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De Troie à Byzance
VIIIe siècle avant J.-C. – XVe siècle après J.-C.
Textes choisis, présentés et annotés par Laurence Plazenet
Traductions par Emmanuèle Blanc
TRADUCTION NOUVELLE
Gallimard
PRÉFACE
Oublier Homère
« They only talk of forgetting them who never knew
them. »
(« Seuls parlent de les oublier ceux qi ne les ont jamais
connus. »)
HENRY D. THOREAU,
Walden (1854)
image : les auteurs derniers venus sont des nains, mais, juchés
sur les épaules des géants que sont les auteurs de l’Antiquité,
ils peuvent voir plus loin que ceux-ci. Les Modernes
entendirent rompre avec cette allégeance. Il n’est pas
question, ici, de scruter une polémique complexe, mais de
relever deux inflexions durables qu’elle imprima à la vision de
la littérature grecque en France.
La première fut que, soulignant brutalement que l’Antiquité
appartenait à un temps uniment révolu, qu’elle était du passé,
elle rompit l’uchronie dans laquelle ses contemporains
vivaient, non qu’ils confondissent les époques, mais dans la
mesure où ils circulaient librement de l’une à l’autre, sans le
sentiment d’un hiatus. Les clés et les anachronismes
fondateurs du roman baroque, gages de cette double
ambulation, disparaissent, en effet, des textes qui évoquent
l’Antiquité. Les auteurs ultérieurs, fissent-ils preuve de
maladresses, entendent désormais brosser des fresques
exactes. Ils veulent reconstituer en soi le monde antique. À
cette date s’instaure une « expérience moderne du passé »
(Chantal Grell). Paru en 1788, Le Voyage en Grèce du jeune
Anacharsis de l’abbé Barthélemy fut un extraordinaire succès
de librairie. Il illustre ce renversement de façon exemplaire.
L’œuvre ne se réclame plus, d’abord, du roman, comme Le
Grand Cyrus, mais du récit de voyage. Elle est accompagnée,
d’ailleurs, d’un bel atlas de trente-deux planches. L’aveu de la
fiction disparaît au bénéfice d’une relation qui prétend à
l’authenticité. Sous couvert de raconter le périple d’un jeune
Scythe qui, au IVe siècle avant J.-C., se rend en Grèce pour
s’instruire, l’abbé Barthélemy compose une véritable
périégèse, rappelant le modèle de Pausanias ou les enquêtes
d’Hérodote. La pérégrination géographique se double, au gré
des rencontres du voyageur, d’une histoire de la Grèce, où les
grands hommes de la période (Épaminondas, Phocion, Platon,
Aristote, Démosthène, Xénophon, etc.) sont dûment mis en
scène. Numismate accompli, érudit chevronné, l’abbé
Barthélemy élabore un véritable Itinéraire historico-politique
de la Grèce. La confrontation entre Le Voyage du jeune
Anacharsis et Les Aventures de Télémaque, puisque les deux
ouvrages répondent l’un et l’autre à une visée didactique,
montre quelle transformation s’est opérée en un siècle. La
Grèce légendaire d’Homère l’a cédé à une Grèce historique.
Fénelon utilisait le dépaysement géographique et temporel de
ses protagonistes pour formuler, sous le masque, une satire
politique. L’abbé Barthélemy propose, quant à lui, un modèle :
le terme du périple d’Anacharsis est Athènes, objet d’une
admiration éperdue du jeune homme et point focal de son
voyage. Une fois parvenu à Athènes, il s’y fixe et ne résout
d’en partir, épouvanté, qu’au moment où le pays s’apprête à
être « asservi » par Philippe de Macédoine. Anacharsis
retourne alors en Scythie, « dépouillé des préjugés » qu’il
avait entretenus à l’égard de cette nation rude : il comprend
désormais que c’est en réalité « un peuple qui ne connaît que
les biens de la nature ». Le terme est lourd d’implications à
peine dix ans après la mort de Rousseau. Le Voyage, de toute
évidence, est une fable politique et morale.
À la même date, André Chénier, habile helléniste, qui
composa des épigrammes en grec, s’exclame dans son poème
« L’Invention » (1787) : « Sur des pensers nouveaux, faisons
des vers antiques ». Formellement, il ne se propose rien de
moins qu’une parfaite reproduction de l’exemple antique, un
véritable retour aux origines. C’est se situer aux antipodes de
Rabelais, de Ronsard ou de Barthélemy Aneau, soucieux d’une
« translation » de leurs sources grecques en français : leur
effort porte sur l’invention d’un ouvrage nouveau. Ils
pratiquent l’incorporation, l’innutrition. Ils butinent la
littérature grecque. Ils en font leur miel. Ils ne la copient pas.
Ils ne la ressuscitent pas, comme André Chénier, désormais, le
préconise. « Graecanisateur », selon un néologisme de
l’auteur du Quintil horatien, Rabelais procède par
« altération » : il rend autre son modèle. C’est la conscience
de l’écart accompli qui conduisait Racine à interroger, dans la
préface de Britannicus : « Que diraient Homère et Virgile, s’ils
lisaient ces vers ? Que dirait Sophocle, s’il voyait représenter
cette scène ? ». Le XVIIIe siècle, qui se passionne pour
l’archéologie et les vestiges de l’Antiquité, s’emploie au
contraire à des retrouvailles. Il veut ressusciter Rome et la
Grèce. S’il les réinvente en réalité, c’est à son insu.
La Querelle des Anciens et des Modernes détermina une
seconde évolution. Les Anciens, parce qu’ils se réclamaient de
l’Antiquité, furent accusés de manquer à la célébration du roi
et du royaume. L’inculpation est contestable, mais elle fit
prendre conscience que revendiquer le patronage des Muses
antiques accordait en effet une forme d’autonomie et
autorisait plus de libertés que le service d’un monarque
exigeant, dispensateur de prébendes et de faveurs. L’Antiquité,
ou l’inscription dans le passé, apparurent alors comme le lieu
d’un évitement possible, voire d’une résistance — Télémaque
recourt à cette stratégie du décalage émancipateur. Rome ou
la Grèce, de mondes autres, devinrent peu à peu des mondes
alternatifs, d’où scruter le présent selon une perspective
résolument critique, sinon à partir desquels en instruire le
procès. Les idéaux politiques d’Athènes excitèrent un nouvel
intérêt. Ils offraient un modèle démocratique radicalement
différent des pratiques de la monarchie absolue. La
démocratie athénienne, certes, ne joua pas un rôle aussi
puissant sur les esprits, au XVIIIe siècle, que la Rome
républicaine (quoique Saint-Simon écrive déjà dans ses
Mémoires que Louis XIV, confronté à la résistance de Port-
Royal, accusa le monastère et ses amis d’être des
« républicains »), mais elle participa de la contestation du
principe monarchique. Cent ans plus tard, la Révolution
française ne se conçut pas comme une aventure inédite et
hasardeuse, mais comme un retour à un idéal antique. La
IIIe République à son tour se rêva en restauration de la
République romaine, tandis que ses orateurs voulurent, tels de
nouveaux Démosthène, confier au Logos, Verbe et Raison tout
ensemble, le soin de cimenter l’unité nationale. Il y a encore
du marathonomaque en de Gaulle, quand, pendant quatre ans,
contre toute vraisemblance, il résista au nom de la France
contre le IIIe Reich.
Ce mouvement a profondément et durablement influencé
l’étude savante de la Grèce. Père fondateur, Homère y
conserva toujours une place de choix. Les poètes archaïques et
les Tragiques ne furent pas oubliés non plus : ils chantent les
héros et la cité. La Grèce de l’époque hellénistique, en
revanche, fascinée par le modèle monarchique oriental, la
Grèce de l’époque romaine, en proie à des guerres fratricides,
conquise et asservie par Rome, suscitèrent au XIXe siècle les
plus farouches critiques, avant de disparaître de
l’enseignement et du champ des études grecques. L’éloquence
virile du Ve siècle passa pour s’être mortellement abîmée dans
la virtuosité des exercices d’école et des panégyriques de la
Seconde Sophistique. Les Éthiopiques d’Héliodore furent
déjugées, d’autant qu’elles avaient soulevé l’enthousiasme des
romanciers de la première moitié du XVIIe siècle, eux-mêmes
réputés illisibles avec l’essor d’un roman dit d’analyse qui
pensait être né soudain de La Princesse de Clèves, comme
Minerve était sortie toute formée, et casquée, de la cuisse de
Jupiter. Des pans entiers de la littérature grecque (dont on
s’enchante de nouveau depuis vingt ans) furent sacrifiés,
jusqu’à Lucien, si prisé à la Renaissance. Plutarque seul,
parce que Jacques Amyot avait fait de ses Vies parallèles des
Vies des hommes illustres, transformant l’œuvre en ouvroir
potentiel de grands hommes, continua de faire l’objet d’une
admiration inentamée, quoique de plus en plus
condescendante. Ramené au rang de narrateur aimable, de
compilateur romanesque, leur auteur devint « le bon
Plutarque », ce sage qui ronronne, doucement confit parmi les
roses de Chéronée. Le foisonnement des Moralia disparut.
Seuls quelques traités trouvèrent encore des lecteurs. Les
orateurs « attiques », Lysias, Eschine, Isocrate, promus
symboles de sobriété classique, devinrent au contraire une
étape obligée de l’initiation du jeune helléniste, au détriment
de tous les auteurs réputés « asianistes », tardifs et fleuris. Les
travaux de l’allemand Joachim Johan Winckelman, définissant
dans l’art grec du Ve siècle un paradigme du beau absolu,
précipitèrent la condamnation de la littérature grecque
tardive, en même temps que l’émergence du néoclassicisme. À
partir du XVIIIe siècle, la Grèce à l’honneur cessa d’être celle
qui fascinait les XVIe et XVIIe siècles, remplacée par la Grèce de
l’époque classique, érigée en parangon de pureté esthétique et
morale. Non sans paradoxe deux modèles naguère
antagonistes se virent donc simultanément promus, au
XIXe siècle, en parangons du classicisme : la France du
LA MORT DE PATROCLE
[Patrocle est l’ami d’Achille, son alter ego. Lorsque Achille,
vexé d’avoir dû rendre au roi Agamemnon Briséis, la captive
qu’il avait reçue en tribut, ne participe plus aux combats
auprès des Achéens, Patrocle obtient au chant XVI de pouvoir
revêtir ses armes et d’aller à sa place combattre à la tête de
ses Myrmidons.]
(9)
Alors Hector laisse là les Danaens sans en frapper
aucun ;
Mais contre Patrocle, il pousse ses chevaux aux forts
sabots.
Quant à Patrocle, il saute à terre de son char,
Sa pique à la main gauche, il prend avec la droite
Une pierre, blanche et rugueuse, qu’il cache dans sa
paume,
Il la lance de toutes ses forces, sans s’éloigner du héros.
Son jet ne se perd pas, il atteint Cébrion,
C’est le cocher d’Hector, un bâtard du glorieux Priam ;
Il tenait les rênes du char. Il est touché au front
Par la pierre aiguë, qui brise les arcades sourcilières,
L’os ne résiste pas, les yeux tombent dans la poussière,
Devant lui, à ses pieds ; comme un plongeur, il tombe
Du char bien ouvragé ; et la vie abandonne ses os.
Alors, tu le raillas ainsi, Patrocle, bon cavalier :
« En voilà un homme agile ! Comme il saute facilement !
(10)
Il en rassasierait beaucoup, ce pêcheur d’huîtres là ,
S’il sautait ainsi du haut du navire, dans la mer
poissonneuse,
Et même par gros temps, à voir comme maintenant
Il saute facilement de son char dans la plaine !
Ah, vraiment ! Même à Troie on trouve de bons
sauteurs ! »
À ces mots, il s’élance sur le héros Cébrion,
Pareil au lion qui, attaquant une bergerie,
Est frappé à la poitrine et que sa vaillance va perdre.
Avec la même ardeur, Patrocle, tu bondis sur Cébrion.
Hector, de son côté, saute de son char à terre.
Tous deux autour de Cébrion luttent comme deux lions,
Qui tous deux affamés, et pleins d’une fière ardeur,
Au sommet d’un mont, pour une biche morte,
Rivalisent entre eux. Ainsi autour de Cébrion,
Ces maîtres du combat, Patrocle, fils de Ménoitios,
Et le glorieux Hector, brûlaient de s’entre-déchirer
Avec l’airain cruel. Hector a pris le corps par la tête
Et ne le lâche pas. Patrocle le tient par un pied,
Tous les autres alors, Troyens et Danaens,
Engagèrent entre eux une rude mêlée.
(11)
Comme l’Euros et le Notos se querellent l’un l’autre ,
Dans les gorges d’une montagne, pour ébranler les bois
profonds,
Fuseliers aux troncs élancés, chênes ou frênes,
Qui entrechoquent les uns contre les autres leurs longs
rameaux,
Dans le fracas prodigieux des branches qui se brisent,
Ainsi Troyens et Achéens se ruant les uns contre les autres
S’entre-déchiraient, et aucun ne songeait à l’odieuse fuite.
Autour de Cébrion, se fichaient bien des lances acérées,
Bien des flèches ailées, jaillies des cordes de leurs arcs ;
De grosses pierres heurtaient les boucliers
Des héros qui luttaient autour de lui. Et lui gisait
Dans un tourbillon de poussière, grand corps couché
De tout son long, bien loin du souci de son char.
Et tant que le soleil parcourt le haut du ciel,
Des deux côtés les traits portent, et les hommes tombent.
Mais quand il va vers l’heure où les bœufs sont déliés,
Alors les Achéens, se surpassant, devinrent les meilleurs.
Ils soustraient le héros Cébrion aux traits, aux cris des
Troyens,
De ses épaules, ils détachent les armes,
Tandis que Patrocle, plein de fureur se jette sur les
Troyens.
Par trois fois il s’élança, tel le rapide Arès,
Poussant des cris terribles, et trois fois il fit neuf victimes.
Mais quand, la quatrième fois, tu bondis comme un dieu,
Ce fut alors, Patrocle, le terme de tes jours.
(12)
Car Phoibos vint vers toi, terrible, à travers la rude
mêlée…
Patrocle ne voit pas qu’il arrive, au milieu du tumulte.
Phoibos avance, couvert d’une épaisse vapeur.
Il s’arrête derrière lui et, du plat de sa main,
Il lui frappe le dos, les larges épaules,
Les yeux de Patrocle chavirent, et Phoibos Apollon
Fait tomber son casque de sa tête ; il roule à terre,
Avec fracas, sous les pieds des chevaux, et le panache
Est tout souillé de poussière et de sang, ce panache
Aux beaux crins de cheval, qui n’aurait pu naguère
Être souillé de poussière, quand d’un héros divin,
Quand d’Achille, il protégeait la tête et le front charmants.
Mais maintenant voilà que Zeus le donne à Hector,
Pour qu’il le porte sur sa tête, avant l’heure si proche de sa
mort.
La longue pique de Patrocle tout entière se brise dans ses
mains,
La lourde pique coiffée d’airain ; et son haut bouclier,
Avec son baudrier, de ses épaules tombe à terre.
Le seigneur Apollon, le fils de Zeus, lui détache la
cuirasse.
Un trouble saisit ses esprits ; ses forces l’abandonnent,
(13)
Il s’arrête, éperdu. Alors un Dardanien , en
s’approchant,
Par-derrière, de sa lance aiguë vient le frapper,
Dans le dos, entre les épaules : c’est Euphorbe,
Le fils de Panthoos, qui l’emporte sur tous
À la pique, à la course, ainsi qu’au maniement des chars.
Il avait déjà renversé vingt guerriers au bas de leur char,
Le jour où il vint avec son attelage s’initier au combat.
C’est lui qui le premier, Patrocle, bon cavalier,
Lança un trait sur toi, mais sans te vaincre encore.
Car il s’enfuit en courant et se perd dans la foule,
Dès qu’il a arraché du corps la pique de frêne :
Il n’ose pas affronter Patrocle, même désarmé, en plein
carnage.
Et Patrocle, vaincu par le coup du dieu, et par le javelot
Se replie vers les siens pour échapper au trépas.
Mais quand il voit Patrocle, le héros au grand cœur
Blessé par le bronze aigu, rejoindre ses arrières,
Hector, coupant les rangs, se rapproche de lui.
De sa pique il le blesse au bas-ventre, poussant le bronze à
fond.
Patrocle tombe lourdement, et les Achéens sont en grand
deuil.
Comme on voit quelquefois un lion s’acharner
Sur un sanglier puissant : tous deux, pleins de superbe,
Sur la cime d’un mont sont là à batailler
Pour une maigre source où tous deux veulent boire ;
Le lion vainc sous sa force l’adversaire haletant,
Ainsi Patrocle, le vaillant fils de Ménoitios,
Par qui tant de guerriers connurent le trépas,
À son tour succomba. Il fut frappé de près
Par la lance d’Hector, le glorieux Priamide.
Hector exulte, et lui lance ces mots ailés :
« Peut-être pensais-tu, Patrocle, ravager notre ville,
Ravir leur liberté à nos femmes troyennes,
Les conduire, sur tes vaisseaux, aux rives de tes pères ?
Pauvre insensé ! Pour les sauver, ses chevaux rapides
Ont mené tout droit Hector au combat. Moi aussi
Avec ma pique, je me distingue des Troyens belliqueux,
Et j’écarte loin d’eux le jour de la servitude.
Quant à toi, ici même, les vautours te mangeront !
Ah ! Malheureux, tout valeureux qu’il soit, Achille
N’aura été pour toi d’aucun secours ; sans doute,
Quand tu partais sans lui, te disait-il souvent :
« Ne reviens pas, je te prie, vers nos vaisseaux creux,
Patrocle, bon meneur de cavales, avant d’avoir,
Sur sa poitrine ensanglantée, déchiré
La tunique d’Hector, le tueur de guerriers. »
Voilà ce qu’il disait, et tu le croyais, pauvre sot ! »
D’une voix faible, tu répondis, Patrocle, bon cavalier :
« Triomphe donc à ton aise, maintenant, Hector !
(14)
C’est à toi que Zeus le Cronide et Apollon,
Ont donné la victoire. Ils m’ont dompté sans peine !
De mes épaules, ils ont eux-mêmes détaché mes armes.
Des hommes tels que toi quand, à vingt, ils m’auraient
affronté,
Tous, ici même, auraient péri, terrassés par ma lance.
(15)
Mais moi, c’est le sort funeste, c’est le fils de Léto ,
Qui m’ont tué, puis Euphorbe, parmi les hommes.
Et toi, tu vins, en troisième, pour me dépouiller !
Mais je veux te dire autre chose, et souviens-t’en bien :
Tu n’as plus guère de temps à vivre, toi non plus.
Déjà tout près à tes côtés, voici la mort
Et l’impérieux destin, tu vas bientôt tomber
PRIAM SUPPLIANT
[Achille, victorieux, a emmené dans son camp la dépouille
d’Hector, à qui il fait subir les pires avanies. C’est le roi
Priam en personne qui, après un voyage nocturne improbable
sous la conduite d’Hermès, vient lui demander le corps de son
fils, dans un dialogue qui touche au sublime.]
Le héros Automédon, et Alcime, rejeton d’Arès,
Sont aux côtés d’Achille, qui vient de finir son repas.
La table est encore dressée. Ils ne voient pas entrer
Le grand Priam ; lui, s’arrêtant tout près d’Achille,
De ses mains saisit les genoux du héros, il embrasse
Ses mains, ces mains assassines, qui lui ont tué tant de
fils !
Ainsi, quand, possédé par un aveuglement
Qui ne lui laisse aucun répit, un homme ayant commis
Un crime en son pays arrive sur une terre étrangère,
Au logis d’un homme riche, la stupeur saisit
Ceux qui le voient. De même Achille est stupéfait
De voir Priam pareil aux dieux, et les autres aussi
Restent stupéfaits, et ils se regardent entre eux.
Priam, en suppliant Achille, s’adresse alors à lui :
« Souviens-toi de ton père, Achille pareil aux dieux !
Il a mon âge, et comme moi il touche au seuil
De la funeste vieillesse. Peut-être est-il maltraité
Par ceux qui l’entourent, et personne n’est là
Pour écarter de lui le malheur, et la ruine. Mais lui,
Quand on lui dit que tu es toujours en vie,
Il a le cœur réjoui, et chaque jour il espère voir
Son fils revenir d’Ilion. Mais moi, quelle misère !
J’ai, dans la vaste Troie, donné le jour à de vrais braves :
Il ne m’en reste plus aucun ! J’en avais cinquante,
Le jour où sont venus les fils des Achéens.
Dix-neuf venaient d’une même mère, et les autres
m’étaient nés
Des femmes du palais. Arès l’impétueux
De la plupart a rompu les genoux. Et celui-là seul
Qui me restait, qui nous protégeait, nous-mêmes et la ville,
Tu l’as tué hier, quand il défendait sa patrie,
Hector ! Et c’est pour lui que je viens maintenant
Aux nefs des Achéens, pour te le racheter.
J’apporte une énorme rançon. Va, respecte les dieux,
Achille, et, pensant à ton père, prends-moi en pitié,
Plus que lui je suis à plaindre, moi qui ai osé
Ce qu’aucun mortel sur cette terre jamais encore
N’a osé faire : porter à mes lèvres les mains
Du meurtrier de mes propres enfants. »
Il dit, et ses paroles provoquent chez Achille
Le désir de pleurer sur son père. Prenant la main
Du vieillard, il l’écarte doucement, et tous deux
Se souviennent, l’un pleure longuement le vaillant Hector,
Prosterné aux pieds d’Achille, cependant qu’Achille
Pleure sur son père, et parfois aussi sur Patrocle.
La demeure résonne de leurs sanglots, jusqu’à ce que,
Rassasié de ses plaintes, le désir s’en étant allé de son
cœur,
Comme de ses membres, le divin Achille brusquement
Se lève de son siège, et prenne la main du vieillard,
Plein de pitié pour sa tête blanche, pour sa barbe blanche,
Puis, s’adressant à lui, il dit ces mots ailés :
« Malheureux, tu as enduré bien des peines en ton cœur,
Comment as-tu osé venir tout seul aux nefs achéennes,
T’offrir aux regards de l’homme qui a fait périr
Tant de tes fils ? Tu as vraiment un cœur de fer !
Allons, assieds-toi sur ce siège, et notre souffrance
Laissons-la reposer au fond de notre cœur,
Malgré tout notre chagrin […] »
XXIV, v. 474-524
L’Odyssée
EXTASE : LA RENCONTRE D’ULYSSE ET DE
NAUSICAA
[Ulysse, épuisé après son naufrage, a abordé au rivage des
Phéaciens. Il s’endort dans des broussailles. C’est à ce
moment-là qu’arrivent Nausicaa et ses servantes.]
Quand on fut arrivé au bord du fleuve aux belles eaux,
Où se trouvaient les lavoirs intarissables, dont l’eau claire
Coulant à flots, pouvait blanchir le linge le plus noir,
On détela les mules, puis les poussant vers le fleuve
Tourbillonnant, on les mit à brouter l’herbe de miel.
On avait enlevé le linge du chariot, on l’emporta
Vers les eaux sombres, et, s’évertuant à l’envi,
On le piétina prestement dans les bassins de pierre.
Une fois tout ce linge sali lavé et purifié,
On l’étendit au bord du rivage, sur les galets,
Là où le flot les avait le mieux nettoyés.
Puis, après s’être baigné, on se frotta d’huile fine,
Avant de prendre le repas, auprès des berges du fleuve,
Tandis qu’aux rayons du soleil séchaient les linges.
Enfin, une fois rassasiées, servantes et maîtresse,
Dénouant leurs voiles, jouèrent à la balle.
Et Nausicaa aux bras blancs menait la danse.
Comme Artémis la Sagittaire s’en va par les monts,
(34)
Le grand Taygète ou l’Érymanthe , faisant sa joie
Des sangliers et des biches rapides ; autour d’elle
Jouent les nymphes des champs, filles du dieu porte-égide.
Et le cœur de Léto exulte à la vue de sa fille :
On la reconnaît aisément parmi tant de beautés
Car elle les domine de la tête et du front,
Ainsi se distinguait de toutes ses suivantes
Nausicaa cette vierge encore indomptée.
Mais quand il fallut s’en retourner au palais,
Une fois les mules attelées, et le beau linge plié,
La déesse aux yeux pers Athéna voulut alors
Qu’Ulysse se réveillât, qu’il vît la fille au beau visage
(35)
Et qu’elle le conduisît dans la cité des Phéaciens .
La balle lancée par la reine à l’une de ses suivantes
Manqua son but et tomba dans un remous profond.
Aux cris des jeunes filles, Ulysse s’éveilla,
Il s’assit, agitant ces pensées en son cœur :
« Hélas ! sur quelle terre, chez quels mortels ai-je échoué ?
Sont-ils violents, sauvages, dépourvus de justice ?
Ou alors des hommes hospitaliers, craignant les dieux ?
Mais ce sont des jeunes filles, dont j’entends la voix
fraîche,
Ou des nymphes, qui habitent les hautes cimes des monts,
Aux sources des rivières, ou dans les herbes des prairies.
Peut-être parlent-elles le langage des hommes ?
Mais allons, je vais m’en assurer par moi-même. »
Sur ces mots, le divin Ulysse émergea des broussailles,
Dans l’épaisse forêt, il tailla de sa forte main
Une branche feuillue, pour cacher sa virilité,
Et il sortit, tel un lion des montagnes, sûr de sa force,
Qui s’en va par la pluie, par le vent, les yeux en feu.
Pour se jeter sur les bœufs, les moutons, ou chasser
Les biches plus sauvages, car son ventre le pousse
Jusqu’aux parcs bien fermés, à tâter des troupeaux ;
Ainsi Ulysse allait aborder, bien que nu,
Les jeunes filles aux belles boucles : le besoin l’y forçait.
Horrible, couvert des salissures de la mer,
Devant elles il parut. Les jeunes filles en courant
Se dispersèrent jusqu’aux bords extrêmes des grèves.
Seule resta la fille d’Alcinoos, car Athéna
Lui donnait de l’audace et chassait la peur de ses membres.
En face de lui, elle se tenait immobile, cependant
(36)
Qu’Ulysse ne savait s’il devait prendre aux genoux
Et supplier la fille au beau visage, ou à distance
Lui dire des mots doux comme le miel pour lui demander
Le chemin de la ville et de quoi se vêtir.
Finalement il pensa que le meilleur parti était
De lui dire à distance des mots doux comme le miel,
Craignant, s’il lui prenait les genoux, de l’effaroucher.
Aussitôt il lui dit ces mots habiles et enjôleurs :
« J’embrasse tes genoux, Reine, que tu sois déesse ou
mortelle !
Car si tu es l’un des dieux qui possèdent le vaste ciel,
Tu dois être, je pense, Artémis, la fille du grand Zeus,
Tu en as la beauté, la grandeur, et l’allure ;
Et si tu es des mortels qui habitent la terre,
Que soient trois fois heureux ton père et ton auguste mère !
Trois fois heureux tes frères ! Car tu dois toujours faire
Les délices et la joie de leur cœur, quand ils voient
Entrer dans le chœur de la danse une si belle fleur !
Et plus heureux que tous les autres en son âme
Celui qui t’emmènera chez lui, fort de ses présents !
Car mes yeux n’ont jamais vu de mortel, homme ou
femme,
Qui te ressemble ; quand je te vois, le respect me saisit.
(37)
Il n’y a qu’à Délos , où je vis autrefois,
Auprès de l’autel d’Apollon, toute pareille à toi,
La jeune pousse d’un palmier montant vers le ciel.
— Car je fus là, aussi, suivi par une grande armée,
Sur cette route qui devait m’attirer tant de maux ! —
Et, de même que devant elle je fus longtemps en extase
Car jamais branche aussi belle ne sortit de terre,
De même, femme, je suis devant toi tout extase,
Et je crains terriblement de prendre tes genoux. »
VI, v. 85-169
ULYSSE PLEURE
[Ulysse est reçu au palais des Phéaciens, où il entend l’aède
Démodocos réciter quelques épisodes de la guerre de Troie.]
Tels étaient les exploits que chantait le glorieux aède ;
Ulysse faiblissait ; les pleurs inondaient ses joues,
Comme une femme pleure son époux, prostrée à ses pieds,
Quand il est tombé devant son peuple et sa cité,
Pour repousser de sa ville et de ses enfants le jour fatal,
Et le voyant mourir dans des convulsions,
Jetée sur lui, elle pousse des cris aigus ; mais par-derrière,
Les lances ennemies lui frappent le dos et les épaules,
On l’emmène en captivité subir douleur et peine,
Le plus pitoyable chagrin flétrit ses joues ;
De même Ulysse sous ses sourcils versait les larmes
Les plus pitoyables.
VIII, v. 521-531
LE MYTHE DE PANDORE
Les dieux tiennent caché ce qui fait vivre les hommes.
Autrement, sans effort, on travaillerait un jour
Pour subsister, même sans rien faire, toute une année.
On suspendrait vite le gouvernail au-dessus de la
(64)
fumée .
On en finirait avec le travail des bœufs, et des mules
patientes.
Mais Zeus a caché ce secret, le cœur plein de courroux,
Quand Prométhée aux pensers fourbes l’eut trompé.
Voilà pourquoi il prépara aux hommes de tristes
tourments :
(65)
Il leur cacha le feu. Mais ce fut le noble fils de Japet
qui, encore,
Pour les hommes le vola au prudent Zeus, dans le creux
(66)
d’une férule ,
Échappant aux regards du Dieu qui lance la foudre.
Alors, irrité contre lui, Zeus, l’assembleur des nuées lui
dit :
« Fils de Japet, toi qui es plus que tous savant en ruses,
Tu ris d’avoir volé le feu, et trompé mon âme,
Mais grande sera ta souffrance et celle des hommes à venir.
Moi, à cause de ce feu, je leur enverrai un funeste présent,
par lequel
Tous au fond du cœur auront du plaisir à aimer leur propre
malheur. »
Il dit et se mit à rire, le père des hommes et des dieux.
Il demande à l’illustre Héphaïstos de mêler au plus vite
Un peu de terre avec de l’eau, d’y mettre la force et la voix
Humaines, et de façonner à l’image des déesses
immortelles
La forme aimable d’une belle jeune fille. Il charge Athéna
De lui apprendre ses travaux et à tisser l’étoffe
multicolore ;
Aphrodite d’or, de répandre la grâce sur son front,
Le violent désir, et les soucis qui brisent les membres.
Et Hermès, le Messager, tueur d’Argos, reçoit l’ordre
De lui donner un esprit impudent, et une âme perfide.
Telles furent ses volontés ; et les dieux obéirent au
Seigneur fils de Cronos.
(67)
Aussitôt, l’illustre Boiteux façonne avec de la terre
La forme d’une chaste vierge, selon les vouloirs du
Cronide.
Athéna, la déesse aux yeux pers, la pare et lui noue sa
ceinture.
À son cou, les grâces divines et l’auguste Persuasion
Mettent des chaînes d’or. Et les Heures aux beaux cheveux
Couronnent sa tête de fleurs printanières.
Pallas Athéna ajuste sur son corps toute sa parure.
Et, dans son sein, le messager, tueur d’Argos,
Fait naître mensonges, tromperies, cœur perfide,
Comme le veut Zeus, le maître du tonnerre. Puis, le héraut
des dieux
Lui donne la parole, et cette femme, il la nomme
« Pandore », parce que ce sont « tous » les habitants de
l’Olympe
Qui font avec ce « présent » le malheur des hommes
(68)
mangeurs de pain .
Quand il eut achevé ce piège aux bords escarpés et sans
issue,
Le Père des dieux dépêche à Épiméthée, avec ce présent
divin,
L’illustre tueur d’Argos, le rapide messager. Et
(69)
Épiméthée
Ne se rappelle pas ce que lui a dit Prométhée, qu’il ne
fallait jamais
Recevoir un présent des dieux, mais qu’il devait le leur
renvoyer
De peur qu’un malheur n’arrive aux mortels.
Épiméthée l’accepte, mais ne comprend son oubli qu’à
l’arrivée du malheur.
Auparavant, la race humaine vivait sur la terre,
À l’écart, et à l’abri des maux, de la pénible fatigue,
Des graves maladies qui apportent aux hommes le trépas.
Mais la femme, enlevant de ses mains le large couvercle de
la jarre,
Les répandit partout, et prépara aux hommes de tristes
tourments.
Seul, à l’intérieur de son infranchissable demeure, restait là
L’Espoir, arrêté sous les bords de la jarre, et il ne put
s’envoler
Dehors. Car elle avait remis par-dessus le couvercle de la
jarre,
Selon les vouloirs de Zeus l’assembleur de nuées, qui porte
l’égide.
Mais d’innombrables chagrins errent parmi les hommes.
La terre est pleine de maux, la mer en est pleine aussi.
Les maladies, les unes de jour, les autres de nuit,
D’elles-mêmes visitent les hommes, apportant le malheur
aux mortels,
En silence, car le sage Zeus leur a refusé la parole.
Ainsi il est impossible d’échapper aux desseins de Zeus.
v. 42-105
APHRODITE ET LA BELETTE
Une belette s’amouracha d’un beau jeune homme ; elle pria
Aphrodite de la métamorphoser en femme. La déesse, ayant
pitié de sa passion, la transforma en une ravissante jeune fille,
et c’est ainsi que le jeune homme la vit, s’en éprit et l’épousa.
Comme ils reposaient sur le lit nuptial, Aphrodite, voulant
savoir si la belette, avec un autre corps, avait aussi pris
d’autres mœurs, lâcha une souris au milieu de la chambre ; la
belette, oubliant sa condition présente, bondit hors du lit, et
poursuivit la souris pour la dévorer. Alors la déesse, furieuse
(72)
contre elle, la rétablit dans sa première nature .
Il en est ainsi des hommes naturellement méchants : ils ont
beau changer d’état, leur caractère ne change pas.
50 (76)
4c
Vous, apaisez en vous-mêmes votre cœur plein de force,
Vous avez poursuivi à satiété nombre de biens,
Dans la modération, placez votre esprit fier ; car nous,
Nous n’obéirons pas, et vous vous en trouverez mal.
Cité par Aristote, Constitution d’Athènes, 5, 3
5
Au peuple, j’ai remis autant d’honneurs qu’il suffit,
Sans retrancher ni trop ajouter à ses droits ;
Quant aux puissants qu’on admirait pour leur richesse,
J’ai fait en sorte qu’eux non plus n’aient aucun tort ;
J’ai fait front, couvrant d’un fort bouclier chacun des deux
camps,
Et je n’en ai laissé aucun vaincre injustement.
Cité par Aristote, Constitution d’Athènes, 12, 1 et Plutarque, Vie de Solon, 18, 5
6
Voici comment le peuple suivrait le mieux ses chefs :
Ni trop de liberté, ni trop de contrainte ;
Car la satiété engendre la violence, quand une grande
fortune s’attache
À tous ceux qui n’ont pas un esprit fait pour la recevoir.
Cité par Aristote, Constitution d’Athènes, 12, 2
7
On ne peut plaire à tous dans les grandes affaires.
Cité par Plutarque, Vie de Solon, 25, 6
9
Des nuages nous arrive la force de la neige et de la grêle ;
De l’éclair aveuglant, le tonnerre jaillit ;
Des hommes puissants, vient la perte d’une cité ; et dans
l’esclavage
Du tyran, le peuple tombe par ignorance ;
Qui s’est trop élevé n’est pas facile à contenir plus tard ;
Il faut désormais examiner avec soin toute chose.
Cité par Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, 9, 31, 2
11
Si vous êtes dans le malheur à cause de votre propre faute,
N’en faites pas porter une part aux dieux,
C’est vous qui avez accru la puissance de vos ennemis
En leur donnant des gardes du corps,
Voilà pourquoi vous êtes dans un dur esclavage ;
Chacun de vous marche dans les traces du renard,
Mais vous tous, vous n’avez qu’un esprit vide,
Vous regardez la langue et les belles paroles,
Mais pour les actes, vous n’en tenez aucun compte.
Cité par Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, 9, 31, 3
12
Les vents troublent la mer ? Mais si personne
Ne l’agite, elle est l’image même de la justice…
Cité par Plutarque, Vie de Solon, 3, 7
13
Filles splendides de Mnémosyne et de Zeus olympien,
(83)
Muses de Piérie , entendez ma prière !
Que les Bienheureux m’accordent la prospérité, et les
hommes
Une éternelle renommée !
Puissé-je être doux aux amis, dur envers les ennemis,
Objet de respect pour les uns, de crainte pour les autres.
Les biens, je les désire, mais si je les acquiers injustement,
Je n’en veux pas ; la justice viendra toujours.
La richesse dispensée par les dieux, l’homme la garde,
Solide en tous ses points, de la base au sommet,
Mais celle à qui l’orgueil des hommes attache du prix,
N’obéit pas à l’ordre, cède malgré elle
À des actions injustes, et vite avec elle arrive la ruine :
Insignifiante en ses débuts, comme un feu qui naît,
Elle finit par répandre le malheur.
Car les œuvres d’orgueil n’ont pas une longue vie,
Mais Zeus pourvoit au terme de toute chose,
Et soudain, de même qu’un vent printanier a tôt fait
De disperser les nuages, une fois
Ébranlés jusqu’au fond les flots de la mer stérile,
Et ravagées les belles moissons de la terre ;
Il arrive alors à la haute demeure céleste des dieux
Et rend à nouveau visible la pureté de l’éther,
Et sur la terre grasse brille la belle ardeur du soleil,
Qui fait disparaître tous les nuages,
Ainsi s’applique le châtiment de Zeus, qui n’est pas
prompt
Comme l’homme, à s’irriter de toute chose.
Cependant il voit tout, il sait percer l’âme coupable,
Et finit toujours par se manifester.
Mais l’un expie immédiatement, et l’autre plus tard.
Et si certains ne sont pas punis,
S’ils échappent au châtiment voulu par les dieux,
La punition arrive toujours : sans être coupables,
Leurs enfants ou leur postérité expient plus tard leurs
fautes.
Mais nous, les mortels, bons ou méchants,
(84)
Nous nous trompons sur ce que nous sommes ,
Nous nous flattons, stupidement, de vains espoirs.
Celui qu’afflige une pénible maladie a dans l’esprit
Qu’il recouvrera la santé.
Un autre, qui est lâche, se croit un homme brave ;
Cet autre est laid, mais pense être beau.
Celui-là n’a pas de bien, la pauvreté le presse,
Mais il pense un jour être très riche ;
Il veut rapporter chez lui tous ses gains, son vaisseau
Sur la mer poissonneuse essuie de terribles bourrasques,
Et il n’épargne aucun danger à sa vie ;
Celui-là, creuse la terre riche en arbres, toute l’année
durant,
C’est un esclave, comme tous ceux qui travaillent leur
champ ;
Cet autre a appris l’art d’Athéna et de l’industrieux
(85)
Héphaïstos ,
Il doit à ses mains d’assurer sa subsistance.
Un autre tient ses dons des Muses Olympiennes,
Il connaît la mesure de l’aimable sagesse.
Un autre a été choisi comme devin par Apollon l’archer,
Il sait les malheurs qui de loin arrivent aux hommes ;
Et les dieux l’accompagnent. Mais la destinée, en tous les
cas,
Ni un oiseau, ni un sacrifice ne peuvent l’écarter.
(86)
D’autres sont médecins ; ils ont le savoir de Péan ,
expert en remèdes ;
Et cependant leur réussite n’est pas sûre :
Souvent, d’une faible douleur, naît une grande souffrance
À laquelle ils ne sauraient donner un doux remède.
Au contraire, l’homme qu’affligent de graves et terribles
maladies,
Peut, entre leurs mains, recouvrer vite la santé.
(87)
La Moire apporte aux mortels les biens et les maux ;
On ne peut échapper à ce qui vient des dieux.
Les dangers menacent toutes les entreprises, et nul ne sait
Comment doit finir ce qu’on a commencé,
Mais l’un s’essayant à bien faire, sans l’avoir prévu,
Tombe dans le malheur le plus grand,
Alors que celui qui agit mal, le dieu ne lui tient pas rigueur
De son imprudence, heureuse Fortune !
Mais pour les hommes il n’est, à la richesse, de limite
visible.
Ceux d’entre nous qui ont beaucoup
Veulent le double. Qui pourrait tous les satisfaire ?
Aux mortels, les dieux seuls procurent les gains,
Mais d’eux vient aussi la ruine, quand Zeus l’envoie
Pour les punir, tantôt sur l’un tantôt sur l’autre.
Cité par Stobée, Anthologie, 3, 9, 23
(88)
19
Désormais puissiez-vous, toi et tes descendants, habiter
longtemps
Sur cette ville de Soles dont vous êtes les princes,
Et moi, puisse Cypris au front de violettes, me ramener
Sans encombre, loin de son île illustre, sur la nef rapide,
Accordant à cette cité gloire et bonheur, et à moi
Un bon retour dans ma patrie !
Cité par Plutarque, Vie de Solon, 26, 4
21
Puisse la mort ne pas venir sans qu’on me pleure, et mes
amis,
Puissent-ils sur moi gémir et sangloter !
Cité par Plutarque, Vie de Publicola, 24, 5
24
Aussi heureux les riches qui possèdent beaucoup d’or
Et d’argent, des champs fertiles en froment,
Des chevaux et des mulets, que ceux dont toute la force
Se trouve dans l’estomac, les flancs et les pieds,
Auxquels un garçon ou une fille donnent le moment venu
(89)
Leur jeunesse ; car c’est là le moment idéal .
Cité par Plutarque, Vie de Solon, 2, 3
34
Eux venaient au pillage ; ils avaient de folles espérances,
Chacun d’eux pensait trouver une grande prospérité,
Et me croyait dur, malgré mes séduisantes paroles ;
Propos sans consistance ! maintenant, irrités contre moi,
Tous me regardent de travers comme un ennemi ;
À tort : ce que j’ai dit, avec l’aide des dieux, je l’ai
accompli,
Mais je n’ai pas agi à la légère, car ni ne me plaît
La violence de la tyrannie, ni que, de la grasse terre
De la patrie, les bons comme les mauvais aient même part.
Cité par Aristote, Constitution d’Athènes, 2, 3
36
Et moi, le but pour lequel j’avais rassemblé
Le peuple, me suis-je arrêté avant de l’avoir atteint ?
Elle peut, au tribunal du temps, mieux que tout autre,
En témoigner, la très sainte mère des Olympiens,
La Terre noire, dont autrefois j’ai supprimé
(90)
Les bornes qu’on y avait partout plantées ,
Autrefois asservie, et maintenant libre ;
J’ai ramené à Athènes, cette patrie fondée par des dieux,
Bien des gens vendus, plus ou moins justement,
Ou réduits à l’exil, endettés qu’ils étaient ;
Ils ne parlaient plus la langue attique,
Comme ceux qui sont partout errants ;
D’autres, ici même, subissaient une servitude indigne,
Tremblant devant l’humeur de leurs maîtres :
Je les ai rendus libres ; et cela avec autorité
Je l’ai fait, ayant ajusté la force à la justice,
Et je suis allé jusqu’au bout, comme je l’avais promis ;
J’ai rédigé des lois égales pour le bon et pour le méchant,
En ajustant pour chacun une justice droite.
Si un autre homme que moi avait pris l’aiguillon,
Un homme malintentionné et âpre au gain,
Il n’aurait pu contenir le peuple ; car si j’avais voulu
Ce qui plaisait alors aux ennemis du peuple,
Ou ce que leur souhaitaient leurs adversaires,
La cité aurait été veuve de bien des hommes ;
C’est pourquoi montrant ma force sur tous les fronts
J’étais comme un loup face à une meute de chiens.
Cité par Aristote, Constitution d’Athènes, 12, 4
SAPPHO
Elle était, écrit Robert Brasillach dans son Anthologie de
la Poésie grecque, « la merveille du lyrisme grec ». Sappho
jouit dès l’Antiquité d’une extraordinaire réputation. Platon
voit en elle la Dixième Muse (Lois, 654a). Strabon la déclare
incomparable. Contemporains et successeurs l’ont
régulièrement citée, imitée. Catulle, à Rome, compose son
élégie 51 « À Lesbie » à son exemple. Il semble que les
Byzantins des VIe et VIIe siècles de l’ère chrétienne
conservaient encore l’ensemble de ses poèmes, plus de mille
ans après leur composition. La brutale disparition de la
plupart d’entre eux serait le fait des moines de Constantinople,
indignés par l’image incandescente de l’amour profane chez
Sappho.
Sappho est néanmoins la seule poétesse de la Grèce
ancienne dont plusieurs pièces ont subsisté, grâce au nombre
de papyrus où elles furent copiées et aux commentaires
qu’elles suscitèrent. Il ne reste rien de l’œuvre de Télésila
d’Argos ni de celle de Praxilla de Sicyone. Corinne fut, dit-on,
la rivale de Pindare : quelques lambeaux de poèmes
permettent mal de mesurer l’éclat qui lui est attribué. Il revient
donc à Sappho de faire vibrer une voix de femme antique et
d’incarner l’apogée de l’ancienne monodie lyrique.
La poétesse naquit vers 630 avant J.-C. dans une famille
noble. Elle exerça une forme de magistère auprès de jeunes
filles auxquelles elle apprenait le chant et la musique. À partir
de l’époque hellénistique, lorsque les érudits commencèrent à
lui inventer une vie conforme à ses textes, cette activité passa
pour dénoter des penchants homosexuels de sa part.
Originaire de Lesbos, elle aurait été à l’origine du
« lesbianisme ». Aucun indice n’accrédite cette idée. Sappho a
écrit des élégies, des épigrammes, des iambes, ainsi que de
nombreux épithalames, ces poèmes dont le chant scandait les
cérémonies de mariage. Son œuvre est variée. Elle ne
privilégie aucun genre, multiplie les sujets. Toutes ses
compositions, en revanche, sont destinées à être interprétées
avec un accompagnement musical, ou lyrique, dont la
résonance manque désormais cruellement à leur appréciation.
L’originalité de Sappho tient à la façon dont elle célèbre
essentiellement la passion amoureuse, et surtout la passion
envisagée comme un élan qui brûle, qui dévaste, un élan dont
le surgissement mine le corps des amants éblouis. La jeunesse
et la beauté de l’être aimé, la grâce des palais, des jardins ou
des temples parmi lesquels il évolue, la sensualité douce des
parfums, du vin, les guirlandes, n’alanguissent rien de l’émoi
que la poétesse décrit. Le rythme est souple, harmonieux, mais
l’amour chez Sappho est ravissement, suffocation. Il rompt.
Foudroie. Tourmente. La séparation, l’indifférence de l’autre,
le silence, la solitude intérieure, l’accompagnent presque
toujours. Allié à un usage permanent de la première personne,
ce tableau brutal suggère dans l’amour une épreuve marquée
par la dépossession et la dissociation de soi. Il sculpte une
voix au désir nu. Sappho invente une rhétorique dont
l’incantation modèlera des siècles de sensibilité érotique. Au
début de l’ère chrétienne, le pseudo-Longin consacre un traité
au sublime : l’œuvre de Sappho lui paraît en offrir une des
manifestations les plus accomplies.
Poèmes lyriques
1
Immortelle Aphrodite, Déesse au trône diapré,
Fille de Zeus, tisseuse de ruses,
Je t’en conjure,
N’accable point mon âme, ô maîtresse,
Sous le poids nauséeux du chagrin !
2
Viens me rejoindre, depuis la Crète, en ce temple pur,
Dans ton plaisant bosquet de pommiers, auprès de tes
autels
Embaumés d’encens ;
47
Éros m’a secoué l’âme,
Comme le vent de la montagne,
Quand il s’abat sur un chêne.
Cité par Maxime de Tyr, Conférences, 18, 9
48
(93)
Tu vins , et moi j’aspirais à toi,
Mais tu as refroidi le désir qui consumait mon cœur.
Cité par Julien, Lettres, 183
55
Morte, tu seras gisante, et de toi nul souvenir jamais,
Nul regret, dans l’avenir ne seront. Car tu n’as pas eu ta
part
Des roses de Piérie. Invisible, même dans la demeure
d’Hadès,
Ton âme envolée rôdera parmi les morts sans nom.
Cité par Stobée, Anthologie, 3, 4, 12
94
Franchement je voudrais être morte !
Quand elle me quitta, elle versa
IGNORANCE DE L’HOMME
Pertes ou gains, aucun homme n’en est lui-même
responsable,
Car ils viennent des dieux, les uns comme les autres ;
Quand il engage son affaire, aucun homme non plus ne
sait,
Si l’issue en sera heureuse ou malheureuse ;
S’attendant souvent au mal, c’est le bien qui lui arrive,
Escomptant un bien, il ne choisit que son mal.
Jamais personne non plus n’a vu tous ses vœux
s’accomplir :
La dure impossibilité en limite le cours.
v. 133-143
MALÉDICTION DE LA DÉMESURE
Démesure, Cyrnos, tout premier mal qu’un dieu envoie
Pour celui dont il veut qu’il soit moins que rien.
v. 151-152
GLOIRE ET POÉSIE
C’est à toi que j’ai donné des ailes, pour qu’un vol léger
t’emporte
Sur la mer sans limite et par toute la terre.
Tu assisteras aux banquets, tu seras de tous les festins,
Ton nom volera sur toutes les lèvres,
C’est toi que de charmants jeunes gens sur leurs flûtes
aiguës
Chanteront avec grâce, de leurs belles voix claires ;
Et quand tu seras descendu dans le fond ténébreux de la
terre,
Aux demeures d’Hadès, gémissantes de cris,
Tout mort que tu seras, jamais tu ne perdras ta gloire.
Mais les hommes toujours célébreront ton nom.
Tu voyageras par la Grèce, Cyrnos, tu iras d’île en île,
Traversant les champs stériles de la mer poissonneuse,
Non pas monté sur un cheval, mais avec pour équipage
Les présents des Muses couronnées de violettes.
Tant que l’on verra la terre et le soleil, tu resteras vivant,
Pour ceux qui aiment le chant et, après nous, l’aimeront.
Cependant je vois que pour moi tu n’as pas le moindre
égard :
Tu m’abuses de mots, comme un jeune enfant.
v. 237-254
INJUSTICE DE ZEUS
Grand Zeus, tu me surprends : tu règnes sur toute chose,
À toi seul, tu détiens honneur et puissance,
Tu connais bien les hommes, tu pénètres leur cœur,
Ton empire, ô roi du ciel, est souverain ;
Comment donc oses-tu, Cronide, accorder même destin
Aux hommes criminels comme aux justes,
À qui s’est tourné vers la mesure, comme à qui a choisi
l’excès,
Corrompu par l’exemple des crimes impunis ?
v. 373-380
HONTE DE L’AMERTUME
Bois quand les autres boivent, mais quand ton cœur est
plein d’amertume,
Qu’aucun ne sache le chagrin qui t’accable !
v. 989-990
EFFROI
Aussitôt la sueur m’envahit, et ruisselle à flots sur ma
peau.
Je frissonne plein d’effroi devant notre jeunesse en fleur,
Si belle, et si agréable ; hélas ! comme elle devrait être plus
longue !
Mais voilà qu’elle passe, aussi brève qu’un songe,
La jeunesse si vivace, et que plane, menaçante et hideuse,
Aussitôt sur nos têtes, la vieillesse funeste !
v. 1017-1022
« AH ! MISÉRABLE ÉROS ! »
Ah ! misérable Éros ! Pris par les Démentes, tu as sucé leur
lait.
(96)
C’est toi qui as perdu l’acropole d’Ilion ,
(97)
C’est toi qui as perdu le fils d’Égée, le grand Thésée ,
c’est ton orgueil insensé
(98)
Qui a perdu le fils d’Oïlé, le vaillant Ajax .
v. 1230-1234
ANACRÉON
Né vers 570 avant J.-C. à Téos, sur la côte de l’Asie
mineure, Anacréon est un des poètes grecs les plus célèbres.
Contraint de fuir sa patrie menacée par la Perse, il vécut à
Samos chez le tyran Polycrate, à Athènes chez Hipparque, le
frère du tyran Hippias, ainsi qu’en Thessalie. Imité par les
Alexandrins, puis les Latins, il séduisit infiniment Ronsard et
les poètes de la Renaissance. Rémi Belleau publia en 1556 un
recueil de traductions de ses odes. À cette date toutefois,
l’œuvre d’Anacréon est assimilée à celle de ses nombreux
admirateurs depuis la fin de l’Antiquité, les poètes
anacréontiques. Or, si Anacréon est un poète de cour, s’il
célèbre l’amour et les plaisirs du monde, il mêle à l’expression
de la tendresse et de la sensualité des traits d’esprit, de
l’humour, une ambivalence, qui interdisent d’y voir un zélateur
naïf du carpe diem. Au contraire, l’entrelacement de la grâce
joyeuse et de la mélancolie est une caractéristique des
fragments qu’on a conservés de lui. Ce dernier grand auteur
de monodie est plus complexe que ses tardifs imitateurs. La
moquerie, dans ses œuvres, suggère une distance voilée à
l’instant du pur abandon. Elle révèle finalement une réticence
à la simplification hédoniste de soi.
Iambes
347 (99)
[…] et de ta chevelure, qui ombrageait
Ton cou délicat,
358
Amour aux cheveux d’or, à nouveau
M’a lancé une balle couleur de feu ;
Il m’invite à jouer
Avec une fille aux sandales irisées.
Mais elle, — car elle est de Lesbos
La bien bâtie — n’aime pas ma toison
(100)
Grisonnante, et elle reste bouche bée devant une autre .
Cité par Athénée, Deipnosophistes, 13, 599c-d
360
Enfant, au regard virginal,
Je te poursuis, mais toi, tu ne vois rien !
Ah ! ne sais-tu pas que tu tiens
Les rênes de mon âme ?
Cité par Athénée, Deipnosophistes, 13, 564d
388
Autrefois, il portait de mauvais habits, un capuchon serré,
Des osselets de bois dans les oreilles, et autour de ses
flancs
Un morceau de cuir usé,
Enveloppe crasseuse d’un méchant bouclier ;
(101)
harengères
Et gitons faisaient la compagnie du misérable Artémon,
Il vivait de rapines,
417
Cavale de Thrace, pourquoi ces regards obliques,
Pourquoi cette fuite farouche ? Me crois-tu sans adresse ?
Je pourrais, sache-le, bellement, te mettre sous le frein,
Puis, les rênes à la main, te faire tourner dans la carrière ;
Ores tu pais l’herbe des prairies, où tu joues, légère et
bondissante,
« pour ce que tu n’as point encore
(105)
Trouvé quelque bon chevaucheur ».
Cité par Héraclite, Allégories d’Homère, 5
428
J’aime à nouveau, et je n’aime pas,
Je suis fou, et je ne suis pas fou.
Cité par Héphestion, Manuel de métrique, 5, 2
432
Désormais me voilà mûre, abîmée,
À cause de ton amour déréglé…
Etymologicum Genuinum, 523, 4
Épigrammes
100 D
Agathon le terrible a donné sa vie pour Abdère,
Toute la ville a pleuré devant son bûcher :
Aucun jeune homme ne fut si vaillant parmi ceux que tua
le sanglant Arès
Dans les tourbillons de l’affreux combat.
Cité dans l’Anthologie palatine, VII, 226
102 D
Toi aussi, Cléanoridès, t’a perdu le désir de la terre natale,
Trop hardi devant la tempête du Notos,
La saison te retient, sans caution, prisonnier, et ton aimable
jeunesse
Est le jouet des vagues humides.
Cité dans l’Anthologie palatine, VII, 263
POÈTES ANACRÉONTIQUES
Séduits par son charme et les plaisirs dont il est le chantre,
de nombreux poètes antiques, parfois très tardifs, imitèrent
Anacréon, reprenant les thèmes de son œuvre ou certains
mètres qu’il avait utilisés. Ils écrivirent ainsi sur un mode
léger des pièces brèves qui célèbrent la volupté, l’amour, le
vin. Cette poésie à la fois raffinée et facile est dépourvue des
tensions qui animent la production d’Anacréon lui-même.
Cette ample production abusa cependant les Latins et leurs
successeurs de la Renaissance au XVIIIe siècle. Chénier,
notamment, dans ses Bucoliques, s’en inspire sans faire le
partage avec les fragments authentiques d’Anacréon. Ces
poèmes, comme le célèbre « Amour piqué » (fragment 33),
nourrirent ainsi une abondante tradition de poésie érotique,
sensible et gracieuse.
Œuvres diverses
1
Anacréon me vit,
Le chanteur de Téos,
— C’est là un rêve — il me parla ;
Et moi, courant à ses devants,
Je le serrais dans mes bras.
Il était vieux mais beau,
Beau, et voluptueux.
Sa lèvre sentait le vin.
Comme il tremblait déjà,
Amour le tenait par la main.
Et lui, ôtant de sa tête
La couronne, il me la donna.
D’Anacréon, elle avait la fragrance !
Et moi, le fou, je la pris,
Et m’en couronnai le front.
Et depuis ce jour-là,
Je n’ai pas cessé d’aimer.
6
Tressant une couronne, un jour,
Dans les roses, je trouvai Amour ;
Je le pris par les ailes
Et le plongeai dans mon vin.
Je bus à cette coupe,
Et dès lors, ses ailes, par tout mon corps,
(106)
Me titillent toujours .
9
Laisse-moi, par les dieux,
Laisse-moi boire d’un trait !
Je veux, je veux être fou !
Fous étaient Alcméon,
Et Oreste au pied blanc,
(107)
Qui tuèrent leur mère .
Et moi, qui n’ai tué personne,
Mais bu du vin rouge,
Je veux, je veux être fou !
Fou était jadis Héraclès,
Quand il secouait son terrible carquois,
(108)
Et l’arc d’Iphitos .
Fou était jadis Ajax,
Quand, à la place de son bouclier,
(109)
Il brandissait l’épée d’Hector .
Et moi, une coupe à la main,
Et une couronne sur la tête,
Je veux, je veux être fou !
15
Gracieux ramier,
D’où viens-tu, d’où ?
Tous ces parfums, d’où
Les respires-tu, pour les faire pleuvoir
Au cours de ton vol aérien ?
Qui es-tu, que cherches-tu ?
— « Anacréon m’a envoyé
Vers un enfant, vers Bathylle,
Qui, à cette heure, de tous,
Est le maître et le tyran.
Vénus m’a vendu
Contre un petit chant.
Et moi, pour tout cela,
D’Anacréon, je suis le serviteur.
Maintenant, comme tu le vois,
Je porte ses lettres.
Il me dit que bien vite
Il me rendra la liberté.
Mais moi, même s’il le fait,
Esclave je resterai auprès de lui.
Car à quoi me sert de voler
Par les montagnes et par les champs,
Me percher sur les arbres
Et me nourrir de baies sauvages ?
Maintenant, je mange du pain,
Que je picore dans la main
D’Anacréon lui-même,
Il me donne à boire
Le vin qu’il boit en compagnie ;
Et je danse, une fois que j’ai bu,
En couvrant de mes ailes
Mon maître qui bat la mesure ;
Et, quand il se couche, à même
Sa lyre, je m’endors.
Tu sais tout. Tu peux partir !
Tu m’as rendu plus bavard,
Mon ami, que la corneille elle-même ! »
21
La terre noire boit,
Les arbres la boivent,
La mer boit les vents,
Et le soleil, la mer,
Et la lune, le soleil,
Pourquoi me faire la guerre,
Mes compagnons,
Quand je veux boire aussi ?
31
D’une tige de jacinthe
Me frappant rudement,
Amour m’ordonnait
De courir avec lui.
À travers les torrents rapides,
Les taillis et les ravins,
Je courais, accablé de sueur,
Et mon cœur, jusqu’à mes lèvres,
Remontait. Je défaillais presque,
Mais Amour, de ses ailes délicates
Me caressant le front :
« Est-ce donc, dit-il, que tu ne peux aimer ? »
33
Sur les heures de minuit,
Quand l’Ourse tourne déjà
Sous la main du Bouvier,
Et que s’étendent les hommes
Que la fatigue a domptés,
Amour alors, s’arrêtant à ma porte,
En ébranlait le verrou.
« Qui, dis-je, frappe à ma porte,
En interrompant mes songes ? »
Et Amour : « Ouvre », dit-il
« Je suis tout petit, n’aie crainte ;
L’eau me perce, on n’y voit goutte
Dans cette nuit sans lune. »
J’eus pitié en l’écoutant,
Et me hâtant d’allumer,
J’ouvris la porte et vis
Un tout petit enfant,
Qui portait arc, ailes et carquois.
Près du foyer je l’installe,
Dans les paumes de mes mains,
Je réchauffe les siennes,
Je sèche ses cheveux,
Tout mouillés par la pluie.
Et lui, quand le froid l’eut quitté,
« Allons, dit-il, voyons
Si l’eau de l’orage à ma corde
N’a fait aucun dommage. »
Il tend son arc et m’atteint
Comme un taon, en plein cœur.
Il bondit de joie et s’esclaffe :
« Mon hôte, dit-il, partage ma joie !
Mon arc est en bon état,
Mais ton cœur est bien malade ! »
35
Amour un jour dans les roses
Ne vit pas qu’une abeille
S’y était endormie.
Mais il en fut blessé.
Piqué au doigt, il se met à gémir.
Courant, volant à tire-d’aile,
Il va trouver la belle Cythère.
« Je suis perdu, mère, dit-il,
Je suis perdu, et je me meurs !
Un petit serpent m’a piqué,
Il a des ailes, les paysans
Lui donnent le nom d’abeille. »
Elle lui répondit :
« Si le dard de l’abeille
Te cause de la peine,
Combien fais-tu de douleurs
Amour, à tous ceux que tu frappes ? »
50
Lorsque je bois mon vin,
Alors mon cœur guérit
(110)
………
Et commence à chanter les Muses.
4
Faisons des libations aux Muses,
Filles de Mémoire,
Et à celui qui les conduit,
Le fils de Léto !
Alcman
1
Heureux l’homme qui dans la joie tisse
Une existence sans pleurs ! Et moi je chante
D’Agido la clarté ; lorsque je la vois,
C’est mon soleil, elle atteste qu’il est là !
Je ne saurais ni la louer ni la blâmer,
Elle me le défend absolument,
Notre illustre chorège, car d’elle-même,
Elle semble montrer sa distinction,
Comme si l’on mettait au milieu d’un troupeau,
Une ardente cavale, aux sabots retentissants,
Maintes fois victorieuse (on en voit de pareilles
Dans nos songes ailés).
3
Ci-gît Alcman,
Le cygne que ses chants d’hyménées rendirent célèbre ;
Il fit aussi bien que les Muses.
Il réjouit la ville de Sparte, d’où, allégé du fardeau de
l’esclavage,
Il rejoignit pour finir le royaume d’Hadès.
Cité dans l’Anthologie palatine, VII, 19
Ibycos
287
Amour, à nouveau, sous ses paupières noires
Me lance un regard qui me fait fondre,
Et par mille enchantements me jette
Dans l’inextricable filet tendu par Cypris.
