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Anthologie de la littérature grecque

De Troie à Byzance
VIIIe siècle avant J.-C. – XVe siècle après J.-C.
Textes choisis, présentés et annotés par Laurence Plazenet
Traductions par Emmanuèle Blanc
TRADUCTION NOUVELLE

Gallimard
PRÉFACE
Oublier Homère
« They only talk of forgetting them who never knew
them. »
(« Seuls parlent de les oublier ceux qi ne les ont jamais
connus. »)
HENRY D. THOREAU,
Walden (1854)

À quoi bon une anthologie de la littérature grecque


ancienne ? Piété de vieille barbe ? Archéologie ? Goût de la
déambulation au musée ? Le grec n’est-il pas une langue
morte et, symptôme de son obsolescence, son apprentissage
n’est-il pas réduit à la portion congrue dans les programmes
des collèges et des lycées ? À quelle connaissance prétendre,
quand la lecture vive des œuvres, l’accès direct aux textes,
dans la langue où ils furent conçus, sont impossibles ?
Lorsque cette mise en présence immédiate est le plus souvent
remplacée par un brouet mêlant latin, grec, histoire,
mythologie, au hasard d’extraits disparates ? Ce pain fade à
mâchonner sans comprendre, ressassement d’un savoir de
seconde main, risque peu de procurer cette joie fulgurante du
sens qui se révèle. Il n’en jaillira jamais l’éblouissement qui
naît d’un entrelacs de signes que son interprétation, soudain,
comme en musique, fait chanter. Il ne laissera pas sourdre,
après la première impression de coïncidences et de résonances
familières, le pur sentiment de l’autre : altérité intrinsèque des
civilisations antiques et altérité, entre elles, de la civilisation
grecque et de la civilisation latine. L’Antiquité gréco-latine est
constitutive de l’identité de l’Occident contemporain, mais
celui-ci ne la décalque pas. Elle y inscrit peut-être, au
contraire, une part première et irréductible d’étrangeté,
fascinante et propre à nourrir toute réflexion sur la notion,
précisément, d’identité : l’Occident moderne a amplement
façonné le monde antique que nous nous représentons. Face
au mirage du miroir, à la tentation de réduire l’autre au même,
pour quelques raisons idéologiques que ce soit, ce livre
voudrait procurer le sentiment de la découverte, ou de la
redécouverte. Il souhaiterait donner de l’émerveillement, offrir
le plaisir de l’inconnu, faire entendre la voix propre des
Anciens, traduite, certes, mais à neuf et chaque fois au plus
près des originaux. Une anthologie, contre le bavardage ou les
commentaires, prend le parti des textes. Nécessairement
incomplète, elle offre des pages choisies pour leur beauté,
souvent incandescente, pour leur importance dans l’histoire
des idées ou de la culture, pour leur caractère saugrenu,
parfois. Elle fait le pari de la curiosité. Aux habitudes, elle
oppose des rapprochements brusques : ils font surgir
l’inclassable. Elle privilégie l’émotion.
Les deux auteures de ce volume se sont rencontrées il y a
trente-six ans. Je dois ma première leçon de grec
à Emmanuèle Blanc. J’avais seize ans. Elle a comblé un désir
très ancien, qu’on m’avait jusque-là refusé d’assouvir. Cette
passion était née en lisant des contes et légendes de la Grèce
ancienne, en découvrant Troie (le grand cheval de bois des
Grecs, abandonné, la nuit, devant les murs de la ville, dans le
silence, sous la lune, me tire encore de toutes les distractions),
en rêvant aux larmes d’Ulysse dans le palais splendide
d’Alcinoos, palais que je n’ai jamais réussi à me figurer, alors
que, mille fois, j’ai vu le regard d’Andromaque, le petit
Astyanax dans les bras, sur l’époux aimé qui la quitte et que la
guerre ne lui rendra pas. Plus tard, l’anthologie de la poésie
grecque de Robert Brasillach, rencontrée par hasard à la
bibliothèque municipale de Saint-Maur-des-Fossés que je
fréquentais adolescente (je lui dois également Proust et la
traduction de L’Énéide par Pierre Klossowski), pour quelques
épigrammes, a sans doute fixé une passion qui devait
durablement régler ma vie. Les florilèges sont des
quintessences passionnées. Puisse celui-ci transmettre un peu
de sa ferveur et faire surgir, au détour d’une page, des images
que leur lecteur n’oubliera pas : Agavé, inconsciente de son
crime, brandissant la tête ensanglantée de Penthée, les fleuves
et les vagabonds nocturnes d’Héraclite, le sourire des pâtres
paisibles de Théocrite (c’est celui de la Joconde), Cléopâtre
rieuse, polyglotte, encanaillée et glissant majestueusement sur
les eaux du Nil, la petite esclave d’Alciphron, qui se tue pour
échapper au corps du maître qui la viole, Achille, chez
Quintus de Smyrne, arrachant le casque de Penthésilée qu’il
vient de tuer et cloué par l’amour, à jamais privé de celle qui
eût été pour lui le soleil et la nuit, l’agonie, dans la chaleur
suffocante, de l’Autocrator Alexis Ier, qu’on porte, pour le
soulager, dans une chambre ouverte à tous les vents, ou
l’intelligence sèche de l’historien Thucydide. Que ces éclats de
textes, contre l’ignorance et l’indifférence, dressent leur
scintillement. Qu’ils interdisent l’oubli. Qu’ils donnent à
réfléchir.
*
Le grec et la littérature grecque occupent une place
singulière dans notre culture. La langue française est nourrie
de mots issus du grec, mais, le plus souvent, par
l’intermédiaire du latin, dont elle dérive en droite ligne, et
qu’aucun lettré, pendant des siècles, n’a ignoré.
L’apprentissage de la lecture se fit sur des volumes imprimés
en latin au moins jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Les Petites
Écoles de Port-Royal brisèrent cette règle, mais leur exemple
resta sans suite : en 1684, Jean-Baptiste de La Salle fit œuvre
de pionnier en plaidant pour que les enfants apprissent à lire
en français. Le latin joua, de surcroît, un rôle essentiel dans le
plan général des études, le ratio studiorum, jusqu’au
XXe siècle. Comment négliger que Rimbaud reçut le premier

prix de vers latin au Concours général en 1869 ? Qu’il écrivit


d’abord des poèmes dans la langue de Cicéron et de Virgile ?
En 1892, une partie de la thèse de Jean Jaurès, sur les
origines du socialisme allemand chez Luther, Kant, Fichte et
Hegel, fut encore rédigée en latin. Le grec n’a pas bénéficié de
ces privilèges. Son étude a toujours été l’apanage d’une
minorité. Il y a du secret d’initié dans la connaissance de sa
littérature. On a parlé de la « secte des hellénistes » à Port-
Royal. À cela, une raison historique.
La Grèce des cités naquit à la fin du IXe siècle avant J.-C.
et se développa au cours de la période dite archaïque,
marquée par l’institution des Jeux olympiques en 776 et la
composition des poèmes homériques. Les tentatives
d’invasion, à partir de 492, du puissant Empire mède,
héroïquement déjouées par Athènes, déterminèrent
l’avènement du monde classique. Il se caractérise par
l’apparition, à Athènes, de la démocratie et par la formation
d’alliances entre les grandes cités de la péninsule et des îles
grecques. L’hégémonie exercée par Athènes, l’essor de la
monarchie macédonienne, au milieu du IVe siècle,
déséquilibrèrent une construction qui était nécessairement
fragile. Les querelles et les rivalités des héritiers d’Alexandre,
après sa mort en 323, favorisèrent peu un redressement. La
Grèce continua d’étinceler intellectuellement : la fondation
d’Alexandrie, de son Musée et de sa Bibliothèque, suscita
l’émergence d’un second foyer vital de l’hellénisme, sans
détruire l’influence d’Athènes. Le voyage en Grèce fut une
étape presque obligée de la formation des lettrés, où qu’ils
eussent vu le jour, dans un monde hellénophone désormais
immense (outre la Grèce et l’Égypte, il comptait l’Asie
mineure et une bonne partie du monde oriental). À partir du
IIIe siècle avant J.-C., la confrontation avec Rome, qui avait
annexé la Sicile et voulait réduire la puissance de Carthage,
obstacle à son expansion, devint inévitable. Campagnes et
coups de main se multiplièrent. En 146, la même année que
Carthage, Corinthe fut mise à sac, dernier épisode
d’affrontements au long cours. Rome triomphait. La Grèce
passa peu à peu entièrement sous son autorité. Elle
entretenait, cependant, depuis longtemps, à travers ses lettrés,
des relations nourries avec Rome. Elle exerçait même sur les
Romains une telle séduction que celle-ci, renforcée par la
proximité consécutive à la conquête, a pu donner le sentiment
que le vaincu, finalement, l’emportait sur son vainqueur. De
nombreux Grecs, à l’instar de Plutarque ou de Polybe,
s’employèrent de surcroît à penser la relation entre Rome et la
Grèce pour en montrer la nécessité ontologique, maquillant la
défaite en accident et suggérant qu’elle fût plutôt comprise
comme l’aboutissement d’un processus quasi organique. Ils
façonnèrent la conscience d’une unité gréco-latine, par-delà
les spécificités des deux civilisations, et contribuèrent à
l’émergence, avec l’Empire, d’une exceptionnelle expérience
de dualité culturelle et linguistique. Elle se perpétua jusqu’à la
mort de l’empereur Constantin, en 395 après J.-C.
Constantin avait confié la partie occidentale de l’Empire à
l’un de ses fils, la partie orientale à l’autre, suivant un usage
de co-régence qui avait déjà été pratiqué entre 364 et 375. Il
ne s’agissait pas de les désolidariser. L’Empire romain se
scinda en deux entités, l’Empire romain d’Occident et
l’Empire romain d’Orient, sous le coup des événements qui
suivirent la mort prématurée d’Arcadius, qui régnait sur
l’Occident, en 408. Alors que l’Italie était menacée par les
Wisigoths d’Alaric, l’Orient n’intervint pas. En 410, il laissa
piller Rome. À partir de cette date, l’Empire d’Occident, par
son découpage géographique, correspondit à des territoires de
langue latine, organisés autour de sa capitale (Ravenne,
depuis 404). L’Empire romain d’Orient, rassemblant la Grèce
et l’Orient, dont les souverains étaient installés à
Constantinople (l’ancienne Byzance), fut quant à lui
hellénophone. Cette partition, rompant les échanges
permanents qui avaient lieu depuis cinq cents ans entre les
deux communautés et qui avaient causé un bilinguisme quasi
systématique des élites, entraîna très vite un affaissement de la
culture grecque dans l’Empire d’Occident. Il fut
particulièrement fort au-delà de l’Italie elle-même. Le
25 décembre 800, Charlemagne, roi des Francs, fut sacré
empereur des Romains par le pape Léon III : la cérémonie eut
lieu à Rome, dans la basilique Saint-Pierre. Le souverain prit
pour emblème un aigle monocéphale. C’était s’inscrire dans
la continuité de l’Empire romain, mais aussi rompre
explicitement avec l’antique dualité, ne fût-elle plus à cette
date qu’un rêve, d’un Empire unissant Orient et Occident
— dualité longtemps symbolisée par la représentation d’un
aigle bicéphale. En éliminant ce dernier, Charlemagne
signifiait qu’il entendait fonder un Empire d’Occident
résolument autonome. Tournant la tête à gauche, l’aigle
carolingien se détourne sans ambiguïté de l’Orient. Ainsi, la
culture grecque subsista dans le monde de la France
médiévale à peu près uniquement en tant que substrat, plus ou
moins conscient, du monde latin. En 1508, Louis XII pria un
jeune érudit italien de vingt-huit ans, Jérôme Aléandre, de
venir professer à Paris les « belles-lettres ». Aléandre avait été
éduqué à Venise. Il avait fréquenté Érasme et Alde Manuce, le
prince des imprimeurs de la Sérénissime, un des plus brillants
hellénistes de sa génération. Il a brossé un tableau terrible de
l’ignorance du grec à son arrivée en France. Aléandre, pour
se faire valoir, force le trait, mais il permet de prendre la
mesure de la distance qui s’était instaurée. Et du renversement
sur le point de se produire.
Son séjour prélude, en effet, à un spectaculaire
renouvellement. Avant même la prise de Constantinople par le
sultan Mehmed II, le 29 mai 1453, de nombreux lettrés,
comme Janus Lascaris, Zacharias Kaliergis, Georges de
Trébizonde, Marc Mousouros, le cardinal Bessarion ou
Théodore de Gaza, étaient venus en Italie pour des
ambassades, des conciles, des programmes de cours, des
séjours plus ou moins prolongés. Le mouvement changea de
nature, quand, chassés par l’invasion ottomane, ils
s’installèrent définitivement dans la péninsule. Il s’amplifia
aussi. Ces hommes avaient emmené avec eux leurs biens les
plus précieux, bibliothèques, livres, manuscrits préférés ou
trésors canoniques. Le cardinal Bessarion s’établit à Venise
avec plus de 480 manuscrits grecs, dont, à sa mort, il fit
présent à la ville : ils constituèrent le premier fonds de la
bibliothèque Marciana et demeurent un de ses joyaux. Janus
Lascaris, protégé par Bessarion, se rendit à Florence après sa
mort : reçu par Laurent de Médicis, il lui fit lire Thucydide,
Sophocle, Démosthène. Plus tard, Louis XII et François Ier le
chargèrent d’acquérir pour eux des manuscrits grecs.
Bessarion et ses pairs révélèrent à l’Europe des ouvrages
qu’elle avait oubliés depuis près de dix siècles. Pierre
Abélard, au XIe siècle, et Pétrarque, au XIVe, quoiqu’ils fussent
des puits de science, ignoraient le grec : « Homère est muet
pour moi », se désolait le second. Contraints à l’exil, les
érudits byzantins bouleversèrent cette situation. Ils firent
également prendre conscience à leurs hôtes de tout ce que la
langue et la littérature latines devaient au grec. Ainsi furent-ils
à l’origine d’un ample phénomène de redécouverte où les
hommes du XIVe siècle ne distinguèrent pas moins qu’une
véritable Renaissance.
Après avoir formé Guillaume Budé et quelques élèves
choisis, Jérôme Aléandre avait dispensé des cours publics : ils
suscitèrent un tel enthousiasme qu’en 1513 l’Université de
Paris octroya au jeune professeur (il avait trente-trois ans) le
titre de recteur. Quelle gratitude les contemporains durent-ils
éprouver pour qu’elle l’emportât sur toutes les frilosités et les
lenteurs ordinaires de l’Université ! Quelques humanistes,
prenant le relais d’Aléandre, contribuèrent particulièrement à
l’essor des études grecques en France : Adrien Turnèbe,
Pierre Danès, Henri Estienne, Jean Dorat, Guillaume Budé,
Jacques Amyot, esprits curieux, audacieux, fins limiers qui
traquèrent à travers toute l’Europe les manuscrits qui leur
manquaient et dont ils avaient besoin pour une traduction ou
une démonstration. Mais le grec ne demeura pas l’apanage
d’une poignée de savants, si remarquables fussent-ils. Ces
hommes avaient des ambitions littéraires personnelles. Ils les
cultivèrent. Ils les transmirent. Au Collège des Lecteurs
royaux, fondé en 1530 (le futur Collège de France), ou au
Collège de Coqueret, leurs élèves étaient des jeunes gens
pénétrés par le désir de renouveler la création de leur temps :
ils firent de la littérature grecque le flambeau de cette
rénovation.
Ils entendirent d’abord enrichir le français et poser sa
noblesse face au latin et à l’italien en s’appropriant
vocabulaire et tournures venues du grec. Ils étendirent ensuite
la palette des ressources littéraires du français en imitant les
genres pratiqués par les auteurs grecs. Lucien, qui avait
composé au IIe siècle avant J.-C. une œuvre nombreuse, mêlant
les formes et les sujets, animée par un esprit de satire
tourbillonnant, une volonté farouche de déniaisement et de
drôlerie, hostile à toute forme de vanité et d’esprit de sérieux,
apparut comme un modèle à des hommes qu’impatientaient
autant, à la fin du Moyen Âge, les formalismes de la
scolastique, les ratiocinations de l’université, que les
dévoiements de l’Église. Son influence fut si puissante sur
Érasme que celui-ci reçut le sobriquet de « Lucien batave ».
Rabelais, qui entendait « graeciser en Français »
(l’expression est forgée par son ami Barthélemy Aneau), c’est-
à-dire non pas importer platement des usages, mais inventer
une façon française de faire preuve d’un génie comparable à
celui des anciens Grecs, a puisé à la même source. Les
manuscrits de Montaigne révèlent qu’en dépit de ses
allégations il avait une bonne connaissance du grec et qu’il
éprouvait un plaisir sensuel à l’écrire. La découverte des
Moralia de Plutarque, dans la traduction française que
Jacques Amyot en publia en 1572, joua un rôle considérable
dans la germination du projet des Essais. Ronsard, quant à lui,
entendit refonder la poésie française à l’exemple des lyriques
grecs. Ses proches et lui étaient partis en campagne sous
l’appellation de « Brigade ». Ils troquèrent bientôt le terme,
très militaire et qui sentait trop l’ordre de marche d’une armée
organisée, contre celui de « Pléiade » : il avait été employé à
Alexandrie par plusieurs groupes de poètes qui avaient rêvé
de former, avec leurs œuvres, une constellation, c’est-à-dire un
ensemble d’astres aussi évident et pérenne que ceux des étoiles
dans le ciel. En 1553, Étienne Jodelle donna une Cléopâtre
captive : inspirée de la Vie d’Antoine de Plutarque, cette
tragédie amorçait la résurgence du genre en France. Racine,
qui le porta au sommet un siècle plus tard, avait été formé, à
Port-Royal, par Claude Lancelot, un des meilleurs hellénistes
du XVIIe siècle. La bibliothèque du dramaturge comporte
plusieurs volumes des Tragiques imprimés en grec et
minutieusement annotés de sa main, signe d’une infinie
familiarité avec leur univers. En 1559, Jacques Amyot avait
traduit les dix livres des Éthiopiques d’Héliodore en les
présentant comme un substitut brillant au roman de
chevalerie : des milliers d’exemplaires de l’ouvrage
circulèrent, tandis que s’élaborait un roman moderne à son
image. En 1640, Mlle de Scudéry revendiqua hautement
d’imiter Héliodore, père des romanciers, comme Homère était
celui des poètes épiques. Artamène ou le Grand Cyrus (1649-
1653) transpose, en effet, la structure narrative des
Éthiopiques, tout en empruntant ses héros à Hérodote ou à
Xénophon. C’est l’acte de naissance du roman moderne en
Europe. En 1699, Fénelon, précepteur du Dauphin, composa
pour l’enfant royal un Télémaque : le petit prince est invité à
s’instruire en suivant l’exemple du fils d’Ulysse. La littérature
grecque innerve toute la littérature française de la
Renaissance et du XVIIe siècle.

Mais l’hellénisation de la France classique n’est pas


seulement littéraire. Le 23 février 1653, Louis XIV dansa Le
Ballet de la nuit. La Fronde s’achevait. Le roi était revenu à
Paris à la fin de l’année précédente. Mazarin venait d’y faire
son retour. La monarchie l’avait emporté. Au cours de la
dernière entrée du ballet, le jeune souverain apparaissait vêtu
en Soleil, chamarré d’or, vivant Apollon qui ramenait le jour
au monde. Divinité incarnée, il figurait la prunelle du cosmos.
Le détour antique adressait à ses sujets la plus claire des
leçons politiques. Dans la sixième entrée, le monarque
chantait à des « Ardents » en costume rouge, tout couvert de
flammes :
Astres, vous voyez bien
Qu’il faut céder la place
Un Ardent vous efface
Et vous n’êtes plus rien […]
L’apostrophe est limpide : le roi, désormais, sera un maître
absolu. À plusieurs reprises, Louis XIV posa, pour ses peintres
et sur les monnaies qu’il fit battre, en héros conquérant, c’est-
à-dire en nouvel Alexandre. L’iconographie d’Auguste, l’autre
figure impériale dominante, latine cette fois, le représente, en
effet, non en cavalier, mais plutôt en toge sénatoriale : chacun
des empereurs incarne un imaginaire distinct. Avec Alexandre,
Louis XIV assoit son pouvoir sur l’épiphanie de sa puissance
militaire. En 1670, sur un tableau conservé à Versailles,
Pierre Mignard représenta le monarque couronné par la
victoire : il se tient à cheval en cuirasse et jupe d’hoplite,
sandales lacées aux pieds, sur les épaules un manteau
d’imperator, avec une peau de léopard en guise de tapis de
selle. Cette étonnante mise en scène convoque une vision en
gloire de la royauté. Son ancrage antique devait permettre une
opportune légitimation, tandis que Louis XIV rompait avec la
conception du pouvoir monarchique issue de la féodalité : le
roi, cessant d’être un primus inter pares (« le premier parmi
ses pareils »), se muait en prince de droit divin, dorénavant
sans pairs. Sa nouvelle devise, nec pluribus impar, souvent
interprétée comme signifiant « à tous nonpareil » (elle
reprend, en réalité, une formule de Philippe II d’Espagne et
veut plutôt dire, avec une curieuse litote : « pas inapte < à
éclairer > même plusieurs mondes », par référence au
continent américain), opère au moins phonétiquement un
parfait renversement de la première, révélant dans l’exercice
du pouvoir, derrière la profusion des ors, un coup d’État
permanent.
Ainsi la Grèce antique est-elle, pour les hommes du
XVIIe siècle, le lieu d’une projection idéale et légitimatrice,
miroir d’une posture désirée et d’un autre de soi, refuge face à
un monde violent. Des érudits, dans la lignée de Budé ou
d’Estienne, continuaient de poursuivre des travaux savants à
son sujet, mais ils occupaient désormais une position
minoritaire, fragilisée encore par la détestation que la période
a éprouvée pour les pédants et les régents de collège, auxquels
on a tôt fait de les identifier. La relation distanciée qu’ils
entretenaient avec la Grèce était amplement dominée par un
autre type de lien, fantasmatique et intime, foncièrement
recréateur. L’Antiquité y est source nourricière, vivier, autant
que source lustrale, voire baptismale. Mlle de Scudéry énonça
le magistère inédit qu’elle entendait exercer sur les Lettres en
prenant pour surnom Sappho. L’identification à la grande
poétesse de Lesbos est, en réalité, le moyen de figurer une
invention moderne : la femme écrivain. Une seconde évidence
s’impose : la Grèce des XVIe et XVIIe siècles est une Grèce
archaïque, hellénistique ou romaine : ce n’est pas la Grèce
classique du Ve ou du IVe siècle avant J.-C. À l’exception de
l’orateur Lysias, réservé aux petites classes, les auteurs cités
dans les différents programmes d’étude de la période sont
Lucien, Ésope, Homère, le Xénophon de La Cyropédie,
Plutarque, Euripide, Pindare. Seul Port-Royal envisage, en
classe de rhétorique, au terme du cycle qui précède l’entrée à
l’Université, l’étude de Thucydide. La première Grèce
française n’est pas oratoire, athénienne, démocratique,
comme celle que les XIXe et XXe siècles privilégièrent. L’oubli
de cet usage primitif fausse le panorama de la littérature
grecque en France. Il amoindrit en outre la perception du
nombre et de la diversité des rôles qu’elle y endossa.
*
Un basculement se produisit à partir de la Querelle des
Anciens et des Modernes. Jean Desmarets de Saint-Sorlin, un
des premiers Académiciens, ouvrit, en 1657, son épopée
Clovis ou la France chrétienne par une épître dédicatoire où il
dénonçait l’hégémonie exercée, selon lui, par l’Antiquité sur
la création contemporaine. Il développa son point de vue en
1670 dans sa Comparaison de la langue et de la poésie
françaises avec la grecque et la latine, et des poètes grecs,
latins et français. La polémique se poursuivit en 1673, lorsque
se posa la question de savoir dans quelle langue rédiger les
inscriptions gravées sur les monuments qu’on élevait à la
gloire du roi et de la France. Elle connut un violent regain en
1687, quand Charles Perrault lut à l’Académie son poème Le
Siècle de Louis-le-Grand et publia, l’année suivante, son
Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les
arts et les sciences. L’auteur ne se contentait pas de poser
Louis XIV en égal d’Alexandre (auquel, parmi les empereurs
antiques, était réservé le syntagme « le Grand »), mais il
affirmait que les accomplissements de son règne l’emportaient
sur ceux de Rome pendant le règne d’Auguste — âge d’or que
ses propres contemporains (Horace, Virgile, Tibulle) avaient
célébré à l’envi. Depuis l’Antiquité prévalait l’idée que les
générations les plus récentes devaient se nourrir des œuvres
des précédentes pour élaborer des créations véritablement
pertinentes : c’est la théorie de la création comme imitation,
laquelle n’impose aucune servitude, mais une création par
reprise, variation, libre modulation, dépassement. Au
XIe siècle, Jean de Salisbury avait exprimé l’idée à travers une

image : les auteurs derniers venus sont des nains, mais, juchés
sur les épaules des géants que sont les auteurs de l’Antiquité,
ils peuvent voir plus loin que ceux-ci. Les Modernes
entendirent rompre avec cette allégeance. Il n’est pas
question, ici, de scruter une polémique complexe, mais de
relever deux inflexions durables qu’elle imprima à la vision de
la littérature grecque en France.
La première fut que, soulignant brutalement que l’Antiquité
appartenait à un temps uniment révolu, qu’elle était du passé,
elle rompit l’uchronie dans laquelle ses contemporains
vivaient, non qu’ils confondissent les époques, mais dans la
mesure où ils circulaient librement de l’une à l’autre, sans le
sentiment d’un hiatus. Les clés et les anachronismes
fondateurs du roman baroque, gages de cette double
ambulation, disparaissent, en effet, des textes qui évoquent
l’Antiquité. Les auteurs ultérieurs, fissent-ils preuve de
maladresses, entendent désormais brosser des fresques
exactes. Ils veulent reconstituer en soi le monde antique. À
cette date s’instaure une « expérience moderne du passé »
(Chantal Grell). Paru en 1788, Le Voyage en Grèce du jeune
Anacharsis de l’abbé Barthélemy fut un extraordinaire succès
de librairie. Il illustre ce renversement de façon exemplaire.
L’œuvre ne se réclame plus, d’abord, du roman, comme Le
Grand Cyrus, mais du récit de voyage. Elle est accompagnée,
d’ailleurs, d’un bel atlas de trente-deux planches. L’aveu de la
fiction disparaît au bénéfice d’une relation qui prétend à
l’authenticité. Sous couvert de raconter le périple d’un jeune
Scythe qui, au IVe siècle avant J.-C., se rend en Grèce pour
s’instruire, l’abbé Barthélemy compose une véritable
périégèse, rappelant le modèle de Pausanias ou les enquêtes
d’Hérodote. La pérégrination géographique se double, au gré
des rencontres du voyageur, d’une histoire de la Grèce, où les
grands hommes de la période (Épaminondas, Phocion, Platon,
Aristote, Démosthène, Xénophon, etc.) sont dûment mis en
scène. Numismate accompli, érudit chevronné, l’abbé
Barthélemy élabore un véritable Itinéraire historico-politique
de la Grèce. La confrontation entre Le Voyage du jeune
Anacharsis et Les Aventures de Télémaque, puisque les deux
ouvrages répondent l’un et l’autre à une visée didactique,
montre quelle transformation s’est opérée en un siècle. La
Grèce légendaire d’Homère l’a cédé à une Grèce historique.
Fénelon utilisait le dépaysement géographique et temporel de
ses protagonistes pour formuler, sous le masque, une satire
politique. L’abbé Barthélemy propose, quant à lui, un modèle :
le terme du périple d’Anacharsis est Athènes, objet d’une
admiration éperdue du jeune homme et point focal de son
voyage. Une fois parvenu à Athènes, il s’y fixe et ne résout
d’en partir, épouvanté, qu’au moment où le pays s’apprête à
être « asservi » par Philippe de Macédoine. Anacharsis
retourne alors en Scythie, « dépouillé des préjugés » qu’il
avait entretenus à l’égard de cette nation rude : il comprend
désormais que c’est en réalité « un peuple qui ne connaît que
les biens de la nature ». Le terme est lourd d’implications à
peine dix ans après la mort de Rousseau. Le Voyage, de toute
évidence, est une fable politique et morale.
À la même date, André Chénier, habile helléniste, qui
composa des épigrammes en grec, s’exclame dans son poème
« L’Invention » (1787) : « Sur des pensers nouveaux, faisons
des vers antiques ». Formellement, il ne se propose rien de
moins qu’une parfaite reproduction de l’exemple antique, un
véritable retour aux origines. C’est se situer aux antipodes de
Rabelais, de Ronsard ou de Barthélemy Aneau, soucieux d’une
« translation » de leurs sources grecques en français : leur
effort porte sur l’invention d’un ouvrage nouveau. Ils
pratiquent l’incorporation, l’innutrition. Ils butinent la
littérature grecque. Ils en font leur miel. Ils ne la copient pas.
Ils ne la ressuscitent pas, comme André Chénier, désormais, le
préconise. « Graecanisateur », selon un néologisme de
l’auteur du Quintil horatien, Rabelais procède par
« altération » : il rend autre son modèle. C’est la conscience
de l’écart accompli qui conduisait Racine à interroger, dans la
préface de Britannicus : « Que diraient Homère et Virgile, s’ils
lisaient ces vers ? Que dirait Sophocle, s’il voyait représenter
cette scène ? ». Le XVIIIe siècle, qui se passionne pour
l’archéologie et les vestiges de l’Antiquité, s’emploie au
contraire à des retrouvailles. Il veut ressusciter Rome et la
Grèce. S’il les réinvente en réalité, c’est à son insu.
La Querelle des Anciens et des Modernes détermina une
seconde évolution. Les Anciens, parce qu’ils se réclamaient de
l’Antiquité, furent accusés de manquer à la célébration du roi
et du royaume. L’inculpation est contestable, mais elle fit
prendre conscience que revendiquer le patronage des Muses
antiques accordait en effet une forme d’autonomie et
autorisait plus de libertés que le service d’un monarque
exigeant, dispensateur de prébendes et de faveurs. L’Antiquité,
ou l’inscription dans le passé, apparurent alors comme le lieu
d’un évitement possible, voire d’une résistance — Télémaque
recourt à cette stratégie du décalage émancipateur. Rome ou
la Grèce, de mondes autres, devinrent peu à peu des mondes
alternatifs, d’où scruter le présent selon une perspective
résolument critique, sinon à partir desquels en instruire le
procès. Les idéaux politiques d’Athènes excitèrent un nouvel
intérêt. Ils offraient un modèle démocratique radicalement
différent des pratiques de la monarchie absolue. La
démocratie athénienne, certes, ne joua pas un rôle aussi
puissant sur les esprits, au XVIIIe siècle, que la Rome
républicaine (quoique Saint-Simon écrive déjà dans ses
Mémoires que Louis XIV, confronté à la résistance de Port-
Royal, accusa le monastère et ses amis d’être des
« républicains »), mais elle participa de la contestation du
principe monarchique. Cent ans plus tard, la Révolution
française ne se conçut pas comme une aventure inédite et
hasardeuse, mais comme un retour à un idéal antique. La
IIIe République à son tour se rêva en restauration de la
République romaine, tandis que ses orateurs voulurent, tels de
nouveaux Démosthène, confier au Logos, Verbe et Raison tout
ensemble, le soin de cimenter l’unité nationale. Il y a encore
du marathonomaque en de Gaulle, quand, pendant quatre ans,
contre toute vraisemblance, il résista au nom de la France
contre le IIIe Reich.
Ce mouvement a profondément et durablement influencé
l’étude savante de la Grèce. Père fondateur, Homère y
conserva toujours une place de choix. Les poètes archaïques et
les Tragiques ne furent pas oubliés non plus : ils chantent les
héros et la cité. La Grèce de l’époque hellénistique, en
revanche, fascinée par le modèle monarchique oriental, la
Grèce de l’époque romaine, en proie à des guerres fratricides,
conquise et asservie par Rome, suscitèrent au XIXe siècle les
plus farouches critiques, avant de disparaître de
l’enseignement et du champ des études grecques. L’éloquence
virile du Ve siècle passa pour s’être mortellement abîmée dans
la virtuosité des exercices d’école et des panégyriques de la
Seconde Sophistique. Les Éthiopiques d’Héliodore furent
déjugées, d’autant qu’elles avaient soulevé l’enthousiasme des
romanciers de la première moitié du XVIIe siècle, eux-mêmes
réputés illisibles avec l’essor d’un roman dit d’analyse qui
pensait être né soudain de La Princesse de Clèves, comme
Minerve était sortie toute formée, et casquée, de la cuisse de
Jupiter. Des pans entiers de la littérature grecque (dont on
s’enchante de nouveau depuis vingt ans) furent sacrifiés,
jusqu’à Lucien, si prisé à la Renaissance. Plutarque seul,
parce que Jacques Amyot avait fait de ses Vies parallèles des
Vies des hommes illustres, transformant l’œuvre en ouvroir
potentiel de grands hommes, continua de faire l’objet d’une
admiration inentamée, quoique de plus en plus
condescendante. Ramené au rang de narrateur aimable, de
compilateur romanesque, leur auteur devint « le bon
Plutarque », ce sage qui ronronne, doucement confit parmi les
roses de Chéronée. Le foisonnement des Moralia disparut.
Seuls quelques traités trouvèrent encore des lecteurs. Les
orateurs « attiques », Lysias, Eschine, Isocrate, promus
symboles de sobriété classique, devinrent au contraire une
étape obligée de l’initiation du jeune helléniste, au détriment
de tous les auteurs réputés « asianistes », tardifs et fleuris. Les
travaux de l’allemand Joachim Johan Winckelman, définissant
dans l’art grec du Ve siècle un paradigme du beau absolu,
précipitèrent la condamnation de la littérature grecque
tardive, en même temps que l’émergence du néoclassicisme. À
partir du XVIIIe siècle, la Grèce à l’honneur cessa d’être celle
qui fascinait les XVIe et XVIIe siècles, remplacée par la Grèce de
l’époque classique, érigée en parangon de pureté esthétique et
morale. Non sans paradoxe deux modèles naguère
antagonistes se virent donc simultanément promus, au
XIXe siècle, en parangons du classicisme : la France du

XVIIe siècle et l’Athènes du Ve siècle.


