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ÉCRIRE : DES BELLES LETTRES À LA LITTÉRATURE

OUVERTURE
Nous sommes à Paris dans un hôtel luxueux de la rue Saint-Honoré. On reconnaît aux murs
les tableaux des peintres français à la mode : Chardin, Greuze, Van Loo, Vernet. Une soixantaine de
personnes sont assises autour de Mme Geoffrin. Nous sommes en effet en 1755 chez cette riche
bourgeoise, propriétaire d'une bonne partie de la compagnie des glaces de Saint-Gobain, qui sait
attirer chez elle artistes, écrivains et mondains. Ils se pressent, ce soir-là, pour un événement, la
lecture de L'Orphelin de la Chine de Voltaire. Installé à Genève, le maître des lettres et de la
philosophie est présent sous la forme d’un buste. Mlle Clairon et Lekain, les deux acteurs qui vont
créer la tragédie à la Comédie-Française, sont installés devant le buste. Lekain est en train de lire,
face à la maîtresse de maison et à ses hôtes d'honneur, et d'abord Stanislas Poniatowski, futur roi de
Pologne. D'Alembert semble attentif, mais des apartés s'esquissent, Buffon discute avec Réaumur,
Diderot avec Turgot, Rousseau parle également avec son voisin. Ils sont tous là, les représentants
du parti encyclopédique que Mme Geoffrin soutient. Tous là, sur une toile, actuellement au musée
de Rouen, doublement intéressante.
D'une part, elle met en scène l'alliance de la littérature et de la mondanité. L'Orphelin de la
Chine raconte les violences de Gengis Khan qui s'est rendu maître de la Chine et s'acharne contre la
famille de l'empereur. Survit un enfant, héritier de la dynastie. L'amour et la raison finissent par
l'emporter. Gengis Khan renonce à la vengeance et déclare à ceux qui ont su le convertir: « Je fus
un conquérant, vous m'avez fait un roi. » Tel est l'idéal moral et politique des Lumières. L'Orphelin
de la Chine est une tragédie, un des grands genres dans la hiérarchie poétique. Elle est honorée par
une lecture publique dans un cercle choisi. La royauté littéraire de Voltaire ne semble pas pouvoir
être contestée. Une élite intellectuelle et sociale communie dans l'admiration et dans l'espoir.
Admiration pour les alexandrins de la tragédie, espoir dans une politique éclairée. L'atmosphère du
salon avec son tapis épais est calfeutrée. Une porte entrouverte, un rideau qui s'écarte devant une
fenêtre laissent supposer un monde extérieur. Mais on reste entre soi. La pièce est encore
manuscrite, son premier public reste particulièrement restreint. Elle sera ensuite représentée pour un
public plus large, puis imprimée et répandue à travers l'Europe. Quel rapport s'établit entre la
circulation du manuscrit et la diffusion de l'imprimé, entre un public fermé, élitiste et un public
anonyme, lointain au double sens, géographique et social ? Entre un cercle de privilégiés et une
opinion qui tend à se confondre avec la nation ?
Par ailleurs, cette toile réunit idéalement les célébrités du temps, qui ne se sont sans doute
jamais trouvées toutes ensemble, Le peintre rouennais Anicet Charles Gabriel Lemonnier n'avait
que douze ans en 1755. Élève de Vien, condisciple de David, il a exécuté la peinture en 1812,
rassemblant a posteriori une forme de Panthéon du XVIIIe siècle, alors que se multiplient les
publications de Mémoires sur le siècle achevé. Quelques années plus tôt, l'Institut a déchaîné les
passions, en mettant au concours le tableau de la littérature du XVIIIe siècle. Il y a deux manières de
tracer un tel tableau, note Benjamin Constant, qui a songé à concourir : dresser une nomenclature
des auteurs, ou bien comprendre quels ont été l’esprit et la tendance du siècle. Le peintre Lemonnier
a choisi la nomenclature et on peut s'amuser à mettre un nom sur chaque visage. Mais il esquisse
aussi une interprétation de la philosophie des Lumières dans ses liens avec la mondanité
aristocratique et financière: les élites sociales et intellectuelles se réuniraient pour réformer la vieille
monarchie.

Michel DELON, La littérature française : dynamique et histoire, II.


Paris, Gallimard (coll. Folio Essais, 496), 2007.

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