Ah ! je tremble de le voir approcher
Comme un cheval attelé sous la bride,
Qui remporta les courses d’autrefois,
Mais qui sous le poids de la vieillesse,
Avec les rapides voitures
Ne rivalise plus qu’à contrecœur !
Cité par Platon, Parménide, 137a
Mimnerme
1
Quel charme aurait la vie sans l’Aphrodite d’or ?
Plutôt mourir, si je ne me souciais plus
Des secrètes amours, des dons de miel, du lit !
Seule est désirable la fleur de la jeunesse,
À l’homme et à la femme. Et quand vient l’Odieuse,
La vieillesse, où tout n’est que laideur,
Sans cesse les méchants soucis rongent notre âme,
La splendeur du soleil ne nous touche plus,
Haïs des jeunes gens, méprisés par les femmes,
Tant le dieu a rendu pénible la vieillesse !
Cité par Stobée, Anthologie, 4, 20, 16
2
Comme les feuilles que pousse le printemps fleuri,
Quand les font croître les rayons du soleil,
Nous aussi, l’espace d’un instant, nous jouissons
Des fleurs de la jeunesse, sans connaître des dieux
Ni le bien ni le mal. Mais voici déjà les noires Kères,
L’une nous apporte l’odieuse vieillesse,
L’autre nous donne la mort. Le temps qu’il faut au soleil
Pour parcourir la terre, voilà le peu que dure
Le fruit de la jeunesse. Mais, dès que la saison en est
passée,
Mieux vaut tout de suite préférer la mort à la vie,
Car mille maux sont en notre âme : les uns voient leur
maison ruinée,
Habitée par les douleurs qu’apporte Pauvreté,
Un autre n’a plus d’enfants. Et son chagrin l’accable,
Quand il quitte la terre pour aller chez Hadès.
Un autre a une maladie qui lui détruit la vie. Il n’est
personne
À qui Zeus n’envoie des milliers de maux.
Cité par Stobée, Anthologie, 4, 34, 12
3
Fût-il jadis le plus beau des hommes,
Quand sa jeunesse sera passée,
Il ne sera même plus un père
Honoré et chéri de ses fils.
Cité par Stobée, Anthologie, 4, 50, 32
6
Puisse sans maladies ni pénibles soucis
La mort m’atteindre
Au terme de ma soixantième année !
Cité par Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, 1, 60
8
Ayons, toi et moi, auprès de nous, la vérité,
Le plus juste de tous les biens !
Cité par Stobée, Anthologie, 3, 11, 2
Archiloque
5
Mon bouclier fait la fierté d’un Thrace. Cette arme sans
défaut
Dans un buisson, à contrecœur, je l’ai lâchée !
Mais ma vie, je l’ai conservée. Que m’importe mon vieux
bouclier !
Qu’il aille au diable ! j’en rachèterai un autre,
Il ne sera pas pire !
Cité par Plutarque, Apophtegmes laconiens, 34, 239b
128
Cœur, mon cœur, que troublent des soucis sans remède,
Un sursaut ! Défends-toi ! Fais face à tes ennemis !
Résiste vaillamment aux pièges des méchants !
Vainqueur, ne rends pas ta fierté trop voyante,
Vaincu, ne gémis pas, prostré dans la maison,
Savoure tes succès, ne te plains pas trop des revers,
Car c’est là le rythme, sache-le, qui règle la vie humaine.
Cité par Stobée, Anthologie, 3, 20, 28
211
Prends garde à ne pas tomber sur un gaillard aux fesses
poilues !
191
Tel était le désir d’amour où s’abîmait mon cœur,
Déversant sur mes yeux un épais brouillard
Et ravissant hors de moi mon âme fragile.
Cité par Stobée, Anthologie, 4, 20, 43
Alcée
346
Buvons ! Pourquoi attendre les lampes ? il ne reste qu’un
doigt de jour ;
Apporte-nous, mon amour, de grandes coupes ouvragées.
(116)
C’est pour l’oubli que le fils de Zeus et de Sémélé
nous a fait don du vin.
Verse donc à ras bord une mesure d’eau pour deux autres
de vin,
Et qu’une coupe chasse l’autre !
Cité par Athénée, Deipnosophistes, 10, 430c-d
Xénophane
1
Maintenant, le sol est propre, les mains et les coupes aussi ;
L’un pose des guirlandes entrelacées de fleurs,
Un autre remplit le vase d’un suave parfum,
Le cratère se dresse, plein d’allégresse,
Et il y a encore du vin, tout prêt, dans les jarres,
Qui nous assure qu’il sera toujours là,
Doux comme le miel, odorant comme les fleurs ;
Au milieu, l’encens exhale son parfum sacré ;
Et voici de l’eau fraîche, délicieuse et pure ;
Des petits pains blonds sont posés près de nous,
Et la table vénérable ploie sous sa charge
De fromages et de miel onctueux.
Au centre, un autel est tout entier recouvert de fleurs,
Et la maison retentit des chansons du banquet.
Mais il faut tout d’abord, en hommes avisés,
Pour célébrer le dieu, prononcer des mots purs
Et de belles paroles et, après les libations,
Demander en priant de pouvoir faire ce qui est juste.
Voilà donc ce qui est chose très naturelle :
Rien d’excessif à boire tout son saoul, si l’on peut
Sans aucun serviteur (à moins d’être un vieillard)
Regagner son logis ! Il faut louer celui
Qui, quand il aura bu, révélera de nobles pensées,
Selon ses souvenirs ou la bonté de sa nature ;
Ni les combats des Titans, ni les combats des Géants,
Les luttes des centaures, ou les conflits violents,
Ces vieux contes d’antan, ne seront dans sa bouche :
Ce sont là bagatelles qui ne servent à rien.
Car ce qui est bon, c’est de ne jamais cesser
De témoigner aux dieux le respect qu’on leur doit.
Cité par Athénée, Deipnosophistes, 11, 462c-463
14
Les mortels pensent que les dieux sont engendrés,
Qu’ils ont la même vêture qu’eux, la même voix, le même
corps.
Cité par Clément d’Alexandrie, Stromates, 2, 399, 19
15
Si les chevaux avaient des mains, ou encore les bœufs ou
les lions,
Si ces mains pouvaient dessiner et faire œuvres humaines,
Les chevaux peindraient les dieux comme des chevaux,
Les bœufs les peindraient comme des bœufs,
Et chaque espèce à sa propre image
Rendrait semblable le corps divin.
Cité par Clément d’Alexandrie, Stromates, 2, 400, 1
27
Car tout vient de la terre et retourne à la terre.
SIMONIDE
Né à Céos, une petite île au large de l’Attique, Simonide
vécut entre 556 et 467 avant J.-C. Poète professionnel, il
voyagea de cité en cité, reçu aussi bien par Hipparque, le fils
cadet du tyran Pisistrate à Athènes, qu’en Thessalie, où les
Scopades l’accueillirent, et en Sicile, à l’invitation de Hiéron.
Sans doute parce que la faveur dont jouissait sa poésie lui
permettait de s’enrichir, Simonide fut taxé d’avarice. Mille
anecdotes ont été consignées à son propos. Vraies ou
imaginaires, elles réfléchissent les contours d’une vie de poète
en Grèce ancienne entre gloire et itinérance. Hérodote raconte
que les Spartiates retinrent l’épitaphe qu’il proposa pour
honorer leurs soldats morts aux Thermopyles plutôt que celle
d’Eschyle.
L’œuvre de Simonide était vaste. Il composa des
épigrammes, des chants de deuil, des dithyrambes, des
thrènes, qui sont des chants funéraires, des éloges pour les
vainqueurs des jeux, des hymnes. Il n’en demeure que des
bribes. Elles permettent d’apprécier un poète que la tradition
assurait être le premier à avoir célébré des hommes. Simonide
a le goût de la grandeur et de la sentence. Il cultive une
expression laconique, empreinte de dignité, soucieuse de faire
valoir, dans la vie de l’homme, la part des dieux.
Fragments
521
Ne jamais dire, quand on est un homme,
Ce qui demain arrivera,
Ni, quand on voit un homme prospère,
Combien de temps il le restera :
Plus vite que l’envol d’une mouche
Peut survenir le changement.
Cité par Stobée, Anthologie, 4, 41, 9
524
Même ceux qui vivaient autrefois,
Ces demi-dieux, fils de nos maîtres, les dieux,
Ne vécurent, avant d’atteindre leur vieillesse,
Une vie dont fussent écartés
La fatigue, le péril, ou les dangers.
Cité par Stobée, Anthologie, 4, 34, 14
525
Aisément les dieux subtilisent aux hommes leur raison.
Cité par Stobée, Anthologie, 2, 1, 10
527
Il n’est aucun malheur auquel l’homme ne puisse
s’attendre.
En peu de temps, la divinité tourneboule toute chose.
Cité par Théophile d’Antioche, Traité à Autolycus, 2, 37
(117)
541
Mais à peu d’hommes les dieux ont accordé
De faire montre de vertu jusqu’à leur mort :
Car être bon n’est pas facile, et malgré nous,
Nous cédons à l’appât irrésistible d’un gain,
Ou bien à l’aiguillon puissant d’Aphrodite, experte en
ruses,
Ou bien enfin à la violence d’une ambition ardente.
Papyrus Oxyrhyncus, 2435
HÉRACLITE
Au VIe siècle avant J.-C., les Milésiens Thalès (640-550),
Anaximandre (610-545) et Anaximène (585-525) posent les
fondements d’un discours sur l’origine de l’univers et la
connaissance de la nature, qui se détourne de la fable : la
philosophie. Le recours au mythe, tel qu’il est pratiqué chez
Hésiode, ne satisfait pas ces physiologues, convaincus que le
monde sensible répond à un ordre rationnel et, par
conséquent, intelligible. C’est dans la physique (dont le nom
vient de celui de la nature, physis, en grec) qu’ils cherchent le
principe susceptible de rendre compte du cosmos, de l’homme
et de la cité dans laquelle vit ce dernier. La nouveauté de leur
enquête passe par l’usage d’un type inédit de logos, de
langage. Ce mot grec désigne aussi la raison, postulant une
parole habitée par l’usage de celle-ci. Ainsi écrivent-ils des
traités en prose où se manifeste une incoercible exigence de
réflexion rationnelle.
Héraclite d’Éphèse (520-460 avant J.-C.) se rattache à leur
école. Pour lui, le feu, éternel et sans cesse renouvelé,
constitue le principe originel de toute chose, tandis que le
monde lui semble un flux perpétuel. « Tout s’écoule », résume-
t-il dans une formule célèbre. Il n’est d’harmonie qu’à partir
de la confrontation des contraires : la vie et la mort, la nuit et
le jour, la jeunesse et la vieillesse, la terre et la mer. L’un naît
de l’autre dans une tension ininterrompue et une instabilité
continue qui rendent illusoire le désir de connaître absolument
le monde. Cette conviction guide peut-être l’usage héraclitéen
d’une parole brève et aphoristique.
L’œuvre du philosophe consiste, en effet, en une collection
de fragments en prose assertifs, à la fois sentencieux et
paradoxaux, qui lui valurent d’être surnommé l’Obscur. Cette
« parole en archipel » (René Char) est assez fortement ciselée
pour que sa forme fragmentaire ne semble pas devoir être
attribuée à une conservation aléatoire, disséminée en
citations, mais à un choix de la fulgurance voulu par le
philosophe lui-même, à l’intention de signifier par éclairs une
évidence aussi absolue que fugace, hautaine et incertaine,
unique et pourtant indissociable d’une rumination toujours à
reprendre. Aussi ce « philosophe en pleurs », tôt associé au
sentiment de la mélancolie et que l’époque romaine opposait à
Démocrite, « le philosophe qui rit », ce penseur volontiers
présenté comme misanthrope, irrévérencieux, poète laconique
jusqu’à l’hermétisme, eut une extraordinaire postérité : ses
réflexions affleurent notamment en permanence chez Platon.
Descendant de Codros, fondateur légendaire d’Éphèse,
Héraclite aurait abdiqué les privilèges liés à ce statut au
bénéfice de son frère et participé à la levée du siège de sa
ville, assaillie par les Perses. Combatif, mais entiché de
dénuement, il est, pour Hölderlin, Hegel, Nietzsche, Breton ou
Char, soleil et diamant noir.
(118)
1
Il est sage, non pas après m’avoir écouté, mais après avoir
écouté le discours, de convenir que tout est un.
4
Ne sachant pas écouter, ils ne savent pas non plus parler.
6
Appartient à tous : le penser.
19
Le plus sage des hommes, vis-à-vis de dieu : un singe, pour
la sagesse.
20
Le plus beau des singes est laid.
23
[Sur la grandeur du soleil] De la largeur d’un pied humain.
33
Une fois nés, ils veulent vivre et accepter la mort, ou plutôt
trouver le repos, et ils laissent derrière eux, dans leurs enfants,
des morts à naître.
34
Se dresser contre ce qui est là, devenir les gardiens
vigilants des vivants et des morts.
43
Vagabonds de la nuit, mages, bacchants, bacchantes, initiés.
48
Plus que l’incendie, il faut éteindre la démesure.
60
La part échue à tous les hommes est de se connaître eux-
mêmes et de bien penser.
63
De tous ceux dont j’ai entendu les discours, personne
n’arrive au point de connaître que la sagesse est séparée de
tout.
66
Celui qui n’espère pas ce qui ne peut être espéré ne le
découvrira pas, puisque cela ne peut pas être exploré et que
rien n’y mène.
69
La nature aime à se cacher.
80
Cet ordre du monde, le même pour tous, ni un dieu ni un
homme ne l’a fait, mais il a toujours été, il est et il sera, feu
toujours vivant, s’allumant de façon réglée, et s’éteignant de
façon réglée.
85
La mort de la terre, c’est de devenir eau, la mort de l’eau,
de devenir air, la mort de l’air, de devenir feu, et inversement.
87
La foudre gouverne toutes choses.
94
Pour les âmes, la mort est de devenir eau, pour l’eau, de
devenir terre, mais de la terre naît l’eau et de l’eau naît l’âme.
103
Mort est tout ce que nous voyons quand nous sommes
éveillés, et Sommeil tout ce que nous voyons en dormant.
107
C’est le même que le vivant et le mort, l’éveillé et
l’endormi, le jeune et le vieux : car ces choses-ci, une fois
renversées, sont celles-là, et ces choses-là, à rebours, une fois
renversées, sont celles-ci.
111
Pour la divinité, belles sont toutes choses, et bonnes, et
justes, mais les hommes considèrent les unes comme injustes,
les autres comme justes.
121
Les porcs se plaisent dans la fange plutôt que dans l’eau
pure.
123
(119)
Les ânes choisiraient la paille plutôt que l’or .
128
Il faut savoir que la guerre est commune à tout, que la joute
est justice et que toute chose vient au monde et trouve sa
nécessité en se conformant à la joute.
130
Le temps est un enfant qui s’amuse en jouant avec ses
pions : royauté d’un enfant !
133
Dans les mêmes fleuves nous entrons, et nous n’entrons
pas ; nous sommes et nous ne sommes pas.
134
Il n’est pas possible d’entrer deux fois dans le même
fleuve.
135
Tout avance, et rien ne reste immobile.
136
Tout s’écoule.
PINDARE
Pindare naquit probablement en 518 avant J.-C. à
Cynoscéphales, près de Thèbes, en Béotie, dans une vieille
famille aristocratique. À vingt ans, il jouissait déjà d’une
réputation affirmée de poète : une puissante dynastie
thessalienne lui passa commande d’une ode pour célébrer un
de ses membres qui avait remporté un prix aux jeux de
Delphes. Il aurait écrit sa dernière ode, la VIIIe Pythique, en
446, à l’âge de soixante-douze ans, huit ans avant de mourir,
en 438. Signe de sa gloire, lorsque Alexandre le Grand, en
335, fit détruire Thèbes pour la punir de s’être rebellée, il
commanda néanmoins que la maison de Pindare fût épargnée.
Principalement composée en dialecte dorien, l’œuvre de
Pindare appartient au genre de la poésie lyrique chorale, et
plus précisément de l’épinicie. Le terme désigne les chants
solennels destinés à célébrer le triomphe d’un athlète aux jeux
organisés à Olympie, à Delphes, à Némée ou à l’isthme de
Corinthe, au cours de fêtes qui réunissaient toute la Grèce et
répondaient à une intention aussi religieuse que politique. Les
grandes familles y envoyaient leurs meilleurs champions
rivaliser à la course, au saut, à la lutte, à la boxe, au pugilat
ou au lancer de disque et de javelot. Les plus riches
s’affrontaient à la course de char. Une victoire, si elle couvrait
de gloire l’individu qui la remportait, permettait aussi à sa cité
de triompher. L’événement était assez important pour qu’une
statue ou des poèmes viennent assurer sa commémoration.
Ainsi les épinicies sont-elles des odes de triomphe qui
célèbrent des valeurs, aussi bien que les exploits précis
qu’elles perpétuent.
Les odes de Pindare sont rassemblées selon les jeux
auxquels elles se rapportent : Olympiques, Pythiques (les jeux
organisés à Delphes avaient lieu en l’honneur de la victoire
d’Apollon sur le serpent Python : Apollon Pythien),
Isthmiques et Néméennes. Les circonstances l’intéressent peu,
néanmoins. Le poète considère que le succès qu’il chante est
dû à la faveur des dieux, désireux de récompenser des mérites
moraux. Il scrute la conduite de l’athlète qui a été couronné
pour en faire valoir les vertus ; ce sont elles qu’il entend
exalter, conférant une portée didactique à ses vers. Chaque
poème croise l’évocation du vainqueur auquel il est consacré
avec le récit des actes de bravoure d’un ou deux héros
mythiques. Rejetant les épisodes de ces légendes qui attribuent
aux dieux des mœurs corrompues, Pindare fait de ces derniers
des modèles. Leurs hauts faits viennent amplifier la résonance
de celui qu’il rapporte. Il demeure à ce titre très proche d’un
monde archaïque où hommes et dieux se côtoient libéralement.
Cette conception marque aussi la façon dont il représente
son activité. De nombreuses observations éparses permettent
de voir que, à la façon d’Hésiode, Pindare tient la poésie pour
un art inspiré des Muses. Les poètes sont des interprètes des
dieux. Ils sont leur voix parmi les hommes ; ils transcrivent
pour eux une vibration à l’origine de l’univers : ils rendent
perceptible l’affleurement sensible du sacré. Poésie d’apparat,
l’œuvre de Pindare revêt une dimension liturgique qui
redouble sa solennité et la dispose au grandiose. Aussi, ces
hymnes complexes font chatoyer images et métaphores, avec
une prédilection pour les éléments qui se rapportent à l’or et à
la lumière, c’est-à-dire au feu, à l’élément primitif.
L’ornementation complexe et travaillée de chaque pièce, sa
densité, l’abondance des motifs et des figures fortes, la liberté
avec laquelle Pindare les entrecroise, la variété des rythmes
qu’il cultive, le jaillissement permanent des trouvailles,
suscitent parfois un sentiment d’obscurité. Mais l’obscur
ouvre au mystère. Il est le propre du monde des dieux en
permanence présent dans cette œuvre aux vives fulgurances.
Au Ier siècle précédant l’ère chrétienne, le rhéteur Denys
d’Halicarnasse discerne, dans son traité De la composition,
l’invention chez Pindare d’une « harmonie austère », un
sublime fait de rudesses et d’éclats alternés. La représentation
du poète en « maître de vérité » ne doit pas occulter que ses
odes ont été composées pour donner lieu à l’origine à un
spectacle total, alliant poésie, chant, musique instrumentale,
danse. S’il est aujourd’hui difficile à imaginer, il participait de
leur grandeur.
Difficile, éblouissant, Pindare était « inimitable » pour
Horace. Sa postérité se révèle impressionnante, cependant. À
partir de la publication de ses odes par Alde Manuce à Venise
en 1513, le genre est repris par Ronsard, Ben Jonson, Milton,
Dryden, etc. C’est Pindare qui inspire à Boileau l’idée qu’« un
beau désordre est un effet de l’art ». Hölderlin le traduisit,
avant de s’inspirer de son exemple pour composer ses
Hymnes. Plus tard encore, Nietzsche, Heidegger, Char,
Claudel, Saint-John Perse le discutent, l’imitent. Valéry met en
exergue du Cimetière Marin (1920) deux vers de sa
IIIe Pythique qui, en 1942, ouvrent aussi Le Mythe de
Sisyphe de Camus : « N’aspire pas, ô mon âme, à la vie
immortelle, mais épuise le champ du possible ».
Olympique X
Pour Agésidamos, locrien épizéphyrien,
enfant vainqueur à la boxe
Mais rares, ceux qui sans peine ont obtenu cette joie,
Dont l’éclat, prix de tous les exploits, illumine la vie.
Cette fête extraordinaire, les prescriptions de Zeus m’ont
incité à la chanter :
Héraclès la fonda, auprès de l’antique tombeau de
(123)
Pélops , avec six autels,
Quand il eut tué le fils de Poséidon, l’irréprochable
Ctéatos,
Et Eurytos aussi, pour forcer, bon gré mal gré, l’insolent
Augias
(124)
À lui payer le prix de ses services ;
Placé en embuscade dans un bois, près de Cléones,
Sur la route il triompha d’eux, ces fils arrogants de Molion,
Parce que jadis ils lui avaient dispersé sa troupe de
Tirynthe,
Postée au fond des vallées de l’Élide.
Or, peu de temps après, le perfide roi des Épéens (125) vit sa
patrie opulente,
Au milieu des flammes cruelles et sous les coups du fer, sa
propre ville,
Sombrer dans le gouffre profond du malheur ;
Éviter le courroux des forts, chose impossible !
Lui-même, le dernier de tous, dans son inconscience,
affronta le Pillage
Et ne put échapper à la mort escarpée.
Alors le vaillant fils de Zeus, rassemblant dans Pise son
armée et son butin,
Mesura une enceinte sacrée pour son père tout-puissant.
(126)
Il délimita par des jalons l’Altis au pur espace,
Et la plaine alentour, il en fit le repos des festins,
Honorant le cours de l’Alphée,
Et moi, avec toute mon ardeur, j’ai serré très fort contre
mon cœur
L’illustre race des Locriens, répandant le miel de mes
chants
Sur cette ville qui abonde de héros.
J’ai loué l’enfant aimable d’Archestratos
Que j’ai vu triompher, par la vigueur de son bras,
Près de l’autel d’Olympie, ce jour-là,
Quand brillaient cette beauté et cette jeunesse qui, jadis,
(127)
Avec la faveur de Cypris, protégèrent Ganymède de la
mort impudente.
Olympique XIV
Pour Asopichos d’Orchomène,
vainqueur au stade
(138)
Mais quand, sur la construction de bois , les parents
eurent placé
La jeune femme, quand Héphaïstos l’eut entourée
De sa flamme enragée, alors Apollon déclara : « Non,
Pas un instant de plus mon âme ne supportera
Qu’en subissant le sort affreux de la mère
Périsse ma race d’une mort aussi pitoyable,
Ainsi », dit-il. Du premier pas atteignant l’enfant, au
cadavre
Il l’arracha. Pour lui, le bûcher en feu entrouvrait ses
flammes.
Il le porta au Centaure de Magnésie et le lui confia
Pour qu’il apprît à guérir les douloureux maux des
hommes.
Prodigue-la généreusement,
En la faisant naître de ma propre sagesse !
Entonne, pour le roi du ciel peuplé de nuages, toi sa fille,
L’hymne estimé. Et moi, je le joindrai à leurs chants et à la
lyre,
En faisant un doux labeur pour la fleur de ce pays
(147)
Où les Myrmidons , les premiers, s’établirent ;
Leur place, à l’antique renommée, Aristocleidès,
Par ta volonté ne l’a pas souillée d’opprobre,
En mollissant dans la dure préparation du pancrace.
Prométhée enchaîné
LA MARCHE AU SUPPLICE DE
PROMÉTHÉE
(168)
CRATOS
Hélas, hélas !
(175)
Filles de la féconde Téthys ,
Enfants du fleuve Océan qui, tout autour de la terre,
Sans jamais de repos roule ses flots,
Contemplez-moi, regardez
Quels liens m’attachent à ce roc escarpé
Pour y monter une garde que nul ne m’enviera !
LE CHŒUR
Je vois, Prométhée,
Et la crainte à mes yeux
Fait monter un nuage de larmes,
Quand je regarde ton corps
Se dessécher sur cette pierre,
Sous l’outrage de ces liens d’acier :
Des maîtres nouveaux règnent sur l’Olympe,
Et avec des lois nouvelles, Zeus
Exerce un pouvoir arbitraire,
Et détruit aujourd’hui les colosses d’antan !
PROMÉTHÉE
PROMÉTHÉE, BIENFAITEUR DE
L’HUMANITÉ
PROMÉTHÉE
Tu es pleine d’orgueil,
Et tu tiens des propos arrogants,
Tu délires, tu crois qu’à ton front
Sied cette tache sanglante ;
Méprisée, privée d’amis, il te faut
Payer coup pour coup.
CLYTEMNESTRE
Les Euménides
ORESTE ET LES ÉRINYES
[Après une longue errance, Oreste, toujours poursuivi par les
Érinyes de sa mère, arrive à Delphes, pour se réfugier dans le
temple d’Apollon. C’est là qu’il découvre la Pythie (la
prêtresse d’Apollon).]
LA PYTHIE
LA MORT D’AJAX
AJAX
Antigone
L’HOMME, MERVEILLE DU MONDE
LE CHŒUR
N’était-il pas ton frère aussi celui qui est mort face à lui ?
ANTIGONE
Non, dans ton intérêt, dans le mien, et celui des dieux d’en
bas !
CRÉON
Œdipe roi
NÉANT DE LA VIE HUMAINE
LE CHŒUR
Les Trachiniennes
LE SUPPLICE D’HÉRACLÈS
[Hyllos, le fils d’Héraclès et de Déjanire, raconte à sa mère la
mort d’Héraclès.]
HYLLOS
LA MARCHE DU DESTIN
LE CHŒUR
Œdipe à Colone
ULTIMA VERBA
[Sur le point de mourir, Œdipe, guidé par ses filles, arrive
dans les environs d’Athènes, où Thésée, le prince de la cité,
vient à sa rencontre.]
ŒDIPE
(219)
Je vais t’apprendre, fils d’Égée , tous les bienfaits
Qui ôteront à ta cité les chagrins de la vieillesse.
Je vais moi-même, sans qu’aucune main ne me guide,
Dans un instant, te montrer le lieu où je dois mourir.
Ne révèle jamais à personne ce lieu caché,
Ni même en quel endroit il se trouve,
Car il te sera toujours un rempart plus sûr que les boucliers,
Ou que les lances de tes voisins.
Quant aux secrets inviolables qu’il est interdit de dire,
Tu les apprendras toi seul, après m’avoir accompagné là-
bas.
Je ne veux les révéler à aucun de ces habitants,
Ni à mes propres filles, malgré l’amour que je leur porte.
Toi-même, garde-les pour toi et quand tu arriveras
Au terme de la vie, révèle-les au meilleur d’entre vous,
Et que celui-ci à son tour fasse la même chose avec son
successeur.
Tu mettras ainsi ton pays à l’abri des ravages,
Sans craindre les hommes nés de la semence du
(220)
dragon .
Combien de villes, même bien gouvernées,
Perdent toute mesure : les dieux, même longtemps après,
Voient très bien ceux qui les négligent
Et qui se laissent aller à la folie. Ne laisse pas, fils d’Égée,
Pareil malheur venir sur toi. Mais je t’apprends ce que tu
sais déjà.
Allons maintenant au lieu qui m’attend,
Car l’ordre qui vient des dieux est là, pressant. N’hésitons
plus.
(221)
Et vous, mes filles , suivez-moi comme cela : c’est moi
Qui vous guide à présent, comme vous guidiez votre père.
Marchez, ne me prenez pas la main, et laissez-moi
Découvrir seul le tombeau sacré, où ma destinée
Veut que je sois, sur cette terre, enseveli.
Venez par ici, venez : c’est par là que me mènent
(222)
Hermès, conducteur des âmes, et la déesse d’en bas .
Ô lumière ténébreuse, qui fut naguère ma lumière,
Pour la dernière fois, mon corps s’attache à toi.
Je m’en vais cacher dans l’Hadès
Le terme de ma vie, et toi, très cher hôte,
Ton pays, et tes sujets, soyez heureux,
Et, pour l’être toujours, au milieu de votre prospérité,
Souvenez-vous de moi quand je serai mort !
v. 1519-1555
EMPÉDOCLE
Né vers 483 avant J.-C. à Agrigente en Sicile, mort en 424
ou 423, Empédocle a composé deux vastes poèmes rédigés
dans la langue d’Homère, De la nature, qui devait comprendre
près de deux mille vers, et des Purifications, qui en
comptaient, semble-t-il, près de cinq mille. Seuls des
fragments ont subsisté de l’un et de l’autre. Poète et
philosophe, astronome, physicien, biologiste, curieux des
secrets du monde, Empédocle incarna dès l’Antiquité une
personnalité exceptionnelle, à mi-chemin de la science et du
mythe. Aristote voit en lui le père de la rhétorique. Diogène
Laërce lui consacra une Vie, entérinant la légende selon
laquelle Empédocle, après avoir déposé ses sandales au bord
du cratère, se serait jeté dans l’Etna et son feu purificateur,
divin. Hölderlin et Nietzsche virent en lui un « homme
souverain ».
De la nature est une épopée qui évoque la conception du
monde. Empédocle, comme Parménide, considère que l’Être
est d’abord une sphère immobile et une, par opposition au
vivant, multiple et en mouvement. Cette sphère contient quatre
éléments : le feu, l’eau, l’éther, la terre, animés par deux
forces, la Haine et l’Amour, qui les assemblent ou les séparent
de telle sorte que l’Être se disperse et se ressaisit sans fin :
l’antinomie parménidienne entre Être et Devenir se voit ainsi
résolue. La diversité forme l’unité, mais sans que les deux
principes antagonistes de l’Amour et de la Haine ne se
confondent jamais. Au contraire, ils ne cessent de prendre
appui l’un sur l’autre. Empédocle tire de cette représentation
une physique qui lui sert à expliciter l’origine du monde, des
plantes, de l’homme et des animaux. Toutes les fonctions
physiologiques de l’homme en procèdent également.
Les Purifications (en grec, les Catharmes) retracent pour
leur part « l’histoire mythique de la destinée humaine, la chute
des démons, l’incarnation et les migrations d’un principe
immortel, pour aider les hommes à vivre en accord avec les
dieux » (Jean Bollack). Nourri de pythagorisme et sans doute
influencé par les sectes orphiques, Empédocle expose quelles
abstinences et quelles pratiques ascétiques permettront à
l’individu de se purifier, afin d’agir en conformité avec le
divin. L’ampleur de la pensée d’Empédocle, la magnificence
de son verbe, font de cette œuvre visionnaire un monument.
De la nature
2
Étroits sont les passages par où se répandent les
forces dans les membres,
Nombreux les maux qui frappent, usant le penser soucieux
Considérant quand ils vivent leur faible part de vie, les
hommes
En leur bref destin, comme une fumée sont emportés et
déjà envolés,
Confiants dans cela seul que le hasard présente à chacun,
Partout se laissant mener ; mais le Tout, qui souhaite le
trouver ?
Ainsi, aux hommes, il n’est possible ni de voir ni
d’entendre
Ni de concevoir par l’esprit ces secrets. Mais toi, donc,
puisque jusqu’à maintenant
Tu étais loin, tu sauras. Car jamais une pensée d’un mortel
ne s’est élevée plus haut.
8
Je veux te dire encore : pour tout ce qui est mortel, il n’y a
ni naissance,
Ni non plus de fin apportée par la mort funeste,
Mais seulement mélange, et dissociation de ce qui a été
mélangé.
Voilà ce qui est, et les hommes appellent cela
« naissance ».
9
Quand selon une forme humaine des éléments mêlés
parviennent dans le ciel lumineux,
Ou sous la forme d’une espèce de bêtes fauves, ou de
plantes,
Ou encore d’oiseaux, alors on dit : « naître ».
Et quand les éléments se désassemblent, inversement, c’est
le malheureux trépas ;
Par son nom juste, on ne l’appelle pas, bien que moi-même
j’acquiesce à cet usage.
17
Je dirai le double mouvement : tantôt l’un s’accroît pour
venir seul à l’être,
À partir du multiple, tantôt inversement se divisant à partir
de l’un, le multiple parvient
à l’être ;
Deux fois ainsi pour les choses mortelles une genèse, et
deux fois une destruction :
La convergence de tout vers l’un fait naître et fait périr ;
Mais le multiple, d’abord épaissi dans l’un, naît à nouveau
par division, puis se disperse
et s’envole.
Et cette alternance continuelle ne cesse jamais,
Tantôt par Amour toute chose dans l’un se rassemble,
Tantôt, au contraire, les éléments sont emportés, chacun
séparément par la force haineuse de
Discorde.
Ainsi, dans la mesure où l’un a coutume de naître du
multiple
Et où, à nouveau, de la séparation de l’un, le multiple
provient,
Dans cette mesure, naissent l’un et l’autre, et le temps pour
eux n’est pas immuable.
Mais dans la mesure où cette alternance continuelle ne
cesse jamais,
Dans cette mesure-là, ils demeurent sans changement dans
le cycle.
Allons, écoute ma parole ! Car apprendre augmentera ton
intelligence !
Auparavant aussi, ainsi je l’avais dit, mettant au grand jour
les bornes de la parole.
Je dirai le double mouvement : tantôt l’un s’accroît pour
venir seul à l’être,
À partir du multiple, tantôt inversement se divisant à partir
de l’un, le multiple parvient
à l’être :
Feu, eau, terre, et de l’air la hauteur infinie,
Haine funeste en dehors d’eux, partout de poids identique,
Et Amour, en eux, égal en longueur et en largeur.
Toi, fixe ton esprit sur lui, ne reste pas assis, les yeux
écarquillés :
Quel qu’il soit, on le reconnaît, implanté qu’il est aussi
dans les membres des mortels,
Par lui naissent les pensées d’amour, par lui se nouent les
liens d’amitié,
Plaisir est le nom qu’on lui attribue, et encore Aphrodite.
Mais lui, aucun homme mortel, bien qu’il tournoie parmi
eux,
N’en est instruit. Et toi, écoute de mon discours la marche
qui ne trompe pas.
Tous ces éléments sont égaux, et ils ont même âge,
Cependant ils ont chacun une fonction différente, une
demeure propre,
Et à tour de rôle ils dominent selon le périple du cycle
qu’ils parcourent.
Et rien alors à eux ne s’ajoute ni ne se retranche,
Car s’ils se détruisaient constamment, ils ne seraient plus,
Et ce Tout, qu’est-ce qui pourrait l’accroître ? et venu
d’où ?
Comment pourrait-il aussi périr, puisque rien n’est vide de
ces éléments ?
Mais ils restent les mêmes, bondissant les uns au travers
des autres,
Ils deviennent une chose puis une autre, et continûment
identiques.
20
Ceci de remarquable dans la masse des corps des vivants :
Tantôt par l’Amour se rassemblent en un tous les membres,
À qui un corps est échu, point culminant de la vie
florissante.
Tantôt, de nouveau séparés par les Querelles mauvaises,
Ils errent chacun de son côté sur les brisants de la vie.
Et c’est ainsi pour les plantes, pour les poissons dans leurs
demeures marines,
Pour les bêtes dans leurs repaires montagneux, ou pour les
colombes, glissant sur les airs.
Purifications
117
Car déjà autrefois je fus, moi, garçon, fille,
Buisson, oiseau, poisson muet qui vient de la mer.
124
Hélas ! pauvre race des mortels, race infortunée !
À quelles discordes, à quels gémissements devez-vous
votre naissance !
128
Aucun Arès comme dieu, pour ces gens-là, ni
Cudoimos (223),
Ni Zeus Roi, ni Cronos, ni Poséidon,
Mais Cypris était la Reine.
Par de pieuses images, ils se la conciliaient,
— des images sculptées ou peintes, par des parfums
savants,
Par des sacrifices de myrrhe pure et d’encens odorants,
Par des libations de miels blonds qu’ils répandaient sur les
parvis ;
Mais le sang pur des taureaux n’arrosait point l’autel,
Car il n’était pas parmi les hommes d’abomination plus
grande
Que d’arracher la vie pour manger les membres
(224)
magnifiques des animaux .
132
Fortuné, celui qui, de la sagesse divine, possède la
richesse !
Malheureux, celui qui, d’une obscure opinion sur les dieux,
se soucie !
134
Son corps n’est pas pourvu d’une tête humaine,
Deux bras, comme des rameaux, ne s’élancent pas de son
dos,
Il n’a pas de pieds, ni de genoux agiles, ni de sexe velu,
Mais il n’est qu’une pensée sainte et ineffable,
(225)
Par ses pensées rapides s’élançant dans tout l’univers .
HÉRODOTE
Au début des Lois, Cicéron, citant Hérodote, dit qu’il est le
« père de l’histoire ». Ce faisant, il ne rend pas seulement
hommage au premier auteur dont un ouvrage s’intitule
Historiai, « Histoires », il rappelle que l’histoire n’a pas
toujours existé, qu’elle est une création humaine et, somme
toute, tardive.
La connaissance de leurs origines ou de leur passé
n’indifférait pas aux prédécesseurs d’Hérodote, mais ils
confiaient à la religion et aux mythes le soin d’en rendre
compte à travers des fables, comme le fait Hésiode, par
exemple. À partir du VIe siècle avant J.-C., ces récits se
transforment. Rédigée en prose, la Périégèse d’Hécatée de
Milet (550-480) décrit factuellement l’ensemble du monde
habité, tandis que ses Généalogies considèrent son peuplement
depuis l’âge des héros. La fondation des cités est, en effet, le
principal sujet de ce type d’œuvres, dont on connaît
nommément une quinzaine d’auteurs. Ils sont désignés comme
des « prosateurs » ou des « logographes ». Associant logos, le
« discours », et le verbe graphein, « écrire », ce terme est
parfois traduit par « chroniqueur », qui est plus précis et n’a
pas exactement la même signification. Le chroniqueur
consigne des événements historiques suivant l’ordre selon
lequel ils se sont produits dans le temps. Mais le travail des
auteurs grecs auquel il est appliqué se rapproche dans les faits
des chroniques composées en Mésopotamie au cours du
IIe millénaire avant J.-C. Le mot « histoire », à cette date,
n’est pas encore utilisé : la part de l’éloge demeure
importante dans les textes, qui ne correspondent pas
rigoureusement à ce que le vocable qui sert à les désigner
signifie aujourd’hui. L’exigence croît, cependant, peu à peu,
en Grèce, de rendre compte de l’homme dans son milieu à
partir d’une exploration concrète de celui-ci et en se fondant
sur une enquête rigoureuse, dénuée d’intention politique ou
épidictique. Le mot historia, formé sur une racine indo-
européenne qui signifie « voir » et qui désigne, au parfait, un
savoir acquis au terme d’une observation personnelle, sera
retenu pour qualifier ces ouvrages d’un nouveau genre. Le
nom histor désigne quant à lui un témoin, le détenteur d’un
savoir et finalement un juge, comme celui qui sait la loi et que
son savoir autorise à trancher un litige. Il renvoie à une
aptitude à discriminer, à analyser, pour comprendre. L’œuvre
d’Hérodote, en qui on a pu voir le premier des « reporters »,
selon l’expression de Monique Trédé, illustre cette évolution.
Né vers 480 avant J.-C. à Halicarnasse, en Asie mineure,
Hérodote dut s’exiler. Il voyagea à travers tout le bassin
méditerranéen : en Asie, en Égypte, en Grèce, notamment à
Athènes, et en Grande Grèce. Il mourut à Thourioi, dans le
golfe de Tarente dans l’Italie actuelle, vers 420. Les Histoires
sont largement le fruit de ses pérégrinations. Certes, Hérodote
rapporte des légendes et des mythes, mais ce sont les
matériaux d’une construction qui les excède. Il les cite comme
des documents et oppose à l’occasion les versions
contradictoires qu’on lui a proposées pour tenter de trier entre
elles. Il retient parfois des explications merveilleuses qui
heurtent la raison : il serait erroné, toutefois, d’invoquer à son
propos une naïveté originelle. Elle ne correspond pas à son
dessein. Contemporain des guerres médiques, Hérodote
déclare au début de son livre qu’il veut perpétuer la mémoire
« des grands et merveilleux exploits accomplis tant par les
Barbares que par les Grecs ». Il évoque ainsi l’empire perse à
partir de sa refondation par Cyrus en 549 et consacre une
section à chaque peuple conquis par ce dernier : Lydiens,
Massagètes, Égyptiens, Babyloniens, Indiens, Scythes,
Éthiopiens, avant d’en venir à la Grèce. L’œuvre s’achève
avec les victoires grecques des Thermopyles et de Salamine, en
480, puis la prise de Sestos en 479. Hérodote écrit une histoire
récente. La façon dont il célèbre simultanément la grandeur de
sa patrie et celle de son ennemi héréditaire est remarquable :
elle révèle chez lui une rare hauteur de vue et une volonté sans
partage de comprendre les événements qui ont eu lieu,
d’établir les faits qui ont conduit de la domination de la Perse
à celle d’Athènes. Ainsi Hérodote peut-il louer l’intelligence
avec laquelle Cyrus sut conserver l’antique sagesse de son
peuple, loin de tout parti pris patriotique qui l’amènerait à
diminuer l’adversaire. Cette intelligence s’appuie sur une
conviction philosophique : rien n’est pérenne. De sensibilité
très héraclitéenne, Hérodote est pénétré par le sentiment de
l’impermanence des choses. Aucun état, aucun empire, aucune
puissance, ne sauraient durer : Solon le formule avec clarté
lors d’un entretien avec Crésus, au livre I. Il est vain, dans ces
conditions, d’exalter l’un plutôt que l’autre, ou de faire preuve
d’une quelconque forfanterie, opposant, par exemple, les
Grecs aux Perses, en considérant que le succès tient à des
qualités intrinsèques ou essentielles à un peuple. Au contraire,
Hérodote essaie de démêler les causes psychologiques, les
causes politiques, économiques, ou culturelles, qui décident à
un moment particulier de l’élévation de l’un et de la chute de
l’autre. Il envisage des faisceaux de circonstances, quoique
presque tous ses récits commencent par une histoire de femme
et s’avèrent avoir la vengeance pour principal mobile. En
réalité, Hérodote ne néglige pas même le rôle des dieux dans
l’histoire des hommes : intervenant pour châtier impiété et
démesure, ils la modèlent fortement.
La variété des causalités qu’il considère amène Hérodote à
faire preuve d’une très large curiosité. Il s’intéresse à l’espace
qu’occupent les peuples qu’il évoque, qui conditionne leurs
relations extérieures et leur prospérité, mais aussi à leurs
mœurs, y compris, à la manière d’un Fernand Braudel, sur un
temps long qui excède la période spécifique qu’il considère.
Hérodote traite de géographie, d’ethnographie, d’histoire au
sens strict, qu’il mentionne l’attitude des Égyptiens à l’égard
des animaux ou les farouches pratiques des Scythes envers
leurs ennemis, qu’ils scalpent et dont ils boivent le sang.
Hérodote pratique la digression étymologique, aime décrire
animaux rares et curiosités, comme le goût des Égyptiens pour
les chats ou leurs techniques d’embaumement. Il multiplie les
excursus topographiques, peignant villes ou fleuves
admirables. Riches et bigarrées, les Histoires constituent donc
bien des « enquêtes » ou des « investigations ». L’œuvre est
d’ailleurs aujourd’hui traduite, tantôt sous le titre d’Histoire,
tantôt sous celui d’Enquête, selon qu’on entend insister sur le
type de savoir fondé par Hérodote ou qu’on tient à souligner
la méthode qu’il a suivie (dans les deux cas, le passage du
pluriel utilisé en grec au singulier marque un désir
d’essentialisation absent de l’original). Hérodote fait une
large part à la tradition légendaire dont il est l’héritier : à la
charnière de deux façons de penser le monde, il la ressasse
moins qu’il ne l’ausculte. De même, si, digne contemporain de
Sophocle, il se montre fasciné par exploits et hauts faits, il
continue de valoriser la mesure et la prudence chères aux
générations antérieures.
Hérodote, enfin, est un conteur hors pair. Les deux célèbres
histoires de Candaule et de Crésus l’illustrent bien. Au
VIIIe siècle, Candaule règne sur la Lydie. Persuadé que son
épouse est la plus belle des femmes, il s’en vante avec hybris,
cette démesure tant fustigée en Grèce. Comme il redoute que
son confident Gygès ne le croie pas, il lui propose d’en juger
par lui-même et, pour cela, de la surprendre nue. Gygès
objecte à Candaule qu’il n’est pas « raisonnable » de heurter
les lois de la bienséance et de la pudeur, mais le roi ne
l’écoute pas. Il est donc puni : le stratagème n’ayant pas
échappé à sa femme, elle incite Gygès à l’assassiner et à le
remplacer sur le trône. Ce dernier fonde ainsi la dynastie des
Mermnades. L’anecdote éclaire un point d’histoire. Elle pique
l’imagination du lecteur : on appelle ainsi « candaulisme » la
pratique sexuelle qui consiste à éprouver de l’excitation en
exposant ou en livrant sa compagne à d’autres hommes. Elle a
aussi une portée morale tout à fait classique. Ces traits
reparaissent dans les pages dévolues à Crésus (596-546 avant
J.-C.). Il fut le dernier monarque de la lignée fondée par
Gygès. Dès l’Antiquité, ses richesses étaient légendaires.
Hérodote se soucie moins, cependant, de les représenter, que
d’explorer la psyché du souverain nanti d’une pareille
puissance. Il construit son récit autour de la relation entre
Crésus et Solon, le législateur mythique d’Athènes. À travers
la confrontation des deux hommes et le dialogue que le sage
noue avec le prince, Hérodote articule une fable morale.
Celle-ci permet, dans un second temps, d’expliciter comment
le puissant empire perse a pu être vaincu par des cités
grecques, en principe incapables de lui tenir tête : elles étaient
aux mains de citoyens dont l’intelligence et la tempérance
étaient un bien plus précieux que tous les trésors. Comme à
propos de Gygès, Hérodote mêle habilement narration et
passages dialogués insérés au style direct.
Le chatoiement du récit, dans les Histoires, a été source de
méprise. À une époque où la nouveauté et l’ambition du
dessein d’Hérodote avaient pu être surpassées, de sorte que
son intérêt historique devait moins frapper les esprits que le
foisonnement et l’éclat, chez lui, de la narration, son œuvre
s’est trouvée décriée. Aristote, dans la Poétique, traite son
auteur de « mythologue ». Plutarque composa un petit essai
intitulé Sur la malignité d’Hérodote, où il fustige sa crédulité
et ses mensonges. Les érudits alexandrins, qui découpèrent les
Histoires en neuf livres, donnèrent à chacun le nom d’une
Muse, façon de mettre en valeur leur dimension esthétique
plutôt que leur valeur historique. C’est s’abuser et falsifier
une entreprise exceptionnelle. En 1564, le grand éditeur Henri
Estienne publia une vibrante Apologie pour Hérodote : au
moment d’installer Hérodote au cœur des savoirs de la
modernité, elle s’applique, avec passion, à lui rendre justice.
Les Histoires
HISTOIRE DE CANDAULE ET DE GYGÈS
Candaule, très épris de son épouse, pensait avoir la plus
belle femme du monde. Plein de cet amour, et comme il avait
pour favori, parmi ses gardes, Gygès, fils de Dascylos, à qui il
confiait ce qui lui tenait le plus à cœur, il lui vantait sans
mesure la beauté de sa femme. Peu de temps après — car le
destin de Candaule était de connaître le malheur —, il parla
ainsi à Gygès : « Tu ne me parais pas me croire, Gygès, quand
je te parle de la beauté de ma femme, car les hommes se fient
moins à leurs oreilles qu’à leurs yeux, fais donc en sorte de la
voir toute nue ! » Gygès se récria : « Quel propos bien peu
raisonnable me tiens-tu là, en m’ordonnant de voir nue ma
propre souveraine ? Dès qu’une femme ôte ses vêtements, elle
quitte en même temps toute pudeur. Depuis longtemps les
hommes ont trouvé les beaux principes qui doivent servir à
nous instruire, et il y en a un, qui est de ne regarder que ce qui
lui appartient. Pour ma part, je suis persuadé que ta femme est
la plus belle de toutes, et je te prie de ne pas me demander des
choses malhonnêtes. » En parlant ainsi, il cherchait à s’élever
contre la proposition de Candaule, craignant qu’il en résultât
pour lui quelque malheur. « Sois rassuré, Gygès, lui répondit
Candaule, ne crains rien, ni de ma part, en pensant que c’est
pour t’éprouver que je te parle ainsi, ni de la part de ma
femme, si tu as peur de subir quelque tort de son fait. Je vais
tout organiser de façon qu’elle ne saura même pas que tu l’as
vue. Je te ferai entrer dans la chambre où nous dormons, et je
te placerai derrière le battant ouvert de la porte. Dès que je
serai entré dans la chambre, ma femme viendra
immédiatement me rejoindre. Il y a près de l’entrée un siège,
où elle posera ses vêtements en se déshabillant. Et tu pourras
alors la contempler à loisir. Et quand elle ira de ce siège vers le
lit, et qu’elle te tournera le dos, tu veilleras alors à ce qu’elle
ne te voie pas, quand tu franchiras la porte. »
Gygès, donc, voyant qu’il ne pouvait se dérober, accepta la
proposition. Et Candaule, quand l’heure de se coucher lui
sembla venue, le conduisit dans la chambre, et peu après, sa
femme vint auprès de lui. Une fois qu’elle fut entrée, Gygès,
pendant qu’elle se déshabillait, la regarda. Quand elle lui
tourna le dos en allant vers le lit, il s’échappa sans bruit de la
chambre, mais la femme l’aperçut au moment où il sortait.
Elle comprit ce qu’avait fait son mari, mais malgré sa honte,
elle ne se récria pas, et elle fit comme si elle n’avait rien vu,
résolue à se venger de Candaule. Chez les Lydiens, en effet, et
(226)
presque chez tous les autres Barbares , se laisser voir nu
est, même pour un homme, une très grande honte.
Donc, sur le moment même, elle ne laissa rien paraître, et
se tint tranquille. Mais, dès que le jour fut arrivé, elle fit savoir
à ses serviteurs les plus dévoués de l’assister, et elle convoqua
Gygès. Et lui, qui pensait qu’elle ne savait rien de ce qui
s’était passé, se rendit à son appel, car, auparavant aussi, il
venait souvent auprès de la reine, quand elle le convoquait.
Quand Gygès arriva, la femme lui dit : « Deux routes, Gygès,
s’offrent à toi, tu peux choisir celle que tu veux : soit tu fais
périr Candaule, tu me prends, et tu prends le royaume de Lydie
avec moi, soit c’est toi-même qui sur l’heure, comme cela,
dois mourir, pour ne plus avoir à obéir en tout à Candaule, et
ne plus voir ce que tu ne dois pas voir. Il faut donc que périsse,
soit lui, l’auteur de ce complot, soit toi, qui m’as vue toute
nue, et qui n’as pas respecté les convenances. » Gygès fut
d’abord très étonné par ce discours, puis il la supplia de ne pas
le mettre dans l’obligation d’avoir à faire ce choix. Mais il ne
put la convaincre, et il se vit acculé soit à tuer son maître, soit
à perdre lui-même la vie. Il choisit alors son propre salut. « Eh
bien ! puisque tu me contrains à faire périr mon maître contre
mon gré, apprends-moi donc alors, lui demanda-t-il, de quelle
manière nous nous en prendrons à lui. » — « L’attaque partira,
répondit-elle, du même endroit d’où il m’a montrée nue, et
nous nous porterons contre lui pendant qu’il dormira. »
Ils mirent au point le guet-apens, et la nuit venue, Gygès
(elle ne l’avait pas laissé partir, et il n’avait aucun moyen de
s’échapper, car il fallait, soit mourir, soit tuer Candaule) suivit
la reine dans sa chambre. Elle lui donna un poignard, et le
cacha derrière la même porte. Alors, tandis que Candaule
reposait, Gygès se glissa hors de sa cachette, le tua et prit ainsi
possession de sa femme et de son royaume.
I, 8-12
Regarde-les, regarde-les !
ALCESTE
Je ne suis plus rien.
ADMÈTE
Adieu !
ADMÈTE
Hippolyte
PHÈDRE : LES ÉGAREMENTS DE L’AMOUR
[La nourrice s’adresse à Phèdre dont les souffrances
l’inquiètent.]
LA NOURRICE
Hélas !
LA NOURRICE
DÉTESTABLE APHRODITE
[Le chœur est composé des femmes de Trézène, la ville où se
déroule la tragédie.]
LE CHŒUR
(246)
La pouliche d’Œchalie ,
Jamais encore soumise au joug,
Ignorante de l’homme et de l’hymen,
Au palais d’Eurytos, Cypris l’enleva,
Elle la mit sous le joug,
Comme une naïade éperdue, comme une Bacchante,
Parmi le sang, les flammes,
Et les chants de mort,
En la donnant au fils d’Alcmène,
Ô malheureux hyménée !
DÉPLORATION FUNÈBRE
LE CHŒUR
(251)
Ô barque crétoise aux ailes blanches ,
À travers les flots retentissants de la mer,
Tu transportas ma reine
Loin d’une maison fortunée,
Pour le seul profit d’un funeste hymen.
Deux oiseaux sinistres l’accompagnèrent,
À son départ de Crète, et dans l’illustre Athènes,
(252)
Où, aux bords de Mounichie , on attacha
Les câbles tressés
Pour prendre pied sur le continent.
Andromaque
LES PLAINTES D’ANDROMAQUE
[Hermione, la fille de Ménélas et l’épouse de Néoptolème, est
délaissée par son époux au profit d’Andromaque devenue
l’esclave de Neoptolème. Ménélas, venu soutenir sa fille,
propose à Andromaque réfugiée dans un temple un triste
choix : soit mourir et sauver le fils qu’elle a eu de Neoptolème,
soit avoir la vie sauve mais condamner son fils à être tué par
Ménélas.]
ANDROMAQUE
Hécube
Ô NUIT OBSCURE !
[Les Troyens sont battus. Les Troyennes, emmenées en
captivité. La vieille reine Hécube exprime ici son angoisse et
ses inquiétudes.]
HÉCUBE
Les Suppliantes
ÉVADNÉ AU BÛCHER
[Au cours du siège de Thèbes entrepris par Polynice, le fils
d’Œdipe, pour reprendre le trône à son frère Étéocle,
Capanée, un des chefs qui l’accompagnent, est mort, foudroyé
par Zeus. Le chœur, composé de toutes les mères qui pleurent
leurs fils morts au cours de cette guerre, ne comprend pas où
se dirige Évadné, la veuve de Capanée.]
LA CORYPHÉE
Les Troyennes
ANDROMAQUE PLEURE ASTYANAX
ANDROMAQUE
DÉPLORATIONS D’HÉCUBE
[Les Troyens sont vaincus. Les Grecs ont exigé la mort
d’Astyanax, le fils d’Hector et d’Andromaque. Talthybios, le
héraut des Grecs, rapporte à Hécube le corps d’Astyanax.]
TALTHYBIOS
Hélas ! Hélas !
Cher enfant, mon amère souffrance !
La terre va te recevoir.
Chante en gémissant, mère…
HÉCUBE
Hélas…
LE CHŒUR
Hélas !
LE CHŒUR
Hélas, hélas !
Infortunée, ta mère, qui a vu les grands espoirs
De sa vie disparaître avec toi !
On te jugeait si heureux d’être né
D’une si noble race !
Et voilà qu’une mort affreuse t’a perdu !
v. 1130-1250
Hélène
LES LAMENTATIONS D’HÉLÈNE
[La véritable Hélène n’a pas été à Troie. Elle se trouve en
Égypte, où elle apprend, avec la chute de Troie, la probable
mort de son époux Ménélas.]
HÉLÈNE
(275)
Hélas ! Sur le point d’entonner le grand thrène de ma
grande souffrance,
Sur quel ton, sur quel mode faire sonner mes sanglots ?
Avec des larmes, des plaintes, des lamentations funèbres ?
Jeunes vierges ailées,
Filles de la terre,
Sirènes, venez accompagner mes gémissements,
Sur la flûte libyenne, ou sur la syrinx,
Mêler vos larmes à mes plaintes,
Votre peine à ma peine, et vos chants à mes chants !
Puisse Perséphone, s’associant à mes lamentations,
Envoyer vers nous ses chœurs de mort et recevoir en retour
Outre mes larmes, le péan que je dédie
(276)
Aux défunts partis sous ses noires demeures .
LE CHŒUR
Iô ! Iô !
Butin des nefs barbares,
Ô jeunes Grecques !
Un marin d’Achaïe
Est arrivé ici, il est venu apporter
À mes pleurs de nouveaux pleurs !
Les ruines de Troie
Sont en proie au ravage des flammes,
À cause de moi, la tueuse d’hommes,
À cause de mon nom, source de tant de peines.
Léda ma mère, pendue à un lacet,
A préféré la mort dans les souffrances
Qu’elle devait à ma honte ;
Et mon époux a fini par périr,
Après sa longue errance sur les mers.
Castor et son frère,
(278)
Honneurs jumeaux de leur patrie ,
Les voilà disparus aussi,
Ils ont disparu, laissant déserts
L’aire où résonnait
Le pas de leurs chevaux,
Et les gymnases que bordent
(279)
Les roseaux de l’Eurotas ,
Où s’exercent les jeunes gens !
LE CHŒUR
Hélas ! hélas !
Destinée cruelle !
Sort pitoyable que le tien !
Quelle vie malheureuse
As-tu eue en partage,
Du jour où t’engendra, dans le sein de ta mère,
Zeus, brillant à travers l’éther,
Sous la blancheur de neige d’un cygne !
De quel malheur n’as-tu pas été épargnée ?
Quelle épreuve n’as-tu pas subie ?
Ta mère est morte,
Et tes frères, les jumeaux chéris de Zeus,
Ont perdu leur bonheur ;
Tu es loin du sol de ta patrie,
Et, par les cités, on va répétant
Que toi, maîtresse, tu partages
La couche d’un Barbare,
Tandis que ton époux a perdu
La vie dans les flots de la mer ;
Tu ne feras plus le bonheur
De la demeure de ton père,
Ni du temple d’airain d’Athéna !
HÉLÈNE
Iphigénie à Aulis
LE CŒUR ET LA RAISON
[Agamemnon veut sacrifier sa fille Iphigénie pour pouvoir
faire voile vers Troie avec son armée. Sa femme, Clytemnestre,
le chœur et Iphigénie elle-même essaient de l’en dissuader.]
CLYTEMNESTRE
(287)
Écoute-moi donc : je vais te dévoiler mes raisons ;
Et je ne parlerai plus par détours et équivoques ;
D’abord, et je commencerai par ce reproche,
Tu m’as épousée contre mon gré et tu m’as prise de force,
En tuant Tantale, mon premier mari.
Et tu as fracassé contre terre mon petit
Que tu m’avais violemment arraché du sein.
(288)
Et mes deux frères , les fils de Zeus, les cavaliers
Aux blancs coursiers, ont marché contre toi.
Mais mon vieux père Tyndare assura ton salut,
Car tu t’étais fait son suppliant, et tu me remis dans ton lit.
Puis, réconciliée avec toi, je fus, tu le reconnaîtras,
Une épouse irréprochable, pour toi et ton foyer,
Vertueuse et chaste, soucieuse d’accroître ton bien,
Et tu étais content en rentrant chez toi, comme tu sortais
Heureux de chez toi. Rare gibier pour un homme,
Que de prendre femme pareille ! Car les femmes frivoles
Sont légion au contraire ! Ensuite, je te donne,
(289)
Outre trois filles, le fils que voilà , et tu veux
Dans ta cruauté me priver de l’une de mes filles !
Mais si l’on te demande, pourquoi tu veux la tuer,
Dis, que répondras-tu ? Dois-je parler à ta place ?
Eh bien ! C’est pour que Ménélas reprenne Hélène !
Bel échange, que de payer par la vie d’un enfant
Le prix d’une mauvaise femme ! Acheter un objet de haine
Avec ce que nous avons de plus précieux ! Voyons,
Si, parti pour la guerre, tu me laisses à la maison,
Et si tu prolonges là-bas ton absence,
Qu’aurai-je à ton avis dans le cœur,
Quand je verrai vides les sièges où elle s’asseyait,
Vide, sa chambre de jeune fille, et quand, seule,
Assise à pleurer, je ne cesserai de gémir sur son sort ?
« Tu as péri, mon enfant par le fait du père à qui tu dois la
vie,
C’est lui-même qui t’a tuée, et personne d’autre,
De sa propre main, et non par celle d’un autre », voilà ce
que je penserai,
Quand tu reviendras, si tu veux t’en aller.
Et toute occasion nous serait bonne, ensuite,
À moi comme à celles de mes filles qui me resteraient,
Pour te faire l’accueil que tu mériterais.
Non, au nom des dieux ne me force pas
À être cruelle envers toi, et ne le sois pas toi-même !
Tu vas donc immoler ta fille ; mais quelles prières diras-
tu ?
Quel vœu pourras-tu pour toi-même formuler, en égorgeant
ta fille ?
Un retour ? Funeste, sans doute, après ce départ infâme !
Mais moi, pourquoi devrais-je te souhaiter du bien ?
Ne serait-ce pas juger les dieux bien insensés,
Que de pouvoir souhaiter le bien des assassins ?
(290)
De retour à Argos , iras-tu embrasser tes enfants ?
Tu n’en auras pas le droit. Lequel d’entre eux pourra même
Te regarder ? Pour que tu le prennes dans tes bras, afin de
Le tuer ensuite ? As-tu déjà songé à cela ? Ou bien
Ton seul souci est-il de promener partout ton sceptre et de
commander ?
Le juste langage qu’il fallait tenir aux Argiens, le voici :
« Vous voulez, Achéens, faire voile vers la terre de
(291)
Phrygie ?
Au sort de désigner celui dont l’enfant doit mourir. »
Les Bacchantes
HYMNE À DIONYSOS
LE CHŒUR
(Le chœur des Bacchantes entre sur scène : elles sont coiffées de serpents,
couronnées de chêne, de lierre, de smilax, et brandissent des thyrses, agitant des
tambourins et jouant de la flûte.)
(300)
Ô Thèbes, nourricière de Sémélé ,
Couronne-toi de lierre !
(301)
Fleuris-toi, fleuris-toi, du vert smilax aux beaux
fruits !
Et livre-toi tout entière à Bacchus,
Avec les rameaux de chêne ou de sapin !