En 1980, Jacqueline de Romilly publia un important Précis
de littérature grecque. Elle y traite d’Homère et des auteurs de
l’époque archaïque en une soixantaine de pages. L’époque
hellénistique et l’époque romaine s’en voient consacrer à peu
près le même nombre. Le Ve et le IVe siècles occupent, à eux
seuls, les trois cinquièmes du livre. Une telle segmentation de
la littérature grecque a été presque entièrement abandonnée
aujourd’hui. Plus aucun ouvrage ne s’abstient d’envisager les
périodes hellénistiques et impériales, ni même, souvent,
d’envisager la littérature grecque chrétienne. La notion de
classicisme elle-même, artefact anachronique et inexact forgé
à propos de la France du XVIIe siècle, inspire la prudence. Un
domaine, toutefois, reste évoqué de façon marginale : le
monde byzantin. Sa longévité, de la fin du IVe siècle après J.-C.
au milieu du XVe, la complexité de son histoire, font de lui,
assurément, un monde en soi. Par sa situation chronologique,
il semble appartenir à un autre univers que celui de la
littérature grecque antique, puisqu’il perdure tout au long du
Moyen Âge : il commence cent ans avant le baptême de Clovis
et s’achève sous le règne de Charles VII, moins de dix ans
après la mort d’Agnès Sorel. S’il y a, cependant, une leçon à
tirer du rapide tableau de l’histoire de la littérature grecque
en France qu’on a esquissée, c’est que ses représentations
furent sujettes à une saisissante labilité et qu’elles évoluèrent
toujours en fonction d’usages immédiats, d’interprétations et
d’applications contemporaines, qui rendent la validité
scientifique de leurs différentes frontières discutable.
Le discours savant ne se développe pas indépendamment
de la société à laquelle il appartient. La définition de la
littérature grecque et de ses modèles a été soumise à des
ajustements idéologiques depuis l’Antiquité elle-même.
L’entreprise débuta à Athènes, où la fixation des poèmes
homériques correspondait à un enjeu politique. Alexandrie
procéda à de sévères sélections entre les œuvres qui lui
parvinrent et celles qu’elle transmit : l’édition des textes et
l’établissement d’un patrimoine déclaré, d’un canon,
dépendirent autant des normes littéraires de la période que
des intérêts de la dynastie des Ptolémées, selon que les œuvres
retenues pouvaient les servir, ou les desservir. La
christianisation de l’Empire impliqua d’autres choix parmi
une culture jusque-là païenne, de même que la séparation des
Églises d’Orient et d’Occident détermina des coupes à
l’intérieur même de la littérature sacrée : les textes rejetés par
les deux dogmes devinrent quant à eux des apocryphes
longtemps méprisés, peu étudiés, quoiqu’ils avaient pu
correspondre à des courants puissants de la sensibilité
religieuse de leur temps. Au XVIe siècle, le Concile de Trente
interdit le recours aux sources grecques de la Bible : Érasme
les avait utilisées pour contester la Vulgate de saint Jérôme.
La décision affaiblit durablement la résurgence du grec
entamée quelques décennies plus tôt. L’époque moderne n’a
fait que poursuivre un processus engagé de longue date. La
Révolution ne l’interrompit pas. En France, le principe de la
laïcité, au XIXe siècle, a conduit à mettre de côté toute la riche
littérature chrétienne de langue grecque, alors même qu’elle
est un témoin passionnant de la perpétuation et de la
reconfiguration de la littérature écrite d’Homère au IVe siècle
qui eurent lieu au cours de l’Antiquité tardive et à Byzance.
Pareilles variations, dont l’arbitraire apparaît d’autant mieux
qu’elles ne s’imposent pas nécessairement de la même
manière, au même moment, dans un pays voisin (la réception
de Lucien de Samosate, par exemple, au XVIe siècle n’a rien à
voir en France et en Angleterre), invitent au plus grand
scepticisme envers les fractionnements et les jugements hérités
de la tradition. Pour cette raison, l’anthologie qu’on présente
aujourd’hui a décidé de les ignorer, préférant envisager un
continuum d’Homère à la chute de Byzance.
*
Ce choix permet de saisir dans son ensemble une vaste
fresque qui s’est continûment déployée pendant vingt-trois
siècles. Au IXe siècle après J.-C., l’épigrammatiste Cométas
s’enorgueillit, ayant trouvé les poèmes homériques « abîmés »,
dépourvus de ponctuation, de les avoir patiemment émendés.
La chrétienne Anne Comnène, quand elle évoque la mort de
son père, cite les Psaumes au même titre que l’Oreste
d’Euripide, éclatante manifestation de syncrétisme, non
seulement littéraire, mais aussi culturel. Deuil et douleur
s’éprouvent dans un double déploiement où paganisme et
christianisme s’enrichissent l’un de l’autre. Les écrivains de
Byzance sont capables encore d’imiter et de renouveler les
mêmes auteurs que Callimaque et Lycophron, sachant
conjuguer cette fidélité avec les préoccupations ou les
angoisses que leur monde leur inspire. Bien plus, ce faisant,
ils inscrivent celles-ci dans un temps long qui permet de mieux
les déchiffrer, qui, littéralement, leur donne sens. Laonicos
Chalcondyle, au XVe siècle, compose ses Démonstrations
historiques, où il rend compte de la chute de Constantinople,
en prenant pour modèle L’Histoire de la guerre du
Péloponnèse de Thucydide, au Ve siècle avant J.-C. Andronic
Callistos, un lettré byzantin mort en exil à Londres, composa
une Monodie sur l’infortunée Constantinople nourrie de
références aux mêmes figures historiques et légendaires qu’on
trouve dans toute la poésie profane depuis Homère : il y pleure
la fin de Byzance, parce qu’elle signifie l’effondrement de
Solon, de Xénophon et de Platon. Chez lui, comme chez
Laonicos Chalcondyle, l’événement est envisagé par rapport à
la chute de Troie, à laquelle il ferait pendant. Les prises des
deux villes, mises en miroir, définissent un ensemble cohérent,
en même temps qu’elles le déclarent révolu d’une manière qui
ne se retrouve à aucune autre époque, en dépit des nombreux
soubresauts de l’histoire de la Grèce depuis l’époque
archaïque. Elles posent des bornes et postulent qu’entre elles
se serait perpétué, du VIIIe siècle avant J.-C. au XVe après J.-
C., un univers cohérent et foncièrement un.
La proposition peut susciter le doute. Une longévité si
exceptionnelle a peu d’équivalents, hormis la Chine impériale.
Ne s’agit-il pas que d’un simple topos poétique ? Toutes les
œuvres que le volume contient illustrent, en effet, la même idée
de la création comme recréation, mémoire, ressassement,
selon une perspective très héraclitéenne — toujours le même
fleuve qui ne charrie jamais les mêmes eaux. Et la chute de
Constantinople est loin d’en avoir marqué le terme. Rabelais,
auteur d’épigrammes en grec, Racine se rêvant lu par
Sophocle et Euripide, image reprise à son tour par Pascal
Quignard dans ses Petits traités, Marguerite Yourcenar, qui
ancra Feux, Électre, ou la chute des Masques et les Mémoires
d’Hadrien dans l’Antiquité gréco-latine, James Joyce qui
n’envisage d’odyssée qu’au prisme de celle d’Homère,
participent encore de cette tradition. La traduction d’œuvres
antiques constitue une sorte de fil rouge entre ces fervents.
Leconte de Lisle traduisit notamment L’Iliade (1866) et
L’Odyssée (1868). Philippe Jacottet donna une Odyssée en
vers en 1955. Marguerite Yourcenar publia, sous le titre La
Couronne et la Lyre (1979), une anthologie de poésie grecque
longuement mûrie, Pascal Quignard a fait paraître une
traduction de L’Alexandra de Lycophron (1971), avant un
Boutès (2008) qui fait du marin grec le modèle absolu du péril
poétique, bondissement et noyade primitifs, essentiels au-delà
de tous les envoûtements d’Orphée. L’héritage de la littérature
grecque ne se limite pas à quelques motifs ou à des mythes
particuliers. Il figure un mode de création. À ce titre, il irrigue
encore autant nos pratiques que pour ses résurgences
épisodiques dans la fantasy ou le cinéma américain. Il est un
Rameau d’or, bibelot qui abolit la frontière des Enfers où le
temps engloutirait les œuvres anciennes. Mais autre chose est
en jeu dans ce qu’expriment les derniers Byzantins, car ils
évoquent la conviction d’une identité grecque stable, la
persistance du caractère ou de la manière d’être au monde
d’une civilisation, au-delà d’un simple patrimoine littéraire —
une postulation d’autant plus surprenante qu’elle concerne
des populations dont le centre de gravité s’est déplacé dans
l’histoire, dont l’origine fut ainsi extrêmement diverse et qui
firent l’expérience de régimes politiques aussi différents que
nombreux. Sur quels fondements peut s’appuyer le sentiment
d’une telle permanence, de la Grèce archaïque des cités à
Constantinople, de la civilisation des palais mycéniens à
l’Empire byzantin, en passant par la démocratie athénienne,
les monarchies hellénistiques, la République romaine et
l’Empire ?
La clé se trouve chez Hérodote. Au livre VIII de ses
Histoires, l’historien raconte la victoire des Grecs sur les
Mèdes aux Thermopyles et à Salamine, au début du Ve siècle
avant J.-C. L’ennemi les presse de traiter avec lui. Sparte
s’alarme d’une telle alliance. Elle envoie des émissaires à
Athènes. Ils sont reçus à l’Assemblée. Les Athéniens leur
adressent un discours où ils les exhortent à apaiser leurs
craintes. Ils ne traiteront pas avec les Barbares. Ils ne
trahiront pas principalement en raison de « l’hellénicité » (tó
hellénikon) qu’ils ont en commun avec Sparte. Suit une
énumération qui fixe le contenu de cette « hellénicité » : c’est
avoir un même sang, une même langue, les mêmes dieux, les
mêmes temples, les mêmes sacrifices, les mêmes usages, les
mêmes mœurs. D’Athènes à Byzance, la plupart de ces
éléments disparurent. Le sang grec fut mêlé avec celui
d’autres peuples, voire on n’en eut pas une goutte dans les
veines. On ne pria plus les mêmes dieux dans les mêmes
temples et l’on n’accomplit plus les mêmes sacrifices. Les
usages changèrent. Les mœurs se transformèrent. Les
voyageurs cessèrent de se reconnaître à des fragments
d’obole. On paya ses hôtes. Il ne fut qu’un invariant, mais
celui-là même qui est peut-être consubstantiel au caractère
profond d’un peuple : sa langue.
Le grec d’Anne Comnène, d’Andronic Callistos ou de
Laonicos Chalcondyle, n’est plus le grec de Sophocle ou de
Démosthène, mais la langue d’Homère n’était pas non plus
celle de Sophocle ou de Démosthène et, dans aucun des deux
cas, les différences entre un idiome et l’autre n’interdisent la
lecture des textes. La langue parlée, la koinè, avait changé,
assurément, mais, à partir de l’époque hellénistique, elle a été
redoublée par l’usage, chez les écrivains, d’une langue
littéraire soucieuse de continuer à correspondre à la langue de
l’époque classique. Chaque auteur a cultivé celle-ci à partir
de la connaissance qu’il en avait, de sa sensibilité, de
l’hommage qu’il souhaitait lui rendre, du profit qu’il en
escomptait. Souvent précieux, parfois très complexe à force de
raffinement, ce grec littéraire perpétué répond néanmoins à la
volonté de continuer à composer dans la même langue qui
s’était écrite et parlée en Grèce jusqu’à l’avènement
d’Alexandre. Une telle application ne peut s’expliquer par une
quelconque afféterie : tant d’auteurs ne seraient pas
concernés et le procédé, relevât-il d’un pédantisme de cet
acabit, condamnerait tous les textes à l’artificialité, en même
temps qu’il aurait singulièrement restreint leur public et leur
incidence. Au contraire, l’emploi de la langue classique s’est
imposé dans les textes des auteurs tardifs, parce qu’il faisait
sens en soi. Il était le moyen de revendiquer une culture qui lui
était afférente, c’est-à-dire de revendiquer l’héritage de la
paideia. La paideia est le socle de l’« hellénicité » que les
Athéniens invoquent chez Hérodote. Elle informe la littérature
grecque, dont la connaissance vient, sans doute, enrichir le
catalogue des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, faire
chatoyer des genres qui ne sont plus guère pratiqués ou
étancher une curiosité intellectuelle de bon aloi, mais aussi
introduire à une façon d’habiter le monde essentiellement liée
à la langue dans laquelle les textes de cette littérature furent
composés, une façon d’habiter le monde à laquelle l’histoire
nous lie trop, sans interdire que nous nous en déliassions, pour
qu’au moins ce geste soit accompli dans la conscience de ce
qu’il signifie et de ses implications.
*
La paideia, qui est formée sur le substantif pais (au génitif,
paidos), qui veut dire « enfant », désigne originellement
l’éducation de celui-ci à Athènes. Cette formation regroupe
l’apprentissage des disciplines intellectuelles traditionnelles
(lecture, écriture, rhétorique, mathématiques), mais aussi la
musique ou des disciplines sportives. La paideia entend former
un individu complet, d’un point de vue mental et spirituel aussi
bien que corporel. D’origine aristocratique, la paideia définit
l’homme par sa culture, de sorte que son identité n’est pas
assujettie foncièrement à une cité, à un territoire ou à un mode
de gouvernement politique, mais peut s’accommoder de leur
variance, pourvu que l’idéal de culture qu’elle incarne trouve
à s’y accomplir. Elle pose donc une conscience de soi
irréductible à la polis ou à des frontières, parce qu’elle est
d’abord culturelle. C’est la raison pour laquelle la paideia fut
largement compatible avec l’Empire romain. Rome, en
revanche, a sans doute une conception plus fondamentalement
politique de l’identité. La singularité de la conception grecque
fait que la vision d’une civilisation gréco-romaine unitaire,
plutôt que d’un binôme avec ses profondes distinctions, est
regrettable. L’assimilation des héritages grec et latin écrase
deux perceptions de l’identité, deux Weltanschauung, qui
surent se combiner sans se recouvrir, et se redécouvrirent dans
leurs spécificités réciproques au cours de l’Antiquité tardive et
de la séparation de l’Empire d’Occident et de l’Empire
d’Orient. Il est, d’autre part, aussi intéressant d’analyser leur
jeu, l’articulation et l’écart entre elles au fil du temps, que
d’observer les périodes qui voulurent y voir un universel.
L’idée d’une Antiquité plénière se mit en place
particulièrement au moment de la conquête romaine, servant
les intérêts de la Grèce, puis au XVIIIe siècle, afin de postuler
l’universalité du modèle de la citoyenneté démocratique : à
chaque fois, il s’agit d’une fable politique, où l’histoire est
instrumentalisée.
La paideia repose sur quelques notions clés. La première
est qu’il n’existe guère de partage entre les différentes
disciplines du savoir, à l’inverse de la façon dont on distingue
depuis le XIXe siècle la science, désignée de manière absolue,
et des sciences dites « humaines ». Héritières des
« humanités » ou litterae humaniores, celles-ci désignent en
réalité les connaissances relatives à l’homme en général, par
opposition aux litterae divinae et sacrae, qui relèvent de la
métaphysique ou des sciences religieuses. Les « lettres »
rassemblaient traditionnellement l’ensemble du savoir
concernant l’homme, ce que nous appelons la science
comprise. Pour les Anciens, il n’existe pas de différence de
nature entre des écrits médicaux, les traités des philosophes,
les textes des historiens ou ceux des poètes, ce qui explique
que Solon, Héraclite ou Cléanthe puissent s’exprimer de façon
poétique et que ce mode d’énonciation participe de la
signification de leur pensée. Les dialogues platoniciens jouent
aussi de cette profonde consubstantialité. Lorsque Polybe
présente la succession des différents types de constitutions
politiques comme une « anacyclose », il emprunte à
l’astronomie, où le terme désigne le retour cyclique des
sphères célestes. Il ne se contente pas d’utiliser ainsi une
image. Il pose implicitement que les mêmes phénomènes
régissent les affaires humaines et les éléments. C’est une
représentation du monde qui s’énonce dans la métaphore
qu’emploie Polybe. La question de l’homme dans le cosmos, la
philosophie, sont donc susceptibles d’innerver des œuvres
aujourd’hui rangées dans la rubrique de la littérature.
L’intrication des registres s’est maintenue approximativement
jusqu’à la Révolution industrielle. Rabelais, qui était médecin,
s’intéressait peut-être autant à la science de son temps qu’à la
littérature. Les « humanités » rassemblaient l’ensemble des
connaissances enseignées à tous les jeunes gens avant de
poursuivre des études supérieures dans une des trois facultés
de droit, de médecine ou de théologie. En 1699, dans son
Histoire de l’Académie royale des sciences, Fontenelle voit
encore dans les mathématiques « un genre de littérature ».
Même quand, au XVIIIe siècle, le terme de « littérature » en vint
à désigner de plus en plus strictement les « belles-lettres », la
« littérature » continua d’avoir une portée morale essentielle,
qui étend son champ bien au-delà de la visée esthétique
désormais tenue pour la première implication du mot. Les
œuvres antiques sont animées d’une ambition qui en fait un
véhicule légitime de la conception de l’homme exprimée par la
paideia. Elles en sont à la fois le reflet et le creuset. Elles
participent ainsi toujours d’une réflexion philosophique et
morale.
L’homme, dans cet univers, est la mesure de toute chose et
il est tôt jugé responsable de son destin : Eschyle fait de
Prométhée, qui défie les dieux pour adoucir la condition des
mortels, un héros. Quelque phénomène qui se produise, il est
envisagé du point de vue de l’humain. La redécouverte de ces
textes n’a pas sans raison suscité l’émergence d’un
« humanisme » européen. Le rôle conféré, dès Hérodote, à la
coutume dans les usages humains pose d’autre part les
fondements d’une forme de pluralisme ou de tolérance large.
La façon dont les Grecs s’intéressent à leurs ennemis,
d’Eschyle à Polybe, est révélatrice de cette aptitude. N’est
vraiment barbare, finalement, que celui qui émet des
borborygmes (c’est l’origine étymologique du vocable), c’est-
à-dire celui qui ne parle pas grec, critère ultime de grécité.
Les rites ou les usages, en regard, sont accessoires. La
philosophie antique prône ensuite, quelque école que l’on
considère, le détachement des passions et la sôphrosynê, vertu
faite de mesure et de tempérance. Elle abhorre l’hubrys,
orgueil et démesure : la valeur du héros, même dans les
poèmes homériques, y est toujours moindre que celle de
l’homme sage et prudent. La frugalité, gage de médiocrité et
d’équanimité, vertu cardinale, est honorée de Diogène à
Julien l’Apostat. Son éloge revient dans les textes composés au
moment de la chute de Byzance : les historiens dénoncent
l’appât du gain, le lucre, auxquels les Byzantins se sont
abandonnés. Ils les ont aveuglés et ont causé en eux une
frénésie qui finit par leur être fatale. La plupart des textes se
signalent aussi par une piété sourcilleuse, plus rituelle à
l’origine qu’intérieure, mais ce sentiment évolue fortement dès
l’époque hellénistique. Ces vertus, ainsi que la très forte
influence du platonisme, redéfini à partir de Plotin en
néoplatonisme, qui fait valoir un monde des idées distincts de
celui des phénomènes, ont permis la rencontre de la paideia
avec la morale chrétienne et l’essor d’une admirable
littérature chrétienne de langue grecque. Elles procurent
fréquemment le sentiment d’une reconnaissance même à
propos de textes antérieurs à cette date. D’autres concepts
essentiels impliquent, cependant, une altérité radicale entre la
praxis grecque et l’Occident postérieur à la Révolution
industrielle.
La civilisation grecque a pour valeur suprême la scholè, ce
que les Latins nommeront l’otium — c’est-à-dire un loisir
intelligent, libéralement dévolu à la réflexion ou à l’étude qui,
seules, font l’homme accompli. S’il trouve un écho harmonieux
dans l’éthique aristocratique des XVIe et XVIIe siècles, soucieuse
d’honnêteté, de politesse, ennemie de toute cuistrerie, où le
travail mercenaire, le negotium (en grec, l’ascholia), constitue
un motif de déchéance (l’usage d’un préfixe privatif, en grec et
en latin, montre qu’il s’agit d’un manque, d’un défaut), ce
« loisir » est, en revanche, aux antipodes des valeurs de la
société actuelle. Max Weber a expliqué comment l’ancienne
valorisation chrétienne du travail, expiation du péché originel,
a été transformée, par Luther et Calvin. Pour Luther, le
travail, tâche imposée par Dieu, se mue en « vocation » ou en
une forme de « destin » humain. La réussite et l’accumulation
des richesses peuvent alors être interprétées, à partir de
Calvin, comme la manifestation d’un succès, signe
d’approbation ou d’élection divine. Le travail, originellement
punition, change de signification : il demeure une épreuve,
mais celle-ci est le moyen de démontrer son mérite. Il devient
une vertu. L’aura positive dont il se nimbe dénonce l’idéal
antique, si celui-ci peut même encore être compris. La
Fontaine toutefois, comme Platon, n’éprouve que mépris pour
l’homme-fourmi, asservi volontaire, endurci, auquel la poésie
et la danse semblent des luxes. Le luxe, pour eux, ce sont les
brimborions des marchands, ces biens matériels ineptes qui
enchaînent la créature aux plaisirs vils que procurent
l’orgueil, la cupidité, la gourmandise, les voluptés controuvées
où l’absence du bien interdit l’épanouissement du beau.
L’expression homéotéleute kalos kagathos postule, dans sa
forme même, l’identité du beau et du bon, c’est-à-dire qu’il ne
saurait être de valeur ou de principe que moral. Nul hasard,
donc, à ce que l’empereur Marc Aurèle, travaillant dans ses
notes privées à l’exercice d’être homme par-dessus une
fonction qui n’exalte pas l’individu, mais entrave plutôt son
plein déploiement, ait choisi d’écrire en grec, au plus près des
exigences philosophiques dont il était pénétré. Julien, deux
cents ans plus tard, animé d’intentions comparables, privilégie
aussi la langue d’Athènes.
Les textes confèrent une importance cruciale à une autre
valeur, la philia ou la philotès, communément traduite par le
mot « amitié », ce qui consiste à lui donner en français,
comme en latin, la même racine qu’à l’« amour » et à
impliquer que la philia relève de la même façon d’une relation
d’ordre sentimental, quoiqu’il puisse y avoir, entre eux, une
variation d’intensité majeure. Mais la philia, en grec, qui
désigne le lien établi avec un philos, exprime en réalité
l’appartenance à un groupe social. Elle caractérise le lien
d’hospitalité, si important dans le monde antique, avant de
s’étendre à des relations de camaraderie ou à des relations
familiales : elle marque un rapport dans lequel un individu
engage sa foi, sa parole, elle dénote un pacte. Elle établit par
là une société entre ceux qu’elle rapproche. Connotée de
manière très favorable, elle relève de l’éthique et se voit
associée à la vertu. Elle n’a rien de commun avec l’amour
auquel éros correspond plutôt, désir qui s’empare de l’âme et
la pousse vers un objet, force agissante obscure, extérieure à
la créature, violente, éphémère, qui expose au manque
primitif, qui séduit et plonge dans l’égarement, ensorcellement
trompeur et souvent tragique. Éros et philia peuvent se
conjoindre — Zeus invite Héra, au chant XIV de L’Iliade, à
s’étendre près de lui sur leur couche pour se réjouir dans la
philotès, de l’éros sans égal qui attire le dieu vers son épouse.
Mais éros et philia s’affrontent tragiquement chez Sophocle,
dans les Trachiniennes, ou chez Euripide, dans Phèdre, posant
avec brutalité la question de la responsabilité morale de l’être
humain dévasté par Éros. C’est Éros lusimélès, briseur de
membres, irrésistible et douloureux, doux-amer, Éros
l’oxymorique, que Sappho peint dans ses monologues où
l’aimé, jamais, ne fait entendre sa voix, tant on n’aime que
seul. Et peu de complaisance dans ces pièces destinées à des
jeunes filles dont la poétesse avait pour mission de parachever
l’éducation : elles s’inscrivent dans le cadre de la pédagogie
spécifique à l’« amour grec ». Elles doivent attirer l’attention
de leurs auditrices sur l’écart, précisément, entre éros
impitoyable et philia, qui honore ses parties. Platon élabore,
dans Le Banquet et dans Phèdre, une tentative subtile, tardive,
d’articuler les deux impulsions antagonistes. L’amour n’a pas
plus à faire, chez lui, au « moi » ou à la rencontre sympathique
de deux individualités que chez les poètes et les philosophes
qui l’ont précédé : la communion des amants ne saurait se
fonder que dans une aspiration hors de soi à la Beauté et à
l’Intelligible purs. Le tourment d’Éros, les conflits des
consciences que le désir déchire, la volonté d’établir entre les
êtres des alliances irréfragables, trouvent chez Homère, chez
Sappho, chez les Tragiques, chez Plotin ou Paul le Silentiaire,
des expressions dont la vigueur et la netteté nous bouleversent.
Beaucoup, avant Plutarque, y font entrer des exemples
touchants de conjugalité : la réalité grecque de l’amour relève
cependant de notions différentes de celles du monde judéo-
chrétien. Que notre émotion nous rende sensibles, et non point
dupes. Pénélope attend dix ans le retour d’Ulysse. Sa patience
n’est-elle pas objet de légende, parce qu’elle échappe
précisément à toute norme ? Son époux aux mille ruses, fût-il
égaré par les dieux, songe bien peu, avant d’aborder à
Ithaque, à la couche qu’il a quittée. Quels sentiments, quelles
représentations, hantent, au vrai, les époux séparés ?
Profondément imbriquée dans notre littérature et notre
philosophie, la Grèce et sa littérature y sont un Autre. Il est
d’usage de défendre l’apprentissage du grec en invoquant le
modèle politique que constituerait, pour nos institutions,
l’Athènes classique. Derrière des rapprochements superficiels,
la confrontation fait plutôt surgir des décalages radicaux.
Jamais les textes n’attribuent aucune action à la cité ou à
Athènes, mais toujours aux Athéniens. La cité est d’abord un
ensemble d’individus, un usage compatible avec leur nombre
restreint dans la polis antique. Quel rapport, ensuite, entre le
libre débat des citoyens athéniens à l’Assemblée et nos
institutions représentatives ou, en 2019, l’allocution,
monologique et familière à laquelle le prince s’est livré,
devant une poignée de citoyens choisis par ses services, et non
pas désignés par un vote ou un tirage au sort, au centre d’un
espace dont la délimitation suggérait plus le ring que le forum,
et impliquait que l’orateur tournât nécessairement le dos à
une partie de ses auditeurs ? Quel rapport entre un type
d’adresse fondé sur l’usage, illimité de la parole par un seul,
et celui qui valait pour tout orateur athénien, tenu de limiter
son discours à la durée impartie par l’écoulement du sable
dans la clepsydre, parce que cette parole avait vocation à être
transmise à autrui et à donner lieu à une réponse
contradictoire ? Les premiers orateurs se voyaient remettre, le
temps de leur intervention, un bâton ou skeptron (qui a donné
le mot « sceptre »), symbole de l’autorité momentanée dont ils
jouissaient. Le microphone des XXe et XXIe siècles a des
apparences de ce sceptre, mais qu’inspire-t-il plus que l’envie
d’être confisqué ? Où a lieu encore l’échange solennel que
pratiquent la Muse, au début de la Théogonie d’Hésiode, et
les pâtres poètes de Théocrite, parce que c’est reconnaître
leurs interlocuteurs, les introniser en égaux, que leur confier
le sceptre de la parole — et qu’il ne saurait être de joute, ni de
victoire à son issue, sans cet hommage préalable ?
L’appropriation abusive du verbe, son monopole, pour
l’exhibition de soi et au service de la force, relèvent de la
métis, de la ruse, pas du logos qui veut que le discours soit du
côté de la raison, jugement et comput rigoureux. Et qu’aurait-
on à dire de la valeur donnée au corps en Grèce, face à celle
que nous lui accordons ? – Scruter l’Antiquité, aujourd’hui,
peut-être comme à la fin du XVIIe siècle, semble impliquer
d’abord de relever écarts et divergences, de mesurer
l’éloignement, les distances prises, les stratégies fallacieuses
de légitimation dont le monde grec fait l’objet, de prendre
ainsi conscience de cet autre de nous-mêmes qu’elle désigne,
mais pour mieux s’en tenir au discrimen, au discernement
critique, à la distinction, qui permettent au sens d’advenir,
quand toute vision univoque est menacée par la tautologie ou
la cécité. Dépasser les fictions modernes de la Grèce revient à
dissiper bien des fictions que nous entretenons à l’égard de
notre société ou de notre civilisation : c’est faire œuvre
d’intelligence. Pour quoi, il suffit, balayant gloses et pétitions
de principe, d’entreprendre de lire les textes.
*
Toute évocation sympathique du grec, quand son étude n’a
jamais été plus méprisée depuis la Renaissance, rendant des
générations entières sourdes aux œuvres antiques et modernes,
aveugles parmi les statues et les tableaux, générations muettes
ou bégayantes, avec dans leurs bouches des mots qui ne sont
plus que des galets, amnésiques devant la carte du monde,
relève sans doute pour partie de ce que les rhéteurs anciens
appelaient un éloge paradoxal : exercice de rhétorique
brillant destiné à faire valoir un objet apparemment trivial,
une thèse indéfendable ou un parasite. Lucien de Samosate
écrivit ainsi un Éloge de la mouche au IIe siècle de notre ère
et, au XVIe, Érasme, qui l’admirait, un Éloge de la folie. Pascal
a proposé une version lapidaire du texte de Lucien : « La
puissance des mouches : elles gagnent des batailles,
empêchent notre âme d’agir, mangent notre corps » (éd.
Sellier 56). Le fragment met en avant le pouvoir immense,
proprement paradoxal, de l’insecte. L’Éloge de la Folie, dédié
en 1510 à Thomas More, qui devait bientôt publier une célèbre
Utopie (1516), ironisait sur la décrépitude de l’Église. La
philologie avait donné à Érasme la passion de l’authenticité et
de l’exactitude. Elle inspire sa rage contre le délabrement du
christianisme de son temps. Mais on pense que son petit livre
lucianesque, qui provoqua le plus extrême des engouements,
fut une source majeure de l’ébranlement des consciences qui
conduisit à la Réforme, ainsi qu’à la Contre-Réforme, portant
le christianisme à donner ses plus beaux fleurons. Puisse le
souci, semble-t-il d’arrière-garde, de faire rayonner la
littérature grecque, non pas sous une forme fragmentée,
simplifiée, réduite, mais dans son ample version symphonique,
convaincre que ce monde nous est indispensable et qu’il
contient encore des enseignements capitaux pour notre siècle :
en vouant ce patrimoine au Léthé, c’est avec notre propre
charpente littéraire, intellectuelle, philosophique, historique,
avec une façon opiniâtre, exemplaire, d’être homme (ou
femme), que nous rompons. Puisse ce livre persuader que ce
monde, si essentiellement ancré dans les fabuleux poèmes
homériques, autre absolu, mirifique, un des rares ouvrages
qu’Henry Thoreau, retiré dans sa cabane près du lac Walden,
fuyant les hommes, entend conserver et où il puise la volonté
de résister à une société absurde, est aussi le moyen le plus
intime que nous ayons de prendre nos distances avec nous-
mêmes, à savoir de commencer à être libres et à penser.
LAURENCE PLAZENET
Note sur l’édition
Les textes qui figurent dans ce volume reflètent d’abord des
choix sensibles. Ils n’ont pas vocation à remplacer une histoire
en forme de la littérature grecque. Ce parti pris a pour
conséquence que certains auteurs majeurs, comme Platon ou
Plutarque, sont rapidement traités (leurs œuvres sont par
ailleurs aisément accessibles), quelques passages obligés des
programmes scolaires délibérément omis, parfois avec une
pointe de rancune assumée (je pense aux orateurs Lysias,
Isocrate, Eschine), tandis que de nombreuses pièces rares
n’ont pas été négligées. La déambulation qui est proposée a
cependant vocation à faire sens et elle doit pouvoir constituer
une initiation raisonnable à vingt-trois siècles d’œuvres
composées en grec ancien. La plupart des grands genres de la
prose, du théâtre et de la poésie sont ainsi représentés.
Souvent, des textes ont été retenus parce qu’ils se faisaient
écho et donnaient à saisir relectures et évolutions. Pour les
ouvrages dont l’ampleur et le caractère suivi de l’exposé
imposaient de procéder à des sélections sévères, on a
systématiquement privilégié des unités qui pouvaient
correspondre à un épisode ou à un développement signifiant,
plutôt que cherché à constituer des collections de citations ou
de passages célèbres trop brefs.
Le classement du recueil observe un ordre chronologique.
À l’intérieur des différentes époques qu’il est d’usage de
distinguer, les auteurs sont disposés selon leur date
de naissance connue ou supputée. On a voulu donner à
percevoir un cheminement historique et des contiguïtés, dont
l’évidence ne s’impose pas toujours au profane. Un index des
auteurs par genre, à la fin du volume, doit néanmoins
permettre au lecteur de procéder autrement, s’il le désire.
Le titre imprimé en italique, à l’intérieur de chaque section
dévolue à un auteur, correspond à celui sous lequel l’œuvre
citée est connue. Les titres subséquents, en majuscules, quand
ils ne correspondent pas à une numérotation d’origine dans un
recueil (par exemple dans le Pour moi-même de Marc Aurèle),
sont des ajouts personnels. Ils n’ont aucune valeur savante. Ils
répondent seulement au désir de faciliter l’entrée dans un
texte. Les références exactes de chaque passage sont
imprimées à la fin de leur traduction. L’absence de référence
signifie que la pièce est donnée dans son intégralité. Les notes
sont purement informatives. Elles doivent permettre d’élucider
des allusions, de relever des citations, de préciser le contexte.
Il ne s’agit pas de discuter ou de commenter les textes. Les
notices qui les précèdent, de la même façon, répondent à la
volonté d’aider le lecteur à situer ce qu’il va lire et à
l’apprécier, sans entrer dans le processus de l’interprétation.
On a souhaité laisser chacun rencontrer les œuvres de la façon
la plus nue et la plus intime qui puisse être.
Toutes les traductions sont dues à Emmanuèle Blanc. Elles
s’emploient à permettre la confrontation la plus immédiate
possible entre le lecteur et les textes, c’est-à-dire qu’elles se
tiennent autant à distance des traductions scolaires, souvent
embarrassées, que des traductions d’auteur qui s’autorisent à
l’occasion de nombreuses licences avec l’original. Elles ont
toujours été faites à partir du texte des éditions qui font
autorité aujourd’hui. Les parties chantées, dans les tragédies,
ont été imprimées en italique.
Une bibliographie très succincte figure à la fin du volume.
Pour s’adresser au plus large public, elle se compose
uniquement de références à des ouvrages en français qui sont
aisément disponibles. Elle ne correspond pas à la littérature
critique utilisée par les auteurs de ce volume. Très souvent de
langue anglaise, allemande ou italienne, celle-ci rassemble des
ouvrages rarement accessibles ailleurs que dans des
bibliothèques universitaires, dont l’accès n’est pas libre. On a
veillé toutefois à se référer, dans l’élaboration des notices, à
l’état le plus récent des recherches pour chaque écrivain
évoqué.
LAURENCE PLAZENET
N. B. De nombreuses institutions proposent des formations
pour apprendre (ou réapprendre) le grec ancien, à commencer
par le CNED. L’Association Guillaume Budé, qui s’emploie à
faire connaître et à promouvoir la langue et la littérature
grecques, a un programme savant, mais elle s’adresse aussi à
tous les publics et leur propose un vaste choix d’activités. La
Coordination nationale des associations régionales des
enseignants de langues anciennes (CNARELA), présente dans
vingt-sept régions, organise également ateliers, visites et
conférences.
Note sur la traduction
Pour donner à une anthologie couvrant près de vingt-trois
siècles de littérature grecque une homogénéité qui en fasse un
véritable livre, il fallait un seul traducteur. Aussi Laurence
Plazenet m’a-t-elle demandé d’en assurer la totalité des
traductions. Dans ce travail, j’ai choisi de tenir le cap entre
deux fidélités, la fidélité au grec, et la fidélité à la langue
française. Cet ouvrage, en effet, s’adressant moins à des
spécialistes qu’à des amateurs éclairés, j’ai voulu adopter un
style clair, facilement compréhensible, qui rende aisé l’accès
aux textes, dont certains sont quelquefois complexes. Mais il
ne fallait pas pour autant sacrifier la langue grecque elle-
même, et j’ai cherché à être fidèle à la lettre du texte, en
respectant le plus souvent l’ordre de la phrase grecque et en
essayant de restituer le mouvement même de la pensée qui y
présidait. Mais en cas de conflit entre ces deux fidélités, ce qui
finalement n’a pas été si fréquent, j’ai préféré délibérément, et
en raison de la destination de cette anthologie, une traduction
française élégante à une version plus proche du grec qui aurait
été quelquefois indigeste.
En ce qui concerne la poésie, il fallait absolument montrer,
ne serait-ce que par la disposition, qu’il s’agissait de textes
versifiés. Mais il fallait aussi que le style lui-même le fasse
comprendre. Sans m’astreindre à des rimes (qui entraînent des
approximations dans la traduction), ni à un rythme fixe (qui
souvent ne permet pas de rester fidèle au déroulement de la
phrase grecque), j’ai toujours voulu faire une traduction vers à
vers : car le vers, surtout dans l’épopée, constitue à lui seul
une entité et une unité de sens, et j’ai essayé de jouer avec les
séquences rythmiques familières à notre vers français : des
séquences de quatre, six, huit ou dix syllabes, avec une
régularité évidemment plus grande pour la traduction du vers
épique que pour celle des vers tragiques, ou des vers lyriques,
bien différents. Enfin, pour ce qui est de l’épigramme, je n’ai
pas hésité, afin de respecter sa concision, à m’éloigner
quelquefois de la syntaxe de la phrase grecque.
Je ne voudrais pas terminer sans remercier Laurence
Plazenet de m’avoir fait découvrir des textes que je ne
connaissais pas, en particulier des textes byzantins, et que j’ai
eu d’autant plus de plaisir à traduire. J’espère que ce plaisir
sera aussi celui de nos lecteurs.
EMMANUÈLE BLANC
ANTHOLOGIE DE LA LITTÉRATURE
GRECQUE
De Troie à Byzance
Époque archaïque
VIIe – VIe siècle avant J.-C.
HOMÈRE
Les Anciens appelaient l’auteur de L’Iliade et de L’Odyssée
« le Poète », désignant en lui un maître originel, éternel,
absolu. Près de trente siècles plus tard, les deux épopées
d’Homère ont conservé leur pouvoir créateur. En 1922, James
Joyce renouvelle le genre romanesque dans Ulysse, vaste
rhapsodie bâtie sur le modèle de L’Odyssée et qui porte le
nom de son héros. Un des meilleurs poètes contemporains,
Philippe Jaccottet, a proposé en 1955 une traduction
magistrale du grand œuvre homérique. Au cinéma, Stanley
Kubrick s’est essayé à la science-fiction sous le patronage
d’Homère avec 2001, l’Odyssée de l’espace (1968). Les Monty
Python récrivent ironiquement un des épisodes les plus
célèbres de L’Iliade dans Sacré Graal (1975) : le cheval de
Troie se mue en lapin où les assaillants oublient de se
dissimuler. Avec O’Brother (2000), les frères Coen
transforment quant à eux L’Odyssée en road movie burlesque.
De façon plus traditionnelle, les Sirènes homériques incarnent
chez Pascal Quignard, d’œuvre en œuvre, le mystère du
carmen poétique, son charme, son fond d’obscurité fascinante
qui, irrésistiblement, précipite l’homme vers ce qu’il ignore.
Homère lui-même est la première légende que L’Iliade et
L’Odyssée nous ont transmise. Il existe plusieurs Vies
d’Homère. Composées entre le IIe siècle après J.-C. et le début
de l’époque byzantine, elles inventent à partir de ses textes
l’homme qui put connaître Troie et Ithaque, chanter les
combats et la douceur d’un regard d’épouse. Tirant de L’Iliade
et de L’Odyssée la figure de leur auteur nécessaire, elles en
écrivent la fiction. Se montre-t-il un observateur hors pair des
hommes et des dieux ? Elles en font un Voyant et le frappent de
cécité : Homère, barde aveugle, voit au-delà des apparences
qui obscurcissent le regard des mortels que la Muse n’assiste
pas. C’est poser le poète en démiurge, énoncer une conception
de la création, mais aucun indice factuel ne soutient ces
représentations à mi-chemin des Vies de héros et des Vies de
saint. En réalité, l’analyse philologique de L’Iliade et de
L’Odyssée rend peu probable qu’elles soient l’ouvrage d’un
seul auteur.
Les deux poèmes reposent sur la combinaison à la fois de
formules rythmiques et sémantiques récurrentes, et
d’inventions libres. Pareil usage, comme la présence dans
chaque œuvre de scènes en miroir et de nombreux échos
internes, suggèrent qu’elles résultent d’une composition
d’abord orale. Il est vraisemblable que les 15 000 vers de
L’Iliade et les 12 000 que L’Odyssée contient correspondent à
la transcription écrite de chants qui, entre le XIIe et le IXe siècle
avant J.-C., furent pendant longtemps improvisés par des
aèdes comparables aux personnages de Phémios et de
Démodocos dans L’Odyssée. Ces professionnels se
produisaient devant un public d’aristocrates réunis à
l’occasion d’un banquet ou d’une célébration publique. Ils
interprétaient des œuvres déjà consignées par une tradition
orale, modulant entre reprises obligées et variations
personnelles. Avec l’apparition de l’alphabet, leurs poèmes se
virent peu à peu mis en forme et transmis de façon fixe. Selon
les érudits byzantins, c’est au VIe siècle avant J.-C. que le
tyran Pisistrate commanda qu’ils fussent dûment copiés, afin
d’être récités chaque année à Athènes lors de la fête des
Panathénées, soit à une date relativement tardive et en
conférant alors une fonction clairement politique à L’Iliade et
L’Odyssée. Les deux épopées, en effet, fondent une vision de la
Grèce et de son histoire. Elles disent un ordre du monde ; elles
illustrent une façon d’occuper l’oikouménè, la terre habitée.
Ainsi est-ce sans surprise qu’il revient au premier
bibliothécaire du Musée d’Alexandrie, Zénodote, d’en avoir
établi la première édition savante, au IIIe siècle avant J.-C. :
cette étape décisive dans la diffusion d’un texte consiste à
pérenniser la tradition qu’il porte ou qu’il incarne. C’était
désigner, au lendemain de la mort d’Alexandre et de la
stabilisation de son vaste empire en plusieurs monarchies,
L’Iliade et L’Odyssée comme le lieu par excellence de la
mémoire des Hellènes. Ce sont aussi les Alexandrins qui
instituèrent la division de chacun des deux poèmes en vingt-
quatre chants, près de mille ans après qu’ils avaient
commencé d’être récités en Ionie.
Le lent façonnement de L’Iliade et L’Odyssée rend vaine
l’idée d’en pratiquer une lecture rigoureusement historique.
S’il est possible d’y découvrir la trace de structures anciennes
des rapports sociaux et familiaux en Grèce, ou de
l’organisation des premières cités, les deux ouvrages
proposent essentiellement des composés entre fait probable,
rêverie utopique et modélisation littéraire. L’Iliade et
L’Odyssée peignent un monde imaginaire, sinon tout à fait
fictif. Cette ambiguïté caractérise également la géographie
qu’elles supposent, pour partie facile à identifier et toutefois
impossible à déterminer de manière exhaustive et cohérente.
La langue qu’elles emploient, enfin, mêle divers dialectes et
des tournures qui proviennent d’époques différentes : elle
constitue un idiome en soi, singulier, poétique, consubstantiel
à l’œuvre où il s’invente. L’Iliade et L’Odyssée constituent
deux univers fabuleux, étranges et familiers, bruissants d’une
réalité qu’ils transfigurent cependant à chaque instant. Le
dépaysement est leur principe. Le regard qu’elles posent sur
les hommes et les choses possède une intensité particulière :
les armes y rutilent d’un éclat divin, les héros y sont plus
magnifiques et plus fragiles, les nourrissons dans les bras de
leurs mères plus vulnérables qu’ailleurs, les larmes toujours
plus vives que les vraies larmes qu’elles évoquent. Cet écart,
fécond à l’imagination, inscrit dans les textes, est sans doute
l’une des raisons de leur pérennité : L’Iliade et L’Odyssée
n’ont jamais été d’actualité.
En dépit de ces coïncidences générales, les deux poèmes
sont spécifiques. Ils ne sauraient être confondus. L’Iliade
raconte un épisode survenu au cours de la dixième année de la
guerre de Troie. Agamemnon a dû rendre sa prisonnière,
Chryséis, prise comme butin de guerre : le père de la jeune
fille étant prêtre d’Apollon, le dieu, irrité par sa captivité,
frappait l’armée grecque d’une peste qui la décimait. Roi de
Mycènes et chef des Achéens, Agamemnon exige qu’on lui
donne en compensation la belle Briséis. Las ! c’est Achille qui
pour l’heure la détient. Le héros doit céder à la volonté
générale et remettre son otage, mais il s’estime spolié. Fier, il
est blessé qu’on ait pu le traiter comme un autre, et qu’on l’ait
contraint à se soumettre à un monarque qu’il estime peu. Ivre
de colère, il décide de ne plus combattre. Privés de son appui,
les Grecs ne tardent pas à se voir défaits par les Troyens.
Alors que ceux-ci sont sur le point d’incendier leurs navires,
Patrocle, le fidèle compagnon d’Achille, obtient la permission
de revêtir les armes de son ami. Il prend la tête de ses
Myrmidons et repousse les assaillants. À la fin de la bataille,
blessé, il succombe aux coups d’Hector. Éperdu de chagrin,
Achille sacrifie d’abord à sa douleur. Il répand des cendres
sur sa tête, pleure l’Autre irremplaçable. Puis, il décide de le
venger. Avec de nouvelles armes tout juste forgées par
Héphaïstos, il retourne au combat. Il livre une bataille sans
précédent, massacrant tant de guerriers troyens que les eaux
du fleuve Scamandre, dans la plaine, imprégnées de leur sang,
deviennent rouges. Arrive l’heure d’affronter Hector. Achille
possède un cheval divin, Xanthos, doué du don de prophétie. Il
a prédit à son maître que tuer Hector signerait l’arrêt de son
propre trépas. Tout à sa mission vengeresse, Achille, sans
faillir, tue néanmoins Hector. Pour l’humilier, il traîne sa
dépouille dans le camp des Grecs, attachée à son char par les
chevilles, souillant de terre et de coups nouveaux le corps de
l’ennemi détesté. Le héros n’est plus que lambeaux pitoyables,
chair infiniment meurtrie. L’Iliade s’achève avec le récit des
funérailles du Troyen.
Épopée guerrière, l’œuvre recèle bien d’autres résonances.
Certaines scènes sont familières, pleines d’une grâce
délicate : ainsi, les adieux d’Hector à Andromaque
embrassant le petit Astyanax. L’intelligence psychologique du
portrait de Pâris, séduisant et lâche, éblouit. La visite que
Priam rend à Achille pour obtenir qu’il lui restitue la
dépouille d’Hector émeut, quant à elle : le vieillard, au péril
de sa vie, traverse les lignes des Achéens. Ce roi en qui le père
l’emporte désormais s’agenouille devant Achille. Il supplie le
meurtrier de son fils de lui laisser emmener son cadavre : sans
sépulture, jamais Hector ne pourra gagner les Enfers. Touché
par le courage et la piété du vieil homme, Achille le relève. Le
héros implacable le fait asseoir près de lui. Il lui rend
hommage, consent à sa prière. Ces épisodes rehaussent par
contraste l’éclat des scènes de combats ou d’un morceau de
bravoure rhétorique comme la description, ou ekphrasis, du
magnifique bouclier qu’Héphaïstos ouvrage pour Achille.
L’Iliade séduit par la diversité de ses tons : le resserrement de
la narration et son finale tiennent, pour leur part, de la
tragédie, un modèle qui affleure encore par la manière dont
méditation sur le destin (sans cesse manifesté par un signe,
une prémonition, un mot) et pitié sont conjointes dans l’œuvre.
Platon fait d’Homère le père de la tragédie dans la
République (598d)… Mêlant les dieux aux hommes, alternant
instants sublimes et scènes domestiques, L’Iliade invente une
poésie du quotidien. Elle est renforcée par un usage incessant
de la comparaison, même pour dire le geste héroïque ou le
fracas des armes : tout y fait sens par rapport à l’évidence
première des éléments, des bêtes, des plantes, de l’univers
sensible. Ces notations bannissent le lieu commun, le préjugé.
Elles font rayonner une certitude : la beauté du monde, à la
fois tendre et violent.
L’art du concret n’est pas moindre dans L’Odyssée. Le
poème raconte, après la chute de Troie, le retour d’Ulysse
(Ulysse en grec se dit Odysseys), roi d’Ithaque, une île de la
mer ionienne, dans sa patrie. Semé d’embûches et d’aventures,
ce périple dure dix ans. Au cours de son errance, le voyageur
multiplie les rencontres et les escales. Réputé pour son
intelligence rusée, sa métis, Ulysse n’est pas un demi-dieu. Il
refuse d’ailleurs l’immortalité que la nymphe Calypso lui
propose au chant I. L’œuvre campe ainsi un monde
profondément humain et varié avec ses rois, comme Alcinoos,
ses princesses, à l’instar de Nausicaa, mais aussi le porcher
Eumée, Pénélope, modèle d’épouse fidèle, les prétendants,
parasites qui, sous couvert de briguer la main d’une veuve,
festoient à ses frais, Télémaque, le fils trop longtemps privé de
son père, des marins, l’aède Démodocos, etc. Dans cet
univers, il est une place même pour le chien d’Ulysse. Alors
que son maître lui apparaît au bout de vingt ans d’absence,
travesti en mendiant, l’animal ne se méprend pas. Négligé
depuis le départ d’Ulysse, il languissait à demi moribond,
couvert de vermine, sur un tas de fumier, mais, à peine a-t-il
flairé l’odeur bien-aimée de l’absent, qu’il dresse la tête et
manifeste sa joie, si vive, qu’à l’instant suivant, terrassé de
bonheur, il meurt. L’Odyssée constitue aussi un merveilleux
album d’images. La nature ne se donne pas tant à entrevoir
dans des comparaisons, plus rares que dans L’Iliade, qu’elle
ne se révèle dans de véritables tableaux. Des générations de
lecteurs ou d’érudits ont voulu identifier ces paysages
méditerranéens d’une troublante vérité. Un goût des choses
très sûr transcende, enfin, l’évocation des réalités les plus
humbles : la description, au chant XXIII, du lit d’Ulysse et de
Pénélope, appuyé sur une souche d’olivier autour duquel le
premier a bâti leur chambre, transfigure la banalité du mirage
conjugal en hymne au foyer.
L’Odyssée est loin de se cantonner à cette poésie du
prosaïque. Le merveilleux loge dans ses moindres interstices.
La magicienne Circé transforme les hommes en bêtes. Les
Sirènes ensorcellent les navigateurs qui entendent leurs
chants. La nymphe Calypso vit sur une île fabuleuse.
Polyphème, Charybde et Scylla sont des monstres surnaturels.
Car le monde d’Ulysse est encore un monde menacé, où la
guerre rôde. Les prétendants qui occupent le palais du héros
voudraient imposer l’idée de sa mort et s’emparer de ses
biens. La quête de Télémaque est d’abord la fuite d’un
orphelin dépossédé. À sa toile, Pénélope détisse tous les jours
le filet où le désespoir pourrait l’emprisonner. L’incertitude, la
faiblesse, règnent autant que le courage ou la malice. Sur la
plage de l’île où Calypso le retient, Ulysse pleure. Chez
Alcinoos, entendant chanter les exploits, jadis, des Grecs à
Troie, les larmes de nouveau l’étranglent, de même qu’à
Ithaque, devant son chien. Ulysse redoute l’oubli qui le
menace. Chez Polyphème, il dit par ruse s’appeler Personne,
pour assurer sa survie, mais le vocable désigne le péril d’une
disparition qui le guette à chaque étape. Évanescence et
« nostalgie » (au sens propre, la souffrance du nostos
inaccompli, du retour suspendu) vont de pair. L’éloignement
indéfiniment prolongé du pays natal enfonce dans la tristesse,
dissout dans le regret.
La composition de L’Odyssée réfléchit sa richesse et
interdit de tenir le poème pour un simple « Itinéraire de Troie
à Ithaque ». La narration débute, en effet, avec le voyage de
Télémaque, avant d’évoquer le retour d’Ulysse, puis c’est lui-
même qui raconte son errance chez Alcinoos. L’épreuve de
la tempête, la rencontre des Lotophages, celle du cyclope
Polyphème, la descente du héros chez les morts, parmi
d’autres péripéties, figurent dans le texte comme des histoires
rapportées au passé par leur protagoniste chez des hôtes qu’il
veut honorer. Entre hommage, plaidoyer pro domo,
démonstration de virtuosité (Ulysse prend la parole après le
célèbre Démodocos), la remémoration trahit la part inhérente
d’ambivalence et de récriture qui la fonde. D’emblée, elle
ancre aussi tout récit dans l’imaginaire. La fable homérique
est, à bien des égards, la première Histoire que l’Occident se
soit donnée.
L’Iliade
« CHANTE, DÉESSE, LA COLÈRE
D’ACHILLE »
Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pélée,
Colère funeste, qui aux Achéens causa mille souffrances,
Envoya chez Hadès les âmes valeureuses de tant de héros,
Et donna leurs corps en pâture aux chiens et aux oiseaux
sans nombre.
Ainsi s’accomplissaient les desseins de Zeus.
Ce fut quand tout d’abord naquit la querelle qui opposa

Au divin Achille, l’Atride, prince de son peuple (1).


I, v. 1-7

« Ô MUSES QUI HABITEZ L’OLYMPE »


Dites-moi maintenant, ô Muses qui habitez l’Olympe,
Car vous êtes, vous, des déesses — vous êtes partout
présentes, vous savez tout,
Mais nous n’entendons, nous, qu’un bruit de gloire, et nous
ne savons rien —
Dites-moi quels étaient les chefs et les guides des
(2)
Achéens ;
Car la foule je ne saurais en parler, ni lui donner de noms,
Eussé-je dix langues, eussé-je dix bouches, une voix
Que rien ne peut briser, un cœur d’airain fût-il en ma
poitrine,
À moins que les Muses olympiennes, filles de Zeus, Porte-
(3)
Égide ,
Ne mettent en ma mémoire le nom de tous ceux qui vinrent
sous Ilion (4).
II, v. 484-493

LÂCHETÉ ET VOLUPTÉ : PÂRIS


(5)
Quand elles furent arrivées au beau palais d’Alexandre ,
Les servantes promptement se remirent à leurs tâches.
Hélène la divine regagna sa haute chambre.
Alors Aphrodite, la déesse au doux sourire,
Prit un siège et le mit juste en face d’Alexandre :
(6)
C’est là qu’Hélène s’assoit, la fille du Porte-Égide ,
Les yeux fixés au sol, elle fait à son époux ces reproches
amers :
« Te voilà donc revenu du combat ! Que n’y as-tu péri,
Vaincu par ce puissant guerrier que fut mon premier
époux !
Tu te vantais jadis de l’emporter sur Ménélas,
Le chéri d’Arès, par ta force, ta pique, ou tes bras.
Eh bien ! Va maintenant le provoquer à nouveau,
Ce chéri d’Arès, mais écoute plutôt mon conseil :
Cesse de mener guerre ouverte et de te battre
Inconsidérément contre le blond Ménélas :
Tu pourrais très bientôt succomber sous sa lance. »
Prenant la parole, Pâris lui répondit alors :
« N’accable pas mon cœur, femme, de durs reproches.
Ménélas, il est vrai, a vaincu aujourd’hui,
Mais c’est avec Athéna ; demain, mon tour viendra !
Car nous avons, nous aussi, des dieux avec nous.
Allons, goûtons, sur notre couche, au plaisir d’amour.
Jamais encore autant, un tel désir ne posséda mon âme,
Pas même quand, t’arrachant à l’aimable Lacédémone,
Je t’emmenai sur mes vaisseaux rapides,
(7)
Et que, sur l’îlot de Cranaé , je partageai ta couche,
Non, jamais autant que je t’aime à présent
Et que me tient le doux désir. » Après ces mots,
Vers le lit, il va le premier, et son épouse l’y suivit.
Mais cependant qu’ils reposent dans le lit ajouré,
(8)
L’Atride , pareil à un fauve, va et vient dans la foule.
Il cherche à voir Alexandre, semblable aux dieux.
Mais aucun des Troyens, ni de leurs illustres alliés
Ne peut montrer Alexandre à Ménélas, chéri d’Arès.
Personne, en le voyant, par amitié, ne l’eût caché.
À tous il est odieux plus que le noir trépas !
Alors Agamemnon, protecteur du peuple, leur dit :
« Écoutez-moi, Troyens, Dardaniens et vous, leurs alliés !
Claire est la victoire de Ménélas, chéri d’Arès ;
C’est à vous de nous rendre Hélène, l’Argienne,
Et les trésors qui vont avec, puis payez-nous
Un prix dont se souviendront les hommes à venir. »
Ainsi parla l’Atride, et les Achéens l’approuvèrent.
III, v. 421-461

TENDRES ADIEUX : HECTOR ET


ANDROMAQUE
L’illustre Hector, sur ces paroles, à son fils tend les bras.
Mais l’enfant recule, et se jette en criant
Contre le sein de sa nourrice à la belle ceinture ;
Il est épouvanté par l’aspect de son père,
Le bronze lui fait peur, et le panache aux crins de cheval
Le terrifie, quand il oscille au sommet de son casque.
Son père et son auguste mère partent tous deux
D’un grand éclat de rire. Aussitôt, de sa tête,
L’illustre Hector ôte son casque, et le dépose,
Tout étincelant, sur le sol, avant de prendre dans ses bras
Son fils chéri, pour le bercer et l’embrasser.
Et, priant Zeus et les autres dieux, il s’exclame :
« Zeus, et vous tous, ô dieux, faites que cet enfant
Qui est mon fils, se distingue comme moi d’entre les
Troyens ;
Qu’il ait comme moi de la force, et qu’il règne sur Troie !
Et qu’un jour, on dise de lui : “Le fils, de loin,
L’emporte sur le père”, quand il reviendra du combat.
Qu’il en rapporte aussi les dépouilles sanglantes
D’un ennemi tué, et que sa mère en soit contente ! »
Il dit, et mit son fils dans les bras de sa femme.
Elle reçut l’enfant sur son sein parfumé,
Et son rire se mêlait à ses larmes.
Son époux, la voyant ainsi, fut pris de pitié.
Tout en la caressant, voici ce qu’il lui dit :
« Pauvre folle, crois-moi, ne te chagrine pas trop,
Nul encore ne pourrait avant l’heure m’envoyer chez
Hadès !
Quant au destin, je te le dis, du jour où il est né,
Qu’il soit lâche ou brave, aucun homme n’y a échappé.
Allons, rentre au logis, prends soin de tes travaux,
De ton métier, de ta quenouille, et dis à tes servantes
De vaquer à leur tâche. Aux hommes de veiller au combat,
À tous ceux, et surtout à moi, qui sont nés à Ilion. »
Ayant ainsi parlé, l’illustre Hector reprit son casque
Empanaché, et son épouse rentra chez elle,
Se retournant souvent, et versant bien des larmes.
Elle arriva bientôt dans la bonne demeure,
Du belliqueux Hector ; là, elle rencontra
De nombreuses servantes, qui toutes éclatent en sanglots.
Sur Hector encore vivant, elles se lamentent,
Dans sa propre maison, car elles ne croient plus
Qu’il puisse jamais rentrer du combat,
Échapper à la fureur d’Arès, et aux mains des Achéens.
VI, v. 466-502

LA MORT DE PATROCLE
[Patrocle est l’ami d’Achille, son alter ego. Lorsque Achille,
vexé d’avoir dû rendre au roi Agamemnon Briséis, la captive
qu’il avait reçue en tribut, ne participe plus aux combats
auprès des Achéens, Patrocle obtient au chant XVI de pouvoir
revêtir ses armes et d’aller à sa place combattre à la tête de
ses Myrmidons.]
(9)
Alors Hector laisse là les Danaens sans en frapper
aucun ;
Mais contre Patrocle, il pousse ses chevaux aux forts
sabots.
Quant à Patrocle, il saute à terre de son char,
Sa pique à la main gauche, il prend avec la droite
Une pierre, blanche et rugueuse, qu’il cache dans sa
paume,
Il la lance de toutes ses forces, sans s’éloigner du héros.
Son jet ne se perd pas, il atteint Cébrion,
C’est le cocher d’Hector, un bâtard du glorieux Priam ;
Il tenait les rênes du char. Il est touché au front
Par la pierre aiguë, qui brise les arcades sourcilières,
L’os ne résiste pas, les yeux tombent dans la poussière,
Devant lui, à ses pieds ; comme un plongeur, il tombe
Du char bien ouvragé ; et la vie abandonne ses os.
Alors, tu le raillas ainsi, Patrocle, bon cavalier :
« En voilà un homme agile ! Comme il saute facilement !
(10)
Il en rassasierait beaucoup, ce pêcheur d’huîtres là ,
S’il sautait ainsi du haut du navire, dans la mer
poissonneuse,
Et même par gros temps, à voir comme maintenant
Il saute facilement de son char dans la plaine !
Ah, vraiment ! Même à Troie on trouve de bons
sauteurs ! »
À ces mots, il s’élance sur le héros Cébrion,
Pareil au lion qui, attaquant une bergerie,
Est frappé à la poitrine et que sa vaillance va perdre.
Avec la même ardeur, Patrocle, tu bondis sur Cébrion.
Hector, de son côté, saute de son char à terre.
Tous deux autour de Cébrion luttent comme deux lions,
Qui tous deux affamés, et pleins d’une fière ardeur,
Au sommet d’un mont, pour une biche morte,
Rivalisent entre eux. Ainsi autour de Cébrion,
Ces maîtres du combat, Patrocle, fils de Ménoitios,
Et le glorieux Hector, brûlaient de s’entre-déchirer
Avec l’airain cruel. Hector a pris le corps par la tête
Et ne le lâche pas. Patrocle le tient par un pied,
Tous les autres alors, Troyens et Danaens,
Engagèrent entre eux une rude mêlée.
(11)
Comme l’Euros et le Notos se querellent l’un l’autre ,
Dans les gorges d’une montagne, pour ébranler les bois
profonds,
Fuseliers aux troncs élancés, chênes ou frênes,
Qui entrechoquent les uns contre les autres leurs longs
rameaux,
Dans le fracas prodigieux des branches qui se brisent,
Ainsi Troyens et Achéens se ruant les uns contre les autres
S’entre-déchiraient, et aucun ne songeait à l’odieuse fuite.
Autour de Cébrion, se fichaient bien des lances acérées,
Bien des flèches ailées, jaillies des cordes de leurs arcs ;
De grosses pierres heurtaient les boucliers
Des héros qui luttaient autour de lui. Et lui gisait
Dans un tourbillon de poussière, grand corps couché
De tout son long, bien loin du souci de son char.
Et tant que le soleil parcourt le haut du ciel,
Des deux côtés les traits portent, et les hommes tombent.
Mais quand il va vers l’heure où les bœufs sont déliés,
Alors les Achéens, se surpassant, devinrent les meilleurs.
Ils soustraient le héros Cébrion aux traits, aux cris des
Troyens,
De ses épaules, ils détachent les armes,
Tandis que Patrocle, plein de fureur se jette sur les
Troyens.
Par trois fois il s’élança, tel le rapide Arès,
Poussant des cris terribles, et trois fois il fit neuf victimes.
Mais quand, la quatrième fois, tu bondis comme un dieu,
Ce fut alors, Patrocle, le terme de tes jours.
(12)
Car Phoibos vint vers toi, terrible, à travers la rude
mêlée…
Patrocle ne voit pas qu’il arrive, au milieu du tumulte.
Phoibos avance, couvert d’une épaisse vapeur.
Il s’arrête derrière lui et, du plat de sa main,
Il lui frappe le dos, les larges épaules,
Les yeux de Patrocle chavirent, et Phoibos Apollon
Fait tomber son casque de sa tête ; il roule à terre,
Avec fracas, sous les pieds des chevaux, et le panache
Est tout souillé de poussière et de sang, ce panache
Aux beaux crins de cheval, qui n’aurait pu naguère
Être souillé de poussière, quand d’un héros divin,
Quand d’Achille, il protégeait la tête et le front charmants.
Mais maintenant voilà que Zeus le donne à Hector,
Pour qu’il le porte sur sa tête, avant l’heure si proche de sa
mort.
La longue pique de Patrocle tout entière se brise dans ses
mains,
La lourde pique coiffée d’airain ; et son haut bouclier,
Avec son baudrier, de ses épaules tombe à terre.
Le seigneur Apollon, le fils de Zeus, lui détache la
cuirasse.
Un trouble saisit ses esprits ; ses forces l’abandonnent,
(13)
Il s’arrête, éperdu. Alors un Dardanien , en
s’approchant,
Par-derrière, de sa lance aiguë vient le frapper,
Dans le dos, entre les épaules : c’est Euphorbe,
Le fils de Panthoos, qui l’emporte sur tous
À la pique, à la course, ainsi qu’au maniement des chars.
Il avait déjà renversé vingt guerriers au bas de leur char,
Le jour où il vint avec son attelage s’initier au combat.
C’est lui qui le premier, Patrocle, bon cavalier,
Lança un trait sur toi, mais sans te vaincre encore.
Car il s’enfuit en courant et se perd dans la foule,
Dès qu’il a arraché du corps la pique de frêne :
Il n’ose pas affronter Patrocle, même désarmé, en plein
carnage.
Et Patrocle, vaincu par le coup du dieu, et par le javelot
Se replie vers les siens pour échapper au trépas.
Mais quand il voit Patrocle, le héros au grand cœur
Blessé par le bronze aigu, rejoindre ses arrières,
Hector, coupant les rangs, se rapproche de lui.
De sa pique il le blesse au bas-ventre, poussant le bronze à
fond.
Patrocle tombe lourdement, et les Achéens sont en grand
deuil.
Comme on voit quelquefois un lion s’acharner
Sur un sanglier puissant : tous deux, pleins de superbe,
Sur la cime d’un mont sont là à batailler
Pour une maigre source où tous deux veulent boire ;
Le lion vainc sous sa force l’adversaire haletant,
Ainsi Patrocle, le vaillant fils de Ménoitios,
Par qui tant de guerriers connurent le trépas,
À son tour succomba. Il fut frappé de près
Par la lance d’Hector, le glorieux Priamide.
Hector exulte, et lui lance ces mots ailés :
« Peut-être pensais-tu, Patrocle, ravager notre ville,
Ravir leur liberté à nos femmes troyennes,
Les conduire, sur tes vaisseaux, aux rives de tes pères ?
Pauvre insensé ! Pour les sauver, ses chevaux rapides
Ont mené tout droit Hector au combat. Moi aussi
Avec ma pique, je me distingue des Troyens belliqueux,
Et j’écarte loin d’eux le jour de la servitude.
Quant à toi, ici même, les vautours te mangeront !
Ah ! Malheureux, tout valeureux qu’il soit, Achille
N’aura été pour toi d’aucun secours ; sans doute,
Quand tu partais sans lui, te disait-il souvent :
« Ne reviens pas, je te prie, vers nos vaisseaux creux,
Patrocle, bon meneur de cavales, avant d’avoir,
Sur sa poitrine ensanglantée, déchiré
La tunique d’Hector, le tueur de guerriers. »
Voilà ce qu’il disait, et tu le croyais, pauvre sot ! »
D’une voix faible, tu répondis, Patrocle, bon cavalier :
« Triomphe donc à ton aise, maintenant, Hector !
(14)
C’est à toi que Zeus le Cronide et Apollon,
Ont donné la victoire. Ils m’ont dompté sans peine !
De mes épaules, ils ont eux-mêmes détaché mes armes.
Des hommes tels que toi quand, à vingt, ils m’auraient
affronté,
Tous, ici même, auraient péri, terrassés par ma lance.
(15)
Mais moi, c’est le sort funeste, c’est le fils de Léto ,
Qui m’ont tué, puis Euphorbe, parmi les hommes.
Et toi, tu vins, en troisième, pour me dépouiller !
Mais je veux te dire autre chose, et souviens-t’en bien :
Tu n’as plus guère de temps à vivre, toi non plus.
Déjà tout près à tes côtés, voici la mort
Et l’impérieux destin, tu vas bientôt tomber

Sous le fer d’Achille, l’Éacide (16) sans reproche ! »


Il dit, et la mort qui tout achève l’enveloppa.
L’âme s’envolant de ses membres, descendit chez Hadès,
Pleurant sur son destin, et laissant là vigueur et jeunesse.
XVI, v. 733-863

« ACHILLE ÉPERDU DE CHAGRIN »


[On vient d’annoncer à Achille la mort de Patrocle.]
Un sombre nuage de douleur tombe alors sur Achille.
De ses deux mains il prend de la cendre brûlante
La répand sur sa tête, en souille son beau visage.
La cendre noire recouvre sa tunique divine,
Lui-même, de tout son long, il s’étend dans la poussière,
De ses mains, il s’arrache les cheveux, il les souille.
Les captives, butin d’Achille et de Patrocle,
Le cœur plein d’affliction, poussent de grands cris,
Passant la porte, elles s’empressent d’entourer
Le vaillant Achille, et toutes de leurs mains
Se frappent la poitrine, et se sentent défaillir.
Antiloque, de son côté, pleure et se lamente,
Il tient les mains d’Achille éperdu de chagrin,
De peur qu’avec le fer il ne se tranche la gorge.
Mais Achille pousse un cri terrible ; sa noble mère
l’entend,
Depuis les profondeurs où elle siège auprès de son vieux
(17)
père .
À son tour elle gémit ; les déesses l’entourent,
Toutes les filles de Nérée, qui demeurent au fond des flots :
Il y a là Glaucé, Thalie, et Cymodocée,
Nésée, Speiô, Thoé, Halié aux grands yeux,
Cymothoé, Actée, et Limnôreia,
Mélite et Ière, Amphitoé et Agavé,
Dôtô, Prôtô, Phéruse, et Dynamène,
Dexamène, Amphinome, et Callianire,
Doris, Panope, et l’illustre Galatée,
Némertès, Apsudès, et Callianassa.
Et aussi Clymène, Inanire et Ianassa,
Maira, Orythie, et Amathye aux belles tresses,
Et toutes les Néréides qui demeurent au fond des flots.
Elles remplissent l’antre azuré, et toutes ensemble
Se frappent la poitrine, elles écoutent Thétis
Commencer ainsi ses tristes gémissements.
« Ah ! infortunée ! triste mère d’un preux !
J’ai mis au monde un fils puissant et sans reproche,
Le plus grand des héros ; il a grandi, comme une jeune
pousse,
Et moi je l’ai nourri, telle une vigne à flanc de coteau.
Sur les navires recourbés, je l’ai envoyé vers Ilion,
Combattre les Troyens ; je ne dois jamais plus
L’accueillir, rentrant chez lui, sous le toit de Pélée !
Et tant qu’il me reste vivant, tant qu’il voit la lumière du
jour,
Il souffre ! et je ne peux en rien lui venir en aide !
Mais j’irai, je verrai mon fils et j’apprendrai
Le tourment qui l’accable, bien qu’il soit loin des
combats ! »
Elle dit et quitte la grotte. Et les autres en pleurs
S’en vont avec elle ; les flots de la mer autour d’elle
Se brisaient. Quand elles furent aux bords fertiles de Troie,
En ordre, elles montent sur la rive où, tirés à sec,
Se pressaient, en nombre, les vaisseaux des Myrmidons,
Autour du vaisseau d’Achille aux pieds légers.
Il soupirait, le cœur gros, quand sa noble mère fut devant
lui.
Poussant des cris aigus, elle prit la tête de son fils,
Et, gémissante, lui dit ces mots ailés […]
XVIII, v. 22-73

