu’il a choisi, se voit accabler d’affaires, et
peu s’en faut qu’il ne soit devenu sourd, tant il est obsédé par les gens qui lui demandent des oracles.
Tantôt il faut qu’il se trouve à Delphes ; peu après, il court à Colophon2 ; de là, il passe à Xanthos3 et
revient en courant à Délos4 ou chez les Brankhides5 ; en un mot, partout où la prêtresse, après avoir bu
l’eau sacrée, mâché le laurier et secoué le trépied6, lui ordonne de paraître, il faut qu’il arrive aussitôt,
sans perdre un moment, pour débiter des oracles sans arrêt, sous peine de voir son art tomber dans le
décri. Et je ne parle pas de tout ce qu’on imagine pour éprouver sa divination, par exemple de ces chairs
d’agneau et de ces tortues qu’on fait cuire ensemble, en sorte que, s’il n’avait pas eu le nez fin, le Lydien
s’en allait en se moquant de lui7. Asclépios aussi, assourdi par les malades, « voit des maux terribles,
touche des objets rebutants, et, des malheurs d’autrui, il recueille des maux personnels8 ». Que dirai-je
des vents qui font pousser les plantes, font avancer les vaisseaux et soufflent pour les vanneurs, ou du
Sommeil qui vole sur tous les hommes et du Songe qui passe la nuit avec le Sommeil et qui lui sert
d’interprète ? Tous ces travaux, c’est par amitié pour les hommes que les dieux les accomplissent,
chacun d’eux contribuant pour sa part au bien-être de la vie sur terre.
2.– Cependant les occupations des autres dieux sont encore supportables. Mais moi, le roi et le père de
l’univers, que de désagréments n’ai-je pas à souffrir ! Que d’affaires j’ai sur les bras, partagé comme je
suis entre tant de soucis ! D’abord je suis obligé de surveiller la besogne des autres dieux qui m’aident à
administrer quelque partie de mon empire, de peur qu’ils n’y mettent de la négligence ; puis viennent
mille affaires que je dois faire par moi-même et dont il m’est presque impossible de venir à bout, tant
elles sont minutieuses. Car il ne faut pas croire qu’après avoir réglé et ordonné moi-même uniquement
les grandes affaires de mon administration, pluies, grêles, vents, éclairs, je sois quitte et dispensé de
songer au détail. Loin de là, il faut que, tout en m’acquittant de ces devoirs, je regarde en même temps
de tous les côtés et que je surveille tout, comme le berger de Némée9, les voleurs, les parjures, ceux qui
sacrifient, si l’on a fait une libation, d’où monte l’odeur de la graisse et la fumée, si c’est un malade ou
un navigateur qui m’a appelé. Mais le plus fatigant, c’est d’être au même instant à Olympie pour
prendre part à une hécatombe, à Babylone pour surveiller les belligérants, chez les Gètes10 pour grêler et
chez les Éthiopiens pour assister à un banquet11.
Et, même ainsi, il n’est pas facile d’échapper aux reproches. Aussi arrive-t-il souvent que

Les autres dieux et les guerriers qui montent sur des chars dorment toute la nuit ; mais moi, Zeus, le doux sommeil me fuit12.

Car pour peu que je m’assoupisse, aussitôt Épicure a raison, qui déclare que nous ne nous
occupons pas des affaires de la terre, et le danger n’est pas négligeable, si les hommes viennent à l’en
croire. Nos temples alors seront sans guirlandes, les rues sans odeur de graisse, les cratères sans
libations, les autels sans feu ; en un mot, il n’y aura plus de sacrifices ni de victimes favorables, et la
faim sera grande. Aussi, tel qu’un pilote, je me tiens seul, debout au haut de la poupe, le gouvernail en
main. Les passagers, eux, peuvent s’enivrer et dormir dans le vaisseau ; mais moi l’œil toujours ouvert
et le ventre vide, « je m’inquiète dans mon esprit et dans mon cœur13 » et le titre de maître est ma seule
récompense.
3.– Aussi je demanderais volontiers à ces philosophes qui prétendent que les dieux seuls sont heureux,
quand est-ce qu’ils croient que nous avons le loisir de savourer le nectar et l’ambroisie, avec les milliers
d’affaires que nous avons sur les bras. Et voilà comment, faute de loisirs, je garde entassés dans un coin
tant de vieux procès tout moisis et couverts de toiles d’araignée, particulièrement ceux que les arts et les
sciences ont intentés à certains hommes, et dont quelques-uns remontent à une époque très ancienne.
Cependant les hommes crient de tous les côtés, ils s’indignent, ils appellent la justice et m’accusent de
lenteur. Ils ignorent que, si ces jugements ont été différés, la cause n’en est pas la négligence, mais ce
bonheur où ils croient que nous vivons ; car c’est le nom qu’ils donnent à notre occupation.
4.– HERMÈS. — Moi aussi, Zeus, j’ai souvent entendu proférer de telles plaintes sur la terre. Je n’osais
pas t’en parler ; mais puisque tu as mis toi-même le sujet sur le tapis, je vais le faire. Les hommes sont
violemment indignés et se plaignent, père, et, s’ils n’osent pas le dire tout haut, ils murmurent en
s’abouchant entre eux et accusent ta lenteur. Ils devraient depuis longtemps connaître leur sort et
s’accommoder chacun de l’arrêt de ses juges.
ZEUS. — Eh bien, quel est ton avis, Hermès ? Ouvrirons-nous une session du tribunal, ou veux-tu
que nous l’annoncions pour l’an prochain ?
HERMÈS. — Pas du tout. Ouvrons-la tout de suite.
ZEUS. — Fais-le donc. Descends sur la terre et proclame qu’une session de la cour va s’ouvrir
dans les conditions suivantes. Tous ceux qui ont intenté des actions devront se rendre aujourd’hui à
l’Aréopage14. Là, la Justice leur tirera au sort parmi tous les Athéniens des juges dont elle
proportionnera le nombre aux amendes proposées. Si quelqu’un se croit condamné injustement, qu’il en
appelle à moi pour être jugé à nouveau, comme s’il ne l’avait pas été du tout. Pour toi, ma fille, va
t’asseoir auprès des vénérables déesses, tire au sort les procès et surveille les juges.
5.– LA JUSTICE. — Que je retourne sur la terre, pour être chassée par les hommes et obligée par les
railleries de l’Injustice de fuir encore une fois leur société !
ZEUS. — Aie bon espoir ; tu le dois ; car les philosophes les ont pleinement persuadés de te
préférer à l’Injustice, spécialement le fils de Sophronisque15, qui t’a comblée d’éloges et t’a déclarée le
souverain bien.
LA JUSTICE. — Vraiment ce philosophe même dont tu parles a retiré un beau profit des discours
qu’il tenait sur moi ! Livré aux Onze16 et jeté en prison, il a bu la ciguë, le malheureux, sans avoir
seulement eu le temps de payer son coq à Asclépios17, tant ses accusateurs eurent d’avantage sur lui
avec leur doctrine de l’Injustice contraire à la sienne !
6.– ZEUS. — La philosophie était encore étrangère à la plupart des hommes en ce temps-là et n’avait
qu’un petit nombre de disciples ; aussi n’est-il pas surprenant que le jury ait penché du côté d’Anytos et
de Mélétos18. Mais aujourd’hui ne vois-tu pas combien il y a de manteaux, de bâtons et de besaces ? On
ne rencontre partout que gens à large barbe, avec un livre à la main gauche, et tous philosophent en ta
faveur. Les promenades sont pleines d’hommes qui marchent par escadrons et par phalanges et vont à la
rencontre les uns des autres, et il n’est personne qui ne veuille passer pour un nourrisson de la vertu. Il y
a en effet une foule de gens qui lâchent le métier qu’ils avaient exercé jusqu’alors et se ruent vers la
besace et le manteau court. Ils s’exposent au soleil pour se donner un teint de nègre, et, de savetiers et de
charpentiers, s’improvisant philosophes, ils se promènent partout, célébrant ta personne et ta vertu, et,
comme dit le proverbe, il serait plus aisé de tomber dans un vaisseau sans toucher une planche que de
jeter les yeux où que ce soit sans rencontrer un philosophe.
7.– LA JUSTICE. — Et pourtant ces gens-là m’effrayent, Zeus, par leurs disputes et l’ignorance que
trahissent les discours mêmes qu’ils tiennent à mon sujet. On dit même que la plupart d’entre eux me
contrefont dans leurs discours, mais qu’en fait ils ne me reçoivent jamais dans leurs maisons et que
certainement, si je me présente un jour à leur porte, ils me la fermeront ; car il y a longtemps qu’ils
hébergent l’injustice.
ZEUS. — Ils ne sont pas tous méchants, ma fille, et il suffit que tu tombes sur quelques homme
justes. Mais partez à présent, afin qu’il y ait au moins quelques causes jugées aujourd’hui.
8.– HERMÈS. — Avançons par ici, Justice, droit sur Sounion19, un peu au-dessous de l’Hymette, sur la
gauche du Parnès, là où tu vois ces deux hauteurs. On dirait que tu as oublié la route depuis longtemps.
Mais pourquoi pleures-tu et te plains-tu ? Ne crains rien. La société des hommes a changé. La mort a
emporté tous ces Skirons, ces Pityocamptès20, ces Busiris21, ces Phalaris22 que tu redoutais autrefois. À
présent, c’est la Sagesse, l’Académie et le Portique qui règnent partout, et partout, c’est toi qu’on
cherche, c’est de toi que l’on parle et l’on attend, bouche bée, que tu descendes de quelque point du ciel
pour venir habiter la terre.
LA JUSTICE. — Toi seul, Hermès, peux me dire la vérité, puisque tu passes la plus grande partie de
ton temps chez eux et que tu séjournes avec eux dans les gymnases et à l’agora, car tu es le dieu de
l’agora et tu fais les proclamations dans les assemblées23. Dis-moi ce que sont devenus les hommes et
s’il m’est possible de demeurer parmi eux.
HERMÈS. — Par Zeus, j’aurais tort de ne pas te dire la vérité à toi, ma sœur. La plupart d’entre eux
ont retiré de la philosophie un assez grand profit et, n’eussent-ils gagné que cela, ils sont, par respect
pour leur habit, plus modérés dans leurs égarements. Cependant, tu en rencontreras aussi qui sont
vicieux, car il faut, je pense, dire la vérité, et quelques uns qui sont à demi sages et à demi mauvais.
Quand la Sagesse les a pris en main pour les teindre à sa couleur, tous ceux qui ont absorbé la teinture
jusqu’à saturation sont devenus parfaitement vertueux, sans mélange d’autres couleurs, et ceux-là sont
tout prêts à te recevoir. Mais tous ceux qu’une crasse invétérée a empêchés de s’imprégner
profondément de la couleur de la teinture, quoique meilleurs que les autres, sont pourtant imparfaits, ils
ne sont blanchis qu’à moitié, ils ont des taches et des mouchetures comme les panthères. Il en est
d’autres qui, n’ayant touché que l’extérieur du bassin du bout du doigt, se sont barbouillés de suie et
s’imaginent eux aussi qu’ils ont suffisamment changé de couleur. Mais toi naturellement, c’est avec les
meilleurs que tu vivras.
9.– Tout en causant, nous approchons de l’Attique. Laissons donc Sounion à notre droite et tournons-
nous à présent vers l’acropole. Et puisque nous voilà descendus, toi, assieds-toi quelque part sur la
colline, les yeux tournés vers la Pnyx24, en attendant que j’aie annoncé les ordres de Zeus. Moi, je vais
monter à l’acropole pour convoquer le peuple d’un endroit où il pourra m’entendre plus facilement.
LA JUSTICE. — Ne t’en vas pas, Hermès, avant de me dire quel est ce personnage qui s’approche,
ce cornu qui tient une syrinx et qui a les jambes velues.
HERMÈS. — Comment ? Tu ne connais pas Pan, le plus bachique des serviteurs de Dionysos ? Il
habitait autrefois sur la Parthénion25, mais à l’approche de la flotte de Datis26 et lors du débarquement
des barbares à Marathon27, il vint sans être appelé au secours des Athéniens et depuis, on lui a donné
une caverne au-dessous de l’acropole, et il habite un peu au-dessus du Pélasgique28. On l’a mis au rang
des métèques29, et maintenant il est à croire qu’il nous a vus du voisinage et qu’il s’approche pour nous
saluer.
10.– PAN. — Salut, Hermès et Justice.
HERMÈS. — Salut à toi aussi, Pan, le plus habile musicien et le meilleur danseur de tous les
satyres et le plus brave guerrier d’Athènes.
PAN. — Quelle affaire vous amène ici, Hermès ?
HERMÈS. — Celle-ci te racontera tout cela ; moi, je vais à l’acropole faire ma proclamation.
LA JUSTICE. — C’est Zeus, Pan, qui m’a envoyé sur terre pour tirer au sort les procès. Mais toi,
comment te trouves-tu du séjour d’Athènes ?
PAN. — Pour tout dire en un mot, je n’y suis pas traité comme je le mérite ; je le suis beaucoup
moins bien que je ne l’espérais, moi qui ai repoussé les hordes tumultueuses des barbares. Cependant,
deux ou trois fois l’an, on monte ici, pour m’immoler un bouc qu’on a choisi pourvu de ses organes
virils et qui sent fortement le gousset ; puis les assistants se régalent de sa chair et moi, ils se bornent à
me faire le témoin de leur allégresse et à m’honorer uniquement par leurs bruyants divertissements.
Toutefois je prends un certain plaisir à leurs rires et à leurs jeux.
11.– LA JUSTICE. — Mais dis-moi, Pan ; les philosophes les ont-ils rendus plus vertueux ?
PAN. — Qui sont ces philosophes dont tu parles ? Ne serait-ce pas ces gens au visage sombre, qui
vont par bandes, qui portent la barbe comme moi, ces moulins à paroles ?
LA JUSTICE. — Justement.
PAN. — Je ne sais pas du tout ce qu’ils veulent dire et je ne comprends rien à leurs sciences.
Habitant des montagnes, je n’ai point appris les expressions élégantes de la ville. Comment en effet
deviendrait-on sophiste ou philosophe en Arcadie ? Ma science à moi ne va pas au delà de ma flûte
traversière et de ma syrinx ; pour le reste, je suis un chevrier, un danseur et, au besoin, un guerrier.
Cependant je les entends crier continuellement et discourir de je ne sais quelle vertu, d’idées, de nature,
d’êtres incorporels, mots qui pour moi sont inconnus et étrangers. D’abord ils commencent leurs
discussions sur un ton pacifique, puis, au cours de l’entretien, ils élèvent la voix jusqu’aux notes les plus
aiguës, et, comme ils outrent leurs efforts et veulent parler tous à la fois, leur visage devient rouge, leur
cou se gonfle, leurs veines saillent comme celles des flûtistes qui s’évertuent à souffler dans une flûte
trop étroite ; car, lorsqu’ils ont jeté la confusion dans la discussion et embrouillé la question proposée
d’abord à l’examen, ils s’en vont généralement après s’être couverts d’injures, essuyant de leur doigt
recourbé la sueur qui dégoutte de leur front, et celui-là passe pour le vainqueur qui a le coup de voix le
plus haut, qui est le plus impudent et qui, lorsque l’assemblée se dissout, se retire le dernier. Cependant
le vulgaire les admire, ceux surtout qui n’ont rien de plus pressé à faire ; et ils restent là, charmés par
leur impudence et leurs vociférations. Pour moi, je les considérais à cause de cela comme des charlatans
et j’étais fâché de leur ressembler par la barbe. S’il y avait dans ces criailleries quelque chose d’utile au
peuple et s’il résultait pour eux quelque avantage de ces termes extraordinaires, c’est ce que je ne
saurais affirmer. Au reste, s’il faut dire la vérité sans rien dissimuler, je te dirai qu’habitant, comme tu le
vois, sur un observatoire, j’en ai souvent aperçu plusieurs qui sur la brune…
12.– LA JUSTICE. — Arrête, Pan. Ne te semble-t-il pas qu’Hermès fait sa proclamation ?
PAN. — Si fait.
HERMÈS. — Écoutez, peuples. Nous allons faire, et puisse cela nous réussir ! une session
judiciaire aujourd’hui, septième jour d’élaphébolion commençant30. Que tous ceux qui ont déposé des
plaintes se rendent à l’Aréopage, où la Justice va tirer les juges au sort et les présidera elle-même. Ils
seront pris parmi tous les Athéniens et toucheront trois oboles par cause, et leur nombre sera
proportionné à la gravité de l’accusation. Quant à ceux qui, ayant déposé une plainte, sont morts avant
d’avoir obtenu un jugement, qu’Éaque31 les renvoie sur terre. Si quelqu’un croit avoir été condamné
injustement, il pourra plaider en appel ; l’appel sera fait par-devant Zeus.
PAN. — Grands dieux, quel tumulte ! quels cris ils ont poussés, Justice ! Avec quel empressement
ils accourent et se tirent les uns les autres sur la pente escarpée pour monter tout droit à l’Aréopage ! Et
voici Hermès qui est déjà de retour. Occupez-vous donc tous deux des procès, tirez les juges au sort et
jugez selon votre usage. Pour moi, je me retire dans mon antre pour y jouer quelqu’un de ces airs
amoureux par lesquels j’ai coutume de provoquer Écho32. J’en ai assez de ces audiences et de ces
discours judiciaires, car j’entends tous les jours plaider dans l’Aréopage.
13.– HERMÈS. — Allons, Justice, faisons l’appel.
LA JUSTICE. — Tu as raison, car ils arrivent en masse, comme tu vois, et mènent grand bruit, en
bourdonnant autour de la citadelle comme un essaim de guêpes.
UN ATHÉNIEN. — Je te tiens, scélérat.
33
UN AUTRE. — Tu es un sycophante .
UN AUTRE. — Tu seras enfin puni.
UN AUTRE. — Je prouverai que tu as fait des infamies.
UN AUTRE. — Tire mon procès le premier.
UN AUTRE. — Suis-moi au tribunal, infâme.
UN AUTRE. — Ne m’étrangle pas.
LA JUSTICE. — Sais-tu ce que nous devrions faire, Hermès ? Remettons à demain les autres procès
et tirons aujourd’hui ceux que les arts, les professions ou les sciences ont intentés à des hommes. Passe-
moi les assignations de ce genre.
34
HERMÈS. — L’Ivrognerie contre l’Académie pour avoir réduit Polémon en esclavage .
LA JUSTICE. — Tire sept juges.
HERMÈS. — Le Portique contre le Plaisir qu’il accuse d’injustice pour avoir détourné son amant
Dionysios35.
LA JUSTICE. — C’est assez de cinq juges.
36
HERMÈS. — La Volupté contre la Vertu au sujet d’Aristippe .
LA JUSTICE. — Cinq juges encore pour cette affaire.
37
HERMÈS. — La Banque contre Diogène pour avoir pris la fuite .
LA JUSTICE. — Tires-en seulement trois.
38
HERMÈS. — La Peinture contre Pyrrhon pour désertion .
LA JUSTICE. — Qu’on leur donne neuf juges.

14.– HERMÈS. — Veux-tu, Justice, que nous tirions aussi les deux procès nouvellement intentés contre le
rhéteur ?
LA JUSTICE. — Commençons par vider les anciens ; ceux-ci attendront demain pour être jugés.
HERMÈS. — Ils sont pourtant pareils aux anciens et l’accusation, quoique récente, est analogue à
celles que nous avons déjà tirées ; il est juste qu’elle soit jugée avec elles.
LA JUSTICE. — On croirait, Hermès, que tu favorises une requête qu’on t’a faite. Tirons
néanmoins ces procès, puisque tu le veux, mais ces deux-là seulement. Le rôle est suffisamment chargé.
Passe-moi les assignations.
HERMÈS. — La Rhétorique contre le Syrien pour mauvais traitements. Le Dialogue contre le
même pour outrages.
LA JUSTICE. — Quel est ce Syrien ? Son nom n’est pas écrit dans l’assignation.

HERMÈS. — Tire comme c’est écrit pour le rhéteur de Syrie. Rien n’empêche de tirer sans nom.
LA JUSTICE. — Voyons, allons-nous maintenant tirer au sort à Athènes, à l’Aréopage, des causes
étrangères qui auraient dû être jugées par delà l’Euphrate39 ? Néanmoins tire onze jurés, les mêmes pour
les deux causes.
HERMÈS. — Tu fais bien, Justice, d’éviter de grosses dépenses pour payer les juges.
15.– LA JUSTICE. — Que ceux qui doivent juger l’Académie et l’Ivresse prennent séance les premiers.
Verse l’eau, Hermès. Toi, l’Ivresse, parle la première. Pourquoi garde-t-elle le silence et fait-elle des
signes de tête ? Va savoir ce qu’elle a, Hermès.
HERMÈS. — Elle dit qu’elle ne peut pas plaider sa cause, parce que sa langue est enchaînée par le
vin et qu’elle a peur de faire rire le tribunal à ses dépens. Elle se tient à peine debout, comme tu vois.
LA JUSTICE. — Alors qu’elle fasse monter à sa place un de ces avocats véhéments. Il n’en manque
pas qui sont prêts à se rompre les poumons même pour un triobole.
HERMÈS. — Mais aucun ne consentira à défendre l’Ivresse, du moins en public. Cependant elle
demande une chose qui me paraît raisonnable.
LA JUSTICE. — Quelle chose ?
40
HERMÈS. — L’Académie est toujours prête à soutenir le pour et le contre , et elle s’exerce
précisément à bien défendre les thèses opposées : « Alors, dit l’Ivresse, qu’elle parle pour moi d’abord ;
elle parlera ensuite pour elle-même. »
LA JUSTICE. — Voilà qui est nouveau ; mais n’importe ; plaide les deux causes, Académie,
puisque c’est chose aisée pour toi.
16.– L’ACADÉMIE. — Écoutez d’abord, juges, le plaidoyer pour l’Ivresse ; car c’est pour elle que l’eau
coule à présent41.
La malheureuse a subi le plus grave préjudice, et c’est l’Académie, c’est moi, qui le lui ai causé.
Elle n’avait qu’un seul esclave dévoué et fidèle et qui ne trouvait jamais de honte à exécuter ses ordres,
et je le lui ai pris. C’est ce Polémon qui menait tapage en plein jour au milieu de la place publique, suivi
d’une joueuse de flûte, qui jouait pour lui du matin au soir, toujours ivre et la tête lourde et le front fleuri
de couronnes. Tous les Athéniens attesteront que je dis la vérité, eux qui ne virent jamais Polémon à
jeun. Mais un jour que le malheureux était venu faire tapage à la porte de l’Académie, comme il avait
coutume de le faire à toutes les portes, elle le revendiqua comme étant son esclave, l’arracha
violemment des mains de l’Ivresse et l’emmena chez elle. Alors elle le força à boire de l’eau, lui apprit à
être sobre, lui arracha ses couronnes, et, au lieu de le laisser boire couché sur un lit, lui fit apprendre des
expressions tortueuses, misérables, faites pour mettre l’esprit à la torture. Aussi, au lieu de ce vermillon
qui fleurissait alors sur son visage, le pauvre homme est devenu pâle, il s’est recroquevillé ; il a
désappris tous ses chants, il reste quelquefois assis, sans manger ni boire, jusqu’au milieu de la soirée, à
débiter mille sornettes que moi, l’Académie, je lui enseigne. Mais le plus grave, c’est qu’il va jusqu’à
insulter l’Ivresse à mon instigation et dégoise mille sottises sur son compte. Voilà à peu près ce qu’on
peut dire en faveur de l’Ivresse. À présent, je vais parler pour moi. Qu’à partir de ce moment, l’eau
coule pour mon compte.
LA JUSTICE. — Que pourra-t-elle bien répondre ? Dans tous les cas, verse-lui à son tour la même
quantité d’eau.
17.– L’ACADÉMIE. — Ainsi présenté, juges, le plaidoyer que l’avocat vient de faire pour l’Ivresse est
tout à fait plausible ; mais si vous voulez bien aussi me prêter une oreille favorable, vous reconnaîtrez
que je n’ai aucun tort envers elle.
En effet ce Polémon qu’elle prétend être son esclave n’était pas naturellement méchant ni fait pour
l’Ivresse ; son caractère au contraire se rapprochait du mien. Mais, tandis qu’il était encore jeune et
tendre, elle l’enleva la première, aidée par la Volupté, sa complice ordinaire, et corrompit le malheureux,
en le livrant à la dissipation et à l’amour des courtisanes, de manière qu’il ne lui restât pas la moindre
trace de pudeur. En fait, le portrait qu’on a tracé de lui tout à l’heure et qu’elle croyait favorable à sa
cause, persuadez-vous qu’il est bien plus favorable à la mienne. Oui, l’infortuné, dès la pointe du jour,
parcourait la ville, une couronne sur sa tête alourdie par l’ivresse, prêtant l’oreille aux sons de la flûte en
pleine agora, jamais à jeun, menant tapage devant toutes les portes, opprobre de ses ancêtres et de la
ville entière, objet de risée pour les étrangers.
Mais le jour qu’il vint chez moi, il se trouva justement que je faisais, toutes portes ouvertes
comme d’habitude, à ceux de mes disciples qui étaient présents, une conférence sur la vertu et la
tempérance. Il entra avec sa flûte et ses couronnes, et tout d’abord il se mit à crier, pour essayer
d’interrompre mon cours, en le troublant par ses vociférations. Mais comme nous ne faisions pas du tout
attention à lui, peu à peu, car il n’était pas complètement ivre, il reprit ses sens en nous écoutant, il ôta
ses couronnes, fit taire sa joueuse de flûte, rougit de son habit de pourpre, et, comme réveillé d’un
profond sommeil, il se vit tel qu’il était et condamna sa vie passée. La rougeur dont l’avait coloré
l’Ivresse, s’effaça et disparut ; il rougit de la honte que lui inspirait sa conduite. À la fin, quittant le parti
de l’Ivresse, il passa au mien, tout simplement, sans que je l’eusse appelé ni contraint, comme elle m’en
accuse, mais de son plein gré, parce qu’il avait compris que c’était le meilleur parti.
Appelle-le moi à présent, afin que vous jugiez en quel état il est grâce à mes soins. Cet homme
que vous voyez, juges, était, quand je le pris avec moi, un objet de dérision ; il ne pouvait ni prononcer
une parole, ni se tenir debout, perclus qu’il était par l’ivresse. Or je l’ai converti, je l’ai rendu sobre,
d’un esclave j’en ai fait un homme sage et tempérant et digne d’estime aux yeux des Grecs. Il me sait
gré lui-même de ce que j’ai fait et ses parents m’en remercient pour lui.
J’ai dit. Vous, considérez à présent avec laquelle de nous deux il lui était le plus avantageux de
vivre.
18.– LA JUSTICE. — Allons, ne tardez pas ; apportez vos suffrages, levez-vous. Il y en a d’autres à juger.
HERMÈS. — L’Académie l’emporte de toutes les voix, sauf une.

LA JUSTICE. — Il n’est pas du tout surprenant qu’il y ait quelqu’un qui donne sa voix à l’Ivresse.
19.– Prenez séance, vous que le sort a désignés pour juger le procès du Portique contre la Volupté au
sujet de son amant. L’eau est versée. Toi, le peint, le bigarré, parle.
20.– LE PORTIQUE. — Je n’ignore pas, juges, combien séduisante est la figure de l’adversaire contre
laquelle je vais parler. Je vois même que la plupart d’entre vous la regardent et lui sourient, tandis qu’ils
me méprisent, parce que je suis tondu au ras de la peau, que j’ai le regard mâle et la figure renfrognée.
Cependant, si vous voulez bien m’écouter, je suis sûr que mes raisons seront beaucoup plus justes que
les siennes. Voici l’accusation que vous avez à juger. Cette femme, équipée comme elle l’est en
courtisane, a trompé, par la séduction de son visage, mon amant Dionysios, homme continent
jusqu’alors et l’a tiré à elle. Le procès jugé avant celui-ci entre l’Académie et l’Ivresse lui ressemble
comme un frère ; car il s’agit à présent d’examiner si nous devons vivre comme des pourceaux, le nez à
terre, dans le plaisir, sans aucune pensée noble ni élevée, ou si, plaçant le plaisir au second rang, après le
beau, nous devons philosopher librement en hommes libres que nous sommes, sans craindre la douleur
comme si elle était invincible, sans donner, comme des esclaves, la préférence au plaisir ni chercher le
bonheur dans le miel et dans les figues. C’est en présentant ces sortes d’amorces aux insensés et en leur
faisant du travail un épouvantail que cette femme attire à elle la plupart des hommes, entre autres ce
malheureux qu’elle a soustrait à notre direction, après avoir attendu qu’il fût malade ; car, s’il avait été
en bonne santé, il n’aurait jamais admis ses conseils.
D’ailleurs pourquoi, simple particulier que je suis, m’indigner contre elle, alors qu’elle n’épargne
même pas les dieux et calomnie leur providence, en sorte que, si vous étiez sages, vous la puniriez aussi
pour impiété ? J’ai entendu dire qu’elle non plus n’est pas préparée à prononcer son plaidoyer, mais
qu’elle va faire monter à la barre Épicure pour la défendre, tellement elle se moque du tribunal.
Cependant qu’elle vous dise ce qu’elle pense que seraient devenus Héraclès et votre Thésée, si, rangés
sous la bannière du plaisir, ils avaient évité les travaux. Rien n’aurait empêché la terre d’être pleine
d’injustice, s’ils n’avaient pas pris la peine de l’en purger.
C’est tout ce que je voulais vous dire, car je n’aime pas beaucoup les longs discours. Si,
confrontée avec moi, elle voulait répondre en détail à mes questions, on verrait bientôt qu’elle n’a
aucune valeur. Pour vous, n’oubliez pas votre serment, et votez comme vous avez juré de le faire, sans
croire Épicure, qui prétend que les dieux ne surveillent pas ce qui se passe parmi nous.
LA JUSTICE. — Retire-toi. Toi, Épicure, parle pour la Volupté.
21.– ÉPICURE. — Je ne vous tiendrai pas de longs discours, juges ; car je n’ai pas besoin non plus de
longs raisonnements. Si la Volupté avait usé d’incantations ou de philtres pour contraindre celui que le
Portique appelle son amant, Dionysios, à se séparer de lui et à tourner les yeux vers elle, on aurait été
fondé à la tenir pour une sorcière et on la jugerait coupable, pour avoir employé la magie contre les
amants d’autrui. Mais, si un homme libre dans un État libre a, sans choquer aucune loi, pris en dégoût sa
déplaisante compagnie et traité de billevesée cette félicité dont il fait le couronnement de ses travaux ;
si, pour échapper à ces raisonnements tortueux, inextricables comme des labyrinthes, il a été heureux de
trouver un refuge auprès de la Volupté, après avoir brisé comme des liens les filets de sa dialectique ; s’il
a pensé en homme et non en souche ; s’il a regardé la peine comme pénible, ce qu’elle est réellement, et
le plaisir comme agréable, la Volupté devait-elle le repousser, et, lorsque, échappé du naufrage, il
nageait vers le port et aspirait au calme, le précipiter la tête la première dans le travail et le replonger
sans pitié dans les embarras où il se débattait, et cela, lorsqu’il se réfugiait près d’elle comme un
suppliant près de l’autel de la Pitié42 ? Et pourquoi ? Pour voir enfin, en arrivant à force de sueur au
sommet de la montagne escarpée, cette vertu tant vantée, et, après avoir peiné toute sa vie, jouir du
bonheur quand sa vie est finie.
Au reste Dionysios lui-même n’est-il pas le meilleur juge qu’on puisse trouver ? Versé autant que
personne dans les dogmes du Portique, et convaincu alors que le beau seul était bon, il a reconnu ensuite
que la douleur est un mal, et, après examen, il a choisi entre les deux principes le meilleur. Il voyait en
effet, je pense, que ces gens-là débitent de longues tirades sur la patience et la constance à supporter les
peines, mais dans le privé font leur cour à la Volupté ; qu’ils déploient une grande énergie en paroles,
mais vivent dans leurs maisons suivant les lois de la Volupté ; qu’ils sont honteux, si on les voit se
relâcher de leur rigueur et trahir leur doctrine, mais qu’ils sont en butte au supplice de Tantale, les
malheureux, et que, quand ils espèrent échapper aux regards et pécher en sécurité, ils se gorgent à pleine
bouche de plaisir. En fait, si on leur donnait l’anneau de Gygès43 pour le passer à leur doigt et se rendre
invisible, ou le casque d’Hadès, je suis bien sûr qu’ils enverraient au diable les travaux, se rueraient en
masse vers la Volupté et qu’ils imiteraient tous Dionysios, qui, jusqu’à sa maladie, espérait tirer quelque
profit de leurs discours sur la constance. Mais lorsque, souffrant et malade, il sentit réellement l’atteinte
de la douleur, lorsqu’il vit que son corps philosophait à rebours du Portique et professait la doctrine
opposée, il le crut plutôt que ses maîtres ; il reconnut qu’il était homme et qu’il avait un corps humain ;
il cessa de traiter son corps comme une statue, convaincu que celui qui est d’un avis contraire et qui
accuse la Volupté

se fait un jeu de parler ainsi, mais il pense en réalité comme les autres44.

J’ai dit ; vous êtes édifiés, vous n’avez plus qu’à voter.
22.– LE PORTIQUE. — Pas du tout. Permettez-moi de lui poser quelques questions.
ÉPICURE. — Questionne ; je répondrai.
LE PORTIQUE. — Crois-tu que la douleur soit un mal ?
ÉPICURE. — Oui.

LE PORTIQUE. — Et le plaisir un bien ?


ÉPICURE. — Certainement.
LE PORTIQUE. — Mais quoi ? sais-tu ce qu’est le différent et l’indifférent, l’approuvé et le
désapprouvé ?
ÉPICURE. — Assurément.
HERMÈS. — Les juges, Portique, disent qu’ils n’entendent rien à ces questions dissyllabiques. Par
conséquent, taisez-vous. On vote.
LE PORTIQUE. — J’aurais gagné, si je lui avais posé une question sous la forme du troisième
indémontrable.
LA JUSTICE. — Qui a gagné ?
HERMÈS. — C’est la Volupté ; elle a toutes les voix.
LE PORTIQUE. — J’en appelle à Zeus.
LA JUSTICE. — Bonne chance ! Toi, appelles-en d’autres.

23.– HERMÈS. — La Vertu et la Mollesse, au sujet d’Aristippe. Qu’Aristippe se présente en personne.


LA VERTU. — C’est à moi de parler la première. Je suis la Vertu et Aristippe m’appartient, comme
le montrent ses discours et ses actes.
LA MOLLESSE. — Pas du tout, c’est à moi. Je suis la Mollesse, et cet homme est à moi, comme on
peut le voir d’après ses couronnes, son habit de pourpre et ses parfums.
LA JUSTICE. — Ne vous disputez pas : la cause est ajournée jusqu’à ce que Zeus ait statué sur
Dionysios ; car il semble bien que les deux causes sont pareilles. En conséquence, si la Volupté
triomphe, la Mollesse aura Aristippe ; si c’est le Portique, il sera adjugé à la Vertu. Donc faites-en
comparaître d’autres. Mais à propos qu’on ne paye pas d’honoraires à ces jurés-ci : la cause n’a pas été
jugée.
HERMÈS. — Alors c’est pour rien qu’ils auront, vieux comme ils sont, gravi une si longue
montée ?
LA JUSTICE. — Il suffit qu’ils touchent le tiers. Allez-vous-en, et ne murmurez pas ; vous jugerez
une autre fois.
24.– HERMÈS. — C’est le moment de faire comparaître Diogène de Sinope. Parle, toi, la Banque.
DIOGÈNE. — Eh bien, Justice, si elle ne cesse pas de me tarabuster, ce n’est pas de banqueroute
qu’elle m’accusera, mais de nombreuses et profondes blessures ; car je vais à l’instant la rosser avec
mon bâton.
LA JUSTICE. — Qu’est-ce là ? La Banque a pris la fuite, et il la poursuit le bâton levé. La
malheureuse pourrait bien recevoir un mauvais coup. Appelle Pyrrhon.
25.– HERMÈS. — La Peinture est bien présente, Justice ; mais Pyrrhon ne s’est pas donné la peine de
monter. Il fallait s’y attendre de sa part.
LA JUSTICE. — Pourquoi, Hermès ?
HERMÈS. — Parce qu’il pense qu’il n’existe aucun moyen de reconnaître la vérité.
LA JUSTICE. — Alors qu’on le condamne par défaut. Maintenant appelle le rédacteur de discours,
le Syrien. Il est vrai que les assignations déposées contre lui ne datent que d’hier et que rien ne pressait
de les soumettre au tribunal aujourd’hui. Mais, puisque c’est chose résolue, introduis d’abord la cause
de la Rhétorique. Grands dieux, que de gens sont accourus pour l’audience !
HERMÈS. — Ce n’est pas étonnant, Justice. Ce n’est pas une cause qui sent l’évent : elle est
nouvelle et singulière, puisque c’est hier, tu l’as dit toi-même, qu’elle a été intentée. D’ailleurs on espère
entendre la Rhétorique et le Dialogue accuser tour à tour, et le Syrien se justifier contre les deux. Voilà
ce qui amène tant de monde au tribunal. Allons, Rhétorique, commence ton plaidoyer.
26.– LA RHÉTORIQUE. — Avant tout, Athéniens, je prie tous les dieux et toutes les déesses de vous
inspirer pour moi dans ce débat une bienveillance égale à celle que j’ai toujours eue pour la cité et pour
vous tous. Je demande ensuite aux dieux comme une chose parfaitement juste, qu’ils vous déterminent à
imposer silence à mon adversaire et à me laisser conduire mon accusation selon mes préférences et
selon le plan que j’ai formé. Je n’arrive pas à concilier mes idées, lorsque je considère d’un côté la
manière dont j’ai été traitée et de l’autre les discours que j’entends. Car les discours que mon adversaire
vous tiendra seront aussi semblables que possible aux miens, mais ses actions, comme vous le verrez, en
sont venues au point qu’il faut que je prenne des mesures pour empêcher qu’il ne me fasse plus de mal
encore. Afin, toutefois, de ne pas faire un trop long exorde, et ne pas laisser l’eau s’écouler si longtemps
pour rien, je vais droit à l’accusation.
27.– Cet homme, juges, n’était encore qu’un jeune garçon, barbare de langage et je pourrais presque dire
vêtu de la robe à manches à la mode assyrienne, lorsque je le trouvai en Ionie, errant et ne sachant que
devenir. Je le pris par la main et je me chargeai de l’instruire. Comme il me paraissait bien doué pour
apprendre, et que je voyais ses regards attachés sur moi, car en ce temps-là il tremblait devant moi, me
témoignait de la déférence et n’admirait que moi, je plantai là tous mes prétendants en dépit de leur
richesse, de leur beauté, de leur brillante origine, et je me fiançai à cet ingrat qui était pauvre, obscur et
tout jeune, et lui apportai une dot considérable, formée d’une foule de discours admirables. Puis, l’ayant
épousé, je le fis inscrire frauduleusement parmi ceux de ma tribu et j’en fis un citoyen, si bien que ceux
qui avaient manqué ma main, en étouffaient de jalousie. Quand il lui prit envie de voyager pour montrer
qu’il avait fait un beau mariage, je ne le quittai point malgré cela, je le suivis partout, je me laissai
conduire par monts et par vaux, et, en le parant et l’attifant, je le rendis illustre et renommé. Je
n’insisterai pas sur nos voyages en Grèce et en Ionie ; mais quand il voulut se rendre en Italie, je
traversai avec lui la mer Ionienne, et à la fin je l’accompagnai jusque dans la Gaule où je lui procurai des
richesses considérables.
Pendant longtemps il se montra docile en toutes circonstances à mes conseils et vécut
constamment avec moi, sans découcher une seule nuit.
28.– Mais quand il eut amassé une fortune suffisante et qu’il crut sa réputation assez bien établie, il
releva les sourcils45, prit de grands airs et il me négligea ou plutôt me délaissa complètement. Il s’éprit
alors d’une passion désordonnée pour ce barbu, qui se distingue à son manteau, le Dialogue, qui passe
pour être le fils de la Philosophie, qui est plus vieux que lui, et c’est avec cet homme qu’il est acoquiné.
Et maintenant il ne rougit pas de rogner la liberté et l’étendue de mes discours pour se renfermer dans
des questions courtes et hachées, et, au lieu de dire ce que bon lui semble et de le dire à pleine voix, il
fait un tissu de courtes phrases, dont il compte les syllabes. Aussi n’obtient-il, au lieu des éloges de la
foule et des applaudissements répétés, qu’un sourire de ses auditeurs, un geste réservé de la main, une
légère inclinaison de la tête et un soupir qui ponctue ce qu’il a dit. Voilà de quoi le galant est épris et
c’est pour cela qu’il me méprise. On dit même qu’il ne vit pas en bonne intelligence avec ce bien-aimé
non plus, mais qu’il lui fait les mêmes outrages qu’à moi.
29.– Comment après cela ne pas l’accuser d’ingratitude, ne pas le juger passible des lois sur les mauvais
traitements, lui qui a si indignement abandonné sa femme légitime, dont il a reçu tant de bienfaits et
grâce à laquelle il est devenu célèbre, et cela pour courir à de nouvelles amours ? Et dans quel temps le
fait-il ? C’est quand tout le monde n’admire que moi et que chacun me réclame pour patronne. Quant à
moi, je résiste à tous ces prétendants ; ils ont beau frapper à ma porte et m’appeler à haute voix par mon
nom, je ne veux point leur ouvrir ni les écouter ; car je vois qu’ils n’apportent rien de plus que des cris.
Mais malgré cela cet homme ne revient pas à moi, il n’a d’yeux que pour son bien-aimé. Qu’espère-t-il,
grands dieux, recevoir de bon d’un homme qui, il le sait, ne possède rien en dehors de son manteau ?
J’ai dit, juges. Si, pour se défendre, mon adversaire veut employer le même genre de discours, ne
le lui permettez pas, car il serait injuste qu’il aiguise mon propre glaive contre moi ; mais qu’il se
défende, s’il le peut, suivant la méthode de son bien-aimé Dialogue.
HERMÈS. — Ce que tu as dit ne peut me convaincre. Il n’est pas possible, Rhétorique, du moment
qu’il est seul, qu’il se défende dans la manière du Dialogue. Laisse-le faire un discours comme toi.
30.– LE SYRIEN. — Puisque mon adversaire, juges, s’indigne à la pensée que je puisse faire un discours
soutenu, alors que je tiens d’elle la faculté de parler, je ne vous dirai que quelques mots, et, me bornant à
détruire les principaux chefs de son accusation, j’abandonnerai le reste à votre examen. Tout ce qu’elle a
dit de moi est l’exacte vérité. C’est elle qui m’a instruit ; elle m’a accompagné dans mes voyages ; elle
m’a inscrit au rang des Grecs, et, à ces titres, je lui sais gré de m’avoir épousé. Quelles raisons m’ont
obligé à l’abandonner et à me tourner vers le Dialogue ici présent, vous allez les entendre, juges, et ne
croyez pas que je mente dans mon intérêt.
31.– Je m’aperçus que cette femme avait perdu sa réserve et ne gardait plus le modeste costume dont
elle était vêtue quand le grand orateur de Péania46 l’épousa, qu’elle se parait, qu’elle arrangeait ses
cheveux à la manière des courtisanes, qu’elle se fardait et se peignait le tour des yeux. Aussitôt mes
soupçons s’éveillèrent et j’observai où elle portait ses regards. Je ne parlerai pas du reste ; mais, toutes
les nuits, notre ruelle était remplie de soupirants qui venaient lui donner la sérénade et frappaient à sa
porte ; quelques-uns même poussaient l’audace jusqu’à entrer de force et à grand tapage. Quant à elle,
elle riait et prenait plaisir à ces déportements, et le plus souvent ou bien elle se penchait au bord du toit
pour écouter ses amants chanter d’une voix rauque des chansons d’amour, ou bien même ouvrant
subrepticement les fenêtres, dans la pensée que je ne la voyais pas, elle se livrait à la luxure et à
l’adultère. Je ne pus supporter cette inconduite ; mais, ne jugeant pas à propos de la poursuivre pour
adultère, j’allai trouver le Dialogue qui demeurait dans notre voisinage et je le priai de me recevoir.
32.– Voilà les grandes injustices que j’ai faites à la Rhétorique. D’ailleurs, même si elle n’avait rien fait
de ce que je lui reproche, il était bien permis à un homme qui touche à la quarantaine de se retirer de
cette agitation et de ces procès, de laisser les juges en paix, de renoncer à accuser les tyrans et à louer les
grands hommes et d’aller à l’Académie ou au Lycée se promener avec cet honnête Dialogue, en causant
paisiblement, sans avoir besoin de louanges ni d’applaudissements. J’aurais encore beaucoup de choses
à dire ; mais je m’arrête. Vous, respectez votre serment en apportant vos suffrages.
LA JUSTICE. — Qui l’emporte ?
HERMÈS. — Le Syrien, à l’unanimité moins une voix.

LA JUSTICE. — C’est sans doute quelque rhéteur qui aura voté contre.
33.– Parle, Dialogue, devant les mêmes juges, et vous, restez en place, et vous aurez double paye pour
les deux causes.
LE DIALOGUE. — Pour ma part, juges, j’aurais préféré ne pas m’étendre ici en de longs discours,
mais procéder en phrases courtes, comme j’en ai l’habitude. Néanmoins je formerai mon accusation
suivant l’usage des tribunaux, bien que je sois totalement ignorant et inexpérimenté dans ces sortes de
matières. Veuillez considérer ceci comme un exorde.
Quels sont les injustices et les outrages que j’ai reçus de cet homme, je vais vous les dire.
Jusqu’ici j’étais plein de gravité, et je spéculais sur les dieux, sur la nature, sur la révolution de
l’univers. Élevé au-dessus des nuages, je marchais dans les airs47 là où « passe le grand Zeus, poussant
dans le ciel son char ailé48 ». Je volais près de la voûte et je montais par delà « le dos du ciel », quand il
me tira en bas, me brisa les ailes et me mit au niveau du commun des hommes. Puis il m’arracha mon
masque tragique et respectable et m’en imposa un autre, un masque comique, satyrique et presque
ridicule. Ensuite il amena et enferma avec moi la raillerie, l’ïambe, le cynisme, Eupolis et Aristophane49,
gens experts à railler ce qui est respectable et à tourner en dérision ce qui est honnête. Enfin il est allé
déterrer un certain Ménippe, un cynique du temps passé50, grand aboyeur, semble-t-il, qui a des crocs
acérés, et il a introduit chez moi ce véritable chien, animal redoutable, qui mord sans qu’on s’y attende,
parce qu’il mord en riant.
N’ai-je pas subi de terribles outrages, moi qui, au lieu de garder le rôle qui est le mien, joue celui
d’un comédien et d’un bouffon et représente pour lui des pièces bizarres ? Ce qui me révolte le plus,
c’est le mélange absurde dont je suis composé ; car je ne vais pas à pied et je ne suis pas à cheval sur le
mètre, mais, semblable à un hippocentaure, j’ai l’air aux yeux de ceux qui m’écoutent d’un spectre
bizarre fait d’éléments différents.
34.– HERMÈS. — Que vas-tu répondre à cela, Syrien ?
LE SYRIEN. — Je ne présumais pas, juges, que j’aurais à plaider devant vous sur une pareille
accusation et je ne m’attendais à rien moins qu’à entendre le Dialogue parler ainsi de moi. Quand je l’ai
pris, il paraissait avoir la mine sombre à la plupart des gens et il était réduit à l’état de squelette par ses
fréquentes interrogations. Par là, il avait sans doute un air vénérable, mais il n’était pas du tout plaisant
ni agréable au public. Alors je commençai par l’habituer à marcher sur la terre à la façon des hommes,
puis je lavai la crasse épaisse dont il était couvert et, le forçant à sourire, je le rendis plus agréable à
voir ; enfin je lui adjoignis la comédie et par là je le mis en grande faveur auprès des auditeurs, qui
jusque-là redoutaient les épines dont il était hérissé et se gardaient de le prendre dans leurs mains,
comme s’il eût été un hérisson.
Mais je sais bien ce qui le chagrine le plus, c’est que je ne perds pas mon temps à discuter avec lui
ces questions subtiles et fines, si l’âme est immortelle, combien Dieu, lorsqu’il organisa le monde, versa
de cotyles51 de substance pure et immuable dans le creuset où il mélangeait tous les éléments, si la
rhétorique est l’image d’une portion de la politique, une des quatre parties de la flatterie52. Il se plaît en
effet, je ne sais comment, à subtiliser sur ces matières, comme les galeux aiment à se gratter. Il trouve du
plaisir à la méditation, et il est tout fier, si l’on dit qu’il n’est pas donné à tout le monde d’apercevoir
avec lui ce que sa vue perçante découvre au sujet des idées.
Voilà apparemment ce qu’il réclame de moi. Il cherche ses fameuses ailes53 et il regarde en l’air,
sans voir ce qui est à ses pieds54. Pour le reste, je ne crois pas qu’il puisse me reprocher quelque chose,
par exemple que je lui aie arraché son habit grec pour le revêtir d’un habit barbare, quoique je passe
moi-même pour un barbare. Je serais injuste si j’usais envers lui de ces procédés illégaux et le
dépouillais de son habit national.
Je me suis justifié aussi bien que j’ai pu. Vous, portez un suffrage semblable au précédent.
HERMÈS. — Ah ! tu l’emportes de dix voix, pas moins. Le même qui a déjà voté contre toi n’a pas
à présent non plus voté comme les autres. C’est sans doute une habitude chez lui de déposer ainsi un
caillou percé dans toutes les affaires55. Eh bien, qu’il continue à jalouser les hommes les plus estimés.
Vous, retirez-vous, et bonne chance ! Demain nous jugerons le reste des procès.

1. Éléments liquide et solide de l’alimentation des dieux.

2. Cité d’Asie Mineure dont le territoire abritait l’oracle d’Apollon à Claros.

3. En Lycie, dans le sud de l’Asie Mineure.

4. Exagération. Il n’y avait pas d’oracle d’Apollon à Délos où le dieu était censé être né.

5. Au sanctuaire oraculaire du Didyméion, à Milet.

6. Référence aux rites de la Pythie, prophétesse de l’oracle de Delphes.

7. Référence au piège que Crésus, roi de Lydie, avait imaginé pour mettre à l’épreuve l’oracle de Delphes ; voir Hérodote, I, 46-49.

8. Citation d’Hippocrate (Des vents, I, 6).

9. Argos, qui gardait à Némée la vache Io.

10. Peuplade du nord du Danube.

11. Voir Homère, Iliade, I, 423 sqq.

12. Paraphrase de l’Iliade, II, 1-2.

13. Iliade, II, 3-5.

14. Colline d’Athènes où siégeait le tribunal le plus ancien de la cité.


15. Socrate.

16. Magistrats athéniens chargés de l’exécution des décisions de police et des arrêts des tribunaux.

17. Voir Platon, Phédon, 118a.

18. Les accusateurs de Socrate.

19. Au sud-est d’Athènes, comme le mont Hymette. Le Parnès se trouve au nord de la cité. Les deux hauteurs sont l’Acropole et le Lycabette.

20. Deux brigands tués par Thésée. Pityocamptès, « le courbeur de pins », s’appelait Sinis.

21. Roi légendaire d’Égypte qui fut tué, dit-on, par Héraclès.

22. Tyran d’Agrigente dont Lucien a écrit la défense imaginaire ; voir Lucien, Phalaris, I et II.

23. Hermès est, entre autres, le dieu des marchands et de l’éloquence.

24. Autre colline d’Athènes où siégeait l’assemblée du peuple.

25. Montagne d’Arcadie, dans le Péloponnèse.

26. Il commandait la flotte perse pendant la première guerre médique.

27. En septembre 490 av. J.-C. Sur le rôle de Pan, voir Hérodote, VI, 105-106, et Pausanias, I, 28, qui donnent une version différente de celle
de Lucien.

28. Un des murs d’Athènes.

29. C’est-à-dire des résidents étrangers.

30. On est donc à la fin mars.

31. Un des juges des Enfers.

32. Nymphe aimée par Pan qui la pourchassait. Elle disparut dans les profondeurs de la terre d’où elle fait entendre l’écho des paroles et des
bruits.

33. C’est-à-dire un délateur qui dénonce un innocent pour s’emparer de ses biens.

34. Polémon, né vers 340 av. J.-C., philosophe platonicien et alcoolique notoire, dirigea l’Académie.

35. Philosophe stoïcien, il devint adepte de l’école de Cyrène, qui prônait le plaisir.

36. Fondateur de l’école de Cyrène.

37. Diogène de Sinope, le célèbre philosophe cynique, et son père, qui était banquier, furent condamnés pour trafic de fausse monnaie.

38. Pyrrhon, fondateur de la philosophie sceptique, fut d’abord peintre.

39. Fleuve de Syrie sur les bords duquel se trouve Samosate, la ville natale de Lucien.

40. Il s’agit de la Nouvelle Académie d’obédience sceptique. Elle va pourtant plaider pour et contre l’Ivresse à propos de Polémon, qui
dirigea l’ancienne Académie platonicienne. Cet anachronisme est une plaisanterie de Lucien.

41. Celle de la clepsydre, l’horloge à eau qui mesurait le temps de parole des plaideurs. Lucien ne manque pas de signaler que l’eau coule
pendant le plaidoyer en faveur de l’Ivresse.

42. Cet autel est situé sur le côté nord de l’agora.

43. L’anneau de Gygès rendait invisible ; voir Platon, République, II, 359e. Le casque d’Hadès avait le même pouvoir.

44. Citation d’Euripide, Les Phéniciennes, 360.

45. Signe d’orgueil.

46. Démosthène, originaire du dème de Péania.

47. Voir Aristophane, Les Nuées, 225.

48. Citation de Platon (Phèdre, 246e).

49. Les deux grands poètes comiques de l’époque classique.

50. Du IIIe siècle av. J.-C. On jouait avec l’étymologie du mot « cynique », qu’on rattachait au mot kuôn, « chien », pour attribuer aux
philosophes cyniques un comportement analogue à celui des chiens.

51. Unité de mesure équivalente à un tiers de litre environ.

52. Voir Platon, Gorgias, 463b sqq.


53. Référence à Platon, Phèdre 246b-c.

54. Comme Thalès qui, dit-on, tomba ainsi dans un puits ; voir Platon, Théétète, 173e-174a.

55. C’est-à-dire de voter pour la culpabilité de l’accusé.


30
SUR LES SACRIFICES
Sur les sacrifices relève du genre de la diatribe, cette forme d’interpellation philosophique dont les
cyniques et les stoïciens s’étaient fait une spécialité. Lucien déclare s’intéresser au comportement
religieux des « pauvres d’esprit », c’est-à-dire de la grande majorité des hommes, dans lequel il
distingue autant de stupidité que d’impiété, car il y voit le signe d’une basse opinion des dieux (1). Ce
comportement implique, en effet, que les dieux agissent en toute chose pour obtenir un salaire que leur
versent les hommes sous forme de sacrifices, comme le montrent les exemples énumérés par Lucien (2-
3). Celui-ci évoque ensuite les aventures et l’existence extravagantes que les prétendus sages et les
poètes attribuent aux dieux (4-9). Ces derniers reçoivent des hommes un culte correspondant à la vie
qu’on leur prête (10-11). En Grèce, les sacrifices sont, en réalité, des crimes impies dont le déroulement
obéit à des règles et à des croyances absurdes. Il en va de même chez les Scythes, en Assyrie, en Phrygie
et en Lydie (12-14). En Égypte, les usages sont moins indignes, mais tout aussi insensés (14-15). Lucien
élargit donc progressivement son propos pour lui donner une portée universelle.
C’est un propos d’inspiration épicurienne. Selon la doctrine d’Épicure, les dieux se tiennent
éloignés du monde et n’interfèrent pas dans la vie des hommes. Lucien tourne en ridicule l’image que
ces derniers ont des dieux et les mobiles qu’ils leur imputent. Mais il donne à la satire la priorité sur la
réflexion philosophique. Le constat qu’il dresse tourne vite au jeu de massacre. Ni les sacrifices, qui
étaient un élément essentiel dans presque tous les cultes païens, ni la mythologie, ni les récits des poètes,
ni les prescriptions et les interdits rituels ne sont épargnés. Lucien donne libre cours à sa verve
polémique. Il reste ainsi fidèle à son rôle de critique subversif de la culture de son temps.
A. B.

1.– À considérer ce que font les pauvres d’esprit dans les sacrifices, dans les fêtes et les processions en
l’honneur des dieux, quelles demandes et quelles prières ils leur adressent, et quelles opinions ils se font
d’eux, je ne sais s’il y a quelqu’un d’assez triste et chagrin pour ne pas rire en voyant la sottise de leur
conduite. Mais je pense que, bien avant de rire, il se demanderait s’il faut les appeler pieux et s’ils ne
sont pas au contraire des ennemis des dieux et des malheureux, eux qui s’imaginent la divinité si basse
et si vile qu’elle a besoin des hommes, qu’elle prend plaisir à être flattée et se fâche si on la néglige. À
les en croire, en effet, les calamités des Étoliens, les malheurs des Calydoniens, les meurtres multipliés,
la maladie qui consuma Méléagre sont l’œuvre d’Artémis1 irritée de ce qu’Œnée ne l’avait pas invitée à
son sacrifice, tant elle fut blessée profondément de n’avoir pas eu sa part de victimes ! Il me semble la
voir à ce moment-là dans le ciel où les dieux qui sont allés chez Œnée l’ont laissée seule, indignée et
malheureuse de n’être pas d’une si belle fête.
2.– En revanche, on pourrait soutenir que les Éthiopiens sont heureux, trois fois heureux, parce que Zeus
reconnaît les hommages qu’il a reçus d’eux au début du poème d’Homère2, quand ils le régalent douze
jours de suite avec tous les dieux qu’il avait amenés avec lui. Ainsi, quoi qu’ils fassent, les dieux,
semble-t-il, ne le font qu’en vue d’un salaire, ils vendent les biens aux hommes, et l’on peut leur acheter
la santé, par exemple, pour un petit bœuf, la richesse pour quatre bœufs, la royauté pour une hécatombe,
un bon retour d’Ilion à Pylos pour neuf taureaux3 et la traversée d’Aulis à Ilion pour une vierge de sang
royal4. Hécube, moyennant douze bœufs et un voile, n’a-t-elle pas acheté d’Athéna que la ville ne fût
pas prise ce jour-là5 ? Et l’on peut croire qu’il y a une foule de choses qu’on peut acheter aux dieux pour
un coq, pour une couronne, ou seulement pour quelques grains d’encens.
3.– Cela, j’imagine que Chrysès le savait fort bien, lui qui était prêtre, vieux et savant dans les choses
divines, lorsque, revenant de chez Agamemnon sans avoir rien obtenu, il soutient ses droits près
d’Apollon, comme un homme qui lui a prêté ses services, qu’il en réclame le paiement et qu’il va
presque jusqu’à lui faire des reproches : « Honnête Apollon, dit-il, c’est moi qui ai souvent couronné ton
temple jusque-là sans couronnes, moi qui ai brûlé sur tes autels tant de cuisses de taureaux et de chèvres,
et toi, tu me négliges malgré tous mes services et tu ne fais aucun cas de ton bienfaiteur6. » Aussi
l’émut-il par ces discours au point que, saisissant son arc et se plaçant au-dessus du camp nautique, il
frappa de la peste les Achéens avec leurs mulets et leurs chiens.
4.– Mais puisque j’ai fait mention d’Apollon, je veux dire aussi les autres aventures que nos sages
racontent à son sujet. Je ne parlerai pas de ses disgrâces d’amour, ni du meurtre d’Hyacinthe7, ni des
mépris de Daphné8 ; mais je rappellerai que, condamné pour avoir tué les Cyclopes et banni du ciel9
pour ce fait, il fut envoyé sur la terre pour y subir la condition des humains ; c’est alors qu’il devint
mercenaire en Thessalie10, chez Admète, et en Phrygie chez Laomédon. Cependant il ne fut pas seul
chez ce dernier ; il y eut Poséidon pour compagnon, et tous deux, pressés par le besoin, fabriquèrent des
briques et construisirent le rempart11 et ils n’obtinrent même pas du Phrygien leur salaire complet et l’on
dit qu’il resta leur devoir encore plus de trente drachmes phrygiennes.
5.– Ne sont-ce pas là les inepties que les poètes débitent gravement au sujet des dieux12, et n’en
rapportent-ils pas de beaucoup plus révoltantes sur Héphaïstos, sur Prométhée, sur Cronos, sur Rhéa, sur
presque toute la maison de Zeus ? Et pour cela ils appellent les Muses à les seconder, au commencement
de leurs poèmes, et, inspirés par elles, comme on peut croire, ils chantent que Cronos, dès qu’il eut
châtré son père Ouranos, s’empara de l’empire du ciel, puis dévora ses enfants, comme l’Argien
Thyeste ; qu’ensuite Zeus, dérobé par Rhéa, qui mit une pierre à sa place, fut exposé en Crète et nourri
par une chèvre, comme Télèphe le fut par une biche et le Perse Cyrus l’Ancien par une chienne ; puis
qu’ayant chassé son père et l’ayant jeté en prison, il prit le pouvoir à son tour, qu’il épousa un grand
nombre de femmes, et en dernier lieu Héra, sa sœur, se conformant en cela aux mœurs des Perses et des
Assyriens ; que, comme il était d’un tempérament amoureux et porté aux plaisirs d’Aphrodite, il eut vite
peuplé le ciel de ses enfants ; il avait eu les uns de ses égales, tandis que les autres étaient bâtards et de
race mortelle et terrestre ; car le galant se changeait tantôt en or, tantôt en taureau, en cygne, en aigle,
bref prenait plus de formes que Protée13 lui-même ; qu’il engendra de sa tête la seule Athéna, qu’il avait
vraiment conçue dans son cerveau même. Pour Dionysos il l’enleva, dit-on, à demi formé du sein de sa
mère encore en proie aux flammes, l’emporta et l’enferma dans sa cuisse et se fit ensuite une ouverture à
l’heure de l’enfantement14.
6.– Ils prêtent un accouchement du même genre à Héra15, qui, sans avoir eu commerce avec son mari,
engendra sans germe un fils, Héphaïstos, enfant peu favorisé, qui devint un artisan, un chaudronnier, un
souffleur de feu, toujours enfumé, couvert d’étincelles, comme un forgeron ; avec cela, il avait les pieds
disproportionnés16, car il était devenu boiteux à la suite de sa chute, quand Zeus le précipita du ciel, et,
si les Lemniens ne l’avaient heureusement reçu dans leurs bras avant qu’il touchât le sol, Héphaïstos
serait mort comme Astyanax précipité du haut du rempart17. Cependant l’aventure d’Héphaïstos est
encore supportable ; mais que dire de Prométhée18 ? Qui ne sait ce qu’il eut à souffrir pour avoir trop
aimé les hommes ? Zeus l’emmena en Scythie, le cloua sur le Caucase et mit auprès de lui un aigle qui
tous les jours lui dévorait le foie.
7.– Il accomplit jusqu’au bout la peine à laquelle il avait été condamné. Quant à Rhéa, car il faut bien en
parler aussi, à quelle impudeur, à quelles extravagances elle s’abandonne ! Vieille et hors d’âge et mère
de tant de dieux19, elle est encore éprise d’un enfant, elle est jalouse et promène son Attis sur son
attelage de lions, alors qu’il ne peut plus la servir. Peut-on après cela reprocher à Aphrodite ses adultères
ou blâmer la Lune de descendre du milieu de sa route pour rejoindre Endymion20 ?
8.– Mais laissons ce discours et montons dans le ciel même, en nous élevant sur les ailes de la poésie par
la même route qu’Homère et Hésiode, et considérons l’organisation du ciel dans tous ses détails.
L’extérieur est d’airain, Homère l’a dit avant nous21. Quand on s’est élevé jusque-là [qu’on lève un peu
les yeux vers le haut] et qu’on est bien arrivé sur la voûte22, on voit que le sol est d’or, que la lumière
brille d’un éclat plus vif, que le soleil est plus pur, les étoiles plus étincelantes et qu’il fait jour en tout
temps. En entrant, on trouve d’abord les demeures des Heures, car elles gardent les portes, puis Iris et
Hermès, serviteurs et messagers de Zeus, ensuite l’atelier d’Héphaïstos rempli des instruments de son
art, enfin les appartements des dieux et le palais de Zeus, tous décorés par Héphaïstos d’une manière
splendide.
9.– « Cependant les Immortels assis aux côtés de Zeus23 », car il convient, je pense, quand on est si haut,
d’employer un style élevé, « regardent vers la terre et promènent partout les yeux en se penchant pour
voir s’il y a quelque feu allumé ou quelque odeur de graisse qui s’élève en volutes de fumée24 ». Et si
l’on fait un sacrifice, ils se régalent tous et, la bouche ouverte, ils hument la fumée et le sang répandu
près des autels, ainsi que des mouches. Mangent-ils chez eux, le nectar et l’ambroisie forment leur
repas. Jadis ils admettaient les hommes à manger et boire avec eux, témoins Ixion25 et Tantale26 ; mais
leurs attentats et leur indiscrétion leur attirèrent un châtiment qui dure encore, et le ciel fut fermé et
interdit à la race mortelle.
10.– Telle est la vie des dieux. Aussi le culte que les hommes leur rendent est-il en accord et en
harmonie avec elle. Tout d’abord ils leur ont réservé des bois, dédié des montagnes, consacré des
oiseaux et assigné des plantes à chacun d’eux ; puis ils se les sont distribués ; chaque nation adore le
sien et le déclare citoyen. Délos a adopté Apollon ; Athènes, Athéna, qui par son nom atteste leur intime
union ; Argos, Héra ; la Mygdonie, Rhéa ; Paphos, Aphrodite. De leur côté, les Crétois ne se bornent pas
à prétendre que Zeus est né et a été élevé chez eux, mais ils montrent encore son tombeau. Et nous
sommes ainsi dans l’erreur depuis un temps immémorial, nous qui croyons que c’est Zeus qui tonne, qui
fait tomber la pluie et qui fait tout le reste ; nous ne savions pas qu’il était mort depuis longtemps et
enterré chez les Crétois.
11.– Puis les hommes élevèrent des temples, apparemment pour ne pas laisser les dieux sans maison ni
foyer, et ils firent des statues pour les représenter. Ils recoururent pour cela à Praxitèle, à Polyclète, à
Phidias27 qui, ayant vu les dieux je ne sais où, représentent Zeus barbu, Apollon toujours adolescent,
Hermès avec un premier duvet au menton, Poséidon avec une chevelure noire et Athéna avec des yeux
pers. Cependant ceux qui entrent dans le temple ne croient plus avoir sous les yeux l’ivoire venu de
l’Inde ni l’or extrait des mines de Thrace, mais le fils même de Cronos et de Rhéa, que Phidias a fait
descendre sur la terre, qu’il a chargé de veiller sur le désert de Pise28 et qui s’estime heureux si, au bout
de cinq années entières29, quelqu’un lui offre un sacrifice à l’occasion des Jeux olympiques.
12.– Quand on a dressé des autels, prononcé les formules préliminaires, placé les vases d’eau lustrale,
on amène les victimes, le laboureur un bœuf de labour, le berger un agneau, le chevrier une chèvre, un
autre de l’encens ou un gâteau ; le pauvre, pour se rendre le dieu favorable, se contente de lui baiser la
main droite. Mais ceux qui font un sacrifice, car je reviens à eux, ayant couronné la bête et examiné
longtemps auparavant si elle était complète, afin de ne pas immoler une victime inutile, l’amènent près
de l’autel et l’égorgent sous les yeux du dieu ; elle pousse des mugissements plaintifs, ce qui est
naturellement un présage favorable, et, d’une voix affaiblie, elle accompagne le sacrifice. Comment
douter que les dieux ne soient ravis de ce spectacle ?
13.– Une affiche défend de pénétrer à l’intérieur des vases d’eau lustrale à quiconque n’a pas les mains
pures ; mais le prêtre lui-même est là, debout, dégouttant de sang ; il découpe la victime, comme le
fameux Cyclope, il arrache les entrailles, il retire le cœur, il arrose l’autel du sang de la victime, et tous
ses actes sont autant de crimes impies. Enfin il allume le feu et met dessus la chèvre avec sa peau et la
brebis avec sa toison ; alors la divine et sainte odeur de la graisse monte en l’air et se répand doucement
dans le ciel même. Le Scythe, lui, laissant là toutes ces victimes qu’il juge viles, immole les hommes
mêmes à Artémis et par là se rend agréable à la déesse.
14.– Ces pratiques semblent encore assez simples. Il en est de même de celles des Assyriens, des
Phrygiens et des Lydiens ; mais si vous allez en Égypte30, c’est alors que vous verrez une religion
auguste et vraiment digne du ciel. Là, Zeus a la figure d’un bélier, l’excellent Hermès une tête de chien,
Pan est un bouc de la tête aux pieds, tel dieu est un ibis, tel autre un crocodile ou un singe.
« Mais si tu veux être instruit de ces mystères aussi, afin de les bien connaître31 », écoute une
foule de sophistes, de scribes et de prophètes à la tête rasée. Ils te raconteront, après avoir prononcé la
formule sacramentelle : « Fermez vos oreilles, profanes32 », que les dieux effrayés par le soulèvement
[de leurs ennemis et] des géants, se réfugièrent en Égypte pour échapper à leurs ennemis, et que, sous le
coup de la terreur, l’un d’eux pénétra dans le corps d’un bouc, un autre dans celui d’un bélier, un autre
dans celui d’une bête sauvage ou d’un oiseau et que c’est pour cela que les dieux gardent encore
aujourd’hui la forme qu’ils prirent alors. Il est certain que ces récits, écrits il y a plus de dix mille ans,
sont déposés dans les temples.
15.– Quant aux sacrifices, ils sont chez les Égyptiens les mêmes que chez nous, sauf qu’ils pleurent la
victime et se frappent la poitrine, rangés autour de l’animal égorgé ; d’autres se contentent de
l’ensevelir, après l’avoir immolée. Le plus grand de leurs dieux est Apis. Quand il meurt, il n’est
personne qui tienne assez à sa chevelure pour ne pas la raser et étaler son deuil sur le haut de sa tête, eût-
il la boucle de pourpre de Nisos33. Apis, dieu tiré du troupeau, est élu pour succéder au précédent, parce
qu’il est beaucoup plus beau et plus auguste que le vulgaire des bœufs. Ces pratiques et ces croyances de
la foule ont moins besoin, ce me semble, d’un censeur que d’un Héraclite ou d’un Démocrite34, pour rire
de son ignorance ou pour déplorer sa folie.

1. Parce que Œnée, roi de Calydon, ne lui offrait plus de sacrifices, Artémis envoya un sanglier saccager son verger. Il fut tué par Méléagre,
fils d’Œnée. Artémis provoqua ensuite une guerre entre les Calydoniens et les Curètes. Parmi ces derniers se trouvaient les oncles de Méléagre. Il les
tua. Leur sœur Althée, mère de Méléagre, maudit son fils qui se retira du combat, puis y revint devant les malheurs qui accablaient sa cité. Voir
Homère, Iliade, IX, 529-599 ; Ovide, Les Métamorphoses, VIII, 260-545.

2. Voir Iliade, I, 423-425.

3. Voir Homère, Odyssée, III, 8.

4. Voir Euripide, Iphigénie à Aulis.

5. Voir Homère, Iliade, VI, 271 sqq.

6. Citation d’Homère (Iliade, I, 37-41).

7. Aimé d’Apollon, il fut tué accidentellement par lui ; voir Apollodore, Bibliothèque, I, 3, 3, III, 10, 3.

8. Poursuivie par Apollon qui voulait la posséder, cette nymphe fut métamorphosée en laurier : voir Ovide, Les Métamorphoses, I, 452-567.

9. Voir Hésiode, frag. 52 (éd. Merkelbach-West).

10. Voir Homère, Iliade, XXI, 441 sq.

11. Celui de Troie.

12. Lucien va résumer les épisodes les plus extravagants de la mythologie dont beaucoup se trouvent racontés dans les poèmes d’Hésiode.

13. Dieu égyptien célèbre pour ses métamorphoses ; voir Homère, Odyssée, IV.

14. Voir Euripide, Les Bacchantes, 286 sqq.

15. Voir Hésiode, Théogonie, 927.

16. Voir Homère, Iliade, I, 590 sqq.

17. Voir ibid., XXIV, 734 sqq. ; Euripide, Les Troyennes.

18. Voir Eschyle, Prométhée enchaîné.

19. C’était en particulier la mère de Zeus. Dans sa vieillesse, elle aimait Attis qui s’était châtré.
20. Il était l’amant de la Lune, qui lui donna cinquante filles.

21. Voir Iliade, XVII, 425.

22. Voir Platon, Phèdre, 247b-c.

23. Citation d’Homère (Iliade, IV, 1).

24. Ibid., I, 317.

25. Voir Lucien, Le Pêcheur ou les Ressuscités, note 1, p. 367.

26. Hôte des dieux, il leur vola de l’ambroisie, puis leur fit manger la chair de son fils Pélops. Il fut condamné à ne pouvoir jamais consommer
l’eau et les fruits qu’il voyait à sa portée. Voir Homère, Odyssée, XI, 582-591 ; Pindare, Olympiques, I.

27. Lucien cite les trois plus grands sculpteurs de l’époque classique.

28. En Élide, dans le Péloponnèse. C’est dans cette région que se trouve Olympie.

29. Pour nous les Jeux olympiques ont lieu tous les quatre ans, mais les Grecs comptaient l’année du commencement et l’année de fin de
chaque olympiade.

30. Le développement qui suit est vaguement inspiré du livre II d’Hérodote.

31. Citation d’Homère (Iliade, VI, 150).

32. Formule orphique ; voir Orphée, frag. 245.

33. Ce roi de Mégare avait un cheveu de pourpre qu’il ne pouvait perdre sans perdre aussi sa puissance. Sa fille Scylla le lui arracha. Voir
Ovide, Les Métamorphoses, VIII, 1-151.

34. Lucien invoque à la fois Héraclite et Démocrite, deux philosophes qui vécurent au Ve siècle av. J.-C., mais dont les théories n’ont guère
de points communs.
31
CONTRE UN BIBLIOMANE IGNORANT
Contre un bibliomane ignorant est une diatribe au sens antique et au sens moderne du terme, car
Lucien prend la parole pour critiquer les vices d’un homme et il le fait avec une violence extrême. Cette
violence vient de sa colère, qui explique la progression quelque peu heurtée de son propos. Plutôt que
d’argumenter, il accable son adversaire d’invectives et de griefs. On peut les résumer ainsi.
Le bibliomane achète de beaux livres dans l’espoir de passer pour cultivé, mais il n’y connaît rien
(1). Il lit des livres, mais il est incapable de les comprendre et de les juger (2). Même s’il affirme le
contraire, les Muses ne voudraient avoir aucun rapport avec lui (3). Il a beau acheter des livres, il reste
ce qu’il est, car la possession de livres ne rend pas cultivé, comme le montre l’exemple des marchands
de livres (4). Acheter les instruments des flûtistes les plus illustres ne rendrait personne capable de bien
jouer de la flûte. Il en irait de même pour l’arc d’Héraclès, pour un bateau ou pour un cheval, si on ne
sait ni tirer à l’arc, ni piloter, ni monter à cheval (5). Lucien raconte ensuite des histoires dont les
personnages le font penser au bibliomane : l’infirme qui mettait de belles chaussures aux prothèses en
bois qui lui tenaient lieu de pieds (6) ; Thersite, qui, dans l’Iliade, serait ridicule s’il portait les armes
d’Achille (7) ; Évangélos de Tarente, qui prit part au concours de chant des jeux pythiques avec la plus
belle lyre et dans une tenue de scène magnifique, mais se couvrit de ridicule, car il ne savait pas chanter
(8-10) ; Néanthe, qui s’empara de la lyre d’Orphée alors qu’il ne savait pas jouer (11-12) ; les acheteurs
de la lampe d’Épictète et du bâton de Pérégrinos-Protée, qui espéraient ainsi acquérir les vertus de ces
philosophes (13-14) ; le tyran Denys qui se procura les tablettes d’Eschyle, mais composa de mauvais
vers (15). Le bibliomane est aussi ridicule que ces hommes, surtout quand on pense au genre de vie qu’il
mène (16). Il ne peut tirer profit des grands auteurs du passé, sa fréquentation des livres est donc absurde
(17). Si on l’interrogeait à leur sujet, il serait incapable d’en parler (18). Le philosophe Démétrios
déchira un jour le texte des Bacchantes d’Euripide, que lisait un ignorant. Le bibliomane se trouve dans
le même cas (19). Les flatteurs lui font croire qu’il est ce qu’il n’est pas (20). Il est comme Pyrrhus, qui
croyait ressembler à Alexandre (21). Il ressemble, quant à lui, à un des débauchés qu’il fréquente. En
fait, il pense qu’il gagnera la faveur de l’empereur s’il passe pour un homme cultivé, mais il ne saurait
faire illusion : il n’est qu’un débauché (22-23). Il ferait mieux de vendre ses livres et sa maison pour
rembourser ses dettes (24). Lucien a rencontré un prostitué qu’il fréquente (25). Il récapitule avec ironie
les connaissances et les qualités intellectuelles du bibliomane et lui pose des questions narquoises sur
ses lectures (26-27). Il lui déconseille de lire les auteurs classiques, mais pense qu’il perd son temps à
l’admonester ainsi (28). Le bibliomane essaye de donner le change avec ses livres comme les mauvais
médecins et les mauvais coiffeurs le font avec leurs instruments (29). Il n’a aucun usage de ses livres et
n’en fait profiter personne. Lucien s’en tiendra là au sujet des livres. Il reviendra une autre fois sur la vie
répugnante et déshonorante que mène le bibliomane (30).
Il ne l’a fait dans aucun texte que nous connaissions, mais cette menace en dit long sur sa
détestation du bibliomane. Comme il ne le nomme jamais, nous ne pouvons pas l’identifier, malgré
quelques indices : c’est un Syrien, comme Lucien (19). Il doit vivre sous le règne de Marc Aurèle, qui
est sans doute le prince dont Lucien fait l’éloge (22). Et il a peut-être refusé de prêter un livre à ce
dernier, d’où l’hostilité qu’il s’est attirée de sa part (30). Mais dans cette hostilité entre aussi du
ressentiment : Lucien se range parmi les pauvres, à qui la culture serait interdite si elle était l’apanage de
ceux qui, comme le bibliomane, ont les moyens d’acheter des livres (4). D’où sa rage à dénoncer
l’imposture du personnage sous toutes ses formes : il veut se faire passer pour cultivé alors que toute
culture lui est étrangère. Il se conduit comme un riche alors qu’il est endetté et qu’il doit sa fortune à un
détournement d’héritage (19). Et il passe pour un citoyen honorable alors qu’il vit comme un débauché.
Contre son adversaire, Lucien recourt donc aux thèmes traditionnels de la calomnie que sont l’argent et
la sexualité. Mais son acharnement est en phase avec sa démarche constante de moraliste, qui veut
révéler l’opposition entre les apparences et la réalité.
Il procède ici à cette révélation en traitant un cas original, celui de la possession des livres. Il la
présente comme un signe de distinction sociale, que le bibliomane veut s’approprier. À Rome, elle était
depuis longtemps liée au pouvoir. Lucien rappelle (4) que Sylla avait fait expédier en Italie des livres
dont il s’était emparé à Athènes lorsqu’il avait pillé la ville, en 86 av. J.-C. Moins de cent ans plus tôt,
en 167 av. J.-C., Paul Émile avait fait main basse sur la bibliothèque de Persée, roi de Macédoine, qu’il
avait vaincu à Pydna. Son exemple fut suivi et nombre d’aristocrates romains entreprirent de se
constituer d’importantes bibliothèques. C’était aussi le cas pour leurs protégés grecs. Au Ier siècle av. J.-
C., le grammairien Tyrannion d’Amisos ne possédait pas moins de trente mille volumes. La vogue des
bibliothèques privées continua sous l’Empire. Celle du médecin Serenus Sammonicus, mort en 212,
comptait plus de soixante mille ouvrages. Parallèlement, les Romains avaient développé les
bibliothèques publiques sur le modèle de celles qu’ils avaient vues dans les cités de Grèce et d’Asie
Mineure. Selon Suétone (Auguste, 29), la première fut fondée sur l’Aventin, en 40 av. J.-C., par Asinius
Pollion. Celui-ci fut imité peu après par Auguste, qui créa, en 33 av. J.-C., la bibliothèque d’Octavie en
l’honneur de sa sœur, puis celle du Palatin. Sous le Haut-Empire, d’autres princes suivirent son
exemple : Tibère, Vespasien, Domitien et surtout Trajan, fondateur de la bibliothèque Ulpienne (voir
L. Casson, Libraries in the Ancient World, New Haven, 2002). Le bibliomane veut-il se hausser au rang
de tels puissants ? Lucien l’accuse de rechercher la faveur de l’empereur. Mais son adversaire veut sans
doute imiter aussi les intellectuels collectionneurs de livres. Cette ambition est insupportable aux yeux
de Lucien, qui ne le considère ni comme un collectionneur ni comme un lecteur, mais seulement comme
un acheteur de livres. Le barbare syrien, devenu grec par la culture, veut séparer le bon grain de l’ivraie.
Il refuse de partager le statut de lettré avec un compatriote qu’il tient pour un imposteur. Mais celui-ci
n’a pas besoin de sa permission pour persévérer. D’où le dépit qui vient nourrir la colère de Lucien et la
virulence de son propos, bien éloignée du ton de La Bruyère qui, bien plus tard, traitera lui aussi du
snobisme bibliophilique dans ses Caractères (« De la mode », 2 [VI] 6).
A. B.

1.– Ce que tu fais à présent va à l’encontre du résultat que tu cherches. Tu t’imagines que tu vas, toi
aussi, gagner le renom d’un homme instruit en t’empressant d’acheter les plus beaux livres ; mais c’est
tout le contraire qui t’arrive et cela ne sert guère qu’à prouver ton ignorance, d’autant plus que tu
n’achètes pas les plus beaux ; tu t’en rapportes à des gens qui louent au hasard, tu deviens la proie de
ceux qui te trompent sur la qualité des livres et tu es un trésor tout trouvé pour les libraires. Comment en
effet pourrais-tu discerner les livres anciens et précieux des livres sans valeur et simplement délabrés, à
supposer que tu n’en juges pas sur le fait qu’ils sont rongés et percés et que tu ne consultes pas les vers
pour déterminer ton choix ? Par quel moyen et à quelles marques peux-tu reconnaître si les leçons en
sont exactes et sûres ?
2.– Mais, en admettant que tu as été bon juge en ces matières et que tu as choisi les belles éditions de
Callinos1 ou celles que le célèbre Atticos2 a transcrites avec tous les soins imaginables, de quoi te
servirait-il, étonnant personnage, de les avoir en ta possession, du moment que tu n’en connais pas la
beauté et que tu n’en feras jamais plus d’usage qu’un aveugle ne jouit de la beauté d’un mignon ? Sans
doute tu regardes tes livres avec des yeux grands ouverts et, par Zeus, tu t’en donnes à cœur joie de les
contempler ; tu en lis même quelques-uns à toute vitesse, les yeux en avance sur les lèvres ; mais cela ne
me suffit pas encore, si tu ne connais pas le mérite ou le défaut de chaque détail et si tu ne te rends pas
compte du sens général de l’ouvrage, de l’ordonnance des mots, des expressions de l’écrivain qui sont
scrupuleusement conformes au bon usage et de celles qui sont de mauvais aloi, bâtardes et mal frappées.
3.– Voyons maintenant, prétends-tu que, sans avoir rien appris, tu en sais autant que nous ? D’où te
viendraient ces connaissances, à moins que, comme le berger de l’ancien temps3, tu n’aies reçu des
Muses un rameau de laurier ? Tu n’as même jamais, je pense, entendu parler de l’Hélicon, où ces
déesses font, dit-on, leur séjour et tu n’as jamais en ta jeunesse fait d’études comme les nôtres. La
simple mention des Muses serait dans ta bouche une impiété. Elles n’ont pas fait scrupule d’apparaître à
un berger, dur, hirsute, fortement bronzé par le soleil ; mais d’un homme tel que toi – au nom de la
déesse du Liban4, dispense-moi pour le moment d’être plus explicite – jamais, j’en suis sûr, elles
n’auraient daigné s’approcher, et, au lieu de te donner le laurier, elles t’auraient fouetté avec du tamaris
ou des feuilles de mauve et t’auraient chassé5, pour t’empêcher de souiller l’Olméios ou l’Hippocrène6,
dont les eaux sont faites pour les troupeaux altérés ou pour les bouches pures des bergers. Si impudent et
si hardi que tu puisses être sur ce point, tu n’oserais jamais dire que tu as reçu de l’éducation et que tu
t’es jamais soucié d’avoir un commerce intime avec les livres ou qu’un tel a été ton maître ou que tu as
été à l’école avec un tel.
4.– Néanmoins tu espères aujourd’hui qu’il te suffira, pour réparer toutes ces lacunes, de posséder une
grande bibliothèque. En conséquence ramasse et garde tous les ouvrages de Démosthène écrits de la
propre main de cet orateur et tous ceux de Thucydide qu’on a trouvés copiés huit fois par le même
Démosthène7, et même tous les livres que Sylla envoya d’Athènes en Italie8 ; tu n’y gagneras rien pour
ton instruction, quand tu t’en ferais un oreiller pour dormir dessus, quand tu les collerais à ton corps et
t’en ferais un vêtement que tu porterais partout. Un singe est toujours un singe, dit le proverbe, portât-il
des signes de reconnaissance en or. Tu peux bien avoir un livre à la main et lire continuellement, tu ne
comprends rien de ce que tu lis et tu n’es qu’un âne qui écoute la lyre en remuant les oreilles. Si la
possession des livres suffisait pour rendre savant celui auquel ils appartiennent, cette possession serait
vraiment d’un prix inestimable, et, s’il était possible d’acheter le savoir comme au marché, vous autres
riches pourriez seuls l’acquérir, vous n’auriez qu’à enchérir sur nous autres pauvres gens. Mais qui
aurait pu lutter pour l’instruction avec les marchands et les libraires qui possèdent et vendent tant de
livres ? Cependant si tu veux y regarder de près, tu verras qu’ils ne sont guère plus instruits que toi à cet
égard. Leur langage est barbare comme le tien, ils ont l’esprit obtus, comme on peut s’y attendre de gens
qui n’ont jamais réfléchi sur ce qui est honnête et sur ce qui est honteux. Et cependant toi, tu n’as que
deux ou trois livres que tu leur as achetés9, tandis qu’eux manient des livres nuit et jour.
5.– De quoi te sert-il donc de les acheter, à moins que tu ne t’imagines que les bibliothèques mêmes sont
savantes, parce qu’elles contiennent un si grand nombre d’ouvrages d’auteurs anciens ? Réponds-moi,
s’il te plaît, ou plutôt, comme cela te serait impossible, réponds oui ou non de la tête à mes questions. Si
quelqu’un qui ne sait pas jouer de la flûte achetait l’instrument de Timothée10 ou celui d’Isménias11,
qu’Isménias acquit à Corinthe pour sept talents, serait-ce assez pour qu’il pût aussi jouer de la flûte, ou
son acquisition ne lui serait-elle pas entièrement inutile, puisqu’il ne saurait pas s’en servir suivant les
règles de l’art ? Tu fais signe que non, et tu as raison. Et en effet disposât-il de la flûte de Marsyas ou
d’Olympos12, il ne pourrait en jouer sans l’avoir appris. Et si quelqu’un se procurait l’arc d’Héraclès,
sans être Philoctète pour le bander et bien adresser sa flèche13, que penserais-tu de lui aussi ? Pourrait-il
faire œuvre de bon archer ? Ici encore tu fais signe que non. Il en serait de même d’un homme qui ne
sait pas tenir un gouvernail et d’un homme qui n’est pas exercé à l’équitation. Si le premier prenait en
main un navire qui réalisât dans tous ses détails le maximum de beauté et de sécurité, et si le second se
procurait un cheval de Médie14 ou un centauride15, ou un cheval marqué du coppa16, tous les deux,
j’imagine, seraient vite convaincus d’incapacité dans leurs fonctions respectives. Es-tu aussi de cet
avis ? Crois-moi donc et accorde-moi aussi que, si un ignorant comme toi achète beaucoup de livres, il
ne saurait manquer de susciter des railleries contre son ignorance. Pourquoi hésites-tu à faire signe que
oui cette fois ? La preuve en est, je crois, assez claire, et tous ceux qui te voient t’appliquent aussitôt le
dicton : « Qu’est-ce qu’un chien peut avoir affaire d’un bain17 ? »
6.– Il n’y a pas longtemps que vivait en Asie un homme qui avait eu le malheur de perdre les deux
pieds ; ils avaient, je crois, été gangrenés par le froid dans un voyage qu’il avait fait dans la neige. Après
cette pitoyable amputation, il avait cherché à remédier à son infirmité et il s’était fait faire des pieds de
bois, qu’il laçait à sa jambe et il marchait ainsi en s’appuyant sur ses serviteurs ; mais il avait une manie
ridicule : il achetait des bottines magnifiques, toujours à la dernière mode, et sa grande préoccupation
était d’orner des plus belles chaussures les bois qui lui servaient de pieds. N’est-ce pas là ce que tu fais,
toi aussi ? Tu as l’esprit boiteux et en bois de figuier18, et tu achètes des cothurnes d’or, avec lesquels
même un homme aux pieds agiles aurait peine à marcher.
7.– Tu as sans doute un Homère parmi tes livres, car tu en as acheté plus d’un exemplaire. Eh bien, fais-
toi lire la deuxième rhapsodie19 de son Iliade, et sans examiner le reste, qui ne te regarde en rien, vois-y
le portrait d’un orateur grotesque, au corps déjeté et contrefait. Supposons que ce Thersite, fait comme il
est, revête l’armure complète d’Achille. Crois-tu qu’il en deviendra tout de suite beau et fort, qu’il
sautera le fleuve et en troublera le cours du sang des Phrygiens, qu’il tuera Hector, et avant lui Lycaon et
Astéropaios20, lui qui ne pourrait même pas porter sur ses épaules la lance de frêne21 ? Tu ne le diras
pas. Bien plus, on rirait à ses dépens, en le voyant boiter sous le bouclier, tomber face contre terre,
entraîné par le poids de cette arme, montrant sous son casque ses yeux louches toutes les fois qu’il
lèverait la tête, surhaussant sa cuirasse sur la bosse de son dos, traînant péniblement ses cnémides22, bref
déshonorant à la fois l’artisan et le maître de ces armes. Ne vois-tu pas que tu es dans le même cas,
quand tu tiens dans tes mains un livre d’une beauté parfaite, recouvert de pourpre et muni d’un bouton
d’or23 et que tu le lis en le déshonorant et l’estropiant comme un barbare ? Les gens instruits font de toi
des gorges chaudes, et si les flatteurs qui t’environnent t’applaudissent, ils ne laissent pas de se tourner
les uns vers les autres et de rire souvent de toi.
8.– Je veux à présent te raconter une anecdote arrivée à Pythô24. Un Tarentin du nom d’Évangélos, qui
comptait à Tarente parmi les gens distingués, s’était mis en tête d’être vainqueur aux jeux pythiques. Il
avait reconnu tout de suite qu’il ne pouvait prendre part aux luttes gymniques, la nature ne l’ayant bien
doué ni pour la force, ni pour la vitesse. Mais il crut qu’il remporterait facilement le prix de la cithare et
du chant, sur la foi des coquins de son entourage qui applaudissaient et criaient au moindre son qu’il
tirait de son instrument. Il se rendit donc à Delphes dans un brillant appareil25 ; en particulier, il s’était
fait faire un habit broché d’or et une magnifique couronne de laurier en or, qui, au lieu de baies, portait
des émeraudes aussi grosses que le fruit. Pour sa cithare, c’était un instrument d’une beauté et d’une
richesse merveilleuses. Elle était tout entière d’or pur, ornée de gemmes et de pierreries de toute espèce,
entre lesquelles les Muses, Apollon et Orphée26 étaient représentés en relief, grande merveille pour les
spectateurs.
9.– Lorsque le jour du concours fut enfin arrivé, trois concurrents se présentèrent. Le sort désigna
Évangélos pour chanter entre les deux autres. Quand Thespis le Thébain27 eut concouru, non sans talent,
Évangélos entre en scène, tout éblouissant d’or, d’émeraudes, de béryls et d’améthystes. On voyait
briller la pourpre de son vêtement, qui transparaissait au milieu des ornements d’or. Par cet étalage il
éblouit à l’avance l’assemblée et les spectateurs s’attendaient à des merveilles. Lorsqu’enfin il dut se
résoudre à chanter et à jouer de la cithare, il prélude par des notes discordantes et en offensant la
mesure, et du même coup rompt trois cordes en frappant la cithare avec trop de violence ; puis il se met
à chanter d’une voix si fruste et si grêle qu’un rire universel s’éleva dans l’audience et que les juges du
concours, indignés de son audace, le firent chasser du théâtre à coups de fouet. Ce fut alors un spectacle
vraiment comique que de voir cet imbécile en or d’Évangélos qui pleurait, tandis que les
mastigophores28 l’entraînaient à travers la scène, les jambes ensanglantées de coups de fouet, et qu’il
ramassait à terre les pierreries de sa cithare ; car elles étaient tombées de l’instrument, fouetté en même
temps que le maître.
10.– Quelques instants après, on vit entrer un certain Eumélos29 d’Élée. Il tenait à la main une vieille
cithare garnie de chevilles de bois. Son habit, en y joignant sa couronne, valait à peine dix drachmes.
Mais, comme il chanta savamment et joua de la cithare selon les règles de l’art, il emporta le prix et fut
proclamé vainqueur. Alors il se moqua d’Évangélos et du vain étalage qu’il avait fait de sa cithare et de
ses pierreries, et l’on rapporte qu’il lui dit : « Ô Évangélos, ton front est ceint d’un laurier d’or, parce
que tu es riche, et moi, qui suis pauvre, je porte le laurier de Delphes30. Tout ce que t’a rapporté ton
équipement, c’est que tu t’en vas sans que personne s’apitoie sur ta défaite ; on te déteste même par-
dessus le marché à cause de ce luxe étranger à l’art. » Cet Évangélos, c’est exactement toi, sauf que tu
ne t’inquiètes pas du tout du rire des spectateurs.
11.– Il ne sera pas hors de propos de te raconter encore une histoire qui s’est passée jadis à Lesbos.
Lorsque les femmes de Thrace31 eurent mis en pièces Orphée, on dit que sa tête, tombée dans l’Hèbre32
avec sa lyre, fut emportée dans le Golfe noir33, que la tête flottait sur la lyre et, s’il en faut croire la
légende, qu’elle chantait un thrène34 sur Orphée, tandis que la lyre elle-même l’accompagnait, animée
par les vents qui soufflaient dans ses cordes, et qu’elle fut ainsi portée en chantant jusqu’à Lesbos. Les
Lesbiens recueillirent la tête et l’ensevelirent à l’endroit où se trouve aujourd’hui leur temple de
Dionysos ; ils suspendirent la lyre dans le temple d’Apollon, où elle fut conservée longtemps.
12.– Dans la suite, Néanthos, fils du tyran Pittacos35, apprenant que cette lyre charmait les bêtes féroces,
les plantes et les rochers, et que, même après la mort d’Orphée, elle rendait des sons mélodieux sans que
personne la touchât, brûla du désir de la posséder. Il corrompit le prêtre à force d’argent et l’engagea à
lui substituer une lyre pareille et à lui donner celle d’Orphée. Quand il en fut maître, comprenant qu’il
risquait gros à s’en servir dans la ville en plein jour, il se rendit la nuit seul dans le faubourg, en la tenant
sous son vêtement. Là, il la prit en main, et se mit à frapper confusément les cordes, comme un jeune
ignorant l’art et ignorant la musique qu’il était. Il se flattait que la lyre allait rendre sous ses doigts des
sons divins qui enchanteraient et tiendraient tout le monde sous le charme, bref qu’il serait l’heureux
héritier du génie musical d’Orphée. Mais les chiens s’ameutèrent à sa musique – il y en avait beaucoup à
cet endroit – et le mirent en pièces. Sur ce point du moins, il imita Orphée et seuls les chiens répondirent
à son appel. Son aventure démontra de la manière la plus évidente que ce n’était pas la lyre qui
enchantait les auditeurs, mais l’art et le chant, seuls dons extraordinaires qu’Orphée tenait de sa mère36.
Au reste, sa lyre n’était supérieure en rien aux autres instruments à cordes.
13.– Mais à quoi bon te parler d’Orphée et de Néanthos, alors que de nos jours il s’est trouvé un homme,
qui existe encore, je crois, pour acheter la lampe d’argile d’Épictète37, le stoïcien, au prix de trois mille
drachmes. Il espérait, je suppose, qu’en lisant la nuit à la lueur de cette lampe, il acquerrait aussitôt la
sagesse d’Épictète en dormant et qu’il ressemblerait bientôt à cet admirable vieillard.
14.– L’autre jour, un autre fou a payé un talent38 le bâton de Protée le cynique39, que ce philosophe avait
déposé avant de sauter dans le feu. Il garde ce trésor et le fait voir, comme les Tégéates montrent la peau
du sanglier de Calydon40, les Thébains les os de Géryon41 et les gens de Memphis les tresses d’Isis42. Le
maître de cette merveilleuse relique t’a dépassé toi-même en ignorance et en indécence. Tu vois à quel
déplorable état tu es réduit : ta tête a vraiment besoin du bâton.
15.– On dit que Denys43 composait des tragédies si pitoyables et si ridicules qu’à cause d’elles
Philoxène fut souvent jeté aux latomies44, parce qu’il ne pouvait s’empêcher d’en rire. Denys, informé
qu’on se moquait de lui, n’eut de cesse qu’il n’eût acquis les tablettes d’Eschyle, sur lesquelles ce poète
avait coutume d’écrire. Il s’imaginait que ces tablettes lui communiqueraient à lui aussi l’inspiration et
l’enthousiasme poétique. Mais sur ces tablettes mêmes il n’écrivit que des vers encore plus ridicules,
comme celui-ci :
Doris, la femme de Denys, est morte,

et cet autre :
Hélas ! j’ai perdu une femme qui m’était bien utile,

et cet autre encore :


Les stupides mortels se font illusion à eux-mêmes.

C’est à toi spécialement que Denys aurait pu justement adresser ce dernier vers, et rien que pour
cela on devrait dorer ces fameuses tablettes.
16.– Qu’attends-tu donc de tes livres, que tu ne cesses de les dérouler, de les coller, de les ébarber, de les
oindre de safran et d’huile de cèdre, de les habiller de peaux, de les garnir de boutons45, comme si tu
devais tirer d’eux quelque profit ? De fait tu es devenu bien meilleur grâce à tes achats, toi qui dis…
Mais tu es plus muet que les poissons, et ta conduite est telle qu’on n’en saurait parler sans blesser la
pudeur ; elle est tellement dégoûtante que tout le monde a pour toi une haine sauvage, comme on dit, si
bien que si les livres produisaient des gens comme toi, il faudrait les fuir le plus loin possible.
17.– Il y a deux avantages qu’on peut acquérir dans le commerce des anciens ; l’un, c’est d’apprendre à
parler, l’autre, c’est de faire son devoir en imitant les honnêtes gens et en fuyant les méchants. Mais
lorsqu’un homme laisse voir qu’il n’a tiré d’eux aucun profit ni pour la parole, ni pour l’action, que fait-
il que d’acheter des passe-temps pour les rats, des logis pour les mites et des coups pour les esclaves qui
se montrent négligents ?
18.– Puis voici encore un cas où tu aurais lieu de rougir. Supposons qu’en te voyant un livre à la main,
et l’on peut être sûr que tu en as toujours un, on te demande de quel orateur, historien ou poète est ce
livre, la vue du titre te permettra de répondre aisément à cette question. Mais si la conversation se
prolonge, comme il arrive souvent en pareille matière, et que ton interlocuteur fasse l’éloge ou la
critique de quelque passage, tu te vois dans l’embarras et tu ne sais que dire. Ne souhaiteras-tu pas alors
de voir la terre s’entrouvrir sous tes pas, nouveau Bellérophon46, qui portes partout le livre qui
t’accuse ?
19.– Démétrios le cynique47 vit un jour à Corinthe un ignorant qui lisait un livre magnifique, Les
Bacchantes d’Euripide, si je ne me trompe. Comme le lecteur en était à l’endroit où le messager raconte
le malheur de Penthée et l’action d’Agavé48, il lui arracha le livre et le mit en pièces, en disant : « Il vaut
mieux pour Penthée d’être déchiré une fois par moi que de l’être souvent par toi. »
J’ai beau chercher à part moi, je n’ai pas encore pu jusqu’à ce jour découvrir pour quelle raison tu
as mis tant d’ardeur à acheter des livres. Que ce soit pour en tirer profit ou en faire usage, on ne saurait
le penser, pour peu qu’on te connaisse. Tu n’en as pas plus besoin qu’un chauve d’acheter un peigne, un
aveugle un miroir, un sourd un joueur de flûte, un eunuque une concubine, un habitant du continent une
rame, un pilote une charrue. Mais peut-être vois-tu là l’occasion de faire parade de ta richesse et veux-tu
faire savoir à tout le monde que ton immense fortune te permet de dépenser pour des objets qui ne te
sont d’aucune utilité. En réalité, autant que j’ai pu le savoir, moi qui suis Syrien comme toi, si tu n’étais
allé t’inscrire frauduleusement dans le testament de certain vieillard49, tu serais déjà mort de faim et tu
aurais mis tes livres en vente.
20.– Il ne reste plus qu’une explication, c’est que, persuadé par tes flatteurs que tu es non seulement
beau et aimable, mais encore savant, orateur, écrivain hors de pair, tu achètes des livres pour justifier
leurs éloges. On dit même que tu leur lis des discours à table et que, pressés par la soif, ils crient comme
des grenouilles à sec, et qu’ils n’ont à boire que lorsqu’ils se sont rompu les poumons à vociférer.
En vérité, d’une manière ou d’une autre, on te mène facilement par le nez et tu crois tout ce qu’on
te dit. On t’a fait accroire autrefois que tu ressemblais de visage à un empereur. Tu rappelles le faux
Alexandre50, le faux Philippe qui n’était qu’un foulon51, le faux Néron du temps de nos grands-pères52 et
tous ceux qui sont rangés sous la bannière du mensonge.
21.– Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’un ignorant, un sot, comme toi, soit affecté de cette manie, que tu
marches en te rengorgeant et en copiant la démarche, le maintien, le regard de celui à qui tu aimes
t’assimiler, lorsqu’on entend dire que Pyrrhus53, l’Épirote, homme admirable d’ailleurs, fut jeté jadis par
ses flatteurs dans la même illusion. Ils lui firent croire qu’il ressemblait à Alexandre, quoiqu’il y eût
entre eux, comme disent les musiciens, une différence de deux octaves ; car j’ai vu le portrait de
Pyrrhus. Néanmoins il était convaincu que sa figure avait été moulée sur celle d’Alexandre. Mais en
vérité, c’est outrager Pyrrhus que de le mettre sur ce point en parallèle avec toi. Mais ce qui suit te
convient parfaitement. Comme Pyrrhus était dans cet état d’esprit et s’en faisait ainsi accroire, tout le
monde l’aidait à se faire illusion et se prêtait à sa fantaisie, jusqu’au jour où une vieille femme
étrangère, à Larissa54, lui dit la vérité et le guérit de son entêtement. Pyrrhus lui avait fait voir les
portraits de Philippe, de Perdiccas, d’Alexandre, de Cassandre et d’autres rois55, en lui demandant
auquel il ressemblait. Il ne doutait pas qu’elle ne désignât Alexandre ; mais elle, après avoir hésité
quelques instants : « À Batrakhion, le cuisinier », répondit-elle. Il y avait effectivement à Larissa un
cuisinier du nom de Batrakhion qui ressemblait à Pyrrhus.
22.– Pour toi, je ne saurais dire, parmi les débauchés qui ont commerce avec les danseurs, auquel tu
ressembles davantage ; mais je sais fort bien qu’au jugement de tout le monde tu conserves toujours
fermement ta sotte illusion sur cette ressemblance. Il n’est donc pas étonnant qu’étant un fabricant
d’images si peu crédible56, tu prétendes être assimilé aux savants et que tu en croies là-dessus tes
flagorneurs. Mais à quoi vais-je m’amuser ? La raison de ton zèle pour les livres est manifeste, et si je ne
m’en suis pas aperçu plus tôt, c’est ma paresse d’esprit qui en est cause. Tu as eu en effet une idée
ingénieuse, tu le crois du moins, et tu fondes sur elle de grandes espérances, au cas où l’Empereur57, qui
est un savant et qui tient la science en très haute estime, viendrait à savoir ce que tu fais. S’il entend dire
que tu achètes des livres et que tu en fais une grande collection, tu espères avant peu tout obtenir de lui.
23.– Eh quoi ! vil débauché, crois-tu donc qu’on lui ait fait prendre une telle dose de mandragore58 qu’il
sache ta manie de collectionneur et qu’il ignore quelle vie tu mènes pendant le jour, à quels excès de
boisson tu te livres, comment tu passes les nuits, avec quelle sorte de gens et de quel âge tu couches ?
Ne sais-tu pas que le prince a beaucoup d’oreilles et beaucoup d’yeux ? Ton infamie est si publique que
les aveugles mêmes et les sourds peuvent aisément la connaître. Tu n’as qu’à dire un mot, tu n’as qu’à te
déshabiller au bain, ou même, sans te déshabiller, si tu veux, faire quitter leurs habits à tes esclaves.
Qu’en dis-tu ? est-ce que tous les secrets de tes nuits ne seront pas aussitôt révélés ? Réponds encore à
cette question-ci : si Bassos, votre fameux sophiste59, si Batalos60, le joueur de flûte, ou le mignon
Hémithéon de Sybaris61 qui vous a rédigé un si beau code, où il vous enjoint de vous adoucir la peau, de
vous épiler, d’être tour à tour actifs et passifs, si l’un de ces gaillards-là s’avançait à présent, revêtu
d’une peau de lion et tenant une massue dans la main, pour qui, à ton avis, ceux qui le verraient le
prendraient-ils ? Pour Héraclès même ? Non, n’est-ce pas ? à moins d’avoir dans les yeux des grains de
chassie gros comme des marmites. Il y a mille choses qui témoigneraient contre ce costume, la
démarche, le regard, la voix, le col penché, la céruse, le mastic et le rouge dont vous vous embellissez.
Enfin, comme dit le proverbe62, on cacherait plutôt cinq éléphants sous son aisselle qu’un seul giton.
Alors, si la peau de lion ne peut cacher un pareil homme, tu prétends, toi, te dérober à la vue sous l’abri
d’un livre ! C’est impossible : vous avez des signes caractéristiques qui te trahiront et te feront
reconnaître.
24.– En somme, tu me parais ignorer que ce n’est pas sur les libraires qu’il faut compter pour la
réalisation de ses belles espérances, mais sur soi-même et sa conduite journalière. Crois-tu donc trouver
des avocats publics et des témoins dans les copistes Atticos et Callinos ? Non, tu ne trouveras en eux
que des gens impitoyables qui te ruineront, si les dieux le veulent, et te réduiront à la dernière misère. Tu
devrais, si tu étais sage, vendre dès ce moment tes livres à quelqu’un de nos savants, et, avec tes livres,
cette maison nouvellement construite, afin de payer aux marchands d’esclaves une partie au moins des
sommes immenses que tu leur dois.
25.– Il y a en effet deux choses pour lesquelles tu es passionné : l’acquisition de livres coûteux et l’achat
de garçons qui ont passé l’âge de la prime jeunesse et qui ont atteint leur pleine vigueur ; c’est là ce que
tu recherches et pourchasses avec entêtement. Mais il est impossible, quand on est pauvre, de suffire à
ces deux objets à la fois. Écoute maintenant, car un conseil est chose sacrée. Je t’engage à renoncer à
des goûts qui ne te conviennent pas, et à donner tes soins à ton autre maladie. Achète des esclaves à ton
goût, de peur qu’à défaut de gens de ta maison, tu ne sois obligé d’envoyer chercher des hommes libres,
qui, au sortir de chez toi, peuvent impunément, s’ils n’ont pas reçu tout ce qu’ils attendaient, révéler ce
que vous faites après boire. C’est ainsi que dernièrement un débauché, qui venait de te quitter, a raconté
sur ton compte des turpitudes et fait voir tes morsures. Moi-même je pourrais invoquer le témoignage de
ceux qui se trouvaient présents à ce moment-là, pour te prouver combien j’ai été indigné et tout prêt à le
battre, tant j’étais fâché pour toi, surtout quand il a cité comme témoins des mêmes scènes un ou deux
débauchés qui ont confirmé de point en point son récit. Épargne donc, mon bon, et garde ton argent pour
pouvoir, dans ta maison et en toute sûreté, te livrer à tes pratiques actives et passives ; car qui pourrait te
persuader d’y renoncer ? Un chien ne saurait cesser de ronger le cuir, une fois qu’il en a pris le goût63.
26.– Mais la seconde partie de mon conseil est facile à suivre : c’est de ne plus acheter de livres. Tu es
maintenant assez instruit, tu as de la science à revendre ; peu s’en faut que tu n’aies sur le bord des
lèvres toute l’antiquité. Tu connais, non seulement toute l’histoire, mais encore toute la science du
langage, ses beautés et ses défauts et l’emploi des termes attiques. Tu es devenu, grâce au nombre de tes
livres, un grand maître de sagesse et un prince de la science. Rien ne m’empêche, moi non plus, de
m’amuser à tes dépens, puisque tu aimes à être trompé.
27.– Cependant j’aimerais savoir, puisque tu as tant de livres, quel est celui que tu lis le plus souvent.
Sont-ce les écrits de Platon, ceux d’Antisthène64, ceux d’Archiloque, ceux d’Hipponax65, ou bien
dédaignes-tu ces écrivains, et sont-ce les orateurs que tu as le plus souvent en main ? Dis-moi, lis-tu
aussi le discours d’Eschine contre Timarque ? le connais-tu tout entier et en comprends-tu tous les
détails66 ? T’es-tu plongé dans Aristophane et dans Eupolis67 ? As-tu lu la comédie de Baptes68 en
entier ? N’a-t-elle pas fait impression sur toi et n’as-tu pas rougi en reconnaissant les peintures qui s’y
trouvent ? Ce qui, surprend le plus, c’est de voir avec quelle âme tu touches les livres, avec quelles
mains tu les feuillettes. Mais quand les lis-tu ? De jour ? Mais personne ne t’a vu le faire. De nuit ? Est-
ce après avoir donné tes instructions à tes gens ou avant de leur parler ? Garde-toi d’oser pareille chose
avant la nuit.
28.– Mais, par Kotyto, n’aie plus ce genre d’audace, jamais. Laisse donc là les livres et ne fais que ce
que tu sais faire, et encore vaudrait-il mieux t’en abstenir et révérer la Phèdre d’Euripide qui, indignée
contre les femmes, s’écrie :

Elles ne craignent pas la nuit, leur complice, et n’ont pas peur que le toit de la maison ne prenne la parole pour les accuser69.

Mais si malgré tout tu es décidé à garder ta maladie, va, achète des livres, garde-les sous clef dans
ta maison et jouis de la gloire de les posséder ; c’est assez pour toi. Mais n’y touche jamais, ne les lis
pas et n’expose pas aux bévues de ta langue la prose et la poésie des anciens qui ne t’ont fait aucun mal.
Je sais bien que mes avis sont en pure perte et que j’entreprends, comme dit le proverbe, de blanchir un
Éthiopien ; car tu continueras d’acheter des livres, de n’en faire aucun usage et d’être la risée des gens
instruits, qui se contentent de faire leur profit, non de la beauté des livres ni de leur cherté, mais du
langage et de la pensée des écrivains.
29.– Tu penses remédier à ton ignorance et la cacher sous ta réputation de bibliophile et en imposer aux
gens par le nombre de tes livres. Ne sais-tu pas que les médecins les plus ignorants font précisément la
même chose que toi ? Ils se font faire des boîtes d’ivoire, des ventouses d’argent, des lancettes
incrustées d’or. Mais, le moment venu de s’en servir, ils ne savent pas comment les manier. Alors un
praticien qui s’y entend s’avance et, avec une lancette dont la lame est bien affilée, quoique le reste soit
plein de rouille, il délivre le malade de sa douleur. Mais je veux comparer ton cas à quelque chose de
plus ridicule encore. Regarde les barbiers et tu verras que les maîtres dans cet art ont un rasoir, des
ciseaux et un miroir de juste dimension, tandis que leurs confrères ignorants et inhabiles étalent une
quantité de ciseaux et de vastes miroirs ; mais malgré cela, ils ne peuvent cacher leur ignorance, et ce
qu’il y a de plus amusant dans leur cas, c’est que la plupart des gens se font raser chez les barbiers
voisins et viennent ensuite s’arranger les cheveux devant leurs miroirs.
30.– Il en est ainsi de toi : tu peux prêter tes livres à qui en a besoin, mais tu ne saurais en faire usage
toi-même. Cependant tu n’en as jamais prêté à quelqu’un. Tu fais comme le chien couché dans la
mangeoire, qui, ne pouvant pas manger d’orge, ne permet pas d’en manger au cheval qui peut le faire.
Voilà, du moins pour le moment, ce que je me proposais de te dire avec franchise au sujet de tes
livres. Quant au reste, c’est-à-dire à tes mœurs abjectes et méprisables, je t’en reparlerai encore plus
d’une fois.
1. Ce personnage n’est mentionné nulle part ailleurs. Lucien semble faire allusion à la calligraphie de ses éditions.

2. Sans doute T. Pomponius Atticus, l’ami de Cicéron et le destinataire des célèbres Lettres à Atticus. C’était un grand collectionneur de
livres, qui avait à son service toute une équipe de bibliothécaires.

3. Hésiode, qui raconte dans la Théogonie (22-34) son sacre poétique par les Muses au pied de l’Hélicon en Béotie.

4. Sans doute Aphrodite, qui avait un sanctuaire à Aphaca, sur le mont Liban, où avaient lieu des orgies et où l’on pratiquait la prostitution
sacrée.

5. Comme un bouc émissaire. Pour une utilisation de la mauve dans un rite semblable, voir Lucien, Histoires vraies, II, 26.

6. Deux sources sacrées de l’Hélicon. Voir Hésiode, Théogonie, 6.

7. Lucien est le seul à mentionner cet exemplaire de l’œuvre de Thucydide, que Démosthène aurait lui-même copiée huit fois pour
l’apprendre par cœur.

8. En 86 av. J.-C., Sylla pilla Athènes et s’empara de la bibliothèque d’Apellicon de Téos, qui fut à l’origine du renouveau de l’aristotélisme.
Voir Strabon, XIII, 1, 54 ; Plutarque, Sylla, 26, 3.

9. Lucien fait allusion plus loin à une bibliothèque bien plus importante ; voir ci-dessous, 26.

10. Célèbre flûtiste thébain qu’Alexandre admirait. Voir Lucien, Harmonidès, 1.

11. Autre flûtiste thébain renommé. Voir Plutarque, Périclès, 1, 6, et Démétrios, 1, 2.

12. Deux flûtistes légendaires à qui on attribuait l’invention de la flûte ; voir Platon, Les Lois, 677d. Marsyas fut écorché vif pour avoir défié
Apollon dans un concours musical ; voir Ovide, Les Métamorphoses, VI, 382-400.

13. Philoctète avait reçu l’arc d’Héraclès pour avoir mis le feu à son bûcher ; voir Sophocle, Philoctète, 801-803 ; Ovide, Les Métamorphoses,
IX, 229-265.

14. C’est-à-dire de Perse. Les chevaux persans avaient grande réputation, en particulier ceux de la plaine de Nisaeon ; voir Hérodote, III, 106.

15. Littéralement « un fils de Centaure », c’est-à-dire d’une créature imaginaire, mi-homme mi-cheval. Ce mot ne se trouve nulle part ailleurs.
Lucien l’invente sans doute pour se moquer du bibliomane ignorant, qui va croire qu’il s’agit d’un vrai cheval.

16. Ancienne lettre grecque dont étaient marqués certains chevaux de race, qui étaient très recherchés et qui coûtaient très cher ; voir
Aristophane, Les Nuées, 23.

17. Expression proverbiale. Voir Lucien, Le Parasite, 51.

18. C’est-à-dire en une matière dont on ne peut pas faire grand-chose.

19. C’est-à-dire le chant II. L’orateur dont parle Lucien est le Grec Thersite, qui dénonce Agamemnon comme le responsable de la poursuite
de la guerre et incite l’armée à lui désobéir. Ulysse s’oppose à lui et le fait taire en le frappant (Iliade, II, 212-277).

20. Série d’exploits accomplis par Achille au chant XXI de l’Iliade d’Homère.

21. Celle d’Achille, qu’il tenait de son père Pélée ; voir Homère, Iliade, XVI, 140-144.

22. Protections métalliques couvrant la partie inférieure de la jambe jusqu’à la cheville.

23. Ce bouton servait à fermer les rouleaux du texte.

24. C’est-à-dire à Delphes où se déroulaient, tous les quatre ans, les jeux pythiques. Cicéron (Rhétorique à Herennius, IV, 47) raconte une
anecdote analogue.

25. Évangélos a prévu une magnifique tenue de scène.

26. C’est-à-dire les divinités qui inspirent les musiciens et les poètes, le dieu de l’harmonie et le poète légendaire dont le chant subjuguait tous
les règnes de la nature.

27. Ce personnage porte le nom du poète censé avoir inventé la tragédie. Il vient de Thèbes, cité fameuse pour ses musiciens.

28. Esclaves munis de fouets qui obéissent aux juges du concours. Dans la réalité, on fouettait les esclaves, non les hommes libres.

29. Ce nom veut dire « qui chante bien ».

30. C’est-à-dire la couronne de laurier décernée au vainqueur.

31. Ces femmes étaient peut-être des Ménades dévotes de Dionysos. Elles se vengèrent de l’indifférence d’Orphée qui s’occupait seulement
de pleurer la mort d’Eurydice. Voir Virgile, Géorgiques, IV, 520-522 ; Ovide, Les Métamorphoses, XI, 7-19.

32. Fleuve de Thrace.

33. Sur la côte ouest de la Chersonèse.

34. Un chant funèbre.


35. Tyran de Lesbos au VIIe-VIe siècle av. J.-C. ; voir Diogène Laërce, I, 74-81.

36. Une des Muses, Calliope ou Polymnie ; voir Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 23-25.

37. Il vécut à peu près entre 50 et 150 apr. J.-C. et parla lui-même d’une de ses lampes ; voir ses Entretiens, I, 18, 15. Il fait partie des rares
stoïciens dont Lucien fait l’éloge.

38. L’unité de compte la plus élevée, équivalant, dans l’Athènes classique, à six mille drachmes.

39. Pérégrinos, que Lucien dénonce comme un imposteur dans Sur la mort de Pérégrinos. Il se suicida par le feu pendant les Jeux olympiques
de 165.

40. Voir Pausanias, VIII, 47, 2. Héraclès avait tué ce sanglier qui ravageait les récoltes.

41. Héraclès était allé chercher les troupeaux de ce géant qui vivait dans le sud de l’Espagne ; voir Hésiode, Théogonie, 287-294. Lucien est le
seul auteur à mentionner l’exposition de ses reliques à Thèbes.

42. Isis, en deuil d’Osiris, avait coupé et consacré une boucle de ses cheveux. Selon la tradition, cette boucle se trouvait en Égypte, à Coptos
dont le nom, tiré du verbe grec koptô, « couper », commémorait l’événement ; voir Plutarque, Sur Isis et Osiris, 14. Lucien est le seul à la situer à
Memphis.

43. Tyran de Syracuse à la fin du Ve siècle av. J.-C. Selon la tradition dominante, il fit emprisonner le poète Philoxène parce que celui-ci avait
une liaison avec sa maîtresse Galatée. Le poète se vengea en composant un poème parodique où Denys était Polyphème, Galatée la nymphe marine du
même nom et lui-même Ulysse. Voir Denys Page, Poetae melici graeci, Oxford, Clarendon Press, 1962, p. 815-824.

44. C’est-à-dire dans les carrières de pierres de Syracuse où il était condamné aux travaux forcés.

45. Voir ci-dessus, 7 et note 4, p. 420.

46. Bellérophon, à son insu, porta au roi de Lycie un message demandant à celui-ci de le mettre à mort ; voir Homère, Iliade, VI, 152-211.
Lucien se réfère souvent à cette histoire : voir par exemple De la danse, 42 et De l’astrologie, 13.

47. Philosophe du Ier siècle de notre ère.

48. Voir Les Bacchantes, 1043-1152 : le récit du lynchage de Penthée par les Bacchantes, conduites par sa mère Agavé.

49. La captation d’héritage est un thème fréquent chez les écrivains satiriques ; voir Juvénal, Satires, II, 58, V, 98. Lucien y recourt plusieurs
fois dans les Dialogues des morts, 15, 16, 17.

50. Alexandre Ier Balas, un imposteur qui régna sur le royaume des Séleucides entre 150 et 145 av. J.-C. Voir Diodore de Sicile, XXXI, 32a ;
Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, XIII, 35-119.

51. De son vrai nom Andriscos, il régna sur la Macédoine entre 148 et 146 av. J.-C. avant d’être vaincu par les Romains. Voir Diodore de
Sicile, XXXI, 40a et XXXII, 9a.

52. De fait, il y eut trois faux Nérons qui ne régnèrent pas. Voir Tacite, Histoires, I, 2, 1 et II, 8-9 ; Suétone, Néron, 57, 2 ; Dion Cassius,
LXVI, 19, 3b.

53. Roi d’Épire, il vécut de 319 à 272 av. J.-C. Il était le neveu d’Alexandre.

54. Ville de Thessalie.

55. Ce sont tous des rois de Macédoine. Philippe, père d’Alexandre, régna de 359 à 336 av. J.-C., Perdiccas de 450 à 413, Alexandre de 336 à
323 et Cassandre de 316 à 297.

56. C’est-à-dire sans doute un mauvais peintre.

57. Il s’agit sans doute de Marc Aurèle.

58. Plante narcotique.

59. Personnage inconnu.

60. Autre inconnu. Le mot batalos peut désigner le « derrière ». C’est le surnom que certains donnaient à Démosthène pour le déconsidérer ;
voir Plutarque, Démosthène, 4, 3.

61. Sans doute l’auteur des Sybaritica, ouvrage licencieux ; voir Ovide, Tristes, II, 417 ; Martial, XII, 95, 2.

62. Lucien est seul à le citer.

63. Pour une expression très proche, voir Horace, Satires, II, 5, 83.

64. Disciple de Platon considéré comme le fondateur de la philosophie cynique.

65. Deux célèbres poètes lyriques du VIIe et du VIe siècle av. J.-C., qui étaient aussi de redoutables polémistes.

66. Dans ce discours, Eschine accuse Timarque de s’être prostitué dans sa jeunesse.

67. Deux grands poètes comiques et satiriques du Ve siècle av. J.-C.


68. Comédie où Eupolis attaquait Alcibiade. Le chœur était formé de dévots de la déesse thrace Kotyto, invoquée plus loin par Lucien et dont
le culte orgiastique passait pour scandaleux. Voir Rudolph Kassel et Colin Austin, Poetae comici graeci, Berlin et New York, Walter De Gruyter,
1983 : Eupolis, frag. 76-98, et Juvénal, Satires, II, 91-92.

69. Citation d’Hippolyte, 417-418.


32
LE SONGE
OU LA VIE DE LUCIEN
Si les auteurs antiques, qu’ils soient grecs ou latins, ne parlent guère de Lucien, ce dernier
compense largement leur silence en se mettant en scène dans ses œuvres. Il peut donc passer pour un
adepte de l’autobiographie et ouvre souvent à ce genre des chemins inattendus. On le voit bien dans Le
Songe ou la Vie de Lucien où il relate un épisode de sa vie qui a décidé de sa vocation.
Comme il était adolescent, son père consulta ses amis sur l’avenir de son fils. Le métier des lettres
demandait une préparation longue et coûteuse, qui n’était guère en rapport avec la fortune de la famille.
On pensa donc plutôt à un métier manuel. Son père décida de mettre Lucien en apprentissage chez son
oncle, qui était sculpteur. Mais le premier jour, Lucien brisa par maladresse une tablette de marbre qu’on
lui avait demandé de tailler. Son oncle le frappa à coups de bâton et Lucien s’enfuit en pleurant (1-4). La
nuit venue, il lui sembla que deux femmes, une ouvrière couverte de poussière de marbre et une dame
pleine d’élégance et de dignité, cherchaient chacune à l’entraîner (5-6). Comme cette épreuve de force
ne les menait à rien, elles tâchèrent de le persuader. La première dit qu’elle était la Sculpture et lui fit
valoir tous les avantages qu’il trouverait à la suivre en lui citant l’exemple des grands sculpteurs de
l’époque classique (7-8). L’autre répliqua. C’était l’Instruction. Elle lui promit, s’il la suivait, au lieu
d’une vie médiocre, la connaissance des hommes d’autrefois et des plus belles vertus, ainsi que la
renommée, le prestige et la gloire de son vivant et après sa mort. Au grand dam de la Sculpture, Lucien
choisit l’Instruction (9-14). Celle-ci, pour le récompenser, l’emmena sur son char pour survoler le
monde et répandre sur lui une mystérieuse semence. Puis elle le ramena auprès de son père en lui
montrant sa condition brillante (15-16). Lucien interrompt alors son récit et rapporte les remarques de
deux auditeurs qui le trouvent invraisemblable, artificiel et déplacé. Il leur répond qu’il a donné son
propre exemple pour encourager les jeunes gens, surtout ceux que leur condition sociale pourrait
pousser à un autre choix, à choisir l’étude si elle est plus conforme à leur nature. Il conclut en déclarant
qu’il a conquis une renommée qui n’est sûrement pas inférieure à celle d’un tailleur de marbre (17-18).
Ce dénouement attire l’attention sur le caractère rhétorique du texte, qui est un prologue, une
adresse brève où l’orateur donne un aperçu de son talent avant d’en venir à la déclamation qui sera
l’essentiel de sa prestation. Lucien ne dit pas quand ni où a eu lieu cette prestation, mais il s’y réfère à
deux reprises, pour souligner l’importance du songe qu’il va raconter et pour répondre aux critiques de
certains auditeurs. Elle constitue le cadre de son récit qui n’est donc pas une simple confession
anecdotique, mais un discours réfléchi où Lucien revient sur son passé et fait la part belle à l’autofiction
en prenant ses distances avec la réalité. Il ne précise pas la date du songe qu’il raconte, il n’indique pas
le nom de son père et de son oncle. Les contraintes économiques censées peser sur sa famille
disparaissent comme par enchantement après qu’il a choisi de suivre l’Instruction. Et l’intention
édifiante qu’il proclame à la fin du texte achève de situer ce dernier dans la sphère de la littérature.
Lucien rejoint à sa manière plusieurs traditions littéraires. Il raconte son choix de l’Instruction
comme Hésiode raconte sa destinée de poète (Théogonie, 22-34). Dans cet épisode décisif pour son
avenir, la Sculpture et l’Instruction forment un couple analogue à celui de l’Europe et de l’Asie qui
apparaissent en songe à la reine Atossa dans Les Perses d’Eschyle (181-187) et à la princesse Europe
dans l’Europè de Moschos (1-27). D’autre part, Lucien s’inspire aussi des deux femmes qui incarnent la
Vertu et le Vice et cherchent à séduire Héraclès dans l’apologue de Prodicos rapporté par Xénophon
dans Les Mémorables (II, 1, 21-34). Il indique d’ailleurs lui-même cette dernière source d’une manière
oblique en mentionnant l’Anabase de Xénophon comme un exemple dont il s’est inspiré. Son récit fait
donc écho à la fois à des poètes archaïques et hellénistiques, à un auteur tragique et à un prosateur de
l’époque classique. Il est nourri de littérature et s’adresse aux lettrés capables de reconnaître ces
filiations. Mais il ne se limite pas à un exercice de style. Il contient aussi une réflexion sur le métier des
lettres, qui révèle l’état d’esprit de Lucien devenu adulte.
Dans son rêve, Lucien se trouve en présence d’un dilemme qui ne met pas en jeu des valeurs,
comme dans l’apologue de Prodicos, mais deux carrières célébrées tour à tour pour les profits qu’elles
peuvent rapporter. La Sculpture promet à Lucien une renommée semblable à celle de Phidias, de
Polyclète, de Myron et de Praxitèle. L’Instruction va plus loin encore. Elle lui fait miroiter un savoir
universel, un statut prestigieux symbolisé par des honneurs et de beaux vêtements, une vie de notable
ponctuée de voyages et une gloire à laquelle la mort elle-même ne mettra pas fin. Cette célébration
hyperbolique d’un mode de vie privilégié atteint son point culminant avec le voyage triomphal que
l’Instruction fait faire à Lucien à bord de son char volant. À travers ces extravagances, on aperçoit le
regard ironique que Lucien porte sur les ambitions naïves de sa jeunesse, mais aussi sur l’appétit de
richesses et de gloire qui inspire le carriérisme des intellectuels et sur son propre parcours. Il n’est pas
dupe des mobiles intéressés qui ont pu le guider et qui apparaissent inséparables de son enthousiasme
bien réel pour la vie de l’esprit. Et sa conclusion empreinte d’autosatisfaction n’est peut-être pas
exempte d’arrière-pensées quant aux résultats que son choix lui a permis d’atteindre. Sont-ils aussi
brillants que le lui promettait l’Instruction ? Lucien est-il vraiment devenu l’intellectuel illustre dont elle
lui avait brossé le portrait ? Pour révéler ces ambiguïtés, Lucien a recours au songe, comme dans Le
Navire ou les Souhaits et dans Le Songe ou le Coq. Il sait bien que si les rêves sont propices à de belles
histoires, ils mettent aussi en lumière l’entrelacement inextricable de désirs, de chimères et de réalités
qui constitue la trame de la vie humaine.
A. B.

1.– Comme je venais de quitter l’école, ayant atteint l’âge de l’adolescence, mon père tint conseil avec
ses amis sur le métier qu’il devait me faire apprendre. La plupart furent d’avis que celui des lettres
demandait beaucoup de peine et beaucoup de temps, des dépenses considérables et une fortune
brillante ; or la nôtre était médiocre et réclamait un prompt secours. Si, au contraire, j’apprenais un de
ces métiers manuels qui étaient les leurs, tout d’abord, il me procurerait tout de suite à moi-même de
quoi me suffire et je ne serais plus, grand comme je l’étais, à la charge de mes parents ; enfin avant
longtemps je réjouirais le cœur de mon père en lui apportant au fur et à mesure ce que je gagnerais.
2.– On mit ensuite en délibération une autre question, le choix d’un métier qui fût le meilleur et le plus
facile à apprendre, qui convînt à un homme libre, qui exigeât peu de frais d’installation et fournît un
revenu constant. Comme les uns prônaient un métier, les autres un autre, selon leur goût ou leur
expérience, mon père, tournant les yeux vers mon oncle maternel, qui assistait au conseil et qui,
excellent sculpteur, passait pour un artiste des plus renommés dans l’art de tailler le marbre : « Nous
n’avons pas le droit de donner la préférence à un autre métier, quand tu es là ; emmène-le donc, dit-il, en
me montrant, et, quand il sera chez toi, apprends-lui à devenir un bon tailleur de pierre, un bon ajusteur,
un bon statuaire ; c’est un métier où il peut réussir aussi, avec l’adresse naturelle que tu lui connais. » Ce
qui le lui faisait croire, c’est que je m’amusais avec de la cire. Quand l’école était finie, je grattais la cire
et modelais des bœufs, des chevaux et, ma foi, même des hommes, et j’attrapais la ressemblance, au
jugement de mon père. Ce qui me valait des coups de la part de mes maîtres, me valait à présent des
louanges pour mes heureuses dispositions, et l’on fondait sur moi les plus belles espérances : on
comptait bien, d’après mes talents à modeler, que dans peu de temps je saurais le métier.
3.– Quand on jugea que le moment était venu de commencer mon apprentissage, et qu’on m’eut remis
entre les mains de mon oncle, je ne fus point fâché, ma foi, de mettre la main à l’œuvre ; au contraire, il
me semblait que ce serait pour moi un charmant amusement et que je me ferais valoir parmi mes
camarades, si l’on me voyait sculpter des dieux et fabriquer de petites statuettes pour moi-même et mes
meilleurs amis. Mais il m’arriva dès l’abord ce qui arrive ordinairement aux débutants. Mon oncle,
m’ayant donné un ciseau, me dit de tailler doucement une tablette qui se trouvait au milieu de son
atelier, en ajoutant le mot connu : « Chose commencée est à moitié faite1. » Mais, dans mon
inexpérience, je donnai un coup trop sec et la tablette se cassa. Mon oncle en colère prit un bâton qui se
trouvait là et m’initia à son art d’une façon qui n’était ni douce ni encourageante, et c’est par des larmes
que je préludai dans la carrière.
4.– M’échappant alors de l’atelier, je retourne à la maison, sans cesser de sangloter et les yeux pleins de
larmes. Je raconte l’histoire du bâton, en montrant les meurtrissures ; je me plains de l’extrême brutalité
de mon oncle, en ajoutant qu’il ne m’a traité ainsi que par jalousie, de peur que je ne le surpasse dans
son art. Ma mère indignée fit à son frère force reproches. La nuit survint ; je m’endormis encore en
larmes, et songeant toujours au bâton.
5.– Jusqu’ici mon récit n’est que risible et puéril ; mais ce que vous allez entendre désormais, mes amis,
n’est plus à dédaigner et réclame des oreilles tout à fait attentives ; car pour parler comme Homère,
Il me vint un songe divin tandis que je dormais
Pendant la nuit divine2,

un songe tellement clair qu’il ne le cédait en rien à la réalité ; car, même après un si long temps, les
formes des fantômes qui m’apparurent restent encore dans mes yeux, et le son de leurs paroles retentit
encore dans mes oreilles, tellement tout était clair dans mon rêve.
6.– Deux femmes, m’ayant pris les mains, me tiraient chacune à elle avec force et violence, si bien qu’il
s’en fallut de peu qu’elles ne m’arrachassent les bras dans leur rivalité. Tantôt l’une l’emportait et
m’avait presque tout entier, tantôt je passais de nouveau au pouvoir de l’autre. Elles se criaient l’une à
l’autre, la première : « Je veux l’avoir parce qu’il est à moi », la deuxième : « Tu t’arroges en vain le
bien d’autrui ». L’une était une ouvrière, virile, aux cheveux sales, les deux mains pleines de cals, une
ceinture à sa robe ; elle était couverte de poussière de marbre, comme mon oncle, quand il grattait ses
pierres. L’autre avait un beau visage, un maintien noble, un manteau drapé avec décence. À la fin, elles
s’en remirent à moi de juger de laquelle des deux je voulais être le disciple. Celle qui était d’aspect rude
et virile parla la première.
7.– « Mon cher enfant, je suis l’art de la sculpture, dont tu as reçu hier la première leçon ; je suis une
amie et une parente de ta maison ; car ton grand-père (elle cita le nom du père de ma mère) était
sculpteur et tes deux oncles ont, grâce à moi, une grande réputation. Si tu veux t’abstenir des bavardages
et des niaiseries de celle-ci (elle montrait l’autre), me suivre et t’attacher à moi, tout d’abord tu recevras
une mâle éducation, tu auras de fortes épaules, tu seras étranger à toute espèce d’envie, tu ne quitteras
jamais ta patrie et tes parents pour t’en aller à l’étranger, et ce n’est pas pour des discours que tout le
monde te louera.
8.– « N’aie point de répugnance à la simplicité de mon extérieur ni à la saleté de mon habit ; c’est en
commençant ainsi que le fameux Phidias a mis au jour son Zeus, que Polyclète a fait son Héra, que
Myron s’est fait applaudir et Praxitèle admirer3 ; car ces illustres artistes sont adorés avec leurs dieux. Si
tu prends rang parmi eux, qui pourrait douter que tu ne sois un jour célèbre dans le monde entier ? Tu
feras de ton père un homme envié et tu rendras ta patrie illustre. »
La Sculpture prononça ces paroles et bien d’autres encore en bredouillant et en écorchant une
foule de termes comme une barbare, enfilant ses mots très vite et s’évertuant à me persuader ; mais je ne
m’en souviens plus ; la plus grande partie s’est échappée de ma mémoire.
9.– Quand elle eut fini, l’autre commença à peu près ainsi : « Moi, mon enfant, je suis l’Instruction ; je
te suis déjà connue et familière, bien que tu ne m’aies pas pratiquée jusqu’au bout. Quels biens tu te
procureras, si tu deviens tailleur de pierres, cette femme te l’a dit. En réalité, tu ne seras qu’un artisan,
travaillant de tes mains et fondant sur elles tous les espoirs de ta vie ; tu seras toi-même obscur, réduit à
un salaire modique et vil, humble d’esprit, inaperçu dans tes sorties, impuissant à secourir tes amis, à
faire peur à tes ennemis, à faire envie à tes concitoyens, simple ouvrier pour tout potage, un homme
perdu dans la populace, tremblant toujours devant les grands, faisant la cour à celui qui sait parler,
menant une vie de lièvre4, proie désignée pour le puissant. Quand tu deviendrais un Phidias ou un
Polyclète, quand tu ferais une foule d’ouvrages admirables, c’est à ton art qu’iront toutes les louanges ;
mais personne parmi ceux qui auront vu tes chefs-d’œuvre, pour peu qu’il ait du sens, ne souhaitera
d’être pareil à toi ; car, quelle que soit ta valeur personnelle, on ne verra en toi que l’ouvrier, l’artisan
qui vit du travail de ses mains.
10.– « Si, au contraire, c’est moi que tu écoutes, je te ferai connaître d’abord une foule de choses sur les
hommes d’autrefois, je te rapporterai ce qu’ils ont fait d’admirable, ce qu’ils ont dit, et je ferai de toi un
savant presque universel. En même temps, j’ornerai ton âme, la partie souveraine en toi, d’une foule de
belles choses, tempérance, justice, piété, douceur, équité, intelligence, patience, amour du beau,
aspiration à l’idéal ; car voilà vraiment les purs ornements de l’âme. Rien de ce qui s’est fait autrefois,
rien de ce qui doit se faire à présent ne t’échappera ; bien plus, avec moi, tu prévoiras même l’avenir ; en
un mot, je t’apprendrai bientôt tout ce qui est, choses divines et choses humaines.
11.– « Celui qui à présent est pauvre, fils d’un inconnu, qui naguère s’était décidé pour un métier si vil,
sera dans peu un objet d’émulation et de jalousie pour tous, honoré et loué, réputé pour les plus belles
qualités, admiré de tous ceux que distinguent leur noblesse ou leur richesse, vêtu d’un habit comme
celui-ci (elle montrait le sien, qui était tout à fait brillant), jugé digne du pouvoir et de la première place.
Et quand tu iras en voyage, même en terre étrangère, tu ne seras pas inconnu et obscur ; je mettrai sur toi
des marques si éclatantes que chacun de ceux qui te verront, poussant son voisin, te montrera du doigt
en disant : “C’est lui.”
12.– « Et si quelque événement important surprend tes amis ou l’État lui-même, tous les regards se
tourneront vers toi, et, s’il arrive que tu prennes la parole, la foule t’écoutera bouche bée, pleine
d’admiration pour la force de tes discours, et félicitera ton père d’avoir un tel fils. Et ce qu’on dit de
certains hommes, qu’ils sont devenus immortels, je l’accomplirai pour toi ; car, lors même que tu auras
quitté la vie, tu ne cesseras point de vivre avec les gens cultivés et de t’entretenir avec les beaux esprits.
Vois ce fameux Démosthène, de qui il était le fils5 et quel grand homme j’en ai fait. Vois Eschine, fils
d’une joueuse de tambourin6, comme Philippe l’a honoré à cause de moi. Socrate7, élevé lui aussi sous
la main de cette Statuaire n’eut pas plus tôt compris qu’il avait mieux à faire qu’il s’enfuit de chez elle
et passa de mon côté, et tu entends comme il est célébré par tout le monde.
13.– « Si tu laisses là ces hommes d’une grandeur et d’un mérite incomparables, leurs actions éclatantes
et leurs discours vénérables, si tu renonces à une tenue décente, à l’honneur, à la gloire, à la louange,
aux sièges d’honneur, au pouvoir, aux commandements, à la réputation d’orateur, aux applaudissements
dus au génie, tu n’as plus qu’à revêtir une mauvaise tunique malpropre, qu’à t’accoutrer en esclave, qu’à
prendre en main leviers, ciseaux, couteaux, burins ; puis, la tête baissée sur ton ouvrage, penché et
courbé vers la terre et abaissé de toute manière ne relevant jamais la tête, étranger à toute pensée mâle
ou libre, tu ne songeras qu’à tes ouvrages, pour leur donner de l’harmonie et de la grâce ; quant à
devenir toi-même harmonieux et gracieux, tu n’en auras nul souci et tu te rendras toi-même moins
estimable que les pierres. »
14.– Elle parlait encore que, sans attendre la fin de son discours, je me levai et prononçai ma décision,
et, quittant cette laide ouvrière, je passai du côté de l’Instruction, le cœur en joie, surtout en pensant au
bâton et à la grêle de coups que la Sculpture m’avait fait asséner la veille à mon début. En se voyant
délaissée, elle s’indigna d’abord, se choqua les mains l’une contre l’autre et grinça des dents. À la fin,
comme on le raconte de Niobé8, elle devint raide et fut changée en pierre. Si vous le trouvez
extraordinaire, ne vous montrez pas incrédules ; car les songes opèrent des miracles.
15.– Mais l’autre, tournant les yeux vers moi : « Eh bien, dit-elle, je vais te récompenser de ce
jugement ; car tu as bien jugé le procès. Viens maintenant, monte sur ce char (en même temps, elle me
montrait un char attelé de chevaux ailés qui ressemblaient à Pégase9), afin que tu saches quelles choses,
quelles grandes choses tu aurais ignorées, si tu ne m’avais pas accompagnée. » Quand je fus monté, elle
poussa les chevaux et, les rênes en main, les conduisit. Élevé dans les hauteurs du ciel, je regardais, en
partant du levant pour aboutir au couchant, les villes, les nations et les peuples, jetant comme
Triptolème10, une sorte de semence sur la terre. Mais je ne me rappelle plus ce que c’était ; tout ce que je
sais, c’est que des hommes qui regardaient d’en bas me louaient et que ceux chez qui j’arrivais
accompagnaient mon vol de leurs acclamations.
16.– Après m’avoir montré tout cela et m’avoir montré moi-même à ces gens qui me louaient, elle me
ramena, vêtu, non plus de l’habit que j’avais en m’envolant, mais d’une belle robe prétexte, du moins à
ce qu’il me sembla. Elle vint alors trouver mon père qui était à la maison à m’attendre et lui fit voir
comme j’étais bien vêtu et dans quel état je revenais, et elle lui rappela ce qu’ils avaient, peu s’en faut,
décidé à mon sujet.
Voilà la vision que j’eus, au sortir de l’enfance, et que j’attribue au trouble profond que me causait
la peur des coups.
17.– Tout en parlant, j’ai entendu quelqu’un s’écrier : « Ô Héraclès, voilà un songe bien long et qui sent
le plaidoyer » ; puis un autre a interrompu : « C’est un songe d’hiver, où les nuits sont très longues ; ou
peut-être l’auteur lui-même est un homme de trois nuits11, comme Héraclès. Qui diable lui a pris de nous
débiter ces sornettes, de rappeler cette nuit de son enfance et des songes passés et surannés ? Ce sont de
froids discours dont le parfum s’est éventé. Nous prend-il pour des interprètes de songes ? » – Non, mon
bon, je ne fais que ce que fit Xénophon12, quand il racontait le songe où il crut voir l’incendie se déclarer
dans la maison de son père, et le reste, que vous connaissez. Sa vision n’était pas une déclamation et il
n’avait pas dessein de dire des bagatelles, au milieu de la guerre et de la bataille, quand la situation était
désespérée et que les ennemis l’enveloppaient ; mais son récit tendait à être utile.
18.– Moi aussi, si je vous ai raconté mon songe, c’est pour que les jeunes gens prennent le meilleur parti
et s’adonnent à l’étude, surtout ceux que la pauvreté inspire mal et incline vers le pire et qui sont prêts à
gâter un naturel qui n’est pas sans noblesse. Ceux-là, j’en suis sûr, se sentiront encouragés par mon récit,
ils se proposeront mon histoire comme un exemple qui s’applique à eux, en considérant de quel point de
départ je me suis élancé vers la plus belle carrière et me suis attaché à l’étude, sans me laisser
décourager par la pauvreté qui me pressait alors, et quel enfin je suis revenu vers vous, non moins
illustre, pour ne rien dire de plus, qu’aucun tailleur de marbre.

1. Proverbe dont l’origine est inconnue ; voir Platon, Les Lois, 753e. Lucien le cite également dans l’Hermotimos (3), en l’attribuant par
erreur à Hésiode.

2. Iliade, II, 56-57. Agamemnon parle d’un songe que Zeus lui a envoyé. Le récit d’un songe divin (théios) fait suite à celui de la mésaventure
de Lucien dans l’atelier de son oncle (théios). Lucien joue sur la similitude de forme entre l’adjectif et le nom en grec. Mais ce jeu de mots n’est guère
transposable en français.

3. La Sculpture cite les quatre plus célèbres sculpteurs grecs de l’époque classique. Phidias, Polyclète et Myron vivaient au Ve siècle av. J.-C.,
Praxitèle au IVe.

4. Voir Démosthène, Sur la couronne, 263, qui qualifie de cette manière méprisante la vie de son adversaire Eschine.

5. La mère de Démosthène passait pour être d’origine scythe, c’est-à-dire barbare, donc méprisable ; voir Eschine, Contre Ctésiphon, 171-
172. Son père était fabricant d’épées et possédait une fortune importante ; voir Plutarque, Vie de Démosthène, 4. L’Instruction, qui veut célébrer la
réussite de Démosthène, passe ce dernier fait sous silence.

6. Voir Démosthène, Sur la couronne, 284, qui laisse entendre ainsi que la mère d’Eschine se prostituait dans les banquets où elle jouait du
tambourin.

7. Il avait commencé une carrière de sculpteur. Voir Pausanias, I, 22, 8, et Diogène Laërce, II, 19.

8. Niobé avait de nombreux enfants. Elle se moqua de Léto qui n’avait que des jumeaux, Artémis et Apollon. Ces derniers massacrèrent les
enfants de Niobé qui, à force de pleurer, fut changée en pierre. Voir Homère, Iliade, XXIV, 602-617 ; Ovide, Les Métamorphoses, VI, 146-312.
9. Le cheval ailé de Bellérophon. Voir Pindare, Olympiques, XIII.

10. Héros athénien, il avait voyagé sur le char volant de Déméter pour répandre la science de l’agriculture dans le monde entier.

11. Zeus tripla la durée de la nuit où il s’unit à Alcmène et engendra Héraclès. Voir Lucien, Dialogues des dieux, 14 ; Plaute, Amphitryon.

12. Voir Anabase, III, 1, 11-12. Comme ses troupes étaient dans une situation difficile, Xénophon rêva que la maison de son père prenait feu.
Il connut ensuite le succès et comprit que c’était un rêve de bon augure.
33
LE PARASITE
OU QUE LE MÉTIER DE PARASITE
EST UN ART
Le Parasite ou Que le métier de parasite est un art constitue un éloge paradoxal. Dans ce
dialogue, Simon le Parasite se défend des accusations portées par Tykhiadès, et fait l’éloge de son
métier. Simon saura se montrer convaincant : Tykhiadès, qui considérait l’activité du parasite comme
honteuse et inutile, est prêt à devenir son disciple. Quoiqu’il s’en défende (1), Simon recourt à une
argumentation très construite. Il développe son éloge en véritable sophiste : le parasite, personnage
traditionnel de la comédie, se hisse progressivement au niveau des orateurs et des philosophes, pour finir
par les dépasser.
Simon montre d’abord que la parasitique remplit toutes les conditions qui participent de la
définition de la technè (3-12) : c’est donc un art, et sa démonstration culmine avec la définition qu’il
donne de cet art (9). Dans un deuxième temps, il cherche à prouver à son interlocuteur que la parasitique
est même le meilleur des arts (13-57) : en effet, elle l’emporte à la fois sur tous les arts réunis (13-25) et
sur chaque art en particulier (26-57). Dans ce dessein, il montre que la parasitique est supérieure à ces
deux arts majeurs que sont la philosophie et la rhétorique : elle a une réalité objective, ce que n’ont ni la
rhétorique ni la philosophie du fait des nombreuses dissensions qui opposent ceux qui les pratiquent ; et
si l’on adopte un point de vue pragmatique, et non plus théorique, le parasite est bien supérieur au
philosophe et au rhéteur en temps de guerre (40-50), comme en temps de paix (51-57). Simon revient
enfin sur l’honorabilité et sur l’utilité de la parasitique et conclut en mettant plaisamment l’étymologie
au service de sa thèse (58-61).
Pour faire cet éloge du parasite et de son art, l’auteur reprend la dialectique platonicienne. La
forme même du dialogue, la démonstration de Simon et les réponses brèves de Tykhiadès parodient les
dialogues de Platon. Mais c’est loin d’être le seul emprunt à la philosophie : la définition de la technè,
qui sert de base à la démonstration de Simon, est d’origine stoïcienne ; Simon emprunte une bonne
partie de son vocabulaire aux philosophies hédoniste, épicurienne et cyrénaïque et il reprend des
arguments aux sceptiques. Par l’intermédiaire de son personnage de parasite, Lucien, de manière habile
et drôle à la fois, s’attaque de nouveau à ses cibles préférées : les philosophes et les orateurs. Et il le fait
en utilisant contre eux leurs propres armes : démonstration philosophique poussée jusqu’à l’absurde
dans un cas, habileté rhétorique et manipulation du texte homérique de l’autre. Simon bat les uns et les
autres sur leur propre terrain et l’auteur se révèle ici au sommet de son art – on ne peut douter de
l’authenticité de cette œuvre magistrale1.
E. M.
1.– TYKHIADÈS2. — Comment se fait-il donc, Simon, que tous les hommes, libres ou esclaves,
connaissent chacun un art3 dont l’exercice les rend utiles à eux-mêmes et aux autres, et que toi, à ce
qu’il paraît, tu n’aies aucune occupation dont tu puisses tirer du profit pour toi-même ou de quoi donner
à autrui ?
SIMON. — Que signifie ta question, Tykhiadès ? Je ne le vois pas. Tâche de parler plus
clairement4.
TYKHIADÈS. — Y a-t-il un art que tu connaisses, la musique, par exemple ?

SIMON. — Non, par Zeus.


TYKHIADÈS. — Alors, la médecine ?
SIMON. — Non plus.
TYKHIADÈS. — Alors, la géométrie ?

SIMON. — Pas du tout.


TYKHIADÈS. — Alors, la rhétorique ? car pour la philosophie, tu en es aussi éloigné que le vice
lui-même.
SIMON. — Moi ! encore plus, si c’est possible. Aussi ne crois pas, en disant cela, me faire injure,
parce que je l’ignore. Car je conviens que je suis vicieux et pire que tu ne penses.
TYKHIADÈS. — À la bonne heure. Au reste, il se peut que tu n’aies pas appris ces arts à cause de
la longueur et de la difficulté de leur étude ; mais du moins tu as appris quelqu’un des métiers
populaires, comme la charpenterie ou la cordonnerie ? car ta fortune n’est pas assez considérable pour
que tu puisses te passer d’un métier de cette espèce.
SIMON. — Il est vrai, Tykhiadès. Cependant je ne connais aucun de ces métiers non plus.
TYKHIADÈS. — Quel autre art connais-tu donc ?

SIMON. — Quel autre art ? Un bel art, ma foi. Si tu le connaissais, je crois que toi aussi, tu en
ferais l’éloge. Quoi qu’il en soit, je puis me vanter d’y réussir dans la pratique, mais pour la théorie, je
n’en saurais que dire.
TYKHIADÈS. — Quel est-il, cet art ?
SIMON. — Je n’ai pas encore approfondi ce qu’on en peut dire. Ainsi tu sais à présent que j’ai un
art, et sur ce point tu n’as pas de reproche à me faire. Quant à son nom, je te le dirai une autre fois.
TYKHIADÈS. — Je n’aurai pas la patience d’attendre.

SIMON. — C’est un art qui te paraîtra peut-être bien étrange, quand tu le connaîtras.
TYKHIADÈS. — C’est justement pour cela que je brûle d’envie de le connaître.
SIMON. — Une autre fois, Tykhiadès.
TYKHIADÈS. — Non, parle tout de suite, à moins que la honte ne te retienne.
SIMON. — C’est l’art du parasite.
2.– TYKHIADÈS. — Eh ! Comment, Simon, à moins d’être fou, peut-on appeler cela un art ?
SIMON. — Moi, je l’appelle ainsi. Et si tu trouves que je suis fou, crois que ma folie est la raison
de mon ignorance de tout autre métier et fais-moi grâce de tes reproches. Car on dit que cette déesse,
fâcheuse pour ceux qui l’hébergent, leur assure du moins la rémission de leurs fautes en les prenant à
son compte, comme le ferait un maître d’école ou un pédagogue5.
TYKHIADÈS. — Alors, Simon, le métier de parasite est un art ?
6
SIMON. — Oui, c’est un art, et moi j’en suis l’artisan .

TYKHIADÈS. — Alors tu es un parasite ?


SIMON. — C’est une cruelle injure que tu me fais là, Tykhiadès !
TYKHIADÈS. — Et tu ne rougis pas de te donner le nom de parasite ?
SIMON. — Pas du tout. Je rougirais plutôt de ne pas me le donner.

TYKHIADÈS. — Alors, par Zeus, quand nous voudrons te désigner à quelqu’un qui ne te connaîtra
pas et désirera te connaître, nous dirons naturellement : « C’est le parasite », et nous ferons bien.
7
SIMON. — Vous ferez beaucoup mieux en m’appelant ainsi qu’en appelant Phidias sculpteur ; car
je ne prends pas moins de plaisir à mon art que Phidias n’en prenait à faire son Zeus.
TYKHIADÈS. — Il y a une chose qui me met en gaieté quand j’y pense.
SIMON. — Laquelle ?
TYKHIADÈS. — Ce serait, quand on t’écrit, de mettre, comme il est d’usage, en haut de la lettre :
« À Simon, le parasite ».
8
SIMON. — Tu me ferais plus de plaisir que si tu écrivais dessus : « À Dion, le philosophe ».
3.– TYKHIADÈS. — Prends le nom qui te plaira ; je ne m’en soucie pas ou je m’en soucie peu. Mais il
faut soumettre à l’examen ton étrange prétention.
SIMON. — Laquelle ?
TYKHIADÈS. — Faut-il aussi compter ta profession parmi les autres arts, et quand on demandera
quel est cet art-là, répondrons-nous : « C’est la parasitique », comme nous disons la grammaire ou la
médecine9 ?
SIMON. — Pour ma part, Tykhiadès, je lui donnerais le nom d’art plutôt qu’à n’importe quel autre,
et, si tu veux bien m’entendre, je te dirai ce que j’en pense, bien que je ne sois pas du tout préparé à le
faire, je te l’ai déjà dit.
TYKHIADÈS. — Peu importe que tes discours soient brefs, pourvu qu’ils soient vrais.
SIMON. — Eh bien, allons, commençons par examiner ce qu’est l’art en général. De là, nous
descendrons aux arts particuliers10 et nous verrons s’ils rentrent vraiment dans notre définition.
TYKHIADÈS. — Eh bien, qu’est-ce donc que l’art ? Tu le sais assurément.
SIMON. — Oui.
TYKHIADÈS. — N’hésite donc pas à le dire, puisque tu le sais.
4.– SIMON. — L’art, comme je me souviens de l’avoir entendu dire à un savant, est un ensemble de
notions mises en pratique pour quelque fin utile à la société11.
TYKHIADÈS. — Ce sage a bien dit, et tu as bien retenu.
SIMON. — Si la parasitique satisfait complètement à cette définition, que peut-elle être, sinon un
art ?
TYKHIADÈS. — C’est un art en effet, si elle y satisfait.
SIMON. — Allons maintenant, confrontons point par point la parasitique avec les parties de l’art et
voyons si elle s’y accorde ou si la science parasitique, comme les mauvaises marmites qu’on éprouve en
les choquant, rend un son fêlé12. Il faut donc qu’elle soit, elle aussi, comme tous les arts, un ensemble de
notions. L’art du parasite doit savoir en premier lieu examiner et discerner13 qui est capable de le nourrir
et à la table de qui il s’assoira d’abord, pour n’avoir pas à s’en repentir. Ou bien dirons-nous que
l’essayeur d’argent a un art, puisqu’il sait distinguer les monnaies de mauvais aloi de celles qui sont
bonnes, et que le parasite au contraire discerne sans art les hommes de mauvais aloi de ceux qui sont
bons, et cela alors que les hommes ne sont pas reconnaissables tout de suite comme les monnaies ? C’est
justement de quoi se plaint le sage Euripide, quand il dit :

La nature n’a mis sur le corps aucune marque pour reconnaître le méchant parmi les hommes14.

Aussi l’art du parasite n’en est que plus grand, qui connaît et discerne des choses si obscures et si
invisibles mieux que la divination.
5.– En outre, savoir parler et agir de manière à devenir le familier d’une maison et à montrer un
dévouement absolu à celui qui vous nourrit, ne crois-tu pas que cela exige une grande vigueur
d’intelligence et d’observation ?
TYKHIADÈS. — Si fait.
SIMON. — Et se débrouiller dans les banquets pour emporter plus que les autres et se faire
apprécier plus que ceux qui n’ont pas le même talent, crois-tu qu’on y réussisse sans finesse et sans
habileté ?
TYKHIADÈS. — Assurément non.
SIMON. — En outre, connaître les qualités et les défauts des aliments et la minutieuse préparation
des mets, crois-tu que ce soit le fait d’un homme sans talent ? Rappelle-toi ce qu’a dit le sublime
Platon :
Si celui qui doit prendre part à un festin n’est pas expert en cuisine, son jugement sur le repas qui se prépare aura moins
d’autorité15.

6.– Que la parasitique soit faite non seulement de notions théoriques, mais encore de pratique, tu peux
t’en assurer facilement par ce fait. Les notions relatives aux autres arts se conservent parfois des jours,
des nuits, des mois, des années sans être exercées, et cependant ces arts ne se perdent pas chez ceux qui
les possèdent, tandis que, si la science du parasite n’est pas exercée tous les jours, ce n’est pas seulement
l’art, à mon avis, qui se perd, mais encore l’artisan.
7.– Quant à ce que nous avons dit, qu’elle se pratique pour quelque fin utile à la vie, je crois que ce
serait folie de nous appesantir sur ce point. Pour ma part, je ne vois rien de plus utile dans la vie que de
manger et de boire, puisque sans cela il est impossible même de vivre.
TYKHIADÈS. — Cela est certain.
8.– SIMON. — Et pourtant la parasitique n’est pas non plus quelque chose qu’on puisse assimiler à la
beauté et à la force, au point de croire qu’elle est, non un art, mais une sorte de faculté16.
TYKHIADÈS. — C’est vrai.
SIMON. — Mais, d’un autre côté, on ne peut pas prétendre qu’elle n’exige pas d’art ; car jamais le
défaut d’art n’a procuré de succès à son possesseur. Par exemple, si, sans savoir gouverner, quelqu’un
prenait le commandement d’un vaisseau sur la mer et dans la tempête, pourrait-il se sauver17 ?
TYKHIADÈS. — Non.
SIMON. — Et pourquoi cela, sinon parce qu’il ne possède pas l’art qui le mettrait à même de se
sauver ?
TYKHIADÈS. — C’est vrai.
SIMON. — Donc le parasite non plus ne serait pas sauvé par la parasitique, si elle manquait d’art ?
TYKHIADÈS. — C’est vrai.
SIMON. — Donc c’est l’art qui le sauve, et non le manque d’art ?
TYKHIADÈS. — Certainement.
SIMON. — La parasitique est donc un art ?

TYKHIADÈS. — Il semble bien que c’en est un.


SIMON. — Pourtant j’ai connu plus d’un bon pilote, plus d’un cocher adroit qui ont été précipités
de leur siège, et se sont brisé les os ou même ont perdu la vie. Mais on ne saurait citer un parasite qui ait
fait ainsi naufrage.
Donc si la parasitique n’est ni manque d’art ni faculté, si c’est un ensemble de notions qu’on met
en pratique, nous sommes d’accord à présent que c’est évidemment un art.
9.– TYKHIADÈS. — Oui, autant que j’en puis juger par ce que tu as dit. Mais il te reste une chose à faire,
c’est de nous donner une belle définition de la parasitique.
SIMON. — Tu as raison. Il me semble qu’on pourrait très bien la définir ainsi. La parasitique est
l’art qui a pour objet le boire et le manger et ce qu’il faut dire pour cela ; elle a pour fin le plaisir.
TYKHIADÈS. — Voilà, si j’en juge bien, une excellente définition de ton art. Mais il y a une chose
à laquelle tu feras bien de prendre garde, c’est d’être en conflit sur la fin avec certains philosophes18.
19
SIMON. — Il me suffit que le bonheur et la parasitique aient la même fin .
20
10.– Je vais le montrer par le témoignage du sage Homère , qui admire la vie du parasite et trouve que
seule elle est heureuse et enviable. Citons ses paroles :
Pour moi, je soutiens qu’on ne peut rien souhaiter de plus agréable que de voir un peuple entier livré à la joie, des convives
rangés en ordre écoutant l’aède, tandis qu’ils ont devant eux des tables remplies de pain et de viande et que l’échanson puisant
le vin au cratère le porte et le verse dans les coupes21.

Et, comme si ce n’était pas suffisant pour exprimer son admiration, il rend sa pensée encore plus
claire en disant :

C’est la chose qui dans mon esprit me paraît la plus belle22.

À en juger par ce qu’il dit, il n’y a d’heureuse que la vie du parasite. Et ce n’est pas au premier
venu qu’il prête ce langage, c’est au plus sage de tous les hommes. Or si Ulysse avait voulu louer la fin
que les stoïciens se proposent, il aurait pu tenir ce langage, lorsqu’il venait de ramener Philoctète de
Lemnos23, ou de ravager Ilion, ou d’arrêter les Grecs en fuite, ou de pénétrer dans Troie, après s’être
fouetté lui-même et avoir revêtu de misérables haillons stoïciens24. Mais ce n’est pas dans ces occasions
qu’il a dit qu’on ne pouvait rien souhaiter de plus agréable. D’autre part, quand il mena plus tard la vie
d’un épicurien chez Calypso25 et qu’il put à son aise vivre dans l’oisiveté et la mollesse, caresser la fille
d’Atlas et goûter tous les plaisirs sans effort, ce n’est pas à ce moment non plus qu’il dit qu’on ne
pouvait rien souhaiter de plus agréable ; c’est de la vie des parasites qu’il l’a dit. Or en ce temps-là les
parasites s’appelaient des convives. Écoute comment il s’exprime ; car ces vers méritent d’être répétés.
Il n’est rien de tel que de les entendre réciter plusieurs fois :
des convives rangés en ordre,

et
ils ont devant eux des tables remplies de pain et de viandes.

11.– Or Épicure, usant d’une extrême effronterie, a dérobé la fin que se propose la parasitique pour en
faire la fin de sa conception du bonheur26. Il a commis en cela un plagiat et le plaisir n’a rien de
commun avec lui ; il n’appartient qu’au parasite ; je vais te le prouver. Le plaisir consiste, selon moi, à
ne sentir aucun malaise dans sa chair, aucun désordre ni trouble dans son âme27. Or le parasite jouit de
ces deux privilèges, mais Épicure n’a ni l’un ni l’autre. En effet celui qui cherche à connaître la forme
de la terre, l’infinité des mondes, la grosseur du soleil, les distances célestes, les premiers éléments, si
les dieux existent ou s’ils n’existent pas, et qui est toujours en guerre et en désaccord avec tel ou tel sur
la fin elle-même28, celui-là est en butte aux ennuis qui viennent non seulement de l’homme, mais de
l’univers. Le parasite, au contraire, qui croit que tout est bien et qui est convaincu que le monde ne
gagnerait rien à changer, vit dans une grande sécurité et dans un calme profond, sans aucun ennui de ce
genre, et il mange et dort, couché sur le dos, les pieds et les bras allongés, comme Ulysse quand il
naviguait de Skhéria vers sa patrie29.
12.– Cependant ce n’est pas la seule raison pour laquelle le plaisir est étranger à Épicure ; en voici une
autre. Cet Épicure, quel que soit ce philosophe, a ou n’a pas de quoi manger. Or, s’il n’a pas de quoi,
non seulement il ne vivra pas agréablement, mais il ne vivra même pas. S’il a de quoi, il le tient de lui-
même ou d’un autre. Or s’il tient sa nourriture d’un autre, il est parasite, et non philosophe, comme il le
prétend30. Mais s’il la tient de lui-même il ne vivra pas agréablement.
TYKHIADÈS. — Pourquoi ne vivra-t-il pas agréablement ?
SIMON. — C’est que, s’il vit sur son propre fonds, Tykhiadès, ce genre de vie entraîne
infailliblement une foule d’embarras. Considère combien ils sont nombreux. Il faut que celui qui veut
vivre dans le plaisir satisfasse tous les désirs qui naissent en lui. Qu’as-tu à dire à cela ?
TYKHIADÈS. — Je partage ton avis.
SIMON. — Peut-être y parviendra-t-il, s’il possède de grands biens ; mais s’il n’a qu’un petit avoir
ou ne possède rien, il n’y parviendra plus. Par conséquent un pauvre ne saurait devenir philosophe, ni
atteindre la fin, c’est-à-dire le plaisir. Mais le riche lui-même qui prodigue sa fortune pour contenter ses
désirs ne pourra pas y arriver davantage. Pourquoi ? Parce que, de toute nécessité, un homme qui vit sur
sa fortune est en butte à mille contrariétés. Tantôt il bataille avec son cuisinier qui a mal accommodé son
ragoût, ou, s’il ne le fait pas, il en est réduit à des ragoûts médiocres et à manquer le plaisir, tantôt il est
en guerre avec son intendant qui administre mal sa maison31. N’est-ce pas vrai ?
TYKHIADÈS. — Si, par Zeus, je suis de ton avis.
SIMON. — Il est à présumer qu’Épicure aura tous ces tracas, en sorte qu’il n’atteindra jamais la fin
qu’il poursuit. Mais le parasite n’a ni cuisinier pour exciter sa bile, ni champ, ni maison, ni argent dont
la perte puisse le chagriner, en sorte que seul il peut manger et boire sans être exposé à aucun des ennuis
qui assaillent nécessairement les autres.
13.– La parasitique est un art, je l’ai suffisamment démontré par ce parallèle et par mes raisons
précédentes. Il me reste à prouver que c’est aussi le meilleur, et à le prouver doublement en montrant
d’abord qu’il l’emporte sur tous les arts mis ensemble, ensuite sur chacun d’eux en particulier. Or voici
par où il l’emporte sur tous les arts réunis. On n’arrive à posséder un art qu’après un apprentissage, des
travaux, des craintes et des coups auxquels tous les apprentis souhaiteraient volontiers d’échapper. Il n’y
a que celui-ci, semble-t-il, qu’on puisse apprendre sans peine. Qui, en effet, est jamais revenu d’un
festin en pleurant, comme nous voyons des élèves revenir de chez leurs maîtres ? A-t-on jamais vu
quelqu’un se rendre à un festin avec un visage triste, comme ceux qui vont à l’école ? Le parasite au
contraire se rend volontiers à la table d’autrui, où il brûle d’exercer son art, tandis que ceux qui étudient
les autres arts les prennent en dégoût, au point qu’ils s’enfuient parfois de la maison pour se soustraire à
leur apprentissage.
Et puis, remarque encore ceci, c’est que, quand les enfants font des progrès dans ces arts, leurs
pères et mères leur donnent surtout pour récompense ce qu’on donne chaque jour au parasite. « L’enfant,
disent-ils, a fait, par Zeus, une belle page d’écriture ; qu’on lui donne à manger. Il n’a pas bien écrit ;
qu’on ne lui donne rien. » Voilà l’importance qu’on attache à mon art, comme récompense et comme
punition.
14.– En outre, dans les autres arts, ce n’est que plus tard, après l’apprentissage, qu’on a le plaisir d’en
recueillir les fruits ; car « la route qui mène à l’art est longue et escarpée32 ». Seule de toutes les
professions, la parasitique jouit de l’art tout de suite, au moment même où elle l’apprend, et elle n’a pas
plus tôt commencé qu’elle a touché à sa fin.
Les autres arts, sans exception, ont tous été inventés pour fournir à notre subsistance ; mais le
parasite a la sienne immédiatement, dès qu’il se livre à son art. Ne remarques-tu pas que le laboureur ne
laboure pas en vue du labourage, et que le charpentier ne charpente pas en vue de la charpente, tandis
que le parasite ne vise pas un autre but, et que son travail et le but de son travail sont une seule et même
chose ?
15.– En outre, il n’est personne qui ne sache que ceux qui cultivent les autres arts travaillent tout le
temps de l’année et n’ont qu’un ou deux jours de fête par mois, pour se donner, comme on dit, du bon
temps. Le parasite au contraire est en fête les trente jours du mois ; il n’en est pas qu’il ne croie consacré
aux dieux.
16.– De plus, ceux qui veulent réussir dans les autres arts mangent et boivent peu, comme les malades ;
si l’on s’en donne à cœur joie de boire et de manger, il est impossible d’apprendre.
17.– Les autres arts ne servent à rien, si ceux qui les possèdent n’ont pas d’instruments. On ne peut pas
jouer de la flûte sans flûte, toucher du luth sans luth, monter à cheval sans cheval. Mais mon art à moi
est si bon et si facile pour l’artisan, qu’il peut s’exercer même si l’on n’a aucun outil33.
18.– Pour apprendre les autres arts, tu penses bien qu’il faut payer ; pour apprendre le mien, on est payé.
19.– En outre, pour les autres arts, il faut des maîtres : il n’y en a pas pour celui du parasite. Il nous est
dispensé par une faveur divine, comme la poésie, au dire de Socrate34.
20.– Considère encore que les autres arts ne peuvent s’exercer en voyage ni sur mer, tandis qu’on peut
mettre le mien en usage sur une route ou sur un vaisseau35.
21.– TYKHIADÈS. — Sans contredit.
SIMON. — De plus, Tykhiadès, les autres arts me paraissent avoir besoin du mien ; le mien se
passe de tous les autres.
TYKHIADÈS. — Mais quoi ! ceux qui prennent le bien d’autrui ne te semblent-ils pas coupables
d’injustice ?
SIMON. — Sans doute.
TYKHIADÈS. — Alors comment le parasite, en prenant le bien d’autrui, est-il le seul qui ne soit
pas coupable d’injustice ?
22.– SIMON. — Je ne puis te le dire. Cependant l’origine des autres professions est humble et basse ;
celle de la parasitique est au contraire tout à fait noble ; car c’est l’amitié, dont le nom est si vanté, qui a
donné naissance à la profession de parasite.
TYKHIADÈS. — Comment cela ?
SIMON. — C’est parce qu’on n’invite pas à dîner un ennemi, ni un inconnu, ni même de simples
connaissances. Il faut, j’imagine, être depuis quelque temps l’ami d’un homme pour prendre part à ses
libations, à sa table et aux mystères de mon art. En tout cas, j’ai entendu dire souvent : « D’où sort cet
ami qui n’a jamais mangé ni bu avec nous ? » C’est qu’on pense évidemment qu’il n’y a d’ami fidèle
que celui qui boit et mange avec nous.
23.– J’ajoute que ma profession est la plus royale de toutes36, et la meilleure preuve que je puisse t’en
donner, c’est que l’on exerce les autres professions, non seulement à force de peine et de sueur37, mais
encore, par Zeus, en se tenant assis et debout, comme si l’on était vraiment l’esclave de son métier,
tandis que le parasite fait le sien couché sur un lit, comme un roi.
24.– Qu’est-il besoin de parler de son bonheur, alors que seul, comme dit le sage Homère,

il ne plante aucun plant de ses mains, ni ne laboure, mais récolte tout sans rien semer ni cultiver38 ?
25.– Qu’un orateur, un géomètre, un forgeron39 soit un coquin ou un imbécile, cela ne l’empêche pas
d’exercer sa profession ; mais on ne peut pas exercer celle de parasite, si l’on est un imbécile ou un
coquin.
TYKHIADÈS. — Dieux ! quelle belle chose tu fais de la parasitique ! J’aurais presque envie de me
faire parasite, moi aussi, au lieu de rester ce que je suis.
26.– SIMON. — Je crois avoir démontré que la parasitique l’emporte sur tous les arts réunis. Examinons
à présent combien elle l’emporte sur chacun en particulier. Ce serait folie de la mettre en parallèle avec
les métiers vulgaires, à moins de vouloir ravaler sa dignité. Montrons seulement qu’elle est supérieure
aux arts les plus beaux et les plus importants. De l’aveu de tout le monde, le premier rang appartient à la
rhétorique et à la philosophie, que certains placent même, à cause de leur noblesse, au nombre des
sciences40. Si donc je prouve que la parasitique leur est de beaucoup supérieure, j’aurai fait voir
clairement qu’elle l’emporte sur tous les arts, comme Nausicaa sur ses suivantes41.
27.– Or elle l’emporte à la fois sur la rhétorique et sur la philosophie, premièrement par son essence, qui
lui assure une existence positive que les autres n’ont pas. L’idée que nous nous formons de la rhétorique
n’est pas unique et identique. Quelques-uns la tiennent pour un art, d’autres pour une routine sans art,
d’autres pour un art frauduleux, d’autres pour autre chose42. La philosophie nous apparaît de même sous
des formes variées et différentes43. Épicure voit les choses d’une façon, les sectateurs du Portique d’une
autre, ceux de l’Académie d’une autre façon encore, et les péripatéticiens d’une autre également
différente44 ; en un mot, autant d’individus, autant d’opinions divergentes, et jusqu’à présent les
philosophes ne sont pas toujours maîtres de leur pensée et leur art ne paraît pas unique. On voit par là
quelle conclusion reste à tirer. Je soutiens qu’il n’y a pas d’art du tout là où il n’y a pas d’essence
positive. Car enfin pourquoi l’arithmétique, par exemple, est-elle une et identique, pourquoi deux et
deux font quatre chez les Perses comme chez nous, et pourquoi y a-t-il accord là-dessus chez les Grecs
et chez les barbares, au lieu que nous voyons une foule de philosophies différentes, qui toutes sont en
désaccord sur les principes et les fins ?
TYKHIADÈS. — C’est la vérité. On dit en effet que la philosophie est une, mais les philosophes en
créent une multitude.
28.– SIMON. — À l’égard des autres arts, s’il y a quelque discordance en eux, on peut passer là-dessus et
la juger excusable, parce que ce sont des arts moyens et qui reposent sur des connaissances sujettes au
changement45. Mais la philosophie, qui pourrait admettre qu’elle ne soit pas une et ne soit pas mieux
accordée avec elle-même que les instruments de musique ? Or elle n’est pas une, puisque j’en vois
même une infinité, et cependant elle n’admet pas la pluralité, puisque la science est unique.
29.– On peut en dire autant sur l’essence de la rhétorique. Les opinions différentes qu’on se forme de
l’objet unique qu’elle se propose et les tendances contradictoires qui se combattent sont la preuve la plus
convaincante qu’un art dont on ne se fait pas une conception unique n’existe absolument pas. Car si
vous recherchez s’il est ceci plutôt que cela et si vous ne convenez jamais de son unité, vous ruinez par
là même l’existence de l’objet en question.
30.– Il n’en est pas de même de la parasitique. Chez les barbares comme chez les Grecs, elle est une,
identique et invariable, et l’on ne saurait dire que ceux-ci la pratiquent d’une manière, ceux-là d’une
autre. Il n’y a pas non plus, ce me semble, parmi les parasites, de sectes comme celles des stoïciens ou
des épicuriens, qui professent des doctrines opposées. Tous les parasites s’accordent entre eux et sont
unanimes sur les actes et le but de leur métier, et il me semble, du moins à cet égard, que la parasitique
pourrait bien être la sagesse même46.
31.– TYKHIADÈS. — Ce que tu viens de dire me paraît très juste. Mais comment prouves-tu que, pour le
reste aussi, la philosophie est inférieure à ton art ?
SIMON. — D’abord on est obligé d’avouer que jamais aucun parasite n’est devenu amoureux de la
philosophie, tandis qu’on cite un très grand nombre de philosophes que la parasitique a tentés et qui
même encore aujourd’hui en sont épris47.
TYKHIADÈS. — Et quels philosophes pourrais-tu citer qui aient pris goût à la vie de parasite ?
SIMON. — Quels philosophes, Tykhiadès ? Va, tu les connais bien, mais tu fais semblant de les
ignorer, parce que tu crois qu’il en rejaillit sur eux de la honte, et non de l’honneur.
TYKHIADÈS. — Non, par Zeus, Simon, et c’est en toute sincérité que je me demande quels
philosophes tu peux trouver à citer.
SIMON. — Je pourrais croire, mon brave, que tu ne connais pas non plus ceux qui ont écrit la vie
de ces philosophes ; autrement tu pourrais à coup sûr reconnaître ceux que je veux dire.
TYKHIADÈS. — Par Héraclès, je n’en désire pas moins savoir leurs noms.
SIMON. — Eh bien, je vais te les énumérer, et tu verras que ce ne sont pas des philosophes de peu
de valeur, mais les meilleurs, à mon jugement, et ceux auxquels tu t’attends le moins.
32.– C’est Eschine le socratique48, celui qui a écrit ces grands et élégants dialogues. Il se rendit un jour
en Sicile, les emportant avec lui, dans l’espoir qu’il pourrait grâce à eux se faire connaître du tyran
Denys49. Il lut le Miltiade50 et obtint un grand succès. Dès lors il se fixa en Sicile, devint le parasite de
Denys et dit adieu aux discussions socratiques.
33.– C’est ensuite Aristippe de Cyrène51. Ne le regardes-tu pas comme un des philosophes les plus
estimés ?
TYKHIADÈS. — Si, assurément.
SIMON. — Eh bien, lui aussi vers le même temps séjournait à Syracuse et mangeait à la table de
Denys52. De tous les parasites, c’était assurément lui qui était le plus en faveur auprès du tyran ; car il
était mieux doué que les autres pour cet art53, en sorte que Denys envoyait tous les jours ses cuisiniers
chez lui pour y prendre des leçons. Aristippe est, à mon avis, l’honneur de notre profession.
34.– Votre Platon, ce noble génie, vint aussi en Sicile dans le même dessein, et, après avoir été parasite
pendant quelques jours chez le tyran, il fut débouté du métier à cause de son incapacité. Il retourna à
Athènes et, après avoir travaillé avec ardeur et s’être préparé à son rôle, il prit la mer une seconde fois
pour se rendre en Sicile54 ; mais, après avoir derechef dîné quelques jours, il fut renvoyé à cause de son
ignorance. Cet échec de Platon en Sicile rappelle, à mon avis, celui de Nicias55.
TYKHIADÈS. — Et quel est, Simon, l’auteur de ces récits ?

35.– SIMON. — Il y en a beaucoup, mais en particulier Aristoxène56, le musicien, homme assurément


digne de foi [et qui fut lui-même le parasite de Néleus57].
Tu sais certainement qu’Euripide fut jusqu’à sa mort le parasite d’Archélaos58, et Anaxarque59
celui d’Alexandre.
36.– Pour Aristote, dans l’art du parasite, comme dans les autres arts, il ne dépassa pas les
commencements.
37.– Je t’ai montré des philosophes qui se sont adonnés réellement au parasitisme ; mais il est
impossible de citer un parasite qui ait voulu embrasser la philosophie.
38.– J’ajouterai que si c’est un bonheur de n’éprouver jamais ni la faim, ni la soif, ni le froid, il
n’appartient à aucun autre qu’au parasite. Aussi l’on rencontre beaucoup de philosophes en butte au
froid ou à la faim, mais de parasites, aucun. Autrement il ne serait plus un parasite, mais un misérable,
ou un mendiant, ou une sorte de philosophe.
39.– TYKHIADÈS. — En voilà assez sur ce sujet. Maintenant comment vas-tu prouver qu’en tout le reste
la parasitique est supérieure à la philosophie et à la rhétorique ?
SIMON. — Il y a deux temps dans la vie des hommes, mon excellent ami, le temps de paix, n’est-
ce pas ? et le temps de guerre. Or, dans l’un comme dans l’autre, il est de toute nécessité que les arts et
ceux qui les possèdent montrent ce qu’ils valent. Mais, si tu le veux bien, examinons d’abord le temps
de guerre et voyons quels sont ceux qui servent le mieux à la fois leurs intérêts privés et l’intérêt
général.
TYKHIADÈS. — C’est un beau concours entre les hommes que tu annonces là ; et il y a un moment
que je ris en moi-même, en pensant à la figure que doit faire un philosophe en face d’un parasite.
40.– SIMON. — Pour que tu ne pousses pas l’étonnement trop loin et que tu ne voies par là matière à
rire, eh bien, supposons qu’on vient soudain d’annoncer une invasion des ennemis, qu’il faut sortir à
leur rencontre et ne pas laisser ravager la campagne hors des murs, que le stratège fait passer l’ordre de
s’enrôler à tous les hommes en âge de porter les armes, qu’ils se présentent et qu’il y a parmi eux des
philosophes, des orateurs et des parasites. Commençons par leur faire quitter leurs habits ; car, pour
revêtir une armure, il faut d’abord ôter ses habits. À présent, mon brave, inspecte les hommes, un par
un, et examine leurs corps. Tu verras les uns, amaigris et pâlis60 par les privations, frissonner et défaillir
comme s’ils étaient déjà blessés. Pour la lutte, en effet, pour le corps à corps, le choc, la poussière et les
blessures, il serait plaisant de prétendre que des hommes comme ceux-là, qui ont besoin de se refaire,
soient en état de les supporter.
41.– Passe maintenant au parasite et vois quelle figure il fait. Tout d’abord n’a-t-il pas une belle
corpulence et un teint plaisant, ni noir, ni blanc61 ? car l’un convient à la femme et l’autre à un esclave ;
puis n’a-t-il pas l’air résolu et l’œil terrible comme le mien, fier et injecté de sang ? Car ce n’est pas à la
guerre qu’il convient de porter un œil timide et féminin. Un tel homme ne sera-t-il pas un bel hoplite en
son vivant et beau encore, s’il vient à mourir62 ?
42.– Mais à quoi bon recourir à l’imagination, quand nous avons des exemples réels ? Disons-le en deux
mots. Parmi les orateurs ou les philosophes qui ont vu la guerre, les uns n’ont même pas eu le cœur de
sortir des remparts, et, si l’un d’eux s’est vu forcé d’entrer en ligne, je soutiens qu’il a déserté son poste
et tourné le dos.
TYKHIADÈS. — Il y a là de quoi être surpris et il ne faut pas s’attendre avec toi à des banalités.
Continue néanmoins.
SIMON. — Parmi les orateurs, Isocrate, loin d’aller à la guerre, ne monta même pas à la barre d’un
tribunal. Il en avait peur, je crois, parce que la voix lui faisait défaut63. Et Démade, Eschine et
Philocratès64, pris de peur à la première nouvelle de la guerre contre Philippe65, ne trahirent-ils pas la
république, ne se livrèrent-ils pas eux-mêmes à lui, et ne pratiquèrent-ils pas toujours à Athènes une
politique si favorable à ce roi que tout Athénien qui menait la guerre comme eux était mis au nombre de
leurs amis ? Hypéride, Démosthène et Lycurgue66 avaient la réputation d’être plus courageux ; ils
tonnaient dans les assemblées et se répandaient en invectives contre Philippe ; mais par quel acte de
vaillance se distinguèrent-ils dans la guerre contre ce roi ? Hypéride et Lycurgue ne sortirent même pas
de la ville ; ils n’osèrent même pas mettre le nez hors des portes ; ils restèrent enfermés chez eux dans
les remparts et, lorsqu’ils étaient déjà assiégés, ils composaient de misérables motions et de misérables
décrets67. Quant à leur coryphée68, qui dans les assemblées ne manquait jamais de dire : « Philippe de
Macédoine est un scélérat et personne ne voudrait même acheter un esclave chez lui69 », il osa s’avancer
jusqu’en Béotie ; mais avant que les armées s’abordassent et en vinssent aux mains, il jeta son bouclier
et prit la fuite70. N’as-tu jamais entendu parler de ce beau trait auparavant ? C’est un fait très connu non
seulement des Athéniens, mais encore des Thraces et des Scythes, d’où ce lâche tirait son origine71.
43.– TYKHIADÈS. — Je le connais. Mais ces gens-là étaient des orateurs exercés à la parole, non à la
vertu. Mais les philosophes, qu’en dis-tu ? Tu ne peux pas les accuser comme les autres.
SIMON. — Les philosophes, Tykhiadès ! ils dissertent tous les jours sur le courage, ils usent à
force de l’employer le nom de la vertu, mais tu les trouveras mille fois plus lâches72 et plus mous que les
orateurs. Considère ceci. D’abord, il serait impossible de citer un philosophe qui soit mort à la guerre.
Ils n’ont même jamais porté les armes, ou, s’ils l’ont fait, ils ont pris la fuite. Antisthène, Diogène,
Cratès, Zénon, Platon, Eschine et Aristote et toute cette tourbe n’ont jamais vu une armée rangée en
bataille73. Leur sage Socrate seul osa se mettre en campagne pour la bataille de Délion74 ; mais il
s’enfuit du champ de bataille depuis le Parnès75 jusqu’à la palestre76 de Tauréas où il se réfugia77. Il
trouvait beaucoup plus agréable de rester assis à parler d’amour avec ses petits jeunes gens et de
proposer de misérables sophismes à ceux qu’il rencontrait que de combattre un Spartiate78.
TYKHIADÈS. — Mon brave ami, j’ai déjà entendu raconter ce fait par d’autres personnes qui ne
voulaient certainement ni ridiculiser ni insulter les philosophes ; c’est ce qui me fait croire que tu ne les
calomnies pas par esprit de partialité pour ta profession.
44.– Mais allons maintenant, fais-nous voir, s’il te plaît, comment le parasite se comporte à la guerre et
s’il y a jamais eu parmi les anciens quelque héros qu’on donne pour parasite.
SIMON. — Personne, mon doux ami, n’est tellement étranger à Homère, si ignorant qu’il puisse
être, qu’il ne sache que chez lui les plus nobles des héros étaient des parasites. Ce fameux Nestor, de la
langue duquel la parole coulait comme le miel79, était le parasite du roi lui-même, et ni Achille qui
paraissait être et qui était le plus beau et le plus juste des Grecs, ni Diomède, ni Ajax n’obtinrent
d’Agamemnon autant de louanges et d’admiration que Nestor. Car ce n’est pas dix Ajax qu’il souhaite
d’avoir, ni dix Achilles ; et, à l’entendre, Troie serait prise depuis longtemps, s’il avait dix guerriers
semblables à ce parasite, tout vieux qu’il était80. Idoménée, fils de Zeus, fut aussi, d’après ce que dit le
poète81, le parasite d’Agamemnon.
45.– TYKHIADÈS. — Moi aussi, je sais cela ; mais je ne vois pas bien encore comment ces deux hommes
étaient parasites d’Agamemnon.
SIMON. — Rappelle-toi, mon brave, ces vers qu’Agamemnon lui-même dit à Idoménée.

TYKHIADÈS. — Lesquels ?
SIMON. — Ta coupe est toujours remplie, comme la mienne, et tu peux la vider chaque fois que le
cœur t’en dit 82.

En parlant dans ces vers d’une coupe toujours remplie, il ne veut pas dire que cette coupe pleine
était toujours sous la main d’Idoménée, soit qu’il combattît, soit qu’il dormît, mais que seul il eut
pendant toute sa vie le privilège de dîner avec le roi, à la différence des autres guerriers qui n’y étaient
invités que certains jours. Pour Ajax, quand il eut glorieusement lutté contre Hector en combat singulier,
« on le conduisit chez le divin Agamemnon83 », dit le poète, et pour lui faire honneur le roi l’admit le
soir à sa table. Mais Idoménée et Nestor dînaient tous les jours avec le roi, comme celui-ci le dit lui-
même. Parmi les rois, Nestor est, à mon avis, celui qui a porté dans le métier de parasite le plus d’art et
d’habileté ; car ce n’est pas au temps d’Agamemnon qu’il avait fait l’apprentissage de cette profession,
mais auparavant, au temps de Kaineus et d’Exadios84, et je crois bien qu’il n’aurait pas cessé de
l’exercer, si Agamemnon n’avait pas été tué.
TYKHIADÈS. — J’accorde que ce fut un vaillant parasite. Mais si tu en connais d’autres, tâche de
les citer.
46.– SIMON. — Eh bien, Tykhiadès, est-ce que Patrocle n’était pas le parasite d’Achille ? Et Patrocle,
malgré sa jeunesse, ne le cédait à aucun des Grecs pour les qualités du corps et de l’esprit. Pour moi je
crois pouvoir conclure de ses exploits qu’il n’était pas inférieur à Achille lui-même. Car lorsque Hector,
ayant brisé les portes, combattait à l’intérieur du mur près des vaisseaux, c’est lui qui le repoussa et qui
éteignit le vaisseau de Protésilas, qui était déjà en flammes85. Et cependant ce n’étaient pas les plus
lâches qui le montaient, mais les fils de Télamon, Ajax et Teucros, l’un excellent hoplite, l’autre archer.
Et ce parasite d’Achille tua une foule de barbares, parmi lesquels Sarpédon86, fils de Zeus, et lorsqu’il
tomba lui-même, ce ne fut pas comme les autres. Tandis qu’en effet Hector fut tué par Achille dans un
combat seul à seul et qu’Achille lui-même fut tué ainsi par Pâris, il fallut un dieu et deux hommes pour
tuer le parasite87. Et en mourant, il prononça des paroles qui ne ressemblent pas à celles du noble
Hector, qui s’humilia devant Achille et le supplia de rendre son corps à ses proches88. Celles de Patrocle
furent conformes à ce que doit dire un parasite. Quelles sont ces paroles ? Les voici :

Quand vingt guerriers pareils seraient venus à ma rencontre, tous auraient péri ici même, domptés par ma lance89.

47.– TYKHIADÈS. — Assez là-dessus. Essaye maintenant de prouver que Patrocle était, non l’ami, mais
le parasite d’Achille.
SIMON. — C’est Patrocle lui-même, Tykhiadès, que je vais te citer en témoignage ; c’est lui qui
dit qu’il était parasite.
TYKHIADÈS. — Tu m’étonnes.

SIMON. — Écoute donc les vers mêmes :

Ne dépose point mes os loin des tiens, Achille ; réunis-les aux tiens, comme j’ai été nourri dans votre maison90,

et plus loin il ajoute :

Pélée m’accueillit, m’éleva avec soin et me nomma ton serviteur91,

c’est-à-dire qu’il le traita en parasite. S’il avait voulu dire que Patrocle était l’ami de son fils, il ne
l’aurait pas nommé son serviteur ; car Patrocle était un homme libre. Qui donc appelle-t-il des
serviteurs, si ce mot ne s’applique ni aux esclaves ni aux amis ? Évidemment les parasites. C’est ainsi
qu’il appelle Mérion lui-même le serviteur d’Idoménée92. Tel était, je pense le nom que l’on donnait
alors aux parasites. Observe aussi que dans le même passage ce n’est pas à Idoménée, quoiqu’il fût le
fils de Zeus, que le poète croit devoir appliquer l’épithète « égal à Arès93 », c’est à Mérion, son parasite.
48.– Écoute encore. Est-ce qu’Aristogiton qui, au dire de Thucydide94, était un plébéien pauvre, n’était
pas le parasite d’Harmodios ? N’était-il pas aussi son amant ? Car les parasites sont naturellement aussi
les amants de ceux qui les nourrissent. Eh bien, ce fut ce parasite qui rendit la liberté à la ville d’Athènes
opprimée par un tyran, et maintenant il se dresse en bronze sur la place publique avec son ami95. Ainsi
ces hommes, dont tu viens de voir les vertus, étaient des parasites.
49.– Mais toi, quelle idée te fais-tu du parasite à la guerre ? D’abord un homme comme lui ne
déjeunera-t-il pas avant d’aller prendre son rang, suivant en cela le sage conseil d’Ulysse ? Ce héros
veut en effet qu’on régale ceux qu’on envoie au combat, dussent-ils prendre les armes dès le lever de
l’aurore96. Aussi le temps que d’autres soldats saisis de crainte emploient, l’un à ajuster exactement son
casque, l’autre à endosser sa cuirasse, l’autre à trembler à la pensée des dangers de la guerre, ce temps-là
notre parasite l’emploie à manger, la figure épanouie ; puis, aussitôt qu’on est sorti, il combat au premier
rang. L’homme qui le nourrit est placé en seconde ligne derrière le parasite, qui le couvre de son
bouclier, comme Ajax couvrait Teucros97, et se découvrant lui-même, il l’abrite contre les traits qui
volent ; car il tient à son salut plus qu’au sien propre98.
50.– Vient-il à tomber sur le champ de bataille, il est certain que ni lochages99 ni soldats n’ont à rougir,
en voyant ce grand corps noblement couché comme dans un beau festin. Il vaut la peine de voir, étendu
près de lui, un philosophe décharné, sale, barbu, pauvre malade déjà mort avant le combat. Qui ne
mépriserait une ville à la vue de si misérables défenseurs ? Qui ne croirait pas, à voir ces pauvres gens
pâles et chevelus couchés à terre, que la ville, à défaut d’alliés, a relâché les malfaiteurs enfermés dans
sa prison pour les envoyer à la guerre ? Voilà ce que sont à la guerre les parasites à côté des orateurs et
des philosophes.
51.– En temps de paix, la parasitique me paraît l’emporter sur la philosophie autant que la paix est
préférable à la guerre. Commençons, si tu veux, par passer en revue les lieux de réunion pendant la paix.
TYKHIADÈS. — Je ne vois pas encore où tu veux en venir. Voyons toutefois.
SIMON. — La place publique, les tribunaux, les palestres, les gymnases, les chasses, les banquets,
ne puis-je pas dire que ce sont les lieux de réunion de la ville ?
TYKHIADÈS. — Si, vraiment.
SIMON. — Le parasite ne se montre ni à la place publique, ni dans les tribunaux, parce qu’à mon
avis, ces lieux-là conviennent plutôt aux sycophantes et qu’on n’y garde point les lois de l’honnêteté ;
mais il fréquente les palestres, les gymnases, les banquets, dont il fait seul l’ornement. Regarde en effet
les philosophes ou les orateurs à la palestre. En est-il un qui, dévêtu, puisse être comparé à un parasite
pour la beauté du corps ? En est-il un qui, paraissant dans un gymnase, ne soit pas la honte de ce lieu ?
Dans un endroit désert, aucun d’eux ne tiendrait tête à une bête sauvage qui marcherait sur lui, tandis
que le parasite les attend toutes de pied ferme et les reçoit aisément, ayant appris à les braver dans les
festins. Ni cerf, ni sanglier hérissé ne lui font peur et, si le sanglier aiguise ses dents contre lui, le
parasite aiguise les siennes contre le sanglier. Pour les lièvres, il les poursuit mieux que les chiens. Enfin
dans un banquet qui oserait lui disputer la palme soit pour le badinage, soit pour l’appétit ? Qui sait
mieux divertir les convives ? Est-ce le parasite avec ses chansons et ses plaisanteries, ou cet homme qui
ne rit jamais et qui, affalé dans son manteau de philosophe, les yeux à terre, assiste à un banquet avec un
air d’enterrement ? Un philosophe dans un banquet me fait l’effet d’un chien dans un bain100.
52.– Maintenant laissons ce sujet et passons à la vie même du parasite. Voyons en même temps celle du
philosophe, et comparons.
Tout d’abord tu peux voir que le parasite méprise en toute occasion la vaine gloire et se soucie fort
peu de l’opinion qu’on peut avoir de lui. Tu trouveras au contraire que les orateurs et les philosophes
sont, je ne dis pas quelques-uns, mais tous, dévorés d’orgueil et de vanité, et non seulement de vanité,
mais ce qui est plus honteux encore, de la soif de l’argent101. Le parasite, au contraire, a pour l’argent
autant d’indifférence qu’on peut en avoir pour les cailloux du rivage, et l’or, à ses yeux, ne vaut pas un
fétu de plus que le feu. Cependant les orateurs et, chose encore plus choquante, ceux qui se donnent
pour philosophes ont pour ce métal un si malheureux penchant que, parmi les philosophes les plus
réputés de notre temps – pour les rhéteurs, il est inutile d’en parler – l’un d’eux a été convaincu d’avoir
reçu des présents dans un procès où il était juré [qu’un autre exige de ses élèves le salaire de ses
sophismes102], et qu’un autre demande un salaire à l’empereur pour lui donner des leçons103 ; et cet
homme déjà vieux ne rougit pas de s’expatrier pour cela, et il travaille à gages comme un prisonnier de
guerre indien ou scythe, sans rougir le moins du monde du nom que lui vaut sa cupidité.
53.– Cette passion n’est pas la seule que tu trouveras en eux ; ils en ont bien d’autres, telles que les
chagrins, les colères, les jalousies et les désirs de toute espèce. Le parasite est en dehors de tout cela. Il
ne se met pas en colère, parce qu’il est patient, et qu’il n’a pas de motif de s’irriter. S’il s’emporte
quelquefois, sa colère n’a pas de suite fâcheuse ni attristante ; elle fait plutôt rire et divertit la
compagnie. Nul n’est moins sujet à la tristesse que lui. Son art lui procure l’avantage et l’agrément de
n’avoir pas de sujet d’affliction ; car il n’a ni argent, ni maison, ni serviteurs, ni femme, ni enfants, dont
la perte est toujours nécessairement affligeante pour ceux qui les possèdent, et il ne désire ni gloire, ni
argent, ni même de beau garçon.
54.– TYKHIADÈS. — Mais, Simon, il est vraisemblable qu’il s’afflige du manque de nourriture.
SIMON. — Tu oublies, Tykhiadès, que du moment où il manque de nourriture, notre homme n’est
plus parasite. Un homme courageux n’est pas courageux, s’il manque de courage et un homme sensé
n’est pas sensé, s’il manque de bon sens. De même, sans le manger il n’y a plus de parasite104. Or l’objet
de nos recherches, c’est un parasite qui existe, et non un parasite qui n’existe pas. Si donc l’homme
courageux ne l’est que par la présence du courage et l’homme sensé que par la présence du bon sens, le
parasite non plus n’est parasite que parce qu’il dispose de nourriture. Par conséquent, s’il en manque,
c’est sur un autre homme et non sur le parasite que portera notre enquête.
TYKHIADÈS. — Alors un parasite ne manquera jamais de nourriture ?
SIMON. — Sans doute. En conséquence il n’y a rien qui puisse l’affliger, ni cela, ni autre chose.
55.– De plus, les philosophes aussi bien que les orateurs sont tous extrêmement peureux. En tout cas, tu
peux voir que la plupart d’entre eux sortent avec un bâton105 – ils ne s’armeraient pas, n’est-ce pas ?
s’ils n’avaient pas peur – et qu’ils ferment leurs portes très solidement, dans la crainte qu’on ne les
attaque pendant la nuit. Le parasite, au contraire, se contente de pousser sa porte tant bien que mal, et
cela pour empêcher le vent de l’ouvrir, et, s’il entend du bruit la nuit, il ne s’en inquiète pas plus que si
de rien n’était, et, s’il passe par un lieu désert, il chemine sans épée ; car il ne craint rien nulle part. Mais
j’ai vu souvent des philosophes s’armer d’un arc, alors qu’il n’y avait aucun danger. Quant à leurs
bâtons, ils les gardent même pour aller au bain ou déjeuner en ville.
56.– On ne saurait accuser un parasite d’adultère, de violence, de rapt, en un mot d’aucun crime. Si en
effet il est criminel, il n’est plus parasite, mais il se fait tort à lui-même. Par conséquent, s’il commettait
un adultère, par exemple, avec le crime, il prendrait le nom qu’on applique à l’auteur du crime. Car de
même que l’honnête homme qui fait le mal perd par cela même son nom d’honnête homme pour prendre
celui de méchant, ainsi, à mon avis, le parasite qui commet un crime perd la qualité qu’il avait et prend
celle qui correspond à son crime. Mais ces mauvaises actions sont fréquentes chez les orateurs et chez
les philosophes106 ; nous en avons été témoins nous-mêmes de notre temps et les livres nous ont gardé le
souvenir des crimes qu’ils ont commis dans le passé. Il existe en effet des apologies de Socrate,
d’Eschine, d’Hypéride, de Démosthène107 et de la plupart des orateurs et des philosophes ; mais il n’y a
pas d’apologie de parasites et personne ne peut citer un procès intenté par quelqu’un à un parasite.
57.– Mais par Zeus, dira-t-on, si la vie du parasite est meilleure que celle des orateurs et des
philosophes, leur mort n’est-elle pas plus misérable ? C’est tout le contraire, elle est plus heureuse, et de
beaucoup ; car nous savons que tous les philosophes ou presque tous sont morts aussi misérablement
qu’ils ont vécu. Les uns, condamnés en justice pour les plus grands crimes, sont morts par le poison,
d’autres ont été brûlés et réduits en cendre, ceux-ci ont péri dans les douleurs d’une rétention d’urine,
ceux-là en exil108. Mais il est impossible de citer un parasite qui soit mort de la sorte ; ils finissent tous
de la manière la plus heureuse, à table et le verre en main. Si quelques-uns paraissent avoir péri d’une
mort violente, c’est qu’ils sont morts d’indigestion.
58.– TYKHIADÈS. — Tu as bien bataillé pour les parasites contre les philosophes. Essaye à présent
d’expliquer si le parasite est un bien honorable et utile à qui le nourrit. Pour moi, il me semble que c’est
un bienfait et une faveur que les riches lui font en lui donnant la nourriture, et que c’est déshonorant
pour celui qui la reçoit.
SIMON. — Tu es bien sot, Tykhiadès, si tu ne peux pas comprendre qu’un riche, eût-il les trésors
de Gygès109, est pauvre, s’il mange seul et que, s’il sort sans parasite, il a l’air d’un gueux. De même
qu’on fait moins d’état d’un soldat, s’il n’a pas d’armes, d’un habit sans bordure de pourpre et d’un
cheval sans caparaçons, de même un riche sans parasite paraît être d’humble et basse condition. Le riche
reçoit du lustre de son parasite ; le parasite n’en reçoit jamais du riche.
59.– Au reste, il n’a pas non plus à rougir d’être le parasite du riche, comme tu le dis, parce que tu le
regardes comme un inférieur au service d’un supérieur. Le riche, en effet, a intérêt à nourrir le parasite,
puisque, outre l’éclat que celui-ci lui prête, il garantit encore puissamment sa sûreté en lui servant de
garde du corps. Dans une bataille, on n’attaque pas volontiers le riche, quand on voit le parasite à son
côté, et l’on n’est pas non plus empoisonné, quand on a un parasite ; car qui oserait attenter à la vie d’un
homme, quand son parasite goûte le premier les boissons et les aliments ? Le riche n’est donc pas
seulement honoré, il est encore sauvé des plus grands dangers par son parasite. Il n’en est point que
celui-ci n’affronte par affection. Il ne souffre pas que le riche mange seul, et il est même prêt à mourir,
pour avoir mangé avec lui.
60.– TYKHIADÈS. — Il me semble, Simon, que tu as traité tout ton sujet, sans rien omettre de ton art, et,
loin d’être inexercé, comme tu le prétendais, tu as parlé comme si tu avais été à l’école des plus grands
maîtres. Il n’y a plus qu’une chose que je voudrais savoir, c’est si le nom même de parasite n’a pas
quelque chose de déshonorant.
SIMON. — Fais attention à ma réponse et vois si tu la trouves satisfaisante, et essaye de ton côté
de répondre à ma question de ton mieux. Voyons, qu’est-ce que les anciens appellent σῖτος ?
TYKHIADÈS. — La nourriture.
SIMON. — Et que signifie σιτεῖσθαι ? N’est-ce pas manger ?

TYKHIADÈS. — Si.
SIMON. — Ne sommes-nous pas d’accord que παρασιτεῖν ne veut pas dire autre chose que
manger chez quelqu’un ?
TYKHIADÈS. — C’est justement cela, Simon, qui paraît déshonorant.
61.– SIMON. — Allons, maintenant, réponds-moi encore. Lequel des deux te paraît préférable et, si tu
avais le choix entre les deux, lequel choisirais-tu, de naviguer seul ou de naviguer avec quelqu’un ?
TYKHIADÈS. — Moi ? Je choisirais de naviguer avec quelqu’un.
SIMON. — De courir seul ou de courir avec quelqu’un ?

TYKHIADÈS. — De courir avec quelqu’un.


SIMON. — De monter à cheval seul ou avec quelqu’un ?

TYKHIADÈS. — Avec quelqu’un.


SIMON. — De lancer le javelot seul ou avec quelqu’un ?

TYKHIADÈS. — Avec quelqu’un.


SIMON. — Ne voudrais-tu pas de même manger avec quelqu’un plutôt que de manger seul ?

TYKHIADÈS. — Je suis forcé d’en convenir. Dorénavant, je me rendrai chez toi, comme les
écoliers, le matin et l’après-midi, pour apprendre ton art. Et il est juste que, de ton côté, tu me
l’enseignes sans m’envier aucun détail, car je vais être ton premier élève. On dit que les mères ont une
préférence pour les premiers enfants.

1. Comme l’a bien montré Heinz-Günther Nesselrath, Lukians Parasitendialog, Berlin, New York, Walter De Gruyter, 1985.

2. Tykhiadès est aussi le nom de l’interlocuteur, sceptique et railleur, d’un autre texte de Lucien, Les Amis du mensonge.

3. Le mot grec employé par Tykhiadès est technè : il renvoie à un métier, une habileté tournée vers l’action pratique et est souvent opposé au
terme épistémé (« science »).

4. Formulation platonicienne.

5. Dans l’Antiquité, le pédagogue désigne l’esclave qui s’occupe d’un enfant en âge d’aller à l’école. Il l’accompagne partout, le protège et a
aussi un rôle d’éducateur.

6. L’emploi du mot dèmiourgos renvoie sans doute à la définition de la rhétorique comme dèmiourgos peithous, « ouvrière de la persuasion »
(Platon, Gorgias, 453a).

7. Grand sculpteur athénien du Ve siècle av. J.-C., dont l’art était particulièrement loué. Il réalisa notamment la statue chryséléphantine
d’Athéna au Parthénon et la statue de Zeus à Olympie (considérée comme l’une des sept merveilles du monde).

8. Peut-être Dion Chrysostome (Ier s. apr. J.-C.), qui appréciait qu’on le qualifiât de philosophe ou, dans la mesure où aucun autre personnage
mentionné dans le dialogue n’a vécu au-delà du IIIe siècle av. J.-C., Dion de Syracuse, ami et admirateur de Platon.

9. Sur le modèle de la grammaire (grammatikè s.e. technè) et de la médecine (iatrikè), Simon crée le terme « parasitique » (parasitikè).

10. En véritable dialecticien, Simon introduit une distinction entre genos et eidos, « genre » et « espèce ».

11. Définition d’origine stoïcienne devenue canonique. Lucien applique ensuite avec beaucoup d’ironie et d’habileté cette définition et la
terminologie stoïciennes à la parasitique.

12. Cette comparaison était devenue un topos. Voir Platon, Théétète, 179d, 2-4.
13. Ces deux verbes renvoient souvent à l’activité philosophique : voir Épictète, I, 20, 7.

14. Médée, v. 518-519.

15. Théétète, 178d.

16. Après la preuve « positive » (la parasitique est un art) vient la preuve « négative » : la parasitique n’est pas une « faculté » (dynamis) et
elle ne manque pas d’art (ce n’est pas une atechnia). Voir Quintilien, De l’institution oratoire, II, 15, 2.

17. Sur le lien entre technè et salut, voir Platon, Gorgias, 511b-512b.

18. Les épicuriens en particulier, ou encore les cyrénaïques.

19. La parasitique entre de ce fait en concurrence avec les écoles philosophiques.

20. Simon ne peut choisir de meilleur exemple : durant toute l’Antiquité, Homère est considéré par certains comme « l’éducateur de la
Grèce » et il est loué tout autant pour ses qualités poétiques et rhétoriques que pour la vérité de ses observations.

21. Odyssée, IX, 5-10 : littéralement « on ne peut souhaiter de fin plus agréable ». Il y a en effet dans le texte d’Homère le mot telos.

22. Ibid., IX, 11.

23. Voir Sophocle, Philoctète.

24. Voir Homère, Odyssée, IV, 242 sq.

25. Voir ibid., V, 135-136 ; IX, 29-30. La description de la demeure de Calypso et de ses alentours figure au livre V, 55 sq.

26. Dans tout ce passage, Simon réfute pour ainsi dire Épicure par Épicure : pour combattre le philosophe, il reprend les concepts et le
vocabulaire épicuriens.

27. Voir Épicure, Lettre à Ménécée, 128, 131.

28. Voir ibid., 77 et 79. Peri théôn (Sur les dieux) et Peri telous (Sur la fin) sont des titres d’ouvrages d’Épicure (d’après Diogène Laërce, X,
27).

29. L’île des Phéaciens. Voir Homère, Odyssée, XIII, 79 et 92.

30. Le type de raisonnement qu’emploie Simon rappelle (et parodie) la logique stoïcienne.

31. Sur les tracas du riche avec son personnel, voir Lucien, Le Songe ou le Coq, 29 sq. ; Timon, 14 ; Sur les salariés des Grands, 34.

32. Parodie d’Hésiode, Les Travaux et les Jours, 290.

33. En cela aussi, la parasitique se place au même niveau que la philosophie ; voir Jamblique, Protreptique, 6.

34. Voir Platon, Ion, 534b-c.

35. Tout comme la philosophie ; voir Jamblique, Protreptique.

36. Voir Platon, Euthydème, 291b sq.

37. Voir Lucien, Les Fugitifs, 17.

38. Odyssée, IX, 108-109 (en référence aux Cyclopes).

39. Simon reprend à peu près la liste des arts qu’il avait évoqués au paragraphe 1.

40. C’était le cas des stoïciens.

41. Voir Homère, Odyssée, VI, 102-109.

42. Voir Quintilien, De l’institution oratoire, II, 15.

43. La formule est de Platon pour décrire les idées : par exemple Phédon, 78c-d, 79d ; Le Politique, 269d.

44. C’est une critique récurrente chez Lucien ; voir par exemple Le Banquet ou les Lapithes, Icaroménippe ou le Voyage aérien (5 et 8), ou
Ménippe ou la Nécyomancie (21), ou encore Hermotimos.

45. Vocabulaire stoïcien.

46. La parasitique n’est pas seulement élevée au niveau d’une épistémé (« science ») : elle devient sophia (« sagesse »). Voir ici, note 3.

47. Sur le goût des philosophes pour la bonne chère et leurs excès à table, voir Lucien, en particulier Le Banquet, mais aussi Les Fugitifs, 16
et 19.

48. Voir Diogène Laërce, II, 61 et III, 36.

49. Denys le Jeune, tyran de Syracuse (IVe s. av. J.-C.).


50. Nom de l’un des sept dialogues d’Eschine. Les six autres avaient pour titres : Callias, Axiochus, Aspasie, Alcibiade, Télangès, Rhinon.
C’est l’Alcibiade qu’Eschine aurait lu devant Denys.

51. Disciple de Socrate, partisan d’un mode de vie hédoniste. Il est considéré comme le fondateur de l’école cyrénaïque. Lucien le présente de
manière plutôt positive : voir Vie de Démonax, 62 ; Histoires vraies, II, 18 ; La Double Accusation, 23 ; Ménippe, 13. Voir aussi Diogène Laërce, II,
65-85.

52. Voir Diogène Laërce, II, 67-82.

53. Voir Lucien, Les Sectes à l’encan, 12.

54. Sur les deux séjours de Platon à la cour de Denys le Jeune, voir Lettres, III, 317a sq. ; VII, 330c et 337e. Sur les véritables motivations du
philosophe, voir Lettres, VII.

55. Général athénien chargé, en 415 av. J.-C., d’envahir la Sicile. L’expédition fut un désastre et Nicias fut tué. Voir Thucydide, VII, 86 et
Plutarque, Vie de Nicias, 28.

56. Aristoxène de Tarente, musicien, philosophe péripatéticien (il fut l’élève d’Aristote) et biographe. Il est l’auteur de traités sur la musique
(ses Éléments harmoniques ont été conservés) et de biographies de philosophes, notamment une vie de Platon, dans laquelle il se montrait plutôt
critique.

57. Le Néleus, dont il est question dans la glose retranchée, avait suivi les leçons d’Aristote avec Aristoxène.

58. Sur le séjour d’Euripide en Macédoine auprès du roi Archélaos à la fin de sa vie, voir Vie d’Euripide, 2 ; Aulu-Gelle, Nuits attiques, XV,
20, 9.

59. Philosophe originaire d’Abdère (Thrace). Il accompagna Alexandre le Grand dans ses campagnes d’Asie. Voir Diogène Laërce, IX, 58-60.

60. Deux adjectifs fréquents, chez Lucien, pour décrire les philosophes : voir Zeus tragédien, 1 et 33 ; Le Songe ou le Coq, 10 ; Le Pêcheur ou
les Ressuscités, 48.

61. Dans la littérature antique, le teint blanc est un attribut féminin qui ne sied pas à un homme. Voir, par exemple, Aristophane, L’Assemblée
des femmes, 699 (pour une femme) ; Les Grenouilles, 1092 (pour critiquer un homme) ; Les Thesmophories, 191 (pour se moquer des attributs
féminins d’un homme). Le teint noir est, quant à lui, négativement connoté.

62. Voir Tyrtée, frag. 10 (éd. West) cité par Lycurgue, Contre Léocrate, 107.

63. Voir Denys d’Halicarnasse, Isocrate, 1 ; Pseudo-Plutarque, Vie des dix orateurs, « Vie d’Isocrate » ; Philostrate, Vies des sophistes, I, 17,
2.

64. Orateurs athéniens du IVe siècle. av. J.-C., du parti promacédonien.

65. Philippe II, roi de Macédoine (382-336 av. J.-C.) et père d’Alexandre le Grand. Il imposa progressivement son hégémonie en Grèce.

66. Orateurs athéniens du parti antimacédonien.

67. Une allusion au fait que, au moment de la bataille de Chéronée en 338 av. J.-C., Hypéride et Lycurgue étaient membres du Conseil
athénien (la Boulè) : ils ne participèrent donc pas au combat.

68. Démosthène.

69. Voir Démosthène, Troisième Philippique, 31.

70. À la bataille de Chéronée (338 av. J.-C.). Voir Plutarque, Vie de Démosthène, 20, 2. C’est une calomnie répandue par ses adversaires
politiques Eschine et Pythéas.

71. On disait que Cléoboulé, mère de Démosthène, était scythe du côté de sa mère (voir Eschine, Contre Ctésiphon, 171).

72. Voir Lucien, Le Pêcheur ou les Ressuscités, 34 : les philosophes sont « plus lâches que les lièvres ».

73. Pure calomnie de la part de Simon, qui se fonde sur l’idée qu’un philosophe mène uniquement une vie contemplative.

74. Les forces béotiennes infligèrent une défaite retentissante aux Athéniens près de cette place forte en 424 av. J.-C. Délion est cependant une
conjecture, et sans doute faut-il lui préférer Potidée, d’où revient Socrate dans le Charmide lorsqu’il fait halte à la palestre de Tauréas.

75. Massif montagneux situé à la frontière entre l’Attique et la Béotie, à environ 40 km au nord d’Athènes.

76. Partie du gymnase où l’on pratique la lutte et d’autres exercices physiques. La palestre consiste souvent en une cour carrée bordée d’un
péristyle et dotée de plusieurs pièces adjacentes qui servent de vestiaires et de lieux de stockage.

77. Si l’on en croit Platon (Lachès, 181b et Banquet, 221a), Socrate fit preuve, au contraire, d’un grand courage à Délion. L’allusion au
gymnase du Tauréas est fondée sur le début du Charmide où Socrate dit que, de retour de Potidée, il se rendit à la palestre de Tauréas.

78. Il n’y avait pas de Spartiates à Délion, un élément de plus pour préférer la conjecture « Potidée ».

79. Voir Homère, Iliade, I, 249.

80. Ibid., II, 370-374.


81. Ibid., IV, 257-263.

82. Ibid., IV, 262-263.

83. Ibid., VII, 312.

84. Ibid., I, 264.

85. Ibid., XVI, 284 sq.

86. Ibid., XVI, 480 sq. Voir Virgile, Énéide, I, 100, et X, 270.

87. Apollon, Euphorbe et Hector. Voir Homère, Iliade, XVI, 788 sq., et en particulier XVI, 849-850.

88. Voir Homère, Iliade, XXII, 338-343.

89. Ibid., XVI, 847-848.

90. Ibid., XXIII, 83-84.

91. Ibid., XXIII, 89-90.

92. Ibid., XIII, 246.

93. Ibid., XIII, 295.

94. Voir Thucydide, VI, 54, 2.

95. Harmodios et Aristogiton assassinèrent le tyran Hipparque en 514 av. J.-C. À Athènes, ils étaient honorés comme des défenseurs de la
liberté et une statue en bronze réalisée par le sculpteur Anténor les représentait.

96. Voir Homère, Iliade, XIX, 160-163.

97. Ibid., VIII, 272.

98. Si le comportement du parasite au combat vis-à-vis de l’homme qui le nourrit se rapproche de celui d’Oreste et Pylade, modèles d’amitié,
dans Lucien, Toxaris, 6, leurs motivations sont bien différentes.

99. Commandants de compagnies.

100. Un rapprochement similaire se retrouve dans Lucien, Contre un bibliomane ignorant, 5.

101. L’appât du gain est un des thèmes favoris de Lucien dans sa critique des philosophes : voir par exemple Le Pêcheur ou Sur les salariés
des Grands. Il en va de même de la soumission aux passions mentionnée par la suite (voir Les Fugitifs, 19).

102. Pour Chambry (et pour Jacobitz avant lui), la proposition subordonnée entre crochets était une remarque inopportune – que les
philosophes reçoivent un salaire pour leurs leçons n’a cependant rien d’extraordinaire.

103. L’empereur mentionné est peut-être Marc Aurèle et le philosophe en question serait alors soit Sextus de Chéronée (qui fut un de ses
maîtres) soit Apollonios dont Lucien parle dans la Vie de Démonax, 31.

104. Simon raisonne comme Thrasymaque, dans la République de Platon, 340d-e : « Aucun artiste ne se trompe ; car il ne se trompe qu’autant
que son art l’abandonne, et en cela il n’est plus un artiste. »

105. Le bâton est un des attributs traditionnels des cyniques, et des philosophes en général.

106. Une de leurs caractéristiques traditionnelles chez Lucien : voir par exemple Vie de Démonax, 56 ; Le Banquet, 32 sq. ; Le Maître de
rhétorique, 23 ; Les Fugitifs, 18 sq. (philosophes) ; Le Maître de rhétorique, 23 ; Le Banquet, 46 (orateurs).

107. On connaît l’Apologie de Socrate rédigée par Platon, et celle de Xénophon. Pour Eschine, Simon fait sans doute allusion au discours Sur
la fausse ambassade et pour Hypéride au Contre Dondas ou surtout au Contre Aristogiton. Quant à Démosthène, il s’agit bien sûr du célèbre discours
Sur la couronne.

108. Socrate (Lucien, Ménippe, 8) ; Empédocle (par exemple, Lucien, Icaroménippe, 13 ; Les Fugitifs, 2 ; Dialogues des morts, 6, 4) et
Pérégrinos (Lucien, Sur la mort de Pérégrinos ; Les Fugitifs, 1 et 7), Épicure (Diogène Laërce, X, 15) et Aristote.

109. Selon la légende, Gygès tua le roi de Lydie et s’empara du trône et de ses richesses ; la manière dont il s’y prit varie selon les sources.
Voir Hérodote, I, 7-14 ; Platon, République, II, 359d-360a.
34
LES AMIS DU MENSONGE
OU L’INCRÉDULE
Dans Les Amis du mensonge ou l’Incrédule, Tykhiadès raconte à Philoclès les récits fabuleux et
mensongers qu’il a entendus chez Eucratès. La situation n’est pas sans rappeler celle du Banquet ou les
Lapithes : la demande de Philoclès d’entendre les histoires racontées chez Eucratès fait écho aux
sollicitations de Philon, qui souhaite que Lykinos lui relate en détail le repas de noces chez Aristénète ;
on retrouve certains personnages comme Ion et Cléodémos et, dans les deux cas, les hommes rassemblés
sont décrits comme des « parangons de sagesse et de vertu », la fine fleur de chaque secte philosophique.
C’est que les cibles de ces deux dialogues sont en partie les mêmes : les philosophes ou, du moins, des
hommes prétendument considérés comme tels. Mais, dans Les Amis du mensonge, tous les courants
philosophiques ne sont pas représentés, car le thème traité est plus restreint : le texte condamne la
croyance aux phénomènes surnaturels, les pratiques magiques et la superstition de ces esprits qu’on
supposerait libres et éclairés. On ne trouve donc pas de cynique ou d’épicurien, mais un péripatéticien
(Cléodémos), un stoïcien (Deinomakhos), un platonicien (Ion), auxquels il faut ajouter le médecin
Antigonos, et le pythagoricien Arignotos, tous réunis au chevet d’Eucratès. Comme souvent chez
Lucien, les clins d’œil à l’œuvre de Platon sont nombreux, tant sur la forme que sur le fond : par
exemple, la situation narrative (les amis d’Eucratès réunis autour du lit du malade) est une allusion
parodique au Phédon, où les compagnons de Socrate sont réunis autour de son lit de mort ; et Eucratès
lui-même mentionne cette œuvre au paragraphe 27.
Tykhiadès, hors de lui, se demande ce qui peut bien pousser les hommes à mentir sans raison (1).
Après quelques considérations sur les mensonges des historiens et des poètes (2-4), il explique son
irritation face aux absurdités entendues chez Eucratès (5) et entreprend le récit détaillé de sa visite (6-
39) : lieu, circonstances, sujets de conversation, interlocuteurs (6-7), foi de ces derniers dans l’efficacité
thérapeutique de la magie, à laquelle il oppose son scepticisme (8-10). C’est ensuite un crescendo
d’extravagances : une première série de récits porte sur les guérisons miraculeuses (11-16) ; chacun y va
de son témoignage sur la réalité des esprits, des fantômes et du surnaturel (17-28), y compris le médecin
Antigonos dont on pouvait mieux attendre ; l’intervention du pythagoricien Arignotos (29) relance
l’inventivité des affabulateurs (30-36), que Tykhiadès tente vainement d’endiguer en invoquant
l’autorité de Démocrite (mais il rentre par là même dans le jeu de la narration), pour finalement se
retirer, se sentant importun (37-39). Le texte s’achève sur la constatation de l’influence que ces récits ont
exercée sur l’imagination de Tykhiadès et de Philoclès, qui « voient des démons partout ». Mais les deux
amis ont à leur disposition un remède infaillible contre cette maladie : la vérité et la raison (39-40).
Les pratiques magiques (sortilège, exorcisme, nécromancie), leurs acteurs (mages, démons,
esprits) ainsi que les phénomènes surnaturels (maison hantée, statue animée, séjour aux Enfers,
résurrection) dénoncés par Lucien n’ont rien d’original ; ils sont attestés aussi bien dans la littérature
grecque et latine que dans les papyrus magiques ou le folklore traditionnel. Cependant, ce texte reste
éminemment paradoxal. Car si Tykhiadès dénonce les fables narrées par les amateurs de mensonges, il
est aussi le premier à les raconter à Philoclès (et au lecteur que nous sommes). Ainsi le rejet de la
superstition et la critique de la croyance au surnaturel vont de pair avec une constatation du plaisir et de
la séduction qu’opère la fiction. Finalement, comme d’autres œuvres de Lucien, Les Amis du mensonge
ont un caractère métatextuel : ils proposent une réflexion sur la fiction et plus précisément sur la manière
de lire les récits paradoxaux et incroyables.
Les manuscrits donnent le premier titre au singulier (Philopseudès, « l’ami du mensonge ») et
c’est le choix qu’avait adopté Émile Chambry. Mais, depuis Max Rothstein, tous les éditeurs corrigent
ce titre et en font un pluriel (Philopseudeis). Les Amis du mensonge ou l’Incrédule correspondent mieux
au contenu du dialogue ; ce double titre est construit sur le même modèle que Le Pêcheur ou les
Ressuscités.
E. M.

1.– TYKHIADÈS1. — Pourrais-tu me dire, Philoclès, quel peut bien être le motif qui pousse la plupart des
hommes à aimer le mensonge jusqu’à ce point qu’ils se plaisent à tenir des discours qui n’ont plus le
sens commun et à prêter toute leur attention à ceux qui en débitent de semblables.
PHILOCLÈS. — Il y a bien des raisons, Tykhiadès, qui contraignent parfois les hommes à mentir
dans leur intérêt.
2
TYKHIADÈS. — Cela ne fait rien à l’affaire, comme on dit communément . Je ne voulais pas
parler de ceux qui mentent en vue de leur utilité ; car ils sont excusables, et même il faut louer ceux
d’entre eux qui ont trompé les ennemis ou qui ont usé de ce remède pour se sauver du danger, comme le
fit souvent Ulysse en vue de conserver sa vie et de ménager le retour de ses compagnons3. Mais les gens
dont je parle, mon excellent ami, sont ceux qui placent le mensonge même, indépendamment de son
utilité, bien au-dessus de la vérité, qui s’y complaisent et s’en font un passe-temps sans aucun motif qui
les y contraigne. Je voudrais bien savoir dans quel but ils agissent de la sorte.
2.– PHILOCLÈS. — Est-ce que tu as déjà connu des gens qui aient cet amour inné du mensonge ?
TYKHIADÈS. — Oui, et même beaucoup.
PHILOCLÈS. — À quel motif faut-il attribuer leur habitude de mentir, sinon à la sottise, du moment
qu’ils préfèrent ce qui est mauvais à ce qui est bon ?
TYKHIADÈS. — Ce n’est pas cela non plus ; car je pourrais te citer un grand nombre d’hommes
d’ailleurs sensés et d’un jugement admirable, qui sont je ne sais comment infectés de ce vice et qui
aiment le mensonge. Aussi je suis peiné de voir que ces hommes éminents en toute chose prennent
plaisir à se tromper eux-mêmes et ceux qui conversent avec eux. Tu connais certainement mieux que
moi ces anciens, Hérodote et Ctésias de Cnide4 et, avant eux, les poètes et Homère même, auteurs
illustres qui ont employé le mensonge dans leurs écrits, en sorte qu’ils n’ont pas seulement trompé ceux
qui les écoutaient alors, mais que leurs mensonges sont venus jusqu’à nous de génération en génération,
conservés par l’éminente beauté des vers et des mètres. En tout cas, il m’arrive souvent à moi de rougir
pour eux, quand ils racontent la castration d’Ouranos, l’enchaînement de Prométhée, la révolte des
Géants5 et le sombre drame de l’Hadès, puis comment Zeus s’est changé en taureau6 ou en cygne7 pour
satisfaire son amour, et comment une femme a été métamorphosée en oiseau8 ou en ourse9, enfin quand
ils parlent de Pégases, de Chimères, de Gorgones, de Cyclopes10 et autres monstres pareils. Ce sont là de
misérables fables où le grotesque le dispute au merveilleux, faites pour charmer l’esprit des enfants qui
redoutent encore Mormo et Lamia11.
3.– On peut cependant épargner condamnation aux poètes ; mais comment ne pas rire, en voyant des
villes et des nations entières mentir unanimement et officiellement ? Ainsi les Crétois montrent sans
rougir le tombeau de Zeus12, et les Athéniens affirment qu’Érichthonios13 est né de la terre et que les
premiers hommes ont poussé du sol de l’Attique, comme les légumes, en quoi ils s’attribuent du moins
une origine plus noble que celle des Thébains qui racontent que des dents d’un serpent il germa des
Spartes14. Cependant si l’on ne pense pas que ces contes ridicules soient vrais et si, les soumettant à un
examen sérieux, on reconnaît que seul un Coroïbos ou un Margitès15 peut croire que Triptolème16 a
chevauché par les airs sur des dragons ailés, ou que Pan est venu d’Arcadie au secours des Athéniens à
Marathon17, ou qu’Orithye18 a été enlevée par Borée, on passe alors aux yeux de ces gens-là pour un
impie et un insensé de refuser sa croyance à des faits si manifestes et si avérés, tant est grand l’empire
du mensonge !
4.– PHILOCLÈS. — Il y a pourtant des raisons, Tykhiadès, d’excuser à la fois les poètes et les cités. Les
premiers mêlent à leurs écrits le charme si attrayant de la fable, dont ils ont besoin avant tout pour
captiver leurs lecteurs ; de leur côté, les Athéniens et les Thébains et les autres, s’il en est, rendent leur
patrie plus respectable par de pareilles fictions. Si, en effet, on ôtait à la Grèce toutes ces fables, rien
n’empêcherait les guides qui les expliquent de mourir de faim ; car les étrangers ne se soucieraient pas
d’entendre la vérité, même gratuitement. Mais ceux qui, sans avoir les mêmes motifs, se plaisent
néanmoins à mentir, ceux-là doivent être considérés comme des gens totalement ridicules.
5.– TYKHIADÈS. — Tu as raison. C’est ainsi que je viens d’entendre une foule d’histoires incroyables et
fabuleuses chez Eucratès19, cet homme distingué, que je viens de quitter ou plutôt de lâcher au milieu de
la conversation, parce que j’étais excédé de voir pousser si loin le mensonge. Ils m’ont chassé de la
maison, comme s’ils eussent été des Érinyes20, à force de débiter des prodiges extraordinaires.
PHILOCLÈS. — Pourtant, Tykhiadès, Eucratès est digne de foi, et l’on ne croirait jamais qu’un
homme qui porte une si longue barbe, un sexagénaire, un fervent de la philosophie pût souffrir qu’un
autre mentît en sa présence, loin qu’il osât lui-même en faire autant.
TYKHIADÈS. — C’est que tu ignores, camarade, les discours qu’il a tenus, comment il les
garantissait vrais, comment il confirmait la plupart d’entre eux par des serments qu’il prononçait sur la
tête de ses enfants, si bien qu’en le regardant je me sentais partagé entre différentes impressions. Tantôt
je pensais qu’il était devenu fou et qu’il était hors de son assiette, tantôt que c’était un charlatan et que
j’étais resté si longtemps sans m’apercevoir qu’il cachait un singe ridicule sous sa peau de lion21,
tellement ses histoires étaient extravagantes.
22
PHILOCLÈS. — Par Hestia , Tykhiadès, quelles étaient ces histoires ? J’aimerais savoir quelle
forfanterie il dissimulait sous une si longue barbe.
6.– TYKHIADÈS. — J’avais coutume antérieurement, Philoclès, de fréquenter chez lui, quand j’avais
beaucoup de loisir. Aujourd’hui, comme j’avais besoin de voir Léontikhos, un camarade à moi, comme
tu sais, son valet me dit qu’il était allé dès le matin rendre visite à Eucratès malade. En conséquence, je
me rendis chez ce dernier, conduit par le double motif et d’y rencontrer Léontikhos et de voir Eucratès,
dont j’ignorais l’indisposition. Je n’y trouvai plus Léontikhos : il venait, me dit-on, de sortir il n’y avait
qu’un instant ; mais j’y trouvai beaucoup d’autres personnes, parmi lesquelles Cléodémos, le
péripatéticien, Deinomakhos le stoïcien, et Ion23, tu sais, cet homme qui prétend avoir droit à
l’admiration parce qu’il connaît la doctrine de Platon et qu’il est soi-disant le seul qui ait pénétré
exactement la pensée du maître et qui puisse l’expliquer aux autres. Tu vois de quels hommes je parle,
des parangons de sagesse et de vertu, des coryphées mêmes de chaque secte, tous vénérables et presque
effrayants d’aspect. Il y avait en outre le médecin Antigonos, appelé, je pense, pour soigner le malade.
Eucratès paraissait aller mieux. Il souffrait d’un mal chronique, c’est-à-dire de son rhumatisme24, qui lui
était descendu dans les pieds. Dès qu’il m’aperçut, il baissa la voix et prit le ton d’un malade, bien que
je l’eusse en entrant entendu crier et disputer vigoureusement, puis il me fit signe de venir m’asseoir
près de lui, sur le lit. J’allai donc prendre place à ses côtés, en prenant bien garde de ne pas toucher ses
pieds et je m’excusai, comme on fait d’habitude, en disant que j’ignorais sa maladie et que j’étais
accouru dès que je l’avais apprise.
7.– À ce moment, ils avaient déjà longuement disserté du mal d’Eucratès et ils en parlaient encore et
chacun indiquait quelque remède. Et en effet Cléodémos dit : « Si donc on ramasse à terre avec la main
gauche la dent de la musaraigne tuée, comme je l’ai dit, et qu’on la lie dans la peau d’un lion
fraîchement écorché, et qu’ensuite on l’attache autour de ses jambes, la douleur cesse immédiatement. »
« Non pas dans la peau d’un lion, m’a-t-on dit, reprit Deinomakhos, mais dans la peau d’une biche
encore vierge et qui n’ait pas été saillie, et la chose est plus plausible de cette manière ; car la biche est
rapide et sa principale force est dans ses pieds. Il est vrai que le lion est fort et que sa graisse, sa patte
droite de devant, et les poils raides de sa barbe ont une grande vertu, si l’on sait s’en servir avec les
incantations qui conviennent à chacune de ces parties ; mais pour guérir les pieds, le lion ne promet rien.
. — Moi aussi, reprit Cléodémos, je croyais autrefois que c’était une peau de biche qu’il fallait, parce
que la biche est un animal léger. Mais dernièrement un Libyen, expert en ces matières, m’a fait changer
d’avis, en disant que les lions sont plus rapides que les biches ; car il est certain, disait-il, qu’ils les
prennent à la course. » Les assistants approuvèrent, pensant que le Libyen avait raison.
8.– Je pris alors la parole : « Croyez-vous donc, dis-je, qu’on puisse arrêter ce genre de souffrances par
des incantations ou par des applications externes, quand le mal est interne ? » Ma question les fit rire et
je vis bien qu’ils me tenaient pour un grand ignorant, parce que je ne savais pas des choses aussi
manifestes et dont aucun homme sensé ne pouvait nier la vertu. Néanmoins le médecin Antigonos
paraissait content de ma question. Depuis quelque temps en effet, je crois qu’on ne l’écoutait point,
quand il voulait venir en aide à Eucratès au moyen de son art, et qu’il lui prescrivait de s’abstenir de vin,
de se nourrir de légumes et en général d’abaisser sa tension nerveuse25. Mais Cléodémos me répondit en
souriant : « Que dis-tu là, Tykhiadès ? Te paraît-il incroyable qu’on puisse tirer de ces moyens quelque
utilité pour les maladies ? — Oui, répliquai-je. Il faudrait en effet que je fusse joliment morveux26 pour
croire que des remèdes externes et qui n’ont aucune communication avec les causes internes des
maladies, combinés, comme vous dites, avec des formules et des mots magiques, puissent avoir une
action et procurer la guérison du corps auquel on les attache. Jamais cela n’arrivera, quand on lierait
seize musaraignes entières dans la peau du lion de Némée27 ; car j’ai souvent vu, moi, le lion lui-même
boiter de douleur avec sa peau intacte sur lui.
9.– « C’est que tu es absolument ignorant, repartit Deinomakhos. Tu as négligé d’apprendre la façon
dont il faut appliquer ces remèdes pour soulager les malades. Tu ne me parais pas même disposé à
admettre des faits parfaitement authentiques, comme l’expulsion des fièvres périodiques,
l’enchantement des serpents, la guérison des tumeurs inguinales et tous les autres miracles que des
vieilles femmes mêmes peuvent opérer. Et si tous ces miracles sont réels, pourquoi ne croirais-tu pas
que ceux dont nous parlons puissent s’accomplir par les mêmes moyens ? — Tu commets une pétition
de principe28, Deinomakhos, repartis-je, et tu chasses, comme on dit, un clou avec un autre29, car il n’est
pas du tout prouvé que les merveilles dont tu parles soient opérées par une pareille puissance. Si donc tu
ne commences pas par me convaincre par une induction logique qu’elles se font ainsi naturellement,
parce que la fièvre ou l’inflammation a peur d’un nom divin ou d’une phrase barbare et s’enfuit pour
cette raison hors de l’aine, tes histoires ne sont toujours que des contes de vieilles femmes.
10.– « À t’entendre, repartit Deinomakhos, il me semble bien que tu ne crois pas non plus aux dieux,
puisque tu ne crois pas que des mots sacrés puissent opérer des guérisons. – Ne dis pas cela, repris-je,
mon excellent ami ; car, même si les dieux existent, il n’y a rien là qui empêche ces sortes de prodiges
d’être faux. Pour moi, je révère les dieux, je vois les guérisons qu’ils opèrent et le bien qu’ils font aux
malades par des remèdes et par la science médicale qui les rend à la santé ; car Asclépios lui-même et
ses fils30 soignaient les malades en leur versant des drogues adoucissantes31, et non en leur attachant des
lions et des musaraignes.
11.– « Laisse-là ce dieu, dit Ion, et je vous raconterai une histoire merveilleuse. J’étais encore un jeune
garçon, d’environ quatorze ans, lorsqu’on vint dire à mon père que Midas, son vigneron, esclave
d’ailleurs robuste et laborieux, avait été mordu par une vipère vers l’heure où l’agora est pleine32. Il était
couché, la jambe déjà gangrenée. Pendant qu’il redressait les sarments et les liait autour des échalas, la
bête, rampant vers lui, lui avait mordu le gros orteil et s’était aussitôt replongée dans son trou. Le
malheureux gémissait et se mourait de douleur. Voilà ce qu’on venait de nous annoncer, quand nous
vîmes Midas lui-même, que ses camarades d’esclavage apportaient chez nous sur une civière. Il avait
tout le corps enflé et livide, la peau moite, et la respiration à peine sensible. Mon père était désolé ; mais
un de ses amis, qui se trouvait là : “Rassure-toi, lui dit-il ; je vais à l’instant te chercher un Babylonien,
de ceux qu’on appelle Chaldéens33 ; il te guérira ton homme” En effet, pour ne pas allonger mon récit, le
Babylonien arriva et rétablit Midas en chassant le venin de son corps au moyen d’une parole magique et
en lui suspendant au pied une pierre qu’il avait coupée à la colonne funéraire d’une jeune fille morte.
Peut-être n’y a-t-il là rien que d’ordinaire. Cependant Midas, prenant sur son dos la civière sur laquelle
on l’avait apporté34, s’en retourna à la campagne. Tel fut le pouvoir de l’enchantement et de cette pierre
tombale.
12.– « Cependant le Babylonien fit encore d’autres prodiges véritablement divins. Car, s’étant rendu un
matin à la ferme, il prononça sept mots sacramentels tirés d’un vieux livre, purifia l’endroit avec du
soufre et une torche, en en faisant trois fois le tour, et il appela35 tous les serpents qui se trouvaient dans
les limites du domaine. Il vint alors, comme attirés vers le charme, une foule de reptiles36, aspics,
vipères, serpents cornus, serpents agresseurs, crapauds communs et crapauds venimeux. Il ne manquait
qu’un vieux dragon que l’âge avait sans doute empêché de sortir de son trou ou qui avait mal entendu le
commandement du magicien. Celui-ci dit qu’ils n’étaient pas tous là. Il choisit alors un des serpents, le
plus jeune, comme messager, et l’envoya chez le dragon, qui se présenta lui aussi quelques instants
après. Quand ils furent assemblés, le Babylonien souffla sur eux et ils furent tous instantanément
consumés par son souffle, ce qui nous plongea dans l’étonnement.
13.– « Dis-moi, Ion, repris-je ; le jeune serpent envoyé en ambassade donnait-il la main à ce dragon
accablé, comme tu dis, de vieillesse, ou celui-ci avait-il un bâton sur lequel il s’appuyait ? — Tu
plaisantes, dit Cléodémos. Moi-même j’ai été jadis plus incrédule que toi sur ces sortes de prodiges ; car
il me paraissait absolument impossible qu’on pût en réaliser. Mais la première fois que j’ai vu voler
l’étranger, le barbare – il était, disait-il, Hyperboréen37 – j’ai cru, et, après une longue résistance, j’ai été
forcé de me rendre ; car que pouvais-je faire en le voyant se soutenir en l’air en plein jour, marcher sur
l’eau et passer à travers le feu à loisir et au pas ? — Tu as vu cela, toi, m’écriai-je, un Hyperboréen qui
volait ou qui marchait sur l’eau ? – Certainement, répondit-il, et j’ai même vu ses chaussures de peau,
telles qu’on les porte communément en son pays. À quoi bon parler des sortilèges ordinaires qu’il nous
faisait voir, comme d’inspirer de l’amour, d’évoquer des démons, de ressusciter des morts déjà putréfiés,
de faire apparaître Hécate38 elle-même sous une forme visible et de faire descendre la Lune ?
14.– « Je veux du moins vous raconter ce que je lui ai vu faire chez Glaukias, fils d’Alexiclès. Glaukias
venait de recueillir l’héritage de son père mort, lorsqu’il tomba amoureux de Chrysis, la fille de
Démainétos. J’étais alors son maître de philosophie et, si cet amour-là ne lui avait pas fait perdre son
temps, il connaîtrait à présent toute la doctrine péripatéticienne ; car il n’avait pas plus de dix-huit ans
qu’il résolvait les problèmes et qu’il avait suivi jusqu’au bout le cours de physique39. Dans l’embarras
où l’amour le tenait, il vint me raconter sa peine, et moi, je crus, étant son maître, devoir lui amener ce
mage hyperboréen. Celui-ci demanda quatre mines40 comptant – car il fallait verser quelque chose à
l’avance pour payer les victimes sacrificielles – et seize mines, quand il lui aurait amené Chrysis. Il
attendit que la lune fût dans son cours, car c’est le temps qu’on choisit généralement pour exécuter ces
rites ; alors il creusa une fosse41 dans une cour découverte de la maison, et vers le milieu de la nuit il
nous évoqua d’abord Alexiclès, le père de Glaukias, mort depuis sept mois. Le vieillard, indigné de
l’amour de son fils, était en colère ; à la fin pourtant il lui permit de s’y abandonner. Ensuite il fit monter
Hécate qui amenait Cerbère42 avec elle et fit descendre la Lune43 et nous donna le spectacle de ses
formes multiples44 ; car elle se montra sous différents aspects : elle se fit voir d’abord sous la figure
d’une femme ; elle devint ensuite un bœuf de toute beauté, puis elle apparut sous la forme d’un jeune
chien. À la fin, l’Hyperboréen, ayant façonné un petit Amour avec de l’argile : “Va, dit-il, et amène
Chrysis.” L’argile prit son vol et, quelques instants après, cette femme arriva et frappa à la porte. À
peine entrée, elle se jeta au cou de Glaukias, comme si elle eût été folle de lui, et elle resta avec lui
jusqu’au moment où nous entendîmes chanter les coqs. La Lune prit alors son vol pour remonter au ciel,
Hécate se plongea sous terre, tous les fantômes disparurent et nous renvoyâmes Chrysis à l’apparition
du crépuscule.
15.– « Si tu avais vu cela, Tykhiadès, tu ne douterais plus que les enchantements ne soient souvent
utiles. — Tu as raison, répondis-je ; je le croirais, si j’en avais vu. Mais, comme je n’en ai pas vu, tu me
pardonneras, je pense, si je n’ai pas des yeux aussi perçants que vous. Au reste, je connais cette Chrysis
dont tu parles : c’est une femme galante et facile. Je ne vois pas pourquoi vous avez eu besoin pour aller
la chercher d’un messager d’argile, d’un mage hyperboréen et de la Lune en personne, attendu que pour
vingt drachmes vous auriez pu l’emmener jusque chez les Hyperboréens. C’est une femme qui cède
toujours à cette espèce d’incantation et qui fait tout le contraire des fantômes. Ceux-ci prennent la fuite,
dès qu’ils entendent le son de l’airain ou du fer, c’est du moins ce que vous dites45 ; elle, au contraire, si
elle entend sonner quelque part une pièce d’argent, s’empresse d’accourir au bruit. Une autre chose
m’étonne encore, c’est ce mage qui, pouvant se faire aimer lui-même des femmes les plus riches et
recevoir d’elles des talents46 entiers, se contente de quatre mines pour rendre aimable cet avaricieux
Glaukias. — Tu es ridicule, dit Ion : tu ne crois à rien.
16.– « Pour ma part, je te demanderais volontiers ce que tu penses de ceux qui délivrent les possédés de
leurs terreurs, en exorcisant publiquement les fantômes. Je n’ai pas besoin d’en citer des exemples : tout
le monde sait que le Syrien de Palestine47, homme entendu48 dans ces sortes de cures, quand il rencontre
des gens qui tombent du haut mal au clair de lune49, qui roulent leurs yeux et qui ont la bouche remplie
de bave, les remet sur pieds et les renvoie en bonne santé, après les avoir délivrés de leurs maux
moyennant un gros salaire. Quand il arrive devant le possédé couché par terre, il demande d’où le
démon est venu dans son corps. Le malade lui-même garde le silence, mais le démon répond, soit en
grec, soit dans la langue du pays étranger auquel il appartient, d’où il est venu et comment il est entré
dans l’homme. Alors le Syrien l’adjure de sortir, et s’il n’obéit pas, le menace et finit par le faire sortir.
Moi qui vous parle, j’en ai vu sortir un tout noir et la peau enfumée. — Tu n’as pas de peine, Ion, dis-je,
à voir de telles choses, toi qui aperçois les idées mêmes que votre père Platon50 vous découvre, si
indistinctes qu’elles soient pour les faibles yeux que nous avons.
17.– « Ion est-il donc le seul qui ait vu de pareilles scènes ? dit alors Eucratès. N’y en a-t-il pas
beaucoup d’autres qui ont rencontré des démons, soit pendant la nuit, soit pendant le jour ? Pour moi,
j’en ai vu, non pas une fois, mais bien dix mille fois. Dans les commencements, j’étais ému en leur
présence, mais aujourd’hui j’y suis tellement habitué que je ne crois rien voir d’extraordinaire, surtout
depuis que l’Arabe m’a fait présent d’un anneau fabriqué avec du fer pris aux gibets51 et m’a enseigné la
formule magique composée de plusieurs mots. Mais peut-être ne me crois-tu pas, moi non plus,
Tykhiadès ? — Et comment, répliquai-je, ne pas croire Eucratès, fils de Deinion, homme sage et
entièrement indépendant, qui exprime ses opinions dans sa propre maison avec une entière liberté ?
18.– « En tout cas, reprit Eucratès, j’ai une statue dont les faits et gestes ont pour témoins toutes les nuits
tous les gens de ma maison, enfants, jeunes gens et vieillards, et cela, tu peux l’apprendre, non pas de
moi seul, mais de tous mes domestiques. — De quelle statue veux-tu parler ? demandai-je. — N’as-tu
pas vu en entrant, dit-il, une statue de toute beauté qui se dresse dans la cour et qui est l’œuvre du
sculpteur Démétrios52 ? — Veux-tu dire le discobole, demandai-je, cet homme qui est penché dans
l’attitude du lancer, qui a le visage tourné du côté de la main qui tient le disque, qui a le genou
légèrement ployé et qui paraît prêt à se dresser pour jeter son disque ? — Non, pas celui-là, dit-il ; c’est
un des ouvrages de Myron53, ce discobole dont tu parles. Ce n’est pas non plus ce beau garçon qui est à
côté de lui, qui a la tête ceinte d’une bandelette ; celui-là est une œuvre de Polyclète54. Laisse toutes les
statues qui sont à droite en entrant, parmi lesquelles se dressent les modelages de Critios et de
Nésiotès55, les tyrannicides. Mais si tu as vu près de la fontaine un personnage ventru, au front chauve,
avec un manteau qui le laisse demi-nu et quelques poils de barbe agités par le vent, qui a les veines
proéminentes et qui est représenté avec tant de vérité, qu’on le prendrait pour un homme réel, c’est
celui-là que je veux dire. On croit que c’est Pellikhos56, le général corinthien.
19.– « Par Zeus, dis-je, j’ai vu à la droite de Cronos un homme qui avait des bandelettes et des
couronnes desséchées et dont la poitrine était plaquée de feuilles d’or. — C’est moi, dit Eucratès, qui lui
ai mis ces feuilles d’or quand il m’a guéri de la fièvre tierce dont j’étais miné. — Il est donc aussi
médecin, dis-je, cet excellent Pellikhos ? — Ne raille pas, dit Eucratès, ou l’homme ne tardera pas à se
venger de toi. Je sais quel est le pouvoir de cette statue dont tu te moques. Ne crois-tu pas qu’un homme
qui peut chasser la fièvre soit aussi capable de l’envoyer à qui il veut ? — Que la statue me soit propice
et douce, m’écriai-je, puisqu’elle a toute la force d’un homme. Mais qu’est-ce que vous lui voyez faire
encore, vous tous qui habitez la maison ? — Aussitôt que la nuit est venue, répondit Eucratès, elle
descend du piédestal sur lequel elle est debout, et fait le tour de la maison ; nous la rencontrons tous,
quelquefois même nous l’entendons chanter, et elle n’a jamais fait de mal à personne. On n’a qu’à se
détourner de son chemin ; elle passe sans molester ceux qui la voient. Souvent même elle prend des
bains et s’ébat toute la nuit, au point que nous entendons l’eau clapoter. — Prends garde, dis-je ; cette
statue au lieu d’être Pellikhos, pourrait bien être Talos le Crétois57, ministre de Minos ; car ce Talos était
un homme de bronze qui faisait le tour de la Crète. Si ta statue, Eucratès, était faite, non de bronze, mais
de bois, rien ne l’empêcherait, au lieu d’être l’ouvrage de Démétrios, d’être un des produits de l’art de
Dédale58, puisqu’elle aussi, dis-tu, s’enfuit de son piédestal.
20.– « Prends garde, Tykhiadès, dit-il, d’avoir à te repentir plus tard de ta plaisanterie. Je sais, moi, ce
qui est arrivé à celui qui avait soustrait les oboles que nous lui offrons à chaque nouvelle lune. — Ç’a dû
être quelque chose de terrible, dit Ion : car c’était un sacrilège. Comment donc se vengea-t-elle de lui,
Eucratès ? je voudrais bien le savoir, si incroyable que cela puisse paraître à Tykhiadès. — Il y avait au
pied de cette statue, reprit Eucratès, un grand nombre d’oboles, et l’on voyait sur sa cuisse quelques
pièces d’argent collées avec de la cire et des feuilles d’argent aussi, offrandes votives ou prix d’une
guérison payé par ceux qu’elle avait délivrés de la fièvre. Nous avions un esclave, franc coquin, qui était
palefrenier. Il entreprit une nuit d’enlever tout cela et il l’enleva en effet, ayant pris le temps que la
statue était descendue de son socle. Mais dès que Pellikhos fut de retour et s’aperçut qu’on l’avait volé,
écoute comment il punit et démasqua le Libyen. Pendant toute la nuit, ce malheureux fit le tour de la
cour, sans pouvoir en sortir, comme s’il était tombé dans un labyrinthe, jusqu’à ce qu’enfin, le jour venu,
on le prit avec les objets qu’il avait volés. Au moment où il fut pris, il reçut une volée de coups de bâton
et ne survécut pas longtemps ; le misérable mourut misérablement, fustigé toutes les nuits, comme il le
disait lui-même, au point que les meurtrissures étaient visibles le lendemain sur sa peau. Après cela,
Tykhiadès, moque-toi encore de Pellikhos, et crois que je commence à radoter, comme si j’étais
contemporain de Minos. — Va, Eucratès, répliquai-je, tant que l’airain sera l’airain et cet ouvrage un
produit de Démétrios d’Alopékè, qui faisait des hommes et non des dieux, je ne craindrai jamais la
statue de Pellikhos que, même de son vivant, je n’aurais guère redouté, en dépit des menaces qu’il aurait
pu me faire. »
21.– Là-dessus, le médecin Antigonos prit la parole : « Moi aussi, Eucratès, dit-il, j’ai un Hippocrate59
d’airain haut d’une coudée environ. À peine la lampe est-elle éteinte, il fait le tour de la maison tout
entière, en faisant du bruit, en renversant les boîtes, en mêlant les médicaments, en retournant le mortier,
surtout quand nous avons différé le sacrifice que nous lui offrons chaque année. — Alors, dis-je,
Hippocrate le médecin demande qu’on lui offre des sacrifices et il se fâche s’il n’a pas en temps voulu
des victimes sans tache pour se régaler, lui qui devrait être bien content qu’on lui fasse quelque offrande
funéraire, quelque libation de lait et de miel, ou qu’on mette une couronne sur sa stèle60 ?
22.– « Écoute à présent, dit Eucratès, la vision que j’ai eue il y a cinq ans, et cela devant témoins. C’était
à la saison des vendanges. À l’heure de midi, je laissai mes ouvriers cueillir les grappes dans ma vigne,
et je m’en allai seul dans le bois, l’esprit absorbé par quelque pensée. Je ne fus pas plus tôt à un endroit
couvert que j’entendis aboyer des chiens. Je conjecturai que Mnason, mon fils, s’amusait à son ordinaire
à chasser et qu’il avait pénétré dans le fourré avec ses compagnons. Il n’en était rien. Quelques instants
après la terre trembla ; en même temps une voix de tonnerre se fit entendre et je vis venir à moi une
femme terrible, haute environ d’un demi-stade61. Elle tenait une torche de la main gauche et de la droite
une épée d’environ vingt coudées. Par le bas, elle avait des pieds en forme de serpents et dans le haut
elle ressemblait à la Gorgone62, j’entends par son regard et sa figure effrayante. Pour chevelure, elle
avait des dragons qui pendaient en boucles et s’enroulaient autour de son cou ; quelques-uns enlaçaient
ses épaules de leurs spirales. Voyez, mes amis, ajouta-t-il, quel frisson m’a saisi, en vous faisant ce
récit. » En disant cela, Eucratès montrait les poils de son bras soi-disant hérissés par la terreur.
23.– Cependant Ion, Deinomakhos et Cléodémos, la bouche béante et le regard fixe, ne perdaient pas un
mot de ce qu’il disait, pauvres vieillards qu’il menait par le bout du nez et qui adoraient silencieusement
un colosse invraisemblable, une femme d’un demi-stade de haut, un croquemitaine géant. Et moi,
pendant ce temps, je songeais à ce qu’étaient ces hommes qui enseignent la sagesse aux jeunes gens et
qui sont admirés de la foule, alors qu’ils ne diffèrent des enfants en nourrice que par les cheveux blancs
et la barbe et se laissent même plus facilement qu’eux séduire au mensonge.
24.– Deinomakhos, en effet, fit cette question : « Dis-moi, Eucratès, de quelle taille étaient les chiens de
la déesse ? — Ils étaient, répondit Eucratès, plus hauts que les éléphants de l’Inde, noirs comme eux,
velus et couverts d’un poil sale et dégoûtant. À la vue de ce monstre, je m’arrêtai et je tournai le chaton
de la bague que l’Arabe m’avait donnée au-dedans de mon doigt. Mais Hécate63 frappant le sol de son
pied de serpent, ouvrit un gouffre monstrueux, aussi profond que le Tartare64, puis, un instant après, elle
sauta dedans et disparut. Pour moi, reprenant courage, je me penchai sur ce gouffre en me tenant à un
arbre qui avait poussé tout près, de peur d’avoir le vertige et de tomber la tête la première. Alors je vis
tout ce qu’il y a dans l’Hadès, le Pyriphlégéthon65, le lac, Cerbère, les morts, assez bien pour en
reconnaître quelques-uns. En tout cas, je vis distinctement mon père, encore vêtu des habits dans
lesquels nous l’avions enseveli. — Et que faisaient les âmes, Eucratès ? demanda Ion. — Que
pouvaient-elles faire, dit-il, sinon de passer le temps, rangées en tribus et en phratries66 avec leurs amis
et leurs parents, couchées sur l’asphodèle67 ? — Maintenant, s’écria Ion, que les épicuriens viennent
encore contredire le divin Platon et sa doctrine sur les âmes. Mais n’as-tu pas vu aussi parmi les morts
Socrate lui-même et Platon ? — Socrate, oui, je l’ai vu, dit-il, mais pas nettement ; j’ai jugé que c’était
lui à sa calvitie et à son ventre proéminent68. Quant à Platon, je ne l’ai pas reconnu ; car il faut, je pense,
dire la vérité à ses amis. Quoi qu’il en soit, j’avais tout vu passablement, quand les bords du gouffre se
rejoignirent et se fermèrent. Quelques-uns de mes esclaves, qui me cherchaient, entre autres Pyrrhias
que voici, arrivèrent quand le gouffre n’était pas encore entièrement refermé. Dis-leur, Pyrrhias, si je dis
la vérité. — Oui, par Zeus, dit Pyrrhias. J’ai même entendu des aboiements qui montaient du gouffre et
entrevu du feu qui venait de la torche, j’imagine. » Et moi, je me mis à rire, en entendant le témoin
enchérir avec les aboiements et le feu.
25.– Cependant Cléodémos : « Ce que tu as vu, dit-il, n’est pas nouveau ; d’autres l’ont vu comme toi,
puisque moi-même, étant malade, il n’y a pas longtemps, j’ai eu une vision du même genre. Antigonos
ici présent me visitait et me soignait. C’était le septième jour et la fièvre avait toute la violence d’une
calenture. On m’avait laissé seul, la porte fermée et on attendait dehors ; car tu avais donné des ordres à
cet effet, Antigonos, pour essayer de me faire dormir. À ce moment, tandis que j’étais encore éveillé, je
vois apparaître devant moi un jeune homme de toute beauté, vêtu d’un manteau blanc. Il me fait lever et
me conduit à travers un abîme dans l’Hadès, comme je le reconnus aussitôt en voyant Tantale, Tityos et
Sisyphe69. Il est inutile que je vous parle du reste ; mais quand je fus arrivé au tribunal – il y avait là
Éaque70, Charon71, les Moires72 et les Érinyes73 – un personnage qui ressemblait à un roi, Pluton74, je
suppose, était assis et lisait les noms de ceux qui auraient dû être morts, parce qu’ils avaient dépassé le
terme de leur vie. Le jeune homme me prenant par la main m’amena devant lui. Mais Pluton se fâcha et
dit à mon conducteur : “Son fil n’est pas encore au bout ; qu’il s’en aille. Et toi, amène-moi le forgeron
Démylos ; car il vit au-delà de ce que comporte son fuseau.” Pour moi, je remontai sur la terre, plein de
joie, et dès ce moment je fus délivré de la fièvre. J’annonçai à tout le monde que Démylos allait mourir.
Il demeurait dans notre voisinage et lui-même était malade, à ce qu’on disait. Peu après, nous
entendîmes les lamentations de ceux qui le pleuraient.
26.– « Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? dit Antigonos. Moi, je connais un homme qui est revenu à la vie
vingt jours après son enterrement, car c’est moi qui l’ai soigné avant sa mort et depuis sa résurrection.
— Et comment, dis-je, son corps n’a-t-il pas pourri en vingt jours ou n’a pas été simplement détruit par
la faim, à moins que ce ne soit quelque Épiménide75 que tu aies soigné ? »
27.– Tandis que nous échangions ces paroles, les fils d’Eucratès entrèrent, revenant de la palestre. L’un
était déjà sorti de la classe des éphèbes76, l’autre pouvait avoir quinze ans. Après nous avoir salués, ils
s’assirent sur le lit près de leur père, et l’on m’apporta un siège. Alors Eucratès, comme si la vue de ses
fils lui rappelait quelque chose : « Puissé-je, dit-il, en imposant la main sur eux, jouir de ces enfants
aussi sûrement que ce que je vais te dire est véritable, Tykhiadès. Tout le monde sait combien j’ai chéri
ma pauvre femme, leur mère. Je l’ai montré par ce que j’ai fait pour elle, non seulement de son vivant,
mais encore après sa mort, en brûlant avec elle toutes ses parures et les habits qu’elle aimait à porter
lorsqu’elle était en vie. Or le septième jour qui suivit son décès, j’étais couché ici sur mon lit comme
aujourd’hui et je cherchais à consoler ma douleur en lisant silencieusement le traité de Platon sur
l’âme77. Tandis que j’étais ainsi occupé, ma Démainète elle-même entre et vient s’asseoir près de moi à
la place où est Eucratidès à présent ; en même temps il montrait son plus jeune fils, qui à l’instant se mit
à frissonner d’une frayeur tout enfantine ; depuis un moment d’ailleurs il était devenu pâle en écoutant
le récit de son père. Pour moi, reprit Eucratès, dès que je la vis, je la pris dans mes bras en poussant des
cris de douleur et je fondis en larmes. Mais elle, interrompant mes plaintes, me fit des reproches de ce
que, lui ayant sacrifié tout ce qui lui avait appartenu, je n’avais pas brûlé l’une de ses sandales, qui
étaient brochées d’or. Elle me dit qu’elle était tombée sous le coffre. C’est pour cela que, ne l’ayant pas
trouvée, nous n’en avions brûlé qu’une. Mais, tandis que nous parlions, un maudit petit chien de
Mélita78 qui était sous le lit, se mit à japper ; elle disparut à ce jappement. Cependant la sandale fut
retrouvée sous le coffre et on la brûla par la suite.
28.– « Crois-tu encore, Tykhiadès, que l’on doive révoquer en doute des apparitions si claires et visibles
tous les jours ? — Non, par Zeus, répliquai-je ; ceux qui en douteraient et témoigneraient si peu de
respect à la vérité mériteraient bien qu’on les fessât comme les enfants avec une sandale dorée. »
29.– Sur ces entrefaites arrive le pythagoricien Arignotos, l’homme aux longs cheveux, à la face
vénérable, tu sais, cet homme célèbre par sa sagesse qu’on a surnommé le saint. En le voyant, je
respirai. Voici, pensais-je, une hache qui me vient pour saper ces mensonges, et je me disais qu’il allait
fermer la bouche à tous ces conteurs de prodiges. Je me figurais que la Fortune avait, comme on dit,
roulé vers moi un deus ex machina79. Quand il se fut assis, Cléodémos lui ayant cédé sa place, il
demanda d’abord des nouvelles du malade. Eucratès lui ayant répondu qu’il se sentait mieux : « Quel
sujet, demanda-t-il, débattiez-vous entre vous ? J’ai prêté l’oreille en entrant et il m’a paru que la
discussion allait bon train. — Nous essayons tout simplement, répondit Eucratès, de convaincre cet
homme d’acier – il me montrait – qu’il y a des démons et des spectres, que les âmes des morts se
promènent sur terre et se montrent à qui elles veulent. » Ce discours me fit rougir et, plein de vénération
pour Arignotos, je baissai la tête. « Prends garde, Eucratès, reprit-il. Tykhiadès veut peut-être dire que
seules se promènent ainsi les âmes de ceux qui sont morts d’une manière violente, par exemple de ceux
qui se sont pendus ou qui ont eu la tête tranchée ou qui ont été empalés ou qui sont sortis de la vie de
quelque autre manière semblable, mais qu’il n’en est plus de même de ceux qui sont morts
naturellement. Si c’est là l’opinion qu’il soutient, on ne doit pas tout à fait la rejeter. — Non, par Zeus,
répliqua Deinomakhos, ce n’est pas cela qu’il soutient. Il prétend au contraire que ces choses-là
n’existent pas du tout et n’ont aucune consistance visible.
30.– « Que dis-tu ? dit Arignotos, en me lançant un regard sévère. Tu ne crois pas qu’aucune de ces
choses puisse arriver, et cela quand tout le monde pour ainsi dire en est témoin ? — Vous plaidez ma
cause, dis-je ; si je ne crois pas, c’est que seul entre tous je ne vois pas. Si je voyais, je croirais sans
doute comme vous. — Eh bien, reprit-il, si jamais tu vas à Corinthe, demande où est la maison
d’Eubatidès, et, quand on te l’aura montrée près du Cranion, entres-y et dis au portier Tibios que tu veux
voir l’endroit d’où le pythagoricien Arignotos a déterré et chassé le démon et rendu la maison habitable
à l’avenir.
31.– « Qu’était-ce, Arignotos ? demanda Eucratès. — Cette maison, répondit-il, était abandonnée depuis
longtemps à cause des frayeurs qu’elle inspirait. Si quelqu’un s’y installait, il s’enfuyait aussitôt,
épouvanté, chassé par un fantôme redoutable et terrifiant. Aussi elle tombait en ruines et le toit
s’effondrait et il n’y avait absolument plus personne qui osât en franchir le seuil. Quand j’eus appris
cela, je pris mes livres, car j’ai un grand nombre de livres égyptiens qui traitent de ces matières, je me
rendis dans la maison au moment du premier sommeil, malgré mon hôte, qui ayant su où j’allais, m’en
détournait et me retenait presque, car il croyait que je courais à ma perte certaine. Mais moi, prenant une
lampe à la main, j’entre seul, je pose ma lumière dans la chambre la plus vaste et je me mets
tranquillement à lire assis à terre. Le démon se présente, pensant qu’il avait encore affaire à un homme
du commun et comptant bien m’effrayer aussi facilement que les autres. Il était sale, chevelu80 et plus
noir que les ténèbres. Il se place devant moi et il essaye de tous les côtés de m’assaillir, pour tâcher de
me vaincre, et il se change tantôt en chien, tantôt en taureau ou en lion. Mais moi, j’avais préparé la plus
terrible des incantations ; je la lui adresse en langue égyptienne et je l’accule dans le coin d’une chambre
obscure ; puis, après avoir remarqué l’endroit où il s’était plongé, je me livre au repos le reste de la nuit.
Le lendemain matin, comme tout le monde était désespéré et s’attendait à me trouver mort comme les
autres, on fut bien surpris de me voir sortir. Je m’approche aussitôt d’Eubatidès et lui annonce
l’heureuse nouvelle qu’il peut désormais habiter sans crainte sa maison purifiée. Je le prends avec moi,
lui et beaucoup d’autres, car on nous suivait pour voir le prodige ; je les mène à l’endroit où j’avais vu
s’abîmer le démon et je leur dis de prendre des bêches et des hoyaux et de se mettre à creuser. On le fit
et l’on découvrit, enfoui à une brasse81 environ de profondeur, un vieux cadavre dont les os seuls
gardaient la forme du corps. On l’exhuma et on lui donna la sépulture et, dès ce moment, la maison
cessa d’être infestée par les fantômes. »
32.– Lorsque Arignotos, cet homme d’une sagesse surhumaine et que tout le monde vénérait, eut
raconté cette histoire, il n’y eut plus personne dans la compagnie qui ne me prît pour un fou fieffé de ne
pas croire à ces sortes de prodiges, et cela quand le narrateur était Arignotos. Cependant, sans me laisser
intimider par sa chevelure ni par l’opinion qu’on avait de lui : « Eh quoi ! lui dis-je, tu n’offres donc, toi
non plus, que la seule espérance de la vérité, et tu es rempli de fumée et de visions. Tu vérifies le
proverbe : Notre trésor n’était que du charbon82. — Eh bien, répondit Arignotos, si tu ne crois ni à mes
discours, ni à ceux de Deinomakhos, de Cléodémos ici présent, d’Eucratès même, va, cite-nous
quelqu’un qui soit d’opinion contraire à la nôtre et qui te paraisse plus digne de foi que nous dans ces
matières. — Par Zeus, répliquai-je, je vous citerai un homme digne de toute admiration, le fameux
Démocrite d’Abdère83, qui était fermement convaincu que rien de tel ne peut exister. Il s’était enfermé
dans un tombeau en dehors des portes de la ville, et là, nuit et jour, il écrivait et composait sans relâche.
Quelques jeunes gens, voulant le mystifier et lui faire peur, s’affublèrent de vêtements noirs, comme
ceux des morts, se couvrirent la tête de masques façonnés en forme de crânes, puis l’encerclèrent et
dansèrent la ronde autour de lui, en sautant en l’air sur un rythme précipité. Mais lui, loin d’avoir peur
de cette mascarade, ne leva même pas les yeux vers eux, et, continuant d’écrire, il leur dit : « Cessez
votre plaisanterie », tant il était fermement persuadé que les âmes ne sont plus, une fois qu’elles sont
sorties des corps. — Ce que tu dis-là, fit Eucratès, revient à dire que Démocrite aussi était fou, s’il
pensait ainsi.
33.– « Eh bien, moi, je vais vous raconter une aventure qui m’est arrivée et que je ne tiens pas d’un
autre. Peut-être en l’entendant, Tykhiadès, te sentiras-tu porté à croire à la vérité de mon récit. J’étais
jeune encore et je séjournais en Égypte, où mon père m’avait envoyé pour compléter mes études. Un
jour il me prit envie de remonter le Nil jusqu’à Coptos et d’aller de là voir la statue de Memnon84 et
entendre ce son merveilleux qu’elle rend au soleil levant. Je l’entendis alors, non pas comme le commun
des hommes émettre un son inarticulé ; mais Memnon lui-même ouvrit la bouche et me rendit un oracle
en sept vers, que je pourrais vous réciter, si cela n’était pas hors de propos.
34.– « En remontant le fleuve, il se trouva qu’il y avait parmi les passagers un citoyen de Memphis, un
des scribes sacrés, homme admirable par son savoir et versé dans toute la doctrine des Égyptiens. On
disait même qu’il avait passé vingt-trois ans dans les sanctuaires souterrains où Isis lui enseignait la
magie. — C’est Pancratès85 dont tu parles, dit Arignotos ; c’est mon maître, un homme sacré, rasé, vêtu
de lin, pensif, parlant grec, mais incorrectement, grand, camus, aux lèvres proéminentes, aux jambes
grêles. — C’est lui-même, reprit Eucratès, c’est Pancratès. Tout d’abord j’ignorais quel homme c’était ;
mais en le voyant, toutes les fois que le bateau jetait l’ancre, faire miracles sur miracles, en particulier
chevaucher des crocodiles et nager avec les monstres, qui se courbaient devant lui et le flattaient de la
queue, je reconnus que c’était un homme sacré, et peu à peu, à force de prévenances, je devins son
camarade et pénétrai si avant dans son intimité qu’il me communiquait tous ses secrets. À la fin, il
m’engagea à laisser tous mes serviteurs à Memphis et à le suivre tout seul, me disant que nous ne
manquerions pas de gens pour nous servir. Dès lors voici comment nous vivions.
35.– « Quand nous arrivions à une hôtellerie, mon homme prenait la barre de la porte, ou le balai, ou le
pilon, le recouvrait d’habits et, prononçant sur lui une formule magique, il le faisait marcher, et tout le
monde le prenait pour un homme ; et l’objet s’en allait puiser de l’eau, faisait nos provisions, les
accommodait, nous servait en tout avec adresse et faisait nos commissions. Ensuite, lorsque le mage
n’avait plus besoin de ses services, il refaisait du balai un balai, ou du pilon un pilon, en prononçant sur
lui une autre formule d’incantation. Quelque désir que j’eusse d’apprendre ce secret, je ne pus l’obtenir
de lui : il en était jaloux, bien qu’en tout le reste il se mît à mon entière disposition. Mais un jour,
m’étant secrètement placé dans un coin assez obscur, j’entendis l’enchantement sans qu’il s’en aperçût.
C’était un mot de trois syllabes. Il s’en alla ensuite à la place, après avoir commandé au pilon ce qu’il
avait à faire.
36.– « Le lendemain, ce mage étant allé à la place pour traiter quelque affaire, je pris le pilon, je
l’habillai comme faisait l’Égyptien, je prononçai les trois syllabes et je lui ordonnai d’apporter de l’eau.
Quand il eut rempli l’amphore et me l’eut apportée : “C’est assez, lui dis-je, n’apporte plus d’eau, et
redeviens pilon.” Mais, sans vouloir m’obéir, il en apportait toujours, jusqu’à ce que, à force d’en puiser,
il eut inondé notre maison. J’étais fort embarrassé, car je craignais que Pancratès, à son retour, ne se
fâchât contre moi, ce qui arriva en effet. Je prends alors une hache et je coupe le pilon en deux ; mais
chacun des deux morceaux, prenant des amphores va chercher de l’eau, et, au lieu d’un porteur, j’en eus
deux. À ce moment, Pancratès survient ; il comprit ce qui s’était passé et il refit de ces porteurs d’eau
des morceaux de bois tels qu’ils étaient avant l’enchantement ; mais lui me quitta sans que je m’en
aperçusse et disparut je ne sais où. — Eh bien, à présent, demanda Deinomakhos, as-tu gardé ce secret
de faire un homme d’un pilon ? — Oui, par Zeus, repartit Eucratès, mais à moitié seulement ; car il me
serait impossible de le ramener à son premier état, si une fois j’en avais fait un porteur d’eau et je ne
pourrais empêcher ma maison d’être inondée par l’eau qu’il y verserait.
37.– « Ne cesserez-vous pas, leur dis-je, de raconter, vieux comme vous êtes, des prodiges si absurdes ?
Si vous ne le voulez pas, remettez au moins à un autre temps, par égard pour les jeunes gens que voici,
ces histoires surnaturelles et effrayantes ; craignez que leur esprit ne se remplisse insensiblement de
frayeurs et de fables ridicules. Il faut les épargner et ne pas les accoutumer à entendre de pareils récits,
qui, fixés dans leur mémoire, les troubleraient et les rendraient peureux, en les remplissant de
superstitions de toutes sortes.
38.– « Tu as bien fait, dit Eucratès, de me faire penser à la superstition. Que penses-tu, Tykhiadès, de ces
sortes de choses, je veux dire des oracles, des prophéties, des cris de certains hommes inspirés des
dieux, des voix qui sortent des sanctuaires ou des vers prononcés par une jeune fille qui prédit l’avenir ?
Évidemment tu ne crois pas non plus à tout cela. Pour moi, je ne te dirai pas que je possède un anneau
sacré avec l’effigie d’Apollon pythien gravée sur le cachet et que cet Apollon me parle ; j’aurais peur
d’avoir l’air de me vanter de choses incroyables. Mais je veux t’apprendre ce que j’ai entendu dans le
temple d’Amphilochos à Mallos86, où le héros a réellement87 causé avec moi et m’a donné des conseils
sur mes affaires, et ce que j’ai vu là de mes propres yeux, ensuite ce que j’ai vu à Pergame88 et entendu à
Patares89. Comme je revenais d’Égypte dans ma patrie, on me dit que cet oracle de Mallos était le plus
célèbre et le plus véridique et qu’il répondait clairement mot pour mot aux demandes écrites sur une
tablette qu’on remet au prophète. Je pensai que je ferais bien d’éprouver l’oracle en passant et de
consulter le dieu sur l’avenir. »
39.– Eucratès en était là, lorsque, voyant où il allait en venir et qu’il entamait sur les oracles un
bavardage interminable, je le quittai, tandis qu’il naviguait encore de l’Égypte à Mallos. Je ne jugeais
pas à propos de tenir tête moi seul à toute la compagnie et je me rendais compte aussi qu’ils supportaient
impatiemment la présence d’un contradicteur qui réfutait leurs mensonges. « Je m’en vais, dis-je, à la
recherche de Léontikhos, car j’ai quelque chose à lui dire. Pour vous, puisque les sujets purement
humains ne suffisent pas à votre curiosité, appelez les dieux mêmes à vous aider dans l’invention de vos
fables. » Là-dessus, je sortis. Quant à eux, joyeux de se trouver libres, ils continuèrent sans doute à se
régaler et à s’en donner à cœur joie de leurs mensonges.
Voilà, Philoclès, ce que je viens d’entendre chez Eucratès. Aussi, par Zeus, tu me vois dans l’état
d’un homme qui a bu du vin doux : j’ai le ventre gonflé et j’ai besoin d’un vomitif. Je donnerais cher
pour avoir un remède qui me fasse oublier ce que j’ai entendu ; car j’ai peur que le souvenir de ces
contes absurdes, ne s’installe en moi et ne me joue quelque mauvais tour. Je crois en effet voir partout
des prodiges, des démons, des Hécates.
40.– PHILOCLÈS. — C’est aussi l’effet que ton récit a produit sur moi, Tykhiadès. Ceux qui ont été
mordus par des chiens enragés ne sont pas, dit-on, les seuls qui aient la rage et soient hydrophobes ;
mais si un homme qui a été mordu en mord un autre, cette morsure a le même effet que celle du chien et
produit également l’hydrophobie. Aussi est-il à croire que toi aussi, après avoir été mordu chez Eucratès
par une foule de mensonges, tu m’as communiqué à moi-même ta maladie, tellement tu m’as rempli
l’imagination de démons.
TYKHIADÈS. — Rassurons-nous, mon doux ami ; nous avons contre ces poisons un puissant
antidote : c’est la vérité et la droite raison appliquée à tout. Si nous en usons, aucun de ces vains et
ridicules mensonges ne troublera notre tranquillité.

1. Le nom de Tykhiadès est aussi celui de l’interlocuteur du parasite Simon dans Lucien, Le Parasite ou Que le métier de parasite est un art.

2. Voir Platon, Euthydème, 295c.

3. Voir Homère, Odyssée, I, 5.

4. Hérodote (Ve s. av. J.-C.), considéré comme le père de l’Histoire, et Ctésias de Cnide (Ve s. av. J.-C.), médecin à la cour du roi de Perse
Artaxerxès II et auteur d’ouvrages sur la Perse et sur l’Inde. Dans les Histoires vraies de Lucien (II, 31), ces maîtres du mensonge subissent leur
châtiment aux Enfers.

5. Trois épisodes relatés dans la Théogonie d’Hésiode.

6. Pour enlever Europe.

7. Pour séduire Léda.

8. Philomèle (et sa sœur Procné). Voir Ovide, Les Métamorphoses, VI, 424 sq.

9. La nymphe Callisto. Voir ibid., II, 401-496.

10. Pégase est le cheval blanc ailé à l’aide duquel le héros Bellérophon parvint à tuer la Chimère, un monstre hybride, avec une tête de lion,
un corps de chèvre et une queue de serpent. Les Gorgones sont au nombre de trois : Euryale, Sthéno et Méduse (la seule à être mortelle) ; leur regard
pétrifie. Les Cyclopes sont des géants dotés d’une très grande force et ne possédant qu’un seul œil au milieu du front.

11. Deux esprits féminins malfaisants des croyances populaires, qui font peur aux enfants. Voir Xénophon, Helléniques, IV, 4, 17 et Théocrite,
Idylles, XV, 40 (Mormo) ; Horace, Art poétique, 340 ; Diodore de Sicile, XX, 41, 3-6 ; Strabon, I, 2, 8 (Lamia).

12. Voir Lucien, Zeus tragédien, 45 ; Timon, 6 ; Sur les sacrifices, 10 ; L’Assemblée des dieux, 6.

13. Roi légendaire d’Athènes ; il symbolise la nature autochtone des Athéniens, que ceux-ci revendiquent fièrement.

14. Littéralement des « hommes semés », nés des dents du dragon tué par Cadmos et qu’il sema en terre. Sortis tout armés du sol, ils
s’entretuèrent jusqu’à ce qu’il ne reste que cinq d’entre eux, qui aidèrent Cadmos à fonder Thèbes. Ce mythe permet aux Thébains – descendants de
ces Spartes – de revendiquer leur autochtonie.

15. Des hommes à la stupidité proverbiale. Sur Coroïbos, voir Lucien, Les Amours, 53 ; Élien, Histoire variée, XIII, 15. Margitès est l’anti-
héros simple d’esprit d’un poème du même nom qui parodiait les épopées archaïques ; voir Lucien, Hermotimos, 17.

16. Prince légendaire d’Éleusis, que Déméter initia à ses Mystères (Homère, Hymnes, « À Déméter », 153, 474). Il serait le fondateur de
l’agriculture (Sophocle, fr. 539 Nauck). Il est souvent représenté sur un chariot ailé : voir Ovide, Les Métamorphoses, V, 645 sq. Voir aussi Lucien, Le
Songe ou la Vie de Lucien, 15.

17. Voir Hérodote, VI, 105 ; Lucien, La Double Accusation, 9 ; Dialogues des dieux, 2.

18. Fille du roi d’Athènes Érechthée et de Praxitée, enlevée par le vent du nord, Borée, qui en fit sa femme. Voir Hérodote, VII, 189 ; Platon,
Phèdre, 229b-d.
19. Chez Lucien, c’est en général le nom d’un riche : voir Le Songe ou le Coq, 7 ; Hermotimos, 11 ; Dialogues des morts, 15.

20. Déesses vengeresses. Voir ci-dessous, 25, note 5, p. 479.

21. L’opposition entre ces deux animaux est traditionnelle. Voir Lucien, Le Pêcheur ou les Ressusscités, 32.

22. La déesse du foyer.

23. Le péripatéticien Cléodémos et le platonicien Ion apparaissent aussi chez Lucien, dans Le Banquet.

24. Voir Lucien, La Tragédie de la goutte.

25. Pour guérir un accès de goutte ? Voir Lucien, La Tragédie de la goutte et Okypous.

26. Le grec dit « avoir le nez plein de morve » pour dire « avoir l’esprit épais, être stupide ». Voir Lucien, Alexandre ou le Faux Prophète, 20.

27. Le fameux lion tué par Héraclès. Après l’avoir étouffé, Héraclès écorcha l’animal avec ses propres griffes et revêtit sa peau.

28. Expression stoïcienne. Voir Sextus Empiricus, Contre les logiciens, II, 436.

29. L’expression est aussi employée par Lucien dans Sur un lapsus commis en saluant, 7 et l’Apologie, 9. Voir Aristote, Politique, V, 1314a.

30. Asclépios a deux fils, Machaon et Podaleirios ; mais le terme désigne ensuite les familles nobles vouées à l’exercice de la médecine qui
prétendent descendre de ce dernier et enfin, par extension, tous les médecins.

31. Voir Homère, Iliade, IV, 218 et XI, 515.

32. C’est-à-dire en fin de matinée.

33. Les Chaldéens désignent un peuple d’origine sémite attesté dès le premier millénaire av. J.-C. à Babylone. Par la suite, le terme est
employé de manière générique pour désigner des mages orientaux, sorciers, devins et astrologues, particulièrement appréciés des Grecs et des
Romains. Voir Lucien, Ménippe, 6 ; Dialogues des morts, 12, 3 et 21, 1.

34. Image traditionnelle : voir Matthieu IX, 6-7 ; Marc II, 11-12 ; Luc V, 25.

35. Lieu commun de la littérature magique : voir Virgile, Bucoliques, VIII, 71 ; Ovide, Les Fards, 39.

36. Sur les divers serpents mentionnés (akontias, cérastes, dragons), voir Lucien, Les Dipsades, 3.

37. Peuple légendaire vivant aux confins septentrionaux du monde habité. Voir Hérodote, IV, 32-36. Voir Lucien, Le Pseudologiste, 3 ;
Hermotimos, 27.

38. Divinité chtonienne, maîtresse des ombres et des esprits, souvent invoquée dans les pratiques de magie noire.

39. L’enseignement aristotélicien comprenait l’étude de la logique, puis celle de la physique et s’achevait par la métaphysique.

40. Une mine équivaut à cent drachmes.

41. Pratique habituelle de la nécromancie : voir Homère, Odyssée, XI, 25 ; Lucien, Charon, 22 et Ménippe, 9.

42. Chien monstrueux à plusieurs têtes, qui garde l’entrée des Enfers.

43. Comme les sorcières thessaliennes chez Aristophane (Les Nuées, 749-750).

44. Les dieux de la mythologie grecque peuvent prendre des formes variées, parfois humaines, parfois animales (voir par exemple les
différentes formes sous lesquelles Zeus apparaît aux mortelles qu’il veut séduire).

45. Voir Théocrite, II (Les Magiciennes), 36.

46. Un talent équivaut à soixante mines ou six mille drachmes.

47. On a parfois cru (sans motifs probants) qu’il s’agissait de Jésus. Voir Ovide, L’Art d’aimer, I, 416.

48. Le terme grec employé est sophistês, qui désigne aussi bien un orateur professionnel, un homme habile dans un certain domaine ou un
charlatan.

49. Sur le rapport entre lune et épilepsie, voir Lucien, Toxaris, 24. Sur l’épilepsie, voir déjà Hippocrate, De la maladie sacrée.

50. Sur la théorie platonicienne des idées, « modèles » des choses sensibles, voir notamment Phédon, Banquet ou République. Lucien s’en
moque notamment dans Les Sectes à l’encan, 18.

51. Le mot grec est stauros, qui désigne le poteau ou la croix à laquelle un condamné est attaché ou cloué.

52. Sculpteur bronzier (originaire du dème d’Alopékè) du IVe s. av. J.-C. connu pour le réalisme de ses portraits.

53. Bronzier du Ve s. av. J.-C. considéré comme un des grands sculpteurs de l’Antiquité.

54. Le sculpteur par excellence de l’Antiquité (Ve s. av. J.-C.), qui aurait atteint la perfection avec le type du jeune homme debout
(notamment par sa technique du contrapposto). Il est l’auteur d’un traité intitulé le Canon, un « guide du sculpteur » traitant des proportions idéales du
corps masculin, presque intégralement perdu.

55. Le groupe représente Harmodios et Aristogiton, les assassins du tyran athénien Hipparque (514 av. J.-.C), considérés comme des héros de
la liberté et les fondateurs de la démocratie ; leur statue, réalisée par Anténor, fut érigée sur l’Agora. Emportée par les Perses lors du sac d’Athènes en
480 av. J.-C., elle fut remplacée par un nouveau groupe, œuvre de Critios et Nésiotès.

56. Thucydide, I, 29, mentionne un Aristeus, fils de Pellikhos, parmi les chefs corinthiens de l’offensive contre Corcyre.

57. Homme de bronze, donné par Héphaïstos au roi de Crète Minos : gardien de l’île chargé de repousser les intrus, il en faisait le tour trois
fois par jour.

58. L’artiste et inventeur légendaire. Ses statues étaient si vivantes qu’on les croyait capables de se mouvoir : voir Platon, Ménon, 97d-98a.

59. Hippocrate était considéré comme le père de la médecine.

60. Les sacrifices étaient réservés aux dieux ; les héros et les hommes d’exception étaient honorés par des offrandes sur leur tombe.

61. Soit environ 90 m de haut.

62. Monstre féminin de la mythologie grecque, à la chevelure constituée de serpents ; son regard pétrifie.

63. Voir ci-dessus, 13 et note 4, p. 472.

64. Gouffre des Enfers où sont emprisonnés les condamnés aux châtiments éternels.

65. Fleuve de feu qui coule aux Enfers, affluent de l’Achéron.

66. Voir Homère, Iliade, II, 362.

67. Plante de la famille des liliacées, mentionnée dès Homère (Odyssée, XI, 539) et Hésiode (Les Travaux et les Jours, 41) comme peuplant
les prairies des Enfers.

68. La laideur de Socrate était proverbiale.

69. Trois personnages de la mythologie grecque condamnés à subir, aux Enfers, un châtiment éternel. Voir Homère, Odyssée, XI, 576-600.

70. Un des trois juges des Enfers.

71. Le nocher des Enfers, qui fait traverser sur sa barque les morts que lui amène Hermès.

72. Les divinités du Destin : Clotho, Lachésis et Atropos (voir Hésiode, Théogonie, 217-222) ; elles tissent le fil du destin attribué à chacun.

73. Déesses de la vengeance, qui punissent en particulier les crimes familiaux : elles rendent fous ou aveugles les hommes qu’elles
tourmentent. Elles sont ailées, ont des serpents pour cheveux, souvent des fouets ou des torches à la main ; leur apparence effrayante les rapproche des
Gorgones ou des Harpies. Ce sont elles qui poursuivent Oreste.

74. Le souverain des Enfers.

75. Crétois à la réalité historique discutée, assimilé aux sages de l’époque archaïque, et dont plusieurs miracles sont rapportés. On lui
attribuait notamment la capacité de quitter son corps et d’y revenir. Il aurait dormi près de cinquante ans.

76. Il est donc « majeur ».

77. Le Phédon, traité sur l’immortalité de l’âme.

78. Les bichons maltais sont appréciés depuis l’Antiquité.

79. Cette expression proverbiale renvoie à la machinerie qui, au théâtre, permettait l’entrée en scène, par la voie des airs, d’une divinité
venant dénouer une situation désespérée.

80. Tout comme Arignotos, ainsi que Lucien ne manque pas de le faire remarquer à deux reprises (29 et 32).

81. Environ 1,80 m.

82. Sur ce proverbe, voir Lucien, Timon, 41 ; Zeuxis, 2 ; Hermotimos, 71.

83. Le philosophe matérialiste Démocrite d’Abdère (460-370 av. J.-C) est un des principaux représentants de l’atomisme ancien. Sur
l’anecdote qui suit, comparer avec les lettres 10-23 présentes dans le corpus hippocratique. Voir aussi Diogène Laërce, IX, 38. Chez Lucien, il est celui
qui rit de la sottise et de la crédulité humaines : voir Les Sectes à l’encan, 13 ; Sur les sacrifices, 15 ; Alexandre ou le Faux Prophète, 50 ; Sur la mort
de Pérégrinos, 7 et 45.

84. Les colosses de Memnon étaient deux sculptures monumentales en pierre situées sur la rive occidentale de Thèbes, derniers vestiges du
temple funéraire d’Amenhotep III (XVIIIe dynastie), aujourd’hui disparu. À la suite d’un séisme, un des deux colosses produisait chaque matin, au
lever du soleil, un son tout à fait particulier (dû à la dilatation du quartzite dans lequel le colosse était taillé). À l’époque romaine, le colosse de
Memnon acquit une renommée extraordinaire. Au IIIe siècle, l’empereur Septime Sévère fit restaurer la statue, la rendant ainsi définitivement muette.
Voir Lucien, Toxaris, 27.

85. Lucien nomme ici un personnage historique, magicien et prophète d’Héliopolis, qui s’attira les faveurs de l’empereur Hadrien. Voir les
papyrus magiques de Paris (PGM IV 2446-2455).
86. Ville de Cilicie. Voir aussi Lucien, Alexandre ou le Faux Prophète, 19.

87. C’est-à-dire de jour, durant la veille, et non de nuit dans les rêves, comme le font d’ordinaire les divinités.

88. Ville d’Asie Mineure, située en Éolide, au nord de Smyrne.

89. Port de Lycie.


35
LE JUGEMENT DES DÉESSES
Le dialogue a pour sujet le jugement de Pâris, revisité par Lucien. L’auteur reprend les principaux
éléments du mythe : la scène se passe sur l’Ida ; Hermès remet au berger Pâris la pomme d’or destinée à
celle des trois déesses qui sera désignée la plus belle, et lui transmet la décision de Zeus de le faire juge
de la querelle ; les trois déesses sont examinées tour à tour. Héra promet à Pâris l’empire d’Asie, Athéna
la gloire militaire, Aphrodite la main d’Hélène de Troie, pour obtenir la pomme ; Pâris tranche en faveur
d’Aphrodite. On comparera utilement avec la pantomime sur le même sujet décrite par Apulée (Les
Métamorphoses, X, 30-32). Mais si le canevas est identique, l’art de Lucien perce à chaque ligne : sa
réécriture du mythe est subtile et plaisante. De nombreux détails affleurent, qui suggèrent les ressorts
psychologiques à l’œuvre dans cet épisode et nous montrent des dieux aux travers très humains. Ainsi,
au détour d’une phrase, Zeus confesse s’être lâchement récusé au profit de Pâris pour échapper à la
haine des deux futures perdantes ; Hermès, naïvement, donne des informations sur Pâris, que les déesses
utiliseront pour mieux corrompre le jeune homme ; les piques que les déesses se lancent laissent
imaginer l’ambiance délétère qui doit régner sur l’Olympe. Aphrodite manipule habilement Pâris,
suscitant d’abord sa curiosité, l’enflammant d’amour pour Hélène, avant d’exiger la pomme en échange
de son aide. Pâris lui-même est égratigné avec humour : il profite de sa position de juge pour demander
à voir les déesses nues et rend son jugement après avoir négocié ses conditions avec Aphrodite.
E. M.