Entoure de toisons blanches
Nature de l’homme
THÉORIE DES HUMEURS
Le corps de l’homme renferme du sang, du phlegme, de la
bile jaune et noire : c’est ce qui constitue la nature du corps,
qui en fait la santé ou la maladie. Il y a donc santé parfaite,
quand ces humeurs entretiennent entre elles un juste rapport
sur le plan de la quantité et de la qualité et qu’elles sont très
bien mêlées ; il y a maladie quand l’une de ces humeurs, soit
en excès, soit en défaut, est isolée dans le corps et n’est pas
(322)
mélangée au reste . Nécessairement, en effet, quand l’une
de ces humeurs s’est isolée et se tient à part soi, non seulement
l’endroit d’où elle est partie devient malade, mais aussi
l’endroit où elle s’épanche s’engorge et cause douleur et
souffrance. Et quand l’une de ces humeurs s’écoule hors du
corps plus qu’il ne faut pour résorber cette surabondance, cette
évacuation est douloureuse. Si, au contraire, c’est en dedans
que se font cette évacuation, ce changement et cette séparation
d’avec les autres humeurs, alors nécessairement, d’après ce
que nous avons déjà dit, la douleur sera double, au lieu quitté
(323)
et au lieu engorgé .
Chap. 4
Pronostic
Pour un médecin, il me semble très bon qu’il s’applique au
pronostic. En effet, en connaissant d’avance et en prédisant
(324)
auprès des malades le présent, le passé et l’avenir , en
passant en revue tout ce qui peut échapper aux patients, il les
persuadera qu’il connaît plus qu’un autre les affaires des
malades, en sorte que ceux-ci se mettront sans crainte entre
leurs mains. Quant au traitement, il fera au mieux, s’il sait à
l’avance ce qui se passera d’après les affections présentes.
Mais la santé, il est impossible de la rendre à tous les malades.
En tout cas, pouvoir le faire serait une meilleure chose que
prévoir les événements qui doivent arriver. Mais, puisque les
hommes meurent, les uns, avant d’avoir appelé le médecin,
vaincus par la violence de la maladie, et les autres, presque
immédiatement après l’avoir appelé, que ce soit après une
journée ou après un peu plus de temps, avant que le médecin
n’ait pu par son art combattre chaque maladie, il faut donc que
celui-ci connaisse la nature de telles affections, de combien
elles dépassent les forces du corps et en même temps s’il y a
(325)
en elles quelque chose de divin , et il lui faut apprendre à
en faire le pronostic. C’est ainsi qu’un médecin sera à juste
titre admiré et qu’il fera un bon médecin. En effet, ceux qui
peuvent guérir, il sera d’autant plus capable de les préserver de
la mort, qu’il aura depuis plus longtemps pris ses précautions
contre tout ce qui peut arriver et, en prévoyant et en prédisant
lesquels mourront et lesquels il pourra sauver, il sera exempt
de tout reproche.
Voici comment le médecin doit faire dans les maladies
aiguës : examiner d’abord le visage du malade, pour voir s’il
ressemble à celui des gens en bonne santé et surtout, s’il est le
même qu’habituellement, avant la maladie : s’il est le même,
c’est très bien, sinon, plus il est différent, plus le cas est grave.
Voici comment il peut se présenter : nez effilé, yeux enfoncés,
tempes affaissées, oreilles froides et contractées, lobes des
oreilles écartés, peau du front dure, tendue et sèche ; le teint de
l’ensemble du visage est verdâtre ou noir. Si c’est au début de
la maladie, que le visage a cet aspect, et s’il n’est pas possible
(326)
d’expliquer ce changement à partir des autres signes , il
faut demander au malade s’il a souffert d’insomnies, s’il a eu
de fortes diarrhées, ou s’il est affamé. Si c’est le cas, on doit
considérer que le danger est moindre. De fait, il suffit d’un
jour et d’une nuit pour juger si cette altération du visage est
due à des causes de ce type. Mais, si le malade dit qu’il n’a
souffert de rien de tel et s’il ne retrouve pas son visage
habituel dans l’espace de temps mentionné, il faut savoir qu’il
est proche de la mort. Si le visage garde cet aspect, quand la
maladie est plus avancée, au troisième ou au quatrième jour, il
faut d’abord poser au malade les questions que j’ai dites plus
haut, et ensuite examiner les autres signes, ceux de l’ensemble
du corps, comme ceux des yeux. Si les yeux fuient la lumière,
s’ils larmoient, s’ils divergent, si l’un devient plus petit que
l’autre, si le blanc des yeux devient rouge ou livide, s’il y
apparaît de petits vaisseaux noirs, ou de la chassie autour des
pupilles, s’ils sont flottants, exorbités ou au contraire très
enfoncés, si les pupilles sont desséchées et sans éclat, si enfin
le teint de tout le visage est altéré, il faut considérer que tous
ces signes sont mauvais et mortels. Il faut aussi considérer ce
qu’on entrevoit du globe de l’œil pendant le sommeil : si on
voit une partie du blanc de l’œil, à travers les paupières
entr’ouvertes, sans que ce soit l’effet d’une diarrhée, ou d’une
potion évacuante, ou d’une habitude naturelle, c’est un signe
fâcheux, qui annonce une mort certaine. Si la paupière, la lèvre
ou le nez se contractent ou deviennent livides, et qu’un des
autres signes s’y associe, il faut savoir que le malade est tout
proche de la mort.
Chap. 1-2
Du médecin
Le médecin autant que le permet sa nature, doit avoir le
teint frais, et un peu d’embonpoint, car on présume en général
qu’un médecin qui n’a pas l’air en bonne santé ne saurait bien
soigner les autres. Il faudra ensuite qu’il soit très propre sur sa
personne, habillé comme il faut, et parfumé agréablement,
d’une odeur qui n’ait rien de suspect. Car tout cela fait bonne
impression aux malades. Quant au moral, le bon médecin non
seulement saura garder le silence, mais il aura une vie bien
réglée : cela est très important pour sa réputation. Il devra
avoir les mœurs d’un homme de bien et, envers tous, il fera
preuve de sérieux et d’humanité. Trop d’empressement et de
sollicitude entraîne en effet le mépris, quand même ce
comportement serait utile. Il doit donc veiller à son pouvoir
sur le malade, car les mêmes services rendus aux mêmes
personnes sont appréciés quand ils sont rares. Quant à sa
physionomie, le médecin doit avoir l’air réfléchi, sans dureté.
Autrement, il paraîtrait arrogant et misanthrope. Celui qui se
laisse aller au rire, et qui est gai plus qu’il ne faut, est
considéré comme grossier. Cela n’est donc pas la moindre des
choses à éviter. La justice réglera toutes les relations du
médecin, et elle sera souvent son secours, car ce sont des
rapports étroits qui l’unissent aux malades : eux sont entre les
mains du médecin et lui, à toute heure, est en rapport avec des
femmes, des jeunes filles ou en contact avec les objets les plus
(327)
précieux . Il doit donc, devant tout cela, rester maître de
lui-même. Tel doit être le médecin, au physique et au moral.
1-2
Épidémies
LA FILLE D’EURYANAX
La fille d’Euryanax, vierge, eut une grosse fièvre. Aucune
soif pendant toute sa maladie, manque d’appétit. Selles peu
abondantes, consistance de ses urines légère, de petite
quantité, et d’une mauvaise couleur. Au début de sa maladie,
elle eut des douleurs au siège.
Au sixième jour, la fièvre disparut, et elle ne sua pas. Puis il
y eut crise, l’abcès formé au siège fut légèrement purulent, et il
s’ouvrit au moment de la crise.
Après la crise, au septième jour, elle eut des frissons, elle
eut chaud et ensuite elle sua.
Au huitième jour, les frissons se firent plus faibles. Mais
ensuite les extrémités restèrent froides.
Vers le dixième jour, à la suite d’une suée, elle délira mais
ensuite reprit vite connaissance. On disait que c’était après
avoir mangé une grappe de raisin.
Elle eut une rémission le douzième jour, puis délira à
nouveau, beaucoup. Son ventre était dérangé : selles bilieuses,
peu abondantes, non mélangées, ténues et mordantes. Elle se
relevait souvent (pour aller à la selle). Elle mourut le septième
jour, à partir de celui où elle avait déliré pour la dernière fois.
Cette jeune fille, quand la maladie avait commencé, souffrait
de la gorge, et sa gorge resta toujours rouge : luette étirée, flux
nombreux, ténus, âcres ; une toux grasse qui ne faisait rien
remonter. La malade resta à jeun pendant tout ce temps et elle
n’avait envie de rien. Elle n’avait pas soif, ne but presque rien.
Elle était silencieuse ; elle ne disait pas un seul mot. Elle se
sentait abattue. Elle avait perdu tout espoir. Il y avait aussi en
elle quelque disposition congénitale à la phtisie.
III, 1, 6
PYTHION DE THASAS
Dans l’île de Thasos, Pythion, qui était couché au-dessus
du temple d’Héraclès, à la suite de travaux pénibles et d’une
façon de vivre négligente, fut saisi de grands frissons et d’une
forte fièvre : langue un peu sèche, altérée, bilieuse, insomnie,
(328)
urine noirâtre avec énéorème en haut : il ne s’était pas
déposé.
Le deuxième jour, vers le milieu de la journée,
refroidissement des extrémités, surtout des mains et de la tête ;
perte de la parole, de la voix, souffle court pendant longtemps.
Puis il se réchauffa, il eut soif, et sa nuit fut tranquille. Il sua
un peu de la tête.
Au troisième jour, il passa la journée tranquillement. Plus
tard, au coucher du soleil, il eut un peu froid, puis des nausées
survinrent, un état perturbé, une nuit pénible sans sommeil. Il
sortit du ventre des excréments compacts en petite quantité.
Le quatrième jour, la matinée fut tranquille, mais vers le
milieu de la journée, tout empira : refroidissement, perte de la
parole, de la voix, aggravation générale. Le malade se
réchauffa peu à peu. Son urine était noire, avec un énéorème.
La nuit fut calme. Le malade dormit.
Le cinquième jour, il sembla un peu soulagé, mais il
ressentit au ventre une lourdeur qui le fit souffrir. Il eut soif, la
nuit fut pénible.
Le sixième jour, la matinée fut tranquille, mais dans la
soirée, les douleurs augmentèrent, l’état empira, et plus tard il
alla bien du corps après un petit lavement. Il dormit pendant la
nuit.
Le septième jour, il eut des nausées, fut un peu agité et eut
des mictions huileuses. Beaucoup de trouble la nuit, délire, et
point de sommeil.
Le huitième jour au matin, il dormit un peu, ensuite
nouveau refroidissement, perte de la voix, respiration ténue et
faible. Il se réchauffa un peu le soir, mais il délira. Quand le
jour approcha, il connut un bref soulagement ; déjections non
mélangées, bilieuses.
Neuvième jour, état comateux, nausées au réveil ; soif
médiocre. Vers le coucher du soleil, il se sentit mal, il délirait
et il passa une mauvaise nuit.
Le dixième jour au matin, il perdit la voix. Grand
refroidissement, forte fièvre avec une suée abondante. Il
mourut.
III, 17, 3
THUCYDIDE
Il y a du paradoxe dans l’extraordinaire notoriété de
l’historien Thucydide, auteur d’une seule œuvre, œuvre
inachevée et consacrée à un sujet très circonscrit : la guerre
qui opposa Athènes et Sparte entre 431 et 404 (incomplet, son
récit s’arrête en 411). Thucydide ne s’intéresse guère à
Athènes, ni aux cités autour d’elle. Toute son attention, non
sans une certaine sécheresse, porte sur le conflit qui les
oppose. Mais il incarne si parfaitement une façon d’écrire
l’histoire et d’en tirer des lois générales, qu’il est rapidement
passé pour un de ces modèles qu’on dit classiques, c’est-à-dire
qu’on donne en exemple aux classes pour la pureté du
paradigme qu’ils proposent.
Thucydide, déjà, représente de façon exemplaire son temps.
Né vers 460, c’est le contemporain d’Hippocrate ou de
Démocrite. Il partage leur passion de l’observation factuelle
et de l’intelligence rationnelle. Issu d’une grande famille
athénienne, il fut nommé stratège pendant la guerre du
Péloponnèse, en 424. Chargé d’assurer la défense
d’Amphipolis, en Macédoine, il échoua : le Spartiate Brasidas
s’empara de la ville. Frappé par une sentence d’exil,
Thucydide quitta Athènes. Il n’y revint qu’en 404, quand la
cité tomba aux mains des Trente, et y mourut vers 396.
Héritier de l’Athènes du Ve siècle, formé par ses sophistes,
voué à exercer les charges d’un citoyen exemplaire, Thucydide
assista donc à sa chute et, fût-ce de façon limitée, y participa.
Aussi est-ce à l’étude de cette décadence que, riche, libre
de voyager, il se consacra de 424 à sa mort, composant une
vaste Guerre du Péloponnèse. Thucydide ne se soucie pas
d’une histoire à l’échelle du monde, ni d’une histoire curieuse
de ses origines. Il s’intéresse à son temps, au sort de sa cité, à
ses contemporains. Il justifie d’ailleurs ce choix : les faits qu’il
raconte ont, explique-t-il, changé le visage de la Grèce. Or,
témoin engagé, il dispose à leur sujet d’informations plus
exactes qu’il ne pourrait en avoir à propos de n’importe quel
autre. Il ne s’agit pas de prendre parti. Thucydide revendique
l’objectivité la plus extrême. Il fait valoir qu’il a pu assister en
personne à de nombreux événements, consulter des témoins,
quand c’était nécessaire, réunir toutes les informations
indispensables, précisément pour éviter d’avoir une vision
lacunaire et partiale du conflit qu’il souhaite étudier.
Conformément à l’exigence de rigueur qui anime son
auteur, l’œuvre obéit à une construction exacte. Le premier
livre constitue une ample introduction. Thucydide démontre
l’importance de la guerre dont il va traiter : elle est le point
d’aboutissement d’un long mouvement de concentration de la
puissance militaire et financière en Grèce. Il pose ensuite un
postulat critique. Il faut distinguer entre les causes
immédiates, événementielles, de la guerre (les rivalités entre
les différentes cités), et sa cause profonde : la peur que
l’hégémonie d’Athènes a inspirée à Sparte. Après ce
diagnostic, sept livres traitent chronologiquement du conflit à
partir de la bataille de Platée. Thucydide, en distribuant son
récit selon l’enchaînement naturel des saisons, se garde de
suivre une grille de lecture humaine qui constituerait une
construction arbitraire de l’esprit et risquerait d’emblée
d’imposer un prisme tendancieux à la présentation des faits. Il
applique le même principe d’un doute méthodique aux récits
qu’il a pu recueillir. Thucydide se livre chaque fois à une
critique sévère de ses sources, soucieux de déterminer les plus
fiables et les plus fidèles à la réalité. Il élimine d’autre part de
son étude l’idée d’une quelconque intervention des dieux :
l’historien raconte une histoire vécue et accomplie par les
hommes, dont ils sont les seuls agents, même s’il n’ignore pas
quel rôle le hasard (la tuchè) peut y tenir. Thucydide est
sensible aussi à la part de l’irrationnel irréductible aux
conduites humaines : passions, aveuglements et pulsions
propres aux foules, qui échappent à toute logique. Déterminé à
comprendre le passé, Thucydide allègue ainsi, pour élucider
l’enchaînement des actions, des données matérielles ou
économiques, comme des motifs psychologiques ou des
raisons stratégiques. Il s’abstient surtout de tout jugement
moral, de tout préjugé personnel. Jamais il ne cède à
l’anecdote gratuite. La Guerre du Péloponnèse,
inlassablement, pèse, évalue, scrute, analyse, discrimine. Le
récit des événements et leur explication vont de pair : nul
commentaire après coup. Pas de glose. La narration, en soi,
démontre.
Car Thucydide ne s’abstient pas de penser ou d’interpréter
ce qu’il relate. Il voit dans la guerre la conséquence de
l’impérialisme athénien à partir de la fin des guerres
médiques. Le pouvoir d’Athènes était corrélé à l’empire
qu’elle exerçait. Ne pouvant tolérer aucun affaiblissement de
ce dernier, parce qu’il menacerait son intégrité, la cité a été
contrainte de multiplier les entreprises vouées à susciter la
crainte de ses ennemis, mais aussi de ses alliés, au risque
d’inspirer autant de rancœur aux uns et aux autres. Elle n’a
donc pu affermir sa domination qu’en exacerbant des
sentiments qui la mettaient en péril. Le mécanisme inexorable
de cet expansionnisme auquel la mesure est interdite, et qui se
montre par là incapable de se garder du vice de l’hybris,
évoque le mouvement de la tragédie. L’importance conférée à
des puissants, comme Thémistocle ou Périclès, l’insertion de
grands discours en forme dans le récit, rappellent également
le genre tragique.
Ces discours sont un des hauts lieux de la narration
thucydidéenne. Ils sont nombreux et placés dans la bouche
d’orateurs très divers. Ce sont des morceaux de bravoure,
mais dépouillés de toute verbosité. Leur style est tendu, plein,
souvent difficile. Ils sont remplis d’allusions et de sous-
entendus. Ils révèlent en action les motivations, les calculs, les
espérances, les conceptions politiques et militaires de ceux qui
les prononcent. Ils permettent à l’historien de se tenir
apparemment en retrait, de ne pas expliciter lui-même, de ne
pas gloser, mais de faire voir et entendre directement à son
lecteur ce qu’il lui importe de signifier. Ces allocutions sont de
pures recréations. Elles reposent sur une science rhétorique du
vraisemblable, qui suppose qu’il existe une nature de l’homme
générale, dotée de caractères fixes, et qu’on puisse se référer à
des lois du comportement, mais aussi qu’on domine l’exercice
de techniques précises, auxquelles Thucydide, en plein âge
d’or de l’art oratoire athénien, est manifestement rompu. Ces
discours fonctionnent souvent par paires. Ils permettent de
mettre en scène de véritables débats. Ceux-ci portent de façon
privilégiée sur la question de la force : elle hante toute la
littérature de la période. Le discours que les Corinthiens
adressent en 432 aux Lacédémoniens pour les convaincre de
les rejoindre contre Athènes est un modèle du genre (I, 70).
Thucydide ne désigne pas d’orateur spécifique. L’intervention
a valeur de paradigme ; elle exprime la voix d’une
communauté en soi. La harangue révèle une intelligence aiguë
de ses auditeurs, exhortés en même temps que fustigés, et fait
ressortir les frustrations, les rancœurs, l’admiration sourde
qu’Athènes suscite : haïe, elle demeure un modèle. On ne peut
qu’admirer la virtuosité de l’historien qui signifie, sans dire
pesamment, l’ambivalence d’une situation et parvient à
concevoir si lucidement les sentiments des rivaux de sa propre
cité.
L’intelligence du propos chez Thucydide se manifeste aussi
avec brio dans des passages analytiques comme la
présentation de la peste qui frappe Athènes en juin 430 et
l’analyse des maux de la guerre civile qui est proposée à
l’occasion de l’évocation des massacres auxquels oligarques
et démocrates se livrèrent, les uns contre les autres, en 427 à
Corcyre (l’actuelle Corfou). Les deux textes emploient le motif
nosographique, qu’il s’agisse de décrire comment une
épidémie ou la discorde peuvent ronger un corps social. Le
récit de la souffrance et des violences qui se déchaînent contre
les citoyens sert à scruter les instincts qu’elles libèrent, les
réponses qui leur sont apportées. L’émotion n’est pas absente
de ces relations pathétiques, mais son surgissement est jugulé.
Elle perce sans cesse dans le compte-rendu de la déroute que
la flotte d’Athènes essuya dans la rade de Syracuse en 413.
Son expression, cependant, reste, là encore, dominée.
Thucydide n’entend pas qu’elle l’empêche de transcender le
caractère circonstanciel des événements pour exposer au jour
une vérité, humaine, politique, militaire, qui puisse s’avérer,
selon la célèbre formule de l’historien, une acquisition ou « un
trésor pour toujours » (ktêma eis aei). Le renversement de
l’image d’Athènes, telle qu’elle apparaît dans le discours des
Corinthiens, au tout début de la guerre, puis au moment du
désastre de 413, est peut-être ainsi, de manière tacite, sans
aucune emphase, un des plus admirables réquisitoires qu’on
ait jamais dressés contre la démesure impérialiste et la guerre.
La Guerre du Péloponnèse
DISCOURS DES CORINTHIENS AUX
LACÉDÉMONIENS (329)
Vous n’imaginez pas combien les Athéniens diffèrent de
vous. Eux sont novateurs, prompts à concevoir et à réaliser
concrètement ce qu’ils ont décidé ; vous, vous n’avez en tête
que de conserver vos acquis, de refuser toute idée neuve, et,
dans la pratique, vous ne faites même pas l’indispensable. De
même, eux sont audacieux au-delà de leurs forces, hardis
jusqu’à l’irréflexion, et optimistes dans les périls. Mais vous,
ce qui vous caractérise, c’est d’agir en deçà de vos forces, de
vous défier même des jugements les plus sûrs de la pensée, et,
dans le péril, de croire que jamais vous ne vous en tirerez. Ils
sont en outre résolus alors que vous êtes timorés, ils se
déplacent facilement alors que vous êtes particulièrement
casaniers ; car ils pensent en quittant leur cité acquérir quelque
bien, et vous, que de telles expéditions peuvent porter
préjudice même à ce que vous possédez. Victorieux,
ils poussent leur avantage aussi loin qu’ils peuvent, et vaincus,
ils cèdent le moins de terrain possible. Ils font, mieux que
tous, l’abandon de leur corps pour le salut de leur cité, mais,
pour lui apporter quelque avantage, ils utilisent, mieux que
tous, leur jugement propre. Et s’ils n’atteignent pas ce qu’ils
s’étaient fixé, ils se croient dépouillés de leurs propres
possessions, mais si une expédition leur permet d’acquérir
quelque avantage, ils pensent qu’en comparaison de l’avenir
c’est encore bien peu, et si jamais ils échouent dans quelque
tentative, ils compensent leur échec par d’autres espérances.
Pour eux seuls en effet, quand ils ont formé un projet, réussite
et espoir sont une même chose, tant ils entreprennent vite ce
qu’ils ont décidé. Pour tout cela, ils affrontent, leur vie durant,
peines et dangers, et ils profitent très peu de ce qu’ils
possèdent, parce qu’ils cherchent sans cesse à acquérir, et que
pour eux la fête consiste à faire ce qu’ils doivent, tandis que
les soucis de l’activité laborieuse leur sont moins pénibles que
le désœuvrement oisif. Ainsi dirait-on à bon droit en un mot
qu’il n’est dans leur nature ni de rester en repos eux-mêmes, ni
d’en laisser aux autres.
I, 70, 2
LA PESTE D’ATHÈNES
L’épidémie commença, dit-on, dans la région située en
arrière de l’Égypte, en Éthiopie, puis elle descendit en Égypte
et en Libye, et dans la plupart des États du roi de Perse. Elle
s’abattit soudainement sur Athènes, en commençant par
toucher les habitants du Pirée, qui prétendirent même que les
Péloponnésiens avaient empoisonné leurs citernes (car il n’y
avait pas encore de fontaines là-bas). Puis elle arriva aussi à la
ville haute et, dès lors, les morts furent beaucoup plus
nombreuses. Sur cette maladie, chacun, médecin ou profane,
peut dire ce qu’il pense de son origine probable et des causes
qui sont susceptibles d’entraîner de tels bouleversements dans
l’organisme. Mais, pour ma part, je décrirai la maladie, et je
dirai à quels symptômes on pourrait la reconnaître, si elle se
reproduisait, pour qu’en le sachant, on ne soit pas pris au
dépourvu ; voilà ce que j’exposerai, moi-même ayant souffert
de ce mal, et en ayant vu personnellement d’autres en souffrir.
Cette année-là, de l’aveu unanime, les autres affections
furent particulièrement rares. Mais ceux qui étaient déjà
souffrants, finirent toujours par contracter le nouveau mal.
Quant aux autres, sans aucune cause apparente, alors qu’ils
étaient en pleine santé, ils avaient d’abord la tête très chaude,
les yeux rouges et enflammés, et, au-dedans, le pharynx et la
langue sanguinolents ; leur respiration était irrégulière et leur
haleine fétide. Puis, à partir de là, c’étaient des éternuements et
un enrouement de la voix et, en peu de temps, le mal
descendait sur la poitrine, accompagné d’une toux violente. Et
quand il se fixait sur le cœur, des bouleversements s’y
produisaient, et toutes les humeurs bilieuses, que les médecins
savent nommer, étaient évacuées, provoquant de vives
souffrances. La plupart des malades étaient ensuite pris de
hoquets sans vomissement, mais avec des spasmes violents,
pour les uns juste après qu’ils avaient cessé de vomir, et pour
d’autres, bien plus tard. Dans son aspect extérieur, le corps ne
semblait pas trop chaud, quand on le touchait, ni non plus
(330)
jaune. Il était rougeâtre, livide, et parsemé de phlyctènes
et d’ulcères. Mais à l’intérieur, la fièvre ressentie brûlait tant
que le contact des vêtements ou des draps les plus fins étaient
insupportables, et qu’on ne pouvait que rester nu, et ce qu’on
désirait le plus était de se jeter dans une eau fraîche.
D’ailleurs, beaucoup, quand on ne s’occupait pas d’eux, le
firent : pris d’une soif irrésistible, ils se jetaient dans les
citernes. Et, qu’on bût peu ou beaucoup, on restait dans le
même état. À cela s’ajoutaient constamment une agitation
impossible à calmer et un sommeil difficile. Le corps, tant que
la maladie était virulente, ne dépérissait pas, il résistait de
façon étonnante à la souffrance ; aussi la plupart des malades
mouraient-ils au bout de six ou de huit jours, sous l’effet de ce
feu qu’ils ressentaient intérieurement, mais ils gardaient
encore un peu de force ; ou bien, s’ils en réchappaient au bout
de cette période, le mal descendait sur les intestins, de fortes
ulcérations s’y produisaient, et de violentes diarrhées s’y
ajoutaient, si bien que, dans la plupart des cas, on mourait plus
tard, à cause de l’épuisement qui s’ensuivait. La maladie se
répandait à travers tout le corps, de haut en bas, le mal
s’implantant d’abord dans la tête. Ceux qui survivaient aux
plus fortes crises, se voyaient atteints aux extrémités. Le mal
s’abattait sur les parties sexuelles, au bout des mains, et au
bout des pieds, et beaucoup ne restaient en vie qu’en les
perdant. Il y en eut également qui perdirent la vue. Certains
aussi étaient frappés d’une totale amnésie, au moment où ils
guérissaient : ils ne savaient plus qui ils étaient, et ils ne
reconnaissaient pas leurs proches.
Les mots ne peuvent suffire à décrire la nature de cette
maladie. Elle s’abattait sur chacun avec trop de force pour
qu’on y pût résister ; on voit en particulier qu’elle était sans
rapport avec les maladies ordinaires au fait suivant : alors que
beaucoup de morts restaient sans sépulture, tous les animaux,
quadrupèdes ou oiseaux, qui se nourrissent de chair humaine,
soit n’approchaient pas, soit mouraient, quand ils y avaient
touché. En voici la preuve : pour ce genre d’oiseaux, on vit
clairement qu’ils avaient disparu, que ce soit autour des
cadavres, ou ailleurs ; quant aux chiens, comme ils vivent
auprès de l’homme, on pouvait d’autant mieux observer leur
comportement.
Telle était donc la forme générale de la maladie,
indépendamment de tous les symptômes particuliers qui
faisaient que dans chaque cas elle se manifestait de façon
différente. Mais pendant toute cette période, on ne fut atteint
d’aucune des affections habituelles, ou alors si l’une d’elles
survenait, elle finissait toujours par cette maladie. Les uns
mouraient faute de soins, et les autres, même s’ils étaient bien
soignés. Et il n’y avait même pas, disons-le, un remède
déterminé qui pût être utile à ceux qui l’employaient, car ce
qui était bon pour l’un était nuisible à l’autre. Aucune
constitution, qu’elle fût faible ou robuste, ne se montra capable
de résister au mal, qui emportait tout, indifféremment, quels
que fussent les soins reçus. Mais le plus terrible, dans ce mal,
était l’abattement qu’on éprouvait quand on se sentait atteint :
on s’abandonnait aussitôt au désespoir, et sans offrir de
résistance, on se laissait d’autant plus aller. C’était aussi qu’en
soignant les autres, on était soi-même contaminé, et ainsi la
mort s’abattait sur les hommes comme sur du bétail. C’était là,
du reste, la principale cause des décès. Et quand, pris de peur,
on ne voulait pas avoir de contact avec les autres, on mourait,
abandonné de tous, et bien des maisons perdirent leurs
habitants, parce qu’il n’y avait personne pour donner des
soins. Mais, quand les gens entraient en contact avec les
malades, ils étaient mortellement touchés, surtout ceux qui
faisaient preuve de quelque dévouement ; poussés par le
sentiment du devoir, ils se rendaient en effet auprès de leurs
amis sans s’épargner, d’autant que les proches eux-mêmes,
vaincus par l’ampleur de leur malheur, finissaient par ne plus
avoir la force de pleurer leurs parents qui s’en allaient.
Cependant, ceux qui en avaient réchappé avaient encore plus
de compassion pour les mourants et les malades, parce qu’ils
connaissaient déjà la maladie, et qu’ils étaient rassurés
désormais sur leur propre compte. La rechute, en effet, si elle
survenait, n’était pas mortelle. Aussi, on estimait qu’ils avaient
un sort enviable, et eux-mêmes, dans l’excès de leur bonne
fortune présente, en venaient à concevoir l’espoir vain qu’ils
ne succomberaient plus jamais à aucune maladie.
Mais l’accablement qui s’ajoutait à la souffrance de
l’épidémie vint de l’afflux de ceux qui venaient des
campagnes vers la ville, et les réfugiés furent les plus
éprouvés. Comme il n’y avait pas de maison pour les
accueillir, ils vivaient dans des cabanes où l’on étouffait à cette
époque de l’année, et on voyait des corps gisants entassés les
uns sur les autres ; les moribonds se roulaient dans les rues et,
à demi-morts, vers toutes les fontaines, où les poussait le désir
de boire. Les sanctuaires où les réfugiés campaient étaient
pleins des cadavres de ceux qui mouraient sur place : à cause
de la recrudescence de l’épidémie, les gens, ne sachant que
devenir, se mirent à négliger les lois divines comme les lois
humaines. Tous les usages qu’on observait auparavant pour les
sépultures furent bouleversés, et on enterrait les morts comme
on pouvait. Beaucoup en venaient à se comporter de façon
indigne envers leurs morts, parce qu’ils manquaient des choses
nécessaires aux obsèques, et parce qu’il y en avait déjà
beaucoup qui avaient péri avant eux dans leur famille : les uns,
devançant ceux qui avaient construit des bûchers pour leurs
morts, y plaçaient le corps de leur propre mort les premiers et
allumaient le feu, les autres, pendant qu’un corps se
consumait, jetaient par-dessus celui qu’ils portaient et
s’enfuyaient.
Pour la première fois, il y eut dans la ville d’autres formes
d’un désordre encore plus grand. On osait plus facilement se
livrer à des plaisirs qu’on dissimulait autrefois, parce qu’on
voyait de brusques retournements de fortune, des hommes
prospères mourant tout à coup, et des hommes qui naguère ne
possédaient rien héritant soudain de leurs biens. Aussi voulait-
on profiter rapidement de ce qui tendait à son plaisir car on
considérait la vie et la richesse comme également précaires.
Prendre d’avance de la peine pour réaliser une action qu’on
jugeait belle, ne suscitait le zèle de personne parce qu’on
n’était pas sûr de rester en vie avant d’y parvenir. La
jouissance immédiate, comme toute chose qui, d’où qu’elle
vînt, pouvait la favoriser, voilà ce qui fut considéré à la fois
comme le beau et l’utile. Ni la crainte des dieux ni les lois
humaines ne retenaient personne : d’une part on jugeait égal
de se montrer pieux ou non, puisqu’on voyait tout le monde
périr de la même façon, et de l’autre, personne, s’il s’agissait
de délits, ne s’attendait à vivre assez pour voir le jour de son
jugement et pour subir la peine qui en résulterait. Beaucoup
plus lourde était la peine à laquelle on était déjà condamné, et
qui était suspendue au-dessus de la tête de chacun, et il
semblait bien naturel, avant d’en être frappé, de profiter un
peu de l’existence.
Telles étaient les souffrances qui accablaient les Athéniens :
à l’intérieur de la cité, des hommes mouraient et, à l’extérieur,
leur terre était ravagée. Dans ce malheur, il était naturel de
chercher dans ses souvenirs, et les gens âgés rappelaient
précisément ce vers qui, selon leur dire, était autrefois récité :
« Viendra la guerre dorienne et la peste avec elle. » Il s’était
élevé cependant à ce sujet une contestation : le mot
qu’auraient employé les Anciens n’était pas « peste » mais
(331)
« disette ». Mais naturellement vu les circonstances, ce
qui prévalut fut que le mot était « peste » : les gens en effet
accordaient leurs souvenirs à ce qu’ils subissaient. Car si, un
jour, une nouvelle guerre dorienne doit se produire, après
celle-ci, et qu’une disette survienne, on adoptera, je pense,
vraisemblablement l’autre version de la citation. Un autre
souvenir aussi fut évoqué par ceux qui en avaient
connaissance, celui d’un oracle rendu aux Lacédémoniens, qui
avaient demandé au dieu s’il fallait faire la guerre : il leur fut
répondu que la victoire serait à eux, s’ils mettaient toutes leurs
forces à combattre, et que le dieu lui-même serait à leurs côtés.
Pour l’oracle, on jugeait que les événements le vérifiaient —
l’épidémie avait commencé juste après l’invasion des
Lacédémoniens et elle ne s’était pas étendue au Péloponnèse,
tout au moins de façon notable, mais elle avait surtout touché
Athènes et, après elle, les parties les plus peuplées des autres
régions.
II, 48-54
Car rien n’est plus agréable, quand les semailles ont été
faites
Que voir une pluie fine tomber, et entendre un voisin vous
dire :
« Dis-moi, Comarchidès, qu’allons-nous faire, à l’heure
qu’il est ?
J’ai envie, moi, de boire un coup, pendant que le Ciel nous
fait du bien.
— Allons, femme, fais brûler trois mesures de haricots,
Mélange-les à des graines de froment, et sers-nous des
figues ;
Et dis à Syra de rappeler à grands cris Manès de son
champ :
Impossible aujourd’hui d’ébourgeonner la vigne,
Ni de travailler la terre, dans ces champs détrempés !
— Qu’on apporte de chez moi la grive et les deux pinsons.
Il y avait aussi dans la maison du petit-lait, et quatre
morceaux de lièvre,
À moins que la belette n’en ait emporté hier soir,
Il y avait là-dedans un boucan du diable, et je ne sais quel
remue-ménage !
Apportes-en trois pour nous, petit, et donnes-en un à mon
père.
Demande à Eschinadès des branches de myrte avec leurs
baies,
Et qu’en passant on appelle en même temps Charinadès,
Pour qu’il vienne boire avec nous,
Puisque le dieu nous est propice
Et favorise nos labours ! »
LE CHŒUR
Les Oiseaux
HARANGUE DES OISEAUX IMMORTELS
AUX HOMMES, FRAGILES COMME LE
FEUILLAGE DES ARBRES
Allons ! Humains, vous dont la vie n’est qu’obscurité,
impuissantes créatures,
Pétries de boue, aussi fragiles que le feuillage des arbres,
ombreux fantômes
Sans force, êtres éphémères dépourvus d’ailes, malheureux
mortels,
Hommes semblables à un songe… écoutez-nous, nous, les
immortels, les toujours vivants,
Nous, les Éthérés exempts de vieillesse, qui méditons des
pensers éternels,
Écoutez-nous, afin d’apprendre de nous la véritable nature
Des choses célestes, de connaître exactement la race des
oiseaux,
La genèse des dieux, et des fleuves, et de l’Érèbe, et du
Vide,
Et de pouvoir ensuite désormais envoyer promener
(338)
Prodicos !
Au commencement était le Vide, et la Nuit, et le sombre
Érèbe, et le vaste Tartare,
Et il n’y avait ni ciel, ni terre, ni air. Alors, dans le sein
infini de l’Érèbe,
La Nuit aux ailes noires enfante un œuf primordial, rempli
de vent,
D’où, avec la révolution des saisons, germa Éros, le désiré,
Au dos brillant d’ailes d’or, Éros, semblable aux
tourbillons du vent.
C’est lui qui s’unit au Vide ailé, la nuit, dans le vaste
Tartare,
Et fit éclore notre race, et la fit paraître la première à la
lumière.
La race des immortels alors n’existait pas, jusqu’à ce
qu’Éros eût tout mêlé.
Les éléments une fois réunis les uns aux autres, naquit le
Ciel, et Océan,
Et la Terre, et des dieux bienheureux toute la race
impérissable.
Ainsi nous sommes, nous, les plus anciens de tous les
bienheureux !
Et que nous venions d’Éros, mille preuves le montrent :
nous avons des ailes,
Et nous sommes avec les amoureux : combien de beaux
garçons,
Qui avaient abjuré l’amour vers la fin de leur adolescence,
Se sont ouverts, grâce à notre pouvoir, à leurs amants, qui
leur avaient donné, l’un une caille,
Un autre un foulque, cet autre une oie, ou cet autre encore
(339)
un coq .
Les mortels nous doivent, à nous les oiseaux, les services
les plus grands.
D’abord, nous leur indiquons les saisons, le printemps,
l’hiver, l’arrière-saison ;
Qu’il faut semer quand la grue en criant migre vers la
Libye,
Et qu’alors elle dit au marin de suspendre son gouvernail et
d’aller se coucher,
Comme à Oreste de tisser un manteau de laine pour
l’empêcher,
(340)
Quand il a froid, de détrousser autrui .
Le milan, à son tour, qui paraît ensuite, indique la nouvelle
saison,
Celle où il faut tondre la toison printanière des moutons ;
puis c’est l’hirondelle : elle dit,
Quand vendre son manteau de laine, pour s’acheter un
vêtement plus léger.
Nous sommes, pour vous, Ammon, Delphes, Dodone,
(341)
Phoibos Apollon .
Car c’est en allant vers les oiseaux que vous décidez de
toutes vos entreprises,
Le commerce, l’acquisition de vivres, le mariage ;
Et vous appelez « oiseau » tous les signes qui permettent la
(342)
divination :
Une rumeur pour vous est « oiseau », un éternuement
« oiseau »,
Une rencontre « oiseau », une voix « oiseau », un serviteur
« oiseau », un âne « oiseau (343) » !
N’est-ce pas une évidence que nous sommes pour vous
l’oracle d’Apollon ?
Si donc vous nous estimez dieux,
Pour vous nous serons Muses prophétiques
Brises, saisons, hiver, été,
Chaleurs tempérées, et nous ne fuirons pas
Pour siéger en majesté là-haut
Dans les nuées, comme fait Zeus ;
À vos côtés, nous vous donnerons
À vous, vos enfants, et enfants de vos enfants,
Vie, paix, richesse et santé,
Jeunesse, danses, ris et jeux,
(344)
Et lait d’oiseau . Ainsi à satiété
Vous disposerez de tous les biens,
Tant vous serez riches, tous.
v. 685-735
Les Thesmophories
TOUT SUR LES FEMMES
LA PREMIÈRE FEMME
Les Grenouilles
FARCE À L’AUBERGE
DIONYSOS
Petit, petit…
ÉAQUE
Qui est là ?
DIONYSOS
Héraclès, le puissant.
(351)
ÉAQUE
Espèce d’effronté, sans vergogne, ni retenue,
Canaille, archi-canaille, canaillissime !
Tu as sauté sur Cerbère, notre chien,
En l’étranglant, et tu as décampé avec lui,
(352)
Et tu me l’as pris, à moi, son homme de garde !
Mais maintenant je te tiens à bras-le-corps !
Le roc au cœur noir du Styx,
Et la falaise de l’Achéron sanguinolente,
Te surveillent aussi, comme les chiens qui tournent autour
(353)
du Cocyte ,
Mais je défaille…
Apporte-moi une éponge pour mon cœur.
XANTHIAS
La peur
L’a fait descendre jusqu’aux tréfonds de mon ventre !
XANTHIAS
Moi ?
Comment, froussard, alors que je t’ai demandé une
éponge ?
Un autre n’en aurait jamais fait autant !
XANTHIAS
Merci bien !
LA SERVANTE
Tu plaisantes ?
Je ne vais pas te laisser partir. Il y a déjà une flûtiste
Qui t’attend à l’intérieur, très jolie, et des danseuses,
Deux ou trois.
XANTHIAS
Les dieux ?
Tu n’es pas stupide et insensé de t’attendre,
(359)
Toi, esclave et mortel, à devenir le fils d’Alcmène ?
XANTHIAS
Tu radotes, femme,
Tu ne sais pas ce que tu dis !
L’AUBERGISTE
Ah ! gosier scélérat !
Quel plaisir de te briser d’un coup de pierre ces molaires
Qui ont bouffé toutes mes provisions !
XANTHIAS
(363)
Et, pour moi, de te précipiter au fond du barathre !
PLATHANÉ
Phédon
LA MORT DE SOCRATE
[Socrate n’a plus que quelques instants à vivre. Bientôt on va
lui faire boire la ciguë, ce poison mortel. Mais il converse
tranquillement avec les disciples qui l’entourent.]
Phèdre
LE MYTHE DES CIGALES
Socrate : Il me semble bien que les cigales, qui, comme on
peut s’y attendre quand il fait bien chaud, chantent et devisent
entre elles au-dessus de nos têtes, nous observent également.
Si donc elles nous voyaient, nous deux aussi, faire comme la
plupart, non pas converser, mais au contraire piquer du nez, et
céder, par paresse intellectuelle, à leur enchantement, elles se
moqueraient de nous (et ce ne serait que justice), en pensant
que des esclaves leur sont arrivés dans cette retraite, pour y
faire la sieste, comme des moutons, près de la source. Mais, si
elles nous voient converser et les côtoyer comme des Sirènes,
sans céder à leur enchantement, alors, ce privilège que les
dieux leur ont donné d’accorder aux hommes, peut-être nous
l’accorderaient-elles dans leur satisfaction ?
Phèdre : Quel est donc ce privilège ? Car il me semble bien
que je n’ai jamais eu l’occasion d’en entendre parler.
Socrate : Assurément, voilà qui ne convient pas à un
homme ami des Muses, de n’avoir pas entendu parler de
pareilles choses ! Voici ce qu’on raconte : autrefois, les cigales
étaient des hommes, de ceux qui existaient avant la naissance
des Muses ; puis, quand furent nées les Muses, et que le chant
fut apparu, il y en eut alors, parmi les hommes de ce temps,
qui furent à ce point transportés par le plaisir que, ne cessant
de chanter, ils en oublièrent le boire et le manger et qu’ils
moururent, sans s’en être eux-mêmes aperçus ! Ce sont d’eux
que naquit, à la suite de cela, le peuple des cigales. Il a reçu
des Muses le privilège de n’avoir aucun besoin de se nourrir,
une fois né, mais, tout de suite, sans manger ni boire, de se
mettre à chanter jusqu’à l’heure de la mort, puis, après, de se
rendre auprès des Muses pour leur faire connaître qui les
honore ici-bas, et laquelle d’entre elles jouit de cet hommage.
Ainsi, à Terpsichore, elles font connaître ceux qui l’ont
honorée dans les chœurs de danse, et les lui rendent plus
particulièrement chers. À Érato, ceux qui l’ont honorée dans
les poésies amoureuses, et pour les autres de même, selon la
manière dont chacune est honorée. Mais à l’aînée, Calliope, et
(381)
à sa cadette, Uranie , elles signalent ceux qui passent leur
vie à philosopher, et ceux qui cultivent la musique propre à ces
deux Muses, car ces Muses, qui ont rapport aux choses du ciel
et aux sujets divins et humains, sont plus que toutes les autres
celles qui font entendre une très belle voix. Nous avons donc,
comme tu le vois, de nombreuses raisons de parler, et de ne
pas nous endormir à l’heure de midi !
258e-259d
L’INVENTION DE L’ÉCRITURE
J’ai entendu dire que vécut dans la région de Naucratis, en
Égypte, une des anciennes divinités de là-bas, dont l’emblème
consacré est cet oiseau qu’ils appellent l’ibis, et que le nom du
dieu lui-même est Theuth. C’est ce dieu donc qui le premier
découvrit, dit-on, le nombre et le calcul, la géométrie et
l’astronomie, et aussi le trictrac et les dés, et enfin précisément
les caractères de l’écriture. Or, en ces temps-là, régnait sur
l’Égypte entière le dieu Thamous ; il résidait dans la grande
ville du haut pays que les Grecs appellent Thèbes, comme ils
nomment Ammon le dieu Thamous. C’est lui que Theuth vint
trouver pour lui montrer ses inventions et il lui dit qu’il fallait
en faire bénéficier le reste des Égyptiens. Thamous lui
demanda alors quelle était l’utilité de chacune d’entre elles, et
sur ses explications, selon qu’il les jugeait bonnes ou
mauvaises, il louait une chose, ou il en blâmait une autre.
Nombreuses furent donc les réflexions que fit, sur chaque art,
Thamous à Theuth, dans l’un ou l’autre sens, et qu’il serait
trop long d’exposer en détail. Mais, quand on arriva aux
caractères de l’écriture : « Voici la connaissance, dit Theuth,
qui rendra les Égyptiens plus instruits et qui leur facilitera le
souvenir ; mémoire et savoir ont trouvé leur remède ! » Mais
Thamous répondit : « Ô Theuth, merveilleux inventeur des
arts, c’est une chose de pouvoir donner le jour à un art, c’est
autre chose que d’apprécier la part d’utilité ou de dommage
qu’il apportera à ceux qui doivent en faire usage : voilà que
toi, maintenant, en ta qualité de père des caractères de
l’écriture, tu leur attribues, par complaisance pour eux, un
pouvoir contraire à celui qu’ils possèdent. Car cette invention
mettra l’oubli dans les âmes de ceux qui l’auront acquise,
parce qu’ils n’exerceront plus leur mémoire : confiants dans
l’écrit, c’est du dehors et grâce à des empreintes étrangères, et
non du dedans et grâce à eux-mêmes, qu’ils se souviendront
des choses. Donc, ce n’est pas pour la mémoire que tu as
trouvé un remède, mais pour le ressouvenir. Quant au savoir,
tu n’en procures à tes élèves que l’illusion, et non la réalité.
Quand, en effet, ils seront avec toi devenus, sans
enseignement, très savants, ils se croiront aptes à juger de
quantité de choses, alors que la plupart du temps, ils
manqueront de jugement, et qu’ils seront en outre
insupportables, parce qu’ils auront l’apparence de gens
savants, au lieu d’être savants !
274c-275b
XÉNOPHON
Xénophon a écrit des Helléniques qui prennent la suite de
la Guerre du Péloponnèse de Thucydide. L’ouvrage relate les
événements qui se déroulèrent de 411 à 404 et poursuit au-
delà, jusqu’en 362, lorsque Athènes tombe sous la coupe de
Philippe de Macédoine. Si l’œuvre rompt avec les exigences de
son modèle (elle suit une chronologie plus floue, fait intervenir
les dieux dans les affaires des hommes, affiche une préférence
marquée pour Sparte et utilise les discours insérés dans le
récit pour faire valoir essentiellement la personnalité de ceux
qui les prononcent), elle valut néanmoins à Xénophon un
brevet d’historien, montrant combien Thucydide demeure
important pour la génération qui lui succède. À peu près à la
même époque, un Théopompe écrit aussi des Helléniques.
Mais rapprocher Xénophon de Thucydide invite à noter
surtout l’affadissement, chez lui, du projet historique et risque
d’occulter son intérêt propre.
La vie de Xénophon est la première surprise qu’il réserve
au lecteur. Né en 426, Athénien, il marcha cependant, en 401,
avec les Dix-Mille, des mercenaires spartiates recrutés par
Cyrus le Jeune pour s’emparer du trône du Grand Roi, son
frère Artaxerxès II. Revenu en Grèce, séduit par Agésilas, qui
régnait sur Sparte, Xénophon rejoignit celle-ci et prit les
armes contre Athènes. Les Spartiates lui offrirent une
propriété à Scillonte, près d’Olympie, où il vécut jusqu’à ce
que la sentence d’exil qu’Athènes avait prononcée contre lui
fût révoquée à la faveur de la réconciliation qui eut lieu après
la bataille de Leuctres (les deux cités se liguèrent alors contre
Thèbes). Xénophon eut un fils, Gryllos, qui combattait pour
Athènes, lorsqu’il perdit la vie en 362. Xénophon lui-même
mourut à Athènes en 354.
Ce partage entre les deux cités rivales se retrouve dans son
œuvre. Dans les Mémorables, dans son Banquet et son
Apologie de Socrate, il trace un vivant portrait du plus célèbre
des philosophes athéniens et défend sa mémoire contre ses
accusateurs. Il écrivit aussi un traité sur les finances
d’Athènes et les Helléniques emboîtent le pas à Thucydide.
Quand ce dernier, toutefois, considérait essentiellement la
question de l’impérialisme athénien, le récit se mue chez
Xénophon en éloge de Sparte. L’Agésilas se présente encore
plus clairement comme une biographie admirative du roi de
Sparte et, dans sa Constitution des Lacédémoniens, Xénophon
considère sans ambiguïté les mérites du régime de Sparte.
L’Anabase raconte quant à elle l’expédition des Dix-Mille. Le
titre de l’ouvrage renvoie à la marche vers l’intérieur des
terres que la troupe accomplit pour rejoindre l’empire du
Grand Roi, mais seuls les six chapitres du premier livre sont
en réalité consacrés à cette étape : dès le mois de septembre
401, Cyrus le Jeune fut tué à la bataille de Counaxa et ses
soldats, quoique victorieux, durent battre en retraite.
Artaxerxès ayant fait tuer leurs chefs, ils se confièrent à une
poignée de jeunes capitaines, dont Xénophon, pour accomplir
un terrible périple vers Trébizonde. Du Tigre à la mer Noire,
ils parcoururent deux mille kilomètres, traversant la Syrie, la
Babylonie et, en plein hiver, l’Arménie. Les contingents de
mercenaires plus ou moins disparates que Cyrus le Jeune avait
recrutés se soudèrent dans l’épreuve et devinrent une armée
autonome, puissante, organisée. Alors que les cités grecques
tremblaient de les voir débarquer sous leurs murs, Sparte sut
conclure une alliance qui lui donna l’avantage sur le
continent. Épopée paradoxale, L’Anabase raconte une déroute
qui s’avère un exploit et qui met en valeur, finalement,
l’intelligence tactique des Spartiates.
La fascination de Xénophon pour Sparte manifeste qu’il
éprouve moins la passion de comprendre de Thucydide que le
désir de proposer à ses lecteurs un régime politique idéal.
L’héroïsation d’Agésilas va dans ce sens, comme sa
Constitution des Lacédémoniens (Lacédémone est l’autre nom
de Sparte), singulièrement anhistorique. Dans L’Anabase, où
l’auteur évoque son propre rôle, une fois qu’il devint l’un des
généraux des Dix-Mille, l’autoportrait flatteur, accompli à la
troisième personne (un usage que César reprit dans ses
Commentaires de la guerre des Gaules), permet de camper la
silhouette d’un chef de guerre modèle, et de prodiguer, à coups
de petits faits vrais et d’anecdotes édifiantes, conseils et
instructions au lecteur. L’intention est plus nette encore dans
La Cyropédie. L’ouvrage n’est pas qu’un récit de l’éducation,
ce que paideia veut dire, de Cyrus l’Ancien, mais une histoire
romancée de sa vie en huit livres qui permet d’esquisser le
portrait d’un roi vertueux par excellence. L’histoire glisse vers
la philosophie politique, mais sans la rigueur de cette
dernière. Xénophon ne cherche pas à définir logiquement ou
de façon cohérente le meilleur gouvernement : il en fournit des
représentations idéalisées déduites d’une considération
rêveuse et libre du passé. Du gouvernement en soi, Xénophon
passe volontiers au gouvernement de soi. Tous ses
protagonistes sont des parangons de tempérance et de vertu :
Cyrus l’Ancien, Socrate, Agésilas. Dans L’Anabase,
l’attention dont il se targue de faire preuve envers ses hommes,
le soin qu’il met à veiller à leur approvisionnement, à
considérer signes et présages divins qui le garderont de
commettre l’erreur d’Athènes, qui bafoua son serment de
respecter l’autonomie des cités grecques, relèvent d’un
discours moral. Le souci éthique traverse toute l’œuvre de
Xénophon, comme celle de ses contemporains.
L’histoire, chez lui, emprunte des voies multiples.
Xénophon rédigea aussi un manuel à l’intention d’un
commandant de cavalerie, L’Hipparque, et un ouvrage,
Hiéron, envisage la question de la tyrannie. L’Économique,
quant à lui, est consacré aux interrogations que soulève la
gestion d’un domaine (oikos, en grec). Son contexte est privé,
mais celui-ci a largement valeur de paradigme. Cette diversité
est liée à la curiosité de Xénophon, auteur prolixe et enclin à
la pluralité. Elle constitue aussi un trait de la période, où
l’absence d’un écrivain de la trempe d’un Thucydide est
compensée par une explosion des voies de l’écriture
historique. Histoire constitutionnelle (Aristote écrira encore
une Constitution d’Athènes), chronique locale, histoire de
cités comme la Chronique d’Athènes d’Androtion, compilation
érudite à la façon de Théopompe et d’Éphore de Cymé,
biographie, prennent leur essor. Xénophon n’ignore aucun de
ces genres. La biographie, en particulier, retient son attention.
Dans une époque troublée, malaisément grandiose, des
hommes en revanche s’imposent. Théopompe bâtit avec ses
Philippiques une histoire du monde grec centrée sur Philippe.
Xénophon se penche sur plusieurs souverains, tandis que
L’Anabase, autobiographie distanciée, prélude à l’art des
Mémoires et peut faire penser aux Commentaires d’un Blaise
de Monluc (1500-1577), certainement familier de l’œuvre de
son prédécesseur. Conteur habile, prompt à récrire
l’événement, Xénophon glisse souvent vers le recueil de
propos mémorables, le caractère tel que les moralistes le
pratiqueront, voire le roman : l’épisode d’Abradatas et de
Panthée, couple exemplaire et malheureux, en relève.
Didactique et historique, La Cyropédie fond harmonieusement
toutes ces tendances. Héros exemplaire de politesse,
« enjoué » avant l’heure, le Cyrus de Xénophon, qui avait
délecté Montaigne, enchanta le XVIIe siècle, inspirant à Mlle de
Scudéry son Grand Cyrus (1649-1653) et, pour partie, son
Télémaque (1699) à Fénelon. L’œuvre de Xénophon montre
combien belles et bonnes lettres sont difficiles à dissocier.
L’art du récit ne cesse chez lui de relancer la préoccupation
éthique, l’histoire nourrit une réflexion philosophique qui tend
elle-même vers un idéal de sagesse pratique, tout en sollicitant
les grands modèles de la tradition. L’Anabase, qui raconte un
retour, évoque L’Odyssée. La tragédie n’est pas loin à propos
d’Abradate et de Panthée, dans La Cyropédie, qui offre aussi
volontiers des vignettes idéales (à propos d’un idéal
d’éducation perse très inspiré de Sparte, par exemple) et de
petites scènes de comédie morale à propos de l’enfance du
héros. Écrivain d’une variété paisible, Xénophon incarne une
forme d’équilibre proche de l’aurea mediocritas, cet art si
précieux du juste milieu.
Anabase
XÉNOPHON REJOINT LES DIX-MILLE
Or, il y avait dans l’armée un Athénien, du nom de
Xénophon, qui ne la suivait ni comme stratège ni comme
lochage (382), ni comme soldat. C’était Proxène, son hôte de
longue date, qui l’avait fait venir de chez lui ; il lui promettait,
(383)
s’il venait, de faire de lui un ami de Cyrus , que lui-même,
disait-il, considérait comme mieux disposé envers lui que sa
propre patrie. Xénophon, après avoir lu cette lettre, alla
consulter Socrate sur le bien-fondé de son départ. Socrate,
(384)
craignant que la cité ne vît d’un mauvais œil son amitié
avec Cyrus, parce que Cyrus passait pour avoir soutenu avec
ardeur les Lacédémoniens dans leur guerre contre Athènes,
conseilla à Xénophon d’aller consulter l’oracle de Delphes sur
le bien-fondé de ce voyage. Xénophon s’y rendit, et demanda
à quels dieux il fallait faire des sacrifices ou des prières pour
accomplir dans les meilleures conditions le voyage qu’il
projetait, et pour revenir sain et sauf, après avoir mené à bien
son entreprise. Apollon lui indiqua à quels dieux il fallait
sacrifier. Quand il fut de retour, il rapporta la réponse
de l’oracle à Socrate et lui, après l’avoir entendu, lui reprocha
de n’avoir pas d’abord demandé s’il lui était plus avantageux
de partir ou de rester, mais, ayant lui-même décidé qu’il devait
partir, d’avoir cherché à savoir comment il ferait ce voyage
dans les meilleures conditions. Cependant, « puisque tu as
posé la question ainsi, dit-il, tu dois faire tout ce que le dieu t’a
ordonné ». Donc Xénophon, ayant sacrifié aux divinités que
lui avait prescrites Apollon, s’embarqua. Il rejoignit à Sardes
Proxène et Cyrus, qui s’apprêtaient à marcher vers l’Asie
supérieure, et il fut présenté à Cyrus. Sur les instances de
Proxène, Cyrus l’engageant aussi à rester avec eux, en
l’assurant qu’aussitôt l’expédition terminée il le renverrait
immédiatement chez lui (il s’agissait de marcher contre les
Pisidiens), Xénophon prit donc part à la campagne. Il avait été
trompé, et non par Proxène, qui ignorait, comme tous les
autres Grecs, à l’exception de Cléarque, qu’on marchait contre
(385)
le Roi . Mais, quand on arriva en Cilicie, il fut clair aux
yeux de tous que l’expédition était dirigée contre le Roi.
Redoutant la route, ils suivirent Cyrus à contrecœur, cédant à
un sentiment de honte envers lui, comme les uns vis-à-vis des
autres. Parmi eux il y avait Xénophon. […] Dans l’embarras
où on était, il partageait l’affliction générale, et ne pouvait
dormir. Mais, s’étant un peu assoupi, il fit un rêve. Il crut voir
la foudre, au cours d’un orage, tomber sur la maison de son
père, et l’illuminer tout entière. Épouvanté, il s’éveilla en
sursaut ; d’un côté, le songe lui parut favorable, parce que, au
milieu des peines et des dangers, il avait cru voir une grande
lumière venir de Zeus. Mais, de l’autre, il craignait, parce que
le songe lui semblait venir de Zeus-roi et que le feu paraissait
briller en cercle, de ne pouvoir sortir du pays du roi et d’être
partout arrêté par des obstacles.
Quel était le sens de ce songe, on peut s’en rendre compte
d’après les événements qui suivirent. Voici ce qui se passa :
dès qu’il fut éveillé, la première pensée qui lui vint fut celle-
ci : « Pourquoi suis-je là, couché ? La nuit avance, et quand le
jour arrivera, il est probable que l’ennemi sera ici. Une fois au
pouvoir du Roi, qu’est-ce qui nous préservera, nous qui avons
vu tant d’horreurs, nous qui avons subi les pires traitements,
d’une mort ignominieuse ? Or personne ne se prépare ni ne
songe à nous défendre, mais nous restons couchés, comme si
nous pouvions prendre du repos. De quelle cité dois-je
attendre le stratège qui pourra agir ? Quel âge faut-il que
j’atteigne ? Car je ne deviendrai pas plus vieux, si aujourd’hui
je me livre à l’ennemi. »
III, 1, 4-13
« LA MER ! LA MER ! »
Ils arrivèrent à une grande ville, opulente et peuplée, qui
(392)
s’appelait Gymnias . De cette ville, l’archonte du pays
envoie un guide aux Grecs pour les conduire à travers le
territoire de ses propres ennemis. Une fois arrivé, le guide leur
promit de les conduire en cinq jours dans un lieu d’où ils
verraient la mer. Sinon, il consentait à être mis à mort. Et, tout
en les guidant, quand il les eut fait rentrer dans le territoire de
ses ennemis, il les incitait à brûler, et à ravager le pays : ce qui
montra clairement que c’était pour cela qu’il les accompagnait,
et non par amitié pour les Grecs. Ils arrivent le cinquième jour
à une montagne qui s’appelait Thechès. Dès que les premiers
arrivèrent au sommet, un grand cri s’éleva. En l’entendant,
Xénophon et l’arrière-garde crurent que le front était attaqué
par de nouveaux ennemis. Car ils avaient à leurs trousses les
gens du pays qu’ils avaient brûlé. L’arrière-garde en avait
même tué certains et capturé d’autres dans une embuscade, et
avait pris une vingtaine de boucliers recouverts de cuir de
bœuf non tanné et encore garni de poils.
Comme les cris devenaient plus nombreux et se
rapprochaient, qu’au fur et à mesure qu’on arrivait, on courait
vers ceux qui criaient toujours, et comme enfin la clameur
enflait avec le nombre, Xénophon jugea qu’il se passait
quelque chose d’anormal. Il saute sur son cheval, il prend avec
lui Lycios et ses cavaliers, et il se porte à leur secours. Mais
bientôt voilà qu’ils entendent les soldats crier : « La mer, la
mer ! » et le mot passe de bouche en bouche. Alors tous se
précipitent, même l’arrière-garde. Les attelages courent, et
aussi les chevaux. Quand tout le monde fut arrivé au sommet,
on s’embrassa les uns les autres, on embrassa aussi les
généraux et leurs lochages, et on était en pleurs. Et soudain,
sans qu’on sache qui en avait donné l’ordre, les soldats
apportent des pierres et élèvent un grand tertre ; ils y mettent,
comme offrandes, un grand nombre de ces peaux de bœuf non
tannées, de bâtons, et de boucliers d’osier qu’ils avaient
capturés. Le guide mettait lui-même en pièces ces boucliers, et
il invitait les autres à faire la même chose. Ensuite, les Grecs
renvoient ce guide, après lui avoir fait don, sur le butin
commun, d’un cheval, d’une coupe d’argent d’un vêtement
(393)
perse, et de dix dariques . Il demandait surtout des
anneaux, et il en reçut beaucoup des soldats. Il leur montra un
village où camper, et la route qui les conduirait chez les
(394)
Macrons . Puis, une fois le jour tombé, il s’en repartit dans
la nuit.