UNE MERVEILLE : LE BOUCLIER


D’ACHILLE
[Les Troyens s’étant emparés des armes qu’Achille avait
prêtées à Patrocle, Thétis demande au dieu forgeron
Héphaïstos de fabriquer de nouvelles armes pour son fils.]
(18)
Il fabrique d’abord un bouclier, robuste et grand,
Ouvré de tous côtés : une triple bordure l’entoure,
D’un éclat lumineux ; il y attache une courroie d’argent.
Il le recouvre de cinq épaisseurs, et par-dessus
Avec un art savant, il crée un merveilleux ouvrage.
Il y figure la terre, le ciel et la mer,
Le soleil infatigable, et la lune en son plein,
Et tous les astres qui couronnent le ciel,
Les Pléiades, les Hyades, et le puissant Orion,
L’Ourse, à qui l’on donne aussi le nom de Chariot,
Et qui tourne sur place, observant Orion :
(19)
Elle seule jamais ne se baigne dans Océan .
Il y place deux villes que des mortels habitent,
Deux belles cités. Et l’on voit dans l’une
Des noces et des festins — de jeunes épousées
Au sortir de leur chambre, sont menées dans les rues
À la clarté des flambeaux, tandis que s’élève, puissant,
Le beau chant d’hyménée. Des jeunes gens tournoient en
dansant,
Au milieu d’eux résonnent flûtes et cithares.
Sur le seuil de leur porte, les femmes s’émerveillent.
Sur la grand-place, on voit une foule attroupée :
Un conflit a surgi, et deux hommes discutent
Sur le prix à payer pour un homme tué.
L’un, s’adressant au peuple, soutient avoir tout payé,
L’autre nie avoir rien reçu. Tous deux désirent
Devant un juge pouvoir régler leur différend.
Les gens crient, prennent parti, pour l’un, pour l’autre,
Des hérauts font ranger la foule, et les Anciens
Sur des pierres polies sont assis, dans le cercle sacré,
Ils tiennent à la main le bâton des hérauts à la voix forte,
Et ils se lèvent, bâton en main, prononçant à tour de rôle.
Au milieu d’eux, par terre, se trouvent deux talents d’or,
Pour qui prononcerait, parmi eux, l’arrêt le plus droit.
Autour de l’autre ville, campent deux corps de troupes,
Leurs armes resplendissent ; et ils ne savent pas
S’ils vont tout anéantir, ou s’ils vont partager
Les trésors que garde en ses murs l’aimable cité.
Mais les assiégés résistent : ils s’arment secrètement
Pour tendre une embuscade ; debout sur le rempart,
Leurs femmes, leurs jeunes enfants défendent la muraille,
Avec l’aide des hommes qu’y retient la vieillesse.
Les autres sont partis ; Arès et Pallas Athéna
Sont à leur tête, tous deux en or, tous deux revêtus d’or,
Beaux et grands dans leurs armes, comme sont tous les
dieux.
Leur éclat ressortait sur les guerriers plus petits.
Ils arrivent à l’endroit choisi pour l’embuscade :
Auprès d’un fleuve, où les troupeaux viennent boire.
Ils se postent là, revêtus de bronze éclatant.
Puis, à l’écart des troupes, ils mettent deux guetteurs,
Pour savoir quand arriveront moutons et bœufs cornus.
Mais les voilà qui apparaissent, suivis de deux bergers,
Jouant gaîment du chalumeau : ils ignorent le piège.
En les voyant venir, les guerriers se précipitent,
Vite ils coupent la route aux troupeaux de bœufs
Et de blanches brebis, puis ils tuent les bergers.
Dans l’autre camp, les hommes, postés en avant du
Conseil,
Entendaient le vacarme autour des bœufs ; vite, ils montent
Sur les chars aux chevaux rapides, pour s’en aller là-bas.
Dès qu’ils sont arrivés, ils se rangent en ligne,
Puis ils livrent bataille sur les rives du fleuve.
On se lance de part et d’autre les javelines de bronze.
Lutte et Tumulte sont présents, et la funeste Mort,
Qui tient un homme, vivant encore mais blessé,
Puis un autre sans blessure, et à travers la mêlée, un
homme
Déjà mort, qu’elle tire par les pieds. Sur ses épaules,
Elle porte un vêtement rouge du sang des hommes.
Tous prenaient part à ce combat, et se battaient
Comme de vrais mortels, et on voyait chacun
Traîner les corps des victimes qu’ils faisaient.
Puis il y met une vaste jachère, meuble et fertile,
Exigeant trois façons ; de nombreux laboureurs
Dans un sens, puis dans l’autre, y poussaient leur attelage.
Quand ils faisaient demi-tour, arrivés au bout du champ,
Un homme s’approchait, pour mettre entre leurs mains
Une coupe pleine d’un vin aussi doux que du miel.
Puis ils retournaient à leurs sillons, désireux
D’arriver jusqu’au bout de la jachère profonde.
La terre derrière eux noircit, et bien qu’elle soit en or,
Elle semble labourée, une merveille d’art !
Il représente aussi un domaine royal.
Des ouvriers moissonnent, la faucille tranchante à la main.
Des épis tombent dru à terre, le long du sillon,
Et d’autres sont liés, pour en faire des gerbes.
Trois botteleurs sont là, debout, cependant que, derrière,
Des enfants viennent prendre des javelles dans leurs bras,
Qu’ils leur fournissent sans cesse. Parmi eux le Roi, muet,
Sceptre en main ; il est debout sur un sillon, le cœur
joyeux.
Des hérauts à l’écart, sous un chêne préparent le repas,
Avec le gros bœuf qu’ils ont sacrifié. Les femmes,
Pour le dîner des ouvriers, versent force farine blanche.
Il y met encore une vigne, chargée de lourdes grappes,
Belle et dorée. On voit des raisins noirs en haut des ceps,
Des échalas d’argent les soutiennent de part en part.
Il trace tout autour un fossé d’acier azuré,
Et une haie d’étain. Un sentier unique y conduit,
Par où passent les porteurs, au moment des vendanges.
Des filles et des garçons aux candides pensées
Dans des paniers tressés emportent les doux fruits.
Au milieu d’eux, un enfant, de son luth sonore
Tire des sons charmants, tout en chantant d’une voix légère
Une belle complainte. Les autres l’accompagnent en
cadence,
Au rythme de leurs pas dansants, en chantant le refrain.
Il met aussi un troupeau de vaches à la tête fière,
Toutes d’or et d’étain ; en beuglant elles s’en vont
De leur étable à leur pacage, le long d’un fleuve bruissant
Que bordent de souples roseaux. Des bergers d’or
Au nombre de quatre, marchaient à côté d’elles,
Et neuf chiens, aux pas rapides, les suivaient.
Terribles, deux lions, au premier rang du troupeau,
Tenaient un taureau mugissant qui meuglait longuement,
Alors qu’ils l’entraînaient ; chiens et bergers leur courent
après.
Mais déjà les lions ont déchiré le cuir du grand taureau,
Et dévorent entrailles et sang noir ; les bergers
Les pourchassent en vain : ils excitent leurs chiens,
Ceux-ci pourtant refusent de mordre les lions,
Ils restent tout près d’eux, aboyant, mais les évitant.
(20)
L’illustre Boiteux fait aussi, dans un charmant vallon,
Un grand pacage où l’on voit des brebis blanches,
Des étables, des baraques couvertes, et des parcs.
L’illustre Boiteux y figure une aire de danse,
Pareille à celle que dans la vaste Cnossos
Dédale jadis édifia pour Ariane aux belles tresses.
Là jeunes gens et jeunes filles de noble famille
Dansent, chacun serrant de sa main le poignet de l’autre.
Les jeunes filles portent des étoffes très fines,
Et les jeunes gens ont des tuniques bien tissées,
Qui brillent du même éclat que l’huile. Les jeunes filles
Ont de belles couronnes, eux portent des poignards d’or
Suspendus à des baudriers d’argent. Tantôt
Ils tournoient d’un pas savant, aussi aisément
Que tourne la roue du potier, quand, assis,
Il l’a bien en main, et qu’il veut l’essayer ;
Tantôt, en ligne, ils courent les uns vers les autres.
Une foule ravie entoure ce chœur charmant,
Et, au milieu de tous, pour préluder à la fête,
Deux acrobates faisaient des pirouettes.
Il place enfin la force puissante d’Océan,
À l’extrême bord du bouclier bien façonné.
XVIII, v. 478-613

UN HÉROS CONTRE UN FLEUVE : LE


COMBAT D’ACHILLE ET DU SCAMANDRE
[Achille, qui n’a repris le combat que pour venger la mort de
son ami Patrocle, fait un carnage dans les rangs des Troyens.]
Et il en eût encore tué bien d’autres, le rapide Achille,
(21)
Si, courroucé, le Scamandre aux profonds tourbillons ,
N’eût pris l’aspect d’un homme pour lui parler
Du sein de ses remous : « Tu es plus fort que tous,
Achille, mais plus que tous, tu te livres au carnage.
Ce sont les dieux qui combattent à tes côtés !
(22)
Et si Zeus le Cronide t’accorde aujourd’hui de tuer
(23)
Tous les Troyens, chasse-les du moins loin de moi .
Va plutôt dans la plaine commettre tes méfaits,
Car mes ondes aimables sont pleines de cadavres,
Et je ne sais plus par où déverser mon flot
À la mer divine, tant les cadavres l’encombrent !
Et toi, tu continues toujours à semer le carnage !
Laisse-moi ! Prince des guerriers ! Tu me fais horreur ! »
Achille aux pieds légers lui répondit alors :
« Il en sera, Scamandre divin, comme tu le demandes !
Mais je ne cesserai pas de massacrer les fiers Troyens
Avant de les avoir acculés dans leur ville, ni avant
D’avoir affronté face à face Hector, pour savoir
Qui, de lui ou de moi, doit dompter l’autre. »
Il dit et tel un dieu, se rue sur les Troyens ;
Le fleuve aux profonds tourbillons alors appelle Apollon :
« Las ! Dieu à l’arc d’argent, fils de Zeus, les volontés
Du Cronide, tu ne les respectes pas ! Il t’a pourtant
Instamment prescrit d’assister les Troyens,
Jusqu’à l’heure tardive, où le soir, en se couchant,
Couvrirait de son ombre la terre fertile. »
Il dit, mais Achille, l’illustre guerrier, s’élançant
De la berge abrupte, saute au milieu du fleuve.
Le Scamandre grossit son flot et se jette sur lui,
Il soulève ses eaux qui se troublent, et il rejette
Tous les morts tués par Achille, qui obstruaient son cours,
Il les jette dehors, en mugissant comme un taureau.
Les vivants, il les sauve au sein de ses belles ondes,
Et les cache tout au fond de ses grands tourbillons.
Terrible, autour d’Achille, se dresse le grand fleuve
Qui, retombant sur son bouclier, veut le repousser.
Achille ne peut résister, de ses mains il saisit
Un orme grand et beau, qui, déraciné, emporte
Toute la berge, et de ses branches serrées,
Arrête le fleuve au beau cours, faisant comme un pont,
En s’écroulant tout entier sur les eaux. Achille
Émerge alors du tourbillon ; effrayé, il bondit
À travers la plaine, en y volant de ses pieds rapides.
Mais le grand dieu ne s’arrête pas, il s’élance
Sur lui, avec sa crête noire, pour faire cesser
Les œuvres du divin Achille, et écarter ce fléau
(24)
Des Troyens. Le Péléide fait un bond aussi long
Qu’une portée de lance, il a l’élan de l’aigle noir,
L’aigle chasseur, le plus fort, le plus rapide des oiseaux.
Tout comme lui, il bondit, et le bronze sur sa poitrine
Résonne terriblement. Il s’éloigne et fuit loin des rives.
Mais le fleuve, à grand fracas, marche sur ses pas.
On voit parfois un homme, d’une source d’eau sombre
Guider le cours à travers plantes et jardins,
Et écarter, hoyau en main, ce qui l’obstrue :
Le courant avançant entraîne les cailloux dans sa course,
Et à grand bruit dévale vivement le terrain pentu ;
Il devance souvent ainsi celui qui le conduit.
De même Achille, sans cesse, est rejoint par le flot,
Tout rapide qu’il soit : les dieux sont plus forts que les
hommes !
Chaque fois que s’élance le divin Achille aux pieds légers,
Pour faire front et pour voir si tous les Immortels
Qui tiennent le vaste ciel ne sont pas à sa poursuite,
Chaque fois, le grand flot du fleuve issu du Ciel
Le rattrape et l’atteint à l’épaule. Lui saute plus haut,
Le cœur inquiet. Mais par-dessous le fleuve vainc ses
genoux,
En s’écoulant avec violence au-dessous d’eux,
Et dérobe la terre sous ses pieds. Alors Achille
Se lamente, les yeux tournés vers le vaste ciel :
« Zeus père, aucun dieu ne me prendra donc en pitié
Pour me sauver de ce fleuve ! Peu m’importerait la suite !
Mais des dieux nés du ciel, il n’est d’autre coupable,
Que ma mère, qui m’a bercé de doux mensonges,
Disant que sous les murs des Troyens belliqueux
Le dieu Apollon me tuerait de ses flèches rapides.
Pourquoi n’ai-je pas plutôt péri de la main d’Hector,
Lui qui a été ici nourri, lui, le meilleur de tous !
Un brave m’eût tué, et c’est un brave qu’il eût dépouillé,
Alors que mon sort me condamne à une fin cruelle
Prisonnier de ce grand fleuve, comme un jeune porcher
Emporté dans le torrent qu’il passait un jour d’orage. » […]
Le fleuve se lance sur Achille, grondant avec fureur,
Bouillonnant d’écume, de sang et de cadavres.
Le flot sombre du fleuve issu du Ciel se soulève,
Pour écraser le Péléide ; Alors Héra pousse un grand
(25)
cri :
Elle craint qu’Achille ne soit enlevé par le fleuve puissant
Aux tourbillons profonds. Elle va trouver aussitôt
Son fils Héphaïstos et lui parle en ces termes :
(26)
« Debout ! Boiteux, mon fils ! Le Xanthe tourbillonnant
Nous a toujours paru l’adversaire qu’il te fallait !
Viens vite me soutenir, et brille de tous tes feux.
Et moi, depuis la mer, je vais aller soulever

Un terrible ouragan avec Zéphyr et le blanc Notos (27),


Qui brûlera les Troyens et leurs armes, propageant
Parmi eux le funeste incendie. Toi, brûle les arbres
Sur les rives du Xanthe, mets-le, lui aussi, tout en feu,
Sans que ne t’en détournent promesses ni menaces.
N’apaise pas ton ardeur avant que par un cri
Je ne t’ordonne d’arrêter ta flamme infatigable. »
À ces mots, Héphaïstos prépare un terrible incendie ;
Le feu flambe d’abord dans la plaine, et brûle tous les
morts
Qui, victimes d’Achille, encombraient les eaux du fleuve.
Toute la plaine est séchée, l’eau claire ne coule plus :
Comme on voit à l’automne le vent qui vient du nord
Sécher aussitôt le verger qu’on vient d’arroser,
Et faire ainsi la joie de ceux qui le cultivent,
Ainsi toute la plaine est asséchée, et les morts
Sont consumés. Alors le dieu tourne contre le fleuve
Sa flamme resplendissante ; ormes, saules, tamaris,
(28)
Brûlent, comme brûlent le lôtos , le jonc et le cyprès,
Qui bordent en abondance les belles eaux du fleuve.
Les anguilles et les poissons ne savent plus où aller,
Ils tournent de tous les côtés dans les tourbillons,
Dans les belles eaux courantes, tant ils sont accablés
Par le souffle de l’habile Héphaïstos. Le fleuve en feu
S’adresse alors à lui, en l’appelant de tous ses noms :
« Aucun dieu, Héphaïstos, n’est capable de lutter avec toi,
Moi non plus je ne puis te combattre, quand ton feu
Flambe ainsi ; cesse donc le combat. Quant aux Troyens,
Qu’Achille dès aujourd’hui les chasse de leur cité !
Pourquoi vouloir batailler et chercher à les aider ? »
Il dit, brûlé par le feu, ses belles eaux bouillonnent :
Comme bout sous l’effet d’un grand feu un chaudron
Où fond la graisse d’un porc bien nourri quand, de partout,
Jaillit la flamme du bois sec entassé par-dessous,
De même flambent les belles eaux du fleuve, son flot bout,
Il ne peut plus avancer, mais il est arrêté,
Accablé par le souffle violent de l’habile Héphaïstos.
Il implore alors Héra, et lui dit ces mots ailés :
« Pourquoi, Héra, est-ce sur mon cours que ton fils
S’est jeté pour le tourmenter ? Suis-je plus coupable
Que tant d’autres dieux qui protègent les Troyens ?
Je veux bien m’arrêter, si tu me le demandes,
Mais qu’il cesse lui aussi ! et moi, je consens aussi
À te faire le serment de ne jamais écarter
Des Troyens le jour du malheur, même le jour où Troie
Brûlera tout entière, dévorée par la flamme ardente
Que les valeureux fils des Achéens auront allumée. »
Aussitôt qu’elle l’entend, Héra, la déesse aux bras blancs,
S’adresse à son fils Héphaïstos et lui dit :
« Héphaïstos, mon illustre fils, arrête. Il ne sied pas
De maltraiter ainsi, pour des mortels, un dieu immortel. »
Elle dit ; Héphaïstos éteint le feu aux flammes divines ;
Et le flot, reculant, ramène ses belles eaux dans son lit. »
XXI, v. 211-284, et v. 324-384
« COMME UN AIGLE DE HAUT VOL » :
HECTOR FACE À LA MORT
[Achille s’attaque enfin à Hector, le meurtrier de Patrocle. Les
deux héros combattent vaillamment.]
Mais quand, pour la quatrième fois, ils arrivent aux
fontaines,
Alors le père des dieux déploie sa balance d’or,
Il y met les déesses des deux destins, celui d’Achille,
(29)
Et celui d’Hector , le dompteur de chevaux,
Puis prenant la balance par le milieu, il la soulève :
Le jour fatal d’Hector est le plus lourd, il l’emporte,
Et s’en va chez Hadès ; dès ce moment, Phoibos Apollon
Laisse là le héros, alors qu’Athéna au contraire,
La déesse aux yeux pers, va trouver le fils de Pélée.
Se tenant près de lui, elle lui dit ces mots ailés :
« Maintenant nous allons, illustre Achille, cher à Zeus,
Rapporter tous les deux, je l’espère, une grande gloire
Aux Achéens, qui attendent, auprès des vaisseaux,
En pourfendant Hector, bien qu’il aime tant les combats.
Il n’est plus possible à présent qu’il nous échappe,
Quand bien même Apollon, le dieu qui frappe au loin,
Ferait tout pour l’empêcher, en se roulant
Aux pieds de Zeus son père, le porteur de l’égide.
Arrête-toi, reprends ton souffle, et moi, je vais
Le persuader d’accepter le combat face à face. »
Ainsi parle Athéna. Achille lui obéit, le cœur en joie,
Il s’arrête et s’appuie sur le frêne à pointe de bronze,
Pendant qu’Athéna le laisse pour rejoindre le divin Hector.
Elle emprunte le corps et la puissante voix de
(30)
Déiphobe .
S’approchant près de lui, elle lui dit ces mots ailés :
« Ah, mon frère, comme te voilà pressé par le prompt
Achille,
Qui te poursuit, autour de nos murs, de ses pieds rapides !
Allons ! Arrêtons-nous, et repoussons-le de pied ferme. »
Alors Hector, au casque étincelant, lui répond :
« Tu étais, déjà, Déiphobe, de tous mes frères qui sont nés
De Priam et d’Hécube, celui que j’aimais le plus.
Mais aujourd’hui, je pense encore plus à t’estimer,
Toi qui pour moi as osé, dès que tes yeux m’ont vu,
Sortir de ces remparts, où s’abritent les autres. »
Et Athéna, la déesse aux yeux pers, lui répond :
« Mon frère, sache que mon père et mon auguste mère
M’ont longtemps supplié, à genoux, tour à tour,
Et les amis qui m’entouraient, de rester où j’étais :
Tant la peur les faisait trembler ! Mais au fond de moi,
Mon cœur était rongé d’une douleur amère.
Allons donc maintenant, sans épargner nos lances,
Avec ardeur, tout droit au combat, et nous verrons
Si c’est Achille qui doit tous les deux nous tuer
Et emporter à ses nefs creuses nos dépouilles sanglantes,
Ou s’il doit succomber, vaincu par ta lance. »
À ces mots, Athéna, avec fourbe, lui montre le chemin.
Dès que, courant l’un sur l’autre, les deux ennemis sont en
présence,
Le grand Hector, au casque étincelant, dit le premier :
« Je ne te fuirai plus, fils de Pélée, comme je l’ai fait,
Quand par trois fois, autour de la grande ville de Priam,
J’ai couru, sans oser attendre ton attaque.
Soit je t’aurai, soit tu m’auras ; eh bien, prenons ici
Les dieux comme garants : on ne pourra trouver
Meilleurs gardiens de nos accords. Pour ma part, donc,
Si Zeus me donne la victoire, et si je prends ta vie,
Je ne te ferai pas subir de monstrueux outrages.
Mais, quand je t’aurai dépouillé de tes illustres armes,
Achille, j’irai rendre ton corps aux Achéens.
Et toi, fais de même. » Alors Achille aux pieds légers
Le regardant par en dessous lui répondit :
« Hector, que me parles-tu d’accord, misérable !
Il n’y a pas, entre les lions et les hommes, de serments
fidèles,
Pas plus que d’entente possible entre loups et agneaux,
Mais ils ne pensent qu’à se nuire les uns aux autres,
De même entre nous deux, l’amitié est impossible,
Ni non plus les serments, avant que l’un des deux
Ne rassasie de son sang Arès, l’ardent guerrier.
Rappelle toute ta valeur : c’est aujourd’hui, plus que
jamais,
Que tu dois te montrer un intrépide combattant.
Car tu n’as plus d’échappatoire, puisque Pallas Athéna
Avec ma lance à l’instant même va te dompter.
Maintenant, d’un seul coup, tu vas payer pour tous les
deuils
De ceux des miens qu’a tués ta pique furieuse. »
À ces mots, il brandit sa longue pique et la lance en avant.
Mais l’illustre Hector, la voyant venir, l’esquive,
Prévoyant, il se baisse ; la pique de bronze le survole,
Pour se ficher au sol ; Pallas Athéna s’en saisit,
Et la rend aussitôt à Achille, à l’insu d’Hector, le pasteur
d’hommes.
Hector s’adresse alors au Péléide sans reproche :
« Tu m’as manqué ! Tu ne savais pas encore de Zeus,
Achille pareil aux dieux, l’heure de ma mort, mais tu en
parlais !
Tu n’es donc qu’un fourbe, et ta parole, bien habile.
Tu voulais que, de peur, j’oublie ma force et ma fougue.
Mais ta lance ne se plantera pas au dos d’un fuyard,
Vois, je m’élance, droit sur toi, enfonce-la dans ma
poitrine,
Si le dieu te l’a permis ; mais pour l’heure, évite ma lance
De bronze ! Puisses-tu l’emporter tout entière en ton
corps !
La guerre, en vérité, serait plus légère aux Troyens,
Si tu étais mort : pour eux, tu es le pire fléau ! »
À ces mots, il brandit sa longue pique et la lance en avant.
Elle atteint sans le manquer le Péléide, en plein milieu
De son bouclier, mais elle rebondit loin de l’écu,
Hector enrage de voir qu’un trait rapide est parti
En vain de sa main ; il reste là, tout surpris,
Il n’a plus sa pique de frêne, il appelle d’un grand cri
Déiphobe au bouclier blanc, lui demande une longue lance.
Mais Déiphobe n’est plus près de lui ! Hector alors
Comprend tout dans le fond de son cœur et s’exclame :
« Hélas ! en vérité les dieux m’appellent à la mort !
Je pensais avoir près de moi le héros Déiphobe,
Mais il est dans les murs ! Athéna m’a trompé !
Maintenant, voilà tout près de moi la mort cruelle,
Elle n’est plus loin, et je ne peux y échapper !
C’était donc là ce que voulaient depuis longtemps
(31)
Zeus et son fils l’Archer , eux qui me protégeaient
Naguère, si volontiers ! et maintenant, le sort m’atteint !
Eh bien, non ! Ne mourons pas sans lutte ni sans gloire,
Mais après un exploit qui sera digne de mémoire ! »
Ayant ainsi parlé, il tire le glaive acéré
Suspendu à son flanc, le glaive grand et puissant.
Se ramassant sur lui-même, il prend son élan,
Tout comme un aigle de haut vol qui va, vers la plaine
À travers la sombre nuée, ravir une tendre agnelle,
Ou un lièvre apeuré ; ainsi Hector s’élance,
Agitant son glaive acéré. Alors Achille
S’élance à son tour, le cœur plein d’une ardeur sauvage.
Il couvre sa poitrine de son bel écu ouvragé,
(32)
Et sur sa tête oscillent les quatre cimiers de son casque,
Brillant des beaux crins d’or qu’Héphaïstos a jetés
En masse tout autour. Comme au cœur de la nuit,
Au milieu des étoiles s’avance l’Étoile du soir,
Qui est dans le ciel la plus belle des étoiles,
Ainsi jaillit l’éclat de la pointe aiguë qu’Achille
Brandit dans sa dextre, méditant la mort d’Hector,
Et cherchant sur sa peau l’endroit le plus vulnérable.
Le reste de son corps porte les armes de bronze
Dont il avait dépouillé le corps du grand Patrocle
Après l’avoir tué. Seul reste découvert l’endroit
Où la clavicule sépare l’épaule du cou, à la gorge :
C’est par là que la mort se donne le plus vite.
C’est là qu’Achille plante sa pique contre Hector,
En plein élan, et la pointe va tout droit se planter
Dans le cou délicat. Pourtant, la lourde pique de bronze
Épargne la trachée, de sorte qu’Hector peut encore
Répondre à Achille et prononcer quelques mots.
Mais il s’abat dans la poussière, et le divin Achille exulte :
« Tu pensais peut-être, Hector, qu’en dépouillant Patrocle,
Tu serais à l’abri ! De moi, tu n’avais cure, j’étais si loin !
Pauvre sot ! Mais un vengeur bien plus brave que toi
Restait à l’écart, en arrière, près des vaisseaux creux,
C’était moi, je t’ai rompu les genoux ? Chiens et oiseaux
Te déchireront outrageusement, tandis qu’à Patrocle,
Les Achéens rendront tous les honneurs funèbres. »
Épuisé, Hector, au casque étincelant, répond :
« Je t’en supplie, par ta vie, tes genoux, tes parents,
Ne laisse pas les chiens me dévorer, près de vos nefs,
Reçois plutôt, autant que tu veux, le bronze et l’or,
Et les présents que te feront mon père et ma digne mère.
Et mon corps, rends-le aux miens, pour qu’au feu du
bûcher
Les Troyens et les Troyennes donnent au mort sa part. »
Le regardant par en dessous, Achille aux pieds rapides lui
dit :
« Non, ne me supplie ni par mes genoux, ni par mes
parents.
Puissent ma colère et mon cœur me faire couper ton corps
Pour le dévorer tout cru, tant tu m’as causé de mal !
Non, personne ne pourra écarter les chiens de ta tête,
Même si on m’apportait ici dix ou vingt fois ta rançon,
En m’en promettant plus encore ! Même si Priam
Le Dardanide mettait dans la balance ton pesant d’or,
Non, jamais ta digne mère, te mettant sur un lit funèbre,
Ne pleurera celui qu’elle a mis au monde, mais
Les chiens et les oiseaux te dévoreront tout entier ! »
Alors, mourant, Hector, au casque étincelant, répond :
« Ah ! Je te connais bien à te voir ! Je n’espérais pas
Te convaincre, car tu as en toi un cœur de fer.
Mais crains que je n’attire sur toi le courroux des dieux,
Le jour où l’on verra Pâris et Phoibos Apollon,
Tout brave que tu es, t’abattre aux pieds des portes
(33)
Scées .»
Il dit, et la mort qui tout achève l’enveloppe.
Son âme quitte ses membres pour voler chez Hadès,
Gémissant sur son sort, abandonnant vigueur et jeunesse.
Il était déjà mort quand le divin Achille lui dit :
« Meurs donc ! Pour moi, je recevrai la déesse funeste
Le jour où Zeus et les dieux immortels le voudront ! »
XXII, v. 209-366

PRIAM SUPPLIANT
[Achille, victorieux, a emmené dans son camp la dépouille
d’Hector, à qui il fait subir les pires avanies. C’est le roi
Priam en personne qui, après un voyage nocturne improbable
sous la conduite d’Hermès, vient lui demander le corps de son
fils, dans un dialogue qui touche au sublime.]
Le héros Automédon, et Alcime, rejeton d’Arès,
Sont aux côtés d’Achille, qui vient de finir son repas.
La table est encore dressée. Ils ne voient pas entrer
Le grand Priam ; lui, s’arrêtant tout près d’Achille,
De ses mains saisit les genoux du héros, il embrasse
Ses mains, ces mains assassines, qui lui ont tué tant de
fils !
Ainsi, quand, possédé par un aveuglement
Qui ne lui laisse aucun répit, un homme ayant commis
Un crime en son pays arrive sur une terre étrangère,
Au logis d’un homme riche, la stupeur saisit
Ceux qui le voient. De même Achille est stupéfait
De voir Priam pareil aux dieux, et les autres aussi
Restent stupéfaits, et ils se regardent entre eux.
Priam, en suppliant Achille, s’adresse alors à lui :
« Souviens-toi de ton père, Achille pareil aux dieux !
Il a mon âge, et comme moi il touche au seuil
De la funeste vieillesse. Peut-être est-il maltraité
Par ceux qui l’entourent, et personne n’est là
Pour écarter de lui le malheur, et la ruine. Mais lui,
Quand on lui dit que tu es toujours en vie,
Il a le cœur réjoui, et chaque jour il espère voir
Son fils revenir d’Ilion. Mais moi, quelle misère !
J’ai, dans la vaste Troie, donné le jour à de vrais braves :
Il ne m’en reste plus aucun ! J’en avais cinquante,
Le jour où sont venus les fils des Achéens.
Dix-neuf venaient d’une même mère, et les autres
m’étaient nés
Des femmes du palais. Arès l’impétueux
De la plupart a rompu les genoux. Et celui-là seul
Qui me restait, qui nous protégeait, nous-mêmes et la ville,
Tu l’as tué hier, quand il défendait sa patrie,
Hector ! Et c’est pour lui que je viens maintenant
Aux nefs des Achéens, pour te le racheter.
J’apporte une énorme rançon. Va, respecte les dieux,
Achille, et, pensant à ton père, prends-moi en pitié,
Plus que lui je suis à plaindre, moi qui ai osé
Ce qu’aucun mortel sur cette terre jamais encore
N’a osé faire : porter à mes lèvres les mains
Du meurtrier de mes propres enfants. »
Il dit, et ses paroles provoquent chez Achille
Le désir de pleurer sur son père. Prenant la main
Du vieillard, il l’écarte doucement, et tous deux
Se souviennent, l’un pleure longuement le vaillant Hector,
Prosterné aux pieds d’Achille, cependant qu’Achille
Pleure sur son père, et parfois aussi sur Patrocle.
La demeure résonne de leurs sanglots, jusqu’à ce que,
Rassasié de ses plaintes, le désir s’en étant allé de son
cœur,
Comme de ses membres, le divin Achille brusquement
Se lève de son siège, et prenne la main du vieillard,
Plein de pitié pour sa tête blanche, pour sa barbe blanche,
Puis, s’adressant à lui, il dit ces mots ailés :
« Malheureux, tu as enduré bien des peines en ton cœur,
Comment as-tu osé venir tout seul aux nefs achéennes,
T’offrir aux regards de l’homme qui a fait périr
Tant de tes fils ? Tu as vraiment un cœur de fer !
Allons, assieds-toi sur ce siège, et notre souffrance
Laissons-la reposer au fond de notre cœur,
Malgré tout notre chagrin […] »
XXIV, v. 474-524

L’Odyssée
EXTASE : LA RENCONTRE D’ULYSSE ET DE
NAUSICAA
[Ulysse, épuisé après son naufrage, a abordé au rivage des
Phéaciens. Il s’endort dans des broussailles. C’est à ce
moment-là qu’arrivent Nausicaa et ses servantes.]
Quand on fut arrivé au bord du fleuve aux belles eaux,
Où se trouvaient les lavoirs intarissables, dont l’eau claire
Coulant à flots, pouvait blanchir le linge le plus noir,
On détela les mules, puis les poussant vers le fleuve
Tourbillonnant, on les mit à brouter l’herbe de miel.
On avait enlevé le linge du chariot, on l’emporta
Vers les eaux sombres, et, s’évertuant à l’envi,
On le piétina prestement dans les bassins de pierre.
Une fois tout ce linge sali lavé et purifié,
On l’étendit au bord du rivage, sur les galets,
Là où le flot les avait le mieux nettoyés.
Puis, après s’être baigné, on se frotta d’huile fine,
Avant de prendre le repas, auprès des berges du fleuve,
Tandis qu’aux rayons du soleil séchaient les linges.
Enfin, une fois rassasiées, servantes et maîtresse,
Dénouant leurs voiles, jouèrent à la balle.
Et Nausicaa aux bras blancs menait la danse.
Comme Artémis la Sagittaire s’en va par les monts,
(34)
Le grand Taygète ou l’Érymanthe , faisant sa joie
Des sangliers et des biches rapides ; autour d’elle
Jouent les nymphes des champs, filles du dieu porte-égide.
Et le cœur de Léto exulte à la vue de sa fille :
On la reconnaît aisément parmi tant de beautés
Car elle les domine de la tête et du front,
Ainsi se distinguait de toutes ses suivantes
Nausicaa cette vierge encore indomptée.
Mais quand il fallut s’en retourner au palais,
Une fois les mules attelées, et le beau linge plié,
La déesse aux yeux pers Athéna voulut alors
Qu’Ulysse se réveillât, qu’il vît la fille au beau visage
(35)
Et qu’elle le conduisît dans la cité des Phéaciens .
La balle lancée par la reine à l’une de ses suivantes
Manqua son but et tomba dans un remous profond.
Aux cris des jeunes filles, Ulysse s’éveilla,
Il s’assit, agitant ces pensées en son cœur :
« Hélas ! sur quelle terre, chez quels mortels ai-je échoué ?
Sont-ils violents, sauvages, dépourvus de justice ?
Ou alors des hommes hospitaliers, craignant les dieux ?
Mais ce sont des jeunes filles, dont j’entends la voix
fraîche,
Ou des nymphes, qui habitent les hautes cimes des monts,
Aux sources des rivières, ou dans les herbes des prairies.
Peut-être parlent-elles le langage des hommes ?
Mais allons, je vais m’en assurer par moi-même. »
Sur ces mots, le divin Ulysse émergea des broussailles,
Dans l’épaisse forêt, il tailla de sa forte main
Une branche feuillue, pour cacher sa virilité,
Et il sortit, tel un lion des montagnes, sûr de sa force,
Qui s’en va par la pluie, par le vent, les yeux en feu.
Pour se jeter sur les bœufs, les moutons, ou chasser
Les biches plus sauvages, car son ventre le pousse
Jusqu’aux parcs bien fermés, à tâter des troupeaux ;
Ainsi Ulysse allait aborder, bien que nu,
Les jeunes filles aux belles boucles : le besoin l’y forçait.
Horrible, couvert des salissures de la mer,
Devant elles il parut. Les jeunes filles en courant
Se dispersèrent jusqu’aux bords extrêmes des grèves.
Seule resta la fille d’Alcinoos, car Athéna
Lui donnait de l’audace et chassait la peur de ses membres.
En face de lui, elle se tenait immobile, cependant
(36)
Qu’Ulysse ne savait s’il devait prendre aux genoux
Et supplier la fille au beau visage, ou à distance
Lui dire des mots doux comme le miel pour lui demander
Le chemin de la ville et de quoi se vêtir.
Finalement il pensa que le meilleur parti était
De lui dire à distance des mots doux comme le miel,
Craignant, s’il lui prenait les genoux, de l’effaroucher.
Aussitôt il lui dit ces mots habiles et enjôleurs :
« J’embrasse tes genoux, Reine, que tu sois déesse ou
mortelle !
Car si tu es l’un des dieux qui possèdent le vaste ciel,
Tu dois être, je pense, Artémis, la fille du grand Zeus,
Tu en as la beauté, la grandeur, et l’allure ;
Et si tu es des mortels qui habitent la terre,
Que soient trois fois heureux ton père et ton auguste mère !
Trois fois heureux tes frères ! Car tu dois toujours faire
Les délices et la joie de leur cœur, quand ils voient
Entrer dans le chœur de la danse une si belle fleur !
Et plus heureux que tous les autres en son âme
Celui qui t’emmènera chez lui, fort de ses présents !
Car mes yeux n’ont jamais vu de mortel, homme ou
femme,
Qui te ressemble ; quand je te vois, le respect me saisit.
(37)
Il n’y a qu’à Délos , où je vis autrefois,
Auprès de l’autel d’Apollon, toute pareille à toi,
La jeune pousse d’un palmier montant vers le ciel.
— Car je fus là, aussi, suivi par une grande armée,
Sur cette route qui devait m’attirer tant de maux ! —
Et, de même que devant elle je fus longtemps en extase
Car jamais branche aussi belle ne sortit de terre,
De même, femme, je suis devant toi tout extase,
Et je crains terriblement de prendre tes genoux. »
VI, v. 85-169

ULYSSE PLEURE
[Ulysse est reçu au palais des Phéaciens, où il entend l’aède
Démodocos réciter quelques épisodes de la guerre de Troie.]
Tels étaient les exploits que chantait le glorieux aède ;
Ulysse faiblissait ; les pleurs inondaient ses joues,
Comme une femme pleure son époux, prostrée à ses pieds,
Quand il est tombé devant son peuple et sa cité,
Pour repousser de sa ville et de ses enfants le jour fatal,
Et le voyant mourir dans des convulsions,
Jetée sur lui, elle pousse des cris aigus ; mais par-derrière,
Les lances ennemies lui frappent le dos et les épaules,
On l’emmène en captivité subir douleur et peine,
Le plus pitoyable chagrin flétrit ses joues ;
De même Ulysse sous ses sourcils versait les larmes
Les plus pitoyables.
VIII, v. 521-531

VOYAGE AU PAYS DES MORTS


(38)
Pendant ce temps en sa demeure Circé avec soin
Baignait mes autres compagnons, les frottait d’huile fine,
Et les revêtait de la robe et du manteau de laine.
Nous les retrouvâmes à festoyer dans la grande salle.
En se revoyant, en se retrouvant, on pleurait
Et les gémissements emplissaient la maison.
Circé la divine, se tenant près de moi me dit :
« Nourrisson de Zeus, fils de Laërte, Ulysse aux mille
ruses,
Cessez de gémir aussi fort ; je sais moi aussi
Tout ce que vous avez souffert sur la mer poissonneuse,
Et le mal que vous ont fait sur terre des hommes cruels.
Mais allons, prenez de ces mets, buvez ce vin,
Jusqu’à ce que revienne en vos cœurs cette même ardeur
Qui vous animait quand vous quittiez votre patrie
Et la pierreuse Ithaque. Car maintenant vous êtes las
Et abattus, ne pensant qu’à vos pénibles errances,
Et votre cœur ne connaît plus la joie, tant vous avez
souffert. »
Tels furent ses mots, et nos cœurs virils furent convaincus.
Là, jusqu’au bout d’une année, nous restâmes tous les jours
À festoyer devant force viande et douces boissons.
Mais quand une année eut passé, et que vint le printemps,
Mes fidèles compagnons m’appelèrent et me dirent :
« Malheureux, il est temps de songer à ta patrie,
Si ton destin est bien de revenir sain et sauf
Dans ta haute maison, sur le sol de tes pères ! »
Ils disaient, et mon cœur viril fut convaincu.
Et moi, quand je fus monté sur le lit splendide de Circé,
Je lui pris les genoux, et la déesse m’écouta :
« Ô Circé, accomplis la promesse que tu m’as faite,
De m’aider à rentrer chez moi. Mon cœur y vole déjà,
Et celui de mes compagnons. Ils me brisent le cœur
À se lamenter près de moi, dès que tu t’éloignes un peu. »
Je dis, et Circé la divine de répondre aussitôt :
« Nourrisson de Zeus, fils de Laërte, Ulysse, aux mille
tours,
Vous ne resterez plus chez moi, si ce n’est de bon gré,
Mais il vous faut d’abord entreprendre un autre voyage,
(39)
Aller aux demeures d’Hadès et de l’illustre Perséphone ,
Y consulter l’âme du thébain Tirésias,
Le devin aveugle, qui a gardé intact son esprit ;
Quoique mort, Perséphone lui a donné à lui seul
De rester sensé ; les autres, ce sont des ombres qui
volent. »
Elle dit, et je sentis alors mon cœur se briser.
Je pleurai, assis sur ce lit, et je ne voulais plus
Continuer à vivre, ni voir la lumière du soleil.
Enfin, quand je me fus assez roulé dans les sanglots,
Je m’adressai à elle en lui répondant ainsi :
« Quel sera, ô Circé, notre guide en ce voyage ?
Se peut-il qu’un noir vaisseau parvienne chez Hadès ? »
Quand j’eus parlé, la toute divine aussitôt répondit :
« Nourrisson de Zeus, fils de Laërte, Ulysse aux mille
tours,
L’absence de guide sur ton vaisseau ne doit pas t’inquiéter,
Dresse le mât, déploie les voiles blanches, et laisse-toi
faire :
(40)
Le souffle de Borée conduira ton navire !
Quand ton vaisseau aura traversé l’Océan,
Tu verras un rivage plat, et les bois de Perséphone,
De hauts peupliers, et des saules aux fruits morts ;
Échoue là ton navire, près de l’Océan aux profonds
remous,
Et va toi-même aux demeures moisies d’Hadès,
Là où se jettent dans l’Achéron le Pyriphlégéton
(41)
Et le Cocyte dont les eaux sont un bras du Styx ;
Un rocher marque le confluent tonnant des deux fleuves :
Tu t’en approcheras, Héros, comme je te le prescris,
Tu y creuseras un trou carré d’une coudée environ,
Fais autour de ce trou, à tous les morts, trois libations,
D’abord de lait miellé, ensuite de vin doux,
D’eau pure enfin ; répands par-dessus la farine blanche,
Puis implore longtemps les ombres vaines des morts.
Promets-leur, de retour à Ithaque, de leur sacrifier
En ton palais une vache stérile, la plus belle,
Et de jeter sur le bûcher de riches offrandes.
Au seul Tirésias promets un bélier tout noir,
Le meilleur de tout le troupeau ; une fois achevées
Les prières à l’illustre peuple des morts,
Alors, sacrifie un agneau et une brebis noire,
(42)
Leur tête tournée vers l’Érèbe , puis détourne-toi,
En regardant les eaux du fleuve ; alors, en foule,
Vont accourir les âmes de ceux qui sont morts.
Et toi incite vivement tes compagnons
Pour qu’une fois le bétail tombé sous l’airain cruel,
Ils l’écorchent, le brûlent au plus vite, et qu’ils prient
(43)
Les dieux, le puissant Hadès, et la terrible Perséphone .
Et toi, ton glaive tiré du long de ta cuisse,
Reste là, ne laisse pas approcher du sang
Les têtes sans force des morts, avant d’avoir appris
Les oracles de Tirésias : le devin viendra vite,
Pour te dire, ô grand capitaine, la route, et sa mesure,
Et comment revenir sur la mer poissonneuse. »
X, v. 449-540

TIRÉSIAS PRÉDIT LES TRAVAUX À VENIR


D’ULYSSE
[Ulysse, arrivé au pays des morts, procède selon les conseils
de Circé. Enfin apparaît l’ombre de Tirésias.]
Puis arriva l’ombre du devin Tirésias,
Tenant le sceptre d’or. Il me reconnut et me dit :
« Pourquoi avoir quitté, malheureux, la lumière du soleil,
Pour venir voir les morts, et leur pays sans joie ?
Allons, écarte-toi du trou, détourne la pointe de ton glaive :
Que je boive le sang, et que je te dise le vrai. »
Il dit, et moi, m’écartant, je remis dans son fourreau
Le glaive à clous d’argent ; il vint boire le sang noir,
Et ce devin sans défaut me parla en ces termes :
« Tu désires un retour doux comme miel, illustre Ulysse,
Mais amer est celui que le dieu te prépare :
Car jamais, je le pense, l’Ébranleur du sol n’oubliera
La rancune qu’il a dans le cœur, parce qu’il t’en veut
(44)
D’avoir aveuglé son enfant . Mais pourtant même ainsi,
Après maintes épreuves, vous pourriez aboutir,
Si tu sais contenir ton cœur et celui de tes compagnons,
Quand ton navire approchera de l’île du trident
Et que, une fois échappés des eaux violettes de la mer,
Vous trouverez, paissant, les vaches et les grasses brebis
Du Soleil, le dieu qui voit tout, et qui entend tout.
Si tu n’y touches pas, en ne songeant qu’à ton retour,
Vous pourrez encore, malgré tous vos maux, rentrer à
Ithaque.
Mais si vous les touchez, alors, je te le garantis,
Ce sera la perte de ton vaisseau et de tes compagnons.
Et toi, même si tu en réchappes, tu rentreras, mais tard,
Et en bien triste état, sur le navire d’un autre,
Ayant perdu tous tes compagnons. En ton palais, tu
trouveras
D’autres maux : des hommes arrogants, dévorant ton bien,
Courtisant ta femme, et la comblant de présents.
Mais crois-moi, ton retour punira leur violence,
Et lors que ton palais tu auras tué les prétendants,
Par la ruse ou la force, à la pointe du glaive,
Tu devras repartir, ta bonne rame à l’épaule,
Jusqu’à ce que tu rencontres ceux qui ignorent la mer,
Ces gens qui n’ajoutent point de sel à leurs mets,
Qui ne connaissent pas non plus les vaisseaux peints de
(45)
rouge ,
Ni les rames bien faites, qui sont les ailes des navires.
Et pour t’en assurer, je t’en donnerai un signe clair,
Qui ne t’échappera pas : quand sur ta route, un voyageur
Prendra la rame que tu portes pour une pelle à grains,
Alors, tu ficheras dans la terre ta bonne rame,
Tu feras à Poséidon le beau sacrifice d’un bélier,
D’un taureau, et d’un verrat capable de couvrir les truies.
Puis revenu chez toi, tu offriras de saintes hécatombes
À tous les immortels, maîtres des champs du ciel,
Puis la mort la plus douce viendra te prendre depuis la mer,
Et tu mourras, affaibli, dans une vieillesse opulente,
Entouré d’un peuple heureux. J’ai parlé selon la vérité. »
Il dit, et moi je lui répondis aussitôt :
« Voilà donc, Tirésias, ce que pour moi les dieux ont filé ;
Mais dis-moi encore ceci et parle sans détour :
Car je vois devant moi l’ombre de ma défunte mère,
Près du sang elle se tient muette, sans oser
Ni regarder son fils dans les yeux, ni l’interroger :
Dis-moi comment, Seigneur, me faire reconnaître. »
Je dis, et aussitôt Tirésias me fit cette réponse :
« Voilà qui est facile à dire et à faire comprendre :
Celui que tu laisseras parmi les trépassés
S’approcher du sang, celui-là dira le vrai.
Mais celui que tu écarteras repartira sans rien dire. »
M’ayant ainsi parlé, l’âme du Seigneur Tirésias
Retourna chez Hadès, ayant achevé son oracle.
Et moi, je restai là sans bouger, attendant que ma mère
Vînt boire le sang noir ; elle me reconnut aussitôt
Et, gémissant, elle me dit ces mots ailés :
« Mon fils, comment es-tu venu, vivant, sous cette brume
Ténébreuse ? Car il est difficile aux vivants de voir ces
lieux.
Il y a entre nous de grands fleuves, de puissants courants,
Et d’abord l’Océan, qu’il est impossible de traverser,
Quand on est à pied, à moins d’avoir un bon navire.
Arrives-tu de Troie, après avoir longtemps erré
Avec tes gens sur vos vaisseaux ? N’as-tu pas encore
Rejoint Ithaque, ni vu ta femme en ton palais ? »
Elle dit, et moi, je lui répondis aussitôt :
« Il m’a fallu, mère, aller jusque chez Hadès
Pour y consulter l’âme de Tirésias le Thébain.
Je n’ai pas encore approché de l’Achaïe, ni non plus
Mis le pied sur notre sol, mais je suis toujours errant,
Plein de misères, depuis l’instant où je suivis
(46)
Le divin Atride , pour aller combattre les Troyens
En la plaine d’Ilion, riche en beaux poulains.
Mais réponds à ma question en parlant sans détour :
Par quel sort cruel la mort est-elle venue t’abattre ?
Est-ce un long mal ? Ou bien Artémis, la Sagittaire
Est-elle venue de ses douces flèches te frapper ?
Parle-moi de mon père, de mon fils, là-bas laissés :
Ont-ils conservé mon pouvoir ? Ou bien est-il déjà
Entre d’autres mains ? Dit-on que je ne reviendrai plus ?
Dis-moi aussi les souhaits, les desseins de ma femme :
Est-elle auprès de notre fils, gardienne de nos biens ?
Ou bien a-t-elle déjà épousé quelque noble Achéen ? »
Je dis, et mon auguste mère alors me répondit :
« Oui, elle t’attend, d’un cœur patient, en ton palais !
Consumant sans trêve ses jours et ses tristes nuits
Dans les pleurs. Ton pouvoir, personne ne l’a pris encore,
Télémaque gère en paix vos domaines et prend part égale
Aux festins qu’il convient aux juges de donner,
On l’invite partout. Ton père, lui, vit aux champs,
Il ne descend plus à la ville ; pour dormir il ne veut
Ni lit, ni couverture, ni étoffes moirées,
Mais il dort l’hiver avec les serviteurs de la maison,
Près du feu, sur la cendre, et le corps couvert de haillons.
Mais quand revient l’été, puis la riche saison d’automne,
Sur les coteaux de ses vignobles, les jonchées de feuilles
Lui servent de lit ; il s’y couche tristement, et son chagrin
S’accroît de désirer ton retour. S’ajoute à cela
La venue de la pénible vieillesse. Et moi aussi,
C’est ainsi que j’ai achevé ma destinée :
L’adroite Sagittaire n’est pas venue en ma demeure
Me frapper de ses douces flèches ; et, des maladies
Qui dans une affreuse consomption du corps ôtent la vie,
Aucune ne m’atteignit, non, c’est le regret de toi,
C’est le souci de toi, mon noble Ulysse, c’est ma tendresse
Pour toi qui m’ôtèrent la vie et sa douceur de miel. »
Ainsi parlait-elle, et moi, je n’avais qu’un désir en mon
cœur :
Prendre dans mes bras l’âme de ma mère défunte.
Trois fois, je m’élançai, tout mon cœur le voulait,
Trois fois, telle une ombre ou un songe, de mes mains,
Elle s’envola ; et chaque fois croissait mon chagrin.
M’adressant à elle, je lui dis ces mots ailés :
« Pourquoi ne pas m’attendre, quand je veux te saisir,
Pour que, chez Hadès du moins, nous tenant embrassés,
Nous puissions partager le goût de nos larmes amères ?
N’es-tu qu’une vaine image que la noble Perséphone
A suscitée, pour redoubler mes plaintes et mes pleurs ? »
À ces mots, mon auguste mère me fit cette réponse :
« Hélas, mon fils, le plus infortuné des hommes !
Non, Perséphone, la fille de Zeus, ne veut pas te tromper,
Mais pour nous tous, quand vient la mort, la loi est la
même :
Les nerfs ne maintiennent plus la chair ni les os,
Mais la force puissante du feu qui se consume
Les détruit, dès que la vie a quitté les blancs ossements,
Et l’âme, elle, comme un songe, s’envole et s’enfuit.
Allons, hâte-toi vers la lumière, et retiens tout cela,
Pour le dire à ta femme, quand tu la reverras. »
XI, v. 90-224