1.– ZEUS. — Prends cette pomme, Hermès, et va-t’en en Phrygie trouver le fils de Priam, le bouvier, qui
fait paître son troupeau sur le Gargaros de l’Ida1 et dis-lui ceci : « Zeus t’ordonne, Pâris, parce que tu es
beau toi-même et savant en amour, de juger ces déesses et de prononcer quelle est la plus belle ; que
celle qui remportera la victoire reçoive la pomme comme prix du combat. » Voici le moment pour vous
aussi, déesses, de vous rendre devant votre juge. Pour moi, je me récuse, car je vous aime également et
je voudrais, si c’était possible vous voir toutes victorieuses ; et puis il est absolument impossible, en
accordant à l’une le prix de la beauté, d’échapper à la haine des autres. Aussi je ne suis pas le juge qui
vous convient ; mais le jeune Phrygien, à qui je vous renvoie, est de race royale et parent de notre
Ganymède ; il est d’ailleurs simple et rustique et on ne saurait le juger indigne de vous contempler.
2.– APHRODITE. — Pour moi, Zeus, même si tu nous donnais Momos2 pour juge, j’irais hardiment
m’exposer à sa vue ; car que pourrait-il reprendre en moi ? Mais il faut qu’il plaise aussi à ces dames,
cet homme.
HÉRA. — Nous non plus, Aphrodite, nous ne craignons rien, même si ton Arès était chargé de
l’arbitrage, et nous acceptons, quel qu’il soit, ce Pâris.
ZEUS. — Est-ce aussi ton avis, ma fille ? Que dis-tu ? Tu détournes la tête et rougis ? C’est le
propre de vous autres vierges de rougir en pareil cas. Tu fais signe que tu consens cependant. Partez
donc, et que les vaincues ne se fâchent pas contre le juge et ne fassent pas de mal au jeune homme ; car
il n’est pas possible que vous soyez toutes également belles.
3.– HERMÈS. — Partons droit vers la Phrygie : je vais vous guider, suivez-moi sans vous attarder, et
ayez confiance. Je connais, moi, ce Pâris ; c’est un beau jeune homme, adonné à l’amour et très capable
de juger de tels procès. Ce n’est pas lui qui jugera mal.
APHRODITE. — C’est tout à mon avantage et en ma faveur, ce que tu dis là, que nous aurons un
juge équitable. Mais est-il célibataire, cet homme, ou a-t-il une femme qui vive avec lui ?
HERMÈS. — Il n’est pas complètement célibataire, Aphrodite.
APHRODITE. — Que veux-tu dire ?
HERMÈS. — Je crois qu’une femme de l’Ida habite avec lui, qui est passable, mais rustique et
terriblement montagnarde3 ; aussi ne semble-t-il pas lui être très attaché. Mais pourquoi me fais-tu cette
question ?
APHRODITE. — Je l’ai faite sans dessein.
4.– ATHÉNA. — Tu déroges à tes devoirs, l’ami, en causant à part avec elle.
HERMÈS. — Je n’ai rien fait de mal, Athéna, rien qui soit contre vous. Elle me demandait
simplement si Pâris est marié.
ATHÉNA. — Que signifie donc cette indiscrétion ?
HERMÈS. — Je ne sais pas ; mais elle dit que la question lui est venue à l’esprit au hasard et sans
dessein.
ATHÉNA. — Eh bien, est-il célibataire ?
HERMÈS. — Il ne semble pas.
ATHÉNA. — Alors, aime-t-il la guerre et la gloire ou n’est-ce qu’un simple bouvier ?
HERMÈS. — Ce qu’il est exactement, je ne puis te le dire ; mais il est à présumer qu’étant jeune, la
gloire des armes le tente et qu’il voudrait bien être le premier dans les combats.
APHRODITE. — Tu le vois : je ne me plains pas, moi, et je ne te fais pas un grief de causer avec lui
en particulier. Aphrodite n’est pas d’un caractère à se plaindre pour si peu de chose.
HERMÈS. — Elle me faisait presque la même demande que toi ; tu n’as donc pas à te fâcher et à te
croire désavantagée, si je lui ai répondu tout bonnement comme à toi.
5.– Mais tout en devisant, nous voici déjà loin des astres et nous sommes presque arrivés en Phrygie.
Pour moi, j’aperçois distinctement l’Ida et le Gargaros tout entier, et, si je ne me trompe, votre juge lui-
même, Pâris.
HÉRA. — Où est-il ? Je ne le vois pas, moi.
HERMÈS. — Par ici, Héra, regarde à gauche, non pas au sommet, mais sur la pente où est l’antre, à
l’endroit où tu vois le troupeau.
HÉRA. — Mais je ne le vois pas, ce troupeau.
HERMÈS. — Comment dis-tu ? Tu ne vois pas, en suivant mon doigt par ici, les jeunes bœufs qui
s’avancent du milieu des rochers et un homme qui descend en courant du haut de la roche, une houlette4
à la main, pour empêcher le troupeau de se disperser au loin ?
HÉRA. — Je le vois à présent, si c’est bien lui.
HERMÈS. — Oui, c’est lui. Mais puisque nous voilà près de lui mettons pied à terre, si vous m’en
croyez, et marchons, afin de ne pas l’effrayer en tombant subitement du ciel en sa présence.
HÉRA. — Tu as raison ; faisons comme tu dis. Et maintenant que nous sommes descendus, c’est à
toi, Aphrodite, de prendre la tête et de nous montrer la route ; car je présume que tu connais les lieux,
puisque tu es, dit-on, descendue souvent trouver Anchise5.
APHRODITE. — Tes plaisanteries, Héra, ne m’émeuvent pas beaucoup.
6.– HERMÈS. — C’est moi qui vous guiderai ; car, moi aussi, j’ai séjourné sur l’Ida, au temps où Zeus
s’était épris du jeune Phrygien6, et je suis venu souvent ici par son ordre pour observer l’enfant, et,
lorsqu’il eut pris les traits de l’aigle, je volais à côté de lui et je soutenais avec lui le beau jouvenceau, et,
si j’ai bonne mémoire, c’est de ce rocher qu’il l’enleva. Lui jouait alors de la syrinx à son troupeau.
Zeus s’abattant derrière lui, l’embrassa délicatement de ses serres, et, tenant dans son bec la tiare qu’il
avait sur la tête, il enleva l’enfant qui, tout tremblant, le cou renversé, regardait vers lui. Alors moi,
ramassant la syrinx, car il l’avait laissé tomber dans sa frayeur… Mais voici tout près l’arbitre ;
abordons-le.
7.– Salut, bouvier.
PÂRIS. — Salut, par Zeus, à toi aussi, jeune homme. Mais qui es-tu, toi qui viens ici vers nous ? Et
quelles sont ces femmes que tu amènes ? Belles comme elles sont, elles ne sont pas faites pour
fréquenter les montagnes.
HERMÈS. — Mais ce ne sont point des femmes : c’est Héra, Athéna et Aphrodite que tu vois,
Pâris, et moi, je suis Hermès, que Zeus envoie ici. Mais pourquoi trembles-tu ? pourquoi pâlis-tu ? Ne
crains rien ; tu n’as aucun mal à redouter. Zeus veut que tu sois juge de leur beauté. Parce que, a-t-il dit,
tu es beau toi-même et savant en amour, il te confie la décision de leur différend. Tu sauras le prix du
concours en lisant ce qui est écrit sur cette pomme.
PÂRIS. — Donne, que je voie ce qu’elle porte. « Que la plus belle, est-il dit, ait la pomme. » Mais
comment, seigneur Hermès, pourrais-je, moi qui ne suis qu’un mortel et un paysan, être juge d’un
spectacle si merveilleux et trop beau pour un berger ? De tels jugements sont plutôt l’affaire de citadins
délicats. Pour moi, je pourrais peut-être juger, d’après mon art, laquelle de deux chèvres est la plus belle,
et la plus belle d’entre deux génisses.
8.– Mais ces déesses sont toutes également belles, et je ne sais comment on peut détacher ses regards de
l’une pour les porter sur l’autre ; ils ne consentent pas facilement à s’en détourner ; mais là où ils sont
tombés d’abord, ils s’y attachent et admirent ce qu’ils voient. S’ils passent à une autre partie, elle leur
paraît belle aussi, ils s’y attardent et sont captivés de même par les parties voisines ; enfin leur beauté a
pénétré et enveloppé tout mon être, et je suis fâché de ne pouvoir, moi aussi, comme Argos7, les
regarder de tout mon corps. Il me paraît que ce serait bien juger que de leur accorder la pomme à toutes.
D’ailleurs il y a encore ceci à considérer, c’est qu’il se trouve que l’une est sœur et femme de Zeus et les
autres ses filles. Le moyen qu’un jugement ne soit pas difficile dans de telles conditions ?
HERMÈS. — Je l’ignore, mais il n’est pas possible de se dérober à l’ordre de Zeus.
9.– PÂRIS. — Du moins, Hermès, persuade-les d’une chose, c’est que les deux qui n’auront pas le prix
ne doivent point m’en vouloir, mais considérer que mes yeux seuls se seront trompés.
HERMÈS. — Elles le promettent. Mais il est temps que tu procèdes au jugement.

PÂRIS. — Je vais essayer, puisque je ne puis faire autrement. Mais il y a une chose que je voudrais
savoir d’abord : suffira-t-il de les examiner comme elles sont, ou faudra-t-il les déshabiller pour que
l’examen soit exact.
HERMÈS. — C’est ton affaire ; tu es juge, tu peux ordonner ce qui te plaît.
PÂRIS. — Ce qui me plaît ? Je veux les voir nues.
HERMÈS. — Déshabillez-vous, déesses. Toi, examine ; moi, je détourne la tête.
10.– APHRODITE. — Bien, Pâris, et je serai la première à me déshabiller, afin que tu saches que je n’ai
pas seulement les bras blancs et ne suis pas seulement fière de mes grands yeux8, mais que je suis
également et pareillement belle par tout le corps.
ATHÉNA. — Ne la laisse pas se déshabiller, Pâris, avant qu’elle ait déposé sa ceinture ; c’est un
talisman à l’aide duquel elle pourrait t’ensorceler9, et même elle n’aurait pas dû se présenter parée
comme elle est, ni frottée de tant de fards, comme une vraie courtisane, mais montrer sa beauté nue.
PÂRIS. — Elles ont raison pour la ceinture : ôte-la.
APHRODITE. — Pourquoi donc toi aussi, Athéna, n’enlèves-tu pas ton casque pour faire voir ta
tête nue, et pourquoi agites-tu ton aigrette pour épouvanter ton juge ? Crains-tu qu’on ne te reproche tes
yeux glauques10, si on les voit sans cet épouvantail ?
ATHÉNA. — Tiens, voilà mon casque ôté.
APHRODITE. — Tiens, voilà ma ceinture.
HÉRA. — Nous voilà déshabillées.
11.– PÂRIS. — Zeus, dieu des merveilles, quel spectacle ! quelle beauté ! quelle volupté ! Que la vierge
est belle ! et chez celle-ci, quelle splendeur royale et auguste et vraiment digne de Zeus ! et chez l’autre
quel doux regard, quel sourire fin et provocant ! Ah ! je suis à présent au comble du bonheur. Mais s’il
vous plaît, je veux aussi considérer chacune de vous en particulier ; car actuellement je suis trop indécis,
et je ne sais où porter mes yeux attirés de tous les côtés.
APHRODITE. — Faisons ce qu’il veut.
PÂRIS. — Retirez-vous donc, vous deux ; toi, demeure, Héra.
HÉRA. — Je demeure, et quand tu m’auras bien vue, ce sera le moment de considérer autre chose
et de voir si tu seras content des présents dont je paierai ton suffrage ; car si tu me juges la plus belle,
Pâris, je te rendrai maître de l’Asie tout entière.
PÂRIS. — Je ne juge pas pour des présents. Maintenant retire-toi ; je ferai ce qui me paraîtra juste.
12.– Et toi, approche, Athéna.
ATHÉNA. — Me voici. Si tu me juges la plus belle, Pâris, tu n’auras jamais le dessous dans les
combats, tu en sortiras toujours vainqueur ; car je ferai de toi un grand capitaine et un conquérant.
PÂRIS. — Je n’ai nul besoin, Athéna, de guerre et de combat ; car pour le moment, comme tu vois,
la paix règne en Phrygie et en Lydie, et le royaume de mon père n’a point d’ennemis à combattre.
Cependant sois sans inquiétude et ne te crois pas désavantagée, parce que je ne juge pas pour des
présents. Tu peux maintenant te rhabiller et mettre ton casque : je t’ai considérée suffisamment. C’est au
tour d’Aphrodite de comparaître.
13.– APHRODITE. — Me voici près de toi. Examine-moi bien, détail par détail, sans rien passer, en
t’arrêtant à chaque partie de mon corps. Mais si tu veux, beau jeune homme, écoute aussi ce que j’ai à te
dire. Depuis longtemps, en te voyant jeune et beau, si beau que je ne sais pas si la Phrygie en nourrit un
pareil, je te trouve heureux d’avoir tant d’attraits, mais je te reproche de ne pas quitter ces cimes et ces
rochers pour aller vivre à la ville, au lieu de laisser flétrir ta beauté dans un désert. Que peux-tu attendre
de tes montagnes ? Quel profit tes bœufs peuvent-ils retirer de ta beauté ? Tu devrais être marié, non pas
à une paysanne indigène, telle que sont les femmes de l’Ida, mais à quelque beauté de la Grèce, soit
d’Argos, soit de Corinthe, soit de Laconie, comme la jeune et belle Hélène, dont les attraits ne sont pas
inférieurs aux miens, et qui, chose essentielle, est faite pour aimer. Si elle te voyait seulement, je suis
sûre qu’elle abandonnerait tout pour te suivre et se livrerait à toi pour vivre entre tes bras. Tu as bien
entendu parler d’elle ?
PÂRIS. — Aucunement, Aphrodite ; mais j’aimerais t’entendre raconter tout ce que tu en sais.
14.– APHRODITE. — C’est la fille de Léda, de cette belle vers laquelle vola Zeus changé en cygne.
PÂRIS. — Quelle figure a-t-elle ?
APHRODITE. — Elle est blanche, naturellement, puisqu’elle est née d’un cygne, et délicate,
puisqu’elle a été nourrie dans un œuf ; elle s’exerce souvent à la lutte et aux jeux de la palestre. Aussi
est-elle si recherchée qu’on a déjà fait la guerre pour elle, Thésée11 l’ayant enlevée avant qu’elle fût
nubile12. Mais quand elle est arrivée à la fleur de l’âge, tous les princes des Achéens se sont présentés
pour disputer sa main ; c’est Ménélas13, de la race des Pélopides, qui a été le préféré. Si tu le veux, je
ferai en sorte que tu l’épouses.
PÂRIS. — Comment dis-tu ? Tu me feras épouser une femme mariée !
APHRODITE. — Tu es jeune et simple comme un habitant des champs ; mais moi, je sais comment
il faut s’y prendre.
PÂRIS. — Comment ? Je voudrais bien le savoir aussi.
15.– APHRODITE. — Tu quitteras ton pays sous prétexte d’aller voir la Grèce. Quand tu seras arrivé à
Lacédémone14, Hélène te verra ; dès lors je ferai mon affaire qu’elle t’aime et qu’elle te suive.
PÂRIS. — C’est cela surtout qui me paraît incroyable, qu’elle abandonne son mari et qu’elle
consente à s’embarquer avec un barbare et un étranger.
APHRODITE. — Rassure-toi à cet égard. J’ai deux enfants charmants, le Désir et Éros. Je te les
donnerai pour te guider dans ton voyage. Éros s’insinuant tout entier en elle forcera la femme à t’aimer
et le Désir, répandu sur toute ta personne, te rendra, comme il l’est lui-même, désirable et aimable. Moi-
même je serai présente avec eux. De plus je prierai les Charites de nous accompagner, afin qu’à nous
tous nous la persuadions.
PÂRIS. — Qu’adviendra-t-il de tout cela, je l’ignore, Aphrodite. Mais j’aime déjà Hélène, et je ne
sais comment il se fait que je crois la voir, que je cingle droit sur la Grèce, que je séjourne à Sparte, que
je reviens possesseur de cette femme et que je suis fâché que tout cela ne se réalise pas tout de suite.
16.– APHRODITE. — Ne t’enflamme pas, Pâris, avant d’avoir payé de ton suffrage l’entremise de celle
qui t’amène une épouse. Il convient que je vous accompagne couronnée par la victoire et que je célèbre
à la fois vos noces et mon triomphe ; car tu peux tout acheter avec cette pomme, l’amour, la beauté et
l’hymen.
PÂRIS. — Je crains que tu ne m’oublies après le jugement.
APHRODITE. — Veux-tu que je te confirme mes promesses par serment ?
PÂRIS. — Non, mais promets-le encore une fois.
APHRODITE. — Je te promets de te remettre Hélène pour femme, qu’elle t’accompagnera et
qu’elle ira chez vous à Ilion15. Moi-même je serai là, prête à t’aider en tout.
PÂRIS. — Et tu amèneras aussi Éros et le Désir et les Charites ?
APHRODITE. — Sois sans crainte. Je prendrai encore avec eux le Souhait et l’Hyménée. À ces
conditions, donne-moi la pomme.
PÂRIS. — À ces conditions, reçois-la.

1. Le plus haut sommet de l’Ida (1 774 m), massif montagneux de Phrygie et de Mysie, en Asie Mineure.

2. Un des enfants de Nuit dans la Théogonie d’Hésiode (v. 214), personnification du sarcasme, de la raillerie.

3. La nymphe Œnone.
4. Le bâton du berger.

5. Aphrodite avait remarqué Anchise alors qu’il gardait un troupeau sur le mont Ida. Elle le séduisit et en eut un fils, le célèbre Troyen Énée ;
voir Homère, Hymnes, « À Aphrodite ».

6. Ganymède.

7. Personnage de la mythologie grecque qualifié de panoptês, « celui qui voit tout ». Il avait, dit-on, cent yeux, répartis sur la tête ou même sur
le corps, selon certains auteurs.

8. Allusion aux épithètes homériques d’Héra, leukôlenos, « aux bras blancs » et boôpis, « aux grands yeux » (littéralement « aux yeux de
vache »). Il faut comprendre qu’Aphrodite, blessée par la remarque précédente d’Héra, la raille à son tour : pauvres sont les beautés attribuées à Héra
par Homère, elle-même a beaucoup plus à offrir.

9. Voir, pour un parallèle, Homère, Iliade, XIV, 214.

10. L’adjectif par lequel Homère décrivait les yeux d’Athéna avait pris un sens négatif. Voir Lucien, Dialogues des dieux, 8, et Dialogues des
courtisanes, 2, 1.

11. Roi légendaire d’Athènes, qui tua en Crète le Minotaure, pour libérer sa cité du sacrifice annuel auquel elle était contrainte.

12. Voir Isocrate, Éloge d’Hélène, 19-20 ; Plutarque, Éloge d’Hélène, 31. Hélène fut alors secourue par ses frères (Hygin, Fable 79).

13. Roi de Sparte.

14. L’autre nom de Sparte.

15. L’autre nom de Troie.


36
SUR LES SALARIÉS DES GRANDS
Dans ce texte présenté comme une mise en garde adressée à un certain Timoclès sur les dangers
de la vie à laquelle il aspire, Lucien décrit dans un tableau au vitriol les misères des philosophes,
rhéteurs, grammairiens, musiciens et autres lettrés grecs, qui louent leur savoir aux riches patriciens
romains, et dresse une satire mordante de leurs patrons (et patronnes) grossiers et incultes. La
description qui est donnée de ces esclaves volontaires des puissants n’est pas sans rappeler la plume
acérée de Juvénal (Satires, 3, 5 et 7).
Après avoir justifié sa connaissance des faits par les nombreux témoignages qu’il a reçus (1-2),
Lucien décrit à son interlocuteur les maux qui l’attendent s’il embrasse le genre de vie de ces lettrés –
pour mieux l’en dissuader (3-4). Il note au passage que ce n’est pas en raison de la pauvreté, de la
vieillesse ou de la maladie qu’ils font ce choix de vie, mais par amour du plaisir, par goût du luxe, ou
par vanité (5-9). Ces hommes doivent se battre pour entrer au service d’un patron (10-13) et, une fois en
poste, tâches serviles, humiliations et désillusions quotidiennes les attendent (14-38), jusqu’à ce que,
vieux et malades, ils soient finalement chassés pour une raison fallacieuse (39-41). Un tableau
allégorique de ce genre de vie clôt le texte (42) : il revient à Timoclès de décider s’il souhaite abdiquer
sa liberté à un tel prix.
Par la suite, Lucien occupa un poste dans l’administration impériale (en Égypte) : devenu lui-
même l’employé d’un puissant, il jugea nécessaire de se justifier dans l’Apologie.
E. M.

1.– « Par où commencer, mon doux ami, et par où finir1 », comme on dit, l’énumération de tout ce qu’il
faut souffrir ou faire, quand on vit aux gages de quelqu’un et qu’on est classé parmi les amis des gens
heureux, s’il faut appeler amitié un pareil esclavage ? Je connais en effet beaucoup, je dirai même la
plupart des maux auxquels on est assujetti, non point, par Zeus, pour avoir éprouvé moi-même rien de
tel, car je n’ai pas été dans la nécessité d’en faire l’épreuve, que les dieux m’en préservent toujours !
mais beaucoup de ceux qui sont tombés dans ce genre de vie me les ont révélés, les uns, encore engagés
dans leur malheureuse servitude, déplorant les désagréments de toute sorte qu’ils avaient à souffrir, les
autres, échappés en quelque sorte de leur prison, aimant à se rappeler ce qu’ils avaient enduré ; car ils se
réjouissaient en réfléchissant aux ennuis dont ils étaient délivrés.
Ces derniers méritaient plus de créance, parce qu’ils avaient passé, pour ainsi dire, par tous les
degrés de l’initiation et qu’ils avaient tout vu depuis le commencement jusqu’à la fin. Aussi n’est-ce pas
d’une oreille distraite et inattentive que je les écoutais raconter ce qu’on peut appeler leur naufrage et
leur salut inespéré, comme ces gens à la tête rasée que l’on voit rassemblés près des temples, décrivant
les vagues énormes, les tempêtes, les promontoires, les cargaisons jetées à la mer, les mâts brisés, les
gouvernails mis en pièces, puis à la fin l’apparition des Dioscures, acteurs obligés de ces sortes de
tragédies, ou de quelque autre dieu descendu sur sa machine, qui, assis à la hune ou debout au
gouvernail, dirige le vaisseau vers quelque grève, où il s’échoue pour se disloquer de lui-même sous
l’action graduelle du temps, et où ils débarquent eux-mêmes, sauvés par la grâce et la bienveillance du
dieu. Dans le besoin pressant où ils se trouvent, ils multiplient les détails et les débitent d’un ton
tragique, afin de recevoir plus d’aumônes, en faisant voir qu’ils sont non seulement malheureux, mais
encore amis des dieux.
2.– Il n’en est pas de même de ceux qui dépeignent les orages domestiques et les troisièmes vagues, ou
même, par Zeus, les cinquièmes et les dixièmes2, et racontent comment ils ont pour la première fois mis
à la voile, sur la foi d’une mer calme, comment ils ont souffert toute sorte de maux pendant toute la
traversée, la soif, les nausées, le flot salé qui les submergeait, et enfin comment, après avoir brisé contre
un rocher sous-marin ou un écueil escarpé leur malheureuse petite barque, ils ont eu peine, les
infortunés, à se sauver à la nage, nus et dépourvus de toutes les choses nécessaires. Dans le récit qu’ils
faisaient de ces événements, je voyais bien qu’ils cachaient par pudeur une foule de détails et qu’ils les
oubliaient volontairement.
Mais moi, mon beau Timoclès, je n’hésiterai pas à t’exposer ces détails dissimulés ; j’y ajouterai
même tous les maux qu’en me fondant sur leurs récits, je trouve attachés à ce servage chez les Grands ;
car je crois avoir remarqué depuis longtemps que tu songes à embrasser ce genre de vie.
3.– Je m’en suis aperçu d’abord un jour que la conversation était tombée sur cette matière et qu’un des
assistants avait fait l’éloge de cette vie mercenaire, en proclamant trois fois heureux ceux qui, outre
l’avantage d’avoir pour amis les premiers citoyens de Rome, de faire des dîners somptueux sans payer
leur écot, d’être bien logés, de voyager, à l’occasion, très commodément et agréablement, dans un char
attelé de chevaux blancs, la tête renversée en arrière, peuvent encore recevoir un salaire considérable de
leur amitié et de cette vie de plaisir qu’on leur fait mener, car c’est le cas de dire que, pour eux, tout
pousse sans semence et sans culture3. Quand tu eus entendu ces propos et d’autres du même genre, je
remarquai avec quelle avidité tu les accueillais et comme tu tendais une bouche grande ouverte à
l’appât.
Aussi pour n’avoir rien à me reprocher à l’avenir, et que tu ne puisses pas dire qu’en te voyant
avaler un si gros hameçon avec le leurre, je ne l’ai pas retiré avant qu’il se fût enfoncé dans ta gorge, et
qu’au lieu de t’avertir à l’avance, j’ai attendu que tu fusses déjà tiré et entraîné de force à la suite de
l’hameçon solidement planté, en restant moi-même immobile et déplorant inutilement ton malheur ;
afin, dis-je, que tu ne me fasses point ces reproches mérités, auxquels je ne pourrais répondre que je ne
t’ai pas fait tort en ne t’avertissant pas, je reprends tout au début, écoute. Examine à l’avance le filet lui-
même et l’impossibilité de sortir de la nasse, du dehors et à loisir, et non pas du dedans et du fond ;
prends en main le crochet de l’hameçon, le barbillon tourné à l’opposite de la pointe et les dents du
trident, essaye-les sur ta joue gonflée, et, si tu trouves qu’ils ne sont pas très pointus, qu’on peut en
échapper, que leurs blessures ne sont pas douloureuses, qu’ils ne tirent pas violemment et n’accrochent
pas invinciblement, compte-moi parmi ces gens que leur pusillanimité condamne à la faim, et, t’excitant
toi-même à la confiance, attaque la proie, si tu le juges à propos, comme la mouette qui engloutit dans
son bec l’appât tout entier.
4.– Je puis dire que c’est à toi en somme que s’adresse tout cet écrit, mais il n’est pas fait uniquement
pour vous, les philosophes, et pour ceux qui ont choisi une profession sérieuse dans la vie, il vise aussi
les grammairiens, les rhéteurs, les musiciens et en général ceux qui croient devoir s’engager dans une
maison pour y donner des leçons moyennant salaire. Comme ils sont tous exposés aux mêmes avanies, il
est évident que les philosophes ne sont pas plus mal traités que les autres ; mais les mêmes avanies
comportent plus de honte pour les philosophes, parce qu’on les met au même rang que les autres et que
ceux qui les paient ne les traitent pas avec plus de respect. Au reste, quoi que tu trouves dans la suite de
mon discours, il est juste d’en accuser avant tout les auteurs, ensuite ceux qui supportent leurs avanies,
mais il ne faut pas s’en prendre à moi, à moins que la vérité et la franchise ne méritent d’être punies.
Cependant pour la foule des autres, par exemple des bouffons et des flatteurs, gens ignorants,
petits d’esprit et par suite rampants, il ne convient pas de les détourner de ce servage ; on ne les
persuaderait d’ailleurs pas, et il ne serait pas bien de leur faire un crime de ne pas quitter ceux qui les
payent, quelques affronts qu’ils en reçoivent, car ils sont faits pour ce métier et ils ne sont pas indignes
de le pratiquer. D’ailleurs de quel autre côté pourraient-ils se tourner pour exercer leur activité ? Qu’on
leur enlève cette ressource, les voilà sans métier, oisifs et inutiles. Leur condition n’a donc rien de
révoltant et l’on ne saurait dire que leurs maîtres les insultent en pissant, comme on dit, dans le pot de
chambre. C’est en effet pour subir ce traitement injurieux qu’ils sont entrés dès le début dans ces
maisons, et leur métier est de subir et de supporter ce qu’on leur fait. Mais à l’égard des gens instruits
dont je parlais tout à l’heure, il faut se laisser aller à son indignation et faire tous ses efforts pour les
ramener et les rendre à la liberté.
5.– Je crois que je ferais bien d’examiner d’abord les raisons qui les déterminent à embrasser une telle
vie et de montrer qu’elles ne sont ni très pressantes ni irrésistibles ; par là, je ruinerais d’avance leur
justification et le premier fondement de leur servitude volontaire. Or la plupart allèguent la pauvreté et le
besoin des choses nécessaires, et ces transfuges pensent que c’est un voile honnête pour couvrir leur
passage à cette vie d’esclave. Ils s’imaginent donner une excuse suffisante, en disant qu’ils sont bien
pardonnables de chercher à échapper au plus grand tourment de la vie, à la pauvreté. Puis le mot de
Théognis se présente de lui-même, et ils ont sans cesse à la bouche le fameux vers :
« Tout homme dompté par la pauvreté4… » et toutes les peurs que les plus lâches des poètes ont
exprimées au sujet de la pauvreté.
Pour moi, si je les voyais trouver dans cette domesticité quelque moyen d’échapper vraiment à la
pauvreté, je ne les chicanerais pas sur l’excès de leur bassesse ; mais puisque, comme le dit le grand
orateur5, ils ne reçoivent qu’une nourriture de malade, comment feront-ils croire encore qu’ils n’ont
point pris le mauvais parti, pour y remédier, quand le fond de leur vie reste le même ; car la pauvreté les
tient pour toujours ; ils ont toujours besoin de recevoir, sans pouvoir rien mettre de côté, rien épargner
pour le garder. Leur salaire, en admettant qu’on le leur paye et même qu’on le leur paye en entier, ils le
dépensent jusqu’à la dernière obole, sans parvenir à satisfaire leurs besoins. Ils feraient mieux
d’imaginer des ressources propres, non pas à maintenir leur pauvreté, en se bornant à la soulager, mais à
la détruire entièrement. C’est pour fuir un tel état qu’il faut, comme tu le dis, Théognis, « se jeter dans la
mer aux abîmes peuplés de monstres du haut de rochers escarpés6 ». Mais qu’un homme toujours
pauvre, indigent, mercenaire s’imagine avoir trouvé là le moyen d’échapper à la pauvreté, je ne conçois
pas comment il peut s’aveugler à ce point.
6.– D’autres déclarent que ce n’est pas la pauvreté elle-même qui leur fait peur et qu’ils ne la
craindraient pas, s’ils pouvaient, tout comme les autres, gagner leur pain en travaillant ; mais que,
fatigués physiquement par la vieillesse et les maladies, ils sont allés à la domesticité salariée comme à la
ressource la plus facile. Mais voyons s’ils disent la vérité, et s’il leur est si facile de gagner ce qu’on leur
donne, sans peiner beaucoup, sans peiner même plus que les autres. Ce serait en effet le rêve de toucher
de l’argent comptant sans travailler ni se donner de la peine. Mais on ne peut assez dire que la réalité est
tout autre ; car ils ont à soutenir tant de travaux et de fatigues dans la société des Grands qu’ils ont
besoin justement pour cela d’une santé plus forte que les autres, parce qu’il y a mille choses tous les
jours qui leur usent le corps et les réduisent au dernier degré de lassitude. Nous en parlerons en temps
voulu, quand nous énumérerons les autres déboires qui les attendent ; pour le moment, il suffit de faire
voir que ceux qui allèguent leur santé pour se vendre, ne disent pas non plus la vérité.
7.– Il ne leur reste plus qu’un motif, le plus vrai de tous et celui dont ils parlent le moins : c’est l’appât
du plaisir et d’une foule d’espérances qui fait qu’ils se précipitent dans les maisons des riches, où ils
sont fascinés par la quantité de l’or et de l’argent qu’ils y voient, où ils s’enchantent à la pensée des
festins et de toutes les délices du luxe, où ils se flattent de boire tout de suite l’or à pleines gorgées, sans
que personne leur ferme la bouche. Voilà ce qui les séduit et leur fait échanger la liberté contre
l’esclavage ; ce n’est pas, comme ils le disent, le besoin des choses nécessaires, mais le désir du superflu
et l’envie de toutes ces magnificences. Aussi sont-ils traités par les riches comme ces amants disgraciés
et malchanceux, épris de garçons rusés et retors qui acceptent leurs hommages, mais les traitent avec
fierté, qui les cultivent juste assez pour entretenir leur passion, mais ne leur permettent pas de jouir de
leurs amours et ne leur accordent pas même le plus léger baiser ; car ils savent que la jouissance
anéantirait l’amour. Aussi l’excluent-ils et s’en gardent-ils jalousement. Néanmoins ils maintiennent
leurs amants dans l’espérance, dans la crainte que le désespoir ne les détourne de leur violente passion et
ne fasse évanouir leur amour ; ils leur sourient et promettent toujours de leur complaire et d’avoir pour
eux de magnifiques égards. Puis ils vieillissent tous les deux sans s’en apercevoir et la saison passe, pour
l’un, d’aimer, pour l’autre de se donner. Et c’est ainsi que ces amants malheureux ont passé leur vie
entière à espérer.
8.– Tout supporter par amour du plaisir n’est peut-être pas absolument répréhensible et on peut excuser
celui qui aime la volupté et se met tout à son service pour avoir ses faveurs. Cependant on peut dire que
c’est une action honteuse et digne d’un esclave de se vendre pour elle ; car le plaisir qui vient de la
liberté est bien plus agréable. Je veux bien pourtant qu’on ait quelque indulgence pour ceux qui
l’obtiennent ; mais supporter une foule de désagréments sur la seule espérance du plaisir, c’est, à mon
avis, une conduite ridicule et folle, surtout quand on voit que les peines sont claires, visibles et
inévitables et que ce plaisir, quel qu’il soit, qu’on espère, n’est pas encore arrivé depuis si longtemps et
que même il n’arrivera vraisemblablement jamais, à en juger suivant la vérité. Lorsque les compagnons
d’Ulysse en mangeant le délicieux lotus7 oubliaient tout le reste et que le plaisir présent leur faisait
négliger leur devoir, cet oubli n’était pas du moins entièrement déraisonnable, leur âme étant accaparée
par la douceur de cet aliment. Mais qu’un homme affamé se tienne auprès d’un autre qui se gorge de
lotus sans lui en donner, et que, sur le seul espoir d’en goûter un jour, il se vende et oublie l’honneur et
le devoir, n’est-ce point, par Héraclès, une conduite ridicule et qui mérite vraiment une correction
homérique ?
9.– Tels sont, à peu de chose près, les motifs qui poussent les gens de lettres à cette domesticité et qui
font qu’ils courent se livrer aux riches, pour que ceux-ci usent d’eux à leur fantaisie. Cependant il serait
peut-être bon de parler aussi de ces gens qui se laissent entraîner par la seule vanité de vivre avec des
eupatrides8 et des hommes vêtus de la robe prétexte9 ; car il y en a qui croient par là se mettre en vue et
s’élever au-dessus du commun des mortels. Pour moi personnellement, je ne consentirais même pas de
vivre avec le Grand Roi et de me faire voir en sa compagnie, si je n’en devais retirer aucun autre
avantage qu’une simple satisfaction de vanité.
10.– Nous avons dit quel était le mobile de leur conduite. Examinons à présent par devers nous ce qu’ils
ont à souffrir avant d’être admis et de réussir, ce qu’ils supportent une fois dans la place, et enfin quel
est pour eux le dénouement de la pièce. Or on ne peut pas dire que, si l’objet de leurs désirs est mauvais,
il est du moins facile à atteindre, qu’il n’exige pas beaucoup de travail et qu’il suffit de vouloir pour que
tout se réalise facilement. Il faut au contraire courir partout et veiller continuellement à la porte du
patron, se lever de grand matin et faire le pied de grue, être bousculé, repoussé, se montrer parfois
impudent et importun sous la férule d’un portier syrien qui parle un mauvais baragouin ou d’un
nomenclateur africain que l’on paye pour qu’il se souvienne de votre nom10. Il faut, en outre, en raison
de la dignité de celui à qui tu fais ta cour, soigner ta toilette au delà de tes moyens, choisir les couleurs
qui lui plaisent, pour que ta présence ne détonne pas et ne choque pas, puis le suivre sans craindre la
fatigue ou plutôt le précéder, poussé en avant par ses serviteurs, et faire nombre dans le cortège. Et lui,
pendant plusieurs jours de suite, ne te regarde même pas.
11.– Mais si enfin la chance te favorise, qu’il te voie, t’appelle et te pose la première question venue,
c’est alors, mon ami, c’est alors que tu sens la sueur perler à ton visage, le vertige saisir tout ton corps ;
un tremblement inopportun t’agite et les assistants rient de ton embarras, et il arrive qu’au lieu de
répondre qui était le roi des Achéens, tu réponds qu’ils avaient mille vaisseaux. Les braves gens
appellent cela de la pudeur, les audacieux, de la timidité, et les méchants de l’ignorance. Pour toi, après
cette dangereuse épreuve de la politesse du patron, tu te retires en te reprochant ton peu de confiance en
toi. Mais quand
tu auras passé beaucoup de nuits sans sommeil
et des jours ensanglantés11 ,
non point, par Zeus, pour Hélène ou la Pergame de Priam, mais pour les cinq oboles que tu
espères, et que quelque dieu de tragédie12 aura daigné te recommander, à ce moment on te fera passer un
examen pour voir si tu connais les sciences. Cet exercice n’est pas sans agrément pour le patron qui
s’entend louer et féliciter ; mais, pour toi, c’est ta vie et toute ton existence qui est en question. Tu sens
bien naturellement que tu ne seras pas reçu par un autre, si tu es rejeté par le premier et jugé comme
incapable. Te voilà dès lors en proie à mille inquiétudes, réduit à envier tes concurrents ; car il est
certain que d’autres aussi briguent la même faveur que toi. Tout ce que tu dis te paraît faible ; la crainte
et l’espérance te troublent tour à tour ; tu tiens tes yeux fixés sur le visage du maître ; paraît-il peu
satisfait d’une de tes réponses, tu te crois perdu ; sourit-il à tes discours, la joie et l’espérance renaissent
dans ton cœur.
12.– Il est vraisemblable que tu auras contre toi un parti nombreux, qui t’opposera des rivaux dont
chacun s’embusquera pour te décocher des traits à la dérobée. Figure-toi alors un homme à longue barbe
et à cheveux gris qu’on soumet à un examen, pour voir s’il sait quelque chose d’utile et qui paraît savant
aux uns, ignorant aux autres. Dans l’intervalle de ces épreuves, on scrute indiscrètement toute ta vie
passée et, si quelqu’un de tes concitoyens, par jalousie, ou quelque voisin, brouillé avec toi pour une
bagatelle, répond aux informateurs que tu es un adultère ou un pédéraste, la chose est sûre, c’est un
témoin qui dépose d’après le registre de Zeus13. Si au contraire tous les témoins s’accordent à te louer,
ils passent tous successivement pour suspects, équivoques et corrompus. Il faut donc que tu aies
beaucoup de chances de ton côté et que tu ne rencontres absolument aucune opposition : la victoire est à
ce prix. Mais passons ; et admettons que tu as réussi en tout au delà de tes vœux : le maître a loué tes
discours ; les plus considérés de ses amis, ceux dont la compétence en ces matières lui inspire le plus de
confiance ne l’ont pas détourné de te prendre ; en outre sa femme te veut, l’intendant et l’économe ne
font pas d’objection, personne n’a blâmé ta conduite ; mais tout est favorable et partout les victimes sont
propices.
13.– Te voilà donc vainqueur, heureux mortel, tu as reçu la couronne olympique, ou plutôt tu as pris
Babylone, tu t’es emparé de la citadelle de Sardes, tu auras dans tes mains la corne d’Amalthée14 et tu
trairas le lait des poules15. Il faut qu’en récompense de si grands travaux tu recueilles de prodigieux
avantages, afin que ta couronne ne soit pas de simple feuillage ; il faut qu’on t’assigne un salaire
honorable et qu’il te soit payé sans difficulté au terme où tu en auras besoin, qu’on te distingue de la
foule des serviteurs par des honneurs particuliers, que tu te reposes de ces fatigues, de cette boue, de ces
courses, de ces veillées, que tu dormes les jambes étendues, comme tu le souhaitais et que tu n’aies plus
d’autre emploi que celui pour lequel on t’a pris au début et pour lequel on te paie. Cela devrait être,
Timoclès, et il n’y aurait pas grand mal à baisser le cou et à porter un joug léger et facile, que dis-je ? un
joug doré. Mais il s’en faut de beaucoup, il s’en faut même du tout qu’il en soit ainsi ; car mille
désagréments intolérables à un homme libre t’attendent dès ton entrée dans la maison. Écoutes-en le
détail et considère toi-même si on peut les supporter, pour peu qu’on ait vécu dans le commerce des
Muses.
14.– Je commencerai, si tu veux bien, par le premier dîner qu’on t’offrira vraisemblablement pour
préluder à ton entrée dans la maison. D’abord on vient t’inviter ; c’est un serviteur qui ne manque pas de
politesse ; il te faut d’abord gagner ses bonnes grâces, en lui glissant dans la main, si tu ne veux pas
paraître sans usage, cinq drachmes pour le moins. Il fait d’abord des façons : « Fi ! dit-il, moi recevoir
de toi ? Non, par Héraclès ! » Et après avoir ainsi protesté, à la fin, il se laisse persuader et s’en va en se
moquant de toi et riant d’un large rire. Pour toi, tu sors un habit propre, tu t’ajustes le plus décemment
possible et, après avoir pris ton bain, tu te présentes, en craignant d’arriver avant les autres, ce qui serait
de mauvais goût, comme il serait grossier d’arriver le dernier. Tu choisis donc le juste milieu pour faire
ton entrée. On te reçoit avec de grands égards, on te prend par la main et on te fait asseoir un peu au-
dessus du riche avec deux de ses amis déjà anciens.
15.– Et toi, comme si tu étais entré dans le palais de Zeus, tu admires tout, ébahi de tout ce que tu vois ;
car tout est pour toi étranger et inconnu. Les valets ont l’œil sur toi et chacun des assistants observe ce
que tu vas faire. Le riche lui-même s’en préoccupe ; il a même recommandé à certains de ses serviteurs
d’observer si, en promenant tes regards autour de toi, tu les arrêtes souvent sur ses enfants ou sa femme.
Les valets des convives remarquent ton étonnement et rient de ton inexpérience, et concluent que tu n’as
jamais dîné chez aucun riche, en voyant ta serviette neuve16. Il est aisé d’imaginer ta perplexité : la
sueur t’en monte au visage, tu n’oses pas demander à boire quand tu as soif, de peur de passer pour un
ivrogne et, parmi les mets variés qui sont servis et disposés suivant un certain ordre, tu ne sais quel est le
premier ou le second que tu dois prendre. Il te faut donc regarder ton voisin à la dérobée, l’imiter et
apprendre dans quel ordre les plats se succèdent.
16.– Le reste trouble également ton esprit qui flotte entre diverses impressions, tant tu es surpris de tout
ce que tu vois. Tantôt tu exaltes le bonheur du riche à la vue de l’or, de l’ivoire et du luxe qui
l’environne ; tantôt tu te prends en pitié, en pensant : « Je ne suis rien, et je crois vivre ! » ; parfois aussi
l’idée te vient que tu vas mener une vie enviable, au sein de ces délices également partagées entre le
maître et toi. Tu penses que tu vas célébrer tous les jours la fête de Dionysos. À voir ces beaux
adolescents qui font le service en souriant doucement, tu te figures que tu vas mener désormais une
existence plus délicate. Aussi as-tu toujours à la bouche ce vers d’Homère : « On ne saurait blâmer les
Troyens et les Achéens aux belles cnémides17 », de supporter tant de travaux pour une pareille félicité.
Voici maintenant le moment où l’on porte les santés. Le patron demande une large coupe et boit à ta
santé en t’appelant maître ou te donnant quelque autre titre. Tu prends la coupe, mais ignorant, dans ton
inexpérience, que tu devais répondre par une petite allocution, tu passes pour un homme mal élevé.
17.– Mais cette santé que le patron t’a portée a éveillé la jalousie de plusieurs de ses anciens amis.
Auparavant déjà la place qu’on t’a donnée avait chagriné certains d’entre eux, parce qu’arrivé du jour
même, tu avais eu le pas sur des gens qui avaient épuisé de longues années de servitude. Aussitôt les
voilà qui tiennent sur toi des propos de ce genre : « Il ne manquait plus à nos maux que de passer après
les nouveaux venus dans cette maison », et encore : « C’est pour ces seuls Grecs que s’ouvre la ville de
Rome, et quelle est la raison pour laquelle on les préfère à nous ? Croient-ils, en débitant de misérables
discours, rendre d’immenses services ? » « N’as-tu pas vu, dit un autre, ce qu’il a bu, comment il a
agrippé ce qu’on avait servi devant lui et l’a dévoré ? C’est un grossier personnage, un famélique, qui
n’a jamais mangé de pain blanc, même en songe, encore moins de poule de Numidie ou de faisan ; c’est
à peine s’il nous en a laissé les os. » « Que vous êtes simples ! reprend un troisième, avant cinq jours
pleins, vous le verrez ici parmi nous se plaindre comme nous. Aujourd’hui c’est une chaussure neuve,
on en fait cas, on en a soin ; mais quand elle aura servi souvent et sera pleine de boue, on la jettera
dédaigneusement sous le lit, et elle sera, comme nous, remplie de punaises. » Ils ruminent à ton sujet
beaucoup de propos de ce genre et sans doute certains d’entre eux préparent déjà leurs calomnies.
18.– Quoi qu’il en soit, le festin est uniquement en ton honneur et c’est sur toi que roulent la plupart des
conversations. Mais toi, qui n’as pas l’habitude de boire, tu as bu un peu trop de vin aigrelet, et depuis
quelque temps ton ventre te tracasse et tu te sens mal, mais il n’est ni décent de se lever avant les autres,
ni sûr de demeurer. Or comme le festin se prolonge, que les propos s’enchaînent aux propos, que les
spectacles succèdent aux spectacles, car le maître tient à te faire voir toutes ses magnificences, tu es
vraiment à la torture ; tu ne vois rien de ce qui se passe, tu n’entends pas ce jeune garçon qui chante ou
joue de la cithare et dont le talent est si apprécié ; tu ne l’applaudis que des lèvres et tu souhaites qu’un
tremblement de terre fasse crouler tout cela ou qu’on crie au feu pour mettre fin au banquet.
19.– Tel est pour toi, camarade, ce premier et charmant dîner, mais auquel je préfère, moi, le thym et le
sel blanc mangés en liberté, quand je veux et autant que je veux. Je ne te parlerai pas des aigreurs
d’estomac qui suivent ces festins ni des vomissements de la nuit. Mais dès le lendemain matin il faudra
vous entendre sur le salaire et fixer la somme et à quelle époque de l’année tu devras la toucher. Il
t’appelle donc en présence de deux ou trois amis, il t’invite à t’asseoir et il commence à parler. « Tu as
vu déjà quelle est notre manière de vivre ; elle n’a rien de fastueux ni de magnifique, elle est simple et
populaire ; mets-toi dans l’esprit que tout sera commun entre nous. Il serait en effet ridicule que je te
confie ce que j’ai de plus précieux, mon âme, et, par Zeus, celle de mes enfants (s’il a des enfants à
instruire), et que je ne te regarde pas comme également maître de tout le reste. Mais il faut pourtant fixer
un prix. Je vois que tu es de mœurs simples et que tu sais te suffire à toi-même, et je comprends que ce
n’est pas dans l’espoir d’un salaire que tu es entré dans notre maison, mais pour d’autres motifs, pour la
bienveillance que tu trouveras chez nous et la considération dont tu jouiras près de tout le monde.
Néanmoins, arrêtons un prix. Dis toi-même ce que tu désires, mais souviens-toi, mon très cher ami, des
présents que nous te ferons naturellement aux fêtes successives de l’année ; ce sont des choses que nous
n’oublierons pas, bien qu’elles ne soient pas comprises dans nos conventions d’aujourd’hui ; mais tu le
sais, ces occasions reviennent souvent dans le cours d’une année. Si tu veux bien en tenir compte, tu
exigeras évidemment un salaire plus modéré, d’autant plus qu’il sied à des philosophes comme vous
d’être supérieurs à l’intérêt. »
20.– Par ce discours et ces espérances, il t’a ému jusqu’au fond de l’âme et t’a apprivoisé, et toi, qui
depuis longtemps rêvais talents ; myriades de drachmes, domaines entiers, palais, tu te rends bien
compte peu à peu de sa parcimonie : mais tu frétilles à ses promesses et tu crois que cette assurance :
« tout sera commun entre nous », est ferme et véritable. Tu ignores que ces choses-là « mouillent les
lèvres, mais ne mouillent pas le palais18 ». À la fin, par pudeur, tu t’en remets à lui. Mais il se défend de
prononcer lui-même et il prie l’un de ses amis présents d’intervenir et de proposer une somme qui ne
soit pas trop onéreuse pour lui, obligé qu’il est à des dépenses plus nécessaires que celle-là, ni trop basse
pour celui qui doit la toucher. Cet ami, un vieillard encore vert, nourri à la flatterie dès l’enfance, prend
la parole : « Tu ne saurais nier, l’ami, que tu ne sois l’homme le plus heureux de toute la ville, toi qui as
obtenu au premier abord une faveur après laquelle beaucoup d’autres aspirent et que la fortune
n’accorde qu’à grand peine, je veux dire celle d’avoir été jugé digne de partager la compagnie et le foyer
du patron et d’être admis dans la première maison de l’empire romain ; car cela vaut mieux, si tu sais
être sage, que les trésors de Crésus et la richesse de Midas. Je connais beaucoup d’hommes renommés
qui paieraient volontiers, pour le seul honneur de vivre avec lui, d’être vus en sa compagnie et de passer
pour ses camarades et ses amis. Aussi je ne sais comment te féliciter de ton destin, toi qu’on paye pour
jouir d’une telle félicité. Mon avis est donc que, si tu n’es pas tout à fait prodigue, telle somme (il
énonce ici une somme exiguë) te suffira, surtout jointe à tes espérances. »
21.– Tu es pourtant obligé de t’en contenter ; car tu ne peux plus fuir à présent que tu es à l’intérieur du
filet. Tu reçois donc le frein, tu serres la bouche, et tout d’abord tu te montres facile à conduire ; car le
maître ne tire pas trop fort et ne fait pas sentir la pointe de l’aiguillon, jusqu’à ce que, sans t’en
apercevoir, tu t’accoutumes parfaitement à sa main. Dès lors ceux qui sont dehors t’envient, en voyant
que tu demeures à l’intérieur de la cage, que tu y entres sans difficulté, et que tu es devenu un des
habitués de l’intérieur. Pour toi, tu ne vois pas encore pourquoi on envie ton bonheur ; mais tu ne te
réjouis pas moins, tu te trompes toi-même et tu te flattes toujours d’un avenir meilleur. Mais il arrive le
contraire de ce que tu attendais, et, comme dit le proverbe, les choses vont à la manière de
Mandroboulos19 : on peut dire que chaque jour ce bonheur s’amoindrit et recule d’un pas.
22.– Lentement, peu à peu, comme si tes yeux perçaient une lumière obscure, tu commences alors pour
la première fois à remarquer que ces espérances d’or n’étaient pas autre chose que des bulles dorées,
mais que les travaux sont pénibles, véritables, inévitables, perpétuels. Quels sont ces travaux ? me
demanderas-tu peut-être, car je ne vois pas ce qu’il y a de pénible dans la société des riches, et je ne
conçois pas ces fatigues insupportables dont tu parles20. Eh bien, écoute, mon brave, et n’examine pas
seulement si ton emploi comporte des fatigues, mais prête une attention sérieuse à ce qu’il a de honteux,
de bas, en un mot de servile.
23.– Et d’abord souviens-toi de ne plus désormais te regarder comme un homme libre, ni de naissance
honorable ; car tout cela, race, liberté, ancêtres, sache que tu le laisseras sur le seuil, quand, après t’être
vendu pour un tel service, tu mettras le pied dans la maison. Car la liberté ne consentira jamais à entrer
avec toi, quand tu y viens pour un service si vil et si humiliant. Tu seras donc forcément esclave,
quelque fâcheux que tu trouves le mot, et non pas d’un seul maître, mais de beaucoup, et tu serviras, la
tête courbée du matin au soir, « pour un pitoyable salaire21 », et parce que tu n’as pas dès l’enfance été
nourri avec la servitude, et parce que tu n’en as pris leçon que sur le tard et à un âge avancé, tu ne seras
pas apprécié ni fort estimé de ton maître. Car le souvenir de la liberté qui te revient, te gâte et te fait
cabrer parfois, et à cause de cela même tu te tires mal de l’esclavage. Crois-tu peut-être qu’il suffit pour
être libre de n’être pas le fils d’un Pyrrhias ou d’un Zopyrion22 et de n’avoir pas été mis à l’encan,
comme un Bithynien, par la grosse voix d’un crieur ? Mais, mon très bon, lorsqu’à l’arrivée des
Calendes23, mêlé à Pyrrhias et à Zopyrion, tu tendras la main comme les autres serviteurs et recevras ton
salaire, quel qu’il soit, n’est-ce pas comme si tu étais vendu ? car il n’y avait pas besoin de crieur pour
un homme qui se vendait lui-même et qui depuis longtemps cherchait un maître.
24.– Eh quoi ! vil rebut de l’humanité, dirai-je, particulièrement à celui qui prétend être philosophe, si
quelque brigand, après avoir coulé ton navire, si un pirate te faisait prisonnier et te vendait, tu gémirais
sur ton sort, comme un homme accablé d’un malheur immérité, ou si quelqu’un mettant la main sur toi,
t’emmenait en disant que tu es son esclave, tu réclamerais les lois, tu jetterais feu et flamme, tu
t’indignerais, et tu crierais de toutes tes forces : « Ô terre, ô dieux ! », et pour quelques oboles, à un âge
où, même si la nature t’avait fait esclave, ce serait le moment de regarder vers la liberté, tu as couru te
vendre toi-même avec ta vertu et ta science, sans respect pour ces nombreux écrits où l’honnête Platon,
Chrysippe et Aristote font l’éloge de la liberté et déprisent l’esclavage, et tu ne rougis pas d’être mis en
parallèle avec des flatteurs, des maroufles, des bouffons, d’être, dans cette foule immense de Romains,
seul à porter un manteau étranger, d’écorcher la langue latine, puis de prendre part à des festins
tumultueux, où se pressent une foule de convives, ramassis de gens pervers pour la plupart ! Et dans ces
festins, tu prodigues les flatteries grossières, tu bois sans mesure, et, le matin, tu te lèves au son de la
clochette, secouant le sommeil au moment où il est le plus agréable, et tu cours avec les autres par la
ville, ayant encore aux jambes la boue de la veille. Manquais-tu donc à ce point de lupins ou de légumes
sauvages ? Les sources d’eau fraîches étaient-elles taries, pour que tu prisses ce parti désespéré ? Mais il
est évident que ce n’est pas d’eau ni de lupins, mais de gâteaux, de ragoûts, et de vin parfumé que tu
étais avide. Aussi te voilà pris comme un loup de mer ; ta gorge empressée à saisir ces appâts est
transpercée par l’hameçon, et c’est justice. C’est là le fruit que tu recueilles de ta gourmandise, et, le cou
pris dans un collier, comme les singes, tu prêtes à rire aux autres, et tu crois nager dans les délices parce
que tu peux croquer des figues sèches en abondance. Quant à la liberté et à la noblesse, tout cela a
disparu avec les gens de ta tribu et de ta phratrie, et il n’en reste pas même un souvenir.
25.– Heureux encore si la honte de paraître esclave au lieu d’homme libre était le seul inconvénient
attaché à ta condition et si tu n’avais pas à supporter des travaux pareils à ceux des véritables esclaves.
Mais vois si l’on t’impose des corvées moins pénibles qu’à un Dromon ou à un Tibius24. Ces sciences
pour l’amour desquelles, à l’entendre, il te prenait avec lui, n’ont pour lui qu’un médiocre intérêt ; car
qu’y a-t-il de commun, comme on dit, entre la lyre et l’âne ? Ils sont consumés, ne le vois-tu pas ? d’une
passion dévorante pour la sagesse d’Homère, la véhémence de Démosthène, la sublimité de Platon, ces
riches en qui, si tu retires de leur esprit l’or, l’argent et les soucis qui en dérivent, tu ne trouveras plus
que l’orgueil, la mollesse, le plaisir, la débauche, l’insolence et la mauvaise éducation. Pour tout cela, il
n’a nul besoin de toi ; mais parce que tu as une longue barbe, un air vénérable, que tu portes décemment
un manteau grec, qu’on te connaît pour un grammairien, un rhéteur, un philosophe, il lui semble beau
d’avoir un homme de cette sorte mêlé à ceux qui le précèdent et lui font cortège ; on le prendra ainsi
pour un ami des lettres grecques et des beaux arts en général. Aussi je crains bien, mon brave, qu’au lieu
de tes admirables leçons, il n’ait pris à loyer que ta barbe et ton manteau. Il faut donc qu’à toute heure
on te voie avec lui, que tu ne le quittes jamais, que, levé dès l’aurore, tu te fasses voir parmi ses valets et
que tu ne quittes pas ton rang. Et lui, appuyant parfois sa main sur ton épaule, il te débite ce qui lui passe
par la tête, pour montrer à ceux qu’il rencontre que, même en marchant par les rues, il ne néglige pas les
Muses et qu’il emploie à bonne fin le loisir de la promenade.
26.– Et toi, malheureux, tantôt courant à côté de lui, tantôt marchant au pas, tu ne cesses de circuler par
monts et par vaux, car telle est, comme tu sais, la ville, tu sues, tu halètes, et tandis qu’il s’entretient à
l’intérieur avec un ami auquel il est venu rendre visite, toi qui n’as pas même où t’asseoir, ne sachant
que faire, tu prends un livre et tu lis debout. La nuit arrive, que tu n’as encore ni mangé ni bu. Tu prends
un mauvais bain à une heure indue, et tu te mets à table vers le milieu de la nuit. Mais tu n’es plus
honoré, ni considéré des convives ; et s’il survient quelqu’un de plus nouveau que toi, on te repousse en
arrière et, ainsi relégué à la place la moins honorable, tu t’assieds pour voir passer les plats sous ton nez
et tu es réduit, comme un chien, à ronger les os, si encore ils arrivent jusqu’à toi, ou à grignoter la feuille
sèche de la mauve dans laquelle on enveloppe les saucissons, quand ceux qui sont assis avant toi l’ont
laissée ; encore es-tu trop heureux de la joindre à ton pain pour apaiser ta faim. Mais tu as d’autres
humiliations à subir : tu es le seul qui n’ait pas d’œuf ; car il ne faut pas que tu prétendes toujours aux
mêmes égards que les hôtes et les étrangers, ce serait indiscrétion de ta part, et l’on ne te sert pas une
volaille pareille aux autres : on sert à ton voisin, une volaille charnue et grasse, à toi la moitié d’un
poulet ou un pigeon étique ; c’est un outrage direct et une dérision. Souvent, s’il survient un hôte
imprévu et que le dîner soit court, celui qui sert enlève le mets qu’il t’a servi et l’emporte pour le servir
au nouveau venu, en murmurant à ton oreille : « Toi, tu es de la maison. » Découpe-t-on dans la salle le
ventre d’une truie ou un cerf, il faut absolument que tu sois au mieux avec le découpeur ; sinon, tu
n’auras que le morceau de Prométhée, des os enveloppés de graisse. Voir celui qui est placé au-dessus
de vous garder le plat jusqu’à ce qu’il en ait assez de se gaver, et le voir filer si rapidement à votre barbe,
quel homme libre pourrait le supporter, n’eût-il pas plus de bile que les cerfs ? Mais il y a une chose que
je n’ai pas encore dite, c’est que, quand les autres boivent un délicieux vin vieux, seul tu bois un
mauvais vin épais ; aussi as-tu soin de ne boire que dans des coupes d’or ou d’argent, de peur que la
couleur du vin ne trahisse le mépris où l’on tient un convive tel que toi. Encore si tu pouvais boire à ta
soif, mais souvent quand tu demandes à boire, le garçon « n’a pas même l’air d’entendre25 ».
27.– Tu es en butte à une foule de désagréments, toujours renaissants, ou plutôt tout est pour toi
désagrément. Un des plus pénibles est de te voir préférer un mignon, un maître de danse, un misérable
Alexandrin qui récite des poèmes ioniques26. Comment en effet pourrais-tu prétendre être aussi bien
placé à table que ces ministres d’amour qui portent des billets doux dans leur sein ? Aussi, retiré au fond
de la salle pour y cacher ta honte, tu gémis, comme de juste, tu te prends en pitié, tu accuses la Fortune
de n’avoir pas versé sur toi quelques-unes de ses faveurs. Tu voudrais bien, je m’imagine, composer des
chansons d’amour ou tout au moins pouvoir chanter agréablement celles qu’un autre aurait composées,
quand tu vois ce qui emporte les honneurs et les applaudissements. Tu ne ferais même pas difficulté de
jouer au besoin le rôle de mage ou de devin et de promettre comme eux des héritages de plusieurs
talents, des dignités et des richesses immenses ; car tu vois comme ceux là aussi réussissent à s’insinuer
dans l’amitié des Grands et combien ils sont prisés. Aussi deviendrais-tu volontiers un des leurs, pour ne
pas être mis de côté et regardé comme inutile. Malheureusement tu n’arriverais même pas à gagner la
confiance dans ces prédictions. Il faut donc te résigner à ton infériorité, supporter ton infortune en
silence et pleurer tout bas de te voir négligé.
28.– Mais si un esclave chuchote à l’oreille de sa maîtresse que tu as été le seul qui n’ait pas applaudi
son jeune esclave, lorsqu’il dansait ou jouait de la cithare, sa médisance te met en bien mauvaise
posture. Crie donc comme une grenouille terrienne qui meurt de soif et prends soin de te signaler parmi
les louangeurs, en faisant l’office de coryphée ; souvent même, quand les applaudissements auront
cessé, tu feras bien de débiter un compliment étudié, où tu ne ménageras pas la flatterie. C’est, ma foi,
une attitude bien ridicule que celle d’un homme en proie à la faim et à la soif qui se frotte de parfums et
se met une couronne sur la tête. C’est ressembler à une colonne sépulcrale dressée à un mort de la veille
auquel on apporte des présents funèbres ; on verse sur lui des parfums, on met une couronne sur la
colonne ; mais le vin et les mets funéraires sont pour ceux qui les ont préparés.
29.– Si le maître est jaloux et qu’il ait de beaux enfants ou une jeune femme, et que tu ne sois pas toi-
même tout à fait disgracié d’Aphrodite et des Charites, il n’est plus de paix pour toi et le danger n’est
pas à mépriser. Le roi a beaucoup d’oreilles et beaucoup d’yeux27 qui ne se contentent pas de voir la
réalité, mais qui ajoutent toujours un peu à ce qu’ils ont vu, pour qu’on ne les croie pas endormis. Il faut
donc, comme dans les repas des Perses, baisser les yeux à table, dans la crainte qu’un eunuque ne te
voie jeter un coup d’œil à une des concubines, tandis qu’un autre eunuque, qui tient depuis longtemps
son arc bandé, si tu vois ce qu’il n’est pas permis de voir, va te percer la mâchoire de sa flèche pendant
que tu bois.
30.– Au sortir de table, tu es allé dormir un peu. Mais éveillé au chant des coqs : « Malheureux que je
suis t’écries-tu, qu’ai-je fait en abandonnant mes occupations d’autrefois, mes camarades, ma vie
tranquille, mon sommeil mesuré sur mon envie de dormir, mes libres promenades, et dans quel abîme ai-
je couru me précipiter ? Et pourquoi, grands dieux ? quel est ce brillant salaire ? N’aurais-je pas pu me
procurer autrement une aisance plus grande en conservant ma liberté et mon entière indépendance ?
Mais maintenant je suis le lion du proverbe, enchaîné à un fil et traîné par monts et par vaux ; et ce qu’il
y a de plus pitoyable, c’est que je ne sais ni m’attirer la considération, ni me rendre agréable. Je suis en
cela novice et sans art, surtout si l’on me compare à ceux qui en font profession. Je suis sans grâce,
mauvais convive, incapable même de faire rire. Je sens que bien souvent ma présence est importune,
surtout quand je veux me surpasser pour plaire ; car le patron me trouve renfrogné ; bref, je ne sais pas
m’accommoder à son humeur. Si je conserve ma gravité, je parais maussade et, peu s’en faut, un homme
à fuir. Si au contraire je souris et donne à mon visage l’expression la plus agréable, il me témoigne
aussitôt son dédain et son mépris. Je ressemble à un acteur qui aurait pris un masque tragique pour jouer
la comédie. Insensé ! quelle autre existence vivrai-je pour moi, quand j’aurai vécu celle-ci pour un
autre ? »
31.– Tu n’as pas fini tes réflexions que la clochette retentit. Il faut reprendre ton train habituel, courir la
ville, rester debout, après avoir frotté d’huile ton aine et tes jarrets, si tu veux suffire à la peine. Puis
vient un repas semblable à celui de la veille, et reculé jusqu’à la même heure. Un régime si contraire à
ton ancien genre de vie, les veilles, la sueur, la fatigue te minent insensiblement et amènent la phtisie, la
péripneumonie, les douleurs d’entrailles ou les agréments de la goutte. Tu tiens pourtant, et souvent,
quand tu aurais besoin de te mettre au lit, on ne te le permet pas ; on regarde ta maladie comme un
prétexte et un moyen d’échapper à tes devoirs. Tout cela te rend pâle et pour un peu on te prendrait pour
un moribond.
32.– Tel est le genre de vie que tu mènes à la ville. Mais faut-il voyager, ce sont d’autres désagréments.
Je n’en citerai qu’un : souvent il pleut et tu arrives le dernier ; car c’est la dernière voiture que le sort t’a
attribuée ; tu attends si longtemps qu’il n’y a plus de place ; alors on t’entasse avec le cuisinier et le
friseur de madame en un coin où l’on n’a pas prodigué la litière.
33.– Il faut que je te rapporte ce qui est arrivé à un stoïcien bien connu, Thesmopolis, qui me l’a raconté
lui-même. C’est une aventure très plaisante, qui, par Zeus, n’a rien de surprenant et peut fort bien arriver
à un autre. Il vivait chez une dame riche et délicate, des plus illustres de la ville. Il fallut un jour se
mettre en voyage. Tout d’abord il eut, disait-il, à subir le ridicule d’être placé, lui philosophe, à côté
d’un mignon aux jambes épilées, aux joues entièrement rasées ; car cette femme, comme on peut croire,
le traitait avec honneur. Il me donna même le nom de ce mignon, qui s’appelait Chélidonion28. C’était
pour commencer un plaisant contraste, de voir à côté d’un vieillard renfrogné et à barbe blanche, et tu
sais quelle barbe longue et vénérable avait Thesmopolis, assis à côté d’un mignon aux joues frottées de
vermillon, aux yeux peints, aux yeux toujours en mouvement, au cou penché et ressemblant moins, par
Zeus, à une hirondelle qu’à un vautour dont on a plumé le cou. Il aurait même gardé sa résille sur la tête
en s’asseyant à côté de lui, si on ne l’avait instamment prié de l’ôter. D’ailleurs pendant tout le voyage,
il n’avait cessé de l’importuner en chantant à mi-voix et en fredonnant, et si le philosophe ne l’en avait
empêché, il aurait dansé dans la voiture.
34.– Mais voici autre chose qu’on exigea de lui. La dame le fit appeler et lui dit : « J’ai un service
important à te demander, Thesmopolis ; de grâce, accorde-le moi sans répliquer et sans attendre que je
t’en prie plus longtemps. » Lui, comme on peut croire, promet de faire tout ce qu’elle voudra. « Voici ce
que j’ai à te demander, dit-elle. Je vois que tu es un brave homme, soigneux et sensible. Prends dans ta
voiture ma chienne Myrrhina, que tu connais, garde-la-moi et prends soin qu’elle ne manque de rien. La
pauvre bête a le ventre lourd ; elle est sur le point de mettre bas. Mais ces maudits valets sont si
désobéissants ! Ils n’ont pas beaucoup d’égards pour moi, dans les voyages, loin d’en avoir pour elle.
Sois sûr que tu m’obligeras infiniment, en me gardant cette petite chienne que j’affectionne et qui fait
mes délices. » Thesmopolis ne put résister à sa maîtresse qui insistait beaucoup et pleurait presque.
C’était une scène tout à fait comique de voir la petite chienne avancer un peu le museau hors du
manteau sous la barbe du philosophe ; à plusieurs reprises elle l’arrosa de son pissat, bien que
Thesmopolis n’ait pas mentionné ce détail ; elle jappait d’une voix grêle, comme font les chiens de
Mélita29, et elle léchait la barbe du philosophe et surtout le reste de la sauce de la veille qui pouvait s’y
trouver mêlé. Cependant le mignon assis à ses côtés, qui raillait un jour non sans esprit les convives de
sa maîtresse, lâcha aussi son brocard contre Thesmopolis : « Pour Thesmopolis, dit-il, je n’ai qu’une
chose à en dire, c’est que de stoïcien il s’est fait cynique30. » L’histoire ajoute que la chienne avait fait
ses petits dans le manteau de Thesmopolis.
35.– Tel est le sans-gêne ou plutôt l’insolence des riches à l’égard de ceux qui vivent dans leur société,
c’est ainsi qu’ils les apprivoisent peu à peu aux outrages. Je connais un rhéteur, un de ceux qui ont la
langue acérée, à qui l’on ordonna de déclamer pendant le dîner. Il le fit, par Zeus, non pas en ignorant,
mais avec une voix perçante et en style serré. On le félicita parce que, tandis que les convives buvaient,
il avait réglé la durée de son discours non pas sur l’eau de la clepsydre, mais sur le vin des amphores.
On disait qu’il avait fait ce coup d’audace pour deux cents drachmes.
Encore ne faut-il pas trop se plaindre de ces procédés ; mais si le maître se pique d’écrire en vers
ou en prose et déclame ses compositions pendant le repas, c’est alors surtout qu’il faut se rompre les
poumons à applaudir, qu’il faut flatter et imaginer de nouvelles façons de louer. Il y en a aussi qui
veulent qu’on admire leur beauté, et qu’on leur prodigue les noms d’Adonis et d’Hyacinthe31, bien
qu’ils aient parfois le nez long d’une coudée. Si tu n’applaudis pas, tu n’as qu’à descendre tout de suite
aux carrières de Denys32, comme un jaloux qui lui en veut de ses talents. Ils veulent être savants et
orateurs et, s’ils lâchent quelque solécisme, c’est justement la raison de trouver à leurs discours un
parfum qui rappelle toutes les senteurs de l’Attique et de l’Hymette33 et que cette façon de parler doit
devenir la règle du langage.
36.– Ce ridicule est peut être assez tolérable chez un homme, mais non plus chez une femme. Or les
femmes aussi affectent d’avoir chez elles des gens de lettres à leurs gages, qui suivent leur litière. Elles
considèrent que, parmi les ornements dont elles se parent, c’en est un que la réputation d’être savantes et
philosophes et de composer des chants qui ne le cèdent guère à ceux de Sappho. C’est pour cela qu’elles
aussi prennent à leurs gages et mènent avec elles des rhéteurs, des grammairiens, des philosophes ; elles
écoutent leurs leçons, mais à quel moment ? (car ceci aussi est plaisant). À l’heure où elles sont à leur
toilette et se font tresser les cheveux ou pendant le repas ; car elles n’ont que ces moments de loisir.
Souvent même pendant que le philosophe discourt sur quelque point, la soubrette s’approche de sa
maîtresse et lui tend un billet de son amant ; et ces beaux discours sur la continence demeurent
suspendus, en attendant qu’ayant répondu à son amant, elle revienne les entendre.
37.– Lorsque enfin, après s’être fait longtemps attendre, la fête de Cronos34 ou les Panathénées
s’approchent, on t’envoie un misérable manteau ou une tunique mitée, c’est le moment de faire une
grande et mémorable procession vers ta demeure. Et le premier valet qui a surpris un mot du maître
délibérant sur le présent qu’il te destine, accourt aussitôt t’en apporter la nouvelle et ne s’en retourne pas
sans emporter un joli salaire de son message. Le lendemain treize autres valets viennent t’apporter le
présent, et chacun d’eux t’expose tout au long tout ce qu’il a dit ou suggéré au maître, et comment,
chargé de choisir, il a pris pour toi ce qu’il y avait de plus beau. Ils s’en vont tous avec un pourboire et
encore affectent-ils un air dédaigneux, parce que tu n’as pas donné davantage.
38.– Pour tes honoraires mêmes, on te les paye par deux ou quatre oboles, et, si tu réclames, tu passes
pour un être fâcheux et importun. Pour les toucher, il te faut flatter et supplier le maître ; il te faut faire la
cour à l’économe aussi et recourir ici à un autre genre de flatterie ; tu ne dois pas négliger non plus le
conseiller et l’ami. Et ce que tu touches était déjà dû au fripier, au médecin, au cordonnier. Ainsi ces
présents ne sont pas des présents, tu n’en tires aucune jouissance35.
39.– Ce qui ne te manque pas, c’est la jalousie ; la calomnie même s’élève sourdement contre toi près
d’un homme qui commence à écouter les méchants bruits qui courent sur ton compte d’autant plus
volontiers qu’il te voit usé par des fatigues incessantes, clochant à son service, à bout de forces et
menacé de la goutte. En un mot, lorsqu’il a cueilli les fleurs les plus attrayantes et les fruits les plus
savoureux de ta jeunesse, lorsqu’il a usé la meilleure partie de tes forces, lorsqu’il a fait de toi un haillon
déchiré en maint endroit, à ce moment il regarde autour de lui à quel endroit de son fumier il va te jeter
et il te cherche un successeur capable de supporter la fatigue. Puis on t’accuse d’avoir sollicité un jour
un de ses mignons, ou d’avoir, tout vieux que tu es, défloré une tendre vierge, soubrette de sa femme, ou
de tout autre crime semblable, et l’on te jette dehors par les épaules en pleine nuit, et tu t’en vas, voilant
ta face, privé de tout, ne sachant que devenir et emportant avec la vieillesse l’aimable podagre36. Tu as
eu le temps d’oublier ce que tu savais jadis, tu t’es fait un estomac plus gros qu’un sac, tyran insatiable
et que tu ne peux conjurer ; car ton gosier réclame sa portion habituelle et ce n’est qu’en grondant qu’il
s’en déshabitue.
40.– Pour toi, personne autre ne te recevra, maintenant que tu as passé l’âge et que tu ressembles aux
vieux chevaux dont la peau même a perdu de sa valeur. D’ailleurs les bruits calomnieux qu’a suscités
ton expulsion, exagérés par la voix publique, te font passer pour un adultère, un empoisonneur ou
quelque autre chose de semblable. Ton accusateur est digne de foi, même s’il garde le silence, tandis que
toi, tu es un Grec37, de caractère souple et porté à tous les crimes. C’est ainsi qu’on nous représente tous,
et ce n’est pas sans raison. Je crois avoir deviné la cause de cette opinion qu’ils ont de nous. Un grand
nombre de ces aventuriers qui sont entrés dans les maisons des riches, ne sachant rien faire d’utile, se
donnent pour magiciens et sorciers et leur promettent des moyens de se faire aimer et des incantations
contre leurs ennemis ; en même temps ils font profession d’être philosophes, revêtent le manteau et
portent une barbe qui inspire le respect. Dès lors n’est-il pas naturel qu’on nous soupçonne d’être tous
pareils à ces gens là, quand on découvre que ceux qu’on croyait les plus vertueux ne valent rien et
surtout qu’on observe leur flagornerie dans les festins et dans toutes les compagnies et leur servilité à
l’égard du gain ?
41.– Dès que les riches ont chassé quelqu’un de chez eux, ils le haïssent et ils cherchent tous les moyens
de le perdre sans ressource, si cela leur est possible, et ce n’est pas sans raison. Ils se disent en effet qu’il
révélera bien des secrets de leurs mœurs, parce qu’il les connaît parfaitement et les a vus à nu. Voilà ce
qui les angoisse. Ils sont exactement pareils à ces livres magnifiques dont le bouton est d’or et la
couverture de pourpre. Ouvrez-les : vous y verrez Thyeste mangeant ses enfants, Œdipe couchant avec
sa mère ou Térée38 épousant à la fois les deux sœurs. Voilà ce que sont les riches : ils brillent et attirent
les regards, mais au-dedans, sous la pourpre, ils cachent de tragiques horreurs. Déroulez le livre de leur
vie, vous y trouverez un affreux drame d’Euripide ou de Sophocle ; au-dehors, vous ne verrez qu’une
pourpre éclatante et un bouton d’or. Ils ont conscience de tout cela et voilà pourquoi ils haïssent et
poursuivent celui qui les quitte et qui, les connaissant à fond, est à même de divulguer leurs tragiques
secrets et de les dire à beaucoup de gens.
42.– Cependant je veux, comme un autre Cébès39, te tracer un tableau de ce genre de vie qu’on mène
chez les Grands, afin qu’en le regardant tu juges s’il te convient d’embrasser une pareille condition. Je
demanderais volontiers ce tableau à un Apelle, à un Parrhasios, à un Aétion ou à un Euphranor40 ; mais
il serait difficile à présent de trouver un artiste qui ait leur génie et leur habileté. Aussi je me contenterai
de t’en tracer comme je pourrai une simple esquisse. Figure-toi un portique élevé et doré, non sur un sol
bas, mais au sommet d’une colline ; on y monte par une pente généralement escarpée et glissante, de
sorte que souvent, quand on se flatte d’atteindre le sommet, un faux pas vous fait rouler dans la vallée. À
l’intérieur Plutus lui-même est assis ; il est, à ce qu’il semble, tout entier d’or ; sa beauté parfaite attire
tous les cœurs. Celui qui en est épris et qui à force de peine a gravi la montée et s’est approché de là
porte est frappé d’admiration à la vue de l’or. Là, l’Espérance, gracieuse de visage elle aussi, et vêtue
d’une robe de plusieurs couleurs, le prend par la main et le conduit tout émerveillé à l’entrée. Puis
l’Espérance marche toujours devant lui, mais, elle le remet aux mains d’autres femmes, l’Erreur et la
Servitude qui le livrent au Travail. Celui-ci, après avoir exercé le malheureux en cent manières, le passe
à la Vieillesse, déjà touché par la maladie et privé de ses couleurs. En dernier lieu, l’Outrage met la main
sur lui et le traîne vers le Désespoir. Dès lors, l’Espérance s’envole et s’évanouit, et on le chasse non
plus par le vestibule par où il est entré, mais par une porte détournée et secrète. Il est nu, le ventre
proéminent, pâle, vieux ; d’une main, il cache sa nudité, et de sa main droite il s’étrangle lui-même. À
peine est-il sorti, que le Repentir vient à lui, versant des pleurs inutiles, et il achève le malheureux.
Tel est mon tableau. Maintenant, excellent Timoclès, examines-en toi-même attentivement tous
les détails et vois s’il te convient d’entrer dans cette vie dont je t’ai retracé l’image par la porte d’or pour
être ainsi honteusement chassé par la porte de derrière. Mais, quelque parti que tu prennes, souviens-toi
de ce que dit un sage : « Ce n’est pas Dieu, c’est nous qui sommes responsables de notre choix41. »

1. Voir Homère, Odyssée, IX, 14.

2. Lucien joue sur le sens de trikymia, la « troisième vague », qui passait pour être la plus forte. Il invente des cinquièmes et des dixièmes
vagues, soulignant ainsi les exagérations des narrateurs de ces récits de tempête.

3. Voir Homère, Odyssée, IX, 109 (le passage se rapporte aux Cyclopes).

4. Voir Théognis, v. 177.

5. Démosthène, Olynthiennes, III, 33.

6. Voir Théognis, v. 176.

7. Voir Homère, Odyssée, IX, 91-94 sq.

8. De famille noble.

9. Des personnages de haut rang, plus particulièrement les sénateurs.

10. Allusion à la salutatio, un des devoirs du client vis-à-vis de son patron : aux premières heures du jour, il patientait dans le vestibule de la
maison, attendant d’être admis pour payer ses respects à son patron, une fois son nom annoncé par le nomenclateur.

11. Parodie d’Homère, Iliade, IX, 325-326.

12. C’est-à-dire un protecteur puissant, surgi miraculeusement, comme un deus ex machina.

13. Plaute, prologue du Rudens, v. 15, 21.

14. La corne d’abondance.

15. Proverbe signifiant « obtenir une chose réputée impossible ».

16. Les invités apportaient leur propre serviette.

17. Iliade, III, 156.

18. Voir Homère, Iliade, XXII, 495.

19. Cet homme, dit le Scholiaste, ayant trouvé un trésor à Samos, consacra la première année une brebis d’or à Héra, l’année suivante une
brebis d’argent, et la troisième année, une brebis de bronze.

20. Voir ci-dessus, 13.

21. Parodie d’Homère, Odyssée, XIX, 341.

22. Noms d’esclaves.

23. Le premier jour du mois chez les Romains.

24. Noms d’esclaves.

25. Voir Homère, Iliade, XXIII, 430.

26. C’est-à-dire des poèmes érotiques.

27. Sur les yeux et les oreilles du roi de Perse, voir Xénophon, Cyropédie, VIII, 2, 10-11.

28. Chélidonion signifie « petite hirondelle ».

29. Malte était réputée pour ses chiens de petite taille qui faisaient la joie des Romaines.

30. Jeu sur l’origine du mot « cynique » qui dérive de kuôn, kunos (« chien »).

31. Dans la mythologie grecque, deux jeunes hommes d’une très grande beauté. Adonis fut aimé d’Aphrodite et Hyacinthe d’Apollon.

32. Les Latomies (carrières de pierre) à Syracuse, où le tyran Denys l’Ancien et ses successeurs emprisonnaient leurs ennemis.

33. Massif montagneux situé au sud-est d’Athènes.

34. C’est-à-dire les Saturnales, fêtes romaines en l’honneur du dieu Saturne, célébrées aux alentours du 17 décembre.

35. Souvenir de Sophocle, Ajax, 665.


36. La maladie de la goutte (voir Lucien, La Tragédie de la goutte).

37. Sur la mauvaise réputation des Grecs, voir Juvénal, Satires, III, 58 sq.

38. Personnages de la mythologie grecque. Au cours d’un festin, le roi d’Argos Atrée fit manger à son frère Thyeste ses propres enfants.
Exposé à la naissance, Œdipe épousa sans le savoir sa mère Jocaste. Le roi de Thrace Térée obtint en mariage Procné, mais il tomba amoureux de la
sœur de la jeune femme, Philomèle. Selon certaines versions du mythe, il réussit à épouser également Philomèle en faisant croire au décès de sa sœur.

39. On attribue faussement à Cébès, compagnon de Socrate, un dialogue intitulé Pinax (Le tableau), qui a pour sujet l’explication d’une
peinture représentant une allégorie de la vie humaine.

40. Peintres célèbres de l’Antiquité.

41. Voir Platon, République, X, 617e.


37
ANACHARSIS
OU DES EXERCICES DU CORPS
Anacharsis ou Des exercices du corps est un dialogue entre deux personnages devenus
légendaires à l’époque de Lucien. Solon, né vers 640 av. J.-C., passait pour le plus grand législateur
d’Athènes. Promu archonte en 594, il dirigea la cité et la dota de lois nouvelles qui rétablirent son unité.
Il libéra les terres que les cultivateurs avaient dû donner en caution pour obtenir des prêts, abolit
l’esclavage pour dettes et fit racheter par le trésor public des citoyens athéniens qu’on avait vendus
comme esclaves à l’étranger. Il limita l’exhibition du luxe et créa le premier instrument de politique
fiscale en classant les citoyens selon leurs revenus. Il exprima ses idées dans des élégies politiques et
voyagea à l’étranger à sa sortie de charge, ce qui acheva de le métamorphoser en sage. Il devint alors
une référence pour les orateurs comme Démosthène (Sur la couronne, 6-7) et pour les philosophes
comme Platon qui, dans le Timée (21c), écrit que, si l’activité politique ne l’avait pas accaparé, ni
Hésiode, ni Homère ni aucun autre poète n’aurait été plus célèbre que Solon.
C’est avec ce sage, à la fois homme d’État et poète, que s’entretient Anacharsis, prince scythe qui,
selon Hérodote (IV, 76-77), voyagea, au VIe siècle av. J.-C., en Grèce dont il adopta le mode de vie et les
croyances religieuses. Les Scythes étaient un ensemble de peuples nomades d’origine indo-européenne
qui vivaient dans les steppes eurasiennes, entre le territoire actuel de l’Ukraine et le massif de l’Altaï. Ils
étaient hostiles à toutes les coutumes étrangères. Lorsqu’ils surprirent Anacharsis, de retour dans son
pays, en train de sacrifier à la déesse Cybèle, ils le tuèrent. Anacharsis est donc un barbare qui paya de
sa vie sa conversion à la civilisation grecque. Lucien évoque cette conversion dans Le Scythe ou le
Proxène où Anacharsis, angoissé à son arrivée à Athènes, est sur le point de repartir lorsqu’un autre
Scythe déjà hellénisé, Toxaris, le rencontre et le présente à Solon, qui deviendra son guide et l’initiera à
l’hellénisme. À l’époque classique, la renommée d’Anacharsis n’avait fait que grandir. Platon, dans la
République (X, 600a), le considère comme un inventeur à l’égal de Thalès. Au IIIe siècle apr. J.-C.,
Diogène Laërce (I, 101) le range aux côtés des Sept Sages. Un siècle plus tôt, Lucien n’est pas loin de
partager cette opinion. Mais Anacharsis et Solon sont aussi devenus pour lui des personnages littéraires,
puisqu’il les met en scène dans deux œuvres différentes. Le même sujet les réunit chaque fois : la façon
de vivre des Grecs.
Solon en est à la fois le spécialiste et le symbole, tandis qu’Anacharsis cherche à la connaître et à
la comprendre. Il interroge Solon sur les exercices athlétiques qu’il voit les Athéniens pratiquer et qui
lui font croire que ces derniers sont atteints de folie. Solon les lui explique (1-12), avant de lui exposer
leur rôle dans l’éducation des citoyens ainsi que les principes civiques et les valeurs morales qui fondent
cette éducation. Il brosse ainsi un vaste tableau de la civilisation grecque. En échange, Anacharsis lui
promet de lui parler plus tard des usages des Scythes (13-40). Lucien ne le présente donc pas en barbare
acculturé qui aurait oublié ses origines. Il le met au contraire en scène comme un étranger qui pose un
regard extérieur sur le mode de vie des Grecs et révèle ainsi l’étrangeté de leurs usages. Il lui fait donc
jouer un rôle qui préfigure celui des Persans dans Les Lettres persanes de Montesquieu. Ce rôle permet à
Lucien, lui-même barbare devenu grec par la culture, de regarder du dehors la civilisation qu’il a
adoptée. Solon la décrit avec cohérence et ferveur, mais Anacharsis ne s’incline pas devant son discours,
il continue à poser des questions et à formuler des remarques ironiques qui peuvent faire penser au
discours de Dion Chrysostome Aux Alexandrins (44) où l’orateur rappelle aussi la réaction du Scythe
devant les scènes qu’il voit dans les gymnases. Solon et Anacharsis ont donc ensemble un dialogue
authentique et sans conclusion véritable. À la fin, la civilisation grecque demeure en question.
Lucien n’a pas écrit la suite annoncée par Anacharsis, mais ce dialogue se suffit à lui-même. Il
illustre son don d’observation malicieuse, la vigilance critique de son esprit et sa conscience de la
pluralité des civilisations.
A. B.

1.– ANACHARSIS. — Dans quel but, Solon, vos jeunes gens font-ils ce que je les vois faire ? Les uns,
s’enlaçant l’un l’autre, se font des crocs-en-jambe ; d’autres s’étreignent et se ploient comme de l’osier
et, roulant dans la boue, s’y vautrent comme des pourceaux. Cependant au début, aussitôt après s’être
déshabillés, je les ai vus s’oindre d’huile et se frotter l’un l’autre à tour de rôle bien pacifiquement ; puis
je ne sais quelle mouche les a piqués ; mais ils se sont choqués l’un contre l’autre, tête baissée et se
heurtant de front comme des béliers. Ah ! tiens, en voilà un qui, enlevant son adversaire par les jambes,
l’a jeté par terre ; puis, tombant sur lui, il l’empêche de se relever et le fait tomber dans la boue ; enfin,
lui enlaçant le ventre avec ses jambes, et lui mettant le coude sous la gorge, il étrangle ce pauvre
malheureux, qui le frappe de côté à l’épaule, pour le supplier, j’imagine, de ne pas l’étouffer
complètement. L’huile dont ils se sont frottés ne les empêche pas de se salir ; ils ont bientôt fait
disparaître l’onction et se sont remplis tout à la fois de boue et de sueur, et je ris, quand je les vois
échapper des mains comme des anguilles.
2.– D’autres font la même chose dans la partie découverte de la cour, sans se plonger, il est vrai, dans la
boue. Ils ont sous eux une épaisse couche de sable dans la fosse que tu vois ; ils s’en saupoudrent les uns
les autres et ils amoncellent volontairement la poussière sur eux, comme des coqs, afin, je pense, qu’il
leur soit plus difficile de s’échapper, quand ils sont enlacés ; car le sable empêche le corps de glisser et
rend la prise plus assurée sur une surface sèche.
3.– D’autres, debout et couverts de poussière eux aussi, s’attaquent et se frappent à coups de poing et à
coups de pied. En voici un qui semble devoir cracher ses dents, tellement sa bouche est remplie de sang
et de sable ; il a reçu, tu vois, un coup de poing à la mâchoire. L’archonte1 qui est là – son habit de
pourpre me fait croire que c’est un des archontes – loin de faire cesser la lutte, excite les combattants et
loue celui qui a porté le coup.
4.– Ailleurs, j’en vois d’autres qui se démènent et sautent en faisant du sur-place ; cependant ils restent à
la même place et sautant tous ensemble en hauteur, ils frappent l’air à coups de talon.
5.– Je voudrais bien savoir ce qu’ils gagnent à faire ces exercices. Pour moi, je les crois un peu fous de
se démener ainsi et l’on me persuaderait difficilement qu’il n’y ait pas d’extravagance à se comporter de
la sorte.
6.– SOLON. — Il est assez naturel, Anacharsis, que ce qui se fait ici te paraisse extravagant, puisque ce
sont des choses qui te sont étrangères et qui diffèrent beaucoup des usages scythes. Il est à présumer
que, chez vous aussi, il y a dans ce que vous enseignez et pratiquez beaucoup de choses qui nous
paraîtraient bizarres à nous autres Grecs, si l’un de nous en était témoin comme toi chez nous. Mais
rassure-toi, mon bon : ce n’est pas la folie qui nous fait agir ainsi, et ce n’est point par brutalité que ces
jeunes gens se frappent les uns les autres et se roulent dans la boue ou s’aspergent de poussière. Ces
exercices ont une utilité qui ne va pas sans plaisir et ils procurent au corps une force singulière. Si tu
restes quelque temps en Grèce, comme je l’espère, tu ne tarderas pas à être toi-même un de ceux qui se
roulent dans la boue ou se couvrent de poussière, tellement tu trouveras la chose à la fois agréable et
utile.
ANACHARSIS. — Ah ! non, Solon. Gardez pour vous cette utilité et ces agréments. Pour ma part,
si l’un des vôtres me traitait ainsi, il apprendrait que ce n’est pas pour rien que nous portons un
cimeterre à la ceinture.
7.– Cependant dis-moi quels noms vous avez donnés à ces exercices. Que dirons-nous que font ces
jeunes gens ?
SOLON. — Le lieu même, Anacharsis, s’appelle chez nous un gymnase, et il est consacré à
Apollon Lycien2, dont tu vois la statue. C’est ce dieu qui s’appuie sur la colonne et qui tient un arc dans
sa main gauche. Son bras droit recourbé sur sa tête montre qu’il se repose, comme après une grande
fatigue.
8.– Parmi ces différents exercices, celui qui se fait dans la boue s’appelle la lutte, et les hommes qui sont
dans la poussière sont aussi des lutteurs. S’ils se frappent debout, c’est ce que nous appelons le
pancrace. Nous avons encore d’autres exercices du même genre, le pugilat, le disque, le saut. Nous
faisons des concours de tous ces exercices ; le vainqueur est considéré comme le meilleur de sa classe et
il emporte les prix.
9.– ANACHARSIS. — Mais ces prix que vous donnez, quels sont-ils ?
3 4
SOLON. — À Olympie, une couronne d’olivier sauvage, à l’Isthme , une de pin, à Némée une
5 6
d’ache , à Pythô , des pommes consacrées aux dieux, et chez nous, aux Panathénées, l’huile de l’olivier
sacré. De quoi ris-tu, Anacharsis ? est-ce parce que ces récompenses te paraissent de peu de valeur ?
ANACHARSIS. — Non. Les prix que tu viens d’énumérer, Solon, sont au contraire tout à fait
imposants. Leurs fondateurs ont bien le droit de se glorifier de leur munificence et les athlètes font bien
d’outrer leurs efforts pour enlever de si belles récompenses. Il est naturel qu’ils affrontent de bonne
heure tant d’épreuves et risquent d’être étranglés ou estropiés les uns par les autres pour des pommes et
de l’ache, comme si l’on ne pouvait pas, si l’on en a envie, se procurer des pommes sans peine, ou se
couronner d’ache ou de pin, sans se barbouiller le visage de boue et sans recevoir de ses adversaires des
coups de pied dans le ventre.
10.– SOLON. — Mais, excellent homme, ce ne sont point ces prix en eux-mêmes que nous considérons.
Ils ne sont que les signes de la victoire et des marques qui font connaître les vainqueurs ; et la gloire qui
les accompagne est d’un prix sans égal pour ceux qui ont remporté la victoire. C’est à la gloire qu’on
aspire et l’on trouve beau même de s’exposer aux coups de pied, quand on cherche la renommée dans
les travaux, car elle ne s’obtient pas sans peine. Celui qui la désire doit commencer par affronter bien
des épreuves avant de pouvoir un jour attendre de ses efforts une « fin utile et agréable ».
ANACHARSIS. — Par cette fin utile et agréable tu veux dire, Solon, que tout le monde les verra
couronnés et les félicitera de leur victoire, après les avoir plaints longtemps auparavant des coups qu’ils
ont reçus, et qu’eux-mêmes seront heureux d’avoir des pommes et de l’ache pour prix de leurs efforts.
SOLON. — Tu n’es pas encore au fait de nos usages, te dis-je. Mais tu ne tarderas pas à les juger
autrement, quand tu viendras à nos assemblées solennelles et que tu verras un peuple immense accourir
pour assister à ces jeux, des amphithéâtres remplis de milliers de spectateurs, les athlètes applaudis et le
vainqueur honoré à l’égal des dieux.
11.– ANACHARSIS. — C’est justement cela, Solon, qui est le plus pitoyable. C’est que ce n’est pas sous
les yeux de quelques personnes qu’ils endurent ces traitements, mais devant des milliers de spectateurs
qui assistent à ces brutalités et qui sans doute les estiment heureux, en les voyant ruisseler de sang ou
être étouffés par leurs adversaires ; car c’est là le grand bonheur attaché à leur victoire. Chez nous autres
Scythes, Solon, si quelqu’un frappe un citoyen, ou l’assaille et le renverse, ou lui déchire ses habits, les
vieillards lui infligent un châtiment rigoureux, même s’il n’a commis sa violence que devant un petit
nombre de témoins, et non dans ces grands amphithéâtres, tels que tu dépeins ceux de l’Isthme et
d’Olympie. Quoi qu’il en soit, je ne puis m’empêcher de plaindre les lutteurs de ce qu’ils ont à souffrir.
Quant aux spectateurs, qui sont, dis-tu, l’élite du pays et qui viennent à ces fêtes de tous les points de la
Grèce, je suis vraiment stupéfait qu’ils abandonnent leurs affaires et gaspillent leur temps à ces
spectacles. Je ne puis même pas comprendre encore quel plaisir ils ont à voir des hommes frappés,
attaqués, jetés à terre et meurtris les uns par les autres.
12.– SOLON. — Si nous étions, Anacharsis, au temps des Jeux olympiques ou des Jeux isthmiques7, ou
des Panathénées, tu apprendrais, en voyant ce qui s’y passe, que ce n’est pas pour rien que nous avons
pris tant de goût à ces spectacles. La parole est impuissante à te donner une idée complète du plaisir
qu’on y prend. Il faudrait pour cela que tu pusses voir toi-même, assis au milieu des spectateurs, la
bravoure des athlètes, la beauté et la merveilleuse condition de leurs corps, leur adresse extrême, leur
force invincible, leur hardiesse, leur émulation, leur indomptable résolution et leur ardeur acharnée pour
la victoire. Je suis bien sûr que tu ne cesserais pas alors de louer, de te récrier, d’applaudir.
13.– ANACHARSIS. — Oui, par Zeus, Solon, et par-dessus le marché d’en rire et de m’en moquer ; car
tout ce que tu viens d’énumérer, la bravoure, la bonne condition et la beauté des corps et la hardiesse, je
vois que vous le gaspillez pour un but bien frivole, puisque votre patrie n’est pas en danger, ni votre
pays ravagé, ni vos amis et parents emmenés de force. C’est pourquoi ces gens sont d’autant plus
ridicules qu’ils sont, comme tu dis, les meilleurs, et que, malgré cela, ils souffrent tant de maux en pure
perte, s’épuisent de fatigue et souillent leur beau et grand corps de sable et de meurtrissures, pour gagner
une pomme ou d’une branche d’olivier sauvage, s’ils sont vainqueurs. Tu le vois, j’ai toujours plaisir à
me rappeler ces récompenses si précieuses. Mais, dis-moi, tous les athlètes les reçoivent-ils ?
SOLON. — Pas du tout. Il n’y en a qu’un entre tous, celui qui a vaincu les autres.
ANACHARSIS. — Alors, Solon, c’est en vue d’une victoire imprévisible et incertaine que tant
d’hommes travaillent, alors même qu’ils sont sûrs qu’il n’y aura absolument qu’un vainqueur et que les
vaincus seront légion et qu’ils auront reçu en pure perte les coups et même les blessures ?
14.– SOLON. — Il semble, Anacharsis, que tu n’as jamais tant soit peu réfléchi aux moyens de bien
gouverner un État ; autrement tu ne tiendrais pas pour blâmables les plus belles institutions. Mais si
quelque jour tu es curieux de connaître la meilleure manière d’administrer un État et d’en rendre les
citoyens les plus parfaits possible, tu approuveras alors ces exercices et l’émulation que nous y
déployons, et tu sauras tout ce qui se mêle d’utile à ces travaux, pour lesquels tu crois encore en ce
moment que notre zèle se dépense en pure perte.
ANACHARSIS. — Eh mais ! Solon, je n’avais pas d’autre but, en venant de Scythie chez vous, en
passant par tant de contrées et en franchissant le grand et orageux Euxin8, que d’apprendre les lois de la
Grèce, d’observer vos usages et d’approfondir la meilleure forme de gouvernement. C’est pour cela que
je t’ai choisi de préférence entre tous les Athéniens comme ami et comme hôte9 sur le bruit de ta
réputation. J’avais entendu dire, en effet, que tu avais rédigé des lois, inventé les meilleures institutions,
introduit des pratiques utiles, en un mot organisé un État. Hâte-toi donc de m’instruire et de me prendre
pour disciple. Pour ma part, je resterais volontiers assis à tes côtés, oubliant le boire et le manger, à
t’écouter bouche bée discourir de constitution et de lois, aussi longtemps que tu auras la force de parler.
15.– SOLON. — Il n’est pas facile, ami, de passer tout en revue, en quelques moments. C’est en abordant
chaque sujet l’un après l’autre que tu connaîtras quelles opinions nous avons des dieux, des parents, des
mariages et du reste. Pour le moment, je vais t’exposer notre façon de penser au sujet des jeunes gens et
l’éducation que nous leur donnons, aussitôt qu’ils commencent à comprendre ce qu’est la vertu et que,
ayant acquis la vigueur de l’éphébie10, ils sont en état de supporter les efforts. Par là tu connaîtras dans
quel but nous leur avons prescrit ces exercices et nous les forçons à s’endurcir à la fatigue. Ce n’est pas
uniquement en vue des concours, pour qu’ils puissent y remporter des prix, car il y en a fort peu dans la
foule qui puissent y arriver, mais c’est parce qu’ils retirent encore de ces exercices un bien plus grand
pour tout l’État et pour eux-mêmes. Il y a en effet un autre concours public ouvert à tous les citoyens et
une couronne qui n’est ni de pin, ni d’olivier sauvage, ni d’ache, mais qui renferme en elle la félicité
humaine, je veux dire la liberté pour chaque individu en particulier et pour la patrie en général, la
richesse, la gloire, la jouissance des fêtes établies par nos pères, le salut de notre famille, en un mot les
plus belles faveurs qu’on puisse souhaiter d’obtenir des dieux. Tous ces avantages sont entrelacés à la
couronne dont je parle et dérivent de cette lutte où ces exercices et ces travaux les préparent.
16.– ANACHARSIS. — Ah ! étonnant Solon, tu pouvais me parler de prix de cette valeur et de cette
importance, et tu ne m’as entretenu que de pommes, d’ache, d’olivier sauvage et de pin ?
SOLON. — Mais, Anacharsis, ces prix mêmes ne te paraîtront plus frivoles, lorsque tu auras
compris ce que je veux dire. Ils sortent en effet de la même pensée et sont tous de petites parties de ce
grand concours et de cette couronne de parfaite félicité dont je parlais tout à l’heure. Mais notre
conversation s’est écartée, je ne sais comment, de son cours naturel, et elle est tombée sur ce qui se
passe à l’Isthme, à Olympie et à Némée. Mais puisque nous sommes de loisir tous les deux et que tu es,
dis-tu, désireux de m’entendre, il nous sera facile de remonter au commencement et à ce combat
commun en vue duquel je prétends que nous pratiquons tous ces exercices.
ANACHARSIS. — Ce sera mieux ainsi, Solon ; car en procédant méthodiquement dans notre
entretien, nous avancerons plus vite, et bientôt peut-être la connaissance de ces prix dont tu viens de
parler m’engagera à ne plus me moquer des autres, quand je verrai des gens s’enorgueillir d’une branche
d’olivier sauvage ou porter une couronne d’ache. Cependant, si tu le veux bien, allons nous mettre à
l’ombre là-bas et asseyons-nous sur les bancs, afin de n’être pas dérangés par ceux qui applaudissent les
lutteurs. D’ailleurs, je l’avouerai, je ne supporte pas non plus facilement ce soleil piquant et brûlant qui
tombe sur ma tête nue ; car j’ai cru devoir laisser mon bonnet11 chez moi, pour ne pas me singulariser
parmi vous en portant un costume étranger. Et puis nous sommes justement dans la saison la plus
chaude de l’année, où l’astre que vous appelez le Chien12 brûle tout et dessèche et embrase l’air, et le
soleil, qui à cette heure de midi est juste sur nos têtes, nous verse une chaleur insupportable. Aussi je
m’étonne qu’à l’âge déjà avancé où tu es, la chaleur ne te fasse pas suer comme moi, que tu n’en sois
pas du tout incommodé et que tu ne cherches même pas d’endroit ombragé pour t’y glisser, mais que tu
supportes le soleil si aisément.
SOLON. — Ce sont ces travaux inutiles, Anacharsis, ces culbutes continuelles dans la boue et ces
luttes en plein air dans le sable qui nous protègent contre les traits du soleil. C’est pour cela que nous
n’avons plus besoin de bonnet pour empêcher ses rayons d’atteindre notre tête. Mais allons nous mettre
à l’ombre.
17.– Cependant garde-toi d’écouter ce que je pourrai dire avec le respect qu’on doit à des lois et d’y
prêter une foi absolue ; au contraire, si tu entends quelque chose qui ne te paraîtra pas juste, contredis-
moi aussitôt et redresse mon raisonnement. Par ce moyen nous atteindrons sûrement un de ces deux
avantages : ou bien tu seras fermement persuadé, quand tu auras épuisé toutes les objections que tu
croiras devoir faire, ou j’aurai appris que mes idées sur le sujet n’étaient pas justes. Et en ce cas,
Athènes entière ne tardera pas à te témoigner sa reconnaissance ; car, chaque fois que tu m’auras instruit
et converti à des vues meilleures, tu lui auras rendu les plus grands services. Je ne puis en effet rien lui
cacher ; j’irai tout de suite en faire part au public et, me rendant à la Pnyx13, je dirai au peuple :
« Athéniens, j’ai rédigé pour vous les lois que j’ai jugées les plus utiles à l’État ; mais l’étranger que
voici, et je te montrerai, Anacharsis, cet étranger qui est Scythe, mais rempli de sagesse, m’a fait
changer d’avis et m’a fait connaître des principes et des institutions meilleurs. Inscrivez-le donc au rang
de vos bienfaiteurs et dressez-lui une statue d’airain à côté des héros éponymes14 ou sur l’acropole, près
d’Athéna15. Et sois sûr qu’Athènes ne rougira pas d’apprendre des choses utiles d’un barbare et d’un
étranger.
18.– ANACHARSIS. — Voilà bien ce que j’avais entendu dire de vous autres, Athéniens, que vos discours
étaient toujours ironiques. Car comment moi, un nomade, un vagabond, qui ai passé ma vie sur un
chariot, errant de contrée en contrée16, qui n’ai jamais habité de ville et n’en ai jamais vu ailleurs qu’ici,
comment pourrais-je discourir sur la constitution d’un État et instruire un peuple autochtone qui vit
depuis tant de siècles sous une excellente législation dans une ville si ancienne ? Comment t’instruire,
toi surtout, Solon, qui dès l’enfance as pris, dit-on, comme sujet d’étude de connaître les moyens de
fonder le meilleur gouvernement et les lois qu’un État doit observer pour être heureux. Mais, au sujet de
ce que tu me demandes, comme en tout le reste, je t’obéirai comme à un législateur et je te ferai mes
objections, si tu dis quelque chose qui ne me semble pas juste, afin de m’instruire plus solidement. Mais
vois, nous avons échappé au soleil et à présent nous sommes à l’ombre, et voici fort à propos un siège
agréable sur cette pierre fraîche. Remonte donc au commencement et dis-moi pourquoi, prenant les
jeunes gens dès l’enfance, vous les soumettez aussitôt aux épreuves et comment vous en faites des
hommes excellents avec la boue et les exercices dont tu parles, et en quoi la poussière et les culbutes
contribuent à les former à la vertu. Voilà ce que je désirais le plus apprendre dès le début ; le reste, tu me
l’enseigneras plus tard, en traitant chaque question à son tour, quand l’occasion s’en présentera.
Seulement souviens-toi d’une chose, Solon, en faisant ton discours, c’est que tu vas parler à un barbare.
Je te le dis pour que tu ne compliques pas et n’allonges pas tes raisonnements ; car je craindrais d’avoir
oublié le commencement, si tu le fais suivre de longs développements.
19.– SOLON. — Tu feras mieux de me limiter toi-même, Anacharsis, quand tu t’apercevras que mon
discours n’est pas tout à fait clair et qu’il coule au hasard et dévie loin de son cours ; car tu n’auras qu’à
l’interrompre en me posant les questions que tu voudras et à couper court à sa longueur. Pourtant si ce
que je dirai n’est pas étranger à notre propos et ne s’écarte pas du but, rien ne s’opposera, je pense, à ce
que je m’étende un peu, puisque c’est la tradition au conseil de l’Aréopage17 qui chez nous juge les
procès criminels. Quand il est monté sur la colline pour y prendre séance et juger les affaires de
meurtres, de blessures préméditées ou d’incendie, on donne la parole à chacun des plaideurs, et le
demandeur et le défendeur plaident à tour de rôle soit en personne, soit par l’intermédiaire d’orateurs
professionnels qu’ils font monter à la barre pour parler à leur place. Tant qu’ils se renferment dans la
cause, le conseil les laisse parler et les écoute en silence. Mais si l’un d’eux veut faire précéder son
discours d’un exorde, afin de disposer les juges en sa faveur, ou s’il introduit dans la cause un élément
étranger, soit la pitié, soit l’exagération, artifices que les enfants de la rhétorique emploient souvent pour
influencer les juges, alors le héraut s’avance, lui impose aussitôt silence et ne lui permet pas de divaguer
devant le conseil et de déguiser l’affaire sous des paroles trompeuses ; car il faut que les Aréopagites18
voient les faits tout nus.
En conséquence, Anacharsis, je te fais pour le cas présent membre de l’Aréopage. Écoute-moi
suivant la coutume du Conseil et impose-moi silence, si tu t’aperçois que j’abuse avec toi de la
rhétorique. Mais tant que je dirai des choses relatives à notre affaire, je demande la permission de
m’étendre. Nous ne sommes plus sous le soleil et nous pouvons continuer notre entretien sans en être
incommodés, si mon discours s’allonge ; car ici l’ombre est épaisse et nous avons du loisir.
ANACHARSIS. — Tu as raison, Solon, et je te sais déjà bon gré de m’avoir enseigné, en passant, ce
qui se pratique à l’Aréopage. C’est une chose vraiment admirable et digne de magistrats vertueux qui
n’ont égard qu’à la vérité en portant leur suffrage. Parle donc à présent suivant les conditions que tu
viens de poser et moi, l’aréopagite, puisque tu m’as donné ce titre, je t’écouterai à la manière du
Conseil.
20.– SOLON. — Il faut d’abord que je t’expose en peu de mots l’idée que nous nous formons d’une ville
et de ses citoyens. Une ville ne consiste pas à nos yeux dans les édifices, tels que les remparts, les
temples, les arsenaux maritimes. Toutes ces constructions forment, il est vrai, comme un corps stable et
fixe qui sert à abriter et à protéger les citoyens ; mais c’est dans les citoyens que nous plaçons toute la
force de la cité ; car ce sont eux qui la peuplent, qui en règlent la disposition, qui en exécutent tous les
travaux et qui la gardent, comme le fait l’âme en chacun de nous. Dans cette pensée, nous prenons soin,
comme tu vois, du corps de la ville, et nous l’embellissons autant que possible, soit en l’ornant
d’édifices à l’intérieur, soit en l’entourant au-dehors de ces remparts qui lui assurent une complète
sécurité. Mais ce que nous cherchons avant tout et par tous les moyens, c’est d’assurer aux citoyens une
âme vertueuse et un corps solide, persuadés que de tels hommes, associés dans la vie publique, sauront
se conduire honnêtement pendant la paix, et qu’à la guerre ils sauveront l’État et le maintiendront
heureux et libre. Pour la première éducation, nous nous en remettons aux mères, aux nourrices, aux
pédagogues du soin de les diriger et de les former par les leçons qui conviennent à des hommes libres.
Mais quand ils commencent à comprendre ce qui est bien, que le respect, la pudeur, la crainte et le désir
du beau se développent en eux et que leurs corps, devenus plus solides, plus compacts et plus forts,
paraissent propres à soutenir les efforts, à ce moment-là nous les prenons en main et nous les
instruisons, non seulement en prescrivant pour l’âme certaines disciplines et certains exercices, mais
encore en accoutumant leurs corps aux travaux par des exercices d’une autre sorte. Nous n’avons pas
cru qu’il suffît à l’homme de rester tel qu’il est sorti des mains de la nature ; son corps et son âme ont
également besoin d’une éducation et de sciences qui puissent améliorer considérablement ses bonnes
dispositions naturelles et changer ses inclinations vicieuses en bonnes qualités. Nous prenons modèle
sur les agriculteurs qui couvrent et enclosent les plants encore délicats et peu élevés au-dessus de la
terre, de peur que le vent ne leur fasse du mal, mais qui, lorsque la jeune pousse est devenu forte, en
élaguent les branches superflues et la rendent plus productive en la laissant être agitée et secouée par les
vents.
21.– Nous attisons d’abord l’âme des enfants par la musique et l’arithmétique et nous leur apprenons à
écrire et à lire distinctement19. Quand ils avancent en âge, nous leur récitons les maximes des sages, les
faits illustres de l’antiquité, les discours utiles que nous avons mis en vers pour qu’ils les retiennent
mieux. En entendant certains exploits, certaines actions célèbres, ils aspirent peu à peu et sont poussés à
les imiter, pour être chantés eux aussi et admirés par la postérité. Hésiode et Homère ont composé pour
nous un grand nombre de récits de ce genre. Quand enfin ils abordent la politique et sont obligés de
manier les affaires publiques… Mais cela est peut-être en dehors de notre sujet ; car ce n’est pas la
manière dont nous exerçons les âmes que je me proposais d’exposer au début, mais les motifs pour
lesquels nous jugeons à propos d’exercer les jeunes gens à de telles épreuves. Je m’impose donc silence
à moi-même sans attendre le héraut, ni l’aréopagite que tu es. C’est par déférence pour moi, je suppose,
que tu me laisses divaguer ainsi hors du sujet.
ANACHARSIS. — Dis-moi, Solon, contre ceux qui ne traitent pas devant l’Aréopage les points
essentiels et les gardent pour eux, est-ce que le Conseil n’a point imaginé de peine supplémentaire ?
SOLON. — Pourquoi me fais-tu cette question ? Je n’en vois pas bien le sens.

ANACHARSIS. — C’est que tu te proposes de passer les points les plus intéressants et les plus
agréables à entendre pour moi, ceux qui regardent l’âme, et de traiter ce qui est moins essentiel, la
gymnastique et l’entraînement physique.
SOLON. — Je me rappelle, mon bon ami, ce que tu as dit au début, et je ne veux pas que la
discussion s’écarte de son cours, de peur que ses débordements ne brouillent ta mémoire. Je ne laisserai
pas pourtant de traiter brièvement cette question, du mieux que je pourrai. J’en réserve l’examen
approfondi pour un autre entretien.
22.– Nous formons donc leurs esprits en leur faisant apprendre par cœur les lois de la communauté, qui
sont exposées publiquement, pour que tout le monde les lise, et sont écrites en gros caractères ; elles
prescrivent ce que l’on doit faire et ce dont il faut s’abstenir. Puis nos jeunes gens apprennent dans le
commerce des gens vertueux à dire ce qu’il faut dire, à pratiquer la justice, à vivre ensemble sous le
régime de l’égalité, à ne rien désirer de honteux, à rechercher le beau, à ne commettre aucune violence.
Ces hommes vertueux portent chez nous le nom de sophistes20 et de philosophes. En outre, nous les
conduisons au théâtre, où nous les instruisons publiquement par des tragédies et des comédies qui
mettent sous leurs yeux les vertus des anciens héros et les vices des hommes, afin qu’ils se détournent
des uns et poursuivent les autres avec ardeur. Nous permettons même aux auteurs comiques de
ridiculiser et d’invectiver les citoyens dont ils savent que les mœurs sont dépravées et indignes de la
ville, et cela dans l’intérêt non seulement de ces citoyens mêmes, qui deviennent meilleurs en se voyant
réprimandés, mais encore des autres, pour qu’ils évitent le reproche de tomber dans les mêmes fautes21.
23.– ANACHARSIS. — J’ai vu, Solon, ces tragédiens et ces comédiens que tu dis, si ce sont bien eux qui
portent des chaussures pesantes et hautes22, un habit bigarré de bandes d’or et qui ont sur la tête des
casques tout à fait ridicules avec une embouchure démesurée23. De dessous ces masques, ils poussaient
de grands cris, et, malgré leurs chaussures, ils faisaient, je ne sais comment, de grandes enjambées sans
trébucher. La ville célébrait alors, je crois, des fêtes en l’honneur de Dionysos24. Les comédiens, plus
petits de taille, et à pied, avaient un aspect plus humain ; ils criaient aussi moins fort, mais leurs casques
étaient beaucoup plus ridicules ; car toute l’assemblée riait d’eux, au lieu qu’on écoutait d’un air triste
nos hommes à taille gigantesque. On les plaignait, je pense, de traîner de telles entraves.
SOLON. — Ce n’est pas eux, mon bon, que l’on plaignait. Sans doute le poète exposait aux yeux
des spectateurs quelque sombre histoire de l’antiquité, et il débitait sur la scène des tirades
attendrissantes qui faisaient fondre en larmes ses auditeurs. Vraisemblablement tu as vu aussi alors des
joueurs de flûte et d’autres personnes qui chantaient ensemble, rangées en cercle25. Ces chants et ces airs
de flûte ne sont pas inutiles non plus, Anacharsis. C’est par tous ces moyens et d’autres pareils que nous
aiguisons les âmes et les rendons meilleures.
24.– Quant aux corps, voici, puisque c’est ce que tu désirais le plus savoir, de quelle manière nous les
exerçons. Quand ils cessent d’être tendres et ne sont plus complètement flasques, nous les mettons nus,
comme je l’ai dit ; nous pensons qu’il faut d’abord les accoutumer à l’air et les familiariser avec toutes
les saisons, pour qu’ils ne soient pas incommodés par la chaleur et ne succombent pas au froid. Puis
nous les frottons d’huile et les assouplissons pour leur donner plus d’élasticité. Il serait en effet ridicule
de croire que des peaux assouplies par l’huile deviennent plus difficiles à rompre et durent beaucoup
plus longtemps, quoique déjà mortes, et de s’imaginer que le corps qui participe encore à la vie ne retire
pas de cette onction le même avantage. Ensuite nous avons inventé divers exercices pour chacun
desquels nous avons établi des maîtres, et nous apprenons à tel jeune homme le pugilat, à tel autre le
pancrace, pour les habituer à supporter les épreuves, à affronter les coups, à ne pas se détourner par
crainte des blessures. Cette habitude produit en eux deux effets qui sont pour nous de la plus grande
utilité : non seulement ils sont intrépides dans le danger et prêts à payer de leur personne, mais encore
ils deviennent vigoureux et robustes.
Ceux d’entre eux qui, la tête baissée, se heurtent à la lutte apprennent à tomber sans se faire mal et
à se relever facilement, à pousser, à enlacer, à ployer, à se laisser serrer la gorge et à soulever de terre
leur adversaire, et, ce faisant, ils ne se livrent pas non plus à des exercices inutiles, puisqu’ils y
acquièrent incontestablement le premier et le plus précieux des avantages, celui de rendre par cet
entraînement leurs corps moins sensibles et plus résistants à la douleur. Il y a un autre avantage encore et
qui n’est pas mince non plus, c’est l’expérience qu’ils y gagnent et qui leur servira s’ils ont besoin de
faire usage de leur science dans une bataille. Il est certain qu’un homme exercé de la sorte, s’il est aux
prises avec un ennemi, aura plus vite fait de le. renverser d’un croc-en-jambe et, s’il tombe, saura se
relever aussi aisément qu’il est possible. Car toutes ces préparations, Anacharsis, nous les faisons en vue
de ce combat qui se livre avec des armes, et nous comptons trouver dans des hommes ainsi entraînés des
combattants meilleurs, lorsqu’après avoir assoupli et endurci leurs corps nus, nous les avons rendus plus
forts et plus robustes, légers et élastiques, et par le fait redoutables à leurs adversaires.
25.– Tu sens, je pense, la conséquence qui en résulte. Tu devines quels doivent être sous les armes des
hommes qui, même nus, peuvent inspirer la terreur à leurs ennemis. On ne leur voit point cette
corpulence lourde et blafarde, ni cette pâle maigreur, partage ordinaire des femmes, de qui le corps se
flétrit à l’ombre, frissonne et en un instant ruisselle de sueur et ne saurait respirer sous le casque, surtout
si le soleil à son midi embrase l’air, comme à présent. Que faire avec des gens qui ont soif, qui ne
supportent pas la poussière, qui perdent la tête dès qu’ils voient du sang et qui meurent avant d’être à
portée des traits et d’en venir aux mains avec les ennemis ?
Nos jeunes gens, au contraire, ont un teint coloré, que le soleil a bronzé, et des figures mâles. On
voit qu’ils ont beaucoup de vie, de chaleur et de courage. Ils sont resplendissants de santé, ils ne sont ni
minces ni desséchés, ni alourdis par l’embonpoint, mais ils ont des silhouettes bien proportionnées. Ils
ont fait fondre en sueur la graisse inutile qu’ils avaient en excès ; mais il leur reste ce qui leur a procuré
la force et l’élasticité, et ils le gardent pur de tout alliage inférieur. Ce que les vanneurs font au blé, les
exercices le font dans nos corps ; ils en chassent la balle et les barbes ; ils en séparent le grain pur et le
mettent en réserve.
26.– Un homme ainsi élevé ne saurait manquer d’être bien portant et d’être très résistant à la fatigue ; il
est long à suer et on le voit rarement malade. Si par exemple on prenait des tisons enflammés et qu’on
les jetât simultanément dans le grain même et dans la paille et la balle dont on l’a extrait, car j’en
reviens à mon vanneur, la paille, je pense, serait beaucoup plus prompte à s’enflammer ; mais le grain,
loin de jeter une grande flamme et de prendre feu tout d’un coup, fumerait peu à peu et mettrait bien
plus de temps à se consumer. De même, il n’est point de maladie ni de fatigue qui, s’attaquant à un corps
ainsi disposé, puisse en avoir raison et en venir à bout facilement ; car il est assez bien approvisionné à
l’intérieur et assez solidement fortifié au-dehors pour les empêcher de pénétrer en lui et pour en exclure
le soleil même et le froid qui pourraient le gâter. Si une partie du corps est près de céder à la fatigue, la
chaleur intérieure, amassée de longue main et mise en réserve pour les besoins nécessaires, se répand à
flots dans tous les membres, les arrose et les remplit de vigueur, et rend le corps infatigable pour
longtemps. Loin de perdre leur force à s’entraîner par avance à la peine et à la fatigue, nos jeunes gens
l’accroissent au contraire : c’est comme une flamme qui grandit en l’attisant.
27.– Nous les entraînons aussi pour en faire de bons coureurs en les habituant à tenir sur un long
parcours et en leur donnant de l’agilité pour une course de vitesse sur un espace restreint. Et la course ne
se fait pas sur un sol ferme et résistant, mais sur un sable profond, où il n’est pas facile d’appuyer le pied
solidement et de se soutenir, parce que le pied enfonce dans le sable qui cède. On les exerce aussi à
franchir un fossé, au besoin, ou tout autre obstacle et ils sautent avec une grosse masse de plomb dans
les mains. Ils rivalisent ensuite au lancer du javelot. Tu as vu aussi dans le gymnase un autre engin, fait
de bronze, circulaire, semblable à un petit bouclier sans poignée, ni courroie26. Tu as essayé de le
soulever du milieu de l’arène et il t’a paru lourd et difficile à saisir à cause de son grand poli. Eh bien,
cet objet là, ils le lancent en l’air, soit en hauteur, soit en longueur et rivalisent à qui le poussera le plus
loin et dépassera les autres. Cet exercice fortifie leurs épaules et donne du ton à leurs extrémités.
28.– Quant à la boue et à la poussière, qui t’ont paru d’abord un peu ridicules, apprends, merveilleux
homme, pour quelles raisons elles forment le sol du gymnase. C’est d’abord pour qu’ils ne tombent pas
sur un terrain dur, mais sur un terrain mou qui ne les blesse pas. En second lieu, la sueur mêlée à la boue
rend nécessairement leurs corps plus glissants, et toi-même tu les as comparés à des anguilles. C’est un
usage qui n’est pas inutile ni risible, puisqu’il contribue beaucoup à développer la force et la vigueur, en
les forçant, dans cet état, à saisir fortement leur adversaire et à l’empêcher de leur glisser des mains. Et
ne crois pas que ce soit chose facile d’enlever un homme humide de sueur, de boue et d’huile, qui fait
effort pour s’échapper en se coulant de vos bras. Tous ces exercices sont, comme je le disais tout à
l’heure, utiles en vue de la guerre, qu’il s’agisse, soit de ramasser aisément et d’emporter du champ de
bataille un ami blessé, soit de saisir un ennemi et de le rapporter sans lui laisser toucher terre. Et voilà
pourquoi nous les exerçons à outrance : nous leur imposons des travaux pénibles, pour qu’ils supportent
beaucoup plus facilement les travaux plus légers.
29.– Quant à la poussière, nous l’employons pour un usage opposé, c’est-à-dire pour que les lutteurs qui
s’étreignent ne puissent pas s’échapper. Quand ils ont été entraînés dans la boue à retenir un corps
glissant qui fuit de leurs mains, ils s’accoutument à s’évader eux-mêmes des mains qui les ont saisis,
quoiqu’ils soient pris dans une étreinte inextricable. Nous croyons aussi que la poussière répandue sur le
corps en arrête la sueur quand elle coule à flots, qu’elle fait durer les forces longtemps et qu’elle
empêche le vent de faire du mal au corps, en soufflant sur ses pores relâchés et ouverts. En outre, elle
nettoie la crasse et rend la peau plus brillante. Pour ma part, je serais tenté de mettre côte à côte un de
ces hommes au teint pâle et élevés à l’ombre et tel de nos jeunes athlètes du Lycée27 qu’il te plaira de
choisir, dont je laverais la poussière et la boue, et de te demander alors auquel des deux tu souhaiterais
de ressembler. Je suis sûr qu’au premier coup d’œil, sans même les avoir vus à l’œuvre l’un et l’autre, tu
choisirais tout de suite d’être ferme et dur plutôt que d’être mou, relâché et pâle, à cause de la rareté du
sang qui fuit dans les parties intérieures.
30.– Tels sont, Anacharsis, les exercices auxquels nous soumettons nos jeunes gens, convaincus qu’ils
deviennent ainsi de bons gardiens de la république28 et que, grâce à eux, nous vivrons libres, vainqueurs
de nos ennemis, s’ils nous attaquent et redoutables à nos voisins, à tel point que la plupart d’entre eux
trembleront devant nous et nous payeront tribut29. En temps de paix aussi, nous les trouverons beaucoup
meilleurs ; car ils n’ont pas de basse ambition et ne se livrent point par oisiveté à la licence, mais ils
passent leur temps dans les exercices que j’ai dits et y consacrent tous leurs loisirs. C’est là ce bonheur
public dont j’ai parlé, cette suprême félicité de l’État. On peut dire qu’elle existe, quand on voit la
jeunesse, bien dressée pour la paix comme pour la guerre, tourner son application vers le bien.
31.– ANACHARSIS. — Alors, Solon, si jamais les ennemis vous attaquent, vous irez à leur rencontre
frottés d’huile et couverts de poussière, vous aussi, et vous leur tendrez les poings, et eux, naturellement,
trembleront devant vous et prendront la fuite, dans la crainte que vous ne jetiez du sable dans leur
bouche ouverte par la stupéfaction, ou que, sautant derrière eux, pour les prendre à revers, vous ne leur
serriez le ventre entre vos jambes et ne les étouffiez en leur mettant le coude sous le casque. Il est vrai,
par Zeus, qu’ils tireront de l’arc et vous lanceront des traits, mais les traits ne pénétreront pas plus vos
corps que si vous étiez des statues, car ils sont tannés par le soleil et ils ont fait une abondante provision
de sang. Vous n’êtes pas faits de paille et de barbes d’épi, pour céder vite aux coups, et ce n’est qu’à la
longue et à grand-peine que, percés de profondes blessures, vous laisserez voir quelques gouttes de
sang. Voilà ce que tu as dit, si j’ai bien entendu ta comparaison.
32.– Peut-être aussi, vous revêtirez-vous alors de ces panoplies des comédiens et des tragédiens, et, si
l’on vous propose une sortie, mettrez-vous ces casques à bouche béante, afin de paraître plus redoutables
aux ennemis sous cette figure de croquemitaine. Vous chausserez aussi, n’est-ce pas ? ces hauts
brodequins, légers pour vous, si vous êtes forcés de prendre la fuite, inévitables pour les ennemis, si
vous les poursuivez, en faisant de grandes enjambées pour les atteindre.
Prends garde que ces beaux exercices auxquels vous vous livrez ne soient que des bagatelles, de
frivoles jeux d’enfants, et des passe-temps pour une jeunesse oisive qui veut couler une vie douce. Si
vous voulez réellement être libres et heureux, il vous faudra d’autres gymnases et des exercices
véritables, j’entends ceux qu’on fait sous les armes. Ne luttez plus entre vous pour vous amuser ; c’est
contre les ennemis, au milieu des dangers qu’il faut exercer votre courage. Laissez là la poussière et
l’huile et apprenez-leur à tirer de l’arc et à lancer le javelot, et ne leur donnez pas des javelots légers que
le vent peut détourner, mais une javeline pesante qui siffle, quand on la brandit, une pierre qui leur
remplisse la main, une hache, un bouclier à la main gauche, une cuirasse et un casque.
33.– Je suis persuadé que, dans l’état où vous êtes à présent, vous ne devez votre salut qu’à la
bienveillance de l’un des dieux ; car une poignée de soldats armés à la légère n’auraient eu qu’à vous
attaquer pour vous détruire. Tiens, par exemple, si dégainant cette petite épée qui pend à ma ceinture, je
fondais seul sur tous vos jeunes gens, au premier cri, je serais maître du gymnase ; ils prendraient la
fuite et aucun n’oserait regarder mon fer en face ; ils se sauveraient auprès des statues et se cacheraient
derrière les colonnes et je rirais bien à les voir, pour la plupart, pleurer et trembler. Tu ne les verrais plus
alors avec ces faces rubicondes qu’ils ont à présent ; ils pâliraient tous à l’instant, teints par l’épouvante
en une autre couleur ; car la paix profonde dans laquelle vous vivez30 vous a réduits au point que vous
auriez peine à soutenir la vue d’une seule aigrette sur un casque ennemi31.
34.– SOLON. — Ce n’est pas, Anacharsis, ce que dirent ceux des Thraces qui firent avec Eumolpos32 une
expédition contre nous, ni les femmes de votre pays33 qui marchèrent avec Hippolyté, contre notre ville,
ni tous ceux qui ont essayé de se mesurer avec nous les armes à la main. Ce n’est pas une raison, mon
bienheureux ami, parce que nos jeunes gens se mettent nus afin de s’exercer, pour que nous les menions
au danger sans armes ; mais quand ils ont parachevé leur entraînement personnel, alors nous les
exerçons avec des armes, et ils s’en servent beaucoup mieux après s’y être ainsi préparés.
ANACHARSIS. — Et à quel endroit faites-vous cet entraînement avec des armes ? Je n’ai rien vu de
tel dans votre ville, quoique j’en aie fait complètement le tour.
SOLON. — Eh bien, tu le verras, Anacharsis, si tu séjournes plus longtemps parmi nous. Tu verras
que chacun de nous possède beaucoup d’armes, dont nous faisons usage, chaque fois que cela est
nécessaire, et que nous avons des aigrettes, des harnais, des chevaux et des cavaliers qui forment à peu
près le quart des citoyens34. Quant à être toujours armés et à porter un cimeterre35 à la ceinture, nous
jugeons cela superflu en temps de paix ; il y a même une peine décernée contre quiconque porte des
armes dans la ville sans nécessité ou sort en public avec des armes36. Quant à vous, vous êtes excusables
d’être toujours armés ; car vos habitations, n’étant pas fortifiées, sont faciles à surprendre ; les guerres
sont chez vous très fréquentes, et vous ne savez pas si l’on ne viendra pas pendant votre sommeil vous
tirer à bas de votre chariot et vous tuer. En outre, la défiance qui règne entre vous, parce que c’est le
caprice individuel et non la loi qui règle vos rapports, fait que le fer vous est toujours indispensable,
pour avoir sous la main de quoi vous défendre si l’on vous fait violence.
35.– ANACHARSIS. — Alors, Solon, il vous paraît inutile de porter des armes sans nécessité et vous les
ménagez pour ne pas les gâter en les maniant, et vous les gardez en réserve pour vous en servir en cas de
besoin, et cependant, sans être pressés par aucun danger, vous épuisez les corps de vos jeunes gens en
les frappant, en les consumant de sueur, et au lieu de ménager leurs forces pour le jour où vous en aurez
besoin, vous les répandez mal à propos dans la boue et dans la poussière ?
SOLON. — Il semble, Anacharsis, que tu te fais de la force du corps l’idée qu’on se fait du vin ou
de l’eau ou de tout autre liquide. Tu crains qu’elle ne s’écoule furtivement dans les travaux comme d’un
vase d’argile et qu’elle ne s’en aille en laissant notre corps vide et sec, sans que rien y supplée de
l’intérieur. Mais il n’en est pas ainsi, mon ami ; plus on épuise la vigueur par les travaux, plus elle
afflue. C’est l’histoire de l’hydre37, dont tu as peut-être entendu parler : pour une tête qu’on lui coupait,
il en repoussait toujours deux. Si on ne s’exerce pas de longue main pour acquérir du ressort et si l’on
n’a point par devers soi de substance suffisante, les travaux nuisent au corps et le flétrissent. Il en est ici
comme du feu et de la lampe. Du même souffle tu peux allumer le feu et le faire grandir en un instant, si
tu l’avives en soufflant dessus, et éteindre la lumière de la lampe, parce qu’elle n’est pas assez bien
approvisionnée de matière pour résister à l’action de l’air, et qu’elle ne jaillit pas, ce me semble, d’une
forte source.
36.– ANACHARSIS. — Je ne comprends pas trop ce que tu veux dire, Solon. Ce sont des idées trop
subtiles pour moi, et qui demandent une réflexion approfondie et une intelligence pénétrante. Cependant
dis-moi une chose : pourquoi aux jeux olympiques, isthmiques, pythiques et autres, où des foules,
comme tu dis, se rassemblent pour voir concourir les jeunes gens, ne les faites-vous jamais lutter avec
des armes, tandis que, les introduisant nus dans l’arène, vous les montrez échangeant des coups de pied
et des coups de poing et donnez aux vainqueurs des pommes et de l’olivier sauvage ? Il vaut la peine de
connaître la raison qui vous fait agir de la sorte.
SOLON. — C’est que nous pensons, Anacharsis, que leur zèle pour ces exercices grandira, quand
ils verront qu’on honore ceux qui y excellent et qu’on proclame leurs noms en présence de tous les
Grecs. Aussi, comme ils doivent se mettre nus devant tant de spectateurs, veillent-ils à se maintenir en
forme pour n’avoir pas à rougir de leur nudité et pour se rendre autant que possible dignes de la victoire.
Et les prix, comme je l’ai dit précédemment, ne sont pas méprisables, puisqu’ils consistent à être loué
par les spectateurs, considéré et montré du doigt et à passer pour le meilleur de ses contemporains. C’est
pourquoi beaucoup de spectateurs encore en âge de s’exercer s’en retournent à la suite de ces spectacles
fortement épris de la vertu et des durs travaux. Si vraiment, Anacharsis, on bannissait du monde l’amour
de la gloire, quel bien nous resterait-il ? Qui voudrait entreprendre une action éclatante ? Par contre, ces
luttes te permettent de deviner ce que seraient dans les combats, les armes à la main, pour défendre leur
patrie, leurs enfants, leurs femmes et leur religion, des gens qui, pour une branche d’olivier sauvage ou
pour des pommes, mettent tant d’ardeur à gagner la victoire.
37.– Cependant que dirais-tu, si tu voyais aussi chez nous les combats de cailles et de coqs et
l’empressement qu’on y apporte ? Tu en rirais évidemment, surtout si tu savais que c’est en vertu d’une
loi que nous agissons ainsi et qu’il est prescrit à tous ceux qui sont en âge de porter les armes d’y
assister et de voir ces oiseaux se battre jusqu’à l’épuisement suprême. Mais il n’y a rien ici non plus de
risible. L’amour du danger se glisse insensiblement dans les âmes ; on ne veut pas paraître moins brave
et moins hardi que les coqs, ni se laisser abattre par les blessures, la fatigue ou quelque autre souffrance.
Mais donner des armes à nos jeunes gens pour les éprouver et les voir blessés, ah ! non, pas cela.
C’est bestial et terriblement cruel, et par-dessus le marché, il est inutile d’égorger les meilleurs citoyens,
qu’on peut mieux employer contre les ennemis.
38.– Mais puisque tu dis, Anacharsis, que tu veux parcourir aussi le reste de la Grèce, souviens-toi, si
jamais tu vas à Lacédémone, de ne pas te moquer non plus de ses habitants et ne va pas croire qu’ils
travaillent pour rien, lorsqu’ils se précipitent les uns sur les autres et se battent dans l’amphithéâtre pour
une balle ou que, pénétrant dans un endroit entouré d’eau, séparés en phalange et nus comme nous, ils se
traitent en ennemis, jusqu’à ce que l’un des deux partis ait chassé l’autre de cette enceinte, et que le parti
d’Héraclès ait jeté dans l’eau celui de Lycurgue38 ou vice-versa. De ce moment, la paix renaît entre eux
et personne ne porterait plus un coup. Crois encore moins qu’ils peinent inutilement, lorsque tu les
verras fouettés près de l’autel et ruisselants de sang, tandis que leurs pères et mères qui assistent à ce
spectacle, loin de s’affliger des souffrances de leurs enfants, menacent de les punir, s’ils ne résistent pas
aux coups et les conjurent de tenir contre la douleur le plus longtemps possible et de s’armer de patience
contre les tourments. Plusieurs même sont morts dans ces épreuves, ne voulant pas, tant qu’ils
respiraient, demander grâce sous les yeux de leurs parents ni céder à la nature. Tu verras les statues que
Sparte39 leur a élevées honorées d’un culte public. Quand donc tu seras témoin de ces exercices, ne va
pas t’imaginer que les Spartiates sont fous, et ne dis pas qu’ils se donnent de la peine sans aucune
nécessité, puisqu’ils n’y sont pas forcés par un tyran, et ne sont pas maltraités par des ennemis.
Lycurgue, leur législateur, t’alléguerait pour les justifier, une foule de bonnes raisons et te dirait dans
quel but il châtie son peuple, que ce n’est ni par inimitié ni par haine qu’il le traite de la sorte, qu’il ne
veut pas consumer inutilement la jeunesse de la cité, mais rendre extrêmement patients et supérieurs à
tous les maux ceux qui doivent sauver la patrie. Au reste, tu n’as pas besoin, je pense, que Lycurgue te le
dise, pour comprendre qu’un tel homme, fait prisonnier de guerre, ne trahira jamais le secret de Sparte,
quelques tourments que les ennemis lui fassent subir, mais qu’il se rira d’eux sous le fouet et luttera avec
son bourreau à qui se fatiguera le premier.
39.– ANACHARSIS. — Mais dis-moi, Solon ; est-ce que Lycurgue était fouetté lui aussi dans sa jeunesse,
ou avait-il déjà dépassé l’âge du concours, pour introduire impunément une telle innovation ?
SOLON. — Il était déjà vieux, lorsqu’il leur donna ses lois. Il revenait de Crète, où il était allé, sur
le bruit que les Crétois étaient le peuple le mieux gouverné, Minos, fils de Zeus, ayant été leur
législateur.
ANACHARSIS. — Alors pourquoi, Solon, n’as-tu pas imité Lycurgue et ne fais-tu pas fouetter les
jeunes gens ? C’est en effet un bel usage, et digne de vous.
SOLON. — Parce qu’il nous suffit de nos exercices nationaux. Quant à imiter les étrangers, ce
n’est pas du tout dans nos idées.
ANACHARSIS. — Ce n’est pas pour cela ; c’est que tu te rends compte, je pense, de ce que c’est
que d’être fouetté, tout nu, les bras en l’air, sans qu’il en résulte rien d’utile ni pour l’individu lui-même,
ni pour la communauté. Quant à moi, si je vais à Sparte en un temps où ils se livrent à ces exercices, je
ne doute pas que les magistrats ne me fassent vite lapider ; car je ne me tiendrai pas de rire, chaque fois
que je les verrai battre comme des voleurs, des détrousseurs ou autres malfaiteurs. À mon avis, la cité a
vraiment besoin d’ellébore40 pour se traiter elle-même d’une manière si ridicule.
40.– SOLON. — Ne t’imagine pas, mon brave, que tu gagneras ta cause par défaut, ni que personne ne te
répondra et que tu seras le seul à parler. Car tu trouveras à Sparte des gens qui défendront ces
institutions et t’opposeront des raisons plausibles.
Au reste, puisque je t’ai exposé nos coutumes et que tu n’en parais pas très satisfait, j’ai le droit,
ce me semble, de te demander de me faire connaître à ton tour comment vous autres, Scythes, vous
formez les jeunes gens de votre pays, de quels exercices vous usez pour les élever et comment vous en
faites des hommes de valeur.
ANACHARSIS. — Rien n’est plus juste, Solon, et je te ferai le détail des usages de la Scythie. Ils ne
sont peut-être pas vénérables ni conformes aux vôtres ; car nous n’oserions même pas recevoir un seul
soufflet sur la joue, tant nous sommes timides ; n’importe, je te les décrirai tels qu’ils sont. Mais
remettons, s’il te plaît, cet entretien à demain, j’aurai plus de temps pour réfléchir tranquillement à ce
que tu as dit toi-même, et pour rassembler ce que j’ai à te dire, en le repassant dans ma mémoire. À
présent, séparons-nous sur ce que je viens de dire, car le soir est venu.

1. C’est-à-dire le magistrat. Ici, le gymnasiarque, responsable du gymnase qui supervise l’entraînement des athlètes.

2. C’est-à-dire de Lycie, en Asie Mineure. Mais on peut aussi rattacher cet adjectif au mot grec lykos, « loup ». Apollon serait alors appelé
« protecteur des loups ».

3. C’est-à-dire à Corinthe.

4. Dans l’est du Péloponnèse. On y célébrait des jeux en l’honneur de Zeus.

5. Sorte de persil.

6. C’est-à-dire à Delphes.

7. L’entretien se déroule au moment de la canicule, en juillet-août ; voir ci-dessous, 16.

8. La mer Noire.

9. Voir Diogène Laërce, I, 101-102.

10. L’âge du service militaire, entre dix-huit et vingt ans.

11. Le bonnet pointu faisait partie du costume traditionnel des Scythes.

12. C’est la période de la canicule.

13. Colline située au centre d’Athènes et où siégeait, à l’époque archaïque, l’assemblée du peuple.

14. Les héros qui ont donné leur nom aux dix tribus athéniennes et dont les statues se trouvaient dans le quartier du Céramique.

15. La déesse avait son temple, le Parthénon, sur l’Acropole.

16. Les Scythes étaient une population nomade.

17. L’Aréopage est le nom d’une colline qui domine l’agora d’Athènes. Un conseil y siégeait, qui fut une institution politique avant de devenir
un tribunal.

18. Les membres du tribunal de l’Aréopage. Sur leur rigueur, voir Lucien, Hermotimos, 64.

19. On leur apprend à bien lire à haute voix.

20. À l’époque de Solon, ce nom n’a encore aucune connotation péjorative.

21. Sur la fonction civique et morale des attaques ad hominem dans l’Ancienne Comédie, voir Horace, Satires, I, 4, v. 1-5.

22. Les cothurnes que portaient les acteurs de théâtre.

23. Les masques des acteurs.

24. La fête des Dionysies, célébrée en mars, comportait des représentations théâtrales.

25. Ce sont les membres du chœur, dans une tragédie ou une comédie.

26. C’est un disque qu’on s’exerce à lancer. Voir Lucien, Les Amis du mensonge, 18.

27. Célèbre gymnase d’Athènes.

28. Lucien fait écho à Platon qui, dans la République (II, 376c- III, 423d), expose l’éducation qui sera donnée et les missions qui seront
confiées aux gardiens de la cité idéale.
29. Solon prédit la suprématie d’Athènes au Ve siècle av. J.-C.

30. Allusion probable et anachronique à la paix qui régnait dans le monde grec à l’époque de Lucien.

31. Voir Homère, Iliade, XVI, 70.

32. Roi de Thrace, il attaqua Athènes et fut vaincu et tué par Érechthée.

33. Les Amazones dont Hippolyté était la reine. Elles marchèrent contre Athènes et furent vaincues.

34. Cette proportion est exagérée.

35. Arme traditionnelle des Scythes.

36. Selon Thucydide (I, 6, 1-3), les Athéniens furent les premiers en Grèce à renoncer à porter des armes en permanence.

37. L’hydre de Lerne, monstre tué par Héraclès.

38. Législateur légendaire de Lacédémone.

39. Autre nom de Lacédémone.

40. L’ellébore passait pour un remède contre la folie.


38
MÉNIPPE
OU LA NÉCYOMANCIE
Ménippe ou la Nécyomancie met en scène le même héros et a la même structure que
l’Icaroménippe, dont il est l’exact pendant. Dans l’Icaroménippe, Ménippe entreprend une ascension au
ciel chez les dieux pour découvrir la vérité sur la nature de l’univers ; ici, il descend aux Enfers chez les
morts pour apprendre quel est le meilleur genre de vie. Au début du dialogue, Ménippe rencontre un
ami, Philonidès, à qui il raconte qu’il revient des Enfers où un décret a été pris contre les riches. Il lui
explique alors la raison de son voyage : perplexe face aux dissensions entre récits des poètes et règles
fixées par le législateur (3), déçu par les contradictions des philosophes, que ce soit dans leurs doctrines
(4) ou dans l’inadéquation entre leur prédication morale et leur conduite (5), Ménippe décide de se
rendre aux Enfers pour interroger le savant devin Tirésias sur la manière de se gouverner et il convainc
un mage chaldéen de lui servir de guide (6). Après de longs préparatifs (7-9), ils parviennent tous deux
aux Enfers, dont Ménippe donne alors une description circonstanciée (10-15) : traversée du lac dans la
barque de Charon (10), tribunal de Minos (11-13), lieu des supplices (14), plaine de l’Achéron, séjour de
la foule des morts (15). Ce spectacle conduit Ménippe à réfléchir sur la vie humaine, qui ressemble à
une longue procession ; les hommes sont comparés à des acteurs tragiques à qui sont attribués des rôles
et des costumes variés (16). Répondant à trois questions de son interlocuteur (17 à 19), Ménippe revient
alors sur le décret contre les riches proclamé par l’assemblée des morts, décret dont il donne le texte
(20). Enfin, il conclut sur l’accomplissement du but de son voyage, l’enseignement de Tirésias (21) et
son retour en Grèce (22).
Ménippe ou la Nécyomancie est plus explicite que l’Icaroménippe dans ses conclusions, car
Tirésias répond à Ménippe : c’est la vie du commun des mortels qui est la meilleure et la plus sage ; il
lui conseille de mépriser les philosophes et leurs recherches captieuses, de bien user du présent et de ne
rien prendre au sérieux. Si les philosophes sont égratignés au passage, ce sont les riches et les puissants,
cependant, qui font la cible principale du texte : ils constituent l’objet du décret, et c’est eux, avant tout,
que Ménippe observe et raille aux Enfers. En cela, l’inspiration cynique du texte est évidente, tout
comme l’influence de la Nékyia de Ménippe de Gadara (IIIe s. av. J.-C.), sans qu’il soit possible,
néanmoins, de mesurer l’importance des emprunts faits par Lucien, car l’œuvre de l’auteur Ménippe est
perdue. L’humour et la raillerie, la fantaisie et l’exotisme à l’œuvre dans les préparatifs du voyage autant
que dans la description du monde des morts ajoutent encore au charme du texte.
E. M.

1.– MÉNIPPE. — « Je te salue, toit et vestibule de mon foyer ; avec quel plaisir je vous ai revus en
revenant à la lumière1 ! »
2
PHILONIDÈS. — N’est-ce pas ici Ménippe, le chien ? Ce n’est certainement pas un autre, à moins
que je n’aie la vue trouble ; c’est bel et bien Ménippe. Mais alors que signifie ce costume étrange, ce
bonnet, cette lyre et cette peau de lion ? Abordons-le. Bonjour, Ménippe. D’où nous viens-tu ? Il y a
longtemps que tu n’as pas paru en ville.
MÉNIPPE. — « Je reviens des demeures souterraines des morts ; j’ai repassé les portes des
ténèbres où Hadès habite à l’écart des dieux3. »
PHILONIDÈS. — Par Héraclès, je ne savais pas que Ménippe fût mort et puis ressuscité.
4
MÉNIPPE. — « Je ne suis pas mort ; l’Hadès m’a reçu tout vivant . »
PHILONIDÈS. — Mais quelle raison t’a porté à faire ce voyage nouveau et inattendu ?
5
MÉNIPPE. — « C’est la jeunesse qui m’y a poussé et plus encore l’audace de mon esprit . »
PHILONIDÈS. — Cesse, ô bienheureux, de jouer ainsi la tragédie, descends de tes iambes et dis-
moi simplement quel est cet accoutrement et quel besoin tu avais de descendre aux Enfers. Le chemin
n’a d’ailleurs rien d’agréable ni d’attrayant.
MÉNIPPE. — « Ô mon doux ami, ce qui m’a fait descendre aux Enfers, c’est le besoin de consulter
l’âme du thébain Tirésias6. »
PHILONIDÈS. — Hé, l’ami, tu as certainement perdu l’esprit, autrement tu ne déclamerais pas en
vers devant des amis.
MÉNIPPE. — N’en sois pas étonné, camarade. Je me suis tout dernièrement trouvé en la
compagnie d’Euripide et d’Homère ; sans m’en apercevoir, je me suis rempli de leurs vers, si bien que
les vers me viennent d’eux-mêmes à la bouche.
2.– Mais dis-moi, comment vont les choses de la terre, et que fait-on dans la ville ?
PHILONIDÈS. — Rien de nouveau : tout comme avant, on pille, on se parjure, on gratte les intérêts,
on pèse des oboles7.
MÉNIPPE. — Ah ! les pauvres malheureux ! Ils ne savent pas quelles mesures on vient de prendre
aux Enfers et quels décrets on a votés contre les riches, décrets auxquels ils ne trouveront, par Cerbère8,
aucun moyen d’échapper.
PHILONIDÈS. — Que dis-tu ? On a voté des lois nouvelles aux Enfers sur les habitants d’ici ?
MÉNIPPE. — Oui, par Zeus, et beaucoup ; mais il n’est pas permis de les publier devant tout le
monde et de divulguer les secrets ; on pourrait nous traduire pour impiété au tribunal de Rhadamanthe9.
PHILONIDÈS. — Au nom de Zeus, Ménippe, ne prive pas de ce récit un homme qui est ton ami ; tu
parleras à un homme qui sait se taire et qui d’ailleurs est initié.
MÉNIPPE. — Tu m’imposes là une tâche pénible et qui n’est pas sans danger, mais je veux bien
risquer quelque chose pour toi. Il a été décidé que ces riches, ces hommes cousus d’or et qui gardent leur
or enfermé comme Danaé10…
PHILONIDÈS. — Ne parle pas de ces décrets, mon bon, avant de m’avoir raconté ce que j’aimerais
savoir avant tout, quel était ton dessein en descendant aux Enfers, qui t’a guidé pendant le voyage, puis
le détail de ce que tu as vu et entendu là-bas, car je présume qu’un ami des belles choses comme toi n’a
rien laissé passer de ce qui mérite d’être vu et entendu.
3.– MÉNIPPE. — Il faut satisfaire ton désir : le moyen de résister, quand un ami vous fait violence ? Je
vais donc tout d’abord t’exposer ma pensée et la raison qui m’a déterminé à descendre aux Enfers.
Quand j’étais enfant et que je lisais dans Homère et dans Hésiode les guerres et les dissensions non
seulement des demi-dieux, mais encore des dieux mêmes, et outre cela les adultères, les violences, les
rapts, les procès, les expulsions de parents, les mariages de frère et sœur pratiqués dans l’Olympe, je
pensais que tous ces actes étaient honnêtes et j’y prenais un vif plaisir. Mais, lorsque entrant dans l’âge
viril, j’entendis le législateur ordonner le contraire des poètes et défendre l’adultère, les dissensions et
les rapts, je me trouvai dès lors dans un grand embarras, ne sachant plus comment me gouverner. D’un
côté je pensais que les dieux n’eussent jamais été adultères ou factieux, s’ils ne l’eussent jugé honnête ;
de l’autre, que le législateur n’eût pas ordonné le contraire, s’il ne l’eût trouvé utile.
4.– Dans mon embarras, je pris le parti d’aller trouver ces gens qu’on appelle philosophes, de me
remettre entre leurs mains, de les prier de faire de moi ce qu’ils voudraient et de m’indiquer une route
simple et sûre pour me conduire dans le monde. C’est dans cette pensée que je m’approchai d’eux sans
m’apercevoir que j’allais, comme on dit, me jeter de la fumée dans le feu, car c’est chez eux qu’à
l’examen je trouvai le plus d’ignorance et de doute ; et ils m’eurent bientôt fait voir que la vie d’or est
celle des ignorants. Effectivement, l’un conseillait de se livrer entièrement à la volupté et de ne chercher
en tout que le plaisir ; car c’était là le bonheur11 ; un autre, à rebours, de rechercher en tout le travail et la
peine, de subjuguer son corps, de vivre dans la crasse et la malpropreté, de se rendre désagréable et de
dire des injures à tout le monde12, et il citait à tout propos les vers si populaires d’Hésiode sur la vertu,
la sueur et le sommet à gravir13. Un autre exhortait à mépriser les richesses et à en regarder la possession
comme une chose indifférente14. Tel autre, au contraire, déclarait que la richesse aussi est un bien15. Que
dirai-je de leurs opinions sur le monde ? À les entendre tous les jours parler d’idées, d’incorporéités,
d’atomes, de vide et d’une foule de mots du même genre, ils me donnaient la nausée. Et ce qu’il y avait
de plus étrange, c’est qu’en exprimant sur les mêmes choses les opinions les plus opposées, chacun
d’eux fournissait des arguments décisifs et convaincants, en sorte que l’on ne pouvait contredire ni celui
qui affirmait qu’une chose était chaude, ni celui qui affirmait que la même chose était froide, tout en
sachant fort bien qu’une chose ne saurait jamais être chaude et froide en même temps. J’étais dans l’état
de ces dormeurs qui tantôt penchent la tête en avant, tantôt la ramènent en arrière.
5.– Mais voici qui était beaucoup plus absurde encore : en les observant, je trouvais la conduite de ces
mêmes philosophes en contradiction complète avec leurs discours. Je voyais en effet ceux qui
conseillaient le mépris des richesses s’y attacher indissolublement, contester à propos d’intérêts,
enseigner pour un salaire et supporter tout pour de l’argent ; ceux qui rejetaient la gloire agir et parler
uniquement en vue de la gloire même, et ceux qui déclamaient contre le plaisir s’attacher exclusivement
au plaisir dans leur particulier.
6.– Déçu dans mon espérance, je me trouvai plus en peine encore qu’auparavant, mais je me consolais
un peu à la pensée que, si j’étais un sot et si je courais toujours en vain après la vérité, j’étais en
nombreuse compagnie avec des sages renommés pour leur esprit. Or, une nuit que ces réflexions
m’empêchaient de dormir, je résolus de me rendre à Babylone et d’implorer le secours d’un des mages,
disciples et successeurs de Zoroastre16 ; car j’avais entendu dire qu’ils pouvaient, par des incantations et
des initiations, ouvrir les portes de l’Hadès, y mener et en ramener sain et sauf qui il leur plaisait. Il me
sembla donc que le meilleur parti était, si j’obtenais de l’un deux qu’il me fît descendre, d’aller trouver
le Béotien Tirésias17 et d’apprendre de la bouche de ce savant devin quel est le meilleur genre de vie,
celui que choisirait un homme sensé. Je saute à bas de mon lit et de toute la vitesse de mes jambes je me
rends droit à Babylone. Arrivé dans cette ville, je m’abouche à un Chaldéen18 qui était un sage,
merveilleux dans son art ; c’était un homme à cheveux blancs, avec une longue barbe vénérable, qui
s’appelait Mithrobarzanès. À force de prières et de supplications, j’obtins péniblement, en lui payant le
salaire qu’il demanda, qu’il me servît de guide sur le chemin des Enfers.
7.– Alors, me prenant avec lui, le mage commença par me baigner pendant vingt-neuf jours à compter
de la nouvelle lune dans l’Euphrate, où il me conduisait le matin ; en même temps il récitait au soleil
une longue tirade que je n’entendais pas beaucoup ; car, comme les mauvais hérauts dans les jeux, il
parlait avec volubilité et d’une manière indistincte ; cependant, il avait l’air d’invoquer certains démons.
Après l’incantation, il me crachait trois fois au visage et s’en retournait sans regarder personne des gens
qu’il rencontrait. Pour nourriture, nous avions des fruits et pour boisson, du lait, un mélange de lait et de
miel et l’eau du Choaspès19, et nous couchions sur l’herbe en plein air. Quand il jugea que ce régime
préparatoire avait assez duré, il m’emmena à minuit sur les bords du Tigre, me lava, m’essuya, me
purifia avec des torches, des scilles et plusieurs autres ingrédients tout en murmurant sa fameuse
incantation. Puis, lorsqu’il m’eut enchanté tout entier en tournant autour de moi, pour empêcher les
fantômes de me faire du mal, il me ramena, ainsi préparé, à son logis, en me faisant marcher à reculons ;
puis désormais nous nous occupâmes de la traversée.
8.– Lui-même revêtit une robe magique qui ressemblait beaucoup à celle des Mèdes et il m’apporta pour
m’équiper le bonnet, la peau de lion et la lyre que tu vois, et me recommanda, si on me demandait mon
nom, de ne pas dire Ménippe, mais Héraclès, Ulysse ou Orphée20.
PHILONIDÈS. — Pourquoi cela, Ménippe ? car je ne saisis la cause ni de ce déguisement, ni de ces
noms.
MÉNIPPE. — Elle est cependant bien claire et il n’y a pas là de secret. Comme ces héros sont
descendus vivants avant nous dans l’Hadès, il pensait, en m’assimilant à eux, que j’échapperais plus
aisément à la surveillance d’Éaque21, et que j’avancerais sans obstacle, en passant sous ce costume
entièrement tragique22, qui lui était familier.
9.– Le jour commençait à paraître lorsque, étant descendus au bord du fleuve, nous nous mîmes à
appareiller. On lui avait préparé un canot, des victimes, du lait mêlé de miel et tout ce qui sert aux
initiations. Après avoir déposé dans le canot tous ces préparatifs, « nous nous embarquons nous-mêmes
le cœur contristé, versant des larmes abondantes23 ». Pendant un certain temps nous nous laissons aller
au courant ; nous entrons ensuite dans le marais et dans le lac où l’Euphrate disparaît. Après l’avoir
traversé, nous arrivons dans un endroit désert, boisé, sans soleil. Nous y descendons : Mithrobarzanès
me précédait. Nous creusons une fosse, nous égorgeons les brebis et nous répandons le sang sur les
bords. Cependant le mage, tenant une torche allumée, invoque, non plus à voix basse, mais en criant de
toutes ses forces, tous les démons à la fois et les Peines et les Érinyes « et la nocturne Hécate et la
redoutable Perséphone24 », et mêle à ses invocations des mots barbares indistincts, longs de plusieurs
syllabes.
10.– À l’instant tout est secoué autour de nous et le sol s’entrouvre sous l’incantation ; on entend au loin
l’aboiement de Cerbère ; une morne tristesse est répandue partout et « Aïdoneus le roi des Enfers a peur
dans sa demeure souterraine25 ». Déjà l’on découvrait la plus grande partie de l’Hadès et le lac, et le
Pyriphlégéthon26 et le palais de Pluton27. Cependant nous descendons par l’ouverture béante, et nous
trouvons Rhadamanthe presque mort de frayeur ; Cerbère aboie et fait un mouvement, mais je touche de
la lyre et aussitôt il subit le charme de la mélodie. Quand nous arrivâmes au lac, pour un peu, nous
n’aurions pu le traverser, car la barque était déjà pleine de passagers qui se lamentaient. Ils étaient tous
blessés, l’un avait la jambe cassée, l’autre la tête ou quelque autre partie du corps, car ils arrivaient, à ce
qu’il me sembla, de la guerre. Cependant l’excellent Charon28, en apercevant la peau de lion, me prit
pour Héraclès et il me reçut et me passa de bonne grâce, et une fois débarqués, nous montra le sentier.
11.– Comme nous étions dans l’obscurité, Mithrobarzanès allait devant et je suivais derrière me tenant à
sa robe, tant qu’enfin nous arrivâmes à une vaste prairie semée d’asphodèles, où les ombres des morts
voletaient autour de nous en poussant de petits cris aigus. En avançant un peu, nous nous trouvâmes près
du tribunal de Minos. Il était assis sur un trône élevé ; debout près de lui se tenaient les Peines, les
génies vengeurs, les Érinyes. De l’autre côté on amenait une longue file de gens attachés par une longue
chaîne ; c’étaient, disait-on, des adultères, des proxénètes, des publicains, des flatteurs, des délateurs et
une foule de gens de même acabit qui bouleversent tout dans le monde. Nous vîmes arriver aussi,
formant bande à part, les riches et les usuriers, pâles, le ventre proéminent, la goutte aux pieds, chacun
d’eux ayant au cou un collier et un carcan du poids de deux talents29. Nous nous arrêtâmes près du
tribunal, regardant ce qui se passait, écoutant les plaidoyers ; les accusateurs étaient des orateurs d’un
genre nouveau et extraordinaire.
PHILONIDÈS. — Quels étaient ces orateurs au nom de Zeus ? n’hésite pas à me le dire aussi.
MÉNIPPE. — Tu connais les ombres projetées par les corps opposés au soleil ?
PHILONIDÈS. — Sans doute.
MÉNIPPE. — Eh bien, ce sont ces ombres qui, après notre mort, nous accusent, témoignent contre
nous et révèlent ce que nous avons fait pendant notre vie, et on leur accorde une entière confiance, parce
qu’elles nous suivent partout et ne s’éloignent jamais de nos corps.
12.– Alors Minos, après un examen sévère, envoyait tous ces scélérats dans le séjour des impies, pour y
subir la peine due à leurs forfaits. Il était particulièrement dur pour ceux qui, aveuglés par leurs richesses
et leur pouvoir, s’attendaient presque à être adorés ; car il détestait la forfanterie éphémère et les airs
méprisants de ces gens qui avaient oublié qu’ils étaient mortels et ne possédaient que des biens mortels.
Eux, dépouillés de tous ces brillants de la vie, je veux dire de la richesse, de la noblesse, de la puissance,
se tenaient là debout, la tête penchée, se remémorant comme un songe la félicité dont ils jouissaient
parmi nous. Moi, en les voyant, je ne me sentais pas de joie, et, si je reconnaissais l’un d’eux, je
m’approchais doucement et lui rappelais ce qu’il était pendant sa vie et comme il se gonflait d’orgueil,
lorsqu’une foule de clients se tenaient le matin dans son atrium pour attendre sa sortie, bousculés et
repoussés par ses serviteurs. Et lui, se levant enfin à grand peine pour les recevoir, vêtu de pourpre, ou
couvert d’or ou d’habits diaprés, croyait rendre heureux et fortunés ceux qui le saluaient, s’il leur
donnait à baiser sa poitrine ou la main droite qu’il leur tendait. Et ces orgueilleux s’affligeaient à
m’écouter.
13.– Cependant Minos rendit un jugement par faveur. Le sicilien Denys30 était accusé par Dion31 d’une
foule de crimes et de sacrilèges, confirmés du témoignage de son ombre. Aristippe de Cyrène32, qui est
très honoré et très influent aux Enfers, s’avança pour le défendre et l’arracha à la condamnation, au
moment où il allait être livré à la Chimère33, en disant qu’il avait été pour beaucoup de savants un habile
protecteur.
14.– Cependant nous quittons le tribunal et nous arrivons au lieu des supplices. Là, mon ami, on voit, on
entend partout des horreurs pitoyables. Nous entendions des bruits de fouet en même temps que les
gémissements de ceux qui rôtissaient sur le feu ; nous voyions des instruments de torture, des carcans et
des roues ; la Chimère déchirait, Cerbère dévorait, et tous étaient punis à la fois, rois, esclaves, satrapes,
pauvres, riches, mendiants, et tous se repentaient de leurs crimes. En les regardant, nous reconnûmes
même quelques-uns d’entre eux, ceux qui étaient morts récemment. Ils se cachaient le visage et se
détournaient, ou, s’ils nous regardaient, c’était d’un air servile et flatteur, eux qui avaient été, Dieu sait
combien, insupportables et méprisants pendant leur vie. On les laissait tranquilles par intervalles, puis
leur supplice recommençait ; cependant on accordait aux pauvres la remise de la moitié de leur peine. Je
vis aussi les personnages de la fable, Ixion, Sisyphe, le phrygien Tantale aux prises avec son mal, et
Tityos, fils de la Terre34. Qu’il était grand, ô Héraclès ! Son corps étendu couvrait un champ tout
entier35.
15.– Après avoir traversé aussi le séjour de ces condamnés, nous arrivons dans la plaine de l’Achéron ;
nous y trouvons les demi-dieux, les héroïnes et toute la foule des morts répartis en nations et en tribus ;
les uns étaient anciens, moisis et, comme dit Homère, sans consistance36, les autres encore récents,
solides, notamment les morts égyptiens maintenus par l’embaumement. Cependant il n’était guère facile
de reconnaître chacun d’eux ; car ils deviennent tous absolument pareils, quand les os sont dénudés ;
néanmoins, à force de les considérer, nous parvenions à les reconnaître. Ils gisaient les uns sur les autres,
obscurs, indistincts, et ne gardaient rien de leur beauté terrestre. Comme les squelettes étaient entassés
en grand nombre au même endroit, qu’ils étaient tous pareils avec leurs regards effrayants et vides et
leurs dents nues en saillie, je me demandais à part moi comment je pourrais distinguer Thersite du beau
Nirée, ou le mendiant Iros du roi des Phéaciens ou le cuisinier Pyrrhias d’Agamemnon37 ; car il ne leur
restait plus rien des marques qui les différenciaient autrefois ; leurs os étaient semblables, sans signes et
sans titres, et personne ne pouvait plus les distinguer.
16.– En considérant ce spectacle, je pensais que la vie humaine ressemble à une longue procession,
conduite par la Fortune, qui en ordonne les détails et assigne à ses figurants des costumes différents et
variés. Prenant les gens au hasard, elle équipe celui-ci en roi, lui met une tiare sur la tête, lui donne des
satellites et lui ceint le front d’un diadème ; elle affuble celui-là d’un costume de serviteur ; elle pare
l’un de beauté, elle rend l’autre laid et ridicule ; car il faut, je pense, que le spectacle ait toute la variété
possible. Souvent même, au milieu de la procession, on l’a vue changer les costumes de quelques-uns, et
les empêcher d’aller jusqu’au bout dans l’ordre où elle les avait rangés ; elle a ôté sa pourpre à Crésus38
et l’a forcé à revêtir l’accoutrement d’un serviteur et d’un prisonnier ; elle a revêtu de la tyrannie de
Polycrate Maïandrios39 qui jusqu’alors s’avançait au milieu des serviteurs et lui a permis de garder son
costume quelque temps. Quand le temps de la procession est passé, alors chacun rend son équipement,
et dépouille son costume avec son corps et redevient tel qu’il était avant, absolument semblable à son
voisin. Quelques-uns, par ignorance, se fâchent et s’indignent, quand la Fortune se présente pour
réclamer leur équipement, comme si on leur ôtait des biens qui leur appartiennent, et ils ne veulent pas
rendre ce qui ne leur a été prêté que pour un temps. Tu as vu souvent, je pense, parmi les gens de
théâtre, ces acteurs tragiques qui, selon les besoins du drame, sont tantôt des Créons, tantôt des Priams
ou des Agamemnons40 ; le même homme qui tout à l’heure imitait avec une auguste dignité le maintien
de Cécrops ou d’Érechthée41, reparaît au besoin un instant après, sur l’ordre du poète, sous le costume
d’un serviteur, et, quand le drame est fini, chacun des acteurs, dépouillant cet habit brodé d’or, déposant
son masque et descendant de ses cothurnes, redevient un pauvre et humble particulier. Ce n’est plus
Agamemnon, fils d’Atrée, ni Créon, fils de Ménæcée ; c’est, de son vrai nom, Polos, fils de Chariclès de
Sunion, ou Satyros, fils de Théogéiton de Marathon42. Telle est la condition des hommes ; c’est l’idée
que j’en pris en regardant les morts.
17.– PHILONIDÈS. — Dis-moi, Ménippe, ceux qui ont sur la terre ces tombeaux si somptueux et si
élevés, avec des stèles, des images, des épitaphes, ne sont-ils pas plus considérés aux Enfers que les
morts du commun ?
43
MÉNIPPE. — Tu radotes, l’ami. Si tu avais vu Mausole lui-même, je veux dire le Carien, celui
que son tombeau a rendu célèbre, je suis persuadé que tu n’aurais pas de longtemps cessé de rire,
tellement il était humble et à l’étroit à la place où on l’avait jeté, perdu dans le peuple des morts. Tout
l’avantage qu’il retirait de son monument, c’est, à mon avis, qu’il était accablé de ce poids énorme qui
l’écrasait. En effet, mon ami, lorsque Éaque a mesuré sa place à chacun, et il ne donne pas plus d’un
pied au maximum, il faut s’en contenter et rester couché, replié pour s’ajuster à la mesure. Mais je crois
que tu aurais ri bien davantage encore en voyant les rois de ce monde et les satrapes réduits là-bas par la
misère à mendier, à vendre des salaisons, à montrer à lire et insultés par le premier venu et souffletés
comme les plus vils esclaves. J’ai vu, moi, Philippe de Macédoine44, et je n’ai pu me tenir de rire ; car
on me l’a montré qui recousait pour un salaire dans un petit coin des savates usées. On pouvait en voir
aussi beaucoup d’autres qui mendiaient dans les carrefours, je veux dire des Xerxès, des Darius, des
Polycrates45.
18.– PHILONIDÈS. — Ce que tu racontes de la condition des rois est extraordinaire et presque
incroyable. Mais que faisaient Socrate et Diogène et les autres sages ?
MÉNIPPE. — Là-bas, Socrate se promène, comme il le faisait ici, en discutant avec tout le monde ;
Palamède, Ulysse, Nestor46 et les autres morts babillards lui tiennent compagnie. Ses jambes étaient
encore enflées et gonflées du poison qu’il a bu. Quant au brave Diogène47, il habite près de l’Assyrien
Sardanapale48, du Phrygien Midas49 et de certains autres hommes riches. Quand il les entend se lamenter
et se remémorer leur félicité passée, il rit, il se gaudit, et souvent, couché sur le dos, il chante d’une voix
si rauque et si rude qu’elle couvre leurs gémissements, et il les ennuie au point qu’ils cherchent un autre
domicile ; car ils ne peuvent plus supporter Diogène.
19.– PHILONIDÈS. — Cela suffit. Mais quel était le décret porté contre les riches, dont tu parlais au
début.
MÉNIPPE. — Tu as bien fait de me le rappeler ; car je ne sais pas comment, m’étant proposé d’en
parler, je me suis si fort écarté de mon sujet. Pendant mon séjour aux Enfers, les prytanes50
convoquèrent une assemblée sur des affaires qui intéressaient la république. Voyant un peuple immense
courir à la réunion, je me mêlai aux morts et je devins, séance tenante, un des membres de l’assemblée.
On expédia plusieurs affaires et l’on finit par celle des riches. Comme ils étaient accusés d’un grand
nombre de crimes, de violence, de fanfaronnerie, d’arrogance et d’injustice, à la fin un des démagogues
se leva et lut le décret suivant :
20.– « DÉCRET. Attendu que les riches pendant leur vie commettent une foule d’actions contraires aux
lois, telles que rapines, violences, outrages de toutes sortes faits aux pauvres, plaise au sénat et au peuple
que leurs corps, quand ils mourront, soient châtiés comme ceux des autres criminels, et que leurs âmes
renvoyées sur la terre pénètrent dans les ânes et y restent pendant vingt-cinq myriades51 d’années,
passant d’un âne à un autre, portant des fardeaux et conduits à coups d’aiguillon par les pauvres, et qu’à
partir de ce terme il leur soit permis de mourir. Telle est la proposition de Cranion fils de Squélétion de
Nékysie, de la tribu Alibantide52… »
Ce décret lu, les autorités le mirent aux voix, le peuple le vota, et Brimo53 gronda et Cerbère
aboya. C’est la forme par laquelle ils sanctionnent et ratifient les décrets.
21.– Voilà ce que j’avais à te dire de l’assemblée. Pour moi, poursuivant le but de mon voyage, j’allai
trouver Tirésias et le suppliai, après lui avoir tout raconté, de m’apprendre quel était, à son jugement, le
meilleur genre de vie. Il se mit à rire (c’est un petit vieux, aveugle, pâle, à la voix grêle) : « Mon fils,
répondit-il, je sais la cause de ton incertitude ; elle vient des sages qui ne sont pas d’accord entre eux ;
mais il n’est pas permis de t’en dire davantage, Rhadamanthe le défend. — Ne sois pas si discret, petit
père, lui dis-je ; mais réponds-moi et ne me laisse pas aller dans la vie plus aveugle que toi. » Alors il
m’emmena à l’écart, loin des autres, et, se penchant un peu à mon oreille, il me dit : « C’est la vie des
ignorants qui est la meilleure et la plus sage. Bannis donc la folle envie de raisonner sur les phénomènes
célestes, d’examiner les fins et les principes, méprise ces savants syllogismes, regarde tout cela comme
un vain bavardage et ne cherche en tout qu’une chose, c’est de bien user du présent et de laisser passer
en riant la plupart des événements, sans rien prendre au sérieux. » Ayant ainsi parlé, il se retira dans la
prairie d’asphodèles54.
22.– Et moi, car il était déjà tard : « Allons, Mithrobarzanès, dis-je, que tardons-nous à regagner le
monde des vivants ? — Tranquillise-toi, Ménippe, répondit-il ; je vais t’indiquer un sentier court et
facile. » Alors il m’emmena dans un endroit plus ténébreux que les autres, et, me montrant de loin avec
la main un filet de faible lumière qui se glissait à l’intérieur des Enfers comme à travers un grillage :
« Voilà, dit-il, le sanctuaire de Trophonios55, c’est par là que descendent les Béotiens ; remonte par là et
tu seras tout de suite en Grèce. » Charmé de ce qu’il me disait, je saluai le mage, et après avoir rampé
avec beaucoup de peine par cette ouverture, je me trouvai, je ne sais comment, à Lébadéia.

1. Voir Euripide, Héraclès, 523-524.

2. Ménippe le cynique : l’étymologie du terme « cynique » renvoie au mot « chien ».

3. Voir Euripide, Hécube, 1-2.

4. Euripide, tragédie perdue.

5. Euripide, Andromède, frag. 24 (éd. Jouan / Van Looy).

6. Homère, Odyssée, XI, 164-165 (avec des retouches).

7. Pièces de monnaie valant un sixième de drachme. C’est une nouvelle allusion à l’activité d’usurier.

8. Le chien qui garde l’entrée des Enfers.

9. Juge des morts aux Enfers.

10. Danaé, fille d’Acrisios, roi d’Argos. Après un oracle qui lui prédisait qu’il serait tué par son petit-fils, Acrisios la tenait emprisonnée. Elle
fut séduite par Zeus sous la forme d’une pluie d’or et donna naissance à Persée.

11. Présentation caricaturale de l’épicurisme.

12. Un cynique.
13. Voir Hésiode, Les Travaux et les Jours, 289-291.

14. Un stoïcien.

15. Un péripatéticien.

16. Forme grecque du nom iranien Zarathoustra. Personnage célèbre dans l’Antiquité grecque pour avoir fondé la religion des mages.

17. Devin aveugle originaire de Thèbes, en Béotie, qu’Ulysse va trouver chez les morts, dans la Nékya (Homère, Odyssée, XI).

18. La Chaldée était la région située entre les cours inférieurs du Tigre et de l’Euphrate.

19. Fleuve de Susiane (Iran), reconnu pour la qualité de ses eaux. Le roi de Perse ne buvait que de l’eau du Choaspès.

20. Le bonnet de feutre (pilos) était un attribut d’Ulysse, la peau de lion celui d’Héraclès et la lyre celui d’Orphée. Sur ce travestissement pour
descendre dans l’Hadès, voir Aristophane, Les Grenouilles.

21. Avec Minos et Rhadamanthe, un des trois juges du monde des morts. Il est aussi considéré comme le « portier » des Enfers. Voir
Apollodore, III, 12, 6 ; Lucien, Dialogues des morts, 6.

22. C’est un thème fréquent de la comédie classique : ainsi, dans Les Grenouilles d’Aristophane, Dionysos descend aux Enfers dans le
costume d’Héraclès ; il est revêtu d’une peau de lion et porte une massue.

23. Voir Homère, Odyssée, XI, 5.

24. Parodie de l’Odyssée, XI, 47.

25. Voir Homère, Iliade, XX, 61.

26. Un des fleuves des Enfers : le « fleuve aux flammes ardentes ».

27. Le dieu qui règne sur les Enfers.

28. Le nocher des Enfers, qui fait traverser l’Achéron aux morts sur sa barque.

29. Le talent pesait 26,196 kg.

30. Denys le Jeune, tyran de Syracuse (IVe av. J.-C.).

31. Dion de Syracuse, homme politique proche du pouvoir à Syracuse. Banni par Denys le Jeune, il s’installa à Athènes, avant d’entreprendre
une intervention militaire qui lui donna le pouvoir à Syracuse.

32. Philosophe grec, disciple de Socrate, il fonda l’école dite cyrénaïque, à la doctrine hédoniste. Il passa quelque temps à la cour de
Syracuse.

33. Créature fantastique composée de plusieurs animaux. Homère la décrit comme « lion par-devant, serpent par-derrière, chèvre au milieu »
et crachant du feu (Iliade, VI, 179-182).

34. Personnages de la mythologie grecque, condamnés à subir, au Tartare (la prison des Enfers), de terribles supplices : Ixion est attaché à une
roue qui tourne sans fin ; Sisyphe roule un rocher jusqu’en haut d’une colline, rocher qui redescend chaque fois avant qu’il ne parvienne au but ;
Tantale est placé au milieu d’une eau qui s’assèche lorsqu’il se penche pour boire et sous des arbres fruitiers dont les branches s’écartent chaque fois
qu’il veut saisir un fruit ; Tityos avait son foie (ou son cœur) éternellement attaqué par deux vautours sans qu’il puisse se défendre. Sur le sort réservé
aux criminels, voir aussi Virgile, Énéide, 548-628.

35. Tityos était étendu sur une surface de neuf plèthres, le plèthre étant une mesure agraire qui correspondait à un carré de 30 m de côté.

36. Odyssée, X, 536.

37. Personnages de l’Iliade ou de l’Odyssée d’Homère, pour la plupart : Thersite, difforme et laid (Iliade, II, 216-219), est opposé à Nirée, le
plus beau des Grecs après Achille (ibid., II, 612-614) ; le mendiant Iros (Odyssée, début du chant XVIII) est opposé au roi des Phéaciens, Alkinoos
(ibid., V sq.) et le cuisinier Pyrrhias au roi Agamemnon, chef de l’armée grecque.

38. Dernier roi de Lydie (VIe s. av. J.-C.), célèbre pour ses richesses. Vaincu par le Perse Cyrus, il fut condamné à périr sur le bûcher, mais
aurait été épargné in extremis et serait resté ensuite aux côtés de Cyrus.

39. Secrétaire de Polycrate auquel il succéda comme tyran de Samos. Voir Hérodote, III, 123 et 142.

40. Rois des tragédies antiques : Créon régnait à Thèbes, Priam à Troie et Agamemnon était roi de Mycènes ou d’Argos.

41. Rois mythiques d’Athènes. Un culte leur était consacré sur l’Acropole à Athènes.

42. Polos et Satyros, acteurs fameux du théâtre d’Athènes (IVe s. av. J.-C.).

43. Satrape de Carie du IVe siècle av. J.-C. Son monument funéraire, le mausolée d’Halicarnasse, fut considéré comme une des sept
merveilles du monde.

44. Roi de Macédoine (de 359 à 336 av. J.-C.), père d’Alexandre le Grand.

45. Xerxès et Darius furent des noms portés par plusieurs rois perses ; Polycrate est le nom d’un tyran de Samos.
46. Héros de la guerre de Troie, reconnus pour leurs capacités oratoires.

47. Diogène de Sinope, philosophe grec, fondateur du cynisme.

48. Dernier grand roi de l’Assyrie antique (VIIe s. av. J.-C.).

49. Roi de Phrygie (VIIIe s. av. J.-C.). En réalisation d’un vœu, il aurait transformé tout ce qu’il touchait en or, jusqu’à ce que Dionysos le
délivre de ce don.

50. Le « comité exécutif » de l’assemblée des morts, sur le modèle de l’Athènes classique.

51. Soit deux cent cinquante mille années.

52. Tous ces noms ont un rapport avec la mort : cranion signifie « crâne », Squélétion est formé de skeletos, « squelette », Nékysie sur nekys,
« (le) mort », et Alibantide sur alibas, adjectif qui a aussi le sens de « desséché, mort ».

53. Surnom de la déesse Hécate.

54. Parodie d’Homère, Odyssée, XI, 539 et 573.

55. Architecte légendaire de Lébadée, en Béotie, où il possède un oracle. Sur l’origine de cet oracle, voir Pausanias, IX, 40, 1.
39
LOUKIOS
OU L’ÂNE
Lucien a-t-il bien écrit Loukios ou l’Âne ? Au Xe siècle de notre ère, Photius l’affirme dans sa
Bibliothèque (codex 129), mais il précise que Lucien a copié et abrégé en un seul livre une œuvre de
Lucius de Patras, Métamorphoses, qui en compte plusieurs et qu’il a lui-même lue. Nous avons perdu
cette œuvre. Si Photius a raison, la situation de Lucien ressemble à celle de son contemporain latin
Apulée, qui, dans ses propres Métamorphoses, raconte la même histoire que lui. Il se peut aussi que
Lucien soit l’auteur des Métamorphoses que Photius avait lues, mais non de l’abrégé que nous lisons.
Dans ce cas, Photius aurait pris par erreur le personnage principal de cet abrégé pour l’auteur du livre
qu’il avait lu. Quant à l’abréviateur, il posséderait autant de talent que Lucien dont il imiterait le style à
la perfection. Cette seconde hypothèse paraît plus improbable. Quoi qu’il en soit, il reste un fait : outre
les Métamorphoses d’Apulée, nous avons conservé Loukios ou l’Âne, qui a toutes les apparences d’une
œuvre de Lucien et qui mérite plus d’attention qu’on ne lui en accorde souvent.
C’est un roman singulier dont le protagoniste raconte son histoire, comme chez Achille Tatius,
mais où l’amour ne joue aucun rôle, alors qu’il est la matière des autres romans grecs. Le narrateur
relate d’abord son voyage en Thessalie où il s’est rendu pour rencontrer une de ces magiciennes qui font
la renommée du pays dans l’espoir qu’elle lui montrera des prodiges. Il apprend que la maîtresse de la
maison où il séjourne, est l’une d’elles. Grâce à sa servante, Palaistra, dont il est devenu l’amant, il la
voit se métamorphoser en oiseau. Mais lorsqu’il essaye à son tour de connaître une métamorphose
semblable avec l’aide de Palaistra, celle-ci commet une erreur et il est changé en âne, tout en restant lui-
même intérieurement. Palaistra lui révèle qu’il redeviendra un homme s’il mange des roses (1-15). Mais
il ne connaîtra ce salut que beaucoup plus tard, après avoir, passant d’un maître à l’autre, connu bien des
tribulations (16-54). Dans ce dénouement heureux (55-56), le rire prédomine : Loukios rend une
nouvelle visite à une femme qu’il avait sexuellement comblée lorsqu’il était un âne et qui le chasse
maintenant qu’il est redevenu un homme. Cet épisode burlesque symbolise bien l’ensemble de ce roman
picaresque où l’âne, pour son malheur, passe la majeure partie de son temps en compagnie de divers
brigands. Il n’y manque ni les scènes de ripaille et de beuverie, ni les personnages hauts en couleur,
comme ce maître dont l’âne dévore les provisions et qui décide de le gaver encore davantage, tant la
vérité qu’il a fini par découvrir l’amuse ; ni la critique sociale, qui vise, entre autres, un prêtre mendiant
de la déesse syrienne Atargatis menant une vie de débauche au milieu d’une troupe de mignons ; ni la
violence gratuite et presque joyeuse de bien des personnages, ni le sadisme, en particulier celui de
l’enfant pervers qui s’ingénie à torturer l’âne tombé sous sa domination. Lucien y ajoute des moments
érotiques d’une franche obscénité et un humour constant. Le narrateur raconte ses mésaventures avec
une objectivité désabusée qui ajoute à leur caractère comique.
À l’origine de ce caractère, il y a le retournement de fortune subi par Loukios : il voulait être
témoin des pratiques magiques et il en devient la victime. Il est donc pris au piège de sa propre curiosité.
Son sort n’a rien d’édifiant. La dimension religieuse isiaque si importante chez Apulée est absente du
récit. L’abondance narrative et l’opulence stylistique baroque qui font le charme du romancier latin sont
tout aussi étrangères à Lucien. Loukios ou l’Âne raconte une histoire fantastique brève et piquante où
l’on reconnaît bien sa manière. Elle est concentrée sur un seul personnage et soumise au règne de la
farce et de la fantaisie. Comme il le fait aussi dans les Histoires vraies et dans Les Amis du mensonge,
Lucien se moque de la crédulité des hommes, de leurs croyances et de leurs superstitions. Il retourne
contre elles les délires de l’imagination qu’elles suscitent. La satire stimule son inventivité comique et
son penchant pour la bouffonnerie. Loukios ou l’Âne est habité par une allégresse créatrice qui relègue
au second plan le problème des conditions exactes de sa composition.
A. B.

1.– Je me rendais un jour en Thessalie1, où j’avais une affaire de mon père à régler avec un homme du
pays. Un cheval me portait, moi et mon bagage, et j’étais accompagné d’un seul domestique. Je
cheminais donc sur la route que j’avais choisie, quand je rencontrai par hasard d’autres personnes qui se
rendaient à Hypata, ville de Thessalie, d’où elles étaient. Nous prîmes nos repas en commun, et, après
avoir achevé ensemble ce pénible trajet, comme nous approchions de la ville, je demandai à ces
Thessaliens s’ils connaissaient un habitant d’Hypata nommé Hipparchos. Je lui apportais de chez moi
une lettre pour le prier de me loger. Ils me dirent qu’ils connaissaient cet Hipparchos et à quel endroit de
la ville il habitait, qu’il possédait assez d’argent et qu’il ne nourrissait pas d’autres personnes qu’une
servante et sa femme ; car il était terriblement avare. Quand nous fûmes arrivés près de la ville,
j’aperçus une petite maison assez proprette : c’était la demeure d’Hipparchos.
2.– Mes compagnons me dirent adieu et me quittèrent. Moi, je m’approchai de la maison et frappai à la
porte. À la longue et quoique avec peine, la femme finit par entendre et vint sur le pas de la porte. Je lui
demandai si Hipparchos était chez lui : « Oui, dit-elle, mais qui es-tu et pourquoi me le demandes-tu ?
— J’ai une lettre à lui remettre de la part de Décrianos de Patras2, le sophiste. — Attends ici », dit-elle,
et, fermant la porte, elle rentra à l’intérieur, d’où elle ressortit enfin et me fit entrer. Introduit près
d’Hipparchos, je le saluai et lui remis la lettre. Il allait commencer à dîner et il était assis sur un petit lit
étroit, sa femme à côté de lui, et devant eux une table vide. Quand il eut fini de lire la lettre :
« Décrianos, dit-il, est mon intime ami et le plus distingué des Grecs. Je lui sais gré de m’envoyer ses
amis en toute confiance. Ma maison, comme tu le vois, Loukios, est petite, mais elle est accueillante
pour ses hôtes et tu la feras grande, si tu ne répugnes pas à y loger » ; puis appelant la jeune esclave :
« Palaistra3, lui dit-il, donne une chambre à cet ami, et portes-y son bagage, s’il en a. Mène-le ensuite au
bain, car il a fait une route assez longue. »
3.– Sur ces mots, la petite Palaistra m’emmène et me montre une très jolie petite chambre : « Toi, dit-
elle, tu coucheras dans ce lit ; pour ton serviteur, je vais mettre ici, près du tien, un petit lit avec un
oreiller. » Là-dessus, nous sortîmes pour aller au bain, après lui avoir donné de quoi acheter un peu
d’orge pour mon cheval. Elle alla prendre mes effets, les apporta à l’intérieur et les plaça. Et nous, après
le bain, nous rentrâmes et nous nous rendîmes aussitôt dans la salle à manger. Hipparchos me tendit la
main et me fit m’allonger à côté de lui. Le dîner fut honnête, et le vin était vieux et agréable. Le dîner
fini, on but et on devisa, comme il est d’usage, quand on traite un hôte, et après avoir passé la soirée à
boire, nous allâmes nous coucher. Le lendemain Hipparchos me demanda où je comptais me rendre et si
j’allais rester chez lui tout le temps. « Je compte aller à Larissa4, dis-je, mais je pense rester ici de trois à
cinq jours. »
4.– Cette réponse n’était qu’une feinte : je désirais vivement rester dans cette ville pour y découvrir
quelque femme habile dans la magie qui me fît voir quelque chose d’extraordinaire, par exemple un
homme volant ou métamorphosé en pierre. Entièrement occupé de voir un pareil spectacle, je parcourais
la ville sans savoir comment m’y prendre dans mes recherches ; je marchais cependant, quand je vois
venir à moi une femme encore jeune et riche, à en juger par son allure ; car elle portait des habits brodés,
avait un cortège d’esclaves et était chargée de bijoux d’or. Arrivé près d’elle, elle me salue ; je la salue
de même et elle me dit : « Je suis Abroia, une amie de ta mère, dont tu as sans doute entendu le nom, et
je vous aime, vous, ses enfants, comme si j’étais votre mère. Pourquoi donc n’es-tu pas descendu chez
moi, mon enfant ? — Je te rends mille grâces, lui dis-je ; je craindrais, n’ayant rien à reprocher à l’ami
qui m’a reçu, de quitter sa maison. Mais en esprit du moins, très chère dame, je prends logis chez toi.
— Et chez qui es-tu descendu ? demanda-t-elle. — Chez Hipparchos. — L’avare ? dit-elle. — Ne
l’appelle pas ainsi, mère, dis-je. Il m’a fait une brillante et somptueuse réception, au point qu’on pourrait
lui reprocher sa prodigalité. » Elle sourit et, me prenant par la main, elle me tire à l’écart et me dit :
« Défie-toi de toute manière de la femme d’Hipparchos ; c’est une terrible magicienne et une libertine
qui jette l’œil sur tous les jeunes gens, et, si l’on ne se prête pas à ses désirs, elle s’en venge par son art.
Elle a déjà métamorphosé beaucoup d’hommes en animaux5, elle en a même perdu complètement. Toi,
mon enfant, avec ta jeunesse et ta beauté, tu lui plairas tout de suite, et tu es étranger, qualité qui
n’inspire guère le respect. »
5.– En apprenant que ce que je cherchais depuis longtemps était au logis près de moi, je ne fis plus
aucune attention à ce qu’elle me disait. Quand j’eus enfin pris congé d’elle, je retournai à la maison en
me disant à moi-même, chemin faisant : « Allons, toi qui disais toujours que tu voudrais voir ces
prodiges extraordinaires, éveille-toi, et trouve quelque ingénieux moyen d’arriver à tes fins. Entreprends
la servante Palaistra ; car, pour la femme de ton hôte et ami, tu dois t’en tenir loin. C’est pour la servante
qu’il faut te rouler dans la poussière et lutter6 ; c’est elle qu’il faut étreindre ; par là tu sauras facilement
ce que tu veux savoir ; car les esclaves connaissent ce qui se fait de bien et de mal chez leurs maîtres. »
En m’entretenant ainsi tout seul, j’entrai dans la maison. Je n’y trouvai ni Hipparchos ni sa femme ;
seule Palaistra était assise près du foyer, occupée à préparer le dîner.
6.– J’entamai aussitôt la conversation7 : « Avec quelle grâce, belle Palaistra, lui dis-je, tu promènes et
remues à la fois tes fesses et ta marmite ! Mes reins en tressaillent amoureusement. Heureux qui a
pénétré là. » Palaistra était une fille très hardie et d’une espièglerie charmante. « Fuis, jeune homme, dit-
elle, si tu es sage et si tu veux vivre : ici tout est plein de feu et de graisse fumante. Pour peu que tu y
touches, tu resteras cloué près de moi par une blessure causée par la chaleur, et personne, pas même le
dieu de la médecine, ne t’en guérira, sauf moi qui t’aurai brûlé, et ce qu’il y a de plus extraordinaire,
c’est que j’accroîtrai ton désir. Les remèdes dont je te baignerai te causeront de la douleur ; tu ne les
rechercheras pas moins ; on aura beau te chasser à coup de pierres, tu ne fuiras pas pour cela ce doux
mal. Pourquoi ris-tu ? Tu as devant toi une vraie cuisinière d’hommes, car je ne me borne pas à apprêter
ces mets ordinaires, je fricasse aussi ce grand et beau mets qu’est l’homme. Je sais l’égorger, l’écorcher,
le dépecer, mais ce que j’attaque le plus volontiers, ce sont les entrailles et le cœur. — C’est bien vrai ce
que tu dis ; car j’ai beau me tenir loin et ne pas m’approcher, ce n’est point, par Zeus, une simple
brûlure, c’est un incendie total que tu causes en moi. Le feu invisible que tu m’as jeté est descendu de
mes yeux dans mes entrailles et les embrase, et pourtant je ne t’ai fait aucun mal. Au nom des dieux,
guéris-moi donc par ces remèdes amers et doux dont tu parles, et puisque tu m’as déjà égorgé, prends-
moi, écorche-moi à ta fantaisie. » Là-dessus elle fit un grand éclat de rire qui me remplit de joie : elle
était désormais à moi, et nous convînmes qu’aussitôt qu’elle aurait mis ses maîtres au lit elle viendrait
dans ma chambre passer la nuit près de moi.
7.– Lorsque enfin Hipparchos rentra, nous prîmes un bain, puis nous dînâmes et nous vidâmes force
coupes en devisant. Puis, faisant semblant d’avoir sommeil, je me levai et je me retirai effectivement
dans ma chambre. J’y trouvai tout parfaitement préparé ; le lit de mon serviteur avait été disposé
dehors ; près du mien, une table se trouvait placée avec un gobelet et il y avait là de l’eau froide et de
l’eau chaude. Tous ces préparatifs étaient l’œuvre de Palaistra. Elle avait répandu sur mes couvertures
quantité de roses ou entières ou effeuillées ou tressées en couronnes. Et moi, trouvant le banquet tout
prêt, j’attendais mon convive.
8.– Quand elle eut couché sa maîtresse, elle vint aussitôt dans ma chambre. Nous nous livrâmes alors à
la joie, et mêlant au vin les baisers, nous nous portions des toasts. Lorsque le vin nous eut bien armés
pour la nuit, Palaistra me dit : « Mets-toi bien dans l’esprit, jeune homme, que c’est à Palaistra que tu as
affaire et qu’il faut montrer à cette heure si tu es un éphèbe ardent à la lutte et si tu as appris plus d’un
genre d’escrime. — Tu ne me verras pas reculer devant cette épreuve. Déshabille-toi et luttons. — Mais
tu feras tes preuves, dit-elle, suivant mes indications. C’est moi qui, à la façon d’un maître et d’un
président, trouverai et dirai les noms des exercices que je voudrai ; toi, tiens-toi prêt à m’écouter et à
obéir à tous mes commandements. — Tu n’as qu’à commander, dis-je, et tu verras avec quelle aisance,
quelle souplesse et quelle vigueur j’exécuterai les mouvements. »
9.– Elle met bas ses habits et, debout, entièrement nue, elle commence à donner ses ordres. « Dévêts-toi,
jeune homme, frotte-toi de cette huile parfumée et enlace ton adversaire. Tire-le par les deux jambes et
couche-le sur le dos, tiens-le sous toi, glisse-toi entre ses cuisses, écarte-lui les jambes, lève-les et tends-
les en l’air, puis lâche-les et place-les, puis te soudant à lui, pénètre en lui et frappe, pousse, pique
partout jusqu’à ce que tu sois fatigué. De la force dans les reins ! Retire et pousse de travers dans l’aîne,
presse de nouveau contre le mur et frappe. Si tu vois du relâchement, monte sur lui, enchaîne-lui les
hanches, maintiens-le et tâche de ne pas te presser, contiens-toi un peu et arrive au but avec lui. Te voilà
quitte à présent. »
10.– Ayant exécuté tous ces mouvements avec aisance, et notre lutte terminée, je dis en riant à Palaistra :
« Tu vois, maîtresse, avec quelle facilité et quelle docilité j’ai combattu ; mais veille à mettre de l’ordre
dans tes commandements ; car tu les fais suivre, tantôt d’une façon, tantôt d’une autre. » Elle me donna
un léger soufflet et dit : « Quel bavard j’ai reçu pour élève ! Prends garde de recevoir encore d’autres
corrections, si tu fais d’autres mouvements que ceux qu’on te prescrit. » En disant cela, elle se lève, fait
sa toilette, puis me dit : « À présent tu vas montrer si tu es un jouteur jeune et solide, si tu sais lutter et
combattre à genoux. » Aussitôt elle se met à genoux sur le lit : « Allons, beau lutteur, dit-elle, tu tiens le
milieu ; secoue-le vivement, pousse et enfonce. Tu le vois tout nu près de toi, ne l’épargne pas. Pour
bien faire, commence par le serrer comme un nœud, courbe-le vers toi, fonds sur lui, tiens-le et ne laisse
aucun intervalle entre vous. S’il y a du relâchement, relève-le vite et le retire en haut, courbe-toi pour le
frapper et vois à ne pas te retirer avant d’en avoir reçu l’ordre, mais courbe-le bien en le tirant sous toi
et, le pénétrant de nouveau par en dessous, maintiens-toi dedans et remue-toi, puis lâche-le : ton
adversaire est terrassé, il est brisé, il est tout en eau. » Je pars alors d’un grand éclat de rire, et je lui dis :
« Moi aussi, maîtresse, je veux commander un petit exercice. Écoute-moi donc, lève-toi et assieds-toi.
Prends mon affaire en main, caresse-la, frotte-la, puis, au nom d’Héraclès, prends-moi dans tes bras et
endors-moi. »
11.– C’est dans ces plaisirs et ces badinages que nous passions les nuits à nous ébattre et à gagner la
couronne des lutteurs, et nous y goûtions des voluptés de toute sorte, si bien que j’avais totalement
oublié mon voyage à Larissa. Mais un jour, l’envie me revint de satisfaire la curiosité qui était la cause
de mes luttes avec Palaistra, et je lui dis : « Chère amie, fais-moi voir ta maîtresse en train d’opérer
quelque tour de magie ou de se métamorphoser ; car il y a longtemps que je désire voir ce spectacle
singulier. Mais plutôt, si tu t’y entends, fais toi-même acte de magicienne et fais-moi voir quelque
métamorphose. Je pense que toi aussi, tu as quelque expérience de cet art, et ce n’est point par ouï-dire
que je le sais ; j’en juge par l’état de mon cœur. Moi qui jadis étais d’acier, au dire des femmes, qui
n’avais jamais jeté un regard d’amour sur aucune d’elles, tu m’as fait prisonnier par cet art et tu t’es
rendue maîtresse de mon âme dans notre guerre amoureuse. — Cesse de plaisanter, dit Palaistra, car
quel charme pourrait fasciner l’amour, qui est le maître en fait d’enchantement ? Moi, très cher, je ne
sais rien de tout cela, j’en jure par ta tête et notre bienheureux lit. Je n’ai même pas appris mes lettres et
ma maîtresse est très jalouse de sa science. Si pourtant l’occasion se présente, j’essayerai de te la faire
voir dans ses métamorphoses. » Là-dessus, nous nous endormîmes.
12.– Quelques jours après, Palaistra m’avertit que sa maîtresse devait se changer en oiseau pour voler
chez son amant. « Voici le moment, Palaistra, lui dis-je, de me rendre le service que je t’ai demandé et
de satisfaire la longue curiosité de ton suppliant. — Sois tranquille », dit-elle. Sitôt que le soir fut venu,
elle me prend et me mène à la porte de la chambre où couchaient ses maîtres ; elle me dit de
m’approcher d’une petite fente de la porte et de regarder ce qui se passait à l’intérieur. Je vois alors la
femme en train de se déshabiller. Une fois nue, elle s’approche de la lampe, elle prend deux grains
d’encens, les met sur la flamme et marmotte à la lampe une longue tirade, puis, ouvrant un gros coffret
qui contenait un grand nombre de boîtes, elle en retire une et la sort ; ce qu’il y avait dedans, je l’ignore,
mais à la vue, il me sembla que c’était de l’huile ; elle s’en frotte tout le corps, en commençant par les
ongles du bas, et soudain il lui pousse des ailes, son nez devient de corne et crochu, elle a toutes les
propriétés et les marques des oiseaux ; elle est devenue un hibou parfait. En se voyant des ailes, elle
poussa un croassement effrayant comme celui des hiboux et, prenant son essor, elle s’envola dehors par
la fenêtre.
13.– Je crus d’abord que tout cela n’était qu’un songe ; je me frottais les paupières avec les doigts, n’en
croyant point mes yeux, doutant si je voyais clair et si j’étais éveillé. J’eus grand peine à me persuader à
la longue que je ne dormais pas. Alors je priai Palaistra de me donner des ailes à moi aussi et, me
frottant avec cet onguent, de me faire voler ; car je voulais savoir par expérience si, après avoir quitté la
forme humaine, j’aurais aussi l’âme d’un oiseau. Elle ouvre doucement la porte de la chambre et
m’apporte la boîte. Je m’étais déjà déshabillé en hâte. Je me frotte tout le corps, mais hélas ! au lieu de
devenir oiseau, une queue me sort par-derrière, tous mes doigts disparaissent je ne sais où ; il ne me
reste en tout que quatre ongles et ce sont quatre sabots ; mes mains et mes pieds sont devenus des pattes,
mes oreilles sont devenues grandes et mon visage s’est allongé. Je promène mes regards autour de ma
personne et je m’aperçois que je suis un âne et je n’ai plus de voix humaine pour faire des reproches à
Palaistra. Avec ma lèvre pendante et l’attitude d’un âne qui regarde par en dessous, je l’accusais, comme
je pouvais, de m’avoir changé en âne au lieu d’oiseau.
14.– Mais elle, se frappant le visage de ses deux mains : « Malheureuse ! s’écria-t-elle, je suis cause
d’un grand malheur. Dans ma précipitation, j’ai été trompée par la ressemblance des boîtes, et j’ai mis la
main sur une autre que celle qui fait pousser des plumes. Mais rassure-toi, mon chéri ; rien n’est plus
facile que de guérir le mal. Tu n’as qu’à manger des roses, tu dépouilleras aussitôt la bête et tu me
rendras mon amant. Reste seulement encore cette nuit dans la peau d’un âne, mon amour ; au point du
jour, j’accourrai t’apporter des roses ; tu les mangeras et tu seras guéri. » En disant cela, elle me
caressait les oreilles et la peau.
15.– J’avais bien, à la vérité, toute l’encolure d’un âne ; mais j’étais encore un homme par l’intelligence
et l’esprit : c’était le même Loukios, à la parole près. Cependant, après avoir fait au-dedans de moi-
même mille reproches à Palaistra sur son étourderie, je gagnai en me mordant la lèvre l’écurie où je
savais qu’était mon cheval et un autre âne véritable, qui était celui d’Hipparchos. En me voyant entrer,
ils eurent peur que je ne vinsse partager leur foin et, baissant les oreilles, ils s’apprêtèrent à défendre
leur estomac à coups de pied. Je le compris et, m’étant éloigné de la crèche, je restai là, riant ; mais mon
rire était un braiment, et je faisais à part moi ces réflexions : « Ô curiosité intempestive ! Que
deviendrais-je, s’il survenait un loup ou quelque autre bête carnassière ? Je risque d’être mis en pièces,
moi qui n’ai pas fait de mal. » Telles étaient mes réflexions, et je ne prévoyais pas, infortuné, le malheur
qui m’attendait.
16.– La nuit était déjà profonde et le silence complet, et le doux sommeil enchaînait les yeux, lorsque le
mur résonne au-dehors comme si on le perçait, et on le perçait en effet. Il y avait déjà un trou assez large
pour laisser passer un homme. Aussitôt un homme entre par là, un autre en fait autant ; ils sont bientôt
en grand nombre dans la maison, et tous avec des épées. Ensuite, pénétrant à l’intérieur, ils garrottent
dans leurs chambres Hipparchos, Palaistra et mon serviteur, et ils se mettent sans crainte à vider la
maison, emportant dehors argent, hardes et vaisselle. Comme il ne restait plus rien d’autre à l’intérieur,
ils me prirent moi, l’autre âne et le cheval, nous mirent un bât et lièrent sur notre dos tout ce qu’ils
avaient emporté. Nous portions ainsi une lourde charge et ils nous frappaient à coups de bâton, en nous
poussant vers la montagne ; car ils tentaient de fuir par une route non frayée. Je ne saurais dire ce que
souffrirent les autres bêtes ; mais moi, qui n’avais pas l’habitude d’aller nu-pieds, je marchais sur des
pierres pointues et j’étais prêt d’expirer sous la charge écrasante que je portais. J’achoppais souvent,
mais on m’empêchait de me laisser tomber, car aussitôt un voleur qui me suivait me frappait sur les
cuisses à coups de bâton. Je voulais souvent crier : « Ô César ! » mais je ne faisais autre chose que
braire. Je criais bien Ô très fort et très distinctement ; mais le César ne suivait pas. Cependant cela même
m’attirait un surcroît de coups, car je les trahissais par mon braiment. Reconnaissant alors que je criais
pour rien, je résolus d’avancer en silence et de m’épargner les coups.
17.– Déjà le jour commençait à poindre. Nous avions franchi plusieurs montagnes. On nous avait mis à
la bouche une muselière, pour nous empêcher de perdre du temps à brouter sur la route pour notre
déjeuner. Je continuai donc d’être un âne durant tout ce trajet. Mais à l’heure même de midi, nous
faisons halte dans une ferme qui appartenait à des amis des voleurs, autant qu’on en pouvait juger à
leurs façons. Ils se saluèrent en effet en s’embrassant et les gens de la ferme invitèrent les voleurs à
descendre chez eux, leur servirent à déjeuner et nous donnèrent de l’orge à nous, les bêtes. Mais tandis
que tout le monde déjeunait, moi, je jeûnais piteusement, et comme je n’avais jamais mangé d’orge crue,
je cherchais de quoi me mettre sous la dent, lorsque j’avise derrière la cour un jardin plein de beaux
légumes, au-dessus desquels j’aperçus des roses. Alors, sans me laisser voir des gens de l’intérieur
occupés à déjeuner, je me glisse dans le jardin, à la fois pour me rassasier de légumes crus et pour
manger des roses ; car je pensais qu’aussitôt que j’aurais mangé ces fleurs, je redeviendrais homme.
J’entrai donc dans le jardin et je me remplis de laitues, de raves et de persil, tous légumes que les
hommes mangent crus ; mais les roses que j’avais vues n’étaient pas de vraies roses ; c’étaient des fleurs
de laurier sauvage, plante que les hommes appellent laurier rose. C’est une mauvaise pâture pour un âne
et pour un cheval, car on dit que, quand on en a mangé, on meurt sur-le-champ.
18.– Cependant le jardinier m’aperçoit. Il saisit un bâton, entre dans le jardin et reconnaît l’ennemi et le
ravage de ses légumes. Alors, tel qu’un prince impitoyable aux méchants qui surprend un voleur, il me
roue de coups, n’épargnant ni mes flancs ni mes cuisses, et même il m’abîme les oreilles et me fracasse
la figure. Et moi, ne pouvant plus y tenir, je lui décoche une ruade, qui le renverse sur le dos dans ses
légumes, et je me sauve du côté de la montagne. Me voyant fuir au galop, il crie qu’on lâche les chiens
sur moi ; or ces chiens étaient nombreux et grands et capables de combattre des ours. Je vis bien que,
s’ils m’attrapaient, ils me mettraient en pièces. Aussi, après avoir fait un léger détour, je jugeai que,
suivant le proverbe, « il vaut mieux revenir en arrière que de fournir une mauvaise course8 ». Je reviens
donc en arrière et je rentre à l’écurie. Les gens reçurent les chiens lancés à ma poursuite et les remirent à
la chaîne. Quant à moi, ils ne cessèrent pas de me frapper que je n’eusse, sous le coup de la douleur,
rendu par en bas tous mes légumes.
19.– Quand le moment de se remettre en route fut venu, on mit sur mon dos la plupart et les plus lourds
des objets volés, et c’est ainsi que nous partîmes de cet endroit. Mais comme j’étais à bout de forces,
roué de coups et accablé sous ma charge, et que mes sabots étaient usés par la route, je résolus de me
laisser tomber sur place et de ne plus me relever, dussé-je mourir sous les coups. J’attendais un grand
bien de cette résolution ; car je pensais que, décidément rebutés par mon entêtement, ils partageraient
ma charge entre le cheval et l’âne et me laisseraient gésir là pour les loups. Mais un démon jaloux ayant
deviné mes intentions leur donna une issue contraire ; car l’autre âne, qui sans doute avait eu la même
idée que moi, se laissa tomber sur la route. Les voleurs eurent d’abord recours au bâton pour engager le
malheureux à se relever ; mais, comme il restait insensible aux coups, ils le prirent les uns par les
oreilles, les autres par la queue, et essayèrent de le remettre sur ses pieds. Comme ils n’arrivaient à rien
et que l’âne exténué gisait sur la route comme une pierre, ils s’avouèrent qu’ils prenaient une peine
inutile et perdaient le temps de la fuite à rester près d’un âne crevé, et ils partagèrent entre le cheval et
moi tous les bagages dont il était chargé ; puis, saisissant notre malheureux compagnon de captivité et
de portage, ils lui coupent les jarrets avec l’épée et le poussent encore palpitant dans le précipice. Il
roule au fond, en dansant la danse de la mort.
20.– En voyant par le sort de mon compagnon de route quelle eût été l’issue de mes projets, je résolus
de supporter héroïquement ce qui devait m’arriver et de marcher avec courage, espérant bien qu’un jour
je rencontrerais des roses et que, grâce à elles, je reprendrais mon premier état. D’ailleurs j’entendais
dire aux brigands qu’il ne restait plus beaucoup de chemin à faire et qu’ils resteraient à l’endroit où ils
feraient halte. En conséquence nous prîmes le pas de course avec toute notre charge et nous arrivâmes
avant le soir à la maison. Une vieille femme était assise à l’intérieur auprès d’un grand feu. Les voleurs
déposèrent dans la maison tout ce que nous apportions. Puis ils demandèrent à la vieille : « Pourquoi
restes-tu assise à ne rien faire, plutôt que de préparer le dîner ? — Mais, dit la vieille, tout est prêt : vous
avez du pain en abondance, des jarres de vin vieux et je vous ai apprêté du gibier. » Alors ils
remercièrent la vieille, se dévêtirent, se frottèrent d’huile devant le feu et, puisant de l’eau chaude à une
chaudière, ils la versèrent sur eux et prirent un bain improvisé.
21.– Quelques moments après, il arriva un grand nombre de jeunes gens qui apportaient une énorme
quantité de vases d’or et d’argent, des habits, et beaucoup de bijoux de femme et d’homme. Ils les
mirent à la masse commune, et, quand ils les eurent déposés à l’intérieur, ils prirent leur bain comme les
autres. Puis on leur servit un repas magnifique et ces assassins s’entretinrent longtemps en buvant.
Cependant la vieille apporta de l’orge pour moi et pour le cheval. Celui-ci l’avalait précipitamment ; il
craignait naturellement de partager avec moi. Quant à moi, chaque fois que je voyais sortir la vieille, je
mangeais des pains qui étaient dans la chambre. Le lendemain, laissant un seul jeune homme avec la
vieille, tous les autres s’en vont à leur besogne. Moi, je gémissais sur mon sort et déplorais cette garde
rigoureuse. Je pouvais bien me jouer de la vieille et fuir loin de ses yeux ; mais le jeune homme était
grand, il avait l’œil terrible, il ne quittait pas son épée et il tirait toujours la porte sur lui.
22.– Trois jours après, vers le milieu de la nuit, les brigands revinrent, sans rapporter d’or ni d’argent ni
d’autre butin. Ils ne ramenaient qu’une jeune fille, à la fleur de l’âge, extrêmement belle, qui pleurait et
avait déchiré ses vêtements et sa chevelure. Ils la déposèrent à l’intérieur sur les lits, l’engagèrent à se
rassurer et ordonnèrent à la vieille de ne pas sortir de la maison et de tenir la jeune fille sous bonne
garde. Celle-ci ne voulut ni manger ni boire, elle ne faisait que pleurer et s’arracher les cheveux, en sorte
que moi-même, qui étais près d’elle au râtelier, je me pris à pleurer avec cette belle enfant. Cependant
les brigands se mirent à table dehors, dans le vestibule. Au point du jour, un des espions que le sort avait
désignés pour surveiller les routes vient annoncer qu’un étranger allait passer par cet endroit et qu’il
portait de grandes richesses. Ils se lèvent comme ils étaient, prennent leurs armes, et me sanglent, moi et
mon cheval. Et moi, infortuné, qui savais que l’on nous menait au combat et à la guerre, j’avançais
lentement ; aussi eux, qui étaient pressés, me frappaient à coups de bâton. Enfin, quand nous fûmes
parvenus à la route par où l’étranger devait passer, les brigands, fondant sur les voitures, le tuèrent avec
tous ses serviteurs, et, enlevant les objets les plus précieux, ils les chargèrent sur le cheval et sur moi, et
cachèrent dans la forêt le reste de son bagage. Comme ils nous ramenaient ainsi chargés, et qu’ils me
pressaient et me frappaient à coups de bâton, je heurtai mon sabot à une pierre pointue et du coup je me
fis une douloureuse blessure. Dès lors, je fis le reste de la route en boitant. Alors ils se dirent les uns aux
autres : « Quelle idée avons-nous de nourrir cet âne qui ne peut faire un pas sans tomber ? Jetons-le dans
le précipice, cet oiseau de mauvais augure. — Oui, dit un autre, précipitons-le : ce sera la victime
expiatoire de la troupe. » Ils se rangèrent tous contre moi ; mais moi qui les entendais, je marchai
désormais en foulant ma blessure, comme si elle eût été la blessure d’un autre ; car la crainte de la mort
m’avait rendu insensible à la douleur.
23.– Quand nous fûmes arrivés à l’intérieur de notre repaire, ils enlevèrent les bagages de nos épaules et
les déposèrent en lieu sûr, puis ils se mirent à table et dînèrent. Lorsque la nuit fut venue, ils allèrent
recueillir le reste du butin. « À quoi bon, dit alors l’un d’eux, emmener ce misérable baudet, que son
sabot rend inutilisable ? Nous porterons nous-mêmes une partie du bagage, et le cheval, le reste. » Et ils
partirent, n’emmenant que le cheval. La nuit était très claire à cause de la lune. Je me dis alors en moi-
même : « Malheureux, pourquoi rester encore ici ? Les vautours et leurs petits se repaîtront de toi.
N’entends-tu pas ce qu’on a décidé de faire de toi ? Veux-tu rouler dans le précipice ? Il est nuit et il fait
un grand clair de lune ; les brigands sont partis ; fuis et sauve-toi des mains de maîtres assassins. »
Tandis que je faisais ces réflexions, je m’aperçois que je n’étais même pas attaché et que la longe avec
laquelle on me faisait avancer sur les routes pendait à la muraille. Ce fut pour moi une irrésistible
excitation à la fuite ; je sortis et je m’enfuis au galop. Mais la vieille qui m’avait vu prêt à m’évader, me
saisit par la queue et s’y accrocha. J’aurais cru mériter d’être précipité ou de subir tout autre supplice, si
je me fusse laissé prendre par une vieille femme. Aussi je me mis à l’entraîner. Elle cria, appelant la
jeune prisonnière qui était à l’intérieur. Celle ci accourut et voyant la vieille pendue à l’âne comme une
queue, elle prit une résolution vaillante et digne d’une jeunesse désespérée. Elle saute sur moi, s’y assied
et me talonne ; et moi, dans mon désir de fuir et par la sympathie que m’inspirait la jeune fille, je
m’enfuis aussi vite qu’un cheval, laissant la vieille en arrière. La jeune fille priait les dieux de favoriser
son évasion, puis s’adressant à moi, elle dit : « Si tu me ramènes chez mon père, mon bel âne, je
t’exempterai de tout travail, et tu auras tous les jours un médimne d’orge pour ton dîner. » De mon côté,
dans l’espoir d’échapper à mes propres bourreaux et de trouver chez la jeune fille sauvée par moi un
secours efficace et un traitement agréable, je courais sans m’embarrasser de ma blessure.
24.– Mais quand nous fûmes arrivés à un endroit où la route se divisait en trois, nous rencontrâmes nos
ennemis qui revenaient chez eux et qui de loin reconnurent aussitôt à la clarté de la lune leurs
malheureux prisonniers. Ils accourent, me prennent et disent : « Ohé ! la belle et sage fillette, où vas-tu à
cette heure indue, malheureuse ? Tu ne crains même pas les revenants ? Allons, viens ici, avec nous ;
c’est nous qui te rendrons à tes parents. » Ils accompagnaient ces plaisanteries d’un rire sardonique, et
me faisant faire volte-face, ils me tirèrent de leur côté. Je me souvins alors de mon pied et de ma
blessure et je me mis à boiter. Mais eux : « Ah ! tu boites, dirent-ils, à présent que tu as été pris à fuir ;
mais quand tu as décidé de t’évader, tu n’avais pas de mal, tu courais plus vite qu’un cheval, tu avais des
ailes. » Le bâton suivit ces mots, et ces avertissements me valurent une blessure à la cuisse. Quand nous
fûmes de retour, nous trouvâmes la vieille pendue par une corde à un rocher. Sans doute elle avait eu
peur de ses maîtres à cause de l’évasion de la jeune fille, et elle s’était pendue et étranglée. Nos voleurs,
admirant le grand cœur de la vieille, la détachèrent et la jetèrent au fond du précipice, la corde encore
passée au col. Quant à la jeune fille, ils l’enchaînèrent à l’intérieur, puis dînèrent et burent longuement.
25.– Tout en buvant, ils s’entretinrent entre eux de la jeune fille. « Que ferons-nous, dit l’un d’eux, de la
fugitive ? — Et quelle autre chose pouvons-nous faire, reprit un autre, sinon de la précipiter par-dessus
la vieille, pour la punir de nous avoir soustrait la forte somme, autant qu’il a dépendu d’elle, et d’avoir
trahi toute notre bande ? car sachez, mes amis, que, si elle avait rejoint les gens de sa maison, pas un de
nous ne serait resté vivant ; nous aurions tous été pris ; car les ennemis seraient tombés sur nous, après
avoir bien préparé leur attaque. Vengeons-nous donc de notre ennemie ; mais qu’elle ne meure pas ainsi
facilement, précipitée sur les rochers. Recherchons pour elle la mort la plus douloureuse et la plus
longue ; réservons-lui de longues tortures qui retardent sa mort. » Alors ils ne mirent à chercher un
genre de mort. L’un d’eux prit la parole : « Je suis sûr que vous approuverez mon idée. Il faut tuer notre
âne qui n’est qu’un paresseux. Il fait même semblant à présent d’être boiteux et d’ailleurs il a été le
serviteur et l’auxiliaire de la jeune fille dans sa fuite. Égorgeons-le donc demain matin, ouvrons-lui le
ventre ; jetons toutes ses entrailles dehors ; logeons dans sa peau cette brave jeune fille ; mais laissons sa
tête saillir dehors, pour qu’elle ne soit pas étouffée tout de suite et renfermons à l’intérieur le reste de
son corps ; cousons-la solidement dans cette position, puis jetons-les dehors tous les deux, pour en faire
aux vautours un plat d’une nouvelle espèce. Remarquez, mes amis, l’horreur de ce supplice,
premièrement la cohabitation avec un âne mort, ensuite le fait de cuire dans une bête aux rayons ardents
du soleil, au cœur de l’été, puis l’agonie par la famine, qui tue à petit feu, enfin l’impossibilité de
s’étouffer soi-même. Je ne parle pas de ce qu’elle souffrira par la puanteur de l’âne en pourriture et par
les vers dont elle sera infestée. À la fin les vautours, pénétrant à l’intérieur à travers l’âne, la déchireront
ainsi que lui, peut-être même encore vivante. »
26.– Ils applaudirent tous à grands cris cette merveilleuse invention comme la plus belle idée du monde.
Pour moi, je pleurais sur moi-même, à la pensée que j’allais être égorgé, qu’après ma mort, je n’aurais
pas la chance d’être enseveli, qu’il me faudrait recevoir la jeune fille et servir de tombeau à une enfant
innocente. On était encore au petit jour, lorsque soudain surgit une troupe de soldats envoyés contre ces
brigands. En un instant, ils sont tous enchaînés et on les conduit au gouverneur du pays. Parmi les
soldats se trouvait aussi le promis de la jeune fille, qui les avait accompagnés ; car c’était lui qui avait
indiqué la retraite des voleurs. Il reprit la jeune fille, la fit asseoir sur mon dos et la ramena chez elle. Du
plus loin que les villageois nous aperçurent, ils devinèrent le succès de l’entreprise ; car je leur avais
annoncé la bonne nouvelle par mon braiment. Ils accoururent, nous saluèrent et nous conduisirent chez
eux.
27.– La jeune fille avait, comme de juste, beaucoup d’égards pour moi, qui avais été le compagnon de sa
captivité et de sa fuite et qui avais couru avec elle le risque d’une horrible mort. Dès qu’elle m’eut en sa
possession, elle me fit servir pour mon dîner un médimne d’orge et du foin suffisant même pour un
chameau. Ce fut alors surtout que je maudis Palaistra de m’avoir par son art métamorphosé en âne et
non en chien ; car je voyais les chiens se glisser dans la cuisine et dévorer force mets et tout ce qui se
sert aux noces de riches fiancés. Quelques jours après la noce, ma maîtresse ayant déclaré chez son père
qu’elle avait des obligations envers moi et qu’elle voulait me payer d’un juste retour, il ordonna de me
laisser libre en plein air et de me faire paître avec le troupeau des juments. « Étant libre, dit-il, il vivra
content et saillira les juments. » La récompense parut alors très juste ; c’eût été l’avis d’un âne, s’il eût
eu à juger l’affaire. Il appela donc un de ses palefreniers et me remit entre ses mains, et moi, j’étais
heureux à la pensée que je ne porterais plus de fardeau. Quand nous fûmes arrivés à la campagne, le
berger me lâcha parmi les cavales et nous conduisit en troupeau au pâturage.
28.– Mais il était écrit qu’ici encore je serais, comme Candaule9, en butte au malheur. Et en effet,
l’intendant du haras m’ayant laissé à l’intérieur à sa femme, Mégapolé10, celle-ci m’attachait à la meule
pour lui moudre du blé et de l’orge. C’était, il est vrai, un petit malheur pour un âne reconnaissant de
moudre pour ses maîtres. Mais l’excellente femme, se faisant payer en farine par les autres habitants du
canton, et ils étaient très nombreux, leur louait mon malheureux cou et, faisant griller l’orge destinée à
mes repas, elle me le donnait aussi à moudre et en faisait des gâteaux qu’elle dévorait tout entiers, ne me
laissant à manger que le son. Si parfois le berger me lâchait avec les cavales, les mâles m’abîmaient de
coups et de morsures ; car ils me soupçonnaient toujours de quelque intrigue adultère avec les cavales,
leurs épouses, et me chassaient en ruant des deux pieds contre moi, si bien que je ne pouvais plus
supporter cette jalousie chevaline. Aussi je devins en peu de temps maigre et laid, n’ayant point de
plaisir ni à tourner la meule à l’intérieur ni à paître en plein champ, où j’étais en guerre avec mes
compagnons de pâture.
29.– Le plus souvent aussi l’on m’envoyait au haut de la montagne et je portais du bois sur mes épaules.
C’était la pire de mes misères. D’abord j’avais à gravir une côte élevée par une route terriblement
escarpée, puis à marcher nu-pieds dans la montagne pierreuse. On me faisait accompagner d’un ânier,
un méchant gamin, qui avait toujours quelque invention nouvelle pour me torturer. D’abord il me battait,
même quand je courais au galop, non pas avec un simple bâton, mais avec un gourdin tout hérissé de
nœuds pointus, et il me frappait toujours au même endroit de la cuisse, en sorte que le gourdin m’y fit
une plaie ouverte, et c’est toujours sur la blessure qu’il tapait. Ensuite il me mettait sur le dos une charge
qu’un éléphant même aurait eu de la peine à porter ; enfin la descente de la montagne était raide, et,
même là, il n’épargnait pas les coups. Voyait-il mon fardeau chanceler et pencher d’un côté, au lieu d’en
ôter des bûches et de les ajouter au côté le plus léger, afin de rétablir l’équilibre, chose qu’il ne fit
jamais, il ramassait de grosses pierres sur la montagne et les ajoutait à la partie de ma charge la plus
légère, qui ballottait en l’air, et je descendais, malheureux, colportant avec mon bois des pierres inutiles.
Le chemin était traversé par un ruisseau intarissable. Or lui, pour épargner ses chaussures, se mettait en
croupe sur moi derrière le bois et passait l’eau de cette manière.
30.– Si parfois, harassé par la charge qui m’écrasait, je venais à tomber, ah ! alors mon mal devenait
insupportable. Lui, qui aurait dû descendre pour me prêter la main, me relever de terre et alléger, au
besoin, mon fardeau, au lieu de mettre pied à terre et de me prêter la main, m’accablait de coups en
commençant par le haut, par la tête et les oreilles, jusqu’à ce que les coups m’eussent remis sur pied. Il
me jouait encore un autre tour insupportable. Il ramassait des épines très pointues, les liait en faisceau et
me les pendait par-derrière à la queue. À chaque pas que je faisais, ces épines ainsi pendues ballottaient,
comme on peut croire, contre ma peau et leurs piqûres me blessaient tout l’arrière-train, et il m’était
impossible de m’en garantir ; car les pointes blessantes me suivaient toujours, étant suspendues à moi-
même. Si, en effet, pour éviter l’atteinte des épines, j’avançais lentement, j’étais roué de coups ; si
j’évitais le bâton, alors les terribles pointes me battaient le derrière. Enfin mon conducteur avait pris à
tâche de me faire périr.
31.– Une fois cependant que tous ces mauvais traitements m’avaient mis hors des gonds, je lui décochai
une ruade ; mais il en garda toujours le souvenir. Un jour, ayant reçu l’ordre de transporter de l’étoupe
d’une localité à une autre, il vint me prendre, et, comprimant la masse de l’étoupe qui était énorme, il
l’attacha sur mon dos et serra violemment la charge contre ma peau, machinant contre moi un tour
abominable. Lorsqu’il fallut partir, il déroba au foyer un tison encore brûlant ; puis, quand nous fûmes
loin de la cour, il l’enfonça dans l’étoupe. L’étoupe, il n’en pouvait être autrement, s’enflamme aussitôt,
et, dès lors, je ne porte plus qu’un immense brasier. Je me voyais déjà grillé, lorsque je rencontre sur la
route une mare profonde ; je m’y jette à l’endroit où il y avait le plus d’eau, j’y roule l’étoupe et, à force
de me tourner et retourner dans la boue, je parviens à éteindre ce ballot enflammé qui me brûlait. Dès
lors, je fis avec moins de danger le reste de la route ; car le gamin ne pouvait plus me rallumer, l’étoupe
étant barbouillée de boue humide. Mais à son arrivée, il eut l’impudence de m’accuser d’avoir fait
exprès de me frotter en passant au foyer. Cette fois-là j’avais échappé à l’étoupe contre toute espérance.
32.– Une autre fois le vicieux gamin imagine contre moi une calomnie beaucoup plus méchante encore.
Il m’emmena dans la montagne, me mit sur le dos une forte charge de bois et la vendit à un laboureur
qui habitait dans le voisinage, puis, m’ayant ramené à vide et sans bois à la maison, il m’accusa près de
son maître d’un acte abominable. « Maître, dit-il, je ne sais pas pourquoi nous nourrissons cet âne ; car il
est terriblement paresseux et lent. Mais à présent il est acoquiné à une autre besogne. Dès qu’il aperçoit
une femme ou une jolie fille nubile ou un garçon, il se met à ruer, il s’élance sur eux ; il est excité
comme un homme épris d’une femme, il mord en manière de baiser, et veut caresser de force l’objet de
son amour. Il t’attirera par là des procès et de méchantes affaires ; car il insulte tout le monde et renverse
tous les passants. Tout à l’heure encore, comme il portait du bois, il a aperçu une femme qui s’en allait
aux champs ; aussitôt il a secoué et dispersé à terre toute sa charge, et, renversant la femme sur la route,
il voulait l’épouser, lorsque accourant, qui d’un côté, qui de l’autre, nous sommes venus à son secours et
l’avons gardée d’être mise en pièces par ce bel amoureux. »
33.– En entendant ce récit, le maître dit : « Eh bien, s’il ne veut ni marcher, ni porter des fardeaux, s’il
lui faut des amours humaines et s’il est féru des femmes et des enfants, égorgez-le, jetez ses entrailles
aux chiens et gardez sa chair pour les ouvriers, et, si l’on vous demande comment il est mort, accusez-en
le loup. » Là-dessus, le vicieux gamin qui me conduisait, tout plein de joie, voulait m’égorger sur-le-
champ. Par bonheur il se trouva là un paysan du voisinage qui me sauva de la mort en faisant une
affreuse proposition contre moi. « Garde-toi, dit-il, d’égorger un âne qui est bon pour tourner la meule et
porter des fardeaux. Son cas n’est pas grave. S’il est en proie à une passion furieuse pour les hommes,
liez-le et châtrez-le. Dès qu’il aura perdu cette galante humeur, il deviendra doux et gras, et portera de
lourdes charges sans rechigner aucunement. Et si tu ne sais pas faire cette opération, je reviendrai ici
dans trois ou quatre jours et je te le rendrai, en le coupant, plus doux qu’un agneau. » Tous les gens de la
maison approuvèrent son conseil et dirent qu’il avait bien parlé. Mais moi, je pleurais déjà à la pensée
que j’allais perdre ce que j’avais de viril sous ma forme d’âne. Je résolus de cesser de vivre plutôt que
d’être eunuque. En conséquence je décidai de m’abstenir désormais de toute nourriture ou de me
précipiter du haut de la montagne. Si ma chute entraînait une mort déplorable, au moins je mourrais
encore intact et entier.
34.– Au fort de la nuit, un messager vint du village à la campagne et à la métairie annoncer que la
nouvelle mariée, celle qui avait été au pouvoir des brigands, et son jeune époux, se promenant ensemble
le soir sur le rivage, avaient été emportés par la mer soudainement débordée, qu’ils avaient disparu et
que cet accident avait mis fin à leur malheur et à leur vie. Nos gens alors, voyant la maison vide de ses
jeunes maîtres, résolurent de ne plus rester en esclavage, et, pillant tout ce qu’ils trouvèrent à l’intérieur,
ils prirent la fuite. L’intendant des haras s’empara de moi aussi et, ramassant tout ce qu’il put, il le lia
sur mon dos et sur ses cavales. Pour moi, bien qu’ennuyé de porter la charge d’un âne véritable, j’étais
content de cette équipée qui m’empêchait d’être châtré. Nous voyageâmes toute la nuit par un chemin
difficile, et, après trois jours de marche, nous arrivâmes à Berroia, ville de Macédoine grande et
populeuse.
35.– Nos conducteurs décidèrent de s’établir eux aussi dans cette ville. Alors ils nous mirent en vente,
nous, les bêtes de somme, et un crieur à la voix sonore, debout au milieu du marché, nous mit à
l’enchère. On s’approche, on nous examine, on nous ouvre la bouche et l’on juge à ses dents de l’âge de
chacun de nous. Mes compagnons sont achetés, qui par l’un, qui par l’autre. Quant à moi, resté le
dernier, le crieur ordonne qu’on me reconduise à la maison : « Tu le vois, dit-il, c’est le seul qui n’ait pas
trouvé de maître. » Mais la Némésis11, qui ne se plaît qu’à virer et à changer, m’amena à moi aussi un
maître, un maître que je n’aurais pas souhaité. C’était un vieux débauché, un de ceux qui promènent la
déesse syrienne12 dans les villages et les campagnes et qui forcent cette déesse à demander l’aumône.
C’est à lui qu’on me vendit pour un bon prix, trente drachmes. Mon nouveau maître m’emmena et je le
suivis en gémissant.
36.– Quand nous fûmes arrivés à la demeure de Philébos – c’était le nom de celui qui m’avait acheté13 –
il se mit aussitôt à crier à pleine voix devant la porte : « Holà, fillettes, je vous ai acheté un beau et
solide esclave, un Cappadocien de race14. » Or ces fillettes étaient une troupe de mignons associés à
Philébos, À ce cri, tous applaudirent bruyamment, croyant qu’il avait réellement acheté un homme.
Quand ils virent que l’esclave était un âne, ils couvrirent Philébos de brocards. « Où as-tu pris ce beau
fils ? Ce n’est pas un esclave, c’est un fiancé que tu amènes pour ton usage. Bonne chance à ce beau
mariage ! Fais-nous avant peu des poulains qui lui ressemblent. » Et de rire.
37.– Le lendemain, ils se mirent, comme ils disaient eux-mêmes, à la besogne. Après avoir paré la
déesse, ils la mirent sur mon dos. Puis nous sortîmes de la ville et parcourûmes la campagne. Quand
nous arrivions dans un village, moi qui portais la déesse, je m’arrêtais. Alors la troupe des flûteurs
soufflaient dans leurs instruments comme des possédés, et les prêtres, jetant leurs mitres à terre, relevant
et tordant leur tête sur leurs épaules, se faisaient des coupures aux bras avec des épées et, sortant leur
langue entre leurs dents, ils se la tailladaient aussi, de sorte qu’en un instant tout était plein de sang frais.
À cette vue, je restai d’abord tout tremblant, de peur que la déesse n’eût besoin aussi du sang d’un âne.
Quand ils s’étaient ainsi tailladés, ils recueillaient parmi les spectateurs qui les entouraient des oboles et
des drachmes. On en vit qui donnaient, en outre, des figures sèches, des fromages, un baril de vin et
aussi un médimne de blé et d’orge pour l’âne. Nos gens prenaient sur ces aumônes pour se nourrir et
pour parer la déesse que je portais.
38.– Un jour que nous étions entrés dans un de leurs bourgs, ils prirent parmi les villageois un grand
jeune homme et l’amenèrent dans la maison où ils étaient installés ; puis ils se firent faire par ce
villageois tout ce qui est habituel et cher à ces infâmes débauchés. Alors excédé de ma métamorphose,
je voulus m’écrier : « Cruel Zeus, jusqu’à présent je n’ai connu que le malheur » ; mais la voix qui
monta de mon gosier n’était pas la mienne ; c’était celle de l’âne, et je poussai un formidable braiment.
Or il se trouva que certains paysans avaient perdu leur âne et le cherchaient. En m’entendant crier si
fort, ils entrent sans rien dire à personne, pensant que j’étais leur bête, et ils surprennent les mignons qui
se livraient à l’intérieur à leurs honteuses pratiques ; ce fut parmi ceux qui étaient entrés un éclat de rire
prolongé. Ils coururent par tout le bourg répandre l’impudence de ces prêtres. Ceux-ci, terriblement
confus de voir révéler leurs débauches, dès la nuit suivante, s’éloignèrent du bourg, et, quand ils furent
arrivés à un endroit où la route était déserte, ils donnèrent cours à leur dépit et à leur colère contre moi,
qui avais révélé leurs mystères. C’était, il est vrai, un ennui supportable de s’entendre dire des injures,
mais ce qui suivit ne le fut plus. Ils enlevèrent la déesse de dessus mon dos, la déposèrent à terre et,
arrachant tout ce qui me couvrait, ils m’attachèrent tout nu à un grand arbre, puis, me frappant avec un
fouet garni d’osselets, ils faillirent me tuer et me recommandèrent d’être désormais un porteur de déesse
muet. Ils songèrent même à m’égorger après m’avoir fouetté, pour me punir de les avoir couverts de
honte et chassés du bourg sans avoir fait leur quête. Ce qui les empêcha de me tuer, ce fut la honte et la
peur qu’ils avaient de voir la déesse assise à terre et dans l’impossibilité de continuer sa route.
39.– Après avoir été fouetté, je repris donc ma maîtresse et me remis en chemin. Vers le soir, nous
descendîmes à la maison de campagne d’un riche particulier. Il se trouva chez lui et il reçut volontiers la
déesse dans sa maison et lui offrit des sacrifices. Je me souviens que je courus là un grand danger. Un de
ses amis avait envoyé en présent au maître de la campagne un cuissot d’âne sauvage. Le cuisinier,
l’ayant reçu pour l’accommoder, le perdit par négligence, plusieurs chiens s’étant glissés sournoisement
dans son office. Comme il craignait d’être fouetté vigoureusement et d’être mis à la question, pour avoir
laissé perdre ce cuissot, il avait résolu de se pendre. Mais sa femme, ennemie fatale de mon repos :
« Garde-toi, mon bon ami, lui dit-elle, de mettre fin à tes jours et ne t’abandonne pas ainsi au désespoir ;
écoute-moi et tout ira bien. Prends l’âne de ces mignons, conduis-le dehors en un lieu désert ; là, tu
l’égorgeras, tu lui couperas la partie qu’il te faut, la cuisse, tu la rapporteras ici, et, après l’avoir
accommodée, tu la serviras à ton maître ; pour le reste de l’âne tu le jetteras quelque part au fond d’un
précipice. On croira qu’il a pris la fuite et qu’il a disparu. Tu vois comme il est bien en chair et de tout
point meilleur que cet âne sauvage. » Le cuisinier goûta le conseil de sa femme. « C’est parfait, ma
femme, dit-il ; je n’ai que ce moyen d’échapper au fouet et je vais immédiatement suivre ton avis. »
C’est ainsi que mon abominable cuisinier délibérait tout près de moi avec sa femme.
40.– Quant à moi, prévoyant ce qui allait arriver, je jugeai qu’il fallait avant tout me sauver du couteau.
En conséquence je brise la longe qui servait à me conduire, et, bondissant, je me précipite au galop dans
la salle où les mignons dînaient avec le maître de la campagne. Dans l’impétuosité de ma course, je
renverse tout d’un bond, lampe et tables. Je croyais avoir trouvé là un ingénieux expédient pour mettre
ma vie hors de danger : je pensais que le maître, voyant un âne si fougueux, me ferait aussitôt enfermer
quelque part et garder en sûreté. Mais cet ingénieux expédient me jeta dans un péril extrême. Mes gens
crurent que j’étais enragé. Ils sortirent contre moi force épées et force lances et de grands bâtons, et ils
se disposaient à me tuer. Voyant la grandeur du danger, je me précipite au galop à l’endroit où mes
maîtres devaient passer la nuit. Dès qu’ils m’y voient entrer, ils ferment hermétiquement la porte du
dehors.
41.– Au point du jour, reprenant la déesse sur mon dos, je partis avec les prêtres mendiants, et nous
arrivâmes dans un autre bourg, grand et populeux, où ils imaginèrent une duperie d’un nouveau genre.
Ils déclarèrent que leur déesse ne devait pas rester dans la maison d’un particulier, mais habiter le
temple de la déesse indigène, qui était fort honorée dans le pays. Les habitants reçurent très volontiers la
déesse étrangère et la logèrent avec leur propre déesse. Après un séjour prolongé dans cette localité, mes
maîtres, voulant se rendre à la ville voisine, redemandèrent leur déesse aux habitants. Ils entrèrent eux-
mêmes dans le temple, la reprirent, la placèrent sur mon dos et sortirent. Mais en pénétrant dans le
temple, ces impies avaient dérobé une coupe d’or consacrée et ils l’emportaient cachée dans les habits
de leur déesse. Les villageois s’en étant aperçus se lancent aussitôt à leur poursuite, les rejoignent,
sautent à bas de leurs chevaux, les arrêtent au milieu du chemin, les traitent d’impies et de sacrilèges,
leur redemandent l’offrande dérobée et, après avoir fouillé partout, la trouvent dans le sein de la déesse.
Alors ils garrottent mes efféminés, leur front rebrousser chemin et les jettent en prison ; enfin, prenant la
déesse dont j’étais porteur, ils la placent dans un autre temple et rendent le vase d’or à la déesse de leur
cité.
42.– Le lendemain, ils décidèrent de mettre en vente les hardes de mes maîtres et moi-même. Ils me
cédèrent à un étranger qui habitait le village voisin et qui était boulanger de son métier. Il m’emmena et,
ayant acheté dix médimnes de froment, il les chargea sur mon dos et me conduisit chez lui par un
chemin pénible. Quand nous fûmes arrivés, il m’introduisit au moulin. J’y vis une grande quantité de
bêtes de somme, esclaves comme moi, et des meules à n’en plus finir, qui toutes étaient mises en
mouvement par les bêtes, et tout cela poudré de farine. Ce jour-là, en ma qualité de nouvel esclave, et
parce que je venais de porter un très lourd fardeau, et de faire une route difficile, on me laissa reposer à
l’écurie. Mais le lendemain, on me banda les yeux, l’on m’attacha au timon d’une meule, et l’on
m’excita à partir. Je savais la manière de moudre pour en avoir fait souvent l’expérience ; néanmoins je
fis semblant de l’ignorer ; mais mon espoir fut déçu. Une troupe de valets armés de bâtons m’entourent
et font pleuvoir sur mon dos une grêle de coups que je n’avais pas pu prévoir, n’ayant plus l’usage de
mes yeux, si bien que les coups me firent soudain tourner comme une toupie. J’appris ainsi à mes
dépens que l’esclave ne doit pas, pour faire son service, attendre la main du maître.
43.– À ce régime, je devins si maigre et si chétif que mon maître résolut de se défaire de moi et je fus
vendu à un homme, jardinier de son métier, qui avait loué un jardin à cultiver. Voici quelle était notre
besogne. Dès l’aurore, mon maître chargeait ses légumes sur mon dos, les transportait au marché, les
remettait à des revendeurs et me ramenait au jardin. Puis il bêchait, plantait, arrosait ses plants, et moi,
pendant ce temps, je restais sans rien faire. Malgré cela, ma vie actuelle m’était terriblement pénible.
D’abord l’hiver commençait à se faire sentir et mon maître, qui n’avait pas de quoi s’acheter à lui-même
une couverture, y songeait encore moins pour moi, et puis j’allais nu-pieds dans une boue humide ou sur
un terrain glacé dur et pointu, et nous n’avions tous deux à manger que des laitues amères et coriaces.
44.– Un jour que nous sortions pour nous rendre au jardin, nous rencontrâmes un grand gaillard, en
uniforme de soldat. Il se mit à nous parler en langue italique et demanda au jardinier où il conduisait son
âne. Mon maître, qui sans doute ignorait cette langue, ne répondit mot. Le soldat, se croyant méprisé, se
met en colère et donne un coup de fouet au jardinier. Celui-ci le saisit à bras le corps et, d’un croc-en-
jambe, l’étend sur la route, puis, une fois à terre, il le frappe du poing, du pied et avec des pierres du
chemin. Le soldat se défend d’abord et le menace, s’il se relève, de le tuer de son épée. Mon maître,
instruit par son adversaire même du parti le plus sûr, lui arrache son épée, la lance au loin et frappe de
plus belle son homme toujours couché. Celui-ci, se voyant perdu, fait semblant d’être mort sous les
coups. L’autre, craignant de l’avoir tué, le laisse par terre dans la position où il se trouve, ramasse l’épée,
me saute sur le dos et gagne la ville.
45.– Quand nous y fûmes arrivés, il remit son jardin à cultiver à un aide qu’il avait, et lui-même,
redoutant les suites de l’affaire du chemin, se cache avec moi chez un de ses amis de la ville. Le
lendemain, après s’être consultés, voici ce qu’ils firent. On cache mon maître dans un coffre, et moi, on
me suspend par les pieds et l’on me hisse avec une échelle à l’étage supérieur, où l’on m’enferme.
Cependant le soldat qui, disait-on, s’était relevé à grand peine de la route, la tête lourde encore des
coups qu’il avait reçus, était revenu à la ville, où, rencontrant ses camarades, il leur conta l’audace du
jardinier. Ils se joignent à lui, découvrent l’endroit où nous étions cachés et amènent avec eux des
magistrats de la ville. Ceux-ci envoient un de leurs satellites dans la maison avec ordre de faire sortir
tous ceux qui étaient à l’intérieur. Tout le monde sort, mais de jardinier, point. Les soldats soutiennent
qu’il est à l’intérieur et moi, son âne, aussi. Comme on menait grand bruit dans la rue étroite et qu’on
criait beaucoup par suite de la dispute, moi, hardi et toujours curieux, je voulus voir quels étaient ces
braillards et je me penchai pour regarder en bas par la fenêtre. En me voyant, les gens se mettent à crier.
Ceux du logis sont pris en flagrant délit de mensonge. Les magistrats pénètrent dans la maison, fouillent
partout et découvrent mon maître couché dans le coffre, le prennent et l’envoient en prison pour
répondre de sa témérité. Quant à moi, on me descend et on me donne aux soldats. Cependant tout le
monde riait d’un rire inextinguible de celui qui du haut du grenier avait dénoncé et trahi son maître et
c’est de moi le premier qu’est venu le dicton : « C’est l’âne à la fenêtre15. »
46.– Ce qu’il advint du jardinier, mon maître, je l’ignore. Quant à moi, dès le lendemain, le soldat avait
résolu de me vendre et il me vendit en effet pour vingt-cinq drachmes attiques. Mon acquéreur était
l’esclave d’un homme fort riche de Thessalonique, la plus grande ville de Macédoine. Son métier était
d’apprêter les repas de son maître. Il avait un frère, esclave comme lui, qui s’entendait à cuire le pain et
à composer des gâteaux de miel. Ces deux frères mangeaient toujours ensemble, logeaient dans la même
chambre, où les ustensiles de leur métier se trouvaient mélangés. Après m’avoir acheté, ils
m’installèrent, moi aussi, dans leur logement. Le dîner du maître terminé, ils apportaient chez eux
beaucoup de restes, l’un de la viande et du poisson, l’autre du pain et des gâteaux. Ils m’enfermaient
ensuite avec ces provisions dont, à mon grand plaisir, ils m’établissaient le gardien, et s’en allaient
prendre le bain. Alors moi, envoyant promener l’orge qu’on m’avait servie, je ne songeais qu’à jouir des
talents et des profits de mes maîtres et je me rassasiais de cette nourriture d’homme dont j’étais privé
depuis si longtemps. Ils revinrent plusieurs fois au logis sans s’apercevoir de ma gourmandise, parce que
les provisions étaient abondantes et que j’étais encore timide et réservé dans mes larcins. Mais, quand je
me fus rendu compte qu’ils ne se doutaient absolument de rien, je dévorai les plus beaux morceaux, sans
compter force friandises. Lorsqu’ils s’aperçurent enfin des dommages qui leur étaient faits, ils se
regardèrent d’abord l’un l’autre avec défiance, se traitèrent réciproquement de voleurs, de ravisseurs du
bien commun et d’impudents. Ils devinrent des contrôleurs rigoureux l’un de l’autre et se mirent à
compter les morceaux.
47.– Cependant je menais une vie voluptueuse et délicate, et mon corps, remis à sa nourriture habituelle,
avait repris sa beauté et mon cuir se fleurissait d’un poil luisant. Mes braves maîtres, me voyant gros et
gras et remarquant que je ne consommais pas mon orge, qui restait toujours à la même mesure,
commencèrent à se douter de mes prouesses. Ils sortirent comme pour aller au bain ; ensuite, ayant
fermé la porte, ils appliquèrent leur œil à une fente et regardèrent ce qui se passait à l’intérieur. Alors
moi, qui ne me doutais point de la ruse, je m’approchai pour prendre mon repas. À la vue de ce dîner
incroyable, ils éclatèrent d’abord de rire, puis ils appelèrent leurs camarades pour leur faire voir ce
spectacle. Les rires redoublèrent ; leurs éclats et le bruit qui se faisait au-dehors ayant été entendus du
maître, il demanda pourquoi l’on riait si fort là-bas. Il ne l’eut pas plus tôt appris qu’il se lève de table. Il
se penche pour regarder à l’intérieur et, me voyant en train d’avaler un morceau de sanglier, il rit aussi à
gorge déployée et entre précipitamment. Moi, j’étais fort ennuyé d’être pris en flagrant délit de vol et de
gourmandise en présence du maître ; mais lui ne fit qu’en rire de plus belle et, à l’instant, il ordonne
qu’on m’amène dans la salle du festin, me fait apporter une table, où il fait servir une foule de mets
immangeables pour tout autre âne, viandes, ragoûts, sauces et poissons nageant dans la saumure ou dans
l’huile ou assaisonnés à la moutarde. Et moi, voyant la fortune me sourire aimablement et sentant que ce
jeu peut me tirer de peine, je me mets à table et je mange, quoique déjà bien repu. La salle retentissait de
rires. Quelqu’un se mit à dire : « Il boira du vin, cet âne-là, si on lui en offre après l’avoir coupé d’eau. »
Le maître commanda qu’on m’en présentât une et je le bus.
48.– Alors, jugeant avec raison que j’étais un animal extraordinaire, il ordonne à l’un de ses intendants
de payer à celui qui m’avait acheté le double de ce que j’avais coûté et il me confie à un de ses
affranchis, un jeune homme qu’il charge de m’enseigner tout ce que je pourrai faire de plus propre à le
divertir. La tâche fut facile à mon gouverneur : j’exécutais sur-le-champ tout ce qu’il m’apprenait. Il
commença par me faire coucher sur un lit, en m’appuyant sur le coude, comme un homme ; puis il
m’apprit à lutter et même à danser en me dressant debout sur mes pieds de derrière, à répondre par un
signe de tête oui et non suivant les questions, et il me fit faire tout ce que je pouvais faire, même sans
qu’il me le montrât. Dès lors il ne fut bruit partout que de l’âne de mon maître, un âne qui buvait du vin,
qui luttait, qui dansait. Mais le plus fort, c’est que je répondais à propos oui ou non aux questions qu’on
me faisait et que, si je voulais boire, je le demandais en appelant l’échanson d’un clignement d’yeux. On
admirait cela comme un prodige, car on ne savait pas qu’un homme était enfermé dans la peau de l’âne,
et moi, je triomphais de leur ignorance. On m’apprit même à marcher, à porter le maître sur mon dos et à
trotter de la manière la plus douce, sans secouer mon cavalier. J’avais un harnais magnifique, j’étais
couvert de housses de pourpre ; j’avais à la bouche un frein damasquiné d’or et d’argent et l’on
m’attachait des sonnailles qui rendaient un son tout à fait harmonieux.
49.– Ménéclès, notre maître, était, comme je l’ai dit, venu de Thessalonique à la ville où nous étions,
pour la raison que voici. Il avait promis à ses concitoyens de leur donner un spectacle d’hommes habiles
à lutter à main armée en combat singulier. Ces hommes étaient alors prêts pour la lutte et le moment de
partir était venu. Nous partîmes le lendemain matin. Je portais mon maître dans les endroits où la route
était raboteuse et peu praticable aux voitures. Quand nous fûmes arrivés à Thessalonique, il n’y eut
personne qui n’accourût au spectacle et aussi pour me voir, car ma réputation m’avait précédé de loin, et
l’on connaissait mon talent à jouer toutes sortes de personnages, à danser et à lutter à la façon des
hommes. Mon maître me faisait voir à table aux plus distingués de ses concitoyens et leur servait,
pendant le dîner, ces divertissements extraordinaires dont j’étais l’artisan.
50.– Cependant mon gouverneur tirait de moi un revenu qui se montait à une somme exorbitante en
drachmes. Il me tenait enfermé à l’intérieur de la maison et il se faisait payer pour ouvrir la porte à ceux
qui désiraient me voir, moi et mes tours merveilleux. On m’apportait des comestibles de toute sorte,
surtout ceux qu’on croyait contraires à l’estomac d’un âne, et moi, je les mangeais. Dînant ainsi avec
mon maître et les gens de la ville, j’étais devenu en peu de jours extrêmement gros et gras. Or un jour,
une étrangère fort riche et parfaitement belle, étant entrée pour me voir dîner, tomba chaudement
amoureuse de moi. Ma beauté d’âne d’un côté, de l’autre mes talents extraordinaires lui inspirèrent le
désir de s’accoupler avec moi. Elle s’aboucha donc avec mon gouverneur et lui promit une grosse
somme, s’il consentait à la laisser coucher la nuit avec moi ; et lui, sans s’inquiéter si elle tirerait ou non
quelque chose de moi, accepta la somme.
51.– Quand le soir fut venu et que le maître nous eut renvoyés du festin, nous revînmes à notre logis, où
nous trouvâmes la dame, qui depuis longtemps était arrivée au rendez-vous. Elle avait fait apporter des
coussins moelleux, étendre des tapis et préparer pour nous un lit par terre. Ses serviteurs s’installèrent
dans la maison tout près d’elle et passèrent la nuit devant la porte de notre chambre. Alors elle alluma
une grande lampe qui jetait une vive clarté, puis elle se déshabilla, se plaça toute nue à la lumière, et,
versant une essence parfumée d’un vase d’albâtre, elle s’en frotta, puis m’en frotta aussi et m’en remplit
particulièrement les narines. Ensuite elle me baisa et me parla comme elle eût fait à son amant et à un
homme, et, me prenant par le licol, elle m’attira vers le lit. Je n’avais nul besoin d’encouragement pour
cela ; excité par le vin vieux dont je m’étais copieusement imbibé, par l’odeur des parfums et par la vue
d’une beauté si parfaite, je me couche près d’elle. Mais j’étais fort embarrassé sur la manière
d’entreprendre la femme ; car depuis que j’étais devenu âne, je n’avais jamais fait l’amour, même à la
manière des ânes, et je n’avais jamais caressé d’ânesse. Au surplus, j’avais une peur extrême de déchirer
la dame, trop étroite pour moi, et d’être bel et bien puni comme homicide. J’ignorais combien peu ma
crainte était fondée. La dame en effet se mit à m’exciter par mille baisers, j’entends des baisers
amoureux, puis, quand elle vit que je ne me contenais plus, elle se couche près de moi, comme elle eût
fait auprès d’un homme, elle m’enlace et soulevant ses reins, elle me reçoit en elle tout entier. Et moi,
pauvre, j’avais toujours peur et je me retirais doucement, mais elle s’accrochait à mes hanches pour
m’en empêcher et elle poursuivait elle-même le fuyard. Quand je fus bien sûr qu’il fallait payer de ma
personne pour compléter le plaisir et la jouissance de la dame, je la servis dès lors hardiment, pensant
que je valais bien l’amant de Pasiphaé16. D’ailleurs la dame avait de telles dispositions aux plaisirs
d’Aphrodite, elle était si insatiable du plaisir d’amour qu’elle employa la nuit tout entière à mes dépens.
52.– Elle se leva avec le jour et s’en alla, après être convenue avec mon gouverneur qu’elle lui paierait
la nuit suivante le même prix pour le même service. Lui, qui s’enrichissait à mes dépens et qui voulait
en même temps découvrir au maître mes nouveaux talents, m’enferme encore avec cette femme, qui
abusa frénétiquement de moi. Cependant mon gouverneur va prévenir le patron de ce que je fais, en se
vantant de me l’avoir appris lui-même, puis il l’amène le soir, à mon insu, à l’endroit où nous étions
couchés et, par une fente de la porte, il me fait voir aux bras de ma belle. Charmé de ce spectacle, il
conçut l’idée de me montrer en public dans cette attitude, et il défendit d’en rien dire à personne au-
dehors, « afin, dit-il, que le jour du spectacle nous le produisions au théâtre avec quelqu’une des femmes
condamnées à mort et qu’il monte sur elle sous les yeux de tout le peuple ». On amène alors chez moi
une femme qui avait été condamnée aux bêtes et on lui ordonne de s’approcher de moi et de me
caresser.
53.– Lorsque enfin le jour fut venu où mon maître donnait ses jeux, on décida de m’emmener au théâtre.
Voici comment j’y fis mon entrée. Il y avait un grand lit fait d’écaille de tortue de l’Inde et orné de clous
d’or. On me coucha dessus et on y fit coucher la femme à côté de moi. Ainsi placés, on nous mit sur une
machine pour le spectacle, on la porta dans le théâtre et on la déposa au milieu de la scène. Alors de
grands cris s’élèvent et tout le monde bat des mains en mon honneur. On nous avait dressé une table
chargée d’une foule de mets pareils à ceux que les gourmets raffinés se font servir dans les festins. À
côté de nous, se tenaient de beaux esclaves qui nous servaient d’échansons et nous versaient le vin dans
des coupes d’or. Mon gouverneur, debout derrière moi, m’ordonna de manger. Mais j’avais honte d’être
ainsi couché sur le théâtre et je craignais de voir un ours ou un lion s’élancer sur moi.
54.– À ce moment, un homme qui portait des fleurs vint à passer. Je m’aperçus que parmi ces fleurs il y
avait des feuilles de roses fraîchement cueillies. Sans balancer un instant, je saute à bat du lit et je me
précipite. On crut que je me levais pour danser ; mais moi, parcourant les fleurs l’une après l’autre, j’en
détache les roses et les dévore. Tandis que les spectateurs me considéraient encore avec étonnement, ma
figure de bête tombe et s’évanouit, l’âne que j’étais tout à l’heure disparaît et le Loukios qui était caché
dans ma peau apparaît debout. Tout le monde fut frappé de cette métamorphose prodigieuse et
inattendue. On fait un vacarme terrible et le théâtre se partage en deux camps. Les uns, me regardant
comme un homme versé dans la science des maléfices, comme un monstre qui changeait de figure à son
gré, voulaient qu’on me brûlât séance tenante en plein théâtre ; les autres disaient qu’il fallait attendre,
écouter ce que j’avais à dire et ne me juger qu’en connaissance de cause. Pour moi, je courus au
gouverneur de la province17, qui justement assistait au spectacle, et, d’en bas, je lui dis qu’une femme de
Thessalie, esclave d’une Thessalienne, m’avait changé en âne en me frottant d’un onguent magique, et
je le suppliai de me faire mettre en prison jusqu’à ce que je l’eusse convaincu que je ne mentais pas et
que les choses s’étaient bien passées ainsi.
55.– Le gouverneur me répondit : « Dis-nous ton nom et celui de tes parents et alliés, si tu tiens à
quelqu’un par les liens du sang, et ta ville natale. — Mon père, lui répondis-je, s’appelle Loukios, et j’ai
un frère du nom de Gaïos ; pour les deux autres noms, nous avons tous les deux les mêmes que notre
père. Moi, je suis l’auteur de livres d’histoire et d’autres ouvrages ; mon frère est poète élégiaque et bon
devin ; notre patrie est Patras, en Achaïe. » En entendant ces mots, le magistrat s’écria : « Tu es le fils
d’amis qui sont chers à mon cœur et d’hôtes qui m’ont reçu dans leurs maisons et m’ont honoré de leurs
présents, et je suis sûr que tu ne mens pas en te disant leur fils. » Puis, sautant à bas de son siège, il
m’embrasse, me baise à plusieurs reprises et me conduit chez lui. Sur ces entrefaites, mon frère arriva :
il m’apportait de l’argent et beaucoup d’autres objets. Alors le gouverneur me déclara libre
officiellement en présence de tout le monde. Puis nous descendîmes à la mer ; nous nous mîmes en
quête d’un vaisseau et nous y déposâmes notre bagage.
56.– Cependant je crus qu’il était de mon devoir de rendre visite à la dame qui s’était éprise de moi,
quand j’étais âne ; je pensais qu’elle me trouverait plus beau, à présent que j’avais repris ma forme
humaine. Elle me reçut avec plaisir, charmée sans doute de ce que mon aventure avait de singulier, et
elle me pria de dîner et de coucher avec elle. C’eût été à mes yeux une indignité, si l’âne qui avait été
aimé, devenu homme à présent, eût fait le dédaigneux et méprisé son amie. Je dîne donc avec elle, je me
frotte soigneusement de parfums et je me couronne de ces roses bien aimées qui m’avaient rendu à la
forme humaine. Comme la nuit était déjà avancée et qu’il était l’heure de se mettre au lit, je me lève de
table et, croyant faire merveille, je me déshabille et je me tiens tout nu devant elle, comptant bien que je
lui plairais encore davantage par comparaison avec l’âne. Mais quand elle vit que tout en moi était d’un
homme, elle me toisa avec mépris et s’écria : « Ne vas-tu pas crever, loin de moi et de ma maison ! Va
t’en dormir au diable ! — Quel crime ai-je donc commis ? lui dis-je. — Par Zeus, répliqua-t-elle, ce
n’est pas toi, c’est l’âne que tu étais, que j’aimais, et c’est avec lui, non avec toi que j’ai couché. Je
pensais que tu gardais encore et portais sur toi ce beau, ce gros joyau qui distinguait mon âne ; mais je
vois bien que, de ce bel et utile animal, tu as été métamorphosé en singe. » Elle appelle aussitôt ses
esclaves et leur commande de m’emporter sur leurs épaules hors de la maison. Me voilà donc expulsé,
devant la porte, nu, magnifiquement couronné et parfumé, réduit à embrasser la terre nue et à dormir sur
son sein. Dès la pointe du jour, je courus au vaisseau, toujours nu, et je racontai en riant mon infortune à
mon frère. Puis un vent favorable s’étant mis à souffler de la ville, nous mîmes à la voile, et, en quelques
jours, j’arrivai dans ma patrie. Là, je sacrifiai aux dieux libérateurs et leur consacrai des offrandes pour
m’être échappé non, par Zeus, du cul d’un chien18, comme dit le proverbe, mais de la peau de l’âne où
m’avait enfermé ma curiosité, et pour être rentré chez moi sain et sauf après une si longue absence et
avec tant de peine.

1. En Grèce centrale.

2. En Achaïe, dans le Péloponnèse, voir ci-dessous, 55.

3. Littéralement « la palestre », c’est-à-dire le lieu où l’on pratique la lutte.

4. Ville de Thessalie.

5. Comme Circé ; voir Homère, Odyssée, X.

6. Voir ici, note 3.

7. Formule homérique : voir, par exemple, Odyssée, VIII, 500.

8. Citation d’une comédie perdue.

9. Voir Hérodote, I, 8 sq.

10. Littéralement « celle qui fait beaucoup tourner ».

11. La déesse de la justice distributive qui donne à chacun le lot qu’il mérite.

12. Atargatis. Voir Lucien, La Déesse syrienne.

13. Littéralement « celui qui aime les jeunes gens ».

14. La Cappadoce, dans le nord de l’Asie Mineure, était célèbre pour ses chevaux et ses bêtes de somme.
15. Citation d’une comédie de Ménandre, La Prêtresse, frag. 246 Koerte.

16. Pasiphaé, épouse du roi crétois Minos, s’accoupla avec un taureau. De cette union naquit le Minotaure.

17. C’est-à-dire de la Macédoine.

18. Voir Aristophane, Les Acharniens, 863, et L’Assemblée des femmes, 255.
40
DU DEUIL
Du deuil est une diatribe, c’est-à-dire une interpellation critique appelant l’attention sur une
anomalie, un défaut ou une aberration dans la manière dont les hommes vivent. Lucien prend pour cible
leurs usages funéraires (1). Il commence par exposer les croyances relatives à la mort qui motivent ces
usages (2-9) avant de les décrire (10-24). Les unes sont aussi absurdes que les autres. Les hommes
croient en l’existence du royaume des morts tel que les poètes le décrivent. Mais ces derniers, qui ne
peuvent en avoir aucune connaissance, sont des affabulateurs. Ils propagent des légendes ridicules dont,
cependant, le crédit est tel qu’il détermine le déroulement des funérailles. Lucien passe au crible les
coutumes en vigueur : on met une obole dans la bouche du mort sans savoir quelle monnaie a cours dans
les Enfers ni réfléchir que, s’il n’avait pas d’argent, le mort ne pourrait pas y entrer et reviendrait parmi
les vivants. On lave le mort, ce qui est inutile, on se met dans un état épouvantable pour le pleurer, on
s’adresse à lui comme s’il pouvait entendre, on lui sacrifie des animaux dont il n’a que faire et on lui
donne des objets dont il n’aura pas l’usage. Autant d’absurdités que Lucien dénonce en donnant libre
cours à sa verve de polémiste. Pour mieux les souligner, il imagine même la leçon qu’un jeune mort
pourrait, au moment de ses funérailles, administrer à son père pour lui faire honte de son attitude. Il
termine par une énumération sarcastique des différents modes de sépulture qui se pratiquent sur la terre
et par une évocation ironique du festin qui marque le terme de tous ces rituels.
Cette ironie rappelle celle qu’il applique à la mythologie du monde infernal dans Ménippe ou la
Nécyomancie, L’Arrivée aux Enfers, Charon et dans les Dialogues des morts. Elle vise ici les
comportements que cette mythologie inspire aux hommes en deuil. Aucun de ces comportements ne
trouve grâce à ses yeux. Comme il n’oublie pas qu’il est un rhéteur et un homme de lettres, Lucien
prend pour cible, en particulier, ceux qui revêtent une forme verbale. Il raille les lieux communs qu’on
débite dans les éloges funèbres et déplore le recours, pour composer et interpréter un chant funèbre, à un
chanteur qui a pour répertoire tous les malheurs de l’Antiquité. Lucien fait table rase de tous ces usages
insensés avec une radicalité dans la critique qui est fidèle à l’origine cynique du genre de la diatribe et
qui fait penser au rôle tenu, dans d’autres textes, par le philosophe cynique Ménippe. Cette critique
radicale est peut-être la réplique de Lucien au traité sur le deuil composé, vers la fin du IVe siècle av. J.-
C., par le philosophe platonicien Crantor de Soles et dont Cicéron (Académiques, II, 45) fait l’éloge.
Mais la métaphysique implicite de son propos rejoint la doctrine épicurienne, qui souligne
l’inconscience et l’insensibilité absolues et irréversibles des morts ainsi que la destruction totale de leur
corps et de leur âme. Après la mort, il n’y a rien. Cette idée enlève toute utilité et toute signification aux
rites funéraires. Ils n’ont pas plus de sens que les sacrifices visés par Lucien dans un opuscule analogue
et qui est peut-être la suite de celui-ci.
A. B.
1.– Il vaut certainement la peine d’observer ce que font et ce que disent la plupart des gens dans les
cérémonies funèbres, les discours qu’on leur tient pour les consoler et les lamentations où ils se livrent
parce qu’ils s’imaginent qu’ils éprouvent un malheur intolérable pour eux-mêmes et pour ceux qu’ils
pleurent. Cependant, j’en jure par Pluton et Perséphone1, ils ne savent pas du tout clairement si la mort
est un mal et s’il vaut la peine de s’en chagriner, ou si au contraire c’est un bonheur et un avantage pour
ceux qui la subissent ; mais en ce qui regarde le chagrin, ils s’en remettent à la loi et à la coutume.
Aussi, dès qu’un homme est mort, voici de quelle manière ils agissent… Mais auparavant il vaut mieux
que je dise un mot des idées qu’ils se font de la mort même. On verra par là pour quelle raison ils se
livrent à ces pratiques inutiles.
2.– La foule nombreuse des gens que les sages appellent des profanes a foi sur ces matières en Homère,
en Hésiode et aux autres conteurs de fables, et, regardant leurs fictions comme autant de lois, elle est
convaincue qu’il y a sous terre un endroit profond appelé l’Hadès, qu’il est vaste, spacieux, ténébreux
et, bien qu’il soit sans soleil, elle croit qu’il est éclairé de je ne sais quelle lumière qui permet
d’apercevoir tous les objets qu’il renferme. Le roi de ce gouffre est un frère de Zeus, appelé Pluton, qui
a été honoré de ce nom, à ce que m’a dit un homme versé dans ces matières, parce qu’il est riche en
morts2. Ce Pluton a organisé son État et le monde souterrain de la manière suivante. Lui-même a été
désigné par le sort pour commander aux morts ; il les reçoit, les emmène et les retient dans des liens
dont il est impossible de s’échapper et il ne permet absolument à personne de remonter sur la terre. Il
n’a fait, depuis l’origine du monde, qu’un très petit nombre d’exceptions, et pour des motifs vraiment
graves.
3.– Son pays est environné de grands fleuves, dont les noms seuls font frémir ; car on les appelle
Cocytes et Pyriphlégéthons3 et d’autres noms semblables. Mais le trait le plus caractéristique des Enfers,
c’est le lac d’Achéron4, qui s’étend à l’entrée et qui reçoit les arrivants. On ne peut le passer ni en
travers ni en long sans nocher ; car il est trop profond pour être franchi à pied et trop long pour être
traversé à la nage ; enfin les oiseaux morts eux-mêmes ne sauraient le passer en volant5.
4.– À la descente même et à la porte, qui est de diamant, se tient un neveu du roi, Éaque, commandant
de la garde, et, près de lui, un chien à trois têtes, aux dents très acérées6. Il regarde les arrivants d’un air
doux et pacifique, mais il aboie à ceux qui essayent de s’évader et les épouvante en montrant les dents.
5.– Le lac franchi, en s’avançant vers l’intérieur, on trouve une grande prairie plantée d’asphodèles et
une source ennemie de la mémoire ; aussi lui a-t-on donné le nom de Léthé7. Ces détails furent sans
doute racontés aux gens du temps passé par ceux qui revinrent de là-bas, Alceste8 et Protésilas9,
thessaliens tous les deux, Thésée10, fils d’Égée, et l’Ulysse d’Homère11, témoins très respectables et très
dignes de foi12, qui, je suppose, n’avaient pas bu à la source ; autrement, ils ne s’en seraient pas
souvenus.
6.– Donc Pluton est, avec Perséphone, d’après ces récits, le roi des Enfers et y exerce l’autorité
générale ; mais ils ont une foule de serviteurs qui les aident à administrer leur empire. Ce sont les
Érinyes13, les Peines, les Craintes et Hermès ; mais celui-ci n’est pas toujours présent14.
7.– En outre, comme préfets, satrapes et juges, il y a deux hommes qui rendent la justice, Minos et
Rhadamanthe de Crète, fils de Zeus. Ceux-ci rassemblent les hommes qui ont été bons, justes et
vertueux pendant leur vie, et, quand ils sont assez nombreux, ils les envoient, comme une colonie, dans
la plaine de l’Élysée, pour y prendre part à la vie des bienheureux.
8.– Mais tous les méchants qui leur tombent sous la main, ils les livrent aux Érinyes et les envoient au
séjour des impies pour être punis à proportion de leurs crimes. Ah ! là, quels châtiments ils souffrent !
Ils sont torturés, brûlés, rongés par des vautours, tournés sur une roue, et roulent des pierres en haut
d’une montagne. Tantale est là, debout au bord du lac, la gorge sèche, en danger, le malheureux, de
mourir de soif.
9.– Ceux qui ont mené une vie moyenne, et ils sont nombreux, errent dans la prairie, sans leurs corps. Ils
sont devenus des ombres et ils s’évanouissent au toucher, comme de la fumée. Ils se nourrissent des
libations que nous leur faisons et des sacrifices qu’on offre sur leurs tombeaux, en sorte que si l’on n’a
pas laissé sur terre d’ami ou de parent, on est, dans la société des morts, condamné au jeûne et à la faim.
10.– Ces croyances sont si fortement imprimées dans l’esprit de la plupart des hommes que, lorsqu’un
de leurs parents vient à mourir, ils apportent aussitôt une obole et la lui mettent dans la bouche pour
payer son passage au batelier. Ils ne s’informent pas au préalable quelle est la monnaie qui est en usage
et a cours aux Enfers et si c’est l’obole attique ou l’obole macédonienne ou celle d’Égine qui est la
monnaie légale, et ils ne réfléchissent pas qu’il vaudrait beaucoup mieux que les morts n’eussent pas de
quoi payer le passage ; car alors le nocher ne les recevrait pas et ils retourneraient au séjour des vivants.
11.– Ensuite on les lave, comme si le lac infernal ne suffisait pas pour baigner ceux qui habitent sur ses
bords, et l’on oint des parfums les plus précieux ce cadavre déjà infecté par la mauvaise odeur ; on le
couronne des fleurs que produit la saison, puis on l’expose après l’avoir revêtu d’habits magnifiques,
apparemment pour qu’il n’ait pas froid pendant la route et que Cerbère ne le voie pas nu.
12.– Après cela, ce sont les gémissements et les lamentations des femmes ; tout le monde pleure ; on se
frappe la poitrine, on s’arrache les cheveux, on ensanglante ses joues ; parfois même on déchire ses
habits, on répand de la poussière sur sa tête, et les vivants sont plus à plaindre que le mort ; car souvent
ils se roulent à terre, se frappent la tête contre le sol, tandis que le mort, dans sa tenue décente et belle,
tout chargé de couronnes, est exposé en l’air sur un lit élevé, et paré comme pour une procession
solennelle.
13.– Puis sa mère ou même, par Zeus, son père, s’avançant du milieu des parents, embrasse le défunt.
Supposons sur la bière quelque beau jeune homme, pour que le drame qui se joue sur lui produise plus
d’effet. Le père se répand en discours étranges et vains auxquels le mort lui-même répondrait, s’il
pouvait parler. Sur un ton plaintif, en appuyant sur chaque mot, il dit : « Cher enfant, tu es parti, tu es
mort, tu as été ravi avant l’âge, et tu me laisses seul, infortuné, sans avoir été marié, sans avoir eu
d’enfants, sans avoir porté les armes, ni cultivé nos champs, sans être parvenu à la vieillesse. Tu ne feras
plus de tapage dans les rues la nuit, tu ne connaîtras plus les plaisirs de l’amour, mon enfant, et tu ne
t’enivreras plus dans les festins avec tes camarades. »
14.– Il tiendra ces propos et d’autres semblables dans la pensée que son fils a encore besoin de ces
choses et qu’il les désire même après sa mort, mais qu’il ne peut plus y prendre part. Mais que dis-je ?
Combien sont allés jusqu’à égorger sur un tombeau des chevaux, des concubines ou même des
échansons, et ont brûlé ou enterré avec le défunt des habits et tous les autres objets d’équipement,
comme s’il devait en user et en jouir aux Enfers !
15.– Quant au vieillard qui se lamente ainsi, ce n’est vraisemblablement pas à cause de son fils qu’il
déclame emphatiquement tous les propos que j’ai rapportés et bien davantage encore, car il sait bien
qu’il ne sera pas entendu de lui, criât-il plus fort que Stentor ; ce n’est pas non plus pour lui-même ; il
lui suffirait de penser et de sentir ainsi sans crier, car on n’a pas besoin de se crier à soi-même. Il reste
donc que c’est pour les assistants qu’il débite ces inepties, sans savoir ni ce qui est arrivé à son fils, ni où
il est allé, je dirai plus, sans avoir examiné ce qu’est la vie elle-même ; autrement il ne s’affligerait pas
du passage de la vie à la mort comme d’un malheur terrible.
16.– Si son fils pouvait obtenir d’Éaque et d’Aïdoneus15 de passer pour quelques instants la tête hors de
l’entrée et d’arrêter les vaines plaintes de son père, il lui dirait : « Pauvre homme, pourquoi cries-tu ?
pourquoi me déranges-tu ? Cesse de t’arracher les cheveux et de t’égratigner la peau du visage.
Pourquoi m’insultes-tu et me traites-tu de malheureux, d’enfant né sous une mauvaise étoile, quand je
suis devenu bien meilleur et plus heureux que toi ? Quel terrible malheur crois-tu qui me soit arrivé ?
Est-ce parce que je ne suis pas devenu comme toi un vieillard à tête chauve, à face ridée, au dos voûté,
aux genoux tremblants, en un mot délabré par le temps pour avoir vécu tant de lunaisons et
d’olympiades, enfin délirant comme toi par-devant tant de témoins ? Pauvre sot, que trouves-tu de bon
dans la vie, à quoi je n’aurai plus part ? Tu vas me dire sans doute : les beuveries, les festins, les beaux
habits, les plaisirs d’Aphrodite, et que tu as peur que je ne meure pour être privé de ces choses-là.
Ignores-tu qu’il vaut bien mieux n’avoir pas soif que de boire, n’avoir pas faim que de manger et n’avoir
pas froid que d’avoir beaucoup d’habits ?
17.– « Allons, puisque tu parais l’ignorer, je vais t’apprendre la vraie manière de te lamenter.
Recommence et crie : “Mon pauvre enfant, tu n’auras plus soif, ni faim, ni froid. Tu m’as quitté et tu as
échappé, malheureux, aux maladies et tu ne crains plus ni fièvre, ni ennemi, ni tyran. L’amour ne te
causera plus de chagrin, le commerce des femmes ne te tourmentera plus et tu n’y dépenseras plus tes
forces deux ou trois fois par jour. Quel malheur ! Tu ne seras pas méprisé dans ta vieillesse et ta vue ne
sera pas importune aux jeunes gens.”
18.– « En disant cela, mon père, ne crois-tu pas que tu tiendrais un langage beaucoup plus vrai et plus
viril que tout à l’heure ? Mais vois si ton ennui ne vient pas de ce que tu penses aux ténèbres et à
l’obscurité profonde qui règnent chez nous ; et puis crains-tu peut-être que je n’étouffe enfermé dans
mon tombeau ? Songe, pour te consoler, que mes yeux seront bientôt pourris ou, par Zeus, brûlés, si
vous avez décidé de m’incinérer, et qu’alors je n’aurai plus besoin de voir ni ténèbres, ni lumière. Il se
peut pourtant que ces craintes soient excusables.
19.– « Mais à quoi me servent vos gémissements, les coups que vous vous donnez dans la poitrine au
son des flûtes, et les lamentations immodérées des femmes ? À quoi me sert la pierre couronnée de mon
tombeau ? Quelle importance attachez-vous à ces libations de vin pur ? Croyez-vous qu’il filtrera
jusqu’à nous et se fera un chemin jusqu’à l’Hadès ? Quant aux sacrifices funèbres, vous voyez vous-
mêmes, je pense, que la partie la plus succulente de vos provisions monte vers le ciel, emportée par la
fumée, sans nous faire aucun bien à nous qui habitons le monde souterrain, et que ce qui en reste, la
cendre, n’est d’aucune utilité, à moins que vous ne croyiez que nous nous nourrissons de cendre. Le
royaume de Pluton n’est pas tellement privé de semence et de fruits et la disette d’asphodèle n’est pas si
grande que nous soyons obligés de faire venir des vivres de chez vous. Aussi, par Tisiphone16, il y a
longtemps que vos actions et vos discours me donnent une fameuse envie de rire ; ce qui m’a retenu,
c’est le linceul et les bandeaux dont vous m’avez entortillé les mâchoires. »
20.– Comme il achevait ces mots, la mort l’enveloppa de son ombre17.
Au nom de Zeus, si le mort se tournant vers eux et s’appuyant sur son coude, leur tenait ce
langage, ne penserions-nous pas qu’il aurait tout à fait raison ? Cependant ces insensés ne se bornent pas
à crier ; ils font encore venir un homme expert à composer des thrènes18, qui s’est fait un répertoire des
malheurs arrivés dans l’antiquité. Ils se l’associent comme acteur et chorège de la folle représentation
qu’ils donnent, et quand il a préludé, ils accompagnent son chant de leurs gémissements.
21.– Jusqu’aux lamentations, ces stupides usages sont les mêmes chez tous les peuples ; mais ce qui
suit, c’est-à-dire la sépulture, varie selon les nations. Le Grec brûle, le Perse enterre, l’Indien enduit
d’une matière transparente19, le Scythe mange, l’Égyptien sale les morts, et même celui-ci, je parle de ce
que j’ai vu, fait sécher son mort et en fait son commensal, dans les repas et les beuveries. Souvent
même, quand un Égyptien a besoin d’argent, il donne en gage son frère ou son père, qui sont là juste à
point pour le tirer d’affaire20.
22.– Quant aux tertres, aux pyramides, aux colonnes, aux épitaphes, qui durent si peu, ne sont-ce pas des
choses inutiles et qui font l’effet de jouets d’enfant ?
23.– Cependant certains peuples ont institué en outre des jeux et prononcent des oraisons funèbres sur
les tombes, comme s’ils plaidaient pour le mort et témoignaient en sa faveur devant les juges des Enfers.
24.– Pour couronner toutes ces cérémonies vient le festin des funérailles. Les parents y assistent ; ils
consolent le père et la mère du défunt et les pressent de prendre quelque nourriture. Ils se laissent
contraindre, sans déplaisir, ma foi ; car trois jours de jeûne consécutifs les ont réduits à l’épuisement.
« Jusqu’à quand, mon ami, leur dit-on, pousserons-nous des gémissements ? Laisse reposer les mânes de
ton bienheureux enfant. Si malgré tout tu as résolu de pleurer, c’est une raison de plus de ne pas rester
sans prendre de nourriture, pour que tu puisses résister à la grandeur de ton chagrin. » C’est alors que
chacun récite ces deux vers d’Homère :

Et en effet Niobé à la belle chevelure songea à prendre de la nourriture21

et :

Ce n’est pas en jeûnant que les Grecs doivent porter le deuil du mort22.
Alors les parents se mettent à manger, non sans honte d’abord, car ils craignent de paraître encore
soumis aux nécessités humaines, après avoir perdu ce qu’ils avaient de plus cher au monde.
Voilà, sans parler de choses encore plus ridicules, ce qu’on trouverait en observant ce qui se passe
dans les funérailles, et la raison en est que le peuple regarde la mort comme le plus grand des maux.

1. Deux divinités des Enfers. Pluton est l’autre nom d’Hadès, Perséphone, fille de Déméter, est son épouse.

2. Allusion à l’une des étymologies antiques qui rattachaient le nom de Pluton au verbe ploutein, « être riche ».

3. Cocyte est à rattacher à kôkuô, « pousser des cris de douleur », et Pyriphlégéthon signifie littéralement « qui consume par le feu ».

4. C’est un fleuve presque stagnant qu’on peut donc appeler un lac. Voir Homère, Odyssée, X, 253 ; Virgile, Énéide, VI, 295.

5. Voir ibid., VI, 235.

6. Cerbère.

7. Qui veut dire « oubli » en grec.

8. Épouse décédée d’Admète, elle fut ramenée des Enfers par Héraclès et revint à la vie. Voir Euripide, Alceste.

9. Le premier mort grec de la guerre de Troie. Il obtint de revenir de l’Hadès pour retrouver sa jeune épouse Laodamie. Voir Homère, Iliade,
II, 695-710 et Lucien, Dialogues des morts, 22.

10. Selon une version de la légende, Thésée accompagna aux Enfers son ami Pirithous, qui voulait y enlever Perséphone. L’expédition
échoua, Pirithous demeura à jamais aux Enfers, mais Thésée, libéré par Héraclès, en revint.

11. Voir Homère, Odyssée, XI.

12. Ulysse était célèbre pour ses mensonges.

13. Divinités vengeresses.

14. Il doit aussi servir Zeus dont il est le messager.

15. Autre nom d’Hadès-Pluton.

16. Une des Érinyes.

17. Citation d’Homère, Iliade, XVI, 502.

18. C’est-à-dire des chants funèbres. Il reste des fragments de thrènes composés par Simonide et par Pindare.

19. Voir Hérodote, III, 24 ; Diodore, II, 15.

20. Voir Hérodote, II, 136.

21. Homère, Iliade, XXIV, 602.

22. Ibid., XIX, 225.


41
LE MAÎTRE DE RHÉTORIQUE
Comment devenir un orateur à succès ? Comment attirer à soi les regards de la foule ? C’est à
cette question, posée par un jeune homme qui lui a demandé conseil, que le narrateur de cet opuscule
s’attache à répondre : il connaît le chemin de la gloire, et se targue de lui enseigner la méthode pour
réaliser son dessein (1-2). Deux voies s’offrent à lui pour parvenir jusqu’à la rhétorique : la route
longue, qui est escarpée et si fatigante qu’on renonce souvent avant d’être parvenu au sommet ; et la
route facile, qui est aussi la voie la plus courte, faite d’agrément et de plaisirs (3-8). Le narrateur a pris
la première route dans sa jeunesse, mais c’est la deuxième qu’il propose au jeune homme. À l’entrée de
chacune des routes se trouve un guide. Celui de la voie difficile est mâle et rustique : il propose un
travail éprouvant durant d’innombrables années, avec pour modèles les Anciens et leurs discours
surannés, et exige un salaire exorbitant (9-10). Évitant ce charlatan, c’est vers le guide de la route facile
que le jeune homme doit se tourner, un être délicat et efféminé (11-12). Le narrateur retranscrit alors au
discours direct l’enseignement du guide de la route facile (13-25). Pour réussir aujourd’hui comme
orateur, l’éducation, la culture (la paideia) sont inutiles ; audace, impudence servent de viatique ; tout
est dans l’apparence. Dans les déclamations, c’est l’action qui prime – il faut impressionner l’auditoire.
En matière de mœurs, tous les excès sont recommandés : c’est la publicité qui importe. Vient alors la
conclusion, à valeur morale, du narrateur : s’il vante la route facile pour parvenir à la gloire et avoir la
faveur du public, lui-même abandonne la rhétorique à ces hommes qui la pratiquent ainsi, ne pouvant se
résoudre à les imiter (26).
Les philosophes ne sont pas les seules cibles de Lucien. L’auteur s’attaque dans ce texte à d’autres
individus avec lesquels il entrait en concurrence : les rhéteurs, à la fois conférenciers à succès et maîtres
de rhétorique, qu’il cloue, pour ainsi dire, au pilori. La stratégie narrative est ingénieuse, et Lucien fait
preuve d’une grande virtuosité. Il reprend le thème du choix entre plusieurs « voies », s’inscrivant de ce
fait dans une longue tradition (par exemple le choix d’Héraclès entre vice et vertu dans l’Apologue de
Prodicos, ou l’agôn (débat dialectique) entre le raisonnement juste et le raisonnement injuste dans Les
Nuées d’Aristophane), à laquelle il renvoie parfois explicitement (Hésiode, Les Travaux et les Jours ;
Cébès, Pinax). Aucune des deux voies proposées, cependant, n’est épargnée par la critique. La
rhétorique « à l’ancienne » est dénigrée par le narrateur, pour l’inutilité de son enseignement, ses
modèles inadéquats, la durée de la formation et l’avidité de ses maîtres. Mais ce sont les orateurs à la
mode, sur le modèle du guide de la route facile, qui font l’objet de la satire la plus violente. Dès le début
du texte, en effet, l’ironie perce, et l’éloge tourne progressivement au blâme. De nombreux éléments
dans le discours du guide de la route facile relèvent en fait de l’invective, et le personnage trace de lui-
même un portrait abject. Le lecteur est face à un double discours : à travers les paroles amorales de
l’orateur perce la condamnation sourde de l’écrivain. De la sorte, c’est l’ensemble des rhéteurs
contemporains qui se trouve disqualifié. Le lecteur ne peut dès lors manquer de s’interroger sur le titre
ambigu de l’opuscule : le maître de rhétorique est-il le guide de la route facile (qualifié de didaskalos au
paragraphe 26) ou le narrateur lui-même, à même d’instruire le lecteur sur la rhétorique et ceux qui en
font profession ?
E. M.