IV, 7, 19-27
La Cyropédie
L’ÉDUCATION DES JEUNES PERSES
Les enfants, quand ils vont à l’école, passent leur temps à
apprendre la justice et ils disent qu’ils y vont pour cela,
comme, chez nous, on y va pour apprendre les lettres. Ceux
qui les dirigent emploient la plus grande partie du jour à les
juger, car les enfants, comme les hommes, s’accusent entre
eux de vol, de larcins, de violence, de fourberie, de calomnies,
et d’autres méfaits naturels à leur âge. Ceux dont on a prouvé
la culpabilité sont châtiés. Mais on punit aussi ceux qui ont
accusé à tort. On juge même une faute qui conduit les hommes
à la haine la plus violente, et pour laquelle on ne fait pas appel
d’ordinaire à la justice, l’ingratitude. Celui dont on sait qu’il
est capable de rendre un bienfait, et qu’il ne le fait pas, on le
châtie sévèrement, car on pense que les ingrats peuvent aussi
négliger les dieux, leurs parents, leur patrie et leurs amis. Ce
qui accompagne, en effet, le plus souvent l’ingratitude est
l’impudence. Or l’impudence semble directement conduire à
tous les vices.
On apprend encore aux enfants la tempérance, et ce qui
contribue beaucoup à l’apprentissage de la tempérance, c’est
qu’ils voient leurs aînés la pratiquer tous les jours. Ils
apprennent en outre à obéir à ceux qui les dirigent, et ce qui
les conduit à le faire, c’est qu’ils voient même leurs aînés être
complètement soumis à leurs chefs. Ils apprennent, de plus, à
maîtriser la faim et la soif, et ce qui y contribue, c’est qu’ils
voient que leurs aînés ne vont pas prendre leur repas avant que
leurs chefs leur aient donné congé et que les enfants ne
mangent pas chez leur mère, mais auprès de leurs maîtres,
quand leurs chefs le leur ont signifié. Ils apportent de la
maison, comme nourriture, du pain avec, en guise
d’accompagnement, du cresson, et pour boire, s’ils ont soif,
une tasse avec laquelle ils puisent à la rivière. Ils apprennent
par ailleurs à tirer à l’arc et à manier le javelot. Jusqu’à l’âge
de seize ou dix-sept ans, les enfants font ces exercices.
Ensuite, ils passent dans la classe des éphèbes.
I, 2, 6-8
Éthique à Nicomaque
DÉFINITION DE LA CONCORDE
La concorde présente manifestement les caractères de
l’amitié. Aussi n’est-elle pas simplement une conformité
d’opinion, qui pourrait exister entre des personnes qui ne se
connaissent pas mutuellement. Et on ne dit pas non plus des
gens qui ont le même avis sur n’importe quelle question que la
concorde règne entre eux, par exemple à propos des
phénomènes célestes (car s’accorder sur cette question ne
relève pas de l’amitié), mais on dit que la concorde règne dans
les cités, chaque fois que les citoyens sont du même avis en ce
qui concerne leurs intérêts, qu’ils font les mêmes choix et
exécutent les décisions prises en commun
C’est donc à des fins pratiques que la concorde se rapporte,
et parmi elles à des affaires importantes et qui peuvent
intéresser les deux parties à la fois, ou toutes les parties
concernées, comme dans le cas des cités, quand tous sont
d’avis que les magistratures soient électives, ou qu’une
alliance soit conclue avec les Lacédémoniens […]. Mais
quand, au contraire, chacun veut pour lui-même le pouvoir,
(411)
comme dans les deux princes thébains des Phéniciennes ,
alors c’est la guerre civile. Car la concorde ne consiste pas en
ce que chacun des deux partis rivaux pense la même chose,
quelle qu’elle soit, mais à penser la même chose « réalisée
dans les mêmes mains », comme lorsque le peuple et les
notables s’accordent pour porter au pouvoir les meilleurs. De
cette manière en effet se réalise ce que tous ont en vue. Il
apparaît donc manifestement que la concorde, conformément
au sens du mot lui-même, est une amitié politique : car elle
s’applique aux intérêts et aux biens qui concernent les besoins
de la vie.
Or une telle concorde existe entre les gens de bien ; ceux-ci
sont en effet en accord à la fois avec eux-mêmes et entre eux,
se tenant pour ainsi dire sur le même terrain (c’est que les
volontés de telles personnes sont stables, et ne sont pas
(412)
variables comme l’Euripe ; elles veulent à la fois le juste
et l’utile, auquel elles visent en commun. En revanche les
hommes pervers sont incapables de concorde, sinon dans une
faible mesure, tout comme ils sont incapables d’amitié, parce
qu’ils visent à plus qu’ils n’ont droit dans les profits, alors
qu’ils négligent les charges et les services publics. Et chacun
voulant pour lui-même ces avantages, surveille son voisin et
l’empêche d’acquérir ces mêmes avantages. Car, si on n’y
veille pas, l’intérêt général disparaît. Il naît alors entre eux des
dissensions, chacun cherchant à contraindre l’autre à faire ce
qui est juste, mais ne voulant pas lui-même le faire.
IX, 6
PARADOXE DE L’ÉGOÏSME
Ceux qui considèrent l’amour de soi comme un objet de
réprobation, appellent égoïstes ceux qui s’attribuent une part
trop belle dans les richesses, dans les honneurs, et dans les
plaisirs du corps. Ce sont là les avantages auxquels on aspire
en général et pour lesquels on s’empresse avec zèle dans l’idée
que ce sont là les meilleurs des biens et, par là même, les plus
disputés. Ainsi, ceux qui dépassent la mesure dans ces choses-
là cèdent volontiers à leurs appétits et, en général, à leurs
passions, donc à la partie irrationnelle de leur âme. Tels sont la
plupart des hommes. Et c’est pourquoi le sens de ce terme
(« égoïsme ») vient de ce défaut que l’on rencontre le plus
souvent chez les hommes. Et on réprouve à juste titre ceux qui
sont égoïstes de cette façon. Il ne fait, d’autre part, aucun
doute que les personnes qui se réservent de tels avantages sont
généralement désignées par l’épithète d’« égoïstes » : c’est là
un fait évident. Car, si un homme s’appliquait toujours avec
zèle à pratiquer lui-même, et avant toutes choses, ce qui est
conforme à la justice, à la tempérance, ou à toute autre vertu,
et, s’il revendiquait toujours pour lui-même la noblesse de son
action, personne ne dirait de lui qu’il est égoïste, et personne
ne le blâmerait. Et pourtant on pourrait penser que l’amour de
soi se trouve plutôt chez ce genre d’homme : il est sûr, du
moins, qu’il s’attribue à lui-même les avantages les plus
nobles et qui sont vraiment des biens, et cède volontiers à la
partie de lui-même qui est souveraine, et à laquelle tout obéit.
De même que l’instance souveraine d’une cité est ce qui
s’identifie le plus exactement à la cité elle-même (de même
que pour tout autre organisme), pour l’homme aussi, il en est
ainsi. Par conséquent, est égoïste par excellence celui qui aime
cette partie supérieure de lui-même et qui s’y abandonne. Et
on dit qu’un homme est ou non maître de lui, selon que son
intellect exerce ou non la domination, puisque chacun de nous
s’identifie à son propre intellect. De fait, les actions que nous
avons exécutées nous-mêmes et de notre plein gré sont celles
qu’accompagne la raison. D’ailleurs, que ce soit cela qui nous
constitue, entièrement ou principalement, c’est une chose qui
ne fait aucun doute, comme est tout aussi évident que l’homme
de bien aime plus que tout cette partie de lui-même. C’est
pourquoi on pourrait dire que l’homme de bien est
supérieurement égoïste, mais d’une façon différente de
l’homme que nous réprouvons, et il diffère de lui autant que
diffère la vie selon la raison de la vie sous l’emprise de la
passion, et autant que le désir du bien diffère du désir de ce qui
ne semble qu’avantageux. Tous ceux donc qui mettent un zèle
supérieur à faire de belles actions, on les approuve et on les
couvre d’éloges. […] Ainsi, donc, il faut que l’homme
vertueux s’aime lui-même (car il profitera lui-même de ses
belles actions, comme il en fera bénéficier les autres aussi),
alors que le méchant ne le doit pas : il fera du tort, en effet, à
lui-même comme à ses proches, en suivant ses mauvaises
passions. Car, chez le méchant, il y a désaccord entre ce qu’il
doit faire et ce qu’il fait. Mais l’homme vertueux fait
exactement ce qu’il doit faire, puisque l’intellect choisit
toujours ce qu’il y a de meilleur pour lui-même, et que cet
homme vertueux obéit aux ordres de son intellect.
IX, 8
DÉMOSTHÈNE
Démosthène est le représentant le plus illustre de
l’éloquence en Grèce ancienne. L’art de la parole est déjà à
l’honneur chez Homère, dont les héros se distinguent par leurs
qualités oratoires autant que guerrières. Il joue un rôle
déterminant à Athènes avec l’avènement de la démocratie. Les
citoyens, en effet, interviennent en leur propre nom à
l’Assemblée ou au tribunal. Chacun prend la parole soi-même
pour soutenir la cause qu’il entend plaider. La maîtrise du
discours relève ainsi d’une nécessité, même s’il est possible, à
partir du Ve siècle, de recourir aux services d’un logographe,
c’est-à-dire d’un professionnel qui rédige contre rémunération
le texte à prononcer.
L’éloquence relève de trois genres. L’éloquence judiciaire
regroupe les discours traitant d’affaires civiles ou criminelles
et prononcés au tribunal devant des jurys populaires. La durée
des interventions est déterminée par l’importance de la cause
et mesurée par une horloge à eau, la clepsydre. L’éloquence
politique ou délibérative est réservée à l’Assemblée : elle
concerne la vie politique de la cité. L’éloquence d’apparat,
aussi appelée éloquence épidictique, désigne les discours
prononcés, par exemple, pour célébrer les citoyens morts au
combat. Elle fait l’éloge de valeurs qui soudent la
communauté civique et sert à célébrer celle-ci. Aristote évoque
ces trois modalités de l’art oratoire dans sa Rhétorique.
Le développement de l’éloquence a été si vif à Athènes qu’à
partir du dernier tiers du Ve siècle des discours qui n’avaient
vocation qu’à être prononcés devant un auditoire, mais qui
avaient soulevé l’admiration de leurs auditeurs et passaient
pour des modèles, furent conservés et publiés. L’initiative en
reviendrait à Antiphon. Quelques autres noms ont perduré :
Andocide, Lysias, Isée, Isocrate, Eschine, Hypéride, Lycurgue,
Dinarque, et Démosthène. Lysias, qui dut vivre entre 444 et
375 avant J.-C., incarne l’éloquence judiciaire. Il fut la voix
de la démocratie après avoir combattu les Trente Tyrans.
Isocrate (436-338 avant J.-C.), qui fonda une école de
rhétorique, a particulièrement cultivé l’éloquence d’apparat.
Élève du sophiste Gorgias, bien qu’il ait rédigé un célèbre
discours Contre les Sophistes, il a défendu dans l’art oratoire
l’accomplissement par excellence de la philosophie, envisagée
de façon pratique et non plus spéculative comme chez Platon.
L’art de bien parler dépend néanmoins, selon lui, d’un art de
bien penser. Il requiert une culture et une formation
intellectuelle exigeantes. S’il a laissé de véritables manifestes
politiques, à l’instar de son Panégyrique, Isocrate est connu
surtout pour des discours fictifs. L’urgence politique
transcende en revanche l’œuvre de Démosthène, « l’Orateur »
pour les Anciens, comme Homère était à leurs yeux « le
Poète ».
Né en 384 avant J.-C., la même année qu’Aristote,
Démosthène était le fils d’un armurier. Orphelin à sept ans, il
se fit connaître en plaidant contre ses tuteurs qui avaient
dilapidé son héritage. D’abord contraint de gagner sa vie
comme logographe, il aurait rédigé une trentaine de
plaidoyers civils. Il se fit remarquer lors de premières
interventions politiques à partir de 354. Le Contre Androtion
et un plaidoyer Sur la loi de Leptine appartiennent à cette
période. Il prononça ensuite des discours à propos de la
politique extérieure d’Athènes à l’égard de la Perse (Sur les
Symmories), de Sparte et de Thèbes (Pour les
Mégalopolitains) et de Rhodes (Pour la liberté des Rhodiens).
Démosthène, auquel Plutarque a consacré une Vie, défend
chaque fois la cause de la liberté et de la démocratie. Son
combat prend des inflexions passionnées, alors qu’il s’élève
contre l’ingérence croissante de la Macédoine de Philippe
dans les affaires grecques. La Première Philippique, en 351,
inaugure le mouvement. Elle est suivie notamment par les trois
Olynthiennes (349-348) et deux autres Philippiques. En 338,
quand la coalition des Grecs fut vaincue à Chéronée,
Démosthène prononça l’oraison funèbre des soldats qui
avaient péri. Quelques années plus tard, il fut accusé de
corruption et dut s’exiler (325). Revenu à Athènes en 323,
après la mort d’Alexandre, il dut s’enfuir de nouveau, lorsque
Antipater prit le pouvoir. Il s’empoisonna en 322. Ainsi
disparut-il en même temps qu’Aristote, son exact
contemporain.
La Première Philippique fustige l’inertie des Athéniens face
à un monarque dont Démosthène pressent qu’il menace les
valeurs mêmes de la cité grecque. Philippe II (382-336 avant
J.-C.) était devenu roi de Macédoine en 359. Il avait conduit
une politique de réformes qui avait permis de faire de son
royaume une des principales puissances politiques du
continent : son fils Alexandre devait le transformer en un
véritable empire. Démosthène exhorte ses concitoyens à
revenir aux principes du régime démocratique, de ranimer
ainsi l’usage d’une armée de conscrits au lieu de continuer à
employer des forces mercenaires, pour défendre leur
indépendance. Clemenceau consacra en 1926 un livre à
Démosthène : il se projette passionnément dans la figure de
l’orateur. La Première Philippique se livre, quant à elle, à un
terrible portrait d’Athènes, sclérosée par la lâcheté et
l’indolence de ses citoyens, fière de libertés qu’elle n’exerce
plus. Bouleversant l’ordre traditionnel des discours, qui
suppose de faire se succéder exorde, narration, preuve,
épilogue, Démosthène procède désormais par la reprise
incantatoire de quelques motifs, par la réitération pressante.
Les extraits qui suivent montrent comment il violente ses
auditeurs à grand renfort d’images, de comparaisons, de
paradoxes (Philippe, l’ennemi, devient l’idéal à imiter),
d’invectives coléreuses, d’interjections, de périodes apaisées
et familières, par l’entrelacement de proverbes dont la sagesse
tient du lieu commun, d’interrogations pathétiques et de
raisonnements rigoureux. La variété du ton ne laisse pas de
répit. Démosthène, tour à tour convaincu, emporté, grave,
ironique, n’hésite pas à dramatiser. Il fait peur ; il émeut ; il
soulève. Sa véhémence bouscule les préceptes de son art. Elle
le refonde. Ainsi est-il l’un des auteurs que le Traité du
sublime du Pseudo-Longin distingue. Pour des générations, il
lia éloquence et défense de la liberté.
Première Philippique
S’il s’agissait de parler aujourd’hui d’une question
nouvelle, j’aurais patienté jusqu’à ce que la plupart de ceux
qui ont l’habitude d’exprimer leurs avis se soient manifestés,
et, si l’une de leurs propositions m’eût satisfait, je n’aurais pas
pris la parole. Sinon, j’aurais alors essayé de dire mon opinion.
Mais, puisqu’il se trouve que la discussion se porte
aujourd’hui encore sur un sujet dont ils vous ont déjà souvent
entretenus, je pense qu’on me pardonnera sans doute de
prendre la parole le premier ; car, si on vous avait conseillé
précédemment ce qu’il fallait, vous ne devriez plus en
délibérer maintenant.
Et d’abord, Athéniens, vous ne devez pas vous décourager
devant la situation présente, même si elle vous paraît très
mauvaise. Car ce qui a été le pire, dans le passé, peut être le
mieux à l’avenir. Comment cela ? C’est que vos affaires vont
mal parce que vous n’avez rien fait de ce qu’il fallait : et en
effet, si, après avoir fait tout le nécessaire, vous étiez dans
cette situation, il n’y aurait même plus d’espoir de l’améliorer.
Ce que je vous demande ensuite, c’est de vous rappeler ce que
vous avez appris par d’autres, ou bien de vous remettre en
mémoire, si vous le savez vous-mêmes, quelle conduite noble
et opportune vous avez eue quand la puissance des
Lacédémoniens était si grande — il n’y a pas si longtemps ;
vous n’avez rien fait qui fût indigne de la cité, et vous avez eu
le courage de leur faire la guerre pour la défense du droit.
Pourquoi rappeler cela, Athéniens ? Pour que vous sachiez et
que vous considériez ceci, que rien, si vous êtes sur vos
gardes, n’est à redouter, mais que, si vous êtes négligents, rien
n’arrivera comme vous le voudriez ; vous pouvez en prendre
comme preuve d’un côté la puissance qu’avaient alors les
Lacédémoniens, et que vous avez vaincue en vous appliquant
à bien conduire vos affaires, et de l’autre l’insolence actuelle
de Philippe, qui nous trouble si fort, parce que vous ne vous
souciez de rien de ce qu’il faudrait faire.
Certes, si l’un d’entre vous pense que Philippe est un
adversaire invincible, vu le nombre de ses forces actuelles et
toutes les places fortes qu’il a enlevées à la Cité, il a raison.
Pourtant, qu’il considère qu’autrefois ces places, Pydna,
Potidée, Méthone, c’étaient nous, Athéniens, qui les
possédions, et que toute la région autour nous appartenait ; un
grand nombre de peuples qui sont maintenant avec lui étaient
encore autonomes et libres et ils préféraient notre amitié à la
sienne. Si donc, à ce moment-là, Philippe avait jugé qu’il était
difficile de combattre les Athéniens, quand ils possédaient tant
de places fortes sur son propre territoire, alors que lui n’avait
aucun allié, il n’aurait rien fait de ce qu’il a réalisé, ni acquis
une si grande puissance. Mais, ce qu’il savait parfaitement, cet
homme-là, c’est que toutes ces places sont des enjeux de la
guerre, mis à la disposition de qui le veut, que, par une loi de
nature, les biens des absents appartiennent à ceux qui sont sur
le terrain, et que les possessions des gens négligents sont à qui
ne refuse ni la peine ni le danger. Et de fait, c’est avec cette
pensée qu’il a tout soumis, que ce soit comme à la guerre avec
les uns, ou en s’étant fait des autres des amis et des alliés.
Car on désire en général s’allier et prêter attention à ceux
qu’on voit bien préparés et disposés à faire ce qu’il faut. Or, si
vous aussi, Athéniens, vous vous attachez à ces mêmes
principes, dans l’heure présente (car vous ne l’avez pas fait
auparavant), si chacun de vous, là où il doit et où il pourrait se
rendre utile à la cité, renonce aux faux-fuyants, se trouve prêt à
agir, le riche en participant aux frais, celui qui a atteint l’âge
voulu en faisant campagne, bref, en un mot, si vous ne voulez
dépendre que de vous, si vous cessez chacun d’espérer ne rien
faire vous-même et d’attendre du voisin qu’il fasse tout à votre
place, alors, si le Ciel le veut, vous recouvrerez ce qui vous
appartient, vous retrouverez le prestige que vous avez perdu
par négligence, et vous tirerez vengeance de cet homme.
N’allez pas considérer que la situation présente durera
éternellement pour lui comme s’il était un dieu. Non, on le
hait, lui aussi, Athéniens, il est craint, il est envié, et même de
ceux qui semblent en ce moment lui être le plus dévoués. Et
tout ce qui se trouve chez d’autres, il faut bien vous dire que
vous le trouvez aussi dans son entourage. Mais, pour l’heure,
personne ne bouge, faute d’un refuge assuré, à cause de votre
lenteur et de votre mollesse, défauts, dont, je vous le dis, vous
devez vous corriger. Car voyez, Athéniens, à quel degré
d’insolence cet homme en est venu : il ne vous donne même
plus le choix d’agir ou de rester en paix, mais il menace, il
tient, dit-on, des propos méprisants ; il est homme à ne pas se
contenter de ce qu’il a déjà soumis, mais il cherche toujours à
en prendre encore plus, et il nous enveloppe de ses filets,
partout autour de lui, nous qui temporisons, les bras croisés.
Mais quand donc, Athéniens, quand donc ferez-vous ce qu’il
faut ? Après qu’il sera arrivé quoi ? Sans doute, par Zeus,
quand ce sera nécessaire ! Mais, pour l’heure, comment faut-il
considérer ce qui arrive ? Pour des hommes libres, la nécessité
la plus forte que je connaisse, c’est d’éviter le déshonneur.
Alors, dites-moi, voulez-vous continuer à flâner dans les rues,
en vous demandant les uns aux autres : « Y a-t-il du
nouveau ? » Effectivement ! pourrait-il y avoir quelque chose
de plus nouveau que ce qui se passe : qu’un Macédonien est en
train d’abattre Athènes et de régler les affaires de la Grèce ?
« Philippe est-il mort ? » — « Non, par Zeus, mais il est
malade. » Mais, pour vous, quelle est la différence ? Car, s’il
vient à mourir, très vite, c’est vous-mêmes qui ferez un
nouveau Philippe, surtout si vous vous appliquez aux affaires
de la même façon. C’est moins, en effet, par sa propre force
qu’il s’est accru, qu’à cause de votre négligence. Et même, si
jamais il lui arrivait malheur, et que la fortune, qui s’est
toujours mieux souciée de nous que vous ne le faites de vous-
mêmes, le permettait, vous pourriez, en étant sur les lieux,
présents dans ce désordre général, régler toutes les affaires
comme vous le voulez. Mais, tels que vous êtes maintenant,
les circonstances vous donneraient-elles Amphipolis, vous ne
pourriez même pas la recevoir, n’ayant de prêt ni forces
(413)
militaires ni projets ! […]
Si, à la vérité, tout ce qu’on aura supprimé dans un discours
pour ne pas vous affliger, se trouve aussi supprimé dans les
faits, il faut alors parler pour vous faire plaisir. Mais, si le
charme des paroles, quand il est inadapté, apporte en réalité un
dommage, c’est une honte, Athéniens, de se tromper soi-même
et, en remettant au lendemain tout ce qui est pénible, d’arriver
toujours trop tard, de ne même pas comprendre qu’il faut,
lorsqu’on veut mener une guerre correctement, non pas suivre
les événements, mais soi-même les précéder et, que de même
qu’on pense qu’un général doit diriger son armée, ainsi ceux
qui délibèrent doivent eux aussi diriger les affaires, afin de
pouvoir réaliser ce qu’ils ont décidé et de ne pas avoir à courir
après les faits accomplis. Vous, Athéniens, qui possédez une
(414)
force supérieure à toutes les autres, en trières , en hoplites,
en cavaliers, en revenus, vous n’en avez tiré aucun usage
jusqu’au jour d’aujourd’hui, et vous n’êtes pas loin, en faisant
la guerre à Philippe, de ressembler aux barbares qui se battent
à coups de poing : quand un des leurs est frappé quelque part,
il y porte la main et, s’il est frappé ailleurs, ses mains y vont
aussi ; mais parer les coups, ou voir en face l’adversaire, il ne
le sait pas, il ne le veut pas. Eh bien ! vous aussi, quand vous
(415)
apprenez que Philippe est en Chersonèse , vous décrétez
d’aller porter là-bas votre secours, s’il est aux
Thermopyles (416), c’est là que vous allez, et si c’est ailleurs,
n’importe où, vous courez après lui, n’importe comment, et
vous vous laissez manœuvrer par lui, vous ne prenez aucune
décision qui serait utile dans la guerre, vous ne prévoyez rien
avant l’événement, vous attendez d’apprendre que quelque
chose se passe ou se soit passé. Cette façon de faire était peut-
être possible autrefois, mais, à l’heure actuelle, vous en êtes
arrivés à un point où cela n’est plus tenable.
Mais il me semble, Athéniens, que c’est un dieu, qui,
rougissant pour vous de ce qui arrive, inspire à Philippe une
telle activité. Car, s’il avait voulu, gardant ce qu’il a soumis et
qu’il a conquis en vous devançant, se tenir tranquille et
s’arrêter là, certains, je pense, se seraient satisfaits d’une
situation qui nous vaudrait aux yeux de tous d’être accusés de
lâcheté, d’ignominie, et de la dernière des conduites. Mais en
réalité, comme il entreprend toujours, comme il cherche à
s’étendre toujours plus, peut-être vous incitera-t-il à agir, si
toutefois vous n’avez pas définitivement renoncé. Je m’étonne,
pour ma part, de ce qu’aucun de vous ne réfléchisse ni ne
s’irrite, quand on voit, Athéniens, que nous avions entrepris
cette guerre pour punir Philippe, mais que nous voulons la
terminer désormais pour l’empêcher de nous faire du mal. Car
il ne s’arrêtera pas là, c’est évident, si personne ne lui fait
obstacle. Resterons-nous donc sans rien faire ? Et pensez-vous
qu’il suffise d’envoyer contre lui des trières vides et des
espérances que tel ou tel vous aura données ? N’allons-nous
pas enfin nous embarquer ? N’allons-nous pas faire campagne
nous-mêmes, du moins avec un contingent de soldats qui
soient de chez nous, si nous ne l’avons pas fait jusqu’à
(417)
présent ? Notre flotte n’ira-t-elle pas attaquer le pays de
Philippe ? « Mais où aborderons-nous ? » me demandera-t-on ;
les points faibles de l’ennemi, Athéniens, c’est la guerre elle-
même qui les découvrira, si nous l’entreprenons. Certes, si
nous restons chez nous les bras croisés, à écouter les orateurs
s’injurier et s’accuser mutuellement, sachez qu’il n’y a aucune
chance que rien de bon vous arrive jamais. Car partout où est
envoyée, ne serait-ce qu’une fraction de la cité, la
bienveillance des dieux, je pense, et la fortune combattent à
nos côtés. Mais quand vous expédiez un stratège, avec un
décret sans effet, et des espoirs cantonnés à la tribune, rien ne
se fait de ce qu’il faut, et des expéditions de ce genre font rire
l’ennemi et mourir de peur nos alliés. C’est qu’il est
impossible, oui, impossible, qu’un homme, tout seul, soit
capable d’exécuter tout ce que vous voulez ; mais promettre,
affirmer, accuser un tel, voilà ce qui est possible, mais voilà
aussi ce qui a causé notre perte. Quand un stratège dirige de
pauvres mercenaires sans soldes, quand il y a ici des gens qui
n’hésitent pas à vous mentir sur ce qu’il fait, quand enfin vous
prenez, d’après ce qu’ils vous ont dit, les premières décisions
venues, à quoi faut-il donc s’attendre ?
Comment mettre fin à cela ? Lorsque vous, Athéniens, vous
aurez des soldats qui seront aussi les témoins des opérations, et
à leur retour les juges des redditions de compte, de sorte que
vous n’entendrez pas que par ouï-dire les affaires qui vous
concernent, mais vous les verrez aussi en étant présents là-bas.
Mais, aujourd’hui, comble de la honte, chacun de nos stratèges
s’expose devant vous à être condamné à mort deux fois, trois
fois, alors que, en face de l’ennemi, il n’en est aucun qui
n’ose, une seule fois, affronter la mort en combattant ; ils
préfèrent le sort réservé aux faiseurs d’esclaves et aux
brigands plutôt qu’un glorieux trépas. Car un malfaiteur, c’est
après avoir été jugé qu’il doit mourir, mais un général, lui,
c’est en combattant, face à l’ennemi. Et parmi nous, les uns
vont par les rues, de concert avec les Lacédémoniens, dire que
Philippe travaille à la perte des Thébains, et à diviser les États,
d’autres disent qu’il a envoyé des ambassadeurs au Grand
(418)
Roi , d’autres qu’il fortifie des villes d’Illyrie, d’autres
enfin inventent chacun une histoire qu’ils répandent ici ou là.
Quant à moi, Athéniens, je crois bien, par les dieux ! que cet
homme est enivré par la grandeur de sa réussite, et qu’il a dans
la tête beaucoup de rêves de ce genre, quand il voit qu’il n’y a
personne pour lui faire obstacle, et quand il est exalté par ses
succès ; mais je n’imagine pas, certes, par Zeus, qu’il
entreprenne d’agir de manière à dévoiler ses projets aux
faiseurs de nouvelles, qui sont bien les plus sots d’entre vous.
Mais laissons ces fariboles de côté, et gardons à l’esprit que
cet homme est notre ennemi, qu’il nous dépouille de notre
bien, que depuis longtemps il nous insulte, que tout ce que
nous avons espéré que d’autres feraient pour nous s’est
retourné contre nous, que l’avenir ne dépend plus que de nous,
et que, même si nous ne voulons pas faire la guerre là-bas
contre lui, nous serons forcés peut-être de la faire ici, si donc
nous comprenons tout cela, alors nous serons débarrassés des
discours vains et décidés à prendre les mesures nécessaires.
Car, enfin, se demander ce qui arrivera n’est plus maintenant à
l’ordre du jour, mais savoir que la situation sera vraiment
mauvaise, si vous ne montrez pas d’attention et si vous ne
consentez pas à faire ce qui convient, voilà ce que vous devez
avoir dans l’esprit.
Pour ma part, jamais, en aucune autre circonstance, je n’ai
voulu, pour vous plaire, dire ce que je n’aurais pas cru servir
vos intérêts, et aujourd’hui encore, ce que je pense, je vous l’ai
dit avec franchise, sans rien vous dissimuler. Je voudrais, de
même que je suis sûr qu’il vous est utile d’écouter les
meilleurs conseils, avoir aussi la certitude qu’ils seront utiles à
celui qui les donne ; j’en serais très content. En fait, je ne suis
pas sûr des conséquences qu’auront pour moi les propositions
que je fais, mais, persuadé cependant qu’elles sont dans votre
intérêt si vous les suivez, j’ai préféré vous les faire connaître.
Que l’emporte donc le parti qui doit servir les intérêts de tous !
1-12 et 38-51
ÉRINNA
Le canon des neuf poétesses antiques établi par Antipater
de Thessalonique (conservé dans l’Anthologie grecque, IX, 26)
et quelques autres sources (la Souda, Eustathe de
Thessalonique et Properce, à Rome) ont transmis à la
postérité le nom d’Érinna, ainsi qu’une poignée
d’épigrammes, de chansons et des fragments d’un poème de
trois cents hexamètres qu’elle composa, La Quenouille. Ces
témoignages louent son talent, d’autant plus vif qu’elle mourut
vierge à dix-neuf ans, avant, semble-t-il, d’avoir pu en donner
toute la mesure. Comparée à Sappho, à laquelle ses œuvres
font d’ailleurs occasionnellement référence, cette poétesse du
milieu du IVe siècle en fut ainsi tenue, à partir de la fin de
l’Antiquité, pour une contemporaine. Elle passa même pour
une de ses compagnes légendaires. Mlle de Scudéry imagine,
dans ses Harangues héroïques (1642), puis dans son roman
Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653), les conseils que
Sappho lui prodigue. Cette assimilation prestigieuse reconnaît
en Érinna un rare modèle de femme écrivain, mais elle altère
l’originalité de son œuvre en la rapportant trop à celle de la
poétesse de Lesbos.
Érinna n’est pas qu’une poétesse habile. Elle emploie le
mètre épique homérique avec maîtrise, elle utilise un dialecte
dorien et multiplie les références à la poésie lyrique
archaïque, mais La Quenouille fait résonner une sensibilité
très personnelle. La jeune fille évoque la mort de son amie
Baucis. Elle se souvient des jeux partagés naguère, livrant des
scènes d’enfance et d’intérieur uniques. Ces instants familiers
et gracieux, leur fragilité, car Baucis, tôt mariée, s’en montra
vite oublieuse, donnent aux vers d’Érinna, demeurée dans le
monde des vierges, une tonalité intime et mélancolique sans
équivalent. Douceur, brièveté, discrète dissonance entre la
solennité de l’hexamètre et la banalité du quotidien féminin
qu’il rapporte, musicalité, annoncent la poésie d’un
Callimaque, à l’époque hellénistique. Cette ambivalence
voilée transparaît déjà dans le titre de la pièce : la quenouille
est un emblème du monde féminin, de sa soumission et de ses
prosaïques travaux, mais elle devient par métonymie, chez
Érinna, la métaphore du travail poétique, renversant la
fatalité silencieuse qui pèse sur les femmes.
La Quenouille
……… dans la vague profonde (419),
D’un saut dément, du haut des chevaux blancs, tu es
tombée,
Mais : « Je te tiens, ai-je crié, amie chérie ! », et toi, tu étais
(420)
la Tortue ,
Et en sautant tu as couru jusqu’à la haie du vaste enclos.
Je pleure en y pensant, Baucis infortunée, et je gémis en te
pleurant ;
Ce sont là, jeune fille, les traces que tes pas ont laissées sur
mon cœur,
Encore brûlantes. Tout ce qui jadis a fait notre plaisir n’est
désormais plus que cendre.
Nous jouions à la poupée, fillettes dans nos chambres,
Comme de jeunes épousées, insoucieuses ; avant le point
du jour,
La mère, une fois distribuée la laine aux servantes fileuses,
Arrivait et t’appelait pour saler la viande.
Nous étions toutes petites ; quelle peur nous faisait Mormô
(421)
la sorcière ,
Avec ses grandes oreilles au sommet de la tête, elle
marchait à quatre pattes,
Et son visage, qui devenait un autre visage !
Mais quand tu es entrée au lit d’un homme, tu as tout
oublié,
Tout ce qu’une mère avait appris à la petite fille que tu fus,
Baucis chérie : Aphrodite avait versé l’oubli dans ton
cœur !
Je te pleure encore, mais si je néglige tes funérailles,
C’est que mes pieds sans profaner ne peuvent quitter la
maison,
Qu’il ne convient pas à mes yeux de regarder une morte, et
(422)
Que je ne dois pas pleurer les cheveux défaits ………
Époque hellénistique
Des conquêtes d’Alexandre à Actium
(334 avant J.-C. – 31 avant J.-C.)
THÉOPHRASTE
On désigne sous le nom de Théophraste, « le Divin
Parleur », Tyrtamos d’Érèse (Érèse est une ville dans l’île de
Lesbos). Né en 372 avant J.-C., il étudia au Lycée, à Athènes,
où Aristote enseigna à partir de 335. Il en prit la tête, quand
celui-ci se retira en Eubée en 322 et y demeura jusqu’à sa
mort entre 288 et 286. Les deux hommes montrent la même
curiosité encyclopédique. La tradition prête à Théophraste
entre deux cent vingt-cinq et deux cent quarante ouvrages,
traitant de botanique (il serait l’auteur d’une Histoire des
plantes et d’Explications des plantes), mais aussi de biologie,
de mathématiques, de physique, avec des Opinions des
physiciens, de chimie, d’astrologie, de météorologie, de droit,
de théologie, de musique, d’histoire, de métaphysique, de
logique, de poésie, de rhétorique (il se serait intéressé en
particulier aux rythmes de la prose) et de critique littéraire.
Ce polygraphe se préoccupa aussi de morale. Son nom
perdure ainsi essentiellement grâce à un opuscule regroupant
trente Caractères qui servirent de modèle à La Bruyère, qui
publia en 1688 Les Caractères de Théophraste traduits du
grec, avec les Caractères ou les mœurs de ce siècle.
Il est difficile d’établir avec exactitude la nature et les
desseins de l’ouvrage de Théophraste, dont la préface est
apocryphe : s’agit-il d’une peinture des vices à destination des
enfants, comme la préface le soutient, pour les aider à se
corriger ? Faut-il y voir plutôt un catalogue de portraits
destiné à fournir aux orateurs le moyen de ces mises en scène
de traits moraux qu’on appelle des éthopées ? La façon dont
ils furent copiés avec des traités de rhétorique d’Hermogène et
d’Aphtonios incite à le penser. Ces morceaux fixeraient-ils des
types comiques ? Leur influence, au IVe siècle, sur le théâtre de
Ménandre peut le suggérer.
Le caractère est à l’origine une marque imprimée sur des
objets pour montrer qu’ils appartiennent à tel propriétaire, ou
inscrite sur la chair d’un esclave afin de signaler la faute qu’il
a commise. Le procédé sert à qualifier, définir un invariant, un
trait typique, le plus souvent doté d’une valeur négative.
Théophraste commence en effet la plupart de ses fragments
par une brève généralisation à valeur gnomique et considère
des comportements qu’il dénonce. Cette visée satirique et
critique anime à son tour l’œuvre de La Bruyère. Chaque
séquence vaut pour la manière dont elle s’applique à dégager
des lois générales du comportement, tout en constituant des
saynètes vives aux traits incisifs et d’une extrême singularité,
loin de tout poncif dogmatique.
Les Caractères
II — LE FLATTEUR
On pourrait concevoir la flatterie comme une relation
malhonnête, mais utile au flatteur. Le flatteur est du genre à
dire, tout en marchant : « Remarques-tu comme tout le monde
te regarde ? C’est une chose qui n’arrive à personne d’autre
dans la ville. Hier, on s’est répandu d’éloges sur toi, sous le
Portique (423). On était assis là, un peu plus d’une trentaine, et
la discussion vint à tomber sur l’homme qu’on devait
considérer comme le plus estimable et tous les suffrages, à
commencer par le mien, se portèrent sur ton nom. » Et, tout en
tenant ces propos, le flatteur ôte un duvet attaché au manteau
de son compagnon, et, si par hasard le vent fait voler sur sa
barbe un brin de paille, il le retire avec soin en disant avec un
sourire : « Tu vois, voilà deux jours que je ne t’ai vu, et ta
barbe a commencé à grisonner ! Pourtant tu conserves, mieux
que personne, assez de cheveux noirs pour ton âge ! » Si celui
qu’il veut flatter prend la parole, il demande alors aux autres
de faire silence. S’il chante, il le félicite, et s’il s’arrête, il crie :
« Bravo ! » Si l’autre a fait une plaisanterie insipide, le flatteur
éclate de rire, et il se met dans la bouche un bout de son
manteau, comme s’il ne pouvait se contenir. Et il invite les
passants à s’arrêter jusqu’à ce que son homme soit passé. Aux
enfants de la maison, il apporte des pommes et des poires qu’il
a achetées, il les leur donne sous ses yeux, et les embrasse en
disant : « À bon père, bonne couvée ! » S’il va l’accompagner
pour acheter des souliers, il lui dit que son pied est bien mieux
fait que la chaussure. L’homme se rend-il chez un de ses amis,
le flatteur le précède en courant pour annoncer sa venue, puis,
revenant sur ses pas : « Je t’ai annoncé », dit-il. Évidemment,
il est capable aussi de faire, sans reprendre haleine, les courses
au marché des femmes. Et il est le premier des invités à vanter
son vin : « Comme tu as des goûts délicats ! » dit-il, et prenant
un des mets qui sont sur la table, il déclare : « Voilà un
morceau vraiment délicieux ! » Il lui demande s’il n’a pas
froid, s’il veut se couvrir, et joignant l’acte à la parole, de lui
jeter un manteau sur l’épaule. Penché à son oreille, il lui
susurre quelque confidence, et il garde les yeux fixés sur lui,
même quand il parle à autrui. Au théâtre, il arrache les
coussins des mains du jeune esclave, et il les dispose lui-
même. Quant à la demeure de son homme, il en loue
l’architecture comme il en admire le parc bien planté, et il
s’extasie sur la ressemblance de son portrait. En résumé, vous
pouvez observer que le flatteur dit et fait tout ce qui pourra lui
attirer de bonnes grâces.
XVII — L’ESPRIT CHAGRIN
Avoir l’esprit chagrin, c’est critiquer sans raison ce qu’on a
reçu. Par exemple, c’est, quand un ami vous a fait parvenir une
part de son repas, dire au livreur : « Ton maître sans doute m’a
refusé son bouillon et son picrate, puisqu’il ne m’a pas
invité ! » Sa maîtresse lui fait-elle des caresses : « Je me
demande, dit-il, si tu m’aimes vraiment du fond du cœur. »
Il s’en prend au Ciel, non parce qu’il ne pleut pas, mais parce
qu’il pleut trop tard. Trouve-t-il une bourse sur son chemin ?
« Oui, fait-il, mais un trésor, je n’en ai jamais trouvé ! » S’il a
acheté un esclave à bon marché, après avoir beaucoup
marchandé avec le vendeur : « Je me demande, dit-il, si ce que
j’ai acheté si peu cher est de bonne qualité ! » Vient-on lui
annoncer l’heureux événement : « Un fils t’est né ! »
— « Ajoute plutôt, dit-il, “et la moitié de ta fortune en moins”,
et tu auras dit la vérité ! » S’il a gagné un procès à l’unanimité
des voix, il reproche à l’auteur du plaidoyer d’avoir laissé de
côté nombre de bons arguments. Si ses amis se sont cotisés
pour lui faire un prêt, et qu’on lui dise : « Allons, sois
satisfait ! » — « De quoi, répond-il, quand il me faudra
rembourser à chacun son argent et, en outre, devoir à tous la
reconnaissance de leur bienfait ? »
XXV — LE COUARD
La couardise, sans aucun doute, peut apparaître comme une
défaillance de l’âme causée par la crainte. Le couard est
l’homme qui, en mer, prend des caps pour des navires de
pirates. Quand le flot grossit, il s’inquiète de savoir si tous les
(424)
passagers ont bien été initiés . La tête levée vers le ciel, il
demande au pilote s’il tient toujours la haute mer, et ce qu’il
pense du temps. Au passager assis à côté de lui, il confie qu’il
est fort alarmé d’un songe qu’il a fait. Il ôte sa tunique et la
remet à son esclave, enfin, il supplie qu’on le débarque à terre.
En campagne, quand l’infanterie fait une sortie, il appelle à
(425)
l’aide les gens de son dème , et leur demande de se tenir
près de lui en observation, parce que, dit-il, ce n’est pas rien de
discerner lesquels sont les ennemis ! Puis, entendant des cris et
voyant tomber des hommes, il dit à ses camarades qu’il a, dans
sa hâte, oublié de prendre son épée ; il court à sa tente, puis,
après avoir renvoyé son esclave, en lui demandant d’aller
observer les positions de l’ennemi, il cache l’épée sous son
oreiller et prend ensuite beaucoup de temps à paraître la
chercher partout dans la tente ! S’il voit qu’on rapporte au
camp un de ses amis blessé, il court vers lui, l’exhorte au
courage, le prend par en dessous pour le soutenir, puis il le
soigne, il étanche le sang de sa plaie, et, assis près de lui, il
écarte les mouches de la blessure : tout plutôt que d’aller au
combat ! Que la trompette alors vienne à sonner la charge,
toujours assis dans la tente, le voilà qui dit : « Va au diable !
Tu ne laisseras donc pas s’endormir ce pauvre homme, à
sonner si souvent ! » Et, couvert du sang de la blessure d’un
autre, il rencontre les soldats qui reviennent du combat et leur
raconte qu’il a, au péril de sa vie, sauvé l’un de ses camarades.
Il conduit près du lit les gens de son dème, ceux de sa tribu, et
à chacun d’eux, en profite pour raconter que c’est lui qui, de
ses propres mains, a rapporté le blessé dans la tente.
XXX — LE PROFITEUR SANS VERGOGNE
Celui qui se livre à la poursuite d’un gain sordide est
l’homme qui, quand il a des invités, ne sert pas assez de pain.
Il emprunte de l’argent à un hôte descendu chez lui. S’il
distribue les portions de la viande du sacrifice, il prétend qu’il
est juste que celui qui les distribue en ait une double part, et il
se l’accorde aussitôt. S’il vend du vin, il le fournit coupé
d’eau, même à un ami. Il ne va au théâtre avec ses fils que
lorsque ceux qui s’occupent des caisses le laissent entrer
gratuitement. Est-il à l’étranger en mission officielle ? Il laisse
chez lui l’indemnité de voyage donnée par la ville et il
emprunte auprès de ses collègues. Il charge son esclave d’un
fardeau beaucoup trop lourd pour lui, tout en réduisant le plus
possible sa nourriture. Il réclame pour la revendre sa part des
présents d’hospitalité faits aux ambassadeurs. Au bain, quand
son esclave le frictionne, il dit : « C’est de l’huile rance que tu
as achetée, coquin ! » et il utilise celle de son voisin. Ses
serviteurs ont-ils trouvé quelques piécettes dans la rue, il est
capable de leur en demander sa part : « Hermès est à tous ! »
(426)
dit-il .
S’il donne son manteau à nettoyer, il prend celui d’une
connaissance, et traîne ainsi plusieurs jours jusqu’à ce qu’on le
lui redemande. Et ainsi de suite. Il mesure lui-même la
quantité de nourriture à donner à toute sa maisonnée avec une
mesure « phidonienne » dont le fond est bombé à l’intérieur, et
(427)
il en ôte soigneusement le trop-plein . S’il juge qu’un ami
a acheté une chose au-dessous de son prix, il la lui rachète
pour la revendre ensuite plus cher. S’il acquitte une dette de
trente mines, naturellement, il en paiera quatre drachmes en
moins. Et si ses enfants ne vont pas à l’école, parce qu’ils sont
malades, il défalque de la rétribution du maître une somme
proportionnelle. Pendant le mois d’Anthestérion (428), où les
fêtes sont nombreuses, il ne les envoie pas du tout en classe
pour ne pas avoir à payer les frais de scolarité. Lorsqu’un de
ses esclaves qui travaille à l’extérieur lui paie sa redevance, il
(429)
réclame en plus le change de la monnaie de cuivre […] .
(430)
S’il reçoit à table les membres de sa phratrie , il réclame,
sur le service commun, une part de viande pour ses esclaves et
il consigne la liste exacte des quelques radis à demi
consommés qui restent sur la table, pour que les esclaves de
service ne les prennent pas. Lorsqu’il est à l’étranger avec des
connaissances, il se sert de leurs esclaves, tandis qu’il loue les
siens à l’extérieur, sans verser pour cela à la communauté
l’argent qu’il en retire. Si des gens se réunissent chez lui, il
tient les comptes de ce qu’il a fourni, bois, lentilles, vinaigre,
sel et huile d’éclairage. Si l’un de ses amis se marie, ou qu’il
marie sa fille, quelque temps avant la noce, il s’absente à
l’étranger, pour ne pas avoir à faire de cadeau. Il emprunte à
ses amis toutes sortes d’objets qu’on ne peut pas lui réclamer,
et qu’il serait même difficile de reprendre, s’il les rendait.
MÉNANDRE
Le comique Ménandre a longtemps joui d’une
exceptionnelle réputation : paradoxalement, les 108 pièces
que la tradition lui attribue avaient entièrement disparu. Sa
gloire s’appuyait sur les commentaires élogieux des lettrés
alexandrins, ainsi que les nombreuses imitations qu’il avait pu
susciter, notamment en latin chez Térence, influençant par son
intermédiaire Shakespeare ou Molière. En 1907, l’édition d’un
papyrus du Caire a permis d’en lire de premiers fragments
(environ 1600 vers). Le papyrus Bodmer, en 1959, livra une
pièce à peu près complète, Le Grincheux (en grec, le
Dyscolos) et des pans de trois autres ouvrages. Depuis,
d’autres découvertes ont laissé entrevoir six nouvelles œuvres.
Dernier Athénien dont la contribution au théâtre ait été
marquante, Ménandre, après Aristophane, continue de faire
monter sur la scène des personnages qui sont des types
(l’amoureux, le vieillard, le cuisinier, etc.). Il sacrifie à l’usage
d’épisodes de farce et à la convention d’une fin joyeuse. Il
apparaît ainsi souvent comme une sorte de représentant du
théâtre du Ve siècle, alors qu’un siècle l’en sépare et qu’il
innove assez pour qu’on parle à son propos de « comédie
nouvelle ».
Ménandre est né à Athènes vers 342 ou 341 avant J.-C. Il
assista à la défaite de la cité contre Philippe de Macédoine, en
388, à Chéronée. Athènes tenta de retrouver son autonomie
après la mort d’Alexandre en 323 : ce fut un nouvel échec. En
317, Cassandre, qui régnait alors sur la Macédoine, mit à la
tête de la cité le philosophe péripatéticien Démétrios de
Phalère. Celui-ci fut brutalement renversé en 307 par
Démétrios Poliorcète et s’enfuit en Égypte. Ménandre, qui
aurait été proche de lui, faillit être entraîné dans sa chute,
mais il demeura finalement à Athènes. La cité où vécut
Ménandre n’est plus celle d’Aristophane. Le pouvoir est
désormais entre les mains d’oligarchies plus ou moins
modérées : l’époque de la démocratie est révolue. L’indemnité
qui permettait à tous les citoyens d’assister aux
représentations théâtrales a été supprimée. Aussi le public a-t-
il changé. Les spectateurs de la comédie appartiennent
dorénavant à une élite bourgeoise, plus aisée et plus cultivée.
Ménandre s’adresse à elle. La grossièreté affectionnée par
Aristophane a disparu de ses pièces. Les lazzi sont assagis. Le
chœur vient donner des intermèdes à la fin de cinq séquences
comportant chacune entre trois et huit scènes, déterminées par
les entrées et les sorties des personnages : ces séquences
forment autant d’actes. De même qu’à la ville, le chœur ne se
voit donc plus librement accorder la parole pour apostropher
les spectateurs et livrer son point de vue. Sa fonction est
circonscrite et banalisée. La comédie nouvelle cesse, en outre,
d’évoquer les affaires publiques de la cité. Elle ne traite plus
que d’intrigues privées, souvent amoureuses. Son répertoire
est domestique. Ce resserrement est compensé, cependant, par
le fait que, cette fois, elle concerne d’emblée l’ensemble des
Grecs.
Définir la comédie nouvelle de façon principalement
négative serait une erreur. Le genre, en réalité, se réinvente.
Une véritable intrigue structure chaque pièce et lui donne une
forte unité, en même temps qu’un pouvoir dramatique
renouvelé. Elle façonne maintenant la comédie, qui tenait pour
l’essentiel de l’enchaînement de bons morceaux, sur le modèle
de la tragédie. Leurs déroulements deviennent comparables,
sinon que la comédie œuvre dans un monde moins sombre et
moins violent. Dans les deux cas, le dénouement repose sur
des reconnaissances et des dévoilements d’identité. Dans ce
contexte, les très nombreuses allusions tragiques auxquelles la
comédie procède prennent un retentissement encore plus fort :
elles suggèrent un dialogue critique avec la vision de l’homme
que la tragédie soutient. Décalages et récritures corrigent,
révisent. Les coups de théâtre ne servent plus à révéler le
poids de la fatalité, mais à produire des renversements
heureux, à rassurer, à donner le plaisir de la métamorphose du
pire. Alors que la période est troublée et qu’un Démétrios de
Phalère, en accord avec ses contemporains, médite sur le
pouvoir de la Tuchè, la Fortune, le choix de cette issue
constitue un acte de foi en l’existence, une profession de foi
optimiste. L’amour, notamment, l’emporte sur tout.
La leçon ressort davantage, comme la comédie nouvelle
cultive aussi une vraisemblance inédite. Celle-ci tient à
l’agencement moderne de l’espace scénique, plus suggestif, à
la langue employée, qui renonce à l’inventivité fantaisiste d’un
Aristophane pour correspondre à l’identité de chaque
personnage, aux marques dans le texte, qu’il s’agisse
d’évoquer le mariage, de faire référence au droit ou à
l’univers dans lequel les personnages se meuvent. Le
grammairien Aristophane de Byzance s’émerveilla : « Ô
Ménandre, de la vie ou de toi, lequel imite l’autre ? » Ce
dispositif confère finalement une valeur morale rehaussée au
théâtre comique. Ménandre est un contemporain de
Théophraste. Les deux auteurs durent étudier au Lycée. Les
types de la comédie deviennent des « caractères » à la façon
du moraliste. Un lexicographe du IIe siècle après J.-C., Pollux,
nous apprend que la comédie nouvelle faisait appel à une
quarantaine de masques. Elle distinguait neuf espèces de
vieillards, onze variétés de jeunes gens, etc. Cette abondance
témoigne d’un raffinement des types, et donc d’un souci
d’exactitude psychologique, bien supérieur à celui de la
comédie ancienne. La fin heureuse des pièces, confrontée à
cette évolution, prend elle-même une valeur morale. L’action
comique devient le lieu d’une démonstration éthique. La
morale est sauve à chaque fois. Pas de fille lutinée qui ne soit
épousée, si elle est de bonnes mœurs. Pas d’enfant perdu qui
ne soit retrouvé ou de méchant qui n’échappe à son châtiment.
Le Grincheux, qu’on appelle parfois aussi L’Atrabilaire ou
Le Bourru, est une comédie de jeunesse de Ménandre,
puisqu’elle est datée de 317 et que les débuts de l’auteur sont
traditionnellement situés en 322. Elle présente toutefois la
plupart des caractéristiques qu’on vient d’évoquer. Précédée
d’un prologue, distribuée en cinq actes, elle se déroule dans
un bourg de l’Attique. Un jeune homme, Sostrate, rencontre en
chassant la fille d’un vieillard irascible et misanthrope,
Cnémon. Aussitôt follement amoureux, il veut demander la
main de la demoiselle. Il jouit de l’assistance de son
domestique Pyrrhias, de son ami Chéréas, du demi-frère de la
jeune fille, mais, devant le caractère impossible du père, toutes
ses tentatives tournent court. La situation n’est dénouée qu’au
moment où Cnémon tombe dans un puits. Gorgias, son beau-
fils qu’il refusait de voir, le sauve. Désabusé, le barbon,
brusquement, regrette les préventions dont il a fait preuve et
les fâcheries qu’il a imposées à tout son entourage. Il laisse
Gorgias conduire sa maison et marier sa sœur à son gré.
Sostrate peut ainsi épouser sa bien-aimée. En échange, il
donne la main de sa propre sœur à Gorgias. La pièce, qui dure
le temps d’une journée, s’achève sur un banquet auquel tous
les personnages participent. Le dénouement est heureux.
Sostrate et Chéréas incarnent des jeunes gandins que l’amour
civilise. La fille de Cnémon est si typique des rôles de jeune
fille qu’elle n’a pas de nom propre. L’esclave Pyrrhias est le
modèle attendu de couardise et de vantardise. Le cuisinier
Sicon se conduit en fat enivré de ses talents. Cnémon fait
enrager sa famille jusqu’à sa repentance finale. Il prononce
lui-même la moralité de la pièce : la jeunesse l’emporte. Tant
de convention pourrait faire douter de l’intérêt de l’œuvre.
Ménandre, néanmoins, voit assez bien ses personnages pour
qu’ils sonnent juste et que la comédie de mœurs l’emporte sur
la démonstration didactique. La pièce reçut, du reste, le
premier prix au concours des Lénéennes (ces fêtes en
l’honneur de Bacchus, qui avaient lieu à Athènes en décembre
ou en janvier, comportaient un concours entre cinq comédies
et un concours de tragédies, moins connu). Dans les pièces
ultérieures de Ménandre, le romanesque des situations, avec
moult enfants perdus et intrigues croisées, une plus grande
complexité de l’intrigue et des rebondissements plus
nombreux, l’ironie du dramaturge envers ses créatures,
étoffent ce schéma sans le modifier profondément. L’ensemble
de ce théâtre, par ses répétitions, suggère au bout du compte
que l’auteur, sensible à la folie des hommes, réalise à petites
touches une véritable comédie humaine.
Le Grincheux
L’AMOUREUX, LES PLEUTRES ET LE
GRINCHEUX
Acte I, scène 1
CHÉRÉAS
Mais je te crois !
SOSTRATE
Fort bien !
(À part.) Voilà qui ne me plaît pas trop !
CHÉRÉAS
Pyrrhias,
Notre compagnon de chasse, je l’ai envoyé dès l’aube
De chez moi…
CHÉRÉAS
Chez qui ?
SOSTRATE
Par Héraclès !
Que dis-tu là !
SOSTRATE
Qu’y a-t-il ?
PYRRHIAS
C’est fini ?
Il est parti peut-être ?
SOSTRATE
Eh bien !
Quelles sont les nouvelles ?
PYRRHIAS
Où donc ?
PYRRHIAS
Quelle colère !
PYRRHIAS
Diable !
PYRRHIAS
Soyez raisonnables !
CHÉRÉAS
Moi, un larcin !
SOSTRATE
Lui-même ?
PYRRHIAS
Je me tire !
SOSTRATE
(À Chéréas.)
REPENTANCE
Acte IV, scène 5
CNÉMON
À DÉLOS
Délos, île venteuse, terre ingrate, et battue des flots,
Plus peuplée de mouettes que de chevaux,
Dans la mer bien plantée. À ses bords, les flots roulés
Par les eaux icariennes lavent l’écume de leurs vagues.
Seuls l’habitent pêcheurs au harpon, et gens de la mer,
Mais nulle autre ne lui conteste d’être aux premiers rangs,
Quand, dans la demeure d’Océan et de Téthys, la Titanide,
Les îles se rassemblent : toujours en tête, elle ouvre la
marche.
Derrière elle, même si elle est irréprochable, va sur ses
traces
(436)
Cyrnos la phénicienne , puis la longue île d’Eubée,
(437)
Et la belle Sardaigne, puis celle où aborda Cypris ,
Quand elle sortit de l’onde, et qu’elle protège pour prix de
son accueil.
Ces îles sont fortes des tours qui les protègent,
Mais Délos est forte d’Apollon : quel rempart est plus
puissant ?
Murs et pierres peuvent tomber au souffle du Borée
strymonien (438),
Mais un dieu, rien ne peut l’ébranler. Chère Délos,
Tel est celui qui t’assiste et te prodigue son soutien !
IV, v. 11- 27
ARATOS DE SOLES
La subtilité et l’art de la dissonance à l’œuvre dans la
poésie hellénistique caractérisent déjà les Phénomènes
d’Aratos de Soles.
Originaire d’une ville de Cilicie proche de Tarse, Aratos vit
le jour vers 315 avant J.-C., à la fin du IVe siècle. Étudiant, il
se rendit à Athènes, où il suivit l’enseignement de Zénon de
Cittium, un des premiers maîtres du stoïcisme. Il se lia avec
deux de ses disciples, Persée et Denys d’Héraclée. En 276, il
se trouve à Pella, en Macédoine, à la cour d’Antigone
Gonatas. Il semble qu’il ait aussi fréquenté celle d’Antiochos
Sotèr, en Syrie. Il mourut vers 245. Aratos s’illustra comme
philologue : il aurait édité L’Odyssée pour Antiochos et
corrigé le texte de L’Iliade, mais aussi écrit un Hymne à Pan,
des lamentations funéraires, des élégies, des épigrammes et de
courts poèmes. Il ne subsiste cependant de lui qu’un poème
didactique, les Phénomènes, dont le premier livre relève de
l’astronomie et le second de la météorologie. Il ne demeure
rien du Canon, où il considérait l’harmonie des sphères, ni des
cinq livres où il traitait de pharmacologie et d’anatomie.
Les Phénomènes, commentés par Hipparque dès le
Ier siècle avant J.-C., traduits en latin par Cicéron, imités par
Lucrèce dans son De rerum natura et par Virgile dans les
Géorgiques, jouirent d’une vive réputation pendant
l’Antiquité. L’ouvrage multiplie les contradictions. Rédigé en
hexamètres dactyliques, il traite d’une matière scientifique et
suit étroitement un traité du mathématicien Eudoxe de Cnide
(environ 390-340 avant J.-C.), ainsi que, dans sa seconde
partie, un livre de Théophraste intitulé Sur les signes : or, à
cette date, les ouvrages scientifiques étaient composés en
prose. D’autre part, en dépit de sa matière, il contient des
allusions explicites à Hésiode. Il commence ainsi par une
invocation aux Muses qui rappelle le début de la Théogonie.
Le texte se présente ensuite comme une série de
recommandations adressées tantôt à un marin, tantôt à un
fermier, à la façon des Travaux et les Jours, où Hésiode prend
son frère Persès pour interlocuteur. Aratos, enfin, évoque à
son tour le mythe de l’âge d’or. Dans aucun cas, néanmoins, il
n’imite servilement son prédécesseur. Son point de vue est
celui d’un citadin, non d’un paysan, et l’image qu’il donne de
la campagne est voilée par la nostalgie d’une vie simple
perdue. La référence à Hésiode est ludique : Aratos montre
qu’il prend le mythe pour une fable. Il remet en cause les
généalogies hésiodiques. Il mêle en outre à cette première
source des échos de Parménide et d’Empédocle qui font de son
poème un texte savant, ironique, une récriture consciente de
soi, soucieuse de virtuosité. Peut-être cette volonté de
décalage et de subversion explique-t-elle le choix d’aborder
un sujet scientifique selon les règles de la poésie. Ce faisant,
Aratos expose une vision du monde pénétrée de stoïcisme :
l’exercice n’est pas de pure rhétorique. Tel passage consacré à
la contemplation du ciel traduit une sensibilité réelle à l’égard
de la beauté du cosmos, tandis que la description des signes
annonciateurs de la pluie prouve une attention aiguë,
sensuelle, à la nature. Aratos rend avec acuité les sons, les
odeurs, les couleurs, des éléments. Persuadé de l’existence
d’un dieu soucieux du bonheur des hommes et de leurs
travaux, il fut cité par saint Paul, dans le discours qu’il
prononça devant l’Aréopage d’Athènes, parmi les auteurs
païens qui pressentirent la providence divine (Actes des
Apôtres, XVII, 28).
Les Phénomènes
LA VOIE LACTÉE : BEAUTÉ DU COSMOS
Si jamais, par une nuit sereine, le ciel nocturne
Montre aux hommes les étoiles dans tout leur éclat,
Si aucune n’a disparu, sans force, quand la lune est pleine,
Mais que toutes lancent dans les ténèbres leur lumière
perçante,
Si alors ton cœur est saisi d’étonnement à la vue du ciel
Traversé par cette large bande circulaire, cette grande roue,
Qu’on appelle le Lait, si celui qui est à tes côtés
Te la montre alors, toute constellée de brillants,
Sache qu’il n’y a pas d’autres cercles qui aient semblable
couleur,
Mais que deux des cercles sont aussi grands,
Tandis que les deux autres tournent, beaucoup plus petits.
v. 469-479
La fille de Polybotas,
Qui, l’autre jour, chez Hippocion, jouait de la flûte aux
moissonneurs.
MILON
Praxinoa est là ?
PRAXINOA
C’est parfait !
PRAXINOA
Assieds-toi.
GORGO
Je crois bien !
Apporte-moi mon chapeau et mon manteau. Arrange-le
comme il faut.
(450)
Et toi, fiston, je ne t’emmènerai pas. Il y a Mormô , là-
bas,
La femme-cheval qui peut te mordre !
Pleure tant que tu voudras, je ne veux pas te voir estropié !
Partons ! Phrygia, prends le petit et joue avec lui,
Rentre le chien, et ferme la porte de la rue.
(Dans la rue.)