LE CHANT DES SIRÈNES


J’expliquais donc dans l’ordre chaque chose à mes
compagnons,
Pendant que notre robuste nef se hâtait d’atteindre
L’île des Sirènes. Un vent propice nous y poussait.
Soudain la brise tomba, et ce fut le calme plat.
Un dieu avait endormi les flots ; alors mes compagnons
Se levèrent, ils plièrent les voiles et les rangèrent
Au creux du navire, puis ils s’assirent aux rames
Faisant blanchir le flot avec leurs pales de sapin.
Moi, de la pointe de mon glaive, je coupai en morceaux
Un grand cercle de cire, et, en la pétrissant,
La cire, sous la forte pression de mes mains, s’amollit.
À tous mes gens, tour à tour, j’en bouchai les oreilles,
Eux, sur le navire, me lièrent ensemble pieds et mains,
Et j’étais debout, droit, attaché au mât avec des cordes.
Puis ils s’assirent, frappant la mer grise de leurs rames.
Et quand on ne fut plus qu’à une portée de voix,
On pressa l’allure, mais les Sirènes virent la nef rapide
Qui bondissait tout près, et entonnèrent un chant clair :
« Viens ici, Ulysse, tant encensé, illustre gloire des
Achéens,
Arrête ton navire pour écouter notre double voix.
Jamais un noir vaisseau n’est passé par ici,
Sans ouïr les doux chants qui sortent de notre bouche,
Et charmé, on s’en retourne, plus riche de savoir.
Car nous savons tout ce que, dans la vaste Troade,
Argiens et Troyens ont subi par le vouloir des dieux,
Et nous savons tout ce qui advient sur la terre féconde. »
Elles chantaient ainsi, lançant leur belle voix, et moi,
Je voulais les écouter, et d’un signe des sourcils,
Je demandai à mes compagnons d’ôter mes liens.
Mais eux ramèrent de plus belle, tandis que, se levant,
Euryloque et Périmède me mettaient plus de liens,
Qu’ils resserraient davantage. Mais quand le cap fut
doublé,
Et qu’on n’entendit plus la voix ni le chant des Sirènes,
Mes braves compagnons enlevèrent vite la cire
Dont j’avais bouché leurs oreilles, et défirent mes liens.
XII, v. 166-200

« JE SUIS TON PÈRE » : ULYSSE ET


TÉLÉMAQUE
[Télémaque, parti d’Ithaque pour s’informer du sort de son
père, revient dans son île dans le même temps où Ulysse, de
son côté déjà arrivé, s’est rendu chez le porcher Eumée.]
(47)
Dans la cabane, Ulysse et le divin porcher , à l’aube,
Préparaient le déjeuner ; ils avaient fait un feu
Et envoyé les bergers au champ avec les pourceaux
Qu’ils avaient rassemblés. Cependant, à l’approche
De Télémaque, les chiens hurleurs au lieu d’aboyer
Lui firent fête, si bien que lorsque le divin Ulysse
S’en aperçut, et qu’il entendit un bruit de pas,
Aussitôt il dit à Eumée ces mots ailés :
« Quelqu’un de tes amis, ou de tes connaissances,
Eumée, viendrait-il ici ? car les chiens n’aboient pas,
Mais lui font fête, et j’entends un bruit de pas. »
Il n’avait pas encore achevé de parler
Que son fils se tenait sur le pas de la porte.
Stupéfait, le porcher se leva, laissant de ses mains
Échapper les vases où il mêlait les vins flamboyants.
Il va droit vers son maître, il lui embrasse la tête,
Ses deux beaux yeux et ses deux mains, versant un flot de
larmes :
Tel un père accueille avec affection le fils qui revient
D’une terre lointaine, après dix ans d’absence,
Ce fils unique, pour qui il éprouva tant d’angoisse,
Ainsi le divin porcher étreint, couvre de baisers
Télémaque pareil aux dieux : il était vivant !
Et, en pleurant, il lui dit ces mots ailés :
« Tu es revenu, Télémaque, ma douce lumière !
Je ne pensais plus te revoir, depuis ton départ
(48)
Pour Pylos . Mais voyons, entre donc, cher enfant,
Que mon cœur ait la joie de te voir ici, chez moi,
À peine débarqué ! Tu n’es pas souvent venu
Aux champs, chez tes bergers, mais tu restes à la ville,
Comme s’il plaisait à ton âme d’avoir sous les yeux
L’insolente société des prétendants ! »
Alors le sage Télémaque lui fit cette réponse :
« C’est bien, petit père ! c’est pour toi que je viens,
Pour te voir de mes yeux, et savoir de toi si ma mère
Est toujours au palais, ou si déjà un autre l’a épousée ;
Le lit d’Ulysse est-il déserté, couvert de toiles
d’araignées ? »
Alors le maître porcher lui répondit ainsi :
« Elle attend toujours dans ton palais, le cœur endurant,
Consumant dans les pleurs ses jours et ses tristes nuits. »
Ayant ainsi parlé, il lui prit sa lance de bronze.
Télémaque entra et franchit le seuil de pierre.
Et comme il s’avançait, Ulysse lui céda sa place.
Mais Télémaque l’arrêta en lui disant :
« Reste assis, étranger, nous trouverons un autre siège,
Dans la cabane ; il y a quelqu’un ici qui m’en donnera. »
Il disait, et son père s’était à nouveau assis.
Mais déjà le porcher avait sur de vertes ramures
Entassé des peaux de moutons, où vint s’asseoir
Le fils d’Ulysse. Le porcher leur servit sur des plateaux
Des viandes rôties, qui restaient de la veille,
S’empressa de remplir les corbeilles de pain,
Mélangea dans un vase du vin doux comme du miel,
Puis il vint s’asseoir en face du divin Ulysse.
Alors, vers les mets préparés ils tendirent leurs mains.
Quand ils eurent satisfait leur désir du boire et du manger,
Télémaque s’adressa au divin porcher :
« Eh bien ! mon ami, d’où te vient cet hôte ? Comment
Des marins l’ont-ils conduit à Ithaque ? Qui étaient-ils ?
Car ce n’est pas à pied, je pense, qu’il est arrivé ! »
Alors, porcher Eumée, tu lui fis cette réponse :
« Je vais te dire, mon enfant, toute la vérité ;
Il prétend être originaire de la vaste Crète,
Et dit avoir roulé par maintes villes des mortels
Au cours de ses errances. Telle était sa destinée.
Et maintenant il est là, après s’être enfui
(49)
D’un vaisseau des Thesprotes . Moi, je te le remets,
Fais-en ce que tu voudras ! Il déclare être ton suppliant. »
Alors le sage Télémaque lui dit en réponse :
« Tu m’as dit là, Eumée, des mots qui m’ont peiné :
Comment en effet recevoir cet hôte en mon palais ?
Je suis jeune encore, et je ne peux pas compter sur mon
bras
Pour repousser un homme qui m’agresserait.
Quant à ma mère, son cœur est toujours partagé :
Soit rester près de moi et veiller sur la maison,
Attachée au lit de son époux et à l’estime du peuple,
Soit dès maintenant suivre celui des Achéens
Qui lui fera sa cour au prix des plus beaux présents.
Mais puisque cet étranger est venu sous ton toit,
Je vais lui donner de beaux vêtements, tunique et manteau,
Un glaive à deux tranchants et des sandales pour ses pieds,
Et je le ferai conduire là où son cœur le désire.
Mais toi, si tu veux, soigne-le, garde-le à la ferme,
Je t’enverrai ici les vêtements et les vivres
Qu’il lui faut, pour qu’il ne vous soit pas à charge.
Mais je ne permettrai pas qu’il aille là-bas, auprès
Des prétendants : car ils sont d’une insolence impie !
Je crains qu’ils ne l’insultent, et j’en aurais trop de peine !
Il est impossible de l’emporter, si vaillant qu’on soit,
Devant des gens plus nombreux, et qui sont les plus forts. »
Alors Ulysse le héros d’endurance lui répondit :
« Puisque aussi bien, ami, il m’est permis de te répondre,
Mon cœur est déchiré à vous entendre raconter
Les abominations que trament les prétendants
Dans le palais, contre le gré d’un homme comme toi !
Mais dis-moi, subis-tu de plein gré cet esclavage ?
Ou bien es-tu, dans ton peuple, haï de ceux qui écoutent
Les oracles ? Aurais-tu quelques reproches à adresser
À des frères sur qui on doit pouvoir s’appuyer,
Surtout quand le péril est grand ? Hélas ! si seulement
J’étais jeune comme tu l’es, avec ce cœur-là,
Si j’étais le fils d’Ulysse, ou le parfait Ulysse en personne,
Revenu de son exil (tout espoir n’est pas perdu !),
Je voudrais bien que sur l’heure un étranger me décapite,
Si entrant dans le palais d’Ulysse, fils de Laërte,
Je ne faisais pas le malheur de ces scélérats !
Et quand, étant seul, je serais dompté par le nombre,
Mieux vaudrait que je meure en mon palais,
Que d’avoir sans cesse sous les yeux ces actes infâmes,
Des hôtes repoussés, des femmes et des servantes
Indignement violées dans ces belles demeures,
Le vin épuisé et tous mes vivres dévorés
Dans un gaspillage incessant et absurde… Jusqu’à
quand ? »
Alors le sage Télémaque lui répondit en ces termes :
« Oui, je vais, étranger, te parler très franchement.
Ce n’est pas tout mon peuple qui me cause des ennuis,
Et je n’ai aucun reproche à faire à des frères sur qui
On doit pouvoir s’appuyer, surtout quand le péril est grand.
C’est que Zeus n’a jamais donné qu’un fils à ceux de ma
race :
Arcésios ainsi n’eut qu’un seul fils, Laërte,
Ulysse, lui, fut le fils unique de Laërte, et il ne laissa
Dans son palais que moi seul, sans avoir le plaisir
De me voir grandir ! Mais j’ai maintenant dans ma
demeure
Des milliers d’ennemis : tous ceux qui règnent sur les îles,
Sur Doulichion, sur Samé, et sur Zanthe la boisée,
Et tous les princes de la rocheuse Ithaque, tous ceux-là
Courtisent ma mère et ruinent notre maison !
Et elle n’ose ni refuser cette union qu’elle hait,
Ni non plus s’y résoudre. Eux, en attendant, dévorent
Et dilapident mon bien, et bientôt ils me mettront en
pièces,
Moi aussi ! Mais laissons les dieux en décider !
Et toi, Eumée, va-t’en vite trouver Pénélope,
Dis-lui que son fils est rentré sain et sauf de Pylos.
Et moi, je resterai ici, jusqu’à ce que tu reviennes,
Après n’avoir parlé qu’à elle : qu’aucun autre Achéen
Ne sache rien ! car il en est beaucoup qui me veulent du
mal ! »
Alors, porcher Eumée, tu lui fis cette réponse :
« Oui ! J’ai compris ! Je m’attendais aux ordres que tu me
donnes !
Mais dis-moi, et parle en toute franchise :
Dois-je aussi aller chez Laërte porter cette nouvelle,
Chez ce malheureux ? Autrefois, bien qu’en peine
d’Ulysse,
Il surveillait ses cultures, et chez lui, il buvait du vin,
Il mangeait, chaque fois que l’envie l’en prenait !
Mais maintenant, depuis que tu es parti pour Pylos,
On dit qu’il ne veut plus rien manger ni rien boire,
Il ne regarde plus ses champs, mais il reste là
À pleurer et à gémir et déjà, sur ses os, on ne voit plus sa
chair. »
Le sage Télémaque lui dit alors en réponse :
« C’est bien triste, mais laissons-le, malgré notre peine.
Si, pour tous leurs désirs, les mortels avaient le libre choix,
Je voudrais voir d’abord le jour du retour de mon père !
Mais toi, va porter ton message, puis reviens ici ;
Ne va pas, par les champs, à la recherche de Laërte.
Mais dis à ma mère d’y dépêcher vite en secret
Son intendante, pour qu’elle informe le vieillard. »
Il dit et fit lever le porcher qui, prenant ses sandales,
Les attacha aux pieds et partit pour la ville. Mais Athéna
Vit qu’Eumée le porcher était sorti de sa cabane,
Et elle s’avança ; elle avait pris l’aspect d’une femme
Grande et belle, et savante en beaux ouvrages.
Elle s’arrêta devant la porte, se montrant au seul Ulysse.
Télémaque bien qu’il l’eût sous ses yeux, ne voyait rien
(car les dieux ne se montrent pas à tous les yeux),
Mais comme Ulysse, les chiens la voyaient. Sans aboyer,
Mais en grondant ils filèrent au fond de la cabane.
La déesse fit un signe de ses sourcils ; Ulysse le comprit,
Il sortit de la salle et traversa la cour, pour s’arrêter
Devant elle. Et la déesse lui parla ainsi :
« Fils de Laërte, enfant de Zeus, Ulysse aux mille tours,
Il est temps de parler à ton fils, sans rien lui cacher,
Afin de préparer tous deux la mort des prétendants,
Puis de vous diriger vers l’illustre cité. Quant à moi,
Je ne serai pas longtemps loin de vous, je brûle de
combattre ! »
À ces mots, elle le toucha de sa baguette d’or,
Elle fit paraître tout propres son manteau, et sa tunique
Sur sa poitrine, elle le grandit, et le rajeunit.
Il retrouva son teint brun, ses joues se regonflèrent,
Une barbe bleu-noir apparut sur son menton.
Cela terminé, Athéna repartit. Alors Ulysse
Rentra dans la cabane. Son fils fut frappé de stupeur,
Redoutant que ce ne fût un dieu, il détourna les yeux,
Puis il lui adressa ces paroles ailées :
« Te voilà tout transformé ! Tu n’es plus le même,
Tu portes d’autres vêtements, et ton teint est différent ;
(50)
Serais-tu l’un des dieux qui règnent dans le vaste ciel ?
Sois-nous propice, nous te ferons d’agréables offrandes,
Des dons d’or bien ouvragé, laisse-nous la vie ! »
Et le héros d’endurance, le divin Ulysse lui répondit :
« Je ne suis pas un dieu ; pourquoi me comparer aux
immortels ?
Mais je suis ton père, celui qui t’a valu tant de peine,
Tant de gémissements, et toutes les violences de ces
gens. »
Tout en disant ces mots, il embrassait son fils,
Et de ses joues les larmes tombaient sur le sol,
Lui qui, pendant si longtemps, les avait retenues !
Mais Télémaque ne croyait pas encore que ce fût son père,
Et il lui dit à nouveau en guise de réponse :
« Non, tu n’es pas Ulysse, mon père, c’est un dieu
Qui m’abuse, pour encore augmenter ma douleur.
Un simple mortel ne saurait machiner tout cela
À lui tout seul sans le secours même d’un dieu qui
À son gré le transforme en jeune homme ou en vieillard !
Car tu étais tout à l’heure un vieillard couvert de haillons
Et maintenant tu ressembles aux dieux qui règnent dans le
vaste ciel ! »
Alors l’ingénieux Ulysse lui répondit en ces termes :
« Il ne convient pas, quand ton père est de retour,
Télémaque, d’être surpris ou étonné outre mesure :
Aucun autre Ulysse ne viendra ici désormais,
C’est moi qui suis Ulysse ; c’est moi qui, après tant de
maux,
Après tant d’errances, reviens vingt ans plus tard dans ma
patrie.
Mais ceci est l’œuvre d’Athéna, qui donne le butin :
Elle peut me rendre tel qu’elle veut, elle en a le pouvoir,
Tantôt semblable à un mendiant, tantôt au contraire
Sous les traits d’un homme jeune portant de beaux habits.
Il est facile aux dieux qui règnent sur le vaste ciel
De couvrir un mortel de gloire ou d’opprobre ! »
À ces mots, il reprit sa place et Télémaque,
Tenant son noble père dans ses bras, gémissait et pleurait.
Il naissait chez tous deux un désir de sanglots.
Ils pleuraient bruyamment, avec des cris plus forts que
Ceux des oiseaux, orfraies ou vautours aux serres crochues,
À qui les paysans ont ravi leurs petits avant leur premier
vol.
Les larmes qu’ils versaient étaient aussi pitoyables.
XVI, v. 1-219

PÉNÉLOPE : UNE BEAUTÉ DIVINE


Mais Athéna, la déesse aux yeux pers, eut une autre idée :
(51)
À la fille d’Icare , elle versa un doux sommeil.
Pénélope s’endormit, la tête renversée, les membres
détendus
Sur le lit de repos où elle était. Pendant ce temps,
La déesse divine entre toutes lui prodiguait
Ses dons immortels pour en charmer les Achéens.
Elle purifia d’abord son beau visage avec cette essence
(52)
D’ambroisie dont use Cythérée à la belle couronne ,
Quand elle entre dans le chœur des aimables Charites.
Elle la fit, à la voir, plus grande et plus forte encore
Et rendit son teint plus blanc que l’ivoire poli.
Cela fait, la déesse divine entre toutes s’en fut.
Cependant arrivaient de la salle, parlant bruyamment,
Les servantes aux bras blancs. Le doux
sommeil abandonna
La reine, qui se frotta les yeux tout en disant :
« Quelle douce torpeur a endormi ma souffrance !
Ah ! si la chaste Artémis pouvait à l’instant m’accorder
Une mort aussi douce, afin que, sans plus gémir,
Je ne consume plus ma vie à regretter les vertus
De mon cher époux, que nul Achéen n’égalait ! »
Sur ces mots, elle descendit de l’étage brillant,
Non pas seule : ses deux servantes l’accompagnaient.
Quand cette femme divine arriva devant les prétendants,
Elle s’arrêta près d’un des montants épais de la porte,
Ramenant sur ses joues ses voiles brillants,
Ses fidèles servantes se tenaient à ses côtés.
Les prétendants se sentirent défaillir d’amour,
Tous brûlaient du désir d’être couchés près d’elle.
XVIII, v. 187-213

ULYSSE ET LAËRTE, L’ÉPREUVE DES


RETROUVAILLES
Ulysse et ses compagnons descendirent de la ville,
(53)
Et arrivèrent vite au beau domaine de Laërte ,
Qu’il avait acquis jadis au prix de bien des peines.
Là était sa maison ; des hangars l’entouraient,
Où ses esclaves s’asseyaient, mangeaient, dormaient,
Et travaillaient comme il le souhaitait.
Il y avait aussi une vieille Sicilienne,
Qui soignait le vieillard dans ce domaine, loin de la ville.
Ulysse dit alors à ses gens et à son fils :
« Vous autres, entrez maintenant dans la belle demeure,
Et pour notre repas, tuez le plus gras des cochons.
Moi, je vais éprouver mon père, afin de voir
S’il me reconnaîtra, si ses yeux le montreront,
Ou s’ils ne reconnaîtront pas un fils si longtemps absent. »
À ces mots, il remit ses armes à ses serviteurs.
Les uns coururent à la maison, cependant qu’Ulysse
Pour cette épreuve allait vite au verger plein de fruits.
(54)
Descendant dans l’enclos, il ne trouva pas Dolios ,
Ni ses fils, ni ses serviteurs : ils étaient partis,
Ramasser de l’épine pour la clôture du verger.
Et le vieux serviteur leur montrait le chemin.
Ulysse, dans le beau verger, ne trouva que son père,
Bêchant seul au pied d’un arbre. Il avait une tunique
Sale, rapiécée, sordide ; autour de ses mollets,
Des peaux de bœuf ravaudées lui servaient de guêtres
Pour ne pas être égratigné ; et à cause des ronces,
Il avait des gants à ses mains, et sur la tête,
Un bonnet de chèvre qui ajoutait à son triste aspect.
Quand il le vit ainsi, usé par la vieillesse,
Portant le deuil en son cœur, le divin Ulysse,
Le héros d’endurance, s’arrêta sous un grand poirier,
Et il pleura, ne sachant pas en son âme et son cœur
S’il allait embrasser son père, et tout lui raconter,
Son retour, son arrivée dans sa terre natale…
Mais finalement, il lui parut qu’il valait mieux
Le provoquer, pour le mettre à l’épreuve.
Dans cette intention, le divin Ulysse alla droit vers lui.
Celui-ci, tête baissée, était en train de bêcher.
Alors son noble fils s’approcha et lui dit :
« Tu n’es pas un novice, on le voit bien, vieillard,
Pour les travaux du jardin ! Tout est bien soigné, ici,
Et rien, ni plante, ni figuier, ni vigne, ni olivier
Ou poirier, rien, dans ce verger, jusqu’aux plates-bandes,
Ne manque de soin ! Mais j’ai autre chose à dire :
Et toi, n’en aie pas, je t’en prie, le cœur irrité.
Tu ne prends pas grand soin de toi, ta vieillesse
Te rend triste, tu es sale, tu portes des guenilles !
Mais ce ne peut être pour ta paresse, qu’un maître te
néglige,
Car rien en toi, ni les traits, ni la taille, ne dénoncent
Une condition d’esclave. Tu as plutôt l’air d’un roi,
Ou de l’un de ceux qui, une fois baignés et restaurés,
Ont un doux sommeil, car c’est l’habitude des vieillards.
Mais allons, réponds-moi et parle-moi sans détour :
Quel est ton maître ? À qui appartient ce verger ?
Mais dis-moi précisément autre chose, que je sache
Si c’est bien à Ithaque que je suis, comme me l’a dit
Un pauvre hère que j’ai rencontré en venant ici,
Un faible d’esprit, qui n’a su me donner aucun détail,
Ni répondre quand, au sujet de l’un de mes hôtes,
Je lui demandais s’il était toujours vivant,
Ou déjà mort, et dans les demeures d’Hadès.
Car je vais te le dire, et toi, écoute-moi bien :
J’ai accueilli jadis en mon pays un homme
Qui vint chez nous, et nul jamais, de tous les hôtes
Qui vinrent de loin dans mon foyer, ne me fut plus cher.
Il disait qu’il était originaire d’Ithaque,
Et que son père était Laërte, fils d’Arcésios.
Je l’emmenai chez moi ; là, je le traitai bien,
L’entourant de mes soins — il y avait dans ma maison
Tout pour cela. Je lui offris les présents que l’on doit
À un hôte : sept talents de bel or ouvragé,
Un cratère orné de fleurs, d’argent ciselé,
Douze simples manteaux et autant de tuniques,
Sans compter les femmes, qu’il voulut lui-même choisir,
Quatre belles femmes, expertes en travaux parfaits. »
Alors Laërte, tout en pleurs, lui fit cette réponse :
« C’est bien ici, étranger, cette terre que tu cherches ;
Mais des hommes insolents et impudents l’occupent.
Tous ces présents dont tu l’as comblé sont inutiles !
Si tu l’avais trouvé vivant dans son palais d’Ithaque,
Tu serais reparti chargé de tous les beaux présents
Qu’il t’aurait faits en retour, comme c’est justice
De rendre la pareille, quand on a beaucoup reçu.
Mais voyons, réponds-moi et parle-moi sans détour :
Combien y a-t-il d’années que tu reçus chez toi
Cet hôte malheureux, mon fils, si j’en eus jamais,
L’infortuné ! Loin de ses amis et de sa patrie,
Les poissons dans la mer l’ont peut-être mangé,
Ou sur le rivage, il a pu être la proie des fauves
Ou des oiseaux ! Ni sa mère ni son père ne l’ont pleuré,
Nous qui l’avons mis au monde. Il n’a pas été par sa mère
Recouvert du linceul, et son épouse si précieuse,
La sage Pénélope, ne s’est pas, comme il convient,
Lamentée sur son lit funèbre, en lui fermant les yeux.
C’est là l’hommage qu’il convient de rendre aux morts.
Mais dis-moi précisément autre chose, pour que je sache
Qui tu es, et d’où tu viens, quels sont tes parents, ta ville.
Où a mouillé la nef rapide qui t’amena ici,
Avec ton divin équipage ? Es-tu un passager
Qui aurait embarqué sur le vaisseau d’un autre ?
Serait-il reparti, après t’avoir débarqué ? »
Alors l’ingénieux Ulysse lui fit cette réponse :
« Oui, je vais là-dessus te répondre sans détour.
Moi, je viens d’Alybas, où j’habite un beau palais,
Je suis le fils du prince Aphidas, qui a pour père
Polypémon ; mon nom est Épèrite ; et un dieu
(55)
M’a éloigné de Sicanie , jusqu’ici, contre mon gré.
Mon vaisseau est loin de la ville, du côté de la campagne.
Quant à Ulysse, voici déjà plus de quatre ans
Qu’il est parti de chez moi, et a quitté ma patrie,
L’infortuné ! pourtant les oiseaux étaient favorables
À sa droite, quand il partit. Je l’accompagnai,
Plein de joie, comme lui partait plein de joie,
Tous les deux ayant bon espoir que nous nous reverrions
Pour échanger de brillants cadeaux d’hospitalité. »
Il disait ; un noir nuage de douleur couvrit Laërte.
De ses deux mains, il prit de la cendre poussiéreuse,
Qu’il versa sur sa tête grise en sanglotant très fort.
Le cœur d’Ulysse se serra ; il sentait les larmes
Prêtes à lui monter aux yeux, à la vue de son père.
Il s’élança, le prit dans ses bras, l’embrassa et lui dit :
« Je suis, mon père, celui-là même sur qui tu t’enquiers,
Je reviens dans ma patrie après vingt ans d’absence.
Mais arrêtons larmes, pleurs et gémissements !
Écoute-moi plutôt, il ne faut pas perdre un instant :
Les prétendants, je les ai tués dans notre palais,
Je me suis vengé de leurs outrages, et de leurs crimes. »
Laërte alors prit la parole et répondit :
« Si tu es bien Ulysse, mon fils, qui revient chez lui,
Donne-moi un signe irréfutable pour m’en convaincre. »
L’ingénieux Ulysse alors lui répondit :
« Vois d’abord de tes propres yeux la cicatrice
Que me fit un sanglier, de sa blanche défense,
Lorsque j’étais parti sur le Parnasse, envoyé par
Toi et mon auguste mère chez mon aïeul maternel
Autolycos, où m’attendaient des présents qu’en venant
Ici, à Ithaque, il avait promis de me donner.
Mais allons, que je te dise encore, dans ce beau verger
Les arbres que tu m’as donnés. J’étais encore petit,
Je te suivais dans le jardin, te demandant les noms de
chacun ;
Nous allions de l’un à l’autre, et toi tu me les nommais.
Tu me donnas alors treize poiriers, et dix pommiers,
Et quarante figuiers. Tu me désignas de même,
Pour me les donner, cinquante rangs de ceps, dont chacun
Était vendangeable ; les grappes y mûrissent tour à tour,
Quand Zeus fait peser sur elles la chaleur du ciel. »
Laërte alors sentit se dérober son cœur et ses genoux :
Car il reconnaissait les signes qu’Ulysse lui donnait.
Il jeta ses bras au cou de son fils ; le divin Ulysse,
Le héros d’endurance, serra contre lui son corps défaillant.
Mais quand Laërte reprit son souffle, et que ses sens
revinrent,
Il prononça ces mots pour répondre à son fils :
« Zeus père, il y a encore des dieux dans le vaste Olympe,
S’il est vrai que ces prétendants ont payé leur folle impiété.
Mais je crains terriblement que les gens d’Ithaque
N’accourent bientôt ici, et qu’ils n’envoient partout
(56)
Des messagers porter la nouvelle en Céphallénie !»
Ulysse l’ingénieux lui fit alors cette réponse :
« Rassure-toi, ne te soucie pas de tout cela,
Allons plutôt à la maison qui est près du jardin,
(57)
Où j’ai dépêché Télémaque, Eumée, et le bouvier ,
Pour qu’ils nous préparent au plus vite un bon repas. »
XXIV, v. 205-360
HÉSIODE
Dès le VIe siècle avant J.-C., le philosophe Xénophane
associe, pour les critiquer, Homère et Hésiode. Il dénonce la
représentation corrompue qu’ils donnent des dieux. Un siècle
plus tard, Hérodote s’abstient de les fustiger, mais renforce
leur identification, comme il voit en eux les deux poètes qui
fixèrent la généalogie du panthéon grec. Or, si Homère et
Hésiode utilisent une langue comparable et le même mètre
(l’hexamètre dactylique, qui peut être grossièrement assimilé à
l’alexandrin, parce qu’il compte six pieds comportant chacun
deux syllabes, et l’alexandrin douze syllabes), leurs œuvres
présentent des résonances bien distinctes.
Contemporain du VIIe siècle avant J.-C., Hésiode ne se
réfère plus au monde légendaire des cours aristocratiques de
l’époque mycénienne sous-jacent chez Homère, mais au
monde paysan de l’Ionie, dont il est originaire. Les Travaux et
les Jours considèrent les activités quotidiennes des mortels.
Parmi eux, ils brossent la silhouette d’Hésiode et de son frère
Persès, auquel l’oppose une âpre querelle. Quant à leur père,
il a dû quitter l’Éolie pour un petit bourg de Béotie, où il
cultive une parcelle de terre ingrate. Le poète mythique
qu’incarne Homère fait place à un homme particulier. Hésiode
représente ainsi, au début de La Théogonie, la manière dont
les Muses lui offrirent le sceptre symbole de son autorité
d’aède, tandis qu’il faisait paître ses bêtes sur le mont
Hélicon. Cette consécration légendaire s’inscrit désormais ici
et maintenant. Elle distingue un individu spécifique. Hésiode
remporta un prix aux jeux funèbres d’Amphidamas : les cités,
à l’occasion des funérailles de leurs grands hommes,
organisaient des concours où les poètes pouvaient s’illustrer
et participer à la pérennité d’une gloire qu’ils contribuaient à
éterniser. Hésiode y compte à l’évidence sur une transmission
de ses œuvres qui suppose qu’elles soient écrites : le temps de
l’insaisissable rhapsode homérique est bien révolu.
La Théogonie et Les Travaux et les Jours sont de vastes
poèmes didactiques, volontiers sentencieux. Cette tonalité
archaïque ne les empêche pas de proposer au lecteur des
sommes ambitieuses, voire fascinantes. La Théogonie décrit le
façonnement du monde, du Chaos au règne de la justice
instauré par Zeus. Cette Genèse, où l’homme ne surgit
qu’avec Prométhée, peint la naissance des éléments et des
principes qui régissent toute vie : Nuit, Jour, Ciel, Mer,
Sommeil, Rêves, Mort, Souffrance, Lutte… Au commencement
règnent le crime et la violence. Hésiode brosse la fresque de
puissances obscures qui s’entrechoquent, de pulsions rapaces.
Leur vigueur magnifie la lente victoire de la justice et de la
paix, de la légalité, de l’ordre. Ce combat primitif illustre
aussi la force de l’aspiration qui anime le poète et ses
contemporains : La Théogonie est un éloge flamboyant du
Verbe, mesure et moyen de ce progrès vers la sagesse.
Les Travaux et les Jours, inventoriant les tâches familières
d’un paysan, jusqu’au chapelet des rites propitiatoires qu’il
lui convient d’observer à tout instant, paraissent ressortir
d’une ambition plus humble, mais l’œuvre commence par une
célébration de la justice qui révèle quels liens profonds elle
entretient avec La Théogonie. Le poème présente ensuite la
succession des différentes générations d’hommes : c’est le
« mythe des races ». De la race d’or à la race de fer, Hésiode
raconte une chute. La créature devient peu à peu la proie de la
cruauté et de la discorde. Contre cette fatalité, Hésiode prône
le travail et une maîtrise des éléments qui passe par l’exact
commandement de soi-même. Ce souci renverse le privilège
accordé pendant toute l’Antiquité au loisir studieux (la scholè
des Grecs ou l’otium des Latins) au bénéfice du ponos, le
labeur, le travail : une révolution philosophique qui ne
triomphera véritablement qu’à partir du XIXe siècle.

La Théogonie et Les Travaux et les Jours contiennent


quelques-uns des mythes les plus célèbres : mythe de
Prométhée, de Pandore, mythe des Races, tout en multipliant
le recours à des formes littéraires telles que la maxime, la
fable (la fable du rossignol et de l’épervier est la première
fable connue de la littérature occidentale), l’exhortation ou la
remontrance, qui suggèrent que le poète fut soumis à
l’influence de Sumer et de l’Égypte, où le discours gnomique,
sentenciel, fait son apparition. Les deux œuvres constituent
ainsi un creuset. Proche-Orient et Occident s’y fondent d’une
manière unique.
La Théogonie
LA SOUVERAINETÉ DU VERBE
Celui que les filles du grand Zeus honorent,
Celui d’entre les rois, nourrissons des cieux qu’elles voient
venir au jour,
À celui-là, elles versent sur la langue une douce rosée,
Et de ses lèvres alors coulent des paroles de miel. Tous les
gens
Ont les yeux fixés sur lui, quand il rend la justice
En prononçant de droites sentences ; parlant fermement,
Il fait vite cesser dans sa prudence une grande querelle.
Car les rois sages sont ceux qui savent, aisément, sur la
place,
Faire rentrer dans leurs droits les hommes lésés,
En entraînant les cœurs par des paroles bienveillantes.
Et quand il s’avance dans l’assemblée, comme un dieu,
On le salue avec un tendre respect, et il brille dans la foule
accourue.
Tel est le don sacré des Muses aux hommes.
Car c’est aux Muses et à Apollon qui lance au loin ses
traits,
Que l’on doit, sur terre, les chanteurs et les citharistes,
Comme à Zeus, les rois. Heureux, celui que les Muses
Chérissent : un doux langage coule de ses lèvres.
Celui qu’afflige un deuil récent, et dont l’âme
S’assèche de chagrin, un chanteur servant des Muses
Célèbre-t-il les exploits des hommes d’autrefois,
Ou les dieux bienheureux qui habitent l’Olympe,
Aussitôt il oublie ses soucis et ne se souvient plus
De ses tracas. Le présent des Muses l’en a vite détourné.
v. 80-103

LES ENFANTS DE LA NUIT


Nuit enfanta l’odieux Trépas, la noire Cère,
(58)
Ainsi que Mort ; elle enfanta Sommeil, et la tribu des
Songes.
Et elle les enfanta, la Nuit divine et sombre, sans s’unir à
personne.
Ensuite, elle enfanta Sarcasme et Chagrin, plein de
douleur,
Et les Hespérides qui, par-delà l’illustre Océan, prennent
soin
Des pommes d’or et des arbres chargés de ces beaux
(59)
fruits .
(60)
Elle fit naître aussi les Moires et les Cères
impitoyables,
Qui poursuivent les transgressions des hommes comme des
dieux.
Jamais elles ne renoncent à leur terrible courroux,
Avant d’avoir exercé sur le coupable une vengeance
cruelle.

Et elle enfantait encore Némésis (61), fléau des hommes


mortels,
La Nuit funeste, et après elle, Tromperie et Tendresse,
Et Vieillesse fatale, et Lutte au cœur opiniâtre.
Et l’odieuse Lutte, elle, enfanta Peine, la douloureuse,
Oubli, Faim, Souffrances qui font pleurer,
Combats, Discordes, Meurtres et Tueries,
Querelles, Paroles menteuses, et Disputes,
Mépris des lois et Désastres, qui vont toujours de pair,
Serment, enfin, si fatal aux hommes qui sont sur terre
Quand ils commettent délibérément un parjure.
v. 211-232

Les Travaux et les Jours


LES DEUX LUTTES
(62)
Il n’y a pas qu’une sorte de lutte mais sur cette terre,
Il en est deux : qui aura compris l’une peut la louer,
Mais l’autre est à blâmer. Elles sont d’un esprit bien
opposé.
L’une fait enfler la guerre et la dissension funestes,
La misérable ! Aucun mortel ne l’aime, mais Nécessité,
Et Vouloir des dieux contraignent à honorer cette lutte
pénible.
L’autre naquit, la première, de la Nuit ténébreuse ;
(63)
Le Cronide , assis sur son trône dans les Cieux, l’a mise
Aux racines de la terre, et elle est bien plus utile aux
hommes.
Elle éveille au travail l’homme le plus indolent :
Il sent le besoin du travail quand il porte ses regards
Sur le riche qui se hâte de labourer, de planter,
Et de bien gérer ses affaires. Un voisin jalouse le voisin
Pressé de s’enrichir. Voilà la lutte bonne aux mortels.
Le potier est jaloux du potier, le charpentier du charpentier,
Le pauvre jalouse le pauvre et le chanteur jalouse le
chanteur.
v. 11-27

LE MYTHE DE PANDORE
Les dieux tiennent caché ce qui fait vivre les hommes.
Autrement, sans effort, on travaillerait un jour
Pour subsister, même sans rien faire, toute une année.
On suspendrait vite le gouvernail au-dessus de la
(64)
fumée .
On en finirait avec le travail des bœufs, et des mules
patientes.
Mais Zeus a caché ce secret, le cœur plein de courroux,
Quand Prométhée aux pensers fourbes l’eut trompé.
Voilà pourquoi il prépara aux hommes de tristes
tourments :
(65)
Il leur cacha le feu. Mais ce fut le noble fils de Japet
qui, encore,
Pour les hommes le vola au prudent Zeus, dans le creux
(66)
d’une férule ,
Échappant aux regards du Dieu qui lance la foudre.
Alors, irrité contre lui, Zeus, l’assembleur des nuées lui
dit :
« Fils de Japet, toi qui es plus que tous savant en ruses,
Tu ris d’avoir volé le feu, et trompé mon âme,
Mais grande sera ta souffrance et celle des hommes à venir.
Moi, à cause de ce feu, je leur enverrai un funeste présent,
par lequel
Tous au fond du cœur auront du plaisir à aimer leur propre
malheur. »
Il dit et se mit à rire, le père des hommes et des dieux.
Il demande à l’illustre Héphaïstos de mêler au plus vite
Un peu de terre avec de l’eau, d’y mettre la force et la voix
Humaines, et de façonner à l’image des déesses
immortelles
La forme aimable d’une belle jeune fille. Il charge Athéna
De lui apprendre ses travaux et à tisser l’étoffe
multicolore ;
Aphrodite d’or, de répandre la grâce sur son front,
Le violent désir, et les soucis qui brisent les membres.
Et Hermès, le Messager, tueur d’Argos, reçoit l’ordre
De lui donner un esprit impudent, et une âme perfide.
Telles furent ses volontés ; et les dieux obéirent au
Seigneur fils de Cronos.
(67)
Aussitôt, l’illustre Boiteux façonne avec de la terre
La forme d’une chaste vierge, selon les vouloirs du
Cronide.
Athéna, la déesse aux yeux pers, la pare et lui noue sa
ceinture.
À son cou, les grâces divines et l’auguste Persuasion
Mettent des chaînes d’or. Et les Heures aux beaux cheveux
Couronnent sa tête de fleurs printanières.
Pallas Athéna ajuste sur son corps toute sa parure.
Et, dans son sein, le messager, tueur d’Argos,
Fait naître mensonges, tromperies, cœur perfide,
Comme le veut Zeus, le maître du tonnerre. Puis, le héraut
des dieux
Lui donne la parole, et cette femme, il la nomme
« Pandore », parce que ce sont « tous » les habitants de
l’Olympe
Qui font avec ce « présent » le malheur des hommes
(68)
mangeurs de pain .
Quand il eut achevé ce piège aux bords escarpés et sans
issue,
Le Père des dieux dépêche à Épiméthée, avec ce présent
divin,
L’illustre tueur d’Argos, le rapide messager. Et
(69)
Épiméthée
Ne se rappelle pas ce que lui a dit Prométhée, qu’il ne
fallait jamais
Recevoir un présent des dieux, mais qu’il devait le leur
renvoyer
De peur qu’un malheur n’arrive aux mortels.
Épiméthée l’accepte, mais ne comprend son oubli qu’à
l’arrivée du malheur.
Auparavant, la race humaine vivait sur la terre,
À l’écart, et à l’abri des maux, de la pénible fatigue,
Des graves maladies qui apportent aux hommes le trépas.
Mais la femme, enlevant de ses mains le large couvercle de
la jarre,
Les répandit partout, et prépara aux hommes de tristes
tourments.
Seul, à l’intérieur de son infranchissable demeure, restait là
L’Espoir, arrêté sous les bords de la jarre, et il ne put
s’envoler
Dehors. Car elle avait remis par-dessus le couvercle de la
jarre,
Selon les vouloirs de Zeus l’assembleur de nuées, qui porte
l’égide.
Mais d’innombrables chagrins errent parmi les hommes.
La terre est pleine de maux, la mer en est pleine aussi.
Les maladies, les unes de jour, les autres de nuit,
D’elles-mêmes visitent les hommes, apportant le malheur
aux mortels,
En silence, car le sage Zeus leur a refusé la parole.
Ainsi il est impossible d’échapper aux desseins de Zeus.
v. 42-105

LE MYTHE DES RACES


Si tu le veux, je couronnerai mon récit par un autre,
Avec sagesse et comme il faut. Et toi, mets-le en ton esprit.
D’or fut d’abord la race des hommes périssables
Que créèrent les Immortels qui habitent l’Olympe.
C’était aux temps de Cronos, quand il régnait sur le Ciel.
Comme des dieux ils vivaient, aucun souci dans leur cœur,
Loin et à l’abri des peines et des misères. La pénible
vieillesse
Ne les atteignait pas, mais, bras et jarrets toujours
vigoureux,
Ils goûtaient le plaisir des banquets, à l’écart de tous les
maux.
Et ils mouraient comme vaincus par le sommeil. Tous les
biens
Étaient à eux. La terre féconde produisait d’elle-même des
récoltes
Nombreuses et abondantes. Et eux, contents et paisibles,
Possédaient leur part de champ, au milieu de biens
multiples.
Et depuis que la terre a caché en son sein cette génération,
Ils sont, par le vouloir du grand Zeus, les bons génies du
sol,
Gardiens des mortels, et dispensateurs de la richesse.
C’est là le royal privilège qui leur a été imparti.
Ensuite, une seconde race bien inférieure, plus tard,
Race d’argent, fut créée par les habitants de l’Olympe,
Différente et par l’allure et par l’esprit de la race d’or.
Pendant cent ans l’enfant était élevé auprès de sa digne
mère,
Restant à jouer, dans sa maison, avec un esprit puéril.
Mais quand il grandissait et qu’il arrivait à l’entrée de
l’adolescence,
Il vivait peu de temps, accablé de souffrances,
À cause de sa folie, car alors les hommes ne savaient pas
entre eux
S’abstenir de la folle démesure, et ils refusaient d’honorer
Les Immortels ou de sacrifier aux saints autels des
bienheureux,
Selon la loi établie pour les hommes sédentaires. Alors
Zeus, le Cronide,
Les ensevelit, courroucé, parce qu’ils ne rendaient pas
hommage
Aux dieux bienheureux qui possèdent l’Olympe.
Et quand la terre eut caché à son tour en son sein cette
génération,
Ils furent, comme les appellent les mortels, les
Bienheureux des Enfers,
Génies de second rang, mais accompagnés encore de
quelque honneur.
Alors le père des dieux fit une troisième race d’hommes
périssables,
Race de bronze, bien différente de la race d’argent,
Issue des frênes, terrible et puissante, qui n’avait pour
souci
Que les travaux gémissants d’Arès et les œuvres de
démesure.
Ils ne mangeaient pas le pain, ils avaient un cœur d’acier,
Inabordable. Grande était leur force, et invincibles les bras
Qui, des épaules, s’attachaient à leur corps vigoureux.
Ils avaient des armes de bronze, des maisons de bronze,
Avec le bronze ils labouraient, car le fer noir n’existait pas.
Ceux-là succombèrent sous leurs propres bras,
Et descendirent dans la demeure moisie du glacial Hadès,
Sans laisser de nom sur terre. Tout effrayants qu’ils
fussent,
Le noir trépas les prit, et ils quittèrent l’éclat brillant du
soleil.
Alors, quand la terre eut encore caché en son sein cette
race,
À nouveau le père des dieux créa, sur le sol nourricier,
Une quatrième race, plus juste et plus brave,
Race divine des héros, qu’on appelle demi-dieux,
Et qui nous ont précédés sur la terre sans limites.
Ceux-là périrent dans la dure guerre et la douloureuse
mêlée,
Les uns sous les remparts de Thèbes aux sept portes,
Sur le sol de Cadmos, en combattant pour les troupeaux
(70)
d’Œdipe ,
Les autres, partis sur leurs vaisseaux au-delà du gouffre
marin,
Devant Troie, où, pour Hélène aux beaux cheveux,
La guerre les avait conduits. C’est là qu’ils finirent leur
vie,
Enveloppés par la mort. À d’autres encore, le Cronide père
des dieux
Attribua une existence et une demeure éloignées des
hommes,
En les établissant aux confins de la terre.
Ceux-là habitent, le cœur exempt de tout souci,
Dans les îles des Bienheureux, au bord de l’Océan aux
tourbillons profonds,
Héros fortunés, pour qui trois fois dans l’année
La terre féconde porte et fait croître des fruits doux comme
le miel.
Plût au ciel que je n’eusse pas ensuite à vivre parmi les
hommes
De la cinquième génération, et que je fusse mort, ou né
plus tard !
Car c’est maintenant la race de fer. Les hommes ne
cesseront, le jour,
De souffrir et de peiner, et la nuit d’être consumés, telles
seront
Les dures inquiétudes que les dieux leur enverront.
Toutefois, des biens se mêleront pour eux à ces maux.
Zeus fera disparaître à son tour cette race d’hommes
périssables,
Au moment où ils naîtront avec des tempes blanches.
Le père alors ne sera plus semblable à son fils, ni les fils à
leur père,
L’hôte ne sera plus cher à son hôte, ni l’ami à son ami,
Ni le frère à son frère, comme auparavant.
Mais les hommes ne respecteront plus leurs parents, dès
qu’ils vieilliront,
Et ils se plaindront d’eux en leur parlant durement,
Les misérables ! ils ne connaîtront même pas la crainte des
dieux !
Les vieillards qui les ont nourris, ils les laisseront sans
nourriture !
Ils n’auront aucun égard pour la foi jurée, pour le juste,
Comme pour le bien ; mais ce sera plutôt l’artisan des
crimes,
Et la démesure qu’ils honoreront. Le juste résidera dans la
force,
Et le respect disparaîtra. Le méchant nuira à l’homme
vertueux
Avec des mots tortueux, qu’il appuiera de faux serments.
La jalousie sera la compagne de tous ces misérables
hommes,
La jalousie, au langage amer, au front haineux, au regard
sinistre.
Alors, laissant pour l’Olympe la terre aux larges routes,
Cachant leur beau corps sous de blancs manteaux,
Respect et Justice, abandonnant les hommes, rejoindront
La tribu des Immortels. Seules resteront aux mortels
Les tristes souffrances et au mal il n’y aura pas de remède.
v. 109-201
ÉSOPE
Né en Ionie au VIIe siècle avant J.-C., Ésope est le premier
auteur de fables connu en Occident. Ses apologues sont des
récits brefs en prose qui mettent en scène des animaux, parfois
des plantes, parmi un petit peuple bigarré de voyageurs, de
paysans, d’esclaves et de jolies filles, pour signifier une leçon
de morale énoncée de façon explicite et ramassée, sous la
forme d’une sentence ou « moralité », dans la dernière phrase
de la pièce. Ce genre didactique, pratiqué d’abord en Orient,
a connu une fortune exceptionnelle. Jean de La Fontaine, qui
le porte à un degré de raffinement poétique et philosophique
inégalé, entame le premier volume de ses Fables (1668) par
une Vie d’Ésope : l’hommage est aussi un manifeste. Il permet
de revendiquer une tradition tout en la transfigurant et de
proposer, par la fiction biographique, un art métaphorique de
lire la fable.
L’identité d’Ésope, en vérité, est très incertaine. Plusieurs
villes antiques revendiquaient sa naissance (Samos, Sardes,
Mésembrie, Cotyéum…) et différentes légendes circulaient à
son propos. Toutes s’accordent néanmoins à faire de lui un
esclave affranchi. Dans la version de Maxime Planude,
composée au XIIIe siècle, Ésope est laid, le nez camard, le teint
noirâtre, bègue. Pour Plutarque, il boite. Sa vie offre une
représentation condensée de la morale exprimée dans ses
textes : l’homme est un animal comme un autre. Son existence
consiste en épreuves et en conflits qu’il ne saurait vaincre par
le seul usage de la force. Face aux puissants, aux préjugés, la
parole détournée, le rire et le « mentir vrai » constituent le
seul moyen d’atteindre lucidité et sagesse : appuyée sur des
conventions, la fable suppose le détournement, comme elle
appelle le décryptage. En dépit de sa concision, elle exige
ainsi toute l’intelligence de son lecteur. En partie matrice de
l’art de l’emblème, elle s’en écarte en ce qu’elle se présente
moins comme un rébus que comme une morale vive. Les cinq
cents brèves narrations traditionnellement associées au nom
d’Ésope, en dépit de leur apparente maigreur individuelle,
élaborent un rapport au sens complexe et fondent un modèle
de parole libre. Aussi Platon rapporte-t-il dans le Phédon que
Socrate, avant de mourir, leur consacre ses derniers moments.
Assis sur son grabat, le prisonnier, qui les connaît par cœur,
s’occupe en les versifiant.
Fables
L’ÂNE QUI TRANSPORTAIT UNE STATUE
Un homme menait à la ville un âne qu’il avait chargé d’une
statue. Les passants qu’il croisait se prosternaient devant la
statue, mais l’âne, s’imaginant qu’ils se prosternaient devant
lui, était aux anges ; il se mit à braire et refusa de faire un pas
de plus. Alors l’ânier, comprenant ce qui se passait, lui donna
des coups de bâton et lui dit : « Mauvaise tête ! il ne manquait
plus encore que ça ! des hommes se prosterner devant l’âne
que tu es ! »
La fable montre que ceux qui se vantent des qualités
d’autrui encourent le ridicule auprès de ceux qui les
connaissent.
182 (266) (71)

L’ÂNE ET LES CIGALES


Un âne entendant chanter des cigales fut charmé par la
beauté de leur chant, et, jaloux de leur voix, il leur demanda de
quoi elles se nourrissaient pour faire résonner une telle voix.
« De rosée », répondirent-elles. L’âne, se contentant dès lors
de la rosée, mourut de faim.
Ainsi, ceux dont les désirs ne sont pas ceux de leur nature,
outre qu’ils n’y satisfont pas, souffrent aussi les pires
malheurs.
184 (278)

APHRODITE ET LA BELETTE
Une belette s’amouracha d’un beau jeune homme ; elle pria
Aphrodite de la métamorphoser en femme. La déesse, ayant
pitié de sa passion, la transforma en une ravissante jeune fille,
et c’est ainsi que le jeune homme la vit, s’en éprit et l’épousa.
Comme ils reposaient sur le lit nuptial, Aphrodite, voulant
savoir si la belette, avec un autre corps, avait aussi pris
d’autres mœurs, lâcha une souris au milieu de la chambre ; la
belette, oubliant sa condition présente, bondit hors du lit, et
poursuivit la souris pour la dévorer. Alors la déesse, furieuse
(72)
contre elle, la rétablit dans sa première nature .
Il en est ainsi des hommes naturellement méchants : ils ont
beau changer d’état, leur caractère ne change pas.
50 (76)