1.– Tu demandes, jeune homme, comment tu pourrais devenir orateur et acquérir le nom de sophiste, ce
nom si auguste et si universellement estimé1. La vie, dis-tu, ne vaut pas la peine d’être vécue, si tu ne
parviens pas à donner à tes discours une force qui te rende invincible et irrésistible, attire sur toi les yeux
et l’admiration de tout le monde et fasse accourir toute la Grèce pour t’entendre. En conséquence, tu
veux savoir quelles peuvent être les routes qui conduisent à ce but. C’est une chose qui ne se refuse pas,
mon enfant, surtout lorsqu’un jeune homme doué des plus nobles inclinations sans savoir comment les
satisfaire, vient, comme tu le fais à présent, demander cette chose sacrée qu’est un conseil2. Écoute donc
ce que je puis te dire et sois assuré que tu seras très vite un homme habile à connaître ce qu’il faut dire et
à l’expliquer3, si tu veux de ton côté t’attacher aux préceptes que tu auras reçus de moi, les pratiquer
activement et achever la route avec courage, jusqu’à ce que tu sois arrivé au terme.
2.– L’objet que tu poursuis n’est pas de médiocre importance et n’exige pas de faibles soins, mais il vaut
la peine qu’on lui consacre de longs travaux, des veilles, et qu’on supporte tous les ennuis possibles.
Considère en effet combien d’hommes qui n’étaient rien auparavant sont devenus illustres, riches et
même nobles, par Zeus, grâce à leur éloquence.
3.– Cependant ne t’effraie pas et ne te décourage pas devant la grandeur de tes espérances en te figurant
que tu auras des difficultés infinies à surmonter avant de les réaliser ; car ce n’est point par une route
âpre, montagneuse, pénible au point de te faire suer4 et rebrousser chemin de fatigue, que je prétends te
conduire ; autrement, je n’aurais aucun avantage sur les autres, qui mènent leurs élèves par la route
ordinaire, route longue, escarpée, et si fatigante qu’on renonce souvent à la poursuivre. Mais le mérite
particulier de ma méthode, c’est que la route que je propose est à la fois la plus agréable et la plus
courte ; c’est une route carrossable5, toute semée d’agréments et de plaisirs, qui traverse des prés fleuris
sous des ombrages épais6 ; tu la monteras à loisir et au pas et tu te verras au sommet sans avoir sué. Dès
lors, par Zeus, tu n’auras plus qu’à festoyer, couché à table et regardant de ta place élevée tous ceux qui
ont pris l’autre route et sont encore au pied de la montagne. Tu les verras gravir à grand-peine des pentes
peu accessibles et glissantes, d’où ils roulent parfois la tête la première, et se blesser souvent aux
aspérités des rochers, tandis que toi, arrivé en haut depuis longtemps, la couronne en tête, tu seras le
plus heureux des hommes ; car tu auras acquis en un instant et presque en dormant tous les biens que
donne la rhétorique.
4.– Ce sont de grands biens que je te promets là7. Mais, par le dieu de l’amitié8, ne refuse pas de me
croire quand je dis que je te montrerai cette route très facile et très agréable. Car quoi ? Hésiode, pour
avoir reçu quelques feuilles de l’Hélicon est tout d’un coup devenu poète, de berger qu’il était, et il a pu
chanter sous l’inspiration des Muses la généalogie des dieux et des héros9, et il serait impossible de
devenir orateur en peu de temps, quoique l’orateur reste bien au-dessous du grand style10 du poète, alors
que l’on connaît la route la plus courte pour atteindre l’éloquence ?
5.– À ce propos je veux te rapporter l’idée ingénieuse d’un marchand de Sidon11, qui resta sans effet et
sans profit pour l’homme auquel il la communiqua, parce qu’il refusa d’y croire. Alexandre était déjà
maître de la Perse, après avoir détruit Darius à la bataille d’Arbèles12. Ses messagers devaient courir sur
tous les points de l’empire pour y porter ses ordres. Or la route de Perse en Égypte était longue ; il fallait
contourner les montagnes, puis traverser la Babylonie pour venir en Arabie, ensuite franchir un grand
désert pour arriver enfin en Égypte, après avoir fait vingt étapes très longues même pour un courrier
agile13. Or cela contrariait Alexandre, parce qu’ayant appris que les Égyptiens remuaient, il ne pouvait
faire savoir rapidement ses décisions à ses satrapes. Ce fut alors que le marchand de Sidon lui dit :
« Moi, je m’offre, roi, à te montrer une route de Perse en Égypte, qui n’est pas longue. On n’a qu’à
franchir ces montagnes que tu vois, ce qu’on peut faire en trois jours, et l’on est tout de suite en
Égypte. » Et c’était vrai. Mais Alexandre ne le crut pas et regarda le marchand comme un menteur. C’est
ainsi que les promesses extraordinaires paraissent incroyables à la plupart des gens.
6.– Ne commets pas, toi, la même faute qu’Alexandre. Tu verras en effet par expérience que rien ne peut
t’empêcher de passer pour orateur en un seul jour et même moins, en volant, par-dessus la montagne, de
la Perse en Égypte. Mais je veux d’abord, à l’exemple du fameux Cébès14, te tracer un tableau en
paroles et te faire voir l’un et l’autre chemin, car il y en a deux qui mènent à la Rhétorique, pour laquelle
je te vois brûler d’un si beau feu. Asseyons-la donc au sommet d’une montagne sous les traits d’une
femme parfaitement belle de forme et de visage. Elle tient dans sa main droite la corne d’Amalthée15,
qui regorge de fruits de toute sorte. À sa gauche, figure-toi que tu vois, debout près d’elle, Plutus16, tout
en or et tout aimable. Mettons aussi près d’elle la Gloire et la Force et faisons voltiger tout autour d’elle
les Éloges, semblables à de petits Amours, dont la troupe nombreuse l’enlace de toutes parts. Tu as vu
sans doute sur quelque tableau le Nil couché sur un crocodile ou sur un hippopotame, comme il y en a
beaucoup dans ses eaux, tandis que de petits enfants – les Égyptiens les appellent coudées – folâtrent
autour de lui17. Tels sont les Éloges qui voltigent autour de la Rhétorique. Approche maintenant, toi,
l’amoureux, qui désires, n’est-ce pas ? parvenir le plus vite possible au sommet, pour l’épouser en
arrivant et posséder tous ces biens, richesse, gloire, éloges ; car ils appartiennent tous au mari en vertu
de la loi.
7.– Quand tu te seras approché de la montagne, tu désespéreras d’abord d’en faire l’ascension. Elle te
fera l’effet que la roche Aornos18 fit aux Macédoniens, quand ils la virent si escarpée de toutes parts que
les oiseaux mêmes avaient peine à la survoler19 et qu’il fallait pour la prendre un Dionysos ou un
Héraclès. Telle sera ta première impression. Bientôt après, tu apercevras deux routes, dont l’une est
plutôt un sentier étroit, épineux et rude, qui annonce la soif et la sueur. Mais Hésiode20 avant moi l’a
trop bien dépeinte pour que j’aie besoin de la décrire à mon tour. L’autre, au contraire, est large, fleurie,
arrosée de ruisseaux, telle que je te l’annonçais il n’y a qu’un instant. Je ne veux pas, en te répétant
plusieurs fois les mêmes choses, te retenir plus longtemps, alors que tu pourrais déjà être orateur.
8.– Mais je crois devoir ajouter une chose, c’est que cette route rude et escarpée ne portait pas beaucoup
de traces de voyageurs, et, s’il y en avait, elles étaient anciennes. Et moi, malheureux, c’est par celle-là
que je suis monté au prix de mille efforts inutiles. L’autre, qui est unie, sans détours, m’était bien
apparue telle qu’elle est, bien que je ne m’y fusse pas engagé ; car j’étais jeune et je ne discernais pas
encore ce qui m’était le plus avantageux et je croyais que ce fameux poète disait vrai quand il écrivait
que c’est des travaux que naissent les biens21. Il se trompait en cela ; car je vois qu’on arrive
généralement à de plus beaux résultats sans prendre aucune peine, quand on a la chance de bien choisir
son genre d’éloquence et la route à suivre. Lors donc que tu seras arrivé à l’entrée de ces routes, tu seras
embarrassé, j’en suis sûr, et tu l’es déjà, pour savoir dans laquelle des deux tu dois t’engager. Que dois-
tu donc faire à présent pour arriver le plus aisément au sommet, pour gagner le bonheur, pour épouser,
pour paraître à tous les yeux un homme admirable ? C’est ce que je vais t’expliquer, moi qui te parle ;
car c’est assez que j’aie été trompé moi-même et me sois épuisé au travail. Je veux que pour toi tout
pousse sans semence et sans culture, comme au temps de Cronos22.
9.– Tu verras tout de suite venir à toi un homme robuste, sec, à la démarche virile, à la peau tannée par
le soleil23, au regard mâle, à l’air alerte : c’est le guide de la route difficile. Il te débitera, le nigaud, de
vaines sornettes et t’engagera à le suivre. Il te montrera les traces de Démosthène, de Platon et de
quelques autres24. Elles sont grandes, il est vrai, plus grandes que celles que laissent les orateurs de nos
jours, mais déjà indistinctes et obscurcies généralement par le temps. Il t’affirmera que tu parviendras au
bonheur, que tu épouseras légalement la Rhétorique, si tu suis ces traces avec la précision d’un danseur
de corde, mais que, si tu fais le moindre faux pas, ou mets un pied dehors, ou te laisses incliner par ton
poids d’un côté ou de l’autre, tu sortiras du droit chemin qui seul mène au mariage. Puis il t’ordonnera
de te former sur ces anciens orateurs et te proposera pour modèles des discours surannés, difficiles à
imiter, qui rappellent la facture archaïque d’Hégésias, de Critios et de Nésiotès25 et leurs statues à taille
de guêpe, nerveuses, sèches, aux contours exactement définis. Travaille, te dira-t-il, veille, ne bois que
de l’eau, prends de la peine, toutes choses nécessaires auxquelles tu ne peux te soustraire ; autrement, tu
ne pourras jamais arriver au bout de ta route. Mais le plus ennuyeux, c’est qu’il te prescrira pour ce
voyage un temps infini, des années sans nombre, car il ne compte point par jour, ni par mois, mais par
olympiades26 entières. Aussi il suffit de l’entendre pour être fatigué d’abord, pour perdre courage et pour
dire un éternel adieu à ce bonheur en espérance. Ce n’est pas tout : il demande encore pour tous ces
maux qu’il t’impose un salaire exorbitant et il ne te guidera pas, s’il n’a pas touché d’abord la forte
somme27.
10.– Voilà ce que dira ce charlatan, cet être vraiment archaïque, ce contemporain de Cronos, qui propose
de vieux morts pour modèles, qui veut qu’on exhume des discours ensevelis depuis longtemps, comme
si c’était extraordinairement utile, et qu’on imite le fils d’un fabricant d’épées28 et un autre bavard, fils
d’un certain Atrométos, maître d’école29, et cela en pleine paix, quand Philippe30 n’entre pas en
campagne et qu’Alexandre ne donne pas d’ordres, temps où leurs discours paraissaient avoir quelque
utilité. Il ne sait pas quelle route rapide, aisée, menant droit à la Rhétorique on a découverte de nos
jours. Mais toi, garde-toi de le croire et de prêter attention à ses paroles, de peur que, te prenant avec lui,
il ne te fasse rompre le cou et qu’à la fin, à force de travaux, il ne te rende vieux avant l’âge. Mais si tu
es vraiment épris et si tu veux épouser tout de suite la Rhétorique, pendant que tu es encore à la fleur de
l’âge, pour que de son côté elle, te recherche, va, envoie promener cet homme hirsute et par trop mâle.
Qu’il monte lui-même et fasse monter tous ceux qu’il pourra prendre pour dupes ; laisse-le haleter et
suer tant qu’il voudra.
11.– Quant à toi, si tu prends l’autre route, tu y trouveras beaucoup de monde, mais en particulier un
homme qui est toute sagesse et toute beauté. Il se balance en marchant, porte le col penché ; il a le
regard d’une femme, une voix de miel ; il sent les parfums, il se gratte la tête du bout du doigt31 ; il n’a
plus guère de cheveux, mais ils sont frisés, de la couleur de l’hyacinthe32, et il les arrange avec art ; c’est
un Sardanapale extrêmement délicat, un Kinyras, ou plutôt c’est Agathon lui-même, cet aimable poète
tragique33. Si je te le dépeins ainsi, c’est pour que tu le reconnaisses à ces marques et qu’un être si divin,
si cher à Aphrodite et aux Charites34, n’échappe pas à tes regards. Mais que vais-je te dire là ? Tu
pourrais avoir les yeux fermés ; s’il s’approchait de toi et te parlait en ouvrant cette bouche qui distille le
miel de l’Hymette35 et en frappant l’air de ses intonations habituelles, tu comprendrais qu’il n’est pas de
notre espèce à nous qui mangeons les fruits de la terre36, mais que c’est un être surhumain, nourri de
rosée et d’ambroisie37. Si donc tu vas à lui et te remets entre ses mains, tu deviendras tout de suite
orateur, tu fixeras tous les regards, et, pour me servir de ses propres expressions, tu seras, sans avoir pris
aucune peine, déclaré roi dans l’art de parler et tu conduiras le quadrige de l’Éloquence. Quand il se sera
chargé de toi, voici ce qu’il t’enseignera d’abord.
12.– Mais il vaut mieux qu’il te parle lui-même. Il serait ridicule que je prisse la parole pour un tel
orateur. Je serais sans doute un piètre acteur dans un rôle de cette nature et de cette importance, et
j’aurais peur, si je venais à tomber, d’estropier avec moi le héros que je représenterais38. Voici à peu près
ce qu’il va te dire, après avoir ramené sur le devant de sa tête ce qui lui reste de cheveux et après avoir
souri de cet air gracieux et tendre qui lui est habituel. Écoute-le imiter la voix douce de Thaïs même
jouant la comédie ou de Malthaké ou de Glycéra39 ; car le ton mâle est rustique et ne convient pas à un
orateur si délicat et si aimable.
13.– Il va donc te dire avec une modestie parfaite en parlant de lui-même : « Est-ce le dieu pythien40,
mon bon, qui t’a envoyé à moi en déclarant que j’étais le meilleur des orateurs, comme il déclara jadis,
en réponse à Chéréphon41, quel était à cette époque le plus sage des hommes ? Si ce n’est pas cela ; si,
au contraire, tu es venu de toi-même, sur le bruit de ma réputation, parce que tu as entendu dire que tout
le monde était vivement frappé de mes talents, et me vantait, m’admirait et se courbait devant moi, tu
vas savoir tout de suite à quel être divin tu t’es adressé. Mais ne t’attends pas à rien voir qui puisse être
comparé à tel ou tel de mes rivaux ; s’il est parmi eux un Tityos, un Otos ou un Éphialte42, tu verras que
je les surpasse de beaucoup par mon talent surnaturel et merveilleux ; tu trouveras en effet que ma voix
domine celle de tous les autres autant que la trompette domine la flûte, les cigales les abeilles et les
chœurs ceux qui leur donnent le ton.
14.– Mais puisque tu veux, toi aussi, devenir orateur, et que personne ne peut t’apprendre à le devenir
plus facilement que moi, suis seulement, cher élève, les préceptes que je te donnerai, imite-moi en tout
et garde exactement les lois que je te dirai d’observer. Ou plutôt avance dès ce moment sans hésiter et
sans t’effrayer si tu n’as pas été d’abord initié aux disciplines qui précèdent la rhétorique43 et par
lesquelles un autre système d’éducation fait d’abord passer les sots et les simples au prix de grandes
fatigues ; car tu n’en auras pas besoin. Mets-toi en route sans t’être, selon l’expression proverbiale, lavé
les pieds44 ; tu ne t’en trouveras pas plus mal pour cela, même si tu ne sais pas, c’est un cas très
commun, écrire tes lettres. L’orateur n’a pas à s’inquiéter de cela.
15.– Je commence par te dire quel viatique45 tu dois toi-même apporter de chez toi en vue du voyage et
comment tu dois être approvisionné pour pouvoir le terminer le plus promptement possible. De mon
côté, je te donnerai des indications au cours de la route et je te guiderai par mes conseils et, avant le
coucher du soleil, je ferai de toi un orateur supérieur à tous les autres, tel que je suis moi-même ; car
j’occupe sans conteste la première, la moyenne et la dernière place parmi ceux qui se mêlent de parler.
Apporte donc, c’est le point le plus important, ton ignorance d’abord, puis de l’aplomb, et avec
cela de l’audace et de l’impudence. Pour la modestie, la réserve, la modération, la pudeur, laisse-les au
logis : ce sont choses inutiles et contraires à notre affaire. Il te faut aussi une voix aussi forte que
possible, des intonations impudentes et une démarche semblable à la mienne. Ces choses-là sont
absolument indispensables et parfois suffisantes à elles seules. Pour ton habit, qu’il soit fleuri ou blanc et
sorte des fabriques de Tarente46, pour qu’on voie ton corps au travers ; chausse-toi, comme les femmes,
du soulier attique à fentes nombreuses ou du brodequin47 de Sicyone48 décoré de bandes de feutre blanc.
Aie toujours une nombreuse escorte et un livre à la main. Voilà ce que tu dois apporter pour ta part.
16.– Pour le reste, vois et écoute en poursuivant notre chemin. Je vais t’exposer les règles que tu devras
observer pour que la Rhétorique te reconnaisse et te fasse bon accueil, et qu’elle ne te tourne pas le dos
et ne t’envoie pas aux corbeaux49, comme un profane qui vient épier ses mystères. Avant tout, mets le
plus grand soin à bien composer ton extérieur et à porter ton manteau avec grâce. Ensuite cueille en
quelque livre une quinzaine ou une vingtaine au plus de mots attiques50, apprends-les avec soin, pour les
avoir présents au bout de ta langue, par exemple ἄττα (diverses choses), ϰᾆτα (et puis) μῶν (est-ce
que ?), άμηγέπη (en quelque sorte), λῷστε (excellent ami) et autres mots semblables. Saupoudres-en
tous tes discours comme d’un assaisonnement51, sans t’inquiéter si les autres leur ressemblent, sont de la
même famille ou s’accordent avec eux. Que ta bande de pourpre soit belle et brillante, même si ton
manteau n’est qu’une fourrure d’une grossière espèce.
17.– Déniche ensuite des mots inconnus et hors d’usage, rarement employés par les anciens, et quand tu
en auras fait collection, tiens-les tout prêts pour les décocher à ton auditoire. Alors la foule aux mille
têtes lèvera les yeux vers toi et te regardera comme un homme admirable et d’une érudition supérieure.
Dis par exemple άποστλεγγίσασθαι [« s’étriller »] pour άποξύσασθαι [« se brosser »],
εἱληθερεῖσθαι [« s’ensoleiller »] pour ἡλίῳ θέρεσθαι [« se chauffer au soleil »], προνόμιον [« avance
d’argent »] pour άρραбῶνα [« arrhes »], άϰροϰνεφέϛ [« crépuscule »] pour ὄρθρον [« point du
jour »]. Fabrique parfois toi-même des mots nouveaux et bizarres et décrète qu’on appellera bien disant
celui qui sait s’énoncer52, esprit sage l’homme intelligent, habile des mains53 le pantomime. Si tu as
lâché un solécisme ou un barbarisme, n’aie qu’un recours, l’impudence. Tiens tout prêt le nom d’un
homme qui n’existe pas et n’a jamais existé, poète ou prosateur, qui a jugé l’expression bonne et qui
était un savant et un connaisseur sans égal en fait de langage. Quant à lire les anciens, garde-t’en bien :
Isocrate est un bavard, Démosthène un orateur sans grâce, Platon un froid raisonneur. Prends-moi les
discours composés récemment et qu’on appelle déclamations54 ; fais-en provision pour t’en servir au
besoin, en les tirant, si je puis dire, de ton office.
18.– Quand il te faudra parler et que tes auditeurs te proposeront des thèmes et des sujets de discours55,
si ces sujets sont difficiles, critique-les, dédaigne-les en disant qu’aucun d’eux n’est digne d’un homme
de talent. Mais, leur choix fait, débite sans hésiter tous les propos malencontreux qui viendront au bout
de ta langue56, sans t’inquiéter si la première chose, parce qu’elle est réellement la première, sera placée
au rang qui lui revient, puis la seconde après la première, et la troisième après la seconde ; mais ce qui te
viendra d’abord à l’esprit, dis-le d’abord et, si le hasard le veut, attache-toi la cnémide au front et le
casque à la jambe. Cependant presse ton débit, parle sans relâche et crains seulement d’être réduit au
silence. Si tu as à parler d’un attentat ou d’un adultère à [Athènes], rapporte les usages de l’Inde et
d’Ecbatane57. Que tous tes discours se terminent par les noms de Marathon et de Cynégire58, sans
lesquels on ne saurait rien faire. Passe constamment l’Athos à la voile et l’Hellespont à pied59 ; que le
soleil soit obscurci par les traits des Mèdes60, que Xerxès prenne la fuite61, que Léonidas soit admiré et
l’inscription d’Othryadès déchiffrée62 ; que Salamine, Artémision et Platées63 reviennent à chaque
instant dans tes discours. Par-dessus tout cela, fais venir et fleurir ces quelques mots archaïques et qu’on
entende continuellement ἄττα et δήπουθεν, même si l’on n’a pas besoin d’eux ; car ces mots sont
beaux, même employés au hasard.
19.– Si parfois il te paraît à propos de chanter64, fais-le et tourne tout en chant. Si la matière à chanter te
fait défaut, dis sur un ton chantant : « Messieurs les juges », et crois que tu as fait une phrase musicale
parfaite. Répète souvent : « Ah ! quel malheur ! » et frappe-toi la cuisse65, crie à plein gosier, crache à la
fin de chaque phrase et marche en tortillant les fesses. Si tes auditeurs ne t’applaudissent pas, fâche-toi
et dis-leur des injures. S’ils se lèvent de dégoût et sont prêts à sortir, commande-leur de s’asseoir ; bref
mène-les la main haute.
20.– Pour qu’ils admirent aussi l’abondance de ton élocution, remonte aux temps d’Ilion66 ou même, par
Zeus, si tu préfères, au mariage de Deucalion et de Pyrrha67 et descends jusqu’à l’affaire présente. Peu
de gens seront en état de te comprendre et ceux-là se tairont généralement par bonté d’âme, ou, s’ils
trouvent quelque chose à redire, on croira que c’est la jalousie qui les fait parler. Mais la foule sera saisie
d’admiration pour ta tenue, ta voix, ta démarche, tes allées et venues, ton chant, ta chaussure et ton
ἄττα, et, en te voyant suer et haleter, ils ne pourront s’empêcher de croire que tu es un terrible jouteur
dans un débat. D’ailleurs l’improvisation n’est pas une mince excuse ni un médiocre sujet d’admiration
aux yeux de la foule. Garde-toi donc de rien écrire et parle toujours sans préparation : la préparation est
la pierre de touche de la valeur d’un orateur.
21.– Que tes amis ne manquent jamais de se lever brusquement et te payent le prix de tes dîners. S’ils
s’aperçoivent que tu vas rester court, ils doivent te tendre la main et te donner le moyen de trouver ce
que tu dois dire dans l’intervalle de leurs applaudissements ; car tu dois avoir soin aussi de te procurer
un chœur68 à toi, qui chante d’accord avec toi. Voilà ce que tu as à faire en ce qui regarde les discours.
Après cela, quand tu sortiras, ils t’escorteront en te couvrant de leurs personnes69, tandis que tu
t’entretiendras avec eux sur ce que tu as dit. Et si tu rencontres quelqu’un, parle de toi en termes
magnifiques, porte aux nues ton talent et romps-lui les oreilles. « Qu’est l’orateur de Péanée70 à côté de
moi ? » diras-tu, et : « Il n’y a guère qu’un seul ancien qui soutienne la lutte avec moi », et autres
phrases semblables.
22.– J’allais oublier le point le plus important et le plus indispensable pour te faire valoir : moque-toi de
tous ceux qui parlent en public. Si l’un d’eux fait un beau discours, fais croire qu’il a pillé ce qu’il dit et
que ce n’est pas de lui ; si au contraire on le critique doucement, trouve tout détestable. Dans les lectures
publiques, entre après tous les autres ; cela te fera remarquer. Quand tout le monde écoutera en silence,
lâche un éloge baroque qui attire l’attention des auditeurs et les choque au point qu’ils aient tous la
nausée de tes expressions grossières et se bouchent les oreilles. Ne secoue pas souvent ta main en l’air71,
c’est commun, et ne te lève pas, sauf une fois ou deux tout au plus. Souris la plupart du temps et fais
voir que tu n’es pas satisfait de ce qu’on dit. Il y a mille occasions de critiquer pour les auditeurs
chicaniers. Pour le reste, n’en sois pas inquiet. L’audace, l’impudence, le mensonge toujours prêt, le
serment toujours au bord des lèvres, la jalousie contre tout le monde, la haine, la médisance, les
calomnies persuasives, tout cela te rendra célèbre et te mettra en vue en peu de temps. Voilà ce que tu
dois faire en public et au-dehors.
23.– Dans le privé, sois résolu à te permettre tout. Sois joueur, ivrogne, débauché, adultère, ou du moins
vante-toi de l’être, si tu ne l’es pas, dis-le partout et montre confidentiellement des billets doux soi-
disant écrits par des femmes. Tiens à paraître beau et prends soin de faire croire qu’elles te recherchent.
Le public rapportera tes succès à la Rhétorique et en conclura que ta réputation a pénétré jusque dans les
gynécées. Et, à ce propos, n’aie pas honte de passer pour être aimé des hommes en vue d’un autre motif,
tout barbu, et même, par Zeus, tout chauve que tu es déjà72. Aie aussi des amis dans ce but ; si tu n’en as
pas, tes esclaves suffiront. Tu retireras de là de grands avantages pour la Rhétorique ; ton impudence et
ton effronterie s’en trouveront accrues. Ne vois-tu pas comme les femmes sont plus bavardes que les
hommes et comme elles sont habiles et supérieures à eux dans le maniement des injures ? Si tu te laisses
faire ce qu’on leur fait, même en ce point, tu l’emporteras sur les autres. Il faut donc te faire épiler tout
entier, si possible, en tout cas aux endroits nécessaires. Que ta bouche aussi s’ouvre pour tout
indifféremment, et que ta langue ne serve pas seulement pour les discours, mais encore pour tous les
ministères dont elle est capable. Or elle est capable non seulement de faire des solécismes et des
barbarismes, de dire des inepties, de commettre des parjures, d’injurier, de calomnier, de mentir, mais
encore de rendre la nuit d’autres services, surtout si tu ne suffis pas à tes nombreux amours. Il faut
qu’elle sache tout faire, qu’elle soit particulièrement productive et ne répugne à rien.
24.– Si tu retiens bien ces préceptes, mon enfant, et tu le peux, car il n’y a rien là de difficile, j’ose te
promettre qu’avant peu tu deviendras un orateur accompli et semblable à moi-même. Je n’ai pas besoin
de te dire ce qui en résultera et combien d’avantages tu retireras en peu de temps de la Rhétorique. Tu
n’as qu’à voir ce que je suis devenu, moi, le fils d’un père obscur, dont les titres à la liberté étaient fort
douteux, et qui avait été esclave par delà Xoïs et Thmouïs73, et d’une mère qui était couturière dans un
bas quartier. Moi-même, qui passais pour avoir une figure assez belle, je me donnai d’abord pour ma
simple nourriture à un amoureux misérable et avare. Quand je me fus aperçu que c’était là la route la
plus facile et que, jouant des coudes, je fus arrivé au sommet, car j’avais à ma disposition, ô chère
Adrastée74, toutes ces provisions de voyage dont je t’ai parlé, effronterie, ignorance, impudence, je
quittai d’abord mon nom de Potheinos75 et pris celui des fils de Zeus et de Léda76 ; puis je devins l’hôte
d’une vieille femme et je me remplis la panse à ses dépens, en feignant d’être amoureux de cette beauté
septuagénaire, qui n’avait plus que quatre dents, et encore enchâssées dans de l’or. Mais la pauvreté me
contraignait à supporter la peine, et la faim me rendait fort agréables ces baisers glacés cueillis sur un
cercueil. Enfin j’étais déjà presque nommé son légataire universel, quand un maudit esclave lui révéla
que j’avais acheté du poison à son intention.
25.– On me jeta dehors la tête la première. Je ne manquai pourtant pas du nécessaire, même alors. Je me
fis passer pour orateur et je parus dans les tribunaux, prévariquant le plus souvent et promettant la faveur
des juges aux imbéciles. Je perds, il est vrai, presque toutes mes causes ; mais je n’en mets pas moins à
ma porte des palmes vertes enlacées de bandelettes77. C’est une amorce avec laquelle j’attire les
malheureux clients. Mais être détesté de tout le monde, être connu pour la méchanceté de son caractère
et beaucoup plus encore pour celle de ses discours, être montré au doigt, être celui dont on dit : « Voilà
le parangon de tous les vices », cela ne me paraît pas à moi un avantage de mince importance. Voilà les
conseils que j’ai à te donner. Par l’Aphrodite populaire78, il y a déjà longtemps que je me les suis donnés
à moi-même et je m’en sais fort bon gré. »
26.– Et voilà. Quand cet honnête homme79 aura dit cela, il aura fini. Pour toi, si tu écoutes ce qu’il a dit,
tu peux t’assurer que tu es déjà parvenu au but où tu voulais arriver au commencement. Rien ne
t’empêchera, si tu suis ses préceptes, de régner dans les tribunaux, d’être en faveur auprès du public, de
gagner les cœurs et d’épouser, non pas une vieille femme de comédie, comme ton législateur et maître,
mais la plus belle des femmes, la Rhétorique. Tu pourras dire de toi, à plus juste titre que Platon ne l’a
dit de Zeus, que tu es monté sur un char ailé80. Pour moi, qui suis timide et sans courage, je te céderai la
place et je cesserai mes relations avec la Rhétorique, étant incapable de lui payer mon écot à votre
manière. Au vrai, j’ai déjà cessé ; aussi vous pouvez vous faire proclamer vainqueurs, sans avoir livré de
combat et vous offrir à l’admiration. Seulement souvenez-vous que, si vous avez remporté la victoire, ce
n’est pas que vous ayez été rapides et que vous ayez déployé plus d’agilité que nous, c’est parce que
vous avez pris une route très facile et en pente.
1. C’était effectivement le cas à l’époque impériale (voir par exemple Philostrate, Vies des sophistes). Sur la place de la rhétorique et son
importance au regard de la réussite sociale, voir l’Introduction au présent volume, p. 9-10.

2. Voir Pseudo-Platon, Théagès, 122b ; Épinomis, 5, 321c.

3. Comme Périclès ; voir Thucydide, II, 60, 5.

4. Référence à Hésiode, Les Travaux et les Jours, 289. Voir aussi Lucien, Hermotimos, 2.

5. Littéralement « praticable pour les chevaux ». Sur cet adjectif, voir Homère, Odyssée, IV, 607 et XIII, 242.

6. Voir Lucien, Hermotimos, 25.

7. Voir Démosthène, Première Philippique, 15.

8. Zeus Philios.

9. Voir Hésiode, Théogonie, 22-34.

10. Voir Lucien, Charon, 23 ; Sur les sacrifices, 9 ; Comment il faut écrire l’histoire, 45. Voir aussi Denys d’Halicarnasse, Sur le style de
Démosthène, 4, 19 et 45, 39 ; Longin, Traité du sublime, 15, 16, 39.

11. Ville de la côte phénicienne.

12. Bataille décisive qui opposa Alexandre le Grand et Darius III le 1er octobre 331 av. J.-C. dans la plaine de Gaugamèles, près de la ville
d’Arbèles. Darius s’enfuit et Alexandre devint maître de tout le sud-ouest de l’Asie. Voir Arrien, Anabase, 3, 8 ; Lucien, Dialogues des morts, 25, 2 et
4.

13. Voir Hérodote, I, 104 ; Thucydide, II, 97, 1.

14. Cébès de Thèbes, ami de Socrate et un des interlocuteurs du Phédon. On lui attribue de manière erronée un ouvrage intitulé Pinax (« La
table », « Le tableau »), datant probablement du Ier siècle apr. J.-C., dont Lucien nous fournit la première attestation. L’œuvre contient l’interprétation
d’un tableau allégorique représentant la vie humaine et ses pièges. Voir aussi Lucien, Sur les salariés des Grands, 42.

15. La corne d’abondance.

16. Le dieu de la richesse. Voir Aristophane, Ploutos.

17. Sur cette représentation du Nil, voir Philostrate, Les Images, I, 5.

18. Héraclès n’aurait pas réussi à s’emparer de cette forteresse près de l’Indus ; elle fut prise par les troupes d’Alexandre le Grand en 328 av.
J.-C. Voir Arrien, Anabase, IV, 28, 1 ; L’Inde, 5, 10 ; voir aussi Lucien, Hermotimos, 4.

19. C’est l’étymologie que les Grecs donnaient au nom de cette place forte : a-ornos, « sans oiseaux ».

20. Voir Les Travaux et les Jours, 289-292.

21. Voir ibid., 289. Lucien est cependant plus proche d’Épicharme, cité par Xénophon dans Les Mémorables, 2, 1, 20.

22. Allusion à l’âge d’or. Voir Homère, Odyssée, IX, 109 et Hésiode, Les Travaux et les Jours, 117-118 ; voir aussi Lucien, Les Fugitifs, 17.

23. Dans l’Antiquité, la peau tannée est un attribut masculin ; les femmes se doivent d’avoir le teint pâle. Voir Aristophane, L’Assemblée des
femmes, 62-64.

24. Sur les auteurs canoniques du système d’éducation à l’époque de Lucien, voir Lexiphanès, 22. Voir aussi Quintilien, De l’Institution
oratoire, X, 1, 45 sq.

25. Artistes du Ve siècle av. J.-C., au style « archaïque ». Le sculpteur Hégésias (ou Hégias) fut le maître de Phidias ; ses contemporains
Critios et Nésiotès sont connus pour leur statue des Tyrannoctones. Voir Lucien, Les Amis du mensonge, 18.

26. Une olympiade est une période de quatre années s’écoulant entre deux Jeux olympiques. Cette unité de temps servit longtemps de base
aux calculs chronologiques.

27. Sur les salaires des sophistes, voir par exemple Philostrate, Vies des sophistes, 527, 535, 538.

28. Il s’agit de l’orateur Démosthène : voir Eschine, Sur l’ambassade infidèle, 93.

29. L’orateur Eschine, adversaire politique de Démosthène : voir Démosthène, Sur les forfaitures de l’ambassade, 281.

30. Philippe II, roi de Macédoine et père d’Alexandre le Grand, qui imposa son hégémonie sur la Grèce. Il fut assassiné en 336 av. J.-C.

31. Voir Plutarque, Vie de Pompée, 48, 7.

32. Réminiscence homérique : voir Odyssée, VI, 231.

33. Trois personnages efféminés et débauchés : le roi assyrien Sardanapale, symbole de la « mollesse » barbare ; Kinyras, roi mythique de
Chypre, associé au culte d’Aphrodite, et Agathon, l’hôte du célèbre Banquet de Platon, moqué par Aristophane dans Les Thesmophories et Les
Grenouilles.
34. Le nom grec des Grâces.

35. Massif montagneux situé au sud-est d’Athènes et réputé pour son miel.

36. Allusion homérique : voir Iliade, VI, 142.

37. L’ambroisie est la nourriture des dieux ; la rosée remplace ici le nectar, qui est traditionnellement la boisson divine.

38. Sur la chute de l’acteur de théâtre, voir Lucien, Le Songe ou le Coq, 26.

39. Le caractère efféminé de l’orateur est souligné par la comparaison avec ces célèbres courtisanes. Voir Athénée, Les Deipnosophistes, XIII.

40. Apollon, appelé « Pythien » dans son sanctuaire oraculaire à Delphes.

41. Voir Platon, Apologie de Socrate, 21a : Chéréphon avait demandé à l’oracle de Delphes s’il y avait quelqu’un de plus sage que Socrate, et
avait reçu une réponse négative.

42. Trois Géants de la mythologie, suppliciés au Tartare. Tityos voulut faire violence à Léto et en fut empêché par Apollon et Artémis (voir
Homère, Odyssée, XI, 576-580) ; les deux frères Otos et Éphialte voulurent escalader le ciel en entassant le mont Ossa sur l’Olympe et le mont Pélion
sur l’Ossa. Voir Homère, Odyssée, XI, 308-320 et Iliade, V, 385.

43. C’est-à-dire l’enseignement élémentaire. Sur l’emploi de propaideia, voir Platon, République, VII, 536d.

44. C’est-à-dire sans préparation. Voir Lucien, Vie de Démonax, 4 et Le Pseudologiste, 4.

45. Sur l’emploi métaphorique du terme par Lucien ainsi que sur le contenu de ce « viatique », voir notamment Les Fugitifs, 13.

46. Cité riche et commerçante de Grande Grèce, aux étoffes réputées.

47. Type de chaussures portées notamment par les acteurs de théâtre.

48. Cité commerçante située à proximité du golfe de Corinthe.

49. L’expression correspond à « envoyer promener ».

50. Les orateurs de la Seconde Sophistique cherchent à imiter la langue des Ve et IVe siècles av. J.-C., et en particulier celle des orateurs
attiques.

51. La même métaphore culinaire se retrouve chez Lucien dans l’Éloge de Démosthène, 10.

52. Voir Lucien, Lexiphanès, 1.

53. Voir ibid., 14 et De la danse, 69.

54. Le terme technique employé par le maître de rhétorique est mélétè. Voir l’Introduction au présent ouvrage, p. 11.

55. L’improvisation à partir d’un sujet proposé par les auditeurs était particulièrement appréciée à l’époque de Lucien.

56. Citation d’un poète inconnu, devenue proverbiale ; voir Athénée, V, 217c.

57. Capitale des Mèdes, puis résidence d’été des souverains achéménides.

58. La plupart des allusions qui suivent renvoient aux guerres médiques. Cynégire d’Athènes est un héros de la bataille de Marathon par
laquelle les Athéniens et les Platéens repoussèrent les Perses, en 490 av. J.-C.

59. Xerxès reprit les projets de son père Darius et lança une nouvelle expédition contre la Grèce en 480 : il fit creuser un canal à travers la
péninsule du mont Athos pour faire passer sa flotte et fit construire un pont de bateaux pour franchir l’Hellespont. Voir Hérodote, VII, 22-24 et 33-36.

60. À la bataille des Thermopyles où le Spartiate Léonidas et ses troupes défendirent jusqu’à la mort ce passage stratégique contre l’immense
armée perse : voir Hérodote, VII, 226. Sur la glorification de Léonidas, voir Pausanias, III, 14, 1.

61. À la suite des pertes subies lors de la victoire navale grecque de Salamine ; voir Hérodote, VIII, 97-120.

62. Voir Hérodote, I, 82 : dans un combat opposant Argiens et Spartiates pour le territoire de Tyrée, ne restèrent sur le champ de bataille que
deux Argiens et le Spartiate Othryadès ; les deux camps s’attribuèrent la victoire, ce qui entraîna un nouveau combat dans lequel les Spartiates furent
finalement vainqueurs. Honteux de retourner à Sparte après la perte de ses compagnons, Othryadès se tua. Dans les versions plus tardives, Othryadès,
resté seul sur le champ de bataille, confirme sa victoire par une inscription écrite avec son propre sang, avant de mourir de ses blessures : Plutarque,
Parallèles mineurs, 3 (306) ; Valère Maxime, III, 2, ext. 4 ; Stobée, Florilège, VII, 68.

63. Trois lieux de combats importants de la seconde guerre médique, qui correspondent à trois victoires grecques : victoires navales au cap
Artémision (en Eubée) et à Salamine en 480 av. J.-C., victoire terrestre à Platées en 479 av. J.-C.

64. Sur cette pratique chez certains orateurs de la Seconde Sophistique, voir par exemple Philostrate, Vies des sophistes, 491, 589, 620.

65. Sur ce geste, voir Quintilien, De l’institution oratoire, XI, 3, 123.

66. L’époque héroïque de la guerre de Troie.


67. C’est-à-dire aux temps les plus anciens : seuls survivants du déluge, Deucalion et sa femme Pyrrha repeuplèrent la terre en lançant
derrière eux des pierres qui se transformèrent en hommes et en femmes. Ils sont parfois considérés comme les parents d’Hellen, le héros éponyme des
Hellènes (voir Apollodore, I, 7, 2).

68. Ces accompagnateurs sont là pour faire la claque et soutenir l’orateur quoi qu’il arrive. Voir par exemple Philostrate, Vies des sophistes,
540 et 583.

69. Ils servent aussi de gardes du corps. Sur les disputes entre sophistes, voir par exemple Philostrate, Vies des sophistes, 588.

70. Démosthène, originaire du dème de Péanée, grand modèle de la rhétorique d’époque impériale.

71. Sur ce geste voir Philostrate, Vies des sophistes, 540, 583.

72. Dans les relations pédérastiques grecques, l’éromène est un adolescent dont la pilosité n’est pas encore développée. Il est inconvenant,
scandaleux même, pour un homme fait d’avoir le rôle du partenaire passif dans une relation homosexuelle.

73. L’orateur est donc d’origine non grecque. Xoïs et Thmouïs sont des villes de Basse-Égypte.

74. Adrastée est associée à la divinité Némésis ; elle symbolise la nécessité pressante, mais aussi la punition à laquelle on ne peut échapper.
Elle est souvent invoquée de manière préventive, comme protectrice. Chez Lucien, voir Le Banquet, 23 ; Apologie, 6 ; Pseudologiste, 30 ; Dialogues
des courtisanes, 6, 2 et 3 et 12, 2.

75. L’Histoire connaît un Potheinos, eunuque et précepteur de Ptolémée XIII, pharaon d’Égypte au Ier siècle av. J.-C. Mais le nom même de
Potheinos, qui signifie « désiré, désirable », sied bien à l’orateur, et il sert parfois de désignation professionnelle aux eunuques.

76. Sans doute Castor et Pollux, les Dioscures, mais le grec parle d’« enfants » et non de « fils », et, dans certaines versions, Hélène et Pollux
sont d’origine divine tandis que Castor ne l’est pas (voir Pindare, Néméennes, X, 80-82). De là vient l’identification par certains érudits de l’orateur
avec Pollux de Naucratis, contemporain de Lucien et maître de rhétorique de l’empereur Commode. Son Onomastikon, ouvrage lexicographique en dix
volumes, est partiellement conservé.

77. Elles ornent la maison d’un avocat qui a remporté son procès. Voir Juvénal, VII, 117-118.

78. Référence à Platon, Banquet, 180c-185c : dans son discours, Pausanias distingue entre l’Aphrodite céleste et l’Aphrodite populaire.

79. La mention est ironique : l’honnête homme est le guide de la route facile, l’orateur des paragraphes 13 à 24, dont le portrait vient de nous
être brossé avec force détails.

80. Voir Phèdre, 246e.


42
ALEXANDRE
OU LE FAUX PROPHÈTE
Sous le règne d’Antonin le Pieux (138-161), un certain Alexandre fonda, sur la côte sud de la mer
Noire, dans la petite ville portuaire d’Abonouteichos, en Paphlagonie, un oracle d’une divinité nouvelle,
le dieu-serpent Glycon dont il se prétendait le prophète. Cet oracle connut un rayonnement important et
qui perdura bien après la mort de son fondateur. Lucien prend ce dernier pour cible et décrit son
entreprise comme une escroquerie. Il en raconte l’histoire à son ami Celse, un philosophe d’obédience
épicurienne qu’il ne faut pas confondre avec son homonyme platonicien connu, à la même époque, pour
ses polémiques contre les chrétiens. Après avoir précisé dans quelles dispositions il se trouve (1-2),
Lucien brosse le portrait physique et moral d’Alexandre (3-4) et raconte sa jeunesse et ses premiers
méfaits (5-7). Il en vient ensuite à l’oracle dont il retrace la fondation (8-15), décrit le fonctionnement
frauduleux (16-29) et explique le succès à Rome par le rôle de Rutilianus, un sénateur superstitieux
tombé sous la coupe d’Alexandre (30-37). Il relate les débauches du faux prophète, ses mensonges, ses
erreurs et ses polémiques contre les épicuriens et les chrétiens qui trouvaient ses activités douteuses (38-
52). Il raconte enfin les épisodes où il a lui-même affronté Alexandre avant d’en venir à sa mort et au
destin ultérieur de son entreprise (53-60). Il conclut sur ses propres intentions : il voulait faire plaisir à
Celse, rendre hommage à Épicure et libérer certains lecteurs de leurs erreurs tout en affermissant les
saines convictions des autres (61).
Pour réaliser ce programme, Lucien recourt tout du long à la satire et à la polémique. Exploitant
l’homonymie d’Alexandre avec le conquérant macédonien, il lui consacre une biographie antihéroïque
où il procède à une démolition en règle de son personnage. Il le présente comme un malfaiteur, un
débauché et un menteur. Il reconnaît sans détours qu’il le haïssait et se déchaîne contre lui. Il révèle
ainsi la violence de son caractère, qui se traduit aussi par le mépris qu’il porte aux populations
ignorantes et stupides, lesquelles se laissent berner par Alexandre, et à Rutilianus, un imbécile aveuglé
par la superstition et devenu ainsi le jouet du faux prophète. Lucien écrit donc un texte très sombre.
Entre la malhonnêteté de son anti-héros et la bêtise de ses victimes, il montre cependant un chemin,
celui de la raison et de la clairvoyance libératrices, qu’il assimile à l’épicurisme. Il décrit l’entreprise
d’Alexandre en termes épicuriens : le faux prophète a voulu exploiter l’emprise que la crainte et
l’espérance exercent sur la vie des hommes. Or Épicure voulait justement les en libérer. Lucien lui
adresse des éloges, qui expriment aussi sa propre aversion pour les croyances, les rites et les
comportements irrationnels que peut susciter la religion. En écrivant une biographie à charge contre
Alexandre, Lucien esquisse donc aussi son autoportrait, celui d’un auteur aux antipathies violentes et
qui, par scepticisme religieux et par attachement à la raison, penche vers l’épicurisme.
A. B.
1.– Tu t’imagines peut-être, mon très cher Celse, que tu m’imposes une tâche mince et ordinaire, en me
demandant d’écrire la vie de l’imposteur Alexandre d’Abonouteichos, ses inventions, ses traits d’audace
et ses prestiges, et de t’envoyer mon livre. Mais, si l’on veut tout raconter en détail, c’est un travail aussi
considérable que d’écrire les actions d’Alexandre, fils de Philippe1 ; car l’autre est aussi grand dans le
vice que celui-ci dans la vertu. Cependant, si tu dois me lire avec indulgence et suppléer aux lacunes de
ma narration, j’entreprendrai l’ouvrage pour te plaire, et j’essaierai de nettoyer cette écurie d’Augias2,
sinon tout entière, au moins dans la mesure de mes forces. J’en retirerai quelques paniers d’ordure, qui
te permettront de juger quelle masse prodigieuse formait le fumier que trois mille bœufs ont pu faire en
plusieurs années.
2.– Cependant je rougis pour nous deux, pour toi, qui crois qu’un homme trois fois exécrable peut être
livré à la postérité et à l’histoire, et pour moi, qui prends la peine de relater l’histoire et les actions d’un
pareil homme, qui mériterait, ma foi, non pas d’être connu des hommes instruits, mais d’être montré sur
un vaste théâtre rempli de monde pour y être déchiré par des singes et des renards. Si toutefois on veut
nous en faire un crime, nous pourrons citer un précédent. Car Arrien3, le disciple d’Épictète, homme
distingué parmi les Romains et dont la vie entière fut consacrée à la science, a été dans le même cas que
nous et son exemple peut nous servir de justification. Lui non plus n’a pas dédaigné d’écrire la vie d’un
brigand, Tilloboros4. Pour nous, c’est d’un brigand bien plus cruel que nous ferons l’histoire, d’un
brigand d’autant plus cruel que ce n’est pas dans les bois et les montagnes, mais dans les villes qu’il
exerçait son industrie, qu’il ne parcourait pas seulement la Bithynie5 ou l’Ida6 et qu’il ne pillait pas
seulement quelques petits cantons de l’Asie, les plus déserts, mais qu’il remplissait pour ainsi dire tout
l’Empire romain de ses brigandages.
3.– Avant de commencer son histoire, je veux tracer de sa personne un portrait. Je ne suis pas bien fort
en peinture ; mais je le ferai aussi ressemblant qu’il me sera possible. Au physique, pour te le faire voir
aussi sous cet aspect, il était grand et beau à voir, d’une beauté vraiment divine. Il avait le teint blanc, le
menton peu fourni de poils ; avec ses cheveux naturels, il portait des cheveux postiches, si bien imités
que la plupart des gens ne s’apercevaient pas qu’ils étaient faux ; ses yeux avaient un éclat divin, qui en
imposait ; sa voix était à la fois très agréable et très claire ; bref, il était, au physique, irréprochable.
4.– Tel était son extérieur. Quant à son âme et à son caractère, ô Héraclès qui écartes les maux, ô Zeus
qui détournes le malheur, ô Dioscures sauveurs, puisse-t-il m’être donné de rencontrer mes ennemis et
mes adversaires et de ne pas fréquenter un homme comme lui. Pour l’intelligence, la finesse, la
pénétration, il l’emportait d’une grande hauteur sur les autres. La curiosité, la facilité à apprendre, la
mémoire, les dispositions pour les sciences, toutes ces qualités, il les possédait au suprême degré ; mais
il n’en usait que pour le mal, et, avec ces nobles instruments qu’il avait sous la main, il dépassa tout de
suite les scélérats les plus décriés, les Cercopes7, les Eurybatès, les Phrynondas8, les Aristodémos, les
Sostratos9. Lui-même, écrivant un jour à son gendre Rutilianus et parlant très modestement de lui-
même, prétendait être semblable à Pythagore, J’en demande pardon à Pythagore, ce sage d’une
intelligence divine ; mais si Pythagore avait existé du temps de cet imposteur, il aurait paru, j’en suis
sûr, un enfant à côté de lui. Au nom des Charites, ne va pas t’imaginer que je dise ceci pour insulter
Pythagore ou que je veuille les rapprocher en comparant leurs actions. Cependant si l’on ramassait
ensemble les propos les plus méchants et les calomnies les plus odieuses que l’on débite sur Pythagore,
calomnies auxquelles je ne saurais pour ma part ajouter foi, on n’aurait qu’une très faible idée de
l’habileté d’Alexandre. Bref, imagine-toi une âme composée des éléments les plus divers, un mélange
de fausseté, de ruses, de faux serments, de pratiques frauduleuses, un génie facile, hardi, aventureux,
actif à réaliser ses desseins, habile à persuader et à gagner la confiance, à simuler la vertu et à feindre
juste le contraire de ses vues. Quand on le voyait pour la première fois, on ne le quittait point sans
emporter de lui l’opinion qu’il était le meilleur des hommes, le plus équitable et avec cela le plus simple
et le plus naturel. Outre tous ces talents, il avait le goût des grandes choses, il n’avait pas de vues
mesquines et n’appliquait jamais son esprit qu’à de vastes desseins.
5.– Dans sa première jeunesse il était fort beau, comme on pouvait en juger d’après ses traits et les récits
qu’on faisait de lui. Aussi s’adonna-t-il sans pudeur à la prostitution et il se livra pour un salaire à ceux
qui le désiraient. Il eut entre autres amants un de ces charlatans qui font profession de magie et
promettent des incantations merveilleuses, des faveurs amoureuses, des évocations de dieux infernaux
contre les ennemis qu’on veut perdre, des découvertes de trésors, des héritages à recueillir. Celui-ci,
voyant un enfant bien doué et tout près à le seconder dans son métier, et non moins épris de la
coquinerie de son maître que le maître de la beauté de son élève, se chargea de son éducation et ne cessa
d’user de lui comme d’un aide, d’un ministre et d’un serviteur. Ce charlatan exerçait publiquement la
médecine, à ce qu’il disait. Il connaissait, comme la femme de l’égyptien Thoon,

beaucoup d’excellents remèdes formés d’un mélange de drogues, et beaucoup de malfaisants10.

Alexandre lui succéda et hérita de tous ses secrets. Cet homme qui fut à la fois son maître et son
amant était originaire de Tyane ; il était un des disciples d’Apollonios de Tyane11 et l’un de ceux qui
connaissaient toutes les aventures extraordinaires de ce thaumaturge. Tu vois de quelle école sortait
l’homme dont je parle.
6.– Son menton commençait à se couvrir de barbe, lorsque ce charlatan de Tyane mourut et le laissa sans
ressources. Sa beauté, dont il tirait sa subsistance, était alors fanée. Dès ce moment, il se mit à former de
vastes projets. Il s’associa avec un Byzantin qui composait des chœurs et se donnait en spectacle dans
les jeux publics, homme beaucoup plus exécrable que son premier maître ; il s’appelait, je crois,
Cocconas. Ils se mirent tous deux à courir le pays, exhibant leurs talents de charlatans et de sorciers et
tondant les gens « épais », nom que les sorciers dans leur argot traditionnel donnent à la foule. Ils
rencontrèrent aussi parmi ceux-ci une femme riche, une Macédonienne qui n’était plus dans sa fleur,
mais qui voulait encore être aimable. Ils vécurent à ses crochets et l’accompagnèrent de Bithynie en
Macédoine. Cette femme était de Pella, localité jadis prospère au temps des rois de Macédoine, mais qui
n’était plus qu’une humble bourgade et n’avait plus qu’un très petit nombre d’habitants.
7.– Ils virent là des serpents d’une taille énorme, si doux et si apprivoisés qu’ils étaient nourris par les
femmes, couchaient avec les petits enfants, se laissaient fouler aux pieds et presser dans les mains sans
se fâcher et buvaient le lait à la mamelle comme les nourrissons. Cette espèce pullule dans le pays, et
c’est probablement ce qui a donné lieu à la légende qui a couru autrefois sur Olympias12 ; au temps où
elle était enceinte d’Alexandre, elle couchait, je m’imagine, avec un serpent de cette espèce.
8.– Ce fut là, comme le dit Thucydide13, l’origine de la guerre. Comme on pouvait l’attendre de deux
fripons audacieux et tout prêts à mal faire qui s’associaient ensemble, ils s’étaient facilement rendu
compte que la vie des hommes est soumise à deux tyrans impérieux, l’espérance et la crainte, et que
celui qui saurait à propos exploiter l’une ou l’autre arriverait vite à la richesse. Ils voyaient en effet que
l’un comme l’autre, celui qui craint comme celui qui espère, désirent nécessairement et ardemment
connaître l’avenir, et que c’est par là que jadis Delphes, Délos, Claros et les Branchides14 avaient acquis
tant de richesses et de célébrité, les tyrans dont je parlais tout à l’heure amenant sans cesse dans leurs
temples des gens désireux de connaître l’avenir, qui, dans cette vue, sacrifiaient des hécatombes et
consacraient des briques d’or15. Roulant et retournant ces pensées dans leur esprit, ils projetèrent de
fonder un sanctuaire prophétique et un oracle : ils comptaient bien, pour peu que leur entreprise réussît,
devenir bientôt riches et fortunés, et en effet ils y gagnèrent plus qu’ils ne s’y attendaient d’abord et ils
entrevirent bientôt un succès qui dépassait leur espérance.
9.– Dès qu’ils eurent pris ce parti, ils se consultèrent premièrement sur l’endroit à choisir, en second lieu
sur la manière dont ils commenceraient et conduiraient leur entreprise. Cocconas était d’avis que
l’endroit qu’il leur fallait était Chalcédoine16, parce que c’était une place de commerce voisine de la
Thrace et de la Bithynie et qui n’était pas loin non plus de l’Asie mineure, de la Galatie et de tous les
peuples situés au delà de ces contrées. Alexandre au contraire préférait son pays. Il soutenait, ce qui était
vrai, que pour commencer une telle entreprise, ils avaient besoin d’hommes épais et simples d’esprit
pour les recevoir, tels qu’étaient, disait-il, les Paphlagoniens qui habitent au-delà du mur d’Abonous17,
gens pour la plupart superstitieux et riches, chez qui un homme n’avait qu’à paraître avec un joueur de
flûte, de tambourin ou de cymbale et un crible pour prédire l’avenir ; aussitôt tous accouraient la bouche
ouverte pour l’entendre et le regardaient comme un habitant du ciel.
10.– Ils furent en désaccord peu de temps sur ce point. À la fin, Alexandre fit prévaloir son avis. Arrivés
à Chalcédoine, car ils pensaient qu’après tout cette ville leur serait de quelque utilité, ils enfouirent dans
le temple d’Apollon, le plus ancien du pays, des tablettes de bronze portant qu’Asclépios18 allait se
rendre dans le Pont avec son père Apollon et qu’il fixerait sa résidence à Abonouteichos. Ces tablettes
furent découvertes à point nommé et l’inscription qu’elles portaient se répandit facilement dans toute la
Bithynie et le Pont, mais tout particulièrement dans Abonouteichos. Les habitants décrétèrent aussitôt
l’érection d’un temple et se mirent à en creuser les fondations. Cependant Cocconas resta à Chalcédoine,
où il composait des oracles ambigus, équivoques et énigmatiques. Mais à peu de temps de là, il mourut,
mordu, je crois, par une vipère.
11.– Alexandre était parti le premier. Il portait alors une longue chevelure dont il laissait flotter les
boucles ; il était vêtu d’une tunique de pourpre rayée de blanc, sur laquelle il jetait un manteau blanc ; il
tenait à la main une épée recourbée, à l’imitation de Persée, dont il se vantait de descendre par sa mère,
et ces misérables Paphlagoniens, qui savaient que ses parents étaient tous deux d’origine humble et
obscure, n’en crurent pas moins l’oracle qui disait :
Ici, sous vos yeux, il y a un rejeton de Persée, cher à Phébus : c’est le divin Alexandre, que le sort a fait naître du sang de
Podalire19.

D’après cet oracle, Podalire était donc si lascif et si fou des femmes qu’il avait une érection de
Tricca jusqu’en Paphlagonie pour la mère d’Alexandre. D’autre part, on parlait déjà d’un oracle qu’on
attribuait à une prophétie de la Sibylle20 :
Sur les bords du Pont Euxin, près de Sinope, il naîtra à Tursis, sous l’empire des Ausoniens, un prophète qui fera voir après la
première unité et une triple décade, cinq autres unités et une triple vingtaine, ce qui donnera le nom à quatre roues d’un homme
défenseur.

12.– Alexandre se jeta donc sur sa patrie, après une longue absence, dans cet appareil d’histrion ; il y
attira tous les regards et fit sensation ; il simulait le délire et se montrait parfois l’écume aux lèvres ; il
pouvait le faire facilement : il n’avait qu’à mâcher de la racine de saponaire, herbe qui sert à la teinture ;
mais cette écume était pour les spectateurs quelque chose de surnaturel et d’effrayant. Depuis
longtemps, il avait fabriqué et équipé à leur intention une tête de serpent en toile, qui avait quelque
ressemblance à la figure humaine. Cette tête peinte au naturel ouvrait et fermait la bouche au moyen de
crins de cheval et il en sortait une langue pareille à celle d’un serpent, fourchue, noire, qu’on tirait elle
aussi avec des crins. Le fourbe et sa bande avaient en outre sous la main le serpent de Pella qu’ils
nourrissaient à la maison, pour le faire paraître en temps opportun devant le public et l’associer à leurs
représentations et même pour lui faire jouer le premier rôle de la pièce.
13.– Quand il fallut la commencer, voici ce qu’il imagina. Il se rendit pendant la nuit aux fondations du
temple qui venaient d’être creusées ; il s’y était amassé de l’eau, soit qu’elle eût filtré de quelque endroit
du sol, soit qu’elle fût tombée du ciel. Il y dépose un œuf d’oie qu’il avait préalablement vidé, où il
enferme un serpent qui venait de naître ; il le plonge au fond de la boue et s’en retourne chez lui. Le
lendemain matin, il s’élance nu sur la place, n’ayant qu’une ceinture autour des parties, laquelle était
d’or, elle aussi21. Il tenait sa fameuse épée recourbée et secouait ses cheveux flottants, comme les prêtres
inspirés qui mendient pour la mère des dieux22. Il monte sur un autel élevé et se met à haranguer le
peuple, félicitant la ville qui va sur-le-champ recevoir le dieu visible. Les assistants – presque toute la
ville était accourue avec les femmes, les vieillards et les enfants – étaient frappés de stupeur, priaient et
adoraient. Et lui, bredouillant des paroles indistinctes, comme s’il parlait hébreu ou phénicien, achevait
d’en imposer à cette foule qui ne savait pas ce qu’il disait, sauf une chose, les noms d’Apollon et
d’Asclépios, qui revenaient sans cesse dans ses paroles.
14.– Un instant après, il se mit à courir à toute vitesse vers le temple futur. Arrivé à l’excavation et à la
fontaine qu’on avait construite d’abord pour l’oracle, il entre dans l’eau en chantant à pleine voix des
hymnes en l’honneur d’Asclépios et d’Apollon ; il appelle le dieu et l’invite à venir dans la ville sous
d’heureux auspices. Puis il demande une coupe à libations ; on lui en passe une ; il la plonge à l’instant
et retire avec l’eau et la vase l’œuf où il avait enfermé le dieu, et dont il avait eu soin de reboucher le
trou avec de la cire blanche et de la céruse. Il prend l’œuf dans ses mains et s’écrie qu’il tient Asclépios.
Les assistants, déjà fort étonnés que l’œuf eût été trouvé dans l’eau, regardaient de tous leurs yeux ce
qui allait se passer. Il casse l’œuf et reçoit dans le creux de sa main le petit du fameux serpent. Ceux qui
étaient près de lui, voyant ce petit reptile remuer et s’enrouler autour de ses doigts, se mirent aussitôt à
pousser des cris ; ils saluèrent le dieu, félicitèrent la ville de son bonheur ; les vœux se pressaient dans
leur bouche ouverte et chacun demandait au dieu des trésors, des richesses, la santé et tous les biens.
Pour Alexandre, il regagna en courant sa maison, emportant avec lui l’Asclépios nouveau-né, qui venait
au monde pour la deuxième fois, alors que les hommes ne naissent qu’une fois ; et ce n’était pas de
Coronis23, par Zeus, ni même d’une corneille, mais d’une oie qu’il tenait la naissance. Et cependant le
peuple tout entier le suivait, frénétique et délirant d’espérance.
15.– Il resta quelques jours à la maison. Il comptait, et son calcul était juste, qu’au bruit de l’événement
toute la Paphlagonie allait aussitôt accourir. Quand la ville fut bondée de gens, qui tous avaient perdu la
cervelle et le sens, qui ne ressemblaient en rien à des hommes mangeurs de pain et qui ne différaient des
moutons que par la forme, il s’assit sur un lit dans une petite chambre, habillé comme un dieu ; il prit
dans son sein cet Asclépios de Pella, dont j’ai déjà signalé la grandeur et la beauté, il l’enroula
complètement autour de son cou et laissa la queue dehors ; le serpent était en effet si long qu’il
s’étendait jusque sur sa poitrine, et qu’une partie de son corps traînait à terre. Il lui tenait seulement la
tête, cachée sous son aisselle, car l’animal supportait tout, et il faisait voir la tête de toile d’un côté de sa
barbe, comme si c’était vraiment celle du serpent dont on voyait la queue.
16.– Imagine-toi maintenant une petite chambre assez obscure et insuffisamment éclairée et un immense
ramassis d’hommes excités, frappés par avance et exaltés par l’espérance. Ils entrent et ce qu’ils voient
les surprend naturellement comme un miracle : le reptile, si petit alors, est devenu en quelques jours un
énorme serpent, avec une figure humaine et, qui plus est, il est apprivoisé. Mais ils étaient pressés vers
la sortie et, avant d’avoir bien vu, ils étaient poussés dehors par ceux qui entraient à leur tour. On avait
percé une issue en face de la porte, comme l’avaient fait les Macédoniens à Babylone, lorsque
Alexandre, malade, fut réduit à l’extrémité et que les soldats entourant le palais voulurent le voir et lui
dire un dernier adieu24. Cette représentation ne fut pas la seule que donna le coquin ; il la répéta, dit-on,
plusieurs fois, notamment pour des gens riches nouvellement arrivés.
17.– Cependant, cher Celse, s’il faut dire la vérité, on doit être indulgent à ces Paphlagoniens et à ces
habitants du Pont, gens épais et sans instruction, de s’être laissé tromper en touchant le serpent, ce
qu’Alexandre permettait de faire à ceux qui le voulaient. Ils ne voyaient en effet que dans un jour obscur
une tête qui apparemment était celle du serpent, ouvrir et fermer la bouche. En présence d’une telle
machine, il eût absolument fallu un Démocrite25, ou Épicure lui-même, ou Métrodore26, ou quelque
autre philosophe à l’esprit cuirassé contre ces prestiges et les tromperies du même genre, pour se défier
et deviner ce qu’il en était, et, s’il n’en pouvait découvrir le mécanisme, garder la conviction qu’en dépit
de la difficulté d’apercevoir le ressort que le magicien faisait jouer, ce n’était en tout cas qu’une
imposture et un prodige irréalisable.
18.– Peu à peu la Bithynie aussi, la Galatie et la Thrace accoururent ; car chacun des visiteurs rapportait
naturellement qu’il avait vu naître le dieu, puis qu’il l’avait touché, parvenu en peu de jours à une
grandeur extraordinaire et ressemblant pour le visage à un homme. Puis on en fit des peintures, des
images, des statues, les unes en airain, les autres en argent, et l’on donna un nom au dieu. On l’appela
Glycon, d’après un oracle en vers venu du dieu lui-même ; car Alexandre s’était écrié :
Je suis Glycon, petit-fils de Zeus, lumière pour les mortels.

19.– Quand vint le moment d’exécuter le projet pour lequel il avait mis en jeu toutes ces machines,
c’est-à-dire de rendre des oracles à ceux qui en demandaient et de prédire l’avenir, il prit modèle sur
Amphilochos de Cilicie. Celui-ci en effet, quand son père Amphiaraos fut mort et qu’il eut disparu à
Thèbes, avait été chassé de sa maison, s’était réfugié en Cilicie et avait fait assez bien ses affaires en
prédisant, lui aussi, l’avenir aux Ciliciens, moyennant deux oboles pour chaque oracle. Donc Alexandre,
prenant modèle sur lui, annonce à tous ceux qui viennent le voir que le dieu rendra des oracles à un jour
dit. Il enjoint à chacun d’écrire sur un billet ce qu’il demande et ce qu’il veut particulièrement savoir, de
le fermer avec un fil et de le cacheter avec de la cire, de l’argile ou quelque autre matière semblable. Il
viendrait lui-même prendre les billets, puis rentrant dans le sanctuaire, car à ce moment le temple était
élevé et le théâtre préparé, il ferait appeler dans l’ordre ceux qui les auraient remis, par la voix d’un
héraut et d’un interprète du dieu, et quand il aurait appris du dieu les demandes de chacun, il rendrait le
billet cacheté comme il était avec la réponse en suscription, car le dieu répondrait mot pour mot à ce
qu’on lui demanderait.
20.– Pour un homme tel que toi, et s’il n’est pas outrecuidant de le dire, pour un homme tel que moi
aussi, la supercherie eût été évidente et facile à connaître ; mais pour ces ignorants, au nez rempli de
morve, c’était un prodige qui semblait absolument incroyable. Notre homme avait imaginé plusieurs
moyens d’enlever les cachets ; il lisait ainsi toutes les demandes et y répondait ce qu’il jugeait le plus
convenable, puis il roulait de nouveau les billets, les recachetait et les rendait au grand étonnement de
ceux qui les recevaient. Ils se disaient souvent : « Comment a-t-il su ce que je lui ai remis après l’avoir
scellé très sûrement d’un cachet difficile à imiter ? Il faut que ce soit quelque dieu à qui rien n’est
inconnu. »
21.– Mais enfin quelles sont ces inventions ? me demanderas-tu peut-être. Écoute donc, afin que tu
puisses démasquer ces supercheries. Voici la première, mon très cher Celse. Avec une aiguille passée au
feu il faisait fondre la partie de la cire qui était sous le cachet, le levait, et, après avoir lu la lettre, il
chauffait de nouveau la cire avec son aiguille et recollait aisément celle qui était sous le fil et celle qui
portait l’empreinte même. Il y a un second moyen ; c’est l’emploi de ce qu’on appelle le collyre. Il
l’apprêtait avec de la poix du Bruttium, de l’asphalte, une pierre diaphane pulvérisée, de la cire et de la
gomme. Après avoir fabriqué son collyre de tous ces ingrédients, il le chauffait au feu et l’appuyait sur
le cachet qu’il avait au préalable humecté de salive, et il prenait ainsi l’empreinte. Tandis que ce collyre
séchait rapidement, il ouvrait vite la lettre, la parcourait, y remettait la cire et y modelait comme avec
une pierre une empreinte exactement pareille à l’originale. Voici encore une troisième manière. Il mettait
du plâtre dans de la gomme qui sert à coller les livres, il en formait de la cire, qu’il mettait sur le cachet,
alors qu’elle était encore molle. Il enlevait ensuite cette pâte qui sèche vite et devient plus dure que la
corne et même que le fer, et il s’en servait pour l’empreinte. Il y a bien d’autres expédients pour cela ;
mais il n’est pas nécessaire que je les mentionne tous ; je m’exposerais à passer pour un pédant, vis-à-
vis de toi surtout qui, dans tes écrits contre les magiciens, ouvrages très beaux, très utiles et propres à
rendre sages ceux qui te liront, as cité suffisamment d’exemples, beaucoup plus même que je ne l’ai fait.
22.– Donc il rendait des oracles et prédisait l’avenir, et il faisait ce métier avec une rare intelligence,
combinant la conjecture avec la réflexion. Il répondait aux questions par des oracles tantôt louches et
ambigus, tantôt complètement inintelligibles ; car il pensait que cette obscurité était bien dans la
manière des oracles. Il dissuadait ou encourageait les uns, selon ce qu’il conjecturait être le mieux ; il
prescrivait aux autres des cures ou des régimes ; car il connaissait, je l’ai dit au début, beaucoup de
drogues utiles. Celle qui était chez lui le plus en vogue, c’était les cytmides, nom qu’il avait donné à un
onguent fortifiant, composé de graisse de chèvre. À l’égard des espérances, des accroissements de
fortune, des héritages, il renvoyait toujours à une autre fois, ajoutant :
Tout cela viendra, quand je le voudrai, et que mon prophète me l’aura demandé et m’aura prié pour vous.

23.– Le prix de chaque oracle était fixé à une drachme et deux oboles. Ne va pas en conclure que c’était
peu, camarade, et que ce revenu était léger. Il ramassait chaque année soixante-dix ou quatre-vingt mille
drachmes ; car, dans leur insatiable désir de connaître l’avenir, les gens lui payaient dix ou quinze
oracles à la fois. Mais il ne gardait pas pour lui seul l’argent qu’il recevait, il ne thésaurisait pas ; il avait
autour de lui une foule d’associés, de serviteurs, d’informateurs, de fabricants d’oracles, de gardiens
d’oracles, d’écrivains, de poseurs de cachets, d’interprètes, qu’il rétribuait tous en proportion de leur
valeur respective.
24.– Déjà même il envoyait des émissaires à l’étranger, pour semer chez les peuples des bruits
favorables à son oracle et pour raconter qu’il prédisait l’avenir, découvrait les esclaves fugitifs,
démasquait les voleurs et les brigands, faisait déterrer des trésors, guérissait les malades et même qu’il
avait déjà ressuscité quelques morts. Dès lors on accourut, on se rua de tous les pays, on fit des
sacrifices, on consacra des offrandes, et le salaire du prophète et disciple du dieu s’en trouva doublé, car
un oracle était sorti qui disait :
Je veux qu’on honore mon interprète et serviteur ; car, pour moi, je m’intéresse peu aux richesses, mais à mon interprète.

25.– Cependant beaucoup d’hommes sensés, se réveillant pour ainsi dire d’une profonde ivresse, se
liguèrent contre lui, notamment tous les disciples d’Épicure ; insensiblement on perçait à jour dans les
villes tout ce charlatanisme et cet appareil de comédie. Alors il sort contre eux un épouvantail : il crie
que le Pont est rempli d’athées et de chrétiens, qui osent débiter contre lui les propos les plus injurieux,
et il ordonne de les chasser à coups de pierre à tous ceux qui veulent se rendre le dieu propice. Il proféra
même sur Épicure un oracle. Comme on lui demandait ce qu’Épicure faisait aux Enfers, il dit :
Il est pris dans des entraves de plomb et il est assis dans un bourbier.

Étonne-toi à présent que l’oracle se soit élevé si haut, quand tu vois les visiteurs poser des
questions si intelligentes et si raffinées. Bref, il faisait à Épicure une guerre implacable et sans merci : et
ce n’était pas sans motif. À quel autre, en effet, un fourbe, ami des prestiges et profondément hostile à la
vérité, pouvait-il faire la guerre à plus juste titre qu’à Épicure, qui a pénétré la nature des choses et qui
seul y a discerné la vérité ? À l’égard des disciples de Platon, de Chrysippe27 et de Pythagore, il cultivait
leur amitié et vivait avec eux dans une paix profonde. Mais l’inflexible Épicure, c’est ainsi qu’il le
nommait, lui était justement odieux, parce qu’il tenait tous ces sortilèges pour dérisoires et puérils. Par
la même raison, de toutes les villes du Pont, Amastris était celle qu’il haïssait le plus, parce qu’il savait
que Lépidus et beaucoup d’autres de même opinion résidaient dans cette ville, et il ne rendit même
jamais d’oracle à un habitant d’Amastris. Un jour qu’il avait osé donner un oracle au frère d’un sénateur,
il s’en tira couvert de ridicule, n’ayant pu lui-même imaginer une réponse adroite, ni trouver personne
qui pût lui en fabriquer une en temps voulu. Comme cet homme se plaignait de douleurs d’estomac,
voulant lui prescrire de manger un pied de cochon apprêté avec de la mauve, il dit :
Saupoudre de la mauve avec l’aliment sacré du cochon.

26.– Souvent, comme je l’ai dit plus haut, il faisait voir le serpent à ceux qui le demandaient, mais non
pas entier ; il produisait surtout la queue et le reste du corps, mais il gardait la tête invisible sous son
aisselle. Pour frapper davantage l’imagination de la multitude, il promit de faire parler le dieu, qui
rendrait lui-même des oracles sans interprète. Cela ne lui fut pas difficile. Il attacha ensemble des
trachées-artères de grues et les fit passer à travers cette tête machinée à la ressemblance de l’homme.
Alors il répondait aux questions par l’entremise d’un homme qui du dehors criait dans le tuyau, de sorte
que sa voix arrivait par cet Asclépios de toile. Ces oracles s’appelaient autophones ; on ne les rendait
pas indifféremment pour tout le monde : ils étaient réservés aux gens revêtus de la robe prétexte, aux
riches et aux donateurs généreux.
27.– C’est ainsi que l’oracle donné à Sévérianus, lors de son entrée en Arménie était lui aussi un oracle
autophone.
Il l’avait poussé à cette invasion, en disant :
Après avoir dompté les Parthes et les Arméniens de ta lance agile, tu reverras Rome et l’eau brillante du Tibre, portant aux
tempes une bandelette mêlée de rayons.

Puis, lorsque ce Gaulois imbécile se fut laissé persuader, qu’il eut pénétré en Arménie et abouti à
se faire tailler en pièces, lui et son armée, par Othryadès, il supprima cet oracle de ses archives et lui
substitua cet autre :
Ne conduis pas ton armée contre les Arméniens, ce n’est pas ton intérêt. Crains qu’un homme habillé en femme ne lance de son
arc un triste destin et ne t’ôte la vie et la lumière.

28.– Il avait d’autre part imaginé un subtil expédient, c’était de faire des oracles après les événements
pour corriger les prédictions fausses et les succès manqués. Souvent en effet il promettait la santé aux
malades encore en vie ; s’ils mouraient, il avait un autre oracle tout prêt à chanter la palinodie :
Ne cherche plus de secours à ta triste maladie ; ton destin est visible, et tu ne peux y échapper.

29.– Sachant que les prêtres de Claros, de Didymes et de Mallos avaient eux aussi la vogue pour la
même divination, il s’en faisait des amis, en leur envoyant beaucoup de ceux qui venaient à lui. Il disait
à l’un :
Va maintenant à Claros, pour y entendre la voix de mon père.

À un autre :
Approche-toi du sanctuaire des Branchides et écoute leurs oracles.

À un troisième :
Rends-toi à Mallos et à l’oracle d’Amphilochos.

30.– Ceci se passait à l’intérieur des frontières qui enferment l’Ionie, la Cilicie, la Paphlagonie et la
Galatie. Mais lorsque la renommée de l’oracle se fut répandue en Italie aussi et qu’elle eut pénétré dans
la ville des Romains, tous, à l’envi les uns des autres, se hâtèrent, les uns d’y aller eux-mêmes, les autres
d’y envoyer, surtout les plus puissants et les plus élevés en dignité. Le premier et le principal d’entre eux
fut Rutilianus, honnête homme d’ailleurs et qui s’était distingué dans plusieurs charges romaines, mais
d’une superstition maladive et d’une absurde crédulité en matière de religion. Au seul aspect d’une
pierre arrosée d’huile ou couronnée de fleurs, il se prosternait, adorait, et restait là un temps infini à la
prier et à lui demander toute sorte de biens. Dès qu’il eut entendu ce qu’on disait de l’oracle, peu s’en
fallut qu’il n’abandonnât le poste qui lui était confié pour voler au mur d’Abonos. En tout cas, il y
dépêcha courriers sur courriers ; mais ses envoyés étaient des valets ignorants qui furent aisément dupes
de l’erreur. À leur retour, ils rapportèrent non seulement ce qu’ils avaient vu, mais encore ce qu’ils
avaient entendu, comme s’ils l’avaient vu, et ils y ajoutèrent encore de leur chef, afin d’être plus en
faveur auprès du maître. C’est ainsi qu’ils enflammèrent l’imagination du pauvre vieillard et le jetèrent
dans une folie incurable.
31.– Et lui, qui avait des amis très nombreux et très puissants, allait partout racontant ce qu’il avait
entendu dire à ses envoyés et il en ajoutait encore de son cru. Il en remplit la ville, la mit en émoi et fit
tourner la tête à la plupart des courtisans, qui aussitôt s’empressèrent comme lui d’interroger l’oracle sur
leurs affaires personnelles. Notre homme recevait les arrivants avec une grande politesse et se les
conciliait par des présents d’hospitalité et d’autres cadeaux magnifiques, et, quand ils le quittaient, ils
étaient prêts non seulement à rapporter les réponses du prophète, mais encore à chanter les louanges du
dieu et à mentir, eux aussi, en parlant des prodiges de l’oracle.
32.– Mais le triple scélérat imagina autre chose d’assez adroit et qui n’était pas à la portée du premier
brigand venu. Il décachetait les lettres qu’on envoyait au dieu, les lisait, et, s’il trouvait quelque chose de
compromettant et de risqué dans les demandes, il le gardait et ne répondait pas, afin de tenir à sa
discrétion et dans une sujétion presque complète ceux qui l’avaient interrogé, par la crainte qu’il leur
inspirait, quand ils songeaient à ce qu’ils avaient demandé. Tu conçois bien quelles questions pouvaient
faire les riches et les puissants. Il recevait ainsi beaucoup de présents de ceux qui se sentaient pris dans
ses filets.
33.– Je veux te rapporter aussi quelques-uns des oracles rendus à Rutilianus. Il demandait, au sujet du
fils qu’il avait eu de sa première femme et qui était en âge de commencer son éducation, quel maître il
devait préposer aux études de l’enfant. Le prophète répondit :
Pythagore et le grand poète qui a chanté les guerres.

L’enfant étant mort quelques jours après, Alexandre était embarrassé et ne savait que dire à ses
critiques, en voyant son oracle si vite convaincu de fausseté. Mais le bon Rutilianus lui-même le
devança et justifia l’oracle en disant que c’était cela même que le dieu avait annoncé et que c’était la
raison pour laquelle il avait ordonné de ne choisir à l’enfant aucun maître vivant, mais bien Pythagore et
Homère, qui étaient morts depuis longtemps, et dont le jeune garçon allait sans nul doute être désormais
le disciple. Dès lors comment pourrait-on blâmer Alexandre, s’il lui plaisait de s’amuser de pareilles
marionnettes ?
34.– Une autre fois, le même Rutilianus lui demanda à qui avait appartenu l’âme qu’il avait reçue. Il
répondit :

Tu as d’abord été Achille, puis Ménandre28, puis celui que nous voyons à présent ; tu seras ensuite un rayon du soleil ; tu
vivras quatre-vingts ans par-dessus la centaine.

Or il mourut atrabilaire à soixante-dix ans, sans attendre l’effet de la promesse du dieu.


35.– Cet oracle aussi était un oracle autophone. Un jour il le questionna aussi sur un projet de mariage.
Le prophète fit cette réponse expresse :
Épouse la fille d’Alexandre et de Séléné.

Depuis longtemps il avait fait courir le bruit que la fille qu’il avait lui était née de Séléné ; car
cette déesse s’était éprise de lui, en le voyant dormir ; c’est, en effet, son habitude d’aimer les beaux
dormeurs. Sans perdre un instant, le sage Rutilianus envoya demander la jeune fille, et, fiancé
sexagénaire, il célébra ses noces et les consomma. Pour se rendre propice sa belle-mère Séléné, il lui
offrit des hécatombes entières, s’imaginant être devenu lui-même un habitant du ciel.
36.– Une fois qu’Alexandre eut pris pied en Italie, il forma des projets de plus en plus vastes. Il envoya
dans toutes les parties de l’empire romain des porteurs d’oracles, pour avertir les villes de se garder
contre la peste, les incendies et les tremblements de terre ; il promettait lui-même de les aider
puissamment à détourner ces malheurs. Pendant la peste, il envoya chez tous les peuples un oracle,
autophone lui aussi, rédigé en un vers unique :
Phébus aux longs cheveux écarte le nuage de la peste.

Et l’on pouvait voir ce vers écrit partout sur les portes, comme un préservatif contre la peste ; mais
c’est le contraire qui arriva généralement. Par un malheur singulier, ce furent surtout les maisons où l’on
avait écrit ce vers qui furent dépeuplées. Et ne crois pas que je veuille dire que ce fut ce vers qui les
perdit, mais le hasard voulut qu’il en fût ainsi. Peut-être aussi la plupart d’entre eux, plaçant leur
confiance dans le vers, négligèrent-ils les précautions nécessaires, vivant dans l’insouciance, sans aider
aucunement l’oracle à lutter contre la maladie, comme des gens qui comptaient que les syllabes
combattraient pour eux et qu’Apollon aux longs cheveux écarterait la peste à coups de flèches.
37.– Cependant il entretenait à Rome même un grand nombre d’informateurs choisis parmi ses
complices. Ils l’instruisaient du caractère de chacun, et lui révélaient à l’avance les questions qu’ils
devaient lui poser et l’objet spécial de leurs désirs, de sorte qu’on le trouvait prêt à répondre, même
avant l’arrivée des envoyés.
38.– Voilà ce qu’il faisait en Italie. Voici ce qu’il imagina encore. Il institua des mystères avec
procession aux flambeaux et proclamations d’hiérophante ; ils se célébraient toujours pendant trois jours
consécutifs. Le premier jour on faisait une proclamation, comme à Athènes, sous la forme suivante :
« Si un athée, ou un chrétien, ou un épicurien vient espionner nos mystères, qu’on le chasse et que ceux
qui croient au dieu célèbrent les mystères avec la bénédiction du ciel. » On commençait ensuite par
l’expulsion. Alexandre menait le chœur et s’écriait : « À la porte, les chrétiens ! » et tout le peuple lui
répondait : « À la porte, les épicuriens ! » Puis venaient l’accouchement de Léto, la naissance
d’Apollon, son hymen avec Coronis qui devenait mère d’Asclépios. Le deuxième jour, c’était
l’apparition de Glycon et la nativité de ce dieu.
39.– Le troisième jour, on représentait le mariage de Podalire avec la mère d’Alexandre. On l’appelait le
Jour des Torches et l’on brûlait en effet des torches. On terminait par les amours de Séléné et
d’Alexandre et la naissance de la femme de Rutilianus. Endymion Alexandre portait la torche et
remplissait le rôle d’hiérophante. On le voyait couché soi-disant endormi au milieu du temple. Du haut
de la voûte, comme du haut du ciel, descendait vers lui, au lieu de Séléné, une certaine Rutillia, très
belle femme, qui était mariée à un intendant de César. Elle était réellement amoureuse d’Alexandre et
aimée de lui, et sous les yeux de son misérable mari, ils se baisaient et s’embrassaient ; peut-être même,
s’il n’y avait pas eu tant de lumières, se serait-il passé autre chose qu’on fait sous le manteau. Un instant
après, Alexandre rentrait en habits d’hiérophante, au milieu d’un grand silence. Puis il s’écriait lui-
même à pleine voix : « Iè, Glycon ! » sur quoi les Eumolpides et les Kéryces qui le suivaient, des
Paphlagoniens rustiquement chaussés, et dont les rots sentaient la saumure d’ail, criaient à leur tour :
« Ié, Alexandre ! »
40.– Souvent pendant la fête des flambeaux et les danses des mystères, il faisait voir sa cuisse d’or en la
découvrant à dessein ; il l’avait apparemment enveloppée d’un cuir doré qui reflétait l’éclat des
flambeaux. Aussi un jour deux fous soi-disant philosophes agitèrent la question si Alexandre avait l’âme
de Pythagore, comme il en avait la cuisse, ou bien quelque autre pareille. Ils portèrent leur contestation
devant Alexandre lui-même et le roi Glycon résolut la question par cet oracle :
L’âme de Pythagore tantôt décline, tantôt croît. L’âme du prophète est une émanation de l’âme de Zeus. Son père l’a envoyé
pour secourir les hommes de bien. Elle retournera chez Zeus, frappée de la foudre de Zeus.

41.– Il prescrivait à tous de s’abstenir du commerce des garçons, comme d’une chose impie, mais voici
ce qu’avait imaginé pour lui ce vertueux personnage. Il ordonnait aux villes du Pont et de la
Paphlagonie de lui envoyer pour trois ans des prêtres qui devaient chanter le dieu près de lui. On devait
lui envoyer les plus nobles, les plus jeunes, les plus beaux garçons, après les avoir examinés et choisis.
Il les enfermait chez lui et en usait comme d’esclaves achetés à prix d’argent, il couchait avec eux et leur
faisait subir des outrages de toute sorte. Il s’était en outre fait une loi de ne point saluer et de ne point
embrasser en le baisant de ses lèvres quiconque aurait dépassé dix-huit ans ; mais tandis qu’il donnait sa
main à baiser aux autres, il se réservait le droit de baiser les jolis garçons ; on les appelait pour cette
raison les enfants du baiser.
42.– C’est ainsi qu’il se jouait des imbéciles, corrompant sans pudeur leurs femmes et couchant avec
leurs enfants. Chacun tenait à grand honneur et souhaitait qu’il jetât les yeux sur sa femme. S’il la
jugeait digne d’un baiser, chacun était persuadé que la fortune allait verser tous ses trésors à la fois dans
sa maison. Beaucoup de femmes se vantaient même d’avoir eu un enfant de lui, et les maris
témoignaient qu’elles disaient la vérité.
43.– Je veux aussi te rapporter la conversation de Glycon et d’un certain Sakerdos de Tion29, dont tu
apprécieras l’intelligence d’après ses questions. Je l’ai lue, écrite en lettres d’or à Tion, dans la maison
de ce Sakerdos. « Dis-moi, maître Glycon, demanda celui-ci, qui es-tu ? — Moi, dit-il, je suis le nouvel
Asclépios. — Un autre que l’ancien ? est-ce cela que tu veux dire ? — Il ne t’est pas permis de le savoir.
— Combien d’années resteras-tu chez nous à prophétiser ? — Trois par-dessus le millier. — Où iras-tu
ensuite ? — À Bactres30 et dans les contrées avoisinantes ; car il faut que les barbares aussi jouissent de
ma présence. — Mais les autres oracles, celui de Didymes, celui de Claros, celui de Delphes sont-ils
encore inspirés par ton père Apollon, ou les oracles qui en sortent sont-ils menteurs ? — Cela non plus,
ne cherche pas à le savoir ; ce n’est pas permis. — Et moi, qui serai-je après cette vie-ci ? — Un
chameau, puis un cheval, ensuite un sage et un prophète aussi grand qu’Alexandre. » Telle fut la
conversation de Glycon avec Sakerdos. Sachant que son interlocuteur était un ami de Lépidus, il la
termina par cet oracle en vers :
Ne crois pas Lépidus ; un triste sort l’attend.

Il avait en effet, comme je l’ai déjà dit, une peur extrême d’Épicure, parce qu’il voyait en lui un
concurrent et un savant, adversaire de ses prestiges.
44.– Aussi un épicurien ayant osé le convaincre d’imposture en présence de nombreux témoins, il lui fit
courir un sérieux danger. Cet homme l’ayant abordé lui avait dit à haute voix : « C’est donc toi,
Alexandre, qui as persuadé à un tel, de Paphlagonie, d’amener ses esclaves au gouverneur de la Galatie
pour les faire mourir comme meurtriers de son fils, qui étudiait à Alexandrie ? Eh bien, le jeune homme
vit, il est revenu sain et sauf, après la mort des esclaves que tu as fait livrer aux bêtes. » Voici ce qui
s’était passé. Le jeune homme, ayant remonté le Nil en Égypte jusqu’à Clysma, avait trouvé un vaisseau
prêt à faire voile pour l’Inde, et s’était laissé persuader de suivre les passagers. Comme il tardait à
revenir, ses malheureux esclaves, pensant que leur jeune maître avait péri en naviguant sur le Nil ou
qu’il avait été enlevé par des brigands – il y en avait beaucoup alors – revinrent annoncer qu’il avait
disparu. De là, l’oracle et la condamnation, après laquelle le jeune homme était survenu et avait expliqué
la cause de son absence.
45.– Voilà ce que dit l’épicurien. Outré de se voir confondu et ne pouvant supporter la vérité du
reproche, Alexandre ordonna aux assistants de lui jeter des pierres ; autrement ils seraient voués à la
vengeance des dieux et appelés épicuriens. Déjà les pierres commençaient à voler, lorsqu’un certain
Démostratos, personnage marquant dans le Pont, qui se trouvait en voyage dans la ville, l’entoura de ses
bras et le sauva de la mort, au moment où il allait être lapidé. Il le méritait bien d’ailleurs. Qu’avait-il
besoin de vouloir être seul raisonnable au milieu d’une foule d’insensés et de s’exposer à pâtir de la
folie des Paphlagoniens ? Voilà comment fut traité cet épicurien.
46.– Quand on appelait les consultants dans l’ordre qui leur avait été assigné, appel qui avait lieu la
veille du jour où les oracles étaient rendus, le héraut demandait au prophète s’il voulait prophétiser pour
un tel. S’il répondait de l’intérieur : « Aux corbeaux ! » personne ne recevait plus cet homme sous son
toit ni ne partageait plus avec lui ni le feu ni l’eau ; il était forcé d’errer de pays en pays, comme un
impie, un athée, un épicurien, ce qui était la grande injure.
47.– Voici encore à ce propos un trait bien drôle de cet Alexandre. Ayant trouvé les Principes essentiels
d’Épicure, le plus beau de ses livres, comme tu sais, et qui contient un abrégé de son credo
philosophique, il le porta au milieu de la place publique et le brûla sur des fagots de bois de figuier,
comme s’il brûlait l’homme lui-même ; il jeta la cendre dans la mer et rendit en outre cet oracle :
J’ordonne qu’on brûle les Principes du vieillard aveugle.

Il ignorait, le scélérat, quels biens ce livre procure à ceux qui le lisent, quelle paix, quelle
tranquillité, quelle liberté il fait naître en eux, en les délivrant des craintes, des fantômes, des prodiges,
ainsi que des vaines espérances et des désirs superflus, en y substituant la raison et la vérité, et en
purifiant vraiment leurs âmes, non pas au moyen de torches, de scille et autres niaiseries de même
acabit, mais par la droite raison, la vérité et la franchise.
48.– Entre autres coups d’audace de ce scélérat, je vais t’en dire un, le plus impudent. Comme il avait un
accès facile au palais impérial et à la cour par le crédit de Rutilianus, il y fit parvenir un oracle au plus
fort de la guerre de Germanie, alors que le divin Marc31 allait en venir aux mains avec les Marcomans et
les Quades. L’oracle ordonnait de jeter dans le Danube deux lions vivants avec beaucoup d’aromates et
d’offrir de magnifiques sacrifices. Mais il vaut mieux rapporter l’oracle même :
J’ordonne qu’on jette dans les tourbillons de l’Ister, le fleuve aux eaux venues de Zeus, deux serviteurs de Cybèle, animaux
nourris dans les montagnes et ce que le climat de l’Inde nourrit de fleurs et d’herbes parfumées : aussitôt on obtiendra la
victoire et une grande gloire avec l’aimable paix.

On le fit, comme il l’avait ordonné. Les lions ayant passé à la nage sur le territoire ennemi, les
barbares, les prenant pour des chiens ou des loups d’une espèce étrangère, les assommèrent à coups de
bâton. Aussitôt les nôtres essuyèrent le plus terrible désastre et perdirent d’un seul coup près de vingt
mille hommes. Puis arrivèrent les événements d’Aquilée, et cette ville faillit être prise. En présence
d’une telle issue de la guerre, il allégua froidement la fameuse défaite par laquelle Delphes justifia
l’oracle de Crésus32 : « Le dieu, dit-il, a bien prédit une victoire, mais sans notifier si c’est des Romains
ou de leurs ennemis. »
49.– Comme les foules affluaient les unes sur les autres et que la ville était bondée d’un nombre infini de
gens qui venaient consulter l’oracle, si bien qu’elle ne pouvait plus fournir à leurs besoins, il imagina ce
qu’il appela les oracles nocturnes. Il prenait les billets, se couchait dessus, du moins il le disait, et il
faisait les réponses qu’il prétendait avoir entendues du dieu en songe. Généralement ces réponses
n’étaient pas claires, mais ambiguës et troubles, surtout quand il voyait que le billet avait été
soigneusement cacheté. Alors il ne se risquait pas à l’ouvrir, et il écrivait au hasard ce qui lui venait à
l’esprit, persuadé que cette méthode était bien dans la manière des oracles. C’est pourquoi il avait établi
des exégètes qui touchaient de gros salaires de ceux qui recevaient de tels oracles pour les expliquer et
en résoudre le mystère. Ces places d’interprètes étaient soumises à une redevance : chacun d’eux payait
à Alexandre un talent attique.
50.– Parfois même, pour frapper l’imagination des sots, il rendait un oracle à quelqu’un qui ne l’avait
point interrogé, ni envoyé vers lui, qui même n’existait pas du tout. Tel était celui-ci :
Tu cherches quel est celui qui, dans un profond secret, embrasse ta femme Calligénie sur ton lit, dans ta maison. C’est ton
esclave Protogène, pour qui tu professes une entière confiance. Tu l’as épousé, lui ; à son tour il épouse ta compagne et te fait
payer ce léger retour de ta brutalité. Mais ils ont préparé à ton intention des drogues malfaisantes, pour que tu ne voies ni
n’entendes ce qu’ils font. Tu les trouveras sous ton lit près du mur, du côté de la tête. Ils ont pour complice ta servante Calypso.

Quel Démocrite n’eût pas été troublé en entendant des noms et des lieux si exactement signalés ?
Mais quel mépris il aurait ressenti un instant après, quand il aurait compris l’intention de l’auteur !
51.– Il rendait souvent aussi des oracles aux barbares qui l’interrogeaient dans leur langue maternelle, le
syrien ou le celtique, bien qu’il eût de la peine à trouver dans la ville des gens de la même nation que
ceux qui lui avaient confié leurs billets. Aussi laissait-il passer beaucoup de temps entre la remise des
billets et celle de la réponse, afin de pouvoir dans l’intervalle décacheter les demandes à son aise et sans
risque et de trouver des gens capables de les lui interpréter en détail. C’est par ce moyen qu’il rendit cet
oracle à un Scythe :
Morpheu bargoulos ischnianchnechi psidaos de.

52.– Une autre fois il dit en prose à quelqu’un qui n’était pas présent et qui même n’existait pas du tout :
Retourne sur tes pas : celui qui t’a envoyé est mort ; il a été tué aujourd’hui par Dioclès qui avait
amené avec lui les brigands Magnus, Céler et Baubalos, lesquels sont déjà pris et mis aux fers.
53.– Écoute aussi quelques-uns des oracles qu’il m’a rendus. Je lui avais demandé si Alexandre était
chauve, et j’avais cacheté mon billet minutieusement et visiblement. Il inscrivit au bas cet oracle
nocturne :
Malach, fils de Sabardalachos, était un autre Attis.

Une autre fois je lui fis la même question : « Quelle est la patrie du poète Homère ? » sur deux
billets différents et sous deux noms différents. Trompé par mon jeune esclave qui, interrogé sur le motif
de sa venue, avait répondu qu’il venait demander un remède pour un point de côté, il écrivit au bas du
premier billet :
Je te prescris une onction de cytmide et d’écume de cheval ;

et au bas du second – on lui avait dit que l’envoyeur voulait savoir s’il ferait mieux d’aller en Italie par
mer ou par terre, il répondit, sans aucune allusion à Homère :
Ne t’embarque pas, mais fais la route à pied.
54.– Je lui ai tendu aussi personnellement plusieurs pièges de ce genre, celui-ci par exemple. Un jour
que je l’interrogeais sur un seul point, j’écrivis sur le billet, selon la formule habituelle : huit oracles
pour un tel (j’avais mis un nom fictif), et j’envoyai les huit drachmes et le surplus. Et lui, se fiant à
l’envoi du salaire et à l’inscription du billet, répondit à ma question unique : « Quand Alexandre sera-t-il
convaincu d’être un imposteur ? » en envoyant huit oracles qui ne touchaient, comme on dit, ni à la terre
ni au ciel, tous ridicules et difficiles à comprendre. Plus tard, ayant su le tour que je lui avais joué et que
je conseillais à Rutilianus de ne pas épouser sa fille et de ne pas s’attacher aux espérances dont le berçait
l’oracle, il me prit en haine, comme tu peux croire, et me regarda comme un mortel ennemi. Et, comme
un jour Rutilianus l’interrogeait à mon sujet, il répondit :
Il aime les aventures nocturnes et les couches incestueuses.

55.– Bref, il nourrissait contre moi, comme tu peux penser, une haine implacable. Quand il sut que
j’étais arrivé dans la ville et qu’il apprit que j’étais ce Lucien dont on lui avait parlé et qui venait
accompagné de deux soldats armés, l’un d’une lance et l’autre d’un épieu, que le gouverneur de la
Cappadoce, mon ami, m’avait donnés pour m’escorter jusqu’à la mer, il me fit prier avec beaucoup de
politesse et de courtoisie de venir le voir. Je me rends chez lui et je le trouve environné d’une foule de
gens. Heureusement, je m’étais fait suivre de mes soldats. Il me tendit sa main à baiser, comme il le
faisait généralement. J’y appliquai ma bouche comme pour la baiser et je le mordis si bien qu’il faillit
rester estropié de la main. Les assistants crièrent au sacrilège et voulurent m’étrangler et me frapper,
indignés déjà que je l’eusse appelé Alexandre, et non prophète. Mais lui, se maîtrisant très bravement,
les arrêta et promit qu’il m’apprivoiserait aisément et ferait voir la puissance de Glycon qui rend amis
les gens les plus intraitables. Puis, ayant écarté tout le monde, il se plaignit à moi, en disant qu’il savait
les conseils que j’avais donnés à Rutilianus : « Pourquoi m’as-tu fait cela, quand tu pouvais, grâce à
moi, augmenter grandement ton crédit auprès de lui ? » Pour moi, qui voyais dans quel péril je m’étais
engagé, je reçus avec plaisir ce témoignage de bienveillance et un instant après je sortis, devenu son
ami. Et ce ne fut pas un petit sujet d’étonnement pour la foule de voir que j’avais si facilement changé.
56.– Quelque temps après, m’étant décidé à partir par mer, il m’envoya des présents d’hospitalité et une
foule de cadeaux. Il se trouva que je restais seul avec Xénophon, ayant déjà fait partir mon père et ma
famille pour Amastris. Il m’offrit aussi de me fournir un bateau et des rameurs pour nous emmener. Je
crus qu’il agissait sans arrière-pensée et par amitié. Mais quand je fus au milieu du trajet, voyant le
pilote qui pleurait et contestait avec les matelots, j’augurai mal de ce qui m’attendait. Alexandre leur
avait donné l’ordre de nous saisir et de nous jeter dans la mer. Si l’ordre avait été exécuté, c’était un
moyen expéditif de terminer la guerre avec moi. Mais le pilote, par ses larmes, persuada à ses
compagnons de nous épargner sans nous faire aucun mal, puis s’adressant à moi : « J’ai soixante ans,
dit-il, comme tu vois. J’ai mené jusqu’ici une vie irréprochable et pieuse. Je ne voudrais pas, à mon âge,
ayant une femme et des enfants, souiller mes mains d’un assassinat. » Il nous révéla ainsi dans quel but
il nous avait pris sur son bateau et les ordres qu’Alexandre lui avait donnés.
57.– Il nous débarqua à Ægialos, ville dont le bon Homère a fait mention, et il s’en retourna. J’y trouvai
des gens du Bosphore qui longeaient la côte ; c’étaient des ambassadeurs du roi Eupator qui allaient en
Bithynie porter le tribut annuel. Je leur racontai dans quel péril nous étions tombés. Ils m’accueillirent
courtoisement, me prirent à bord et me transportèrent à Amastris, où j’arrivai sain et sauf, après avoir
été bien près de perdre la vie. Dès lors je me préparai de mon côté à lui faire la guerre et je remuai ciel et
terre pour me venger. Je le haïssais déjà avant son attentat, et il m’était tout à fait odieux à cause de ses
mœurs corrompues. J’entrepris de porter contre lui une accusation, à laquelle souscrivirent un grand
nombre de personnes, en particulier les disciples du philosophe Timocratès d’Héraclée. Mais le
gouverneur de la Bithynie et du Pont, Avitus, m’en empêcha. Il alla presque jusqu’à me supplier et me
conjurer de cesser mes poursuites. Son amitié pour Rutilianus ne lui permettrait pas, disait-il, de le
punir, lors même qu’il le prendrait sur le fait à commettre un crime. Ainsi je fus arrêté net dans mon
entreprise et obligé d’y renoncer, n’osant rien faire avec un juge ainsi disposé.
58.– Mais parmi tant de traits d’impudence d’Alexandre, n’en est-ce pas un énorme, d’avoir demandé à
l’empereur de changer le nom d’Abonouteichos en celui d’Iônopolis et d’avoir fait frapper une médaille
qui portait d’un côté l’image de Glycon et de l’autre représentait Alexandre couronné des bandelettes de
son aïeul Asclépios et tenant à la main la fameuse épée recourbée de son grand-père maternel, Persée ?
59.– Il avait annoncé dans un oracle relatif à sa personne que le destin lui avait accordé cent cinquante
ans de vie, et qu’il mourrait d’un coup de foudre. Mais il eut, avant d’avoir atteint soixante-dix ans, une
fin des plus misérables : ce fils de Podalire périt d’un ulcère gangréneux qui s’étendit du pied jusqu’à
l’aine et qui se remplit de vers. Ce fut alors qu’on découvrit qu’il était chauve, la douleur l’ayant
contraint à présenter sa tête aux médecins pour l’arroser, ce qu’ils ne pouvaient faire sans lui enlever sa
perruque.
60.– Ainsi finit la carrière théâtrale d’Alexandre ; tel fut le dénouement de tout le drame, qu’on aurait pu
le prendre pour un acte de la Providence, bien qu’il fût l’effet du hasard. Il ne manquait plus qu’à lui
faire des obsèques dignes de sa vie et d’ouvrir un concours pour la succession de l’oracle. Les
principaux de ses complices en imposture allèrent trouver Rutilianus, afin qu’il nommât celui d’entre
eux qui devait être choisi pour recueillir la succession de l’oracle, porter la couronne d’hiérophante et
les bandelettes de prophète. Parmi eux, il y avait un certain Paetos, médecin de son métier, déjà
grisonnant, qui aspirait à ce rôle indigne d’un médecin et d’un vieillard. Mais Rutilianus, l’agonothète,
les renvoya sans en couronner aucun, et conserva à son beau-père le droit de rendre des oracles même
après sa mort.
61.– Voilà, mon doux ami, quelques traits entre beaucoup, que j’ai voulu rédiger à titre de spécimens,
dans l’intention de te complaire à toi, mon camarade et mon ami, que j’admire entre tous pour ta
sagesse, ton amour de la vérité, la douceur de ton caractère, la modération et l’égalité de ta conduite et ta
courtoisie avec ceux qui partagent ta société. Je voulais surtout, ce qui te fera plus de plaisir encore,
venger Épicure, cet homme vraiment sacré, ce génie divin qui seul a connu réellement les belles choses
et transmis ses connaissances à ses disciples dont il a été le libérateur. Peut-être aussi ceux qui liront cet
écrit trouveront-ils qu’on peut en tirer quelque profit, parce qu’il réfute un certain nombre d’erreurs et
confirme certaines vérités dans l’esprit des gens sensés.

1. Roi de Macédoine après son père Philippe, Alexandre (356-323 av. J.-C.) conquit l’Empire perse. Il fit l’objet d’une tradition biographique
où la légende l’emportait souvent sur l’Histoire. Quelques décennies avant Lucien, Plutarque avait écrit une Vie d’Alexandre.

2. Le nettoyage des écuries d’Augias est un des Douze Travaux d’Héraclès dont Lucien se présente ici, dans son propre domaine, comme le
continuateur.

3. Arrien de Nicomédie, contemporain de Lucien, suivit les leçons d’Épictète et mit par écrit ses Entretiens, qu’il avait entendus. Il écrivit
aussi l’Anabase, récit des conquêtes d’Alexandre.

4. On ignore tout de Tilloboros et de l’ouvrage qu’Arrien lui aurait consacré.

5. Dans le nord de l’Asie Mineure.

6. Le mont Ida, où eut lieu le jugement de Pâris, se trouve en Troade, dans le nord-ouest de l’Asie Mineure.

7. Les Cercopes sont Passalos et Acmon, fils d’Océan et Théia, qui tentèrent de voler les armes d’Héraclès.

8. Deux crapules athéniennes dont le nom était devenu proverbial. Voir Aristophane, Les Thesmophories, 861 et frag. 26 et 198 ; Platon,
Protagoras, 327d ; Isocrate, XVIII, 57 ; Eschine III, 137.

9. Deux débauchés athéniens. Voir Cratinos, frag. 151 ; Aristophane, frag. 242.

10. Citation d’Homère, Odyssée, IV, 230.

11. Sage pythagoricien du Ier siècle apr. J.-C., devenu un personnage de légende. Voir Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane.

12. Femme de Philippe de Macédoine et mère d’Alexandre. On racontait que, pendant qu’elle attendait ce dernier, elle partageait son lit avec
un serpent. Voir Plutarque, Vie d’Alexandre, 2-3.

13. Voir Thucydide, II, 1.

14. Quatre sanctuaires d’Apollon. Delphes se trouve en Phocide, Délos sur la mer Égée, Claros en Asie Mineure. Le sanctuaire des
Branchides est à Milet.
15. Comme celles consacrées à Delphes par Crésus, roi de Lydie : voir Hérodote, I, 50-51 ; Lucien, Charon, 11.

16. Cité de Bithynie, sur le Bosphore, en face de Byzance.

17. Lucien appelle le lieu de l’action « le mur d’Abonous » ou « Abonouteichos ».

18. Dieu guérisseur, fils d’Apollon.

19. Podalire et son frère Machaon étaient fils d’Asclépios, le dieu guérisseur du panthéon grec, et furent les médecins de l’armée grecque
pendant la guerre de Troie. Ils vivaient à Tricca, en Thessalie. La Paphlagonie est une région du nord de l’Asie Mineure.

20. Prophétesse célèbre du sanctuaire de Cumes, en Campanie. L’oracle repose sur une correspondance entre les nombres cités et les lettres
qui les représentent et qui, avec le mot andros qui précède, forment le nom Alexandre.

21. On racontait que Pythagore avait une cuisse en or.

22. La déesse Cybèle.

23. Épouse d’Apollon, mère d’Asclépios. Son nom ressemble au mot grec korônè, « corneille », d’où l’allusion de Lucien à cet oiseau.

24. Voir Plutarque, Vie d’Alexandre, 76 ; Arrien, Anabase, VII, 26.

25. Philosophe (vers 460-370 av. J.-C.). Il affirma que la matière était formée d’atomes. Il passait pour rire de la vie des hommes.

26. Métrodore de Lampsaque, disciple favori d’Épicure.

27. C’est-à-dire les stoïciens.

28. Célèbre auteur de comédies (340-292 av. J.-C.).

29. Ville de Bithynie.

30. En Perse.

31. L’empereur Marc Aurèle. Les principales opérations contre les Marcomans et les Quades, peuplades germaniques, eurent lieu entre 168 et
175.

32. Voir Hérodote, I, 53, 90-91.


43
LES PORTRAITS
Les Portraits et Défense des portraits, qui forment une sorte de diptyque, font partie des quelques
textes de Lucien qu’on peut rattacher à une circonstance historique précise. Les deux dialogues ont été
composés alors que l’empereur Lucius Verus, qui régnait depuis 161 avec son frère Marc Aurèle, se
trouvait à Antioche d’où il dirigeait la guerre de Rome contre les Parthes. Cette guerre, commencée en
161, s’acheva en 166. C’est entre ces deux dates que Lucien, qui s’était rendu à Antioche à la cour de
Lucius Verus dans l’espoir d’obtenir sa faveur, écrivit pour louer sa maîtresse.
Le texte des Portraits se présente comme un dialogue entre Polystratos et Lykinos, prête-nom
habituel de Lucien. Lykinos raconte à Polystratos qu’il a vu une femme qu’il ne connaît pas et dont la
beauté l’a ébloui. Cette beauté est telle qu’il ne peut la décrire qu’en composant un portrait de la dame
avec des éléments empruntés aux chefs-d’œuvre de la sculpture et de la peinture grecques, illustrant
ainsi le double sens du mot grec eikones, qui sert de titre au dialogue et qui signifie aussi bien
« peintures » que « statues » (1-10). Polystratos comprend alors qu’il s’agit de Panthéia, la maîtresse de
Lucius Verus (11). Comme il la connaît, il peut ajouter un portrait intellectuel et moral tout aussi flatteur
au portrait physique brossé par Lykinos (12-21). Celui-ci déclare alors qu’une telle femme était bien
faite pour un prince si honnête et si doux (22). Polystratos conclut à la nécessité d’unir leurs deux
portraits en une seule image dans un livre promis à une longue postérité (23). Ce livre est le dialogue
lui-même dont Lucien justifie ainsi à la fois l’existence et le titre tout en soulignant sa grande qualité.
Cette affirmation publicitaire sert l’ambition personnelle du courtisan Lucien, mais elle exprime
aussi sa confiance dans son talent d’écrivain, un talent dont il donne une brillante démonstration. Dans
la première partie (1-10), il alimente avec habileté le suspense relatif à l’identité de la femme qu’a vue
Lykinos en faisant prononcer par ce dernier un éloge hyperbolique de sa beauté. La présence de cet
éloge dans un dialogue constitue une originalité. Il prend la forme d’un portrait composé à la gloire de
l’intéressée, mais aussi des artistes dont les œuvres, mises à contribution, paraissent seules capables de
la représenter. Après que Polystratos a identifié cette femme, Lucien veille à ce que l’intérêt ne retombe
pas. Dans la course à la louange, Polystratos prend le relais de Lykinos, mais il change de direction en
chantant les beautés invisibles de Panthéia, après que Lykinos a fait voir ses charmes visibles. La
continuité du mouvement rhétorique de l’éloge autorise une telle variation sans compromettre l’unité du
dialogue. Celle-ci repose, de fait, sur son troisième personnage, Panthéia, qui, malgré son absence, est
omniprésente dans les discours qu’on lui consacre.
Même si on a parfois prétendu que Lucien l’avait inventée pour composer une fiction rhétorique,
Panthéia est un personnage historique. Marc Aurèle la mentionne dans ses Pensées (VIII, 37) en se
demandant, pour souligner la fugacité de la vie humaine, si elle est assise près de la tombe de Lucius
Verus, mort en 169, alors qu’il sait qu’elle est morte elle aussi. Mais Lucien parle d’une vivante qu’il a
sans doute rencontrée à Antioche. Il ne néglige rien pour la célébrer. Il tire parti de l’homonymie de
Panthéia avec une héroïne de la Cyropédie de Xénophon pour en faire un personnage vertueux, et de sa
naissance à Smyrne pour la lier à Homère. Ces éloges ont-ils plu à Lucius Verus ? Nous l’ignorons, mais
l’empereur est, à l’évidence, l’autre destinataire du dialogue. La célébration de ses vertus vient
couronner celle de la beauté de sa maîtresse. Elle contredit la tradition historique dominante, sans doute
inspirée par l’idéologie politique du milieu sénatorial volontiers critique à l’égard des empereurs, ainsi
que par un a priori philosophique, et qui présente Lucius Verus comme un jouisseur frivole, par
opposition à son frère philosophe. Le portrait de Lucius Verus dans l’Histoire auguste illustre bien cette
tradition. Elle était sans doute aussi éloignée de la vérité que les flatteries de Lucien qui, pour louer ce
prince et sa maîtresse, oublie toute mesure sans rien perdre de sa virtuosité.
A. B.

1.– LYKINOS. — En vérité, Polystratos, ce qu’on éprouvait autrefois à la vue de la Gorgone1, je viens de
l’éprouver tout à l’heure en voyant une femme parfaitement belle. Peu s’en faut que d’homme je ne sois
devenu pierre, comme dans la fable, figé par l’admiration.
POLYSTRATOS. — Par Héraclès, c’était donc une beauté surnaturelle et terriblement irrésistible, si,
étant femme, elle a frappé à ce point même Lykinos. Ce sont les garçons qui font sur toi, et sans peine,
de pareilles impressions, et l’on déplacerait plutôt tout le Sipyle2 qu’on ne te séparerait des beaux
garçons ; on ne saurait t’empêcher de rester près d’eux, bouche bée et parfois même pleurant comme la
fille de Tantale3 même. Mais, dis-moi, quelle est cette Méduse4 qui pétrifie les gens et d’où elle vient. Je
veux la voir, moi aussi. Tu ne m’envieras pas, je pense, un si beau spectacle et tu ne seras pas jaloux, si
je veux en approcher et être pétrifié à sa vue à côté de toi.
LYKINOS. — Il faut que tu saches bien que, même si tu jettes les yeux sur elle de loin, tu resteras
en extase et plus immobile que les statues. Il se peut cependant que ton émoi soit moins grand et que la
blessure soit moins grave, si c’est toi qui la vois ; mais si c’est elle qui jette les yeux sur toi, je ne vois
pas comment tu pourras t’en sauver. Elle t’emmènera enchaîné où elle voudra, comme la pierre
d’Héraclée5 attire le fer.
2.– POLYSTRATOS. — Cesse, Lykinos, de nous façonner je ne sais quelle beauté prodigieuse. Dis-nous
plutôt quelle est cette femme.
LYKINOS. — Tu penses que j’exagère, et moi, je crains que, quand tu l’auras vue, tu ne trouves
mes louanges trop faibles, tant elle te paraîtra supérieure à tout éloge. D’ailleurs je ne saurais te dire qui
elle est. Seulement sa suite était nombreuse, l’appareil qui l’entourait brillant ; elle avait une foule
d’eunuques et un très grand nombre de jolies suivantes ; en un mot, son cortège annonçait une condition
plus relevée que celle d’une simple particulière.
POLYSTRATOS. — Et tu ne t’es pas informé de son nom ?
LYKINOS. — Non, et je ne sais qu’une chose, c’est qu’elle est d’Ionie ; car un des spectateurs se
tournant vers son voisin, quand elle fut passée : « Voilà, dit-il, quelles sont les beautés de Smyrne6 et il
n’y a rien d’étonnant que la plus belle des villes d’Ionie ait produit la plus belle femme. » J’ai pensé que
celui qui parlait ainsi était de Smyrne, lui aussi, tellement il était fier de cette femme.
3.– POLYSTRATOS. — Donc tu t’es bien, en vérité, comporté comme une pierre, en ne la suivant pas et
en ne demandant pas à cet homme de Smyrne qui elle était. Mais au moins décris-moi ses traits le mieux
que tu pourras : peut-être la reconnaîtrai-je à ta description.
LYKINOS. — Te rends-tu bien compte de la difficulté de ce que tu demandes ? Il n’est pas au
pouvoir de la parole, de la mienne surtout, de tracer le portrait d’une beauté si admirable. C’est à peine
si un Apelle, un Zeuxis, un Parrhasios, ou un Phidias ou un Alcamène en auraient paru capables7. Mais
moi, j’enlaidirais mon modèle par la faiblesse de mon art.
POLYSTRATOS. — Décris-moi cependant sa figure, Lykinos. Tu ne risques pas beaucoup d’en
tracer les contours à ton ami.
LYKINOS. — Il me paraît plus sûr à moi d’appeler quelques-uns des grands artistes de l’Antiquité
et de les charger de représenter cette femme à ma place.
POLYSTRATOS. — Que veux-tu dire ? et comment feras-tu venir des gens qui sont morts depuis
tant d’années8 ?
LYKINOS. — Facilement, pour peu que tu veuilles bien me répondre.
POLYSTRATOS. — Tu n’as qu’à m’interroger.
4.– LYKINOS. — As-tu jamais été à Cnide9, Polystratos ?
POLYSTRATOS. — Assurément.
LYKINOS. — Alors tu as sûrement vu l’Aphrodite qui s’y trouve ?
10
POLYSTRATOS. — Oui, par Zeus, c’est le chef-d’œuvre de Praxitèle .
LYKINOS. — Tu sais aussi l’anecdote que les habitants racontent au sujet de cette statue, qu’un
homme en devint amoureux, resta caché dans le temple et satisfit sa passion comme il put ; mais ce n’est
pas le moment d’en parler. Puisque tu as vu, dis-tu, cette statue, allons, réponds-moi encore : as-tu vu
aussi celle d’Alcamène dans les jardins d’Athènes11 ?
POLYSTRATOS. — Je serais l’homme le plus insouciant du monde, Lykinos, si j’avais négligé de
voir le plus beau des ouvrages d’Alcamène.
LYKINOS. — Je ne te demanderai pas, Polystratos, si tu es souvent monté à l’acropole et si tu as
considéré la Sosandra de Calamis12.
POLYSTRATOS. — Je l’ai vue et souvent.
LYKINOS. — Cela suffit. À présent dis-moi quel est celui des ouvrages de Phidias que tu prises le
plus.
13
POLYSTRATOS. — Quel autre pourrait-ce être, sinon sa Lemnienne , sur laquelle il n’a pas
dédaigné de graver son nom, et aussi, par Zeus, l’Amazone qui s’appuie sur sa lance ?
5.– LYKINOS. — Nous avons là, camarade, les plus belles des statues et nous n’avons plus besoin
d’autres artistes. Allons maintenant, que je te fasse voir une image que je vais composer de mon mieux,
en choisissant parmi toutes ces statues ce qu’il y a de plus remarquable en chacune.
POLYSTRATOS. — Comment t’y prendras-tu ?
LYKINOS. — C’est chose facile, Polystratos. Je n’ai, dès ce moment, qu’à confier ces portraits à la
Parole et à la charger d’en transposer les traits, de les fondre et de les disposer dans les proportions les
plus exactes possible, en prenant garde que la variété ne nuise pas à l’ensemble.
POLYSTRATOS. — C’est bien dit. Qu’elle les prenne et les fasse voir. Je veux savoir les traits
qu’elle va emprunter à ces statues et comment, de tant de portraits, elle composera un portrait unique
dont les traits ne détonent pas.
6.– LYKINOS. — Eh bien, c’est le moment de te faire voir le portrait en formation. La Parole, chargée
d’en ajuster les traits, ne prend que la tête de l’Aphrodite qui nous vient de Cnide ; car elle n’aura pas
besoin du reste du corps, puisqu’il est nu. Pour la chevelure, le front, le joli dessin des sourcils, elle les
laissera comme Praxitèle les a faits ; quant aux yeux, elle en gardera aussi l’éclat humide et la grâce
comme Praxitèle les a conçus. Elle prendra les joues et les parties saillantes du visage à Alcamène et à
l’Aphrodite des jardins ; elle lui prendra de même les extrémités des mains, les poignets gracieux et la
souplesse des doigts effilés. Le contour du visage entier, la délicatesse des joues, les justes proportions
du nez seront données par la Lemnienne de Phidias. Le même artiste donnera aussi la commissure des
lèvres et le cou, pris à son Amazone. La Sosandra de Calamis l’embellira de sa pudeur et lui prêtera son
sourire grave et fin. Elle en aura aussi le vêtement noble et décent ; la seule différence, c’est que la nôtre
aura la tête découverte. Pour la taille, nous la mesurerons de préférence sur celle de l’Aphrodite de
Cnide ; en ceci encore, c’est Praxitèle qui sera notre modèle. Que t’en semble, Polystratos ? Notre
portrait sera-t-il beau ?
POLYSTRATOS. — Très beau, quand l’exécution en sera complète.
7.– Mais en réunissant ainsi toutes les perfections, tu as oublié, mon noble ami, un genre de beauté
qu’on ne saurait trouver dans une statue.
LYKINOS. — Lequel ?

POLYSTRATOS. — Ce n’est pas le moins important, mon doux ami, à moins que le coloris qui
convient à chaque partie ne te paraisse peu contribuer à la beauté et qu’il soit inutile de peindre en noir
ce qui doit être noir et en blanc ce qui doit être blanc. Il faut aussi que la peau soit fleurie d’incarnat :
c’est une chose essentielle qui risque encore de nous faire défaut14. Où pourrions-nous bien nous la
procurer ?
LYKINOS. — Apparemment en appelant les peintres à notre secours, surtout ceux qui ont excellé à
mélanger les couleurs et à les appliquer judicieusement. Appelons donc Polygnote, le fameux
Euphranor, Apelle et Aétion15. Qu’ils se partagent la besogne. Qu’Euphranor colore la chevelure comme
celle qu’il a donnée à Héra16, que Polygnote peigne la grâce des sourcils et l’incarnat des joues comme
il a fait de sa Cassandre dans la leschè17 de Delphes18 ; qu’il fasse aussi le vêtement finement tissé en
ajustant au corps ce qui doit y adhérer et en laissant flotter au vent la plus grande partie. Le reste du
corps demande le pinceau d’Apelle qui le représentera surtout sur le modèle de sa Pacaté19, pas trop
blanc, mais simplement teinté par le sang. Aétion fera les lèvres comme celles de Roxane20.
8.– Mais il y a mieux : nous avons Homère, le meilleur des peintres, même quand Euphranor et Apelle
sont là. Donnons à tout le corps la couleur qu’il applique aux cuisses de Ménélas, quand il les compare à
de l’ivoire légèrement teint de pourpre21. C’est encore lui qui peindra les yeux et lui donnera des « yeux
de vache22 ». Le poète de Thèbes23 mettra aussi la main à l’œuvre pour lui faire la « paupière violette ».
Homère à son tour représentera son doux sourire, ses bras blancs, ses doigts de rose24, en un mot, il la
fera ressembler à son Aphrodite d’or à beaucoup plus juste titre que la fille de Briseus25.
9.– Voilà donc ce que feront les sculpteurs, les peintres et les poètes. Mais ce qui fleurit sur tout cela, la
grâce, ou plutôt toutes les Grâces réunies et tous les Amours qui conduisent la ronde autour de sa
personne, qui pourrait se flatter de l’exprimer ?
POLYSTRATOS. — Tu parles, Lykinos, d’un miracle de beauté, d’un être divin, tel qu’il peut en
tomber réellement du ciel. Mais que faisait-elle, quand tu l’as vue ?
LYKINOS. — Elle tenait en main un livre enroulé des deux côtés et semblait en lire une partie et
avoir déjà parcouru l’autre26. Tout en marchant, elle s’entretenait avec une personne de sa suite, sur
quoi ? je ne sais, car je n’étais pas à portée de l’entendre. Cependant elle sourit, Polystratos, et découvrit
des dents dont je ne saurais exprimer la blancheur, l’égalité, la régularité. Si tu as jamais vu un très beau
collier de perles très brillantes et d’égale grosseur, c’est ainsi que la nature avait rangé ses dents. La
rougeur de ses lèvres en faisait fortement ressortir la blancheur. Elles brillaient, selon le mot
d’Homère27, comme de l’ivoire scié ; aucune n’était plus large que les autres, plus saillante, plus écartée,
comme c’est le cas chez la plupart des femmes. Elles étaient toutes égales, de même couleur, de même
grosseur et rangées de même les unes près des autres. En un mot, c’est une merveille, et une vision qui
surpasse toute beauté humaine.
10.– POLYSTRATOS. — Arrête : je vois très bien à présent de quelle femme tu parles. Je la reconnais à
ces traits mêmes et à sa patrie. Tu as dit aussi que des eunuques la suivaient ?
LYKINOS. — Oui, par Zeus, et des soldats aussi.
POLYSTRATOS. — C’est la maîtresse de l’empereur, mon bienheureux ami, la beauté célèbre dont
tu parles.
LYKINOS. — Quel est son nom ?
28
POLYSTRATOS. — C’est un nom tout gracieux comme elle, un nom charmant . C’est celui que
29
portait la belle épouse d’Abradatas. Tu sais pour l’avoir entendu souvent que Xénophon la loue
comme une femme sage et belle.
LYKINOS. — Oui, par Zeus, et son récit me fait une telle impression que je crois la voir quand
j’arrive à cet endroit de ma lecture. Peu s’en faut que je ne l’entende prononcer les paroles que
Xénophon lui prête, que je ne la voie armer son mari et de quel air elle le suit quand il marche au
combat.
11.– POLYSTRATOS. — Ah ! mon excellent ami, tu ne l’as vue qu’une fois, et elle a passé devant toi
comme un éclair, et naturellement tu ne loues que ce que tu vois, j’entends son corps et sa beauté. Tu
n’as pas vu les qualités de son âme et cette beauté morale t’a échappé, quoiqu’elle soit de beaucoup
meilleure et plus divine que celle du corps. Moi, je l’ai vue, car je suis de ses amis, et j’ai souvent
conversé avec elle, étant de son pays. Tu le sais toi-même, au dessus de la beauté, je place la douceur,
l’humanité, la grandeur d’âme, la tempérance et l’instruction ; car ces qualités-là méritent d’être
préférées à celles du corps. Penser autrement serait aussi absurde et ridicule que d’admirer l’habit plus
que la personne. Mais, à mon avis, la beauté est parfaite, quand la vertu de l’âme et les belles formes du
corps se rencontrent dans le même objet. Je pourrais sans doute te montrer beaucoup de femmes qui sont
belles, mais qui, par leur conduite, déshonorent, leur beauté. Il suffit qu’elles parlent pour que cette
beauté se flétrisse et se fane, honnie pour son indécence et parce qu’elle cohabite avec une mauvaise
maîtresse, l’âme. Ces femmes-là me paraissent ressembler aux temples égyptiens : le temple lui-même
est très beau et très grand, bâti de pierres coûteuses, orné d’or et de peintures ; mais si tu cherches le
dieu à l’intérieur, c’est un singe, ou un ibis, ou un bouc ou un chat. Il n’est pas rare de voir des femmes
de cette espèce. La beauté ne suffit donc pas, si elle n’est pas relevée par ses véritables ornements, et je
n’entends pas par là des habits de pourpre et des colliers, mais, comme je l’ai dit tout à l’heure, la vertu,
la tempérance, l’équité, l’humanité et les autres qualités comprises dans la définition de l’âme.
12.– LYKINOS. — Eh bien, Polystratos, rends-moi la pareille ; paye-moi, comme on dit, de la même
mesure et même d’une plus forte ; tu le peux. Trace et montre-moi une image de son âme, pour que je ne
l’admire pas à demi.
POLYSTRATOS. — Ce n’est pas une légère tâche que celle que tu m’imposes : il est bien différent
de louer ce qui est visible à tous les yeux et de rendre visible par la parole ce qu’on ne saurait
apercevoir, et je crois que j’aurai besoin d’aides, moi aussi, pour ce portrait, et non pas seulement de
sculpteurs et de peintres, mais aussi de philosophes, pour me régler sur leurs préceptes et faire voir un
ouvrage conformé sur le modèle de l’art plastique des Anciens.
13.– Mettons-nous maintenant à l’ouvrage. D’abord elle a « une voix sonore et claire30 », et c’est d’elle
plutôt que du vieillard de Pylos qu’Homère eût pu dire qu’un langage « plus doux que le miel coulait de
ses lèvres31. » Le son de sa voix est aussi tendre que possible ; il n’est ni grave, au point de ressembler à
celui d’un homme, ni trop grêle, au point d’être trop féminin et sans aucune force ; il approche plutôt de
celui d’un garçon qui n’a pas encore atteint l’âge de la puberté ; il est agréable et plaisant et il s’insinue
doucement dans l’oreille, de sorte que, quand elle a fini de parler, sa voix y retentit encore et qu’il en
reste un murmure qui résonne dans les oreilles comme un écho qui prolonge l’audition et qui laisse dans
l’âme des traces de ses discours, douces comme le miel et pleines de persuasion. Mais quand avec cette
voix exquise elle se met à chanter, surtout si elle s’accompagne avec la cithare, alors, oh ! alors les
alcyons, les cigales et les cygnes32 n’ont plus qu’à se taire aussitôt ; ils sont tous tant qu’ils sont de
piètres chanteurs à côté d’elle ; et même la fille de Pandion33, si tu m’en parles, n’est aussi qu’une
ignorante sans talent, lors même qu’elle déploie toutes les sonorités de sa voix.
14.– Orphée et Amphion34, si habiles à charmer les auditeurs, au point qu’ils attiraient à leurs accords
jusqu’aux êtres inanimés, auraient eux-mêmes, je crois, déposé leur cithare pour se ranger auprès d’elle
et l’écouter en silence. Réaliser l’harmonie la plus exacte, sans faire aucune faute contre le rythme,
mesurer son chant par une succession de temps faibles et forts parfaitement justes, s’accompagner de la
cithare et accorder le plectre avec la langue, toucher les cordes avec justesse, assouplir ses modulations,
qui aurait appris tout cela au chantre de Thrace et à ce berger qui s’exerçait à la cithare, tout en paissant
ses troupeaux sur le Cithéron ? Aussi, Lykinos, si tu l’entends jamais chanter, tu n’éprouveras pas
seulement l’effet que produisent les Gorgones, en te voyant changer d’homme en pierre, mais tu
connaîtras aussi quel effet produisaient les Sirènes. Je suis sûr que tu resteras près d’elle, retenu sous le
charme, oublieux de ta patrie et de tes proches. Et tu auras beau boucher tes oreilles avec de la cire, son
chant passera au travers pour te charmer35. Tel est le pouvoir de son chant ; c’est l’effet des leçons de
quelque Terpsichore, ou de Melpomène, ou de Calliope elle-même36, et il contient en lui mille
séductions de toute sorte. Enfin pour tout dire en un mot, tu peux te faire une idée de son chant en
songeant à ce que doit être une voix qui sort de telles lèvres et de telles dents. Tu as vu toi-même celle
dont je parle ; tu peux donc te figurer que tu l’as entendue aussi.
15.– Quant à cette perfection de langage, à ce pur ionien, à la facilité de sa parole dans la conversation, à
ces grâces attiques dont elle est si bien pourvue, il ne faut pas s’en étonner non plus ; c’est un don
héréditaire qu’elle tient de ses ancêtres et il ne pouvait en être autrement, puisque, née dans une colonie
des Athéniens37, elle a part à leurs qualités. Je ne m’étonne pas non plus qu’elle aime la poésie et s’y
adonne assidûment, puisqu’elle est du pays d’Homère38. Voilà, Lykinos, l’image que je t’offre de la
beauté de sa voix et de son chant ; elle reste, il est vrai, au-dessous de la réalité. Examine à présent les
autres ; car je n’ai pas dessein comme toi d’en réunir plusieurs pour en composer une seule ; elle ne
suffirait pas, si expressive qu’en fût l’exécution, à représenter tant de beautés et cette multiple variété de
qualités rivales les unes des autres ; mais toutes ces qualités de l’âme seront décrites chacune dans un
seul portrait copié sur l’original.
LYKINOS. — C’est une fête, Polystratos, un festin que tu me promets. Il semble que tu veuilles
vraiment me donner en échange une meilleure part. Continue donc : tu ne peux rien faire qui me cause
plus de plaisir.
16.– POLYSTRATOS. — Puisque donc de toutes les belles choses, et surtout de celles qui s’acquièrent par
l’étude, la culture est nécessairement la première, composons-en l’image à présent, image assurément
variée et multiple en ses aspects, afin que, même en ceci, je ne reste pas au-dessous de toi dans l’art
plastique. Peignons-la donc en possession de tous les trésors réunis de l’Hélicon39, et non point, comme
Clio, Polymnie, Calliope et les autres muses qui ne possèdent chacune qu’une science, tandis qu’elle les
embrasse toutes et y ajoute même celles d’Hermès et d’Apollon40. Tout ce qu’ont publié les poètes avec
les embellissements du mètre, les orateurs avec la puissance de l’éloquence, tout ce que les historiens
ont raconté, tout ce que les philosophes ont conseillé servira à orner notre portrait, non pas d’une teinte
superficielle, mais de manière qu’il soit imprégné jusqu’au fond de couleurs indélébiles. Et il faut me
pardonner si je ne puis montrer aucun modèle original de ce tableau, car on ne cite point d’exemple de
science si complète chez les anciens. Malgré cela, si tu veux bien, érigeons aussi cette statue ; car, à ce
qu’il me semble, il n’y a rien à y reprendre.
LYKINOS. — Elle est très belle, en effet, Polystratos, et achevée dans tous ses traits.
17.– POLYSTRATOS. — Après cette image, il faut dessiner celle de sa sagesse et de son intelligence. Il
nous faudra ici beaucoup d’exemples, anciens pour la plupart, dont un Ionien comme elle. Pour celui-ci,
nos peintres, nos artistes seront Eschine, l’ami de Socrate41, et Socrate lui-même, qui sont de tous les
artistes les plus habiles à saisir la ressemblance, d’autant plus qu’ils ont peint leur modèle avec amour.
Ce modèle est Aspasie de Milet, la compagne de l’Olympien42, homme admirable, lui aussi. Elle nous
offre un bel exemple d’intelligence, avec son expérience des affaires, sa clairvoyance politique, la
vivacité et la pénétration de son esprit. Transportons tout cela dans notre tableau avec les proportions
exactes, mais avec cette différence que la première était peinte en miniature et que la nôtre est d’une
grandeur colossale.
LYKINOS. — Que veux-tu dire par là ?
POLYSTRATOS. — Je veux dire, Lykinos, que, tout en étant pareils, les portraits n’ont pas la même
grandeur ; car il n’y a pas égalité, il s’en faut de beaucoup, entre la cité athénienne de ce temps-là et la
puissance romaine d’aujourd’hui, et, si notre Aspasie ressemble à l’autre, elle lui est supérieure au
moins par la grandeur, puisqu’elle est peinte sur une très vaste toile.
18.– Nos deuxième et troisième modèles seront la fameuse Théano43 et la poétesse de Lesbos44,
auxquelles nous ajouterons Diotime45. Théano nous donnera comme contribution à notre tableau son
grand esprit ; Sappho l’élégance de son train de vie, et Diotime nous servira de modèle, non seulement
pour les qualités que Socrate louait en elle, mais encore par son intelligence et la sagesse de ses conseils.
Voilà, Lykinos, un nouveau portrait que tu peux exposer.
19.– LYKINOS. — Par Zeus, Polystratos, il est admirable. Maintenant passe aux autres.
POLYSTRATOS. — Je vais tracer celui de sa bonté, camarade, et de son humanité, pour faire voir la
douceur de son caractère et sa bienveillance à l’égard de ceux qui réclament sa protection, et lui donner
les traits de cette autre Théano, fille d’Anténor46, d’Arété47 et de sa fille Nausicaa et de toutes celles qui,
dans une haute situation, ont fait preuve de modération en face de leur fortune.
20.– Après ce portrait, faisons celui de sa continence et de son amour pour celui qui partage son lit, de
manière qu’elle ressemble à la fille d’Icarios, la femme sage et prudente peinte par Homère48, car c’est
ainsi qu’il a tracé le portrait de Pénélope, ou encore, par Zeus, à son homonyme, la femme d’Abradatas,
dont j’ai fait mention tout à l’heure49.
LYKINOS. — Cette fois encore, Polystratos, tu as fait un portrait parfaitement beau. Mais tu dois
être à présent à la fin de tes portraits, car tu as passé en revue toute son âme, en détaillant ses vertus.
21.– POLYSTRATOS. — Non pas tout entière, car je n’ai pas encore loué ses qualités les plus importantes.
Je n’ai pas dit que, malgré la haute fortune où elle est parvenue, elle n’a point pris d’orgueil de sa
prospérité, qu’elle ne s’est point élevée au dessus de la condition humaine par une aveugle confiance en
la fortune, qu’au contraire elle se tient au niveau du commun des hommes, sans aspirations déplacées ou
vulgaires, qu’elle traite ceux qui l’approchent avec affabilité et simplicité, comme s’ils étaient ses
égaux, qu’elle accueille ses amis avec des marques d’affection d’autant plus touchantes que, bien
qu’elles viennent d’une personne élevée au-dessus d’eux, elles n’ont cependant rien de théâtral. Ceux
qui usent de leur puissance, non pour humilier les autres, mais pour leur faire du bien, sont jugés
véritablement dignes des biens que la Fortune leur a donnés et, seuls, ils méritent d’échapper à l’envie,
car on n’envie pas son supérieur, si on le voit garder la modération dans le succès et s’il ne marche pas,
comme l’Até d’Homère50, sur les têtes des hommes et ne foule pas aux pieds ceux qui sont au-dessous
de lui, comme le font ceux qui ont des sentiments bas et une âme vulgaire. Lorsque, sans qu’ils aient
jamais espéré un pareil sort, la Fortune les fait monter sur son char ailé et aérien, ils ne s’en tiennent pas
à leur bonheur, et ne regardent pas en bas, mais ils s’efforcent toujours de monter plus haut. Aussi,
nouveaux Icares, ils voient la cire se fondre rapidement et leurs ailes se détacher, et ils prêtent à rire en
tombant la tête la première dans les flots de la mer. Mais ceux qui se sont servis de leurs ailes comme
Dédale51 et ne se sont pas élevés trop haut, sachant que leurs ailes étaient faites de cire, qui ont réglé
leur course sur la faiblesse humaine et se sont contentés de voler au-dessus des vagues, de manière à
tenir toujours leurs ailes humides, au lieu de les exposer sans cesse au soleil, ceux-là ont traversé la mer
en toute sûreté, grâce à leur prudence. C’est cette qualité qu’on loue le plus chez elle. Aussi recueille-t-
elle de tout le monde le juste prix de sa vertu, car chacun souhaite qu’elle conserve ses ailes et que les
biens affluent toujours plus nombreux dans sa maison.
22.– LYKINOS. — Puisse-t-il en être ainsi, Polystratos ! elle en est digne ; car elle n’est pas seulement
belle de corps, comme Hélène, elle recèle sous ses attraits physiques une âme plus belle et plus aimable
encore. Il convenait qu’un grand prince, bon et doux comme il est, avec toutes les félicités dont il jouit,
eût la chance qu’il naquît en son temps une telle femme, qu’il se l’attachât et en fût aimé. Car ce n’est
pas un médiocre bonheur de posséder une femme dont on peut dire, suivant le mot d’Homère, qu’elle
dispute à l’Aphrodite d’or le prix de la beauté et qu’elle égale Athéna pour les travaux de la main52. En
un mot, il n’est point de femme qu’on puisse lui comparer, « ni pour le corps, comme dit Homère, ni
pour la taille, ni pour l’esprit, ni pour le travail des mains53 ».
POLYSTRATOS. — Tu dis vrai, Lykinos, et, si tu veux m’en croire, nous réunirons ensemble nos
portraits, la statue que tu as modelée de son corps et les peintures que j’ai tracées de son âme. Nous
composerons du tout une seule image que nous déposerons dans un livre pour être un objet d’admiration
à la génération présente et aux générations à venir. Notre ouvrage sera plus durable que ceux d’Apelle,
de Parrhasios et de Polygnote, dont il diffère d’ailleurs notablement en ce qu’il n’est point fait de bois,
de cire et de couleurs, qu’il a été dessiné sous l’inspiration des muses, et qu’il est le plus exact des
portraits, parce qu’il fait voir à la fois la beauté du corps et la vertu de l’âme.

1. On connaît trois Gorgones, monstres mythologiques dont le regard pétrifiait ceux qui le croisaient. Lykinos pense à Méduse, comme le
comprend Polystratos dans la réplique qui suit.

2. Montagne de Lydie, en Asie Mineure.

3. Niobé. Apollon et Artémis tuèrent ses enfants parce qu’elle s’était vantée d’en avoir plus que leur mère Léto. À force de pleurer sur le mont
Sipyle, elle fut changée en pierre.

4. Une des trois Gorgones.

5. C’est-à-dire l’aimant. Voir Platon, Ion, 533d sq.

6. La mention de cette cité, qui était une des patries légendaires d’Homère, produit un effet d’annonce. Voir ci-dessous, 15.

7. Lykinos cite trois peintres du IVe siècle av. J.-C., Apelle, Zeuxis et Parrhasios, puis deux sculpteurs du Ve siècle av. J.-C., Phidias et
Alcamène.

8. Elles se comptent en siècles. Lykinos va se référer à des artistes du Ve et du IVe siècle av. J.-C.

9. Cité de Carie.

10. Grand sculpteur du IVe siècle av. J.-C. Cette Aphrodite, qu’il avait sculptée pour la cité de Cnide, était très célèbre dans le monde antique.
Sur cette statue et l’anecdote rappelée par Lykinos, voir Lucien, Les Amours, 11 sq.

11. Voir Lucien, Dialogues des courtisanes, VII, 1.

12. Calamis est un sculpteur du Ve siècle av. J.-C. On ne sait pas bien qui est Sosandra.

13. Statue de bronze d’Athéna dédiée à la déesse par des habitants de l’île de Lemnos.

14. Les statues antiques étaient polychromes. Polystratos invite Lykinos à mettre des couleurs dans son discours, d’où le recours aux peintres.

15. Polygnote est un peintre du Ve siècle av. J.-C., les trois autres du IVe siècle av. J.-C.

16. Une des douze divinités peintes au portique de Zeus Éleuthérios à Athènes.

17. Littéralement « le lieu où l’on parle ».

18. Voir Pausanias, X, 25, 1 et 26, 3.

19. Jeune fille de Larissa, elle fut aimée par Alexandre qui la céda ensuite au peintre Apelle. Voir Élien, Histoire variée, XII, 34 et Pline,
XXXV, 86.

20. Voir Lucien, Hérodote ou Aétion, 4-6.

21. Voir Homère, Iliade, IV, 141 sqq.

22. Épithète homérique appliquée, en particulier, à Héra.

23. Pindare, qui applique l’épithète qui suit à Aphrodite dans un poème aujourd’hui perdu.

24. Série d’épithètes appliquées par Homère à Aphrodite.

25. Briséis ; voir Homère, Iliade, XIX, 282.


26. Elle tenait d’une main le rouleau du texte qu’elle avait déjà lu et de l’autre celui du texte qui lui restait à lire. Elle devait donc être vers le
milieu de sa lecture.

27. Odyssée, XVIII, 196.

28. Pantheia. La maîtresse de Lucius Verus était l’homonyme d’un personnage de la Cyropédie de Xénophon.

29. Lors de lectures à haute voix de la Cyropédie.

30. Montage d’expressions homériques qualifiant Circé (Odyssée, X, 136) et la Muse (Odyssée, XXIV, 62).

31. Citation de l’Iliade, I, 249 où Homère parle de l’éloquence de Nestor, roi de Pylos.

32. Trois animaux célèbres pour leurs chants. Les alcyons sont des oiseaux fabuleux censés faire leur nid sur la mer.

33. C’est-à-dire le rossignol. Voir Homère, Odyssée, XIX, 521.

34. Poètes et chanteurs légendaires ; Orphée était de Thrace et Amphion de Béotie, où se trouve le mont Cithéron.

35. Polystratos se réfère implicitement au chant XII de l’Odyssée.

36. Polystratos cite trois Muses protectrices de la musique, de la danse et du chant.

37. Selon une légende, Smyrne avait été fondée par les Athéniens.

38. Certains soutenaient qu’il était né à Smyrne. Mais il ne composait pas en « pur ionien ».

39. Montagne où séjournaient les Muses qui sont citées tout de suite après.

40. Hermès passait pour le dieu de l’éloquence, Apollon pour celui de la guérison et de la divination.

41. Eschine de Sphettos, dit le Socratique.

42. Périclès. Voir Plutarque, Vie de Périclès, 24.

43. Philosophe, élève ou épouse de Pythagore.

44. Sappho.

45. Prêtresse de Mantinée de qui Socrate prétend rapporter le discours sur l’amour dans le Banquet de Platon.

46. Voir Homère, Iliade, VI, 298.

47. Voir Homère, Odyssée, VII, 67 sq.

48. Dans l’Odyssée.

49. Voir ci-dessus, 10.

50. Voir Iliade, XIX, 91-94.

51. Le père d’Icare, plus prudent que lui.

52. Voir Iliade, IX, 389-390.

53. Citation de l’Iliade, I, 115.


44
LA DÉESSE SYRIENNE
La Déesse syrienne est un pastiche de l’Enquête d’Hérodote, écrit par Lucien dans le dialecte
ionien utilisé par l’historien. Le texte a pour sujet le sanctuaire de la déesse Atargatis situé à Hiérapolis,
cité du nord de la Syrie, au nord-est d’Alep, non loin de l’Euphrate, et qui reçut son nom grec sous le
règne d’Antiochos IV Épiphane (175-163 av. J.-C.) après qu’on l’eut appelée successivement Mabog et
Bambyké. Lucien situe d’abord ce sanctuaire par rapport aux cultes et aux temples d’Égypte et de
Phénicie. Il conclut que c’est le plus grand de tous, tant il est riche en trésors et en prodiges (1-10). Il
expose ensuite les légendes relatives à ses fondateurs (11-16) avant d’en venir à sa construction, qui se
confond avec deux histoires, celle d’Antiochos et Stratonice (17-18) et celle de Stratonice et Combabos
(19-27). Il parle des propylées et des phallus que Dionysos y a érigés (28-29). Il décrit le temple, les
statues qu’il contient et les prodiges qui s’y déroulent (30-38). Il s’intéresse à l’extérieur du temple (39-
41), à ses desservants (42-44), au lac sacré qui se trouve dans son voisinage (45-46) et, enfin, aux fêtes
et aux rites célébrés à Hiérapolis (47-60). Cette juxtaposition d’exposés, de récits et de descriptions est
analogue à celle qu’on trouve chez Hérodote.
L’attitude de Lucien à l’égard de l’historien varie selon les textes. Dans les Histoires vraies, il le
traite de menteur et raille son penchant à l’affabulation. Dans Hérodote ou Aétion, il fait son éloge. La
Déesse syrienne emprunte à ces deux registres. Le pastiche est un hommage à son modèle, mais il est
aussi propice à l’ironie. Lucien reprend malicieusement le personnage de l’enquêteur incarné par
Hérodote dans son œuvre. Il insiste sur ce qu’il a vu et recueille les témoignages et les traditions sans les
qualifier de véridiques. Il déclare même qu’il n’en retient aucune (11). D’autre part, comme Hérodote, il
veille à maintenir l’intérêt du lecteur en faisant alterner les mises au point érudites, les évocations
exotiques et merveilleuses et les récits à sensation. L’histoire d’amour d’Antiochos et Stratonice ne
déparerait pas un roman. Dans celle de Stratonice et Combabos, Lucien recourt avec gourmandise au
thème de la mutilation utilisé par Hérodote pour épicer ses propres récits. Comme l’historien, il varie
aussi les points de vue, change fréquemment de sujet et accumule les détails. Cette imitation virtuose
révèle à quel point il est familier de son Enquête. La Déesse syrienne est l’œuvre d’un lettré qui
s’adresse à d’autres lettrés capables d’apprécier la qualité de sa performance littéraire. La traduction
française ne permet pas de la saisir complètement. Il aurait fallu, par exemple, recourir à un pastiche de
la langue française du XVIe siècle, comme le fait Anatole France pastichant Rabelais dans M. Bergeret à
Paris.
Lucien s’est-il seulement livré à un exercice gratuit ? La Déesse syrienne donne une
représentation vivante du syncrétisme religieux sous le Haut-Empire. C’est aussi un témoignage sur une
cité et sur un sanctuaire bien réels et connus (voir J. L. Lightfoot, Lucian. On the Syrian Goddess,
Oxford, Oxford University Press, 2003), situés dans la province natale de Lucien. Il a donc pu voir
réellement ce qu’il dit avoir vu et acquérir une connaissance directe de ce qu’il rapporte. La fabulation y
a sa part, et on connaît le scepticisme habituel de Lucien à l’égard du merveilleux. Il l’exprime moins ici
qu’il ne souligne son implication personnelle. Celle-ci relève-t-elle de la fantaisie ? Elle lui permet de
rappeler son origine qu’il n’entend pas oublier ni laisser oublier. Aux côtés de l’écrivain grec capable de
pasticher un auteur classique, on aperçoit le Syrien de naissance. Il parle de son pays devenu territoire
de l’empire dont il est citoyen. Ainsi se profilent les multiples visages de Lucien. Il habite son texte,
dont on a parfois contesté sans raison l’authenticité, avec la subtilité qui est sa marque distinctive.
A. B.

1.– Il existe en Syrie, non loin de l’Euphrate, une ville qu’on appelle sacrée (Hiérapolis ou Ville sacrée).
Elle est en effet consacrée à Héra l’Assyrienne1. Mais je crois que ce nom ne date pas de la fondation de
la ville et qu’anciennement elle en avait un autre. C’est à l’époque où la religion s’y développa, qu’elle
reçut ce surnom. C’est de cette ville et de ce qu’elle renferme que je me propose de parler. Je dirai les
rites qu’on observe dans le culte, les assemblées qu’on y tient, les sacrifices qu’on y fait. Je dirai
également tout ce qu’on raconte sur les fondateurs du culte et comment le temple fut construit. Moi-
même, qui écris ce livre, je suis Assyrien et j’ai vu de mes yeux une partie de ce que je raconte ; le reste,
c’est-à-dire ce qui est antérieur à mon époque, je le rapporte tel que les prêtres me l’ont appris.
2.– Entre tous les hommes que nous connaissons, les Égyptiens sont, dit-on, les premiers qui aient conçu
l’existence des dieux2, qui leur aient voué un culte et des enceintes sacrées et qui aient convoqué des
assemblées solennelles. Ce sont aussi les premiers qui aient connu les formules sacrées et raconté les
légendes des dieux. Peu de temps après, les Assyriens, instruits par les Égyptiens de leur doctrine
religieuse, établirent un culte et fondèrent des temples, dans lesquels ils placèrent des statues et
dressèrent des figures sculptées.
3.– Anciennement, même chez les Égyptiens, il n’y avait pas de statues dans les temples. Il existe en
Syrie aussi des temples qui sont presque de la même époque que ceux d’Égypte. Je les ai vus moi-même
pour la plupart, notamment celui d’Héraclès à Tyr3, qui n’est pas l’Héraclès que célèbrent les Grecs :
celui dont je parle est beaucoup plus ancien et c’est un héros tyrien4.
4.– On voit aussi en Phénicie un autre grand temple qui appartient aux Sidoniens. D’après eux, c’est un
temple d’Astarté5, mais Astarté, selon moi, c’est Séléné6. Mais, suivant ce que m’en a dit un des prêtres,
il est dédié à Europe, sœur de Cadmos et fille du roi Agénor. Lorsqu’elle eut disparu, les Phéniciens
bâtirent un temple en son honneur et racontèrent sur elle cette légende sacrée7, que, sa beauté ayant
excité le désir de Zeus, ce dieu se changea en taureau, l’enleva et la transporta en Crète. J’ai entendu le
même récit dans toute la Phénicie et la monnaie en usage à Sidon représente Europe assise sur le
taureau, qui est Zeus. Mais ils ne conviennent pas tous que le temple soit dédié à Europe.
5.– Les Phéniciens ont encore un autre culte, qui n’est pas assyrien, mais égyptien, ayant été apporté
d’Héliopolis en Phénicie8. Je n’ai pas vu le temple où il se pratique ; mais il est important, lui aussi, et
ancien.
6.– J’ai vu aussi à Byblos9 un grand temple d’Aphrodite Byblienne, où l’on célèbre des rites sacrés en
l’honneur d’Adonis10. Je me suis fait instruire de ces rites sacrés. Les habitants de Byblos disent que
l’histoire d’Adonis blessé par le sanglier11 s’est passée dans leur pays, et, tous les ans, en mémoire de
cet événement, ils se frappent la poitrine, font des lamentations, célèbrent des rites sacrés et mènent un
grand deuil par toute la contrée. Quand ils se sont bien frappé la poitrine et bien lamentés, ils font
d’abord un sacrifice à Adonis, comme à un mort ; mais le lendemain ils proclament qu’il est vivant et
l’envoient habiter le ciel ; alors ils se rasent la tête comme les Égyptiens à la mort d’Apis12. Les femmes
qui refusent de couper leurs cheveux en sont punies de la manière suivante : on met leur beauté en vente
pendant un jour13, mais le marché ne s’ouvre qu’aux étrangers, et leur salaire est porté en offrande à
Aphrodite.
7.– Il y a des Bybliens qui prétendent qu’Osiris14 l’Égyptien a été enterré chez eux et que ce deuil et ces
rites sacrés ne sont pas célébrés en l’honneur d’Adonis et que toutes ces cérémonies se pratiquent en
l’honneur d’Osiris. Je vais dire d’où leur vient cette croyance. Tous les ans, il vient d’Égypte à Byblos
une tête qui nage sur les flots et fait la traversée en sept jours. Les vents la poussent par l’effet d’une
puissance divine ; elle ne se détourne point ailleurs ; elle aborde toujours à Byblos. C’est un véritable
miracle qui se renouvelle chaque année. Il s’est produit quand j’étais à Byblos et j’ai vu cette tête
byblienne15.
8.– Il y a dans ce pays de Byblos un autre prodige, c’est un fleuve qui descend du mont Liban et se
décharge dans la mer16. On lui a donné le nom d’Adonis17. Chaque année ses eaux deviennent
sanglantes ; il a changé de couleur, quand il arrive à la mer et il en rougit une vaste étendue. C’est pour
les gens de Byblos le signal du deuil. La légende dit que c’est en ces jours-là qu’Adonis est blessé dans
le Liban et que son sang qui coule dans le fleuve en change la couleur et lui donne son surnom. Voilà
quelle est la tradition populaire ; mais un homme du pays, qui m’a paru en ceci dire la vérité, m’a donné
une autre raison de ce phénomène. Voici ce qu’il m’a dit : « Le fleuve Adonis, étranger, traverse le
Liban ; or le Liban a des terres extrêmement rouges. Des vents violents qui soufflent pendant ces jours-
là poussent dans le fleuve cette terre chargée de vermillon. C’est elle qui lui donne cette couleur de sang.
Ce n’est donc pas le sang, comme on le dit, c’est la nature du terrain qui est la cause de ce phénomène. »
Voilà l’explication que m’a donnée l’homme de Byblos. S’il m’a dit vrai, ce concours du vent ne me
paraît pas moins surnaturel.
9.– Je suis monté de Byblos dans le Liban l’espace d’une journée de chemin. J’avais appris qu’on y
trouvait un vieux temple d’Aphrodite fondé par Kinyras18. Je l’ai vu ; il est en effet ancien. Tels sont les
grands et anciens temples qui se trouvent en Syrie.
10.– De tous ces temples, je crois qu’il n’y en a pas de plus grand que celui de la Ville sacrée. Il n’y a
point de sanctuaire plus auguste, ni de contrée plus sainte. On voit aussi dans ce temple des ouvrages de
grand prix, d’antiques offrandes, une foule d’objets merveilleux, des statues dignes des dieux, et des
divinités qui manifestent leur présence ; car les statues y suent, se meuvent et rendent des oracles. Le
temple fermé, une voix s’y fait souvent entendre, et beaucoup de gens l’ont entendue. J’ajoute qu’au
point de vue de la richesse, c’est aussi le premier de tous ceux que je connais. Il reçoit en effet beaucoup
d’argent d’Arabie, de Phénicie, de la Babylonie et aussi de la Cappadoce ; les Ciliciens, les Assyriens y
apportent aussi leur tribut. J’ai vu aussi le trésor secret du temple ; il renferme beaucoup d’étoffes et des
objets en argent ou en or rangés séparément. Quant aux fêtes et aux assemblées solennelles, on n’en a
institué autant chez aucun autre peuple.
11.– Comme je m’informais combien d’années peut avoir le temple et à quelle déesse on le croit
consacré, on m’a fait différentes réponses, les unes sacrées, les autres profanes, d’autres tout à fait
fabuleuses ; d’autres barbares, d’autres conformes aux opinions des Grecs. Je les rapporterai toutes, sans
en adopter aucune.
12.– La plupart disent que le fondateur du temple fut Deucalion le Scythe19, ce Deucalion sous lequel
arriva la grande inondation. J’ai entendu parler de Deucalion chez les Grecs. Voici à peu près la tradition
qui a cours chez eux. La race des hommes qui existent aujourd’hui ne fut pas la première ; cette race-là a
péri tout entière. Les hommes d’à présent sont de la deuxième race, de celle qui est issue de Deucalion
et s’est multipliée depuis. Au sujet de ces premiers hommes, voici ce qu’on raconte. Comme ils étaient
très violents, ils commettaient des crimes, violaient leurs serments, ne recevaient pas les étrangers et
repoussaient les suppliants. Ils en furent punis par un événement terrible. Tout à coup la terre vomit de
son sein une grande quantité d’eau, de grandes pluies survinrent, les fleuves se gonflèrent dans leur
cours et la mer monta loin dans les terres, si bien que tout devint eau et que les hommes périrent. Il n’en
resta qu’un seul, Deucalion, qui, à cause de sa sagesse et de sa piété, fut réservé pour donner naissance à
une seconde génération. Voici comment il fut sauvé. Il entra dans une grande arche qu’il possédait, après
y avoir fait entrer ses enfants et ses femmes. Au moment où il y montait, il vit venir à lui des sangliers,
des chevaux, diverses espèces de lions, des reptiles et les autres animaux qui vivent sur la terre. Ils se
présentèrent tous par couple. Il les reçut tous, et ils ne lui firent aucun mal ; au contraire, ils vécurent
ensemble, par la volonté de Zeus, dans une amitié parfaite. Ils voguèrent tous dans la même arche, tant
que l’eau couvrit la terre. Voilà ce que les Grecs racontent au sujet de Deucalion.
13.– Quant à ce qui suivit, les habitants de la Ville sacrée rapportent un fait des plus surprenants. Ils
disent qu’il se forma dans leur pays une grosse ouverture par laquelle toute l’eau fut absorbée. À la suite
de ce prodige, Deucalion éleva des autels et bâtit sur l’ouverture un temple consacré à Héra. J’ai vu moi-
même cette ouverture ; elle est sous le temple et fort étroite. Fut-elle vaste jadis ? Est-ce le temps qui l’a
réduite à ce qu’elle est aujourd’hui ? Je l’ignore ; mais telle que je l’ai vue, elle est étroite. Ils pratiquent
encore une cérémonie qui rappelle cette histoire. Deux fois l’an on fait venir dans le temple de l’eau de
la mer20. Ce ne sont pas les prêtres seuls qui l’apportent : la Syrie tout entière, l’Arabie et beaucoup de
gens qui habitent par delà l’Euphrate descendent à la mer et tous emportent de l’eau. Ils la versent
d’abord dans le temple, d’où elle descend ensuite dans l’ouverture, qui, malgré sa petitesse, en absorbe
une grande quantité. Et s’ils font cela, c’est parce que, disent-ils, Deucalion en a fait une loi pour ce
temple, afin de perpétuer le souvenir du malheur de l’humanité et du bienfait des dieux. Telle est
l’antique tradition qui a cours chez eux au sujet du temple.
14.– Selon d’autres, ce fut Sémiramis, reine de Babylone, dont il existe en Asie beaucoup d’édifices, qui
bâtit aussi ce temple et qui le consacra, non pas à Héra, mais à sa mère, nommée Derkéto21. Or j’ai vu
moi-même, en Phénicie, une représentation de Derkéto. C’est une figure singulière. C’est une femme
pour une moitié de son corps ; mais la partie qui va des cuisses aux pieds s’allonge en queue de poisson,
au lieu que la statue qu’on voit à Hiérapolis est femme de la tête aux pieds. Mais les preuves sur
lesquelles ils fondent cette croyance ne sont pas très claires. Ils regardent les poissons comme sacrés et
n’y touchent pas ; ils mangent de toute espèce d’oiseaux, à l’exception de la colombe, qui, pour eux, est
sacrée. Ils croient honorer par là Derkéto et Sémiramis, la première, parce qu’elle a la forme d’un
poisson et que la seconde, en mourant, fut métamorphosée en colombe. Pour moi, que le temple soit
l’œuvre de Sémiramis, je pourrais peut-être l’admettre, mais qu’il soit consacré à Derkéto, je me refuse
à le croire, et ma raison, c’est qu’il y a chez les Égyptiens des gens qui ne mangent pas de poisson et
qu’ils ne le font pas pour plaire à Derkéto.
15.– Il y a encore une autre tradition sacrée, que j’ai apprise d’un savant homme, c’est que la déesse est
Rhéa22 et que le temple est l’œuvre d’Attis. Attis était lydien. Ce fut lui qui enseigna le premier les
mystères de Rhéa. Ceux que célèbrent les Phrygiens, les Lydiens et les Samothraces leur ont tous été
montrés par Attis. En effet, lorsque Rhéa l’eut châtré, il renonça à suivre le régime des mâles, prit
l’aspect d’une femme, revêtit des habits de femme et parcourut toute la terre, en célébrant des rites
sacrés, racontant son aventure et chantant Rhéa. Ses pérégrinations le conduisirent jusqu’en Syrie ; mais
les peuples qui habitent de l’autre côté de l’Euphrate n’ayant accueilli ni lui, ni ses mystères, il fonda un
temple en ce pays, et la preuve, c’est que la déesse a beaucoup de ressemblance avec Rhéa ; elle est
traînée par des lions, elle tient un tambourin et porte une tour sur la tête ; c’est ainsi que les Lydiens
représentent Rhéa. Mon savant disait aussi, en parlant des Galles23 qui desservent le temple, que les
Galles ne se mutilent jamais en l’honneur d’Héra, mais de Rhéa et pour imiter Attis. Son opinion me
paraît spécieuse, mais contraire à la vérité ; car je connais de leur castration une autre cause bien plus
digne de foi.
16.– J’aime bien l’opinion de ceux qui, à propos du sanctuaire, s’accordent à beaucoup d’égards avec
celle des Grecs. Ils disent que la déesse est Héra et que le temple est l’œuvre de Dionysos, fils de
Sémélé. Et en effet Dionysos est venu en Syrie par le chemin qui l’a conduit en Éthiopie24, et il y a dans
le temple maints objets qui prouvent que Dionysos en fut le fondateur, entre autres, des vêtements
barbares, des pierreries de l’Inde, des défenses d’éléphants, que Dionysos apporta d’Éthiopie et les deux
gigantesques phallus qui se dressent dans le vestibule et sur lesquels est gravée cette inscription :
Ces phallus, c’est moi, Dionysos, qui les ai consacrés en l’honneur d’Héra, ma belle-mère.

Pour moi, je trouve ces preuves suffisantes. Néanmoins je vais citer encore autre chose qui se
rapporte dans ce temple au culte de Dionysos. Les Grecs élèvent à ce dieu des phallus, sur lesquels ils
placent de petits hommes sculptés en bois, qui ont un gros membre : on les appelle marionnettes. On
retrouve ceci dans le temple, et l’on voit sur la droite un petit homme d’airain assis, qui est pourvu d’un
membre énorme.
17.– Voilà les diverses traditions qui ont cours sur les fondateurs du temple. Maintenant je vais parler de
l’édifice et dire comment il fut fondé et qui le fit construire. On prétend que le bâtiment actuel n’est pas
celui qui fut construit à l’origine, que ce premier temple fut abattu par le temps et que celui qui existe à
présent est l’œuvre de Stratonice, femme du roi d’Assyrie. Cette Stratonice me paraît être celle qui fut
aimée passionnément de son beau-fils, amour qui fut découvert par l’adresse du médecin25. Quand cette
funeste passion se fut emparée de lui, ne sachant que faire à un mal dont il rougissait, le jeune homme
tomba malade et s’enferma dans le silence. Il resta couché sans éprouver aucune douleur, mais son teint
s’altérait entièrement et son corps se flétrissait de jour en jour. Le médecin, ne voyant aucune cause
apparente à son mal, devina que sa maladie était de l’amour. L’amour caché se révèle à plusieurs
symptômes, langueur des yeux, voix, teint, larmes. Éclairé par ces indices, voici ce que fit le médecin. Il
posa la main droite sur le cœur du jeune homme et il appela tous les gens de la maison. Ils entrèrent tous
dans la chambre du malade, qui garda un calme parfait ; mais à l’arrivée de sa belle-mère, il changea de
couleur, il se mit à suer, il fut pris de tremblement et son cœur sursauta. À ces signes, le médecin vit
aisément quel était l’objet de sa passion.
18.– Voici comment il y porta remède. Il fit venir le père du jeune homme qui tremblait pour son fils et
lui dit : « Cette maladie qui consume cet enfant n’est pas une maladie, c’est une passion coupable. Il ne
ressent aucune douleur, mais il est en proie à l’amour et a l’esprit égaré. Il désire des choses qu’il
n’obtiendra jamais : il est amoureux de ma femme et moi, je ne la lui céderai pas. » Ces paroles
n’étaient qu’un habile mensonge. Le père aussitôt le supplia : « Au nom de la science et de la médecine,
ne laisse pas périr mon fils. C’est malgré lui que cette passion est entrée dans son cœur ; sa maladie est
involontaire. Ne va donc pas par jalousie plonger tout un royaume dans le deuil ; médecin, n’excite pas
la réprobation contre la médecine. » C’est ainsi qu’il le priait, sans se douter de la ruse. Le médecin lui
répondit : « Ton instance est injuste. Tu veux m’enlever ma femme et faire violence à un médecin ! Mais
toi-même, qu’aurais-tu fait, si c’était ta femme qu’il eût désirée, toi qui me demandes un pareil
sacrifice ? » Le père répondit qu’il n’aurait pas, lui, ménagé sa femme et refusé de sauver son fils, même
s’il eût aimé sa marâtre, car la perte d’une épouse n’était pas comparable à celle d’un fils. À peine le
médecin eut-il entendu ces paroles qu’il s’écria : « Inutile de me supplier. Car c’est ta femme qu’il
désire, et ce que je t’ai dit n’était que mensonge. » Le roi se laissa persuader à ce discours : il abandonna
à son fils sa femme et son royaume. Il se retira dans le pays de Babylone et se construisit au bord de
l’Euphrate une ville à laquelle il donna son nom, et où il termina ses jours. C’est ainsi que le médecin
découvrit et guérit l’amour du jeune prince.
19.– Or cette Stratonice vivait encore avec son premier mari, lorsqu’elle eut un songe, où Héra lui
ordonnait de lui élever un temple dans la Ville sacrée et la menaçait de mille maux, si elle n’obéissait
pas. Tout d’abord, Stratonice ne tint aucun compte de cet ordre ; mais par la suite, étant tombée
gravement malade, elle raconta sa vision à son mari, elle essaya d’apaiser Héra et promit de lui élever le
temple qu’elle demandait. Dès qu’elle eut recouvré la santé, son mari l’envoya dans la Ville sacrée et lui
donna de l’argent et une nombreuse armée, dont une partie devait travailler à l’édifice et l’autre veiller à
la sûreté de la reine. En même temps il fit venir un de ses amis, jeune homme d’une rare beauté, du nom
de Combabos. « Je t’aime, lui dit-il, plus qu’aucun de mes amis, à cause de tes excellentes qualités, et je
ne puis trop louer ta sagesse et le dévouement dont tu as fait preuve à mon égard. Aujourd’hui j’ai
besoin d’un homme absolument fidèle : aussi est-ce toi que je veux pour accompagner ma femme,
achever l’ouvrage à ma place, accomplir les sacrifices et commander mon armée. À ton retour, tu peux
compter sur une grande récompense de ma part. » En entendant ces mots, Combabos le supplia aussitôt
et le conjura instamment de ne pas lui imposer ce voyage et de ne pas lui donner une mission bien au-
dessus de son mérite, en lui confiant ses trésors, sa femme, une entreprise sacrée. Il avait peur que dans
la suite le roi ne devînt jaloux de lui au sujet de Stratonice qu’il allait emmener seul.
20.– Comme le roi ne voulait rien entendre, il lui adressa une autre prière et lui demanda un délai de
sept jours pour une affaire particulièrement pressante qu’il voulait conclure avant de partir. Il l’obtint
facilement, sur quoi il retourna chez lui et, se laissant tomber sur le sol, il se mit à se lamenter :
« Infortuné ! Voilà donc ce que me rapporte ma fidélité ! Que puis-je attendre de ce voyage dont je
prévois déjà l’issue ? Si jeune, accompagner une femme si belle ! Il faut m’attendre à un grand malheur,
si je ne me défais pas de tout ce qui peut le causer. Aussi dois-je me résoudre à un grand sacrifice, qui
me guérira de toute crainte. » À ces mots, il se mutila et se coupant le sexe, il le déposa dans un petit
vase avec de la myrrhe, du miel et d’autres aromates, ensuite il le scella de son cachet et pansa sa
blessure. Puis, quand il se crut en état de voyager, il revint chez le roi et, en présence d’un grand nombre
de témoins, il lui remit le vase en disant : « Maître, ceci est un grand trésor que je gardais dans ma
maison ; j’y suis vivement attaché. Maintenant que je vais partir pour un long voyage, je le dépose entre
tes mains. Garde-le-moi en lieu sûr, car il m’est plus cher que l’or et je le prise à l’égal de ma vie. Fais
qu’à mon retour je le retrouve intact. » Le roi le prit, et, l’ayant aussi marqué de son cachet, il en confia
la garde à ses intendants.
21.– Dès lors Combabos accomplit son voyage en toute sécurité. Arrivés à la ville sacrée, ils se mirent
avec ardeur à la construction du temple et trois ans se passèrent à ce travail. Pendant ce temps, ce que
Combabos craignait se réalisa. Stratonice, qui passait de longues heures en sa compagnie, s’éprit de lui,
puis l’aima à la folie. Les habitants de la Ville sacrée prétendent que ce fut un effet de la volonté d’Héra,
qu’elle connaissait fort bien la vertu de Combabos, mais qu’elle voulait se venger de Stratonice, qui ne
s’était pas facilement décidée à lui promettre le temple qu’elle avait demandé.
22.– Dans les commencements, la reine resta dans les bornes de la modestie et cacha son mal ; mais
quand il devint trop violent pour qu’elle pût se taire, elle laissa voir le chagrin dont elle était consumée :
elle pleurait en plein jour, appelait Combabos, et Combabos était tout pour elle. À la fin, ne voyant pas
d’issue à son malheur, elle chercha le moyen de solliciter décemment celui qu’elle aimait. Comme elle
ne voulait faire confidence de son amour à personne, et qu’elle eût rougi d’attaquer la première, elle
s’arrêta à l’idée de s’enivrer avant d’entrer en propos. Quand le vin entre quelque part, la franchise entre
avec lui, et un refus n’a rien d’humiliant : tout ce qu’on fait est mis au compte de l’inconscience.
Comme elle l’avait décidé, elle le fit. Après le dîner, elle se rendit dans la chambre où Combabos passait
la nuit, le supplia, lui embrassa les genoux et lui avoua son amour. Lui reçut l’aveu avec dureté, refusa
ses offres et lui reprocha son ivresse. Mais comme elle le menaçait de se porter contre elle-même à
quelque extrémité fâcheuse, il prit peur, lui révéla tout, lui raconta tout ce qu’il s’était fait et lui en fit
voir la preuve. À ce spectacle inattendu, elle modéra sa fureur, mais n’oublia pas son amour : elle passait
au contraire tous ses moments avec lui et se consolait ainsi de sa passion non satisfaite. Il existe des
amours de ce genre dans la Ville sacrée et l’on en voit encore aujourd’hui. Il y a des femmes qui
s’amourachent des Galles26 et des Galles sont fous des femmes, et personne n’en témoigne de jalousie ;
on regarde ces amours comme tout à fait sacrés.
23.– Ce qui se passait à Hiérapolis entre Stratonice et Combabos ne resta pas longtemps ignoré du roi.
Une foule de délateurs, arrivant d’Assyrie, dénonçaient leurs amours et racontaient ce qui se passait.
Outré de dépit, le roi, sans attendre que l’ouvrage fût achevé, rappela Combabos. Certains prétendent, ce
qui est faux, que Stratonice, voyant ses prières repoussées, avait écrit elle-même à son mari pour accuser
Combabos d’avoir attenté à sa pudeur ; et ce que les Grecs disent de Sthénébée27 et de Phèdre de
Cnossos28, les Assyriens le racontent de Stratonice. Pour moi, je ne crois pas, ni que Sthénébée, ni que
Phèdre aient rien fait de semblable, s’il est vrai que Phèdre ait véritablement aimé Hippolyte. Mais
laissons ces choses pour ce qu’elles sont.
24.– Quand le message fut arrivé à Hiérapolis, et que Combabos eut appris la cause de son rappel, il
partit plein de confiance, parce qu’il avait laissé chez lui de quoi se justifier. À peine fut-il arrivé que le
roi le fit mettre aux fers et le tint sous bonne garde, puis, en présence des mêmes amis qui s’étaient
trouvés près de Combabos au temps où il était envoyé à Hiérapolis, il le fit amener au milieu de la salle
et commença à l’accuser d’adultère et à lui reprocher son incontinence ; puis, emporté par la colère, il
lui rappela la confiance et l’amitié dont il l’avait honoré et le déclara coupable de trois crimes : adultère,
abus de confiance, impiété envers la déesse, qu’il outrageait par une pareille conduite, au moment où il
travaillait à son temple. Plusieurs témoins le chargeaient et affirmaient avoir vu les deux amants afficher
publiquement leur liaison. Tous conclurent que Combabos devait être à l’instant envoyé à la mort,
comme ayant commis des crimes passibles de cette peine.
25.– Jusque-là, le jeune homme était resté debout, sans mot dire. Mais comme on s’apprêtait à le
conduire au supplice, il rompit le silence et redemanda son joyau, ajoutant que, si on le mettait à mort,
ce n’était ni pour outrage ni pour adultère, mais parce que le roi voulait s’approprier le dépôt qu’il lui
avait confié en partant. À ces mots, le roi appelant son économe, lui dit d’apporter ce qu’il avait commis
à sa garde. Le vase apporté, Combabos en brise le cachet, montre ce qu’il contient, puis la mutilation
qu’il s’est faite et dit : « Ô roi, c’est parce que j’appréhendais ce qui m’arrive aujourd’hui que je partais
malgré moi, au temps où tu m’as envoyé là-bas, et c’est lorsque ton ordre m’en eut fait une nécessité
absolue, que je me suis résolu à consommer cette mutilation, utile à mon maître, mais fâcheuse pour
moi-même. Étant ce que je suis, je n’en suis pas moins accusé d’un crime qu’un homme entier seul peut
commettre. » Frappé de stupeur à ce spectacle, le roi l’embrasse et lui dit en pleurant : « Ô Combabos,
quel mal tu t’es fait ? Pourquoi, seul de tous les hommes, t’es-tu traité si indignement ? Je ne puis
aucunement t’approuver, malheureux, d’avoir agi de la sorte. Plût aux dieux que tu n’eusses jamais
souffert, ni moi vu pareille chose ! Je n’avais pas besoin de cette justification. Mais puisqu’un dieu l’a
voulu ainsi, je veux te venger d’abord par la mort de tes dénonciateurs, et tu recevras ensuite de grands
présents, beaucoup d’or, de l’argent en quantité, des vêtements assyriens et des chevaux des écuries
royales. Tu entreras chez moi sans être annoncé et personne ne t’empêchera de me voir, même si je suis
couché avec une de mes femmes. »
Voilà ce que dit le roi, et il tint parole. À l’instant, les calomniateurs furent conduits au supplice, et
lui fut comblé de présents et vit croître l’amitié du roi, et personne, parmi les Assyriens, ne paraissait
comparable à Combabos pour la sagesse et le bonheur.
26.– Par la suite, il demanda qu’on lui permît d’achever ce qui restait à construire du temple, qu’il avait
laissé imparfait. Il y fut envoyé une seconde fois, il acheva l’édifice et se fixa dès lors dans le pays. Pour
honorer sa vertu et sa générosité, le roi lui permit de se faire élever une statue d’airain dans le temple, et
on éleva en effet en son honneur un Combabos d’airain, qui est l’œuvre du Rhodien Hermoclès29. Il
ressemble à une femme pour la figure, mais il porte un habit d’homme. On rapporte que les plus
dévoués de ses amis, pour le consoler de son malheur, voulurent le partager avec lui. Ils se firent
eunuques et menèrent la même vie que lui. D’autres attribuent leur conduite à une intervention divine et
disent qu’Héra, par amitié pour Combabos, inspira à plusieurs l’idée de se mutiler, afin qu’il ne fût pas
seul à s’affliger d’avoir perdu sa virilité.
27.– Une fois cette coutume introduite, elle a duré jusqu’à nos jours et chaque année un bon nombre
d’hommes se mutilent dans le temple et renoncent à leur virilité, soit pour consoler Combabos, soit pour
complaire à Héra. Une fois châtrés, ils cessent de porter des vêtements d’homme, ils prennent des
vêtements de femme et font des ouvrages de femme. D’après ce que j’ai entendu dire, c’est encore à
Combabos que remonte la cause de ce changement d’habits, à la suite de l’aventure que voici. Une
femme étrangère qui était venue à une fête solennelle, le voyant en habits d’homme, le trouva si beau
qu’elle conçut pour lui un violent amour ; mais lorsqu’elle eut appris qu’il était eunuque, elle se donna
la mort. Là-dessus, Combabos, désespéré de voir que l’amour lui jouait de si méchants tours, revêtit des
habits de femme pour éviter qu’une autre femme ne tombât dans la même erreur. C’est la raison pour
laquelle les Galles s’habillent en femmes. Je n’en dirai pas davantage sur Combabos. Quant aux Galles,
j’en reparlerai plus loin et je dirai de quelle manière ils se mutilent, comment on les enterre et pour
quelle raison ils n’entrent pas dans le temple ; mais auparavant je veux parler de la situation et de la
grandeur de l’édifice. Je commence donc.
28.– Le terrain sur lequel le temple est bâti est une colline ; il est situé à peu près au centre de la
ville et entouré de deux murailles, dont l’une est ancienne, dont l’autre ne remonte guère au delà de
notre époque. Les propylées30 du temple sont inclinés vers le nord et s’étendent sur un espace d’environ
cent brasses31. C’est dans ces propylées que se dressent les phallus que Dionysos a élevés ; ces phallus
ont une hauteur de trente brasses32. Deux fois par an, un homme monte au sommet de l’un d’eux et y
demeure l’espace de sept jours. Voici la raison que l’on donne de cet usage. Le peuple est persuadé que
de cet endroit élevé l’homme converse avec les dieux, les prie d’accorder leurs faveurs à toute la Syrie
et que les dieux entendent de plus près ses prières. D’autres pensent qu’on fait cela en souvenir de
Deucalion et de ce temps malheureux où les hommes montaient sur les hauteurs et sur les arbres élevés
par crainte de l’inondation. Pour moi, je trouve cette explication invraisemblable et je crois que c’est en
l’honneur de Dionysos que l’on fait ces ascensions. Voici sur quoi je fonde ma conjecture. Tous ceux qui
élèvent des phallus à Dionysos placent dessus des hommes de bois. Pourquoi ? C’est ce que je ne saurais
dire ; mais je crois que cet homme monte au phallus pour y représenter cet homme de bois.
29.– Voici comment il fait l’ascension. Il passe autour de lui-même et du phallus une petite corde, puis il
se hisse sur des morceaux de bois fixés au phallus, où il y a juste place pour la pointe du pied. Tout en
montant, il soulève la corde des deux côtés, comme on soulève les rênes33. Si quelqu’un n’a jamais vu
cela, mais qu’il ait vu monter aux palmiers, soit en Arabie, soit en Égypte ou quelque part ailleurs, il sait
ce que je veux dire. Quand il est arrivé au terme de sa route, il lâche une autre corde qu’il porte sur lui,
une longue corde cette fois, et il tire en haut ce dont il a envie : bois, vêtements, ustensiles, dont il se
compose un siège pareil à un nid. Il s’y établit et y demeure, comme je l’ai dit, pendant sept jours.
Beaucoup de gens qui viennent au temple lui apportent de l’or et de l’argent, quelques-uns de l’airain ;
ils le déposent à terre devant lui et s’en vont en disant leur nom. Un autre, qui se tient là debout, lui crie
ces noms en haut, et quand le stylite a entendu le nom, il fait une prière pour chacun, et, tout en priant, il
frappe sur un instrument d’airain qui rend sous ses coups un son fort et criard. Il ne dort jamais. S’il se
laisse surprendre au sommeil, un scorpion monte le réveiller par une piqûre douloureuse. Telle est la
punition attachée à son sommeil. Ce qu’on dit du scorpion trahit une origine religieuse et divine, mais
est-ce vrai ? C’est ce que je ne saurais dire. En tout cas, je crois que la crainte de tomber contribue
beaucoup aussi à tenir l’homme éveillé. J’en ai dit assez sur ceux qui montent sur les phallus. Quant au
temple, il regarde le soleil levant.
30.– Pour la forme et la structure, il ressemble aux temples qu’on fait en Ionie. La base sur laquelle il est
assis s’élève du sol à la hauteur de deux brasses34. On monte au temple par un escalier de pierre qui n’a
que peu de largeur. Quand on a franchi l’escalier, le vestibule offre un merveilleux spectacle. Les portes
dont il est orné sont d’or ; à l’intérieur, le temple resplendit de mille ornements d’or et le plafond est tout
entier d’or. Une odeur d’ambroisie35 s’exhale de l’édifice, comme celle qui parfume, dit-on, le pays des
Arabes36, et, quand on y monte, on sent de loin le souffle délicieux qui en sort. Et cette odeur ne vous
quitte pas, quand vous vous éloignez, elle reste longtemps dans vos vêtements, et l’on s’en souvient
toujours.
31.– L’intérieur du temple n’est pas vide : on y a construit une chambre à laquelle on accède par un petit
escalier. Elle n’a point de portes ; la façade en est entièrement ouverte. Dans le grand temple tout le
monde peut entrer ; mais dans la chambre les prêtres seuls ont le droit de pénétrer et encore pas tous,
mais ceux qui sont le plus près des dieux et qui sont chargés de la direction générale du culte. Dans cette
salle sont placées les statues d’Héra et d’un dieu qui est en réalité Zeus, mais que les Syriens appellent
d’un autre nom37. Tous les deux sont d’or, et tous les deux assis ; mais Héra est traînée par des lions et
Zeus par un attelage de taureaux. Et vraiment cette statue rappelle en tout Zeus : c’est sa tête, son
costume, son trône. On le voudrait, qu’on ne pourrait pas le prendre pour un autre.
32.– Mais Héra, à la bien considérer, offre une grande variété de traits. Pour l’ensemble, c’est vraiment
Héra, mais elle a quelque chose d’Athéna, d’Aphrodite, de Séléné, de Rhéa, d’Artémis, de Némésis et
des Moires38. D’une main elle tient un sceptre et de l’autre un fuseau. Elle a sur la tête des rayons et une
tour, et elle porte une ceinture, ornement réservé à la seule Aphrodite céleste. En outre, elle est couverte
d’or et de pierres très précieuses, dont les unes sont blanches, les autres couleur d’eau, beaucoup aussi
couleur de vin ou couleur de feu ; beaucoup d’autres sont des onyx de Sardaigne, des hyacinthes, des
émeraudes que lui apportent des Égyptiens, des Indiens, des Éthiopiens, des Mèdes, des Arméniens, des
Babyloniens. Mais voici ce qu’elle a de plus remarquable, c’est une pierre qui est sur sa tête et qu’on
appelle la Lampe, nom qui lui vient de l’effet qu’elle produit. Elle jette pendant la nuit un vif éclat, et le
temple, qu’elle domine, en est éclairé tout entier comme avec des lampes. Pendant le jour, son éclat est
plus faible, mais elle garde cependant sa couleur de feu. Cette statue offre encore une autre particularité
merveilleuse : si vous la considérez de face, elle vous regarde, et, si vous changez de place, son œil vous
suit, et, si un autre la regarde d’un autre côté, elle en fait autant à son égard.
33.– Entre ces deux statues, il y en a une autre, également en or, mais qui ne ressemble pas aux autres
statues. Elle n’a pas de forme propre ; ses traits sont ceux des autres dieux. Les Assyriens l’appellent
« la Statue », sans lui attacher de nom particulier, et ils ne disent rien ni de son origine ni de ce qu’elle
représente. Les uns la rapportent à Dionysos, d’autres à Deucalion, d’autres à Sémiramis, parce qu’elle
porte sur la tête une colombe d’or. C’est pour cela qu’on prétend qu’elle représente Sémiramis. Elle
descend à la mer deux fois l’an, pour aller chercher l’eau dont j’ai parlé.
34.– Dans le temple même, à gauche en entrant, on voit d’abord un trône du Soleil ; mais l’image de ce
dieu n’y est pas ; car le Soleil et la Lune sont les seules divinités qu’ils ne représentent point par des
images. Pourquoi en usent-ils ainsi ? Voici la raison qu’on m’en a donnée. Pour les autres dieux, disent-
ils, il est permis de leur faire des statues, parce que leur figure n’est pas visible aux yeux des hommes ;
mais le Soleil et la Lune se montrent en pleine lumière et tout le monde les voit. Dès lors, pour quel
motif représenterait-on par la sculpture des astres qui luisent dans le ciel ?
35.– Après ce trône, on trouve une statue d’Apollon, mais qui ne ressemble pas à celles qu’on lui élève
d’habitude. Tous les autres peuples en effet représentent Apollon comme un jeune homme à la fleur de
l’âge ; les Syriens seuls ont donné à sa statue un visage barbu. Ils s’applaudissent beaucoup de leur idée,
et blâment les Grecs et tous ceux qui croient se rendre Apollon propice en lui donnant les traits d’un
adolescent. C’est, à leurs yeux, une grande maladresse de représenter les dieux sous des traits imparfaits,
car, dans leur opinion, la jeunesse est encore imparfaite. Une autre innovation se remarque encore dans
leur Apollon : ce sont les vêtements dont il est paré, ce qui ne se voit point ailleurs.
36.– J’aurais beaucoup à dire sur les prodiges qu’opère cette statue ; je me bornerai à ce qui mérite le
plus d’admiration. Je vais parler d’abord de l’oracle. Il y a beaucoup d’oracles chez les Grecs, beaucoup
chez les Égyptiens ; il y en a en Libye et ils sont nombreux en Asie. Mais ces oracles ne se font entendre
que par la bouche des prêtres et des prophètes, au lieu que l’Apollon d’Hiérapolis se meut tout seul et
qu’il exprime lui-même jusqu’au bout ses prédictions39. Voici comment il procède. Quand il veut rendre
des oracles, il commence par s’agiter sur son piédestal. Aussitôt les prêtres l’enlèvent. S’ils ne le font
pas, il sue et s’agite encore davantage. Quand ils l’ont pris sur leurs épaules et le portent, il les conduit
en les faisant tourner en tous sens et en sautant de l’un à l’autre. Enfin le grand prêtre se présente devant
lui et l’interroge sur toutes les questions qu’il veut lui soumettre. Si le dieu n’approuve pas telle
entreprise, il recule ; s’il l’approuve, il fait marcher ses porteurs en avant et les mène comme avec des
rênes. C’est ainsi qu’on recueille ses oracles, et l’on n’entreprend aucune affaire, soit sacrée, soit
profane sans le consulter. Il fait aussi des prédictions relatives à l’année et à toutes les saisons de
l’année, même si on ne l’interroge pas. Il parle aussi de « la Statue », pour notifier à quel moment elle
doit faire le voyage dont j’ai fait mention.
37.– Je vais encore rapporter autre chose qu’elle a fait en ma présence. Les prêtres l’avaient prise et la
portaient, mais lui les laissa en bas à terre, et s’éleva tout seul en l’air.
38.– À la suite de la statue d’Apollon, il y en a une d’Atlas40, et, à la suite de celle-ci, une d’Hermès et
d’Eileithyia41.
39.– Telles sont les statues qui sont rangées ainsi dans l’intérieur du temple. Au-dehors, il y a un grand
autel d’airain. Là, se dressent aussi des centaines de statues d’airain de rois et de prêtres. Je vais citer les
plus intéressantes. À gauche du temple, on voit une statue de Sémiramis qui montre l’édifice à sa droite.
On l’a élevée pour la raison que voici. Sémiramis avait fait une loi pour contraindre tous les peuples de
la Syrie à la révérer comme une déesse, et à ne plus tenir compte des autres divinités, pas même d’Héra.
Ils obéirent. Mais par la suite les dieux lui envoyèrent des maladies, des calamités et des douleurs. Elle
renonça dès lors à cette folie, confessa qu’elle était mortelle et, par une loi nouvelle, ordonna à ses sujets
d’adresser leurs hommages à Héra. Voilà pourquoi on l’a représentée dans cette attitude. Elle fait signe
aux visiteurs du temple que c’est Héra qu’il faut révérer et confesse que la déesse ce n’est plus elle, mais
Héra.
40.– J’ai vu là aussi les statues d’Hélène, d’Hécube, d’Andromaque, de Pâris, d’Hector et d’Achille. J’y
ai vu aussi celles de Nirée, fils d’Aglaïé, de Philomèle et de Procné encore femmes et de Térée déjà
oiseau, puis une autre de Sémiramis, celle de Combabos dont j’ai parlé, une de Stratonice parfaitement
belle et une d’Alexandre fort ressemblante. À côté, se dresse Sardanapale42, mais sous une forme et des
vêtements différents des siens.
41.– Dans la cour, on voit paître en liberté de grands bœufs, des chevaux, des aigles, des ours et des
lions. Ils ne font aucun mal aux hommes ; ils sont tous sacrés et apprivoisés.
42.– On a institué un grand nombre de prêtres. Les uns égorgent les victimes, les autres apportent les
libations ; il y en a qui sont appelés porte-feux et d’autres assistants. Lors de ma visite, il y en avait plus
de trois cents qui prenaient part aux sacrifices. Ils sont tous vêtus de blanc, et portent sur la tête un
bonnet de feutre. Le grand prêtre change tous les ans ; seul, il porte une robe de pourpre et une tiare d’or
lui ceint le front.
43.– Il y a encore une foule d’autres personnes attachées au service du temple, joueurs de flûte et de
syrinx43, Galles et femmes en folie, au cerveau dérangé.
44.– Le sacrifice se célèbre deux fois le jour ; tout le personnel du temple y assiste. On sacrifie à Zeus en
silence, sans chants ni flûtes ; mais pour Héra, dès que la cérémonie commence, on chante, on joue de la
flûte, on entrechoque des crotales44. Sur cet usage, je n’ai pu recueillir aucun renseignement clair.
45.– Il y a dans le pays, non loin du temple, un lac où l’on nourrit un grand nombre de poissons sacrés,
d’espèces variées. Quelques-uns deviennent très gros : ils ont des noms et viennent quand on les
appelle45. Lors de ma visite, il y en avait un qui portait de l’or : c’était un bijou qu’on lui avait attaché à
la nageoire. Je l’ai vu plus d’une fois avec cet ornement d’or.
46.– La profondeur du lac est considérable. Je ne l’ai pas sondée, mais on dit qu’elle dépasse deux cents
brasses46. Au milieu du lac s’élève un autel de marbre. À première vue, on croirait qu’il flotte, porté par
l’eau, et beaucoup de gens le croient ainsi. Pour moi, je pense qu’il y a sous cet autel une grande
colonne qui le soutient. Il est couronné de guirlandes et des parfums y brûlent sans cesse. Plusieurs
personnes s’y rendent chaque jour à la nage pour y faire leur prière et le couronnent de fleurs.
47.– On célèbre aussi à Hiérapolis des fêtes très fréquentées. On les appelle les Descentes au lac, parce
qu’en ces fêtes toutes les statues des dieux descendent au bord du lac. On y conduit Héra la première à
cause des poissons, pour empêcher Zeus de les voir le premier. Si cela arrivait, on prétend qu’ils
périraient tous. Il est certain qu’il vient pour les voir ; mais elle se place devant lui, l’empêche de les
voir et à force d’instances lui fait rebrousser chemin.
48.– Mais les fêtes les plus importantes que célèbrent ces peuples sont celles où l’on se rend à la mer47.
Sur ces fêtes, je ne puis rien dire de certain, car je n’y suis pas allé moi-même et je n’ai pas tenté le
voyage ; mais ce qu’ils font une fois de retour, je l’ai vu et je vais le relater. Chacun rapporte un vase
rempli d’eau et cacheté avec de la cire. On ne rompt pas soi-même le cachet pour épancher l’eau ; mais
il y a un coq sacré qui demeure au bord du lac. C’est lui qui reçoit les vases. Il en examine le cachet ; on
lui paye un salaire, et il délie le lien et enlève la cire, et il recueille pour cet office une grande quantité de
mines. De là, on porte soi-même son vase dans le temple, on l’y répand, on sacrifie et on s’en retourne.
49.– De toutes les fêtes que je connais, la plus grande est celle qu’on célèbre au commencement du
printemps. Les uns l’appellent le Bûcher, les autres, la Lampe. Voici la cérémonie qui s’y pratique. On
coupe de grands arbres, on les dresse dans la cour ; puis on amène des chèvres, des brebis et d’autres
animaux vivants que l’on suspend aux arbres. On y met aussi des oiseaux, des vêtements et des objets
d’or et d’argent. Quand les préparatifs sont complètement terminés, on promène les statues autour des
arbres, l’on jette au milieu des matières combustibles et tout flambe aussitôt. Cette fête attire une
multitude de gens qui viennent de la Syrie et des pays circonvoisins. Chaque peuple apporte ses dieux et
les statues faites à leur ressemblance.
50.– À certains jours déterminés, le peuple s’assemble dans le temple. Un grand nombre de Galles et les
hommes attachés au service des dieux dont j’ai parlé célèbrent les mystères, se tailladent les bras et se
frappent mutuellement sur le dos. Plusieurs musiciens, debout près d’eux, leur jouent de la flûte ;
beaucoup battent du tambour, d’autres chantent des cantiques inspirés et religieux. Mais ces cérémonies
ont lieu hors du temple et les acteurs n’y entrent pas.
51.– C’est en ces jours-là que se font les Galles. Lorsqu’on joue de la flûte et qu’on célèbre les rites
sacrés, le délire se communique à un grand nombre d’assistants, et beaucoup d’hommes, qui étaient
venus pour voir, se livrent aux actes que je vais dire. Le jeune homme qui a décidé d’être Galle jette bas
ses vêtements, s’avance au milieu de l’assemblée en poussant de grands cris et saisit un coutelas parmi
ceux qui sont, je pense, réservés pour cet usage depuis de nombreuses années. Avec ce coutelas il se
châtre brusquement et court par la ville, tenant dans ses mains ce qu’il s’est retranché. La maison, quelle
qu’elle soit, où il va le jeter, lui fournira une robe de femme et tout ce qui sert à la parure du sexe. Voilà
comment se pratique la castration.
52.– Après leur mort, les Galles ne sont pas enterrés comme les autres. Quand un Galle est mort, ses
confrères l’enlèvent et le portent dans un faubourg, où ils le déposent avec la civière qui a servi à le
transporter ; ils jettent des pierres dessus, après quoi ils se retirent. Ils attendent alors sept jours avant de
rentrer dans le temple. S’ils y pénètrent avant ce terme, ils commettent un sacrilège.
53.– Voici les règles qu’ils observent à cet égard. Si l’un d’eux a vu un mort, il n’entre pas dans le
temple ce jour-là. Il n’y rentre que le lendemain, après s’être purifié. Quant aux parents mêmes du mort,
c’est au bout de trente jours et après s’être rasé la tête, qu’ils peuvent y pénétrer. S’ils n’ont pas d’abord
observé ces prescriptions, la religion leur en interdit l’accès.
54.– Ils sacrifient des bœufs et des vaches, des chèvres et des brebis. Les porcs seuls passent pour
impurs ; on n’en sacrifie pas, on n’en mange pas. Cependant certaines personnes ne les regardent pas
comme impurs, mais comme sacrés. De tous les oiseaux, la colombe est à leurs yeux l’être le plus
sacré ; pour eux, le seul fait d’y toucher est un crime et, s’ils y touchent sans le vouloir, ils sont impurs
toute la journée. Voilà pourquoi les colombes vivent avec eux, entrent dans leurs maisons et mangent le
plus souvent à terre.
55.– Je vais dire aussi ce que font les pèlerins qui viennent assister aux fêtes solennelles. Quand un
homme se rend pour la première fois dans la Ville sacrée, il se rase la tête et les sourcils. Puis il immole
une brebis, la découpe et en fait un festin. Il étend la toison par terre, se met à genoux dessus, puis met
sur sa tête les pieds et la tête de l’animal. En même temps il fait une prière et demande aux dieux
d’accepter le sacrifice qu’il leur offre et leur en promet un plus magnifique par la suite. Ces cérémonies
accomplies, il met une couronne sur sa tête et sur celle de ceux qui l’accompagnent dans son voyage.
Puis il quitte sa maison et, pendant la route, il n’use que d’eau froide pour se baigner et pour boire. Il
couche toutes les nuits sur la terre ; car il ne lui est pas permis de monter dans un lit qu’il n’ait achevé
son pèlerinage et qu’il ne soit de retour dans ses foyers.
56.– Arrivé dans la Ville sacrée, il loge chez un hôte qu’il ne connaît pas ; car chaque ville y a des hôtes
particuliers qui reçoivent les pèlerins suivant leur pays. Les Assyriens appellent ces hôtes instructeurs,
parce qu’ils donnent à leurs visiteurs toutes les instructions utiles.
57.– Ces visiteurs ne sacrifient pas dans le temple même ; mais, lorsqu’ils ont présenté la victime à
l’autel et répandu les libations, ils la ramènent vivante à leur demeure et, aussitôt arrivés, ils la sacrifient
et adressent des prières aux dieux.
58.– Il y a une autre manière de sacrifier que voici. Après avoir couronné les victimes, on les précipite
vivantes du haut des propylées, et elles se tuent dans leur chute. Quelques-uns lancent aussi leurs
enfants de cet endroit, mais non pas à la manière des bêtes ; car ils les enferment dans des sacs, et les
précipitent de leurs mains, en les raillant et disant qu’ils sont des bœufs et non des enfants.
59.– Tous les Assyriens se font des piqûres soit aux poignets, soit au cou, et par suite ils portent tous des
tatouages.
60.– Ils ont aussi une autre coutume qui ne leur est commune qu’avec un seul peuple de la Grèce, les
habitants de Trézène48. Je vais dire ce que font ces derniers. Ils ont fait une loi qui défend aux jeunes
filles et aux garçons de se marier avant d’avoir coupé leur chevelure en l’honneur d’Hippolyte49, et cette
loi est observée. Il en est de même dans la Ville sacrée. Les garçons y consacrent les prémices de leur
barbe et on laisse croître les cheveux des jeunes filles après les avoir consacrés aux dieux dès leur
naissance. Quand les uns ou les autres viennent dans le temple, on leur coupe les cheveux et on les
dépose dans des vases d’argent ou même des vases d’or qu’on cloue dans le temple, après que chacun y
a inscrit son nom, après quoi, l’on se retire. C’est ce que j’ai fait moi-même dans ma jeunesse, et ma
chevelure et mon nom sont encore dans le temple.
1. C’est-à-dire de Syrie. Comme d’autres auteurs grecs avant lui (voir Hérodote, VII, 63), Lucien désigne indifféremment le pays dont il parle
sous le nom de Syrie ou d’Assyrie.

2. Voir Hérodote, II, 4.

3. En Phénicie, sur le territoire du Liban actuel.

4. C’est Melquart, héros civilisateur qui fut divinisé ; voir Hérodote, II, 44.

5. Déesse guerrière aussi connue au Moyen-Orient sous le nom d’Ishtar.

6. C’est-à-dire la Lune. L’assimilation proposée par Lucien est tardive et ne correspond pas à l’histoire ancienne de la déesse.

7. Sur cette légende, voir Moschos, Europe, et Achille Tatius, I, 1.

8. Aujourd’hui Baalbek, au Liban.

9. Autre cité de Phénicie.

10. Aimé d’Aphrodite, il fut tué par un sanglier. Sur cette légende et les fêtes qu’elle a inspirées, voir Théocrite, Idylle, XV, et Bion,
Lamentation pour Adonis.

11. Voir Ovide, Les Métamorphoses, X, 297-559.

12. Taureau sacré vénéré en Égypte.

13. Sur cette pratique de la prostitution sacrée, voir Hérodote, I, 199, qui, à la différence de Lucien, la juge scandaleuse.

14. Dieu égyptien assassiné par son frère Seth et ressuscité.

15. Il s’agissait en fait d’un simulacre en papyrus. Lucien joue ironiquement sur le sens de l’adjectif.

16. Renan (Mission de Phénicie, Paris, 1864, p. 283) parle aussi de ce phénomène.

17. Il s’appelle aujourd’hui Nahr-Ibrahim.

18. Fils d’Apollon et père d’Adonis ; voir Ovide, Les Métamorphoses, VI, 98 et X, 297. Roi légendaire de Chypre où il fonda Paphos, on lui
attribuait de nombreuses inventions.

19. Fils de Prométhée et Pronoia, Deucalion fut, avec sa femme Pyrrha, parmi les rares survivants du déluge après lequel il repeupla la terre.
C’est par erreur que Lucien le qualifie de Scythe.

20. Selon certains, il s’agirait plutôt de l’eau de l’Euphrate.

21. Autre nom d’Atargatis.

22. C’est-à-dire Cybèle.

23. Prêtres du culte de Cybèle et d’Attis.

24. Pendant sa conquête du monde. Voir Nonnos de Panopolis, Dionysiaques, XXXIX-XLIV.

25. Sur cette histoire, voir aussi Plutarque, Vie de Démétrios, 38 ; Appien, Guerres de Syrie, 308-327 ; Valère Maxime, V, 7 ; Galien, Corpus
medicorum graecorum, V, 8, 1, p. 100-105 et V, 9, 2, p. 206-218. Lucien s’y réfère plusieurs fois : voir Qu’il ne faut pas croire à la calomnie à la
légère, 14 ; De la danse, 59 ; Défense des portraits, 5.

26. Ces prêtres de Cybèle s’infligent la même mutilation que Combabos. Voir, à leur sujet, Lucien, Loukios ou l’Âne, 35 sq.

27. Femme du roi Proétos, elle tomba amoureuse de Bellérophon. Comme celui-ci la repoussait, elle le dénonça à Proétos sous prétexte qu’il
avait tenté de la séduire. Euripide avait consacré à cette histoire une tragédie dont il reste des fragments.

28. Elle eut à l’égard d’Hippolyte le même comportement que Sthénébée avec Bellérophon ; voir Euripide, Hippolyte.

29. Sculpteur inconnu par ailleurs.

30. C’est-à-dire l’entrée monumentale.

31. Environ 180 m.

32. Environ 54 m.

33. Sur cette méthode d’ascension, voir Pline, Histoire naturelle, XIII, 7, 2.

34. Environ 3,60 m.

35. La nourriture des dieux.

36. Voir Hérodote, III, 113.


37. Pour eux, c’est Atargatis et Hadad. Sur Héra-Atargatis, voir Plutarque, Vie de Crassus, 17, 6. Sur Jupiter (Zeus)-Hadad, voir Macrobe,
Saturnales, I, 23.

38. Toutes les grandes figures féminines du panthéon grec.

39. Sur un phénomène analogue, voir Macrobe, Saturnales, I, 23.

40. Titan censé porter le globe terrestre.

41. Déesse grecque de l’enfantement.

42. Dernier grand roi d’Assyrie, au VIIe siècle av. J.-C.

43. La flûte de Pan.

44. Sortes de castagnettes.

45. Pline (Histoire naturelle, XXXII, 2) rapporte un phénomène analogue. L’étang dont parle Lucien a réellement existé, mais il n’en reste
plus rien aujourd’hui.

46. Environ 360 m.

47. Selon certains, c’est à l’Euphrate qu’on se rendait.

48. Cité du Péloponnèse.

49. Fils de Thésée et beau-fils de Phèdre dont il refusa les avances ; voir Euripide, Hippolyte.
45
DE LA DANSE
Le mot grec orchèsis désigne aussi bien la danse proprement dite que la pantomime, spectacle
chorégraphique où, au son d’un accompagnement musical, un danseur mimait des histoires célèbres
empruntées le plus souvent à la mythologie. Ce type de spectacle est le sujet du dialogue entre le
philosophe Craton et Lykinos, un des doubles habituels de Lucien.
Celui-ci fait commencer l’entretien alors que la controverse entre les deux hommes est en cours,
puisque Craton a déjà prononcé son réquisitoire contre la pantomime en exprimant à son sujet un mépris
largement partagé par les intellectuels du Haut-Empire. Lykinos lui répond. L’apologie de la pantomime
occupe donc la totalité du texte, ce qui donne une idée de l’opinion de Lucien à son sujet. Dans la
première partie (1-6), Lykinos veut persuader Craton qu’il a eu tort de dénigrer la pantomime, mais le
philosophe persiste et conseille à Lykinos de démentir son penchant pour ce divertissement s’il veut
éviter d’être déconsidéré. Il reconnaît, cependant, qu’il n’a jamais assisté à un spectacle de ce genre,
mais refuse d’envisager cette possibilité lorsque Lykinos lui affirme qu’il changerait d’avis s’il en voyait
un. Lykinos lui demande alors de l’écouter lui expliquer les beautés et l’intérêt de la pantomime.
C’est le sujet de la seconde partie du dialogue, qui est aussi la plus longue (7-85). Lykinos
commence par souligner l’ancienneté de la pantomime, sa présence chez tous les peuples de la terre, son
importance religieuse et sa dignité intellectuelle et esthétique (7-32). Il veut montrer l’épanouissement
qu’elle a connu depuis l’époque d’Auguste (33-34) en énumérant les qualités nécessaires au bon
danseur. Ce dernier doit connaître tous les arts (35-36) et toutes les légendes de toutes les régions du
monde (37-61). Il doit posséder le don de la clarté dans l’expression chorégraphique (62-69) et mettre en
œuvre les idées de Platon et d’Aristote sur l’âme et sur le beau en utilisant ses qualités physiques pour le
bien des spectateurs (70-79). Il doit aussi, pour atteindre son but, éviter certains défauts, et il y parvient
(80-84). Lykinos conclut en répétant à Craton qu’il serait conquis s’il assistait à une représentation.
Craton se déclare alors convaincu et lui demande de lui réserver une place pour le prochain spectacle.
Ce dénouement consacre la victoire de la rhétorique de Lykinos. Il implique une invitation à
admirer sa virtuosité oratoire qui n’est autre que celle de Lucien. Celui-ci déploie son érudition en
composant (37-61) une véritable encyclopédie géographique de la mythologie grecque et de son
inventivité, en rapprochant la pantomime des plus nobles disciplines de l’esprit telles la philosophie et la
rhétorique. La précision et l’exhaustivité de son argumentation n’ont d’égale que son ingéniosité. Lucien
le satiriste, le polémiste, a donc aussi le talent de l’éloge. Et il y joint une ardeur sans doute inspirée par
l’intérêt politique.
On a supposé qu’il voulait répondre au sophiste Aelius Aristide, qui avait critiqué la pantomime
dans un discours que nous connaissons seulement d’après sa réfutation par Libanios (Discours 64). Mais
il paraît plus vraisemblable que, en faisant l’apologie de la pantomime, Lucien ait cherché à plaire à
l’empereur Lucius Verus. Ce dernier appréciait beaucoup cet art au point, selon l’Histoire auguste
(« Verus », 8, 10-11), de s’entourer de mimes et de danseurs. Lucien suivit l’empereur à Antioche d’où il
dirigea, entre 163 et 166, la guerre de Rome contre les Parthes. De la danse date de cette période,
comme d’autres œuvres (Les Portraits, Défense des portraits, Comment il faut écrire l’Histoire) visant
elles aussi à flatter le prince et ses goûts. On y reconnaît un courtisan. La tradition dominante a présenté,
sans doute non sans excès, Lucius Verus comme un homme de plaisir, à l’opposé de son frère, l’austère
philosophe Marc Aurèle, avec qui il partagea le pouvoir de 161 à 169. Lucien ne cite pas Lucius Verus,
mais il fait l’éloge d’une de ses passions avec un brio qui ne pouvait que lui plaire. Il ne semble pourtant
pas en avoir retiré de bénéfice. Reste que, en célébrant la pantomime, il laisse entrevoir la personnalité
d’un empereur romain et fait respirer à ses lecteurs un peu de l’air de son temps.
A. B.

1.– LYKINOS. — Maintenant, Craton, que tu as formulé cette violente accusation contre la danse et l’art
orchestique, accusation que tu tenais sans doute préparée depuis longtemps, et que tu me reproches à
moi-même de me plaire à un tel spectacle et de faire tant de cas d’un divertissement méprisable et bon
tout au plus pour les femmes, laisse-moi te dire combien tu es loin du droit chemin et comme tu t’abuses
en accusant le plus grand bien de la vie. Je t’excuse cependant : accoutumé dès le principe à une vie
austère et ne tenant pour bon que ce qui s’accorde à ta rudesse, ton ignorance t’a fait condamner des
plaisirs que tu ne connais pas.
2.– CRATON. — Tu es un homme, mon excellent ami, et un homme nourri dans la science et
passablement versé dans la philosophie. Dès lors, comment peux-tu, Lykinos, renoncer aux belles études
et au commerce des anciens pour écouter, comme un oisif, le son des flûtes et regarder un homme
efféminé, qui se pavane dans des habits moelleux et affecte de chanter des chansons lubriques, qui imite
des femmes amoureuses, particulièrement les plus lascives de l’Antiquité, des Phèdre, des Parthénope,
des Rhodope1, et tout cela avec accompagnement d’instruments, fredons et frappements de pieds, choses
véritablement ridicules et fort inconvenantes pour un homme et surtout pour un homme tel que toi ?
Aussi, quand j’ai su que tu perdais ton temps à ces sortes de spectacles, non seulement j’en ai rougi pour
toi, mais j’ai encore été affligé de voir qu’oubliant Platon, Chrysippe et Aristote, tu restes là, oisif,
semblable à ces gens qui se grattent l’oreille avec une plume. N’y a-t-il pas, si l’on a besoin de
distractions, cent autres moyens d’amuser nos oreilles, manque-t-on de spectacles sérieux ? Il y a des
joueurs de flûte ambulants, des chanteurs qui chantent des chansons honnêtes en s’accompagnant de la
cithare ; il y a surtout la vénérable tragédie et la joyeuse comédie qui ont mérité d’être admises dans nos
jeux publics.
3.– Tu auras donc besoin, mon brave, d’une longue apologie, si tu veux te justifier auprès des
philosophes et n’être pas absolument exclu et chassé de la compagnie des gens sérieux. En attendant, ce
que tu as de mieux à faire, c’est de guérir ta mauvaise réputation par une dénégation et de ne pas avouer
que tu aies jamais commis pareille faute. En tout cas, pour l’avenir, prends garde de devenir, sans t’en
apercevoir, d’homme que tu étais, une lydienne ou une bacchante. Ce ne serait pas à toi seul que tu
pourrais t’en prendre, mais encore à nous, si, comme Ulysse, nous ne t’arrachions pas au lotus2, pour te
rendre à tes études accoutumées, avant que tu tombes insensiblement sous l’emprise complète des
sirènes du théâtre3. Celles du poète ne tendaient des embûches qu’aux oreilles, et c’est pour cela qu’on
avait besoin de cire pour passer à côté d’elles ; mais toi, c’est aussi par les yeux que tu parais
entièrement asservi.
4.– LYKINOS. — Ah ! Craton, il a les dents pointues le chien4 que tu viens de lancer sur moi. Cependant
ton exemple, ta comparaison des Lotophages et des Sirènes ne me paraît avoir aucun rapport avec le cas
où je me trouve. Ceux qui goûtaient le lotus et prêtaient l’oreille aux Sirènes payaient de leur mort le
plaisir de manger et d’écouter ; moi, au contraire, outre que mon plaisir me paraît beaucoup plus
agréable que le leur, je n’ai pas à craindre un dénouement malheureux. Il ne m’arrive pas d’oublier ma
maison ni de méconnaître mes devoirs ; mais, s’il faut parler franchement, je reviens du théâtre
beaucoup plus sage et plus clairvoyant dans les affaires de la vie. C’est le cas de citer le mot d’Homère :
celui qui a vu ce spectacle « revient charmé et plus instruit5 ».
CRATON. — Par Héraclès, Lykinos, que t’est-il arrivé que tu ne rougis même pas de tels
sentiments et que tu sembles en faire gloire ? Ce qu’il y a là de plus grave, c’est que tu ne nous laisses
même pas entrevoir un espoir de guérison, puisque tu oses louer des choses si honteuses et si
méprisables.
5.– LYKINOS. — Dis-moi, Craton, quand tu blâmes la danse et ce qui se passe au théâtre, est-ce pour
l’avoir vu souvent de tes yeux, ou le crois-tu honteux et méprisable, comme tu dis, sans l’avoir jamais
vu ? Si tu l’as vu réellement, tu peux en raisonner tout comme moi ; sinon, prends garde que ta censure
ne paraisse déraisonnable et téméraire, puisque tu blâmes ce que tu ignores.
CRATON. — Il ne me manquerait plus, avec cette large barbe et ces cheveux gris, que d’aller
m’asseoir au milieu de femmelettes et de ces spectateurs insensés, puis d’applaudir et de pousser des
acclamations indécentes aux vaines contorsions d’un misérable perdu d’honneur.
LYKINOS. — Je te pardonne, Craton. Mais, si tu voulais m’en croire, et, ne fût-ce qu’à titre
d’essai, te prêter à ce divertissement et ouvrir seulement les yeux, je suis sûr que tu ne pourrais plus
t’empêcher de courir avant les autres t’assurer une place commode pour tout voir et tout entendre sans
en rien perdre.
CRATON. — Que le ciel me confonde, si j’ai jamais cette impudence, tant que j’aurai du poil aux
jambes et de la barbe au menton ! car tu me fais pitié comme les autres, à te voir en proie à ce délire
bachique.
6.– LYKINOS. — Veux-tu, mon camarade, laisser là les injures et m’entendre parler un peu de la danse ?
Je te dirai quels sont ses avantages, comment elle n’est pas seulement agréable, mais encore utile à ceux
qui la voient, quelles leçons, quels enseignements elle nous donne, comment elle règle les âmes des
spectateurs en les exerçant par les plus beaux spectacles, les occupant par les meilleures harmonies, et
en leur montrant une sorte de beauté commune à l’âme et au corps. Quand on obtient tous ces effets au
moyen de la musique et du rythme, ce n’est pas le blâme, c’est l’éloge qu’on mérite.
CRATON. — Moi, je n’ai pas du tout le loisir d’entendre un fou faire l’éloge de sa maladie ; mais
si tu veux, toi, verser sur moi tes bavardages, je suis prêt à remplir cet office amical et à te prêter
l’oreille ; je suis capable, même sans cire6, d’entendre en passant tes inepties. Je vais donc garder le
silence ; parle tant que tu voudras, comme si personne ne t’écoutait.
7.– LYKINOS. — Bien, Craton, c’est justement ce que je voulais. Tu jugeras dans un instant si ce que je
vais dire mérite le nom d’inepties. D’abord il y a une chose dont tu ne sembles pas du tout te douter,
c’est que la pratique de la danse n’est pas récente, qu’elle ne date pas d’hier ni d’avant-hier, comme qui
dirait du temps de nos grands-pères ou des leurs. Les auteurs qui nous donnent la généalogie la plus
véritable de la danse te diront qu’elle prend son origine à la naissance de l’univers et qu’elle est née avec
l’antique Éros ; car c’est le chœur des astres, la conjonction des planètes et des étoiles fixes, leurs
mouvements associés selon les lois du rythme, leur harmonie réglée qui ont été les modèles de la
première danse. Puis elle s’est développée et, de progrès en progrès, il semble qu’elle a atteint
aujourd’hui son plus haut point de perfection et qu’elle est devenue un art précieux, varié, qui réunit
tous les genres d’harmonie et les talents de plusieurs Muses.
8.– D’abord on raconte que Rhéa, charmée de cet art, fit danser les Corybantes7 en Phrygie, et les
Courètes8 en Crète, et recueillit un assez beau profit de leur talent, car en dansant autour de lui, ils
sauvèrent son fils, Zeus, qui sans doute conviendrait lui-même qu’il leur doit des actions de grâces,
puisque c’est grâce à leur danse qu’il échappa aux dents de son père. Cette danse s’exécutait les armes à
la main ; tout en dansant, ils frappaient sur leurs boucliers avec leurs épées et sautaient avec un
enthousiasme guerrier. Par la suite, les plus vaillants des Crétois s’appliquèrent fortement à cet exercice
et devinrent d’excellents danseurs, et non pas seulement les particuliers, mais encore les princes et ceux
qui prétendaient au premier rang. Car Homère, qui ne voulait pas ravaler, mais honorer Mérion, lui
donne le nom de danseur, et son talent l’avait si bien signalé et fait connaître à tout le monde que sa
réputation s’était répandue non seulement chez les Grecs, mais encore chez leurs ennemis, les Troyens,
qui voyaient, je pense, son agilité dans les combats et la souplesse gracieuse qu’il avait acquise à la
danse. Le poète s’exprime ainsi à son sujet :

Mérion, tout danseur que tu es, ma lance t’aurait peut-être arrêté9.

Et pourtant elle ne l’arrêta point ; car, exercé à la danse comme il l’était, je m’imagine qu’il évitait
facilement les javelots dirigés contre lui.
9.– Je pourrais citer encore beaucoup d’autres héros qui se sont livrés à cet exercice et en ont fait leur
étude. Mais je pense qu’il suffit de citer Néoptolème, fils d’Achille, qui s’était particulièrement distingué
dans l’art de la danse et y ajouta ce magnifique genre, qui, de son nom, s’est appelé pyrrhique10. Je suis
persuadé qu’en apprenant cela de son fils, Achille en fut plus flatté que de sa beauté et de sa force. Et en
effet, ce fut l’habileté de Pyrrhus à la danse qui prit cette Troie jusqu’alors imprenable et la renversa de
fond en comble.
10.– Les Lacédémoniens, qui passent pour les plus vaillants des Grecs, apprirent de Pollux et de Castor,
à danser la caryatique, autre genre de danse qui s’apprend à Caryes, en Laconie. Ils ne font rien sans
l’assistance des Muses, à ce point qu’ils combattent au son de la flûte et en mesure et qu’ils marchent
d’un pas cadencé, et que c’est la flûte qui leur donne le premier signal du combat. Aussi ont-ils toujours
été vainqueurs, conduits par la musique et le rythme. Encore aujourd’hui tu peux voir leurs éphèbes
apprendre à danser aussi bien qu’à combattre. Lorsqu’en effet ils ont fini de lutter au pugilat, frappant et
frappés tour à tour, le combat se termine par une danse. Assis au milieu d’eux, un joueur de flûte joue de
son instrument et marque la mesure avec le pied, et les jeunes gens se suivant à la file exécutent des
figures de toute sorte en observant la mesure ; ce sont tantôt des figures guerrières, tantôt un instant
après des figures de danses, chères à Dionysos et à Aphrodite.
11.– En effet la chanson qu’ils chantent en dansant est une invitation à Aphrodite et aux Amours à
s’ébattre et danser avec eux. L’une des deux chansons, car il y en a deux, contient même une leçon de
danse : « Enfants, dit-elle, passez le pied en avant et ébattez-vous mieux », c’est-à-dire dansez mieux.
On fait à peu près la même chose dans la danse appelée le collier.
12.– Le collier est une danse commune aux éphèbes et aux jeunes filles, qui dansent un par un et
dessinent véritablement un collier. La danse est conduite par un éphèbe qui saute avec la vigueur de son
âge et comme il le fera plus tard à la guerre ; la jeune fille suit, qui, par ses pas modestes, montre
comment les femmes doivent danser, en sorte que le collier est pour ainsi dire tressé de modestie et de
courage. Les gymnopédies11 sont à Lacédémone une danse du même genre.
13.– Je te fais grâce, car tu l’as lu, de ce que dit Homère dans la description du bouclier au sujet
d’Ariane et du chœur que Dédale avait organisé pour elle12 ; je ne te parlerai pas non plus des deux
danseurs que le poète appelle sauteurs et qui mènent le chœur, ni de ce qu’il dit au même endroit : « De
jeunes danseurs tournaient sur eux-mêmes13 », où il fait entendre qu’Héphaïstos avait fait là quelque
chose de très beau sur le bouclier. Pour les Phéaciens, il était on ne peut plus naturel qu’ils prissent
plaisir à la danse, étant donné leur délicatesse et leur vie parfaitement heureuse. Aussi, d’après Homère,
ce qu’Ulysse admire le plus chez eux, c’est la danse, et le spectacle de leurs pieds agiles comme
l’éclair14.
14.– En Thessalie, l’exercice de la danse avait pris une telle extension qu’ils appelaient leurs chefs et
leurs généraux conducteurs de la danse. C’est ce qu’indiquent les inscriptions15 des statues qu’ils ont
élevées à leurs grands hommes. « La ville, dit l’une de ces inscriptions, a choisi un tel pour conducteur
de la danse », et une autre : « Le peuple a élevé cette statue à Eilation pour avoir bien dansé dans la
bataille. »
15.– J’oubliais de dire qu’on ne saurait trouver une seule initiation antique qui ne fût accompagnée de
danse. Il est certain qu’Orphée et Musée16, les meilleurs danseurs qui fussent alors, en instituant les
mystères, ont cru faire un très beau règlement, en ordonnant que l’initiation se fit avec rythme et danse.
C’est ainsi que cela se pratique ; mais il faut garder le secret des mystères à cause des profanes.
Cependant tout le monde sait qu’on dit communément de ceux qui révèlent les mystères qu’ils dansent
hors du temple.
16.– À Délos non plus, on ne faisait pas de sacrifices sans danser ; ils étaient toujours accompagnés de
danse et de musique. Des enfants se réunissaient en chœurs et, aux sons de la flûte et de la cithare, les
uns dansaient, les autres, choisis parmi eux, exécutaient des pantomimes. Les chansons composées pour
ces chœurs s’appelaient hyporchèmes et la poésie lyrique en était pleine.
17.– Mais pourquoi te parler des Grecs, lorsque les Indiens, levés avec l’aurore, adorent le soleil, non
pas comme nous, qui croyons notre prière parfaite quand nous avons baisé la main du dieu, mais en se
tournant vers l’Orient et en saluant le Soleil par des danses où ils forment silencieusement des figures
imitées de la danse du dieu. Et voilà ce que sont chez les Indiens la prière, les chœurs et les sacrifices.
C’est ainsi qu’ils implorent les faveurs du dieu, deux fois le jour, à son lever et à son coucher.
18.– De leur côté, les Éthiopiens17, quand ils font la guerre, la font en dansant. Aucun d’eux ne lancerait
la flèche qu’il prend sur sa tête (car c’est leur tête qui leur sert de carquois, et ils y attachent leurs flèches
comme autant de rayons), s’il n’avait dansé au préalable, pris des poses menaçantes et terrifié d’abord
l’ennemi par sa danse.
19.– Mais, puisque nous avons parcouru l’Inde et l’Éthiopie, il me paraît à propos de faire aussi une
descente chez leur voisine, l’Égypte. L’antique fable du Protée égyptien18 ne me paraît pas avoir d’autre
sens que celui-ci, c’est que Protée était une espèce de danseur, un homme habile à imiter et capable de
prendre toutes les attitudes et de se métamorphoser en toutes choses, en sorte que, par la rapidité de ses
mouvements, il imitait la fluidité de l’eau, la vivacité de la flamme, la férocité du lion, la colère de la
panthère, l’agitation d’un arbre, en un mot, tout ce qu’il voulait. Mais la fable, qui tourne au merveilleux
tout ce qu’elle reçoit, a expliqué ce don naturel de Protée, comme s’il devenait réellement ce qu’il
imitait. Nos danseurs font encore la même chose : on les voit changer rapidement de figure suivant
l’occasion et imiter Protée lui-même. Il est vraisemblable aussi que cette Empousa19 qui prenait
successivement mille formes différentes et dont la fable nous a transmis l’histoire était une femme du
même genre.
20.– Après ces exemples, il est juste de mentionner aussi la danse des Romains, exécutée en l’honneur
d’Arès, le plus belliqueux des dieux, par les plus nobles citoyens, qu’on appelle Saliens, du nom de leur
sacerdoce, danse pleine de noblesse et de sainteté.
21.– Il existe en Bithynie une légende assez semblable à celles qui ont cours en Italie. Thriambos, dieu
guerrier, que je crois être un des Titans ou des Dactyles de l’Ida20, qui fait profession d’enseigner le
maniement des armes, ayant reçu d’Héra Arès encore enfant, mais singulièrement fort et robuste, ne lui
enseigna pas à manier les armes avant d’en avoir fait un parfait danseur. Pour son salaire, Héra lui
accorda de recevoir toujours d’Arès la dixième partie du butin que la guerre rapporterait à ce dieu.
22.– Tu n’attends pas de moi, je pense, que je te dise que les Dionysies et les fêtes de Bacchus se
passaient toutes en danses. Il y avait trois genres principaux de ces danses, le cordax, la sikinnis et
l’emmélie ; les serviteurs de Dionysos, les Satyres qui les ont inventées, ont désigné chacune d’elles
d’après leurs propres noms. Ce fut en employant cet art que Dionysos subjugua les Tyrrhéniens, les
Indiens et les Lydiens, et c’est par ses chœurs de danse qu’il soumit des tribus si belliqueuses.
23.– S’il en est ainsi, mon admirable ami, prends garde qu’il n’y ait à toi de l’impiété à blâmer un art à
la fois divin et mystique, qui tient à cœur à tant de dieux, qui se pratique en leur honneur et qui offre tant
de plaisir en même temps qu’une instruction utile. Je suis d’ailleurs surpris, te sachant si épris d’Homère
et d’Hésiode (car je reviens aux poètes), de voir comment tu oses les contredire, quand ils louent la
danse au-dessus de toutes choses. Homère, en effet, énumérant les plaisirs les plus agréables et les plus
beaux, nomme le sommeil, l’amour, le chant, la danse ; mais c’est à celle-ci seule qu’il donne le nom
d’irréprochable21. Son témoignage en outre accorde la douceur au chant ; or ce sont deux choses
attachées à l’art orchestique que le chant suave et la danse irréprochable, que tu te mets aujourd’hui à
critiquer. Dans une autre partie de son poème, il dit :

Dieu a donné à l’un la vaillance guerrière, à l’autre la danse et l’aimable chant22 ;


car vraiment le chant mêlé à la danse est une chose aimable ; c’est le plus beau présent des dieux.
Homère semble avoir divisé en deux toutes les actions des hommes, la guerre et la paix, et n’avoir
opposé aux actions de la guerre que ces deux talents, comme étant les plus beaux.
24.– Hésiode atteste, non sur le témoignage d’un autre, mais pour les avoir vues lui-même, que les
Muses dansent dès l’aurore, et il croit faire le plus grand éloge d’elles en disant qu’« elles dansent de
leurs pieds délicats autour de la source aux eaux violettes23 », et font la ronde autour de l’autel de leur
père. Mais toi, mon brave ami, tu fais pour ainsi dire la guerre aux dieux en insultant à la danse.
25.– Socrate, le plus sage des hommes, s’il en faut croire le dieu Pythien qui le déclara tel24, non content
de louer la danse, voulut encore l’apprendre. Il faisait le plus grand cas de la cadence, du rythme
musical, de la mesure et de la grâce dans les mouvements, et il ne rougissait pas, tout vieux qu’il était,
de mettre l’étude de ces choses au rang des études les plus recommandables25. Il devait s’y appliquer
avec un beau zèle, lui qui s’empressait à apprendre même des choses de petite importance, qui
fréquentait les écoles des joueuses de flûte et ne dédaignait pas de prendre quelques sérieuses leçons
chez la courtisane Aspasie26. Et cependant l’art de la danse, tel qu’il le vit, était encore à ses débuts et
n’avait pas la merveilleuse beauté où il est parvenu. S’il voyait aujourd’hui ceux qui l’ont amené à ce
haut degré de perfection, je suis bien certain qu’abandonnant tout le reste, il n’aurait d’yeux que pour ce
spectacle et qu’il ferait enseigner la danse aux enfants avant toute autre chose.
26.– Quand tu loues la tragédie et la comédie, tu oublies, ce me semble, que chacune d’elles comporte
un genre particulier de danse, la tragédie, l’emmélie, la comédie, le cordax, et qu’on y joint parfois une
troisième espèce, la sikinnis27. Mais, puisqu’au début tu as préféré à la danse la tragédie et la comédie,
les joueurs de flûte ambulants, le chant accompagné par la cithare, et que, parce qu’ils sont en usage
dans les jeux publics, tu les as traités de vénérables, eh bien, comparons chacun de ces genres à la danse.
Cependant laissons de côté, si tu veux, la flûte et la cithare, puisqu’elles se rattachent au service de la
danse.
27.– Pour la tragédie, voyons d’abord ce qu’elle est d’après son costume. N’est-ce pas un spectacle à la
fois hideux et effrayant que de voir un homme arrangé en colosse, juché sur de hauts cothurnes, coiffé
d’un masque qui lui couvre la tête et qui ouvre une énorme bouche, comme pour avaler les spectateurs ?
Je ne parle pas des plastrons qu’il a sur la poitrine et sur le ventre pour se donner une grosseur postiche
et artificielle, afin que la disproportion entre sa haute taille et sa minceur ne soit pas trop accusée. N’est-
ce pas drôle aussi de l’entendre lui-même crier de l’intérieur de son masque, haussant et baissant le ton,
parfois aussi chantant les iambes en marchant, et, chose particulièrement grotesque, chantant ses
malheurs, sans être responsable d’autre chose que de sa voix ? pour tout le reste, ce sont les poètes qui
ont vécu longtemps avant lui qui s’en sont chargés. Tant que c’est une Andromaque ou une Ariane qui
paraît sur la scène, le chant est supportable ; mais quand c’est Héraclès même qui vient déclamer une
monodie, oublieux de lui-même et sans respect pour la peau de lion dont il est revêtu et pour sa massue,
un homme sensé ne peut voir là qu’une faute de goût.
28.– D’un autre côté, le reproche que tu fais à la danse, que ce sont des hommes qui remplissent les
rôles de femmes, ce reproche s’adresse également à la tragédie et à la comédie ; car les femmes y sont
plus nombreuses que les hommes.
29.– Mais la comédie tient que le ridicule de ses personnages mêmes est une partie de son charme,
témoin les personnages des Daos, des Tibios28 et des cuisiniers. Quant au costume du danseur, je n’ai
pas besoin de dire combien il est décent et seyant ; c’est évident même pour un aveugle. Il n’est pas
jusqu’au masque qui ne soit fort beau et approprié au sujet qui se joue : il ne bâille pas comme les
autres, il est fermé ; car il ne manque pas de gens pour chanter à sa place.
30.– Anciennement, c’étaient les mêmes acteurs qui chantaient et dansaient ; mais comme
l’essoufflement des danseurs les gênait pour chanter, on trouva qu’il valait mieux les faire accompagner
par des musiciens.
31.– Au reste les sujets sont communs entre ces deux spectacles et ceux de la danse ne sont pas distincts
de ceux de la tragédie, si ce n’est que les premiers sont plus variés, plus riches d’événements et qu’ils
admettent des changements sans nombre.
32.– Si la danse n’est pas admise dans les jeux publics, j’ose dire que la cause en est que les agonothètes
ont regardé la danse comme une chose trop importante et trop respectable pour être soumise à un
examen. J’omets de dire qu’une ville d’Italie, la principale de celles qui tirent leur origine de Chalcis29,
l’a ajoutée à ses jeux pour en rehausser l’éclat.
33.– Mais, sans aller plus loin, je veux me justifier près de toi des omissions fort nombreuses que j’ai
faites, afin de ne pas passer pour ignorant ou mal instruit. Je sais fort bien que beaucoup d’auteurs, qui
ont traité de la danse avant moi, se sont surtout occupés dans leurs écrits d’énumérer toutes les espèces
de danse, de cataloguer leurs noms, d’expliquer chacune d’elles et de relater les noms des inventeurs,
persuadés qu’ils feraient ainsi montre d’une grande érudition. Mais moi, tout d’abord, je tiens cette
ambition pour de la pédanterie ; elle sent son éducation tardive et ne me convient pas, et c’est pour cela
que je passe sous silence ces détails.
34.– Je te prie ensuite de réfléchir et de te rappeler que je ne me suis pas proposé de retracer les origines
de toutes les danses et que le but de cet ouvrage n’est pas de cataloguer les noms des diverses danses, à
part le petit nombre de celles que j’ai citées au début, en traitant des plus générales. L’objet principal de
mon discours à présent, c’est de faire l’éloge de la danse telle qu’elle est aujourd’hui, de montrer
combien de plaisirs et d’utilité elle réunit en elle. Elle n’avait pas jadis tant de beauté ; c’est
principalement au temps d’Auguste qu’elle y est parvenue. Ces premières danses furent pour ainsi dire
les racines et les fondements de la danse ; mais c’est sa fleur et son fruit le plus parfait, parvenu de nos
jours à complète maturité, qui sont à présent l’objet de mon discours. Je ne m’arrête ni à la
thermaystris30, ni à la grue31, ni aux autres genres qui n’ont aucun rapport avec la danse actuelle. Quant
au genre phrygien, fait pour le vin, la table et l’ivresse, dansé souvent par des rustauds qui font des
bonds très fatigants aux accords d’une joueuse de flûte, et toujours en vogue à la campagne, je ne l’ai
pas omis par ignorance, mais parce qu’il n’a rien de commun avec la danse d’aujourd’hui. Et en effet
Platon, dans ses Lois32, fait l’éloge de certains genres de danse et en condamne d’autres formellement ;
il les distingue d’après leur agrément et leur utilité, il rejette ceux qui sont indécents, mais prise et
admire les autres.
35.– J’en ai dit assez sur la danse elle-même ; ce serait de la pédanterie de pousser plus loin ce discours
sans te faire grâce d’aucun détail. Mais quels sont les talents nécessaires au danseur lui-même, comment
il doit s’exercer, ce qu’il doit apprendre et par quels moyens il peut perfectionner son art, je vais à
présent te l’exposer, pour te montrer que la danse n’est pas de ces arts qui sont faciles et simples à
pratiquer, que c’est au contraire le couronnement de toutes les sciences, non seulement de la musique,
mais encore du rythme, de la métrique et surtout de ta chère philosophie, soit physique, soit morale.
Quant à la dialectique, elle l’a jugée comme une curiosité superflue et inopportune. Elle n’est pas non
plus étrangère à la rhétorique, mais elle a cela de commun avec elle qu’elle fait voir les mœurs et les
passions, ce qui est aussi le but que poursuivent les orateurs. Elle est aussi inséparable de la peinture et
de la sculpture ; on sait qu’elle en imite particulièrement l’harmonie des lignes, si bien qu’à cet égard ni
Phidias ni Apelle ne paraissent lui être supérieurs.
36.– Le premier devoir d’un danseur est de se rendre propices Mnémosyne et sa fille Polymnie33 et de
tâcher de se souvenir de tout ; car, tel que le Calchas d’Homère, il faut qu’il connaisse

ce qui est, ce qui sera, ce qui fut autrefois34 ?

de manière que rien ne lui échappe et que sa mémoire le serve à volonté. L’essentiel de son métier, c’est
le talent d’imiter, de faire voir, d’expliquer les pensées, de rendre claires les choses obscures, et l’on ne
saurait mieux louer le danseur qu’en lui appliquant le mot de Thucydide, quand il loue Périclès

de connaître ce qu’il faut faire et de savoir l’expliquer35,

et par explication j’entends celle qui consiste dans la clarté des gestes.
37.– Toute la matière de la danse, comme je l’ai déjà dit, c’est l’histoire ancienne, que le danseur doit se
rappeler avec promptitude et représenter comme il convient. Il faut qu’il la connaisse tout entière à partir
du Chaos et de la première naissance du monde jusqu’à l’histoire de Cléopâtre, reine d’Égypte.
L’érudition du danseur doit embrasser chez nous cet intervalle ; il doit savoir surtout ce qui s’est passé
entre ces deux époques, la castration d’Ouranos, la naissance d’Aphrodite, le combat des Titans, la
naissance de Zeus, la tromperie de Rhéa, la supposition de la pierre, la prison de Cronos, le partage des
trois frères36,
38.– puis successivement la révolte des Géants, la soustraction du feu, la formation des hommes, la
punition de Prométhée37, la force des deux Éros38, les courses errantes de Délos39, les couches de Léto,
la mort de Python40, les embûches de Tityos41 et le centre de la terre découvert par le vol des aigles42,
39.– après cela, Deucalion et le grand naufrage, qui eut lieu de son temps, et l’arche unique, qui sauva
les restes de la race humaine, et les hommes renaissant des pierres, puis Iacchos mis en pièces43, la ruse
d’Héra et l’embrasement de Sémélé44, la double naissance de Dionysos, tout ce qu’on raconte
d’Athéna45, d’Héphaïstos46, d’Érichthonios47, la dispute excitée au sujet de l’Attique48, Halirrhothios49
et le premier jugement rendu dans l’Aréopage50, enfin toute la mythologie attique.
40.– Il faut qu’il connaisse spécialement les courses errantes de Déméter, Coré retrouvée, l’hospitalité
de Kéléos51, l’agriculture trouvée par Triptolème, la culture de la vigne par Icarios52, le malheur
d’Érigoné53, tout ce qui concerne Borée, Orithye54, Thésée, Égée55 ; puis la réception de Médée suivie
de sa fuite chez les Perses56 ; les filles d’Érechthée et celles de Pandion, ce qu’elles souffrirent et firent
en Thrace57 ; ensuite Acamas et Phyllis58, le premier enlèvement d’Hélène et l’expédition des Dioscures
contre la ville59, le malheur d’Hippolyte, le retour des Héraclides60 ; car on peut regarder tout cela
comme appartenant à l’Attique. Tels sont les quelques faits de la mythologie attique que je cite à titre de
spécimens parmi beaucoup d’autres que je laisse de côté.
41.– Puis c’est Mégare et Nisos et Skylla et la boucle de pourpre, le voyage de Minos et son ingratitude
envers sa bienfaitrice61 ; c’est ensuite le Cithéron et l’histoire des Thébains et des Labdacides, l’arrivée
de Cadmos, le repos du bœuf62, les dents du serpent, la croissance des Spartes63, et après cela la
métamorphose de Cadmos en serpent, les murailles bâties au son de la lyre, la folie de l’architecte64,
l’orgueil de sa femme Niobé et son silence causé par la douleur65, les aventures de Penthée66,
d’Actéon67, d’Œdipe, Héraclès avec tous ses travaux et le massacre de ses enfants68.
42.– Corinthe aussi est pleine de fables ; elle a Glauké et Créon69, et avant eux Bellérophon,
Sthénébée70, la dispute du Soleil et de Poséidon71, et, après cela, la folie d’Athamas, les enfants de
Néphélé fuyant à travers les airs sur le bélier72, Ino et Mélicerte reçus parmi les dieux marins.
43.– Ensuite les aventures des Pélopides, Mycènes et ce qui s’y passa, et, auparavant, Inachos et Io et
son gardien Argos73, Atrée et Thyeste, Aéropé74, la toison d’or75, le mariage de Pélopéia76, le meurtre
d’Agamemnon et la punition de Clytemnestre77, et, avant cela, l’expédition des Sept Chefs78 ; la
réception des gendres d’Adraste exilés, l’oracle rendu à leur sujet79, les corps de ceux qui tombèrent
privés de sépulture et la mort d’Antigone et de Ménécée qui en fut la conséquence.
44.– Puis ce qui arriva à Némée, Hypsipylé80 et Archémoros, que le danseur doit indispensablement
avoir en mémoire. Il saura aussi les événements antérieurs, la virginité surveillée de Danaé81, la
naissance de Persée, la lutte qu’il entreprit contre les Gorgones, lutte à laquelle se rattache le récit de ses
aventures en Éthiopie, Cassiopée, Andromède et Képhée que la crédulité a plus tard mis au rang des
astres. Il saura aussi les vieilles traditions relatives à Égyptos et à Danaos82 et les embûches tendues
dans la chambre nuptiale.
45.– Lacédémone fournit aussi sa contribution, qui n’est pas petite, Hyacinthe83 et Zéphyr, rival
d’Apollon, et la mort du jeune garçon tué par le disque, la fleur née de son sang et l’inscription
gémissante qu’elle porte, la résurrection de Tyndare84 et la colère que Zeus en conçut contre Asclépios ;
puis encore l’hospitalité donnée à Pâris et l’enlèvement d’Hélène après le jugement de la pomme.
46.– Il faut penser en effet qu’à l’histoire de Sparte se rattache celle d’Ilion, si riche d’événements et de
personnages. Chacun de ceux qui tombèrent sous ses murs fournit un drame à la scène. Le danseur doit
toujours avoir ces événements présents à la mémoire, surtout à partir de l’enlèvement jusqu’aux
aventures du retour, les courses errantes d’Énée et l’amour de Didon85. Au cycle de Troie se relient aussi
les drames dont Oreste est le héros et son audacieuse entreprise en Scythie86. Il faut y rattacher aussi les
événements antérieurs, apparentés au même cycle, je veux dire le déguisement d’Achille en fille à
Skyros87, la folie d’Ulysse88, l’abandon de Philoctète89, enfin toutes les courses d’Ulysse, Circé,
Télégonos90, la souveraineté d’Éole91 sur les vents et le reste jusqu’au châtiment des prétendants92, et,
avant cela, le piège tendu à Palamède93, la colère de Nauplios, la folie de l’un des deux Ajax94 et la mort
de l’autre au milieu des écueils.
47.– L’Élide aussi offre beaucoup de sujets à ceux que tente l’art de la danse, Œnomaos95, Myrtilos,
Cronos, Zeus, les premiers champions des Jeux olympiques96.
48.– Importante aussi est la mythologie arcadienne, avec la fuite de Daphné97, la métamorphose de
Callisto98 en bête sauvage, la fureur avinée des Centaures99, la naissance de Pan100, l’amour de
l’Alphée101 et son voyage sous-marin.
49.– Si tu veux te rendre en imagination dans l’île de Crète, la danse y recueille aussi une abondante
matière, Europe, Pasiphaé, les deux taureaux102, le Labyrinthe, Ariane, Phèdre, Androgée103, Dédale,
Icare104, Glaucos105, l’art divinatoire de Polyidos106, Talos107, cet homme d’airain qui faisait le tour de la
Crète.
50.– Et si tu passes en Étolie, la danse y trouve aussi une foule de sujets, Althée108, Méléagre,
Atalante109, le tison, la lutte du fleuve et d’Héraclès110, la naissance des Sirènes, l’apparition des
Ékhinades111 et l’établissement qu’y fonda Alcméon, après sa folie ; ensuite Nessos et la jalousie de
Déjanire qui fut cause qu’Héraclès se brûla sur l’Œta112.
51.– La Thrace aussi offre beaucoup de sujets que le futur danseur ne peut se dispenser de connaître,
Orphée, ses membres déchirés, sa tête qui parle en nageant sur sa lyre, l’Haemos, la Rhodope113 et la
punition de Lycurgue114.
52.– La Thessalie en offre encore davantage, Pélias115, Jason, Alceste116, l’expédition des cinquante
jeunes gens, Argo et sa carène parlante.
53.– Puis c’est l’histoire de Lemnos, Aiétès, le songe de Médée, Apsyrtos déchiré en morceaux et les
événements de la traversée ; après cela, Protésilas et Laodamie117.
54.– Et si maintenant nous passons en Asie, nous y trouvons aussi nombre de sujets de drame : voici
d’abord Samos et l’aventure de Polycrate118 et la fuite de sa fille jusque chez les Perses, et les faits
encore plus anciens, l’indiscrétion de Tantale119, le festin qu’il donne aux dieux, Pélops coupé en
morceaux et son épaule d’ivoire.
55.– En Italie, c’est l’Éridan, Phaéton et les peupliers, ses sœurs qui le pleurent et versent des larmes
d’ambre120.
56.– Notre danseur connaîtra aussi les Hespérides121 et le dragon qui garde les fruits d’or, la fatigue
d’Atlas, Géryon et les bœufs emmenés d’Érytheia.
57.– Il n’ignorera pas non plus toutes les métamorphoses fabuleuses qui se sont faites, tant en arbres
qu’en bêtes fauves ou en oiseaux, ni les femmes changées en hommes, je veux dire Kaineus122, Tirésias
et d’autres pareils.
58.– En Phénicie, il y a Myrrha123 et le deuil assyrien qui fit couler tant de pleurs. Il saura ces faits,
comme aussi les plus récents, les entreprises d’Antipater après la monarchie macédonienne et l’amour
de Séleucos pour Stratonice.
59.– Quant aux mystères des Égyptiens, il les connaîtra et les fera voir par des gestes symboliques, je
parle d’Épaphos124, d’Osiris125 et des métamorphoses des dieux en animaux, et, avant tout cela, les
amours des dieux et de Zeus lui-même, et toutes les formes qu’il a prises.
60.– Il saura aussi toute la tragédie infernale, les crimes et les punitions réservées à chacun d’eux et
l’amitié qui unit Pirithous et Thésée126 jusque chez Hadès.
61.– En un mot, il n’ignorera rien de ce qu’ont dit Homère, Hésiode et les meilleurs poètes, surtout les
tragiques. Voilà quelques traits choisis dans la multitude ou plutôt l’infinité des sujets. Je n’ai cité que
les principaux. Je laisse les autres à chanter aux poètes et à représenter aux danseurs ; et je m’en remets
à toi pour les trouver, en te guidant sur ceux dont j’ai parlé. Ils doivent être tous présents à la mémoire
de l’acteur, préparés et mis en réserve pour servir à l’occasion.
62.– Mais puisque son talent est d’imiter et qu’il fait profession de faire voir par des gestes ce que disent
les chanteurs, il faut qu’à l’exemple des orateurs, il s’exerce à être clair, afin que l’on puisse saisir le
sens de chacun de ses gestes, sans avoir besoin d’interprète. Il faut que celui qui voit danser puisse,
comme le dit l’oracle du dieu Pythien127, comprendre même un muet et entendre le danseur, sans qu’il
parle.
63.– C’est ce qui arriva, dit-on, à Démétrios le Cynique. Il faisait à la danse les mêmes reproches que
toi. La danse n’était, à l’entendre, qu’un accessoire de la flûte, des syrinx et des battements de pied ; elle
ne contribuait en rien à l’action ; ses gestes faits au hasard et sans raison ne rimaient à rien et n’avaient
aucun sens ; ce qui fascinait les gens, c’est ce qui accompagnait la danse ; les habits de soie, les beaux
masques, la flûte et ses accords, les belles voix des chanteurs, voilà ce qui embellissait l’action du
chanteur, qui par elle-même n’était rien. C’était au temps de Néron ; il y avait alors un danseur en
vogue, qui ne manquait pas d’esprit, dit-on, versé autant que personne dans la connaissance de l’histoire
et supérieur aux autres par la beauté de son imitation. Il fit à Démétrios une demande très raisonnable, à
mon avis ; c’était de venir le voir danser avant de le condamner, et il s’engagea à lui donner une
représentation sans flûte ni chants. Il tint sa promesse ; car, ayant commandé le silence à ceux qui battent
la mesure, aux joueurs de flûte et au chœur lui-même, il dansa tout seul, sans accompagnement,
l’adultère d’Aphrodite et d’Arès128, la dénonciation du Soleil, le piège d’Héphaïstos, les liens dont il
enveloppa les deux amants, Aphrodite et Arès, les dieux survenant l’un après l’autre, Aphrodite
rougissant de honte, Arès cherchant à s’échapper et suppliant, enfin toutes les circonstances de cette
histoire. À ce spectacle, Démétrios, au comble du plaisir, fit au danseur ce suprême éloge. Il cria d’une
voix forte : « Je comprends, l’ami, ce que tu fais. Je ne le vois pas seulement ; mais je crois t’entendre
parler avec tes mains mêmes. »
64.– Mais, puisque nous en sommes à l’époque de Néron, je veux te rapporter aussi ce qui advint à un
barbare à propos du même danseur ; c’est un fait qui est tout à la gloire de la danse. Un de ces princes
barbares qui règnent sur le Pont, étant venu pour affaire à la cour de Néron, alla voir comme tout le
monde ce fameux danseur. Celui-ci dansa d’une manière si expressive que le prince, bien qu’il ne
comprît pas ce qu’on chantait, car il n’était grec qu’à demi, saisit cependant tout le sujet. Comme il était
sur le point de retourner dans son pays, Néron, lui serrant la main, l’engagea à lui demander ce qu’il
voudrait, lui promettant de le lui donner. « Le plus grand plaisir que tu puisses me faire, dit-il, est de me
donner le danseur. » Néron lui demandant : « À quoi te servira-t-il là-bas ? – J’ai, dit-il, pour voisins des
barbares qui parlent une autre langue que la mienne et je trouve difficilement des interprètes pour traiter
avec eux. Lorsque j’aurai besoin de leur faire dire quelque chose, celui-ci par ses gestes me servira de
truchement. » Telle était l’impression que l’imitation du danseur avait faite sur lui par sa remarquable
clarté.
65.– Mais le principal objet et le but de la danse, c’est, je l’ai dit, l’imitation, pratiquée à la manière des
orateurs et surtout de ceux qui s’exercent à ce que l’on appelle la déclamation ; car, chez les orateurs
aussi, ce que nous louons surtout, c’est leur talent à s’assimiler aux personnages qu’ils représentent et à
conformer leur langage au caractère des héros, des tyrannicides, des pauvres, des laboureurs qu’ils
mettent en scène et à mettre en relief ce qui est propre et spécial à chacun d’eux.
66.– Je veux encore te rapporter le mot d’un autre barbare à ce sujet. Il avait vu cinq masques préparés
pour le danseur ; la pièce comprenait en effet cinq parties. Comme il n’apercevait qu’un seul danseur, il
demanda quels étaient ceux qui devaient danser et représenter les autres personnages. Quand il eut
appris que c’était le même qui devait danser et jouer tous les rôles : « Je ne savais pas, mon bon, dit-il,
que, n’ayant qu’un corps, tu avais plusieurs âmes. »
67.– Voilà ce que dit le barbare. Ce n’est pas sans raison non plus que les Italiens appellent le danseur
pantomime, sans doute d’après ce qu’il fait. J’aime cette exhortation d’un poète129 : « Mon enfant,
prends l’esprit de cet animal marin qui s’attache aux rochers et fréquente après cela toutes les villes. »
Le danseur doit en faire son profit. Il faut qu’il s’attache aux choses et s’assimile à chacune de celles
qu’il représente. En général, la danse se flatte de faire voir et d’exprimer par le geste les mœurs et les
passions, en introduisant sur la scène tantôt un amoureux, tantôt un homme en colère, ou en fureur ou en
affliction, et le tout avec mesure. Car, ce qu’il y a de plus surprenant, le même jour, le même danseur est
tantôt Athamas furieux, tantôt Ino tremblante, une autre fois il est Atrée et un moment après Thyeste,
puis Égisthe ou Aéropé, et c’est toujours le même homme qui est tous ces personnages.
68.– Les autres arts faits pour le plaisir des yeux ou des oreilles n’ont chacun qu’un objet unique à
représenter : c’est ou la flûte ou la cithare, ou le chant, ou la tragédie ou la bouffonnerie comique, tandis
que la danse réunit et embrasse tout ; elle dispose d’un appareil varié, où se mêlent tous les genres, la
flûte, la syrinx, le bruit des pieds, le son de la cymbale, la souplesse de l’acteur, le concert des chanteurs.
69.– De plus, nos actes se rapportent à l’une ou à l’autre des deux parties qui nous composent, soit à
l’âme, soit au corps ; dans la danse, ils sont mêlés l’un à l’autre. Les mouvements du danseur révèlent en
effet la pensée en même temps qu’ils montrent l’action du corps dans ses exercices ; mais le point
important, c’est de faire des gestes parfaits et de n’en faire aucun hors de propos. Aussi Lesbonax de
Mytilène130, homme de mérite, appelait-il les danseurs des hommes aux mains savantes et il allait les
voir, pour revenir du théâtre plus vertueux. Timocratès son maître, ayant une fois par hasard vu un
danseur jouer son rôle, s’écria : « De quel spectacle le respect de la philosophie m’avait privé ! »
70.– Si ce que Platon dit de l’âme131 est vrai, le danseur nous en développe habilement les trois parties,
l’irascible, lorsqu’il fait voir un homme en colère, la concupiscible, quand il joue les amoureux, la
raisonnable, quand il refrène chaque passion, et la raison est répandue dans toutes les parties de la danse
comme le tact l’est dans les sens. En se proposant pour but la beauté et la grâce dans ses mouvements, le
danseur ne confirme-t-il pas l’opinion d’Aristote qui loue la beauté et la regarde comme une des trois
parties du souverain bien132 ? J’ai même entendu quelqu’un soutenir hardiment qu’au fond de ce silence
observé par les personnages de la pantomime, il y avait un principe pythagoricien133.
71.– Ajoutons que, tandis que les autres arts promettent, les uns le plaisir, les autres l’utilité, la danse est
le seul qui offre les deux ; et son utilité est d’autant plus grande qu’elle est unie au plaisir. Combien il est
plus agréable de voir danser que de voir des jeunes gens se battre à coups de poing, ruisseler de sang, ou
lutter dans la poussière ! D’ailleurs la danse aussi présente ces sortes de spectacle, mais avec moins de
danger, et avec plus de grâce et d’agrément. Et puis les mouvements continuels des danseurs, leurs
pirouettes, leurs virevoltes, leurs sauts, leurs renversements sur le dos réjouissent ceux qui les voient et
sont hygiéniques pour ceux qui les font. Je puis donc dire que la danse est le plus beau et le plus
harmonieux de tous les exercices, puisqu’il assouplit le corps, le rend flexible et léger et lui apprend à se
plier à toute espèce de changement et lui procure une force considérable.
72.– Dès lors comment ne pas voir que la danse concilie en elle tous les arts, elle qui aiguise l’âme, qui
exerce le corps, qui charme les regards, enseigne mainte histoire des vieux temps au son des flûtes et des
cymbales, par des chants harmonieux, et en charmant les yeux et les oreilles ? Désires-tu entendre une
belle voix ? où la trouveras-tu ailleurs ? Quel concert plus complet et mieux composé pourrais-tu
entendre ? Préfères-tu les sons plus éclatants de la flûte ou de la syrinx, tu trouveras dans la danse de
quoi te satisfaire encore. Je pourrais ajouter que tu deviendras meilleur moralement en fréquentant un
spectacle où tu verras sur la scène la haine des mauvaises actions, la compassion pour les victimes de
l’injustice, en un mot les leçons de morale qu’on y donne aux spectateurs.
73.– Mais ce que je loue surtout dans les danseurs, le voici : c’est qu’en développant à la fois la force et
la souplesse de leurs membres, ils me paraissent réaliser une chose aussi extraordinaire qu’un homme
qui ferait voir en même temps la vigueur d’Héraclès et la délicatesse d’Aphrodite.
74.– Je veux à présent t’indiquer les qualités intellectuelles et physiques que doit avoir le parfait
danseur, bien que j’aie déjà signalé l’essentiel en ce qui regarde les qualités de l’esprit. Je dis donc qu’il
doit avoir une bonne mémoire, d’heureuses dispositions naturelles, de l’intelligence, de la promptitude à
concevoir et surtout à saisir les à-propos ; il faut en outre qu’il soit habile à juger des poèmes et des
chants, à reconnaître les meilleurs airs et à déceler ceux qui sont mal faits.
75.– Quant au corps, il faut, à mon avis, qu’il soit calqué sur le modèle de Polyclète134, qu’il ne soit ni
trop haut ni démesurément allongé, ni trop court et semblable à celui d’un nain, mais de justes
proportions. Il ne faut pas non plus qu’il soit chargé de graisse, c’est trop gênant, ni maigre à l’excès ; il
aurait l’air d’un squelette et d’un cadavre.
76.– Je veux aussi te rapporter les exclamations d’un peuple qui s’entend à juger en ces matières. Les
habitants d’Antioche, gens très spirituels et qui font le plus grand cas de la danse, observent si finement
tout ce qui se dit et se fait que rien ne leur échappe. Donc un jour un danseur d’une taille exiguë s’étant
présenté et jouant le rôle d’Hector, tous les spectateurs s’écrièrent d’une voix : « Voici Astyanax ; où est
Hector ? » Une autre fois un homme d’une taille démesurée s’étant mis à danser le rôle de Capanée et à
donner l’assaut au mur de Thèbes, on lui cria : « Enjambe-le ; tu n’as pas besoin d’échelle. » Voyant un
danseur épais et gras qui essayait de faire de grands sauts, ils lui dirent : « De grâce, épargne l’estrade. »
Au contraire, ils crièrent à un tout petit : « Soigne-toi, » comme s’il était malade. Ce n’est pas pour faire
rire que j’ai cité tous ces traits, mais pour que tu voies que des peuples entiers ont eu tant de goût pour la
danse qu’ils étaient capables de juger, suivant les règles, de ses beautés et de ses défauts.
77.– Il faut ensuite qu’il soit parfaitement agile, qu’il ait un corps à la fois délié et solide, afin de plier
comme de l’osier, si l’occasion le demande, et de prendre une attitude vigoureuse, quand il le faut.
78.– Loin de rejeter la manière dont on se sert de ses mains dans les jeux, la danse adopte au contraire
les beaux gestes d’Hermès, de Pollux, d’Héraclès dans leurs luttes avec un adversaire, comme tu peux le
voir, pour peu que tu fasses attention à chacune des imitations. Hérodote pensait que les yeux étaient des
témoins plus fidèles que les oreilles ; or à la danse les oreilles et les yeux s’appliquent également.
79.– La danse charme les spectateurs au point que, si un amoureux vient au théâtre, il s’assagit en
voyant les funestes conséquences de l’amour. S’il est en butte au chagrin, il sort du théâtre plus gai,
comme s’il avait bu quelque potion qui fait oublier ou, comme dit le poète, un antidote contre la douleur
et la bile135. La preuve que la danse représente nos sentiments naturels et que tous les spectateurs
reconnaissent ce que l’acteur exprime, c’est qu’ils pleurent, lorsqu’ils ont sous les yeux quelque scène
pitoyable et attendrissante. La danse bachique, qui est fort en vogue en Ionie et dans le Pont, bien
qu’elle appartienne au genre satyrique, subjugue tellement les habitants de ces pays que, dans le temps
fixé pour ces représentations, ils oublient toutes leurs affaires et restent assis toute la journée à regarder
des Pans, des Corybantes, des satyres et des bouviers, et ceux qui figurent dans ces danses sont les plus
nobles et les premiers des citoyens de chaque cité, et loin d’en rougir, ils en sont plus glorieux que de
leur noblesse, de leurs charges et des dignités de leurs ancêtres.
80.– Maintenant que j’ai parlé des qualités du danseur, écoute aussi ses défauts. J’ai déjà indiqué ceux
du corps ; pour ceux de l’esprit, tu es, je pense, à même de les observer comme moi. Beaucoup d’entre
eux, par ignorance, car il est impossible que tous soient savants, laissent échapper dans leur danse des
solécismes. Les uns font des mouvements faux et, comme on dit, sans rapport à la corde ; quand le pied
dit une chose, la mesure en marque une autre ; les autres observent la mesure, mais ils représentent des
faits postérieurs ou antérieurs à leur sujet, comme je me souviens de l’avoir vu moi-même. Un acteur
dansait la naissance de Zeus et Cronos dévorant ses enfants ; trompé par la ressemblance des sujets, il
joua par erreur les malheurs de Thyeste. Un autre qui jouait Sémélé frappée de la foudre, la confondit
avec Glauké, qui lui est postérieure. Mais il ne faut pas, je pense, à cause de tels danseurs, condamner la
danse, ni détester son œuvre même ; il faut les tenir au contraire pour ce qu’ils sont, des ignorants, et
louer ceux qui se règlent en tout sur les lois et les principes de l’art.
81.– En général, un danseur doit acquérir tous les talents. Il faut que tout en lui soit bien réglé, gracieux,
proportionné, toujours égal à soi-même, inattaquable, irréprochable et sans défaut. Il doit assembler en
lui les plus belles qualités, être vif à concevoir, posséder une profonde érudition, et surtout ne rien
imaginer qui ne soit conforme à l’humanité. Il obtiendra des spectateurs une approbation complète,
quand tous ceux qui le verront reconnaîtront leurs propres sentiments, ou plutôt quand chacun d’eux se
verra lui-même dans le danseur, comme dans un miroir, avec ses passions et ses actions habituelles.
Alors les hommes ne peuvent plus se contenir de plaisir ; ils se répandent tout entiers en
applaudissements, en voyant chacun l’image de son âme et en se reconnaissant eux-mêmes. Ils réalisent
vraiment alors la célèbre maxime de Delphes : connais-toi toi-même, et quand ils sortent du théâtre, ils
ont appris ce qu’il convient de faire et ce qu’il convient d’éviter, et ils sont instruits de ce qu’ils
ignoraient jusque-là.
82.– Les danseurs, comme les écrivains peuvent tomber dans ce qu’on appelle communément
l’imitation vicieuse. Elle consiste à dépasser les bornes de l’imitation, à forcer les traits, à représenter
comme gigantesque ce qui n’est que grand, à efféminer à l’excès ce qui est simplement délicat, à
pousser la virilité jusqu’à la sauvagerie et à la brutalité.
83.– Je me rappelle avoir vu un jour donner dans cet excès un danseur estimé jusque-là, d’ailleurs
intelligent et vraiment digne d’être admiré ; mais, je ne sais par quel hasard, il se laissa emporter à un
jeu de théâtre extravagant, pour avoir voulu outrer l’imitation. Comme il dansait Ajax devenu
subitement fou après sa défaite136, il força tellement son rôle qu’on aurait pu croire qu’au lieu de
représenter la folie d’un autre, il était fou lui-même ; car il déchira l’habit d’un de ceux qui battent la
mesure avec une sandale de fer ; et, arrachant son instrument à l’un des flûtistes qui accompagnaient la
danse, il l’asséna sur Ulysse qui se trouvait près de lui et se glorifiait hautement de sa victoire, de
manière à lui fendre la tête, et, si le casque, par sa résistance, n’eût amorti la violence du coup, c’en était
fait du malheureux Ulysse, et cela pour être tombé sur un danseur en fureur. Cependant tout le théâtre
partageait la folie d’Ajax : on sautait, on criait, on jetait en l’air ses vêtements. Les gens de basse
condition et par cela même ignorants, qui n’ont pas une idée juste des convenances et ne distinguent pas
ce qui est mal de ce qui est bien, s’imaginaient qu’un pareil jeu était l’imitation parfaite de la démence.
Les gens cultivés, il est vrai, sentaient la faute de l’artiste et en avaient honte ; mais au lieu de le
reprendre par leur silence, ils couvraient eux aussi sous leurs applaudissements l’extravagance de son
jeu, tout en se rendant bien compte qu’ils assistaient, non à la folie d’Ajax, mais à celle du danseur. Non
content de ce qu’il venait de faire, notre brave artiste fit quelque chose de beaucoup plus ridicule encore.
Il descendit au milieu des gradins réservés aux sénateurs et s’assit entre deux personnages consulaires
qui avaient bien peur qu’il ne les empoignât et ne les fouettât comme des moutons. Les uns admiraient
ce trait, les autres en riaient, d’autres appréhendaient que, d’une imitation outrée, il ne passât à une folie
réelle.
84.– Quant à lui, on dit qu’après avoir recouvré son sang-froid, il fut tellement fâché de ce qu’il avait
fait qu’il en tomba malade de chagrin, parce qu’on l’avait jugé véritablement fou. Comme ses partisans
lui demandaient de leur rejouer Ajax, il présenta à sa place un autre danseur, en disant aux spectateurs :
« C’est bien assez d’avoir été fou une fois. » Mais ce qui le chagrina le plus, ce fut son rival et
concurrent, pour qui l’on avait écrit le même rôle d’Ajax, et qui joua la folie avec tant de convenance et
de justesse qu’on le couvrit d’éloges, pour être resté dans les bornes de la danse et n’avoir pas insulté à
l’art dramatique par une fureur déplacée.
85.– Voilà, mon doux ami, quelques-uns des multiples objets dont s’occupe la danse. Je te les ai mis
sous les yeux pour que tu ne te scandalises pas trop de ma passion pour elle. Si tu voulais partager ce
divertissement avec moi, je suis certain que tu t’y laisserais bel et bien prendre et que tu te passionnerais
aussi pour la danse. Aussi je n’aurais pas besoin de te citer le mot de Circé :

Je suis surprise qu’ayant bu ce breuvage, tu n’aies pas été ensorcelé137.

car tu le seras, sans avoir, par Zeus, une tête d’âne ou un cœur de cochon ; ton esprit au contraire en
deviendra plus ferme, et le plaisir te fera partager avec un autre une bonne partie de la coupe. Homère,
parlant de la baguette d’or d’Hermès, dit que par elle

il charme les yeux des hommes qu’il veut, et il les éveille aussi dans leur sommeil138 ;

c’est absolument ce que fait la danse. Elle aussi charme les yeux et les tient éveillés et rend l’esprit
attentif à tout ce qui se passe sur la scène.
CRATON. — À présent, Lykinos, je suis de ton avis ; tu m’as ouvert les oreilles et les yeux.
N’oublie donc pas, mon doux ami, quand tu iras au théâtre, de me retenir une place près de toi, afin que
tu ne sois pas seul à en revenir plus instruit.
1. Phèdre, épouse de Thésée, qui aima son beau-fils Hippolyte (voir Euripide, Hippolyte). Parthénope : ses amours avec le Phrygien
Métiochos furent racontées dans un roman dont il reste des fragments. Rhodope : femme thrace qui épousa son frère Haemos (voir ci-dessous, 51).

2. Ulysse empêcha ses compagnons de rester au pays des Lotophages, les mangeurs de lotus, plante dangereuse qui faisait tout oublier (voir
Homère, Odyssée, IX, 62-104).

3. Allusion à l’épisode des Sirènes dans l’Odyssée, XII, 142-200.

4. Craton se réclame de la philosophie cynique dont la première école se situa, dit-on, à Athènes, dans le gymnase de Kynosargos, « le chien
blanc ». On prêtait aussi aux philosophes cyniques des points communs avec le chien. Lykinos plaisante sur ces affinités supposées.

5. Odyssée, XII, 188.

6. Nouvelle allusion à l’épisode des Sirènes : Ulysse empêcha ses compagnons d’entendre leur chant en les obligeant à se boucher les oreilles
avec de la cire.

7. Démons pratiquant des rites orgiastiques et liés à Rhéa, la mère de Zeus, et à la déesse Cybèle.

8. Démons bienfaisants associés à Rhéa. Lorsque celle-ci cacha Zeus, qui venait de naître, en Crète, pour que Cronos ne le dévore pas, ils
exécutèrent une danse en armes dont le bruit couvrit les vagissements du nouveau-né.

9. Homère, Iliade, XVI, 617-618.

10. Néoptolème était aussi appelé parfois Pyrrhus. Aussi lui attribua-t-on l’invention d’une danse en armes, la pyrrhique ; voir Archiloque,
frag. 190 Bergk. Chez Homère (Odyssée, XI, 505-540), Ulysse loue la beauté et la bravoure de Néoptolème. Mais le rôle de la pyrrhique dans la chute
de Troie est une invention de Lucien.

11. Concours musicaux spartiates où des chœurs de jeunes gens nus chantaient et dansaient. Voir Athénée, XIV, 630d.

12. Il figure sur le bouclier fabriqué par Héphaïstos pour Achille ; voir Homère, Iliade, XVIII, 590-606.

13. Iliade, XVIII, 605-606.

14. Odyssée, VIII, 256-258.

15. Les inscriptions citées par Lucien ne sont connues que par lui.

16. Les deux grands poètes des temps légendaires de la Grèce.

17. Voir Héliodore, IX, 19.

18. Voir Homère, Odyssée, IV, 384-572.

19. Fantôme féminin associé à Hécate et qui changeait souvent d’apparence.

20. Les Titans étaient des créatures divines qui firent la guerre aux dieux ; voir Hésiode, Théogonie, 630-735. Les Dactyles qui vivaient sur le
mont Ida, en Crète, passaient pour des magiciens. On leur attribuait aussi l’invention de la forge.

21. Voir Iliade, XIII, 636-639.

22. Ibid., XIII, 730-731.

23. Théogonie, 3-4.

24. Voir Platon, Apologie de Socrate, 21a.

25. Voir Xénophon, Banquet, II, 15-16.

26. Voir Platon, Ménéxène, 236b-249c.

27. L’emmélie est une danse tragique grave, le cordax une danse bouffonne et endiablée d’origine lydienne et la sikinnis une danse du drame
satyrique, parfois introduite dans la comédie.

28. Daos et Tibios sont des noms typiques d’esclaves dans les comédies.

29. Il s’agit de Naples. Auguste y avait institué des jeux comportant des concours de pantomime.

30. Danse caractérisée par un grand nombre d’entrechats.

31. Dansée pour la première fois autour d’un autel de Délos par Thésée et ses compagnons, cette danse mimait leur sortie du labyrinthe où
Thésée avait tué le Minotaure. Voir Plutarque, Vie de Thésée, 21.

32. VII, 814e-816c.

33. Polymnie est la Muse du chant, sa mère Mnémosyne est la déesse de la mémoire.

34. Iliade I, 70.

35. Thucydide, II, 60.


36. Zeus, Poséidon et Hadès se partagèrent l’univers.

37. Voir Eschyle, Prométhée enchaîné.

38. Éros et Antéros, les fils d’Aphrodite et Arès.

39. Voir Callimaque, Hymne à Délos.

40. Voir Homère, Hymnes, « À Apollon », et Callimaque, Hymne à Apollon.

41. Il voulut violer Léto. Aux Enfers, deux vautours lui dévoraient le foie ; voir Homère, Odyssée, XI, 576-581.

42. Pour connaître l’emplacement du centre de la terre, Zeus lâcha deux aigles à ses extrémités. Ils se croisèrent au-dessus de Delphes où
l’omphalos, le nombril de la terre, marquait le point de leur rencontre.

43. Dionysos Zagreus fut tué, démembré et dévoré par les Titans. Il ressuscita sous le nom d’Iacchos.

44. Héra poussa Sémélé à exiger de Zeus, qui était son amant, qu’il se montre à elle sous son apparence réelle. Il la foudroya. Elle portait leur
fils Dionysos, qui naquit alors avant terme, mais poursuivit sa gestation jusqu’à sa seconde naissance dans la cuisse de Zeus. Voir Euripide, Les
Bacchantes, 1-9.

45. Elle naquit tout armée du crâne de Zeus.

46. Voir Homère, Odyssée, VIII, 266-369.

47. Héros né de la terre.

48. Elle mit aux prises Athéna et Poséidon qui voulaient régner sur le pays. Athéna l’emporta en donnant l’olivier à l’Attique.

49. Fils de Poséidon et Euryté, il avait violé Alkippé, fille d’Arès, qui le tua et fut acquitté par le tribunal de l’Aréopage.

50. L’acquittement d’Oreste meurtrier de sa mère. Voir Eschyle, Les Euménides.

51. Roi d’Éleusis. Voir Homère, Hymnes, « À Déméter », 96-482.

52. Paysan de l’Attique à qui Dionysos fit don du vin parce qu’il l’avait accueilli.

53. Fille d’Icare, elle se pendit après la mort de son père et fut changée en constellation.

54. Fille du roi athénien Érechthée, elle fut enlevée par Borée au bord de l’Ilissos. Voir Platon, Phèdre, 229b4-230a7.

55. Voir Plutarque, Vie de Thésée, 3-5, 12-13, 21-22.

56. Après avoir tué ses enfants, Médée se réfugia auprès d’Égée, à Athènes. Ayant tenté d’empoisonner Thésée, elle s’enfuit chez les Perses.
Voir Euripide, Médée, 663-758 ; Plutarque, Vie de Thésée, 12.

57. Les filles de Pandion, Philomèle et Procné, subirent la violence de Térée et se vengèrent de lui en lui servant à manger la chair de son
enfant. Voir Achille Tatius, V, 3-5 ; Ovide, Les Métamorphoses, VI, 425-674.

58. Fille de Lycurgue, roi de Thrace, elle se pendit parce qu’elle aimait Acamas qui ne l’aimait pas (voir Eschine, II, 31). Selon une autre
tradition, elle aimait Démophon, fils de Thésée, qui ne l’aimait pas, et elle se pendit. Voir Ovide, Héroïdes, II.

59. Castor et Pollux attaquèrent Athènes dont le roi, Thésée, avait enlevé leur sœur Hélène alors âgée de sept ans. Voir Plutarque, Vie de
Thésée, 31-34.

60. Euripide a consacré à Hippolyte et aux Héraclides deux tragédies qui ont leur nom pour titre.

61. Minos prit Mégare dont le roi Nisos fut tué à cause de la trahison de sa fille Skylla, qui lui enleva le cheveu rouge auquel tenait sa
destinée. Minos récompensa Skylla en la tuant. Voir Ovide, Les Métamorphoses, VIII, 1-151.

62. Cadmos, obéissant à un oracle, fonda Thèbes à l’endroit où s’arrêta le bœuf qu’il avait suivi.

63. Les hommes nés de la terre où Cadmos avait semé les dents du dragon qu’il avait tué.

64. Amphion, fils de Zeus et Antiopé, époux de Niobé, fit bâtir les murs de Thèbes au son de sa lyre.

65. Niobé avait douze enfants qui furent massacrés par Apollon et Artémis parce qu’elle s’était moquée de leur mère Léto, qui n’avait que
deux enfants. Elle fut pétrifiée de douleur. Voir Ovide, Les Métamorphoses, VI, 146-312.

66. Voir Euripide, Les Bacchantes.

67. Voir Ovide, Les Métamorphoses, III, 131-252 ; Nonnos de Panopolis, Dionysiaques, V, 287-551.

68. Voir Euripide, Héraclès.

69. Créon et sa fille Glauké, qui devait épouser Jason, furent tués par Médée (voir Euripide, Médée).

70. Femme de Proétos, roi d’Argos, elle accusa faussement Bellérophon, qui avait repoussé ses avances, d’avoir voulu la séduire. Bellérophon
put échapper à la vengeance du roi. Euripide avait consacré une tragédie à cette histoire.
71. Le Soleil et Poséidon se disputaient la souveraineté sur Corinthe. Ils finirent par se la partager.

72. Athamas avait de Néphélé, sa première femme, deux enfants, Phrixos et Hellé. Sa seconde femme, Ino, le persuada de sacrifier Phrixos
pour mettre fin à une famine qu’elle avait elle-même provoquée. Zeus sauva les enfants en leur envoyant un bélier magique sur le dos duquel ils
s’enfuirent vers la Colchide. Dans le détroit des Dardanelles, Hellé tomba dans la mer à laquelle elle donna son nom, l’Hellespont. Phrixos arriva en
Colchide où il épousa la fille du roi. Les Argonautes vinrent plus tard y chercher la toison d’or du bélier magique qu’on avait immolé à Zeus. Ino et
son fils Mélicerte furent changés en dieux marins.

73. Sur l’histoire d’Io et Argos, voir Eschyle, Prométhée enchaîné, 562-906.

74. Mère d’Agamemnon et Ménélas.

75. Celle d’un mouton fabuleux, objet d’une querelle entre Thyeste et Atrée (voir Euripide, Électre, 699-746).

76. Fille de Thyeste de qui elle eut un fils, Égisthe.

77. Voir Eschyle, Orestie.

78. Voir Eschyle, Les Sept contre Thèbes ; Sophocle, Antigone ; Euripide, Les Phéniciennes. Il est question de cette expédition jusqu’à la fin
du chapitre.

79. Un oracle avait annoncé que les filles d’Adraste épouseraient l’une un sanglier, l’autre un lion. Les gendres d’Adraste sont Tydée, dont le
bouclier était orné d’un sanglier, et Polynice dont le bouclier figurait un lion.

80. Reine de Lemnos, que Jason séduisit avant Médée ; voir Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 609-909 ; Ovide, Héroïdes, VI. Pour
indiquer la route à l’expédition des Sept contre Thèbes, elle négligea Archémoros, le jeune fils de Lycurgue, roi de Némée, qui fut tué par un dragon.
Euripide lui avait consacré une tragédie dont il reste des fragments.

81. Fille du roi Acrisios qui, effrayé par un oracle, l’enferma dans une chambre de bronze pour l’empêcher d’avoir des enfants. Zeus s’unit à
elle sous la forme d’une pluie d’or. Elle enfanta Persée, avec qui elle dut partir dans un coffre en haute mer avant d’être sauvée avec lui. Persée tua les
Gorgones et sauva, en Éthiopie, Andromède, fille de Képheus et Cassiépéia (ou Cassiopée) qui devint plus tard une constellation.

82. Ses filles massacrèrent leurs cousins, fils d’Égyptos, à qui on voulait les marier de force. Voir Eschyle, Les Suppliantes.

83. Aimé de Zéphyr et d’Apollon, il fut tué accidentellement par ce dernier qui lançait le disque. De son sang naquit la fleur rouge sombre qui
porte son nom. Lorsqu’elle jaillit de la terre, elle portait les lettres AI. Voir Ovide, Les Métamorphoses, X, 162-219.

84. Roi de Sparte, époux de Léda, qui s’unit à lui la même nuit où elle accorda ses faveurs à Zeus. De cette nuit naquirent deux filles, Hélène
et Clytemnestre et deux fils, Castor et Pollux, les Dioscures.

85. Voir Virgile, Énéide, IV.

86. Voir Euripide, Iphigénie en Tauride.

87. Comme un oracle avait annoncé qu’Achille serait tué pendant la guerre de Troie, ses parents le cachèrent, déguisé en fille, parmi les filles
de Lycomède, roi de Skyros. Il fit un enfant, Néoptolème, à l’une d’elles, Déidamie, et fut découvert par Ulysse.

88. Afin de ne pas partir pour Troie, Ulysse feignit la folie. Sa ruse fut déjouée par Palamède.

89. Voir la tragédie de Sophocle qui porte son nom.

90. Fils de Circé et Ulysse, qu’il tua, et fondateur de Tusculum. Héros d’une suite à l’Odyssée d’Homère, la Télégonie, aujourd’hui perdue,
mais résumée par Apollodore, VII, 34-37.

91. Voir Homère, Odyssée, X, 1-79.

92. Voir ibid., XXI-XXII.

93. Fils de Nauplios, héros et inventeur, il fut victime de la vengeance d’Ulysse, qu’il avait contraint à partir pour Troie en démasquant sa
prétendue folie. Ulysse monta contre lui une machination. Accusé de trahison, Palamède fut lapidé. Nauplios se vengea en allumant, dans le sud de
l’Eubée, des feux trompeurs qui causèrent le naufrage des bateaux grecs de retour de Troie.

94. Ajax, fils de Télamon, fut frappé de folie passagère par Athéna, puis se suicida. Voir la tragédie de Sophocle qui porte son nom. Ajax, fils
d’Oïlée, enleva Cassandre, pendant le sac de Troie, dans le temple d’Athéna où elle s’était réfugiée. Comme il revenait de Troie, la déesse naufragea
son navire. D’abord sauvé par Poséidon, il fut ensuite tué par lui pour avoir proféré des paroles impies. Voir Homère, Odyssée, IV, 499-511.

95. Roi de Pisa, en Élide, il imposait aux prétendants de sa fille Hippodamie une course de chars dont il sortait vainqueur en les tuant. Il fut
vaincu et tué par Pélops grâce à la complicité du cocher Myrtilos, que Pélops tua ensuite parce qu’il prétendait partager Hippodamie avec lui.

96. Zeus gagna la souveraineté sur Olympie en l’emportant sur Cronos à la lutte.

97. Poursuivie par Apollon, elle fut métamorphosée en laurier, plante qui devint l’emblème d’Apollon. Voir Ovide, Les Métamorphoses, I,
452-567.

98. Poursuivie par Zeus, elle fut métamorphosée en ourse puis devint un astre. Voir Ovide, Les Métamorphoses, II, 461-530.

99. Monstres mi-hommes mi-chevaux, enivrés par le vin servi par Pholos à Héraclès qu’il recevait, ils déclenchèrent une rixe où Pholos fut
tué. Voir Théocrite, VII, 149-150 ; Apollodore, II, 5 ; Diodore, IV, 12.
100. On le disait fils d’Hermès ou de Zeus ou de Cronos.

101. Fleuve d’Arcadie amoureux d’Aréthuse, une source de Sicile. Il la rejoignait en passant sous la mer. Voir Achille Tatius, I, 18, 1-2.

102. Un taureau enleva Europe. Un autre s’unit à Pasiphaé. De cette union naquit le Minotaure, qui vivait dans le Labyrinthe où Thésée le tua
avec l’aide d’Ariane. Phèdre, sœur d’Ariane, épousa plus tard Thésée.

103. Fils de Minos et de Pasiphaé, il fut tué en Attique. Minos fit la guerre aux Athéniens, puis leur imposa de lui livrer chaque année pendant
neuf ans sept filles et sept garçons que tuait le Minotaure. En tuant ce monstre, Thésée mit fin à cette servitude. Voir Plutarque, Vie de Thésée, 15-23.

104. Dédale, architecte du Labyrinthe, y fut emprisonné avec son fils Icare. Ils s’en évadèrent tous deux en s’envolant grâce à des ailes
artificielles. Mais Icare voulut voler trop près du soleil. La cire qui tenait ses ailes fondit et il tomba dans la mer, qui fut dès lors appelée Icarienne.

105. Dieu marin. Voir Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 1310-1329 ; Ovide, Les Métamorphoses, XIII, 898-968.

106. Devin de l’armée troyenne, tué par Diomède ; voir Homère, Iliade, V, 148-151.

107. Il parcourait la Crète en portant les lois écrites sur des tablettes de bronze. Il fut détruit par Médée ; voir Apollonios de Rhodes,
Argonautiques, IV, 1629-1688.

108. Épouse d’Œnée, roi de Calydon, mère de Déjanire et Méléagre dont la vie était liée à la conservation d’un tison magique. Pour venger
ses frères tués par Méléagre, elle tua ce dernier en faisant brûler le tison.

109. Fille de Schoineus, elle vivait dans la nature et refusait le mariage. Elle imposait à ses prétendants une course à pied dont les vaincus
étaient tués. Hippomène eut raison d’elle en semant des pommes d’or aux points stratégiques de la course. Voir Hésiode, frag. 72-76 Merkelbach-West.

110. Héraclès lutta contre le fleuve Achéloos, qui prétendait comme lui à la main de Déjanire. Il fut vainqueur ; voir Sophocle, Les
Trachiniennes, 1-27. Pendant le combat, Achéloos eut une corne cassée. Il en coula du sang d’où naquirent les Sirènes.

111. Groupe de nymphes qui, pour cinq d’entre elles, furent changées en îles parce qu’elles n’avaient pas invité Achéloos à un sacrifice. La
sixième connut la même métamorphose après que son père l’eut jetée à la mer parce qu’elle s’était donnée à Achéloos. Voir Ovide, Les
Métamorphoses, VIII, 546-610. Alcméon, fils d’Amphiaraos, avait tué sa mère Ériphyle qui, corrompue par le collier d’Harmonie, avait trahi
Amphiaraos en le persuadant de participer à l’expédition des Sept contre Thèbes où il disparut. Après de longues errances, il s’établit dans les
Ékhinades ; voir Thucydide, II, 102.

112. Voir Sophocle, Les Trachiniennes.

113. Voir ci-dessus, 2.

114. Roi de Thrace, il s’opposa au culte de Dionysos et fut frappé de cécité.

115. Roi d’Iolcos. Pour le perdre, il fit partir Jason avec un équipage de cinquante hommes, les Argonautes, à bord du navire Argo, dont la
carène prenait parfois la parole, pour aller chercher la toison d’or en Colchide. Voir Apollonios de Rhodes, Les Argonautiques. Lucien résume les
principaux épisodes de cette histoire au paragraphe suivant.

116. Voir la tragédie d’Euripide qui porte son nom.

117. Protésilas fut le premier mort grec de la guerre de Troie. Sa jeune épouse Laodamie continua de l’aimer par-delà sa mort.

118. Tyran de Samos ; voir Hérodote, II, 182. III, 40-46, 54-57, 120-132, 139-142. Lucien est le seul auteur à mentionner la fuite de sa fille.

119. Fils de Zeus, roi d’Argos, il servit à manger aux dieux la chair de son fils Pélops. Zeus ressuscita l’enfant qu’il dota d’une épaule d’ivoire
pour remplacer celle qui avait été mangée. Aux Enfers, Tantale est condamné à ne jamais pouvoir saisir la nourriture qui est à sa portée. Pour une autre
version de son supplice, voir Euripide, Oreste, 982-987.

120. Voir Lucien, De l’ambre ou Des cygnes.

121. Dans ce paragraphe, Lucien énumère plusieurs travaux d’Héraclès.

122. Fille d’Élatos, elle fut changée en homme, puis en oiseau. Voir Ovide, Les Métamorphoses, XII, 459-532. Tirésias fut une femme
pendant sept ans avant de devenir un homme ; voir Ovide, Les Métamorphoses, III, 323 sqq. Sur ces deux personnages, voir Lucien, Le Songe ou le
Coq, 19.

123. Mère d’Adonis, elle fut métamorphosée en arbre à myrrhe ; voir Ovide, Les Métamorphoses, X, 298-518. Le deuil assyrien est celui
d’Aphrodite après la mort d’Adonis ; voir Bion, Lamentation pour Adonis.

124. Fils de Zeus et Io, fondateur de la lignée des rois d’Égypte. Voir Eschyle, Prométhée enchaîné, 697-886.

125. Dieu égyptien ; voir Hérodote, II, 42, 144, 156, 170-171.

126. Avec Pirithous, Thésée combattit les Centaures et les Amazones et descendit aux Enfers pour l’aider à enlever Coré. Fait prisonnier, il fut
délivré par Héraclès. Plutarque (Vie de Thésée, 31) donne une version évhémériste (les dieux sont des personnages ayant existé) de cette expédition.

127. Voir Hérodote, I, 47.

128. Voir Homère, Odyssée, VIII, 266-320.

129. Pindare, frag. 235 Bowra.


130. Philosophe et rhéteur contemporain d’Auguste.

131. Voir République, IV, 436a-441d.

132. Voir Éthique à Nicomaque, I, 8.

133. Pythagore imposait à ses disciples une période de silence qui durait cinq ans.

134. Célèbre sculpteur du Ve siècle av. J.-C. Sa statue Le Doryphore passait pour le canon idéal du corps humain.

135. Voir Homère, Odyssée, IV, 221.

136. Après la mort d’Achille, Ulysse, et non Ajax, avait reçu ses armes.

137. Homère, Odyssée, X, 326.

138. Ibid., V, 47-48.


46
LEXIPHANÈS
Lexiphanès est un dialogue satirique et burlesque qui fait écho à un phénomène intellectuel
sérieux : l’atticisme. Certains orateurs et hommes de lettres de l’époque impériale se présentaient
comme les héritiers des orateurs attiques du Ve et du IVe siècle av. J.-C. et les prenaient pour modèles
exclusifs, en imitant leur langue, qu’ils considéraient comme la plus pure qu’on eût jamais parlée en
Grèce. On trouve l’expression la plus élaborée de ce purisme dans les traités rhétoriques de Denys
d’Halicarnasse (Sur la composition stylistique, Les Orateurs antiques). Il avait une signification
politique, puisqu’il sanctifiait l’époque classique où les cités grecques indépendantes avaient connu leur
plus grande puissance. Cette référence historique répétée prenait l’accent d’une proclamation de
l’identité culturelle grecque face à la domination romaine. Mais l’atticisme comportait aussi ses limites.
La stricte imitation des orateurs attiques risquait fort d’aboutir à une éloquence stérile. D’autre part, la
langue grecque avait évolué. Celle qu’on parlait communément à l’époque de Lucien, la koinè, s’était
depuis longtemps éloignée du grec en usage dans l’Athènes de Lysias et de Démosthène. On ne pouvait
plus être compris en parlant comme on le faisait cinq cents ans auparavant. Il fallait pratiquer un
atticisme bien tempéré, comme Denys d’Halicarnasse lui-même en donne l’exemple. Mais Lucien n’a
que faire d’une telle modération.
Lexiphanès, le personnage qui donne son nom au dialogue, est un hyperatticiste archaïsant. Son
nom, qui signifie « celui qui fait étalage de mots », est à lui seul tout un programme, qu’il applique aussi
bien dans ses écrits que dans sa conversation. Au début du dialogue, il rencontre Lykinos, un des porte-
parole habituels de Lucien, qui l’interroge sur un ouvrage qu’il vient de composer (1). Lexiphanès lui en
donne lecture (2-15). Lykinos, accablé par le déferlement de vocables archaïques qu’il vient de subir,
entreprend alors de désintoxiquer Lexiphanès avec le concours du médecin Sopolis. Lexiphanès, purgé
de ses vieux mots par un breuvage, peut entendre la leçon de Lykinos. Celui-ci lui conseille de revenir
aux auteurs classiques, les poètes, Thucydide, Platon, et de bannir l’archaïsme. Il cessera ainsi d’être
ridicule et de commettre des fautes d’expression grossières (16-25).
Ce dénouement, où le bon sens paraît l’emporter, n’est sans doute pas plus sérieux que ce qui le
précède. Lexiphanès prétend avoir composé un banquet sur le modèle de celui de Platon, mais son
ouvrage n’a ni queue ni tête et l’on y chercherait en vain la moindre idée. On y trouve seulement une
exhibition verbale déphasée et ridicule. Lexiphanès emploie dans leur sens ancien des mots qui, à
l’époque de Lucien, ont pris une autre signification. Lucien joue sur ces décalages et sur leurs effets, qui
ne facilitent pas la tâche des traducteurs. Mais Lexiphanès n’en a pas conscience. Sa sottise n’a d’égale
que sa naïveté. Il est donc peu vraisemblable que, à travers lui, Lucien ait voulu viser le lexicographe
Pollux, comme dans Le Maître de rhétorique dont le protagoniste montre un cynisme de haute volée.
Cependant, les deux ouvrages traitent bien du même sujet : le rapport problématique à un héritage
culturel prestigieux, mais lié à une époque depuis longtemps révolue.
A. B.
1.– LYKINOS. — Le beau Lexiphanès avec un livre ?
LEXIPHANÈS. — Oui, par Zeus, Lykinos ; c’est un de mes écrits de cette année, tout frais émoulu.
1
LYKINOS. — Tu nous écris donc à présent des textes sur des sujets vermoulus ?
LEXIPHANÈS. — Pas du tout ; je n’ai pas dit vermoulu, mais frais émoulu. Faut-il que je te
rappelle que ce mot s’applique à un livre qui vient d’être écrit ? Il paraît que tu as les oreilles bouchées
par la cire.
LYKINOS. — Excuse-moi, camarade ; il n’y a pas loin de nouveau-né à veau né. Mais, à propos,
quel est le sujet de ton ouvrage ?
2
LEXIPHANÈS. — Un banquet, comme celui du fils d’Ariston .
LYKINOS. — Il y a beaucoup d’Aristons ; mais le banquet me fait croire que tu parles de Platon.
LEXIPHANÈS. — Tu as mis le doigt dessus ; d’ailleurs tout le monde aurait deviné ce que je
voulais dire.
LYKINOS. — Lis-moi donc quelque chose de ton livre, pour que je ne sois pas tout à fait exclu du
banquet. C’est du nectar, je pense, que tu vas nous verser de là3.
LEXIPHANÈS. — Mets ton ironie à terre. Débouche tes oreilles, puis écoute. Débarrasse-les de
cette kypsèle4 qui les obstrue.
5
LYKINOS. — Parle hardiment ; car je n’ai ni Kypsèle, ni Périandre dans les oreilles.
LEXIPHANÈS. — Examine donc mon ouvrage, Lykinos, pendant que je te le lis ; vois s’il débute
bien, et si j’y étale un beau langage, une belle diction et de beaux mots.
LYKINOS. — Cela doit être, puisqu’il est de toi. Mais commence enfin.

2.– LEXIPHANÈS. — « Ensuite nous dînerons, dit Calliclès ; puis, le soir, nous ferons un tour au Lycée.
Mais à présent, c’est le moment de nous oindre au soleil, de nous chauffer à sa chaleur et, après le bain,
de manger un morceau de pain. Allons ! il est temps de partir. Toi, petit garçon, voiture-moi au bain une
étrille, un sac, des serviettes et du savon et apporte le prix du bain ; tu as, par terre, près du coffre, deux
oboles. Mais toi, Lexiphanès, que vas-tu faire ? viendras-tu ou vas-tu prendre racine ici ? — Moi, dis-je,
il y a une éternité que j’ai envie de prendre un bain ; car je ne me sens pas bien, j’ai mal au périnée pour
m’être fait voiturer en selle, car le muletier pressait sa bête, bien que lui-même clochât du pied. Mais,
même à la campagne, je n’ai pas ménagé ma peine. J’y ai trouvé les ouvriers qui chantaient la chanson
de l’été, et d’autres qui construisaient une tombe pour mon père. Je les ai aidés à la creuser. D’autres
amoncelaient de la terre dans les plates-bandes ; je leur ai donné aussi un coup de main. Puis je les ai
congédiés à cause du froid et des brûlures ; car tu sais qu’un froid vif produit des brûlures. Puis, en
faisant le tour des champs, j’ai trouvé des aulx qui y avaient poussé, j’ai arraché des raves et cueilli du
cerfeuil et des choux sauvages. Puis, ayant acheté de l’orge, comme les prés n’étaient pas encore fleuris
pour y marcher à pied, je suis remonté sur ma mule et je me suis écorché le croupion. Et maintenant j’ai
du mal à marcher, je ne fais que suer, je suis languissant et je sens le besoin de nager longtemps dans
l’eau. J’ai plaisir à prendre un bain quand je me suis fatigué.
3.– « Je cours donc de ce pas retrouver mon esclave qui probablement m’attend chez la marchande de
lécythes ou chez le fripier, bien que je lui aie commandé de venir à ma rencontre au marché des
brocanteurs. Mais justement le voici. Il a fait emplette, à ce que je vois, d’un pain cuit au four, de pains
cuits sous la cendre, de poireaux, de boudins, d’un collet que voilà, d’un fanon, de tripes de bœuf aux
mille plis et de grillade. À la bonne heure, Attikion, tu m’as épargné une bonne partie du chemin.
— Mais moi, maître, dit-il, je suis devenu louche à te chercher des yeux. Où as-tu dîné hier ? chez
Onomacritos ? — Non, par Zeus, dis-je ; mais je suis parti à toute vitesse pour la campagne ; car tu sais
que j’ai des goûts campagnards. Vous autres, vous croyiez peut-être que je m’amusais au cottabe. Mais
entre et assaisonne cela et le reste, et frotte le mortier, pour nous broyer des laitues sauvages.
4– . « Pour moi, je vais aller me frotter à sec. — Et nous, dit Philinos, Onomarchos, Hellanicos que
voilà et moi, nous te suivrons, car l’aiguille ombrage le milieu du cadran et il est à craindre que, arrivant
après les Carimantes6, nous n’ayons que de l’eau sale pour nous baigner, que nous ne soyons bousculés
dans le tas avec la lie du peuple. Alors Hellanicos dit : Pour moi, j’ai mal aux yeux ; mes pupilles sont
troubles, je cligne des yeux et je larmoie ; mes yeux demandent des soins ; il me faudrait un fils
d’Asclépios7, qui fût bon oculiste, pour me fabriquer et verser un collyre, pour m’ôter la rougeur des
yeux, en nettoyer la chassie et en chasser l’humidité.
5.– « Tout en causant de la sorte, tous, tant que nous étions, nous quittons le logis. Arrivés au gymnase,
nous nous dévêtons aussitôt, puis l’un se met à lutter de l’avant-bras, l’autre en se colletant et debout,
celui-ci, frotté d’huile, se plie comme de l’osier, celui-là renvoie le punching-ball, un autre tient dans sa
main des balles de plomb grosses comme le poing et les lance avec bruit ; puis, bien frictionnés, nous
nous portons les uns les autres sur le dos et nous nous amusons dans le gymnase, après quoi Philinos et
moi, nous nous trempons dans la vasque d’eau chaude et nous sortons. Les autres, piquant une tête dans
l’eau froide à la manière des dauphins, nageaient autour du bain entre deux eaux : c’était merveille de
les voir. Ensuite revenant sur nos pas, l’un ici, l’autre là, nous faisons, l’un une chose, l’autre une autre.
Pour moi, ayant remis mes souliers, je me raclai la tête avec une étrille endentée ; car j’avais les cheveux
coupés, non en singe, mais en bateau8, comme si j’avais perdu depuis peu ma barbe et les cheveux du
sommet de la tête. Un autre grignotait des lupins, un autre vidait son intestin ; un autre, creusant ses
raves, puisait du jus de poisson, un autre mangeait des olives cotonneuses, un autre avalait de l’orge.
6.– « Le moment venu, nous nous accoudâmes pour dîner. On avait disposé dans la salle des pliants et
des grabats. C’était un dîner à la fortune du pot9. On avait apprêté des mets nombreux et variés, des
pieds de cochon, des côtelettes, des tripes, la matrice d’une truie qui avait mis bas, du foie sauté à la
poêle, un salmis d’ail et d’olives, de la sauce épicée et d’autres assaisonnements du même genre, des
compotes, des crêpes dans des feuilles de figuier, des gâteaux au miel. Comme marée, il y avait une
foison de poissons cartilagineux, toute sorte de poissons à écaille, des salaisons venues du Pont dans des
paniers, des anguilles du lac Copaïs ; de plus une poule nourrie à la maison, un coq qui ne chantait plus
et un poisson de vivier. Nous avions aussi un mouton entier cuit au four, et un gigot de bœuf qui ne
marquait plus son âge. Il y avait des pains de gruau, pas du tout mauvais, et d’autres cuits à la nouvelle
lune, qui restaient de la fête, et tous les légumes qui poussent, soit sous la terre, soit à sa surface. Le vin
n’était pas vieux ; c’était du vin d’outre, déjà fait, mais encore âpre.
7.– « Des coupes de toute sorte étaient posées sur la table aux pieds en queue de dauphin, la coupe qui
cache le visage, le cyathe façonné par Mentor10, dont le manche est si bien en main, une bouteille à col
rétréci, un vase à long col, et un grand nombre de vases d’argile tels qu’en cuisait Thériclès11, à large
ventre ou à larges bords, les uns venus de Phocée, les autres de Cnide, tous légers à être emportées par le
vent et dont l’écaille avait la minceur d’une membrane. Il y avait aussi de petites tasses, des coupes sans
pied ni anse, des verres gravés, de sorte que le dressoir en était couvert.
8.– « Cependant la bouilloire, dont l’eau bouillonnait par-dessus bord, nous faisait tomber des charbons
sur la tête. Nous buvions sans reprendre haleine et nous avions déjà une pointe de vin. Ensuite nous
nous parfumâmes à l’huile de sclarée et l’on nous voitura une danseuse et une joueuse de harpe. Puis
l’un de nous, grimpant au grenier, alla chercher du dessert, tandis qu’un autre s’amusait à faire craquer
ses mains et qu’un autre tortillait ses hanches en riant.
9.– « À ce moment, nous vîmes entrer dans la salle du festin des hôtes qui s’étaient invités eux-mêmes
et qui sortaient du bain. C’étaient Mégalonymos, le chercheur de procès, l’orfèvre Chairéas, au dos
tatoué, et Eudémos, aux oreilles broyées par le pugilat. — Moi, dit Chairéas, je battais au marteau un
colifichet et des pendants d’oreille et des anneaux de jambes pour ma fille, et voilà pourquoi je vous
arrive après dîner. — Et moi, dit Mégalonymos, j’étais occupé d’une autre manière. C’est aujourd’hui,
comme vous le savez, un jour sans procès et sans plaidoirie. Comme il fallait tenir sa langue et que je
n’avais pas à mesurer des discours à point nommé ni à me faire verser de l’eau12, ayant appris que le
préteur était visible, j’ai mis des vêtements neufs bien tissés et des chaussures que je n’avais pas encore
portées, et je suis sorti.
10.– « Aussitôt je tombe sur un porte-flambeau, un hiérophante et les autres faiseurs d’initiations13 qui
traînaient violemment Deinias devant la justice, sous l’inculpation de les avoir appelés par leurs noms,
et cela, sachant bien que, du jour où ils avaient été consacrés, ils étaient devenus anonymes et ne
devaient plus être appelés par leur nom, car ils avaient désormais un nom sacré. Le porte-flambeau
m’appela par mon nom. Je ne connais pas, dis-je, le Deinias dont tu parles, mais son nom me semble
curieux14. — C’est, dit-il, un homme qui dévore des oignons dans les tripots, qui apporte lui-même sa
burette d’huile et son pain, dont les cheveux réclament toujours les ciseaux, chaussé de gros souliers15
ou de pantoufles et vêtu d’une tunique à manches. — Eh bien, demandai-je, a-t-il été puni en quelque
façon ou bien, après nous avoir foulés aux pieds, s’en est-il allé quitte ? — Apprends, dit-il, que cet
homme qui se dandinait en efféminé est à présent solidement lié ; car bien qu’il eût grande envie de
s’écarter du troupeau, le préteur lui a mis des menottes et un carcan et l’a logé dans des entraves et des
engins à lui tordre les pieds. Aussi, en se voyant aux fers, il lâchait des vents furtifs, sous l’effet de la
peur, il ne faisait que péter, et il voulait donner de l’argent pour sauver sa vie.
11.– « — Moi, dit Eudémos, on est venu me chercher, à la fin de la nuit, de la part de Damasias, l’ancien
athlète, plusieurs fois vainqueur, mais à présent retiré des combats à cause de sa vieillesse. Tu connais
bien l’homme de bronze qui se dresse sur la place publique. Il était occupé à faire cuire et à faire griller ;
car il devait envoyer aujourd’hui même sa fille dans la maison de son mari, et déjà il la parait ; mais un
mal de Terméros16 est venu interrompre la fête. Son fils Dion, à la suite de je ne sais quel chagrin, ou
plutôt en butte à la haine des dieux, s’est pendu, et il serait mort, soyez-en sûrs, si je n’étais pas arrivé
pour le dépendre et desserrer la corde. Je suis resté longtemps à croupetons près de lui, lui soufflant de
l’air, le tâtant, l’éprouvant comme un vase qu’on fait tinter, pour voir s’il avait toujours la gorge serrée.
Mais ce qui lui a fait le plus de bien, c’est de lui avoir tenu et serré les extrémités dans mes deux mains.
12.– « — Veux-tu parler, lui demandai-je, de Dion, le mignon au scrotum pendant, de ce jeune efféminé
qui mâche du lentisque, qui se plaît aux attouchements obscènes et se livre à ceux qu’il voit bien montés
et bien membrus ? — Oui, c’est bien ce mignon lascif et toujours prêt. Devant la déesse, reprit
Eudémos, car ils ont au milieu de leur cour une Artémis, œuvre de Scopas, que j’ai admirée, Damasias
et sa femme déjà vieille, aux cheveux entièrement blancs, étaient tombés à genoux et la suppliaient
d’avoir pitié d’eux. La déesse fit aussitôt un signe de consentement et le jeune homme fut sauvé.
Maintenant leur fils est un Théodore ou plutôt il est manifestement un Artémidore17. Aussi lui ont-ils
consacré, entre autres offrandes, des flèches et un arc ; c’est ce qu’elle préfère, car c’est une archère qui
lance au loin et qui combat de loin, Artémis.
13.– « — Buvons donc, dit Mégalonymos ; car je vous ai apporté cette bouteille d’un vin qui a passé
l’âge de la jeunesse, et des morceaux de fromage et des olives ramassées sous l’arbre, que je garde sous
des seaux de bois rongé par les vers, et d’autres qui nagent dans la saumure, et aussi ces coupes de terre
cuite, aux parois minces, au fond solide, pour boire dedans, et des pâtés de tripes roulées en forme de
crobyle18. Toi, garçon, verse-moi plus d’eau, de peur que ma tête ne commence à s’alourdir et que je
n’appelle ton nourricier pour te punir ; car vous savez comme je souffre et comme je me tiens la tête
enveloppée de feutre.
14.– « Après boire, nous deviserons à notre ordinaire, car il n’est pas déplacé, n’est-ce pas ? de laisser
couler les paroles avec le vin. — J’approuve, dis-je ; car nous sommes justement la fine fleur de
l’atticisme. — Tu dis bien, repartit Calliclès ; car babiller souvent entre soi, c’est s’affiler la langue.
— Pour moi, dit Eudémos, comme il fait froid, je siroterais volontiers du vin pur ; je suis mort de froid,
et, un peu réchauffé, j’aurais plus de plaisir à écouter ces gens aux mains savantes, le joueur de flûte et
la joueuse de luth.
15.– « — Que dis-tu là, Eudémos ? répliquai-je. Tu nous prescris le silence, comme si nous n’avions pas
de bouche et qu’on nous eût coupé la langue. Pour moi, la langue me démange à présent et je partais
déjà pour discourir en vieux style et vous couvrir de la neige de mes paroles. Mais toi, tu m’as fait l’effet
d’un homme qui, naviguant par un bon vent sur un navire de charge à trois voiles, quand l’esquif poussé
par la brise s’élance légèrement sur la crête des vagues, lancerait des grappins à deux becs, des ancres de
fer et des entraves de navire et ferait cabrer le bateau dans sa course impétueuse, en haine du vent
favorable. — Eh bien donc, répliqua-t-il, si cela te plaît, vogue, nage et cours sur la mer agitée ; mais
moi, sur la terre ferme, tout en buvant, je te regarderai, comme le Zeus d’Homère19, du haut d’une
montagne chauve ou de la hauteur du ciel, tandis que tu seras ballotté sur les flots et que ta barque
courra avec le vent en poupe. »
16.– LYKINOS. — Assez, Lexiphanès, assez de boisson et de lecture. J’en suis ivre, j’en ai mal au cœur
et, si je ne rends pas au plus vite tout ce verbiage, je te le dis, je crois bien que je vais délirer comme un
corybante, car les oreilles me bourdonnent de ce flux de paroles que tu as répandu sur moi. Tout d’abord
j’avais envie d’en rire ; mais, comme cela ne finissait pas et que c’était toujours la même chose, j’ai pris
ton malheur en pitié, en te voyant engagé dans un labyrinthe sans issue et en proie à une maladie grave
ou plutôt à la bile noire.
17.– Je cherche donc par devers moi où tu as ramassé tant de méchants mots, combien de temps il t’a
fallu pour cela et où tu tenais enfermé un essaim si considérable de vocables étranges et biscornus, dont
tu as fabriqué toi-même une partie et retiré les autres de je ne sais quel endroit où ils étaient enfouis, en
sorte que c’est le cas de citer cet iambe :

Puisses-tu périr toi qui choisis les malheurs des mortels20 !

tant tu as ramassé de boue pour la déverser sur moi qui ne t’ai jamais fait de mal ! Il me semble que tu
n’as ni ami, ni parent, ni personne qui s’intéresse à toi et que tu n’as jamais rencontré un homme libre et
franc qui, en te disant la vérité, t’aurait guéri de l’hydropisie qui te possède, mal dont tu risques de
crever, tandis que tu le prends pour de l’embonpoint et le tiens pour un effet de ta bonne santé, et que tu
es loué par les sots qui ignorent ton état et plaint avec raison par les gens instruits.
18.– Mais voici bien à propos le médecin Sopolis qui vient à nous. Allons, je vais te mettre entre ses
mains et lui expliquer ton cas ; peut-être trouverons-nous un remède ; car c’est un habile homme, qui a
déjà entrepris beaucoup de gens à moitié fous comme toi et les a guéris de leur stupidité en leur versant
une potion.
Bonjour, Sopolis ; prends-moi ce Lexiphanès qui est comme tu sais, notre camarade. Il est en ce
moment en proie au verbiage et à une étrange maladie du langage ; il risque fort de n’en pas revenir :
sauve-le par quelque moyen que ce soit.
19.– LEXIPHANÈS. — Ce n’est pas moi qu’il faut sauver, Sopolis, mais ce Lykinos, qui est
manifestement timbré, qui s’imagine que les gens sensés battent la campagne et qui, comme le
Samien21, fils de Mnésarkhos, condamne ma langue au silence et à l’immobilité. Mais, par Athéna,
qu’on ne peut faire rougir, et par le grand destructeur de monstres Héraclès, je ne me soucie pas plus de
lui que d’une guigne. C’est un oiseau de mauvais augure que je souhaite ne jamais voir sur mon chemin.
Il y a de quoi renâcler, ma foi, à entendre ses critiques. Je vais à présent trouver mon camarade Cleinias ;
car on m’a dit que sa femme était impure depuis quelque temps déjà et qu’elle souffrait de l’arrêt de ses
règles. Aussi a-t-il cessé tout commerce avec elle : c’est une route barrée, une jachère abandonnée.
20.– SOPOLIS. — Mais dis-moi, Lykinos, quelle est la maladie de Lexiphanès ?
LYKINOS. — Mais la voilà précisément. N’entends-tu pas ce qu’il dit ? Sans s’inquiéter de nous
qui vivons avec lui dans le temps présent, il nous parle un jargon qui remonte à mille ans, il torture la
langue ; il forme des composés bizarres et s’applique à ce travail, comme si c’était un haut fait de se
singulariser et d’altérer la monnaie courante du langage.
SOPOLIS. — Par Zeus, Lykinos, tu parles là d’une affection grave. Il faut le secourir par tous les
moyens. Par un hasard providentiel, voici un remède que j’avais préparé pour un atrabilaire ; j’allais le
lui faire prendre, afin de le faire vomir. Eh bien, bois-le plutôt, toi Lexiphanès : tu deviendras ainsi sain
et pur et tu seras vidé de ton jargon étrange. Allons, écoute-moi, bois et tu t’en trouveras bien.
LEXIPHANÈS. — Je ne sais pas ce que vous me voulez, Sopolis et toi, Lykinos, en me faisant boire
cette potion ; car je crains que cette coupe ne me coupe la parole22.
LYKINOS. — N’hésite pas à boire, si tu veux désormais raisonner et parler en homme.
LEXIPHANÈS. — Vois, je t’écoute, je vais boire. Oh ! qu’est-ce ceci ? Quels borborygmes ! Il me
semble que j’ai avalé un ventriloque.
21.– SOPOLIS. — Commence donc à vomir. Oh ! oh ! Le premier mot sorti est est-ce à dire ?, puis voici
le puis après ; derrière ceux-là, voici : dit-il, en quelque façon, mon très cher, n’est-ce pas ? et le
perpétuel je ne sais quoi. Force-toi encore, enfonce-toi les doigts dans la gorge. Tu n’as pas encore vomi
à l’instar de, ni s’étirer, ni approfondir, ni dépouiller. Il y en a encore beaucoup au fond et ton ventre en
est plein. Cela n’en vaudrait que mieux, si quelques-uns de ces mots s’en allaient par le bas ; car
pétarade insolente va faire un beau fracas en se dégageant avec le vent. Mais voilà notre homme purgé,
sauf peut-être quelques bribes qui sont demeurées dans le bas des intestins. Maintenant prends-le,
Lykinos ; réforme-le et apprends-lui à parler convenablement.
22.– LYKINOS. — C’est ce que je vais faire, Sopolis, maintenant que tu m’as montré le chemin. À nous
deux à présent, Lexiphanès ; écoute mes conseils. Si tu veux être justement loué pour tes écrits et gagner
l’estime du public, évite et fuis tous ces mots-là. Commence par les grands poètes ; quand tu les auras
lus avec tes maîtres, passe aux orateurs et nourris-toi de leur langue ; il sera temps alors d’aborder les
œuvres de Thucydide et de Platon, après t’être exercé aussi à l’étude de l’aimable comédie et de la noble
tragédie. Quand tu auras cueilli les plus belles fleurs dans toutes ces œuvres, tu seras quelqu’un parmi
les gens de lettres ; car pour le moment, sans que tu t’en doutes, tu ressembles à ces figurines fabriquées
pour être vendues au marché : tu es peint de vermillon et de bleu, mais à l’intérieur tu n’es qu’une glaise
fragile.
23.– Si tu fais ce que je te dis, si tu te résignes pour quelque temps à être traité d’ignorant et si tu n’as
pas honte de retourner à l’école, tu pourras hardiment t’adresser au public, on ne te rira plus au nez
comme aujourd’hui, et les gens instruits ne parleront plus de toi en mauvaise part et ne te donneront plus
le sobriquet de Grec et d’Attique, alors que tu n’es même pas digne d’être compté parmi les barbares les
plus faciles à comprendre. Mais, avant tout, mets-toi bien dans la tête qu’il ne faut pas imiter les piètres
exemples des sophistes qui ont paru peu de temps avant nous, ni te repaître de leurs inepties, comme tu
le fais à présent ; fais-moi litière de tout cela et rivalise avec les modèles anciens. Ne te laisse pas non
plus séduire par les fleurs légères du langage ; fais ton régime d’une nourriture solide, à la manière des
athlètes, et surtout sacrifie aux Charites et à la clarté, dont tu es resté fort éloigné jusqu’ici.
24.– Bannis l’emphase, la prétention et toutes tes mauvaises habitudes ; cesse de plastronner, de parler
haut, de railler ce que font les autres et de croire que tu seras le premier en dénigrant tous leurs
ouvrages. Tu as un autre défaut grave, capital même, c’est de ne pas chercher d’abord les idées, avant
les expressions, pour les affubler ensuite de verbes et de noms, mais si tu trouves quelque part un mot
étrange ou si tu en forges un qui te semble beau, tu t’appliques à y ajuster ta pensée et tu crois faire une
perte, si tu ne parviens pas à le fourrer quelque part, lors même qu’il n’est pas du tout nécessaire au
sens. C’est ainsi que l’autre jour tu nous as lancé le mot tison à demi brûlé, sans savoir ce qu’il voulait
dire et sans qu’il convînt au sujet. Tous les ignorants furent ravis de ce mot qui venait de frapper leurs
oreilles, mais les gens instruits se moquèrent à la fois de toi et de tes admirateurs.
25.– Mais le comble du ridicule, c’est qu’avec ta prétention d’être un hyperattique et d’avoir formé ton
langage à la vieille école, tu mêles à tes discours quelques erreurs ou plutôt un très grand nombre
d’erreurs qui n’échapperaient pas même à un écolier novice. Que penses-tu par exemple de ceci ? Pour
moi, j’aurais voulu être à cent pieds sous terre, lorsque, dans la séance que tu donnais, tu as cru que le
mot chemisette se disait aussi d’un vêtement d’homme et que tu as appliqué le nom de petites mains à
des esclaves mâles. Or qui ne sait que la chemisette est un vêtement de femme et que les petites mains
ne désignent que des femmes. Et tu as commis d’autres bévues plus frappantes encore comme ton
ἳπτατο [« il s’est envolé »], ton άπαντώμενος [« se rencontrant »], ton ϰαθεσθείς [« s’étant assis »],
qui n’ont jamais été admis, même à titre de métèques dans la langue attique. Quant à nous, il nous
déplaît de voir même les poètes employer dans leurs vers des mots inusités. Or tes écrits à toi, si l’on
peut comparer de la prose à des vers, ressemblent à l’Autel de Dosiadas23 ou à l’Alexandra de
Lycophron24 ou à des inepties d’un style plus pitoyable encore. Si tu veux imiter les modèles que je t’ai
proposés et désapprendre ce que tu fais, tu ne saurais suivre un meilleur parti ; mais si par mégarde tu
reglisses dans tes goûts dépravés, j’ai rempli, moi, mon rôle de conseiller ; toi, tu ne pourras t’en
prendre qu’à toi-même, quand tu t’apercevras que tu es devenu pire.