Depuis que ton père est au rang des dieux (451) ! Plus de
bandits
Qui agressent le passant et qui se glissent à l’égyptienne,
Comme autrefois on en voyait, des tricheurs qui se
moquaient de nous,
Tous pareils, des mauvais plaisants, rien que de la
(452)
mauvaise graine !
Gorgo, ma chère, qu’allons-nous devenir ? Les chevaux de
parade du roi !
Hé, l’ami, ne m’écrase pas ! Voilà que le cheval se cabre
tout droit !
Vois comme il a l’air sauvage ! Eunoa, attention ! Vas-tu
reculer ?
La monture va tuer son maître ! Heureusement que le
petit est resté à la maison !
GORGO
Enfin ! Je respire !
Le cheval et le serpent tout froid, c’est ce que je crains le
plus,
Depuis gamine. Hâtons-nous. La foule va bientôt déferler
sur nous.
GORGO
(À une vieille femme.)
Quelle cohue !
On est pressés comme des sardines !
LE MÊME HOMME
480
Déjà s’effritent mes os à demi découverts,
Comme la dalle inclinée sur mon corps,
Déjà, Étranger, les vers brillent sous mon cercueil.
Pourquoi nous revêtir de terre ?
Car les hommes ont ouvert une route
Là où, jadis, il n’était pas de chemin.
Ils circulent sur ma tête !
Allons ! Au nom des dieux souterrains,
Au nom d’Hadès, d’Hermès et de la Nuit,
Écartez-vous de ce sentier !
Cité dans l’Anthologie palatine, VII, 480
BION DE SMYRNE
Contemporain de la fin du IIe siècle et du début du Ier avant
J.-C., Bion, originaire de Smyrne, en Asie mineure, vécut aussi
en Sicile. Il y devint un disciple de Théocrite, chantant après
lui la vie pastorale des bergers, les charmes de la nature, les
amours et la poésie. Il composa un Chant funèbre en l’honneur
d’Adonis où passe le souvenir de l’idylle XV de son
prédécesseur. En quatre-vingt-dix-huit vers, il évoque les
amours d’Aphrodite et du héros, la mort d’Adonis, blessé par
un sanglier, et le deuil de la déesse, préludant au traitement de
la mort de Daphnis dans la cinquième bucolique de Virgile.
Subtil, harmonieux, spirituel, Bion utilise le même dialecte
dorien que Théocrite.
L’idylle II qui lui est attribuée est un épithalame, c’est-à-
dire un chant de mariage, qui célèbre les noces d’Achille et de
Déidamie. Quoique fragmentaire, la pièce cultive cependant la
dissonance caractéristique de la poésie bucolique et multiplie
les références à Théocrite, voire à d’autres pièces de Bion lui-
même. Le héros n’est pas représenté au temps de ses prouesses
guerrières, mais à Scyros, jeune homme, avant qu’Ulysse ne
vienne le chercher et ne ruine les efforts de Thétis pour le
préserver de la mort précoce qui lui avait été prédite.
Amoureux de la fille du roi Lycomède, Achille vit au gynécée,
déguisé en fille sous le nom de Pyrrha (« la Rousse »), pour
mieux jouir de la présence de sa maîtresse. Le motif, qui
rappelle celui d’Hercule en esclavage chez Omphale, sera
voué à une brillante postérité, notamment au XVIe siècle dans
l’Arcadia de Philip Sidney et au XVIIe siècle chez Honoré
d’Urfé. Le prince Pyroclès, en Angleterre, Céladon, dans
L’Astrée, pour demeurer auprès de leurs bien-aimées, se font
passer pour des jeunes filles. Au XVIIIe siècle, André Campra
composa un opéra, Achille et Déidamie (1735), tiré du poème
de Bion de Smyrne. L’épithalame inspire encore la seconde
prose du recueil de Marguerite Yourcenar intitulé Feux et
publié pour la première fois en 1936. Marguerite Yourcenar
renverse l’image ludique du héros travesti. Le jeu sur les
conventions auquel se livrait le poète hellénistique disparaît
au profit d’une gravité nouvelle. La nature dialogique du
poème original et le vers sont abandonnés. Cette récriture,
cependant, témoigne de la puissance suggestive et de la
richesse des harmoniques qu’il entrecroise.
Épithalame d’Achille et de Déidamie
MYRSON
……… (495)
v. 1-32
APOLLONIOS DE RHODES
Une génération sépare Apollonios de Rhodes et
Callimaque, mais leurs similitudes retiennent d’abord
l’attention. L’un et l’autre passèrent la plus grande partie de
leur vie à Alexandrie. La bibliothèque du Musée les occupa
tous deux : Apollonios en prit la tête après la mort
d’Ératosthène. Les poètes sont également des érudits et
consacrent une part de leur œuvre à des travaux savants.
Apollonios se livra à des études philologiques d’Homère,
Hésiode et Archiloque. Il rédigea des étiologies, ces récits de
fondation entre histoire et mythe que Callimaque affectionne
aussi. S’agissant de poésie, il composa des épigrammes, un
traité sur la ville de Canobos, dans le delta du Nil, ainsi qu’un
vaste poème épique en quatre chants et six mille vers, Les
Argonautiques. Chacune de ses pièces mêle les tonalités,
combine ironie et lyrisme, selon un usage récurrent chez les
auteurs de la période hellénistique.
Ces coïncidences observées, l’originalité d’Apollonios de
Rhodes perce vite. Il était né à Alexandrie en 295 avant J.-C.,
mais il dut s’exiler à Rhodes, où il mourut en 215, à l’inverse
de Callimaque, qui vint de Cyrène s’installer à Alexandrie.
Établi à Rhodes, Apollonios enseigna la rhétorique et la
grammaire, alors que son prédécesseur n’exerça aucun emploi
connu. Plus tôt, il avait été le précepteur de Ptolémée III
Évergète et le directeur de la bibliothèque. Les deux hommes
fréquentent les mêmes cercles : ils ne jouissent pas du même
statut. La tradition veut qu’Apollonios ait été le disciple de
Callimaque, puis qu’une violente querelle, à l’origine de l’exil
du premier, les ait opposés. Cette légende ne repose sur aucun
fait avéré, mais elle traduit sans doute la rivalité qui put
exister entre deux hommes proches par leur art.
Les Argonautiques révèlent, cependant, des différences
nettes entre Callimaque et Apollonios. L’ouvrage raconte
l’expédition de Jason et de ses compagnons à bord de la nef
Argô pour conquérir la Toison d’or en Colchide, puis leur
retour en Grèce. Le poème narre ainsi un nostos, un retour
semé d’embûches, comme dans L’Odyssée. Le modèle
homérique est partout présent. « Je rappellerai les exploits de
ces antiques héros qui, par la bouche du Pont et à travers les
roches Cyanées, sur l’ordre du roi Pélias, menèrent vers la
Toison la solide nef Argô », prélude Apollonios
(Argonautiques, I, 2-3), rappelant l’incipit de L’Iliade. Jason,
tel Ulysse, doit affronter de nombreuses épreuves, défier
puissances hostiles et pouvoirs magiques. Les Symplégades
sont des roches enchantées qui engloutissent les navires
comme Charybde et Scylla chez Homère, et les deux voyageurs
séjournent chez Circé. Apollonios accomplit une narration au
long cours. Au chant III, dont l’action n’occupe que quatre
jours, il développe l’histoire de la passion de Médée pour
Jason : la fille du roi Aétès, qui détient la Toison, s’éprend au
premier regard de l’étranger auquel son père impose, avant de
consentir à lui donner la fameuse toison, de mettre sous le
joug deux taureaux qui soufflent le feu et de combattre les
guerriers qui naîtront des dents d’un dragon. Elle l’aide à
triompher de son père grâce à un sortilège. Prenant la fuite
avec lui, elle n’hésite pas à tuer son propre frère pour retarder
la progression de leurs poursuivants. Le tableau de l’amour
qu’Apollonios brosse, redoublant le propos d’Euripide dans sa
Médée, souligne son âpreté et les égarements tragiques qu’il
cause : Virgile au chant IV de L’Énéide, à propos de Didon,
Racine, au XVIIe siècle, développeront cette veine noire qui
dénonce dans la passion une funeste attraction sensuelle. Les
Argonautiques diffèrent profondément, par leur ampleur, par
la multiplicité des fils narratifs qui sont tissés ensemble, par la
variété des épisodes sur lesquels le poète s’attarde, par la
force psychologique du portrait de Médée et de ses tourments,
des intailles que sont les Hymnes de Callimaque ou les Idylles
de Théocrite. Apollonios se signale encore par la vision très
personnelle qu’il propose de la présence des dieux parmi les
hommes : effacés et parfois étonnamment familiers (Athéna
pousse ainsi la nef Argô de la main), ils ne ressemblent guère
aux divinités de ses prédécesseurs.
Ces divergences montrent qu’il ne fait preuve d’aucune
plate allégeance envers les modèles poétiques parmi lesquels
il cueille. Apollonios, significativement, traite un épisode
mythique antérieur à la guerre de Troie : il entend se situer en
amont de la geste homérique. Il n’emploie plus la même
langue, délaisse les vers formulaires et croise l’épopée avec la
tragédie et la poésie lyrique. La description du manteau
d’Hypsipyle, au chant I, une amante que Jason séduit et
abandonne avant Médée, rappelle l’ekphrasis du bouclier
d’Achille, mais elle sert de prétexte à des scènes désormais
érotiques. L’action des dieux est, dans les Argonautiques,
souvent énigmatique. Plus d’auguste assemblée, mais des
dialogues de femmes, entre Héra et Athéna, empreints
d’ironie, ou des représentations décalées : l’Amour enfant
joue aux osselets avec Ganymède. De nouvelles figures
percent : Hécate la magicienne ou Éros. Jason, d’autre part, a
bien peu les caractéristiques d’un héros : s’il combat, c’est
enhardi par les drogues de Médée et, qu’il mente ou qu’il tente
de manipuler ses interlocuteurs, il échoue à être un autre
Ulysse. Il cède au désarroi et ne sait pas inventer la ruse
salvatrice que le roi d’Ithaque ourdirait quant à lui. Infidèle à
Médée, il est à l’origine d’une monumentale catastrophe. La
structure complexe de l’œuvre, enfin, est le résultat d’une
conception de la lecture et du plaisir de la poésie renouvelées.
Le poète tient un rôle inédit dans son texte, où il prend la
parole en son nom et s’associe à l’occasion à ses personnages,
tandis qu’Apollonios substitue Apollon aux Muses dans son
invocation liminaire. Celles-ci, interprètes tout au plus,
occupent une position affaiblie. Auteur conscient de son art,
subtil, Apollonios donne une image sombre de l’humanité,
faillible et impuissante, mais il cultive un pathétique dont le
fond de violence est dominé par un humour voilé et il tempère
l’expression de la compassion par l’exhibition de sa culture —
littéraire, géographique, médicale, refoulant tout abandon
complaisant à ses affects. L’ambivalence de cette poésie, sa
tension permanente, exercent une séduction tenace. Les
Anciens distinguaient trois grands poètes épiques : Homère,
Apollonios, Nonnos. Cette triade mérite d’être redécouverte.
Argonautiques
MÉDÉE AMOUREUSE
Jason se leva de son siège.
(496)
Et Augias et Télamon aussitôt après. Argos les suivait
Seul, car il avait fait signe à ses frères de rester là,
En attendant. Ils s’en allèrent de la grande salle.
(497)
Entre tous brillait divinement le fils d’Aison
Par sa grâce et sa beauté. D’un regard oblique, Médée,
À travers son voile resplendissant, le contemplait,
Le cœur consumé de chagrin : en vain, comme dans un
songe,
Son âme s’était envolée, sur les traces de celui qui partait.
Les héros sortirent du palais, accablés.
Chalciope, se gardant de la colère d’Aétès,
(498)
Se dirigea en hâte avec ses fils dans ses appartements,
Et Médée se retira aussi après elle. Nombreuses en son
cœur
Étaient les pensées soucieuses que les Amours font naître.
Devant ses yeux, tout ce qu’elle a vu lui revient :
Jason lui-même, tel qu’il était, le manteau qu’il portait,
Comment il parlait, sa manière de s’asseoir, sa façon de
sortir.
En y réfléchissant, elle se dit qu’il ne peut exister
Un autre homme tel que lui. À ses oreilles résonnent
toujours
Les accents de sa voix, et les paroles douces au cœur qu’il
a prononcées.
Elle craint pour lui : elle redoute que les taureaux, ou Aétès
(499)
lui-même ,
Ne causent sa perte, elle se lamente, comme s’il était déjà
Mort à jamais, et son angoisse fait couler
Sur ses joues de tendres pleurs, montrant sa profonde pitié.
Tout en se lamentant en silence, elle exhale doucement ces
mots :
« Pourquoi, malheureuse, suis-je en proie à cette douleur ?
Il peut être,
S’il doit mourir, le plus brave de tous les héros ou le plus
lâche,
Que m’importe ! Ah ! S’il avait pu se tirer, sain et sauf, du
danger !
(500)
Oui, vénérable déesse, fille de Persès , puisse-t-il en
être ainsi
Et qu’il s’en retourne chez lui, en échappant à la mort !
Mais, si son destin est d’être tué par les taureaux, qu’il
sache auparavant
Que son malheur ne me réjouit pas du tout ! »
C’est ainsi que la jeune fille roulait en son cœur ces
pensées angoissées.
III, v. 439-471
INCERTITUDES
Laissée seule, Médée fut saisie d’un sentiment terrible de
honte et de peur,
Telles étaient les machinations qu’elle tramait pour un
(501)
homme contre son père .
Cependant la nuit amenait ses ombres sur la terre. De leurs
nefs
Voilà, je me tais,
Mais, je t’en supplie, ne va pas me tuer !
LAMPRISCOS
Lâche-le, Coccalos !
MÉTROTIMÈ
Rien du tout !
MÉTROTIMÈ
LA FIN DE LA GRÈCE
Ce trente-huitième livre contient la consommation du
(515)
désastre de la Grèce . Souvent la Grèce, dans sa totalité
comme dans chacune de ses cités, a subi des revers, mais
aucun de ceux-ci ne pourrait plus justement mériter le terme
de désastre, dans toute l’étendue de son acception, que celui
qui est arrivé de notre temps. Car ce que les Grecs ont souffert
suffirait à inspirer la pitié, mais, quand on connaît les choses
par le détail, on ne peut que constater que leurs initiatives ont
augmenté encore leur malheur. Certes, la catastrophe que
(516)
connut Carthage apparaît comme la plus terrible de toutes ,
mais, à penser à ce qui arriva alors à la Grèce, on peut
considérer que ce fut une catastrophe tout aussi grande et
même, en un certain sens, plus grande. Car les Carthaginois
ont au moins laissé à la postérité quelques arguments, si
minimes soient-ils, permettant de défendre leur cause, mais les
Grecs n’ont même pas fourni un moyen plausible de défense à
qui voudrait les aider et excuser leurs fautes. Les Carthaginois,
d’autre part, en disparaissant complètement dans la
catastrophe, échappèrent aux souffrances des épreuves à venir,
mais les Grecs, témoins de leurs propres malheurs, en ont
légué le souvenir à leurs descendants. Ainsi, dans la mesure où
ceux qui survivent en souffrant méritent, à nos yeux, plus de
pitié que ceux qui ont péri dans les dangers eux-mêmes, on
peut alors considérer que les Grecs connurent un sort plus
pitoyable que les Carthaginois, à moins de ne tenir compte, en
raisonnant, ni de l’honneur et du bien, mais seulement de
l’intérêt. On reconnaîtra la justesse de mes propos pour peu
qu’on se souvienne des très grands malheurs qui ont autrefois
abattu la Grèce et qu’on les compare à ce que je raconte
actuellement.
La plus grande épreuve infligée aux Grecs par la fortune
(517)
fut, semble-t-il, l’invasion de l’Europe par Xerxès . Tous
alors furent plongés dans les périls, mais finalement il y eut
peu de morts, et ce furent principalement les Athéniens qui,
dans leur sage prévoyance, quittèrent leur patrie en emmenant
avec eux femmes et enfants. Bien sûr, ils eurent à souffrir à
cette occasion, car les Barbares, devenus maîtres d’Athènes,
détruisirent sans pitié la ville, mais les Athéniens
n’encoururent aucun déshonneur, ni aucune honte, et au
contraire leur action fut unanimement considérée comme très
glorieuse, parce que, écartant toute autre considération, ils
avaient préféré partager le sort des autres Grecs. Aussi, grâce à
ce choix généreux, non seulement ils recouvrèrent leur patrie
et leur territoire, mais ils disputèrent peu de temps après à
(518)
Sparte l’hégémonie sur les Grecs . Puis, quand ils furent
vaincus par les Spartiates, s’ils en vinrent à la nécessité de
détruire les remparts de leur propre patrie, la faute en fut non
pas à eux-mêmes, mais aux Lacédémoniens qui firent un usage
immodéré du pouvoir que la Fortune avait placé dans leurs
mains (519).
Quant aux Spartiates, vaincus à leur tour par les
(520)
Thébains , ils perdirent leur hégémonie en Grèce et,
ensuite, renonçant à toute domination extérieure, ils durent se
confiner à l’intérieur de la Laconie. Et qu’y avait-il de
déshonorant quand, après une lutte engagée pour les plus
beaux titres, ils furent vaincus, et refoulés dans les territoires
de leurs ancêtres ? Ainsi, tous ces événements sont
malheureux, mais on ne peut pas les qualifier de désastres. Les
Mantinéens à leur tour, vaincus par les Spartiates, furent
obligés d’abandonner leur cité et de se réfugier dans des
villages, mais c’est aux Spartiates et non pas aux Mantinéens
(521)
que tous reprochèrent leur manque de sagesse . Peu après,
ce furent aux Thébains d’assister à la destruction totale de leur
cité : Alexandre, ayant l’intention de passer en Asie, s’imagina
que la terreur inspirée par le châtiment des Thébains lui
assurerait la soumission des Grecs, pendant qu’il serait occupé
ailleurs. Mais alors chacun eut pitié des Thébains, voyant le
traitement cruel et injuste qu’ils subissaient, et personne
n’essaya de justifier la décision d’Alexandre.
Et d’ailleurs, en peu de temps, ils trouvèrent de l’aide pour
relever leur ville et y vivre à nouveau en sécurité. Car la
compassion d’autrui est un appui précieux pour ceux qui ont
souffert un sort injuste, et nous voyons souvent que la
sympathie générale peut entraîner un renversement de fortune
et inciter les puissants eux-mêmes à regretter leur conduite et à
réparer les malheurs qu’ils ont injustement infligés. Puis,
pendant un certain temps encore, Chalcis, Corinthe, et
quelques autres cités durent, en raison de leur bonne situation
géographique, obéir aux Rois de Macédoine, qui y avaient
disposé des garnisons. Mais tous s’efforçaient alors, autant
qu’ils pouvaient, de libérer ceux qui étaient asservis et
regardaient avec haine et comme des ennemis jurés leurs
oppresseurs. Bref, on ne connut dans le passé que des
malheurs frappant les cités, les unes luttant pour l’hégémonie
ou pour des intérêts particuliers, et les autres attaquées par
quelque despote ou quelque roi sans respect de la parole
donnée. Aussi est-ce très rarement que ceux qui ont été
victimes du sort ont encouru le blâme, et on ne peut pas dire
d’eux qu’ils ont connu un vrai désastre. C’est pourquoi il faut
considérer comme infortunés tous ceux qui, soit
individuellement, soit collectivement, ont vécu des malheurs
hors du commun, mais qu’il n’y a de vrai désastre que pour
ceux qui, par leur conduite insensée, se sont couverts de honte.
Enfin, à notre époque, une infortune commune frappa en
même temps les Péloponnésiens, les Béotiens, les
(522)
Phocidiens… et même les Macédoniens , mais on ne peut
pas employer ce terme d’infortune, car jamais on ne vit
désastre aussi indigne et aussi ignominieux. Ils furent à la fois
(523)
lâches et déloyaux ……… Ils perdirent tout sentiment
d’honneur, et ils consentirent à recevoir dans leur cité les
licteurs romains (524), terrifiés qu’ils étaient de la gravité de
leurs fautes. Mais s’agissait-il de leurs propres fautes ? Je
dirais plutôt que la majorité agissait dans l’ignorance en
manquant à ses devoirs, mais que la faute en revenait aux
responsables de cette ignorance.
Il ne faudra donc pas s’étonner si, abandonnant le style
propre à la narration historique, j’adopte sur ce sujet un style
plus déclamatoire et plus recherché. Certains, peut-être, me
reprocheront encore d’écrire ici avec amertume, alors que mon
devoir aurait été plutôt de jeter un voile sur les fautes des
Grecs. Mais je crois que les esprits justes ne peuvent regarder
comme un ami sincère l’homme timoré qui craint de parler
avec franchise, pas plus qu’on ne saurait considérer comme un
bon citoyen celui qui s’écarte de la vérité par peur d’offenser
sur le moment certaines personnes. Un homme qui ne met pas
la vérité au-dessus de tout ne doit absolument pas mériter le
nom d’historien. Plus un ouvrage historique atteint un large
public, ou plus sa longévité est grande par rapport à des
conversations éphémères, plus l’historien doit attacher de
valeur à la vérité, et plus les lecteurs doivent approuver son
choix. Dans ces périodes troublées, un Grec se devait sans
doute de venir en aide à ses compatriotes par tous les moyens,
soit en les défendant activement, soit en couvrant leurs fautes,
soit en essayant d’apaiser la colère des vainqueurs, et c’est
bien là ce que j’ai réellement fait au moment des événements
(525)
eux-mêmes . Mais une relation historique destinée à être
transmise à la postérité doit être pure de tout mensonge : il faut
se garder de charmer sur le moment les oreilles du public par
des récits agréables. Il importe plutôt de redresser les esprits
pour les empêcher de retomber dans les mêmes erreurs. En
voilà assez sur le sujet.
XXXVIII, 1-4
MÉLÉAGRE DE GADARA
Ce sont ses poèmes qui fournissent les seules informations
qui existent à propos de Méléagre. L’homme serait donc né à
Atthis, près de Gadara, une cité d’Asie mineure située dans la
Jordanie actuelle, vraisemblablement vers 130 avant J.-C. Son
père, nommé Eucrate, était grec. Jeune, Méléagre vécut à Tyr,
puis il s’installa dans l’île de Cos, où il mourut entre 80 et 70
avant J.-C. Méléagre, qui savait le syrien et le phénicien, a
publié des poèmes d’une grande variété : satires, épigrammes,
élégies, idylles, épitaphes. Cent trente-deux ou cent trente-trois
pièces de lui ont été conservées dans l’Anthologie grecque.
Méléagre est réputé pour avoir eu, le premier, l’idée de
rassembler en une seule collection la production d’une
cinquantaine d’auteurs, classés par ordre alphabétique. Ces
poèmes datent pour certains du VIIe siècle avant J.-C. et
s’échelonnent jusqu’aux « jeunes pousses récemment écrites »,
aux « perce-neige », que le maître d’œuvre de ce florilège a
lui-même composés. Il intitula son recueil, quintessence de la
poésie grecque ancienne, La Couronne, expliquant dans
l’élégie liminaire qu’elle était une « couronne tressée » où
chaque poète tient la place d’une fleur, d’un fruit ou d’une
plante, pour former une guirlande. On parla ensuite
d’« anthologie », au sens propre de « recueil de fleurs » ou de
« bouquet », le mot grec anthos désignant une fleur. L’œuvre
de Méléagre est la matrice des volumes ultérieurs de Philippe
de Thessalonique, d’Agathias, de Constantin Céphalas et du
grammairien Maxime Planude, au XIIIe siècle, qui forment le
socle de l’Anthologie grecque, aussi appelée Anthologie
palatine, par référence au manuscrit Codex Palatinus 23,
conservé à la bibliothèque Palatine de Heidelberg et
découvert en 1606, qui servit de base à l’édition de l’ouvrage
à partir du XVIIIe siècle.
Érudit, Méléagre est aussi un poète subtil, raffiné. Chantre
de l’amour, il en dit la fugacité. Il dénonce l’illusion qui
illumine, puis désespère l’amant répudié. Ses pièces, souvent
mélancoliques, voire pessimistes, ironiques, teintées
d’érotisme, ont été admirées par André Chénier. Pierre Louÿs,
enchanté par la tonalité voluptueuse qui touche jusqu’au plus
nostalgique de ses poèmes, et par le goût de la pointe
spirituelle qu’ils trahissent, traduisit Méléagre, avant de
l’imiter dans ses Chansons de Bilitis (1894). Le poète, sous
une apparente facilité, récrit lui-même habilement les modèles
que la tradition lui lègue. L’exercice de pure virtuosité
s’exhibe dans les épigrammes 172 et 173, plaintes
antagonistes qu’il faut lire en miroir pour saisir le sel de ces
reproches amoureux adressés à l’aube qui paraît.
Épigrammes
8
Sainte nuit, et toi, lampe, vous êtes les seuls à connaître
Les serments que tous deux nous fîmes,
Quand nous jurâmes, lui de m’aimer toujours,
Et moi, de ne le quitter jamais ! Commune promesse,
Dont vous pouvez porter témoignage.
Mais voilà qu’il prétend, maintenant, que sont écrits
Sur l’eau des serments comme ceux-là, et toi, lampe, tu le
vois
Dans les bras d’autres femmes !
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 8
166
Ô Nuit, ô désir d’Héliodora qui me tient éveillé,
Et toi, courbe sinueuse de ses reins, dont le souvenir
obsédant
M’arrache des larmes, où je me complais !
Garde-t-elle, dites-moi, un peu de mon amour ?
Et reste-t-il, dans une froide image,
Un peu de la chaleur d’un baiser passé ?
A-t-elle, comme moi, les larmes pour compagnes de lit ?
Et mon fantôme qui vient en rêve abuser son âme,
L’étreint-elle en le serrant contre sa poitrine ?
Ou bien a-t-elle un nouvel amour ? Ô lampe,
Ne donne jamais ta lumière à d’autres ébats,
Et sois la gardienne de celle que je t’ai confiée !
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 166
172
Aube cruelle aux amants, pourquoi as-tu si vite
Éclairé mon lit, quand je me réchauffais à peine
Contre le corps de ma Démo ? Puisses-tu,
D’une course rapide rebrousser chemin,
Redevenir le soir, ô toi qui verses une douce lumière,
Amère pour moi seul ! Autrefois, déjà, chez Alcmène,
Tu affrontas Zeus, et depuis ce jour,
(526)
Tu n’ignores pas comment recommencer ta course !
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 172
173
Aube cruelle aux amants, pourquoi marches-tu
Si lentement autour du monde, quand un autre se réchauffe
Aux draps de Démo ? Quand je tenais dans mes bras
Ce corps si svelte, tu venais bien vite me frapper
De cette lumière qui se riait de moi !
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 173
PHILODÈME DE GADARA
Poète et philosophe, Philodème est originaire de Gadara,
en Asie mineure, comme Méléagre. Né en 110 avant J.-C., il
partit achever ses études à Athènes. Le jeune homme y suivit
l’enseignement de Zénon de Sidon, qui était alors à la tête de
l’école épicurienne. Selon la dédicace d’un de ses livres, il se
rendit en Italie vers 70 avant J.-C. Il s’y lia avec un autre
épicurien, Siron, et s’installa en Campanie, où il fréquentait la
bonne société romaine qui possédait de riches villas dans la
province. Philodème jouit de la protection de Lucius
Calpurnius Pison, à qui il dédia son traité Sur le bon roi selon
Homère, encourant les sarcasmes de Cicéron : ce dernier
écrivit contre son mécène, qui était le beau-père de Jules
César, un violent Contre Pison. Philodème vécut aussi chez
Pison à Herculanum, dans la baie de Naples, où celui-ci avait
une vaste propriété, la célèbre « Villa des Papyri ». La
bibliothèque et une partie de l’œuvre de Philodème figuraient
parmi les manuscrits qu’elle abritait. Philodème mourut en 40
avant J.-C.
La plus grande partie des ouvrages de Philodème, dont
Cicéron salue les qualités intellectuelles dans l’opuscule Des
termes extrêmes des biens et des maux, est d’inspiration
philosophique. Il rédigea une histoire de la philosophie en dix
livres, des biographies des maîtres de l’école stoïcienne, un
traité de logique intitulé De signis et des œuvres de morale.
On a conservé un livre d’un traité intitulé Des vices et des
vertus opposées. Mais Philodème s’est intéressé
spécifiquement à l’esthétique sous les trois espèces de la
musique, de la rhétorique et de la poésie. Il publia un traité
Sur les poèmes et de nombreuses épigrammes qui furent
réunies dans la Couronne de Philippe. L’Anthologie palatine
en a conservé plusieurs. Quoique avec moins d’ampleur que
son contemporain latin Lucrèce, dans le De rerum natura,
Philodème témoigne que la rencontre entre épicurisme et
poésie eut lieu aussi en grec.
Philodème se coule dans la tradition de la poésie
sympotique venue d’Anacréon et des poètes archaïques (la
poésie liée au banquet ou symposion). Il en joue habilement.
L’éloge des plaisirs se teinte d’une dimension philosophique
plus nettement perceptible chez lui que chez ses modèles et il
n’hésite pas à évoquer les guirlandes de fleurs et les coupes de
vin traditionnelles pour les refuser, afin d’épouser plutôt une
jeune fille : renversement paradoxographique et récriture
selon un idéal de bonne vie. À l’hédonisme fait ainsi
discrètement place la vertu de l’homme sage. Ce travail en
demi-teinte correspond au rejet qu’il exprime dans son
ouvrage Sur les poèmes envers toute création purement
formaliste ou conçue de manière exclusivement didactique.
L’épigramme 34, au contraire, fait sens par la suggestion et le
travail propre de la matière poétique sans tenir du seul
exercice de style.
Épigrammes bachiques
34
Assez ! Ces giroflées blanches (527), ce chant de la lyre, ces
vins de Chios,
Et cette myrrhe de Syrie, qui reviennent toujours ! Assez !
Mener encore et encore cette vie de fêtard !
Et toujours tenir dans ses bras une courtisane assoiffée !
Je n’en veux plus ! Je hais toutes ces folies !
Mais couronnez-moi de narcisses, jouez-moi de la flûte,
Frottez mon corps d’essences safranées,
Humectez mes lèvres d’un bon vin de Mytilène,
Et mariez-moi à une jeune fille toute simple !
Cité dans l’Anthologie palatine, XI, 34
Époque romaine
D’Actium à la fondation de Constantinople
(31 avant J.-C. – 330 après J.-C.)
RUFIN
Quarante-huit poèmes du livre V de l’Anthologie palatine
sont attribués à un certain Rufin. Son nom, de consonance
latine, suggère qu’il était d’ascendance romaine, mais il
n’existe aucune information à son propos. Il est daté du Ier
siècle après J.-C., sans certitude. Les pièces qui lui sont
attribuées trouvent des échos chez plusieurs poètes byzantins :
Agathias, Paul le Silentiaire ou Macédonios — ce qui ne
prouve rien quant à la période où il vécut. Rufin compose des
épigrammes érotiques qui célèbrent des femmes : jeunes filles,
courtisanes, épouses, servantes. Il a pu servir de modèle aux
auteurs avec lesquels il entretient des similitudes. Il n’est pas
nécessaire de le tenir pour leur contemporain.
Le réalisme, la sensualité, parfois la familiarité facétieuse,
de ses créations retiennent l’attention. Vieillissement ou
brutalités, dans les deux épigrammes qu’on propose,
traduisent l’aptitude de Rufin à considérer l’envers de
l’amour, tel que ses pairs l’envisagent le plus souvent. Il saisit
la blessure, la déception, épousant d’une façon rare le point
de vue de la femme. Le poète n’endosse plus l’habit de
l’amant. Il est confident, conseiller. Il rassure. Il console. Il
voit au-delà de la silhouette topique de la maîtresse
capricieuse ou dédaigneuse. Cette sympathie bourrue donne
un charme prenant à ses poèmes.
Épigrammes
21
Ne te l’avais-je pas dit, Prodicè ? « Nous vieillissons. »
Ne t’en avais-je pas déjà fait l’annonce,
Qu’elles viendraient bien vite, les destructrices de
l’amour ?
Les voilà ! Ces rides, ces boucles blanches. Ton corps est
une ruine,
Ta bouche a perdu sa grâce d’autrefois.
Quelqu’un vient-il t’aborder, beauté altière,
Ou t’adresser une demande flatteuse ?
Tu n’es plus qu’un tombeau devant qui nous passons !
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 21
43
Un homme chasse de chez lui une femme toute nue :
Il y aurait un jour trouvé un rival !
Mais, lui, n’a-t-il pas forniqué ? Comme s’il venait
(528)
De l’école de Pythagore ! et c’est pour cela, mon
enfant
Que tu pleures ? Que tu vas mâchurer ton visage ?
Et grelotter devant la porte d’un fou ?
Sèche-toi les yeux, mon enfant, ne pleure plus.
Nous en trouverons bien un autre,
Qui ne sache à la fois regarder et frapper.
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 43
STRABON
Strabon (63 avant J.-C. – 25 après J.-C.) naquit à Amasée,
dans la région du Pont, en Asie mineure, au moment où elle fut
conquise par Pompée, l’année même où le roi Mithridate,
vaincu, se suicida. Il vit la paix peu à peu s’instaurer, sous
l’autorité de Rome, après la guerre et les troubles civils. Ce
Grec cultivé, grand voyageur (il dit avoir parcouru la terre de
l’Arménie à la Sardaigne et du Pont-Euxin aux frontières de
l’Éthiopie), en conçut une profonde admiration pour
l’empereur Auguste dont le règne, de 27 avant J.-C. à 14 après
J.-C., coïncide avec l’essentiel de sa vie d’homme mûr.
« Jamais il n’a été donné aux Romains et à leurs alliés de
jouir d’une paix et d’une prospérité comparables à celles que
leur a procurées César-Auguste à partir du jour où il a reçu le
pouvoir souverain », écrit-il (Géographie, VI, 4, 2). Or cette
paix, pour Strabon, a d’abord une fonction civilisatrice : elle a
« créé des liens qui n’existaient pas auparavant et enseigné
aux peuples sauvages la vie en société » (II, 5, 26). Cette
conviction éclaire son œuvre.
Strabon, en effet, composa d’abord des Commentaires
historiques qui poursuivaient le récit de l’Histoire universelle
de Polybe. S’il ne demeure que des fragments des quarante-
sept livres que l’ouvrage comportait, il semble clairement
s’inscrire dans la tradition de l’historiographie grecque.
Soucieux toutefois de fournir à l’élite en charge de
l’administration de l’Empire les moyens de gouverner selon
les meilleurs principes, en s’appuyant sur une excellente
compréhension du monde particulier dans lequel chaque
administrateur peut se trouver, il conçoit le projet original de
la Géographie, qui fait sa réputation. Le grand livre de
Strabon, « œuvre colossale » (I, 1, 23), est une description
générale de la terre habitée, des Colonnes d’Hercule (le
détroit de Gibraltar) à l’Éthiopie et à la Libye, en passant par
la Gaule, la Bretagne, la Germanie, l’Inde et la Perse. Son
ampleur ne se limite pas, cependant, à l’étendue du territoire
évoqué. Strabon ajoute à l’investigation topographique une
enquête anthropologique. Il rend compte des relations entre
l’homme et son milieu, des mœurs, des régimes politiques.
Combinant les ressources fournies par ses prédécesseurs qu’il
compile, les observations recueillies sur le terrain au cours de
ses voyages, les réflexions d’historiens comme Éphore et
Polybe, voire de mathématiciens, Strabon fait œuvre au bout
du compte de philosophe au sens ancien du terme : il tente de
parvenir à une science totale des phénomènes physiques et de
leurs relations avec les créatures qui peuplent la terre. Cet
encyclopédisme à usage politique ne dédaigne pas les
prestiges du récit : après Hérodote, il fait la part belle aux
légendes et soigne la composition de son texte.
Les pages qu’il consacre aux Gaulois montrent avec brio la
diversité de ses préoccupations. Strabon a loué leurs aptitudes
militaires, en particulier celles des peuples belges. Il élargit
alors son propos pour évoquer de façon globale les
caractéristiques de ces populations endurantes et farouches.
La géographie, anticipant les travaux d’un Vidal de La Blache
au XIXe siècle, devient étude de mœurs. L’intention politique de
l’œuvre perce dans la comparaison permanente avec les
usages de la société à laquelle l’auteur appartient et
l’utilisation du pronom personnel de la première personne du
pluriel. Strabon ne parle pas sub specie aeternitatis, de façon
atemporelle. L’ancrage revendiqué de son discours et le point
de vue que cet ancrage définit ne sont pas un des moindres
intérêts de son livre : ils dessinent de l’intérieur les contours
d’un esprit de Grec romanisé au tout début de l’époque
romaine.
Géographie
MŒURS GAULOISES
Parmi ces habitants, le premier rang appartient aux Belges
— une confédération de quinze peuples qui habitent le long de
l’océan, entre le Rhin et la Loire, qui purent à eux seuls
repousser l’invasion des Germains, c’est-à-dire des Cimbres et
des Teutons. Parmi les Belges mêmes, les Bellovaques sont
réputés les plus braves et, après eux, les Suessions. La preuve
du grand nombre des Belges, c’est qu’on comptait, dit-on,
parmi eux trois cent mille hommes pouvant porter les armes.
On a déjà parlé du grand nombre des Helvètes, des Arvernes,
et de leurs alliés : on peut en conclure le chiffre élevé de la
population en Gaule et, comme je l’ai déjà dit, la fécondité des
femmes, comme leur capacité à nourrir leurs enfants. Les
Gaulois sont habillés de saies. Ils ont les cheveux longs. Ils
mettent de larges braies et, au lieu de tuniques, des vêtements
à longues manches qui leur retombent au bas des reins. La
laine qui sert à tisser ces vêtements épais qu’ils appellent
« laenae » est rêche, mais elle a de longs poils. Les Romains,
cependant, même dans les parties les plus au nord du pays,
obtiennent des laines plus soyeuses avec des moutons qu’ils
couvrent de peaux. L’armure des Gaulois est proportionnée à
leur grande taille : un sabre long pendu à leur flanc droit, un
bouclier de forme allongée, des piques aussi longues et une
sorte de javelot appelé « madaris ». Certains se servent aussi
d’arcs et de frondes. Ils ont également une sorte de lance en
bois, qu’ils lancent de leurs mains, sans courroie, plus loin
même qu’une flèche, ce qui fait qu’ils s’en servent même dans
la chasse aux oiseaux. La plupart des Gaulois dorment à la
dure, et prennent leurs repas assis sur de la paille. Leur
nourriture est principalement faite de laitages et de toutes
sortes de viandes, surtout de la viande de porc, fraîche ou
salée. Les porcs, qui restent toujours dehors, acquièrent une
taille, une force et une vitesse remarquables : il y a danger à
s’en approcher quand on ne les connaît pas et ce danger serait
identique même pour un loup. Quant à leurs maisons, elles
sont bâties de planches et de claies d’osier. Elles ont la forme
de grandes rotondes et une épaisse toiture de chaume les
recouvre. Ils ont aussi une telle abondance de moutons et de
porcs, qu’ils pourvoient non seulement les Romains, mais
aussi la plupart des autres parties de l’Italie en salaisons et en
(529)
sayons . La forme de constitution la plus répandue chez les
peuples gaulois était autrefois la forme aristocratique : ils se
choisissaient chacun un chef tous les ans, selon une antique
tradition, et de même, en cas de guerre, un général était choisi
par le plus grand nombre. Mais maintenant la plupart sont sous
administration romaine. Une chose particulière se passe dans
leurs assemblées : si quelqu’un fait du chahut et interrompt
celui qui parle, un officier public s’avance, l’épée à la main, et
ordonne le silence avec des menaces. Si le trublion
n’obtempère pas, l’officier réitère deux ou trois fois son ordre
et finit par lui enlever un morceau de son sayon, assez grand
pour que le reste soit inutilisable. Les activités des hommes et
des femmes se répartissent chez les Gaulois, juste à l’inverse
de chez nous, mais c’est là un trait commun et fréquent dans
les nations barbares.
IV, 4, 3
127
J’étais très épris d’une jeune fille, Alcippé.
Un jour, elle me céda et je la possédai
Sur son lit, en cachette. Nos deux poitrines
Palpitaient de peur : quelqu’un pourrait venir,
Jeter un œil importun sur nos amours secrètes.
Mais sa mère entendit le babillage de la belle,
Et dès qu’elle nous vit, elle s’écria :
« Partageons le secret, ma fille ! »
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 127
128
Poitrine contre poitrine, mon sein tout près du sien,
Les douces lèvres d’Antigonè pressées par mes lèvres
Et sa peau tout contre la mienne… Quant au reste,
Je ne le dis pas : seule la lampe pourrait en témoigner.
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 128
270
Je chante et je danse, tout en contemplant le chœur doré
des astres du soir.
Aucun besoin d’aller alourdir de mon pas les autres
chœurs.
Mais, la tête couronnée de roses, je me fais le servant des
Muses
En effleurant de mes doigts la lyre sonore
Et, ce faisant, je conforme ma vie à l’ordre du monde,
Car l’ordre du monde aussi a dans le Ciel sa Couronne et
sa Lyre.
Cité dans l’Anthologie palatine, IX, 270.
ANTIPHILOS DE BYZANCE
Antiphilos de Byzance vécut au Ier siècle après J.-C. Il a
composé une épigramme à la gloire de Néron, qui rendit en 53
leur liberté aux Rhodiens, après que l’empereur Claude les en
avait privés : elle permet de situer assez précisément le
moment où Antiphilos vécut. Plusieurs pièces, où il loue
assidûment des puissants de son temps, laissent deviner en lui
un courtisan. Il est difficile d’en savoir davantage sur ce
contemporain de Philippe, qui lui réserva une place de choix
dans son recueil : cinquante pièces de lui ont ainsi survécu.
Leur paternité est parfois attribuée à d’autres poètes qui ont
pu porter le même patronyme.
Son œuvre est diversement appréciée. Certains dénoncent
en lui un poète médiocre et prétentieux, d’autres ont pu louer
son élégance. Quinze épigrammes regroupées sous le nom
d’Antiphilos cultivent toutes le motif de la mer et du voyage
maritime. Cette sensibilité n’a rien d’étonnant en principe
chez un hellénophone (à l’origine de la poésie grecque, se
trouve L’Odyssée) et chez un homme qui vécut à Byzance, sur
le Bosphore, grande cité maritime s’il en fut. Antiphilos,
cependant, se révèle un observateur rare des éléments, qui
l’émerveillent. Plusieurs autres poèmes consacrés à
l’évocation de voyages terrestres suggèrent qu’il ne sacrifie
pas tant à une topique bien établie, qu’il ne cultive un goût
personnel et une fascination réelle pour le monde autour de
lui.
Épigrammes
MOUVEMENT DES EAUX, MERVEILLE DE
LA NATURE
Golfe de l’Eubée, aux eaux toujours changeantes !
Onde errante qui lutte contre son propre flot !
Quel courant perfide envoies-tu, aux navires,
À triple reprise, le jour comme la nuit,
(535)
Que tu leur donnes pour le reprendre !
Merveille de la vie, infinie merveille qui me stupéfie,
Mouvement incessant dont je ne cherche pas la cause :
Ce sont là secrets indicibles de la nature.
Cité dans l’Anthologie palatine, IX, 73
DION DE PRUSE
Plus de quatre-vingts discours de Dion de Pruse ont
subsisté : cette abondance, comme le surnom de
« Chrysostome » (« Bouche d’or ») qu’il reçut, sont des
indices de la considération dont ce rhéteur a joui. Né à Pruse,
en Bythinie, vers 40 après J.-C., il a grandi dans une province
devenue romaine depuis déjà près d’un siècle. Sa famille étant
riche, il reçut la meilleure éducation. Un de ses maîtres fut le
stoïcien Musonius Rufus, souvent cité par Marc Aurèle. Dion
entama une carrière de rhéteur vite couronnée de succès.
Contraint à l’exil sous le règne de Domitien, il entreprit de
voyager, de la Grèce au Danube et même jusqu’en Ukraine.
Revenu en faveur après la mort de l’empereur, proche de
Nerva et de Trajan, les deux empereurs qui se succédèrent à la
tête de Rome entre 96 et 117, il revint à Pruse en 102. Des
procès témoignent de son activité au service de la ville. Il dut
mourir entre 110 et 120 après J.-C.
L’œuvre de Dion se caractérise par sa variété. Il a composé
des morceaux de bravoure rhétoriques, des oraisons funèbres,
des textes de critique littéraire, des récits autobiographiques,
des discours politiques adressés à Trajan, à des cités ou à
différentes assemblées, des dialogues et des traités moraux
d’inspiration plutôt philosophiques, etc. Contrairement à une
idée un temps répandue, Dion n’a pas consacré la première
partie de sa carrière à des ouvrages marqués par les jeux
rhétoriques de la Seconde Sophistique, pour se tourner
ensuite, éprouvé par sa disgrâce, vers une philosophie
révélant une forte attirance pour le platonisme, le stoïcisme et
le cynisme. L’ensemble de sa production, avec des nuances
internes, certes, illustre une conception de la philosophie et de
la politique arc-boutée sur le rôle de la parole et de la culture.
Tous les textes de Dion portent la marque du monde dans
lequel ils furent prononcés. Ils montrent que leur auteur est
hanté par un idéal politique de concorde et qu’il développe
une vision de la royauté imprégnée d’exigence morale. Il est
essentiel pour lui que règne l’ordre, garant de la paix.
L’orateur y contribue lui-même par les leçons qu’il s’emploie
à tirer de toutes ses considérations.
Très célèbre, le discours VII, appelé « Discours eubéen » ou
« Euboïque », illustre l’intrication des registres à l’œuvre chez
Dion. L’ouvrage se présente d’abord comme un récit
rétrospectif à la première personne. Dion raconte comment,
ayant fait naufrage, il est secouru par un humble paysan
d’Eubée, une région particulièrement peu peuplée et sauvage
de Grèce. L’homme l’introduit dans la société minimale qu’il
forme avec son épouse, son beau-frère, la femme de celui-ci,
qui est sa propre sœur, et leurs enfants, dont ils célèbrent les
noces. Cette famille parfaitement vertueuse, modèle de
tempérance, vit de façon autarcique. Son hôte n’a été en ville
qu’une fois, à l’occasion d’un procès. Cette expérience,
racontée dans une narration secondaire, est l’occasion de se
livrer à une vive satire des mœurs urbaines et de la corruption
des riches. La seconde partie du discours rompt avec toute
espèce de narration pour se présenter comme une réflexion
morale sur la pauvreté. Décriée par les poètes, parce qu’elle
impose une vie de labeur incompatible avec l’exercice du
loisir noble distinctif d’un homme libre, elle se voit justifiée au
contraire par Dion. Il montre qu’elle est compatible avec la
vertu, aux champs comme à la ville, tandis que la richesse
autorise des plaisirs qui exigent, pour conserver leur attrait,
d’être sans cesse renouvelés. Les joies simples le cèdent vite à
des désirs de plus en plus dépravés. L’auteur s’engage alors
dans une violente dénonciation de la corruption des nantis et
de la prostitution.
La structure duelle du discours, dont la première partie
semble relever de l’idylle romanesque ou du « conte rustique »
(François Jouan) avec ses épisodes traditionnels (naufrage,
intrigue amoureuse, chasteté des protagonistes), tandis que la
seconde appartient au registre de la rhétorique, voire de
l’exhortation morale, invite à y discerner en fait un apologue
politique. La peinture d’une société utopique caractérisée par
la solitude et le respect de l’autre, selon une image développée
chez Musonius Rufus, et son double citadin négatif permettent
de faire valoir une cité idéale qui rejoint les suggestions de
Platon dans la République. La réflexion de Dion s’élabore à
partir des ressources que lui suggère sa culture. S’il emploie
des procédés du roman, il transpose aussi, au début de son
discours, l’arrivée d’Ulysse à Ithaque au chant XIV de
L’Odyssée et, contestant que la pauvreté soit une tare, il
répond aux plaintes du laboureur auquel Électre est mariée
dans l’Électre d’Euripide. La variété n’est pas diffraction ou
éparpillement chez Dion de Pruse. Elle exige une lecture
attentive, seule capable de faire ressortir, derrière le
chatoiement des références et la virtuosité rhétorique, la
cohérence d’une conception de l’univers d’inspiration
stoïcienne pour laquelle le genre humain et les dieux forment
un tout, qui ne peut être blessé sans exposer l’ensemble du
cosmos au dysfonctionnement, à la discorde, au mal. « Bouche
d’or », Dion ne sacrifie pas tant à la prolixité ou à la
virtuosité qu’à la nécessité de considérer le monde avec
gravité.
Le Discours eubéen
UN MODÈLE DE SIMPLICITÉ PASTORALE
Je le suivis volontiers, sans craindre aucun piège, puisque
je ne possédais rien, sinon un simple manteau. J’avais souvent
éprouvé dans des circonstances semblables, telles qu’il s’en
trouve lorsqu’on vagabonde, et c’était bien le cas alors, que la
pauvreté est en réalité chose sacrée et inviolable et que nul ne
fait du tort à un homme pauvre, et bien moins qu’on n’en ferait
à ceux qui ont charge de héraut. J’allai donc à la suite de mon
hôte en toute confiance. Il y avait environ quarante stades pour
parvenir chez lui. Tout en marchant, il me fit part de ses
affaires et me raconta la vie qu’il menait avec sa femme et ses
enfants.
« Nous sommes deux amis, étranger, qui habitons au même
endroit. Nous avons épousé les sœurs l’un de l’autre et nous
avons des enfants, garçons et filles. Nous vivons
principalement de notre chasse, et des produits d’une terre que
nous cultivons. Le terrain ne nous appartient pas. Nous ne
l’avons pas reçu de nos pères et nous ne l’avons pas acheté,
mais nos pères, des citoyens libres, n’étaient pas moins
pauvres que nous, et ils gagnaient leur vie en gardant les
bœufs d’un des hommes riches de l’île. Cet homme possédait
beaucoup de troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres,
beaucoup de chevaux, de nombreuses terres très fertiles, et
toutes sortes d’autres biens. En fait, il possédait l’ensemble de
la montagne. Après sa mort, ses biens furent confisqués. On
dit même qu’il périt sur ordre du roi à cause de sa trop grande
fortune. On emmena alors ses troupeaux pour les égorger. On
prit aussi nos bœufs et personne ne nous donna notre salaire. À
cette époque, par nécessité, nous restâmes là, dans l’endroit où
nous gardions les bœufs et où nos parents avaient construit
quelques abris et un enclos fermé par des pieux qui suffisait à
garder, je crois, pendant l’été, les jeunes veaux. L’hiver, nous
menions paître le bétail dans la plaine, où l’herbe des
pâturages et le fourrage que nous avions en réserve suffisaient
à nourrir le troupeau. Mais, quand l’été revenait, nous
montions de nouveau sur la montagne. C’est dans cet endroit
dont je vous parle que nous demeurions. Un ruisseau coule au
milieu d’une vallée profonde et fraîche et, comme le cours du
ruisseau est tranquille, les bœufs et les génisses peuvent
facilement y entrer. L’eau s’y trouve abondante et très pure,
car la source dont elle sort est très proche, et une brise d’été
souffle toujours dans la vallée. Les forêts de chênes, bien
arrosées, n’abritent ni taons ni autres insectes nuisibles aux
bœufs. Dans les nombreuses prairies qui s’étendent de tout
côté, croissent des arbres hauts et clairsemés, poussés
naturellement, et, tout au long de l’été, on trouve en abondance
dans ces prairies de belles plantes potagères, si bien qu’on y
peut vivre sans aller autre part. Tous ces avantages avaient
déterminé nos parents à prendre l’habitude d’y amener leur
troupeau. Aussi, ils restèrent dans ces huttes jusqu’à ce qu’ils
trouvent du travail et un nouveau maître. La production du
petit champ qu’ils cultivaient tout près, fertilisé par le fumier
des bêtes qu’ils avaient gardées, leur suffisait amplement et,
comme ils n’avaient plus à s’occuper de leurs bœufs, ils se
mirent à aller chasser, d’abord seuls, et ensuite avec des
chiens. En effet, parmi les chiens qui gardaient le troupeau, il y
en eut deux qui, n’ayant plus vu les bergers, laissèrent les
bœufs et retournèrent à l’endroit d’où ils venaient. Au début,
ils accompagnaient nos parents, à la chasse comme partout,
mais, quand ils voyaient un loup, ils se mettaient à sa
poursuite, laissant là cerfs et sangliers, et, quand ils voyaient
un homme, soit tôt le matin, soit tard dans la soirée, ils se
jetaient sur lui et l’attaquaient en aboyant, comme si c’était
contre des hommes qu’ils devaient se battre. Puis, goûtant au
sang des cerfs et des sangliers et mangeant aussi d’autres
viandes, quelque temps après ils se déshabituèrent du pain
pour ne plus manger que de la viande : ils s’en rassasiaient,
quand on leur en donnait et, si on ne leur en donnait pas, ils en
avaient faim, et désormais ils recherchaient une nourriture de
ce genre, poursuivant également toutes les bêtes qui
apparaissaient et, avec un odorat plus fin, ils apprirent à
reconnaître les traces, de sorte qu’au lieu de garder les bœufs,
ils devinrent de bons chasseurs, bien que tardivement formés à
cela. Cependant, l’hiver arrivait et, comme nos parents
n’avaient rien à faire, ni à la ville, ni au village voisin, ils
passèrent l’hiver là où ils étaient. Ils rendirent leur abri plus
solide. Ils resserrèrent la palissade de l’enclos. Ils cultivèrent
toute la superficie du champ. De plus, la chasse était plus
facile en hiver, car le sol, humide à cette saison, rend plus
visibles les traces des animaux, surtout quand elles brillent sur
la neige. Ainsi, le chasseur n’a rien à faire, la trace le conduit,
en quelque sorte, vers l’animal qui, comme engourdi, semble
l’attendre. Il est aussi possible de prendre des lièvres et des
daims dans leurs gîtes mêmes.
« Voilà comment, à partir de ce moment, mes parents
restèrent sur place, n’ayant besoin de rien d’autre pour vivre.
Ils marièrent leurs enfants, le fils de l’un à la fille de l’autre, et
c’est là qu’ils sont morts, il y a presque un an. Ils disaient
qu’ils avaient eu une longue vie, mais pourtant, physiquement,
ils étaient encore aussi vigoureux que des jeunes gens. »
VII, 10-21
321
(538)
Grammairiens qu’enfanta l’odieux Mômos , vous
cherchez la petite bête,
Vous pinaillez sur les textes, vous, les roquets de
(539)
Zénodote ,
PAUL À ATHÈNES
(544)
Alors que Paul les attendait à Athènes , son esprit
(545)
s’échauffait à la vue de cette ville pleine d’idoles . Il
parlait dans la synagogue aux Juifs et à des personnes révérant
Dieu et, sur l’agora, tous les jours, à ceux qu’il rencontrait. Or
il y avait aussi quelques philosophes épicuriens ou stoïciens
qui l’abordaient ; certains disaient : « Que veut dire cette pie
bavarde ? » Et d’autres : « Il a l’air d’être l’annonciateur de
divinités étrangères », parce qu’il annonçait Jésus et sa
résurrection.
(546)
Ils le prirent et l’emmenèrent devant l’Aréopage en
disant : « Pourrions-nous savoir quelle est cette nouvelle
doctrine, dont tu parles ? Car ce sont d’étranges paroles que tu
nous fais entendre. Nous voulons savoir ce qu’elles veulent
dire. » C’est que tous les Athéniens et les étrangers qui
résidaient à Athènes n’avaient d’autre loisir que de parler, ou
d’écouter quelque nouveauté.
Alors Paul, debout au milieu de l’Aréopage parla ainsi :
« Athéniens, je vois que sur toutes choses vous vous montrez
particulièrement religieux. En effet, parcourant votre ville, et
examinant tous les objets de votre adoration, j’ai trouvé même
(547)
un autel avec cette inscription : Au dieu inconnu , or, celui
que vous adorez sans le connaître, c’est celui-là que, moi, je
vous annonce.
« Le Dieu qui a créé le monde et tout ce qu’il renferme,
celui qui est le Seigneur du ciel et de la terre, n’habite pas dans
des temples faits par la main des hommes, et il n’est pas non
plus servi par des mains humaines, comme s’il avait besoin de
quoi que ce soit, parce que c’est lui qui dispense à tous la vie,
le souffle, et toutes choses. Il a fait en sorte, à partir d’un
principe unique, que tous les peuples habitent sur toute la face
de la terre. Il a fixé des temps déterminés et des limites à leur
lieu d’habitation, pour qu’ils cherchent la divinité, à supposer
qu’ils puissent la toucher en tâtonnant, et la trouver. Or elle
n’est pas loin de chacun d’entre nous. Car c’est en elle que
nous avons la vie, le mouvement et l’être, comme l’ont dit
aussi certains de vos poètes : “Car nous sommes aussi de sa
(548)
race .”
« Ainsi, étant de la race de Dieu, nous ne devons pas penser
que la divinité soit semblable à de l’or, de l’argent, ou de la
(549)
pierre, œuvres de l’art ou de l’imagination humaine . Or
voici que Dieu, sans tenir compte des temps de l’ignorance,
fait savoir maintenant aux hommes que tous, partout, se
repentent, parce qu’il a fixé un jour où il doit juger en justice
la terre habitée, par l’homme qu’il a désigné, donnant à tous
une garantie en le ressuscitant d’entre les morts. »
En l’entendant parler de la résurrection des morts, les uns
se moquaient, les autres disaient : « Nous t’écouterons sur ce
sujet une autre fois. » C’est ainsi que Paul sortit du milieu
d’eux. Quelques-uns cependant s’attachèrent à lui et devinrent
croyants, parmi lesquels se trouvaient Denys l’Aréopagite (550),
une femme du nom de Damaris et d’autres avec eux.
XVII, 16-32
PLUTARQUE
Peu d’auteurs antiques ont eu une postérité plus éclatante
que celle de Plutarque : traduit au XVIe siècle par Jacques
Amyot, il a influencé le dessein des Essais de Montaigne,
fourni un répertoire d’anecdotes à Shakespeare, Corneille,
Racine et Schiller, nourri l’imaginaire d’Henri IV ou de
Napoléon autant que celui des Révolutionnaires. Ce destin
appelle même l’étonnement s’agissant d’un paisible notable,
né à Chéronée, un bourg de Béotie, en Grèce, vers 45 après J.-
C.
Comme Dion de Pruse, dont il est un contemporain,
Plutarque reçut une excellente formation rhétorique et
philosophique, notamment à Athènes. Lui aussi, à l’instar de
la plupart des membres de l’élite à laquelle il appartient,
voyagea : en Grèce, en Asie mineure, à Alexandrie, à Rome et
dans différentes villes d’Italie. Revenu à Chéronée, Plutarque
anima une sorte de petite université domestique (nombre de
ses textes sont adressés à un proche ou à une relation), écrivit
d’abondance et ne cessa de se déplacer. À Delphes, il exerça
la charge de prêtre d’Apollon. On lui connaît quelques autres
charges. Cet honnête homme, curieux et affairé, mourut en
125 ou 126 après J.-C. Athènes et Delphes élevèrent un buste
à sa mémoire. Il faut renoncer à l’image d’un Plutarque
engourdi dans une retraite tépide.
Selon le catalogue attribué à son fils Lamprias, l’œuvre de
Plutarque aurait compris un peu plus de deux cent vingt titres.
La moitié a été conservée, qu’il est d’usage de répartir en
deux massifs : les Vies et les œuvres morales ou Moralia. Le
premier groupe rassemble quarante-huit Vies de Grecs et de
Romains. La plupart sont réunies par couple (44), d’où leur
nom de Vies parallèles. Plutarque évoque de grands hommes :
Jacques Amyot insiste sur cette dimension en imposant le titre
de Vies des hommes illustres. Plutarque privilégie des
Athéniens et des Spartiates et, plus que des héros mythiques
comme un Thésée, des personnalités historiques à l’instar de
Solon, Thémistocle, Cimon, Périclès, Alcibiade, Antoine,
César, Fabius Maximus, Cicéron ou Caton d’Utique. Ils sont,
en revanche, grands capitaines ou hommes politiques autant
qu’orateurs ou philosophes. Le dessein de Plutarque, il
l’affirme sans ambages au début de sa Vie d’Alexandre, n’est
pas historique. L’auteur, à travers les figures qu’il évoque,
entend scruter la nature de la vertu. Aussi condense-t-il et
choisit-il librement parmi l’abondant matériau que les
historiens peuvent lui transmettre (s’agissant d’Alcibiade, il
puise chez Platon qui le met en scène dans Le Banquet),
conscient de la valeur qu’un petit fait ou un bon mot peuvent
détenir dans cette perspective. Il semble d’ailleurs que
Plutarque envisage en parallèle Grecs et Romains, moins pour
développer l’idée de coïncidences entre les deux nations, ses
contemporains devaient les avoir déjà perçues, que pour
réfléchir au rôle du contexte dans le développement des vertus
ou des vices et tenter, sa part faite, d’atteindre mieux leur
essence. Moraliste, Plutarque n’hésite pas à orienter ses
portraits pour leur donner plus de force. Il sculpte des
caractères, ce qui contribua sans doute à la force de leur
rayonnement. Ce trait ne signifie pas, toutefois, qu’il se soit
appliqué à rendre compte uniquement de types exemplaires à
la manière de Périclès. Le portrait de Thémistocle est
ambivalent. Un Antoine, abandonné à ses penchants, s’avère
tout aussi instructif par ses déviances et ses faiblesses.
Plutarque dessine des silhouettes : idéalement bonnes,
lorsqu’il décrit la vertu d’une Camma dans le dialogue Sur
l’amour, ou foncièrement mauvaises (Vinnius, dans la Vie de
Galba, par exemple). Elles ne s’offrent pas, enfin, à une simple
contemplation. Elles sont le moyen d’une réflexion
personnelle, voire d’une ascèse. Elles doivent permettre à leur
lecteur de se scruter lui-même. Plutarque affirme au début des
Vies de Paul-Émile et de Timoléon : « L’histoire est pour moi
comme un miroir fidèle dans lequel j’observe ces grands
hommes pour tâcher de régler ma vie et de la former sur le
modèle de leur vertu. » Il les anime au bénéfice d’un « théâtre
intérieur » (Jean Sirinelli). Elles sont le lieu d’un travail
d’introspection qu’il convient au lecteur de conduire à son
tour.
Ces observations aident à comprendre ce qui rapproche
l’entreprise des Vies de celle des Moralia. Cette dénomination
générale dissimule la très grande variété des œuvres qu’elle
regroupe. Plutarque compose dialogues, traités, essais,
dissertations, lettres, diatribes, propos de table, préceptes et
questions, sans que cette liste soit exhaustive. Ces ouvrages,
souvent brefs, envisagent les mœurs au sens large : sous
l’angle de la morale, mais aussi de la philosophie, des
sciences physiques et naturelles, de la littérature, de la
politique, de la théologie, de la religion. Les recoupements
sont nombreux avec la matière foisonnante des Vies.