LES RENARDS AUX BORDS DU MÉANDRE


Un jour des renards s’étaient rassemblés aux bords du
(73)
Méandre , voulant s’y désaltérer. Mais comme le courant
était impétueux, tout en s’encourageant les uns les autres, ils
n’osaient pas entrer dans l’eau. Alors l’un d’eux, disant à ses
compagnons le peu d’estime qu’il avait pour eux, et raillant
leur lâcheté, décida de se montrer plus brave qu’eux, et sauta
courageusement dans l’eau. Mais comme le courant
l’entraînait au milieu du fleuve, et que les autres renards, qui
se tenaient sur la rive du fleuve, lui criaient : « Ne nous
abandonne pas, reviens, montre-nous l’endroit par où passer
pour boire sans danger ! », le renard, emporté par le courant,
(74)
leur répondit : « J’ai une lettre pour Milet , et je veux
l’apporter là-bas ; quand je reviendrai, je vous le montrerai ! »
Ainsi de tous les vantards qui se mettent eux-mêmes en
danger.
232 (29)
TYRTÉE
« Moi, j’emporte mon âme au combat », déclare le fantôme
de Tyrtée à Victor Hugo, le 14 décembre 1853, à Jersey, tandis
que l’auteur des Châtiments et les siens dialoguent avec
(75)
lui . À l’invitation d’Hugo, il commente ensuite La
Marseillaise : « le chant de la tempête écoutée par les matelots
du naufrage ». La séquence dit à la fois le renom de l’Ancien,
auquel Hugo prête comme à Shakespeare une page de
« strophes perdues », et l’aura guerrière qui le caractérise.
L’origine de Tyrtée est inconnue, suscitant une myriade de
légendes. Seuls quelques faits s’imposent. L’homme,
contemporain de la deuxième guerre de Messénie, dont
l’apogée se situe entre 640 et 636 avant J.-C., vécut au
VIIe siècle. Qu’il y fût né ou non (Platon et Pausanias

soutiennent qu’il aurait vu le jour à Athènes, où il aurait


d’abord été un maître d’école obscur, boiteux et borgne), son
œuvre est fondamentalement liée à Sparte. Dans ses
compositions, Tyrtée exalte ses soldats à l’heure de marcher
au combat. Il célébra ensuite leur courage et leur vertu. Il fit
l’apologie des valeurs liées à cette dernière : don de soi,
fierté, souci du bien commun.
Tyrtée est ainsi le fondateur de l’élégie guerrière. L’élégie
désigne en Grèce un genre qui repose sur l’usage alterné d’un
hexamètre dactylique (un vers de six pieds) et d’un pentamètre
(cinq pieds) sans préjuger de la tonalité du poème. L’élégie,
associée à un discours personnel depuis l’époque alexandrine,
sert alors plutôt à formuler un discours à vocation générale et
sapientielle ou des harangues, précisément à la façon des
exhortations morales et militaires de Tyrtée. Figure de poète
officiel, ce dernier joua donc un rôle dans l’éducation des
jeunes Spartiates.
Ses poèmes permettent de mesurer l’évolution des
mentalités depuis Homère. Tyrtée ne chante plus des
affrontements individuels, mais le combat de la phalange, où
des soldats-citoyens luttent côte à côte pour leur patrie. Brefs
et vigoureux, ses vers témoignent de l’essor d’un nouvel idéal
politique, celui de la cité, et, en même temps, de la naissance
d’un dévouement à la mère patrie qui lui vaudra d’être
amplement repris au cours de l’histoire. Au IVe siècle, le
législateur athénien Lycurgue cite les derniers distiques de sa
dixième élégie dans un célèbre discours où, fustigeant
Léocrate qui avait lâchement fui Athènes après la défaite de
Chéronée, il se livre à un vibrant panégyrique du patriotisme.
Élégies
10
Mourir et tomber aux premiers rangs,
Voilà qui est beau pour le brave,
Quand il se bat pour sa patrie.
Mais quitter ville et champs fertiles,
Errer sans logis, avec une mère chérie,
Un vieux père, des jeunes enfants
Et sa tendre épousée,
C’est là le plus affreux des maux !
Haïs de ceux qu’on approche,
Pressés par l’indigence et le besoin,
Opprobre de votre race,
La pauvreté insulte à la beauté de vos traits.
Ah ! si pour ces vagabonds comme pour leurs enfants
Meurent ainsi le respect et l’estime,
Combattons avec cœur, pour notre patrie,
Mourons pour nos enfants, n’épargnons pas nos vies,
Allons, jeunes gens, combattez ! rangs serrés !
Ni fuite, ni panique, hardis les cœurs en vos poitrines !
Combattez l’ennemi et méprisez la vie !
Vos aînés, les vétérans aux genoux raides,
N’allez pas fuir ni les abandonner.
Quelle honte de voir, aux premiers rangs tombé,
Devant des jeunes, un vieux guerrier,
Au poil déjà gris, aux cheveux blanchissants,
Exhalant dans la poussière son âme valeureuse.
Il couvre de ses mains son ventre tout sanglant,
— Ignoble spectacle, et digne de colère ! —
Son corps tout dépouillé gît sur le sol.
Mais aux jeunes gens tout est bon,
Tant que brille la fleur de l’aimable jeunesse :
Admirés des hommes, chéris des femmes,
Alors qu’ils sont vivants, mais beaux aussi
Quand ils sont morts, tombés aux premiers rangs.
Eh bien ! tenez bon, jeunes gens,
Jambes bien écartées,
Les deux pieds assurés sur le sol,
Et mordez-vous les lèvres !
12
Non, même s’il était rapide à la course, ou habile à la lutte,
Même s’il avait la force et la taille des Cyclopes
(76)
Ou s’il allait à la course plus vite que le Thrace Borée ,
(77)
Même s’il était plus beau que Tithon ,

Plus riche que Midas, plus riche que Cinyre (78),


Même s’il était un roi plus puissant que Pélops, le
(79)
Tantalide ,
Et si sa parole était un miel plus doux que la parole
(80)
d’Adraste ,
Même s’il jouissait de toute gloire,
Cet homme, je ne m’en souviendrais pas, je n’en parlerais
pas,
À moins que dans la mêlée, il ne fût plein d’ardeur.
Car, à la guerre, seul est un bon soldat,
Celui qui soutient la vue du carnage,
Qui brûle de défier l’ennemi au plus près.
Voilà la vaillance, voilà pour le jeune guerrier
Le prix au monde le plus beau.
C’est un trésor pour sa ville et son peuple,
Le héros qui, sans faiblir, le pied assuré,
Résiste en première ligne.
L’âme et le cœur endurants,
Jamais le désir de la fuite ne l’effleure,
Il encourage au combat ceux qui sont près de lui.
Tel est le vrai guerrier. Il met en fuite aussitôt
La phalange cruelle du farouche ennemi,
Il soutient vaillamment la vague du combat ;
Et lui-même tombant au champ d’honneur,
S’il renonce à la vie, c’est pour faire la gloire
De sa ville, de son peuple et de son père.
Sa poitrine, le cercle de son bouclier, sa cuirasse
Montrent tous les traits que par-devant il reçut ;
Jeunes et vieux, tous le pleurent également.
Toute la ville est plongée dans le deuil,
On honore son tombeau, ses enfants,
Les enfants de ses enfants, toute sa postérité.
Ni sa gloire ni son nom ne périssent,
Bien que sous terre, il demeure immortel,
Le brave qu’a fait périr l’ardeur d’Arès,
Quand il combattait, le pied ferme,
Pour sa terre et ses enfants.
Mais, s’il n’est pas tombé dans les filets de la mort,
S’il revient en vainqueur, tout chargé de louanges,
Jeunes et vieux, tous l’honorent également.
Bien des plaisirs lui sont accordés,
Avant qu’il ne rejoigne l’Hadès ;
Quand il prend de l’âge, sa cité le vénère,
Nul ne veut outrager son honneur,
Ni l’offenser dans ses droits.
Chacun s’efface devant lui, et lui cède la place,
Les jeunes, les gens de son âge comme les plus vieux.
Efforçons-nous donc ardemment d’atteindre à cette haute
vaillance
Sans jamais refuser le combat !
SÉMONIDE D’AMORGOS
Au VIIe siècle avant J.-C., Sémonide ou Simonide
d’Amorgos est un des auteurs d’iambes les plus célèbres.
L’iambe est un pied composé d’une syllabe brève suivie d’une
longue, mais aussi un genre dévolu à l’invective, souvent
grossière et lestée d’allusions sexuelles crues. Cette
caractéristique serait liée à son apparition dans le cadre de
carnavals rituels en l’honneur de Dionysos. Pour Aristote,
l’iambe constitue le contraire de l’épopée. À l’inverse du
rythme ample et régulier de celle-ci, il recourt en effet à un
vers frémissant et proche du style oral. Son vocabulaire est
familier, sa langue commune et il s’adresse à un public
particulier pour évoquer des sujets contemporains.
Foncièrement satirique, porté à la dérision, il suit l’humeur
d’un poète qui n’hésite pas à s’exprimer à la première
personne.
Le poème « Sur les femmes » de Sémonide correspond à
cette définition. En cent dix-huit vers à la première personne,
ce texte férocement misogyne propose dix caractères féminins
au vitriol. Mais l’auteur burine des tempéraments sub specie
aeternitatis, hors du temps, transformant ce qui pourrait
paraître attaque fielleuse en observation moraliste. Il fustige
des travers comportementaux. La façon dont Sémonide associe
chaque type à un animal (truite, renard, chienne, etc.)
rapproche son propos de celui d’un fabuliste. En outre, la
dernière séquence, consacrée à la femme-abeille, ne relève
plus de la critique : elle célèbre un modèle. Derrière la
morsure perce le surgissement rageur d’un idéal, ou du désir
qui s’obstine.
Sur les femmes
Ce fut sans la femme que le dieu
À l’origine conçut l’intelligence ;
L’une, née d’une truie aux soies dures
Laisse tout traîner chez elle,
Dans la poussière et l’ordure ;
Elle ne se lave pas, ses vêtements sont sales,
Elle engraisse, assise sur son fumier.

Cette autre femme, le dieu l’a fait naître


Du perfide renard ; elle sait tout ;
Elle n’ignore rien de ce qui est bien,
Ni non plus rien de ce qui est mal,
Tantôt elle prononce de bonnes paroles,
Tantôt elle en prononce de mauvaises,
Et sa colère l’entraîne d’un côté ou de l’autre.

Cette autre, née d’une chienne, malfaisante,


Ressemble, trait pour trait, à sa mère :
Elle veut tout entendre, tout savoir,
Jetant ses regards à la ronde, errant partout,
Elle aboie, même si elle ne voit personne.
L’homme ne peut la faire cesser, qu’il la menace,
Ou que, dans sa fureur, d’une pierre, il lui brise les dents,
Ou encore qu’il lui parle avec douceur,
Ou bien qu’il la fasse asseoir au milieu de ses hôtes :
Elle lancera constamment des cris inutiles.
Cette autre, les Olympiens l’ont formée
Du limon de la terre, et ont donné à l’homme
Cette femme stupide qui ignore le bien comme le mal,
Qui ne sait qu’une chose : manger.
Et quand les dieux envoient un mauvais hiver,
Et qu’elle a froid, elle tire sa chaise près de la cheminée.

Voici cette autre, née de la mer ; elle est double :


Soit elle rit et se réjouit toute la journée durant :
Et l’hôte qui la voit dans la maison fait son éloge :
« Nulle part dans le monde on ne pourra trouver
Une femme meilleure ni plus belle que celle-là »,
Soit elle est insupportable, elle n’est ni à voir,
Ni à approcher, mais elle est pleine de fureur ;
Inabordable, comme une chienne près de ses petits,
Elle devient dure et désagréable pour ses amis,
Aussi bien que pour ses ennemis ;
Elle ressemble à la mer : souvent étale et tranquille,
Pendant l’été, elle fait la joie des marins ;
Mais souvent aussi, elle entre en fureur,
Et fait retentir ses flots mugissants.
Telle est la nature de cette femme :
Aussi changeante que la mer dont elle est née.
Celle qui vient de la cendre ou d’un âne souvent battu,
Ne se résigne à travailler que sous la contrainte.
Cachée dans un coin, elle ne fait que manger,
Tard dans la nuit, et pendant tout le jour,
Et elle mange encore près de la cheminée.
Pour le commerce d’amour, de la même façon
Elle prend tous ceux qu’elle rencontre.

Celle qui est née de la belette est d’une race malheureuse :


Chez elle, rien de beau, rien de désirable,
Aucun charme, aucune grâce ;
Mais elle raffole des plaisirs du lit,
Au point de donner la nausée à qui est auprès d’elle ;
C’est une voleuse, qui fait beaucoup de mal à ses voisins,
Et souvent se repaît des offrandes aux dieux,
Avant qu’elles leur soient offertes.

De la gracieuse cavale à la belle crinière


Vient la femme qui refuse le travail servile et pénible,
Qui ne voudrait pas toucher au moulin, ou au crible,
Ni jeter les ordures hors de la maison,
Ni s’asseoir près du fourneau, pour ne pas être enfumée.
C’est par nécessité qu’elle se concilie les hommes ;
Elle se lave toute la journée, deux ou trois fois le jour
Elle se baigne ; elle se couvre de parfums,
Son abondante chevelure, sous un voile de fleurs,
Est toujours bien peignée ; voilà un spectacle charmant
Qu’une telle femme pour tous les hommes,
Mais c’est un fléau pour son mari,
À moins que ce ne soit un prince ou un roi,
Dont le cœur tire fierté de ce genre de choses.

Quant à la femme qui vient du singe, c’est de loin


Le plus méchant présent que Zeus ait fait à l’homme.
Son visage est très laid, et tout le monde rit,
Quand elle se promène en ville ; un cou trop court,
Une nuque raide, pas de fesses, maigre à faire peur,
Malheureux, l’homme qui tient ce laideron dans ses bras !
Elle connaît, comme le singe, toutes les ruses, et tous les
tours ;
Peu lui importe le rire ; jamais elle ne saurait faire du bien,
Mais son seul souci, son seul désir, toute la journée,
C’est de faire le plus de mal possible.

Et voilà celle qui vient de l’abeille : heureux l’homme qui


l’a prise !
À elle seule, Reproche ne peut rien dire :
Les ressources pour vivre abondent avec elle, et
s’accroissent ;
Chérie de son époux qu’elle chérit, elle vieillit avec lui,
Elle donne le jour à une belle et noble famille ;
Entre toutes les femmes, elle se distingue,
Une grâce divine l’environne ; elle n’aime pas être assise
Au milieu de celles qui parlent des plaisirs de l’amour.
C’est Zeus qui gratifie les hommes
De ces femmes si excellentes et si avisées.

Mais toutes les autres espèces de femmes


Sont toutes dues aux menées de Zeus,
Et toutes demeurent auprès des hommes.
Car c’est là le plus grand mal que Zeus ait créé,
Les femmes : quand elles semblent être utiles
À l’homme qui les possède, elles en font le malheur.
Impossible de passer dans la joie tout un jour
Pour celui qui le passe avec une femme.
De son foyer, il chassera avec peine la faim,
Cette divinité cruelle, cette odieuse compagne.
Quand un homme en son logis croit se réjouir
Après un présent du ciel, ou une faveur des hommes,
Invoquant le Reproche, elle se prépare au combat.
Partout où se trouve une femme, aucun hôte
Ne peut, quand il arrive, être reçu chez elle de bon cœur.
Celle qui semble être la plus raisonnable,
C’est celle-là qui est aussi la plus pernicieuse,
Et son mari en reste bouche bée ! les voisins, eux,
Rient de voir combien il est trompé, lui encore !
Chacun se souviendra de louer sa propre femme,
Mais celle d’autrui, il la critiquera.
Nous avons tous part égale, mais nous ne le reconnaissons
pas !
C’est donc le plus grand mal que Zeus nous ait donné,
L’entrave indestructible dans laquelle il nous a enchaînés.
SOLON
Solon appartient à la cohorte des Athéniens illustres. Né
dans une grande famille vers 640 avant J.-C., probablement
disparu en 560, il fut élu archonte en 594 pour rédiger un
Code et une Constitution destinés à permettre à Athènes de
surmonter une crise agraire qui menaçait de faire sombrer la
cité dans la guerre civile.
Alors que les petits propriétaires fonciers, trop endettés
pour rembourser leurs créanciers, étaient menacés de devenir
les esclaves des aristocrates nantis, ce qui eût signé la fin du
système démocratique alors en vigueur, il prit la décision
d’annuler leurs dettes, de racheter les paysans déjà devenus
esclaves et de frapper d’interdit les prêts qui engageaient la
liberté de leurs souscripteurs. Solon fixa ensuite par écrit la
constitution athénienne. Il instaura de nouveaux poids et
mesures, afin de favoriser la présence d’Athènes dans le
commerce maritime méditerranéen, et fut peut-être à l’origine
des premières frappes de monnaie de la cité. Ses réformes
échouèrent à résoudre véritablement la crise à laquelle elles
voulaient répondre : le tyran Pisistrate s’empara du pouvoir
en 561. Mais Solon, associé à la fondation de la démocratie
athénienne, n’en jouit pas moins d’une gloire éclatante. De
son vivant même, il fut compté pour un des Sept Sages de la
Grèce. Il incarne la figure par excellence du législateur juste.
Solon fut aussi poète. Il composa notamment des élégies
dans lesquelles il exprime ses convictions politiques et les
axiomes de son action. Ces vers ciselés, pleins de fermeté,
contribuèrent à diffuser et à pérenniser sa pensée. Ils
subsistent du reste essentiellement à l’état de fragments chez
des auteurs qui les citent, pour discuter sa politique ou en
faire l’éloge. Solon y affiche un sens de la justice qui le
rapproche d’Homère et d’Hésiode. La justice, pour lui,
procède de l’aptitude de chacun à observer le juste milieu, à
limiter ses convoitises, à résister à l’hybris, cette démesure
que la plupart des philosophes antiques fustigent, au bénéfice
de l’eunomia, le bon ordre. Politique et morale s’y révèlent
consubstantielles, de même que poésie et quête sapientiale.
Élégies
4a (81)
Je le sais, et j’ai le cœur serré dans ma poitrine,
(82)
Quand je vois la plus antique terre d’Ionie
Abattue…
Cité par Aristote, Constitution d’Athènes, 5, 2

4c
Vous, apaisez en vous-mêmes votre cœur plein de force,
Vous avez poursuivi à satiété nombre de biens,
Dans la modération, placez votre esprit fier ; car nous,
Nous n’obéirons pas, et vous vous en trouverez mal.
Cité par Aristote, Constitution d’Athènes, 5, 3

5
Au peuple, j’ai remis autant d’honneurs qu’il suffit,
Sans retrancher ni trop ajouter à ses droits ;
Quant aux puissants qu’on admirait pour leur richesse,
J’ai fait en sorte qu’eux non plus n’aient aucun tort ;
J’ai fait front, couvrant d’un fort bouclier chacun des deux
camps,
Et je n’en ai laissé aucun vaincre injustement.
Cité par Aristote, Constitution d’Athènes, 12, 1 et Plutarque, Vie de Solon, 18, 5

6
Voici comment le peuple suivrait le mieux ses chefs :
Ni trop de liberté, ni trop de contrainte ;
Car la satiété engendre la violence, quand une grande
fortune s’attache
À tous ceux qui n’ont pas un esprit fait pour la recevoir.
Cité par Aristote, Constitution d’Athènes, 12, 2

7
On ne peut plaire à tous dans les grandes affaires.
Cité par Plutarque, Vie de Solon, 25, 6

9
Des nuages nous arrive la force de la neige et de la grêle ;
De l’éclair aveuglant, le tonnerre jaillit ;
Des hommes puissants, vient la perte d’une cité ; et dans
l’esclavage
Du tyran, le peuple tombe par ignorance ;
Qui s’est trop élevé n’est pas facile à contenir plus tard ;
Il faut désormais examiner avec soin toute chose.
Cité par Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, 9, 31, 2

11
Si vous êtes dans le malheur à cause de votre propre faute,
N’en faites pas porter une part aux dieux,
C’est vous qui avez accru la puissance de vos ennemis
En leur donnant des gardes du corps,
Voilà pourquoi vous êtes dans un dur esclavage ;
Chacun de vous marche dans les traces du renard,
Mais vous tous, vous n’avez qu’un esprit vide,
Vous regardez la langue et les belles paroles,
Mais pour les actes, vous n’en tenez aucun compte.
Cité par Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, 9, 31, 3

12
Les vents troublent la mer ? Mais si personne
Ne l’agite, elle est l’image même de la justice…
Cité par Plutarque, Vie de Solon, 3, 7

13
Filles splendides de Mnémosyne et de Zeus olympien,
(83)
Muses de Piérie , entendez ma prière !
Que les Bienheureux m’accordent la prospérité, et les
hommes
Une éternelle renommée !
Puissé-je être doux aux amis, dur envers les ennemis,
Objet de respect pour les uns, de crainte pour les autres.
Les biens, je les désire, mais si je les acquiers injustement,
Je n’en veux pas ; la justice viendra toujours.
La richesse dispensée par les dieux, l’homme la garde,
Solide en tous ses points, de la base au sommet,
Mais celle à qui l’orgueil des hommes attache du prix,
N’obéit pas à l’ordre, cède malgré elle
À des actions injustes, et vite avec elle arrive la ruine :
Insignifiante en ses débuts, comme un feu qui naît,
Elle finit par répandre le malheur.
Car les œuvres d’orgueil n’ont pas une longue vie,
Mais Zeus pourvoit au terme de toute chose,
Et soudain, de même qu’un vent printanier a tôt fait
De disperser les nuages, une fois
Ébranlés jusqu’au fond les flots de la mer stérile,
Et ravagées les belles moissons de la terre ;
Il arrive alors à la haute demeure céleste des dieux
Et rend à nouveau visible la pureté de l’éther,
Et sur la terre grasse brille la belle ardeur du soleil,
Qui fait disparaître tous les nuages,
Ainsi s’applique le châtiment de Zeus, qui n’est pas
prompt
Comme l’homme, à s’irriter de toute chose.
Cependant il voit tout, il sait percer l’âme coupable,
Et finit toujours par se manifester.
Mais l’un expie immédiatement, et l’autre plus tard.
Et si certains ne sont pas punis,
S’ils échappent au châtiment voulu par les dieux,
La punition arrive toujours : sans être coupables,
Leurs enfants ou leur postérité expient plus tard leurs
fautes.
Mais nous, les mortels, bons ou méchants,
(84)
Nous nous trompons sur ce que nous sommes ,
Nous nous flattons, stupidement, de vains espoirs.
Celui qu’afflige une pénible maladie a dans l’esprit
Qu’il recouvrera la santé.
Un autre, qui est lâche, se croit un homme brave ;
Cet autre est laid, mais pense être beau.
Celui-là n’a pas de bien, la pauvreté le presse,
Mais il pense un jour être très riche ;
Il veut rapporter chez lui tous ses gains, son vaisseau
Sur la mer poissonneuse essuie de terribles bourrasques,
Et il n’épargne aucun danger à sa vie ;
Celui-là, creuse la terre riche en arbres, toute l’année
durant,
C’est un esclave, comme tous ceux qui travaillent leur
champ ;
Cet autre a appris l’art d’Athéna et de l’industrieux
(85)
Héphaïstos ,
Il doit à ses mains d’assurer sa subsistance.
Un autre tient ses dons des Muses Olympiennes,
Il connaît la mesure de l’aimable sagesse.
Un autre a été choisi comme devin par Apollon l’archer,
Il sait les malheurs qui de loin arrivent aux hommes ;
Et les dieux l’accompagnent. Mais la destinée, en tous les
cas,
Ni un oiseau, ni un sacrifice ne peuvent l’écarter.
(86)
D’autres sont médecins ; ils ont le savoir de Péan ,
expert en remèdes ;
Et cependant leur réussite n’est pas sûre :
Souvent, d’une faible douleur, naît une grande souffrance
À laquelle ils ne sauraient donner un doux remède.
Au contraire, l’homme qu’affligent de graves et terribles
maladies,
Peut, entre leurs mains, recouvrer vite la santé.
(87)
La Moire apporte aux mortels les biens et les maux ;
On ne peut échapper à ce qui vient des dieux.
Les dangers menacent toutes les entreprises, et nul ne sait
Comment doit finir ce qu’on a commencé,
Mais l’un s’essayant à bien faire, sans l’avoir prévu,
Tombe dans le malheur le plus grand,
Alors que celui qui agit mal, le dieu ne lui tient pas rigueur
De son imprudence, heureuse Fortune !
Mais pour les hommes il n’est, à la richesse, de limite
visible.
Ceux d’entre nous qui ont beaucoup
Veulent le double. Qui pourrait tous les satisfaire ?
Aux mortels, les dieux seuls procurent les gains,
Mais d’eux vient aussi la ruine, quand Zeus l’envoie
Pour les punir, tantôt sur l’un tantôt sur l’autre.
Cité par Stobée, Anthologie, 3, 9, 23
(88)
19
Désormais puissiez-vous, toi et tes descendants, habiter
longtemps
Sur cette ville de Soles dont vous êtes les princes,
Et moi, puisse Cypris au front de violettes, me ramener
Sans encombre, loin de son île illustre, sur la nef rapide,
Accordant à cette cité gloire et bonheur, et à moi
Un bon retour dans ma patrie !
Cité par Plutarque, Vie de Solon, 26, 4

21
Puisse la mort ne pas venir sans qu’on me pleure, et mes
amis,
Puissent-ils sur moi gémir et sangloter !
Cité par Plutarque, Vie de Publicola, 24, 5

24
Aussi heureux les riches qui possèdent beaucoup d’or
Et d’argent, des champs fertiles en froment,
Des chevaux et des mulets, que ceux dont toute la force
Se trouve dans l’estomac, les flancs et les pieds,
Auxquels un garçon ou une fille donnent le moment venu
(89)
Leur jeunesse ; car c’est là le moment idéal .
Cité par Plutarque, Vie de Solon, 2, 3

34
Eux venaient au pillage ; ils avaient de folles espérances,
Chacun d’eux pensait trouver une grande prospérité,
Et me croyait dur, malgré mes séduisantes paroles ;
Propos sans consistance ! maintenant, irrités contre moi,
Tous me regardent de travers comme un ennemi ;
À tort : ce que j’ai dit, avec l’aide des dieux, je l’ai
accompli,
Mais je n’ai pas agi à la légère, car ni ne me plaît
La violence de la tyrannie, ni que, de la grasse terre
De la patrie, les bons comme les mauvais aient même part.
Cité par Aristote, Constitution d’Athènes, 2, 3

36
Et moi, le but pour lequel j’avais rassemblé
Le peuple, me suis-je arrêté avant de l’avoir atteint ?
Elle peut, au tribunal du temps, mieux que tout autre,
En témoigner, la très sainte mère des Olympiens,
La Terre noire, dont autrefois j’ai supprimé
(90)
Les bornes qu’on y avait partout plantées ,
Autrefois asservie, et maintenant libre ;
J’ai ramené à Athènes, cette patrie fondée par des dieux,
Bien des gens vendus, plus ou moins justement,
Ou réduits à l’exil, endettés qu’ils étaient ;
Ils ne parlaient plus la langue attique,
Comme ceux qui sont partout errants ;
D’autres, ici même, subissaient une servitude indigne,
Tremblant devant l’humeur de leurs maîtres :
Je les ai rendus libres ; et cela avec autorité
Je l’ai fait, ayant ajusté la force à la justice,
Et je suis allé jusqu’au bout, comme je l’avais promis ;
J’ai rédigé des lois égales pour le bon et pour le méchant,
En ajustant pour chacun une justice droite.
Si un autre homme que moi avait pris l’aiguillon,
Un homme malintentionné et âpre au gain,
Il n’aurait pu contenir le peuple ; car si j’avais voulu
Ce qui plaisait alors aux ennemis du peuple,
Ou ce que leur souhaitaient leurs adversaires,
La cité aurait été veuve de bien des hommes ;
C’est pourquoi montrant ma force sur tous les fronts
J’étais comme un loup face à une meute de chiens.
Cité par Aristote, Constitution d’Athènes, 12, 4
SAPPHO
Elle était, écrit Robert Brasillach dans son Anthologie de
la Poésie grecque, « la merveille du lyrisme grec ». Sappho
jouit dès l’Antiquité d’une extraordinaire réputation. Platon
voit en elle la Dixième Muse (Lois, 654a). Strabon la déclare
incomparable. Contemporains et successeurs l’ont
régulièrement citée, imitée. Catulle, à Rome, compose son
élégie 51 « À Lesbie » à son exemple. Il semble que les
Byzantins des VIe et VIIe siècles de l’ère chrétienne
conservaient encore l’ensemble de ses poèmes, plus de mille
ans après leur composition. La brutale disparition de la
plupart d’entre eux serait le fait des moines de Constantinople,
indignés par l’image incandescente de l’amour profane chez
Sappho.
Sappho est néanmoins la seule poétesse de la Grèce
ancienne dont plusieurs pièces ont subsisté, grâce au nombre
de papyrus où elles furent copiées et aux commentaires
qu’elles suscitèrent. Il ne reste rien de l’œuvre de Télésila
d’Argos ni de celle de Praxilla de Sicyone. Corinne fut, dit-on,
la rivale de Pindare : quelques lambeaux de poèmes
permettent mal de mesurer l’éclat qui lui est attribué. Il revient
donc à Sappho de faire vibrer une voix de femme antique et
d’incarner l’apogée de l’ancienne monodie lyrique.
La poétesse naquit vers 630 avant J.-C. dans une famille
noble. Elle exerça une forme de magistère auprès de jeunes
filles auxquelles elle apprenait le chant et la musique. À partir
de l’époque hellénistique, lorsque les érudits commencèrent à
lui inventer une vie conforme à ses textes, cette activité passa
pour dénoter des penchants homosexuels de sa part.
Originaire de Lesbos, elle aurait été à l’origine du
« lesbianisme ». Aucun indice n’accrédite cette idée. Sappho a
écrit des élégies, des épigrammes, des iambes, ainsi que de
nombreux épithalames, ces poèmes dont le chant scandait les
cérémonies de mariage. Son œuvre est variée. Elle ne
privilégie aucun genre, multiplie les sujets. Toutes ses
compositions, en revanche, sont destinées à être interprétées
avec un accompagnement musical, ou lyrique, dont la
résonance manque désormais cruellement à leur appréciation.
L’originalité de Sappho tient à la façon dont elle célèbre
essentiellement la passion amoureuse, et surtout la passion
envisagée comme un élan qui brûle, qui dévaste, un élan dont
le surgissement mine le corps des amants éblouis. La jeunesse
et la beauté de l’être aimé, la grâce des palais, des jardins ou
des temples parmi lesquels il évolue, la sensualité douce des
parfums, du vin, les guirlandes, n’alanguissent rien de l’émoi
que la poétesse décrit. Le rythme est souple, harmonieux, mais
l’amour chez Sappho est ravissement, suffocation. Il rompt.
Foudroie. Tourmente. La séparation, l’indifférence de l’autre,
le silence, la solitude intérieure, l’accompagnent presque
toujours. Allié à un usage permanent de la première personne,
ce tableau brutal suggère dans l’amour une épreuve marquée
par la dépossession et la dissociation de soi. Il sculpte une
voix au désir nu. Sappho invente une rhétorique dont
l’incantation modèlera des siècles de sensibilité érotique. Au
début de l’ère chrétienne, le pseudo-Longin consacre un traité
au sublime : l’œuvre de Sappho lui paraît en offrir une des
manifestations les plus accomplies.
Poèmes lyriques
1
Immortelle Aphrodite, Déesse au trône diapré,
Fille de Zeus, tisseuse de ruses,
Je t’en conjure,
N’accable point mon âme, ô maîtresse,
Sous le poids nauséeux du chagrin !

Mais viens à moi, si jamais en d’autres temps,


Entendant de loin mes cris,
Tu m’as écoutée, comme tu es venue,
Quittant le palais doré de ton père,

Sur ton char attelé. Des colombes te conduisaient,


Rapides et charmantes, autour de la terre sombre,
Elles battaient vivement des ailes depuis le haut du ciel
Au travers de l’éther.

Et soudain, elles furent là. Et toi, ô Bienheureuse,


Un sourire éclairait ton visage immortel,
Et tu me demandais quelle était cette nouvelle souffrance,
Pourquoi de nouveau ces cris vers toi,

Quels étaient les désirs de mon cœur affolé.


« Qui dois-je à nouveau conduire à ton amour.
Quelle est celle, ô Sappho, qui t’a blessée ?

Si elle te fuit, bientôt elle te cherchera.


Elle refuse tes présents ? demain elle t’en donnera.
Si elle ne t’aime pas, bien vite elle t’aimera,
Même si elle ne le veut pas. »

Viens à moi, maintenant encore, délivre-moi


De mes âpres soucis. Tout ce que désire mon cœur
Accomplis-le, et sois toi-même
Mon alliée au combat !
Cité par Denys d’Halicarnasse, De la composition littéraire, 23

2
Viens me rejoindre, depuis la Crète, en ce temple pur,
Dans ton plaisant bosquet de pommiers, auprès de tes
autels
Embaumés d’encens ;

Une eau fraîche chante à travers les branches chargées de


pommes
Et toute la place est ombragée de roses ; du feuillage qui
remue
Descend un lourd sommeil ;

La prairie aimée des chevaux s’émaille de fleurs


printanières
Et le souffle du vent a la douceur du miel,

Ici toi… Cypris, prends les coupes d’or


Et remplis-les du nectar qui délicieusement accompagne
Nos fêtes.
16
Une armée de cavaliers, dit-on, ou bien une troupe de
fantassins,
Une escadre de navires encore, sur la terre sombre rien de
plus beau ;
Mais pour moi, c’est celui-là, quel qu’il soit,
Que l’on aime d’amour.

C’est un fait bien facile à comprendre : Hélène, la plus


belle des femmes,
Laissant son mari, le meilleur des guerriers,
Quand elle fit voile vers Troie, ni de sa fille, ni de ses chers
parents
(91)
Ne garda le souvenir, mais l’amour l’égara………

Sa démarche adorable, le rayonnant éclat de son visage,


J’aimerais mieux les avoir sous mes yeux, que les chars des
Lydiens
Et leurs fantassins tout armés !
31
Il m’apparaît tout pareil aux dieux,
L’homme qui, assis devant toi,
Écoute, tout près de toi, la douceur de ta voix.

Son rire excite mon désir, et je le jure,


Affole mon cœur dans ma poitrine ;
Sitôt que je t’aperçois, ma voix s’étrangle,
Ma langue se brise, et sous ma peau
Soudain rampe un feu subtil,
Mes yeux ne voient plus,
Mes oreilles bourdonnent,
La sueur ruisselle sur mon corps,
Un frisson me parcourt tout entière,
Je deviens plus verte que l’herbe,
(92)
Je me sens presque morte …
Cité par le pseudo-Longin, Traité du sublime, 10, 1-3

47
Éros m’a secoué l’âme,
Comme le vent de la montagne,
Quand il s’abat sur un chêne.
Cité par Maxime de Tyr, Conférences, 18, 9

48
(93)
Tu vins , et moi j’aspirais à toi,
Mais tu as refroidi le désir qui consumait mon cœur.
Cité par Julien, Lettres, 183

55
Morte, tu seras gisante, et de toi nul souvenir jamais,
Nul regret, dans l’avenir ne seront. Car tu n’as pas eu ta
part
Des roses de Piérie. Invisible, même dans la demeure
d’Hadès,
Ton âme envolée rôdera parmi les morts sans nom.
Cité par Stobée, Anthologie, 3, 4, 12

94
Franchement je voudrais être morte !
Quand elle me quitta, elle versa

Bien des larmes et elle me dit :


« Hélas quel supplice est le nôtre !
Sappho, malgré moi je t’abandonne. »

Et moi je lui répondis :


« Adieu, bonne route, et que de moi
Tu te souviennes ; car tu sais comment nous
t’avons poursuivie !

Mais moi, je veux te rappeler………


Les jours heureux que nous avons vécus.

Avec toutes ces couronnes de violettes,


De roses, et de crocus ensemble
(94)
……… tu te tenais près de moi .

Tu entourais ta gorge délicate de guirlandes odorantes


Entrelacées de fleurs,
Et d’huile parfumée tu frottais ton corps de
(95)
reine ………
THÉOGNIS
Théognis naquit à Mégare, entre Corinthe et Athènes, au
VIe siècle avant J.-C., dans une famille aristocratique. Ainsi
participa-t-il au gouvernement de Mégare avant d’être
contraint à l’exil par un coup d’État mené contre le parti
oligarchique auquel il appartenait. Théognis vécut alors à
Sparte, en Eubée, en Sicile, à Thèbes, où il mourut. Proscrit,
appauvri, cet ancien propriétaire terrien ne décolère pas. Il est
l’auteur de distiques élégiaques en dialecte ionien qui
remâchent la rancœur et le sentiment de la décadence : la
victoire de la démocratie est, selon lui, la marque d’une
déchéance politique et morale. Ce révolté est un vaincu.
La tradition a conservé environ mille quatre cents vers de
Théognis, répartis en deux manuscrits que les éditeurs font
aujourd’hui fusionner. Le poète y alterne les considérations
morales, les exhortations et les remontrances. Il s’adresse
parfois à des pairs, souvent à un éphèbe dont il est épris,
Cyrnos. Théognis, toujours, s’emploie à transmettre les
principes de son monde. Mais, chantre d’une morale
banalement traditionnelle, violent, misanthrope, plein de haine
pour la plèbe qui l’a dépossédé de ses privilèges, hanté par le
sentiment de la perte et le goût du plaisir que trahissent ses
vers consacrés au vin et à l’amour, il compose une poésie
faussement didactique. Les lieux moraux et les maximes sont
énoncés avec une passion qui les excède. Il y a chez Théognis
une puissance qui transfigure l’amertume ou l’âpreté
insatisfaite à jouir. Elle trahit, sourdement, l’effroi et la
fascination d’une pureté impossible.
Élégies
« NE ME CHÉRIS PAS AVEC DES MOTS »
Ne me chéris pas avec des mots, en portant ailleurs tes
pensées,
S’il est vrai que tu m’aimes et que tu es fidèle
Aime-moi avec un cœur pur ou bien livre-toi à la haine,
Et va-t’en loin de moi pour vider ta querelle ;
Redoutable, le compagnon au cœur double, avec une seule
langue :
Mieux vaut qu’il soit ton ennemi que ton ami, Cyrnos.
Si un homme fait ton éloge aussi longtemps que tu le vois,
Mais s’il médit de toi dès qu’il s’est éloigné,
Un compagnon de ce genre n’est pas un ami convenable,
Car flatteuse est sa langue, mais tout autre sa pensée.
Puissé-je avoir un ami tel que, connaissant son compagnon,
Il en supporte même les pesantes colères,
Comme si c’était son frère. Mais toi, mon ami, retiens
cela :
Un jour, dans l’avenir, tu te souviendras de moi.
v. 87-100

IGNORANCE DE L’HOMME
Pertes ou gains, aucun homme n’en est lui-même
responsable,
Car ils viennent des dieux, les uns comme les autres ;
Quand il engage son affaire, aucun homme non plus ne
sait,
Si l’issue en sera heureuse ou malheureuse ;
S’attendant souvent au mal, c’est le bien qui lui arrive,
Escomptant un bien, il ne choisit que son mal.
Jamais personne non plus n’a vu tous ses vœux
s’accomplir :
La dure impossibilité en limite le cours.
v. 133-143

MALÉDICTION DE LA DÉMESURE
Démesure, Cyrnos, tout premier mal qu’un dieu envoie
Pour celui dont il veut qu’il soit moins que rien.
v. 151-152

GLOIRE ET POÉSIE
C’est à toi que j’ai donné des ailes, pour qu’un vol léger
t’emporte
Sur la mer sans limite et par toute la terre.
Tu assisteras aux banquets, tu seras de tous les festins,
Ton nom volera sur toutes les lèvres,
C’est toi que de charmants jeunes gens sur leurs flûtes
aiguës
Chanteront avec grâce, de leurs belles voix claires ;
Et quand tu seras descendu dans le fond ténébreux de la
terre,
Aux demeures d’Hadès, gémissantes de cris,
Tout mort que tu seras, jamais tu ne perdras ta gloire.
Mais les hommes toujours célébreront ton nom.
Tu voyageras par la Grèce, Cyrnos, tu iras d’île en île,
Traversant les champs stériles de la mer poissonneuse,
Non pas monté sur un cheval, mais avec pour équipage
Les présents des Muses couronnées de violettes.
Tant que l’on verra la terre et le soleil, tu resteras vivant,
Pour ceux qui aiment le chant et, après nous, l’aimeront.
Cependant je vois que pour moi tu n’as pas le moindre
égard :
Tu m’abuses de mots, comme un jeune enfant.
v. 237-254

« COMME UN CHIEN, J’AI PASSÉ LE


TORRENT »
Zeus Olympien, exauce-moi, écoute ma prière opportune ;
Après tant de malheurs, accorde-moi quelque bien.
Plutôt mourir, si je ne trouve aucune trêve à mes soucis,
Si je ne puis rendre chagrin contre chagrin.
Car c’est mon sort : aucun espoir, je le vois, d’être vengé
de ceux
Qui possèdent les biens dont ils m’ont dépouillé,
En me faisant violence. Et moi, comme un chien, j’ai passé
le torrent
Que les pluies ont grossi, en ayant tout perdu.
Ah ! puissé-je boire leur sang noir ! Qu’un bon génie veille
sur moi,
Pour accomplir tous les souhaits de mon cœur.
v. 341-350

INJUSTICE DE ZEUS
Grand Zeus, tu me surprends : tu règnes sur toute chose,
À toi seul, tu détiens honneur et puissance,
Tu connais bien les hommes, tu pénètres leur cœur,
Ton empire, ô roi du ciel, est souverain ;
Comment donc oses-tu, Cronide, accorder même destin
Aux hommes criminels comme aux justes,
À qui s’est tourné vers la mesure, comme à qui a choisi
l’excès,
Corrompu par l’exemple des crimes impunis ?
v. 373-380

HONTE DE L’AMERTUME
Bois quand les autres boivent, mais quand ton cœur est
plein d’amertume,
Qu’aucun ne sache le chagrin qui t’accable !
v. 989-990

EFFROI
Aussitôt la sueur m’envahit, et ruisselle à flots sur ma
peau.
Je frissonne plein d’effroi devant notre jeunesse en fleur,
Si belle, et si agréable ; hélas ! comme elle devrait être plus
longue !
Mais voilà qu’elle passe, aussi brève qu’un songe,
La jeunesse si vivace, et que plane, menaçante et hideuse,
Aussitôt sur nos têtes, la vieillesse funeste !
v. 1017-1022

« AH ! MISÉRABLE ÉROS ! »
Ah ! misérable Éros ! Pris par les Démentes, tu as sucé leur
lait.
(96)
C’est toi qui as perdu l’acropole d’Ilion ,
(97)
C’est toi qui as perdu le fils d’Égée, le grand Thésée ,
c’est ton orgueil insensé
(98)
Qui a perdu le fils d’Oïlé, le vaillant Ajax .
v. 1230-1234
ANACRÉON
Né vers 570 avant J.-C. à Téos, sur la côte de l’Asie
mineure, Anacréon est un des poètes grecs les plus célèbres.
Contraint de fuir sa patrie menacée par la Perse, il vécut à
Samos chez le tyran Polycrate, à Athènes chez Hipparque, le
frère du tyran Hippias, ainsi qu’en Thessalie. Imité par les
Alexandrins, puis les Latins, il séduisit infiniment Ronsard et
les poètes de la Renaissance. Rémi Belleau publia en 1556 un
recueil de traductions de ses odes. À cette date toutefois,
l’œuvre d’Anacréon est assimilée à celle de ses nombreux
admirateurs depuis la fin de l’Antiquité, les poètes
anacréontiques. Or, si Anacréon est un poète de cour, s’il
célèbre l’amour et les plaisirs du monde, il mêle à l’expression
de la tendresse et de la sensualité des traits d’esprit, de
l’humour, une ambivalence, qui interdisent d’y voir un zélateur
naïf du carpe diem. Au contraire, l’entrelacement de la grâce
joyeuse et de la mélancolie est une caractéristique des
fragments qu’on a conservés de lui. Ce dernier grand auteur
de monodie est plus complexe que ses tardifs imitateurs. La
moquerie, dans ses œuvres, suggère une distance voilée à
l’instant du pur abandon. Elle révèle finalement une réticence
à la simplification hédoniste de soi.
Iambes
347 (99)
[…] et de ta chevelure, qui ombrageait
Ton cou délicat,

Mais à présent ta tête est rase


Et ta chevelure, tombée dans des mains
Malpropres, tout entière, s’est écoulée
Sur la poussière noire.

Misérablement, sous les coups du fer,


Elle est tombée autour de toi, et moi, écœuré,
Je suis accablé. Que peut-on faire en effet,
Quand on n’a même pas su défendre la Thrace ?

J’entends dire qu’elle a de tristes pensées,


La femme bien connue
Et qu’elle dit souvent,
Accusant son destin :

Comme je serais heureuse, mère,


Si tu me prenais et que tu me jetais
Dans les flots amers de l’onde
Aux sombres tourbillons !
Oxyrhynchus papyrus, 2322, fr. 1

358
Amour aux cheveux d’or, à nouveau
M’a lancé une balle couleur de feu ;
Il m’invite à jouer
Avec une fille aux sandales irisées.
Mais elle, — car elle est de Lesbos
La bien bâtie — n’aime pas ma toison
(100)
Grisonnante, et elle reste bouche bée devant une autre .
Cité par Athénée, Deipnosophistes, 13, 599c-d

360
Enfant, au regard virginal,
Je te poursuis, mais toi, tu ne vois rien !
Ah ! ne sais-tu pas que tu tiens
Les rênes de mon âme ?
Cité par Athénée, Deipnosophistes, 13, 564d

388
Autrefois, il portait de mauvais habits, un capuchon serré,
Des osselets de bois dans les oreilles, et autour de ses
flancs
Un morceau de cuir usé,
Enveloppe crasseuse d’un méchant bouclier ;
(101)
harengères
Et gitons faisaient la compagnie du misérable Artémon,
Il vivait de rapines,

Le cou souvent dans le bois (102), il était souvent sur la


roue,
Le dos souvent frappé par le cuir du fouet, les cheveux
Et la barbe arrachés ;
Mais maintenant il roule en carrosse, à ses oreilles il a des
pendants d’or
… et il porte une ombrelle en ivoire,
(103)
Tout comme une princesse…
Cité par Athénée, Deipnosophistes, 12, 533f-534b
395
Grises désormais sont nos tempes
Et nos cheveux sont tout blancs ;
La charmante jeunesse n’est plus,
Et nos dents sont bien vieilles,
Car de cette douce vie,
Bien peu de temps nous est de reste.
Voilà pourquoi je gémis,
Dans la crainte du Tartare ;
Hadès est un gouffre terrible,
Et redoutable le chemin
Qui nous y conduit ;
C’est qu’il est difficile,
(104)
De monter à nouveau, une fois descendus !
Cité par Stobée, Anthologie, 4, 51, 12

417
Cavale de Thrace, pourquoi ces regards obliques,
Pourquoi cette fuite farouche ? Me crois-tu sans adresse ?
Je pourrais, sache-le, bellement, te mettre sous le frein,
Puis, les rênes à la main, te faire tourner dans la carrière ;
Ores tu pais l’herbe des prairies, où tu joues, légère et
bondissante,
« pour ce que tu n’as point encore
(105)
Trouvé quelque bon chevaucheur ».
Cité par Héraclite, Allégories d’Homère, 5
428
J’aime à nouveau, et je n’aime pas,
Je suis fou, et je ne suis pas fou.
Cité par Héphestion, Manuel de métrique, 5, 2

432
Désormais me voilà mûre, abîmée,
À cause de ton amour déréglé…
Etymologicum Genuinum, 523, 4

Épigrammes
100 D
Agathon le terrible a donné sa vie pour Abdère,
Toute la ville a pleuré devant son bûcher :
Aucun jeune homme ne fut si vaillant parmi ceux que tua
le sanglant Arès
Dans les tourbillons de l’affreux combat.
Cité dans l’Anthologie palatine, VII, 226

102 D
Toi aussi, Cléanoridès, t’a perdu le désir de la terre natale,
Trop hardi devant la tempête du Notos,
La saison te retient, sans caution, prisonnier, et ton aimable
jeunesse
Est le jouet des vagues humides.
Cité dans l’Anthologie palatine, VII, 263
POÈTES ANACRÉONTIQUES
Séduits par son charme et les plaisirs dont il est le chantre,
de nombreux poètes antiques, parfois très tardifs, imitèrent
Anacréon, reprenant les thèmes de son œuvre ou certains
mètres qu’il avait utilisés. Ils écrivirent ainsi sur un mode
léger des pièces brèves qui célèbrent la volupté, l’amour, le
vin. Cette poésie à la fois raffinée et facile est dépourvue des
tensions qui animent la production d’Anacréon lui-même.
Cette ample production abusa cependant les Latins et leurs
successeurs de la Renaissance au XVIIIe siècle. Chénier,
notamment, dans ses Bucoliques, s’en inspire sans faire le
partage avec les fragments authentiques d’Anacréon. Ces
poèmes, comme le célèbre « Amour piqué » (fragment 33),
nourrirent ainsi une abondante tradition de poésie érotique,
sensible et gracieuse.
Œuvres diverses
1
Anacréon me vit,
Le chanteur de Téos,
— C’est là un rêve — il me parla ;
Et moi, courant à ses devants,
Je le serrais dans mes bras.
Il était vieux mais beau,
Beau, et voluptueux.
Sa lèvre sentait le vin.
Comme il tremblait déjà,
Amour le tenait par la main.
Et lui, ôtant de sa tête
La couronne, il me la donna.
D’Anacréon, elle avait la fragrance !
Et moi, le fou, je la pris,
Et m’en couronnai le front.
Et depuis ce jour-là,
Je n’ai pas cessé d’aimer.
6
Tressant une couronne, un jour,
Dans les roses, je trouvai Amour ;
Je le pris par les ailes
Et le plongeai dans mon vin.
Je bus à cette coupe,
Et dès lors, ses ailes, par tout mon corps,
(106)
Me titillent toujours .
9
Laisse-moi, par les dieux,
Laisse-moi boire d’un trait !
Je veux, je veux être fou !
Fous étaient Alcméon,
Et Oreste au pied blanc,
(107)
Qui tuèrent leur mère .
Et moi, qui n’ai tué personne,
Mais bu du vin rouge,
Je veux, je veux être fou !
Fou était jadis Héraclès,
Quand il secouait son terrible carquois,
(108)
Et l’arc d’Iphitos .
Fou était jadis Ajax,
Quand, à la place de son bouclier,
(109)
Il brandissait l’épée d’Hector .
Et moi, une coupe à la main,
Et une couronne sur la tête,
Je veux, je veux être fou !
15
Gracieux ramier,
D’où viens-tu, d’où ?
Tous ces parfums, d’où
Les respires-tu, pour les faire pleuvoir
Au cours de ton vol aérien ?
Qui es-tu, que cherches-tu ?
— « Anacréon m’a envoyé
Vers un enfant, vers Bathylle,
Qui, à cette heure, de tous,
Est le maître et le tyran.
Vénus m’a vendu
Contre un petit chant.
Et moi, pour tout cela,
D’Anacréon, je suis le serviteur.
Maintenant, comme tu le vois,
Je porte ses lettres.
Il me dit que bien vite
Il me rendra la liberté.
Mais moi, même s’il le fait,
Esclave je resterai auprès de lui.
Car à quoi me sert de voler
Par les montagnes et par les champs,
Me percher sur les arbres
Et me nourrir de baies sauvages ?
Maintenant, je mange du pain,
Que je picore dans la main
D’Anacréon lui-même,
Il me donne à boire
Le vin qu’il boit en compagnie ;
Et je danse, une fois que j’ai bu,
En couvrant de mes ailes
Mon maître qui bat la mesure ;
Et, quand il se couche, à même
Sa lyre, je m’endors.
Tu sais tout. Tu peux partir !
Tu m’as rendu plus bavard,
Mon ami, que la corneille elle-même ! »
21
La terre noire boit,
Les arbres la boivent,
La mer boit les vents,
Et le soleil, la mer,
Et la lune, le soleil,
Pourquoi me faire la guerre,
Mes compagnons,
Quand je veux boire aussi ?
31
D’une tige de jacinthe
Me frappant rudement,
Amour m’ordonnait
De courir avec lui.
À travers les torrents rapides,
Les taillis et les ravins,
Je courais, accablé de sueur,
Et mon cœur, jusqu’à mes lèvres,
Remontait. Je défaillais presque,
Mais Amour, de ses ailes délicates
Me caressant le front :
« Est-ce donc, dit-il, que tu ne peux aimer ? »
33
Sur les heures de minuit,
Quand l’Ourse tourne déjà
Sous la main du Bouvier,
Et que s’étendent les hommes
Que la fatigue a domptés,
Amour alors, s’arrêtant à ma porte,
En ébranlait le verrou.
« Qui, dis-je, frappe à ma porte,
En interrompant mes songes ? »
Et Amour : « Ouvre », dit-il
« Je suis tout petit, n’aie crainte ;
L’eau me perce, on n’y voit goutte
Dans cette nuit sans lune. »
J’eus pitié en l’écoutant,
Et me hâtant d’allumer,
J’ouvris la porte et vis
Un tout petit enfant,
Qui portait arc, ailes et carquois.
Près du foyer je l’installe,
Dans les paumes de mes mains,
Je réchauffe les siennes,
Je sèche ses cheveux,
Tout mouillés par la pluie.
Et lui, quand le froid l’eut quitté,
« Allons, dit-il, voyons
Si l’eau de l’orage à ma corde
N’a fait aucun dommage. »
Il tend son arc et m’atteint
Comme un taon, en plein cœur.
Il bondit de joie et s’esclaffe :
« Mon hôte, dit-il, partage ma joie !
Mon arc est en bon état,
Mais ton cœur est bien malade ! »
35
Amour un jour dans les roses
Ne vit pas qu’une abeille
S’y était endormie.
Mais il en fut blessé.
Piqué au doigt, il se met à gémir.
Courant, volant à tire-d’aile,
Il va trouver la belle Cythère.
« Je suis perdu, mère, dit-il,
Je suis perdu, et je me meurs !
Un petit serpent m’a piqué,
Il a des ailes, les paysans
Lui donnent le nom d’abeille. »
Elle lui répondit :
« Si le dard de l’abeille
Te cause de la peine,
Combien fais-tu de douleurs
Amour, à tous ceux que tu frappes ? »
50
Lorsque je bois mon vin,
Alors mon cœur guérit
(110)
………
Et commence à chanter les Muses.