1. La traduction cherche à rendre le jeu de mots grecs entre néochmon, « nouveau », et auchmon, « sale ».

2. C’est-à-dire Platon.

3. Voir Homère, Iliade, I, 598 et IV, 3.

4. Ce mot grec désigne le cérumen qui obstrue les oreilles.

5. Périandre, tyran de Corinthe (627-585 av. J.-C.), était fils de Kypsélos, c’est-à-dire Kypsélide, terme que Lykinos entend au sens de « fils de
Kypsèle ».

6. Les mignons.

7. C’est-à-dire un médecin.

8. Les deux coupes de cheveux mentionnées par Lexiphanès n’étaient plus à la mode à l’époque de Lucien. Lexiphanès est archaïsant jusqu’à
la pointe des cheveux.

9. Lexiphanès emploie l’expression apo sumforôn, dont le sens archaïque est « par écot », mais qui, à l’époque de Lucien, signifie « fait
d’infortunes ».

10. Un cyathe est un vase qu’on utilise pour puiser le vin dans le cratère avant de le servir. On ne sait quand vivait Mentor, artisan renommé
pour les objets en argent qu’il fabriquait. Voir Pline, Histoire naturelle, XXXIII, 147.

11. Célèbre potier corinthien du Ve siècle av. J.-C.

12. On mesurait la durée des plaidoiries avec une clepsydre, une horloge à eau.

13. Allusion aux mystères d’Éleusis.

14. Jeu de mots probable entre le nom de Deinias et l’adjectif deinos qui peut signifier « étrange ».

15. Le mot grec deinias désigne un type de chaussures pour homme.

16. C’est-à-dire un mal qu’on attire sur soi. Terméros était un brigand qui fracassait le crâne de ses victimes. Il mourut le crâne fracassé par
Héraclès ; voir Plutarque, Vie de Thésée, 11.

17. C’est-à-dire un présent des dieux. Dion, sauvé par Artémis, a été ainsi « donné » à ses parents, pour lesquels il est donc aussi un
« Artémidore », c’est-à-dire un présent d’Artémis.

18. Toupet de cheveux retenu par une épingle en forme de cigale. À l’époque archaïque, cette coiffure était à la mode à Athènes ; voir
Thucydide, I, 6, 3.

19. Voir Iliade, XIII, 1-9.

20. L’origine de ce vers est inconnue.

21. Pythagore, qui imposait à ses disciples une période de silence de cinq ans.

22. La traduction cherche à rendre le jeu entre les mots grecs ptôma, « la chute », et pôma, « la coupe ».

23. Poète du IIIe siècle av. J.-C., Dosiadas de Crète avait composé un poème en forme d’autel, analogue au poème en forme de syrinx attribué
à Théocrite, deux exemples de la virtuosité formelle en vogue dans la poésie hellénistique.

24. Poète du IIIe siècle av. J.-C., il composa l’Alexandra, poème passablement hermétique consacré à la guerre de Troie et qui illustre au plus
haut degré le goût hellénistique pour la préciosité et l’érudition allusive.
47
L’EUNUQUE
L’Eunuque est un dialogue entre Lykinos et Pamphilos. Lykinos, de retour de l’agora, retient
difficilement son hilarité : il vient d’assister à une scène fort divertissante qu’il raconte à son
interlocuteur. Deux philosophes aristotéliciens, Dioclès et Bagoas, s’affrontaient en vue d’obtenir une
des chaires de philosophie laissée vacante par le décès d’un des leurs, chaire à laquelle un salaire de dix
mille drachmes est alloué. Le discours, après avoir porté sur des questions doctrinales, terrain sur lequel
les deux opposants se sont révélés à égalité, en est très vite venu au genre de vie. Dioclès a affirmé que
Bagoas devrait être exclu de la philosophie, attendu qu’il est eunuque. Une troisième voix s’est alors
élevée pour affirmer que Bagoas, jadis surpris en flagrant délit d’adultère, s’était fait passer pour
eunuque, pensant échapper ainsi à une rude condamnation, et le reste de la dispute a porté sur la virilité
de Bagoas, élément ô combien essentiel pour évaluer son aptitude à la philosophie. Ainsi, ce dialogue
constitue une nouvelle attaque de Lucien contre les philosophes ; l’accusation et la défense sont
également ridiculisées. Le style est enlevé et ne manque pas de piquant. L’ensemble est tout entier placé
sous le signe du rire : celui de l’auditoire, celui de Lykinos et de Pamphilos, qui servent de modèle sur la
position à adopter pour le lecteur.
L’instauration de chaires de philosophie à Athènes par l’empereur Marc Aurèle date de 176 apr.
J.-C. (voir Dion Cassius, 72, 31, 3). Ainsi, le dialogue peut être situé géographiquement : il a pour cadre
Athènes. Et l’opuscule a été écrit après 176.
E. M.

1.– PAMPHILOS. — D’où viens-tu, Lykinos, et de quoi ris-tu ? Je sais bien que tu es toujours gai ; mais
tu l’es, ce me semble, plus qu’à l’ordinaire, puisque tu ne peux même pas t’arrêter de rire.
LYKINOS. — Je viens de la place publique, Pamphilos, et je vais tout de suite te faire partager ma
gaîté, en te disant à quel procès je viens d’assister. Il s’agit de philosophes qui se disputaient entre eux.
PAMPHILOS. — C’est déjà quelque chose de vraiment risible que de voir des philosophes
s’intenter un procès, eux qui devraient, quelque importants que fussent leurs griefs, arranger leurs
différends à l’amiable.
2.– LYKINOS. — À l’amiable, Pamphilos ! eux qui, dès la première attaque, ont répandu l’un sur l’autre
de pleines charretées d’injures, en vociférant et se démenant comme des diables.
PAMPHILOS. — Était-ce, Lykinos, sur leurs doctrines qu’ils disputaient, comme à l’ordinaire, étant
de sectes1 différentes ?
LYKINOS. — Pas du tout ; il s’agissait de tout autre chose ; car tous les deux étaient de la même
opinion et de la même secte. Cependant ils avaient engagé un procès dont le jugement était remis aux
suffrages des gens les plus distingués, les plus âgés et les plus savants de la cité, devant lesquels on
rougirait de prononcer une parole déplacée, loin d’en venir à cet excès d’impudence.
PAMPHILOS. — Dis-moi donc le sujet du procès, pour que je sache à mon tour ce qui te fait faire
de si grands éclats de rire.
3.– LYKINOS. — Tu sais que l’empereur2 a décidé d’allouer à toutes les écoles de philosophie, c’est-à-
dire aux stoïciens, aux platoniciens, aux épicuriens et aux péripatéticiens aussi, une somme assez
coquette, égale pour tous3. Or l’un d’eux étant mort, il s’agissait de le remplacer par un autre, dont le
choix fût approuvé par le suffrage des notables. Et le prix du combat n’était pas, comme chez le poète4,
une peau de bœuf ni une victime, mais dix mille drachmes par an, à condition d’enseigner à la jeunesse.
PAMPHILOS. — Je sais, et l’on dit en effet que l’un d’eux est mort dernièrement, l’un des deux
professeurs de philosophie péripatéticienne, je crois.
5
LYKINOS. — Voilà, Pamphilos, l’Hélène pour laquelle nos champions combattaient. Et jusque-là
il n’y avait rien de ridicule, sinon de voir des hommes qui se vantaient d’être philosophes et de mépriser
les richesses combattre pour elles avec autant d’ardeur que pour la patrie en danger, la religion de leurs
pères et les tombeaux de leurs ancêtres.
PAMPHILOS. — Cependant c’est un des principes des péripatéticiens de ne pas trop mépriser les
richesses, mais de les regarder comme la troisième espèce de bien.
LYKINOS. — Tu as raison : c’est ce qu’ils disent, et ils ne faisaient que suivre leurs traditions en se
faisant la guerre.
4.– Mais écoute ce qui suit. Beaucoup d’athlètes ont combattu aux jeux funèbres du défunt6 ; mais deux
surtout se sont disputé la victoire, le vieux Dioclès, que tu connais, le disputeur acharné, et Bagoas7, qui
passe pour être eunuque. La lutte a porté d’abord sur la doctrine, et chacun d’eux a montré qu’il
connaissait les principes d’Aristote et qu’il était attaché à ses opinions, et, par Zeus, aucun des deux n’a
eu le dessus.
5.– Quoi qu’il en soit, voici comment a tourné la lutte : Dioclès, renonçant à montrer son savoir, a fait
une sortie contre Bagoas et s’est mis à passer au crible sa conduite, puis Bagoas a critiqué de même la
vie de son adversaire.
PAMPHILOS. — Rien de plus naturel, Lykinos, et c’est là-dessus qu’aurait dû porter la plus grande
partie de leur discussion. Pour moi, si j’avais eu à les juger, c’est à cela, je pense, que je me serais
attaché avant tout : j’aurais recherché la moralité plutôt que la facilité de parole, et c’est à elle que
j’aurais naturellement donné la victoire.
6.– LYKINOS. — C’est bien dit, et je suis de ton avis sur ce point. Quand ils ont été fatigués de s’injurier
et de s’éplucher l’un l’autre, Dioclès a fini par s’écrier qu’il était absolument interdit à Bagoas d’avoir
part à la philosophie et aux prix qui y sont attachés, attendu qu’il était eunuque. Il a prétendu que ces
sortes de gens doivent être exclus, non seulement de la philosophie, mais des sacrifices, des lustrations
et de toutes les réunions. C’est, a-t-il déclaré, un présage mauvais, une rencontre funeste de tomber sur
un être pareil en sortant le matin de chez soi. Et il s’est étendu sur ce point, disant qu’un eunuque n’est
ni homme ni femme, mais une créature composée, mélangée, monstrueuse, étrangère à la nature
humaine.
PAMPHILOS. — Voilà un grief bien singulier, Lykinos, et j’ai bien envie de rire comme toi,
camarade, en entendant une pareille accusation. Et l’autre ? Est-ce qu’il a gardé le silence, ou s’il a osé y
faire quelque réponse ?
7.– LYKINOS. — Tout d’abord, par honte et par timidité, sentiments naturels aux gens de son espèce, il
est resté un moment sans rien dire ; il rougissait, on voyait la sueur couler sur son visage. Mais enfin il a
répondu d’une voix grêle et féminine que Dioclès avait tort d’exclure un eunuque de la philosophie,
puisqu’elle admettait même des femmes, et il a cité à l’appui de sa cause Aspasie8, Diotime9 et
Thargélie10 et de plus un eunuque gaulois11 de la secte académique, qui, un peu avant notre époque, s’est
fait un nom parmi les Grecs. Mais Dioclès a déclaré qu’il aurait exclu cet eunuque-là aussi, s’il existait
encore et prétendait aux fonctions en question, sans se laisser émouvoir par la réputation qu’il avait dans
le public. Il a même rappelé certains propos lancés contre ce Gaulois par les stoïciens et surtout par les
cyniques, qui tournaient en dérision cet homme incomplet12.
8.– Telles étaient les questions dont les juges avaient à s’occuper. Le point capital de l’enquête était dès
lors de savoir s’il fallait admettre un eunuque à une chaire de philosophie et lui confier, comme il le
demandait, la direction de la jeunesse. L’un soutenait qu’il est indispensable à un philosophe d’avoir un
extérieur recommandable et un corps au complet, et, chose essentielle, une barbe profonde qui inspire
confiance à ceux qui l’approchent et veulent recevoir ses leçons, et qui soit digne des dix mille drachmes
à recevoir de l’empereur ; mais que le cas de l’eunuque Bagoas était pire que celui des castrats de
Cybèle13, que ceux-ci du moins avaient jadis connu la virilité, tandis que celui-là avait été châtré dès sa
naissance et que c’était une espèce d’animal ambigu comme les corneilles, qui ne sont reçues ni parmi
les pigeons ni parmi les corbeaux.
9.– L’autre répondit qu’il ne s’agissait point de juger du corps, mais que ce qu’il fallait examiner, c’était
l’âme, l’intelligence et la connaissance de la doctrine. Puis il invoquait en faveur de sa thèse le
témoignage d’Aristote, qui poussa son admiration pour l’eunuque Hermeias14, tyran d’Atarnes, jusqu’à
lui offrir des sacrifices comme à un dieu. Et Bagoas a osé même ajouter qu’un eunuque est bien plus
propre qu’un autre à enseigner la jeunesse, puisqu’on ne peut médire de ses rapports avec elle et qu’il ne
saurait être accusé comme Socrate de corrompre les jeunes garçons. Comme on l’avait raillé surtout sur
son menton imberbe, il lança cette saillie spirituelle, du moins à ce qu’il pensait : « S’il faut juger des
philosophes à la longueur de la barbe, c’est le bouc qui a le droit d’être préféré à tous les autres. »
10.– Sur ce point, se lève un troisième candidat, dont je tairai le nom : « Juges, dit-il, quoique l’orateur
ait les joues lisses, la voix d’une femme et toutes les apparences d’un eunuque, faites-le déshabiller et
vous verrez que c’est un homme complet, s’il en faut croire ceux qui disent qu’il a jadis été surpris en
flagrant délit d’adultère, corps contre corps, comme disent les tablettes de Solon15. À ce moment-là, il a
invoqué sa qualité d’eunuque et en vertu de ce droit d’asile qu’il avait imaginé, on l’a renvoyé absous,
ses juges d’alors, sur la foi de son aspect extérieur, n’ayant pas ajouté foi à l’accusation. Mais
aujourd’hui je pense qu’il pourrait bien se rétracter, pour gagner le salaire promis. »
11.– Ces mots ont soulevé, comme tu peux croire, une hilarité universelle. Pour Bagoas, plus troublé que
jamais, il ne savait où se mettre ; son visage passait par toutes les couleurs, une sueur froide l’inondait.
D’un côté, il craignait de se couvrir de honte en convenant de l’adultère ; de l’autre, il espérait que cette
accusation ne lui serait pas inutile pour le débat présent.
PAMPHILOS. — Tout cela, Lykinos, est vraiment plaisant, et vous avez eu là, ce semble, un
divertissement peu ordinaire. Mais comment cela s’est-il terminé, et qu’est-ce que les juges ont décidé
de ces candidats ?
12.– LYKINOS. — Leurs suffrages se sont partagés. Les uns voulaient qu’on déshabillât Bagoas comme
un esclave mis en vente, pour examiner s’il avait ce qu’il faut, du côté des testicules, pour être
philosophe ; les autres avaient une idée plus plaisante encore, c’était de faire venir des femmes d’une
maison publique, de le mettre aux prises avec elles pour s’unir à elles sous l’œil du plus âgé et du plus
autorisé des juges, qui verrait s’il était bon philosophe. Puis, comme tout le monde éclatait et qu’il n’y
avait pas un assistant qui n’eût mal au ventre, tant il était secoué par le rire, les juges décidèrent de
renvoyer la cause à une autre juridiction en Italie.
13.– Et à présent l’un des deux adversaires s’exerce, dit-on, pour faire montre de son éloquence ; il se
prépare, il compose une accusation et soulève le grief d’adultère à l’encontre de son propre intérêt. Il
agit en cela comme les mauvais avocats et, par son accusation, il enrôle son adversaire parmi les
hommes. De son côté, Bagoas s’est, dit-on, mis d’autres choses en tête. Il fait souvent montre de virilité,
il tient son affaire en main et il se flatte de remporter enfin la victoire en prouvant qu’il n’est inférieur en
rien aux ânes qui saillissent les juments. Cela paraît être en effet, camarade, une excellente preuve
d’aptitude à la philosophie, un argument sans réplique. Aussi je souhaiterais que mon fils, qui est encore
tout jeune, eût, non pas l’intelligence et la langue, mais les parties propres à la philosophie.

1. Le terme doit être entendu au sens d’école philosophique.

2. L’empereur Marc Aurèle, qui régna de 161 à 180.

3. De fait, Marc Aurèle institua à Athènes quatre chaires de philosophie en 176.

4. Voir Homère, Iliade, XXII, 159 (prix d’une course de vitesse).

5. Fille de Zeus et Léda, Hélène était dotée d’une très grande beauté. Tous les chefs grecs avaient brigué sa main.

6. Lucien file la métaphore. Dans l’Antiquité, des jeux funèbres (jeux athlétiques) pouvaient accompagner des funérailles (voir Homère,
Iliade, XXIII). Ici, la compétition oppose un autre type d’« athlètes » : des philosophes.

7. Nom perse qui signifie « eunuque ».

8. Originaire de Milet, dotée d’une haute éducation, Aspasie devint la compagne de Périclès, le grand homme politique athénien du Ve siècle
av. J.-C. Elle est présentée par les auteurs comiques comme une courtisane.

9. La prêtresse et prophétesse Diotime de Mantinée joue un rôle important dans le Banquet, où Platon lui prête sa théorie célèbre sur l’amour.

10. D’après Plutarque, Thargélie de Milet était une courtisane célèbre autant pour sa beauté que pour ses qualités intellectuelles, qui se serait
attaché les hommes les plus puissants de son époque ; Aspasie l’aurait prise pour modèle (Vie de Périclès, 24, 3).

11. Favorinos d’Arles, professeur de rhétorique et philosophe de la première moitié du IIe siècle.

12. Voir Lucien, Vie de Démonax, 12 et 13.

13. Les prêtres de Cybèle pratiquaient des rituels d’autocastration.

14. Voir Strabon, XIII, 1, 57 ; Diogène Laërce, V, 3 sq.

15. Solon fut un homme politique athénien et un législateur du début du VIe siècle av. J.-C. Ses lois furent gravées sur des kyrbis (tablettes de
bois groupées par quatre, qui tournaient sur des pivots) installées dans le portique royal. Voir Aristote, Constitution des Athéniens, 7, 1.
48
DE L’ASTROLOGIE
Ce plaisant petit traité, rédigé en dialecte ionien1, est conçu, au moins en apparence, comme une
défense de l’astrologie. Vu ainsi, l’ouvrage paraît tellement en désaccord avec les opinions généralement
professées par Lucien qu’il a longtemps été considéré comme n’étant pas de lui2. Un narrateur, doté
d’autorité, donne à la première personne ses vues sur l’astrologie. Mais comme souvent chez Lucien, il
convient de distinguer le jugement du narrateur qui s’exprime de celui de l’auteur. Le traité n’est pas à
prendre au sérieux. C’est un exercice qui ne manque pas de virtuosité, de même nature que les deux
Phalaris : l’éloge est feint, et les paroles mêmes du narrateur instillent le doute sur le bien-fondé de
l’astrologie. L’humour affleure en particulier dans la relecture orientée et rationalisante de nombreux
épisodes célèbres de la mythologie.
E. M.

1.– Cet écrit traite du ciel et des astres, non pas des astres et du ciel considérés en eux-mêmes, mais
relativement à la divination et à la vérité que nous en tirons pour la conduite de la vie. Mon livre ne
contient pas de préceptes et ne promet pas d’instructions pour exceller dans la divination, mais je
reproche à tous les savants qui cultivent les autres sciences et les montrent à tous leurs concitoyens, de
ne point honorer ni cultiver la seule astrologie.
2.– C’est cependant une science ancienne et ce n’est pas d’hier qu’elle est venue à nous ; c’est l’œuvre
d’anciens rois favorisés des dieux. Mais les hommes d’aujourd’hui, par ignorance, par nonchalance et
par aversion pour le travail, s’en font une idée toute différente, et quand ils rencontrent des imposteurs
qui font de fausses prédictions, ils en accusent les astres et détestent l’astrologie elle-même ; ils croient
qu’il n’y a en elle ni sens ni vérité et que c’est une science trompeuse et frivole. Une telle façon de
penser est injuste, selon moi, car de l’ignorance de l’architecte il ne faut pas conclure à l’incapacité de
l’architecture elle-même, ni de la maladresse du joueur de flûte à la nullité de la musique. L’artiste peut
être un ignorant, mais chaque art en lui-même est savant.
3.– C’est aux Éthiopiens que l’humanité doit la découverte de cette science, et la raison en est d’une part
la science propre à cette nation, les Éthiopiens étant en effet plus savants en toutes choses que les autres
nations, et d’autre part la situation avantageuse de leur pays. Ils vivent en effet dans une atmosphère
sereine et calme ; ils n’ont pas à supporter les changements de température de l’année ; ils ne
connaissent qu’une saison. Aussi ne tardèrent-ils pas à voir que la lune ne paraissait pas toujours
semblable, qu’elle avait des aspects variés et passait toujours d’une forme à une autre. Ce phénomène
provoqua leur étonnement et leur curiosité. Ils en cherchèrent la cause et trouvèrent que la lumière de la
lune ne lui appartient pas et qu’elle lui vient du soleil.
4.– Ils découvrirent encore la marche des autres astres, que nous nommons planètes, parce que ce sont
les seuls qui se meuvent, leur nature, leur puissance et les effets que produit chacun d’eux, et ils leur
donnèrent des noms, insignifiants en apparence, mais qui avaient la valeur de signes.
5.– Voilà ce que les Éthiopiens aperçurent dans le ciel. Ils communiquèrent aux Égyptiens leurs voisins
cette science encore imparfaite, et les Égyptiens, ayant reçu d’eux l’art de la divination à demi formé, lui
firent faire de grands progrès ; ils déterminèrent les mesures du mouvement de chaque astre et réglèrent
la durée des années, des mois et des heures. Ils mesurèrent les mois sur la lune et sa révolution, l’année
sur le soleil et le tour qu’il décrit.
6.– Mais ils portèrent beaucoup plus loin leurs découvertes. Embrassant l’espace tout entier avec tous
les astres fixes3, stationnaires et immobiles, ils le découpèrent en douze parties4 pour les astres qui se
meuvent, et ils assignèrent à ces parties des animaux dont chacun avait une forme spéciale imitée des
animaux réels, poissons, hommes, bêtes sauvages, oiseaux, animaux domestiques.
7.– C’est de là que prit naissance cette foule de divinités de toute espèce qu’on adore en Égypte ; car
tous les Égyptiens n’employaient pas les douze divisions pour l’art divinatoire ; les uns en employaient
une, les autres une autre. De là vient que ceux qui regardaient le Bélier adorent un bélier, que ceux qui
avaient donné son nom au signe des Poissons ne mangent pas de poisson, que ceux qui observaient le
Capricorne ne tuent pas de boucs, et qu’ils révèrent chacun un animal particulier. S’ils adorent aussi un
taureau, c’est pour honorer le Taureau céleste, et cet Apis5, qui est pour eux l’objet d’une vénération
profonde, qui paît dans leur pays et à qui ils ont consacré un temple où l’on rend des oracles, est le
symbole astrologique de ce Taureau du ciel.
8.– Peu de temps après, les Libyens à leur tour s’adonnèrent à cette science, et l’oracle d’Ammon6,
établi dans leur pays, se rapporte également au ciel et à la science qui en émane, puisque eux aussi
représentent Ammon sous la figure d’un bélier.
9.– Les Babyloniens aussi connurent ces phénomènes, et même avant les autres, si on les en croit ; mais,
selon moi, c’est beaucoup plus tard que cette science est parvenue chez eux.
10.– Les Grecs ne reçurent aucune notion d’astrologie ni des Éthiopiens ni des Égyptiens ; c’est
Orphée7, fils d’Œagre et de Calliope qui les en instruisit, mais il ne le fit pas très ouvertement et il ne
produisit point sa science au grand jour, mais sous une forme magique et mystique conforme à sa
tournure d’esprit ; car, ayant construit une lyre, il célébrait des mystères et chantait ses dogmes sacrés ;
sa lyre8, qui avait sept cordes, symbolisait l’harmonie des planètes. C’est en cherchant ces secrets du
ciel, en remuant ces questions, qu’Orphée charmait et subjuguait tous les cœurs ; car ce n’est point sur la
lyre qu’il avait faite qu’il fixait ses regards, et ce qui occupait son attention, ce n’était aucun instrument
de ce genre, mais la grande Lyre d’Orphée, à laquelle les Grecs, pour honorer ces études, ont réservé
une place dans le ciel ; car ils ont donné le nom de Lyre d’Orphée9 à un groupe d’étoiles. On voit
souvent Orphée représenté en pierre ou en couleur ; il est assis au milieu de ses auditeurs dans l’attitude
d’un homme qui chante, une lyre à la main ; il est entouré d’une foule d’animaux où l’on reconnaît un
homme, un taureau, un lion et un représentant de chaque espèce. Quand ce tableau vous tombera sous
les yeux, rappelez-vous quel est ce chant d’Orphée, quelle est cette lyre, quels sont le taureau et le lion
qui l’écoutent. Si vous en connaissez les modèles, que j’ai signalés, regardez-les aussi dans le ciel.
11.– On dit que Tirésias10, le Béotien, dont le renom dans l’art divinatoire s’est élevé si haut, enseigna
aux Grecs que, parmi les astres errants, les uns sont du sexe féminin, les autres du sexe mâle, et qu’ils
ont des influences différentes ; de là vient la légende d’après laquelle Tirésias eut deux natures et deux
vies, ayant été tout à tour femelle et mâle.
12.– Lorsque Atrée et Thyeste11 se disputèrent le trône de leur père, déjà les Grecs s’intéressaient
publiquement à l’astrologie et à l’étude du ciel, et les citoyens d’Argos décidèrent de donner l’empire à
celui des deux frères qui surpasserait l’autre dans cette science. Alors Thyeste leur signala et leur fit
connaître le Bélier céleste, et c’est ce qui donna naissance à la légende qu’il était né un agneau d’or chez
Thyeste. Atrée leur parla du soleil et de ses levers ; il leur fit voir que le soleil et le monde ne se
meuvent pas dans le même sens, mais qu’ils courent en sens contraire l’un de l’autre, et que le côté où
l’on voyait le monde se coucher était le côté où se levait le soleil. À la suite de cette démonstration, les
Argiens le prirent pour roi, et sa science lui valut une grande gloire.
13.– Je me fais la même idée de Bellérophon12. Je ne puis du tout croire qu’il eût un cheval ailé, mais je
m’imagine qu’en poursuivant l’étude de l’astrologie, il prit des idées sublimes et que, vivant avec les
astres, il monta dans le ciel, non sur les ailes d’un cheval, mais sur celles de son génie.
14.– J’en dis autant de Phrixos13, fils d’Athamas, qui, selon la fable, traversa les airs sur un bélier d’or. Il
en est de même de l’Athénien Dédale14, dont l’histoire, quoique étrangère, me paraît appartenir à
l’astrologie. Il faisait le plus grand usage de cette science et il l’enseigna à son fils.
15.– Mais Icare, jeune et présomptueux, se livra à des recherches qui excédaient ses forces et, s’élevant
en esprit jusqu’au pôle, il tomba hors de la vérité, et, manquant entièrement le but de la science, il tomba
dans une mer de difficultés inextricables. Les Grecs ont fait de lui le sujet d’une vaine légende et ont
sans raison donné le nom d’Icarien à un golfe de la mer.
16.– Il se peut aussi que Pasiphaé15, ayant entendu Dédale parler du taureau qui brille parmi les astres et
de l’astrologie elle-même, se soit éprise de cette science ; c’est ce qui a fait croire que Dédale l’avait
mariée à un taureau.
17.– Il y a aussi des savants qui, ayant divisé cette science en plusieurs parties, l’ont accrue chacun de
quelque nouvelle découverte, en rassemblant les uns leurs observations sur la lune, les autres sur Zeus,
les autres sur le soleil, sur leur course, leur mouvement, leur puissance.
18.– Endymion16 classa les observations relatives à la lune.
19.– Phaéton17 détermina la course du soleil, mais inexactement, et il mourut laissant son ouvrage
imparfait. Ceux qui ne sont pas instruits de ce fait croient que Phaéton était fils du Soleil et racontent à
son sujet une histoire tout à fait incroyable. Ils disent qu’étant allé chez le Soleil, son père, il lui
demanda à conduire le char de la lumière, que le Soleil y consentit et lui montra à régler la marche des
chevaux. Mais, une fois sur le char, Phaéton, qui était jeune et sans expérience, tantôt s’approchait de la
terre, tantôt s’élevait loin d’elle, et le froid et la chaleur devenant insupportables firent périr les hommes.
Zeus, irrité de sa maladresse, le frappa d’un gros carreau de son tonnerre. Il tomba. Ses sœurs, rangées
autour de son cadavre, menèrent un grand deuil, jusqu’à ce qu’elles fussent métamorphosées. Ce sont à
présent des peupliers qui versent sur lui des larmes d’ambre. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se
sont passées, c’est une impiété de le croire ; le soleil n’a jamais eu d’enfant et n’a pas perdu de fils.
20.– Les Grecs racontent beaucoup d’autres fables auxquelles je n’ajoute pas grande foi. Comment
croire en effet qu’Énée ait été fils d’Aphrodite, Minos de Zeus, Ascalaphos d’Arès et Autolycos
d’Hermès18 ? Mais chacun d’eux fut sans doute chéri d’un dieu et, dès leur naissance, ils furent
favorisés des regards, l’un d’Aphrodite, l’autre de Zeus, l’autre d’Arès ; car les dieux qui ont une
influence sur les hommes, au moment où ils viennent au monde, se comportent à leur égard exactement
comme des pères et leur donnent la couleur, la forme, la manière d’agir et de penser, et Minos fut roi par
l’influence de Zeus, Énée fut beau par la volonté d’Aphrodite, Autolycos habile à voler19, et ce talent lui
était venu d’Hermès.
21.– Il n’est pas vrai non plus que Zeus enchaîna Cronos et le jeta dans le Tartare20, ni qu’il trama contre
lui les autres violences que les hommes lui attribuent. Ce qui est vrai, c’est que Cronos roule dans une
orbite extérieure à la terre et fort éloignée de nous, que son mouvement est lent et difficile à saisir à nos
yeux. Voilà pourquoi l’on dit qu’il est immobile et comme entravé, et c’est l’immense profondeur de
l’air qu’on appelle le Tartare.
22.– C’est surtout dans les poèmes d’Homère et d’Hésiode qu’on peut apprendre le rapport des fables
antiques avec l’astrologie. Quand le poète parle de la chaîne de Zeus21 et des bœufs du Soleil22, j’en
conclus qu’il s’agit des jours, et je vois des emblèmes astrologiques dans les villes, dans le chœur et
l’aire qu’Héphaïstos a représentés sur le bouclier23. Tout ce que le poète dit d’Aphrodite et de l’adultère
d’Arès24 et de la révélation qui en est faite n’a pas d’autre source que la science astrologique : c’est la
conjonction d’Aphrodite et d’Arès qui est l’objet du chant d’Homère. Il a défini dans d’autres passages
l’activité propre à chacun d’eux, en disant à Aphrodite :

Mais toi, occupe-toi des œuvres charmantes du mariage25,

et il dit à propos de la guerre :


Mais tout cela, le rapide Arès et Athéna en prendront soin26.

23.– Sachant cela, les anciens faisaient grand usage de la divination et, loin de la regarder comme
superflue, ils ne bâtissaient pas de villes, ils ne s’entouraient pas de remparts, ils ne livraient point de
combats, ils ne prenaient point femme avant d’avoir consulté les devins sur tous leurs desseins. C’est
qu’ils ne séparaient pas les oracles de l’astrologie. À Delphes, la vierge prophétique est le symbole de la
Vierge céleste, et le dragon fait entendre sa voix sous le trépied27, parce qu’il y a un dragon qui brille
parmi les astres. Et l’oracle d’Apollon à Didymes28 tire son nom, selon moi, des Gémeaux de
l’empyrée29.
24.– Ainsi la divination leur paraissait une chose très sainte, si sainte qu’Ulysse, fatigué de ses courses
errantes et voulant connaître au vrai ce que lui réservaient les destins, se rendit dans l’Hadès, « non pour
voir les morts et leur odieux séjour30 », mais dans le désir de consulter Tirésias. Quand il fut parvenu à
l’endroit que Circé31 lui avait indiqué, qu’il eut creusé la fosse et immolé les brebis, beaucoup de morts,
parmi lesquels était sa mère, se présentèrent pour boire le sang ; mais il ne le permit à aucun, pas même
à sa mère, avant que Tirésias y eût goûté et qu’il l’eût forcé à lui rendre l’oracle qu’il attendait, et il eut
le courage de voir l’ombre de sa mère souffrir de la soif.
25.– À Lacédémone, Lycurgue32 régla sur le ciel toute la constitution et il fit aux Spartiates une loi de ne
jamais sortir, même pour la guerre, avant la pleine lune ; car il ne croyait pas que la lune eût la même
influence à sa croissance et à son décours, et il pensait que tout le gouvernement dépendait d’elle.
26.– Les Arcadiens33 sont les seuls qui n’aient point admis cette opinion et n’aient point honoré
l’astrologie. Ils sont si stupides et si ignorants qu’ils se prétendent plus anciens même que la lune.
27.– Ainsi nos ancêtres étaient fort attachés à l’art de la divination. Mais parmi les hommes de ce siècle,
les uns disent qu’il nous est impossible de trouver le fondement de la divination, puisqu’elle n’est ni
sûre ni vraie, qu’Arès ni Zeus ne se meuvent pas dans le ciel à cause de nous, qu’ils n’ont aucun souci
des affaires humaines, qu’ils n’y prennent aucune part, et que c’est pour eux-mêmes et par nécessité
qu’ils roulent dans leur orbite.
28.– Il en est d’autres qui, sans taxer l’astrologie d’imposture, la regardent comme inutile, attendu que la
divination ne saurait changer les décrets des Moires.
29.– Voici ce que je réponds aux uns et aux autres. Les astres tournent dans le ciel sur leur orbite ; mais
tout ce qui nous arrive est un effet accessoire de leur mouvement. Autrement, voudriez-vous qu’un
cheval qui court, des oiseaux et des hommes qui s’agitent pussent faire sauter des cailloux en l’air ou
faire voler des brins de paille par le vent de leur course, et que le tourbillon des astres ne produisît aucun
effet ? Le moindre feu nous envoie des émanations, et cependant ce n’est pas à cause de nous qu’il brûle
et il n’a nul souci de nous échauffer, et nous ne recevrions aucune émanation des astres ! Sans doute il
est impossible à l’astrologie de rendre bon ce qui est mauvais et de rien changer aux choses qui émanent
des étoiles, mais elle rend service à ceux qui en font usage ; connaissant le bonheur qui les attend, ils en
jouissent longtemps à l’avance, et ils accueillent sans douleur les événements fâcheux ; comme ils y
pensent et s’y attendent, ils les trouvent plus faciles et plus doux à supporter. Telle est ma façon de
penser sur l’astrologie.

1. La langue des premiers traités scientifiques grecs.

2. C’est notamment la position d’Émile Chambry. L’évolution du traducteur anglais Austin Morris Harmon en faveur de l’authenticité est
révélatrice du changement d’attitude des érudits sur le sujet (voir Lucian, t. I, p. IX et t. V, p. 347, Harvard University Press, « Loeb Classical
Library », 1913).

3. Les astres « fixes » ne changent pas de position les uns par rapport aux autres, à la différence des astres « errants » (les planètes).

4. Les douze signes du zodiaque.

5. Taureau sacré de la mythologie égyptienne dont le culte remonte à l’Ancien Empire (troisième millénaire av. J.-C.). Dans son temple de
Memphis, Apis est le héraut oraculaire du dieu Ptah.
6. Ammon, principale divinité du panthéon égyptien, assimilé à Zeus, avait un temple situé dans l’oasis de Siwa (désert libyen). L’oracle
d’Ammon, à la réputation bien attestée au Ve et au IVe siècle av. J.-C., est resté dans les mémoires par la visite qu’y fit Alexandre le Grand en 331.

7. L’aède mythique était fils du roi-fleuve thrace Œagre et de la muse Calliope.

8. On associe parfois à Orphée la phorminx ou la cithare.

9. La Lyre est une petite constellation de l’hémisphère nord.

10. Devin légendaire qu’Ulysse alla consulter aux Enfers (Homère, Odyssée, X, 490-495 ; XI, 90-99 sq.). Selon la légende, il aurait été
transformé en femme puis à nouveau en homme (Hésiode, fr. 275 Merkelbach-West ; Apollodore, III, 6, 7 ; Ovide, Les Métamorphoses, III, 322-331).

11. Atrée et son frère se disputaient le trône de Mycènes. Il fut décidé que la royauté serait attribuée à celui qui produirait une toison dorée.
Aéropé, la femme d’Atrée, donna à son amant Thyeste la fameuse toison qu’Atrée possédait. Cependant, le soleil inversa sa course, miracle que
produisit Zeus, et Atrée récupéra le trône (voir Euripide, Électre, 726 sq. ; Apollodore, Épitome, II, 10-12).

12. Héros de la mythologie qui, grâce au cheval ailé Pégase qu’il avait apprivoisé, parvint à tuer la Chimère.

13. Phrixos et Hellé, enfants d’Athamas, échappèrent à leur belle-mère Ino en s’envolant sur un bélier ailé à la toison dorée.

14. Pour fuir Minos et la Crète, Dédale et son fils Icare utilisèrent des ailes artificielles que ce dernier avait fabriquées. Mais, selon la légende,
Icare voulut s’approcher trop près du soleil et la cire de ses ailes fondit, le précipitant dans la mer qui porte aujourd’hui son nom.

15. Par vengeance divine, Pasiphaé s’éprit passionnément du taureau que son mari Minos avait refusé de sacrifier à Poséidon. L’inventeur
Dédale l’aida à satisfaire son désir par une ingénieuse construction. De cette union naquit le Minotaure.

16. Un jeune et beau mortel dont Séléné, la Lune, s’éprit, selon la légende.

17. « L’histoire tout à fait incroyable » contée par Lucien est conforme à la tradition. Voir Euripide, Hippolyte, 735 sq. ; Ovide, Les
Métamorphoses, I, 750 sq.

18. Selon la mythologie grecque, le héros troyen Énée était fils du mortel Anchise et de la déesse Aphrodite ; Minos, roi légendaire de Crète,
était fils de Zeus et Europe ; Ascalaphos, qui combattit à Troie, était fils d’Arès, et Autolycos, grand-père maternel d’Ulysse, aurait été fils d’Hermès.

19. Voir Homère, Odyssée, XIX, 395-396.

20. Le Tartare sert de prison aux Titans, après leur défaite contre Zeus. C’est le lieu le plus profond et le plus horrible de l’Hadès, où sont jetés
les dieux qui se révoltent contre l’autorité de Zeus et les grands criminels. On y trouve par exemple Ixion, Sisyphe, Tantale.

21. Voir Homère, Iliade, VIII, 19, sq. Zeus menace de suspendre les dieux et l’ensemble du monde à une chaîne d’or.

22. Voir Homère, Odyssée, XII, 312 sq. Zeus foudroie le navire d’Ulysse et de ses compagnons, qui ont mangé les bœufs du Soleil, malgré la
mise en garde du devin Tirésias.

23. Le bouclier d’Achille, forgé par Héphaïstos, fait l’objet d’une longue description dans l’Iliade (XVIII, 478-608).

24. Les amours d’Arès et Aphrodite et le piège que leur tend Héphaïstos, le mari trompé, sont narrées dans l’Odyssée (VIII, 266-366).

25. Homère, Iliade, V, 429.

26. Ibid., V, 430.

27. Apollon aurait fondé le sanctuaire de Delphes en tuant le serpent Python qui le gardait et en s’appropriant son oracle. L’oracle d’Apollon
s’exprimait à travers sa prophétesse, la Pythie, installée dans le temple sur un trépied.

28. Le mot signifie « jumeaux ». La cité antique de Didymes abritait un sanctuaire oraculaire d’Apollon.

29. La partie supérieure de la sphère céleste.

30. Homère, Odyssée, XI, 53.

31. Circé la magicienne. Sur ses indications, voir Odyssée, X, 505-540.

32. Législateur mythique de Sparte.

33. Les Arcadiens étaient considérés comme les habitants les plus anciens du Péloponnèse.
49
LES AMOURS
Les Amours consistent en un double dialogue consacré aux mérites respectifs de l’amour des
femmes et de celui des garçons. Deux amis, Lykinos et Théomnestos, devisent ensemble le jour de la
fête d’Héraclès. Théomnestos vient de raconter à Lykinos ses nombreuses aventures amoureuses. Il lui
demande s’il préfère les garçons ou les femmes. Lykinos lui révèle qu’il a assisté à une discussion sur ce
sujet entre deux hommes dont les goûts étaient différents. Il décide de lui rapporter leurs propos (1-5). Il
raconte d’abord comment il a rencontré ces deux hommes, Chariclès et Callicratidas, au cours d’une
escale à Rhodes, pendant un voyage en bateau qui devait le mener depuis l’Asie Mineure jusqu’en Italie
(6-10). Le débat eut lieu à l’escale suivante, à Cnide, après la visite du sanctuaire d’Aphrodite où se
trouve la célèbre statue de la déesse par Praxitèle. Comme cette statue leur inspirait des commentaires
différents, Lykinos leur proposa d’exposer leurs opinions dans une controverse ordonnée (11-18).
Chariclès parla le premier (19-28). Après une courte pause (29), ce fut le tour de Callicratidas (30-49).
Lykinos achève son récit (50-53) en rapportant sa propre conclusion : il déclara que le mariage était utile
aux hommes, mais que seul l’amour des garçons relevait de la philosophie, ce qui ravit Callicratidas.
Théomnestos reprend alors la parole et se déclare enchanté du récit de Lykinos. Il exprime à son tour sa
préférence pour l’amour des garçons dont il a une conception bien plus sensuelle que celle qu’a exposée
Callicratidas. Mais Lykinos l’interrompt, car il est l’heure d’aller assister au rituel en l’honneur
d’Héraclès (53-54). Ainsi s’achève le premier dialogue qui a servi de cadre au récit du second.
Cet enchâssement rappelle la composition de nombreux dialogues platoniciens où des discussions
passées sont rapportées par des personnages qui en ont été les témoins, mais non les protagonistes.
L’influence de Platon sur Les Amours ne s’arrête d’ailleurs pas là. Leur thème rappelle celui du Banquet
et de Phèdre, à laquelle l’auteur fait même référence. Mais les deux amours sont surtout au centre du
Dialogue sur l’amour de Plutarque et du débat qui se déroule dans le roman d’Achille Tatius (II, 25-38).
Cette coïncidence thématique laisse à penser que notre texte date lui aussi du Haut-Empire, même si on
l’a parfois situé au IVe siècle de notre ère. A-t-il pour autant été vraiment écrit par Lucien ? On peut en
douter, car on y trouve une abondance verbale et un style fleuri bien éloignés de l’atticisme incisif qui a
les faveurs de Lucien. On remarque aussi d’étranges silences sur le lieu du premier dialogue, sur le point
de départ du voyage de Lykinos et sur sa destination exacte en Italie. Ces silences confèrent aux deux
dialogues une certaine irréalité, qui met en relief leur caractère artificiel propice au déploiement d’une
rhétorique omniprésente. On n’en finirait pas de relever les thèmes traditionnels développés pendant le
débat, de la nécessité du mariage pour la survie de l’espèce humaine à la dimension philosophique de
l’amour de garçons en passant par le caractère naturel de l’amour pour les femmes et par la misogynie
fondée sur leur penchant supposé pour les artifices cosmétiques. Ces propos font moins penser à des
discussions philosophiques qu’aux exercices de déclamation pratiqués dans les écoles des rhéteurs où
les personnages des Amours ont, à l’évidence, été formés. Lykinos décrit avec brio le sanctuaire
d’Aphrodite et sa statue par Praxitèle, les procédés de la controverse n’ont pas plus de secret pour
Chariclès et Callicratidas que les ressources de la mythologie et de la poésie. Lucien maîtrisait, lui aussi,
ces techniques oratoires. A-t-il voulu en faire la démonstration ? C’est une hypothèse très improbable.
Les Amours ne sont pas dans le ton du reste de son œuvre, même si on y retrouve Lykinos, un de ses
porte-parole habituels. Mais ils constituent un témoignage intéressant sur les lieux communs de la
rhétorique grecque à l’époque impériale.
A. B.

1.– LYKINOS. — Depuis ce matin, mon cher Théomnestos, tu remplis de plaisants récits d’amour mes
oreilles fatiguées d’incessantes affaires sérieuses. J’avais grand soif d’un tel relâche, lorsque tu as fait
couler fort à propos dans mon âme le charme de tes joyeux devis. Notre esprit est trop faible pour
supporter une application continuelle, et les travaux de l’ambition demandent qu’on se relâche un peu
des réflexions fatigantes pour se laisser aller aux plaisirs. La grâce insinuante et douce de tes histoires
libertines a donc été pour moi ce matin un grand divertissement, si bien que je croyais presque entendre
Aristide me charmer de ses fables milésiennes1, et je suis fâché, j’en atteste tes amours, aux traits
desquels tu as offert un large but, que tu en aies déjà terminé le récit. Je te conjure, au nom d’Aphrodite
même, si ma demande ne te paraît pas excessive, d’évoquer doucement dans ton souvenir les amours
qu’Aphrodite a pu t’inspirer, soit pour un garçon, soit, par Zeus, pour une femme. C’est d’ailleurs
aujourd’hui jour de fête et nous sacrifions à Héraclès, et tu n’ignores pas, je pense, combien ce dieu était
ardent aux plaisirs d’Aphrodite ; aussi je crois que de pareils discours seront pour lui des offrandes fort
agréables.
2.– THÉOMNESTOS. — Tu compterais plutôt, Lykinos, les vagues de la mer et les flocons de neige qui
tombent du ciel à flots pressés que le nombre de mes amours. Je pense en effet que j’ai épuisé tout leur
carquois, et, s’ils veulent voler vers quelque autre, il se rira de leur main désarmée. Je puis dire que,
depuis l’instant où je suis sorti de l’enfance pour être classé dans les éphèbes, j’ai été bercé d’un amour
à un autre amour ; ils se succèdent sans interruption et le premier n’a pas pris fin que déjà le second
commence. Ce sont les têtes toujours renaissantes de l’hydre de Lerne2, mais en nombre plus grand, et
contre lesquelles le secours d’Iolaos est impuissant ; car on n’éteint pas le feu par le feu. Je ne sais quel
charme langoureux réside dans mes yeux et ravit à soi toute espèce de beauté, sans pouvoir jamais se
rassasier. Tous les jours il m’arrive de me demander quelle est cette colère d’Aphrodite ; car je ne suis
pas fils du Soleil3, ni fille de Lemnos4 et je n’ai pas le sauvage orgueil d’Hippolyte5 pour exciter cette
implacable colère de la déesse.
3.– LYKINOS. — Renonce, Théomnestos, à cette dissimulation affectée que je ne puis souffrir. Quoi ! tu
serais fâché que la fortune t’ait donné en partage un pareil genre de vie ? Il te paraît dur de vivre dans la
compagnie de femmes charmantes et avec des enfants dans la fleur de leur beauté ? Sans doute il te
faudra peut-être même recourir à des purifications contre une maladie si désagréable ; car c’est une
terrible affection. Cesse plutôt de débiter toutes ces balivernes et estime-toi heureux que la Moire6 ne
t’ait pas filé la vie d’un laboureur condamné à la malpropreté, ni celle d’un commerçant qui court les
mers ou d’un soldat chargé de son armure, et que tu n’aies d’autre souci que les luttes onctueuses du
gymnase, l’éclat d’un habit qui descend voluptueusement jusqu’à tes pieds et l’attention à soigner la raie
de tes cheveux. Quant aux désirs amoureux, le tourment même qu’ils donnent ne manque point de
charme et la dent du désir fait de douces morsures. La poursuite te conduit à l’espoir et la conquête à la
jouissance, en sorte que le présent et l’avenir t’offrent une égale volupté. Tout à l’heure, quand tu me
faisais le dénombrement, aussi long que le catalogue d’Hésiode7, de toutes les beautés que tu as aimées
depuis ta première jeunesse, de tes yeux joyeux partaient des regards fondants et humides, ta voix
s’amenuisait et s’adoucissait comme celle de la fille de Lycambès8, et, à ton maintien, on s’apercevait
tout de suite que tu ne chéris pas moins le souvenir de tes amours que tes amours mêmes. Allons, si tu as
oublié quelque aventure de ton périple amoureux, ne cache rien et complète ton sacrifice à Héraclès.
4.– THÉOMNESTOS. — Ce qu’il faut à ce dieu, Lykinos, ce sont des bœufs entiers à dévorer ; il n’aime
guère les sacrifices qui, comme on dit, ne donnent point de fumée. Mais puisque nous célébrons sa fête
annuelle par des discours, et que mes récits qui durent depuis le matin ont amené la satiété, que ta Muse
à son tour quittant ses occupations accoutumées passe gaiement le jour avec le dieu. Deviens pour moi
un arbitre impartial. Je ne te vois en effet pencher ni pour l’un ni pour l’autre amour. Dis-moi donc qui
tu juges les meilleurs, ceux qui aiment les garçons ou ceux qui se contentent des femmes. Pour moi qui
suis touché de l’un et l’autre, je suis en suspens comme une balance dont les deux plateaux sont dans un
exact équilibre ; mais toi, tu es en dehors de la cause, et ta raison, juge incorruptible, choisira le meilleur
parti. Ne fais donc pas de façons, mon doux ami, et fais-nous connaître ton opinion, conformément au
jugement que tu fais de mes amours.
5.– LYKINOS. — Crois-tu donc, Théomnestos, que ce soit un sujet d’amusement et de rire ? La question
a son côté sérieux ; j’en ai fait naguère l’expérience et je sais qu’elle est très sérieuse, depuis que j’ai
entendu deux hommes disputer avec chaleur sur ces deux amours. Leurs paroles résonnent encore dans
mon oreille. Leurs passions différaient comme leurs discours ; ils n’avaient pas comme toi cet heureux
tempérament qui fait qu’invincible au sommeil, tu peux gagner un double salaire « en paissant des
bœufs et en conduisant de blancs moutons à la pâture9 » ; mais l’un mettait la volupté suprême dans
l’amour des garçons et considérait Aphrodite comme un supplice, et l’autre, chaste sur l’amour
masculin, était passionné pour les femmes. Pris pour juge de ce combat de deux passions, je ne puis dire
l’excès de plaisir que j’éprouvai. Les traces de leurs discours sont empreintes dans mes oreilles presque
aussi fortement que s’ils venaient d’être prononcés. Je laisse donc de côté tous les motifs que je pourrais
invoquer pour me récuser et je vais te rapporter exactement ce que j’ai entendu dire à l’un et à l’autre.
THÉOMNESTOS. — Et moi, je vais me lever d’ici pour aller m’asseoir en face de toi, « en
attendant que le petit-fils d’Éaque ait fini de chanter10 » ; et toi, célèbre dans ton chant l’antique gloire
de cette dispute sur l’amour.
6.– LYKINOS. — Comme je me disposais à partir pour l’Italie, on m’avait préparé un de ces vaisseaux
légers à deux rangs de rames qui sont, dit-on, les embarcations préférées des Liburnes, nation qui borde
le golfe Ionien11. Après avoir, comme je pus, adoré tous les dieux indigènes et supplié Zeus hospitalier
de seconder d’une main propice mon expédition en pays étranger, je descendis de la ville à la mer sur
une voiture attelée de mules. Puis, après avoir embrassé ceux qui m’accompagnaient, car j’étais escorté
d’une foule de gens attachés à la science qui, habitués à ma compagnie, étaient affligés de se séparer de
moi, je montai sur la poupe et m’assis à côté du pilote. Les efforts des rameurs nous eurent bientôt
éloignés de la terre ; puis, comme la brise nous poussait fortement par-derrière, comme un berger son
troupeau, nous dressâmes le mât du milieu du navire, nous ajustâmes la vergue à la hune, puis,
déployant le long des cordages nos voiles tout entières, insensiblement le vent les remplit et nous
volâmes à travers les vagues aussi vite ; je crois, qu’un trait qui part en sifflant, tandis que le flot
grondait sourdement autour de la proue qui le fendait.
7.– Il serait mal à propos d’allonger mon récit par le détail des événements sérieux ou plaisants qui se
produisirent au cours de notre navigation12. Je dirai seulement qu’après avoir passé les côtes de la
Cilicie, nous touchâmes au golfe de Pamphylie, en cinglant non sans difficulté au-dessus des îles
Chélidonées, ces limites fortunées de l’ancienne Grèce ; puis nous relâchâmes dans chacune des villes
de la Lycie, où nous prîmes surtout plaisir aux légendes qui s’y racontent ; car ces villes n’offrent plus
aucun reste de leur ancienne prospérité ; enfin, ayant atteint l’île du soleil, Rhodes, nous résolûmes
d’interrompre pour quelques jours la continuité de notre navigation.
8.– Les rameurs tirèrent le navire hors de l’eau sur le rivage et dressèrent leurs tentes auprès. Pour moi,
qui m’étais fait préparer une chambre dans une hôtellerie en face du temple de Dionysos, je me
promenai dans la ville avec un plaisir extrême ; car la ville du Soleil13 est vraiment digne du dieu par sa
beauté. Je fis le tour des portiques du temple de Dionysos, en examinant tous les tableaux et, tout en
goûtant le plaisir des yeux, je rafraîchissais en mon esprit les légendes héroïques ; car aussitôt deux ou
trois personnes étaient accourues vers moi, qui m’expliquaient tous les sujets pour un léger salaire14 ;
mais je les comprenais généralement à l’avance par la représentation même.
9.– Ma curiosité satisfaite, je songeais à gagner mon logis, quand il m’arriva la plus agréable aubaine
qu’on puisse avoir en terre étrangère. Je tombai sur deux amis de vieille date que tu connais toi-même,
je pense, pour les avoir vus souvent venir ici, chez moi. L’un était le corinthien Chariclès, jeune homme
qui ne manque pas de beauté ni d’adresse pour se parer, en vue sans doute de plaire aux femmes. Il était
accompagné de Callicratidas d’Athènes, homme simple dans son extérieur, qui tient le premier rang
parmi les orateurs politiques et dans l’art de parler au peuple. Il était aussi adonné aux exercices du
gymnase ; mais le seul motif qui lui faisait aimer la lutte était, je m’imagine, son amour des jeunes
garçons ; car il était tout feu sous ce rapport et sa haine pour le sexe féminin lui faisait souvent maudire
Prométhée15. Du plus loin qu’ils me virent, l’un et l’autre accoururent à ma rencontre, pleins de joie et
d’allégresse. Après les salutations d’usage, chacun d’eux m’invita à venir chez lui. Voyant la dispute se
poursuivre à ce sujet, je leur dis : « Aujourd’hui, Callicratidas et Chariclès, il vaut mieux que vous
veniez tous deux chez moi ; cela mettra fin à votre différend. Les jours suivants, car je compte rester ici
trois ou quatre jours, vous me traiterez chacun à votre tour, en tirant au sort quel sera le premier. »
10.– Mon avis fut adopté, et ce jour-là, c’est moi qui régalai. Le lendemain, ce fut Callicratidas et après
lui Chariclès. Même pendant le festin je remarquai des preuves évidentes de leurs inclinations à tous
deux. L’Athénien n’était servi que par de beaux enfants : tous ses serviteurs étaient à peu près sans
barbe, car ils ne restaient chez lui que jusqu’au moment où le premier duvet apparaissait à leur menton ;
lorsque leurs joues se couvraient de poils, il les envoyait comme économes et surveillants dans ses
domaines en Attique. Chariclès, au contraire, était environné d’un chœur nombreux de danseuses et de
chanteuses et toute sa maison n’était remplie que de femmes, comme dans les Thesmophories16. On n’y
voyait pas l’ombre d’un homme, si ce n’est peut-être quelque bébé ou un vieux cuisinier dont l’âge
avancé excluait tout soupçon jaloux. C’étaient là, comme je l’ai dit, des indices suffisants des sentiments
de ces deux hommes. Souvent ils s’étaient livré de courtes escarmouches, mais sans pousser la dispute
jusqu’à la fin. Quand le temps de reprendre la mer fut venu, ils voulurent m’accompagner et je les
emmenai, car ils avaient comme moi dessein de partir pour l’Italie.
11.– Nous résolûmes de relâcher à Cnide pour voir le temple d’Aphrodite et la célèbre statue vraiment
digne de la déesse de l’amour, que l’on doit à l’élégant ciseau de Praxitèle. Nous abordâmes doucement
au rivage par un calme resplendissant, que fit naître, je crois, la déesse elle-même qui conduisait notre
navire17. Je laissai à mes autres compagnons le soin des préparatifs ordinaires, et, prenant de chaque
main notre couple amoureux, je fis le tour de Cnide, en riant de bon cœur des figures lascives de terre
cuite qu’on y rencontre, comme il est naturel dans une ville d’Aphrodite. Après avoir visité d’abord les
portiques de Sostratos18 et tous les endroits qui pouvaient nous charmer, nous nous rendons au temple
d’Aphrodite, Chariclès et moi, avec un grand plaisir, mais Callicratidas à contre-cœur, parce que c’était
une femme qu’il allait voir. Je crois qu’il aurait échangé volontiers l’Aphrodite de Cnide contre l’Éros
de Thespies19.
12.– Dès l’enceinte même, nous sentîmes le souffle de brises amoureuses. Le parvis n’était pas aplani en
pavé infertile, revêtu de dalles de pierre polies ; il y poussait partout, comme il est naturel chez
Aphrodite, des arbres fruitiers dont les chevelures verdoyantes largement étalées formaient une voûte
sur l’air environnant. Parmi ceux qui verdoyaient en cet endroit, on voyait surtout le myrte chargé de
fruits, qui avait poussé un luxuriant feuillage près de sa maîtresse20, et tous les autres arbres qui ont la
beauté en partage. Ils avaient beau prendre de l’âge, la vieillesse ne les desséchait pas ; ils gardaient
toute leur force et, gonflés de sève, jetaient dans la saison des pousses nouvelles. À ces arbres s’en
mêlaient d’autres qui ne donnent pas de fruits, il est vrai, mais qui ont la beauté en échange, des cyprès
et des platanes, qui s’élancent jusqu’aux nues, et, avec eux, le laurier, transfuge qui, après avoir fui jadis
Aphrodite, a passé au parti de la déesse21. Autour de chaque arbre, le lierre amoureux rampait et le tenait
enlacé. Au pampre étendu des vignes pendaient des grappes épaisses ; car Dionysos double le charme
d’Aphrodite et le mélange des deux est délicieux. Sous l’ombre très épaisse des arbres, il y a de riants
lits de table pour ceux qui veulent y festiner. Les citoyens distingués y venaient rarement, mais le peuple
s’y portait en foule pour y fêter réellement Aphrodite.
13.– Quand nous eûmes assez joui de ces ombrages, nous pénétrâmes à l’intérieur du temple. La déesse
en occupe le milieu. C’est une statue en marbre de Paros d’une beauté parfaite. Elle sourit légèrement
d’un air dédaigneux et moqueur. Aucun vêtement n’enveloppe et ne dérobe ses charmes ; elle est
entièrement nue, sauf que d’une main elle voile furtivement sa pudeur. Le talent de l’artiste est si
puissant que le marbre naturellement si dur et si raide s’assouplit pour former chacun de ses membres. À
cette vue, Chariclès dans un transport de délire s’écrie : « Heureux Arès entre tous les dieux d’avoir été
enchaîné à cause de cette déesse22 ! » et, en disant cela, il court à elle et, allongeant le cou tant qu’il
peut, il la baise, sans pouvoir en détacher ses lèvres. Callicratidas restait là, silencieux, concentrant son
admiration dans son âme. Mais le temple a une seconde porte à l’usage de ceux qui veulent aussi voir la
déesse de dos et la regarder sous toutes ses faces, pour ne laisser aucun de ses charmes sans les admirer.
Il est donc facile de passer par l’autre porte et de considérer sa beauté postérieure.
14.– Comme nous avions dessein de voir la déesse entière, nous gagnons le derrière de l’enceinte. Une
femme chargée de garder les clefs nous ouvre la porte, et soudain nous sommes ravis d’admiration
devant tant de beauté. L’Athénien, qui tout à l’heure regardait sans s’émouvoir, en considérant les
parties de la déesse conformes à son goût, est pris tout d’un coup d’un transport beaucoup plus violent
que Chariclès et s’écrie : « Ô Héraclès, que ce dos est bien proportionné ! quelle prise ces larges flancs
offrent aux mains qui les étreignent ! quelle courbe pure forment les chairs de ces fesses ! comme elles
adhèrent aux os même sans paraître trop sèches, sans se répandre non plus en un volumineux
embonpoint ! Voyez ces fossettes empreintes de chaque côté de ses hanches ; qui pourrait dire la grâce
de leur sourire ? Quelle pureté de dessin dans cette cuisse et dans cette jambe tendue enligne droite
jusqu’au talon ! C’est avec cette grâce que Ganymède verse le nectar à Zeus dans le ciel23 ; car pour moi
je ne voudrais pas recevoir la coupe de la main d’Hébé24. » Tandis que l’enthousiasme arrachait ces cris
à Callicratidas, la violence de son admiration avait figé Chariclès dont les yeux humides et langoureux
laissaient déborder la passion.
15.– Lorsque, lassés d’admirer, nous eûmes repris notre sang-froid, nous remarquâmes sur l’une des
cuisses une tache qui ressemblait à une tache faite sur un habit. L’éclat du marbre tout à l’entour en
faisait ressortir la laideur. Pour moi, cherchant à deviner la vérité par une conjecture vraisemblable, je
pensais que ce que je voyais était un défaut naturel du marbre ; car ces matières aussi sont sujettes au
accidents et, maintes fois, quand une chose pourrait être absolument belle, la fortune y fait obstacle.
Pensant donc que cette espèce de tache noire était naturelle,, j’admirais en cela même l’art de Praxitèle,
qui avait dissimulé le défaut du marbre dans les parties où il était le plus difficile à déceler. Mais la
prêtresse qui se trouvait près de nous nous raconta une histoire surprenante et incroyable. Un jeune
homme d’une famille distinguée, nous dit-elle, mais dont le crime a fait taire le nom, venait
fréquemment dans le temple. Un mauvais génie le rendit amoureux de la déesse. Comme il passait ici
des journées entières, on attribua d’abord sa conduite à une vénération superstitieuse. Il quittait en effet
sa couche matinale longtemps avant le point du jour pour accourir ici et il ne retournait à sa demeure
que malgré lui, après le coucher du soleil. Assis tout le jour en face de la déesse, il tenait constamment
ses regards tendus droit sur elle, on l’entendait sans cesse chuchoter des paroles indistinctes et débiter
furtivement des plaintes amoureuses.
16.– Voulait-il, ne fût-ce qu’un instant, donner le change à sa passion, il disait quelques mots à la statue,
puis comptait sur une table quatre osselets de chevreuil de Libye25, et il jouait son espérance sur un coup
d’osselets. Si le coup réussissait, surtout s’il amenait le coup même d’Aphrodite26, aux osselets ne
tombant pas dans la même position, il adorait son idole, persuadé qu’il atteindrait le but de ses désirs. Si,
au contraire, comme il arrive d’habitude, il abattait sur la table un coup malheureux et voyait les osselets
dans une position défavorable, il maudissait Cnide entière et il avait l’air abattu d’un homme en butte à
un malheur irréparable. Bientôt après, il ramassait brusquement les osselets et cherchait par un autre
coup à corriger sa malchance. Sa passion s’irritait de jour en jour, il en gravait l’aveu sur toute la
muraille, il n’y avait point d’arbre tendre dont l’écorce ne proclamât la beauté d’Aphrodite. Il honorait
Praxitèle à l’égal de Zeus et tout ce qu’il avait dans sa maison de joyaux précieux, il le donnait en
offrande à la déesse. Sa passion tendue à l’excès lui suggéra un terme à ses maux et il conçut un dessein
hardi pour la satisfaire. Comme le soleil penchait vers son déclin, il se déroba doucement aux regards
des assistants, se glissa derrière la porte et, se cachant dans l’endroit le plus enfoncé, il y resta immobile
et respirant à peine. Les prêtresses, suivant l’usage, tirèrent du dehors la porte sur elles et le nouvel
Anchise27 se trouva enfermé à l’intérieur. À quoi bon vous faire d’une langue indiscrète le récit détaillé
de l’attentat de cette nuit honteuse ? On aperçut avec le jour ces traces de ces embrassements amoureux
et la déesse portait cette tache comme un témoignage de l’outrage qu’elle avait reçu. Quant au jeune
homme, s’il faut en croire la rumeur populaire, il se précipita, dit-on, du haut d’un rocher ou dans les
flots de la mer et nul ne l’a revu depuis.
17.– La prêtresse parlait encore que Chariclès, l’interrompant, s’écria : « Une femme se fait donc aimer,
même si elle est en pierre. Et que serait-ce, si l’on voyait vivante une telle beauté ? Est-ce qu’une seule
de ses nuits ne vaudrait pas le sceptre de Zeus ? » Callicratidas répondit en souriant : « Nous ne savons
pas encore, Chariclès, si nous n’entendrons pas une foule d’histoires semblables, quand nous serons à
Thespies. En attendant, nous avons ici un clair témoignage de ta chère Aphrodite. — Comment ? »
demanda Chariclès. Callicratidas lui répondit par un raisonnement très convaincant, ce me semble : « Ce
jeune amoureux avait toute une nuit de loisir et pleine liberté pour satisfaire sa passion. Cependant il
s’est approché de la statue comme d’un garçon, désireux qu’il était certainement que, même chez la
femme, le sexe ne fût point par-devant. » Comme ils échangeaient dans le désordre beaucoup
d’arguments au petit bonheur la chance, j’apaisai ce tumulte confus en leur disant : « Il faut, mes amis,
que vous traitiez la question avec méthode, suivant l’usage qui convient à des gens instruits. Renoncez
donc à cette dispute sans ordre et sans issue et défendez votre opinion chacun à votre tour. Il n’est pas
encore temps de rejoindre le vaisseau. Profitons de ce loisir pour nous livrer à la gaieté et à une
recherche qui peut joindre l’utilité au plaisir. En conséquence sortons de ce temple, où la piété amène
une nombreuse affluence, et allons nous asseoir dans quelqu’une des salles de festin où nous pourrons à
notre aise écouter et dire ce qu’il nous plaira. Souvenez-vous seulement que celui qui sera vaincu en ce
jour ne devra plus nous rebattre les oreilles des mêmes sujets. »
18.– Ils trouvèrent ma proposition raisonnable et s’y rallièrent. Nous sortîmes donc, moi, joyeux de
n’avoir pas de souci pour me tourmenter, eux, pensifs, tournant et retournant dans leur esprit cette
grande question, comme s’ils allaient se disputer le privilège de conduire la procession à Platées28.
Quand nous fûmes arrivés à un reposoir couvert, où l’été avait épaissi les ombrages : « Voici, dis-je, un
endroit agréable, car les cigales y font entendre leur chant strident dans la cime des arbres29. » En même
temps, je m’assis entre eux deux, en prenant la mine d’un vrai juge qui porte l’Héliée30 même dans ses
sourcils. Je leur présentai des sorts à tirer pour déterminer qui devrait parler le premier. Ce fut Chariclès
qui fut désigné avant son antagoniste ; je l’invitai à commencer son plaidoyer.
19.– Alors, passant doucement la main sur son visage, après un instant de silence, il commença à peu
près ainsi : « Ô Aphrodite, ma souveraine, au moment où je vais parler pour toi, mes prières appellent
ton secours. Tout acquiert une perfection suprême, pour peu que tu y répandes quelques gouttes de cette
persuasion qui t’est propre, mais les discours dont l’amour est l’objet ont particulièrement besoin de toi ;
tu en es la véritable mère. Femme, viens défendre la cause des femmes. Accorde aux mâles la faveur de
rester mâles, comme ils sont nés. Pour moi, en commençant mon discours, je prends à témoin de la
justice de ma cause la mère antique, la première source de toute génération, je veux dire la sainte nature
de l’univers, qui, fixant les premiers éléments du monde, la terre, l’air, le feu et l’eau, a donné, en les
mélangeant les uns aux autres, naissance à tout ce qui respire. Sachant que nous sommes un composé de
matière périssable et que le destin ne nous accorde qu’une vie brève, elle a fait en sorte que la
destruction de l’un fût la génération de l’autre et que ce qui meurt fût remplacé par ce qui naît, afin
qu’en nous succédant les uns aux autres, nous vivions éternellement. Mais comme il était impossible
que d’un seul être il naquît quelque chose, elle a formé deux sexes dans chaque espèce, le mâle auquel
elle a donné le privilège de jeter la semence, et la femelle dont elle a fait, pour ainsi parler, un vase
dépositaire de la génération. Elle a inspiré à tous deux un penchant réciproque et les a unis ensemble, en
ordonnant, comme une loi sacrée de la nécessité, que chacun d’eux restât fidèle à sa propre nature, que
la femelle n’affectât point, contrairement à sa nature, les qualités du mâle et que le mâle ne se dégradât
point par une mollesse indécente. C’est en suivant cette loi que l’union de l’homme avec la femme a
conservé jusqu’ici la race humaine par des successions immortelles. Aucun homme ne peut se vanter
d’être né d’un homme ; mais deux noms respectables attirent tous nos hommages et nous vénérons une
mère à l’égal d’un père.
20.– « Au commencement, les hommes pensant encore en héros et vénérant la vertu qui les approche
des dieux, obéissaient aux lois de la nature, et, s’unissant à des femmes d’un âge proportionné au leur,
ils devenaient pères d’enfants vertueux. Mais, avec le temps, ils tombèrent peu à peu de cette hauteur de
sentiments dans les gouffres de la volupté et s’ouvrirent des routes étranges et détournées pour atteindre
d’autres jouissances. Bientôt la luxure, qui ose tout, outragea la nature même. Il se trouva un homme qui
le premier regarda le mâle du même œil qu’on regarde la femme et employa à ses fins l’un de ces deux
moyens, ou la violence tyrannique, ou la persuasion scélérate. Un seul sexe se rassembla dans un même
lit, deux amants osèrent se regarder sans rougir de leurs actes et de leurs complaisances, et, semant,
comme on dit, sur des rochers stériles, ils échangèrent une légère volupté contre une grande infamie.
21.– « Leur audace alla si loin dans la violence tyrannique qu’ils mutilèrent la nature par un fer
sacrilège ; en ôtant aux mâles leur virilité, ils reculèrent les bornes du plaisir. Mais ces victimes
infortunées, pour rester plus longtemps dans l’enfance, cessent même d’être des hommes ; ce sont des
énigmes ambiguës d’une double nature ; ils n’ont pas conservé le sexe auquel la nature les a destinés et
ils n’ont pas celui dans lequel on les a fait passer. Ils gardent leur fleur de beauté pendant leur jeunesse,
mais ils sont flétris prématurément par la vieillesse. On les compte encore parmi les enfants qu’ils ont
vieilli sans avoir eu d’âge mûr intermédiaire. C’est ainsi que la luxure immonde, maîtresse de tout mal,
inventant l’un après l’autre des plaisirs impudiques, en est venue jusqu’à cette maladie qu’on ne peut
honnêtement nommer, afin qu’elle n’ignore aucune espèce de débauche.
22.– « Si chacun restait fermement attaché aux lois que la Providence nous a prescrites, nous nous
contenterions de la société des femmes et notre vie serait pure de tout reproche. Voyez les animaux qui
ne peuvent rien corrompre par une disposition vicieuse : ils observent dans toute sa pureté la loi de la
nature. Les lions ne brûlent point pour les lions, mais, dans la saison de l’amour, Aphrodite réveille en
eux le désir de s’unir à leur femelle. Le taureau qui conduit le troupeau saillit les vaches et le bélier
remplit toutes les brebis de semence fécondante. Voulez-vous d’autres exemples ? Est-ce que le sanglier
ne recherche pas la couche de la laie ? Le loup ne s’accouple-t-il pas à la louve ? Pour tout dire en un
mot, ni les oiseaux qui sillonnent les airs, ni les animaux qui ont l’élément liquide en partage, ni aucun
animal terrestre n’a jamais senti le désir de s’accoupler au mâle ; les décrets de la Providence restent
intangibles pour eux. Mais vous, dont on loue sans raison la sagesse, vous hommes, animaux vraiment
misérables, quelle étrange maladie vous fait transgresser la loi et vous pousse à vous outrager les uns les
autres ? Quel stupide aveuglement répandu sur votre âme vous fait manquer votre but des deux côtés ?
Vous fuyez ce que vous devriez poursuivre et vous poursuivez ce qu’il faudrait fuir. Si tous les hommes
prenaient le parti de vous imiter, il n’en resterait plus au monde.
23.– « Mais ici les disciples de Socrate31 font valoir une raison admirable qui surprend les oreilles des
enfants encore peu accoutumés à des raisonnements justes, mais à laquelle un esprit arrivé à sa pleine
maturité ne saurait se laisser prendre. Ils font semblant d’aimer l’âme et, rougissant d’être épris de la
beauté du corps, ils s’appellent amants de la vertu. Il me prend souvent envie de rire de ces amants-là.
D’où vient en effet, vénérables philosophes, qu’un homme qui, pendant une longue vie, a donné des
preuves de son mérite et dont les cheveux blancs, qui siéent à sa vieillesse, attestent la vertu, ne trouve
chez vous que dédain, tandis que votre amour philosophique s’allume avec tant de violence pour un
enfant qui n’a pas encore assez de raison pour qu’on puisse discerner de quel côté il tournera ? Est-ce
une loi que toute laideur doive être taxée de méchanceté et que tout beau garçon doive être
immédiatement proclamé bon ? Cependant Homère, ce grand oracle de vérité, a dit :
Tel homme est chétif d’apparence ; mais un dieu lui a donné la couronne de l’éloquence et les homme se tournent vers lui et le
regardent, tandis qu’il parle sans broncher avec une douce pudeur et qu’il prime dans l’assemblée. Quand il va par la ville, on
le regarde comme un dieu32.
« Il a encore dit ailleurs :

À la beauté tu ne joins pas l’esprit33.

« Et en effet le sage Ulysse est plus loué que le beau Nirée34.


24.– « Comment se fait-il donc que la sagesse, la justice et les autres vertus qui sont l’apanage de l’âge
viril n’excitent aucun amour en eux et que la beauté qui éclate chez les enfants éveillent en eux les
passions les plus impétueuses ? Aussi fallait-il absolument aimer Phèdre, Platon, pour avoir trahi
Lysias35 ? Convenait-il d’aimer la vertu d’Alcibiade parc qu’il mutilait les statues des dieux et parce
que, pendant une débauche, sa voix indiscrète révélait les mystères d’Éleusis ? Qui peut s’avouer
amoureux d’Alcibiade quand il trahit Athènes, qu’il fait fortifier Décélie et que sa conduite vise à la
tyrannie36 ? Mais tant que ses joues, comme dit le divin Platon37, ne furent pas remplies de barbe, il fut
aimé de tout le monde. Au contraire, quand il eut passé de l’enfance à l’âge d’homme, où sa raison
jusqu’alors imparfaite atteignit sa pleine maturité, il fut haï de tous. Que conclure e là, sinon que,
imposant des noms pudiques à des passions honteuses, ils appellent vertu de l’âme la beauté du corps,
ces hommes plus épris de la jeunesse que de la sagesse ? Je n’en dirai pas davantage sur ce point ; je
craindrais de paraître malveillant pour ces hommes illustres dont je parle.
25.– « Mais, descendant un peu de ces considérations trop sérieuses jusqu’au plaisir que tu prônes,
Callicratidas, je vais montrer que l’usage d’une femme est bien préférable à celui d’un garçon. D’abord,
je pense que n’importe quelle jouissance est d’autant plus agréable qu’elle est plus durable. Un plaisir
vif s’envole rapidement ; il a cessé avant qu’on ait pu le connaître ; mais la jouissance en devient plus
délectable en se prolongeant. Plût aux dieux que la Moire38 avare nous eût filé de longs jours à vivre et
qu’une santé inaltérable en remplît la durée sans qu’aucun chagrin tourmentât notre esprit ! Tout notre
temps se passerait en fêtes et en réjouissances. Mais puisqu’un démon39 jaloux nous a envié ces biens
plus grands, parmi ceux qu’il nous a laissés, les plus agréables sont ceux qui durent. Or la femme depuis
sa puberté jusqu’au milieu de son âge et avant que les dernières rides de la vieillesse aient complètement
envahi ses charmes, est pour les hommes un objet d’amour agréable à serrer dans ses bras et, quand elle
a passé l’âge de la beauté, “son expérience trouve à dire quelque chose de plus sage que les jeunes
gens40”.
26.– « Mais celui qui s’attaque à un jeune homme de vingt ans me paraît un coureur de jouissances
infâmes qui poursuit une Aphrodite ambiguë. Les muscles de ses membres, développés comme ceux
d’un homme, sont durs au toucher ; son menton, jadis tendre, est devenu rude par la barbe qui le couvre
et ses belles cuisses sont comme salies par les poils. Je vous laisse à vous qui en avez l’expérience
connaître ce qui est plus caché. Tout le corps de la femme, au contraire, resplendit de couleurs
charmantes : les spirales épaisses des boucles de sa tête, brillant comme des hyacinthes dont la fleur est
dans toute sa beauté, se répandent sur ses épaules et ornent son dos ou tombent le long de ses oreilles et
de ses tempes, beaucoup mieux frisées que l’ache41 des prairies. Et le reste de son corps où l’on ne voit
pas poindre le moindre poil, reluit d’un éclat plus transparent que l’ambre ou le verre de Sidon.
27.– « Mais pourquoi, parmi les plaisirs, ne pas rechercher ceux qui sont réciproques, qui réjouissent
également celui qui les procure et celui qui les reçoit ? Généralement, l’homme ne se plaît pas à mener
une vie solitaire comme les animaux privés de raison. Liés au contraire par une communauté amicale,
nous trouvons les biens plus agréables et les peines plus légères, quand nous les partageons avec
d’autres. De là est venu l’usage de la table commune. C’est quand nous avons dressé cette table qui
resserre les liens de l’amitié que nous accordons à notre estomac les jouissances qui lui sont dues et, si
nous avons par hasard du vin de Thasos, nous ne le buvons pas seuls, et, si l’on nous sert un régal
somptueux, nous voulons le partager avec d’autres ; c’est à cette condition que nous y trouvons du
plaisir, et nous le doublons en le communiquant. Or le commerce des femmes procure cette jouissance
réciproque, et après s’être également comblés de volupté, on se retire également satisfaits, à moins qu’il
ne faille s’en rapporter au jugement de Tirésias, qui a déclaré que la jouissance de la femme était double
de celle du mâle42. Je tiens qu’il est beau, non pas de vouloir jouir en égoïste, de chercher le moyen
d’obtenir quelque bien pour soi seul, et de prendre pour soi tout le plaisir qu’on peut tirer d’autrui, mais
de partager celui qu’on obtient et d’en rendre autant qu’on en reçoit. C’est ce qui ne peut arriver avec
des jeunes garçons ; il serait absurde de soutenir le contraire. L’amant s’en va, après avoir joui, à ce qu’il
croit, d’un plaisir extraordinaire ; mais celui qu’il a violé n’en recueille d’abord que douleur et que
larmes, puis, lorsque avec le temps la douleur s’est atténuée, il ne sent plus, dit-on, aucune gêne, mais il
n’a pas le moindre plaisir. S’il est permis de pousser les choses plus loin, et cela doit l’être dans
l’enceinte d’Aphrodite, on peut ouvrir une double voie à la jouissance et goûter ainsi la volupté de se
servir d’une femme comme d’un garçon ; mais jamais un homme ne procurera le plaisir particulier que
donne la femme.
28.– « J’en conclus que, si ce plaisir peut vous plaire à vous aussi, nous devons à jamais nous abstenir
les uns des autres. Mais si les rapports avec les mâles paraissent beaux aux mâles, qu’à l’avenir les
femmes aussi s’aiment entre elles. Allons maintenant, homme de la génération nouvelle, législateur des
plaisirs étranges, inventeur de nouvelles routes pour jouir des mâles, accorde aux femmes la même
licence et qu’elles s’accouplent entre elles, comme les hommes. Qu’elles attachent sous leur ventre cet
engin inventé par le libertinage, monstrueux emblème de la stérilité, et que la femme couche avec la
femme comme avec un homme. Que ce mot qui frappe rarement nos oreilles et que j’ai honte de
prononcer, que nos tribades lascives triomphent sans pudeur. Que tous nos gynécées soient remplis de
Philaenis43 livrées à leurs honteux amours d’androgynes. Et combien encore ne vaudrait-il pas mieux
qu’une femme usurpe le plaisir du mâle que de voir un homme dégrader sa virilité en jouant un rôle de
femme ! »
29.– Après avoir prononcé ces paroles d’un ton énergique et véhément, Chariclès se tut. Il lançait des
regards terribles et farouches. On eût dit qu’il faisait une conjuration expiatoire contre les amours
masculins. Pour moi, tournant tranquillement les yeux sur l’Athénien, je lui dis avec un léger sourire :
« En m’asseyant ici, je m’attendais à juger un badinage, une plaisanterie ; mais la véhémence de
Chariclès m’a, je ne sais comment, jeté dans une humeur plus sérieuse. On eût dit qu’il plaidait à
l’Aréopage44 sur un meurtre, un incendie, ou, par Zeus, sur un empoisonnement, tellement il s’est
passionné. Voici donc l’instant, ou jamais, d’appeler Athènes à ton secours. Il faut faire briller dans ton
discours l’éloquence persuasive de Périclès45 et les traits des dix orateurs armés contre les
Macédoniens46, et te souvenir d’une des harangues qui ont retenti dans le Pnyx47. »
30.– Callicratidas attendit un moment. Il me semblait, à voir sa physionomie, qu’il était vivement agité.
Enfin il commença ainsi sa réponse : « Si l’assemblée du peuple, les tribunaux et la politique étaient au
pouvoir des femmes, elles t’auraient nommé à mains levées stratège ou prostate et elles t’élèveraient
pour te récompenser, Chariclès, des statues d’airain sur les places publiques. Car, à supposer qu’on eût
donné le droit de parler à toutes celles qui ont été réputées pour leur éminente sagesse, elles n’auraient
pas elles-mêmes défendu leur cause avec tant de chaleur, non pas même Télésilla armée contre les
Spartiates, dont le courage a fait compter Arès comme dieu des femmes à Argos48, ni Sappho, cette
douce gloire de Lesbos49, ni la sage Théano, fille de Pythagore50. Peut-être même Périclès n’aurait pas
défendu Aspasie avec tant d’éloquence51. Mais, s’il sied à des hommes de parler pour les femmes,
parlons à notre tour pour notre sexe. Et toi, Aphrodite, sois-nous propice ; car nous aussi nous adorons
ton fils Éros.
31.– « Pour moi, je m’imaginais que notre différend resterait dans les termes de l’enjouement et du
badinage ; mais, puisque mon adversaire s’est appuyé sur la philosophie dans son plaidoyer pour les
femmes, je saisis volontiers cette occasion de lui prouver que l’amour masculin est le seul qui allie la
volupté à la vertu. Je voudrais voir, si c’était possible, se dresser près de nous le platane qui entendit
jadis les discours de Socrate, arbre plus heureux que l’Académie et que le Lycée, contre lequel
s’appuyait Phèdre, ainsi que nous l’apprend le divin personnage que nul n’a égalé dans les faveurs des
Charites52. Peut-être que cet arbre, comme le chêne de Dodone53, ferait sortir de ses rameaux, au
souvenir du beau Phèdre, une voix sacrée qui ferait l’éloge des amours masculins. Vain souhait, puisque

Nous sommes séparés par beaucoup de montagnes ombreuses et par la mer retentissante54,
et puisque, étrangers sur une terre étrangère, nous sommes relégués à Cnide, ce qui est à l’avantage de
Chariclès55. Néanmoins je ne céderai pas à la nonchalance et je ne trahirai pas la vérité.
32.– « Seulement assiste-moi à propos, génie céleste, qui connais l’amitié et qui en annonces les
mystères, Éros, non point celui que la main des peintres s’amuse à représenter, mais celui que la cause
première de toute génération engendra parfait dès sa naissance. C’est toi qui, d’une matière obscure,
confuse et sans forme, as tiré tout ce qui existe. Tu as retiré l’univers entier du tombeau où il gisait et tu
as relégué ce Chaos qui l’enveloppait dans les profondeurs les plus reculées du Tartare56 qui a vraiment

des portes de fer et un seuil d’airain57,

afin que, enchaîné dans une prison impossible à briser, il ne puisse prendre la route du retour ; puis,
ouvrant la nuit obscure avec ton brillant flambeau, tu as fait de tes mains tous les êtres inanimés ou
animés. Mais tu as favorisé les hommes en leur ménageant la concorde et en serrant les augustes liens de
l’amitié, afin qu’élevée sous l’abri de la bienveillance, une âme innocente et encore tendre atteigne la
parfaite virilité.
33.– « On a inventé le mariage pour assurer l’indispensable perpétuité de l’espèce humaine ; mais pour
un philosophe l’amour masculin est le seul auquel il est beau de céder. Tous les travaux superflus qui ont
pour objet la beauté sont plus prisés que ceux qui visent l’utilité immédiate, et le beau l’emporte
absolument sur le nécessaire. Tant que les hommes restèrent ignorants et n’eurent pas de loisir pour
essayer journellement d’améliorer leur sort, ils s’en contentèrent et se réduisirent au nécessaire seul ;
pressés par le temps, ils étaient dans l’impossibilité de trouver la bonne manière de vivre. Mais quand
les besoins urgents furent satisfaits et que l’ingéniosité des générations successives, délivrée des
entraves de la nécessité, eut le loisir d’inventer quelque amélioration, à dater de ce moment, les sciences
se développèrent peu à peu. On peut en juger par la perfection que les arts ont acquise. Par exemple, les
premiers hommes qui virent le jour cherchaient un remède à la faim quotidienne ; alors, saisis par le
besoin présent, le manque de ressources les empêchait de choisir les meilleurs aliments ; ils se
nourrissaient de la première herbe qu’ils trouvaient, déterraient des racines molles et mangeaient le plus
souvent le fruit du chêne. Avec le temps, ils abandonnèrent ces aliments aux animaux ; l’attention du
cultivateur se porta sur la semence du blé et de l’orge, qu’ils voyaient se renouveler tous les ans. Il n’y a
personne d’assez fou pour prétendre que le gland vaut mieux que l’épi.
34.– « Mais quoi ? est-ce que dans la première enfance du monde, les hommes, ayant besoin d’abris, ne
se sont pas vêtus de peaux de bêtes qu’ils avaient écorchées, et, pour échapper au froid, n’ont-ils pas
imaginé d’utiliser les cavernes des montagnes et le creux desséché des chênes ou des yeuses ? Mais en
transformant et perfectionnant toujours ces modèles, ils parvinrent à se tisser des manteaux, à se bâtir
des maisons et insensiblement ces sortes d’arts, prenant le temps pour maître, produisirent, au lieu de
tissus grossiers, des broderies élégantes, au lieu de petites maisons simples, imaginèrent des palais
élevés avec des marbres somptueux, et décorèrent la laideur nue des murs de peintures aux couleurs
éclatantes. C’est ainsi que ces industries et ces sciences, longtemps muettes et plongées dans un profond
oubli, se levèrent pour ainsi dire peu à peu après un long coucher, brillant chacune de l’éclat qui lui est
propre. Ce qu’un artisan avait inventé, il le transmettait à ses successeurs et, chacun de ceux-ci ajoutant
à ce qu’il avait appris, l’art atteignit enfin la perfection.
35.– « Il ne faut donc pas demander d’amours masculins à ces temps reculés. Force était alors de s’unir
à des femmes, afin que notre race ne pérît pas entièrement faute de rejetons. Les inventions variées et les
désirs de cette vertu qu’allume en nous l’amour du beau ne devaient venir au jour que difficilement,
grâce au temps qui porte partout ses investigations, et ainsi l’amour des garçons ne devait se développer
qu’avec la divine philosophie. Garde-toi donc, Chariclès, de condamner comme une mauvaise invention
ce qui n’a pas été trouvé d’abord, et ne dénigre pas l’amour masculin, parce qu’il s’inscrit en des temps
moins anciens que le commerce avec les femmes. Disons-nous que les anciennes coutumes résultaient
de la nécessité, mais que ce que le génie des hommes a trouvé par la suite, en utilisant son loisir, doit
avoir plus de prix à nos yeux.
36.– « J’avais presque envie de rire tout à l’heure, tandis que Chariclès louait les bêtes et les déserts de
la Scythie58. Pour un peu, dans l’excès de sa passion combative, il eût regretté d’être grec. Comme s’il
n’avançait rien de contraire à ce qu’il voulait démontrer, au lieu de baisser la voix pour nous dérober sa
pensée, il élevait le ton et criait à plein gosier : “Les lions ne sont pas amoureux les uns des autres, ni les
ours, ni les sangliers ; mais l’amour de leur femelle règne seul dans leur cœur.” Et qu’y a-t-il à cela
d’étonnant ? Des sentiments qu’on embrasse justement sous l’inspiration de la raison ne sauraient être le
partage de créatures stupides incapables de raisonner. En effet, si Prométhée59 ou quelque autre dieu
avait attaché à chaque animal l’intelligence humaine, ils ne mèneraient pas cette vie solitaire dans les
montagnes et ne se mangeraient pas les uns les autres ; mais, comme nous, ils se bâtiraient des temples,
ils habiteraient chacun son foyer au milieu de ses biens et ils se gouverneraient par des lois communes à
tous. Faut-il s’étonner que des animaux condamnés par la nature même et qui n’ont malheureusement
reçu de la Providence aucun des avantages que procure la raison, soient privés entre autres jouissances
de l’amour masculin ? Les lions n’aiment pas, parce qu’ils ne sont pas philosophes ; les ours n’aiment
pas, parce qu’ils ignorent les douceurs de l’amitié. Mais la raison humaine guidée par la science, après
de fréquentes expériences, a choisi ce qu’il y a de plus beau et a regardé les amours masculins comme
les plus solides.
37.– « Cesse donc, Chariclès, de ramasser des récits libidineux de courtisanes et d’invectiver crûment
contre nos amours respectables. Ne confonds plus l’Éros céleste avec un enfant. Réfléchis ; il est tard
sans doute pour changer d’opinion ; réfléchis néanmoins à présent, puisque tu ne l’as pas fait
auparavant, qu’il existe deux dieux de l’amour, qui ne fréquentent pas la même route et qui ne soufflent
pas le même feu dans nos âmes. L’un n’a, je crois, qu’un esprit absolument puéril ; aucune raison ne
peut gouverner sa pensée ; il règne en maître sur les hommes insensés ; il fait du désir de la femme son
principal souci. Il accompagne cette fougue éphémère des sectateurs de la femme et les pousse
témérairement vers l’objet de leurs désirs. L’autre Éros, antérieur à l’âge d’Ogygès60, est vénérable à
voir et tout en lui respire la sainteté ; dispensateur des sentiments honnêtes, il souffle dans nos cœurs de
douces affections et, quand ce démon nous est propice, nous goûtons la volupté mêlée à la vertu ; car,
comme le dit le poète tragique61, Éros a réellement deux souffles, et ses effets, bien que différents,
portent le même nom. La Pudeur est en effet un démon double, à la fois utile et pernicieux.
La Pudeur est pour les hommes un grand mal ou un grand bien. Il n’est pas vrai qu’il n’y ait qu’une sorte de rivalité ; il y en a
deux sur la terre, l’une qui mérite les louanges de l’homme sensé, l’autre ses critiques ; elles se partagent notre esprit62.

« Il n’est donc pas étrange que la passion ait reçu une dénomination qui lui est commune avec la
vertu et qu’on donne le nom d’amour à la volupté déréglée et à la tendresse vertueuse.
38.– « Mais, dira-t-on, si tu comptes pour rien le mariage et si tu bannis les femmes de notre vie,
comment nous autres hommes subsisterons-nous ? Il serait à souhaiter, comme dit le sage Euripide63,
que, sans avoir de rapports avec les femmes, on allât dans les sanctuaires et dans les temples acheter à
prix d’or et d’argent des enfants destinés à nous succéder. C’est la nécessité qui nous met sur le cou son
joug pesant et nous force à obéir à ses ordres. Choisissons donc par raison ce qui est beau, et que l’utilité
cède à la nécessité. Que les femmes comptent en vue des enfants, mais pour le reste, foin d’elles ! que
Dieu m’en garde ! Quel homme sensé pourrait supporter une femme qui se pare dès le matin d’artifices
empruntés, dont la figure est véritablement laide et qui déguise par des ornements étrangers sa difformité
naturelle ?
39.– « Si en effet on voyait les femmes sortir le matin de leur couche nocturne, on les trouverait plus
vilaines que les animaux dont le nom prononcé dans la matinée est un fâcheux augure64. Aussi
s’enferment-elles étroitement dans leur chambre, sans se laisser voir à aucun homme. Des vieilles
femmes et un troupeau de servantes aussi laides que leur maîtresse, forment cercle autour d’elle,
enduisant de drogues diverses son malheureux visage. Car ce n’est pas en se lavant avec de l’eau pure
que les femmes dissipent l’engourdissement du sommeil pour passer aussitôt à quelque occupation
sérieuse, c’est avec cent sortes de drogues épilatoires qu’elles font briller le teint déplaisant de leur
visage. Comme dans une procession publique, chacune des servantes tient à la main un objet différent,
bassin d’argent, aiguière, miroir, boîtes de toute sorte comme dans une boutique d’apothicaire, vases
pleins de maléfices, où s’entassent des ingrédients à nettoyer les dents ou des artifices à noircir les
paupières.
40.– « Mais ce qui prend le plus de temps, c’est le tressage des cheveux. Les unes, avec des drogues
propres à rendre les cheveux rutilants comme le soleil à son midi, teignent leur chevelure comme on
teint la laine et, condamnant la couleur que leur a donnée la nature, elles la changent en un blond
éclatant. Celles qui pensent que des cheveux noirs sont une parure suffisante, épuisent pour eux la
fortune de leurs maris ; toute l’Arabie65 s’exhale pour ainsi dire de leur tête ; des instruments de fer,
chauffés à une flamme peu ardente, plient leurs cheveux en spirales frisées ; tirés savamment jusque sur
les sourcils, ils ne laissent au front qu’un court intervalle, tandis que les boucles de derrière flottent
fièrement jusque sur les épaules.
41.– « Puis ce sont les chaussures aux couleurs variées qui serrent les pieds au point d’entrer dans les
chairs et un soi-disant vêtement d’un tissu léger qu’on porte pour ne point paraître nue ; tout ce qu’il
recouvre est plus reconnaissable que le visage, à part les seins qui pendent disgracieusement et qu’elles
retiennent toujours prisonniers. À quoi bon énumérer leurs dépenses plus coûteuses, les pierres de la
Mer Rouge qui pendent à leurs oreilles et valent plusieurs talents, les serpents roulés autour de leurs
poignets et de leurs bras ? Plût aux dieux qu’au lieu d’or ce fussent de vrais serpents ! Une couronne
constellée de pierreries indiennes leur encercle la tête, des colliers de grand prix pendent à leur cou et
l’or infortuné descend jusqu’au bout de leurs pieds, enserrant tout ce qui reste nu de leur cheville, alors
qu’elles mériteraient que cette partie de leurs jambes fût entravée dans des ceps de fer. Puis, lorsqu’elles
ont falsifié tout leur corps par les charmes trompeurs d’une beauté factice, elles rougissent leurs joues
impudentes en les frottant de fard, afin de donner à leur peau trop pâle et grasse l’éclat brillant de la
pourpre.
42.– « Mais après tant de préparatifs, voyons quelle est leur conduite. Elles sortent aussitôt de leur
maison pour adorer des dieux de toute sorte, qui sont le supplice des maris et dont les malheureux ne
connaissent même pas les noms, par exemple des Coliades, des Génétyllides66 ou la déesse de Phrygie67,
et la fête commémorative d’un malheureux amour pour un berger68. Puis ce sont des initiations secrètes
et des mystères suspects, d’où les hommes sont exclus, et, à quoi bon le dissimuler ? la corruption de
l’âme. Quand, leurs dévotions finies, elles rentrent au logis, ce sont aussitôt des bains interminables,
puis, par Zeus, des repas somptueux, où elles ne cessent de minauder avec les hommes. Lorsque, en
effet, elles se sont gorgées chez elles de friandises et que leur gosier ne peut plus recevoir le moindre
aliment, elles effleurent du bout du doigt et goûtent tous les mets et parlent ensuite de leurs nuits, de
leurs sommeils cadavériques, de leur lit plein de mollesse, dont on ne sort pas sans avoir besoin d’un
bain immédiat.
43.– « Voilà ce que font régulièrement les femmes ; mais elles ont des défauts plus amers à supporter.
Qui voudrait les examiner exactement les unes après les autres, en viendrait réellement à maudire
Prométhée et à s’écrier avec Ménandre69 :
Alors n’est-ce pas justice de représenter Prométhée enchaîné aux rochers, et de lui dédier un flambeau, sans aucun autre bien ?
Il a fait une chose odieuse, je m’imagine, à tous les dieux : il a façonné la femme, ô dieux vénérés, cette engeance maudite. Un
homme l’épouse-t-il ? Elle n’a plus dès lors que de mauvaises passions secrètes ; un adultère s’ébat dans le lit nuptial, puis ce
sont des empoisonnements et la plus pénible des maladies, la jalousie qui accompagne la femme durant toute sa vie.

44.– « Opposons maintenant aux défauts de la femme la mâle conduite du garçon. Levé de bon matin
de sa couche solitaire, il dissipe le sommeil qui reste sur ses yeux en se lavant avec de l’eau simplement,
il agrafe à son épaule son épaisse chlamyde et “sort de la maison paternelle, les yeux baissés70”, sans
regarder en face aucun de ceux qu’il rencontre. Des valets de pied et des pédagogues le suivent et lui
font un honnête cortège ; ils portent dans leurs mains les vénérables instruments de la vertu, non pas les
dentelures d’un peigne scié pour démêler les cheveux, ni des miroirs qui lui rendent l’image de ses traits
sans le secours de la peinture, mais des tablettes aux nombreux feuillets, qu’on porte derrière lui, ou des
livres qui gardent les vertus des vieux âges, ou sa lyre harmonieuse, s’il doit aller chez son maître de
musique.
45.– « Quand il a patiemment exercé son esprit à tous les enseignements de la philosophie, quand il a
rassasié sa pensée des précieuses leçons d’une éducation complète, il développe son corps par de nobles
exercices. Il s’intéresse aux chevaux de Thessalie, et quand il a pendant quelque temps exercé sa
jeunesse, il s’entraîne pendant la paix aux travaux de la guerre, il lance le javelot et décoche des traits
d’une main sûre de son but. Puis ce sont les palestres onctueuses où, à la chaleur d’un soleil de midi, il
affermit son corps en se roulant dans la poussière, et les efforts de la lutte qui le font ruisseler de sueur,
ensuite un bain de quelques instants et une table frugalement servie, pour qu’il reprenne bientôt ses
occupations. Voici en effet de nouveaux maîtres, avec lesquels il apprend à connaître les faits de
l’antiquité, les héros qui se sont distingués par leur courage, les hommes réputés pour leur sagesse et
ceux qui ont embrassé la justice et la tempérance. C’est avec de telles vertus qu’il arrose son âme encore
tendre ; puis, quand le soir a mis un terme à son activité, après avoir payé à son estomac le tribut
qu’exige la nécessité, il s’endort d’un sommeil agréable, qui le repose des fatigues de la journée.
46.– « Qui ne serait l’amant d’un pareil éphèbe ? Qui pourrait avoir des yeux si aveugles, un
entendement si perclus ? Comment ne pas l’aimer ? C’est Hermès à la palestre, Apollon jouant de la
lyre ; c’est un cavalier comme Castor, un être mortel qui poursuit des vertus divines. Pour moi, divinités
du ciel, puissé-je passer toute ma vie, assis vis-à-vis d’un pareil ami, entendre de près son doux langage,
sortir avec lui quand il sort et partager tous ses travaux ! On souhaite, quand on aime, voir le bien-aimé
cheminer joyeusement jusqu’à la vieillesse à travers une vie sans heurt et sans trouble, sans éprouver
jamais la jalousie et les injures de la fortune. Mais si, comme c’est la loi de l’humaine nature, la maladie
le touche, je serai malade avec lui ; s’il se met en mer par la tempête, je le suivrai sur les flots ; si la
violence d’un tyran le jette dans les fers, je porterai les mêmes chaînes. Tous ceux qui le haïssent seront
mes ennemis et j’aimerai ceux qui l’affectionnent. Si je vois des brigands ou des ennemis fondre sur lui,
je prendrai les armes et m’excéderai pour le défendre ; s’il meurt, je ne supporterai plus la vie, et, par
mes dernières recommandations à ceux qui me sont chers après lui, je demanderai qu’on nous élève à
tous deux un tombeau commun, qu’on mêle mes os à ses os et qu’on ne sépare point nos cendres
muettes.
47.– « Ce n’est pas mon amour pour ceux qui méritent ma tendresse qui gravera ces lois ; elles ont été
sanctionnées par la raison des héros voisins des dieux, chez qui l’amour de l’amitié ne s’est exhalé
qu’avec la vie. La Phocide unit Oreste à Pylade, dès le temps de leur tendre enfance ; ces héros, prenant
Éros pour médiateur de leur tendresse, voguèrent ensemble sur le même vaisseau de la vie. Tous les
deux tuèrent Clytemnestre, comme s’ils eussent été tous les deux fils d’Agamemnon ; tous les deux
mirent Égisthe à mort. Quand Oreste fut poursuivi par les déesses du châtiment, Pylade fut plus malade
que lui, et quand il fut jugé, il soutint son procès avec lui71. Et cette amitié amoureuse ne se renferma
pas dans les limites de la Grèce : ils voguèrent ensemble jusqu’aux derniers confins de la Scythie, l’un
malade, l’autre le soignant. Quand ils mirent le pied dans la Tauride72, ils furent aussitôt accueillis par
l’Érinye vengeresse du sang d’une mère, et les barbares les environnèrent au moment où l’un en proie à
sa fureur ordinaire était couché sans mouvement, tandis que Pylade
essuyait l’écume de sa bouche, le soignait et le couvrait du tissu solide de son manteau,

montrant ainsi la tendresse non seulement d’un amant, mais encore d’un père. En effet, quand il fut
décidé que l’un resterait pour être immolé et que l’autre irait à Mycènes porter la lettre, tous les deux
voulurent rester à la place de l’autre, chacun d’eux croyant vivre, si son ami vivait. Oreste refuse la
lettre, sous prétexte que Pylade méritait mieux de la porter ; on eût dit qu’il était l’amant plutôt que
l’aimé.
L’immolation de celui-ci serait un supplice insupportable pour moi ; car c’est moi qui porte le malheur sur mon vaisseau.

Et peu après il ajoute :


Donne-lui la tablette ; je l’enverrai à Argos pour assurer le succès de tes vœux. Quant à moi, me tue qui voudra.

48.– « Telle est en général la conduite des amants. Quand l’amour honnête, nourri dans notre cœur dès
l’enfance, s’est fortifié jusqu’à l’âge de raison, celui que nous aimons depuis longtemps nous rend
tendresse pour tendresse et il serait difficile de distinguer lequel des deux est l’amant, l’affection de
l’amant reflétant comme d’un miroir son image exacte sur le bien-aimé. Pourquoi dès lors nous
reproches-tu comme une volupté étrangère à notre vie une chose réglée par les dieux et dont la
succession s’est perpétuée jusqu’à nous ? L’ayant reçue avec des sentiments purs, nous sommes tout
prêts à la garder pieusement ; car, selon le témoignage des sages, celui-là est véritablement heureux
qui a des enfants jeunes et des chevaux dont les sabots ne sont pas fendus ; car la vieillesse est très légère à supporter quand on
est aimé des jeunes73.

« L’enseignement de Socrate, cet illustre juge de la vertu, a été consacré par le trépied de
Delphes ; car le dieu pythien a rendu cet oracle de vérité :

De tous les hommes, le plus sage est Socrate74,

qui nous a donné d’excellents préceptes pour nous conduire dans la vie et qui regardait l’amour
des garçons comme éminemment utile.
49.– « Il faut donc aimer les jeunes gens à la manière dont Socrate aimait Alcibiade, avec lequel il
dormit sous le même manteau comme un père avec son fils75. Pour moi, je ne puis mieux terminer mon
discours que par cette recommandation de Callimaque76 qui s’adresse à tout le monde :
Vous qui regardez les jeunes hommes avec des yeux gourmands, aimez-les comme Erkhios vous a commandé de le faire, et
puissiez-vous avoir une cité remplie de beaux garçons.

« Retenez cette maxime, jeunes gens, et approchez avec un cœur chaste les enfants vertueux.
N’allez pas, en vue d’un instant de plaisir, prodiguer une longue tendresse et ne couvrez point votre
luxure en feignant l’amour pour un garçon, jusqu’à ce que sa fleur soit passée ; mais, adorant l’Éros
céleste, gardez-lui un attachement inviolable de l’enfance à la vieillesse. Car, en aimant ainsi, on passe
très agréablement le temps de la vie sans avoir à se reprocher aucun acte honteux et, à sa mort, on laisse
partout après soi une glorieuse réputation. S’il faut en croire les enfants des philosophes, l’éther, après la
terre, reçoit l’âme de ceux qui embrassent un tel genre de vie. Ils ne meurent que pour entrer dans une
vie meilleure et en récompense de leur vertu ils ont l’immortalité. »
50.– Callicratidas prononça ces paroles avec beaucoup de chaleur et de gravité. Chariclès s’apprêtait à
lui répliquer, lorsque je l’arrêtai, car il était l’heure de retourner à notre navire. Comme ils me priaient
de déclarer mon avis, après avoir pesé quelques instants leurs diverses raisons, je leur dis : « Il semble
bien, camarades, que vous n’avez pas improvisé sur-le-champ, sans préparation, les arguments de vos
discours ; car on y voit clairement les traces d’une méditation continue et même, par Zeus, d’une
méditation profonde ; car vous n’avez pas laissé grand chose à dire à qui voudrait y ajouter quelque
chose. Grande est votre connaissance du sujet, plus grande encore l’habileté de vos discours, et je
voudrais être, si c’était possible, Théramène le Cothurne77, pour que vous vous retiriez également
vainqueurs. Mais puisqu’il paraît bien que vous ne me tiendrez pas quitte et que, de mon côté, je ne
veux plus être importuné des mêmes disputes pendant notre navigation, je vais déclarer ce qui me
semble le plus juste.
51.– « Le mariage est utile aux hommes et les rend heureux, quand ils ont la chance de rencontrer le
bonheur ; mais, à mon avis, l’amour des garçons qui n’a en vue que les droits sacrés de l’amitié,
n’appartient qu’à la seule philosophie. J’en conclus que tout le monde a le devoir de se marier, mais que
les philosophes seuls peuvent aimer les garçons, car la vertu des femmes est trop imparfaite. Pour toi,
Chariclès, ne sois pas fâché si Corinthe le cède à Athènes. »
52.– Je me hâtai, par un sentiment de pudeur, de prononcer ce jugement concis, et je me levai ; car je
voyais Chariclès presque aussi confus que s’il avait entendu son arrêt de mort. L’Athénien au contraire
se leva brusquement avec un visage rayonnant de joie et s’avança fièrement ; on aurait dit qu’il avait
vaincu les Perses à Salamine. Pour moi je gagnai du moins une chose à mon jugement, c’est qu’il
m’offrit un brillant festin pour célébrer sa victoire ; car il faut dire que, d’une manière générale, il était
d’une grande générosité dans la vie. Je consolai doucement Chariclès en lui témoignant sans cesse une
grande admiration pour son éloquence, et en lui disant qu’il avait très bien défendu la plus mauvaise
cause.
53.– C’est ainsi que nous passâmes le temps à Cnide et que fut tranchée la controverse mêlée de gaieté
sérieuse et d’enjouement érudit qui se tint près du temple de la déesse. Mais toi, Théomnestos, qui as
évoqué nos souvenirs déjà anciens, si tu avais été juge, comment aurais-tu prononcé ?
78
THÉOMNESTOS. — Au nom des dieux, me prends-tu pour un Mélétidès ou un Coroïbos , pour
contredire le juste arrêt que tu viens de rendre ? Ton récit m’a tellement enchanté que je croyais
séjourner à Cnide et me figurais presque que cette petite chambre était le fameux temple de cette île.
Cependant, comme il n’y a pas d’indécence à le dire un jour de fête et que la gaieté, même si elle
dépasse la mesure, paraît à sa place en cette solennité, j’avouerai que j’ai été surpris de la gravité par
trop sourcilleuse de celui qui a parlé pour la pédérastie, et il ne me paraissait guère agréable de passer la
journée avec un jeune éphèbe, d’endurer le supplice de Tantale, d’avoir les yeux pour ainsi dire inondés
de sa beauté et de souffrir la soif, quand on peut puiser à la source. Ce n’est pas assez de contempler le
bien-aimé, ni de s’asseoir en face de lui et de l’écouter parler. L’amour, au contraire, se construit comme
une échelle de volupté, dont le premier degré est celui de la vue. Quand il a regardé, il désire
s’approcher et toucher. A-t-il touché, ne fût-ce que du bout des doigts, la jouissance se répand par tout
son corps. Quand il a facilement obtenu cette faveur, il tente une troisième expérience, celle du baiser,
mais non pas d’un baiser appuyé d’abord : il approche doucement ses lèvres des lèvres du bien-aimé et
les retire avant de les avoir touchées entièrement, sans laisser de trace qui fasse soupçonner son
intention. Puis se réglant toujours sur les concessions qu’on lui fait, il se fond pour ainsi dire en baisers
plus appuyés, il écarte même doucement ses lèvres et ne laisse aucune de ses mains inactive ; car en
enlaçant ouvertement les parties sensibles, il fait naître une communauté de plaisir. Ou bien, glissant
secrètement une main souple dans le sein, il presse un peu les tétons naturellement gonflés et promène
également ses doigts sur la large surface du ventre bombé, puis sur la fleur du premier duvet de la
puberté.

Mais à quoi bon révéler ces secrets79 ?

Quand il a obtenu ces privautés, l’amour s’attaque à une œuvre plus chaude, et, préludant par les
cuisses, il lève et frappe, selon le mot du poète comique80.
54.– Puissé-je ainsi jouir des garçons ! Que les sublimes bavards et tous ceux qui froncent leurs sourcils
de philosophes au dessus-même des tempes repaissent les ignorants des beautés de leurs mots
vénérables. C’était assurément un expert en amour, s’il en fut, que Socrate, et, couché sous le même
manteau qu’Alcibiade, il ne se leva pas sans l’avoir touché. Et ne t’en étonne pas. Patrocle non plus
n’était pas aimé d’Achille pour rester assis en face de lui,
attendant que le petit-fils d’Éaque ait fini de chanter81,

mais la volupté était le lien même qui les unissait ; car Achille pleurant la mort de Patrocle n’est pas
maître de sa douleur et laisse éclater la vérité :
Il pleurait pieusement l’amour de tes cuisses82.

Ceux mêmes que les Grecs appelaient comastes n’étaient visiblement, selon moi, que des amants.
On dira peut-être que ces discours ne sont pas honnêtes, mais ils sont vrais, j’en jure par Aphrodite de
Cnide.
LYKINOS. — Je ne souffrirai pas, mon cher Théomnestos, que tu jettes les fondements d’un
troisième discours. En ce jour de fête je ne pourrais entendre que le commencement, il faudrait priver
mes oreilles de la suite. Ne nous attardons pas davantage et sortons pour aller à l’agora ; car il est à
présumer qu’en ce moment on allume le bûcher en l’honneur du dieu, et c’est un spectacle agréable, qui
rappelle aux assistants le drame de l’Œta83.

1. Les Milesiaka, recueil d’histoires d’amour compilé par Aristide vers 100 av. J.-C. L’œuvre, qui passait pour licencieuse, fut traduite en latin
et remporta un grand succès.

2. Monstre à neuf têtes qu’Héraclès tua avec l’aide d’Iolaos. Chaque fois qu’il lui coupait une tête, deux autres repoussaient.

3. Médée, Circé et Phèdre, filles du Soleil, furent malheureuses en amour. Aphrodite se vengea sur elles parce que leur père avait révélé sa
liaison avec Arès ; voir Homère, Odyssée, VIII, 266 sqq., et Lucien, Dialogues des dieux, 21.

4. Les femmes de Lemnos refusaient les plaisirs d’Aphrodite. Celle-ci les punit en les affligeant d’une mauvaise odeur ; voir Apollodore, I, 9,
17.

5. Hippolyte dédaignait les plaisirs d’Aphrodite et le paya de sa vie ; voir Euripide, Hippolyte.

6. C’est-à-dire la destinée.

7. Le Catalogue des femmes dont il nous reste des fragments.

8. Néoboulé, dont le poète Archiloque (VIIe s. av. J.-C.) était amoureux.

9. Homère, Odyssée, X, 85.

10. Homère, Iliade, IX, 191.

11. Ils vivaient, en réalité, sur la côte nord-est de l’Adriatique. Lykinos mentionne la mer Ionienne qui est au sud de l’Adriatique.

12. Le navire fait d’abord route vers l’ouest, puis vers le nord-ouest, jusqu’à Rhodes.

13. Rhodes.

14. Ce sont des guides pour les touristes.

15. Qui passait pour avoir créé la femme ; voir ci-dessous, 43.

16. Fête en l’honneur de Déméter, qui était célébrée uniquement par les femmes ; voir Aristophane, Les Thesmophories.

17. Elle passait, à Cnide, pour favoriser la navigation ; voir Théocrite, XXII, 11.

18. Sostratos de Cnide, célèbre architecte du IIIe siècle av. J.-C., avait édifié le phare d’Alexandrie. Sur ces portiques de Cnide, voir Pline,
Histoire naturelle, XXXVI, 12, 18.

19. Autre statue célèbre de Praxitèle ; voir Pausanias, IX, 27, 3. Thespies se trouve en Béotie.

20. Le myrte est la plante sacrée d’Aphrodite.

21. La nymphe Daphné, poursuivie par Apollon, lui échappa en se métamorphosant en laurier.

22. Voir ici, note 3.

23. Enlevé par Zeus métamorphosé en aigle, le beau Ganymède est son amant sur l’Olympe où il sert d’échanson aux dieux.

24. Fille de Zeus et Héra, elle servait d’échanson aux dieux de l’Olympe avant l’arrivée de Ganymède.

25. C’est-à-dire d’Afrique du Nord, au sens large du terme.

26. Coup gagnant au jeu d’osselets, qui est l’ancêtre du jeu de dés. On le constate lorsque les quatre osselets lancés s’immobilisent chacun sur
une face différente de celles sur lesquelles les autres s’immobilisent. Ici, le jeune homme interprète les résultats qu’il obtient comme des signes de sa
chance ou de sa malchance future en amour.

27. Amant légendaire d’Aphrodite, qui lui donna un fils, Énée.

28. Cérémonie commémorant la victoire des Grecs sur les Perses en 479 av. J.-C. ; voir Pausanias, VIII, 3, 5.

29. Référence implicite à Platon, Phèdre, 259a-d.

30. Le principal tribunal athénien.


31. Socrate est considéré ici comme le maître des intellectuels homosexuels, ce qui ne correspond pas à la réalité, mais rejoint l’opinion de
Callicratidas et de Théomnestos ; voir ci-dessous, 48 et 54.

32. Citation d’Homère, Odyssée, VIII, 169-173.

33. Ibid., XVII, 454.

34. Roi de l’île de Symé, il passait pour le plus beau des Grecs et fut tué pendant la guerre de Troie.

35. Dans Phèdre de Platon, Phèdre lit à Socrate un discours de Lysias qui soutient que, dans une relation homosexuelle, l’aimé doit réserver
ses faveurs à un amant sans amour, plutôt qu’à un amoureux. La suite du dialogue contient une réfutation de ce discours et un renversement de ce point
de vue.

36. En 415 av. J.-C., Alcibiade, accusé à Athènes dans l’affaire de la mutilation des Hermès et de la parodie des mystères d’Éleusis,
abandonna l’expédition athénienne qu’il commandait en Sicile et rejoignit Sparte. Il conseilla aux Spartiates de fortifier Décélie, dans le nord de
l’Attique, et d’en faire une base d’attaque permanente contre Athènes et sa région. Revenu à Athènes en 407 av. J.-C., il y fut stratège avec les pleins
pouvoirs.

37. Dans le Protagoras, 309a.

38. C’est-à-dire la destinée, qui déroule, puis tranche le fil des vies humaines.

39. C’est-à-dire une divinité, sans rapport avec le diable.

40. Citation d’Euripide, Les Phéniciennes, 529-530.

41. C’est-à-dire le persil.

42. Voir Lucien, Dialogues des morts, 9. Selon la tradition dominante, Tirésias avait déclaré que le plaisir des femmes était neuf fois plus
grand que celui des hommes. Il pouvait en juger puisqu’il avait été successivement homme, femme et de nouveau homme. Voir Ovide, Les
Métamorphoses, III, 316-338.

43. Poétesse du IVe siècle av. J.-C. à qui on attribuait un ouvrage sur les positions amoureuses dont le véritable auteur était peut-être
Polycrate ; voir Anthologie palatine, VII, 345.

44. Tribunal athénien.

45. Homme politique athénien du Ve siècle av. J.-C. célèbre pour son éloquence.

46. Ceux qu’Alexandre demanda à Athènes de lui livrer ; voir Plutarque, Vie de Démosthène, 23, 3 et Quintilien, De l’institution oratoire, X,
1, 76.

47. Siège de l’assemblée du peuple à Athènes.

48. En 510 av. J.-C., la poétesse argienne Télésilla mit en échec une attaque spartiate contre Argos ; voir Plutarque, Conduites méritoires des
femmes, 245D-F.

49. Célèbre poétesse du VIIe-VIe siècle av. J.-C.

50. Philosophe pythagoricienne du VIe siècle av. J.-C. Elle peut ainsi passer pour une fille spirituelle de Pythagore.

51. Aspasie était la concubine de Périclès. Elle fut attaquée par ses adversaires politiques et il la défendit ; voir Plutarque, Vie de Périclès, 24
et 32.

52. Voir Platon, Phèdre, 229b. Les Charites sont les Grâces qui couvraient de dons leurs protégés, ici Socrate.

53. Sanctuaire de Zeus, en Épire. Le dieu s’y exprimait par le bruit du vent dans le feuillage des chênes sacrés.

54. Citation d’Homère, Iliade, I, 156-157.

55. Parce que le sanctuaire d’Aphrodite, déesse de la sexualité et d’abord de l’hétérosexualité, s’y trouve.

56. La cosmogonie racontée par Callicratidas n’est pas sans rapport avec celle que relate Hésiode dans la Théogonie (115-153), où Éros est
l’une des divinités primordiales. Le Tartare est le tréfonds de l’univers.

57. Citation d’Homère, Iliade, VIII, 15.

58. Il ne les a pas mentionnés. La Scythie passait pour une contrée sauvage et primitive.

59. Il était censé avoir participé à la création de l’humanité et lui avoir distribué des dons ; voir Eschyle, Prométhée enchaîné.

60. C’est-à-dire très ancien. Ogygès, premier roi légendaire de la Béotie et de l’Attique, était parfois considéré comme le créateur de
l’humanité. Son règne passait pour antérieur au déluge qui eut lieu au temps de Deucalion.

61. Il s’agit peut-être d’Euripide ; voir Nauck, Fragmenta adespota 187.

62. Citation composite et modifiée d’Hésiode, Les Travaux et les Jours, 318, 311-313.

63. Voir Hippolyte, 618 sqq.


64. Les singes ; voir Lucien, Le Pseudologiste, 17.

65. C’est-à-dire tous ses parfums.

66. Divinités protectrices de la génération et de la naissance.

67. Cybèle.

68. Attis, fils et amant de Cybèle.

69. Frag. 718 Koerte.

70. Citation d’une comédie inconnue.

71. Sur tous ces événements, voir Eschyle, Orestie ; Sophocle, Électre ; Euripide, Électre.

72. Callicratidas évoque maintenant les événements qui sont le sujet de l’Iphigénie en Tauride d’Euripide. Il cite successivement trois
passages de cette tragédie : 311-312, 598-599 et 603-605.

73. Citation composite associant Solon, frag. 23, et Callimaque, Aitia, fragment 41 Pfeiffer.

74. Version versifiée de la célèbre réponse de l’oracle de Delphes ; voir Platon, Apologie de Socrate, 20e.

75. Voir Platon, Banquet, 219c.

76. Fragment 751 Pfeiffer.

77. C’est-à-dire le « trans-partis », car le cothurne était une chaussure de théâtre adaptée au pied droit comme au gauche. On avait donné ce
surnom à Théramène, politicien athénien de la fin du Ve siècle av. J.-C., pour se moquer de son opportunisme. Lykinos voudrait pouvoir donner raison
en même temps à ses deux amis.

78. Deux imbéciles proverbiaux ; voir Aristophane, Les Grenouilles, 991 ; Élien, Histoire variée, XIII, 15 et Lucien, Les Amis du mensonge,
3.

79. Citation d’Euripide, Oreste, 14.

80. On ignore de qui il s’agit.

81. Vers d’Homère, Iliade, IX, 191 déjà cité ci-dessus, 5.

82. Citation d’Eschyle, frag. 136.

83. Le bûcher d’Héraclès brûla sur le mont Œta ; voir la fin des Trachiniennes de Sophocle.
50
DÉFENSE DES PORTRAITS
Défense des portraits s’inscrit dans le sillage des Portraits, mais sans en être, à proprement parler,
la suite, dans la mesure où le dialogue du premier texte se transforme en procès et en antilogie, c’est-à-
dire en controverse oratoire, dans le second. En effet, Polystratos rapporte à Lykinos les réactions de
Panthéia aux éloges hyperboliques qu’il lui a décernés : elle apprécie ses sentiments et l’honneur qu’il
lui a fait, mais elle lui reproche sa flatterie et sa démesure, car elle n’aime pas les flatteurs ni ceux qui
aiment être flattés ni les tableaux trop élogieux (1-6). Elle fait ainsi le procès de la flatterie en des termes
qui font penser au traité de Plutarque, Comment distinguer le flatteur de l’ami. Elle est choquée, en
particulier, que Lykinos ait osé la comparer à deux déesses, Héra et Aphrodite. Elle voit dans cette
comparaison une impiété et demande donc à Lykinos de réécrire le passage en question (7-8). En cela,
elle ne se considère pas comme plus sotte qu’Alexandre qui avait refusé qu’on sculpte le mont Athos à
son effigie. Elle rappelle aussi que la taille des statues des athlètes vainqueurs à Olympie est limitée (9-
11). Polystratos s’exprime alors en son nom propre pour soutenir la requête de Panthéia. Il critique à son
tour la comparaison avec les déesses, se déclare étonné des excès commis par Lykinos dans son éloge et
lui suggère de suivre l’exemple de Phidias qui corrigeait ses œuvres après avoir entendu les critiques du
public (12-14). Commence alors la seconde phase de l’antilogie où Lykinos répond aux reproches qu’on
vient de lui adresser. Il se demande d’abord s’il est en mesure de présenter sa défense et regrette que
Panthéia ne soit pas là. Polystratos l’encourage à parler comme si elle était devant lui et promet de lui
rapporter tout ce qu’il dira (15-16). Lykinos se défend alors contre l’accusation de démesure (17-19),
puis contre celle de flatterie (20-22). Il revient ensuite, avec d’autres arguments, à la première accusation
pour mieux la réfuter. Il ne cesse de parler que pour permettre à Polystratos de répéter ses paroles, ce
que ce dernier promet de faire de son mieux, tandis que Lykinos attendra le verdict (23-29).
Lykinos prononce un plaidoyer aussi vibrant qu’habile, puisqu’il mène de front sa propre
justification et un nouvel éloge de Panthéia. Il remarque, en effet, que les reproches qu’elle lui fait
révèlent son sens de la mesure, sa réserve et sa lucidité, qu’il compare à celle de Diogène (17). Citant les
exemples de Pindare, de Simonide et d’Homère, il se présente, quant à lui, en artiste pieux, ami de la
mesure et de la vérité, autant de qualités qu’il déclare trouver aussi chez Panthéia, elle-même grande
lectrice d’Homère, son compatriote de Smyrne. En se défendant contre ses critiques, il continue donc à
la célébrer. Lucien subvertit ainsi le cadre apparent de l’antilogie afin que l’éloge courtisan continue à
prédominer. Ce détournement subtil illustre son ingéniosité. Dans le procès qu’il met en scène, c’est
Panthéia qui remporte la victoire avant même d’avoir eu le dernier mot du jugement. A-t-il pour autant
inventé ses réactions pour continuer à lui faire sa cour ? C’est peu probable. Qu’aurait-elle pensé d’une
telle fiction ? De même, rien n’indique que Lucien ait écrit les deux dialogues à la suite l’un de l’autre.
Il a dû attendre les réactions suscitées par le premier chez Panthéia pour les exploiter dans le second,
profitant de l’occasion qu’elles lui offraient de continuer son entreprise de célébration. Comme dans Les
Portraits, on retrouve, dans Défense des portraits, la virtuosité du rhéteur mise au service des intérêts de
l’homme de cour.
A. B.

1.– POLYSTRATOS. — Voici ce que la dame te fait dire : « J’ai vu dans ton écrit que tu avais pour moi
beaucoup de bienveillance et d’estime ; car on n’exagère pas ainsi la louange, si l’on n’écrit pas avec
bienveillance. Mais je désire que tu connaisses ma façon de penser. En général, je n’aime pas les
flatteurs de profession ; je les considère comme des imposteurs et des gens d’un caractère servile. Quant
aux louanges surtout, lorsqu’elles sont forcées et poussées jusqu’à l’exagération hyperbolique, elles me
font rougir, je suis prête à me boucher les oreilles et il me semble qu’on se moque de moi plutôt qu’on
ne me loue.
2.– « La louange n’est supportable qu’autant que la personne louée reconnaît que chacune des qualités
qu’on lui attribue lui appartient réellement. Dès qu’elle va au delà, elle nous devient étrangère ; c’est
une adulation manifeste. Je sais pourtant beaucoup de gens, a-t-elle ajouté, qui aiment qu’on leur
attribue dans un éloge des qualités qu’ils n’ont pas, qu’on les félicite, par exemple, de leur vigueur, s’ils
sont vieux, ou, s’ils sont laids, qu’on leur prête la beauté de Nirée1 ou de Phaon2. Ils s’imaginent que ces
louanges changeront leur figure et qu’ils vont rajeunir, comme le croyait Pélias3.
3.– « Mais il n’en va pas ainsi. La louange en effet serait d’un grand prix, si l’on pouvait tirer quelque
profit réel de ses exagérations. À mon avis, dit-elle, ces gens sont dans le cas d’un homme laid à qui l’on
viendrait mettre un beau masque et qui serait très fier de cette beauté postiche et que le premier venu
peut briser, d’autant plus ridicule, qu’une fois démasqué, il montrerait quelle figure cachaient ces beaux
dehors. On peut aussi, par Zeus, les comparer à un nain qui, chaussé de cothurnes, voudrait faire un
concours de taille avec ceux qui, placés au même niveau que lui, le surpasseraient d’une coudée
entière. »
4.– Elle citait aussi l’exemple que voici. Une femme de la haute société, d’ailleurs belle et bien faite,
mais petite et d’une taille bien inférieure à la moyenne, était louée par un poète dans une pièce où il
vantait ses avantages et en particulier sa beauté et sa grande taille, qu’il comparait à celle d’un haut
peuplier élancé. Elle rayonnait de joie à entendre ce compliment, comme si elle grandissait avec le
poème et elle agitait la main4. Le poète, voyant le plaisir qu’elle prenait à cet éloge, le répéta plusieurs
fois, lorsqu’un des assistants se penchant à son oreille lui dit : « Finis, l’ami, tu la ferais lever. »
5.– Par une faiblesse semblable et plus ridicule encore, Stratonice, femme de Séleucos5, proposa aux
poètes un concours dont le prix, un talent, serait accordé à celui qui ferait le plus bel éloge de sa
chevelure. Or Stratonice était chauve et n’avait pas le moindre cheveu à elle. Bien qu’elle eût la tête
dénudée et que tout le monde sût que cela lui était arrivé à la suite d’une longue maladie, elle entendit de
misérables poètes lui vanter ses cheveux d’hyacinthe, lui tresser des boucles frisées et comparer à l’ache
des cheveux qui n’existaient même pas.
6.– C’est ainsi que Panthéia se moquait de tous ces gens qui se prêtent à la flatterie. Elle a dit encore :
« Ce n’est pas seulement en paroles, c’est jusque dans leurs portraits que beaucoup de gens veulent ainsi
être flattés et trompés. Parmi les peintres, ils aiment surtout, disait-elle, ceux qui les peignent en les
embellissant. Il y en a même qui enjoignent aux artistes de retrancher quelque chose à leur nez, de
donner à leurs yeux une teinte plus noire ou de leur prêter les traits qu’ils désirent avoir. Ils ne
s’aperçoivent pas que ce portrait qu’ils couronnent est celui d’un autre et ne leur ressemble en aucune
manière. »
7.– Voilà à peu près ce qu’elle a dit. Elle n’a eu d’ailleurs que des éloges pour ton ouvrage, sauf un point
dont elle ne s’accommode pas, c’est que tu l’as assimilée à des déesses, à Héra et à Aphrodite6. « De
pareilles louanges, disait-elle, sont trop au-dessus de moi et même de toute l’espèce humaine. Pour ma
part, je n’aurais même pas voulu que tu me mettes en parallèle avec les héroïnes Pénélope, Arété7 et
Théano8, pour ne rien dire des premières des déesses. » Elle a dit encore : « Je suis pleine de crainte et
de timidité en ce qui regarde les dieux. Aussi j’ai peur de paraître ressembler à Cassiopée9 en acceptant
de telles louanges. Cependant ce ne fut qu’aux Néréides qu’elle osa se comparer ; quant à Héra et à
Aphrodite, elle les révérait. »
8.– En conséquence, Lykinos, elle te prie de changer ces sortes de compliments ; sinon, elle atteste les
déesses que c’est contre son gré que tu les as écrits. Tu dois savoir qu’elle serait ennuyée de voir ton
livre circuler comme tu l’as composé, avec si peu de respect et de piété envers les dieux. Elle croyait
aussi qu’elle paraîtrait impie et coupable, si elle se laissait comparer à l’Aphrodite de Cnide et à
l’Aphrodite des Jardins10. Elle te rappelle ce que tu as dit d’elle à la fin de ton livre, qu’elle était
modeste et sans orgueil et qu’elle n’aspirait pas à s’élever au-dessus de la condition humaine, mais que,
dans son vol, elle se tenait près de la terre. Or, après avoir dit cela, tu l’élèves, elle qui n’est qu’une
simple mortelle, par-dessus le ciel même, et tu l’assimiles même à des déesses.
9.– Elle te demande aussi de ne pas la croire moins sensée qu’Alexandre, à qui un architecte proposa de
changer la forme de l’Athos entier et de faire de toute la montagne une statue du prince qui tiendrait une
ville dans chaque main. Alexandre n’agréa pas cette monstrueuse proposition. Il jugea l’entreprise au-
dessus de lui, il défendit à l’homme de tenter cette invraisemblable entreprise de modeler des colosses,
et lui commanda de laisser l’Athos à sa place et de ne pas rapetisser une si grande montagne à la
ressemblance d’un homme de taille médiocre11. Elle louait Alexandre pour sa grandeur d’âme et disait
qu’il s’était élevé par ce refus une statue plus grande que l’Athos dans les esprits des hommes qui
garderont toujours le souvenir de sa magnanimité ; car ce n’est pas la marque d’un petit esprit que de
dédaigner un honneur si extraordinaire.
10.– Elle a bien admiré tes modelages et la conception de tes portraits, mais elle ne les trouve pas
ressemblants. Elle ne se croit pas digne de si grands honneurs, loin de là, ni elle, ni aucune autre
mortelle. Aussi elle te tient quitte de tels éloges et elle révère tes originaux et tes modèles. Loue-la donc
comme il faut louer des humains et ne lui fais pas une chaussure plus grande que son pied, « de peur, a-
t-elle dit, qu’elle ne me retienne comme une bride quand je me promène avec ».
11.– Voici encore quelque chose qu’elle m’a recommandé de te rapporter. « J’ai entendu dire souvent,
a-t-elle dit, vous savez vous autres hommes si cela est vrai12, que, même à Olympie, il n’est pas permis
d’élever aux vainqueurs des statues plus grandes qu’ils ne le sont eux-mêmes, que les hellanodices13
veillent à ce qu’aucune n’excède la taille réelle, et qu’on soumet les statues à un examen plus rigoureux
que l’admission des athlètes. Prends donc garde, Lykinos, a-t-elle dit, de nous exposer à l’accusation de
tromper sur la mesure, et de voir ensuite notre statue renversée par les hellanodices. »
12.– Voilà ce qu’elle a dit. C’est à toi, Lykinos, d’aviser aux moyens de retoucher ton livre et d’en ôter
les traits de ce genre et de ne pas offenser les dieux. Ces traits en effet l’ont vivement contrariée ; elle
frissonnait en les lisant et elle priait les déesses de lui être propices, faiblesse excusable chez une
femme. Et, à dire vrai, je ne suis pas éloigné de partager son opinion. En les entendant lire pour la
première fois, je n’avais rien vu à reprendre dans tes écrits, mais depuis qu’elle m’a signalé ce qu’elle
réprouve, je commence à penser comme elle sur ce point. Il m’est arrivé à peu près ce qui arrive quand
on regarde quelque objet. Si on l’a sous les yeux mêmes et s’il est trop près, on ne voit rien de distinct,
mais, si l’on s’écarte et qu’on regarde à une juste distance, on aperçoit nettement tous les détails, ceux
qui sont bien et ceux qui ne le sont pas.
13.– Or, quand on compare une femme à Aphrodite et à Héra, que fait-on, sinon de diminuer
ouvertement ces déesses ? En ce cas, ce n’est pas le petit qui grandit par la comparaison, c’est plutôt le
plus grand qui se rapetisse, quand on le tire en bas vers le plus petit. Que deux hommes marchent
ensemble, l’un très haut, l’autre très bas de stature, qu’ensuite il faille les rendre égaux de manière que
l’un ne dépasse pas l’autre, on n’y arrivera pas en disant au nain de se hausser démesurément, quand
même il mettrait toutes ses forces à se dresser sur la pointe des pieds. Si l’on veut qu’ils paraissent avoir
la même taille, c’est le plus grand qui se courbera et s’abaissera. De même dans les comparaisons du
genre des tiennes, ce n’est pas l’homme qui devient plus grand, si on le compare à un dieu, c’est
nécessairement le dieu qu’on rapetisse en le ramenant de force à un niveau inférieur. Si encore c’était
faute de points de comparaison terrestres qu’on hausse la diction jusqu’aux objets célestes, on
s’exposerait moins au reproche de le faire par impiété, mais toi, qui avais le choix parmi tant de belles
femmes, tu as osé la comparer à Aphrodite et à Héra, sans que rien t’y forçât.
14.– Donc, Lykinos, retranche ces exagérations faites pour exciter le blâme. Ce défaut n’est d’ailleurs
pas dans ton caractère, car en d’autres occasions tu n’étais pas enclin ni prompt à louer. Mais
aujourd’hui, je ne sais comment, je te vois totalement changé, faisant le choix de l’abondance et, d’avare
que tu étais, tu t’es montré prodigue d’éloges. Mais ne rougis pas de retoucher ton ouvrage, bien qu’il
soit déjà livré au public. Phidias en fit autant, dit-on, lorsqu’il eut exécuté son Zeus pour les Éléens14.
Debout derrière les portes, quand il eut dévoilé et montré sa statue, il prêta l’oreille aux critiques et aux
louanges. L’un trouvait à redire au nez, comme trop gros, l’autre au visage, comme trop long, un autre à
autre chose. Enfin, quand les spectateurs se furent retirés, Phidias s’enferma de nouveau pour rectifier et
corriger la statue d’après l’avis du plus grand nombre, car il ne tenait pas pour négligeable l’avis d’un
peuple si nombreux. Il pensait au contraire que la foule juge nécessairement toujours mieux qu’un seul
homme, fût-ce un Phidias15. Voilà les réflexions que je t’apporte de sa part et les conseils que je te donne
en ma qualité de camarade et d’ami.
15.– LYKINOS. — Quel orateur tu es, Polystratos ! et je ne m’en doutais pas. Tu viens de prononcer
contre mon livre un discours si long, un réquisitoire si grave qu’il ne me reste même plus d’espoir de me
justifier. Cependant vous n’avez pas observé les formes de la justice, toi surtout qui as condamné mon
ouvrage en l’absence de son défenseur. Il est très facile, je m’imagine, de remporter la victoire lorsqu’on
est seul à courir : c’est le proverbe qui le dit. Aussi n’est-il pas étonnant que j’aie perdu ma cause,
puisqu’on n’a pas versé d’eau pour moi16 et qu’on ne m’a pas donné la parole pour me justifier. Mais ce
qu’il y a de plus étrange en cette affaire, c’est que vous étiez à la fois accusateurs et juges. Que veux-tu
maintenant ? que je m’en tienne à votre décision, et que je garde le silence, ou qu’à l’exemple du poète
d’Himère, je compose une palinodie17 ? Ou me permettez-vous de soutenir mon procès en appel ?
POLYSTRATOS. — Oui, par Zeus, si tu as quelque bonne raison à faire valoir. Ce n’est pas devant
des adversaires, comme tu le dis, mais devant des amis que tu vas présenter ta justification. Pour moi, je
suis prêt même à comparaître avec toi en justice.
16.– LYKINOS. — Mais il y a une chose qui m’ennuie, Polystratos, c’est qu’elle ne sera pas là quand je
parlerai ; il vaudrait beaucoup mieux qu’elle soit présente. Me voilà donc réduit à me justifier par
délégation. Cependant, si tu veux être aussi fidèle à lui porter mon message que tu l’as été à me porter le
sien, j’oserai jeter le dé.
POLYSTRATOS. — Rassure-toi sur ce point, Lykinos. Tu trouveras en moi un excellent interprète
de ton apologie. Tâche seulement d’être court, afin que je retienne plus aisément tes paroles.
LYKINOS. — J’aurais pourtant bien besoin de parler longuement pour répondre à une si forte
accusation. Néanmoins, pour te complaire, j’abrégerai ma justification. Rapporte-lui donc ceci de ma
part.
POLYSTRATOS. — Non, Lykinos. Parle plutôt comme si elle était présente, puis je t’imiterai auprès
d’elle.
LYKINOS. — Puis donc qu’il te semble bon de procéder ainsi, Polystratos, supposons qu’elle est
présente et qu’elle vient naturellement de me dire tout ce que tu m’as rapporté de sa part, et qu’il faut
présenter ma réplique. Mais je ne veux pas balancer à te dire ce que j’éprouve. Tu m’as, je ne sais
comment, rendu ma justification plus redoutable. Tu le vois, je sue, je tremble, il me semble presque que
je la vois, et sa présence me trouble profondément. Je vais commencer pourtant ; car je ne peux pas me
dérober, maintenant qu’elle est présente.
POLYSTRATOS. — Oui, par Zeus, et l’on voit sur son visage un grand air de bonté. Elle est gaie et
douce, comme tu vois. Parle donc hardiment.
17.– LYKINOS. — Tu prétends, toi, la meilleure des femmes, que j’ai fait de toi de grands éloges et que
j’ai dépassé la mesure. Or je ne vois pas que j’aie fait de toi un éloge aussi grand que celui que tu as
prononcé sur toi-même, en témoignant d’un si grand respect pour les dieux. On peut dire que ce trait
dépasse tout ce que j’ai pu dire de toi. Pardonne-moi, si je ne l’ai pas ajouté à ton portrait ; il m’a
échappé, parce que je ne le connaissais pas, sans quoi c’est le premier que j’aurais dessiné. Aussi, sur ce
point du moins, je crois que, loin d’avoir exagéré la louange, je suis resté bien au-dessous de ton mérite.
Considère en effet combien ce trait était important, combien significatif pour faire voir l’excellence de
ton caractère et la rectitude de ton jugement. Ceux en effet qui révèrent sérieusement les dieux sont aussi
les meilleurs à l’égard des hommes. Si donc je dois retoucher mon discours et corriger la statue, loin de
me permettre d’y rien retrancher, j’y ajouterai ce trait pour achever et couronner tout l’ouvrage.
Mais voici une chose pour laquelle, je le confesse, je t’ai une grande obligation. Comme j’ai loué
la modération de ton caractère et dit que la grandeur de ta situation n’avait suscité en toi ni aspirations
trop hautes ni faste orgueilleux, toi-même, en te plaignant de mon éloge, tu en as confirmé la vérité.
C’est en effet la marque d’un caractère modéré et sans prétention de ne pas saisir avidement de telles
louanges, d’en rougir et de dire qu’elles sont au-dessus de ce qu’on mérite ; et plus on te voit de
modestie à l’égard de la louange même, plus tu te montres digne des éloges les plus hauts. Dans la
disposition où tu es, l’on peut t’appliquer le mot de Diogène. Comme on lui demandait par quel moyen
on peut acquérir la gloire : « En montrant qu’on la méprise », répondit-il.
Si l’on me demandait à moi : « Quels sont ceux qui méritent le plus d’être loués ? » je répondrais
de même : « Ceux qui ne veulent pas l’être ».
18.– Mais ces réflexions paraîtront peut-être étrangères à ma cause et loin de la question. Le point sur
lequel j’ai à me défendre, c’est qu’en modelant ta figure, je t’ai comparée à l’Aphrodite de Cnide, à celle
des Jardins, à Héra et à Athéna. Tu as trouvé cela excessif et hors de mesure. C’est de ce grief même que
je vais parler. Il y a bien un vieux dicton qui assure que les poètes et les peintres n’ont pas de comptes à
rendre18, à plus forte raison, je pense, les panégyristes qui vont humblement à pied19 comme moi, sans
s’élever sur les ailes du mètre. L’éloge est libre, aucune loi ne règle ses proportions de grandeur ou de
brièveté. Son unique but est d’exalter et de rendre enviable l’objet loué. Je ne prendrai pourtant pas cette
route, tu pourrais croire que je le fais faute d’en connaître d’autres.
19.– Je te dirai plutôt que les moyens dont un panégyriste dispose pour composer ses éloges consistent à
user de comparaisons et d’images ; et j’ose dire que l’essentiel de sa tâche est d’en trouver qui soient
justes. Celles qui seront jugées les plus belles ne sont pas celles où l’on rapproche le sujet loué d’objets
semblables, ni celles où on le met en parallèle avec un objet inférieur, mais celles où on le hausse autant
que possible jusqu’à un objet supérieur. Par exemple, si pour louer un chien, on dit qu’il est plus gros
qu’un renard ou qu’un chat, te semble-t-il qu’un homme qui loue de la sorte sache louer ? Tu ne le
soutiendras pas. Même si l’on dit qu’il est égal à un loup, ce n’est pas encore un grand éloge. Mais alors
quand est-ce qu’on atteint le but propre à la louange ? C’est quand on dit que le chien ressemble au lion
pour la taille et la force. C’est ainsi que le poète, louant le chien d’Orion20, l’a appelé « dompteur de
lions. » Voilà un éloge parfait du chien. De même encore, si, pour louer Milon de Crotone21, ou Glaucos
de Carystos22, ou Polydamas23, on dit que chacun de ces athlètes était plus fort qu’une femme, ne crois-
tu pas qu’un si sot éloge prêterait à rire ? Et quand il dirait même que chacun d’eux est supérieur à un
seul homme, ce serait encore un éloge insuffisant. Écoute comment un poète célèbre24 a loué Glaucos. Il
a dit :

Pas même la force de Pollux n’aurait levé la main contre lui, ni le fils de fer d’Alcmène25.

Tu vois à quels dieux il l’a comparé. Il l’a même déclaré supérieur à ces dieux. Et ni Glaucos ne
s’est indigné d’être égalé aux dieux qui veillent sur les athlètes, ni ces dieux n’ont tiré vengeance de
Glaucos ni du poète pour l’impiété de son éloge. Tous les deux au contraire ont joui de l’estime et de
l’admiration des Grecs, l’un pour sa force, le poète pour ses œuvres et surtout pour ce chant même. Ne
t’étonne donc pas si moi aussi, voulant faire une comparaison nécessaire à tout éloge, je me suis servi
d’un exemple plus élevé que le sujet m’a suggéré.
20.– Mais, puisque tu as parlé de flatterie, je te loue de haïr les flatteurs, et je ne puis faire autrement.
Seulement je veux distinguer et définir pour toi l’œuvre du panégyriste et l’exagération du flatteur. Le
flatteur, qui ne loue que par intérêt et qui se soucie peu de la vérité, croit devoir en toute occasion
pousser l’hyperbole à l’excès, il ment, il tire de son imagination la plupart des qualités qu’il t’attribue. Il
n’hésitera pas à déclarer que Thersite26 est mieux fait qu’Achille et que Nestor27 est le plus jeune de
ceux qui ont pris part à l’expédition d’Ilion. Il est prêt à jurer que le fils de Crésus28 a l’ouïe plus fine
que Mélampous29, que Phinée30 a la vue plus perçante que Lyncée31, pourvu qu’il espère gagner quelque
chose à son mensonge. Au contraire celui qui loue pour louer, non seulement ne ment pas et n’attribue
pas à son sujet des qualités qui lui sont étrangères, mais, prenant les avantages que la nature lui a
donnés, si petits qu’ils soient, il les amplifie et les grandit. Il osera dire, s’il veut louer un cheval, le plus
léger et le plus vite des animaux que nous connaissions :

Il courait sur la pointe des épis sans les briser32.

Il n’hésiterait pas non plus à dire : « Le galop des chevaux aux pieds rapides comme la
tempête33. » S’il voit une belle maison bien meublée, il dira :

Tel est l’intérieur du palais de Zeus Olympien34.

Le flatteur appliquerait ce vers même à la hutte d’un porcher, si seulement il espérait tirer quelque
chose du porcher, à preuve Kynaithos, courtisan de Démétrios Poliorcète35, qui, après avoir épuisé
toutes les ressources de la flatterie, louait ce prince, tourmenté de la toux, de ce qu’il crachait avec
grâce.
21.– La différence entre le flatteur et le panégyriste ne se reconnaît pas à cette seule marque que le
flatteur n’hésite pas à mentir pour complaire à celui qu’il loue et que le panégyriste s’efforce d’exalter
des qualités réelles. Ils se distinguent encore par un point qui n’est pas de mince importance, c’est que le
flatteur a recours aux hyperboles les plus violentes qu’il puisse imaginer et que le panégyriste, même
dans l’hyperbole, garde la mesure et se contient dans de justes bornes. Voilà, parmi beaucoup d’autres,
quelques traits qui caractérisent la flatterie et la louange véritable. Je te les ai présentés, afin que tu ne
suspectes pas tous ceux qui louent, mais que tu les distingues et que tu les mesures chacun à son aune.
22.– Allons maintenant, si tu le veux bien, applique à l’éloge que j’ai composé l’une et l’autre de ces
règles et vois à laquelle des deux il est conforme. Si j’avais dit d’une femme laide qu’elle ressemble à
l’Aphrodite de Cnide, je passerais à juste titre pour un imposteur et un flagorneur plus cynique que
Kynaithos36, mais puisque c’est une femme dont la beauté est connue de tous, la distance n’est pas assez
grande pour que cet éloge paraisse audacieux.
23.– Peut-être diras-tu, ou plutôt tu as déjà dit : « Je te permets de louer ma beauté, mais il fallait la
louer d’une manière qui n’excitât pas l’envie et ne pas m’assimiler à des déesses, moi qui ne suis qu’une
femme. » Je te répondrai, car la vérité me contraint à parler : « Ce n’est pas à des déesses, ô la meilleure
des femmes, que je t’ai assimilée, mais à des ouvrages de pierre, d’airain ou d’ivoire fabriqués par de
grands artistes. » Or il n’y a pas d’impiété, que je sache, à comparer à des hommes les ouvrages des
hommes, à moins que tu ne penses que ce qu’a modelé Phidias soit Athéna elle-même, que ce que
Praxitèle a façonné à Cnide il n’y a pas beaucoup d’années37 soit l’Aphrodite céleste. Mais prends garde
alors qu’une telle opinion ne soit une impiété à l’égard des dieux, dont les véritables images sont, à mon
avis, impossibles à imiter pour les mortels.
24.– Mais si je t’ai comparée, et même le plus souvent, à ces déesses elles-mêmes, c’est un fait qui ne
m’est point particulier et je ne suis pas le premier qui ait frayé cette route. Beaucoup de grands poètes
l’avaient ouverte avant moi, principalement ton concitoyen Homère, que je vais même citer à cette barre
pour me défendre. Il n’est pas possible qu’on me condamne sans le condamner aussi. Je lui demanderai
donc ou plutôt je te demanderai pour lui, car tu sais par cœur, et cela est à ton honneur, les plus beaux
morceaux de ses poèmes, ce que tu penses, lorsqu’il dit de Briséis pleurant Patrocle, qu’elle est
semblable à Aphrodite d’or38, et, comme si ce n’était pas assez, il ajoute un peu plus loin :

Alors cette femme semblable aux déesses répondit en pleurant39.


Quand il dit des choses comme celle-là, le hais-tu, lui aussi, jettes-tu le livre, ou lui accordes-tu le
droit de traiter l’éloge comme il l’entend ? Mais si tu le lui refuses, une longue suite de siècles le lui a
donné, et personne ne l’a jamais critiqué sur ce point, non pas même celui qui osa fouetter sa statue40, ni
celui qui signala les vers apocryphes de ses poèmes en inscrivant des obèles à la marge41. Et alors il lui
sera permis à lui de comparer une femme barbare et même pleurante à Aphrodite d’or, et moi, pour ne
pas parler de ta beauté, puisque tu ne souffres pas qu’on t’en parle, je ne pourrai pas comparer aux
images des dieux une femme radieuse et presque toujours souriante, privilège que les hommes partagent
avec les dieux.
25.– Veut-il peindre Agamemnon42 : vois s’il épargne les dieux et comme il en distribue les traits d’une
manière appropriée. Pour les yeux et la tête, dit-il, il est semblable à Zeus, pour la ceinture à Arès, pour
la poitrine à Poséidon. Il divise son héros en ses divers membres pour les comparer à tous ces dieux. Tel
autre est, dit-il, pareil à Arès43, fléau des mortels, et tel autre à un autre dieu. Ainsi le Phrygien44 fils de
Priam est semblable aux dieux et le fils de Pélée45 est dit aussi pareil à une divinité. Mais je reviens aux
exemples féminins. Tu sais qu’Homère dit en un passage :

Semblable à Artémis ou à Aphrodite d’or46

et dans un autre :

C’est ainsi qu’Artémis va par la montagne47.

26.– Non content d’assimiler les hommes aux dieux, il compare aux Charites la chevelure d’Euphorbe48,
toute souillée de sang pourtant. Enfin ces sortes de libertés sont si nombreuses dans Homère qu’il n’est
aucun endroit de ses poèmes qui ne soit embelli d’images divines. En conséquence, ou qu’on les efface,
ou qu’on nous accorde à nous aussi la même licence. L’usage des images et des similitudes tire si peu à
conséquence qu’Homère n’hésite pas à louer les déesses en les comparant à des réalités inférieures.
C’est ainsi qu’il assimile les yeux d’Héra aux yeux des vaches ; un autre49 a dit qu’Aphrodite avait des
yeux de violette. Qui ne connaît l’Aurore aux doigts de rose pour peu qu’il soit familiarisé avec la
poésie d’Homère ?
27.– Cependant c’est relativement peu de chose de comparer la beauté d’un homme à celle d’un dieu,
mais on va jusqu’à usurper leurs noms mêmes. Combien de gens se font appeler Dionysios, Héphestion,
Zénon, Poséidonios, Hermès ? La femme d’Évagoras, roi de Chypre, se nommait Léto, et pourtant la
déesse ne s’en offusqua pas, elle qui pouvait la changer en pierre comme Niobé. Je ne parle pas des
Égyptiens qui sont les plus superstitieux de tous les hommes et qui abusent à satiété des noms des dieux,
tant y a que presque tout chez eux porte un nom tiré du ciel.
28.– Par conséquent tu n’as pas à être si scrupuleuse en matière d’éloge ; car si j’ai commis dans mon
ouvrage quelque faute envers la divinité, tu n’en es pas responsable, à moins que tu ne croies avoir à te
justifier de l’avoir lu. C’est moi que les dieux puniront après avoir puni d’abord Homère et les autres
poètes. En tout cas, ils n’ont pas encore puni le prince des philosophes50, qui a dit que l’homme était une
image de la divinité. J’aurais encore beaucoup à te dire ; mais je m’arrête à cause de Polystratos, pour
qu’il puisse retenir ce que j’ai dit.
29.– POLYSTRATOS. — Je ne sais pas si je le pourrai encore, Lykinos ; car ton discours, malgré tout, est
long et dépasse la mesure d’eau qu’on t’a versée. J’essaierai pourtant de m’en souvenir. Je cours de ce
pas chez elle, après m’être bouché les oreilles, de peur que quelque autre chose n’y tombe et ne brouille
l’ordre de tes pensées, et que je ne me fasse siffler par les spectateurs.
LYKINOS. — C’est ton affaire, Polystratos, de bien jouer ton rôle. Pour moi qui t’ai confié ma
pièce, je me retire à l’écart à présent. Mais quand on proclamera les votes des juges, je serai là, moi
aussi, pour voir quelle sera l’issue du débat.
1. Combattant grec de la guerre de Troie doté d’une beauté extraordinaire ; voir Homère, Iliade, II, 180-182.

2. Vieux batelier qui transporta un jour Aphrodite, déguisée en vieille femme, sans la reconnaître. Pour le récompenser, elle lui donna un
onguent qui le transforma en un beau jeune homme de qui, selon la légende, Sappho tomba amoureuse. Voir Ovide, Héroïdes, XV ; Lucien, Dialogues
des morts, IX ; Élien, Histoire variée, XII, 18.

3. Ayant évincé Aeson à qui le trône revenait, Pélias devint roi d’Iolcos, en Thessalie. Lorsque Jason, fils d’Aeson, après avoir conquis la
toison d’or, y revint avec Médée, celle-ci fit croire aux filles de Pélias que ce dernier, devenu vieux, redeviendrait jeune si on le faisait bouillir après
l’avoir coupé en morceaux. Pélias périt ainsi, et Médée fut exilée à Corinthe avec Jason.

4. En signe d’admiration. Voir Lucien, La Salle, 2 ; La Double Accusation, 28.

5. Fondateur de la dynastie des Séleucides à Antioche. Sur Stratonice, voir Lucien, La Déesse syrienne, 17 sq.

6. Panthéia se réfère à la phase finale des Portraits, 19-22.

7. Épouse d’Alkinoos, le roi des Phéaciens dans l’Odyssée d’Homère (VII, 53 sqq.).

8. Prêtresse troyenne d’Athéna, femme d’Anténor dans l’Iliade d’Homère (V, 70-71, VI, 296-312).

9. Pour avoir prétendu que sa fille Andromède était plus belle que les Néréides, elle dut la livrer à un monstre marin. Mais Persée sauva
Andromède.

10. Voir Lucien, Les Portraits, 6.

11. Voir Lucien, Comment il faut écrire l’Histoire, 12 et Plutarque, Vie d’Alexandre, 72.

12. Les femmes n’assistaient pas aux Jeux olympiques.

13. Les juges aux Jeux olympiques.

14. La célèbre statue en or et en ivoire de Zeus dans son temple d’Olympie.

15. Lucien est le seul à raconter cette histoire.

16. L’eau de la clepsydre qui mesurait le temps de parole des plaideurs pendant un procès.

17. Stésichore d’Himère (VIe s. av. J.-C.) avait composé un poème où il rendait Hélène responsable de la guerre de Troie. Il perdit la vue.
Mais il la recouvra après avoir composé une palinodie où il innocentait Hélène. Voir Platon, Phèdre, 243a-b.

18. Horace (Art poétique, 9-10) soutient que les peintres et les poètes peuvent se permettre toutes les audaces, ce qui n’est pas tout à fait la
même idée.

19. C’est-à-dire qui écrivent en prose.

20. Pindare, frag. 239 Bowra.

21. Athlète du VIe siècle av. J.-C. célèbre pour sa force.

22. Célèbre champion de pugilat, il vécut à la fin du VIe siècle av. J.-C. et dans la première moitié du Ve.

23. Champion de pancrace aux Jeux olympiques, en 408 av. J.-C., il avait une force prodigieuse.

24. Simonide, frag. 8 Bergk.

25. C’est-à-dire Héraclès.

26. Le plus laid et le plus lâche des Grecs ; voir Homère, Iliade, II, 212-277.

27. Vieux roi de Pylos.

28. Il était sourd-muet ; voir Hérodote I, 34 et 85.

29. Légendaire devin grec qui était doué d’une ouïe extraordinairement fine ; voir Apollodore, Bibliothèque, I, 9, 12.

30. Roi de Salmydessos, il était aveugle ; voir Apollonios de Rhodes, Argonautiques, II, 178 sq.

31. Pilote du navire Argo, il avait une acuité visuelle hors du commun ; voir Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 153-155.

32. Citation d’Homère, Iliade, XX, 227.

33. Citation d’origine inconnue.

34. Citation d’Homère, Odyssée, IV, 74.

35. Célèbre général macédonien (vers 336-283 av. J.-C).

36. On connaît Kynaithos de Chios, poète du VIe siècle av. J.-C., membre de la confrérie des Homérides. Est-ce à lui que Lucien fait
allusion ?
37. Elle date pourtant du milieu du IVe siècle av. J.-C.

38. Voir Homère, Iliade, XIX, 282.

39. Ibid., XIX, 286.

40. Zoïlos Homéromastix (« le fouet d’Homère »), grammairien du IVe siècle av. J.-C.

41. Aristarque de Samothrace, grammairien pionnier de l’édition critique des poèmes homériques (vers 220-vers 143 av. J.-C). Les obèles
sont des signes dont la forme (une ligne avec un point au-dessus et un autre au-dessous) rappelait vaguement celle d’une broche à rôtir (obélos en grec)
et qui servaient à marquer les fautes dans les manuscrits.

42. Voir Homère, Iliade, II, 478-479.

43. Hector. Voir ibid., XI, 295 et XIII, 802.

44. Pâris. Voir ibid., III, 16.

45. Achille. Voir ibid., I, 131.

46. Citation de l’Odyssée XVII, 37. Homère parle de Pénélope.

47. Ibid., VI, 102. Homère parle de Nausicaa.

48. Voir Iliade, XVII, 51-52.

49. Pindare, dans un poème perdu. Voir Lucien, Les Portraits, 8.

50. Peut-être Diogène de Sinope. Voir Diogène Laërce, VI, 51.


51
LE PSEUDOLOGISTE
OU SUR LE MOT APOPHRAS
Le Pseudologiste, littéralement « le faux expert en langue », est une diatribe au sens antique et au
sens moderne du terme. Il s’agit à la fois d’une « sortie » d’ordre moral et d’une attaque ad hominem
contre un personnage que Lucien ne nomme pas, mais qu’il entreprend de démolir à force de
dénonciations, d’injures, voire de calomnies. D’emblée, il avertit son adversaire : celui-ci a eu tort de
railler l’emploi du mot apophras (« néfaste », « maudit ») par Lucien à son sujet. Il a pris le même
risque que l’homme qui avait critiqué Archiloque. Mais Archiloque et d’autres poètes ne suffiraient pas
pour faire la satire de sa vie, que Lucien va révéler. Inutile, en effet, d’être discret puisque son adversaire
ne saurait s’amender (1-3). Lucien appelle un prologue de Ménandre, Élenchos (voir ici, note 8), la
Preuve, pour dire la vérité à son sujet (4). Dans sa tirade (5-9), Élenchos raconte comment ce
personnage s’est couvert de ridicule, à Olympie, en essayant de déguiser en improvisation un discours
préparé et mal composé de morceaux empruntés à d’autres orateurs. Il évoque ensuite l’incident
d’apophras. Lucien reprend alors la parole (10). Il affirme l’authenticité attique du mot apophras et
justifie son emploi sur le plan linguistique (11-16). Ce qui lui donne également raison, c’est la vie de son
adversaire dont Lucien fait un récit à charge (17-22). Il insiste sur son comportement abject (23). Il cite
les mots incorrects qu’il a employés et imagine ce que sa langue dirait si elle l’interpellait (24-26). Il
énumère les surnoms qu’il a reçus, en divers lieux, à cause de sa vie de débauche et s’étonne de le voir,
dans sa situation, s’indigner qu’on emploie à son sujet le mot apophras (27-28). Il revient ensuite sur
d’autres fautes de langue qu’il a commises (29) et conclut par un portrait en forme de synthèse : cet
homme, qui fait profession d’enseigner la rhétorique, mendie pour financer ses perversions, c’est un
escroc aux mœurs infâmes et qui aurait mieux fait de se taire (30-32).
Nous pouvons, quant à nous, regretter qu’il ne parle pas, ce qui nous aurait peut-être permis de
l’identifier. On n’a formulé sur ce point aucune hypothèse convaincante. Lucien ne donne jamais la
parole à cet homme, il la monopolise, même lorsqu’il feint de faire comparaître Élenchos dans le procès
qu’il met en scène. Ce déséquilibre indique, s’il en était besoin, que l’équité n’a aucune part dans ce
réquisitoire à sens unique. Lucien y déploie son talent de polémiste, sans se montrer regardant sur le
choix des arguments, avec la même ardeur que dans La Mort de Pérégrinos, Alexandre ou le Faux
Prophète et Contre un bibliomane ignorant. Comme dans ces opuscules, il réécrit la vie d’un homme en
recourant au répertoire traditionnel de l’invective. La dénonciation d’une vie de débauche supposée en
fait partie. Elle sert à détruire celui dont on veut réfuter le point de vue. Lucien y consacre une large part
de son propos et multiplie les allusions obscènes contre son adversaire. Il le dépeint aussi, dans une
veine qui rappelle Le Maître de rhétorique, comme un faux orateur dont l’imposture a éclaté à Olympie,
lors d’un épisode qui ressemble beaucoup à la mésaventure de Philagros à Athènes, telle que Philostrate
la rapporte dans les Vies des sophistes (579-580). Et il mène contre lui une controverse linguistique pour
démontrer qu’il ignore la langue grecque.
Cette controverse est-elle convaincante ? Lucien a-t-il eu raison d’employer le mot apophras ?
C’était un mot de la langue classique, mais on ne l’employait plus guère, surtout au masculin, comme
adjectif à l’époque impériale. Lucien n’a donc pas commis un barbarisme, mais un archaïsme, qui a fait
ricaner son adversaire. Cet incident et ses conséquences en disent long sur les deux hommes.
L’adversaire de Lucien, ancien acteur devenu orateur, est un de ces intellectuels itinérants qui
parcouraient l’empire en quête de perspectives professionnelles et se piquaient souvent de pureté attique
dans leur langage. Lucien appartient aussi à cette catégorie, mais refuse qu’un de ses semblables lui
fasse la leçon en matière de langue grecque. La maîtrise de cette langue est pour lui, syrien de naissance,
le fondement de son identité culturelle. Il le montre dans Sur un lapsus commis en saluant où il présente
des excuses pour une erreur en prenant les devants avec bonne humeur. Mais, cette fois, c’est un autre
qui a parlé le premier, et Lucien donne libre cours à sa colère. Sa réaction a des précédents littéraires.
Elle l’inscrit dans le sillage des poètes satiriques, comme Archiloque, des auteurs de l’Ancienne
Comédie comme Aristophane et des philosophes cyniques qui ont inauguré le genre de la diatribe. Mais
elle révèle aussi chez lui, outre sa susceptibilité exacerbée et sa nature violente, la vigilance inquiète
d’un Grec de fraîche date.
A. B.

1.– Oui, il est clair pour tout le monde que tu ignores le mot apophras. Autrement, comment pourrais-tu
m’accuser à propos de ce mot d’être un barbare de langue, pour avoir dit de toi que tu ressemblais à un
apophras – je me souviens en effet d’avoir assimilé ton caractère à un jour néfaste – si tu n’étais pas
complètement ignorant de ce mot ? Je t’apprendrai tout à l’heure1 ce que veut dire apophras. Pour le
moment, je te répéterai le mot d’Archiloque2 : « Tu as pris la cigale par les ailes3. » Je suppose en effet
que tu as entendu parler d’un certain poète iambique4 de Paros, qui s’appelait Archiloque. C’était un
homme parfaitement libre, habitué à la franchise, qui n’hésitait jamais à insulter les gens qui soulevaient
la bile dont il formait ses iambes, dût-il leur causer les chagrins les plus violents. Or un de ces gens-là
ayant dit du mal de lui, Archiloque lui répliqua : « Tu as pris la cigale par les ailes. » Il se comparait à
cet insecte naturellement criard et qui, bruissant sans nécessité, crie d’une manière plus stridente encore,
quand on le saisit par les ailes. « Malheureux, lui dit-il, que prétends-tu en excitant contre toi un poète
bavard en quête de motifs et de sujets pour ses iambes5 ? »
2.– Voilà de quoi je te menace, moi aussi, non point, par Zeus, que je me compare à Archiloque –
comment le pourrais-je ? j’en suis fort éloigné –, mais parce que je connais mille traits de ta vie qui
seraient bien à leur place dans des vers iambiques. Archiloque lui-même ne pourrait suffire à les
peindre. C’est en vain même qu’il appellerait Simonide6 et Hipponax7 pour l’aider à satiriser ne fût-ce
qu’un seul des vices dont tu es infecté. Tu as porté si loin l’ignominie qu’Orondoikidès, Lycambès et
Boupalos8, les objets de la satire de ces poètes, ne sont que des enfants auprès de toi. Il semble qu’un
dieu ait amené le rire sur tes lèvres, quand j’ai prononcé le mot apophras, pour mieux faire voir que tu
surpasses les Scythes par ta crasseuse ignorance et que tu ne connais pas les choses les plus communes
et les plus usuelles. Il a voulu que tu fournisses un prétexte plausible d’écrire contre toi à un homme
libre, qui te connaît exactement et à fond, qui n’hésitera pas à tout révéler, qui criera même sur les toits
toutes les turpitudes que tu commets encore à présent soit de nuit, soit de jour, après tant d’autres que tu
as commises avant.
3.– Au reste, il serait sans doute vain et superflu de garder dans ma franchise envers toi la discrétion
dont les gens instruits se font une loi. Jamais la censure ne te rendra plus vertueux, pas plus qu’on ne
persuadera à un escarbot9 de ne plus rouler ses boules de fiente, une fois qu’il en a pris l’habitude, et je
ne pense pas qu’il y ait quelqu’un qui ignore encore ta conduite cynique et les outrages que malgré tes
cheveux blancs tu te fais à toi-même ; car tu risques toujours d’être découvert et tu ne peux cacher tes
débauches. On n’a pas besoin de te dépouiller de ta peau de lion10 pour s’apercevoir que tu es un âne
bâté. Il faudrait être arrivé d’hier des régions hyperborées11 dans notre pays ou être sot comme un
habitant de Cumes12 pour ne pas savoir à première vue que tu es le plus impudent des ânes qui soit au
monde. On n’a pas besoin pour cela d’attendre tes braiments ; car ta honte a été proclamée il y a
longtemps, et avant moi, et devant tout le monde, et à maintes reprises, et la renommée que ta conduite
t’a value n’est pas petite : elle dépasse celle d’Ariphradès13, du Sybarite Hémithéon14, de Bastas de
Chios15, ce savant maître dans l’art dont tu fais profession. Malgré cela, au risque de paraître répéter des
choses rabâchées, je parlerai, afin qu’on ne m’accuse pas d’être le seul à les ignorer.
4.– Mais appelons plutôt à notre aide un des prologues de Ménandre, l’Élenchos16, cet ami de la Vérité
et de la Franchise, ce dieu qui n’est pas le moins illustre de ceux qui montent sur la scène. Il n’a
d’ennemis que vous autres qui redoutez sa langue, parce qu’il sait tout et expose nettement ce qu’il
connaît de vous. Il serait plaisant que ce dieu voulût bien paraître sur le théâtre et vous expliquer tout le
sujet de la pièce. De grâce, Élenchos, le plus honnête des prologues et des démons, essaye un peu de
donner à mes auditeurs quelques éclaircissements préliminaires. Dis-leur que ce n’est pas sans raison, ni
par malveillance, ni sans m’être lavé les pieds17 comme on dit communément, que j’entreprends ce
discours, mais pour venger une injure personnelle, et parce que je partage l’horreur publique que cet
homme a soulevée par son ignominie. N’en dis pas davantage, et, quand tu auras exposé nettement le
sujet, retire-toi et sois-nous propice. Le reste me regarde. Je saurai t’imiter et je dévoilerai la plupart de
ses actes, de manière que, pour la franchise et la vérité, tu n’aies aucun reproche à me faire. Mais ne me
loue pas devant eux, cher Élenchos, et ne dévoile pas les turpitudes de cet homme à la légère ; car il ne
convient pas que toi, qui es un dieu, tu parles de ta propre bouche de pratiques aussi dégoûtantes.
5.– « Cet homme qui se donne pour un sophiste – c’est à présent le Prologue qui parle – vint un jour à
Olympie pour y prononcer devant les Grecs assemblés un discours composé longtemps à l’avance. Le
sujet de sa composition était Pythagore, à qui un Athénien, je crois, voulait interdire l’initiation aux
mystères d’Éleusis, sous prétexte qu’il était un barbare, puisque Pythagore lui-même prétendait avoir été
Euphorbe avant d’être Pythagore18. Or son discours était, comme le choucas d’Ésope, formé de plumes
variées empruntées à autrui. Mais comme il voulait avoir l’air, non pas de réciter des vieilleries, mais
d’improviser ce qui était dans son cahier19, il pria un de ses amis, un habitant de Patras qui s’occupait
surtout de procès, au moment où il demanderait qu’on lui proposât des sujets de discours, de lui choisir
celui de Pythagore. Cet ami y consentit et il engagea l’assemblée à écouter cette fameuse harangue sur
Pythagore.
6.– « Mais sa feinte ne trompa personne. Comme il fallait s’y attendre, il enfilait une série de pensées
méditées et travaillées longtemps à l’avance. C’est en vain qu’il eut recours à l’impudence de son allié
qui lui tendait la main et combattait avec lui. Le rire éclatait partout dans l’assemblée. Pendant que
l’orateur parlait, les uns, tournant les yeux vers l’avocat de Patras, faisaient voir qu’ils n’étaient pas
dupes de sa complicité dans cette supercherie ; les autres, reconnaissant les phrases qu’ils entendaient,
ne furent pendant toute l’audience, occupés que d’une chose, c’est de faire assaut de mémoire pour
déterminer à qui, parmi les sophistes qui naguère se sont illustrés dans le genre déclamatoire, chaque
phrase devait être rapportée.
7.– « Parmi tous ces gens, se trouvait aussi l’auteur du présent discours. Il était du nombre des rieurs.
Pourquoi n’aurait-il pas ri d’une audace si manifeste, si incroyable, si impudente ? Comment s’en
empêcher ? Impossible de commander au rire. L’orateur, donnant à sa voix des inflexions musicales, se
figurait qu’il chantait sur Pythagore une sorte de thrène20 ; l’autre, mon auteur21, voyant, comme on dit,
un âne essayer de jouer de la cithare, éclata de rire et donna libre cours à sa gaieté. L’orateur se retourna
et le vit. Ce fait, qui n’est pas vieux, alluma la guerre entre eux.
8.– « C’était le début de l’année, ou plutôt au troisième jour de la grande Néoménie22, où les Romains,
suivant un ancien usage, font des vœux pour toute l’année et offrent des sacrifices, dont leur roi Numa23
a institué les cérémonies. Ils croient que ce jour-là les dieux sont plus disposés à répondre à leurs
prières. C’est pendant cette fête et en ce jour sacré que celui qui naguère avait ri à Olympie de ce
prétendu Pythagore vit venir vers lui ce personnage méprisable et menteur qui récite les discours
d’autrui. Comme d’ailleurs il connaissait fort bien son caractère, ses débauches, les souillures de sa vie,
les actions qu’on lui attribuait et les postures où on l’avait surpris, il dit à un de ses amis : “Évitons la
vue de cet homme ; elle est d’un sinistre présage, et sa présence pourrait changer cet heureux jour en
apophras [‘jour néfaste’].” En entendant ce mot apophras, notre sophiste se mit à rire, comme si c’était
un terme barbare, étranger à la langue grecque, et, croyant se venger par là de celui qui avait ri de lui
précédemment, il dit devant tout le monde : “Apophras, qu’est-ce que ça ? Est-ce un fruit, une plante, un
vase ? Est-ce quelque chose qui se mange ou se boit, cet apophras ? Moi, je n’ai jamais entendu ce mot,
et je ne puis comprendre ce qu’il veut dire.”
9.– « Il croyait par ce verbiage accabler notre auteur, et il rit beaucoup du mot apophras, sans
s’apercevoir qu’il fournissait contre lui-même la preuve la plus convaincante de son ignorance. C’est à
ce sujet que celui qui m’a envoyé vers vous a composé le discours que vous allez entendre. Il veut vous
montrer que cet illustre sophiste ignore les termes les plus usités chez les Grecs, ceux qui sont connus
jusque dans les ateliers et les boutiques. » Voilà ce que dit Élenchos.
10.– Quant à moi, car dès à présent c’est moi qui me charge du reste de la pièce, j’ai bien le droit de
publier du haut du trépied de Delphes24 ce que tu as fait dans ta patrie, en Palestine, en Égypte, en
Phénicie et en Syrie, ensuite en Grèce et en Italie et par-dessus le marché ce que tu fais actuellement à
Éphèse, où tu pousses ta folie à son dernier terme et mets le couronnement et le comble à ta conduite ;
car tu as fait comme les habitants d’Ilion dont parle le proverbe25, tu as loué des tragédiens. C’est le
moment pour toi d’entendre le récit de tes propres maux.
11.– Mais non, pas encore. Parlons auparavant du mot apophras. Au nom de l’Aphrodite des carrefours,
des Génétyllides26 et de Cybèle, dis-moi, en quoi ce mot apophras t’a-t-il paru blâmable et ridicule ?
C’est que, par Zeus, ce n’est pas un mot propre à la langue des Hellènes, mais un intrus venu de leurs
rapports avec les Gaulois, les Thraces ou les Scythes. Et alors toi qui connais tout ce qui concerne
Athènes, tu l’as exclu immédiatement et l’as mis au ban du territoire hellénique. Et si tu ris de ce mot,
c’est que je parle comme un barbare et un étranger et que je franchis les limites de l’Attique. Mais en
réalité est-il un terme aussi attique que celui-là ? te demanderont ceux qui en savent plus long que toi en
ces matières. Tu parviendrais plutôt à prouver qu’Érechthée et Cécrops27 sont des étrangers et des intrus
dans Athènes qu’à démontrer qu’apophras n’appartient pas à l’Attique et n’est pas autochtone.
12.– Il y a beaucoup de choses que les Athéniens désignent du même nom que tout le monde ; mais ils
sont les seuls qui appellent apophras un jour néfaste, détesté, sinistre, funeste et pareil à toi. Tiens, tu
viens d’apprendre en passant ce qu’ils entendent par un jour apophras. Lorsque les magistrats
interrompent leurs fonctions, que les tribunaux sont fermés, que l’on n’offre point de sacrifices et en
général quand on ne peut rien faire qui soit de bon augure, c’est un jour apophras.
13.– Les raisons de cet usage sont différentes suivant les peuples. Les uns, à la suite de grandes défaites,
ont décidé que, pendant les jours où ils avaient éprouvé ces malheurs, aucune action légale ne pourrait
se faire ni être valable, ou bien, par Zeus… Mais il est sans doute mal à propos et hors de saison de
refaire l’éducation d’un vieillard et de lui apprendre de telles choses, quand il n’a pas reçu les bases de
l’instruction. Tu diras peut-être que tu n’as plus que cela à apprendre, et que, quand tu le sauras, tu
sauras tout. Comment veux-tu qu’on te croie, mon gaillard ? On pourrait te pardonner d’ignorer tout ce
qui est en dehors de la grande route battue et inconnu au vulgaire ; mais pour l’idée d’apophras, tu ne
saurais, même si tu le voulais, l’exprimer par un autre mot ; c’est le seul et unique dont nous disposons.
14.– Soit, dira-t-on ; mais, même parmi les mots anciens, il y en a qu’il faut employer et il y en a qu’il
ne faut pas dire. Ce sont tous ceux qui ne sont pas familiers à la foule ; ils embarrasseraient les auditeurs
et blesseraient les oreilles de nos interlocuteurs. Ainsi moi-même, en parlant à un homme tel que toi,
mon brave ami, j’ai peut-être eu tort de t’appliquer ce mot apophras. J’aurais dû, oui, j’aurais dû
recourir au langage des Paphlagoniens, des Cappadociens ou des Bactriens28 pour m’entretenir avec toi :
tu aurais parfaitement compris ce que j’avais à te dire et tu aurais eu du plaisir à l’entendre ; mais avec
les autres Grecs, c’est du grec qu’il faut se servir pour leur parler. Et puis, quoique les Grecs à certains
moments aient fait de nombreux changements à leur langue, ce mot-là spécialement a toujours gardé la
même forme et il est employé par tout le monde.
15.– Je te nommerais bien ceux qui avant nous en ont fait usage, si je ne devais point par là te jeter dans
la confusion en citant des noms de poètes, d’orateurs et d’historiens qui sont étrangers pour toi et
inconnus. Je ferai mieux de ne pas te citer ces autorités, car tout le monde les connaît. Toi, de ton côté, si
tu peux m’indiquer, parmi les anciens écrivains, un seul qui n’ait pas fait usage de ce mot, je te fais
dresser, comme on dit, une statue d’or à Olympie29. Mais quand un vieillard de ton âge ignore de
pareilles choses, il me paraît homme à ignorer qu’Athènes est une ville de l’Attique, que Corinthe est
sur l’Isthme et Sparte dans le Péloponnèse.
16.– Peut-être te reste-t-il encore une chose à dire, c’est que tu connaissais ce mot, mais que tu en as
blâmé l’emploi déplacé. Eh bien, je vais me justifier comme il convient sur ce point comme sur les
autres. Toi, prête-moi ton attention, à moins qu’il ne te soit égal de garder ton ignorance. Les anciens
avant nous ont souvent lancé de pareils sarcasmes aux gens de ton espèce qui existaient de leur temps ;
car, de leur temps aussi, il y avait, comme on peut croire, des gens dont les mœurs impures et le
caractère vicieux inspiraient le dégoût. Tel d’entre eux a été qualifié de cothurne, parce que sa conduite
ambiguë faisait songer à cette sorte de chaussure30 ; tel autre appelé la Rage, parce que c’était un orateur
brouillon qui jetait le trouble dans les assemblées du peuple, et tel autre encore l’Hebdomadaire, parce
que, comme les enfants qui ont congé le septième jour, il s’amusait et riait dans les assemblées et se
faisait un jeu des affaires sérieuses de l’État. Et moi, je te le demande au nom d’Adonis31, je n’aurais pas
le droit de comparer un homme foncièrement pervers et nourri dans toute espèce de vices à un jour
sinistre et de mauvais augure ?
17.– Nous évitons les gens qui boitent du pied droit, surtout si nous les voyons le matin, et, si l’on
aperçoit un castrat de Cybèle, ou un eunuque ou un singe au moment où l’on sort de chez soi, on revient
sur ses pas et on rentre, parce qu’on suppose que tout ce qu’on fera ce jour-là tournera mal si le premier
présage est mauvais et fâcheux. Et si l’on voit au début, à l’entrée, au matin de toute l’année, la première
fois qu’on sort de chez soi, un débauché qui commet et subit des obscénités indicibles, qui est connu
pour cela, et que, d’après ses actes, on peut appeler trompeur, charlatan, parjure, misérable, carcan32,
barathre33, on ne le fuira pas, on ne pourra pas le comparer à un jour néfaste ?
18.– Eh bien, n’est-ce pas là ton portrait ? Tu ne saurais le nier, si je connais bien ton courage. Tu le
pousses, ce me semble, jusqu’à t’enorgueillir de ce que la renommée de tes actions ne perd rien de son
éclat et que tu es partout connu et fameux. Si tu contestes et nies la ressemblance de ce portrait, de qui te
feras-tu croire ? De tes concitoyens ? Car c’est par eux qu’il est juste de commencer. Mais ils savent
quelle a été ta première éducation, comment tu t’es livré à un soudard éhonté et comment tu t’es
corrompu avec lui en le servant de toutes les manières, jusqu’au jour où, ayant fait de toi, comme on dit,
une loque, il t’a jeté dehors.
19.– Ils se souviennent aussi des prouesses de jeunesse que tu fis sur le théâtre, quand tu te mis au
service des danseurs et prétendis être chef de troupe. Personne ne paraissait avant toi sur la scène pour
faire connaître le titre de la pièce. C’est toi qui, bien paré, chaussé de souliers dorés et vêtu d’un habit
royal, te présentais avant le baisser du rideau pour solliciter la bienveillance des spectateurs, et tu te
retirais, chargé de couronnes, parmi les applaudissements dont on t’honorait déjà. Aujourd’hui te voilà
devenu orateur et sophiste. Aussi, quand tes concitoyens apprendront ta métamorphose, ils croiront,
selon le mot de la tragédie, « voir deux soleils et deux Thèbes34 », et tout de suite ils se demanderont
tous : « L’homme d’aujourd’hui est-il celui d’hier ? » Voilà pourquoi tu fais bien de ne pas remettre le
pied chez eux, de ne pas séjourner en ton pays et de t’en exiler volontairement, bien que l’hiver n’y soit
pas rude ni l’été pénible et que ce soit la plus belle et la plus grande ville de Phénicie35. Car d’être
démasqué et de vivre avec des gens qui te connaissent et se souviennent de tes prouesses passées, c’est
vraiment se mettre la corde au cou. Mais que je suis simple ! Devant qui pourrais-tu rougir ? Quelle
turpitude si extrême pourrait te paraître honteuse ? On me dit que tu possèdes chez eux de grands biens,
une misérable petite tour, auprès de laquelle le tonneau du philosophe de Sinope36 serait le palais de
Zeus. Jamais, quoi que tu fasses, tu ne changeras l’opinion de tes concitoyens : ils te prendront toujours
pour le plus abject des hommes et pour l’opprobre de leur ville.
20.– Mais peut-être emporteras-tu les suffrages des autres habitants de la Syrie, si tu leur dis que tu n’as
rien fait de mal ni de blâmable dans ta vie. Ô Héraclès, Antioche ne t’a-t-elle pas vu à l’œuvre, lorsque
tu dévoyas ce jeune homme qui arrivait de Tarse ? Mais j’aurais trop de honte à dévoiler ces faits. Au
reste ils sont connus et des témoins oculaires se souviennent de t’avoir vu à genoux devant lui, tandis
qu’il faisait dans ta bouche ce que tu sais bien, si tu n’as pas entièrement perdu la mémoire.
21.– Mais peut-être les Égyptiens ne te connaîtront pas. C’est eux qui, après ces spectacles admirables
que tu avais donnés en Syrie, te reçurent, quand tu t’exilas pour les motifs que j’ai dits, poursuivi par les
marchands d’habits auxquels tu avais acheté des étoffes précieuses pour subvenir aux frais de ton
voyage37. Mais Alexandrie te vit toujours aussi débauché. Il ne fallait point, par Zeus, que cette ville fût
jugée inférieure à Antioche. Ton libertinage y parut même plus à découvert, tes passions honteuses s’y
rallumèrent avec plus de fureur, ta renommée s’en accrut et tu marchais la tête découverte38. Il n’y eut
qu’un seul homme pour te croire, quand tu soutenais que tu n’avais rien fait de ce qu’on te reprochait.
Ce fut aussi le dernier qui vint à ton secours et qui paya tes services. C’était un des premiers citoyens de
Rome. Tu me permettras de ne pas le nommer. D’ailleurs tout le monde sait qui je veux dire. Je n’ai pas
besoin d’énumérer tout ce qu’il eut à supporter de ton impudence durant ton commerce avec lui. Mais
quand il te surprit aux genoux du jeune Oïnopion, son échanson, penses-tu qu’il pût douter que tu ne
fusses bien l’homme que tu es, en te voyant à l’œuvre ? Non certes, à moins qu’il ne fût tout à fait
aveugle. Il fit voir aussitôt ce qu’il pensait de toi, en te chassant de sa maison, où il fit, comme on dit,
des lustrations dans toute la demeure, après ta sortie.
22.– Quant à l’Achaïe39 et à l’Italie, elles sont toutes pleines de tes hauts faits et de la gloire qu’ils t’ont
procurée. Jouis donc de ta belle renommée. Aussi je puis dire en toute vérité à ceux qui s’étonnent de ta
conduite actuelle à Éphèse, qu’ils ne s’étonneraient pas, s’ils connaissaient tes débuts. Cependant ici tu
as encore appris quelque chose de nouveau dans le commerce des femmes40.
23.– Maintenant dis-moi, le nom apophras n’est-il pas fait à la mesure d’un homme tel que toi ? Mais
pourquoi, au nom de Zeus, veux-tu encore nous baiser de ta bouche, après l’usage que tu en as fait ?
C’est le plus grand outrage que tu puisses faire, surtout aux gens qui le méritent le moins, à tes disciples.
C’était bien assez pour eux de subir seulement les maux que leur causent ta bouche, la barbarie de tes
expressions, la rudesse de ta voix, la confusion, le désordre, la grossièreté constante de ton langage et tes
autres défauts. Mais supporter encore par là-dessus tes baisers, que le dieu qui détourne les maux41 nous
en préserve ! Il vaudrait mieux baiser un aspic ou une vipère. On risquerait sans doute d’être mordu et
de souffrir ; toutefois on appellerait le médecin pour y porter remède. Mais, après avoir reçu ton baiser
venimeux, qui pourrait s’approcher des sanctuaires et des autels ? Quel dieu écouterait nos prières ?
Combien d’eaux lustrales, combien de fleuves faudrait-il ?
24.– Et c’est un homme comme toi qui a osé rire des autres et des mots et des expressions qu’ils
emploient, quand tu commets des actes pareils et si énormes ! En vérité, si le mot apophras m’était
inconnu, j’en serais confus, loin de nier de l’avoir dit. Mais toi, aucun de nous ne t’a critiqué, parce que
tu dis bromologous [« qui parlent de choses infectes »], tropomastlètes [« hommes sans consistance »],
rhésimétrer [« mesurer ses paroles42 »], athéniô [« j’ai envie d’aller à Athènes »], anthocrater [« régner
sur les fleurs »], sphendikizer [« jeter avec une fronde »] et chiroblimer [« frictionner avec la main »].
Qu’Hermès, dieu de l’éloquence, t’écrase misérablement, misérable, avec tes discours ! Dans quels
écrits trouves-tu ces expressions ? Peut-être les as-tu déterrées dans quelque coin des chants funèbres de
je ne sais quel poète, au milieu de la moisissure et des toiles d’araignée qui les couvrent. Peut-être aussi
les as-tu puisées dans les tablettes de Philainis43, que tu as toujours à la main. Elles sont à coup sûr
dignes de toi et de ta bouche.
25.– Mais, puisque j’ai parlé de la bouche, que dirais-tu si ta langue (faisons cette supposition) te citait
au tribunal et te poursuivait pour injustice ou tout au moins pour outrages et qu’elle te tînt ce discours ?
« C’est moi, ingrat, qui, t’ayant reçu pauvre, indigent et sans ressources pour vivre, t’ai d’abord fait
réussir au théâtre, en te faisant jouer44 tantôt les Ninos, tantôt les Métiochos45 et peu après les Achilles.
Ensuite je t’ai servi à montrer à lire aux enfants et je t’ai nourri longtemps par ce moyen. Aujourd’hui, je
te fais réciter les discours des autres et passer pour un sophiste et je t’ai procuré une gloire à laquelle tu
n’as aucun droit. Qu’as-tu donc de si grave à me reprocher pour me traiter comme tu fais, pour me
donner des ordres si honteux et des fonctions si dégoûtantes ? N’est-ce pas assez pour moi d’être
occupée, durant le jour, à mentir, à me parjurer, à débiter mille sornettes, mille inepties, ou plutôt à
vomir la fange de tes discours ? Tu ne me laisses même pas, hélas ! reposer la nuit. Je remplis à moi
seule tous les emplois ; je suis foulée, souillée et, au lieu de langue je te sers de main, ainsi le veut ta
fantaisie, et tu m’outrages comme si j’étais une étrangère et tu m’inondes de tes impuretés sans nombre.
Je suis faite uniquement pour parler. Quant à commettre et à subir de pareilles abominations, c’est à
d’autres membres que cela revient. Plût au ciel que l’on m’eût coupée aussi, comme celle de
Philomèle46 ; car les langues de ceux qui ont dévoré leurs enfants sont plus heureuses que moi. »
26.– Au nom des dieux, si ta langue prenant sa voix ordinaire47 et appelant ta barbe en témoignage, te
tenait ce discours, que lui répondrais-tu ? Sans doute ce que tu as répondu dernièrement à Glaucos, qui
te reprochait un acte que tu venais de faire, que c’est par là que tu es devenu célèbre en peu de temps et
que tu es connu de tout le monde. Comment, en effet, ton éloquence t’aurait-elle conduit à une telle
renommée ? Mais il faut s’estimer heureux, disais-tu, d’être illustre et renommé de quelque manière que
ce soit. Puis tu lui énumérerais les nombreux surnoms que tu as reçus chez différents peuples. À ce
propos, je m’étonne que le nom apophras ait pu t’offenser, alors que ces sobriquets n’ont point soulevé
ton indignation.
27.– En Syrie, on t’appelait Laurier-Rose. Pourquoi ce sobriquet ? Par Athéna, je rougirais de
l’expliquer. Je lui laisserai donc, autant qu’il dépend de moi, son obscurité. En Palestine, on te
surnomma La Haie, sans doute par allusion aux épines de ta barbe, qui piquaient ceux qui te baisaient,
car tu te rasais encore. En Égypte, on te nomma l’Angine. Le mot est clair. On dit en effet que tu faillis
être étouffé par un matelot auquel tu t’étais adressé. C’était un de ceux qui conduisent des vaisseaux à
trois voiles. En fonçant sur toi, il t’obstrua la bouche. Les braves Athéniens, sans recourir à un mot
énigmatique, t’ont fait l’honneur, en ajoutant une seule lettre à ton nom, de t’appeler Atimarque48. Il
fallait bien que tu eusses quelque chose de plus qu ce grand personnage. Mais en Italie, grands dieux,
voici une épithète héroïque. On t’a appelé le Cyclope parce qu’un jour, suivant l’antique description et
les détails même donnés par Homère49, tu voulus, toi aussi, donner une représentation de tes mœurs
obscènes. Tu étais couché, déjà ivre, un vase de lierre à la main, figurant Polyphème en rut. Le jeune
homme qui était à tes gages, tenant en l’air son levier parfaitement aiguisé, marchait sur toi, nouvel
Ulysse, pour te crever l’œil.

Mais il manqua l’œil, la lance passa à côté et la pointe glissa sur le bas du menton50.

On ne sera pas étonné que je me permette une froide plaisanterie quand je parle de toi. Toi, le
Cyclope, tu avais ouvert la bouche et tu la distendais le plus largement possible, et tu te la laissas
aveugler par le jeune homme, ou plutôt, comme Charybde51, tu cherchais à avaler Personne tout entier
avec ses matelots, ses gouvernails et ses voiles. D’autres personnes assistèrent à cette scène. Puis, le
lendemain, tu ne trouvas pas d’autre excuse que l’ivresse et tu mis tout sur la faute du vin pur.
28.– Déjà riche de tant de beaux noms, pourquoi rougis-tu d’apophras ? Au nom des dieux, que se
passe-t-il en toi quand tu entends la foule dire que tu te livres aux pratiques des Lesbiennes et des
Phéniciens ? Est-ce que ce sont là des mots inconnus pour toi comme apophras et les prends-tu pour des
éloges qu’ils te donnent ? Ou faut-il croire que tu les connais pour avoir été élevé avec eux, et que tu
méprises apophras et l’exclus de la liste de tes titres, parce que c’est le seul que tu ne connais pas. Tu
portes donc la juste peine de ton ignorance, et ta réputation s’étend jusque dans les gynécées.
Dernièrement en effet, comme tu avais eu le front de demander une femme en mariage à Cyzique, celle-
ci, qui connaissait parfaitement tes mœurs : « Je ne veux point, dit-elle, d’un homme qui a lui-même
besoin d’un homme. »
29.– Et dans la situation où tu es, tu t’inquiètes des noms, tu ris et tu méprises les autres ! Mais tu as
raison ; car nous ne sommes pas tous capables de parler le même langage que toi. Comment le
pourrions-nous ? Qui oserait pousser la hardiesse de l’expression jusqu’à demander un trident au lieu
d’une épée pour punir trois adultères, jusqu’à dire, en jugeant le Tricaranos de Théopompe52, qu’il a
détruit les principales villes de la Grèce par un discours à trois pointes, et encore qu’il a renversé la
Grèce d’un coup de trident et qu’il est un Cerbère53 en ses discours. Dernièrement tu cherchais avec une
lanterne allumée un frère, je crois, qui était perdu. Je ne parlerai pas de mille autres inepties qui ne
valent même pas la peine qu’on les mentionne, sauf celle-ci qui a été rapportée par ceux qui l’ont
entendue. Un riche, je crois, et deux pauvres étaient ennemis. Or, en parlant du riche, tu as dit : « Il a tué
l’autre des deux pauvres. » Les auditeurs, comme on peut croire, se mirent à rire. À l’instant, tu te
reprends et corrigeant ta balourdise tu dis : « Non, mais il a tué l’un des deux. » Je ne dis rien de tes
archaïsmes, trois mois mis au duel54, anénémie pour « absence de vent », je vale pour « je vole »,
répendre pour « répandre », ni de toutes les autres belles expressions qui fleurissent dans tes discours.
30.– Ce que tu fais, poussé par la pauvreté (qu’Adrastée55 me soit propice !), je ne le reprocherai à
personne. On peut en effet pardonner à un homme pressé par la faim de nier par un faux serment le
dépôt qu’un de ses concitoyens lui a confié, de mendier sans vergogne et même de demander encore
après qu’il a reçu, de détrousser et de taxer les gens. Je ne parle pas de cela. On ne peut en vouloir à un
homme de repousser la misère par toute sorte de moyens. Mais ce qu’on ne peut supporter, c’est qu’un
gueux comme toi gaspille pour ses seuls plaisirs et quels plaisirs ! tout le profit de son impudence. Tu as
cependant, si tu me permets de t’adresser un éloge, fait un coup qui ne manque pas de finesse, c’est que,
grâce à la connaissance que tu as de l’art de Tisias, tu t’es comporté en double Corax56 en escroquant
trente pièces d’or à un vieillard imbécile, qui, dans sa dévotion à Tisias, se laissa circonvenir et te paya
pour un livre sept cent cinquante drachmes.
31.– J’aurais encore beaucoup de choses à dire. Je veux bien t’en faire grâce. J’ajouterai seulement ce
conseil. Continue à te conduire comme tu fais et ne cesse pas de te déshonorer par tes déportements,
mais pour l’autre article, renonces-y. Car ce serait une impiété d’inviter à sa table ceux qui ont de
pareilles mœurs, de leur présenter la coupe de l’amitié et de toucher aux mêmes mets. Renonce aussi à
donner des baisers, comme on le fait après avoir prononcé un discours, ou réserve-les pour ceux qui ont
rendu depuis peu ta bouche infâme. Et, puisque j’ai commencé à te donner des conseils d’ami, renonce
aussi, si tu veux bien, à parfumer tes cheveux blancs, à t’épiler à certains endroits particuliers. Si tu es
atteint de quelque maladie, il faut soigner toute ta personne. Mais si tu ne souffres de rien, que signifie
ce soin que tu mets à nettoyer et à rendre lisse et glissant ce que la pudeur défend de laisser voir. Le seul
point où tu montres quelque sagesse, c’est que tu gardes tes cheveux blancs sans les noircir, afin qu’ils
servent de voile à ta lubricité. Garde-les donc, au nom de Zeus, ne fût-ce que pour cela ; épargne surtout
ta barbe, ne la souille pas, ne l’outrage plus ; sinon, fais-le la nuit, dans les ténèbres ; car pendant le jour,
arrête ! c’est le comble de la sauvagerie et de la bestialité.
32.– Tu vois comme il aurait mieux valu pour toi ne pas remuer les eaux de Camarine57 et ne pas te
moquer d’apophras, qui va faire de toute ta vie un jour néfaste. As-tu encore besoin de quelque chose ?
Si cela dépend de moi, tu ne manqueras de rien. Car tu ne sais pas encore que tu as fait tomber sur toi la
cargaison tout entière, fine langue, débauché, qui devrais trembler quand un homme qui a du poil et des
fesses noires58, pour employer ce vieux dicton, jette seulement un regard sévère sur ta personne. Peut-
être vas-tu rire aussi de « fine langue » et de « débauché », comme si tu avais entendu des énigmes et
des logogriphes ; car les noms mêmes de tes vices te sont inconnus. Aussi serait-ce le moment de
calomnier ces mots aussi, si celui d’apophras ne t’avait pas déjà payé au triple et au quadruple. Au
surplus, n’accuse que toi-même de tout ce qui t’arrive ; car, comme le sage Euripide avait coutume de le
dire,

Les bouches sans frein, la folie, le mépris des lois finissent toujours par le malheur59.

1. Voir ci-dessous, 12-13.

2. Célèbre poète né en 712 av. J.-C. et mort en 664.

3. Frag. 143 Bergk.

4. C’est-à-dire qui utilisait l’iambe, pied composé d’une syllabe brève suivie d’une longue, dans ses poèmes satiriques. Dans la tradition
littéraire, le recours à l’iambe est devenu, depuis l’époque archaïque, le signe distinctif de la littérature satirique.

5. Frag. 88 Bergk.
6. Sémonide d’Amorgos, que Lucien appelle Simonide et qu’il ne faut pas confondre avec le poète lyrique Simonide de Céos, est un poète
iambique du VIIe siècle av. J.-C.

7. Autre poète iambique qui vécut dans la seconde moitié du VIe siècle av. J.-C.

8. Cibles respectives de Sémonide, d’Archiloque et d’Hipponax.

9. Coléoptère qui vit dans le fumier. Voir Aristophane, La Paix, prologue.

10. Allusion à Ésope, Fables, 267 et 279.

11. C’est-à-dire situées à l’extrême-nord et dont les habitants sont censés ignorer ce que tout le monde sait.

12. Ésope avait raconté qu’à Cumes un âne, revêtu d’une peau de lion, avait poussé de puissants braiments afin de se faire passer pour un lion.
Sans doute certains habitants l’avaient-ils cru ; voir Lucien, Les Fugitifs, 13.

13. Personnage attaqué par Aristophane pour ses perversions : voir Les Cavaliers, 1281 ; Les Guêpes, 1280 ; La Paix, 883 ; L’Assemblée des
femmes, 129.

14. Auteur pornographique. Voir Lucien, Contre un bibliomane ignorant, 23, et note 6, p. 426.

15. Surnom donné au musicien Démocrite de Chios par l’auteur comique Eupolis au Ve siècle av. J.-C.

16. C’est-à-dire « la Preuve ». Dans les prologues des comédies de Ménandre, des abstractions personnifiées prennent la parole pour exposer
la situation. On ignore dans quelle comédie on pouvait entendre Élenchos.

17. Rite de purification qui dénote qu’on va s’engager dans une action bien réfléchie.

18. Voir Lucien, Le Songe ou le Coq, 13, 17 et 20. Euphorbe était un guerrier troyen ; voir Homère, Iliade, XVI, 808 sq., XVII, 59 sq.

19. Et qu’il avait appris par cœur à l’avance.

20. Chant funèbre.

21. Celui dont je parle, c’est-à-dire Lucien.

22. C’est-à-dire la nouvelle lune.

23. Le deuxième roi de Rome (716-673 av. J.-C).

24. Où prophétisait la Pythie, prêtresse d’Apollon.

25. Qui dit que si les Troyens assistent au théâtre à des tragédies, ils doivent s’attendre à entendre parler de leurs propres malheurs. Voir
Lucien, Le Pêcheur, 38.

26. Les deux déesses Génétyllis et Hécate, qu’on assimilait couramment.

27. Deux rois légendaires des premiers temps de l’Attique.

28. Deux peuples d’Asie Mineure, qui passaient pour parler très mal le grec, et un peuple de l’Empire perse qui l’ignorait.

29. Grand honneur réservé à certains héros.

30. Qui convenait indifféremment au pied gauche ou au pied droit. On avait donné ce surnom à Théramène, homme politique athénien de la
fin du Ve siècle av. J.-C. connu pour ses revirements.

31. Aimé d’Aphrodite, il fut divinisé après sa mort.

32. Les condamnés en portaient.

33. Gouffre où l’on précipitait les condamnés à mort.

34. Citation d’Euripide, Les Bacchantes, 913.

35. Tyr.

36. Diogène.

37. Après les avoir achetées à crédit, il les avait revendues pour se procurer de l’argent et n’avait pas payé sa dette.

38. Il ne se cachait même pas, signe d’impudence.

39. Région du nord-ouest du Péloponnèse.

40. Voir ci-dessous, 28.

41. Apollon.

42. Voir Lucien, Lexiphanès, 10.


43. Livre érotique du IVe siècle av. J.-C.

44. Dans des spectacles de mime.

45. Ninos et Métiochos sont les héros de deux romans grecs dont il reste des fragments. Voir Susan A. Stephens et John J. Winkler, Ancient
Greek Novels. The Fragments, Princeton, Princeton University Press, 1995.

46. Belle-sœur de Térée, qui lui coupa la langue après l’avoir violée. Pour se venger, Procné, l’épouse de Térée, lui servit à manger son fils
Itys, qu’elle avait tué.

47. C’est-à-dire pas celles que le pseudologiste lui fait prendre pour débiter ses mensonges et ses obscénités.

48. Ce surnom est un jeu de mots. Il se réfère à Timarque, qu’Eschine, dans son discours Contre Timarque, décrit comme un débauché. Il
connote aussi l’indignité (atimia), domaine dans lequel cet homme a surpassé Timarque, puisqu’il a une lettre de plus à son surnom, comme les
Athéniens l’ont voulu.

49. Voir Odyssée, IX, 216 sq.

50. Combinaison de vers d’Homère, Iliade : XIII, 605, XI, 233 et V, 293.

51. Voir Odyssée, XII, 235-259.

52. Historien du IVe siècle av. J.-C.

53. Chien à trois têtes.

54. Le nombre qui, en grec, peut servir à désigner deux êtres ou deux choses.

55. Déesse de la nécessité.

56. Il a vendu un faux livre de rhétorique de Tisias. Tisias et Corax sont les deux rhéteurs qui passaient pour avoir inventé la rhétorique, en
Sicile, vers le milieu du Ve siècle av. J.-C. Corax excellait à construire des argumentations retorses et des discours apparemment sans réplique. Tisias
en avait, dit-on, fait les frais. En réussissant son escroquerie, le pseudologiste a fait deux fois plus fort que Corax.

57. Près de Camarine, en Sicile, se trouvait un lac aux eaux boueuses et aux émanations toxiques. L’expression « remuer les eaux de
Camarine » était devenue proverbiale ; voir Anthologie palatine, IX, 685.

58. C’est-à-dire viril. Voir Aristophane, Lysistrata, 802-803.

59. Citation approximative des Bacchantes, 386 sqq.


52
L’ASSEMBLÉE DES DIEUX
Le mécontentement gronde chez les dieux : il y a surpopulation, les intrus sont nombreux,
ambroisie et nectar manquent et, par suite de la confusion qui règne, les hommes les méprisent. Zeus a
convoqué une assemblée et Momos1 prend la parole. Il dénonce d’abord la présence dans les assemblées
divines de demi-dieux et de leur suite. La faute en est à Zeus et à ses amours avec des mortelles : il a
« rempli le ciel de ces demi-dieux » ; de là tous les dieux et même les déesses l’ont imité. Mais il y a
aussi ces nouveaux dieux étrangers, qu’ils soient orientaux, scythes ou égyptiens – sans parler des
charlatans de tous bords honorés par des statues et des sacrifices. Enfin, il y a encore ces notions vides
inventées par les philosophes, c’est-à-dire les abstractions divinisées, Vertu, Fortune ou Destinée. Face à
ces abus, Momos propose un décret, immédiatement validé par Zeus : une nouvelle assemblée se tiendra
pour décider, en fonction des preuves apportées, qui doit être déclaré dieu.
Ce dialogue renvoie avec humour à une réalité de l’époque impériale : dans l’Empire romain, une
multiplicité de divinités, d’origines très différentes, sont honorées, après avoir été intégrées au fur et à
mesure à la religion gréco-romaine. Reprenant les cadres de la société athénienne classique, qui sert de
paradigme pour présenter la situation dans l’Olympe (opposition citoyens/métèques/étrangers,
fonctionnement de l’assemblée, décret, preuves demandées pour justifier ses origines, etc.), Lucien
imagine les conséquences que les évolutions religieuses ont eues pour les dieux d’Homère. Avec
légèreté et sans dogmatisme, il écorne ainsi l’image de la religion traditionnelle, tourne en dérision la
religion des philosophes et invite son lecteur à tirer ses propres conclusions.
E. M.

1.– ZEUS. — Cessez de murmurer, dieux, cessez de vous grouper dans les coins pour vous parler à
l’oreille et ne vous indignez plus si plusieurs dieux prennent place à notre table, qui sont indignes de cet
honneur. Mais, puisque nous avons bien voulu vous assembler à ce sujet, que chacun déclare
publiquement son avis et produise ses griefs. Toi, Hermès2, fais la proclamation ordonnée par la loi.
3
HERMÈS. — Écoutez, silence ! Qui veut prendre la parole parmi les dieux qui ont droit de le
4
faire ? La délibération porte sur les métèques et les étrangers.
5
MOMOS. — Moi, Zeus, moi Momos , si tu me permets de parler.
ZEUS. — La proclamation t’en donne le droit ; tu n’as pas du tout besoin de ma permission.
2.– MOMOS. — Je dis donc que quelques-uns d’entre nous commettent d’étranges abus. Il ne leur suffit
pas d’être eux-mêmes devenus dieux, d’hommes qu’ils étaient. Ils croient qu’il y va de leur grandeur et
de leur puissance à ce que leurs acolytes et leurs valets obtiennent les mêmes honneurs que nous. Je
demande, Zeus, la permission de parler avec franchise ; car je ne pourrais pas faire autrement6.
Tout le monde sait que j’ai mon franc-parler et que je ne saurais rien taire de ce qui n’est pas dans
l’ordre. Je critique tout, je dis mon avis publiquement sans craindre personne et sans dissimuler ma
pensée par déférence pour qui que ce soit. Aussi la plupart des dieux me trouvent insupportable ; je suis
né, disent-ils, pour calomnier7, et ils me surnomment l’accusateur public. Mais, puisque la proclamation
me donne le droit de parler, et que toi, Zeus, tu me permets de m’exprimer librement, je vais le faire
sans rien déguiser8.
3.– Plusieurs d’entre nous, dis-je, non contents d’être admis dans nos assemblées et d’avoir dans nos
banquets des parts égales aux nôtres, bien qu’ils soient à moitié mortels, ont encore amené dans le ciel et
fait inscrire frauduleusement dans la liste des dieux leurs serviteurs et les membres de leur thiase9, et
maintenant ceux-ci ont part tout comme nous aux distributions et aux sacrifices, sans même nous payer
la taxe de métèques10.
ZEUS. — Pas d’énigmes, Momos ; parle clairement et sans ambiguïté et spécifie le nom. Les
propos que tu viens de lâcher dans l’assemblée font planer le soupçon sur un grand nombre et tes
accusations s’appliquent aussi bien à tel dieu qu’à tel autre. Quand on fait profession de franchise, il ne
faut pas hésiter à tout dire.
4.– MOMOS. — C’est bien, Zeus, de m’engager à la franchise. C’est là un trait véritablement royal et
une marque de grandeur d’âme. Je vais donc spécifier le nom. C’est ce brave Dionysos, ce demi-
homme, qui n’est même pas grec du côté de sa mère, car il est le petit-fils d’un marchand phénicien,
Cadmos11. Puisqu’on l’a jugé digne de l’immortalité, je ne dirai rien de ses mœurs, ni de sa tiare12, ni de
son ivrognerie, ni de sa démarche. Vous savez tous, je pense, comme il est amolli et efféminé
naturellement, à demi furieux et sentant le vin dès le matin. C’est lui qui a introduit parmi nous toute
une phratrie13 ; il arrive ici avec un chœur de danse et il a fait dieux Pan, Silène et les Satyres, paysans et
chevriers pour la plupart, êtres bondissants à figure étrange. L’un a des cornes et par la moitié inférieure
de son corps, ou peu s’en faut, il ressemble à une chèvre et il porte une longue barbe, qui lui donne
presque l’apparence d’un bouc. L’autre est un vieillard chauve, au nez camus, presque toujours monté
sur un âne ; il est lydien, celui-là. Quant aux Satyres, ils ont les oreilles pointues, sont chauves eux aussi,
et portent des cornes comme celles qui poussent aux chevreaux nouvellement nés : ce sont des
Phrygiens et ils ont tous une queue au derrière. Vous voyez quels dieux ce brave Dionysos nous a créés.
5.– Et après cela, nous nous étonnons si les hommes nous méprisent, quand ils voient des dieux si
ridicules et si monstrueux. Remarquez que je ne parle pas des deux femmes qu’il a amenées, de sa
maîtresse Ariane14, dont il a placé la couronne dans le chœur des astres, et de la fille du laboureur
Icarios15. Mais ce qu’il y a de plus ridicule, dieux, c’est qu’il a monté ici jusqu’au chien d’Érigoné, pour
épargner à la fillette le chagrin de n’avoir pas dans le ciel son petit chien familier, qu’elle aimait. Ne
trouvez-vous pas qu’une telle conduite est un outrage pour nous, une folie d’ivrogne, une dérision ?
Écoutez ce que j’ai à dire des autres.
6.– ZEUS. — Ne dis rien, Momos, ni d’Asclépios, ni d’Héraclès ; car je vois où t’emporte ton discours.
De ceux-ci, l’un guérit et relève les mortels des maladies et il « vaut beaucoup d’autres hommes16 ».
L’autre, Héraclès, est mon fils et il a acheté l’immortalité au prix de nombreux travaux17. Garde-toi de
les accuser.
MOMOS. — Je me tairai donc, par égard pour toi, Zeus, quoique j’aie beaucoup à dire. Je me
bornerai à signaler les marques que le feu leur a laissées sur le corps18. Mais s’il m’était permis d’user
de mon franc-parler envers toi-même, Zeus, j’aurais bien des reproches à t’adresser.
ZEUS. — Eh bien, c’est envers moi que tu peux en user avec le plus de liberté. Peut-être vas-tu
m’accuser d’être, moi aussi, un intrus ?
MOMOS. — On le dit bien en Crète ; on y dit même encore autre chose, et l’on y montre ton
tombeau19. Mais moi, je n’en crois ni les Crétois, ni les Achéens d’Aegion20, lesquels prétendent que tu
es un enfant supposé.
7.– Mais ce qui, à mon avis, mérite le plus d’être critiqué, le voici. L’origine de tous ces abus, la cause
pour laquelle notre assemblée est abâtardie, c’est à toi qu’elle remonte, Zeus, et à tes accointances avec
des mortelles, chez qui tu descends, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre21. Aussi tremblons-
nous, quand tu es taureau22, qu’on ne te saisisse pour t’immoler, ou, quand tu es or23, qu’un fondeur ne
te mette au creuset et qu’en place de Zeus, nous n’ayons plus qu’un collier, un bracelet ou des pendants
d’oreille. Cependant tu as rempli le ciel de ces demi-dieux, car je ne puis leur donner d’autre nom. Il y a
vraiment de quoi rire, quand on entend dire soudain qu’Héraclès a été proclamé dieu24, et qu’Eurysthée,
qui le commandait, est mort, et que l’on voit l’un près de l’autre un temple d’Héraclès, le serviteur, et le
tombeau d’Eurysthée, son maître. De même, à Thèbes, Dionysos est dieu, et ses cousins Penthée,
Actéon et Léarkhos25 sont les plus malheureux des hommes.
8.– Du jour où toi, Zeus, tu as ouvert les portes à ces gens-là et que tu t’es tourné vers les mortelles, tous
les dieux ont fait comme toi, et non seulement les dieux, mais, ô comble d’indécence, les déesses elles-
mêmes. Qui ne connaît en effet Anchise, Tithon, Endymion, Iasion26 et les autres ? Mais je crois que je
ferai bien de laisser ce sujet : j’en aurais trop long à dire.
27
ZEUS. — Ne touche pas à Ganymède , Momos. Je me fâcherais, si tu chagrinais le jeune homme,
en lui reprochant son origine.
MOMOS. — Faut-il aussi ne rien dire de l’aigle qui est, lui aussi, logé dans le ciel, qui perche sur
ton sceptre royal et fait ou peu s’en faut, son nid sur ta tête, et passe pour un dieu ?
9.– N’en parlerai-je pas, à cause de Ganymède ? Mais cet Attis, Zeus, ce Corybas, ce Sabazios28, d’où
les a-t-on fait venir ici, ceux-là ? Quel est ce Mède Mithra29 avec sa robe persane et sa tiare ? Il ne sait
pas un mot de grec, et, si on lui porte une santé, il ne comprend pas. Aussi les Scythes et les Gètes,
voyant ces dieux nouveaux, n’ont plus pour nous que du dédain et donnent l’immortalité et votent
l’apothéose à qui ils veulent. C’est ainsi que Zamolxis30, un esclave, a été, je ne sais comment, inscrit à
notre insu sur nos rôles.
10.– Cependant on pourrait peut-être, dieux, passer sur ces apothéoses. Mais toi, Égyptien à face de
chien31, au sarrau transparent, qui es-tu, mon bon, et comment, avec cet aboiement, peux-tu prétendre à
la divinité ? Que nous veut ce taureau tacheté de Memphis32, qu’on adore, qui rend des oracles et a ses
prophètes ? J’aurais honte de parler des ibis, des singes, des boucs et d’autres êtres beaucoup plus
ridicules, qui, je ne sais comment, ont quitté l’Égypte pour envahir le ciel. Comment vous autres, dieux,
supportez-vous de les voir adorés autant et même plus que vous ? Toi-même, Zeus, comment souffres-tu
ces cornes de bélier qu’ils t’ont plantées sur le front33 ?
11.– ZEUS. — Il y a vraiment de quoi rougir de ce que tu dis des Égyptiens. Cependant, Momos, leur
religion est remplie d’emblèmes, et il ne faut pas trop s’en moquer, quand on n’est pas initié.
MOMOS. — Il est bien nécessaire, en effet, de connaître ces mystères pour savoir que les dieux
sont des dieux et les cynocéphales des cynocéphales34 !
ZEUS. — Laisse de côté, te dis-je, la religion des Égyptiens. Nous examinerons ce sujet à loisir à
un autre moment. Parle des autres.
12.– MOMOS. — Je citerai Trophonios35 et celui dont l’intrusion me choque le plus, cet Amphilochos36
qui, fils d’un scélérat meurtrier de sa mère37, prédit l’avenir en Cilicie, le brave homme, ment à dire
d’experts et charlatane pour deux oboles. Voilà pourquoi, Apollon, tu n’as plus en vogue. Il n’y a plus de
pierre, ni d’autel arrosés d’huile et couronnés de fleurs qui ne rendent des oracles, dès qu’ils ont trouvé
un charlatan, et il n’en manque pas. Déjà même la statue de Polydamas38 l’athlète guérit les fiévreux à
Olympie, ainsi que celle de Théagénès à Thasos39. On sacrifie à Hector dans Ilion et vis-à-vis, en
Chersonèse, à Protésilas40. Or, depuis que nous sommes si nombreux, les parjures et les sacrilèges se
sont multipliés et pour tout dire en un mot, les hommes nous méprisent, et ils ont raison.
13.– Voilà ce que j’avais à dire au sujet des bâtards et des intrus. Maintenant j’entends prononcer une
foule de noms étrangers, qu’on applique à des choses qui n’existent pas chez nous et ne peuvent pas
même exister, et je ne puis m’empêcher d’en rire, Zeus. Car où se trouvent cette Vertu dont on nous
rebat les oreilles, et la Nature et la Destinée et la Fortune, noms sans consistance et vides de sens,
inventés par des imbéciles, les philosophes ? Et cependant ces noms, quoique formés au hasard, en
imposent tellement aux sots que personne ne veut plus nous offrir de sacrifice, persuadé que, nous
amenât-on dix mille hécatombes, la Fortune n’en accomplira pas moins ce que la Moire a décidé et ce
qu’elle a filé dès le début pour chacun des hommes. Je te demanderais volontiers, Zeus, si tu as vu
quelque part la Vertu, ou la Nature, ou la Destinée ; car toi aussi, j’en suis sûr, tu entends ces mots
revenir sans cesse dans les disputes des philosophes, à moins que tu ne sois sourd au point de ne pas les
entendre crier. J’aurais encore beaucoup à dire ; mais je m’arrête ; car je vois que beaucoup d’auditeurs
sont chagrins de m’entendre et qu’ils sifflent, ceux surtout que mon franc-parler a touchés.
14.– Pour terminer la séance, je vais, Zeus, si tu le permets, lire un décret rédigé sur la question.
ZEUS. — Lis ; car il y a du vrai dans tes accusations, et il y a bien des abus qu’il faut arrêter, pour
les empêcher de se développer.
DÉCRET41. — Que la Fortune nous soit favorable. L’assemblée s’étant tenue conformément aux
lois , Zeus étant prytane, Poséidon proèdre, Apollon épistate et Momos, fils de la Nuit43, greffier, le
42

Sommeil a proposé ce qui suit :


« Attendu que beaucoup d’étrangers, non seulement grecs, mais aussi barbares, absolument
indignes de partager avec nous les droits de citoyen, se sont, je ne sais par quelle fraude, glissés sur nos
registres et, se faisant passer pour dieux, encombrent le ciel au point que notre salle à manger est
remplie d’une cohue turbulente, d’un ramassis d’hommes aux jargons divers ; attendu que l’ambroisie et
le nectar, étant donné le nombre des buveurs, se sont raréfiés au point que la cotyle44 se paye une
mine45 ; attendu que les nouveaux venus ont poussé l’insolence jusqu’à écarter les anciens et véritables
dieux, à s’adjuger la première place contre tous les usages de nos ancêtres et à prétendre aux premiers
honneurs sur la terre.
15.– « Plaise au Sénat et au peuple qu’une assemblée soit tenue dans l’Olympe, au solstice d’hiver ;
qu’on choisisse, parmi les dieux qui remplissent toutes les conditions requises, sept arbitres, dont trois
de l’ancien sénat du temps de Cronos46 et quatre des douze dieux47, parmi lesquels Zeus ; que ces
arbitres prennent séance, après avoir prêté le serment légal par le Styx48 ; qu’Hermès fasse une
proclamation pour rassembler tous ceux qui prétendent être admis à l’assemblée céleste ; que ceux-ci
viennent avec des témoins assermentés et leurs titres de famille ; qu’ils se présentent ensuite l’un après
l’autre et que les arbitres, après examen, les déclarent dieux ou les renvoient à leurs tombeaux et aux
monuments de leurs aïeux ; que, si l’un de ces dieux de mauvais aloi, une fois exclu par les arbitres, est
pris à mettre le pied dans le ciel, il soit précipité dans le Tartare.
16.– « De plus que chaque dieu se borne à faire son métier, qu’Athéna ne guérisse plus, qu’Asclépios ne
rende plus d’oracles, qu’Apollon ne fasse plus à lui seul tant de choses différentes, qu’il en choisisse une
et soit exclusivement ou devin, ou citharède, ou médecin.
17.– « Qu’il soit enjoint aux philosophes de ne plus façonner de noms vides de sens et de divaguer sur
ce qu’ils n’entendent pas.
18.– « On enlèvera les statues de tous les intrus qui ont été jusqu’à présent honorés par des temples et
des sacrifices ; à leur place, on mettra la statue de Zeus, ou d’Héra, ou d’Apollon ou de quelque autre
dieu. Leur ville leur élèvera un tombeau sur lequel on dressera une colonne au lieu d’autel. Si quelqu’un
n’obéit pas à la proclamation et refuse de se présenter devant les arbitres, il sera condamné par défaut. »
Tel est notre décret.
19.– ZEUS. — Il est très juste, Momos. Que ceux qui l’approuvent lèvent la main ; mais plutôt qu’il soit
exécutoire à l’instant. Car je suis sûr que la majorité ne le voterait pas. Maintenant retirez-vous. Vous
reviendrez quand Hermès aura fait la proclamation. Que chacun apporte alors les marques propres à le
faire reconnaître, et des preuves convaincantes ; qu’il déclare les noms de ses père et mère, d’où et
comment il est devenu dieu, quelle est sa tribu, sa phratrie49. Si l’on ne peut pas fournir ces preuves, les
arbitres s’inquiéteront peu de savoir si l’on a sur la terre un grand temple et si l’on passe pour un dieu
aux yeux des hommes.

1. Voir ici, note 4.

2. Dans l’Olympe, Hermès fait office de héraut.

3. Formule traditionnelle à l’Assemblée athénienne : voir Aristophane, Thesmophories, 379. Les hommes âgés de plus de cinquante ans
étaient invités à s’exprimer en premier (Eschine, Contre Timarque, 23).

4. Les métèques étaient des hommes libres, résidant dans une cité grecque sans en posséder la citoyenneté.

5. Momos est une personnification du sarcasme et de la raillerie. Voir Lucien, Dionysos, 8 ; Nigrinos, 32 ; Histoires vraies, II, 3 ; Zeus
tragédien, 19 ; Icaroménippe, 31 ; Le Jugement des déesses, 2 ; Comment il faut écrire l’histoire, 33 ; Hermotimos, 20.

6. Voir Démosthène, Premier Discours contre Aristogiton, I, 14 [774].

7. Comme les sycophantes de l’Athènes classique, ces délateurs professionnels qui assignaient en justice d’autres citoyens dans le dessein de
s’enrichir (si l’accusé était condamné, ils recevaient une part de ses biens). Il n’y avait pas à Athènes de ministère public.

8. Voir Démosthène, Première Philippique, 51.

9. Le thiase est à l’origine une confrérie religieuse. Le terme désigne en particulier le groupe qui accompagne le dieu Dionysos.

10. Nouveau parallèle avec les statuts de l’Athènes classique : sur la taxe payée par les métèques, voir par exemple Lysias, Contre Philon, 9.

11. Fils du roi phénicien Agénor, Cadmos est le fondateur légendaire de Thèbes. Il eut pour fille Sémélé, qui enfanta Dionysos.

12. Plutôt un bandeau (mitra).

13. Association de citoyens liés par un culte commun.

14. Ariane est la fille du roi de Crète Minos et de Pasiphaé. Elle tombe amoureuse de Thésée et l’aide à sortir du Labyrinthe où était enfermé
le Minotaure, mais Thésée l’abandonne ensuite sur une île. Selon certaines versions du mythe, elle est alors secourue par Dionysos, qui en fait sa
femme ; sa couronne est placée parmi les constellations (voir Ovide, Les Métamorphoses, VIII, 177 sq.). Selon Hésiode, Théogonie 949, Zeus l’a
rendue immortelle.

15. Érigoné est la fille d’Icarios, un paysan de l’Attique qui avait donné l’hospitalité à Dionysos ; en remerciements, ce dernier lui offrit un
cep de vigne et lui apprit à faire du vin. Mais lorsque Icarios voulut faire partager le présent du dieu, des bergers enivrés crurent qu’il les avait
empoisonnés et le tuèrent. Le chien de la maison, Maera, conduisit Érigoné jusqu’au cadavre de son père, et elle se pendit. Voir Apollodore, III, 14, 7.
Dans certaines versions, Icarios, Érigoné et Maera sont placés parmi les étoiles (Hygin, Fables, 130).

16. Citation d’Homère, Iliade, XI, 514 (référence aux médecins). Dans l’Iliade, Asclépios est un mortel.

17. Allusion aux Douze Travaux imposés à Héraclès par le roi d’Argos Eurysthée.

18. Héraclès se suicida par le feu sur le mont Œta et Asclépios fut foudroyé par Zeus pour avoir ressuscité les morts.

19. Le prétendu tombeau de Zeus en Crète est mentionné à plusieurs reprises par Lucien : Timon, 6 ; Sur les sacrifices, 10 ; Les Amis du
mensonge, 3, etc. ; Callimaque, Hymne à Zeus, 8-9, dénonce ce mensonge des Crétois.

20. La référence est obscure. Pausanias, VII, 24, 4 mentionne à Aegion une statue de Zeus enfant.

21. Voir Lucien, Dialogues des dieux, 6, 1.

22. Zeus se change en taureau pour approcher et enlever Europe.

23. Zeus se présente à Danaé sous la forme d’une pluie d’or.

24. Momos rappelle encore, dans Zeus tragédien, 21, qu’Héraclès est un homme qui a été admis parmi les dieux, au même titre que Dionysos,
Ganymède et Esculape.

25. Alors qu’il s’opposait à l’introduction du culte dionysiaque, Penthée, roi de Thèbes, fut mis en pièces par sa propre mère, Agavé (voir
Euripide, Les Bacchantes). Sur l’instigation de la déesse Artémis, Actéon est mort déchiré par ses chiens (Ovide, Les Métamorphoses, III, 138-252) ;
selon une version donnée par Apollodore (III, 4, 4), il aurait été puni pour avoir tenté de séduire Sémélé, mère de Dionysos. Pour être soustrait à la
jalousie d’Héra, Dionysos, à sa naissance, avait été confié à Athamas et Ino. Mais Héra les frappa de folie : Athamas, prenant son fils Léarkhos pour un
cerf, le pourchassa et le tua (Apollodore, III, 4, 3).

26. Ces hommes ont été aimés respectivement par Aphrodite, Éos, Séléné et Déméter. Voir Lucien, Le Jugement des déesses, 5 (Anchise) et
Dialogues des dieux, 19 (Endymion).

27. Prince troyen de très grande beauté, il est enlevé par Zeus, qui en fait son amant et l’échanson des dieux. Voir Dialogues des dieux, 9, 10.

28. Divinités phrygiennes. Voir Lucien, Zeus tragédien, 8, 42 ; Icaroménippe, 27.


29. Dieu d’origine indo-iranienne, dont le culte se développa dans le monde romain à partir du IIe siècle apr. J.-C.

30. Dieu des Gètes. Hérodote rapporte (IV, 94-96) ce que disent les Grecs de l’Hellespont et du Pont à propos du Thrace Zalmoxis : il s’agirait
d’un esclave affranchi de Pythagore, qui, une fois retourné dans son pays, aurait trompé ses compatriotes et les aurait conduits à croire en son
immortalité.

31. Le dieu égyptien Anubis, représenté avec une tête de chacal.

32. Le dieu Apis, symbole de fertilité et de force physique.

33. Zeus Ammon a les tempes ceintes de cornes de bélier.

34. Êtres hybrides dotés d’un corps humain et d’une tête de chien.

35. Héros de Lébadée en Béotie. Il y possède un oracle attesté depuis le VIe siècle av. J.-C. Voir Lucien, Ménippe, 22 ; Dialogues des morts,
10, 1.

36. Devin mythique qui possédait un oracle à Mallos en Cilicie. Alcméon, meurtrier de sa mère Ériphyle, avait à la fois un frère et un fils
nommés Amphilokhos (Apollodore, III, 7 ; 5-7) : ils sont souvent confondus.

37. Alcméon.

38. Polydamas de Scotussa (en Thessalie) l’emporta au pancrace lors des Jeux olympiques de 408 av. J.-C. La statue qu’on lui éleva à
Olympie pour sa victoire (elle fut réalisée par le célèbre sculpteur Lysippe) était supposée avoir des pouvoirs de guérison. Lucien mentionne également
ce personnage dans Comment il faut écrire l’Histoire, 35.

39. Théagène de Thasos fut un des grands athlètes de l’Antiquité. Champion olympique en boxe (480 av. J.-C.) et au pancrace (476 av. J.-C.),
il remporta un nombre impressionnant de victoires au cours de sa carrière. Ses statues avaient, croyait-on, le pouvoir de guérir. Voir Pausanias VI, 11,
9.

40. Deux héros de la guerre de Troie. Protésilas fut le premier à fouler le sol troyen et, en vertu d’un oracle, le premier à périr. Il fut tué par le
Troyen Hector, fils du roi Priam.

41. Ce décret (psèphisma) parodie le type de décrets votés par l’Assemblée du peuple dans l’Athènes classique. Voir également Lucien,
Timon, 51 et Ménippe, 20.

42. Une correction du manuscrit Vaticanus graecus 90 ajoute « le septième du mois ».

43. D’après Hésiode (Théogonie, 213-214), Momos est un des fils de Nyx, la Nuit.

44. Unité de volume d’environ un quart de litre.

45. Soit une petite fortune : une mine équivaut à cent drachmes ou six cents oboles. À titre de comparaison, un Athénien recevait à l’époque
classique trois oboles pour sa participation à l’Assemblée du peuple ou à l’Héliée.

46. Cronos, père de Zeus et roi des Titans, la génération de dieux qui précéda les Olympiens. Voir Les Fêtes de Cronos.

47. Les divinités dites olympiennes.

48. Le plus solennel des serments pour les dieux. Voir Homère, Iliade, XV, 37-38.

49. Parodie de la procédure de la dokimasia athénienne, examen appliqué aussi bien pour les jeunes gens à leur majorité que pour les
magistrats à leur entrée en fonction (voir, pour les archontes, Aristote, Constitution des Athéniens, 55).
53
LE TYRANNICIDE
Le Tyrannicide est une controverse judiciaire fictive comme on en composait à titre d’exercice
dans les écoles de rhétorique. Quintilien (II, 4, 41) précise que cette pratique existait déjà au IVe siècle
av. J.-C. Elle s’est maintenue et développée à l’époque hellénistique, puis à l’époque romaine comme le
montrent, au Ier siècle de notre ère, les recueils de Controverses et de Suasoires de Sénèque le Rhéteur.
Le Tyrannicide illustre donc la proximité de Lucien avec la rhétorique grecque et romaine de son temps.
Le texte commence par l’exposé de l’argument du discours. Vient ensuite la controverse
proprement dite, qui suit un plan classique en quatre parties. Dans l’exorde (1-3), l’orateur présente sa
cause et cherche à gagner la sympathie des juges. Dans la narration (4-9), il raconte de son point de vue
ce qui s’est passé. Dans la discussion, (10-21), il réfute les arguments de son adversaire et réplique à ses
objections. Dans la péroraison (22), il résume ses arguments et met en valeur son rôle. Tout le discours
est marqué du sceau de l’irréalité. Le nom des personnages et celui de l’orateur ne sont pas mentionnés.
On ignore où et quand l’action se déroule, on ne connaît ni l’origine ni l’issue du procès. On est donc en
présence d’une fiction scolaire consacrée à un sujet traditionnel qui est d’ailleurs repris au IVe siècle par
Libanios (VII) et au VIe siècle par Choricios de Gaza (XXVI). En 1506, Érasme publie une traduction
latine du texte. Il l’accompagne d’une fausse réplique. Thomas More l’imite dans le même volume. En
composant ces déclamations latines tout aussi fictives que leur source grecque, les deux humanistes
montrent bien que ce type d’éloquence relève du jeu d’esprit.
A. B.

Un homme est monté à la citadelle pour tuer le tyran. Ce tyran, il ne l’a pas trouvé, mais il a tué
son fils et lui a laissé son épée dans le corps. Le tyran, survenant et voyant son fils mort, s’est tué avec la
même épée. L’homme qui est monté à la citadelle et qui a tué le fils du tyran, réclame sa récompense
comme tyrannicide.
1.– J’ai tué, juges1, deux tyrans en un seul jour, l’un déjà avancé en âge, l’autre à la fleur de la jeunesse
et d’autant plus propre à succéder aux crimes de son père. Cependant, en me présentant devant vous, je
ne demande qu’une seule récompense pour ce double meurtre, moi qui, seul de tous ceux qui ont tué des
tyrans, vous ai débarrassés d’un seul coup de deux pervers, en faisant périr le fils par l’épée et le père
par la tendresse qu’il portait à son fils. Le tyran a donc subi le juste châtiment de ses actions, lui qui, de
son vivant, a vu son fils périr avant lui et s’est vu forcé vers la fin de sa carrière à devenir par le destin le
plus extraordinaire le tyrannicide de lui-même. Quant à son fils, il a été tué par moi ; mais il m’a servi,
même après sa mort, à accomplir un autre meurtre ; complice pendant sa vie des crimes de son père, il a
été, après sa mort, parricide autant qu’il dépendait de lui.
2.– Donc celui qui a mis fin à la tyrannie, c’est moi, et l’épée qui a tout fait, c’est la mienne. Seulement,
j’ai changé l’ordre des meurtres et pris une route nouvelle pour punir ces scélérats : celui qui était le plus
vigoureux et à même de se défendre, je l’ai tué de ma main ; à l’égard du vieillard, j’en ai remis le soin à
mon épée seule.
3.– Je m’attendais en échange à un surcroît de reconnaissance de votre part et je comptais sur des
récompenses égales en nombre à celui de mes victimes, moi qui ne vous ai pas seulement délivrés de
vos maux actuels, mais encore de la crainte de ceux qui vous menaçaient dans l’avenir et qui ai assuré
votre liberté en ne laissant survivre aucun héritier des crimes du tyran. Cependant je risque, après un si
brillant succès, de me retirer sans récompense de votre part et de me voir seul frustré de la
reconnaissance que me doivent les lois que j’ai conservées. Aussi mon adversaire ne me semble pas,
quoi qu’il en dise, préoccupé de l’intérêt public, quand il agit comme il le fait ; il semble plutôt qu’il est
fâché de la mort des tyrans et qu’il veut en punir celui qui a été la cause de leur perte.
4.– Permettez-moi pour un moment, juges, de vous faire le tableau exact des maux de la tyrannie, bien
qu’ils ne vous soient pas inconnus. C’est le moyen de vous faire apprécier la grandeur du service que je
vous ai rendu et d’augmenter votre satisfaction, à la pensée des calamités dont je vous ai délivrés. Nous
ne subissions pas, comme il est souvent arrivé à d’autres, une tyrannie simple, un esclavage unique ;
nous n’étions pas en butte aux caprices d’un seul maître ; mais, seuls de tous ceux qui sont tombés dans
une infortune pareille à la nôtre, nous avions deux tyrans au lieu d’un et nous étions les malheureuses
victimes d’une double scélératesse. Cependant le vieillard était beaucoup plus modéré que son fils, plus
lent à se mettre en colère, plus doux dans ses punitions ; ses passions étaient plus émoussées, parce que
l’âge retenait la violence de ses emportements et réfrénait ses élans vers le plaisir. On disait même que
ses injustices lui étaient inspirées, malgré lui, par son fils, que par lui-même il n’était pas très porté au
despotisme, mais qu’il cédait aux désirs de son fils ; car il avait pour lui, il l’a prouvé, une tendresse
excessive. Son fils était tout pour lui, il lui obéissait, il osait tous les crimes qu’il lui commandait, il
punissait ceux qu’il lui ordonnait de punir, il était en tout son serviteur ; en un mot il était tyrannisé par
lui et il était l’homme de main des passions de son fils.
5.– Le jeune homme cédait à l’âge de son père l’honneur du rang ; mais il ne lui manquait que le nom de
souverain et c’est lui qui était l’agent et la tête de la tyrannie, et, s’il assurait à la puissance de son père
la confiance et la sécurité, c’est lui qui seul cueillait le fruit de ses crimes. C’est lui qui maintenait
l’escorte des gardes du corps, qui renforçait la garde, qui effrayait les sujets du tyran, qui faisait
disparaître les conspirateurs, qui enlevait les éphèbes, outrageait les matrones, c’est à lui qu’on amenait
nos vierges ; enfin meurtres, exils, spoliations, tortures, violences, tout cela était l’ouvrage de ce jeune
audacieux. Le vieillard se laissait mener, partageait ses crimes et louait uniquement les méfaits de son
fils. La situation était devenue intolérable pour nous ; car, quand aux passions de l’âme s’ajoute la
puissance du commandement, on ne donne plus de borne à ses injustices.
6.– Mais ce qui nous ennuyait le plus, c’était de savoir que notre servitude serait longue ou plutôt
éternelle, et que la république serait livrée à titre d’héritage, tantôt à un tyran, tantôt à un autre et que le
peuple serait le partage des pervers. Ce n’est pas pour les autres un espoir négligeable que de penser et
de se dire : « Mais nous en verrons la fin, mais il mourra un jour et avant peu nous serons libres. » Du
vivant de ces tyrans, aucun espoir semblable ne nous était permis et nous voyions déjà tout près
l’héritier du pouvoir. Aussi de tous les hommes généreux qui partageaient mes sentiments aucun n’osait
rien tenter ; on désespérait absolument de la liberté et la tyrannie paraissait invincible, tant il y avait de
gens pour le défendre contre toute entreprise.
7.– Mais cela ne m’a pas effrayé ; quoique j’eusse bien pesé les difficultés de mon projet, je n’ai pas
hésité ni reculé devant le danger, et seul, oui, seul, je suis monté à la citadelle à l’assaut d’une tyrannie si
forte et si multiple ; mais j’ai tort de dire seul ; j’avais mon épée qui a combattu avec moi et qui, pour sa
part, a tué le tyran. J’avais la mort devant les yeux ; mais j’allais racheter de ma vie la liberté publique.
Je tombe sur la première garde et je mets en fuite, non sans peine, les gardes du corps ; puis, tuant tout
ce que je rencontre et massacrant tout ce qui me résiste, je m’élance sur l’auteur responsable de tant de
crimes, sur celui qui seul fait la force de la tyrannie et qui est la cause première de nos malheurs.
J’arrive au poste qui défend l’acropole2 ; je vois mon homme ; il se défend et fait tête bravement ;
néanmoins je le crible de blessures et le tue.
8.– Dès lors la tyrannie était détruite, mon coup d’audace avait réussi et désormais nous étions tous
rendus à la liberté. Il ne restait plus que le vieillard ; mais seul, sans armes, privé de ses gardes du corps,
ayant perdu ce grand garde du corps qu’était son fils, abandonné de tous, il n’était plus digne d’une main
généreuse. À ce moment, juges, je me dis en moi-même : « Tout va bien pour moi, tout est fini, tout a
réussi. Comment châtier celui qui reste ? Car il est indigne de moi et de ma main droite, surtout s’il est
tué après une action si éclatante, si vaillante et si noble en déshonorant même ce premier meurtre. Il
doit, au contraire, chercher un bourreau digne de lui et connaître un malheur différent, au lieu de subir le
même et d’en sortir gagnant3. Qu’il voie, qu’il soit puni, qu’il ait cette épée sous les yeux ; c’est à elle
que je recommande ce qui reste à faire. » Ayant ainsi délibéré, je me suis retiré, et mon épée a accompli
ce que j’avais présagé, elle a tué le tyran et mis le couronnement à mon action.
9.– Je viens donc vous apporter la démocratie, vous crier à tous d’avoir confiance et vous annoncer la
bonne nouvelle de la liberté. Jouissez donc à présent de mes exploits. L’acropole est, vous le voyez,
purgée de ces pervers ; vous n’avez plus de maître ; vous pouvez déférer des honneurs, rendre la justice
et faire opposition conformément aux lois, et tous ces avantages, c’est à moi que vous les devez, à mon
audace, au meurtre de ce seul tyran à qui son père n’a pu survivre. Je vous demande donc pour ce
service la récompense qui m’est due. Ce n’est pas que je sois cupide, ni avare, ni que j’aie songé à un
salaire, quand je me suis décidé à servir ma patrie ; mais je tiens à ce que mon succès soit confirmé par
cette récompense et que mon entreprise ne soit point ravalée et ne reste pas sans gloire, sous prétexte
qu’elle est imparfaite et qu’on a jugé qu’elle ne méritait point d’honneur.
10.– Mais mon adversaire élève une objection ; il prétend que j’ai tort de vouloir être honoré et
récompensé ; car je n’ai pas tué le tyran, je n’ai rien fait de ce qu’exige la loi et il manque quelque chose
à mon œuvre pour que j’aie le droit d’en réclamer le salaire. Eh bien, je le demande à lui-même : « Que
veux-tu de plus ? N’ai-je pas résolu le meurtre ? ne suis-je pas monté à la citadelle ? n’ai-je pas tué ?
n’ai-je pas rendu la liberté au peuple ? Est-il encore quelqu’un qui nous commande, qui nous impose sa
volonté ? Est-il encore un despote qui nous menace ? Y a-t-il un de ces pervers qui m’ait échappé ? Tu
ne saurais le soutenir. Tout respire la paix, toutes les lois sont sauves, la liberté manifeste, la démocratie
assurée, nos femmes à l’abri des outrages, nos enfants sans crainte, nos vierges en sûreté, et la ville
célèbre par des fêtes la félicité commune. Qui donc est l’auteur de tout cela ? qui a mis un terme à nos
maux ? qui nous a procuré ces biens ? Si quelqu’un mérite d’être honoré plutôt que moi, je lui cède
l’honneur, je renonce à la récompense. Mais si c’est moi seul qui ai tout fait en déployant de l’audace,
en bravant le danger, en montant à la citadelle, en tuant, en punissant, en châtiant les tyrans l’un par
l’autre, pourquoi dénigres-tu mes succès, pourquoi veux-tu rendre le peuple ingrat à mon égard ?
11.– « Mais, diras-tu, tu n’as pas tué le tyran lui-même ? Or c’est au meurtrier du tyran que la loi
accorde la récompense. Eh ! quelle différence y a-t-il, je te prie, entre l’avoir tué de sa main et avoir été
la cause de sa mort ? Je n’en vois aucune, pour ma part, et le législateur n’a pas eu autre chose en vue
que la liberté, la démocratie, la délivrance de nos malheurs. Voilà ce qu’il a voulu honorer, voilà ce qu’il
a cru digne de récompense et cela, tu ne peux pas dire qu’on le doit à un autre que moi. Si j’ai tué celui
sans qui le tyran ne pouvait vivre, c’est moi-même qui ai perpétré le meurtre. Sa mort est mon ouvrage ;
sa main n’en a été que l’instrument. N’épilogue donc plus sur la manière dont il a péri, ne recherche
point comment il est mort, mais s’il n’est plus et si c’est par moi qu’il n’est plus. Tu me parais homme à
calomnier les bienfaiteurs de la patrie en recherchant si l’on a tué, non point par l’épée, mais avec une
pierre ou un bâton ou de quelque autre manière. Eh quoi ! si, assiégeant le tyran, je l’avais réduit à
mourir de faim, exigerais-tu encore en ce cas que je l’eusse tué de ma main, ou dirais-tu qu’il me
manque quelque chose pour être en règle avec la loi, alors que j’aurais eu bien plus de peine à le tuer ?
N’examine, n’exige qu’une chose, ne sois curieux que d’une chose : reste-t-il quelqu’un de ces pervers ?
avons-nous encore quelque sujet de crainte ? subsiste-t-il quelque monument de nos malheurs ? Si l’État
est purgé et si la paix règne, c’est le fait d’un calomniateur que de chicaner sur la façon dont ces
résultats ont été obtenus, et de vouloir priver un citoyen de la récompense due à ses travaux.
12.– « Pour moi, je me souviens que nos lois disent formellement, à moins que notre long esclavage ne
m’en ait fait oublier le texte, qu’on peut causer la mort de deux façons, en tuant soi-même, ou, si l’on ne
tue pas soi-même et si l’on n’exécute pas le meurtre de sa main, en contraignant un homme à mourir et
en lui fournissant l’occasion de se tuer. En ce cas comme dans l’autre, la punition imposée par la loi est
la même, et c’est justice ; car la loi ne fait pas de différence entre celui qui est cause d’un homicide et
celui qui le commet. Il est donc superflu de rechercher comment le meurtre s’est accompli. Eh quoi ! tu
trouves juste de punir comme homicide celui qui a été cause de la mort d’un citoyen, tu te refuses à
l’absoudre, et tu ne veux pas que celui qui a employé les mêmes moyens pour servir l’État soit inscrit au
rang de ses bienfaiteurs ?
13.– « Tu ne peux pas dire non plus que j’ai agi sans préméditation et que, s’il en est résulté une
conséquence heureuse, ma volonté n’y était pour rien. Et en effet qu’avais-je à craindre, alors que le plus
fort était tué ? et pourquoi aurais-je laissé mon épée dans la plaie, si je n’avais pas sûrement prévu ce qui
devait arriver ? à moins que tu ne prétendes que le mort n’était pas tyran, qu’il n’en portait pas le nom et
que vous n’auriez pas payé sa mort par d’amples récompenses. Mais tu n’oserais pas le soutenir. Et
maintenant que le tyran est mort, vous refuseriez la récompense à celui qui a été cause de son suicide !
Quelle vétilleuse curiosité, que d’aller rechercher comment il est mort, quand tu jouis de la liberté, et,
quand on t’a rendu la démocratie, de prétendre exiger quelque chose de plus ! Cependant la loi, tu en
conviens toi-même, n’examine que le résultat ; elle laisse de côté les faits accessoires, sans les éplucher
curieusement. Car quoi ? n’a-t-on pas déjà donné la récompense du tyrannicide à des gens qui n’avaient
fait que chasser le tyran4 ? Et rien n’était plus juste ; car eux aussi avaient donné la liberté au peuple en
échange de la servitude. Mais je ne me suis pas borné, moi, à expulser le tyran, à vous rassurer contre
une nouvelle tentative d’usurpation ; j’ai complètement détruit, radicalement anéanti sa race et extirpé
tout le mal par la racine.
14.– « Au nom des dieux, examinez, s’il vous plaît, ce que j’ai fait, depuis le commencement jusqu’à la
fin ; voyez si quelqu’une des prescriptions de la loi n’a pas été observée et s’il manque une des
conditions indispensables pour être tyrannicide. Tout d’abord il faut avoir une âme généreuse, dévouée à
la patrie, déterminée à braver le danger pour le bien public et à payer de sa vie le salut du peuple. Or que
m’a-t-il manqué à cet égard ? Ai-je molli ? La vue des dangers qui m’attendaient m’a-t-elle fait hésiter ?
Tu n’oserais le dire. Eh bien, tiens-toi à cela, sans rechercher à présent autre chose : imagine-toi que je
me présente et que, pour avoir simplement résolu et projeté de tuer le tyran, sans même qu’il en soit
résulté rien d’utile, uniquement pour avoir eu ce dessein, je demande à être récompensé comme un
bienfaiteur public : est-ce que, parce que je n’ai pas réussi et qu’un autre après moi a tué le tyran, tu
trouverais absurde ou injuste de m’accorder la récompense ? et si justement je disais : “Juges, j’ai voulu,
j’ai résolu, j’ai entrepris, j’ai essayé, et du fait même d’avoir projeté le meurtre du tyran, je prétends être
digne de récompense”, que répondrais-tu alors ?
15.– « Mais je tiens un tout autre langage et je dis : Je suis monté à la citadelle, j’ai bravé le danger et
j’ai fait mille exploits, avant de tuer le jeune homme. Ne croyez pas en effet que ce soit une chose facile
et simple de passer sur le corps des gardes, de vaincre les gardes du corps et de mettre en fuite à soi seul
une foule de soldats. On peut dire au contraire que c’est le point le plus important, le point capital,
quand il s’agit de tuer un tyran. La grande affaire, ce n’est pas le tyran lui-même, ce n’est pas lui qui est
difficile à prendre et à dompter, ce sont les gardes et les soutiens de la tyrannie. Quand on les a vaincus,
on s’est assuré le succès décisif et le reste est peu de chose. Jamais je n’aurais pu arriver jusqu’au tyran,
si je n’étais pas venu à bout de toutes les sentinelles et de tous les gardes du corps qui l’entourent et si je
ne les avais pas d’abord tous mis hors de combat. Je n’ajoute rien de plus et je m’en tiens encore une
fois à ce que j’ai dit : j’ai vaincu la garde, j’ai battu les gardes du corps et fait en sorte que le tyran s’est
trouvé sans gardes, sans armes, nu. Es-tu d’avis que je mérite d’être récompensé pour cela, ou exiges-tu
de plus que je l’aie tué ?
16.– « Mais si c’est un meurtre qu’il te faut encore, j’ai de quoi te satisfaire, mes mains sont teintes de
sang, j’ai accompli un meurtre grand et généreux ; j’ai tué un jeune homme à la force de l’âge qui
gardait le tyran des embuscades, qui seul le rassurait, qui lui tenait lieu d’une garde nombreuse. Dès
lors, l’ami, ne suis-je pas digne de récompense et dois-je rester sans honneurs après de tels exploits ? Eh
quoi ? si je n’avais tué qu’un simple garde du corps, un ministre du tyran, un serviteur précieux, ne
serait-ce pas déjà une grande chose à vos yeux d’être monté là-haut et de tuer en pleine acropole, au
milieu des armes, un des amis du tyran ? Mais vois à présent quel est celui que j’ai tué : c’est le fils du
tyran, ou plutôt un tyran plus cruel que son père, un despote plus inflexible, un bourreau plus cruel, un
brutal plus violent, et, chose plus importante encore, l’héritier universel et le successeur du tyran,
capable de prolonger pour longtemps notre misère.
17.– « Veux-tu que cette action soit la seule que j’aie faite et que le tyran vive encore, échappé à la
vengeance ? Je n’en demande pas moins une récompense pour cela. Que dites-vous ? Vous ne me la
donnerez pas ? Est-ce que vous ne le redoutiez pas lui aussi ? N’était-ce pas un maître ? N’était-il pas
odieux ? N’était-il pas insupportable ? Mais maintenant considérez aussi le point principal lui-même. Ce
que mon adversaire exige de moi, c’est ce que j’ai fait aussi bien qu’il était possible. J’ai donné la mort
au tyran par la mort d’un autre, non pas simplement ni d’un seul coup, car il eût été trop heureux de
mourir ainsi après tant de crimes, mais après l’avoir au préalable torturé de chagrin, et après lui avoir
mis sous les yeux celui qu’il aimait plus que tout au monde misérablement étendu mort à ses pieds, un
fils adulte, qui était sans doute un scélérat, mais qui était dans la force de l’âge et ressemblait à son père,
tout souillé de sang et de poussière. Voilà ce qui blesse un père, voilà les épées dont usent les justes
tyrannicides, voilà la mort que méritent des tyrans cruels, le châtiment qui convient à de si grands
forfaits ; mais mourir sur-le-champ, perdre aussitôt la connaissance, ne rien voir d’un pareil spectacle, il
n’y a rien là qui suffise à punir le tyran.
18.– « Je n’ignorais pas, mon brave, non, je n’ignorais pas quelle tendresse ce père avait pour son fils,
elle était connue de tout le monde ; je savais qu’il ne voudrait pas lui survivre un instant ; car on peut
dire que tous les pères sont ainsi à l’égard de leurs enfants. Mais la tendresse de celui-ci avait quelque
chose de plus que celle des autres, et c’était naturel ; car il voyait en lui seul le protecteur et le gardien
de sa tyrannie, le défenseur qui bravait pour son père tous les dangers, et qui assurait la sécurité à son
pouvoir. Aussi j’étais dès l’abord assuré qu’au défaut de la tendresse, le désespoir le tuerait, et qu’il se
dirait que la vie n’avait plus aucun intérêt pour lui, privé de la sécurité que lui donnait son fils. J’ai tout
mis en œuvre à la fois contre lui, la nature, le chagrin, le désespoir, la peur, la crainte de l’avenir la
crainte de l’avenir et, utilisant ces alliés contre lui et je l’ai réduit à cette dernière résolution5. Il est mort
sans postérité, affligé, gémissant, pleurant, plongé dans un deuil trop court, il est vrai, mais suffisant
pour un père, et, ce qu’il y a de plus terrible, il s’est tué lui-même, ce qui est la plus triste des morts,
beaucoup plus affreuse que s’il l’avait reçue d’un autre.
19.– « Où est mon épée ? Quelqu’un la reconnaît-il pour sienne ? A-t-elle été l’arme d’un autre ? Qui l’a
montée dans la citadelle ? Qui s’en est servi avant le tyran ? Qui l’a dépêchée contre lui ? Ô mon épée,
qui as partagé et poursuivi mes exploits, après tant de périls, après tant de meurtres, on nous néglige, on
nous juge indignes du prix. Si je vous demandais la récompense pour elle seule, si je vous disais :
“Citoyens, quand le tyran eut résolu de mourir, il se trouvait à ce moment-là sans armes, mon épée s’est
mise à son service, elle a contribué au rétablissement de la liberté”, ne penseriez-vous pas qu’en
échange de ce service, le maître d’une épée si dévouée au peuple mérite honneur et récompense ? ne le
paieriez-vous pas de retour ? ne l’inscririez-vous pas au nombre de vos bienfaiteurs ? ne consacreriez-
vous pas l’épée dans un temple ? ne l’adoreriez-vous pas en même temps que les dieux ?
20.– « Représentez-vous à présent ce qu’a dû faire le tyran, ce qu’il a dû dire avant sa mort. Lorsque
j’eus frappé son fils et l’eus criblé de blessures aux endroits les plus apparents du corps, afin que le
vieillard en conçût le plus violent chagrin et qu’à la première vue il en eût le cœur déchiré, le jeune
homme poussa des cris de détresse et appela son père, non point pour l’aider et le défendre, il savait bien
que c’était un vieillard débile, mais pour être le spectateur des malheurs de sa famille. Pour moi, je
m’étais retiré. Auteur de toute cette tragédie, je laissai à l’acteur le mort, la scène, l’épée et tout le reste
du drame. Le tyran survient, il voit son fils unique respirant à peine, baigné dans son sang, criblé de
coups et de blessures mortelles qui se touchaient. Il s’écrie : “Mon enfant, c’est fait de nous, nous
sommes tués, on a égorgé les tyrans. Où est le meurtrier ? À quel sort me réserve-t-il ? Pourquoi me
garde-t-il, mon enfant, quand ta mort a déjà causé la mienne ? Me dédaigne-t-il à cause de ma
vieillesse ? Veut-il, au lieu de me punir tout de suite, prolonger ma mort par sa lenteur et me faire mourir
à petit feu ?”
21.– « Tout en disant ces mots, il cherchait une épée, car il était sans armes, et se reposait de sa sûreté
sur son fils. La mienne ne lui manqua pas ; je l’avais déjà disposée et c’était en prévision de ce coup
hardi que je l’avais laissée. Il l’arrache de la plaie, la retire de la blessure et dit : “Tu viens de me tuer,
épée ; maintenant mets fin à ma douleur, viens consoler un père en deuil, viens en aide à la main d’un
malheureux vieillard, égorge, tue le tyran et délivre-le de son deuil. Plût au ciel que je t’eusse rencontré
le premier, que j’eusse renversé l’ordre du meurtre ! Je serais mort ; mais le tyran seul serait touché en
ma personne, et j’aurais l’espoir d’être vengé ; à présent, je n’ai plus d’enfant, et je ne trouve même pas
un meurtrier.” À ces mots, il s’enfonce l’épée, d’une main tremblante, impuissante. Il a beau vouloir ; sa
faiblesse a peine à seconder son courage.
22.– « Que de châtiments dans cette affaire ! que de blessures ! que de morts ! que de tyrans immolés !
que de récompenses ! Enfin vous avez tous vu le jeune homme étendu à vos pieds et vous pouvez juger
que ce n’était pas une mince et facile besogne d’abattre un tel adversaire ; vous avez vu le père couché
sur lui, leur sang confondu, les libations en l’honneur de la liberté et de la victoire et les exploits de mon
épée et mon épée elle-même qui, entre ces deux victimes se montrait digne de son maître et témoignait
avec quelle fidélité elle m’avait servi. La vengeance eût été mince, si je l’avais exécutée moi-même ;
mais sa nouveauté en rehausse l’éclat. Celui qui a détruit de fond en comble la tyrannie, c’est moi ;
mais, comme dans une pièce de théâtre, l’action fut partagée entre plusieurs acteurs. J’ai joué le premier
rôle, le fils a joué le second, le tyran lui-même le troisième, et mon épée est l’instrument dont tous se
sont servis. »

1. L’orateur s’adresse à un tribunal qui doit statuer sur son droit à recevoir une récompense parce qu’il a tué le tyran, un droit que lui conteste
son adversaire. Ce dernier, qui a déposé un recours, a parlé en premier. L’orateur lui répond.

2. C’est-à-dire la citadelle.

3. Le texte de cette phrase est incertain.

4. Allusion possible à l’histoire d’Harmodios et Aristogiton. Ils tuèrent Hipparque, frère du tyran athénien Hippias, qui dut s’exiler trois ans
plus tard, et ils furent honorés comme libérateurs de leur cité. Voir Thucydide, VI, 54-59.

5. Le texte de cette phrase est incertain.


54
LE FILS DÉSHÉRITÉ
Le Fils déshérité appartient au même genre de discours que Le Tyrannicide et présente des points
communs avec lui. Le lieu et la date de l’affaire en cause ne sont pas plus précisés que le nom des
protagonistes. Il s’agit d’un cas d’école abstrait. Le sujet, résumé dans l’Argument, fait partie du
répertoire des exercices en vigueur chez les maîtres de rhétorique, si bien qu’on le trouve aussi dans les
Controverses de Sénèque le Rhéteur (IV, 5). Quant au plan, il est traditionnel : après avoir présenté sa
cause et sa situation dans l’exorde (1-2), le plaideur raconte l’affaire (3-7) puis discute les arguments de
son adversaire (8-30) avant de conclure par une péroraison pathétique (31-32). Ce pathétique vient de la
situation singulière de l’orateur, un fils qui doit parler contre son père, alors que celui-ci, après l’avoir
déshérité une première fois sous l’empire de la folie, puis être revenu sur sa décision une fois guéri,
vient de récidiver. On peut trouver ce drame familial exagéré. Mais on n’oubliera pas qu’il existait bien
dans l’Antiquité des lois permettant aux pères de déshériter leurs fils.
A. B.

ARGUMENT

Un fils déshérité avait appris la médecine. Voyant son père devenu fou et abandonné des autres
médecins, il lui fait prendre une potion qui le guérit et il est rappelé à la succession. Par la suite, sa
marâtre étant devenue folle aussi, son père lui enjoint de la guérir. Comme il allègue son impuissance,
son père le déshérite.
1.– Le procès qui vous est soumis, juges, n’est pas nouveau et la conduite actuelle de mon père ne doit
pas vous surprendre. Ce n’est pas la première fois qu’il entre dans de telles colères ; il est prompt à
recourir à la loi et il s’est fait une habitude de venir à ce tribunal. Mais ce qu’il y a de nouveau dans mon
malheur, c’est que, bien qu’on n’ait rien à me reprocher personnellement, je risque néanmoins d’être
puni pour mon art, s’il ne peut obéir à toutes les volontés de mon père. Y a-t-il rien de plus étrange que
d’exiger que je guérisse à commandement, non plus selon la puissance de l’art, mais selon la volonté de
mon père ? Sans doute je voudrais bien que la médecine fût en possession d’un remède propre à guérir
non seulement les fous, mais encore ceux qui se livrent à d’injustes colères, afin de faire cesser cette
maladie de mon père. À présent sa folie a complètement disparu, mais sa colère ne fait que croître, et, ce
qu’il y a de plus terrible, c’est qu’il est sage pour tous les autres et qu’il n’est fou qu’à l’égard de moi
seul qui l’ai guéri. Vous voyez comme il me paye de la cure que j’ai faite : il me déshérite à nouveau et
me chasse une seconde fois de sa famille, comme s’il ne m’avait repris quelque temps que pour me
déshonorer davantage en me rejetant plusieurs fois de sa maison.
2.– Pour moi, quand les choses sont possibles, je n’attends pas qu’on me commande, et dernièrement je
n’ai pas attendu qu’on m’appelât pour venir au secours de mon père ; mais dans les cas tout à fait
désespérés, je ne veux même pas tenter un essai, et, comme il s’agit de ma belle-mère, je suis
naturellement encore plus circonspect ; car je prévois ce que j’aurai à souffrir de mon père, si je ne
réussis pas, lui qui me déshérite avant que j’aie commencé la cure. Je suis bien peiné, juges, du fâcheux
état de ma belle-mère, excellente femme, et du chagrin que mon père en éprouve, et, ce qui est plus
affligeant encore, de paraître désobéir et de ne pouvoir exécuter les ordres de mon père à cause de
l’excès du mal et de la faiblesse de l’art. Mais il n’est pas juste, selon moi, de déshériter un homme qui
refuse absolument de promettre ce qu’il ne peut pas tenir.
3.– Pour quels motifs il m’avait déjà déshérité, il est facile de le concevoir d’après sa conduite actuelle.
Contre ces motifs je me suis suffisamment défendu, je crois, par ma conduite ultérieure ; pour les griefs
dont il me charge à présent, je me disculperai du mieux que je pourrai, quand je vous aurai dit quelques
mots de ma conduite. Ce fils rétif et réfractaire, la honte de son père et le déshonneur de sa famille, ne
crut pas alors devoir répondre longuement aux criailleries incessantes et aux invectives de son père. En
quittant la maison, je pensai que, pour moi, l’arrêt décisif, le jugement impartial dépendrait de ma
conduite à venir et que je n’avais qu’à me montrer très différent de ce que mon père m’accusait d’être, à
m’appliquer aux plus nobles études et à fréquenter les hommes de mérite. Mais je prévoyais déjà ce qui
arrive aujourd’hui et je me doutais bien que, si mon père s’abandonnait à d’injustes colères et forgeait
contre un fils de fausses accusations, c’est que sa raison chancelait. Quelques-uns mêmes considéraient
comme un commencement de folie, comme une menace et une escarmouche de la maladie qui allait
fondre sur lui, cette haine déraisonnable, cette loi cruelle qu’il invoquait, ces invectives incessantes, ce
sombre tribunal, ces cris, cette colère, bref toute cette bile toujours en action. Aussi je pensais bien qu’il
me faudrait bientôt recourir à la médecine.
4.– En conséquence, je quittai ma patrie pour aller me mettre à l’école des médecins les plus réputés de
l’étranger et, à force de travail, de zèle et de ténacité, j’appris à fond leur art. À mon retour, je trouve
mon père devenu complètement fou et abandonné des médecins de ce pays, qui n’approfondissent pas
assez et ne discernent pas exactement les maladies. Je fis ce que doit faire un bon fils, et, sans rancune
d’avoir été déshérité, je n’attendis pas d’être appelé ; car je n’avais rien à reprocher à mon père
personnellement ; tout le mal qu’il avait fait venait, non de lui, mais, comme je l’ai déjà dit, de sa
maladie. Je vins donc sans être appelé ; mais je ne le guéris pas tout de suite ; car ce n’est pas notre
habitude de procéder ainsi et ce n’est pas ce que la science nous recommande. Le premier précepte
qu’on nous enseigne, c’est de voir si le mal est guérissable ou s’il ne l’est pas et s’il excède les bornes
de l’art. S’il est traitable, nous en entreprenons la cure et nous apportons tous nos soins à sauver le
malade ; mais si le mal a déjà pris le dessus et gagné la victoire, nous nous gardons absolument d’y
toucher, fidèles en cela au vieil axiome des pères de la médecine qui dit qu’il ne faut pas entreprendre
les malades déjà vaincus1. Comme je voyais que mon père laissait encore de l’espoir et que le mal
n’était pas au-dessus de l’art, je l’observai longtemps et, après en avoir suivi exactement toutes les
phases, j’entrepris la cure et lui versai hardiment la potion, tout en sachant que plusieurs des assistants
suspectaient ma recette, dénigraient ma cure et se préparaient à m’accuser.
5.– Ma belle-mère aussi était là, alarmée et défiante, non pas qu’elle me haït, mais parce qu’elle avait
peur et connaissait exactement le mauvais état du malade ; car, seule, elle était exactement renseignée,
vivant en contact perpétuel avec la maladie. Pour moi, sans me décourager, car je savais que les
symptômes ne seraient pas trompeurs et que mon art ne me trahirait pas, je lui appliquai mon remède au
temps opportun pour entreprendre la cure. Certains de mes amis me conseillaient bien de refréner ma
hardiesse, de peur qu’un insuccès ne fournît une matière nouvelle à la calomnie et qu’on ne dît que je
me vengeais de mon père en l’empoisonnant, parce que je lui gardais rancune des mauvais traitements
que j’en avais reçus. Bref, il recouvra sur-le-champ la santé et la raison, et reconnut tout ce qui
l’entourait. Les assistants étaient émerveillés, ma belle-mère me comblait d’éloges et faisait éclater sa
joie de l’estime que je venais de gagner et de la guérison de son mari. Quant à lui, je dois lui rendre ce
témoignage que, sans balancer et sans prendre conseil de personne, aussitôt qu’il eut tout appris des
assistants, il annula l’exhérédation, me traita de nouveau comme son fils, m’appela son sauveur, son
bienfaiteur, reconnut qu’il avait fait une épreuve complète et s’excusa de sa conduite passée.
L’événement fit plaisir à beaucoup de gens, qui avaient bon cœur, mais il contrista tous ceux qui aiment
mieux voir un fils déshérité que rappelé par son père. Je m’aperçus en effet que tout le monde n’était pas
également satisfait de l’événement ; je vis par exemple certaine personne changer de couleur, avec des
yeux troublés et une mine de colère, comme il arrive quand on est animé par l’envie ou par la haine.
6.– Peu de temps après, ma belle-mère fut prise d’une maladie subite, maladie pénible, juges, et
singulière. Dès le début, j’en observai les terribles effets ; ce n’était pas une folie simple ni superficielle,
mais un mal qui couvait depuis longtemps dans son âme et qui éclata et se produisit violemment au
grand jour. Il y a beaucoup de symptômes auxquels on reconnaît une folie incurable, mais il y en avait
un d’un nouveau genre que j’observai chez cette femme. Elle est douce et affable envers les autres et sa
maladie n’agit point en leur présence ; mais dès qu’elle voit un médecin ou même qu’elle en entend
seulement le nom, elle entre dans une excitation violente contre lui. Ce symptôme seul révèle un état
fâcheux et incurable. En voyant cela, j’étais ennuyé et j’avais pitié de cette femme innocente,
injustement frappée par le malheur.
7.– Comme il n’entend rien à la maladie, car il ne connaît ni le principe du mal qui tient sa femme, ni sa
cause, ni son intensité, mon père m’a commandé de la guérir et de lui verser la même potion qu’à lui ;
car il pensait qu’il n’y a qu’une seule espèce de folie, une seule forme de la maladie et que le mal étant
le même admet une même médication. Quand je lui dis, ce qui est l’exacte vérité, qu’il m’est impossible
de sauver sa femme et que je lui avoue que je suis obligé de céder à la maladie, il s’indigne, il
s’emporte, il prétend que je me dérobe volontairement et que j’abandonne sa femme, et il me fait un
crime de l’impuissance de mon art, enfin il agit comme les personnes désolées qui ne manquent pas de
se fâcher contre ceux qui leur disent franchement la vérité. Toutefois je vais essayer de justifier à ses
yeux, du mieux que je pourrai, et ma conduite et l’art que je professe.
8.– Je vais commencer par la loi d’après laquelle il veut me déshériter, afin qu’il sache qu’il n’a plus à
présent le même pouvoir qu’autrefois. Et en effet, mon père, le législateur ne permet pas à tous les pères
de déshériter leurs enfants, toutes les fois qu’ils le veulent, ni sur tous les prétextes ; mais s’il leur
accorde le droit d’exercer ainsi leur colère, il veille aussi sur les enfants, pour empêcher qu’ils n’en
souffrent injustement l’effet. Et voilà pourquoi il ne permet pas que le châtiment soit abandonné à la
volonté du père et soustrait au contrôle de la justice ; au contraire, il appelle les deux parties devant le
tribunal et institue des arbitres qui prononcent sur le droit, sans écouter ni la colère, ni la calomnie ; car
il savait que l’on se met souvent en colère pour des motifs déraisonnables, que l’on prête l’oreille à une
accusation mensongère ou que l’on s’en rapporte à un esclave ou à la haine d’une mauvaise femme. En
conséquence il n’a pas cru que l’affaire pût être soustraite à la justice, ni que les enfants fussent aussitôt
condamnés sans avoir été entendus ; il a voulu que l’eau coulât pour eux aussi2, qu’on leur accordât la
parole et que tout fût soumis à un rigoureux examen.
9.– Puis donc que le père n’a qu’un droit, celui d’accuser et que c’est à vous, les juges, qu’il appartient
de décider si l’accusation est fondée, remettez à plus tard l’examen du grief qu’il allègue et qui
provoque son indignation actuelle et considérez d’abord ce point : faut-il lui accorder le droit de
déshériter, après qu’il l’a fait déjà une fois, après qu’il a usé de la faculté que lui donnait la loi et qu’il a
épuisé ce pouvoir paternel, et qu’ensuite il m’a repris et annulé l’exhérédation ? Pour moi, je soutiens
qu’il est absolument injuste que les châtiments des enfants n’aient pas de terme, que les condamnations
se répètent, que la crainte soit éternelle, que la loi seconde aujourd’hui la colère paternelle et que cette
loi soit annulée demain, pour reprendre ensuite sa vigueur, en un mot, que tous les droits soient
confondus suivant les lubies des pères. Il est juste, quand c’est la première fois, qu’on les laisse libres
d’agir, qu’on seconde leur indignation contre leurs enfants et qu’on accorde le droit de punir aux auteurs
de leurs jours ; mais quand une fois un père a exercé cette puissance, qu’il a usé de toute la rigueur de la
loi et satisfait sa colère, si par la suite il reprend son fils, parce qu’il a reconnu ses qualités, il doit
absolument s’en tenir à ce dernier parti ; il n’a plus le droit de changer, ni de se raviser, ni de réformer
son jugement. En effet, comme il n’y a pas, que je sache, de marque pour connaître si l’enfant qui vient
de naître sera bon ou pervers, on permet aux pères de rejeter de leur famille, s’ils s’en montrent
indignes, ceux qu’ils ont nourris sans savoir ce qu’ils deviendraient un jour.
10.– Mais lorsque, sans y être obligé, librement et de son chef, un père rappelle un fils, après avoir
éprouvé son bon naturel, qui peut l’autoriser à changer de sentiment ? quel usage peut-il encore faire de
la loi ? Le législateur pourrait te dire alors : Si ton fils était méchant et méritait d’être déshérité,
pourquoi l’as-tu rappelé, pourquoi l’as-tu fait rentrer dans ta maison ? pourquoi as-tu défait ce qu’avait
fait la loi ? car tu étais libre et maître de lui refuser sa grâce. Il ne doit pas t’être permis de te jouer ainsi
des lois, de faire convoquer les tribunaux à chacun de tes changements, de détruire les lois et de les
remettre en vigueur tour à tour, de faire siéger les juges pour être les témoins ou plutôt les serviteurs de
tes caprices, punissant ou pardonnant selon ta fantaisie. Tu n’as donné qu’une fois la naissance à ton fils,
tu ne l’as nourri qu’une fois ; tu ne peux donc le déshériter qu’une fois, et encore faut-il que tu aies la
justice pour toi ; mais que ce procédé n’ait ni fin ni cesse, que tu y recoures souvent et à la légère, cela
dépasse les bornes de la puissance paternelle.
11.– Au nom de Zeus, juges, ne lui permettez pas, puisqu’il m’a repris volontairement, qu’il a annulé le
jugement du premier tribunal et rétracté sa colère, de m’imposer de nouveau la même peine et de
recourir à la puissance paternelle dont le terme est échu et passé, et qui a perdu toute valeur par le fait
qu’il l’a déjà dépensée. Dans les tribunaux où les juges sont tirés au sort, la loi permet à ceux qui
trouvent leur jugement injuste d’en appeler à un autre tribunal ; mais si les plaideurs conviennent
volontairement de choisir eux-mêmes des juges et de s’en remettre à leur arbitrage, l’appel est interdit.
On a le droit de ne pas s’en tenir à l’arrêt des juges ordinaires ; mais si on choisit ses juges soi-même, il
est juste qu’on s’arrête à leurs décisions. De même tu étais libre de ne pas reprendre un fils que tu
jugeais indigne de ta race ; mais du moment que, le croyant vertueux, tu l’as repris, tu ne peux plus le
déshériter. Tu as attesté par ton propre témoignage qu’il ne méritait pas de subir de nouveau une telle
punition, et tu l’as reconnu pour homme de bien. Tu ne peux donc te repentir de l’avoir rappelé ; ta
réconciliation doit être stable, après tant de jugements et les décisions de deux tribunaux, celle du
premier où tu m’as renoncé et celle que tu as prise toi-même, lorsque tu t’es ravisé et que tu as détruit
l’effet de la première. En rejetant ce que tu avais résolu d’abord, tu confirmes ce que tu as décidé
ensuite. Tiens-toi donc à ta dernière décision et reste fidèle au jugement que tu as prononcé toi-même. Il
faut que tu sois père ; car tu l’as résolu, tu l’as approuvé, tu l’as sanctionné.
12.– Si c’était l’adoption, et non la nature, qui m’eût fait ton fils et que tu voulusses me déshériter, je ne
pense pas que la loi te le permît, car une chose que dans le principe on était maître de ne pas faire, on ne
peut sans injustice l’annuler une fois qu’elle est faite. Mais un fils que la nature nous donne et que nous
adoptons ensuite par choix et par réflexion, quel motif raisonnable pourrait nous autoriser à le rejeter de
nouveau et à le priver à plusieurs reprises du droit qu’il a une fois acquis d’être de notre famille ? Si
j’étais ton esclave et que, convaincu de ma perversité, tu m’eusses fait mettre aux fers une première fois,
puis que, détrompé et voyant que j’étais honnête, tu m’eusses donné la liberté, aurais-tu le droit, en vertu
d’une colère opportune, de me ramener à l’esclavage ? Assurément non, car les lois veulent que ces
sortes de décisions soient fermes et valables à perpétuité. Pour prouver que mon père n’a plus le droit de
me déshériter alors qu’après l’avoir fait une fois, il m’a repris volontairement, j’aurais encore beaucoup
à dire, mais je m’en tiens là.
13.– Examinez à présent qui je suis, moi qu’il veut encore déshériter. Je ne veux pas dire par là qu’étant
alors un ignorant, je suis aujourd’hui médecin, car ma science ne peut servir à ma défense, ni qu’étant
jeune en ce temps-là, je suis arrivé maintenant à la maturité et que mon âge est un garant de ma probité ;
cette considération non plus n’a guère d’importance. Mais autrefois mon père, sans avoir, je puis
l’affirmer, le moindre grief contre moi, n’avait pas non plus reçu de moi de grands services lorsqu’il
m’exclut de sa maison ; à présent au contraire, que je viens de le sauver, que je suis devenu son
bienfaiteur, peut-on se montrer plus ingrat ? Je l’ai sauvé, je l’ai retiré d’un grand danger, et voilà
comment il me paye aussitôt de retour, sans tenir compte de mes soins. Voilà avec quelle facilité il les
oublie, voilà comme il rejette à l’abandon un fils qui, pouvant conserver un juste ressentiment de son
injuste expulsion, non seulement ne lui en a pas gardé rancune, mais encore l’a rendu à la santé et à la
raison.
14.– Ce n’est pas pour une bagatelle, juges, ni pour un service quelconque que j’ai déployé mon zèle
envers lui et voilà pourtant de quel prix on veut me payer. Mais s’il ignore l’état où il était alors, vous
savez tous ce qu’il faisait, ce qu’il souffrait, quelle était sa situation, quand je le pris en main : il était
abandonné des autres médecins ; ses proches le fuyaient et n’osaient même pas l’approcher, et je l’ai si
bien rétabli qu’il peut même intenter une accusation et raisonner sur les lois. Mais regarde toi-même,
mon père, une image de ton mal : tu étais à peu près dans l’état où ta femme est à présent, quand j’ai
rappelé ta raison perdue. Il n’est donc pas juste que tu payes mes services d’un tel retour et que tu n’aies
recouvré la raison que pour en user contre moi. Ce n’est pas un mince service que tu as reçu de moi : ce
que tu me reproches suffit à le prouver. Car, si tu me hais parce que je ne guéris pas ta femme réduite à
l’extrémité et plongée dans un état déplorable, combien tu dois me chérir pour t’avoir délivré d’un mal
semblable et confesser ta reconnaissance d’être sorti d’une si terrible situation ! Au contraire, ce qui est
le comble de l’ingratitude, tu n’as pas plus tôt recouvré la raison que tu me traînes devant les tribunaux ;
sauvé par moi, tu me punis ; tu reviens à ton ancienne haine et tu évoques la même loi. C’est vraiment
une belle récompense de mon art, un digne paiement de mes remèdes : tu ne recouvres la santé que pour
perdre le médecin.
15.– Permettrez-vous à mon père, juges, de punir son bienfaiteur, de chasser celui qui l’a sauvé, de haïr
celui qui lui a rendu la raison, de châtier celui qui l’a remis sur pied ? Non, si vous observez la justice.
Même si j’étais à présent coupable des méfaits les plus graves, je lui ai rendu auparavant un si grand
service qu’il ferait bien d’oublier le présent en considération et au souvenir du passé et d’être prêt à
pardonner en faveur du bienfait, surtout quand ce bienfait est si important qu’il surpasse toutes les
offenses qui l’ont suivi. Tel est, selon moi, l’avantage que j’ai sur celui que j’ai sauvé, qui me doit tout
ce qui lui reste à vivre, à qui j’ai rendu l’existence, la raison, l’intelligence, au moment même où tous les
autres désespéraient de son état et s’avouaient vaincus par la maladie.
16.– Ce qui, à mon avis, augmente le prix de mon service, c’est que, quand je le lui rendis, je n’étais
plus son fils et qu’aucun motif ne me contraignait à le soigner ; j’étais libre, étranger à son égard,
affranchi des liens de la nature. Cependant je ne l’ai pas vu d’un œil indifférent, et volontairement, sans
être appelé, de mon propre mouvement, je suis venu, je lui ai porté secours, je suis resté près de lui, je
l’ai guéri, je l’ai rétabli, je me le suis conservé, je me suis justifié des griefs qui l’avaient poussé à me
déshériter, par ma piété j’ai désarmé sa colère et détruit l’effet de la loi par ma tendresse, j’ai acheté par
un grand bienfait ma rentrée dans la famille, j’ai montré dans cette conjoncture hasardeuse combien
j’étais loyal envers mon père ; grâce à mon art, je me suis fait adopter et l’on a vu dans ces circonstances
malheureuses que j’étais un fils légitime. Que croyez-vous que j’aie souffert ? que de fatigues j’ai
affrontées, toujours présent, toujours occupé à le servir, toujours au guet, tantôt cédant à la violence du
mal, tantôt appliquant mon art, pour peu que le mal se calmât ! Mais dans tout ce que comporte le métier
de médecin, il n’y a rien de plus hasardeux que de soigner de semblables malades et d’approcher des
gens en cet état ; car c’est sur ceux qui les approchent qu’ils déchargent souvent leur fureur, quand le
mal est en effervescence. Cependant aucun de ces ennuis ne m’a fait reculer ni découragé ; je suis resté
près de lui et, m’attaquant à la maladie par tous les moyens, j’ai fini par en triompher par mon remède.
17.– N’allez pas à ce dernier mot vous récrier : Quelle peine, quelle grande peine y a-t-il à verser une
potion ? Il y a beaucoup à faire avant d’en venir là. Il faut préparer les voies au remède, disposer le
corps à la guérison, s’occuper de l’état général, faire évacuer le malade, dessécher des humeurs,
l’alimenter comme il faut, lui faire prendre de l’exercice autant qu’il convient, imaginer les moyens de
le faire dormir et lui ménager du repos. Les autres malades se conforment aisément aux prescriptions du
médecin ; mais les fous, dont l’esprit est sans frein, sont difficiles à gouverner ; ils sont rétifs, ils glissent
entre les mains du médecin et se rebellent contre ses soins. Souvent quand nous les avons amenés près
du but, et que nous avons bon espoir, il suffit d’une légère faute pour que le mal reprenne sa force, pour
renverser aisément toute notre œuvre, entraver la cure et mettre l’art en défaut.
18.– Eh bien, celui qui a essuyé toutes ces fatigues, qui a lutté contre une si terrible maladie et qui a
vaincu de tous les maux le plus difficile à vaincre, permettrez-vous encore à son père de le déshériter ?
lui permettrez-vous d’interpréter les lois à son gré contre son bienfaiteur ? le laisserez-vous outrager la
nature ? Moi, juges, obéissant à la nature, je sauve et me conserve mon père, en dépit de son injustice, et
lui, se conformant aux lois, à ce qu’il prétend, il veut perdre un fils auquel il a tant d’obligations et le
priver de sa famille. Il est de ceux qui haïssent leurs enfants, moi, de ceux qui aiment leur père. Moi, je
m’attache à la nature ; lui, il en dédaigne et outrage les droits. Ô père emporté par une injuste haine ! ô
fils entraîné par une tendresse plus injuste encore ! car je m’accuse moi-même, mon père m’y contraint,
d’aimer à tort, puisque l’on me hait et d’aimer plus que je ne devrais. Cependant la nature commande
plus impérieusement aux pères d’aimer leurs enfants qu’aux enfants d’aimer leurs pères. Celui-ci, au
rebours, dédaigne volontairement les lois qui conservent aux enfants sans reproche les droits de leur
naissance, et la nature qui pousse irrésistiblement les parents à aimer leurs enfants. Puisque l’instinct
d’aimer est plus fort chez un père, il devrait m’accorder ici des droits plus forts à son affection, ou tout
au moins m’imiter et rivaliser avec moi de tendresse ; loin de là, hélas ! pauvre malheureux que je suis,
il va jusqu’à haïr celui qui l’aime, à chasser celui qui le chérit, à faire du mal à qui lui fait du bien, à
déshériter un fils qui l’affectionne, et les lois amies des enfants, il les tourne contre moi, comme si elles
leur étaient contraires. Ô mon père, quel combat provoques-tu entre les lois et la nature !
19.– Mais il n’en va pas ainsi, les choses ne sont pas telles que tu le prétends. Tu interprètes mal, mon
père, des lois sagement établies. La nature et la loi ne sont pas en contradiction, quand il s’agit de
tendresse ; sur ce point, au contraire, elles s’accordent et s’unissent pour mettre un terme à l’injustice.
Toi, tu outrages ton bienfaiteur, tu blesses la nature. Pourquoi violes-tu tout ensemble les lois et la
nature ? Elles sont belles, ces lois, elles sont justes, elles prennent la défense des enfants, mais tu ne
veux pas qu’il en soit ainsi. Tu les invoques aussi souvent contre ton fils seul que tu le ferais si tu avais
de nombreux adversaires. Tu les presses de punir sans leur laisser de repos, elles qui ne demandent qu’à
se reposer, quand il s’agit de l’affection des enfants pour leur père, et qui du reste n’ont pas été établies
contre ceux qui ne sont coupables d’aucune faute. Mais elles permettent d’intenter un procès pour
ingratitude contre ceux qui ne paient pas leurs bienfaiteurs de retour3. Or mon père, loin de me payer de
retour, prétend encore me punir de mes bienfaits mêmes ; voyez s’il est possible de porter plus loin
l’injustice. Il ne lui est donc plus permis de me déshériter, puisqu’il a déjà une fois exercé pleinement
ses droits de père et qu’il a fait usage de la loi. D’ailleurs il ne serait pas juste qu’un fils qui lui a rendu
de si grands services fût repoussé et chassé de la maison : je l’ai, je crois, suffisamment démontré.
20.– Venons maintenant au véritable motif de l’exhérédation et voyons ce que vaut le grief qu’on
m’impute. Il faut ici remonter encore à l’intention du législateur. Je t’accorde pour un instant que tu aies
le droit de déshériter autant de fois que tu voudras, je t’accorde même que tu puisses l’exercer contre ton
bienfaiteur, mais ce droit n’est pas absolu et tu ne déshériteras pas pour n’importe quel motif. Le
législateur ne dit pas : « Quelle que soit l’accusation du père, que son fils soit déshérité ; il suffit que le
père le veuille et qu’il se plaigne. » S’il en était ainsi, quel besoin aurions-nous des tribunaux ? Mais le
législateur s’en remet à vous, juges, d’examiner si la colère du père est fondée sur de puissants et justes
motifs ou si elle ne l’est pas. Faites donc cet examen. Je vais commencer par ce qui s’est passé
immédiatement après la folie de mon père.
21.– Le premier acte de mon père une fois revenu à la raison fut d’annuler l’exhérédation. Il m’appela
son sauveur, son bienfaiteur ; je fus tout pour lui. On ne saurait, je pense, trouver ici aucun sujet de
plainte. Maintenant, dans tout ce qui suivit, de quoi suis-je coupable ? Quel office, quel soin filial ai-je
négligé ? M’as-tu vu découcher ? quels excès de boisson, quelles ripailles me reproches-tu ? quelles
prodigalités ? quel proxénète ai-je battu ? qui m’a jamais accusé ? Personne. Cependant ce sont là les
motifs pour lesquels la loi permet surtout de déshériter. Mais ma belle-mère est tombée malade. Eh bien,
est-ce cela que tu me reproches, est-ce de sa maladie que tu demandes justice ? — Non, dit-il.
22.– — Alors que me reproches-tu ? — De ne pas vouloir soigner ma femme, quand je te le
commande. Voilà pourquoi tu mérites d’être déshérité : tu désobéis à ton père. Quels sont les ordres de
mon père qui, parce que je ne puis les exécuter, me font passer pour un fils désobéissant, je le dirai tout à
l’heure. Pour le moment, je dis simplement ceci, c’est que la loi ne lui donne pas le droit de commander
tout ce qu’il lui plaît et que je ne suis pas forcé de lui obéir indifféremment en toutes choses. Parmi les
choses qu’il peut commander, il en est où je n’ai aucun compte à lui rendre ; il en est d’autres où je peux
mériter sa colère et ses punitions, par exemple, si tu es malade et que je ne m’occupe pas de toi, si tu
m’enjoins de veiller sur ta maison et que je la néglige, si tu m’ordonnes de surveiller les travaux des
champs et que j’y mette de la nonchalance. Ces motifs et les autres du même genre justifient les
reproches et les plaintes d’un père ; mais tout ce qui se rapporte aux talents et à l’usage qu’on en fait
dépend des enfants seuls, surtout quand ils n’offensent en rien leurs pères. Par exemple, si un père
commande à son fils qui est peintre : « Peins ceci, mon fils, mais pas cela » ou, s’il est musicien : « Joue
cet air-ci et non celui-là », et, s’il est forgeron : « Forge cette pièce, et pas celle-là », pourrait-on
admettre qu’il déshéritât son fils, parce que celui-ci n’userait pas de son art au gré de son père ? Il n’est
pas un homme qui l’admît, je pense.
23.– Pour la médecine, plus elle est vénérable et utile à la vie, plus ceux qui l’exercent doivent être
indépendants, et la libre pratique de leur profession est un privilège qu’il est juste de leur accorder. Il ne
faut imposer aucune contrainte, aucun ordre à une science sacrée, enseignée par les dieux et pratiquée
par des sages, ni la soumettre au joug de la loi, ni à la crainte et à la punition d’un tribunal, ni au
suffrage d’un juge, ni aux menaces d’un père, ni à la colère d’un ignorant. Conséquemment, si je te
disais en termes clairs et précis : « Je ne veux pas, je refuse de guérir, quoique je le puisse, c’est pour
moi-même et pour mon père que j’ai appris mon art ; pour tous les autres, je veux être un ignorant »,
quel tyran pousserait la violence jusqu’à me contraindre à exercer mon art malgré moi ? Le recours au
médecin doit, à mon avis, être soumis aux supplications et aux prières, non aux lois, à la colère ni aux
tribunaux. Il faut persuader le médecin, non lui donner des ordres ; il doit écouter sa volonté, non la
crainte ; il ne doit pas être amené de force près du malade, mais y venir volontairement et avec plaisir.
Cet art est affranchi et libre de la contrainte paternelle, d’autant plus que les États accordent
officiellement aux médecins des honneurs, des préséances, des immunités et des privilèges.
24.– Voilà ce que je pourrais dire en faveur de mon art, et quand ce serait toi qui me l’aurais fait
apprendre, quand tu aurais dépensé beaucoup de soin et d’argent pour m’en faire donner leçon, c’est ce
que je te répondrais quand même relativement à cette cure, fût-elle possible. Mais réfléchis encore à
ceci, c’est que tu fais preuve d’une ingratitude extrême, quand tu veux m’empêcher d’user librement
d’un bien qui est à moi ; car cette science que je possède, je n’étais plus ton fils quand je l’ai acquise, je
n’étais plus soumis à ta loi, et pourtant je l’ai apprise pour toi et tu en as recueilli les premiers fruits,
bien que je n’eusse rien reçu de toi pour l’apprendre. Quel maître as-tu payé ? quelle préparation de
remède ? Aucune. J’étais pauvre, je manquais du nécessaire, et c’est à la pitié de mes maîtres que je dois
mon instruction. Pour m’avancer dans la science, le seul viatique que j’aie tiré de mon père, c’est le
chagrin, la solitude, la gêne, la haine de ma famille et l’aversion de mes parents. C’est en échange de ces
bienfaits que tu prétends user de mon art et que tu veux être maître de biens que je me suis procuré
quand tu n’étais plus mon maître. Contente-toi du premier service que je t’ai rendu volontairement, bien
que, même alors, je ne fusse tenu à aucune reconnaissance.
25.– Il ne faut pas que ma générosité devienne désormais une contrainte pour moi, ni qu’un bienfait
volontaire donne prétexte à me commander malgré moi, ni que l’habitude s’établisse, quand on a guéri
un malade, de soigner toujours tous ceux que ce malade voudra ; autrement, ce serait nous créer autant
de maîtres que nous guéririons de personnes et c’est nous qui leur payerions un salaire en devenant leurs
esclaves et en obéissant à tous leurs commandements. Quoi de plus injuste ? Parce que je t’ai rétabli,
lorsque tu étais si gravement malade, crois-tu pour cela que tu aies le droit d’abuser de mon art ?
26.– Voilà ce que je pourrais dire à mon père, s’il me commandait quelque chose de possible, et je
n’obéirais ni à tous ses commandements indistinctement ni à la contrainte. Mais considérez à présent de
quelle nature sont les ordres qu’il me donne : « Puisque, dit-il, tu m’as guéri de ma démence et que ma
femme est devenue folle, elle aussi, et souffre du même mal que moi – il le croit en effet –, qu’elle est
abandonnée aussi des autres médecins, et que rien, tu l’as montré, ne t’est impossible, soigne-la, elle
aussi, et débarrasse-la de son mal. » Cette demande, au premier coup d’œil, peut sembler tout à fait
raisonnable, surtout à un profane, à un ignorant dans l’art médical. Mais, si vous voulez bien m’écouter
plaider pour mon art, vous comprendrez que nous ne pouvons pas tout, que les maladies ne sont pas
toutes de même nature, que la cure n’en est pas la même et que les mêmes remèdes ne sont pas efficaces
dans tous les cas, et vous verrez clairement alors qu’il y a une très grande différence entre ne pas vouloir
et ne pas pouvoir. Souffrez que je raisonne un peu sur ce sujet et ne regardez pas mon discours comme
un hors-d’œuvre pédantesque, étranger à la cause et déplacé.
27.– D’abord nos corps diffèrent par leur nature et leur tempérament, bien qu’ils soient notoirement
composés d’éléments aussi semblables que possible ; mais la part de tels ou tels éléments est plus ou
moins grande dans les divers individus. Ajoutons que même les corps masculins ne sont pas tous égaux
ou pareils ni pour le tempérament ni pour la constitution, puisque fatalement les maladies qui les
attaquent diffèrent de grandeur et d’espèce ; tels corps sont faciles à guérir et laissent un libre accès aux
remèdes ; tels autres ne laissent aucun espoir, offrent aux maladies une prise facile et sont terrassés de
vive force. Mais de s’imaginer qu’il n’y a une seule et même espèce de fièvre, de phtisie, de
péripneumonie, de folie, pareille dans tous les individus, c’est le fait d’hommes peu sensés, qui ne
raisonnent pas et n’ont pas approfondi ces questions. Au contraire, la même maladie, facile à guérir chez
l’un, ne l’est plus chez l’autre. C’est ainsi, ce me semble, que le blé semé dans des terrains différents
donne des moissons différentes : dans un sol uni, profond, bien arrosé, exposé au soleil et aux vents
favorables et bien travaillé, il poussera des tiges luxuriantes et fortes et donnera de nombreux épis ; la
récolte sera différente dans un terrain montagneux et pierreux, dans un lieu mal exposé au soleil, au pied
d’une montagne ; en un mot elle variera suivant la diversité des lieux. De même les maladies se
développent ou végètent selon les sujets qui les reçoivent. C’est à quoi mon père n’a pas fait attention,
et, sans avoir aucunement étudié la question, il prétend que toute folie est la même chez tous les
individus et se guérit de la même manière.
28.– Mais il faut ajouter à ce que je viens de dire que la complexion des femmes diffère
considérablement de celle des hommes au point de vue des maladies et de l’espoir qu’on peut avoir de
les guérir ou non, et la chose est facile à comprendre. Les corps des hommes, en effet, sont solides,
nerveux, parce qu’ils sont exercés par les travaux, le mouvement, la vie en plein air ; ceux des femmes,
au contraire, sont mous et flasques à cause de leur vie sédentaire, et blancs par manque de sang, défaut
de chaleur et affluence des humides ; ils sont par suite moins résistants que ceux des hommes ; ils sont
exposés aux maladies, ne supportent pas le traitement et surtout sont plus disposés à la folie. L’élément
colérique, léger, irritable étant chez elles considérable et la force du corps petite, elles glissent
facilement sur la pente de cette maladie.
29.– Il n’est donc pas juste d’exiger des médecins le même traitement pour les deux sexes, quand on sait
quel immense intervalle il y a entre des êtres séparés dès le début par toute leur manière de vivre, toutes
leurs actions, toutes leurs occupations. Quand donc tu parles de folie, ajoute que c’est la folie d’une
femme et ne confonds pas toutes ces espèces en leur appliquant le nom de folie, qui semble être unique
et identique ; distingue-les, comme l’a fait la nature, et recherche ce qui est possible dans chaque cas
particulier. C’est ce que nous faisons nous-mêmes, comme je me souviens de l’avoir dit en commençant
ce discours. Nous examinons d’abord la constitution et le tempérament du malade et quel élément
domine en lui, si c’est le chaud ou le froid, s’il est lui-même à la fleur ou à la maturité de l’âge, s’il est
grand ou petit, gras ou maigre, et toutes les circonstances de ce genre. Enfin, quand on a fait cet examen
préalable, on est tout à fait digne de foi, soit qu’on renonce, soit qu’on s’engage à soigner le malade.
30.– En effet la folie comporte d’innombrables espèces, qui tiennent à une foule de causes et dont les
noms mêmes ne se ressemblent pas ; car il y a une différence entre déraisonner, délirer, être furieux, être
fou, et tous ces mots désignent divers degrés de la maladie. Ces causes ne sont pas les mêmes chez les
hommes que chez les femmes et, parmi les hommes, elles ne sont pas les mêmes chez les jeunes gens
que chez les vieillards : chez les jeunes, c’est généralement une surabondance d’humeurs4 ; chez les
vieillards, il suffit d’un faux rapport fait à contretemps, d’une colère déraisonnable qui les prend souvent
contre leurs proches, qui trouble d’abord leur esprit et peu à peu les conduit à la folie. Les femmes ont
mille sujets qui les tourmentent et les jettent facilement dans cette maladie, en particulier une haine
violente contre quelqu’un, une jalousie contre un ennemi heureux, un chagrin, un transport de colère.
Ces passions s’enflamment peu à peu, s’accroissent sourdement avec le temps et aboutissent à une folie
complète.
31.– Voilà, mon père, ce qui est arrivé à ta femme et peut-être a-t-elle éprouvé dernièrement quelque
chagrin : car elle ne haïssait personne. Elle n’en est pas moins en proie à la maladie et, à juger d’après
son état actuel, aucun médecin ne saurait la guérir. Si quelque autre te le promet et la délivre, hais-moi
alors : je suis coupable, Bien plus, mon père, je n’hésiterai pas à te dire que, même si son état n’était pas
désespéré comme il l’est, même si l’on avait encore une lueur d’espoir, même en ce cas, je
n’entreprendrais pas facilement de la guérir et je n’oserais pas lui verser la potion de gaieté de cœur ; je
craindrais l’événement et les mauvais propos du public. Tout le monde est persuadé, tu le sais, que
toutes les marâtres, si bonnes qu’elles soient, détestent leurs beaux-fils, et qu’elles partagent toutes cette
sorte de fureur féminine. Peut-être me soupçonnerait-on, si la maladie tournait mal et si les remèdes
étaient impuissants, de l’avoir traitée avec une maligne perfidie.
32.– Tel est, mon père, l’état de ta femme ; je le dis après une observation approfondie, et il ne
s’améliorera pas aisément, quand même elle avalerait mille potions. Aussi n’est-ce pas la peine de rien
entreprendre, à moins que tu ne me presses de le faire dans le seul but de me voir échouer et que tu ne
veuilles nuire à ma réputation. Laisse-moi mériter la jalousie de mes confrères. Si tu me déshérites une
seconde fois, quoique abandonné de tous, je ne t’en souhaiterai pas plus de mal. Mais si, ce qu’à Dieu ne
plaise, la maladie allait recommencer, car ces sortes de maux, quand on les irrite, se plaisent à revenir,
que faudra-t-il que je fasse ? Je te soignerai encore une fois, sois-en sûr et je n’abandonnerai jamais le
poste que la nature assigne aux enfants et je n’oublierai pas, en ce qui me concerne, que je te dois la
naissance. Puis, si tu recouvres la raison, dois-je croire que tu me reprendras un jour ? Tu le vois, en
agissant comme tu le fais, tu attires la maladie, tu l’avertis de revenir. Il y a à peine quelques jours que
tu es remis de si grands maux, et tu te démènes, tu cries, et, ce qui est pire, tu te mets en colère, tu
reviens à la haine, tu invoques les lois. Hélas ! mon père, tels étaient les symptômes de ta première
démence.