Plutarque, dont la curiosité confine à l’encyclopédisme,
s’intéresse à l’occasion à des sujets apparemment véniels,
comme de savoir s’il faut laisser les convives d’un banquet
choisir leur place eux-mêmes. À chaque fois, cependant, ses
préoccupations éthiques ou politiques croisent son goût de
l’érudition et de l’histoire. Il confronte les usages ou les
explications. Il insère, d’autre part, autant d’anecdotes, de
saynètes, de mots exemplaires, dans les Moralia que dans les
Vies. Ces fragments de réel font jaillir d’un détail
l’observation vraie, le trait signifiant, dans l’ensemble des
textes. Quant aux Vies, la prééminence qu’elles accordent à
l’homme n’est pas même sans résonance politique. Citoyen de
l’Empire romain, Plutarque, si attaché soit-il à la cité grecque,
est conscient des limites qui sont désormais les siennes, de sa
fragilité. Soucieux de l’idéal d’urbanité dont elle a été le
creuset, attaché à un juste milieu hérité de la notion de
sophrosyné, de tempérance, il prône une politique de concorde
avec Rome, qui saura, entre raison et tradition, assurer l’ordre
et permettre d’éviter un nouveau conflit qui serait funeste à la
Grèce. Les Vies font valoir points de coïncidence et raisons
objectives de cette alliance. Elles montrent que, face au monde
des Barbares et de l’Orient, il existe une vision foncièrement
gréco-romaine de l’État. Le caractère du prince, par ailleurs,
est appelé à détenir une importance cruciale dans un régime
impérial. Les Vies le scrutent, parfois même lorsqu’elles
semblent céder au pur attrait du romanesque. Le long et
séduisant tableau que Plutarque dresse des amours d’Antoine
et de Cléopâtre ne sacrifie qu’accessoirement à la fascination
du merveilleux : il étudie en réalité un mirage monarchique
venu d’Orient auquel Antoine, avant Néron, incline. Plutarque
y est fondamentalement réticent. Derrière la peinture
légendaire des deux amants, la diatribe politique retentit. La
« vie inimitable » qu’Antoine et Cléopâtre entendent mener est
grandiose. Pour Plutarque, elle est le modèle à ne pas suivre.
Rompu à la philosophie grecque, Plutarque n’est pas un
simple compilateur. Il rejette la pensée stoïcienne, de même
que l’épicurisme, dont le matérialisme athée ne s’accorde pas
avec ses propres perceptions. Il dit en revanche son allégeance
envers celui qu’il nomme le « divin Platon », dont il tire la
croyance qu’il existe un Dieu éternel, origine du Bien et de
l’Être. Certes, cette idée est difficile à articuler avec la
manière dont il s’accommode du panthéon traditionnel ou
avec la foi en la Providence qu’il affiche, laquelle est
également peu compatible avec sa conviction d’une réelle
liberté humaine. C’est que Plutarque lit Platon avec une
sensibilité religieuse qui doit plus à son temps qu’à Platon lui-
même et qui le conduit à des compromis ou à des
interprétations susceptibles de contradictions, voire à des
propositions imprévues. Son dialogue Sur l’amour, imprégné
du Phèdre, situé au sanctuaire des Muses de l’Hélicon, aboutit
ainsi à une célébration de l’amour conjugal que Platon ignore
totalement ! La façon dont Plutarque règle la question du mal
en l’attribuant à des démons, dont il postule que la justice
triomphera dans l’au-delà, l’âme individuelle étant éternelle,
rappelle, pour sa part, le discours des grandes religions
monothéistes, quoiqu’il ne les évoque pas et qu’il puisse
professer la certitude d’une réincarnation de l’âme qu’on ne
trouve pas dans ces dernières… L’originalité des conceptions
de Plutarque apparaît peut-être avec le plus de netteté dans le
dialogue Sur l’epsilon de Delphes. L’opuscule traite des
usages et des symboles énigmatiques qui sont liés au culte
d’Apollon à Delphes, à commencer par la lettre epsilon qui
figurait dans le vestibule du temple. Après une série de
considérations érudites, c’est l’occasion d’un magistral
exposé de théologie. Placé dans la bouche du philosophe
platonicien Ammonios, qui fut un des maîtres de Plutarque, il
expose sans doute ses propres vues. Or Ammonios formule une
définition de la divinité proche du monothéisme, fût-ce en
composant à partir d’un bouquet de citations tirées d’Homère,
de Pindare, d’Euripide ou de Stésichore. Plutarque est
irréductible à la tradition qu’il ne cesse de convoquer. Il fonde
une modernité, y compris en établissant l’idée d’un monde
gréco-latin unitaire et qui formerait un tout essentiellement
harmonieux. Car il invente ainsi « l’Antiquité », telle qu’elle
s’imposera aux esprits à partir de la Renaissance.
Vie d’Alcibiade
ALCIBIADE ET SOCRATE
Déjà nombre de gens bien nés s’assemblaient autour
d’Alcibiade et s’attachaient à lui, mais il était clair qu’ils
admiraient et honoraient en lui l’éclat de la beauté, alors que
l’amour de Socrate était quant à lui un grand témoignage des
heureuses dispositions naturelles de l’enfant pour la vertu.
Socrate voyait qu’elles transparaissaient et brillaient dans sa
beauté, mais, craignant pour lui, sa richesse, son rang, la foule
de citoyens, d’étrangers et d’alliés, qui cherchaient à le
circonvenir par leurs flatteries et leurs complaisances, il fut
attentif à l’en protéger et à ne pas supporter de le voir perdre et
détruire, comme une plante dans sa fleur, le fruit qui serait le
sien.
Et, de fait, jamais la Fortune ne dressa du dehors, ni n’éleva
autour d’un homme, une telle barricade de prétendus biens, au
point de le rendre invulnérable à la philosophie et inaccessible
à la franchise et au mordant de ses discours. Mais, bien que
dès l’origine Alcibiade fût gâté et empêché par son entourage
complaisant de prêter attention à qui cherchait à l’avertir et à
l’instruire, cependant, grâce à ses heureuses dispositions, il
apprit à connaître Socrate, et l’admit en sa compagnie, en
écartant ses admirateurs riches et illustres. Il se fit vite de lui
un ami intime et écouta les paroles d’un amant qui n’était pas
à la poursuite de lâches plaisirs, et qui ne demandait ni des
baisers ni des caresses, mais lui démontrait les vices de son
âme et rabaissait la vanité stupide qui enfumait son esprit.
Alors Alcibiade « baissa l’aile » comme le coq « qui va fuyant
(551)
de la joute le choc ». Et il considéra que ce que faisait
Socrate était réellement une mission, dont les dieux l’avaient
chargé pour veiller sur la jeunesse et lui assurer le salut. Et,
comme il se méprisait lui-même, et qu’il admirait Socrate, en
aimant sa bonté et en respectant sa vertu, il acquit sans le
vouloir un reflet d’amour, un « amour de retour », comme dit
Platon, si bien que tous s’étonnèrent de le voir dîner avec
Socrate, lutter et loger sous sa tente avec lui, alors qu’il se
montrait dur et intraitable avec ses autres amoureux, et alors
même qu’avec certains il faisait preuve d’un orgueilleux
(552)
mépris, comme il le fit avec Anytos, fils d’Anthémion .
Cet Anytos se trouvait en effet être épris d’Alcibiade, et,
recevant un jour quelques hôtes, il l’invita lui aussi. Celui-ci
refusa l’invitation, mais après s’être enivré chez lui, il vint
chez Anytos, avec un joyeux cortège d’amis. Il s’arrêta à la
porte de la salle à manger, et voyant les tables pleines de
coupes d’or et d’argent, il demanda à ses esclaves d’en prendre
la moitié et de les rapporter chez lui. Il ne voulut même pas
entrer, et il repartit, une fois l’ordre donné. Comme les
convives s’indignaient en disant qu’Alcibiade s’était comporté
de façon insolente et arrogante envers Anytos : « Avec
modération, plutôt, et avec bonté, dit Anytos, car il pouvait
tout prendre, mais il nous en a laissé la moitié. »
4, 1-5
Vie d’Antoine
BEAUTÉ DE CLÉOPÂTRE
Sa beauté, prise en elle-même, n’était pas, dit-on, si
incomparable, ni susceptible de frapper de ravissement ceux
qui la voyaient, mais il était impossible de résister au charme
de sa conversation et sa grâce, jointe à la séduction de sa
parole et à ce naturel avec lequel elle s’entretenait, était
comme un aiguillon qui vous pénétrait. Il y avait grand plaisir
à écouter le son de sa voix et sa langue, comme un instrument
à plusieurs cordes qu’elle maniait facilement, pouvait parler le
langage qu’elle voulait, car il y avait peu de nations barbares
avec qui elle eût besoin d’interprète. Elle répondait elle-même
dans la plupart des cas aux Éthiopiens, aux Troglodytes, aux
Hébreux, aux Arabes, aux Syriens, aux Mèdes et aux Parthes.
Elle connaissait aussi, dit-on, plusieurs autres langues, alors
que ses prédécesseurs, les rois d’Égypte, n’avaient même pas
fait l’effort de bien apprendre la langue égyptienne et que
quelques-uns avaient oublié leur propre langue
(553)
macédonienne .
27, 3-5
Vie de Thémistocle
RIVALITÉ DE THÉMISTOCLE ET
D’ARISTIDE
Il semble que, très tôt, Thémistocle fut fortement attiré par
les affaires publiques et possédé par un vif désir de gloire (558).
C’est pourquoi, dès le début, désirant occuper la première
place, il s’exposa à l’inimitié des premiers citoyens qui
détenaient le pouvoir et, surtout, à celle d’Aristide, le fils de
Lysimaque, qui marcha toujours dans une voie inverse à la
sienne. Mais leur haine paraît pourtant avoir eu pour origine
un motif puéril : ils étaient, en effet, tous les deux amoureux
du beau Stésiléos, originaire de Céos, comme le rapporte
Ariston le philosophe. Mais, à partir de là, ils ne cessèrent de
s’affronter également dans le domaine politique. Cependant, la
dissemblance de leur genre de vie et de leur caractère accrut
vraisemblablement leur désaccord. En effet, Aristide, d’une
nature douce et d’une parfaite loyauté, ne recherchait dans la
politique ni la gloire ni la popularité, mais ce qui lui semblait
assurer dans les meilleures conditions la sécurité et l’équité, de
sorte que voyant Thémistocle entraîner le peuple dans quantité
d’entreprises, et lui proposer de grandes nouveautés, il se
trouvait contraint de s’affronter souvent à lui, et de freiner son
ambition.
On dit en effet que Thémistocle était si porté vers la gloire,
tellement épris, par ambition, de grandes actions, que, jeune
encore, après la victoire remportée sur les Barbares à
Marathon, et devant le bruit que faisait l’action de
(559)
Miltiade , on le voyait souvent méditer en lui-même,
passer des nuits sans dormir, et refuser d’assister aux banquets
habituels, dire enfin, quand on l’interrogeait en s’étonnant de
ce changement de vie, que le trophée de Miltiade l’empêchait
de dormir. Les Athéniens croyaient que la défaite des Barbares
à Marathon marquait la fin de la guerre, mais, pour
Thémistocle, elle était le début de plus importants combats, en
vue desquels il s’entraînait sans cesse, et il exerçait la ville
dans l’intérêt de la Grèce entière, prévoyant déjà de loin ce qui
allait se passer.
3, 1-5
Sur l’amour
HISTOIRE DE CAMMA LA GALATE
La femme bien née, unie par amour à un époux légitime,
supporterait les étreintes d’un ours ou d’un serpent plutôt que
d’être touchée par un autre homme et de partager avec lui son
lit. Vous ne manquez sans doute pas d’exemples à citer, vous
(563)
qui êtes du même pays que le dieu et qui appartenez à sa
confrérie, cependant il vaut la peine de mentionner l’histoire
(564)
de Camma la Galate . Cette femme, qui était d’une
merveilleuse beauté, avait épousé le tétrarque Sinatos. Or,
Sinorix, le plus puissant des Galates, tomba amoureux d’elle,
et sachant bien qu’il ne pouvait, ni lui faire violence, ni la
séduire tant que son mari était vivant, il fit mourir Sinatos.
Mais Camma trouva une échappatoire et un réconfort à son
malheur en exerçant la fonction héréditaire de prêtresse
d’Artémis. Elle passait la plus grande partie de son temps
auprès de la divinité, elle ne se laissait approcher de personne,
alors que nombre de princes ou de puissants cherchaient à
obtenir sa main. Pourtant, quand Sinorix eut l’audace de la
solliciter pour la demander en mariage, elle ne refusa pas sa
proposition et elle ne lui fit aucun reproche sur ce qui s’était
passé, comme si c’étaient des sentiments bienveillants et
amoureux, et non une nouvelle perversité, qui avaient
déterminé Sinorix. Celui-ci se présenta donc, avec confiance,
pour lui faire sa demande. Elle vint à sa rencontre, lui tendit la
main et le conduisit devant l’autel de la déesse. Là, elle versa,
de la coupe destinée aux libations, un mélange de vin et de
miel qui, à ce qu’il semble, devait être empoisonné. Puis, elle
en but à peu près la moitié et offrit au Galate le reste. Quand
elle vit qu’il l’avait bu, elle poussa un cri de triomphe et, en
invoquant le mort par son nom : « C’est dans l’attente de ce
jour, dit-elle, très cher époux, que j’ai vécu, séparée de toi,
dans l’affliction. À présent, viens me chercher, et sois content !
Je t’ai vengé du plus scélérat des hommes, heureuse d’avoir
partagé avec toi la vie et, avec lui, la mort. » Sinorix, emporté
sur une litière, devait mourir quelques instants plus tard. Quant
à Camma, on dit qu’elle vécut encore un jour et une nuit, et
qu’elle mourut avec une constance et une joie inégalées.
768c-768d
Histoire véritable
ON A MARCHÉ SUR LA LUNE
Le lendemain, dès l’aube, nous reprenons notre navigation,
sous une brise légère. Vers midi, quand l’île n’était plus en
vue, un ouragan tomba soudain sur nous et notre navire fut
enveloppé dans de tels tourbillons que, soulevé en l’air à plus
de trois mille stades, il ne retomba plus sur la mer et le vent, le
retenant suspendu en l’air, l’emporta en gonflant ses voiles.
Pendant sept jours, et un nombre égal de nuits, nous avons
donc navigué en l’air, mais le huitième jour, voici que nous
voyons dans l’espace une sorte de grande terre, semblable à
une île, brillante et sphérique, éclairée d’une vive lumière.
Nous y abordons, nous mettons au mouillage, et nous
débarquons. Nous inspectons le pays et nous constatons que
c’est une terre habitée et cultivée. De jour, nous ne
distinguions aucun objet, mais quand la nuit survenait,
d’autres îles aussi apparaissaient, dans le voisinage, les unes
plus grandes, les autres plus petites, et elles avaient la couleur
du feu. Au-dessous de nous, on voyait encore une autre terre,
avec des villes, des fleuves, une mer, des bois, et des
montagnes. Nous conjecturâmes que c’était la terre que nous
habitons.
[Les explorateurs sont arrêtés et conduits chez le roi du lieu.]
Le roi nous examina et au jugé de nos vêtements :
« Étrangers, vous êtes donc grecs ? » dit-il. Nous
acquiesçâmes. « Comment, alors, êtes-vous arrivés ici, avec un
si grand espace d’air à traverser ? » Nous lui racontâmes toute
notre aventure et lui, à son tour, se mit à nous raconter sa
propre histoire : il était un homme, jadis, et s’appelait
(594)
Endymion . Un jour, pendant qu’il dormait, il avait été
enlevé de notre terre et, à son arrivée dans ce pays, il en était
devenu le roi. Il nous dit que ce pays où nous étions était cette
lune que nous voyions en bas briller sur la terre. Il nous invita
à prendre courage et à ne craindre aucun danger. On nous
fournirait tout ce dont nous aurions besoin. […]
Je veux maintenant vous faire part de toutes les choses
étranges et extraordinaires que j’ai remarquées pendant mon
séjour sur la lune. Et d’abord, ce ne sont pas les femmes qui
enfantent, mais les hommes. Les mariages ont lieu entre mâles
et le terme même de femme y est absolument inconnu. Jusqu’à
l’âge de vingt-cinq ans, chacun sert d’épouse et, à partir de cet
âge, il devient un mari. Ce n’est point dans le ventre qu’ils
portent leurs enfants, mais dans le gras du mollet. Quand
l’embryon a été conçu, le mollet grossit et, un peu plus tard, on
coupe le mollet et on en retire un enfant mort, à qui on rend la
vie en l’exposant au grand air, bouche ouverte. De là, je crois,
(595)
notre expression grecque de « ventre du mollet », puisque
chez eux, c’est la jambe, au lieu du ventre, qui devient grosse.
Mais voici quelque chose d’encore plus fort. Il y a dans ce
pays une sorte d’hommes, appelés dendrites, qui naissent de la
façon suivante : on coupe le testicule droit d’un homme et on
le met en terre. Il en sort un arbre énorme, charnu, comme un
phallus. Il a des branches et des feuilles. Ses fruits sont des
glands d’une coudée de long. Quand ils sont mûrs, on les
récolte, et on en écosse des hommes. Ils ont, d’autre part, des
parties viriles artificielles, tantôt en ivoire, tantôt en bois (ce
sont celles des pauvres) et, avec cela, ils font l’amour et
s’unissent à leurs compagnons.
Quand un homme vieillit, il ne meurt pas, mais il s’évapore
comme de la fumée et se transforme en air. Pour la nourriture,
elle est pour tous la même : ils allument du feu, puis font
griller des grenouilles sur des charbons (il y en a beaucoup
chez eux qui volent dans les airs). Tandis qu’elles cuisent, ils
s’asseyent autour du feu, comme autour d’une table, ils
aspirent la fumée qui s’exhale du rôti et font bonne chère.
Voilà ce qu’est leur nourriture. Quant à leur boisson, c’est de
l’air pressé dans une coupe, et qui produit un liquide
semblable à de la rosée. Jamais, d’ailleurs, ils n’urinent, ni ne
vont à la selle, car ils n’ont pas d’orifices comme nous, et ne
trouvent pas non plus pareille voie de commerce avec leurs
mignons, mais c’est dans le creux du genou, au-dessus du
mollet que se trouve l’orifice.
On considère comme un bel homme, chez eux, celui qui est
chauve et qui a la tête dégarnie. Ils ont le cheveu en horreur.
Mais sur les comètes, au contraire, les cheveux sont réputés
beaux, c’est ce que nous ont rapporté du moins certains
voyageurs à ce sujet. Les barbes des Lunaires poussent un peu
au-dessus du genou. Ils n’ont pas d’ongles aux pieds, et tous
n’y ont qu’un seul doigt. Au-dessus de leurs fesses pousse une
sorte de chou, en guise de grosse queue, toujours verte, et qui
ne se casse pas, quand ils tombent en arrière. De leur nez
s’écoule un miel très âcre et, quand ils travaillent ou qu’ils
font des exercices physiques, ils produisent une sueur de lait,
qu’ils transforment en fromage, en y faisant couler un peu de
ce miel. Ils tirent de l’oignon une huile très grasse et parfumée
comme de la myrrhe. Ils ont beaucoup de vignes qui donnent
de l’eau. Les grains de raisins sont comme des grêlons et, à ce
qu’il me semble, quand un coup de vent vient à secouer ces
vignes, alors il tombe chez nous de la grêle, qui n’est autre que
ces raisins égrenés. Ils se servent de leur ventre comme d’une
besace dans laquelle ils mettent tout ce dont ils ont besoin, car
leur ventre s’ouvre et se ferme. Il ne s’y trouve apparemment
aucun intestin, mais l’intérieur est velu et poilu, si bien que les
nouveau-nés s’y blottissent, quand il gèle.
Livre I, 9-11 et 22-24
Zeus tragédien
UN PLAIDOYER DÉSASTREUX
ZEUS : Que nous reste-t-il à faire, chers collègues, que de
les écouter en penchant la tête de leur côté (596) ? Que les
Heures ôtent donc le verrou et ouvrent les portes du ciel, en
repoussant les nuages. Par Héraclès ! Quelle foule s’est réunie
pour les écouter ! Ce Timoclès ne me dit rien qui vaille, il
tremble, il est inquiet. Il va tout gâcher aujourd’hui ! En tout
cas, c’est évident, il ne pourra même pas lutter contre Damis.
Ce que nous pouvons faire de mieux, pour notre part, c’est,
pour le défendre, de « prier pour nous si bas, que Damis ne
(597)
s’en doute pas ».
TIMOCLÈS : Que dis-tu, sacrilège Damis ? Que les dieux
n’existent pas et qu’ils ne se soucient pas des hommes ?
DAMIS : Non, ils n’existent pas. Mais dis-moi d’abord pour
quelles raisons, toi, tu crois qu’il y en a.
TIMOCLÈS : Non, c’est à toi, scélérat, de me répondre.
DAMIS : Non, c’est à toi !
ZEUS : Notre champion est bien plus agressif, et il crie le
plus fort. Courage, Timoclès, couvre-le d’injures ! Car, pour
tout le reste, il te rendra muet comme une carpe !
TIMOCLÈS : Eh, bien ! par Athéna, je ne veux pas répondre
le premier.
DAMIS : Alors, Timoclès, interroge-moi. Tu as gagné, en
jurant de la sorte ! Mais pas d’injures, s’il te plaît.
TIMOCLÈS : Tu as raison. Dis-moi donc, misérable, tu
penses que la providence des dieux n’existe pas ?
DAMIS : Absolument !
RACLETOUT À MANGENAPPE
(ETHÉLOGLYPTÈS À MAPPAPHANISOS)
Qu’il périsse de male mort et qu’il perde sa voix,
Lycimnios, l’acteur tragique ! Il venait de l’emporter sur
Critias de Cléonès et Hippasos d’Ambracie dans les
Propompoi d’Eschyle en usant de sa voix perçante et
(622)
sonore , il se pavanait, une couronne de lierre sur la tête, et
offrait un banquet. J’y étais invité, mais quelles misères n’ai-je
pas endurées ! D’abord, on m’a enduit la tête de poix et on
m’a mis de la sauce dans les yeux, puis, alors que les autres
mangeaient des pains au lait et des gâteaux de sésame, moi, en
guise de pâtisseries, on m’a donné à ronger des pierres
enrobées de miel. Mais la plus effrontée a été cette petite pute
du Céramique, Hyacinthe, cette métèque qui vient de
(623)
Phénéos . Elle a rempli une vessie de sang et elle me l’a
lancée à la figure. La vessie a éclaté et j’ai été aspergé de sang,
ce qui a fait rire aux éclats toute la compagnie, mais, moi, je
n’ai pas eu le salaire que je méritais pour ce que j’avais subi.
En échange de ces turpitudes, je n’ai reçu que ce que pouvait
contenir mon estomac, et rien de plus. Puisse-t-il donc, l’année
prochaine, ne plus être de ce monde et ne pas remporter la
couronne, ce Licymnios haï des dieux ! À cause de sa voix
désagréable, j’ai décidé que nous allions, avec le chœur de
(624)
flatteurs de Dionysos, l’appeler le… ténormorveux !
III, 12
BOXELAFAIM À BATLEBRONZE
(LIMOPICTÈS À CHALCOCYDOIMOS)
J’avais d’assez bonnes relations avec le paysan
(625)
Corydon et souvent il se moquait de moi, car il aimait
bien la plaisanterie attique, pourtant étrangère aux gens de la
campagne. En le voyant, j’ai pensé que ce serait une aubaine
pour moi, si je quittais la ville et ses soucis pour aller à la
campagne vivre auprès d’un homme qui était un ami, un
paysan sans histoire et travailleur, qui ne cherchait pas à se
faire illégalement de l’argent dans les tribunaux ou en
menaçant des gens sur l’agora, mais qui attendait de la terre le
fruit de son travail. Je fis comme je pensais et je devins un
familier de Corydon. Je me suis habillé comme un paysan, j’ai
mis une pelisse, j’ai pris une pioche : je ressemblais à un vrai
laboureur. Tant que je faisais tout cela pour m’amuser, tout
allait très bien et je pensais même que c’était d’un grand profit
pour moi, puisque j’en avais fini avec les violences, les coups
de bâton et les maigres parts que me concédait la table des
riches. Mais, quand le travail devint une habitude à laquelle
j’étais astreint quotidiennement, quand il fallut vraiment
labourer, nettoyer un terrain pierreux, creuser des trous et y
planter des arbres, ma vie devint intolérable. Je me repentis de
ma folie et je regrettai la ville. J’y retournai donc, mais, après
ce temps si long, je n’étais plus comme auparavant un hôte
agréable qu’on recevait volontiers, mais une sorte de
montagnard rustre et importun, si bien que toutes les maisons
des riches m’étaient désormais fermées. La faim me taraudait
le ventre. Alors, le manque de ressources me laissant
complètement à sec, j’ai rejoint une bande de voleurs de
grands chemins, des gens de Mégare qui détroussent les
(626)
voyageurs près des rochers de Sceirôn , ce qui me permet
de vivre une existence, certes malhonnête, mais sans travailler.
Est-ce qu’on me prendra un jour ? Je n’en sais rien. Mais cette
nouvelle façon de vivre me donne des appréhensions : ce
genre de changement ne mène pas à la vie, mais à la mort.
III, 34
THAÏS À EUTHYDÈME
Depuis que tu t’es mis dans la tête de philosopher, tu es
devenu quelqu’un de sérieux. Tu lèves les sourcils plus haut
que ton front et, avec un air pompeux, un livre à la main, tu
t’en vas d’un pas vif à l’Académie. Tu passes devant ma
maison comme si tu ne l’avais jamais vue auparavant. Tu es
(627)
devenu fou, Euthydème . Ne sais-tu pas quel genre de
personne est ce sophiste à la mine sévère qui débite devant
vous ses merveilleux propos ? Sais-tu depuis combien de
temps il me poursuit pour obtenir de moi un rendez-vous ? Et
sache même qu’il est fou d’Herpyllis, la petite servante de
Mégara ! Autrefois, je n’avais pas accepté ses avances, je
préférais dormir en te serrant dans mes bras, plutôt que de
recevoir l’or de tous les sophistes. Mais, puisqu’il semble te
détourner de ma fréquentation, je vais le recevoir et, si tu
veux, je te montrerai que ce misogyne ne se contente pas la
nuit des plaisirs ordinaires… Tout ce qu’il te dit n’est que
bavardage, enfumage et attrape-nigauds, pauvre fou ! Tu crois
qu’un sophiste est différent d’une courtisane ? Peut-être
seulement parce que les moyens qu’ils emploient pour
persuader ne sont pas les mêmes, mais l’un et l’autre ont le
même but : se faire payer ! Pourtant, combien sommes-nous
meilleures et plus pieuses qu’eux… Nous ne disons pas que
les dieux n’existent pas, nous croyons nos amants, quand ils
jurent qu’ils nous aiment. Nous ne jugeons pas bon que les
hommes fassent l’amour avec leurs sœurs ou avec leur mère,
ni même avec la femme d’autrui. Peut-être est-ce parce que
nous ne savons pas d’où viennent les nuages, ou à quoi
ressemblent les atomes, que nous te paraissons inférieures aux
sophistes. Mais, pour ma part, j’ai fréquenté leur école et j’ai
parlé avec beaucoup d’entre eux. Aucun d’eux, quand il est
avec une courtisane, ne rêve de tyrannie, ne fait de sédition
dans l’État. Au contraire, chacun boit sa coupe du matin,
s’enivre, et reste tranquille jusqu’à la troisième ou à la
quatrième heure. Nous n’éduquons pas plus mal qu’eux les
jeunes gens. Compare, je te prie, la courtisane Aspasie et le
sophiste Socrate, et vois lequel des deux a dispensé la
meilleure éducation aux jeunes gens. Tu t’apercevras que l’une
(628)
a eu comme élève Périclès, et l’autre Critias … Laisse là
cette folie et cet air désagréable, Euthydème, ô mon amour. La
sévérité ne convient pas à des yeux comme les tiens. Reviens
vers ta bien-aimée, comme tu l’as fait si souvent, au retour du
(629)
Lycée, tout ruisselant de sueur . Nous nous griserons de
vin et puis nous nous montrerons l’un à l’autre ce qu’est cette
belle fin, le plaisir. Et tu comprendras alors que je suis une
vraie sage. La divinité ne nous accorde pas une vie bien
longue. Ne la laisse pas échapper, sans t’en apercevoir, avec
des énigmes et des futilités. Porte-toi bien.
IV, 7
MARC AURÈLE
Marc Aurèle devint empereur en 161 après J.-C. Né en 121,
il avait trente-neuf ans. Sa vie avait déjà basculé deux fois
auparavant. La première se situe en 138. Il s’appelait alors
Marcus Annius Verus. Son père était mort quand il avait trois
ans. Il avait été élevé par son grand-père paternel (ils portent
le même nom), un riche sénateur, proche de l’empereur
Hadrien. Le souverain remarqua l’enfant, soigneusement
éduqué : il avait pour maître de rhétorique l’un des hommes
les plus célèbres de son époque, Fronton, auquel le lia
rapidement une vive amitié. Le maître et le disciple
correspondirent pendant trente ans, de 139 à 166, quand
Fronton mourut. En 138, au moment où Hadrien prépara sa
succession, il adopta Antonin, qui était l’oncle par alliance de
Marcus Annius Verus, et il lui demanda d’adopter lui-même le
jeune homme, en même temps que Lucius Ælius Cæsar, le fils
du successeur qu’Hadrien avait d’abord choisi pour régner
après lui sur l’Empire et qui venait de décéder. Marc Aurèle
rejoignit la cour. Il fut nommé César, titre qui le destinait à
devenir empereur, en 139. En 145, il épousa la fille d’Antonin,
Faustina, dont il eut treize enfants (six survécurent, dont le
futur empereur Commode). L’insouciance du jeune et riche
particulier qu’il avait été se voyait dès lors révolue. Le second
tournant se produisit peu après, entre 146 et 147. Marc Aurèle
se convertit à la philosophie. Il ne s’agit pas de la banale
élection d’un champ d’étude. La philosophie constitue alors
une véritable discipline de vie. Elle exige une attention
scrupuleuse, permanente, afin qu’actes quotidiens et pensée se
répondent. Le stoïcien Épictète recommandait de pratiquer
chaque jour de véritables exercices spirituels, une forme
d’examen de conscience, mâtiné d’une méditation des dogmes
fondamentaux de la doctrine et de préparation intérieure aux
maux de l’existence, de préférence même par écrit. Se voulant
philosophe, Marc Aurèle fait un choix existentiel, un choix
personnel, alors qu’il avait été choisi, sans que son avis fût
sollicité, pour régner. À partir de cette date, il se prépare
doublement à l’Empire : auprès d’Hadrien, il acquiert les
rudiments qui doivent le préparer à l’exercice du pouvoir et,
auprès de ses maîtres stoïciens, les instruments mentaux d’une
liberté intérieure capable de résister à toutes les vicissitudes.
Cette prudence ne manquait pas d’intelligence. À peine
devenu empereur, Marc Aurèle fut rudement sollicité. Une
invasion parthe, en Orient, conduisit les troupes romaines au
désastre. Il fallut résister. La victoire ne fut acquise qu’en 166,
mais la peste se répandit alors, dévastant des régions entières.
La même année, une révolte de peuplades du Danube menaça
le nord de l’Italie. Lucius Verus, avec qui Marc Aurèle
partageait le pouvoir, mourut en 169, tandis que les deux
hommes rentraient d’Aquilée à Rome. Marc Aurèle a passé la
plus grande partie de son règne en expéditions : Carnuntum,
Sirmiun, Cilicie, Syrie, Égypte, Grèce. Il visita tous les fronts.
Il mourut sur l’un d’entre eux, près de Sirmium ou à Vienne, le
17 mars 180, alors qu’il achevait de pacifier la région. Il avait
cinquante-huit ans. Son fils Commode lui succéda.
La réputation de Marc Aurèle, à sa mort, est vive. Elle
n’est en rien littéraire. Les premières allusions aux notes Pour
moi-même, un des maîtres livres de l’Occident, datent du Xe
siècle. Le document, pieusement conservé par un proche,
n’était pas destiné à être divulgué. Comme son titre l’indique,
il répondait à une finalité rigoureusement intime. Il s’agit, en
effet, de la consignation écrite de ces exercices spirituels dont
les stoïciens recommandaient la pratique. Marguerite
Yourcenar inscrit dans ce registre son anthologie de la poésie
grecque, La Couronne et la Lyre, comme les premiers mots de
sa préface sont : « Une traduction faite pour soi seul », écho
transparent au Eis éauton de Marc Aurèle. Le volume qui nous
est parvenu dut être entamé assez tardivement, vers 172. Après
un premier livre où Marc Aurèle rend hommage à toutes les
personnalités qui ont influé sur sa formation et son caractère,
onze autres rassemblent des fragments dont la longueur varie
d’une ou deux lignes à une page. Si les observations
personnelles sont évidentes, l’énoncé n’a pas pour finalité de
consigner une mémoire intime ou de s’épancher. Il ne fait pas
office de journal. La considération de soi n’a pour dessein que
de s’affranchir de ses déterminations propres, de ses
angoisses, de ses travers, pour tendre sans cesse vers le plus
humain de soi, c’est-à-dire en réalité le plus général, ce qui
permet à chacun d’épouser le plus la Raison à l’œuvre dans le
cosmos et les créatures. Les reprises, les échos, abondent, du
reste, comme la tâche, à reprendre toujours, de se parfaire.
Cette tension vers une vérité gnomique explique que l’ouvrage
ait été traduit en 1528 en castillan par Antonio de Guevara
sous le titre Libro áureo de Marco Aurelio emperador, ce que
son traducteur français de 1531 interprète comme le Livre
doré de Marc Aurèle, empereur et éloquent orateur : l’ouvrage
contient un « trésor », des paroles qui ont la valeur de l’or.
L’avocat Pardoux du Prat le présente un peu plus tard comme
une Institution de la vie humaine, dressée par Marc Antonin
(1570). Ses premiers commentateurs y discernaient des
« exhortations » ou « une règle de vie personnelle ». Ce n’est
qu’en 1651 qu’il est présenté pour la première fois comme les
Pensées morales de Marc Antonin, Empereur, de soi à soi-
même. Les premiers éditeurs des fragments pascaliens en
tireront l’idée de présenter ceux-ci au public, en 1670, sous le
titre de Pensées de M. Pascal. La réception du Pour moi-même
a fait confondre l’ouvrage avec un recueil d’aphorismes
moraux, là où le lecteur ne doit lire que dialogue intérieur,
cheminement, ascèse, essai de soi-même.
Cette dimension du texte, loin d’amoindrir sa valeur,
l’augmente. Elle en rehausse l’enjeu propre et la valeur, qu’on
entende pénétrer dans l’intimité d’une personnalité aussi riche
et contrastée que celle de Marc Aurèle ou accompagner sa
quête spirituelle pour s’en pénétrer. L’empereur rédige ses
notes en grec, non en latin, qu’il emploie en revanche dans sa
correspondance : c’est signer la destination philosophique des
premières, écrites dans la grande langue de l’enquête
philosophique et une langue qui échappe à l’ordinaire des
affaires. L’auteur peut s’y adonner en toute liberté à la
recherche de la franchise, cette parrhésia à laquelle Michel
Foucault consacra des cours magistraux de 1982 à 1984.
Marc Aurèle poursuit un but qui retentit sur l’usage qu’il fait
de l’écriture : il est dépouillé de maniérisme, soucieux
d’exactitude, attentif aux mots des choses, voire aux trivialités.
Épris d’universalité, il traque les préjugés, il les piétine.
Ongles, boue, hoquets : l’empereur évoque le plus concret, ce
qui est sale, ce qui est humble. Tout est bon à percer l’orgueil.
Sentences et formules participent de la même recherche du
discernement, aux antipodes de la moindre complaisance. La
brièveté et la rapidité se font brusquerie. Le monde est un
« recoin », la pourpre simplement « du poil de brebis mouillé
du sang d’un coquillage » (VI, 13). L’étincellement de la chose
vue doit blesser l’apparat, déchirer le voile. Car vide et
pourriture, partout, dénoncent les vanités auxquelles la
créature s’abandonne. Le regard de Marc Aurèle est retenu
mais ferme, sobre mais dénué d’affèterie. L’homme est
passionné de simplicité, de droiture, de justice, de vérité.
Jouant sur son prénom Verus, qui signifie « vrai », Hadrien le
surnommait au superlatif « Verissimus », « le très vrai », « le
plus vrai », celui qui, plus que tous les autres, gratte la croûte
du mensonge. Devenu empereur, rompu au gouvernement des
hommes, sans illusion devant les flatteries, Marc Aurèle se
révèle dans le Pour moi-même aussi soucieux de rectitude
morale qu’empli de mélancolie : « pureté de l’intention
morale » et sens du devoir exigent sans cesse amputations et
renoncements, sans guère autoriser de satisfaction, sinon dans
la nostalgie et quelques souvenirs. Le sentiment du néant, la
désolation du vrai qui se dérobe, affleurent partout. Ils
rapprochent Marc Aurèle de certains grands auteurs chrétiens
à venir : il y a chez lui une connivence profonde, en
particulier, avec Pascal. L’un au faîte de l’Empire, l’autre de
la science de son temps, tous deux dotés de sensibilités
frémissantes et étouffées, ils sont des peintres incomparables
de la misère de l’homme, saisis de vertige devant la grande
toupie du divertissement, avides de vérité.
Pour moi-même
I, 7
(630)
Ce que je dois à Rusticus : avoir réalisé que je devais
redresser et surveiller mon caractère ; avoir évité de consacrer
trop de zèle à la sophistique, de rédiger quelques traités
d’études, de déclamer de méchants discours d’exhortation ou
de frapper l’imagination en me montrant comme un homme
actif et bienfaisant ; m’être éloigné de la rhétorique, de la
poésie et d’un parler affecté ; ne pas me promener en toge à la
maison, ni faire quelque autre étalage de luxe ; écrire mes
lettres avec simplicité, comme était celle qu’il écrivit lui-
même de Sinuesse à ma mère. À l’égard de ceux qui m’ont
irrité ou offensé, être disposé à les rappeler et à bien les
accueillir, dès lors qu’ils veulent eux-mêmes revenir ; lire avec
attention, sans me contenter d’une compréhension générale ;
ne pas donner un prompt assentiment aux bavards ; avoir
connu les écrits conservant les leçons d’Épictète, qu’il me
prêta de sa propre bibliothèque.
II, 2
Ce que je suis, c’est une chair, un souffle et un principe
directeur. Renonce aux livres, ne t’y attache plus, cela ne t’est
pas permis, mais, comme si tu étais déjà sur le point de mourir,
méprise la chair : sang et poussière, petits os, et tissu léger fait
d’un entrelacement de nerfs, de veines et d’artères. Quant au
souffle, examine aussi ce qu’il est : du vent, qui n’est pas
toujours le même, mais que tu rejettes constamment pour en
avaler un autre. Il reste enfin le troisième élément, le principe
directeur. Pense alors à ceci : tu es vieux. Ne souffre plus que
ce principe soit esclave, ni mû en quelque sorte par les fils
d’un élan qui t’isole, ne le laisse plus se révolter contre son
sort actuel, ni craindre celui que l’avenir lui réserve.
II, 5
À chaque heure, veille sérieusement à faire, en
Romain et en mâle, ce que tu as en main, avec une dignité
exacte et authentique, avec amour, avec indépendance, avec
justice, et à donner congé à toutes tes autres préoccupations et
tu le leur donneras, si tu accomplis chaque action, comme si
c’était la dernière de ta vie, en te débarrassant de toute
irréflexion, de tout mouvement passionné susceptible de te
détourner de l’empire de la raison, de toute dissimulation, de
tout égoïsme, et de tout mécontentement devant les décisions
du destin. Tu vois combien sont peu nombreux les préceptes
qu’il faut maîtriser si l’on veut mener une existence paisible et
pieuse et, de fait, les dieux ne demanderont rien de plus à celui
qui les observe.
II, 17
Le temps de la vie de l’homme : un instant ; son être : un
flux ; ses sensations : confuses ; l’assemblage de tout son
corps : une matière qui pourrit facilement ; son âme : un
tourbillon ; son destin : une énigme difficile ; sa bonne
renommée : un mérite attribué sans jugement ; en un mot, tout
ce qui est de son corps est un fleuve qui s’écoule, et tout ce qui
est de son âme, songe et fumée. Sa vie est un combat, un exil
sur une terre étrangère, et son renom posthume, un oubli.
Qu’est-ce qui peut donc nous guider ? Une seule et unique
chose, la philosophie. Elle consiste à garder le génie qui est en
nous de tout outrage ou de tout dommage, à le mettre au-
dessus des plaisirs et des peines, à veiller à ce qu’il ne fasse
rien au hasard, ni avec fausseté ou dissimulation, qu’il
n’attache pas d’importance à ce que les autres font ou ne font
pas, et qu’il accepte aussi ce qui arrive et ce qui lui échoit
comme venant de là même d’où lui-même est venu et, par-
dessus tout, à attendre la mort avec sérénité, comme rien
d’autre que la dissolution des éléments dont est composé
chaque être vivant. Si, pour ces éléments eux-mêmes, il n’y a
rien de redoutable à ce qu’ils se transforment perpétuellement
les uns dans les autres, pourquoi appréhenderait-on le
changement et la dissolution de leur ensemble ? C’est selon la
nature, et rien n’est mal de ce qui arrive selon la nature.
III, 2
Il faut encore prendre garde à ceci : les objets de la nature
acquièrent dans les accidents mêmes qui leur surviennent
quelque chose de gracieux et d’attrayant. Ainsi, de certaines
parties du pain qui se craquellent, quand il cuit : ces fentes qui
se produisent, pour ainsi dire, malgré l’art du boulanger ont un
certain charme et excitent de façon particulière l’appétit. De
même, les figues, quand elles sont bien mûres, s’entrouvrent.
Quant aux olives prêtes à tomber de l’arbre, leur aspect
presque pourri leur confère une beauté particulière. De même,
les épis qui penchent vers le sol, le sourcil froncé du lion, la
bave écumante au groin du sanglier, et tant d’autres choses. Si
on les examine séparément, elles sont loin d’être belles.
Pourtant, du fait qu’elles accompagnent les œuvres de la
nature, elles leur ajoutent un charme qui nous attire. Donc, si
un homme a le sentiment et l’intelligence profonde de ce qui
arrive dans le grand Tout, il ne trouvera pas une seule
chose, même dans ce qui arrive par voie de conséquence, qui
ne lui semble comporter un certain agrément particulier. Cet
homme ne verra pas avec moins de plaisir dans leur réalité les
gueules béantes des bêtes sauvages, que les imitations qu’en
montrent les peintres et les sculpteurs, et même chez une
vieille femme ou chez un vieillard, il pourra discerner, avec les
yeux de l’homme sage, une certaine force, et comme une
beauté. Même chose aussi dans le charme aimable des enfants.
Mais ce n’est pas tout le monde qui acquiesce à tout cela, car
ce plaisir est réservé seulement à celui qui s’est vraiment
familiarisé avec la nature et ses œuvres.
III, 10
Rejette donc tout le reste, et tiens-toi à ces quelques
préceptes, en te souvenant aussi que le seul temps qu’on vive
est le présent, c’est-à-dire un moment infiniment petit, et que,
pour les autres parties du temps, on les a vécues, ou bien elles
sont incertaines. Infime est le temps que chacun vit, infime
aussi le petit coin de terre où il vit, comme infime aussi la plus
longue des gloires posthumes : elle ne dépend que de la
succession des ces pauvres hommes qui vont mourir très vite
sans se connaître eux-mêmes, et qui connaissent d’autant
moins celui qui est mort si longtemps avant eux.
IV, 19
Celui qui se passionne pour sa gloire posthume n’imagine
pas que chacun de ceux qui se souviendront de lui mourra
bientôt aussi et que celui qui les suivra mourra ensuite à son
tour, jusqu’à ce que tout souvenir de lui s’éteigne
complètement en passant ainsi de mémoire à oubli. Suppose
même que ceux qui se souviendront de toi soient immortels et
qu’immortelle soit aussi ta mémoire : qu’est-ce que cela peut
te faire ? Je ne dis pas seulement que, pour le mort, cela ne sert
à rien, mais pour le vivant, à quoi sert la louange, à moins que
ce ne soit pour quelque calcul politique ? Car tu négliges mal à
propos le don que t’a fait la nature en le rapportant à autre
(631)
chose qu’à la raison […] .
IV, 41
Tu n’es qu’une pauvre âme qui soulève un cadavre, comme
disait Épictète.
IV, 43
Le temps est comme un fleuve et un courant violent formé
de toutes choses. À peine, en effet, une chose a-t-elle été vue,
elle est entraînée. Une autre est-elle aussi apportée, elle sera
aussi emportée.
V, 1
À l’aube, quand tu as de la peine à t’éveiller, aie à ta
disposition cette pensée : « C’est pour faire œuvre d’homme
que je m’éveille. » Dois-je donc être encore chagrin, si je
m’apprête à faire ce pour quoi je suis né, et en vue de quoi j’ai
été mis dans le monde ? Ou bien ai-je été constitué pour me
prélasser au chaud sous les couvertures ? — « Mais c’est plus
agréable ! » Es-tu donc né pour le plaisir et, en général, pour
rester passif, et non pour agir ? Ne vois-tu pas que les arbustes,
les moineaux, les fourmis, les araignées, les abeilles font leur
tâche respective, en contribuant pour leur part à l’ordre du
monde ? Et toi, tu ne voudrais pas accomplir des actions
proprement humaines ? Tu ne voudrais pas courir à la tâche
qui est conforme à ta nature ? — « Mais je dois bien me
reposer ! » Tu le dois, moi-même j’en conviens. Cependant, la
nature a établi des limites à ce besoin, comme elle en a établi
pour le boire et le manger, et tu les dépasses souvent, en allant
au-delà du nécessaire, mais, dans tes actions, tu ne les atteins
même pas, ces limites, et tu restes en deçà du possible. C’est
que tu ne t’aimes pas toi-même, car autrement tu aimerais ta
nature et sa volonté. Les autres, qui aiment leur métier,
s’épuisent au travail qu’il exige, délaissant les bains et les
repas, et toi, tu estimes moins ta nature, que le ciseleur sa
ciselure, le danseur la danse, l’avare, l’argent ou le vaniteux la
gloriole ! Mais eux, quand ils peinent, ne songent ni à manger
ni à dormir, mais à avancer l’ouvrage qui les occupe
entièrement. Et toi, tu trouves moins importantes et moins
dignes de tes soins les actions utiles au bien commun !
V, 11
À quel usage est-ce que je fais servir mon âme en ce
moment ? En toute occasion se poser à soi-même cette
question et se demander : « Qu’y a-t-il en ce moment dans
cette partie de mon être qu’on appelle principe directeur, et de
qui ai-je l’âme présentement ? Est-ce celle d’un enfant, d’un
jeune homme, d’une femmelette, d’un tyran, d’un bœuf, ou
d’un fauve ? »
V, 33
Bientôt, tu ne seras plus que cendre ou squelette et un nom,
ou même plus un nom, car le nom n’est qu’un bruit, qu’un
écho. Tout ce qui a du prix dans la vie n’est que vanité,
pourriture, insignifiance, roquets qui se mordent, ou enfants
qui se chamaillent, qui rient, pour pleurer tout de suite après.
La bonne foi, la pudeur, la justice, la vérité « quittant la terre
(632)
aux larges routes ont gagné l’Olympe ». Qu’est-ce donc
qui te retient encore sur cette terre, si les objets de notre
perception sont changeants, et non pas invariables, si nos sens
ne sont pas fiables, mais sujets à l’erreur, si le souffle lui-
même n’est qu’une vapeur du sang et si vaine est la gloire
obtenue auprès d’êtres ainsi constitués ? Que faire donc ? —
Attendre sereinement, ou de t’éteindre ou de te transformer.
Mais, jusqu’à ce que l’occasion s’en présente, que suffit-il de
faire ? Rien d’autre que d’honorer et de bénir les dieux, de
faire du bien aux hommes, de les supporter et ne pas les
prendre en aversion. Quant à tout ce qui est à portée de ta
pauvre chair et de ton faible souffle, souviens-toi que ce n’est
ni à toi ni dépendant de toi.
VII, 1
Qu’est-ce que le vice ? Ce que tu as souvent vu. Pour tout
ce qui arrive, aie toujours à l’esprit que c’est une chose que tu
as souvent vue. Bref, en haut comme en bas, tu trouveras les
mêmes choses dont sont pleines les histoires, les anciennes, les
moins anciennes ou les contemporaines, dont sont pleines
aujourd’hui les villes et les maisons. Rien de nouveau : tout est
en même temps habituel et de courte durée.
VIII, 34
Si tu as vu un jour une main amputée, ou un pied, une tête
coupée et gisante, à quelque distance du corps dont elle est
séparée, c’est dans cet état que se trouve, autant qu’il est en
lui, celui qui n’accepte pas ce qui arrive, qui se met à l’écart,
ou qui agit sans penser à l’intérêt commun. Tu t’es rejeté de
cette communauté conforme à la nature, car tu es né en en
faisant partie, et, maintenant, tu t’en es toi-même coupé. Mais
voici quelque chose d’admirable : tu as de nouveau la
possibilité de rentrer dans cette communauté. Car Dieu n’a
accordé à aucune autre partie, une fois qu’elle en a été séparée
et coupée, de s’y réunir à nouveau. Mais vois la bonté avec
laquelle il a honoré l’homme : il lui a donné le pouvoir de ne
pas se séparer du Tout, et s’il s’en est séparé, d’y revenir, de se
fondre en lui, et d’y retrouver la place de sa partie.
IX, 5
Bien souvent on est injuste sans agir, et non pas seulement
en agissant mal.
IX, 36
La décomposition de la matière qui est en chacun de nous :
de l’eau, de la cendre, des os, une odeur nauséabonde. Autre
matière : les marbres sont aussi des concrétions de la terre, et
l’or, l’argent, des sédiments, et les vêtements, des poils et la
pourpre, du sang, et ainsi de tout le reste. Le souffle aussi est
tel, et il passe d’un être à l’autre.
IX, 42, 10-13
[…] C’est surtout quand tu reproches à quelqu’un sa
déloyauté ou son ingratitude que tu dois faire un retour sur toi-
même, car c’est de ta faute, évidemment, si tu as cru qu’un
homme manifestant une disposition de ce genre te resterait
loyal ou si, lui accordant un bienfait, tu ne le lui as pas accordé
sans arrière-pensée, ni sans retirer immédiatement de ton
action tout son fruit. Que veux-tu donc de plus si tu as fait du
bien ? Ne te suffit-il pas d’avoir agi selon la nature qui t’est
propre et cherches-tu encore un salaire pour cela ? C’est
comme si l’œil demandait une récompense, parce qu’il voit, ou
les pieds, parce qu’ils marchent. De même, en effet, que ces
organes ont été faits pour une action déterminée et qu’en
agissant selon leur constitution propre, ils remplissent la
fonction qui leur est propre, de même l’homme, naturellement
constitué pour être bienfaisant, chaque fois qu’il accomplit une
action bienfaisante, ou qu’il aide autrui à se procurer les
choses indifférentes, fait ce en vue de quoi il a été constitué et
il atteint sa fin propre.
X, 1
Seras-tu jamais, ô mon âme, bonne et simple, et une, et
nue, plus visible que le corps qui t’enveloppe ? Pourras-tu
jamais goûter la disposition qui incite à aimer et à chérir ?
Seras-tu donc jamais suffisante à toi-même, sans besoin, sans
regret, sans désirer rien ni personne pour satisfaire tes
plaisirs ? Sans désirer non plus que le temps prolonge leur
jouissance, ou le lieu, ou le pays, ou la douceur de l’air, ou une
société mieux accordée ? Mais pourras-tu te contenter de ta
condition présente, te réjouir de tes biens présents, te
persuaderas-tu que tout te vient des dieux, que tout ce qui leur
plaît est bon et sera bon pour toi, comme tout ce qu’ils doivent
t’attribuer pour la sauvegarde de l’être accompli, juste et beau,
qui engendre tout, qui maintient ensemble, qui embrasse et
comprend tous les corps qui, dans le même temps qu’ils se
dissolvent, renaissent en d’autres corps semblables ? Seras-tu
un jour telle que tu puisses vivre dans la société des hommes
et des dieux sans avoir à te plaindre d’eux ni être pour eux un
objet de blâme ?
XII, 32
Quelle infime partie d’un temps éternel et infini a été
accordée à chacun ! Très vite, elle disparaît pour toujours.
Quelle infime partie de la substance universelle, quelle infime
partie de l’âme universelle ! Sur quel infime lopin de la terre
universelle rampes-tu ! Rappelle-toi tout cela et garde à
l’esprit qu’il n’y a rien de grand, si ce n’est d’aller là où la
nature te guide et de supporter ce que t’apporte la commune
nature.
XII, 36
Ô homme, tu étais citoyen de cette grande cité. Que
t’importe, si c’est pendant trois ou cinq décades ? Ce qui est
selon les lois est équitable pour tous. Qu’y a-t-il donc de
terrible, si ce n’est ni un tyran ni un juge inique qui te
renvoient de ta cité, mais la nature même qui t’y avait conduit,
comme te congédierait de la scène le chef d’une troupe qui
t’aurait engagé ? — « Mais je n’ai pas joué mes cinq actes !
Seulement trois ! » — « Oui, mais tu les as bien joués et, dans
la vie, trois actes constituent une pièce entière. » Car ta fin,
elle est fixée par celui qui autrefois fut la cause de ta
composition et qui maintenant est celle de ta dissolution. Mais,
toi, tu n’es la cause ni de l’une ni de l’autre. Pars donc de
bonne grâce pour répondre à la bonne grâce de celui qui te
délivre.
CLÉMENT D’ALEXANDRIE
En dépit de son nom, ce Père de l’Église n’est pas
originaire d’Alexandrie. Probablement né en Grèce entre 140
et 150 après J.-C., il dut faire d’excellentes études à Athènes,
avant de se convertir au christianisme et de partir à la
recherche du Maître susceptible de répondre aux
interrogations philosophiques et spirituelles qui le
taraudaient. Il parcourut la Grèce, la Grande Grèce, l’Orient.
Parvenu à Alexandrie, il rencontra Pantène. Ce théologien,
exégète remarquable de la Bible, l’éblouit. Ordonné prêtre,
Clément se partagea entre ses activités de pasteur, de
théologien et de catéchète, tout en composant une œuvre qui
accomplit la synthèse de la tradition païenne dont il était
l’héritier et des principes du christianisme. Réfugié en
Cappadoce en 202, au moment des persécutions de Septime
Sévère, il se rendit ensuite à Jérusalem et servit
d’ambassadeur auprès de l’Église d’Antioche à l’évêque
Alexandre. Il dut mourir vers 220.
Clément d’Alexandrie, qui emploie un grec classique, d’une
richesse parfois proche de la préciosité, écrit pour les païens
cultivés et fortunés qu’il côtoie. Il leur propose un itinéraire
complet vers la foi et la connaissance, du Protreptique, qui est
une exhortation à la conversion, aux Stromates et aux
Hypotyposes, dont il ne reste que des fragments, en passant
par le Pédagogue. Envisageant un nouveau baptisé, Clément
s’emploie à lui prodiguer les moyens très concrets de se
conduire en chrétien, d’accéder à la sagesse, brossant pour
l’occasion un tableau d’une extraordinaire vivacité de la vie
d’un homme du IIe siècle après J.-C. Les Stromates, au sens
propre des Tapisseries, peut-être des « essais » ou des
« variétés », pour reprendre des genres illustrés par
Montaigne ou Valéry, et les Hypotyposes, le guident ensuite,
quand il a déjà fait ses preuves, autant moralement
qu’intellectuellement, vers la connaissance la plus parfaite et
la gnose, voire vers une vie chaste et tournée vers le martyre.
Pour Clément d’Alexandrie, le chrétien accompli incarne le
modèle idéal de l’homme libre, tel que la paideia grecque
l’envisage. Ce lettré, féru de science universelle, capable de
récrire un passage d’Euripide, de commenter les Écritures,
comme d’utiliser le savoir médical de son temps, ne considère
pas, en effet, que le patrimoine intellectuel des Anciens
s’oppose au christianisme. Par Logos, Clément d’Alexandrie
entend à la fois la Raison, le Christ et le Verbe divin. Cette
raison, de toute éternité inscrite dans le cosmos et l’esprit
humain par Dieu, est par conséquent déjà à l’œuvre chez les
auteurs les plus anciens, énoncée sous forme de symboles et
d’images, dont il convient de dégager la signification par un
travail d’exégèse et un rapprochement incessant avec les
Écritures. Il ne combine pas deux cultures. Il déchiffre le legs
des Anciens à la lueur d’un art de l’exégèse qui lui permet de
lire entre les lignes, de déchiffrer le sens secret tapi derrière
les fables, les hiéroglyphes, les rituels et les formules
magiques. Immense, la culture de Clément d’Alexandrie fait
dialoguer poètes et philosophes païens, aussi bien qu’auteurs
juifs ou chrétiens, afin de parvenir aux mystères ultimes du
monde. Il fournit les étapes d’une Révélation qui demeure
intérieure et secrète, aboutissement d’un progrès individuel de
l’âme. Le christianisme de Clément d’Alexandrie est,
profondément, un humanisme, animé par un optimisme qui
l’incline à la célébration mystique et à la poésie.
Ces caractéristiques éclatent dans le Protreptique qui
entend faire passer son lecteur de l’admiration des héros
antiques et de la religion païenne à l’amour du Verbe de Dieu.
Construit en douze livres sur un modèle rhétorique déjà
employé par Aristote, Cléanthe ou Épicure, l’ouvrage
commence par un prologue étincelant, poème et entretien
rempli d’ardeur. Les livres suivants, plus véhéments et
railleurs, dénoncent les absurdités et les fadaises d’un
discours mythologique entendu platement : leçon de
matérialisme dépourvue de tout aliment spirituel. La
péroraison renoue avec le lyrisme et une éloquence de
l’enthousiasme, jouant des rythmes et des images pour
soulever son lecteur, et le convaincre de se porter à chercher
Dieu.
Protreptique
POUR UN CHANT NOUVEAU
Comment pouvez-vous donc ajouter foi à de vaines
légendes et imaginer que la musique puisse charmer les bêtes
(633)
sauvages , alors que seul, semble-t-il, le visage rayonnant
de la vérité vous paraît mensonger et que, seul, il reste soumis
à vos regards de défiance ? Certes, le Cithéron, l’Hélicon, les
monts des Odryses, les initiations Thraces, et tous les mystères
(634)
de l’erreur ont été divinisés et célébrés dans des hymnes .
Mais quant à moi, même si ce sont des légendes, je supporte
difficilement de voir représentées dans des tragédies de telles
histoires. Pour vous, au contraire, les récits de malheurs eux-
mêmes deviennent des pièces de théâtre et vous en admirez les
acteurs avec plaisir. Cependant, les pièces de théâtre, les
(635)
poètes des jeux lénéens , que leur ivresse rend indécents,
ces poètes couronnés de lierre, à qui les initiations bachiques,
(636)
avec leurs satyres et leurs thiases de ménades , font perdre
étrangement l’esprit, enfermons-les, en y joignant aussi le
reste des chœurs des démons, sur cet Hélicon, sur ce Cithéron
d’un autre âge, et, des hauteurs du ciel, faisons descendre sur
la montagne de Dieu la vérité en même temps que la sagesse
lumineuse, accompagnée du chœur des prophètes. Que la
vérité, en envoyant au plus loin ses rayons resplendissants,
apporte sa lumière à ceux qui vivent dans les ténèbres et
qu’elle délivre les hommes de l’erreur en leur tendant cette
main très puissante qu’est l’intelligence, en vue de leur salut.
Alors, les hommes, se redressant et relevant la tête, quitteront
le Cithéron et l’Hélicon et habiteront Sion, « Car de Sion
(637)
sortira la loi, et de Jérusalem la parole du Seigneur », la
Parole céleste, qui est le véritable protagoniste couronné sur la
scène du monde. Il chante, mon Eunomos, non pas le nome de
(638)
Terpandre ni celui de Cépion , et encore moins sur les
modes phrygien ou lydien ou dorien, mais il chante le nome
éternel de la nouvelle harmonie, le chant qui porte le nom de
Dieu, le chant nouveau, le chant des lévites, celui qui « bannit
du cœur tristesse et colère, et qui fait oublier tous les
(639)
maux », doux remède de vérité mêlé au chant de la
persuasion.
Je pense donc que le Thrace fameux, Orphée, ou que le
(640)
Thébain, ou que le Méthymnéen , ces hommes qui ne
méritent pas le nom d’hommes, n’ont été que des fourbes :
sous prétexte de musique, ils ont souillé la vie, ils ont fait les
inspirés avec un art consommé d’une sorte de magie, pour
semer la ruine, transformant en exaltation mystique leur
orgueil, divinisant des deuils, ils ont conduit les premiers les
hommes devant les idoles, ils ont construit avec des pierres et
du bois — ce que sont statues et peintures — l’édifice de ces
coutumes grossières et la belle liberté, la seule réellement
belle, celle des citoyens du monde, leurs chants et leurs
sortilèges l’ont enchaînée à la dernière des servitudes.
Mais tel n’est pas le chanteur qui est le mien. Il arrive pour
délier au plus vite l’amer esclavage imposé par la tyrannie des
démons et, nous mettant sous le joug doux et humain de la
(641)
piété , il rappelle au ciel ceux qui avaient été rejetés vers la
terre. Seul donc il a apprivoisé les animaux les plus terribles
qui furent jamais, les hommes, tantôt frivoles comme des
oiseaux, ou bien fourbes comme des serpents, tantôt violents
comme des lions, ou voluptueux comme des pourceaux, ou
encore rapaces comme les loups. Quant aux insensés, ils sont
de pierre et de bois. Et, plus insensible encore que la pierre, est
l’homme plongé dans l’ignorance ! Qu’en porte pour nous
témoignage la voix prophétique, qui, s’unissant à celle de la
vérité, prend en pitié ceux qui passent toute leur vie dans
l’ignorance et la sottise, « car de ces pierres, Dieu est capable
(642)
de susciter des enfants d’Abraham ». C’est lui qui, plein
de compassion devant l’étendue de la déraison et
l’endurcissement de ceux qui sont devenus des pierres face à
la vérité, a suscité un germe de piété, sensible à la vertu, dans
ces peuples de pierre qui ont mis leur foi dans des pierres.