Lorsque je bois du vin,


Mes soucis sont jetés,
Avec mes inquiétudes,
Aux vents qui sur la mer
Font résonner les flots.

Lorsque je bois du vin,


Bacchus, qui dispense l’oubli,
M’agite d’une ivresse
Qui me rend plein de joie.

Lorsque je bois du vin,


J’entrelace des fleurs
Pour couronner ma tête,
Et je chante la douceur de la vie.

Lorsque je bois du vin,


Je répands sur mon corps
Un parfum délicieux ;
Une jeune fille dans mes bras,
(111)
Je célèbre Cypris .

Lorsque je bois du vin,


Sous l’effet des coupes rondes,
Mon esprit détendu,
(112)
Je me plais au thiase des jeunes gens.

Lorsque je bois du vin,


Moi seul en fait profit.
Une fois bu, je m’en irai,
Car de tous la mort est le lot.
AUTRES LYRIQUES
La poésie connaît une telle efflorescence aux VIIe et
VIe siècles avant J.-C. qu’il est possible de n’en donner qu’un

faible échantillon. Dans les îles grecques, en Asie mineure, en


Grande Grèce, dans des dialectes variés et selon un luxe de
modalités métriques, quelques thèmes — l’engagement
militaire du patriote, l’expérience de l’amour, les plaisirs du
banquet — sont inlassablement repris. Il ne s’agit guère de
transcrire une émotion intime ou de donner à entendre un
sentiment rigoureusement personnel : ces variations jouent sur
une culture. Jusque dans leur apparente facilité, elles
cherchent à faire la démonstration d’une virtuosité créatrice.
Terpandre, au tout début du VIIe siècle, passe pour le
fondateur, à Sparte, de l’art de la monodie. On lui attribue
l’invention de la cithare à sept cordes. Il aurait remporté
plusieurs concours. Il se distingua par son travail sur la
versification et la composition des chants guerriers que les
Spartiates avaient coutume d’entonner. Il a aussi laissé des
poèmes à boire qu’il était d’usage de réciter selon des règles
fixes au cours des banquets. Le Spartiate Alcman composa
quant à lui une poésie chorale qui célèbre les dieux et la cité.
Ses Parthénées, chantées par des jeunes filles, relèvent de rites
initiatiques et d’une pédagogie musicale. Ses épinicies, qui
sont des poèmes célébrant une victoire, louent des citoyens
illustres. Ibycos de Rhégion, un peu plus tard, fréquente la
cour du tyran Polycrate de Samos. Ses poèmes sur la guerre
de Troie ou l’expédition des Argonautes ont disparu, mais il
demeure de lui quelques fragments de compositions chorales
qui évoquent l’amour sur un ton grandiose et raffiné.
Récitée avec un accompagnement de flûte, la poésie
élégiaque, qu’elle soit politique ou morale, s’inscrit souvent
dans le contexte du banquet antique. Elle évoque des
événements contemporains. Face à la tradition épique qui fait
valoir le temps révolu des héros, le poète lyrique extrait
l’éternité d’instants présents, de joies et de combats communs.
La première personne qu’il emploie témoigne moins d’un
individu spécifique qu’elle ne sert à poser le discours poétique
comme adresse et dialogue avec un tiers, singulier ou pluriel.
L’anecdotique, la notation minuscule, servent à illustrer un art
d’être, à transmettre sans dogmatisme une sagesse. Entre 660
et 600 avant J.-C., Mimnerme dit son effroi de la vieillesse et
de la décrépitude : elles bannissent des plaisirs de l’amour
sans lesquels vivre a peu de prix. À Lesbos, l’aristocrate Alcée
(environ 630-570 avant J.-C.), deux fois contraint à l’exil,
vitupère contre les tyrans qui détruisent noblesse et valeurs
traditionnelles, citant un mot d’Aristodème de Sparte
révélateur de cette évolution qu’il honnit : « L’argent, c’est
l’homme ». Contre l’amertume, il célèbre pour ses
compagnons le vin qui dispense l’oubli.
Contemporain de la première moitié du VIIe siècle avant J.-
C., Archiloque de Paros aurait participé à la seconde
colonisation de l’île de Thasos et il serait mort prématurément
en combattant. Aussi la guerre est-elle le premier sujet des
fragments de son œuvre qui ont subsisté. L’auteur, qui dans un
poème se dit fils d’une esclave, pratique le genre de l’iambe,
c’est-à-dire qu’il cultive la dérision, un réalisme narquois et
l’inversion des valeurs qui fondent l’épopée. Ainsi se vante-t-il
dans un fragment célèbre d’avoir lâché son bouclier, heureux
de troquer l’honneur contre la vie. Ailleurs, la fable lui permet
de dénoncer dans l’homme un animal récalcitrant.
À l’articulation du VIe et du Ve siècle, Xénophane de
Colophon est connu surtout comme philosophe, fondateur de
l’école d’Élée et maître de Parménide. C’est toutefois en vers
que cet aède itinérant rédige son œuvre, pour rivaliser avec
Homère et Hésiode, dont il critique la représentation
anthropomorphique et licencieuse des dieux. Auteur, selon la
tradition, de Silles, qui sont des poèmes satiriques, et d’un
poème disparu à la gloire de sa patrie, Xénophane utilise
l’élégie pour prôner les vertus politiques du savoir, garant de
l’eunomia, le « bon ordre », qu’il souhaite voir régner dans la
cité.
Terpandre
3
Zeus, toi qui es au début de toute chose, toi qui es à la tête
de toute chose,
Zeus, voici le début des hymnes que je t’envoie.
Cité par Clément d’Alexandrie, Stromates, 6, 11, 88, 2

4
Faisons des libations aux Muses,
Filles de Mémoire,
Et à celui qui les conduit,
Le fils de Léto !
Alcman
1
Heureux l’homme qui dans la joie tisse
Une existence sans pleurs ! Et moi je chante
D’Agido la clarté ; lorsque je la vois,
C’est mon soleil, elle atteste qu’il est là !
Je ne saurais ni la louer ni la blâmer,
Elle me le défend absolument,
Notre illustre chorège, car d’elle-même,
Elle semble montrer sa distinction,
Comme si l’on mettait au milieu d’un troupeau,
Une ardente cavale, aux sabots retentissants,
Maintes fois victorieuse (on en voit de pareilles
Dans nos songes ailés).

Ah ! regarde-la bien, cette pouliche de Vénétie !


Mais voilà aussi que s’épanouit,
Comme une fleur d’or pur
Autour d’un visage d’argent,
La chevelure d’Hagésichore ma cousine ;
Mais pourquoi faut-il le préciser ?
C’est Hagésichore, oui, c’est elle !
Après Agido, la deuxième en beauté,
Elle la suit, comme « un poulain cosaque
(113)
Court après un cheval arabe »
(114)
………
2
Sardes, ancienne terre de mes aïeux,
Si tu m’avais nourri, j’aurais été quelque servant de
Cybèle,
Eunuque habillé d’or, porteur de vases sacrés,
Et frappant des peaux retentissantes.
Mais mon nom maintenant est Alcman,
Et j’appartiens à Sparte aux mille trépieds,
J’ai connu les Muses de l’Hélicon, qui m’ont porté
(115)
Plus haut que les tyrans Candaule ou Gygès .
Cité dans l’Anthologie palatine, VII, 709

3
Ci-gît Alcman,
Le cygne que ses chants d’hyménées rendirent célèbre ;
Il fit aussi bien que les Muses.
Il réjouit la ville de Sparte, d’où, allégé du fardeau de
l’esclavage,
Il rejoignit pour finir le royaume d’Hadès.
Cité dans l’Anthologie palatine, VII, 19

Ibycos
287
Amour, à nouveau, sous ses paupières noires
Me lance un regard qui me fait fondre,
Et par mille enchantements me jette
Dans l’inextricable filet tendu par Cypris.
Ah ! je tremble de le voir approcher
Comme un cheval attelé sous la bride,
Qui remporta les courses d’autrefois,
Mais qui sous le poids de la vieillesse,
Avec les rapides voitures
Ne rivalise plus qu’à contrecœur !
Cité par Platon, Parménide, 137a
Mimnerme
1
Quel charme aurait la vie sans l’Aphrodite d’or ?
Plutôt mourir, si je ne me souciais plus
Des secrètes amours, des dons de miel, du lit !
Seule est désirable la fleur de la jeunesse,
À l’homme et à la femme. Et quand vient l’Odieuse,
La vieillesse, où tout n’est que laideur,
Sans cesse les méchants soucis rongent notre âme,
La splendeur du soleil ne nous touche plus,
Haïs des jeunes gens, méprisés par les femmes,
Tant le dieu a rendu pénible la vieillesse !
Cité par Stobée, Anthologie, 4, 20, 16

2
Comme les feuilles que pousse le printemps fleuri,
Quand les font croître les rayons du soleil,
Nous aussi, l’espace d’un instant, nous jouissons
Des fleurs de la jeunesse, sans connaître des dieux
Ni le bien ni le mal. Mais voici déjà les noires Kères,
L’une nous apporte l’odieuse vieillesse,
L’autre nous donne la mort. Le temps qu’il faut au soleil
Pour parcourir la terre, voilà le peu que dure
Le fruit de la jeunesse. Mais, dès que la saison en est
passée,
Mieux vaut tout de suite préférer la mort à la vie,
Car mille maux sont en notre âme : les uns voient leur
maison ruinée,
Habitée par les douleurs qu’apporte Pauvreté,
Un autre n’a plus d’enfants. Et son chagrin l’accable,
Quand il quitte la terre pour aller chez Hadès.
Un autre a une maladie qui lui détruit la vie. Il n’est
personne
À qui Zeus n’envoie des milliers de maux.
Cité par Stobée, Anthologie, 4, 34, 12

3
Fût-il jadis le plus beau des hommes,
Quand sa jeunesse sera passée,
Il ne sera même plus un père
Honoré et chéri de ses fils.
Cité par Stobée, Anthologie, 4, 50, 32

6
Puisse sans maladies ni pénibles soucis
La mort m’atteindre
Au terme de ma soixantième année !
Cité par Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, 1, 60

8
Ayons, toi et moi, auprès de nous, la vérité,
Le plus juste de tous les biens !
Cité par Stobée, Anthologie, 3, 11, 2

Archiloque
5
Mon bouclier fait la fierté d’un Thrace. Cette arme sans
défaut
Dans un buisson, à contrecœur, je l’ai lâchée !
Mais ma vie, je l’ai conservée. Que m’importe mon vieux
bouclier !
Qu’il aille au diable ! j’en rachèterai un autre,
Il ne sera pas pire !
Cité par Plutarque, Apophtegmes laconiens, 34, 239b

128
Cœur, mon cœur, que troublent des soucis sans remède,
Un sursaut ! Défends-toi ! Fais face à tes ennemis !
Résiste vaillamment aux pièges des méchants !
Vainqueur, ne rends pas ta fierté trop voyante,
Vaincu, ne gémis pas, prostré dans la maison,
Savoure tes succès, ne te plains pas trop des revers,
Car c’est là le rythme, sache-le, qui règle la vie humaine.
Cité par Stobée, Anthologie, 3, 20, 28

211
Prends garde à ne pas tomber sur un gaillard aux fesses
poilues !
191
Tel était le désir d’amour où s’abîmait mon cœur,
Déversant sur mes yeux un épais brouillard
Et ravissant hors de moi mon âme fragile.
Cité par Stobée, Anthologie, 4, 20, 43

Alcée
346
Buvons ! Pourquoi attendre les lampes ? il ne reste qu’un
doigt de jour ;
Apporte-nous, mon amour, de grandes coupes ouvragées.
(116)
C’est pour l’oubli que le fils de Zeus et de Sémélé
nous a fait don du vin.
Verse donc à ras bord une mesure d’eau pour deux autres
de vin,
Et qu’une coupe chasse l’autre !
Cité par Athénée, Deipnosophistes, 10, 430c-d

Xénophane
1
Maintenant, le sol est propre, les mains et les coupes aussi ;
L’un pose des guirlandes entrelacées de fleurs,
Un autre remplit le vase d’un suave parfum,
Le cratère se dresse, plein d’allégresse,
Et il y a encore du vin, tout prêt, dans les jarres,
Qui nous assure qu’il sera toujours là,
Doux comme le miel, odorant comme les fleurs ;
Au milieu, l’encens exhale son parfum sacré ;
Et voici de l’eau fraîche, délicieuse et pure ;
Des petits pains blonds sont posés près de nous,
Et la table vénérable ploie sous sa charge
De fromages et de miel onctueux.
Au centre, un autel est tout entier recouvert de fleurs,
Et la maison retentit des chansons du banquet.
Mais il faut tout d’abord, en hommes avisés,
Pour célébrer le dieu, prononcer des mots purs
Et de belles paroles et, après les libations,
Demander en priant de pouvoir faire ce qui est juste.
Voilà donc ce qui est chose très naturelle :
Rien d’excessif à boire tout son saoul, si l’on peut
Sans aucun serviteur (à moins d’être un vieillard)
Regagner son logis ! Il faut louer celui
Qui, quand il aura bu, révélera de nobles pensées,
Selon ses souvenirs ou la bonté de sa nature ;
Ni les combats des Titans, ni les combats des Géants,
Les luttes des centaures, ou les conflits violents,
Ces vieux contes d’antan, ne seront dans sa bouche :
Ce sont là bagatelles qui ne servent à rien.
Car ce qui est bon, c’est de ne jamais cesser
De témoigner aux dieux le respect qu’on leur doit.
Cité par Athénée, Deipnosophistes, 11, 462c-463

14
Les mortels pensent que les dieux sont engendrés,
Qu’ils ont la même vêture qu’eux, la même voix, le même
corps.
Cité par Clément d’Alexandrie, Stromates, 2, 399, 19

15
Si les chevaux avaient des mains, ou encore les bœufs ou
les lions,
Si ces mains pouvaient dessiner et faire œuvres humaines,
Les chevaux peindraient les dieux comme des chevaux,
Les bœufs les peindraient comme des bœufs,
Et chaque espèce à sa propre image
Rendrait semblable le corps divin.
Cité par Clément d’Alexandrie, Stromates, 2, 400, 1

27
Car tout vient de la terre et retourne à la terre.
SIMONIDE
Né à Céos, une petite île au large de l’Attique, Simonide
vécut entre 556 et 467 avant J.-C. Poète professionnel, il
voyagea de cité en cité, reçu aussi bien par Hipparque, le fils
cadet du tyran Pisistrate à Athènes, qu’en Thessalie, où les
Scopades l’accueillirent, et en Sicile, à l’invitation de Hiéron.
Sans doute parce que la faveur dont jouissait sa poésie lui
permettait de s’enrichir, Simonide fut taxé d’avarice. Mille
anecdotes ont été consignées à son propos. Vraies ou
imaginaires, elles réfléchissent les contours d’une vie de poète
en Grèce ancienne entre gloire et itinérance. Hérodote raconte
que les Spartiates retinrent l’épitaphe qu’il proposa pour
honorer leurs soldats morts aux Thermopyles plutôt que celle
d’Eschyle.
L’œuvre de Simonide était vaste. Il composa des
épigrammes, des chants de deuil, des dithyrambes, des
thrènes, qui sont des chants funéraires, des éloges pour les
vainqueurs des jeux, des hymnes. Il n’en demeure que des
bribes. Elles permettent d’apprécier un poète que la tradition
assurait être le premier à avoir célébré des hommes. Simonide
a le goût de la grandeur et de la sentence. Il cultive une
expression laconique, empreinte de dignité, soucieuse de faire
valoir, dans la vie de l’homme, la part des dieux.
Fragments
521
Ne jamais dire, quand on est un homme,
Ce qui demain arrivera,
Ni, quand on voit un homme prospère,
Combien de temps il le restera :
Plus vite que l’envol d’une mouche
Peut survenir le changement.
Cité par Stobée, Anthologie, 4, 41, 9

524
Même ceux qui vivaient autrefois,
Ces demi-dieux, fils de nos maîtres, les dieux,
Ne vécurent, avant d’atteindre leur vieillesse,
Une vie dont fussent écartés
La fatigue, le péril, ou les dangers.
Cité par Stobée, Anthologie, 4, 34, 14

525
Aisément les dieux subtilisent aux hommes leur raison.
Cité par Stobée, Anthologie, 2, 1, 10

527
Il n’est aucun malheur auquel l’homme ne puisse
s’attendre.
En peu de temps, la divinité tourneboule toute chose.
Cité par Théophile d’Antioche, Traité à Autolycus, 2, 37

(117)
541
Mais à peu d’hommes les dieux ont accordé
De faire montre de vertu jusqu’à leur mort :
Car être bon n’est pas facile, et malgré nous,
Nous cédons à l’appât irrésistible d’un gain,
Ou bien à l’aiguillon puissant d’Aphrodite, experte en
ruses,
Ou bien enfin à la violence d’une ambition ardente.
Papyrus Oxyrhyncus, 2435
HÉRACLITE
Au VIe siècle avant J.-C., les Milésiens Thalès (640-550),
Anaximandre (610-545) et Anaximène (585-525) posent les
fondements d’un discours sur l’origine de l’univers et la
connaissance de la nature, qui se détourne de la fable : la
philosophie. Le recours au mythe, tel qu’il est pratiqué chez
Hésiode, ne satisfait pas ces physiologues, convaincus que le
monde sensible répond à un ordre rationnel et, par
conséquent, intelligible. C’est dans la physique (dont le nom
vient de celui de la nature, physis, en grec) qu’ils cherchent le
principe susceptible de rendre compte du cosmos, de l’homme
et de la cité dans laquelle vit ce dernier. La nouveauté de leur
enquête passe par l’usage d’un type inédit de logos, de
langage. Ce mot grec désigne aussi la raison, postulant une
parole habitée par l’usage de celle-ci. Ainsi écrivent-ils des
traités en prose où se manifeste une incoercible exigence de
réflexion rationnelle.
Héraclite d’Éphèse (520-460 avant J.-C.) se rattache à leur
école. Pour lui, le feu, éternel et sans cesse renouvelé,
constitue le principe originel de toute chose, tandis que le
monde lui semble un flux perpétuel. « Tout s’écoule », résume-
t-il dans une formule célèbre. Il n’est d’harmonie qu’à partir
de la confrontation des contraires : la vie et la mort, la nuit et
le jour, la jeunesse et la vieillesse, la terre et la mer. L’un naît
de l’autre dans une tension ininterrompue et une instabilité
continue qui rendent illusoire le désir de connaître absolument
le monde. Cette conviction guide peut-être l’usage héraclitéen
d’une parole brève et aphoristique.
L’œuvre du philosophe consiste, en effet, en une collection
de fragments en prose assertifs, à la fois sentencieux et
paradoxaux, qui lui valurent d’être surnommé l’Obscur. Cette
« parole en archipel » (René Char) est assez fortement ciselée
pour que sa forme fragmentaire ne semble pas devoir être
attribuée à une conservation aléatoire, disséminée en
citations, mais à un choix de la fulgurance voulu par le
philosophe lui-même, à l’intention de signifier par éclairs une
évidence aussi absolue que fugace, hautaine et incertaine,
unique et pourtant indissociable d’une rumination toujours à
reprendre. Aussi ce « philosophe en pleurs », tôt associé au
sentiment de la mélancolie et que l’époque romaine opposait à
Démocrite, « le philosophe qui rit », ce penseur volontiers
présenté comme misanthrope, irrévérencieux, poète laconique
jusqu’à l’hermétisme, eut une extraordinaire postérité : ses
réflexions affleurent notamment en permanence chez Platon.
Descendant de Codros, fondateur légendaire d’Éphèse,
Héraclite aurait abdiqué les privilèges liés à ce statut au
bénéfice de son frère et participé à la levée du siège de sa
ville, assaillie par les Perses. Combatif, mais entiché de
dénuement, il est, pour Hölderlin, Hegel, Nietzsche, Breton ou
Char, soleil et diamant noir.
(118)
1
Il est sage, non pas après m’avoir écouté, mais après avoir
écouté le discours, de convenir que tout est un.
4
Ne sachant pas écouter, ils ne savent pas non plus parler.
6
Appartient à tous : le penser.
19
Le plus sage des hommes, vis-à-vis de dieu : un singe, pour
la sagesse.
20
Le plus beau des singes est laid.
23
[Sur la grandeur du soleil] De la largeur d’un pied humain.
33
Une fois nés, ils veulent vivre et accepter la mort, ou plutôt
trouver le repos, et ils laissent derrière eux, dans leurs enfants,
des morts à naître.
34
Se dresser contre ce qui est là, devenir les gardiens
vigilants des vivants et des morts.
43
Vagabonds de la nuit, mages, bacchants, bacchantes, initiés.
48
Plus que l’incendie, il faut éteindre la démesure.
60
La part échue à tous les hommes est de se connaître eux-
mêmes et de bien penser.
63
De tous ceux dont j’ai entendu les discours, personne
n’arrive au point de connaître que la sagesse est séparée de
tout.
66
Celui qui n’espère pas ce qui ne peut être espéré ne le
découvrira pas, puisque cela ne peut pas être exploré et que
rien n’y mène.
69
La nature aime à se cacher.
80
Cet ordre du monde, le même pour tous, ni un dieu ni un
homme ne l’a fait, mais il a toujours été, il est et il sera, feu
toujours vivant, s’allumant de façon réglée, et s’éteignant de
façon réglée.
85
La mort de la terre, c’est de devenir eau, la mort de l’eau,
de devenir air, la mort de l’air, de devenir feu, et inversement.
87
La foudre gouverne toutes choses.
94
Pour les âmes, la mort est de devenir eau, pour l’eau, de
devenir terre, mais de la terre naît l’eau et de l’eau naît l’âme.
103
Mort est tout ce que nous voyons quand nous sommes
éveillés, et Sommeil tout ce que nous voyons en dormant.
107
C’est le même que le vivant et le mort, l’éveillé et
l’endormi, le jeune et le vieux : car ces choses-ci, une fois
renversées, sont celles-là, et ces choses-là, à rebours, une fois
renversées, sont celles-ci.
111
Pour la divinité, belles sont toutes choses, et bonnes, et
justes, mais les hommes considèrent les unes comme injustes,
les autres comme justes.
121
Les porcs se plaisent dans la fange plutôt que dans l’eau
pure.
123
(119)
Les ânes choisiraient la paille plutôt que l’or .
128
Il faut savoir que la guerre est commune à tout, que la joute
est justice et que toute chose vient au monde et trouve sa
nécessité en se conformant à la joute.
130
Le temps est un enfant qui s’amuse en jouant avec ses
pions : royauté d’un enfant !
133
Dans les mêmes fleuves nous entrons, et nous n’entrons
pas ; nous sommes et nous ne sommes pas.
134
Il n’est pas possible d’entrer deux fois dans le même
fleuve.
135
Tout avance, et rien ne reste immobile.
136
Tout s’écoule.
PINDARE
Pindare naquit probablement en 518 avant J.-C. à
Cynoscéphales, près de Thèbes, en Béotie, dans une vieille
famille aristocratique. À vingt ans, il jouissait déjà d’une
réputation affirmée de poète : une puissante dynastie
thessalienne lui passa commande d’une ode pour célébrer un
de ses membres qui avait remporté un prix aux jeux de
Delphes. Il aurait écrit sa dernière ode, la VIIIe Pythique, en
446, à l’âge de soixante-douze ans, huit ans avant de mourir,
en 438. Signe de sa gloire, lorsque Alexandre le Grand, en
335, fit détruire Thèbes pour la punir de s’être rebellée, il
commanda néanmoins que la maison de Pindare fût épargnée.
Principalement composée en dialecte dorien, l’œuvre de
Pindare appartient au genre de la poésie lyrique chorale, et
plus précisément de l’épinicie. Le terme désigne les chants
solennels destinés à célébrer le triomphe d’un athlète aux jeux
organisés à Olympie, à Delphes, à Némée ou à l’isthme de
Corinthe, au cours de fêtes qui réunissaient toute la Grèce et
répondaient à une intention aussi religieuse que politique. Les
grandes familles y envoyaient leurs meilleurs champions
rivaliser à la course, au saut, à la lutte, à la boxe, au pugilat
ou au lancer de disque et de javelot. Les plus riches
s’affrontaient à la course de char. Une victoire, si elle couvrait
de gloire l’individu qui la remportait, permettait aussi à sa cité
de triompher. L’événement était assez important pour qu’une
statue ou des poèmes viennent assurer sa commémoration.
Ainsi les épinicies sont-elles des odes de triomphe qui
célèbrent des valeurs, aussi bien que les exploits précis
qu’elles perpétuent.
Les odes de Pindare sont rassemblées selon les jeux
auxquels elles se rapportent : Olympiques, Pythiques (les jeux
organisés à Delphes avaient lieu en l’honneur de la victoire
d’Apollon sur le serpent Python : Apollon Pythien),
Isthmiques et Néméennes. Les circonstances l’intéressent peu,
néanmoins. Le poète considère que le succès qu’il chante est
dû à la faveur des dieux, désireux de récompenser des mérites
moraux. Il scrute la conduite de l’athlète qui a été couronné
pour en faire valoir les vertus ; ce sont elles qu’il entend
exalter, conférant une portée didactique à ses vers. Chaque
poème croise l’évocation du vainqueur auquel il est consacré
avec le récit des actes de bravoure d’un ou deux héros
mythiques. Rejetant les épisodes de ces légendes qui attribuent
aux dieux des mœurs corrompues, Pindare fait de ces derniers
des modèles. Leurs hauts faits viennent amplifier la résonance
de celui qu’il rapporte. Il demeure à ce titre très proche d’un
monde archaïque où hommes et dieux se côtoient libéralement.
Cette conception marque aussi la façon dont il représente
son activité. De nombreuses observations éparses permettent
de voir que, à la façon d’Hésiode, Pindare tient la poésie pour
un art inspiré des Muses. Les poètes sont des interprètes des
dieux. Ils sont leur voix parmi les hommes ; ils transcrivent
pour eux une vibration à l’origine de l’univers : ils rendent
perceptible l’affleurement sensible du sacré. Poésie d’apparat,
l’œuvre de Pindare revêt une dimension liturgique qui
redouble sa solennité et la dispose au grandiose. Aussi, ces
hymnes complexes font chatoyer images et métaphores, avec
une prédilection pour les éléments qui se rapportent à l’or et à
la lumière, c’est-à-dire au feu, à l’élément primitif.
L’ornementation complexe et travaillée de chaque pièce, sa
densité, l’abondance des motifs et des figures fortes, la liberté
avec laquelle Pindare les entrecroise, la variété des rythmes
qu’il cultive, le jaillissement permanent des trouvailles,
suscitent parfois un sentiment d’obscurité. Mais l’obscur
ouvre au mystère. Il est le propre du monde des dieux en
permanence présent dans cette œuvre aux vives fulgurances.
Au Ier siècle précédant l’ère chrétienne, le rhéteur Denys
d’Halicarnasse discerne, dans son traité De la composition,
l’invention chez Pindare d’une « harmonie austère », un
sublime fait de rudesses et d’éclats alternés. La représentation
du poète en « maître de vérité » ne doit pas occulter que ses
odes ont été composées pour donner lieu à l’origine à un
spectacle total, alliant poésie, chant, musique instrumentale,
danse. S’il est aujourd’hui difficile à imaginer, il participait de
leur grandeur.
Difficile, éblouissant, Pindare était « inimitable » pour
Horace. Sa postérité se révèle impressionnante, cependant. À
partir de la publication de ses odes par Alde Manuce à Venise
en 1513, le genre est repris par Ronsard, Ben Jonson, Milton,
Dryden, etc. C’est Pindare qui inspire à Boileau l’idée qu’« un
beau désordre est un effet de l’art ». Hölderlin le traduisit,
avant de s’inspirer de son exemple pour composer ses
Hymnes. Plus tard encore, Nietzsche, Heidegger, Char,
Claudel, Saint-John Perse le discutent, l’imitent. Valéry met en
exergue du Cimetière Marin (1920) deux vers de sa
IIIe Pythique qui, en 1942, ouvrent aussi Le Mythe de
Sisyphe de Camus : « N’aspire pas, ô mon âme, à la vie
immortelle, mais épuise le champ du possible ».
Olympique X
Pour Agésidamos, locrien épizéphyrien,
enfant vainqueur à la boxe

Le vainqueur olympique, l’enfant d’Archestratos,


Lisez dans ma mémoire où se trouve son nom gravé
Je lui devais un doux hymne et je l’avais oublié !
Ô Muse, et toi aussi, Vérité, fille de Zeus, de votre main
levée
Éloignez de moi le reproche d’avoir failli à mon hôte !

L’échéance, venue de loin, était déjà là,


Et me faisait rougir de ma lourde dette.
Mais on peut, en en versant les intérêts,
Faire taire les vifs reproches des mortels.

Et maintenant, comme la vague déferlante


Submerge le galet qu’elle roule,
Mon chant partout répandu paiera mon compte,
Comme un signe de reconnaissance et d’amitié.

Car, dans la cité des Locriens du couchant, règne l’Équité ;


(120)
On y aime Calliope , et l’airain d’Arès.
(121)
Le combat contre Cycnos avait fait reculer le superbe
Héraclès lui-même ;

Qu’à Ilas (122), Agésidamos, donc, vainqueur à la boxe, de


cette olympiade
Rende grâce, comme Patrocle à Achille !
Qui naquit pour la vaillance, son maître peut,
Avec la main du dieu, le conduire à une gloire prodigieuse.

Mais rares, ceux qui sans peine ont obtenu cette joie,
Dont l’éclat, prix de tous les exploits, illumine la vie.
Cette fête extraordinaire, les prescriptions de Zeus m’ont
incité à la chanter :
Héraclès la fonda, auprès de l’antique tombeau de
(123)
Pélops , avec six autels,
Quand il eut tué le fils de Poséidon, l’irréprochable
Ctéatos,
Et Eurytos aussi, pour forcer, bon gré mal gré, l’insolent
Augias
(124)
À lui payer le prix de ses services ;
Placé en embuscade dans un bois, près de Cléones,
Sur la route il triompha d’eux, ces fils arrogants de Molion,
Parce que jadis ils lui avaient dispersé sa troupe de
Tirynthe,
Postée au fond des vallées de l’Élide.

Or, peu de temps après, le perfide roi des Épéens (125) vit sa
patrie opulente,
Au milieu des flammes cruelles et sous les coups du fer, sa
propre ville,
Sombrer dans le gouffre profond du malheur ;
Éviter le courroux des forts, chose impossible !
Lui-même, le dernier de tous, dans son inconscience,
affronta le Pillage
Et ne put échapper à la mort escarpée.
Alors le vaillant fils de Zeus, rassemblant dans Pise son
armée et son butin,
Mesura une enceinte sacrée pour son père tout-puissant.
(126)
Il délimita par des jalons l’Altis au pur espace,
Et la plaine alentour, il en fit le repos des festins,
Honorant le cours de l’Alphée,

Avec les douze dieux souverains.


Et à la colline, il donna le nom de Cronos.
Innommée sous le règne d’Oenomaos,
Elle était inondée d’une neige abondante.
À cette cérémonie inaugurale
Assistèrent tout près les Moires,
Et celui qui seul révèle l’exacte vérité,

Le Temps ; s’écoulant plus avant,


Il est venu clairement révéler
Comment, le butin partagé, Héraclès en consacra les
prémices,
Et comme il institua la fête quinquennale,
Avec la première Olympiade et ses victoires.
Mais qui dut à ses bras, à ses jambes, à son char,
Ces nouvelles couronnes, plaçant sa gloire dans la joute,
Et s’en emparant dans l’action ?
Au Stade, excella Oiônos, le fils de Licymnios,
Poursuivant d’un trait sa course ;
Il était venu de Midée, menant sa troupe ;
À la lutte, Échemon fit la gloire de Tégée ;
Doryclos, habitant la cité de Tirynthe, emporta l’issue de la
boxe.
Le prix du quadrige revint

À Samos de Mantinée, fils d’Halirhotios,


Phrastor, avec son javelot toucha au but.
Niceus lança plus loin que tous le disque de pierre
Qui tournoyait dans sa main, et son équipe
Se répandit en bruyantes acclamations.
Puis la lune au beau visage éclaira le soir
De sa douce lumière,

Et dans les joyeux festins, le sanctuaire entier


Résonnait des chants triomphaux.
Suivant ces anciens commencements,
Encore maintenant nous chanterons avec cet hymne
éponyme
La joie de la fière victoire, le tonnerre, et le trait de feu
Que lance Zeus à la main retentissante,
Et la foudre embrasée, juste emblème de la victoire ;
Un chant délicat viendra se joindre au pipeau,
Dans des rythmes apparus, oh ! bien tard,
Sur les bords de l’illustre Dircè,
Mais, comme un fils longtemps désiré,
Qu’une épouse donne à son époux,
Quand il s’en va déjà à rebours de la jeunesse
— Un fils qui réchauffe du plus vif amour le cœur de son
père
(Car voir sa fortune dans les mains d’un maître intrus,
étranger,
Rien n’est plus odieux, pour un mourant).

De même, ô Agésidamos, l’homme qui a accompli des


exploits,
Quand il arrive dans la demeure d’Hadès
Sans avoir été chanté,
N’a soupiré que rêves et de ses peines n’a retiré que courte
joie.
Mais sur toi, la lyre au doux son
Et la flûte suave répandent leurs grâces,
Et les Piérides, filles de Zeus,
Nourrissent ta gloire au loin.

Et moi, avec toute mon ardeur, j’ai serré très fort contre
mon cœur
L’illustre race des Locriens, répandant le miel de mes
chants
Sur cette ville qui abonde de héros.
J’ai loué l’enfant aimable d’Archestratos
Que j’ai vu triompher, par la vigueur de son bras,
Près de l’autel d’Olympie, ce jour-là,
Quand brillaient cette beauté et cette jeunesse qui, jadis,
(127)
Avec la faveur de Cypris, protégèrent Ganymède de la
mort impudente.
Olympique XIV
Pour Asopichos d’Orchomène,
vainqueur au stade

Vous qui avez pour lot les eaux du Céphise,


Habitantes de ces plaines riches en poulains,
Ô Grâces, souveraines tant chantées de la splendide
Orchomène,
Protectrices de l’antique race des Minyens,
Entendez-moi, je vous invoque !
Toutes les joies, toutes les douceurs qu’un homme peut
espérer,
Le talent, la beauté, la renommée,
C’est à vous que les mortels les doivent.
(128)
Sans les augustes Charites , les dieux eux-mêmes
Ne peuvent mener ni danses ni festins.
Ordonnatrices de toutes choses au Ciel,
Elles y trônent, auprès d’Apollon Pythien à l’arc d’or,
Et vénèrent la gloire inépuisable près du maître de
l’Olympe, leur père.

Et maintenant exaucez mes vœux, filles du plus puissant


des dieux,
Toi, maîtresse Aglaé, et toi, l’amie de la musique,
Euphrosyne,
Quant à toi, harmonieuse Thalie,
Vois ce cortège s’avancer d’un pas léger dans la joie du
triomphe,
Sur le mode lydien, j’exerce ma lyre à chanter Asopichos,
Puisqu’à Olympie, la cité des Minyens grâce à toi a vaincu.
Va, Écho, jusqu’aux sombres lieux où demeure
Perséphone,
Va porter au père de l’enfant la nouvelle de sa gloire,
Va dire à Cléodamos que Thalie, dans les illustres vallons
de Pise,
A couronné la chevelure de son fils des ailes glorieuses de
la victoire.
Pythique III
À Hiéron de Syracuse,
vainqueur à la course de chevaux
(129)
Je voudrais que Chiron, le fils de Phillyra ,
S’il faut que de ma bouche soit proférée cette prière
commune,
Fût encore vivant, lui qui n’est plus, le puissant rejeton de
Cronos, l’Ouranide,
Et que régnât encore dans les vallées du Pélion le sauvage
Centaure
Au cœur ami des hommes, tel qu’il fut quand il éleva jadis
(130)
Asclépios , le doux artisan qui soulage la douleur de
nos membres,
Le héros qui écarte loin des hommes toutes maladies !

La fille de Phlégyas, le bon cavalier,


Avant même d’avoir mené à son terme la naissance de
(131)
l’enfant
Avec l’aide d’Éleitheia l’accoucheuse,
Domptée dans sa chambre par les flèches d’or d’Artémis,
Descendit en la demeure d’Hadès,
À cause des menées d’Apollon.
Il n’est jamais vain, le courroux des rejetons de Zeus !
Faisant fi de lui, dans les égarements de son cœur,
Elle avait consenti à un autre mariage, mais, à l’insu de son
père,
Déjà unie à Phébus, à la longue chevelure,

Elle portait en son sein la pure semence du Dieu,


Mais elle n’attendit pas que vînt le banquet nuptial,
Ni les sons variés des chants d’hyménées
Que les vierges du même âge fredonnent pour leur
compagne,
Dans leurs comptines du soir ;
Elle s’était éprise de ce qui était ailleurs — comme tant
d’autres !
Car il est une race chez les hommes, la plus vaine,
Qui, bafouant son pays, ne regarde qu’au loin
Et dont les vains espoirs ne poursuivent que du vent.

Tel fut le grave égarement


(132)
Où fut plongé le Vouloir de Coronis à la belle robe :
D’un étranger venu d’Arcadie,
Elle partagea le lit,
(133)
Mais elle n’échappa point au Veilleur :

Il se trouvait à Pytho (134), à qui va l’offrande des brebis, le


roi du temple,
(135)
L’Oblique , quand il l’apprit, confiant son jugement
À son confident le plus droit de tous,
Son esprit qui sait tout ;
Les mensonges ne le retiennent, et nul ne le trompe,
Ni dieu ni mortel, en acte ou en intention.

Quand il connut ses amours étrangères avec Ischys, fils


d’Élatos,
(136)
Et la fraude sacrilège, il envoya sa sœur ,
Tout agitée d’une fureur irrésistible,
À Lachérie : la jeune fille y habitait,
(137)
Sur les bords escarpés du Boïbias . Une autre destinée
La précipita dans le malheur. Elle fut domptée, et dans le
voisinage
Beaucoup partagèrent son sort, et périrent avec elle.
Sur un mont, un feu, jailli d’une seule semence
A souvent détruit une grande forêt.

(138)
Mais quand, sur la construction de bois , les parents
eurent placé
La jeune femme, quand Héphaïstos l’eut entourée
De sa flamme enragée, alors Apollon déclara : « Non,
Pas un instant de plus mon âme ne supportera
Qu’en subissant le sort affreux de la mère
Périsse ma race d’une mort aussi pitoyable,
Ainsi », dit-il. Du premier pas atteignant l’enfant, au
cadavre
Il l’arracha. Pour lui, le bûcher en feu entrouvrait ses
flammes.
Il le porta au Centaure de Magnésie et le lui confia
Pour qu’il apprît à guérir les douloureux maux des
hommes.

Ainsi tous ceux qui vinrent, porteurs d’ulcères nés d’eux-


mêmes,
Ou bien les membres blessés par l’airain luisant,
Ou par la pierre qui frappe de loin,
Ou encore le corps consumé par le feu de l’été ou par le
froid de l’hiver,
Chassant leurs maux, il les délivrait chacun de leurs
souffrances,
En soignant les uns de ses incantations adoucissantes,
En faisant boire à d’autres des breuvages réconfortants,
Ou bien en appliquant autour de leurs membres toutes
sortes d’onguents ;
D’autres, enfin, se remirent d’aplomb après ses incisions.

Mais du gain, la science elle-même est captive :


Lui aussi pour un salaire énorme, l’or qui brille dans la
main
Le poussa à ramener de la mort un homme qu’elle avait
déjà pris.
Mais lançant de ses mains son trait sur eux deux, Zeus le
Cronide
Leur ôta d’un coup le souffle de la poitrine,
Et la foudre enflammée leur envoya le trépas.
Il ne faut demander aux dieux que ce qui convient aux
cœurs mortels,
Et ne regarder qu’à nos pieds, connaissant ce que nous
sommes.

Ô mon âme n’aspire pas à la vie immortelle,


Mais épuise le champ du possible !
Ah ! si le sage Chiron habitait encore son antre, et si mes
hymnes
Aussi doux que le miel agissaient comme un philtre sur son
cœur,
Je l’inciterais à procurer encore aux hommes valeureux
Un médecin capable de guérir les brûlantes maladies,
Un Asclépios ou un Apollon,
Et fendant la mer ionienne je serais venu sur un navire
(139)
À la fontaine Aréthuse , auprès de mon hôte de l’Etna,

Qui gouverne Syracuse en roi,


Plein de douceur pour les habitants, sans envie pour les
bons,
Et pour ses hôtes, un père admiré.
Si j’avais débarqué en lui amenant cette double grâce,
L’or de la Santé, et l’hymne, splendeur des couronnes
Qu’un jour remporta à Cirrha le meilleur aux jeux
pythiques, Phérenicos,
Plus rayonnante que celle d’un astre du ciel, oui, je
l’affirme,
Aurait été la lumière que je lui aurais apportée, une fois
traversée la mer profonde.

Mais je veux d’abord faire une prière


(140)
À la Mère, l’auguste déesse que les jeunes filles auprès
de mon porche
Avec Pan chantent souvent durant la nuit ;
Si tu sais, ô Hiéron, comprendre le sens le plus haut des
paroles,
Tu tiens de l’enseignement des Anciens ceci :
« Pour un seul bien, c’est un couple de maux qu’aux
hommes
Les immortels dispensent. » Mais ces maux, les uns, les
insensés,
Ne peuvent les supporter dignement,
Les autres, les sages, le font et montrent le beau côté des
choses.

À toi s’attache un lot de bonheur,


Roi conducteur de peuples, plus que sur tout autre homme.
C’est sur toi que la Fortune toute-puissante a le regard fixé.
Mais une vie sans écueil ne s’est jamais trouvée,
Ni chez Pélée l’Éacide, ni chez Cadmos pareil aux dieux.
Ils connurent pourtant, dit-on, des mortels le bonheur le
plus haut,
Quand ils ouïrent les Muses aux diadèmes d’or chanter sur
la montagne
Et dans Thèbes aux sept portes, lorsque l’un épousa
(141)
Harmonie aux grands yeux
Et l’autre, Thétis, l’illustre fille du sage Nérée,
Et les dieux festoyèrent chez l’un et l’autre,
L’un et l’autre virent les souverains, fils de Cronos, assis
sur des sièges d’or,
Ils en reçurent des présents ! En échange de leurs
premières épreuves,
Ils avaient obtenu la grâce de Zeus, et rétabli d’aplomb leur
cœur.
Mais en un autre temps, en revanche, l’un se vit privé de sa
part de joie
(142)
À cause des cruels malheurs de ses filles ,
Trois du moins, car Thyonè aux bras blancs, Zeus-Père vint
dans son lit désirable.

Quant à l’autre, ce fils unique, que Thétis l’immortelle mit


(143)
au monde à Phthie ,
Il périt au combat, victime d’une flèche,
Et, brûlant sur le bûcher, suscita les pleurs des Achéens
Le mortel qui connaît en son esprit la voie de la vérité,
Doit jouir des bienfaits qu’il reçoit des dieux. Mais le
souffle des vents
Qui tourbillonnent dans l’air va tantôt d’un côté, tantôt de
l’autre !
La prospérité des hommes ne conserve pas longtemps un
cours intact,
Quand elle s’abat sur eux de tout son poids.
Petit dans les petites choses, grand dans les grandes,
Ainsi je serai ; la destinée qui s’attache à moi,
Toujours en mon cœur je m’y adapterai, en la servant avec
tout mon talent.
Et si Dieu me donnait luxe et richesse,
J’ai l’espoir de trouver dans l’avenir une gloire plus haute.
(144)
Nestor et Sarpédon le Lydien , renom des hommes,
Nous les connaissons d’après les vers sonores
Qu’ont assemblés de sages artisans. La vaillance
Ne traverse le temps qu’avec la gloire des chants.
Rares ceux qui y sont habiles !
Néméenne III
(145)
À Aristocleidès, d’Égine ,

vainqueur au pancrace (146)

Ô Muse souveraine, notre mère, je t’en supplie,


En ces jours sacrés de la fête néméenne,
Viens en ce pays accueillant, en l’île dorienne d’Égine !
Car aux rives de l’Asope t’attendent les jeunes gens,
Artisans des chants doux comme le miel, désireux de ta
voix !
Toute chose a soif de quelque autre ;
La victoire aux jeux aime surtout l’ode,
La meilleure compagne des couronnes et des exploits !

Prodigue-la généreusement,
En la faisant naître de ma propre sagesse !
Entonne, pour le roi du ciel peuplé de nuages, toi sa fille,
L’hymne estimé. Et moi, je le joindrai à leurs chants et à la
lyre,
En faisant un doux labeur pour la fleur de ce pays
(147)
Où les Myrmidons , les premiers, s’établirent ;
Leur place, à l’antique renommée, Aristocleidès,
Par ta volonté ne l’a pas souillée d’opprobre,
En mollissant dans la dure préparation du pancrace.

Car aux coups éprouvants, dans la plaine profonde de


Némée,
La victoire apporte un remède salutaire.
Mais si par sa beauté, par ses exploits qui lui ressemblent,
Le fils d’Aristophane a accédé au faîte de la gloire virile,
Il n’est pas facile, en revanche, de franchir plus avant la
mer inaccessible,
Au-delà des colonnes d’Héraclès,

Que le héros-dieu a posées, témoins illustres


De ses courses ultimes. Il avait dompté,
Dans la plaine marine, des bêtes monstrueuses,
De lui-même, il avait exploré les courants des bas-fonds,
Jusqu’à ce qu’il eût atteint le but marqué pour son retour,
Et qu’il eût indiqué les limites de la terre…
Mais, ô mon cœur, vers quel promontoire lointain
Fais-tu dériver mon navire ?
(148)
C’est à Éaque , à sa race, que tu dois conduire la Muse.
S’attache à ma parole le fleuron de Justice :
« Louer l’homme valeureux. »

Les amours du dehors n’apportent rien de mieux à


l’homme ;
Cherche chez toi : tu as reçu une belle parure,
Douce à faire entendre. Parmi les vaillances d’autrefois,
Brilla le seigneur Pélée, il s’était taillé une lance
Qui surpassait toutes les autres ;
Il avait conquis Iôlcos, seul, sans armée,
Il s’était saisi de Thétis, la déesse marine,
De haute lutte. Laomédon fut anéanti
(149)
Par le puissant Télamon ,
Camarade de Iolas, qu’il suivit un jour

À la poursuite des vaillantes Amazones à l’arc d’airain,


Et la peur dompteuse d’hommes jamais
Ne mit un frein à l’élan de leur cœur.
Une ascendance glorieuse vaut son pesant d’or.
Et qui ne possède que choses apprises, reste un homme
obscur,
Son souffle s’éparpille, jamais il n’avance d’un pied sûr,
Et son âme s’efforce sans résultats à mille vaillances.

Le blond Achille, lui, quand il habitait


Dans la demeure de Philyre,
Encore enfant, s’amusait à de grands exploits. De ses
mains
Sans cesse il lançait, pareil aux vents, le javelot armé d’un
fer court ;
Combattant les lions sauvages, il répandait la mort,
Et il abattait les sangliers. Il ramenait leurs corps encore
haletants
Au Cronide, au Centaure, dès l’âge de six ans, et tout le
temps qui suivit ensuite.
Artémis était frappée de stupeur,
Et l’audacieuse Athéna,

Quand il tuait les cerfs, sans chiens ni rets trompeurs,


Car il les battait à la course ; et du discours des Anciens,
Je tiens encore ce récit : Chiron, en sa sagesse profonde,
(150)
Avait nourri Jason dans son antre pierreuse ,
Et après lui Asclépios,
Qui apprit à la main la douce application des remèdes.
Il avait marié aussi la fille de Nérée aux bras splendides,
Dont il élevait le fils, Achille, le héros valeureux entre
tous,
Exaltant l’ardeur de son cœur par des moyens appropriés,
Afin que, porté par le souffle des brises marines,
Sous les murs de Troie toute résonnante du fracas des
lances,
Il affrontât le cri de guerre des Lyciens, des Phrygiens et
des Dardaniens,
Et que, dans la mêlée qu’il engagea contre les Éthiopiens
porteurs de javelots,
Il se promît en son cœur que leur souverain, Memnon,
l’impétueux cousin d’Hélénos
Ne pût jamais plus retourner en son pays.

Le rayon éblouissant de la lumière des Éacides,


C’est d’ici qu’il est parti.
Zeus, oui, c’est ton sang, et tienne est la fête
Que fait entendre mon hymne, chantant
Par la voix des jeunes gens la joie de leur patrie !
Notre cri sied au vainqueur Aristocleidès,
Qui a associé son île au dire qui le célèbre,
Et à la splendeur de sa lutte l’auguste collège d’Apollon
Pythien.
Dans l’épreuve se manifeste l’excellence
Des dons où l’on est le meilleur.