1. Sur cette règle, voir Hippocrate, De l’art, 3, 2 et 13, 1.

2. Dans les tribunaux, on mesurait la durée des plaidoiries avec une clepsydre, une horloge à eau.

3. La réalité historique de lois punissant l’ingratitude n’est pas établie avec certitude.

4. Le texte de cette phrase est incertain.


55
SUR LA MORT DE PÉRÉGRINOS
Sur la mort de Pérégrinos se présente sous la forme d’une lettre adressée par Lucien à un certain
Cronios. L’auteur y relate la vie et surtout la mort spectaculaire du philosophe cynique Pérégrinos Protée
– un personnage historique qui s’est immolé par le feu à la fin des Jeux olympiques de 165 apr. J.-C. Cet
événement daté permet de donner un terminus post quem pour la rédaction du texte.
Lucien offre ici le témoignage le plus détaillé que l’on possède sur le philosophe cynique – mais
c’est un témoignage à charge empreint de mauvaise foi. Lucien considère Pérégrinos comme un
charlatan avide de célébrité ; son contemporain Aulu-Gelle le décrit au contraire comme un philosophe
plein d’autorité et de constance (Nuits attiques, VIII, 3 et XII, 11). En définitive, le Pérégrinos historique
reste difficile à cerner.
Le texte progresse en trois temps : à Élis, Lucien entend l’éloge hyperbolique de Pérégrinos par
son disciple Théagénès (4-6), puis le récit de sa vie par un orateur anonyme (7-30) ; il rapporte ensuite
l’arrivée et le discours de Pérégrinos à Olympie (32-34) ; le dernier mouvement du texte se concentre
sur la mort du personnage (35-45). Les paragraphes 28 et 41, qui annoncent la vénération dont
Pérégrinos fera indûment l’objet après sa mort (en tant que thaumaturge et oracle), constituent sans
doute des prophéties ex eventu. Le but visé par l’auteur devient alors tout à fait clair : pour lutter contre
l’impression profonde que le suicide par le feu de Pérégrinos avait engendrée, Lucien réalise une
biographie de démolition qui vise à discréditer définitivement le personnage. Il détaille les turpitudes de
son existence en utilisant toutes les ressources de l’invective (accusations d’homosexualité, d’adultère et
même de parricide) et insiste sur sa soif de célébrité, son opportunisme et son hypocrisie. Les attaques
sont violentes et la satire tourne à la polémique et au sarcasme. À l’arrière-plan, Lucien dénonce aussi la
crédulité, la superstition et la bêtise humaines.
Cependant, l’intérêt que suscite aujourd’hui Sur la mort de Pérégrinos a une autre cause. Au cours
de son existence, Pérégrinos connaît une phase chrétienne, relatée aux paragraphes 11 à 14 puis au
paragraphe 16 : devenu chef d’une communauté et emprisonné, il s’enrichit grâce aux attentions dont il
fait l’objet de la part des chrétiens ; Lucien, pour expliquer leur attitude vis-à-vis de Pérégrinos,
mentionne plusieurs éléments de la doctrine chrétienne (notamment la question de la fraternité et de la
vie éternelle). Ces paragraphes constituent un document rare sur le christianisme au IIe siècle, tel qu’il
est vu par un païen. Mais pour Lucien, les chrétiens sont surtout des âmes crédules qui se laissent
« embobiner » par le premier charlatan venu. De ce fait, ces brefs passages peu révérencieux consacrés
aux chrétiens ont suscité l’ire des scoliastes (qui n’ont pas hésité à raturer ou supprimer le texte dans
plusieurs manuscrits), et Sur la mort de Pérégrinos a finalement été mis à l’Index en 1559.
E. M.

1 2
LUCIEN À CRONIOS , salut.
1.– L’infortuné Pérégrinos3, ou Protée4, comme il aimait à s’appeler lui-même, a fait exactement ce que
faisait le Protée d’Homère5. Après avoir pris toutes sortes de formes pour faire parler de lui, et joué une
infinité de personnages, il s’est finalement transformé en feu, tant il était passionné de renommée. Et
maintenant cet admirable philosophe est converti en charbon, comme Empédocle6. La seule différence
est que celui-ci prit soin que personne ne le vît se précipiter dans les gouffres de l’Etna et qu’au
contraire notre brave cynique a choisi l’assemblée la plus nombreuse de la Grèce7 pour élever le bûcher
le plus grand possible et sauter dedans en présence d’une multitude de témoins, après avoir prononcé
devant les Grecs plusieurs discours sur son audacieux dessein, quelques jours avant de le mettre à
exécution.
2.– Il me semble que je te vois éclater de rire de la sottise de ce vieillard8 ; je t’entends même t’écrier,
comme on peut s’y attendre d’un homme tel que toi : « Quelle extravagance ! quel amour de la
renommée ! » et autres exclamations habituelles en pareil cas. Mais toi, tu le dis de loin et avec
beaucoup moins de risque, tandis que moi, c’est près du bûcher même9, que j’ai tenu ce langage, après
avoir déjà auparavant exprimé mon opinion devant une grande foule d’auditeurs10, à la grande
indignation d’un certain nombre d’entre eux, qui admiraient l’extravagance du vieillard. Il est vrai qu’il
y en avait aussi qui se moquaient de lui. Cependant peu s’en fallut que je ne fusse déchiré par les
cyniques, comme Actéon le fut par ses chiens et son cousin Penthée par les Ménades11.
3.– Écoute à présent le récit de la pièce. Tu en connais le poète et tu sais que sa vie fut un tissu
d’aventures plus tragiques que celles que Sophocle et Eschyle12 ont portées sur la scène. À peine arrivé
à Élis13, j’entendis, en errant dans le gymnase, un philosophe cynique qui, d’une voix forte et rude,
débitait sur la vertu les trivialités habituelles et distribuait indifféremment des injures à tout le monde.
Puis, après avoir bien crié, il finit par parler de Protée. Je vais essayer de te rapporter du mieux que je
pourrai les termes mêmes de son discours, et tu le reconnaîtras certainement, car tu as souvent entendu
ces braillards.
4– . « On ose dire, criait-il, que Protée est un vaniteux, ô terre, ô soleil, ô fleuves, ô mer, ô Héraclès,
notre patron14, Protée qui a été mis aux fers en Syrie, qui a abandonné à sa patrie cinq mille talents, qui a
été chassé de la ville de Rome, Protée plus brillant que le soleil, qui pourrait rivaliser avec l’Olympe
même ! Mais, parce qu’il a résolu de sortir de la vie par le feu, on met son dessein sur le compte de la
vanité. Héraclès n’en a-t-il pas fait autant ? Asclépios et Dionysos n’ont-ils pas été frappés du feu de la
foudre ? Empédocle enfin ne s’est-il pas précipité dans les gouffres de l’Etna15 ? »
5.– Après ce discours de Théagénès16 – c’était le nom de ce criard –, je demandai à l’un des assistants ce
que voulait dire ce feu et quel rapport il y avait d’Héraclès et d’Empédocle à Protée. « C’est que, dit-il,
Protée doit bientôt se faire brûler à Olympie. — Comment ? demandai-je, et pour quelle raison ? » Il
voulut me répondre ; mais le cynique braillait de telle sorte qu’il était impossible d’entendre personne
autre. Je l’écoutai donc épancher les derniers flots de son éloquence et couvrir Protée de louanges
hyperboliques. Dédaignant de le mettre en parallèle avec le philosophe de Sinope17 ou avec son maître
Antisthène, il l’élevait au-dessus de Socrate lui-même ; il défiait même Zeus de soutenir la comparaison.
Cependant il lui parut ensuite équitable de les mettre à peu près sur la même ligne, et voici comment il
termina son discours.
6.– « Le monde, dit-il, a vu deux chefs-d’œuvre, le Zeus d’Olympie18 et Protée ; l’art de Phidias a
modelé le premier, l’autre est sorti des mains de la nature. Mais à présent, cet ornement de notre siècle
va quitter les hommes pour les dieux, porté sur les ailes du feu, et nous laisser orphelins. » Après ce
discours, qui l’avait mis tout en sueur, il pleura d’une façon grotesque et se tira les cheveux, mais en se
gardant bien de les arracher. À la fin quelques cyniques l’emmenèrent tout sanglotant, en essayant de le
consoler.
7.– Après celui-là, un autre19 monte aussitôt à la tribune sans donner à la foule le temps de se disperser,
et il verse ses libations sur les premières victimes qui brûlaient encore. Tout d’abord il éclata de rire, et
d’un rire prolongé, et l’on voyait bien qu’il riait de bon cœur, puis il commença à peu près ainsi :
« Puisque ce coquin de Théagénès a fini sa détestable harangue par les pleurs d’Héraclite, je
commencerai à rebours par le rire de Démocrite20. » Et il se mit à rire de plus belle et il n’en finissait
plus, si bien qu’il nous obligea presque tous à rire comme lui.
8.– Enfin, reprenant son sérieux : « Peut-on, citoyens, dit-il, faire autre chose que de rire, quand on
entend des discours si ridicules et qu’on voit des vieillards qui, pour une méprisable gloriole, seraient
presque disposés à faire des culbutes devant le public ? Mais, pour que vous sachiez quel est cet
ornement du monde qui va se brûler, écoutez-moi. J’ai étudié dès le début de sa vie son caractère et
observé sa conduite. Je tiens aussi certains détails de ses compatriotes et de gens qui ont été forcés de le
connaître exactement.
9.– Ce chef-d’œuvre façonné par la nature, ce canon de Polyclète21 venait à peine d’accéder à l’âge
d’homme, qu’il fut surpris en adultère dans une ville d’Arménie. Roué de coups, il finit par sauter du
haut du toit et par s’échapper, une rave enfoncée dans le derrière22. Ensuite il corrompit un joli garçon et
dut payer trois mille drachmes aux parents de l’enfant, qui étaient pauvres, pour n’être pas traîné devant
le gouverneur de l’Asie.
10.– Mais je ne veux pas insister sur ces faits et autres semblables ; car il n’était encore qu’une argile
informe et n’était pas encore le chef-d’œuvre parfait que l’art devait nous donner. Cependant ce qu’il fit
à son père mérite une mention toute spéciale, quoique vous sachiez tous, pour l’avoir entendu dire, qu’il
étrangla le vieillard et ne souffrit point qu’il dépassât la soixantaine. L’affaire s’étant divulguée, il se
condamna à l’exil et il erra de pays en pays.
11.– C’est à ce moment qu’il se fit instruire de l’admirable sagesse des chrétiens, en s’affiliant en
Palestine avec leurs prêtres et leurs scribes. Que vous dirai-je ? En peu de temps il les dépassa si bien
qu’ils ne furent plus que des enfants au prix de lui. Prophète, chef de thiase, président d’assemblée23, il
jouait à lui seul tous les rôles ; il interprétait, il expliquait leurs livres, il en composait beaucoup lui-
même. Ils le regardaient comme un dieu, faisaient de lui leur législateur et lui donnaient le titre de
prostate24. Les chrétiens en effet vénèrent encore ce grand homme qui fut crucifié en Palestine, pour
avoir introduit ce nouveau culte dans le monde25.
12.– Arrêté alors pour ce motif, Protée fut jeté en prison. Cet emprisonnement même lui procura, durant
le reste de sa vie, une autorité considérable pour opérer ses tromperies et atteindre la gloire, les deux
objets de son ambition. Du moment qu’il fut dans les fers, les chrétiens, qui regardaient son malheur
comme le leur propre, mirent tout en œuvre pour essayer de l’enlever. Puis, comme cela leur était
impossible, ils mirent à le servir de toute manière un empressement infatigable. Dès la pointe du jour, on
pouvait voir près de la prison des vieilles femmes veuves et des petits enfants orphelins qui attendaient à
la porte, et les chefs de la secte, corrompant les gardiens, passaient même la nuit avec lui. Puis on lui
apportait des mets de toute espèce, on lisait les livres saints et l’excellent Pérégrinos – il portait encore
ce nom – était appelé par eux le nouveau Socrate.
13.– Il vint même de certaines villes d’Asie26 des gens envoyés par les chrétiens aux frais de la
communauté, pour secourir, défendre et consoler leur coreligionnaire ; car si l’autorité publique frappe
ainsi l’un des leurs, ils se portent à son secours avec une incroyable diligence, et font pour lui tous les
sacrifices possibles. À Pérégrinos aussi ils envoyèrent alors beaucoup d’argent, quand ils le surent en
prison, et il se fit ainsi un revenu considérable. Ces pauvres gens se sont en effet persuadés qu’ils seront
absolument immortels et qu’ils vivront éternellement. En conséquence, ils méprisent la mort et se livrent
volontairement27, pour la plupart. En outre, leur premier législateur28 leur a persuadé qu’ils sont tous
frères29, une fois qu’ils ont changé de religion et renié les dieux de la Grèce, pour adorer leur fameux
sophiste crucifié et vivre selon ses lois. Alors ils méprisent également tous les biens et les regardent
comme communs entre eux, croyance qu’ils ont reçue sans preuve rigoureuse. Si donc il vient chez eux
quelque imposteur adroit, qui sache profiter des circonstances, il ne tarde guère à s’enrichir en se
moquant de leur simplicité.
14.– Cependant Pérégrinos fut relâché par le gouverneur qui administrait alors la Syrie. Ce gouverneur,
qui aimait la philosophie, s’étant rendu compte que notre homme était assez fou pour accepter la mort,
afin de laisser un nom par ce moyen, le renvoya sans même le juger digne d’un châtiment. De retour
dans sa patrie, Pérégrinos trouva les esprits encore échauffés par le meurtre de son père et beaucoup de
gens prêts à le mettre en accusation. De plus, la plupart de ses biens avaient été pillés en son absence, et
il ne lui restait plus que ses champs, évalués à quinze talents environ. Toute la fortune que le vieillard
avait laissée pouvait monter à trente talents, et non pas à cinq mille, comme le disait ce grotesque
Théagénès30 ; car la ville entière des Pariens31, même grossie des cinq villes voisines, ne serait jamais
vendue cette somme, quand on y joindrait les habitants, les bestiaux et les meubles.
15.– Mais l’effervescence qu’avait causée le crime dont il était accusé n’était pas encore apaisée, et l’on
sentait que sous peu un orateur allait se lever contre lui. L’indignation était grande, surtout parmi le
peuple, qui déplorait qu’un vieillard si bon, au dire de ceux qui l’avaient connu, eût été tué d’une
manière si impie. Mais voyez ce que notre sage Protée imagina pour parer à tout cela et pour échapper
au danger. Il se présenta à l’assemblée des Pariens. À ce moment, il avait déjà laissé pousser ses
cheveux, il était vêtu d’un manteau crasseux, il portait une besace en bandoulière, il tenait un bâton à la
main32 : en un mot il était travesti comme un héros de tragédie. C’est dans ce costume qu’il parut devant
les Pariens. Il déclara qu’il abandonnait à l’État tout le bien que lui avait laissé son père d’heureuse
mémoire. En entendant cela, le peuple, composé de pauvres gens qui bayent après les distributions, se
mit aussitôt à crier que lui seul était philosophe, lui seul ami de sa patrie, lui seul émule de Diogène et
de Cratès33. Du coup il avait muselé ses ennemis et, si l’un d’eux s’aventurait à parler du meurtre,
aussitôt on lui jetait des pierres.
16.– Il quitta donc sa patrie pour la seconde fois dans le dessein de reprendre sa vie errante. Les
chrétiens qui l’escortaient lui fournissaient le viatique nécessaire et l’entretenaient dans l’abondance. Il
se fit ainsi nourrir pendant un temps. Puis ayant violé quelqu’un de leurs préceptes – on l’avait vu, je
crois, manger des viandes qui leur sont défendues34 –, il fut exclu de leur secte. Dans l’embarras où il se
trouvait, il crut devoir revenir sur la donation qu’il avait faite à sa patrie et lui redemander ses biens. À
cet effet, il présenta une requête à l’empereur, en le priant de les lui faire restituer. Mais la ville ayant
envoyé une députation pour s’y opposer, il reçut l’ordre de s’en tenir à ce qu’il avait une fois décidé,
puisque sa donation avait été volontaire.
17.– Là-dessus, il quitta son pays pour la troisième fois et se rendit en Égypte près d’Agathoboulos35.
Là, il s’initia à l’admirable profession qu’il exerce aujourd’hui. Il se fit raser la moitié de la tête, se
barbouilla le visage de boue, et on le vit se masturber à la vue du peuple qui l’entourait, montrant par
son exemple ce qu’on appelle un acte indifférent. Il se frappait ensuite et se faisait frapper le derrière
avec une férule et se livrait à mille autres actions impudentes.
18.– Ainsi préparé, il quitta l’Égypte et s’embarqua pour l’Italie. Il avait à peine posé le pied hors du
vaisseau qu’il se mit à injurier tout le monde et surtout l’empereur36 dont il connaissait assez l’extrême
douceur et la mansuétude pour ne pas craindre les suites de son audace. L’empereur, naturellement, se
souciait peu de ses méchants propos et dédaignait de punir pour des paroles un homme qui se couvrait
du nom de philosophe et faisait précisément métier de dire des injures. Notre homme vit par là
s’accroître sa réputation. Il s’attira même l’admiration des imbéciles par son extravagance, jusqu’à ce
que le préfet de la ville, qui était un homme sage, le voyant dépasser toutes les bornes, le renvoya, en lui
disant que la ville n’avait pas besoin d’un philosophe de son acabit. Mais cette expulsion contribua
encore à le rendre célèbre et il n’était bruit que du philosophe que sa franchise et son extrême liberté
avaient fait exiler. Il se rapprochait par là de Musonius, de Dion, d’Épictète et de tous ceux qui avaient
eu le même sort37.
19.– Il retourna ainsi en Grèce. Là, tantôt il injuriait les Éléens, tantôt il essayait de persuader aux Grecs
de prendre les armes contre les Romains, tantôt il invectivait un homme éminent en savoir et sa
dignité38, parce que, entre autres services rendus à la Grèce, il avait amené de l’eau dans le territoire
d’Olympie et préservé les spectateurs des Jeux de mourir de soif. Il avait ainsi, disait notre cynique,
efféminé les Grecs. Il eût mieux valu, selon lui, que les spectateurs des Jeux olympiques endurassent la
soif et même, par Zeus, qu’un grand nombre mourût des violentes maladies que la sécheresse du pays
multipliait dans cette foule compacte. Et tout en débitant ces invectives, il buvait lui-même de cette eau.
Aussi peu s’en fallut qu’il ne fût lapidé. La foule courut sur lui, et notre héros ne trouva pas d’autre
moyen d’éviter la mort qu’en se réfugiant dans le temple de Zeus.
20.– Pour l’olympiade suivante, il composa, pendant les quatre années d’intervalle, un discours qu’il
vint débiter devant les Grecs, par lequel il faisait l’éloge de celui qui avait fait l’aqueduc et se justifiait
lui-même d’avoir pris la fuite. Mais on ne prêtait plus guère d’attention à lui et il n’était plus regardé
comme il l’était auparavant ; car tous ses tours étaient usés et il ne pouvait plus rien inventer de nouveau
pour frapper l’imagination et attirer l’admiration et les regards de ses auditeurs, ce qui avait toujours été
pour lui l’objet de violents désirs. Alors il a finalement conçu cette audacieuse idée du bûcher et,
aussitôt après les derniers Jeux olympiques, il a répandu parmi les Grecs le bruit qu’il se brûlerait aux
Jeux suivants39.
21.– Et aujourd’hui, c’est ce projet même qu’il est en train d’exécuter, dit-on : il creuse une fosse, y
entasse du bois, et promet de faire voir un courage extraordinaire. Il devrait plutôt, à mon avis, attendre
courageusement la mort et ne pas s’enfuir de la vie. Si, malgré tout, il était décidé à la quitter, ce n’est
pas au feu ni à ces procédés ostentatoires qu’il devait recourir. Il y a cent autres genres de mort, parmi
lesquels il pouvait choisir pour quitter ce monde. Tenait-il à la mort par le feu, comme Héraclès,
pourquoi n’a-t-il pas sans rien dire fait choix d’une montagne boisée pour aller s’y brûler seul,
accompagné d’un seul témoin, de ce Théagénès par exemple, pour figurer Philoctète40 ? Mais non, c’est
à Olympie, devant l’assemblée au complet, comme un acteur paradant sur la scène, qu’il va se faire
cuire. C’est, au reste, la mort qu’il mérite assurément, si les parricides et les athées doivent porter la
peine de leurs crimes. Mais il s’y prend, ce me semble, un peu tard ; car il y a longtemps qu’on aurait dû
le jeter dans le taureau de Phalaris41 pour lui faire expier ses forfaits, au lieu qu’il n’a qu’à ouvrir la
bouche à la flamme pour mourir à l’instant. Une foule de gens en effet m’ont assuré qu’il n’y a pas de
genre de mort plus rapide que par le feu ; car il suffit d’ouvrir la bouche, et l’on meurt aussitôt.
22.– Il s’imagine sans doute donner un spectacle imposant en faisant voir un homme qui se brûle dans
un lieu où il n’est même pas permis d’enterrer ceux qui y meurent42. Mais vous avez entendu dire, je
pense, qu’autrefois un homme qui voulait devenir célèbre, ne pouvant y arriver par d’autres moyens, mit
le feu au temple d’Artémis d’Éphèse43. C’est une idée pareille qui trotte dans la tête de Protée, tellement
l’amour de la renommée est ancré dans son âme !
23.– Il prétend, il est vrai, que c’est pour le bien de l’humanité qu’il agit ainsi : c’est pour apprendre aux
hommes à mépriser la mort et à endurer la souffrance. Mais je lui demanderais volontiers, ou plutôt à
vous-mêmes, si vous souhaiteriez voir les malfaiteurs devenir ses disciples, imiter sa constance,
mépriser la mort, le bûcher, et tous les supplices qui inspirent la terreur. Vous ne le souhaitez pas, j’en
suis sûr. Comment donc Protée fera-t-il la distinction des bons et des méchants, pour être utile aux uns,
sans rendre les autres plus hardis et plus téméraires ?
24.– Mais supposons qu’il soit possible de n’admettre à contempler ce spectacle que ceux auxquels il
peut être utile. Je vous poserai alors une autre question : « Consentiriez-vous que vos enfants suivissent
un pareil exemple ? — Non », direz-vous. D’ailleurs à quoi bon vous faire cette question, alors que pas
un de ses disciples ne veut marcher sur les traces du maître ? Ce qu’on peut justement reprocher à
Théagénès, c’est que, se piquant d’imiter les vertus de Protée, il ne le suit pas et ne part point avec lui
pour aller, selon son expression, rejoindre Héraclès. Il ne tiendrait pourtant qu’à lui de parvenir en un
instant à la félicité suprême, en se jetant la tête la première dans le feu. Car ce n’est pas dans le port de
la besace, du bâton et du manteau que consiste l’imitation ; tout cela est sans danger, facile et à la portée
de tout le monde. C’est la fin, l’acte capital qu’il doit imiter. Il faut qu’il construise un bûcher de
souches de figuier aussi vertes que possible et se fasse asphyxier par la fumée. Le feu n’est pas en effet
le partage exclusif d’Héraclès et d’Asclépios, c’est aussi celui des sacrilèges et des assassins que l’on
voit tous les jours condamnés à périr de cette manière. Il vaut donc mieux périr par la fumée : ce sera le
genre de mort particulier à votre secte seule.
25.– D’ailleurs si Héraclès a affronté une mort si horrible, il ne l’a fait que sous le coup de la douleur,
dévoré qu’il était, dit la tragédie, par le sang du centaure44. Mais Protée, pour quelle raison va-t-il se
jeter dans le feu ? C’est par Zeus, pour faire montre de courage, comme les brahmanes45 ; car c’est à eux
que Théagénès a cru devoir l’assimiler, comme s’il ne pouvait y avoir dans les Indes, comme ailleurs,
des hommes insensés et vaniteux. Toutefois, j’y consens, qu’il imite leur exemple. Mais les brahmanes,
ne sautent pas dans le feu, si l’on s’en rapporte à Onésicrite46, le pilote d’Alexandre qui vit Calanos47 se
brûler. Quand ils ont construit leur bûcher, ils se tiennent à côté sans bouger et se laissent griller ; ensuite
ils montent dessus sans rien perdre de leur calme, se couchent et se laissent consumer sans faire le
moindre mouvement. Mais ce Protée, que fait-il de merveilleux si, en se jetant dans le feu, il doit mourir
emporté à l’instant par la flamme ? D’ailleurs, il peut espérer se sauver par un bond en arrière, fût-ce à
demi brûlé, à moins, comme on le dit, qu’il ne se mette en tête de creuser une fosse profonde pour y
mettre le bûcher.
26.– Il y a du reste des gens qui prétendent qu’il est en train de changer d’idée et qu’il raconte certains
songes, d’après lesquels Zeus ne permettrait pas de souiller un lieu consacré. Quant à cela, qu’il se
rassure. Je peux lui jurer, moi, qu’aucun des dieux ne s’indignera de voir Pérégrinos faire une fin
misérable. Au reste, il ne lui est pas facile de se rétracter ; car les cyniques qui l’environnent
l’encouragent, le poussent dans le feu, enflamment son esprit et ne lui permettent pas de faiblir. S’il
pouvait seulement, en se jetant dans le feu, en entraîner une paire avec lui, ce serait la seule belle action
qu’il aurait faite.
27.– On m’a dit encore qu’il ne veut plus qu’on l’appelle Protée et qu’il a changé son nom en celui de
Phénix, parce qu’on dit que le phénix, cet oiseau des Indes, monte sur un bûcher, quand il est parvenu à
une extrême vieillesse48. Il débite aussi des fables et rapporte d’anciens oracles qui veulent qu’on le
regarde comme un démon tutélaire de la nuit. Il est clair qu’il demande des autels et qu’il espère qu’on
lui élèvera une statue d’or49.
28.– Et, par Zeus, il n’est pas invraisemblable que, dans la foule immense des sots, il ne s’en trouve
quelques-uns pour affirmer que, grâce à lui, ils ont été guéris de la fièvre quarte et qu’ils ont rencontré la
nuit ce génie des ténèbres. Ses détestables disciples élèveront sans doute sur son bûcher un sanctuaire,
qui sera le siège d’un oracle, par la raison que le fameux Protée, premier du nom, prédisait l’avenir. Je
jurerais qu’on instituera des prêtres qui se fouetteront en son honneur, ou se feront des brûlures, ou se
livreront à des jongleries pareilles, ou même, par Zeus, qu’il sera l’objet d’un culte nocturne et qu’on
fera des processions aux flambeaux autour de son bûcher.
29.– Dernièrement Théagénès, à ce que m’a rapporté un de mes amis, disait que la Sibylle50 avait fait
une prédiction à ce sujet, et il en récitait les vers.
Mais lorsque Protée, de beaucoup le meilleur des cyniques, ayant allumé du feu dans l’enceinte du temple de Zeus au tonnerre
bruyant, sautera dans la flamme et montera dans le grand Olympe, j’ordonne qu’alors tous ceux indistinctement qui mangent
les fruits de la terre, l’honorent comme un très grand héros, qui se promène pendant la nuit et qui siège près d’Héphaïstos et du
souverain Héraclès.

30.– Voilà ce que Théagénès prétend avoir entendu dire à la Sibylle. Mais moi, je vais lui rapporter un
oracle de Bakis51 sur le même sujet. Bakis dit en effet fort à propos :
Mais lorsque le cynique à plusieurs noms aura sauté dans la grande flamme, le cœur animé par la furie de la renommée, il faut
alors que les autres chiens-renards52 qui le suivent l’imitent et partagent le destin de ce loup qui s’enfuit. S’il en est un qui, par
lâcheté, cherche à échapper à la force d’Héphaïstos, qu’aussitôt tous les Achéens le lapident, de peur qu’étant froid, il
n’entreprenne de parler avec chaleur, après avoir chargé sa besace d’un or acquis par des usures multipliées, car il possède
dans la belle Patras trois fois cinq talents53.

Que vous en semble, citoyens ? Trouvez-vous que Bakis est un prophète moins digne de foi que la
Sibylle ? Voici donc, pour ces admirables disciples de Protée, le moment de chercher un lieu pour opérer
leur évaporation, car c’est ainsi qu’ils appellent l’action de se brûler.
31.– À ces mots, l’assemblée tout entière se mit à crier : « Qu’on les brûle : ils méritent le feu. » Alors
l’orateur descendit en riant. « Mais les cris n’avaient pas échappé à Nestor54 », je veux dire à Théagénès.
Il ne les eut pas plus tôt entendus qu’il se présenta aussitôt, escalada la tribune, se mit à vociférer et à
débiter mille injures contre celui qui venait de descendre, excellent homme, dont j’ignore le nom. Pour
moi, laissant Théagénès se rompre les poumons, je m’en allai voir les athlètes ; car on disait que les
hellanodices55 venaient d’arriver dans le pléthrion56. Voilà ce qui se passa en Élide.
32.– Quand nous arrivâmes à Olympie, l’opisthodome57 était rempli de gens dont les uns blâmaient, les
autres approuvaient le dessein de Protée, avec une telle chaleur que la plupart en vinrent aux mains.
Enfin Protée lui-même parut, suivi d’une foule innombrable, derrière l’enceinte réservée aux hérauts. Il
se mit à parler de lui-même et raconta la vie qu’il avait menée, les dangers qu’il avait courus et tous les
ennuis qu’il avait eus au service de la philosophie. Son discours fut long ; mais je n’en entendis qu’une
petite partie, à cause de la foule qui l’entourait. Puis, craignant d’être écrasé dans une telle cohue, car
j’avais vu plusieurs personnes succomber ainsi, je me retirai, en envoyant au diable ce sophiste avide de
mourir, qui débitait son oraison funèbre avant sa mort.
33.– Tout ce que j’avais entendu, c’est qu’il voulait, disait-il, à une vie d’or mettre un couronnement
d’or58 ; car, après avoir vécu comme Héraclès, il devait mourir comme Héraclès, et se mélanger à
l’éther. « Je veux, ajouta-t-il, être utile aux hommes, en leur montrant comment il faut mépriser la mort :
il faut donc qu’ils soient tous pour moi des Philoctètes59. » Les plus niais de l’assemblée se mirent à
larmoyer et à lui crier : « Conserve-toi pour les Grecs » ; mais d’autres, plus énergiques, criaient :
« Exécute ta décision ». La voix de ces derniers ne troubla pas médiocrement le vieillard, qui espérait
que tous les spectateurs le retiendraient et ne le laisseraient pas se jeter dans le feu, qu’ils le forceraient
au contraire à rester en vie. Mais ces mots : « Exécute ta décision », tombant sur lui contre toute attente,
le firent pâlir encore davantage, quoiqu’il fût déjà pâle comme un mort ; on le vit même trembler, ma
foi, au point qu’il s’arrêta de parler.
34.– Quant à moi, tu t’imagines bien, je pense, combien cela me fit rire ; car un homme dont la
misérable vanité laissait loin derrière elle tous ceux qui sont agités de la même furie ne méritait aucune
pitié. Cependant il était suivi d’un nombreux cortège et il se gorgeait de gloire, en jetant les yeux sur la
foule de ses admirateurs. Il ne pensait pas, le malheureux, que ceux que l’on mène au poteau ou qui sont
entre les mains du bourreau ont une suite beaucoup plus nombreuse encore.
35.– Cependant c’était la fin des Jeux olympiques, les plus beaux que j’aie vus, quoique j’y aie assisté
quatre fois. Comme il me fut impossible de me procurer une voiture, à cause de la foule de gens qui
partaient en même temps, je restai malgré moi après les autres. Quant à Protée, qui remettait de jour en
jour, il finit néanmoins par indiquer une nuit où il donnerait le spectacle de sa mort. Un ami étant venu
me prendre, je me levai vers le milieu de la nuit et je partis droit à Harpina, où était le bûcher. Il y a en
tout vingt stades à faire d’Olympie en allant du côté de l’hippodrome vers l’orient60. En arrivant là, nous
trouvâmes le bûcher construit dans une fosse d’une brasse environ de profondeur. Il était fait en grande
partie de bois résineux, parmi lesquels on avait bourré des branches sèches, pour que le feu prît très
rapidement.
36.– Quand la lune fut levée, car il fallait bien qu’elle aussi assistât à cet admirable exploit61, Protée
s’avance, vêtu comme d’habitude, accompagné des notabilités de la secte cynique, parmi lesquelles on
remarquait ce brave de Patras62, qui tenait une torche et s’acquittait à merveille du second rôle de la
pièce. Protée aussi portait une torche. Ils s’avancent et se mettent, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, à
allumer le bûcher, qui, grâce au bois résineux et aux branches sèches, produit une flamme énorme.
Quant à lui – prête-moi ici toute ton attention –, après avoir déposé sa besace, son manteau et la fameuse
massue d’Héraclès, il parut avec une chemise horriblement sale ; puis il demanda de l’encens pour le
jeter sur le feu ; on lui en donna ; il le jeta et dit en se tournant vers le midi, car le midi aussi avait sa
part dans cette tragédie : « Démons63 de ma mère et de mon père, recevez-moi avec bonté. » En disant
cela, il sauta dans le feu, et on ne le vit plus, car il fut enveloppé par la flamme qui s’élevait à grands
flots.
37.– Je te vois rire encore une fois, mon beau Cronios, du dénouement de la pièce. Pour moi, en
l’entendant invoquer les mânes de sa mère, je ne m’en suis point, par Zeus, trop indigné ; mais, quand il
a appelé ceux de son père, je me suis rappelé ce qu’on a dit du parricide et je n’ai pu m’empêcher de
rire. Quant aux cyniques, rangés autour du bûcher, ils ne pleuraient pas, mais, les yeux fixés sur le feu,
ils témoignaient de leur affliction par leur silence. À la fin, n’y tenant plus : « Allons-nous-en, m’écriai-
je, fous que nous sommes ; car ce n’est pas un spectacle agréable de voir rôtir un vieillard et d’avoir les
narines pleines de cette infecte odeur de graisse roussie64. Attendez-vous qu’un peintre vienne vous
représenter comme on peint les amis de Socrate près de lui dans la prison ? » Mes paroles les mirent en
colère ; ils me dirent des injures. Quelques-uns même sautèrent sur leurs bâtons ; mais, comme je
menaçais d’en empoigner quelques-uns et de les jeter dans le feu, pour les faire suivre leur maître, ils se
turent et se tinrent tranquilles.
38.– Pour moi, tout en m’en retournant, je faisais par devers moi, mon ami, diverses réflexions. Je me
demandais quelle est cette passion pour la renommée ; c’est, me disais-je, le seul amour auquel personne
n’échappe, pas même ceux qui passent pour des hommes tout à fait admirables, à plus forte raison un
homme comme celui-ci, qui a mené une vie stupide et déraisonnable et qui a bien mérité le feu.
39.– Je tombai ensuite sur une foule de gens qui allaient voir ce spectacle, eux aussi. Ils pensaient
trouver le philosophe encore vivant, parce que, la veille, le bruit s’était répandu qu’il ne monterait sur le
bûcher qu’après avoir salué le soleil levant, comme on dit que les brahmanes ne manquent pas de le
faire. La plupart rebroussèrent chemin, quand je leur eus dit que l’événement était consommé ; mais il y
en avait qui avaient précisément grande envie de voir l’endroit et de recueillir quelque reste du bûcher.
Là, mon ami, j’ai eu bien à faire de répondre aux questions de tous ces gens qui me demandaient des
détails précis. Quand je tombais sur un homme instruit, je lui rapportais, comme à toi, la simple vérité ;
mais, si j’avais affaire à des nigauds, qui écoutaient bouche bée, j’inventais des détails tragiques, par
exemple que, lorsque le bûcher avait été allumé et que Protée s’était jeté dedans, il s’était d’abord
produit un violent tremblement de terre accompagné d’un mugissement, puis qu’un vautour, s’élevant
du milieu de la flamme, s’était envolé dans le ciel, en criant hautement d’une voix humaine : « J’ai
quitté la terre ; je monte dans l’Olympe. » Mes gens, stupéfaits et frissonnant, adoraient le nouveau
démon, et me demandaient si le vautour s’était porté vers l’orient ou vers le couchant. Moi, je leur
répondais ce qui me passait par la tête.
40.– Revenu dans l’assemblée, je me trouvai en présence d’un homme à cheveux gris qui avait, par
Zeus, l’air digne de foi, à en juger à sa barbe et à son aspect vénérable. Il parlait de Protée et disait qu’un
instant après s’être brûlé, ce héros lui était apparu vêtu de blanc et qu’il venait de le quitter, se
promenant gaiement, couronné d’olivier sauvage65, dans le portique aux sept échos66. Là-dessus, il
ajouta la fable du vautour, jurant qu’il l’avait vu lui-même prendre son essor du bûcher, alors que c’était
moi qui lui avais donné la volée un instant auparavant, pour me moquer de la simplicité des sots et des
nigauds.
41.– Pense un peu à tout ce qu’on va sans doute imaginer à propos de cet homme : combien d’abeilles
vont venir à cet endroit, combien de cigales vont y chanter, combien de corneilles vont s’y abattre,
comme sur le tombeau d’Hésiode67, sans parler de tous les prodiges semblables. Chez les Éléens eux-
mêmes et chez les autres Grecs, auxquels on disait qu’il avait envoyé des lettres, je suis sûr qu’on va
immédiatement lui élever un grand nombre de statues. On dit en effet qu’il a écrit à presque toutes les
villes célèbres des lettres, qui sont une sorte de testament où il distribue des conseils et des préceptes. Il
a choisi pour les porter certains de ses compagnons, qu’il a appelés ambassadeurs de la mort et courriers
des enfers.
42.– Telle fut la fin du malheureux Protée, qui, pour le peindre en raccourci, ne considéra jamais la
vérité, mais ne dit et ne fit jamais rien qu’en vue de la renommée et des louanges de la foule. Pour les
obtenir, il se jeta même dans le feu, alors qu’il ne devait plus en jouir, puisque la mort l’y avait rendu
insensible.
43.– Je veux encore te raconter, avant de finir, une anecdote qui t’amusera beaucoup. Tu sais depuis
longtemps, pour me l’avoir entendu dire, aussitôt que je fus arrivé de Syrie, qu’à partir de la Troade68,
j’avais fait la traversée en sa compagnie. Je t’ai parlé des plaisirs auxquels il s’abandonnait pendant le
trajet, du beau jeune homme qu’il avait engagé dans la secte des cyniques pour avoir, lui aussi, son
Alcibiade, et aussi de la frayeur qu’il eut pendant la nuit, quand, arrivés au milieu de la mer Égée, la mer
se couvrit de ténèbres et souleva des vagues énormes. Alors cet admirable philosophe, qui passait pour
mépriser la mort, s’abandonna aux lamentations avec les femmes.
44.– Quelque temps avant sa mort, il y a de cela environ neuf jours, ayant mangé, je crois, plus que de
raison, il fut pris de vomissements pendant la nuit et eut un accès de fièvre très violent. Je tiens le fait du
médecin Alexandre qu’on avait appelé pour le voir. Il le trouva, dit-il, qui se roulait par terre. Incapable
de supporter l’ardeur de la fièvre, il demandait de l’eau froide avec une impatience d’amoureux. Le
médecin lui répondit par un refus et il ajouta, m’a-t-il dit, que, s’il tenait tant à mourir, la mort venait
d’elle-même frapper à sa porte, et qu’il avait là une belle occasion de la suivre, sans recourir au feu.
Mais Protée lui répondit : « Mais cette fin, commune à tous les hommes, ne serait pas aussi glorieuse. »
45.– Voilà ce que m’a dit Alexandre. Moi-même, il n’y a pas bien longtemps, je l’ai vu se bassiner les
yeux avec un collyre piquant, pour les empêcher de couler. Tu le vois : Éaque69 ne reçoit pas volontiers
les gens qui ont la vue faible. C’est à peu près comme si un condamné, sur le point d’être mis en croix,
se faisait panser un mal de doigt. Que crois-tu qu’aurait fait Démocrite, s’il avait vu pareille chose ? Il
aurait bien ri de cet homme, et à juste titre ; mais il n’aurait jamais pu en rire autant que sa folie le
méritait. Pour toi, mon doux ami, ris-en aussi, surtout quand tu entendras les autres l’admirer.

1. Lucien n’hésite pas à se mettre en scène comme acteur du récit dans certaines de ses œuvres : voir Nigrinos, Les Histoires vraies,
Alexandre ou le Faux Prophète.

2. On a parfois voulu reconnaître en Cronios un philosophe platonicien mentionné par Porphyre (Antre des nymphes, 21).

3. Le personnage apparaît également dans la Vie de Démonax, 21, 1 ; Contre un bibliomane ignorant, 14, 3 et (sans être nommé) dans Les
Fugitifs.

4. Sans doute un surnom donné par ses ennemis, du fait de sa versatilité, et repris à son avantage. Sur ce surnom, voir Aulu-Gelle, Nuits
attiques, XII, 11 et Philostrate, Vies des sophistes, II, 1, 33.

5. Dieu marin qui, pour échapper à Ménélas, prend différentes formes (Odyssée, IV, 454-459).

6. Le philosophe naturaliste Empédocle (Ve s. av. J.-C.), originaire d’Agrigente, se serait jeté dans l’Etna. Lucien s’en moque souvent : voir
Histoires vraies, II, 21, 6 ; Icaroménippe, 13 et 14 ; Le Pêcheur, 2 ; Les Fugitifs, 2, 5 ; Dialogues des morts, 6, 4.

7. Les Jeux olympiques.

8. Pérégrinos est un homme déjà âgé : il est qualifié de gérôn par Lucien aux paragraphes 2, 33 et 37, et de presbytès (« déjà vieux ») dans Les
Fugitifs, 1.

9. Voir ci-dessous, 37.

10. Faut-il alors identifier Lucien avec l’inconnu qui prend la parole aux paragraphes 7 à 30 ?

11. Ils sont tous deux les petits-fils de Cadmos. Actéon fut transformé en cerf et déchiré par ses chiens pour avoir vu Artémis au bain ;
Penthée fut mis en pièces par les Ménades, accompagnatrices de Dionysos (dont il voulait interdire le culte à Thèbes).

12. Avec Euripide, les grands auteurs tragiques du Ve siècle av. J.-C.

13. La ville qui organisait les Jeux olympiques. Élis se trouvait à environ 36 km au nord-ouest d’Olympie.

14. Héraclès était le patron des cyniques.

15. Dans le cas d’Héraclès et d’Empédocle, il s’agit d’un suicide ; Zeus foudroya Asclépios (pour avoir ressuscité un mort) et Sémélé, mère
de Dionysos (et non Dionysos lui-même). Pour le même rapprochement entre Héraclès et Dionysos, voir Lucien, L’Assemblée des dieux, 6.

16. Le philosophe cynique (et personnage historique) Théagénès de Patras.

17. Il s’agit de Diogène le cynique, qui aurait été l’élève d’Antisthène (lui-même élève de Socrate).

18. Célèbre statue chryséléphantine du temple de Zeus à Olympie, réalisée par le sculpteur athénien Phidias (Ve s. av. J.-C.) et considérée
dans l’Antiquité comme une des sept merveilles du monde.

19. Cet orateur a parfois été identifié avec Lucien lui-même.

20. Héraclite d’Éphèse, philosophe présocratique, et Démocrite d’Abdère. Selon la légende, Héraclite pleurait de tout et Démocrite riait de
tout. Voir aussi ci-dessous, 45.

21. Sculpteur célèbre du Ve siècle av. J.-C., auteur d’un Canon dont le texte ne nous est pas parvenu, qui portait, pense-t-on, sur les
proportions idéales du corps et dont la statue du Doryphore (« porteur de lance ») est une illustration.

22. C’est le châtiment des adultères dans l’Athènes classique. Voir Aristophane, Les Nuées, 1079.

23. Le vocabulaire utilisé pour désigner les fonctions occupées par Pérégrinos n’est pas proprement chrétien.

24. Dans l’Athènes classique, tout étranger résidant dans la cité devait être enregistré auprès d’un « patron » (prostate).
25. La tradition manuscrite du début de cette phrase paraît corrompue. Différentes corrections ont été adoptées selon les éditeurs.

26. Les communautés chrétiennes étaient nombreuses dans la province d’Asie.

27. Allusion au martyre volontaire.

28. Il paraît plus évident de voir dans celui-ci Jésus et de l’identifier avec le « fameux sophiste crucifié » mentionné plus bas. Certains
commentateurs, cependant, voient dans ce premier législateur une allusion à Paul.

29. Sur la notion de fraternité chez les chrétiens, voir notamment Matthieu XXIII, 8.

30. Voir ci-dessus, 4.

31. La ville grecque de Parion, sur l’Hellespont, n’était pas aussi insignifiante que le prétend Lucien.

32. Cheveux longs, manteau, besace et bâton sont les attributs traditionnels du cynique.

33. Les Pariens placent Pérégrinos dans la lignée de cyniques illustres.

34. On pense généralement qu’il s’agit de ces viandes provenant des sacrifices païens, exposées dans les carrefours et appréciées des
cyniques.

35. Le philosophe cynique Agathoboulos est mentionné dans la chronique de Jérôme (Eusèbe, ad Ol. 236, 1). Il est aussi un des maîtres de
Démonax (voir Lucien, Vie de Démonax, 3).

36. Antonin le Pieux.

37. Pérégrinos est comparé aux philosophes de son temps bannis de Rome : le stoïcien Musonius Rufus le fut par Vespasien ; le rhéteur Dion
Chrysostome et le stoïcien Épictète par Domitien.

38. Le rhéteur et évergète Hérode Atticus. Il fit construire à Olympie un aqueduc qui amenait l’eau jusqu’à un nymphée situé dans l’enceinte
sacrée. Sur les invectives de Pérégrinos, voir Philostrate, Vies des sophistes II, 1, 33.

39. Le nymphée d’Hérode Atticus fut achevé en 153. On obtient donc la chronologie suivante : critiques de Pérégrinos à l’égard d’Hérode
Atticus en 153, louanges et justification en 157, annonce de sa crémation en 161 et réalisation du projet en 165 apr. J.-C. (voir ci-dessous, 26 et 35).

40. Philoctète fut le seul témoin de la fin glorieuse d’Héraclès, dont il alluma le bûcher, sur le mont Œta. Voir Sophocle, Philoctète, 670 et
801-802.

41. Tyran sicilien du VIe siècle av. J.-C., modèle de cruauté. Selon la légende, il faisait enfermer ses ennemis dans un taureau de bronze sous
lequel il faisait mettre le feu. Voir Lucien, Phalaris I et II.

42. Le sanctuaire d’Olympie était un sol sacré qu’il était interdit de souiller.

43. Érostrate, en 356 av. J.-C. Les Éphésiens interdirent de mentionner son nom, afin qu’il échoue dans son projet de passer à la postérité ; de
fait, la plupart des auteurs anciens ne citent pas son nom.

44. Déjanire avait fait revêtir à Héraclès une tunique imprégnée du sang empoisonné du centaure Nessos (qui se vengeait ainsi, post mortem,
du héros). Voir Sophocle, Les Trachiniennes.

45. Les brahmanes (aussi appelés gymnosophistes) étaient connus des Grecs depuis l’expédition d’Alexandre. Lucien rapproche souvent les
cyniques de ces sages indiens. Il mentionne les brahmanes dans Exemples de longévité, 4, Les Fugitifs, 6 et 8, et Toxaris, 34.

46. Pilote de Néarque, amiral d’Alexandre le Grand.

47. Alexandre rencontra ce sage indien à Taxila en 326 av. J.-C. Calanos suivit Alexandre pendant un temps. Il finit par s’immoler par le feu
et retint l’admiration de tous en restant impassible au milieu des flammes. Plutarque, Vie d’Alexandre, 69, 6 ; Arrien, Anabase, VII, 3, 1-6.

48. Cet oiseau fabuleux se consume pour renaître de ses cendres. Sur le phénix, voir aussi Lucien, Hermotimos, 23 et Le Navire, 44.

49. Vaticinium ex eventu. On sait par Athénagore (Supplique au sujet des chrétiens, 26, 2) qu’une statue avait été élevée en l’honneur de
Pérégrinos, à Parion, sa ville natale, et que cette statue rendait des oracles.

50. Prophétesse aux oracles obscurs.

51. Devin(s) béotien(s).

52. Voir Aristophane, Lysistrata, 957 ; Les Cavaliers, 1067.

53. Ces cinq vers se réfèrent au disciple de Pérégrinos, Théagénès, qui est originaire de Patras.

54. Homère, Iliade, XIV, 1.

55. Les hellanodices, désignés par les magistrats d’Élis, étaient les juges des Jeux olympiques.

56. Partie du gymnase d’Élis où les hellanodices répartissent les compétiteurs par âge et par discipline concourue.

57. Partie postérieure d’un temple grec, à l’opposé du pronaos. L’opisthodome dont il est question était celui du temple de Zeus : cette salle
ouverte constituait une sorte de portique. Voir Lucien, Les Fugitifs, 7 ; Hérodote, 1.
58. Variation sur Homère, Iliade, IV, 111.

59. Voir ici, note 2.

60. Harpina se trouve donc à environ 4 km à l’est d’Olympie.

61. Sur la présence de la lune, voir Les Fugitifs, 1.

62. Théagénès.

63. Pérégrinos s’adresse aux mânes, aux « esprits » de ses parents.

64. Voir Les Fugitifs, 1.

65. Prix destiné aux vainqueurs des Jeux à Olympie.

66. Ce portique formait la limite est du sanctuaire de l’Altis. L’écho s’y répétait, dit-on, sept fois. Voir Pausanias, V, 21, 17 ; Pline, XXXVI,
100.

67. Une corneille aurait révélé où se trouvait le tombeau d’Hésiode ; voir Pausanias, IX, 38, 3-4.

68. Il faut comprendre plus exactement : « à partir du port d’Alexandrie de Troade ».

69. Éaque est le portier des Enfers (et l’un de ses trois juges).
56
LES FUGITIFS
Les Fugitifs sont un dialogue satirique dont l’objet principal est la dénonciation de faux
philosophes cyniques qui sont en réalité des esclaves en fuite. Le dialogue est structuré en fonction des
lieux où se déroule l’action : il commence sur l’Olympe où Philosophie explique à Zeus et à Apollon
qu’elle a fui la Terre à cause de tous ces exécrables individus qui se font passer indûment pour des
philosophes et qui l’ont discréditée (3-21) ; après la décision de Zeus de les châtier avec rigueur (22-23),
Philosophie, accompagnée d’Hermès et d’Héraclès, fait un voyage aérien pour se rendre à Philippopolis
de Thrace (24-25) ; arrivés sur place, ils débusquent trois de ces imposteurs, trois esclaves fugitifs qui se
font passer pour des philosophes cyniques, et décident de leur châtiment (26-33).
Deux aspects du texte méritent d’être relevés. Tout d’abord, la performance oratoire dont il a fait
l’objet peut être située et, à peu près, datée. En effet, le texte fait plusieurs références, dont une dès le
paragraphe 1 à la mort par crémation du philosophe cynique Pérégrinos, événement historique dont
Lucien a rendu compte avec détails dans Sur la mort de Pérégrinos. S’il n’est pas possible de
déterminer lequel des deux textes est antérieur à l’autre, on dispose, pour la rédaction des Fugitifs, d’un
terminus post quem avec la date de la mort de Pérégrinos : 165 apr. J.-C. Par ailleurs, Pérégrinos n’étant
pas cité nommément mais simplement par allusion, il faut supposer que la performance de Lucien a eu
lieu relativement peu de temps après la mort du cynique, car elle implique que les auditeurs aient sa
crémation bien en mémoire. De plus, si la première partie du dialogue se déroule sur l’Olympe, dans un
deuxième temps, Hermès, Héraclès et Philosophie se rendent à Philippopolis de Thrace. Le choix du
lieu, étonnant (il n’a aucune nécessité sur le plan narratif), ne se justifie que si Lucien, conférencier
itinérant, a lu ce dialogue dans cette ville même. Ses habitants n’ont pu qu’être sensibles au bref éloge
de leur cité ingénieusement placé dans la bouche des dieux, à leur arrivée sur terre (25). Les Fugitifs
donnent donc un bref éclairage sur la biographie de Lucien après 165.
Le deuxième aspect du texte qui retient l’attention est que, si la critique des philosophes est un des
thèmes récurrents chez Lucien, son traitement dans Les Fugitifs offre des perspectives nouvelles : il
aborde notamment la question de l’origine sociale des faux philosophes qu’il dénonce. Dans la première
partie du texte, Philosophie brosse un portrait type de ces faux philosophes. La suite du texte sert
d’illustration à ses propos, en présentant plusieurs cas pratiques : les dieux vont châtier trois esclaves
fugitifs qui ont revêtu l’habit du philosophe cynique Cantharos et de ses acolytes Lékythion et
Myropnous. C’est sans doute dans ce contexte qu’il faut interpréter les allusions à la crémation du
philosophe cynique Pérégrinos, qui apparaissent à première vue comme des digressions. Lucien suggère
que, sinon Pérégrinos lui-même, tout au moins les disciples qui l’accompagnent constituent un autre
exemple de faux philosophes.
E. M.
1.– APOLLON. — Est-ce vrai, ce qu’on dit, mon père, qu’un homme s’est précipité dans un bûcher en
feu devant les spectateurs des Jeux olympiques. C’était, dit-on, un homme déjà vieux et passé maître en
charlataneries de ce genre. C’est la Lune qui a raconté le fait, et elle affirmait avoir vu de ses yeux1 ce
malheureux au milieu des flammes.
ZEUS. — Rien n’est plus vrai, Apollon. Plût aux dieux que cela ne fût pas arrivé !
APOLLON. — Était-ce un si bon vieillard et qui méritait de ne pas mourir dans le feu ?
ZEUS. — C’est possible. Mais je me rappelle quelle sensation désagréable m’a causée cette
mauvaise odeur de graisse brûlée qu’exhalent naturellement les corps humains qui rôtissent. Si je n’étais
pas parti pour l’Arabie2 sur-le-champ, dans l’état même où je me trouvais, je périssais, je t’assure, par
cette affreuse fumée, et encore j’avais beau séjourner dans les parfums, les aromates de toute sorte et
l’encens répandu à profusion, mes narines avaient grand peine à oublier et à perdre cette horrible odeur.
Même à présent, peu s’en faut que je n’aie la nausée à ce souvenir.
2.– APOLLON. — Que cherchait-il donc, Zeus, en s’infligeant à lui-même un tel supplice ? Quel
avantage peut-on trouver à se jeter dans un bûcher et à se réduire en charbon ?
3
ZEUS. — C’est là, mon fils, une critique que tu devrais d’abord adresser à Empédocle , qui s’est
précipité de même dans le cratère en Sicile.
APOLLON. — Tu parles là d’un terrible accès de folie. Mais enfin quelle raison ce vieillard avait-il
de désirer une pareille mort ?
ZEUS. — Je vais te rapporter le discours qu’il a prononcé devant l’assemblée pour justifier sa
mort. Il a dit, si je me souviens bien…
3.– Mais quelle est cette femme qui vient à nous à pas pressés ; elle est agitée et pleure, comme si on
l’avait maltraitée violemment. Eh mais ! c’est Philosophie, qui crie mon nom d’une voix douloureuse.
Pourquoi pleures-tu, ma fille ? Pourquoi as-tu quitté le monde pour venir ici ? Est-ce que les ignorants
t’auraient encore dressé des embûches comme jadis, quand ils firent périr Socrate accusé par Anytos ?
Est-ce pour cela que tu les fuis ?
PHILOSOPHIE. — Ce n’est point cela, mon père. Les hommes au contraire, la grande foule du
moins, me louaient, m’honoraient ; ils poussaient presque le respect et l’admiration jusqu’à m’adorer,
encore qu’ils ne comprissent pas fort bien ce que je disais. Mais il y a certaines gens, comment les
appeler ? qui, prétendant être mes familiers et mes amis, se sont cachés sous mon nom : ce sont ceux-là
qui m’ont fait subir les plus cruels outrages.
4.– ZEUS. — Ce sont les philosophes qui ont comploté contre toi ?
PHILOSOPHIE. — Non pas, mon père ; ils partagent au contraire l’injure que l’on me fait.

ZEUS. — De qui as-tu donc à te plaindre, si tu n’accuses ni les ignorants, ni les philosophes ?
PHILOSOPHIE. — Il y a une autre classe de gens, Zeus, entre le vulgaire et les philosophes. Ils
nous ressemblent par l’extérieur, le regard et la démarche, et sont habillés comme nous. Ils prétendent en
effet qu’ils marchent sous mes enseignes, ils prennent publiquement mon nom et se disent mes disciples,
mes compagnons, mes sectateurs ; mais leur conduite infâme, l’ignorance, l’impudence et la luxure
auxquelles ils s’abandonnent sont pour moi une sanglante injure. Voilà, mon père, ceux dont les outrages
m’ont fait prendre la fuite.
5.– ZEUS. — Cela est grave, ma fille. Mais en quoi consiste au juste le tort qu’ils t’ont fait ?
PHILOSOPHIE. — Juge, mon père, si le tort est léger. C’est toi qui, voyant le monde rempli
d’injustice et de crimes, dus à l’ignorance et à la violence qui le dominaient et le troublaient, as pris en
pitié le genre humain en proie à l’erreur, et tu m’as envoyé sur la terre en me recommandant d’employer
tous mes soins à faire cesser les injustices et les violences dont ils usaient les uns envers les autres et à
les tirer de la vie sauvage qu’ils menaient, pour tourner leurs yeux vers la vérité et les faire vivre entre
eux d’une manière plus pacifique. « Tu vois, ma fille, me dis-tu en m’envoyant sur la terre, ce que font
les hommes et à quelle condition les réduit l’ignorance. Or, j’ai pitié d’eux et je t’ai choisie entre nous
tous, comme étant la seule capable d’apporter un remède à leurs maux, et je t’envoie chez eux pour les
guérir. »
6.– ZEUS. — Je me rappelle t’avoir dit cela et d’autres choses encore. Mais toi, dis-moi à présent
comment ils te reçurent la première fois que tu descendis chez eux et comment ils te traitent
aujourd’hui.
PHILOSOPHIE. — Ce n’est pas chez les Grecs, mon père, que je m’élançai d’abord. C’est par la
partie de ma tâche qui me paraissait la plus difficile, par l’instruction et l’éducation des barbares, que je
jugeai à propos de commencer. Je laissai donc de côté les Grecs, pensant qu’ils étaient les plus faciles à
dompter et les plus disposés à recevoir le frein et à se plier au joug, et je me rendis d’abord chez les
Indiens, la plus grande nation du monde4, et je les persuadai sans peine de descendre de leurs éléphants
pour s’entretenir avec moi, et aujourd’hui une nation entière, celle des brahmanes5, voisins des
Nékhréens et des Oxydraques6, est rangée sous mes enseignes et vit selon mes lois. Ils sont révérés de
tous les peuples d’alentour et terminent leurs jours par un genre de mort tout à fait extraordinaire.
7.– ZEUS. — C’est des gymnosophistes que tu parles. J’ai entendu dire d’eux, entre autres particularités,
qu’ils montaient sur un gros bûcher et qu’ils se laissaient consumer sans changer ni d’attitude ni de
position. Mais il n’y a là rien de merveilleux et dernièrement j’ai vu faire la même prouesse à Olympie.
Je présume que toi aussi, tu as assisté au spectacle du vieillard qui s’y est brûlé7.
PHILOSOPHIE. — Non, mon père, je ne suis pas allée à Olympie. J’avais peur d’y trouver ces
hommes exécrables dont je te parlais tout à l’heure ; car je les voyais s’y rendre en foule, dans le dessein
d’invectiver les spectateurs assemblés et de remplir l’opisthodome8 de leurs vociférations et de leurs
aboiements9. C’est ainsi que je n’ai pas vu comment est mort ce vieillard.
8.– En quittant les Brachmanes, je me rendis tout droit en Éthiopie, puis je descendis en Égypte, où je
fréquentai les prêtres et les prophètes du pays et les instruisis du culte des dieux. De là, je partis pour
Babylone, afin d’initier à mes mystères les Chaldéens et les mages. De Babylone, je passai en Scythie,
puis en Thrace, où j’eus pour disciples Eumolpe et Orphée10. Je les fis partir avant moi pour la Grèce,
l’un pour initier les habitants à ma doctrine ; c’était Eumolpos, qui avait appris de moi tout ce qui
concerne la religion ; l’autre, pour leur inspirer par ses chants l’amour de la musique. Et moi-même je
les y suivis de près.
9.– La première fois que je parus au milieu d’eux, les Grecs ne m’accueillirent pas volontiers, mais ils
ne me repoussèrent pas non plus absolument. Peu à peu, en conversant avec eux, je gagnai sur la totalité
sept amis11 qui suivirent mes leçons, puis un homme de Samos, un autre d’Éphèse, un autre d’Abdère12.
Ils ne formaient en tout qu’un bien petit nombre.
10.– Après ceux-là, je vis croître à mes côtés, je ne sais comment, la tribu des sophistes, qui, sans
s’attacher à fond à ma doctrine, ne s’en écartaient pas non plus complètement. C’était, comme la race
des Hippocentaures13, une race composée et mélangée, qui oscillait entre le charlatanisme et la
philosophie, qui n’était pas entièrement attachée à l’ignorance, mais qui était incapable de tenir les yeux
fixés sur moi. On eût dit des gens chassieux dont les yeux affaiblis apercevaient quelquefois une image
obscure et indistincte, une ombre de moi-même ; mais eux croyaient bien avoir exactement tout
compris. C’est chez eux que naquit et se développa cette science inutile et superflue, par laquelle ils se
croyaient invincibles, je veux dire ces réponses subtiles, embarrassantes, extravagantes, et ces questions
inextricables qui ressemblent à des labyrinthes.
11.– Arrêtés dans leurs progrès et convaincus d’erreur par mes amis, ils se fâchèrent, se liguèrent contre
eux, et à la fin les traduisirent devant les tribunaux et les livrèrent au bourreau pour leur faire boire la
ciguë14. C’est alors sans doute que j’aurais dû fuir sans balancer et rompre toute liaison avec eux. Mais
Antisthène et Diogène et, peu après, Cratès et Ménippe15 me persuadèrent de prolonger encore un peu
mon séjour. Plût aux dieux que je n’en eusse rien fait ! Je n’aurais pas eu tant à souffrir par la suite.
12.– ZEUS. — Tu ne m’as pas encore dit, Philosophie, quel outrage on t’a fait. Tu ne fais qu’exprimer
ton indignation.
PHILOSOPHIE. — Eh bien, écoute, Zeus, et vois s’il est grave. Il y a une sale espèce d’hommes,
esclaves et mercenaires pour la plupart, qui n’ont point dès l’enfance assisté à mes leçons, faute de
loisir. Car ils étaient retenus dans la servitude, ou travaillaient pour un salaire, ou apprenaient d’autres
métiers convenables à des gens de cette espèce ; ils étaient cordonniers, charpentiers, foulons, ou
cardaient la laine pour la rendre facile à travailler et à filer aux femmes et plus aisée à dévider, quand
elles tordent la trame en tissant le fil. Exercés à ces occupations dès leur enfance, ils ne me connaissaient
même pas de nom. Mais, parvenus à l’âge viril et voyant quel respect la multitude témoigne à mes amis,
comme on supporte leur franc-parler, comme on aime être l’objet de leurs prévenances, comme on
écoute leurs conseils, comme on craint leurs réprimandes, ils s’imaginèrent, en considérant toutes ces
prérogatives, que le philosophe était une sorte de roi très puissant.
13.– Quant à acquérir les connaissances exigées pour une telle profession, c’eût été trop long pour eux,
ou, pour mieux dire, absolument impossible. Leurs métiers étaient d’un maigre rapport et ils ne
pouvaient se procurer le nécessaire qu’à force de travail et de peine. Pour certains d’entre eux, la
servitude était lourde et ils la trouvaient, comme elle l’est en effet, insupportable. Aussi, réflexion faite,
ils décidèrent de jeter la dernière ancre, celle que les marins appellent l’ancre sacrée16. Ils mouillèrent à
cet excellent port de la Folie, ils appelèrent à eux l’audace, l’ignorance et l’impudence, qui sont leurs
principales auxiliaires et ils inventèrent de nouvelles injures, pour en avoir toujours à la bouche une
provision toute faite, seule ressource qu’ils eussent pour payer leur écot. Tu vois avec quel viatique ils
sont venus à la philosophie. Et maintenant ils se composent un maintien et se font un costume tout à fait
décent, copié sur ma personne, juste comme le fit, au dire d’Ésope, l’âne de Kymé, qui, s’étant
enveloppé d’une peau de lion et, brayant d’une voix rude, prétendait être un lion17. Et il trouva sans
doute des gens pour le croire.
14.– Notre profession est, tu le sais, des plus faciles et se prête aisément à l’imitation, je parle de
l’extérieur. Il ne faut pas beaucoup de peine pour se mettre sur le dos un mauvais manteau, suspendre
une besace à son épaule, tenir un bâton dans sa main et crier, ou plutôt braire ou aboyer et injurier tout le
monde. Ces hommes savaient qu’ils pouvaient faire tout cela impunément, grâce au respect qu’inspire
leur extérieur. Ils pouvaient aisément se saisir de la liberté, fût-ce malgré leur maître ; car, s’il voulait les
emmener, il s’exposait aux coups de bâton. Au lieu d’un peu de farine d’orge et d’un pain sec qu’ils
avaient auparavant, sans autre assaisonnement qu’une salaison ou du thym, ils ont des viandes de toute
sorte et du vin des plus agréables et de l’or, car ils n’ont qu’à en demander pour en obtenir. Ils lèvent un
tribut sur ceux qu’ils fréquentent, ils tondent les moutons, comme ils disent, et ils peuvent compter que
beaucoup de gens leur donneront, soit par respect pour leur habit, soit par crainte d’être injuriés.
15.– Il y a encore une chose dont ils se sont, je crois, bien aperçus, c’est qu’ils seraient sur le pied de
l’égalité avec les vrais philosophes et qu’il n’y aurait personne pour juger en telle matière et faire les
distinctions nécessaires, pourvu que les dehors fussent pareils. Ils n’acceptent en effet absolument
aucune épreuve. Si on les interroge posément, en procédant par ordre et par courtes questions, ils se
mettent aussitôt à vociférer et se réfugient dans leur citadelle, l’injure, avec leur bâton tout prêt. Si on les
questionne sur leurs actions, ils s’étendent sur leur doctrine, et, si on veut les juger sur leur doctrine, ils
veulent qu’on s’en rapporte à leur conduite.
16.– Aussi chaque cité est-elle remplie de ces imposteurs, en particulier de ceux qui se mettent sous le
patronage de Diogène, d’Antisthène et de Cratès et se rangent sous les enseignes du chien18 ; mais ils se
gardent bien d’imiter les qualités utiles dont la nature a doué le chien, telles que la vigilance, l’assiduité
à la maison, l’attachement pour le maître, la reconnaissance. C’est au contraire l’aboiement, la
gourmandise, la rapacité, les fréquents accouplements, la flatterie, les caresses à l’adresse de celui qui
donne la pâtée, les rondes autour de la table, c’est cela ce qu’ils s’étudient à bien reproduire.
17.– Tu verras bientôt ce qu’il en adviendra. Tous les artisans vont abandonner leurs ateliers et laisser
les métiers sans exercice, en voyant qu’eux qui peinent et fatiguent, courbés sur leur travail du matin
jusqu’au soir, ont bien du mal à vivre de leur salaire, tandis que des paresseux, des charlatans nagent
dans l’abondance, demandent avec insolence, reçoivent aussitôt, se fâchent, si on leur refuse quelque
chose, et ne remercient même pas, quand on le leur accorde. Il leur semble que c’est ainsi qu’on vivait
au temps de Cronos19 et que le miel même va leur couler du ciel dans la bouche.
18.– Encore n’y aurait-il que demi-mal, si, tels qu’ils sont, ils ne nous infligeaient pas d’autres outrages.
Mais ces personnages qui affectent en public des dehors si graves et si austères rencontrent-ils un joli
garçon ou une belle femme ou espèrent-ils… mais il vaut mieux taire ce qu’ils font. Quelques-uns, à
l’exemple du jeune prince d’Ilion20, enlèvent les femmes de leurs hôtes et en font leurs maîtresses, sous
prétexte de leur enseigner la philosophie ; puis ils les prostituent et les rendent communes à tous leurs
amis. Ils pensent ainsi réaliser un dogme de Platon ; mais ils ignorent comment ce saint homme
entendait la communauté des femmes21.
19.– Quant à la manière dont ils se conduisent dans les banquets et dont ils s’enivrent, il serait trop long
d’en parler22. Et en se comportant ainsi, le croirait-on ? ils déclament eux-mêmes contre l’ivresse,
l’adultère, le libertinage et l’avarice. On ne saurait trouver deux choses aussi contradictoires que leurs
paroles et leurs actions. Ils assurent, par exemple, qu’ils détestent la flatterie, et comme flatteurs, ils sont
capables de surpasser les Gnathonidès et les Strouthias23. Ils exhortent les autres à dire la vérité, et ils ne
peuvent pas remuer la langue sans proférer un mensonge. À les entendre, ils haïssent tous le plaisir et
tiennent Épicure pour un ennemi ; en réalité, ils ne font rien que pour le plaisir. Ils sont bilieux, se
plaignent pour rien et se laissent aller à la colère, plus même que des enfants nouveau-nés. Aussi n’est-
ce pas un médiocre sujet de risée de les voir quand leur bile bouillonne pour le plus futile motif : ils
deviennent livides, ils vous regardent avec des yeux impudents et hagards, et leur bouche se remplit
d’écume ou plutôt de venin.
20.– Tâchez de ne pas vous trouver là24, quand cette fange impure se répand au-dehors. « De l’or ou de
l’argent, disent-ils, par Héraclès, je suis loin de vouloir en posséder ; une obole me suffit pour acheter
des lupins25, et quant à la boisson, une source ou la rivière m’en fournira. » Et un instant après, ils
demandent, non des oboles, ni quelques drachmes, mais des trésors entiers. Il n’est point de marchand
qui tire de sa cargaison autant d’argent que la philosophie en rapporte à ces gens-là. Puis, lorsqu’ils ont
suffisamment amassé et fait leurs provisions, ils jettent loin d’eux ce misérable manteau, ils achètent
parfois des terres, des habits moelleux, des esclaves à longs cheveux, des pâtés de maisons26 et disent un
long adieu à la besace de Cratès, au manteau d’Antisthène et au tonneau de Diogène.
21.– Les ignorants qui voient cela n’ont que du mépris pour la philosophie. Persuadés que tous les
philosophes sont pareils à ceux-là, ils en accusent mon enseignement. Aussi depuis longtemps il m’est
devenu impossible d’attirer un seul disciple et je suis réduite au même point que Pénélope27 : tout ce que
je tisse, se défait en un instant, et l’Ignorance et l’Injustice rient de moi, en voyant mon ouvrage
inachevé et ma peine inutile.
22.– ZEUS. — Ô dieux, que de maux Philosophie a soufferts de ces scélérats ! Aussi est-il grand temps
d’examiner ce que nous avons à faire et comment il faut les poursuivre. Je pourrais les anéantir d’un
coup de foudre ; c’est une mort rapide.
APOLLON. — Moi, mon père, je vais te soumettre une idée ; car moi aussi, je déteste ces
charlatans et je suis révolté de les voir outrager les Muses par leur ignorance. Ils ne méritent pas de périr
d’un coup de foudre, ni de ton bras ; mais envoie contre eux, s’il te plaît, Hermès, avec pleins pouvoirs
de les punir. Comme il est versé dans les lettres28, il reconnaîtra vite les vrais et les faux philosophes. Il
donnera, comme il convient, des éloges aux premiers et punira les autres, comme il le jugera bon.
23.– ZEUS. — Ton conseil est excellent, Apollon. Mais accompagne Hermès, Héraclès ; prenez avec
vous Philosophie, et partez le plus vite possible pour la terre. Figure-toi que tu auras accompli un
treizième travail29, et non des moindres, si tu parviens à détruire ces monstres impurs et impudents.
30
HÉRACLÈS. — Ma foi, mon père, j’aimerais mieux nettoyer encore une fois le fumier d’Augias
que de me commettre avec ces gens-là. Partons cependant.
PHILOSOPHIE. — C’est malgré moi ; mais il faut bien vous suivre, puisque c’est la volonté de mon
père.
24.– HERMÈS. — Descendons, afin d’en écraser au moins quelques-uns dès aujourd’hui. Mais quelle
route faut-il prendre, Philosophie ? Tu sais où ils sont ; c’est en Grèce évidemment.
PHILOSOPHIE. — Pas du tout, ou il y en a fort peu, et ce sont de vrais philosophes, Hermès. Ceux
dont je parle ne se soucient point de la pauvreté attique. C’est au pays où l’on extrait beaucoup d’or ou
d’argent, c’est là qu’il nous faut les chercher.
31
HERMÈS. — C’est donc droit en Thrace qu’il nous faut aller.
HÉRACLÈS. — C’est bien vu, et je vais vous montrer le chemin ; car je connais toute la Thrace :
j’y suis allé souvent32. Prenons par ici.
HERMÈS. — Par où veux-tu dire ?

25.– HÉRACLÈS. — Vous voyez, Hermès et toi, Philosophie, ces deux montagnes, les plus hautes et les
plus belles de toutes ? La plus haute est l’Haimos33, celle d’en face le Rhodope34. En bas s’étend une
plaine fertile en productions de toute sorte, qui commence au pied même de chacune de ces montagnes.
Trois collines magnifiques s’y dressent, dont l’escarpement ne manque pas de grâce, et qui font comme
autant de citadelles pour la ville qu’elles dominent. Voici maintenant la ville qui apparaît.
HERMÈS. — C’est vraiment, Héraclès, une grande et belle ville entre toutes. Sa beauté resplendit
de loin et elle est côtoyée par un grand fleuve, qui la touche de près.
35
HÉRACLÈS. — C’est l’Hèbre, et la ville est l’ouvrage de Philippe . Nous voici à présent près de la
terre, sous les nuages. Mettons pied à terre et que la Fortune nous favorise.
26.– HERMÈS. — Qu’elle le fasse. Mais comment faut-il nous y prendre ? Comment trouverons-nous la
piste de ces bêtes farouches ?
36
HÉRACLÈS. — C’est ton affaire, Hermès. Tu es héraut . Hâte-toi donc de faire une proclamation.
HERMÈS. — Ce n’est pas difficile. Mais je ne sais pas leurs noms. Dis-moi donc, Philosophie,
comment il faut les appeler et, avec les noms, donne-moi leur signalement.
PHILOSOPHIE. — Moi non plus, je ne sais pas trop comment ils s’appellent, parce que je ne me
suis jamais trouvée avec eux. Mais d’après la passion de posséder qui les tient, tu ne te tromperas guère
en les appelant Ktèsons [« possesseurs »], Ktèsippes [« possesseurs de chevaux »] Ktèsiclès
[« possesseurs de gloire »], Euctèmons [« possesseurs de biens »] ou Polyctètes [« qui possèdent
beaucoup »].
27.– HERMÈS. — C’est bien dit. Mais qui sont ces gens-ci ? Qu’est-ce qu’ils ont à regarder autour d’eux,
comme nous ? Mais les voilà qui viennent à nous ; ils veulent nous demander quelque chose.
DES HOMMES. — Pourriez-vous, messieurs, et toi, excellente dame, nous dire si vous avez vu trois
charlatans ensemble, avec une femme aux cheveux ras à la mode lacédémonienne, une virago aux
allures tout à fait masculines ?
PHILOSOPHIE. — Ciel, ce sont nos gens que ces hommes cherchent.
LES HOMMES. — Comment, vos gens ? Ce sont tous des esclaves fugitifs ; mais nous cherchons
surtout la femme qu’ils ont réduite en esclavage.
HERMÈS. — Nous vous dirons pour quelle raison nous les cherchons aussi. Pour le moment,
faisons une proclamation37 commune : « Si quelqu’un a connaissance d’un esclave paphlagonien, un des
barbares de Sinope, dont le nom vient de posséder, visage pâle, tête rasée jusqu’à la peau, barbe touffue,
besace pendue à l’épaule, manteau misérable sur le dos, humeur colère, grossièreté, voix rude, langue
médisante, qu’il en donne avis sous les conditions qu’il voudra38. »
28.– LE MAÎTRE. — Je ne vois pas, l’ami, à qui s’applique ta proclamation. Cet homme-là portait le nom
de Cantharos39, quand il était chez moi, il avait les cheveux longs, s’épilait le menton et pratiquait mon
métier : je l’occupais dans mon atelier de foulon à tondre le duvet superflu à la surface du drap.
PHILOSOPHIE. — C’est celui-là même, c’est ton esclave. Seulement, il s’est passé lui-même au
foulon et à présent il ressemble exactement à un philosophe.
LE MAÎTRE. — Comment ! Cantharos a l’audace, dit cette dame, de se faire passer pour un
philosophe, sans se préoccuper de nous40 !
LES HOMMES. — Soyez tranquilles, nous les découvrirons tous. À la manière dont elle en parle,
on voit que la dame les connaît bien.
29.– PHILOSOPHIE. — Mais quel est cet autre qui s’avance, Héraclès, ce bel homme qui tient une
cithare41 ?
42
HÉRACLÈS. — C’est Orphée, mon compagnon de traversée sur le navire Argo , le plus agréable
43
des céleustes ; car, grâce à son chant, nous ne sentions pas du tout la fatigue en ramant. Salut, mon bon
Orphée, le plus grand des musiciens. Tu n’as pas, je pense, oublié Héraclès.
ORPHÉE. — Salut à vous aussi, Philosophie, Héraclès et Hermès ! Maintenant payez-moi mon
renseignement ; car je connais fort bien, moi, celui que vous cherchez.
44
HERMÈS. — Alors, fils de Calliope , montre-nous où il est. Tu ne demandes pas d’or, je pense,
puisque tu es un sage.
ORPHÉE. — C’est juste, et je vais vous montrer la maison qu’il habite, mais lui, je ne vous le
découvrirai pas, pour ne pas m’exposer à ses injures ; car c’est un être ignoble au suprême degré et le
métier d’insulteur est le seul qu’il ait appris.
HERMÈS. — Enseigne-nous toujours sa maison.

ORPHÉE. — La voici, près de vous. Pour moi, je vous quitte la place. Je ne veux pas le voir.
30.– HERMÈS. — Attendez. N’est-ce pas la voix d’une femme qui récite quelque passage d’Homère ?
PHILOSOPHIE. — Si, par Zeus. Écoutons un peu ce qu’elle dit.
LA FUGITIVE. — Je hais comme les portes de l’enfer celui qui aime l’or dans son cœur et qui dit le
contraire45.
HERMÈS. — Donc tu dois haïr Cantharos, puisqu’il « a fait du mal à son hôte, qui lui avait
témoigné de l’amitié46 ».
L’HÔTE. — C’est à moi que s’applique ce vers ; car c’est moi qui l’ai hébergé, et il est parti en
m’enlevant ma femme.
LA FUGITIVE. — Sac à vin, œil de chien, cœur de cerf, qui ne comptes ni à la guerre ni au conseil.
Thersite, impertinent bavard, le premier de tous les geais importuns pour critiquer les rois au hasard et
sans raison47.
LE MAÎTRE. — Voilà des vers faits exprès pour ce coquin.

LA FUGITIVE. — Chien par-devant, lion par-derrière, chimère par le milieu, qui exhale
terriblement la rage du chien sauvage, son troisième élément48.
31.– L’HÔTE. — Ah ! pauvre femme, que tu as dû souffrir de tous ces chiens ! On dit qu’elle est grosse
de leurs œuvres.
49
HERMÈS. — Rassure toi. Elle t’enfantera quelque Cerbère ou quelque Géryon50, pour donner un
nouveau travail à Héraclès. Mais les voilà qui sortent. Inutile de frapper à la porte.
LE MAÎTRE. — Je te tiens, Cantharos. Tu ne dis mot à présent. Allons, voyons un peu ce que tu as
dans ta besace ; des lupins sans doute ou un morceau de pain.
HERMÈS. — Non, par Zeus, mais une ceinture d’or.
HÉRACLÈS. — N’en sois pas surpris. En Grèce, il se faisait passer pour un cynique ; ici, c’est un
vrai disciple de Chrysippe51 ; aussi tu le verras sous peu devenir Cléanthe52 ; car il sera pendu par la
barbe, le scélérat.
32.– LE MAÎTRE. — Et toi, coquin, n’es-tu pas Lékythion, mon esclave fugitif ? Oui, c’est lui. Oh ! la
bonne charge ! À quoi ne peut-on pas s’attendre, quand on voit un Lékythion philosopher ?
HERMÈS. — Mais le troisième que voici est-il sans maître ?
LE MAÎTRE. — Non, c’est moi, son maître. Mais je l’abandonne volontiers à son malheureux sort.
HERMÈS. — Pourquoi ?

LE MAÎTRE. — Parce qu’il est pourri jusqu’aux os. Quant à son nom, nous lui donnions celui de
Myropnous [« le Parfumé »].
HERMÈS. — Héraclès qui détournes les maux, tu l’entends ! Maintenant rends ta besace et ton
bâton. Et toi aussi, reprends ta femme.
L’HÔTE. — Pas du tout. Je ne veux pas reprendre une femme qui va accoucher d’un vieux livre.
HERMÈS. — Comment, d’un livre ?
53
L’HÔTE. — C’est un livre à trois têtes , mon bon.
54
HERMÈS. — Il n’y a là rien d’étrange, puisqu’il y a aussi le Triphalès des poètes comiques.
33.– LE MAÎTRE. — C’est à toi, Hermès, de prononcer maintenant.
HERMÈS. — Voici ma sentence. Pour cette femme, afin d’empêcher qu’elle n’enfante quelque
monstre à plusieurs têtes, j’ordonne qu’elle retourne chez son mari, en Grèce. À l’égard de ces deux
misérables fugitifs, qu’on les rende à leurs maîtres, pour reprendre leur ancien métier. L’un Lékythion,
continuera à laver le linge sale, et Myropnous raccommodera de nouveau les habits troués, après avoir
été au préalable fouetté avec de la mauve. Puis, celui-là, qu’on le livre aux épileurs, pour qu’il meure,
après qu’on lui aura d’abord arraché les poils, avec la sale poix dont se servent les femmes, et qu’on
l’aura ensuite emmené tout nu sur l’Haimos, où il restera dans la neige, les deux pieds enchaînés.
L’ESCLAVE55. — Ah ! quel malheur ! quel malheur ! Hélas ! Oh ! oh !
LE MAÎTRE. — Qu’est-ce que tu nous chantes là avec ces exclamations tragiques ? Allons, suis-
moi à l’instant chez les épileurs ; mais dépouille d’abord ta peau de lion, afin qu’on reconnaisse l’âne
que tu es56.

1. Sur la présence de la Lune à la crémation de Pérégrinos, voir Sur la mort de Pérégrinos, 36. Les Jeux olympiques se déroulaient tous les
quatre ans, en août-septembre (voir Schol. Pindare, Olympiques, III, 35a), à la pleine lune (Pindare, Olympiques, III, 19-20, X, 74-75).

2. Sur l’Arabie et ses parfums, voir Hérodote, III, 110 sq.

3. Selon la version prédominante de la légende, le philosophe naturaliste Empédocle (Ve s. av. J.-C.) se serait jeté dans l’Etna. Il apparaît
souvent sous la plume de Lucien : Histoires vraies, II, 21 ; Icaroménippe, 13 ; Le Pêcheur, 2 ; Sur la mort de Pérégrinos, 4 et 5 ; Dialogues des morts,
6 ; et aussi Le Parasite, 57 (sous forme allusive) ; Sur un lapsus commis en saluant, 2 (citation d’Empédocle).
4. C’est déjà de cette manière qu’Hérodote décrit les Indiens (V, 3).

5. Les brahmanes, caste la plus élevée de la société indienne dont la vie est essentiellement consacrée à la connaissance des textes révélés,
sont décrits, à tort, comme un peuple à part entière. La crémation par le feu de ceux que les Anciens appellent aussi gymnosophistes est un topos
littéraire.

6. Les Nékhréens ne semblent pas autrement attestés, à la différence des Oxydraques, une ethnie indienne du Pendjab. Ils apparaissent à
plusieurs reprises chez Lucien : Comment il faut écrire l’histoire, 31 ; Dialogues des morts, 12, 5.

7. Nouvelle allusion à la crémation de Pérégrinos.

8. Partie arrière d’un temple grec.

9. Par les termes qu’elle emploie (invectiver, vociférations, aboiements), Philosophie laisse entendre qu’il s’agit de cyniques.

10. Le Thrace Eumolpe est mentionné dans Homère, Hymnes, « À Déméter » (I, 154 ; 475) comme un des dirigeants d’Éleusis, initié aux
mystères par la déesse. Orphée est à la fois poète, musicien et chanteur. Selon le mythe, il était capable de charmer les animaux, les arbres et jusqu’aux
pierres. On lui attribua des poèmes dits « orphiques », touchant aux cultes à mystères.

11. Allusion aux Sept Sages de la Grèce. La liste a varié selon les auteurs. Elle comporte généralement : Bias de Priène, Chilon de Sparte,
Cléobule de Rhodes, Périandre de Corinthe, Pittacos de Mytilène, Solon d’Athènes et Thalès de Milet.

12. Il s’agit de Pythagore de Samos, d’Héraclite d’Éphèse et de Démocrite d’Abdère.

13. Les hippocentaures sont un mélange de l’homme et du cheval. Voir Lucien, Zeuxis, 3.

14. Allusion au procès de Socrate et à sa mort (399 av. J.-C.).

15. Les grands noms du cynisme (Ve-IIIe s. av. J.-C.) ; la liste établie par Philosophie est chronologique.

16. L’ancre de miséricorde : il s’agit de la plus grosse ancre d’un bateau, celle que l’on jette en dernier recours lorsque les autres ancres sont
incapables de fixer le bateau. Sur l’emploi figuré de cette expression, voir aussi Zeus tragédien, 50.

17. Cette fable est également reprise dans Le Pêcheur, 32 et Le Pseudologiste, 3.

18. La référence aux cyniques est cette fois parfaitement explicite.

19. Allusion à l’âge d’or. Voir Hésiode, Les Travaux et les Jours, 108-201.

20. Le Troyen Pâris, qui enleva la belle Hélène.

21. Sur la communauté des femmes et des enfants et ses restrictions, voir Platon, République, 458d-461e.

22. Voir Lucien, Le Banquet.

23. Gnathonidès est un parasite qui déploie de vaines flatteries dans Lucien, Timon (45) ; Strouthias est le personnage principal de la comédie
perdue de Ménandre intitulée Le Flatteur. Gnathos signifie « mâchoire » et strouthias « petit moineau ».

24. Reprise d’Homère, Odyssée, XII, 106 (début), relative au monstre marin Charybde.

25. Légume sec qui faisait partie de l’alimentation du pauvre.

26. Plus précisément, des immeubles de rapport.

27. La comparaison avec l’histoire du voile de Pénélope est approximative, car Philosophie voit son travail se défaire malgré elle, tandis que
Pénélope, épouse d’Ulysse, le défait volontairement pour repousser son remariage. Voir Homère, Odyssée, II, 93-110, XIX, 138-156 et XXIV, 129-
146.

28. Hermès est le patron de l’art oratoire.

29. Allusion aux Douze Travaux imposés à Héraclès par le roi de Tirynthe Eurysthée.

30. Parmi les Douze Travaux, Héraclès dut nettoyer les écuries d’Augias, roi d’Élide, qui possédait de très nombreux troupeaux. Il y parvint
en détournant un cours d’eau.

31. Lucien mentionne également l’or extrait des mines thraces dans Sur les sacrifices, 11.

32. Héraclès s’est notamment rendu en Thrace pour capturer les juments mangeuses d’hommes de Diomède.

33. Le Grand Balkan, en Bulgarie.

34. Le Rhodope (ou les Rhodopes), massif montagneux qui sert de frontière entre la Bulgarie et la Grèce.

35. Philippopolis, de son nom romain Trimontium (aujourd’hui Plovdiv, en Bulgarie), fondée par Philippe de Macédoine en 342 av. J.-C. À
l’époque romaine, c’était une ville importante de la province de Thrace.

36. Entre autres fonctions, Hermès est aussi le messager et le héraut des dieux.
37. Pour annoncer la fuite d’un esclave et essayer de le retrouver, les maîtres pouvaient recourir à la proclamation par un héraut ou à
l’affichage d’un avis de recherche.

38. Parodie de signalements d’esclave fugitif, tels que les papyrus nous en ont conservé, que Lucien utilise ici pour railler les cyniques.

39. « Scarabée » en grec.

40. « Et de moi pas un mot » est un des leitmotive de l’esclave Xanthias au début des Grenouilles d’Aristophane, alors que son maître
Dionysos discute avec Héraclès sans se préoccuper de lui, qui porte les bagages.

41. Allusion à Orphée, représenté traditionnellement avec une lyre ou une cithare à la main.

42. Orphée faisait partie de l’expédition des Argonautes (en direction de la Colchide pour conquérir la toison d’or). Héraclès, quant à lui, ne
fit qu’une partie du voyage.

43. Le céleuste est celui qui, à bord d’un navire, donne la cadence aux rameurs. C’était la fonction d’Orphée lors de l’expédition des
Argonautes.

44. Orphée est généralement présenté comme le fils de la Muse Calliope et du dieu Apollon (ou du Thrace Œagre).

45. Homère, Iliade, IX, 312 et partiellement 313.

46. Citation de l’Iliade, III, 353.

47. Centon homérique. Les vers sont tirés de l’Iliade, I, 225 ; II, 202 ; II, 246 ; II, 214.

48. Pastiche de l’Iliade, VI, 181-182.

49. Chien à trois têtes qui gardait l’entrée des Enfers. Un des Douze Travaux d’Héraclès consista à le ramener des Enfers.

50. Géant à trois têtes (ou à trois corps), également associé à Héraclès dans la mythologie : ce dernier fut chargé de s’emparer des troupeaux
de Géryon (c’est le dixième de ses Douze Travaux).

51. Chrysippe de Soles, troisième scholarque du Portique (école stoïcienne) après Zénon et Cléanthe. Lucien joue sans doute sur le sens du
nom, qui dérive de chrysos, « l’or ».

52. L’allusion à Cléanthe est tout à fait obscure.

53. Allusion à un ouvrage attribué (sans doute faussement) à l’historien Théopompe et nommé Trikaranos, car il attaquait à la fois Athènes,
Sparte et Thèbes. Voir Lucien, Le Pseudologiste, 29.

54. Triphalès est une comédie perdue d’Aristophane ; elle devait attaquer Alcibiade.

55. Il s’agit de Cantharos.

56. Nouvelle allusion à la fable de l’âne recouvert d’une peau de lion, mentionnée ci-dessus, 13.
57
TOXARIS OU L’AMITIÉ 1

Ce dialogue met en scène un Scythe, Toxaris2, et un Grec, Mnésippos. Tous deux débattent de la
valeur respective accordée par leur peuple à l’amitié. Une joute oratoire s’engage : après avoir prêté
serment de ne rien dire que de vrai, chacun d’eux racontera cinq exemples d’amitié contemporains, celui
qui donnera les exemples les plus admirables devant être reconnu vainqueur. Le Scythe est prêt à avoir
la main droite coupée en cas de défaite, le Grec la langue. Le Grec raconte alors l’histoire d’Agathoclès
et Deinias (12-18), d’Euthydicos et Damon (19-21), d’Eudamidas, Arétaïos et Charixénos (22-23), de
Zénothémis et Ménécratès (24-26), et enfin de Démétrios et Antiphilos (27-34). Les cinq récits du
Scythe portent sur l’amitié de Dandamis et Amizokès (39-42), de Bélittas et Basthès (43), de Makentès,
Lonkhatès et Arsacomas (44-55), de Sisinnès et Toxaris lui-même (57-60), et d’Abauchas et Gyndanès
(61). La joute s’achève sans vainqueur, faute d’un juge indépendant, mais les deux interlocuteurs
s’engagent à être amis et hôtes.
L’amitié est à la fois la thématique principale (sur laquelle porte l’ensemble des récits) et la
finalité du dialogue (le Grec et le Scythe deviennent amis). Cette notion est au cœur des réflexions
spéculatives des philosophes de l’Antiquité. Si Lucien est conscient de cet héritage, il adopte quant à lui
une approche différente, centrée sur la mise en pratique par le biais d’exemples. Sa conception de
l’amitié se révèle par petites touches : les récits du Grec comme ceux du Scythe constituent autant de
cas concrets abordant les questions traditionnelles de la distinction entre flatteurs et amis, du nombre
d’amis qu’on peut avoir, de l’égalité entre amis, de la nature de l’amitié ou de sa réciprocité.
Comme le titre du dialogue l’indique, le personnage de Toxaris est mis en valeur : c’est le
véritable héros du dialogue. Il se présente comme un Scythe hellénisé – non seulement il parle grec,
mais il a parfaitement assimilé la culture grecque et il en maîtrise les codes. Il est un interlocuteur de
choix pour Mnésippos, pour lequel il se fait le porte-parole des Scythes. Lucien en profite alors pour
donner à son lecteur, par le biais de Toxaris, une vision romanesque et idéalisée du monde scythe,
reprenant les topoi littéraires de l’époque.
Enfin, le Toxaris doit aussi être lu comme un texte métalittéraire : il offre une réflexion sur le
statut de la fiction et sur ses mécanismes. Si les deux personnages jurent de ne rien dire que de vrai,
l’auteur, lui, n’est pas lié par ce serment ; il invite ainsi son destinataire à réfléchir au pacte implicite qui
existe entre eux. Au-delà du pur plaisir du récit, le lecteur (ou l’auditeur) est conduit à opérer un recul
critique. Le texte fonctionne sur deux niveaux : d’un côté l’aventure, la fantaisie, l’exotisme, les grands
sentiments sont présents, dans la veine des romans grecs appréciés à l’époque ; de l’autre, la mise en
relief des mécanismes mêmes de la fiction et de la manière dont on peut « faire croire » et donner
l’illusion de la véracité. Une chose est sûre, Lucien prend autant de plaisir à écrire de la fiction qu’à en
révéler les ressorts.
E. M.
1.– MNÉSIPPOS. — Que dis-tu, Toxaris ? Vous sacrifiez à Oreste et à Pylade3, vous, les Scythes, et vous
croyez qu’ils sont des dieux ?
TOXARIS. — Oui, Mnésippos, nous leur sacrifions, non pas, il est vrai, comme à des dieux, mais
comme à des hommes vertueux.
MNÉSIPPOS. — Est-ce l’usage chez vous de sacrifier aux hommes vertueux comme à des dieux ?
TOXARIS. — Non seulement nous leur sacrifions, mais nous les honorons encore par des fêtes et
des assemblées solennelles.
MNÉSIPPOS. — Qu’attendez-vous d’eux ? Ce n’est sans doute pas pour obtenir leur faveur que
vous leur sacrifiez, puisqu’ils sont morts.
TOXARIS. — C’est toujours un avantage d’avoir la faveur des morts. Mais c’est à l’égard des
vivants que nous croyons utile de garder le souvenir des grands hommes et de les honorer après leur
mort. Nous pensons avoir ainsi beaucoup de gens qui voudront leur ressembler.
2.– MNÉSIPPOS. — Sur ce point vous pensez juste. Mais qu’est-ce que vous admirez tant dans Oreste et
dans Pylade pour les avoir égalés aux dieux, et cela, quand ils étaient des étrangers pour vous et, ce qui
est pire, des ennemis ? Tu sais en effet que, lorsque après leur naufrage, les Scythes de ce temps-là les
eurent capturés et emmenés pour les immoler à Artémis, ils attaquèrent leurs geôliers, renversèrent la
garde et tuèrent le roi4, puis non contents de prendre avec eux la prêtresse5, ils osèrent même ravir
Artémis elle-même et reprirent la mer, en se moquant du peuple scythe. Si c’est pour cela que vous
honorez les hommes, vous ne manquerez pas de gens pour les imiter. Et maintenant voyez d’après ces
faits anciens s’il vous est avantageux que beaucoup d’Orestes et de Pylades abordent en Scythie. Vous
ne tarderiez pas, ce me semble, à n’avoir plus ni religion, ni dieux, si les dieux qui vous restent
quittaient ainsi votre pays pour l’étranger. Je m’imagine que, pour remplacer tous ces dieux, vous
diviniseriez ceux qui seraient venus les enlever et que vous offririez des sacrifices aux pillards de vos
temples comme à des dieux.
3.– Si ce n’est pas pour cela que vous honorez Oreste et Pylade, quel autre bien vous ont-ils fait,
Toxaris, pour que, après les avoir jadis tenus pour de simples mortels, vous vous démentiez à présent,
leur offriez des sacrifices, les regardiez comme des dieux et que vous immoliez des victimes à des
hommes qui faillirent alors être victimes eux-mêmes ? Cela paraît ridicule et contraire à votre conduite
d’autrefois.
TOXARIS. — Tout ce que tu viens de rapporter de ces hommes est le fait de cœurs généreux,
Mnésippos. Avoir osé, à eux deux, une si grande entreprise, être partis si loin de leur patrie, avoir
pénétré dans le Pont-Euxin6 encore inconnu des Grecs, sauf des héros qui, sur le navire Argo, avaient
pris part à l’expédition de Colchide7, ne s’être point laissé effrayer par les récits fabuleux qu’on en
faisait, ni intimider par le surnom d’inhospitalière8 qu’on lui donnait, sans doute à cause des peuplades
sauvages répandues sur ses rivages, puis, lorsqu’ils eurent été faits prisonniers, avoir pris leur parti avec
tant de bravoure et, non contents de s’échapper, n’avoir mis à la voile qu’après s’être vengés des
outrages du roi et avoir enlevé Artémis, de tels exploits ne méritent-ils pas l’admiration, ne sont-ils pas
dignes des honneurs divins aux yeux de tous ceux qui rendent hommage à la vertu ? Mais ce n’est pas
parce que nous avons reconnu ce genre de mérite dans Oreste et dans Pylade que nous les traitons en
héros.
4.– MNÉSIPPOS. — Dis-moi donc ce qu’ils ont fait en outre de vénérable et de divin. Si c’est leur
navigation et leur voyage que tu admires, je puis te citer beaucoup d’autres hommes plus divins qu’eux,
par exemple les négociants et en particulier les Phéniciens9, qui ne naviguent pas seulement dans
l’Euxin jusqu’au Palus-Méotide10 et au Bosphore11, mais qui parcourent toutes les mers grecques et
barbares, qui, tous les ans, explorent pour ainsi dire toutes les côtes et toutes les plages et ne rentrent
chez eux qu’à la fin de l’automne12. À ton compte, il faut aussi les regarder comme des dieux, bien
qu’ils ne soient que des trafiquants et même des marchands de salaisons pour la plupart.
5.– TOXARIS. — Écoute donc, homme étonnant, et considère combien nous autres barbares, nous
jugeons des hommes vertueux plus sagement que vous. On chercherait en vain à découvrir dans Argos
ou dans Mycènes13 un tombeau renommé d’Oreste ou de Pylade ; nous, au contraire, nous les avons
révérés jusqu’à leur consacrer un temple commun à tous les deux, comme il était naturel, étant donné
leur amitié, et on leur offre des victimes et on leur rend toutes sortes d’honneurs. Le fait qu’ils étaient
étrangers, et non Scythes, ne nous empêche pas de les regarder comme des héros. Nous ne recherchons
pas de quel pays sont les gens vertueux et nous ne sommes pas jaloux, fussent-ils nos ennemis, des
belles actions qu’ils ont faites ; au contraire, nous louons ce qu’ils ont accompli et nous les comptons
parmi les nôtres du fait de leurs actes. Mais ce qui nous a le plus frappés dans ces deux héros et ce que
nous admirons le plus, c’est que nous avons vu en eux les plus parfaits des amis et des législateurs qui
enseignent aux autres comment il faut partager la bonne et la mauvaise fortune de leurs amis et mériter
ainsi le respect des Scythes les plus vertueux.
6.– Ce qu’ils ont souffert l’un avec l’autre ou l’un pour l’autre, nos ancêtres l’ont gravé sur une colonne
d’airain qu’ils ont consacrée dans le temple d’Oreste14, et ils ont ordonné par une loi que cette colonne
serait la première institutrice et maîtresse de leurs enfants, et que ceux-ci en apprendraient par cœur
l’inscription. Aussi un enfant oublierait plutôt le nom de son père que d’ignorer les actions d’Oreste et
de Pylade. Tout ce qui est écrit sur la colonne est reproduit sur le pourtour du temple dans des
peintures15 que nos ancêtres ont fait faire. On y voit Oreste naviguant avec son ami, puis, lorsque son
vaisseau a été fracassé contre les écueils, fait prisonnier et préparé pour servir de victime ; Iphigénie a
déjà commencé le sacrifice. En face, sur l’autre mur, on a représenté Oreste, qui vient de se dégager de
ses liens, tuant Thoas et beaucoup d’autres Scythes, enfin les deux amis se rembarquant, en emportant
Iphigénie et la déesse. Les Scythes essayent en vain d’arrêter l’embarcation qui fend déjà les flots ; on
les voit s’accrocher aux gouvernails et tenter de monter ; puis, après des efforts inutiles, les uns blessés,
les autres craignant de l’être, ils regagnent la terre à la nage. C’est ici surtout qu’on peut voir quelle
tendresse les deux amis montrèrent l’un pour l’autre dans ce combat contre les Scythes. Le peintre les a
représentés négligeant chacun les ennemis qui sont en face de lui, repoussant ceux qui se portent contre
l’autre, s’efforçant de le couvrir en se jetant au-devant des traits, comptant sa vie pour rien s’il sauve son
ami, et détournant sur sa personne le coup dirigé contre lui.
7.– C’est cette grande affection, ce partage du danger, cette fidélité, cette camaraderie, cette sincérité,
cette solidité de leur amour mutuel que nous avons jugés être au-dessus de l’humanité et que nous
regardons comme le partage d’une âme supérieure au commun des mortels. Ceux-ci en effet, tant que la
navigation est favorisée par un bon vent, s’indignent contre leurs amis s’ils n’ont pas autant de part
qu’eux à leurs plaisirs ; mais, pour peu que le vent devienne contraire, ils disparaissent et les laissent
seuls dans le danger. Or il y a une chose qu’il faut que tu saches aussi, c’est qu’il n’y a rien de plus
grand que l’amitié aux yeux des Scythes16 et rien dont un Scythe soit plus fier que de partager les
travaux d’un ami et de s’associer à ses périls, de même qu’il n’y a pas chez nous de plus grande honte
que de se montrer traître à l’amitié. Voilà pourquoi nous honorons Oreste et Pylade, qui ont
éminemment pratiqué les vertus propres aux Scythes et qui ont surpassé tous les hommes dans l’amitié,
qui est ce que nous admirons le plus au monde ; c’est pour cela que nous leur avons donné à tous deux
le nom Korakoi17, ce qui dans notre langue signifie génies tutélaires de l’amitié.
8.– MNÉSIPPOS. — Ce n’est donc pas seulement, Toxaris, à tirer de l’arc que les Scythes sont habiles et
dans les exercices de la guerre qu’ils excellent ; ils sont encore les plus experts de tous les hommes à
parler et à persuader. En tout cas, moi qui avais jusqu’ici une tout autre opinion, je crois à présent, moi
aussi, que vous avez bien fait de diviniser Oreste et Pylade. Je ne savais pas non plus, mon brave, que tu
fusses un si bon peintre. Toujours est-il que tu m’as fait voir avec une admirable clarté les tableaux du
temple d’Oreste, le combat des deux amis et les blessures qu’ils ont reçues l’un pour l’autre. Cependant
je n’aurais jamais cru que les Scythes attachassent tant de prix à l’amitié. Je pensais qu’inhospitaliers et
sauvages, ils étaient toujours ennemis les uns des autres, emportés et coléreux, sans affection même pour
leurs plus proches parents18. Je le conjecturais à tout ce qu’on nous rapporte d’eux, et en particulier
parce qu’ils mangent leur père mort19.
9.– TOXARIS. — Sommes-nous de tout point plus justes et plus pieux envers nos parents que les Grecs,
ce n’est pas le moment d’en débattre avec toi ; mais que les amis scythes soient beaucoup plus fidèles
que les amis grecs et qu’on fasse plus de cas de l’amitié chez nous que chez vous, c’est chose facile à
démontrer. Au nom des dieux de la Grèce, ne te fâche pas, si je te dis quelques-unes des observations
que j’ai faites depuis si longtemps que je vis parmi vous. J’ai remarqué en effet que vous êtes capables
de parler de l’amitié mieux que les autres ; mais, loin qu’ici vos actions répondent à vos discours, vous
vous contentez de la louer et de montrer quel grand bien elle est pour les hommes, puis, au moment
d’agir, trahissant vos discours, vous vous dérobez je ne sais comment du milieu de l’action. Quand vos
poètes tragiques mettent en scène et produisent au public ces amitiés parfaites, vous louez et
applaudissez, et, quand vous voyez les héros affronter le danger l’un pour l’autre, la plupart d’entre vous
vont jusqu’à pleurer sur eux ; mais personnellement vous n’osez rien faire de louable pour vos amis, et,
si l’un d’eux a besoin de votre secours, aussitôt ces belles tragédies s’envolent loin de vous, comme des
songes, et vous laissent pareils à ces masques vides et muets20, qui, ouvrant une bouche fendue
démesurément, n’émettent pas le moindre son. Nous, au contraire, plus nous sommes inférieurs dans les
discours sur l’amitié, plus nous l’emportons dans les actes qui s’y rapportent.
10.– Si donc tu le veux bien, faisons une chose. Laissons de côté les anciens amis que nous pouvons,
vous et nous, compter dans le vieux temps, puisque à cet égard vous auriez l’avantage, ayant à citer
comme témoins très dignes de foi les nombreux poètes qui ont chanté l’amitié d’Achille et de Patrocle,
celle de Thésée et de Pirithous21 et les autres camaraderies, dans les plus beaux vers et les plus beaux
mètres. Prenons seulement quelques amis de notre temps et racontons leurs actes, moi ceux des Scythes,
toi, ceux des Grecs, et celui de nous deux qui l’emportera dans ce choix et produira les amis les plus
parfaits sera le vainqueur et proclamera le triomphe de son pays dans ce combat, le plus beau et le plus
vénérable de tous. Pour moi, si j’avais le dessous dans ce duel, j’aimerais beaucoup mieux, je crois,
avoir la main droite coupée, ce qui est la peine infligée en cas de défaite chez les Scythes, que d’être
jugé inférieur à un autre en amitié, en particulier à un Grec, moi qui suis Scythe.
11.– MNÉSIPPOS. — Ce n’est pas une petite affaire, Toxaris, que d’engager un duel avec un guerrier tel
que toi, armé d’arguments acérés et qui atteignent leur cible. Cependant je ne serai pas assez lâche pour
trahir en un instant la Grèce entière, en reculant devant toi. Il serait trop honteux que ces deux héros
aient vaincu autant de Scythes que nous en montrent la légende et ces anciennes peintures de chez vous,
que tu as décrites si pompeusement tout à l’heure, et que la Grèce entière, avec toutes ses nations et
toutes ses villes, soit vaincue par toi, faute de défenseur. Si cela arrivait, ce n’est pas la main droite,
comme chez vous, c’est la langue qu’il faudrait me couper. Mais comment procéder ? Déterminerons-
nous le nombre de ces exemples d’amitié, ou admettrons-nous que, plus on en pourra citer, plus on aura
de chances de remporter la victoire ?
TOXARIS. — Non, ne mesurons pas la valeur de nos exemples à la quantité. Mais si tes traits,
égaux en nombre aux miens, paraissent meilleurs et plus perçants, ils feront évidemment des blessures
plus graves et je succomberai plus vite à tes coups.
MNÉSIPPOS. — C’est bien dit. Fixons un nombre suffisant ; c’est assez, ce me semble, de cinq de
chaque côté.
TOXARIS. — Il me le semble aussi. Parle le premier ; mais jure d’abord de ne rien dire que de
vrai ; autrement il ne serait pas difficile de forger des histoires de ce genre, dont il serait impossible de
prouver la fausseté. Mais après ton serment, il serait impie de ne pas te croire.
MNÉSIPPOS. — Je jurerai, si tu crois qu’un serment est nécessaire. Lequel de nos dieux veux-tu
que j’atteste ? Celui qui protège les amis te suffit-il ?
TOXARIS. — Oui, et moi j’attesterai celui de mon pays, lorsque ce sera mon tour de parler.
12.– MNÉSIPPOS. — Que Zeus, protecteur de l’amitié, soit témoin que je n’avancerai rien que je ne
sache par moi-même ou que je n’aie appris par des récits aussi authentiques que possible, et que je n’y
ajouterai rien de mon cru pour en accroître l’effet. La première histoire d’amitié que je vais te raconter
est celle d’Agathoclès et de Deinias, bien connue parmi les Ioniens. Cet Agathoclès était de Samos22 ; il
n’y a pas longtemps qu’il existait encore. Excellent ami, comme il l’a montré, il n’était d’ailleurs pas
supérieur à la plupart des Samiens, ni pour la naissance ni pour la fortune. Il était l’ami d’enfance de
Deinias, d’Éphèse23, fils de Lyson. Or Deinias était riche à l’excès, et, comme il est naturel, quand on
entre en possession d’une fortune, il avait autour de lui une foule de gens tout prêts à boire avec lui et à
partager ses plaisirs, mais aussi étrangers qu’on peut l’être à l’amitié. D’abord Agathoclès fit partie de
leur société, conversant et buvant avec eux, mais sans prendre grand plaisir à ce genre de vie, et Deinias
n’avait pas plus d’égards pour lui que pour ses flatteurs. À la fin même Agathoclès le froissa par ses
fréquents reproches et se rendit importun en lui rappelant sans cesse le souvenir de ses ancêtres et
l’avertissant de conserver l’héritage que son père lui avait amassé avec tant de peine. Aussi Deinias ne
l’invita même plus à ses parties de plaisir, il ne faisait plus la fête qu’avec ses flatteurs et cherchait à se
cacher d’Agathoclès.
13.– Or un jour ces flatteurs persuadent au malheureux jeune homme qu’une certaine Chariclée, femme
de Démonax, homme en vue et premier magistrat d’Éphèse, était amoureuse de lui. Tous les jours, on lui
apporte des billets de la part de cette femme, des couronnes à demi flétries, des pommes24 mordues et
toutes les galanteries qu’une femme débauchée imagine pour prendre les jeunes gens, pour leur inspirer
insensiblement de l’amour et les enflammer en leur faisant croire que c’est elle qui les aime la première.
Rien n’est plus attrayant, surtout pour ceux qui se croient beaux, et ils ne tardent pas à tomber sans s’en
apercevoir dans les filets qu’on leur tend. Chariclée était une jolie femme, mais une parfaite courtisane,
qui se donnait au premier venu qui la voulait, pour peu qu’il la payât. On n’avait qu’à la regarder, elle
répondait aussitôt par un signe d’acquiescement et l’on n’avait pas à craindre un refus de Chariclée. Elle
était d’ailleurs aussi adroite que n’importe quelle courtisane à s’attirer un amant, à le subjuguer
entièrement quand il hésitait encore, et, une fois arrêté dans ses filets, à l’exciter et à l’enflammer, tantôt
par une feinte colère, tantôt par des caresses, puis un instant après par le dédain, et par une inclination
simulée pour un autre. Enfin c’était dans son genre une femme accomplie et pourvue de mille artifices
contre ses amants.
14.– C’est elle que les flatteurs de Deinias s’associèrent pour perdre le jeune homme et ils la
secondèrent grandement dans son rôle, en le poussant à l’aimer. Cette femme artificieuse et exercée au
mal avait déjà cassé le cou à plusieurs jeunes gens, simulé mille amours et renversé d’opulentes
maisons. Quand elle se vit entre les mains un garçon naïf et ignorant de ces machinations, elle ne le
lâcha plus de ses griffes, l’enserra de toutes parts et le transperça d’outre en outre ; et lorsque enfin elle
fut tout à fait maîtresse de sa proie, elle périt par elle et fut pour le malheureux Deinias la cause de mille
maux. Elle commença par lui envoyer ces billets doux dont j’ai parlé et lui dépêcha tous les jours sa
soubrette pour lui faire savoir qu’elle avait pleuré, qu’elle n’avait pu dormir, et qu’elle finirait par se
pendre d’amour, la pauvre femme, tant qu’enfin le bienheureux jeune homme se persuada qu’il était
beau et désiré des femmes des Éphésiens. Enfin, après s’être bien fait prier, il se rendit aux vœux de
Chariclée.
15.– Dès lors, comme on pouvait s’y attendre, il devait devenir une proie facile pour une femme qui
était belle, qui savait plaire dans la conversation, pleurer à propos, entrecouper ses discours de soupirs
attendrissants, retenir son amant quand il la quittait, courir au-devant de lui quand il entrait, se parer
pour lui plaire davantage, et sans doute aussi chanter et jouer de la cithare. Elle employa toutes ces
séductions contre Deinias. Quand elle le vit déplorablement épris, le cœur imprégné et fondu d’amour,
elle imagina un nouvel artifice et acheva de perdre le malheureux jeune homme en feignant d’être
enceinte de lui ; car c’est un bon moyen aussi d’attiser la passion d’un amoureux imbécile. Dès lors elle
ne fréquenta plus chez Deinias et lui fit dire que son mari, ayant découvert leur intrigue, la faisait
observer. Deinias n’était plus en état de supporter un pareil coup ; il ne se résignait point à ne plus la
voir, il pleurait, il envoyait chez elle ses flatteurs, il appelait à grands cris sa Chariclée, et, jetant ses bras
autour de sa statue, qu’il avait fait faire en marbre blanc, il poussait des cris de douleur ; à la fin, se
jetant à terre, il se roulait sur le sol ; son désespoir était une véritable rage. Ses présents en effet
n’avaient pas été proportionnés aux pommes et aux guirlandes qu’il avait reçues d’elle : c’étaient des
maisons entières, des terres, des esclaves, des habits aux vives couleurs, et de l’or tant qu’elle en avait
voulu. Bref, la maison de Lyson, la plus renommée de l’Ionie, avait été épuisée et vidée en un clin d’œil.
16.– Dès que Deinias fut à sec, elle le quitta pour se mettre en chasse d’un autre jeune homme, un
Crétois cousu d’or ; elle passa à lui et se mit à l’aimer, du moins il le croyait. Deinias, abandonné non
seulement de Chariclée, mais encore de ses flatteurs, car eux aussi avaient passé au Crétois devenu le
bien-aimé, alla trouver Agathoclès, qui depuis longtemps connaissait le mauvais état de ses affaires.
Deinias rougit en l’abordant, et lui raconta néanmoins toutes ses infortunes, sa passion, son dénûment, le
dédain de sa maîtresse, la rivalité du Crétois et lui avoua qu’il ne pourrait plus vivre, s’il était séparé de
Chariclée. Agathoclès pensa que ce n’était pas le moment de lui rappeler qu’il était le seul de ses amis
qu’il ne recevait pas chez lui et qu’il lui préférait ses flatteurs ; il vendit sa maison paternelle de Samos,
la seule qu’il possédât et il vint lui en apporter le prix, trois talents25. Deinias les ayant reçus, Chariclée
trouva tout de suite qu’il était redevenu beau. La soubrette et les billets rentrèrent en campagne ; on lui
reprocha d’avoir été si longtemps sans venir, et les flatteurs accoururent pour glaner, en voyant que
Deinias était encore bon à gruger.
17.– Ayant promis de venir chez elle, il y vint au moment du premier sommeil. Il venait d’entrer, lorsque
Démonax, le mari de Chariclée, soit qu’il eût été informé autrement, soit qu’il fût d’accord avec sa
femme, les deux versions circulent, se lève comme d’une embuscade, ordonne de fermer la porte de la
maison et de saisir Deinias, qu’il menace du feu et du fouet, et tire son épée comme pour punir un
adultère. Comprenant dans quel guêpier il était tombé, Deinias saisit un levier26 qui se trouvait par
hasard à proximité, il en frappe Démonax à la tempe et le tue. Il tue ensuite Chariclée, non pas d’un seul
coup, elle, mais à coups redoublés de son levier et il l’achève avec l’épée de Démonax. D’abord les
serviteurs étaient restés muets, frappés d’effroi par cette scène imprévue, puis ils essayèrent de le saisir ;
mais, comme il marchait sur eux avec son épée, ils s’enfuirent et Deinias se glissa dehors, après avoir
commis ces crimes. Il passa la nuit chez Agathoclès, raisonnant tous deux sur ce qui s’était passé et
considérant ce qui pouvait en résulter. Au point du jour, les magistrats se présentèrent, car l’affaire était
déjà ébruitée ; ils arrêtèrent Deinias, qui avoua lui-même être l’auteur des meurtres ; ils le conduisirent
chez le gouverneur qui régissait alors l’Asie27. Celui-ci l’envoya à l’empereur28, et peu de temps après,
Deinias fut expédié à l’île de Gyaros29, une des Cyclades, où l’empereur l’avait condamné à un exil
perpétuel.
18.– Agathoclès l’accompagna partout, il s’embarqua avec lui pour l’Italie ; seul de ses amis, il pénétra
avec lui dans le tribunal et l’assista de tout son pouvoir. Quand Deinias partit pour l’exil, il n’abandonna
pas davantage son ami et, se condamnant lui-même, il s’établit à Gyaros et partagea son exil. Comme ils
manquaient absolument du nécessaire30, il se loua à des pêcheurs de pourpre ; il plongeait avec eux et,
du salaire qu’il en retirait, il nourrissait Deinias. Ce dernier eut une longue maladie. Agathoclès le
soigna, et, après sa mort, il ne voulut plus retourner dans sa patrie ; mais il demeura là, dans l’île ; il
aurait rougi d’abandonner son ami, même mort. Voilà comment s’est conduit un ami grec, il n’y a pas
longtemps ; car je ne crois pas qu’il se soit écoulé cinq ans depuis qu’Agathoclès est mort à Gyaros.
TOXARIS. — Je voudrais bien, Mnésippos, que tu n’eusses pas fait serment avant de faire ce récit,
je pourrais refuser d’y croire, tellement ton Agathoclès me rappelle un ami scythe. Mais j’ai peur que tu
n’en cites encore un autre pareil.
19.– MNÉSIPPOS. — Écoute maintenant une autre histoire, Toxaris, celle d’Euthydicos de Chalcis31. Elle
m’a été racontée par Simylos, l’armateur de Mégare32, qui m’a juré avoir vu le fait de ses yeux. Il faisait
voile, m’a-t-il dit, d’Italie à Athènes vers le coucher des Pléiades33, et transportait des passagers
ramassés çà et là, parmi lesquels se trouvait Euthydicos avec son ami Damon, de Chalcis comme lui. Ils
étaient du même âge, mais Euthydicos était vigoureux et fort, Damon, un peu pâle et faible, semblait
relever d’une longue maladie. Jusqu’en Sicile, disait Simylos, la traversée avait été bonne ; mais
lorsque, le détroit34 passé, ils eurent pénétré dans la mer Ionienne même, ils furent assaillis par une
tempête des plus violentes. À quoi bon te peindre la scène, les vagues énormes, les tourbillons, la grêle
et toutes les tribulations que cause une tempête ? Ils étaient arrivés à la hauteur de Zacynthe35, naviguant
la voile ployée, traînant dans leur sillage des cordes enroulées pour recevoir le choc des vagues, lorsque,
vers le milieu de la nuit, Damon, pris du mal de mer, comme il arrive, quand les flots sont si agités, se
penche vers la mer pour vomir. À ce moment, je crois, le navire, choqué par une lame, s’étant incliné
plus violemment du côté où Damon était penché, celui-ci tomba la tête la première dans l’eau. Il était
malheureusement tout habillé, ce qui l’empêchait de nager facilement. Aussitôt il se mit à crier, à moitié
étouffé et se soutenant à peine au-dessus des vagues agitées.
20.– En l’entendant, Euthydicos, qui se trouvait nu dans son lit36, se jeta à la mer et saisit Damon qui
était déjà à bout de forces ; c’est ce qu’on put voir presque entièrement grâce à la clarté de la lune ; puis
il nagea près de lui et le soutint sur l’eau. Les passagers, touchés du malheur de ces jeunes gens, auraient
bien voulu leur porter secours ; ils ne le purent à cause du vent violent qui les poussait. Tout ce qu’ils
purent faire, ce fut de leur jeter beaucoup de morceaux de liège et des gaffes, pour surnager en
s’appuyant dessus, s’ils avaient la chance d’en rencontrer, et, à la fin, l’échelle de coupée même du
vaisseau, qui était de grande dimension. Demande-toi maintenant, au nom des dieux, s’il est possible de
donner une preuve plus solide d’affection à un ami qui est tombé pendant la nuit dans une mer si
furieuse que de vouloir mourir avec lui. Mets-toi sous les yeux le soulèvement des flots, le bruit de l’eau
qui se brise, l’écume qui bouillonne autour d’eux, la nuit, le désespoir ; puis l’un d’eux suffoqué, tenant
avec peine sa tête hors de l’eau et tendant les bras à son camarade, et l’autre sautant aussitôt, l’aidant à
nager et craignant de le voir périr avant lui. Tu te rendras compte ainsi que l’Euthydicos dont je viens de
te conter le dévouement n’était pas non plus un ami ordinaire.
21.– TOXARIS. — Ont-ils péri ces hommes, Mnésippos, ou quelque secours inattendu les a-t-il sauvés ?
Je ne suis pas peu inquiet de leur sort.
MNÉSIPPOS. — Rassure-toi, Toxaris, ils ont été sauvés et sont encore vivants à Athènes, où ils
s’adonnent tous deux à la philosophie. Simylos n’a pu dire autre chose que ce qu’il avait vu la nuit, l’un
tombant, l’autre sautant, tous deux nageant aussi longtemps qu’il put les voir dans la nuit. Tout ce qui
suivit, c’est Euthydicos lui-même qui l’a raconté. Tout d’abord ils tombèrent sur des morceaux de liège,
se mirent dessus et s’en aidèrent pour nager comme ils purent, puis ayant aperçu l’échelle de coupée au
point du jour, ils nagèrent vers elle et dès lors s’étant hissés sur elle, ils abordèrent facilement à
Zacynthe.
22.– Après ceux-là, qui ne sont pas à dédaigner, écoute l’histoire d’un troisième qui ne leur cède en rien.
Eudamidas de Corinthe était l’ami d’Arétaïos de Corinthe et de Charixénos de Sicyone37 ; ils étaient
riches ; lui, pauvre. En mourant, il laissa un testament que les autres peuvent trouver ridicule, mais dont
tu jugeras certainement autrement, toi qui es un honnête homme, qui apprécies l’amitié et combats pour
en obtenir le premier prix. Ce testament était conçu en ces termes : « Je lègue à Arétaïos ma mère à
nourrir et à soigner dans sa vieillesse, et à Charixénos ma fille à établir avec une dot aussi belle que lui
permettra sa fortune. » Or sa mère était vieille et sa fille en âge d’être mariée. « Si, dans l’intervalle, il
arrive malheur à l’un des deux, que l’autre, ajoutait-il, prenne sa part. » Quand on lut le testament, ceux
qui connaissaient la pauvreté d’Eudamidas, mais ignoraient l’amitié qui le liait à ces deux hommes,
s’amusèrent de cette affaire, et chacun s’en alla en riant et disant : « Arétaïos et Charixénos ont de la
chance : quel beau legs ils vont toucher, s’ils font honneur au testament d’Eudamidas ! Tout vivants
qu’ils sont, c’est le mort qui va hériter d’eux. »
23.– Les légataires informés des legs qui leur avaient été faits s’empressèrent de venir en demander la
délivrance. Mais Charixénos ne survécut que cinq jours à son ami. Après sa mort, Arétaïos, se montrant
le plus généreux des légataires, prit avec sa part celle de l’autre ; il nourrit la mère d’Eudamidas et il a
marié sa fille il n’y a pas longtemps. Sur cinq talents qu’il possédait, il en a donné deux à sa propre fille
et deux à la fille de son ami et il a voulu que leur mariage fût célébré le même jour. Que te semble,
Toxaris, de cet Arétaïos ? A-t-il donné un faible exemple d’amitié en acceptant un tel héritage et en ne
trahissant pas les volontés testamentaires de son ami ? Ou bien le mettrons-nous au rang de ces suffrages
parfaits, dont on trouve un sur cinq ?
TOXARIS. — J’avoue qu’il s’est merveilleusement conduit ; mais pour ma part, j’admire bien
davantage encore Eudamidas d’avoir témoigné une telle confiance en ses amis. Il a montré qu’il en
aurait fait autant pour eux, même s’il n’en avait pas été prié par testament, et qu’il se serait présenté
avant les autres pour réclamer un pareil héritage, sans avoir été nommé légataire.
24.– MNÉSIPPOS. — Tu as raison. Ma quatrième histoire est celle de Zénothémis, de Massalia38, fils de
Charmoléos. On me l’a montré en Italie, où j’étais en députation pour ma patrie39. C’était un bel
homme, haut de taille et riche, à ce qu’il paraissait. Il était en voiture et avait à côté de lui une femme
d’aspect hideux ; la moitié droite de son corps était desséchée, elle avait un œil crevé, c’était un
épouvantail horrible et repoussant. Comme je m’étonnais qu’un homme si beau et si gracieux supportât
la présence d’une pareille femme dans sa voiture, celui qui me l’avait montré me raconta ce qui l’avait
contraint à l’épouser, ce qu’il connaissait fort bien, étant lui-même Massaliote. Zénothémis, dit-il, était
l’ami de Ménécratès, le père de ce laideron, homme riche et considéré, du même rang que Zénothémis.
Or il arriva que Ménécratès fut dépouillé de sa fortune à la suite d’une condamnation et qu’il fut en
même temps dégradé de ses droits civiques par les Six-Cents40, pour avoir fait une motion illégale.
« C’est ainsi, ajouta-t-il, que nous autres Massaliotes nous punissons tous ceux qui font des propositions
contraires aux lois. » Ménécratès était fort chagrin d’une condamnation qui l’avait en un instant réduit
de la fortune à l’indigence et d’une haute à une basse condition. Mais ce qui l’ennuyait le plus, c’était
cette fille déjà nubile, âgée de dix-huit ans et qui, même avec toute la fortune que son père possédait
avant sa condamnation, aurait difficilement trouvé preneur même parmi les gens sans naissance et sans
avoir, tant elle était disgraciée. On disait même qu’elle tombait du haut mal41 au croissant de la lune.
25.– Comme il se plaignait de ses malheurs à Zénothémis : « Console-toi, Ménécratès, lui dit-il, tu ne
manqueras pas du nécessaire et ta fille trouvera un mari digne de sa naissance. » Tout en disant cela, il le
prit par la main et le conduisit dans sa maison, partagea avec lui sa fortune qui était considérable, puis,
ayant fait apprêter un grand festin, il régala ses amis et Ménécratès, laissant croire qu’il avait persuadé à
un de ses camarades de se charger d’épouser la jeune fille. À la fin du repas, après les libations, il fit
remplir sa coupe et la tendit à son ami, en disant : « Accepte, Ménécratès, la santé que te porte ton
gendre. C’est moi qui épouse aujourd’hui ta fille Kydimakhé. Quant à la dot, vingt-cinq talents42, je l’ai
reçue il y a longtemps. – À Dieu ne plaise, s’écria Ménécratès, garde-t’en bien, Zénothémis ; je ne serai
pas assez fou pour te laisser, toi, jeune et beau, t’unir à une fille laide et contrefaite. » Il parlait encore,
que Zénothémis, emmenant la jeune épousée, se rendit dans la chambre nuptiale et en ressortit peu
après, ayant consommé le mariage. Et depuis ce temps-là, il vit avec elle, l’aime avec une tendresse
extrême et la conduit, comme tu vois, partout avec lui.
26.– Et non seulement il ne rougit pas de l’avoir épousée, il en paraît même fier et fait voir par là qu’il
ne fait cas ni de la beauté, ni de la laideur physique, ni de la richesse, ni de l’opinion et qu’il ne
considère que l’amitié et Ménécratès ; il ne croit pas non plus que le vote des Six-Cents l’ait rendu
moins digne d’être aimé. Du reste la fortune l’a dédommagé depuis ; car il a eu de cette femme si laide
un enfant parfaitement beau. Dernièrement, il a pris le bébé et l’a porté au Sénat, couronné d’olivier et
vêtu de noir, afin qu’il inspirât plus de compassion pour son aïeul. Le bébé a souri aux sénateurs et il a
battu des mains, et le Sénat, attendri à cette vue, a fait grâce à Ménécratès de sa condamnation et l’a
rétabli dans ses droits, grâce à l’intercession de ce petit avocat devant le conseil. Voilà ce que
Zénothémis, au dire du Massaliote, a fait pour son ami. Ce n’est pas peu de chose, comme tu vois, et il
n’y a pas beaucoup de Scythes qui en auraient été capables ; car on dit qu’ils ont grand soin de se choisir
les plus jolies maîtresses43.
27.– Il me reste la cinquième histoire. Je ne crois pas devoir t’en raconter une autre que celle de
Démétrios de Sounion44, qui m’était échappée. Démétrios s’était rendu par mer en Égypte avec
Antiphilos d’Alopéké, un ami d’enfance et de jeunesse, avec lequel il vivait et étudiait ; lui-même
apprenait la philosophie cynique sous le fameux sophiste de Rhodes45, et Antiphilos s’appliquait à la
médecine46. Le désir de voir les pyramides et la statue de Memnon47 attirait Démétrios en Égypte48. Il
avait entendu dire que, malgré leur hauteur, les pyramides ne donnaient pas d’ombre et que Memnon
poussait un cri au lever du soleil. Désirant donc voir les pyramides et entendre Memnon, Démétrios
avait remonté le Nil depuis six mois, ayant laissé Antiphilos, qui redoutait la route et la chaleur.
28.– Pendant ce temps, Antiphilos éprouva un malheur qui exigeait le secours d’un ami vraiment
généreux. Son esclave Syros, ainsi nommé parce qu’il était Syrien d’origine, s’étant associé à des
pillards de temples, se glissa avec eux dans le temple d’Anubis49 ; ils dépouillèrent le dieu de deux
coupes d’or, d’un caducée d’or également, de singes d’argent à tête de chien50 et d’autres objets pareils,
et déposèrent le tout chez Syros. Jetés en prison, car ils s’étaient fait prendre à vendre un de ces objets,
et torturés sur la roue51, ils firent aussitôt des aveux complets. On les conduisit dans la maison
d’Antiphilos, d’où ils sortirent les produits de leur vol, qu’ils avaient cachés sous un lit dans l’obscurité.
À l’instant, Syros fut mis aux fers, ainsi que son maître Antiphilos, qu’on arracha de chez le philosophe
dont il écoutait la leçon. Personne ne lui porta secours ; ceux qui jusque-là avaient été ses camarades se
détournèrent de lui, persuadés qu’il avait pillé le temple et ils s’accusaient eux-mêmes d’impiété pour
avoir bu ou pris leurs repas avec lui. Deux autres esclaves qu’il possédait empaquetèrent tout ce qu’ils
trouvèrent dans sa maison et prirent la fuite.
29.– Le malheureux Antiphilos était déjà depuis longtemps dans les fers et, de tous les malfaiteurs qui
étaient dans la prison, il passait pour le plus criminel. L’Égyptien qui avait la garde des détenus, homme
superstitieux, pensait plaire à son dieu et croyait le venger en se montrant impitoyable pour ce jeune
homme. S’il essayait de se justifier et d’alléguer son innocence, on le regardait comme un impudent et il
en devenait beaucoup plus odieux. Aussi commençait-il à s’affaiblir et il était, comme on peut croire,
dans un fâcheux état, puisqu’il couchait par terre et ne pouvait même pas étendre ses jambes serrées
dans des entraves. Le jour, on se contentait de lui mettre un carcan et d’entraver une de ses mains, mais,
la nuit, le règlement voulait qu’il fût enchaîné tout entier. De plus, la puanteur du cachot et la chaleur
étouffante due à l’entassement dans le même endroit d’un grand nombre de prisonniers, serrés si
étroitement qu’ils pouvaient à peine respirer, le bruit des fers, le manque de sommeil, tout cela était
pénible et insupportable à un homme tel que lui, qui n’en avait pas l’habitude et qui n’était pas préparé à
un genre de vie si dur.
30.– Il était au désespoir et même était résolu à ne plus prendre de nourriture, lorsque enfin Démétrios
arrive. Il ne savait rien de ce qui s’était passé. Dès qu’il en fut instruit, il courut, comme il était, à la
prison. On ne le laissa pas entrer ; il était tard, et le geôlier, ayant fermé la porte depuis longtemps, était
allé se coucher, après avoir recommandé à ses esclaves de faire bonne garde. Au point du jour, il entre à
force de supplications. Une fois entré, il chercha longtemps Antiphilos que ses malheurs avaient rendu
méconnaissable. Il fit le tour des prisonniers, examinant chacun d’eux, comme le font ceux qui
recherchent leurs morts déjà décomposés sur les champs de bataille. S’il n’avait pas appelé à haute
voix : « Antiphilos, fils de Deinomène », il serait resté longtemps sans le reconnaître, tant ses malheurs
l’avaient changé. À cette voix connue, Antiphilos jette un cri. Démétrios s’approche de son ami, qui,
séparant et rejetant de son visage sa chevelure sale et emmêlée, se fait voir tel qu’il est. Ils tombent tous
deux évanouis à cette vue inattendue. Cependant Démétrios, recouvrant ses sens, ranime Antiphilos et,
après avoir appris de lui tout le détail de ses infortunes, il l’engage à avoir confiance, et, coupant en
deux son manteau, il en jette une moitié sur son épaule et lui donne l’autre, après lui avoir arraché ses
haillons crasseux et usés.
31.– Dès lors, il demeura près de lui, lui prodiguant des soins et des attentions de toute sorte. Il se louait
aux marchands sur le port, du matin jusqu’à midi, et il gagnait assez d’argent à porter des fardeaux. Puis,
une fois revenu de son travail, il donnait une partie de son salaire au geôlier pour l’amadouer et le rendre
traitable52 ; le reste lui suffisait pour soigner son ami. Pendant le jour, il restait avec son Antiphilos pour
le consoler ; la nuit venue, il se faisait un lit un peu en avant de la porte de la prison et reposait sur une
jonchée de feuillage. Ils vécurent ainsi quelque temps, Démétrios entrant dans la prison sans difficulté,
Antiphilos supportant plus facilement son malheur.
32.– Dans la suite, un brigand étant mort dans la prison, on crut qu’il avait pris du poison. Dès lors la
garde devint rigoureuse et l’entrée du cachot fut interdite même aux prisonniers détachés53. Cette
mesure jeta Démétrios dans l’embarras et le chagrina fort. Ne voyant pas d’autre moyen d’assister son
ami, il va se dénoncer au gouverneur54 comme complice de l’attentat contre Anubis. Il n’eut pas plus tôt
fait cette déclaration qu’on l’emmena en prison et qu’on le mit près d’Antiphilos, car, à force de
supplications, il avait fini par obtenir du geôlier d’être enchaîné près d’Antiphilos et sous le même
carcan. C’est là surtout qu’il fit éclater l’affection qu’il avait pour lui, négligeant ses propres maux, bien
que lui-même fût tombé malade, et cherchant à procurer à son ami le plus de sommeil possible et un
adoucissement de ses peines. En associant leurs souffrances, ils les supportaient plus facilement.
33.– Enfin un événement imprévu mit un terme à leurs malheurs. Un des prisonniers se procura je ne
sais comment une lime, s’adjoignit parmi ceux qui étaient enchaînés un certain nombre de complices et
parvint à scier la chaîne à laquelle ils étaient attachés à la file par les carcans insérés dans les chaînons,
et il les délivra tous. Ils n’eurent pas de peine à tuer les gardiens qui étaient peu nombreux et ils se
ruèrent dehors en masse pour se disperser aussitôt chacun où il put, mais ils furent pour la plupart repris
dans la suite. Seuls, Démétrios et Antiphilos étaient restés à leur place et même avaient retenu Syros, qui
déjà s’échappait. Quand le jour fut venu, le préfet d’Égypte, ayant appris ce qui s’était passé fit courir
après les voleurs, et ayant fait venir Démétrios et son ami, il les délivra de leurs fers et les félicita d’être
les seuls qui n’eussent pas pris la fuite. Mais ceux-ci ne se contentèrent pas d’être ainsi délivrés.
Démétrios cria et se démena : le gouverneur leur faisait grand tort, disait-il, si, les croyant coupables, il
ne les renvoyait que par pitié ou pour les récompenser de ne pas avoir pris la fuite. Enfin ils obligèrent le
juge à examiner soigneusement leur affaire. Quand celui-ci eut reconnu leur innocence, il les combla
d’éloges, et plein d’admiration pour Démétrios, il les renvoya et les consola de la punition injuste qu’ils
avaient subie dans les fers, en leur faisant à chacun un présent de ses deniers ; il donna dix mille
drachmes à Antiphilos et le double à Démétrios.
34.– Antiphilos est encore aujourd’hui en Égypte. Quant à Démétrios, ayant laissé à son ami ses vingt
mille drachmes, il est parti pour l’Inde, chez les Brachmanes55, en disant à Antiphilos qu’on ne devait
pas lui en vouloir, s’il le quittait ; qu’il n’avait pas besoin d’argent, tant qu’il serait lui-même, c’est-à-
dire capable de se suffire de peu de chose, et que la présence de son ami ne lui était plus nécessaire,
maintenant que ses affaires avaient pris une tournure favorable. Voilà, Toxaris, ce que sont les amis
grecs. Si tu ne nous avais pas reproché d’abord d’attacher tant d’importance aux discours, je t’aurai
rapporté aussi les nombreuses et belles paroles que Démétrios prononça au tribunal, négligeant sa propre
justification pour s’occuper de celle d’Antiphilos, joignant même les larmes aux supplications, et
prenant tout sur son compte, jusqu’au moment où Syros fouetté56 les déchargea tous les deux.
35.– Tels sont parmi beaucoup d’autres les quelques amis que ma mémoire m’a fournis les premiers : ils
furent des amis vertueux et solides. Maintenant je descends de la tribune et je te cède la parole. C’est à
toi de citer des Scythes qui les vaillent ou plutôt qui l’emportent de beaucoup sur eux, si tu as tant soit
peu souci de ta main droite et ne veux pas qu’on te la coupe. Il faut montrer ton talent ; autrement, on
rira de toi, qui as loué Oreste et Pylade avec tout l’art d’un sophiste, si, pour défendre la Scythie, tu ne
déploies qu’une éloquence vulgaire.
TOXARIS. — Tu fais bien, Mnésippos, de m’exciter à être éloquent, comme si tu te souciais peu
d’avoir la langue coupée, si tu as le dessous dans ce concours. Au reste, je vais commencer, non pas en
tenant, comme toi, de beaux discours, ce n’est point dans la manière des Scythes, surtout quand les
actions parlent plus fort que les paroles. N’attends pas de moi des traits d’amitié comme ceux que tu as
énumérés en louant un homme qui a épousé sans dot une femme laide ou qui a donné de l’argent, deux
talents à la fille d’un ami qui se mariait, ou qui, par Zeus, s’est fait mettre dans les fers dans la certitude
dans être délivré peu après. Ces traits-là n’ont rien que d’ordinaire et je n’y vois rien de grand ni de
courageux.
36.– Pour moi, je vais te raconter beaucoup de massacres, des guerres, des morts affrontées pour des
amis. Tu sauras par là que vos traits d’amitié sont des jeux d’enfants comparés à ceux des Scythes. Au
reste, ce n’est pas sans raison qu’il en est ainsi chez vous, et il est naturel que vous exaltiez ces faibles
traits. Vous n’avez pas en effet d’occasions extraordinaires de prouver votre amitié, puisque vous vivez
dans une paix profonde57. Ce n’est pas dans le calme qu’on peut connaître l’habileté d’un pilote ; il faut
attendre la tempête pour en juger. Chez nous, les guerres sont continuelles : ou bien nous envahissons
les autres, ou bien nous reculons devant une invasion, ou nous en venons aux mains pour un pâturage ou
pour du butin, et c’est là surtout qu’on a besoin de bons amis. C’est pour cela que nous cimentons le
plus solidement possibles nos amitiés, persuadés que c’est la seule arme invincible et irrésistible.
37.– Mais je veux d’abord t’apprendre comment nous nous faisons des amis. Ce n’est pas dans les
banquets, comme vous, ni parmi les jeunes gens de notre âge, ni parmi nos voisins que nous les
choisissons. Mais quand nous voyons un brave capable d’accomplir de grandes choses, nous nous
empressons autour de lui, et, ce que vous faites pour vous marier, nous croyons devoir le faire pour avoir
des amis : nous lui faisons longtemps la cour et nous mettons tout en œuvre pour ne pas manquer de
gagner son amitié et n’avoir pas la honte d’être refusés. Et lorsque celui que nous avons choisi est
devenu notre ami, alors nous nous engageons par le serment le plus solennel à vivre ensemble et, s’il le
faut, à mourir l’un pour l’autre. Voici comment nous procédons. Nous nous faisons une entaille aux
doigts, nous faisons dégoutter le sang dans une coupe, et, après y avoir trempé tous les deux à la fois la
pointe de nos épées, nous l’approchons de nos lèvres et le buvons58 ; de ce moment il n’y a plus rien au
monde qui puisse nous séparer. Il est permis d’être trois tout au plus à former cette alliance ; car un
homme qui a beaucoup d’amis nous fait l’effet d’une femme publique ou adultère ; nous pensons que
son amitié perd sa force à être divisée en affections multiples59.
38.– Je commence par l’histoire de Dandamis, qui est toute récente. Ce Dandamis dans un engagement
contre les Sauromates60, où son ami Amizokès avait été emmené prisonnier… mais il faut auparavant
que je te fasse le serment dont nous sommes convenus au début. Je jure par le Vent et le Cimeterre61 que
je ne te dirai rien que de vrai, Mnésippos, à propos des amis scythes.
MNÉSIPPOS. — Je n’avais guère besoin de ton serment. Cependant tu as bien fait de ne jurer par
aucun dieu.
TOXARIS. — Que dis-tu ? Tu ne crois pas que le Vent et le Cimeterre soient des dieux ? Ignores-tu
donc à ce point qu’il n’y a rien de plus important pour les hommes que la vie et la mort ? Lors donc que
nous jurons par le Vent et le Cimeterre, nous jurons par le Vent, comme cause de la vie, et par le
Cimeterre, comme cause de la mort.
MNÉSIPPOS. — Si c’est pour cela, vous avez beaucoup d’autres dieux pareils au Cimeterre, par
exemple la Flèche, la Lance, la Ciguë, le Lacet et autres choses du même genre. La mort est un dieu à
faces multiples, qui offre une foule de chemins pour nous conduire à lui.
TOXARIS. — Vois comme tu es pointilleux et chicaneur de m’interrompre ainsi et de prêter un
mauvais sens à mon discours. Moi je n’ai dit mot quand tu parlais.
MNÉSIPPOS. — Eh bien, je ne recommencerai plus, Toxaris ; car tu as grande raison de me
reprendre. Continue donc en toute assurance. Je te promets de garder un silence aussi profond que si
j’étais absent.
39.– TOXARIS. — Il y avait quatre jours que Dandamis et Amizokès s’étaient liés d’amitié en buvant le
sang l’un de l’autre, lorsque les Sauromates envahirent notre territoire avec dix mille cavaliers et trois
fois autant de fantassins, disait-on. Ils tombent sur nous, sans que nous ayons prévu leur attaque ; aussi
est-ce une déroute générale, où ils nous tuent un grand nombre de combattants et emmènent les autres
vivants. Il n’échappe que ceux qui sont assez prompts pour passer à la nage sur l’autre bord du fleuve,
où se trouvaient la moitié de notre armée et une partie de nos chariots62 ; car nos chefs, je ne sais pour
quelle raison, nous avaient fait camper sur les deux rives du Tanaïs63. Sans perdre un instant, les
ennemis emportent leur butin64, rassemblent les prisonniers, pillent nos tentes, prennent nos chariots, la
plupart avec les gens qui étaient dedans, et font violence, sous nos yeux, à nos concubines et à nos
femmes65. Nous étions au désespoir.
40.– Amizokès, entraîné par les ennemis, qui l’avaient fait prisonnier, appelait son ami par son nom, car
il était durement enchaîné, et lui rappelait le sang et la coupe. Dandamis, l’ayant entendu, n’hésite pas
un instant ; sous les yeux de tous, il se précipite en nageant vers l’ennemi. Les Sauromates lèvent leurs
javelots et s’élancent vers lui pour l’en percer ; mais il crie Ziris66. Quand on a prononcé ce mot, on a la
vie sauve et l’on est reçu par eux, comme venant traiter d’une rançon. On le conduit près du chef ; il
demande son ami. Le chef réclame une rançon et déclare qu’il ne lâchera pas son prisonnier qu’il n’en
ait touché un prix considérable. « Vous avez pillé, dit Dandamis, tout ce que je possédais ; mais si, tout
dépouillé que je suis, je puis payer quelque chose, je suis prêt à m’y engager. Commande ce qu’il te
plaira. Prends-moi, si tu veux, à sa place et fais de moi ce que tu voudras. – Je ne dois pas, dit le
Sauromate, te retenir tout entier, puisque tu es venu Ziris. Laisse-moi seulement une partie de toi-même
et emmène ton ami. » Dandamis lui demanda ce qu’il voulait prendre. Il demanda les yeux. Dandamis
les offrit aussitôt pour qu’on les lui arrachât. Quand l’opération fut faite et que les Sauromates eurent
ainsi leur rançon, il prit Amizokès et s’en retourna en s’appuyant sur lui ; ils traversèrent ensemble le
fleuve et arrivèrent chez nous sains et saufs.
41.– Ce trait de dévouement consola le peuple des Scythes. Ils ne crurent plus avoir été vaincus, puisque
les ennemis n’avaient pas emporté le plus grand de nos biens et que nous gardions notre bon esprit et
notre confiance en nos amis. Les Sauromates eux-mêmes en furent vivement effrayés ; la victoire qu’ils
venaient de remporter par surprise ne les empêchait pas de songer à quels ennemis ils auraient affaire,
quand les Scythes seraient préparés au combat. Aussi, quand la nuit fut venue, ils laissèrent une bonne
partie du bétail, brûlèrent les chariots et prirent la fuite. Cependant Amizokès ne put supporter de voir
clair quand son ami, était aveugle ; il se creva les yeux, lui aussi, et, maintenant, réduits à l’inaction, ils
sont nourris aux frais de l’État67 et comblés d’honneurs par les Scythes.
42.– Quel exemple comparable à celui-là, Mnésippos pourriez-vous fournir, vous autres Grecs, même si
l’on te permettait d’en ajouter dix à tes cinq et que l’on te dégageât de ton serment, si tu le désirais, afin
que tu pusses ajouter à tes récits force mensonges ? Et cependant moi, je t’ai raconté le fait tout nu. Si tu
en avais eu un pareil à raconter, combien n’aurais-tu pas, j’en suis sûr, ajouté d’ornements à ta
narration ! quelles supplications aurais-tu prêtées à Dandamis ! avec quel courage il se serait aveuglé !
que n’aurait-il pas dit ? quel eût été son retour ! avec quels applaudissements il eût été reçu par les
Scythes ! sans parler de tout ce que vous imaginez d’ingénieux pour charmer vos auditeurs.
43.– Écoute à présent un fait aussi honorable ; le héros en est Bélittas, cousin de notre Amizokès. Un
jour qu’il chassait avec son ami Basthès, il le vit tiré à bas de son cheval par un lion68. Déjà l’animal
l’avait enlacé, lui serrait la gorge et le déchirait avec ses griffes. Bélittas saute à terre, assaille la bête
par-derrière et la tire pour l’exciter contre lui et la fait se retourner ; il lui fourre même ses doigts entre
les dents pour essayer, s’il était possible, de soustraire Basthès aux morsures, jusqu’à ce que le lion,
lâchant cet homme à demi mort, se retournât sur Bélittas et, l’ayant étreint, le tuât lui aussi. Mais en
mourant Bélittas eut encore le temps de frapper le lion à la poitrine avec son cimeterre, en sorte que tous
les trois expirèrent en même temps. Nous les avons ensevelis sous deux tertres voisins, l’un pour les
deux amis, l’autre en face pour le lion.
44.– Je vais te raconter, Mnésippos, pour troisième exemple, l’amitié de Makentès, de Lonkhatès et
d’Arsacomas. Cet Arsacomas s’était épris de Mazaia, fille de Leucanor, qui régnait sur le Bosphore69 et
près duquel il avait été député, pour réclamer le tribut que ceux de ce pays ont coutume de nous payer,
mais dont ils avaient laissé passer l’échéance depuis trois mois. Il vit dans le festin Mazaia, grande et
belle jeune fille ; il en devint éperdument amoureux. L’affaire du tribut réglée, le roi, après lui avoir
donné sa réponse, voulut le régaler avant de le congédier. Or c’est la coutume dans le Bosphore que les
prétendants demandent la main des jeunes filles pendant le dîner et déclarent qui ils sont et sur quoi ils
fondent leurs prétentions à être agréés comme époux. Beaucoup d’autres soupirants assistaient aussi à ce
festin ; c’étaient des rois ou des fils de roi, tels que Tigrapatès, souverain des Lazes70, Adyrmachos,
prince de la Makhlyène71 et plusieurs autres. Chaque prétendant doit annoncer d’abord qu’il est venu
pour demander la main de la jeune fille, puis s’asseoir et dîner en silence parmi les autres. Le repas
terminé, il se fait donner une coupe, répand une libation sur la table et demande la jeune fille, en faisant
un grand éloge de sa propre naissance, de sa richesse ou de sa puissance.
45.– Tous les prétendants avaient, suivant la coutume, fait la libation et leur demande. Il ne restait plus
qu’Arsacomas. Il demanda la coupe et, sans faire de libation, car ce n’est pas notre usage de répandre le
vin, nous croirions insulter au dieu, il l’avale d’un trait et dit : « Donne-moi, roi, ta fille Mazaia pour
épouse. Je lui conviens mieux que tous ceux qui sont ici, en raison de mon opulence et de mes biens. »
Leucanor étonné, car il savait qu’Arsacomas était pauvre et de condition modeste parmi les Scythes, lui
demanda : « Combien possèdes-tu de troupeaux et de chariots, Arsacomas ? car ce sont là vos richesses.
— Je n’ai, répondit-il, ni chariots, ni troupeaux, mais je possède deux amis vertueux, tels qu’aucun
Scythe n’en possède. » À ce discours, les convives éclatèrent de rire, on le regarda avec mépris ; on crut
qu’il était ivre. Le lendemain matin, Adyrmachos, qui avait été préféré aux autres, se disposait à
emmener la jeune épousée dans le Palus-Méotide72 chez les Makhlyes.
46.– De retour dans sa patrie, Arsacomas rapporte à ses amis comment il a été méprisé par le roi et
tourné en dérision pendant le festin, parce qu’on a vu qu’il était pauvre. « Et cependant, ajouta-t-il, je lui
ai dit quelle richesse je possède en vous, Lonkhatès et Makentès, en vous et en votre amitié, bien
meilleure et plus solide que le royaume du Bosphore. Mais à peine ai-je eu dit cela qu’il nous a tournés
en dérision et nous a méprisés, et il a donné la jeune fille en mariage à Adyrmachos le Makhlye, parce
qu’il passait pour posséder dix coupes d’or, quatre-vingts chariots à quatre lits et de nombreux
troupeaux de moutons et de bœufs. Ainsi il a préféré à de braves gens de nombreux troupeaux, des
coupes finement ciselées, de lourds chariots. Pour moi, mes amis, j’éprouve un double chagrin, car je
suis amoureux de Mazaia et l’outrage qu’on m’a fait devant une assemblée si nombreuse m’a
profondément affecté. Je pense en effet que vous êtes insultés autant que moi ; car chacun de nous a part
à l’affront pour un tiers, s’il est vrai que, depuis que nous avons formé notre union73, nous vivons
comme si nous n’étions qu’un seul homme et que nos chagrins et nos plaisirs sont en commun. — Ce
n’est pas assez dire, s’écria Lonkhatès ; chacun de nous a été outragé tout entier, quand on t’a traité de la
sorte.
47.– « — Qu’allons-nous faire en cette occurrence ? demanda Makentès. — Partageons-nous la
besogne, dit Lonkhatès. Moi, je promets à Arsacomas de lui apporter la tête de Leucanor, toi, tu lui
amèneras la jeune femme. — Soit, répondit Makentès. — Pour toi, Arsacomas, comme il est probable
que nous aurons besoin d’une armée et qu’après cet enlèvement nous aurons la guerre, attends-nous ici,
rassemble et prépare des armes, des chevaux et le plus de troupes que tu pourras. Tu peux en engager un
grand nombre, car tu es brave et nous avons beaucoup de parents, et tu le feras très facilement, surtout si
tu t’assois sur la peau de bœuf. » Cela fut résolu, et l’un partit sans désemparer, comme il était, pour le
Bosphore, c’était Lonkhatès ; l’autre, Makentès, se rendit chez les Makhlyes, tous les deux à cheval.
Arsacomas, resté en Scythie, s’aboucha avec les jeunes gens de son âge, recruta une troupe parmi ses
parents et à la fin s’assit sur la peau de bœuf.
48.– Voici en quoi consiste chez nous l’usage de la peau de bœuf74. Quand un homme outragé par un
autre veut se venger et ne se voit pas assez fort pour lutter seul, il sacrifie un bœuf, le dépèce et le fait
cuire ; puis il étend la peau sur le sol et s’assied dessus, les deux mains ramenées derrière le dos, comme
ceux qu’on enchaîne par les coudes. C’est la supplique la plus forte en usage chez nous. Il place les
morceaux à côté de lui, et ses parents et les étrangers qui le veulent s’approchent et, prenant chacun une
portion, mettent le pied droit sur la peau et s’engagent à fournir selon leurs ressources, sans exiger ni
nourriture ni solde, qui cinq chevaux, qui dix, qui davantage, qui autant d’hoplites et de fantassins qu’il
pourra, et le plus pauvre sa personne seulement. Quelquefois on rassemble sur la peau des forces
considérables et l’armée ainsi levée est la plus solide à maintenir ses rangs, en même temps
qu’invincible à l’ennemi, parce qu’elle est liée par un serment, car le fait de mettre le pied sur la peau
est un serment. C’est ainsi qu’Arsacomas levait des troupes. Il rassembla environ cinq mille cavaliers et
un corps de vingt mille hoplites et fantassins.
49.– Cependant Lonkhatès, étant arrivé incognito dans le Bosphore, se rendit chez le roi occupé à régler
quelque affaire publique. « Je suis, dit-il, envoyé par la république des Scythes, et je t’apporte en mon
particulier des nouvelles importantes. » Le roi le priant de parler : « Pour ce qui regarde la république et
les affaires journalières, dit-il, les Scythes demandent que vos bergers ne passent pas dans la plaine et
qu’ils ne paissent pas au delà du terrain rocailleux. Quant aux brigands que vous accusez de courir votre
pays, les Scythes déclarent qu’ils ne sont pas envoyés par la république, mais que chacun d’eux vole
pour son profit particulier. Si tu en prends, tu es maître de les punir. Voilà ce que les Scythes te mandent.
50.– « Pour moi, je t’avertis qu’une grande expédition est préparée contre vous par Arsacomas, fils de
Mariantas, qui est venu naguère chez toi en députation. Il est irrité, je crois, parce qu’ayant demandé ta
fille, tu la lui as refusée. Il y a sept jours qu’il est assis sur la peau de bœuf et il a rassemblé une armée
considérable. — On m’a déjà averti, dit Leucanor, qu’on ramassait une armée sur la peau de bœuf, mais
j’ignorais qu’elle s’assemblât contre nous et qu’Arsacomas en fût le chef. — Eh bien, c’est contre toi,
dit Lonkhatès, que sont dirigés ces préparatifs. Mais Arsacomas est mon ennemi, il me déteste, parce
que les anciens m’honorent plus que lui et parce que je passe pour lui être supérieur en tout. Mais si tu
veux me promettre ton autre fille, Barkétis, à moi qui d’ailleurs ne suis pas indigne de ton alliance, je
reviendrai sous peu t’apporter sa tête. — Je te la promets », dit le roi tout tremblant de crainte. Il avait
compris que la cause du ressentiment d’Arsacomas était le mariage de sa fille et d’ailleurs il redoutait
constamment les Scythes. « Jure-moi, reprit Lonkhatès, de garder nos conventions et de ne pas me
refuser. » Le roi se disposait à le faire et levant la main vers le ciel, il allait jurer. « Pas ici, dit
Lonkhatès ; ceux qui nous voient pourraient soupçonner pour quoi nous jurons. Entrons dans le temple
d’Arès75 que voici, fermons-en les portes et jurons sans que personne nous entende, car si Arsacomas
venait à savoir quelque chose de ceci, je crains qu’il ne m’immolât avant la guerre ; il a déjà autour de
lui des forces considérables. – Entrons, dit le roi, et vous, retirez-vous le plus loin possible, que
personne ne vienne dans le temple que je ne l’aie appelé. » Quand ils furent entrés et que les gardes se
furent retirés, Lonkhatès, tirant son cimeterre et appliquant une main sur la bouche du roi pour
l’empêcher de crier, le frappe à la poitrine, puis lui coupe la tête, la met sous son manteau et feignant de
s’entretenir encore avec lui, il s’écrie, comme si le roi l’avait envoyé faire quelque commission, qu’il va
revenir incessamment. Arrivé ainsi à l’endroit où il avait laissé son cheval attaché, il saute dessus et
retourne en Scythie au galop. On ne le poursuivit pas, parce que les Bosphoriens ignorèrent quelque
temps ce qui s’était passé, et, quand ils le surent, ils se divisèrent en factions pour élire un autre roi.
51.– Voilà ce que fit Lonkhatès et comment il tint parole à Arsacomas en lui livrant la tête de Leucanor.
De son côté, Makentès, ayant appris en route ce qui s’était passé au Bosphore, était arrivé chez les
Makhlyes ; il leur annonça le premier le meurtre du roi. « L’État, dit-il, t’appelle au trône, Adyrmachos,
parce que tu es le gendre du roi. Prends donc les devants et empare-toi du pouvoir, en te montrant
subitement dans le trouble des affaires. Que la jeune femme te suive par-derrière sur les chariots. Tu
gagneras ainsi plus facilement la foule des Bosphoriens, quand ils verront la fille de Leucanor. Pour moi,
je suis alain et parent de cette enfant du côté de sa mère : car c’est de chez nous qu’était Mastira, la
femme de Leucanor. Et maintenant je viens à toi de la part des frères de Mastira : ils t’engagent à partir
le plus vite possible pour le Bosphore et à ne pas laisser le pouvoir tomber aux mains d’Eubiotos, frère
naturel de Leucanor, qui a toujours été l’ami des Scythes et l’ennemi des Alains. » En tenant ce discours,
Makentès avait le costume et le langage des Alains, car l’un et l’autre sont communs aux Scythes et aux
Alains76, sauf que les Alains ne laissent pas pousser toute leur chevelure comme les Scythes. Mais, sur
ce point aussi, Makentès s’était rendu pareil aux Alains en coupant de sa chevelure juste ce qu’un Alain
devait en avoir de moins qu’un Scythe. C’est pour cela qu’on le crut parent de Mastira et de Mazaia.
52.– « Et maintenant, Adyrmachos, ajouta-t-il, je suis prêt à partir avec toi pour le Bosphore, si tu le
désires, ou à rester, s’il le faut, et à conduire la jeune femme. — C’est ce dernier parti que je préfère, et
de beaucoup, dit Adyrmachos, et, puisque tu es de son sang, conduis-la. Si, en effet, tu viens avec moi
dans le Bosphore, nous n’aurons qu’un cavalier de plus : si au contraire tu conduis ma femme, tu me
tiendras lieu de plusieurs hommes. » C’est à cela qu’on s’arrêta. Le roi partit, après avoir confié à
Makentès le soin de conduire Mazaia, qui était encore vierge. Pendant le jour, il la mena dans un
chariot ; mais quand la nuit fut venue, il la fit monter sur son cheval, car il avait eu soin de se faire
suivre d’un autre cavalier ; puis, sautant lui-même à cheval, au lieu de chevaucher le long du Palus-
Méotide, il se détourna vers l’intérieur des terres, en laissant à droite les montagnes de Mitrœes77. Après
avoir entre temps laissé reposer la jeune fille, il arriva le troisième jour de chez les Makhlyes chez les
Scythes. Son cheval, après avoir achevé cette course, ne resta pas longtemps debout et mourut.
53.– Makentès remettant Mazaia entre les mains d’Arsacomas : « Reçois, lui dit-il, l’effet de ma
promesse. » Comme son ami, frappé d’étonnement à cette vue inattendue, lui témoignait sa
reconnaissance : « Cesse, dit Makentès, de me traiter comme un autre que toi-même ; car me remercier
de ce que j’ai fait, c’est comme si ma main gauche savait gré à ma main droite de l’avoir soignée au
temps où elle était blessée et d’avoir été bonne pour elle quand elle souffrait. Nous serions ridicules,
nous aussi, si, confondus ensemble depuis longtemps et ne faisant qu’un dans la mesure du possible,
nous regardions encore comme une chose extraordinaire ce qu’une partie de nous aurait fait d’utile pour
le corps tout entier ; car c’est pour elle-même qu’elle travaillait, puisqu’elle fait partie du tout qu’elle a
obligé78. » Telle est la réponse que Makentès fit à Arsacomas, qui lui témoignait sa reconnaissance.
54.– Sitôt qu’Adyrmachos eut appris le piège qu’on lui avait tendu, il quitta le chemin du Bosphore, car
déjà le trône était aux mains d’Eubiotos, qu’on avait appelé de chez les Sauromates, chez lesquels il
séjournait. Il retourna dans son pays, leva une puissante armée et, passant la montagne, il envahit la
Scythie. Eubiotos ne tarda guère à nous attaquer lui aussi, après avoir levé en masse les Grecs et appelé
à son secours le peuple des Alains et celui des Sauromates, dont chacun lui envoya vingt mille hommes.
Eubiotos et Adyrmachos réunirent leurs troupes ; elles se montèrent alors à quatre-vingt-dix mille
hommes, dont un tiers d’archers à cheval. Pour nous, car j’étais de cette expédition et j’avais donné à
ces amis sur la peau de bœuf cent cavaliers qui faisaient la guerre à leurs propres frais, nous avions réuni
un peu moins de trente mille hommes, y compris les cavaliers. Nous soutînmes le choc, sous le
commandement d’Arsacomas. Quand nous les vîmes s’approcher, nous marchâmes à leur rencontre en
détachant en avant notre cavalerie. Les nôtres, après s’être longtemps battus vaillamment,
commencèrent à plier, la phalange fut rompue et, à la fin, l’armée scythe fut coupée en deux parties,
dont l’une lâcha pied peu à peu, sans être nettement battue, car sa fuite était plutôt une retraite, et les
Alains n’osèrent pas la poursuivre bien loin. Mais l’autre moitié, qui était la plus faible, fut enveloppée
par les Alains et les Makhlyes, qui la taillaient en pièces, en faisant pleuvoir de tous côtés une grêle de
flèches et de traits, et les nôtres ainsi cernés avaient fort à souffrir et déjà la plupart jetaient leurs armes.
55.– Lonkhatès et Makentès se trouvaient dans cette partie. Ils avaient été blessés en combattant au
premier rang, Lonkhatès à la cuisse par un javelot durci au feu, Makentès d’un coup de hache à la tête et
d’un coup de lance à l’épaule. Arsacomas, qui était avec nous dans l’autre corps, en fut informé. Indigné
à la pensée de battre en retraite en abandonnant ses amis, il éperonne son cheval, pousse un cri et
s’élance au milieu des ennemis en brandissant son cimeterre. Les Makhlyes ne soutinrent pas sa fougue
impétueuse, ils ouvrirent leurs rangs pour lui livrer passage. Ayant retrouvé ses amis, il appelle à lui tout
son monde, fond sur Adyrmachos, le frappe au cou avec son cimeterre et le pourfend jusqu’à la ceinture.
Son chef tombé, toute l’armée des Makhlyes se dispersa ; puis, peu après, celle des Alains et, après eux,
les Grecs. Nous étions de nouveau maîtres du champ de bataille, et nous les aurions poursuivis
longtemps en les massacrant, si la nuit ne les eût soustraits au carnage. Le lendemain, des députés
vinrent de la part des ennemis nous supplier de leur accorder notre amitié. Les Bosphoriens promirent de
nous payer un tribut double, les Makhlyes offrirent de nous donner des otages et les Alains s’engagèrent,
pour nous dédommager de l’invasion, à nous soumettre les Sindianes79, qui s’étaient séparés de nous
depuis longtemps. Nous acceptâmes ces conditions, après avoir pris tout d’abord l’avis d’Arsacomas et
de Lonkhatès80. La paix se fit et ce furent eux qui en réglèrent les conditions. Voilà, Mnésippos, ce que
les Scythes osent faire pour leurs amis.
56.– MNÉSIPPOS. — C’est tout à fait tragique, Toxaris, et l’on dirait une fable. Que le Cimeterre et le
Vent, par lesquels tu as juré, me soient propices, il me semble qu’on pourrait refuser de croire à ton récit
sans être fort répréhensible.
TOXARIS. — Prends garde, mon brave, que ton incrédulité ne soit de l’envie. Mais tu as beau te
défier, cela ne me détournera pas de conter d’autres exemples que je sais avoir été donnés par des
Scythes.
MNÉSIPPOS. — Seulement sois bref, excellent homme, et ne t’abandonne pas ainsi à la prolixité ;
car en parcourant comme tu viens de le faire la Scythie et la Makhlyène du haut en bas et en te rendant
dans le Bosphore pour en revenir ensuite, tu as fortement abusé de mon silence.
TOXARIS. — Il faut donc ici encore obéir à tes lois et parler brièvement, de peur que tu ne te
fatigues les oreilles à nous suivre.
57.– Mais écoute plutôt ce qu’a fait pour moi un de mes amis nommé Sisinnès. J’avais quitté ma patrie
pour aller, à Athènes, afin de m’instruire dans les arts de la Grèce81, et j’avais relâché à Amastris sur le
Pont. C’est la ville où débarquent ceux qui arrivent par mer de Scythie et elle n’est pas très éloignée de
Carambis82. Sisinnès, un camarade d’enfance, m’accompagnait. Après avoir cherché une hôtellerie sur
le port et y avoir transporté du bateau notre bagage, nous fûmes nous promener sur la place publique,
sans rien soupçonner de fâcheux. Pendant ce temps, des voleurs ayant arraché la serrure de notre
chambre, emportent tous nos effets et ne nous laissent même pas de quoi vivre ce jour-là. En rentrant au
logis, nous apprîmes ce qui était arrivé ; mais nous ne jugeâmes pas à propos de poursuivre en justice
nos voisins, qui étaient nombreux, ni notre hôte ; nous craignîmes de passer pour des sycophantes aux
yeux de la plupart des gens, si nous disions qu’on nous avait dérobé quatre cents dariques83, des
vêtements en grand nombre, des tapis et tout ce que nous possédions.
58.– Nous délibérâmes sur notre situation. Qu’allions-nous faire, absolument dénués de ressources
comme nous l’étions ? Pour moi, j’étais résolu, dans l’état où j’étais, de me plonger mon cimeterre dans
le flanc et de quitter la vie avant de commettre une bassesse, pressé par la faim ou la soif. Mais Sisinnès
me consolait et me suppliait de n’en rien faire, car il trouverait de quoi nous procurer des vivres en
suffisance. Alors il se mit à transporter du bois84 du port et il revint avec des vivres achetés sur son
salaire. Le lendemain, en faisant le tour de la place, il vit une procession, c’est le mot qu’il employa, de
jeunes gens braves et bien faits. C’étaient des gladiateurs recrutés pour un salaire qui devaient combattre
le surlendemain85. Il se renseigna sur tout ce qui les concernait, puis il vint me trouver et me dit : « Ne
dis plus, Toxaris, que tu es pauvre ; après-demain je te rendrai riche. »
59.– Voilà ce qu’il me dit. Dans l’intervalle nous vécûmes misérablement. Le moment du spectacle étant
arrivé, nous allâmes le voir, nous aussi ; il m’y conduisit comme à un divertissement charmant et
extraordinaire des Grecs et me fit entrer au théâtre. Lorsque nous fûmes assis, nous vîmes d’abord des
bêtes féroces frappées à coup de javelots, poursuivies par des chiens, ou lâchées sur des hommes
enchaînés que nous prîmes pour des malfaiteurs86. Puis les gladiateurs firent leur entrée et le héraut,
conduisant dans la lice un jeune homme de haute taille, fit cette proclamation : « Si quelqu’un veut
combattre ce gladiateur, qu’il se présente dans la carrière ; il recevra dix mille drachmes pour prix du
combat. » Alors Sisinnès se lève et, sautant dans l’arène, il s’offre à combattre et demande des armes ;
puis, prenant les dix mille drachmes du prix, il me les apporte et me les met en main en disant : « Si je
suis vainqueur, Toxaris, nous partirons ensemble ayant de quoi nous suffire ; si je succombe, enterre-moi
et retourne en Scythie. » À ces mots, je poussai des cris de douleur.
60.– Cependant on lui donne des armes ; il s’en revêt, mais il ne couvre point sa tête du casque et se
présente au combat nu-tête. Tout d’abord il est blessé d’un coup de cimeterre qui lui entaille le jarret si
profondément que le sang coule en abondance. Pour moi, j’étais déjà mort de peur. Mais observant son
adversaire, qui se précipitait sur lui avec une hardiesse accrue, il le frappe à la poitrine et le perce de part
en part, si bien qu’il tombe mort à ses pieds. Lui-même, épuisé par sa blessure, s’assit sur le cadavre et
peu s’en fallut que la vie ne l’abandonnât. Mais j’accourus, je le relevai, le réconfortai ; puis quand on le
renvoya vainqueur, je le pris et le portai à notre logis. Il se rétablit peu à peu par mes soins et il est
toujours vivant en Scythie, où il a épousé ma sœur, mais il est resté boiteux de sa blessure. Ceci,
Mnésippos, n’est pas arrivé chez les Makhlyes ni chez les Alains, et tu ne peux refuser de le croire sous
prétexte qu’il n’y a pas de témoin ; nombreux sont les Amastriens qui se souviennent du combat de
Sisinnès.
61.– J’ai encore un cinquième exemple à te raconter, celui d’Abauchas, et j’aurai fini. Un jour cet
Abauchas était venu dans la ville des Borysthénites87, emmenant avec lui sa femme, dont il était très
épris, et deux petits enfants, un garçon encore à la mamelle et une fille de sept ans. Il avait aussi pour
compagnon de voyage son camarade Gyndanès, malade d’une blessure qu’il avait reçue en repoussant
des brigands qui étaient tombés sur eux pendant la route. Dans le combat qu’il avait soutenu, il avait été
frappé à la cuisse et la douleur l’empêchait de se tenir debout. La nuit, comme ils dormaient, un grand
incendie s’élève dans la maison dont ils occupaient l’étage supérieur, et la flamme ferme toutes les
issues et enveloppe le bâtiment de tous les côtés. À ce moment, Abauchas se réveille et, laissant là ses
petits enfants qui criaient et repoussant sa femme qui s’accrochait à lui, il l’engage à se sauver, et,
prenant dans ses bras son camarade, il descend et parvient à se frayer un chemin dans un endroit que la
flamme n’avait pas encore complètement embrasé. Sa femme le suivait, portant le bébé, après avoir
ordonné à la fillette de l’accompagner. Mais à demi brûlée, elle lâcha le bébé de ses bras et franchit à
grand peine la flamme, avec sa fille qui fut, elle aussi, à deux doigts de la mort. Comme on reprochait
par la suite à Abauchas d’avoir trahi ses enfants et sa femme pour emporter Gyndanès : « Il m’est facile,
répondit-il, d’avoir d’autres enfants et je ne sais pas s’ils seront bons, mais de longtemps je ne trouverais
pas un autre ami tel que Gyndanès, qui m’a donné tant de preuves de son attachement. »
62.– Je t’ai fait, Mnésippos, cinq récits choisis parmi bien d’autres. Il est temps à présent que l’on
prononce à qui de nous deux il faut couper la langue ou la main droite. Qui donc va nous juger ?
MNÉSIPPOS. — Personne, car nous n’avons pas constitué de juge de notre débat. Mais sais-tu ce
qu’il faut faire ? Puisque nous avons tiré à l’arc sans but, une autre fois nous choisirons un arbitre
devant qui nous citerons d’autres exemples d’amitié, puis à celui qui sera vaincu on coupera la langue, si
c’est moi, la main droite, si c’est toi. Mais non, ce serait de la sauvagerie, et puisque tu as montré ton
enthousiasme pour l’amitié et que moi-même je ne vois pas de bien au monde plus précieux et plus
beau, qui nous empêche de nous lier ensemble et de devenir amis dès ce moment même et pour
toujours ? Qu’il nous suffise d’être vainqueurs tous les deux et de recevoir les prix les plus avantageux,
en acquérant tous deux deux langues et deux mains au lieu d’une et, qui plus est, quatre yeux et quatre
pieds, en un mot tout en double ? Deux ou trois amis qui s’unissent deviennent quelque chose comme ce
Géryon88 que les peintres représentent sous les traits d’un homme à trois mains et à trois têtes. C’est, à
mon avis, l’emblème de trois amis qui agissaient toujours de concert, comme on le doit quand on est
amis.
63.– TOXARIS. — Tu as raison : unissons-nous de même.
MNÉSIPPOS. — Mais nous n’avons besoin, Toxaris, ni de sang ni de cimeterre pour consolider
notre amitié. L’entretien que nous venons d’avoir et la conformité des désirs sont des garants beaucoup
plus sûrs que cette coupe que vous buvez, car l’amitié, pour moi, ne consiste pas dans la contrainte, mais
dans la disposition du cœur.
TOXARIS. — C’est mon avis. Soyons donc amis et hôtes dès ce moment. Sois mon hôte ici en
Grèce et je serai ton hôte en Scythie, si tu y viens jamais.
MNÉSIPPOS. — Crois que je ne balancerais pas à aller encore plus loin, si je devais y rencontrer
des amis tels que toi, Toxaris, tu m’as paru l’être par tes discours.

1. Seuls quelques manuscrits comportent la préposition peri (« de » l’amitié) : le plus souvent le titre est Toxaris ou l’Amitié.

2. Le Toxaris de ce dialogue n’est pas identique au personnage du même nom mentionné dans Anacharsis, ne serait-ce que dans la mesure où
ce dernier texte se déroule au temps de Solon (VIe s. av. J.-C.) tandis que le Toxaris se situe manifestement à l’époque impériale.

3. Les deux personnages bien connus de la mythologie grecque, Oreste, de la famille des Atrides, fils d’Agamemnon et Clytemnestre, et son
cousin et fidèle ami Pylade, fils de Strophios, roi de Phocide.

4. Cette version du mythe diffère de l’Iphigénie en Tauride d’Euripide où c’est par une ruse qu’Oreste parvient à s’emparer de la statue
d’Artémis et à s’enfuir ; le roi Thoas est encore vivant à la fin de la pièce.
5. La prêtresse d’Artémis est Iphigénie, la propre sœur d’Oreste, que ce dernier croyait morte, immolée à Aulis par Agamemnon.

6. La mer Noire.

7. Jason et les Argonautes, partis conquérir la toison d’or, propriété du roi Aétès.

8. Avant d’être renommée euxeinos, « hospitalière », la mer Noire passait au contraire pour axeinos, « inhospitalière ». Axeinos pourrait
provenir d’une transcription du mot iranien achshaenas signifiant « sombre ». Pindare utilise les deux qualificatifs : Pythiques, IV, 203, 361 (axeinos)
et Néméennes, IV, 49 (euxeinos).

9. Les Phéniciens furent les marins et les marchands les plus réputés de l’Antiquité.

10. La mer d’Azov.

11. Le Bosphore cimmérien (aujourd’hui les détroits de Kerch), qui relie la mer Noire à la mer d’Azov.

12. C’est-à-dire le plus tard possible avant la mauvaise saison et la période dite de « mer fermée » (mare clausum) où la navigation est très
fortement réduite.

13. Ces deux cités d’Argolide sont également considérées comme le lieu de résidence des Atrides, et donc comme ville d’origine d’Oreste.

14. La présence d’un temple d’Oreste dans une ville gréco-scythe des bords de la mer Noire ne paraît pas invraisemblable.

15. Il est impossible de savoir si Lucien décrit d’authentiques fresques murales d’un temple d’Oreste de la mer Noire ou s’il fait œuvre de
fiction.

16. Sur la valeur de l’amitié chez les Scythes, voir Ovide, Pontiques, III, 2.

17. Korakoi pourrait être le nom de culte par lequel les deux amis divinisés étaient invoqués. Voir Hans Schmeja, « Iranisches bei Lukian »,
Serta philologica Aenipontana, Innsbruck, 1972, II, p. 21-31.

18. Stéréotypes qui circulaient sur les Scythes.

19. Voir Lucien, Du deuil, 21 et Dialogues des dieux, 18, 1. Hérodote attribue cette pratique aux Massagètes (I, 216) et aux Issédons (IV, 26).

20. Les masques de théâtre, élément essentiel du costume des acteurs : ils permettaient d’identifier facilement les personnages.

21. Couples d’amis légendaires de la poésie épique. Ils font figure de modèles durant toute l’Antiquité.

22. La ville de Samos était située sur l’île de même nom, à proximité de la côte d’Asie Mineure.

23. Cité prospère, grand centre culturel et religieux, située sur la côte ouest de l’Asie Mineure (en face de l’île de Samos).

24. À l’époque romaine, le terme de mêlon désignait aussi d’autres fruits que la pomme. Les « pommes d’amour » étaient sans doute le plus
souvent des coings.

25. À titre de comparaison, Arétaïos, décrit comme un homme aisé (23), possède cinq talents. Dans les Dialogues des courtisanes (8, 3), la
courtisane Ampélis explique s’être consacrée huit mois à un unique amant pour un cadeau de un talent.

26. Une barre en bois.

27. Du fait de la gravité de l’affaire, les autorités locales s’en remettent au gouverneur de la province.

28. Le tribunal impérial pouvait juger à la fois en première instance et en appel.

29. C’était le lieu de l’empire où l’on craignait le plus d’être exilé. Sur ce lieu de détention redouté, voir Juvénal, Satires, I, 73 ; Tacite,
Annales, III, 69, IV, 30 ; Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, VII, 16, 2.

30. Gyaros est une petite île rocailleuse avec peu de végétation : il est vraisemblable qu’on y manquait de tout. L’île était néanmoins habitée
par des pêcheurs.

31. Principale cité de l’Eubée.

32. Ville située à l’extrémité est de l’isthme de Corinthe, à mi-chemin entre Corinthe et Athènes.

33. C’est-à-dire vers le mois de novembre. Le coucher des Pléiades annonçait la période de mare clausum, où les tempêtes sont fréquentes.

34. Il s’agit du détroit de Messine.

35. Île de la mer Ionienne située près du golfe de Patras, aujourd’hui appelée Zante.

36. Il dormait probablement sur le pont.

37. Cité du Péloponnèse, à l’ouest de Corinthe.

38. Le nom grec de Marseille.

39. À l’époque impériale, les intellectuels, et en particulier les sophistes, jouaient fréquemment le rôle d’ambassadeurs auprès de l’empereur
romain.
40. « Sénat » qui gère les affaires de la cité, de recrutement aristocratique.

41. La malheureuse est aussi atteinte d’épilepsie.

42. La somme mentionnée est astronomique au regard des deux dots (de chacune deux talents) accordées par Arétaïos dans l’exemple
précédent.

43. Sur la présence de concubines chez les Scythes, voir ci-dessous, 39.

44. Sounion et Alopéké sont deux dèmes de l’Attique.

45. Parfois identifié avec le philosophe cynique Agathoboulos.

46. Alexandrie était un centre prestigieux pour l’enseignement de la médecine.

47. Les colosses de Memnon sont deux sculptures en pierre situées sur la rive occidentale du Nil (à Thèbes). L’un de ces colosses produisait
un son particulier au lever du soleil (dû à la dilatation du quartzite dans lequel il était taillé). À l’époque romaine, il était devenu une véritable
attraction touristique, au même titre que les pyramides.

48. Il faut sans doute comprendre : en dehors d’Alexandrie.

49. Dieu de la sépulture dans la religion égyptienne.

50. Des cynocéphales.

51. La torture sur la roue est utilisée ici non pas comme un châtiment (comme c’est le cas dans l’Europe médiévale), mais à des fins
judiciaires pour obtenir des aveux.

52. Sur la corruption des geôliers, voir Lucien, Sur la mort de Pérégrinos, 12.

53. La leçon des manuscrits (léluménôn) est douteuse. La correction par déoménôn donne le texte suivant : « aucun de ceux qui en faisaient la
demande n’entrait plus dans le bâtiment ».

54. Le préfet d’Égypte.

55. Pour les Anciens, les brahmanes représentent les sages indiens par excellence. Lucien les mentionne à plusieurs reprises dans son œuvre :
Exemples de longévité, 4 ; Sur la mort de Pérégrinos, 25 et 39 ; Les Fugitifs, 6 et 8.

56. L’interrogatoire avec torture, exceptionnel pour un homme libre, est courant pour un esclave.

57. Allusion à la Pax romana qui règne alors.

58. Pour une description analogue de la manière de prêter serment chez les Scythes, voir Hérodote, IV, 70.

59. Voir aussi Plutarque, De la pluralité d’amis.

60. Sur les Sauromates, voir ci-dessous, 39.

61. On a confirmation par Hérodote (IV, 62) que chez les Scythes le Cimeterre (akinakès) fait l’objet d’un culte et que des sacrifices lui sont
offerts ; mais il ne mentionne pas le Vent.

62. Lucien décrit une société nomade qui possède tentes et chariots et vit de l’élevage du bétail.

63. Le Don actuel. Chez Hérodote (IV, 21), le Tanaïs marque la limite entre le territoire scythe et le territoire sauromate.

64. C’est-à-dire le bétail pris comme butin.

65. C’est le mode opératoire habituel des nomades : attaque surprise (pour limiter les pertes), prise de butin et repli rapide.

66. Sans doute d’origine sarmate, le mot Ziris est manifestement lié à l’idée de rançon.

67. Cela rappelle beaucoup le privilège qu’avaient les Athéniens honorés par la cité d’être nourris au Prytanée, aux frais de l’État.

68. Les sources littéraires comme la biologie attestent la présence de lions en Europe. On ne sait pas exactement à quelle époque ils ont
disparu (peut-être au Ier siècle apr. J.-C. pour l’Europe de l’Ouest).

69. Le royaume du Bosphore, constitué par l’union de cités grecques de part et d’autre du Bosphore cimmérien (aujourd’hui le détroit de
Kerch), avait pour capitale Panticapée. Des rois du Bosphore du nom de Leucon sont attestés, mais aucun Leucanor.

70. Peuple des montagnes du Caucase qui émigra en Colchide.

71. Région mal connue, située de manière approximative au nord-est de la mer Noire.

72. La mer d’Azov.

73. Depuis qu’ils ont prêté serment d’être amis.

74. Sur l’usage de la peau de bœuf chez les Scythes, voir Georges Dumézil, Romans de Scythie et d’alentour, Paris, 1978, chap. XX.
75. Arès, dieu de la guerre, est parfaitement adapté au contexte dans lequel le serment doit être prêté.

76. Alliance de tribus nomades de langue iranienne, qui apparaît dans la steppe du Don vers le milieu du Ier siècle apr. J.-C. Pline (Histoire
naturelle, IV, 25) tout comme Flavius Josèphe (La Guerre des Juifs, VII, 7, 4) rangent les Alains parmi les nations scythes.

77. Ce lieu n’est pas identifié.

78. Reprise de l’opinion énoncée au paragraphe 46, selon laquelle deux amis ne font qu’un.

79. Les Sindianes sont mentionnés dans le Roman d’Alexandre, recension gamma, III, 35, parmi les peuples qu’Alexandre a soumis.

80. Est-ce à dire que Makentès est mort de ses blessures ?

81. Ce sont les mêmes raisons qui justifient le départ du Scythe Anacharsis pour Athènes dans Lucien, Le Scythe ou le Proxène, 1.

82. C’est entre le Kriou Metopon dans le sud de la Crimée et le cap Carambis que la distance entre les deux rives de la mer Noire est la plus
courte.

83. La darique est une monnaie d’or à l’effigie de Darius (puis de tout roi perse) équivalant à vingt drachmes attiques.

84. Le commerce du bois était l’une des principales activités d’Amastris.

85. Dans les jours qui précédaient le spectacle, le munéraire (l’éditeur des jeux) faisait parader ses gladiateurs, à des fins publicitaires.

86. Toxaris mentionne les trois types de spectacles qui faisaient intervenir des bêtes sauvages : les chasses, les animaux confrontés entre eux,
les condamnés à mort livrés aux bêtes.

87. Borysthène est l’autre nom de la cité d’Olbia, sur la mer Noire.

88. Géant doté de trois têtes et de trois corps qui vivait à l’extrémité occidentale du monde. Il fut tué par Héraclès (le dixième de ses Douze
Travaux consistait à s’emparer des bœufs de Géryon).
58
ÉLOGE DE DÉMOSTHÈNE
Dans l’Éloge de Démosthène, un orateur anonyme s’adresse à des auditeurs. La première partie du
texte rend compte de sa rencontre avec un poète nommé Thersagoras et de leur conversation (1-26).
Thersagoras vient d’achever des vers pour fêter l’anniversaire d’Homère (1) et le narrateur est dans les
affres de la rédaction d’un éloge de Démosthène en prose (4). Face aux accusations du narrateur (pour
un poète, seule la poésie serait estimable, 5), Thersagoras analyse en détail les qualités qui, selon lui,
rapprochent les vers d’Homère et la prose de Démosthène (6-8). Il souligne néanmoins combien sa tâche
est plus difficile que celle du narrateur, car, hormis sa poésie, on ne sait rien de certain sur Homère (9) ;
pour Démosthène en revanche, les éléments abondent (patrie, 10 ; famille, 11 ; éducation, 12 ;
excellence oratoire, 14 ; actions politiques, 16). Si c’est, au contraire, l’excès de matière qui inquiète son
interlocuteur, il n’a qu’à choisir une seule des qualités de Démosthène et s’y attacher (18-21). Les
conseils de Thersagoras lui valent les railleries du narrateur : ils s’adressent à un débutant ; en
professionnel d’âge mûr, le narrateur a déjà usé de toutes les variations et ne sait plus comment faire
œuvre nouvelle (22-24). Mais il laisse un moment ses soucis pour écouter les nobles vers de
Thersagoras (25). En remerciements, ce dernier lui confie des mémoires (fictifs) de la cour royale de
Macédoine contenant des détails sur Démosthène (26), que le narrateur lit ensuite à son auditoire (27) :
il s’agit d’un dialogue entre Antipater et son subordonné Archias sur Démosthène (28). La seconde
partie du texte place l’éloge de Démosthène dans la bouche de ses ennemis macédoniens (29-50). À
Archias, qui lui annonce la mort de Démosthène à Calaurie (29-30), Antipater rappelle les mérites de ce
dernier par rapport aux autres orateurs athéniens (31), ses qualités oratoires, morales et politiques (2-33)
et rappelle les paroles élogieuses de Philippe de Macédoine pour son grand ennemi (33-39). Face aux
regrets d’Antipater (40-42), Archias entreprend alors de lui raconter les derniers moments du grand
orateur (43-50) : il donne à entendre les paroles mêmes de Démosthène. Le texte se conclut sur
l’admiration d’Antipater pour le courage que montra Démosthène devant la mort : il a sa place parmi les
héros.
L’authenticité de l’Éloge de Démosthène est souvent mise en doute et certains critiques
considèrent le texte comme faible et manquant d’inspiration. Mais, si on l’examine de plus près,
l’habileté dans la composition tout autant que la vivacité produite par l’abondance des voix qui se font
entendre soulignent la virtuosité de son auteur : l’Éloge de Démosthène ne serait pas indigne de Lucien.
L’ensemble des éléments topiques attendus d’un éloge est présent : patrie, famille, éducation, excellence
oratoire, action politique, qualités morales, dans une chronologie qui va de la naissance à la mort. En
définitive, toutes les voix qui s’élèvent vont dans le même sens : le texte, pris dans son ensemble, réalise
bien un éloge complet de Démosthène. Mais il le fait d’une manière tout à fait particulière. D’abord par
le choix de la forme dialoguée. Ensuite, par la double structure adoptée : la première partie du texte, tout
en abordant les « passages obligés » de tout éloge de Démosthène, opère une critique fine des éloges
plats et rebattus que peuvent faire les mauvais sophistes ; la deuxième partie constitue un éloge véritable
du grand orateur du IVe siècle, fait par ses adversaires politiques macédoniens. En passant par la fiction,
l’auteur parvient à faire œuvre nouvelle avec des éléments anciens : si la biographie de Démosthène est
connue de tous, la forme adoptée confère à cet éloge une originalité indéniable.
E. M.

1.– Je me promenais sous le portique, celui qui est à gauche en sortant d’ici, le seizième jour de ce
mois1, un peu avant midi, quand je tombai sur Thersagoras. Peut-être quelques-uns d’entre vous le
connaissent : c’est un petit homme, au nez crochu, au teint pâle, mais d’un caractère viril. En le voyant
venir à moi : « C’est Thersagoras, le poète, lui dis-je. Où va-t-il et d’où vient-il2 ?
— De chez moi, répondit-il, et je viens ici.
— Pour te promener ? demandai-je.
— Sans doute, répliqua-t-il, j’en ai besoin ; car j’ai cru devoir me lever à une heure indue de la
nuit pour fêter l’anniversaire d’Homère en lui offrant les prémices de ma poésie.
— C’est bien fait à toi, dis-je, de lui payer le prix de l’éducation que tu as reçue de lui.
— Une fois à la besogne, reprit-il, je m’y suis oublié jusqu’à cette heure de midi. C’est pour cela
que j’ai besoin, comme je te le disais, de faire une promenade.
2.– « Cependant, ajouta-t-il, c’est un motif bien plus pressant encore qui m’amène ici : je veux saluer cet
homme. Et de la main il montrait la statue d’Homère. Vous connaissez, je pense, cet Homère aux longs
cheveux qui se dresse à droite du temple des Ptolémées3. Je suis donc venu, poursuivit-il, afin de le
saluer et de le prier de me donner une part de sa fécondité poétique.
« Plût aux dieux, m’écriai-je, qu’elle dépendît des prières ! car il y a longtemps que je croirais
devoir importuner Démosthène de mes vœux, pour qu’il m’aide à fêter son anniversaire. S’il nous
suffisait de souhaiter, je joindrais mes vœux aux tiens. Ce serait une aubaine à partager entre nous.
« Pour moi, reprit-il, si ma plume a couru si facilement cette nuit et ce matin, c’est à Homère que
je crois devoir l’attribuer ; car je me suis senti transporté pour la poésie d’un enthousiasme divin et
prophétique4. Tu vas en juger toi-même. J’ai pris exprès ce petit écrit sur moi, au cas où je rencontrerais
un camarade qui fût de loisir. Or tu me parais l’être fort à propos pour moi.
3.– « Tu es effectivement un heureux homme, répondis-je. Tu es comme le coureur qui avait gagné le
prix de la longue course5 et qui, après avoir lavé la poussière dont il était couvert, s’amusait à regarder le
reste du spectacle et ne songeait qu’à causer avec l’athlète, au moment où l’on attendait l’appel pour la
lutte. “Ah ! repartit l’athlète, si tu étais sur le point d’entrer dans la carrière, tu ne chercherais pas à
causer.” Toi aussi, tu me parais avoir déjà remporté le prix de la longue course poétique et tu te moques
d’un homme qui tremble d’affronter les hasards du stade. »
Il se mit à rire et dit : « Quel ouvrage si difficile vas-tu donc entreprendre ?
4.– « Tu t’imagines peut-être, répliquai-je, que Démosthène, comparé à Homère, est d’un rang inférieur.
Si tu es très fier d’avoir fait l’éloge d’Homère, crois-tu que celui de Démosthène soit peu de chose ou ne
soit rien pour moi ?
« Tu me calomnies, dit-il. Je ne suis pas pour opposer ces grands hommes l’un à l’autre, quoique
au fond je sois plutôt du parti d’Homère.
« C’est parfait, dis-je ;
5.– « mais moi, ne crois-tu pas que je suis plutôt du parti de Démosthène ? Quoique, à ce point de vue,
tu ne déprécies pas le sujet que je me propose de traiter, il n’en est pas moins évident qu’à tes yeux la
poésie est la seule occupation estimable et que tu méprises l’éloquence, tout comme le cavalier regarde
de haut les fantassins devant lesquels il passe.
« Dieu me garde de cette folie, s’écria-t-il, quoiqu’il faille une bonne dose de folie pour aller aux
portes de la poésie6.
« Les prosateurs aussi, dis-je, ont besoin d’une inspiration divine7, pour ne pas paraître bas et
vulgaires d’esprit.
« Je le sais, camarade, répliqua-t-il, et je prends souvent plaisir à rapprocher les qualités de
Démosthène et d’autres prosateurs de celles d’Homère, par exemple la véhémence, les sarcasmes,
l’enthousiasme. Je compare le “sac à vin8” à l’ivrognerie, aux danses lascives, aux mœurs dissolues de
Philippe9, et le mot d’Hector : “Il n’y a qu’un excellent augure10” à celui-ci : “Il faut que les gens de
bien ayant devant les yeux les beaux motifs d’espérer…11”, et ce vers :

Certes le vieux cavalier Pélée gémirait profondément12

à ce passage :

Quels gémissements pousseraient ces héros qui sont morts pour la gloire et pour la liberté13 ?

« Je compare aussi : “les flots de l’éloquence de Python14” aux discours d’Ulysse “pressés comme
des flocons de neige15”, et cette réflexion :

Si nous devions échapper à la vieillesse et à la mort16

à celle-ci :

La mort est pour tous les hommes le terme de la vie, et l’on a beau s’enfermer dans un cabanon, on ne s’en garde pas17.

« Et il y a entre eux mille pensées qui se rencontrent.


6.– « Je prends plaisir à observer le pathétique, la disposition et les tropes du discours, la variété qui
prévient la satiété, les retours au sujet à la fin des digressions, l’élégance des comparaisons faites à
propos, et la haine partout présente du barbare.
7.– « Il m’a même semblé souvent, car je ne saurais déguiser la vérité, que Démosthène, lâchant, comme
on dit, la bride à sa franchise, attaque l’indolence des Athéniens en termes plus convenables que celui
qui appelle les Achéens Achéennes18, et qu’en exposant les événements tragiques qui remuaient la
Grèce, il a un souffle plus fort et plus soutenu que celui qui, au plus fort d’une bataille, fait dialoguer les
guerriers et disperse l’attention sur des conversations.
8.– « Souvent, chez Démosthène, la mesure des membres de phrase, les rythmes et les cadences nous
causent presque le même plaisir que la poésie. De même aussi Homère ne manque ni d’antithèses, ni de
phrases symétriques, ni de figures rudes ou délicates. Il semble que la nature ait voulu que les mêmes
qualités fussent mutuellement mélangées dans leur génie. Comment, dès lors, mépriserais-je Clio quand
je la sais aussi puissante que Calliope ?
9.– « Cependant je n’en regarde pas moins la tâche de louer Homère comme une lutte deux fois plus
pénible que ton panégyrique de Démosthène et je ne le dis point à cause des vers, mais à cause du sujet.
Je n’ai point en effet, en dehors de la poésie même, de fondement solide pour étayer mes éloges. Tout le
reste est incertain, sa patrie, sa race, le temps où il a vécu. Si l’on avait sur quelqu’un de ces points
quelque clarté

il n’y aurait plus ni contestation ni dispute19.

« On lui assigne pour patrie Ios, ou Colophon, ou Kymé, ou Chios, ou Smyrne, ou Thèbes en
Égypte ou cent autres villes20. On lui donne pour père Maion de Lydie ou un fleuve21 et pour mère
Mélanopé22 ou une dryade, à défaut de filiation humaine, et on le fait vivre à l’époque héroïque ou à la
période ionienne. Non seulement on ne sait pas bien le rapport de son âge avec celui d’Hésiode, mais il
y a des gens qui préfèrent à son nom connu celui de Mélésigénès23. Quant à la fortune, on le fait pauvre
ou aveugle. Mieux vaudrait laisser tout cela dans l’obscurité. Tu vois combien je suis à l’étroit pour faire
mon éloge, ayant à louer une poésie impersonnelle et à juger du génie du poète uniquement d’après ses
vers.
10.– « Toi, poursuivit-il, tu as ton sujet sous la main, tu cours une carrière facile et unie ; tu peux
t’appuyer sur des noms bien déterminés et connus. C’est comme un mets tout apprêté qui attend que tu
l’assaisonnes. Y a-t-il quelque événement lié à la fortune de Démosthène qui ne soit grand et illustre ?
Qu’y a-t-il dans sa vie qui ne soit pas connu ? N’a-t-il pas pour patrie Athènes, la brillante et célèbre
Athènes, colonne de la Grèce24 ? Ah ! si je trouvais Athènes dans mon sujet, comme j’userais de la
liberté des poètes pour y introduire les amours des dieux, leurs jugements, leurs séjours dans cette ville,
leurs présents et les mystères d’Éleusis ! Si on y introduisait en outre ses lois, ses tribunaux, ses fêtes
solennelles, le Pirée, les colonies, ses victoires sur mer et sur terre, il n’est personne, c’est Démosthène
qui l’a dit, qui pût en parler dignement et en égaler la grandeur25. J’aurais alors une matière
extraordinairement abondante, et l’on ne me reprocherait pas de m’écarter de mon sujet, puisque c’est
une loi du genre de rehausser ceux qu’on loue par la gloire de leur patrie. Isocrate n’a pas craint
d’insérer l’épisode de Thésée dans l’éloge d’Hélène26. La nation des poètes est libre. Mais peut-être
crains-tu que la disproportion de ton ouvrage ne t’attire la plaisanterie proverbiale et qu’on ne dise que
ton étiquette est plus grande que le sac.
11.– « Quand tu en as fini avec Athènes, tu as à parler ensuite du triérarque27 son père : c’est pour ton
éloge une fondation d’or, comme dit Pindare28 ; car il n’y avait pas à Athènes de dignité plus brillante
que celle de triérarque. Si ce père mourut alors que Démosthène était encore un tout jeune enfant, il ne
faut pas regarder cette perte comme un malheur, mais comme une source de gloire, puisqu’elle révéla la
générosité de son caractère.
12.– « Sur Homère au contraire, l’histoire ne nous apprend rien de son éducation ni de ses études et,
pour le louer, il faut tout de suite s’attaquer à ses ouvrages, puisque la matière manque à qui voudrait
parler de sa formation première, de ses travaux, de son instruction. On ne peut même pas recourir au
laurier d’Hésiode qui inspire si facilement des vers à de simples bergers29. Mais, sur ce point, tu peux
t’étendre, toi, sur Callistrate30, et tu as devant toi la brillante liste des Alkidamas, des Isocrate, des Isée,
des Euboulidès31. Alors que des plaisirs sans nombre attirent même ceux qui sont soumis à l’autorité
paternelle et que la jeunesse est si prompte à glisser sur la pente de la mollesse, Démosthène, que la
négligence de ses tuteurs laissait libre de se livrer à la débauche, ne fut épris que de l’amour de la
philosophie et de la politique, qui le conduisait à la porte, non de Phryné32, mais d’Aristote, de
Théophraste, de Xénocrate33 et de Platon.
13.– « Et ici, mon excellent ami, il ne tient qu’à toi de philosopher et de distinguer deux sortes
d’amour34 qui conduisent les hommes, l’un déréglé, sauvage, qui bouillonne dans l’âme, comme les
vagues de l’Aphrodite populaire soulevées par la fougue de la jeunesse, véritable fils de la mer ; l’autre
qui nous attire par une chaîne d’or35 qui descend du ciel, qui n’a ni feux ni flèches et ne fait point de
blessures incurables, mais qui, par le sage délire qu’il inspire, élève vers l’idée pure et sans mélange de
la beauté absolue les âmes qui, pour parler comme le poète tragique, “sont près de Zeus et proches
parentes des dieux36”.
14.– « Tout est possible à l’amour : cheveux coupés, antre, miroir, épée, c’est lui qui impose tout cela.
Celui qu’il enflamme s’applique à articuler ses mots, il travaille son débit dans un âge avancé, il
perfectionne sa mémoire, il s’accoutume à braver le tumulte et au travail du jour joint celui de la nuit37.
Qui ne sait, poursuivit-il, à quel degré d’éloquence Démosthène s’éleva par ces moyens ? Les pensées et
les mots se pressent dans ses discours ; il les dispose de manière à produire une persuasion parfaite. Il se
distingue par sa grandeur et la puissance de son souffle ; il reste très sagement maître de son expression
et de sa pensée ; il varie sans cesse ses figures. Seul de tous les orateurs, comme a osé le dire
Léosthène38, il a sculpté le discours au marteau et lui a insufflé la vie39.
15.– « Bien différent d’Eschyle, qui, au dire de Callisthène40, écrivait ses tragédies dans l’ivresse41 pour
exciter ainsi et échauffer son esprit, Démosthène, loin de composer ses discours dans le vin, ne buvait
que de l’eau42. Aussi Démade le plaisanta, dit-on, de cette habitude, en disant que les autres
haranguaient à l’eau43 et que Démosthène écrivait à l’eau. Pythéas trouvait que le son des discours de
Démosthène sentait la lampe nocturne44. Cette partie de ton discours, ajouta-t-il, est commune avec mon
sujet, et la poésie d’Homère m’a fourni une matière aussi étendue.
16.– « Mais si tu passes aux actions que lui inspira sa bonté, au noble usage qu’il fit de ses richesses, à
tous les actes éclatants de l’homme politique… Il allait continuer et compléter son énumération, lorsque
je lui dis en riant : Est-ce que par hasard tu as l’intention de verser sur mes oreilles, comme un baigneur,
tout le reste de ce discours45 ? — Oui, par Zeus, dit-il… et à ces festins donnés au peuple, à ses
chorégies volontaires, à ses triérarchies, aux murailles, au fossé, aux rachats de prisonniers, à ces
mariages de jeunes filles qui témoignent d’un sens politique si remarquable, à ses ambassades, aux lois
qu’il a portées46, et que la grandeur de cette carrière politique se présente à mon esprit, j’ai envie de rire
d’un homme qui fronce le sourcil et qui craint que, pour louer les actions de Démosthène, la matière ne
lui fasse défaut.
17.– « Est-ce que par hasard, mon bon, lui dis-je, tu crois que je suis le seul de tous ceux qui ont passé
leur vie à étudier la rhétorique, qui n’ait pas les oreilles rebattues47 des actions de Démosthène ?
« Apparemment, répliqua-t-il, puisque à t’entendre nous avons besoin d’un secours étranger pour
faire son éloge, à moins que tu ne sois retenu par un sentiment tout contraire et qu’ébloui de tous les
côtés, tu ne puisses fixer ta vue sur la gloire éclatante de Démosthène. C’est à peu près ce qui m’est
arrivé au début avec Homère. Peu s’en est fallu que je n’aie renoncé à le louer, persuadé que je ne devais
point regarder ce sujet en face. Ensuite, je ne sais comment, je me suis remis, et, par une accoutumance
graduelle, je me crois capable de le considérer en face. Je ne détourne plus les yeux de ce soleil, et l’on
ne peut plus me prendre pour un bâtard, intrus dans la race des Homérides48.
18.– « En ceci encore, ajouta-t-il, ton entreprise paraît être beaucoup plus facile que la mienne. La gloire
d’Homère en effet, ne reposant que sur son génie poétique, il m’a fallu nécessairement l’embrasser tout
entier d’un seul coup, tandis que toi, si tu formais le dessein d’embrasser tout Démosthène en une seule
fois, tu serais fort embarrassé d’écrire son éloge. Tu t’agiterais sans savoir à quoi t’attaquer tout d’abord,
semblable à un gourmand assis à une table syracusaine49 ou à ces hommes passionnés pour la musique
et les spectacles qui ont à choisir entre cent occasions de charmer leurs oreilles et leurs yeux. Ils passent
sans cesse d’un désir à l’autre sans pouvoir se fixer. Je m’imagine que toi aussi, tu sautes d’une idée à
l’autre sans savoir à quoi t’arrêter. Tu as tout autour de toi pour attirer tes yeux le grand caractère de ton
héros, son ardeur enflammée, sa vie tempérante, la puissance de sa parole, son courage dans l’action,
son mépris cent fois renouvelé des gros profits, sa justice, son humanité, sa bonne foi, ses sentiments
élevés, son intelligence et tous les actes aussi nombreux qu’importants de sa vie politique. Il est possible
qu’en voyant d’un côté ses décrets, ses ambassades, ses harangues, ses lois, et de l’autre ses expéditions
sur mer, l’Eubée, Mégare, la Béotie, Chios, Rhodes, l’Hellespont, Byzance, tu ne saches où porter ta
pensée sollicitée tour à tour par tant de mérites supérieurs.
19.– « Ton cas ressemble à celui de Pindare dont l’esprit se tourne vers cent objets divers et qui exprime
ainsi son embarras :
Chanterons-nous l’Isménos ou Mélia à la quenouille d’or, ou Cadmos, ou la race sacrée des Spartes, ou Thèbes au sombre
bandeau, ou la force d’Héraclès que rien n’étonne, ou les honneurs qui réjouissent le cœur de Dionysos ou les noces
d’Harmonie aux bras blancs50 ?

« Tu me parais être aussi embarrassé que lui, ne sachant si tu dois chanter l’éloquence ou la vie de
ton héros, son art oratoire ou sa philosophie, son administration ou sa mort.
20.– « Cependant, poursuivit-il, il n’est pas difficile de sortir de cette incertitude. Choisis une de ses
qualités, celle que tu voudras, ou son éloquence, et porte son éloge sur l’une ou l’autre seulement.
L’éloquence même d’un Périclès ne te suffirait pas. Nous connaissons, il est vrai, par la renommée les
éclairs et les foudres qu’il lançait et l’aiguillon51 par lequel il faisait pénétrer la persuasion dans l’âme de
ses auditeurs, mais son éloquence nous échappe, et il est certain qu’en dehors de ce que nous pouvons
en imaginer, elle n’avait rien de durable, rien qui pût résister à l’épreuve du temps et au jugement de la
critique. L’éloquence de Démosthène, au contraire… mais je te laisse le soin d’en parler, si tes vues se
tournent de ce côté.
21.– « Préfères-tu tourner ton attention vers les qualités de son esprit ou ses talents politiques, il serait
bien de te borner à ne traiter que d’une seule, quelle qu’elle soit. Si néanmoins tu désires une matière
plus abondante, prends-en deux ou trois à la fois : elles suffiront pour remplir ton discours ; car elles
sont toutes très brillantes. Si notre éloge porte, non sur le tout, mais sur une partie, nous suivrons l’usage
d’Homère qui ne loue qu’une partie de ses héros, les pieds, la tête ou la chevelure, ou leurs armes et leur
bouclier. D’ailleurs jamais les dieux mêmes ne se sont plaints que les poètes les aient loués pour leur
quenouille, leur arc, leur égide, loin de s’offenser d’être loués pour une partie de leur corps ou de leur
âme ; car d’embrasser tous leurs bienfaits ensemble, c’est une chose qui n’est même pas possible. Ainsi
Démosthène non plus ne nous reprochera pas de ne louer qu’une de ses qualités, puisque lui-même ne
suffirait pas à se louer totalement. »
22.– Quand Thersagoras eut fini d’exposer ces idées : « Je m’imagine, lui dis-je, que c’est pour me
démontrer que tu n’es pas seulement un grand poète, que tu viens de faire ce hors-d’œuvre sur
Démosthène et d’ajouter la prose aux vers.
— C’était, répondit-il, pour te montrer une route facile que je me suis laissé entraîner à parcourir
ce sujet. J’espérais que, relâchant tes soucis, tu me prêterais une oreille complaisante.
— Alors, dis-je, tu t’es donné une peine inutile, sache-le bien. Prends garde même que mon
embarras n’ait fait que croître.
— À t’entendre, dit-il, j’ai fait là une belle cure.
— C’est que, repris-je, tu ignores l’embarras qui me presse en ce moment ; alors tu fais comme le
médecin qui, faute de connaître la partie malade, en soigne une autre.
— Comment cela ?
— C’est que c’est le trouble d’un homme qui débute dans la carrière oratoire que tu voulais guérir.
Mais il y a bien des années révolues que ces ressources sont usées pour moi et les remèdes que tu
appliques à ma perplexité ne sont plus de saison.
« Alors, dit-il, voici le remède à ton mal : prends la méthode ordinaire ; comme pour les routes, la
plus fréquentée est aussi la plus sûre.
23.– « C’est que, répliquai-je, je me suis proposé le contraire de ce que, dit-on, Annicéris de Cyrène52 se
piqua de faire devant Platon et ses disciples : pour montrer son adresse à conduire un char, il fit plusieurs
fois le tour de l’Académie en repassant toujours sur la même ornière sans dévier d’un pouce, si bien
qu’il ne laissa pas plus de marques sur le sol que s’il n’eût fait qu’un seul tour. Pour moi, c’est le
contraire que je veux faire, je veux éviter de suivre les ornières tracées. Mais il n’est guère facile, n’est-
ce pas ? de s’ouvrir de nouvelles routes, si l’on se détourne des chemins battus.
— Eh bien, dit-il, use de l’artifice de Pauson.
— Quel est-il, répondis-je ; je ne le connais pas.
24.– « On dit qu’un amateur avait demandé au peintre Pauson53 de représenter son cheval se roulant
dans la poussière. Il le représenta courant dans un nuage de poussière. Il était encore en train d’y
travailler, lorsque survint l’auteur de la commande, qui lui fit des reproches, disant que ce n’était pas le
sujet qu’il avait commandé. Alors Pauson retournant le tableau sens dessus dessous dit à son esclave de
le montrer. On vit alors le cheval renversé se roulant dans la poussière.
« Tu es bon, Thersagoras, repris-je, de croire que, depuis tant d’années, je n’ai imaginé qu’un
procédé. J’ai pris tous les tours et tous les détours, tous les changements et toutes les variations, et je
crains qu’à la fin je ne sois réduit au sort de Protée54.
« Quel sort ? demanda-t-il.
« De devenir ce qu’il devint, dit-on, quand, cherchant à se dérober à la vue des hommes, il eut
épuisé toutes les formes de bêtes sauvages, de plantes et d’éléments : faute de forme étrangère, il
redevint Protée.
25.– « Toi, reprit-il, tu surpasses Protée par tes machinations pour éviter de m’entendre.
« Non pas, mon bon, lui répondis-je ; car je m’offre à t’écouter et à mettre de côté le souci qui
pèse sur moi. Peut-être que, délivré du souci d’enfanter, tu partageras celui que j’ai d’accoucher à mon
tour. »
Il agréa ma proposition. Nous nous assîmes sur le talus voisin ; je prêtai l’oreille et il me lut des
vers fort noblement conçus. Mais, au milieu de sa lecture, il eut comme une inspiration, il ferma son
cahier et dit :
« Je vais te payer ta complaisance à m’entendre, comme on paye à Athènes les membres de
l’assemblée du peuple ou les juges. Tâche seulement de m’en savoir gré.
— Je t’en saurai gré, dis-je, même avant de savoir de quoi il est question.
26.– Mais que veux-tu dire en effet ?
— J’ai trouvé, dit-il, des mémoires sur la maison royale de Macédoine, dont j’ai été tellement
charmé que je me suis fait un devoir d’acheter le livre. Je viens justement de me rappeler que je l’ai chez
moi. Il contient des détails sur la vie domestique d’Antipater et des particularités sur Démosthène, que
tu seras curieux de connaître.
— Oui, dis-je, et pour te remercier de cette heureuse nouvelle, je veux entendre le reste de tes
vers ; et je ne te quitterai point que tu n’aies acquitté ta promesse. Tu m’as servi un magnifique festin
pour fêter la naissance d’Homère ; j’espère bien que tu me traiteras de même pour fêter celle de
Démosthène. »
27.– Lorsqu’il eut récité le reste de son poème, nous restâmes encore quelque temps assis, autant qu’il
en fallait pour payer à sa poésie un juste tribut de louanges. Puis nous nous rendîmes à sa demeure. Il
eut de la peine à mettre la main sur le livre, mais enfin il le trouva. Je le pris et m’en allai. Après l’avoir
lu, j’ai pensé que je ne pouvais mieux faire que de vous le réciter sans rien changer, en gardant les mots
et les phrases mêmes du texte. Asclépios n’est pas moins honoré, si ceux qui viennent le prier, au lieu de
lui composer eux-mêmes un péan55, lui chantent ceux d’Isodémos de Trézène ou de Sophocle. On a
cessé de faire des poèmes nouveaux en l’honneur de Dionysos ; mais on n’en sait pas moins de gré à
ceux qui, à l’occasion, remettent au jour les poèmes composés par nos anciens auteurs, parce qu’on croit
qu’ils ont ainsi honoré le dieu.
28.– On lit dans ce livre – la partie des mémoires qui se rapporte à notre sujet est un dialogue – qu’on
annonça à Antipater56 le retour d’Archias. Cet Archias57, si quelqu’un de nos jeunes gens ne le connaît
pas, avait été chargé de s’emparer des Athéniens fugitifs. On lui avait recommandé d’engager
Démosthène, par la persuasion plutôt que par la violence, à quitter Calaurie58 pour se rendre auprès
d’Antipater. Impatient de voir cette espérance réalisée, Antipater attendait Démosthène de jour en jour.
Aussi à peine lui annonça-t-on qu’Archias venait d’arriver de Calaurie qu’il le fit introduire sans aucune
cérémonie.
29.– Quand il fut entré… Mais le livre va nous dire la suite.
ARCHIAS. — Sois heureux, Antipater.
ANTIPATER. — Je ne puis manquer de l’être, si tu m’amènes Démosthène.
ARCHIAS. — Je te l’amène comme j’ai pu. Je t’apporte l’urne qui contient ses restes.
ANTIPATER. — Tu as déçu mon espoir, Archias. Qu’ai-je affaire des os et de l’urne de
Démosthène, si je n’ai pas sa personne ?
ARCHIAS. — Je n’ai pu, prince, retenir sa vie de force.
ANTIPATER. — Pourquoi ne l’avez-vous pas pris vivant ?

ARCHIAS. — Nous l’avons bien pris vivant.


ANTIPATER. — Alors, il est mort en chemin ?
ARCHIAS. — Non, il est mort où il était, à Calaurie.
ANTIPATER. — Par suite de votre négligence sans doute. Vous n’avez pas pris soin de lui.

ARCHIAS. — Cela n’a pas dépendu de notre volonté.


ANTIPATER. — Que veux-tu dire ? Tu parles par énigmes, Archias. Vous l’avez pris vivant, et
vous ne l’avez pas !
30.– ARCHIAS. — N’avais-tu pas défendu de lui faire d’abord violence ? D’ailleurs, même en usant de
violence, nous n’aurions pas été plus avancés. Cependant nous nous préparions à en user.
ANTIPATER. — Vous avez eu tort, même de vous y préparer. Ce sont peut-être vos violences qui
ont causé sa mort.
ARCHIAS. — Ce n’est pas nous qui l’avons tué ; mais, la persuasion ayant échoué, il fallait bien
recourir à la contrainte. Mais toi, prince, qu’aurais-tu de plus, s’il était arrivé vivant ? De toute façon, tu
ne pouvais faire autrement que de le mettre à mort.
31.– ANTIPATER. — Parle mieux, Archias, je vois bien que tu n’as pas connu quel homme était
Démosthène, ni compris ma propre pensée. Tu as cru que je n’attachais pas plus d’importance à trouver
Démosthène qu’à rechercher des misérables comme Himéraios de Phalère, Aristonicos de Marathon et
Eucratès du Pirée59, orateurs turbulents qui ressemblent à des torrents, hommes abjects, qui se mettent
en évidence à la faveur de troubles passagers, qui se lèvent hardiment à la moindre espérance de
désordre, puis s’affaissent bientôt, comme le vent au coucher du soleil. Tel fut aussi Hypéride, homme
sans foi, traître à l’amitié, flatteur du peuple, qui calomnia Démosthène pour plaire à la multitude et
prêta son ministère à des injustices que regrettèrent ceux-là mêmes auxquels il voulait plaire. En effet,
peu de temps après cette calomnie, nous savons que Démosthène fut rappelé avec plus d’éclat même
qu’Alcibiade. Hypéride n’en fut pas touché et continua sans pudeur à employer contre ceux qui avaient
été ses meilleurs amis une langue qu’on aurait bien dû lui couper60 en punition de son ingratitude.
32.– ARCHIAS. — Mais quoi ? Démosthène n’était-il pas le plus acharné de nos ennemis ?
ANTIPATER. — Non, il ne pouvait l’être aux yeux de quiconque prise la loyauté du caractère et
tient pour ami tout homme droit et constant. L’honnêteté est toujours belle, même chez un ennemi, et la
vertu garde son prix partout. Je ne suis pas pour ma part, moins généreux que Xerxès qui, étonné du
courage des Lacédémoniens Boulis et Sperkhis61, les renvoya, quand il pouvait les mettre à mort. Mais
il n’y a personne au monde que j’aie admiré autant que Démosthène, que j’ai rencontré deux fois à
Athènes, mais avec trop peu de loisir pour m’entretenir avec lui, et que j’ai appris à connaître sur les
récits d’autrui et sur ses actes politiques. Et ce n’était pas, comme on pourrait le croire, pour la
puissance de son éloquence que je l’admirais, bien que Python62 ne fût rien auprès de lui et que les
discours des orateurs attiques ne fussent que des jeux d’enfants, comparés à la vigueur, au nerf, au
rythme des phrases, à la tournure des pensées, à l’enchaînement des preuves, à la force de persuasion et
à l’accent vibrant de Démosthène. Aussi regrettâmes-nous d’avoir assemblé les Grecs à Athènes pour
réfuter les Athéniens. Nous l’avions fait, confiants dans les promesses de Python ; mais nous tombâmes
sur Démosthène et les démonstrations de Démosthène, et nous ne pûmes atteindre à la puissance de sa
parole.
33.– Pour moi, cette puissance oratoire n’occupait que le second rang dans mon estime : je ne la
considérais que comme un instrument63. C’est Démosthène lui-même que j’admirais par-dessus tout
pour l’élévation de son esprit et son intelligence, et pour ce courage inflexible qui dans toutes les
tempêtes de la fortune gardait la ligne qu’il s’était tracée et ne cédait à aucun revers. Je savais que
Philippe avait la même opinion que moi de ce grand homme. Il reçut un jour d’Athènes la nouvelle que
Démosthène l’avait attaqué dans un discours au peuple. Parménion indigné lança quelques sarcasmes à
l’adresse de Démosthène. « Parménion, lui dit Philippe, Démosthène a le droit de tout dire. C’est le seul
de tous les démagogues de la Grèce qui ne soit inscrit nulle part dans les registres de mes dépenses, et
cependant je lui confierais plus volontiers ma vie qu’à des scribes qui rament dans les trirèmes64.
Chacun d’eux est inscrit comme ayant reçu de moi de l’or, du bois, des revenus, des bestiaux, des terres,
soit en Béotie, soit en Macédoine. Mais nous prendrions plus tôt avec des machines les remparts de
Byzance65 que Démosthène avec notre or.
34.– Pour moi, Parménion, si un Athénien, parlant à Athènes, me préfère à sa patrie, je veux bien lui
prodiguer l’argent, mais il n’aura jamais mon amitié. Si au contraire quelqu’un me hait par amour de sa
patrie, je lui déclare la guerre et l’attaque comme une citadelle, un rempart, un arsenal maritime, un
fossé ; mais j’admire sa vertu et je trouve sa ville bienheureuse de l’avoir. Pour les autres, dès que je
n’en ai plus besoin, j’aurais du plaisir à les perdre ; mais celui-ci, je voudrais le voir venir ici, chez nous,
de préférence à la cavalerie des Illyriens et des Triballes66 et à tous mes mercenaires ; car je ne mettrai
jamais la vertu persuasive du discours et la force de la pensée au-dessous de la force des armes.
35.– Voilà ce qu’il dit à Parménion. Et il me tint à moi aussi les mêmes discours. Lorsque Diopeithès67
partit d’Athènes avec ses troupes, j’en éprouvais quelque inquiétude ; mais lui se mit à rire de bon cœur
et dit : « Tu as peur pour nous d’un général et de soldats citadins. Pour moi, je tiens leurs trières, leur
Pirée, leurs arsenaux maritimes pour bagatelles et vains propos. Que peuvent faire des hommes occupés
à fêter Dionysos et qui passent leur vie au milieu des festins et des chœurs de danse ? Si le seul
Démosthène n’était pas à Athènes, nous aurions plus facilement la ville que nous n’avons eu Thèbes et
la Thessalie : la ruse, la force, la surprise et l’argent en auraient bon marché. Cet homme seul a l’œil
ouvert, il épie toutes les occasions, suit nos mouvements, nous le trouvons devant nous dans tous nos
projets de conquête. Rien ne lui échappe, ni ruses, ni entreprises, ni desseins. C’est un obstacle, un
rempart qui nous empêche de tout conquérir d’emblée. Tant qu’il a dépendu de lui, nous n’avons pu
réduire Amphipolis, ni Olynthe, ni la Phocide, ni les Thermopyles et n’avons pu soumettre la
Chersonèse et les côtes de l’Hellespont.
36.– « Il réveille malgré eux ses concitoyens endormis comme s’ils avaient avalé de la mandragore68.
Contre leur indolence, il use de la franchise comme du fer et du cautère, sans se mettre fort en peine de
plaire. Il fait passer aux armées les fonds publics consacrés au théâtre ; il réorganise par des lois sur la
triérarchie69 la flotte presque entièrement ruinée par le désordre, il relève la dignité des citoyens ravalée
depuis longtemps par l’institution de la drachme et du triobole70 ; il les tire de leur assoupissement en les
excitant à imiter leurs ancêtres et les hauts faits de Marathon et de Salamine71, il forme des alliances et
des confédérations entre tous les Grecs. Il est impossible d’échapper à sa vigilance, de le tromper, et on
ne peut pas plus l’acheter que le roi de Perse ne put acheter le fameux Aristide72.
37.– « Voilà, Antipater, l’homme que nous devons craindre plus que toutes les trières et toutes les flottes.
Ce que Thémistocle et Périclès73 furent pour les Athéniens d’autrefois, Démosthène l’est pour ceux
d’aujourd’hui : il rivalise avec Thémistocle pour l’intelligence, avec Périclès pour la hauteur des vues.
C’est grâce à lui que l’Eubée, Mégare, les côtes de l’Hellespont, la Béotie répondent à l’appel des
Athéniens. Et ils font bien, poursuivit-il, de mettre à la tête de leurs armées un Charès, un Diopeithès, un
Proxénos et autres de même trempe et de garder Démosthène à l’intérieur pour la tribune. S’ils avaient
donné à cet homme plein pouvoir sur les munitions, les vaisseaux, les armées, les occasions et l’argent,
je me demande s’il ne m’aurait pas contesté la Macédoine, lui qui, n’ayant à m’opposer que des décrets,
me suit dans toutes mes courses, me surprend, trouve des ressources, rassemble des forces, envoie des
flottes considérables, range des armées en bataille, et se transporte partout pour contrarier mes
desseins. »
38.– C’est en ces termes qu’en cette circonstance et en bien d’autres, Philippe me parla de ce grand
homme. Il regardait comme une faveur signalée de la fortune que les armées ne fussent pas commandées
par Démosthène, dont les discours, tels que des béliers et des catapultes, mises en mouvement du milieu
d’Athènes, ébranlaient et ruinaient ses desseins. Même après la victoire de Chéronée74, il ne cessait de
nous entretenir du péril extrême auquel Démosthène nous avait exposés. « Si en effet, contre tout espoir,
par l’incapacité des généraux et l’indiscipline des soldats, et par un coup inattendu de la fortune, qui
nous a puissamment aidés en maintes circonstances, nous n’avions pas remporté la victoire, en un seul
jour il nous aurait mis en danger de perdre l’empire et la vie75 ; car il avait ligué contre nous les États les
plus importants et concentré toutes les forces de la Grèce ; avec les Athéniens, il avait contraint les
Thébains et les autres Béotiens, les Corinthiens, les Eubéens, les Mégariens et l’élite de la Grèce à
s’exposer au danger pour m’empêcher de pénétrer dans l’intérieur de l’Attique. »
39.– Tels étaient les discours qu’il tenait constamment sur Démosthène, et quand on lui disait qu’il avait
dans le peuple d’Athènes un redoutable adversaire, il répondait : « Je n’ai qu’un adversaire, c’est
Démosthène. Si les Athéniens ne l’avaient pas, ils ne seraient que des Ænianes et des Thessaliens76. » Et
quand il envoyait des ambassadeurs dans les villes, si le gouvernement d’Athènes envoyait pour les
combattre d’autres orateurs que Démosthène, son ambassade n’avait pas de peine à gagner la partie ;
mais si c’était Démosthène qui se présentait : « C’est en vain, disait-il, que nous avons envoyé des
ambassadeurs ; car il n’est pas possible de triompher de l’éloquence de Démosthène. »
40.– Voilà ce que disait Philippe. Bien que je sois en tout point inférieur à ce prince, dis-moi, Archias,
au nom de Zeus, peux-tu croire que, si j’avais pu me saisir d’un tel homme, je l’égorgerais comme un
bœuf, et que je ne le prendrais pas plutôt pour conseiller au sujet des affaires de la Grèce et du
gouvernement de mes États ? Dès le début j’ai senti pour lui une sympathie naturelle, fondée sur sa
conduite politique et plus encore sur le témoignage d’Aristote. Ce philosophe, en effet, ne cessait de
nous dire, à Alexandre et à moi, que, parmi tant de disciples qui fréquentaient son école, aucun ne lui
avait jamais causé autant d’admiration que Démosthène, par les grandes qualités qu’il tenait de la
nature, par son application aux exercices de la philosophie, par sa gravité, sa vivacité d’esprit, sa
franchise et sa patience.
41.– Et vous, poursuivit-il, vous le prenez pour un Euboulos, un Phrynon, un Philocratès77 et vous
essayez de gagner par des présents un homme qui a dépensé son patrimoine pour les Athéniens, soit
pour les particuliers dans le besoin, soit pour l’État, et, lorsque vous ne pouvez y réussir, vous pensez
l’effrayer, lui qui a depuis longtemps décidé de soumettre sa vie aux destinées incertaines de sa patrie,
et, s’il attaque votre conduite, vous vous indignez contre lui, que le peuple d’Athènes lui-même
n’intimidait pas ? Vous n’avez pas vu, poursuivit-il, que c’est le patriotisme qui l’a poussé à prendre en
main le gouvernement de l’État et que, pour lui, la politique était un exercice philosophique.
42.– C’est cela, Archias, que j’avais le plus vif désir d’entendre de sa bouche, si j’avais pu jouir de sa
compagnie. Il m’aurait donné son opinion sur les affaires présentes. J’aurais, au besoin, écarté les
flatteurs qui ne cessent de m’assiéger, pour entendre la simple vérité de la bouche d’un homme libre et
profiter de ses conseils sincères. Enfin j’aurais cru juste de lui représenter de quelle ingratitude il avait
été payé par les Athéniens, pour lesquels il s’était exposé toute sa vie, alors qu’il pouvait trouver des
amis plus reconnaissants et plus solides.
ARCHIAS. — Peut-être, ô roi, aurais-tu obtenu de lui toute autre chose ; mais sur ce dernier point
tu aurais perdu ta peine, car il portait jusqu’à la fureur son amour pour Athènes.
ANTIPATER. — C’est vrai, Archias. Il est inutile d’en parler. Mais dis-moi, comment est-il mort ?

43.– ARCHIAS. — Je suis persuadé, ô roi, que ton admiration va augmenter encore, car nous, qui avons
été témoins de son héroïsme, nous avons éprouvé autant d’étonnement et de peine à y croire que ceux
qui n’ont pas assisté à sa mort. Il paraît qu’il avait depuis longtemps décidé de mourir ainsi ; ses
préparatifs le prouvent. Il était assis à l’intérieur du temple, et c’est en vain que nous avions dépensé
toute notre éloquence les jours précédents.
ANTIPATER. — Que lui aviez-vous donc dit ?
ARCHIAS. — Je lui ai fait mille promesses de clémence et l’ai assuré de ta pitié, bien que n’y
comptant pas moi-même, car j’ignorais tes intentions, et j’étais persuadé que tu étais en colère contre
lui ; mais le moyen me paraissait bon pour le convaincre.
ANTIPATER. — Mais lui, quel accueil fit-il à tes propositions ? Ne me dissimule rien. J’aurais tant
voulu être là et l’entendre de mes propres oreilles ! Au moins, ne passe aucun détail ; car il n’est pas
d’un médiocre intérêt de connaître l’attitude d’un grand homme aux derniers moments de sa vie, et de
savoir s’il a été faible et sans ressort ou s’il a conservé sans fléchir un instant la fierté de son âme.
44.– ARCHIAS. — Il n’a fait paraître aucune faiblesse. Loin de là. Il m’a dit en souriant, avec une
allusion moqueuse à ma première profession78, que je jouais mal le rôle de menteur dont tu m’avais
chargé.
ANTIPATER. — C’est donc parce qu’il se défiait de tes promesses qu’il a renoncé à la vie ?

ARCHIAS. — Non. Si tu veux bien m’entendre jusqu’au bout, tu verras que ce n’est pas
uniquement pour cela. Mais puisque tu m’ordonnes de ne rien celer, voici ce qu’il a dit : « Les
Macédoniens ne jugeront rien impossible ou extraordinaire79 s’ils s’emparent de Démosthène comme ils
se sont emparés d’Amphipolis, d’Olynthe, d’Oropos. » Et il a tenu bien d’autres propos du même genre.
Il faut te dire que j’avais amené des scribes pour te conserver notre conversation. « Il est vrai, Archias,
dit-il, que la peur des tortures et de la mort me retiennent de me présenter devant Antipater. Mais, quand
vos promesses seraient sincères, je dois me garder d’autant plus de me laisser corrompre en recevant la
vie d’Antipater et d’abandonner le poste où je me suis placé en passant des Grecs aux Macédoniens.
45.– « Je n’aurais pas de honte, Archias, à conserver la vie, si je la devais au Pirée même, à la trière dont
j’ai fait don à l’État, au rempart et aux fossés que j’ai fait faire à mes frais, à la tribu Pandionide dont
j’ai été le chorège volontaire80, à Solon et à Dracon, à ma franchise à la tribune, au peuple libre, à mes
décrets militaires, à mes lois sur la triérarchie, aux vertus de nos ancêtres, à leurs trophées, à la
bienveillance de mes concitoyens, qui m’ont plus d’une fois décerné des couronnes, à la puissance des
Grecs, sur le salut desquels j’ai veillé jusqu’à ce moment. S’il me fallait devoir la vie à la pitié, la
condition serait sans doute humiliante, niais enfin cette pitié serait supportable, si elle venait des parents
des prisonniers que j’ai délivrés, ou des pères que j’ai aidés à marier leurs filles, ou des gens que j’ai
aidés à payer leurs contributions.
46.– « Mais si je ne puis compter pour me sauver sur le commandement des îles, ni sur la mer, je
demanderai mon salut à ce Poséidon81, à son autel, aux lois de la religion, et, si Poséidon, poursuivit-il,
ne peut défendre l’asile de son temple, et ne rougit pas de livrer Démosthène à Archias, je mourrai et
n’aurai pas à flatter Antipater au lieu du dieu. Je pourrais trouver chez les Macédoniens des amis plus
dévoués que les Athéniens ; je pourrais partager aujourd’hui votre fortune, en me rangeant parmi les
Callimédon, les Pythéas, les Démade82. Je pourrais, encore qu’il soit bien tard, changer ma fortune, si je
ne respectais les filles d’Érechthée et Codros83 ; mais je ne veux pas imiter l’inconstance de la Fortune et
passer à l’autre camp. La mort est un asile assuré pour se mettre à l’abri de toute honte. En ce moment,
Archias, je ne veux pas, pour ma part, déshonorer Athènes en acceptant volontairement l’esclavage et en
me dépouillant du plus beau des linceuls84, la liberté.
47.– « Je puis bien, ajouta-t-il, te rappeler les tragédies et ce noble passage :

Et, tout en mourant, elle prit grand soin de tomber décemment85.

« C’est une jeune fille qui se conduit ainsi, et Démosthène préférerait à une mort décente une vie
honteuse ! Il oublierait les leçons de Xénocrate86 et de Platon sur l’immortalité ! » Il s’emporta ensuite
en propos plus amers contre ceux que le succès rend insolents. Mais qu’ai-je besoin d’en dire
davantage ? À la fin, comme je priais et menaçais tour à tour, mêlant la douceur et la dureté, il dit : « Je
me laisserais convaincre, si j’étais Archias, mais je suis Démosthène. Pardonne-moi, mon cher, de n’être
pas né lâche. »
48.– C’est à ce moment, oui, à ce moment que je songeai à l’enlever de force. Quand il s’en fut aperçu,
je vis qu’il se moquait de moi ; car, les yeux tournés vers le dieu, il me dit : « Tu parais croire, Archias,
que les armes, les trières, les remparts, les camps sont les seules forces et les seuls refuges de l’âme
humaine et tu sembles mépriser mes apprêts, dont pourtant ni Illyriens, ni Triballes, ni Macédoniens ne
pourraient triompher, car ils sont plus forts que le mur de bois87 que l’oracle déclara jadis inexpugnable.
C’est avec cette précaution que j’ai gouverné sans crainte et que j’ai bravé les Macédoniens, sans
trembler, et sans m’inquiéter des Euctémon88, des Aristogeiton89, des Pythéas, des Callimédon, ni de
Philippe en ce temps-là, ni d’Archias en ce temps-ci. »
49.– Quand il eut prononcé ces mots : « Ne porte pas la main sur moi, dit-il ; car, autant qu’il dépendra
de moi, le temple n’aura pas de profanation à subir. Je vais saluer le dieu, et je te suivrai de mon plein
gré. » Je m’en fiai à cette promesse. Alors il porta la main à sa bouche. Je crus bonnement que c’était
pour adorer le dieu.
ANTIPATER. — Qu’était-ce donc ?
ARCHIAS. — Nous sûmes plus tard, en mettant une servante à la torture, qu’il avait fait provision
de poison depuis longtemps, afin de délivrer son âme de son corps sans perdre la liberté. En effet, il
n’avait pas encore franchi le seuil du temple que, tournant les yeux vers moi, il dit : « Allons, emmène
ce corps à Antipater ; pour Démosthène, tu ne l’emmèneras pas, j’en jure par… » Il me sembla qu’il
allait ajouter : les héros tombés à Marathon90.
50.– C’est ainsi que nous ayant dit adieu, il expira. Tels sont les renseignements que je t’apporte, roi, sur
l’issue de l’assaut que nous avons donné à Démosthène.
ANTIPATER. — C’est bien ainsi qu’il devait finir, Archias. Ah ! quelle âme invincible et heureuse !
Quelle volonté courageuse ! Quelle prévoyance politique, d’avoir toujours dans la main le gage de sa
liberté ! À présent, il est parti pour mener la vie que les héros mènent, dit-on, dans les îles des
bienheureux, ou il a pris les routes qui, croit-on, conduisent les âmes au ciel, pour y devenir un démon
de la suite de Zeus Libérateur. Quant à son corps, nous le renverrons à Athènes, faisant à la terre une
offrande plus belle que celle des morts de Marathon.

1. Sans doute le mois de Pyanepsion (le quatrième mois du calendrier attique, approximativement mi-octobre à mi-novembre) : Démosthène
est mort le 16 de ce mois. Voir Plutarque, Vie de Démosthène, 28.

2. Voir les premiers mots de Phèdre de Platon.

3. En quel lieu se déroule le dialogue ? Rapprochant la mention du temple des Ptolémées de la place entourée de portiques que les Rhodiens
dédicacèrent à Ptolémée Sôter (Diodore, XX, 100, 4), Matthew D. MacLeod penche pour la cité de Rhodes ; il rappelle par ailleurs que Démosthène
était l’auteur d’une harangue, Pour la liberté des Rhodiens (Lucian, Londres-Cambridge [Mass.], Harvard University Press, coll. « Loeb Classical
Library », vol. VIII, 1967, p. 240-241).

4. Voir Platon, Ion, 533c sq.

5. Le dolichos était la plus longue course des épreuves sportives grecques. À Olympie, il couvrait sans doute vingt stades (environ 3 845 m).

6. Voir Platon, Phèdre, 245a.

7. Voir Platon, Lois, 811c.

8. Homère, Iliade, I, 225.

9. Démosthène, Deuxième Olynthienne, 18.

10. Homère, Iliade, XII, 243.

11. Démosthène, Sur la couronne, 97.

12. Homère, Iliade, VII, 125.

13. Démosthène, Contre Aristocratès, 210.

14. Démosthène, Sur la couronne, 136.

15. Homère, Iliade, III, 222.

16. Ibid., XII, 322-324.

17. Démosthène, Sur la couronne, 97.

18. Voir Homère, Iliade, II, 235 ; VII, 96.

19. Voir Euripide, Phéniciennes, 500.

20. Voir Lucien, Histoires vraies, II, 20 ; Aulu-Gelle, Nuits attiques, III, 11.

21. Mélès, rivière de Smyrne ; voir La Dispute d’Homère et d’Hésiode (ce texte, datant du IIe siècle apr. J.-C., mais remontant à une tradition
très ancienne, relate un concours de poésie ayant opposé Homère à Hésiode lors de jeux funéraires en l’honneur d’Amphidamas de Chalcis).

22. Le texte des manuscrits anciens est « la fille de Mélanopos » au lieu de « Mélanopé », c’est-à-dire Cretheïs ; voir le début de La Dispute
d’Homère et d’Hésiode.

23. « Fils de Mélès ».

24. Pindare, frag. 76. Voir aussi Lucien, Timon, 50.


25. Démosthène, Sur les forfaitures de l’ambassade, 65 ; Sur les symmories, 1.

26. Isocrate, Éloge d’Hélène, 21-37.

27. Les triérarques étaient désignés parmi les riches citoyens d’Athènes pour équiper et entretenir une trirème pendant un an. La triérarchie
était une des liturgies les plus coûteuses. Voir Démosthène, Contre Aphobos, I, 9.

28. Pindare, frag. 194.

29. Voir Hésiode, Théogonie, 30.

30. Important homme politique athénien du IVe siècle av. J.-C. accusé de trahison après la perte d’Oropos en 366 av. J.-C. ; sa brillante
défense aurait vivement impressionné le jeune Démosthène. Voir Plutarque, Vie de Démosthène, 5 ; Aulu-Gelle, Nuits attiques, III, 13.

31. Les maîtres supposés de Démosthène. Voir Pseudo-Plutarque, Vie des dix orateurs, 844b-c ; Diogène Laërce, II, 108.

32. Célèbre courtisane (voir Plutarque, Vies des dix orateurs, 9 [849a]), qui fut notamment la maîtresse de l’orateur Hypéride et du sculpteur
Praxitèle ; elle aurait servi de modèle pour sa célèbre Aphrodite de Cnide.

33. Deuxième successeur de Platon à la tête de l’Académie, qu’il dirigea de 339 à 314 av. J.-C. : il ne peut guère avoir tenu de place dans la
jeunesse de Démosthène (âgé de quarante-cinq ans en 339).

34. Voir Platon, Banquet, 180d sq. Voir aussi Lucien, Les Amours, 37.

35. Réminiscence d’Homère, Iliade, VIII, 19.

36. Eschyle, Niobé, frag. 162.

37. Sur les exercices auxquels s’astreignit Démosthène, voir Plutarque, Vie de Démosthène, 7 sq. ; Pseudo-Plutarque, Vie des dix orateurs,
844d sq.

38. Autre orateur athénien du IVe siècle av. J.-C.

39. Voir Eupolis, 94, 6.

40. Historien d’Alexandre le Grand, qu’il accompagna dans son expédition en Asie ; passé ensuite dans l’opposition, il fut exécuté.

41. Voir Plutarque, Propos de table, VII, 10 (715e).

42. Voir Démosthène, Deuxième Philippique, 30 ; Sur les forfaitures de l’ambassade, 46 ; Pseudo-Plutarque, Vie des dix orateurs, 848c.

43. Le temps de parole des avocats était limité par la clepsydre (instrument de mesure du temps au moyen d’un écoulement régulier d’eau).

44. Voir Plutarque, Vie de Démosthène, 8.

45. Voir Platon, République, 344d.

46. Sur le détail de l’activité de Démosthène, voir Sur la couronne (en particulier 248, 257, 268) ; Pseudo-Plutarque, Vie des dix orateurs,
851.

47. Voir Platon, République, 358c.

48. Groupe de rhapsodes qui prétendaient descendre directement d’Homère.

49. Les banquets siciliens étaient réputés pour être somptueux. Voir Lucien, Dialogues des morts, 19, 2 ; Platon République, 404d ; Horace,
Odes, III, 1, 18.

50. Pindare, Hymnes, frag. 29. Voir aussi Plutarque, Sur la réputation des Athéniens, 348A.

51. Voir Aristophane, Acharniens, 530-531 ; Eupolis, 94, 7.

52. Voir Élien, Histoire variée, II, 27. Il s’agit de l’Annicéris qui paya la rançon de Platon lorsqu’il fut vendu comme esclave par Denys de
Syracuse, et non du philosophe cyrénaïque du même nom (voir Diogène Laërce, II, 86 ; III, 20).

53. Voir Plutarque, Sur les oracles de la Pythie, 396E ; Élien, Histoire variée, XIV, 15.

54. Dieu marin capable de se métamorphoser. Voir Homère, Odyssée, IV, 455 sq. Voir aussi Lucien, Sur la mort de Pérégrinos, 1 et Dialogues
des morts, 4.

55. Un genre d’hymne en l’honneur d’un dieu (souvent, un dieu guérisseur).

56. Régent de Grèce et de Macédoine (avec le titre de « stratège d’Europe ») lors de l’expédition d’Alexandre le Grand en Asie. À la mort de
ce dernier en 323 av. J.-C., les Athéniens et leurs alliés se soulevèrent contre la domination macédonienne (guerre lamiaque). La coalition fut
finalement vaincue lors de la bataille de Crannon (août 322). Hypéride fut torturé et exécuté ; Démosthène, réfugié dans le temple de Poséidon à
Calaurie, se suicida.

57. Voir Plutarque, Vie de Démosthène, 28, 2 sq.

58. Petite île du golfe saronique proche de l’ancienne Argolide.


59. Hypéride, Aristonicos et Himéraios s’étaient réfugiés dans le temple d’Ajax à Égine. Archias les en arracha et les envoya à Antipater, qui
les mit à mort sur-le-champ. Voir Plutarque, Vie de Démosthène, 28. Plutarque ne mentionne pas Eucratès.

60. C’est effectivement le châtiment qu’Antipater lui aurait réservé avant de le faire mettre à mort, selon Plutarque (Vie de Démosthène, 28) et
Pseudo-Plutarque (Vie des dix orateurs, 849b-c).

61. Des hérauts envoyés par Xerxès à Sparte ayant été exécutés, contrairement aux lois, Boulis et Sperkhis (ou Sperthiès) se portèrent
volontaires pour se rendre à Suse et expier par leur mort celle des hérauts perses. Xerxès les épargna. Voir Hérodote, VII, 134 ; Plutarque,
Apophtegmes des Lacédémoniens, 235f-236a, et Préceptes politiques, 815e.

62. Python de Byzance, orateur du IVe siècle av. J.-C., au service de Philippe de Macédoine. À plusieurs reprises, il affronta Démosthène à la
tribune. Voir Démosthène, Sur la couronne, 136 ; Lettres, 2, 10 ; Plutarque, Vie de Démosthène, 9, 1.

63. Voir Plutarque, Vie de Cicéron, 32, pour qui la rhétorique est un instrument au service de la politique.

64. Allusion à l’orateur Eschine, adversaire de Démosthène, qui fut d’abord acteur et qui n’était pas riche comme Démosthène : il ne faisait
pas partie de ceux qui équipent les trirèmes (voir ci-dessus, 11), mais de ceux qui rament à l’intérieur. Pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, 840a.

65. Philippe de Macédoine essaya de s’emparer de Byzance en 340 av. J.-C. Mais le siège fut un échec et il dut battre en retraite.

66. Voir Démosthène, Sur la couronne, 44.

67. Le stratège athénien Diopeithès fut envoyé avec des colons athéniens en Chersonèse de Thrace en 343-342 av. J.-C.

68. Voir Démosthène, Quatrième Philippique, 6. Les effets sédatifs de la mandragore étaient connus dès l’Antiquité.

69. Voir Démosthène, Sur la couronne, 102 sq.

70. Les citoyens qui étaient jurés dans les tribunaux athéniens recevaient trois oboles par jour ; un avocat public recevait une drachme. Voir
Aristophane, Les Guêpes, 690-691.

71. Voir Démosthène, Sur la couronne, 208.

72. Aristide, dit « le Juste », homme politique et stratège athénien du Ve siècle av. J.-C. Voir Hérodote, VIII, 143 ; Plutarque, Vie d’Aristide,
10, 4-6.

73. Grands hommes politiques et chefs de guerre du Ve siècle av. J.-C.

74. Victoire de Philippe, en 338 av. J.-C., qui consacre la défaite d’Athènes et de Thèbes face aux Macédoniens.

75. Voir Plutarque, Vie de Démosthène, 20, 3.

76. Deux peuples du nord de la Grèce passés sous domination macédonienne.

77. Orateurs athéniens qui négocièrent avec Philippe de Macédoine la paix dite « de Philocrate » en 346 av. J.-C. Démosthène faisait aussi
partie de cette ambassade.

78. Archias avait été acteur tragique. Voir Plutarque, Vie de Démosthène, 28.

79. Voir Archiloque, frag. 122.

80. Voir ci-dessus, 16.

81. Démosthène s’est réfugié dans le temple de Poséidon à Calaurie.

82. Orateurs athéniens promacédoniens, contemporains de Démosthène.

83. Les filles d’Érechthée, roi légendaire d’Athènes, donnèrent leur vie pour sauver la cité (voir Apollodore, III, 15), tout comme le fit
Codros, autre roi mythique d’Athènes.

84. Voir Isocrate, Archidamos, 44 ; Plutarque, Si un vieillard doit prendre part au gouvernement, 783d.

85. Euripide, Hécube, 568-569.

86. Disciple de Platon. Il succéda à Speusippe à la tête de l’Académie. Voir Diogène Laërce, IV, 6-15.

87. Le mur de bois inexpugnable de l’oracle rendu par la Pythie aux Athéniens face à l’invasion de Xerxès faisait allusion aux navires de la
flotte athénienne (Hérodote, VII, 141).

88. Homme de main de Midas ; voir Contre Midas, 103.

89. Deux discours du corpus démosthénien sont dirigés contre cet orateur : 25, 26.

90. Voir ci-dessus, 36.


59
COMMENT IL FAUT ÉCRIRE L’HISTOIRE
Comment il faut écrire l’histoire est une pièce unique : il s’agit du seul traité d’historiographie que
l’Antiquité nous ait conservé. Dans ce texte, Lucien s’intéresse avant tout à la manière d’écrire
l’histoire, à la forme que doit prendre la rédaction des faits. L’ouvrage se présente sous la forme d’une
lettre adressée à un ami, Philon. Il est conçu comme un ensemble de conseils et de préceptes pour ceux
qui veulent écrire l’histoire. La première partie du traité est un catalogue des défauts propres aux
mauvais historiens (6-32) : confusion entre éloge et histoire ou entre poésie et histoire, imitation servile
de Thucydide ou d’Hérodote, erreurs sur les lieux et les distances, fictions invraisemblables, exordes
trop longs ou inexistants, incapacité à hiérarchiser les événements, etc. Dans un deuxième temps, Lucien
développe les qualités dont l’historien doit faire preuve (33-63), qu’il s’agisse de qualités intellectuelles
(intelligence politique), morales (impartialité, franchise, recherche de la vérité) ou encore stylistiques
(clarté, souffle). L’historien idéal est un homme complet : enquêteur de terrain et écrivain brillant, qui
sait agencer son discours et lui donner du relief. Lucien fait siennes les conceptions de Thucydide sur
l’histoire : son but est l’utile et s’adresse à la postérité. Aussi le texte de Thucydide est-il constamment à
l’arrière-plan du traité. Lucien se place également sous le patronage du cynique Diogène de Sinope.
Alors que les Corinthiens s’affairaient par crainte d’une attaque de Philippe de Macédoine, Diogène,
pour ne pas être le seul à ne rien faire, se mit à rouler son tonneau du haut en bas du Craneion. De la
même manière, en ces temps de fièvre historiographique, Lucien décide de « rouler son tonneau » non
pas en écrivant l’histoire, mais en se moquant de ceux qui l’écrivent. Son traité s’inscrit en fait dans un
contexte historique très précis : celui des guerres menées victorieusement contre les Parthes par le co-
empereur Lucius Verus1, et des nombreux récits historiques pompeux et flatteurs qu’elles
occasionnèrent. Lucien raille joyeusement ces opportunistes qui sont de bien piètres historiens. C’est
aussi une manière pour lui de s’en démarquer et de se placer en écrivain vertueux – peut-être, qui sait ?
avec des visées courtisanes.
E. M.

1.– On dit, mon beau Philon2, qu’au temps où Lysimaque3 venait d’être nommé roi, les Abdéritains4
furent en butte à un mal subit : ils furent tous à la fois saisis d’une fièvre qui, dès le premier jour, se
signala par sa violence et sa continuité ; puis, vers le septième jour, les uns furent pris d’un gros
saignement de nez, les autres d’une sueur abondante elle aussi, et leur fièvre cessa. Mais cette fièvre
affectait leurs esprits d’une façon plaisante : ils se jetaient tous dans la tragédie, déclamaient des vers
iambiques5 à grands cris ; ils chantonnaient surtout l’Andromède d’Euripide6 et récitaient à tour de rôle
la tirade de Persée7, et la ville était pleine de ces tragédiens d’une semaine qui, tous pâles et amaigris,
criaient à haute voix :
Et toi, Éros, tyran des dieux et des hommes,
et la suite. Et leur manie dura jusqu’à ce que l’hiver et un grand froid étant survenus fissent cesser le
mal. Il avait été causé, je crois, par le tragédien Archélaos8, acteur réputé en ce temps-là, qui leur avait
joué Andromède au milieu de l’été par une grande chaleur, en sorte que la plupart des spectateurs furent
pris de fièvre au sortir du théâtre. Une fois guéris, ils s’abandonnèrent à la tragédie, parce
qu’Andromède continuait à hanter leur mémoire et que Persée avec sa tête de Méduse voltigeait encore
dans leur imagination.
2.– Si donc on peut comparer, comme dit le proverbe, une chose à une autre, cette maladie des
Abdéritains a gagné aujourd’hui la plupart des beaux esprits. Elle ne les pousse point à jouer la tragédie,
car leur extravagance serait plus excusable, s’ils étaient en proie à des iambes composés par d’autres et
qui ne sont pas sans mérite ; mais depuis que la situation s’est brouillée, que la guerre a été déclarée aux
barbares9, depuis notre échec en Arménie et nos victoires continuelles, il n’est personne qui n’écrive
l’histoire. Que dis-je ? tous nos gens sont devenus des Thucydides, des Hérodotes, des Xénophons10, et
l’on peut vérifier la justesse de ce mot fameux : « La guerre est la mère de toutes choses11 », puisqu’elle
a produit d’un seul coup tant d’historiens.
3.– Or à les voir et à les entendre, cher ami, je me suis souvenu de la boutade du philosophe de Sinope12.
Comme on disait que Philippe13 approchait, tous les Corinthiens troublés se mirent à la besogne ; l’un
préparait des armes, l’autre apportait des pierres, celui-ci réparait le rempart, celui-là consolidait les
créneaux, tel autre travaillait à un autre ouvrage utile. À la vue de ce branle-bas, Diogène, qui n’avait
rien à faire, car personne ne l’employait à rien, retroussa son manteau et se mit lui-même à rouler avec
ardeur le tonneau dans lequel il habitait, du haut en bas et de bas en haut du Cranion14. Un de ses amis
lui demanda : « Que fais-tu là, Diogène ? – Je roule mon tonneau, répliqua-t-il, pour n’avoir pas l’air
d’être seul à ne rien faire au milieu de tant de gens occupés. »
4.– Moi aussi, Philon, pour ne pas rester seul muet au moment où tant de voix se font entendre, et ne pas
ressembler à un figurant de comédie qui défile la bouche ouverte sans dire mot, j’ai pensé que je ferais
bien de rouler mon tonneau comme je pourrais, non pas que je veuille écrire une histoire ou raconter les
événements moi-même : je ne suis pas si téméraire et tu n’as rien de semblable à craindre de ma part ;
car je sais trop à quel danger on s’expose à rouler un tonneau sur les rochers et surtout un petit tonneau
comme le mien, qui n’est pas fait d’une argile bien solide15. Je ne l’aurais pas heurté contre un petit
caillou qu’il m’en faudrait ramasser les tessons. Que me suis-je donc proposé et comment vais-je
prendre part à la guerre sans courir de danger et en me tenant hors de portée des traits, je vais te
l’expliquer. « La fumée et les flots16 » et les soucis inhérents à la composition historique, je compte
sagement m’en débarrasser ; en revanche je donnerai certains petits conseils et quelques préceptes à
ceux qui écrivent l’histoire, afin de participer avec eux à la construction, sans prétendre y mettre mon
nom, puisque je n’aurai touché au mortier que du bout du doigt.
5.– Cependant la plupart de nos gens sont convaincus qu’ils n’ont pas plus besoin de conseils pour leur
entreprise que de préceptes pour marcher, voir ou manger. Ils s’imaginent qu’écrire l’histoire est une
chose très facile, très simple, à la portée de tous ceux qui sont capables d’exprimer ce qui leur vient à
l’esprit. Mais toi, mon cher, tu sais, je pense, qu’on ne peut pas ranger l’histoire parmi les œuvres
faciles, qu’on peut rédiger sans peine, et qu’au contraire il n’est pas d’œuvre littéraire qui exige de plus
profondes réflexions, si l’on veut, comme dit Thucydide, composer une œuvre à jamais durable17. Je
suis donc persuadé que je n’en détournerai qu’un fort petit nombre et que je me rendrai même odieux à
quelques-uns, surtout à ceux qui ont déjà terminé leur histoire et l’ont présentée au public. S’ils ont de
plus été applaudis par leurs auditeurs, ce serait folie d’espérer qu’ils changent ou corrigent quelque
chose à leurs œuvres, une fois qu’elles ont été approuvées et déposées pour ainsi dire dans les palais des
rois18. Cependant je ne crois pas mauvais de m’adresser à eux aussi, afin que, si jamais il survient une
autre guerre, soit des Celtes contre les Gètes, soit des Indiens contre les Bactriens, car pour nous19, on
n’aura pas la témérité de nous attaquer à présent que tout l’univers nous est soumis, ils puissent
composer plus judicieusement, en appliquant la règle que je vais donner, si elle leur paraît juste. Sinon,
qu’ils continuent à mesurer leur œuvre à l’aune dont ils usent à présent. Le médecin ne se tracassera pas
beaucoup, si tous les Abdéritains20 veulent jouer la tragédie d’Andromède.
6.– La tâche du conseiller est double : il enseigne à choisir certaines qualités, à éviter certains défauts.
Nous parlerons d’abord de ceux que doit éviter celui qui écrit l’histoire et contre lesquels il doit être le
plus en garde ; nous dirons ensuite ce qu’il doit faire pour ne pas manquer le bon chemin et pour arriver
droit au but, comment il doit commencer, quel ordre il doit mettre dans l’arrangement des faits, quelle
est la mesure de chaque partie, ce qu’il faut taire, sur quoi il faut insister, sur quoi passer rapidement,
comment il faut exprimer et enchaîner les détails : tous ces préceptes et autres du même genre sont
réservés pour la deuxième partie. Dès à présent disons quels sont les défauts ordinaires des mauvais
historiens. Ceux qui sont communs à tous les genres et qui tiennent à l’élocution, à l’harmonie, à la
pensée, à la maladresse en général seraient trop longs à énumérer et sortiraient de l’objet particulier de
ce traité : car les fautes contre l’élocution et l’harmonie sont, nous l’avons dit, communes à tous les
genres.
7.– Si l’on observe les défauts propres à l’histoire, on verra qu’ils sont pareils à ceux que j’ai souvent
moi-même remarqués en écoutant les historiens lire leurs ouvrages ; on s’en rendra mieux compte
encore, si on veut bien les écouter tous. En attendant, il n’est pas hors de propos de citer à titre
d’exemples quelques-uns de ces traités défectueux qui ont déjà paru. Examinons d’abord jusqu’où va
l’erreur des historiens sur le point que voici. La plupart, négligeant de raconter les faits, s’étendent sur
l’éloge des chefs et des généraux, élevant jusqu’aux nues ceux de leur nation et ravalant ceux des
ennemis au delà de toute mesure. Ils ignorent que ce n’est pas un isthme étroit qui délimite et sépare
l’histoire du panégyrique21, mais qu’il y a entre eux un épais rempart et, comme disent les musiciens,
une distance de deux octaves. Le panégyriste ne s’inquiète que d’une chose, qui est de louer et de
charmer celui qu’il loue, dût-il recourir au mensonge pour atteindre son but. Mais l’histoire ne supporte
pas plus l’admission du mensonge, si léger qu’il soit, que la trachée artère, au dire des enfants des
médecins22, ne reçoit la boisson qui y tombe.
8.– Ces historiens semblent encore ignorer que la poésie et les poèmes ont un but et des règles qui leur
sont propres et qui ne sont point ceux de l’histoire. La poésie jouit d’une liberté absolue et ne connaît
qu’une loi, la fantaisie du poète ; car il est inspiré et possédé par les Muses23, et, s’il veut atteler des
chevaux ailés à un char, ou s’il en fait courir d’autres sur les flots ou sur la tête des épis24, on ne lui en
fait pas grief. Quand le Zeus des poètes enlève la terre et la mer suspendues à une seule chaîne25, on ne
craint pas que la chaîne casse et que le monde ne se brise en tombant. S’ils veulent louer Agamemnon26,
personne ne s’opposera à ce qu’ils le représentent avec la tête et les yeux de Zeus, avec la poitrine de
Poséidon, son frère, avec la ceinture d’Arès, en un mot à ce qu’ils donnent le fils d’Atrée et d’Aéropé
comme un composé de tous les dieux27 ; car ni Zeus, ni Poséidon, ni Arès ne peuvent isolément donner
l’idée complète de sa beauté. Mais si l’histoire admet des flatteries de ce genre, qu’est-elle, sinon une
poésie en prose, privée de la magnificence de langage de la poésie, mais gardant ses fictions
invraisemblables, d’autant plus visibles qu’elles sont dépouillées de la mesure du vers ? C’est donc un
grand, un énorme défaut de ne pas savoir séparer les attributions de l’histoire et celles de la poésie, et
d’introduire dans l’histoire les ornements de la poésie, la fable, l’éloge et les exagérations propres à
l’une et à l’autre. C’est comme si l’on revêtait un de ces athlètes robustes et durs comme le chêne
d’habits de pourpre et de parures de courtisane et si on lui frottait le visage de fard et de céruse28.
Combien, par Héraclès, on le rendrait ridicule en le déshonorant par une telle parure !
9.– Cependant je ne prétends pas que l’éloge ne doive jamais trouver place dans un ouvrage d’histoire ;
mais il ne faut louer que si la circonstance s’y prête et il faut le faire avec mesure de manière à ne pas
choquer les lecteurs futurs ; bref, il faut en cela se régler sur l’avenir, comme nous le démontrerons plus
loin. Quant à ceux qui croient bien faire de diviser l’histoire en deux parties, l’une d’agrément, l’autre
d’utilité et qui, par suite, y introduisent l’éloge comme un élément propre à charmer et à égayer les
lecteurs, tu vois combien ils s’écartent de la vérité. D’abord leur distinction est vicieuse ; car l’histoire
ne travaille et ne vise qu’à une chose, l’utilité, qui se forme du vrai seul. Ensuite l’agrément n’est
louable que s’il suit de lui-même l’utilité, comme la beauté accompagne la vigueur de l’athlète. Si la
beauté manque, rien n’empêche néanmoins de ranger dans la lignée d’Héraclès Nicostratos, fils
d’Isidotos29, noble lutteur qui l’emportait sur ses antagonistes à la lutte comme au pugilat, bien qu’il fût
très laid à voir et qu’il eût pour adversaire le bel Alcée de Milet, le bien-aimé, dit-on, de Nicostratos. Si
donc l’histoire joint de surcroît l’agrément à l’utilité, elle attirera beaucoup d’amateurs ; mais tant
qu’elle remplira l’unique objet qui lui est propre, la publication de la vérité, elle s’inquiétera peu de la
beauté.
10.– Il n’est pas inutile d’ajouter que ce n’est pas un agrément de rencontrer dans un ouvrage d’histoire
des récits entièrement fabuleux et des éloges qui, vrais ou faux, soulèvent le dégoût des auditeurs, si l’on
entend par ce mot, non pas la populace et le vulgaire, mais ces hommes qui, comme des juges, je dirai
même, par Zeus, comme des accusateurs, écoutent sans rien laisser échapper, qui ont la vue plus
perçante qu’Argus30 et voient de tous les points de leur corps, qui pèsent chaque expression comme des
changeurs de monnaie, afin de rejeter aussitôt ce qui est de mauvais aloi et de n’admettre que ce qui est
éprouvé, légal et frappé au bon coin. Voilà les gens qu’il faut avoir en vue, lorsqu’on écrit l’histoire ;
quant aux autres, il ne faut point s’en embarrasser, quand même ils se tueraient à vous combler d’éloges.
Mais si, méprisant le jugement des premiers, tu assaisonnes l’histoire de fables, d’éloges et autres
flatteries exagérées, tu la rendras bientôt semblable à Héraclès en Lydie31. Tu l’as vu, j’imagine, en
quelque tableau représenté en esclave d’Omphale, et tous les deux dans un équipage fort étrange, elle,
revêtue de la peau de lion du héros et tenant dans une main la massue, comme si elle était Héraclès, et
lui, vêtu d’une tunique couleur de safran et d’une robe de pourpre, filant la laine et recevant des coups
de sandale d’Omphale. C’est une chose honteuse, de voir au dieu un vêtement qui n’est ni convenable ni
ajusté au corps, et sa virilité indignement amollie.
11.– Il se peut que la multitude applaudisse même en tes ouvrages de telles inconvenances ; mais ce petit
nombre de gens que tu méprises riront de bon cœur et s’en donneront à cœur joie de voir cet assemblage
de choses incompatibles, discordantes, incohérentes. Ce qui est beau dans chaque chose, c’est ce qui lui
est propre ; si l’on transporte à l’une ce qui n’est propre qu’à l’autre, elle devient informe par l’usage
qu’on en fait. Je n’ai pas besoin de dire que les louanges, agréables sans doute à une seule personne,
celle qui les reçoit, sont insupportables aux autres, surtout quand on en pousse à l’excès l’exagération,
comme le font la plupart des gens : ils cherchent à capter la bienveillance de ceux qu’ils louent, ils
insistent sur l’éloge jusqu’à ce que leur adulation éclate à tous les yeux. Ils ignorent l’art de louer et de
voiler la flatterie, et, dès qu’ils se mettent à louer, ils entassent ensemble les détails incroyables sans en
pallier l’invraisemblance.
12.– Aussi n’obtiennent-ils pas ce qu’ils souhaitent le plus vivement, car ceux qu’ils louent les prennent
plutôt en aversion et se détournent d’eux comme de vils flatteurs, et ils ont d’autant plus raison qu’ils
ont l’esprit plus viril. C’est ce qu’éprouva Aristobule32. Comme il avait décrit le combat singulier
d’Alexandre et de Porus33, et lisait spécialement au roi ce morceau de son ouvrage, car il pensait faire le
plus grand plaisir au roi en lui prêtant des exploits fictifs et en exagérant les faits aux dépens de la vérité,
Alexandre prit le livre, et, comme ils naviguaient justement sur l’Hydaspe34, le jeta dans l’eau en disant :
« Je devrais t’en faire autant, Aristobule, toi qui me fais livrer un combat singulier et tuer des éléphants
d’un seul coup de javelot. » Et Alexandre devait effectivement être indigné d’une telle flatterie, lui qui
n’avait même pas pu souffrir l’audace d’un architecte qui lui proposait de faire de l’Athos sa statue et de
transformer la montagne en sa ressemblance35. Il avait aussitôt reconnu en cet homme un flatteur et il ne
voulut plus s’en servir dans la suite pour d’autres ouvrages.
13.– D’ailleurs quel plaisir peut-on prendre à ces exagérations, à moins d’être assez sot pour aimer des
louanges dont il est si facile de prouver la fausseté ? Ce serait ressembler à ces hommes laids et surtout à
ces pauvres femmes qui recommandent au peintre de les faire les plus belles possible, s’imaginant
qu’elles auront un visage d’autant plus agréable que l’artiste en aura plus relevé l’incarnat et mêlé plus
de blanc à ses couleurs. Ainsi font la plupart de nos historiens ; ils ne s’attachent qu’au moment présent,
à l’intérêt personnel et au profit qu’ils espèrent de l’histoire. Il est juste de les haïr, comme étant dès à
présent des flatteurs avérés et maladroits, et pour l’avenir des témoins qui, par leurs exagérations,
rendent suspect tout leur ouvrage. Si cependant on croit qu’il est absolument indispensable de mêler
l’agrément à l’histoire, il y a d’autres raffinements du style compatibles avec la vérité ; mais la plupart
les négligent et insèrent dans l’histoire des embellissements qui lui sont complètement étrangers.
14.– Je vais à présent te rapporter les traits de mauvais goût que je me souviens d’avoir entendus
dernièrement en Ionie36 et même en Achaïe37 de la bouche de certains historiens de la guerre actuelle.
Au nom des Charites38, qu’on ne refuse pas de croire ce que je vais dire. J’en attesterais la vérité par
serment, s’il était décent d’insérer un serment dans un écrit. L’un d’eux débute par une invocation aux
Muses et il prie ces déesses de mettre avec lui la main à son ouvrage. Tu vois comme ce début est
approprié, comme il s’ajuste bien à l’histoire et convient à ce genre d’écrit. Un peu plus loin, il compare
notre général39 à Achille et le roi des Parthes à Thersite40. Il ignore apparemment qu’il y avait plus de
gloire pour Achille à tuer Hector qu’à tuer Thersite et que, si un brave guerrier prenait la fuite,

C’était un guerrier beaucoup plus brave qui le poursuivait41.