I, 2, 1-I, 4, 1
(650)
NARCISSE
La source reproduit les traits de Narcisse, comme la
peinture reproduit Narcisse lui-même et son image. Le jeune
homme, tout juste revenu de la chasse, se tient debout près de
la source, soupirant après lui-même et amoureux de sa propre
beauté, qui, comme tu le vois, lance des éclairs sur l’eau. Et la
grotte c’est celle d’Achéloos et des nymphes. On a respecté la
vraisemblance, car les statues sont d’un art grossier, sculptées
dans la pierre même du lieu. Les unes ont été usées par le
temps, et les autres, les enfants des bouviers ou des bergers,
insensibles au Dieu à cause de leur jeune âge, en ont arraché
des morceaux. Cette source n’est point étrangère au culte de
Dionysos non plus, car on dirait que c’est lui qui l’a fait jaillir
pour les Bacchantes. Ainsi, la vigne, le lierre et le lierre hélix
aux belles vrilles y forment un berceau chargé de grappes de
(651)
raisin, à quoi se mêlent ces plantes dont on fait les thyrses .
Au-dessus d’elle s’ébattent des oiseaux qui gazouillent
harmonieusement, chacun à sa façon, et les fleurs blanches qui
poussent près de la source, encore en boutons, se sont
entrouvertes en l’honneur du jeune homme. Fidèle à la vérité,
la peinture nous montre même une goutte de rosée suspendue
à la fleur, sur laquelle se pose une abeille, et je ne sais pas si
elle est trompée par la peinture, ou si c’est nous qui nous
trompons en pensant qu’elle existe. Mais laissons cela ! Car
toi, jeune homme, ce n’est pas une peinture qui te trompe, ce
ne sont pas des couleurs ni de la cire qui te consument, tu
ignores que l’eau te reproduit exactement comme tu te vois, tu
ne connais pas l’artifice de la source, et tu ne sais pas que tu
dois seulement te pencher, changer d’expression, agiter la
main, ne pas garder la même attitude, mais voilà que tu restes
à attendre comme si tu avais rencontré un compagnon. La
source va-t-elle entrer en conversation avec toi ? Mais rien de
ce que nous lui disons ne l’atteint. Ses yeux, ses oreilles, sont
fascinés par l’eau. Disons donc comment le peintre l’a
représenté. Le jeune homme est debout, il croise les pieds et
s’appuie de la main gauche sur un javelot fiché en terre, il a la
main droite posée sur sa hanche, et il se soutient ainsi lui-
même, ses fesses faisant saillie à cause de l’inclinaison du côté
gauche. La courbe dessinée par le coude jusqu’à la main laisse
passer de l’air. On aperçoit des plis à la jointure du poignet, et
la paume de la main est traversée d’ombres obliques, qui
proviennent de la position des doigts pliés vers l’intérieur. Son
souffle est haletant, je ne sais si la cause en est la chasse ou
déjà le désir amoureux. Quant au regard, c’est celui d’un
homme qui aime vraiment. Clair et farouche naturellement, il
est adouci par une sorte de langueur voluptueuse. Peut-être
pense-t-il que son amour est réciproque, son reflet le regardant
comme il le regarde. On aurait beaucoup à dire sur sa
chevelure si nous l’avions rencontré en train de chasser. Sa
course en effet l’aurait animée de milliers de mouvements,
surtout si le vent s’y ajoutait ! Mais nous allons pourtant en
parler. Très abondante, et comme dorée, une partie en retombe
sur le cou, et une partie sur les oreilles qui la partagent.
Flottant sur le front, ses cheveux se mêlent aux poils de sa
barbe. Les deux Narcisses sont semblables, ils resplendissent
d’une même beauté, sauf que pour l’un, le fond est le ciel, et
que l’autre est comme au fond de la source. Le jeune homme
se tient immobile, au-dessus de l’eau qui est immobile, ou
plutôt qui le regarde fixement, comme éprise de sa beauté.
I, 23, 1-5
DIOGÈNE LAËRCE
Diogène Laërce écrivit un vaste ouvrage intitulé Vie,
doctrines et sentences des philosophes illustres, où il
rassemble l’essentiel des connaissances disponibles sur les
différentes sectes philosophiques depuis les premiers Sages
jusqu’à la fin du IIe siècle après J.-C., mais, non sans
paradoxe, on ne sait rien de lui-même. Son nom est incertain.
Il est généralement situé au IIIe siècle, comme il n’évoque plus
aucun auteur après Sextus Empiricus : il pourrait cependant
tout à fait écrire à une date postérieure.
Son œuvre, dédiée à une dame qui venait de se rallier à la
philosophie platonicienne, constitue une somme, où trois
intentions se croisent : rassembler toutes les informations
biographiques sur les fondateurs de l’ensemble des écoles
connues et leurs principaux maîtres, exposer leur pensée,
démontrer que la philosophie est une invention de la Grèce,
pure de toute influence barbare. Les dix livres correspondent
chacun à un courant philosophique. Diogène Laërce les
explore ensuite de façon chronologique.
L’écrivain se livre à une compilation. Il cite ses sources et,
souvent, les discute, témoignant d’un état du savoir et d’une
méthode. Il fournit des extraits, des résumés, des titres
d’œuvres désormais perdues : si le souci réel d’objectivité et
l’érudition dont il fait preuve n’est pas sans limites, Diogène
Laërce permet néanmoins d’entrevoir les contours d’une
ample culture qui serait souvent entièrement disparue sans lui.
Il illustre une pratique de la biographie et de la doxographie
qu’on retrouve dans les Vies des sophistes d’un Philostrate.
Dans les deux cas, l’énumération de bons mots et d’anecdotes
frôle la fiction romanesque. Cette inclination est d’ailleurs un
des attraits de l’ouvrage, dont les listes ou les répertoires de
volumes oubliés sont plus difficiles à goûter. L’oscillation
entre narration, si haute en couleur lorsque Diogène Laërce
évoque le second fondateur de l’école cynique après
Antisthène, Diogène, au IIIe siècle avant J.-C., et recueil
bibliographique risque de dérouter : à tort. Le récit est
rarement gratuit chez Diogène. Les actes qu’il rapporte
traduisent dans son esprit une façon d’être au monde qui fait
sens, qui incarne une réflexion. La brusquerie de Diogène est
volonté d’accéder à la vérité nue, de dépouiller opinions et
conventions jusque dans leurs moindres concessions aux
afféteries de la vie sociale, dans une tentative radicale de
rejoindre ce qu’il y a, en soi, de la nature même. L’admiration
de l’auteur perce et illumine ces pages.
Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres
VIE DE DIOGÈNE LE CYNIQUE
Diogène était fils du banquier Hicésias. Il naquit à
Sinope (652). Il s’enfuit, dit Dioclès (653), quand son père, qui
tenait la banque publique, eut fabriqué de la fausse monnaie.
Mais Eubolide, dans son livre sur Diogène, prétend que c’était
lui le coupable et il dit qu’il s’enfuit avec son père. Quoi qu’il
en soit, Diogène lui-même, dans le Pordalos, s’accuse d’avoir
falsifié la monnaie. Quelques auteurs racontent qu’étant
inspecteur de la monnaie, il y fut poussé par ses ouvriers et
qu’il alla à Delphes ou à Délos, patrie d’Apollon, demander à
l’oracle, s’il devait exécuter ce qu’on lui conseillait. La
réponse lui permit de faire la monnaie de l’État. Mais, ayant
mal interprété cette réponse, il falsifia la monnaie, fut
découvert et condamné à l’exil, selon certains. D’autres
pensent qu’il prit peur et qu’il s’expatria de lui-même. Une
autre version rapporte qu’il falsifia de l’argent que son père lui
avait donné, que son père mourut en prison et que lui-même,
condamné à l’exil, alla à Delphes demander à l’oracle, non pas
s’il devait falsifier la monnaie, mais ce qu’il devait faire pour
devenir illustre, à quoi l’oracle répondit.
Venu à Athènes, il vint trouver Antisthène, qui le repoussa
parce qu’il ne voulait aucun disciple, mais la ténacité de
Diogène l’emporta. Un jour qu’Antisthène le menaçait de son
bâton, il tendit la tête en disant : « Frappe, tu ne trouveras pas
un bois assez dur pour m’éloigner de toi, tant que tu
parleras ! » À partir de ce moment, il devint son disciple et il
vécut très simplement, comme il convenait à un exilé.
Ayant aperçu une souris (comme le raconte Théophraste
dans Le Mégarique) qui courait sans s’inquiéter de trouver un
gîte, ni redouter l’obscurité, ni désirer tout ce qui peut rendre
la vie agréable, il vit dans ce comportement un remède à sa
pauvreté. Il est le premier, selon certains, à avoir fait coudre
une doublure à son manteau, à cause de la nécessité qu’il avait
de dormir dedans. Il prit une besace pour y mettre sa
nourriture, et il faisait tout n’importe où : manger, dormir, ou
parler. Il disait à ce sujet, en montrant le Portique de Zeus et le
(654)
Pompéion , que les Athéniens les avaient construits pour
qu’il puisse y passer sa vie. Il prit un bâton pour se soutenir à
la suite d’une maladie et ensuite il le porta partout, à la ville ou
sur les routes, avec sa besace, comme on le lit chez
Athénadore, magistrat d’Athènes, chez l’orateur Polyeucte et
chez Lysanias, le fils d’Aischrion. Il avait écrit à un ami de lui
procurer une petite maison, et, comme l’ami tardait à lui
répondre, il prit pour demeure un tonneau vide qui se trouvait
(655)
au Métroon . Il nous l’apprend lui-même dans ses lettres.
L’été, il se roulait dans le sable brûlant, l’hiver, il embrassait
les statues couvertes de neige, trouvant partout de quoi exercer
son endurance.
Il était terriblement méprisant. Il appelait l’école d’Euclide
« école de bile » et l’enseignement de Platon
(656)
« divertissement » . Il disait que les concours en l’honneur
de Dionysos étaient de grandes merveilles pour les fous et que
les orateurs étaient les valets du peuple. Quand il regardait les
pilotes, les médecins et les philosophes, il disait que l’homme
était le plus intelligent de tous les animaux, mais, s’il regardait
les interprètes des songes, les devins et tous ceux qui
s’attachent à eux, et tous les gens entichés de gloire et de
richesse, il disait que rien ne lui semblait plus vain que
l’homme. Il répétait souvent qu’il fallait user de raison pour
vivre, ou alors se pendre. Un jour, voyant Platon, dans un riche
banquet, ne manger que des olives : « Comment, dit-il, toi,
l’homme sage, qui as voyagé jusqu’en Sicile pour trouver des
tables de ce genre, maintenant qu’elles sont là devant toi, tu
n’en jouis pas ! » Platon lui répondit : « Mais là-bas aussi,
Diogène, je me contentais d’olives ou de nourriture aussi
simple ! » Alors Diogène : « Dans ce cas, pourquoi fallait-il
que tu ailles à Syracuse ! l’Attique aussi produit des olives ! »
Ces paroles sont attribuées à Aristippe par Favorinos dans ses
Mélanges historiques. Un autre jour, il mangeait des figues
sèches, Diogène rencontra encore Platon et lui dit : « Prends-
en la moitié. » Alors Platon en prit et les mangea. Mais
Diogène : « Je t’ai dit d’en prendre, non d’en manger ! »
(657)
Platon avait invité des amis au retour de chez Denys .
Diogène marcha sur les tapis en disant : « Je foule aux pieds
l’orgueil de Platon ! », à quoi Platon répondit : « Quel orgueil
tu montres, Diogène, toi qui prétends y échapper ! » Suivant
une autre version, Diogène aurait dit : « Je foule aux pieds
l’orgueil de Platon » et Platon aurait répliqué : « Oui, mais
avec un autre orgueil, Diogène. » Sotion, au quatrième livre,
raconte aussi un autre mot du philosophe cynique à Platon : un
jour Diogène lui avait demandé du vin et des figues sèches.
Platon lui donna toute une amphore de vin. Diogène lui dit
alors : « Quand on te demande combien font deux et deux,
réponds-tu vingt ? Tu ne sais ni donner ce qu’on te demande,
ni répondre à la question posée ! », et il se moqua de son
bavardage.
On lui demandait où, en Grèce, il avait vu des hommes de
bien. « Des hommes, je n’en ai vu nulle part, mais j’ai vu des
enfants à Lacédémone. »
Un jour il discourait sérieusement, mais il n’était pas
écouté. Il se mit à fredonner. On s’attroupa autour de lui. Il
reprocha alors à ceux qui l’entouraient de se précipiter pour
écouter des sornettes, mais de ne pas se presser pour écouter
des choses sérieuses. Il disait encore que les hommes savaient
très bien se battre et donner des coups de pied pour lutter
contre des adversaires, mais jamais pour devenir vertueux. Il
s’étonnait de voir les grammairiens faire des recherches sur les
malheurs d’Ulysse, alors qu’ils ignoraient leurs propres maux,
de voir aussi les musiciens accorder si bien leur lyre, mais ne
pas accorder leur âme. Il disait aussi que les mathématiciens
observent le soleil et la lune sans voir ce qui est à leurs pieds,
que les orateurs mettent tout leur zèle à bien parler, mais non à
bien agir, que les avares parlent de l’argent avec mépris, mais
qu’ils l’aiment par-dessus tout. Il condamnait ceux qui louent
les gens vertueux parce qu’ils méprisent les richesses, mais
qui, dans le même temps, portent envie aux riches. Il
s’indignait de voir des hommes faire des sacrifices pour leur
santé, tout en mangeant pendant ces sacrifices au point de la
(658)
perdre . Mais il admirait au contraire les esclaves de ne pas
prendre de mets pour eux, quand ils voyaient des maîtres si
goinfres. Il admirait ceux qui, sur le point de se marier, ne se
mariaient pas, ceux qui, sur le point d’aller en mer, n’y allaient
pas, ceux qui devaient gouverner, mais ne gouvernaient pas,
ceux qui devaient élever des enfants, mais n’en élevaient pas,
et ceux qui se préparaient à fréquenter les puissants, mais ne
les fréquentaient pas. Il disait aussi qu’il fallait tendre la main
à ses amis, mais sans fermer les doigts.
(659)
Ménippe raconte dans son Diogène vendu qu’il fut fait
prisonnier et mis en vente. On lui demanda alors ce qu’il
savait faire : « Commander », et s’adressant au héraut :
« Demande donc si quelqu’un veut acheter un maître ! »
Comme on lui défendait de s’asseoir : « Qu’importe ! On
achète bien des poissons disposés n’importe comment ! »
VI, 2, 20 -29
LA NAISSANCE DE L’AMOUR
Arrivant avec Chloé à la grotte des Nymphes, il lui donna à
garder sa tunique et sa besace et, se tenant debout au bord de
(663)
la source, il se lava les cheveux et le corps tout entier . Sa
chevelure était noire et abondante, son corps hâlé par le soleil.
On eût dit que sa teinte brune venait de l’ombre de ses
cheveux et Chloé, qui le regardait, s’avisa que Daphnis était
beau : mais, comme c’était alors la première fois qu’elle voyait
qu’il était beau, elle pensa que le bain lui donnait cette beauté.
En lui lavant le dos, elle sentait la douceur de sa peau, si bien
que plus d’une fois, à la dérobée, elle se toucha elle-même,
voulant savoir s’il avait la peau plus délicate que la sienne.
Puis, comme le soleil était déjà sur le couchant, ils
ramenèrent les bêtes au bercail et Chloé n’avait rien d’autre en
tête sinon le désir de revoir Daphnis se baigner. Le jour
d’après, quand ils furent au pâturage, Daphnis assis sous le
chêne habituel, jouait de la flûte, tout en ayant un œil sur les
chèvres couchées, qui semblaient écouter la mélodie, et Chloé,
assise tout à côté, surveillait son troupeau de brebis, mais, le
plus souvent, elle tournait ses regards vers Daphnis qui jouait
de la flûte et, à nouveau, elle le trouva beau. Et, à nouveau,
s’imaginant que la musique lui donnait cette beauté, elle prit la
flûte après lui, pour voir si la musique la rendait belle elle
aussi. Puis, elle l’invita à se baigner encore et, pendant qu’il se
baignait, elle le regardait et, en le regardant, elle se mit à le
toucher. Elle revint chez elle en pensant grand bien de lui, et
cette pensée était un commencement d’amour. Elle ne savait
pas cependant ce qu’elle éprouvait, étant une simple fille,
élevée aux champs et n’ayant jamais entendu personne
prononcer le nom d’amour. Elle n’avait goût à rien, elle n’était
plus maîtresse de ses yeux, elle n’avait que Daphnis à la
bouche. Elle ne mangeait plus, elle ne trouvait plus le
sommeil, elle négligeait son troupeau. Tantôt elle riait, tantôt
elle pleurait, tantôt elle restait assise, tantôt elle bondissait.
(664)
Elle pâlissait, puis elle avait le visage en feu . Même la
génisse piquée par le taon ne connaît pareille agitation.
Quelquefois, quand elle était seule, il lui venait ces mots : « À
cette heure, je suis malade, mais ce qu’est ce mal, je l’ignore.
Je souffre, et je n’ai pas de blessure. Je suis affligée, mais je
n’ai perdu aucune de mes brebis. Je brûle, et je suis assise sous
une ombre épaisse. Que de fois les ronces m’ont égratignée,
sans que je verse une larme ! Que d’abeilles m’ont piquée,
sans que je crie ! Sans doute, ce qui me frappe au cœur est plus
cruel que tout cela ! Daphnis est beau, mais les fleurs
également. Le chant de sa flûte est beau, mais celui du
rossignol aussi. Pourtant je n’y prends pas garde. Ah ! Que ne
suis-je sa flûte, pour que son souffle se répande sur moi… Que
ne suis-je un chevreau, pour qu’il soit mon berger ! Ô fontaine
méchante, tu as rendu si beau le seul Daphnis et moi, en vain,
je me suis baignée dans ton eau ! Je me meurs, Nymphes
chéries, et vous ne voulez même pas sauver la jeune fille qui a
vécu parmi vous ! Qui, après moi, vous fera des couronnes ?
Qui s’occupera de mes pauvres agneaux ? Qui prendra soin de
la cigale bavarde, que j’ai eu tant de mal à prendre ! Je voulais
que son chant m’endorme à l’entrée de ces grottes. Mais à
cette heure Daphnis m’a ôté le sommeil, et ma cigale chante
en vain. » Ainsi parlait, ainsi souffrait la pauvre Chloé,
cherchant en elle le nom d’Amour.
I, 13, 1-15, 1
LE MYTHE DE SYRINX
(665)
Lamon se mit à leur raconter l’histoire de Syrinx ,
qu’un chevrier de Sicile lui avait chantée en échange d’un
bouc et d’une flûte. Cette flûte n’était pas autrefois un
instrument de musique, mais une belle jeune fille à la voix
mélodieuse. Elle gardait les chèvres, jouait avec les Muses et
chantait, comme maintenant. Pan, qui la voyait garder ses
chèvres, jouer et chanter, s’approcha d’elle et tenta de la
persuader de répondre à ses avances, en lui promettant que
toutes ses chèvres auraient toujours des portées de deux
chevreaux. Mais elle se moqua de son amour et elle déclara
qu’elle n’aurait jamais comme amant un être qui n’était, ni
tout à fait un bouc, ni tout à fait un homme. Alors, Pan voulut
la prendre de force. Syrinx s’enfuit, voulant échapper à la
violence de Pan, mais, lasse de courir, elle se cacha dans des
roseaux et disparut dans les marais. Pan, courroucé, coupa les
roseaux, ne trouva pas la jeune fille, comprit ce qui était arrivé
et imagina l’instrument : il attacha avec de la cire des roseaux
inégaux en signe d’un amour inégal et il souffla dedans. Voilà
pourquoi la belle jeune fille de jadis est maintenant une flûte
mélodieuse.
II, 33, 3-34, 3
PLOTIN
Plotin (204-270 après J.-C.), dont l’itinéraire est connu
grâce à la Vie que lui a consacrée son disciple Porphyre, a
proposé une interprétation de la pensée de Platon connue sous
le nom de néoplatonisme. Elle a irrigué toute l’Antiquité
tardive et fait l’objet d’une résurrection enthousiaste à partir
de la Renaissance, notamment en ce qu’elle autorise une
fusion entre philosophie et christianisme.
Formé à Alexandrie, Plotin s’établit à Rome en 244. Il y
fonda une école de philosophie, où il enseigna jusqu’en 269.
Retiré en Campanie, il y mourut peu après, en 270. Son œuvre
est regroupée dans les Ennéades. Cet ensemble de six groupes
de neuf traités (d’où son nom) a été édité par Porphyre. Il ne
s’agit pas d’une somme minutieusement constituée par
l’auteur, mais d’écrits de circonstance, de traités destinés à
satisfaire les besoins ou les interrogations d’auditeurs des
cours du maître. À bien des égards, Plotin considère qu’il ne
fait que répéter le discours de Platon : il en propose
cependant une relecture très personnelle.
Plotin, en effet, discerne, au-delà de l’Esprit, l’Un,
transcendance absolue, pointe ultime du cosmos. Toute la
philosophie a pour ambition sa connaissance ou sa
contemplation : dans un mouvement qui épouse l’aspiration
spirituelle de son époque, elle en vient à s’apparenter à une
ascèse mystique au terme de laquelle la conscience du corps
s’abolit. Cette quête est un but en soi. Plotin se détourne du
politique qui constitue la finalité de la recherche
philosophique chez Platon. Il reprend à son compte des
dogmes stoïciens et relit très librement de nombreux mythes
platoniciens. Volontiers porté à des allégories qui
transforment la signification originelle de ses sources, Plotin
renouvelle les images qu’il y puise. Le philosophe se livre, au
livre III des Ennéades, à une défense de la liberté humaine. Il
récuse la conception stoïcienne du destin et les déterminations
imposées par la physique atomiste de Démocrite ou par
l’astrologie, que ses contemporains goûtaient tant. Il reprend
à cette occasion un motif venu des Lois : la vie humaine est un
ballet de marionnettes. Mais Plotin force le trait. Il change la
signification de l’image. Chez lui, la gesticulation de pantins
fait place à un théâtre d’ombres. Le dérisoire reflue au
bénéfice d’une interrogation métaphysique.
Les Ennéades
DE LA PROVIDENCE
La liaison entre les choses qui ont été engendrées et celles
qui sans cesse sont engendrées demande à être examinée.
Voici, en effet, les problèmes qu’elle peut susciter : pourquoi
les animaux se dévorent-ils les uns les autres ? Pourquoi les
hommes s’attaquent-ils mutuellement dans des guerres qui ne
connaissent ni trêve ni repos, surtout si c’est la Raison qui a
constitué cet état de choses, que l’on considère donc comme le
Bien ? À ceux qui parlent ainsi, il ne sert à rien de dire que
tout est pour le mieux possible, que la matière est la cause de
l’infériorité des choses, et que les maux ne peuvent pas être
supprimés, qu’il fallait que les choses en soient ainsi, c’est-à-
dire qu’elles soient bonnes, car ce n’est pas la matière qui est
venue dominer l’univers, mais elle y a été mise pour que
l’univers soit comme il est, ou plutôt, elle a pour cause même
la Raison, car la Raison est le principe des choses, et elle est
tout ; que c’est par elle que les choses sont engendrées, et par
elle qu’elles sont réunies pour la génération. D’où vient alors
la nécessité de ces guerres implacables que se font les hommes
entre eux, comme les animaux ? Il est d’abord nécessaire que
les animaux s’entre-dévorent, c’est pour eux une façon de
subsister, puisqu’ils ne peuvent pas, même si on ne les tuait
pas, durer éternellement. Si, dans le moment même où ils
doivent quitter la vie, ils meurent pour servir utilement aux
autres êtres, pourquoi le refuser ? Pourquoi ne pas l’admettre,
s’ils doivent renaître, une fois dévorés, sous d’autres formes ?
Il en est de même au théâtre : celui qui est tué est un acteur qui
change de costume et revient avec un autre masque. — Mais il
n’était pas mort réellement ! — Si mourir, c’est changer de
corps, comme l’acteur change d’habits, ou bien quitter tout
corps, comme fait l’acteur, qui, quand la pièce est tout à fait
terminée, quitte son costume, pour ne plus le reprendre plus
tard, et ne pas reparaître sur scène, en quoi serait redoutable
cette transformation des animaux les uns dans les autres, bien
préférable pour eux que de ne pas être nés ? Privés eux-mêmes
de la vie, ils ne pourraient entretenir celle des autres. Mais en
fait la Vie est présente, multiple, dans l’Univers, elle y produit
tout, et toutes les formes d’existence, et elle ne se lasse pas
d’engendrer sans cesse ces jouets beaux et pleins de grâce que
sont les êtres vivants. Les combats que se font entre eux les
hommes, ces êtres mortels, dans une disposition réglée aussi
bien que les danses pyrrhiques qu’ils pratiquent pour s’amuser,
montrent bien que toutes ces affaires humaines qu’on dit
sérieuses ne sont que jeux d’enfants, et indiquent que la mort
n’a rien de redoutable : mourir dans les combats et dans les
guerres, c’est devancer de peu le terme de la vieillesse, en
partant plus tôt, pour revenir plus vite. Si nous sommes de
notre vivant dépouillés de nos biens, il faut savoir que nous
n’en avons pas été les premiers possesseurs, et qu’ils sont une
possession bien ridicule pour ceux qui nous les ont ravis,
puisque d’autres les en dépouilleront. Et s’ils n’en sont pas
dépouillés, ils perdront encore plus à les garder. Il faut, comme
si nous étions au théâtre, considérer les meurtres, les
massacres, le pillage ou la prise des villes, comme les
changements de décor ou de personnages, comme les pleurs
ou les cris des acteurs. Car ici-bas, dans tous les événements
de la vie, ce n’est pas l’homme intérieur, l’âme, mais son
ombre, l’homme extérieur qui gémit et se lamente, et dont
toutes les actions se déroulent sur ce grand théâtre du monde.
Car tel est le caractère des actions de l’homme, qui ne connaît
que ce qui vit d’une vie inférieure et extérieure à lui, et qui
ignore que ses pleurs ou ses occupations sérieuses ne sont que
des jeux. L’homme vraiment sérieux ne s’occupe que
d’affaires vraiment sérieuses. Les autres sont jouets qui ne font
que jouer. Car ceux qui ne connaissent pas les activités
vraiment sérieuses et qui sont eux-mêmes jouets prennent
leurs jouets au sérieux. Et si l’on veut se mêler à de tels
enfantillages, que l’on sache bien que, une fois déposés les
jouets qui nous appartenaient, l’on s’était mêlé à des jeux
d’enfants. Quand Socrate n’est pas sérieux, il joue par ce qu’il
a d’extérieur. Il faut aussi bien avoir à l’esprit que nos larmes
et nos gémissements ne prouvent pas que nos maux soient bien
réels, parce que souvent les enfants se lamentent pour des
maux qui n’en sont pas.
III, 2, 15
Époque byzantine
De la fondation à la prise de Constantinople
(330 après J.-C. – 1453 après J.-C.)
ATHANASE D’ALEXANDRIE
Athanase naît en 296 ou 298 après J.-C., en Égypte, dans
une famille chrétienne aisée qui lui assura une excellente
instruction. Rapidement distingué par l’évêque d’Alexandrie,
il devint son secrétaire et son émissaire au premier concile de
Nicée en 325. En 328, peu avant de mourir, le patriarche le
désigna pour lui succéder. Ainsi Athanase n’avait-il qu’une
trentaine d’années, lorsqu’il fut intronisé évêque d’Alexandrie.
Sa vie a été ponctuée par ses conflits avec les tenants de
l’arianisme : ils insistaient sur la nature d’abord humaine du
Christ, tandis qu’Athanase soutenait que ce dernier était
consubstantiel au Père, donc pleinement divin. Puissants sous
les règnes des empereurs Constantin et Constance II, les
partisans d’Arius parvinrent à le faire condamner cinq fois à
l’exil. Au cours de son second exil, Athanase passa presque
sept ans à Rome (339-346). Mort à Alexandrie le 2 mai 373, il
ne vit pas triompher sa conception de la Trinité, qui l’emporta
au concile de Constantinople en 381.
Brillant, pugnace, parfois impérieux, voire irascible,
Athanase a été l’un des principaux Pères de l’Église et
l’auteur d’une œuvre considérable. Il composa la Vie
d’Antoine en 358, pendant son troisième exil (356-362), qu’il
passa dans la Thébaïde, le désert égyptien où Antoine lui-
même vécut. Un siècle plus tôt, appliquant à la lettre les
préceptes de l’Évangile, Antoine y était parti mener l’existence
d’un ermite, cherchant des retraites sans cesse plus isolées :
huttes, grottes, anciens tombeaux dans la montagne. Ses
austérités, jusqu’à la passion de l’ascétisme, ses combats
contre le démon, lui avaient attiré de nombreux disciples,
faisant d’Antoine, de son vivant même, un modèle de religieux
solitaire ou d’anachorète. La Vie qu’Athanase lui a consacrée
devait contribuer à diffuser, par l’éclat qu’elle lui donne, cette
spiritualité égyptienne face au monachisme cénobitique
(l’usage de la vie religieuse en communauté l’a cependant
historiquement emporté). C’est, en effet, une véritable
hagiographie, riche de scènes exemplaires, d’épreuves et de
triomphes éclatants. Elle propose un idéal incarné : Antoine y
est un personnage vivant. Athanase entrelace les citations des
Écritures qui sont la basse continue de son texte et des détails
familiers (ainsi du démon tirant la corde de l’ouvrage que le
saint tresse) : ils confèrent à son sujet, malgré la reprise des
lieux communs du genre, un relief entre tous reconnaissable.
La fortune de la Vie d’Antoine révèle son pouvoir de
séduction. Dès l’Antiquité, Grégoire de Nazianze la loue dans
un éloge en forme. Des épisodes en sont repris sur
d’innombrables icônes et des peintures. Le sujet, à partir du
Moyen Âge, est traité par les plus grands maîtres : Sassetta,
Bosch, Grünewald, Bruegel le Jeune, Callot, Cézanne, Rops,
et au XXe siècle encore par Dalí ou Ernst. Robert Arnauld
d’Andilly traduisit la Vie d’Antoine au XVIIe siècle : elle offre
un miroir aux Solitaires de Port-Royal. Le texte d’Athanase est
le filigrane derrière La Tentation de saint Antoine de Flaubert,
sinon même derrière toute son œuvre : il écrit un premier Rêve
d’Enfer, où Satan vient déployer ses maléfices, en 1837, à
seize ans. Dévorée par l’acédie et les concupiscences,
Mme Bovary porte encore en elle quelque chose du saint mis
en images par Athanase.
Vie d’Antoine
LE SAINT ERMITE ET LES DÉMONS
Lui-même était seul dans la montagne intérieure,
consacrant sa vie à la prière et à l’ascèse. Les frères qui
venaient le voir, après lui en avoir demandé l’autorisation, lui
rendaient service en lui apportant, au cours des mois, des
olives, des légumes et de l’huile, car il était devenu vieux.
Combien de luttes, pendant qu’il vécut dans cet endroit, il eut
(666)
à supporter, comme il est écrit , non pas contre le sang et la
chair, mais contre les démons, ses adversaires, nous l’avons
appris d’après ceux qui allaient le voir. Car, là aussi, ils
entendaient du fracas, des voix nombreuses, des cliquetis
d’armes et, la nuit, ils voyaient la montagne pleine d’étincelles
et ils contemplaient Antoine en train de combattre des ennemis
qu’il semblait voir et de faire des prières contre eux. Il donnait
du courage à ceux qui venaient le voir, tandis que lui-même
livrait son combat, le genou fléchi, en priant Dieu. C’était
vraiment une merveille que de le voir, seul, dans un tel désert :
il n’était pas terrifié par les démons qui l’attaquaient et il ne
redoutait pas la férocité de toutes les bêtes sauvages qui se
(667)
trouvaient là, reptiles ou quadrupèdes . Mais il était
vraiment plein de confiance dans le Seigneur, semblable à la
montagne de Sion (668), l’esprit sans trouble ni agitation, si
bien que les démons fuyaient plutôt et que les bêtes sauvages,
(669)
comme il est écrit , vivaient en paix avec lui.
(670)
Le diable donc, comme le dit David dans son psaume ,
épiait Antoine et grinçait des dents contre lui. Mais Antoine
était consolé par le Sauveur et il restait à l’abri de sa
méchanceté et de ses machinations subtiles. Alors qu’il passait
la nuit sans dormir, le diable lança contre lui des bêtes
sauvages et presque toutes les hyènes de ce désert, sortant de
leurs tanières, vinrent l’entourer : il se trouvait au milieu
d’elles. Chacune avait la gueule ouverte et menaçait de le
mordre. Mais lui, comprenant la ruse de l’Ennemi, leur dit à
(671)
toutes : « Si vous avez reçu pouvoir contre moi , je suis
prêt à me laisser dévorer par vous, mais, si ce sont les démons
qui vous poussent, alors, ne vous attardez pas, retirez-vous, car
je suis le serviteur du Christ. » À ces mots d’Antoine, elles
prirent la fuite, chassées par son discours, comme par un
(672)
fouet .
Puis, quelques jours plus tard, alors qu’il travaillait (car il
avait à cœur de prendre de la peine), quelqu’un se présenta à la
porte et tira la corde qu’il employait à son ouvrage. En effet, il
tissait des corbeilles et il les donnait à ceux qui venaient en
échange de ce qu’ils lui apportaient. Il se leva et vit une bête,
jusqu’aux cuisses identique à un homme, mais ses jambes et
ses pieds étaient ceux d’un âne. Antoine simplement se signa
et il lui dit : « Je suis le serviteur du Christ. Si tu as été envoyé
contre moi, vois, je suis là. » Alors la bête s’enfuit si vite avec
tous ses démons, qu’elle tomba et qu’elle mourut. La mort de
la bête fut la chute des démons, car ils s’étaient efforcés par
tous les moyens de lui faire quitter le désert, mais ils n’y
parvinrent pas.
51-53
GRÉGOIRE DE NAZIANZE
Grégoire de Nazianze se distingue entre tous les
théologiens des premiers siècles par son influence sur les
chrétiens d’Occident et sur les chrétiens d’Orient, par la
beauté de son œuvre, par sa sensibilité ardente et
l’expressivité de ses textes. La tradition byzantine voit en lui
un Démosthène chrétien. Elle le présente quelquefois comme
un nouveau Platon.
Fils de l’évêque Grégoire l’Ancien, il vit le jour près de
Nazianze, en Cappadoce, en 330 après J.-C. Il fit ses études à
Césarée en Palestine, à Alexandrie et à Athènes, où il
demeura huit ans. Il y eut pour maître le rhéteur Himérius et
s’y lia avec Basile de Césarée, dont il partage le rêve de
solitude studieuse. Grégoire de Nazianze, héritier accompli de
la culture grecque païenne, souhaitait se consacrer à l’étude,
mais en 358 son père exigea son retour en Cappadoce. Âgé de
quatre-vingt-trois ans, le vieillard désirait le voir prendre sa
succession. Grégoire, pour lui complaire, reçut l’ordination
sacerdotale en 362. Devenu évêque, il dut prendre part aux
querelles théologiques de son temps, mais cette exigence ne fit
que nourrir en lui une appétence plus violente à la retraite et à
la vie contemplative. Trois ans évêque de Constantinople, de
379 à 381, il organisa le concile œcuménique qui vit triompher
l’orthodoxie trinitaire, puis démissionna pour retourner à
Nazianze en 381, cherchant dans la solitude le refuge où
trouver enfin la paix qui lui faisait défaut. Il mourut en 390.
L’œuvre de Grégoire de Nazianze, vaste, mal connue en
français, comprend des lettres, des discours, des oraisons
funèbres, des poèmes. La poésie constitue peut-être le fleuron
de ce continent méconnu. Fervent défenseur des belles-lettres,
Grégoire les met au service d’une prose tendue par une
spiritualité vive et inquiète. Il s’emploie à définir son art dans
l’hymne Sur le silence pendant les jeûnes. Le poète se voit
comme « l’instrument de Dieu », dont il fait entendre la voix
parmi les hommes. Chantre de la loi divine, il est un nouvel
Homère, ou Homère fait Ange : la langue même de la pièce
(composée en distiques élégiaques) est homérique. La
tradition profane est mise au service du message chrétien. Un
autre texte, dans le poème Sur les écrits en vers, propose un
point de vue différent sur la création poétique. Sur le rythme
de l’iambe, Grégoire proclame son intention d’user du mètre
pour se contraindre à la parcimonie et lutter contre l’universel
bavardage contemporain. Mais la poésie, exercice spirituel en
soi, doit aussi par ses blandices adoucir la difficulté de celui-
ci. Ses vers ont également pour vocation de prouver
l’excellence des chrétiens en la matière, quelles que puissent
être leurs préventions envers un usage profane ou païen du
verbe. L’auteur confesse, enfin, la consolation que l’écriture
procure à sa vieillesse : le vieux cygne n’est pas rassasié du
bruissement des mots.
Il est difficile de ne pas croire en cette confidence,
lorsqu’on lit ses poèmes moins programmatiques. Grégoire de
Nazianze a composé dix-sept mille vers répartis en hymnes
religieux, en élégies, en épigrammes, en pièces de
circonstance, en poèmes didactiques et moraux ou personnels.
Leurs périodes sont brèves, heurtées par les antithèses et les
renversements, murmurantes d’échos anciens. Homère,
Théognis, Euripide, affleurent partout. Savante, classique dans
sa forme, l’œuvre brille par l’expression d’une intimité
tourmentée et le lyrisme du for intérieur qu’elle inaugure
presque en même temps que saint Augustin. Les poèmes Sur
ses épreuves (634 vers) et Autobiographie (presque deux mille
vers) inventent un genre destiné à s’épanouir en prose avec les
Confessions de l’évêque d’Hippone. Sur la nature humaine
(132 vers) et le Monologue dialogué (31 vers), remplis de
réminiscences du psaume 38, dans une forme plus ramassée,
ne sont pas moins incandescents. L’aveu du désarroi, chez
cette âme d’exception, rappelle aussi bien les lamentations de
Job qu’elles annoncent les interrogations tragiques d’Hamlet
ou les modulations de René. La personnalité de Grégoire
irradie ces pièces pleines d’angoisse et de force. Ce
Chateaubriand sans masque ni pose, tout ensemble rhéteur
impeccable et théologien blessé, s’y révèle un puissant
Enchanteur.
Sur le silence pendant les jeûnes
« JE CHANTE L’HARMONIE DU MONDE »
Je suis l’instrument de Dieu, et, avec des vers bien frappés,
Je porte un hymne au Seigneur devant qui tout tremble.
Je ne chante ni Troie ni une autre Argô aux longs cours,
Épigrammes
26
Comment les nobles genoux de Nonna se sont-ils
déliés (674) ?
Comment ses lèvres se sont-elles fermées ?
Comment de ses yeux les larmes ne coulent-elles plus ?
(675)
D’autres maintenant se lamentent près d’un tombeau .
L’autel est vide des fruits qu’elle arrangeait avec art.
Son chaste pied ne foule plus le saint lieu,
Les prêtres n’imposeront plus sur sa tête leur main
tremblante.
Veuves et orphelins, que faites-vous ? Jeunes filles, et
Vous, épouses de bons maris, coupez ces boucles,
L’ornement de sa tête, qui maintenant a rejoint la terre,
Depuis le jour où Nonna quitta dans l’église son corps tout
amaigri !
Cité dans l’Anthologie palatine, VIII, 26
104
S’il existe un Tantale assoiffé près d’une eau qui se dérobe,
S’il existe un effrayant rocher qui menace sans cesse une
(676)
tête coupable ,
Et des oiseaux dévorant le foie toujours jeune d’un
(677)
criminel ,
S’il existe un fleuve de feu, des ténèbres éternelles,
Des abîmes au Tartare, des démons au cœur cruel,
D’autres châtiments, enfin, pour les morts dans l’Hadès,
159
Je suis de noble origine. J’ai vécu à la cour de l’empereur.
Je levais le sourcil d’un air suffisant. Mais, à l’appel du
Christ,
J’ai tout rejeté. J’ai foulé bien des sentiers de la vie,
Tourmenté de la soif de connaître, jusqu’à ce qu’une terre
ferme
Fixe mes pas, quand, pour le Christ, j’ai mortifié mon
corps,
Au prix de bien des tortures. Et maintenant, moi, Maxence,
Je me suis envolé tout léger d’ici-bas vers le Ciel.
Cité dans l’Anthologie palatine, VIII, 159
Monologue dialogué
NE M’ABANDONNE PAS, SEIGNEUR
Que sont devenus les mots ailés (680) ? Ils se sont perdus
dans les airs.
Et cette fleur de ma jeunesse ? Disparue ! La gloire ? À
jamais anéantie !
Où est la force de mes membres, autrefois si robustes ?
Détruite par la maladie !
Ma richesse, mes trésors, où sont-ils ? Dieu m’en a pris une
part, et l’autre,
La haine l’a fait passer dans les mains de rapaces criminels.
Mes parents,
(681)
Mes deux frères bienheureux , sont descendus dans la
tombe. Seule me restait
Ma patrie. Mais l’affreux Démon, suscitant de noires
tempêtes, m’en a chassé aussi.
Et maintenant, seul, exilé, je suis errant sur une terre
étrangère,
Traînant une vie misérable, dans l’épuisement de la
vieillesse.
(682)
Privé du siège que j’occupais, sans ville, sans enfants ,
et pourtant préoccupé par eux,
Vivant au jour le jour, d’un pas toujours errant.
Où ce corps sera-t-il jeté ? Quelle sera ma fin ?
Quelle terre, quel sépulcre hospitalier, me recouvriront ?
Quelle main fermera mes yeux mourants ?
Un des pieux amis du Christ, ou bien quelqu’un de très
méchant ?
Qu’importe ! Seule une âme faible se soucie de savoir,
Si son corps, cette masse sans vie, recevra une sépulture,
Ou s’il sera offert à la pâture des bêtes sauvages, chiens
dévorants ou oiseaux de proie.
On peut, si l’on veut, éparpiller mes cendres au vent,
Ou bien jeter mon cadavre, privé de sépulture, depuis un
roc élevé.
On peut le laisser pourrir dans les eaux d’un fleuve, ou
sous la pluie des cieux.
Que m’importe, car je ne serai plus, et mon corps se sera
désassemblé.
Ah ! que ce jour n’est-il pas déjà arrivé ! Beaucoup, certes
ne le voudraient pas,
Pourtant, au jour suprême, la volonté divine nous conduira
tous hors du monde,
Même si nous ne sommes plus que cendre, même si notre
corps est consumé par la maladie.
Je gémis toutefois dans la crainte du tribunal divin,
Des fleuves de feu, et des abîmes ténébreux de l’enfer.
Christ, ô mon Roi, tu es ma patrie, ma force, ma richesse,
mon tout,
Puissé-je demeurer en toi, délivré de la vie et de ses
misères !
Patrologie (Migne, 37), II, 1, 43, col. 1346-1349 (v. 1-31)
JULIEN L’EMPEREUR
Julien vécut trente et un ans. Il régna vingt mois. Il écrivit
des épigrammes, des lettres, des discours, mais moins d’une
quinzaine d’entre eux ont été conservés. S’il inspira beaucoup
de perplexité à ses contemporains, il a fasciné la postérité.
Montaigne lui a consacré le chapitre XIX, « De la liberté de
conscience », du second livre des Essais. Calvin, Luther,
Agrippa d’Aubigné, Voltaire, Vigny, Ibsen, Merejkovski,
Kazantzakis, Gore Vidal, en ont tracé des portraits aussi
contradictoires que vifs. Au moment, en effet, où l’Empire
romain devient chrétien, il restaure brièvement les cultes
païens. Marqué par la figure de Marc Aurèle, il tente un retour
au modèle politique du Haut-Empire. Si l’entreprise s’effondra
en quelques années, Julien incarne un dernier sursaut de
l’Antiquité classique à l’heure où l’Empire byzantin s’apprête
à l’emporter.
L’itinéraire de Julien doit beaucoup sans doute à des
traumatismes précoces. Né à Constantinople en 331 ou 332, il
avait pour père un demi-frère de l’empereur Constantin. Sa
parentèle appartenait à la plus haute noblesse de l’Empire. À
la mort de Constantin, en 337, les fils de ce dernier firent
massacrer sa famille qu’ils craignaient de voir menacer leur
autorité. Seuls Julien et son frère aîné Gallus furent épargnés :
le premier avait six ans, le second onze ou treize ans, mais,
malade, alité, il ne dut pas retenir l’attention. Les deux
enfants, qui avaient assisté à la tuerie, furent exilés en
Cappadoce. Ils grandirent en captivité, maintenus dans un
isolement sévère. Ses précepteurs assurèrent le salut de Julien
en lui donnant le goût des livres : le jeune homme trouva à
s’évader dans l’étude. Il avait été baptisé et on l’avait élevé
dans le christianisme. Associant celui-ci aux fils de Constantin
et à leur cruauté envers les siens, il s’en détourna. Il se donna
aux belles-lettres et à la philosophie des païens.
En 347, Constance II leva l’exil des deux frères. Julien se
rendit à Constantinople, où il fréquenta les meilleurs maîtres,
notamment le néoplatonicien Maxime d’Éphèse, puis il fit le
voyage d’Athènes. En 355, alors que son frère venait d’être
décapité pour avoir fomenté un complot, l’empereur appela
Julien à Milan, où il le nomma César. Deux ans plus tard,
Julien reçut le commandement des troupes stationnées en
Gaule pour lutter contre l’invasion des Alamans. Ce fin lettré
s’avéra un excellent stratège. Il passa plusieurs hivers à
Lutèce, où il fut proclamé Auguste par ses troupes en février
360. Constance s’y opposa, mais il mourut en novembre 361,
peu de temps avant l’arrivée de Julien à Constantinople.
Le nouvel empereur tenta de restaurer l’ordre affaibli par
les dernières années du règne de son prédécesseur. Il se
réclama d’Auguste, de Trajan et de Marc Aurèle. Il voulut
alléger les impôts, éliminer les fonctionnaires corrompus et
rétablir le paganisme. Dans les faits, Julien n’a pas modifié
les institutions héritées de Constantin et il professa un
mysticisme d’inspiration héliaque peu compatible avec une
véritable libéralisation de l’État ou des cultes. Si elles
réjouirent une fraction de l’aristocratie et des intellectuels, les
persécutions qu’il exerça contre les chrétiens, exclus des
fonctions publiques, bannis de l’enseignement, lui aliénèrent
une part importante de l’élite, chrétienne ou accoutumée à la
tolérance religieuse instituée par Constantin Ier (272-337), le
premier empereur chrétien. En juin 363, il fut blessé, alors
qu’il combattait contre les Perses. L’empereur apostat rendit
son dernier souffle, dit-on, en disputant de l’immortalité de
l’âme avec quelques philosophes.
L’œuvre de Julien témoigne de son intérêt pour la
philosophie néoplatonicienne, de sa détestation des chrétiens,
parfois d’une misogynie sourde (il se dresse contre l’influence
des femmes parmi les chrétiens). Volontiers polémique ou
satirique, elle révèle sa maîtrise de la rhétorique classique et
son intérêt pour les questions religieuses. De nombreux
contemporains lui ont fait écho : Cyrille d’Alexandrie, Celse,
Origène, Porphyre de Tyr, Apollinaire de Laodicée. Grégoire
de Nazianze, qui l’avait rencontré, en a laissé une peinture
acerbe, ironisant sur sa nervosité, la prolixité de sa parole,
son impulsivité brouillonne. Intelligent, désireux de produire
une révolution impossible, brillant et complexe, Julien suscite
la fascination autant que la détestation.
Le discours XIV, Le Misopogon, littéralement « L’homme
qui déteste la barbe », est une satire rédigée en 363, alors que
Julien quittait Antioche, où il avait séjourné sept mois, pour la
Perse. Centre historique du christianisme helléniste, Antioche
a réservé un mauvais accueil à l’empereur, qui rabrouait
l’indifférence de la population pour les cultes païens antiques,
en même temps qu’il s’abstenait de lui prodiguer des
largesses, comme ses prédécesseurs avaient eu coutume de le
faire, et qu’il affichait des mœurs peu en accord avec les
usages de l’Orient : Julien vivait sobrement. Il fut critiqué,
tourné en ridicule, chansonné, brocardé sans pitié. Au lieu de
se défendre des accusations dont il avait fait l’objet, Julien
décida de dresser, de façon totalement ironique, un portrait à
charge contre lui-même. Au fil des travers dont il feint de
s’accuser, il dessine le portrait d’un homme épris de
philosophie, de sobriété et d’authenticité, chargeant en creux
ses détracteurs, veules et ignorants, repliés sur leurs privilèges
et leurs plaisirs. Exercice rhétorique subtil, rempli de piques et
d’allusions, blessant et blessé, remémoration
autobiographique décousue, Le Misopogon est la profession
de foi d’un prince philosophe contrarié.
Le Misopogon
SALE PHILOSOPHE
Ce chant est écrit en prose, et il contient beaucoup de
graves injures, adressées, Zeus m’en est témoin, non à autrui
(comment serait-ce possible, puisque la loi l’interdit (683) ?),
mais à l’auteur lui-même et à l’écrivain : car aucune loi
n’empêche d’écrire contre soi-même éloges ou blâmes. Or,
prononcer mon éloge, même si j’étais heureux de le faire, je
n’en ai aucune raison, mais me critiquer au contraire, j’en ai
mille, à commencer par mon visage. Bien que celui-ci ne soit
naturellement ni très beau, ni très harmonieux, et qu’il manque
même de fraîcheur, je lui ai moi-même ajouté, du fait de mon
mauvais caractère et de mon humeur morose, cette barbe
épaisse, comme pour le punir de manquer de beauté
(684)
naturelle . Et c’est pourquoi je supporte que les poux s’y
(685)
promènent comme des bêtes sauvages dans un fourré .
C’est pourquoi aussi je m’interdis de manger voracement ou
d’ouvrir grand la bouche en buvant : il me faut veiller à ne pas
avaler, sans m’en apercevoir, des poils en même temps que des
(686)
morceaux de pain . Pour ce qui est de donner ou de
recevoir des baisers, je n’y vois aucun inconvénient. Et
pourtant, la barbe, pour cela comme pour tout le reste, devrait
être une gêne : elle interdit de poser sur des lèvres pures des
lèvres lisses, et donc d’autant plus suaves, comme l’a déjà dit
un de ceux qui, avec l’aide de Pan et de Calliope, ont écrit des
poèmes à Daphnis (687). Vous me dites qu’il faudrait en tresser
des câbles ? Je suis prêt à vous les fournir, pourvu que vous
(688)
puissiez l’arracher, et que « vos tendres mains blanches »
ne soient pas écorchées par sa rudesse. Que personne ne pense
que je supporte mal la moquerie ! C’est moi-même qui en
fournis le sujet avec ce menton de bouc, que je pourrais, je
crois, rendre lisse et net, comme l’ont les beaux garçons et
(689)
toutes les femmes, dont la nature est d’être charmantes .
Mais vous au contraire, même dans la vieillesse, vous rivalisez
avec vos propres fils et vos propres filles, du fait de votre
genre de vie délicat, et peut-être du fait de votre caractère
efféminé, vous travaillez à vous rendre lisse le menton et vous
ne révélez ni ne laissez apparaître votre nature virile que sur
votre front, et non, comme moi, sur les mâchoires. Et la
longueur de ma barbe ne m’a pas encore suffi ! ma tête non
plus n’est pas très propre, je me fais rarement couper les
cheveux ou tailler les ongles, et mes doigts, à force de tenir la
plume, sont le plus souvent noirs. Si vous voulez que je vous
révèle encore un détail intime, j’ai la poitrine velue et touffue
comme les lions, qui, chez les animaux, sont des rois comme
moi et je ne l’ai jamais épilée parce que je suis buté et que j’ai
l’esprit de chicane ! Aucune autre partie de mon corps n’a été
(690)
épilée ni poncée. Et si j’avais une verrue, comme Cicéron ,
je vous le dirais, bien sûr ! mais ce n’est pas le cas, et, si vous
le permettez, je vais vous parler de quelque chose d’autre.
Il ne me suffit pas d’avoir un corps comme cela, j’ai en
outre un mode de vie particulièrement austère. Je me tiens
éloigné des théâtres à cause de ma stupidité et je ne laisse pas
entrer à la Cour l’autel de Bacchos (691), sauf le premier de
(692)
l’an, à cause de mon insensibilité . Je suis comme un
paysan qui, avec le peu qu’il a, acquitte le fermage et paie
(693)
l’impôt à un maître peu conciliant . Et même alors, quand
j’entre au théâtre, je ressemble à un homme qui fait contrition.
Je n’ai personne, et cela malgré mon titre de monarque tout-
puissant, pour commander dans tout le monde habité, comme
(694)
un lieutenant ou un général, aux mimes ou aux auriges .
Quant à vous, le constatant récemment, vous vous rappelez
(695)
maintenant « cette jeunesse, cet esprit, et cette sagesse ».
C’était donc là, peut-être, un nouveau tort qui montrait
clairement que je ne valais pas grand-chose. J’ajoute une
manie encore plus bizarre : je déteste les jeux de l’hippodrome
(696)
autant que les débiteurs les places de marché . J’y vais
donc très rarement, lors des fêtes des dieux, et je n’y reste pas
toute la journée, comme le faisaient mon cousin, mon oncle et
mon demi-frère (697). À l’inverse, je n’assiste en tout et pour
tout qu’à six courses, et même pas comme un spectateur
passionné de la chose, ni même à vrai dire comme un homme
qui n’éprouverait ni répugnance ni dégoût pour ce
divertissement : je suis au contraire très heureux de m’en aller.
Mais tout cela fait partie de ma vie extérieure. Et c’est
vraiment une bien petite part des torts que j’ai envers vous !
Quant à ma vie privée, des nuits difficiles sur une paillasse,
une nourriture qui ne me rassasie jamais, aigrissent mon
caractère et font de moi l’ennemi d’une cité qui vit dans la
mollesse comme la vôtre. Pourtant ce n’est pas à cause de
vous que j’ai ce genre de vie : une sorte d’erreur profonde et
stupide, dès l’enfance, m’a engagé à déclarer la guerre à mon
ventre. Je ne lui permets pas de trop se remplir. Aussi m’est-il,
(698)
moins que personne, arrivé de vomir . Je me souviens que
cela m’est arrivé une fois, depuis que je suis devenu César, et
c’était du fait d’une indisposition, non d’une indigestion.
2-6
GRÉGOIRE DE NYSSE
Grégoire de Nysse fait partie des plus grands Pères de
l’Église : théologien, mystique, il est l’auteur d’une œuvre
dont l’influence ne s’est guère démentie depuis les premiers
siècles du christianisme. Elle marque encore des figures
comme saint Thomas d’Aquin, jusqu’aux théologiens Hans
Urs von Balthasar ou le cardinal Daniélou au XXe siècle.
Il vit le jour vers 331 dans le Pont-Euxin, dans l’actuelle
Turquie. Sa famille, chrétienne, comptait plusieurs avocats et
des rhéteurs. Parmi ses neuf frères et sœurs se trouvent Basile
de Césarée et Pierre de Sébaste, qui furent évêques comme lui.
Sa mère, Emmélie, et sa sœur aînée, Macrine, devinrent
religieuses. Tôt destiné à la vie religieuse, Grégoire s’en
détourna cependant. Il devint rhéteur, maître de rhétorique,
comme son père avant lui, et se maria vers 364. Après la mort
de sa jeune épouse, il revint à la vie religieuse. En dépit de son
penchant personnel pour la vie intellectuelle et la retraite, son
frère Basile, dont il était proche, le fit élire évêque de Nysse,
en Cappadoce, en 371 : il entendait qu’il contribuât à lutter
contre l’arianisme alors menaçant. Les premières années de
l’épiscopat de Grégoire furent traversées de difficultés liées à
ce contexte. En 376, il se vit déposé et exilé, accusé de
dilapider les biens de son évêché. La mort, en 378, de
l’empereur Valens, qui protégeait les arianistes, lui permit
néanmoins de retrouver son siège. Grégoire gagna en autorité
au cours des années qui suivirent et remplaça son frère Basile,
après sa mort en 379. Il rédigea un traité Contre Eunome, un
des principaux représentants de l’arianisme, et contribua, au
concile de Constantinople (382), à consolider la victoire de la
notion de consubstantialité, établie au concile de Nicée (elle
considère que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont d’une
même essence). L’empereur Théodose demeurant à
Constantinople (382-388), Grégoire de Nysse joua un rôle à la
cour : il écrivit les oraisons funèbres de la petite princesse
Pulchérie, l’unique enfant de Théodose, morte à six ans, et de
l’impératrice Flacilla. Grégoire se consacra ensuite
principalement à réfléchir au monachisme naissant. Il mourut
vers 394.
L’œuvre de Grégoire de Nysse comprend des ouvrages
dogmatiques, des ouvrages d’exégèse, des traités sur la vie
ascétique et monastique, des sermons, des discours et des
lettres. L’évêque est nourri de philosophie antique et
notamment de platonisme, de néoplatonisme avec Plotin, et de
stoïcisme. Souvent, il reprend leur vocabulaire, mais il en
révise profondément la signification, christianisée. Un de ses
principaux apports consiste ainsi à substituer à l’idée d’une
perfection conçue comme stabilité et repos, sur le modèle de
l’ataraxie du sage, une perfection liée à un mouvement de
perfection permanent, de progression infinie, animée par
l’élan du désir vers une sagesse désormais assimilée à la
révélation chrétienne. Grégoire renverse la vision millénaire
du mouvement.
D’un abord plus familier que beaucoup de ses autres textes,
la Vie de sainte Macrine n’en constitue pas moins une
excellente illustration de l’art et de la pensée de l’auteur. Dans
ce récit en prose qui se présente comme une longue lettre (son
dédicataire est toutefois inconnu), l’évêque raconte l’itinéraire
de sa sœur aînée. À douze ans, lorsque son fiancé meurt, la
jeune fille décide de consacrer sa vie à la « vraie
philosophie », c’est-à-dire à la prière et à l’étude, tout en
demeurant dans la maison familiale. Ce n’est qu’à partir de
357 qu’elle transforme celle-ci en monastère, entraînant les
femmes qui s’y trouvent dans une existence ponctuée par le
travail, la prière et les œuvres de bienfaisance. Macrine meurt
en 379 ou 380. Grégoire, qui a déjà conçu son traité Sur l’âme
et la résurrection, souvent qualifié de « Phédon chrétien »,
comme un entretien avec sa sœur qui y tient la position du
maître, rédige la vie de sa sœur entre 380 et 383. Il inscrit son
œuvre dans le genre antique de la Vie et de l’éloge, entre
Plutarque, Diogène Laërce et l’art du panégyrique, mais
l’ouvrage a vocation à être lu comme une légende et procède à
des stylisations qui fondent le genre de l’hagiographie. La
narration vaut, par sa dimension exemplaire, un traité sur les
vertus chrétiennes. Elle pose également les fondements du
monachisme.
Si toute Vie retrace un itinéraire de la naissance à la mort,
cette dernière, qui occupe seize des trente-huit paragraphes du
texte de Grégoire, représente désormais un couronnement,
l’apogée et l’accomplissement de la sainte. La piété
exemplaire de sa fin, qui fixe les codes de la « bonne mort »,
ou mort pieuse, la beauté du corps dans la mort, les miracles
qui suivent le dernier souffle de Macrine, participent d’une
démonstration. La longue prière que l’agonisante, presque
privée de la parole, parvient néanmoins à prononcer est le
fleuron de ces derniers moments. Véritable centon de citations
scripturaires, construite sur une obsédante anaphore,
ponctuée de figures rhétoriques et d’un vocabulaire aux fortes
déterminations philosophiques et spirituelles, cette adresse à
Dieu qui évoque une litanie désigne en Macrine une figure de
la sagesse, un sommet de vertu humaine. Libérée des passions
(le passage contient le terme technique d’apatheia), elle
incarne un idéal philosophique, quand la vérité est identifiée à
la Révélation. Grégoire de Nysse opère ainsi la synthèse entre
vertu philosophique et sainteté chrétienne.
Auteur également d’une Vie de Moïse, Grégoire de Nysse
ne manque pas de rapporter l’épisode du buisson ardent, déjà
traité par Philon d’Alexandrie. S’il reprend des motifs obligés,
comme celui de l’illumination, il y glisse des observations
caractéristiques d’un art du détail tout personnel, à l’instar de
ces chaussures « mortes » que Moïse doit ôter pour sentir le
plein rayonnement de la création divine.
Vie de sainte Macrine
LA BONNE MORT DE MACRINE
[…] Quand vint le jour, je compris clairement, d’après ce
que je voyais, que la journée qui s’annonçait serait la dernière
de sa vie selon la chair : la fièvre avait consumé tout ce qui lui
restait de force naturelle. Elle, voyant la faiblesse de nos
pensées, cherchait à nous distraire de cette morne attente et
dissipait encore le chagrin de notre âme avec ses belles
paroles, mais elle avait le souffle court et oppressé. C’est à ce
moment-là surtout, devant ce spectacle, que j’avais l’âme
partagée entre deux sentiments : d’un côté, la nature en moi
était accablée par la tristesse, ce qui est compréhensible,
puisque je ne pouvais plus compter désormais entendre une
telle voix, et que je ne m’attendais pas à ce que cette gloire de
notre famille quittât si tôt la vie humaine ; d’un autre côté,
mon âme était comme transportée d’enthousiasme par ce que
je voyais et elle jugeait qu’elle avait transcendé la nature
commune. Ne ressentir, dans ses derniers moments, aucune
appréhension face à l’attente de la mort et ne pas redouter de
quitter cette vie, mais se recueillir jusqu’à son dernier souffle
en méditant (699) de façon sublime sur les choix qu’elle avait
faits dans sa vie d’ici-bas, cela me semblait ne plus être du
ressort des choses humaines, mais comme si un ange s’était à
la façon d’un intendant glissé dans une forme humaine, un
ange dépourvu de lien avec la vie ou d’attache charnelle, dont
il était naturel que la pensée restât dans l’impassibilité, la chair
ne l’entraînant pas vers ses passions propres. C’est pourquoi
elle me semblait montrer clairement à tous ceux qui étaient
(700)
alors présents cet amour pur et divin de l’époux invisible
qu’elle nourrissait dans les plus secrètes arcanes de son âme et
rendre publique la disposition qui, dans son cœur, la pressait
de rejoindre celui qu’elle désirait, pour être au plus tôt avec
lui, une fois libérée des liens du corps. En vérité, c’était
(701)
comme vers son amant que sa course la conduisait : aucun
des plaisirs de la vie ne détournait à son profit ses regards.