Enfant parmi les jeunes enfants, homme


Parmi les hommes, et en troisième lieu,
Parmi les plus âgés, trois lots qui sont impartis
À notre race mortelle. Mais c’est quatre vertus
Que comporte la vie humaine, qui nous dit
De toujours songer au présent.
Ces vertus, tu n’en manques pas. Réjouis-toi, ami ! c’est
moi
Qui t’envoie ce miel mêlé de lait blanc, une rosée
l’entoure,
Breuvage mélodieux que prodigue le souffle
Des flûtes éoliennes…

Bien tard ! Mais l’aigle est rapide entre la gent ailée,


Lui qui dans ses serres saisit en un instant,
Fondant de loin sur elle, sa proie sanglante,
Tandis que, criards, les geais se tiennent dans de plus bas
cantons.
C’est pour toi, ainsi le veut Clio au beau trône,
Grâce à ton énergie victorieuse, que, venue de Némée,
D’Épidaure et de Mégare, la lumière a brillé !
PARMÉNIDE
Parménide vit probablement le jour en 515 avant J.-C. à
Élée, une colonie grecque dans le golfe de Salerne. Selon
Diogène Laërce, il aurait assisté aux cours de Xénophane,
avant de fonder lui-même l’école éléate et d’avoir pour
disciple le philosophe Zénon. Parménide aurait visité Athènes
à la fin de sa vie. Platon a donné son nom à l’un de ses
dialogues, où il met en scène sa rencontre, vers 450, avec un
Socrate de vingt ans, façon de revendiquer une continuité
entre ce dernier et les grands maîtres présocratiques.
Parménide a consigné sa pensée dans un vaste Poème
métaphysique organisé en trois temps : un prologue et deux
sections successivement consacrées à la vérité et aux opinions
fausses des mortels. Pour Parménide, en dépit de la labilité et
de la multiplicité des apparences, le réel constitue un absolu,
foncièrement immuable, infini, éternel. Il revient au
philosophe d’expliquer cette contradiction, de rendre compte,
comme le fera Zénon, des paradoxes qui voilent la vérité de
l’Être.
L’ouverture du Poème formule le principe de cette quête
herméneutique de façon métaphorique, voire mystique, en
rapportant un voyage qui entraîne le philosophe, escorté par
les filles du soleil, aux portes symboliques du Jour et de la
Nuit. Une déesse l’y accueille pour le guider sur le chemin de
la vérité, avant, dans la dernière section, de lui exposer les
croyances erronées des hommes. L’accès au vrai est ainsi
présenté comme un cheminement méthodique : soit une chose
« est et ne peut pas ne pas être », soit elle « n’est pas et elle ne
doit pas être ». L’usage de la raison et du questionnement a
vocation à dissiper les illusions du sensible, libérant l’homme
des erreurs qui l’entravent. Accordé au dessein didactique de
l’œuvre, le rythme ample de l’hexamètre lui confère une
grandeur pleine de solennité.
Le Poème
PROLOGUE
Les cavales qui m’emportent, aussi loin que puisse aller
mon désir,
M’ont emmené ; elles me dirigèrent sur la voie, ô combien
illustre,
De la divinité, qui conduit par là l’homme instruit en toute
chose.
C’est par là que je fus mené, par là que les très prudentes
cavales
M’emportaient, tirant mon char, et des jeunes filles me
montraient la voie.
L’essieu brûlait dans les moyeux, grinçant comme la flûte
(Car de chaque côté les deux cercles des roues
l’entraînaient),
Quand les filles du Soleil, ayant quitté la demeure de la
nuit
Se hâtaient de me conduire vers la lumière ;
Et de leurs mains, elles avaient enlevé les voiles de leur
tête.
Là se trouvent les portes des chemins du jour et de la nuit ;
Elles s’encastrent entre le linteau du haut, et un seuil de
pierre.
De grands battants ferment ces Portes du Ciel.
Justice, l’implacable, détient la clé qui les ouvre.
Lui prodiguant de douces paroles, les jeunes filles
habilement
Obtinrent qu’elle leur tire au plus vite le verrou qui les
fermaient.
Les portes s’envolèrent, ayant fait grincer en les tournant
dans leurs encoches
Les axes bien cuivrés qu’ajustaient pointes et clous.
Une béance abyssale s’ouvrit. Par là, franchissant les
portes,
Les jeunes filles guidèrent droit sur la route le char et les
cavales.
Et la déesse bienveillante m’accueillit, prit ma main droite
dans sa main.
Elle m’adressa alors la parole en ces termes :
« Jeune homme, toi qu’accompagnent d’immortelles
conductrices,
Et qui, avec ces cavales qui t’emportent, atteins notre
demeure,
Réjouis-toi, ce n’est pas un mauvais destin qui t’a fait
prendre
Cette route où tu te trouves (car elle est en dehors des
sentiers battus,
Loin des hommes), mais la justice et le droit. Il faut que tu
sois instruit de tout,
À la fois du cœur impassible de la vérité, bonne
conseillère,
Et des opinions des mortels, où l’on ne peut se fier à rien
de vrai.
Toutefois, tu apprendras encore ceci : qu’il fallait que les
apparences
Aient un mode d’être apparent, car elles pénètrent toute
chose, toujours. »
BACCHYLIDE
Originaire de Céos, neveu de Simonide, Bacchylide dut
naître à la fin du VIe siècle avant J.-C. et mourir au milieu du
Ve. Comme Simonide et Pindare, dont il passe pour avoir été le

jeune rival, il compose des odes qui appartiennent au genre de


la lyrique chorale : épinicies, hymnes, péans, hyporchèmes et
panégyriques. Certaines de ses pièces célèbrent les mêmes
vainqueurs des jeux que Pindare. Il y révèle une force
moindre.
Bacchylide cultive une sérénité, dont l’aisance et
l’harmonie font pâle figure devant le don pour les images ou
la vivacité de l’argument chez son aîné. Il montre, en
revanche, un talent certain dans la narration dramatique. Ses
odes XVII et XVIII constituent des dithyrambes (des chœurs
chantés) consacrés à Thésée. Bacchylide célèbre les exploits et
les vertus du jeune héros. Dans l’ode XVII, Thésée défie le
puissant Minos, alors que celui-ci convoite une vierge
d’Athènes qu’on amène pour être sacrifiée au Minotaure. Le
courage farouche du prince, son souci de la justice, sont
rendus avec verve, tandis que son sauvetage merveilleux par
des dauphins, l’expression raffinée, les périphrases érudites
du poète, annoncent l’art des poètes alexandrins.
Thésée
La nef à la proue sombre qui emmenait Thésée,
Le héros insensible au fracas des armes,
Avec la brillante troupe des enfants d’Athènes,

Les deux fois sept (151),


Fendait la mer de Crète,
Car sur la voile dont l’éclat brille au loin,
Par la grâce d’Athéna, la glorieuse déesse
À la guerrière égide,
Frappaient les souffles de Borée.
Lors le cœur de Minos fut enflammé
Par les dons redoutables de Cypris,
La déesse au bandeau d’amour ;
Il ne sut pas retenir sa main ;
Elle effleura la blanche joue d’une vierge.
(152)
Alors Ériboa poussa un cri ; elle appela
Thésée, le petit-fils de Pandion,
Tout cuirassé d’airain.
Il la voit : il roule sous ses sourcils
Un regard noir ; une douleur cruelle
Lui déchire le cœur, et il s’écrie :
(153)
« Fils de Zeus souverain ,
Tu ne contrôles plus ton cœur, dans ta poitrine.
Contiens, héros, cette violence superbe ;
Ce que par le vouloir des dieux le destin tout-puissant
Nous a attribué, ce que dans sa balance
Pèse la Justice, ce sort fatal,
Nous le connaîtrons, quand l’heure viendra.
Mais toi, renonce à ton noir dessein.

Si de Phénix la noble fille au doux nom (154),


S’unissant à Zeus, au pied de la cime d’Ida
T’a mis au monde pour te rendre souverain
Parmi les mortels,
(155)
Je naquis moi aussi de la fille du riche Pitthée ,
Quand l’approcha Poséidon, le dieu de la mer,
Et les Néréides aux tresses violettes
Lui firent don d’un voile d’or.
Aussi, je te prie, seigneur de Cnossos,
De contenir une passion
Qui causerait bien des gémissements.
Car je ne voudrais pas voir l’aimable clarté
De l’immortelle Aurore, si tu te rendais maître
Contre son gré, de l’une de ces vierges.
Montrons d’abord la force de nos bras.
Et de ce qui adviendra, le Destin décidera. »
Ainsi parla le héros à la lance invincible.
Lors, sur la nef, les passagers furent surpris
De cette altière audace. Et la colère, en son cœur,
(156)
Saisit le gendre du soleil ;
Tramant un dessein inouï, il s’écria :
« Tout-puissant Zeus, mon père, entends-moi.
Si c’est de toi que m’enfanta
La Phénicienne aux bras blancs,
Lance à présent depuis le ciel l’éclair rapide
Porteur de feu, et signe connu de tous.
Et pour toi, Thésée, si c’est de Poséidon,
L’ébranleur du sol,
Que la trézénienne Æthra t’enfanta,
Rapporte donc des profondeurs de la mer
Cet anneau d’or qui brille pour lors à mon doigt,
Jette-toi hardiment dans les demeures de ton père.
Tu sauras si le Cronide, le maître de l’univers,
Et Seigneur du Tonnerre, écoute mes prières. »
Quand le tout-puissant Zeus
Entendit la demande exorbitante,
Voulant pour son fils chéri rendre visible à tous
Le suprême honneur qu’il lui accordait,
Il lança un éclair.
À la vue du prodige qui le contentait,
Le héros, inébranlable à la guerre,
Tendit les mains vers le ciel clair et dit :
« Tu vois, là, Thésée, les signes manifestes
Dont Zeus me gratifie ; c’est à toi maintenant
De t’élancer dans la mer aux sourds grondements.
Le seigneur Poséidon, ton père, t’assurera
Un très haut renom sur la terre aux beaux arbres. »
Ainsi dit-il. Mais l’ardeur de Thésée ne fléchit point.
Se dressant sur les planches bien jointes, il plongea,
Et le sein bienveillant de la mer l’accueillit.
La stupeur envahit le cœur du fils de Zeus ;
Il donna l’ordre de maintenir le beau vaisseau
Dans le sens favorable du vent.
Mais à Thésée, le Destin ouvrait une autre route !
La nef voguait, d’une marche rapide,
Poussée par le Borée qui soufflait à la poupe.
La troupe entière des jeunes Athéniens
Trembla, quand le héros se lança dans les flots ;
Et de leurs yeux de lys des larmes coulèrent,
Appréhendant un lourd malheur.
Cependant les dauphins, habitants de la mer,
Rapidement portaient le grand Thésée
(157)
Vers le palais de son père, le dieu des chevaux ;
Quand il fut arrivé en la demeure divine,
(158)
Voyant les filles illustres de l’heureux Nérée ,
Il fut saisi de peur, car leurs membres splendides
Brillaient d’une lumière aussi vive que le feu.
Des bandeaux tressés d’or s’enroulaient à leurs cheveux ;
Et leurs pieds humides faisaient des pas de danse
Qui réjouissaient leur cœur.
Dans l’aimable demeure, il vit Amphitrite aussi,
(159)
La chère épouse de son père , la déesse aux grands
yeux ;
Elle le revêtit d’une robe de pourpre,
Et sur ses cheveux bouclés, posa une couronne
Qui n’avait nul défaut ;
L’artificieuse Aphrodite, pour son hymen jadis,
La lui avait donnée, toute faite de roses.
(De ce que les dieux veulent, il n’est rien d’incroyable
Aux mortels pleins de sens.)
Il reparut près du navire à poupe fine.
Ah ! à quels espoirs du chef cnossien il mit un terme,
Quand il sortit sans une goutte de la mer,
Pour tous étonnante merveille !
Autour de ses membres brillaient les présents des dieux,
Et sur leurs sièges splendides, les jeunes Néréides
Leur confiance revenue, poussèrent de grands cris ;
Les profondeurs au loin retentirent.
Tout près, les jeunes gens de leurs voix adorables
(160)
Entonnèrent un péan .
Dieu de Délos, réjouis ton âme
Aux chœurs de Céos,
Envoie-nous l’heureuse fortune
Qu’envoient les dieux aux braves !
Ode XVII
Époque classique
Ve – IVe siècle avant J.-C.
ESCHYLE
Né en 525, au VIe siècle avant J.-C., Eschyle composa, au
seuil de l’âge classique, une œuvre flamboyante. D’une âpre
magnificence, elle fait défiler des cohortes d’images droit
venues du grand lyrisme de l’époque archaïque, tandis que les
motifs qu’elle développe, le genre qu’elle fonde — la tragédie
— appartiennent aux deux siècles d’efflorescence de la
démocratie athénienne.
La disparition de la tyrannie avec la mort de Pisistrate en
528, la fin des guerres médiques, la constitution de la Ligue de
Délos en 478 marquent l’avènement de celle-ci. Cet âge d’or
de l’histoire d’Athènes se perpétue jusqu’au début de la guerre
du Péloponnèse en 431. L’essor du théâtre antique lui est
profondément lié. Les représentations sont organisées par
l’État au cours de festivals politiques et religieux qui soudent
l’unité de la nation et célèbrent l’ordre qui la constitue : les
Grandes Dionysies et les Panathénées, principalement, à
Athènes, qui entendent rivaliser avec les rencontres
panhelléniques qui avaient lieu à Delphes ou à Olympie. Ce
sont des magistrats de la cité qui choisissent les poètes dont
les œuvres seront jouées et qui répartissent les acteurs entre
les auteurs retenus. Les citoyens les plus riches, désignés
comme « chorèges », assument les frais des spectacles : ainsi
est-ce Périclès qui finance Les Perses d’Eschyle, ample
célébration de la victoire de Salamine, en 472. Les
représentations sont ouvertes aux citoyens, aux étrangers
installés à Athènes (les « métèques ») et aux voyageurs
présents dans la cité. Les femmes peuvent y assister, de même,
semble-t-il, que des esclaves. Les séances sont payantes, mais
une indemnité est versée aux citoyens les plus démunis pour
empêcher qu’ils en soient écartés (le théorikon). Comme les
spectacles sont longs et nombreux, les travaux de l’assemblée
et ceux des tribunaux sont suspendus pendant les périodes
d’activité théâtrale : théâtre et vie politique ou judiciaire,
complémentaires, ne doivent pas entrer en rivalité. Les pièces
sont jouées d’abord sur l’agora, le centre de la vie civique
grecque, avant de prendre place dans le théâtre des Dionysies,
spécialement élevé au pied de l’Acropole. Capable d’accueillir
entre 12 000 et 14 000 spectateurs, ce dernier a vocation à
rassembler le plus de citoyens possible. Platon affirme qu’il
contient 30 000 places. Les données archéologiques ne
confirment pas ce chiffre très élevé : il a une valeur
symbolique. Il correspond, en effet, à peu près au nombre de
citoyens qu’Athènes devait compter.
Institution de la polis, la cité, il est difficile toutefois de
déterminer exactement l’origine du théâtre. Il se garde de
toute propagande et s’abstient généralement de faire écho à
l’actualité politique. Les Perses sont une exception à la règle
et l’œuvre fit scandale pour cette raison. Inscrit dans le cadre
de célébrations liturgiques, le théâtre n’a pas non plus de
valeur religieuse intrinsèque. Sa fonction relève plutôt d’une
pédagogie morale : il réfléchit la conception de l’homme
comme « animal politique », pour reprendre la formule
d’Aristote. Il débat de l’individu face au groupe, famille ou
cité. Il scrute valeurs et paradigmes qui lient le premier au
second. Inlassablement, il dénonce l’hybris, cette exaltation
orgueilleuse de soi qui fait perdre à la créature le sens de la
mesure et précipite sa chute. L’être humain et son ajustement
difficultueux à ce qui l’environne — les dieux, la nature, ses
semblables — forment le cœur de la cérémonie dramatique.
Combinant l’héritage de la lyrique chorale et de la poésie
épique de l’époque archaïque en un nouvel objet, la tragédie
reprend et prolonge la méditation qu’elles avaient entamée.
Plus qu’elle ne surgit de façon absolument neuve, elle réinscrit
une interrogation face au monde. Son caractère grandiose
confère une puissance, sans précédent à cette enquête.
Car le théâtre antique est un spectacle total. Chaque
festival comprend un concours de tragédies (il met en
concurrence trois tragédies et un dithyrambe), un concours de
comédies (cinq pièces) et un concours spécifique de
dithyrambes (des poèmes en l’honneur de Dionysos chantés
par les chœurs des dix tribus athéniennes). Les œuvres font
intervenir systématiquement un chœur qui correspond à un
groupe d’individus (douze à quinze choreutes qui sont des
amateurs entraînés pour la tragédie, plus d’une vingtaine pour
la comédie) et des acteurs singuliers (deux ou trois pour la
tragédie, au moins quatre pour la comédie, tous
professionnels). Elles font alterner parties récitées et parties
chantées, avec ou sans accompagnement musical. Elles sont
ponctuées de danse. Comme les acteurs sont tous de sexe
masculin et souvent éloignés du public, ils sont revêtus de
riches robes qui marquent leur identité et leur condition,
chaussés de cothurnes qui les grandissent et ils portent des
masques à la fois capables de préciser leur sexe (les masques
des personnages de femmes sont clairs, ceux des hommes de
couleur sombre) et de faire amplement résonner leur voix. Des
machines sont utilisées pour introduire les dieux ou produire
différents effets spéciaux. Le chœur se tient, devant la scène,
dans l’orchestra, probablement de forme trapézoïdale à
l’origine. Il y pénètre par des rampes latérales, les parodoi,
qui ont donné leur nom au premier chant qu’il entonne.
L’espace ainsi délimité est fermé, à l’arrière, par un bâtiment
en bois, la skénè, où les acteurs changent de costumes. Celui-
ci est peu à peu intégré à l’espace dramatique, ou
« scénique ». Ces usages firent l’objet d’une fixation
progressive et jamais rigide. Des premiers dramaturges dont il
ne demeure que des fragments, à l’instar de Thespis ou
Phrynichos, à Eschyle et à ses successeurs, le théâtre ne cesse
d’évoluer. Mais ni les textes ni les fouilles archéologiques ne
peuvent entièrement éclaircir une histoire du théâtre antique
où demeurent de larges pans d’ombre.
La vie d’Eschyle est elle-même une énigme. Athénien, il
serait né près d’Éleusis. Il appartient à la génération qui
combattit les Perses. La tradition veut qu’il ait participé aux
batailles de Marathon (490), de Salamine (480) et de Platée
(479), contribuant à la victoire de la cité grecque sur la
monarchie barbare. Ces allégations sont incertaines, mais il
est sûr que toutes ses œuvres évoquent la guerre et qu’elles
reflètent l’évolution politique de son temps. Les Suppliantes
font ainsi référence à un « pouvoir du peuple » qui est, au sens
propre, la « démocratie ». Eschyle aurait entamé sa carrière
d’auteur vers vingt-cinq ans et remporté son premier concours
en 484. Il multiplia les succès entre 472 et 458, deux ans avant
de mourir (456). Il aurait composé entre soixante-dix et
quatre-vingt-dix pièces, dont il ne demeure que sept : Les
Perses (472), Les Sept contre Thèbes (467), Les Suppliantes
(463), Prométhée enchaîné, écrit à une date inconnue, et la
trilogie de l’Orestie (458) avec Agamemnon, Les Choéphores
et Les Euménides. Cette collection peut sembler maigre :
Eschyle étant le premier dramaturge dont des textes aient été
conservés, elle ne doit pas être sous-estimée. Son existence
même prouve de quelle réputation il dut jouir.
Le sujet des Perses est tiré de l’histoire récente. Devant le
tombeau du roi de Perse Darius, Atossa, son épouse, la mère
du roi Xerxès, attend en compagnie des vieillards perses des
nouvelles d’une expédition qui doit décider du sort de son fils
et de leur patrie : la bataille de Salamine est en cours. Dès le
début, la souveraine se montre angoissée par un songe de
mauvais augure. Un messager survient alors et rapporte le
désastre : les Perses ont été écrasés. À l’appel de la reine et
du chœur, Darius surgit d’entre les morts : plein de sagesse, il
vient offrir des remèdes à la défaite. Xerxès, enfin, paraît. La
tragédie s’achève ainsi par une longue et bouleversante
déploration autour du vaincu. Presque dépourvue d’action,
l’œuvre repose tout entière dans la considération de l’échec
qui frappe les Perses. Eschyle, cependant, ne célèbre pas
à bon compte le triomphe d’Athènes sur ses ennemis. Il
n’humilie pas tant l’adversaire qu’il invite, en épousant avec
une rare empathie son point de vue, à considérer en général
les maux de la guerre, les périls de l’orgueil, la fragilité du
destin des hommes et leur faillibilité, la manière dont leur
action est toujours inscrite dans l’orbe de dieux terribles.
Long poème funèbre, Les Perses exhortent, avec une
solennelle magnificence, par l’effroi, à la prudence.
Les Sept contre Thèbes évoquent la lutte fratricide
d’Étéocle et de Polynice, les fils d’Œdipe. La pièce expose les
préparatifs d’Étéocle pour défendre Thèbes contre son frère,
donnant l’occasion au dramaturge d’insister sur les vertus du
jeune homme, patriote pieux et zélé. La nouvelle de sa mort,
peu après, produit un effet d’autant plus pathétique.
Longuement modulée par le chœur, composé des femmes de
Thèbes, cette plainte amplifie la douleur d’un trépas qui
accomplit la malédiction des Labdacides, manifestant la toute-
puissance de la volonté divine. Comme dans Les Perses,
l’action est réduite à une épure. L’extrait qui est donné,
prononcé par le chœur, correspond au moment où les
Thébaines, réunies sur l’acropole, suivent à distance la
bataille qu’Étéocle et Polynice sont en train de se livrer. Cette
transcription en direct, mais à distance, de l’événement,
ponctuée d’exclamations et d’interrogations pressantes,
haletante, scandée par des invocations aux dieux qui
demeurent muets, fait retentir avec éclat les affres d’une
humanité abandonnée à ses fautes et ses souffrances.
La part du divin est encore plus forte dans le Prométhée
enchaîné, dont tous les personnages sont de nature divine, sauf
Io. Eschyle fait même intervenir de purs principes : Cratos est
le Pouvoir, Bia la violence. Zeus, après avoir tué son père
Cronos, s’emploie à asseoir son autorité. Le titan Prométhée
s’est opposé à sa volonté de décimer les hommes au profit
d’une nouvelle race. Il leur a donné le feu et les différentes
technai, c’est-à-dire des savoirs conceptuels comme les
mathématiques ou l’écriture, aussi bien que des savoir-faire :
le feu, l’agriculture, la médecine, le dressage des chevaux,
l’art de la divination, notamment. La pièce débute au moment
où Zeus a décidé de châtier Prométhée. Il a envoyé un
émissaire, Cratos, intimer à Héphaïstos l’ordre d’enchaîner le
rebelle. Héphaïstos, quoiqu’il réprouve le supplice décrété par
Zeus, doit l’exécuter. Également favorable à Prométhée,
Océan vient lui promettre d’intercéder en sa faveur, puis Io
paraît pour évoquer les malheurs qu’elle a endurés avant que
Prométhée lui apprenne qu’elle aurait un destin glorieux : elle
doit devenir la mère d’Héraclès, qui délivrera le Titan de ses
peines. Prométhée se montre donc confiant : il sait que Zeus
ne pourra pas le faire périr, mais, pour cela, il ne doit pas
livrer le secret qu’il partage avec Io. Résistant aux
sollicitations d’Hermès, il se voit précipité au fond du Tartare
par un cataclysme grandiose. La pièce met en scène un drame
primitif aux résonances cosmiques. Zeus veut instaurer l’ordre
parmi les dieux, mais ce monarque cruel et tyrannique règne
par la violence. La compassion d’Héphaïstos envers sa
victime, la pitié du chœur des Océanides, représentées sous la
forme de bruissantes nuées, dénoncent en Zeus le souverain
impitoyable, autant qu’elles exaltent la générosité
transgressive de Prométhée, héros martyr. Sa prière au soleil,
puis la longue évocation des bienfaits qu’il a prodigués à une
humanité ignorante, affaiblie et isolée, valent, face au
comportement de Zeus, un vibrant éloge de la bonté. Eschyle
donne une image de Prométhée presque entièrement
renouvelée depuis Hésiode : le coupable est devenu un
justicier bienfaiteur. Il représente aussi, de façon poignante,
que le sort de l’humanité se joue en son absence…
L’Orestie est la seule trilogie antique qui ait été conservée.
Ancrée dans le cycle des retours de la guerre de Troie, elle
raconte avec Agamemnon le meurtre du roi d’Argos par son
épouse Clytemnestre, puis, dans Les Choéphores, le meurtre
de cette dernière par son fils, Oreste. Les Euménides évoquent
enfin le jugement que l’Aréopage d’Athènes doit rendre à
propos des crimes d’Oreste. La vengeance et la loi du talion
qui avaient prévalu jusque-là (Clytemnestre tue Agamemnon,
parce qu’il a consenti au sacrifice d’Iphigénie, tandis
qu’Oreste et Électre la tuent, et tuent son complice Égisthe,
pour venger le meurtre de leur père) doivent finalement le
céder à la justice : Oreste est libéré par le tribunal qui l’a
écouté, tandis qu’Athéna apaise les Érinyes qui exigeaient son
immolation. Elle invite les Furies sanguinaires à devenir des
Euménides, c’est-à-dire des Bienveillantes qui veilleront à
l’exactitude des châtiments. Eschyle prépare la dénonciation
de la vengeance qui structure sa trilogie dans Agamemnon, au
cours d’un dialogue qui oppose Clytemnestre au chœur des
vieillards d’Argos. Devant ces garants de l’ordre ancestral, la
reine se livre à un saisissant plaidoyer pro domo. Contre la
condamnation traditionnelle du meurtre abominable de son
époux, elle argue des torts d’Agamemnon, bourreau de sa fille
et souverain plein d’hybris, sourd aux prophéties de
Cassandre. La nouveauté de ce renversement peut se mesurer
à écouter, dans les Choéphores, le chœur des captives
troyennes. L’action se déroule, une fois encore, à Argos. Le
chœur, qui donne son nom à la pièce, va porter des libations
sur la tombe d’Agamemnon (une « choéphore » est une
porteuse de libation). Clytemnestre a fait un terrible songe
prophétique. Elle voudrait le conjurer en apaisant l’époux
assassiné. Ses envoyées expriment toutefois, dans le prologue
même, leur conviction que le sang appelle le sang, que la
vengeance est inéluctable : nulle offrande propitiatoire ne
saurait assouvir les morts irrités. À Delphes, au sanctuaire
d’Apollon, Les Euménides donnent, par la bouche de la
Pythie, une vision terrible d’Oreste rongé par la conscience de
ses crimes. Les Érinyes, qui forment le chœur, prononcent
ensuite une vigoureuse défense de l’idée qu’il ne saurait y
avoir de justice sans tourment ni terreur. Elles tiennent un
discours consonant avec celui du chœur d’Agamemnon, mais
leur identité, et l’épouvantable description que la Pythie a
brossée d’elles plus tôt, sapent désormais cette opinion,
préludant à la véritable révolution morale et au coup de
théâtre que prépare Eschyle : la grâce d’Oreste.
Le dramaturge ne renie pas toute tradition : il continue de
puiser dans les grands récits mythiques, il représente avec
insistance le poids que leur lignée et leur passé font peser sur
ses personnages. Le cas des Atrides dans L’Orestie est
exemplaire. Les dieux, par ailleurs, sont omniprésents,
bornant encore davantage la liberté de créatures incapables
de s’élever contre eux. Mais ces déterminations font l’objet
d’une scrutation sans complaisance. Eschyle ne cesse de
souligner la responsabilité individuelle de chacun sur son
destin et son œuvre résonne de réflexions contemporaines sur
la paix, la justice, la maîtrise de soi (en grec, sophrosyné).
L’évolution est nette du Zeus implacable qui est représenté
dans Prométhée enchaîné au souci d’équité et d’apaisement
dont Apollon et Athéna font preuve dans Les Euménides, du
monde de la monarchie barbare soumis au destin et à l’hybris
peint dans Les Perses à la cité démocratique d’Athènes, telle
que Les Euménides la représentent. À l’intérieur d’un univers
marqué par le retour de quelques motifs obsédants, Eschyle se
livre à un long dialogue qui s’efforce de rééquilibrer la part de
l’homme, à l’avantage de celui-ci. La mise en scène
spectaculaire de la souffrance, l’expressivité avec laquelle elle
est formulée, le vérisme des tableaux qu’elle suscite chez le
poète, alors même que l’action dramatique se voit réduite à
presque rien, confèrent à cette méditation une puissance et une
efficacité tragiques peu égalées. Souvent hiératique, le théâtre
d’Eschyle bouleverse par les affrontements désespérés qu’il
expose, par la magnificence de son verbe : elle permet à
l’homme de manifester sa dignité dans l’aveu même de ses
tourments.
Les Perses
LE SONGE DE LA REINE ATOSSA
LE CHŒUR

Ô très haute souveraine des femmes de Perse aux ceintures


profondes,
Mère vénérable de Xerxès, je te salue, femme de
Darius (161),
D’un dieu tu as partagé la couche, et d’un dieu aussi tu es
la mère,
Si du moins notre antique fortune n’a point abandonné son
armée !
LA REINE
C’est pourquoi je viens ici, quittant mon palais enrichi
d’or,
Et la chambre de Darius, qui fut aussi la mienne.
L’inquiétude déchire mon cœur, et c’est à vous, amis,
Que je veux parler, car pour mon sort je suis loin d’être
sans crainte.
J’ai peur que cette grande richesse ne ruine pour en faire de
la poussière
La prospérité que s’est acquise, sans doute grâce à un dieu,
Darius.
Ainsi une angoisse indicible étreint mon esprit, et elle est
double :
Des biens sans gardiens ne sont pas respectés de la foule,
Et sans biens, un homme ne peut briller du seul éclat de sa
force.
Or notre richesse est intacte, mais je crains pour nos yeux,
L’œil de la maison n’est-il pas la présence du maître ?
Il faut donc, Perses, fidèles vieillards, que vous soyez mes
conseillers,
Car tout ce qui peut m’être salutaire repose sur vos
conseils.
LE CHŒUR

Sache-le bien, Reine de cette terre, tu ne devras pas nous


dire deux fois
De parler ou d’agir si tu veux que nous soyons tes guides,
Car faisant appel à nous, tu t’adresses à des conseillers
bienveillants.
LA REINE

De nombreux songes chaque nuit me hantent,


Depuis que mon fils, équipant une armée,
Est parti ravager la terre d’Ionie.
Mais jamais encore, comme la nuit dernière,
Je n’en fis un aussi clair ; je vais te le dire :
Il m’a semblé que m’apparaissaient deux femmes bien
mises,
L’une revêtue de la robe perse, et l’autre du costume
dorien,
Bien supérieures aux femmes d’aujourd’hui, par leur
stature,
Comme par leur beauté parfaite. Elles étaient sœurs
Du même sang, mais l’une avait pour patrie la Grèce,
Que le sort lui avait attribuée, et l’autre, la terre barbare.
Il me semblait qu’entre elles deux une querelle
S’était élevée ; mon fils, s’en étant aperçu,
Cherchait à les contenir et à les apaiser, puis à son char
L’une et l’autre il les attelle, et sous leur cou passe
Les courroies. Et l’une se rengorgeait de ce harnachement,
Et laissait les rênes commander facilement à sa bouche,
Mais l’autre, se débattant, met en pièces le harnais
De ses mains, et, libérée du mors, elle l’entraîne
Violemment, brisant enfin le joug en deux.
Mon fils tombe ; son père Darius est à ses côtés,
Plein de pitié. Mais dès qu’il le voit,
Xerxès déchire les vêtements qu’il a sur le corps.
Voilà donc ce que j’ai vu cette nuit.
Puis je me lève et à l’eau pure d’une fontaine
Je trempe mes mains, et, les bras chargés d’offrandes,
Je m’approche de l’autel, voulant y consacrer
Le gâteau rituel que l’on doit aux dieux préservateurs.
Mais j’aperçois un aigle qui fuit au foyer
(162)
De Phoibos . Sous l’effet de la frayeur, figée, sans voix,
amis,
Je vois bientôt un faucon à tire-d’aile
Fondre sur lui et, de ses serres, mettre en pièces
Sa tête. Et l’aigle tout recroquevillé ne peut rien faire,
sinon
Lui abandonner son corps. Voilà ce qui pour moi fut
effrayant à voir,
Et pour vous ce doit l’être à entendre. Car, vous le savez,
mon fils,
S’il réussit pourra devenir un héros admirable,
Mais s’il échoue… il n’a pas de compte à rendre à ses
sujets,
Et, pourvu qu’il vive, il régnera de la même façon sur cette
terre.
v. 155-214

Les Sept contre Thèbes


L’ENTENDEZ-VOUS, LE BRUIT DES
BOUCLIERS ?
(163)
LE CHŒUR

Je clame les malheurs immenses qui me remplissent


d’effroi !
L’armée est lâchée, elle a quitté son camp,
Voici que roule et se précipite contre nous le flot
innombrable de cavaliers :
La poussière que je vois voler vers le ciel me l’atteste,
Messagère muette mais qui ne trompe pas.
Voici que retentit du fracas des armes le sol de mon pays,
Il s’approche, il vole, il gronde,
Invincible torrent qui frappe le flanc de la montagne.
Hélas, hélas, dieux et déesses, éloignez
Le malheur qui se lève.
Ah ! ce cri par-dessus les remparts !
Les guerriers aux boucliers blancs s’avancent,
D’un mouvement rapide à l’assaut de notre ville.
Qui nous sauvera, qui nous protégera,
D’entre les dieux et les déesses ?
Devant quelle idole me prosterner ?
Hélas ! bienheureux habitants des beaux sanctuaires,
C’est le moment de m’attacher à vos images.
Pourquoi nous attarder à trop gémir ?
L’entendez-vous, ou non, le bruit des boucliers ?
Quand donc, sinon maintenant, avec des voiles, des
guirlandes,
Ferons-nous des supplications aux dieux ?
Ce bruit, je le vois, et ce n’est pas celui d’une seule lance !
Que vas-tu faire, Arès ? Trahiras-tu, antique dieu de notre
sol,
Cette terre qui est la tienne ?
Ô dieu au casque d’or, regarde, regarde la ville
(164)
Que tu aimas tant autrefois !
Dieux tutélaires de cette terre, accourez tous,
Voyez cette troupe suppliante de vierges
Qui redoutent l’esclavage.
Car autour de la ville bouillonne une vague de casques
empanachés,
Que soulève le souffle d’Arès.
Ô Zeus, Zeus, père tout-puissant,
Écarte les ennemis, qu’ils ne prennent pas notre ville !
Les Argiens encerclent la ville de Cadmos,
Et la peur des armes assassines me saisit.
Entre les mâchoires des chevaux
Les mors font entendre un bruit de meurtre.
Sept chefs, les meilleurs de l’armée,
Se tiennent devant les sept portes
Qui leur ont été désignées par le sort,
Prêts, sous leurs armures, à lancer leur javeline.
Toi, fille de Zeus, puissante guerrière,
Sois le salut de la cité,
Ô Pallas, et toi, dieu cavalier, qui règnes sur les mers,
Poséidon, armé de ton trident menaçant,
Délivre-nous de nos terreurs, délivre-nous.
Quant à toi, Arès, hélas, hélas, veille sur la ville
Qui porte le nom de Cadmos, montre-lui que tu es son
allié !
(165)
Et toi, Cypris, mère antique de notre race ,
Écarte de nous le malheur. C’est de toi, de ton sang,
Que nous sommes nés, avec des prières et des invocations
En poussant des cris, nous venons vers toi.
Et toi, dieu destructeur des loups, détruis aussi
L’armée de nos ennemis, fais-leur payer nos plaintes !
(166)
Et toi, fille de Léto , arme-toi bien !
Ah ! j’entends autour de la ville le bruit des chars.
Ô puissante Héra, les essieux ont crié sous le poids !
Artémis aimée !
Sous l’agitation des lances, l’éther devient furieux ;
Que va-t-il arriver à notre cité ? Que deviendra-t-elle ?
À quel terme le dieu veut-il la conduire ?
Ah !
Voici qu’une grêle de pierres pleut sur nos créneaux.
Ô cher Apollon !
Nos portes retentissent du bruit des boucliers d’airain,
Écoute, toi qui détiens de Zeus l’arbitrage sacré des
combats,
(167)
Bienheureuse reine, Onca , toi qui demeures devant nos
murs,
Sauve la ville aux sept portes !
Ah ! divinités toutes-puissantes,
Ah ! dieux et déesses, protecteurs
Des remparts de notre sol,
Notre ville succombe sous les lances,
Ne la livrez pas à une armée dont la langue est autre !
Écoutez les vierges qui tendent les mains
En vous adressant les plus justes des prières,
Écoutez-les !
Hélas ! divinités amies,
Entourez cette ville de votre secours libérateur,
Et montrez comme vous aimez la ville !!
Veillez sur les temples que le peuple vous a consacrés,
Et, en y veillant, venez à notre secours !
Cette ville, empressée à célébrer vos saints mystères,
Ne l’oubliez pas !
v. 78-180

Prométhée enchaîné
LA MARCHE AU SUPPLICE DE
PROMÉTHÉE
(168)
CRATOS

Nous sommes arrivés sur le sol d’une contrée lointaine,


Au pays des Scythes, dans un désert sans homme ;
Héphaïstos, tu dois veiller à exécuter les ordres
Que t’a prescrits ton père, et, sur ces rochers escarpés
enchaîner
Ce brigand dans les entraves infrangibles des liens d’acier.
La fleur de ton art, le feu brillant qui crée tous les arts,
Il l’a dérobée pour l’offrir aux mortels.
Il doit donc des dieux recevoir châtiment,
Pour apprendre à respecter le règne de Zeus,
Et cesser d’aimer les mortels.
HÉPHAÏSTOS

Pour vous, Force et Pouvoir, l’ordre que vous a donné Zeus


Est maintenant exécuté, et rien ne vous retient plus ici.
Mais moi, je n’ai pas le cœur d’enchaîner de force
Un dieu, mon frère, à ce roc escarpé aux hivers rigoureux.
Cependant, je suis contraint d’en avoir le courage ;
Car c’est une lourde faute de négliger les ordres d’un père.
À Prométhée.
(169)
Fils aux pensers altiers de la sage Thémis ,
Malgré moi, malgré toi, dans des nœuds
d’airain inextricables
Je te clouerai à ce roc inhospitalier,

Tu ne verras là ni voix ni visage d’un mortel (170),


Mais, brûlé par les feux ardents du soleil,
Tu sentiras se flétrir le teint de ta peau. Heureux,
Quand le ciel étoilé de la nuit te cachera le jour,
Heureux, quand le soleil fera fondre la gelée du matin,
Sans cesse le fardeau d’un mal toujours présent
T’épuisera. Car celui qui te libérera n’est pas encore né.
Voilà ce qu’on gagne à aimer les mortels.
Dieu, que n’effraie pas la colère des dieux,
Sans respecter le droit, tu as honoré les hommes,
En punition, tu vas rester en faction sur ce triste rocher,
Toujours debout, sans sommeil, sans fléchir les genoux.
Tu feras entendre bien des plaintes, bien des lamentations,
Mais en vain, car le cœur de Zeus est inflexible ;
Dur est celui dont la puissance est nouvelle.
CRATOS

Allons, pourquoi tarder, et geindre inutilement ?


N’as-tu pas en horreur le dieu le plus haï des dieux,
Qui a livré ton privilège aux mortels ?
HÉPHAÏSTOS

Les liens du sang sont puissants, et ceux de l’amitié aussi !


CRATOS

Oui ! Mais résister aux ordres de ton père,


Est-ce possible ? Ne crains-tu pas cela encore plus ?
HÉPHAÏSTOS

Tu es toujours dépourvu de pitié et prêt à tout oser !


CRATOS
Gémir sur lui ne le guérira pas !
Ne te fatigue pas pour rien !
HÉPHAÏSTOS

Comme j’exècre le métier qui est le mien !


CRATOS

Pourquoi le haïr ? car, à vrai dire, ton art


De ces maux présents, n’est pas la cause !
HÉPHAÏSTOS

J’aurais préféré qu’il eût échu à un autre !


CRATOS

Toute charge est un fardeau sauf de commander aux dieux !


Ainsi personne n’est libre que Zeus !
HÉPHAÏSTOS

Je le sais, et je n’ai rien à répondre !


CRATOS

Ne tarde donc plus à lui mettre les chaînes,


Zeus ne doit pas te voir hésiter !
HÉPHAÏSTOS

Il peut déjà voir les entraves prêtes.


CRATOS

Prends-les, passe-les autour de ses bras et,


Avec un marteau, de toute ta force, cloue-le au rocher.
HÉPHAÏSTOS

Voilà, c’est fait, et bien fait.


CRATOS

Frappe encore plus ! Serre, ne laisse pas de jeu,


Car il est capable de trouver une issue, même si c’est
impossible !
HÉPHAÏSTOS

Voilà un bras fixé, il sera difficile à dégager !


CRATOS

À l’autre maintenant, fixe-le solidement,


Afin qu’il sache qu’avec toute sa malice, il est plus faible
que Zeus !
HÉPHAÏSTOS
(Désignant Prométhée.)

À part lui, nul ne pourrait me blâmer !


CRATOS

Et maintenant enfonce solidement dans sa poitrine


La dent cruelle de ce rivet d’acier.
HÉPHAÏSTOS

Hélas ! Prométhée, je gémis tout bas de tes maux !


CRATOS

Comment ? Tu hésites encore ! tu gémis sur un ennemi de


Zeus !
Crains donc d’avoir, un jour, à pleurer sur toi !
HÉPHAÏSTOS

Tu vois là un spectacle difficile à soutenir !


CRATOS

Je vois qu’il a ici ce qu’il mérite !


Allons ! passe cette ceinture autour de ses reins.
HÉPHAÏSTOS

Je sais que je dois le faire ! Tes ordres sont superflus !


CRATOS
Non, je veux t’en donner, et même te harceler ;
Descends, et mets autour de ses jambes un anneau solide.
HÉPHAÏSTOS

Voilà, c’est terminé, et sans longue peine !


CRATOS

Frappe de toute ta force, maintenant pour enfoncer les


entraves
Dans les chairs : le juge de ton travail n’est pas tendre !
HÉPHAÏSTOS

Tes propos s’accordent à ta figure !


CRATOS

Attendris-toi, si tu veux, mais ne me reproche pas


D’être dur et opiniâtre !
HÉPHAÏSTOS

Partons ! les voilà bien enchaînés, tous ses membres !


CRATOS
(À Prométhée.)

Maintenant fais ici le fier, dépouille les dieux


(171)
De leurs privilèges, apporte-les aux éphémères !
Et que les hommes soulagent tes maux, s’ils le peuvent !
Tu fais mentir, prévoyant Prométhée, ce nom que te
(172)
donnent les dieux ,
À toi maintenant de trouver ailleurs qui pourra « pré-voir »
Comment te dégager de ces chaînes et de leur art savant !
(Il sort.)
PROMÉTHÉE

Ô divin Éther (173), et vous rapides souffles ailés,


Sources des fleuves, sourire innombrable
Des flots, et toi, terre, mère universelle,
Et toi, Soleil, œil qui voit tout, je vous invoque ici :
Voyez ce qu’un dieu souffre des dieux !
Contemplez les supplices qui me déchirent
Et qui me feront souffrir pendant des années sans nombre ;
Ces liens indignes, voilà ce qu’a imaginé pour moi
(174)
Le jeune chef des Bienheureux .
Hélas, hélas ! je gémis sur mes malheurs présents,
Et je gémis sur mes malheurs futurs ! Quel terme
Faut-il assigner à mes souffrances ?
Mais que dis-je ? L’avenir, d’avance, je le sais
Tout entier et nulle détresse imprévue
Ne pourra survenir. Il me faut supporter
Avec constance le sort qui m’est fixé ; je sais bien
Qu’aucune force ne pourra triompher de la Nécessité.
Mais ces maux, comment pourrais-je les taire ?
Et comment ne pourrais-je pas en parler ?
Car pour avoir fait un présent aux mortels,
Je suis, malheureux, enchaîné à ces tourments :
Au creux d’une férule j’ai capturé un jour la semence du
feu,
Et je l’ai donné aux hommes, ce feu,
Maître de tous les arts, et ressource sans prix !
Voilà les crimes que j’expie, cloué dans ces liens
Qui m’exposent à tous les vents… Ah, Ah,
Quel bruissement, quelle odeur imperceptible
A volé jusqu’à moi ?
Divine ? Humaine ? Ou semi-divine ?
Sur ce rocher aux bornes du monde, qui vient
Contempler ma détresse ? Que veut-on de moi ?
Voyez là un dieu, enchaîné misérablement,
L’ennemi de Zeus, quelqu’un qui a suscité la haine
De tous les dieux qui fréquentent son palais,
Pour avoir trop aimé les mortels.
Hélas, hélas ! Mais quel est ce bruit d’oiseau
Que j’entends près de moi ? Un sifflement dans l’air,
Comme de légers battements d’ailes…
Toute approche est pour moi sujet de crainte…
LE CHŒUR

Non, ne crains rien !


Notre troupe est venue en amie
Luttant d’ardeur, pour atteindre ce rocher
D’un rapide envol, après qu’avec peine
Nous eûmes fléchi la volonté de notre père,
Et les souffles agiles nous ont vers toi portées.
L’écho du fer qu’on bat
Arrivant jusqu’au fond de mon antre,
A chassé loin de moi
La timide pudeur ;
Et j’ai bondi, pieds nus, sur ce char ailé.
PROMÉTHÉE

Hélas, hélas !
(175)
Filles de la féconde Téthys ,
Enfants du fleuve Océan qui, tout autour de la terre,
Sans jamais de repos roule ses flots,
Contemplez-moi, regardez
Quels liens m’attachent à ce roc escarpé
Pour y monter une garde que nul ne m’enviera !
LE CHŒUR

Je vois, Prométhée,
Et la crainte à mes yeux
Fait monter un nuage de larmes,
Quand je regarde ton corps
Se dessécher sur cette pierre,
Sous l’outrage de ces liens d’acier :
Des maîtres nouveaux règnent sur l’Olympe,
Et avec des lois nouvelles, Zeus
Exerce un pouvoir arbitraire,
Et détruit aujourd’hui les colosses d’antan !
PROMÉTHÉE

Ah ! Je voudrais que sous terre,


Plus bas que l’Hadès où sont reçus les morts,
Dans l’impénétrable Tartare, il m’eût précipité
Et qu’il m’eût sauvagement jeté
Dans des liens indissolubles, afin que nul dieu,
Nul être, ne pût s’en réjouir !
Mais me voilà maintenant, misérable, jouet des vents,
À souffrir de la joie de mes ennemis !
LE CHŒUR

Mais quel dieu aurait le cœur si dur


Pour avoir ici matière à se réjouir ?
Qui ne compatirait à tes maux,
Qui, hormis Zeus ? Car toujours courroucé,
Avec une volonté inflexible
Il dompte la race d’Ouranos, et il n’aura de cesse
Qu’il n’ait assouvi son cœur,
Ou qu’un autre n’ait l’habileté
De s’emparer de ce pouvoir inexpugnable.
PROMÉTHÉE

Eh bien ! je le jure, malgré les outrages que je subis


Dans ces lourdes entraves, de moi il aura encore besoin,
Le maître des Bienheureux, pour connaître quelle
entreprise
Le dépouillera de son sceptre et de ses honneurs ;
Et les charmes de la persuasion à la langue de miel,
La peur de dures menaces, rien ne me forcera à révéler ce
secret,
À moins qu’il n’ait relâché ces liens cruels et consenti
À payer le prix de cet outrage.
LE CHŒUR

Tu te montres audacieux, et tu ne cèdes en rien


À ton amère infortune :
Tu as une bouche trop libre ;
Mais une peur pénètre et agite mon cœur :
Je tremble pour ton sort.
Comment pourras-tu un jour aborder au havre
Où se termineront tes malheurs ?
Car inabordable est le caractère,
(176)
Et inflexible le cœur du fils de Cronos .
PROMÉTHÉE

Zeus est dur, je le sais, et sa volonté fait


Pour lui le droit. Mais viendra un jour
Où son cœur s’amollira, ce jour où
Il sera brisé, comme je te le dis,
Et calmant son opiniâtre courroux,
Avec moi il fera alliance et amitié,
Et même hâte nous réunira.
v. 1-191

PROMÉTHÉE, BIENFAITEUR DE
L’HUMANITÉ
PROMÉTHÉE

Ne pensez pas que mon silence soit arrogance


Ou présomption ; mais une pensée me dévore le cœur,
Quand je me vois ainsi outragé :
Ces dieux nouveaux, qui d’autre que moi
A assuré tous leurs privilèges ?
Mais laissons cela ; vous le savez déjà.
Écoutez plutôt les souffrances des mortels,
Et comment, des enfants qu’ils étaient jadis,
J’ai fait des êtres pensants et doués de raison.
Et je le dirai, non que j’aie des reproches à leur faire,
Mais pour vous faire connaître la bienveillance de mes
dons.
Or, dans les premiers temps, ils voyaient sans voir,
Ils entendaient sans entendre, mais semblables
Aux formes des songes, leur longue existence
Se déroulait dans le désordre du hasard ; ils ne
connaissaient pas
Les maisons de brique éclairées par le soleil, ni le travail
du bois ;
Ils vivaient sous terre, comme les fourmis agiles,
Dans les retraites sans soleil des cavernes.
Ils n’avaient aucun signe certain ni de l’hiver,
Ni du printemps fleuri, ni du fructueux été,
Mais ils faisaient tout sans réflexion,
Jusqu’au moment, où, moi, je leur appris
L’art difficile d’observer le lever et le coucher des astres.
Puis je leur enseignai la science du Nombre, la première de
toutes,
Ainsi que la combinaison des lettres, mémoire de toute
chose,
Mémoire, créatrice de tous les arts…
Et j’ai le premier mis sous le joug l’animal,
Esclave du harnais, afin qu’aux gros travaux,
Il remplace les hommes ; et au char j’ai attelé
Des chevaux dociles aux rênes, orgueil du faste opulent !
Nul autre que moi non plus n’inventa ces chars
Aux ailes de toile, sur lesquels les marins courent les mers.
Et moi qui ai trouvé de telles inventions
Pour les mortels, misère ! je ne sais pas
Comment me délivrer de ma misère présente !
LE CHŒUR

Tu subis là un indigne malheur ; ta raison t’échappe


Et tu t’égares ; tel un mauvais médecin, à son tour
Tombé malade, tu te décourages, et tu ne peux trouver
Par quel remède te guérir toi-même !
PROMÉTHÉE

Mais tu t’étonneras encore plus en écoutant le reste,


Les arts, les ressources dus à mon invention.
Et d’abord, la chose la plus importante : contre la maladie,
Il n’y avait aucun recours, ni nourriture,
Ni baume, ni boisson, mais faute de remèdes,
On dépérissait, jusqu’au jour où je leur ai appris
À mélanger les remèdes bienfaisants
Qui écartent toutes les maladies.
J’ai classé aussi pour eux les mille formes de la divination,
Et j’ai le premier distingué d’entre les songes
Ceux qui se réaliseront, j’ai montré ce que présageaient
Des paroles ambiguës ou des rencontres fortuites ;
Du vol des rapaces, j’ai clairement distingué
Tous les signes, ceux qui sont favorables,
Ceux qui sont de mauvais augure, les mœurs de chacun,
Les haines entre eux, les affections, les accointances,
Et le poli des viscères, la couleur qu’ils doivent avoir
Pour être agréables aux dieux,
Les aspects propices de la bile et du foie…
Étendant sur le feu les cuisses enveloppées de graisse,
Et l’échine allongée, j’ai guidé ainsi les mortels
Dans une science difficile, et j’ai fait briller à leurs yeux
Les signes jadis ténébreux de la flamme.
Telle est mon œuvre. Mais les ressources
Que la terre en ses tréfonds cache aux hommes,
Le bronze, le fer, l’or et l’argent,
Qui dira les leur avoir révélés avant moi ?
Personne, je le sais bien, à moins d’une imposture !
Et, pour tout te dire d’une seule phrase :
Les arts des mortels viennent tous de Prométhée.
v. 436-506
Agamemnon
JUSTIFIER L’INJUSTIFIABLE
[Clytemnestre, après avoir piégé Agamemnon dans son bain,
vient de l’égorger.]
CLYTEMNESTRE

Toutes les paroles que j’ai prononcées


Dictées par l’occasion, je ne rougirai pas de les démentir :
Comment, quand on veut traiter nos ennemis en ennemis,
Alors qu’on semble les aimer, dresserait-on autrement des
rets de malheur
Dont aucun bond ne pourrait libérer ?
Ce combat, j’y ai pensé depuis bien longtemps.
Enfin la revanche est arrivée, avec le temps, elle est
venue !
Là où j’ai frappé, je me tiens, debout, devant mon œuvre,
Oui, j’ai agi ainsi, et je ne le nierai pas,
(177)
Pour qu’il ne pût ni fuir ni écarter la mort.
D’un filet inextricable, comme un pêcheur de poissons,
De ce riche vêtement de malheur, je l’enveloppe,
Par deux fois je frappe ; en deux gémissements,
Il se laisse aller, et, quand il est tombé,
Je lui assène encore un troisième coup, offrande votive
Au Zeus des Enfers, sauveur des morts.
C’est ainsi que gisant il vomit alors son âme ;
Rejetant le sang de sa blessure,
Il m’asperge des gouttes noires de cette rosée,
Aussi douce pour moi qu’au sein du bourgeon
L’est pour la semence, la claire rosée de Zeus.
C’est ainsi, vieillards d’Argos,
Et qu’il vous plaise ou non, moi, je suis fière de ce que j’ai
fait !
Si des libations convenaient à un cadavre,
Ce serait juste dans son cas, et plus que juste !
La coupe que dans ce palais il avait remplie
De tant d’exécrations, à son retour il y boit lui-même
jusqu’à la lie !
LE CHŒUR

J’admire ton effronterie ! de quelle bouche éhontée


Tu te glorifies ainsi aux dépens d’un époux !
CLYTEMNESTRE

Vous voulez voir si je suis une femme irréfléchie,


Mais moi, d’un cœur qui ne tremble pas — vous me
connaissez
(Et de vos louanges ou de vos blâmes,
(178)
Peu m’importe) —, je le dis : ceci est Agamemnon ,
mon époux,
Mort par cette main que voici,
Ouvrage d’une bonne ouvrière. La chose en est ainsi.
LE CHŒUR

Quelle herbe empoisonnée du sol,


Ou quel breuvage, ô femme,
Jailli de l’onde salée as-tu absorbé
Pour penser, après un tel crime,
Éloigner de toi, rejeter loin de toi, l’exécration publique !
Mais la ville te repoussera,
Et ses habitants te haïront terriblement.
CLYTEMNESTRE

Voilà que tu me condamnes maintenant à l’exil,


À la haine publique, à l’exécration d’un peuple,
Alors que contre lui, jadis, tu ne disais rien,
Quand, sans faire de différence, comme s’il prenait une
victime
Parmi les brebis laineuses de ses riches troupeaux,
Il a sacrifié sa propre fille, la très chère douleur
De mon enfantement, pour enchanter les vents de
(179)
Thrace !
Ne fallait-il pas le jeter, lui, hors de cette terre,
Pour qu’il expiât la souillure ? Et pour moi, rien qu’à
m’entendre,
Tu es un juge intraitable ! Mais moi je te le dis,
Menace-moi (comme moi-même je suis prête
À le faire pour toi), recours à la force ! Si tu l’emportes,
Tu seras mon maître. Mais si les dieux en décident
autrement,
Tu recevras, mais trop tard, une leçon de sagesse.
LE CHŒUR

Tu es pleine d’orgueil,
Et tu tiens des propos arrogants,
Tu délires, tu crois qu’à ton front
Sied cette tache sanglante ;
Méprisée, privée d’amis, il te faut
Payer coup pour coup.
CLYTEMNESTRE

Écoute plutôt le juste arrêt du serment que je fais :


Non, par la Justice qui a enfin vengé mon enfant,
(180)
Par Até et par l’Érinys , à qui j’ai sacrifié cet homme,
L’attente apeurée n’entrera pas dans le palais,
(181)
Tant qu’Égisthe allumera le feu de mon foyer,
Et restera bon pour moi, comme il le fut.
Car ce n’est pas là un médiocre bouclier de mon audace !
Ci-gît, à terre, l’homme qui m’outragea,

Les délices de Chryséis sous Ilion (182) !