Puis il se donne à lui-même quelques louanges et se reconnaît digne d’écrire de si brillants


événements. Plus loin, il fait l’éloge de Milet, sa patrie, et ajoute qu’en la nommant il fait bien mieux
qu’Homère, qui n’a point parlé de la sienne. Puis à la fin de son exorde, il promet expressément et en
termes clairs d’exalter nos actions et de faire lui-même de toutes ses forces la guerre aux barbares. Et
voici comment il commence son histoire et indique en même temps la cause qui a fait naître la guerre :
« L’infâme Vologèse42, digne de périr de la mort la plus infâme, a commencé la guerre pour ce motif. »
15.– Telle est la manière de celui-là. Un autre, qui pousse à l’extrême l’imitation de Thucydide, tant il
reproduit exactement le modèle, commence même comme lui en donnant son nom : c’est pour lui le
plus beau de tous les débuts, un début qui sent le thym attique. Écoute en effet : « Crepereius
Calpurnianus, habitant de Pompeiopolis43, a écrit la guerre des Parthes et des Romains et raconté les
incidents de la lutte, en commençant dès les premières hostilités. » Après un tel exorde, qu’ai-je besoin
de te parler du reste et de rapporter les harangues qu’il tient en Arménie, où l’orateur des Corcyréens44
s’avance à ses côtés, quelle peste il envoie aux habitants de Nisibe45 pour n’avoir pas suivi le parti des
Romains, en l’empruntant tout entière à Thucydide, sauf le seul Pélasgique46 et les longs murs47 où
étaient enfermés ceux qui étaient alors atteints du fléau ? Au reste, elle avait commencé en Éthiopie,
puis elle était descendue en Égypte et dans la plus grande partie des terres qui obéissent au roi, où
heureusement elle s’était arrêtée. Pour moi, je le laissai en train d’ensevelir les malheureux Athéniens à
Nisibe et je m’en allai sachant fort bien ce qu’il devait dire après mon départ. Il est en effet assez
fréquent aujourd’hui de croire qu’on parle comme Thucydide, lorsqu’on emploie, avec un léger
changement, les expressions mêmes de cet historien comme de menus morceaux à rapiécer, ainsi qu’il
aurait dit lui-même48. Mais voici encore une chose que j’allais oublier, c’est que mon historien adopte
pour beaucoup d’armes et de machines les noms romains et dit comme eux, un pont, un fossé et autres
mots de ce genre. Juge à quel point on rehausse la dignité de l’histoire et comme on fait honneur à
Thucydide, en intercalant ces mots italiens au milieu d’expressions attiques, comme une parure de
pourpre qui leur sied et s’y ajuste parfaitement.
16.– Un autre, qui a composé un simple journal des événements, l’a rédigé en un style tout à fait
prosaïque et bas, comme aurait pu le faire un soldat notant au jour le jour ce qui se passe, ou un ouvrier,
ou un vivandier qui aurait suivi l’armée. Cependant cet ignorant est plus excusable que les autres ; car
lui-même laisse voir dès l’abord ce qu’il est : il a travaillé pour un savant futur, capable d’ordonner les
matériaux historiques. La seule chose que je lui reproche, c’est d’avoir donné à son ouvrage un titre plus
ambitieux que ne le comportait la nature de ses écrits : Histoires parthiques de Callimorphos, médecin
de la sixième légion des contophores49 ; à chaque livre il a donné un numéro. Je dois dire aussi, par
Zeus, qu’il a composé une préface pédantesque, où il conclut qu’il appartient à un médecin d’écrire
l’histoire, attendu qu’Asclépios est fils d’Apollon, et qu’Apollon est le conducteur des Muses et le
maître de toutes les sciences, et enfin qu’ayant commencé à écrire en ionien, il a, je ne sais par quel
caprice, aussitôt passé au dialecte commun. Il dit ἰητριχήν [« médecine »], πείρην [« épreuve »],
ὁχόσα [« tout ce qui »], νοῦσοι [« maladies »] ; partout ailleurs il parle comme tout le monde et le plus
souvent le langage des carrefours.
17.– S’il me faut aussi parler d’un philosophe, je laisserai du moins son nom dans l’ombre et ne
toucherai que son dessein et ses écrits naguère publiés à Corinthe. Ils surpassent tout ce qu’on pouvait
en attendre. Dès le début, dans la première phrase de sa préface, il argumente par demandes et par
réponses et se hâte de prouver à ses lecteurs, à l’aide d’un raisonnement très subtil, qu’il ne convient
qu’au seul philosophe d’écrire l’histoire. Peu après, c’est un autre syllogisme50, puis un autre ; bref, sa
préface est une argumentation qui revêt toutes les formes syllogistiques. La flatterie y est poussée si loin
qu’elle inspire le dégoût et les louanges y sont grossières et tout à fait bouffonnes, toujours raisonnées
elles aussi et présentées sous la forme de demandes et de réponses. Une autre chose encore m’a paru
choquante et peu convenable à un philosophe et à une barbe grise et longue, c’est qu’il dit dans sa
préface que notre général aura le privilège de voir que les philosophes ne dédaignent pas d’écrire ses
actions, car, si une pareille réflexion est juste, il valait mieux nous la laisser faire que de l’écrire lui-
même.
18.– Il ne serait pas bien non plus de passer sous silence celui qui a commencé ainsi : « Je vais parler
des Romains et des Perses », et qui dit peu après : « Il fallait qu’il arrivât quelque malheur aux Perses »,
et encore : « C’était Osroès51, que les Grecs nomment Oxyroès », et cent autres traits du même genre. Tu
vois que celui-ci ressemble assez à l’autre dont j’ai parlé, si ce n’est que l’un copie Thucydide, et l’autre
reproduit exactement Hérodote.
19.– Un autre historien, vanté pour son éloquence et ressemblant à Thucydide, si même il ne lui est pas
un peu supérieur, a décrit toutes les villes, toutes les montagnes, les plaines et les fleuves avec beaucoup
de clarté et de vigueur, du moins à ce qu’il pensait. Puisse le dieu qui écarte les maux faire tomber le
fatras de ces descriptions sur la tête de nos ennemis ! Elles sont en effet plus froides52 que la neige
caspienne et que la glace celtique. À peine un livre entier lui suffit-il pour décrire le bouclier de
l’empereur53, sur la bosse duquel est une Gorgone dont les yeux sont faits de bleu, de blanc et de noir,
son baudrier couleur d’arc-en-ciel avec ses serpents enroulés en spirale et en boucle. Et le pantalon de
Vologèse ou le frein de son cheval, que de milliers de mots, ô Héraclès, il emploie à décrire chacun de
ces objets ! avec quelle chevelure54 est dépeint Osroès traversant le Tigre, et dans quel antre55 il se
réfugie ! Le lierre, le myrte et le laurier y ont poussé ensemble et y forment un ombrage épais. Vois
comme tout cela est nécessaire à l’histoire et comme, sans cela, nous ne comprendrions rien à ce qui
s’est passé là-bas.
20.– C’est par impuissance à traiter des choses utiles ou par ignorance de ce qu’il faut dire que ces
historiens ont recours à ces descriptions de lieux et d’antres. Quand ils tombent sur des affaires
multiples et importantes, ils ressemblent à un esclave nouvellement enrichi par la succession de son
maître, qui ne sait ni comment il faut se draper dans son manteau, ni comment on doit se conduire dans
un festin. Souvent il a devant lui des poulardes, du porc et du lièvre, et il se jette sur une purée ou des
viandes salées, dont il se gorge jusqu’à éclater à force de manger. L’historien dont je parle a rapporté des
blessures absolument incroyables et des morts étranges : il dit qu’un homme blessé à l’orteil est mort
sur-le-champ, qu’au seul cri du général Priscus56 vingt-sept ennemis expirèrent. De même sur le nombre
des morts, ses mensonges contredisent les rapports mêmes des généraux ; ainsi près d’Europos57 il fait
périr trois cent soixante dix mille deux cent six ennemis, tandis que les Romains n’ont que deux morts et
sept blessés. Je ne sais si l’on trouverait un homme de bon sens pour supporter de tels mensonges.
21.– Voici encore une chose qu’il faut dire et qui n’est pas négligeable. Pour être tout à fait attique et
parler une langue aussi exactement épurée que possible, cet auteur a cru bon de changer les noms des
Romains et de les transcrire en grec. C’est ainsi qu’il dit Cronios pour Saturninus58, Phrontis pour
Fronton59, Titanios pour Titianus60, sans parler d’autres transformations beaucoup plus ridicules. C’est
le même auteur qui, à propos de la mort de Severianus61, a écrit que tous les autres se sont trompés en
croyant qu’il est mort d’un coup d’épée, alors qu’il s’est laissé mourir de faim, jugeant que ce genre de
mort était le moins douloureux. Il ignorait que Severianus n’avait enduré la faim que trois jours en tout,
je crois, et que généralement on peut tenir sans manger jusqu’au septième jour, à moins qu’on ne
suppose qu’Osroès resta là, attendant que Severianus fût mort de faim, et que c’est la raison pour
laquelle il n’attaqua point le septième jour.
22.– Quant à ceux qui usent en histoire d’expressions réservées à la poésie, où les placerons-nous, mon
cher Philon ? Ils disent : La machine ayant ébranlé le rempart, il s’abattit avec un fracas retentissant, et
à un autre endroit de cette belle histoire : C’est ainsi qu’Édessa62 résonnait du bruit des armes et ce
n’était partout en cet endroit que bruit et que fracas, puis : Le général roulait ses pensées dans son âme,
cherchant le meilleur moyen de s’approcher de la muraille. Puis entre ces expressions l’auteur en
intercale une foule d’autres communes, populaires, empruntées à la langue des gueux, comme : Le chef
de l’armée écrivit à l’empereur, et les soldats achetaient leurs affaires, et : après s’être baignés, ils
venaient autour d’eux, et autres expressions du même genre, si bien qu’un tel auteur ressemble à un
acteur tragique dont un pied est monté sur un cothurne63 élevé et l’autre chaussé d’une sandale.
23.– On en voit d’autres qui composent des exordes brillants, pompeux et démesurément longs, sur quoi
les auditeurs présagent que la suite ne saurait manquer d’être grande et merveilleuse. Mais ces auteurs
produisent ensuite un corps d’histoire si petit et si chétif qu’il fait songer à un enfant qui s’amuse,
comme Éros, à se couvrir du masque énorme d’Héraclès ou d’un Titan64. Aussi les auditeurs ne tardent
pas à lui crier le mot connu : « Une montagne était en train d’accoucher65. » Ce n’est pas ainsi, à mon
avis, qu’il faut procéder. Il faut au contraire que toutes les parties se ressemblent, qu’elles aient la même
couleur et que le reste du corps s’accorde à la tête. Il ne faut pas que le casque soit d’or et la cuirasse
ridiculement fabriquée de haillons pris au hasard ou de cuirs pourris cousus ensemble, que le bouclier
soit d’osier et les cuissards de peau de truie. On voit beaucoup d’historiens de ce genre, qui posent sur
un corps de pygmée la tête du colosse de Rhodes66. D’autres, à rebours, produisent des corps sans tête
et, sans préambule, entrent dans le récit des faits. Ils se recommandent de Xénophon qui a commencé
ainsi : « Darius et Parysatis avaient deux fils67 », et d’autres anciens aussi. Ils ignorent que certains récits
ont la valeur d’un exorde, bien que le vulgaire ne s’en doute pas : c’est ce que je démontrerai ailleurs.
24.– Cependant on peut encore tolérer toutes ces fautes qui ont trait à l’élocution ou à l’ordonnance ;
mais se tromper sur les localités, non pas seulement de quelques parasanges68, mais d’étapes entières69,
à quoi cela ressemble-t-il ? L’un de ces historiens, en effet, a si négligemment rassemblé ses documents
que, sans avoir jamais parlé à un Syrien, sans même en avoir entendu parler dans les boutiques de
barbier, comme on dit communément, il dit en parlant d’Europos : « Europos est située en Mésopotamie,
à deux étapes de l’Euphrate70 ; c’est une colonie d’Édessa. » Cette bévue ne lui a pas suffi et le même
auteur, dans le même livre, a bravement enlevé ma patrie, Samosate71, avec sa citadelle et ses murailles,
et l’a transportée en Mésopotamie, pour l’enfermer entre les deux fleuves qui la longent de près de
chaque côté et arrosent presque ses remparts. Il serait plaisant, Philon, de me défendre devant toi d’être
parthe ou citoyen de la Mésopotamie, où cet étonnant historien m’a emporté et transformé en colon.
25.– Voici encore, par Zeus, une chose vraiment croyable que le même auteur a rapportée de Severianus.
Il affirme par serment qu’il a entendu dire à un de ceux qui s’étaient échappés du désastre que
Severianus n’avait voulu ni se tuer d’un coup d’épée, ni boire du poison, ni se pendre, mais qu’il avait
imaginé un genre de mort tragique d’une hardiesse surprenante. Il possédait justement de très grandes
coupes de verre très brillant. Quand il eut définitivement résolu de mourir, il cassa la plus grande et se
servit de l’un des tessons pour se tuer en se coupant la gorge avec le verre. Ainsi il ne trouva pas la
moindre épée, le plus petit javelot, pour se donner une mort virile et héroïque !
26.– Ensuite, comme Thucydide a fait une oraison funèbre en l’honneur des premiers morts de la
fameuse guerre72, notre historien a jugé qu’il devait en prononcer une en l’honneur de Severianus ; car
tous ces historiens entrent en lice avec Thucydide, qui n’est pour rien dans les malheurs arrivés en
Arménie. Donc après avoir fait de magnifiques obsèques à Severianus, il a fait monter sur sa tombe un
rival de Périclès, un certain Afranius Silon, centurion, qui a déclamé tant et de si belles choses qu’il m’a
fait fondre en larmes à force de rire, surtout quand cet orateur [Afranius], à la fin de son discours, s’est
mis à pleurer et à pousser des gémissements émouvants en rappelant les somptueux soupers de son
général et les santés qu’il y portait. Puis il a couronné sa harangue par un trépas digne d’Ajax73 ; car
tirant son épée avec une véritable bravoure et comme on devait l’attendre d’un Afranius74, il s’est tué
sur le tombeau à la vue de tout le monde. Par Ényalios75, il aurait bien fait de mourir longtemps avant de
déclamer de telles inepties. Alors, dit l’historien, tous les témoins de son acte furent saisis d’admiration
et portèrent aux nues Afranius. Pour moi, il m’avait choqué en mentionnant presque les sauces et les
plats et en pleurant au souvenir des gâteaux ; mais ce que je lui reprochais surtout, c’était de n’avoir pas,
avant de mourir, égorgé l’historien auteur de ce drame.
27.– Je pourrais, camarade, t’énumérer beaucoup d’autres historiens pareils à ceux-là ; mais je n’en
citerai plus que quelques-uns, et je passerai ensuite à mon second point, aux préceptes à observer pour
mieux écrire l’histoire. Il y a en effet des historiens qui omettent ou ne font qu’effleurer les faits
importants et dignes de mémoire et qui, par ignorance, par manque de goût, parce qu’ils ne savent pas ce
qu’il faut dire et ce qu’il faut taire, s’attardent à expliquer des minuties avec une insistance et un soin
extrêmes. On dirait un homme qui, au lieu de regarder l’ensemble de la statue de Zeus à Olympie76, d’en
voir la beauté si grande et si parfaite, de la louer et de l’expliquer à ceux qui ne la connaissent pas, se
bornerait à admirer la forme régulière et le poli du piédestal, les justes proportions de la base, et qui
détaillerait tout cela avec beaucoup de soin.
28.– J’en ai en effet entendu un qui, après avoir expédié en moins de sept lignes la bataille d’Europos77,
a dépensé plus de vingt mesures d’eau à faire une digression froide et dénuée d’intérêt pour nous, où il
raconte comment un cavalier maure du nom de Mansacas, qui errait dans les montagnes pour y trouver à
étancher sa soif, avait rencontré certains paysans syriens sur le point de déjeuner. Tout d’abord ceux-ci
avaient eu peur de lui ; puis, ayant appris qu’il était de leurs amis, ils l’avaient reçu et régalé. Il se trouva
en effet que l’un d’eux avait été, lui aussi, dans le pays des Maures78, où il avait un frère soldat. C’était
ensuite un long bavardage où ce paysan racontait comment il avait lui-même chassé en Maurétanie,
comment il avait vu les éléphants paître en bande au même endroit, comment il avait failli être dévoré
par un lion et quels beaux poissons il avait achetés à Césarée79. Notre admirable historien, laissant là le
carnage atroce qui se faisait à Europos, les charges de cavalerie, les trêves nécessaires, les gardes et les
contre-gardes, était resté là jusqu’à la fin de la soirée pour voir Malchion le Syrien acheter à bon marché
d’énormes scares80 à Césarée. Si la nuit n’était pas survenue, peut-être même aurait-il dîné avec lui, car
les scares étaient déjà préparés. Si tout cela n’avait pas été soigneusement consigné dans son histoire,
nous aurions ignoré des faits importants et les Romains auraient subi une perte irréparable, si Mansacas
le Maure, qui avait soif, n’avait pas trouvé à boire et s’il était revenu au camp sans avoir dîné. Et
combien d’autres détails beaucoup plus nécessaires je passe exprès sous silence ! par exemple, celui de
la joueuse de flûte qui vint à eux du village voisin, ou des présents échangés, le Maure ayant donné une
lance à Malchion, et Malchion une agrafe à Mansacas, et bien d’autres traits du même genre,
événements essentiels de la bataille d’Europos. Aussi pourrait-on dire avec juste raison que de tels
hommes ne regardent par la rose elle-même, mais qu’ils examinent minutieusement les épines de sa tige.
29.– Un autre, Philon, personnage tout aussi ridicule, qui n’a jamais mis le pied hors de Corinthe et qui
n’est même pas allé jusqu’à Kenkhrées81, loin d’avoir vu la Syrie ou l’Arménie, a commencé ainsi, je
m’en souviens : « Les oreilles sont moins dignes de foi que les yeux82. J’écris donc ce que j’ai vu, non
ce que j’ai entendu dire. » Or il avait tout vu si exactement qu’à l’occasion des dragons des Parthes – ce
sont chez eux les étendards des troupes et le dragon sert de guide à mille hommes, je crois –, il disait
que ce sont de monstrueux serpents vivants nés dans la Perse, un peu au-dessus de l’Ibérie83. Avant
l’attaque, disait-il, on les porte élevés en l’air sur de grandes piques où ils sont attachés, et, tandis qu’on
marche à l’ennemi, on l’épouvante ainsi de loin. Dans le combat même, lorsqu’on en vient aux mains,
on les détache et on les lance sur l’adversaire. Naturellement beaucoup des nôtres furent dévorés ainsi et
d’autres, enlacés par les dragons, furent étouffés et broyés. Il était là et les avait vus lui-même, mais sans
s’exposer ; car il s’était mis en observation sur un arbre élevé. Il a bien fait de ne pas s’approcher de ces
monstres, car nous serions privés aujourd’hui de cet admirable historien, qui a fait de sa main dans cette
guerre de grandes et brillantes prouesses. Il a en effet couru bien des dangers et a été blessé à Soura84,
apparemment en allant du Cranion à Lerne85. Et ces belles choses, il les lisait aux Corinthiens, lesquels
savaient fort bien qu’il n’avait jamais vu de guerre, même en peinture sur une muraille. Ce singulier
historien ne connaissait même pas les armes, ni les machines, ni l’ordonnance d’une armée, ni la
répartition des troupes en cohortes ; car il ne manquait pas d’appeler la formation en ligne formation en
colonne et marche de front la marche de flanc.
30.– Un habile homme a renfermé et comprimé en moins de cinq cents lignes tout ce qui s’est fait du
commencement à la fin en Arménie, en Syrie, en Mésopotamie, sur le Tigre, en Médie86, et, pour avoir
fait cela, il prétend avoir écrit une histoire. Cependant, il lui a donné un titre presque plus grand que le
livre lui-même : Récit par Antiochianos, vainqueur aux jeux sacrés d’Apollon – il avait sans doute
remporté le prix du long stade87 parmi les enfants – des exploits accomplis de nos jours par les Romains
en Arménie, en Mésopotamie et en Médie.
31.– J’en ai entendu un autre qui avait composé son histoire en forme de prédiction. Il annonce la
capture de Vologèse88, la mort d’Osroès89, qui sera exposé au lion et à la fin le triomphe qui fait l’objet
de tous nos désirs90. Animé de cet esprit prophétique, il se pressait pour atteindre la fin de son œuvre.
Mais auparavant il avait fondé en Mésopotamie une ville d’une grandeur énorme et d’une beauté
parfaite ; cependant il réfléchit encore et délibère s’il faut l’appelée Nicée, en souvenir de la victoire, ou
Homonoia ou Eirénia91. La chose n’est pas encore décidée et nous avons là une belle ville qui n’a pas de
nom, mais qui est pleine des niaiseries et des sottises de l’historien. Il a promis qu’il allait désormais
écrire ce qui doit se passer dans l’Inde et notre navigation sur la mer extérieure92, et il ne s’en est pas
tenu à la promesse ; l’exorde de cette prédiction sur l’Inde est déjà composé, et la troisième légion et les
Celtes et une petite partie des Maures avec Cassius93 ont déjà tous passé l’Indus. Ce qu’ils feront,
comment ils soutiendront le choc des éléphants, cet admirable historien ne tardera pas à nous l’écrire de
Mouziris94 ou de chez les Oxydraques95.
32.– Telles sont les niaiseries sans nombre que l’ignorance leur fait débiter. Quant à ce qui mérite d’être
vu, ils ne le voient pas, et, le verraient-ils, ils sont incapables de l’exprimer comme il faut. Alors ils
imaginent et façonnent tout ce qui, comme on dit, vient à contre-temps sur la langue. Ils cherchent à se
faire valoir par le nombre des livres et surtout par les titres ; car leurs titres aussi sont d’un ridicule
achevé : D’un tel sur les victoires parthiques, tant de livres, ou : Parthide, premier, deuxième livre, à
l’exemple de l’Atthide96 évidemment. Un autre beaucoup plus ingénieux intitule son ouvrage que j’ai lu
Les Parthyéniques de Démétrios de Sagalassos97. Et mon intention n’est pas de tourner en ridicule et de
railler ces beaux historiens, mais je veux être utile. Quiconque en effet évitera ces défauts et ceux du
même genre sera déjà bien avancé dans l’art d’écrire l’histoire comme elle doit l’être, ou plutôt il ne lui
manquera plus grand-chose, si la dialectique a raison quand elle soutient que, de deux choses entre
lesquelles il n’y a pas de milieu, si l’on rejette l’une, on admet nécessairement l’autre.
33.– Et maintenant, dira-t-on, la place est parfaitement nette ; les épines qui s’y trouvaient et les ronces
sont coupées, les décombres de toute sorte sont enlevés et, s’il y avait des endroits raboteux, ils sont
lisses à présent. Construis donc toi-même dès ce moment ton édifice, pour montrer que ta bravoure ne
consiste pas seulement à renverser les constructions des autres, mais que tu peux toi-même en imaginer
une si parfaite que personne, pas même Momos98, n’y puisse rien trouver à reprendre.
34.– Je dis donc que, pour être un excellent historien, il faut apporter de son propre fonds deux qualités
essentielles, l’intelligence politique et la netteté de l’expression. La première ne s’enseigne pas, c’est un
don de la nature ; le don de l’expression doit être perfectionné à force d’exercice, par un travail assidu et
par l’imitation des Anciens. Mais aucun art ne peut suppléer ces deux talents et mes conseils seraient
inutiles à cet égard. Notre petit livre ne prétend pas en effet rendre intelligents et sagaces ceux que la
nature n’a point faits tels. Ce serait un beau secret, un secret sans prix, si l’on pouvait changer et
transformer des choses d’une telle importance, si l’on pouvait convertir le plomb en or, l’étain en argent,
faire un Titormos99 d’un Conon100 ou un Milon101 d’un Léotrophidès102.
35.– Mais en quoi consiste l’utilité de l’art et des préceptes ? Elle ne consiste pas à créer les qualités
auxquelles ils s’appliquent, mais à montrer comment il faut les employer. Il est certain par exemple
qu’Ikkos, Hérodicos, Théon103 ou tout autre maître de gymnastique ne sauraient te promettre en prenant
avec eux Perdiccas104 [si c’est le Perdiccas épris de sa marâtre, qui se desséchait d’amour, et non
Antiochos, fils de Séleucos, épris de la fameuse Stratonice] de faire de lui un vainqueur olympique égal
à Théagénès de Thasos ou à Polydamas de Scotoussa105 ; mais, qu’on leur donne un sujet bien doué
pour recevoir l’enseignement de la gymnastique, ils le rendront bien meilleur par leur art. On ne doit
donc pas nous reprocher, à nous non plus, l’engagement que nous prenons, en disant que nous avons
trouvé un art qui s’applique à un si grand et si difficile objet ; car nous ne prétendons pas faire un
historien du premier venu qu’on nous aura confié, mais indiquer à celui qui est naturellement intelligent
et bien exercé à écrire les voies directes que nous pourrons découvrir, pour qu’en les suivant il arrive
plus vite et plus aisément à son but.
36.– Et en effet on ne peut pas soutenir que l’homme intelligent n’a besoin ni d’art ni de leçons pour les
choses qu’il ignore ; autrement il jouerait de la cithare et de la flûte et saurait tout sans l’avoir appris. Au
contraire, s’il n’a pas pris de leçon, il ne saurait rien exécuter, tandis qu’avec un maître il apprendra très
facilement et pourra ensuite jouer tout seul.
37.– Et maintenant qu’on nous donne à nous aussi un disciple comme nous le demandons, qui soit bien
doué pour comprendre et pour s’exprimer, qui ait la vue pénétrante, qui soit capable de gérer les affaires
publiques, si on les lui confie, qui ait, avec la science des affaires, la connaissance du métier militaire et
l’expérience du commandement. Je veux aussi, par Zeus, qu’il ait fréquenté les camps, qu’il ait vu les
soldats s’exercer et se ranger, qu’il connaisse les armes et les machines, ce que c’est qu’une formation
en flanc et une formation de front, comment se composent et d’où se tirent les compagnies d’infanterie
et la cavalerie, ce que c’est que changer de front et faire un mouvement tournant ; enfin, je ne veux point
de ces gens qui ne sont jamais sortis de chez eux, et qui doivent s’en rapporter au seul témoignage
d’autrui.
38.– Mais il faut avant tout qu’il soit d’esprit indépendant, qu’il ne craigne personne et qu’il n’espère
rien ; sinon, il ressemblera à ces mauvais juges qui pour un salaire prononcent des arrêts dictés par la
faveur ou par la haine. Qu’il n’ait aucun scrupule, si Philippe a eu l’œil crevé à Olynthe par Aster106,
l’archer d’Amphipolis, de le faire voir tel qu’il était, et, dût Alexandre être ennuyé du meurtre de Clitos
sauvagement tué par lui dans un festin107, de le peindre au naturel. La crainte de Cléon108, si puissant
qu’il soit dans l’assemblée, tout maître de la tribune qu’il est, ne le détournera pas de dire que c’est un
homme funeste et forcené. Il ne craindra pas non plus la république entière des Athéniens, s’il raconte
leurs malheurs en Sicile109, la capture de Démosthène, la mort de Nicias, comment ils furent en butte à
la soif, quelle eau ils burent et comment la plupart furent tués en buvant. Il pensera, et fort justement,
qu’aucune personne de bon sens ne lui fera un crime de raconter les événements d’une entreprise
malheureuse et mal concertée, tels qu’ils se sont passés ; car il n’en est pas l’auteur ; il ne fait que les
rapporter. Si les Athéniens sont vaincus dans un combat naval, ce n’est pas lui qui coule leurs
vaisseaux ; s’ils prennent la fuite, ce n’est pas lui qui les poursuit. Ce qu’on pourrait lui reprocher, c’est
de ne pas faire de vœux, à l’occasion, pour sa patrie. Si en effet, en taisant les événements ou en
rapportant le contraire de la vérité, on pouvait les corriger, rien n’était plus facile à Thucydide que de
renverser d’un trait de plume le mur construit sur les Épipoles, de couler la trière d’Hermocratès, de
percer d’un trait l’exécrable Gylippe au moment où il coupait les routes par des murs et des fossés, et
enfin de jeter les Syracusains dans les latomies et de faire naviguer les Athéniens autour de la Sicile et
de l’Italie, conformément aux premières espérances d’Alcibiade110. Mais je ne pense pas que Clotho
puisse filer à rebours, ni Atropos changer les événements accomplis111.
39.– La tâche unique de l’historien est de raconter les faits comme ils se sont passés ; mais il ne le
pourra pas tant qu’il craindra Artaxerxès dont il est le médecin112, ou qu’il espérera recevoir de lui une
robe de pourpre, un collier d’or et un cheval de Nisaeon113, comme salaire des éloges qu’il lui donne
dans son histoire. Ce n’est pas ainsi qu’agira Xénophon, historien impartial, ni Thucydide. A-t-il des
inimitiés privées, elles comptent peu pour lui devant l’intérêt public et il met la vérité au-dessus de ses
haines ; aime-t-il, il n’épargnera pas pour cela son ami en faute. Tel est, je le répète, l’unique devoir de
l’historien ; quand on se mêle d’écrire l’histoire, on ne doit sacrifier qu’à la vérité, sans se préoccuper du
reste ; en un mot, la seule règle, l’exacte mesure, c’est d’avoir devant les yeux, non pas ceux qui
l’entendent actuellement, mais ceux qui, par la suite, liront ses écrits.
40.– Si au contraire il se préoccupe du présent, on le rangera avec raison parmi ces flatteurs pour
lesquels l’histoire a toujours eu dès l’origine autant d’aversion que la gymnastique en a pour la
parure114. Voici encore un mot qu’on rapporte d’Alexandre : « Je voudrais bien, Onésicrite115, disait-il,
revivre pour quelque temps quand je serai mort, pour savoir ce que penseront les hommes d’alors en
lisant mes actions. Si ceux d’aujourd’hui les louent et les exaltent, n’en sois pas surpris ; c’est que
chacun pense par cet appât, qui n’est pas mince, s’attirer mon amitié. » C’est ainsi que, en dépit du
caractère fabuleux de la plupart des exploits qu’Homère prête à Achille116, certains sont portés à y
ajouter foi, et la grande preuve qu’ils donnent de la véracité du poète, c’est uniquement qu’il n’a pas
chanté un personnage vivant. Ils ne voient pas en effet quel intérêt il avait à mentir.
41.– Telles sont les qualités que je demande à un historien : qu’il soit sans crainte, libre, ami de la
franchise et de la vérité, et, comme dit le poète comique117, qu’il appelle figue une figue, barque une
barque, qu’il ne donne rien à la haine, ni à l’amitié, qu’il n’épargne personne par pitié, par respect ou par
honte. Juge impartial, bienveillant pour tous, qu’il n’accorde à personne plus qu’il ne lui est dû, qu’il
soit étranger dans ses livres et sans patrie, indépendant, sans roi ; qu’il n’ait nul souci de ce que pensera
tel ou tel, mais raconte ce qui s’est fait.
42.– Thucydide a donc eu raison, quand il a posé le principe de l’histoire et distingué une bonne et une
mauvaise manière de l’écrire, inspiré en cela par la grande admiration qu’on avait pour Hérodote,
admiration telle qu’on donna à ses livres le nom des Muses118. Il déclare qu’il élève un monument
éternel et non pas une pièce d’apparat pour le moment présent, qu’il répudie les fables et veut laisser à la
postérité le récit véritable des événements. Il parle ensuite de son utilité et du but qu’un homme sensé
doit assigner à l’histoire : si jamais des événements semblables se reproduisent, on pourra, dit-il, en se
reportant à ceux qui ont été relatés précédemment, tirer un bon parti des événements présents119.
43.– L’historien qui partage cette manière de voir est celui qu’il me faut. Quant au style et à la force de
l’expression, je ne veux point que, pour se mettre à l’œuvre, il se soit fortement entraîné à ce style
violent, acéré, constamment périodique, à ces argumentations tortueuses et à toutes les finesses de la
rhétorique ; je lui demande des dispositions plus paisibles, une pensée soutenue et serrée, une diction
claire et appropriée aux affaires, faite pour exposer le sujet avec toute la netteté désirable.
44.– Car de même que nous avons assigné comme but à l’esprit de l’historien la franchise et la vérité, de
même le premier et unique but de sa diction est d’exposer clairement et de mettre en pleine lumière les
faits, en évitant les expressions inintelligibles et inusitées ou qui sentent le marché ou la taverne, et
employant des termes qui soient compris de la foule et loués par les habiles. Qu’il orne aussi son style
de figures, mais sans pédanterie et sans aucune recherche, sans quoi ses discours ressembleraient à des
ragoûts sans assaisonnements.
45.– Il faut aussi que l’esprit de l’historien participe de la poésie et s’en approprie les qualités, d’autant
plus qu’il parle lui-même un langage plein de grandeur et d’élévation, surtout quand il s’engage dans les
armées rangées en ligne, dans les batailles et les combats sur mer, car alors il aura besoin d’un souffle
poétique pour enfler ses voiles, porter son vaisseau et le tenir élevé sur le sommet des flots. Cependant
sa diction ne doit point quitter la terre ; elle doit s’élever à la beauté et à la grandeur du sujet et, autant
que possible, s’y assimiler, mais sans sortir de son caractère et se livrer mal à propos à l’enthousiasme,
car alors elle courrait grand risque de déraisonner et de tomber dans le délire des corybantes. C’est alors
surtout qu’il faut obéir au frein et se modérer, car dans le discours, comme dans l’équitation, la fougue
orgueilleuse n’est pas un mince défaut. Aussi vaut-il mieux que l’expression suive à pied la pensée à
cheval et se tienne à la housse120, pour ne pas rester en arrière de la course.
46.– Quant à l’arrangement des mots, il faut le ménager habilement et y garder le juste milieu. Il ne faut
pas qu’ils s’écartent et s’éloignent trop de la cadence oratoire, ce qui rendrait le style raboteux, ni qu’ils
soient presque liés par la mesure, comme chez les poètes ; l’un est un défaut, l’autre est désagréable à
l’oreille.
47.– Les faits eux-mêmes ne doivent pas être assemblés au hasard, mais soumis à plusieurs reprises à un
examen laborieux et pénible. Il faut surtout que l’auteur en ait été témoin et les ait observés ; sinon, qu’il
écoute ceux qui les rapportent avec la fidélité la plus incorruptible et qu’on ne saurait soupçonner d’y
rien retrancher ou ajouter par haine et par faveur. Et c’est ici qu’il faut être habile à discerner et à
conclure ce qui est le plus probable.
48.– Quand il les aura rassemblés tous ou du moins la plus grande partie, qu’il en compose d’abord un
mémoire et en fasse un corps d’abord informe et sans articulations, puis, après y avoir mis de l’ordre,
qu’il y ajoute la beauté, qu’il donne de la couleur à la diction, qu’il y sème les figures et la soumette au
rythme.
49.– En un mot, qu’il ressemble alors au Zeus d’Homère qui jette les yeux tantôt sur le pays des Thraces
amis des chevaux, tantôt sur celui des Mysiens121. Qu’il fasse de même ; qu’il regarde tantôt ce que font
ses compatriotes et qu’il nous le fasse voir comme il le voit du point élevé où il s’est placé, puis ce que
font les Perses et enfin les actions des deux peuples, s’ils en viennent aux mains. Et quand les troupes se
rangent en ligne, il ne doit pas fixer les yeux sur une seule partie, ni sur un seul fantassin ou un seul
cavalier, à moins que ce ne soit un Brasidas qui s’élance en avant ou un Démosthène qui repousse une
descente des ennemis122 ; il doit regarder les généraux d’abord ; s’ils font passer un ordre, il doit
l’entendre, et savoir comment, pour quelle raison et dans quel dessein ils ont adopté telle ou telle
tactique. Quand les deux partis seront aux mains, il les suivra des yeux tous les deux à la fois, il pèsera
comme dans une balance les faits des uns et des autres et prendra part à la poursuite et à la fuite.
50.– Et il fera tout cela avec mesure, en évitant la satiété, le manque de goût, l’exubérance juvénile, et il
expédiera son récit avec aisance. Il laissera là les événements pour passer à d’autres qui le pressent ;
puis, quand il en sera délivré, il reviendra aux premiers, quand ils le rappelleront. Pressé de suivre tous
les faits, qu’il les rapporte, autant que possible, au temps même où ils arrivent ; qu’il vole d’Arménie en
Médie, puis qu’un coup d’aile le porte de Médie en Ibérie, puis en Italie, pour ne pas rester un moment
en arrière.
51.– Avant tout, qu’il apporte un esprit semblable à un miroir pur, brillant, dont le centre soit parfait,
qu’il reflète la forme des faits telle qu’il l’a reçue, sans les déformer ni en altérer la couleur et l’aspect.
Car l’historien ne compose pas comme les rhéteurs ; il n’a qu’à dire les choses telles qu’elles sont,
puisque ce sont des faits accomplis. Il ne faut que les ranger et les exprimer ; aussi n’a-t-il pas à
chercher ce qu’il dira, mais comment il le dira. En somme, il faut se dire que, pour écrire l’Histoire, il
faut faire ce que faisaient Phidias, Praxitèle, Alcamène123 ou tout autre de ces grands artistes. Eux non
plus ne fabriquaient pas l’or, l’argent, l’ivoire et les autres matières ; ils les trouvaient toutes faites
devant leurs mains ; c’étaient les Éléens124, les Athéniens ou les Argiens qui les leur procuraient, ils ne
donnaient que la façon ; ils sciaient l’ivoire, le polissaient, le collaient, l’ajustaient et le rehaussaient
d’or, et l’effet de leur art était de manier la matière comme il le fallait. Telle est aussi la tâche de
l’historien : il doit donner aux faits une belle ordonnance et les mettre dans le jour le plus brillant
possible. Et quand un auditeur croit voir ce qu’on lui dit et qu’il applaudit à la fin, c’est alors que
l’ouvrage est parfait et qu’il reçoit la louange propre au Phidias de l’histoire.
52.– Quand tous les matériaux sont prêts, l’historien peut commencer sans exorde, lorsque le sujet peut
à la rigueur se passer d’éclaircissements préliminaires. Cependant, même en ce cas, il peut faire un
préambule pour expliquer ce qu’il va dire.
53.– S’il le fait, il ne le fera porter que sur deux points et non sur trois, comme les orateurs. Il laissera de
côté ce qui regarde la bienveillance et se bornera à faciliter à ses auditeurs l’attention et l’intelligence de
son ouvrage125. Il rendra ses auditeurs attentifs en leur montrant qu’il va parler de choses importantes,
capitales, qui les regardent et pourront leur servir. Il rendra la suite de son ouvrage facile à comprendre
et limpide en exposant d’abord les causes et en précisant les points essentiels de l’histoire.
54.– Tels sont les exordes qu’ont employés les meilleurs des historiens, Hérodote d’abord, qui ne veut
pas que le temps efface des événements importants, admirables, qui, de plus, marquaient les victoires
des Grecs et les défaites des barbares126, puis Thucydide, qui, lui aussi, a pressenti que la guerre du
Péloponnèse serait considérable, mémorable et plus importante que celles qui l’avaient précédée127, et
en effet elle a été signalée par de terribles malheurs.
55.– Après l’exorde dont la longueur ou la brièveté se proportionne aux événements, le passage à la
narration doit être naturel et facile ; car tout le corps de l’histoire n’est plus autre chose qu’une longue
narration. En conséquence, il faut l’orner de toutes les qualités du récit ; sa marche doit être unie, égale,
toujours semblable à elle-même, sans haut ni bas. Elle doit être brillante de clarté, d’une clarté qui est, je
l’ai dit, un effet de la diction et de l’enchaînement des faits. L’historien donnera ainsi à tous ses récits
une forme achevée et parfaite ; quand il aura épuisé un premier point, il en introduira un second lié et
uni au premier comme par une chaîne ; il n’y aura pas de coupure entre eux et l’on ne verra pas
plusieurs récits juxtaposés ; le premier sera toujours non seulement voisin, mais lié et mêlé au second
par leurs extrémités.
56.– La brièveté est utile partout, principalement quand on a beaucoup à dire, mais il faut la tirer moins
des mots et des phrases que des choses. J’entends par là qu’il faut passer rapidement sur les petites
choses, peu nécessaires et s’étendre suffisamment sur les grandes, ou plutôt qu’il faut négliger beaucoup
de choses. Quand vous régalez vos amis et que vous avez fait toutes sortes de préparatifs, vous n’allez
pas pour cela, au milieu des gâteaux, des volailles, des sangliers, des lièvres, des tétines de truie et de la
multitude des plats fins, mettre sur la table du hareng salé et de la purée de légumes, parce que ces mets
font partie des préparatifs128, mais vous négligez les mets trop communs.
57.– Où il faut être particulièrement sobre, c’est dans la description des montagnes, des fortifications et
des fleuves, si l’on ne veut pas avoir l’air de faire un étalage pédantesque de son talent d’écrire et
d’oublier l’histoire pour faire ses propres affaires. Touche légèrement ces objets en vue de l’utilité et de
la clarté, puis passe à d’autres choses, pour échapper à la glu et à toutes les amorces de ce genre d’écrit.
Tu vois ce que fait en pareil cas le grand Homère, tout poète qu’il est : il glisse sur Tantale, Ixion, Tityos
et les autres129. Si Parthénios130, Euphorion131, ou Callimaque132 avaient eu à parler d’eux, combien
crois-tu qu’il leur eût fallu de vers pour amener l’eau jusqu’aux lèvres de Tantale, combien pour faire
rouler Ixion ? Considère plutôt comment Thucydide lui-même, après un bref usage de cette forme de
discours, s’en écarte aussitôt, soit qu’il ait expliqué le jeu d’une machine, fait voir un appareil de siège,
chose nécessaire et utile, ou décrit le site des Épipoles ou le port de Syracuse. Il est vrai qu’en racontant
la peste il paraît long, mais songe aux circonstances et tu connaîtras jusqu’à quel point il est concis ;
c’est la foule des événements qui l’arrête malgré lui au milieu de sa course.
58.– S’il faut parfois introduire un personnage qui prononce une harangue, avant tout, fais-lui dire des
choses conformes à son caractère et appropriées à la situation, puis prête-lui toute la clarté possible. Au
reste, il t’est permis en ce cas de parler en orateur et de déployer ton talent de parole.
59.– Les éloges et les blâmes doivent être tout à fait modérés, circonspects, étrangers à la chicane,
accompagnés de preuves, clairs et bien à leur place ; car on n’est pas ici dans un tribunal, autrement, tu
encourras le reproche que l’on fait à Théopompe133, qui accuse malignement la plupart des personnages
dont il parle, qui s’en fait une étude, au point d’être un accusateur plutôt qu’un historien.
60.– Si, au cours du récit, tu tombes sur quelque trait fabuleux, rapporte-le, mais garde-toi d’en garantir
la véracité : abandonne-le à tes lecteurs pour qu’ils en jugent comme ils voudront. Toi, tu ne te charges
d’aucune responsabilité et tu ne penches ni d’un côté ni de l’autre.
61.– En général, souviens-toi bien, je te le redirai encore, de ne pas écrire en vue du moment présent,
pour être loué et honoré de tes contemporains. Fixe au contraire tes regards sur les siècles à venir ; écris
pour la postérité et demande-lui le prix de tes travaux. Fais-lui dire de toi : « Cet homme-là était
vraiment libre et plein de franchise ; chez lui, point de flatterie ni de servilité, c’est en toutes choses la
vérité même. » Voilà, si l’on est sage, l’éloge que l’on mettra au-dessus de toutes les espérances si
passagères du temps présent.
62.– Tu sais ce qu’a fait le fameux architecte de Cnide134. Lorsqu’il eut construit la tour de Pharos, le
plus grand et le plus beau de tous les ouvrages de l’architecture, afin d’éclairer au loin les navigateurs et
les empêcher de se jeter dans la Paraitonia135, endroit, dit-on, très dangereux, d’où l’on ne peut sortir,
une fois qu’on est tombé au milieu des écueils, lors donc qu’il eut construit son ouvrage, il grava son
nom sur les pierres mêmes, puis il le recouvrit d’un enduit de mortier sur lequel il écrivit le nom du roi
qui régnait alors. Il avait prévu, ce qui arriva en effet, que dans fort peu de temps les lettres tomberaient
avec le mortier et feraient apparaître cette inscription : « Sostratos, fils de Dexiphanès, de Cnide, aux
dieux sauveurs pour les navigateurs. » Ainsi lui non plus ne regardait point le temps où il vivait ni la
courte durée de sa vie, mais le temps où nous sommes et les siècles à venir, tant que sa tour serait debout
et que l’œuvre de son talent subsisterait.
63.– C’est ainsi qu’il faut écrire l’histoire. Il faut s’attacher à la vérité et placer son espérance dans
l’avenir plutôt que de se livrer à la flatterie pour plaire à ses contemporains. Telle est la règle et la loi de
la véritable histoire. Si l’on s’y conforme, c’est bien, et j’aurai fait œuvre utile ; sinon, j’aurai roulé mon
tonneau dans le Cranion.

1. Frère par adoption de Marc Aurèle, qui partagea avec lui le titre d’Auguste. Il régna de 161 à 169 apr. J.-C.

2. Dédicataire du traité, peut-être le même Philon que celui du Banquet ou les Lapithes.

3. Un des généraux d’Alexandre le Grand, qui, après la mort de celui-ci, obtint en partage la Thrace. Il régna de 305 à 281 av. J.-C.

4. Habitants d’Abdère, cité grecque de Thrace.

5. Les parties dialoguées d’une tragédie sont généralement en trimètres iambiques ; les parties chantées recourent à une plus grande variété de
vers.

6. Pièce de l’auteur tragique du Ve siècle qui ne nous est connue que sous forme de fragments ; voir TrGF, vol. V, 1, frag. 114-156.

7. Ibid., frag. 136.

8. Cet acteur n’est pas mentionné ailleurs.

9. Il s’agit de la guerre contre les Parthes menée par le coempereur Lucius Verus. Le conflit s’ouvrit sur la conquête de l’Arménie par les
Parthes et la destruction d’une armée romaine à Élegeia (161). La contre-offensive romaine (162) conduisit à la conquête de Séleucie et de Ctésiphon
(165).

10. Hérodote (Ve s.), Thucydide (Ve s.) et Xénophon (IVe s.) sont les grands noms de l’écriture de l’histoire grecque.

11. Héraclite, frag. 53. Voir Lucien, Icaroménippe, 9.

12. Il s’agit du philosophe cynique Diogène, originaire de Sinope sur la mer Noire.

13. Le roi Philippe de Macédoine (qui vécut de 382 à 336 av. J.-C.), père d’Alexandre le Grand. Par sa victoire sur les cités grecques liguées
contre lui, à Chéronée, en 338 av. J.-C., il imposa son pouvoir sur la Grèce.

14. Le Cranion ou Craneion était un faubourg de Corinthe, où se trouvaient un bois de cyprès et un gymnase.

15. Le « tonneau » de Diogène est une jarre en terre cuite.

16. Homère, Odyssée, XII, 219.

17. Voir Thucydide, I, 22, 4 (ktèma eis aiei).

18. Les écrivains de l’époque hellénistique cherchaient à faire figurer leurs œuvres dans les bibliothèques royales (comme à Alexandrie), pour
assurer leur pérennité.

19. Lucien, écrivain de langue grecque, originaire de la province romaine de Syrie, est un habitant de l’Empire romain, auquel il s’identifie
pleinement.

20. La sottise des Abdéritains était proverbiale.

21. Discours d’éloge.

22. De fait, la corporation des médecins. La médecine était à l’origine une affaire de familles.

23. Voir Platon, Ion ; Aristote, Rhétorique, III, 1408b, 17-19, etc.

24. Réminiscences homériques : Iliade, XIII, 23, XX, 226-229.

25. Voir Iliade, VIII, 24 sq.

26. Dans la poésie épique, roi des Argiens, commandant en chef de l’expédition grecque contre Troie.

27. Allusion à la comparaison présente dans Homère, Iliade, II, 478 sq.

28. Substance blanche (à base de carbonate de plomb) utilisée par les femmes pour se maquiller.

29. Nicostratos fut un athlète célèbre : voir Pausanias, V, 21, 10 ; Tacite, Dialogue des orateurs, 10, 5 ; Quintilien, De l’institution oratoire, II,
8, 14. Le personnage d’Alcée de Milet n’est pas connu par ailleurs.

30. Argus ou Argos Panoptès (« qui voit tout ») est un monstre mythique à la vigilance proverbiale : selon les auteurs, il était doté de trois,
quatre ou cent yeux (ou même d’un nombre incalculable). Héra, jalouse de l’intérêt que Zeus éprouvait pour Io, la transforma en génisse et chargea
Argus de la surveiller.

31. En châtiment du meurtre d’Iphitos, Héraclès fut vendu comme esclave à la reine de Lydie, Omphale. Selon certains auteurs, durant cette
période d’esclavage, il dut s’habiller en femme et exécuter des tâches féminines, tandis qu’Omphale portait les attributs d’Héraclès.
32. Historien d’Alexandre le Grand, qu’il accompagna dans toutes ses campagnes. Son œuvre, perdue, fut une des sources principales de
Strabon et d’Arrien.

33. Roi du Pendjab, battu par Alexandre le Grand en 326 av. J.-C., et ensuite accepté comme allié.

34. Fleuve (le Jhelum, aujourd’hui, au Pakistan) sur les bords duquel Alexandre remporta sa victoire contre Porus.

35. Il s’agissait de sculpter la montagne elle-même, pour en faire un portrait d’Alexandre : voir Plutarque, Vie d’Alexandre, 72 ; La Fortune
ou la Vertu d’Alexandre, 2 (335c-d) ; Strabon, XIV, 1, 23 ; Vitruve, II, préface 1-4.

36. Région située sur la côte ouest de l’Asie Mineure.

37. À l’origine, une région située dans le nord-ouest du Péloponnèse. À l’époque romaine, le terme désignait une province de l’Empire,
comprenant toute la Grèce centrale.

38. Les Charites ou les Grâces sont un groupe de déesses, modèles de grâce, de talent et de beauté. Elles étaient honorées en différents lieux,
comme à Athènes, à Sparte, et surtout à Orchomène.

39. Il s’agit du corégent Lucius Verus.

40. L’opposition entre Achille et Thersite était un lieu commun.

41. Allusion au duel qui oppose Achille et Hector : Achille poursuit Hector autour des murs de Troie (Homère, Iliade, XXII, 158).

42. Vologèse III, le roi des Parthes.

43. Ces trois noms latins ne fleurent guère le « thym attique » qu’on attendrait dans une imitation de Thucydide.

44. Allusion à un discours célèbre de Thucydide (I, 31) ; en fait, le discours n’est pas attribué à un orateur en particulier, mais aux Corcyréens.

45. L’épisode de la peste d’Athènes (Thucydide, II, 48 sq.) était un morceau d’anthologie. Nisibe (Nisibis) est située en haute Mésopotamie.

46. Le Pélasgique est un mur très ancien des fortifications de l’Acropole, à Athènes.

47. Une double muraille fortifiée construite au Ve siècle av. J.-C., qui reliait Athènes à son port, Le Pirée.

48. Le texte grec transmis par les manuscrits est corrompu.

49. Porteurs de lances.

50. Raisonnement déductif constitué de deux prémisses et d’une conclusion.

51. Général parthe qui conquit l’Arménie en 161 apr. J.-C. et infligea une écrasante défaite à l’armée romaine (Dion Cassius, 71, 2). Voir
Lucien, Alexandre ou le Faux Prophète, 28.

52. Jeu de mots sur psychrotès, qui a non seulement un sens physique, mais aussi un sens stylistique, désignant alors quelque chose
d’inintéressant.

53. Il s’agit du coempereur Lucius Verus. Voir la description du bouclier d’Achille dans Homère (Iliade, XVIII, 483-608), ou celle du bouclier
d’Agamemnon (Iliade, XI, 32-40), dont Lucien s’inspire ici.

54. Le thème de la chevelure est un topos poétique.

55. Thème du locus amoenus, autre topos poétique (voir la grotte de Calypso : Homère, Odyssée, V, 63-73).

56. Marcus Statius Priscus fut le successeur de Severianus après la défaite romaine d’Élageia.

57. Doura Europos, ville située sur le moyen Euphrate (sud-est de la Syrie), lieu d’un affrontement sanglant entre Parthes et Romains en 165.

58. Peut-être Publius Vigellius Saturninus ? La transcription repose sur le parallèle entre Saturne et Cronos.

59. Le précepteur des empereurs Marc Aurèle et Lucius Verus.

60. La transcription repose sur le parallèle avec le mot grec « titan ».

61. Marcus Sedatius Severianus, gouverneur de Cappadoce, défait lors de la bataille d’Élegeia contre les Parthes, où il trouva la mort.

62. Capitale de l’Osroène, en Mésopotamie.

63. Chaussure à haute semelle de bois portée par les acteurs de tragédie.

64. Les Titans étaient les anciens dieux qui, pour s’être révoltés contre Zeus, furent bannis et envoyés au Tartare.

65. Le proverbe entier est donné par Athénée (616d) : la montagne accouche d’une souris.

66. Statue monumentale en bronze du dieu Hélios, considérée comme une des sept merveilles du monde.

67. C’est la première phrase de l’Anabase de Xénophon.

68. Unité de longueur d’origine perse, qui équivaut à trente stades, soit environ 5,6 km (si l’on adopte le stade attique).
69. Une étape correspond à une journée de marche (généralement cinq parasanges).

70. En fait, la ville surplombe l’Euphrate. Voir ici, note 2.

71. Capitale du royaume de Commagène, ensuite rattaché à la province romaine de Syrie. Cette cité fortifiée était située sur la rive droite de
l’Euphrate : elle faisait donc partie de l’Empire romain et ne se trouvait pas en Mésopotamie (territoire situé entre le Tigre et l’Euphrate), sous
domination parthe.

72. D’après Thucydide, Périclès fut choisi pour prononcer l’oraison funèbre en l’honneur des premiers morts de la guerre du Péloponnèse. Le
texte de Thucydide était extrêmement célèbre (II, 35-46).

73. Ajax se suicida au moyen de son épée. Voir Sophocle, Ajax.

74. Il y a un jeu de mots entre Aphranios (Aphronios dans certains manuscrits anciens) et aphrôn (« dépourvu de raison »).

75. Surnom d’Arès, le dieu de la guerre.

76. La statue chryséléphantine de Zeus, située dans son sanctuaire à Olympie, fut réalisée par le célèbre sculpteur Phidias. Elle était
considérée comme une des sept merveilles du monde.

77. Voir ci-dessus, 20 et note 2, p. 888.

78. Le territoire des Maures, ou Maurétanie, était divisé, à l’époque de Lucien, en deux provinces romaines : la Maurétanie Césarienne à l’est
(nord-ouest et centre de l’Algérie actuelle) et la Maurétanie Tingitane à l’ouest (nord du Maroc).

79. Capitale de la Maurétanie Césarienne.

80. Des poissons-perroquets.

81. L’un des deux ports de Corinthe (l’autre était Lekhaion), situé sur le golfe saronique, à environ 7 km de la cité.

82. Voir Hérodote, I, 8.

83. Région située au sud du Caucase, entre la mer Noire et la mer Caspienne.

84. Ville située sur l’Euphrate, à la frontière avec l’Empire parthe.

85. Lieux de Corinthe : la fontaine de Lerne était située à proximité du théâtre ; sur le Craneion, voir ci-dessus, 3 et note 6, p. 879, et ci-
dessous, 63.

86. Région du nord-ouest de l’Iran, un des territoires du royaume parthe.

87. La plus longue course des compétitions grecques. À Olympie, elle avait une étendue de vingt stades (environ 3 845 m).

88. Voir ci-dessus, 14.

89. Voir ci-dessus, 18.

90. Le triomphe sur les Parthes fut célébré en 166 apr. J.-C. Faut-il voir dans cette mention un indice pour la datation de l’opuscule ? Le
triomphe n’aurait pas encore été célébré au moment de la rédaction.

91. C’est-à-dire ville de la Victoire, de la Concorde ou de la Paix.

92. Par opposition à la « mer intérieure » qu’est la Méditerranée. Le terme désigne ici l’océan Indien.

93. Caius Avidius Cassius, un des généraux romains qui menèrent la guerre contre les Parthes. Il s’empara de Séleucie, du Tigre puis de
Ctésiphon en 165.

94. Port situé sur la côte sud-ouest de l’Inde (dans l’actuel État du Kérala).

95. Peuple indien du Pendjab.

96. L’Atthide est un genre littéraire. Il regroupe des ouvrages relatant l’histoire d’Athènes et de l’Attique, sous la forme de chroniques
incluant des données mythologiques, religieuses, étymologiques, géographiques, etc.

97. Ville de Pisidie, située sur les contreforts du Taurus (Turquie actuelle). Le titre est une imitation de la première phrase de l’ouvrage
d’Hérodote.

98. Personnification de la raillerie, Momos est souvent invoqué par Lucien : voir Dionysos, 8 ; Nigrinos, 32 ; Histoires vraies, II, 3 ;
Icaroménippe, 31 ; Le Jugement des déesses, 2 ; Hermotimos, 20 et surtout Zeus tragédien ; L’Assemblée des dieux.

99. Hérodote (VI, 127) mentionne un Titormos d’Étolie, doté d’une force extraordinaire. Selon Athénée (X, 412e), il serait entré en
compétition avec Milon de Crotone : il s’agissait de manger un bœuf entier.

100. Homme fréquemment cité pour sa petite taille.

101. Le lutteur Milon de Crotone (VIe s. av. J.-C.), devenu légendaire en raison de sa force physique.

102. Stratège athénien, dont la minceur était un sujet de raillerie. Voir Aristophane, Les Oiseaux, 1406 ; Athénée, XII, 551a.
103. Ikkos de Tarente et Hérodicos de Sélymbrie sont deux maîtres de gymnastique mentionnés chez Platon. Galien cite un ouvrage du
médecin Théon consacré à la gymnastique.

104. Le récit de la passion d’Antiochos pour sa belle-mère Stratonice (ici semble-t-il attribuée à Perdiccas) se trouve chez Plutarque, Vie de
Démétrios, 38. L’épisode est souvent repris par Lucien : voir Icaroménippe, 15.

105. Deux athlètes du Ve siècle av. J.-C., parmi les plus célèbres de l’Antiquité.

106. L’épisode est évoqué par Démosthène, Sur la couronne, 67. D’après Diodore de Sicile (XVI, 34, 5), il ne s’est pas produit lors du siège
d’Olynthe, mais à Méthoné.

107. Le meurtre de Clitos par Alexandre le Grand est notamment raconté par Arrien (Anabase, IV, 8) ou Plutarque (Vie d’Alexandre, 50-51).

108. Démagogue athénien actif pendant la guerre du Péloponnèse (il meurt à la bataille d’Amphipolis en 422 av. J.-C.). Il est évoqué de
manière très négative par Thucydide et Aristophane.

109. Les événements qui suivent se rapportent à l’expédition désastreuse des Athéniens en Sicile, en 415 av. J.-C. Voir Thucydide, livres VI
et VII.

110. Les événements mentionnés à la fin de ce paragraphe font de nouveau allusion à l’expédition de Sicile. Voir ibid.

111. Les Moires sont les divinités du Destin, qui « filent » la vie des hommes. Le poète Hésiode dénombre trois Moires : Clotho, Lachésis et
Atropos. Il y a un jeu de mots de la part de Lucien entre le nom des deux Moires et l’activité qui leur est attribuée : Klôthô/anaklôsein,
Atropos/metatrepseie.

112. Allusion à Ctésias de Cnide (Ve-IVe s. av. J.-C.), médecin du roi perse Artaxerxès, auteur de Persika (Histoire de la Perse) et d’Indika
(Histoire de l’Inde), à la crédibilité historique contestée. Son œuvre ne nous est parvenue que sous forme de fragments.

113. Les chevaux de la région de Nisa en Médie étaient réputés. Voir Oppien, Cynégétiques, I, 311 sq.

114. Voir Platon, Gorgias, 465b sq.

115. Philosophe cynique (IVe s. av. J.-C.) et historien d’Alexandre le Grand, qu’il accompagna dans ses conquêtes.

116. Dans l’Iliade.

117. Peut-être Aristophane ou Ménandre (voir R. Kassel, C. Austin [éd.], Poetae comici graeci, III, 2 frag. 927 ; VI 2, frag. 507).

118. Diodore de Sicile (Ier s. av. J.-C.) est le premier à mentionner une division en neuf livres (XI, 37, 6). Ce découpage remonte
probablement au philologue alexandrin Aristarque de Samothrace.

119. Voir Thucydide, I, 22, 4.

120. Le terme est ici synonyme de caparaçon, c’est-à-dire la housse fixée à la selle qui protège la croupe et les flancs du cheval.

121. Allusion à l’Iliade (XIII, 4-5), aussi reprise dans Lucien, Icaroménippe, 11.

122. Brasidas est un général spartiate, Démosthène un stratège athénien ; le passage renvoie à la bataille de Pylos à l’été 425 av. J.-C., durant
la septième année de la guerre du Péloponnèse (Thucydide, IV, 9-12 et en particulier 11-12).

123. Trois grands noms de la sculpture antique des Ve-IVe siècles av. J.-C.

124. Habitants de l’Élide, région située à l’ouest du Péloponnèse.

125. Sur les fonctions de l’exorde, voir Aristote, Rhétorique, III, 14 ; Laurent Pernot, La Rhétorique dans l’Antiquité, Paris, LGF (coll. « Le
Livre de poche »), 2000, p. 288.

126. Voir Hérodote, I, 1.

127. Voir Thucydide, I, 1.

128. Parce qu’ils avaient été cuisinés.

129. Personnages de la mythologie grecque condamnés à subir des tourments éternels dans le Tartare, au plus profond des Enfers : supplice de
la faim et de la soif pour Tantale, supplice de la roue pour Ixion, foie éternellement dévoré par deux vautours pour Tityos.

130. Parthénios de Nicée, poète élégiaque grec du Ier siècle av. J.-C.

131. Euphorion de Chalcis, poète et grammairien grec du IIIe siècle av. J.-C.

132. Callimaque de Cyrène, poète et grammairien grec du IVe-IIIe siècle av. J.-C.

133. Historien grec du IVe siècle av. J.-C., auteur notamment d’Helléniques (continuation de l’œuvre de Thucydide) et de Philippiques
(consacrées à Philippe II de Macédoine), dont nous n’avons que des fragments. Il laissa l’image d’un moraliste sans complaisance.

134. Sostratos de Cnide. Le phare d’Alexandrie fut construit entre 299 et 279 av. J.-C., sur la petite île de Pharos, en face d’Alexandrie.

135. Paraitonion est le nom d’un port situé à plusieurs centaines de kilomètres à l’ouest d’Alexandrie. Voir Strabon, XVII, 1, 14 ; Plutarque,
Vie d’Antoine, 69, 1.
60
LES DIPSADES
Les Dipsades sont sans doute l’introduction (prolalia) à une conférence donnée par Lucien. Il s’y
présente à la première personne et s’adresse à son auditoire. Son propos repose sur une comparaison
entre la soif irrésistible provoquée par la morsure de la dipsade et celle, tout à fait semblable, éprouvée
par le conférencier qu’il est, de continuer à paraître en public. Cette comparaison, cependant, n’est
explicitée qu’à la fin du texte (9), si bien que l’essentiel de la prolalia est constitué par un récit exotique
portant sur le désert libyen, sur ses conditions climatiques extrêmes ainsi que sur les dangereux reptiles
qu’on y rencontre, et tout particulièrement la dipsade, ce serpent dont la morsure provoquait, disait-on,
une soif inextinguible. De manière très brève mais avec brio, Lucien montre sa virtuosité oratoire et la
culture littéraire qui la sous-tend. Les clins d’œil à la littérature médicale et aux traités sur les venins et
les poisons sont nombreux et concourent à donner l’illusion d’une narration documentée. Dans ce récit
de voyage à caractère ethnographique, Lucien reprend avec humour, pour mieux les subvertir, les codes
du récit hérodotéen : après force détails sur le pays et sur la dipsade, l’auteur juge bon de préciser qu’il
n’a pas vu d’homme mordu par ce serpent et n’a même jamais été en Libye. Une dernière anecdote,
celle d’une prétendue stèle comportant une représentation d’un homme mordu par une dipsade et
accompagnée de vers décrivant sa mort, donne à Lucien l’occasion de montrer l’étendue de son
répertoire : il fait une description (ekphrasis) de la stèle et joue, comme souvent, de l’émulation entre les
différents arts.
E. M.

1.– Le sud de la Libye1 est un sable profond, une terre brûlée, en grande partie déserte, entièrement
stérile, toute en plaine, sans verdure, ni herbe, ni arbre, ni eau, sauf quelque reste de pluie amassée dans
les creux, et cette eau est si épaisse et si fétide qu’on ne saurait la boire, si altéré qu’on soit. Ces raisons
font qu’elle est inhabitée. Et en effet qui pourrait habiter un pays si sauvage, si aride, si stérile, en butte à
une extrême sécheresse ? La chaleur même, l’air absolument embrasé et brûlant et le sable bouillant
interdisent rigoureusement l’entrée de cette région.
2.– Seuls, les Garamantes2 qui l’avoisinent, race d’hommes peu vêtus et légers à la course, qui vit sous
la tente et se nourrit en grande partie de gibier, y pénètrent quelquefois pour chasser. Ils attendent
généralement pour cela le solstice d’hiver et l’arrivée de la pluie : c’est le moment où la grosse chaleur
est tombée et où le sable humecté se prête tant bien que mal à la marche. Leur gibier consiste en des
onagres, des autruches au vol bas, beaucoup de singes et quelques éléphants. Ce sont les seules bêtes qui
résistent à la soif et supportent de longs mois les souffrances que cause la chaleur excessive d’un soleil
brûlant. Et néanmoins, les Garamantes, quand ils ont consommé les provisions avec lesquelles ils étaient
venus, s’en retournent aussitôt ; car ils craignent que le sable, venant à s’échauffer de nouveau, ne
devienne difficile et impraticable à la marche, et que dès lors, pris comme dans un filet, ils ne périssent
eux-mêmes avec leur gibier ; car il est impossible de s’échapper, si le soleil, pompant l’humidité et
desséchant rapidement le sol, se met à chauffer à blanc et à lancer des rayons d’autant plus violents
qu’ils sont renforcés par l’humidité ; car l’humidité est un aliment pour le feu.
3.– Cependant tous ces fléaux dont je viens de parler, la chaleur, la soif, la solitude, l’impossibilité de
rien tirer du sol, vous paraîtront moins pénibles que celui que je vais nommer et pour lequel il faut
absolument fuir ce pays. En effet il est infesté par des reptiles de toute espèce, d’une grandeur
monstrueuse, d’un nombre infini, de formes étranges et d’un venin mortel. Les uns sont enfouis dans le
sable, où ils ont creusé leur repaire ; les autres rampent à la surface. Ce sont des crapauds venimeux, des
aspics, des vipères, des serpents à cornes3, des bouprestes4, des acontias5, des amphisbènes6, des
dragons et des scorpions de deux sortes ; l’une vit et rampe à la surface de la terre ; l’autre, d’une taille
énorme, avec des vertèbres nombreuses7, est aérienne et se soutient sur des ailes membraneuses pareilles
à celles des sauterelles, des cigales et des chauves-souris. Le grand nombre de ces scorpions volants
rend très dangereux l’accès de cette contrée de la Libye.
4.– Mais de tous les reptiles que nourrit le sable, le plus terrible est la dipsade8. C’est un serpent d’une
grandeur médiocre, qui ressemble à la vipère. Sa morsure est violente, et son venin rapide cause à
l’instant des douleurs qu’on ne peut apaiser. Il brûle, il putréfie, il consume ses victimes, qui crient
comme si elles étaient sur un bûcher. Mais ce qui les tourmente et les épuise le plus, c’est la souffrance
d’où le reptile a tiré son nom, c’est une soif sans mesure et d’autant plus extraordinaire que, plus on
boit, plus on est altéré et que le désir de boire en devient beaucoup plus ardent. Et vous leur donneriez à
boire le Nil même ou l’Ister9 tout entier, que vous n’éteindriez pas leur soif : vous ne feriez
qu’enflammer le mal en l’arrosant, comme si vous vouliez éteindre le feu avec de l’huile.
5.– Les fils des médecins, pour expliquer cette étrangeté, disent que le venin qui est épais, se trouvant
détrempé par la boisson, se meut plus vivement, parce qu’il devient, comme on peut croire, plus liquide
et que sa diffusion s’en trouve considérablement accrue.
6.– Pour ma part, je n’ai jamais vu d’homme en cet état, et puissé-je, ô dieux n’en jamais voir soumis à
un pareil supplice ! Je n’ai même jamais mis le pied en Libye, et j’ai fait sagement. Mais je connais une
inscription qu’un de mes amis m’a dit avoir lue de ses yeux sur la stèle d’un homme qui a péri dans ces
tourments. Comme il revenait de Libye en Égypte, il avait, disait-il, passé le long de la Grande Syrte10,
car il n’y a pas d’autre chemin. Là, il rencontra sur le rivage une tombe baignée par les flots. Elle était
surmontée d’une stèle où était représenté le genre de mort du défunt. On y avait en effet gravé un
homme dans l’attitude que les peintres donnent à Tantale11, debout dans un lac et puisant de l’eau pour
la boire apparemment. Une affreuse bête, une dipsade, était enroulée autour de son pied où ses dents
étaient enfoncées ; plusieurs femmes, l’amphore en main, versaient ensemble de l’eau sur lui. Près de là
étaient des œufs pareils à ceux de ces autruches que les Garamantes, comme je l’ai déjà dit, poursuivent
à la chasse. Voici l’inscription gravée sur la stèle, elle mérite d’être rapportée :
Voilà, je m’imagine, ce qu’endura Tantale : il ne put jamais assoupir les souffrances de la soif que lui causait un venin brûlant.
C’est un tonneau pareil que les filles de Danaos12 n’arrivaient pas à remplir, tout en s’épuisant sans cesse à y vider leurs
amphores.

Il reste encore quatre autres vers qui parlent des œufs et de la manière dont l’homme avait été
mordu en les ramassant ; mais je ne m’en souviens plus.
7.– Naturellement les peuples voisins ramassent ces œufs et les recherchent avec soin, non seulement
pour les manger mais encore pour en faire des ustensiles. Ils les vident et en font des coupes ; car ils ne
peuvent en fabriquer d’argile, parce que leur sol est de sable. Quand ils en trouvent de grands, ils en font
aussi des chapeaux. Chaque œuf en fournit deux ; car chaque moitié forme un chapeau suffisant pour la
tête.
8.– C’est là, près des œufs, que les dipsades se tiennent aux aguets. Quand un homme s’approche, elles
sortent en rampant et mordent le malheureux. Il éprouve alors les tourments dont j’ai parlé tout à
l’heure : il ne fait que boire et sa soif augmente toujours sans qu’il puisse jamais l’étancher.
9.– Si je vous ai fait ce récit, ce n’est point, par Zeus, pour rivaliser avec le poète Nicandre13, ni pour
vous faire savoir que j’ai pris soin d’étudier la nature des reptiles de la Libye. Il serait plus juste d’en
faire un mérite aux médecins, obligés par état de connaître les poisons pour pouvoir y remédier par leur
art. Mais il me semble – et, au nom du dieu de l’amitié, ne vous offusquez pas d’une comparaison dont
l’objet est un animal –, il me semble que j’éprouve moi-même à votre égard ce que les gens mordus par
la dipsade éprouvent à l’égard de la boisson : plus je parais devant vous, plus je désire y paraître ; je me
sens brûlé d’une soif irrésistible et je crois que je ne me rassasierai jamais d’une telle boisson, et cela
n’a rien d’étonnant. Où pourrais-je en effet trouver de l’eau aussi limpide et aussi pure ? Pardonnez-moi
donc si mordu, moi aussi, au fond de l’âme d’une morsure infiniment agréable et salutaire, je me gorge
d’eau, la bouche grande ouverte et la tête sous le jet. Puissé-je seulement être assez heureux pour que le
courant qui vient de vous ne tarisse pas et que votre zèle à m’entendre ne s’épuise pas, me laissant la
bouche encore ouverte et altérée. Quant à la soif que j’ai de vous, rien ne saurait m’empêcher de boire
toujours ; car, comme le dit le sage Platon14, on ne se rassasie jamais des belles choses.

1. La Libye désigne ici une région située à l’ouest de l’Égypte et correspondant au moins à l’Afrique du Nord. Chez Hérodote, le nom
recouvre l’ensemble du continent africain.

2. Peuple important du Sahara antique (vivant au sud de la Libye actuelle, dans le Fezzan), mentionné par Hérodote (IV, 183).

3. Voir Nicandre, Thériaques, 258-281. Poète et médecin grec du IIe siècle av. J.-C., il composa notamment des Thériaques sur les venins et
leurs traitements, et des Alexipharmaques traitant des poisons et de leurs antidotes.

4. Insectes qui se trouvaient, dit-on, dans le fourrage des bœufs et provoquaient leur mort ; voir Nicandre, Alexipharmaques, 335-346.

5. Une sorte de serpent aussi appelé « javelot » ; voir Nicandre, Thériaques, 491.

6. Pour les Anciens, une sorte de serpent qui pouvait avancer aussi bien en avant qu’en arrière ; voir Nicandre, Thériaques, 372-383.

7. D’après le texte grec des manuscrits, la taille énorme et les vertèbres nombreuses se rapportent à la première catégorie de scorpions.

8. Voir Nicandre, Thériaques, 334-343 ; Élien, De la nature des animaux, VI, 51.

9. Le Danube.

10. Golfe de Syrte, en face de la ville du même nom (Libye actuelle), appelé Grande Syrte pour le distinguer de la Petite Syrte (le golfe de
Gabès en Tunisie).

11. Tantale subissait aux Enfers un supplice éternel : placé au milieu d’un lac et sous un arbre fruitier, l’eau se retirait quand il s’approchait
pour boire et le vent éloignait les branches lorsqu’il voulait attraper un fruit. Voir Homère, Odyssée, XI, 582-592.

12. Pour le meurtre de leurs cousins, les Danaïdes furent condamnées, aux Enfers, à remplir éternellement d’eau un tonneau percé.

13. Sur Nicandre, voir ici, note 3.

14. Voir Phèdre, 240c (pour l’emploi de koros).


61
LES FÊTES DE CRONOS
Les Fêtes de Cronos sont une œuvre de divertissement autour de la fête des Saturnales, célébrée
en décembre en l’honneur du dieu que les Romains nomment Saturne, mais que Lucien appelle de son
nom grec, Cronos. Pendant quelques jours, la hiérarchie sociale et ses barrières étaient censées
disparaître, il n’y avait plus ni maîtres, ni esclaves, ni riches, ni pauvres. Mais un pareil bouleversement,
même festif, même provisoire, appelait certaines règles. Elles sont le sujet de ce texte composite. Il
commence par un dialogue entre Cronos et son prêtre, qui n’est autre, en réalité, que Lucien lui-même
(1-9). Celui-ci devient ensuite, sous le nom évocateur de Cronosolon, le législateur de la fête (10-18).
Lucien termine sur une série de lettres : un pauvre écrit à Cronos (19-24), qui lui répond (25-30), avant
de s’adresser aux riches (31-35), qui, à leur tour, lui répondent (36-39).
À cette multiplicité de formes fait écho la diversité des thèmes abordés. Lucien consacre le
dialogue initial à mettre en scène un Cronos qui n’a de pouvoir que pendant ses fêtes, un dieu d’opérette
sympathique et bienveillant, qui prend soin de réfuter sa légende sanglante telle qu’Hésiode l’a relatée.
À la satire des histoires racontées par les poètes succède la comédie d’une épiphanie de Cronos, qui
dicte à Cronosolon les lois que celui-ci proclame à l’intention de tous les protagonistes de la fête. Cette
législation enjouée installe définitivement le climat de gaieté et de plaisanterie qui préside à toute la fin
du texte. Les pauvres se plaignent des riches, ces derniers tentent de se justifier, mais leur avidité, leur
grossièreté et leur aveuglement sont critiqués et leur malheur réel dévoilé par un Lucien qu’inspirent les
topiques de la philosophie et de la diatribe cyniques. Cronos distribue approbations, blâmes et
avertissements aux riches comme aux pauvres, mais il n’y a là rien de vraiment sérieux. Fidèle à l’esprit
des Saturnales, Lucien donne libre cours à sa verve farcesque. Il s’amuse à imaginer des mésaventures
dont les nantis pourraient être victimes : si les chiens dévoraient leurs saucisses, si les volailles toutes
plumées s’envolaient de leur table, si leurs mignons devenaient soudain chauves au moment de les
servir, comme ce serait drôle ! Si les Saturnales sont bien l’avènement provisoire du monde à l’envers,
Lucien en profite pour ouvrir la voie au burlesque et au fantastique. Le satiriste s’efface alors devant
l’écrivain, qui invente des épisodes extravagants où s’exprime toute sa fantaisie.
A. B.

1
LE PRÊTRE

1.– Ô Cronos, puisque tu parais tenir l’empire du monde, au moins aujourd’hui, que c’est à toi que nous
avons sacrifié et que nous l’avons fait sous d’heureux auspices, qu’est-ce que je pourrais au juste
demander à ta libéralité pendant ce sacrifice ?
CRONOS. — C’est à toi de voir ce que tu peux souhaiter, à moins qu’outre la royauté, tu ne
m’attribues encore la science du devin et la connaissance de tes désirs préférés. Pour moi, je ne te
refuserai rien, pourvu que tu souhaites des choses en mon pouvoir.
LE PRÊTRE. — C’est tout vu depuis longtemps. Les biens que j’ai à te demander sont ces biens
communs auxquels on songe tout de suite : des richesses, des monceaux d’or, des propriétés à la
campagne, beaucoup d’esclaves, des habits brodés et moelleux, de l’argent, de l’ivoire et tout ce qu’il y
a de précieux au monde. Fais-moi donc présent de ces biens, excellent Cronos, pour que moi aussi, je
recueille quelque fruit de ta souveraineté et que je ne sois pas le seul exclu de ces avantages pendant
toute ma vie.
2.– CRONOS. — Tu vois ; tu ne me demandes pas des choses qui soient en mon pouvoir ; car ce n’est pas
à moi qu’il appartient de distribuer ces biens. Ne te fâche donc pas, si tu ne les obtiens pas. Demande-les
à Zeus, quand le pouvoir lui reviendra, ce qui ne tardera pas. Pour moi, je ne reçois la souveraineté qu’à
titre temporaire. Ma royauté ne dure en tout que sept jours. Passé ce terme, je redeviens aussitôt un
simple particulier, un homme du peuple. Dans ces sept jours, il ne m’est pas permis de m’occuper
d’aucune affaire sérieuse ou publique. Boire, m’enivrer, crier, m’amuser, jouer aux dés, nommer des rois
de table1, régaler les esclaves, chanter nu, applaudir en chancelant, être parfois poussé dans l’eau froide,
la tête la première, le visage barbouillé de suie, voilà tout ce qu’il m’est permis de faire. Quant à ces
grands biens que sont la richesse et l’or, c’est Zeus qui les distribue à qui il lui plaît.
3.– LE PRÊTRE. — Mais lui non plus, Cronos, ne les accorde pas facilement, ni volontiers. En tout cas, je
me suis déjà fatigué à les lui demander à grands cris ; il n’entend rien, mais, secouant son égide,
brandissant sa foudre et lançant des regards sévères, il glace d’effroi ceux qui l’importunent. Si parfois il
exauce les vœux d’un mortel et l’enrichit, il montre en cela peu de discernement ; il dédaigne assez
souvent les hommes vertueux et intelligents et verse la richesse sur des scélérats et des sots, pour la
plupart dignes du fouet ou perdus de débauches. Cependant je voudrais bien savoir quels sont les biens
dont tu peux disposer.
4.– CRONOS. — Ils ne sont pas tout à fait insignifiants ni entièrement méprisables, même en les
comparant aux pouvoirs de la souveraineté absolue, à moins que ce ne soit peu de chose à tes yeux que
de gagner au jeu et de voir les dés de tes partenaires s’arrêter sur l’unité, tandis que le six apparaît
toujours au haut des tiens. Que de gens n’ont mangé à leur faim que grâce à cette chance et à la faveur
d’un dé propice ! Que d’autres, à rebours, se sont sauvés tout nus à la nage, après avoir brisé leur barque
contre ce mince écueil du dé. En outre, boire de la façon la plus agréable, passer dans un festin pour le
plus habile chanteur, puis faire plonger les servants dans l’eau en punition de leur maladresse, tandis que
toi, tu es proclamé le glorieux vainqueur et que tu gagnes la saucisse offerte en prix, ne vois-tu pas
combien ces avantages sont importants ? Et puis être nommé seul roi de toute la compagnie, parce qu’on
a gagné la partie au jeu des osselets, par suite n’être pas assujetti à des commandements ridicules, et au
contraire pouvoir ordonner soi-même, à l’un de se crier des injures, à l’autre de danser tout nu et de faire
trois fois le tour de la maison en portant dans ses bras la joueuse de flûte, ne sont-ce pas là aussi des
marques de munificence ? Si tu te plains qu’une telle royauté n’est pas réelle ni solide, tu es un ingrat,
puisque tu vois que moi-même qui distribue ces faveurs, je n’ai qu’un empire de courte durée. Quant
aux objets qu’il est en mon pouvoir de donner, dés, royauté, chant et tout ce que je viens de t’énumérer,
demande-les hardiment ; car tu n’as pas à craindre que je cherche à t’effrayer par mon égide ou mon
tonnerre.
5.– LE PRÊTRE. — Je n’ai pas besoin, ô le meilleur des Titans, de présents de cette sorte. Mais réponds à
une autre question, qui m’intéresse au plus haut point. Si tu le fais, tu m’auras suffisamment payé du
sacrifice que je t’ai offert et je te tiens quitte pour l’avenir de tout ce que tu me dois.
CRONOS. — Tu n’as qu’à m’interroger ; je répondrai, si je sais.
LE PRÊTRE. — Dis-moi d’abord s’il faut croire ce qu’on raconte de toi, que tu dévorais les enfants
qui te naissaient de Rhéa et que celle-ci, ayant soustrait Zeus et mis une pierre à la place du bébé, te la
donna à manger ; que Zeus, devenu grand, te fit la guerre, te vainquit et te chassa de ton empire, puis te
précipita dans le Tartare, après t’avoir enchaîné, toi et tous les alliés qui s’étaient rangés à tes côtés2.
CRONOS. — Si nous ne célébrions pas, mon brave, une fête où il est permis de s’enivrer et
d’injurier ses maîtres en toute liberté, je te ferais voir que j’ai tout au moins le droit de me fâcher, quand
on me pose de telles questions, sans respect pour les cheveux blancs et le grand âge du dieu que je suis.
LE PRÊTRE. — Ces choses-là, Cronos, ce n’est pas moi qui les ai inventées : c’est Hésiode et
Homère et, si j’ose le dire, presque tous les hommes, qui ont cru cela de toi.
6.– CRONOS. — Tu crois donc que ce berger hâbleur3 était réellement instruit de mon histoire ? Mais
réfléchis avec moi. Y a-t-il, je ne dis pas un dieu, mais un homme, qui pût se résoudre volontairement à
manger ses propres enfants, à moins d’être un Thyeste4 et de tomber sur un frère impie ? Et, à supposer
la chose possible, comment ne s’apercevrait-il pas qu’il mange une pierre au lieu d’un bébé, à moins
qu’il n’eût des dents tout à fait insensibles ? Mais il n’y a pas eu de guerre entre nous, et Zeus ne m’a
pas ravi l’empire par la force. C’est moi qui le lui ai remis volontairement et lui ai cédé le pouvoir. Je ne
suis pas enchaîné ni plongé dans le Tartare5, tu le vois toi-même, je pense, si tu n’es pas aveugle comme
Homère.
7.– LE PRÊTRE. — Mais par quel caprice, Cronos, as-tu renoncé à l’empire ?
CRONOS. — Je vais te le dire. En somme, j’étais devenu vieux et l’âge m’avait rendu podagre et
c’est justement pour cela qu’on a cru généralement que j’étais enchaîné. Je ne pouvais plus suffire à
réprimer l’immense injustice qui règne à présent. Il me fallait courir sans cesse de tous les côtés,
brandissant ma foudre pour réduire en cendres les parjures, les sacrilèges, les violents, besogne pénible
qui exige la vigueur de la jeunesse. Voilà pourquoi j’ai cédé l’empire à Zeus, en quoi j’ai bien fait.
D’ailleurs, je ne trouvai rien de mieux, après avoir partagé l’empire entre mes enfants, que de passer la
plus grande partie de mon temps à faire bonne chère en toute tranquillité, sans m’occuper des prières des
mortels, sans être importuné de leurs demandes contradictoires, sans tonner ni lancer des éclairs, sans
être contraint de faire tomber de la grêle de temps à autre. Rien de plus agréable, au contraire, que cette
bonne vie de vieux que je passe à boire mon nectar pur et à converser avec Iapétos et les autres Titans de
mon âge. Pendant ce temps, Zeus gouverne, en butte à mille tracas. Néanmoins j’ai cru bon de me
réserver ces quelques jours aux conditions que je t’ai dites et je reprends le pouvoir pour faire souvenir
les hommes de la vie qu’on menait de mon temps, quand tout poussait sans semence et sans culture et
qu’on trouvait sous la main, non des épis, mais du pain et des viandes tout apprêtées. Alors le vin coulait
en ruisseaux et il y avait des sources de miel et de lait. Tous les hommes étaient vertueux, tous étaient
d’or. Telle est la cause de mon empire éphémère et c’est pour cela que partout règnent le bruit, les
chants, les jeux et l’égalité entre tous, esclaves et hommes libres ; car il n’y avait pas d’esclave sous
mon règne.
8.– LE PRÊTRE. — Moi, Cronos, je m’imaginais que la cause de ta bonté envers les esclaves et les
prisonniers, c’était cette fable qui a cours et que, si tu honores ceux qui ont souffert comme toi et subi
comme toi l’esclavage, c’est parce que tu te souviens de tes entraves.
CRONOS. — N’en finiras-tu pas avec ces contes en l’air ?
LE PRÊTRE. — Tu as raison. Je finis. Mais réponds encore à cette question. Est-ce qu’on jouait aux
dés de ton temps aussi ?
CRONOS. — Assurément, mais on n’y risquait pas des talents et des myriades de drachmes,
comme vous le faites, vous. Le plus gros enjeu était des noix. On ne voulait pas voir le perdant se
chagriner ou pleurer et jeûner seul parmi les autres pendant toute la fête.
LE PRÊTRE. — Ils faisaient bien de ne jouer que des noix ; car qu’auraient-ils pu jouer, eux qui
étaient tout d’or ? Pour moi, tout en t’écoutant, je pensais à une chose : si l’on amenait dans le monde et
si l’on faisait voir à la foule un de ces hommes fabriqués en or, que n’aurait-il pas à en souffrir, le
malheureux ? On fondrait sur lui, sans nul doute, et on l’aurait vite mis en pièces, comme les Ménades
déchirèrent Penthée6, les femmes de Thrace Orphée7, et ses chiens Actéon8. Ils lutteraient ensemble à
qui emporterait la plus grosse part ; car, même pendant les fêtes, les hommes ne renoncent pas à leur
amour du gain et la plupart se font un revenu de la fête même. En conséquence, les uns se rendent chez
leurs amis pour les dépouiller pendant le banquet, et les autres t’injurient, contre toute raison, et brisent
les dés, qui n’en peuvent mais des maux qu’ils se causent volontairement.
9.– Mais dis-moi encore pour quelle raison toi, qui es un dieu si délicat et d’un âge si avancé, tu as
choisi la saison la plus désagréable de l’année, où la neige couvre la terre, où Borée souffle avec fureur,
où le froid transforme tout en glace, où les arbres sont secs, nus, sans feuilles, et les prés sans grâce et
sans fleurs, et où les hommes se penchent pour la plupart autour du feu, comme des gens accablés de
vieillesse, pourquoi, dis-je, tu as placé ta fête en cette saison. Ce n’est pas un temps fait pour les
vieillards ni propice aux plaisirs.
CRONOS. — Tu ne fais que poser des questions, mon brave, quand c’est le moment de boire. Tu
m’as déjà fait perdre une bonne partie de la fête, en philosophant ainsi avec moi sans grande nécessité.
Laisse-moi tout cela de côté. Mettons-nous à table, faisons du bruit, profitons des libertés de la fête ;
puis jouons des noix aux dés, à l’ancienne mode, élisons des rois et obéissons-leur, et ainsi je justifierai
le proverbe qui dit que les vieillards retombent en enfance.
LE PRÊTRE. — Oui, Cronos, et puisse ne pas boire à sa soif celui à qui tes propositions ne plairont
pas ! Nous, buvons. Tes premières réponses me suffisent, et je suis d’avis de coucher par écrit la
conversation que nous venons de tenir et de consigner mes questions et les réponses que tu as daigné me
faire dans un livre que nous ferons lire à nos amis, à ceux du moins qui sont dignes d’entendre tes
discours.

2
CRONOSOLON

10.– Voici ce que dit Cronosolon9, prêtre et prophète de Cronos et législateur de mes fêtes. Ce que les
pauvres ont à faire, je l’ai transcrit dans un autre livre, que je leur ai envoyé à eux-mêmes, et je suis
convaincu qu’ils se conformeront à mes lois. Sinon, ils encourront aussitôt les peines sévères édictées
contre les délinquants. Quant à vous, riches, voyez à ne pas transgresser mes lois et ne faites pas
semblant de ne pas entendre mes ordres. Si quelqu’un refuse de les observer, qu’il sache que ce n’est pas
moi, le législateur, qu’il dédaignera, mais Cronos lui-même, qui m’a choisi comme législateur de ses
fêtes. Il ne m’est pas apparu en songe, mais il est venu dernièrement en chair et en os causer avec moi,
pendant que j’étais bien éveillé. Il ne portait pas d’entraves et n’était pas couvert de crasse, comme le
représentent les peintres, d’après les contes en l’air qu’ils ont lus chez les poètes ; mais il tenait à la
main sa faux bien aiguisée. Il était d’ailleurs riant, robuste et équipé comme un roi. C’est sous cette
figure qu’il s’est montré à moi. Ce qu’il a dit est vraiment divin et, à ce titre, mérite de vous être
communiqué.
11.– En me voyant marcher le visage sombre et pensif, il devina tout de suite, en sa qualité de dieu, la
cause de mon chagrin. Il vit que je supportais mal ma pauvreté et qu’en dépit de la saison, je n’avais
qu’une tunique pour tout vêtement ; car il faisait froid, Borée10 soufflait fort et il y avait de la glace et de
la neige, et je n’étais guère protégé contre ces intempéries. D’un autre côté, on était à la veille de la fête
et je voyais tout le monde faire des préparatifs pour offrir des sacrifices et célébrer des festins, et moi, je
n’avais rien pour faire la fête. C’est alors qu’il s’approcha de moi par-derrière ; il me prit l’oreille et la
secoua. C’est son habitude de m’aborder ainsi. « Qu’as-tu, Cronosolon ? me demanda-t-il. Tu as l’air
chagrin. — N’ai-je pas lieu de l’être, maître, lui répondis-je, quand je vois des scélérats et des êtres
abjects regorger de richesses et nager seuls dans les délices, tandis que moi et beaucoup de gens
instruits, nous sommes dans l’indigence et sans ressources. Et toi, de ton côté, maître, tu ne te soucies
pas de mettre un terme à cette injustice et d’y substituer le régime de l’égalité. — Pour la destinée que
vous ont imposée Clotho et les autres Moires11, reprit-il, il n’est pas facile de la changer ; mais pour ce
qui regarde cette fête, je vais adoucir votre pauvreté et voici comment. Allons, Cronosolon, écris-moi les
lois que je veux qu’on observe durant mes fêtes, afin que les riches ne soient pas seuls à les célébrer et
qu’ils partagent leurs biens avec vous. — Mais ces lois, je ne les connais pas, dis-je.
12.– « — Eh bien, dit-il, je vais t’en instruire. » Et en effet, il se mit à me les dicter. Quand j’eus appris
toutes ses prescriptions : « Dis aux riches, ajouta-t-il, que, s’ils n’obéissent pas à mes ordres, ce n’est
pas pour rien que je porte cette faux tranchante. Je serais ridicule, si, après avoir châtré mon père
Ouranos12, je n’en faisais pas autant aux riches qui auront enfreint mes lois et ne les réduisais pas au rôle
de ces eunuques de la mère des dieux13 qui quêtent pour elle au son des flûtes et des tambourins. »

LOIS

Titre I
13.– Que personne, pendant les fêtes, ne s’occupe d’aucune affaire, soit publique, soit privée, à moins
qu’elle n’ait trait aux jeux, aux plaisirs, aux réjouissances. Que les cuisiniers et les pâtissiers soient les
seuls à travailler. Que l’égalité règne entre tous les hommes, esclaves et hommes libres, pauvres et
riches. Qu’il ne soit permis à personne de se mettre en colère, de s’indigner, de menacer. Il est défendu
de demander des comptes aux intendants pendant les fêtes de Cronos. Il est également défendu de faire
l’inventaire de son argenterie ou de ses habits, et d’en inscrire le compte sur un registre pendant les
mêmes fêtes. Les gymnases seront fermés en l’honneur de Cronos, et l’on ne fera pas d’exercices ni de
déclamations oratoires. On ne tolérera que les discours spirituels et joyeux, où brilleront l’esprit et
l’enjouement.

Titre II
14.– Longtemps avant la fête, les riches écriront sur une tablette le nom de chacun de leurs amis, et ils
prépareront de l’argent comptant, environ le dixième de leur revenu annuel, les vêtements qu’ils ont en
trop ou qui sont trop grossiers pour eux, tous les meubles qui dépassent leurs besoins et une partie assez
considérable de leurs vases d’argent. Qu’ils aient tout cela sous la main. La veille de la fête, ils feront
des purifications dans toute leur maison pour en chasser la lésinerie, l’avarice, l’amour du gain et tous
les autres vices de ce genre qui habitent ordinairement avec eux. Leur maison une fois purifiée, ils
sacrifieront à Zeus qui donne la richesse, à Hermès qui distribue les biens et à Apollon, dieu des grandes
largesses. Puis, sur le soir, ils liront la tablette qui porte les noms de leurs amis.
15.– Après avoir réparti eux-mêmes les présents selon le mérite de chacun, ils les enverront à leurs amis
avant le coucher du soleil. Que ceux qui les porteront ne soient pas plus de trois ou quatre et qu’ils
soient pris parmi les serviteurs les plus fidèles, déjà âgés. On écrira sur un billet ce qu’on envoie, en
indiquant la quantité, afin que ni le maître ni ses amis ne puissent suspecter les esclaves qui les
porteront. Ceux-ci reviendront vite, après avoir bu chacun une seule coupe de vin et sans réclamer rien
de plus. Pour les gens de lettres, tous les envois seront doublés, car ils méritent double part. Les
compliments qui accompagnent les présents doivent être aussi mesurés et courts que possible, et l’on se
gardera soigneusement d’y joindre aucune parole offensante et de faire l’éloge de ce qu’on envoie. Un
riche n’enverra rien à un autre riche et ne régalera pas son égal aux fêtes de Cronos. On ne conservera
aucun des objets qu’on aura préparés pour en faire présent, et, le présent fait, on se gardera de le
regretter. Si quelqu’un s’est trouvé absent l’année précédente et par suite a été privé de sa part, il la
recevra avec celle de l’année courante. Les riches acquitteront aussi les dettes de leurs amis pauvres,
ainsi que le loyer de ceux qui le doivent et sont hors d’état de le payer. En un mot, ils prendront soin de
s’informer longtemps à l’avance des choses dont leurs amis ont le plus besoin.
16.– Ceux qui reçoivent un présent doivent se garder d’y trouver à redire, et, quoi que ce soit qu’on leur
envoie, ils doivent y attacher un grand prix. Une amphore de vin, un lièvre, une poularde grasse ne
seront pas réputés présents de fête. On ne tournera pas en ridicule les cadeaux de Cronos. Au cadeau du
riche le pauvre répondra par un cadeau de sa part. Si c’est un homme de lettres, il enverra un livre
antique, qui soit de bon augure et convienne à la gaieté d’un festin, ou quelque ouvrage de sa
composition, tel qu’il pourra l’avoir fait. Le riche le recevra d’un air ravi et le lira sur-le-champ. S’il le
met de côté ou le jette avec dédain, qu’il sache qu’il est passible de la faux dont Cronos le menace,
même s’il a fait les présents qu’il devait. Les autres enverront des couronnes, ou des grains d’encens. Si
un pauvre envoie à un riche un vêtement, un vase d’argent ou d’or au dessus de ses moyens, l’objet sera
confisqué et vendu, et le prix en sera versé au trésor de Cronos. Le lendemain, le pauvre recevra du riche
des coups de baguette sur les mains, au nombre de deux cent cinquante au moins.

Lois du Banquet
17.– On prendra son bain quand l’ombre du cadran sera de six pieds. Avant le bain, on jouera des noix
aux dés. Chacun prendra place à table à l’endroit où il se trouvera. La dignité, la noblesse, la richesse
compteront peu pour être servi le premier. Tous les convives boiront le même vin. Le riche n’alléguera
point de mal d’estomac ou de tête pour s’autoriser à boire seul du meilleur. Tous auront la même part de
viandes. Les serviteurs ne feront de faveur à personne. Ils ne feront point attendre les mets à servir et ne
les passeront pas non plus à toute vitesse, selon qu’il leur plaira. Ils ne donneront pas à l’un une grosse
pièce, à l’autre un morceau exigu, une cuisse à celui-ci, une bajoue de porc à celui-là. Il y aura égalité en
tout.
18.– L’échanson tournera de loin sur toute l’assemblée des yeux perçants et regardera moins le maître ;
il écoutera plus attentivement encore. Il y aura des coupes de toute espèce. Il sera permis à qui voudra de
porter une santé. Tous les convives pourront, quand ils le voudront, boire à la santé de tous, quand le
riche aura bu le premier. On ne forcera personne à boire plus qu’il ne peut. On n’amènera au banquet ni
danseur ni joueur de cithare novice en son métier, malgré le désir qu’on pourrait en avoir. On pourra
plaisanter, mais en se gardant toujours de fâcher les gens. À la fin, on jouera des noix aux dés. Si
quelqu’un joue de l’argent, il sera condamné à jeûner le lendemain. Chacun restera ou partira quand il
voudra. Lorsque le riche régalera ses serviteurs, ses amis feront le service de concert avec lui. Chacun
des riches fera graver ces lois sur une colonne d’airain dressée au beau milieu de sa cour et il les lira. Il
faut savoir que tant que cette colonne subsistera, ni la famine, ni la peste, ni l’incendie, ni aucun autre
fléau n’entrera dans la maison des riches ; mais si jamais, ce qu’à Dieu ne plaise, elle est détruite, il est
affreux de penser au châtiment qui les attend.

3
LETTRES ÉCRITES À L’OCCASION DES FÊTES DE CRONOS

I
Moi à Cronos, salut
19.– Je t’ai déjà écrit auparavant pour te faire connaître quelle est ma situation et que, vu ma pauvreté, je
risque d’être le seul qui ne puisse prendre part à la fête que tu as annoncée. J’ai ajouté, je m’en souviens,
qu’il est contre toute raison que les uns soient riches à l’excès et nagent dans les délices sans faire part
de leurs biens aux pauvres, et que les autres meurent de faim, et cela, au temps des fêtes de Cronos.
Mais, puisque tu ne m’as rien répondu alors, j’ai cru devoir te rafraîchir la mémoire. Ce que tu devrais
faire, excellent Cronos, avant de commander qu’on célèbre ta fête, ce serait d’abolir cette inégalité que
nous voyons et de mettre les biens en commun pour l’usage de tous. Dans l’état actuel, on est, comme
dit le proverbe, fourmi ou chameau14. Mais figure-toi plutôt un acteur tragique qui a un pied chaussé
d’une haute bottine, pareille au cothurne des tragédiens, et l’autre déchaussé. S’il marche dans cet
équipage, tu vois qu’il sera forcément tantôt haut, tantôt bas, selon le pied qu’il avancera. C’est l’image
exacte de l’inégalité qui règne dans le monde. Les uns, chaussés de cothurnes dont la fortune a fait pour
eux la dépense, nous adressent des déclamations théâtrales, tandis que nous, qui formons le plus grand
nombre, nous marchons pieds nus et sur le sol, quoique nous soyons capables, sache-le bien, de jouer et
d’allonger le pas aussi bien qu’eux, si on nous équipait comme eux.
20.– Cependant j’entends les poètes15 nous dire qu’autrefois, quand tu régnais encore, la condition des
hommes n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui, mais que la terre, sans semence et sans culture, produisait
pour eux tous les biens, que chacun trouvait à sa portée de quoi manger à sa faim, et que, parmi les
fleuves, les uns roulaient du vin, les autres du lait, certains mêmes du miel. Mais le point le plus
important, c’est que ces hommes étaient d’or, dit-on, et que la pauvreté ne pouvait absolument pas
approcher d’eux. Pour nous, si l’on nous estimait au juste, on trouverait que nous ne sommes même pas
de plomb, mais d’un métal plus vil encore. La plupart ne gagnent de quoi vivre qu’à force de travaux.
La pauvreté, le dénuement, le manque absolu de ressources et ces mots : hélas ! où trouver de quoi ?
sort cruel ! et autres exclamations du même genre, voilà ce qu’on rencontre chez nous, les pauvres.
Notre misère, sache-le bien, nous serait moins amère si nous ne voyions pas les riches qui jouissent
d’une telle félicité, qui tiennent sous clef tant de vases d’or et d’argent, qui possèdent tant d’habits, qui
ont des esclaves, des attelages, des maisons de rapport, des terres, et tout cela en quantité innombrable,
et qui, malgré cela, ne nous en ont jamais fait part et qui ne daignent même pas abaisser leurs regards
sur la foule des pauvres.
21.– Ce qui nous fait étouffer de dépit, Cronos, ce que nous trouvons insupportable, c’est de voir un
riche couché sur des tapis de pourpre se prélasser en rotant parmi tant de biens, être proclamé heureux
par ses familiers et mener une vie de fête continuelle, tandis que moi et mes pareils, nous rêvons aux
moyens de gagner quatre oboles pour nous rassasier de pain et de bouillie, en grignotant avec cela du
cresson, du thym ou de l’oignon, avant d’aller nous mettre au lit. Donc change notre condition, Cronos,
et ramène l’égalité, ou, tout au moins, ordonne à ces riches de ne plus jouir seuls de leurs biens, mais,
puisqu’ils ont tant de médimnes d’or, d’en verser au moins un mesure sur chacun de nous et de nous
donner les vêtements rongés des mites, dont ils peuvent se priver sans regret ; car, de toutes façons, ils
sont perdus et le temps se chargera de les gâter. Qu’ils nous les remettent donc pour nous en vêtir, plutôt
que de les laisser pourrir à force de moisissure dans leurs coffres ou leurs corbeilles.
22.– Dis-leur aussi d’inviter les pauvres les uns après les autres, par groupes de quatre ou de cinq ; mais
qu’ils ne les traitent pas à la mode du jour, qu’ils soient plus populaires, et que le régal soit le même
pour tous. Qu’on ne voie point le riche se gorger de mets et le serviteur attendre debout qu’il en ait assez
de manger, pour venir enfin vers nous, qui en sommes encore à étendre la main vers le ragoût, et passer
vite en nous montrant seulement le plat ou ce qui reste du gâteau. De même, quand on sert un sanglier,
que le découpeur ne donne pas au maître la moitié entière de la bête avec la hure, pour ne porter aux
autres que des os enveloppés. Que les riches recommandent aussi à leurs échansons de ne pas attendre
pour verser à boire qu’on leur ait demandé jusqu’à sept fois, mais qu’au premier appel, ils s’empressent
de nous verser et de nous tendre une grande coupe remplie jusqu’au bord comme pour le maître. Qu’il
n’y ait pour tous les convives qu’un seul et même vin ; car dans quelle loi est-il écrit que l’un s’enivrera
de vin parfumé, tandis que moi, j’aurai les entrailles déchirées par du vin nouveau ?
23.– Si tu corriges et réformes ces abus, Cronos, notre vie sera, grâce à toi, une vraie vie, ta fête une
vraie fête. Autrement, que les riches la célèbrent. Pour nous, nous ne ferons autre chose que souhaiter,
quand ils reviendront du bain, que leur valet renverse l’amphore et la casse, que le cuisinier brûle le
ragoût, et que, par distraction, il verse dans la purée de lentilles la saumure du poisson, que le chien, se
glissant furtivement dans la cuisine, dévore toute la saucisse, tandis que les marmitons sont occupés
ailleurs, et qu’il mange la moitié du gâteau ; que le sanglier, le cerf et les cochons de lait qu’on fait
griller, imitent ce que firent, au dire d’Homère, les bœufs du Soleil ; mais plutôt, qu’au lieu de se borner
à marcher, ils bondissent et s’enfuient dans la montagne en emportant la broche avec eux, et que les
volailles dodues, quoique déjà plumées et troussées, prennent l’essor et s’en aillent elles aussi, pour
qu’ils ne soient pas seuls à en jouir.
24.– Je souhaite encore, pour les chagriner davantage, que des fourmis, pareilles à celles de l’Inde16,
déterrent l’or de leurs trésors et le répandent pendant la nuit dans le public ; que, par la négligence de
leur économe, leurs habits soient criblés de trous par les bonnes petites souris, au point de ressembler
exactement à des filets à prendre les thons ; que leurs jolis esclaves aux longs cheveux, qu’ils appellent
Hyacinthes, Achilles ou Narcisses17, deviennent chauves au moment où ils leur tendent la coupe, que
leurs cheveux tombent, qu’il leur pousse une barbe pointue, comme celle des barbus-en-pointe de la
comédie, que leurs tempes se hérissent de poils épais et très piquants, et que le sommet de leur tête soit
lisse et nu. Voilà, entre beaucoup d’autres choses, ce que nous leur souhaitons, s’ils ne veulent pas
renoncer à leur égoïsme forcené, faire part au public de leur richesse et nous en donner une modeste
portion.

II
Cronos à moi, son très honoré, salut
25.– Quels vains propos me tiens-tu dans ta lettre, l’ami ? Tu m’y parles de la condition actuelle des
hommes et tu veux que je fasse un nouveau partage des biens ! Cela, c’est l’affaire d’un autre, du
souverain qui commande à présent. Je m’étonne en effet que tu sois de tous les hommes le seul qui
ignore que j’ai depuis longtemps cessé d’être roi et que j’ai partagé l’empire entre mes enfants. C’est
Zeus surtout qui s’occupe de tout cela. Mes attributions à moi ne s’étendent pas plus loin que les dés, le
bruit, les chansons, l’ivresse, et encore ne durent-elles que sept jours. Donc pour les questions
importantes dont tu parles, de faire disparaître l’inégalité et de rendre tous les hommes également
pauvres ou riches, c’est à Zeus de vous répondre. Si, au contraire, c’est en ce qui concerne ma fête qu’un
homme a subi quelque tort ou n’a pas eu sa part, c’est à moi de prononcer. Aussi, j’écris aux riches à
propos des dîners, de la mesure d’or et des habits, afin qu’ils vous en donnent une part pour ma fête. À
cet égard, vos demandes sont justes et ils doivent y faire droit, comme vous le dites, s’ils n’ont pas de
bonne raison à y opposer.
26.– D’une manière générale, sachez que vous autres pauvres, vous êtes dans l’erreur et que vous vous
faites une fausse idée des riches, quand vous croyez qu’ils sont parfaitement heureux et que seuls ils
mènent une existence agréable, parce qu’ils peuvent faire des dîners somptueux, s’enivrer de bon vin,
caresser de jolis enfants et des femmes et porter des habits moelleux. Mais vous ignorez totalement ce
qu’il en est de ce bonheur. En réalité, ces biens sont pour eux la cause de soucis considérables. Ils sont
forcés de veiller sur chaque objet, dans la crainte que leur économe ne commette à leur insu quelque
négligence ou quelque larcin, que leur vin ne s’aigrisse, que leur blé ne fourmille de charançons, qu’un
voleur ne dérobe leurs coupes, que le peuple ne prête l’oreille aux sycophantes qui les accusent d’aspirer
à la tyrannie. Et tout cela n’est pas la millième partie de leurs ennuis. En tout cas, si vous connaissiez les
craintes et les soucis qu’ils ressentent, la richesse vous paraîtrait un malheur qu’il faut fuir à tout prix.
27.– Crois-tu, en effet, que, si la richesse et la royauté étaient des biens, j’aurais moi-même été assez fou
pour les lâcher et les céder à d’autres et pour mener la vie oisive d’un particulier, soumis aux ordres
d’autrui. Mais je connaissais la plupart des maux qui s’attachent nécessairement à la richesse et à la
puissance, et voilà pourquoi j’ai abandonné le pouvoir, et je n’en ai pas regret.
28.– Quant aux plaintes que tu m’adresses aujourd’hui, que les riches se gavent de sanglier et de
gâteaux, tandis que vous n’avez pour ma fête que du cresson, du thym ou de l’oignon à grignoter avec
votre pain, vois à quoi elles se réduisent. Sur le moment, c’est un plaisir qui n’a sans doute rien de
fâcheux que de manger du sanglier et des gâteaux ; mais après, quel changement à rebours ! Le
lendemain vous ne vous levez pas comme eux la tête alourdie par l’ivresse, et l’excès de réplétion ne
vous cause pas d’éructations malodorantes et fumeuses. C’est là au contraire ce que les riches retirent de
leurs festins, et, quand ils se sont vautrés dans la luxure une bonne partie de la nuit avec des mignons ou
des femmes ou qu’ils se sont livrés à d’autres actes de lubricité, c’est la phtisie, la péripneumonie,
l’hydropisie qu’ils gagnent facilement à cet abus des plaisirs. Il te serait bien difficile d’en montrer un
qui ne soit pas d’une pâleur extrême et presque cadavérique. En est-il un qui parvenu à la vieillesse
marche avec ses propres pieds et ne soit pas porté comme un fardeau sur les épaules de quatre esclaves ?
Il est tout d’or au-dehors, mais tout rapiécé au-dedans, comme ces habits de tragédien formés de
misérables loques cousues ensemble. Vous autres, vous ne goûtez pas aux poissons, vous jeûnez ; mais
ne voyez-vous pas que vous êtes à l’abri de la goutte et de la péripneumonie et des maux produits par
quelque autre cause semblable ? D’ailleurs, eux-mêmes ne prennent pas de plaisir à manger ainsi tous
les jours au delà de leur appétit et vous les voyez, assez souvent, désirer des légumes et du thym plus
ardemment que toi tu ne désires du lièvre et du sanglier.
29.– Je ne parle pas des autres choses qui les chagrinent, comme un fils débauché, une femme
amoureuse de son esclave, un mignon qui se donne plus par nécessité que par plaisir. En un mot, il y a
une foule de maux que vous ignorez, vous ne voyez que l’or et la pourpre qui les couvre, et quand vous
en apercevez un qui sort dans un carrosse attelé de chevaux blancs, vous restez bouche bée et l’adorez.
Mais si vous regardiez les riches avec dédain, si vous les méprisiez, si vous ne vous retourniez pas vers
leur carrosse d’argent et si, quand ils vous parlent, vous ne regardiez pas l’émeraude de leur anneau, si
vous ne tâtiez pas leurs habits pour en admirer le moelleux, si vous les laissiez être riches pour eux
seuls, soyez certains qu’ils viendraient eux-mêmes vous trouver et vous prier de dîner avec eux, pour
vous faire voir leurs lits, leurs tables, leurs coupes, dont la possession leur deviendrait inutile, si elle
était sans témoin.
30.– Vous reconnaîtriez alors que c’est pour vous qu’ils acquièrent la plupart de leurs biens et que ce
n’est pas pour en faire usage eux-mêmes, mais pour gagner votre admiration. Voilà ce que je puis vous
dire pour vous consoler, moi qui connais l’une et l’autre manière de vivre. J’ajoute que vous devez
célébrer ma fête, en réfléchissant que bientôt il vous faudra tous quitter cette vie en laissant, eux leur
richesse, vous votre pauvreté. Cependant je leur écris, comme je l’ai promis et je suis sûr qu’ils ne
négligeront pas mes avis.

III
Cronos aux riches, salut
31.– Les pauvres m’ont écrit dernièrement pour vous accuser de ne pas leur faire part de vos richesses.
Pour tout dire en un mot, ils m’ont demandé de rendre les biens communs à tous et de faire que chacun
ait sa part ; car il n’est pas juste, disent-ils, que l’un ait plus que ses voisins et que l’autre soit privé de
tout ce qui fait l’agrément de la vie. Je leur ai répondu qu’il valait mieux laisser à Zeus la décision de
ces questions. Mais à l’égard de ce qui se passe aujourd’hui et des injustices dont ils se croient victimes
pendant ma fête, il m’a semblé qu’il m’appartenait d’en juger et j’ai promis de vous en écrire. Ce qu’ils
demandent m’a paru modéré. Gelés par un froid rigoureux et pressés par la faim, comment pourrions-
nous avec cela, disent-ils, faire la fête ? Si donc je veux qu’eux aussi prennent part aux réjouissances, ils
me prient de vous obliger à leur donner ceux de vos vêtements qui vous sont inutiles ou qui sont trop
grossiers pour vous, et de leur verser un peu de votre or. Si vous le faites, disent-ils, ils ne vous
contesteront plus vos biens au tribunal de Zeus ; sinon, ils menacent de vous citer devant lui pour une
nouvelle répartition des richesses, aussitôt qu’il annoncera une cour de justice. Or il n’est pas bien
difficile de prélever ces quelques présents sur les grandes richesses que vous possédez avec justice.
32.– Mais il faut, par Zeus, que je vous parle aussi des festins auxquels ils veulent que vous les invitiez :
c’est une chose qu’ils m’ont prié d’ajouter à ma lettre. Ils se plaignent que vous fermiez vos portes pour
vous livrer seuls à la bonne chère, et que, si parfois, de loin en loin, vous voulez bien régaler quelques-
uns d’entre eux, ils trouvent à votre table plus de sujets de mortification que de plaisir. On leur fait mille
avanies. Par exemple, ils ne boivent pas le même vin que vous ; c’est, par Héraclès, un procédé indigne
d’un homme libre, et ils sont eux-mêmes à blâmer de ne pas se lever au milieu du dîner pour vous
laisser seuls avec votre banquet. Et, avec cela, ils disent qu’ils ne boivent même pas à leur soif ; car vos
échansons, comme les compagnons d’Ulysse, ont les oreilles bouchées avec de la cire18. Ce qui me reste
à dire est si laid que j’hésite à en parler ; c’est à propos de la distribution des viandes. Ils se plaignent
que les serviteurs restent à vos côtés jusqu’à ce que vous soyez gorgés de mangeaille et qu’ils passent
près d’eux en courant, et ils citent une foule de traits mesquins du même genre, tout à fait indignes
d’hommes libres. Ce qu’il y a de plus agréable et de mieux à sa place dans un repas, c’est l’égalité, et
c’est pour que tous aient la même part que Bacchus Isodaïtès19 préside à vos festins.
33.– Voyez donc à faire en sorte qu’ils ne vous accusent plus, qu’au contraire ils vous honorent et vous
aiment, en raison de ces petits présents, dont la dépense est pour vous insensible et qui, donnés au
moment du besoin, vous vaudront une reconnaissance éternelle. D’ailleurs, vous ne pourriez même pas
habiter les villes, si les pauvres ne s’associaient pas à vous et ne contribuaient pas de mille manières à
votre bonheur, et vous n’auriez personne pour admirer votre richesse, si vous n’étiez riches que pour
vous seuls, dans le privé et dans les ténèbres. Admettez donc beaucoup de pauvres à voir et à admirer
votre argenterie et vos tables. Qu’ils portent des santés et que, tout en buvant, ils examinent la coupe
sous toutes ses faces, qu’ils la soupèsent pour en évaluer le poids, qu’ils apprécient l’exactitude du sujet
historique qui y est représenté, et la quantité d’or qui rehausse le travail de l’artiste. Vous entendrez faire
l’éloge de votre bonté et de votre philanthropie et vous serez à l’abri de leur jalousie. Qui pourrait en
effet être jaloux d’un homme qui fait part de ses trésors et répand d’honnêtes libéralités ? Qui ne
formerait des vœux pour qu’il vive de longs jours en jouissant de ses biens ? Mais à la manière dont
vous agissez, votre bonheur est sans témoin, votre richesse est enviée, votre vie sans plaisir.
34.– Il n’est pas en effet, je crois, aussi agréable de se gorger de nourriture tout seul, comme on dit que
le font les lions et les loups solitaires, que d’être en compagnie d’hommes spirituels, qui s’évertuent
sans cesse à vous plaire, qui ne laisseront pas le festin muet et sans voix, qui l’animeront au contraire de
gais propos, de plaisanteries inoffensives et de mille gentillesses de toute sorte : ce sont là des passe-
temps délicieux, chers à Dionysos et à Aphrodite et chers aux Charites. Ce n’est pas tout : le lendemain
ils parleront à tout le monde de votre politesse et vous concilieront tous les cœurs. Cela vaut bien qu’on
y mette le prix.
35.– Au reste, je vous le demande, si les pauvres marchaient les yeux fermés (faisons cette supposition),
ne seriez-vous pas ennuyés de n’avoir pas à qui faire voir vos habits de pourpre, la foule de vos valets
ou la grosseur de vos bagues ? Je ne dis rien des embûches et des haines que vous avez nécessairement à
craindre des pauvres, si vous voulez vous livrer seuls au plaisir. Et en effet les imprécations dont ils vous
menacent sont affreuses, et les dieux veuillent qu’ils ne soient pas contraints de les faire ! Autrement,
vous ne goûterez ni saucisse ni gâteau, sauf ce qu’en laisseront les chiens, vous trouverez des sardines
fondues dans votre purée de lentilles, le sanglier et le cerf en train de rôtir méditeront de s’enfuir de la
cuisine vers la montagne, et la poularde toute plumée, prenant son essor à toute vitesse, s’envolera chez
les pauvres mêmes, et, désagrément capital, les plus beaux de vos échansons deviendront chauves en un
clin d’œil, après avoir au préalable cassé leur amphore. Réfléchissez à cela, et prenez le parti qui
convient à ma fête et le plus sûr pour vous. Soulagez leur grande misère et faites-vous à peu de frais des
amis estimables.

IV
Les riches à Cronos, salut
36.– Crois-tu vraiment, Cronos, être le seul à qui les pauvres aient écrit leurs doléances ? Est-ce que
Zeus n’a pas déjà été, lui aussi, assourdi de leurs cris ? Ne lui demandent-ils pas précisément de faire un
nouveau partage et ne se plaignent-ils pas à lui du destin qui a réparti les biens d’une manière inégale, et
de nous, parce que nous ne daignons pas leur donner aucune part de nos richesses ? Mais Zeus sait bien,
puisqu’il est Zeus, à qui est la faute, et c’est pour cela qu’il feint le plus souvent de ne pas les entendre.
Néanmoins nous voulons nous justifier près de toi, puisque tu nous gouvernes en ce moment. Nous
avons sous les yeux tout le détail de ta lettre : tu nous dis qu’il est beau, quand on a de grands biens de
venir en aide à ceux qui sont dans le besoin et qu’il est plus agréable d’être en compagnie et de
banqueter avec les pauvres que tout seul. Or c’est ce que nous avons toujours fait : nous les avons traités
sur le pied de l’égalité, de manière que nos convives eux-mêmes n’eussent aucun reproche à nous faire.
37.– Mais ces pauvres qui prétendaient n’avoir besoin que de peu de choses, une fois que nous leur
avons eu ouvert nos portes, n’ont pas cessé de nous faire demande sur demande, et s’ils ne recevaient
pas immédiatement et au premier mot ce qu’ils demandaient, la colère, la haine, les injures éclataient à
l’instant, et, s’ils y ajoutaient quelque calomnie contre nous, ceux qui les entendaient les croyaient,
comme des gens qui nous connaissaient bien pour nous avoir fréquentés. La conséquence, c’est qu’il
nous a fallu absolument choisir de deux choses l’une, ou nous faire des ennemis en ne donnant rien, ou
abandonner tout pour tomber aussitôt dans une indigence extrême et nous réduire nous-mêmes au rang
des demandeurs.
38.– On pourrait à la rigueur leur passer ces incartades. Mais dans les repas mêmes, au lieu de songer à
se régaler et à se remplir le ventre comme les autres, ils boivent outre mesure et alors ils grattent la main
d’un bel enfant, tandis qu’il leur tend la coupe, ou ils entreprennent notre maîtresse ou notre femme
légitime ; puis, après avoir vomi par toute la salle, ils invectivent le lendemain contre nous et nous
attaquent, en disant que nous les avons fait mourir de soif et de faim. Et si tu crois que nos accusations
contre eux sont des inventions, rappelle-toi votre parasite Ixion. Admis à votre table et considéré à l’égal
de vous-mêmes, cet honnête homme, une fois ivre, voulut faire violence à Héra.
39.– Voilà, sans parler d’autres semblables, les raisons pour lesquelles nous avons décidé qu’à l’avenir,
dans l’intérêt de notre sûreté, nous leur fermerions nos maisons. Cependant s’ils s’engagent, pendant ton
règne, à ne faire que des demandes raisonnables, comme ils l’affirment aujourd’hui, et à s’abstenir de
toute violence pendant les repas, nous leur donnerons une part de nos biens et les admettrons à notre
table, en souhaitant que les choses tournent bien. Quant aux habits, nous leur en enverrons, comme tu
l’ordonnes, et nous y ajouterons autant d’or que possible ; en un mot, nous ne négligerons rien pour les
satisfaire. Mais que de leur côté ils renoncent à l’artifice dans leur commerce avec nous, et qu’ils se
montrent nos amis et non pas nos flatteurs et nos parasites. Quant à nous, tu n’auras aucun reproche à
nous faire, s’ils consentent eux aussi à faire leur devoir.

1. C’est-à-dire ceux qui, dans les banquets, donnent aux convives le rythme de leur consommation de vin et organisent les intermèdes festifs.

2. Voir Hésiode, Théogonie, 453-506, 664-745.

3. Il s’agit d’Hésiode ; voir Théogonie, 22-34.

4. Thyeste eut des enfants avec Aéropé, la femme de son frère Atrée. Ce dernier les tua et les servit à manger à Thyeste pendant un festin
censé sceller leur réconciliation.

5. Voir Hésiode, Théogonie, 850-852.

6. Voir Euripide, Les Bacchantes.

7. Voir Ovide, Les Métamorphoses, X, 1-105.

8. Voir ibid., III, 138-252.

9. Nouveau personnage qui porte à la fois le nom de Cronos et celui de Solon, célèbre législateur athénien dont l’existence historique est
incertaine et qui serait né vers 640 et mort vers 558 av. J.-C.

10. Le vent du nord.

11. Clotho, Lachésis et Atropos sont les Moires, divinités du Destin.

12. Voir Hésiode, Théogonie, 154-206.

13. C’est-à-dire Cybèle.

14. C’est-à-dire qu’on est très pauvre ou très riche.

15. Voir Hésiode, Les Travaux et les Jours, 109-126.

16. Des fourmis géantes ; voir Hérodote, III, 102.

17. Noms de trois héros légendaires, qui étaient aussi de beaux garçons.

18. Voir Homère, Odyssée, XII, 29-58, 142-200.

19. Littéralement, « celui qui fait des parts égales ».


62
HÉRODOTE OU AÉTION
Hérodote ou Aétion est une prolalia, une introduction précédant une conférence plus longue. Elle
a pour but de capter la bienveillance de l’auditoire. Lucien s’y exprime à la première personne, à
l’occasion d’un séjour en Macédoine. Le sujet porte sur la manière de procéder pour se faire connaître.
La composition est organisée autour de deux comparaisons. Lucien met d’abord sa situation en parallèle
avec celle d’Hérodote, qui avait choisi de lire publiquement son œuvre à Olympie au moment des Jeux ;
cette première comparaison en amène une seconde, celle du peintre Aétion, qui expose aussi à Olympie
(elle débouche sur une ekphrasis, une description du tableau d’Aétion représentant les noces de Roxane
et Alexandre). De la même manière, Lucien a attendu une occasion où la fine fleur de la Macédoine est
réunie en un même lieu pour exposer ses talents oratoires.
E. M.

1.– Plût à Dieu qu’il fût possible d’imiter le génie d’Hérodote1, je ne dis pas en tout point, ce serait trop
souhaiter, mais dans l’une au moins de ses nombreuses qualités, par exemple la grâce de son style,
l’harmonie de ses phrases, la suavité naturelle propre à son dialecte ionien, la supériorité de son esprit et
mille autres beautés qu’il a su réunir dans son ouvrage et qui défient l’imitation. Mais ce qu’il a fait pour
ses écrits et pour se faire connaître promptement dans maint endroit de la Grèce, toi et moi et tout autre,
nous pouvons l’imiter. Quand il quitta sa patrie pour venir tout droit de Carie2 en Grèce, il se demandait
quel était le moyen le plus rapide et le plus commode de se signaler et d’illustrer à la fois sa personne et
ses écrits. Faire le tour de la Grèce, pour les lire, tantôt aux Athéniens, tantôt aux Corinthiens, ou aux
Argiens et aux Lacédémoniens tour à tour, il trouva que c’était pénible et long et qu’il perdrait à ces
allées et venues beaucoup de temps. Aussi ne voulut-il pas disperser son effort ni amasser et réunir par
fractions et petit à petit de quoi se faire une réputation universelle : il songeait au contraire à trouver, si
c’était possible, tous les Grecs réunis. Or les grands jeux d’Olympie approchaient. Hérodote pensa qu’ils
lui fourniraient l’occasion qu’il désirait si vivement. Il observa le moment où l’assemblée était complète
et les hommes les plus éminents réunis de tous les points du monde grec, il s’avança vers le derrière du
temple et se présenta, non comme spectateur, mais comme champion des Jeux olympiques ; il lut ses
histoires et charma tellement les auditeurs qu’ils donnèrent à ses livres le nom des Muses qui sont au
nombre de neuf elles aussi.
2.– De ce moment, tout le monde le connut beaucoup plus que les vainqueurs d’Olympie mêmes. Il n’y
avait personne qui ne sût le nom d’Hérodote, les uns pour l’avoir entendu eux-mêmes, les autres pour
l’avoir appris de la bouche de ceux qui revenaient de la fête, et, partout où il paraissait, on le montrait du
doigt : « Voilà ce fameux Hérodote qui a composé en ionien le récit des guerres médiques et qui a
célébré nos victoires. » Tel est le fruit qu’il retira de ses histoires : en une seule réunion, il recueillit le
suffrage unanime de tout le peuple grec et fut proclamé, non point certes par un seul héraut, mais dans
toutes les villes d’où chacun des spectateurs était venu.
3.– Plus tard, ayant remarqué que c’était là une voie raccourcie pour arriver à la célébrité, Hippias3,
sophiste du pays même d’Élis, Prodicos de Céos4, Anaximène de Chios, Polos d’Agrigente5 et beaucoup
d’autres prononcèrent eux aussi à tour de rôle devant l’assemblée des discours qui les firent connaître en
peu de temps.
4.– Mais pourquoi te parler de ces anciens sophistes, écrivains et logographes, alors que, dernièrement,
dit-on, le peintre Aétion6, qui avait peint les noces de Roxane et d’Alexandre, apporta lui aussi son
tableau à Olympie et l’y exposa avec un tel succès que Proxénidas, qui était alors hellanodice7, charmé
de son talent, prit Aétion pour gendre ?
5.– Mais, demandera-t-on, qu’y avait-il donc de si merveilleux dans cette peinture pour que
l’hellanodice donnât sa fille en mariage à cet Aétion, qui était un étranger ? Le tableau est en Italie, je
l’ai vu, et je puis en faire la description. Il représente une chambre magnifique et un lit nuptial, où
Roxane, jeune fille d’une beauté parfaite, est assise, les yeux baissés vers la terre, rougissante devant
Alexandre debout. Des Amours souriants les accompagnent ; l’un, placé derrière la jeune femme écarte
le voile qui lui couvre la tête et fait voir Roxane à son jeune époux ; un autre, esclave empressé, retire la
sandale de son pied pour qu’elle se mette au lit ; un troisième – c’est aussi un Amour – ayant saisi le
manteau d’Alexandre le tire vers Roxane et l’entraîne de force. Le roi lui-même offre une couronne à la
jeune femme. À côté de lui est Héphestion, paranymphe8 qui a conduit la mariée ; il tient une torche
allumée et s’appuie sur un jeune garçon d’une admirable beauté ; c’est, je crois, l’Hymen, car son nom
n’est pas écrit. Dans une autre partie du tableau, d’autres Amours s’amusent avec les armes
d’Alexandre : deux portent sa lance, en imitant des portefaix qui plient sous le poids d’une poutre ; un
troisième, un roi sans doute lui aussi, couché sur le bouclier, est traîné par deux autres Amours qui le
tirent avec les courroies ; un enfin s’est glissé dans la cuirasse qui est renversée à terre et paraît s’être
mis en embuscade pour les effrayer, quand ils arriveront près de lui en tirant le bouclier.
6.– Ces épisodes ne sont pas une vaine fantaisie du peintre ni des hors-d’œuvre, ils font connaître les
indications guerrières d’Alexandre, qui, malgré sa passion pour Roxane, n’avait pas oublié celle des
armes. D’un autre côté, il parut bien que le tableau lui-même avait réellement un charme nuptial,
puisqu’il obtint pour Aétion la fille de Proxénidas. Le peintre s’en retourna marié et son mariage fut
comme un accessoire de celui d’Alexandre. Il eut le roi pour paranymphe et le prix d’un hymen en
peinture fut un hymen véritable.
7.– Hérodote, car je reviens à lui, pensait donc que l’assemblée des jeux Olympiques était propre à faire
connaître aux Grecs un grand historien racontant les victoires de la Grèce, comme il l’avait fait lui-
même [qu’il me soit propice !]. Pour moi… Mais n’allez pas, au nom de Zeus, dieu de l’amitié, croire
que je suis assez insensé pour comparer mes ouvrages à ceux de ce grand homme [qu’il me soit
propice !], ce que je veux dire, c’est que j’ai recours au même moyen que lui. Dès mon arrivée en
Macédoine, je réfléchis à la conduite que je devais tenir. J’avais le vif désir de me faire connaître à vous
tous et de montrer mes talents au plus grand nombre possible de Macédoniens, mais aller partout moi-
même à ce moment de l’année et me présenter en chaque ville me paraissait chose peu praticable ; si au
contraire j’attendais une assemblée comme celle d’aujourd’hui pour me présenter au milieu de vous et
débiter mon discours, je me flattais de voir par ce moyen mes souhaits accomplis.
8.– Je vous trouve donc à présent réunis ; j’ai devant moi l’élite de chaque ville, la fleur même de toute
la Macédoine, et la ville qui vous reçoit est la plus belle du pays, bien supérieure, par Zeus, à celle de
Pise9, avec son emplacement étroit, ses tentes, ses cabanes et sa chaleur étouffante. Et puis cette
assemblée n’est point composée d’une populace, avide surtout de voir des athlètes et dont la majorité
tient Hérodote pour accessoire ; ce sont au contraire les plus réputés des orateurs, des historiens et des
sophistes. Aussi j’ai tout lieu de craindre de rencontrer ici des juges beaucoup plus redoutables qu’à
Olympie. Si vous me comparez à Polydamas, à Glaucos, à Milon10, vous me regarderez comme un
téméraire ; mais si vous écartez le souvenir de ces athlètes et ne me jugez que d’après ma propre stature,
peut-être trouverez-vous que je ne suis pas tout à fait digne du fouet, et dans une carrière aussi grande
que celle-ci, c’en est assez pour moi.
1. Auteur grec du Ve siècle av. J.-C. considéré comme le « père » de l’Histoire.

2. Région située dans le sud-ouest de l’Asie Mineure.

3. Hippias d’Élis, sophiste du Ve siècle av. J.-C., un des interlocuteurs de Socrate dans l’Hippias majeur et l’Hippias mineur de Platon.

4. Sophiste et philosophe du Ve siècle av. J.-C. Chez Platon, Socrate se désigne comme un élève de Prodicos (Platon, Protagoras, 341a ;
Cratyle, 384b ; Phèdre, 267b).

5. Sophiste sicilien du Ve siècle av. J.-C., que Platon met en scène dans plusieurs dialogues.

6. Peintre grec de la fin de l’époque classique. À la Renaissance et à l’époque baroque, de nombreux peintres prirent comme modèle son
tableau des noces de Roxane et Alexandre, tel qu’il est décrit par Lucien, en le réinterprétant.

7. Nom porté par les juges des Jeux olympiques antiques.

8. Personne qui conduisait l’épouse dans la maison nuptiale, le jour des noces.

9. Ville située près d’Olympie (en Élide), et parfois confondue avec elle (voir Hérodote, II, 7).

10. Polydamas de Skotoussa, Glaucos de Carystos et Milon de Crotone, les plus fameux athlètes de l’Antiquité (vainqueurs aux Jeux
olympiques aux VIe et Ve siècles av. J.-C.).
63
ZEUXIS OU ANTIOCHOS
Comme Hérodote ou Aétion, Zeuxis ou Antiochos est une prolalia, une introduction à un discours.
Lucien y parle en son nom et feint de parler sans fard à des auditeurs qu’il désigne comme des amis. La
structure du texte est semblable à celle d’Hérodote ou Zeuxis : elle repose sur une double comparaison :
le premier exemple est pictural et conduit Lucien à faire une ekphrasis (description) d’un tableau de
Zeuxis représentant une centauresse allaitant ses enfants ; le deuxième exemple est d’ordre historique
(récit de la bataille des Éléphants d’Antiochos Sôter contre les Galates en 275 av. J.-C.1). Le sujet du
texte porte sur des questions de critique littéraire et de réception. Lucien ne veut pas être loué seulement
pour la nouveauté et l’originalité de ses œuvres, sans considération des règles classiques qui les sous-
tendent et de la perfection visée dans leur réalisation.
E. M.

1.– Dernièrement, après avoir récité devant vous un discours, je m’en retournais chez moi. Beaucoup de
mes auditeurs s’approchant de moi – rien n’empêche, je suppose, que je vous fasse cette confidence à
vous qui êtes maintenant des amis pour moi –, s’approchant, dis-je, de moi, ils me saluaient d’un air qui
témoignait de leur admiration. Ils m’accompagnèrent assez loin et je les entendais tout autour de moi
crier et me louer jusqu’à me faire rougir, dans la crainte que leurs louanges ne fussent bien au-dessus de
mon mérite. Or en somme ce que j’entendais se ramenait à un seul et même point, le fond original et la
nouveauté de mes écrits. Mais il vaut mieux rapporter leurs propres expressions : « Que cela est neuf ! Ô
Héraclès, quelle originalité ! Il est merveilleusement inventif. On ne saurait rien dire de plus nouveau
que ce qui lui vient à l’esprit. » Ils se répandaient en éloges du même genre, ayant été apparemment
remués par ce qu’ils avaient entendu ; car quel motif auraient-ils eu de mentir et de flatter ainsi un
étranger, qui, pour le reste, ne valait pas la peine qu’on fît grande attention à lui ?
2.– Pour moi, je l’avouerai, je n’étais pas médiocrement ennuyé de leurs louanges et lorsque enfin ils se
furent retirés et que je me trouvai seul, je me dis à moi-même : « Ainsi donc mes écrits n’ont pas d’autre
agrément que de n’être pas communs et de ne pas suivre l’allure des autres, et les belles expressions
modelées suivant la règle antique, la vivacité de la pensée, la finesse, la grâce attique, l’harmonie et l’art
qui régit toutes ces qualités, sont donc des choses étrangères à mes ouvrages ; autrement ils ne les
laisseraient pas de côté pour louer uniquement la nouveauté et l’étrangeté de ma composition. Je me
flattais naïvement, quand les auditeurs se levaient pour applaudir, que cette nouveauté même contribuait
à me gagner leur faveur, car le mot d’Homère2 est vrai, qu’un chant nouveau plaît toujours à ceux qui
l’entendent ; mais je ne pensais pas que l’effet en fût tel qu’on attribuât à la nouveauté tout le mérite de
mon ouvrage ; je croyais qu’elle n’était qu’un ornement accessoire, contribuant à la beauté générale et
que les qualités réellement louées et applaudies de l’auditoire étaient celles dont j’ai parlé. » Aussi je
n’étais pas médiocrement fier et je n’étais pas loin de les croire quand ils disaient que j’étais seul et
unique parmi les Grecs, et autres compliments du même genre. Mais il s’est trouvé, comme dit le
proverbe, que mon trésor n’était que des charbons et peu s’en faut que je ne sois loué par eux que
comme une espèce de charlatan.
3.– Je veux à ce propos vous conter une anecdote relative à la peinture. Le fameux Zeuxis3, qui fut le
premier des peintres, ne traitait pas les sujets vulgaires, et communs, sauf de rares exceptions où il
peignit des héros, des dieux ou des combats ; mais il cherchait des sujets nouveaux et quand il avait
trouvé une idée étrange et originale, il y appliquait toute la finesse de son art. Entre autres traits
d’audace, il avait peint une femelle d’hippocentaure avec deux petits enfants jumeaux, tout jeunes,
qu’elle allaitait. Athènes possède encore aujourd’hui une copie très exacte de ce tableau. Quant à
l’original, Sylla, général des Romains, l’avait, dit-on, envoyé à Rome avec le butin qu’il avait fait ; mais
le vaisseau sombra au cap Malée, si je ne me trompe, et tout fut perdu et le tableau avec. Mais j’en ai vu
la copie, et je vais vous la décrire aussi bien que je pourrai, non, par Zeus, que je sois connaisseur en
peinture, mais parce que j’en ai gardé un souvenir exact, pour l’avoir vue, il n’y a pas longtemps, chez
un peintre à Athènes. La violente admiration que m’inspira alors l’art du peintre m’aidera peut-être à le
décrire même aujourd’hui d’une façon plus nette.
4.– Sur un gazon dru et tendre, cette centauresse est représentée couchée à terre de toute sa partie
chevaline, les pattes allongées en arrière, tandis que la partie féminine est doucement redressée et
appuyée sur le coude. Ses jambes de devant ne sont pas allongées comme lorsqu’elle est couchée sur le
flanc, mais l’une a le genou plié et, en se courbant, ramène le sabot sous le corps ; l’autre jambe au
contraire est dressée et s’accroche au sol, comme font les chevaux qui essayent de se mettre sur leurs
pattes. De ses deux petits, elle tient l’un en l’air dans ses bras et lui donne à téter comme une femme en
lui présentant le sein ; l’autre tette la mamelle chevaline à la manière des poulains. En haut du tableau,
comme d’un lieu d’observation, un hippocentaure, le mâle évidemment de cette centauresse qui allaite
ses petits des deux côtés, se penche en riant ; il n’est pas visible tout entier, mais seulement jusqu’au
milieu de sa partie chevaline ; dans sa main droite, il tient un lionceau qu’il élève au-dessus de sa tête, et
s’amuse à faire peur aux enfants.
5.– Les autres beautés de ce tableau échappent en partie à un profane tel que moi ; mais on y voit
pourtant tout ce que l’art peut donner, par exemple la parfaite correction du dessin, le mélange exact et
l’heureux emploi des couleurs, les ombres ménagées comme il faut, l’exactitude des proportions et la
juste harmonie des parties par rapport au tout ; mais j’en remets l’éloge aux fils des peintres ; c’est leur
métier de s’entendre à tout cela. Pour moi, ce que je loue surtout dans Zeuxis, c’est que, dans un seul et
même sujet, il a montré de diverses manières la supériorité de son art. Il a donné au mâle un air tout à
fait terrible et sauvage, une chevelure fièrement rejetée, un poil velu sur la plus grande partie non
seulement de la partie chevaline, mais encore de la partie humaine ; il a fait saillir largement ses épaules,
et lui a donné un regard qui, en dépit du rire, est entièrement farouche, sauvage et cruel.
6.– Tel est le centaure. Quant à la femme, c’est une superbe cavale telle que sont en particulier les
cavales thessaliennes, avant d’être domptées et montées ; la moitié supérieure est celle d’une femme
parfaitement belle, à l’exception des oreilles qui ressemblent à celles des satyres. Le mélange et la
jointure des corps, à l’endroit où le cheval s’attache et se relie à la femme, sont ménagés doucement,
sans brusquerie et la transformation est si bien graduée qu’elle échappe aux yeux qui passent de l’un à
l’autre. Pour les enfants, ce qui m’a frappé d’admiration, c’est l’air sauvage qu’ils ont dans ce bas âge et
l’aspect déjà effrayant de leur tendre visage ; c’est aussi la manière enfantine dont ils regardent le
lionceau, tout en suçant tous deux la mamelle et se serrant contre leur mère.
7.– En exposant ce tableau, Zeuxis espérait étonner les spectateurs par la perfection de son art, et, en
effet, ils se récrièrent aussitôt ; ils ne pouvaient faire autrement en présence d’un si beau chef-d’œuvre.
Mais ce qu’ils louaient tous avant tout, c’est ce qu’on louait en moi l’autre jour, l’originalité de l’idée et
la conception du tableau, nouveauté qui n’était point venue à l’esprit de ses devanciers. Aussi Zeuxis,
s’apercevant que les spectateurs ne s’intéressaient qu’à la nouveauté du sujet, qu’elle détournait leur
attention de la facture et que la perfection du rendu leur paraissait accessoire : « Allons, Micion », dit-il
à son disciple, « enveloppe-moi ce tableau ; qu’on l’enlève et qu’on l’emporte chez moi. Ces gens-là ne
louent que la boue du métier ; quant aux jeux de lumière, ils ne s’inquiètent guère s’ils sont bien
ménagés et conformes aux règles de l’art. La nouveauté du sujet prime à leurs yeux l’habileté de
l’exécution. »
8.– Voilà ce que fit Zeuxis, par un dépit peut-être exagéré. Pareille chose arriva, dit-on, à Antiochos
surnommé Sôter4 dans sa lutte contre les Galates5. Si vous voulez, je vais vous raconter comment les
choses se passèrent. Il les savait braves et les voyait très nombreux ; leur phalange était solide et
compacte ; sur le front, les soldats cuirassés d’airain protégeaient les lignes de leurs boucliers ; en
profondeur, les hoplites étaient rangés sur vingt-quatre ; à chaque aile il y avait vingt mille cavaliers ; du
milieu de l’armée devaient sortir quatre-vingts chars armés de faux et deux fois autant de chars à deux
chevaux. En voyant tout cela, Antiochos désespérait de vaincre ses ennemis. Comme il avait lui-même
équipé son armée à la hâte, sans avoir le temps de réunir des forces imposantes, proportionnées à
l’importance de la guerre, il arrivait à la tête d’un très petit nombre d’hommes, dont les peltastes6 et
l’infanterie légère faisaient la plus grande partie ; car les gymnètes7 formaient plus de la moitié de
l’armée. Dans ces conditions, il songeait à conclure un accommodement et à trouver un moyen
honorable de mettre fin à la guerre.
9.– Mais Théodotas de Rhodes, brave capitaine et habile tacticien, était là, qui s’opposait au
découragement. Antiochos avait seize éléphants. Théodotas ordonna de les tenir cachés autant que
possible, de manière qu’on ne les vît point dépasser l’armée de leur haute taille ; puis, lorsque la
trompette aurait donné le signal, qu’il faudrait engager la bataille et en venir aux mains, que la cavalerie
des ennemis chargerait et que les Galates, ouvrant leur phalange et s’écartant, lanceraient leurs chars,
alors quatre éléphants s’avanceraient contre chaque aile de cavalerie, et les huit autres marcheraient
contre les conducteurs de chars et d’attelages à deux chevaux. « Cette manœuvre, dit-il, effrayera les
chevaux qui prendront la fuite et se retourneront contre les Galates. » Et c’est ce qui arriva.
10.– Ni les Galates ni leurs chevaux n’avaient vu d’éléphants jusqu’alors. La vue inattendue de ces bêtes
les frappa d’une telle épouvante, que, bien qu’elles fussent encore éloignées, ils n’eurent pas plus tôt
entendu leur barrissement et aperçu leurs défenses, qui brillaient d’un éclat d’autant plus vif qu’elles
sortaient d’un corps entièrement noir, et leurs trompes qu’ils élevaient pour saisir ce qu’elles
rencontreraient, qu’ils lâchèrent pied avant d’arriver à portée du trait, et s’enfuirent en désordre. Alors
les fantassins se percent mutuellement de leurs javelines, et sont foulés aux pieds par les cavaliers qui se
ruent sur eux de toute leur vitesse. Les chars aussi se retournant contre leurs amis, se font au milieu
d’eux un passage sanglant, et, comme dit Homère, « les renversent avec un bruit retentissant8 ». Quant
aux chevaux, dès que, ne pouvant supporter la vue des éléphants, ils se sont détournés de la ligne droite,
ils jettent à bas les combattants de leurs chars, « font résonner les chars vides9 », et coupent, par Zeus, et
tranchent en deux avec les faux ceux de leurs amis qu’ils atteignent, et ils en atteignent beaucoup dans
une si grande confusion. De leur côté, les éléphants les poursuivent, les foulant aux pieds, les lançant en
l’air avec leurs trompes, les enlevant, les perçant de leurs défenses, et finalement c’est à la force de ces
animaux qu’Antiochos doit la victoire.
11.– Des Galates, les uns avaient péri, car le carnage avait été grand ; les autres furent pris vivants, à
l’exception d’un très petit nombre qui parvinrent à s’enfuir dans les montagnes. Tous les Macédoniens
qui étaient avec Antiochos se mirent à chanter le péan10 et, s’approchant de tous côtés, couronnèrent le
roi en l’appelant glorieux vainqueur. Mais lui se mit à pleurer, dit-on, et s’écria : « Rougissons, soldats,
de devoir notre salut à ces seize animaux ; car si la nouveauté du spectacle n’avait pas effrayé les
ennemis, que serions-nous devenus en face d’eux ? » Puis il ordonna que sur le trophée on ne gravât pas
autre chose que la figure d’un éléphant.
12.– C’est à moi maintenant de voir si je ne suis point dans le cas d’Antiochos, si mon appareil de
bataille est insuffisant et si je n’ai pour moi que des éléphants, des épouvantails inconnus aux
spectateurs et de vains prestiges ; c’est cela que tout le monde loue. Mais les talents dans lesquels je
mettais ma confiance ne comptent pas pour eux ; c’est la centauresse du peintre qui les frappe
d’admiration et leur paraît, comme elle l’est d’ailleurs, une merveille originale. Mais alors Zeuxis aura
travaillé le reste en pure perte ? Non pas ; car vous êtes de bons juges en peinture et vous regardez les
détails en connaisseurs. Puissent seulement mes ouvrages être dignes de paraître sous vos yeux !
1. On trouve une autre allusion à cette bataille dans Lucien, Sur un lapsus commis en saluant, 9.

2. Voir Odyssée, I, 351-352.

3. Un des peintres les plus admirés de l’Antiquité. Il fut actif à la fin du Ve siècle avant J.-C. Voir par exemple Platon, Gorgias, 453c-d ; Pline,
Histoire naturelle, XXXV, 61 sq. ; Lucien, Timon, 25 ; Les Portraits, 3.

4. Fils de Séleucos et deuxième souverain de la dynastie séleucide, il régna de 281 à 261 av. J.-C.

5. Peuples celtes qui migrèrent en Asie Mineure au IIIe siècle av. J.-C.

6. Soldats de l’infanterie légère qui tiennent leur nom du petit bouclier rond qu’ils portent.

7. Fantassins légers. Leur nom signifie « nus » : en effet, ils ne portent pas d’armure. Ce sont souvent des archers ou des frondeurs.

8. Iliade, XVI, 379.

9. Ibid., XI, 160.

10. Chant solennel de victoire.


64
SUR UN LAPSUS COMMIS EN SALUANT
Parce qu’il a salué le matin un grand personnage en lui disant « porte-toi bien ! » au lieu de
« salut ! » comme le voulait l’usage, Lucien lui présente ses excuses en essayant d’expliquer son erreur
(1). Il examine les différentes formules de salutation en vigueur et cite des grands hommes qui les ont
employées (2-11). Il considère ensuite sa bévue et s’efforce d’en atténuer la portée en plaidant diverses
circonstances atténuantes. Au moins lui aura-t-elle servi à montrer son éloquence (12-19).
Cette conclusion correspond bien à la nature du texte. Il s’agit d’une apologie qui prend la forme
d’une démonstration de virtuosité rhétorique. L’humour n’en est pas absent. Pour bien montrer qu’il
connaît les règles de la politesse, Lucien multiplie les citations tirées des auteurs classiques et les
anecdotes historiques mettant en scène les plus grands souverains. Il prouve ainsi sa culture en même
temps que, pour un court moment, il s’assimile à ces personnages illustres en rapprochant leurs mots de
son cas personnel. Dans sa conclusion, il cherche à associer le destinataire du texte à ce numéro
rhétorique et lettré qu’il lui présente. Mais cette œuvre ludique constitue aussi un témoignage intéressant
sur les protocoles et les codes verbaux en vigueur dans la haute société de l’Empire romain.
A. B.

1.– Il est difficile, quand on est homme, d’échapper à la malignité d’un démon ; il l’est beaucoup plus
encore de trouver une justification pour une méprise imprévue, causée par un démon. Je viens
d’éprouver l’un et l’autre. En venant chez toi pour t’adresser le salut du matin, au lieu d’employer le
mot habituel et de dire : « Salut » [χαῖρε], je me suis oublié, moi, l’homme d’or, et j’ai dit : « Porte-toi
bien » [ύγίαιιε]. Le mot était de bon augure, sans doute, mais il n’était pas de circonstance, car il ne
s’emploie pas le matin. Le mot à peine lâché, je me sentis suer et rougir et, dans ma confusion, je ne
savais plus que devenir. Les assistants s’imaginèrent avec assez de vraisemblance, les uns, que j’étais
fou, les autres que l’âge me faisait radoter, certains crurent que j’avais encore la tête troublée par le vin
de la veille, tandis que toi, tu pris la chose si doucement que tu ne marquas pas même du plus léger
sourire la faute de ma langue. En conséquence il m’a paru bon d’écrire une sorte de consolation pour
moi-même, afin de diminuer mon ennui d’avoir fait cette méprise et ne pas me mettre martel en tête
parce que j’ai, à mon âge, commis un tel manquement au savoir-vivre en présence de tant de témoins. Je
ne pense pas en effet que j’aie besoin de justifier ma langue d’un lapsus qui s’est trouvé être un souhait
de si bon augure.
2.– En commençant cet écrit, je m’attendais à rencontrer dans mon sujet de grosses difficultés ; mais en
avançant, j’ai vu les idées se présenter en grand nombre.
Cependant je n’entrerai pas en matière avant d’avoir dit ce qu’on peut dire sur les mots mêmes se
réjouir [χαίρειν] bonne chance et [εὖ πράττειν] et porte-toi bien [ὑγιαίνειν]. Les anciens saluaient en
disant : réjouis-toi, non seulement le matin et à la première rencontre, mais encore en se voyant pour la
première fois, comme dans ce vers :
Réjouis-toi, maître de cette terre de Tirynthe1,

Après le dîner aussi, quand on se mettait à boire et à causer. Exemple :

Réjouis-toi, Achille, nous ne manquons pas de mets également distribués2,

dit Ulysse en s’acquittant de l’ambassade dont il était chargé. On usait de la même formule en se
quittant :
Réjouissez-vous, je vais être pour vous un dieu immortel, et non plus un homme mortel3.

Cette formule n’était pas encore réservée à un moment particulier, comme elle l’est à présent au
matin. On s’en servait même dans les circonstances les plus tristes et les plus funestes comme le
Polynice d’Euripide au moment où il va mourir :
Réjouissez-vous, déjà les ténèbres m’enveloppent4.

Et ce n’était pas seulement pour les anciens un témoignage d’amitié, mais encore une expression
de haine, employée par des gens qui renonçaient à toute relation entre eux. Dire à quelqu’un : « Réjouis-
toi bien », cela signifie qu’on ne s’en souciera plus.
3.– Le premier qui employa cette formule fut, dit-on, Philippidès5, le messager qui, venant annoncer la
victoire de Marathon, dit aux archontes qui siégeaient, inquiets de l’issue de la journée : « Réjouissez-
vous, nous sommes vainqueurs », et il mourut en l’annonçant et rendit l’âme sur ce mot : réjouissez-
vous. C’est par ce mot aussi que débutait le message que Cléon, le démagogue athénien, envoya de
Sphactérie6 pour annoncer la victoire et la capture des Spartiates. Après lui, Nicias, écrivant de Sicile, se
conforma en somme à cet ancien usage ; mais il commençait ses lettres par le récit des événements.
4.– L’admirable Platon7 digne législateur en ces matières, désapprouve tout à fait l’emploi du mot se
réjouir ; il trouve qu’il est mauvais et ne représente rien de sérieux, et il introduit à sa place le mot
prospérer [εὖ πράττειν], parce qu’il marque à la fois le bon état du corps et de l’âme. En écrivant à
Denys, il le blâme de ce que dans un hymne à Apollon il avait dit au dieu de se réjouir, salutation qu’il
regarde comme indigne du dieu pythien, et peu convenable non seulement à des dieux, mais même à des
hommes avisés.
5.– Le divin Pythagore n’a pas daigné nous laisser un seul de ses écrits ; mais autant qu’on en peut juger
par Okellos de Lucanie, Archytas et ses autres disciples8, il n’écrivait en tête de ses lettres ni Réjouissez-
vous, ni Soyez heureux, mais il voulait que l’on commençât par Portez-vous bien. Et en effet tous ceux
qui sont sortis de son école, lorsqu’ils s’écrivaient sur quelque matière sérieuse, commençaient par se
souhaiter une bonne santé, comme ce qui convient le mieux à l’âme et au corps et renferme ensemble
tous les biens que l’homme peut désirer, et leur triple triangle enlacé, la figure à cinq sommets9, symbole
dont ils se servaient avec ceux de leur secte, était appelé par eux santé. En général ils pensaient que le
mot santé comprenait la bonne chance et la joie, mais que la bonne chance et la joie ne comprennent pas
nécessairement la santé. Certains d’entre eux ont appelé le nombre quaternaire10, qui est leur plus grand
serment, et qui forme pour eux le nombre parfait, le principe de la santé ; parmi eux est Philolaos.
6.– Mais pourquoi citer les anciens, lorsque Épicure qui prisait tant la joie et qui plaçait le plaisir avant
tout, dans ses lettres sérieuses (elles sont en petit nombre) et dans celles qu’il adressait à ses amis les
plus chers commençait toujours par leur recommander avant tout de se bien porter11. Dans la tragédie et
dans l’ancienne comédie, tu trouveras souvent aussi la santé mentionnée dès l’abord. Dans ce vers en
effet :
Porte-toi bien, et réjouis-toi fort12,

la santé est visiblement rangée avant la joie. Alexis dit à son tour :
Maître, porte-toi bien. Comme tu viens tard13 !

et Achaïos14 :
J’arrive coupable d’un crime affreux ; mais toi, porte-toi bien,

et Philémon15 :
Je demande la santé d’abord, ensuite la prospérité en troisième lieu la joie, ensuite d’être sans dettes.

Et l’auteur de la chanson de table citée par Platon16, que dit-il ?


La santé est le premier des biens, la beauté le second, et le troisième, la richesse.

À l’égard de la joie, il n’en dit pas un mot. Te rappellerai-je ce vers si connu, qui est dans toutes
les bouches ?
Santé, la plus vénérable des déesses bienheureuses, puissé-je habiter avec toi le reste de mes jours17 !

Si donc la santé est la plus vénérable, le bien qu’elle procure doit être rangé avant tous les autres.
7.– Je pourrais te citer mille autres passages tirés des poètes, des historiens, des philosophes, qui tous
donnent le premier rang à la santé ; mais je te prierai de m’en dispenser, pour ne pas tomber dans la
pédanterie et la puérilité et ne pas avoir l’air de chasser un clou avec l’autre. Cependant quelques traits
de l’histoire ancienne qui me reviennent en mémoire et qui se rapportent à mon sujet, pourront fort bien,
je crois, trouver leur place ici.
8.– Eumène de Cardia18, dans une lettre à Antipater, rapporte qu’Alexandre étant sur le point de livrer
bataille à Issos, Héphestion entra le matin dans sa tente, et, soit oubli, soit distraction, comme c’est mon
cas, soit contrainte de quelque divinité, il lui dit comme moi : « Porte-toi bien, roi ; voici le moment de
ranger ton armée en bataille. » Comme les assistants étaient étonnés de cette étrange manière de donner
le bonjour, et Héphestion presque mort de honte, Alexandre s’écria : « J’accepte cet augure ; il me
promet que nous reviendrons sains et saufs du combat. »
9.– Antiochos Sôter19, sur le point d’en venir aux mains avec les Galates, crut voir en songe Alexandre
qui se tenait près de lui et lui disait de donner pour mot d’ordre à son armée avant la bataille les mots :
Porte-toi bien, et c’est avec ce mot d’ordre qu’il remporta son étonnante victoire.
10.– Ptolémée, fils de Lagos20, écrivant à Séleucos21, intervertit nettement l’ordre habituel. Au début de
sa lettre, il le salue d’un : Porte-toi bien, et il écrit à la fin : Réjouis-toi, au lieu de Porte-toi bien. C’est
ce que nous apprenons de Dionysodore qui a recueilli les lettres de Ptolémée.
11.– C’est le moment de citer aussi l’exemple de Pyrrhus, roi d’Épire22, qui a obtenu le second rang,
après Alexandre, parmi les grands capitaines et qui a si souvent essuyé les vicissitudes de la fortune.
Lorsqu’il priait les dieux, faisait un sacrifice ou consacrait une offrande, il ne leur demandait jamais ni la
victoire, ni l’accroissement de son prestige de roi, ni la renommée, ni la richesse démesurée ; ses vœux
se bornaient à une chose, la santé. Il était persuadé que tant qu’il aurait la santé, il lui serait facile de se
procurer tout le reste. Et il était, à mon avis, fort sage de penser que tous les biens ne servent de rien
sans la santé.
12.– Soit, dira-t-on ; mais aujourd’hui nous avons fixé le temps propre à chaque formule. Toi, tu l’as
changé ; quoique ton erreur se borne à cela, tu n’en es pas pour cela, s’il faut parler juste, exempt de
faute ; tu as fait comme un homme qui s’attacherait un casque à la jambe ou des cnémides à la tête.
Mais, excellent homme, lui répondrai-je, tu aurais raison de parler ainsi, s’il y avait seulement quelque
moment où l’on n’ait pas besoin de la santé ; mais elle est nécessaire à chaque instant, le matin, à midi,
la nuit même, surtout pour vous qui commandez et qui êtes surchargés d’affaires, d’autant plus que la
plupart exigent les forces du corps. En outre, quand on dit : Réjouis-toi, ce n’est qu’un début de bon
augure, un simple vœu ; mais celui qui te dit : Porte-toi bien, fait encore quelque chose d’utile ; il te fait
penser aux moyens de conserver ta santé, et il ne fait pas seulement un souhait, il te donne encore un
conseil.
13.– Mais quoi ? Dans le livret des instructions que vous recevez toujours du prince, le premier avis
qu’on vous donne n’est-il pas d’avoir soin de votre santé ? Et c’est très naturel ; car quels services
pourriez-vous rendre, si vous n’étiez pas bien portants ? Vous-mêmes, si j’entends un peu la langue des
Romains, en répondant à ceux qui vous saluent, ne faites-vous pas un fréquent usage du mot santé ?
14.– J’ai écrit tout ceci, non point dans le dessein de retrancher la formule Réjouis-toi, pour lui
substituer celle de Porte-toi bien, mais pour montrer que ma volonté n’est pour rien dans cette méprise.
Autrement, je serais ridicule d’innover et de changer les temps assignés à ces salutations.
15.– Cependant je rends grâce aux dieux que ma faute ait tourné en un souhait de bien meilleur augure
et que je sois tombé sur un mot meilleur. Peut-être mon lapsus est-il dû à une inspiration d’Hygieia23 ou
d’Asclépios24 lui-même, qui te promet la santé par ma bouche. Car comment cela me serait-il arrivé sans
la volonté d’un dieu, moi qui, au cours d’une longue vie, n’ai jamais éprouvé de pareil trouble ?
16.– Mais s’il faut aussi donner une excuse humaine de ce qui m’est arrivé, il n’y a rien d’étonnant si,
dans mon ardeur extrême à me faire connaître de toi de la manière la plus avantageuse, l’excès de mon
désir m’a troublé et fait tomber sur le contraire de ce que je devais dire. Peut-être aussi n’est-il pas facile
de garder son sang-froid et sa rectitude de pensée devant cette foule de soldats dont les uns vous
poussent et les autres saluent d’une singulière façon.
17.– Les autres peuvent, s’ils le veulent, attribuer mon erreur à la sottise, à la rusticité ou au radotage ;
mais toi, tu n’y as vu, j’en suis persuadé, qu’une preuve de pudeur et de simplicité et la marque d’une
âme sans grossièreté et sans artifice ; car l’extrême confiance en un cas comme le mien n’est pas
éloignée de la hardiesse et de l’impudence. Puissé-je ne jamais tomber dans une telle faute, ou, si ce
malheur m’arrivait, la voir tourner en bon augure !
18.– Sous le premier Auguste25, il arriva, dit-on, un fait semblable. Cet empereur venait de rendre un
jugement équitable et d’absoudre un homme faussement accusé d’un crime capital. Celui-ci, le
remerciant à haute voix : « Je te sais gré, dit-il, empereur, d’avoir jugé si mal et si injustement. »
Comme ceux qui entouraient Auguste voulaient, dans leur indignation, mettre cet homme en pièces,
« Cessez de vous fâcher, dit l’empereur ; ce n’est pas sa langue, c’est son intention qu’il faut juger. »
Voilà ce que dit Auguste. Pour toi, si tu examines mon intention, tu la trouveras bonne, et si tu examines
ma langue, tu la trouveras favorable.
19.– Arrivé ici, je pourrais à juste titre concevoir une autre crainte, c’est que certains ne croient que j’ai
péché à dessein, afin de composer cette apologie. Eh bien, très cher Asclépios, je consens volontiers que
mon discours paraisse moins une justification qu’un prétexte de montrer mon éloquence.

1. Citation d’un auteur inconnu.

2. Homère, Iliade, IX, 225.

3. Empédocle, frag. 31B Diels-Kranz.

4. Euripide, Les Phéniciennes, 1453.

5. En 490 av. J.-C., il parcourut à la course les 42 km séparant Marathon d’Athènes (c’est aujourd’hui la longueur de la course appelée
« marathon ») pour annoncer à la cité que les Athéniens avaient gagné la bataille contre les Perses, puis il mourut. Voir Hérodote, VI, 105, qui l’appelle
Phidippidès.

6. Îlot situé en face de Pylos. En 424 av. J.-C., pendant la guerre du Péloponnèse, les Athéniens commandés par Cléon y vainquirent les
Spartiates et en firent prisonniers un grand nombre.

7. Voir Lettres, III, 315a-c.

8. Okellos, Archytas et Philolaos, cité à la fin du paragraphe, sont des disciples de Pythagore.

9. Le pentagramme, figure géométrique formée de deux triangles imbriqués.

10. C’est-à-dire 10 qui est égal à 1+2+3+4.


11. Les lettres d’Épicure que nous connaissons démentent l’affirmation de Lucien.

12. Citation d’Homère, Odyssée, XXIV, 402.

13. Citation du fragment 299 d’Alexis, auteur comique du IVe siècle av. J.-C.

14. Dramaturge du IVe siècle av. J.-C.

15. Auteur comique qui vécut au IVe et au IIIe siècle av. J.-C., rival de Ménandre dans le genre de la Comédie Nouvelle.

16. Gorgias, 351e.

17. Citation d’Ariphron de Sicyone, poète du IVe siècle av. J.-C. Voir Athénée, Les Deipnosophistes, XV, 63.

18. Compagnon d’Alexandre, il tint le journal de ses conquêtes. La bataille d’Issos eut lieu en 333 av. J.-C.

19. Roi d’Asie, deuxième souverain de la dynastie des Séleucides, il régna de 281 à 261 av. J.-C.

20. Lieutenant et historien d’Alexandre, il devint roi d’Égypte en fondant, en 305 av. J.-C., la dynastie des Lagides. Il régna jusqu’en 283 av.
J.-C.

21. Premier roi d’Asie, fondateur de la dynastie des Séleucides en 305 av. J.-C., il régna jusqu’en 280.

22. Il régna de 297 à 272 av. J.-C.

23. Déesse de la santé.

24. Dieu guérisseur.

25. Le premier empereur romain qui régna de 27 av. J.-C. à 14 apr. J.-C.
65
APOLOGIE
L’Apologie (littéralement, « la défense ») est liée à la fois à une œuvre antérieure de Lucien et à
son histoire personnelle. Avec Sur les salariés des Grands, il avait écrit une satire mordante de la
condition misérable des intellectuels qui acceptent d’être employés par de grands personnages en mal de
respectabilité culturelle et qui sont traités par eux comme les derniers des domestiques. Or il obtint, en
171, un poste d’huissier en chef auprès du préfet d’Égypte et il occupa cette fonction jusqu’en 175. Il
devenait ainsi à son tour salarié, sous les ordres d’un magistrat important. Cette contradiction apparente
entre ses écrits et ses actes pouvait lui valoir des critiques. Il choisit donc de s’adresser à son ami
Sabinos pour présenter sa défense.
Il déclare d’abord qu’il peut imaginer ses réactions devant ce qui ressemble à un reniement et il
décide de les exposer à sa place en parlant pour lui (1-8). Il parle ensuite de nouveau en son propre nom
pour envisager les excuses qu’il pourrait donner. Il en énumère certaines, qu’il refuse d’évoquer (8-10),
puis il se justifie (11-15). Il distingue le service de l’intérêt général au sein de l’administration impériale
du service d’un maître dans une maison privée. Il précise qu’il joue un rôle important pour lequel il est
bien payé, ce qui est normal, car tout homme, même l’empereur, qui exerce une fonction reçoit en retour
un salaire. Il ajoute qu’il a toujours dit que l’homme de bien devait se rendre utile, qu’il ne se prend pas
pour un sage (il n’en a d’ailleurs jamais rencontré) et qu’il est seulement un homme du peuple qui a
gagné sa vie en faisant le métier de rhéteur, comme Sabinos le sait bien. C’est pour ce dernier qu’il a
voulu s’expliquer. Quant aux accusations des autres, elles lui sont indifférentes.
L’existence même de l’Apologie autorise à douter de cette indifférence. Lucien avait l’air de ne
pas mener une vie conforme à ses écrits, ce dont il fait souvent grief aux philosophes. Il devait donc se
justifier auprès du public auquel il s’adresse, au-delà de Sabinos, seul destinataire apparent du texte. Il se
défend avec habileté en donnant d’abord la parole à son ami dont il imagine les critiques, ce qui lui
permet de mieux les contrôler. Dans les paroles qu’il lui attribue, il glisse un éloge de Sur les salariés
des Grands qui contrebalance opportunément les reproches qu’on pourrait lui adresser. Et lorsqu’il
reprend lui-même la parole, son plaidoyer ne manque pas d’allure. On y trouve un éloge du dévouement
au bien public opposé aux intérêts privés, un rappel du devoir d’être utile et de l’inaccessibilité de la
sagesse, autant de thèmes stoïciens faits pour plaire à Marc Aurèle, l’empereur qui l’avait nommé en
Égypte et dont il évoque au passage (13) le pouvoir attentif et prévoyant qui lui vaut des honneurs et une
gloire bien mérités. Sa nomination semble d’ailleurs donner des idées à Lucien, qui imagine même (12)
qu’il pourrait devenir gouverneur ou magistrat. Ces ambitions ne se sont pas réalisées, mais leur simple
mention suffit pour qu’on reconnaisse dans l’Apologie, en plus d’un brillant plaidoyer pro domo, une
œuvre de courtisan.
A. B.
1.– Depuis longtemps je me demande, mon beau Sabinos, ce que tu as dû penser de moi en lisant mon
petit traité sur les gens de lettres qui se mettent aux gages des grands. Tu n’as pas pu te retenir de rire en
le parcourant, j’en suis bien sûr. Je vais cependant essayer de concilier ce que tu as pu dire en le lisant
ou après l’avoir lu avec les idées que j’y ai exposées. Il me semble, si je ne suis pas un mauvais devin,
que je t’entends dire : « Eh quoi ! l’homme qui a écrit ces choses et attaqué ce genre de vie avec une
telle véhémence, ce même homme oublie tout ce qu’il a dit ; la coquille, comme on dit, s’est retournée,
et c’est lui qui court volontairement se précipiter dans une servitude si manifeste et si publique !
Combien a-t-il fallu de Midas, de Crésus, de Pactoles1 entiers pour qu’il change d’avis et renonce à la
liberté qui a été sa compagne chérie dès l’enfance, pour qu’au moment où il va paraître devant Éaque et
où il a déjà presque un pied dans la tombe, il se laisse tirer et traîner, le cou pris dans un collier d’or,
pareil aux chaînes et aux colliers de corail que portent les riches luxueux ? Le désaccord est grand entre
sa vie actuelle et son écrit. C’est le fleuve qui remonte vers sa source, c’est le renversement de tout ;
c’est une palinodie2 et un retour au mal, et ce n’est point Hélène, par Zeus, ni ce qui s’est passé devant
Troie qui en fait l’objet, ce sont ses discours, jusqu’alors approuvés de tous, qu’il rétracte par sa
conduite. »
2.– Voilà les réflexions que tu as dû faire par devers toi. Peut-être y ajouteras-tu pour moi-même quelque
conseil qui ne sera pas hors de saison, mais digne d’un ami, d’un homme de bien, d’un philosophe
comme toi. Maintenant je vais prendre ton rôle ; si je m’en acquitte bien, ce sera parfait et nous
sacrifierons au dieu de l’éloquence ; sinon, tu suppléeras à ce que j’aurai omis. Voici le moment
d’intervertir les rôles : c’est à moi de me taire et de me laisser couper et brûler3, s’il le faut, pour mon
salut ; à toi d’appliquer les remèdes et de tenir en main le scalpel et le cautère enflammé. C’est
maintenant toi, Sabinos, qui prends la parole et qui me tiens le discours suivant :
3.– « Autrefois, mon doux ami, ton ouvrage t’a fait tout l’honneur que tu pouvais en attendre, soit dans
la nombreuse assemblée où il fut récité, comme j’en ai reçu l’assurance de ceux qui l’ont entendu, soit
dans le privé, parmi les savants qui ont voulu le connaître et le pratiquer. L’invention y est
irrépréhensible, l’information abondante, l’expérience personnelle remarquable, le style clair et, chose
importante entre toutes, l’utilité en est grande pour tout le monde, mais particulièrement pour les gens
de lettres que l’inexpérience pourrait jeter dans la servitude. Mais puisque tu as changé d’avis et préféré
le parti contraire, puisque tu envoies promener au loin la liberté pour suivre la lâche maxime de cet
iambe : “Là où il y a du profit à faire, l’homme libre ne doit pas hésiter à se faire esclave4”, garde-toi de
lire ton ouvrage à qui que ce soit, et ne le fais lire à aucun de ceux qui sont témoins de ta vie présente.
Prie plutôt Hermès souterrain de verser des flots d’oubli sur ceux qui l’ont entendu autrefois ; autrement
l’on dira que tu as fait comme le héros de la fable corinthienne et que, nouveau Bellérophon5, tu as écrit
ton ouvrage contre toi-même. Car en vérité je ne vois pas de quelle raison spécieuse tu pourrais colorer
ta conduite aux yeux de tes censeurs, surtout si, approuvant l’ouvrage et la liberté qu’il respire, ils rient
de voir l’auteur se faire esclave et se mettre lui-même le joug sur le cou.
4– . « En tout cas, ils pourraient te dire très justement : “Ou bien c’est un autre, un homme de cœur, qui
a écrit ce livre ; toi, tu n’es qu’un geai qui se pavane sous le plumage d’autrui ; ou bien, s’il est de toi, tu
te conduis comme Salaithos, qui, après s’être fait admirer des Crotoniates pour la loi très sévère qu’il
porta contre l’adultère, fut peu de temps après surpris lui-même entre les bras de sa belle-sœur.” On
pourrait dire que tu es au pied de la lettre ce Salaithos. Cependant, il mérite beaucoup plus d’indulgence
que toi, parce qu’il était épris d’amour, comme il le dit dans sa défense et parce qu’il fit preuve d’un
grand courage en sautant volontairement dans le feu, alors que les Crotoniates émus de piété lui
permettaient, s’il le voulait, de choisir l’exil. Mais ton cas est beaucoup plus surprenant. Tu traces un
tableau exact de cette condition servile, tu critiques tous ceux qui se jettent dans la maison d’un riche et
se mettent eux-mêmes en prison pour supporter et faire mille choses désagréables ; puis, arrivé à
l’extrême vieillesse et déjà presque de l’autre côté du seuil, tu te mets sur le cou le joug d’un indigne
esclavage et peu s’en faut que tu ne t’en fasses gloire. En tout cas, plus ta situation te met en vue, plus
on peut te trouver ridicule, parce que ta conduite actuelle est en contradiction avec ton livre.
5.– « Au reste, qu’est-il besoin de chercher contre toi une accusation nouvelle, après celle que fait
entendre ce beau vers de tragédie : “Je hais le sophiste qui n’est pas sage pour lui-même6 ?” Tes
accusateurs ne seront pas embarrassés de trouver d’autres exemples. Les uns t’assimileront à ces acteurs
tragiques qui sur la scène sont, l’un Agamemnon, l’autre Créon ou même Héraclès, et qui, hors du
théâtre, quand ils ont mis bas le masque, redeviennent Polos ou Aristodémos, histrions à gages, que l’on
hue et que l’on siffle, qu’on fouette même quelquefois, quand il plaît aux spectateurs. D’autres diront
que tu fais comme le singe qui appartenait, dit-on, à la fameuse Cléopâtre. Ce singe, savamment dressé,
dansait fort bien en mesure ; longtemps il se fit admirer par la correction de sa tenue, la bienséance de
son maintien et la justesse de ses mouvements, toujours d’accord avec les voix et les flûtes qui
chantaient l’hyménée. Mais un jour, il aperçut des figues, je crois, ou une amande au bout de la salle :
adieu les flûtes, adieu les rythmes et les danses ; il saute sur les fruits et les croque, en jetant ou plutôt en
brisant son masque.
6.– « Et toi, dira-t-on, qui n’es pas un comédien, mais l’auteur d’une pièce excellente, toi qui t’ériges en
législateur, il suffit que tu entrevoies une figue pour montrer que tu n’es qu’un singe, un philosophe du
bout des lèvres, “que tu caches en ton esprit une chose et que tu en dis une autre7”. C’est de toi que l’on
peut dire avec raison que ces discours dont tu te fais tant d’honneur “ont mouillé tes lèvres, mais ont
laissé à sec ton palais8”. Aussi as-tu été puni sur l’heure de l’audacieuse témérité avec laquelle tu
bravais les besoins de l’humanité ; car tu n’as pas tardé à abjurer ta liberté et à la vendre presque à la
criée. Adrastée9, qui se tenait derrière toi au moment où l’on te comblait d’éloges pour avoir accusé les
autres, a dû bien rire, et parce que, comme déesse, elle prévoyait que tu passerais un jour dans le camp
de ceux que tu blâmais et parce que, sans avoir auparavant craché dans ton sein10, tu prétendais accuser
ceux qui par suite de fortunes diverses se résignent à ce genre de vie.
7.– « Supposons qu’Eschine11, après l’accusation portée contre Timarque ait été pris sur le fait et
convaincu d’avoir commis les mêmes turpitudes, songe comme ceux qui l’auraient vu auraient ri de lui,
si, traduisant en justice Timarque pour des fautes commises pendant sa jeunesse, lui, déjà vieux, s’était
permis les mêmes fautes. Enfin, tu ressembles à cet apothicaire qui vendait un remède pour la toux,
lequel, d’après lui, devait arrêter le mal, tandis qu’on le voyait tousser lui-même à se déchirer la
poitrine. »
8.– Voilà, sans parler de bien d’autres semblables les reproches que pourrait me faire un accusateur tel
que toi dans un sujet si abondant qu’il te fournirait des arguments sans nombre. Mais il est temps que
j’examine par quel moyen je pourrai me justifier. Le mieux ne serait-il pas de lâcher pied, de tourner le
dos, d’avouer mes torts et d’avoir recours à l’excuse ordinaire, je veux dire la Fortune, la Moire, la
Destinée, et de demander grâce à mes censeurs qui savent bien que nous ne sommes maîtres de rien, que
nous sommes conduits sans le vouloir par une puissance supérieure ou plutôt par l’une de celles dont je
parlais tout à l’heure, et que nous sommes totalement irresponsables de nos paroles et de nos actions ?
Mais c’est un moyen trop vulgaire, et toi-même, mon doux ami, tu ne souffrirais pas que je présente une
pareille apologie, ni que, prenant Homère pour défenseur, je déclame le vers de ce poète : « J’affirme
que personne n’a jamais échappé à la Moire12 » ou cet autre : « Elle avait filé son destin, du jour où sa
mère l’enfanta13. »
9.– Si d’un autre côté, renonçant à cette excuse comme trop frivole, je disais : « Ce n’est pas l’appât des
richesses ni aucun espoir de cette nature qui m’a fait choisir ma condition présente, mais plein
d’admiration pour l’intelligence, le courage, l’élévation d’esprit de celui que je sers, j’ai voulu participer
à ses travaux, » je craindrais qu’on ne me voie chargé d’une nouvelle accusation, celle de flatterie, qu’on
ne démontre la vanité de cette excuse et qu’on ne pense, comme dit le proverbe, que je chasse un clou
avec un autre, un petit avec un gros, d’autant plus gros même que la flatterie passe pour le plus servile
de tous les vices et par là même le plus mauvais.
10.– Mais, si je ne veux alléguer ni cette excuse, ni la précédente, que me reste-t-il que de confesser que
je n’ai rien de sérieux à répondre ? Peut-être ai-je encore une ancre sèche14, c’est de déplorer ma
vieillesse, ma mauvaise santé et avec cela la pauvreté qui engage à tout faire et à tout souffrir pour
l’éviter. En ce cas, je ferais peut-être bien d’appeler la Médée d’Euripide, pour qu’elle se montre sur la
scène et prononce en ma faveur ces lambes, en y faisant un léger changement :
Je sais quels maux je vais commettre ;
mais la pauvreté est plus forte que ma volonté15.

Et quand je ne citerais pas le mot de Théognis, qui ne sait qu’il ne désapprouve pas « qu’on se
précipite dans la mer aux abîmes peuplés de monstres, ou du haut d’une roche escarpée, si l’on doit par
là échapper à la pauvreté16 ? ».
11.– Voilà, ce semble, ce que l’on pourrait dire pour se défendre dans un cas comme le mien ; mais
aucune de ces raisons n’est bien spécieuse. Aussi, rassure-toi, camarade, je n’userai d’aucune. Dieu
garde Argos d’être jamais réduite à une telle famine qu’elle se mette à ensemencer le gymnase de
Kyllarabis. Moi non plus, je ne suis pas si pauvre de bonnes raisons que j’aille, dans mon embarras,
recourir à de tels subterfuges pour échapper à l’accusation. Fais seulement réflexion à une chose, à la
différence énorme qu’il y a entre le particulier qui entre dans la maison d’un riche à titre de salarié, qui
devient son esclave et souffre toutes les avanies dont parle mon livre, et l’homme public chargé d’une
partie de l’administration, qui gouverne dans la limite de son pouvoir, et reçoit à ce titre un salaire de
l’empereur. Prends les deux conditions, isole-les l’une de l’autre et considère-les successivement. Tu
trouveras, pour parler comme les musiciens, une différence de deux octaves entre elles : elles se
ressemblent autant que le plomb à l’argent, le cuivre à l’or, l’anémone à la rose et le singe à l’homme. Il
y a bien salaire et obéissance à un supérieur dans un cas comme dans l’autre, mais la situation est
entièrement différente. Là, la servitude est manifeste et ceux qui entrent chez autrui à de telles
conditions ne diffèrent pas beaucoup des esclaves achetés à prix d’argent ou nés dans la maison ; ici, ce
sont des hommes qui manient les affaires publiques et se montrent utiles à des villes, à des nations
entières, et l’on ne peut raisonnablement, sous l’unique prétexte qu’ils reçoivent un salaire, ni les
critiquer, ni les assimiler aux autres, ni les confondre dans la même réprobation. Supprimez en effet ces
hautes fonctions : du même coup les gouverneurs de provinces, les préfets des villes, les commandants
des légions, les généraux d’armée mériteront d’être blâmés, puisqu’il y a un salaire attaché à leurs
fonctions. Il ne faut pas, je pense, pour une seule chose les condamner toutes, ni placer sur la même
ligne tous ceux qui reçoivent un traitement.
12.– Enfin je n’ai pas dit que tous les salariés sans exception menaient une existence misérable ; mais
j’ai plaint ceux qui sont esclaves dans la maison des grands sous prétexte de les instruire. Ma position,
camarade, est tout à fait différente ; car dans mon privé, je suis aussi libre qu’auparavant, et dans mes
fonctions officielles, je participe au gouvernement le plus important et j’aide pour ma part à l’expédition
des affaires. Si donc tu veux bien y regarder, tu verras que ce n’est pas la partie la moins importante de
ce gouvernement de l’Égypte qu’on m’a confiée, que j’introduis les instances, que je leur assigne le rang
qui leur revient, que je tiens des registres exacts de tout ce qui se fait, de tout ce qui se dit, que je règle
les discours des avocats, que je conserve les décisions du préteur, rédigées très clairement et très
exactement avec la fidélité la plus entière, et que je les remets aux archives publiques pour être
conservées à jamais. Ensuite ce n’est pas d’un particulier que je reçois mon salaire, mais de l’empereur,
et ce salaire n’est pas petit ; il monte à plusieurs talents. Ajoute que j’ai des espérances assez bien
fondées, si les choses suivent leur cours naturel : on peut fort bien me donner un pays à gouverner ou
d’autres fonctions impériales.
13.– Mais je veux, par un excédent de franchise, aller au-devant de l’accusation dirigée contre moi et
pousser ma défense au delà du nécessaire. Je dis que personne ne fait rien sans salaire et que les plus
hauts dignitaires que tu puisses nommer ne font pas exception, puisque l’empereur lui-même attend son
salaire. Je n’entends point par là les tributs et les impôts qui lui viennent tous les ans de ses sujets ; mais
le plus beau salaire pour un empereur, ce sont les louanges, la gloire universelle, l’adoration que lui
valent ses bienfaits ; les statues, les temples, les enclos sacrés que ses sujets lui consacrent, sont aussi
des salaires pour les soins et la prévoyance qu’il apporte à veiller sans cesse au salut et à la prospérité de
l’État. Or, s’il est permis de comparer les petites choses aux grandes, et si tu veux, en commençant par le
sommet du tas, descendre à chacun des objets qui le composent, tu verras que nous ne différons que du
petit au grand et que pour le reste nous sommes tous également mercenaires.
14.– Si j’avais posé en principe que personne ne doit rien faire, on pourrait avec raison m’accuser
d’avoir violé la loi ; mais, si je n’ai pas dit un mot de cela dans mon livre, s’il faut au contraire que
l’homme de bien soit actif, que peut-il faire de mieux que de collaborer avec ses amis aux plus nobles
travaux et de donner en public, au grand jour, la mesure de sa fidélité, de son zèle, de son dévouement à
la tâche qu’on lui a confiée, afin qu’il ne soit pas, selon le mot d’Homère, « un inutile fardeau de la
terre17 » ?
15.– Mais avant tout, mes censeurs doivent se souvenir que leurs reproches ne s’adressent point à un
sage, si toutefois il en est, mais à un homme ordinaire qui a cultivé le talent de la parole et obtenu par là
d’assez beaux applaudissements, mais qui ne s’est pas du tout exercé à cette sublime vertu des
coryphées de la philosophie. Et, par Zeus, je ne crois pas devoir m’en affliger ; car je n’ai jamais
rencontré un seul homme qui tînt tout ce que promet ce nom de sage. Pour toi, je m’étonnerais même
que tu blâmes ma conduite actuelle ; car je sais depuis longtemps quels gros salaires tu as touchés pour
tes leçons publiques d’éloquence, au temps où, étant allé voir l’Océan occidental et la Celtique, je vous
rencontrai vous autres, que l’on comptait parmi les sophistes richement payés.
Voilà, camarade, ce qu’en dépit de mille occupations, je n’ai pas laissé d’écrire pour ma défense ;
car je tiens beaucoup à recevoir de toi la pierre blanche18 et l’absolution complète. Pour les autres, ils
peuvent bien se réunir tous pour m’accuser je me contenterai de leur dire : « Hippoclidès n’en a cure19. »

1. Le Pactole est un fleuve de Lydie dont les eaux passaient pour charrier des pépites d’or. Midas changeait en or tout ce qu’il touchait, et la
richesse de Crésus est devenue proverbiale.

2. Rétractation en vers. Le poète Stésichore (VIIe-VIe s. av. J.-C.) avait, dans un poème, rendu Hélène responsable de la guerre de Troie. Il fut
frappé de cécité. Il composa une palinodie où il innocentait Hélène. Il recouvra la vue. Voir Platon, Phèdre, 242b-243b.

3. Lucien présente ce qui va suivre comme une opération chirurgicale destinée à le guérir.

4. Citation d’Euripide, Les Phéniciennes, 395.

5. Bellérophon fut désiré par Antéia, femme du roi Proétos de qui il était l’hôte. Il la repoussa, elle le dénonça à Proétos. Celui-ci envoya
Bellérophon chez son beau-père, le roi de Lycie, avec une lettre où il avait écrit qu’il fallait tuer Bellérophon. Voir Homère, Iliade, VI, 155-205.

6. L’origine de ces vers qui semblent écrits dans le style d’Euripide est inconnue.

7. Citation d’Homère, Iliade, IX, 313.

8. Iliade, XXII, 495.

9. Déesse de la fatalité.

10. Rite apotropaïque destiné à détourner le mauvais œil.

11. Homme politique et orateur athénien du IVe siècle av. J.-C. Dans son discours Contre Timarque, il accuse ce dernier d’avoir été un
débauché dans sa jeunesse.

12. Iliade, VI, 488.

13. Ibid., XX, 128.

14. C’est-à-dire une ancre de rechange, qui n’est pas encore allée à la mer et qui assurera peut-être son salut.

15. Citation modifiée de Médée, 1078-1079. Lucien a remplacé le mot « passion » par le mot « pauvreté ».

16. Théognis, 173-178.

17. Iliade, XVIII, 104.

18. C’est-à-dire le vote d’acquittement dans un procès.

19. Expression proverbiale qui signifie « je m’en moque ». Voir Hérodote, VI, 127-129.
66
HARMONIDÈS
Harmonidès est une prolalia, un prologue. Comme Hérodote ou Aétion, comme Zeuxis ou
Antiochos, le texte traite de la question de la diffusion et de la réception des œuvres. Comment acquérir
rapidement la gloire ? Telle est la question posée par le joueur de flûte Harmonidès à son maître. La
réponse est la suivante : en jouant devant un petit nombre d’hommes compétents dont le jugement sert
de référence pour le peuple. Ce conseil, dit Lucien, vaut pour tous ceux qui veulent se produire en public
et s’applique également à lui. De fait, par ce texte, l’auteur se recommande à un puissant personnage,
avant de faire une lecture publique. Il se présente néanmoins comme un conférencier reconnu et loué, un
homme dont la carrière oratoire est déjà bien établie.
E. M.

1.– Harmonidès, le joueur de flûte, fit un jour cette question à Timothée1, son maître : « Dis-moi,
Timothée, comment pourrais-je devenir illustre dans mon art ? Que dois-je faire pour être connu de tous
les Grecs ? Le reste, je le sais à présent, grâce à toi : tu m’as appris à ajuster ma flûte en perfection, à
souffler sur la languette avec une finesse harmonieuse, à placer mes doigts exactement, à les lever et à
les baisser rapidement, à marcher en mesure, à accorder mes airs au chœur, à garder à chaque mode son
caractère particulier, au phrygien l’enthousiasme, au lydien la fureur bachique, au dorien la gravité, à
l’ionien la grâce. Tout cela je l’ai appris de toi ; mais le point principal, celui pour lequel j’ai voulu
apprendre la flûte, je ne vois pas comment je pourrais l’atteindre, j’entends la gloire qui vient du grand
public, le plaisir d’être remarqué dans la foule, d’être montré au doigt et, si je parais quelque part,
d’attirer aussitôt tous les yeux et d’entendre mon nom : “Le voilà, ce fameux Harmonidès, l’excellent
joueur de flûte.” C’est l’honneur que tu as obtenu, Timothée, lorsque arrivé pour la première fois de
Béotie2, ta patrie, tu accompagnas sur la flûte la Pandionide3, et que tu fus vainqueur dans Ajax furieux
dont ton homonyme4 avait fait la musique. Il n’y eut personne qui ne connût le nom de Timothée le
Thébain ; et maintenant encore, en quelque lieu que tu paraisses, la foule accourt à toi, comme les
oiseaux vers la chouette5. Voilà pourquoi j’ai désiré devenir joueur de flûte et pourquoi je me suis
soumis à un si long travail ; car si l’on me donnait ce talent seul sans la gloire et qu’il me fallût rester
inconnu, je n’en voudrais pas, dussé-je devenir dans mon obscurité un Marsyas ou un Olympos6. La
musique si elle reste secrète et inconnue est, comme on dit, sans utilité. Apprends-moi donc, ajouta-t-il,
ce que je dois faire et comment je dois user de mon talent, et je te serai doublement obligé et de l’art que
tu m’as enseigné et, ce qui est encore d’un plus grand prix, de la gloire que j’en tirerai. »
2.– Timothée lui répondit : « Apprends, Harmonidès, que ces objets dont tu es amoureux, la louange, la
gloire, le plaisir d’être en vue et connu du public ne sont pas faciles à obtenir. Si tu voulais te les
procurer simplement en allant te produire devant la foule, il te faudrait beaucoup de temps et encore
n’arriverais-tu pas à te faire connaître de tout le monde ; car où trouver un théâtre ou un stade assez
spacieux pour y jouer de la flûte devant tous les Grecs ? Mais ce que tu peux faire pour en être connu et
réaliser tes vœux, je vais te l’indiquer. Joue effectivement quelquefois au théâtre, mais ne te préoccupe
pas beaucoup de la foule. Le chemin le plus court et le plus facile pour aller à la gloire, le voici. Choisis
parmi les Grecs le petit nombre d’hommes d’élite qui en sont les coryphées7, qu’on admire sans conteste
et dont les jugements pour ou contre font également autorité. Si, dis-je, c’est devant ceux-là que tu
déploies tes talents et qu’ils t’applaudissent, tu seras, sois-en sûr, instantanément connu de toute la
Grèce. Suis en effet mon raisonnement. Si ceux que tout le monde connaît et admire savent que tu es un
habile joueur de flûte, qu’as-tu besoin de la foule ? De toute manière elle suivra ceux qui sont mieux à
même de juger qu’elle. Cette foule, composée en grande partie d’artisans, ne se connaît pas en belles
choses, et quand elle entend les gens distingués louer quelque chose, elle croit que leurs éloges sont
fondés, et elle loue comme eux. C’est ainsi que dans les jeux la plupart des spectateurs savent à
l’occasion applaudir ou siffler ; mais les juges ne sont que sept ou cinq, en tout cas peu nombreux. »
Harmonidès n’eut pas le temps de profiter de ces conseils. On dit en effet qu’au premier concours où il
joua, il se laissa emporter à l’amour de la gloire et souffla si fort qu’il rendit le dernier soupir dans sa
flûte et mourut sur la scène sans avoir obtenu la couronne. Ce fut la première et la dernière fois qu’il
joua aux Dionysies8.
3.– Mais les conseils de Timothée ne s’adressent pas seulement aux joueurs de flûte et au seul
Harmonidès ; ils conviennent également à tous ceux que l’amour de la gloire engage à produire leurs
talents en public et qui désirent les applaudissements de la multitude. Aussi quand j’ai songé, comme
Harmonidès, à satisfaire mon ambition personnelle et cherché le moyen le plus rapide de me faire
connaître du public, j’ai suivi le conseil de Timothée : j’ai regardé quel était dans cette ville le citoyen le
plus distingué, celui en qui les autres avaient confiance et qui, à lui seul, suffirait à les remplacer tous.
C’est ainsi que je devais très justement trouver en toi la personne qui résume en elle toutes les qualités,
c’est-à-dire le connaisseur, le véritable juge en matière de talent. Si je déploie le mien devant toi et que
j’obtienne ton approbation, admettons que tu me l’accorderas, alors je serai parvenu au comble de mes
espérances et j’aurai recueilli tous les suffrages en un seul. Quel autre que toi pourrais-je choisir pour
juge, à moins de vouloir passer à juste titre pour insensé ? En apparence, c’est d’un seul homme que je
fais dépendre mon sort : en réalité, c’est comme si j’avais convoqué des spectateurs de tous les pays
dans un théâtre commun pour leur faire entendre mes discours. Ne sait-on pas que tu serais meilleur
juge, à toi seul, que les autres pris en particulier ou tous à la fois ? Les rois de Lacédémone avaient
chacun le droit de porter deux suffrages9, tandis que les autres citoyens n’en portaient qu’un seul ; toi, tu
ajoutes à ceux des rois ceux des éphores10 et même ceux des sénateurs, en un mot ton suffrage en vaut
mille en matière de belles-lettres, d’autant plus que tu apportes toujours le caillou blanc11, gage de salut ;
et c’est ce qui me rassure dans cette circonstance où la témérité de mon entreprise me remplit d’une
juste crainte. J’ai encore, par Zeus, un autre motif de confiance, c’est que je ne te suis pas tout à fait
étranger. Je suis d’une ville qui a souvent éprouvé tes bienfaits, d’abord à titre privé, ensuite en commun
avec toute la nation. Si donc, lorsque je parlerai, les suffrages semblent tourner contre moi, et si les
suffrages favorables sont en minorité, ajoutes-y celui d’Athéna12, supplée à ce qui peut me manquer et
que l’on voie que c’est affaire à toi de redresser l’opinion.
4.– Car ce n’est pas assez pour moi d’avoir été admiré de beaucoup de gens, d’être devenu célèbre et
d’avoir entendu louer mes discours par mes auditeurs. Tout cela n’est, comme on dit, que songes
venteux et ombres de louanges ; mais à présent, c’est la réalité qui va se découvrir. On va juger
exactement de ma valeur, sans laisser place à la contestation ni au doute ; je passerai désormais pour un
grand homme de lettres, si tu en juges ainsi ; autrement… Mais il ne faut prononcer que des paroles de
bon augure, quand on affronte une lutte si importante. Faites, ô dieux, que je paraisse digne d’estime,
confirmez les éloges que j’ai reçus ailleurs, pour qu’à l’avenir je paraisse devant le public avec
confiance ; car il n’est plus de carrière redoutable pour celui qui a triomphé aux grands jeux d’Olympie.

1. L’aulète (joueur d’aulos, flûte antique) Timothée de Thèbes, contemporain d’Alexandre.

2. Région de Grèce centrale qui avait Thèbes pour capitale.


3. Philoclès, neveu d’Eschyle, aurait écrit plus de cent tragédies, dont une tétralogie intitulée Pandionide, qui avait pour thème le mythe de
Térée et Procné, fille de Pandion (TrGF I p. 141).

4. Le cithariste et poète Timothée de Milet (début du IVe s. av. J.-C.).

5. Voir la fable d’Ésope La Chouette et les Oiseaux ; Dion de Pruse, LXXII, 13-15 ou XII, 1 et 13.

6. Le premier aulète de la mythologie grecque et son disciple. Voir Platon, Banquet, 215b-c.

7. Le terme est entendu ici au sens figuré. Le coryphée est le chef du chœur dans les tragédies.

8. Célébrations liturgiques dédiées au dieu Dionysos. Elles étaient accompagnées de concours dramatiques et musicaux.

9. Sparte était dotée de deux rois, issus des deux grandes familles.

10. À Sparte, les cinq magistrats élus annuellement par l’assemblée, qui jouent le rôle d’un comité exécutif.

11. Lors d’un jugement, les membres du jury disposaient de deux cailloux : un caillou noir s’ils jugeaient l’inculpé coupable, un caillou blanc
s’ils le considéraient comme innocent.

12. Allusion à Eschyle, Euménides, 734 : lors du jugement d’Oreste (pour matricide) par le tribunal athénien de l’Aréopage, Athéna avait
annoncé qu’en cas d’égalité des voix du jury elle offrirait sa voix en faveur d’Oreste. C’est ce qui se produisit.
67
CONVERSATION AVEC HÉSIODE
Dans ce bref dialogue polémique, Lykinos, un des doubles habituels de Lucien, s’en prend à
Hésiode. Tout en reconnaissant ses mérites, il lui reproche (1-3) de ne pas avoir prédit l’avenir dans ses
œuvres, alors que cette prédiction était l’une des deux missions, avec la célébration du passé, que les
Muses lui avaient confiées au pied de l’Hélicon (Théogonie, 22-34). Hésiode lui répond (4-6) qu’il ne
faut pas exiger des poètes une exactitude absolue, mais goûter leur poésie sans pinailler sur des détails,
comme certains le font aussi au sujet d’Homère. Il affirme en outre que Les Travaux et les Jours sont
remplis de prédictions utiles. Lykinos réplique (7-9) en rejetant cet argument. En matière agricole, on
dispose des prévisions des paysans qui n’ont rien de prophétique. Les vraies prophéties concernent un
avenir imprévisible, et on n’en trouve pas dans les poèmes d’Hésiode, qui contiennent simplement des
conseils et des préceptes. Hésiode ferait donc mieux de reconnaître que, lorsqu’il a annoncé que sa
poésie prédirait l’avenir, il ne savait pas ce qu’il disait, car il parlait sous l’inspiration d’un dieu.
On reconnaît ici l’un des thèmes développés par Platon dans l’Ion : une fois l’inspiration divine
passée, les poètes sont incapables d’expliquer rationnellement leurs vers. Lykinos l’utilise pour conclure
sa critique d’Hésiode. En réalité, le poète n’annonce pas une poésie prophétique, mais une poésie qui
célébrera l’avenir et le passé (Théogonie, 32). En plus de se concentrer sur un détail, comme Hésiode le
lui reproche (5), Lykinos l’interprète donc mal. Sa polémique relève du registre iconoclaste que Lucien,
mais aussi d’autres prosateurs de l’époque impériale comme Dion Chrysostome, utilisent parfois pour
parler des grands auteurs du passé. Hésiode peut dire avec raison (5) qu’il partage sur ce point le sort
d’Homère.
Lucien sacrifie ici à cet irrespect devenu conventionnel et qui se veut la preuve d’une certaine
liberté d’esprit. On y chercherait en vain les signes d’un esprit large et d’un discernement véritable en
matière de poésie.
A. B.

1.– LYKINOS. — Oui, tu es un grand poète, Hésiode, et tu as reçu des Muses le génie poétique avec le
laurier1. Tu le prouves toi-même par tes vers, toujours inspirés et pleins de majesté, et moi, de mon côté,
j’en suis convaincu. Mais il y a un point assez embarrassant. Tu annonces d’abord que tu as reçu des
dieux ce talent divin du chant pour célébrer et rappeler le passé et pour prédire l’avenir2. Tu as
parfaitement rempli l’une de ces tâches en exposant la généalogie des dieux et en remontant jusqu’à ces
premières divinités, le Chaos, la Terre, le Ciel et Éros3, en célébrant les vertus des femmes4 et en
donnant des préceptes d’agriculture, en parlant des Pléiades et des temps favorables au labour, à la
moisson, à la navigation et en général à tous les autres travaux5. Mais à l’égard de la seconde, qui était
beaucoup plus utile aux hommes et qui ressemblait davantage à un présent des dieux, je veux dire la
prédiction de l’avenir, pourquoi n’y as-tu même pas touché ? Pourquoi as-tu mis en oubli cette partie
tout entière de ta mission et n’as-tu en aucun endroit de tes poèmes imité Calchas, ou Télémos ou
Polyeidos ou Phinée6, qui, sans avoir obtenu cette faveur des Muses, annonçaient cependant l’avenir et
n’hésitaient pas à rendre des oracles à ceux qui leur en demandaient ?
2.– En conséquence, sur trois reproches qu’on peut te faire, il faut nécessairement que tu en mérites au
moins un. Ou bien tu as menti, si amer que soit ce mot, quand tu as dit que les Muses t’avaient promis
aussi la faculté de prédire l’avenir. Ou bien elles ont tenu leur promesse et c’est toi qui, par jalousie,
caches et gardes sous ton manteau le présent qu’elles t’ont fait, sans en faire part à ceux qui en ont
besoin. Ou bien enfin tu as composé plusieurs ouvrages prophétiques que tu n’as pas encore livrés à la
publicité, et dont tu réserves l’usage pour je ne sais quelle occasion favorable. Quant à dire que les
Muses, après avoir promis de te donner deux talents, ne t’en ont donné qu’un et ont révoqué la moitié de
leurs promesses, c’est-à-dire la connaissance de l’avenir, qu’elles te promettent dans le même vers7,
avant celle du passé, c’est une chose que je n’oserais jamais faire.
3.– Or de quel autre que toi, Hésiode, pourrait-on apprendre ce qu’il en faut croire ? C’est à vous
d’imiter les dieux qui nous donnent les biens, puisque vous êtes leurs amis et leurs disciples, et
d’exposer en toute vérité ce que vous savez et de résoudre nos doutes.
4.– HÉSIODE. — Je pourrais aisément, excellent homme, répondre d’un seul coup à toutes tes questions,
que rien dans mes rhapsodies ne m’appartient en propre et que tout y vient des Muses, et que c’est à
elles que tu devrais demander compte de ce qui s’y trouve et de ce qui ne s’y trouve pas. Mais sur les
choses que je savais par moi-même, c’est-à-dire sur la manière de paître et de nourrir des troupeaux, de
les conduire aux champs, de les traire, et en général sur tout ce que font et savent les bergers, il est juste
que je me justifie à tes yeux. Quant aux déesses, elles font part de leurs présents à qui elles veulent et
dans la mesure qu’elles jugent bonne.
5.– Cependant les arguments ne me manqueront pas pour défendre devant toi ma poésie. Il me semble
en effet qu’il ne faut pas demander aux poètes une exactitude par trop minutieuse, ni une perfection
absolue jusque dans le moindre détail ; et, si dans la rapidité de la composition, il leur échappe par
mégarde quelque erreur, il ne faut point les critiquer aigrement, mais savoir que nous insérons dans nos
vers une foule de mots qui ne sont là que pour la mesure et l’euphonie. Ils coulent bien dans le vers et
s’y glissent je ne sais comment. Mais toi, tu nous retires le plus grand de nos avantages, la liberté et la
licence dont nous usons dans la composition. Tu fermes les yeux sur les beautés de la poésie ; tu n’y
cueilles que des échardes et des épines et des prétextes à chicane. Mais tu n’es pas le seul à agir de la
sorte, et je ne suis pas le seul qu’on attaque. Bien d’autres déchirent les vers d’Homère, mon confrère,
en relevant des détails extrêmement minces et des choses sans aucune importance.
6.– Mais, s’il faut prendre l’accusation corps à corps, et présenter une justification dans les règles, lis,
mon ami, mon poème Des Travaux et les Jours. Tu verras dans cet ouvrage toutes les prédictions que
j’ai faites, en unissant la divination à l’esprit prophétique et comment j’ai annoncé d’avance ce que
doivent rapporter les travaux bien faits et en temps utile, et le dommage que causent les travaux
négligés. J’ai dit par exemple :
Tu les emporteras [tes maigres épis] dans un panier, et tu auras peu d’admirateurs8.

J’ai dit aussi tous les biens qu’on gagne à bien cultiver la terre. Or ce genre de prédiction est
assurément le plus utile aux hommes.
7.– LYKINOS. — Ce que tu dis là, admirable Hésiode, sent tout à fait son berger, et tu sembles bien
prouver que tu ne parlais que sous l’inspiration des Muses, puisque tu es toi-même incapable de justifier
ce que tu avances dans tes vers. Mais ce n’est point là l’espèce de divination que nous attendions de toi
et des déesses. Car, à cet égard, les laboureurs sont bien meilleurs devins que vous autres, et ils nous
prédisent à merveille que, s’il pleut, les javelles seront drues, que si, au contraire, la sécheresse survient
et si les champs ont soif, cette soif amènera infailliblement la famine ; qu’il ne faut pas labourer au
milieu de l’été, ou qu’on ne tirera rien de semences répandues à contretemps, ni moissonner l’épi encore
vert, autrement on trouvera le grain vide. On n’a pas non plus besoin d’être prophète pour prédire que, si
l’on ne cache pas les semences et qu’un valet, armé d’un hoyau, ne les recouvre pas de terre, les oiseaux
s’abattront dessus et dévoreront d’avance tout l’espoir de la moisson.
8.– Donne à ces prédictions le nom de conseils et de préceptes, et tu ne te tromperas pas ; mais cela me
paraît fort éloigné de la divination, dont l’objet est de connaître à l’avance ce qui est obscur et
absolument invisible, comme par exemple de prédire à Minos que son fils sera étouffé dans un tonneau
de miel9, de découvrir aux Achéens la cause de la colère d’Apollon et d’annoncer que Troie sera prise la
dixième année10. Voilà la vraie divination. Si en effet on y rapportait les préceptes que j’ai cités, il
faudrait tout de suite reconnaître que moi aussi, je suis prophète, car je puis annoncer et prédire, sans
avoir recours à la source de Castalie, ni au laurier, ni au trépied de Delphes11, que, si l’on se promène
tout nu, par le froid accompagné de la pluie ou de la grêle, on sera pris de frissons, et, ce qui marque un
talent prophétique plus grand encore, qu’on doit s’attendre à avoir ensuite de la fièvre en plus. Je
pourrais faire encore mille autres prédictions de ce genre ; mais il serait ridicule de les mentionner.
9.– Cesse donc d’alléguer, pour te justifier, de pareilles prophéties. Il vaut mieux, je crois, s’en tenir à
l’excuse que tu as donnée au début, à savoir que tu n’avais pas conscience de ce que tu disais et que tu
composais tes vers sous l’inspiration d’un dieu, et encore cette inspiration était-elle fort incertaine ;
autrement, il ne t’aurait pas fait une promesse pour n’en remplir qu’une partie, et laisser l’autre
imparfaite.

1. Voir Hésiode, Théogonie, 30-31.

2. Voir ibid., 31-32.

3. Voir Hésiode, Théogonie, 116-136.

4. Dans le Catalogue des femmes.

5. Dans Les Travaux et les Jours.

6. Série de devins célèbres. Calchas accompagna l’expédition des Grecs contre Troie (voir Homère, Iliade, I, 68 sq., II, 299 sq.). Télémos est
un cyclope qui prédit à Polyphème qu’il perdrait un jour la vue à cause d’Ulysse (voir Homère, Odyssée, IX, 507-516). Polyeidos, fils de Céranos, est
un devin d’Argos ou de Corinthe (voir Pindare, Olympiques, XIII, 104 ; Apollodore, III, 3, 1). Phinée prédit leur avenir aux Argonautes (voir
Apollonios de Rhodes, Argonautiques, II, 164-530).

7. Le vers 32 de la Théogonie.

8. Vers 482.

9. Une prédiction de Polyeidos (voir ici, note 6) au sujet de Glaucos, fils de Minos.

10. Deux prédictions de Calchas ; voir Homère, Iliade, I, 68-100, II, 299-332.

11. Le célèbre sanctuaire d’Apollon où l’on trouvait la source de Castalie, le laurier, plante favorite et symbolique du dieu, et le trépied sur
lequel la Pythie s’asseyait pour prophétiser.
68
LE SCYTHE OU LE PROXÈNE 1

Le Scythe ou le Proxène est une prolalia (introduction), dans laquelle Lucien établit une
comparaison entre la présentation du Scythe Toxaris au législateur athénien Solon et sa propre situation
face à deux personnalités éminentes de la cité macédonienne dans laquelle il est arrivé. Le sujet est
similaire à celui des autres introductions de ce type : comment se faire connaître ? Plus précisément : de
qui obtenir patronage et appui ? Ce texte nous présente l’image d’un Lucien courtisan, qui n’hésite pas à
flatter son public (voir son éloge de la cité et celui des deux hommes auxquels il s’adresse en
particulier).
E. M.

1.– Anacharsis2 n’est pas le premier qui vint de Scythie3 à Athènes pour s’instruire dans les sciences de
la Grèce. Toxaris4 y était venu avant lui. C’était un homme sage et ami du beau, désireux de connaître
les institutions les plus parfaites, mais qui dans son pays n’était point de race royale ni de ceux qui
portent le bonnet de feutre ; c’était un homme du peuple, du commun des Scythes, un de ceux qu’on
appelle les huit pieds, c’est-à-dire propriétaires de deux bœufs et d’un chariot. Ce Toxaris ne retourna
plus en Scythie ; il mourut à Athènes et peu après fut mis au rang des héros, et les Athéniens lui offrent
encore des sacrifices comme au médecin étranger ; car c’est le nom qu’il reçut quand il fut devenu
héros. Pourquoi il reçut ce surnom et pour quel service il fut placé au nombre des héros et passa pour un
Asclépiade, il n’est pas hors de propos de le raconter, afin que vous sachiez que l’usage de diviniser et
d’envoyer chez Zalmoxis5 n’est point particulier aux Scythes et que les Athéniens aussi se permettaient
de déifier les Scythes en Grèce.
2.– Pendant la grande peste6, la femme d’Architélès, un aréopagite7, vit en songe le Scythe à ses côtés,
qui lui ordonnait de dire aux Athéniens qu’ils cesseraient d’être en butte à la peste s’ils arrosaient
largement les ruelles de leur ville avec du vin. Ceci ayant été fait à plusieurs reprises, car les Athéniens
ne négligèrent pas cet avertissement, la peste cessa, soit que l’odeur du vin eût dissipé certaines
exhalaisons délétères, soit que le héros Toxaris, en sa qualité de médecin, lui connût quelque autre vertu
pour laquelle il en avait conseillé l’emploi. Quoi qu’il en soit, on lui paye encore aujourd’hui le prix de
cette guérison en immolant un cheval blanc sur son tombeau, d’où Démainète l’avait vu, disait-elle,
venir à elle pour lui recommander l’emploi du vin. On y trouva Toxaris enterré ; on le reconnut à
l’inscription, bien qu’elle ne fût plus visible en entier, et surtout à la colonne sur laquelle était gravé un
Scythe tenant de la main gauche un arc tendu et de la droite un livre, à ce qu’il semblait. Aujourd’hui
encore on peut voir plus de la moitié du corps, l’arc tout entier et le livre ; mais le reste de la colonne et
tout le visage de l’homme ont été endommagés par le temps. Ce monument se trouve non loin du
Dipyle8, à main gauche en allant vers l’Académie ; le tertre est assez petit et la colonne gît à terre ; mais
elle est toujours chargée de couronnes et l’on dit que plusieurs personnes ont été guéries de la fièvre par
le héros et, par Zeus, on peut le croire de celui qui a guéri autrefois toute une ville.
3.– Le motif qui m’a engagé à parler de Toxaris, c’est qu’il vivait encore, lorsque Anacharsis, qui venait
de débarquer, montait du Pirée9 à la ville. Étranger et barbare, il avait l’esprit encore fortement troublé,
ignorant tout, frissonnant à chaque instant des bruits qu’il entendait, ne sachant que devenir. Il voyait
bien que les passants se moquaient de son costume ; il ne trouvait personne qui parlât sa langue ; bref, il
se repentait déjà de son voyage et il avait résolu dès qu’il aurait seulement vu Athènes, de revenir
aussitôt sur ses pas, de se rembarquer et de naviguer à nouveau vers le Bosphore, d’où un voyage assez
court devait le ramener chez les Scythes. Il en était là lorsqu’un véritable génie tutélaire s’offrit à lui :
c’était Toxaris qui le rencontra dans le Céramique10. L’habit de son pays attira d’abord les regards de
Toxaris : puis il dut facilement reconnaître Anacharsis lui-même, personnage de la naissance la plus
illustre, un des premiers parmi les Scythes. Pour Anacharsis, comment aurait-il pu reconnaître un
compatriote dans cet homme habillé à la grecque, aux joues rasées, sans ceinture, sans armes, qui était
devenu un causeur agréable et pouvait passer pour un Attique autochtone, tellement le temps l’avait
changé ?
4.– Mais Toxaris lui adressant la parole en scythe : « N’es-tu pas, lui demanda-t-il, Anacharsis, fils de
Daukétès11 ? » Anacharsis pleura de plaisir d’avoir trouvé quelqu’un qui parlait sa langue et qui savait
même qui il était parmi les Scythes. Il l’interrogea à son tour : « Mais toi, d’où me connais-tu, étranger ?
— Je suis de là-bas, répondit-il, de chez vous. Je m’appelle Toxaris ; mais ma naissance n’est pas assez
illustre pour que tu me connaisses comme je te connais. — Ne serais-tu pas ce Toxaris dont j’ai entendu
parler ? demanda Anacharsis. J’ai entendu dire en effet qu’un certain Toxaris, ayant laissé par amour de
la Grèce sa femme et ses enfants nouveau-nés en Scythie, était parti pour Athènes et qu’il y séjournait à
présent, honoré par les plus grands personnages. — Je suis cet homme-là, dit Toxaris, si l’on parle
encore de moi chez vous. — Sache donc, dit Anacharsis, que je suis devenu ton disciple et que je suis
épris du même désir que toi de voir la Grèce. C’est pour ce genre d’affaires que j’ai quitté ma patrie et
que tu me vois ici, ayant souffert mille maux dans les pays que j’ai traversés ; et, si je ne t’avais pas
rencontré, j’avais déjà résolu de redescendre à mon vaisseau avant le coucher du soleil, tellement j’étais
troublé en voyant que tout m’était étranger et inconnu. Mais je t’en prie au nom d’Akinakès12 et de
Zalmoxis, les dieux de notre pays, prends-moi avec toi, Toxaris, guide-moi et montre-moi ce qu’il y a de
plus beau à Athènes, puis dans le reste de la Grèce, les meilleures lois, les hommes les plus distingués,
les mœurs, les fêtes, la vie privée et la forme de gouvernement, tout ce qui nous a engagés, toi d’abord,
et moi ensuite, à entreprendre un si long voyage et ne me laisse pas retourner sans avoir satisfait ma
curiosité.
5.– « — Ce que tu as dit, reprit Toxaris, ne prouve guère d’amour, si, arrivé aux portes, tu veux t’en
retourner. Mais, sois tranquille, tu ne t’en iras pas, comme tu le dis, et la ville ne te lâchera pas
facilement ; elle n’a pas si peu de charmes pour les étrangers, mais elle te prendra tout à fait, au point de
te faire oublier femme et enfants, si tu en as. Maintenant je vais t’indiquer le moyen le plus rapide de
voir la ville d’Athènes tout entière ou plutôt toute la Grèce et ce que la Grèce a de plus beau. Il y a ici un
sage, qui est de ce pays, mais qui a beaucoup voyagé en Asie et en Égypte, qui a rencontré les hommes
les plus éminents, qui d’ailleurs ne compte point parmi les riches ; il est même tout à fait pauvre. Tu
verras un vieillard vêtu comme moi en homme du peuple ; mais ses compatriotes l’honorent pour sa
sagesse et ses autres vertus ; ils l’ont choisi pour le législateur de leur cité et ont voulu soumettre leur
conduite à ses lois. Si tu peux gagner son amitié et connaître ce qu’il est, crois que tu auras en sa
personne toute la Grèce et le résumé de tous les biens qu’elle renferme. Aussi je ne puis te rendre de
plus grand service que de te mettre en rapport avec lui.
6.– « — Ne différons donc point, Toxaris, dit Anacharsis ; prends-moi et conduis-moi chez lui. Mais je
crains qu’il ne soit d’un abord difficile et qu’il ne fasse peu de cas de ta requête en ma faveur. — Parle
mieux, dit Toxaris ; je suis sûr au contraire de lui faire le plus grand plaisir en lui procurant l’occasion
d’obliger un étranger. Suis-moi seulement ; tu verras comme il révère le dieu de l’hospitalité13, tu
connaîtras sa douceur et sa vertu. Mais le voilà lui-même : un bon génie nous l’envoie. Il est plongé
dans la méditation et se parle à lui-même. » À l’instant, s’adressant à Solon14 : « Je viens, Solon, dit-il,
t’offrir un présent d’un grand prix : c’est un étranger qui a besoin de ton amitié.
7.– « Il est Scythe ; c’est un des eupatrides15 de notre pays, et cependant il a tout laissé là-bas pour venir
vivre avec vous et voir ce que la Grèce a de plus beau. J’ai pensé que pour lui le moyen le plus court de
se renseigner sur toutes choses et de se faire connaître des hommes les plus éminents, c’était de te
l’adresser. Si je te connais bien, Solon, tu lui rendras ce service, tu seras son hôte officiel16 et tu en feras
un vrai citoyen de la Grèce. Pour toi, Anacharsis, comme je te le disais tout à l’heure, tu as tout vu en
voyant Solon : c’est Athènes, c’est la Grèce. Tu n’es plus un étranger ; tout le monde te connaît, tout le
monde t’aime : tel est l’effet de l’influence de ce vieillard. Tu oublieras tout ce que tu as laissé en
Scythie, si tu vis avec lui ; tu obtiens par là le prix de ton voyage, tu touches au but de tes désirs ; tu as
en lui la règle de la Grèce, en lui le modèle de la philosophie attique. Regarde-toi donc comme le plus
heureux des hommes, toi qui vas vivre avec Solon et user de son amitié. »
8.– Il serait trop long de raconter combien ce présent fut agréable à Solon17, ce qu’il dit, comment
désormais ils vécurent ensemble, l’un, Solon, instruisant l’autre et lui enseignant les plus belles choses,
lui procurant l’amitié de tous, le présentant aux plus honnêtes gens, et mettant tous ses soins à lui rendre
son séjour en Grèce le plus agréable possible ; l’autre, pénétré d’admiration pour la sagesse de son hôte,
ne s’éloignant pas d’un pas de lui, sans y être contraint. Ainsi, comme le lui avait promis Toxaris, par le
seul Solon, il connut tout en un instant, fut connu de tous et fut honoré à cause de lui ; car les louanges
de Solon avaient du poids ; les Athéniens les adoptaient comme ses lois, ils aimaient ceux qu’il estimait
et croyaient à la supériorité de leur mérite. Enfin, Anacharsis fut inscrit au rang des citoyens et même,
seul de tous les barbares, initié aux mystères, s’il en faut croire Théoxène18, qui, entre autres choses,
nous a rapporté ce trait. Peut-être même il ne serait jamais retourné en Scythie, sans la mort de Solon.
9.– Voulez-vous à présent que je mette un couronnement à mon conte, pour qu’il ne circule point sans
tête ? Il est temps en effet que vous sachiez pourquoi Anacharsis et Toxaris sont venus aujourd’hui tous
les deux de Scythie en Macédoine, amenant avec eux d’Athènes le vieux Solon. Apprenez donc que je
me trouve dans la même situation qu’Anacharsis. Au nom des Charites19, ne vous indignez pas contre
moi si je me compare à un homme de sang royal. Lui aussi était un barbare, et l’on ne saurait soutenir
que nous autres Syriens soyons inférieurs aux Scythes. D’ailleurs, quand j’assimile mon cas au sien, ce
n’est pas à la royauté que je pense, mais à l’embarras où il était. Quand je suis venu dans votre ville pour
la première fois, j’ai été frappé sur-le-champ de sa grandeur, de sa beauté, du nombre des citoyens, de sa
puissance et de sa splendeur en tout genre ; aussi suis-je resté longtemps en contemplation de ces
merveilles et je ne pouvais assez les admirer ; j’étais comme ce jeune insulaire20 devant le palais de
Ménélas. C’est la même surprise que je devais ressentir en voyant une ville à ce comble de prospérité et
qui, selon le mot du poète21,
florissait de tous les biens dont peut briller une ville.

10.– Dans cet état d’esprit, je délibérai sur ce que je devais faire. Depuis longtemps, j’avais l’intention
de prononcer devant vous quelque discours. À qui en effet pourrais-je montrer mon éloquence, si je
traversais sans parler une si grande ville ? Je cherchais donc, pour ne point vous dissimuler la vérité,
quels étaient les hommes éminents auxquels on pouvait s’adresser, pour se mettre sous leur patronage et
s’assurer leur appui en toute occasion. Et alors je trouvai pour me renseigner, non pas, comme
Anacharsis, un seul homme, un Toxaris, un barbare, mais un grand nombre, ou plutôt tout le monde, et
tous me dirent la même chose presque dans les mêmes termes : « Il y a dans notre ville, étranger,
beaucoup de gens serviables et distingués par leurs talents, et tu ne trouveras nulle part autant d’hommes
de valeur ; mais nous avons surtout deux hommes éminents, qui, par la naissance et la dignité,
l’emportent de beaucoup sur les autres et que, pour la science et la puissance oratoire, tu peux mettre à
côté des dix orateurs attiques. Le peuple a pour eux plus que de l’affection, il a de l’amour, et leurs
désirs sont des lois pour lui ; car ils ne désirent que le bien de la ville. Quant à leur bonté, à leur
courtoisie à l’égard des étrangers, au don qu’ils ont de désarmer l’envie au milieu de leur grandeur, au
respect mêlé d’affection qu’on leur porte, à leur douceur, à leur affabilité, tu pourras toi-même en parler
aux autres, lorsque tu en auras fait l’épreuve.
11.– « Mais ce qui va redoubler ton étonnement, c’est qu’ils sont tous les deux d’une seule et unique
maison : c’est le père et le fils. L’un te fera songer à Solon, à Périclès ou à Aristide22 ; quant à l’autre, le
fils, il ravira ton cœur dès le premier regard par sa haute taille et la beauté virile de ses traits. Pour peu
qu’il vienne à parler, il ne s’en ira point sans t’avoir enchaîné par les oreilles, tant il y a de grâce sur les
lèvres de ce jeune homme. La ville tout entière, l’écoute, bouche béante, toutes les fois qu’il monte à la
tribune pour haranguer le peuple, comme les Athéniens écoutaient autrefois, dit-on, le fils de Clinias23,
avec cette différence cependant que ceux-ci ne tardèrent pas à regretter l’amour qu’ils avaient eu pour
Alcibiade, tandis que ce jeune homme est non seulement aimé, mais déjà vénéré de la cité ; enfin c’est
pour nous un bienfaiteur public et un soutien solide de l’intérêt général que ce jeune héros. Si donc son
père et lui t’accueillent et te reçoivent au nombre de leurs amis, tu auras toute la ville pour toi. Ils n’ont
qu’à remuer la main, sans plus, et ton succès est assuré. »
Voilà ce que j’ai entendu dire à tout le monde, j’en jure par Zeus, s’il faut ajouter encore un
serment à ma parole. Mais depuis que j’en ai fait l’expérience moi-même, j’ai reconnu qu’on ne m’avait
dit qu’une infime partie de la vérité. « Il n’y a donc plus à balancer ni à différer », comme dit le poète de
Céos24, mais il faut remuer ciel et terre, tout faire et tout dire, afin de gagner l’amitié de pareils hommes.
Leur amitié conquise, c’est le ciel serein, la navigation favorable, la mer calme et le port à proximité.

1. Le proxène était, dans une cité grecque, un citoyen chargé des intérêts et de la protection des citoyens d’un autre pays ou d’une autre
communauté.

2. Prince scythe, modèle de la « sagesse barbare », qui aurait vécu au VIe siècle av. J.-C. et aurait beaucoup voyagé, notamment en Grèce.

3. La Scythie désigne, chez les auteurs grecs et romains, les territoires situés (approximativement) entre le Danube et le Don, des contrées
réputées « sauvages ». Ses habitants nomades sont tantôt perçus comme des barbares ignorants, tantôt admirés pour la simplicité de leur mode de vie et
leur « sagesse » primitive.

4. Le Scythe Toxaris n’apparaît que chez Lucien. Il est le personnage principal du dialogue Toxaris ou l’Amitié.

5. Sur Zalmoxis, dieu des Gètes, voir Hérodote, IV, 94-96 ; Platon, Charmide, 156d-157b.

6. Épidémie qui se déclencha à Athènes en 430 av. J.-C. (voir Thucydide, II, 47-54 ; Lucrèce, VI, 1138-1286).

7. Membre du conseil de l’Aréopage, une institution judiciaire athénienne qui siégeait sur la colline du même nom.

8. À Athènes, double porte qui conduisait au cimetière du Céramique, à l’extérieur immédiat des murs de la cité. La route qui conduisait de
l’agora à l’Académie passait par cette porte.

9. Le principal port d’Athènes, situé à environ 7 km au sud-ouest de la cité.

10. Le « quartier des potiers » à Athènes, situé au nord-ouest de la cité.

11. Anacharsis est le fils de Gnouros, chez Hérodote (Histoires, IV, 76).

12. Le terme akinakès désigne l’épée courte à double tranchant utilisée par les Scythes. Hérodote confirme que, chez les Scythes, l’akinakès
(qui tient lieu d’après lui de représentation d’Arès) fait l’objet d’un culte et que des sacrifices lui sont offerts (IV, 62). L’akinakès est également
présenté comme un dieu pour les Scythes par Lucien dans Toxaris ou l’Amitié, 38.

13. Zeus.

14. Poète et législateur athénien du VIIe siècle av. J.-C., considéré comme un des Sept Sages de la Grèce.

15. Littéralement « les bien-nés », c’est-à-dire les nobles.

16. C’est-à-dire son proxène.

17. Sur cette entrevue entre Solon et Anacharsis, voir aussi Plutarque, Vie de Solon, 5 (80e-f).

18. Ce nom n’apparaît que chez Lucien.

19. Déesses grecques assimilées aux Grâces.

20. Télémaque, le fils d’Ulysse (Homère, Odyssée, IV, 71-75).

21. L’auteur du vers cité n’est pas connu.

22. Hommes d’État du VIIe (Solon) et Ve siècle av. J.-C. (à l’époque des guerres médiques pour Aristide, avant la guerre du Péloponnèse
pour Périclès), dont l’image a été idéalisée par les générations ultérieures. Aristide était surnommé « le Juste ».
23. Le bel Alcibiade, neveu de Périclès.

24. Bacchylide, poète lyrique du Ve siècle av. J.-C., neveu de Simonide de Céos.
69
LA TRAGÉDIE DE LA GOUTTE
Faire de la goutte, maladie articulaire dont une des causes notoires est la consommation excessive
de nourriture et d’alcool, l’héroïne d’une tragédie en la divinisant, c’est prendre le chemin de la parodie.
Lucien s’y engage sans réserve dans cette courte pièce écrite en vers iambiques. Elle commence par un
dialogue entre un malade de la goutte et le chœur des serviteurs de cette déesse. Ils reconnaissent sa
puissance en gémissant, puis évoquent sa naissance et les rites célébrés en son honneur. Elle apparaît
ensuite elle-même pour proclamer sa souveraineté sur les hommes et se moquer des remèdes
innombrables et inutiles qu’ils inventent pour tenter de la mettre en échec. Après cette épiphanie
triomphale, un messager vient annoncer que deux médecins arrivent pour vaincre le pouvoir de la
Goutte et l’expulser de la société des hommes. Elle les frappe de ses tourments, ils reconnaissent leur
défaite et le chœur, rappelant le triste sort de certains mortels qui avaient défié des divinités, supplie la
déesse de ne pas être trop cruelle et invite les hommes à se résigner à leurs souffrances.
Cette intrigue sommaire est propice à des variations parodiques fondées sur le contraste entre la
trivialité de la situation – des malades qui se plaignent de leurs douleurs – et le style emphatique qui
l’évoque. Lucien parsème son texte d’emprunts et d’allusions aux poètes tragiques du Ve siècle av. J.-C.
dont il reprend aussi certains procédés, comme le dialogue initial entre un personnage et le chœur, ou le
récit du messager. Comme eux, il tisse la trame mythologique où son héroïne vient s’inscrire. Mais
lorsqu’il raconte sa naissance, il se souvient aussi de la Théogonie d’Hésiode, et quand il lui donne la
parole, il lui prête une volubilité qui rappelle certaines tirades d’Aristophane. La Tragédie de la goutte
est donc un divertissement lettré, une bouffonnerie érudite qui s’adresse à un public aussi cultivé que
son auteur.
Celui-ci était-il lui-même atteint de la maladie qu’il met en scène ? C’est possible, car, dans
l’Héraclès (7), il parle de la faiblesse de ses jambes. En tout cas, la goutte fait partie de son univers.
Dans Ménippe ou la Nécyomancie (11) et dans Les Fêtes de Cronos (28), il la désigne comme un mal
propre aux riches. Dans Sur les salariés des Grands (31, 39), il la cite parmi les maux qui guettent le
malheureux intellectuel devenu le domestique d’un grand personnage. Mais c’est seulement dans La
Tragédie de la goutte qu’il lui donne le premier rôle, un rôle propice à sa propre invention comique.
A. B.

1
LE GOUTTEUX. — Ô toi dont le nom est odieux et abhorré des dieux , Goutte féconde en
2 3
gémissements, fille du Cocyte , que la furie Mégère enfanta de ses flancs dans les gouffres ténébreux
du Tartare4, et qu’Alecto nourrit de ses mamelles, en faisant dégoutter son lait sur les lèvres de son cruel
nourrisson, quelle est donc la divinité qui t’a fait monter, sinistre créature, à la lumière, où tu es venue
au grand dommage des mortels ? Si les hommes doivent après leur mort porter la peine des crimes qu’ils
ont commis pendant leur vie, il ne fallait pas punir Tantale par la soif, Ixion par la roue avec laquelle il
tourne, ni Sisyphe par le rocher qu’il soulève dans les demeures de Pluton ; il suffisait de livrer tous les
criminels aux douleurs dont tu tortures nos articulations. En quel état est réduit mon triste et misérable
corps, depuis le bout des mains jusqu’à l’extrémité des pieds ! Sous l’effet d’un sang gâté et du suc amer
de la bile, une respiration pénible ferme mes pores et par là redouble mes souffrances. Un feu dévorant
parcourt mes entrailles et des tourbillons de ses flammes consume mes chairs, semblable au cratère
enflammé de l’Etna ou au détroit de Sicile ouvert au passage de la mer, où le flot se soulève sans pouvoir
s’étaler et roule ses ondes tortueuses contre les anfractuosités des rochers. Les hommes ne peuvent pas
prévoir la fin de leurs maux. C’est en vain que nous t’appliquons des fomentations : nous nous
repaissons sottement d’une vaine espérance.
5
LE CHŒUR. — Sur le Dindymon de Cybèle, les Phrygiens poussent des cris inspirés en l’honneur
6
du tendre Attis , et, aux sons de la trompe phrygienne, les Lydiens mènent une bruyante procession sur
les flancs du Tmolos7. Saisis de fureur, les Corybantes8 battent leurs tambourins sur un rythme crétois en
chantant Évan9. La trompette entonne son chant grave et pousse le cri de guerre en l’honneur de
l’impétueux Arès10. Pour nous, ô Goutte, initiés à tes mystères, nous les célébrons par des
gémissements, dès les premiers jours du printemps, quand tous les prés reverdissent d’une herbe
nouvelle, et que les arbres développent au souffle du zéphyr leur chevelure de feuilles tendres, lorsque
Procné, au souvenir de son malheureux hymen, fait entendre sa voix plaintive dans la demeure des
humains, et que l’athénienne Philomèle gémit la nuit dans le bocage et pleure son Itys11.
LE GOUTTEUX. — Hélas ! bâton secourable à mes peines, toi qui me tiens lieu d’un troisième
pied, soutiens ma marche tremblante12 et dirige mes pas, pour que je puisse les poser fermement sur le
sol. Lève-toi, infortuné, quitte ton lit13 et sors de ta chambre voisine du toit. Dissipe le sombre brouillard
qui obscurcit ta vue, rends-toi dehors et respire, sous les rayons du soleil, la pure haleine de la brise
joyeuse. Voici déjà le quinzième jour que, renfermé dans les ténèbres, loin du soleil, je me consume sur
mon dur grabat. Je sens en moi le désir et la volonté de porter mes pas au-dehors ; mais mon corps
paresseux trahit mon envie. Allons, mon cœur, éveille-toi. Tu sais qu’un goutteux indigent, qui voudrait
aller mendier sa vie et ne le peut pas, est déjà au rang des morts. Mais, allons, courage ! Quels sont ces
gens qui manient des bâtons dans leurs mains et dont le front est couronné de feuilles de sureau14 ? En
l’honneur de quelle divinité forment-ils ce chœur de fête ? Ô Phoibos Paean15, est-ce ta majesté qu’ils
honorent ? Mais ils ne sont point couronnés de la feuille du laurier delphique. Chanteraient-ils un hymne
à Bakkhos ? Mais leur chevelure n’est point scellée de lierre. Qui êtes vous donc, étrangers, qui venez à
nous ? Parlez et ne me cachez pas la vérité. Quelle est la divinité que vous célébrez ? dites-le-moi, mes
amis.
LE CHŒUR. — Mais toi-même, qui nous interpelles, qui es-tu et quels sont tes parents ? Il est vrai
que ce bâton et cette démarche nous annoncent assez que nous voyons un initié de la déesse invincible.
LE GOUTTEUX. — Serais-je, moi aussi, un initié digne de la déesse ?
16
LE CHŒUR. — De quelques gouttes tombées de l’éther, Nérée a nourri dans les flots de la mer
Aphrodite de Chypre, qui unit les éléments du monde. Près des sources de l’Océan, Téthys17 aux vastes
seins a allaité l’épouse de Zeus olympien, Héra aux bras blancs. Du sommet de sa tête immortelle, le fils
de Cronos18, souverain de l’Olympe, a enfanté la vierge intrépide, Athéna qui porte le tumulte dans les
armées. Pour notre déesse bienheureuse, c’est le vieil Ophion19 qui la reçut d’abord dans ses bras
chargés de graisse. C’est lorsque le Chaos20 ténébreux prit fin, que la brillante Aurore se leva et que le
soleil répandit son éclatante lumière21, c’est alors qu’a paru la Goutte puissante. Lorsque t’ayant
enfantée de ses flancs, la Moire Clotho t’eut mise au bain, tout le ciel s’éclaira d’un radieux sourire,
l’éther serein retentit d’un puissant éclat de tonnerre, et le riche Pluton la nourrit de ses mamelles
gonflées de lait.
LE GOUTTEUX. — Mais par quelles cérémonies fait-elle l’initiation de ses serviteurs ?
LE CHŒUR. — Nous ne versons pas le sang jaillissant sous le tranchant du fer, notre cou ne plie
point sous des boucles de cheveux flottants, notre dos n’est point frappé des coups bruyants des
osselets22, et nous ne dévorons point les chairs crues des taureaux mis en pièces. Mais lorsqu’au
printemps l’orme se couvre de fleurs délicates, que le merle bruyant chante sous la ramée, alors un trait
aigu s’enfonce dans les membres des initiés ; invisible, il pénètre secrètement jusqu’au fond du corps :
pied, genou, cotyle, vertèbres, hanches, cuisses, mains, épaules, bras, coudes, poignets, il ronge, dévore,
brûle, saisit, met en feu, épuise tout, jusqu’à ce que la déesse ordonne à la douleur de fuir loin de nous.
LE GOUTTEUX. — J’étais donc, moi aussi, sans le savoir, un des initiés. Montre-toi donc en déesse
bienveillante à ton suppliant, et moi-même je joindrai ma voix à celle des initiés et j’entonnerai l’hymne
des goutteux.
LE CHŒUR. — Que l’éther écoute en silence, que les vents se taisent et que tous les goutteux
gardent un silence religieux. Voyez ; la déesse qui se plaît au lit s’avance vers ses autels, appuyant sa
marche sur un bâton. Salut à toi, la plus douce, et de beaucoup, des bienheureuses divinités, sois propice
à tes serviteurs et regarde-les d’un œil joyeux ; délivre-les rapidement des souffrances qu’ils endurent au
retour du printemps.
LA GOUTTE. — Quel mortel sur la terre ne me connaît pas, moi, la Goutte, souveraine des
douleurs ; moi que n’apaise ni la vapeur de l’encens, ni le sang versé près des autels en feu, ni les plus
riches dons suspendus à mon temple, que Paean, le médecin de tous les dieux du ciel, ne peut vaincre
par la force de ses remèdes, ni le fils de Phoibos, le savant Asclépios23 ? Depuis que la race humaine a
vu le jour, tous les hommes osent essayer d’anéantir ma puissance par des drogues que leur industrie ne
cesse de mélanger. Tel essaye contre moi une invention, tel une autre. Ils broient contre moi du plantain,
de l’ache, des feuilles de laitue sauvage, du pourpier des pâturages ; ou bien du marrube, ou bien du
potamogeiton. D’autres emploient des orties ou de la consoude ; d’autres emploient des lentilles d’eau,
des carottes cuites, des feuilles de pêcher, de la jusquiame, du pavot, des oignons, des écorces de
grenade, de l’herbe aux puces, de l’encens, des racines d’hellébore, de l’alcali végétal, du fénugrec avec
du vin, du frai de grenouille, de la gomme, des lentilles, de la noix de galle de cyprès, de la farine
d’orge, des feuilles de choux cuits et recuits, du gypse de Paros, des crottes de chamois, des excréments
humains, de la farine de fèves, de l’efflorescence de pierre d’Assios. Ils font cuire des crapauds, des
musaraignes, des lézards, des belettes, des grenouilles, des hyènes, des gazelles, des renards. Quel
métal, quel suc, quelle sève d’arbre les mortels n’ont-ils pas essayés ? Os, nerfs, peaux, graisse, sang,
moelle, urine, excréments, lait de toute sorte d’animaux, ils ont tout tenté. Les uns boivent un remède
formé de quatre drogues, les autres de huit, la plupart de sept24. Un autre se purifie pour boire la potion
sacrée, un autre se laisse abuser par les charmes d’un imposteur ; un juif fait des conjurations sur un
autre imbécile ; un autre demande un remède à la déesse Kyrrané25. Moi je me ris de tous ces remèdes et
à ceux qui se livrent à ces pratiques et essayent de me chasser j’ai coutume de répondre par un surcroît
de colère, tandis qu’à ceux qui ne songent pas à me résister je montre un esprit de clémence et je leur
deviens propice. Quiconque est initié à mes mystères apprend dès l’abord à prononcer des paroles de
bon augure, il charme tout le monde en tenant des propos enjoués ; partout où il paraît, on rit, on
l’applaudit, lorsqu’il se fait porter aux bains. Je suis cette Até dont parle Homère26, qui marche sur les
têtes des hommes et qui a la plante des pieds délicate. Le vulgaire des humains m’appelle podagre, parce
que je suis le piège qui les prend par les pieds. Mais allons, vous tous qui êtes initiés à mes orgies27,
célébrez par vos hymnes votre invincible déesse.
LE CHŒUR. — Vierge au cœur d’acier, déesse puissante et courageuse, écoute la voix des mortels
qui te sont consacrés. Grande est ta force, ô Goutte, amie des riches. Même les traits rapides de Zeus te
redoutent. Tu fais trembler les flots de la mer profonde, trembler même le roi des Enfers, Hadès, ô
Goutte qui aimes les bandages, qui t’abats sur les lits, qui enchaînes la course, qui tortures les
articulations, qui brûles les chevilles, qui ne touches le sol qu’avec douleur, qui crains le pilon, qui
chasses le sommeil en enflammant les genoux, qui te plais à pétrifier les articulations, qui courbes et
raccourcis les genoux.
UN MESSAGER. — Maîtresse, je te rencontre à propos. Écoute-moi : je n’apporte pas une nouvelle
frivole, et l’effet suivra de près mes discours. Comme tu me l’avais ordonné, je parcourais les villes d’un
pied paisible, fouillant toutes les maisons pour savoir s’il est quelqu’un qui n’honore pas ta puissance. Je
n’ai vu que des gens à l’esprit pacifique, vaincus, reine, par la force de tes mains. Ces deux hommes
seuls sont assez téméraires pour oser dire aux peuples et leur affirmer par serment que ta puissance a
cessé d’être vénérable et qu’ils vont t’exiler de la société des hommes. C’est pourquoi, bandant mon
pied d’un lien solide, je suis accouru ici, et j’ai fait deux stades en cinq jours28.
LA GOUTTE. — Quelle vitesse ! Tu as volé, ô le plus prompt des courriers. Mais de quelle contrée
ennemie de la marche as-tu quitté les frontières ? Dis-le clairement, afin que je le sache au plus tôt.
LE MESSAGER. — J’ai d’abord franchi un escalier de cinq marches, dont les jointures désunies
tremblaient sous mes pas. De là, je suis arrivé sur un sol aplani à la hie, qui résistait au choc de mes durs
talons. Après l’avoir traversé à pas pénibles, je suis entré dans un chemin jonché de cailloux, dont les
pointes aiguës rendaient le marcher difficile. Je suis tombé ensuite sur une route lisse et glissante, où je
me hâtais d’avancer ; mais une glaise délayée ramenait en arrière mes faibles talons. En la traversant,
une humide sueur découlait de mes membres exténués de cette marche dans la boue. J’arrive,
entièrement harassé sur une route large, mais dangereuse. Tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, des
voitures me harcelaient, me forçaient, me pressaient de courir. Je hâtais vite la lenteur de mes pieds, et je
me mettais de côté sur la berge étroite de la route, jusqu’à ce que la voiture emportée par ses roues
m’eût dépassé ; car, étant un de tes adeptes, je ne pouvais courir vite.
LA GOUTTE. — Ce ne sera pas pour rien, mon excellent ami, que tu as si bien rempli ta mission. Je
vais récompenser ton zèle par une faveur qui l’égale, et voici l’agréable présent que je te fais : pendant
trois ans de suite tu ne ressentiras que de légères douleurs. Quant à vous, êtres impurs, ennemis des
dieux, qui êtes-vous et de qui êtes-vous nés pour oser défier la puissance de la Goutte, dont le fils de
Cronos même ne saurait vaincre la violence ? Parlez, scélérats. J’ai dompté, moi, une foule de héros ; les
sages ne l’ignorent pas. Priam, étant goutteux, fut surnommé Podarkès [« aux pieds agiles »] ; le fils de
Pélée, Achille, mourut de la goutte29 ; Bellérophon endurait les douleurs de la goutte ; le roi de Thèbes,
Œdipe, était podagre30, podagre aussi Plisthénès, descendant des Pélopides ; le fils de Pœante31 qui
commandait des vaisseaux l’était également. Un autre Podarkès commandait les Thessaliens. Lorsque
Protésilas fut tombé dans la bataille, ce fut lui qui, malgré la goutte et ses douleurs, prit le
commandement de la flotte. C’est moi qui ai tué le roi d’Ithaque, Ulysse, fils de Laërte, et non une arête
de pastenague32. Vous n’aurez pas à vous réjouir, misérables, et vous subirez un châtiment égal à vos
méfaits.
LES MÉDECINS. — Nous sommes Syriens, originaires de Damas. Pressés par la faim et par la
misère, nous parcourons, en vagabonds, la terre et la mer. Nous possédons cet onguent, don de notre
père, avec lequel nous soulageons les maux de ceux qui souffrent.
LA GOUTTE. — Quel est cet onguent et comment se prépare-t-il ? Parlez.

UN MÉDECIN. — J’ai juré de me taire comme les initiés, et je ne puis parler. Mon père en mourant
m’a fait une dernière recommandation, c’est de ne point révéler la composition de ce puissant remède33,
qui sait mettre un terme à tes fureurs.
LA GOUTTE. — Eh quoi ! scélérats, dignes de périr misérablement, y a-t-il sur la terre un remède
d’une telle efficacité qu’on n’ait qu’à s’en frotter pour arrêter ma violence ? Mais allons, faisons un
pacte et voyons si la force de ton remède l’emportera sur mes feux. Venez ici, sombres tortures,
accourez de toutes parts ; compagnes de mes orgies, approchez. Toi, embrase les pieds de ces médecins
depuis l’extrémité des talons jusqu’au bout des doigts ; toi, monte aux chevilles ; toi, répands ton âcre
liqueur des cuisses jusqu’au genou ; vous, tordez comme de l’osier les doigts des mains.
LES TORTURES. — Vois, nous avons fait tout ce que tu as ordonné. Voilà les malheureux étendus
par terre et poussant des cris lamentables. Notre attaque a mis tous leurs membres à la torture.
LA GOUTTE. — Allons, étrangers, sachons exactement si l’onction de ce remède vous soulage. Si
c’est un véritable antidote contre moi, je quitte la terre et je disparais, invisible, dans les profondeurs
souterraines et les gouffres les plus reculés du Tartare. Voilà, vous êtes frottés ; que le feu de la douleur
se relâche.
UN MÉDECIN. — Hélas ! grands dieux ! je suis consumé, je me meurs ; tous mes membres sont
transpercés d’un mal invisible. Zeus ne lance pas de tels traits de sa foudre, aucun flot de la mer ne
s’agite avec tant de fureur, aucun tourbillon d’ouragan n’a tant de violence. Suis-je broyé sous les dents
aiguës de Cerbère34 ? Est-ce le venin d’Ékhidna35 qui me dévore ? ou est-ce la tunique imprégnée du
sang du Centaure36 ? Aie pitié de moi, reine ; ni mon remède ni aucun autre ne peuvent arrêter ta course.
Tous les suffrages proclament ta victoire sur toute la race des mortels.
LA GOUTTE. — Cessez, tortures, et modérez leurs tourments, puisqu’ils se repentent de m’avoir
défiée. Que l’on reconnaisse que, seule parmi les divinités, je suis inflexible et que je n’obéis pas aux
remèdes.
37
LE CHŒUR. — Ni la violence de Salmonée ne put rivaliser avec la foudre de Zeus ; il périt,
dompté dans son orgueil, par le trait fumant du dieu ; ni le satyre Marsyas n’eut à se réjouir d’avoir
cherché querelle à Phoibos, et sa peau suspendue à un pin fait entendre des sons aigus38. La féconde
Niobé porte un deuil inoubliable pour avoir bravé Léto39 ; elle se lamente et fond encore en larmes sur le
Sipyle. Arachné de Méonie40 osa provoquer la Tritonide, mais elle perdit sa forme et maintenant encore
elle tresse des fils ; car l’audace des mortels ne peut lutter contre la colère de dieux tels que Zeus, Léto,
Pallas41, le Pythien42. Ô Goutte, ô déesse à qui tout rend hommage, ne nous envoie que des maux
bénins ; qu’ils soient légers, passagers, sans âcreté, courts, anodins, faciles à supporter, prompts à cesser,
peu actifs et qu’ils nous permettent de marcher. Le malheur affecte bien des formes ; mais la pratique
des travaux et l’habitude doivent consoler les goutteux. Compagnons de mon sort, songez, pour oublier
plus facilement vos douleurs, que souvent ce qu’on attendait n’est pas arrivé et qu’un dieu a fait réussir
ce qu’on n’attendait pas43. Que tous ceux qui souffrent supportent les railleries et les plaisanteries ; car
c’est un sort inévitable.

1. Voir Euripide, Iphigénie en Tauride, 948.

2. Un des fleuves qui coulent aux Enfers.

3. Une des trois Érinyes, avec Tisiphone et Alecto.

4. Le tréfonds de l’univers ; voir Hésiode, Théogonie, 721-731.

5. Montagne de Phrygie où l’on célébrait le culte de Cybèle.

6. Dieu phrygien, compagnon de Cybèle dont il est à la fois le fils et l’amant.

7. Montagne de Lydie.

8. Sectateurs du culte de Cybèle.

9. Cri rituel.

10. Dieu de la guerre.

11. Itys fut servi à son père Térée par sa mère Procné, qui l’avait tué pour se venger et pour venger sa sœur Philomèle que Térée avait violée
et à qui il avait coupé la langue pour qu’elle ne puisse le dénoncer. Mais Philomèle tissa une toile où elle représenta la scène de son viol. Elle fut
changée en rossignol.

12. Voir Sophocle, Philoctète, 1403.

13. Voir Euripide, Oreste, 44.


14. On leur prêtait un pouvoir guérisseur ; voir Pline, Histoire naturelle, XXIV, 35.

15. Apollon guérisseur.

16. Dieu marin des temps primitifs ; voir Hésiode, Théogonie, 233-236.

17. Océan et Téthys forment un couple divin originel.

18. Zeus.

19. Un Titan qui régna avant Cronos ; voir Apollonios de Rhodes, Les Argonautiques, I, 503.

20. L’une des trois premières divinités avec la Terre et Éros, selon Hésiode (Théogonie, 116-122).

21. Voir Eschyle, Euménides, 926 ; Euripide, Les Troyennes, 548.

22. Il s’agit d’un fouet dont la lanière était munie d’osselets pour rendre ses coups plus douloureux lors de certains rites.

23. Un dieu médecin.

24. Le chiffre sept passait pour posséder un pouvoir magique.

25. Divinité de Cilicie.

26. Iliade, XIX, 92-93.

27. C’est-à-dire à mes rites.

28. Il a donc été très lent.

29. Plaisanterie sur la blessure au talon qui le tua.

30. Il avait les pieds enflés parce qu’on avait fait passer une tige de fer à travers ses chevilles pour pouvoir le transporter plus facilement
lorsqu’il était un nourrisson. Voir Sophocle, Œdipe roi, 718 ; Euripide, Les Phéniciennes, 22.

31. Philoctète, qui devint boiteux après avoir été piqué par un serpent. Voir Sophocle, Philoctète.

32. C’est ce que racontait une des versions de la légende.

33. Voir Euripide, Électre, 427 et 958.

34. Chien monstrueux gardien des Enfers.

35. La Vipère, mère de Cerbère.

36. Celle de Nessos, qui causa la perte d’Héraclès ; voir Sophocle, Les Trachiniennes.

37. Il voulut imiter le bruit fracassant du tonnerre de Zeus et la lumière de ses éclairs. Zeus le foudroya.

38. Marsyas avait défié Apollon dans un concours de flûte. Vaincu, il fut écorché vif par le dieu.

39. Elle s’était vantée que ses enfants étaient supérieurs en nombre à ceux de Léto. Ces derniers, Artémis et Apollon, les massacrèrent. À
force de pleurer sur le mont Sipyle, en Lydie, Niobé fut changée en pierre.

40. Elle avait irrité la Tritonide, c’est-à-dire Athéna, par la fierté qu’elle tirait de ses tissages. Elle se pendit. Athéna la transforma en araignée.

41. Athéna.

42. Apollon.

43. Parodie d’une formule qu’on trouve à la fin de plusieurs tragédies d’Euripide.
70
HERMOTIMOS OU LES SECTES
Hermotimos est un dialogue philosophique qui conclut à l’impossibilité de choisir une philosophie
et la philosophie elle-même. Il met en scène Hermotimos, qui a embrassé avec enthousiasme la doctrine
stoïcienne, et Lykinos, un des doubles habituels de Lucien, qui l’interroge sur son choix. Les deux
hommes discutent d’abord du terme de la quête du vrai bonheur qu’Hermotimos a entreprise. Lykinos le
croit proche. Hermotimos le détrompe et, comparant son cheminement à l’ascension d’une haute
montagne, estime qu’il lui faudra vingt ans pour arriver au sommet et connaître le bonheur des sages (1-
8). Lykinos lui raconte des anecdotes sur son maître de philosophie, qui contredisent le caractère
sublime de ce bonheur auquel il est pourtant censé parvenir (9-12). Il l’interroge ensuite sur la raison
pour laquelle il a choisi entre toutes la philosophie stoïcienne et n’obtient pas d’explications claires à ce
sujet (13-21). Il compare la vertu à une cité idéale, mais dont l’accès est problématique. En effet, les
guides, pour s’y rendre, ne manquent pas, qui proclament tous l’excellence du trajet qu’ils proposent. Or
Lykinos soutient, contre Hermotimos, qu’on ne peut choisir une philosophie sans avoir au préalable pris
connaissance de toutes (22-46). À peine l’a-t-il fait admettre à Hermotimos qu’il lui montre que c’est
impossible : étudier toutes les philosophies exigerait un temps qui excède de beaucoup la durée de la vie
humaine (47-63). En fait, l’incertitude qui entoure la quête philosophique elle-même n’est pas moindre
que celle qui affecte ses modalités (64-70). Pour Lykinos, Il s’agit d’une quête chimérique dont l’objet
ressemble aux créatures qui peuplent les rêves et l’imagination des hommes (71-83). Il persuade
Hermotimos d’y renoncer et de se consacrer désormais à une vie plus sensée (84-86).
C’est la conclusion logique d’un dialogue où l’idéal philosophique d’Hermotimos ne résiste pas
au travail de sape de Lykinos. Celui-ci met en avant une réalité incontestable de l’époque impériale : la
multiplicité des écoles philosophiques et de leurs doctrines. Il soutient qu’elle empêche tout choix
véritablement rationnel entre elles. Ceux qui choisissent une philosophie procèdent donc d’une manière
arbitraire. D’autre part, les philosophes promettent la vérité et le bonheur, mais rien ne prouve qu’ils les
aient découverts. Au réalisme de Lykinos vient donc s’ajouter son scepticisme. Tous les deux persuadent
Hermotimos de renoncer à la philosophie. La gravité de cette renonciation que rien ne vient compenser
ne doit pas être éclipsée par l’optimisme apparent du dénouement où le bon sens paraît l’emporter.
Lucien pousse ici le radicalisme critique jusqu’à son point extrême. Au-delà des thèmes habituels de sa
polémique contre les philosophes, comme la contradiction entre la vie qu’ils mènent et les principes
qu’ils professent ou l’intimidation fondée sur les apparences qu’ils exercent sur leurs disciples, il
développe une argumentation d’autant plus redoutable qu’elle est plus posée et plus serrée. Pour faire
parler Lykinos, il se souvient du Socrate de Platon dont il imite avec succès la dialectique enjouée.
Hermotimos est, dans sa forme, le plus socratique des dialogues de Lucien, mais il contredit son modèle
en déclarant impossible le choix que Socrate et Platon recommandaient comme nécessaire.
A. B.
1.– LYKINOS. — Autant qu’on peut en juger par ton livre et ton allure pressée, il semble, Hermotimos,
que tu cours chez ton maître. Tu réfléchis tout en marchant, tu remues les lèvres et murmures tout bas, tu
portes ta main de côté et d’autre, comme si tu composais un discours à part toi, ou si tu préparais une
question tortueuse, ou si tu repassais quelque discussion sophistique. Tu ne veux pas perdre ton temps,
même en marchant dans la rue et tu es toujours actif, toujours occupé à quelque chose de sérieux et qui
te fasse avancer dans les sciences.
HERMOTIMOS. — Par Zeus, Lykinos, tu as touché juste. Je repassais dans mon esprit la leçon
d’hier, en essayant de me rappeler tout ce qu’a dit le maître. Il ne faut pas, à mon avis, perdre un seul
instant, quand on sait combien est vraie la maxime du médecin de Cos1 : « La vie est courte et l’art est
long. » Et encore, en disant cela, il ne parlait que de la médecine, science relativement facile à
apprendre, tandis qu’on n’atteint pas à la philosophie, même à force de temps, si l’on n’a pas un esprit
très éveillé et le regard toujours fixé et violemment tendu vers elle. Il est vrai que l’enjeu n’est pas
mince : il s’agit ou d’être malheureux et de périr confondu dans la nombreuse cohue des ignorants ou
d’être heureux grâce à la philosophie.
2.– LYKINOS. — Ce sont là des prix merveilleusement importants, et je pense que tu n’es pas loin de les
obtenir, s’il en faut juger par le temps que tu as donné à la philosophie et aussi par le travail forcené
auquel tu parais t’astreindre depuis de longues années ; car, si ma mémoire ne me trompe pas, voilà bien
près de vingt ans que je ne te vois faire autre chose que de fréquenter l’école, de passer presque tout ton
temps courbé sur un livre, de recopier tes notes de cours, toujours pâle de souci et n’ayant plus que la
peau sur les os. Je suis persuadé que tu ne te relâches jamais, même en songe, tellement tu es tout à ton
étude. Quand je vois cela, je m’imagine que tu vas bientôt mettre la main sur le bonheur, si tu ne le
possèdes pas déjà depuis longtemps à notre insu.
HERMOTIMOS. — Comment le posséderais-je, Lykinos, moi qui commence seulement à entrevoir
le chemin ? La Vertu, dit Hésiode2, habite très loin, et le chemin qui conduit chez elle est long, escarpé
et âpre : on n’y monte pas sans suer sang et eau.
LYKINOS. — Tu n’as donc pas encore assez sué, Hermotimos, ni assez marché ?

HERMOTIMOS. — Non, te dis-je. Autrement, rien ne m’empêcherait d’être parfaitement heureux,


si j’étais parvenu au sommet. Mais à présent, Lykinos, je ne suis encore qu’au commencement.
3.– LYKINOS. — Mais selon ce même Hésiode, « le commencement est la moitié de tout3 ». Aussi je ne
crois pas me tromper en disant que tu es déjà au milieu de la montée.
HERMOTIMOS. — Je n’en suis même pas encore là ; car je serais déjà bien avancé.
LYKINOS. — Alors, à quel point de la route faut-il dire que tu es arrivé ?
HERMOTIMOS. — Au pied de la montagne, encore en bas, Lykinos, en train de faire effort pour
avancer ; mais elle est glissante et rude, et il faut qu’on vous tende la main.
LYKINOS. — Eh bien, tu as ton maître qui peut le faire. Du haut de la montagne, il n’a qu’à
descendre ses discours, comme le Zeus d’Homère descend sa chaîne d’or4, pour te tirer en haut par ce
moyen et t’élever jusqu’à lui et à la vertu, puisqu’il est lui-même arrivé en haut depuis longtemps.
HERMOTIMOS. — C’est bien là ce qu’il fait, Lykinos. Si cela ne dépendait que de lui, il y a
longtemps qu’il m’aurait tiré en haut, et je serais avec les sages ; mais c’est de mon côté qu’il y a
défaillance.
4.– LYKINOS. — Aie confiance et bon courage. Tu peux regarder vers le terme de la route et le bonheur
qui est en haut avec d’autant plus d’espoir que ce maître joint ses efforts aux tiens. Mais quand te laisse-
t-il espérer d’arriver au sommet ? Pense-t-il que tu y seras l’an prochain, par exemple après les autres
mystères5 ou les Panathénées6 ?
HERMOTIMOS. — C’est un délai bien court, Lykinos.
LYKINOS. — Sera-ce pour la prochaine olympiade ?
HERMOTIMOS. — C’est encore bien peu de temps pour s’exercer à la vertu et pour arriver au
bonheur.
LYKINOS. — Eh bien, mettons deux olympiades, si tu veux. Autrement, on pourrait dire que vous
le prenez vraiment à votre aise, si vous n’arriviez pas dans un temps qui suffirait pour aller trois fois des
colonnes d’Héraclès aux Indes et en revenir, sans se presser, sans même suivre la ligne droite ni marcher
sans interruption, et en faisant des excursions chez les peuples qui sont sur la route. Mais cette montagne
où vous placez le séjour de la Vertu, de combien veux-tu que nous la supposions plus haute et plus
glissante que la fameuse roche Aornos, qu’Alexandre prit de vive force en quelques jours7 ?
5.– HERMOTIMOS. — Il n’y a pas de comparaison possible, Lykinos ; le sommet en question n’est pas
tel que tu l’imagines, et ce n’est pas en quelques jours qu’on viendrait à bout de le prendre, fût-il attaqué
par dix mille Alexandres. Autrement, il y aurait foule pour faire l’escalade. Le fait est qu’il n’y a pas
mal de gens qui la commencent résolument ; ils avancent à une certaine distance, les uns très peu, les
autres davantage. Mais quand ils sont arrivés au milieu de la route, ils rencontrent des obstacles et des
difficultés sans nombre ; ils se découragent et reviennent sur leurs pas, haletants, baignés de sueur,
harassés de fatigue. Ceux qui au contraire persistent jusqu’au bout, ceux-là atteignent le sommet et, à
partir de ce moment, ils sont heureux et mènent une existence merveilleuse le reste de leurs jours, et, de
la hauteur où ils sont, ils contemplent les autres hommes comme des fourmis.
LYKINOS. — Bons dieux ! Hermotimos, que tu nous fais petits, plus petits même que les Pygmées.
Nous voilà comme des nains rampant sur la peau de la terre. Et cela n’est pas étonnant : tes idées sont
déjà sublimes et tu vois de haut. Et nous, vile populace, qui marchons sur le sol, nous vous adorerons
avec les dieux ; car vous êtes arrivés au-dessus des nuages et vous avez atteint cet empyrée où vous
aspirez à monter depuis longtemps.
HERMOTIMOS. — Y monter, c’est mon désir, Lykinos ; mais j’ai encore bien du chemin à faire.
6.– LYKINOS. — Tu devrais dire combien, pour qu’on juge du temps qu’il te faudra.
HERMOTIMOS. — C’est que je ne le sais pas bien moi-même, Lykinos. Néanmoins je présume
qu’il ne me faudra pas plus de vingt ans, et qu’après cela je serai sûrement arrivé au sommet.
LYKINOS. — Par Héraclès, c’est beaucoup.
HERMOTIMOS. — C’est qu’en effet les grandes choses exigent de grands travaux, Lykinos.
LYKINOS. — C’est vrai sans doute ; mais ces vingt années, les vivras-tu ? Ton maître t’en a-t-il
donné l’assurance ? car sans doute ce n’est pas seulement un sage, mais encore un devin, un prophète
qui rend des oracles ou qui connaît la science des Chaldéens, gens qui passent pour être savants en ces
matières. En effet, dans l’incertitude où tu es de vivre assez longtemps pour parvenir à la vertu, il ne
serait pas logique d’affronter de si grands travaux et de peiner jour et nuit, sans savoir si, au moment
d’atteindre le sommet, la fatalité ne s’abattra pas sur toi pour te tirer par le pied et te faire choir du haut
de tes espérances irréalisées.
HERMOTIMOS. — Garde-toi de tels propos : Ils sont de mauvais augure, Lykinos. Puissé-je vivre
assez pour atteindre la sagesse et jouir du bonheur, ne fût-ce qu’un seul jour !
LYKINOS. — Tu ne demandes qu’un seul jour pour prix de tant de travaux ?
HERMOTIMOS. — Je me contenterais même d’un instant, si court qu’il puisse être.
7.– LYKINOS. — Mais cette vie d’en haut, d’où peux-tu savoir qu’elle est heureuse et qu’elle mérite
qu’on supporte tout pour l’obtenir ? car tu n’as pas encore monté là-haut toi-même.
HERMOTIMOS. — Non, mais j’en crois le maître qui me l’a dit. Il le sait parfaitement, lui qui est
arrivé au sommet.
LYKINOS. — Au nom des dieux, qu’a-t-il dit là-dessus, et quelle est la félicité qu’on y goûte ?
Serait-ce la richesse, la gloire, des plaisirs sans pareils ?
HERMOTIMOS. — Parle mieux, camarade ; tout cela n’est rien auprès d’une existence passée dans
la vertu.
LYKINOS. — Mais si ce ne sont pas ces biens-là qui attendent celui qui est arrivé au terme de
l’exercice, quels sont-ils d’après lui ?
HERMOTIMOS. — La sagesse, le courage, la beauté même, la justice, la ferme conviction qu’on
connaît la nature de toutes choses. Quant aux richesses, à la gloire, aux plaisirs et à tout ce qui tient au
corps, on laisse tout cela en bas, on s’en dépouille pour faire l’ascension. C’est de cette façon, dit-on,
qu’Héraclès, après s’être brûlé sur l’Œta8, devint dieu. C’est en rejetant tout ce qu’il tenait d’humain de
sa mère, et en n’emportant que la partie divine et pure de son être, séparée de tout alliage par le feu,
qu’il s’envola chez les dieux. De même nos sages, dépouillés par la philosophie, comme par une sorte
de feu, de tout ce que les autres admirent par une erreur de leur jugement, s’élèvent jusqu’au sommet et
jouissent du bonheur, sans garder le moindre souvenir de la richesse, de la gloire et des plaisirs et riant
de ceux qui croient que ces biens sont quelque chose.
8.– LYKINOS. — Par Héraclès, Hermotimos, j’entends l’Héraclès de l’Œta, tu viens de faire un
magnifique tableau de leur courage et de leur bonheur. Mais dis-moi, ne descendent-ils pas de leur cime,
quand il leur prend envie, pour user de ce qu’ils ont laissé en bas derrière eux ? ou bien est-il nécessaire
qu’une fois montés là-haut, ils y restent et habitent avec la Vertu, se moquant des richesses, de la gloire
et des plaisirs ?
HERMOTIMOS. — Mieux que cela, Lykinos. Celui qui est parvenu à la vertu parfaite, celui-là n’est
esclave ni de la colère, ni de la crainte, ni des passions ; il ne connaît plus le chagrin, et pour tout dire, il
n’est plus en butte à aucune affection de ce genre.
LYKINOS. — Pourtant s’il faut dire la vérité sans plus hésiter… Mais il faut, je pense, retenir ma
langue. Il serait impie de scruter la conduite des sages.
HERMOTIMOS. — Pas du tout ; parle, quoi que tu aies à dire.
LYKINOS. — Tu le vois, camarade, mon hésitation est extrême.

HERMOTIMOS. — Allons, n’hésite plus : je suis seul à t’entendre.


9.– LYKINOS. — Eh bien donc, Hermotimos, en t’écoutant parler des philosophes, j’ai cru que tu disais
vrai, qu’ils devenaient sages, courageux, justes et le reste, et j’étais charmé de t’entendre ; mais quand tu
as affirmé qu’ils méprisaient la richesse, la gloire, les plaisirs, qu’ils échappaient à la colère et à la
tristesse, à ce moment-là, nous sommes seuls, n’est-ce pas ? je suis resté en suspens, en me rappelant ce
que j’ai vu faire dernièrement, veux-tu que je te dise par qui, ou puis-je me passer de le nommer ?
HERMOTIMOS. — Non pas, nomme-le au contraire.
LYKINOS. — C’était ton maître même, homme d’ailleurs digne de respect et vieillard d’un âge très
avancé.
HERMOTIMOS. — Eh bien, que faisait-il ?
LYKINOS. — Tu connais l’étranger d’Héraclée, qui suit depuis longtemps son cours de
philosophie, ce blondin qui aime tant la dispute ?
HERMOTIMOS. — Je sais qui tu veux dire ; il s’appelle Dion.
LYKINOS. — C’est celui-là même. Comme sans doute il ne payait pas à temps le prix de ses
leçons, ton maître l’a traîné devant l’archonte. Il lui avait jeté son manteau autour du cou et le serrait à
l’étrangler ; en même temps il vociférait et s’agitait avec colère, et, si quelques camarades présents à la
scène ne le lui avaient pas arraché des mains, tu peux être sûr que le vieux ne l’aurait pas lâché, et lui
aurait mangé le nez, tant il était furieux.
10.– HERMOTIMOS. — C’est que ce Dion est un mauvais sujet qui oublie toujours de payer ses dettes ;
car pour les autres, à qui mon maître prête de l’argent, et ils sont nombreux, il ne les a jamais traités de
la sorte. Il est vrai qu’ils lui paient les intérêts en temps voulu.
LYKINOS. — Mais, mon bienheureux ami, qu’est-ce que cela peut lui faire de n’être pas payé,
puisqu’il est maintenant purifié par la philosophie et n’a plus besoin de ce qu’il a laissé sur l’Œta ?
HERMOTIMOS. — Crois-tu donc que ce soit pour lui-même qu’il s’intéresse à de pareilles choses ?
Mais il a de tout jeunes enfants, dont il faut qu’il s’occupe, s’il ne veut pas les laisser dans la misère.
LYKINOS. — Il n’a, Hermotimos, qu’à les faire monter avec lui au séjour de la vertu : ils
partageront son bonheur et mépriseront la richesse.
11.– HERMOTIMOS. — Je n’ai pas le temps, Lykinos, de causer avec toi là-dessus. Je suis pressé d’aller
l’entendre. Je ne voudrais pas oublier l’heure et me mettre trop en retard.
LYKINOS. — Rassure-toi, mon bon ; un congé est annoncé pour aujourd’hui. Aussi je te dispense
du reste du chemin.
HERMOTIMOS. — Que dis-tu ?
LYKINOS. — Que tu ne verras pas ton maître aujourd’hui, s’il faut en croire l’affiche ; car il y a,
suspendu au portail, un placard qui porte en gros caractères : AUJOURD’HUI PAS DE COURS DE
PHILOSOPHIE. On m’a dit qu’il a dîné hier chez le fameux Eucratès qui célébrait l’anniversaire de sa
fille. On a beaucoup philosophé pendant le repas, et ton maître s’est excité assez vivement contre
Euthydémos, le péripatéticien9, en disputant avec lui sur des questions où le Lycée est d’ordinaire en
contradiction avec le Portique. Aussi, à force de crier, il a gagné un violent mal de tête, et la réunion
s’étant prolongée, dit-on, jusqu’au milieu de la nuit, il a sué abondamment.
En même temps il avait, je m’imagine, bu plus que de raison, parce que naturellement les
convives lui portaient des santés, et il avait trop mangé pour un vieillard, en sorte qu’en rentrant il a
beaucoup vomi à ce qu’on dit ; puis, aussitôt après avoir compté les morceaux de viande qu’il avait
glissés à son valet posté derrière lui, et les avoir soigneusement cachetés, il s’est mis à dormir, en
recommandant de ne laisser entrer personne. Voilà ce que j’ai entendu dire à Midas10, son domestique,
qui le racontait à certains de ses disciples, qui ont eux aussi rebroussé chemin en foule.
12.– HERMOTIMOS. — Mais le vainqueur, Lykinos, qui l’a été, mon maître ou Euthydémos ? Peut-être
Midas t’en a-t-il parlé aussi.
LYKINOS. — On dit, Hermotimos, qu’au début les chances ont été égales des deux côtés, mais
qu’à la fin la victoire a été pour vous et que le vieillard l’a emporté haut la main. Euthydémos s’est retiré
tout ensanglanté, après avoir reçu, m’a-t-on dit, une large blessure à la tête. Ce bravache, ce disputeur ne
voulait pas se laisser persuader et se montrait rétif aux arguments. Alors ton brave maître, qui avait en
main une coupe à la Nestor11, l’assène sur la tête de ce contradicteur, qui était assis à côté de lui, et c’est
ainsi qu’il s’est assuré la victoire.
HERMOTIMOS. — C’est bien fait. Il ne faut pas traiter autrement ces gens qui ne veulent pas céder
à leurs supérieurs.
LYKINOS. — Rien de plus raisonnable que ce que tu dis là. De quoi s’avisait Euthydémos d’aller
exciter un vieillard pacifique et maître de ses passions, alors qu’il avait à la main une coupe si pesante ?
13.– Mais, puisque nous sommes de loisir, apprends-moi, comme à ton ami, comment tu as été amené à
étudier la philosophie. Je voudrais, moi aussi, si c’est encore possible, vous suivre dès aujourd’hui sur le
chemin de la félicité. Vous ne me repousserez pas, j’espère, puisque je suis votre ami.
HERMOTIMOS. — Si seulement tu le voulais, Lykinos ! Tu verrais en peu de temps comme tu
l’emporterais sur les autres ; tu trouverais certainement qu’ils ne sont que des enfants auprès de toi, tant
tes idées s’élèveraient au-dessus des leurs.
LYKINOS. — Je serais content, si dans vingt ans j’arrivais au point où tu en es.
HERMOTIMOS. — Sois sans crainte. J’avais ton âge quand j’ai commencé à philosopher, environ
quarante ans. C’est juste, je crois, l’âge que tu as à présent.
LYKINOS. — C’est en effet mon âge, Hermotimos. Prends-moi donc pour compagnon de route ;
c’est une chose que tu ne peux me refuser. Et d’abord dis-moi une chose : permettez-vous la
contradiction à vos disciples, s’ils trouvent à redire à un raisonnement, ou est-elle défendue aux jeunes ?
HERMOTIMOS. — Elle est défendue ; mais toi, si tu veux, interroge-moi en attendant et contredis-
moi : c’est le moyen le plus aisé de t’instruire.
LYKINOS. — Par Hermès lui-même, de qui tu tiens ton nom, Hermotimos, je te suis bien obligé.
14.– Mais dis-moi, n’y a-t-il qu’un chemin qui conduise à la philosophie, celui de vous autres stoïciens,
ou est-il vrai, comme on le dit, qu’il y a beaucoup d’autres philosophes ?
HERMOTIMOS. — Oui vraiment, il y en a beaucoup : il y a les péripatéticiens, les épicuriens, ceux
qui portent l’enseigne de Platon ; il y a aussi des sectateurs de Diogène et d’Antisthène12, des disciples
de Pythagore et beaucoup d’autres encore.
LYKINOS. — C’est vrai, cela fait beaucoup ; mais leurs doctrines, Hermotimos, sont-elles les
mêmes ou différentes ?
HERMOTIMOS. — Très différentes.

LYKINOS. — Mais en réalité, je pense, il n’y en a qu’une seule qui soit vraie, et non toutes,
puisqu’elles sont différentes.
HERMOTIMOS. — Assurément.
15.– LYKINOS. — Mais voyons, mon doux ami, réponds-moi. Sur quoi t’es-tu fondé, quand pour la
première fois tu t’es mis à philosopher et que, voyant tant de portes ouvertes devant toi, tu as passé près
des autres pour aller à celle des stoïciens ? Pourquoi as-tu jugé à propos d’aller à la vertu par celle-là,
comme si elle était la seule vraie et te montrait le droit chemin, tandis que les autres te conduiraient à
des ténèbres sans issue ? Sur quoi s’appuyait ta croyance ? Et dis-toi bien que je ne m’adresse pas à
l’homme que tu es maintenant, demi-sage ou déjà sage accompli et capable de discerner la meilleure
voie mieux que nous autres, gens du commun ; mais réponds en te reportant à ce que tu étais alors,
ignorant et semblable à l’homme que je suis à présent.
HERMOTIMOS. — Je ne saisis pas, Lykinos, ce que tu veux dire.

LYKINOS. — Pourtant ce n’est pas une question bien tortueuse que je te pose. Comme il y a
beaucoup de philosophes, tels que Platon, Aristote, Antisthène et vos ancêtres, Chrysippe, Zénon et les
autres tant qu’ils sont, je te demande sur quoi tu t’es fondé pour laisser de côté les autres, et faire entre
tous le choix que tu as fait et décider que tu suivrais cette école philosophique. Est-ce que toi aussi,
comme Chéréphon13, tu as été envoyé par Apollon Pythien chez les stoïciens, proclamés par lui les
meilleurs de tous ? C’est assez son habitude de diriger l’un vers une secte, l’autre vers une autre. Il sait,
j’imagine, celle qui convient à chacun.
HERMOTIMOS. — Ce n’est pas mon cas, Lykinos ; je n’ai pas interrogé le dieu là-dessus.

LYKINOS. — Jugeais-tu que ce n’était pas la peine de consulter le dieu sur ce point, ou as-tu pensé
que tu étais capable de faire le meilleur choix tout seul sans lui ?
HERMOTIMOS. — Je l’ai pensé.
16.– LYKINOS. — Cela étant, tu peux m’apprendre tout d’abord à moi aussi le moyen de discerner dès
l’abord quelle est la meilleure philosophie, celle qui dit la vérité et dont on peut faire choix sans avoir
égard aux autres.
HERMOTIMOS. — Je vais te le dire. Je voyais la plupart des gens se porter vers elle ; j’en ai conclu
que c’était la meilleure.
LYKINOS. — De combien dépassaient-ils en nombre les sectateurs d’Épicure, de Platon,
d’Aristote ? Tu les as sans doute comptés, comme dans un vote à main levée.
HERMOTIMOS. — Mais non, je ne les ai pas comptés ; j’en ai jugé par conjecture.
LYKINOS. — Ah ! tu refuses de m’instruire, et tu me trompes en disant que c’est par conjecture et
d’après le nombre que tu as jugé d’une affaire si importante. Tu me dissimules la vérité.
HERMOTIMOS. — Ce n’est pas le seul motif qui m’ait décidé, Lykinos ; il y en a eu un autre, c’est
que j’entendais dire à tout le monde que les épicuriens sont délicats et voluptueux, les péripatéticiens
attachés aux richesses et amis de la dispute, les platoniciens enflés d’orgueil et amoureux de la gloire ;
des stoïciens, au contraire, beaucoup de gens disaient qu’ils sont courageux, qu’ils savent tout, et que
celui qui marche dans leur voie est seul roi, seul riche, seul sage, en somme qu’il a de même toutes les
qualités.
17.– LYKINOS. — Mais ceux qui t’en parlaient ainsi, c’étaient sans doute des gens étrangers à la secte ;
car tu n’aurais pas cru des gens qui se seraient loués eux-mêmes.
HERMOTIMOS. — Pas du tout ; c’étaient les étrangers qui en parlaient ainsi.
LYKINOS. — Vraisemblablement, ce n’étaient pas les philosophes d’opinion contraire.

HERMOTIMOS. — Non, en effet.


LYKINOS. — Alors c’étaient des ignorants qui en parlaient ainsi.
HERMOTIMOS. — Oui, sûrement.
LYKINOS. — Tu vois comme tu me trompes encore et refuses de me dire la vérité. Tu crois
t’entretenir avec quelque Margitès14, pour lui faire croire qu’Hermotimos, un homme intelligent, âgé en
ce temps-là de quarante ans, en a cru sur la philosophie et les philosophes les ignorants et que c’est sur
leurs dires qu’il a choisi les meilleurs. Il est impossible de te croire, quand tu parles de la sorte.
18.– HERMOTIMOS. — Mais tu sais bien, Lykinos, que je ne m’en suis pas fié seulement aux autres,
mais encore à moi-même.
Je voyais en effet les stoïciens marcher modestement, le manteau correctement relevé, toujours
plongés dans la méditation, la figure mâle, tondus ras presque tous, sans rien d’efféminé, mais sans
exagérer non plus l’indifférence au point de devenir complètement insensibles comme les cyniques, et
restant dans ce juste milieu où tout le monde place la vertu.
LYKINOS. — Tu ne les as donc pas vus faire tout ce que je disais tout à l’heure que j’avais vu faire
à ton maître, Hermotimos ? Tu ne les as pas vus prêter de l’argent et le réclamer aigrement, disputer en
vrais querelleurs dans les compagnies, et se donner en spectacle de cent autres façons ? Ou bien cela est-
il insignifiant à tes yeux, tant que le manteau est relevé décemment, la barbe profonde et les cheveux
coupés à fleur de peau ? Devons-nous à l’avenir adopter ceci pour règle et pour mesure, comme le dit
Hermotimos ? est-ce d’après l’extérieur, la démarche et les cheveux ras qu’il faut reconnaître les gens
vertueux, et quiconque ne possède point ces avantages, n’a pas l’air refrogné et la figure méditative,
doit-il être exclu et rejeté ?
19.– Vois, Hermotimos, si tu ne t’amuses pas encore de moi, en essayant de voir si je m’aperçois que tu
me trompes.
HERMOTIMOS. — Pourquoi dis-tu cela ?
LYKINOS. — Parce que cette manière de juger d’après l’extérieur n’est applicable qu’aux statues.
Les statues, en effet, ont un maintien beaucoup plus noble et une draperie bien plus élégante, quand c’est
un Phidias, un Alcamène ou un Myron15 qui les a modelées sur les formes les plus parfaites. Mais si
c’est par là surtout qu’il faut juger des choses, que feront les aveugles qui veulent philosopher ? À quoi
reconnaîtront-ils celui qui a fait le meilleur choix, eux qui ne peuvent voir ni l’habit ni la démarche ?
HERMOTIMOS. — Mais ce n’est pas pour les aveugles que je parle, Lykinos, et je n’ai cure de ces
gens-là.
LYKINOS. — Il faudrait pourtant, mon excellent ami, que des choses d’une telle importante et
d’une utilité si générale eussent un signe commun qui les fît reconnaître. Au reste, laissons, si tu veux,
les aveugles hors de la philosophie, puisqu’ils ne voient rien, encore qu’il leur soit plus nécessaire qu’à
d’autres de philosopher, pour ne pas trop souffrir de leur infirmité. Mais ceux qui voient, eussent-ils la
vue très perçante, que peuvent-ils voir de ce qui se passe dans l’âme d’après l’enveloppe extérieure dont
tu parles ?
20.– Ce que je veux dire, le voici. N’est-ce point parce que tu es épris de l’esprit des stoïciens que tu es
allé à eux et ne croyais-tu pas devenir meilleur en ce qui regarde l’esprit ?
HERMOTIMOS. — Sans doute.
LYKINOS. — Comment donc as-tu pu, d’après les indices que tu as dits, reconnaître le bon du
mauvais philosophe ? D’ordinaire les choses de ce genre ne s’aperçoivent pas si aisément : elles sont
secrètes et cachées dans l’obscurité ; ce n’est que par les discours, les entretiens et les actes conformes
aux discours qu’on les découvre, et il y faut du temps et de la peine. Tu connais, je pense, les reproches
que Momos fit à Héphaïstos ; sinon, écoute à présent. La fable16 raconte qu’Athéna, Poséidon et
Héphaïstos disputèrent un jour de leur habileté artistique. Alors Poséidon modela un taureau, Athéna
inventa la maison et Héphaïstos composa un homme. Ils allèrent ensuite trouver Momos qu’ils avaient
pris pour juge. Celui-ci examina l’ouvrage de chacun d’eux. Il serait superflu de rapporter les reproches
qu’il fit aux autres ; mais voici la critique qu’il fit de l’homme. Il reprocha à son constructeur Héphaïstos
de ne lui avoir pas mis de fenêtre à la poitrine, afin qu’en l’ouvrant tout le monde pût connaître ses
volontés et ses pensées, s’il mentait ou disait la vérité. Voilà donc ce que Momos, dieu qui avait la vue
faible, pensait de l’homme. Mais toi, je le vois, tu as les yeux plus perçants que Lyncée17 et tu vois,
semble-t-il, l’intérieur à travers la poitrine ; tout est ouvert à tes regards, en sorte que tu connais les
volontés et les pensées de chacun et même qu’entre deux hommes tu distingues le meilleur et le pire.
21.– HERMOTIMOS. — Tu plaisantes, Lykinos. C’est un dieu qui m’a inspiré mon choix et je ne m’en
repens pas : il est satisfaisant, à mes yeux du moins.
LYKINOS. — Oui, mais tu ne peux pas dire que moi aussi, je dois en être satisfait, et alors me
laisseras-tu périr confondu dans la foule ?
HERMOTIMOS. — C’est que rien ne te satisfait, quoi que je dise.
LYKINOS. — Non pas, mon bon ami ; c’est toi qui ne veux rien me dire de satisfaisant. Puis donc
que tu dissimules volontairement, et que tu crains, par jalousie, que, si je m’adonne à la philosophie, je
n’arrive à t’égaler, je vais tâcher, comme je pourrai, de trouver seul le moyen de juger exactement de ces
choses et de faire le choix le plus sûr. Écoute à ton tour, s’il te plaît.
HERMOTIMOS. — Sans doute il me plaît, Lykinos ; peut-être, en effet, diras-tu quelque chose de
bon à savoir.
LYKINOS. — Examine donc et ne te moque pas, si je conduis ma recherche avec toute l’ignorance
d’un profane. Il le faut bien, puisque tu ne veux pas t’expliquer plus clairement, quoique tu sois plus
instruit que moi.
22.– Je m’imagine que la vertu ressemble à un État qui ne renferme que des citoyens heureux, comme
pourrait te le dire ton maître revenu de là-bas, des citoyens sages au suprême degré, tous braves, justes,
tempérants, à peine inférieurs à des dieux. Quant aux crimes si fréquents parmi nous, rapts, violences,
injustices provoquées par la cupidité, personne, dit-on, n’ose en commettre un seul dans cet État ; on y
vit dans la paix et dans la concorde, ce qui est tout à fait naturel ; car tout ce qui, dans les autres États,
excite, à mon avis, les séditions et les querelles et les attentats des uns contre les autres, on s’en est
débarrassé. On ne voit plus en effet ni or, ni plaisirs, ni vaine gloire pour exciter la discorde : depuis
longtemps on a banni tout cela de l’État, comme inutile aux citoyens dans leurs rapports mutuels. Aussi
mènent-ils une vie paisible et parfaitement heureuse, sous des lois équitables, au sein de l’égalité et de la
liberté et dans la jouissance de tous les autres biens.
23.– HERMOTIMOS. — Quoi donc, Lykinos ? N’est-il pas juste que tous les hommes désirent être
citoyens d’un tel État, sans compter la fatigue de la route et sans se décourager de la longueur du temps,
s’ils doivent, une fois arrivés, se voir inscrits sur le registre public et obtenir droit de cité ?
LYKINOS. — Oui, Hermotimos, c’est à cela qu’il faut s’appliquer avant tout, et négliger le reste. Si
la patrie d’ici-bas met la main sur nous, il ne faut pas en tenir grand compte ; si nous avons des enfants
ou des parents qui cherchent à nous retenir et qui pleurent, il ne faut pas nous laisser fléchir, mais avant
tout les engager à nous suivre sur la même route, ou, s’ils ne le veulent ou ne le peuvent pas, les écarter
et marcher tout droit vers cette cité bienheureuse, et, s’ils saisissent notre manteau pour nous retenir, le
rejeter pour nous élancer vers notre but ; car il n’y a pas à craindre qu’on nous repousse, même si nous
arrivons tout nus.
24.– J’ai entendu autrefois un vieillard raconter comment les choses se passent là-bas. Il m’engagea
même à le suivre dans cet État. Il devait me servir de guide lui-même et, dès mon arrivée, me faire
inscrire parmi les citoyens, me faire classer dans sa tribu et me donner place dans sa phratrie, afin de me
faire partager la félicité commune. « Mais je ne l’écoutai point18 », ma sottise et ma jeunesse, il y a de
cela près de quinze ans, m’en empêchèrent. Peut-être, en effet, serais-je à présent arrivé aux faubourgs
mêmes et aux portes de la ville. Entre mille détails qu’il donnait sur cette cité, il disait, si je m’en
souviens bien, que tous les habitants sont des étrangers venus du dehors, qu’il n’y a pas un seul
autochtone, qu’elle est peuplée de barbares, d’esclaves, de gens contrefaits, petits, pauvres, en un mot
que le droit de cité y est donné à qui le veut ; car la loi accorde l’inscription sur les registres civils sans
avoir égard au cens, à l’habit, à la taille, à la beauté, non plus qu’à la naissance et à l’illustration des
ancêtres, qu’on y compte tout cela pour rien, qu’il suffit pour devenir citoyen d’être intelligent, d’aimer
le beau, d’être laborieux et persévérant, de ne point céder ni mollir devant les nombreuses difficultés
qu’on rencontre sur la route. Quiconque a fait preuve de ces qualités et est parvenu à force de marcher
jusqu’à la ville devient immédiatement citoyen, quel qu’il soit d’ailleurs, et il a les mêmes droits que les
autres. Les mots inférieur, supérieur, noble, roturier, esclave, homme libre n’existent point ou ne se
prononcent point dans cet État.
25.– HERMOTIMOS. — Tu vois, Lykinos, que ce n’est pas en vain et pour des bagatelles que je travaille,
dans mon désir de devenir, moi aussi, citoyen d’une si belle et si heureuse cité.
LYKINOS. — Moi-même, Hermotimos, je le désire comme toi, et il n’y a rien que je souhaite plus
que ce bonheur. Si la cité était proche et visible pour tous, il y a longtemps, je t’assure, que, sans hésiter,
je serais parti moi-même pour m’y rendre et j’en serais citoyen depuis des années ; mais puisque,
comme vous le dites, le rhapsode Hésiode19 et toi, elle a été bâtie fort loin d’ici, il faut de toute nécessité
chercher la route qui y conduit et prendre le meilleur guide. Ne crois-tu pas que ce soit là ce qu’il faut
faire ?
HERMOTIMOS. — Et par quel autre moyen pourrait-on y parvenir ?
LYKINOS. — Aussi, s’il ne s’agit que de promettre et d’affirmer qu’on connaît la route, il y a
grande abondance de guides : ils sont là, à votre disposition, tout prêts, prétendant tous être indigènes de
cet État. Cependant il ne paraît pas qu’il y ait une seule et même route ; elles sont, au contraire,
nombreuses, différentes et sans aucune ressemblance entre elles ; l’une semble mener au couchant,
l’autre à l’aurore, celle-ci vers l’Ourse, celle-là droit au midi. L’une passe par des prairies, des bois, des
ombrages, de belles rivières, et n’a que des agréments, sans rien de dur ni de malaisé pour la marche.
L’autre, pierreuse, raboteuse, exposée au soleil annonce la soif et la fatigue. Et cependant, à entendre les
guides, chacune de ces routes conduit à la cité, qui est unique, bien qu’elles aboutissent à des points
opposés.
26.– Dès lors je suis dans un embarras complet. Quelle que soit la route où je me présente, je trouve
devant moi, au point de départ et à l’entrée de chaque sentier, un homme tout à fait digne de foi qui me
tend la main et m’engage à suivre son chemin, en me disant que lui seul connaît la route directe, et que
les autres se fourvoient, parce qu’ils n’y sont pas allés eux-mêmes et ont refusé d’accompagner ceux qui
étaient capables de les guider. Et si je m’approche du voisin, lui aussi me fait les mêmes promesses sur
sa route à lui, il dénigre les autres, son voisin le dénigre et ainsi font tous les autres à la suite.
Alors le nombre des routes et leur dissemblance me jettent dans un trouble qui n’est pas médiocre
et me laissent perplexe, surtout quand je vois les guides s’excéder à prôner chacun leur secte. Je ne sais
plus de quel côté me tourner ni quel guide je dois suivre pour arriver à la cité.
27.– HERMOTIMOS. — Eh bien, moi, je te tirerai d’embarras. Fie-toi, Lykinos, à ceux qui ont fait le
voyage avant nous, et tu ne t’égareras pas.
LYKINOS. — De qui veux-tu parler ? Par quelle route sont-ils partis et quel guide ont-ils suivi ?
Car nous retrouverons le même embarras sous une autre forme, quand nous passons des choses aux
hommes.
HERMOTIMOS. — Comment cela ?
LYKINOS. — C’est que celui qui a pris la route de Platon et fait voyage avec lui, ne peut manquer
d’en faire l’éloge, que le sectateur d’Épicure prônera celle d’Épicure, un autre, une autre, et toi, la
tienne. En peut-il être autrement Hermotimos, et n’ai-je pas raison ?
HERMOTIMOS. — Sans doute.
LYKINOS. — Tu ne m’as donc pas tiré d’embarras et j’ignore toujours auquel de ces voyageurs je
dois me fier de préférence ; car je vois que chacun d’eux, et le guide tout le premier, n’a fait l’essai que
d’une route, que c’est celle-là qu’il préconise, prétendant que celle-là seule conduit à la cité. Cependant
je ne peux pas savoir s’il dit la vérité. Qu’il soit arrivé à un but et qu’il ait vu une ville, je le lui
concéderai peut-être ; mais qu’il ait vu celle qu’il fallait voir, dont nous voudrions, toi et moi, devenir
citoyens ; que, lorsqu’il faut aller à Corinthe, il se rende à Babylone et croie avoir vu Corinthe, voilà où
je reste dans le doute. Car qui a vu une ville n’a pas forcément vu Corinthe, puisque Corinthe n’est pas
la seule ville qui soit au monde. Mais ce qui me cause le plus d’embarras, c’est que je sais qu’il est de
nécessité absolue que la vraie route soit unique, puisque Corinthe est unique et que les autres routes
conduisent partout ailleurs qu’à Corinthe, à moins qu’on ne soit assez fou pour croire qu’on peut y aller
en prenant le chemin des régions hyperborées ou celui des Indes.
HERMOTIMOS. — Comment en effet, Lykinos, le pourrait-on, alors que chaque route mène dans
une direction particulière ?
28.– LYKINOS. — Ainsi donc, mon bel Hermotimos, il faut nous consulter longuement pour le choix des
routes et des guides, et nous ne nous conformerons pas au proverbe : allons où nos pieds nous porteront,
autrement, au lieu de la route de Corinthe, nous pourrions prendre sans nous en douter celle de Babylone
ou de Bactres. Il ne serait pas raisonnable non plus de nous en remettre à la fortune dans la pensée
qu’elle nous ferait choisir la meilleure, lors même que sans examen nous nous lancerions dans la
première venue. Il est, je l’avoue, possible que cela arrive et peut-être est-ce arrivé déjà dans la longueur
des âges. Mais pour nous, quand il s’agit de choses si importantes, je ne crois pas que nous devions jeter
le dé à la légère et placer, comme on dit20, toutes nos espérances sur une étroite natte d’osier, pour
traverser la mer Égée ou la mer Ionienne. Nous n’aurions, en effet, aucun droit d’accuser la fortune si,
tirant de l’arc et lançant le javelot, elle n’atteignait pas juste la vérité, qui est une au milieu de
mensonges sans nombre. Ce fut le cas de l’archer d’Homère, Teucros21, je crois, qui, au lieu de toucher
la colombe de sa flèche, ne coupa que la ficelle qui la retenait. Mais il serait beaucoup plus raisonnable
d’espérer blesser et abattre d’une flèche une pièce quelconque dans une grande foule que de toucher
entre tous ce terme unique où nous aspirons. Tu te rends compte, je pense, de la grandeur du danger
auquel nous nous exposerons, si, au lieu de la route qui nous mène droit au but, nous nous jetons dans
une de celles qui s’en écartent, dans l’espoir que la fortune fera pour nous un meilleur choix que nous-
mêmes. Une fois qu’on a détaché les amarres et qu’on s’est livré au vent, il n’est pas facile de revenir en
arrière et de rentrer sain et sauf ; on est forcément ballotté sur la haute mer, on vomit le plus souvent, on
a peur, on se sent la tête lourde par l’effet du roulis. Il aurait fallu dès le début, avant de mettre à la voile,
monter sur un observatoire et se rendre compte si le vent était bon et favorable à ceux qui veulent aller à
Corinthe, et aussi, par Zeus, choisir le meilleur pilote, un vaisseau bien construit et capable de résister à
la mer démontée.
29.– HERMOTIMOS. — C’est de beaucoup le parti le plus sûr, Lykinos. Cependant je suis persuadé
qu’après les avoir tous passés en revue, tu ne trouveras pas de meilleurs guides ni de pilotes plus
expérimentés que les stoïciens, et si tu veux jamais arriver à Corinthe, tu les suivras et marcheras sur les
traces de Chrysippe et de Zénon ; autrement tu n’y arriveras pas.
LYKINOS. — Ce que tu dis là, ils le disent tous, ne le vois-tu pas, Hermotimos ? Un disciple de
Platon, un sectateur d’Épicure et tous les autres me diraient la même chose que toi ; chacun prétendrait
que je ne pourrai arriver à Corinthe qu’en le suivant, en sorte qu’il faut les croire tous, ce qui est le
comble du ridicule, ou se défier de tous également. Ce dernier parti est de beaucoup le plus sûr, jusqu’à
ce que nous découvrions celui qui promet réellement la vérité.
30.– Mais voyons, supposons qu’ignorant encore, comme je l’ignore à présent, quel est entre tous les
philosophes celui qui dit la vérité, je choisisse votre secte en m’en rapportant à toi, qui es mon ami, mais
qui ne connais que la doctrine des stoïciens et qui n’as voyagé que sur cette seule route, qu’ensuite un
dieu rappelle à la vie Platon, Pythagore, Aristote et les autres, qu’ils m’entourent, me questionnent ou
même, par Zeus, qu’ils me citent en justice et me poursuivent pour outrage et qu’ils me disent chacun de
son côté : « Par quel caprice, excellent Lykinos, ou sur quelle autorité as-tu préféré Chrysippe ou Zénon
à nous-mêmes, qui sommes beaucoup plus anciens que ces gens-là, nés d’hier ou d’avant-hier, et cela
sans avoir échangé un mot avec nous, sans avoir aucunement essayé nos leçons ? » Supposé qu’ils me
tiennent ce discours, que pourrai-je leur répondre ? Me suffira-t-il de dire que j’en ai cru Hermotimos,
un ami ? Mais alors je suis sûr qu’ils me diraient : « Nous ne connaissons pas cet Hermotimos, Lykinos,
nous ne savons pas quel il est, et lui non plus ne nous connaît pas. Aussi tu ne devais pas te prononcer
contre nous en notre absence et nous condamner par défaut sur la foi d’un homme qui ne connaît qu’une
route philosophique et encore peut-être insuffisamment. Or ce n’est pas ainsi, Lykinos, que les
législateurs prescrivent aux juges de se comporter. Ils ne veulent pas qu’on écoute l’un sans permettre à
l’autre d’exposer ce qu’il croit avantageux à sa cause, mais qu’on écoute également les deux, afin qu’en
comparant leurs dires, on découvre plus facilement le vrai et le faux, et si les juges n’en usent pas ainsi,
la loi permet d’en appeler à un autre tribunal. »
31.– Voilà ce qu’ils diraient, vraisemblablement. Peut-être l’un d’eux me poserait encore une autre
question : « Dis-moi, Lykinos, si un nègre qui n’aurait jamais vu d’hommes comme nous, parce qu’il ne
serait jamais sorti de son pays, affirmait dans une assemblée de nègres que nulle part au monde il n’y a
d’hommes blancs ou jaunes et qu’il n’y a que des noirs, est-ce que l’assemblée le croirait ? Ne se
trouverait-il pas un vieillard pour lui dire : “D’où sais-tu cela, téméraire, toi qui n’es jamais allé nulle
part hors de chez nous et qui n’as point vu, par Zeus, ce qui est chez les autres ?” » Ne dirai-je pas que
la question du vieillard est sensée ? Quel est ton avis, Hermotimos ?
HERMOTIMOS. — Le tien : le reproche me semble en effet très juste.
LYKINOS. — Il me le semble aussi, Hermotimos. Mais je ne sais pas si tu seras également de mon
avis sur ce que je vais dire ; pour moi je le trouve aussi tout à fait juste.
32.– HERMOTIMOS. — Qu’est-ce ?
LYKINOS. — Évidemment notre homme ne s’en tiendra pas là, et il me dira à peu près ceci : « Il
faut maintenant, Lykinos, assimiler à ce nègre l’homme qui ne connaît que la doctrine des stoïciens,
comme cet Hermotimos, ton ami, qui n’a jamais voyagé sur les terres de Platon, ni sur celles d’Épicure,
ni d’aucun autre. Si donc il prétend qu’il n’y a chez la plupart des autres rien de si beau et de si vrai que
les dogmes du Portique et que ses enseignements, ne le prendras-tu pas, et avec raison, pour un
téméraire, de se prononcer sur toutes les sectes, quand il n’en connaît qu’une et qu’il n’a jamais mis le
pied hors de l’Éthiopie ? » Que veux-tu que je lui réponde ?
HERMOTIMOS. — Ceci qui est très vrai, comme tu peux croire : « Nous apprenons à fond la
doctrine des stoïciens, en gens qui prétendent philosopher d’après leur méthode ; mais nous n’ignorons
pas non plus ce que disent les autres. Le maître, au cours de ses leçons, passe en revue leurs principes et
les réfute, après les avoir exposés lui-même. »
33.– LYKINOS. — Penses-tu qu’ici les Platon, les Pythagore, les Épicure et les autres garderont le
silence ? Ne vont-ils pas éclater de rire et nous dire : « Comment donc, Lykinos, ton camarade
Hermotimos juge-t-il des choses ? Pense-t-il qu’il faille croire nos adversaires sur ce qu’ils disent de
nous, et que nos principes soient tels qu’ils les exposent, sans les connaître ou en dissimulant la vérité ?
S’il voyait un athlète s’exercer avant la lutte, lancer des coups de pied en l’air ou asséner des coups de
poing dans le vide, comme s’il frappait vraiment un adversaire, irait-il aussitôt, s’il était agonothète22, le
proclamer invincible ? Ne penserait-il pas plutôt que ces jeux d’enfants sont faciles et sans danger,
puisque personne ne se lève contre lui, et qu’on ne peut juger de la victoire d’un athlète que quand il a
vaincu un adversaire en personne, qu’il s’en est rendu maître et que celui-ci a renoncé au combat,
qu’autrement, le jugement est impossible ? Qu’Hermotimos n’aille donc pas non plus, sur les assauts
illusoires que ses maîtres nous livrent en notre absence, se figurer qu’ils sont vainqueurs et que nos
enseignements sont si faibles qu’on peut les refuser facilement. Ces réfutations, en effet, ressemblent
aux frêles constructions que font les petits enfants, pour les renverser aussitôt, ou encore, par Zeus, aux
gens qui, pour s’exercer à tirer de l’arc, lient un faisceau de brindilles, le plantent au haut d’une perche à
peu de distance devant eux et le visent de leurs traits. Si par hasard ils le touchent et percent la botte, ils
poussent aussitôt des cris, comme s’ils avaient fait merveille, pour avoir fait passer une flèche à travers
les brindilles. Ce n’est pas ainsi que font les Perses ni les archers des Scythes. Tout d’abord, c’est en se
déplaçant et à cheval qu’ils tirent le plus souvent de l’arc, puis ils veulent que les objets visés se
déplacent aussi et ne restent pas immobiles à attendre la flèche, jusqu’à ce qu’elle tombe sur eux, mais
qu’ils fuient à toute vitesse, et c’est sur des bêtes fauves qu’ils décochent généralement leurs flèches,
quelques-uns même sur des oiseaux. Veulent-ils essayer sur un but la force de leur coup, ils placent
devant eux un morceau de bois dur ou un bouclier de cuir brut, puis ils le transpercent et s’assurent ainsi
que leurs traits peuvent pénétrer même une armure. Et maintenant, Lykinos, dis de notre part à
Hermotimos que ses maîtres décochent leurs traits sur des brindilles qu’ils placent devant eux et se
vantent après cela d’avoir vaincu des hommes armés, qu’ils dessinent des images à notre ressemblance,
les attaquent à coups de poing et que, les ayant vaincues, comme on doit s’y attendre, ils pensent nous
avoir vaincus nous-mêmes. Mais chacun de nous pourrait leur dire le mot d’Achille au sujet d’Hector :
« Ils n’osent regarder la visière de mon casque23. » Voilà ce que me diraient tous les philosophes,
chacun à son tour.
34.– Mais je crois que Platon pourrait y ajouter une anecdote de Sicile ; car il en sait beaucoup sur ce
pays24, celle-ci par exemple. Gélon de Syracuse avait, dit-on, l’haleine fétide. Il fut longtemps sans s’en
douter ; car, comme il était roi, personne n’osait l’en avertir. Cependant une femme étrangère avec
laquelle il eut commerce, osa lui dire la vérité. Le tyran, étant revenu chez sa propre femme, se fâcha
parce qu’elle ne lui avait rien dit de son haleine forte, qu’elle devait connaître mieux que personne. Elle
le pria de lui pardonner, parce que, n’ayant jamais eu affaire ni parlé de près à un autre homme, elle
avait cru que tous les hommes exhalaient la même haleine. C’est ainsi qu’Hermotimos, ajoutera Platon,
n’ayant fréquenté que les stoïciens, ignore naturellement quelle est l’haleine des autres philosophes.
Chrysippe de son côté en dirait autant et plus encore, si, le laissant là sans le juger, je me tournais vers la
doctrine de Platon, sur la foi d’un homme qui n’aurait fréquenté que le seul Platon. Je me résumerai en
un mot en disant que tant qu’on ne saura pas clairement quelle est la secte qui est en possession de la
vraie philosophie, il n’en faut choisir aucune ; car un tel choix serait un outrage envers les autres.
35.– HERMOTIMOS. — Lykinos, au nom de Vesta25, laissons en repos Platon, Aristote, Épicure et les
autres ; car je ne suis pas de taille à les combattre. Mais à nous deux, toi et moi, cherchons par nos
propres forces si la philosophie est telle que je le prétends. À quoi bon mêler les nègres à notre entretien
et faire venir de Syracuse la femme de Gélon ?
LYKINOS. — Eh bien, qu’ils s’en aillent et nous laissent, si tu les crois inutiles à notre discussion.
Et toi, parle à présent, tu as l’air d’avoir à dire quelque chose de merveilleux.
HERMOTIMOS. — Il me semble, Lykinos, qu’il est très possible, si l’on étudie à fond la doctrine
des stoïciens, de connaître la vérité par eux, sans faire le tour des autres sectes et connaître exactement
chacune d’elles. Considère les choses de ce point de vue : si quelqu’un te disait uniquement ceci : deux
et deux font quatre, aurais-tu besoin d’aller partout questionner les autres, j’entends les arithméticiens,
pour voir s’il y en aura un qui dira que cela fait trois ou sept ? Ne sauras-tu pas immédiatement que
l’homme dit vrai ?
LYKINOS. — Immédiatement, Hermotimos.
HERMOTIMOS. — Dès lors en quoi te paraît-il impossible qu’un homme qui s’entretient avec les
seuls stoïciens et les entend dire la vérité s’en laisse convaincre sans avoir besoin des autres, puisqu’il
sait bien que jamais quatre ne deviendra cinq, quand même des milliers de Platons et de Pythagores
l’affirmeraient.
36.– LYKINOS. — Cela n’a pas de rapport à notre propos, Hermotimos. Tu assimiles des vérités
reconnues à des questions controversées, qui en sont très différentes. Que peux-tu répondre ? As-tu
jamais rencontré quelqu’un qui soutienne que deux ajouté à deux forme le nombre six ou onze ?
HERMOTIMOS. — Non, il faudrait être fou pour prétendre que cela ne fait pas quatre.
LYKINOS. — Eh bien, as-tu jamais rencontré, et au nom des Charites tâche d’être sincère, un
stoïcien et un épicurien qui ne fussent pas en désaccord sur le principe et la fin ?
HERMOTIMOS. — Jamais.
LYKINOS. — Prends garde de me jeter dans l’erreur, moi qui suis ton ami. Nous cherchons quels
sont en philosophie ceux qui disent la vérité, et toi, anticipant sur la décision, tu cours en faire honneur
aux stoïciens, en disant que ce sont eux qui posent que deux et deux font quatre, ce qui n’est pas du tout
prouvé. Car les épicuriens ou les platoniciens peuvent dire que c’est eux qui font ainsi l’addition, et que
c’est nous qui disons que cela fait cinq ou sept. Et ne crois-tu pas que c’est ce qui arrive, quand vous
prétendez, vous, que le beau seul est bon et que les épicuriens soutiennent que c’est l’agréable qui est
bon ? et aussi quand vous dites que tout est corps et que Platon pense qu’il y a aussi dans les êtres
quelque chose d’incorporel ? Mais, comme je le disais, par une prétention exorbitante, tu mets la main
sur l’objet contesté, comme s’il appartenait sans conteste aux stoïciens, et tu le leur attribues, quoique
les autres le revendiquent aussi et affirment qu’il leur appartient. Or c’est précisément ici, à mon avis,
qu’un jugement est le plus nécessaire. Si l’on peut prouver que les stoïciens sont les seuls à croire que
deux et deux font quatre, alors les autres n’ont qu’à garder le silence ; mais tant qu’il y aura bataille sur
ce point, il faudra les entendre tous également, ou bien savoir qu’on nous accusera de juger par faveur.
37.– HERMOTIMOS. — Il ne me semble pas, Lykinos que tu comprennes ce que je veux dire.
LYKINOS. — Parle donc plus clairement, si tu veux dire autre chose que ce que j’ai compris.
HERMOTIMOS. — Tu vas savoir tout de suite ce que je veux dire. Supposons que deux hommes
soient entrés dans le temple d’Asclépios ou dans celui de Dionysos, et qu’ensuite il y ait une coupe
sacrée de perdue. Il faudra sans doute fouiller les deux hommes, pour savoir lequel a la coupe sous son
vêtement.
LYKINOS. — Assurément.
HERMOTIMOS. — À coup sûr, c’est l’un des deux qui l’a.

LYKINOS. — Forcément, si elle est perdue.


HERMOTIMOS. — Donc, si tu la trouves chez le premier, on n’aura plus besoin de déshabiller le
second ; car il est de toute évidence qu’il ne l’a pas.
LYKINOS. — De toute évidence, en effet.
HERMOTIMOS. — Et si nous ne la trouvons pas dans le sein du premier, c’est forcément l’autre qui
l’a, et alors il n’y a nul besoin de le fouiller.
LYKINOS. — En effet, c’est lui qui l’a.
HERMOTIMOS. — Eh bien, nous aussi, si nous trouvions à présent la coupe chez les stoïciens,
nous ne jugerions plus utile de fouiller les autres, puisque nous aurions ce que nous cherchons depuis
longtemps ; car pourquoi nous fatiguerions-nous encore ?
38.– LYKINOS. — Ce serait inutile, si vous la trouviez, et que, l’ayant trouvée, vous puissiez savoir que
c’est bien l’objet perdu, ou si l’objet consacré vous était parfaitement connu. Mais il en est autrement,
camarade. D’abord ce ne sont pas deux hommes qui sont entrés dans le temple, en sorte qu’il soit
nécessaire que l’un des deux ait l’objet volé, mais une foule nombreuse. Ensuite on n’est pas certain de
ce qui a été perdu : est-ce une coupe, une tasse, une couronne ? De tous les prêtres qui sont là, les uns
disent que c’est une chose, les autres une autre, et ils ne sont pas d’accord non plus sur la matière ; les
uns disent que l’objet est de cuivre, les autres d’argent, les autres d’or, les autres d’étain. Il faut donc
dévêtir tous ceux qui sont entrés, si l’on veut trouver l’objet volé ; et, quand même on trouverait aussitôt
chez le premier la coupe d’or, il n’en faudrait pas moins dévêtir aussi les autres.
HERMOTIMOS. — Pour quelle raison ?

LYKINOS. — C’est qu’il n’est pas certain que l’objet perdu soit une coupe. Mais quand même tous
les prêtres seraient d’accord sur ce point, par contre ils ne disent pas tous qu’elle est d’or ; et fût-il
reconnu sans conteste qu’il a été perdu une coupe d’or, si l’on trouvait une coupe d’or sur le premier, on
n’en continuerait pas moins les recherches sur les autres, parce que rien ne prouve que cette coupe soit
celle du dieu. Autrement, il faudrait croire qu’il ne peut exister plusieurs coupes d’or.
HERMOTIMOS. — En effet.