Déjà la plus grande partie du jour s’était écoulée, et le
(702)
soleil s’inclinait vers le couchant . Mais sa ferveur ne
l’abandonnait pas et, plus elle approchait du départ, plus vive
était sa hâte d’aller rejoindre celui qu’elle désirait, comme si
elle contemplait davantage la beauté de l’époux. Elle ne
s’adressait plus à nous qui étions présents, mais à celui-là seul
sur lequel elle gardait continuellement les yeux fixés. On avait
(703)
en effet tourné sa couche vers l’Orient et, cessant de nous
parler, elle ne s’entretenait plus dans sa prière qu’avec Dieu,
joignant les mains dans ses supplications et murmurant d’une
voix faible des mots que nous ne pouvions entendre qu’avec
peine. Voici sa prière (on ne pourra pas même douter ainsi
qu’elle était auprès de Dieu et qu’elle était entendue de lui) :
C’est toi « qui as brisé les têtes du dragon (708) », lui qui,
dans le gouffre de la désobéissance, avait pris l’homme dans
sa gueule.
C’est toi qui nous as ouvert la voie de la résurrection,
(709)
après avoir brisé les portes de l’enfer , et « réduit à
(710)
l’impuissance celui qui régnait sur la mort ».
C’est toi qui « as donné à ceux qui te craignent ton
(711)
emblème », le signe de la sainte croix, pour détruire
l’Adversaire et assurer la sécurité de nos vies.
Ô Dieu éternel,
Vers qui « je me suis élancée depuis le sein de ma
(712)
mère »,
Vie de Moïse
LA VISION DU BUISSON ARDENT
Peu de temps après, alors que Moïse vivait dans la solitude,
nous dit l’histoire, il eut une terrible apparition de Dieu : en
plein zénith, une lumière plus resplendissante que celle du
soleil illumina ses yeux de part en part. Étonné de cette vision
extraordinaire, il leva les yeux vers la montagne et il vit un
buisson dont la lumière jaillissait à la manière d’un feu, mais
les branches du buisson continuaient à fleurir sous le feu,
comme si c’était de la rosée. Il se dit à lui-même : « Je vais
aller là-bas voir ce spectacle grandiose. » Cependant, au
moment où il avait dit cela, ce ne furent plus seulement ses
yeux que toucha cette lumière miraculeuse, mais, chose la plus
étonnante, ce fut à ses oreilles que vinrent briller aussi les
rayons lumineux, car la grâce de la lumière, se partageant
entre l’un et l’autre sens, illuminait la vue par le miroitement
de ses rayons, et éclairait les oreilles par la pureté de ce qu’elle
enseignait. La voix de cette lumière empêcha Moïse de
s’avancer vers la montagne, alourdi qu’il était par des
(730)
chaussures mortes . Mais, une fois qu’il eut délié ses
chaussures, il toucha alors du pied la terre qui resplendissait de
la lumière divine.
I, 20
JEAN CHRYSOSTOME
Jean Chrysostome, c’est-à-dire « Bouche d’Or », est l’un
des Pères de l’Église les plus célèbres, réputé pour son
éloquence, qui lui valut son surnom, mais aussi pour son
austérité et l’ardeur de son œuvre apostolique.
Né à Antioche, entre 344 et 349, dans une famille
aristocratique chrétienne, il reçut une excellente éducation
religieuse et libérale. Baptisé à dix-huit ans, après avoir
rencontré l’évêque Mélèce, Jean poursuivit sa formation
religieuse auprès de Diodore de Tarse. Le jeune homme
appartenait à une communauté que de vives controverses
opposaient aux partisans d’Arius et qui était persécutée par
l’empereur Julien : il en tira une parfaite connaissance des
disputes doctrinales de son temps et une foi ardente, trempée
par l’adversité. Jean choisit d’abord de vivre en ermite, fuyant
le monde et s’attachant à perfectionner sa propre vie
spirituelle. Mais, bientôt, convaincu de la supériorité du
sacerdoce du prêtre, voué au salut de ses proches et confronté
aux tentations du monde, il quitta sa retraite pour être
ordonné. Prédicateur vite renommé, directeur spirituel
engagé, Jean acquit une telle réputation qu’en 397, à la mort
de Nectaire, l’archevêque de Constantinople, il fut désigné
pour lui succéder par l’empereur Arcadius. Cette marque
d’élection se retourna contre lui, comme il dénonça la
corruption des grands, destitua les pasteurs indignes,
s’attaqua aux hérétiques, aux Juifs, aux païens, contesta tous
les usages contraires aux principes de l’Évangile (ainsi
l’esclavage) et mena une vie dont la frugalité tranchait
violemment avec les mœurs de la cour. Les polémiques
s’enchaînèrent. En 403, Jean fut déposé, exilé — avant d’être
rappelé par l’impératrice. Ce répit dura peu : il fut de
nouveau condamné et exilé dès 404. La vénération qu’il
suscitait néanmoins auprès de nombreux chrétiens incita, en
407, l’empereur à le reléguer à Pithyos, sur le rivage de la
mer Noire. Il mourut pendant le voyage, à Cumana, dans la
région du Pont. L’Église romaine était restée fidèle à Jean. En
438, l’empereur Théodose le réhabilita et fit rapatrier sa
dépouille à Constantinople. Ses restes sont désormais vénérés
au Vatican, avec ceux de Grégoire de Nazianze.
Apôtre fougueux du Christ, Jean Chrysostome a privilégié
le service de l’Église et de l’autre, plutôt que la recherche
solitaire de son salut. Ainsi son œuvre écrite, considérable,
répond-elle principalement à des sollicitations
circonstancielles et au désir d’enseigner. Jean a composé un
remarquable traité Du sacerdoce, des ouvrages consacrés à la
vie monastique, à la virginité, au remariage, des textes de
polémique, de nombreuses homélies, des lettres et des
commentaires des Écritures. Prêchant la pauvreté, le mariage,
le travail, le partage des richesses, l’eucharistie, mais aussi,
selon ses mots, le « sacrement du frère », chantre inlassable de
la gloire de Dieu (il serait mort en proclamant : « Gloire à
Dieu en toutes choses ! »), Jean s’exprime dans une langue
simple, soucieux de toucher autant que de convaincre. Il écrit
par vagues, lentement, attentif à varier images et procédés, à
emporter la conviction et à transformer les cœurs. Cet
indomptable émaille son discours de citations et d’allusions
scripturaires qui font chatoyer les rudes leçons qu’il délivre,
fustigeant tièdes et puissants endurcis.
Les huit homélies sur la pénitence ou la conversion (le mot
grec employé est métanoia, qui signifie un changement
d’intention dans la conduite de sa vie) possèdent une
importance particulière, puisqu’il s’agit d’exhorter les
auditeurs à confesser leurs fautes, à triompher de la honte de
l’aveu pour assurer leur salut. Jean Chrysostome y déploie
toutes les ressources de son art, acharné à montrer la toute-
puissance miraculeuse du pardon divin. En guise d’exemple, il
commente l’ouverture du livre d’Isaïe. Loin de se livrer à une
exégèse savante, il propose une mise en scène interprétative,
interrompant le prophète pour l’amener à rendre compte lui-
même du récit de sa vision dans un dialogue plein de feu. Tout
le texte alterne ainsi citations des Écritures, libres
recompositions au style direct à partir de celles-ci, et
apostrophes, tantôt aux personnalités qu’elles font intervenir,
tantôt à l’auditoire de Jean : celui-ci se voit projeté dans
l’histoire sacrée, constitué témoin d’une façon qui interdit la
distance précautionneuse ou la réserve, sommé par ses
propres émotions de s’ouvrir à la conversion salvatrice.
Homélie sur la pénitence
CONVERTIR DES CŒURS DURS COMME LA
PIERRE
Appelons à présent Isaïe, ce prophète qui contempla les
séraphins, qui entendit leur chant mystique et qui fit tant de
prédictions concernant le Christ. Interrogeons-le sur ce qu’il
dit : « Vision d’Isaïe au sujet de Juda et de Jérusalem (731). » Il
nous décrit la vision qu’il a eue : « Cieux, écoutez, et toi,
(732)
Terre, prête l’oreille, car le Seigneur a parlé ! » — Mais tu
as annoncé un sujet et tu parles d’autre chose ? — Qu’avais-je
donc annoncé d’autre ? — N’as-tu pas dit en commençant :
« Vision d’Isaïe au sujet de Juda et de Jérusalem » ? Tu laisses
de côté Juda et Jérusalem pour interpeller le ciel, pour te
tourner vers la terre, et tu te détournes des hommes doués de
raison pour t’adresser à des éléments qui en sont dépourvus.
— C’est que les êtres doués de raison en ont souvent moins
montré que ceux qui n’en ont pas. Mais il y a encore autre
chose : lorsque Moïse dut conduire les Hébreux vers la Terre
promise et qu’il pressentit que, dans l’avenir, ils
n’observeraient pas les commandements qui leur avaient été
prescrits, il s’écria : « Écoutez, Cieux ! et que la Terre entende
(733)
les paroles qui sortent de ma bouche ! » « Je prends à
témoin le Ciel et la Terre contre vous », disait Moïse, « que, si
vous arrivez dans la Terre promise et que vous négligez votre
Seigneur, vous serez dispersés à travers toutes les nations ».
Quand arriva Isaïe, la menace était sur le point de se réaliser. Il
ne pouvait appeler Moïse qui était mort, ni ceux qui l’avaient
entendu et qui étaient morts. Alors, il s’adressa aux éléments
de la création que Moïse avait pris à témoin : « Vous n’avez
pas tenu votre promesse, Juifs, et voilà que vous avez
abandonné Dieu. Comment t’invoquerais-je, Moïse, tu es
mort, tu as achevé ta mission. Dois-je invoquer Aaron ? Mais
son existence à lui aussi s’est accomplie. » C’est pourquoi moi
non plus, durant ma vie, je n’ai pas pris à témoin ni Aaron, ni
quelqu’un d’autre, puisque c’étaient des êtres mortels, mais
c’est vous, qui demeurez, vous, les éléments de la nature,
Terre et Ciel, que je prends à témoin : « Cieux, écoutez, et toi,
Terre, prête l’oreille » dit Isaïe, « car Moïse m’enjoint de vous
invoquer aujourd’hui. »
Mais c’était aussi pour une autre raison qu’il parlait ainsi :
il s’adressait à des Juifs. « Cieux, écoutez ! » car c’est vous qui
(734)
avez répandu la manne . « Terre, prête l’oreille », car c’est
toi qui as donné la caille (735). « Écoutez, Cieux, écoutez », car
c’est vous qui avez fait tomber la manne, qui avez fait
apparaître le surnaturel : de là-haut, vous êtes devenus un
champ fertile. « Terre, prête l’oreille » : tu es en bas, et tu as
apprêté une table improvisée. Ce n’était pas la nature qui
agissait, mais la grâce qui était à l’œuvre. Pas de travail pour
les bœufs non plus : la moisson était déjà là. Aucun besoin non
plus de cuisiniers, ni de prescriptions particulières, puisque la
manne, cette source sacrée, pourvoyait à tous les besoins. La
nature oubliait sa propre faiblesse. Pourquoi leurs vêtements
ne s’usaient-ils pas, pourquoi leurs chaussures ne
vieillissaient-elles pas ? C’est que tout se mettait également à
leur service. « Cieux, écoutez, Terre, prête l’oreille ! » Mais,
en dépit de ces souvenirs, en dépit de ces bienfaits, le Seigneur
est outragé. À qui dois-je m’adresser ? À vous ? Mais il n’y a
personne pour m’écouter. « Voyez, je suis venu, et il n’y avait
(736)
personne ; j’ai parlé, et personne ne m’écoutait . » Je
m’adresse donc aux éléments privés de raison, puisque les
êtres raisonnables ont rejoint la bassesse de leur condition.
C’est pour cela aussi qu’un autre prophète, voyant la folie d’un
roi, les honneurs accordés à une idole, les outrages faits à
Dieu, enfin la terreur de tous, s’écria : « Écoute-moi, autel,
(737)
écoute-moi ! » — Tu t’adresses à une pierre ? — Oui,
puisque le roi est plus insensible que la pierre. « Écoute-moi,
autel, écoute-moi ! Voilà ce que dit le Seigneur », et aussitôt
l’autel se fendit. La pierre avait entendu, elle avait éclaté, et
les cendres du sacrifice se répandirent. Comment le roi avait-il
pu ne pas entendre ? Il tendit le bras pour se saisir du prophète,
et que fit Dieu ? Il dessécha ce bras. Voyez-vous ici la
bienveillance du Seigneur et la faute de son serviteur ?
Pourquoi Dieu n’a-t-il pas, dès le début, asséché ce bras ?
C’est pour que le sort de la pierre rende le roi plus sage. « Car,
si la pierre n’avait pas été fendue, Roi, tu aurais été épargné !
Mais, puisque la pierre a été fendue et que tu ne t’es pas
redressé, c’est contre toi que je tourne ma colère. » L’homme
brandit sa main pour se saisir du prophète et sa main se
dessécha. Voilà que le trophée se dressait. Ni les soldats, ni les
capitaines, ni aucun autre secours, ne purent replier son bras. Il
restait raide et ce qu’il proclamait, c’était la défaite de
l’impiété, le triomphe de la piété, la bienveillance de Dieu et
l’égarement du Roi. Et ils ne pouvaient replier son bras.
Homélie VIII, 3
QUINTUS DE SMYRNE
La poésie inspirée des grands cycles épiques de l’époque
archaïque et de leurs récritures pendant la période
hellénistique est florissante entre le IVe et le VIe siècle après J.-
C., quoique le caractère savant et souvent scolaire de cette
production en ait condamné la plus grande partie à l’oubli.
Qu’évoquent encore La Prise de Troie de Triphidiore ou
L’Enlèvement d’Hélène de Collouthos ? Probablement
rédigée un peu avant, au milieu du IIIe siècle, La Suite
d’Homère de Quintus de Smyrne a connu un sort plus
favorable, puisque ses quatorze chants ont été conservés. On
ne sait rien toutefois de son auteur lui-même. Quintus n’est
qu’un prénom. L’écrivain affirme être originaire de Smyrne,
en Asie mineure, dans son œuvre, or Smyrne était une des
villes qui prétendait avoir donné naissance à Homère. Sans
aucune preuve, l’allégation est essentiellement une manière de
revendiquer le patronage de celui-ci. Quintus prétend avoir
commencé à écrire « à l’âge où [ses] joues se couvraient de
duvet », tandis qu’il gardait des moutons dans les montagnes
(XII, 306-313) : il s’inscrit cette fois dans la continuité
d’Hésiode, dont il reprend un passage du prologue de la
Théogonie. L’auteur ne se confie pas. Il se forge un masque de
Poète qui l’apparente aux pâtres poètes d’un Théocrite.
La Suite d’Homère raconte les événements qui survinrent
entre la fin de L’Iliade et le début de L’Odyssée, de la mort
d’Hector au moment où les Grecs entreprennent de rentrer
dans leur patrie. L’ouvrage est nourri de références
livresques : citations ou allusions aux poèmes homériques, à
la riche tradition qu’ils ont nourrie, mais aussi à Hésiode, à
Eschyle et à Sophocle. Il est même possible d’y déceler des
références à la poésie latine, à commencer par L’Énéide et
Les Métamorphoses. Cette vaste culture, l’habileté des
variations qu’elle suscite, les renouvellements dont elle fait
l’objet dans l’œuvre, sont difficilement conciliables avec l’idée
que l’auteur ait jamais été un jeune berger… Quintus de
Smyrne donne, au contraire, tous les gages d’un lettré
confirmé.
La Suite d’Homère procède par épisodes organisés autour
de quelques héros : Memnon, Achille, Ajax, Pâris, Énée. Elle
multiplie les reprises (les funérailles d’Achille, au livre III,
font écho à celles de Patrocle dans L’Iliade), mais, entre les
vers formulaires (ces formules stéréotypées qui scandent les
poèmes homériques), les scènes déjà illustrées par Homère,
les comparaisons topiques, elle introduit des innovations
marquantes. Le début de l’œuvre met en valeur une femme,
Penthésilée. Achille, au livre XIV, brosse le portrait d’un
monarque idéal qui doit beaucoup aux réflexions politiques
contemporaines. Le style dénote des penchants certains pour
un baroquisme absent chez Homère : le passage où Achille,
après avoir tué la reine des Amazones, Penthésilée, venue au
secours des Troyens, ôte le casque de la guerrière et découvre
sa beauté, appartient à ce registre. À l’horreur du combat
succède l’émotion de la beauté trop tard découverte, de
l’amour impossible aussitôt qu’il naît, et la naissance du
regret. Achille vainqueur, par sa victime ébloui, cède au
trouble d’un désir vain. Le Tasse a repris la scène à propos de
Tancrède et de Clorinde dans La Jérusalem délivrée :
Monteverdi en a tiré un de ses plus beaux madrigaux. Chez
Quintus de Smyrne, quand le soldat Thersite avance, l’insulte
à la bouche, grossier, campé, devant la morte, dans ses
certitudes de soudard, le désarroi d’Achille bascule. Le
chagrin laisse place à la violence. L’armée, autour d’eux, se
réjouit de cette brutalité : elle signe pourtant la confusion des
sentiments et le vacillement du plus parfait des héros
classiques.
La Suite d’Homère
ACHILLE, OU LE DÉSARROI DU
VAINQUEUR
Triomphant, le fils de Pélée lui dit en l’insultant :
« Reste donc dans la poussière, pâture des chiens et des
oiseaux,
Malheureuse ! Qui t’a inspiré l’idée de venir t’affronter à
moi ?
Prétendais-tu par hasard t’en retourner chez toi après la
bataille,
Avec les magnifiques présents que t’aurait donnés le vieux
Priam
Pour la mort des Argiens ? Mais ce dessein, les dieux
immortels
N’ont pas permis qu’il s’accomplisse : c’est moi, le plus
vaillant
Des héros, la lumière éclatante des Grecs ! le fléau des
Troyens,
Et ta funeste destinée ! Et ce sont les sombres Parques,
aussi bien
Que ton orgueil qui t’ont conduite à laisser les travaux des
femmes
Pour préférer la guerre qui fait trembler même les
hommes ! »
Tout en parlant, le fils de Pélée avait retiré sa lance
Du corps du cheval rapide et de la malheureuse
(738)
Penthésilée .
Tous deux palpitaient encore, victimes du même coup.
Achille lui arracha de la tête son casque étincelant,
Tout pareil aux rayons du soleil ou aux éclairs de Zeus.
Elle gisait dans la poussière et dans le sang,
Mais son beau visage resplendissait d’un éclat qui appelait
l’amour,
Bien qu’elle fût morte. Et les Argiens qui l’entouraient
Étaient frappés d’admiration, car elle ressemblait à une
déesse.
Elle gisait avec ses armes sur le sol, telle l’invincible
Artémis,
La fille de Zeus, pendant son sommeil, quand elle est lasse
D’avoir chassé les lions rapides sur les monts élevés.
Cypris elle-même à la couronne d’or, l’épouse du puissant
Arès,
Lui conserva, même dans la mort, sa beauté,
Pour causer du tourment à l’irréprochable fils de Pélée.
Nombreux furent ceux qui souhaitèrent, s’en retournant
chez eux,
Reposer dans les bras d’une épouse qui fût aussi belle.
Quant à Achille, il avait le cœur torturé parce qu’il l’avait
tuée,
Et qu’il aurait pu l’emmener dans son pays aux beaux
chevaux,
Pour en faire sa femme toute divine, car, pour sa taille et sa
beauté,
Elle était sans reproche, et pareille aux immortelles. […]
Pendant ce temps les fils belliqueux des valeureux Argiens
S’élançaient pour dépouiller les armes ensanglantées des
morts.
Ils accouraient de tous côtés. Mais le fils de Pélée était
plein de tristesse,
En voyant dans la poussière le beau corps de la jeune fille.
Voilà pourquoi il avait le cœur rongé par un cruel chagrin,
Autant qu’il l’avait eu jadis à cause de la mort de son ami
Patrocle.
Alors Thersite se met devant lui et le tance
(739)
méchamment :
« Quelle divinité, terrible Achille, égare ton cœur en ta
poitrine
Pour que tu te lamentes à cause de la triste Amazone
Qui a tout fait pour nous causer les plus grands malheurs ?
Tu as dans tes entrailles la passion des femmes, et tu
voulais
En prendre soin comme d’une sage épouse, car tu espérais,
en la courtisant
Avec les présents de l’hyménée, l’obtenir en justes noces.
Elle aurait dû avant toi, au cours du combat, te transpercer
de sa lance,
Puisque ce sont vers les femmes que se tourne ton cœur,
Et que le souci vertueux d’une action glorieuse n’anime
plus
Ton âme perdue, depuis que cette femme a paru à tes yeux.
Lâche ! Qu’as-tu fait de ta vigueur, qu’as-tu fait de ta
raison ?
Par où s’en est allée la force d’un prince sans reproche ?
Ignores-tu ce qu’ont souffert les Troyens pour avoir la
passion des femmes ?
Rien n’est plus funeste aux mortels que les plaisirs du lit,
Qui rendent insensé l’homme le plus sage. Mais vie dure et
renommée vont de pair.
Un guerrier recherche la gloire au combat, et son plaisir se
trouve
Dans les travaux d’Arès, mais c’est au lâche que plaît la
couche des femmes. »
Tels furent ses mots venimeux. Alors, très irrité, le fils de
Pélée
Conçut en son cœur une immense colère. Aussitôt, de sa
main puissante,
Il le frappa entre la mâchoire et l’oreille. Toutes ses dents
Tombèrent en même temps par terre, et lui-même tomba
Tête en avant. Le sang coulait abondamment de sa bouche.
Et la vie de ce vaurien s’enfuit de ses membres sans force.
À cette vue, le peuple des Achéens se réjouit :
Thersite les poursuivait constamment de ses invectives.
I, v. 644-674 et v. 716-749
PROCLUS
Proclus est l’un des principaux maîtres du néoplatonisme
fondé par Plotin au IIIe siècle après J.-C. Il accomplit la
synthèse de ses différentes virtualités, telles que les ont
explorées Jamblique, Hermès Trismégiste, les Oracles
chaldaïques, Julien le Théurge, pour citer quelques-unes de
ses sources majeures aux IIIe et IIe siècles. La philosophie, à
cette date, est moins envisagée comme un simple champ du
savoir que comme une discipline spirituelle au sens strict du
terme, voie d’une ascèse et d’une véritable contemplation.
Préoccupée des mystères du monde et de l’au-delà, elle
devient une religion. Proclus s’empare des mythes qui l’ont
précédé pour bâtir une théologie complexe et riche, à l’origine
de la théologie négative chrétienne et du puissant renouveau
néoplatonicien de la Renaissance chez Nicolas de Cues,
Marsile Ficin, Pic de la Mirandole ou Giordano Bruno et, par
extension, chez Honoré d’Urfé.
La valeur désormais attribuée au discours philosophique
explique qu’il soit moins apparu à ses contemporains comme
un savant ou un sage que comme un saint, comme une
personnalité dont la piété rivalise à bien des égards avec celle
des grandes figures du christianisme de l’époque. La
biographie que son disciple Marinos a consacrée à Proclus,
dont proviennent toutes les informations connues sur son
existence, correspond à un véritable panégyrique, mêlant,
dans la plus pure tradition de l’hagiographie, prodiges et
données factuelles. Né à Byzance en 412, Proclus aurait
grandi à Xanthos, en Lycie, dont ses parents étaient
originaires. Il alla ensuite poursuivre ses études à Alexandrie,
puis à Athènes. Il y fut initié à la « mystagogie de Platon »,
aux secrets religieux que son œuvre était supposée receler, par
Plutarque et Syrianos, qui est alors le maître de l’école
platonicienne. Proclus lui succéda. Il passa toute sa vie à
Athènes, à l’exception d’une année où il se serait rendu en
Lydie. Dévoué à ses élèves, célibataire, il menait une vie
austère entièrement dévolue à l’étude. Il mourut en 485, à
soixante-treize ans. Marinos lui prête d’avoir su prédire
l’avenir, d’avoir guéri des malades, fait tomber la pluie,
annoncé des cataclysmes naturels : prodiges caractéristiques
d’un saint.
En accord avec ces activités, une part considérable de
l’œuvre de Proclus relève de la philosophie. Il a écrit un traité
de physique, des Éléments de théologie, une Théologie
platonicienne, des commentaires du Parménide, du Timée, de
l’Alcibiade, de La République, du Cratyle, ainsi que des
opuscules sur la Providence et le mal. Mais la valeur
spirituelle élevée de la réflexion philosophique à laquelle il
s’est adonné l’a également amené à composer des Hymnes.
Adressés au Soleil, aux Muses, aux Dieux, à Vénus, à Hécate,
à Janus, à Minerve, il s’agit de véritables prières. Reprenant
un genre illustré par les Hymnes homériques, puis par
Callimaque, Proclus, qui écrit à la même date que le chrétien
Synésios de Cyrène, a des accents comparables pour célébrer
la pureté et la lumière divine, pour exprimer le mépris des
biens terrestres ou la soif du vrai auquel l’âme vertueuse, un
temps incarnée, doit, après la mort du corps et
l’anéantissement de la part dévolue, en elle, à la matière, être
réunie. Ainsi est-ce un hymne au Soleil qui ouvre la série. Si
Homère assimile déjà le soleil à une divinité, il ne devint
l’objet d’un culte que plus tard. Proclus exalte des qualités
traditionnelles du soleil : il prodigue chaleur et lumière, rend
la vie possible, incarne l’ordre et la beauté, comme il dévoile
l’injustice et règne sur l’univers. Le poète s’appuie sur
l’association du Soleil et du Bien proposée par Platon dans La
République, mais il confère à la pièce une intensité toute
personnelle. Proclus adorait, selon Marinos, le soleil à l’aube,
à midi et au crépuscule. Sa ferveur perce dans les cinquante
vers de cette prière sereine et grandiose. L’hymne III aux
Muses se fonde sur peu de précédents : seul l’hymne
homérique 25 et l’hymne orphique 76 leur sont dédiés.
Pythagoras, au VIe siècle avant J.-C., avait établi en elles des
divinités protectrices de la philosophie, mais elles sont
traditionnellement restées liées à la poésie. Leur culte
s’impose, chez les néoplatoniciens, dans la mesure où il
semble qu’elles soient particulièrement aptes à purifier des
passions charnelles et à favoriser l’accès à une existence
divine après la mort, mais surtout en ce que leur culte, à
travers le motif de l’inspiration, incarne une forme de mania,
de possession divine. Elles figurent alors un medium privilégié
d’accès à la divinité.
Hymnes
AU SOLEIL
Écoute, roi du feu de l’esprit, Titan aux rênes d’or,
Écoute, dispensateur de la lumière, toi, ô Seigneur, qui
détiens seul
Le secret de la source de vie, et qui depuis là-haut répands
Sur les mondes matériels un flot puissant d’harmonie,
Écoute, car c’est toi qui, siégeant au-dessus du niveau
(740)
intermédiaire de l’éther ,
Et possesseur du disque de lumière, cœur du monde,
Accordes à toute chose ta providence éclairée.
Les planètes ceintes de tes inextinguibles torches,
Emportées dans une danse qui ne connaît ni repos ni répit,
Ne cessent de répandre sur la terre des gouttes fécondes.
Obéissant à la course de ton char, toute chose née
S’est accrue selon le rythme des saisons.
Le vacarme des éléments en lutte les uns contre les autres
A pris fin dès que tu es apparu, sortant de ton indicible
géniteur.
C’est pour toi que l’inébranlable chœur des Moires a
(741)
reculé .
À nouveau, elles enroulent le fil de l’invincible destinée,
Quand tu le veux, car tu domines et gouvernes toutes
choses.
De ta chaîne, le roi du chant qui obéit au Divin,
Phébus, a pris son essor. Chantant des chants inspirés
Au son de la cithare, il apaise la vague grondante du
devenir.
De ta troupe qui détourne le mal, est né Péan,
Ce don plein de douceur qui fit régner la santé,
Emplissant le vaste monde d’une harmonie exempte de
toute douleur.
Le peuple t’honore dans ses hymnes comme le père de
Dionysos.
Et il en est qui te célèbrent dans leurs chants comme
(742)
Attis , le dieu de l’Évoé,
Présent au plus profond de la matière,
Tandis que d’autres te célèbrent comme le bel Adonis.
La menace de ton fouet cinglant terrifie le cœur sauvage
Des démons qui font la perte des hommes
Et sont la cause des maux de nos pauvres âmes,
De sorte qu’à jamais, dans l’abîme mugissant de la vie,
Nos âmes souffrent, ployées sous le joug du corps,
Et vouées à oublier la brillante cour du Père qui est aux
cieux.
Mais toi, le meilleur des dieux, couronné de feu, démon
béni,
Image du dieu créateur de toutes choses qui élève les âmes,
Écoute et purifie-moi de toute faute, reçois ma prière
pleine de larmes,
Délivre-moi de la funeste souillure, et protège-moi des
divinités vengeresses,
En adoucissant le regard sévère de la Justice qui voit tout.
Puisses-tu toujours, en m’aidant à écarter le mal,
Éclairer mon âme de ta sainte et bienheureuse lumière,
Après que tu auras dissipé le brouillard pernicieux au
poison mortel, et
Donner à mon corps le présent splendide de la vigueur et
de la santé.
Apporte-moi la gloire, afin que, suivant la coutume
ancestrale,
Je puisse cultiver les dons des Muses aux charmantes
tresses.
Donne-moi, si telle est ta volonté, Seigneur, un bonheur
inébranlable
En récompense de ma piété et de mon amour. Tu sais
rendre toute chose parfaite,
Car tu possèdes une force puissante et infinie
Et, si les fils que sur ses fuseaux la destinée enroule parmi
les étoiles,
Font que je m’écarte de ma route,
Remets-moi sur la bonne voie par tes rayons tout-puissants.
Hymne I
AUX MUSES
Chantons, chantons la lumière qui élève l’homme,
Chantons les neuf filles du grand Zeus, et leur si belle voix,
Ces Muses qui ont sauvé des douleurs terrestres
Les âmes perdues dans les eaux troubles de la vie,
Grâce aux rites sacrés recensés dans les livres éveilleurs de
(743)
l’esprit ,
Qui leur ont appris à suivre avec ardeur la voie qui mène
Au-delà de l’abîme profond de l’oubli
(744)
Pour rejoindre, pures, l’astre qui leur correspond ,
Et dont elles ont été séparées le jour de leur naissance,
Quand elles sont tombées sur le rivage abrupt,
Où, au milieu des biens matériels, elles vivent dans la folie.
Mais, déesses, mettez un terme au désir qui me tourmente,
Et plongez-moi dans l’extase grâce aux paroles de sagesse.
Que la race des hommes qui ne craignent point les dieux
Ne m’écarte pas du divin sentier de lumière aux fruits
splendides.
Guidez toujours vers la sainte lumière,
Loin du brouhaha de la race condamnée à l’errance,
Mon âme vagabonde, chargée à foison de vos dons
d’intelligence,
Et conduisez-la vers la gloire éternelle d’une éloquence qui
charme les cœurs.
Hymne III
PALLADAS D’ALEXANDRIE
Palladas d’Alexandrie est le poète dont l’Anthologie
palatine donne, avec cent cinquante pièces, le plus grand
nombre d’œuvres. Cette distinction, l’épithète « sublime » que
ses concitoyens lui décernèrent et la palme qu’au XVIe siècle
lui accorde l’érudit Vincent Obsopoeus, suggère un auteur de
premier plan. À la lecture, cependant, sa production,
essentiellement composée d’épigrammes acrimonieuses ou
satiriques, désempare. Aussi, Palladas, décrié par les
modernes, fut traité par Casaubon de « très sot versificateur ».
Génie incompris ou imposteur ? La réponse tient peut-être aux
quelques données disponibles sur l’auteur.
Originaire de Chalcis, en Eubée, il écrit, à considérer les
références à des événements historiques que ses poèmes
contiennent, entre 389 et 415 après J.-C., sous les règnes des
empereurs Valens, Valentinien et Arcadius. Installé à
Alexandrie, il assura sa subsistance en exerçant le métier de
grammairien, c’est-à-dire de maître d’école. Quelques
épigrammes permettent d’affirmer que c’était un païen.
Palladas incarne donc la tradition. Il cultive, en effet, des
thèmes sans beaucoup d’originalité dans une forme classique.
Mais il convient de faire la part, dans le persona de poète
démuni qu’il se construit à petites touches, pauvre hère
contraint de gagner sa vie par l’exercice d’un emploi ingrat,
du jeu sur les conventions et de la satire. Faut-il tenir pour des
aveux personnels les plaintes qu’il multiplie contre son
existence ou son épouse acariâtre ? Ne sont-elles pas plutôt
des variations amusées sur la figure du poète soumis au
caprice de la fortune ? La mauvaise humeur rabâcheuse du
poète, ses récriminations d’atrabilaire, ne servent-elles pas en
réalité à composer la figure d’un Diogène des temps
modernes, voire d’un Héraclite de l’ère chrétienne ? Son
obsession de la dépossession, de la fuite du temps, la manière
dont il flétrit la vanité humaine, entrent dans les usages du
discours moral. Palladas ranime, pour le lecteur au fait de sa
culture et des propriétés de l’écriture ironique, au moment
même où les tensions s’exaspèrent entre païens et chrétiens,
une représentation ancienne du philosophe.
Sa production tire peut-être un lustre supplémentaire de
surimpressions qui semblent venir de la tradition sapientiale
vétérotestamentaire. Misère de l’homme, pain de larmes d’une
vie très brève, poussière à quoi l’homme retourne sans cesse :
ces images, identifiables chez les cyniques comme chez Job,
prennent une coloration ambivalente. À la fois ironiques et
susceptibles d’une valeur lyrique, elles trahissent la
convergence des deux cultures, qui s’affrontent cependant. La
sécheresse du trait, l’éclat des images triviales — boue, giclée
de sperme, porcs à l’abattoir, mégère aboyeuse — achèvent de
rendre à Palladas la silhouette d’un poète sûr et au timbre
distinct.
Épigrammes morales
45
Si tu te rappelais, homme, par quel acte ton père t’a
engendré,
Tu laisserais là ton arrogance.
Mais c’est ce rêveur de Platon qui t’a nourri de fumées
(745)
En t’appelant Immortel et Plante céleste .
Or, tu es fait de boue : inutile donc de pavoiser !
Encore est-ce là façon d’enjoliver ton origine.
Car la vérité la voici : tu es né
D’un stupre effréné, et d’une répugnante giclée !
Cité dans l’Anthologie palatine, X, 45
72
La vie est un théâtre, un jeu : apprenez donc à jouer,
Renoncez au sérieux, ou alors supportez les chagrins.
Cité dans l’Anthologie palatine, X, 72
78
Laisse-là pleurs et fatigues, si court est le temps qui te reste
ici-bas,
Quand tu songes à toute la vie d’après !
Avant d’être jeté dans la fosse, de devenir la proie des vers,
Ne tourmente pas une âme qui, vivante, est déjà
condamnée.
Cité dans l’Anthologie palatine, X, 78
79
Au partir de la nuit, nous renaissons jour après jour,
Sans plus rien avoir de notre existence antérieure,
Étrangers à celle d’hier, nous en recommençons
Une nouvelle aujourd’hui.
Ne te vante donc pas tant, vieillard, de ton grand nombre
d’années :
Celles qui sont passées aujourd’hui ne t’appartiennent plus.
Cité dans l’Anthologie palatine, X, 79
84
Je suis né en pleurant, en pleurant je meurs.
Ma vie entière, je l’ai passée dans les larmes.
Pauvre race humaine, vouée aux pleurs,
Sans force, pitoyable, entraînée dans la tombe
Où elle n’est plus que poussière !
Cité dans l’Anthologie palatine, X, 84
85
On nous garde, et nous sommes nourris pour mourir,
(746)
Comme un troupeau de porcs égorgés au hasard .
Cité dans l’Anthologie palatine, X, 85
Épigrammes satiriques
378
Je n’en peux plus, de ma femme et de ma grammaire !
La misère de l’une, les misères de l’autre :
À toutes les deux, elles m’apportent Mort et Enfer !
Mais avec la grammaire, je viens juste d’en finir !
(747)
Quant à ma femme, l’androbagarreuse , impossible de
la renvoyer,
Prisonnier que je suis de mon contrat et de la loi
(748)
ausonienne .
Cité dans l’Anthologie palatine, XI, 378
ZOSIME
Photius note au chapitre 98 de sa Bibliothèque : « Lu un
ouvrage d’histoire en six livres du comte Zosime, ancien
avocat du fisc. En matière de religion, c’est un impie et,
souvent, sur de nombreux points, il aboie contre la vraie foi. Il
est concis et, dans son style, il est net et pur. Il n’est pas
dépourvu d’agrément. » On ne sait rien d’autre à propos de ce
Zosime. La variété des comtes et des fonctionnaires impériaux
qui existait à Constantinople interdit d’évaluer, sur un
témoignage si succinct, quelle pouvait être sa place dans la
hiérarchie, ni de fixer quand il naquit ou quand il mourut. Des
références à l’intérieur de son Histoire nouvelle suggèrent
qu’elle fut composée sous le règne d’Anastase Ier, au tournant
des Ve et VIe siècles après J.-C. Farouchement antichrétien,
Zosime est le dernier historien païen.
Après une rapide présentation de l’histoire de la Grèce
antique et de la République romaine, l’Histoire nouvelle
rapporte celle de l’Empire, du IIIe siècle à l’été 410, peu de
temps avant le sac de Rome par Alaric, le 24 août, mais le
livre VI, très bref, est inachevé. Selon toute vraisemblance,
Zosime comptait raconter comment la Ville était tombée aux
mains des Barbares. Tel quel, l’ouvrage fait pendant à
l’Histoire universelle de Polybe. Celui-ci avait eu à cœur de
montrer de quelle manière les Romains avaient fondé leur
Empire. Zosime expose « comment ils le détruisirent
rapidement par leur folle présomption » (I, 57, 1). Polybe
narrait un irrésistible essor. Zosime décrit une chute.
La décadence de l’Empire résulte selon lui de la négligence
de Constantin, soucieux de ses plaisirs, fastueux, coupable
d’avoir transféré sa capitale à Byzance, du déclin aussi du
pouvoir du Sénat, mais surtout de l’abandon des dieux
ancestraux au bénéfice du christianisme. Zosime, qui affiche
sa croyance envers prodiges, oracles et faits surnaturels, est
convaincu qu’ils veillaient sur le sort de l’Empire. Leur
trahison signe la fin du monde millénaire dont ils ont permis le
développement. Zosime propose une interprétation de
l’histoire exactement opposée à celle de saint Augustin et
d’Orose. Cet antagonisme peut expliquer qu’il qualifie son
histoire de « nouvelle » : elle est neuve, comme elle offre une
vision à rebours des histoires ecclésiastiques qui, au début du
VIe siècle, l’emportent en nombre.
70
À toi, souverain de la mer, et maître de la terre (757),
Je consacre cette barque que les flots ne mouillent plus,
Frêle esquif poussé comme plume par les vents vagabonds,
J’ai cru bien souvent, malheureux, m’en aller avec elle
chez Hadès.
Finies désormais craintes, espérances, brise et tempêtes,
J’ai sur la terre ferme posé mon pas confiant.
Cité dans l’Anthologie palatine, VI, 70
MUSÉE
Les manuscrits associent au nom de Musée l’épithète « le
grammairien ». Deux lettres du rhéteur Procope de Gaza lui
sont adressées (lettres 147 et 165 dans l’édition d’Eugenio
Amato publiée en 2010). Ce sont les seules informations
disponibles à son sujet. Elles permettent de situer sa vie au
Ve siècle après J.-C., Procope ayant vécu approximativement
entre 465 et 528. La lecture de l’œuvre confirme cette
datation : Musée, à l’évidence, a lu Nonnos de Panopolis, dont
il reprend quelques thèmes, du vocabulaire et certaines
constructions grammaticales. Son nom, un pseudonyme selon
toute vraisemblance, dénote quant à lui la volonté de son
possesseur de s’inscrire dans la tradition lettrée du célèbre
« temple des Muses » d’Alexandrie, bien qu’il fût alors détruit
depuis longtemps. Faut-il en déduire que l’auteur était
égyptien ?
Il reste de Musée un poème de 343 vers intitulé Héro et
Léandre. L’œuvre est qualifiée d’épyllion, d’idylle, dans le
sillage de la production de Théocrite. L’apostrophe initiale à
la Muse renvoie à Homère, plus de douze siècles après la
composition de L’Iliade et de L’Odyssée. Portant le nom de
ses deux protagonistes, le poème reprend un usage des fictions
en prose de Chariton, Achille Tatius et Héliodore, qualifiées de
« roman grec ». En effet, la rencontre des amants évoque
Chairéas et Callirhoé de Chariton, tandis que le
développement du récit manifeste des réminiscences de
Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius. Musée raconte
comment l’amour foudroie Héro, qui est prêtresse d’Aphrodite
à Sestos, et Léandre, qui vit à Abydos, sur l’autre rive de
l’Hellespont. Toutes les nuits, Léandre rejoint Héro. Profitant
de l’étroitesse du détroit, il traverse la mer à la nage, guidé
par la lueur d’une lampe qu’Héro accroche en haut de la tour
où elle l’attend. Un soir d’orage, la lampe s’éteint. Léandre
s’égare et meurt. Lorsqu’elle découvre son corps rejeté sur la
grève, Héro se tue en se précipitant de la tour où elle guettait
son bien-aimé.
Musée, à la manière des lettrés, développe une légende
étiologique. Elle est déjà évoquée dans les Géorgiques de
Virgile (III, v. 258-363) et dans les Héroïdes d’Ovide (lettres
18 et 19). Le géographe Strabon et une épître d’Horace
mentionnent l’existence d’une « tour d’Héro » à Sestos. Sur ce
fondement, aussi mince qu’érudit, le poème de Musée a connu
cependant une extraordinaire fortune. En 1494, c’est le
premier texte grec imprimé par Alde Manuce, qui allait
devenir le plus brillant des éditeurs vénitiens de la période.
Héro et Léandre inspira ensuite un conte à l’Italien Straparole
(1480-1558), un long poème au dramaturge élisabéthain
Christopher Marlowe (1564-1593), une ballade à l’allemand
Friedrich Schiller, au XIXe siècle. Les allusions à l’œuvre
courent de Francisco Quevedo à Victor Hugo, Grillparzer et
Hölderlin, en passant par Shakespeare. Les mises en musique,
du XVIe au XIXe siècle, de la cantate à l’opéra, sont légion.
Rembrandt et Turner ont peint des tableaux inspirés des héros
de Musée. En 1810, Byron reproduisit le trajet de Léandre à la
nage entre Abydos et Sestos (il mit une heure et dix minutes). Il
y a peu de chances que ces auteurs aient été retenus par le
grec complexe de Musée, construit sur des reprises
synonymiques et des vagues assonantiques, de même qu’ils
aient tous perçu la façon dont il joue sur la tradition poétique
dont il est l’héritier. La lampe d’Héro n’est-elle pas une
allusion à la torche symbolique de Chariclée dans les
Éthiopiques d’Héliodore ? A-t-elle une valeur allégorique ?
En revanche, l’histoire de ces deux amants que le destin
sépare et dont il cause la double mort, en dépit de leur fidélité
et de leur courage (l’un et l’autre bravent tous les risques
pour se retrouver), annonce Tristan et Yseult ou Roméo et
Juliette. Héro et Léandre invente un modèle de tragédie
amoureuse. La simplicité de l’intrigue, son traitement
ramassé, le contraste entre la préciosité de l’expression et la
brutalité du dénouement, la sensualité juvénile des amants, le
rythme du poème, qui se déplie à la façon d’une mélopée
incantatoire, lui confèrent une séduction prenante. Musée fixe
un des mythes les plus purs de l’amour à mort.
Héro et Léandre
« DIS-MOI, MUSE, LA LAMPE »
Dis-moi, Muse, la lampe qui fut témoin d’amours secrètes,
Et le nageur nocturne qui traversait la mer pour ses
épousailles,
Et les noces obscures que ne vit pas l’Aurore impérissable,
(758)
Et Sestos, et Abydos , pays où Héro et Léandre
s’aimèrent dans la nuit.
J’entends l’histoire de Léandre le nageur, de la lampe,
De cette lampe qui porte le message d’Aphrodite,
Et apprête l’hymen nocturne d’Héro,
Cette lampe, étendard d’amour, que Zeus, le dieu du ciel,
Pour les prouesses qu’elle accomplissait la nuit,
(759)
Aurait dû réunir à l’assemblée des étoiles ,
En l’appelant l’Astre nuptial de l’amour,
Car elle accompagna les angoisses de la passion,
Et elle protégea le message d’un amour dédaigneux du
sommeil,
Jusqu’à ce qu’un vent ennemi n’eût amené son funeste
souffle.
Allons, Muse, accompagne mon chant, tandis que je
célèbre le moment fatal
Qui mit fin, en même temps, à la lampe qui s’éteint, et à
Léandre qui meurt.
v. 1-15
ARISTÉNÈTE
On attribue à Aristénète, au Ve ou au VIe siècle après J.-C.,
deux livres contenant cinquante lettres fictives à la manière
d’Alciphron. Aristénète est le nom de l’auteur de la première
épître : rien n’indique que celui-ci ne soit pas un personnage
et que le recueil soit bien son œuvre.
L’ouvrage, à l’époque de Justinien (482-565), renvoie à
une Antiquité de convention. Il joue sur ses modèles —
Alciphron, Élien, Philostrate — pour produire de petites
proses soignées, souvent ironiques, qui s’amusent de situations
topiques, soit qu’elles renchérissent sur les invariants qu’elles
convoquent, soit qu’elles renversent l’éloge que le lecteur
attend en anecdote salace, ou transposent un précédent
tragique, comme l’histoire des amours du roi Antiochus pour
Stratonice, la jeune épouse de son père, sur le mode burlesque
en situant le récit dans un univers bourgeois et prosaïque. La
lettre X du second livre propose une variation sur le thème de
Pygmalion. La onzième moque la tentation de la vertu que son
auteur a pu éprouver. Cet art de la dissonance, déjà cultivé
avec Théocrite, atteste la perpétuation au cours de l’Antiquité
tardive de registres et de procédés littéraires droit venus de la
littérature classique. Broderies de lettré, les Lettres
d’Aristénète sont un divertissement raffiné, un exercice
rhétorique où le goût du décalage n’exclut pas une volonté
discrète de bousculer les conventions morales.
Lettres
UN PEINTRE S’ÉPREND DU PORTRAIT
QU’IL AVAIT FAIT D’UNE JEUNE FILLE :
PHILOPINAX À CHRÔMATIÔN (760)
J’ai peint une belle jeune fille et je suis tombé amoureux de
ma peinture. C’est mon art qui a suscité ma passion, et non le
trait d’Aphrodite. De ma propre main, j’ai transpercé mon
cœur. Quel malheur de ne pas être privé de talent ! Je n’aurais
pas été amoureux d’une image laide ! Et maintenant, autant on
admire mon art, autant on a pitié de ma passion, car je ne
pourrais pas sembler moins malheureux en amour que savant
dans mon art. Mais pourquoi trop me lamenter et m’en prendre
à ma main ? Ce sont les tableaux qui m’ont fait connaître
Phèdre, Narcisse, Pasiphaé. La première n’avait pas toujours à
(761)
ses côtés le fils de l’Amazone , l’autre brûlait d’une
passion absolument contre nature, quant au chasseur, quand il
approchait sa main de la source, celui qu’il désirait
s’évanouissait et glissait entre ses doigts. La source reproduit
Narcisse, le tableau reproduit et la source et Narcisse comme
assoiffé de sa beauté. Pour ma part, je suis auprès de ma très
chère autant que je veux. La jeune fille a un aspect décent et si
je tends la main, elle demeure bien nette, sans disparaître, et
elle conserve sa forme naturelle. Elle a un doux sourire, sa
bouche est légèrement entrouverte et on dirait qu’une parole
est suspendue à ses lèvres, prête à sortir de sa bouche. Je me
suis souvent approché près d’elle pour entendre ce qu’elle
voulait murmurer, mais, comme elle ne disait rien, j’ai
embrassé sa bouche, j’ai embrassé les roses de ses joues et la
grâce de ses paupières, et je demande à la jeune fille de faire
l’amour avec moi. Mais elle, comme une courtisane qui
cherche à exciter son amant, garde le silence. Je la pose sur
mon lit, je la prends dans mes bras, je me mets sur sa poitrine,
au cas où elle pourrait guérir l’amour qui brûle mes entrailles
et je n’en délire que plus devant cette peinture. Puis, je me
rends compte de ma folie, je cours le risque de perdre ma vie
pour une amante sans vie. Ses lèvres sont comme des fruits
mûrs, mais elle ne me donne pas le fruit du baiser. À quoi sert
le bel aspect d’une chevelure, si cette chevelure n’existe pas ?
Je pleure et je me lamente, tandis que l’image me jette un
regard lumineux. Ah ! puissiez-vous, enfants d’Aphrodite aux
(762)
ailes d’or , me donner pareille amie, douée de vie, pour
que je la contemple, plus belle que toutes les œuvres d’art,
parée d’une vivante beauté, et que, faisant accorder
agréablement mon art avec la nature, j’admire l’un et l’autre
dans une harmonie parfaite !
II, 10
252
Rejetons, ô ma charmante, nos vêtements au loin,
Et soyons nus, membres contre membres,
Étroitement enlacés sans rien entre nous.
La plus fine lingerie sur toi devient pour moi,
Entre nous deux, un rempart de Babylone.
Joignons nos bras, joignons nos bouches,
Et puis : silence ! Je hais la bouche qui ne sait se taire.
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 252
255
Je les ai vus, ces amants ! D’une rage impatiente,
Ils gardaient longuement, l’un à l’autre, leurs lèvres
collées,
Sans se rassasier de cet amour qu’ils se prodiguaient,
Désireux, impossible souhait ! de pénétrer
Chacun dans le cœur de l’autre.
Voulant remédier aux lois de la nature,
Ils tentaient d’apaiser leurs désirs
En échangeant leurs souples vêtements.
Lui ressemblait tout à fait à Achille, tel que ce héros
(787)
Se montrait dans le palais de Lycomède .
Quant à la jeune fille, qu’une tunique enveloppait
(788)
Jusqu’à ses blancs genoux, c’était l’image de Phébé .
Et de nouveau ils pressaient leurs lèvres, ayant l’un de
l’autre
Une insatiable soif d’amour qui dévorait leurs chairs.
Plus aisée à dénouer, l’étreinte tortueuse de deux ceps
Grandis ensemble, dans un long enlacement,
Que ces amants nouant, dans l’échange de leurs baisers,
Les souples entrelacements de leurs membres !
Trois fois heureux, amie, celui que de tels liens
emprisonnent,
Trois fois heureux ! et nous, loin l’un de l’autre, nous nous
consumons !
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 255
258
Je préfère tes rides, Philinna, à la peau fraîche
D’une jeunesse. Je désire plutôt tenir entre mes mains
Tes pommes un peu fléchies, que des seins bien fermes !
Ton automne m’est plus cher, que le printemps d’une autre,
Et ton hiver plus chaud que son été.
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 258
64
Le plomb cylindrique pour tracer des lignes grises,
La pierre ponce rugueuse pour affiler les durs roseaux,
La large lame qui les fend par le milieu et aiguise leur
pointe,
La règle qui sert à rendre les traits bien droits,
L’encre qu’on garde longtemps dans des antres profonds,
Un canif pour tailler la pointe noircie des roseaux,
Voilà l’offrande qu’à Hermès fait Philodème,
Maintenant que son front est ridé par le temps.
Cité dans l’Anthologie palatine, VI, 64
JULIEN L’ÉGYPTIEN
Érudit raffiné, cet auteur d’épigrammes dans le goût
ancien est parfois identifié avec un Julien qui fut préfet
d’Égypte sous les règnes de Justin (518-527 après J.-C.) et de
Justinien (527-565 après J.-C.). Dans les soixante-dix pièces
qui ont été conservées, il cultive les motifs chers aux poètes
hellénistiques : poésie érotique, poésie symposiaque, éloges,
tout en faisant preuve d’un raffinement métrique qui évoque
Nonnos de Panopolis. Dans la veine des épigrammes votives,
il représente le don, par un scribe âgé, de ses instruments
d’écriture, fixant l’image touchante d’un vieux lettré démuni.
Le motif a été maintes fois repris (Paul le Silentiaire lui
consacre une épigramme). Il témoigne de la persistance de cet
idéal d’une vie obscure, mais dédiée aux livres.
Épigrammes votives
68
Le plomb cylindrique qui trace des lignes bien droites,
La règle qui lui servait de guide,
La pierre qui aiguisait les roseaux bien fendus,
Puis le vase qui contenait ces roseaux,
Par qui le temps conserve la voix de ceux qui ne sont plus,
Ce canif de fer, enfin, qui tient son office
Des Muses comme de l’audacieux Arès,
Je te les offre, Hermès, ce sont les instruments qui te
reviennent,
Mais en retour, du vieux Philodème affaibli par l’âge,
À qui manque ce qu’il faut pour vivre,
Protège le reste des jours !
Cité dans l’Anthologie palatine, VI, 68
COMÉTAS
Au IXe siècle, Cométas révisa les poèmes homériques : le
grammairien, contemporain du grand bibliothécaire Photius,
s’en vante avec hauteur dans l’épigramme 38. Elle montre les
aléas de la conservation des textes anciens et les modifications
qu’ils purent subir. Il subsiste six autres épigrammes de
Cométas. Certaines sont d’inspiration païenne et
traditionnelle. L’épigramme 40, dont les vers présentent des
maladresses formelles, inspira un commentaire sarcastique à
l’un de ses copistes : « pas beau, tout ce Cométas », qui joue
sur l’adjectif « laid » akosma et le nom du poète Kométa ou
Cométas. Elle se montre intéressante toutefois en proposant
une adaptation du récit de la résurrection de Lazare, tel qu’il
figure dans l’Évangile de Jean (XI, 11-44). Cométas amplifie
considérablement le texte des Évangiles, mais il l’orne aussi
de motifs homériques. Citations précises et échos sont
impossibles à manquer pour le familier de L’Iliade et de
L’Odyssée. Cométas développe la dimension pathétique de
l’épisode en recourant à un expressionnisme violent, à la
limite du mauvais goût, lorsqu’il évoque l’odeur que dégage le
cadavre. La notation, outre qu’elle est fidèle à l’original,
participe du baroquisme qu’il cultive.
Épigrammes
38
Moi, Cométas, j’ai trouvé les livres d’Homère
Bien abîmés, et nullement ponctués.
Je les ai ponctués, limés avec application,
Je leur ai ôté l’inutile moisi
Et mon travail a renouvelé leur utilité.
Ainsi ceux qui transcrivent sans se tromper
Vont ici apprendre ce qu’il faut apprendre.
Cité dans l’Anthologie palatine, XV, 38
40
Lorsque le vaillant fils du Tout-Puissant,
Le rempart des hommes, qui règne
Sur mortels et immortels,
Disait aux pêcheurs, ses très sages disciples :
« Lazare, notre ami, n’a pas encore quitté
La clarté du soleil, tandis que la terre infinie,
Pour le quatrième jour, le recouvre déjà »,
(789)
Lui gisait, sans rien dire, muet, lèvres fermées ,
Son corps pourrissait, et ses os et sa peau si belle,
Et son âme, loin de ses membres envolée,
Était descendue chez Hadès, laissant à ses amis
Des sanglots et une peine indicible,
À ses sœurs surtout, Ô Marthe et Marie,
Nées du même sang.
Car de toute leur âme elles aimaient leur frère,
Qui parmi les morts, comme eux gisait,
Sans le souffle ni la vie. Pleurant et gémissant,
Elles se lamentaient sur sa mort.
Restées hors du caveau, elles s’étaient assises
Aux alentours de la tombe.
Quand le soleil eut accompli sur la terre
Sa troisième journée, Lazare parmi les morts
Se décomposait, corps privé de la vie.
(790)
Mais quand vint la quatrième aurore au teint de rose ,
Alors, à ses nobles amis parla le Fils du Dieu glorieux,
Dont l’origine était divine, dont la sagesse
L’emportait sur les hommes, sur tous les hommes.
Ces amis qu’Il aima merveilleusement,
Comme s’ils étaient les fils de Dieu.
(791)
Leur voix coulait plus douce que le miel ,
LA PRISE DE CONSTANTINOPLE
À l’aube, quand il lui sembla que le moment était venu de
(840) (841)
donner l’assaut (c’était le jour d’Arès ), le Sultan
donna l’ordre aux cymbales de retentir, aux flûtes et aux
trompettes de résonner et, au début du jour, il attaqua. De tous
les côtés de la ville, les Barbares engageaient le combat, et ils
donnaient l’assaut en se battant avec force. Les Grecs se
défendaient vigoureusement le long des remparts du port. Ils
repoussèrent les Turcs et, en tenant leurs positions sur les
murs, ils décapitaient ceux qui y étaient montés avec des
échelles. Mais, là où le Sultan lui-même donnait l’assaut, les
janissaires attaquaient et les soldats génois furent défaits.
(842)
Longo lui-même fut blessé à la main par une arme à feu,
d’autres soldats aussi furent blessés et, comme ils avaient
abandonné le lieu où ils étaient postés, aussitôt les ennemis les
attaquèrent avec force, mirent en déroute les soldats génois, et
les tuèrent en les poursuivant. Ainsi, Longo se retira, suivi par
ses soldats, eux-mêmes poursuivis par les janissaires. Quand le
Basileus des Grecs comprit qu’ils abandonnaient la place et
qu’ils fléchissaient, il accourut immédiatement et demanda à
Longo où il allait. Longo lui ayant répondu que c’était Dieu
qui conduisait les Turcs, le Basileus se tourna vers
(843)
Cantacuzène et ceux qui étaient autour de lui et dit :
« Allons, mes braves, marchons contre ces Barbares. »
Cantacuzène lui-même mourut glorieusement. Le Basileus dut
reculer aussi. En le poursuivant les Turcs le blessèrent à
l’épaule, et il mourut.
Le reste des Grecs, ayant vu que les janissaires s’étaient
emparés de la grande muraille et les frappaient d’en haut avec
des pierres et des flèches, et que les hommes de Longo étaient
en fuite avec les janissaires à leurs trousses, prirent eux-
mêmes la fuite, chacun voulant descendre le premier du mur
(844)
extérieur pour se sauver . Quand ils arrivèrent à la porte
dite de Romanos, gênés les uns par les autres, ils restèrent
coincés, puis d’autres qui arrivaient tombèrent sur eux, si bien
que, voulant à toute force rentrer dans la ville, ils formèrent un
amas de corps encore vivants devant la porte, par où il était
désormais impossible de passer. Ainsi, la plupart d’entre eux
périrent sans se battre, parce qu’ils étaient pressés d’arriver les
premiers, la porte étant bloquée par l’amas des corps des Grecs
qui essayaient de passer les uns sur les autres. Les janissaires
qui étaient montés sur le grand mur (le canon en avait démoli
une grande partie) se déversèrent dans la ville et la mirent à
sac, chacun se dirigeant là où bon lui semblait.
Quand la nouvelle se répandit que la ville avait été prise,
les Grecs prirent d’abord la fuite. Ils allèrent vers le port et les
navires génois ou vénitiens. Beaucoup montèrent sur des
barques, en hâte et dans la confusion, et ils périrent sur les
barques qui avaient sombré. Il arriva là ce qui arrive
d’ordinaire dans des désordres de ce genre, quand chacun
essaye d’assurer son propre salut, sans ordre ni discipline.
Quelques-uns arrivèrent à échapper aux Turcs. Mais les
gardiens des portes, quand ils avaient vu les Grecs fuir vers les
navires pour y trouver refuge, firent preuve d’un malheureux
manque de jugement et se dirent que, s’ils fermaient les portes,
les Grecs seraient forcés de revenir pour se défendre. Il y avait,
en effet, une prophétie qui circulait dans la ville, selon
laquelle, une fois les ennemis arrivés et installés au forum de
Taurus, les habitants rassemblés dans la ville seraient obligés
de se défendre, chasseraient l’ennemi et regagneraient le
contrôle de la ville. C’est dans cette conviction, à mon avis,
qu’ils jetèrent les clés par-dessus la muraille.
Les hommes et les femmes allèrent à la plus grande église
de la ville, à Sainte-Sophie, avec la foule toujours nombreuse à
cet endroit, et là se réunirent hommes, femmes et enfants.
Mais, peu après, ils furent capturés par les Turcs sans combat.
Beaucoup d’hommes furent tués par les Turcs à l’intérieur de
l’église, d’autres, qui avaient cherché refuge dans une autre
partie de la ville, ne savaient pas quoi faire, mais, peu de
temps plus tard, les uns furent tués, les autres capturés. De
nombreux Grecs montrèrent leur courage en mourant au
combat pour leur patrie, afin de ne pas voir leurs femmes et
leurs enfants emmenés en captivité.
C’est aussi à cette occasion que mourut Théophile, qui
appartenait à la famille des Paléologues : il lutta
courageusement jusqu’à la mort. Périrent aussi au combat les
Métochitès, de la famille des Paléologue, le père et ses
(845)
fils . Et un grand nombre de nobles de l’entourage du
Basileus moururent aussi, ne supportant pas de voir leur patrie
asservie. La ville tout entière était remplie de meurtriers et de
victimes, de poursuivants et de fugitifs. Quant à Notaras, le
(846)
second du Basileus, et à Orhan , le petit-fils de Suleiman,
voici ce qui arriva selon les Grecs eux-mêmes : quand ils
apprirent que la ville avait été prise, ils se réfugièrent dans une
des tours de la ville, afin d’y décider de quel côté ils pourraient
s’enfuir. Mais, une fois arrivés là, Orhan, vêtu des haillons de
quelque moine, se jeta du haut de la tour et mourut. Ceux qui
étaient avec Notaras furent assiégés puis furent pris, aussi bien
Notaras que ses enfants. […]
Voilà donc ce qui arriva aux Grecs de Byzance. C’est le
plus grand malheur, par le degré de souffrance qu’il causa, qui
soit arrivé dans le monde, égalant ainsi celui de Troie, et, en
quelque sorte, le châtiment que les Grecs durent subir des
Barbares, pour ce qu’ils avaient fait à Troie. En tout cas, c’est
(847)
ainsi que les Romains l’interprètent : le prix qu’ont payé
(848)
les Grecs pour le malheur qu’ils avaient causé à Troie .
Voilà donc comment les choses se sont passées.
VIII, 18-22 et 30
(849)
Ἤμην ἀχρεĩον καλάμος φυτόν
J’étais un roseau qui ne servait à rien : de moi,
Rien ne naissait, ni figue, ni pomme, ni raisin.
Mais un homme, voulant m’initier aux mystères de
(850)
l’Hélicon ,
Me tailla de fines lèvres pour y ménager un étroit passage.
Depuis, quand je bois le noir breuvage,
Comme si j’avais le dieu en moi, un flux de mots s’écoule