LYKINOS. — Il faudra donc fouiller tout le monde, et, après avoir déposé au milieu du temple tous
les objets trouvés sur chacun, conjecturer quel peut être celui d’entre eux qu’il convient de regarder
comme le bien du dieu.
39.– Et en effet ce qui cause encore le plus grand embarras, c’est que chacun des hommes à fouiller a
certainement quelque chose sur lui, qui une tasse, qui une coupe, qui une couronne, et que ces objets
sont, l’un en airain, l’autre en or, l’autre en argent, et d’autre part, l’objet qu’il a est-il celui qui est
consacré au dieu, voilà ce qu’on ne sait pas encore. On est donc nécessairement embarrassé de dire quel
est le sacrilège, puisque, même si tous avaient les mêmes objets, on ne saurait encore quel est celui qui a
dérobé le dieu ; car il est possible qu’ils appartiennent à des particuliers. La cause de notre ignorance
tient uniquement, ce me semble, à ce que la coupe perdue, à supposer en effet qu’une coupe ait été
perdue, ne porte pas d’inscription ; car si l’on y avait inscrit le nom du dieu ou celui du donateur, nous
serions moins en peine, et, quand nous aurions trouvé la coupe portant l’inscription, nous cesserions de
fouiller et d’ennuyer les autres. Mais je pense, Hermotimos, que tu as quelquefois assisté à des combats
gymniques.
HERMOTIMOS. — Et tu ne te trompes pas ; j’y ai assisté souvent et en plusieurs endroits.
26
LYKINOS. — Est-ce que tu t’es jamais trouvé placé près des athlothètes ?
HERMOTIMOS. — Oui, par Zeus ; tout dernièrement à Olympie j’étais à la gauche des
hellanodices27, Évandride d’Élée m’ayant retenu une place à l’avance parmi ses concitoyens ; car je
désirais voir de près tout ce qui se fait chez les hellanodices.
LYKINOS. — Tu connais alors ce détail aussi, comment ils font tirer l’un et l’autre des deux
adversaires qui doivent lutter ou combattre au pancrace28 ?
HERMOTIMOS. — Je le connais en effet.
LYKINOS. — Alors tu peux le dire mieux que personne, puisque tu as vu les choses de près.
40.– HERMOTIMOS. — Aux temps anciens, quand Héraclès présidait aux jeux, des feuilles de laurier…
LYKINOS. — Laisse-moi de côté l’antiquité, Hermotimos ; c’est ce que tu as vu tout récemment
qu’il faut me dire.
HERMOTIMOS. — On apporte devant l’assemblée une urne d’argent consacrée au dieu. On y jette
de petits sorts de la grosseur d’une fève et qui sont marqués d’un signe. On inscrit en effet un alpha sur
chacun des deux premiers sorts, un bêta sur les deux suivants, un gamma sur les deux autres, et ainsi de
suite, s’il y a un plus grand nombre d’athlètes, deux sorts ayant toujours la même lettre. Puis chacun des
athlètes s’avance et, après une prière à Zeus, il plonge sa main dans l’urne et en retire un des sorts, puis
un autre athlète lui succède. Un mastigophore29 se tient près d’eux, qui leur retient la main et les
empêche de lire la lettre qu’ils ont tirée. Le tirage terminé, l’alytarque30, je crois, ou l’un des
hellanodices mêmes, je ne me souviens plus de ce détail, fait le tour des athlètes rangés en cercle ; il
regarde les sorts et il apparie pour la lutte et le pancrace celui qui a l’alpha avec celui qui a tiré l’autre
alpha, puis pareillement celui qui a le bêta avec celui qui a l’autre bêta et de même tous les autres qui
ont la même lettre. C’est ainsi que les choses se passent, si les lutteurs sont en nombre pair, par exemple
huit ou quatre ou douze. S’ils sont en nombre impair, cinq, sept, neuf, on met une lettre supplémentaire
inscrite sur un seul lot, qui n’a pas de lettre correspondante. Celui qui la tire s’assied en attendant que les
autres aient fini de lutter ; car il n’a pas de lettre qui réponde à la sienne ; et ce n’est pas une petite
chance pour un athlète d’avoir à lutter tout frais avec des adversaires fatigués.
41.– LYKINOS. — Arrête : voilà ce que je désirais surtout entendre. Les voilà donc neuf ; ils ont tiré
leurs sorts et les tiennent à la main. Tu fais le tour, car, de spectateur, je veux te faire hellanodice, pour
examiner les lettres. Mais tu ne saurais connaître, je pense, qui est l’éphèdre31 avant de les avoir passés
tous en revue et réunis par couples.
HERMOTIMOS. — Que dis-tu là, Lykinos ?

LYKINOS. — Qu’il est impossible de trouver d’emblée la lettre qui désigne l’éphèdre. Tu peux, il
est vrai, tomber dessus ; mais tu ne sauras pas que c’est elle ; car il n’a pas été dit auparavant que le k ou
le m ou l’i était la lettre qui désigne l’éphèdre. Mais quand tu tombes sur l’a, tu cherches celui qui a
l’autre a, et quand tu as trouvé tes deux hommes, tu les apparies ensemble ; puis quand tu as rencontré le
bêta, tu cherches où est l’autre bêta qui correspond à celui que tu viens de trouver, et de même pour
toutes les lettres, jusqu’à ce qu’il ne te reste que la lettre unique qui ne comporte pas d’antagoniste.
42.– HERMOTIMOS. — Mais si tu rencontrais cette lettre dès la première ou la seconde fois, que ferais-
tu ?
LYKINOS. — Je n’ai pas à te le dire : c’est toi, l’hellanodice ; c’est à toi à me dire ce que tu ferais.
Dirais-tu, sans attendre, que c’est l’éphèdre, ou bien te faudrait-il faire le tour de tous les athlètes et voir
s’il y a une lettre pareille à celle-là ? car tu ne peux pas savoir quel est l’éphèdre, avant d’avoir vu tous
les sorts.
HERMOTIMOS. — Si, Lykinos, je peux le savoir aisément. Si, en effet, sur neuf lettres je trouve l’e
en premier ou en second lieu, je sais que celui qui a cette lettre est l’éphèdre.
LYKINOS. — Comment cela, Hermotimos ?
HERMOTIMOS. — Voici : deux d’entre eux ont l’a ; deux également ont le b ; des quatre lettres qui
restent, deux ont tiré le r, les autres le a et les quatre lettres ont été épuisées par ces huit athlètes. Dès
lors il est évident que la lettre supplémentaire qui reste seule est celle qui suit, c’est-à-dire l’e, et que
celui qui l’aura tirée sera l’éphèdre.
LYKINOS. — Te louerai-je, Hermotimos, pour ton intelligence, ou me permets-tu de te faire une
objection qui me paraît juste, quelle qu’elle puisse être ?
HERMOTIMOS. — Oui, par Zeus ; mais je me demande ce que tu peux objecter de raisonnable à
mon argument.
43.– LYKINOS. — Tu as raisonné comme si toutes ces lettres avaient été écrites dans leur ordre
alphabétique, c’est-à-dire a la première, b la deuxième et ainsi de suite jusqu’à ce que le nombre des
athlètes finisse à l’une d’elles, et je t’accorde que c’est ainsi qu’on procède à Olympie. Mais
qu’arriverait-il si, prenant au hasard cinq lettres dans tout l’alphabet, le x, le e, le z, le k et le h, nous en
inscrivions quatre sur les huit sorts en répétant la même lettre deux fois, et le z seul sur le neuvième,
destiné à nous désigner l’éphèdre ? Que ferais-tu si tu étais tombé du premier coup sur le z ? à quoi
reconnaîtrais-tu que celui qui l’aurait serait l’éphèdre, à moins qu’ayant regardé tous les sorts, tu
n’eusses trouvé aucune lettre qui répondît à cette lettre ? car tu ne pourrais plus comme tout à l’heure le
conjecturer d’après l’ordre alphabétique.
HERMOTIMOS. — Il est difficile de répondre à une pareille question.

44.– LYKINOS. — Eh bien, voyons, examine la même chose sous une autre face. Qu’arriverait-il si, au
lieu d’inscrire des lettres sur les sorts, nous y inscrivions des marques et des empreintes telles que les
nombreuses figures qui remplacent les lettres dans l’écriture égyptienne, par exemple des hommes à tête
de chien ou de lion ; ou plutôt laissons de côté ces figures qui sont par trop étranges, et maintenant
dessinons-y des figures uniformes et simples qui représentent aussi exactement que possible des
hommes sur deux sorts, deux chevaux sur deux autres, puis deux coqs et deux chiens et qu’un lion soit
la marque du neuvième. Supposons à présent que tu tombes du premier coup sur le sort qui représente
un lion, d’où sauras-tu que c’est le sort qui désigne l’éphèdre, si tu ne les regardes pas tous à la suite,
pour voir s’il y en a un autre qui porte aussi un lion ?
HERMOTIMOS. — Je ne sais que te répondre, Lykinos.

45.– LYKINOS. — Je le crois facilement ; car il n’y a rien de plausible à répondre. Par conséquent, si
nous voulons découvrir soit l’homme qui a la coupe sacrée, soit l’éphèdre, soit le guide le plus capable
de nous mener à cette fameuse ville de Corinthe, il faudra nécessairement nous approcher de tous ces
gens-là et les soumettre à un examen rigoureux en les éprouvant, en les déshabillant, en les comparant ;
et encore aurons-nous de la peine à connaître ainsi la vérité. Et si je dois trouver un homme digne de foi
pour me conseiller sur la philosophie qu’il faut suivre, ce sera celui-là seul qui connaîtra ce que disent
toutes les sectes. Les autres sont des gens incomplets, et je ne saurais m’y fier, tant qu’il leur reste une
secte à connaître ; car c’est peut-être la meilleure. Si quelqu’un nous présentait un bel homme en disant
que c’est le plus beau de tous les hommes, nous ne le croirions pas, à moins d’être assurés qu’il a vu
toute l’espèce humaine. Il est possible en effet qu’il soit beau ; mais qu’il soit le plus beau de tous, on ne
peut le savoir qu’après les avoir vus tous. Pour nous, ce n’est pas simplement un bel homme qu’il nous
faut, c’est le plus beau, et si nous ne le trouvons pas, nous ne nous en croirons pas plus avancés. Nous ne
nous contenterons pas de la première beauté venue, c’est la beauté suprême que nous cherchons, et elle
est nécessairement unique.
46.– HERMOTIMOS. — C’est vrai.
LYKINOS. — Eh bien, peux-tu me citer quelqu’un qui ait essayé toutes les routes de la
philosophie, qui soit instruit de la doctrine de Pythagore, de Platon, d’Aristote, de Chrysippe, d’Épicure
et des autres et qui à la fin, parmi toutes les routes, en ait choisi une, après avoir éprouvé que c’était la
vraie et vérifié par expérience que c’est la seule qui conduise droit au bonheur ? Si nous trouvions un tel
homme, nous ne serions plus dans l’embarras.
HERMOTIMOS. — Cet homme-là n’est pas facile à trouver, Lykinos.
47.– LYKINOS. — Alors que faire, Hermotimos ? Il ne faut pas, je pense, nous décourager, si nous ne
trouvons pas tout de suite un pareil guide. Est-ce que le meilleur et le plus sûr ne serait pas de passer
d’abord nous-mêmes par toutes les sectes et d’examiner exactement les principes de chacune ?
HERMOTIMOS. — Il le semble, d’après ce que nous avons dit. Cependant j’y vois un obstacle dans
ce que tu disais il n’y a qu’un instant ; tu as dit en effet qu’il n’était pas facile de revenir en arrière, une
fois qu’on s’est mis en mer et qu’on a déployé sa voile. Le moyen de s’engager dans toutes les routes,
lorsqu’on est, comme tu dis, retenu dans la première ?
32
LYKINOS. — Je vais te le dire : nous n’avons qu’à faire comme Thésée . Prenons un fil à l’Ariane
de la tragédie, et pénétrons dans chaque labyrinthe ; nous n’aurons qu’à enrouler le fil pour en sortir sans
embarras.
HERMOTIMOS. — Mais qui sera notre Ariane et où trouverons-nous le fil ?
LYKINOS. — Sois tranquille, camarade : je crois en avoir trouvé un que nous n’aurons qu’à tenir
pour arriver à la sortie.
HERMOTIMOS. — Quel est-il donc ?
LYKINOS. — Ce n’est pas moi qui l’ai trouvé, c’est un sage qui a dit : « Soyez sobres et souvenez-
vous d’être méfiants. » Et en effet, si nous ne croyons pas facilement ce que nous entendrons, si nous
faisons ce qu’on pratique au barreau et laissons parler chacun à son tour, nous nous échapperons peut-
être aisément des labyrinthes.
HERMOTIMOS. — C’est bien dit ; faisons cela.
48.– LYKINOS. — Soit ; mais vers quel philosophe nous tournerons-nous d’abord ? Peut-être cela n’a-t-il
aucune importance, et nous pouvons commencer au hasard par le premier venu, Pythagore par exemple.
Combien penses-tu qu’il nous faille de temps pour apprendre toute sa doctrine ? Garde-toi de retrancher
les cinq années de silence. Celles-ci comprises, je crois que trente ans suffiront, sinon, il faut compter au
moins vingt ans.
HERMOTIMOS. — Mettons vingt ans.
LYKINOS. — Il en faut ensuite mettre autant pour Platon, n’est-ce pas ? et Aristote n’en
demandera pas moins.
HERMOTIMOS. — En effet.
LYKINOS. — Pour Chrysippe, je ne te demanderai pas combien. Je sais, pour te l’avoir entendu
dire, que quarante années sont à peine suffisantes.
HERMOTIMOS. — C’est exact.
LYKINOS. — Puis ce sera le tour d’Épicure et des autres. Que je n’exagère pas le nombre des
années, tu peux t’en rendre compte, en te rappelant combien il y a de stoïciens, d’épicuriens, de
platoniciens octogénaires qui avouent ne pas connaître toute la doctrine de leur secte respective au point
de n’avoir plus besoin d’étudier. À leur défaut, Chrysippe, Aristote et Platon confirmeront mon
assertion, ainsi que leur devancier Socrate, qui les valait bien tous et qui criait à tout le monde que, loin
de tout savoir, il ne savait absolument qu’une chose, c’est qu’il ne savait rien. Cela étant, reprenons au
début pour faire notre calcul. Nous avons posé vingt ans pour Pythagore, autant pour Platon et ainsi de
suite pour les autres. En les additionnant, combien aurons-nous au total, en supposant qu’il n’y ait que
dix sectes philosophiques.
HERMOTIMOS. — Plus de deux cents ans, Lykinos.
LYKINOS. — Veux-tu que nous en retranchions le quart et que nous nous contentions de cent
cinquante ans, ou que nous en ôtions la moitié complète ?
49.– HERMOTIMOS. — Tu sais mieux que moi ce qu’i convient de faire. Moi, je n’y vois qu’une chose,
c’est que, même en réduisant les années, bien peu de gens pourraient passer par toutes les sectes,
eussent-ils commencé en naissant.
LYKINOS. — Alors quel parti devons-nous prendre, Hermotimos, s’il en est ainsi ? Faut-il
renverser ce que nous avons admis auparavant, à savoir qu’entre tant de sectes on ne saurait choisir la
meilleure sans les avoir éprouvées toutes, et que choisir sans épreuve, c’est rechercher le vrai par
divination plutôt que par discernement ? N’est-ce pas ce que nous disions ?
HERMOTIMOS. — Si.
LYKINOS. — Il faut donc de toute nécessité que nous vivions assez longtemps, si nous voulons
essayer toutes les sectes pour faire un bon choix, puis, ce choix fait, pour nous adonner à la philosophie
et pour être heureux, une fois devenus philosophes. Mais avant d’y arriver, nous danserions, comme on
dit, dans les ténèbres33, trébuchant contre tout ce que nous rencontrerions et prenant le premier objet qui
nous tomberait sous la main pour l’objet de nos recherches, parce que nous ne connaissons pas le
véritable. Supposons même que nous le trouvions à l’aventure et qu’un heureux hasard nous fasse
tomber dessus, nous ne pourrions savoir sûrement si c’est celui que nous cherchons, attendu qu’il y en a
beaucoup qui se ressemblent et que chacun prétend être le véritable.
50.– HERMOTIMOS. — Je ne sais comment, Lykinos, ce que tu dis me paraît raisonnable ; mais, à te dire
la vérité, tu ne me causes pas un médiocre ennui en discourant et en raisonnant avec cette rigueur, sans
qu’il en soit besoin. Je pourrais croire que c’est ma mauvaise fortune qui m’a fait sortir de chez moi
aujourd’hui et tomber sur toi ensuite ; car j’étais près de réaliser mon espérance, et voilà que tu viens me
jeter dans l’embarras, en me prouvant qu’il est impossible de trouver la vérité, puisqu’il faut tant
d’années pour y parvenir.
LYKINOS. — Cela étant, camarade, il serait beaucoup plus juste de t’en prendre à ton père
Ménécrate et à ta mère, quel que soit son nom, que j’ignore, et bien plutôt encore à la Nature, de ce
qu’ils ne t’ont pas donné les années et la longue vie de Tithon34 ; qu’ils ont réduit ton existence à cent
ans au maximum, enfin qu’ils t’ont fait homme. Pour moi, je n’ai fait que tirer la conséquence des
principes posés dans notre examen.
51.– HERMOTIMOS. — Non, mais tu ne fais que railler et je ne sais pas ce que tu as à haïr la philosophie
et à te moquer des philosophes.
LYKINOS. — Quelle est la vérité, Hermotimos, vous autres sages, toi et ton maître, vous pouvez le
dire mieux que moi. Moi, tout ce que je sais, c’est qu’elle n’est pas du tout agréable à entendre et qu’elle
est moins appréciée que le mensonge ; car le mensonge a la figure plus riante et partant plus agréable ;
mais la vérité, qui sait qu’il n’y a rien en elle de mauvais aloi, parle aux hommes avec franchise et c’est
ce qui fait qu’ils la haïssent. Toi-même, tu le vois, tu te fâches contre moi, parce que j’ai découvert de
concert avec toi la vérité dans les matières qui t’occupent, et que je t’ai fait voir que ce que nous aimons,
toi et moi, n’est pas facile à obtenir. C’est comme si tu étais amoureux d’une statue et voulais en jouir, la
prenant pour une personne humaine. Moi, qui me suis rendu compte que c’est de la pierre ou de l’airain,
je t’avertis par amitié que tu aimes en pure perte, et alors tu t’imagines que je suis malveillant à ton
égard, parce qu’au lieu de te laisser dans l’erreur, je t’arrache à des espérances ridicules et irréalisables.
52.– HERMOTIMOS. — Tu prétends donc, Lykinos, que nous ne devons pas philosopher et qu’il faut
nous abandonner à la paresse et vivre comme les ignorants ?
LYKINOS. — Et où m’as-tu entendu tenir un tel propos ? Ce que je soutiens, ce n’est pas que nous
devions renoncer à la philosophie ; mais, puisque, enfin, il faut philosopher, qu’il y a plusieurs chemins
qui prétendent chacun conduire à la philosophie et à la vertu et que le véritable n’est pas connu, j’ai dit
qu’il fallait en faire le départ avec précision. Mais il nous a paru impossible, parmi tant de routes qui se
présentent, de choisir la meilleure, à moins de nous engager dans toutes et de les essayer ; puis cet essai
nous a paru long. Mais toi que prétends-tu ? je te le demande encore une fois. Veux-tu suivre le premier
que tu rencontreras et philosopher avec lui, pour qu’il te considère comme une bonne aubaine à
exploiter ?
53.– HERMOTIMOS. — Et que pourrais-je te répondre encore, quand tu soutiens que personne n’est
capable de juger par soi-même, à moins de vivre aussi longtemps que le phénix, pour faire le tour de
tous les philosophes et les mettre à l’épreuve, et que tu ne veux pas t’en rapporter à ceux qui ont fait
l’expérience avant toi ni à la foule des gens qui en font l’éloge et en rendent témoignage ?
LYKINOS. — Quelle est cette foule dont tu parles ? Est-ce des gens qui connaissent et ont éprouvé
tous les philosophes ? S’il en existe ne fût-ce qu’un seul, il me suffit et je n’ai pas besoin d’une foule. Si
au contraire tu parles de gens qui ne les connaissent pas, leur nombre ne me déterminera nullement à les
croire, tant que, ne connaissant aucune secte, ou n’en connaissant qu’une, ils prononceront sur toutes.
HERMOTIMOS. — Tu es le seul apparemment qui ait vu la vérité, et tous les autres qui se livrent à
la philosophie ne sont que des sots.
LYKINOS. — Tu me calomnies, Hermotimos, quand tu dis que je me mets en quelque manière au-
dessus des autres ou que je me range en général parmi ceux qui savent, et tu ne te souviens pas de ce que
j’ai dit, que je ne prétendais pas connaître la vérité mieux que les autres et que j’avouais l’ignorer avec
tout le monde.
54.– HERMOTIMOS. — Quand tu déclares, Lykinos, qu’il faut aller chez tous les philosophes, éprouver
ce qu’ils disent et que c’est la seule méthode pour choisir la meilleure doctrine, tu as sans doute raison.
Mais il est tout à fait ridicule de consacrer tant d’années à chaque expérience, comme s’il n’était pas
possible de connaître le tout par la partie. C’est une méthode qui me paraît à moi très facile et qui
n’exige pas beaucoup de temps. On dit en effet qu’un statuaire, Phidias, si je ne me trompe, en voyant
seulement l’ongle d’un lion, jugeait par là de la grandeur du lion entier modelé proportionnellement à
l’ongle. Toi-même, si l’on te montrait seulement la main d’un homme en te cachant le reste du corps, tu
reconnaîtrais sur-le-champ que l’objet caché est un homme, quand même tu ne verrais pas le corps
entier. Ainsi l’on peut facilement en une petite portion du jour apprendre les points essentiels de toutes
les doctrines. Quant à la connaissance précise du détail, qui demande de longues recherches, elle n’est
pas nécessaire pour faire choix de la meilleure doctrine : on peut en juger par les points essentiels.
55.– LYKINOS. — Dieux ! Hermotimos, avec quelle force tu viens de démontrer qu’on peut connaître le
tout par la partie ! Cependant moi, je me souviens d’avoir entendu dire, au contraire, que celui qui
connaît le tout connaît aussi la partie, mais que celui qui ne connaît que la partie ne connaît pas le tout.
Aussi je te prierai de répondre à cette question : Phidias, ayant vu un jour un ongle de lion, aurait-il
reconnu qu’il appartenait à un lion, s’il n’avait jamais vu un lion entier ? Et toi, après avoir vu une main
d’homme, aurais-tu pu dire que c’était une main d’homme, si tu n’avais jamais connu ni vu d’homme
auparavant ? Pourquoi ne dis-tu mot ? Veux-tu que je réponde à ta place ce qu’il faut dire ? C’est que tu
n’aurais pas pu. Aussi ton Phidias risque-t-il de s’en aller sans avoir rien fait de bon et d’avoir modelé
un lion inutilement ; car il est visible qu’il n’a rien dit de pertinent. Quel rapport d’ailleurs y a-t-il entre
les deux cas ? Dans celui de Phidias et de toi, ce qui vous a fait reconnaître à qui appartenaient les
parties, c’est le seul fait que vous connaissiez le tout, je veux dire un homme et un lion ; mais dans le
cas des philosophes, par exemple des stoïciens, comment pourrais-tu, d’après la partie, connaître aussi
les autres points de leur doctrine et les déclarer beaux, alors que tu ne connais pas le tout dont ils font
partie ?
56.– Quant à ce que tu affirmes, qu’il est facile d’entendre exposer les points essentiels de n’importe
quel système philosophique dans une petite portion de la journée, par exemple les principes et les fins
qu’on y enseigne, l’opinion qu’on y a des dieux et de l’âme, quels sont ceux qui soutiennent que tout est
corps et ceux qui prétendent qu’il y a des êtres incorporels, que les uns placent le bien et le bonheur dans
le plaisir, les autres dans l’honnêteté et autres questions semblables, ce sont là des choses qu’il est facile
d’énoncer après les avoir entendues ; il n’y a pas d’effort à faire pour cela. Mais pour savoir quel est
celui qui dit la vérité, prends garde que cela n’exige, je ne dirai pas une portion de jour, mais des jours
nombreux. Et en effet pour quel motif tant de philosophes auraient-ils composé sur ces matières des
centaines et des milliers de volumes chacun, pour persuader, je pense, leurs lecteurs de la vérité de ce
petit nombre de principes qui te paraissent à toi si faciles et si aisés à apprendre ? Ici encore, à mon avis,
c’est à un devin que tu devras recourir pour choisir les meilleurs guides, si tu ne te résignes pas à
l’attente nécessaire pour faire un choix rigoureux fondé sur une étude personnelle de l’ensemble et du
détail complet de chaque système. Ce serait en effet un moyen expéditif, sans complications ni délais
d’envoyer chercher le devin, et, après avoir entendu exposer sommairement tous les systèmes, d’égorger
une victime pour chacun d’eux. Le dieu, en effet, te délivrerait de mille embarras, en te montrant dans le
foie de la victime le système qu’il faut choisir.
57.– Mais si tu veux, je vais te suggérer un expédient qui te causera moins d’embarras et t’épargnera la
peine d’immoler des victimes, de sacrifier à un dieu et d’appeler un de ces prêtres qui vendent bien cher
leur ministère. Tu n’as qu’à mettre dans une urne des tablettes portant le nom de chacun des philosophes
et à dire à un jeune enfant qui a encore son père et sa mère de s’approcher de l’urne et d’en tirer la
première tablette qui lui tombera sous la main, et quel que soit le nom du philosophe que le hasard
amènera, mets-toi désormais à philosopher suivant ses préceptes.
58.– HERMOTIMOS. — C’est de la bouffonnerie, Lykinos, ce que tu dis là ; cela n’est pas digne de toi.
Mais dis-moi, as-tu parfois acheté du vin toi-même ?
LYKINOS. — Sans doute, et souvent.

HERMOTIMOS. — Est-ce que tu faisais le tour de tous les débitants de la ville pour goûter,
comparer et apprécier tour à tour leurs vins ?
LYKINOS. — Non,
HERMOTIMOS. — Tu te contentais, je pense, quand tu étais tombé sur un bon vin et dont le prix
n’était pas surfait, de l’emporter avec toi.
LYKINOS. — Oui, par Zeus.

HERMOTIMOS. — Et d’après ce peu que tu avais goûté, tu pouvais dire quelle était la qualité de
toute la pièce ?
LYKINOS. — Je le pouvais, en effet.

HERMOTIMOS. — Mais si t’adressant aux débitants, tu leur disais : « Comme je veux acheter une
cotyle, donnez-moi, vous autres, chacun votre tonneau à boire en entier, afin qu’après avoir éprouvé
chaque vin, je sache qui a le meilleur et chez qui il faut que j’achète. » Si tu leur disais cela, ne crois-tu
pas qu’ils te riraient au nez et, si tu continuais à les importuner, qu’ils te verseraient de l’eau sur la tête ?
LYKINOS. — Je le crois, et je ne l’aurais pas volé.

HERMOTIMOS. — C’est la même chose en philosophie. À quoi bon boire le tonneau entier,
lorsqu’on peut, par une légère dégustation, connaître la qualité du tout ?
59.– LYKINOS. — Comme tu es glissant, Hermotimos, et comme tu m’échappes des mains ? Et
cependant tu travailles pour moi. Tu as cru m’échapper, mais c’est pour tomber dans la même nasse.
HERMOTIMOS. — Comment cela ?
LYKINOS. — C’est que tu as pris encore une fois une chose évidente et connue de tout le monde,
le vin, pour lui comparer des choses tout à fait dissemblables et dont tout le monde conteste à cause de
leur obscurité. Aussi je ne vois pas en quoi la philosophie et le vin se ressemblent, si ce n’est en un seul
point, c’est que les philosophes débitent leurs enseignements comme les marchands de vin et que la
plupart d’entre eux mélangent, falsifient et trompent sur la mesure. Mais examinons ton raisonnement.
Tu assures que tout le vin qui est dans le tonneau est semblable à lui-même, et cela, par Zeus, n’est point
absurde. Tu dis encore que si l’on se borne à en puiser une petite quantité pour y goûter, on peut
connaître immédiatement la qualité du tonneau entier : cela aussi est conséquent et je n’ai rien à y redire.
Mais voyons ce qui suit. La philosophie et les philosophes, ton maître par exemple, vous disent-ils tous
les jours les mêmes choses sur les mêmes sujets, ou tantôt une chose, tantôt une autre ? Il est évident
que les leçons varient ; autrement tu ne serais pas resté vingt ans à l’école à errer et vagabonder comme
Ulysse, si ton maître répétait les mêmes choses ; il t’aurait suffi de l’entendre une fois.
60.– HERMOTIMOS. — Sans doute.
LYKINOS. — Comment donc as-tu pu à la première dégustation connaître le tout ? Car ce n’étaient
pas les mêmes matières, mais des matières toujours nouvelles que le maître traitait, tandis qu’au
contraire le vin est toujours le même. Aussi, camarade, tant que tu n’auras pas épuisé le tonneau, tu peux
aller par les rues titubant d’ivresse, ce sera en vain ; car c’est précisément dans le fond un tonneau, sous
la lie même, que le dieu me paraît avoir caché le meilleur de la philosophie. Il faudra donc le vider
jusqu’à la dernière goutte ; autrement, tu ne trouveras jamais ce fameux nectar dont tu me parais avoir
soif depuis si longtemps. Tu t’imagines, toi, qu’il est de telle nature que tu n’as qu’à le goûter et en
humer tant soit peu pour devenir aussitôt un sage accompli, comme on dit qu’à Delphes la prêtresse n’a
pas plus tôt bu à la source sacrée que, remplie de l’esprit du dieu, elle rend des oracles à ceux qui
viennent la consulter. Mais il ne semble pas qu’il en soit de même ici ; du moins toi, qui as déjà bu plus
de la moitié du tonneau, tu m’as dit que tu n’en étais encore qu’au début.
61.– Prends donc garde que la philosophie ne ressemble plutôt à ce que je vais dire. Gardons encore le
tonneau et le débitant ; mais, au lieu de vin, mettons dans le tonneau un mélange de toutes sortes de
semences, en haut du blé, puis des fèves, ensuite de l’orge et, sous l’orge, des lentilles, puis des pois
chiches et autres graines variées. Tu t’approches alors pour acheter des semences et le marchand, ayant
pris du blé qui se trouve en haut, t’en met dans la main un échantillon, pour que tu l’examines. Mais
pourras-tu dire en le considérant si les pois chiches sont nets, les lentilles faciles à cuire et les fèves
pleines ?
HERMOTIMOS. — Nullement.
LYKINOS. — Pour la philosophie non plus, Lu ne peux pas savoir d’après la première chose qu’on
t’en dira, de quelle nature elle est en sa totalité ; car il n’en est pas d’elle comme du vin, auquel tu
l’assimiles, quand tu prétends qu’elle est en tout pareille à l’échantillon que tu en peux déguster. Nous
avons vu qu’elle était différente et demandait un examen approfondi. Si en effet tu achètes du mauvais
vin, tu ne risques qu’une paire d’oboles ; mais de périr toi-même confondu avec la lie du peuple, comme
tu le disais toi-même au début, ce n’est pas un léger malheur. En outre, celui qui voudrait boire le
tonneau entier, pour acheter une cotyle, ferait tort au débitant par cette invraisemblable dégustation ;
mais la philosophie est à l’abri d’un tel dommage. Tu auras beau en boire à profusion, le tonneau n’en
diminuera pas pour cela et le débitant n’y perdra rien ; la liqueur coule, comme dit le proverbe, au fur et
à mesure qu’on l’épuise, tout au rebours du tonneau des Danaïdes. Celui-ci ne tenait pas ce qu’on y
versait et le laissait couler aussitôt ; ici, plus on en ôte, plus il en reste.
62.– Je veux faire encore une autre comparaison relativement à la dégustation de la philosophie, et ne va
pas me traiter de blasphémateur, si je dis qu’elle ressemble à un poison mortel, tel que la ciguë, l’aconit
ou autre drogue semblable. Car ces poisons ont beau être mortels, ils ne tuent pas, si l’on n’en goûte
qu’une parcelle exiguë, grattée du bout de l’ongle ; et si l’on n’en prend que ce qu’il faut, de la manière
et avec les correctifs qu’ils exigent, on ne meurt pas d’en avoir avalé. Or toi, tu veux que la plus petite
parcelle soit suffisante pour te donner une connaissance complète du tout.
63.– HERMOTIMOS. — Qu’il en soit ce que tu voudras, Lykinos. Mais quoi ! est-il donc besoin de vivre
cent ans et de se donner tant de mal ? N’y a-t-il pas d’autre moyen de philosopher ?
LYKINOS. — Non, Hermotimos, et il n’y a là rien d’étrange, si tu as dit vrai au commencement,
que la vie est courte et que l’art est long. Mais à présent tu te fâches, je ne sais pourquoi, de ne point
devenir aujourd’hui même, avant le coucher du soleil, un Chrysippe, un Platon, un Pythagore.
HERMOTIMOS. — Tu m’enveloppes, Lykinos, tu me mets au pied du mur, sans que je t’aie fait la
moindre offense, par jalousie évidemment, parce que moi, je suis avancé dans les sciences, et que toi, à
l’âge où te voilà, tu as négligé de t’instruire.
35
LYKINOS. — Sais-tu ce qu’il te faut faire ? Ne fais pas plus d’attention à moi qu’à un corybante
et laisse-moi extravaguer ; mais toi, sans rien changer à ta conduite, poursuis ta route jusqu’au bout
selon les principes que tu as adoptés en commençant.
HERMOTIMOS. — Mais tu ne me permets pas, tyran que tu es, de faire un choix sans avoir
éprouvé toutes les sectes.
LYKINOS. — Et il faut que tu saches bien que je ne tiendrai jamais un autre langage. Mais quand
tu m’appelles tyran, il me semble, comme dit le poète36, que tu accuses audacieusement un innocent, et
qu’on va le traîner en justice, à moins qu’un autre raisonnement venant à son secours ne le délivre de ce
reproche de violence. Mais voici que la raison va te dire des choses beaucoup plus violentes, et peut-être
qu’au lieu de t’en prendre à elle, c’est moi que tu en rendras responsable.
HERMOTIMOS. — Quelles sont ces choses ? Je serais surpris qu’il lui restât encore quelque chose
à dire.
64.– LYKINOS. — Elle te dit qu’il ne suffit pas de tout voir et de passer par toutes les sectes pour être à
même de choisir la meilleure, mais qu’il te manque encore la chose la plus importante.
HERMOTIMOS. — Laquelle ?
LYKINOS. — Une méthode de critique et d’examen, mon étonnant ami, un esprit pénétrant, un
jugement juste et impartial, tel qu’il le faut pour prononcer en des matières si importantes, autrement on
aurait tout vu inutilement. Il faut donc, ajoute la raison, consacrer aussi à l’acquisition de ces qualités un
temps considérable, se mettre tout devant les yeux et ne faire son choix qu’après des délais, des lenteurs,
des examens répétés, sans considérer chez celui qui parle ni l’âge, ni l’extérieur, ni la renommée de
sagesse, mais imiter les Aréopagites37 qui jugent dans la nuit et les ténèbres, afin de ne pas faire
attention aux personnes qui parlent, mais à ce qu’elles disent. Alors seulement tu auras le droit, après un
choix solide, de te livrer à la philosophie.
HERMOTIMOS. — Tu veux dire après la vie : car, si je t’ai bien compris, la vie d’aucun homme ne
serait suffisante pour aborder toutes les sectes, les examiner soigneusement l’une après l’autre, les juger
après les avoir examinées, faire son choix après les avoir jugées et, le choix fait, s’adonner à la
philosophie ; c’est en effet de cette seule façon que nous pouvons, dis-tu, trouver la vérité ; autrement,
c’est impossible.
65.– LYKINOS. — J’hésite à te le dire, Hermotimos ; mais cela même ne suffit pas encore. J’ai peur que
nous ne nous soyons trompés en croyant avoir trouvé quelque chose de solide : nous n’avons rien trouvé
du tout. Nous sommes dans le cas de ces pêcheurs qui, ayant jeté plusieurs fois leurs filets et sentant
quelque chose de lourd, les retirent avec l’espoir d’avoir enveloppé une masse de poissons ; ils se
fatiguent à les amener hors de l’eau, ils regardent : c’est une pierre ou un vase rempli de sable. Prends
garde que nous n’ayons fait, nous aussi, une capture du même genre.
HERMOTIMOS. — Je ne comprends pas ce que tu veux dire avec ces filets ; mais je vois bien que
tu m’en enveloppes.
LYKINOS. — Eh bien, essaye de t’en tirer ; grâce à Dieu, tu sais nager aussi bien qu’homme du
monde. Pour moi, eussions-nous abordé et mis à l’épreuve toutes les sectes et terminé enfin cette
recherche, je ne croirais pas encore que nous puissions savoir si l’une d’elles est en possession de ce que
nous cherchons ou si toutes l’ignorent également.
HERMOTIMOS. — Que dis-tu ? Aucune de ces sectes ne possède la vérité ?

LYKINOS. — On n’en sait rien. Te paraît-il donc impossible qu’elles soient toutes dans l’erreur, et
que la vérité soit autre chose qu’aucune d’elles n’a encore trouvé ?
66.– HERMOTIMOS. — Comment cela pourrait-il être ?
LYKINOS. — Voici. Supposons que vingt soit pour nous le vrai chiffre, qu’un homme, par
exemple, prenne dans sa main vingt fèves et que, la main fermée, il demande à dix personnes combien il
tient de fèves. Elles devinent, et l’une répond sept, l’autre cinq, l’autre trente, l’autre dix ou quinze, en
un mot, tous, des nombres différents. Il peut se faire sans doute que l’un dise par hasard la vérité, n’est-
ce pas ?
HERMOTIMOS. — Oui.

LYKINOS. — Mais il n’est pas impossible non plus qu’en disant, qui un nombre, qui un autre, ils
tombent à côté de la vérité et ne donnent que des nombres faux, et qu’aucun d’eux ne dise que l’homme
a vingt fèves. Qu’en dis-tu ?
HERMOTIMOS. — Cela n’est pas impossible.

LYKINOS. — Eh bien, c’est de la même manière que tous les philosophes cherchent quelle est la
nature du bonheur et qu’ils le placent, l’un dans une chose, l’autre dans une autre, celui-ci dans le
plaisir, celui-là dans la vertu, sans parler des autres opinions qu’ils s’en forment. Or il est possible que le
bonheur consiste dans l’une de ces choses, mais il n’est pas invraisemblable non plus qu’il soit quelque
autre chose à l’exclusion de celles-là. Aussi nous avons l’air de gens qui, à rebours de ce qu’ils devaient
faire, courent vers la fin, avant d’avoir trouvé le commencement. Il fallait, je crois, nous assurer d’abord
que la vérité est connue et que, parmi les philosophes, il y en a un qui l’a vue certainement et qui la
possède, après quoi nous aurions pu chercher la suite, c’est-à-dire celui qui mérite confiance.
HERMOTIMOS. — C’est-à-dire, Lykinos, que tu prétends que, lors même que nous aurions passé
par toutes les sectes philosophiques, nous ne pourrions certainement pas encore trouver la vérité.
LYKINOS. — Ce n’est pas moi, mon bon, qu’il faut interroger ; mais encore une fois adresse-toi à
la raison elle-même. Peut-être te répondra-t-elle que ce n’est pas possible, tant que nous ne saurons pas
si la vérité est bien l’une des choses que disent les philosophes.
67.– HERMOTIMOS. — Ainsi jamais, d’après tes principes, nous ne pourrons trouver la vérité ni nous
adonner à la philosophie, et nous devrons vivre comme les ignorants et abjurer l’étude de la sagesse. Il
résulte en effet de ce que tu dis qu’il est impossible de philosopher et que la vérité est inaccessible à qui
est né homme. En effet, tu exiges de celui qui veut se livrer à la philosophie qu’il choisisse la meilleure,
et tu prétends que ce choix ne peut se faire exactement que d’une façon, qui est de passer par tous les
systèmes philosophiques pour choisir le plus vrai. Puis, calculant le nombre d’années nécessaire à
l’examen de chacun, tu as dépassé toute mesure et prolongé l’étude jusqu’à d’autres générations, de
sorte que la vérité ne se trouve qu’au delà du terme d’une vie individuelle. Et à la fin tu déclares que
cela même n’est pas hors de doute, en disant qu’il n’est pas démontré que les philosophes aient autrefois
découvert la vérité et qu’elle a pu leur échapper.
LYKINOS. — Mais toi, Hermotimos, pourrais-tu jurer qu’ils l’ont trouvée ?
HERMOTIMOS. — Non, je n’en jurerais pas.

LYKINOS. — Et cependant combien d’autres choses j’ai volontairement laissées de côté, qui
demanderaient, elles aussi, un long examen !
68.– HERMOTIMOS. — Lesquelles ?
LYKINOS. — N’as-tu pas entendu dire que, parmi ceux qui se donnent pour stoïciens ou épicuriens
ou platoniciens, les uns connaissent tous les points de la doctrine, les autres non, bien que d’ailleurs ils
soient tout à fait dignes de foi ?
HERMOTIMOS. — C’est vrai.
LYKINOS. — Or discerner ceux qui savent et les distinguer de ceux qui ne savent pas, mais
prétendent savoir, ne te semble-t-il pas une tâche très difficile ?
HERMOTIMOS. — Si fait.

LYKINOS. — Tu devras donc, si tu veux connaître le meilleur des stoïciens, aller les trouver, sinon
tous, du moins la plupart d’entre eux, les sonder, prendre pour maître le meilleur, après t’être exercé au
préalable à bien choisir et avoir acquis la faculté de juger de telles matières, de peur de choisir par
mégarde le pire. Vois aussi combien il te faut de temps pour cela. Je ne t’en ai pas parlé à dessein,
craignant que tu ne te fâches. Cependant c’est la chose la plus importante et la plus indispensable en ces
matières, qui sont obscures et sujettes au doute, et c’est la seule espérance fidèle et sûre que tu aies
d’aller à la vérité et de la découvrir. Tu n’en as aucune autre que d’être à même de juger et de séparer la
vérité du mensonge, et de distinguer, comme les essayeurs d’argent, ce qui est pur et de bon aloi de ce
qui est falsifié. Si tu procèdes à l’examen de ce qu’on te dira après avoir acquis une telle faculté et un tel
art, tu réussiras ; sinon, sache que rien n’empêchera aucun d’eux de te mener par le bout du nez. Tu
suivras, comme un mouton, la branche qu’on te présentera ; ou plutôt tu ressembleras à de l’eau versée
sur une table : de quelque côté qu’on te veuille attirer, on t’y mènera avec le bout du doigt ; ou tu seras
encore, par Zeus, comme le roseau qui a poussé sur le bord d’une rivière et qui se courbe à tout vent,
pour peu qu’une légère brise souffle et l’agite.
69.– Si donc tu pouvais trouver un maître habile à démontrer et à trancher les questions controversées et
qu’il t’enseignât son art, ton embarras cesserait évidemment. Le souverain bien se découvrirait aussitôt à
tes yeux, et, la vérité étant soumise à cet art démonstratif, le mensonge serait démasqué. Tu ferais un
choix bien fondé ; ce choix fait, tu te livrerais à la philosophie et possesseur de cette félicité si désirée,
tu passerais avec elle le reste de ta vie, jouissant de tous les biens à la fois.
HERMOTIMOS. — À merveille, Lykinos. Ce que tu dis là est bien préférable et me donne
beaucoup d’espoir. Oui, cherchons, c’est mon avis, un homme comme celui-là, pour nous mettre en état
de juger, de discerner et, qui plus est, de démontrer ; car après cela, le reste devient facile, n’offre plus
d’embarras et n’exige pas beaucoup de travail. Pour ma part, je te suis reconnaissant de m’avoir
découvert cette route abrégée et la meilleure.
LYKINOS. — Tu n’as pas encore de remerciements à me faire, pour la bonne raison que je n’ai rien
découvert et ne t’ai rien montré qui puisse te rapprocher de ton espérance. En réalité, nous en sommes
beaucoup plus loin qu’auparavant, et, comme dit le proverbe, après avoir pris beaucoup de peine, nous
en sommes au même point.
HERMOTIMOS. — Comment cela ? Tu as l’air de vouloir dire quelque chose de très fâcheux et de
désespérant.
70.– LYKINOS. — C’est que, camarade, même si nous trouvons quelqu’un qui se fasse fort de savoir
faire une démonstration et d’enseigner sa méthode à un autre, nous ne le croirons pas d’emblée, je
pense ; mais nous chercherons quelqu’un capable de juger si cet homme dit vrai, et quand nous l’aurons
trouvé, nous ne serons pas encore assurés que cet arbitre sache distinguer celui qui jugera bien de celui
qui jugera mal, et, pour apprécier cet arbitre, il nous en faudra, je pense, un autre encore ; car comment
nous-mêmes pourrions-nous discerner l’homme le plus capable de juger ? Tu vois jusqu’où cela s’étend
et comme cela recule à l’infini, sans pouvoir être arrêté ni saisi. D’ailleurs toutes les démonstrations
mêmes qu’on peut trouver, tu verras qu’elles sont contestables et n’ont rien de solide. La plupart d’entre
elles, en effet, se fondent sur des points contestables pour nous forcer à croire qu’elles savent la vérité ;
et les autres liant à des propositions parfaitement évidentes des choses absolument obscures et sans
rapport avec elles, prétendent néanmoins que ce sont là des démonstrations. C’est comme si l’on croyait
démontrer l’existence des dieux par la raison qu’on voit leurs autels. En somme, Hermotimos, nous
avons fait comme les gens qui courent dans un cercle et nous voilà, je ne sais comment, revenus à notre
point de départ et à notre première incertitude.
71.– HERMOTIMOS. — Ah ! que m’as-tu fait, Lykinos ? Tu m’as converti mon trésor en charbon et j’ai
bien peur d’avoir perdu tant d’années et de si longs travaux.
LYKINOS. — Eh bien, Hermotimos, ton ennui sera beaucoup moindre, si tu réfléchis que tu n’es
pas le seul qui soit privé des biens qu’il espérait. On peut même dire que tous ceux qui s’adonnent à la
philosophie combattent pour l’ombre de l’âne38. Car qui donc pourrait passer successivement par tous
les travaux que j’ai dits ? Tu en reconnais toi-même l’impossibilité. Maintenant tu me parais agir
comme un homme qui pleurerait et accuserait la fortune de ce qu’il ne pourrait s’élever dans le ciel ou
plonger au fond de la mer de Sicile pour émerger à Cypre ou s’élever sur des ailes et aller le jour même
de la Grèce dans les Indes.
La cause de son chagrin viendrait d’avoir espéré la réalisation de ces chimères pour les avoir vues
réalisées en songe ou se les être forgées dans son imagination, avant d’examiner si ses souhaits sont
réalisables et conformes à la nature humaine. Il en est de même de toi, camarade. Tandis que tu faisais
mille rêves merveilleux, la raison t’a piqué et réveillé en sursaut. Tu te fâches contre elle et tu as grand-
peine à ouvrir les yeux et à secouer le sommeil, à cause du plaisir que tu prenais à tes visions. C’est le
cas de ceux qui se forgent à eux-mêmes une félicité chimérique. Si tandis qu’ils font fortune ou déterrent
des trésors ou deviennent rois ou jouissent de tous ces bonheurs tels qu’en façonne aisément le Souhait,
ce dieu plein de munificence, qui ne contrarie jamais nos désirs, voulût-on avoir des ailes ou la taille
d’un colosse ou trouver des monts entiers d’or ; si, dis-je, au moment où ils rêvent ainsi, un esclave les
aborde et leur pose une question nécessaire, par exemple où il faut acheter du pain ou ce qu’il faut
répondre au propriétaire qui réclame son loyer et attend depuis longtemps, ils se fâchent, comme si cette
demande importune leur ôtait tous ces biens, et peu s’en faut qu’ils ne mangent le nez à leur esclave.
72.– Mais toi, mon doux ami, n’agis pas ainsi à mon égard, sous prétexte que, quand tu déterrais des
trésors, que tu volais, que tu te livrais à des pensées surnaturelles, que tu nourrissais des espérances
irréalisables, je n’ai pas voulu, étant ton ami, te laisser passer ta vie entière dans un songe, agréable sans
doute, mais qui n’en est pas moins un songe, et que j’ai cru bon de t’éveiller pour que tu t’adonnes à
quelque occupation nécessaire, qui te remettra pour le reste de ta vie dans le chemin du sens commun ;
car ce que tu faisais et pensais tout à l’heure ne diffère en rien des Centaures, des Chimères, des
Gorgones et de toutes les autres extravagances enfantées par l’imagination débridée des poètes et des
peintres, mais qui n’ont jamais eu et n’auront jamais d’existence. Cependant la multitude croit à ces
êtres et se plaît à les voir, à en entendre parler, par cela même qu’ils sont étranges et absurdes.
73.– Toi aussi, tu as entendu dire à un conteur de fables qu’il existait une femme d’une beauté
surnaturelle et supérieure à celle des Charites et de l’Aphrodite céleste39, et, sans examiner s’il disait la
vérité et si cette femme existait en quelque endroit de la terre, tu t’en es épris tout de suite comme on dit
que Médée s’éprit de Jason à la suite d’un songe40. Et ce qui a le plus contribué à t’engager dans cet
amour, toi et tous ceux qui sont épris du même fantôme que toi, c’est, autant que je puis le conjecturer,
que l’homme qui parlait de cette femme, ayant tout d’abord été cru sur sa parole, y ajoutait des détails
conséquents. C’est à ceux-là seuls que vous prêtiez attention, et c’est pour cela qu’il vous menait par le
nez, une fois que vous lui avez eu donné prise, et vous conduisait vers la femme aimée par une route
qui, disait-il, était directe. Dès lors la suite devenait, je crois, facile, et aucun de vous ne se retournait
plus vers l’entrée, pour examiner si c’était la vraie route et si, par mégarde, il ne s’était pas engagé dans
une autre, qu’il ne fallait pas prendre, mais vous suiviez les traces de ceux qui vous avaient précédés,
comme les moutons leur conducteur, tandis qu’il aurait fallu d’abord examiner l’entrée, pour voir si
vous deviez vous engager dans cette route.
74.– Tu comprendras mieux ce que je dis, si tu le considères à la lumière de cette comparaison. Qu’un
poète à l’imagination hardie assure qu’il y avait autrefois un homme à trois têtes et à six mains ; si dès
l’abord tu crois à ce prodige, sans te mettre en peine d’en examiner la possibilité et si tu lui accordes
créance, le poète pourra tout de suite, par une juste conséquence, ajouter que cet homme avait six yeux
et six oreilles, qu’il faisait entendre trois voix à la fois, mangeait par trois bouches, avait trente doigts, et
non pas dix comme nous avec nos deux mains, que, lorsqu’il devait combattre, trois de ses mains
portaient respectivement un bouclier de peltaste, un bouclier d’osier, un bouclier ovale, et, des trois
autres, l’une frappait à coups de hache, l’autre lançait la javeline et l’autre se servait de l’épée. Et qui se
méfierait encore de ces assertions du poète ? Elles sont en effet conséquentes au principe. C’est ce
principe qu’il fallait d’abord examiner, pour voir s’il était recevable et s’il fallait y donner son adhésion.
Mais, le principe une fois admis, le reste coule de soi, sans s’arrêter, et il n’est plus facile de s’en
méfier ; car ce sont des conséquences qui s’accordent et sont pareilles au principe concédé. C’est ce qui
vous arrive à vous aussi. Aveuglés par l’amour et la passion, vous avez négligé de vous renseigner sur
chaque entrée et vous allez de l’avant, entraînés par les conséquences, sans réfléchir qu’une chose peut
être à la fois conséquente et fausse. Si, par exemple, quelqu’un disait que deux fois cinq font sept et que
tu le croies, pour n’avoir pas compté toi-même, il pourrait évidemment ajouter que quatre fois cinq font
quatorze et pousser cette conséquence jusqu’où il voudrait, comme le fait cette science étonnante qu’est
la géométrie. Car la géométrie demande elle aussi aux commençants de lui accorder des postulats
étranges et veut qu’on lui concède des faits qui n’ont aucune consistance, des points indivisibles, des
lignes sans largeur et d’autres choses du même genre. Sur ces fondements ruineux elle construit un
édifice qui leur ressemble et prétend que ses démonstrations sont vraies, bien qu’elles partent d’un
principe faux.
75.– Vous faites de même, vous autres philosophes : vous accédez aux principes de vos sectes
respectives, vous ajoutez foi aux conséquences et vous les regardez, en dépit de leur fausseté, comme un
signe de la vérité de vos principes. Puis certains d’entre vous meurent au milieu de leurs espérances,
avant de voir la vérité et de pouvoir accuser ceux qui les ont trompés. Les autres s’aperçoivent bien
qu’ils ont été dupes, mais il est trop tard, ils sont devenus vieux, ils hésitent à rebrousser chemin, ils
rougissent d’être forcés d’avouer, à leur âge, qu’ils n’ont pas compris qu’ils s’occupaient de bagatelles
puériles. Cette fausse honte fait qu’ils persistent dans les mêmes errements, qu’ils font l’éloge de leurs
études et y poussent tous ceux qu’ils peuvent, afin que, n’étant pas seuls dans l’erreur, ils aient au moins
la consolation de voir beaucoup d’autres hommes dupés comme eux. Ils voient aussi que, s’ils disent la
vérité, ils ne passeront plus pour des personnages vénérables et supérieurs au commun des hommes et
qu’ils ne seront plus honorés de même. Aussi jamais ils n’avoueront de plein gré, quand ils le sauraient,
de quelle hauteur ils sont tombés pour redevenir pareils aux autres. Tu n’en trouveras que bien peu qui
aient assez de courage pour oser dire qu’ils ont été trompés et pour détourner les autres de faire la même
expérience. Mais si tu en rencontres un qui ait ce courage, appelle-le ami de la vérité, honnête homme,
juste et, si tu veux, philosophe. C’est le seul à qui je n’envierai pas ce nom. Quant aux autres, ou bien ils
ne savent rien de vrai, tout en croyant savoir, ou bien, sachant la vérité, ils la dissimulent par lâcheté, par
honte et par désir d’être plus honorés que les autres.
76.– Mais, au nom d’Athéna, mettons de côté et laissons-là tout ce que j’ai dit et oublions-le comme on
oublia ce qui s’était passé avant l’archontat d’Euclide41. Supposons au contraire que la doctrine des
stoïciens est vraie, à l’exclusion de toute autre, et voyons si elle est accessible et praticable, ou si l’on
perd sa peine à en poursuivre l’étude. J’entends dire qu’elle fait des promesses admirables et qu’elle
procure un bonheur merveilleux à ceux qui sont arrivés au sommet : ceux-là seuls doivent réunir et
posséder tous les véritables biens. Quant à l’effet de ces promesses, tu sais mieux que moi ce qui en est,
et si tu as jamais rencontré un de ces héros stoïciens assez parfait pour être invincible à la douleur,
incapable de se laisser entraîner par le plaisir, inaccessible à la colère, au-dessus de l’envie, méprisant la
richesse, en un mot heureux, et tel que doit être le modèle d’une vie réglée sur la vertu ; car pour peu
qu’on soit en défaut, on est imparfait, possédât-on la plupart de ces qualités. Eh bien, oui ou non, as-tu
vu ce philosophe accompli ?
77.– HERMOTIMOS. — Non, jamais je n’en ai vu de tel.
LYKINOS. — C’est bien, Hermotimos, de ne point mentir volontairement. Mais quel but poursuis-
tu en philosophant, quand tu vois que ni ton maître, ni le sien, ni le maître de celui-ci, et, dusses-tu
remonter jusqu’à la dixième génération, qu’aucun de ces maîtres n’a été parfaitement sage et partant
heureux. Tu ne peux même pas raisonnablement dire qu’il te suffit d’approcher du bonheur ; car cela
même ne servirait à rien, puisqu’on est également hors du seuil et en plein air, soit qu’on se tienne près
de la porte, soit qu’on en soit éloigné. La seule différence, c’est que près de la porte on n’en a que plus
de chagrin, en voyant de quels biens l’on est privé. Et puis est-ce pour approcher du bonheur, car je veux
bien t’accorder que tu le puisses, que tu affrontes tant de fatigues, que tu t’épuises et que tu as passé tant
de temps de ta vie dans la peine, dans le labeur, dans les veilles qui te courbent vers la terre ? Vas-tu
continuer à peiner, comme tu dis, pendant vingt autres années au moins, afin que, devenu octogénaire, si
l’on te garantit que tu vivras jusque-là, tu restes néanmoins parmi ceux qui ne sont pas encore heureux ?
Crois-tu donc que, seul entre tous, tu toucheras le but et qu’à force de la poursuivre, tu saisiras cette
félicité que tant d’autres avant toi, gens bien doués et beaucoup plus rapides à la course que toi, ont
poursuivie sans l’atteindre ?
78.– Mais admettons, si tu veux, que tu atteignes ce bonheur et que tu l’embrasses et le possèdes tout
entier. Premièrement je ne vois pas quel peut être ce bien, pour qu’il paraisse valoir tant de peines. En
second lieu, combien de temps te reste-t-il pour en jouir, alors que tu es déjà vieux, que tu as passé la
saison des plaisirs et que tu as déjà, comme on dit, un pied dans la tombe ? à moins, mon brave, que tu
ne t’exerces à l’avance pour une autre existence, afin qu’arrivé dans cette vie nouvelle, tu y sois plus
heureux, ayant appris comment il faut vivre. Une telle conduite ressemblerait à celle d’un homme qui
ferait des provisions et des préparatifs, à seule fin de mieux dîner, jusqu’à ce qu’il meure de faim sans
s’en apercevoir.
79.– Mais il est encore une chose à laquelle tu n’as pas fait attention, je crois, c’est que la vertu consiste
dans l’action, je veux dire dans la pratique de la justice, de la sagesse, du courage. Vous, au contraire, et
quand je dis vous, j’entends les coryphées de la philosophie, vous négligez de chercher et de pratiquer
ces vertus, pour vous occuper de misérables mots, de syllogismes, de questions embarrassantes, et vous
passez à cela la plus grande partie de votre vie, et celui qui s’y montre supérieur aux autres passe à vos
yeux pour un illustre vainqueur. C’est pour cela, je pense, que vous admirez ton maître, ce vieillard qui
jette dans l’embarras ceux qui discutent avec lui, qui sait comment il faut interroger, qui use de
sophismes et d’arguments captieux et enveloppe ses adversaires dans des filets inextricables. Vous
lâchez tout bonnement le fruit, je veux dire les actes, pour vous occuper de l’écorce et vous vous jetez
des feuilles à la tête dans vos discussions. N’est-ce pas là, Hermotimos, ce que vous faites tous, depuis
le matin jusqu’au soir ?
HERMOTIMOS. — Si, c’est cela même.
LYKINOS. — Alors n’a-t-on pas raison de dire que vous laissez le corps pour courir après l’ombre,
ou que vous poursuivez la vieille peau du serpent au lieu du serpent même ? ou plutôt vous agissez
comme un homme qui, versant de l’eau dans un mortier, la pilerait avec un pilon de fer et s’imaginerait
faire une besogne nécessaire et utile, sans se douter qu’il a beau, comme on dit, se rompre les épaules,
l’eau n’en reste pas moins toujours de l’eau.
80.– Et maintenant laisse-moi te demander si, la science exceptée, tu voudrais pour le reste ressembler à
ton maître, être aussi colère, aussi regardant, aussi querelleur, je dirai même aussi voluptueux, quoiqu’il
paraisse tout autre aux yeux de la multitude. Pourquoi ne dis-tu mot, Hermotimos ? Veux-tu que je te
raconte ce que j’ai entendu dire dernièrement en faveur de la philosophie à un homme très âgé, dont une
foule de jeunes gens suivent les leçons ? Il réclamait son salaire à un de ses disciples et lui reprochait
aigrement d’avoir laissé passer le jour de l’échéance de sa dette qu’il aurait dû payer seize jours plus tôt,
le dernier jour du mois, selon leurs conventions.
81.– Quand il eut donné cours à sa mauvaise humeur, l’oncle du jeune homme qui était présent, un
rustique, ignorant de votre doctrine : « Cesse, dit-il, homme étonnant, de crier qu’on t’a fait une grosse
injustice, parce qu’on ne t’a pas encore payé le prix du misérable pariage qu’on t’a acheté. N’as-tu pas
encore toi-même ce que tu nous as vendu et ta science en est-elle diminuée ? Quant au but que je me
proposais dès l’abord en te confiant ce jeune homme, tu ne l’as pas du tout amélioré ; car il a enlevé la
fille de notre voisin Échécrate, une vierge qu’il a déflorée, et il aurait été poursuivi pour viol, si je
n’avais pas racheté sa faute en payant un talent à Échécrate qui est pauvre. Il a même dernièrement
souffleté sa mère qui l’avait surpris emportant sous son manteau une jarre de vin, pour avoir de quoi, je
pense, payer son écot. Quant à la colère, à l’emportement, à l’impudence, à l’audace, au mensonge, il
était notablement meilleur l’an passé qu’à présent. Pourtant c’est de ces défauts que j’aurais voulu que
tu l’aidasses à se corriger plutôt que de lui apprendre ce qu’il nous récite tous les jours à dîner, à nous
qui n’en avons que faire, qu’un crocodile42 enleva un enfant et promit de le rendre, si le père lui
répondait je ne sais quoi, que quand il est jour, c’est une nécessité qu’il ne soit pas nuit. Parfois même le
gaillard nous fait pousser des cornes, par je ne sais quel raisonnement entortillé. Et cela nous fait rire,
surtout, lorsque se bouchant les oreilles, il repasse par devers lui je ne sais quels états habituels, états
accidentels, compréhensions, imaginations et mille autres sottises dont il répète les noms. Nous
l’entendons dire que Dieu n’est pas dans le ciel, mais qu’il pénètre partout, par exemple dans le bois, la
pierre, les animaux et jusque dans les objets les plus vils. Et comme sa mère lui demandait pourquoi il
débitait ces inepties, il lui rit au nez en disant : « Eh bien, lorsque je connaîtrai bien ces inepties, rien
n’empêchera que je devienne le seul riche, le seul roi et que les autres, comparés à moi, passent pour un
vil ramassis d’esclaves. »
82.– Voilà ce que dit cet homme. Vois maintenant, Hermotimos, quelle réponse lui fit le philosophe,
réponse digne de ce vieillard. Il répondit en effet : « Mais si ce jeune homme n’avait point suivi mes
leçons, ne crois-tu pas qu’il aurait fait bien pis et que peut-être même, par Zeus, il aurait été livré au
bourreau ? Pour le présent du moins, la philosophie lui a imposé un frein et le respect qu’il a pour elle
fait qu’il se conduit envers vous avec plus de modération et que vous pouvez encore le supporter. Car
elle lui inspire une sorte de crainte de paraître indigne de l’habit et du nom de philosophe, qui,
l’accompagnant partout, lui tiennent lieu de pédagogue. Aussi ai-je le droit de vous prendre un salaire,
sinon pour l’avoir rendu meilleur, au moins pour les choses qu’il n’a pas faites par respect pour la
philosophie. C’est ainsi que les nourrices disent des petits enfants qu’il faut les envoyer à l’école ; si en
effet ils n’y peuvent encore apprendre rien de bon, du moins ils ne feront rien de mal en y restant. Pour
moi, je crois avoir tenu tous mes engagements. Tu peux prendre avec toi qui tu voudras de ceux qui sont
instruits de notre doctrine et venir demain chez moi : tu verras comment le jeune homme interroge,
comment il répond, combien il sait de choses et combien il a déjà lu de livres sur les axiomes, les
syllogismes, la perception, les devoirs et autres choses variées. S’il a battu sa mère ou enlevé des jeunes
filles, en quoi cela me regarde-t-il ? Vous ne m’avez pas placé près de lui comme pédagogue. »
83.– Voilà ce que disait le vieillard en faveur de la philosophie. Toi, Hermotimos, diras-tu comme lui
que, si nous philosophons, c’est simplement pour ne pas commettre de mauvaise action, ou bien est-ce
dans d’autres espérances que nous avons voulu d’abord devenir philosophes ? N’est-ce pas pour que,
partout où nous irons, nous paraissions plus honnêtes que le vulgaire ? Pourquoi ne réponds-tu pas non
plus à cette question ?
HERMOTIMOS. — Pourquoi, si ce n’est que j’ai peine à retenir mes larmes, tant je suis touché de
la vérité de ton discours ? Je suis désolé d’avoir, hélas ! perdu tant de temps et d’avoir en outre payé de
si gros salaires en échange de mes peines. Aujourd’hui, comme un homme qui recouvre sa raison au
sortir de l’ivresse, je vois de quelle nature sont ces objets dont j’étais épris et tout ce que j’ai souffert
pour eux.
84.– LYKINOS. — Qu’as-tu besoin de pleurer, honnête Hermotimos ? Certaine fable d’Ésope43 renferme,
à mon avis, un conseil très sensé. Un homme, disait-il, assis sur le rivage, à l’endroit où les flots se
brisent, comptait les vagues. Or, s’étant trompé dans son calcul, il avait de l’humeur et se chagrinait,
lorsqu’un renard, s’approchant de lui, lui dit : « Pourquoi, mon brave, te chagrines-tu pour les vagues
qui sont passées ? Recommence à les compter à partir de ce moment, sans tenir compte de celles qui ne
sont plus. » Toi aussi, dans la disposition d’esprit où tu es, tu feras bien à l’avenir de songer à vivre
comme tout le monde et à prendre ta part des devoirs ordinaires des citoyens. Bannis toutes ces absurdes
et orgueilleuses espérances, et ne rougis pas, si tu es sage, de changer d’opinion dans ta vieillesse et de
passer à une vie plus sensée.
85.– Je crois pas, mon doux ami, que tout ce que j’ai dit, je l’aie dit dans le dessein prémédité d’attaquer
le Portique, ou parce que j’ai conçu une haine particulière contre les stoïciens : mon discours vise
également tous les philosophes. Je t’aurais en effet tenu le même langage, si tu avais embrassé la secte
de Platon ou d’Aristote, sans examiner les autres et en les condamnant par défaut. Tu as pu croire, parce
que tu as choisi la secte stoïcienne, que mon discours était dirigé contre les stoïciens ; mais je n’ai contre
eux aucun grief particulier.
86.– HERMOTIMOS. — Tu as raison. Aussi je m’en vais dans le dessein même de changer jusqu’à mon
costume. Avant peu tu ne me verras plus cette barbe velue et longue, ni ce régime de vie sévère : je veux
vivre sans gêne et en toute liberté. Il se peut même que je m’habille de pourpre pour faire voir à tout le
monde que je n’ai plus rien de commun avec ces billevesées. Et plût aux dieux que je pusse aussi vomir
tout ce que j’ai entendu à leur école. Je n’hésiterais pas, je te l’assure, à boire de l’hellébore, dans un
dessein contraire à celui de Chrysippe44, c’est-à-dire pour ne rien garder dans mon esprit des sottises
qu’ils débitent. Quoi qu’il en soit, Lykinos, je te suis fort obligé. J’étais emporté par un torrent boueux et
pierreux ; je m’abandonnais et suivais le courant de l’eau ; tu es apparu comme un dieu de tragédie et
t’approchant du bord, tu m’as retiré. Maintenant je crois que je ferai bien de me raser la tête à l’exemple
de ceux qui sont échappés d’un naufrage et ont sauvé leur liberté, et je vais aujourd’hui rendre aux dieux
des actions de grâces pour avoir secoué l’obscurité profonde qui me couvrait les yeux. Quant aux
philosophes, si à l’avenir j’en rencontre un sur mon chemin, sans le vouloir, je me détournerai et
l’éviterai, comme un chien enragé.

1. Hippocrate. Lykinos cite le premier de ses Aphorismes.

2. Voir Les Travaux et les Jours, 289-291.

3. Ibid., 40.

4. Voir Iliade, VIII, 19.

5. Lykinos se réfère aux mystères d’Éleusis. Les « autres mystères » y étaient célébrés en l’honneur de Perséphone au mois d’anthestérion
(février-mars) avant les « grands mystères » en l’honneur de Déméter qui se déroulaient en boédromion (septembre-octobre).

6. Fête d’Athéna célébrée en hécatombaion (juillet) à Athènes.

7. Voir Arrien, Anabase, IV, 28.

8. Montagne de Thessalie où Héraclès, empoisonné par la tunique de Nessos, périt sur un bûcher et connut son apothéose. Voir Sophocle, Les
Trachiniennes.

9. Cet Euthydémos est donc un aristotélicien de l’école philosophique du Lycée. Le maître d’Hermotimos est un stoïcien de l’école du
Portique.

10. Le domestique de ce philosophe si intéressé porte le même nom que le roi légendaire qui changeait en or tout ce qu’il touchait.

11. Allusion à la vaste coupe où la servante de Nestor prépare la boisson que le maître offre à ses hôtes dans Homère, Iliade, XI, 628-641.

12. C’est-à-dire les cyniques.

13. Il avait demandé à la Pythie s’il y avait un homme plus sage que Socrate. Elle répondit que non. Voir Platon, Apologie de Socrate, 21a.

14. Héros stupide d’une épopée parodique perdue, faussement attribuée à Homère.

15. Lykinos cite trois des plus grands noms de la sculpture grecque classique.

16. Voir Babrios, 59.


17. Pilote du navire Argo à bord duquel les Argonautes partirent chercher la toison d’or. Il avait une acuité visuelle extraordinaire.

18. Citation homérique : voir Iliade, V, 201 ; Odyssée, IX, 228.

19. Voir Les Travaux et les Jours, 290.

20. Voir Théocrite, XIII, 70, XIV, 41-42.

21. Voir Iliade, XXIII, 862-869.

22. Juge arbitre dans les concours athlétiques.

23. Citation d’Homère, Iliade, XVI, 70.

24. Platon avait, en effet, séjourné plusieurs fois en Sicile.

25. Déesse du foyer.

26. Ceux qui sont chargés de préparer les prix pour un concours athlétique.

27. Juges des Jeux olympiques.

28. Sport de combat où presque tous les coups étaient permis.

29. Officier de police armé d’un fouet. Il surveille le déroulement des opérations.

30. Chef des officiers de police à Olympie.

31. Athlète tenu en réserve et qui entre en piste dans une phase ultérieure du concours.

32. Thésée, voulant tuer le Minotaure, entra dans le Labyrinthe en déroulant un fil qu’Ariane lui avait donné et qui lui permit de retrouver son
chemin pour sortir.

33. Expression proverbiale. Voir Zénobios, Proverbes, III, 71.

34. Prince troyen, il fut aimé de la déesse Aurore qui obtint pour lui l’immortalité, mais non l’éternelle jeunesse.

35. Adorateurs de la déesse phrygienne Cybèle, les corybantes célèbrent son culte en dansant dans un état de délire.

36. Homère, Iliade, XIII, 775. Le texte de ce passage est incertain.

37. Les membres du conseil de l’Aréopage qui siégeait à Athènes sur la colline d’Arès. Cette institution politique perdit ses pouvoirs avec
l’avènement de la démocratie et devint un tribunal à partir du Ve siècle av. J.-C. Elle tenait des séances de nuit, mais cet usage avait disparu depuis
longtemps à l’époque de Lucien.

38. Expression qui désigne une chose sans valeur. Voir Aristophane, Les Guêpes, 191 ; Platon, Phèdre, 260b-d.

39. Voir Platon, Banquet, 180d. Les Charites sont les Grâces, trois déesses célèbres pour leur beauté.

40. Lykinos déforme la légende. Médée s’éprit de Jason en sa présence. Voir Apollonios de Rhodes, Argonautiques, III, 275-298.

41. En 403 av. J.-C. Cette année-là, la démocratie athénienne fut rétablie après la guerre civile qui avait abouti au renversement du
gouvernement tyrannique des Trente. On décida une amnistie concernant cette période troublée, mais son application n’alla pas sans problèmes. Voir le
discours de Lysias Contre Ératosthène.

42. Syllogisme absurde comme celui des cornes que Lykinos mentionne ensuite. Voir Lucien, Les Sectes à l’encan, 22 ; Dialogues des morts,
1, 2.

43. Voir Edwin Perry (éd.), Aesopica, édition définitive des Fables d’Ésope, University of Illinois Press, 2007, no 429.

44. Dans Les Sectes à l’encan (23), Lucien fait dire au stoïcien Chrysippe qu’on ne peut devenir sage si l’on n’a pas bu de l’hellébore trois
fois de suite. Hermotimos veut en prendre pour se désintoxiquer de la philosophie stoïcienne.
71
À CELUI QUI M’A DIT :
« TU ES UN PROMÉTHÉE DANS
TES DISCOURS »
Ce texte bref évoque Prométhée, tout comme un autre opuscule de Lucien, Prométhée ou le
Caucase. Après une lecture publique de ce dernier ouvrage, Lucien a peut-être voulu répondre à une
remarque qu’il avait entendue. Il a pu aussi souhaiter répliquer à la réflexion d’un auditeur qui venait
d’écouter l’un de ses discours. Nous serions alors en présence d’un prologue, ce que les Grecs
appelaient lalie, prolalie ou dialexis, c’est-à-dire une brève adresse où l’orateur donne un échantillon de
son talent pour capter l’attention et la sympathie du public avant d’aborder la partie principale de son
récital oratoire, la déclamation, souvent consacrée à un sujet historique emprunté à l’époque classique.
Notre texte serait alors à la fois une postface et une préface. Lucien nous livrerait un témoignage sur sa
propre carrière de rhéteur à l’époque de la Seconde Sophistique. Il nous révèle en tout cas, en discutant
de son image, le regard qu’il porte sur son activité.
Il commence par relever les possibles implications négatives de la remarque qu’on lui a faite : on
voulait peut-être dire que ses discours sont faits de terre comme les hommes que Prométhée façonna, ou
laisser entendre avec ironie qu’il ne saurait égaler les vertus de ce héros, ou encore opposer l’éloquence
des avocats qui traitent d’affaires réelles à la sienne qui vise seulement à plaire et se trouve en marge de
la réalité (1-2). On a pu, au contraire, vouloir louer la nouveauté de ses discours, mais Lucien ne se
satisfait pas d’une telle qualité, qu’il estime sans valeur à elle seule (3). Pour illustrer son point de vue, il
raconte l’histoire du roi Ptolémée (367-282 av. J.-C.) qui exhiba un jour, devant la foule des Égyptiens
rassemblés au théâtre, un chameau de Bactriane tout noir et un homme noir et blanc. La bête fit peur au
public, l’homme le fit rire et inspira du dégoût à certains (4). Lucien craint de susciter les mêmes
réactions avec le mélange du dialogue et de la comédie qu’il s’efforce de réaliser, un mélange qui
ressemble à un hippocentaure, ce monstre mi-cheval mi-homme connu pour ses mœurs violentes, et
qu’il voudrait au contraire harmonieux et équilibré (5). Le dialogue et la comédie sont deux genres
riches en qualités, mais qui ont suivi des chemins séparés. Il n’est donc pas facile de les mélanger (6).
Aussi Lucien craint-il qu’on l’accuse de tromper son public, comme Prométhée avait voulu tromper
Zeus. Au moins n’a-t-il, quant à lui, rien volé, alors que Prométhée avait volé le feu pour le donner aux
hommes. De toute façon, il ne lui reste qu’à persévérer dans la voie qu’il a choisie (7).
Cette voie est celle de l’innovation par l’hybridité. Reprenant l’image de l’hippocentaure, qu’il
utilise aussi dans Zeuxis ou Antiochos, autre prologue où il conteste que la nouveauté soit à elle seule un
mérite, et dans La Double Accusation où il est incriminé par la Rhétorique et par le Dialogue, Lucien se
présente comme l’auteur d’un mélange inédit qui allie le rire au sérieux. Il insiste sur l’étrangeté de ce
mélange et suggère le caractère original et risqué de sa démarche. Il dessine ainsi son autoportrait en
auteur atypique et intrépide. Il fait aussi la démonstration, en s’interrogeant sur les mots qu’il a
entendus, de son ingéniosité herméneutique et de sa virtuosité oratoire.
A. B.

1.– Tu dis donc que je suis un Prométhée ? Si tu veux dire par là, mon excellent ami, que mes ouvrages
à moi aussi sont d’argile1, je comprends la comparaison et j’avoue que je lui ressemble. Je ne refuse
point de passer pour un modeleur d’argile, quoique j’use, moi, d’une argile plus vile, analogue à celle
des carrefours, qui n’est guère que de la fange. Mais si c’est pour exalter l’heureuse invention de mes
discours que tu les décores du nom du plus sage des Titans2, prends garde qu’on ne voie une ironie ou
une raillerie à la manière attique cachée sous ta louange. Où trouves-tu en effet cette heureuse
invention ? Quelle sagesse supérieure, quelle prévoyance voit-on dans mes écrits ? Pour moi, il me suffit
que tu ne les trouves pas trop terreux, ni tout à fait indignes du Caucase3. Combien d’ailleurs cette
comparaison avec Prométhée serait plus justement appliquée à vous autres qui brillez au barreau et
livrez de véritables combats ! Vos œuvres à vous sont vraiment vivantes et animées, et, par Zeus, toutes
pleines de chaleur et de feu. Et voilà ce qui serait du vrai Prométhée, s’il n’y avait cette différence que
vous ne modelez pas de l’argile, mais que, pour la plupart, vous modelez de l’or.
2.– Mais nous qui paraissons devant les foules et qui leur donnons des auditions comme les miennes,
nous ne leur faisons voir que des espèces de statues et, en général, c’est avec de l’argile, je l’ai dit tout à
l’heure, que nous faisons nos modelages, comme les fabricants de poupées de cire ; mais, au reste, ils
n’ont ni le mouvement des vôtres, ni rien qui morde le cœur ; leur fait est tout bonnement le plaisir et
l’amusement. Aussi m’arrive-t-il de me demander si tu ne veux pas dire que je suis un Prométhée,
comme le poète comique l’a dit de Cléon. Tu sais en effet qu’il dit de lui :

Cléon, c’est Prométhée, après les événements4.

Les Athéniens appelaient aussi Prométhées les potiers, les constructeurs de fours et tous ceux qui
travaillent l’argile, par une allusion plaisante, je crois, à l’argile dont ils se servent et à la cuisson de
leurs vases dans le feu. Si c’est là le sens que tu donnes à Prométhée, tu as touché juste et tu as atteint le
mordant de la plaisanterie attique, puisque nos ouvrages sont fragiles, comme les petites marmites des
potiers, et qu’on n’a qu’à leur jeter une petite pierre pour les casser tous.
3.– Cependant on pourrait dire pour me consoler : ce n’est pas pour cela qu’il t’a comparé à Prométhée,
c’est parce qu’il voulait louer la nouveauté de tes ouvrages, qui ne sont point imités d’un modèle : c’est
ainsi que Prométhée, au temps où les hommes n’existaient pas encore, eut l’idée de les modeler, et d’en
faire des animaux que leur forme et leur structure rendraient aptes à se mouvoir aisément et agréables à
voir. Il fut donc en somme l’auteur original, bien qu’il ait été aidé par Athéna qui souffla la vie à l’argile
et donna l’âme à ces modelages. Voilà ce qu’on pourrait dire en interprétant le mot au sens le plus
favorable. Et peut-être était-ce le sens que tu lui as donné. Mais pour moi, il ne suffit pas du tout que je
passe pour novateur et qu’on ne puisse citer de modèle original d’où le mien serait issu ; il faut encore
que mon modelage ait de la grâce ; autrement j’en rougirais, tu peux m’en croire, et je le détruirais en le
foulant aux pieds. Sa nouveauté ne lui servirait de rien, au moins à mes yeux, et ne m’empêcherait pas,
s’il était laid, de le mettre en pièces. Et si je ne pensais pas ainsi, il me semble que je mériterais d’être
rongé par seize vautours, pour n’avoir pas compris que j’étais dans le cas de Ptolémée avec ses deux
nouveautés étranges.
4.– En effet Ptolémée, fils de Lagos, fit venir en Égypte deux nouveautés, un chameau de Bactriane
entièrement noir et un homme à deux couleurs, qui avait une moitié du corps rigoureusement noire, et
l’autre excessivement blanche, et qui était partagé également entre ces deux couleurs. Ayant assemblé
les Égyptiens au théâtre, il leur donna plusieurs spectacles et finit par leur faire voir le chameau et
l’homme demi blanc et il pensait les émerveiller par cette exhibition. Mais, à la vue du chameau, les
spectateurs prirent peur, et peu s’en fallut qu’ils ne s’enfuissent précipitamment. Cependant, l’animal
était tout couvert d’or, il avait une housse de pourpre, et un frein incrusté de pierreries, joyau d’un
Darius, d’un Cambyse ou de Cyrus5 lui-même. Quand l’homme parut, les uns se mirent à rire, les autres
le regardèrent avec horreur comme un monstre, en sorte que Ptolémée, voyant le peu de succès qu’il
avait obtenu par là, et que la nouveauté n’excitait pas l’admiration des Égyptiens, qui lui préféraient
l’harmonie et la beauté, les fit emmener et n’en fit plus désormais autant de cas. Le chameau mourut
faute de soin ; quant à l’homme, il en fit présent au flûtiste Thestis, qui avait bien joué pendant le festin.
5.– Je crains qu’il n’en soit de mon œuvre comme du chameau des Égyptiens, et qu’au lieu du chameau
on n’admire le frein et la housse de pourpre ; car la réunion même de deux genres excellents, le dialogue
et la comédie, ne suffit pas pour faire un bel ouvrage ; il faut encore que le mélange soit harmonieux et
fait dans les proportions voulues. Car on peut, avec deux belles choses, faire une composition étrange,
comme le prouve l’exemple banal de l’hippocentaure. On ne peut en effet pas dire que c’est un animal
aimable ; c’est au contraire un animal féroce, s’il en faut croire les peintres qui le représentent dans les
fureurs de l’ivresse et du carnage. Mais quoi ? est-il impossible de composer une belle chose de deux
choses excellentes, comme on fait avec le vin et le miel un mélange délicieux ? Je le reconnais ; mais je
ne peux pas soutenir qu’il en est ainsi de mes œuvres et je crains que le mélange n’ait gâté la beauté de
l’un et de l’autre genre.
6.– Dans le principe, le dialogue et la comédie n’avaient aucun rapport et n’étaient point amis. L’un
restait chez lui, tout seul, ou, par Zeus, tenait ses discussions dans les promenades avec un petit nombre
d’interlocuteurs ; l’autre, s’étant livrée à Dionysos6, était acoquinée au théâtre et avec lui s’ébattait,
provoquait le rire, lançait des brocards et parfois s’avançait en cadence au son de la flûte, montée le plus
souvent sur des mètres anapestiques7, et généralement tournait en dérision les amis du dialogue, qu’elle
appelait songes-creux, discoureurs sur les phénomènes célestes ou d’autres noms du même genre8. Le
seul but qu’elle s’était assigné, c’était de les railler, de verser sur eux la liberté dionysiaque ; elle les
représentait tantôt marchant dans les airs et vivant dans la compagnie des nuées, tantôt mesurant des
sauts de puces9, parce qu’ils dissertaient subtilement sur les phénomènes de l’air. Le dialogue au
contraire tenait ses vénérables réunions en philosophant sur la nature et sur la vertu, en sorte que, pour
employer le langage des musiciens, ils étaient séparés par un intervalle de deux octaves, compté de la
note la plus haute de la première à la plus basse de la deuxième. Nous, cependant, nous avons osé réunir
ces deux éléments si discordants, et les harmoniser, bien qu’ils fussent tout à fait réfractaires et fort
difficiles à accoupler.
7.– Aussi je crains d’avoir encore imité ton Prométhée en mêlant le féminin au masculin10 et d’en être
puni. Je crains davantage encore de lui ressembler sur un autre point, en trompant peut-être mes
auditeurs et en leur servant des os cachés sous la graisse11, je veux dire le rire comique sous la majesté
philosophique. Quant au larcin, dont Prométhée est aussi le dieu, n’en parlons pas ; c’est la seule chose
que tu ne peux pas dire qui soit dans mes ouvrages ; car qui aurais-je dérobé, à moins que quelqu’un
n’ait assemblé lui aussi à mon insu des courbeurs de pins et des hircocerfs du même genre ? Mais que
faire ? Persévérer dans la voie que j’ai choisie ; car changer d’avis est le fait d’Épiméthée12, non de
Prométhée.

1. Prométhée passait pour avoir modelé les premiers hommes avec de l’argile. Voir Juvénal, Satires, XIV, 34-35.

2. Prométhée était le fils du Titan Japet ; voir Hésiode, Théogonie, 507-511.

3. C’est-à-dire de Prométhée, qui fut enchaîné sur cette montagne où un aigle lui dévorait le foie. C’était son châtiment pour avoir volé le feu
aux dieux afin de le donner aux hommes. Voir Hésiode, Théogonie, 521-525.

4. Cléon, démagogue athénien de la seconde moitié du Ve siècle av. J.-C., fut souvent attaqué par Aristophane. On ne sait d’où provient le
passage cité ici. Il contient un jeu de mots. Le nom de Prométhée est lié au substantif promèthéia, qui signifie « prévoyance » et « préméditation ».
Pour Aristophane, la prévoyance de Cléon ne s’exerce qu’une fois les événements advenus.

5. Darius, Cambyse et Cyrus sont trois rois de Perse du VIe siècle av. J.-C. Le pays était célèbre pour le faste de ses rois.

6. C’est-à-dire au théâtre.

7. L’anapeste est un pied composé de deux syllabes brèves suivies d’une syllabe longue.
8. Sur ces noms, voir Aristophane, Les Nuées, 228, 266, 360, 1284.

9. Voir ibid., 144-152, 225, 252.

10. Après que Prométhée eut volé le feu aux dieux pour le donner aux hommes, ces derniers furent punis par l’introduction de la première
femme parmi eux. Elle s’appelait Pandora. Épiméthée, frère de Prométhée, commit l’erreur de l’accueillir dans sa maison. Il eut ensuite tout le temps
pour s’en repentir. Voir Hésiode, Théogonie, 511-514, 561-616 ; Les Travaux et les Jours, 59-105.

11. Au cours d’un banquet, Prométhée avait préparé une part de viande qui n’était, en réalité, composée que d’os dissimulés sous de la
graisse. Zeus découvrit cette tromperie qui fut à l’origine de son conflit avec Prométhée. Voir Hésiode, Théogonie, 535-564.

12. Allusion au repentir mentionné ci-dessus, note 4.


72
L’ALCYON
OU SUR LES MÉTAMORPHOSES 1

Pour la majorité des critiques, ce dialogue n’est pas de Lucien. Il n’est pas non plus de Platon,
quoique le texte soit présent dans plusieurs manuscrits de cet auteur et qu’Athénée, au IIe siècle apr. J.-
C., le mentionne dans sa liste des œuvres attribuées à Platon. Au IIIe siècle apr. J.-C., Diogène Laërce
(Vies et doctrines des philosophes illustres, III, 62) atteste que L’Alcyon, quoique inauthentique, était
transmis parmi les œuvres de Platon. D’après lui, Favorinos (IIe s. apr. J.-C.), dans le livre V de ses
Mémorables, donnait comme auteur du texte un certain Léon. Cette hypothèse est corroborée par
Athénée lui-même pour qui L’Alcyon était attribué à l’académicien Léon par Nicias de Nicée (Les
Deipnosophistes, XI, 506c). Cette attribution à Léon de Byzance, élève de Platon et ami de Phocion, qui
contribua à la résistance contre Philippe de Macédoine au IVe siècle av. J.-C., n’est pas absolument
certaine.
Le texte a des allures de dialogue platonicien. Il se déroule au Ve siècle av. J.-C., à Phalère (port
d’Athènes), lors d’un de ces jours dits « alcyoniens » où, peu avant et après le solstice d’hiver, on dit
que l’alcyon fait son nid et que la mer est calme. Chéréphon et Socrate devisent amicalement sur la
question de la métamorphose. Chéréphon est intrigué par une voix étrange qui vient de la mer. Socrate
lui explique que c’est un chant d’alcyon (1) puis rappelle la fable liée à cet oiseau (1-2). Est alors
introduite la question de la métamorphose. D’abord incrédule, Chéréphon se laisse convaincre par
Socrate, qui tire de la fable un enseignement moral (2-8). À la fin de cet échange, les deux protagonistes
décident de s’en retourner à Athènes.
E. M.

1.– CHÉRÉPHON. — Quelle est cette voix qui nous a frappés, Socrate ? Elle vient de ces lointains
rivages et de ce promontoire là-bas. Comme elle est douce à l’oreille ! Quel peut être l’animal qui la fait
entendre ? car les animaux qui vivent dans l’eau sont muets.
2
SOCRATE. — C’est un oiseau de mer, Chéréphon , un oiseau nommé alcyon, à la voix plaintive et
gémissante, sur lequel court une vieille légende. On dit que c’était autrefois une femme, fille d’Éole, fils
d’Hellen3, qui pleurait son époux mort, dont elle regrettait l’amour, Céyx de Trachis4, fils de l’astre
Éosphoros, d’une beauté égale à celle de son père. Depuis, devenue ailée par la volonté des dieux, elle
vole sous la forme d’un oiseau le long des rivages de la mer à la recherche de son époux, après avoir fait
le tour de la terre sans pouvoir le découvrir.
2.– CHÉRÉPHON. — C’est l’alcyon que tu veux dire ? Jamais jusqu’à présent je n’avais entendu sa voix,
et c’est vraiment une voix inconnue qui m’a frappée ; car cet animal émet des sons véritablement
plaintifs. Mais de quelle taille est-il, Socrate ?
SOCRATE. — Il n’est pas grand ; mais à cause de son grand amour conjugal, il a reçu des dieux
une grande récompense ; car au temps où il fait son nid, l’univers coule les jours appelés alcyoniens5,
qui, au milieu de l’hiver, se distinguent par leur sérénité, et le jour même où nous sommes en est un.
Vois comme le temps est serein, et comme la mer est partout unie et calme, si bien qu’on la prendrait
pour un miroir.
CHÉRÉPHON. — C’est vrai ; ce jour-ci semble bien être alcyonique et celui d’hier l’était aussi.
Mais, au nom des dieux, que faut-il croire, Socrate, de ces antiques traditions que des oiseaux ont été
changés en femmes et des femmes en oiseaux ? Toutes les métamorphoses de ce genre me paraissent
d’une impossibilité absolue.
3.– SOCRATE. — Mon cher Chéréphon, il semble bien que, pour juger de ce qui est possible et de ce qui
est impossible, nous avons la vue extrêmement faible ; car nous l’apprécions suivant nos facultés
humaines, impuissantes à connaître, indignes de foi, incapables de voir. Aussi beaucoup de choses
faciles nous paraissent difficiles, beaucoup de choses praticables, impraticables, souvent par faute
d’expérience, souvent aussi par la faiblesse puérile de notre esprit ; et en effet tout homme, si vieux qu’il
soit, semble bien n’être qu’un enfant, parce que, comparé à l’éternité, le temps de notre vie est
extrêmement court et ne dépasse pas les jours d’un nouveau-né. Comment donc, mon bon, des hommes
qui ignorent la puissance des dieux et des démons pourraient-ils dire si de telles métamorphoses sont
possibles ou impossibles ? Tu as vu, Chéréphon, quelle tempête il faisait avant-hier. Le simple souvenir
de ces éclairs, de ces tonnerres, de ces vents d’une violence prodigieuse suffit à causer de la frayeur. On
aurait pu croire que toute la terre allait s’abîmer.
4.– Puis, peu après, une merveilleuse sérénité s’établit, qui dure encore à présent. Eh bien, lequel des
deux crois-tu le plus fort et le plus difficile, de changer cet ouragan irrésistible et cette confusion en une
telle sérénité, et de remettre le calme dans tout l’univers, ou de changer la forme d’une femme en celle
d’un oiseau ? Et ne voyons-nous pas chez nous les enfants qui savent modeler faire à peu près la même
chose : avec la même masse d’argile ou de cire ils façonnent souvent et sans peine plusieurs figures
différentes. Mais pour la divinité qui possède une grande, une incomparable supériorité sur nos facultés,
les métamorphoses de ce genre sont peut-être faciles et toutes simples ; car de combien crois-tu que le
ciel tout entier soit plus grand que toi ? Pourrais-tu le dire ?
5.– CHÉRÉPHON. — Quel homme pourrait concevoir, Socrate, ou qualifier une pareille chose ? il n’est
même pas possible de l’exprimer.
SOCRATE. — Ne voyons-nous donc pas, en comparant les hommes entre eux qu’il y a d’énormes
différences entre la force des uns et la faiblesse des autres. Entre les hommes dans la force de l’âge et les
enfants nouveau-nés de cinq à dix jours, quelle prodigieuse disproportion de force et de faiblesse ! Elle
se fait sentir dans presque toutes les actions de la vie, dans ces arts si industrieux que les hommes
exercent et dans tout ce qu’ils font au moyen du corps et de l’âme. Ces choses ne sauraient même venir
à l’esprit des petits enfants, je l’ai déjà dit.
6.– La force d’un seul homme fait est incomparablement plus grande que celle des enfants ; un seul
homme en effet pourrait facilement venir à bout de plusieurs myriades d’enfants ; car cet âge
entièrement dénué de tout et condamné à l’impuissance est, par la loi de la nature, celui des hommes à
leur naissance. Si donc il y a, comme il semble, une si grande différence d’homme à homme, quelle idée
pouvons-nous avoir de la différence qui peut exister entre le ciel tout entier et nos forces aux yeux de
ceux qui sont capables de résoudre de tels problèmes ? Sans doute on croira facilement qu’autant
l’univers l’emporte par sa grandeur sur la taille de Socrate ou de Chéréphon, autant sa puissance, sa
sagesse, son intelligence doivent par analogie surpasser nos facultés.
7.– Aussi pour toi, pour moi et pour bien d’autres qui nous ressemblent, beaucoup de choses sont
impossibles qui sont tout à fait faciles pour d’autres. Jouer de la flûte, pour ceux qui ne l’ont pas appris,
lire ou écrire pour ceux qui ne connaissent pas les lettres, est plus impossible, tant qu’ils sont ignorants,
que de faire des femmes avec des oiseaux ou des oiseaux avec des femmes. La nature prenant, si je puis
dire, dans une cellule de cire un animal sans pieds ni ailes, lui met des pieds et des ailes, et le faisant
briller de cent couleurs variées et charmantes, produit enfin une abeille, habile ouvrière de miel divin, et,
d’œufs muets et sans vie, elle façonne mille espèces d’animaux ailés, terrestres et aquatiques, à l’aide, à
ce qu’on dit, des arts sacrés du grand éther.
8.– Si la puissance des immortels est si grande, comment nous, mortels, si chétifs, si incapables de voir
les grandes choses et même les petites, embarrassés même sur la plupart des choses qui nous arrivent,
comment pourrions-nous dire quelque chose de certain soit sur les alcyons soit sur les rossignols6 ?
Aussi ces fables célèbres que nos pères nous ont transmises à propos de tes chants, je les transmettrai à
mon tour telles quelles à mes enfants, oiseau chanteur de thrènes7 ; je redirai souvent à mes femmes,
Xanthippe8 et Myrto9, ton pieux amour pour ton mari ; je leur conterai ton histoire et quelle récompense
tu as reçue des dieux. Et toi, Chéréphon, n’en feras-tu pas autant ?
CHÉRÉPHON. — C’est trop juste, Socrate, et ce que tu viens de dire contient une double
exhortation sur l’union des femmes et des maris.
10
SOCRATE. — Disons à présent adieu à l’alcyon ; il est temps de quitter Phalère et de regagner la
ville.
CHÉRÉPHON. — C’est vrai ; faisons ce que tu dis.

1. Dans les manuscrits de Lucien, le titre est au pluriel : L’Alcyon ou Sur les métamorphoses ; le titre qu’avait adopté Émile Chambry,
L’Alcyon ou De la métamorphose, est celui donné par les manuscrits de Platon.

2. Ami et disciple de Socrate, raillé par Aristophane dans Les Nuées, Les Guêpes et Les Oiseaux. C’est lui qui aurait rapporté l’oracle de la
Pythie à Delphes, selon lequel personne n’était plus sage que Socrate (Platon, Apologie de Socrate, 20e-21a ; Xénophon, Apologie, 14). Il était déjà
décédé au moment du procès de Socrate en 399 av. J.-C.

3. Héros éponyme des Éoliens, parfois confondu avec Éole, fils d’Hippotès, maître des vents, qui accueille Ulysse dans l’Odyssée d’Homère.

4. Fils d’Éosphoros (l’étoile du matin), roi de Trachis en Thessalie. On connaît deux versions de la légende de Céyx et de son épouse
Alcyoné. Selon la première, osant s’assimiler à Zeus et à Héra, le couple est puni et transformé en martins-pêcheurs (Apollodore, I, 7, 4). La deuxième
version, plus connue, est une touchante histoire d’amour : Céyx perd la vie dans une tempête ; Alcyoné part à sa recherche et, lorsqu’elle découvre son
corps, tous deux sont transformés en martins-pêcheurs (Ovide, Les Métamorphoses, XI, 410-748 ; Hygin, Fable 65).

5. Les sept jours avant et après le solstice d’hiver.

6. Sur la métamorphose de Philomèle en rossignol, voir Ovide, Les Métamorphoses, VI, 412-674.

7. Socrate s’adresse directement à l’alcyon, oiseau au cri plaintif et funèbre (Euripide, Iphigénie en Tauride, 1089 sq.). Les thrènes sont des
lamentations poétiques chantées d’abord lors de funérailles, avant de devenir un genre poétique à part entière.

8. Épouse de Socrate réputée acariâtre qui lui donna un fils, Lamproclès.

9. Descendante d’Aristide le Juste. Selon une tradition remontant au Peri eugeneias d’Aristote (fr. 3 Ross. ; fr. 71-72 Gigon), Myrto aurait été
la femme de Socrate, avant, après ou pendant son mariage avec Xanthippe. Elle serait la mère de ses deux plus jeunes fils, Sophronicos et Ménéxène.

10. Ce port d’Athènes, situé à l’est du Pirée, est un lieu de promenade apprécié de Socrate et de ses amis.
73
LE NAVIRE
OU LES SOUHAITS
Le Navire ou les Souhaits est un des nombreux dialogues de Lucien qui mettent en scène Lykinos,
personnage d’âge mûr, homme de bon sens et observateur lucide, qui manie l’ironie avec art. Avec deux
amis, Samippos et Adeimantos, il s’est rendu d’Athènes au Pirée à l’annonce de l’arrivée d’un navire
exceptionnel, l’Isis, qui transporte du blé d’Égypte en Italie. Le texte commence au moment où Lykinos
et Samippos, après avoir perdu Adeimantos lors de la visite du navire, rencontrent Timolaos. Ils
décident de rentrer à Athènes sans plus attendre (4). Sur le chemin du retour, alors qu’ils s’entretiennent
de l’extraordinaire navire (5) et de son incroyable traversée (7-9), ils retrouvent Adeimantos (10), perdu
dans ses pensées. Il s’imaginait la vie qu’il mènerait s’il possédait ce navire. Cette rêverie suggère à
Timolaos une agréable occupation pour le chemin du retour : chacun à leur tour, ils formuleront un
souhait à leur convenance, sans souci du vraisemblable, montrant par là ce qu’ils auraient été s’ils
avaient été riches. Suivent alors trois souhaits amplement développés : Adeimantos demande une
richesse fabuleuse (18-27), Samippos le pouvoir militaire et la gloire (28-40), Timolaos des pouvoirs
surnaturels (41-45). Le dialogue se clôt abruptement (46) par une ultime intervention de Lykinos : lui ne
formulera pas de souhait – ils sont arrivés à Athènes – et il émet un dernier jugement sur ceux,
extravagants, qu’il a entendus. De fait, tout au long du texte, Lykinos s’est fait le commentateur et le
juge des souhaits des trois autres. Ses remarques pleines d’humour, empreintes d’ironie souriante et de
raillerie douce, confèrent une intention moralisante au dialogue : Lykinos choisit Athènes et l’espace de
la réalité, là où les souhaits de ses compagnons les entraînent dans un voyage de plus en plus exotique,
dans des contrées toujours plus vastes et lointaines (si Adeimantos reste en Grèce, Samippos s’imagine
en nouvel Alexandre et Timolaos dépasse les confins du monde habité). Or ce voyage dans l’espace
prend une dimension axiologique : l’éloignement d’Athènes correspond à un éloignement des valeurs de
l’hellénisme pour se rapprocher du mirage oriental et de ses excès en tous genres. C’est ainsi
qu’Adeimantos se compare à un roi, Samippos se voit comme le roi de Perse en personne, et Timolaos
comme l’égal d’un dieu.
Mais Le Navire est aussi à lire comme un jeu sur la littérature et sur ses codes : le dialogue cadre
est construit à partir de réminiscences platoniciennes, les récits enchâssés empruntent à la diatribe et
développent des thèmes cyniques, les topoi abondent. Surtout, Lucien joue ici sur la fiction et sur ses
cadres : le personnage de Lykinos remplit une fonction quasi auctoriale, il est à la fois celui qui, par ses
interventions, organise l’espace narratif et celui qui rompt l’espace des souhaits pour nous ramener à
l’espace de la « réalité ».
E. M.
1.– LYKINOS. — Ne disais-je pas qu’un cadavre putréfié, gisant en plein air, échapperait plutôt à la vue
des vautours qu’un spectacle extraordinaire à la curiosité de Timolaos, fallût-il pour le voir courir tout
d’une haleine d’ici jusqu’à Corinthe ? Tant tu es friand de spectacles et pressé d’en jouir !
TIMOLAOS. — Que pouvait faire de mieux, Lykinos, un homme de loisir, qui apprend qu’il vient
d’aborder au Pirée un navire si énorme, si monstrueux, un de ceux qui transportent le blé d’Égypte en
Italie1. Je pense bien que vous aussi, toi et Samippos, vous n’êtes sortis de la ville que dans le dessein de
voir ce navire.
2
LYKINOS. — C’est vrai, ma foi, et Adeimantos de Myrrhinunte nous a suivis ; mais je ne sais pas
où il est à présent. Il nous a perdus dans la foule des spectateurs. Nous sommes venus ensemble
jusqu’au vaisseau, et, lorsque nous y sommes montés, c’était toi, Samippos, si je ne me trompe, qui
marchais en tête. Adeimantos venait derrière toi, et moi ensuite, qui me cramponnais à lui des deux
mains. Comme il était nu-pieds et moi chaussé, il m’a fait franchir tous les degrés de l’échelle en me
donnant la main. À partir de là, je ne l’ai plus vu, ni dans le navire, ni après que nous en sommes
descendus.
2.– SAMIPPOS. — Sais-tu, Lykinos, à quel endroit il nous a quittés ? C’est, je crois, lorsque nous avons
vu sortir de la chambre ce beau jeune homme, vêtu d’une robe blanche de lin et qui avait les cheveux
noués en arrière et ramenés de chaque côté du front. Si donc je connais bien mon Adeimantos, m’est
avis qu’à la vue d’un si gracieux objet, il a planté là le charpentier égyptien, qui nous faisait visiter le
navire, pour aller pleurer, selon sa coutume, auprès du jeune garçon ; car mon homme a la larme facile,
quand il est amoureux.
LYKINOS. — Cependant, Samippos, ce jeune garçon ne m’a pas paru bien beau, en tout cas pas
assez pour éblouir Adeimantos, qui est suivi à Athènes de tant de beaux garçons, tous de condition libre,
au bavardage agréable, qui sentent la palestre3 et près de qui l’on peut pleurer sans se dégrader. Mais
celui-ci, outre qu’il a la peau brune, a des lèvres épaisses et les jambes trop grêles4, et puis il parlait du
gosier avec une volubilité sans arrêt ; c’était bien du grec, mais avec la prononciation et l’accent de son
pays. D’ailleurs sa chevelure bouclée et ramenée en arrière dit assez qu’il n’est pas de condition libre.
3.– TIMOLAOS. — Cette chevelure, Lykinos, est un signe de noblesse chez les Égyptiens ; car tous les
enfants libres la tressent ainsi en arrière jusqu’à l’âge de l’adolescence. Chez nos aïeux, au contraire,
c’est aux vieillards qu’il seyait croyait-on, de porter une longue chevelure, d’en nouer la tresse au
sommet de la tête et de la maintenir avec une cigale d’or5.
6
SAMIPPOS. — Tu fais bien, Timolaos, de nous rappeler l’histoire de Thucydide et ce qu’il a dit
dans sa préface sur notre ancien luxe, qu’il retrouve chez les Ioniens, à l’époque où ils s’en allèrent
fonder des colonies.
4.– TIMOLAOS7. — Ah ! je me rappelle à présent, Samippos, à quel endroit Adeimantos est resté en
arrière de nous. C’est lorsque nous nous sommes arrêtés quelque temps près du mât à regarder en l’air
pour compter les peaux ajustées les unes aux autres, puis à admirer le matelot qui grimpait le long des
cordages et courait sans crainte sur l’antenne en haut du mât, en se tenant aux balancines.
SAMIPPOS. — Tu as raison. Mais alors que faut-il que nous fassions ? L’attendrons-nous ici, ou
veux-tu que je retourne au vaisseau ?
TIMOLAOS. — Pas du tout ; continuons plutôt notre chemin. Il est vraisemblable qu’il nous a déjà
dépassés et qu’il s’est hâté de remonter vers la ville, quand il a vu qu’il ne pouvait plus nous retrouver.
Sinon, Adeimantos connaît la route et il ne risque pas de se perdre, s’il est resté derrière nous.
LYKINOS. — Voyez s’il ne serait pas malhonnête de partir et d’abandonner un ami. Marchons
cependant, si tel est l’avis de Samippos.
SAMIPPOS. — Oui c’est mon avis. Peut-être trouverons-nous encore la palestre ouverte.
5.– Mais parlons un peu de ce vaisseau. Quel bâtiment ! Cent vingt coudées de long, disait le
charpentier, un peu plus du quart en largeur, et vingt-neuf coudées du pont à la cale et à la sentine, où se
trouve la plus grande profondeur8 ! D’ailleurs quel mât, quelle antenne il supporte et quel câble il a fallu
pour le maintenir ! Comme sa poupe s’élève et se courbe insensiblement, revêtue d’un chénisque9 d’or !
La proue, vis-à-vis, monte à la même hauteur et s’allonge en avant, et porte de chaque côté la déesse
Isis10 qui a donné son nom au vaisseau. Quant au reste du gréement, les peintures, la ralingue11 couleur
de feu, surtout les ancres, les cabestans, les treuils et les cabines à la poupe, tout cela m’a paru
admirable.
6.– Les matelots sont si nombreux qu’on dirait une armée, et le vaisseau, disait-on, porte une telle
quantité de blé qu’elle suffirait à nourrir pendant une année tous les habitants de l’Attique. Et c’est un
petit vieux12 qui veille au salut de tout cela en tournant avec une mince perche ces gouvernails énormes.
On me l’a montré : un homme au front dégarni et aux cheveux crépus, qui se nomme, je crois, Héron.
TIMOLAOS. — C’est un homme admirable dans son art, à ce que disaient les passagers, et qui
connaît la mer mieux que Protée13.
7.– Avez-vous entendu dire de quelle manière il a conduit ici ce vaisseau, ce qu’ils ont souffert au cours
de la navigation et comment l’astre des marins14 les a sauvés ?
LYKINOS. — Non, Timolaos, mais nous aurions plaisir à l’entendre.
TIMOLAOS. — Je tiens ce récit de l’armateur lui-même, un excellent homme, d’un commerce
agréable. Il m’a dit qu’étant partis de Pharos15 par un vent modéré ils avaient, sept jours après, aperçu
l’Acamas16, puis que, ayant eu vent debout, ils avaient été emportés obliquement jusqu’à Sidon17, que,
au sortir de Sidon, étant tombés sur un gros temps, ils étaient arrivés le dixième jour en passant par
l’Aulon18 aux îles Chélidonées19 et que là ils avaient failli être tous engloutis sous les flots.
8.– Je sais pour avoir côtoyé moi-même les Chélidonées jusqu’à quelle hauteur le flot s’élève en cet
endroit, surtout quand les vents soufflent à la fois du sud-ouest et du sud ; c’est justement à cet endroit
que la mer de Pamphilie se sépare de celle de Lycie. Le flot, poussé par plusieurs courants se brise
contre le promontoire, formé de rochers nus et pointus, aiguisés par les vagues, et rend le rivage
infiniment redoutable. La vague y fait un formidable fracas et s’élève souvent à la hauteur du rocher.
9.– L’armateur disait qu’eux aussi étaient tombés dans ces dangers, alors qu’il faisait encore nuit et que
l’obscurité était profonde. Heureusement les dieux, sensibles à leurs gémissements, leur montrèrent du
côté de la Lycie un fanal qui leur fit reconnaître l’endroit et un astre brillant, l’un des Dioscures20, vint
s’asseoir sur le haut du mât et dirigea sur la gauche vers la pleine mer le navire déjà emporté contre le
rocher. Dès lors, ayant manqué le droit chemin, ils traversèrent la mer Égée, et louvoyant contre les
vents étésiens21 qui leur étaient contraires, ils ont abordé hier au Pirée22, soixante-dix jours après leur
départ d’Égypte. Vous voyez jusqu’où ils ont été forcés de descendre, alors qu’ils auraient dû laisser la
Crète à leur droite, doubler le cap Malée23 et être à cette heure en Italie.
LYKINOS. — Par Zeus, c’est un fameux pilote que cet Héron dont tu parles, ce contemporain de
Nérée24 qui s’écarte si fort de sa route.
10.– Mais qu’est-ce là ? N’est-ce pas Adeimantos ?
TIMOLAOS. — Sans aucun doute, c’est Adeimantos en personne. Appelons-le. Adeimantos ! c’est
à toi que j’en ai, Adeimantos de Myrrhinunte, fils de Strombikhos. De deux choses, l’une : ou bien il est
fâché contre nous, ou il est devenu sourd. Car c’est bien Adeimantos, et pas un autre.
LYKINOS. — Je le vois à présent distinctement. C’est son manteau, c’est sa démarche à lui et sa
tête rasée. Mais forçons le pas pour le rejoindre.
11.– À moins de te prendre par le manteau pour te faire retourner, Adeimantos, tu ne nous entendras pas
crier. Tu as l’air d’être plongé dans quelque réflexion et tu sembles rouler dans ta tête une affaire qui
n’est pas légère ni négligeable.
ADEIMANTOS. — C’est une affaire qui n’a rien de fâcheux, Lykinos ; c’est une idée folle qui
m’est venue en route. C’est elle qui m’a empêché de vous entendre ; car toute mon attention était fixée
sur elle.
LYKINOS. — Quelle est cette idée ? N’hésite pas à nous la dire, à moins que ce ne soit un profond
secret. D’ailleurs nous sommes initiés, tu le sais, et nous avons appris à nous taire.
ADEIMANTOS. — Mais j’ai honte à vous découvrir ce qui me préoccupe, tellement cela vous
paraîtra futile.
LYKINOS. — Serait-ce une affaire d’amour ? Tu peux nous la révéler : nous ne sommes pas non
plus des profanes en telle matière ; nous y avons été initiés, nous aussi, sous la torche brillante.
12.– ADEIMANTOS. — Ce n’est rien de pareil, mon admirable ami. Mais j’étais en train de me forger
une sorte de richesse que l’on appelle communément vaine félicité, et j’étais au comble de l’opulence et
des délices, quand vous êtes survenus.
25
LYKINOS. — Alors je te rappelle le dicton : Hermès est commun . Apporte tes trésors au milieu
de nous ; car il est juste que les amis d’Adeimantos aient leur part de sa félicité.
ADEIMANTOS. — Je suis resté en arrière de vous, aussitôt après être monté sur le vaisseau et
t’avoir mis en sûreté, Lykinos ; car tandis que je mesurais la grosseur de l’ancre, vous avez disparu je ne
sais comment.
13.– Cependant, après avoir tout vu, je demandai à l’un des matelots combien le vaisseau rapportait
ordinairement à son maître chaque année. « Douze talents attiques26, me répondit-il, à compter au plus
bas. » Là-dessus, je m’en allai en me disant : « Si l’un des dieux m’avait fait tout à coup maître de ce
vaisseau, quelle vie heureuse j’aurais menée ! J’aurais fait du bien à mes amis. Quelquefois je
m’embarquerais moi-même, d’autres fois j’enverrais mes serviteurs à ma place. » Avec ces douze talents
je m’étais déjà fait bâtir une maison bien située un peu au-dessus du Pécile27, et j’avais quitté celle de
mon père au bord de l’Ilissos28 : j’avais acheté des esclaves, des habits, des voitures et des chevaux. À
votre arrivée, je naviguais, regardé comme un homme heureux par tous les passagers29, craint des
matelots, presque considéré comme un monarque. J’étais encore occupé à régler ce qui regardait ma
cargaison et je tournais de loin mes regards vers le port, quand tu es survenu, Lykinos. À l’instant tu as
coulé à fond ma richesse et fait chavirer mon bateau qu’emportait le souffle favorable de mes vœux30.
14.– LYKINOS. — Eh bien, mon brave, prends-moi et emmène-moi devant le préteur, comme un pirate,
comme un corsaire qui t’a causé un si gros naufrage, et cela sur terre, dans le trajet du Pirée à la ville.
Mais vois comme je vais te consoler de ton accident. Possède, si tu veux, cinq navires plus beaux et plus
grands que le bateau égyptien, et, chose capitale, insubmersibles ; je veux même qu’ils te transportent
chaque année cinq cargaisons de blé, bien que je prévoie, ô le meilleur des armateurs, combien tu seras
alors insupportable à nous autres ; car lorsque tu ne possédais encore que cet unique navire, tu étais
sourd à nos cris. Si, avec celui-là, tu en as cinq autres, tous à trois mâts et indestructibles, il est certain
que tu ne regarderas plus tes amis. Malgré tout, je te souhaite, excellent homme, une bonne navigation.
Pour nous, nous resterons en repos au Pirée et nous demanderons aux navigateurs qui viendront
d’Égypte ou d’Italie si quelqu’un d’eux a vu quelque part le grand vaisseau d’Adeimantos, l’Isis.
15.– ADEIMANTOS. — Vous le voyez : voilà pourquoi j’hésitais à dire à quoi je pensais ; j’étais sûr que
vous ririez et vous moqueriez de mon souhait. Cela étant, je vais m’arrêter un peu, jusqu’à ce que vous
ayez pris les devants : puis je reprendrai la mer sur mon vaisseau ; car j’aime beaucoup mieux causer
avec des matelots que d’être raillé par vous.
LYKINOS. — N’en fais rien, autrement, nous nous arrêterons, nous aussi, pour nous embarquer
avec toi.
ADEIMANTOS. — Alors, je retirerai l’échelle, une fois monté.
LYKINOS. — En ce cas, nous irons te rejoindre à la nage. Peux-tu croire en effet qu’il te sera facile
de posséder de si gros vaisseaux sans les avoir achetés ni fait construire, et que nous, de notre côté, nous
ne demanderons pas aux dieux la force de nager sans fatigue pendant plusieurs stades ? Tu sais pourtant
bien que dernièrement, pour aller à Égine à la fête de la déesse des carrefours31, nous avons, nous, tes
amis, fait tous ensemble la traversée dans une petite embarcation pour le prix de quatre oboles32 chacun.
Tu n’étais pas du tout fâché de nous voir naviguer avec toi. Mais aujourd’hui tu t’indignes à la pensée de
nous prendre sur ton bateau et tu veux retirer l’échelle, une fois monté. Tu es bouffi d’orgueil,
Adeimantos, et tu ne craches pas dans ton sein33, et tu oublies qui tu es, depuis que tu possèdes un
vaisseau. C’est ta maison bâtie dans un beau quartier de la ville34, ce sont tes nombreux valets qui t’ont
rendu si fier. Eh bien, mon bon, au nom d’Isis, n’oublie pas de nous rapporter d’Égypte ne fût-ce que ces
petits poissons salés du Nil ou des parfums de Canope, ou un ibis de Memphis et, si ton vaisseau peut la
porter, une des pyramides.
16.– TIMOLAOS. — C’est assez plaisanter, Lykinos. Tu vois comme tu as fait rougir Adeimantos en
inondant son vaisseau sous le flot de tes railleries. Il est rempli jusqu’au bord, il ne peut plus tenir contre
ce débordement. Mais, puisqu’il nous reste encore beaucoup de chemin pour atteindre la ville,
partageons-le en quatre portions et pendant les stades35 qui seront assignés à chacun, demandons aux
dieux ce qu’il nous plaira. Par ce moyen, nous tromperons la fatigue et nous aurons en même temps du
plaisir à nous plonger volontairement dans un rêve très agréable, dont nous ferons durer le charme au
gré de nos désirs ; car chacun sera maître de donner à son souhait l’étendue qu’il lui plaira, et nous
supposerons que les dieux nous accorderont toutes nos demandes, si extravagantes qu’elles soient par
leur nature. En outre, et c’est là le point essentiel, on verra par là celui qui ferait le meilleur emploi de sa
richesse et de son souhait ; car il fera connaître l’homme qu’il serait, s’il était riche.
17.– SAMIPPOS. — À merveille, Timolaos ! J’adopte ton idée, et, quand mon tour viendra, je souhaiterai
ce que bon me semblera. Il n’est pas besoin, je pense, de demander à Adeimantos s’il accepte ta
proposition, lui qui a déjà un pied dans le vaisseau. Mais il faut qu’elle plaise également à Lykinos.
LYKINOS. — Allons, soyons riches, si vous le trouvez bon. Je ne veux pas qu’on me croie jaloux
de la félicité commune.
ADEIMANTOS. — Alors, qui commencera ?
LYKINOS. — Toi-même, Adeimantos, et après toi Samippos, ensuite Timolaos. Moi je me réserve
pour former mon souhait le demi-stade qui restera tout juste pour arriver au Dipyle36 et je le franchirai
aussi vite que possible.
18.– ADEIMANTOS. — Eh bien, moi, même actuellement, je ne renonce pas à mon bateau ; mais,
puisque j’en ai la permission, je vais compléter mon souhait. Qu’Hermès qui préside aux gains exauce
tous mes vœux ! Que le vaisseau et tout ce qu’il contient soit à moi, cargaison, marchands, femmes,
matelots, et tout ce qui peut s’y trouver de plus délicieux entre tous les biens !
SAMIPPOS. — Tu oublies que cela, tu l’as dans ton bateau.
37
ADEIMANTOS. — Tu veux parler, Samippos, du jeune garçon à la longue chevelure . Qu’il
m’appartienne donc, lui aussi ! Que le blé qui est dans le navire se change en or monnayé et que tous ces
grains deviennent autant de dariques38 !
19.– LYKINOS. — Quel souhait, Adeimantos ! Ton bateau va sombrer ; car, à quantité égale, les grains et
les pièces d’or n’ont pas le même poids.
ADEIMANTOS. — Trêve de jalousie, Lykinos. Quand ce sera ton tour de faire des souhaits,
transforme, si tu veux, ce Parnès39 que l’on voit d’ici en or massif et sois-en le maître : moi, je ne dirai
mot.
LYKINOS. — Mais c’est pour ta sécurité que j’ai fait cette observation, je crains que nous ne
périssions tous avec ton or. Passe encore pour vous ; mais le beau jeune homme sera noyé, le
malheureux, faute de savoir nager.
TIMOLAOS. — Rassure-toi, Lykinos. Les dauphins se glisseront sous lui et le porteront à terre.
Crois-tu donc qu’un joueur de cithare40 ait été sauvé par ces poissons qui le payèrent ainsi de son chant,
que le corps d’un enfant noyé41 ait été porté de même à l’Isthme sur un dauphin, et que le nouvel
esclave d’Adeimantos ne trouve pas quelque dauphin amoureux ?
ADEIMANTOS. — Toi aussi, Timolaos, tu suis l’exemple de Lykinos ; tu renchéris sur ses
railleries, alors que c’est toi qui as introduit ce sujet de conversation.
20.– TIMOLAOS. — C’est que tu aurais mieux fait de former un souhait plus réalisable et de trouver un
trésor sous ton lit. Tu n’aurais pas l’embarras de transporter ton or du vaisseau jusqu’à la ville.
ADEIMANTOS. — C’est juste. Que je déterre donc un trésor sous l’Hermès de pierre qui est dans
notre cour, et que ce soit mille médimnes42 d’or monnayé. Commençons tout de suite, comme le veut
Hésiode43, par la maison : j’en veux une qui attire tous les yeux. J’ai déjà acheté tout le territoire qui
entoure la ville, à l’exception de ceux qui ne sont que thym et rocaille, à Éleusis tout le terrain qui borde
la mer, sur l’Isthme un petit espace en vue des jeux, si jamais je veux assister aux concours de
l’Isthme44, la plaine de Sicyone, et en général tous les endroits ombragés, bien arrosés, fertiles en fruits
qui se trouvent dans la Grèce. Tout cela sera dans un moment la propriété d’Adeimantos. J’aurai aussi
de la vaisselle d’or pour ma table, et mes coupes ne seront pas légères comme celles d’Ékhécratès45,
mais elles pèseront deux talents46 chacune.
21.– LYKINOS. — Et comment l’échanson présentera-t-il une coupe si pesante, lorsqu’elle sera remplie ?
Et toi, comment recevras-tu de sa main, sans en être accablé, non pas une coupe, mais une masse aussi
lourde que le rocher de Sisyphe47 ?
ADEIMANTOS. — Allons, l’ami, ne réduis pas mon souhait à néant. Je me ferai faire des tables
tout entières d’or ; mes lits seront d’or, et, si tu ne te tais pas, mes esclaves aussi.
48
LYKINOS. — Prends seulement garde, nouveau Midas , que ton pain et ta boisson ne se changent
en or et que, riche misérable, tu ne périsses consumé par une faim somptueuse.
ADEIMANTOS. — Tu régleras tes souhaits avec plus de vraisemblance, Lykinos, tout à l’heure,
quand tu en formeras toi-même.
22.– En outre, je m’habillerai de pourpre, je mènerai la vie la plus délicate, je prolongerai mon sommeil
autant qu’il me plaira. Mes amis viendront me visiter et me demander des grâces. Dès le matin49, les
gens feront les cent pas à ma porte, et parmi eux Kléainétos et Démocritos50, ces grands personnages.
Quand ils s’approcheront et demanderont à être introduits les premiers, sept portiers, barbares d’une
taille gigantesque, debout sur le seuil, leur claqueront tout droit la porte au nez, comme ces riches le font
eux-mêmes à présent. Et moi, lorsqu’il me plaira, j’avancerai la tête dehors comme le soleil levant, et
certains de ces courtisans n’obtiendront même pas un regard de moi ; mais, si j’aperçois un pauvre tel
que j’étais moi-même avant la découverte de mon trésor, je l’accueillerai avec bonté et l’inviterai à venir
après le bain, à l’heure du dîner, pour se mettre à table avec moi51. Mais les autres, les riches seront
suffoqués de dépit, en voyant mes voitures, mes chevaux, mes beaux esclaves, dont le nombre ne sera
pas loin de deux mille, choisis, quel que soit leur âge, parmi les plus gracieux.
23.– À ma table, on ne verra que de la vaisselle d’or, car l’argent est trop vil et n’est pas digne de moi.
Le poisson salé me viendra d’Ibérie, le vin d’Italie, l’huile d’Ibérie aussi. Le miel sera de chez nous,
mais recueilli sans feu52. Tous les pays me fourniront des mets, des sangliers et des lièvres, et toutes
sortes de volailles, oiseau du Phase53, paon de l’Inde, coq de Numidie54. Pour apprêter chaque espèce de
mets, j’aurai d’habiles cuisiniers, qui veilleront à la composition des gâteaux et des sauces. Si je
demande une coupe ou une tasse pour porter la santé de quelqu’un, celui qui aura vidé la coupe,
l’emportera.
24.– Les riches d’aujourd’hui, tant qu’ils sont, paraîtront évidemment des Iros55 à côté de moi, et
Dionicos ne montrera plus aux processions son misérable plateau d’argent ni sa coupe, surtout quand il
verra mes esclaves à moi manier tant d’argenterie. Quant à la cité, je lui réserve des faveurs spéciales :
je distribuerai tous les mois cent drachmes à chaque citoyen et la moitié de cette somme au métèque.
Pour embellir la ville, je construirai des théâtres et des bains publics. Je ferai venir la mer jusqu’au
Dipyle et creuserai un port en cet endroit, où j’amènerai l’eau par un grand fossé, afin que mon bateau
puisse mouiller près de ma maison et qu’il soit visible du Céramique56.
25.– Pour vous, mes amis, j’ordonnerai à mon économe de mesurer à Samippos vingt médimnes d’or
monnayé, à Timolaos cinq chénices et à Lykinos un seul chénice57, et encore bien nivelé, parce que c’est
un babillard et qu’il se moque de mon souhait. Voilà la vie que je voudrais vivre, dans une opulence sans
bornes, au sein du luxe et dans la libre jouissance de tous les plaisirs. J’ai dit. Puisse Hermès accomplir
mes souhaits !
26.– LYKINOS. — Sais-tu bien, Adeimantos, à quel fil ténu est suspendue toute cette richesse. S’il venait
à se rompre, tout s’évanouirait à l’instant et ton trésor ne serait plus que du charbon.
ADEIMANTOS. — Que veux-tu dire, Lykinos ?
LYKINOS. — Qu’on ne sait pas, mon bon ami, combien de temps tu vivras dans cette opulence.
Qui sait en effet si, au moment même où l’on mettra devant toi cette table d’or, avant que tu puisses y
porter la main et goûter au paon ou au coq de Numidie, tu ne rendras pas ta pauvre petite âme et ne t’en
iras pas, laissant tous ces mets aux vautours et aux corbeaux ? Veux-tu que je te cite ceux qui sont morts
tout de suite, avant d’avoir joui de leur richesse, et certains autres qui de leur vivant ont été dépouillés
de ce qu’ils possédaient par un démon jaloux de leur bonheur ? Tu as sans doute entendu parler de
Crésus et de Polycrate58, qui étaient bien plus riches que toi et qui ont en un instant perdu tous leurs
biens.
27.– Mais, sans te citer ces exemples, crois-tu que l’on puisse te garantir une santé constante ? Ne vois-
tu pas beaucoup de riches réduits par leurs souffrances à une existence misérable ? les uns ne peuvent
même pas marcher ; quelques-uns sont aveugles ou souffrent de quelque maladie des entrailles. Quant à
mener la vie de Phanomakhos, le riche, et à faire la femme comme lui, dût-on doubler ta fortune, tu n’y
consentirais pas, j’en suis sûr, sans que tu me le dises. Je ne parle pas de toutes les embûches tendues à
la richesse, des voleurs, de l’envie, de la haine qu’elle inspire à la plupart des hommes. Tu vois de quels
embarras ton trésor est la source.
ADEIMANTOS. — Tu ne cesses de me contredire, Lykinos. Eh bien, tu n’auras même pas ton
chénice, puisque jusqu’au bout tu as contrarié mes souhaits.
LYKINOS. — Tu te comportes déjà comme la plupart des riches ; tu te dérobes et manques à ta
promesse. Mais à présent, c’est à toi, Samippos, de former un souhait.
28.– SAMIPPOS. — Pour moi qui suis un terrien, un Arcadien de Mantinée59, comme vous savez, je ne
demanderai pas d’avoir un navire, dont il me serait impossible de faire parade aux yeux de mes
concitoyens, et je n’importunerai pas les dieux pour des bagatelles comme un trésor ou des mesures
d’or. Mais, puisque rien n’est impossible aux dieux, même ce qui paraît le plus difficile, et que la règle
de nos souhaits posée par Timolaos veut qu’on n’hésite pas à leur demander ce qu’on veut, vu qu’ils ne
nous opposeront aucun refus, je demande à être roi, mais non pas comme Alexandre60, fils de Philippe,
ou Ptolémée, ou Mithridate ou tel autre qui n’a régné que parce qu’il a reçu le trône de son père ; moi, je
veux commencer par être brigand. Je n’aurai d’abord qu’une trentaine de compagnons et de conjurés,
d’une fidélité et d’un dévouement à toute épreuve ; puis insensiblement trois cents hommes se joindront
à nous, les uns après les autres, ensuite mille et bientôt après dix mille ; enfin l’ensemble de mes troupes
se montera à cinquante mille hommes de grosse infanterie et à environ cinq mille cavaliers.
29.– C’est moi qu’ils ont choisi pour chef ; leurs suffrages unanimes m’ont désigné comme le plus
propre à commander et à diriger les affaires. Ce choix me met déjà au-dessus des autres rois, puisque
c’est à mon mérite que je dois le commandement de l’armée, au lieu d’avoir hérité d’un trône
péniblement acquis par un autre. Un héritage de cette sorte ressemble assez au trésor d’Adeimantos, et
le plaisir qu’on en tire n’est pas comparable à celui d’être soi-même l’artisan de sa puissance.
LYKINOS. — Grands dieux ! Samippos, ce n’est pas une bagatelle que tu demandes là, et, parmi
tous les biens, il n’y en a pas qui vaille celui d’être jugé par cinquante mille hommes comme le plus
digne de commander une si grande armée. Nous ne savions pas que Mantinée nourrissait un roi et un
général si merveilleux. Règne donc, conduis tes soldats, range ta cavalerie et ton infanterie en bataille.
Je suis curieux de savoir vers quel pays vous allez marcher en si grand nombre au sortir de l’Achaïe et
quels sont les malheureux que vous allez envahir.
30.– SAMIPPOS. — Écoute, Lykinos, ou plutôt, s’il te plaît, viens avec nous. Je te nommerai
commandant de mes cinq mille cavaliers.
LYKINOS. — Je te sais gré, roi, de l’honneur que tu me fais, et je me courbe devant toi à la
manière des Perses, et je t’adore, les mains ramenées derrière le dos, et je révère ta tiare droite et ton
diadème. Mais donne le commandement de tes chevaux à un de ces solides gaillards qui
t’accompagnent. Car je suis un détestable écuyer et je n’ai même jamais enfourché un cheval jusqu’à
présent. Aussi je craindrais, dès le moment où la cavalerie se met en branle au signal de la trompette, de
tomber à bas de ma monture et d’être foulé dans la cohue sous tant de sabots ou de voir mon cheval
fougueux prendre le mors aux dents et m’emporter au milieu des ennemis. Autrement, il faudra
m’attacher à la selle, si l’on veut que je reste sur ma monture et que je garde la bride en main.
31.– ADEIMANTOS. — Eh bien, ce sera moi, Samippos, qui commanderai ta cavalerie. Lykinos n’a qu’à
prendre l’aile droite. Il est juste que tu me donnes le poste le plus important, toi qui as reçu de moi tant
de médimnes d’or monnayé.
SAMIPPOS. — Alors, Adeimantos, demandons aux cavaliers eux-mêmes s’ils veulent t’agréer pour
chef. Cavaliers, que ceux qui sont d’avis de mettre Adeimantos à votre tête lèvent la main.
ADEIMANTOS. — Tous l’ont levée, tu le vois, Samippos.

SAMIPPOS. — Commande donc la cavalerie et que Lykinos prenne l’aile droite. Timolaos, ici
présent, se rangera à l’aile gauche et moi, au centre, selon l’usage des rois de Perse quand ils
commandent en personne.
32.– Maintenant prions Zeus, protecteur des rois, et marchons sur Corinthe par la montagne. Une fois
que nous aurons soumis toute la Grèce, car personne ne prendra les armes contre nous – nous sommes
en trop grand nombre, et nous voilà vainqueurs sans avoir combattu –, alors nous monterons sur nos
trières, nous embarquerons les chevaux sur des vaisseaux de charge61 à Kenkhrées62 où nous trouverons
préparés du blé en suffisance, les bateaux nécessaires et tout ce qu’il nous faudra ; puis, nous
franchissons la mer Égée pour gagner l’Ionie. Là, après avoir offert un sacrifice à Artémis, nous prenons
sans difficulté les villes, qui sont sans murailles, nous y laissons des gouverneurs et nous marchons sur
la Syrie, en traversant la Carie, puis la Lycie, la Pamphylie, la Pisidie et la Cilicie maritime et
montagneuse, jusqu’à ce que nous arrivions à l’Euphrate.
33.– LYKINOS. — Pour moi, roi, laisse-moi, je t’en prie, satrape de la Grèce. Je ne suis pas brave et je ne
me résignerais pas volontiers à m’en aller si loin de mes foyers. Tu me parais en effet déterminé à
pousser jusque chez les Arméniens et les Parthes, peuples belliqueux et adroits à tirer de l’arc. Remets
donc l’aile droite à un autre et laisse-moi en Grèce, comme un autre Antipater63, de peur qu’à Suse ou à
Bactres quelque ennemi ne perce au défaut de l’armure le malheureux commandant de ta phalange.
SAMIPPOS. — Tu cherches à échapper au service militaire, Lykinos : tu es un lâche. Or la loi
condamne à avoir la tête coupée tout soldat convaincu d’avoir abandonné son poste. Mais puisque nous
sommes à présent sur l’Euphrate, que les deux rives sont jointes par un pont, que derrière nous tous les
pays que nous avons traversés sont en sûreté et retenus dans l’obéissance par les gouverneurs que j’ai
établis sur chaque peuple et qu’enfin une portion de mes troupes est partie pour nous conquérir entre
temps la Phénicie, la Palestine, puis l’Égypte, toi, Lykinos, passe le fleuve le premier, à la tête de l’aile
droite, je te suivrai, et Timolaos passera après moi. Toi, Adeimantos, amène la cavalerie à l’arrière-
garde.
34.– Nous avons traversé la Mésopotamie sans rencontrer aucun ennemi ; les habitants nous ont livré
volontairement leurs personnes et leurs citadelles, puis, arrivant à Babylone à l’improviste, nous
sommes entrés dans ses murs et nous occupons la ville. Le roi qui séjournait à Ctésiphon, ayant appris
notre invasion, s’est rendu à Séleucie64, où il se prépare à la lutte en appelant à lui le plus grand nombre
possible de cavaliers, d’archers et de frondeurs. Nos espions nous rapportent qu’il a déjà rassemblé près
d’un million de combattants, parmi lesquels on compte deux cent mille archers à cheval ; et cependant
les Arméniens ne sont pas encore arrivés, ni les peuples de la mer Caspienne, ni ceux de Bactres, et il
n’a réuni encore que ceux du voisinage et des faubourgs de sa capitale, tant il a trouvé de facilité à lever
tous ces milliers d’hommes. Il est temps à présent de considérer le parti qu’il nous convient de prendre.
35.– ADEIMANTOS. — Pour moi, je suis d’avis que vous, les gens de pied, vous marchiez sur Ctésiphon,
tandis que nous, les cavaliers, nous resterons ici pour garder Babylone.
SAMIPPOS. — Toi aussi, Adeimantos, tu es pris de peur à l’approche du danger ! Mais toi,
Timolaos, quel est ton sentiment ?
TIMOLAOS. — C’est de marcher à l’ennemi avec toutes nos troupes et de ne pas attendre qu’il soit
mieux préparé et renforcé par les alliés venus de tous les points de l’empire. Attaquons-le pendant qu’il
est encore en chemin.
SAMIPPOS. — C’est bien dit. Mais toi, Lykinos, que penses-tu ?
LYKINOS. — Moi ! je vais te le dire. Comme nous sommes fatigués par une marche pénible, car
nous sommes descendus ce matin au Pirée et nous venons de faire près de trente stades par un soleil
ardent et en plein midi, je suis d’avis de nous reposer ici quelque part sous ces oliviers et de nous asseoir
sur cette colonne renversée ; après quoi, nous nous lèverons et nous achèverons le chemin qui nous reste
jusqu’à la ville.
SAMIPPOS. — Tu t’imagines être encore à Athènes, bienheureux homme, alors que tu es dans la
plaine de Babylone, campé devant ses remparts, entouré d’une nombreuse armée et délibérant sur la
guerre.
LYKINOS. — Tu fais bien de me le rappeler. Je me croyais sobre et pensais donner mon avis en
toute lucidité.
36.– SAMIPPOS. — Nous marchons donc à l’ennemi, si c’est ton avis. Soyez braves au milieu des
dangers et ne trahissez pas votre fierté patriotique. Déjà les ennemis arrivent sur nous. Que le mot
d’ordre soit Ényalios65. Dès que la trompette aura donné le signal, poussez le cri de guerre, frappez vos
boucliers avec vos lances et hâtez-vous d’en venir aux mains avec l’ennemi et de vous mettre en deçà
des traits, sans lui donner le temps de les lancer de loin et de vous atteindre de ses coups. Maintenant
nous voilà aux prises. Timolaos, à la tête de l’aile gauche, a mis en fuite ceux qu’il avait en tête : ce sont
les Mèdes ; mais, en face de moi, la lutte est encore indécise : ce sont les Perses et le roi est au milieu
d’eux. Cependant toute la cavalerie des barbares s’avance contre notre aile droite. C’est le moment,
Lykinos, de montrer que tu es un brave et d’exhorter tes gens à recevoir le choc.
37.– LYKINOS. — Quelle malchance ! C’est sur moi que tombe toute la cavalerie et je suis le seul qu’elle
ait jugé à propos d’attaquer. En vérité, pour peu qu’elle me presse, je sens que je vais prendre la fuite et
me réfugier vivement dans cette palestre, en vous laissant continuer la guerre.
SAMIPPOS. — Ne fais pas cela ; car tu es vainqueur à ton tour, toi aussi. Pour moi, comme tu vois,
je vais combattre seul à seul contre le roi. Il me défie et il serait tout à fait honteux de reculer.
LYKINOS. — Oui, par Zeus, et tu vas être à l’instant même blessé par lui ; car il est digne d’un roi
d’être blessé en combattant pour l’empire.
SAMIPPOS. — C’est bien dit. Heureusement, ma blessure est superficielle et n’a pas touché les
endroits apparents du corps, en sorte que la cicatrice ne m’enlaidira point par la suite. Mais tu vois
comme je l’ai chargé et comme d’un seul coup de javeline je l’ai percé d’outre en outre, lui et son
cheval. Puis je lui ai coupé la tête, lui ai enlevé son diadème, et me voilà devenu roi et adoré de tout le
monde.
38.– Qu’ils m’adorent donc. Mais avec vous, suivant l’usage de la Grèce, je ne prendrai pas pour vous
commander d’autre titre que celui de stratège66. Après cette victoire songez combien de villes je vais
fonder, auxquelles je donnerai mon nom, combien d’autres je détruirai de fond en comble, après les
avoir prises de vive force, pour avoir bravé ma puissance. Je me vengerai surtout de Kydias, le riche,
qui, lorsqu’il était encore mon voisin, m’a expulsé de mon domaine en empiétant insensiblement sur
mes limites.
39.– LYKINOS. — Arrête-toi à présent, Samippos. Il est temps, après avoir remporté une si grande
victoire que tu reviennes à Babylone pour la célébrer par de grands festins, car ton empire a, je crois,
dépassé les six stades qui lui ont été accordés, et c’est le tour de Timolaos de souhaiter ce qu’il lui
plaira.
SAMIPPOS. — Eh bien, Lykinos, que te semble de mes souhaits ?
LYKINOS. — Ils sont beaucoup plus pénibles, admirable monarque, et beaucoup plus audacieux
que ceux d’Adeimantos. Celui-ci menait une vie luxueuse, offrant des coupes d’or de deux talents aux
convives dont il portait la santé, tandis que toi, blessé en combat singulier, tu vivais nuit et jour dans la
crainte et les soucis. Tu avais à redouter non seulement les entreprises des ennemis, mais encore des
embûches sans nombre, l’envie de tes familiers, la haine et la flatterie. Tu n’avais pas un ami véritable :
ceux qui te paraissaient les plus attachés ne l’étaient que par la crainte ou par l’espérance. Jamais tu n’as
joui du plaisir, même en songe. Tu as eu seulement de la vaine gloire, un habit de pourpre brodé d’or, un
ruban blanc autour du front et des gardes qui te précédaient ; du reste, tu étais accablé de fatigue et en
butte à mille ennuis. Il fallait donner audience aux ambassadeurs des ennemis, rendre la justice, envoyer
tes ordres à tes sujets. Tantôt c’est un peuple qui a fait défection, tantôt une invasion qui vient du dehors.
Il te faut donc tout craindre, tout soupçonner. Bref tout le monde te croit heureux, excepté toi.
40.– Et puis n’est-ce pas aussi une chose humiliante d’être exposé aux maladies comme les simples
particuliers ? La fièvre ne sait pas distinguer en toi le monarque, et la mort ne craint pas tes satellites ;
elle se présente quand il lui plaît et t’emmène en dépit de tes gémissements, sans respect pour ton
diadème. Et toi, qui étais si élevé, te voilà par terre, arraché du trône royal, et tu t’en vas par la même
route que le commun des hommes, confondu et chassé dans le troupeau des morts. Tu ne laisses sur la
terre qu’un tombeau élevé et une grande colonne ou une pyramide aux angles bien avivés, honneurs
posthumes qui ne te touchent plus. Ces statues, ces temples que les villes élèvent pour te flatter, cette
grande renommée, tout cela se dissipe peu à peu et se perd dans l’oubli. À supposer même qu’ils durent
très longtemps, quelle jouissance peuvent-ils encore procurer à celui qui ne peut plus rien sentir ? Tu
vois que d’ennuis tu auras de ton vivant, toujours en butte à la crainte, à l’inquiétude, à la fatigue, et ce
qui t’arrivera quand tu seras parti pour l’autre monde.
41.– Mais c’est ton tour, Timolaos, de former des vœux. Tâche de les surpasser tous les deux, comme le
doit un homme intelligent et qui sait tirer parti des circonstances.
TIMOLAOS. — Examine donc, Lykinos, si je vais former un souhait qui prête à la critique et que
l’on puisse reprendre. Je ne demanderai point d’or, de trésors, de médimnes de pièces de monnaie, ni de
royauté, de guerres, d’empire qui me fasse vivre dans la crainte, toutes choses que tu as justement
critiquées, car elles sont peu solides, sujettes à mille embûches et procurent plus de désagréments que de
plaisir.
42.– Je voudrais donc qu’Hermès, se présentant à moi, me fît présent de certains anneaux d’une vertu
particulière, l’un pour être toujours fort et bien portant, invulnérable et inaccessible à la douleur ; un
autre, pareil à celui de Gygès67, pour me rendre invisible, quand je l’aurais passé à mon doigt ; un autre
encore qui me donnerait des forces supérieures à celles de dix mille hommes et me permettrait d’enlever
aisément à moi seul un poids que dix mille hommes réunis auraient peine à mouvoir. J’en aurais encore
un pour voler et m’élever loin de la terre. Je souhaite aussi de pouvoir plonger dans le sommeil ceux
qu’il me plaira et de voir à mon approche toutes les portes s’ouvrir, les serrures se détendre et les barres
se retirer : un seul anneau produirait ces deux effets.
43.– Mais le plus précieux et le plus agréable de tous ces anneaux serait celui qui, passé à mon doigt, me
rendrait aimable aux jolis garçons, aux femmes et à des peuples entiers, en sorte qu’il n’y aurait
personne qui ne m’aimât, ne désirât mes faveurs et n’eût toujours mon nom à la bouche. Une foule de
femmes, incapables de maîtriser leur passion, se pendraient ; les jeunes garçons raffoleraient de moi ; on
estimerait heureux celui d’entre eux sur qui j’aurais seulement laissé tomber un regard, et si je les
dédaignais, eux aussi mourraient de chagrin. En un mot, je laisserais loin derrière moi Hyacinthe, Hylas
et Phaon de Chios68.
44.– Pour jouir de tout cela, je ne veux pas d’une vie courte, mesurée à l’aune de l’existence humaine, je
veux vivre mille ans dans une jeunesse constamment renouvelée, et, tous les dix-sept ans environ, je
dépouillerai ma vieillesse, à l’exemple des serpents. Avec ces avantages, je ne manquerai de rien ; car
tous les biens des autres seront à moi, puisque je pourrai ouvrir les portes, endormir les gardiens et
entrer dans les maisons sans être vu. S’il y a dans les Indes ou les contrées hyperboréennes69 quelque
spectacle extraordinaire, quelque objet de haut prix, des mets, des boissons délicieuses, je n’enverrai pas
les chercher, j’y volerai moi-même et je jouirai de tout à satiété. Les autres n’ont jamais vu le griffon70,
ce quadrupède ailé, ni le phénix, cet oiseau des Indes71 : moi, j’irai les voir. Je serai le seul qui connaîtrai
les sources du Nil72 et les contrées inhabitées de la terre et s’il y a des antipodes qui habitent
l’hémisphère austral. Je connaîtrai aussi sans peine la nature des astres, de la lune et du soleil même,
puisque je serai insensible au feu, et, chose agréable entre toutes, j’annoncerai le jour même à Babylone
qui aura remporté la victoire olympique et, après avoir, s’il se trouve, déjeuné en Syrie, je dînerai en
Italie. Si j’ai quelque ennemi, je m’en vengerai sans être vu en lui lançant une pierre à la tête, de
manière à lui briser le crâne. Par contre, je ferai du bien à mes amis et leur verserai de l’or pendant leur
sommeil. Mais si j’aperçois quelque riche orgueilleux, quelque tyran qui outrage l’humanité, je
l’enlèverai à vingt stades73 de hauteur, et je le laisserai tomber sur des rochers. Rien ne m’empêchera de
jouir de mes mignons, puisque j’entrerai chez eux sans être vu et que j’endormirai tout le monde,
excepté eux seuls. Quel plaisir ce serait encore d’espionner les belligérants en m’élevant au-dessus de la
portée des traits, et, quand je le voudrais, de prendre le parti des vaincus, d’endormir les vainqueurs et
de donner la victoire aux vaincus revenus de leur déroute. En un mot je me ferais un jeu de la vie des
hommes, tout serait à moi et l’on me prendrait pour un dieu. Et le comble de ma félicité, c’est que je ne
pourrais la perdre, qu’elle serait à l’abri des embûches et surtout que j’en jouirais en bonne santé
pendant une longue vie.
45.– Que peux-tu reprocher à mon souhait, Lykinos ?
LYKINOS. — Rien, Timolaos ; car il ne serait pas trop sûr de contredire un homme qui a des ailes
et dont la force surpasse celle de dix mille autres. Néanmoins je te demanderai si, parmi tant de nations
que tu as survolées, tu n’as pas aperçu certain homme déjà vieux, dont l’esprit bat la campagne, qui
voyage dans les airs sur un petit anneau, qui est capable de remuer des montagnes entières du bout de
son doigt et qui inspire de l’amour à tout le monde en dépit de sa tête chauve et de son nez camard. Mais
dis-moi encore pourquoi un seul anneau n’aurait pas le pouvoir d’opérer toutes ces merveilles. Ne
pourras-tu marcher qu’après avoir enfilé toutes ces bagues et en avoir couvert tous les doigts de ta main
gauche ? Il y en a même trop pour une seule main, et il faudra que la droite lui vienne en aide.
Cependant il te manque encore un anneau, et c’est le plus nécessaire, celui qui, si tu le passais à ton
doigt, ferait cesser ta folie et enlèverait cette épaisse couche de sottise. Peut-être aussi une potion
d’hellébore74 pur produirait-elle le même effet.
46.– TIMOLAOS. — Mais il faudra bien, Lykinos, que tu fasses un souhait toi aussi, afin que nous
sachions si tu ne demanderas rien qui donne prise à la censure et aux reproches, toi qui critiques si bien
les autres.
LYKINOS. — Moi, je n’ai pas de souhait à former ; car nous voilà arrivés au Dipyle et ce brave
Samippos, en bataillant en combat singulier à Babylone, et toi, Timolaos, en déjeunant en Syrie et en
dînant en Italie, vous avez épuisé les stades qui m’étaient dévolus, et vous avez bien fait. D’ailleurs je ne
voudrais pas, pour une fortune éphémère que le vent emporte avec lui, être réduit quelque moment après
à manger mon pain sec, comme cela va vous arriver tout à l’heure, quand votre félicité et vos immenses
richesses se seront envolées et que vous-mêmes, dépouillés de vos trésors et de vos diadèmes, vous allez
vous éveiller comme d’un songe enchanteur et trouver dans vos maisons une réalité toute différente.
Vous ressemblerez alors à ces tragédiens qui, au sortir de la scène, meurent de faim pour la plupart,
après avoir été quelques instants avant des Agamemnons et des Créons. Vous en aurez naturellement du
regret et vous aurez de la peine à reprendre votre régime domestique, toi surtout, Timolaos, lorsque,
nouvel Icare, tu verras tes ailes se fondre et que, tombé du haut du ciel, tu seras forcé de marcher à terre,
privé de tous ces anneaux échappés de tes doigts. Pour moi, je me contenterai, au lieu de tous ces trésors
et de Babylone même, de rire de tout mon cœur des souhaits insensés que vous avez faits, en dépit de
votre attachement à la philosophie.

1. À l’époque impériale, l’Égypte jouait un rôle essentiel dans l’approvisionnement en blé de Rome.

2. Myrrhinunte est un dème de l’Attique. C’est le dème de Phèdre dans le dialogue platonicien qui porte son nom.

3. Élément central d’un gymnase, la palestre est le lieu où se pratiquent la lutte et les autres exercices physiques.

4. Éléments topiques : comparer avec la description que fait Lucien de l’Égyptien Pancratès dans Les Amis du mensonge, 34.

5. Voir note suivante.

6. Comme le souligne Samippos, les remarques de Timolaos sont directement inspirées de Thucydide, I, 6, 3.

7. Cette réplique est d’ordinaire attribuée à Lykinos.

8. Le navire a donc une longueur d’environ 53 m, une largeur d’un peu plus du quart de cette longueur et une profondeur maximale d’environ
13 m. La capacité du navire décrit par Lucien reste problématique. En tout cas, il s’agissait d’un navire de commerce aux dimensions exceptionnelles.

9. Ornement qui consistait en une tête d’oie ou de cygne sculptée, généralement placée à la poupe du navire (parfois aussi à la proue). Voir
Lucien, Histoires vraies, II, 41 et Zeus tragédien, 47.

10. C’est l’emblème du navire. La déesse Isis est la protectrice des marins.

11. Ou peut-être une flamme, un pavillon de signaux.

12. Les pilotes étaient des marins expérimentés, souvent d’un certain âge.

13. Dieu marin, qui, selon Homère, « connaît, de la mer entière, les abîmes » (Odyssée, IV, 385-386). Il est l’objet du quatrième Dialogue
marin de Lucien.

14. L’un des Dioscures ; voir ci-dessous, 9 et note 6.

15. Île voisine d’Alexandrie, sur laquelle fut élevé le fameux phare construit par Sostratos.

16. L’Acamas est un promontoire situé au nord-ouest de Chypre.

17. La ville phénicienne de Sidon est située sur la côte est de la Méditerranée, au sud de Chypre (Liban actuel).

18. L’Aulon est le bras de mer qui sépare Chypre de la Cilicie. Le navire, en sortant de Sidon, avait probablement suivi la côte de Phénicie,
puis passé entre Chypre et la Cilicie, pour atteindre les îles Chélidonées.

19. Îles situées au large de la Lycie. La navigation y était réputée dangereuse. Voir Lucien, Les Amours, 7 ; Athénée, VII, 298a.

20. Les dieux jumeaux Castor et Pollux, dieux sauveurs et protecteurs des marins. L’apparition d’un des deux frères au sommet du mât
renvoie en fait au phénomène naturel bien connu du feu de Saint-Elme.

21. Vents qui soufflent du nord, pendant l’été, sur la Méditerranée orientale.
22. Le port d’Athènes, situé sur la côte est du golfe saronique, à un peu plus de 7 km de la cité, soit environ 40 stades attiques (voir Diogène
Laërce, VI, 1, 2).

23. Le second point le plus au sud de la Grèce continentale, après le Ténare. La navigation aux alentours du cap Malée était réputée
dangereuse. Ulysse, déjà, y est victime d’une tempête (Homère, Odyssée, IV, 514-515, XIX, 186-187). Voir Strabon, VIII, 6, 20 : « Ayant doublé le
Malée, oublie ton foyer. »

24. Divinité marine des temps anciens. Il était surnommé « le Vieillard de la mer ».

25. Hermès est le dieu des trouvailles et du coup de chance, qui donne à chacun sa part. Sur ce proverbe, voir Théophraste, Caractères, 30, 9.

26. Il s’agit d’une somme considérable, le talent étant la plus grande mesure monétaire et commerciale.

27. Le portique du Pécile était un des monuments célèbres de l’Athènes classique. Il était situé au nord-ouest de l’agora et devait son nom aux
peintures de batailles qui l’ornaient. C’est de ce portique que les stoïciens tenaient leur nom.

28. Cours d’eau qui coulait au sud d’Athènes. Voir Platon, Phèdre, 229b et 230b-c.

29. Il n’existait pas de bateaux spécialisés dans le transport des passagers. Ceux-ci voyageaient donc sur les navires marchands.

30. Sur l’interruption mal à propos d’un rêve agréable, voir Lucien, Le Songe ou le Coq, 12.

31. Hécate.

32. Petite monnaie : une obole vaut un sixième de drachme.

33. On crachait dans son sein pour apaiser la déesse Adrastée, ou Némésis, qui punissait les orgueilleux ou les gens trop heureux.

34. Voir ci-dessus, 13.

35. Un stade attique correspond à 186 m.

36. Le Dipyle ou Double Porte désigne la porte principale d’Athènes, située au nord-ouest de la ville.

37. Voir ci-dessus, 2.

38. Monnaie d’or en usage dans l’Empire perse (le nom grec dérive de Darius Ier).

39. Massif montagneux situé au nord de l’Attique, qui culmine à 1 413 m.

40. Le citharède s’appelle Arion. Alors qu’il allait être tué sur le bateau qui le transportait, il demande à jouer de la cithare une dernière fois
puis se jette dans les flots. Il est sauvé par un dauphin, attiré par son chant, qui le conduit sur son dos jusqu’au cap Ténare en Laconie. Voir Hérodote, I,
23-24 ; Lucien, Dialogues marins, 5.

41. Il s’agit de Mélicerte, le fils d’Ino. Son corps aurait été ramené à terre par un dauphin. En effet, pour fuir la vengeance d’Héra, Ino se
précipita dans la mer avec son fils, entre Mégare et Corinthe. Elle fut divinisée sous le nom de Leucothée et son fils sous le nom de Palémon. Voir
Pausanias, II, I, 3 et II, II, 1 ; Lucien, Dialogues marins, 5.

42. Un médimne équivalant à environ 52 litres, c’est un immense trésor qu’Adeimantos se voit découvrir.

43. Voir Hésiode, Les Travaux et les Jours, 405 : « Ayez d’abord une maison, une femme et un bœuf de labour. »

44. Les Jeux isthmiques faisaient partie de la periodos, c’est-à-dire des quatre grands concours panhelléniques avec les Jeux olympiques,
pythiques et néméens. Ils se déroulaient dans le sanctuaire de Poséidon sur l’isthme de Corinthe.

45. C’est le nom, notamment, d’un des deux interlocuteurs du Phédon de Platon.

46. Un talent pèse plus de 26 kg.

47. Dans le Tartare, Sisyphe est condamné à faire rouler en haut d’une colline un rocher qui redescend toujours avant d’être parvenu au
sommet. Voir Homère, Odyssée, XI, 593-600.

48. Midas, roi de Phrygie, avait obtenu de Dionysos que tout ce qu’il touchait se transformât en or. Mais ne pouvant plus s’alimenter ni boire,
il dut demander au dieu d’annuler son vœu.

49. Sur la salutation matinale des clients, voir Lucien, Sur les salariés des Grands, 10 et Dialogues des morts, 19, 2.

50. Sans doute des personnages fictifs, tout comme Dionicos (ci-dessous, 24).

51. Le pauvre invité à dîner par un riche après le bain se trouve aussi dans Le Songe ou le Coq, 7, ou Sur les salariés des Grands, 14.

52. C’est-à-dire qu’on ne procède pas à l’enfumage des ruches (pour limiter l’agressivité des abeilles) : le miel n’a donc pas le goût de fumée.

53. Le faisan.

54. La pintade.

55. Mendiant vaincu par Ulysse lors du combat qui les oppose (Homère, Odyssée, XVIII, 1-114).
56. Le quartier des potiers à Athènes.

57. La quantité d’or donnée par Adeimantos à ses amis est inversement proportionnelle aux railleries qu’ils ont émises à son égard. Un
chénice correspond à un quarante-huitième de médimne.

58. Deux personnages du VIe siècle avant J.-C., dont l’exemple revient souvent chez Lucien. Crésus, roi de Lydie, fut vaincu par le Perse
Cyrus ; Polycrate, tyran de Samos, fut victime d’une trahison et assassiné.

59. Petite cité-État, située au cœur du Péloponnèse, au sud-est de l’Arcadie.

60. Les références à Alexandre le Grand sous-tendent tout le récit de Samippos, qui se propose de dépasser le grand conquérant.

61. Les navires chargés du transport des chevaux sont déjà attestés chez Hérodote, VI, 48 et 95.

62. Kenkhrées était un des deux ports de Corinthe ; il était situé à environ 8 km de la ville, sur le golfe Saronique.

63. Général d’Alexandre nommé « stratège d’Europe » lorsque ce dernier partit à la conquête de l’Empire perse.

64. La ville de Séleucie du Tigre était située en face de Ctésiphon (résidence royale), sur la rive gauche du fleuve.

65. Ényalios, « le Belliqueux », est une des épithètes d’Arès, le dieu de la guerre. Voir Homère, Iliade, XVIII, 309.

66. En cela, Samippos cherche à éviter les erreurs d’Alexandre le Grand. La proscynèse perse, adoptée par le conquérant, fut mal acceptée des
Macédoniens et des Grecs.

67. Selon Platon, République, II, 359d-360d, l’ancêtre de Gygès trouva un anneau qui le rendait invisible. Avec l’aide de la reine qu’il avait
séduite, il tua alors le roi et s’empara du trône de Lydie. Dans le récit d’Hérodote (I, 8-13), c’est Gygès lui-même qui devient roi, mais il n’y est pas
question d’anneau magique.

68. Héros de la mythologie grecque célébrés pour leur beauté.

69. Les Indes et les contrées hyperboréennes constituent les confins orientaux et septentrionaux de l’oikouménè, le « monde habité ».

70. Animal fabuleux, mi-aigle mi-lion.

71. Oiseau mythique, supposé renaître de ses cendres. Il était généralement associé à l’Égypte ; cependant, dans Sur la mort de Pérégrinos
(27), Lucien le qualifie encore d’oiseau des Indes.

72. L’endroit où étaient situées les sources du Nil (et l’origine de sa crue annuelle) était une des grandes énigmes de l’Antiquité. Voir déjà
Hérodote, II, 19 sq. (la crue du Nil) et II, 28 sq. (ses sources).

73. Soit plus de 3 000 m de haut.

74. L’hellébore était censé guérir de la folie.


74
OKYPOUS 1

Comme La Tragédie de la goutte dont il offre une pâle imitation, Okypous est un court poème
tragique, qui a pour sujet la maladie de la goutte. À l’image d’Hippolyte qui méprisait l’amour,
offensant Aphrodite, Okypous se moque des malades de la goutte et irrite ainsi la déesse, qui se venge
en lui infligeant une morsure. Il est forcé de reconnaître la puissance de la déesse Goutte en subissant les
douleurs qui accompagnent la maladie. Les mensonges du jeune homme sur l’origine de ses souffrances
et son refus de reconnaître la maladie, jusqu’à ce que son deuxième pied soit atteint, forment la trame
narrative.
Du fait de leur proximité thématique, Okypous figure souvent à la suite de La Tragédie de la
goutte dans les manuscrits. Cependant, si ce dernier texte peut être attribué à Lucien, ce n’est sans doute
pas le cas d’Okypous. Johannes Zimmermann2, dès 1909, souligne les erreurs de syntaxe, la métrique
relâchée, en même temps que les formes grammaticales et le vocabulaire tardifs que présente le texte.
La banalité de l’ensemble, sur la forme comme sur le fond, semble étayer ce jugement d’inauthenticité.
Zimmermann, après d’autres, considère qu’Okypous est l’œuvre d’Acacius3, contemporain du rhéteur
Libanios4 (IVe s. apr. J.-C.). Malgré son authenticité plus que douteuse, Okypous figure dans le Vaticanus
graecus 90, le plus ancien manuscrit (quasi) complet du corpus de Lucien, et Émile Chambry l’avait
traduit. Nous l’avons donc conservé dans notre corpus de textes.
E. M.

Argument

Okypous était fils de Podaleirios et d’Astasia5. Il se distinguait par sa beauté et sa force et


s’adonnait à la gymnastique et à la chasse. Mais en voyant les gens en proie à l’implacable goutte, il se
moquait d’eux et disait que leur mal n’était rien. La déesse indignée s’insinue dans ses pieds. Comme il
supportait courageusement la douleur et prétendait ne pas la sentir, la déesse le couche complètement
sur le dos.
Les personnages de la pièce sont la Goutte, Okypous, son Gouverneur, un Médecin, la Douleur,
un Messager.
La scène se déroule à Thèbes. Le chœur est composé des goutteux du pays qui se moquent
d’Okypous. La pièce est des plus spirituelles.

6
LA GOUTTE. — Redoutée des mortels, déesse au nom maudit , je suis la Goutte, fléau terrible aux
humains. J’enchaîne leurs pieds dans des liens faits de fibres et je m’insinue, sans qu’on me voie, dans
leurs articulations. Je ris de ceux que j’ai frappés de mes traits et qui n’avouent pas la véritable cause de
leur mal et s’évertuent à en donner de vaines explications ; car on se repaît d’illusions ; on dit à ses amis
qu’on s’est heurté ou foulé le pied, au lieu d’avouer le vrai motif. Mais ce qu’on ne dit pas, dans l’espoir
d’en dérober la connaissance, le temps, qui s’avance à pas lents, le révèle, malgré le malade, qui,
terrassé par ma puissance, profère enfin mon nom et se voit aussitôt porté en triomphe par tous ses amis.
J’ai pour compagne la Douleur qui m’aide à torturer les hommes ; car je ne suis rien sans elle. Mais ce
qui m’agace et m’irrite7, c’est que les hommes dont elle cause les souffrances ne l’insultent jamais de
leurs propos injurieux et que c’est contre moi qu’ils lancent leurs imprécations outrageantes, comme
s’ils espéraient échapper à mes fers. Mais à quoi bon ce bavardage ? Pourquoi ne pas dire ce qui
m’amène ici et la cause de la colère qui me domine ? C’est Okypous, ce jeune homme qui dissimule si
gaillardement et hardiment son mal et qui me méprise, en disant que je ne suis rien. Alors moi, mordue
par la colère, en vraie femme que je suis, je l’ai mordu à mon tour et je n’ai pas manqué de lui faire à
l’articulation du pied une de ces blessures inguérissables dont j’ai le secret. Maintenant la terrible
Douleur s’est logée en ce petit endroit et perce de ses piqûres la plante de son pied. Lui feint de s’être
blessé au pied pour tromper son vieux et malheureux gouverneur. Le voici qui sort de chez lui, le
malheureux, traînant son pied boiteux, atteint par la goutte.
OKYPOUS. — D’où m’est venue aux pieds cette terrible douleur qui, sans être causée par une
blessure, ne me permet ni de marcher ni de rester debout ? Elle tend le nerf de ma jambe, comme un
archer qui lance un trait, et me contraint à gémir. La fin de mes douleurs tarde bien à venir8.
LE GOUVERNEUR. — Redresse-toi, mon fils, et soutiens-toi. J’ai peur qu’en boitant ainsi tu ne
tombes et ne m’entraînes dans ta chute.
OKYPOUS. — Voilà. Je te tiens sans peser sur toi. Je t’obéis. Je pose à terre mon pied malade et je
résiste à la douleur. Pour un jeune homme, c’est toujours une honte, aux yeux de ses camarades, d’avoir
besoin des services d’un vieillard impuissant qui le gronde.
LE GOUVERNEUR. — Ne parle pas ainsi, insensé, ne cherche pas à me piquer et ne sois pas si fier
de ta jeunesse. Sache que le besoin fait de tout jeune homme un vieillard9. Écoute mes avis. Si je venais
à me dérober à la fin, je resterais debout, moi, le vieillard, et toi, le jeune homme, tu tomberais à terre.
OKYPOUS. — Si tu tombes, tu tombes sans douleur, par l’effet de la vieillesse. La bonne volonté
ne manque pas aux vieillards, mais ils n’ont plus de force pour l’exécution.
LE GOUVERNEUR. — Pourquoi ces arguties ? Que ne me dis-tu comment ce mal t’est venu à la
plante du pied ?
OKYPOUS. — En m’exerçant à la course, pour poser légèrement le pied, j’ai tendu la jambe en
courant et j’ai senti de la douleur.
LE GOUVERNEUR. — Cours de nouveau, comme on dit, ou reste assis et épile-toi sous l’aisselle ;
tu en as besoin10.
OKYPOUS. — J’ai voulu, en luttant, donner un croc-en-jambe, et je me suis blessé. Pour cela, tu
peux le croire.
LE GOUVERNEUR. — Quel soldat es-tu donc pour te blesser en donnant un croc-en-jambe ? Tu
cherches à m’en imposer par tes mensonges. Je parlais autrefois comme toi et je cachais la vérité à tous
mes amis. Aujourd’hui, tu vois tout le monde dissimuler11. Mais la douleur arrache des cris et vous met
bel et bien à la torture.
UN MÉDECIN. — Où trouverai-je, amis, l’illustre Okypous, qui a mal au pied et ne peut plus
marcher ? Je suis médecin et un ami m’a dit qu’il souffrait terriblement et ne tenait pas debout. Mais le
voilà devant mes yeux, qui est tombé à la renverse et gît sur un lit. Je te salue, au nom des dieux. Mais
quel est ton mal, Okypous ? dis-le-moi vite. Quand je le saurai, peut-être pourrai-je guérir cette terrible
douleur et le mal qui t’a surpris.
12
OKYPOUS. — Tu vois mon état, Sôter, cher Sotérikhos, Sotérikhos qui portes le nom de Salpinx
même. Une terrible douleur me ronge cruellement le pied. Je n’ose le poser à terre et je ne marche pas
franchement.
LE MÉDECIN. — Pourquoi ? Qu’as-tu ? Dis-le. Comment cela est-il venu ? Quand il sait la vérité,
le médecin procède avec plus de sûreté ; il se trompe, s’il l’ignore.
OKYPOUS. — En m’exerçant à la course et à la gymnastique, j’ai reçu un terrible coup de mes
camarades.
LE MÉDECIN. — Comment se fait-il donc qu’il n’y ait pas d’enflure douloureuse à l’endroit de ta
blessure et pourquoi ne l’a-t-on pas bassiné ?
OKYPOUS. — C’est que je ne puis souffrir les bandelettes de laine, inutile ornement que beaucoup
de gens trouvent beau.
LE MÉDECIN. — Que veux-tu que je te fasse ? Vais-je te scarifier le pied ? Si tu me le donnes, je
dois te prévenir que l’incision te fera perdre beaucoup de sang.
OKYPOUS. — Fais tout ce que tu pourras imaginer pour arrêter tout de suite ce terrible mal de
pied.
LE MÉDECIN. — Voilà, j’ai sur moi mon scalpel de cuivre et de fer ; il est bien affilé, à moitié
rond, et il a soif de sang.
OKYPOUS. — Laisse-moi, laisse-moi.
LE GOUVERNEUR. — Sôter, que fais-tu ? Tu mériterais qu’on t’assomme. Quoi ! tu oserais ajouter
à son mal la douleur causée par le fer ! Tu ne sais rien de sa maladie, et tu vas lui mettre les pieds à la
torture ! Il n’y a pas un mot de vrai dans ce qu’il t’a dit ; car ce n’est pas, comme il le prétend, en
s’exerçant à la lutte ou à la course qu’il a été blessé. Écoute-moi seulement. Tout d’abord il est rentré au
logis bien portant et, après avoir beaucoup mangé et bu, le malheureux, il s’est jeté sur son lit et a dormi
seul. Puis dans la nuit, il s’est réveillé en criant, comme s’il avait été frappé par un démon et tout le
monde a eu peur. Enfin il s’est écrié : « Hélas ! d’où me vient ce coup de malheur ? Sans doute un
démon me saisit par le pied pour m’entraîner. » Dans cet état, il est resté assis sur son séant, seul, toute
la nuit, à se lamenter sur son pied, avec la tristesse d’un Céyx13. Puis, quand le coq a annoncé le jour, il
est venu me trouver, et, posant sur moi une main brûlante de fièvre, il m’a dit en gémissant qu’il avait le
pied malade. Tout ce qu’il t’a dit avant, il l’a inventé pour cacher le terrible secret de sa maladie.
OKYPOUS. — Les vieillards sont toujours bien armés de paroles. Ils se vantent de tout, quand ils
ne peuvent rien. L’homme qui souffre et ment à ses amis ressemble à un affamé qui mâche du mastic14.
LE MÉDECIN. — Tu trompes tout le monde, tu dis mensonges sur mensonges. Tu avoues que tu
souffres ; mais de quoi, c’est ce que tu n’as pas encore dit.
OKYPOUS. — Comment donc pourrais-je t’expliquer le mal qui m’a surpris ? Je souffre, sans
savoir autre chose, sinon que je souffre.
LE MÉDECIN. — Quand on souffre du pied sans savoir l’origine de la douleur, on invente ensuite
tous les vains discours qu’on veut, quoiqu’on connaisse bien le fâcheux mal auquel on est en butte. À
présent tu ne souffres que d’un seul pied ; mais quant tu souffriras aussi de l’autre pied, tu gémiras et tu
pleureras. Je n’ai qu’un mot à te dire ; voici ce qu’est ton mal, que tu le veuilles ou non.
OKYPOUS. — Qu’est-ce que c’est ? dis-le. Quel est son nom ?

LE MÉDECIN. — C’est un nom formé de deux mots.


OKYPOUS. — Ah ! Quel est-il ? Je t’en prie, vieillard, dis-le.
LE MÉDECIN. — Il commence par l’endroit où tu souffres.
OKYPOUS. — Il commence par ποδός [« pied »], d’après ce que tu dis.
15
LE MÉDECIN. — Ajoutes-y à la fin le terrible mot ἄγρα [« prise »] .
OKYPOUS. — Et comment, hélas ! jeune comme je suis encore, puis-je être pris de ce mal ?
LE MÉDECIN. — C’est un mal redoutable ; car il n’épargne personne.
OKYPOUS. — Sôter, qu’en dis-tu ? À quoi dois-je m’attendre ?
LE MÉDECIN. — Laisse-moi un peu ; ton cas est embarrassant.
OKYPOUS. — Qu’ai-je à craindre ? Que m’est-il arrivé ?
LE MÉDECIN. — Tu es tombé dans une terrible maladie qui ne quittera plus ton pied.
OKYPOUS. — Alors je suis condamné à passer toute ma vie à boiter ?

LE MÉDECIN. — D’être boiteux, ce n’est rien ; rassure-toi.


OKYPOUS. — Y a-t-il pire mal que celui-là ? Dis.
LE MÉDECIN. — Il te reste d’être pris des deux pieds.
OKYPOUS. — Hélas ! D’où me vient cette nouvelle douleur dans l’autre pied ? elle me fait souffrir
autant que l’autre. Comment suis-je figé tout entier, quand je veux changer de place ? Je tremble
d’avancer le pied, insensé que je suis et j’ai soudain peur comme un enfant. Mais je t’en prie par les
dieux, Sotérikhos, si ton art peut quelque chose, ne me l’envie pas, guéris-moi ; autrement, je suis un
homme mort. Un mal invisible me dévore ; mes pieds sont criblés de flèches.
LE MÉDECIN. — Je t’épargnerai moi, les discours trompeurs des médecins qui ne savent que parler
et ne connaissent en fait aucun remède salutaire, et je t’expliquerai ton cas en peu de mots. Tu es tombé
d’abord dans un abîme de souffrances16 d’où tu ne peux t’échapper. Tu n’es pas pris dans une chausse-
trappe armée de pointes de fer, inventée pour découvrir les malfaiteurs, mais dans un mal terrible et
caché à tous, et tel que la nature humaine n’en peut supporter le poids17.
OKYPOUS. — Ah ! ah ! Hélas ! hélas ! D’où vient cette douleur cachée qui me perce le pied ?
Prenez-moi les mains avant que je tombe, comme les Satyres soutiennent les suppôts de Bacchus sous
les aisselles.
LE GOUVERNEUR. — Je suis vieux. Néanmoins, tu le vois, je t’obéis et, tout vieux que je suis, je
te conduis, toi qui es jeune.

1. Okypous signifie « l’homme aux pieds légers » ; Œdipe était, quant à lui, « l’homme aux pieds gonflés ».

2. Johannes Zimmermann, Luciani quae feruntur Podagra et Ocypus, Leipzig, Teubner, 1909.

3. Voir Eunape, Vie des sophistes, 16.

4. La lettre 1380 de Libanios, adressée à Acacius, mentionne la réception enthousiaste dont sa comédie sur la goutte a fait l’objet.

5. Les deux noms ont une valeur comique. Podaleirios est fils d’Asclépios et lui-même médecin ; il est celui qui guérit la blessure de
Philoctète. Son nom est formé sur les mots « pied » et « lys ». Le nom d’Astasia, « Instabilité », évoque celui d’Aspasie, compagne de Périclès.

6. Réminiscence d’Euripide, Hippolyte, 1-2.

7. Formule parallèle chez Euripide, Médée, 55.

8. Ces lignes ont été attribuées à Okypous par le philologue François Guyet (XVIIe s.) ; généralement, on considère que c’est toujours la
Goutte qui parle. Le texte grec ne recourt dans ces quatre vers à aucun pronom possessif, rendant les deux interprétations possibles.

9. Ce vers peut aussi être traduit de manière inverse : « Le besoin fait de tout vieillard un jeune homme. »

10. Le texte grec adopté pour ce passage varie selon les éditeurs.
11. Il y a une lacune dans les manuscrits : Émile Chambry complète la phrase en suivant Johannes Zimmermann ; Matthew D. MacLeod
(Lucian, VIII, Londres-Cambridge [Mass.], Harvard University Press, 1967) comprend au contraire : « mais maintenant tu vois qu’ils l’ont tous
découverte [la vérité] ».

12. Salpinx (« trompette ») était un nom donné à Pallas Athéna (voir Pausanias, 2, 21, 3) ; elle était aussi appelée Sôteria (« la Sauveuse ») ;
voir Aristophane, Les Grenouilles, 379.

13. Sur Céyx et son épouse, voir Lucien, L’Alcyon ou Sur les métamorphoses.

14. Résine tirée du lentisque qui servait de gomme à mâcher. Voir Lucien, Contre un bibliomane ignorant, 23 ; Alexandre ou le Faux
Prophète, 21.

15. Podagra, le mot grec pour la goutte, désigne à l’origine un piège qui prend l’animal par la patte.

16. Sur cette expression, voir Euripide, Hélène, 303.

17. Voir Euripide, Oreste, 3.


[ 75 ]
[ SUR LES DANSEURS ] 1

1. Le texte qui apparaît sous le numéro 75 dans la classification traditionnelle des œuvres de Lucien est en fait une œuvre de Libanios, un
auteur du IVe siècle apr. J.-C. Il ne figure donc pas dans le présent volume.
76
LE CYNIQUE
Lykinos, personnage récurrent chez Lucien, s’entretient avec un cynique anonyme, qui sert de
représentant à ce mouvement : le dialogue porte sur l’apparence des cyniques et sur le genre de vie qui
est le leur. Il s’ouvre sur plusieurs questions de Lykinos (1), qui reprennent l’opinion habituelle : le
mode de vie des cyniques est comparable à celui des bêtes sauvages, il est mauvais pour la santé et
contraire à la vie en société ; c’est une vie de mendiant, caractérisée par l’indigence. Lykinos conduit
ainsi le cynique à défendre son régime de vie, opposant la simplicité et la vertu au luxe et au vice. Le
cynique répond d’abord à la critique relative à son indigence : après avoir défini avec son interlocuteur
ce que sont la suffisance et l’insuffisance, il prouve que tous ses besoins sont satisfaits et qu’il ne
manque de rien : sa condition physique et sa bonne santé en sont la preuve (2-4). Lykinos lui oppose
ensuite la notion de plaisir (5), et le cynique a beau jeu, alors, de dénoncer l’intempérance des hommes,
soumis à leurs passions. L’échange laisse la place à une diatribe virulente, à la manière cynique, sur les
misères humaines (6-11). Le cynique dénonce notamment les habitudes intempérantes des riches de son
temps : recherche de ce qui est le plus cher, le plus exotique, usage des chaises à porteur, de l’épilation.
Rappelant l’exemple d’Héraclès1, héros cynique par excellence, le cynique revient sur les principes
philosophiques qui sont les siens (12-15) : le mode de vie cynique est viril et conforme à la nature.
Finalement, par leur peu de besoins tout autant que par leurs vêtements, c’est des dieux que les cyniques
se rapprochent le plus (16).
Ce texte est généralement considéré par les critiques comme n’étant pas de Lucien, quoique datant
de l’époque impériale ; on le rapproche des nombreuses lettres2 attribuées à des personnalités cyniques
que la tradition a conservées, et qui datent de la même période. Néanmoins, il est à noter que le cynique
s’exprime comme on l’attend d’un cynique, sur le fond comme sur la forme, et que ce type d’imitation
du style et de la manière propres à certains est courant chez Lucien (voir ses pastiches et parodies). En
outre, la plupart des thèmes abordés par le cynique apparaissent ailleurs dans l’œuvre de Lucien (mais il
s’agit d’éléments traditionnels de la diatribe cynique). En tout cas, ce texte forme le pendant des
critiques émises par Lucien à l’encontre de ces faux philosophes qui ne font qu’imiter l’accoutrement
cynique : il montre que l’apparence du cynique est la marque extérieure, le symbole, de son genre de vie
et lui est indissociable.
E. M.

1.– LYKINOS. — Pourquoi donc, l’ami, portes-tu ta barbe et tes cheveux longs ? Pourquoi n’as-tu pas de
tunique ? Pourquoi laisses-tu voir ta nudité et vas-tu pieds nus ? Pourquoi as-tu choisi cette vie errante
qui n’est pas celle des hommes, mais des bêtes sauvages, et ce régime nuisible à ta santé et contraire à
l’usage des autres hommes ? Tu passes sans cesse d’un endroit à un autre, tu couches sur la dure et ton
manteau est crasseux à souhait, et il n’est certes pas d’une étoffe fine et moelleuse ni de couleurs
brillantes.
LE CYNIQUE. — C’est que je n’ai pas besoin de cela. Le manteau que je veux, c’est celui qui me
donne le moins de peine à me procurer et qui exige le moins de soin de son propriétaire ; avec ces
qualités-là, il me suffit.
2.– Mais toi, au nom des dieux, réponds-moi, Crois-tu que le vice est inséparable du luxe ?
LYKINOS. — Assurément.
LE CYNIQUE. — Et la simplicité inséparable de la vertu ?

LYKINOS. — Assurément.
LE CYNIQUE. — Alors pourquoi, lorsque tu me vois suivre un régime plus simple que le commun
des hommes et ceux-ci un régime plus luxueux que moi, est-ce moi que tu critiques et non eux ?
LYKINOS. — C’est que, par Zeus, ce n’est pas par la simplicité que ton régime me paraît se
distinguer du commun, mais par l’insuffisance, ou plutôt par une indigence et un dénuement absolu ; car
tu ne diffères en rien des gueux qui mendient leur pain quotidien.
3.– LE CYNIQUE. — Eh bien, puisque la conversation est tombée sur cette matière, veux-tu que nous
examinions ce que c’est que l’insuffisance et ce que c’est que la suffisance.
LYKINOS. — Si tu veux.
LE CYNIQUE. — Un homme a-t-il sa suffisance, quand il a de quoi satisfaire ses besoins, ou bien
es-tu d’un autre avis ?
LYKINOS. — J’accepte le tien.
LE CYNIQUE. — Est-il dans l’insuffisance, quand il n’a pas assez pour ses besoins et qu’il manque
du nécessaire ?
LYKINOS. — Oui.
LE CYNIQUE. — L’insuffisance n’est donc pas mon cas ; car j’ai tout ce qu’il faut pour couvrir
mes besoins.
4.– LYKINOS. — Comment cela ?
LE CYNIQUE. — Tu n’as qu’à considérer quel est le but de chacune des choses dont nous avons
besoin. Par exemple une maison n’a-t-elle pas pour but de nous mettre à couvert ?
LYKINOS. — Si.
LE CYNIQUE. — Et le vêtement, en vue de quoi est-il fait ? N’est-ce pas aussi pour nous couvrir ?
LYKINOS. — Si.
LE CYNIQUE. — Et cela même qui nous couvre, au nom des dieux, en vue de quoi en avons-nous
senti le besoin ? N’est-ce pas pour être par là même en meilleure condition ?
LYKINOS. — Il me le semble.
LE CYNIQUE. — Eh bien, est-ce que mes pieds te paraissent en plus mauvais état que ceux des
autres ?
LYKINOS. — Je ne sais pas.
LE CYNIQUE. — Suis mon raisonnement, et tu le sauras. Quelle est la fonction des pieds ?

LYKINOS. — De marcher.
LE CYNIQUE. — Eh bien, crois-tu que mes pieds marchent plus mal que ceux de la plupart des
hommes ?
LYKINOS. — Non, apparemment.
LE CYNIQUE. — Ils ne sont donc pas non plus en plus mauvais état, s’ils ne remplissent pas plus
mal leur fonction ?
LYKINOS. — Peut-être.
LE CYNIQUE. — Donc, en ce qui concerne les pieds, je ne parais pas être en moins bonne
condition que la plupart des hommes ?
LYKINOS. — Tu ne le parais pas.
LE CYNIQUE. — Et le reste de mon corps, est-il en plus mauvais état que celui des autres ? S’il
l’était, il serait par suite plus faible, car la première qualité du corps, c’est la force. Eh bien, est-ce que
mon corps est plus faible ?
LYKINOS. — Il ne le paraît pas.
LE CYNIQUE. — Donc ni mes pieds, ni le reste de mon corps ne paraissent avoir besoin d’être
couverts. S’ils en avaient besoin, ils seraient en mauvais état ; car le besoin est toujours funeste et
détériore les objets soumis à son action. D’ailleurs mon corps ne paraît pas insuffisamment alimenté,
parce qu’il est nourri des premiers aliments venus.
LYKINOS. — C’est visible en effet.
LE CYNIQUE. — Il ne serait pas non plus vigoureux, s’il était mal nourri ; car la mauvaise
nourriture détruit la santé.
LYKINOS. — C’est vrai.
5.– LE CYNIQUE. — Pourquoi donc, dis-moi, si tu conviens de tous ces points, me critiques-tu, ravales-
tu mon genre de vie et le tiens-tu pour misérable ?
LYKINOS. — C’est que, par Zeus, la nature, que tu honores, et les dieux, ayant mis la terre à notre
disposition et tiré de son sein une foule de biens pour que nous ayons tout en abondance, et non
seulement pour nos besoins, mais encore pour nos plaisirs, toi, tu te prives de tous ces avantages, ou du
moins de la plupart, et que tu n’en jouis pas plus que les bêtes. Comme elles, tu ne bois que de l’eau, tu
te nourris de ce que tu trouves, comme les chiens, et tu n’as pas un lit meilleur que le leur, puisque la
paille te suffit comme à eux. En outre, tu portes un manteau qui conviendrait à peine à un gueux. Si c’est
toi qui as raison, en te contentant de ce régime, alors Dieu a eu tort de donner des toisons aux brebis et à
la vigne sa douce liqueur, et de nous procurer cette merveilleuse variété de ressources, huile, miel et le
reste, pour que nous ayons des aliments de toute sorte, une boisson agréable, de l’argent, une couche
moelleuse, de belles maisons et tout ce que les arts ont fabriqué d’admirable, car les ouvrages de l’art
aussi sont des présents des dieux. Vivre privé de tous ces biens serait déjà un malheur, si l’on en était
privé par un autre, comme ceux qui sont en prison ; mais c’est un malheur beaucoup plus grand de se
priver soi-même de toutes les belles choses ; c’est même une indéniable folie.
6.– LE CYNIQUE. — Il se peut que tu aies raison. Cependant réponds à cette question. Supposons qu’un
homme riche, généreux et ami de l’humanité offre gracieusement un festin où il invite à la fois un grand
nombre d’hôtes de tous pays, les uns faibles, les autres forts, et qu’il leur serve une foule de mets fournis
par toute la terre. Si alors un des convives agrippait tous les plats et les dévorait tous, et, non content de
ceux qui seraient près de lui, saisissait encore ceux qui seraient éloignés et apprêtés pour les malades,
alors qu’il serait lui-même bien portant, et cela quand il n’a qu’un estomac, qu’il n’a besoin pour se
nourrir que de peu d’aliments et que le grand nombre doit lui être fatal, quel jugement porterais-tu sur
un tel homme ? Te paraîtrait-il sensé ?
LYKINOS. — Non, pas à moi.
LE CYNIQUE. — Te paraîtrait-il tempérant ?
LYKINOS. — Non plus.
7.– LE CYNIQUE. — Et si un homme, assis à la même table, sans prêter attention à la multiplicité et à la
variété des plats, bornait son choix à l’un des plus rapprochés de lui, et suffisant pour ses besoins, puis le
mangeait avec modération et ne prenait que celui-là, sans même regarder les autres, ne le regarderais-tu
pas comme plus tempérant et meilleur que l’autre ?
LYKINOS. — Si.
LE CYNIQUE. — Eh bien, as-tu compris, ou faut-il que je m’explique ?

LYKINOS. — Explique-toi.
LE CYNIQUE. — Dieu ressemble à cet homme qui traite si bien ses hôtes. Il nous présente une
foule de mets de toute espèce et de tous pays, pour que nous ayons chacun ce qui nous convient. Il y en
a pour les gens bien portants et pour les malades, pour les forts et pour les faibles, non point pour que
tous les convives usent de tous, mais pour que chacun se serve de ceux qui sont devant lui et, parmi
ceux-ci, de celui dont il a le plus besoin.
8.– Et vous, vous êtes tout à fait pareils à cet insatiable gourmand qui agrippe tout. Vous prétendez jouir
de tous les biens, non seulement de ceux qui naissent dans votre pays, mais encore de ceux qui naissent
dans tous les autres ; vous vous persuadez que ni votre territoire, ni la mer qui le baigne ne suffisent à
eux seuls à vos besoins ; vous courez acheter vos plaisirs aux confins de la terre, préférant toujours les
produits étrangers à ceux de chez vous, ceux qui sont chers à ceux qui sont à vil prix, ceux qu’on a peine
à se procurer à ceux qui sont d’une emplette facile. En un mot, vous aimez mieux avoir des tracas et des
maux que de vivre sans ennuis. Cet appareil compliqué et précieux où vous placez le bonheur et dont
vous êtes si fiers, vous ne l’obtenez qu’à force de malheur et de peine. Considère en effet, si tu veux
bien, cet or tant souhaité, considère cet argent, considère ces maisons somptueuses, considère ces
vêtements si recherchés, et vois tout ce qu’ils traînent à leur suite, de combien de peines, de combien de
dangers ou plutôt de combien de sang, de meurtres, de carnages il faut les payer. Non seulement une
foule de gens périssent en naviguant pour se les procurer, ou se donnent une peine infinie pour les
chercher ou les fabriquer, mais encore on se bat sans cesse pour les avoir, on se tend des embûches les
uns aux autres, les amis à leurs amis, les enfants à leurs pères, les femmes à leurs maris. C’est ainsi, je
pense, qu’Ériphyle livra son époux pour avoir de l’or3.
9.– Et l’on s’expose à tous ces maux, quoique l’on sache bien que les habits de couleurs brillantes ne
peuvent pas tenir plus chaud que les autres, que les palais dorés ne mettent pas mieux à l’abri, que les
coupes d’argent ni les coupes d’or ne bonifient pas la boisson, que les lits d’ivoire ne procurent pas un
sommeil plus agréable et qu’au contraire on voit souvent sur ces lits d’ivoire et ces tapis somptueux les
heureux de ce monde attendre en vain le sommeil. Quant à ces mets étrangers qui coûtent tant de peines,
il est inutile de dire qu’ils ne nourrissent pas mieux ; au contraire, ils détruisent la santé et font naître des
maladies.
10.– À quoi bon parler de tout ce que les hommes font et souffrent pour jouir des plaisirs d’Aphrodite ?
Et cependant il est si facile de calmer cette sorte de désir, si l’on ne veut pas raffiner le plaisir4. Mais ce
n’est pas seulement dans cette passion qu’éclatent la folie et la corruption des hommes, ils pervertissent
l’usage des êtres, et s’en servent contrairement à l’ordre naturel. C’est comme si l’on voulait, au lieu
d’une voiture, employer un lit comme voiture.
LYKINOS. — Et qui est cet on ?
LE CYNIQUE. — C’est vous-mêmes, qui vous servez des hommes comme de bêtes de somme et
leur faites porter sur leur col ces lits qui vous servent de voitures, tandis que vous-mêmes,
voluptueusement couchés sur leurs têtes, vous les conduisez à la bride comme des ânes, en leur
commandant de tourner de tel côté, non de tel autre. Et ceux qui se montrent le plus souvent dans cet
équipage sont à vos yeux les plus heureux.
11.– Et ces hommes qui, non contents d’employer à leur nourriture la chair des animaux, cherchent à en
exprimer des couleurs, tels que les teinturiers en pourpre, ceux-là aussi n’emploient-ils pas
contrairement à l’ordre de la nature les objets dont la divinité a réglé la destination ?
LYKINOS. — Non, par Zeus ; car la chair du pourpre a le pouvoir de teindre, aussi bien que de
nourrir.
LE CYNIQUE. — Mais ce n’est pas pour cela que la nature l’a faite. Suivant toi, on pourrait à la
rigueur se servir d’un cratère5 comme de marmite ; mais il n’a pas été fait pour cela. Mais qui pourrait
faire le tableau de toutes les misères humaines ? Elles sont trop nombreuses, et cependant tu me fais un
crime de ne pas les partager. Je vis comme ce convive tempérant : je me nourris des vivres qui sont à ma
portée et je n’use que des plus simples, sans désirer des mets variés et exotiques.
12.– Remarque ensuite que, si je te parais vivre comme une bête, parce que j’ai peu de besoins et que je
me contente de peu, les dieux risquent fort, d’après ton raisonnement, d’être inférieurs aux bêtes,
puisqu’ils n’ont besoin de rien. Mais pour mieux connaître la différence qu’il y a entre avoir peu et avoir
beaucoup de besoins, considère que les enfants en ont plus que les hommes faits, les femmes plus que
les hommes, les malades plus que les gens bien portants, et qu’en général et partout les mauvais en ont
plus que les bons. C’est pour cela que les dieux n’ont aucun besoin et que ceux qui approchent le plus de
la divinité sont ceux qui en ont le moins.
13.– Crois-tu que c’est parce qu’il était malheureux qu’Héraclès, le meilleur de tous les hommes, ce
héros divin, si justement mis au rang des dieux, allait nu, sans autre vêtement que sa peau de lion et sans
éprouver aucun de vos besoins ? Non, il n’était pas malheureux, ce héros qui écartait les maux des
autres. Il n’était pas pauvre non plus, lui qui commandait à la terre et à la mer ; car partout où
l’entraînait son courage, il subjuguait tout, et, parmi les héros de son temps, il ne trouva jamais son
pareil ni son maître, tant qu’il vécut parmi les hommes. Crois-tu qu’il manquât de couvertures et de
chaussures et que c’est la raison pour laquelle il parcourait le monde en cet état ? On ne saurait le
soutenir. Mais il était tempérant et endurant, il voulait être fort et ne voulait pas s’abandonner à la
mollesse. Et Thésée, son disciple, n’était-il pas roi de toute l’Attique, fils de Poséidon, à ce qu’on dit, et
le plus vaillant héros de son temps ?
14.– Cependant lui aussi voulait aller nu-pieds et se plaisait à garder sa barbe et ses cheveux, et il n’était
pas le seul ; c’était aussi le goût de tous les anciens ; car ils valaient mieux que nous et aucun d’eux, pas
plus qu’un lion, ne se serait laissé raser. Ils pensaient qu’une peau souple et lisse convient aux femmes,
mais eux-mêmes tenaient à paraître ce qu’ils étaient, des hommes. Ils regardaient la barbe comme
l’ornement de l’homme, comme la crinière est celui des chevaux et des lions ; les dieux la leur ont
donnée comme une parure qui relève l’éclat de leur beauté, et c’est pour la même raison qu’ils ont
donné la barbe aux hommes. C’est avec ces anciens que je veux rivaliser, c’est eux que je veux imiter ;
mais pour les hommes d’aujourd’hui, je n’envie point ce merveilleux bonheur qu’ils goûtent à manger, à
s’habiller, à se lisser et à s’épiler toutes les parties du corps, sans laisser même les plus secrètes à leur
état naturel.
15.– Pour moi, je souhaite que mes pieds ressemblent exactement à la sole des chevaux, comme ceux de
Chiron6, d’après ce que dit la légende. Je voudrais n’avoir pas plus besoin de couvertures que les lions,
plus besoin d’une nourriture somptueuse que les chiens. Puissé-je trouver en tout endroit de la terre une
couche qui me suffise, regarder l’univers comme ma maison, choisir pour nourriture la plus facile à
trouver ! Puissé-je n’avoir pas besoin d’or ni d’argent, ni moi ni aucun de mes amis ! car c’est du désir
de ces biens que naissent tous les maux de l’humanité, dissensions, guerres, embûches, massacres. Tous
ces maux dérivent du désir de posséder davantage. Loin de moi ce désir ! que jamais je ne cherche à
accroître mon avoir, que je puisse au contraire le voir diminuer sans regret !
16.– Tu connais à présent mes principes ; ils ne sont guère d’accord avec les passions du vulgaire. Il
n’est donc pas surprenant que je diffère de lui par mon extérieur, lorsque j’en diffère si fort par ma
doctrine. Mais ce qui m’étonne de toi, c’est que tu admettes qu’un joueur de cithare ait un habit et une
tenue particulière, qu’un joueur de flûte ait aussi, par Zeus, sa tenue à lui, un tragédien, sa longue robe,
et que tu n’admettes plus qu’un homme vertueux ait une tenue et un habit qui lui soient propres, que tu
prétendes au contraire qu’il doit se vêtir comme la multitude, alors que la multitude est corrompue. Or si
les gens de bien doivent avoir une tenue particulière, quelle autre pourrait mieux leur convenir que celle
qui paraît si choquante aux hommes dissolus et qu’ils auraient le plus de répugnance à porter ?
17.– Voilà pourquoi j’ai pris cette tenue, pourquoi je suis sale et velu, je porte un vieux manteau, je
laisse croître mes cheveux et marche pieds nus. Votre tenue à vous est pareille à celle des mignons, et
personne ne pourrait l’en distinguer ni par la couleur des vêtements, ni par le moelleux de l’étoffe, ni par
le nombre des tuniques, ni par les manteaux, ni par les chaussures, ni par la coiffure, ni par les parfums ;
car vous exhalez les mêmes odeurs que ces débauchés, vous surtout qui êtes les plus heureux de ce
monde. Et cependant que donnerait-on d’un homme qui sent l’odeur des mignons ? Aussi êtes-vous
aussi faibles qu’eux dans les travaux, aussi esclaves des plaisirs ; vous vous nourrissez des mêmes
aliments, vous dormez et vous marchez comme eux, ou plutôt vous ne voulez pas marcher, vous vous
faites porter comme des fardeaux, les uns par des hommes, les autres par des animaux. Moi, ce sont mes
pieds qui me portent où j’ai besoin d’aller. Je suis capable de résister au froid, de supporter le chaud, de
m’accommoder sans peine des œuvres des dieux, précisément parce que je suis dans l’indigence. Quant
à vous, votre bonheur même fait que vous n’êtes satisfait de rien de ce qui vous arrive ; vous vous
plaignez de tout ; le présent vous est insupportable et vous désirez ce qui est loin de vous ; en hiver,
vous soupirez après l’été ; en été, après l’hiver ; quand il fait chaud, vous désirez le froid, quand il fait
froid, le chaud ; vous êtes, comme les malades, difficiles à contenter et mécontents de votre sort. La
cause en est, pour eux, la maladie ; pour vous, le caractère.
18.– Et après cela, vous prétendez nous réformer et redresser notre façon de penser, sous prétexte que
nos actes partent souvent de jugements faux, alors que vous-mêmes, vous ne montrez aucune réflexion
dans vos propres affaires, et que vous n’en faites aucune par jugement et par raison, mais par routine et
par passion. Aussi vous ne différez en rien de ceux qui sont emportés par un torrent. Ils sont entraînés
partout où le courant les emmène, et vous, partout où vous portent vos passions. Vous êtes dans le cas de
cet homme qui était, dit-on, monté sur un cheval fougueux. Emporté violemment par sa monture, il ne
pouvait plus descendre, parce que son cheval était lancé au galop. Quelqu’un le rencontrant lui demanda
où il allait : « Où il plaira à cet animal », dit-il, en montrant le cheval. Si l’on vous demandait à vous
aussi où vous allez, pour être sincères, vous devriez répondre simplement : « Où il plaira à nos passions,
où il plaira tour à tour à la volupté, à la vaine gloire, à l’amour du gain aussi. » Tantôt la colère, tantôt la
crainte, tantôt quelque autre passion de ce genre est capable de vous emporter ; car vous ne montez pas
un seul cheval, mais beaucoup, vous autres, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, mais tous également
fougueux. Aussi vous emportent-ils aux abîmes et aux précipices, sans que vous vous doutiez le moins
du monde, avant votre chute, que vous allez infailliblement tomber.
19.– Au contraire, ce vieux manteau dont vous vous moquez, ma chevelure et ma tenue ont un pouvoir
assez grand pour me faire vivre en repos, en faisant ce qui me plaît et fréquentant qui je veux. De la
foule des ignorants et des gens sans culture, aucun ne voudrait approcher de moi, à cause de ma tenue, et
nos efféminés me fuient du plus loin qu’ils me voient. Mais je vois venir à moi les plus cultivés, les plus
honnêtes, les amis de la vertu : ce sont ceux-là surtout qui s’approchent de moi ; ce sont ceux-là dont la
compagnie me plaît. Je ne fréquente point les portes de ceux qu’on appelle des heureux ; leurs
couronnes d’or et leur pourpre ne sont à mes yeux que de la fumée et je me ris de ces vaniteux.
20.– Apprends maintenant que ce costume dont tu te moques convient non seulement aux gens de bien,
mais encore aux dieux. Tu n’as pour cela qu’à jeter les yeux sur les statues des dieux. À qui trouves-tu
qu’elles ressemblent, à vous ou à moi ? Sans te borner aux temples de la Grèce, parcours aussi ceux des
barbares. Les dieux y sont-ils chevelus et barbus comme moi, ou sont-ils sculptés et peints, rasés comme
vous ? Tu les verras même le plus souvent sans tunique, comme moi. Ose encore à présent dire que mon
costume est misérable, quand tout le monde voit qu’il convient aux dieux.

1. Patron de la secte cynique.

2. Voir par exemple les Lettres de Diogène et de Cratès.

3. Soudoyée par Polynice, qui montait une expédition pour reprendre le trône de Thèbes à son frère Étéocle, Ériphyle persuada son mari
Amphiaraos d’Argos d’y participer, alors qu’il savait qu’il n’en reviendrait pas vivant. Polynice lui avait offert le collier d’or forgé par Héphaïstos
pour la fille d’Arès et Aphrodite, Harmonie.
4. Diogène, déjà, prônait les avantages de la masturbation.

5. Grand vase qui servait à mélanger le vin et l’eau.

6. Chiron était un Centaure, un être mi-homme, mi-cheval. Réputé pour sa sagesse et ses connaissances (à la différence des autres Centaures),
il fut le mentor de nombreux héros, au nombre desquels Achille et Asclépios.
77
DIALOGUES DES MORTS
Les Dialogues des morts se présentent comme un recueil de trente conversations situées aux
Enfers. Leurs protagonistes sont de grandes figures des poèmes homériques, de la mythologie, de
l’histoire et de la philosophie grecques. On y trouve aussi certains dieux comme Hermès, que leurs
fonctions rattachent au royaume des morts. Ces derniers forment une société dont Lucien donne un
aperçu à travers la série des entretiens.
En ce sens, sa démarche peut faire penser à celle d’Homère au chant XI de l’Odyssée et aux
propos de Socrate sur ses futurs dialogues avec les sages qu’il espère rencontrer après sa mort (Platon,
Apologie de Socrate, 41b-c). Mais, par leur ton satirique constant, les Dialogues des morts s’apparentent
davantage aux Grenouilles d’Aristophane où le jugement des Enfers se transforme en jugement sur la
tragédie grecque.
Cependant, ce ne sont pas des œuvres, mais des vies que Lucien fait passer en jugement à la
lumière de la mort et du sort qu’elle réserve aux défunts. Ces derniers sont dépouillés de tout ce qui, sur
terre, passait pour leurs biens. Beauté, richesses, grandeurs d’établissement, privilèges, gloire, prestige
se sont évanouis. La belle Hélène est maintenant réduite à un crâne décharné. Alexandre, qui se faisait
passer pour le fils de Zeus, est aussi mort que les hommes ordinaires, tout comme Héraclès. Les projets
criminels des héritiers, les flatteries intéressées des chasseurs d’héritage ont été déjoués par des trépas
inopinés. Chez les morts, tous les hommes sont égaux, même Socrate a eu peur en arrivant parmi eux. Il
ne reste aux défunts que des regrets attisés par les moqueries des philosophes cyniques Diogène, Cratès
et Ménippe, et certaines haines inexpiables comme celle d’Ajax pour Ulysse et celle de Protésilas pour
Hélène. À ce néant qui règne s’ajoute la petitesse de certains épisodes : Hermès et Charon ne sont pas
d’accord sur les frais et sur les recettes engendrés par leurs activités, tandis que Ménippe s’arrange pour
entrer aux Enfers en resquillant. Quant aux châtiments éternels promis aux grands criminels, ils
apparaissent dans toute leur absurdité puisqu’ils sont censés frapper des morts qui ont tous agi sous
l’empire de la fatalité, ce qui peut faire douter de leur responsabilité. C’est pourquoi, dans le dernier
dialogue, Minos dispense Sostratos des peines prévues pour lui.
Lucien se livre donc, dans les Dialogues des morts, à un jeu de massacre dont les cibles sont les
grands hommes, les grandes destinées, les grandes fortunes et les grandes légendes de la Grèce antique.
Il les réduit à rien. Il transforme ainsi le royaume des morts en une scène où il démasque tous les
mensonges et toutes les vanités. Il reste fidèle à son tempérament de moraliste. Mais il va plus loin que
de coutume. Les Dialogues des morts sont une œuvre satirique empreinte d’un nihilisme sinistre. Ils
laissent un goût de cendres, qu’on ne retrouvera pas chez les imitateurs de Lucien, auteurs d’autres
Dialogues des morts comme Fontenelle (1683) et Fénelon (1712).
A. B.

DIOGÈNE ET POLLUX1
DIOGÈNE ET POLLUX1

1.– DIOGÈNE. — Pollux, je te recommande, aussitôt que tu seras retourné là-haut, car c’est ton tour, je
crois, de revivre demain, si tu vois quelque part Ménippe2, le chien, et tu le trouveras à Corinthe, au
Cranion, ou au Lycée, où il se moque des philosophes qui disputent les uns contre les autres, de lui dire
ceci : « Diogène t’engage, Ménippe, si tu as assez ri de ce qui se passe sur la terre, de venir ici, où tu
auras beaucoup plus sujet de rire. Là-bas, en effet, on peut contester tes raisons de rire et l’on se dit
souvent : “Qui sait au juste ce qui se passe après la vie ?” Ici, au contraire, tu ne cesseras pas de rire en
toute assurance, comme je fais à présent, surtout quand tu verras les riches, les satrapes, les tyrans si
rabaissés et si difficiles à distinguer des autres qu’on ne les reconnaît que parce qu’ils gémissent et parce
que, mous et sans courage, ils se souviennent des choses de la terre. » Dis-lui cela, et ajoute qu’il vienne
après avoir rempli sa besace de lupins, ou y avoir glissé le souper d’Hécate3, s’il le trouve jeté au hasard
dans un carrefour, ou un œuf provenant d’une cérémonie de purification ou quelque chose de semblable.
2.– POLLUX. — Oui, Diogène, je lui rapporterai cela ; mais il faut que je sache au juste quelle est sa
figure.
DIOGÈNE. — Il est vieux, chauve ; il porte un manteau plein de trous, ouvert à tous les vents et
rapetassé de guenilles de différentes couleurs. Il rit sans cesse et il passe la plus grande partie de son
temps à persifler ces charlatans de philosophes.
POLLUX. — Il est facile à trouver d’après ce signalement.
DIOGÈNE. — Veux-tu que je te charge aussi d’une commission pour ces philosophes mêmes ?

POLLUX. — Parle ; cela non plus ne sera pas lourd à porter.


DIOGÈNE. — Recommande-leur en un mot d’en finir avec leurs niaiseries, leurs disputes sur
l’univers, les cornes qu’ils se plantent les uns aux autres4, les crocodiles qu’ils fabriquent5, et toutes ces
questions saugrenues qu’ils enseignent à la jeunesse.
POLLUX. — Mais s’ils ne tiennent pas compte de ma recommandation et disent que je suis trop
ignorant, trop étranger à la philosophie pour attaquer leur science ?
DIOGÈNE. — Alors dis-leur de ma part d’aller se pendre.
POLLUX. — Cela aussi, Diogène, je le leur rapporterai.
3.– DIOGÈNE. — Quant aux riches, mon petit Pollux chéri, rapporte-leur ceci de ma part : « Pourquoi,
sots que vous êtes, gardez-vous votre or ? Pourquoi vous tourmentez-vous à calculer vos usures, à
entasser talents sur talents, vous qui devez bientôt venir aux Enfers avec une seule obole6 ? »
POLLUX. — Cela aussi sera répété à ces gens-là.
7
DIOGÈNE. — Dis aussi aux beaux et aux forts, à Mégillos de Corinthe , au lutteur Damoxène qu’il
n’est chez nous ni cheveux blonds, ni yeux bleus ou noirs, ni joues colorées, ni muscles vigoureux, ni
épaules solides, et que tout n’est qu’une Myconos, comme on dit8, des crânes dépouillés de beauté.
POLLUX. — Il n’est pas difficile non plus de rapporter cela aux beaux et aux forts.
DIOGÈNE. — Aux pauvres aussi, Laconien, et ils sont nombreux, mécontents de leur sort et
déplorant leur misère, dis-leur de ne pas pleurer, de ne pas gémir ; apprends-leur l’égalité qui règne ici,
qu’ils verront les riches de là-haut réduits à leur niveau ; et aux Lacédémoniens, tes compatriotes,
reproche-leur, si tu veux bien, de s’être relâchés.
POLLUX. — Diogène, ne dis rien des Lacédémoniens ; je ne le souffrirais pas ; pour ce que tu
mandes aux autres, je le leur ferai savoir.
DIOGÈNE. — Laissons les Lacédémoniens, puisque tu le veux ; mais n’oublie pas les instructions
que je t’ai données pour les autres.

2
CHARON ET MÉNIPPE

1.– CHARON. — Paye ton passage, coquin.


MÉNIPPE. — Tu peux crier, Charon, si cela te fait plaisir.
CHARON. — Paye-moi, te dis-je, pour t’avoir passé.

MÉNIPPE. — Tu ne peux rien toucher de qui n’a rien.


CHARON. — Y a-t-il un homme qui n’ait pas une obole ?
MÉNIPPE. — S’il y en a d’autres que moi, je n’en sais rien ; mais moi, je ne l’ai pas.
9
CHARON. — Eh bien, par Pluton , je vais t’étrangler, scélérat, si tu ne payes pas.
MÉNIPPE. — Et moi, d’un coup de bâton, je vais te fendre le crâne.
CHARON. — C’est donc pour rien que tu auras fait une si longue traversée ?
MÉNIPPE. — Qu’Hermès paye pour moi, puisque c’est lui qui m’a remis entre tes mains.
2.– HERMÈS. — Par Zeus, me voilà bien loti, s’il faut que je paye encore pour les morts.
CHARON. — Je ne te lâcherai pas.
MÉNIPPE. — Quant à cela, tu peux tirer ta barque à sec et rester là près de moi. Mais ce que je n’ai
pas, comment veux-tu que je te le donne ?
CHARON. — Tu ne savais pas qu’il fallait apporter une obole ?
MÉNIPPE. — Je le savais ; mais je ne l’avais pas. Et alors, fallait-il pour cela ne pas mourir ?
CHARON. — Alors, tu seras le seul qui pourra se vanter d’avoir passé gratis ?
MÉNIPPE. — Gratis ? non, mon brave ; car j’ai vidé la sentine, j’ai mis la main à la rame, et, seul
de tous les passagers, je n’ai pas pleuré.
CHARON. — Cela n’a rien à voir avec le prix du passage ; c’est l’obole que tu as à payer ; il le faut
absolument.
3.– MÉNIPPE. — Alors reconduis-moi à la vie.
10
CHARON. — Tu es charmant ! pour que je reçoive des coups d’Éaque par-dessus le marché.
MÉNIPPE. — Ne m’ennuie donc pas davantage.
CHARON. — Fais voir ce que tu as dans ta besace.
MÉNIPPE. — Des lupins, si le cœur t’en dit, et le dîner d’Hécate.
CHARON. — D’où nous as-tu amené ce chien-là, Hermès ? Et quels propos il débitait pendant la
traversée, se moquant de tous les passagers, raillant et chantant seul, tandis qu’ils gémissaient !
HERMÈS. — Tu ne sais pas, Charon, quel homme tu as transporté : c’est un homme libre dans la
force du terme et qui n’a souci de rien. C’est Ménippe.
CHARON. — Eh bien, si jamais je t’y prends…
MÉNIPPE. — Si tu m’y prends, mon bon ! Tu ne saurais m’y prendre deux fois.
3
PLUTON
OU CONTRE MÉNIPPE

1.– CRÉSUS11. — Nous ne pouvons plus supporter, Pluton, que ce chien de Ménippe demeure à côté de
nous. Aussi fais-le changer de place, ou bien nous irons habiter ailleurs.
PLUTON. — Quel mal peut-il vous faire, puisqu’il est mort comme vous ?
CRÉSUS. — Quand nous nous lamentons et gémissons au souvenir des biens que nous avons
laissés là-haut,
Midas12 que tu vois, de son or, Sardanapale13, de ses délices de toute sorte, et moi Crésus, de mes
trésors, il nous raille et nous insulte, en nous appelant esclaves et ordures ; parfois même il chante pour
troubler nos gémissements ; en un mot, il est insupportable.
PLUTON. — Que disent-ils là, Ménippe ?
MÉNIPPE. — La vérité, Pluton ; car je déteste ces lâches, ces misérables qui, non contents d’avoir
mal vécu, se souviennent encore, même après leur mort, des biens de là-haut et y restent attachés ; aussi
je prends plaisir à les tourmenter.
PLUTON. — Mais il ne le faut pas : s’ils s’affligent, c’est qu’ils sont privés de biens considérables.
MÉNIPPE. — As-tu donc aussi perdu l’esprit, Pluton, pour applaudir à leurs soupirs ?
PLUTON. — Pas du tout ; mais je ne voudrais pas vous voir en guerre.
2.– MÉNIPPE. — Malgré tout, ô les plus méchants des Lydiens, des Phrygiens et des Assyriens, sachez
bien que je ne vous lâcherai pas ; partout où vous irez, je vous suivrai pour vous molester, vous
chansonner et rire à vos dépens.
CRÉSUS. — N’est-ce pas là de l’insolence ?
MÉNIPPE. — Non ; mais ce qui était de l’insolence, c’est ce que vous faisiez quand vous
prétendiez être adorés, que vous vous jouiez des hommes libres, sans jamais vous souvenir de la mort.
Pleurez donc à présent que vous êtes privés de tout cela.
CRÉSUS. — Ah oui, de biens nombreux, ô dieux, et considérables.
MIDAS. — Et moi, de combien d’or !

SANDANAPALE. — Et moi, de quelles délices !


MÉNIPPE. — Bravo ! continuez. Pour moi, je ne cesserai de vous corner aux oreilles le dicton :
« Connais-toi toi-même14 » ; c’est l’accompagnement qui convient à de telles lamentations.

4
MÉNIPPE ET CERBÈRE15

1.– MÉNIPPE. — Dis-moi, Cerbère, car je suis ton parent, en ma qualité de chien, dis-moi, au nom du
Styx, quelle contenance avait Socrate, lorsqu’il descendit chez vous. Un dieu comme toi ne doit pas
seulement aboyer, mais encore parler le langage des hommes, quand il le veut.
CERBÈRE. — De loin, Ménippe, il semblait bien s’avancer d’un air intrépide et sans craindre la
mort ; il voulait le faire croire à ceux qui étaient hors de l’entrée. Mais quand il se fut penché à
l’intérieur de l’ouverture, qu’il eut vu les ténèbres, il resta hésitant ; je le mordis et le tirai en bas par le
pied ; alors il se mit à crier comme un bébé, à pleurer ses petits enfants et à faire mille grimaces.
2.– MÉNIPPE. — Ce n’était donc qu’un sophiste, cet homme, et son mépris de la mort qu’un faux
semblant.
CERBÈRE. — Non ; mais en voyant qu’elle était inévitable, il faisait le brave, comme s’il était
disposé à souffrir de plein gré ce qu’il lui fallait souffrir nécessairement, et cela pour s’attirer
l’admiration des spectateurs. En général, j’en pourrais dire autant de tous les gens de cette espèce : ils
sont hardis et braves jusqu’à l’entrée ; l’intérieur les fait voir tels qu’ils sont.
MÉNIPPE. — Et moi quel air m’as-tu trouvé, quand je suis descendu ?

CERBÈRE. — Un air digne de ta race, Ménippe, que je n’ai vu qu’à toi et à Diogène avant toi ; car
vous êtes entrés sans y être contraints ni poussés, mais volontairement, en riant et en envoyant les autres
se faire pendre.

5
MÉNIPPE ET HERMÈS

1.– MÉNIPPE. — Où sont les beaux et les belles, Hermès ? Guide-moi : je suis nouveau venu.
HERMÈS. — Je n’ai pas le temps, Ménippe. Mais regarde par ici, à droite : c’est là que sont
Hyacinthe, Narcisse, Nirée, Achille, Tyro, Hélène, Léda et enfin toutes ces beautés du temps passé.
MÉNIPPE. — Je ne vois que des os et des crânes décharnés, presque tous pareils.
HERMÈS. — C’est pourtant ce que tous les poètes admirent, ces os que tu parais mépriser.

MÉNIPPE. — Montre-moi tout de même Hélène ; car je ne la reconnais pas moi-même.


HERMÈS. — Tu vois ce crâne : c’est Hélène.
2.– MÉNIPPE. — Et c’est pour cela que les mille vaisseaux se sont remplis de guerriers venus de tous les
coins de la Grèce, que tant de Grecs et de barbares sont tombés et que tant de villes ont été renversées ?
HERMÈS. — Mais tu n’as pas vu cette femme pendant qu’elle était en vie. Tu aurais dit toi aussi
« qu’on ne saurait s’indigner qu’on endure de longues souffrances pour une telle femme16 ». Qu’on
regarde les fleurs quand elles sont sèches et ont perdu leurs couleurs, on les trouvera laides
évidemment ; mais quand elles fleurissent et ont leur coloris, elles sont fort belles.
MÉNIPPE. — C’est justement cela qui m’étonne, Hermès, c’est que les Grecs n’aient pas compris
qu’ils prenaient tant de peine pour une beauté si éphémère et sitôt fanée.
HERMÈS. — Je n’ai pas le temps, Ménippe, de philosopher avec toi. Choisis donc une place où tu
voudras, jette-toi à terre et couche-toi. Pour moi, je vais maintenant chercher les autres morts.

6
MÉNIPPE ET ÉAQUE

1.– MÉNIPPE. — Au nom de Dionysos psychopompe17, fais-moi voir, Éaque, tout ce qui est dans
l’Hadès.
ÉAQUE. — Tout, Ménippe, ce n’est pas facile ; mais je vais te montrer tout ce qui est important.
Celui-ci est Cerbère, tu le sais. Pour ce nocher qui t’a fait traverser, le marais, le Pyriphlégéthon18, tu les
as déjà vus en arrivant.
MÉNIPPE. — Je les connais et je sais que tu es le portier des Enfers ; j’ai vu également le roi et les
Érinyes19 ; mais fais-moi voir les hommes d’autrefois, surtout ceux d’entre eux qui sont illustres.
ÉAQUE. — Voici Agamemnon, voici Achille, et près de lui Idoménée. Voilà Ulysse, puis Ajax et
Diomède et les plus vaillants des Grecs.
2.– MÉNIPPE. — Ah ! Homère, dans quel état sont les héros de tes rhapsodies ! Les voilà couchés par
terre, inconnus et hideux ; ils ne sont plus qu’une simple poussière, de vains noms, des têtes
véritablement sans force.
20
ÉAQUE. — Celui-ci, Ménippe, est Cyrus , celui-là Crésus ; au-dessus de lui Sardanapale et au-
21
dessus d’eux Midas. Celui-là est Xerxès .
MÉNIPPE. — C’est toi, misérable, qui faisais trembler les Grecs en jetant un pont sur l’Hellespont
et en voulant naviguer à travers les montagnes. Et ce Crésus, comme il est fait !
Pour Sardanapale, laisse-moi, Éaque, lui appliquer un bon soufflet.
ÉAQUE. — N’en fais rien ; tu briserais son crâne de femme.

MÉNIPPE. — En tout cas, je vais lui cracher au visage, à cet androgyne.


3.– ÉAQUE. — Veux-tu que je te montre aussi les sages ?
MÉNIPPE. — Oui, par Zeus.
22
ÉAQUE. — Tu vois d’abord ici Pythagore .
MÉNIPPE. — Salut, Euphorbe, ou Apollon, ou tout ce que tu voudras que je t’appelle.
PYTHAGORE. — Par Zeus, je te salue aussi, Ménippe.

MÉNIPPE. — Tu n’as plus ta cuisse d’or ?


PYTHAGORE. — Non ; mais allons, que je voie si tu as quelque chose à manger dans ta besace.
MÉNIPPE. — J’ai des fèves, mon bon ; ce n’est pas mangeable pour toi.
PYTHAGORE. — Donne toujours ; on a d’autres principes chez les morts. J’ai appris qu’ici les
fèves n’ont rien de commun avec les têtes de nos parents23.
4.– ÉAQUE. — Celui-ci est Solon, fils d’Exékestidès24, et celui-là Thalès25 ; près d’eux Pittacos et les
autres ; ils sont sept, comme tu vois26.
MÉNIPPE. — Ceux-là seuls, Éaque, sont sans chagrin, et seuls joyeux parmi les autres. Mais celui
qui est tout poudreux, comme un pain cuit sous la cendre, et qui est tout bourgeonné de pustules, qui est-
ce ?
27
ÉAQUE. — C’est Empédocle, Ménippe, qui nous est arrivé à demi rôti de l’Etna .
MÉNIPPE. — Ô mon brave aux sandales d’airain, quelle mouche t’a piqué pour te jeter dans le
cratère ?
EMPÉDOCLE. — Un accès d’humeur noire, Ménippe.
MÉNIPPE. — Non, par Zeus ; mais la vaine gloire, l’orgueil, une énorme sottise, voilà ce qui t’a
réduit en braise avec tes sandales. C’est bien fait. Au reste, ton astuce ne t’a servi de rien ; ta mort a été
constatée. Mais Socrate, Éaque, où peut-il bien être ?
28
ÉAQUE. — Avec Nestor et Palamède ; la plupart du temps il babille avec eux.
MÉNIPPE. — J’aurais pourtant bien voulu le voir, s’il est quelque part ici.
ÉAQUE. — Tu vois ce chauve ?
MÉNIPPE. — Ils sont tous chauves ; c’est un signalement commun à tous les morts.

ÉAQUE. — Je veux dire le camard.


MÉNIPPE. — C’est encore la même chose : ils sont tous camards.
5.– SOCRATE. — C’est moi que tu cherches, Ménippe ?
MÉNIPPE. — Oui, Socrate.

SOCRATE. — Que fait-on à Athènes ?


MÉNIPPE. — Beaucoup de jeunes gens se donnent pour philosophes, et à en juger par leurs habits
et leur démarche, ce sont des philosophes accomplis.
SOCRATE. — J’en ai vu beaucoup comme cela.
29
MÉNIPPE. — Mais tu as vu, je pense, dans quel état sont arrivés près de toi Aristippe et Platon
même ; l’un fleurait les parfums, et l’autre avait appris à fond en Sicile à flatter les tyrans.
SOCRATE. — Mais, de moi, que pense-t-on ?
MÉNIPPE. — Tu es un homme heureux, Socrate, du moins à cet égard. Tout le monde te regarde
comme un homme merveilleux qui savait tout, et cela, car il faut, je pense, dire la vérité, alors que tu ne
savais rien.
SOCRATE. — C’est ce que je leur disais moi-même ; mais ils prenaient cet aveu pour de l’ironie.
6.– MÉNIPPE. — Qui sont ceux qui sont autour de toi ?
30
SOCRATE. — Charmide, Ménippe, puis Phèdre et le fils de Clinias .
MÉNIPPE. — Bravo, Socrate ! Même ici tu exerces ton art et tu n’as garde de négliger les beaux
garçons.
SOCRATE. — Que pourrais-je faire de plus agréable ? Mais viens t’asseoir près de nous, s’il te
plaît.
MÉNIPPE. — Non, par Zeus ; car je vais rejoindre Crésus et Sardanapale pour habiter près d’eux.
Je pense que j’aurai bien des occasions de rire, à les entendre gémir.
ÉAQUE. — Moi aussi, je m’en vais. J’ai peur que quelque mort ne nous échappe en cachette. Tu
verras le reste une autre fois, Ménippe.
MÉNIPPE. — Va ; cela me suffit, Éaque.

7
MÉNIPPE ET TANTALE

1.– MÉNIPPE. — Pourquoi pleures-tu, Tantale ? pourquoi déplores-tu ton sort, debout au bord du lac31 ?
TANTALE. — Parce que je meurs de soif, Ménippe.
MÉNIPPE. — Es-tu si paresseux que tu ne puisses te baisser pour boire ou au moins, par Zeus,
puiser de l’eau dans le creux de ta main ?
TANTALE. — Il ne me servirait à rien de me baisser ; car l’eau fuit quand elle sent mon approche,
et, si parfois j’en puise et la porte à ma bouche, je n’ai pas le temps de mouiller le bord de ma lèvre que
déjà, je ne sais comment, elle roule entre mes doigts et laisse à nouveau ma main sèche.
MÉNIPPE. — Ce qui t’arrive est prodigieux, Tantale. Mais, dis-moi, qu’as-tu besoin de boire ? Tu
n’as plus de corps ; il a été enterré quelque part en Lydie, ce corps qui pouvait avoir faim et soif ; mais
toi, l’âme, comment pourrais-tu encore avoir soif et boire ?
TANTALE. — C’est justement là mon supplice : mon âme a soif, comme si elle était un corps.
2.– MÉNIPPE. — Je veux bien le croire, puisque tu prétends que la soif est ta punition. Mais qu’as-tu à
craindre ? est-ce de mourir faute de boisson ? Car je ne vois pas d’autre enfer après celui-ci, ni d’autre
mort au sortir d’ici.
TANTALE. — Tu as raison ; cela est sans doute aussi une partie de ma peine, de désirer boire, sans
en avoir besoin.
MÉNIPPE. — Tu divagues, Tantale, et vraiment tu me parais avoir besoin de boire, mais, par Zeus,
de l’hellébore pur, toi qui, au rebours des gens mordus par un chien enragé, crains, non pas l’eau, mais
la soif.
TANTALE. — Je ne refuse pas de boire même de l’hellébore, Ménippe ; puissé-je seulement en
avoir !
MÉNIPPE. — Rassure-toi, Tantale : ni toi, ni aucun mort ne boira ; c’est impossible, quoique tous
ne soient pas condamnés comme toi à chercher à boire une eau qui ne les attend pas.

8
MÉNIPPE ET CHIRON32

1.– MÉNIPPE. — J’ai entendu dire, Chiron, que, tout dieu que tu es, tu avais désiré mourir.
CHIRON. — Tu as entendu dire la vérité, Ménippe, et je suis mort, comme tu vois, pouvant être
immortel.
MÉNIPPE. — Mais qu’est-ce qui a pu te faire aimer la mort, si odieuse à la plupart des hommes ?

CHIRON. — Je vais te le dire à toi qui es un homme intelligent : je n’avais plus de plaisir à jouir de
l’immortalité.
MÉNIPPE. — Tu n’avais plus de plaisir à vivre et à voir la lumière ?
CHIRON. — Non, Ménippe ; car, pour moi, le plaisir vient de la variété et non de l’uniformité. Or,
en vivant toujours, toujours aussi je jouissais des mêmes choses, soleil, lumière nourriture ; c’étaient
toujours les mêmes saisons et les mêmes événements qui se succédaient tous à la file, comme enchaînés
l’un à l’autre. Aussi je m’en suis lassé ; car le plaisir ne se trouve point dans la monotonie, mais dans le
changement.
MÉNIPPE. — C’est bien dit, Chiron ; mais comment te trouves-tu du séjour de l’Hadès, depuis que
tu l’as choisi et que tu es parmi nous ?
2.– CHIRON. — Je ne m’y déplais pas, Ménippe ; on y jouit d’une égalité toute populaire et il n’y a
aucune différence à être dans la lumière ou dans l’obscurité. D’ailleurs, on n’est plus assujetti à la soif,
comme en haut, ni à la faim ; on est délivré de tous ces besoins.
MÉNIPPE. — Prends garde, Chiron, de te contredire et de rouler dans un cercle vicieux.

CHIRON. — Comment cela ?


MÉNIPPE. — C’est que, si la monotonie et l’uniformité de la vie t’ont causé du dégoût,
l’uniformité qui règne ici aussi pourrait bien te dégoûter également ; alors il te faudra chercher du
changement et passer d’ici dans une autre vie, ce qui me paraît impossible.
CHIRON. — Alors que faire, Ménippe ?
MÉNIPPE. — Ce que doit faire, à mon avis, un homme intelligent, borner ses désirs et se contenter
de ce qu’on a, et croire qu’il n’y a rien d’insupportable.

9
MÉNIPPE ET TIRÉSIAS33
MÉNIPPE ET TIRÉSIAS33

1.– MÉNIPPE. — Il n’est plus aisé de reconnaître si tu es aveugle, Tirésias ; car nous avons tous
également les yeux vides ; il n’en reste que la place ; pour le reste, on ne saurait plus dire qui était
Phinée34 et qui était Lyncée35. Mais je sais, pour l’avoir entendu dire aux poètes, que tu étais devin et
que, seul entre les hommes, tu as été tour à tour homme et femme. Dis-moi donc, au nom des dieux,
quelle est celle des deux conditions que tu as trouvée la plus agréable ; est-ce la condition d’homme ou
celle de femme qui est la meilleure ?
TIRÉSIAS. — Celle de femme, Ménippe, et de beaucoup ; elle a moins d’embarras. Et puis les
femmes gouvernent les hommes, elles ne sont pas forcées d’aller à la guerre, ni de se tenir aux créneaux,
ni de disputer dans les assemblées, et l’on n’épluche pas leur conduite dans les tribunaux.
2.– MÉNIPPE. — Tu n’as donc pas entendu, Tirésias, la Médée d’Euripide, quand elle plaint la
malheureuse destinée des femmes condamnées à subir les insupportables douleurs de l’enfantement36 ?
Mais dis-moi, car les iambes37 de Médée m’y font penser, as-tu jamais enfanté quand tu étais femme, ou
as-tu été stérile et sans enfant tout le temps de ta vie féminine ?
TIRÉSIAS. — Pourquoi cette question, Ménippe ?
MÉNIPPE. — Il n’y a rien là d’embarrassant, Tirésias. Réponds-moi seulement, puisque c’est
facile.
TIRÉSIAS. — Je n’étais point stérile, quoique je n’aie pas eu d’enfants.
MÉNIPPE. — Cela me suffit ; mais avais-tu réellement une matrice, c’est ce que je voudrais savoir.
TIRÉSIAS. — Évidemment, j’en avais une.
MÉNIPPE. — Est-ce à force de temps que ta matrice a disparu, que tes parties féminines se sont
bouchées, que tes mamelles ont fondu, que ton membre viril a poussé et que tu as pris de la barbe, ou
bien as-tu passé tout d’un coup d’un sexe à l’autre ?
TIRÉSIAS. — Je ne vois pas où tend ta question ; mais il me semble que tu te défies que les choses
se soient passées ainsi.
MÉNIPPE. — Ne doit-on pas, Tirésias, se défier de tels prodiges, et faut-il les accueillir, comme un
nigaud, sans examiner s’ils sont possibles ou non ?
3.– TIRÉSIAS. — Alors tu ne crois pas non plus aux autres prodiges, quand tu entends dire que certaines
femmes ont été changées en oiseaux, en arbres, en bêtes sauvages, comme Aédon, ou Daphné ou la fille
de Lycaon38 ?
MÉNIPPE. — Si je les rencontre elles aussi, je saurai ce qu’elles disent. Mais toi, mon très bon,
quand tu étais femme, prophétisais-tu déjà comme tu le fis plus tard, ou n’as-tu appris à être devin qu’en
devenant homme ?
TIRÉSIAS. — Tu le vois, tu ne sais rien de mon histoire ; tu ignores comment je tranchai le
différend des dieux, comment Héra me rendit aveugle et Zeus devin, pour me consoler de ce malheur.
MÉNIPPE. — Tu tiens encore à ces mensonges, Tirésias ? Mais tu ne fais que suivre l’usage des
devins ; car c’est votre habitude à vous de ne rien dire de sensé.

10
MÉNIPPE, AMPHILOCHOS ET TROPHONIOS39

1.– MÉNIPPE. — Vous êtes morts tous les deux, Trophonios et Amphilochos. Aussi, je ne comprends pas
comment on vous a jugés dignes d’avoir des temples, comment vous passez pour divins et comment les
hommes sont assez fous pour s’imaginer que vous êtes des dieux.
AMPHILOCHOS. — Hé quoi ? est-ce notre faute, si les hommes ignorants se forment de telles
opinions sur les morts ?
MÉNIPPE. — Ils ne se les formeraient pas, si vous-mêmes, de votre vivant, vous n’aviez pas par
vos prestiges fait croire que vous prévoyiez l’avenir et que vous pouviez le prédire à ceux qui vous
interrogeaient.
TROPHONIOS. — Amphilochos ici présent, Ménippe, sait ce qu’il doit répondre pour lui-même ;
mais moi je suis un héros et je prédis l’avenir à ceux qui descendent chez moi. Mais il paraît que tu n’es
jamais allé à Lébadée ; autrement tu ne serais pas si incrédule.
2.– MÉNIPPE. — Que dis-tu ? Si je ne suis pas allé à Lébadée, et si, affublé de tes toiles ridicules et
tenant un gâteau dans les mains, je n’ai pas pénétré dans ton antre en rampant par sa basse ouverture, je
ne peux pas savoir que tu es mort comme nous et que tu ne diffères de nous que par ton imposture ?
Mais, au nom de la divination, apprends-moi ce qu’est un héros ; car je l’ignore.
TROPHONIOS. — C’est un composé d’homme et de dieu.
MÉNIPPE. — C’est quelque chose, dis-tu, qui n’est ni homme, ni dieu, mais tous les deux
ensemble ? Alors, où est allée ta moitié divine ?
TROPHONIOS. — Elle rend des oracles en Béotie.
MÉNIPPE. — Je ne sais pas, Trophonios, ce que tu veux dire ; mais que tu sois mort tout entier,
cela, je le vois très clairement.

11
DIOGÈNE ET HÉRACLÈS

1.– DIOGÈNE. — N’est-ce pas Héraclès que je vois ici ? Par Héraclès, ce n’est pas un autre : arc,
massue, peau de lion, stature, c’est bel et bien Héraclès. Alors il est mort, le fils de Zeus ? Dis-moi,
glorieux vainqueur, tu es mort ? et moi qui sur la terre t’offrais des sacrifices comme à un dieu !
HÉRACLÈS. — Et tu avais raison ; car le véritable Héraclès est dans le ciel avec les dieux et « il
possède Hébé aux belles chevilles40 » ; moi je suis son ombre.
DIOGÈNE. — Comment dis-tu ? l’ombre du dieu ? Est-il possible qu’on soit dieu par moitié et
mort par moitié ?
HÉRACLÈS. — Oui ; car lui n’est pas mort, mais seulement moi, son image.
2.– DIOGÈNE. — J’entends : il t’a livré à Pluton comme remplaçant, et c’est toi maintenant qui es mort à
sa place.
HÉRACLÈS. — C’est quelque chose comme cela.
DIOGNE. — Comment donc Éaque, qui est si minutieux, n’a-t-il pas reconnu que tu n’étais pas
Héraclès et a-t-il reçu l’Héraclès supposé qui se présentait à lui ?
HÉRACLÈS. — C’est que je lui ressemblais parfaitement.
DIOGÈNE. — Tu dis vrai : si parfaitement que c’est lui-même. Prends donc garde que ce ne soit le
contraire et que tu ne sois, toi, le véritable Héraclès et que ce soit le fantôme qui ait épousé Hébé chez
les dieux.
3.– HÉRACLÈS. — Tu es un impertinent et un bavard, et si tu ne cesses pas de me lancer des brocards, tu
vas savoir tout de suite de quel dieu je suis l’ombre.
DIOGÈNE. — Il est vrai que tu as à la main un arc tout prêt ; mais pourquoi aurais-je peur de toi,
puisque je suis mort ? Cependant, dis-moi, au nom de ton Héraclès : quand il était vivant, étais-tu déjà
uni à lui en qualité d’ombre, ou bien n’étiez-vous qu’un seul être pendant la vie et est-ce après votre
mort que vous avez été séparés et que lui a pris son vol vers les cieux, tandis que toi, l’ombre, tu es
naturellement venue aux Enfers ?
HÉRACLÈS. — Je ne devrais même pas répondre à un homme si moqueur ; pourtant écoute encore
ceci. Tout ce qui, dans Héraclès, venait d’Amphitryon, tout cela est mort et tu le vois ici en ma
personne ; tout ce qui venait de Zeus est dans le ciel avec les dieux.
4.– DIOGÈNE. — Je comprends nettement. Alcmène, dis-tu, a enfanté deux Héraclès en même temps,
l’un conçu d’Amphitryon, l’autre de Zeus, et vous étiez, sans que l’on s’en doutât, deux jumeaux nés de
la même mère.
HÉRACLÈS. — Mais non, imbécile ; nous étions deux en une seule personne.
DIOGÈNE. — Il n’est pas facile de comprendre qu’il y avait deux Héraclès en un, à moins que,
comme l’hippocentaure41, vous ne fussiez, l’homme et le dieu, fondus en un seul.
HÉRACLÈS. — Ne vois-tu pas que nous sommes tous composés de deux êtres, l’âme et le corps ?
Dès lors qui empêche que l’âme, émanée de Zeus, ne soit dans le ciel, et moi, la partie mortelle, chez les
morts ?
5.– DIOGÈNE. — Tu aurais raison, excellent fils d’Amphitryon, si tu étais un corps, mais tu n’es qu’une
ombre sans corps, et tu risques à présent de tripler Héraclès.
HÉRACLÈS. — Comment, tripler ?
DIOGÈNE. — Voici. S’il y en a un dans le ciel, un deuxième parmi nous, qui est toi-même,
l’image, et en troisième lieu le corps à présent réduit en poussière sur l’Œta, cela fait bien trois. Vois à
présent qui tu trouveras pour père à ce corps.
HÉRACLÈS. — Tu n’es qu’un insolent sophiste. Mais qui es-tu ?
DIOGÈNE. — L’ombre de Diogène de Sinope. Je ne suis pas moi, par Zeus, « parmi les
immortels42 », je suis avec les meilleurs d’entre les morts et je me ris d’Homère et de ses froides
inventions.

12
PHILIPPE ET ALEXANDRE

1.– PHILIPPE. — À présent, Alexandre, tu ne saurais nier que tu ne sois mon fils ; car tu ne serais pas
mort, si tu étais fils d’Ammon.
ALEXANDRE. — Je savais fort bien, mon père, que j’étais fils de Philippe, fils d’Amyntas ; mais
j’acceptai l’oracle, parce que je le croyais favorable à mes desseins.
PHILIPPE. — Que dis-tu ? Tu croyais utile de te prêter aux fourberies des prophètes ?

ALEXANDRE. — Je ne dis pas cela ; mais les barbares furent frappés d’épouvante, et aucun d’eux
ne me résista plus ; car ils croyaient avoir affaire à un dieu, et ainsi j’en eus plus facilement raison.
2.– PHILIPPE. — Mais quels soldats dignes de ce nom as-tu vaincus, toi qui ne t’es jamais mesuré
qu’avec des lâches, armés de petits arcs, de petits boucliers ou de treillis d’osier ? Ce qui était difficile,
c’était de vaincre les Grecs, Béotiens, Phocidiens, Athéniens ; ce qui était glorieux, c’était de battre la
grosse infanterie des Arcadiens, la cavalerie thessalienne, les acontistes éléens, les peltastes mantinéens,
ou les Thraces, les Illyriens, les Péoniens43. Mais les Mèdes, les Perses, les Chaldéens, hommes chargés
d’or et amollis par le luxe, ne sais-tu pas qu’avant toi dix mille Grecs conduits par Cléarque les battirent,
sans que ces lâches eussent eu le cœur d’en venir aux mains ; car ils prirent la fuite avant d’arriver à
portée du trait.
3.– ALEXANDRE. — Mais les Scythes au moins, mon père, et les éléphants des Indiens n’étaient pas des
ennemis à dédaigner ; et cependant je les ai vaincus, sans semer entre eux la discorde et sans acheter la
victoire par des trahisons. Et jamais je ne me suis parjuré, jamais je n’ai menti à mes promesses ni
commis la moindre perfidie pour être vainqueur. Quant aux Grecs, je les ai rangés sous ma puissance
sans verser de sang, sauf les Thébains, dont tu sais peut-être comment j’ai puni la rébellion.
PHILIPPE. — Je sais tout cela : je l’ai entendu raconter à Clitos, que tu as percé de ta lance au
milieu d’un festin44, parce qu’il avait osé louer mes exploits en face des tiens.
4.– Mais toi, tu as rejeté la chlamyde macédonienne pour te revêtir, dit-on, de la robe à manches des
Perses, tu t’es coiffé d’une tiare droite et tu as voulu te faire adorer par les Macédoniens, des hommes
libres, et, pour comble de ridicule, tu as imité les mœurs des vaincus. Je ne parle pas de tes autres
prouesses, comme d’enfermer avec des lions de savants philosophes45, de contracter tant de mariages46
et d’aimer Héphestion plus que de raison. La seule chose que j’aie apprise à ton éloge, c’est que tu n’as
pas touché à la femme de Darius, malgré sa beauté, et que tu as pris soin de sa mère et de ses filles.
C’est un trait de roi, cela.
5.– ALEXANDRE. — Et tu ne me loues pas, mon père, d’avoir aimé le danger et d’avoir sauté le premier
chez les Oxydraques47 à l’intérieur du rempart et d’avoir reçu tant de blessures ?
PHILIPPE. — Non, je ne loue pas cela, Alexandre ; non que je ne trouve pas beau qu’un roi soit
quelquefois blessé et s’expose à la tête de son armée, mais c’est qu’une telle conduite ne te convenait en
aucune manière. Comme tu passais pour un dieu, quand parfois tu étais blessé et que l’on te voyait
emporté à bras hors du champ de bataille, dégouttant de sang et gémissant de ta blessure, c’était un sujet
de risée pour ceux qui te voyaient, et Ammon était convaincu d’être un imposteur et un faux devin, et
ses prophètes, des flatteurs. Qui n’aurait pas ri, en effet, de voir le fils de Zeus tomber en syncope et
implorer le secours des médecins ? Et maintenant que tu es mort, ne crois-tu pas qu’il y a une foule de
gens qui se raillent de ta prétention, en voyant le dieu étendu mort, en train de se putréfier et de se
gonfler, selon la loi commune à tous les cadavres ? D’ailleurs cette croyance en ta divinité qui t’aidait,
disais-tu, à vaincre facilement, diminuait beaucoup la gloire de tes succès, parce qu’ils étaient toujours
au-dessous de ce qu’on attendait d’un dieu.
6.– ALEXANDRE. — Telle n’est pas l’opinion que les hommes ont de moi : ils me mettent à côté
d’Héraclès et de Dionysos. Quoi qu’il en soit, cette fameuse forteresse d’Aornos48, que ni l’un ni l’autre
de ces dieux n’avaient pu prendre, je suis le seul qui s’en soit emparé.
PHILIPPE. — Ne vois-tu pas que tu parles encore en fils d’Ammon, toi qui ne rougis pas de te
comparer à Héraclès et à Dionysos ? Ô Alexandre, ne consentiras-tu pas même à présent à te défaire de
ta vanité, à te connaître toi-même et à comprendre enfin que tu es mort ?

13
DIOGÈNE ET ALEXANDRE

1.– DIOGÈNE. — Eh quoi ! Alexandre, toi aussi, tu es mort comme nous tous49 ?
ALEXANDRE. — Tu le vois, Diogène, mais il n’est pas extraordinaire qu’étant homme, je sois
mort.
50
DIOGÈNE. — Ainsi donc Ammon mentait, quand il disait que tu étais son fils ? C’est bien de
Philippe que tu étais fils ?
ALEXANDRE. — De Philippe, évidemment ; car je ne serais pas mort, si j’avais été fils d’Ammon.
51
DIOGÈNE. — Et c’étaient aussi des contes du même genre qu’on débitait sur Olympias , quand
on disait qu’un dragon avait commerce avec elle, qu’on l’avait vu dans son lit, que tu étais né de ces
rapports, et que Philippe était dans l’erreur en se croyant ton père.
ALEXANDRE. — Moi aussi, j’ai entendu dire cela comme toi ; mais à présent je vois que les
discours de ma mère et les prophéties d’Ammon n’avaient pas le sens commun.
DIOGÈNE. — Mais leurs mensonges, Alexandre, ne t’ont pas été inutiles pour tes affaires ; nombre
de gens tremblaient devant toi, convaincus que tu étais un dieu.
2.– Mais dis-moi, à qui as-tu laissé ce grand empire ?
ALEXANDRE. — Je n’en sais rien, Diogène ; car je n’ai pas eu le temps de faire aucune
recommandation à ce sujet. Tout ce que j’ai pu faire, c’est de remettre en mourant mon anneau à
Perdiccas52. Mais à propos de quoi ris-tu, Diogène ?
DIOGÈNE. — Je ris en songeant à ce que firent les Grecs lorsque tu venais de prendre l’empire en
main. Ils te flattaient, t’élisaient pour chef et général contre les barbares ; quelques-uns mêmes
t’adjoignaient aux douze grands dieux, te bâtissaient des temples et t’offraient des sacrifices comme au
fils d’un dragon.
3.– Mais à propos, où les Macédoniens t’ont-ils enseveli ?
ALEXANDRE. — Je suis encore gisant à Babylone depuis trois jours. Mais Ptolémée, mon
écuyer53, promet, si jamais les troubles actuels lui laissent du loisir, de m’emmener en Égypte et de m’y
ensevelir, pour que je devienne un des dieux égyptiens.
DIOGÈNE. — Le moyen de ne pas rire, Alexandre, en te voyant même aux Enfers extravaguer
encore et nourrir l’espoir de devenir un Anubis ou un Osiris ? Renonce, ô divin personnage, à de telles
espérances. On ne peut remonter, une fois qu’on a passé le marais et franchi l’entrée ; car Éaque est
vigilant, et il faut compter avec Cerbère.
4.– Mais il y a une chose que j’aimerais savoir de toi, c’est comment tu supportes ton état actuel, quand
tu songes à tout le bonheur que tu as laissé sur la terre pour venir ici, à tes gardes du corps, à tes écuyers,
à tes satrapes, à tes monceaux d’or, à ces peuples qui t’adoraient, à Babylone, à Bactres, à tes grands
éléphants, à l’honneur, à la gloire, à ces sorties où tu attirais tous les yeux, le front ceint d’une bandelette
blanche et la pourpre agrafée à l’épaule. Ne t’affliges-tu pas, lorsque ces souvenirs te reviennent en
mémoire ? Pourquoi pleures-tu, insensé ? Le sage Aristote54 ne t’a-t-il pas appris à ne pas compter sur la
stabilité des faveurs de la fortune ?
5.– ALEXANDRE. — Le sage, lui, le plus roué de tous les flatteurs55 ! Ne cherche pas à savoir – c’est un
secret que je suis seul à connaître – toutes les demandes qu’Aristote m’a faites, les lettres qu’il
m’adressait, la façon dont il abusait de mon zèle pour la science, me flattant, me louant, tantôt pour ma
beauté, car il tenait la beauté pour un bien, tantôt pour mes actions et ma richesse ; car il regardait la
richesse aussi comme un bien, afin de n’avoir pas à rougir d’en recevoir sa part. C’était un charlatan que
cet homme, Diogène, et un comédien. D’ailleurs tout le fruit que j’ai retiré de sa sagesse, c’est de
m’affliger de tout ce que tu viens d’énumérer, comme s’il s’agissait des biens les plus précieux.
6.– DIOGÈNE. — Eh bien, sais-tu ce que tu as à faire ? Je vais t’indiquer un remède à ton chagrin.
Comme il ne pousse pas ici d’hellébore56, bois tout au moins l’eau du Léthé à longs traits, bois-en
encore et souvent ; par ce moyen, tu cesseras de te chagriner pour les biens d’Aristote. Aussi bien, je
vois là-bas Clitos, Callisthène57 et beaucoup d’autres qui viennent sur toi pour te mettre en pièces et se
venger de ce que tu leur as fait. Prends donc cette autre route et bois souvent, comme je te l’ai dit.

14
HERMÈS ET CHARON
1.– HERMÈS. — Comptons, nocher, si tu veux bien, ce que tu me dois à présent, afin de n’avoir plus de
contestation là-dessus.
CHARON. — Comptons, Hermès ; il vaut mieux être fixé ; cela évite des embarras.
HERMÈS. — Je t’ai, sur ta demande, apporté une ancre de cinq drachmes.

CHARON. — Elle est chère, à ce prix-là.


58
HERMÈS. — Par Aïdoneus , je l’ai payée cinq drachmes, plus une courroie à lier la rame, deux
oboles.
CHARON. — Mets cinq drachmes et deux oboles.
HERMÈS. — Plus une aiguille pour la voile ; j’ai déboursé cinq oboles.

CHARON. — Ajoute-les encore.


HERMÈS. — Plus de la cire pour boucher les crevasses de la barque, plus des clous et un bout de
corde dont tu as fait une attache d’antenne, le tout deux drachmes.
CHARON. — C’est bien : c’est le prix.
HERMÈS. — Voilà tout, si je n’ai rien oublié dans mon compte. Et maintenant quand dis-tu que tu
me paieras cela ?
CHARON. — Pour le moment, Hermès, cela m’est impossible ; mais si une peste ou une guerre
envoie ici-bas quelques grosses fournées, je pourrai alors trouver à gratter en fraudant sur les péages.
2.– HERMÈS. — Alors je n’ai plus qu’à attendre, en souhaitant les pires malheurs pour en toucher
quelque chose ?
CHARON. — Impossible autrement, Hermès ; car à présent il nous vient, comme tu vois, bien peu
de monde : on est en paix.
HERMÈS. — Cela vaut mieux, même si tu me fais attendre ce que tu me dois. Au reste, tu sais,
Charon, dans quel état les anciens nous arrivaient, tous braves, pleins de sang, blessés pour la plupart.
Aujourd’hui, c’est un homme empoisonné par son fils ou par sa femme, ou un viveur au ventre et aux
jambes enflées par la bonne chère, tous pâles et sans vigueur, sans aucune ressemblance avec ceux
d’autrefois. La plupart d’entre eux, à ce qu’il paraît, nous viennent à la suite des embûches qu’ils se
tendent pour avoir les biens les uns des autres.
CHARON. — C’est que l’argent est une chose tout à fait désirable.
HERMÈS. — Alors tu ne saurais trouver mauvais que j’exige rigoureusement ce que tu me dois.

15
PLUTON ET HERMÈS

1.– PLUTON. — Connais-tu ce vieux bonhomme, qui a dépassé les bornes de la vieillesse, le riche
Eucratès, qui n’a pas d’enfants, mais cinquante mille amants en chasse de son héritage ?
HERMÈS. — Oui, celui de Sicyone, n’est-ce pas ? Eh bien ?
PLUTON. — Celui-là, Hermès, laisse-le vivre au delà des quatre-vingt-dix années qu’il a déjà vécu
et mesure-lui en autant d’autres, si c’est possible, et plus encore ; mais ses flatteurs, Charinos le jeune et
Damon et les autres, tire-les tous ici les uns après les autres.
HERMÈS. — On trouverait cela étrange.
PLUTON. — Non pas, on le trouvera très juste ; car pourquoi souhaitent-ils sa mort, et prétendent-
ils à ses biens, alors qu’ils n’ont aucune parenté avec lui ? Mais ce qu’il y a de plus révoltant, c’est
qu’en formant de pareils souhaits, ils lui font la cour en public ; tombe-t-il malade, tout le monde voit
fort bien leur pensée, mais ils ne promettent pas moins de sacrifier, s’il se rétablit ; enfin la flatterie
prend chez ces gens-là toutes les formes. Que le vieillard soit donc immortel, et qu’ils partent avant lui,
après avoir inutilement couvé son héritage.
2.– HERMÈS. — On rira d’eux : leur fourberie le mérite. Mais lui aussi s’entend à les amuser et à les
repaître d’espérances. On dirait toujours qu’il va mourir, et il se porte beaucoup mieux que les jeunes.
Ceux-ci ont déjà partagé son héritage, ils s’en repaissent et se promettent de mener joyeuse vie.
PLUTON. — Donc que lui, dépouillant sa vieillesse, rajeunisse comme Ioléos tandis qu’eux,
abandonnant au milieu de leurs espérances la richesse qu’ils rêvaient, viendront ici dès à présent et,
misérables, périront misérablement.
HERMÈS. — Sois sans inquiétude, Pluton, je vais te les amener l’un après l’autre ; ils sont sept, je
crois.
PLUTON. — Amène-les. Lui suivra le convoi de chacun d’eux, ramené de la vieillesse à la fleur de
l’âge.

16
TERPSION ET PLUTON

1.– TERPSION. — Est-il juste, Pluton, que je meure à trente ans et que le vieux Thoucritos, qui a dépassé
les quatre-vingt-dix, soit encore en vie ?
PLUTON. — Oui, très juste, Terpsion, parce qu’il vit sans souhaiter la mort d’aucun de ses amis,
au lieu que toi, tu n’as pas cessé un instant de lui tendre des embûches, dans l’attente de son héritage.
TERPSION. — N’aurait-il pas dû, vieux comme il est, incapable d’user lui-même de sa richesse,
quitter la vie et céder la place aux jeunes ?
PLUTON. — Tu établis là une législation nouvelle, Terpsion : tu veux faire mourir celui qui ne peut
plus user de sa richesse pour son plaisir ? Mais la Moire59 et la nature ont ordonné les choses autrement.
2.– TERPSION. — C’est justement cet ordre que je critique. Les choses devraient se passer avec une
certaine suite, le plus âgé mourir le premier, puis successivement les plus âgés après lui. On n’aurait
jamais dû renverser cet ordre, ni laisser vivre un vieillard décrépit, qui n’a plus que trois dents, qui voit à
peine, qui s’appuie sur quatre serviteurs, le nez plein de morve, les yeux remplis de chassie, insensible à
tous les plaisirs, tombeau vivant, objet des risées de la jeunesse, ni faire mourir les jeunes gens les plus
beaux et les plus forts ; cela, c’est le fleuve qui remonte son cours. Tout au moins il faudrait savoir le
moment où chacun des vieillards doit mourir, afin de ne pas faire à certains d’entre eux une cour inutile.
À présent, au contraire, c’est souvent, comme dit le proverbe, le chariot qui traîne les bœufs.
3.– PLUTON. — Il y a dans ceci, Terpsion, beaucoup plus de sagesse que tu ne penses. Qu’est-ce qui
vous pousse, vous autres, à convoiter si avidement le bien d’autrui et à vous faire adopter des vieillards
sans enfants ? Aussi êtes-vous un objet de risée, quand on vous enterre avant eux, et l’accident fait un
vif plaisir à tout le monde ; car, plus vous souhaitez leur mort, plus on a de plaisir à vous voir mourir les
premiers. C’est un nouveau métier que vous avez imaginé, d’aimer des vieilles et des vieux, surtout s’ils
n’ont pas d’enfants. Cependant beaucoup de vieux, comprenant la fausseté de votre amour, même s’ils
ont des enfants, font semblant de les haïr, afin d’avoir, eux aussi, des amoureux, puis, en dépit d’un long
servage, ceux-ci se voient exclus du testament, et le fils et la nature, comme il est juste, l’emportent sur
tous ces flagorneurs qui grincent des dents et se consument de dépit.
4.– TERPSION. — Ce que tu dis est vrai. Ce Thoucritos, en effet, m’a coûté les yeux de la tête. Il
paraissait toujours sur le point de mourir ; quand j’entrais chez lui, il poussait un gémissement sourd et
croassait comme un poussin qui sort de sa coquille, encore imparfait. Aussi, persuadé qu’il allait sous
peu descendre dans le cercueil, je lui envoyais force présents, afin de n’être pas dépassé en générosité
par mes rivaux. Que de fois l’inquiétude m’a tenu éveillé dans mon lit, où je comptais et disposais
chaque objet de sa succession ! Ce sont les insomnies et les soucis qui sont cause de ma mort. Et lui,
après avoir avalé un si gros appât, assistait avant-hier à mes funérailles et riait de moi.
5.– PLUTON. — Bravo, Thoucritos ! Puisses-tu vivre très longtemps, toujours riche et toujours en train
de rire de ces gens-là, et puisses-tu ne pas mourir avant de nous avoir envoyé d’abord tous ces flatteurs !
TERPSION. — J’aurais bien du plaisir, moi aussi, Pluton, si Charsiadès mourait avant Thoucritos.

PLUTON. — Sois tranquille, Terpsion ; car Phéidon aussi et Mélanthos, en un mot tous sans
exception partiront avant lui, emmenés par les mêmes soucis que toi.
TERPSION. — J’approuve cela. Puisses-tu vivre très longtemps, Thoucritos !

17
ZÉNOPHANTOS ET CALLIDÉMIDÈS

1.– ZÉNOPHANTOS. — Et toi, Callidémidès, comment es-tu mort ? Moi, qui étais le parasite de Deinias,
je me suis étouffé en mangeant plus que de raison ; tu le sais, puisque tu étais présent à ma mort.
CALLIDÉMIDÈS. — C’est vrai, Zénophantos ; mais mon aventure à moi a quelque chose
d’extraordinaire. Tu connais tout comme moi sans doute le vieux Ptoiodoros ?
ZÉNOPHANTOS. — Ce richard sans enfants, avec qui je te voyais souvent ?

CALLIDÉMIDÈS. — Celui-là même : je lui faisais une cour assidue et il promettait de me faire son
héritier. Mais comme la chose traînait indéfiniment et qu’il vivait plus vieux que Tithon60, j’imaginai de
prendre un chemin raccourci pour arriver à son héritage. J’achetai du poison et j’engageai son échanson,
aussitôt que Ptoiodoros demanderait à boire, et il boit son vin assez pur, à mettre le poison dans la
coupe, à le tenir prêt et à le lui donner. Je l’assurai avec serment que, s’il le faisait, je lui donnerais la
liberté.
ZÉNOPHANTOS. — Qu’arriva-t-il alors ? car il semble que tu as quelque chose de tout à fait
extraordinaire à dire.
2.– CALLIDÉMIDÈS. — Quand nous fûmes revenus du bain, le jeune garçon, tenant deux coupes prêtes,
l’une, celle qui était empoisonnée, pour Ptoiodoros, et l’autre pour moi, se trompe je ne sais comment et
me donne à moi la coupe empoisonnée et à Ptoiodoros celle qui ne l’était pas. Il boit, et moi je tombe
aussitôt à la renverse et j’expire à sa place. Hé quoi ! tu ris, Zénophantos ! Tu ne devrais pas te moquer
d’un camarade.
ZÉNOPHANTOS. — C’est que ton aventure est plaisante, Callidémidès. Et le vieux, que dit-il en
voyant cela ?
CALLIDÉMIDÈS. — Tout d’abord il fut un peu troublé de cette mort soudaine ; puis, ayant
compris, je crois, ce qui venait d’arriver, il se mit à rire, lui aussi, du tour que m’avait joué l’échanson.
ZÉNOPHANTOS. — Tu n’aurais pas dû non plus prendre le raccourci. Tu serais arrivé plus
sûrement à l’héritage par la grande route, quoique un peu plus tardivement.

18
CNÉMON ET DAMNIPPOS
CNÉMON. — Voilà bien le mot du proverbe : « Le faon a dévoré le lion. »

DAMNIPPOS. — De quoi es-tu fâché, Cnémon ?


CNÉMON. — De quoi je suis fâché ? C’est d’avoir laissé, malheureuse dupe que je suis, mon
héritage à qui je ne voulais pas, et d’avoir frustré ceux que j’aurais le plus désiré voir en possession de
mes biens.
DAMNIPPOS. — Comment cela est-il arrivé ?
CNÉMON. — Je faisais la cour, en vue de sa mort, à Hermolaos, homme très riche et sans enfants,
et il accueillait mes soins sans déplaisir. Or je crus faire un beau coup d’adresse en produisant en public
mon testament, où je lui léguais tous mes biens, afin qu’il se piquât d’émulation et en fît autant.
DAMNIPPOS. — Et lui, que fit-il ?
CNÉMON. — Ce qu’il a écrit lui-même dans son testament je l’ignore ; car je suis mort subitement
de la chute de mon toit, et à présent Hermolaos a tous mes biens, comme un loup marin qui a entraîné
l’hameçon avec l’appât.
DAMNIPPOS. — Et par-dessus le marché, toi-même, le pêcheur ; car tu es pris dans tes propres
filets.
CNÉMON. — Je le vois, et c’est pour cela que je me désole.

19
SIMYLOS ET POLYSTRATOS

1.– SIMYLOS. — Te voilà enfin venu, toi aussi, chez nous, Polystratos, après avoir vécu, je crois, près de
cent ans.
POLYSTRATOS. — Quatre-vingt-dix-huit, Simylos.
SIMYLOS. — Mais comment as-tu passé ces trente années après moi. Tu avais en effet quelque
soixante-dix ans quand je suis mort.
POLYSTRATOS. — Très agréablement, dusses-tu le trouver étrange.
SIMYLOS. — Il est étrange en effet qu’étant vieux, malade et pardessus le marché sans enfants, tu
aies pu prendre plaisir à la vie.
2.– POLYSTRATOS. — Je le pouvais encore. Tout d’abord j’avais des jeunes garçons à la fleur de l’âge et
en grand nombre et des femmes très élégantes et des parfums et des vins odorants et une table
supérieure à celles de Sicile.
SIMYLOS. — C’est du nouveau, cela ; car je t’ai connu fort ménager.

POLYSTRATOS. — Oui, mon brave ; mais c’est de la libéralité des autres que les biens affluèrent
chez moi. Dès l’aurore, il venait à ma porte une foule de complaisants, puis, de tous les points de la
terre, il m’arrivait des présents de toute sorte, les plus beaux du monde.
SIMYLOS. — Tu es donc devenu roi après ma mort, Polystratos ?

POLYSTRATOS. — Non, mais j’avais des adorateurs par centaines.


SIMYLOS. — Tu me fais rire. Toi, des adorateurs, à ton âge, avec tes quatre dents ?
POLYSTRATOS. — Oui, par Zeus, et les plus distingués de la ville. Tout vieux et chauve que
j’étais, comme tu vois, et avec cela chassieux et moucheux, ils prenaient un plaisir extrême à me faire la
cour, et je n’avais qu’à regarder l’un d’eux pour en faire un homme heureux.
61
SIMYLOS. — Aurais-tu donc, nouveau Phaon , transporté Aphrodite de Chio à l’autre rive, et
t’aurait-elle accordé, sur ta prière, de redevenir jeune et beau et digne d’être aimé ?
POLYSTRATOS. — Non ; mais tel que j’étais, j’étais l’objet de tous les vœux.
SIMYLOS. — Tu parles par énigmes.

3.– POLYSTRATOS. — Pourtant il n’y a rien que de clair dans cet amour si fréquent qu’on a pour les
vieillards riches et sans enfants.
SIMYLOS. — Ah ! j’entends à présent, étonnant vieillard : ta beauté venait de l’Aphrodite d’or.

POLYSTRATOS. — Cependant, Simylos, je n’ai pas tiré de médiocres jouissances de ces amants,
dont j’étais presque adoré. Souvent je les traitais avec hauteur et je faisais refuser ma porte à quelques-
uns d’entre eux ; tous alors se disputaient à qui surpasserait les autres dans leur empressement à me
plaire.
SIMYLOS. — Mais à la fin, comment as-tu disposé de tes biens ?
POLYSTRATOS. — Je disais publiquement que je laissais mon héritage à chacun d’eux, et chacun
d’eux le croyait et se montrait plus flatteur encore ; mais j’avais fait un testament authentique ; c’est
celui-là que j’ai laissé, envoyant au diable tous ces gens-là.
4.– SIMYLOS. — Et quel était l’héritier, d’après tes dernières dispositions ? C’était sans doute un
membre de ta famille ?
POLYSTRATOS. — Non, par Zeus ; c’était un Phrygien nouvellement acheté, un bel adolescent.
SIMYLOS. — De quel âge à peu près, Polystratos ?

POLYSTRATOS. — D’environ vingt ans.


SIMYLOS. — Je conçois à présent le genre de services qu’il te rendait.

POLYSTRATOS. — Au reste, il méritait beaucoup mieux d’hériter que ces gens-là, tout barbare et
débauché qu’il était. Déjà les personnes les plus distinguées lui font la cour. C’est lui maintenant qui
possède mon héritage, et à présent on le compte parmi les eupatrides et, malgré son menton rasé et son
jargon barbare, il passe pour être plus noble que Codros62, plus beau que Nirée63, plus intelligent
qu’Ulysse.
SIMYLOS. — Peu m’importe ; il peut bien commander à la Grèce, si bon lui semble, pourvu
seulement que les autres soient exclus de la succession.

20
CHARON, HERMÈS
ET DIFFÉRENTS MORTS

1.– CHARON. — Écoutez où nous en sommes. Nous n’avons, vous le voyez, qu’une petite barque,
attaquée par les vers et qui fait eau par beaucoup d’endroits. Pour peu qu’elle penche d’un côté, elle va
chavirer et couler à fond. Et vous autres, vous arrivez en foule tous à la fois et chacun chargé de
bagages. Si vous vous embarquez avec tous ces paquets, je crains que vous n’ayez ensuite à vous en
repentir, surtout ceux de vous qui ne savent pas nager.
HERMÈS. — Comment faire alors pour avoir une bonne traversée ?
CHARON. — Je vais vous le dire. Il faut monter tout nus dans la barque et laisser sur le rivage tout
cet attirail superflu ; à peine encore pourra-t-elle vous recevoir en cet état. Toi, Hermès, tu vas veiller
dès cet instant à n’admettre personne, à moins qu’il ne se présente nu et n’ait, comme je l’ai dit, jeté son
attirail. Debout près de l’échelle, examine-les et ne les prends sur la barque qu’après les avoir forcés à se
dépouiller.
2.– HERMÈS. — C’est bien dit, et c’est ce que nous allons faire. Celui-ci, le premier, qui est-il ?
MÉNIPPE. — Moi ? je suis Ménippe. Mais vois, Hermès, j’ai déjà jeté dans le lac ma besace et
mon bâton. Quant à mon manteau je ne l’ai même pas apporté, et j’ai bien fait.
HERMÈS. — Monte, Ménippe, le meilleur des hommes. Prends la première place à côté du pilote,
en haut, pour inspecter tous les passagers.
3.– Mais le beau garçon que voici, qui est-il ?
CHARMOLÉOS. — Charmoléos de Mégare, le bien-aimé, dont les baisers coûtaient deux talents.
HERMÈS. — Dépouille donc ta beauté, et tes lèvres avec leurs baisers, et cette épaisse chevelure,
et l’incarnat de tes joues, et toute ta peau. À la bonne heure, te voilà dispos, monte à présent.
4.– Et toi, avec ta robe de pourpre, ton diadème et ton air imposant, qui es-tu ?
64
LAMPICHOS. — Lampichos, tyran de Géla .

HERMÈS. — Pourquoi donc, Lampichos, te présentes-tu avec tant de bagages ?


LAMPICHOS. — Hé quoi ? Hermès, un tyran devait-il venir tout nu ?

HERMÈS. — Un tyran, non ; un mort, oui. Aussi dépose-moi cela.


LAMPICHOS. — Tiens, voilà ma richesse rejetée.
HERMÈS. — Rejette aussi ton orgueil, Lampichos, et ton air méprisant ; ils surchargeraient la
barque, en y tombant avec toi.
LAMPICHOS. — Laisse-moi au moins garder mon diadème et ma casaque de pourpre.

HERMÈS. — Pas du tout ; défais-toi de cela aussi.


LAMPICHOS. — Soit. Quoi encore ? Je me suis défait de tout, comme tu vois.

HERMÈS. — Et ta cruauté, et ta folie, et ton insolence, et ta colère, défais-toi aussi de tout cela.
LAMPICHOS. — Voilà. Je suis nu.

5.– HERMÈS. — Monte à présent. Mais toi, le gros homme, avec ta masse de chairs, qui es-tu ?
DAMASIAS. — Damasias, l’athlète.
65
HERMÈS. — Oui, tu en as bien l’air ; je me rappelle t’avoir vu souvent dans les palestres .
DAMASIAS. — Oui, Hermès ; mais reçois-moi, puisque je suis nu.

HERMÈS. — Tu n’es pas nu, mon excellent Damasias, avec toutes ces chairs qui t’enveloppent.
Dépouille-les donc ; car tu ferais sombrer la barque, rien qu’en y posant un pied. Mais jette aussi ces
couronnes et ces proclamations.
DAMASIAS. — Voilà. Je suis, tu le vois, véritablement nu, et je ne pèse pas plus que les autres
morts.
6.– HERMÈS. — C’est mieux ainsi, de ne rien peser. Embarque donc. Et toi, Craton, dépose ta richesse,
et avec ta richesse ta mollesse et ta sensualité ; n’apporte pas tes ornements funèbres ni les dignités de
tes ancêtres ; laisse aussi ta noblesse et ta gloire et les proclamations que l’État a pu faire en ton honneur
et les inscriptions de tes statues ; et ne dis pas qu’on t’a élevé un grand tombeau ; car ces souvenirs font
poids aussi.
CRATON. — C’est malgré moi, mais je vais les jeter : le moyen de faire autrement ?

7.– HERMÈS. — Oh ! oh ! toi, l’homme en armes, que veux-tu ? et quel est ce trophée que tu portes ?
LE SOLDAT. — C’est que j’ai été vainqueur, Hermès ; je me suis distingué et l’État m’a
récompensé.
HERMÈS. — Jette ce trophée à terre ; car aux Enfers on est en paix et tu n’auras pas besoin
d’armes.
8.– Mais cet homme vénérable, à en juger du moins par son maintien, qui se rengorge et fronce les
sourcils et s’absorbe dans ses méditations, qui est-il, cet homme à longue barbe ?
MÉNIPPE. — C’est un philosophe, Hermès, ou plutôt un charlatan plein de prestiges. Dépouille-le
donc, lui aussi : tu verras bien des choses risibles cachées sous son manteau.
HERMÈS. — Dépose d’abord ton maintien, puis tout le reste. Ô Zeus, quelle forfanterie il porte
avec lui, quelle ignorance, quel esprit de dispute, que de vaine gloire, de questions insolubles, de
discours épineux, de pensées entortillées ! et avec cela une foule de vains travaux, un bavardage
interminable, des niaiseries, des discussions sur des vétilles, par Zeus, et cet or que voici, et de l’amour
du plaisir et de l’impudence et de la colère et de la sensualité et de la mollesse ; car cela ne m’échappe
pas, quelque soin que tu mettes à le cacher. Dépose aussi tes mensonges, ton orgueil et la pensée que tu
vaux mieux que les autres ; car si tu t’embarquais avec tout cela, quelle galère à cinquante rames
pourrait te recevoir ?
LE PHILOSOPHE. — Eh bien, je les dépose, puisque tu l’ordonnes ainsi.
9.– MÉNIPPE. — Mais, Hermès, fais-lui quitter aussi cette barbe, qui est lourde et touffue, comme tu
vois ; il y a pour le moins cinq mines66 de poils.
HERMÈS. — C’est bien dit : mets bas cette barbe.

LE PHILOSOPHE. — Mais qui la coupera ?


HERMÈS. — Ménippe que voici. Il va prendre une hache qui sert à la construction des bateaux et il
te la coupera en se servant de l’échelle pour billot.
MÉNIPPE. — Non, Hermès, donne-moi plutôt une scie : ce sera plus drôle.
HERMÈS. — La hache suffit. Bien. Tu as plus l’air d’un homme, à présent que tu as déposé cette
puante barbe de bouc.
MÉNIPPE. — Veux-tu que je lui ôte aussi un peu de ses sourcils ?
HERMÈS. — Oui, car il les relève au-dessus de son front, et je ne sais pourquoi il se redresse ainsi.
Hé quoi ? tu pleures, coquin, et tu trembles devant la mort ! Allons, embarque.
MÉNIPPE. — Il a encore une chose sous l’aisselle, la plus lourde de toutes.
HERMÈS. — Quoi, Ménippe ?

MÉNIPPE. — La flatterie, Hermès, qui lui a beaucoup servi dans la vie.


LE PHILOSOPHE. — Alors toi aussi, Ménippe, dépose ta liberté, ton franc parler, ta gaieté, ta
gaillardise et ton rire ; car tu es ici le seul à rire.
HERMÈS. — Pas du tout. Garde-les : ce sont choses légères, très faciles à porter et utiles pour la
traversée.
10.– Et toi, le rhéteur, dépose tes interminables enfilades de mots, tes antithèses, tes constructions
symétriques, tes périodes, tes barbarismes et tout ce qui surcharge tes discours.
LE RHÉTEUR. — Tiens, regarde, je les dépose.

HERMÈS. — C’est bien. Maintenant délie les amarres, remontons l’échelle, qu’on lève l’ancre,
déploie la voile et tiens le gouvernail, nocher. Que Dieu favorise notre navigation !
11.– Pourquoi gémissez-vous, sots que vous êtes, et surtout toi, le philosophe, dont on vient de ravager
la barbe ?
LE PHILOSOPHE. — C’est parce que je croyais l’âme immortelle, Hermès.
MÉNIPPE. — Il ment. Il a certainement d’autres motifs de chagrin.

HERMÈS. — Lesquels ?
MÉNIPPE. — C’est qu’il ne fera plus de somptueux dîners, qu’il ne sortira plus la nuit, en se
cachant de tout le monde, la tête enveloppée dans son manteau pour faire le tour des lupanars et qu’il ne
recevra plus d’argent pour les trompeuses leçons de sagesse qu’il donnait aux jeunes gens le matin.
Voilà ce qui le chagrine.
LE PHILOSOPHE. — Tu n’es donc pas affligé d’être mort, toi, Ménippe ?
67
MÉNIPPE. — Comment le serais-je, moi qui ai couru au-devant de la mort , sans être appelé de
personne ?
12.– Mais, tandis que nous causons, n’entend-on pas un bruit de voix, comme de gens qui crient sur la
terre ?
HERMÈS. — Si, Ménippe, et ce n’est pas d’un seul endroit. Ici, les gens, accourus à l’assemblée,
sont joyeux et rient tous de la mort de Lampichos ; sa femme est saisie par les femmes et ses petits
nouveau-nés sont maltraités, eux aussi, et criblés de pierres par les enfants. Là on applaudit Diophantos,
le rhéteur, qui prononce l’oraison funèbre de Craton ici présent, et là, par Zeus, la mère de Damasias
pousse des cris de douleur et donne aux femmes le signal des lamentations sur son fils. Mais toi,
Ménippe, personne ne te pleure et tu gis tranquillement tout seul.
13.– MÉNIPPE. — Non pas. Tu vas entendre les chiens hurler lamentablement sur moi, et les corbeaux
battre des ailes, quand ils se rassembleront pour m’ensevelir.
HERMÈS. — Tu es un brave, Ménippe. Mais la traversée est finie. Vous, allez-vous-en au tribunal,
en prenant par là tout droit. Le nocher et moi, nous allons en chercher d’autres.
MÉNIPPE. — Bon voyage, Hermès. Avançons, nous autres. Pourquoi donc tardez-vous encore ?
De toute manière, il vous faudra être jugés, et l’on dit que les condamnations sont lourdes, des roues,
des pierres, des vautours, et la vie de chacun va être dévoilée au grand jour.

21
68
CRATÈS ET DIOGÈNE

1.– CRATÈS. — Tu as connu, Diogène, le riche Moïrichos, ce Corinthien richissime, qui possédait une
foule de vaisseaux marchands, et dont le cousin Aristéas, riche lui aussi, répétait souvent ce mot
d’Homère : « Enlève-moi, ou je t’enlève69. »
DIOGÈNE. — À quel propos ta question, Cratès ?
CRATÈS. — Ils se courtisaient mutuellement dans l’espoir d’hériter l’un de l’autre, bien qu’ils
fussent du même âge, et ils avaient rendu publiques les clauses de leurs testaments. Moïrichos, au cas où
il mourrait le premier, envoyait Aristéas en possession de tous ses biens, et Aristéas laissait les siens à
Moïrichos, s’il partait avant lui. Ces clauses étaient écrites et ils se courtisaient l’un l’autre en faisant
assaut de flatteries. Les devins qui conjecturent l’avenir d’après les astres et ceux qui le font d’après les
songes, comme les enfants des Chaldéens70, et le dieu même de Pythô71 accordaient la victoire tantôt à
Aristéas, tantôt à Moïrichos, et la balance penchait un jour vers celui-ci, un autre vers celui-là.
2.– DIOGÈNE. — Qu’est-il arrivé à la fin, Cratès. C’est intéressant à savoir.
CRATÈS. — Tous deux sont morts le même jour et leurs héritages ont passé à Eunomios et à
Thrasyclès, leurs parents tous les deux, qui n’avaient jamais prévu que les choses tourneraient ainsi. En
faisant la traversée de Sicyone à Kirrha72, ils ont été pris en flanc par l’Iapyx73 au milieu du passage, et
ils ont chaviré.
3.– DIOGÈNE. — C’est bien fait. Nous, quand nous étions en vie, nous n’avons jamais conçu de telles
pensées les uns à l’égard des autres. Ni moi, je n’ai jamais souhaité la mort d’Antisthène74 pour hériter
de son bâton (et il en avait un très solide, qu’il avait fait d’olivier sauvage), ni toi, Cratès, j’en suis sûr,
tu n’as jamais désiré d’hériter, à ma mort, de mes biens, je veux dire de mon tonneau et de ma besace
qui contenait deux chénices de lupins.
CRATÈS. — En effet, je n’avais pas besoin de cela, ni toi, Diogène. Les biens qui nous étaient
nécessaires, nous en avions hérité, toi d’Antisthène, et moi de toi, et c’étaient des biens plus
considérables et plus nobles que l’empire de la Perse.
DIOGÈNE. — De quels biens veux-tu parler ?
CRATÈS. — De la sagesse, de la modération, de la vérité, de la franchise, de la liberté.

DIOGÈNE. — Par Zeus, je me souviens d’avoir reçu cette fortune-là d’Antisthène et de te l’avoir
laissée encore augmentée.
4.– CRATÈS. — Mais les autres ne se souciaient guère de ces richesses-là, et personne ne nous faisait la
cour dans l’attente de notre succession ; c’est sur l’or qu’ils avaient tous les yeux fixés.
DIOGÈNE. — Naturellement ; car ils n’avaient pas où mettre ces biens reçus de nous. Percés de
toutes parts par la volupté et semblables à des bourses trouées, si jamais on semait en eux de la sagesse,
de la franchise, de la vérité, elles tombaient tout de suite et s’écoulaient, le fond ne pouvant les retenir.
C’est l’histoire de ces filles de Danaos75 qui versent de l’eau dans un tonneau percé. Mais l’or, ils le
gardaient avec les dents et les ongles et par tous les moyens.
CRATÈS. — Aussi nous garderons ici notre richesse, et eux arriveront avec une obole, et encore ne
la garderont-ils que jusqu’à la barque.

22
DIOGÈNE, ANTISTHÈNE ET CRATÈS

1.– DIOGÈNE. — Puisque nous sommes de loisir, Antisthène et Cratès, qui nous empêche d’aller droit à
l’entrée des Enfers pour nous promener et voir ceux qui descendent, quelle figure ils font et comment
chacun d’eux se comporte ?
ANTISTHÈNE. — Allons, Diogène. Ce doit être, en effet, un amusant spectacle que de voir les uns
pleurer, les autres supplier même qu’on les laisse aller, quelques-uns descendre à grand peine, résister à
Hermès qui les pousse par le cou, s’arc-bouter en se renversant en arrière et s’épuiser en efforts
superflus.
CRATÈS. — Je vais vous raconter aussi ce que j’ai vu sur ma route, en descendant.

2.– DIOGÈNE. — Raconte, Cratès ; tu as l’air d’avoir des choses très risibles à nous dire.
CRATÈS. — Je descendais en nombreuse compagnie. Parmi nous se trouvaient des gens de
distinction, Isménodoros le riche, notre concitoyen76 Arsakès gouverneur de Médie et Oroïtès
l’Arménien. Isménodoros, qui avait été tué par des brigands dans les parages du Cithéron, en se rendant,
je crois, à Éleusis, gémissait, tenait sa blessure à deux mains, appelait ses petits enfants, qu’il avait
laissés en bas âge, et se reprochait d’avoir osé franchir le Cithéron et traverser le pays d’Éleuthères, dont
la guerre avait fait un désert, n’emmenant avec lui que deux serviteurs, et cela, quand il portait cinq
coupes d’or et quatre tasses du même métal.
3.– Quant à Arsakès, qui était déjà vieux et qui avait, ma foi, assez haute mine, il se fâchait, en vrai
barbare, s’indignait d’aller à pied et demandait qu’on lui amenât son cheval ; car son cheval avait péri
avec lui, tous deux ayant été percés du même coup par un peltaste thrace dans un engagement contre le
roi de Cappadoce sur les bords de l’Araxe. Arsakès s’avançait à cheval et s’était, disait-il, laissé
emporter loin en avant des autres ; mais le Thrace qui l’attendait de pied ferme à l’abri de son bouclier,
détourne la lance d’Arsakès et, ayant mis en arrêt sa sarisse, il le transperce, lui et le cheval.
4.– ANTISTHÈNE. — Comment se peut-il, Cratès, que cela soit arrivé d’un seul coup ?
CRATÈS. — Très facilement, Antisthène. Arsakès fondait sur lui, tenant en arrêt une pique de vingt
coudées ; mais le Thrace détourna le coup avec son bouclier et la pointe passa à côté de lui ; alors,
mettant un genou en terre, il reçut avec sa sarisse le choc du cavalier, et blessa sous la poitrine le cheval,
qui s’enferra lui-même, emporté par son ardeur impétueuse. Du même coup Arsakès fut traversé de part
en part, de l’aine jusqu’à la fesse. Ce fut moins, comme tu vois, l’ouvrage du soldat que celui du cheval.
Cependant le barbare se dépitait d’être traité comme les autres et regardait comme indigne de lui de
descendre comme un homme du peuple.
5.– Pour Oroïtès, le cavalier, il avait les pieds très tendres et ne pouvait même pas se tenir debout sur le
sol, loin d’être en état de marcher. Il faut dire que c’est le cas de tous les Mèdes, quand ils sont
descendus de cheval ; ils marchent avec peine sur la pointe du pied, comme s’ils foulaient des épines.
Oroïtès, s’étant laissé tomber à terre, resta étendu sans vouloir à aucun prix se relever. Alors l’excellent
Hermès le prit sur ses épaules et le porta jusqu’à la barque, et moi, je riais.
6.– ANTISTHÈNE. — Moi non plus, quand je descendis, je ne me mêlai point aux autres ; mais, les
laissant gémir, je courus à la barque, où je choisis le premier une place pour faire le trajet à l’aise. Et
pendant la traversée, les autres pleuraient ou avaient des nausées ; et moi, je m’amusais fort à leurs
dépens.
7.– DIOGÈNE. — Voilà les compagnons de route que vous avez rencontrés, Cratès, et toi, Antisthène.
Moi je suis descendu en compagnie de Blepsias, l’usurier de Pise, de Lampis, l’Acarnanien, chef de
mercenaires, et du riche Damis de Corinthe. Damis avait été empoisonné par son fils, Lampis s’était
suicidé par amour pour la courtisane Myrlion, et Blepsias s’était laissé, disait-on, dessécher par la faim,
le malheureux, et on le voyait à sa pâleur excessive et à sa maigreur extrême. Et moi, bien que je fusse
au courant de leur histoire, je ne laissai pas de leur demander comment ils étaient morts. Comme Damis
accusait son fils, je lui dis : « Il t’a traité comme tu le méritais, toi qui, possédant près de mille talents et
menant joyeuse vie en dépit de tes quatre-vingt-dix ans, donnais quatre oboles à un jeune homme de
dix-huit ans. Et toi, l’Acarnanien, car il gémissait, lui aussi, et maudissait Myrtion, pourquoi t’en
prends-tu à Éros, au lieu de t’en prendre à toi-même ? Tu n’as jamais tremblé devant l’ennemi, tu étais
toujours le premier à braver le péril dans les combats, et la première donzelle venue par des larmes
feintes et des soupirs a eu raison de ta bravoure ! » Quant à Blepsias, il s’accusait lui-même tout le
premier d’avoir si sottement gardé ses richesses pour des héritiers qui ne lui étaient de rien ; il
s’imaginait, l’insensé, qu’il vivrait toujours. Pour moi, je prenais un plaisir peu commun à les entendre
gémir.
8.– Mais nous voilà arrivés à l’entrée : il nous faut regarder et examiner de loin ceux qui arrivent. Ah !
quelle foule ! Il y a là des gens de toute sorte, et tous pleurent, sauf les nouveau-nés et les bébés ;
jusqu’aux vieillards décrépits qui se lamentent ! Quel est donc ce charme de la vie qui les tient ?
9.– En voici un qui a dépassé les bornes de la vieillesse ; je veux l’interroger. Pourquoi pleures-tu, toi
qui es mort si âgé ? Pourquoi t’indignes-tu, mon brave, toi qui es arrivé ici dans ta vieillesse ? Étais-tu
roi par hasard ?
LE MENDIANT. — Non.
DIOGÈNE. — Satrape, alors ?

LE MENDIANT. — Pas davantage.


DIOGÈNE. — Alors tu étais riche et maintenant tu regrettes les jouissances de toute sorte que la
mort t’a ravies ?
LE MENDIANT. — Ce n’est rien de tout cela. Je touchais à mes quatre-vingt-dix ans, je vivais
péniblement de mon roseau et de ma ligne, j’étais pauvre à l’excès et de plus sans enfants, boiteux et
presque aveugle.
DIOGÈNE. — Et, dans cet état, tu voulais vivre ?

LE MENDIANT. — Oui ; car la lumière est douce et la mort est terrible ; on ne peut trop la fuir.
DIOGÈNE. — Tu radotes, bonhomme, et tu te révoltes comme un jeune homme contre la nécessité,
et cela, quand tu as l’âge du nocher. Que dire encore des jeunes, quand des gens si âgés tiennent tant à la
vie, eux qui devraient chercher la mort comme un remède aux maux de la vieillesse ? Mais allons-nous
en à présent : on pourrait nous soupçonner de méditer une évasion, en nous voyant rôder autour de la
porte.

23
AJAX ET AGAMEMNON

1.– AGAMEMNON. — Si, dans un accès de fureur, tu t’es donné la mort, Ajax, et as voulu nous tuer
tous77, pourquoi t’en prendre à Ulysse ? L’autre jour, quand il est venu consulter le devin, tu n’as pas
daigné le regarder ; tu n’as pas dit un mot à un homme qui fut ton compagnon d’armes et ton camarade
et tu as passé fièrement auprès de lui en marchant à grands pas78.
AJAX. — C’était justice, Agamemnon ; car c’est lui qui a été la cause de ma folie, en me disputant
seul les armes d’Achille.
AGAMEMNON. — Prétendais-tu rester sans concurrent et vaincre tous les Grecs sans combat ?

AJAX. — Oui, du moins sur ce point ; car l’armure me revenait de droit, puisqu’elle était à mon
cousin. Et vous, les autres, qui valiez beaucoup mieux que lui, vous avez renoncé à la lutte et m’avez
cédé le prix, mais le fils de Laërte, que j’ai si souvent sauvé, quand il risquait d’être taillé en pièces par
les Phrygiens, prétendit être plus brave que moi et plus digne d’avoir les armes.
2.– AGAMEMNON. — Accuse donc Thétis79, mon brave, qui, au lieu de te remettre les armes d’Achille
comme un héritage dû à son parent, vint les déposer au milieu du camp.
AJAX. — Non, c’est Ulysse que j’accuse, qui seul les a revendiquées.
AGAMEMNON. — Il est homme et partant excusable, Ajax, d’avoir recherché la gloire, si douce
aux mortels, et pour laquelle chacun de nous aussi affronta les dangers. D’ailleurs il l’emporta sur toi, au
jugement même des Troyens.
AJAX. — Je sais qui m’a condamné ; mais il n’est pas permis de rien dire des dieux. En tout cas, je
ne puis pas m’empêcher de haïr Ulysse, quand même Athéna elle-même me le défendrait80.

24
MINOS ET SOSTRATOS81

1.– MINOS. — Qu’on jette dans le Pyriphlégéthon le brigand que voici, Sostratos ; que le sacrilège soit
mis en pièces par la Chimère, que le tyran, Hermès82, étendu près de Tityos83, ait, comme lui, le foie
rongé par les vautours. Pour vous, hommes de bien, partez vite pour les Champs Élysées84 et allez
habiter les îles des bienheureux, en récompense des bonnes actions que vous avez faites pendant votre
vie.
SOSTRATOS. — Écoute, Minos, si tu trouveras juste ce que je vais dire.

MINOS. — Que je t’écoute encore ! N’as-tu pas été convaincu, Sostratos, d’être un scélérat et
d’avoir tué une foule de gens ?
SOSTRATOS. — Je l’ai été sans doute ; mais vois s’il est juste que j’en sois puni.

MINOS. — Cela est certain, s’il est juste de porter la peine qu’on a méritée.
SOSTRATOS. — Réponds-moi néanmoins, Minos ; je n’ai qu’un mot à dire.
MINOS. — Parle, mais sois bref ; j’ai les autres à juger à présent.
2.– SOSTRATOS. — Tout ce que j’ai fait dans ma vie, l’ai-je fait par ma propre volonté ou la Moire me
l’avait-elle filé ?
MINOS. — Sans doute, elle l’avait filé.
SOSTRATOS. — Est-ce que les gens de bien et nous qui passions pour criminels, nous n’agissions
pas en serviteurs de la Moire ?
MINOS. — Oui, de Clotho qui a enjoint à chacun dès sa naissance ce qu’il avait à faire.
SOSTRATOS. — Si donc un homme a tué quelqu’un, contraint par un autre, à la force duquel il ne
peut résister, par exemple un bourreau ou un garde du corps qui obéissent, l’un à un juge, l’autre à un
tyran, qui rends-tu responsable de l’homicide ?
MINOS. — Évidemment le juge ou le tyran, puisqu’on ne peut pas non plus s’en prendre à l’épée ;
car elle n’est que le ministre et l’instrument de la colère de celui à qui remonte la responsabilité du
meurtre.
SOSTRATOS. — À merveille, Minos, tu enchéris sur mon exemple. Et si un homme, envoyé par
son maître, vient lui-même porter à quelqu’un de l’or ou de l’argent, à qui faut-il en savoir gré et qui
faut-il inscrire comme bienfaiteur ?
MINOS. — L’envoyeur, Sostratos ; le porteur n’est que son ministre.
3.– SOSTRATOS Vois donc quelle injustice tu commets en nous punissant, nous qui n’avons été que les
exécuteurs des ordres de Clotho85 et en récompensant les autres qui n’ont fait que prêter leur ministère
aux bonnes actions d’autrui ; car on ne saurait dire que nous ayons été maîtres de résister aux ordres de
la nécessité.
MINOS. — Ô Sostratos, tu verrais bien d’autres choses qui ne sont pas logiques, si tu y regardais
de près. Au reste, tout ce que tu as gagné à m’interroger, c’est de passer non seulement pour un brigand,
mais encore pour un sophiste… Délie-le, Hermès, et qu’on mette fin à sa punition. Mais garde-toi
d’apprendre aux autres morts à poser de pareilles questions.

25
ALEXANDRE, HANNIBAL, MINOS ET SCIPION86

1.– ALEXANDRE. — C’est moi qui ai droit au premier rang, et non toi, Libyen ; car je vaux mieux que
toi.
HANNIBAL. — Non pas, c’est à moi que revient le premier rang.

ALEXANDRE. — Eh bien, prenons Minos pour arbitre.


MINOS. — Qui êtes-vous ?

ALEXANDRE. — Lui est Hannibal le Carthaginois, moi, je suis Alexandre, fils de Philippe.
MINOS. — Deux noms illustres, par Zeus. Mais quel est le sujet de votre dispute ?

ALEXANDRE. — La prééminence. Celui-ci prétend avoir été meilleur général que moi ; et moi, je
soutiens que je l’emporte par mes talents militaires, chacun le sait, non seulement sur lui, mais sur
presque tous ceux qui m’ont précédé.
MINOS. — Eh bien, que chacun des deux parle à son tour. Toi, Libyen, commence.

2.– HANNIBAL. — J’ai retiré ce fruit de mon séjour ici, Minos, que j’ai bien appris le grec87, et mon
rival, à cet égard, n’aura sur moi aucun avantage. Maintenant je dis que les hommes les plus dignes de
louange sont ceux qui, n’étant rien à leur début, ne s’en sont pas moins élevés très haut, et n’ont dû qu’à
eux-mêmes leur puissance et le commandement dont on les a jugés dignes. C’est ainsi que moi-même,
étant parti pour l’Ibérie avec une poignée d’hommes et servant comme lieutenant de mon beau-frère88,
je fis reconnaître ma supériorité et fus jugé digne du commandement suprême. Alors je soumis les
Celtibères89, je vainquis les Gaulois occidentaux, et, franchissant les grands monts, je courus tout le
pays de l’Éridan90, je renversai un grand nombre de villes, je soumis la partie plate de l’Italie et je
m’avançai jusqu’aux faubourgs de la capitale. Enfin je tuai tant d’hommes en un seul jour qu’on
mesurait leurs anneaux au boisseau et qu’on passait les rivières sur des ponts de cadavres. Et tout cela,
je l’ai fait sans m’intituler fils d’Ammon91, sans me faire passer pour un dieu, sans raconter les rêves de
ma mère92, avouant au contraire que j’étais un homme, me mesurant avec les généraux les plus
consommés, luttant corps à corps avec les soldats les plus belliqueux, et non pas avec des Mèdes et des
Arméniens, gens qui fuient avant qu’on les poursuive et qui cèdent aussitôt la victoire à qui ose les
attaquer.
3.– Alexandre, ayant hérité de l’empire de son père, l’a augmenté et l’a étendu au loin, en suivant
l’impulsion de la fortune ; mais lorsqu’il eut remporté la victoire, lorsqu’il eut battu ce pauvre Darius à
Issos et à Arbèles93, il renia les usages de sa patrie, il voulut se faire adorer, il adopta le genre de vie des
Mèdes, égorgea ses amis dans les festins ou les livra au bourreau. Moi, si j’ai commandé mon pays,
c’est en respectant l’égalité, et quand il me rappela, parce que les ennemis voguaient vers la Libye avec
une flotte considérable, j’obéis promptement, je me conduisis en simple citoyen et, quand on m’eut
condamné, je me soumis noblement. Voilà ce que j’ai fait, et pourtant je n’étais qu’un barbare, ignorant
de la science hellénique, je ne récitais pas comme lui les vers d’Homère94 et je n’avais pas eu pour
maître le savant Aristote. Je ne dois rien qu’à mon heureuse nature. Voilà les raisons pour lesquelles je
prétends être supérieur à Alexandre. S’il est plus beau, pour s’être ceint le front d’un diadème, il y a
peut-être là de quoi imposer aux Macédoniens ; mais ce n’est pas une raison pour qu’on le juge
supérieur à un vaillant capitaine qui s’est aidé de son intelligence plus que de la fortune.
MINOS. — Il a noblement plaidé sa cause et mieux qu’on ne pouvait l’attendre d’un Libyen. Et toi,
Alexandre, qu’as-tu à répondre à son discours ?
4.– ALEXANDRE. — Je devrais, Minos, ne rien répondre à un homme si impudent ; la renommée suffit
pour t’apprendre quel roi j’ai été et quel brigand il était, lui. Néanmoins considère si ma supériorité sur
lui est légère. Arrivé aux affaires jeune encore, je contins dans l’obéissance mon royaume troublé, je
poursuivis les meurtriers de mon père et, après avoir épouvanté les Grecs par la ruine de Thèbes, je fus
choisi par eux comme généralissime. Au lieu de borner mes soins à gouverner la Macédoine et à régner
sur les possessions que mon père m’avait laissées, j’embrassai dans ma pensée la terre entière, ne
pouvant supporter la pensée de ne pas me rendre maître de l’univers. Je fondis sur l’Asie avec une
poignée d’hommes et je remportai sur le Granique une grande victoire. Puis je pris la Lydie, l’Ionie, la
Phrygie ; enfin soumettant tout ce que je rencontrais devant moi, j’arrivai à Issos, où Darius m’attendait
avec des myriades de soldats.
5.– Le résultat de cette journée, Minos, vous le savez, et combien je vous ai envoyé de morts en un jour ;
le nocher dit que sa barque ne put suffire à les porter et que la plupart d’entre eux fabriquèrent des
radeaux pour faire la traversée. Et dans toutes ces occasions je m’exposais le premier au danger et me
faisais un honneur de recevoir des blessures. Ensuite, pour ne point parler de Tyr et d’Arbèles, je
pénétrai jusque chez les Indiens et donnai l’Océan pour borne à mon empire ; je pris leurs éléphants, je
soumis Porus et, traversant le Tanaïs, je vainquis les Scythes dans un grand combat de cavalerie, et les
Scythes ne sont pas des adversaires méprisables. J’ai fait du bien à mes amis et je me suis vengé de mes
ennemis. Et si les hommes m’ont pris pour un dieu, ils sont bien excusables, étant donnée la grandeur de
mes actions, de s’être fait de moi cette opinion.
6.– Enfin moi, je suis mort sur le trône, et lui en exil, chez Prusias de Bithynie : c’est la mort qui
convenait à un homme si fourbe et si cruel ; car s’il a vaincu les Italiens, ce n’est point par la force, c’est
par la méchanceté, la perfidie, la ruse : rien de légitime ni de franc dans sa conduite. Il m’a reproché ma
mollesse, mais lui me semble avoir oublié ce qu’il fit à Capoue, lorsque aux bras des courtisanes cet
admirable capitaine perdait les occasions favorables de la guerre. Pour moi, regardant l’Occident comme
négligeable, je me suis tourné de préférence vers l’Orient ; car qu’aurais-je fait de grand en prenant sans
coup férir l’Italie, la Libye et en subjuguant les contrées qui s’étendent jusqu’à Gadès. Mais ces peuples
déjà tremblants de peur et prêts à reconnaître un maître, ne m’ont pas paru dignes d’être combattus. J’ai
dit. À toi, Minos, de juger. Entre mille preuves, celles-là suffisent.
7.– SCIPION. — Pas avant de m’avoir entendu, moi aussi.
MINOS. — Qui donc es-tu, mon brave, toi qui veux parler, et de quel pays ?

SCIPION. — D’Italie. Je suis Scipion, le général qui a détruit Carthage et vaincu les Libyens dans
de grandes batailles.
MINOS. — Qu’as-tu donc à dire, toi aussi ?
SCIPION. — Que je le cède, il est vrai, à Alexandre, mais que je l’emporte sur Hannibal, moi qui
l’ai vaincu, poursuivi et réduit à une fuite honteuse. Il faut qu’il ait toute honte bue pour disputer le pas à
Alexandre, quand moi, Scipion, son vainqueur, je n’ose même pas me comparer à ce conquérant.
MINOS. — Par Zeus, tu parles en homme sensé, Scipion. J’attribue donc le premier rang à
Alexandre, à toi le second ; Hannibal, s’il le veut, aura le troisième, sans que je veuille par là dépriser
son mérite.

26
ACHILLE ET ANTILOQUE95

1.– ANTILOQUE. — Quels propos, Achille, tu tenais l’autre jour à Ulysse au sujet de la mort ! Qu’ils
étaient bas et indignes de tes deux maîtres, Chiron et Phénix ! Car je t’ai entendu quand tu disais que tu
aimerais mieux travailler la terre et servir comme mercenaire un homme sans patrimoine et voisin de la
misère plutôt que de régner sur tous les morts96. Un Phrygien ou un Lydien sans courage et attaché à la
vie plus que de raison pourrait peut-être tenir un pareil langage ; mais que le fils de Pélée, le plus
intrépide de tous les héros, se ravale lui-même à ce point, c’est une grande honte, et c’est un démenti de
tous les exploits qu’il a faits durant sa vie, lui qui, pouvant régner sans gloire en Phthiotide pendant de
longues années a préféré volontairement la mort suivie d’une belle renommée.
2.– ACHILLE. — Ô fils de Nestor, j’ignorais alors ce qui se passe aux enfers ; et, ne pouvant juger quel
était le meilleur des deux, j’ai préféré une misérable gloriole à la vie. Mais maintenant je comprends
combien cette gloire est inutile, quelles que soient les louanges que l’on chante sur la terre en mon
honneur. L’égalité règne chez les morts, et ni la beauté, Antiloque, ni la force dont nous étions fiers ne
nous accompagnent ici ; nous gisons tous au fond des mêmes ténèbres et nous ne différons en rien les
uns des autres. Ni les ombres des Troyens ne me redoutent ni celles des Achéens ne m’honorent et,
« bon ou mauvais97 » un mort égale exactement un mort. Voilà ce qui m’afflige et je suis fâché de n’être
pas un mercenaire vivant.
3.– ANTILOQUE. — Que faire, Achille ? C’est l’ordre de la nature que tout le monde meure. Aussi faut-
il se conformer à la loi et ne pas s’affliger des arrêts du destin. D’ailleurs tu vois combien de tes
camarades nous sommes ici autour de toi ; bientôt Ulysse lui-même viendra nécessairement. On se
console à partager le malheur et à ne pas souffrir seul. Vois Héraclès, Méléagre98 et d’autres héros
admirables. Je suis sûr qu’ils ne consentiraient pas à remonter, si on les envoyait là-haut pour servir des
maîtres sans héritage et sans ressources.
4.– ACHILLE. — Tes encouragements sont d’un ami ; mais moi, je ne sais pourquoi le souvenir des
choses de la vie me tourmente, et chacun de vous aussi, je présume ; si vous n’en convenez pas, tant pis
pour vous, qui souffrez sans rien dire.
ANTILOQUE. — Non, tant mieux au contraire, Achille. Nous voyons qu’il est inutile de parler et
nous avons pris le parti de nous taire, de souffrir et de nous résigner, pour ne pas prêter à rire comme toi,
en formant de tels vœux.

27
ÉAQUE, PROTÉSILAS99,
MÉNÉLAS ET PÂRIS

1.– ÉAQUE. — Pourquoi, Protésilas, te jettes-tu sur Hélène pour l’étrangler ?


PROTSILAS. — Parce que c’est à cause d’elle, Éaque, que je suis mort, laissant ma maison à demi
achevée et ma jeune femme veuve.
ÉAQUE. — Accuses-en donc Ménélas qui vous a menés à Troie pour une telle femme.
PROTÉSILAS. — Tu as raison ; c’est à lui que je dois m’en prendre.
MÉNÉLAS. — Non pas à moi, mon très bon, mais plus justement à Pâris, qui m’a ravi ma femme,
à moi, son hôte, contre tout droit et qui l’a emmenée. C’est lui qui mérite d’être étranglé, non seulement
par toi, mais par tous les Grecs et les barbares, pour avoir causé la mort de tant d’hommes.
PROTÉSILAS. — Oui, cela vaut mieux ; aussi je ne te laisserai pas échapper de mes mains, Pâris de
malheur.
PÂRIS. — Tu as tort, Protésilas, d’autant plus que je suis ton confrère ; car moi aussi je suis un
sujet d’Éros et en proie au même dieu. Tu sais que l’amour est involontaire, qu’un démon nous pousse
où il veut et qu’il est impossible de lui résister.
2.– PROTÉSILAS. — Tu as raison. Ah ! si je pouvais tenir ici Éros entre mes mains ?
ÉAQUE. — C’est moi qui vais défendre contre toi les droits d’Éros. Il te dira lui-même qu’il a bien
pu être la cause de l’amour de Pâris, mais que, de ta mort, personne autre que toi, Protésilas, n’en est
responsable ; car c’est toi qui, oubliant ta jeune épousée, quand vous abordiez à Troie, as le premier de
tous sauté de ton vaisseau avec une audace insensée, transporté de l’amour de la gloire : c’est la gloire
qui t’a fait mourir le premier à la descente des vaisseaux.
PROTÉSILAS. — Eh bien, je te ferai pour moi, Éaque, une réponse encore plus juste : ce n’est pas
moi qui suis cause de tout cela, mais la Moire qui l’a filé ainsi dès le début.
ÉAQUE. — C’est juste. Mais alors pourquoi accuses-tu ceux-ci ?

28
PROTÉSILAS, PLUTON ET PERSÉPHONE

1.– PROTÉSILAS. — Ô maître, ô roi, ô notre Zeus, et toi, fille de Déméter100, ne dédaignez pas la prière
d’un amant.
PLUTON. — Que veux-tu de nous ? et qui es-tu ?
PROTÉSILAS. — Je suis Protésilas, fils d’Iphiclos de Phylakè, compagnon d’armes des Achéens,
qui mourus le premier devant Ilion. Je demande à être relâché et à revivre pour quelque temps.
PLUTON. — Ce désir-là, Protésilas, tous les morts en sont possédés ; mais aucun ne saurait être
exaucé.
PROTÉSILAS. — Mais ce n’est pas de la vie, Aïdoneus, que je suis amoureux, c’est de ma femme
que j’ai laissée, jeune épousée, dans la chambre nuptiale pour prendre la mer et venir ici, et puis,
infortuné, j’ai été tué par Hector à la descente des vaisseaux. Aussi ai-je le cœur cruellement déchiré par
l’amour de ma femme, maître, et je voudrais, ne fût-ce que pour un moment, me montrer à elle pour
redescendre ensuite.
2.– PLUTON. — Est-ce que tu n’as pas bu de l’eau du Léthé101, Protésilas ?
PROTÉSILAS. — Si fait, maître ; mais ma passion l’emporte.
PLUTON. — Alors attends ; car elle aussi viendra un jour et tu n’auras pas besoin de remonter.
PROTÉSILAS. — L’attente m’est insupportable, Pluton. Tu as aimé, toi aussi, et tu sais ce que c’est
que l’amour.
PLUTON. — Et à quoi te servira de revivre un jour pour recommencer aussitôt les mêmes
plaintes ?
PROTÉSILAS. — J’espère la déterminer à me suivre chez vous, en sorte que bientôt, au lieu d’un
mort, tu en recevras deux.
PLUTON. — C’est impossible ; cela ne s’est jamais fait.
3.– PROTÉSILAS. — Permets que je te le rappelle, Pluton : vous avez pour le même motif rendu son
Eurydice à Orphée102 et, pour faire plaisir à Héraclès, vous lui avez remis ma parente Alceste103.
PLUTON. — Mais voudrais-tu, crâne nu et difforme, te montrer ainsi à ta belle épousée ? De son
côté, comment t’accueillera-t-elle, si elle ne peut même pas te reconnaître ? Saisie de peur, elle te fuira,
j’en suis sûr, et ce sera pour rien que tu auras fait un si grand voyage.
PERSÉPHONÈ. — Alors, mon mari, remédie de ton côté à ce mal et ordonne à Hermès, quand
Protésilas reverra le jour, de le toucher de sa baguette et d’en faire aussitôt un beau jeune homme, tel
qu’il était au sortir de la chambre nuptiale.
PLUTON. — Puisque c’est l’avis de Perséphone, fais de lui un jeune marié et reconduis-le. Mais
toi, n’oublie pas que tu n’as qu’un jour.

29
DIOGÈNE ET MAUSOLE

1.– DIOGÈNE. — À quel propos, Carien, es-tu si fier et prétends tu être préféré à nous tous ?
MAUSOLE. — À propos de ma royauté, Sinopien ; car j’ai régné sur la Carie tout entière et sur une
partie de la Lydie, j’ai soumis des îles, je me suis avancé jusqu’à Milet et j’ai subjugué la plus grande
partie de l’Ionie. De plus, j’étais beau, grand et vaillant à la guerre ; mais le principal, c’est que j’ai sur
moi dans Halicarnasse un tombeau d’une grandeur immense, tel qu’aucun mort n’en a d’aussi vaste ni
d’un travail aussi beau ; les chevaux et les hommes y sont très exactement représentés dans le marbre le
plus précieux, et il serait difficile de trouver même un temple aussi beau. Ne crois-tu pas que j’aie bien
le droit d’être fier de tout cela ?
2.– DIOGÈNE. — Tu veux dire de ta royauté, de ta beauté et du poids de ton tombeau ?
MAUSOLE. — De tout cela, oui, par Zeus.
DIOGÈNE. — Mais, beau Mausole, tu n’as plus ni cette force ni cette beauté, et si nous
choisissions un arbitre pour prononcer sur notre beauté respective, je ne vois pas à quel titre ton crâne
serait préféré au mien ; car ils sont tous les deux chauves et pelés, nous montrons également les dents,
nos yeux ont disparu et nos nez sont devenus camards. Quant à ce tombeau et à ces marbres somptueux,
ils valent peut-être assez pour que les habitants d’Halicarnasse les fassent voir et s’en fassent honneur
auprès des étrangers, comme d’un grand monument ; mais toi, mon bon, je ne vois pas quel avantage tu
en retires, à moins que tu ne te piques de porter un poids plus lourd que nous, sous ces pierres qui
t’écrasent.
3.– MAUSOLE. — Alors tout cela est inutile, et Diogène est l’égal de Mausole ?
DIOGÈNE. — Égal, non, mon noble ami, non assurément ; car Mausole se lamentera au souvenir
des biens de la terre dans lesquels il faisait consister son bonheur, et Diogène se rira de lui. Mausole
parlera du tombeau qui lui a été élevé dans Halicarnasse par Artémise, sa femme et sa sœur.
Diogène ne sait même pas si son corps a un tombeau ; c’est un détail dont il ne s’inquiétait pas ;
mais il a laissé aux gens de bien le souvenir d’un homme qui a vécu une vie plus haute que ton
monument, ô le plus vil des Cariens, et placée sur un fond plus solide.

30
NIRÉE, THERSITE ET MÉNIPPE

1.– NIRÉE. — Tiens, voilà Ménippe. Il va juger qui de nous deux est le plus beau104. Que t’en semble,
Ménippe ? Ne suis-je pas plus beau que lui ?
MÉNIPPE. — Qui êtes-vous ? C’est ce qu’il faut que je sache d’abord, ce me semble.
NIRÉE. — Nirée et Thersite.

MÉNIPPE. — Lequel des deux est Nirée et lequel Thersite ? Je ne le vois pas encore.
THERSITE. — J’ai déjà ce point pour moi, que je te ressemble et que la différence entre nous deux
n’est pas si grande que cet aveugle d’Homère l’a représentée en te proclamant le plus beau de tous. En
dépit de ma tête pointue et chauve, notre arbitre ne me trouve pas inférieur à toi. Mais vois, Ménippe,
qui tu juges le plus beau.
NIRÉE. — « C’est moi, le fils d’Aglaïa et de Charops, le guerrier le plus beau qui soit venu sous
les murs d’Ilion105. »
2.– MÉNIPPE. — Mais non pas le plus beau, je pense, qui soit venu sous terre. Tes os sont pareils aux
siens et ton crâne ne diffère qu’en un point de celui de Thersite, c’est que le tien est facile à briser ; car il
est mou et n’a rien de viril.
NIRÉE. — Cependant demande à Homère quel j’étais, quand je combattais avec les Achéens.
MÉNIPPE. — Visions ! Je ne vois, moi, que ce que tu es à présent ; ce que tu étais, ceux de ce
temps-là le savent.
NIRÉE. — Alors, je ne suis pas plus beau que lui, Ménippe ?
MÉNIPPE. — Ni toi ni d’autres, vous n’êtes beaux. L’égalité règne aux Enfers et tout le monde s’y
ressemble.
THERSITE. — Voilà qui me suffit.

1. Diogène : philosophe cynique du IVe siècle av. J.-C., célèbre pour ses provocations.
Pollux : fils de Tyndare et Léda, un des Dioscures. L’autre était son frère Castor, fils de Zeus et Léda. Ils avaient obtenu après leur mort de
revenir, chacun à leur tour, sur la terre.
2. Philosophe cynique contemporain de Diogène et dont Lucien a fait un personnage récurrent dans ses œuvres. Le gymnase de Kynosargos,
littéralement du « chien blanc », passait pour le berceau de la philosophie cynique, d’où le surnom de Ménippe ici. Le Cranion est un bois de cyprès à
proximité de Corinthe. Le Lycée est un gymnase et un jardin au sud-est d’Athènes.

3. Déesse des Enfers à qui les Athéniens offraient un repas à chaque nouvelle lune. Ces repas, déposés dans les rues, étaient consommés par
les pauvres.

4. Allusion au syllogisme absurde attribué au stoïcien Chrysippe : « On a ce qu’on n’a pas perdu ; or tu n’as pas perdu de cornes ; donc tu as
des cornes. » Voir Aulu Gelle, Nuits attiques, XVIII, 2, 8.

5. Autre syllogisme absurde attribué à Chrysippe : un crocodile enlève un enfant et promet à son père de le rendre si ce dernier devine si la
bête a décidé ou non de rendre l’enfant. Si le père dit que oui, le crocodile répondra qu’il se trompe. S’il dit que non, le crocodile répondra qu’il a
raison. Voir Lucien, Les Sectes à l’encan, 22.

6. Pour payer la traversée du fleuve des Enfers.

7. À ne pas confondre avec son homonyme, mais d’origine spartiate, dans les Lois de Platon. Il s’agit sans doute d’un athlète, comme
Damoxène.

8. Expression proverbiale signifiant : tout est semblable. Les chauves passaient pour être nombreux à Myconos. Mais l’origine et le sens de ce
proverbe ont donné lieu à des interprétations diverses. Voir Strabon, X, 487 ; Plutarque, Propos de table, I, 2, 616b.

9. Autre nom d’Hadès, le dieu des Enfers.

10. Juge des Enfers.

11. Roi de Lydie (VIe s. av. J.-C.) célèbre pour sa richesse. Voir Hérodote, I, 26-90.

12. Roi légendaire de Phrygie, qui passait pour transformer en or tout ce qu’il touchait.

13. Roi d’Assyrie (VIIIe s. av. J.-C.), qui vivait dans les plaisirs. Sa mort a inspiré un tableau célèbre à Delacroix.

14. Célèbre maxime qui figurait sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes.

15. Chien qui garde l’entrée des Enfers.

16. Citation d’Homère, Iliade, III, 157.

17. Littéralement « qui guide les âmes ».

18. Fleuve de feu des Enfers.

19. Déesses vengeresses qui poursuivent les meurtriers.

20. Roi fondateur de l’Empire perse (557-529 av. J.-C.)

21. Roi de Perse (486-461 av. J.-C.)

22. Célèbre philosophe du VIe siècle av. J.-C., qui passait pour s’être réincarné plusieurs fois et avoir été, de ce fait, Euphorbe, guerrier troyen
tué par Ménélas ; voir Homère, Iliade, XVII, 9-109.

23. Pythagore avait enseigné qu’on ne devait pas manger de fèves parce que c’était comme manger la tête de ses parents. Lucien se moque en
toute occasion de ce tabou.

24. Célèbre législateur athénien (VIIe-VIe s. av. J.-C.).

25. Philosophe et mathématicien (environ 640-550 av. J.-C.).

26. Allusion aux Sept Sages légendaires dont Pittacos faisait partie. Voir Plutarque, Le Banquet des sept sages.

27. Philosophe (490-430 av. J.-C.) qui périt, disait-on, en tombant dans le cratère de l’Etna. Pour Lucien, ce fut un suicide dicté par un goût
irrépressible pour la publicité. Mais on a parfois interprété aussi cet événement comme un accident causé par la curiosité scientifique du philosophe.
Lucien n’est d’ailleurs pas toujours aussi sévère avec lui : voir son Icaroménippe, 13-14.

28. Deux grandes figures grecques de la guerre de Troie. Nestor est présent dans l’Iliade d’Homère. Palamède, célèbre aussi pour les
inventions qu’on lui attribuait, n’apparaît pas dans les poèmes homériques. Il contraignit Ulysse à participer à la guerre. Pour se venger, Ulysse le fit
accuser de trahison. Palamède fut lapidé par les Grecs

29. Aristippe de Cyrène, philosophe hédoniste.

30. Phèdre et Charmide comme Alcibiade, fils de Clinias, ont chacun donné leur nom à un dialogue de Platon où ils conversent avec Socrate.

31. Sur le supplice de Tantale, voir Homère, Odyssée, XI, 582-592.

32. Centaure, mi-homme mi-cheval, le plus célèbre de son espèce.

33. Célèbre devin aveugle. Voir Homère, Odyssée, XI ; Sophocle, Œdipe roi, Antigone ; Euripide, Les Phéniciennes, Les Bacchantes ;
Callimaque, Hymne V.
34. Roi de Thrace rendu aveugle par Poséidon. Voir Apollonios de Rhodes, Argonautiques, II, 164-530.

35. Pilote du navire des Argonautes, il avait une acuité visuelle extraordinaire.

36. Médée, 230-251.

37. La tirade de la Médée d’Euripide est écrite en vers iambiques.

38. Philomèle fut changée en rossignol, qui se dit aèdôn en grec. Daphné fut changée en laurier dont elle porte aussi le nom. La fille de
Lycaon, Callisto, fut changée en ourse. Voir Ovide, Les Métamorphoses, VI, 412-677, I, 452-567, II, 401-530.

39. Amphilochos : fils d’Amphiaraos et Ériphyle, il était devin comme son père. Il fonda la ville de Mallos, en Cilicie, que lui disputa ensuite
un autre devin, Mopsos. Les deux hommes se firent la guerre et périrent, mais leurs âmes, qu’on disait s’être réconciliées, passaient pour rendre des
oracles conjoints. Trophonios : bâtisseur, avec son frère Agamède, du temple d’Apollon à Delphes et fondateur de l’oracle de Lébadée, en Béotie, dont
les consultants devaient descendre sous terre.

40. Citation d’Homère, Odyssée, XI, 603.

41. Chiron : voir ci-dessus, le dialogue 8.

42. Citation d’Homère, Odyssée, XI, 602.

43. L’Illyrie se trouve à l’est de la Macédoine. Les Péoniens étaient un peuple thrace vivant dans le nord de la Macédoine.

44. Voir Plutarque, Vie d’Alexandre, 50-52.

45. Ce sort fut en réalité réservé à Lysimaque qui n’était pas philosophe. Voir Quinte Curce, VIII, 1, 17.

46. Il épousa Roxane et Barsine.

47. Peuple de l’Inde établi entre l’Indus et l’Hydaspe.

48. Forteresse indienne située en altitude, au nord du royaume de Taxila, et qui passait pour imprenable.

49. Diogène interpelle familièrement Alexandre. Les deux hommes s’étaient déjà rencontrés de leur vivant. Voir Plutarque, Vie d’Alexandre,
14.

50. C’est ce qu’avaient déclaré les prêtres du sanctuaire d’Ammon ; voir Plutarque, Vie d’Alexandre, 27.

51. La mère d’Alexandre.

52. Un des lieutenants d’Alexandre.

53. Autre lieutenant du roi, futur fondateur de la dynastie ptolémaïque qui régna sur l’Égypte de 306 à 31 av. J.-C.

54. Il fut le précepteur d’Alexandre.

55. Lucien prête à Alexandre des propos sans rapport avec la réalité.

56. Cette plante passait pour être un remède à la folie. L’eau de Léthé était censée procurer l’oubli.

57. Neveu d’Aristote. Accusé de complot contre Alexandre, il mourut en prison ; voir Plutarque, Vie d’Alexandre, 52-55.

58. Autre nom d’Hadès.

59. Déesse de la fatalité.

60. Époux de l’Aurore, il avait obtenu d’elle l’immortalité, mais non l’éternelle jeunesse.

61. Pour avoir fait traverser un fleuve à Aphrodite, le vieux batelier Phaon reçut une nouvelle jeunesse et fut, disait-on, aimé de la poétesse
Sappho.

62. Roi légendaire d’Athènes.

63. Roi de l’île de Symè, il passait pour le plus beau des Grecs. Voir Homère, Iliade, II, 180-182.

64. Cité de la côte sud de la Sicile.

65. Terrains de sport. Hermès présidait aux exercices qu’on y pratiquait.

66. Soit 2,183 kg.

67. Selon Diogène Laërce (VI, 100), Ménippe se serait pendu.

68. Philosophe cynique, disciple de Diogène (IVe s. av. J.-C.).

69. Phrase adressée par Ajax à Ulysse pendant un match de lutte (Homère, Iliade, XXIII, 724).

70. C’est-à-dire les mages chaldéens.


71. C’est-à-dire Apollon.

72. Sicyone est une ville du Péloponnèse proche du golfe de Corinthe. Kirrha est le port de Delphes.

73. Vent d’ouest-nord-ouest.

74. Fondateur de la philosophie cynique, dont Diogène fut le disciple.

75. Les Danaïdes.

76. Un Thébain, comme Cratès.

77. Voir Sophocle, Ajax.

78. Voir Homère, Odyssée, XI, 543-564.

79. La mère d’Achille.

80. La déesse est la protectrice d’Ulysse.

81. Minos est un dieu qui juge les morts après leur arrivée aux Enfers. Sostratos n’est sans doute pas le nom du brigand mentionné par Lucien
dans Vie de Démonax (1) et dans Alexandre ou le Faux Prophète (4), mais plutôt celui du pirate qui s’empara de l’île d’Halonnèse (voir Lettre de
Philippe, 13) ou du malfaiteur dont parle Diodore XIX, 3 et 71.

82. Minos donne ses ordres au dieu messager, qui n’intervient pas dans le dialogue.

83. Ce Géant voulut faire violence à Léto, mère d’Apollon et Artémis. Il fut condamné à avoir le foie rongé par deux vautours.

84. Plaine située ici dans l’île des Bienheureux où les héros séjournent après leur mort ; voir Homère, Odyssée, IV, 561-568.

85. La déesse qui tisse la trame de la vie des hommes.

86. Selon Tite-Live (XXXV, 14), Plutarque (Vie de Flaminius, 21, 3) et Appien (XI, 10), Hannibal s’était attribué la troisième place dans le
classement des chefs de guerre, derrière Alexandre et Pyrrhus. Ce dialogue est une variation sur cette anecdote.

87. Selon Cornelius Nepos (Hannibal, 13), Hannibal avait appris le grec de son vivant et écrivit plusieurs livres dans cette langue.

88. Hasdrubal.

89. Habitants de la péninsule Ibérique au sud du fleuve Hèbre.

90. Le Pô, en Italie.

91. Ce que fit Alexandre.

92. Avant la naissance d’Alexandre, ses parents, Philippe et Olympias, avaient eu des visions oniriques suggérant que leur fils serait en réalité
le fils d’un dieu. Voir Plutarque, Vie d’Alexandre, 2.

93. En 333 et 331 av. J.-C.

94. Voir Dion Chrysostome, IV, 65 ; Plutarque, Vie d’Alexandre, 8.

95. Guerrier grec, fils de Nestor, tué pendant la guerre de Troie.

96. Voir Homère, Odyssée, XI, 487-503.

97. Voir Homère, Iliade, IX, 319.

98. Héros grec qui tua le sanglier de Calydon. Voir Ovide, Les Métamorphoses, VIII, 260-545.

99. Époux de Laodamie, il fut le premier mort de la guerre de Troie.

100. Il s’adresse à Perséphone.

101. Elle était censée faire oublier aux morts la vie qu’ils avaient vécue.

102. Par amour, Orphée vint rechercher aux Enfers Eurydice, qui était morte. Mais il la perdit en se retournant pour la regarder avant d’arriver
à la surface de la terre.

103. Alceste, comme Protésilas, descendait d’Éole. Sur son sacrifice et son retour parmi les vivants, voir Euripide, Alceste.

104. Nirée passait pour le plus beau et Thersite pour le plus laid des Grecs qui combattaient devant Troie ; voir Homère, Iliade, II, 211-221,
671-674.

105. Ibid., II, 672-673.


78
DIALOGUES MARINS
Les Dialogues marins constituent, avec les Dialogues des morts, les Dialogues des dieux et les
Dialogues des courtisanes, le corpus des Dialogues mineurs1. Ils sont composés de quinze courtes
pièces qui ont pour décor la mer et pour protagonistes les dieux marins, les Néréides, ou encore des
sources ou des fleuves. Lucien reprend des épisodes bien connus de la mythologie grecque, qu’il
présente sous un angle différent, avec humour et ingéniosité. Ainsi, par le biais du dialogue, et non sans
grâce et sans légèreté, il donne une originalité nouvelle à cette matière traditionnelle.
E. M.

1
DORIS ET GALATÉE2

1.– DORIS. — Le bel amoureux, Galatée3, que ce berger de Sicile qu’on dit furieusement épris de toi4.
GALATÉE. — Ne raille pas, Doris ; quel qu’il soit, c’est le fils de Poséidon.
DORIS. — Eh bien, quand il serait le fils de Zeus lui-même, s’il avait cet air sauvage, ce corps velu
et cet œil unique qui met le comble à sa laideur, crois-tu que sa naissance y changerait quelque chose ?
GALATÉE. — Ces poils velus et, comme tu dis, cette sauvagerie ne sont pas laids. C’est une
marque de virilité, et son œil brille sur son front, aussi clairvoyant que s’il en avait deux.
DORIS. — On dirait, Galatée, que ce n’est pas Polyphème qui est amoureux de toi, mais que c’est
toi qui es amoureuse de lui, à entendre les louanges que tu lui donnes.
2.– GALATÉE. — Non, je ne suis pas amoureuse de lui ; mais je ne puis souffrir ces propos par trop
injurieux, et je vois bien que vous n’en parlez que par jalousie, parce qu’un jour qu’il faisait paître ses
troupeaux, nous ayant aperçues du haut d’un rocher jouer sur le bord de la mer au pied de l’Etna, à
l’endroit où le rivage s’étend entre la montagne et la mer, je lui parus la plus belle de toutes, et que, sans
daigner jeter un coup d’œil sur vous, il fixa son œil sur moi seule. Voilà ce qui vous chagrine ; c’est une
preuve que je suis plus jolie que vous et que je suis digne d’être aimée ; vous, on vous a dédaignées.
DORIS. — Parce qu’un berger à moitié aveugle t’a trouvée belle, tu te crois digne d’envie ? Mais
qu’a-t-il pu louer en toi que la seule blancheur ? et cela, je pense, parce qu’il est habitué au fromage et
au lait ; aussi regarde-t-il comme beau tout ce qui leur ressemble.
3.– Au reste, quand tu voudras savoir quelle est ta figure, tu n’as qu’à te pencher sur l’eau du haut d’un
rocher, quand la mer est calme, et tu verras que tu n’as absolument aucun autre avantage que ta peau
blanche ; mais on n’aime la blancheur que quand elle est relevée par un peu de rouge.
GALATÉE. — J’ai beau n’avoir que ma blancheur, j’ai cependant un amoureux, ne fût-ce que
celui-là, tandis qu’il n’en est pas une de vous dont un berger, un marin, un batelier vante les charmes.
Quant à Polyphème, entre autres talents, il est musicien.
4.– DORIS. — Tais-toi, Galatée ; nous l’avons entendu chanter quand il est venu l’autre jour te donner
une sérénade. Qu’Aphrodite m’aime, on aurait cru entendre braire un âne. Et puis quelle lyre ! un crâne
de cerf dépouillé de ses chairs ; les cornes servaient de montants ; il les avaient jointes par une barre, y
avait attaché des cordes sans les tendre autour de chevilles, et il modulait un chant grossier et discordant,
et, tandis qu’il vociférait sur un ton, sa lyre y répondait sur un autre ; aussi nous ne pouvions pas nous
tenir de rire de ce chant d’amour. Écho5 elle-même ne voulut pas répondre, elle si bavarde, à ses
rugissements ; elle aurait eu honte de paraître imiter ce chant rude et ridicule.
5.– Cet aimable jouvenceau portait en outre dans ses bras un joujou, un petit d’ours qui lui ressemblait
par sa peau velue. Qui donc, Galatée, ne t’envierait un pareil soupirant ?
GALATÉE. — Alors toi, Doris, montre-nous le tien ; il est évidemment plus beau, meilleur
chanteur et plus habile à jouer de la cithare.
DORIS. — Je n’ai point d’amoureux et je ne me pique pas d’être aimable ; mais un amoureux
comme le Cyclope, qui sent mauvais comme le bouc, qui mange de la chair crue et dévore les étrangers
qui viennent dans le pays, tu peux le garder et répondre à sa tendresse.

2
LE CYCLOPE ET POSÉIDON6

1.– LE CYCLOPE. — Ô mon père, comme j’ai été traité par l’hôte scélérat qui, après m’avoir enivré, m’a
crevé l’œil, en m’attaquant pendant mon sommeil !
POSÉIDON. — Qui est-ce donc qui a eu cette audace, Polyphème ?

LE CYCLOPE. — Tout d’abord il s’est donné le nom de Personne, puis, une fois échappé et hors de
la portée du trait, il a dit qu’il s’appelait Ulysse.
7 8
POSÉIDON. — Je sais qui tu veux dire : c’est l’homme d’Ithaque ; il revenait d’Ilion . Mais
comment a-t-il fait cela ? car il n’est pas bien hardi.
2.– LE CYCLOPE. — En revenant du pâturage, je trouvai dans mon antre un certain nombre d’hommes,
qui évidemment en voulaient à mes troupeaux ; car, quand j’eus placé sur la porte la fermeture, c’est une
énorme pierre, et que j’eus fait du feu en allumant un arbre que j’avais apporté de la montagne, je vis
qu’ils essayaient de se cacher. Alors, ayant saisi quelques-uns d’entre eux, je les mangeai, comme de
juste, puisque c’étaient des voleurs. Alors ce fourbe, Personne ou Ulysse, me verse et me fait boire une
drogue, douce et odorante, mais extrêmement traîtresse et troublante9 ; car, aussitôt que je l’eus bue, il
me sembla que tout tournait autour de moi, mon antre lui-même se renversait sens dessus dessous ; en
un mot, j’avais perdu l’esprit ; enfin, je me sentis entraîné dans le sommeil. Lui, cependant, épointe la
barre de la porte, puis la passe au feu et me crève l’œil, pendant que je dormais ; et depuis ce temps ton
fils est aveugle, Poséidon.
3.– POSÉIDON. — Tu dormais donc bien profondément, mon enfant, que tu n’as pas bondi sur tes pieds,
tandis qu’on t’aveuglait ! Mais Ulysse, comment s’échappa-t-il ? car je suis bien sûr qu’il n’aurait pas
pu ôter la pierre de la porte.
LE CYCLOPE. — C’est moi qui la retirai, pour le prendre plus sûrement, quand il sortirait. Je
m’assis près de la porte et me mis en chasse, les mains étendues, ne laissant passer que mes brebis qui
allaient au pâturage, après avoir recommandé au bélier tout ce qu’il devait faire pour moi.
4.– POSÉIDON. — Je comprends ; les hommes s’échappèrent sous les brebis à ton insu ; mais tu aurais
dû appeler les autres cyclopes pour le poursuivre.
LE CYCLOPE. — Je les appelai, mon père, et ils vinrent ; mais quand ils m’eurent demandé le nom
de mon agresseur et que je leur eus dit : Personne, ils me crurent fou et s’en allèrent. C’est ainsi que le
scélérat se joua de moi avec ce nom. Et ce qui me chagrine le plus, c’est qu’en me reprochant mon
malheur, il me dit : « Ton père lui-même, Poséidon, ne te guérira pas. »
POSÉIDON. — Sois tranquille, mon fils, je le punirai, et il apprendra que, s’il m’est impossible de
guérir ceux qui sont privés de la vue, il est en mon pouvoir de sauver ou de perdre ceux qui naviguent, et
il navigue encore.

3
POSÉIDON ET L’ALPHÉE

1.– POSÉIDON. — Qu’est ceci, Alphée ? Seul de tous les fleuves tu te jettes dans la mer sans te mêler à
l’eau salée, comme c’est la coutume de tous les fleuves, et tu ne finis pas ta course en répandant tes
eaux ! Au contraire, tu les maintiens ensemble à travers la mer et tu coules en gardant ta douceur et,
toujours pur et sans mélange, tu te hâtes je ne sais vers quel endroit, en plongeant comme les mouettes et
les hérons. Il semble que tu vas émerger quelque part et reparaître à nouveau.
L’ALPHÉE. — C’est une affaire d’amour, Poséidon. Ne me gronde pas. Tu as aimé quelquefois, toi
aussi.
10
POSÉIDON. — Est-ce une femme, Alphée, ou une nymphe que tu aimes, ou l’une des Néréides
mêmes ?
L’ALPHÉE. — Non, c’est une source, Poséidon.
POSÉIDON. — En quel endroit du monde coule-t-elle, ta source ?
11
L’ALPHÉE. — C’est une insulaire, une Sicilienne ; on l’appelle Aréthuse .

2.– POSÉIDON. — Je la connais, Alphée, ton Aréthuse : elle n’est pas sans beauté : elle est transparente
et jaillit d’un sol pur et toute la masse de ses eaux brille au-dessus des cailloux de l’éclat de l’argent.
L’ALPHÉE. — Tu connais vraiment bien ma source, Poséidon. C’est vers elle que je vais.
POSÉIDON. — Va donc et sois heureux dans ton amour. Mais dis-moi une chose : où as-tu vu
Aréthuse ? Tu es Arcadien et elle est de Syracuse.
L’ALPHÉE. — Je suis pressé, et tu me retiens par des questions oiseuses.
POSÉIDON. — C’est vrai. Va près de ta bien-aimée et, quand tu émergeras de la mer, mêle-toi à la
source et ne formez plus qu’une seule eau.

4
MÉNÉLAS ET PROTÉE12

1.– MÉNÉLAS. — Que tu te changes en eau, Protée13, on peut le croire, puisque tu vis dans la mer ; en
arbre, c’est encore admissible ; que tu te changes même en lion, cela non plus n’est pas hors de créance ;
mais que tu puisses devenir feu, toi, un habitant de la mer, voilà ce qui m’étonne violemment et ce que
j’ai peine à croire.
PROTÉE. — Cesse de t’en étonner, Ménélas ; je le deviens réellement.
MÉNÉLAS. — Je t’ai vu moi-même, mais je crois, entre nous, que tu emploies ici quelque prestige
pour tromper les yeux qui te regardent, et que tu ne deviens rien de pareil.
2.– PROTÉE. — Et quelle supercherie peut-il y avoir dans des choses si manifestes ? N’as-tu pas vu de
tes yeux grands ouverts en combien d’objets je me suis métamorphosé ? Si tu en doutes encore, si le fait
te paraît faux, si tu crois que ce n’est qu’un fantôme qui se tient devant tes yeux, approche ta main de
moi, mon brave, quand je deviendrai feu : tu sauras si je n’ai que l’apparence ou si j’ai bien alors le
pouvoir de brûler.
MÉNÉLAS. — L’épreuve n’est pas sûre, Protée.
PROTÉE. — Il semble, Ménélas, que tu n’as jamais vu de poulpes et que tu ne connais pas les
propriétés de ce poisson.
MÉNÉLAS. — Si, j’ai vu des poulpes, mais j’apprendrais volontiers de toi quelles sont ses
propriétés.
3.– PROTÉE. — Quel que soit le rocher qu’il aborde et auquel il applique ses suçoirs et se tient attaché
par ses tentacules, il se rend semblable à la pierre et change sa couleur pour prendre celle du rocher, afin
qu’on ne puisse l’en distinguer ni le remarquer, et qu’il échappe aux pêcheurs par cette ressemblance.
MÉNÉLAS. — On le dit, mais ton cas est beaucoup plus extraordinaire, Protée.
PROTÉE. — Je ne sais qui tu croiras, Ménélas, si tu n’en crois pas tés yeux.
MÉNÉLAS. — Je l’ai vu, mais c’est un prodige que le même homme devienne eau et feu.

5
POSÉIDON ET LES DAUPHINS

1.– POSÉIDON. — C’est bien fait à vous, dauphins, d’aimer toujours les hommes, et d’avoir autrefois
pris sur votre dos le fils d’Ino14, quand il se jeta dans la mer du haut des roches Scironides15 avec sa
mère, et de l’avoir porté à l’Isthme. Aujourd’hui aussi, c’est bien à toi d’avoir pris sur ton dos ce
citharède de Méthymne16 et de l’avoir porté au Ténare avec son costume et sa cithare, au lieu de le
laisser périr misérablement de la main des matelots.
LE DAUPHIN. — Ne sois pas étonné, Poséidon, si nous faisons du bien aux hommes : nous avons
été hommes avant de devenir poissons.
POSÉIDON. — Et c’est le reproche que je fais à Dionysos. Après vous avoir vaincus dans un
combat naval, il vous a métamorphosés, au lieu de se borner à vous soumettre, comme il a soumis les
autres. Mais apprends-moi, dauphin, comment s’est passée l’aventure d’Arion17.
2.– LE DAUPHIN. — Périandre18 le goûtait fort, je crois, et le faisait souvent venir à sa cour à cause de
son talent. Devenu riche des bienfaits du tyran, il voulut prendre la mer pour retourner chez lui à
Méthymne et montrer sa richesse. Il s’embarqua sur un bateau de méchants hommes et laissa voir qu’il
portait beaucoup d’or et d’argent. Aussi, arrivés au milieu de la mer Égée, les matelots complotent
contre lui. Alors lui (j’entendais tout, nageant à côté de l’embarcation) : « Puisque vous en avez décidé
ainsi, dit-il, eh bien, laissez-moi prendre mon costume d’apparat et chanter un thrène sur moi-même,
pour me jeter volontairement dans la mer. » Les matelots le lui permirent. Il prit son costume et chanta
fort mélodieusement, puis il sauta dans les flots, comptant bien qu’il allait mourir tout de suite. Mais je
le reçus et le mis sur mon dos et le portai en nageant jusqu’au Ténare19.
POSÉIDON. — Je te félicite de ton amour pour la musique ; tu lui as dignement payé le plaisir de
l’entendre.

6
POSÉIDON ET LES NÉRÉIDES

1.– POSÉIDON. — Ce détroit où la jeune fille est tombée, je veux qu’il s’appelle de son nom Hellespont.
Quant à son corps, prenez-le, Néréides, et portez-le dans la Troade20, pour que les habitants
l’ensevelissent.
AMPHITRITE. — N’ordonne pas cela, Poséidon, mais plutôt qu’il soit enseveli dans la mer qui
portera le nom de la jeune fille ; car nous avons pitié de cette pauvre enfant si pitoyablement traitée par
sa marâtre.
POSÉIDON. — Cela ne se peut, Amphitrite. D’ailleurs il ne serait pas honnête qu’elle gise ici sous
le sable ; il faut, comme je le disais, qu’elle soit ensevelie dans la Troade ou dans la Chersonèse21, et ce
ne sera pas pour elle une mince consolation de voir bientôt Ino22 souffrir ce qu’elle-même a souffert, et,
poursuivie par Athamas, se jeter dans les flots, avec son fils dans ses bras, du haut du Cithéron23, à
l’endroit où il s’étend jusqu’à la mer. Mais il faudra la sauver, elle aussi, par égard pour Dionysos ; car
Ino l’a nourri et lui a donné le sein.
2.– AMPHITRITE. — On ne devrait pas, elle est trop méchante.
POSÉIDON. — Mais désobliger Dionysos, Amphitrite, n’est pas une chose à faire.
UNE NÉRÉIDE. — Mais cette jeune fille, par quel accident est-elle tombée du bélier, tandis que son
frère Phrixos l’a monté sans danger ?
POSÉIDON. — Il n’y a là rien d’extraordinaire. Phrixos est jeune et fort pour résister au
mouvement qui l’emportait ; mais Hellé24 n’avait pas l’habitude de monter cet étrange coursier et, en
regardant dans l’abîme ouvert, elle s’est effrayée, et sous l’empire à la fois de l’épouvante et du vertige
que lui causait la violence du vol, elle a dû lâcher les cornes du bélier, qu’elle avait tenues jusque-là, et
elle est tombée dans la mer.
25
UNE NÉRÉIDE. — Est-ce que Néphélé , sa mère, n’aurait pas dû la secourir dans sa chute ?
POSÉIDON. — Oui, mais la Moire est beaucoup plus puissante que Néphélé.

7
PANOPÉ ET GALÉNÉ26

1.– PANOPÉ. — As-tu vu hier, Galéné, ce qu’a fait la Discorde27 pendant le festin en Thessalie28, parce
qu’on ne l’avait pas invitée à y prendre part ?
GALÉNÉ. — Je n’étais pas du banquet, Panopé, car Poséidon m’avait commandé de tenir la mer
tranquille pendant ce temps. Mais qu’a fait la Discorde qui était absente ?
PANOPÉ. — Thétis et Pélée étaient déjà partis pour gagner la chambre nuptiale, conduits par
Amphitrite et Poséidon, quand la Discorde, sans être vue de personne, – ce lui fut fort facile, tandis que
les uns buvaient, que les autres dansaient ou écoutaient la lyre d’Apollon ou le chant des Muses – lança
dans la salle une pomme magnifique, toute d’or, Galéné ; elle portait écrit : « Pour la plus belle. » En
roulant, cette pomme arriva comme à dessein à l’endroit où Héra, Aphrodite et Athéna étaient couchées.
2.– Et lorsque Hermès, la ramassant, eut lu l’inscription, nous autres Néréides29, nous ne dîmes rien, car
que faire en présence de ces déesses ? Mais chacune d’elles la revendiqua et prétendit qu’elle lui était
due et, si Zeus ne les avait séparées, elles en seraient venues aux mains. Mais lui : « Je ne jugerai pas
moi-même, dit-il, de cette affaire (elles avaient voulu en effet le prendre pour arbitre) ; mais rendez-vous
sur l’Ida chez le fils de Priam, qui aime le beau et sait en distinguer les degrés : il ne saurait mal juger. »
GALÉNÉ. — Et les déesses, Panopé, qu’ont-elles fait ?
PANOPÉ. — C’est aujourd’hui, je crois, qu’elles se rendent sur l’Ida, et l’on viendra sous peu nous
annoncer quelle est celle qui aura remporté la victoire.
GALÉNÉ. — Je vais te le dire tout de suite : aucune autre ne vaincra, si Aphrodite est sur les rangs,
à moins que l’arbitre n’ait la vue brouillée.
8
TRITON, AMYMONÉ ET POSÉIDON

1.– TRITON30. — Tous les jours, Poséidon, une jeune fille, qui est une merveille de beauté, vient puiser
de l’eau à Lerne31 ; je n’ai jamais vu, je crois, de plus belle enfant.
POSÉIDON. — Est-ce une fille libre, Triton, ou une servante chargée de porter de l’eau ?
32
TRITON. — Non, ce n’est pas une servante, c’est la fille de ce fameux Égyptien , une de ses
33
cinquante filles ; elle s’appelle Amymoné , car je me suis informé de son nom et de sa naissance.
Danaos est dur envers ses filles, il leur apprend à travailler de leurs mains, les envoie puiser de l’eau et
les instruit à être actives dans toutes les besognes.
2.– POSÉIDON. — Fait-elle seule ce long trajet d’Argos à Lerne ?
34
TRITON. — Oui, seule, car Argos est aride , comme tu sais, et il faut y porter de l’eau sans cesse.
POSÉIDON. — Ah ! Triton, comme tu m’as troublé par ce que tu m’as dit de cette jeune fille !
Allons la trouver.
TRITON. — Allons, car c’est le moment où elle vient à l’eau ; elle doit être à peu près au milieu du
chemin qui conduit à Lerne.
POSÉIDON. — Attelle donc mon char. Mais cela prendrait beaucoup de temps d’amener les
chevaux sous le joug et de mettre le char en état. Fais-moi plutôt venir un dauphin, de ceux qui sont
vites, je monterai dessus, j’arriverai plus tôt.
TRITON. — Tiens, voici le dauphin le plus rapide.
POSÉIDON. — Bien, partons. Toi, nage à mes côtés, Triton. Maintenant que nous arrivons à Lerne,
je vais me mettre ici en embuscade ; toi, guette le moment où tu la verras s’approcher.
TRITON. — La voici près de toi.

3.– POSÉIDON. — Ô Triton, la belle, la charmante fille ! Il nous faut l’enlever.


AMYMONÉ. — Où m’entraînes-tu, homme. Tu es un voleur d’hommes libres, et tu m’as bien la
mine d’être envoyé contre nous par mon oncle Égyptos35 ; aussi je vais appeler mon père.
TRITON. — Tais-toi, Amymoné, c’est Poséidon.
AMYMONÉ. — Que parles-tu de Poséidon ? Pourquoi me fais-tu violence, homme, et m’entraînes-
tu dans la mer ? Je vais être noyée, malheureuse, en plongeant dans l’eau.
POSÉIDON. — Rassure-toi ; tu ne souffriras aucun mal. Je ferai même jaillir ici une source qui
portera ton nom36, en frappant de mon trident le rocher qui est près des flots ; tu seras heureuse et, seule
entre tes sœurs, tu ne porteras pas d’eau après ta mort37.

9
IRIS ET POSÉIDON38

1.– IRIS. — Cette île errante39, Poséidon, qui, détachée de la Sicile, voyage sous les flots, Zeus veut que
tu la fixes désormais ; fais-la paraître et rends-la visible40 au milieu de la mer Égée, en l’appuyant sur
des fondements inébranlables.
POSÉIDON. — Ce sera fait, Iris ; mais à quoi lui servira-t-elle quand elle sera montée au jour et
cessera de flotter ?
41
IRIS. — Léto doit y faire ses couches ; car elle souffre déjà terriblement des douleurs de
l’enfantement.
POSÉIDON. — Hé quoi ! le ciel ne suffit-il pas pour y faire ses couches, et à défaut du ciel, la terre
entière n’est-elle pas là pour recevoir ses enfants ?
IRIS. — Non, Poséidon ; car Héra a engagé la terre par un grand serment à ne pas fournir d’asile à
Léto pour ses couches. Or cette île n’est point tenue de ce serment, car elle était invisible.
2.– POSÉIDON. — Je comprends. Île, arrête-toi, sors du fond et ne roule plus sous les flots, reste fixe et
reçois, île fortunée, les deux enfants de mon frère, les plus beaux des dieux. Et vous, Tritons,
transportez-y Léto, et que le calme règne partout. Quant au dragon42 qui à présent la harcèle et la glace
d’effroi, les nouveau-nés, quand ils seront au jour, le poursuivront aussitôt et vengeront leur mère. Et toi,
va dire à Zeus que tout est prêt. Délos est fixée, Léto peut venir et enfanter.

10
LE XANTHE ET LA MER

1.– LE XANTHE. — Ô mer, reçois-moi, car j’ai terriblement souffert, et éteins mes blessures.
LA MER. — Qu’est ceci, Xanthe ! Qui t’a brûlé à ce point ?

LE XANTHE. — Héphaïstos. Je suis complètement torréfié, malheureux, et je suis bouillant.


LA MER. — Mais pourquoi a-t-il lancé son feu sur toi ?
LE XANTHE. — À cause du fils de cette Thétis. Comme il massacrait les Phrygiens et que, malgré
mes supplications, il ne calmait point sa fureur et obstruait mon courant de cadavres, j’eus pitié de ces
malheureux, et je m’avançai pour le submerger, afin que, pris de peur, il épargnât les hommes.
2.– Alors Héphaïstos, qui par hasard se trouvait près de là, fond sur moi avec tout le feu, je crois, qu’il
avait dans l’Etna et partout ailleurs, il brûle mes ormes et mes tamaris, grille mes malheureux poissons
et mes anguilles, il me fait déborder moi-même à gros bouillons et me réduit peut s’en faut tout entier à
sec. En tout cas, tu vois dans quel état m’ont mis ses brûlures.
LA MER. — Tu es trouble et bouillant, Xanthe ; c’est assez naturel, à cause du sang des morts et de
la chaleur du feu dont tu parles ; et c’est justice, puisque tu t’es lancé sur mon petit-fils, sans respect
pour le fils d’une néréide.
LE XANTHE. — Ne devais-je pas avoir pitié de mes voisins, les Phrygiens ?
LA MER. — Et Héphaïstos, ne devait-il pas avoir pitié d’Achille, qui est le fils de Thétis ?

11
NOTOS ET ZÉPHYR43

1.– NOTOS. — Tu vois, Zéphyr, cette génisse qu’Hermès conduit en Égypte à travers la mer ? Est-ce elle
à qui Zeus épris d’amour a pris sa virginité ?
44
ZÉPHYR. — Oui, Notos ; mais elle n’était pas génisse alors ; c’était la fille du fleuve Inachos . À
présent Héra lui a donné cette forme, jalouse de voir que Zeus en était si violemment épris.
NOTOS. — L’aime-t-il encore à présent qu’elle est génisse ?
ZÉPHYR. — Certes, et c’est pour cela qu’il l’a envoyée en Égypte et nous a commandé de ne pas
agiter la mer, qu’elle n’ait fait le trajet. Elle doit accoucher là-bas, car elle est grosse, et devenir
déesse45, ainsi que son enfant.
2.– NOTOS. — Une génisse, déesse ?
ZÉPHYR. — Mais oui, Notos. Elle présidera, d’après ce que dit Hermès, à la navigation ; elle sera
notre souveraine, et elle enverra sur les flots celui de nous qu’elle voudra, ou l’empêchera de souffler.
NOTOS. — Alors, Zéphyr, il faut lui faire notre cour dès à présent, puisqu’elle est notre maîtresse.

ZÉPHYR. — Oui, par Zeus ; nous obtiendrons par là ses bonnes grâces. Mais elle a fini sa
traversée, elle est montée sur le rivage. Regarde : elle ne marche plus à quatre pattes ; Hermès l’a remise
debout et en a fait de nouveau une femme merveilleusement belle.
NOTOS. — Voilà qui est inconcevable, Zéphyr ; elle n’a plus ni cornes, ni queue, ni pieds
fourchus, c’est une charmante fille. Et Hermès, que lui est-il donc arrivé ? Il s’est métamorphosé, et il a
pris une tête de chien46, au lieu de sa figure de jeune homme.
ZÉPHYR. — Ne nous mêlons pas de cela. Il sait mieux que nous ce qu’il a à faire.

12
DORIS ET THÉTIS

1.– DORIS. — Pourquoi pleures-tu, Thétis ?


47
THÉTIS. — Parce que, Doris, je viens de voir une fille ravissante de beauté enfermée dans une
48
boîte par son père, elle et son bébé nouveau-né . Le père a ordonné aux matelots d’emporter la boîte, et,
quand ils seraient loin de la terre, de la jeter dans la mer, pour que la malheureuse périsse, elle et son
bébé.
DORIS. — Pour quelle raison, ma sœur ? Dis-le, si tu connais les détails de l’aventure.
THÉTIS. — Son père Acrisios, la voyant si belle, l’avait mise dans une chambre d’airain pour la
garder vierge49. Alors, peut-être n’est-ce pas la vérité, en tout cas on dit que Zeus, s’étant changé en or,
s’écoula par le toit jusqu’à elle, qu’elle reçut dans son sein le dieu qui tombait en pluie, et qu’elle devint
enceinte. Son père, un vieillard féroce et jaloux, s’en étant aperçu, se mit en fureur, et croyant qu’elle
s’était laissé séduire par quelque amant, il la mit dans la boîte, à peine accouchée.
2.– DORIS. — Et que fit-elle, Thétis, pendant qu’on l’y descendait ?
THÉTIS. — Pour elle, elle ne disait rien, Doris, et se résignait à sa condamnation ; mais elle
demandait grâce pour son fils et montrait en pleurant à son grand-père cet enfant, d’une beauté
ravissante, qui, sans se douter de son malheur, souriait doucement à la mer. Voilà que mes yeux se
remplissent encore de larmes, au souvenir de ce spectacle.
DORIS. — Tu m’as fait pleurer, moi aussi. Mais sont-ils déjà morts ?
50
THÉTIS. — Non, car la boîte flotte encore dans les parages de Sériphos et les garde vivants.
DORIS. — Pourquoi ne les sauverions-nous pas, en la jetant dans les filets de ces pêcheurs de
Sériphos ? Ils la retireront et les sauveront évidemment.
THÉTIS. — Tu as raison, faisons-le. Il ne faut pas qu’elle périsse, ni elle, ni cet enfant si joli.

13
L’ÉNIPÉE ET POSÉIDON51

1.– L’ÉNIPÉE52. — Cela n’est pas honnête, Poséidon, car il faut dire la vérité ; tu as trompé ma bien-
aimée et en prenant ma ressemblance tu lui as ôté sa virginité. C’est à moi qu’elle croyait céder et c’est
pour cela qu’elle se donnait.
POSÉIDON. — C’est la faute, Énipée, à tes dédains et à ton peu d’empressement. Cette belle enfant
venait tous les jours te voir, elle se mourait d’amour, et tu la dédaignais et tu prenais plaisir à la
chagriner. Elle errait sur tes bords, entrait parfois dans tes eaux et s’y baignait, souhaitant de te
rencontrer ; mais tu faisais le dégoûté avec elle.
2.– L’ÉNIPÉE. — Hé quoi ! devais-tu pour cela me ravir mes amours, te faire passer pour l’Énipée au lieu
de Poséidon et tromper par cet artifice la jeune et innocente Tyro ?
POSÉIDON. — Tu attends un peu tard pour être jaloux, Énipée ; car avant, tu ne lui témoignais que
de l’indifférence. D’ailleurs ce n’a pas été bien pénible pour Tyro, puisqu’elle croyait que c’était à toi
qu’elle accordait ses faveurs.
L’ÉNIPÉE. — Pas du tout, puisqu’en la quittant tu lui as dit que tu étais Poséidon, ce dont elle a été
très mortifiée. Et puis, c’est un vol que tu m’as fait, puisque tu as joui d’un bien qui était à moi et qu’au
sein de la sombre vague dont tu t’étais enveloppé, pour vous cacher tous les deux, tu t’es uni à la jeune
fille à ma place.
POSÉIDON. — Oui, Énipée ; car tu n’en voulais pas.

14
TRITON ET LES NÉRÉIDES

1.– TRITON. — Votre monstre marin, Néréides, celui que vous avez envoyé contre la fille de Képhée53,
Andromède54, n’a pas fait de mal à la jeune fille, comme vous le croyez, et lui-même est mort à présent.
UNE NÉRÉIDE. — Qui l’a tué, Triton ? Est-ce que Képhée, ayant exposé la jeune vierge comme un
appât, l’aurait attaqué et tué, après s’être embusqué avec une forte troupe ?
TRITON. — Non ; mais je présume, Iphianassa, que vous connaissez Persée, l’enfant de Danaé,
que son aïeul maternel enferma dans une boîte avec sa mère et jeta dans les flots ; c’est vous qui l’avez
sauvé par pitié pour ces malheureux.
IPHIANASSA. — Je sais qui tu veux dire ; ce doit être maintenant un brave et beau jeune homme.
TRITON. — C’est lui qui a tué le monstre.

IPHIANASSA. — Pour quelle raison, Triton ? Ce n’est pas là le prix qu’il nous devait pour lui avoir
sauvé la vie.
2.– TRITON. — Je vais vous raconter comment tout s’est passé. Il avait été envoyé contre les
Gorgones55 ; le roi56 lui avait enjoint de les combattre. Or quand il fut arrivé en Libye…
IPHIANASSA. — Comment, Triton ? Était-il seul, ou emmenait-il des compagnons pour le
seconder ? D’ailleurs la route est difficile.
TRITON. — Il allait par les airs ; car Athéna lui avait donné des ailes. Quand donc il fut arrivé à
l’endroit où elles demeuraient, il les trouva, je pense, endormies ; alors il trancha la tête de Méduse et
reprit son vol.
IPHIANASSA. — Comment a-t-il fait, s’il l’avait regardée ; car on ne peut soutenir leur vue, et, si
on les a vues, on ne peut plus rien voir après ?
TRITON. — Athéna avait mis son bouclier devant lui (c’est ce que je lui ai entendu raconter à
Andromède et à Képhée ensuite). Dans ce bouclier resplendissant la déesse lui faisait voir, ainsi qu’en
un miroir, l’image de Méduse. Alors les yeux fixés sur cette image, il a saisi d’une main la chevelure de
Méduse, et lui a tranché la tête avec le cimeterre qu’il tenait dans la main droite, puis il s’est envolé,
avant que les sœurs se soient éveillées.
3.– Puis, quand il fut arrivé à cette partie de l’Éthiopie qui touche la mer, comme il volait déjà près du
sol, il voit Andromède exposée sur un rocher en saillie, auquel on l’avait enchaînée. Grands dieux,
quelle était belle avec ses cheveux flottants, et son torse demi nu bien au-dessous des seins ! Pris de pitié
d’abord pour son infortune, il lui demande la cause du supplice auquel elle a été condamnée, puis peu à
peu gagné par l’amour (il fallait que la jeune fille fût sauvée), il prend la résolution de la secourir. Dès
que le monstre s’avance, menaçant, pour dévorer Andromède, le jeune homme s’élève dans les airs en
serrant la poignée de son cimeterre, il le frappe d’une main et, de l’autre, il lui montre la Gorgone qui le
change en pierre. Le monstre expire, tandis que toutes les parties de son corps qui ont vu la Méduse sont
pétrifiées. Alors le jeune homme détache les chaînes de la jeune fille, lui tend la main et la reçoit, tandis
qu’elle descend sur la pointe du pied du rocher glissant. Et maintenant il célèbre ses noces chez Képhée,
et il va emmener sa femme à Argos, et ainsi, au lieu de la mort, elle a trouvé un parti qui n’est pas sans
valeur.
4.– IPHIANASSA. — Pour moi, je ne suis pas trop fâchée de ce dénouement ; car quel tort la fille avait-
elle envers nous, parce que sa mère se vantait et prétendait être plus belle que nous ?
DORIS. — Mais le supplice de la fille eût affligé la mère.

IPHIANASSA. — Ne parlons plus de cela, Doris ; oublions les propos insolents qu’a pu tenir une
femme barbare. Elle est assez punie par la peur qu’elle a eue pour sa fille. Réjouissons-nous donc du
mariage.

15
ZÉPHYR ET LE NOTOS57
58
ZÉPHYR. — Jamais encore je n’avais vu de pompe plus magnifique sur la mer, depuis que
j’existe et que je souffle. Mais, toi, Notos, ne l’as-tu pas vue ?
LE NOTOS. — De quelle pompe parles-tu, Zéphyr, et quels étaient ceux qui la formaient ?
ZÉPHYR. — Tu as manqué un spectacle très agréable et tel que tu n’en verras plus.
59
LE NOTOS. — J’étais occupé du côté de la mer Érythrée ; je soufflais aussi sur une partie de
l’Inde, sur tout le pays qui avoisine la mer. Aussi, je ne sais rien du spectacle dont tu parles.
ZÉPHYR. — Mais tu connais Agénor de Sidon ?
LE NOTOS. — Oui, le père d’Europe. Eh bien ?

ZÉPHYR. — C’est d’elle que je vais te parler.


LE NOTOS. — Veux-tu me dire que Zeus est amoureux depuis longtemps de cette enfant ? Il y a
longtemps que je le sais.
ZÉPHYR. — Puisque tu connais l’amour de Zeus, apprends quelles en ont été les suites.
2.– Europe était descendue au rivage et jouait avec les compagnes qu’elle avait amenées avec elle, et
Zeus, ayant pris la forme d’un taureau, jouait avec elles. Il paraissait très beau, car il était parfaitement
blanc avec des cornes gracieusement recourbées et un regard plein de douceur. Il sautait, lui aussi, sur le
rivage et poussait des mugissements si suaves qu’Europe hasarda même de monter sur son dos. Aussitôt
Zeus, prenant sa course, s’élance vers la mer, emportant avec lui la jeune fille et il s’y jette à la nage.
Elle, épouvantée, s’accrochait de la main gauche à l’une de ses cornes, pour ne pas glisser dans les flots
et, de l’autre, elle retenait son voile gonflé par le vent.
3.– LE NOTOS. — Tu as vu là, Zéphyr, une scène d’amour bien agréable, en regardant Zeus emporter sa
bien-aimée à la nage.
60
ZÉPHYR. — Le reste est bien plus agréable encore, Notos . La mer abattit aussitôt ses vagues,
elle étendit partout le calme et aplanit sa surface. Nous tous, gardant le silence, nous suivions en simples
spectateurs. Des amours escortaient Zeus en volant un peu au-dessus de la mer et parfois même ils
effleuraient l’eau du bout de leurs pieds ; ils portaient des torches allumées et chantaient l’hyménée. Les
Néréides, sortant des flots, faisaient cortège, à cheval sur des dauphins et applaudissaient, demi nues
pour la plupart. La race des tritons et les autres habitants de la mer dont l’aspect n’est pas effrayant
dansaient tous en chœur autour de la jeune fille. Poséidon, monté sur un char, s’avançait avec Amphitrite
à ses côtés et frayait joyeusement la voie à son frère, qui fendait les flots. À la fin du cortège, Aphrodite,
que deux Tritons portaient couchée dans une conque, répandait des fleurs de toute sorte sur la jeune
mariée.
4.– Cela dura de la Phénicie jusqu’à la Crète. Quand il eut mis le pied dans l’île, le taureau disparut, et
Zeus, prenant Europe par la main, la conduisit dans l’antre de Dicté61, rougissante et les regards baissés ;
car elle savait pourquoi on l’y menait. Pour nous, nous précipitant qui d’un côté, qui de l’autre de la mer,
nous soulevâmes les flots.
LE NOTOS. — Tu es bien heureux, Zéphyr, d’avoir vu cela. Moi, pendant ce temps, je voyais des
griffons, des éléphants et des nègres.

1. Cette dénomination traditionnelle adoptée pour évoquer ces ensembles de courts textes ne dit rien de la qualité de ces dialogues, qui ont
inspiré les plus brillants disciples de Lucien, d’Érasme à Fontenelle.

2. Voir Théocrite, Idylle, 6 et 11 ; Ovide, Les Métamorphoses, XIII, 750-869.

3. Néréide (nymphe marine) dont le nom signifie « à la couleur blanche comme le lait ».

4. Il s’agit du Cyclope Polyphème.

5. La nymphe Écho, personnification du phénomène acoustique auquel elle a donné son nom.

6. Voir Homère, Odyssée, IX ; Euripide, Le Cyclope ; Virgile, Énéide, III, 588- 681 ; Ovide, Les Métamorphoses, XIV, 154-222.

7. Île de la mer Ionienne, patrie d’Ulysse.

8. L’autre nom de la ville de Troie.

9. Du vin non coupé.

10. Nymphes marines, filles de Nérée et Doris, qui forment le cortège de Poséidon.

11. Voir Virgile, Bucoliques, X, 1 sq. ; Ovide, Les Métamorphoses, V, 572-641 ; Sénèque, Questions naturelles, III, 26, 5-6.

12. Voir Homère, Odyssée, IV, 363-569 (épisode de Ménélas et Protée) ; Virgile, Géorgiques, IV, 387-529 (épisode d’Aristée).

13. Dieu marin doté du don de prophétie et du pouvoir de se métamorphoser.

14. Mélicerte. Voir Ovide, Les Métamorphoses, IV, 522.

15. Frappée de folie, Ino se précipita avec son fils dans la mer, entre Mégare et Corinthe.

16. Arion, originaire de Méthymne dans l’île de Lesbos, poète lyrique du VIIe siècle av. J.-C.

17. Hérodote a raconté l’aventure d’Arion aux chapitres 23 et 24 du premier livre de ses Histoires. Voir Élien, Sur la nature des animaux, XII,
42 et Ovide, Fastes, II, 79-118.

18. Tyran de Corinthe (VIIe s. av. J.-C.). Sur ses rapports avec Arion, voir Hérodote, I, 23-24.

19. Aujourd’hui le cap Matapan, au sud du Péloponnèse (c’est le point le plus méridional de la Grèce).

20. Région du nord-ouest de l’Asie Mineure.

21. Probablement la Chersonèse de Thrace, qui constitue la rive nord de l’Hellespont (péninsule de Gallipoli).

22. Voir le dialogue précédent. Voir aussi Ovide, Les Métamorphoses, IV, 416-542.

23. Chaîne de montagnes au nord de l’isthme de Corinthe.


24. Fille du roi Athamas et de Néphélé. Pour échapper à sa belle-mère Ino, elle s’enfuit avec son frère Phrixos sur le dos d’un bélier ailé à la
toison dorée. Au cours du trajet en direction de la Colchide, elle tomba dans la mer qui porte aujourd’hui son nom.

25. Première femme d’Athamas, abandonnée pour Ino.

26. Voir Lucien, Le Jugement des déesses. Panopé et Galéné sont deux Néréides. Le premier nom signifie « celle qui fait attention à tout », le
deuxième nom évoque la mer calme.

27. Éris.

28. Pour célébrer les noces de la Néréide Thétis et de Pélée, roi de Phthie en Thessalie.

29. Voir ci-dessus, dialogue 3, 1.

30. Dieu marin, fils de Poséidon et Amphitrite, messager des flots. Il était doté d’un corps d’homme pourvu d’une queue de poisson.

31. Village situé à environ 7 km au sud d’Argos, dans le Péloponnèse.

32. Danaos. Craignant son frère Égyptos, il avait fui la Libye avec ses cinquante filles, les Danaïdes, et s’était réfugié à Argos.

33. « L’irréprochable ». De ses amours avec Poséidon, Amymoné conçut un fils, Nauplios ; voir Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 137.

34. Voir Homère, Iliade, IV, 171.

35. Égyptos voulait marier ses cinquante fils aux cinquante filles de son frère Danaos. Lorsque Danaos s’enfuit avec elles en Argolide, il
envoya ses fils à leur poursuite.

36. Voir Callimaque, Hymne pour le bain de Pallas, 48.

37. Les fils de Danaos rattrapèrent les Danaïdes et forcèrent leurs cousines à les épouser ; mais sur l’ordre de leur père, les Danaïdes les
égorgèrent durant leur sommeil. Elles furent condamnées, aux Enfers, à remplir éternellement un tonneau sans fond. Voir Ovide, Les Métamorphoses,
IV, 462-463. D’après la légende, ce n’est pas Amymoné mais Hypermnestre qui, ayant épargné son époux, fut exemptée du supplice des Danaïdes.

38. Sur le thème de l’île errante, voir Homère, Hymnes, « À Apollon » ; Callimaque, Hymne à Délos, 190-273.

39. Délos (Lucien est le seul auteur à la dire détachée de la Sicile).

40. Jeu de mots sur le nom de l’île : délos signifie « visible », « clair ».

41. Maîtresse de Zeus dont elle enfante les jumeaux Apollon et Artémis.

42. Python, le serpent du mont Parnasse, qui gardait l’oracle de Delphes, plus tard tué par Apollon. Voir Apollodore, I, 4, 1 ; Hygin, Fable
140 ; Homère, Hymnes, « À Apollon ». Chez Pausanias (II, 7, 7), ce sont Apollon et Artémis qui tuent Python.

43. Le vent du sud et le vent d’ouest.

44. Dieu fleuve d’Argolide, père d’Io.

45. Io est assimilée par les Grecs à la déesse Isis et son fils Épaphos à Apis.

46. Il est assimilé par les Grecs au dieu égyptien Anubis (à la tête de chacal).

47. Danaé, fille du roi d’Argos Acrisios.

48. Persée.

49. Selon la version traditionnelle de la légende, c’est à cause d’une prophétie faite à Acrisios selon laquelle un de ses descendants causerait
sa mort.

50. Île de l’archipel des Cyclades.

51. Le sujet de ce dialogue est tiré d’Homère (Odyssée, XI, 239-259). Sophocle en a fait une tragédie intitulée Tyro.

52. Rivière de Thessalie, qui se jette dans le Pénée.

53. Roi d’Éthiopie.

54. Voir Ovide, Les Métamorphoses, IV, 662-764. Cassiopée s’étant vantée d’être aussi belle que les Néréides, Poséidon, irrité, envoya un
monstre marin, auquel sa fille Andromède devait être livrée.

55. Monstres féminins de la mythologie, dont le regard pétrifiait. À la différence de ses deux sœurs Sthéno et Euryale, Méduse était mortelle.

56. Polydectès, roi de Sériphos.

57. Sur le sujet de ce dialogue, voir Moschos, Europé (Bucoliques grecs, P.-E. Legrand [éd.], Les Belles Lettres, 1967, t. II, p. 141-151) ;
Ovide, Les Métamorphoses, II, 833-875 ; Horace, Odes, III, 27.

58. Cortège. Dans le cas présent, il s’agit d’un cortège nuptial.


59. La mer Rouge.

60. Voir la description du cortège d’Amphitrite à la fin du quatrième livre des Aventures de Télémaque, de Fénelon.

61. Montagne de Crète, où, selon certains auteurs, Zeus serait né ou aurait été élevé. Voir Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, II, 61 ;
Diodore de Sicile, V, 70, 6 ; Athénée, IX, 375.
79
DIALOGUES DES DIEUX
Les Dialogues des dieux sont considérés comme une des grandes réussites de Lucien. Les vingt-
cinq dialogues qui les composent1 forment un ensemble thématique. Lucien met en scène, dans de brefs
échanges, les dieux de l’Olympe, et recourt pour ses intrigues à des éléments mythologiques bien
connus de son public. L’originalité de l’œuvre ne tient donc pas à son contenu, tout à fait traditionnel,
mais à la présentation qui en est donnée. Le ton est plaisant, piquant, plein d’humour. Aventures
amoureuses, questions de paternité, jalousies des déesses, etc. : les dieux, placés dans les mêmes
situations que les hommes, sont traités en personnages de comédie. Si la raillerie perce, aucun de ces
dialogues, cependant, ne s’éloigne de la grâce et de la légèreté qui les caractérisent.
E. M.

1
ARÈS ET HERMÈS

1.– ARÈS. — Tu as entendu, Hermès, quelles menaces hautaines, incroyables Zeus vient de nous faire ?
« Si je voulais, a-t-il dit, laisser pendre du ciel une corde, vous auriez beau vous y suspendre et faire
effort pour me tirer en bas, vous vous lasseriez inutilement : vous n’en viendriez pas à bout. Mais si moi,
je voulais vous tirer en haut, j’enlèverais en l’air, non seulement vous, mais, attachées avec vous, la terre
et la mer2 » et le reste que tu as entendu comme moi. Pour ma part, je ne voudrais pas nier qu’il soit plus
puissant et plus fort que chacun de nous isolément, mais qu’il l’emporte sur tant de dieux à la fois, au
point que nous ne puissions pas forcer sa résistance, surtout en ajoutant à notre poids celui de la terre et
de la mer, cela, je ne saurais le croire.
2.– HERMÈS. — Tais-toi, Arès ; il n’est pas prudent de tenir de pareils propos, et il pourrait nous en cuire
de bavarder ainsi.
ARÈS. — Crois-tu que je dirais cela à tout le monde ? Non, ce n’est qu’à toi seul, dont je connais
la discrétion. Mais ce qui m’a paru le plus ridicule en l’écoutant proférer ses menaces, je ne saurais
m’en taire avec toi : je me souviens qu’il n’y a pas longtemps, quand Poséidon, Héra et Athéna, s’étant
révoltés3, projetaient de le saisir et de l’enchaîner, il eut une telle peur qu’il passa par toutes les couleurs,
et ils n’étaient que trois. Si Thétis n’avait pas eu pitié de lui et n’avait pas appelé à son secours, Briarée,
le géant aux cent bras, il aurait été enchaîné avec son tonnerre et sa foudre. Chaque fois que je pense à
cela, il m’arrive de rire de sa grandiloquence.
HERMÈS. — Tais-toi, te dis-je ; il n’est pas sûr pour toi de tenir de tels propos, ni pour moi de les
entendre.
2
PAN ET HERMÈS

1.– PAN. — Bonjour, mon père Hermès.


HERMÈS. — Bonjour à toi aussi. Mais comment suis-je ton père ?
4
PAN. — N’es-tu pas Hermès, le dieu du Cyllène ?

HERMÈS. — Si fait ; mais comment s’ensuit-il que tu sois mon fils ?


PAN. — Je suis un fils adultérin, fruit particulier de tes amours.
HERMÈS. — Par Zeus, tu ne peux guère être que le fils d’un bouc qui a violé une chèvre ; car
comment pourrais-tu venir de moi avec ces cornes, un pareil nez, ce menton velu, ces jambes à pied
fourchu comme celles d’un bouc et cette queue au-dessus des fesses ?
PAN. — En me décochant ces railleries, c’est ton fils, mon père, que tu outrages, ou plutôt c’est
toi-même qui engendres et procrées de tels enfants ; moi, je n’en suis pas cause.
HERMÈS. — Mais qui, dis-tu, qui est ta mère ? Aurais-je eu sans le savoir un commerce adultère
avec une chèvre ?
PAN. — Non, ce n’est pas avec une chèvre ; mais rappelle-toi si un jour, en Arcadie, tu n’as pas
fait violence à une jeune fille libre ? Pourquoi cherches-tu ainsi en te mordant le doigt et restes-tu si
perplexe ? Je parle de Pénélope, la fille d’Icarios5.
HERMÈS. — Que lui est-il donc arrivé, qu’elle a mis au monde un être qui ressemble à un bouc
plutôt qu’à moi ?
2.– PAN. — Je vais te rapporter ce qu’elle m’en a appris elle-même. Lorsqu’elle m’envoya en Arcadie,
elle me dit : « Mon fils, c’est moi, Pénélope de Sparte, qui suis ta mère ; mais sache que tu as pour père
un dieu, Hermès, fils de Maïa et de Zeus. Si tu as des cornes et des jambes de bouc, ne t’en chagrine pas.
Quand ton père s’unit à moi, il avait pris la figure d’un bouc, pour n’être point découvert, et voilà
pourquoi tu es devenu semblable à un bouc. »
HERMÈS. — Par Zeus, je me souviens d’avoir fait quelque chose comme cela. Il faudra donc que
moi, qui suis si fier de ma beauté et qui suis encore imberbe moi-même, je sois appelé ton père, et que je
prête à rire à tout le monde pour la beauté de ma progéniture.
3.– PAN. — Pourtant, mon père, je ne te déshonore pas ; car je suis bon musicien, et je tire de ma syrinx
des sons tout à fait éclatants. De plus, Dionysos ne peut rien faire sans moi ; il m’a pris pour compagnon
et membre de ses thiases, et c’est moi qui lui mène le branle. Et si tu voyais tous les troupeaux que je
possède à Tégée et sur le Parthénion6, ton cœur en serait tout à fait réjoui. Et puis je commande aussi à
l’Arcadie entière. Récemment j’ai combattu avec les Athéniens et je me suis tellement distingué à
Marathon que, pour prix de ma valeur, on m’a consacré la grotte qui est sous la citadelle7. Si tu viens à
Athènes, tu sauras comme on y vénère le nom de Pan.
4.– HERMÈS. — Dis-moi, Pan ; car c’est ainsi qu’on t’appelle, je crois ; es-tu déjà marié ?
PAN. — Non, mon père ; car je suis d’un tempérament fort amoureux et je ne me contenterais pas
d’une seule femme.
HERMÈS. — Alors, c’est aux chèvres évidemment que tu t’attaques ?
8 9
PAN. — Tu railles ; mais j’ai pour maîtresses Écho et Pitys et toutes les Ménades de Dionysos,
qui font grand cas de moi.
HERMÈS. — Sais-tu, mon enfant, la première grâce que j’ai à te demander ?
PAN. — Commande, mon père.
HERMÈS. — C’est que nous soyons seuls à savoir cela. Approche et embrasse-moi ; mais aie bien
soin de ne jamais m’appeler ton père devant personne.

3
APOLLON ET DIONYSOS

1.– APOLLON. — Comment croire, Dionysos, qu’Éros, Hermaphrodite et Priape sont des frères nés de la
même mère, quand ils sont si différents de figure et de genre de vie ? Le premier est d’une beauté
parfaite, il tire de l’arc et, doué d’un pouvoir immense, il commande à tous les êtres ; le second, moitié
femme, moitié homme, a une figure équivoque et l’on ne peut discerner s’il est garçon ou fille ; quant au
troisième, Priape, il est mâle au point de blesser la décence10.
DIONYSOS. — Il n’y a rien là qui doive t’étonner, Apollon ; ce n’est pas Aphrodite qui en est
cause, ce sont les pères qui ne se ressemblaient pas, puisqu’il arrive même souvent qu’une femme a, du
même père, des enfants différents, l’un mâle, l’autre femelle, comme ta sœur et toi.
APOLLON. — Oui ; mais nous nous ressemblons et nous avons la même profession ; nous sommes
archers tous les deux.
DIONYSOS. — Oui, Apollon ; la ressemblance va jusqu’à l’arc ; mais il y a cette différence
qu’Artémis tue les étrangers en Scythie et que toi, tu es devin et guéris les malades.
APOLLON. — Crois-tu que ma sœur se plaise avec les Scythes, elle qui se tient prête, si quelque
Grec vient jamais en Tauride, à s’embarquer avec lui, tant elle a horreur du meurtre11 ?
2.– DIONYSOS. — Elle fait bien. Quant à Priape, je vais te raconter quelque chose de plaisant qui s’est
passé à Lampsaque12 dernièrement. Comme je traversais la ville, il me reçut chez lui et me traita en
hôte. Mais quand nous allâmes nous reposer, après nous être humectés passablement le gosier après le
repas, mon brave se lève vers le milieu de la nuit et… j’ai honte de dire le reste.
APOLLON. — Il te sollicita, Dionysos ?
DIONYSOS. — Justement.
APOLLON. — Et toi, que fis-tu alors ?
DIONYSOS. — Pas autre chose que d’en rire.
APOLLON. — Tu as bien fait de ne pas te fâcher, de ne pas le rabrouer brutalement ; car il est
pardonnable d’avoir essayé de te séduire, beau comme tu es.
DIONYSOS. — À cet égard, Apollon, il pourrait faire aussi l’expérience sur toi ; car tu es beau et tu
as des cheveux magnifiques, en sorte que, même à jeun, Priape pourrait fort bien t’entreprendre.
APOLLON. — Il ne s’y hasardera pas, Dionysos ; car si je porte de beaux cheveux, je porte aussi
un arc.

4
HERMÈS ET MAÏA

1.– HERMÈS. — Y a-t-il vraiment dans le ciel un dieu plus malheureux que moi, ma mère ?
MAÏA. — Garde-toi, Hermès, de tenir de tels propos.
13
HERMÈS. — Pourquoi m’en garderais-je, lorsque j’ai tant d’affaires sur les bras, que je suis seul
à peiner et que je suis tiraillé entre tant de fonctions ! Dès le point du jour, il faut que je me lève pour
balayer la salle du festin, mettre des housses aux lits de table, arranger chaque chose, puis me tenir à la
disposition de Zeus et porter ses messages en courant tout le jour par monts et par vaux et, à peine de
retour, encore couvert de poussière, servir l’ambroisie. Avant l’arrivée de cet échanson dont il a fait
récemment emplette, c’est moi qui versais aussi le nectar. Mais ce qu’il y a de plus terrible, c’est que,
seul de tous les dieux, je ne dors même pas la nuit ; même alors, il faut que je conduise les âmes à
Pluton, que je guide les morts et que je me tienne près du tribunal. Ce n’est pas assez pour moi de
travailler le jour, d’être dans les palestres, de faire office de héraut dans les assemblées, de donner des
leçons aux orateurs : il faut encore que je prenne part à l’administration de tout ce qui concerne les
morts.
2.– Cependant les enfants de Léda14 passent chacun un jour dans le ciel et chez Hadès ; moi, c’est
chaque jour qu’il faut que je travaille au ciel et aux Enfers. Les enfants d’Alcmène et de Sémélé15, nés
de misérables mortelles, banquettent sans souci, et moi, fils de Maïa, fille d’Atlas, je leur sers de
domestique. À présent, je viens d’arriver de Sidon, de chez la fille de Cadmos16, où il m’a envoyé pour
voir ce que faisait la chère enfant. Aussitôt, sans même me laisser respirer, il m’envoie derechef à Argos
pour voir Danaé17, « puis de là, dit-il, rends-toi en Béotie et vois Antiopé18 en passant ». Bref, j’en ai
assez, et, si c’était possible, je m’estimerais heureux d’être vendu comme les malheureux esclaves de la
terre.
MAÏA. — Laisse-là ces récriminations, mon enfant ; tu es jeune, tu dois servir ton père. Et
maintenant cours à Argos où l’on t’envoie, puis en Béotie, de peur qu’en tardant plus longtemps tu ne
reçoives des coups ; car les amoureux se mettent vite en colère.

5
PROMÉTHÉE ET ZEUS

1.– PROMÉTHÉE19. — Délie-moi, Zeus ; car j’ai déjà terriblement souffert.


ZEUS. — Te délier, dis-tu, toi qui devrais porter des entraves encore plus lourdes, avoir le Caucase
entier sur la tête, et sentir seize vautours non seulement te ronger le foie20, mais encore t’arracher les
yeux, pour nous avoir façonné des animaux tels que des hommes21, pour avoir dérobé le feu22 et
fabriqué les femmes23 ! Quant au tour que tu m’as joué dans la distribution des viandes en me servant
des os enveloppés de graisse et en gardant pour toi la meilleure portion24, à quoi bon en parler ?
PROMÉTHÉE. — N’ai-je pas déjà suffisamment payé ma peine depuis si longtemps que je suis
cloué au Caucase, nourrissant de mon foie un aigle, le plus exécrable des oiseaux ?
ZEUS. — Ce n’est pas la millième partie de ce que tu devrais souffrir.
PROMÉTHÉE. — Mais je te payerai ma délivrance : je te révélerai, Zeus, un secret de première
importance.
2.– ZEUS. — Tu veux me circonvenir, Prométhée.
PROMÉTHÉE. — Qu’est-ce que j’y gagnerais ? Car tu n’oublieras pas où est le Caucase et tu ne
manqueras pas de chaînes, si je suis pris à te tromper.
ZEUS. — Dis-moi d’abord quel est ce secret important dont tu veux me payer ta délivrance ?
PROMÉTHÉE. — Si je te dis où tu vas à présent, me croiras-tu digne de foi, quand je te prédirai le
reste ?
ZEUS. — Sans nul doute.

PROMÉTHÉE. — Tu vas chez Thétis, pour coucher avec elle.


ZEUS. — Tu l’as deviné. Mais qu’arrivera-t-il après cela ? Je crois en effet que tu vas dire la
vérité.
25
PROMÉTHÉE. — Garde-toi de tout rapport avec la Néréide , Zeus. Si elle devient grosse de tes
26
œuvres, l’enfant te fera exactement ce que tu as fait toi-même …
ZEUS. — Tu veux dire qu’il m’ôtera l’empire ?
PROMÉTHÉE. — Puisse ma prédiction être sans effet, Zeus ! C’est néanmoins ce qui te menace, si
tu as commerce avec elle.
ZEUS. — Au diable donc Thétis ! et qu’Héphaïstos te détache en récompense de cet avis.

6
ÉROS ET ZEUS

1.– ÉROS. — Eh bien, si j’ai encore fait quelque faute, Zeus, pardonne-moi. Je ne suis qu’un petit enfant,
qui n’a pas encore de raison.
27
ZEUS. — Toi, un enfant, Éros, toi qui es beaucoup plus vieux que Japet ! Est-ce parce que tu
n’as pas de barbe ni de cheveux gris, est-ce pour cela que tu prétends passer pour un bébé, tout vieux et
roué que tu es ?
ÉROS. — Quel crime si grand a commis ce vieillard, comme tu dis, pour que tu songes à le mettre
aux fers ?
ZEUS. — Vois, coquin, si ton crime est petit, toi qui te joues de moi au point qu’il n’est rien en
quoi tu ne m’aies transformé, satyre, taureau, or, cygne, aigle28. Et tu n’as jamais rendu aucune femme
amoureuse de moi et je ne sache point que par toi j’aie su plaire à aucune. Je suis obligé d’user de
prestiges29 avec elles et de me cacher. Alors c’est le taureau ou le cygne qu’elles aiment ; quant à moi-
même, si elles me voient, elles meurent d’épouvante.
2.– ÉROS. — Cela est naturel, Zeus ; étant mortelles, elles ne peuvent supporter ta vue.
30
ZEUS. — Comment se fait-il donc qu’Apollon soit aimé de Branchos et d’Hyacinthe31 ?
32
ÉROS. — Mais Daphné l’a fui, lui aussi, en dépit de ses beaux cheveux et de son menton
imberbe. Si tu veux être aimable, cesse d’agiter ton égide, de porter ta foudre ; mets tous tes soins à te
rendre agréable, laisse tomber tes boucles de chaque côté de ta tête, relève-les dans un bandeau, porte
une robe de pourpre, mets des souliers brodés d’or, marche en cadence au son de la flûte et des
tambourins, et tu te verras suivi de plus de femmes que Dionysos de Ménades33.
ZEUS. — Foin de cela ! Je ne veux pas être aimable, s’il me faut prendre cet accoutrement.
ÉROS. — Eh bien, Zeus, résigne-toi à ne pas aimer ; c’est facile, cela.
ZEUS. — Non, je veux aimer ; mais je veux gagner les femmes avec moins de peine ; c’est à cette
condition que je te rends la liberté.

7
ZEUS ET HERMÈS

1.– ZEUS. — Tu connais la fille d’Inachos, la belle enfant, Hermès ?


34
HERMÈS. — Oui, tu veux parler d’Io .
ZEUS. — Elle n’est plus fille, mais génisse.
HERMÈS. — Voilà qui est prodigieux. Comment a-t-elle changé de forme ?
ZEUS. — C’est Héra qui l’a métamorphosée par jalousie. Mais elle a imaginé un autre supplice
contre la malheureuse. Elle a mis près de la génisse un berger à cent yeux du nom d’Argos, qui la fait
paître, sans jamais dormir.
HERMÈS. — Que faut-il que je fasse ?
35
ZEUS. — Descends à Némée ; c’est dans ces parages qu’Argos la fait paître. Tue-le, emmène Io
en Égypte à travers la mer, et fais d’elle Isis36. Que désormais elle soit déesse chez les peuples de ce
pays, qu’elle fasse déborder le Nil, qu’elle envoie les vents et sauve les navigateurs.

8
HÉRA ET ZEUS (à propos de Ganymède)

1.– HÉRA. — Depuis que tu as amené ici ce garçonnet phrygien que tu as enlevé de l’Ida, tu fais moins
attention à moi, Zeus.
ZEUS. — Serais-tu jalouse de lui aussi, Héra, d’un enfant si simple et si inoffensif ? Je croyais que
tu n’en voulais qu’aux femmes qui ont eu commerce avec moi.
2.– HÉRA. — En cela non plus, tu n’agis pas bien ni d’une façon digne de toi. Toi, qui es le maître de
tous les dieux, tu m’abandonnes, moi, ton épouse légitime, et tu descends sur la terre pour me tromper,
en te changeant en or, en satyre ou en taureau. Mais ces femmes au moins, tu les laisses sur la terre, au
lieu que ce gamin de l’Ida tu l’as enlevé et monté sur tes ailes jusqu’ici, toi le plus noble des dieux, et il
habite avec nous, et il est toujours sur notre tête, sous prétexte de nous servir à boire. Manquais-tu donc
d’échansons ? Hébé37 et Héphaïstos38 sont-ils las de nous servir ? Et toi, tu ne saurais prendre la coupe
de ses mains sans l’embrasser au préalable, sous les yeux de tous les dieux, et ce baiser te semble plus
doux que le nectar. C’est pour cela que tu demandes souvent à boire sans même avoir soif. Parfois
même tu ne fais que goûter à la coupe et tu la lui donnes, puis, quand il a bu, tu la lui reprends pour
savourer ce qu’il y a laissé, et tu choisis le côté où l’enfant a bu et posé ses lèvres, afin de boire et
d’embrasser tout à la fois. Dernièrement, ô souverain et père du monde, ayant déposé l’égide et le
tonnerre, tu étais assis jouant aux osselets avec lui, malgré cette longue barbe qui te pend au menton. Je
vois tout cela ; ne pense pas que cela m’échappe.
3.– ZEUS. — Quel mal y a-t-il, Héra, à embrasser en buvant ce beau garçon et à jouir à la fois du baiser
et du nectar ? En tout cas, si je lui permets de t’en donner un seul, tu ne me blâmeras plus de trouver son
baiser préférable au nectar.
HÉRA. — Ce sont là des propos de pédérastes. Puissé-je être à l’abri d’une telle folie, d’approcher
mes lèvres de ce Phrygien mou et efféminé !
ZEUS. — Cesse, ma très noble épouse, d’injurier mes amours. Car cet efféminé, ce barbare, ce mol
enfant est plus agréable et plus désirable à mes yeux… je ne veux pas achever, pour ne pas t’irriter
davantage.
4.– HÉRA. — Il ne te reste plus qu’à l’épouser pour me vexer. Souviens-toi des outrages que tu me fais à
cause de cet échanson.
39
ZEUS. — Ce n’est pas lui, c’est Héphaïstos, ton fils , qui devrait encore nous verser à boire en
boitant, au sortir de sa forge, tout rempli encore de limaille, à peine débarrassé de ses pinces ; nous
devrions prendre la coupe de ses mains et l’attirant à nous l’embrasser entre temps, lui que toi-même,
qui es sa mère, n’embrasserais pas volontiers, tant son visage est barbouillé de suie ! Ce serait plus
agréable, cela, n’est-ce pas ? et cet échanson convenait beaucoup mieux au banquet des dieux. Aussi
faut-il renvoyer Ganymède sur l’Ida ; car il est propre, il a des doigts roses et il tend adroitement la
coupe, et, ce qui te chagrine le plus, il donne des baisers plus suaves que le nectar.
5.– HÉRA. — Tu t’aperçois à présent, Zeus, qu’Héphaïstos est boiteux, que ses doigts sont indignes de
tenir ta coupe, qu’il est plein de suie, et que sa vue te donne la nausée ; mais c’est depuis que l’Ida a
nourri ce beau garçon chevelu. Autrefois tu ne voyais pas ces défauts et ni la limaille ni le fourneau ne te
détournaient de boire de sa main.
ZEUS. — Tu te tourmentes toi-même, Héra ; tu n’y gagnes rien, et ta jalousie ne fait qu’accroître
mon amour. S’il te fâche de recevoir la coupe de la main de ce bel enfant, fais-toi servir par ton fils. Et
toi, Ganymède, ne présente la coupe qu’à moi seul, et donne-moi chaque fois deux baisers, un, en me la
tendant pleine, un, en la reprenant. Eh quoi ! tu pleures ! Ne crains rien. Il en cuira à qui voudra
t’ennuyer.

9
HÉRA ET ZEUS (à propos d’Ixion)

1.– HÉRA. — Tu vois cet Ixion40, Zeus ; quelle idée te fais-tu de cet homme ?
ZEUS. — Celle d’un galant homme, Héra, et d’un bon convive ; autrement, il ne vivrait pas avec
nous, s’il était indigne de partager notre table.
HÉRA. — Eh bien, il en est indigne, et c’est un insolent ; aussi je n’en veux plus chez nous.
ZEUS. — Mais quelle insolence a-t-il commise ? Il faut, je pense, que moi aussi j’en sois instruit.
HÉRA. — Qu’a-t-il fait, sinon… ? La pudeur m’empêche de le dire, tant sa hardiesse me fait
honte.
ZEUS. — Raison de plus pour parler. Tu le dois d’autant plus que ses tentatives ont été plus
honteuses. A-t-il essayé de séduire quelque déesse ? Car je me doute de quelle nature est cette tentative
honteuse que tu hésites à déclarer.
2.– HÉRA. — Eh bien, c’est moi-même, Zeus, non une autre, et il y a déjà quelque temps. Tout d’abord
je ne m’étais aperçue de rien, et j’ignorais pourquoi il me regardait fixement. Il soupirait et pleurait
secrètement et si parfois, après avoir bu, je remettais la coupe à Ganymède, il demandait à y boire, et
quand il l’avait reçue, il la baisait en buvant, il l’approchait de ses yeux et il me regardait de nouveau. Je
compris alors que c’était de l’amour. Longtemps j’eus honte de t’en parler et je pensais qu’il réprimerait
sa folie, cet homme. Mais il a osé me faire des propositions ; alors je l’ai laissé pleurer et se rouler à mes
genoux, et, me bouchant les oreilles pour ne pas entendre ses prières injurieuses, je suis venu te le dire.
Mais toi-même vois comment tu puniras cet audacieux.
3.– ZEUS. — Vraiment, c’est à moi qu’il s’attaque, le scélérat, et il va jusqu’au lit d’Héra. S’est-il à ce
point enivré de nectar ? Mais aussi c’est notre faute ; nous aimons les hommes plus qu’il ne faut, nous
qui les faisons asseoir à notre table. Ils sont donc excusables, si, ayant bu le même breuvage que nous et
voyant des beautés célestes, comme ils n’en ont jamais vu sur terre, ils ont envie d’en jouir et sont
vaincus par l’amour. Car l’amour est un maître tyrannique et il commande non seulement aux hommes,
mais encore à nous-mêmes assez souvent.
HÉRA. — De toi, oui, il est entièrement le maître ; il te fait aller, te conduit, en te tirant, comme on
dit, par le bout du nez, et tu le suis partout où il te mène, il te change facilement en tout ce qu’il veut, et
tu es absolument l’esclave et le jouet de l’amour. Mais je sais pourquoi tu pardonnes aujourd’hui à
Ixion, c’est parce que toi-même autrefois tu as séduit sa femme, qui t’a rendu père de Pirithous41.
4.– ZEUS. — Tu n’as donc pas encore oublié les frasques que j’ai pu faire en descendant sur la terre ?
Mais sais-tu ce que je suis d’avis de faire au sujet d’Ixion ? Je ne veux pas le punir ni le chasser de notre
table : ce serait manquer de savoir-vivre. Mais puisqu’il aime et qu’il pleure, à ce que tu dis, et ne peut
plus résister à sa passion…
HÉRA. — Que vas-tu dire, Zeus ? Je crains que toi aussi tu ne me fasses quelque proposition
outrageante.
ZEUS. — Pas du tout. Faisons avec une nuée un fantôme qui te ressemble. Quand le festin sera fini
et que l’amour, suivant toute apparence, le tiendra éveillé, nous irons le coucher près de lui. Par ce
moyen, il cessera de souffrir, en croyant tenir l’objet de ses vœux.
HÉRA. — Ah, fi ! Je ne veux pas qu’il réalise des désirs qui sont au-dessus de sa condition.

ZEUS. — Ne sois pas si intraitable, Héra. Quel mal peux-tu craindre de ce fantôme, puisque c’est
une nuée qu’Ixion caressera ?
5.– HÉRA. — Mais cette nuée, il croira que c’est moi, et c’est à moi que s’adressera son honteux amour,
trompé par la ressemblance.
ZEUS. — Ce que tu dis là ne signifie rien ; car la nuée ne sera jamais Héra, ni toi, une nuée. Ixion
seul y sera trompé.
HÉRA. — Mais comme tous les hommes manquent de discrétion, il se vantera sans doute, une fois
redescendu sur la terre, et racontera à tout le monde qu’il a possédé Héra et couché dans le lit de Zeus.
Peut-être même dira-t-il que je l’aime, et les hommes le croiront, ne sachant pas qu’il n’a possédé
qu’une nuée.
ZEUS. — Eh bien, s’il tient de tels propos, il sera précipité dans l’Hadès, le misérable, et, attaché à
une roue avec laquelle il tournera sans cesse, il sera condamné à un supplice éternel et portera la peine,
non de son amour, faute légère, mais de sa vantardise.

10
ZEUS ET GANYMÈDE42

1.– ZEUS. — Allons, Ganymède, puisque nous sommes arrivés à destination, baise-moi maintenant, et
assure-toi que je n’ai plus ni bec crochu, ni serres aiguës, ni d’ailes, comme tu m’en voyais sous ma
forme d’oiseau.
GANYMÈDE. — Eh ! mon homme, n’étais-tu pas aigle tout à l’heure, et n’as-tu pas fondu sur moi
pour m’enlever du milieu de mon troupeau ? Comment donc ces ailes sont-elles fondues et apparais-tu à
présent sous une autre forme ?
ZEUS. — Mais ce n’est, mon garçon, ni un homme, ni un aigle que tu vois. Je suis le roi de tous
les dieux ; je me suis métamorphosé pour la circonstance.
GANYMÈDE. — Que dis-tu ? Es-tu donc le Pan de chez nous ? Alors, pourquoi n’as-tu pas de
syrinx, ni de cornes, et n’as-tu pas les jambes velues ?
43
ZEUS. — Tu crois donc qu’il n’y a que ce dieu-là ?
GANYMÈDE. — Oui, et nous lui sacrifions un bouc entier que nous menons à l’antre où s’élève sa
statue44. Mais toi, tu me parais être un voleur d’enfants.
2.– ZEUS. — Dis-moi, n’as-tu jamais entendu le nom de Zeus, et n’as-tu pas vu sur le Gargaros45 l’autel
du dieu qui fait la pluie, le tonnerre et les éclairs ?
GANYMÈDE. — C’est donc toi, excellent dieu, qui l’autre jour as fait tomber sur nous la grosse
grêle, qu’on dit habiter là-haut, qui fais le bruit, et à qui mon père a immolé un bélier ? Alors qu’est-ce
que j’ai fait de mal pour que tu m’enlèves, roi des dieux ? Et mes brebis ? Peut-être que les loups, les
trouvant seules, vont tomber sur elles et les mettre en pièces.
ZEUS. — Tu songes encore à tes brebis, maintenant que tu es devenu immortel et que tu vas
habiter ici avec nous ?
GANYMÈDE. — Que dis-tu ? Tu ne me ramèneras pas sur l’Ida aujourd’hui ?
ZEUS. — Non ; car ce serait pour rien que je me serais changé de dieu en aigle.

GANYMÈDE. — Alors mon père va me chercher et il se fâchera, s’il ne me trouve pas ; et ensuite
je serai battu pour avoir abandonné mon troupeau.
ZEUS. — Mais il ne te verra pas.
GANYMÈDE. — Ne me retiens pas : je suis déjà en mal de lui. Si tu me ramènes, je te promets
qu’il t’immolera un autre bélier pour prix de ma rançon. Nous avons celui de trois ans, le gros, qui mène
les autres au pâturage.
3.– ZEUS. — Que ce garçon est naïf et simple ! comme on voit qu’il n’est encore qu’un enfant ! Allons,
Ganymède, dis adieu à tout cela et oublie ton troupeau et l’Ida. D’ici – car tu es désormais un habitant
du ciel – tu feras beaucoup de bien à ton père et à ta patrie. Au lieu de fromage et de lait, tu mangeras de
l’ambroisie et tu boiras du nectar ; c’est toi qui le verseras et le présenteras aux dieux, et, suprême
avantage, tu ne seras plus homme : tu seras immortel. Je ferai briller ton astre du plus bel éclat ; en un
mot tu seras heureux.
GANYMÈDE. — Mais si j’ai envie de jouer, qui jouera avec moi ? Sur l’Ida nous étions beaucoup
d’enfants du même âge.
46
ZEUS. — Ici tu auras pour jouer avec toi Éros que voici, et beaucoup d’osselets . Rassure-toi
seulement, sois gai et ne regrette rien des choses de la terre.
4.– GANYMÈDE. — Mais à quoi pourrais-je vous être utile ? Faudra-t-il aussi paître un troupeau ici ?
ZEUS. — Non, tu seras échanson ; tu seras préposé au nectar et tu t’occuperas du banquet.
GANYMÈDE. — Cela n’est pas difficile ; car je sais comment il faut verser le lait et présenter la
coupe en bois de lierre47.
ZEUS. — Le voilà encore avec son lait ! Il croit qu’il va servir des hommes. Ici, c’est le ciel, et
c’est le nectar, je te l’ai dit, qu’on y boit.
GANYMÈDE. — C’est meilleur que le lait, Zeus ?
ZEUS. — Tu le sauras dans peu, et, quand tu en auras goûté, tu ne regretteras plus le lait.

GANYMÈDE. — Mais où coucherai-je la nuit ? est-ce avec mon camarade Éros ?


ZEUS. — Non ; c’est pour que nous dormions ensemble que je t’ai enlevé.
GANYMÈDE. — Ne pourrais-tu donc pas dormir seul, et trouves-tu plus agréable de dormir avec
moi ?
ZEUS. — Oui, surtout avec un beau garçon comme toi, Ganymède.

5.– GANYMÈDE. — Mais à quoi donc ma beauté te servira pour dormir ?


ZEUS. — C’est un charme délicieux et qui rend le sommeil plus doux.
GANYMÈDE. — Cependant mon père n’était pas content de coucher avec moi et il racontait le
matin comment je l’avais empêché de dormir en me tournant, en donnant des coups de pied, et en rêvant
tout haut. Aussi m’envoyait-il généralement dormir avec ma mère. Si c’est pour cela, comme tu dis, que
tu m’as enlevé, c’est le moment de me descendre sur la terre, ou tu auras l’ennui de ne pas dormir ; car
je t’incommoderai en me tournant continuellement.
ZEUS. — C’est ce que tu peux me faire de plus agréable que de m’obliger à veiller avec toi ; car je
ne cesserai de te baiser et de te serrer dans mes bras.
GANYMÈDE. — C’est à toi de savoir ce que tu veux. Mais moi, je dormirai pendant que tu me
baiseras.
ZEUS. — Nous verrons alors ce qu’il faudra faire. Pour le moment emmène-le, Hermès, et, quand
il aura bu l’immortalité, amène-le pour nous verser le nectar, après lui avoir montré comment il faut
tendre la coupe.

11
HÉPHAÏSTOS ET APOLLON48

1.– HÉPHAÏSTOS. — Tu as vu, Apollon, le bébé que Maïa49 vient de mettre au monde ? tu as vu comme
il est beau, comme il sourit à tout le monde et comme il laisse voir déjà qu’il deviendra un grand dieu
bienfaisant ?
APOLLON. — Que dis-tu, Héphaïstos ? Un grand dieu bienfaisant, ce bébé qui est plus vieux que
Japet50 pour la malice ?
HÉPHAÏSTOS. — Et quel mal peut faire un enfant qui vient de naître ?

APOLLON. — Demande à Poséidon dont il a escamoté le trident, ou à Arès dont il a secrètement


tiré l’épée hors du fourreau, sans parler de moi qu’il a désarmé en dérobant mon arc et mes traits.
2.– HÉPHAÏSTOS. — Le nouveau-né a fait cela, lui qui se tient à peine debout et qui est encore dans les
langes ?
APOLLON. — Tu le sauras, Héphaïstos, pour peu qu’il t’approche.
HÉPHAÏSTOS. — Mais il m’a déjà approché.

APOLLON. — Et tu as tous tes outils, et il n’y en a pas de perdu ?


HÉPHAÏSTOS. — Je les ai tous, Apollon.
APOLLON. — Ne laisse pas de regarder attentivement.
HÉPHAÏSTOS. — Par Zeus, je ne vois pas ma pince.

APOLLON. — Tu la verras quelque part dans les langes du bébé.


HÉPHAÏSTOS. — À lui voir la main si preste, on croirait qu’il s’est exercé à voler dans le ventre de
sa mère.
3.– APOLLON. — Tu n’as pas non plus entendu avec quelle grâce et quelle volubilité il babille. Et puis il
veut bien aussi se mettre à notre service. Hier il a provoqué Éros à la lutte et l’a renversé sur-le-champ
par je ne sais quel croc-en-jambes ; et, pendant qu’on le félicitait, il a dérobé la ceinture d’Aphrodite qui
l’embrassait pour sa victoire, ainsi que le sceptre de Zeus qui éclatait de rire. Si la foudre n’était pas trop
lourde et trop brûlante, il l’aurait soustraite aussi.
HÉPHAÏSTOS. — Il est bien alerte, cet enfant-là.
APOLLON. — Oui, il est alerte ; mais il y a mieux, il est déjà expert en musique.
HÉPHAÏSTOS. — À quoi peux-tu le voir ?

4.– APOLLON. — Il a trouvé quelque part une tortue morte ; il en a fabriqué un instrument, en y ajoutant
des bras qu’il a rattachés par une barre ; puis il y a enfoncé des chevilles, il a mis dessous un chevalet,
tendu sept cordes et il a joué des airs tout à fait agréables, Héphaïstos, et mélodieux, au point de me
rendre jaloux, moi qui m’exerce depuis longtemps à jouer de la cithare. Et Maïa m’a dit qu’il ne restait
même pas la nuit dans le ciel, mais qu’entraîné par la curiosité, il descendait jusqu’à l’Hadès, pour y
voler aussi apparemment. Il a des ailes, et il s’est fabriqué une baguette d’une vertu merveilleuse, avec
laquelle il conduit les âmes et les fait descendre chez les morts.
HÉPHAÏSTOS. — C’est moi qui la lui ai donnée pour s’amuser.
APOLLON. — C’est pour te payer sans doute qu’il t’a volé ta pince.

HÉPHAÏSTOS. — Tu fais bien de me le rappeler : je vais aller la reprendre. Peut-être la trouverai-


je, comme tu dis, dans ses langes.

12
POSÉIDON ET HERMÈS

1.– POSÉIDON. — Peut-on entrer chez Zeus, Hermès ?


HERMÈS. — Non, Poséidon.

POSÉIDON. — Annonce-moi toujours.


HERMÈS. — N’insiste pas, te dis-je ; ce n’est pas le moment, et tu ne sautais le voir à cette heure.

POSÉIDON. — Est-ce qu’il est avec Héra ?


HERMÈS. — Non ; c’est autre chose.
POSÉIDON. — J’entends ; Ganymède est là-dedans.
HERMÈS. — Cela non plus ; mais c’est lui-même qui est malade.

POSÉIDON. — De quoi, Hermès ? Ce que tu dis-là est étrange.


HERMÈS. — J’ai honte de le dire ; mais c’est ainsi.
POSÉIDON. — Tu ne dois pas avoir honte avec moi, ton oncle.
HERMÈS. — Il vient d’accoucher, Poséidon.

POSÉIDON. — À d’autres ? accoucher, lui ! Des œuvres de qui ? Il était donc androgyne à notre
insu ? Mais on n’a même pas vu son ventre s’enfler.
HERMÈS. — C’est vrai ; car le fœtus n’était pas dans son ventre.

POSÉIDON. — J’entends : c’est de la tête qu’il a encore accouché, comme il a fait d’Athéna ; c’est
la tête qui accouche chez lui.
HERMÈS. — Non ; c’est dans la cuisse qu’il portait l’enfant de Sémélé.
POSÉIDON. — C’est bien, c’est brave de sa part. C’est dans toute sa personne, dans tous les
endroits de son corps qu’il porte les enfants. Mais qui est Sémélé51 ?
2.– HERMÈS. — Une Thébaine, une des filles de Cadmos. Il s’est unie à elle et l’a rendue grosse.
POSÉIDON. — Et il a accouché à sa place, Hermès ?
HERMÈS. — Oui, si extraordinaire que cela te paraisse. En effet Héra – tu sais comme elle est
jalouse – a circonvenu Sémélé et l’a persuadée de demander à Zeus de venir la voir avec ses éclairs et
ses tonnerres. Zeus a consenti et il est venu avec sa foudre. La maison a pris feu et Sémélé a péri dans
l’incendie. Alors il m’a ordonné d’ouvrir le ventre de la femme et de lui apporter l’embryon encore
imparfait ; car il n’avait que sept mois. Je l’ai fait ; alors, fendant sa cuisse, il l’a mis dedans pour qu’il
s’achève là, et maintenant, au troisième mois, il vient d’en accoucher et les douleurs de l’enfantement
l’ont affaibli.
POSÉIDON. — Et où est le bébé à présent ?
52
HERMÈS. — Je l’ai porté à Nysa et l’ai remis aux nymphes pour le nourrir sous le nom de
Dionysos.
POSÉIDON. — Ainsi mon frère est à la fois le père et la mère de ce Dionysos ?

HERMÈS. — Il paraît. Mais je vais chercher de l’eau pour sa blessure, et lui donner les soins qu’on
donne d’ordinaire à une accouchée.

13
HÉPHAÏSTOS ET ZEUS

HÉPHAÏSTOS. — Que faut-il que je fasse, Zeus ? J’arrive, comme tu l’as commandé, avec ma
hache bien affilée, si bien même qu’elle pourrait au besoin couper une pierre d’un seul coup.
ZEUS. — À merveille, Héphaïstos. Maintenant fends-moi la tête en deux d’un coup de hache.
HÉPHAÏSTOS. — Tu veux m’éprouver et voir si je suis fou. Commande-moi plutôt ce que tu
désires vraiment que je te fasse.
ZEUS. — Je te l’ai dit : fends-moi le crâne. Si tu ne m’obéis pas, tu éprouveras encore une fois ma
colère53. Mais il faut frapper de tout cœur et sans tarder ; car je meurs des douleurs d’enfantement qui
me bouleversent le cerveau.
HÉPHAÏSTOS. — À toi de voir, Zeus, si nous n’allons pas faire un mauvais coup ; car ma hache est
acérée et ne t’accouchera pas sans faire couler de sang, ni à la manière d’Eileithyia54.
ZEUS. — Frappe seulement, Héphaïstos, et hardiment. Je sais l’avantage qui m’en doit revenir.

HÉPHAÏSTOS. — C’est malgré moi ; mais je vais frapper. Car que faire, quand tu commandes ?
Qu’est-ce là ? Une jeune fille armée. Grand était le mal que tu avais dans la tête, Zeus. En tout cas, il
était naturel que tu fusses irritable, quand tu portais vivante sous ta méninge une si grande fille, et tout
armée. C’est un camp, non une tête que tu avais, et tu ne t’en doutais pas. Et la voilà qui saute et danse
la pyrrhique55, secoue son bouclier, brandit sa lance, dans un transport divin, et, ce qui est le plus
surprenant, je la vois devenue en un instant parfaitement belle et dans la fleur de l’âge ; elle a les yeux
glauques, mais c’est une beauté de plus pour la jeune fille. Aussi je te la demande en récompense de ton
accouchement ; fiance-la moi tout de suite.
ZEUS. — Tu demandes l’impossible, Héphaïstos ; car elle est décidée à garder sa virginité. En tout
cas, pour moi, je n’ai pas d’objection à te faire.
HÉPHAÏSTOS. — C’est ce que je voulais ; le reste me regarde et je vais l’enlever.
ZEUS. — Fais-le, si tu peux ; mais je suis sûr que tu t’engages dans un amour sans issue.

14
HERMÈS ET HÉLIOS (LE SOLEIL)

1.– HERMÈS. — Hélios, ne sors pas ton char aujourd’hui ; c’est Zeus qui te le dit, ni demain, ni après-
demain ; mais reste chez toi et que cet intervalle ne soit qu’une longue nuit. Donc que les Heures56
détachent tes chevaux et toi, éteins ton feu et accorde-toi un long repos.
HÉLIOS. — C’est du nouveau, cela, Hermès, et tu m’apportes-là des ordres bien singuliers. Est-ce
que par hasard on m’aurait vu me fourvoyer dans ma carrière et sortir des limites ? Est-ce pour cela qu’il
est fâché et qu’il a décidé de faire la nuit triple du jour ?
HERMÈS. — Rien de tel, et ce ne sera pas pour toujours. C’est lui-même qui a besoin d’une nuit
plus longue.
HÉLIOS. — Et où est-il donc, et de quel endroit t’envoie-t-il me porter cet ordre ?
57
HERMÈS. — De Béotie, Hélios, de chez la femme d’Amphitryon , avec laquelle il est couché :
car il est amoureux d’elle.
HÉLIOS. — Et une nuit ne lui suffit pas ?
HERMÈS. — Non ; car il faut que de cette union naisse un dieu grand et illustre par ses nombreux
travaux58 ; or il est impossible que ce dieu soit achevé en une seule nuit.
2.– HÉLIOS. — Eh bien, qu’il l’achève et qu’il en ait toute satisfaction. Ce qu’il y a de sûr, c’est que,
cela soit dit entre nous, Hermès, ces choses-là ne se faisaient pas du temps de Cronos59, et jamais il ne
découchait, lui, d’auprès de Rhéa60, et il n’aurait pas quitté le ciel pour aller coucher à Thèbes ; mais le
jour était le jour, et la longueur de la nuit était réglée sur les saisons ; il n’y avait rien d’étrange ni de
changé et jamais lui n’aurait eu de relations avec une mortelle. Mais à présent, pour une misérable
femme, il faut que tout soit bouleversé, que les jambes de mes chevaux deviennent raides à ne rien faire,
que la route en restant trois jours de suite sans être foulée devienne presque impraticable et que les
hommes vivent malheureux dans l’obscurité. Voilà ce qu’ils gagneront aux amours de Zeus ; ils vont, en
attendant que ce dieu ait achevé l’athlète dont tu parles, rester immobiles, plongés dans une obscurité
profonde.
HERMÈS. — Tais-toi, Hélios, de peur que tes discours ne te portent malheur. Pour moi, je vais
passer chez Séléné et le Sommeil pour leur annoncer à eux aussi les ordres de Zeus et dire à l’une de
marcher lentement et au Sommeil de ne point lâcher les hommes, afin qu’ils ne s’aperçoivent pas que la
nuit est devenue si longue.

15
ZEUS, ASCLÉPIOS ET HÉRACLÈS

1.– ZEUS. — Cessez, Asclépios61 et Héraclès, de vous quereller comme des hommes ; c’est inconvenant
et déplacé à la table des dieux.
HÉRACLÈS. — Veux-tu donc, Zeus, que cet apothicaire soit placé à table au-dessus de moi ?
ASCLÉPIOS. — Oui, par Zeus, puisque je vaux mieux que toi.

HÉRACLÈS. — En quoi, cerveau brûlé ? Est-ce parce que Zeus t’a foudroyé pour avoir fait ce que
tu ne devais pas faire62 ? Ne sais-tu pas que tu n’as de nouveau part à l’immortalité que par pitié ?
63
ASCLÉPIOS. — Tu as donc oublié que toi aussi, Héraclès, tu as été brûlé sur l’Œta , que tu me
reproches d’avoir passé par le feu ?
HÉRACLÈS. — C’est qu’il n’y a ni égalité ni ressemblance entre ta vie et la mienne. Moi, qui suis
fils de Zeus, j’ai entrepris d’immenses travaux, j’ai purgé le monde en luttant contre les bêtes féroces et
en châtiant les criminels64. Toi, tu n’es qu’un coupeur de racines et un charlatan, bon peut-être pour
imposer des remèdes aux mortels malades ; mais tu n’as rien fait de viril.
2.– ASCLÉPIOS. — Tu oublies de rappeler que j’ai guéri tes brûlures, quand naguère tu es monté ici à
demi grillé, le corps gâté à la fois par la tunique et par le feu. Quant à moi, si je n’ai rien fait d’autre, je
n’ai pas été esclave comme toi, je n’ai pas cardé la laine en Lydie, vêtu d’une robe de pourpre, frappé
par Omphale65 à coups de sandale dorée, et je n’ai pas non plus, dans un accès d’humeur noire, tué mes
enfants et ma femme66.
HÉRACLÈS. — Si tu ne cesses pas de m’injurier, tu vas savoir tout de suite que l’immortalité ne te
servira pas à grand-chose ; car je vais t’enlever et te jeter la tête la première hors du ciel, et Péan67 lui-
même ne pourra pas te guérir68, quand tu auras la tête fracassée.
ZEUS. — Assez, vous dis-je ; ne troublez pas notre réunion, ou je vous chasse tous les deux du
festin. D’ailleurs il est juste, Héraclès, qu’Asclépios soit placé au-dessus de toi, puisqu’il est mort avant
toi.

16
HERMÈS ET APOLLON (sur la mort d’Hyacinthe)

1.– HERMÈS. — Pourquoi cet air sombre, Apollon ?


APOLLON. — C’est que je suis malheureux dans mes amours, Hermès.
HERMÈS. — C’est un juste sujet de tristesse en effet. Mais en quoi es-tu malheureux ? Est-ce ton
amour pour Daphné69 qui t’afflige encore ?
APOLLON. — Non ; mais je pleure mon bien-aimé, le Laconien, fils d’Œbalos.

HERMÈS. — Hyacinthe est donc mort, dis-moi ?


APOLLON. — Oui.

HERMÈS. — Qui l’a tué ? Qui peut avoir été si peu sensible à l’amour pour donner la mort à ce bel
adolescent ?
APOLLON. — C’est moi qui ai fait la chose.
HERMÈS. — Tu étais donc en démence, Apollon ?
APOLLON. — Non, mais ç’a été un malheur involontaire.

HERMÈS. — Comment ? Je voudrais savoir de quelle manière il est arrivé.


2.– APOLLON. — Il apprenait à lancer le disque70 et moi je le lançais avec lui ; mais le plus détestable
des vents, Zéphyr, l’aimait, lui aussi, depuis longtemps. Comme Hyacinthe ne prêtait aucune attention à
ses soins, il était outré de ce mépris. Aussi, comme je venais, suivant notre habitude, de lancer le disque
en l’air, Zéphyr se mit à souffler du Taygète71, et le dirigea et l’asséna sur la tête du jeune garçon, avec
une telle violence que le sang coula en abondance de la plaie et que le pauvre enfant expira sur-le-
champ. Moi je cherchai aussitôt à me venger de Zéphyr qui s’enfuyait, en le poursuivant de mes flèches
jusqu’à la montagne. Quant à l’enfant, je lui ai élevé un tombeau dans Amyclées72 à l’endroit où le
disque l’a renversé et, de son sang, j’ai fait pousser à la terre la plus agréable, Hermès, et la plus belle de
toutes les fleurs, une fleur ornée de lettres73 qui expriment un gémissement sur sa mort. Eh bien, ma
douleur te paraît-elle déraisonnable ?
HERMÈS. — Oui, Apollon ; l’ami que tu avais choisi était mortel, tu ne l’ignorais pas. Ne t’afflige
donc pas de sa mort.

17
HERMÈS ET APOLLON (sur les deux femmes d’Héphaïstos)

1.– HERMÈS. — Dire que ce boiteux74, forgeron de son métier, Apollon, a épousé les plus belles des
déesses, Aphrodite et une des Charites75 !
APOLLON. — Il a de la chance, Hermès ; mais il y a une chose qui m’étonne, c’est qu’elles aient
le cœur de coucher avec lui, surtout quand elles le voient dégouttant de sueur, penché sur son fourneau,
une couche de suie sur le visage. Fait comme il est, elles ne laissent pas de l’embrasser, de le baiser, de
dormir à ses côtés.
HERMÈS. — C’est ce qui me fait bouillir, moi aussi, et j’envie Héphaïstos. Après cela, Apollon,
prends soin de ta chevelure, joue de la cithare et sois fier de ta beauté, et moi de ma vigueur et de ma
lyre ; puis, quand il faudra nous coucher, nous dormirons seuls.
2.– APOLLON. — Pour moi, j’ai eu d’autres malheurs en amour ; car des deux personnes que j’ai le plus
aimées, Daphné et Hyacinthe, l’une, Daphné, m’a pris en aversion au point qu’elle a préféré devenir un
arbre plutôt que de s’unir à moi, et que l’autre, Hyacinthe, je l’ai tué avec mon disque ; et à présent au
lieu d’eux, je n’ai que des couronnes.
HERMÈS. — Moi, une fois Aphrodite…, mais il ne faut pas se vanter.
APOLLON. — Je sais ; on dit que c’est de toi qu’elle a eu Hermaphrodite. Mais dis-moi une chose,
si tu la sais. Comment Aphrodite n’est-elle pas jalouse de la Charite ou la Charite d’Aphrodite ?
3.– HERMÈS. — C’est que l’une, Apollon, vit à Lemnos avec lui et qu’Aphrodite demeure dans le ciel.
D’ailleurs elle est fort occupée d’Arès et c’est lui qu’elle aime, en sorte qu’elle se soucie peu de ce
forgeron.
APOLLON. — Mais crois-tu que cette intrigue soit connue d’Héphaïstos ?
HERMÈS. — Oui ; mais que peut-il faire contre un jeune homme brave et soldat de son métier ?
Aussi se tient-il tranquille. Mais il menace de fabriquer certains liens contre eux et de les prendre au filet
dans leur lit76.
APOLLON. — Je ne sais ; mais je voudrais bien être celui qu’il doit y prendre.

18
HÉRA ET LÉTO

1.– HÉRA. — Ils sont beaux, ma foi, Léto, les enfants que tu as donnés à Zeus77 !
LÉTO. — Nous ne pouvons pas toutes, Héra, mettre au monde des enfants comme Héphaïstos.
HÉRA. — Eh mais ! ce boiteux n’en est pas moins utile ; car c’est un excellent ouvrier qui nous a
décoré le ciel, et il a épousé Aphrodite qui fait grand cas de lui. Mais de tes enfants, l’une est une virago
dont la virilité dépasse les bornes, et une montagnarde qui, à la fin, est partie pour la Scythie, où l’on sait
ce qu’elle mange, puisqu’elle tue les étrangers78 et imite les Scythes eux-mêmes qui sont
anthropophages. Quant à Apollon, il affecte de tout savoir, tirer de l’arc, jouer de la cithare, exercer la
médecine, annoncer l’avenir, et dans les boutiques de divination qu’il a établies, l’une à Délos, l’autre à
Claros, l’autre à Didymes79, il trompe ceux qui le consultent en donnant des réponses ambiguës et à
double sens80, de sorte que, s’il se trompe, il ne court aucun risque. Et il s’enrichit à ce commerce ; car
ils sont légion les sots qui s’offrent à ses impostures. Au reste, les gens intelligents savent qu’il ment la
plupart du temps. En tout cas, ce devin ignorait lui-même qu’il tuerait son bien-aimé avec son disque et
il n’a pas prévu que Daphné le fuirait, lui si beau et si chevelu. Aussi je ne vois pas ce qui a pu faire
croire que tu avais de plus beaux enfants que Niobé81.
2.– LÉTO. — Et pourtant ces enfants, la tueuse d’étrangers et le faux devin, je sais combien il te chagrine
de les voir parmi les dieux, surtout quand l’une est louée pour sa beauté et que l’autre joue de la cithare
pendant le festin, à la grande admiration de tous.
82
HÉRA. — Tu me fais rire, Léto : admirable, ce cithariste que Marsyas aurait écorché lui-même,
après l’avoir vaincu sur la musique, si les Muses avaient voulu rendre un jugement équitable ? mais,
insidieusement trompé, le malheureux a péri injustement condamné. Pour ta belle vierge, elle est si belle
que, quand elle sut qu’elle avait été vue par Actéon83, dans la crainte que le jeune homme ne révélât sa
laideur, elle lâcha ses chiens sur lui. J’omets de dire qu’elle ne délivrerait pas les accouchées, si elle était
vierge84.
LÉTO. — Tu t’en fais accroire, Héra, parce que tu partages le lit et le trône de Zeus ; c’est pour
cela que tu m’outrages sans crainte. Mais je te verrai bientôt pleurer encore, quand il te quittera pour
descendre sur la terre, sous la forme d’un taureau ou d’un cygne.

19
APHRODITE ET SÉLÉNÉ (LA LUNE)

1.– APHRODITE. — Que dit-on de toi, Séléné ? On prétend que, quand tu arrives en Carie, tu arrêtes ton
attelage, pour contempler Endymion, qui dort à la belle étoile, comme un chasseur qu’il est, et que
parfois même tu descends près de lui du milieu de ta route.
85
SÉLÉNÉ. — Interroge ton fils , Aphrodite : c’est lui qui en est la cause.
APHRODITE. — Ah ! c’est un insolent. Que ne m’a-t-il pas fait à moi-même, sa mère ! Il m’a fait
descendre tantôt sur l’Ida pour Anchise86 d’Ilion, tantôt sur le Liban vers ce jeune Assyrien87, qu’il a
rendu aimable aussi aux yeux de Perséphone, si bien qu’il m’a ravi la moitié de mes amours. Aussi l’ai-
je souvent menacé, s’il ne cessait pas ses extravagances, de briser son arc et son carquois et de lui
enlever ses ailes. Je lui ai même déjà allongé des coups de sandale sur les fesses ; niais lui, je ne sais
comment, craintif et suppliant sur le moment, a tout oublié deux minutes après. Aussi nulle exhortation
ne peut l’empêcher de mal faire.
2.– Mais, dis-moi, Endymion est-il beau ? car la beauté est une consolation dans les tribulations de
l’amour.
SÉLÉNÉ. — Pour moi, Aphrodite, il est parfaitement beau, surtout quand, ayant étendu sa
chlamyde sur un rocher, il dort, tenant de la main gauche ses javelots qui lui échappent, que sa main
droite, recourbée sur le haut de sa tête, encadre gracieusement son visage et que lui, détendu par le
sommeil, exhale une haleine d’ambroisie. Alors je descends sans faire de bruit, en marchant sur la
pointe des pieds, de peur de l’effrayer en l’éveillant. Mais tu sais ce qu’il en est. À quoi bon te dire ce
qui s’ensuit ? Je te dirai seulement que je meurs d’amour.

20
APHRODITE ET ÉROS

1.– APHRODITE. — Éros, mon enfant, vois ce que tu fais. Je ne parle pas de ce que tu fais sur la terre,
des maux que les hommes se causent à ton instigation, soit à eux-mêmes, soit à leurs semblables, mais
de ceux que tu causes dans le ciel. C’est toi qui fais voir Zeus sous mille formes et le changes en tout ce
qu’il te plaît, selon l’occasion : c’est toi qui contrains Hélios à s’attarder parfois chez Clyméné88, où il
oublie ses chevaux. Quant aux outrages dont tu m’accables, moi, ta mère, tu peux me les faire sans rien
craindre. Mais voilà, téméraire, que tu t’en prends à Rhéa elle-même, une vieille déesse mère de tant de
dieux89, qui, séduite par toi, se met à aimer un enfant et à désirer ce jeune garçon de Phrygie. Et
maintenant que tu l’as rendue folle, elle attelle ses lions et prenant avec elle ses Corybantes qui sont fous
eux aussi, elle court avec eux du haut en bas de l’Ida, hurlant le nom d’Attis90, tandis que dans la troupe
des Corybantes, l’un se fait des entailles au coude avec une épée, que l’autre, dénouant ses cheveux, se
précipite éperdu à travers les montagnes, qu’un autre sonne de la trompe en guise de flûte, que celui-ci
fait résonner un tambourin et que celui-là frappe sur sa cymbale ; en un mot ce n’est que bruit et frénésie
par tout l’Ida. Aussi j’ai peur, moi, qui ai donné le jour au dieu funeste que tu es, que Rhéa, dans un
moment de folie ou plutôt de lucidité, n’ordonne aux Corybantes de te saisir et de te mettre en pièces ou
ne te jette à ses lions. Je tremble de te voir exposé à un pareil danger.
2.– ÉROS. — Rassure-toi, ma mère ; je suis déjà familier avec les lions mêmes, souvent je monte sur leur
dos et, les saisissant par la crinière, je les conduis. Ils me flattent de la queue ; je leur mets la main dans
la gueule et ils me la laissent retirer, après l’avoir léchée. Quant à Rhéa elle-même, quand aurait-elle le
temps de songer à moi, elle qui est tout entière à son Attis ? D’ailleurs quel mal fais-je en montrant la
beauté telle qu’elle est ? Ne m’accusez donc pas de ces folies ; vous n’avez qu’à ne pas désirer les belles
personnes. Mais veux-tu, toi, ma mère, ne plus aimer Arès ou n’être plus aimée de lui ?
APHRODITE. — Comme tu es habile et sais te rendre maître de tout ! Mais tu te souviendras un
jour de ce que je te dis.

21
APOLLON ET HERMÈS

1.– APOLLON. — De quoi ris-tu, Hermès ?


HERMÈS. — D’une chose très plaisante que je viens de voir, Apollon

APOLLON. — Dis-la moi donc, que je puisse en rire avec toi.


HERMÈS. — Aphrodite a été surprise couchée avec Arès, et Héphaïstos les a enchaînés
ensemble91.
APOLLON. — Comment ? C’est une piquante affaire que tu vas me conter, si je ne m’abuse.
HERMÈS. — Depuis longtemps, je pense, Héphaïstos connaissait leur intrigue et les épiait. Il avait
disposé des liens invisibles autour du lit et s’en était allé travailler à son fourneau. Alors Arès entre sans
être vu, croyait-il ; mais le Soleil l’avait aperçu. Il va le dire à Héphaïstos. Quand ils furent sur le lit, et
qu’ils se furent mis à l’œuvre à l’intérieur des filets, les liens les enlacent de tous côtés et Héphaïstos
survient. Elle, qui se trouvait nue, ne trouvant aucun voile pour se couvrir, rougissait. Pour Arès, il
essaya d’abord de s’enfuir, espérant briser les liens, mais, comprenant qu’il était pris dans des chaînes
inextricables, il eut recours aux prières.
2.– APOLLON. — Et alors Héphaïstos les a déliés ?
HERMÈS. — Pas encore, mais, ayant appelé les dieux, il leur montre l’adultère. Les deux amants,
nus, baissant la tête, enchaînés ensemble, sont rouges de honte. Pour moi, j’ai trouvé très amusant de les
voir presque à l’œuvre.
APOLLON. — Mais ce forgeron ne rougit pas, lui aussi, d’étaler le déshonneur de son lit.
HERMÈS. — Non, par Zeus, il en riait lui-même debout devant eux. Pour moi, s’il faut dire la
vérité, j’enviais Arès, non seulement de caresser la plus belle des déesses, mais encore d’être enchaîné
avec elle.
APOLLON. — Alors tu aurais accepté d’être enchaîné à ce prix ?
HERMÈS. — Et toi, non, Apollon ? Viens seulement les voir, et je te ferai compliment, si après
avoir vu, tu ne formes pas le même souhait.

22
HÉRA ET ZEUS (à propos de Dionysos)

1.– HÉRA. — En vérité, Zeus, je rougirais d’avoir un fils tel que le tien, si efféminé, si corrompu par
l’ivresse. Les cheveux ceints d’une mitre, il passe la plupart de son temps avec des femmes en délire,
dont il surpasse la mollesse. Il conduit des chœurs de danse au son des tambourins, des flûtes et des
cymbales. Bref, il ressemble à qui tu voudras plutôt qu’à toi, son père.
ZEUS. — Et cependant ce dieu mitré comme une femme, qui surpasse les femmes en mollesse,
non seulement, Héra, a soumis la Lydie, pris les habitants du Tmolos92, subjugué les Thraces, mais
encore, ayant poussé jusqu’à l’Inde avec cette armée de femmes, il a pris les éléphants de ses ennemis,
s’est rendu maître du pays et il a emmené prisonnier le roi qui avait osé résister un moment, et il a fait
cela en dansant et conduisant des chœurs, au moyen de thyrses de lierre, ivre, comme tu dis, et en proie
à la fureur. Et quand on a osé lui dire des injures et insulter à ses mystères, il a châtié aussi l’insolent,
soit en l’enchaînant avec ses sarments93 ou en le faisant déchirer comme un faon par sa propre mère94.
Tu vois que ce sont là des actes virils et dignes de son père. S’il y mêle des divertissements et des
plaisirs, on ne doit pas lui en faire un crime, surtout si l’on songe à ce qu’il ferait à jeun, alors qu’étant
ivre, il fait de pareilles choses.
2.– HÉRA. — Tu sembles vouloir aussi faire l’éloge de la vigne et du vin qu’il a inventés, et cela quand
tu vois ce que font les hommes en état d’ivresse : ils chancellent, se portent aux voies de fait ; en un
mot, la boisson leur ôte la raison. Vois Icarios95, le premier auquel il a donné le cep : il a été tué à coups
de hoyau par ceux-mêmes qui buvaient avec lui.
ZEUS. — Ce que tu dis là ne prouve rien : ce n’est pas le vin ni Dionysos qui en sont la cause,
c’est l’excès de la boisson, c’est le manque de retenue de ceux qui se gorgent de vin pur. Celui qui, au
contraire, boit modérément n’en devient que plus gai et plus agréable, et ce n’est pas lui qui ferait à
aucun de ceux qui boivent avec lui la violence que l’on a faite à Icarios. Mais je vois bien, Héra, que le
souvenir de Sémélé excite encore ta jalousie, puisque tu dénigres les plus belles qualités de Dionysos.

23
APHRODITE ET ÉROS

1.– APHRODITE. — Comment se fait-il donc, Éros, qu’ayant vaincu tous les autres dieux, Zeus,
Poséidon, Apollon, Rhéa, moi, ta mère, tu épargnes la seule Athéna, que contre elle ta torche soit sans
feu, ton carquois sans flèches, et que tu ne saches plus ni manier l’arc ni toucher au but ?
ÉROS. — J’ai peur d’elle, ma mère ; car elle est effrayante avec ses yeux étincelants et son air
terriblement viril ; quand je m’approche d’elle l’arc tendu, elle secoue son aigrette96 et m’épouvante ; je
tremble et mon arc s’échappe de mes mains.
APHRODITE. — Arès n’est-il pas encore plus terrible ? Cependant tu l’as désarmé et vaincu.

ÉROS. — Mais Arès m’accueille volontiers et m’appelle à lui, tandis qu’Athéna me regarde
toujours de travers, et même un jour que par hasard je passais en volant à côté d’elle, mon flambeau à la
main : « Si tu m’approches, s’écria-t-elle, je le jure par mon père, je te perce de ma lance, ou je te prends
par le pied et te jette dans le Tartare97, ou je te déchire de mes mains et te fais périr. » Elle me fit
beaucoup de menaces pareilles. Elle a le regard dur et porte sur la poitrine une figure effrayante, à
chevelure de vipères98, que je crains plus que tout au monde. C’est un épouvantail pour moi, et je me
sauve, quand je le vois.
2.– APHRODITE. — Zeus ! Mais les Muses, pourquoi échappent-elles à tes blessures et à tes traits ?
Agitent-elles aussi des aigrettes et présentent-elles des Gorgones à tes yeux ?
ÉROS. — Je les respecte, ma mère ; car elles sont vénérables, toujours occupées à quelque pensée
ou à quelque chant, et souvent je reste près d’elles, charmé par leurs mélodies.
APHRODITE. — Laisse-les, elles aussi, puisqu’elles sont si vénérables ; mais Artémis, pourquoi ne
la blesses-tu pas ?
ÉROS. — C’est en somme parce que je ne puis même pas la joindre ; car elle fuit toujours à travers
les montagnes, et puis elle a déjà un autre amour qui lui est particulier.
APHRODITE. — Quel amour, mon enfant ?

ÉROS. — Celui de la chasse, des cerfs, des faons qu’elle poursuit pour les prendre et les percer de
ses traits ; elle est tout entière à cet exercice. Mais son frère, bien qu’il soit archer lui-même et qu’il
frappe au loin…
APHRODITE. — Je sais, mon enfant, tu l’as souvent touché de tes traits.

24
ZEUS ET HÉLIOS

1.– ZEUS. — Qu’as-tu fait là, ô le plus détestable des Titans99 ? Tu as tout détruit sur la terre, en confiant
ton char à un jeune fou, qui en a brûlé une partie en s’approchant du sol, et a fait périr l’autre par le
froid, en écartant le feu loin d’elle : bref, il a tout bouleversé, tout confondu, et si je ne m’étais pas
aperçu de ce qui arrivait et ne l’avais pas jeté à bas d’un coup de foudre, il ne resterait pas un vestige des
hommes. Tel était le beau cocher, l’habile conducteur que tu nous as envoyé100 !
HÉLIOS. — J’ai eu tort, Zeus ; mais ne te fâche pas si j’ai cédé aux vives instances d’un fils.
Pouvais-je prévoir qu’il en arriverait un si grand malheur ?
ZEUS. — Ne savais-tu pas quelle attention réclamait un pareil emploi, et que, pour peu qu’on
s’écarte de la route, c’en est fait de l’univers ? Ignorais-tu aussi la fougue de tes chevaux et comme il
faut leur serrer la bride ? car, si on la relâche, ils prennent aussitôt le mors aux dents, et c’est juste ce
qu’ils ont fait avec lui : ils l’ont emporté à gauche, puis un moment après à droite, parfois même à
rebours de leur course, en haut, en bas, partout où ils ont voulu, sans qu’il sût les maîtriser.
2.– HÉLIOS. — Oui, je savais tout cela et c’est pour cela que j’ai résisté longtemps, sans vouloir lui
confier la conduite de mon char ; mais quand il m’eut supplié en pleurant, et sa mère Clyméné avec lui,
je le fis monter dessus, en lui indiquant comment il devait s’y tenir, jusqu’à quel point il fallait laisser
monter les chevaux, comment il fallait redescendre la pente, rester maître des rênes et ne pas céder à la
fougue de l’attelage. Je lui montrai aussi à quel danger il s’exposait, s’il ne conduisait pas droit. Mais lui
– c’était un. enfant – après être monté sur un si grand feu et s’être penché sur l’abîme béant, fut pris de
vertige, comme c’était naturel, et, quand les chevaux sentirent que ce n’était pas moi qui montais le char,
méprisant le jeune homme, ils se détournèrent du chemin et firent tous ces ravages. Pour lui, lâchant les
rênes et craignant sans doute de tomber, il s’accrocha au rebord du char. Mais il a maintenant payé sa
faute, lui ; et pour moi Zeus, le deuil est suffisant.
3.– ZEUS. — Suffisant, dis-tu, après ce que tu as osé faire ? Cependant je t’accorde ton pardon ; mais, si
à l’avenir tu retombes dans la même faute, ou si tu envoies à ta place un conducteur semblable, tu sauras
tout de suite combien ma foudre est plus brûlante que ton feu. Et maintenant que ses sœurs
l’ensevelissent au bord de l’Éridan101, à l’endroit où il est tombé à la renverse de son char, qu’elles
versent sur lui des larmes d’ambre102 et qu’elles soient changées en peupliers en mémoire de cet
événement. Quant à toi, raccommode ton char ; car le timon est cassé et l’une des roues brisée, mets tes
chevaux sous le joug et fournis ta carrière. Mais souviens-toi de tout ce que je t’ai dit.

25
APOLLON ET HERMÈS

1.– APOLLON. — Pourrais-tu me dire, Hermès, lequel de ces jeunes gens est Castor et lequel, Pollux ;
car je ne saurais les distinguer.
HERMÈS. — Celui qui était hier avec nous est Castor ; celui-ci est Pollux.

APOLLON. — À quoi les distingues-tu ? car ils sont pareils.


HERMÈS. — À ce que celui-ci, Apollon, porte sur le visage des traces des blessures qu’il a reçues
de ses adversaires au pugilat, et surtout du Bébryce Amycos103, lorsqu’il naviguait avec Jason. L’autre
ne laisse rien voir de tel et son visage est pur et intact.
APOLLON. — Je te remercie de m’avoir montré ces signes ; car tout le reste en eux est pareil : la
moitié d’œuf, l’étoile en haut, le javelot à la main et le cheval blanc à tous les deux. Aussi m’est-il arrivé
souvent d’appeler Castor Pollux, et Pollux Castor. Mais dis-moi encore une chose. Pourquoi donc ne
restent-ils pas tous les deux avec nous, et pourquoi chacun d’eux passe la moitié de son temps chez les
morts, l’autre moitié chez les dieux ?
2.– HERMÈS. — Ils font cela par amour fraternel. Comme il fallait que l’un des fils de Léda mourût et
que l’autre fût immortel, ils se sont ainsi partagé eux-mêmes l’immortalité.
APOLLON. — Partage peu intelligent, Hermès ; car ainsi ils ne se verront même pas l’un l’autre, ce
qui était, je présume, leur plus grand désir. Comment le pourraient-ils, alors que l’un est chez les dieux,
l’autre parmi les morts ? Au reste, de même que je rends des oracles, qu’Asclépios est médecin, que toi,
tu enseignes la lutte, car tu es un excellent maître de gymnase, qu’Artémis accouche les femmes et que
chacun de nous exerce un art utile aux dieux ou aux hommes, eux, que font-ils chez nous ? Vont-ils
prendre part à nos banquets sans rien faire, grands comme ils sont ?
HERMÈS. — Pas du tout : ils sont chargés de servir Poséidon et leur devoir est de parcourir la mer
à cheval, et, s’ils voient quelque part des navigateurs en butte à la tempête, de s’arrêter sur le vaisseau et
de sauver les passagers.
APOLLON. — C’est un métier louable, Hermès, et salutaire que celui-là.

1. Émile Chambry incluait parmi les Dialogues des dieux le texte du Jugement des déesses, qui est aussi transmis de manière indépendante : il
figure dans ce volume au no 35.

2. Voir Homère, Iliade, VIII, 18-27. Voir aussi Lucien, Zeus confondu, 4.

3. Voir Homère, Iliade, I, 399-400.

4. Le Cyllène est la montagne d’Arcadie où est né Hermès, d’où l’épithète de « cyllénien » qui le caractérise.

5. Les traditions diffèrent sur les parents de Pan : Lucien suit Hérodote (II, 145, 4) en faisant de Pan le fils d’Hermès et Pénélope ; dans
Homère (Hymnes, « À Pan », 34), il est le fils de la nymphe Dryops.

6. La ville de Tégée et la montagne du Parthénion se trouvent en Arcadie, dans le Péloponnèse.

7. Voir Hérodote, VI, 105 ; Euripide, Ion, 492 sq. ; Lucien, La Double Accusation, 9.

8. La nymphe Écho, qui a donné son nom au phénomène acoustique, et la nymphe Pitys, qui fut changée en pin (en grec pitys signifie « pin »).

9. Femmes prises de fureur bachique qui forment le cortège de Dionysos.

10. Priape est un dieu ithyphallique.

11. Voir Euripide, Iphigénie en Tauride : Iphigénie, prêtresse d’Artémis, est forcée à sacrifier les étrangers qui parviennent jusqu’à la déesse.
Elle réussit à s’enfuir en prenant la mer avec son frère Oreste et Pylade ; ils emportent avec eux la statue de la déesse.

12. Ville de Troade, en Asie Mineure.

13. Sur les nombreuses activités d’Hermès, voir Homère, Hymnes, « À Hermès » ; Lucien, Charon ou les Contemplateurs, 1 et 24.

14. Castor et Pollux : ils partagent tour à tour l’immortalité. Voir ci-dessous, dialogue 25.

15. Respectivement Héraclès et Dionysos.

16. Cadmos, le fondateur légendaire de Thèbes, eut quatre filles : Ino, Sémélé, Autonoé et Agavé. Sans doute y a-t-il ici une erreur. Lucien,
probablement, fait allusion à la sœur de Cadmos, Europe, que Zeus poursuivit de ses ardeurs.

17. Fille du roi d’Argos Acrisios. Séduite par Zeus sous la forme d’une pluie d’or, elle lui donne un fils : Persée.

18. Zeus s’unit à Antiopé sous la forme d’un satyre ; elle donna naissance à des jumeaux : Amphion et Zéthos.
19. Sur le personnage de Prométhée chez Lucien, voir aussi Prométhée ou le Caucase et À celui qui m’a dit : « Tu es un Prométhée dans tes
discours ».

20. En punition des méfaits rappelés par Zeus dans ce passage, Prométhée est enchaîné à une montagne du Caucase, et chaque jour, un aigle
vient lui dévorer le foie. Le châtiment subi par Prométhée est évoqué par Hésiode, Théogonie, 521-525.

21. Selon certaines sources, Prométhée était le protecteur, et même le créateur des hommes et des animaux (Platon, Protagoras, 320e ;
Apollodore, I, 7, 1 ; Pausanias, X, 4, 4 ; Horace, Odes, I, 16, 13-16 ; Ovide, Les Métamorphoses, I, 80 sq.). Voir l’introduction de Prométhée ou le
Caucase.

22. Voir Hésiode, Les Travaux et les Jours, 50-52.

23. D’après Hésiode (Théogonie, 570-577), la femme fut créée par la volonté de Zeus pour punir les humains après le vol du feu.

24. La manière dont Prométhée cherche à tromper Zeus dans la répartition des viandes de sacrifice est racontée par Hésiode, Théogonie, 535-
551 et Les Travaux et les Jours, 42-105.

25. Nymphe marine, une des cinquante filles de Nérée. Zeus, qui désirait Thétis, apprit par un oracle que le fils de celle-ci détrônerait son
père. Il la marie donc à un mortel, Pélée, et elle enfante Achille.

26. Zeus a renversé son père Cronos ; l’épisode est raconté par Hésiode dans sa Théogonie (492 sq.). Sur la prédiction de Thémis, voir
Eschyle, Prométhée enchaîné, 908 sq. ; Pindare, Isthmiques, 8, str. 4 ; Lucien, Prométhée ou le Caucase.

27. Fils de Gaïa et Ouranos, Japet appartient à la génération des Titans, qui précède celle des Olympiens (celle de Zeus et de ses frères et
sœurs). Dans la Théogonie d’Hésiode (v. 120), Éros est une des divinités primordiales : il est directement issu du Chaos, comme Gaïa et le Tartare.
Voir aussi Lucien, Dialogues des dieux, 11, 1.

28. Zeus prend la forme d’un satyre pour s’unir à Antiopé ; il séduit Europe sous la forme d’un taureau, se présente à Danaé sous la forme
d’une pluie d’or, à Léda sous la forme d’un cygne, et il se métamorphose en aigle pour emmener le jeune Ganymède sur l’Olympe.

29. Le mot est à prendre dans le sens d’illusions, d’artifices.

30. Héros de la région de Milet, il est aimé d’Apollon, qui lui apprend l’art de la divination. Il fonde alors l’oracle de Didymes en l’honneur
du dieu.

31. D’une beauté exceptionnelle, le jeune Hyacinthe est aimé d’Apollon et tué accidentellement par lui, alors qu’ils lancent le disque (Ovide,
Les Métamorphoses, X, 162-219). Apollon déplore sa mort, ci-dessous au dialogue 14.

32. Pour fuir Apollon qui la poursuit de ses ardeurs, Daphné se métamorphose en laurier (voir Ovide, Les Métamorphoses, I, 452-567).

33. Femmes possédées qui composent le thiase, le cortège qui accompagne le dieu Dionysos (les Bacchantes chez les Romains).

34. Les aventures d’Io sont notamment racontées par Ovide (Les Métamorphoses, I, 568-747).

35. Ville d’Argolide (située entre Argos et Corinthe), célèbre par le lion qu’Héraclès y tua. On y célébrait les Jeux néméens.

36. Divinité égyptienne, femme et sœur d’Osiris. Hérodote (II, 41) établit un rapprochement entre les deux déesses. Voir Lucien, Dialogues
marins, 11.

37. Fille de Zeus et Héra, déesse personnifiant la jeunesse. Avant l’arrivée de Ganymède, elle sert d’échanson aux dieux.

38. Le fils d’Héra, dieu forgeron et boiteux, s’essaie au rôle d’échanson et provoque un rire inextinguible de la part des autres dieux : voir
Homère, Iliade, I, 597-600.

39. Alors que, chez Homère, Zeus est appelé « père » par Héphaïstos (Iliade, I, 578 ; Odyssée, VIII, 312), Héra l’engendre seule (en réaction à
la naissance d’Athéna) selon Hésiode (Théogonie, 927).

40. Sur Ixion et le châtiment qu’il subit aux Enfers, voir Pindare, Pythiques, II, 21-43 ; Apollodore, Épitome, I, 20.

41. Voir Iliade, XIV, 317-318.

42. Sur Ganymède, voir Homère, Iliade, XX, 231-235.

43. Comme berger, le jeune Ganymède ne connaît d’autre divinité que Pan, protecteur des bergers et des troupeaux. Il est souvent représenté
portant barbe, cornes et pieds de bouc, et jouant de la syrinx (voir Homère, Hymnes, « À Pan »).

44. Sur l’antre de Pan, voir Lucien, La Double Accusation, 9.

45. Le plus haut sommet de l’Ida (1 774 m), massif montagneux de Phrygie et de Mysie, en Asie Mineure. L’autel de Zeus est évoqué dans
l’Iliade, VIII, 48. Voir aussi Lucien, Le Jugement des déesses, 1, 5.

46. Voir Apollonios de Rhodes, Argonautiques, III, 115-118.

47. Récipient rustique utilisé par les Cyclopes et par Eumée : voir Homère, Odyssée, IX, 346 et XIV, 78 ; Athénée, XI, 477a.

48. Voir Homère, Hymnes, « À Hermès » ; Sophocle, Les Limiers ; Horace, Odes, I, 10.

49. L’aînée des Pléiades, fille d’Atlas et Pléioné. Avec Zeus, elle enfante le dieu Hermès.
50. Sur le Titan Japet, voir ci-dessus, dialogue 6.

51. Sur les amours de Zeus et Sémélé, voir Hésiode, Théogonie, 940-942 ; Ovide, Les Métamorphoses, III, 259 sq.

52. Lieu mythique où Dionysos est né ou a passé son enfance. Les Anciens ne s’accordaient pas sur son emplacement.

53. La première fois, Zeus avait précipité Héphaïstos du haut de l’Olympe parce qu’il avait pris le parti de sa mère contre lui ; il était tombé
sur l’île de Lemnos, où les Sintiens l’avaient recueilli. Voir Homère, Iliade, I, 590-594 ; Lucien, Sur les sacrifices, 6, et Charon, 1.

54. La déesse qui préside aux accouchements.

55. Danse en armes.

56. Filles de Zeus et Thémis, déesses des saisons.

57. Alcmène.

58. Il s’agit d’Héraclès.

59. Fils d’Ouranos (le ciel) et Gaïa (la terre), le Titan Cronos règne sur l’univers avant d’être destitué par son fils Zeus. Cronos eut cependant
un fils de l’Océanide Philyra : le centaure Chiron (voir Pindare, Néméennes, III, 43 ; Apollonios de Rhodes, Argonautiques, II, 1235 sq.).

60. Sœur et épouse de Cronos.

61. Héros guérisseur grec, vénéré comme un dieu dès l’époque classique.

62. Asclépios avait ressuscité des morts. Voir Pindare, Pythiques, III, 54 sq. ; Hygin, Fable 49 ; Apollodore, III, 10, 3 ; voir aussi Lucien, Sur
la danse, 45.

63. Sommet du massif du Pinde en Grèce. Héraclès, la peau brûlée par la tunique du centaure Nessos, qu’il a revêtue, ne pouvant plus
supporter la douleur, fait dresser pour lui un bûcher sur le mont Œta. Sur son suicide, voir Sophocle, Les Trachiniennes.

64. Allusion aux Douze Travaux d’Héraclès.

65. Reine mythique de Lydie, qu’Héraclès dut un temps servir comme esclave. Voir l’ekphrasis (description) portant sur ce sujet dans Lucien,
Comment il faut écrire l’histoire, 10.

66. Mégara. Voir Euripide, Héraclès.

67. Dieu guérisseur, ensuite assimilé à Apollon.

68. Allusion à Homère, Iliade, V, 401 et 899.

69. Voir ci-dessus, dialogue 6, 2.

70. Voir Ovide, Les Métamorphoses, X, 162-219.

71. Chaîne de montagnes du Péloponnèse. Elle sépare la Laconie de la Messénie.

72. Ancienne ville de Laconie.

73. La fleur forme les lettres AIAI (« hélas ») : voir Ovide, Les Métamorphoses, X, 215 ; Lucien, Sur la danse, 45.

74. Le dieu Héphaïstos.

75. Chez Homère (Iliade, XVIII, 382 et Odyssée, VIII, 269-271), Héphaïstos a pris pour femme Aphrodite, tandis que chez Hésiode
(Théogonie, 945-946), il a épousé Aglaé, la plus jeune des Charites (Grâces).

76. Voir ci-dessous, dialogue 21.

77. Artémis et Apollon.

78. Voir aussi ci-dessus, dialogue 1.

79. Lieux d’importants sanctuaires oraculaires d’Apollon.

80. D’où son nom Loxias, « l’Oblique ».

81. Niobé s’était vantée de ses enfants et moquée de Léto, qui n’avait engendré qu’Artémis et Apollon. Ces derniers, en réponse, tuèrent les
enfants de Niobé.

82. Satyre (ou silène) phrygien, joueur d’aulos, qui avait défié Apollon et sa cithare. Les Muses déclarèrent Apollon vainqueur, et ce dernier
fit écorcher vif Marsyas, pour le punir de son audace.

83. Il existe plusieurs versions du mythe. Selon Ovide (Les Métamorphoses, III, 138-252), au cours d’une chasse, Actéon surprit la déesse
Artémis au bain. Pour le punir, elle le transforma en cerf et il mourut déchiré par ses propres chiens. Voir aussi Callimaque, Hymne, V, 107-116.

84. Héra souligne le paradoxe des attributions d’Artémis. Déesse vierge, elle est cependant chargé des naissances, et porte l’épithète
Eileithyia.
85. Éros, le dieu de l’amour, était généralement considéré comme le fils d’Aphrodite (la tradition hésiodique, cependant, en fait une divinité
bien plus ancienne).

86. Voir Homère, Hymnes, « À Aphrodite », I, 53 sq.

87. Adonis. Voir Théocrite, Idylles, XV, 100-144.

88. Océanide, mère de Phaéton.

89. Rhéa, sœur et épouse de Cronos, est la mère de Zeus, Poséidon, Hadès, Hestia, Déméter et Héra.

90. Attis, jeune berger phrygien associé au culte de Cybèle, « la Grande Mère ». En Grèce, Cybèle a été assimilée à la déesse Rhéa.

91. L’épisode est raconté par Homère dans l’Odyssée (VIII, 267 sq.) et repris sous une forme différente par Lucien, Le Songe ou le Coq, 3.

92. Chaîne de montagnes en Lydie (aujourd’hui Boz-Dagh, en Iran).

93. Allusion à Lycurgue, roi de Thrace. Dans une des versions du mythe, surtout transmise par des représentations picturales, Lycurgue,
hostile à Dionysos, attaque la ménade Ambrosie qui se métamorphose en vigne et l’emprisonne. Voir aussi Nonnos de Panopolis, Dionysiaques, XXI,
1-68.

94. Penthée, roi de Thèbes, s’oppose à l’introduction du culte dionysiaque. Il est mis en pièces par sa propre mère Agavé. Voir notamment
Euripide, Les Bacchantes.

95. Icarios avait reçu des sarments de vigne en cadeau de Dionysos. Il fit boire du vin à ses voisins, qui devinrent ivres. Ils le tuèrent, pensant
qu’il les avait empoisonnés. Voir Apollodore, III, 14, 7 ; Nonnos de Panopolis, XLVII, 66 sq.

96. Athéna était armée et coiffée d’un casque à aigrette.

97. Lieu des Enfers, qui sert notamment de prison aux Titans.

98. Les Gorgones étaient des monstres féminins de la mythologie grecque. Persée tua l’une d’elles, la fameuse Méduse, et, selon Apollodore
(II, 4, 3), il offrit sa tête à Athéna, qui en orna son égide.

99. Divinités primordiales descendant d’Ouranos et Gaïa, qui ont précédé la génération des Olympiens.

100. Il s’agissait du propre fils d’Hélios, Phaéton. Sur sa malheureuse aventure, voir Ovide, Les Métamorphoses, II, 1-332. Voir aussi Lucien,
De l’astrologie, 19.

101. Fleuve mythique parfois identifié avec le Pô, en Italie.

102. Voir Lucien, De l’ambre.

103. Voir Théocrite, Idylles, XXII, 27 sq., et Apollonios de Rhodes, Argonautiques, II, 1 sq.
80
DIALOGUES DES COURTISANES
Les Dialogues des courtisanes sont une série de quinze saynètes mettant en scène des prostituées,
leurs amies, leurs mères, leurs amants en titre et leurs soupirants. Ce sont des petites comédies qui
résultent d’une intrigue en cours et aboutissent à un dénouement provisoire. Elles se déroulent toutes à
Athènes. On y trouve quelques allusions à des personnages de la mythologie, mais fort peu de
références historiques. Une courtisane, Thaïs, porte le nom d’une hétaïre célèbre du IVe siècle av. J.-C.
qui rencontra Alexandre et fut aimée de Ptolémée Ier. Mais le rôle que lui donne Lucien est sans rapport
avec la vie que celle-ci a menée. On peut en dire autant de Glycéra, homonyme de la maîtresse de
Ménandre. Un pittoresque littéraire particulier règne sur la scène. Il est tissé de relations et de notations
diverses. Des courtisanes parlent entre elles de leurs compagnons, d’autres écoutent les leçons de leurs
mères qui surveillent leurs premiers pas dans le métier et les revenus qu’elles en tirent. On compare les
cadeaux des uns et des autres, on escompte des bénéfices à venir, on rêve de beaux partis ou d’un
établissement assuré par un riche protecteur, on observe les succès des concurrentes dont on dénigre le
physique et les artifices qu’elles emploient pour cacher leur âge. Les hommes doivent se justifier de leur
infidélité réelle ou supposée et des limites de leur générosité. Ils souffrent parfois de n’être pas aimés,
car les courtisanes exploitent avec habileté les tourments de la jalousie. Certains essayent de se faire
valoir en se vantant d’exploits guerriers imaginaires et ne réussissent qu’à épouvanter celles qu’ils
voulaient séduire. Il y a des racontars, des soupçons, des récriminations et des quiproquos. Le
concubinage, autorisé par la loi athénienne simultanément avec le mariage, est la condition ou
l’espérance de bien des personnages. Fanfarons, fils de famille amoureux ou désireux de prendre du bon
temps, mères inquiètes de la marche du commerce de leurs filles et lorettes incertaines du lendemain et
soucieuses de leur prospérité et de leur bonheur forment un petit monde tout occupé de ses petites
affaires.
Ce monde est inspiré de la Comédie Nouvelle qui s’épanouit à Athènes au IIIe siècle av. J.-C., en
particulier avec Ménandre, plus tard imité, à Rome, par Térence, et qui mit pour la première fois des
courtisanes sur le devant de la scène. Lucien emprunte à ce genre théâtral des situations, des types
dramatiques (le jeune amoureux, la courtisane expérimentée, la jeune encore pleine d’illusions, l’amie et
l’ami fidèles, la servante vigilante) et un ton familier et léger, même pour parler de choses graves, où
l’on peut reconnaître aussi l’influence des Mimes d’Hérondas (IIIe s. av. J.-C.). Ses courtisanes se
trouvent souvent dans des situations précaires. Elles ont peur de tomber, à l’avenir, dans la misère et leur
présent n’est pas toujours rose. Mais Lucien ne laisse pas le drame s’installer. Aucun dialogue ne se
termine mal. Le dénouement vient souvent démentir les propos des personnages. Ce qu’ils croyaient, ce
qu’on leur avait dit, ce qu’ils désiraient ou craignaient se trouve effacé par la réalité. Mais ces
déconvenues ne tirent pas à conséquence. Elles font sourire. Si Lucien ne dédaigne pas, ailleurs, le
burlesque, il est ici dans un registre plus retenu et plus fin, qui annonce celui des Lettres de courtisanes
d’Alciphron (fin du IIe s. ou début du IIIe) inspiré lui aussi par la Comédie Nouvelle, mais non par
Lucien, et des Lettres d’Aristénète (IVe s.). Mais il montre ailleurs, dans le Toxaris (12 sqq.), qu’il sait
aussi raconter une belle « histoire complète » de courtisane.
A. B.

1
GLYCÉRA ET THAÏS

1.– GLYCÉRA. — Vois-tu ce soldat, Thaïs, je veux dire l’Acarnanien qui entretenait autrefois
Habrotonon et qui ensuite est devenu mon amant, cet homme à l’habit bordé de pourpre et qui porte la
chlamyde1 ? Le connais-tu ou as-tu oublié sa figure ?
THAÏS2. — Non, ma petite Glycéra ; je le connais bien. Il buvait avec nous l’an dernier à la fête des
3
Haloa . Mais quoi ? Tu semblais avoir quelque chose à en dire.
GLYCÉRA. — Gorgona, la coquine, que je croyais être mon amie, l’a enjôlé et me l’a enlevé.
THAÏS. — Et à présent, il n’est plus à toi, cet homme ? Il a pris Gorgona pour maîtresse ?
GLYCÉRA. — Oui, Thaïs, et cela ne m’a pas médiocrement touchée.
THAÏS. — C’est un méchant tour, ma petite Glycéra, mais il fallait un peu t’y attendre ; il est assez
dans nos habitudes à nous autres courtisanes. Il ne faut donc pas le prendre trop à cœur ni en faire de
reproche à Gorgona ; car Habrotonon ne t’en a pas fait, quand il l’a quittée jadis, et cependant vous étiez
amies.
2.– Mais il y a une chose qui m’étonne. Quel attrait a-t-il bien pu trouver en elle, à moins qu’il ne soit
complètement aveugle ? Il n’a donc pas vu qu’elle avait les cheveux clairsemés et qu’elle avait le devant
de la tête fort dénudé. Ses lèvres sont livides et pâles comme celles d’un cadavre, son cou maigre, ses
veines saillantes et son nez démesuré. Elle n’a qu’une chose pour elle, sa taille haute et droite et un
sourire très engageant.
GLYCÉRA. — Tu crois donc, Thaïs, que c’est par sa beauté qu’elle a pris l’Acarnanien ? Ne sais-tu
pas que Chrysarion, sa mère, est magicienne, qu’elle connaît des incantations thessaliennes4 et qu’elle
fait descendre la lune sur la terre ? On prétend même qu’elle vole dans l’air pendant la nuit. C’est elle
qui a affolé cet homme en lui faisant boire de ses philtres, et à présent elles le plument.
THAÏS. — Eh bien toi, ma petite Glycéra, tu en plumeras un autre. Laisse courir celui-là.

2
MYRTION, PAMPHILOS ET DORIS

1.– MYRTION. — Tu te maries donc, Pamphilos, à la fille de Pheidon, l’armateur, et il paraît que le
mariage est déjà consommé. Tant de serments que tu m’as jurés, tant de larmes versées se sont donc
entièrement évanouis en un instant ? Tu as oublié ta Myrtion, et cela, Pamphilos, quand je suis à mon
huitième mois de grossesse. Voilà donc tout ce que m’a valu ton amour, c’est d’être enceinte de tes
œuvres et d’avoir bientôt à nourrir un enfant, charge pesante pour une courtisane ; car je n’exposerai
pas5 celui que je mettrai au monde, surtout si c’est un garçon. Je l’appellerai Pamphilos et je le garderai
pour me consoler de mon amour, et quelque jour il s’approchera de toi pour te reprocher d’avoir été
infidèle à sa malheureuse mère. La jeune fille que tu épouses n’est cependant pas belle. Je l’ai vue
dernièrement aux Thesmophories6 avec sa mère, sans savoir qu’elle serait cause que je ne verrais plus
Pamphilos. Regarde-la au moins auparavant, considère son visage et ses yeux. Tu pourrais regretter
d’avoir pris une femme dont les yeux gris-vert louchent en se regardant l’un l’autre. Mais tu as vu
Pheidon, le père de la mariée ; tu connais sa figure : cela te dispensera de voir sa fille.
2.– PAMPHILOS. — En as-tu encore pour longtemps, Myrtion, avec ces sornettes ? En as-tu fini avec tes
jeunes filles et ces noces avec des filles d’armateurs ? Est-ce que je sais, moi, si la prétendue est camuse
ou si elle est belle ou même si Pheidon d’Alopéké, car c’est de lui sans doute que tu veux parler, a une
fille en âge d’être mariée ? Ce Pheidon-là n’est même pas un ami de mon père. Je me souviens en effet
que dernièrement il a été en procès avec lui au sujet d’un contrat maritime. Il devait, je crois, un talent à
mon père et ne voulait pas payer. Mon père l’a cité au tribunal de la Marine et il a eu beaucoup de peine
à se faire rembourser, et encore incomplètement, à ce que disait mon père. D’ailleurs, si j’étais décidé à
me marier, aurais-je refusé la fille de Déméas, qui commandait l’armée l’année dernière, une fille qui
était ma cousine du côté maternel, pour aller épouser la fille de Pheidon ? Mais toi, de qui tiens-tu cette
nouvelle ? Ou bien est-ce toi, Myrtion, qui t’es forgé ces vains fantômes de jalousie contre lesquels tu
pars en guerre ?
3.– MYRTION. — Tu ne te maries donc pas, Pamphilos ?
PAMPHILOS. — Es-tu folle, Myrtion, ou as-tu la tête alourdie par l’ivresse ? Cependant nous
n’avons pas fait grande fête hier.
MYRTION. — C’est Doris qui m’a mis martel en tête. Je l’avais envoyée m’acheter de la laine
pour mes couches et faire une prière en mon nom à Lokhéia7. Elle m’a dit qu’elle avait rencontré
Lesbia. Mais dis plutôt toi-même, Doris, ce que tu as entendu, à moins que tu n’aies inventé cette
histoire.
DORIS. — Que le ciel m’écrase, maîtresse, si j’ai menti d’un seul mot ! Quand je suis arrivée au
prytanée8, Lesbie m’a abordée et m’a dit en riant : « Pamphilos, votre galant, se marie avec la fille de
Pheidon. » Et elle a ajouté que, si j’en doutais, je n’avais qu’à jeter un coup d’œil dans votre ruelle, que
j’y verrais toute la maison parée de guirlandes, des joueuses de flûte, du tumulte, des gens qui chantaient
l’hyménée.
PAMPHILOS. — Et alors, as-tu jeté ton coup d’œil, Doris ?
DORIS. — Certainement, et j’ai vu tout ce qu’elle m’avait dit.
4.– PAMPHILOS. — Je vois d’où vient l’erreur. Tout n’est pas faux, Doris, dans ce que t’a dit Lesbia, et
ce que tu as rapporté à Myrtion est vrai. Mais vous vous êtes alarmées pour rien. Ce n’est pas chez nous
qu’était la noce. Je me souviens à présent de ce que m’a dit ma mère hier, quand je suis revenu de chez
vous. « Pamphilos, m’a-t-elle dit, ton camarade Charmidès, le fils de notre voisin Aristainétos, se marie
et se range. Et toi, jusqu’à quand veux-tu vivre avec une courtisane ? » J’ai fait semblant de ne pas
entendre et je suis allé me coucher. Le lendemain, au point du jour, je suis sorti de la maison, en sorte
que je n’ai rien vu des apprêts que Doris a vus plus tard. Si tu en doutes, retourne là-bas, Doris, et
regarde bien, non la ruelle, mais la porte ; vois laquelle des deux est couronnée de guirlandes : tu
trouveras que c’est celle de nos voisins.
MYRTION. — Tu me rends la vie, Pamphilos ; car je me serais pendue, si pareil malheur m’était
arrivé.
PAMPHILOS. — Il ne pouvait arriver. Plaise aux dieux que je ne sois jamais assez fou pour oublier
Myrtion, surtout au moment où elle porte un enfant de moi !

3
PHILINNA ET SA MÈRE

1.– LA MÈRE. — Es-tu devenue folle, Philinna ? Qu’est-ce qui t’a passé par la tête au dîner d’hier ?
Diphilos est venu me trouver ce matin tout en pleurs et il m’a raconté ce que tu lui as fait. Tu t’es
enivrée ; tu t’es levée, tu t’es avancée au milieu de la salle, et tu t’es mise à danser, malgré sa défense,
après quoi, tu as donné un baiser à Lamprias, son camarade, et, comme Diphilos t’en témoignait son
dépit, tu l’as laissé là pour aller près de Lamprias, à qui tu as passé le bras autour du cou. À te voir agir
ainsi, Diphilos étouffait de jalousie. Même la nuit, n’est-ce pas ? tu as refusé de coucher avec lui ; tu l’as
laissé pleurer et tu t’es couchée seule sur un lit voisin, en chantant pour le vexer.
2.– PHILINNA. — Ce qu’il a fait, lui, ma mère, il ne te l’a pas raconté. Autrement, tu ne prendrais pas la
défense d’un homme qui m’a insultée comme il a fait. Il m’a plantée là pour causer avec Thaïs, la
maîtresse de Lamprias, qui n’était pas encore arrivé. Il a vu que j’étais fâchée et que je lui faisais signe
de cesser. Alors il a pris Thaïs par le bout de l’oreille, lui a courbé la nuque et donné des baisers si
appuyés qu’il a eu bien de la peine à en détacher ses lèvres. Je me suis mise à pleurer ; il n’a fait qu’en
rire et a parlé longuement à l’oreille de Thaïs, contre moi certainement, et Thaïs souriait en me
regardant. Enfin quand ils virent entrer Lamprias et qu’ils furent rassasiés de baisers réciproques, moi
j’allai m’asseoir à côté de Diphilos, afin de ne lui donner à ce propos aucun prétexte pour me faire des
reproches. Puis Thaïs, s’étant levée, dansa la première, en découvrant ses chevilles très haut, comme si
elle était la seule à avoir de belles jambes. Quand elle eut fini, Lamprias garda le silence et ne dit mot ;
mais Diphilos porta aux nues la grâce de ses attitudes et de sa danse, la justesse de ses pas accordés avec
la cithare, la beauté de ses chevilles et mille autres choses. On eût pu croire qu’il admirait la Sosandra de
Calamis9, et non pas la Thaïs dont tu connais les formes pour l’avoir vue au bain avec nous. Et aussitôt
elle me lance des insinuations moqueuses. « Si certaine personne, dit-elle, n’a pas honte de ses jambes
grêles, elle se lèvera, elle aussi, et dansera. » Que te dirai-je, mère ? Je me suis levée et j’ai dansé. Que
devais-je faire ? Fallait-il endurer l’avanie et justifier la raillerie de Thaïs et la laisser régner en
souveraine dans le banquet ?
3.– LA MÈRE. — Tu es trop orgueilleuse, ma fille. Il ne fallait même pas faire attention à la plaisanterie.
Mais raconte la suite.
PHILINNA. — Tous les convives m’ont applaudie. Seul, Diphilos, se renversant en arrière,
regardait au plafond et il n’a cessé que lorsque la fatigue m’a obligée à m’arrêter.
LA MÈRE. — Mais est-il vrai que tu aies donné un baiser à Lamprias et que tu aies quitté ta place
pour lui passer les bras autour du cou ? Pourquoi ne réponds-tu pas ? Tu n’as plus d’excuse.
PHILINNA. — Je voulais lui rendre le chagrin qu’il m’a fait.
LA MÈRE. — Et après ça tu n’as même pas couché avec lui et tu as chanté pendant qu’il pleurait.
Ne sais-tu pas, ma fille, que nous sommes pauvres et ne te rappelles-tu pas tous les cadeaux qu’il nous a
faits et comment nous aurions passé l’hiver dernier, si Aphrodite ne nous avait pas envoyé ce garçon ?
PHILINNA. — Alors, il faut qu’à cause de ça je supporte ses outrages ?
LA MÈRE. — Laisse-lui voir ta colère, mais ne rends pas mépris pour mépris. Ne sais-tu pas que
les amants se rebutent, si on les méprise, et se reprochent leurs avances ? Mais toi, tu as toujours été très
dure pour ce garçon. Prenons garde, comme dit le proverbe, de rompre la corde à force de la tendre.

4
MÉLITTA ET BACCHIS

1.– MÉLITTA. — Si tu connais, Bacchis, quelque vieille, comme on dit qu’il y en a beaucoup en
Thessalie, qui par ses sortilèges puisse inspirer de l’amour10, même pour une femme détestée, va la
chercher – que le ciel t’en récompense – et amène-la-moi. Je lui céderais volontiers ces vêtements et ces
bijoux d’or que voilà, si seulement je voyais Charinos revenir à moi et prendre Simiché en aversion,
comme il a fait de moi.
BACCHIS. — Que dis-tu ? Il n’est plus avec toi, Mélitta ? il a passé chez Simiché, ce Charinos qui
a bravé pour toi tous les accès de colère de ses parents, en refusant d’épouser cette riche héritière qui lui
apportait, dit-on, une dot de cinq talents11 ? Car je me souviens de t’avoir entendu dire cela.
MÉLITTA. — C’en est fait de tout cela, Bacchis, et voilà cinq jours que je ne l’ai même pas vu. Ils
font la fête chez son camarade Pamménès, lui et Simiché.
2.– BACCHIS. — C’est un coup terrible pour toi, Mélitta. Mais qu’est-ce qui vous a brouillés ? Il faut
que ce soit quelque chose de bien grave.
MÉLITTA. — En somme je ne le sais même pas. L’autre jour, en revenant du Pirée, où son père, je
crois, l’avait envoyé pour recouvrer une créance, il entra sans daigner me regarder, ni me laisser
approcher de lui, alors que, comme d’habitude, j’accourais à sa rencontre. Comme je voulais
l’embrasser, il me repoussa en disant : « Va retrouver l’armateur Hermotimos, ou va lire ce qui est écrit
sur les murs du Céramique12, où vos noms sont inscrits sur une colonne. – De quel Hermotimos, dis-je,
de quelle colonne veux-tu parler ? » Mais, sans me répondre un mot, sans vouloir dîner, il se coucha en
me tournant le dos. Tu peux croire que j’ai tout tenté pour le gagner, je l’entourais de mes bras,
j’essayais de le faire se retourner vers moi, et, comme il ne bougeait pas, je lui baisais le dos. Mais loin
de se laisser tant soit peu attendrir : « Si tu continues, dit-il, à m’ennuyer, je m’en vais immédiatement,
bien qu’on ne soit qu’au milieu de la nuit. »
3.– BACCHIS. — Mais connais-tu cet Hermotimos ?
MÉLITTA. — Ah ! puisses-tu me voir encore plus malheureuse que je ne suis, Bacchis, si je
connais un armateur du nom d’Hermotimos ! Cependant Charinos, éveillé au premier chant du coq, s’en
alla dès la pointe du jour, et moi, me rappelant qu’il m’avait dit que mon nom était inscrit sur un mur au
Céramique, j’envoyai Akis s’en assurer. Elle ne trouva pas autre chose que ces mots écrits sur le mur, à
droite en entrant, près du Dipyle13 : « Mélitta aime Hermotimos », et un peu au-dessous : « L’armateur
Hermotimos aime Mélitta ».
BACCHIS. — Ah ! les malicieux garçons ! Je comprends. Pour faire pièce à Charinos, l’un d’eux,
le sachant jaloux, a écrit cette inscription, et Charinos l’a crue tout de suite. Mais, si je le vois quelque
part, je lui parlerai : il est sans expérience, c’est encore un enfant.
MÉLITTA. — Mais où pourras-tu le voir, s’il s’enferme avec Simiché ? Ses parents le cherchent
encore chez moi. Mais si je pouvais, Bacchis, trouver quelque vieille telle que je te le disais, sa présence
me rendrait la vie.
4.– BACCHIS. — J’en connais une, ma chérie, qui est une magicienne très capable. C’est une Syrienne
d’origine, encore verte et solide. C’est elle qui m’a regagné Phanias, qui, comme ton Charinos, s’était
fâché pour rien. Après quatre mois pleins, alors que je n’espérais plus rien, elle me l’a ramené par la
force de ses enchantements.
MÉLITTA. — Et qu’a-t-elle fait, cette vieille, si tu t’en souviens encore ?
BACCHIS. — Elle ne prend pas cher, Mélitta ; elle ne demande qu’une drachme et un pain. Il faut
aussi mettre à sa disposition des grains de sel, sept oboles et une torche. La vieille les prend. Elle a
besoin encore d’un cratère avec du vin mélangé d’eau, et c’est elle seule qui le boit. Il faut aussi avoir
quelque chose de l’homme lui-même, soit des habits, soit des chaussures, soit des poils, ou d’autres
choses analogues.
MÉLITTA. — J’ai ses chaussures.
5.– BACCHIS. — Elle les pend à un clou, brûle du souffre dessous, en répandant du sel sur le feu. Elle
prononce ensuite les deux noms, celui de ton amant et le tien. Alors, sortant de son sein une roue
magique14, elle le fait tourner, en récitant avec volubilité une formule d’incantation, composée de mots
barbares et qui font frissonner. Voilà comment elle a procédé pour moi ; et, peu de temps après, Phanias,
malgré les remontrances de ses amis et les prières instantes de Phoibis, avec laquelle il vivait, m’est
revenu, et c’est l’incantation qui a le plus contribué à le ramener. Elle m’a appris en outre le secret de
faire haïr violemment Phoibis : c’était d’observer sa trace, quand elle en laisserait une, et de l’effacer en
posant mon pied droit où elle avait posé son pied gauche et mon pied gauche où elle avait posé son pied
droit et de dire en même temps : « Je marche sur toi et je suis au-dessus de toi. » Je l’ai fait comme elle
l’avait prescrit.
MÉLITTA. — Ne tarde plus, Bacchis, ne tarde plus. Appelle tout de suite la Syrienne, et toi, Akis,
prépare le pain, le soufre et tout le reste pour l’enchantement.

5
CLONARION ET LÉAINA15

1.– CLONARION. — Nous en apprenons de belles sur ton compte, Léaina. On dit que Mégilla de Lesbos,
la riche, est amoureuse de toi comme un homme, que vous êtes ensemble et que vous vous livrez à je ne
sais quelles pratiques. Qu’en dis-tu ? Tu rougis ? Allons, parle ; est-ce vrai ?
LÉAINA. — Oui, Clonarion, et j’en suis toute confuse, tellement c’est étrange.
16
CLONARION. — Au nom de la déesse qui nourrit la jeunesse , de quoi s’agit-il, et que veut cette
femme ? Qu’est-ce que vous faites, quand vous êtes ensemble ? Tu vois, tu ne m’aimes pas ; autrement
tu ne me cacherais pas des secrets de cette sorte.
LÉAINA. — Il n’y a pas d’amie qui me soit aussi chère que toi. Cette femme est terriblement
masculine.
2.– CLONARION. — Je ne comprends pas ce que tu veux dire, à moins que ce ne soit une tribade ; car on
dit qu’il y a de ces femmes mâles à Lesbos, qui se refusent aux hommes et s’approchent des femmes à la
manière des mâles.
LÉAINA. — C’est quelque chose comme cela.
CLONARION. — Alors, Léaina, raconte-moi tout cela, comment elle a d’abord essayé de te
séduire, comment toi-même tu t’es laissé gagner et ce qui s’en est suivi.
LÉAINA. — Elles avaient organisé un souper, elle et Démonassa, la Corinthienne, une femme
riche aussi, adonnée aux mêmes pratiques que Mégilla. Elles m’avaient fait venir pour leur jouer de la
cithare. Quand j’eus fini de jouer, l’heure était fort avancée et il était temps d’aller se coucher. Elles
étaient ivres. « Allons, Léaina, me dit Mégilla, voici le moment de dormir ; couche ici avec nous, entre
nous deux. »
CLONARION. — Tu l’as fait ? Et après cela, qu’est-il arrivé ?
3.– LÉAINA. — Elles m’embrassèrent d’abord comme font les hommes, non pas seulement en
appliquant leurs lèvres, mais encore en entrouvrant la bouche ; elles me prirent dans leurs bras en me
pressant les seins ; Démonassa même me mordait en m’embrassant. Moi, je ne pouvais pas deviner ce
que cela voulait dire. Mais enfin Mégilla, déjà passablement échauffée, enleva sa perruque de sa tête.
Elle portait en effet une perruque aussi bien imitée que bien ajustée. Elle apparut alors tondue au ras de
la peau comme les athlètes les plus mâles. Comme j’étais ébaubie de la voir ainsi : « Eh bien, Léaina,
dit-elle, as-tu déjà vu un aussi beau garçon ? – Je ne vois pas de garçon ici, Mégilla. – Ne parle pas de
moi au féminin, reprit-elle ; car je m’appelle Mégillos et j’ai épousé depuis longtemps Démonassa ; elle
est ma femme. » À ces mots, Clonarion, je fus prise d’un éclat de rire et je lui dis : « Alors, Mégillos, tu
nous cachais ta virilité, comme Achille, dit-on, cachait la sienne parmi les filles sous des robes de
pourpre17 ? Tu as aussi ce qu’ont les hommes et tu fais à Démonassa ce qu’ils font à leurs femmes ? –
Ce qu’ont les hommes, Léaina, je ne l’ai pas, dit-elle, mais je n’en ai pas du tout besoin. Je m’y prends,
tu le verras, d’une façon particulière et beaucoup plus agréable. – Serais-tu donc, demandai-je, un
hermaphrodite, comme on dit qu’il y en a beaucoup, qui ont les attributs des deux sexes ? » À ce
moment, Clonarion, j’ignorais encore ce qu’elle voulait dire. « Non répliqua-t-elle, je n’ai rien que de
mâle. »
4.– J’ai entendu dire, repris-je, à la joueuse de flûte béotienne Isménodora parlant de son pays, qu’il y
avait eu jadis à Thèbes une femme devenue homme et que cet homme était aussi un excellent devin,
nommé, je crois, Tirésias18. Te serait-il arrivé la même aventure ? – Non, Léaina, dit-elle. Je suis née
pareille à vous autres ; mais j’ai les goûts, les désirs et tout le reste d’un homme. – Et ces désirs te
suffisent ? demandai-je. – Laisse-toi faire, Léaina, si tu en doutes, répondit-elle, et tu verras qu’il ne me
manque aucun des attributs de l’homme ; car j’ai de quoi remplacer le membre du mâle. Allons, laisse-
toi faire ; tu verras. » Je cédai, Léaina, à ses prières réitérées ; d’ailleurs elle m’avait offert un collier de
grand prix et de fines étoffes. Alors je la pris dans mes bras, comme un homme, tandis qu’elle
m’embrassait, qu’elle œuvrait, haletait et paraissait y prendre un plaisir sans mesure.
CLONARION. — Que faisait-elle, Léaina, et comment s’y prenait-elle ? C’est justement cela que je
voudrais que tu me dises.
LÉAINA. — Ne me demande pas de précisions, ce n’est pas beau. C’est pourquoi, j’en jure par
l’Aphrodite céleste19, il m’est impossible de te le dire.

6
CROBYLÉ ET CORINNA

1.– CROBYLÉ. — Ce n’est pas si terrible que tu le croyais, Corinna, de passer de l’état de fille à celui de
femme. Tu le sais à présent que tu as couché avec un joli garçon et que pour ton début tu as gagné une
mine20, sur laquelle je vais t’acheter un collier.
CORINNA. — Oui, maman ; mais qu’il ait des pierres couleur de feu comme celui de Philainis.
CROBYLÉ. — Il sera pareil. Mais écoute encore : je vais te dire ce qu’il faut que tu fasses et
comment tu dois te comporter avec les hommes ; car nous n’avons plus d’autre moyen de subsister, ma
fille. Depuis deux ans que ton pauvre père est mort, tu ne te doutes pas comment nous avons vécu.
Lorsqu’il était encore de ce monde, nous ne manquions de rien ; car il était forgeron et sa réputation était
grande au Pirée, et tu peux entendre tout le monde affirmer que Philinos ne sera pas remplacé comme
forgeron. Quand je l’eus perdu, je vendis d’abord ses pinces, son enclume et son marteau. J’en tirai deux
mines, sur lesquelles nous vécûmes un certain temps. Ensuite j’ai fait de la toile, poussé la navette ou
tourné le fuseau et je nous ai procuré ainsi à grand peine de quoi subsister. Je te nourrissais, ma fille, en
fondant sur toi mon espoir.
2.– CORINNA. — Tu veux parler de la mine ?
CROBYLÉ. — Non, mais je comptais qu’arrivée à l’âge que tu as, tu me nourrirais, moi, et que toi-
même tu te procurerais aisément de belles toilettes, que tu deviendrais riche et que tu aurais des robes de
pourpre et des servantes.
CORINNA. — Comment, ma mère ? Que veux-tu dire ?
CROBYLÉ. — En vivant avec les jeunes gens, en buvant avec eux et en couchant avec eux
moyennant finance.
CORINNA. — Comme la fille de Daphnis, Lyra ?
CROBYLÉ. — Oui.

CORINNA. — Mais c’est une courtisane.


CROBYLÉ. — Il n’y a pas de quoi s’en effrayer. Tu seras riche comme elle, et tu auras beaucoup
d’amants. Pourquoi pleures-tu, Corinna ? Ne vois-tu pas combien il y a de courtisanes, comme elles sont
recherchées et combien elles gagnent d’argent ? J’ai connu Daphnis, ô chère Adrastée21, revêtue de
haillons avant que sa fille eût atteint la fleur de la jeunesse. À présent tu vois dans quel appareil elle
sort : elle a de l’or, des habits aux couleurs éclatantes et quatre servantes.
3.– CORINNA. — Mais comment Lyra a-t-elle gagné cela ?
CROBYLÉ. — Elle a commencé par porter de jolies toilettes qui lui seyaient à merveille et par se
montrer gracieuse pour tout le monde. Sans aller jusqu’à éclater de rire à tout propos, comme tu en as
l’habitude, elle souriait d’une manière agréable et engageante. Puis, adroite à se conduire dans ses
rapports avec les hommes, elle ne trompait point ceux qui venaient chez elle ou qui l’emmenaient
dehors et ne faisait pas elle-même les avances. Si parfois elle va souper en ville pour un salaire, elle ne
s’enivre pas, car rien ne rend plus ridicule, et les hommes n’aiment pas les femmes qui boivent ; elle ne
se gorge pas de viande indécemment, elle n’y touche que du bout des doigts, elle prend chaque bouchée
en silence, au lieu de s’en bourrer les deux joues ; elle boit doucement, non d’un seul trait, mais par
petites gorgées.
CORINNA. — Même si elle a soif, mère ?

CROBYLÉ. — Surtout alors, Corinna. Elle ne parle pas plus qu’il ne faut, elle ne se moque d’aucun
des convives, elle ne regarde que celui qui l’a payée, et s’attire ainsi son affection. Lorsqu’il faut se
mettre au lit, elle ne se montre ni dévergondée ni indifférente. Elle ne songe absolument qu’à une chose,
attirer son amant et le rendre amoureux. C’est ainsi qu’elle gagne tous les suffrages. Si tu retiens bien
ces leçons, nous aussi, nous serons heureuses ; car pour le reste, ta supériorité sur elle… ; mais je ne dis
plus rien, chère Adrastée. Que Dieu te prête vie seulement !
4.– CORINNA. — Dis-moi, mère, tous ceux qui payent sont-ils comme Eucritos, avec qui j’ai couché
hier ?
CROBYLÉ. — Non pas tous. Quelques-uns sont plus beaux ; d’autres sont déjà des hommes faits ;
d’autres ont reçu de la nature une figure assez ingrate.
CORINNA. — Et il me faudra coucher aussi avec ceux-là ?

CROBYLÉ. — Surtout avec ceux-là, ma fille ; car ce sont eux qui payent le mieux. Les beaux
garçons ne veulent payer que de leur beauté. Mais toi, aie toujours en vue le profit, si tu veux que toutes
les femmes te montrent du doigt en disant : « Voyez Corinna, la fille de Crobylé : la voilà excessivement
riche, et elle a rendu sa mère trois fois heureuse. » Qu’en dis-tu ? Feras-tu ce que je te recommande ? Tu
le feras, j’en suis sûre, et tu n’auras pas de peine à l’emporter sur tes rivales. À présent, va prendre ton
bain ; car le jeune Eucritos pourrait revenir encore aujourd’hui : il l’a promis.

7
MOUSARION ET SA MÈRE

1.– LA MÈRE. — Si nous trouvons encore un amoureux du genre de Chairéas, Mousarion, il nous faudra
sacrifier une chèvre blanche à l’Aphrodite populaire, une génisse à l’Aphrodite céleste22 qui est dans les
jardins23, et dédier une couronne à la déesse qui dispense la richesse, et enfin nous serons heureuses,
trois fois heureuses. Tu vois en effet combien nous recevons du jeune homme. Il ne t’a jamais fait
cadeau d’une obole, d’une robe, d’une paire de chaussures, d’un flacon de parfum. De sa part, ce sont
toujours des dérobades, des promesses, des espérances à long terme. Il répète sans cesse : « Ah ! si mon
père… et si je devenais maître de mon héritage, il serait tout à toi. » Et toi, tu prétends qu’il a juré de
faire de toi sa légitime épouse.
24
MOUSARION. — Oui, ma mère, il l’a juré par les Deux Déesses et par la Poliade .

LA MÈRE. — Et tu le crois évidemment, et c’est pour cela que l’autre jour, comme il n’avait pas de
quoi payer son écot, tu lui as donné ton anneau à mon insu. Il l’a vendu et l’a bu. Tu lui as donné encore
les deux colliers d’Ionie, pesant chacun deux dariques25, que Praxias de Chios, l’armateur, t’avait
apportés d’Éphèse, où il les avait fait faire. Il fallait bien en effet que Chairéas apportât son écot à ses
camarades. De linge et de tuniques, je n’en parle pas. Enfin, c’est une trouvaille que ce garçon, une
bonne aubaine qui nous est tombée !
2.– MOUSARION. — Mais il est beau, imberbe, il assure qu’il m’adore et il pleure. De plus, il est fils de
Deimomaché et de Lachès, l’aréopagite26, et il promet de nous épouser. Nous avons de son côté de
grandes espérances, si le vieux vient seulement à commencer son dernier somme.
LA MÈRE. — Alors, Mousarion, lorsque nous aurons besoin de chaussures et que le cordonnier
nous demandera deux drachmes, nous lui dirons : « Nous n’avons pas d’argent, mais nous avons des
espérances : prends-en quelques-unes. » Au boulanger nous dirons la même chose et, si l’on nous
réclame notre loyer : « Attends, dirons-nous, que Lachès de Colyttos soit mort : nous te paierons après
notre mariage. » N’as-tu pas honte d’être la seule courtisane qui n’ait ni pendants d’oreilles, ni collier, ni
robe de Tarente27 ?
3.– MOUSARION. — Eh quoi, ma mère ? Les autres sont-elles plus heureuses et plus belles que moi ?
LA MÈRE. — Non, mais plus avisées. Elles savent leur métier et ne s’en rapportent pas aux belles
paroles et aux jeunes gens qui ont toujours des serments au bord des lèvres. Toi, au contraire, tu es
fidèle, tu aimes ton homme et tu n’en reçois pas d’autre que Chairéas. Dernièrement, quand ce laboureur
d’Acharnes, qui n’avait pas de barbe, lui non plus, vint t’offrir deux mines, prix du vin que son père
l’avait envoyé vendre, tu as fait fi de lui, pour coucher avec ton Adonis Chairéas.
MOUSARION. — Eh quoi ! fallait-il laisser là Chairéas pour recevoir ce rustre qui sentait le bouc ?
Mon Chairéas a, comme on dit, la peau lisse : c’est un petit cochon d’Acharnes28.
LA MÈRE. — Passe pour celui-là : c’est un rustre et il sent mauvais. Mais Antiphon, fils de
Ménécratès, qui te promettait une mine, pourquoi ne l’as-tu pas reçu ? N’était-il pas beau, n’était-ce pas
un citadin, et du même âge que Chairéas ?
4.– MOUSARION. — Mais Chairéas a menacé de nous tuer tous les deux, s’il me surprenait jamais avec
lui.
LA MÈRE. — Combien d’autres font de ces menaces ! Alors, à cause de ça, tu resteras sans amant
et chaste, et au lieu d’une courtisane, tu ne seras qu’une prêtresse de la Législatrice29 ? Mais laissons
tout cela. Aujourd’hui, c’est la fête des Haloa30. Que t’a-t-il donné pour la célébrer ?
MOUSARION. — Il n’a pas de quoi donner, maman.
LA MÈRE. — Alors il est le seul qui n’ait pas trouvé un artifice pour soutirer quelque chose à son
père, qui ne lui ait pas envoyé un esclave pour l’escroquer, qui n’ait rien demandé à sa mère en la
menaçant de s’engager dans la marine si elle le refusait ! Il reste là sans rien faire, il use nos ressources
et, sans rien nous donner lui-même, ne permet pas qu’on nous donne. Et toi, Mousarion, crois-tu que tu
auras toujours dix-huit ans, ou que Chairéas sera toujours pour toi dans les mêmes sentiments, lorsqu’il
sera riche lui-même et que sa mère lui aura trouvé une dot de plusieurs talents31 ? Crois-tu qu’il se
souvienne encore de ses larmes, de tes baisers ou de ses serments quand il verra peut-être une dot de
cinq talents ?
MOUSARION. — Oui, il s’en souviendra, et la preuve, c’est qu’à présent même il vient de refuser
de se marier, malgré la contrainte et la violence de ses parents.
LA MÈRE. — Fassent les dieux qu’il ne te trompe pas ! Je te rappellerai mes avertissements,
Mousarion, à ce moment-là.

8
AMPÉLIS ET CHRYSIS
AMPÉLIS. — Tant qu’un homme n’est pas jaloux, Chrysis, qu’il ne se met pas en colère ; quand il
n’a jamais donné un soufflet à sa maîtresse, qu’il ne lui a ni arraché les cheveux, ni déchiré ses habits,
c’est qu’il n’est pas encore bien épris.
CHRYSIS. — Sont-ce donc là les seules preuves d’amour ?
AMPÉLIS. — Oui, d’un amour enflammé ; car le reste, baisers, larmes, visites fréquentes, c’est
bien le signe d’une passion qui commence et qui croît encore ; mais tout son feu ne peut éclater que par
la jalousie. Si donc Gorgias te soufflette, comme tu dis, et s’il est jaloux, aie bon espoir et souhaite qu’il
continue de même.
CHRYSIS. — De même ! Que dis-tu là ? Qu’il continue à me battre ?
AMPÉLIS. — Non pas, mais à se dépiter, si tu en regardes un autre que lui. Car, s’il n’était pas
amoureux, pourquoi se fâcherait-il de te voir un autre amant ?
CHRYSIS. — Mais je n’en ai pas, et il n’avait aucune raison de croire que je suis aimé de ce
richard dont j’ai parlé sans y penser l’autre jour.
AMPÉLIS. — Ceci non plus ne doit pas te déplaire, qu’on te soupçonne d’être recherchée par des
riches : ton amant en aura plus de chagrin et se fera un point d’honneur de n’être pas surpassé par ses
rivaux.
CHRYSIS. — Tout ce qu’il sait faire, c’est se mettre en colère et me battre ; mais il ne donne rien.
AMPÉLIS. — Mais il donnera. Les jaloux sont ceux qui éprouvent les chagrins les plus violents.
CHRYSIS. — Je ne sais pas pourquoi tu veux que je reçoive des coups, ma petite Ampélis.
AMPÉLIS. — Non, mais, à mon avis, ce qui fait naître le grand amour, c’est de se voir négligé. Au
contraire, si un homme croit être seul à posséder sa maîtresse, sa passion se fane pour ainsi dire. Je t’en
parle par expérience : j’ai fait vingt ans entiers le métier de courtisane, et toi, tu n’as que dix-huit ans, je
crois, ou même moins. Mais si tu veux, je vais te raconter ce qui m’est arrivé il n’y a guère que quelques
années. J’avais pour amant Démophantos, l’usurier, celui qui demeure derrière le Pécile32. Jamais il ne
m’avait donné plus de cinq drachmes et il prétendait être le maître. Mais il ne m’aimait, Chrysis, que
d’un amour superficiel, sans soupirs, sans pleurs, sans visites nocturnes. Il se bornait à coucher
quelquefois avec moi, de loin en loin. Or un jour qu’il se présentait, je lui fermai la porte au nez ; car
j’avais chez moi Callidès, le peintre, qui m’avait envoyé dix drachmes. D’abord il se retira, après
m’avoir dit des injures. Je laissai passer plusieurs jours sans l’envoyer chercher. Callidès était venu de
nouveau chez moi, lorsque Démophantos, échauffé peu à peu, prend feu devant mon infidélité. Il vient,
après avoir épié le moment où ma porte était ouverte. Il pleure, il frappe, il menace de me tuer, il déchire
mes vêtements, il se livre à toute sa fureur, et il finit par me donner un talent pour lequel il m’eut pour
lui tout seul pendant huit mois entiers. Sa femme disait partout que je l’avais affolé par des philtres ;
mon philtre était la jalousie. Fais-en usage, Chrysis, avec ton Gorgias. Le jeune homme sera riche, s’il
arrive quelque chose à son père.

9
DORCAS, PANNYCHIS,
PHILOSTRATOS, POLÉMON

1.– DORCAS. — Nous sommes perdues, maîtresse, nous sommes perdues. Polémon est revenu de la
guerre, tout cousu d’or, dit-on. Je l’ai vu de mes yeux. Il porte une casaque bordée de pourpre agrafée à
son épaule et il est suivi d’un grand nombre de valets. Ses amis, en le voyant, couraient à lui pour le
saluer. À ce moment, ayant avisé le valet qui marchait derrière lui et qui s’est expatrié avec lui, je l’ai
questionné. « Dis-moi, Parménon, lui ai-je demandé, après l’avoir salué la première, qu’avez-vous fait
de bon là-bas et rapportez-vous de quoi vous payer des fatigues de la guerre ? »
PANNYCHIS. — Ce n’est pas par là qu’il fallait commencer, mais bien de cette manière : « Ah !
vous voilà sains et saufs ! Nous en rendons vivement grâce aux dieux, surtout à Zeus hospitalier et à
Athéna guerrière. Ma maîtresse demandait tous les jours ce que vous faisiez et où vous étiez. » Tu aurais
pu ajouter qu’elle pleurait et se souvenait toujours de Polémon : c’eût été beaucoup mieux.
2.– DORCAS. — Tout cela, je l’avais dit en premier lieu. Je ne t’en ai point parlé, parce que je ne voulais
te rapporter que ce que j’ai entendu. Avec Parménon, j’avais en effet commencé ainsi : « Est-ce que par
hasard, Parménon, les oreilles ne vous tintaient pas ? Ma maîtresse ne parlait que de vous et toujours en
pleurant, surtout quand il revenait quelqu’un de la bataille et qu’on annonçait beaucoup de morts. Alors
elle s’arrachait les cheveux, se meurtrissait la poitrine et prenait le deuil à chaque nouvelle. »
PANNYCHIS. — Bien, Dorcas, c’est ce qu’il fallait dire.

DORCAS. — Puis un instant après, je lui ai posé les questions que je t’ai rapportées. Et lui m’a
répondu : « Nous revenons ici dans une situation tout à fait brillante. »
PANNYCHIS. — Comment ? Son premier mot n’a pas été que Polémon se souvenait de moi, qu’il
me regrettait, qu’il souhaitait de me retrouver vivante ?
DORCAS. — Si vraiment ; il m’a dit beaucoup de choses de ce genre. Mais le point principal, c’est
qu’il m’a rapporté que son maître revenait avec de grands trésors, de l’or, des habits, des esclaves, de
l’ivoire ; quant à l’argent, il ne le comptait pas, il le mesurait au médimne, et il en avait plusieurs
médimnes. Parménon lui-même portait au petit doigt une bague énorme, taillée à facettes, où était
enchâssée une pierre de trois couleurs, rouge à la surface. Je l’ai quitté au moment où il voulait me
raconter comment, après avoir traversé l’Halys33, ils avaient tué un certain Tiridatas et comment
Polémon s’était distingué dans le combat contre les Pisidiens34. Je suis revenue en courant te rapporter
ces nouvelles, pour que tu délibères sur la situation où tu te trouves à présent. Si Polémon vient ici, et il
viendra certainement, dès qu’il se sera débarrassé de ses connaissances, et si, informé de ce qui s’y
passe, il trouve Philostratos chez nous, que crois-tu qu’il fera ?
3.– PANNYCHIS. — Il nous faut trouver, Dorcas, un moyen de nous tirer de là. Il ne serait pas honnête de
renvoyer Philostratos, qui m’a donné un talent dernièrement et qui d’ailleurs est négociant et me promet
beaucoup. D’un autre côté, je n’ai pas intérêt à ne pas recevoir Polémon qui revient si bien pourvu. Et
puis il est jaloux. Quand il était encore pauvre, il était tout à fait insupportable. De quoi ne sera-t-il pas
capable à présent ?
DORCAS. — Ah ! le voilà qui s’approche.
PANNYCHIS. — Je me trouve mal, Dorcas, tant je suis embarrassée. Je tremble.

DORCAS. — Ah ! voici Philostratos aussi qui vient à nous.


PANNYCHIS. — Que vais-je devenir ? Je voudrais être à cent pieds sous terre.
4.– PHILOSTRATOS. — Qu’attendons-nous pour boire, Pannychis ?
PANNYCHIS. — Ah ! malheureux, tu m’as perdue. Bonjour, Polémon. Il y a longtemps qu’on ne
t’a vu.
POLÉMON. — Qui donc est cet homme qui fréquente la maison ? Tu ne réponds pas ? Fort bien,
Pannychis. Et moi qui suis accouru des Thermopyles35 ici en cinq jours, tant j’étais pressé de revoir une
pareille femme ! Ce qui m’arrive est bien fait. Je t’en remercie. Je ne serai plus dépouillé par toi.
PHILOSTRATOS. — Mais toi, qui es-tu, mon brave ?
36
POLÉMON. — As-tu entendu parler de Polémon, de Steiria, de la tribu Pandionide ? C’est moi
37
qui, après avoir été chiliarque , ai levé cinq mille hommes et qui fus l’amant de Pannychis, quand je la
croyais encore raisonnable.
PHILOSTRATOS. — Eh bien, à présent, capitaine de mercenaires, Pannychis est à moi. Elle a reçu
un talent, elle en recevra encore un autre, quand j’aurai placé mes marchandises. Maintenant viens avec
moi, Pannychis, et envoie ce chiliarque chez les Odryses38.
DORCAS. — Elle ira avec toi, si elle veut : elle est libre.
PANNYCHIS. — Que dois-je faire, Dorcas ?

DORCAS. — Le mieux est d’entrer. Polémon est en colère : tu ne peux pas rester avec lui, d’autant
plus que la jalousie va l’exciter encore davantage.
PANNYCHIS. — Puisque tu le veux, entrons.
5.– POLÉMON. — Eh bien, je vous avertis que vous boirez aujourd’hui pour la dernière fois, et que ce
n’est pas pour rien que je me suis fait la main par tant de massacres : vous allez le voir. À moi, les
Thraces, Parménon ! Qu’ils viennent armés, après avoir barré la ruelle de leur phalange39. La grosse
infanterie sur le front, les frondeurs et les archers sur les deux ailes, le reste à l’arrière-garde.
PHILOSTRATOS. — Tu nous prends pour de petits enfants, mercenaire, avec tes discours et tes airs
de croquemitaine. As-tu jamais tué un poulet ou vu la guerre ? Tu as peut-être gardé quelque rempart et
commandé une demi-cohorte. Je veux bien le croire, pour te faire plaisir.
POLÉMON. — Tu le sauras tout à l’heure, en nous voyant marcher au combat, sous nos armes
brillantes.
PHILOSTRATOS. — Vous n’avez qu’à venir, vos préparatifs terminés. Moi et Tibios que vous
voyez et qui fait à lui seul toute ma suite, nous vous recevrons à coups de pierres et de coquilles
d’huîtres et nous vous disperserons si bien que vous ne saurez plus où vous fourrer.

10
KHÉLIDONION40 ET DROSIS

1.– KHÉLIDONION. — Est-ce que le jeune Cleinias ne fréquente plus chez toi, Drosis ? Il y a déjà
quelque temps que je ne le vois plus dans votre maison.
DROSIS. — Non, Khélidonion : son maître l’empêche de m’approcher.
KHÉLIDONION. — Qui est ce maître ? Serait-ce du maître de gymnase Diotimos que tu veux
parler ? C’est un ami à moi.
DROSIS. — Non : c’est le plus exécrable des philosophes, un certain Aristénaitos.
KHÉLIDONION. — Tu veux dire cet homme renfrogné, velu, à grosse barbe, qui a coutume de se
promener avec les jeunes gens dans le Pécile ?
DROSIS. — Oui, ce charlatan que je voudrais voir mourir de male mort sous la main du bourreau
le traînant par la barbe.
2.– KHÉLIDONION. — Mais quelle idée a-t-il eue d’engager Cleinias à te quitter ?
DROSIS. — Je l’ignore, Khélidonion ; mais lui, qui n’a pas découché de chez moi une seule nuit
depuis qu’il a connu la femme, et il l’a connue par moi, voilà trois jours consécutifs qu’il ne s’est même
pas approché de la ruelle où j’habite. Inquiète et poussée par je ne sais quel pressentiment, j’ai envoyé
Nébris aux endroits qu’il fréquente, pour tâcher de le découvrir, soit à l’agora, soit au Pécile. Elle l’a vu,
dit-elle, qui se promenait avec Aristainétos et lui a fait signe de loin ; il a baissé les yeux en rougissant et
ne les a plus tournés de son côté. Ensuite ils sont entrés ensemble dans la ville. Elle les a suivis jusqu’au
Dipyle41. Là, voyant qu’il ne s’était pas retourné une seule fois, elle est revenue sans pouvoir me
rapporter de nouvelle certaine. Tu peux te figurer les moments que j’ai passés après cela, dans
l’impossibilité de deviner ses sentiments à mon égard. « Y a-t-il quelque chose qui l’ait chagriné ? me
disais-je. S’est-il épris d’une autre et m’a-t-il prise en aversion ? Est-ce son père qui s’est mis en
travers ? » Je remuais une foule d’idées semblables, lorsque enfin, vers le soir, Dromon est venu
m’apporter ce billet de sa part. Tiens, lis-le, Khélidonion ; car tu sais lire, n’est-ce pas ?
3.– KHÉLIDONION. — Allons, voyons. L’écriture, peu nette et négligée, montre que l’écrivain était
pressé. Mais lisons. « Les dieux me sont témoins, Drosis, de l’amour que j’ai toujours eu pour toi. »
DROSIS. — Ah ! malheur ! il n’a même pas écrit le salut habituel.

KHÉLIDONION. — « À présent, ce n’est point par haine, mais par contrainte que je me tiens loin
de toi. C’est mon père qui m’a mis entre les mains d’Aristainétos pour apprendre la philosophie, et
celui-ci, qui a découvert notre liaison, m’a accablé de reproches, disant que c’est une indignité de vivre
avec une courtisane, quand on est le fils d’Architélès et d’Érasikleia, et qu’il était beaucoup mieux de
faire passer la vertu avant le plaisir. »
DROSIS. — Au diable le bélitre qui donne de telles leçons à ce jeune garçon !
KHÉLIDONION. — « Je suis forcé de lui obéir ; car il ne me quitte pas et il me garde
rigoureusement ; enfin, il ne m’est pas permis de regarder aucun autre que lui. Si je suis tempérant et si
je lui obéis en tout point, il me promet que je serai complètement heureux et en possession de la vertu,
après m’être d’abord exercé aux travaux. À peine ai-je trouvé le moment de t’écrire ce billet à la
dérobée. Sois heureuse et souviens-toi de Cleinias. »
4.– DROSIS. — Eh bien, que penses-tu de cette lettre, Khélidonion ?
42
KHÉLIDONION. — Ce sont propos de Scythe , cependant le « souviens-toi de Cleinias » laisse
quelque espoir.
DROSIS. — C’est ce qui me semble à moi aussi. Quoi qu’il en soit, je meurs d’amour. Cependant
Dromon a dit qu’Aristainétos était un pédéraste et que, sous prétexte d’enseigner la philosophie, il vivait
en compagnie des plus beaux jeunes gens, donnait des leçons particulières à Cleinias et lui faisait je ne
sais quelles promesses de le rendre égal aux dieux. Il lit même avec lui certains discours érotiques que
les anciens philosophes ont tenus à leurs disciples. Enfin il est toujours occupé de ce jeune homme.
Dromon menaçait de le dénoncer au père de Cleinias.
KHÉLIDONION. — Tu aurais dû, Drosis, bien régaler Dromon.
DROSIS. — C’est ce que j’ai fait ; mais, même sans cela, il est pour moi ; car il est piqué d’amour
pour Nébris.
KHÉLIDONION. — Aie confiance ; tout ira bien. Pour ma part, j’ai idée d’aller écrire sur le mur du
Céramique, à l’endroit où Architélès a coutume de se promener : « Aristainétos corrompt Cleinias »,
afin de seconder par ce moyen le rapport de Dromon.
DROSIS. — Mais comment feras-tu pour qu’on ne te voie pas écrire ?
KHÉLIDONION. — J’écrirai la nuit avec un charbon que je prendrai n’importe où.
DROSIS. — Bravo, Khélidonion ! Fais campagne avec moi contre ce charlatan d’Aristainétos.

11
TRYPHAINA ET CHARMIDÈS

1.– TRYPHAINA. — A-t-on jamais vu prendre une courtisane avec soi, la payer cinq drachmes et passer
la nuit avec elle, en lui tournant le dos en pleurant et gémissant ? Tu n’as pris, je crois, aucun plaisir à
boire, et, seul, tu n’as pas voulu dîner ; tu as pleuré même pendant le repas, je t’ai vu. Et, à cette heure
encore, tu ne cesses pas de te lamenter comme un bébé. Pourquoi donc, Charmidès, te conduis-tu de la
sorte ? Ne me le cache pas ; j’aurai du moins gagné cela à passer la nuit blanche avec toi.
CHARMIDÈS. — Je meurs d’amour, Tryphaina, et je ne peux plus résister à mon mal.
TRYPHAINA. — Ce n’est pas moi que tu aimes, c’est sûr. Tu ne me dédaignerais pas, quand tu
peux me posséder, tu ne me repousserais pas, quand je veux te serrer dans mes bras, tu ne dresserais pas
un rempart entre nous avec ton manteau, de peur que je ne te touche. Mais au moins dis-moi le nom de
ta belle. Peut-être pourrai-je te servir dans tes amours, car je sais comment me rendre utile à un amant.
CHARMIDÈS. — Tu la connais fort bien, comme elle te connaît elle-même ; car c’est une
courtisane en vue.
2.– TRYPHAINA. — Dis-moi son nom, Charmidès.
43
CHARMIDÈS. — C’est Philémation , Tryphaina.
TRYPHAINA. — De laquelle veux-tu parler ? car il y en a deux, celle du Pirée, récemment
dépucelée, qui a pour amant Damyllos, le fils du stratège actuel, et l’autre qu’on a surnommée Pagis44.
CHARMIDÈS. — C’est la seconde. C’est elle qui m’a pris, hélas ! et qui me retient dans ses
mailles.
TRYPHAINA. — Et c’est à cause d’elle que tu pleures ?
CHARMIDÈS. — Oui.
TRYPHAINA. — Y a-t-il longtemps que tu l’aimes, ou es-tu un nouvel initié ?

CHARMIDÈS. — Non, je ne suis pas un nouvel initié : il y a environ sept mois que je l’ai vue pour
la première fois ; c’était aux Dionysies45.
TRYPHAINA. — L’as-tu bien vue tout entière, ou n’as-tu vu d’elle que son visage et les parties de
son corps qu’elle consent à laisser voir, en femme qui a quarante-cinq ans ?
46
CHARMIDÈS. — Cependant elle jure qu’elle aura vingt-deux ans au prochain élaphébolion .
3.– TRYPHAINA. — Mais toi, en crois-tu ses serments plus que tes propres yeux ? Considère-la bien et, à
l’occasion, regarde à la dérobée ses tempes, le seul endroit où elle ait des cheveux à elle ; tout le reste
est une perruque épaisse. Quand la couleur dont elle se teint s’effacera, tu verras que ses tempes sont
presque entièrement grises. C’est d’ailleurs peu de chose que cela. Force-la enfin à se laisser voir nue.
CHARMIDÈS. — C’est une faveur que je n’ai jamais obtenue d’elle.
TRYPHAINA. — Elle avait ses raisons ; elle savait que tu ne verrais pas sans dégoût ses taches
blanches. Depuis la gorge jusqu’aux genoux, elle ressemble complètement à une panthère. Et toi, tu te
désolais de ne pouvoir jouir d’une pareille beauté ! Peut-être même qu’elle t’infligeait des avanies et te
regardait de haut ?
CHARMIDÈS. — Oui, Tryphaina, malgré tous les présents qu’elle recevait de moi. Et aujourd’hui,
comme je ne pouvais pas lui donner immédiatement mille drachmes qu’elle me demandait, parce que je
suis nourri par un père économe, elle a reçu Moskhion et m’a fermé sa porte. Aussi j’ai voulu la vexer à
mon tour, et voilà pourquoi je t’ai prise pour compagne.
TRYPHAINA. — Par Aphrodite, je ne serais pas venue, si j’avais été prévenue que tu ne me prenais
que pour faire pièce à une autre, et en particulier à ce sépulcre vivant de Philémation. Mais je m’en
vais ; car le coq vient de chanter pour la troisième fois.
4.– CHARMIDÈS. — Ne t’en vas pas si vite, Tryphaina. Si ce que tu dis de Philémation est vrai, qu’elle
porte perruque, qu’elle se teint et qu’avec cela elle a des dartres, je ne pourrais plus même la regarder.
TRYPHAINA. — Demande à ta mère, si jamais elle s’est trouvée au bain avec elle. Quant à son
âge, ton grand-père te le dira, s’il est encore vivant.
CHARMIDÈS. — Alors, puisqu’elle est telle que tu la dépeins, ôtons à présent le mur de séparation,
embrassons-nous, aimons-nous et faisons l’amour pour de bon. Au diable Philémation !

12
IOESSA, PYTHIAS ET LYSIAS

1.– IOESSA. — Tu fais le dédaigneux avec moi, Pythias ? Je l’ai en effet bien mérité, moi qui ne t’ai
jamais demandé d’argent, qui ne t’ai jamais fermé ma porte, à quelque moment que tu te sois présenté,
et ne t’ai jamais dit : « Il y a quelqu’un chez moi », qui ne t’ai jamais mis en demeure, comme font les
autres courtisanes, de tromper ton père ou de voler ta mère pour m’apporter quelque présent, et qui au
contraire t’ai reçu tout de suite sans exiger ni salaire, ni contribution. Tu sais en outre combien
d’amoureux j’ai éconduits à cause de toi : Étéoclès qui est aujourd’hui prytane47, Pasion, l’armateur, et
Mélissos, un éphèbe de ton âge, que la mort de son père vient de rendre maître de sa fortune. Mais moi,
je te gardais comme mon seul Phaon48 et je ne regardais ni n’admettais personne d’autre auprès de moi.
Je pensais, pauvre sotte, que tes serments étaient sincères. Ainsi persuadée, je m’étais attachée à toi et je
menais une vie aussi chaste que Pénélope49, malgré les cris de ma mère qui me grondait devant mes
amies. Toi, au contraire, dès que tu te fus aperçu de l’empire que tu avais sur moi et que je me
desséchais d’amour, tu n’as cherché qu’à me causer du chagrin : tantôt tu folâtrais avec Lykaina sous
mes yeux, tantôt tu faisais l’éloge de Magidion, la joueuse de harpe, lorsque tu étais couché avec moi. Je
ressens ces outrages et j’en pleure. L’autre jour, quand vous buviez ensemble, Thrason, toi et Diphilos, il
y avait là la joueuse de flûte Kymbalion et Pyrallis, qui est mon ennemie, tu le sais bien. Que tu aies
embrassé cinq fois Kymbalion, je ne m’en suis pas beaucoup préoccupée, car c’est à toi-même que tu
faisais injure en embrassant une pareille fille. Mais que de signes n’as-tu pas faits à Pyrallis ! Chaque
fois que tu avais bu, tu lui montrais la coupe50 et, en la rendant à l’esclave, tu lui commandais à l’oreille
de ne verser à boire à personne avant que Pyrallis l’eût demandée. Enfin tu as mordu dans une pomme
et, quand tu as vu Diphilos occupé à causer avec Thrason, tu t’es penché en avant et tu l’as jetée
adroitement dans son sein, sans essayer même de te cacher de moi, et elle l’a baisée et l’a glissée entre
ses seins sous son soutien-gorge.
2.– Pourquoi te conduis-tu de la sorte ? Quel tort, petit ou grand, quel chagrin t’ai-je causé ? Ai-je
regardé un autre homme ? N’est-ce pas pour toi seul que je vis ? Ah ! Lysias, ce n’est pas une belle
prouesse de tourmenter une pauvre femme qui est folle de toi. Il y a une déesse, une Adrastée51 qui voit
ces cruautés. Peut-être un jour seras-tu désolé, quand tu entendras dire de moi que je suis morte en
m’étranglant ou en me jetant la tête la première dans un puits ou en imaginant quelque autre genre de
mort, pour ne plus t’importuner de ma présence. Tu triompheras alors comme un homme qui a fait un
grand et glorieux exploit. Pourquoi me regardes-tu de travers et grinces-tu des dents ? Si tu as quelque
reproche à me faire, parle. Pythias sera notre juge. Mais quoi ? tu t’en vas sans me répondre, tu
m’abandonnes ! Tu vois, Pythias, comment Lysias me traite.
PYTHIAS. — Oh ! le sauvage ! Il ne s’émeut même pas de tes larmes. C’est un rocher, ce n’est pas
un homme. Mais, s’il faut dire la vérité, c’est toi, Ioessa, qui l’as gâté à force d’amour et en lui laissant
voir ta faiblesse. Il ne fallait pas tant le rechercher, car les hommes deviennent fiers dès qu’ils s’en
aperçoivent. Cesse de pleurer, ma pauvre enfant, et, si tu m’en crois, ferme-lui ta porte une ou deux fois,
quand il reviendra. Tu le verras s’enflammer à son tour violemment et devenir véritablement fou de toi.
IOESSA. — Ah ! ne dis pas cela, Dieu t’en préserve ! Moi, je fermerais ma porte à Lysias ! Fassent
les dieux que lui-même ne s’en aille pas le premier !
PYTHIAS. — Tiens, le voilà qui revient.

IOESSA. — Tu m’as perdue, Pythias. Il t’a sans doute entendu dire : « Ferme ta porte. »
3.– LYSIAS. — Ce n’est pas pour cette femme, Pythias, que je suis revenu. Je ne saurais plus voir une
pareille créature. C’est pour toi, pour que tu ne me blâmes pas et ne dises pas : « Ce Lysias est
impitoyable. »
PYTHIAS. — C’est justement ce que je disais, Lysias.
LYSIAS. — Veux-tu donc que je supporte cette Ioessa qui pleure à présent, moi qui l’ai trouvée
l’autre jour couchée avec un jeune homme, oublieuse de mon amour.
PYTHIAS. — Après tout, Lysias, c’est une courtisane. Mais quand les as-tu surpris couchés
ensemble ?
LYSIAS. — Il y a environ six jours, oui, je dis bien, six jours. C’était le deux du mois et nous
sommes aujourd’hui au septième jour. Mon père, sachant que depuis longtemps j’étais épris de cette
honnête fille, m’avait enfermé et avait défendu au portier de m’ouvrir. Mais moi qui ne puis me passer
d’elle, je priai Dromon de se baisser près du mur, à l’endroit où il est le plus bas, et de me laisser monter
sur son dos, ce qui devait faciliter mon escalade. Bref, je saute le mur, j’arrive, je trouve la porte
d’entrée soigneusement fermée, car il était minuit, mais, en la soulevant doucement, comme j’avais déjà
fait d’autres fois, je déplace le gond et j’entre sans faire de bruit. Tout le monde dormait. Je suis le mur à
tâtons et j’arrive près du lit.
4.– IOESSA. — Ô Déméter, que vas-tu dire ? Je tremble.
LYSIAS. — Comme j’entendais respirer deux personnes, je pensai d’abord que Lydé était couchée
avec elle. Ce n’était pas cela, Pythias ; car en tâtant, je trouvai un garçon délicat et imberbe, la tête rasée,
qui exhalait lui aussi des parfums. En cet instant, si j’avais eu une épée, je n’aurais pas hésité, soyez-en
sûres. Qu’avez-vous à rire ? Mon récit vous paraît-il si risible, Pythias ?
IOESSA. — C’est là, Lysias, la cause de ton chagrin ? C’est Pythias, que tu vois, qui était couchée
avec moi.
PYTHIAS. — Ne lui dis pas cela, Ioessa.

IOESSA. — Pourquoi ne le dirais-je pas ? C’était Pythias, mon chéri. Je l’avais mandée pour
coucher avec moi et calmer l’ennui de ton absence.
5.– LYSIAS. — Pythias, le garçon tondu jusqu’à la peau ! Et c’est en six jours qu’il lui a repoussé une
telle chevelure ?
IOESSA. — Elle s’est fait couper les cheveux, Lysias, à la suite d’une maladie qui les lui faisait
tomber, et maintenant elle porte perruque. Fais-lui voir, Pythias, fais-lui voir que je dis la vérité ;
convaincs-le. Voilà le jeune garçon, l’adultère dont tu étais jaloux.
LYSIAS. — Pouvais-je m’en défendre, amoureux comme j’étais, après avoir touché le garçon ?

IOESSA. — Te voilà donc persuadé à présent. Veux-tu que je te rende chagrin pour chagrin ? Car
j’ai bien sujet de me fâcher à mon tour.
LYSIAS. — N’en fais rien ; buvons plutôt, et Pythias avec nous ; car il est juste qu’elle assiste à
notre raccommodement.
IOESSA. — Elle y assistera. Que n’ai-je pas souffert à cause de toi, Pythias, le plus brave des
garçons !
PYTHIAS. — Oui, mais c’est moi aussi qui vous ai raccommodés ; aussi tu ne dois pas m’en
vouloir. Mais à propos, Lysias, ne va dire à personne ce que tu sais de ma chevelure.

13
LÉONTIKHOS, KHÉNIDAS ET HYMNIS
1.– LÉONTIKHOS. — Et dans le combat contre les Galates52, dis-lui, Khénidas, comment je m’élançai
hors des rangs de la cavalerie, monté sur mon cheval blanc, et comment les Galates, malgré leur
bravoure, s’enfuirent aussitôt, sans que personne osât me tenir tête. Alors je lance ma javeline et d’un
seul coup je perce le commandant de leur cavalerie et son cheval. Puis je fonds sur ceux qui tenaient
encore ; car il y en avait un certain nombre qui étaient restés après la déroute de leur phalange et qui
s’étaient formés en carré. Je fonds sur eux, l’épée haute, avec furie et, du choc de mon cheval, je ne
renverse pas moins de sept des leurs, qui occupaient les premiers rangs. D’un coup d’épée, je fends en
deux la tête d’un de leurs lochages53 avec son casque. Et vous autres, Khénidas, vous arrivez un instant
après, quand ils étaient déjà en fuite.
2.– KHÉNIDAS. — Et lorsque tu combattis en Paphlagonie54, Léontikhos, seul à seul avec le satrape55, ne
fis-tu pas montre d’une grande bravoure ?
LÉONTIKHOS. — Tu me rappelles à propos cette action qui ne fut pas non plus sans gloire. Ce
satrape était un colosse ; il passait pour être un escrimeur sans pareil. Plein de mépris pour le contingent
grec, il bondit entre les deux armées et défie en combat singulier quiconque voudra l’affronter. Tout le
monde était saisi de terreur, nos lochages, nos taxiarques56 et le général même, qui n’était pas un lâche
pourtant. C’était Aristaikhmos, un Étolien57, qui excellait à lancer le javelot. Moi, je n’étais encore que
chiliarque. J’osai pourtant relever le défi et, repoussant mes camarades qui me retenaient, car ils
tremblaient pour moi en voyant ce barbare étincelant sous ses armes dorées, sa haute taille, son aigrette
effrayante et la lance qu’il brandissait…
KHÉNIDAS. — Moi aussi je tremblai pour toi à ce moment, Léontikhos, et tu sais comme je te
retenais, en te suppliant de ne pas t’exposer pour les autres ; car je n’aurais pu vivre, si tu étais mort.
3.– LÉONTIKHOS. — Je n’écoutai que mon audace, et m’avançai entre les deux armées, tout aussi
brillamment armé que le Paphlagonien, car j’étais tout en or, moi aussi. À l’instant, un cri s’élève chez
les barbares comme chez nous ; car les barbares aussi m’avaient reconnu, à la vue surtout de mon
bouclier, des plaques brillantes de mon casque et de mon aigrette. Dis-lui un peu, Khénidas, à qui on me
comparait à ce moment.
KHÉNIDAS. — Et à quel autre, par Zeus, sinon à Achille, le fils de Thétis et de Pélée, tellement ton
casque t’allait bien, tellement la pourpre brillait sur tes épaules et ton bouclier étincelait !
LÉONTIKHOS. — Quand nous en vînmes aux mains, le barbare porta le premier coup et me blessa
très légèrement en m’effleurant de sa lance un peu au-dessus du genou. Mais moi, je perçai son bouclier
avec ma sarisse58 et du même coup je lui traversai la poitrine de part en part, puis, courant sur lui, je
n’eus pas de peine à lui trancher la tête d’un coup de sabre. Je pris ses armes et je revins en portant sa
tête plantée sur la pointe de ma sarisse, et tout baigné de son sang.
4.– HYMNIS. — Ah, fi ! Léontikhos ; ce que tu racontes de toi est dégoûtant et affreux. Loin de
consentir à boire ou à coucher avec toi, on ne peut même plus regarder un homme qui prend tant de
plaisir à se couvrir de sang. Aussi je me retire.
LÉONTIKHOS. — Je te paierai le double.

HYMNIS. — Il me répugne de coucher avec un meurtrier.


LÉONTIKHOS. — N’aie pas peur, Hymnis. C’est chez les Paphlagoniens que tout cela s’est passé.
Aujourd’hui, je suis en paix.
HYMNIS. — Ah ! tu es un homme abominable. Le sang dégouttait sur toi de la tête du barbare que
tu portais à la pointe de ta sarisse. Et moi j’embrasserais, je donnerais des baisers à un pareil homme !
Les Charites59 m’en préservent ! Cet homme ne vaut pas mieux que le bourreau60.
LÉONTIKHOS. — Cependant, si tu m’avais vu sous les armes, je suis sûr que tu serais devenue
amoureuse de moi.
HYMNIS. — Rien qu’à t’entendre, Léontikhos, j’ai la nausée, je frissonne, et il me semble voir les
ombres et les spectres de ceux que tu as massacrés, et surtout du malheureux lochage dont tu as fendu la
tête en deux. Que serait-ce, je te le demande, si j’avais vu le fait lui-même et le sang et les morts
étendus. Je crois bien que je serais tombée en défaillance, moi qui n’ai jamais vu tuer même un poulet.
LÉONTIKHOS. — Est-il possible, Hymnis, que tu aies l’âme si basse et si pusillanime ? Je pensais
te faire plaisir en te racontant mes exploits.
61
HYMNIS. — Ah ! amuse de ces récits les femmes de Lemnos ou les Danaïdes que tu pourras
trouver. Moi, je me sauve chez ma mère, pendant qu’il fait encore jour. Suis-moi, Grammis. Et toi,
porte-toi bien, vaillant chiliarque, et massacre tous ceux qu’il te plaira.
5.– LÉONTIKHOS. — Reste, Hymnis, reste. Elle est partie.
KHÉNIDAS. — C’est ta faute, Léontikhos. Tu as effarouché cette fillette naïve, en agitant des
aigrettes et en racontant des prouesses incroyables. Je l’ai vue pâlir dès le commencement de ton récit,
quand tu en étais encore à la mort du lochage. Ses traits se sont contractés, elle s’est mise à frissonner,
quand tu as dit que tu lui avais coupé la tête
LÉONTIKHOS. — Je croyais me rendre plus aimable à ses yeux. Mais toi aussi, Khénidas, tu as
contribué à me perdre, en me soufflant l’idée du combat singulier.
KHÉNIDAS. — Ne devais-je pas t’aider à mentir, en voyant où tendaient tes fanfaronnades ? Mais
tu as rendu le combat beaucoup trop terrible. Passe pour la tête coupée du malheureux Paphlagonien ;
mais qu’avais-tu besoin de la planter sur ta sarisse, pour que le sang coulât sur toi ?
6.– LÉONTIKHOS. — Je reconnais que ce trait est dégoûtant, Khénidas, quoique le reste ne fût pas mal
imaginé. Mais cours après elle et engage-la à coucher avec moi
KHÉNIDAS. — Lui dirai-je donc que tu ne lui as raconté que des mensonges, parce que tu voulais
lui paraître brave ?
LÉONTIKHOS. — Ce serait trop honteux, Khénidas.
KHÉNIDAS. — Elle ne viendra pas autrement. Choisis donc de deux choses l’une, ou d’être pris en
aversion en conservant ta réputation de bravoure, ou de coucher avec Hymnis en avouant que tu as
menti.
LÉONTIKHOS. — L’alternative est dure. Cependant je me décide pour Hymnis. Va donc lui dire,
Khénidas, que j’ai menti, c’est vrai, mais pas en tout.

14
DORION ET MYRTALÉ

1.– DORION. — À présent tu me fermes ta porte, Myrtalé, à présent que je suis devenu pauvre à cause de
toi. Quand je t’apportais tant de présents, j’étais ton bien-aimé, ton homme, ton maître, tout en un mot.
Mais aujourd’hui que je suis complètement à sec et que tu as trouvé pour amant ce négociant
bithynien62, je suis mis dehors et je reste devant ta porte à pleurer, tandis que lui est le bien-aimé de tes
nuits, que, seul, il est admis à l’intérieur, qu’il fait la fête jusqu’au jour et que tu te vantes d’être grosse
de lui.
MYRTALÉ. — Je suis suffoquée de tes reproches, Dorion, surtout quand je t’entends dire que tu
m’as beaucoup donné et que tu es devenu pauvre à cause de moi. Comptons un peu ce que tu m’as
apporté depuis que nous nous connaissons.
2.– DORION. — Bien, Myrtalé, comptons. D’abord des souliers de Sicyone63, de deux drachmes. Pose
deux drachmes.
MYRTALÉ. — Mais tu as couché deux nuits avec moi.

DORION. — À mon retour de Syrie, un vase de parfums de Phénicie. Il valait aussi deux
drachmes, j’en jure par Poséidon.
MYRTALÉ. — Mais moi, quand tu t’es embarqué, ne t’ai-je pas donné, pour t’en servir en ramant,
cette petite tunique qui descend jusqu’aux cuisses, qu’Épiouros, le surveillant de la proue, avait oubliée
à la maison, un jour qu’il avait couché avec moi ?
DORION. — Il l’a reconnue dernièrement à Samos, ton Épiouros, et me l’a reprise, après quelle
dispute, ô dieux ! Puis je t’ai apporté des oignons de Chypre, cinq anchois et quatre perches, quand nous
sommes revenus du Bosphore. Quoi encore ? Huit biscuits de mer dans une corbeille et un cabas de
figues sèches de Carie, et plus tard des sandales dorées de Patares64, ingrate que tu es, enfin ce gros
fromage de Gythion65 que j’oubliais.
MYRTALÉ. — Tout cela monte peut-être bien à cinq drachmes, Dorion.

3.– DORION. — C’est tout ce que pouvait faire, Myrtalé, un matelot comme moi, qui gagne ma vie à
naviguer. Mais aujourd’hui que je commande le flanc droit du bateau, tu me méprises ! Dernièrement, à
la fête d’Aphrodite, n’ai-je pas déposé une drachme d’argent aux pieds de la déesse à ton intention ? J’ai
de plus donné deux drachmes à ta mère pour une paire de chaussures et, à Lydé que voilà, j’ai glissé
dans la main tantôt deux oboles, tantôt quatre. Le tout additionné ferait la fortune d’un matelot.
MYRTALÉ. — Tes oignons et tes anchois, Dorion ?
DORION. — Oui ; car je n’avais rien de plus à t’apporter. Je ne serais pas rameur, si j’étais riche.
Cependant je n’ai jamais rien apporté à ma mère, pas même une gousse d’ail. Mais je voudrais bien
savoir quels présents tu reçois du Bithynien.
MYRTALÉ. — D’abord cette petite tunique que tu vois. C’est lui qui me l’a achetée, avec ce gros
collier.
DORION. — Ce collier ? Je te le connais depuis longtemps.
MYRTALÉ. — Celui que tu m’as vu était beaucoup plus mince et n’avait pas d’émeraudes ; et puis
ces boucles d’oreilles et un tapis, et dernièrement deux mines66. De plus il a payé mon loyer. Ce ne sont
pas là des sandales de Patares, du fromage de Gythion, ni des babioles.
4.– DORION. — Mais ce que tu ne dis pas, c’est comment est fait cet amoureux que tu reçois dans ton lit.
Il a sûrement dépassé la cinquantaine ; il a le front dégarni et le teint d’un homard. As-tu jamais vu ses
dents ? Que de grâces, ô Dioscures, on voit dans sa personne, surtout quand il chante et fait le joli cœur !
C’est, comme on dit, l’âne qui joue de la lyre. Jouis de ce galant dont tu es digne, et puisse-t-il naître de
vous un poupon qui ressemble à son père ! Pour moi, je trouverai bien quelque Delphis ou quelque
Kymbalion de mon rang, ou votre voisine, la joueuse de flûte, ou toute autre enfin. Tout le monde n’a
pas de quoi payer des tapis, des colliers et des salaires de deux mines.
MYRTALÉ. — Heureuse la belle qui t’aura pour amant, Dorion ! Tu lui apporteras des oignons de
Chypre et du fromage, quand tu reviendras de Gythion.

15
KOKHLIS ET PARTHÉNIS

1.– KOKHLIS. — Pourquoi pleures-tu, Parthénis, et d’où viens-tu avec tes flûtes brisées ?
PARTHÉNIS. — C’est le soldat, ce grand Étolien, amoureux de Krokalé, qui m’a battue, parce qu’il
m’a trouvée jouant de la flûte chez elle, à la solde de son rival Gorgos. Il a brisé mes flûtes, il a culbuté
la table sur laquelle nous soupions et il a renversé le cratère en se précipitant dans la salle. Puis il a
traîné par les cheveux ce paysan, Gorgos, hors de la salle. Là, le soldat lui-même – il s’appelle, je crois,
Deinomakhos – et son camarade l’ont entouré et frappé si violemment que je me demande s’il en
réchappera, Kokhlis. Il a perdu beaucoup de sang par le nez et tout son visage est tuméfié et livide.
2.– KOKHLIS. — Le soudard était-il devenu fou ou est-ce l’ivresse qui l’a rendu si brutal ?
PARTHÉNIS. — C’est la jalousie, Kokhlis, et un transport d’amour. Krokalé lui avait demandé, je
crois, deux talents67, s’il voulait l’avoir à lui seul. Deinomakhos ne voulant pas les donner, elle refusa de
le recevoir et lui claqua, d’après ce qu’on m’a dit, la porte au nez. Elle reçut en revanche Gorgos
d’Oinoé, un laboureur riche, excellent homme, dont elle était aimée depuis longtemps. Elle buvait avec
lui et m’avait fait venir pour leur jouer de la flûte. Au cours du festin, je préludais à un air lydien, et le
laboureur se levait pour danser ; Krokalé applaudissait et tout était à la joie, lorsque tout à coup on
entend du bruit, des cris, la porte d’entrée est enfoncée, et, un instant après, environ huit jeunes gaillards
solides se précipitent dans la salle avec le Mégarien68. En un clin d’œil ils renversent tout ; ils frappent
Gorgos, comme je te l’ai dit, le jettent à terre et le foulent aux pieds. Quant à Krokalé, elle s’était
aussitôt, je ne sais comment, dérobée et réfugiée chez sa voisine Thespias. Pour moi, Deinomakhos,
après m’avoir battue : « Va au diable, » dit-il, en me jetant au nez mes flûtes brisées. Maintenant je cours
rapporter tout cela à mon maître. De son côté, le laboureur va chercher quelques amis qu’il a dans la
ville, pour qu’ils livrent le Mégarien aux magistrats.
3.– KOKHLIS. — Voilà ce qu’on gagne à ces amours de soudards, des coups et des procès. Écoute-les :
ils sont généraux et chiliarques ; mais au moment de payer : « Attends la solde, disent-ils ; quand j’aurai
touché ma paye, je ferai tout ce que tu désires. » Foin de ces hâbleurs ! Pour moi, j’ai bien raison de
n’en recevoir aucun. J’aime mieux un pêcheur, un matelot, un laboureur de ma condition, qui fasse peu
de compliments, mais qui apporte beaucoup de cadeaux. Quant à ces gens qui agitent des panaches et
racontent leurs batailles, c’est du vent, Parthénis !

1. Sorte de manteau.

2. Nom d’une célèbre courtisane athénienne du IVe siècle av. J.-C. Elle fut la compagne du poète comique Ménandre, participa aux conquêtes
d’Alexandre puis devint l’épouse du roi d’Égypte Ptolémée Ier Sôter. Voir Alciphron, IV, 6, 7 ; Plutarque, Vie d’Alexandre, 38 ; Athénée, XII, 576d-e.

3. Littéralement « des aires ». Fête de la moisson célébrée en décembre en l’honneur de Déméter.

4. La Thessalie passait pour être le pays des magiciennes ; voir ci-dessous, dialogue 4, 1 et Loukios ou l’Âne, 4 sqq.

5. C’est-à-dire « je n’abandonnerai pas ».

6. Autre fête en l’honneur de Déméter et de sa fille Koré. Elle était célébrée, en novembre, exclusivement par les femmes. Voir Aristophane,
Les Thesmophories.

7. Artémis Lokhéia, qui préside aux accouchements.

8. Siège du Conseil, c’est-à-dire du pouvoir exécutif, sur l’agora d’Athènes.

9. C’est-à-dire la statue d’Aphrodite Sosandra (littéralement « salvatrice ») par Calamis, sculpteur du Ve siècle av. J.-C. Voir Lucien, Les
Portraits, 4. On pouvait la voir sur l’Acropole d’Athènes. Il n’en existe aucune copie.

10. Voir ici, note 3.

11. Soit trente mille drachmes, une somme considérable.

12. Cimetière d’Athènes, dans le quartier des potiers.

13. Porte monumentale du nord-ouest d’Athènes.

14. Sur ce genre d’objet, voir Théocrite, II, et Virgile, Bucoliques, VIII.

15. Littéralement « la lionne ».

16. Aphrodite Kourotrophos.

17. Pour l’empêcher de partir pour la guerre contre Troie, Thétis avait d’abord caché son fils Achille à Skyros, à la cour du roi Lycomède, où
il était déguisé en fille, ce qui ne l’empêcha pas de séduire Déidamie qui lui donna un fils, Néoptolème.
18. Voir Lucien, Le Songe ou le Coq, 19 ; Les Amours, 27 ; Sur la danse, 57 ; De l’astrologie, 11, 24 ; Dialogues des morts, 9.

19. Voir Platon, Banquet, 180a sqq.

20. Soit cent drachmes.

21. Déesse de la Nécessité ; littéralement « celle à qui on ne peut échapper ».

22. Voir Platon, Banquet, 180a sqq.

23. Voir Lucien, Les Portraits, 4.

24. C’est-à-dire par Déméter et Koré et par Athéna.

25. C’est-à-dire deux fois le poids d’une pièce d’or perse.

26. Un très haut magistrat.

27. Voir Lucien, Qu’il ne faut pas croire à la calomnie à la légère, 16.

28. Faubourg populaire d’Athènes ; voir Aristophane, Les Acharniens.

29. Déméter Thesmophore.

30. Voir ici, p. 1174.

31. C’est-à-dire de plusieurs fois six mille drachmes, somme considérable.

32. Ensemble de galeries couvertes et ornées de peintures sur l’agora d’Athènes. Les premiers philosophes stoïciens y établirent leur école.

33. Fleuve d’Anatolie, aujourd’hui en Turquie, et qui se jette dans la mer Noire.

34. Habitants de la Pisidie, contrée d’Asie Mineure située au nord-est de la Carie, aujourd’hui en Turquie.

35. Célèbre défilé du nord-ouest de la Grèce, proche du golfe Maliaque, et où s’était déroulée, en 480 av. J.-C., une célèbre bataille entre les
Perses et les Grecs, qui tentaient d’arrêter leur invasion.

36. Polémon donne son identité athénienne : il est du dème (circonscription démographique) de Steiria et appartient à la tribu Pandionide
regroupant les citoyens qui passaient pour les descendants de Pandion, roi légendaire d’Athènes.

37. Commandant d’une unité de mille hommes.

38. Peuple de Thrace, dans le nord de la Grèce.

39. Corps de bataille d’infanterie.

40. Littéralement « Petite hirondelle ».

41. Porte double au nord-ouest d’Athènes.

42. C’est-à-dire d’un barbare sans éducation.

43. Littéralement « Petit baiser ».

44. C’est-à-dire « le filet ».

45. Fête en l’honneur de Dionysos célébrée en mars.

46. Le neuvième mois de l’année, entre mi-mars et mi-avril.

47. Membre du Conseil chargé du gouvernement.

48. Vieux batelier changé en beau jeune homme par Aphrodite, il fut, selon la légende, aimé de la poétesse Sappho, qu’il dédaigna. Elle se
jeta dans la mer.

49. Épouse fidèle d’Ulysse.

50. Pour lui dire qu’il avait bu en pensant à elle. Il demande ensuite à l’esclave de réserver la même coupe à Pyrallis de façon qu’elle y boive
après lui sans que personne l’utilise entre-temps.

51. Voir ici, note 1.

52. Peuple originaire de Gaule qui avait migré vers l’Asie Mineure.

53. Chefs de compagnies.

54. Dans le nord de l’Asie Mineure.

55. Gouverneur perse.


56. Commandants de régiments.

57. Originaire d’Étolie, dans le centre de la Grèce.

58. Longue lance.

59. Les Grâces, déesses de la beauté.

60. Il est de condition servile.

61. Les cinquante filles de Danaos avaient assassiné leurs cinquante cousins après les avoir épousés.

62. De Bithynie, dans le nord de l’Asie Mineure.

63. Dans le nord-est du Péloponnèse, près du golfe de Corinthe.

64. En Lycie, dans le sud de l’Asie Mineure.

65. En Laconie, dans le sud-est du Péloponnèse.

66. C’est-à-dire deux cents drachmes.

67. Douze mille drachmes, somme considérable.

68. Originaire de Mégare, près d’Athènes.


LISTE DES SOURCES
citées dans les notes
Achille Tatius, Leucippé et Clitophon
Alciphron, Lettres
Anacréon de Téos, Fragments
Anthologie palatine
Apollodore, Bibliothèque – Épitomé
Apollonios de Rhodes, Argonautiques
Appien, Guerres de Syrie
Aratos, Phénomènes
Archiloque, Fragments, in Theodor Bergk (éd.), Poeta lyricigraeci, 4e éd., 1882
Aristide, Milesiaka
Aristophane, fragments 242, 26 et 198 – La Paix – L’Assemblée des femmes – Les Acharniens – Les
Cavaliers – Les Grenouilles – Les Guêpes – Les Nuées – Les Oiseaux – Les Thesmophories –
Lysistrata – Ploutos
Aristote, Constitution des Athéniens – Éthique à Nicomaque – Peri eugeneias – Politique – Rhétorique,
in Olof Gigon (éd.), Aristoteles opera, III, Berlin et New York, De Gruyter, 1987, et David Ross
(éd.), Aristotle Selected Fragments, Oxford, Clarendon Press, 1952Arrien de Nicomédie, Anabase
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Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens
Athénée, Les Deipnosophistes
Aulu-Gelle, Nuits attiques
Bion, Lamentation pour Adonis
Callimaque, Aitia, fragment 41 (Pfeiffer) – Hymne aux bains de Pallas – Hymne à Apollon – Hymne à
Délos, in Rudolf Pfeiffer (éd.), Callimachus, vol. I, Oxford, 1952
Cicéron, Traité du destin – Lettres à Atticus – Premières Académiques
Clément d’Alexandrie, Protreptique – Stromates
Cornelius Nepos, Hannibal
Cratinos, Fragments
Ctésias de Cnide, Œuvres
Démosthène, Contre Aphobos – Contre Aristocratès – Olynthiennes – Premier Discours contre
Aristogeiton – Première Philippique – Quatrième Philippique – Sur la couronne – Sur les
forfaitures de l’ambassade – Sur les symmories – Troisième Philippique
Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines – Isocrate – Sur le style de Démosthène
Diodore de Sicile, Bibliothèque historique
Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres
Dion Cassius, Histoire romaine
Dion Chrysostome, Discours
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Épictète, Entretiens – Manuel
Épicure, Lettre à Ménécée
Eschine, Contre Ctésiphon – Contre Timarque – Sur l’ambassade infidèle
Eschyle, Agamemnon – Les Choéphores – Les Euménides – Niobé – Orestie – Les Perses – Prométhée
enchaîné – Les Sept contre Thèbes – Les Suppliantes
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Eunape, Vie des sophistes
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Euripide, Alceste – Andromaque – Andromède (fragment 24) – Les Bacchantes – Le Cyclope – Danaé
(Tragicorum graecorum fragmenta) – Électre – Hécube – Hélène – Héraclès – Hippolyte –
Iphigénie en Tauride – Médée – Méléagre (Tragicorum graecorum fragmenta) – Oreste –
Palamède (Tragicorum graecorum fragmenta) – Les Phéniciennes – Télèphe – Les Troyennes, in
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Héraclite, Fragments
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Hésiode, Catalogue des femmes – Le Bouclier – Fragments – Les Travaux et les Jours – Théogonie
Hippocrate, De la maladie sacrée – De l’art – Des vents
Histoire Auguste
Homère, Iliade – Odyssée – Hymnes (« À Aphrodite » ; « À Apollon » ; « À Déméter » ; « À Hermès » ;
« À Pan »)
Horace, Art poétique – Odes
Hygin, Fables
Isocrate, Archidamos – Éloge d’Hélène
Jamblique, Protreptique – Vie de Pythagore
Juvénal, Satires
La Dispute d’Homère et d’Hésiode
Lettres de Diogène et de Cratès
Longin, Traité du sublime
Longus, Daphnis et Chloé
Lucain, Pharsale
Lucrèce, De la nature
Lycurgue, Contre Léocrate
Lysias, Contre Ératosthène – Contre Philon
Macrobe, Saturnales
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Ménandre, Fragments – Kolax – La Prêtresse (fragment 246) – L’Arbitrage (fragment 9), in Alfredus
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Parthénios de Nicée, Passions d’amour
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Hippias majeur – Hippias mineur – Ion – Lachès – Lettres – Lois – Ménéxène – Ménon –
Phédon – Phèdre – Protagoras – République – Théétète – Timée – Timon
Plaute, Amphitryon
Pline l’Ancien, Histoire naturelle
Plutarque, Apophtegmes des Lacédémoniens – Le Banquet des sept sages – Conduite méritoire des
femmes – De la pluralité d’amis – Éloge d’Hélène – Isis et Osiris – Œuvres morales – Préceptes
politiques – Propos de table – Si un vieillard doit prendre part au gouvernement – Sur Isis et
Osiris – Sur la réputation des Athéniens – Sur le démon de Socrate – Sur les délais de la justice
divine – Sur les oracles de la Pythie – Sylla – Vie d’Alexandre – Vie d’Antoine – Vie d’Aristide –
Vie de Cicéron – Vie de Crassus – Vie de Démétrios – Vie de Démosthène – Vie de Nicias – Vie de
Pompée – Vie de Sertorius – Vie de Solon – Vie de Thésée – Vie de Flaminius – Vie de Périclès
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Poetae melici graeci, Denys L. Page (éd.), Oxford Clarendon Press, 1962
Polybe, Histoires
Pomponius Méla, Chorographie
Porphyre, Antre des nymphes – Vie de Pythagore
Pseudo-Platon, Épinomis – Théagès
Pseudo-Plutarque, Vie des dix orateurs
Quinte Curce, Histoire d’Alexandre le Grand
Quintilien, De l’institution oratoire
Rhétorique à Hérennius
Sénèque, De la colère – Questions naturelles
Sextus Empiricus, Contre les logiciens
Sophocle, Ajax – Antigone – Fragments – Les Limiers – Méléagre (Tragicorum graecorum fragmenta) –
Œdipe roi – Philoctète – Les Trachiniennes
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Strabon, Géographie
Suétone, Néron
Tacite, Annales – Dialogue des orateurs
Térence, Le Bourreau de soi-même
Théocrite, IdyllesThéognis, Poèmes
Théophraste, Caractères
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KARAVAS Orestis, Lucien et la tragédie, Berlin et New York, De Gruyter, coll. « Untersuchungen zur
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LAUVERGNAT-GAGNIÈRE Christiane, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au XVIe siècle,
Genève, Droz, 1988.
LIGOTA Christopher et PANIZZA Letizia (éd.), Lucian of Samosata Vivus and Redivivus, Londres, The
Warburg Institute, et Turin, Nino Aragno Editore, 2007.
ROBINSON Christopher, Lucian and his Influence in Europe, Londres, Duckworth, 1979.
SCHWARTZ Jacques, Biographie de Lucien de Samosate, Bruxelles, Latomus, 1965.

1. Pour un panorama des éditions de Lucien depuis 1496, date de la première édition publiée par Janos Lascaris à Florence, voir J. Bompaire
(éd.), Lucien. Œuvres, Paris, Les Belles Lettres, t. I, 1993, p. CXXIII-CXLIII ; M. Baumbach, Lukian in Deutschland. Eine forschungs- und
rezeptionsgeschichtliche Analyse vom Humanismus bis zur Gegenwart Autor, Munich, Fink, 2002.

2. Pour un panorama des traductions de Lucien publiées depuis la Renaissance, voir J. Bompaire, Lucien. Œuvres, op. cit., p. CXLIII-CLI.
Index
Les numéros en gras indiquent que le personnage intervient dans tout le texte ou dialogue.

Abauchas 1, 2, 3, 4, 5
Abradatas 1, 2
Abroia 1
Acacius 1, 2
Acamas 1, 2
Acanthos 1
Achaïos 1
Achéloos 1, 2, 3, 4
Achille 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
67, 68, 69
Achille Tatius 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Acmon 1
Acrisios 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Actéon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Adeimantos 1
Admète 1, 2, 3, 4
Admétos 1
Adonis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Adraste 1, 2, 3, 4
Adrastée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Adrien de Tyr 1
Adyrmachos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Aédon 1, 2
Aelius Aristide 1, 2, 3, 4
Aéropé 1, 2, 3, 4, 5
Aéson 1, 2
Aétion 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Afranius Silon 1, 2, 3
Agamemnon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31,
32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39
Agatharchidès de Cnide 1, 2
Agathion 1
Agathoboulos 1, 2, 3, 4
Agathoclès de Samos 1, 2
Agathoclès le péripatéticien 1
Agathoclès le stoïcien 1
Agathoclès, ami de Deinisas 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Agathoclès, capitaine d’Alexandre 1
Agathoclès, fils de Lysimaque 1
Agathoclès, médecin 1
Agathon 1, 2
Agavé 1, 2, 3, 4, 5, 6
Agénor 1, 2, 3
Aglaé 1
Aglaïé, mère de Nirée 1
Aïdoneus (autre nom d’Hadès) 1, 2, 3, 4, 5
Aiétès 1
Aiolocentaure 1
Ajax, fils d’Oïlée 1, 2, 3
Ajax, fils de Télamon (le Grand Ajax) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23,
24, 25, 26
Akinakès 1
Akis 1
Alberti, Leon Battista 1, 2
Albinos 1
Alcamène 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Alcée de Milet 1, 2
Alceste 1, 2
Alcibiade 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Alciphron 1, 2, 3, 4, 5
Alcmène 1, 2, 3, 4, 5
Alcméon 1, 2, 3, 4
Alcyoné 1, 2
Alecto : voir Érinyes 1
Alectryon 1, 2, 3, 4, 5
Aléthion 1
Alexandre d’Abonouteichos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Alexandre de Phères 1, 2
Alexandre Ier Balas 1, 2, 3, 4, 5, 6
Alexandre le Grand 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62,
63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93
Alexandre, médecin de Pérégrinos 1
Alexiclès 1, 2
Alexis 1
Alibantide 1
Alkidamas 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Alkinoos 1, 2, 3
Alkippé 1
Aloée 1
Alphée 1, 2
Althée 1, 2, 3, 4
Amazones, les 1, 2
Ambrosie 1
Amenhotep III 1
Amizokès 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Ammon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Ampélis 1, 2
Amphiaraos 1, 2, 3, 4
Amphidamas de Chalcis 1
Amphilochos 1, 2, 3, 4, 5, 6
Amphion 1, 2, 3, 4, 5
Amphitrite 1, 2, 3
Amphitryon 1, 2, 3, 4
Amycos 1
Amymoné 1
Amynthas 1
Anacharsis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Anacréon de Téos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Anaxagore 1, 2, 3, 4, 5
Anaxarque 1
Anaximène de Chios 1
Anchise 1, 2, 3, 4, 5, 6
Andriscos 1
Androgée 1
Andromaque 1, 2
Andromède 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Annicéris de Cyrène 1, 2
Antéia 1, 2, 3
Anténor 1, 2, 3, 4
Antéros 1
Antigone 1, 2, 3
Antigone Gonatas, roi macédonien 1, 2
Antigone le Borgne, roi macédonien 1, 2
Antigonos, médecin 1, 2, 3, 4, 5, 6
Antiloque 1
Antimaque 1
Antiochos 1, 2, 3, 4, 5
Antiochos IV 1, 2, 3
Antiochos Sôter 1, 2, 3
Antiochus III 1
Antiopé 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Antipater 1, 2, 3, 4, 5, 6
Antiphilos 1, 2
Antiphilos (d’Alopéké) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Antiphon, fils de Ménécratès 1
Antiphon, prophète 1
Antisthène 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Antonin le Pieux 1, 2, 3
Anubis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Anytos 1, 2, 3, 4, 5
Apelle d’Éphèse 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Apellicon 1
Aphrodite 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65,
66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98,
99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120
Apis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Apollodore 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
Apollodoros (Apollodore d’Athènes) 1, 2
Apollodoros de Pergame 1
Apollon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99,
100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116
Apollonios de Chalcédoine 1, 2, 3
Apollonios de Rhodes 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Apollonios de Tyane 1
Appien 1, 2
Apsyrtos 1
Apulée 1, 2, 3, 4, 5, 6
Arachné de Méonie 1
Aratos 1, 2, 3
Arbakès 1
Archélaos, acteur 1
Archélaos, physicien 1
Archélaos, roi de Macédoine 1, 2
Archémoros 1, 2
Archias 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Archibios 1
Archiloque 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Archimède 1
Architélès 1, 2, 3
Archytas 1, 2
Aréios l’Égyptien 1
Arès 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46
Arétaïos de Corinthe 1, 2, 3, 4, 5
Arété 1, 2
Aréthas 1
Aréthuse 1, 2, 3, 4
Arganthonios 1, 2
Argonautes, les 1, 2, 3, 4, 5, 6
Argos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Ariane 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Ariarathès 1
Arignotos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Arion de Lesbos, poète 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Ariphradès 1
Ariphron de Sycione 1
Aristainétos : voir Aristénète 1
Aristarque de Phalère 1
Aristarque de Samothrace, grammairien 1, 2, 3, 4, 5
Aristéas 1, 2, 3
Aristée 1
Aristénète (Aristainétos) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41
Aristeus 1
Aristhaikhmos 1
Aristide de Milet 1, 2
Aristide le Juste 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Aristippe de Cyrène 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
Aristoboulos de Cassandria (Aristobule) 1, 2, 3
Aristodémos 1, 2, 3, 4
Aristogeiton 1
Aristogiton 1, 2, 3, 4, 5
Ariston 1, 2
Aristonicos 1, 2
Aristophane 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31,
32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64,
65
Aristote 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52
Aristoxène de Tarente 1, 2, 3, 4, 5
Arkésilaos 1
Arrien de Nicomédie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Arsacides 1
Arsacomas 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Arsakès, gouverneur de Médie 1, 2, 3, 4, 5, 6
Arsinoé 1
Artabazos 1
Artaxerxès 1, 2, 3, 4, 5
Artémis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40
Artémise 1
Asandros 1, 2
Ascalaphos 1, 2
Asclépiade 1
Asclépios 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43
Asinius Pollion 1
Aspasie de Milet 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Aspharée 1
Astarté 1, 2
Astasia 1
Aster 1
Astéropaios 1
Astréos 1
Astyanax 1, 2
Atalante 1
Atargatis 1, 2, 3, 4, 5
Até 1
Atéas 1
Athamas 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Athéna 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63
Athénagoras 1
Athénée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Athénodoros 1, 2
Atimarque 1
Atlas 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Atossa 1
Atrée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Atrides, les 1
Atrométos 1
Atropos : voir Moires 1, 2
Attale 1
Attale II Philadelphe 1, 2
Attale III 1
Atticos 1, 2
Attikion 1
Attis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Atys 1, 2
Augias 1, 2, 3, 4
Auguste 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Aulu-Gelle 1, 2, 3, 4, 5, 6
Aurore 1, 2, 3
Autolycos 1, 2, 3
Autonoé 1
Avitus 1
Babrios 1
Bacchantes, les 1
Bacchis 1
Bacchus : voir Bakkhos 1, 2
Bacchylide 1
Bactriens, les 1
Bagoas 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Bakis, devin 1, 2, 3
Bakkhos (Bacchus) 1, 2, 3, 4
Bardylis 1
Barkétis 1
Barsine 1
Bassos 1
Bastas 1
Basthès 1, 2, 3
Batalos 1
Batrakhion 1, 2
Bélittas 1, 2, 3, 4, 5
Bellérophon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
Bendis 1, 2
Bergerac, Cyrano de 1, 2
Bias 1
Bion 1, 2
Biton 1, 2
Blepsias 1, 2, 3, 4
Boileau, Nicolas 1
Borée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Borysthénites, les 1
Botticelli, Sandro 1
Boulis 1, 2
Boupalos 1
Branchos 1, 2
Brasidas 1, 2
Briarée 1, 2
Brimo 1
Briséis 1, 2, 3
Busiris 1, 2, 3
Cadmos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
Calamis 1, 2, 3, 4
Calanos 1, 2
Calchas 1, 2, 3, 4
Callias 1, 2, 3, 4, 5
Calliclès 1, 2
Callicratidas 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Callidémidès 1
Callidès 1, 2
Callimaque de Cyrène 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Callimédon 1, 2
Callinos 1, 2
Calliope 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Callisthène 1, 2
Callisto 1, 2, 3
Callistrate 1
Calypso 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Calypso, servante 1
Cambyse II, fils de Cyrus le Grand 1, 2, 3, 4
Cambyse I 1, 2
Campanella, Tommaso 1
Candaule 1
Cantharos 1, 2, 3, 4, 5, 6
Capanée 1
Carion 1, 2
Carnéade 1
Caros 1
Cassandre 1, 2, 3
Cassandre, roi de Macédoine 1
Cassiopée 1, 2, 3
Cassius 1, 2
Castor 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Cébès 1, 2, 3, 4, 5
Cécrops 1, 2, 3, 4, 5
Celse 1, 2, 3, 4, 5
Cénée : voir Kaineus 1, 2
Cénis : voir Kaineus 1
Centaures, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Céphale 1
Céranos 1
Cerbère 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Cercopes, les 1, 2
Céthégus 1
Céyx 1, 2, 3, 4
Chairéas, fils d’Eucritos 1, 2, 3, 4
Chairéas, fils de Lachès 1, 2, 3, 4, 5
Chairéas, orfèvre 1, 2
Chaos 1, 2, 3, 4, 5
Charès de Lindos 1, 2
Charès, général athénien 1
Chariclée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Chariclès de Corinthe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
Chariclès de Sunion 1
Charinos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Charites, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25
Charixénos de Sicyone 1, 2, 3, 4, 5
Charles Quint 1
Charmide 1, 2
Charmidès 1, 2
Charmoléos 1
Charmoléos de Mégare 1
Charon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Charops 1
Charops d’Égine 1
Charsiadès 1
Charybde 1, 2, 3
Chélidonion (Khélidonion) 1, 2
Chéréphon 1, 2, 3, 4
Chilon 1
Chimères, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Chioné 1
Chiron 1, 2, 3, 4
Choricios 1
Chrysarion 1
Chrysès 1
Chrysippe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26
Chrysis 1, 2, 3, 4, 5, 6
Cicéron 1, 2, 3, 4, 5, 6
Circé 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Cléanthe, disciple de Zénon 1, 2, 3, 4, 5, 6
Cléanthis 1, 2, 3, 4, 5
Cléarque 1, 2, 3
Cleinias 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Clément d’Alexandrie 1, 2
Cléobis 1, 2
Cléoboulé 1
Cléobule de Lindos 1
Cléobule de Rhodes 1
Cléodémos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35, 36, 37
Cléon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Cléopâtre 1, 2, 3
Clinias 1, 2, 3
Clio 1, 2
Clisthène 1
Clitos 1, 2, 3, 4
Clonarion 1
Clotho : voir Moires 1
Clyméné 1, 2
Clytemnestre 1, 2, 3, 4, 5, 6
Cnémon 1
Cocconas 1, 2, 3
Codros 1, 2, 3, 4
Coliades, les 1
Colosse de Memnon 1, 2, 3
Colosse de Rhodes 1, 2, 3, 4, 5
Combabos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
Commode 1
Conon 1
Corax 1, 2, 3, 4
Coré 1, 2
Corinna 1
Corinne de Béotie 1
Cornélius Nepos 1
Coroïbos 1, 2, 3
Coronis 1, 2
Coronos 1
Corybantes, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Corybas 1
Cottyphion 1
Courètes, les 1, 2
Cranion 1
Crantor 1
Cratès de Thèbes 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Cratinos 1, 2
Craton 1, 2
Créon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Crésus 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27
Cretheïs 1
Critias 1
Critios 1, 2, 3, 4
Critolaos 1
Criton 1, 2
Crobylé 1
Cronios 1, 2, 3, 4
Cronos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36
Cronosolon 1
Ctésias de Cnide 1, 2, 3, 4, 5
Ctésibios 1
Cybèle 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25
Cyclopes, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Cynégire 1, 2, 3
Cyrus l’Ancien 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25
Cyrus le Jeune 1, 2, 3, 4, 5
Cythérée 1
Dactyles, les 1, 2
Damasias 1, 2, 3
Damis 1, 2, 3, 4
Damnippos 1
Damon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Damoxène 1
Damyllos 1
Danaé 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Danaïdes, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Danaos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Dandamis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Daos 1, 2
Daphné 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Daphnis 1, 2
Darius II 1
Darius III 1, 2, 3, 4, 5, 6
Darius Ier 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Datis 1
Daukétès 1
Décrianos de Patras 1, 2
Dédale 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Déidamie 1, 2
Deimomaché 1
Deinias, ami exemplaire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22
Deinias, clochard 1, 2, 3
Deinion (père d’Eucratès) 1
Deinomakhos, soldat 1, 2
Deinomakhos, stoïcien 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Déinomène 1
Déjanire 1, 2, 3, 4
Delacroix 1
Delphis 1
Démade 1, 2, 3
Démainète 1, 2
Démainète, femme d’Architélès 1
Démainétos 1
Déméas 1, 2
Déméter 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Démétrios d’Alexandrie 1
Démétrios d’Alopéké 1, 2, 3
Démétrios de Callatia 1
Démétrios de Phalère 1, 2
Démétrios de Sounion 1, 2, 3, 4, 5
Démétrios le Cynique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Démétrios Poliorcète 1, 2
Démétrios, père d’Antigone Gonatas 1
Démétrios, philosophe platonicien 1
Démocharès 1, 2
Démocrite 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Démocrite de Chios 1
Démocritos 1
Démodocos 1
Démonassa 1, 2, 3
Démonax 1, 2, 3, 4, 5, 6
Démophantos 1, 2
Démophon 1
Démosthène 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31,
32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64,
65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97,
98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123,
124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136
Démostratos 1
Démylos 1, 2
Denys d’Halicarnasse 1, 2, 3, 4, 5
Denys l’Ancien, tyran de Syracuse 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Denys le Jeune, tyran de Syracuse 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Derkéto 1, 2, 3, 4
Destinée, la 1, 2, 3, 4, 5
Deucalion 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Dexiphanès 1
Diadoques 1
Diderot, Denis 1, 2, 3, 4
Didon 1
Dioclès 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Diodore de Sicile 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Diogène de Séleucie 1, 2
Diogène de Sinope 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43
Diogène Laërce 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30,
31
Diomède 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Dion Cassius 1, 2, 3
Dion Chrysostome 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Dion de Syracuse 1, 2, 3, 4, 5, 6
Dion, étranger d’Héraclée 1, 2
Dion, fils de Terméros 1, 2, 3
Dionicos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Dionysios, philosophe stoïcien 1, 2, 3, 4, 5
Dionysodore 1
Dionysodoros 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Dionysos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65,
66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81
Diopeithès 1, 2, 3
Diophantos 1
Dioscures, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Diotime 1, 2, 3, 4
Diotimos 1
Diphilos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Discorde : voir Éris 1
Domitien 1, 2, 3, 4
Dorcas 1
Dorion 1
Doris 1, 2, 3
Dosiadas 1, 2
Dracon 1, 2, 3
Drimylos 1
Dromon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Drosis 1
Dryopé, Dryops 1, 2
Dürer 1
Éaque 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
Échécrate 1
Échécratidès 1
Écho 1, 2, 3, 4, 5
Égée 1, 2, 3
Égisthe 1, 2, 3, 4, 5, 6
Égyptos 1, 2, 3, 4, 5
Eileithyia 1, 2
Ékhécratès 1
Ékhidna 1
Élatos 1, 2, 3
Électre 1, 2, 3, 4
Élenxiclès 1
Élien 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Empédocle 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Empousa 1
Endymion 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
Énée 1, 2, 3, 4, 5, 6
Énipée 1, 2
Ényalios 1, 2, 3
Éole 1, 2, 3
Éole fils d’Hellen 1
Éole fils d’Hippotès 1
Éos 1, 2
Éosphoros 1
Épaphos 1, 2
Épéios 1, 2
Éphialte 1, 2, 3
Épicharme 1
Épictète 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Épicure 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44
Épiménide 1, 2
Épiméthée 1, 2
Épiouros 1, 2
Épistémon 1
Érasikleia 1
Ératosthène 1
Érechthée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Érichthonios 1, 2, 3
Érigoné 1, 2, 3, 4, 5
Érinyes, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Ériphyle 1, 2, 3, 4
Éris, la Discorde 1, 2
Éros 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23
Érostrate 1
Eschine de Sphettos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23
Eschyle 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31
Esculape : voir Asclépios 1
Ésope 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Étéocle 1
Étéoclès 1
Eubatidès 1
Eubiotos 1, 2, 3, 4
Euboulidès 1
Euboulos 1
Euclide 1, 2, 3
Eucratès (Eucrate) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59
Eucratès du Pirée 1, 2
Eucratidès 1
Eucritos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Euctémon 1
Eudamidas de Corinthe 1, 2, 3, 4, 5
Eudémos 1, 2, 3, 4, 5
Eumée 1
Eumélos 1
Eumène 1
Eumolpe (Eumolpos) 1, 2, 3, 4
Eumolpides, les 1
Eunape 1
Eunomios 1
Eunomos de Locride 1, 2
Eupator 1
Euphorbe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Euphorion de Chalcis 1, 2
Euphranor 1, 2, 3, 4, 5
Eupolis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Euripide 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99,
100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110
Europe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Euryale : voir Gorgones 1, 2
Eurybatès, les 1
Eurydice 1, 2, 3, 4
Eurysthée 1, 2, 3, 4, 5, 6
Euryté 1
Eurytos 1
Eusèbe-Jérôme 1, 2
Euthydémos 1, 2, 3, 4, 5
Euthydicos de Chalcis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Évagoras 1
Évangélos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Exadios 1
Exékestidès 1
Favorinos d’Arles 1, 2, 3, 4, 5, 6
Fénelon 1, 2, 3
Fielding 1
Flavius Josèphe 1, 2
Fontenelle 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Fortune, la 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
France, Anatole 1
Frédéric II 1, 2
Fronton 1
Gaïa 1, 2, 3, 4, 5
Gaïos 1
Galatée 1, 2, 3, 4
Galéné 1
Galien 1, 2, 3, 4, 5
Ganymède 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Géants, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Gélon de Syracuse 1, 2
Génétyllides, les 1, 2
Génétyllis 1
Géryon 1, 2, 3, 4, 5
Glauco, dieu marin 1
Glaucos de Carystos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Glaucos, fils de Minos 1
Glauké 1, 2, 3
Glaukias 1, 2, 3, 4, 5
Glycéra 1, 2, 3
Glycon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Gnathon 1
Gnathonidès 1, 2, 3
Gniphon 1, 2, 3, 4, 5, 6
Gnouros 1
Goaisos 1, 2
Gobarès 1
Gorgias 1, 2, 3, 4, 5
Gorgona 1, 2, 3
Gorgones, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Gorgos d’Oinoé 1, 2, 3
Gosithras 1
Grâces, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Grammis 1
Gygès 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Gylippe 1
Gyndanès 1, 2, 3, 4
Habrotonon 1, 2
Hadad 1, 2
Hadès 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Hadrien 1, 2
Haemos 1
Halirrhothios 1
Hannibal 1, 2
Harmodios 1, 2, 3
Harmonidès 1, 2, 3, 4, 5, 6
Harmonie 1, 2
Harpagon 1
Harpies, les 1, 2, 3
Hasdrubal 1
Hébé 1, 2, 3, 4
Hécate 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Hector 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Hécube 1, 2, 3, 4
Hégésias 1, 2, 3
Hélène 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47
Héliodore 1
Hélios 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Hellanicos de Lesbos 1, 2, 3
Hellé 1, 2, 3, 4
Hellen 1, 2
Hémithéon 1, 2
Héphaïstos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35
Héphestion 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Héra 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57
Héraclès (Ogmios) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29,
30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62,
63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95,
96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121,
122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135
Héraclides, les 1, 2
Héraclite 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Héramithrès 1
Hermagoras 1, 2
Hermaphrodite 1, 2, 3
Hermeias 1
Hermès 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64
Herminos 1, 2
Hermoclès 1
Hermodore 1, 2
Hermolaos 1, 2
Hermon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Hermotimos de Clazomène 1
Hermotimos, armateur 1, 2, 3, 4
Hermotimos, philosophe 1
Hérode Atticus 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Hérodicos 1, 2
Hérodote 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65,
66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98,
99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123,
124, 125, 126, 127, 128
Héron 1, 2
Hérondas 1
Hérophilos 1
Hésiode 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94
Hespérides, les 1
Hestia 1, 2, 3
Hétoimoclès 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Heures, les 1, 2, 3
Hiéron 1
Hiéronymos de Cardia 1, 2, 3, 4
Himéraios 1, 2
Hipparchos, habitant d’Hypata 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Hipparque, tyran 1, 2, 3
Hippias 1
Hippias d’Élis 1, 2, 3, 4, 5
Hippias, architecte 1, 2, 3, 4
Hippias, tyran athénien 1
Hippocléidès 1
Hippocrate 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Hippodamie 1, 2, 3
Hippolyte 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Hippolyté, reine des Amazones 1, 2, 3
Hippomène 1
Hipponax 1, 2, 3
Hipponicos 1
Hippotès 1
Histiaios 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Homère 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99,
100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124,
125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 149,
150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 174,
175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 194, 195, 196, 197, 198, 199,
200, 201, 202, 203, 204, 205, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 212, 213, 214, 215, 216, 217, 218, 219, 220, 221, 222, 223, 224,
225, 226, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 236, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 248, 249,
250, 251, 252, 253, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 269
Homérides, les 1, 2
Honoratos 1
Horace 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Horus 1
Hunain ibn Ishaq 1
Hyacinthe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Hydre de Lerne 1, 2
Hygieia 1, 2, 3
Hygin 1, 2, 3, 4, 5, 6
Hylas 1, 2, 3
Hymnis 1
Hyperbolos 1
Hypéride 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Hypermnestre 1, 2
Hypsicratès d’Amisos 1
Hypsipylé 1
Hyspasinès 1, 2
Iacchos 1, 2
Iamboulos 1
Iasion 1
Icare 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Icarios 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Icaroménippe : voir Ménippe 1, 2, 3
Idoménée 1, 2, 3, 4, 5, 6
Ikkos 1, 2
Ilithye 1
Inachos 1, 2
Indopatrès 1
Ino 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Io 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Ioessa 1
Iolaos 1, 2, 3, 4
Ioléos 1
Ion 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Iophon 1
Iphianassa 1
Iphiclès 1
Iphiclos de Phylaké 1
Iphigénie 1, 2, 3
Iphitos 1
Iris 1, 2, 3, 4
Iros 1, 2, 3, 4
Isée 1
Isidore de Charax 1, 2
Isidotos 1
Isis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Isménias 1, 2
Isménodora 1
Isménodoros 1, 2
Isocrate 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Isodémos 1
Itylos 1
Itys 1, 2, 3
Ixion 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Jamblique 1, 2, 3
Japet 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Jason 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Jésus 1
Jocaste 1
Jupiter 1
Juvénal 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Kaineus (Kainis, Cénée, Cénis) 1, 2, 3, 4
Kamnaskirès 1
Katrarios, Jean 1
Kédalion 1, 2
Kéléos 1
Képhée 1, 2, 3, 4, 5, 6
Kepler, Johannes 1, 2
Kerkyon 1
Kéryces, les 1
Khélidonion : voir Chélidonion 1
Khénidas 1
Kinyras 1, 2, 3, 4, 5, 6
Kléainétos 1
Kokhlis 1
Koré 1, 2
Kotyto 1, 2
Krokalé 1, 2, 3, 4
Kydias 1
Kydimakhé 1
Kydimakos 1
Kymbalion 1, 2
Kynaithos 1, 2, 3
Kyniscos 1, 2
Kypsèle 1, 2
Kyrrané 1
La Bruyère, Jean de 1
Labdacos 1
Lachès 1
Lachès de Colyttos, magistrat 1, 2
Lachésis (Lakhésis) : voir Moires 1, 2
Laërte 1, 2
Lagos 1, 2, 3
Laïos 1, 2
Laïs 1
Lakydès 1, 2
Lamia 1, 2
Lampichos 1
Lampis 1, 2
Lamprias 1, 2, 3, 4, 5, 6
Lamproclès 1
Laodamie 1, 2, 3, 4
Laomédon 1, 2, 3, 4
Lapithes, les 1
Léaina 1
Léarkhos 1, 2
Léda 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Lékythion 1, 2, 3, 4
Léodamas de Rhodes 1
Léogoras 1
Léon de Byzance 1, 2, 3
Léonidas 1, 2, 3
Léontikhos 1, 2, 3, 4, 5
Léosthène 1
Léotrophidès 1
Lépidus 1, 2
Lesbia 1, 2
Lesbonax 1
Léto 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Leucanor 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Leucothéa 1, 2
Lexiphanès 1
Libanios 1, 2, 3, 4, 5
Lokhéia 1, 2
Longin 1, 2
Longus 1, 2
Lonkhatès 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Lotophages, les 1, 2
Loukios 1, 2, 3, 4
Loxias 1, 2, 3
Lucain 1
Lucius de Patras 1
Lucius Verus 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22
Lucrèce 1, 2, 3, 4
Lucullus 1
Lune : voir Séléné 1
Lycambès 1, 2
Lycaon 1, 2, 3
Lycomède 1, 2
Lycophron 1
Lycos 1
Lycurgue, législateur de Sparte 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Lycurgue, orateur athénien 1, 2, 3, 4
Lycurgue, roi de Némée 1
Lycurgue, roi de Thrace 1, 2, 3
Lydé 1, 2
Lykaina 1
Lykinos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Lyncée 1, 2, 3, 4, 5, 6
Lyra 1, 2
Lysias 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Lysimaque 1, 2, 3, 4, 5, 6
Lysippe 1, 2, 3
Lyson 1, 2
Machaon 1, 2
Macrobe 1, 2
Maera 1, 2
Magidion 1
Maïa 1, 2, 3, 4, 5
Maïandrios 1, 2
Makentès 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Makhlyes 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Malchion 1, 2, 3
Malthaké 1
Mandroboulos 1
Mansacas 1, 2, 3
Mantegna, Andrea 1
Marc Aurèle 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23
Margitès 1, 2, 3
Mariantas 1
Marsyas 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Martial 1
Massinissa 1
Mastira 1, 2, 3
Mataiogénès 1
Matthieu, saint 1, 2
Mausole 1, 2
Mazaia 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Médée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Médios 1
Méduse 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
; voir aussi Gorgones 1
Mégabyze 1
Mégaclès 1, 2
Mégalonymos 1, 2, 3
Mégapenthès 1
Mégapolé 1
Mégara 1
Mégère : voir Érinyes 1
Mégilla de Lesbos 1, 2, 3, 4
Mégillos de Corinthe, athlète 1, 2
Meidias, démagogue 1
Mélampous 1
Mélanthos 1
Méléagre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Mélésigénès 1
Mélétidès 1
Mélétos 1, 2, 3, 4, 5, 6
Mélicerte 1, 2, 3, 4
Mélissos 1
Mélitta 1
Melpomène 1
Melquart 1
Memnon 1, 2, 3, 4, 5, 6
Mèn 1, 2
Ménades, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Ménandre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Ménécée 1, 2
Ménéclès 1
Ménécratès 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Ménélas 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Ménéxène 1
Ménippe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28
Mentor 1, 2
Mérion 1, 2, 3
Métiochos 1, 2, 3
Métrodore de Lampsaque 1, 2, 3, 4
Micylle 1, 2
Midas, esclave 1, 2, 3, 4, 5, 6
Midas, roi de Phrygie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Midias 1
Milon de Crotone 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Miltiade 1, 2, 3
Minos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38
Minotaure, le 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Minucius Felix 1
Mithra 1, 2, 3
Mithridate 1, 2, 3
Mithrobarzanès 1, 2, 3, 4
Mnaskirès : voir Kamnaskirès 1
Mnason 1
Mnémosyne 1, 2
Mnésarkhos 1, 2, 3, 4
Mnésippos 1
Mnésithéos 1, 2, 3
Moires, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45
Moïrichos 1, 2, 3, 4
Momos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
More, Thomas 1, 2, 3, 4, 5, 6
Mormo 1, 2
Mort 1, 2, 3
Moschos 1, 2, 3
Moskhion 1
Mousarion 1
Muia (Mouche), fille de Pythagore 1
Musée 1
Muses, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35, 36, 37, 38, 39
Musonius 1, 2
Myrlion 1
Myron 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Myropnous 1, 2
Myrrha 1
Myrtalé 1
Myrtilos 1, 2
Myrtion 1, 2
Myrto 1, 2
Narcisse 1, 2, 3, 4, 5
Nauplios 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Nausicaa 1, 2, 3
Néanthos (Néanthe) 1, 2, 3
Néarque 1
Nébris 1, 2
Nékysie 1
Néleus 1, 2
Némésis 1, 2, 3, 4, 5
Néoboulé 1
Néoptolème 1, 2, 3, 4, 5
Néphélé 1, 2, 3, 4
Nérée 1, 2, 3, 4, 5
Néréides, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Néron 1, 2, 3, 4, 5
Nésiotès 1, 2, 3, 4
Nessos 1, 2, 3, 4, 5
Nestor 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Nestor le stoïcien 1
Nicandre 1, 2, 3, 4, 5
Nicias, général athénien 1, 2, 3, 4
Nicolas 1
Nicostratos 1
Nigrinos 1
Ninos 1, 2
Niobé 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Nirée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Nisos 1, 2, 3
Nonnos de Panopolis 1, 2, 3, 4, 5
Notos 1, 2, 3, 4
Numa Pompilius 1, 2, 3, 4
Nyx 1
Océan 1
Océanide 1, 2
Octavie 1
Ocypous 1
Odyssée 1
Œagre 1, 2, 3
Œbalos 1
Œdipe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Œnée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Œnomaos 1, 2
Œnone 1
Œnopion 1
Ogmios : voir Héraclès 1
Ogygès 1, 2
Oïlée 1, 2
Oïnopion 1
Okellos 1, 2
Olympias 1, 2, 3
Olympiens 1, 2, 3, 4
Olympos 1, 2
Omphale 1, 2, 3, 4, 5
Onésicrite 1, 2, 3
Onomacritos 1
Onomarchos 1
Ophion 1
Oppien 1, 2
Oreste 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34
Orion 1, 2, 3, 4, 5
Orithye 1, 2
Oroïtès 1, 2, 3, 4
Orondoikidès 1
Oros 1
Orphée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34
Osiris 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Osroès 1, 2, 3
Othryadès 1, 2, 3, 4, 5, 6
Otos 1, 2, 3
Ouranos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Ovide 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
67, 68, 69
Oxyartès 1
Pacaté 1
Paetos 1
Pagis 1
Palaistra 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
Palamède 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Palémon 1
Palinure 1
Pallas : voir Athéna 1
Pamménès 1, 2
Pamphilos 1, 2
Pan 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Pancratès 1, 2, 3, 4, 5
Pandion 1, 2, 3, 4, 5
Pandionide 1, 2, 3
Pandora 1, 2
Pannychis 1
Panopé 1
Panthéia 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Panthous 1, 2, 3
Pâris 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Parménion 1, 2, 3, 4, 5, 6
Parménon 1, 2, 3, 4, 5
Parrhasios 1, 2, 3, 4
Parrhésiadès 1, 2
Parthénios de Nicée 1, 2, 3
Parthénis 1
Parthénope 1, 2
Parysatis 1
Pasion 1
Pasiphaé 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Passalos 1
Patrocle 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Paul Émile 1
Paul, saint 1
Pausanias 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25
Pauson 1, 2, 3
Pauvreté, la 1, 2
Péan 1
Pégase 1, 2, 3, 4
Peirithoüs : voir Pirithous 1
Pélée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Pélias 1, 2, 3, 4, 5
Pellikhos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Pélopéia 1
Pélopides, les 1, 2, 3, 4
Pélops 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Pénélope 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Penthée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Perdiccas 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Pérégrinos (Protée le Cynique) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Périandre 1, 2, 3, 4, 5, 6
Périclès 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
Périlaos 1, 2, 3
Périllos : voir Périlaos 1
Perrot d’Ablancourt, Nicolas 1, 2, 3
Persée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Perséphone 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Pétrarque 1
Phaéton 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Phalaris 1, 2, 3, 4, 5, 6
Phalès 1
Phanias 1, 2
Phanomakhos 1
Phantasion 1
Phaon de Chios 1, 2, 3, 4, 5
Phèdre de Myrrhinunte 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Phèdre, épouse de Thésée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Pheidon 1, 2, 3, 4, 5, 6
Phémios 1
Phénix 1, 2, 3
Phénix, éducateur d’Achille 1
Phérécidès le Syrien 1
Phérécyde d’Athènes 1
Phidias 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32
Phidippidès 1
Philagros 1
Philainis 1
Philébos 1
Philémation 1, 2, 3, 4
Philémon 1, 2
Philétairos 1
Philiadès 1
Philinna 1
Philinos 1, 2
Philippe de Macédoine 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36
Philippidès 1
Philoclès 1, 2
Philoclès, neveu d’Eschyle 1
Philocratès 1, 2
Philoctète 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Philolaos 1, 2
Philomèle 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Philon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Philonidès 1
Philostrate 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Philostratos 1
Philoxène de Cythère 1, 2, 3, 4
Philyra 1
Phinée 1, 2, 3, 4, 5
Phocion 1, 2, 3, 4, 5
Phoibis 1, 2
Phoibos 1, 2, 3
Pholos 1, 2, 3, 4, 5
Photius 1, 2, 3, 4, 5
Phrixos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Phrontis 1
Phryné 1, 2, 3
Phrynon 1
Phrynondas, les 1
Phyllis 1
Pindare 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31
Pirithous (Peirithoüs) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Pisistrate 1
Pittacos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Pityocamptès 1, 2, 3, 4, 5
Pitys 1, 2
Platon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99,
100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124,
125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 149,
150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 174,
175, 176, 177, 178, 179, 180, 181
Plaute 1, 2
Pléiades, les 1
Pléioné 1
Pline 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Plisthénès 1
Ploutoclès 1
Plutarque 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65,
66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86
Pluton 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
Plutus 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Podalire (Podaleiros) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Podarkès 1
Poeanthe 1
Polémon de Laodicée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Pollux de Naucratis 1
Pollux, Dioscure 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Pollux, favori d’Hérode Atticus 1, 2, 3, 4
Polos, acteur 1, 2, 3, 4, 5
Polos, sophiste 1, 2, 3, 4
Polybe 1, 2
Polybios 1, 2
Polyclète 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Polycrate 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Polydamas 1, 2, 3, 4, 5, 6
Polydectès 1
Polydeukès : voir Pollux de Naucratis 1
Polyeidos : voir Polyidos 1
Polygnote 1, 2, 3, 4, 5
Polyidos (Polyeidos) 1, 2, 3
Polymnie 1, 2, 3, 4
Polynice 1, 2, 3, 4
Polyphème 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Polyprépon 1
Polystratos 1, 2, 3, 4, 5
Polyxène 1, 2
Pomponius Atticus 1
Pomponius Méla 1
Porphyre 1, 2, 3, 4, 5
Porus 1, 2, 3
Poséidon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51
Poséidonios d’Apamée 1
Potamon 1
Potheinos 1, 2, 3
Praxias de Chios 1
Praxitée 1
Praxitèle 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Priam 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Priape 1, 2, 3
Priscus 1, 2
Procné 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Prodicos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Prodromos, Théodoros 1
Proétos (Proïtos) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Prométhée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35
Pronoia 1
Protagoras 1
Protarque 1
Protée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Protée le Cynique : voir Pérégrinos 1
Protésilas 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Proxénidas 1, 2
Proxénos 1
Prusias de Bithynie 1
Pseudo-Phocyclide 1
Pseudo-Plutarque 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Ptah 1
Ptoiodoros 1, 2, 3, 4
Ptolémée XII Aulète « Dionysos » 1, 2
Ptolémée XIII 1
Ptolémée II Philadelphe 1, 2, 3
Ptolémée IV Philopator 1
Ptolémée Ier Sôter 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
Ptolémées, les 1, 2
Pylade 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
Pyrallis 1, 2, 3, 4
Pyrrha 1, 2, 3
Pyrrhias 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Pyrrhon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Pyrrhus 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Pythagoras, athlète 1
Pythagore 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65,
66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80
Pythéas 1, 2, 3, 4
Pythias 1
Pythie, la 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Pythô 1
Pythô ou Python (serpent) 1, 2, 3
Python 1, 2, 3, 4
Python de Byzance 1, 2, 3, 4
Python, jeune homme 1
Quinte Curce 1
Quintilien 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Quintillus 1, 2
Rabelais 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Racine 1
Régilla 1, 2
Rhadamanthe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Rhéa 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29
Rhodocharès 1, 2
Rhodope 1, 2
Romulus 1, 2
Rousseau, Jean-Jacques 1
Roxane 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Rufinus de Chypre 1
Rutilianus 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Rutillia 1
Sabazios 1, 2, 3
Sabinos 1, 2, 3, 4
Sakerdos 1, 2, 3
Salaithos 1, 2
Salmonée 1, 2
Samippe (Samippos) 1, 2
Sappho 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Sardanapale 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Sarpédon 1, 2
Saturne 1, 2, 3
Saturninus 1, 2
Satyres, les 1, 2, 3
Satyrion 1
Satyros 1, 2, 3
Schoineus 1
Scipion 1
Scipion Émilien 1, 2
Scopas 1
Scopélien de Clazomènes 1
Scylla 1, 2
Scythes, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65,
66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76
Séléné 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Séleucos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Sémélé 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Sémiramis 1, 2, 3, 4, 5, 6
Sémonide 1, 2
Sénèque 1, 2, 3, 4
Sénèque le Rhéteur 1, 2
Septime Sévère 1
Serenus Sammonicus 1
Servius Tullius 1
Seth 1
Severianus 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Sextus 1, 2, 3
Sibylle, la 1, 2, 3, 4
Silène 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Simiché 1, 2, 3, 4
Simon le parasite 1, 2
Simon, nouveau riche 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Simonide de Céos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Simylos 1, 2, 3, 4
Sinatroukès 1
Sinis 1
Sirènes, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Sirius 1, 2
Sisinnès 1, 2, 3, 4
Sisyphe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Skeiron : voir Skiron 1
Skintharos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Skiron 1, 2, 3
Skylla 1, 2, 3
Socrate 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
67, 68, 69, 70, 71
Socrate de Mopse 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Soleil : voir Hélios 1
Solon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32
Sophocle 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33
Sophronicos 1
Sopolis 1, 2, 3, 4, 5
Sosandra 1, 2, 3, 4
Sostratos d’Athènes 1
Sostratos de Béotie 1
Sostratos de Cnide 1, 2, 3
Sostratos, brigand 1, 2, 3
Sostratos, élève de Cléodémos 1
Sosylos 1
Sperkhis (ou Sperthiès) 1, 2, 3
Speusippe 1
Squélétion de Nékysie 1, 2
Statinos 1
Stentor 1
Stésichore 1, 2, 3, 4, 5
Sthénébée 1, 2, 3
Sthéno 1, 2
; voir aussi Gorgones 1
Stobée 1, 2
Strabon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Stratonice 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Strombikhos 1
Strophios 1
Strouthias 1, 2
Suétone 1, 2
Sylla 1, 2, 3, 4
Syros 1, 2, 3, 4, 5
Tacite 1, 2, 3, 4, 5
Talos 1, 2, 3, 4, 5
Tantale 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24
Taraxion 1
Tarquin 1, 2
Télamon 1, 2
Télégonos 1, 2
Télémaque 1, 2
Télémos 1, 2
Télèphe 1, 2, 3, 4, 5
Télésilla 1, 2
Tellos d’Athènes 1, 2, 3, 4
Térée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Térence 1, 2
Térès 1
Terméros 1, 2
Terpsichore 1
Terpsion 1
Terre 1, 2
Téthys 1, 2
Teucros 1, 2, 3, 4
Thaïs 1
Thalassopotès 1
Thalès de Milet 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Thamyris 1, 2, 3
Thargélie 1, 2
Théagène (Théagénès) de Thasos, athlète 1, 2, 3
Théagénès, philosophe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Théano 1, 2, 3, 4, 5
Théia 1
Thémis 1, 2
Thémistocle 1, 2, 3, 4, 5, 6
Théocrite 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Théodore 1
Théodore de Samos 1
Théodotas 1, 2, 3, 4, 5
Théogéiton 1
Théognis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Théomnestos 1, 2
Théon 1, 2
Théophraste 1, 2
Théopompe 1, 2, 3, 4
Théoxène 1
Théramène 1, 2, 3
Thériclès 1
Thersagoras 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Thersite 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Thésée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34
Thesmopolis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Thespias 1
Thespis 1
Thestis 1
Thétis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
Thoas 1, 2
Thoon 1
Thoucritos 1, 2, 3, 4, 5
Thrason 1, 2
Thrasyclès 1, 2
Thrasymaque 1
Thriambos 1
Thucydide 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55
Thyeste 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Tibère 1, 2
Tibios 1, 2, 3, 4, 5, 6
Tigrane 1, 2, 3
Tigrapatès 1
Tilloboros 1, 2
Timarque 1, 2, 3, 4, 5
Timée de Tauroménion 1, 2, 3, 4
Timoclès, ami de Lucien 1, 2, 3, 4, 5
Timoclès, stoïcien 1
Timocratès d’Héraclée 1, 2, 3, 4, 5
Timolaos 1
Timon d’Athènes 1, 2, 3, 4
Timothée de Milet 1
Timothée de Thèbes 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Tiraios 1, 2
Tirésias 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Tiridatas 1
Tisias 1, 2, 3, 4
Tisiphone : voir Érinyes 1
Titanios 1
Titans, les 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Tite-Live 1
Tithon 1, 2, 3
Titianus 1
Titormos 1, 2
Tityos 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Tomyris 1, 2
Toxaris le Scythe 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Trajan 1, 2
Triptolème 1, 2, 3
Triton 1, 2
Tritonide, la : voir Athéna 1
Trophonios 1, 2, 3
Trygée 1
Tryphaina 1
Tydée 1
Tykhiadès 1, 2, 3, 4
Tyndare 1, 2
Tyrannion 1
Tyro 1, 2, 3, 4
Tyrtée 1
Ulysse 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33,
34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66,
67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83
Valère Maxime 1, 2
Vespasien 1, 2, 3, 4
Vesta 1
Virgile 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Vitruve 1
Vologèse 1, 2, 3
Voltaire 1, 2, 3, 4, 5
Xanthias 1, 2, 3
Xanthippe 1, 2
Xanthos 1
Xénocrate 1, 2, 3
Xénophanès 1, 2
Xénophilos 1, 2
Xénophon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29
Xerxès 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Zalmoxis (Zamolxis) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Zarathoustra 1
Zénobios 1
Zénodote 1, 2
Zénon de Kittion 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Zénophantos 1
Zénothémis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35, 36, 37
Zéphyr 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Zéthos 1
Zeus 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34,
35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67,
68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99,
100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124,
125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 149,
150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 174,
175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 194, 195, 196, 197, 198, 199,
200, 201, 202, 203, 204, 205, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 212, 213, 214, 215, 216, 217, 218, 219, 220, 221, 222, 223, 224,
225, 226, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 234, 235, 236, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 246, 247, 248, 249,
250, 251, 252, 253, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 272, 273, 274,
275, 276, 277, 278, 279, 280, 281, 282, 283, 284, 285, 286, 287, 288, 289, 290, 291, 292, 293, 294, 295, 296, 297, 298, 299,
300, 301, 302, 303, 304, 305, 306, 307, 308, 309
Zeus Ammon 1
Zeuxis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Zoïlos 1
Zopyre 1, 2, 3
Zopyrion 1, 2
Zoroastre 1

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