Et la voilà aussi, la captive, la voyante,
(183)
Sa devineresse, qui couchait avec lui !
Sa fidèle compagne de banc sur son vaisseau !
Tous deux ont la récompense qu’ils ont méritée !
Lui, le voilà, et elle, après avoir chanté
Comme le cygne en mourant, sa plainte suprême,
Elle est couchée, amoureusement, à ses côtés,
À moi amenée par mon époux, pour ajouter à ma
jouissance !
v. 1372-1425
Les Choéphores
LA PUISSANCE DU SANG
LE CHŒUR

Je suis sortie du palais, on m’envoie


Apporter en pompe ces libations, dans le rythme rapide
(184)
Battu par ma main ;
Ma joue porte, sillons fraîchement tracés par l’ongle,
Des entailles sanglantes…
À longueur de temps les sanglots
Sont la nourriture de mon cœur !
En lambeaux, le lin déchiré des étoffes
Dont les voiles couvrent mon sein,
Crie la douleur que me font
Des maux qui ont banni toute joie.
En un cri perçant, à faire dresser les cheveux
À travers la nuit, un songe prophète soufflant la haine,
Du fond du sommeil, a retenti d’épouvante,
Au cœur du palais, s’abattant lourdement
Sur les chambres des femmes.
Et les interprètes des songes
Sous divine caution ont proclamé,
Que sous terre les morts se plaignent
Et s’irritent contre leurs meurtriers.
Tel est donc l’office pour lequel m’envoie ici
(185)
Ah ! Terre-Mère ! cette femme impie
(186)
Qui désire détourner d’elle le malheur ,
Avec cet hommage qui n’en est pas un.
Mais je crains de prononcer pareils mots :
Comment racheter le sang versé à terre ?
Ô foyer plein de misères !
Ô maison sens dessus-dessous !
Des ténèbres sans aucun soleil,
Odieuses aux vivants,
Enveloppent les maisons,
Quand les maîtres sont morts.
La vénération d’antan, incontestée, invincible,
inattaquable,
Qui allait jusqu’aux oreilles et au cœur du peuple,
Aujourd’hui a disparu !
Et on a peur ! La chance,
Voilà le dieu des mortels, et plus qu’un dieu !
Mais Justice veille, inclinant vite sa balance
Sur les uns en plein jour,
Pour d’autres, c’est à l’approche du soir
Que viennent de tardives souffrances,
Et pour d’autres, la Nuit arrive,
Sans rien !

Mais quand le sang a été bu par la terre nourricière (187),


Il réclame vengeance, il se fige, et ne coule plus !
Et la venue différée de la douloureuse vengeance
Réserve au coupable sa pleine mesure de souffrances !
Pour qui a forcé une chambre virginale,
Nul remède, et tous les fleuves,
Confondant leurs routes, ne sauraient suffire
À rendre pure la main que le meurtre a souillée.
Pour moi (puisque les dieux ont enveloppé
Ma ville dans le malheur, et, loin de ma demeure
Paternelle, m’ont réduite à la servitude)
Il me faut de force consentir,
Justes ou injustes, aux ordres des maîtres,
Et contenir la haine amère de mon cœur.
Je pleure sous mes voiles
La vaine destinée des maîtres,
Et je suis glacée par ce deuil que je cache.
v. 22-83

Les Euménides
ORESTE ET LES ÉRINYES
[Après une longue errance, Oreste, toujours poursuivi par les
Érinyes de sa mère, arrive à Delphes, pour se réfugier dans le
temple d’Apollon. C’est là qu’il découvre la Pythie (la
prêtresse d’Apollon).]
LA PYTHIE

Ah ! chose horrible à dire, spectacle horrible à voir,

Qui m’a hors du temple de Loxias (188) rejetée,


Je ne peux ni me soutenir ni rester debout,
Je me traîne sur mes mains, mes jambes sont lourdes.
Une vieille qui a peur est perdue, elle est moins qu’un
enfant.
J’entre dans le sanctuaire tout orné de couronnes,
Et là je vois, près de l’Ombilic, un homme chargé de
(189)
souillures ,
Accroupi en suppliant, les mains dégouttantes
De sang, avec une épée fraîchement dégainée,
Et tenant une haute branche d’olivier, entourée avec soin
De nombreuses bandelettes de laine, ou plutôt,
D’une toison de laine blanche, ce sera plus clair.
Devant cet homme, une étonnante troupe
De femmes dort, assise sur les sièges.
Des femmes ? non, des Gorgones plutôt !
Et même, pires que des Gorgones…
Des harpies, plutôt, comme je les ai vues un jour en
peinture,
(190)
Quand elles emportent le repas de Phinée , mais celles-
ci sont
Sans ailes, et entièrement noires et horribles !
Elles ronflent avec un souffle qui fait fuir,
De leurs yeux coulent des pleurs de sang,
Et leur parure n’est à porter ni devant les statues des dieux,
Ni dans les maisons des hommes.
Je n’ai jamais vu personne de cette race !
Ni de terre qui puisse se vanter impunément et sans regrets
D’avoir nourri une espèce pareille !
Mais pour la suite, c’est au maître de cette demeure
À Loxias tout-puissant d’y veiller.
Car il guérit par ses oracles, il interprète les prodiges,
Et il purifie les maisons d’autrui.
v. 34-63

LE TOURMENT POUR JUSTICE


[Le chœur des Érinyes défend l’antique loi de la vengeance
par le sang contre les nouvelles lois qui veulent lui substituer
jugement et calcul des responsabilités.]
LE CHŒUR

Maintenant voici de nouvelles lois, voici


La catastrophe, si doivent l’emporter la cause
Et le tort fait par ce parricide.
Voilà qui rendra tous les hommes
Indifférents au crime,
Voilà, données par leurs enfants, mille blessures réelles
Réservées dans l’avenir aux parents.
(191)
Car le courroux des Furies ,
Attentives aux mortels,
Ne poursuivra plus ces crimes.
Au meurtre on lâchera la bride.
Et les hommes, redoutant
Pour eux-mêmes les maux du voisin,
Se questionneront l’un l’autre :
Quelle fin, quelle trêve à ces misères ?
Et les malheureux avec des remèdes incertains
En vain prodigueront leurs consolations.
Et, quand le malheur viendra, que nul
N’appelle à l’aide, en gémissant :
« Justice,
Ô trône des Érinyes ! »
Voilà ce qu’un père bientôt,
Voilà ce qu’une mère, au supplice,
Dans leurs geignements geindront,
Puisque le Temple de la Justice s’écroule.
La Crainte parfois est bonne,
Et doit rester à demeure
Le gardien des cœurs.
Il est salutaire
D’apprendre la sagesse à l’école de la douleur.
Qui, homme ou cité, s’il n’est rien
Au monde que redoute son cœur,
Respecterait encore la justice ?
N’accepte pas plus l’anarchie
Que le despotisme.
À la mesure, partout, les dieux
Accordent la force, eux qui règlent tout à leur gré.
Voici un mot que je vais dire à propos :
L’insolence est fille de l’impiété,
En vérité. De la santé de l’âme,
Au contraire, naît le bonheur, chéri de tous,
De tous désiré.
Et, pour dire l’essentiel :
Respecte l’autel de la Justice.
Ne va pas, attiré par quelque gain,
Le renverser d’un pied impie :
Le châtiment suivra.
La fin est inéluctable.
Ainsi donc place d’abord en premier
Le respect dû à tes parents,
Et honore les hôtes qui entrent dans ta demeure.
Qui, de soi-même, sans contrainte, est juste,
Ne sera pas privé de bonheur,
Et ne périra jamais tout entier.
Mais un rebelle plein d’audace,
Qui entasse injustement un amas de trésors,
Je dis qu’avec le temps, il amènera de force
Sa voile, quand le prendra la détresse
(192)
Devant la vergue qui se brise.
Il appelle, pris dans le tourbillon
Invincible, et personne ne l’entend !
Le dieu rit devant cette tête brûlée,
Ce contempteur de fortune,
Qu’épuise une tourmente sans remède,
Impuissant à surmonter la vague.
Son long bonheur d’antan,
Il l’a brisé contre l’écueil de la Justice,
Et il périt, sans laisser deuil ni trace.
v. 490-565
SOPHOCLE
La vie de Sophocle se confond avec l’histoire du Ve siècle.
Né en 497 avant J.-C., mort en 405, le dramaturge a vu la
victoire d’Athènes sur la Perse, l’hégémonie que la cité établit
ensuite sur la Grèce en instaurant la Ligue de Délos, la guerre
du Péloponnèse et l’effondrement de la démocratie. Il meurt
quelques mois avant l’instauration du gouvernement
tyrannique des Trente en 404. Il vécut, d’autre part, assez
longtemps pour rivaliser à la fois avec Eschyle et avec
Euripide, d’une quinzaine d’années son cadet : le théâtre de
Sophocle prend tout son sens confronté aux leurs, avec
lesquels il dialogue.
On attribue à Sophocle la composition de cent vingt-trois
pièces. Il remporta le concours pour la première fois en 468, à
vingt-neuf ans, et fut couronné dix-huit fois. Jamais il ne fut
classé dernier. Une carrière si riche implique qu’il ait joui
d’une exceptionnelle reconnaissance parmi ses
contemporains, sans doute parce que son œuvre entrait en
consonance étroite avec leurs préoccupations et qu’elle leur
tendait un précieux miroir. En dépit de cette faveur, seules sept
de ses tragédies et des fragments disparates ont été conservés
et leur datation est incertaine, à l’exception de Philoctète et
d’Œdipe à Colone, qui furent jouées respectivement en 409 et
en 401. Ajax serait la plus ancienne des pièces de Sophocle
dont on dispose. Antigone, qui dut être représentée peu avant
441, viendrait ensuite, suivie par Les Trachiniennes, puis
Œdipe roi, qui aurait été composé entre 430 et 420. Aucun
élément ne permet de situer Électre, fût-ce de façon
approximative.
Le titre de ses pièces suffit à indiquer que Sophocle, s’il sut
saisir l’esprit de son siècle, n’a cependant pas puisé leurs
sujets dans un matériau contemporain. Ajax et Philoctète
tirent leur argument des légendes qui entourent la guerre de
Troie. Ajax, qui a combattu à Troie auprès d’Achille, comptait
recevoir ses armes après la mort du héros, mais Agamemnon
et Ménélas les ont remises à Ulysse. Ivre de colère, Ajax veut
tuer les deux rois qui l’ont offensé. La fureur, cependant, lui
ôte la raison. En proie à une véritable crise de démence, il
croit les massacrer, alors qu’il taille en pièces le bétail que
l’armée élève pour son ravitaillement. Ayant repris ses esprits,
Ajax est accablé par ce geste qui l’humilie une seconde fois.
Don Quichotte tragique, il décide alors de se suicider. En
dépit de l’intervention des siens (sa compagne, Tecmesse, et
son frère, Teucros), le héros s’ôte la vie avec l’épée d’Hector.
Lorsque son corps est découvert, Agamemnon interdit qu’il
soit enseveli, façon de châtier le rebelle même à titre
posthume : l’abandon d’un cadavre sans sépulture est une
décision ignominieuse et c’est condamner l’âme du mort à
errer sans pouvoir rejoindre les Enfers. Teucros plaide en vain
la cause d’Ajax. Agamemnon ne se laisse finalement fléchir
que par Ulysse, qui intervient malgré le différend qui l’a
opposé à Ajax. Ulysse joue aussi un rôle dans Philoctète. La
pièce porte le nom d’un héros que les Grecs ont abandonné,
au début de la guerre de Troie, dix ans plus tôt, sur une île
déserte pour se défaire des hurlements que lui arrachait une
blessure au pied. Alors que le conflit s’éternise, un oracle
révèle aux Grecs qu’ils ne pourront jamais prendre Troie sans
les flèches d’Héraclès. Or ces flèches appartiennent à
Philoctète. Il faut donc obtenir qu’il rejoigne ses anciens
alliés, envers lesquels il nourrit, on s’en doute, des sentiments
peu amènes. Ulysse dépêche Néoptolème, le fils d’Achille,
auprès de Piloctète. Il lui conseille de tromper ce dernier et
d’user de la ruse pour le convaincre de s’embarquer : qu’il se
fasse passer pour un héros lui-même maltraité par Ulysse. La
manœuvre heurte Néoptolème, modèle de droiture et de vertu.
Incapable de se résoudre au mensonge, il révèle la vérité à
Philoctète, qui refuse absolument d’aller secourir les Grecs.
La situation ne peut être dénouée que par un coup de théâtre
surnaturel. Héraclès apparaît à Philoctète pour le contraindre
de se rendre à Troie. Antigone, Œdipe roi et Œdipe à Colone
s’inscrivent, quant à elles, dans le cycle des légendes
thébaines. Électre renvoie à un épisode de la geste des Atrides.
Sophocle s’inspire de mythes ancestraux, mais il leur
imprime sa marque et invente un modèle tragique nouveau. Il
rompt ainsi avec l’usage qui consistait à composer des
trilogies. Chacune de ses pièces constitue une unité singulière
et autonome. Il isole des crises spécifiques. En affranchissant
ses personnages des actes du reste de leur lignée, il illustre
une nouvelle conception de l’individu. Le poids de la fatalité
qui pèse sur eux diminue au bénéfice de leur responsabilité et
de leur volonté intrinsèques. Antigone constitue un cas
d’école. Alors que ses deux frères se sont entretués sous les
remparts de Thèbes et que son oncle Créon a interdit
d’inhumer Polynice, qu’il juge responsable du carnage, elle
décide de braver la loi et de lui donner quand même une
sépulture. Antigone justifie sa décision deux fois, devant sa
sœur Ismène, puis devant Créon. Le roi ne cède pas à la pitié
ou à l’affection que sa nièce, fiancée de surcroît à son fils
Hémon, peut lui inspirer. Il condamne la jeune fille à être
emmurée vivante. Il s’obstine face aux objurgations d’Hémon
et résiste longuement aux conseils du devin Tirésias. Lorsqu’il
décide de se raviser, ébranlé par les prédictions de ce dernier,
il découvre qu’Antigone s’est elle-même pendue dans sa
prison. Les catastrophes s’enchaînent alors. Désespéré,
Hémon se tue, bientôt suivi par sa mère, Eurydice, la propre
épouse de Créon, quand elle apprend la nouvelle. Il est
impossible d’imaginer désaveu plus sévère à l’égard d’un
personnage de roi soucieux de l’ordre général et du respect dû
à la loi écrite par-dessus toute certitude intérieure,
nécessairement intuitive, du bien et du mal. Quoique morte,
c’est Antigone qui triomphe, Antigone qui clame la nécessité
de se fier plutôt à une conviction intime du juste, qui proclame
qu’il existe des lois sacrées implicites, supérieures à toute
prescription humaine, et qu’il est de la responsabilité de
chacun de les respecter farouchement, au péril même de sa
vie. Une conviction comparable anime Néoptolème, incapable
d’abuser Philoctète, le salut de l’armée grecque fût-il en jeu.
Un sens inné de la justice et de l’honneur, plus fort que toute
considération pratique, exige qu’il révèle la vérité, sa mission
dût-elle échouer. Dans Œdipe roi, le héros éponyme poursuit
obstinément son enquête pour découvrir l’origine de
l’épidémie qui ravage Thèbes, au risque d’apprendre que,
parricide et incestueux, il en est lui-même la cause. Les
personnages de Sophocle, mus par une inflexible conscience
morale, vont au-devant de leur destin avec une détermination
proprement tragique. La grandeur de son théâtre tient en
grande partie à ce parti pris de l’intégrité, ainsi qu’à la façon
dont ses créatures assument leurs choix sans aucune
considération pour les maux qui s’abattent sur elles ou les
souffrances qui les déchirent.
Juge impitoyable de lui-même, Ajax se tue pour expier la
crise de folie qui l’a égaré, comme Antigone, Hémon,
Eurydice ou Jocaste, comme Déjanire, cause involontaire de
la mort d’Héraclès. Bien qu’éminemment sensibles, aucun
d’entre eux n’accorde rien à ses peurs, à ses faiblesses ou à
ses tendresses. Effroyablement, Œdipe se crève les yeux.
Héraclès, rongé par le poison de la tunique offerte par son
épouse, pantin secoué de convulsions, se fait porter sur un
bûcher au sommet du mont Œta, afin de s’immoler lui-même
plutôt que d’endurer davantage l’atroce étreinte. Cette
héroïsation de l’homme en qui l’exigence morale transcende
toute crainte que la chair peut inspirer, est une caractéristique
de Sophocle. Elle illustre un mouvement profond du Ve siècle.
« Il est bien des merveilles en ce monde, / Mais il n’en est pas
de plus grande que l’homme », chante le chœur dans
Antigone. La structure même des pièces accentue le trait,
comme la faute ou le crime commis par les personnages a
toujours eu lieu avant que l’action ne commence. Relégué hors
champ, dans une temporalité extérieure, son poids s’amenuise
au profit de la représentation du combat intérieur qui suit et
qui devient le sujet en soi de la représentation dramatique.
Ajax commence après la crise de folie du protagoniste. Dans
Les Trachiniennes, Héraclès n’est pas présent au cours de la
première partie de la pièce, quand Déjanire attend son retour,
apprend qu’il revient avec une rivale, Iole, la fille de son
ennemi Eurytos, et délibère d’user d’un charme pour
conserver son amour. Il entre en scène après la mort de sa
femme, accablée de lui avoir fait passer un vêtement qui
n’était pas, comme elle le pensait, imprégné d’un philtre
érotique, mais d’un puissant poison. À ce moment, en proie à
d’indicibles tourments, conscient que son épouse a été
trompée par le centaure Nessos et qu’elle paie pour lui
(Nessos, en offrant un remède mensonger à Déjanire, tandis
qu’il agonisait, entendait se venger d’avoir été tué par
Héraclès), le héros est autant victime que coupable. Il ne
saurait plus envisager, par ailleurs, de prendre sa revanche
sur Déjanire. Il ne lui reste qu’à l’emporter sur ses tourments,
à purement se surpasser. Sénèque a récrit la pièce de Sophocle
dans Hercule sur l’Œta. Il en renverse la perspective, comme il
introduit d’emblée l’idée d’une apothéose à venir de son
protagoniste. Hercule poursuit, chez lui, une gloire dont
Sophocle ne se soucie pas.
Œdipe à Colone, sans doute, suggère une apothéose. Loin
d’entretenir aucune résonance avec celle d’Hercule chez
Sénèque, la comparaison des deux pièces fait au contraire
ressortir la discrétion du motif chez Sophocle et sa spécificité.
Le dramaturge grec situe l’action au moment où Œdipe,
aveugle, banni de Thèbes, parvient à Colone, près d’Athènes,
où un oracle lui a prédit qu’il trouverait le repos. Torturé par
ses fautes, il doute que Thésée, qui règne sur Athènes, lui
accordera l’asile. Pendant qu’il attend le roi, il scrute les
actes qu’il a commis et le rôle du destin dans leur
enchaînement. Apprenant ensuite la lutte fratricide que se
livrent ses fils, Étéocle et Polynice, il est épouvanté par leur
crime et les maudit. Assoiffé de paix, taraudé par le passé et
une piété inquiète, Œdipe fait entendre la voix d’une
conscience aux aguets : Sophocle décrit la quête d’une
rémission morale. Thésée a consenti à accueillir Œdipe,
quand celui-ci voit tomber la foudre. Elle signifie qu’il doit se
retirer pour mourir. Sans surseoir, Œdipe, accompagné
seulement de Thésée, se met en route. Ainsi disparaît-il de
façon mystérieuse, surnaturelle. Cessant d’être le coupable
par essence qu’il incarnait, il a retrouvé une autorité qui lui
permet d’apprendre à Thésée comment la présence de sa
tombe sur le sol d’Athènes lui permettra de protéger sa cité.
Ce rachat est d’autant plus remarquable que, parallèlement,
la présence des dieux s’estompe chez Sophocle.
Athéna, au début d’Ajax, apparaît sur scène : elle
transforme le héros sage et prudent en pantin grotesque, mais
les divinités sont surtout présentes par les oracles qu’elles
rendent, dans Philoctète, Œdipe roi ou Œdipe à Colone,
notamment. Des oracles, par définition, sont ambigus :
Apollon est appelé Loxias, « l’Oblique », en raison du
caractère détourné de ses prescriptions. Si celles-ci façonnent
le destin des hommes, elles ne les aident donc guère à se
conduire, voire elles les égarent, accentuant leur solitude face
au sort. À l’heure de mourir condamnée par sa piété, Antigone
s’interroge : « Quelle justice divine ai-je donc
transgressée ? / Mais à quoi bon, malheureuse, regarder vers
les dieux ? » Sophocle ne dresse pas un réquisitoire contre les
dieux, mais constate que la familiarité de l’humain et du divin
a disparu et que la justice des dieux ne coïncide plus
nécessairement avec celle des hommes : c’est le drame
d’Antigone, livrée à sa seule conscience. Elle ne peut pas, de
surcroît, satisfaire à la loi divine (ensevelir son frère) sans
désobéir à la loi humaine énoncée par Créon. Son choix
aboutira nécessairement à un résultat ambivalent. Cette faille
mine la grandeur des héros de Sophocle, par force jamais ni
tout à fait coupables, ni tout à fait innocents.
En effet, si l’homme, dans son univers, est capable
d’endurer l’insoutenable, il ne sait pas se garder de commettre
les fautes qui vont le condamner. Œdipe décrypte l’énigme du
Sphinx, mais rien ne peut l’empêcher d’assassiner Laïos ou
d’épouser Jocaste. Déjanire tue Héraclès en tentant de
s’assurer son amour. Elle donne la mort sans le vouloir, à la
différence d’une Clytemnestre chez Eschyle. Ce n’est plus
Oreste, par ailleurs, qui est le protagoniste, quand Sophocle
évoque le châtiment de Clytemnestre, dans Électre, mais sa
sœur, impuissante à se faire elle-même vengeance. Sophocle
met en lumière les limites de ses personnages et de leurs
connaissances, en même temps qu’il exalte leur courage. Les
signes, d’ailleurs, comme la créature, sont faillibles. L’erreur
menace toujours. L’œuvre de Sophocle est « un théâtre où l’on
ne fait jamais ce qu’on veut, où l’on ne veut jamais ce que l’on
fait » (Monique Trédé). Hommes et femmes, frappés par la
fatalité, luttent contre un destin qui leur échappe. Ainsi le
chœur, dans Les Trachiniennes, entonne-t-il une bouleversante
déploration de la fragilité de la vie humaine. La construction
des pièces en diptyque, mettant chaque fois en scène un
basculement tragique, accentue le sentiment de cette
vulnérabilité. Ce dualisme est caractéristique de l’œuvre de
Sophocle. Méditation sur la place de l’homme dans le monde
et la liberté dont il peut jouir, elle représente des impuissants
admirables, ce qui rend sa leçon, au bout du compte,
singulièrement énigmatique.
Les échos qu’on observe entre les textes accroissent la
perplexité du spectateur. Ajax meurt en utilisant l’épée
d’Hector, tué par Achille, dont l’attribution des armes est à
l’origine du drame. La blessure au pied de Philoctète évoque
Œdipe, abandonné à la naissance les pieds liés et qui doit à
cette entrave originelle un nom qui signifie « pied enflé ».
L’aveuglement de Déjanire prélude à celui de Jocaste. La ruse
d’Oreste, se faisant passer pour mort lors de son retour à
Mycènes, trouve un pendant dans celle dont Néoptolème doit
user envers Philoctète. Maudissant ses fils, Œdipe condamne
aussi à mort, sans le savoir, Antigone, qui a pourtant
affectueusement choisi de l’accompagner sur les routes de
l’exil. Autonome, chaque pièce doit néanmoins être considérée
à l’intérieur d’un réseau. Celui-ci dessine un cosmos, un
ordre, mais il semble avoir pour logique de représenter un
désordre primordial, l’impossibilité de toute résolution
dialectique des contraires et l’incertitude foncière des
destinées. Sophocle met en scène la souffrance humaine qui en
résulte. Il en est un des peintres les plus saisissants. Dans Les
Trachiniennes, il confie à Hyllos, le fils d’Héraclès et de
Déjanire, le rôle d’émissaire entre ses parents. C’est l’enfant
qui doit rapporter à sa mère l’agonie à laquelle elle a
condamné son père… Sophocle ne se complaît pas, toutefois,
dans des visions morbides. Œdipe, à la fin de la dernière pièce
qui lui est consacrée, dit son goût de la vie. Il s’emploie à
transmettre à Thésée le secret d’une vie sage et prospère,
comme Ajax ou Antigone dénoncent un exercice mortifère de
l’autorité absolue. Œdipe à Colone, s’achevant à Athènes,
ancre dans le monde même de ses spectateurs la possibilité
d’une vie heureuse. Les chœurs, dans leurs chants, inclinent à
des généralisations qui prouvent le désir de tirer du chaos un
enseignement fructueux. Aussi la représentation du trouble
est-elle sobre. S’abstenant d’effets voyants, Sophocle en fixe la
réitération dans des objets, symboles taciturnes : l’épée
d’Ajax, l’arc de Philoctète, la tunique de Nessos, l’urne censée
contenir les cendres d’Oreste dans Électre. Le verbe est
économe. L’auteur joue plutôt du contraste des personnalités
pour suggérer incohérences et oppositions : Ismène est
timorée face à Antigone, comme Chrysothémis devant Électre,
les fils se montrent ambitieux et ingrats, quand leurs sœurs se
sacrifient humblement. La binarité foncière du monde de
Sophocle, son inclination au renversement systématique —
Œdipe, roi révéré par son peuple, devient en un moment un
mendiant rejeté de tous — annoncent le fonctionnement, des
siècles plus tard, de l’univers pascalien, où la créature n’est
que basculement de l’ange à la bête, de l’infiniment petit à
l’infiniment grand. Les deux œuvres ont en partage d’articuler
implacablement majesté et misère de l’homme.
Ajax
SUR L’INCERTITUDE DU DEVENIR
[Ajax, qui est décidé à mourir, feint d’avoir renoncé à son
dessein et tranquillise les siens, dans une tirade qui ne laisse
pas d’être ambiguë.]
AJAX

Le temps, dans sa longue et interminable course


Révèle ce qui est invisible, et voile ce qui se voit.
Il n’y a rien à qui on ne puisse s’attendre, et rien ne dure,
Ni les serments les plus redoutables, ni les volontés les plus
inflexibles.
Et moi aussi, moi qui tout à l’heure résistais avec autant
d’obstination
Qu’un fer trempé, je sens maintenant mon langage
s’attendrir
(193)
En face de cette femme . J’ai pitié d’elle,
Laisser une veuve et un orphelin au milieu de mes
ennemis !
Mais je vais, aux prairies du rivage, laver mes souillures
Dans l’onde salutaire et calmer peut-être le lourd courroux
de la déesse.
Et quand j’atteindrai un lieu que nul pas humain n’aura
foulé
Je creuserai le sol et j’enfouirai cette épée, qui est la
mienne,
Arme odieuse entre toutes, pour que personne ne puisse la
voir.
Qu’Hadès et la Nuit la conservent sous terre.
Car, du jour où ma main la reçut en présent
D’Hector, de mon plus funeste ennemi,
Rien de bon ne me vint plus des Argiens.
Tant est vrai le dicton des mortels :
« Présent d’ennemi n’en est pas et n’apporte profit. »
Aussi, dans l’avenir, nous saurons céder aux dieux
Et nous apprendrons à respecter les Atrides.
Ce sont les chefs : il faut leur céder. Pourquoi s’y refuser ?
Car ce qui se trouve de plus fort et de plus terrible
Cède à l’autorité : l’hiver aux sentiers neigeux
Se retire devant l’été chargé de fruits.
Le char funèbre de la nuit laisse la place
Aux blancs coursiers du jour qui brillera de tous ses feux.
Le souffle des terribles vents peut aussi endormir
La mer gémissante. Le tout-puissant sommeil
Ne tient pas éternellement ceux qu’il a enchaînés.
Et nous, nous ne comprendrions pas ce qu’est la sagesse ?
Pour ma part, je viens d’apprendre que
Je ne dois haïr un ennemi que de façon à pouvoir
L’aimer un jour, et pour l’ami,
Je ne saurais lui rendre service et l’assister
Qu’autant qu’il ne le restera pas toujours :
Car l’amitié, chez les hommes, est souvent un havre peu
sûr.
(194)
Mais sur ce point, tout ira bien. Quant à toi, femme ,
Rentre, et prie les dieux d’accomplir jusqu’à leur terme
Les désirs que nourrit mon cœur.
Et vous, mes amis, faites pour moi les mêmes vœux
qu’elle,
(195)
Et quand Teucros sera là, dites-lui bien
De penser à moi, et d’être bienveillant pour vous aussi.
Pour moi, je vais là où je dois aller.
Et vous, faites ce que je vous dis, et bientôt peut-être
Vous pourrez apprendre que malgré mon malheur actuel,
j’ai trouvé le salut.
v. 645-692

LA MORT D’AJAX
AJAX

Voilà dressé le couteau sacrificiel, de manière à trancher au


mieux,
Si l’on peut avoir encore le loisir d’en faire le calcul.
C’est le présent d’Hector, le plus haï
De mes hôtes, le plus odieux à ma vue,
Il est enfoncé dans la terre ennemie de Troade,
Fraîchement aiguisé à la pierre qui ronge le fer.
Et je l’ai enfoncé en veillant bien à ce qu’il soit
Le mieux disposé à me faire mourir au plus vite.
Voilà pour mes préparatifs. Mais maintenant,
C’est à toi le premier, Zeus, comme c’est naturel, de
m’aider,
Je ne te demanderai pas une faveur bien grande :
Dépêche-moi seulement un messager, qui apporte
À Teucros la mauvaise nouvelle, afin qu’il relève le
premier
Ce corps tombé sur une épée ensanglantée,
Pour éviter, si un ennemi le voit avant lui,
(196)
Que je ne sois jeté aux chiens, ou offert aux oiseaux .
C’est là, Zeus, tout ce que je te demande. Mais j’appelle en
même temps
(197)
Hermès Infernal, l’Accompagnateur , pour m’endormir
Sans souffrance, et pour que je m’en aille rapidement,
Une fois que cette épée aura transpercé mon flanc.
Et j’appelle aussi à mon aide les Vierges éternelles,
Toujours attentives aux actes des mortels,
Les saintes Érinyes aux pas rapides : je veux qu’elles
sachent
Comme je succombe, malheureuse victime des Atrides.
Ces misérables, qu’elles les saisissent, qu’ils soient détruits
Tout entiers, misérablement, et, de même qu’elles me
voient
Verser mon propre sang, que, de même, victimes de leur
propre sang,
Ils périssent à leur tour sous les coups des plus proches des
leurs !
Venez, Érinyes, promptes vengeresses, venez au festin,
N’épargnez pas leur armée, leur armée tout entière !
Et toi, qui parcours sur ton char les hauteurs du ciel,
Soleil, quand tu verras la terre de mes pères,
Retiens tes rênes plaquées d’or,
Et annonce ma fin et les calamités qui m’ont frappé,
(198)
À mon vieux père et ma pauvre mère .
La malheureuse ! Quand elle apprendra la nouvelle,
Elle répandra par toute la ville de longs sanglots !
Mais il ne sert à rien de se lamenter en vain,
Il faut au contraire se mettre à l’ouvrage, rapidement !
Ô Mort, Mort, viens, jette un regard sur moi,
Certes, je pourrai encore là-bas parler avec toi !
Mais toi, ô brillante clarté de ce jour, et toi,
Soleil sur ton char, je vous salue
Pour la dernière fois, et jamais plus !
Ô lumière, et toi, sol sacré de ma terre natale,
Salamine, toi, l’assise du foyer de mes aïeux,
Et toi, illustre Athènes, mère d’un peuple frère,
Et vous, sources et rivières qui êtes là devant moi,
Plaines de Troade, salut ! Adieu, vous m’avez nourri !
C’est le dernier mot que vous adresse Ajax.
Pour le reste, je le dirai chez Hadès à ceux d’en bas.
v. 815-865

Antigone
L’HOMME, MERVEILLE DU MONDE
LE CHŒUR

Il est bien des merveilles en ce monde,


(199)
Mais il n’en est pas de plus grande que l’homme :
Traversant la mer grise,
Sous les orages du sud,
Il passe au milieu des gouffres rugissants,
Et la plus haute des divinités, la Terre,
Éternelle, inépuisable il la fatigue.
Année après année,
« Alignant les sillons au pas lent de ses mules. »
La tribu étourdie des oiseaux,
Il la prend dans ses pièges,
Et le gibier des champs,
Et les poissons peuplant les mers,
Dans les mailles de ses filets,
Cet homme ingénieux. Il se rend maître,
Par ses inventions, de la bête sauvage
Qui court par la montagne, et le cheval
À la crinière épaisse, il le mettra sous le joug,
Et l’infatigable taureau des montagnes.
La parole, le souffle de la pensée
Et les élans créateurs de cités
Il les a appris par ses propres moyens,
Comme il a appris à échapper aux traits
Du gel ou de la pluie,
Cruels aux sans-logis,
À toute chose trouvant des expédients,
Et jamais sans ressource devant l’avenir ;
Contre la mort seulement,
Il ne trouvera nulle échappatoire,
Mais à des maladies incurables
Il a imaginé plus d’un remède.
Mais, ainsi pourvu d’une habileté inventive,
Qui passe toute attente, il prend tantôt
Le chemin du mal, et tantôt celui du bien.
Confondant les lois de la cité
Et le droit divin auquel il a juré fidélité ;
Haut placé dans la cité, il en est exclu,
Si par pure bravade il s’installe dans le crime.
Qu’il ne trouve place, ni dans mon foyer,
Ni dans mon cœur, celui qui agit ainsi !
v. 332-375

UN DUEL SANS MERCI : CRÉON FACE À


ANTIGONE
CRÉON

Tu m’amènes Antigone, mais où l’as-tu prise, et


comment ?
LE GARDE
(200)
Elle était en train d’enterrer le mort . Tu sais tout.
CRÉON

Comprends-tu la portée de tes paroles ? Et dis-tu la vérité ?


LE GARDE

Oui, je l’ai vue enterrer le mort que tu as interdit.


Est-ce que je ne parle pas clairement et précisément ?
CRÉON
Comment a-t-elle été aperçue et prise sur le fait ?
LE GARDE

Voilà : quand nous arrivons,


Sous le coup de tes menaces terribles,
Nous balayons toute la poussière qui
Recouvrait le cadavre, nous nous appliquons
À mettre à nu le corps qui déjà se décompose,
Et nous nous asseyons au sommet d’une butte bien au vent,
Pour ne pas être touchés par l’odeur qui s’en dégageait,
Chacun tenant l’autre éveillé par des quolibets
Contre tous ceux qui négligeraient cette corvée.
Ce fut ainsi, jusqu’à ce que le disque brillant du soleil
Atteigne le milieu du ciel, et embrase la terre.
Alors, un brusque coup de vent soulève du sol
Un nuage de poussière, véritable fléau céleste ;
Il envahit la plaine, malmenant la crinière de la forêt
Et se répand par tout le vaste ciel.
Les yeux fermés, nous subissons ce fléau envoyé par les
dieux.
Et, quand, au bout d’un long moment, il se fut éloigné,
Nous voyons la fille, elle pousse les cris perçants
De l’oiseau qui se lamente, quand dans le nid
Il ne trouve plus ses oisillons. De même, elle aussi,
Quand elle voit le cadavre ainsi mis à nu,
Elle éclate en gémissements, et lance
Des malédictions contre les auteurs de cet outrage.
Aussitôt de ses mains, elle apporte de la poussière sèche,
Et, levant bien haut une belle aiguière de bronze,
Elle couronne le corps d’une triple libation.
Voyant ce qu’elle avait fait, nous nous précipitons sur elle,
Nous la saisissons, sans qu’elle soit le moins du monde
effarouchée ;
Nous l’interrogeons sur ce qu’elle avait fait la veille,
Sur ce qu’elle vient de faire ; elle ne nie rien,
Et j’en éprouve à la fois soulagement et peine.
Car échapper soi-même au châtiment
C’est un plaisir, mais y exposer ses amis,
C’est une souffrance. Mais enfin, je choisis
Mon salut avant tout !
CRÉON

Hé, toi, qui baisses


La tête, reconnais-tu
Les faits, ou ne les reconnais-tu pas ?
ANTIGONE

Je les reconnais, et je ne saurais les nier !


CRÉON
(Au garde.)

Toi, tu peux filer où tu voudras,


Aucun soupçon ne pèse plus sur toi.
(À Antigone.)

Et toi réponds-moi brièvement d’un mot :


Connaissais-tu l’interdiction que j’avais fait proclamer ?
ANTIGONE

Je la connaissais ; comment pouvais-je l’ignorer ? Elle était


claire.
CRÉON

Et pourtant tu as osé enfreindre ma loi ?


ANTIGONE

Oui, car ce n’est pas le Zeus que je révère qui l’avait


promulguée !
(201)
Ni la Justice qui siège auprès des dieux d’en bas !
Ce ne sont pas des lois de ce genre qu’ils ont dictées aux
hommes !
Et je ne pensais pas que tes décrets fussent puissants au
point
De permettre à un simple mortel de transgresser
Les lois non écrites, et intangibles, des dieux.
Ce n’est pas d’aujourd’hui ni d’hier qu’elles existent,
Mais elles sont là, depuis toujours,
Personne ne sait quand elles sont apparues.
Et moi, comment n’aurais-je pas été punie au tribunal des
dieux
Si, par crainte de n’importe qui, je les avais enfreintes ?
Je devais mourir, je le savais, c’était inévitable,
Même si tu n’avais pas promulgué ton décret.
Mais mourir avant l’heure, pour moi, c’est tout bénéfice :
Quand on vit, comme moi, au milieu de malheurs sans
nombre,
Comment la mort ne serait-elle pas un bienfait ?
Ainsi, connaître ce sort, pour moi, du moins,
N’a rien d’une souffrance ; pourtant si j’avais laissé
Sans sépulture le corps de celui que ma mère a mis au
monde,
Alors, dans ce cas, oui, de cela j’aurais souffert. Mais de
ceci, non !
Tu penses peut-être que je me conduis comme une folle,
Alors que le fou, c’est peut-être bien celui qui le pense !
LE CORYPHÉE

Comme on reconnaît dans la fille le caractère intraitable


Du père ! Elle ne sait pas céder au malheur !
CRÉON

Oui, mais sache bien que ces tempéraments si durs


S’effondrent la plupart du temps. Le fer, durci par la
flamme
Qui l’a cuit, se brise et se rompt souvent plus vite.
Un faible frein, je le sais, suffit à maîtriser
Un cheval rétif. On ne peut pas être arrogant,
Quand on dépend du pouvoir des autres.
Cette fille savait qu’elle m’outrageait
En enfreignant les lois décrétées ;
Mais c’est un nouvel outrage, son forfait accompli,
De s’en vanter et de me railler à plaisir.
Si aujourd’hui cette bravade reste impunie,
Non, qu’elle soit fille de ma sœur, ou qu’elle me soit
Encore plus étroitement unie que tous ceux que protège
Le Zeus de notre foyer, ni elle ni sa sœur
N’échapperont au plus grave des châtiments ;
(202)
Car celle-là aussi , je l’accuse également
D’avoir voulu donner une sépulture au mort.
Appelez-la-moi : je l’ai vue, il y a un instant, dans la
maison,
Affolée, et incapable de se maîtriser.
C’est qu’un cœur qui trame dans l’ombre quelque forfait
Se dénonce toujours lui-même le premier.
Mais ce que je déteste aussi, c’est qu’un coupable
Pris sur le fait cherche, par-dessus le marché,
À embellir son crime !
ANTIGONE

Je suis ta prisonnière. Que veux-tu de plus que ma mort ?


CRÉON

Moi, rien de plus. Ce châtiment me suffit.


ANTIGONE

Alors pourquoi tarder ? De toutes tes paroles


Aucune ne me plaît, et ne me plaira jamais, je l’espère.
Et les miennes aussi sont de nature à te déplaire.
D’où aurais-je pu tirer plus noble gloire
Que d’avoir mis mon frère au tombeau ?
Tous ceux qui sont là m’en féliciteraient,
Si la peur ne retenait leur langue,
Mais la tyrannie a cet avantage, parmi beaucoup d’autres,
De pouvoir faire et dire ce qu’elle veut.
CRÉON

Tu es la seule des Cadméens à avoir cette opinion.


ANTIGONE
(Désignant le chœur.)

Ils pensent comme moi, mais ils ne te disent rien.


CRÉON

Et toi, tu n’as pas honte, à ne pas te comporter comme


eux ?
ANTIGONE

Non, car il n’y a rien de honteux à honorer un frère.


CRÉON

N’était-il pas ton frère aussi celui qui est mort face à lui ?
ANTIGONE

Oui, il était du même sang, par son père et sa mère.


CRÉON

N’est-ce pas alors l’outrager que d’honorer l’autre ?


ANTIGONE

Ce n’est pas là le témoignage qu’il fera


Maintenant qu’il est dans la tombe…
CRÉON

Pourtant tu lui accordes les mêmes honneurs qu’à l’impie.


ANTIGONE

Celui qui tombait n’était pas un esclave, mais son frère !


CRÉON

Lui voulait ravager sa patrie, l’autre combattait pour elle.


ANTIGONE
Cependant Hadès veut qu’on respecte ses lois.
CRÉON

Mais le bon ne doit pas être traité comme le méchant.


ANTIGONE

Qui sait si, sous la terre, c’est là chose sainte.


CRÉON

Un ennemi, même mort, ne devient jamais un ami.


ANTIGONE

Je ne suis pas de ceux qui haïssent, mais je suis de ceux qui


aiment.
CRÉON

Eh bien ! si tu veux aimer, descends donc sous terre aimer


Les morts. Moi vivant, une femme n’aura pas le pouvoir.
v. 402-525

HÉMON, VOIX DE LA RAISON


[Hémon, le fils de Créon et le fiancé d’Antigone, essaie de
faire entendre raison à son père.]
HÉMON

Mon père, les dieux ont fait aux hommes le don de la


raison,
C’est de tous les biens certainement le plus grand.
Pour moi, je ne saurais dire que tu as tort (que le ciel m’en
préserve),
Pourtant il se pourrait que d’autres aussi soient dans le vrai.
Moi, qui suis ton fils, je peux savoir dans ton intérêt
Tout ce qu’on dit, tout ce qu’on fait, et les reproches aussi :
Car sous ton regard l’homme du peuple redoute
De tenir des propos qu’il ne te plairait pas d’entendre.
Mais moi, je peux les écouter dans l’ombre,
Entendre la ville gémir sur la jeune fille,
En disant que, de toutes les femmes, il n’en est point qui,
Après une aussi glorieuse action, ait mérité mort si
infamante :
« Celle qui n’a pas voulu que son frère, tombé au combat,
Fût laissé sans sépulture, proie des oiseaux ou des chiens
carnassiers,
Ne mérite-t-elle pas au contraire d’obtenir d’éclatants
honneurs ? »
Voilà la rumeur qui circule sans bruit dans la ville.
Pour moi, le plus précieux des biens, c’est ton bonheur,
père.
Quel peut être, pour les enfants, un titre de gloire plus
grand,
Que les succès d’un père, et pour un père ceux de ses
enfants ?
Ne sois pas le seul à penser en ton cœur, je t’en prie,
Qu’il n’y a de vrai que ce que tu dis, et rien d’autre.
Car ceux qui croient être seuls raisonnables, qui croient
Dire ou penser ce que personne d’autre ne dit ou pense,
Ceux-là, si on les perce à jour, on les trouvera creux.
En revanche, pour un homme, même pour un sage,
Il n’y a pas de honte à s’instruire sans cesse, et à ne pas
trop s’entêter :
Vois comment, au bord des torrents grossis par l’orage,
Seuls conservent leur ramure les arbres qui savent plier,
Mais ceux qui résistent, périssent, déracinés.
De même, pour qui s’obstine à tendre la voile sans rien
céder,
Son navire chavire, et adieu le voyage en mer !
Eh bien ! cède donc, et reviens sur ta décision.
Et si, malgré ma jeunesse, j’ai un peu de bon sens,
Je te dis que rien n’est plus souhaitable,
Qu’un homme plein d’une sagesse innée ;
Mais s’il en est autrement (car la réalité ne penche guère de
ce côté),
Il est bon aussi d’écouter les avis judicieux.
LE CORYPHÉE

Roi, il te convient, s’il te donne un bon conseil,


(203)
De l’écouter, comme à toi aussi , d’écouter ton père ;
(204)
Car de part et d’autre vous avez bien parlé .
CRÉON

Devrais-je à mon âge écouter encore


Des leçons de sagesse d’un garçon de cet âge !
HÉMON

Non, seulement ce qui est juste ! Je suis jeune, certes,


Mais regarde moins à mon âge qu’à mes actes.
CRÉON

Belle action, en vérité, que d’honorer des rebelles !


HÉMON
Je n’inciterais personne à honorer les traîtres !
CRÉON

Mais n’est-ce pas là justement le mal qui la possède ?


HÉMON

Ce n’est pas ce que dit le peuple de Thèbes.


CRÉON

La cité doit-elle me dicter les ordres à donner ?


HÉMON

Ne vois-tu pas que tu parles comme un enfant ?


CRÉON

M’en remettre à un autre pour gouverner cette terre !


HÉMON

Il n’est pas de cité qui soit le bien d’un seul !


CRÉON

Une cité n’est-elle plus dans les mains de son chef ?


HÉMON

Peut-être, si tu régnais seul sur une cité vide !


CRÉON

Ce garçon, me semble-t-il, soutient le combat de la


femme !
HÉMON

Si c’est toi la femme, oui ! Car je n’ai souci que de toi !


CRÉON

Misérable ! tu fais le procès de ton père !


HÉMON

Parce que je te vois offenser la justice !


CRÉON

J’offense la justice quand je fais respecter mon pouvoir ?


HÉMON

Le fais-tu, quand tu foules les honneurs dus aux dieux ?


CRÉON

Quelle nature vile, soumise à une femme !


HÉMON

Non, ce n’est pas moi qu’on prendra à être l’esclave du


mal !
CRÉON

En tout cas, tu ne parles qu’en sa faveur !


HÉMON

Non, dans ton intérêt, dans le mien, et celui des dieux d’en
bas !
CRÉON

Cette femme, jamais tu ne l’épouseras vivante !


HÉMON

Elle mourra donc, mais sa mort en entraînera une autre !


CRÉON

Quelle audace ! Contre moi tu as même recours à la


menace !
HÉMON

Quelles menaces peut-on faire en face de vaines raisons !


CRÉON

Tu apprendras à tes dépens à me raisonner,


Toi qui manques tant de raison toi-même !
HÉMON

Si tu n’étais mon père, je dirais que c’est toi qui


déraisonnes !
CRÉON
Vraiment ? Eh bien ! sache donc, par l’Olympe,
Que ces insultes vont te coûter cher !
Amène ici l’odieuse fille, pour que sous ses yeux,
En sa présence, elle périsse sur l’heure devant son fiancé !
HÉMON

Devant moi ! jamais elle ne périra, n’y compte pas !


Et toi, nulle part tes yeux ne verront plus mon visage,
Tu pourras dorénavant faire le fou avec ceux des tiens qui
le veulent bien !
v. 684-765

ANGOISSE DERNIÈRE D’ANTIGONE : LA


PIÉTÉ EST-ELLE UN CRIME ?
[Créon est resté inflexible. Antigone, condamnée à mort, est
conduite dans un caveau où elle sera enterrée vivante.]
ANTIGONE

Ô tombeau, chambre nuptiale, demeure souterraine,


Ma prison à jamais ! Lieux qui vont me conduire
Aux miens, ces morts que Perséphone a déjà reçus
Dans sa demeure ; et moi, la dernière
Et la plus misérable de tous, je descends à mon tour,
Avant d’avoir épuisé jusqu’au bout ma part de vie.
Et pourtant, je nourris en partant le ferme espoir
Que ma présence sera chère à mon père, chère à toi,
Mère, et chère à toi aussi, frère bien-aimé :
À votre mort c’est moi qui de ma propre main
Vous ai lavés, qui ai paré vos corps et
Qui, sur votre tombe, ai versé les libations.
Et aujourd’hui, voilà la récompense que je reçois,
Polynice, pour avoir enseveli ton corps !
Pour les gens sensés, pourtant, j’ai eu raison de t’honorer !
S’il s’était agi de mes enfants, ou d’un mari, mort sans
sépulture,
Je n’aurais pas accompli cette tâche, qu’interdisait la cité :
Au nom de quel principe tenir ce langage ?
Mon mari mort, je peux en avoir un autre,
Ou mon enfant mort, en avoir d’un autre.
Mais mon père et ma mère au fond des demeures d’Hadès,
Jamais plus ne me naîtra un autre frère :
Voilà au nom de quel principe je t’ai honoré par-dessus
tout,
Ô frère bien aimé ! Et voilà pourquoi Créon a jugé
Que j’étais coupable et criminelle.
Et maintenant, il me fait arrêter, il m’emmène brutalement.
Je ne connaîtrai ni le lit nuptial, ni le chant d’hyménée,
Je n’aurai ni mari, ni enfants à élever,
Mais, abandonnée des miens, seule dans mon malheur,
Je descends vivante au séjour souterrain des morts :
Quelle justice divine ai-je donc transgressée ?
Mais à quoi bon, malheureuse, regarder vers les dieux ?
Qui appeler au secours, quand ma piété
M’a valu d’être traitée d’impie ?
Si c’est cela vraiment qu’on trouve beau chez les dieux,
J’arriverai bien, dans ma souffrance, à reconnaître mon
erreur.
Mais si ce sont les autres qui se trompent, puissent-ils
Souffrir autant de maux qu’ils m’en infligent
À moi-même, aujourd’hui, contre toute justice !
v. 891-928

DES NOCES AVEC L’HADÈS


LE MESSAGER
(205)
J’étais là, moi-même, chère maîtresse , et je te parlerai
Sans rien omettre de la vérité. Pourquoi voudrais-je adoucir
Ce qui me ferait plus tard apparaître comme un menteur ?
Rien de plus correct que dire la vérité.
J’avais donc guidé et accompagné ton mari
Jusqu’à une butte de la plaine où gisait encore,
Déchiré sans pitié par les chiens, le corps de Polynice.
(206)
Nous avons d’abord supplié la déesse des carrefours ,

Ainsi que Pluton (207), dans leur bonté, de contenir leur


colère.
Puis nous avons lavé le cadavre dans l’eau qui purifie,
Et sur des branchages fraîchement coupés,
Nous avons brûlé les pauvres restes, avant de répandre
Sur eux la terre de la patrie pour dresser un tombeau.
Puis, nous nous sommes dirigés
Vers la grotte où se trouvait la jeune fille, vers
Sa chambre nuptiale de l’Hadès, son caveau au lit de
pierre !
De loin, près de ce tombeau privé d’honneurs funèbres,
L’un de nous entend le bruit de lamentations aiguës ;
Il vient en informer le maître et Créon, en s’approchant,
Se sent enveloppé de cris confus et désespérés.
Il gémit, et laisse échapper ces tristes paroles :
« Malheureux que je suis ! Aurais-je deviné juste ?
Serais-je en train de m’avancer sur le chemin
Le plus douloureux que j’aurai jamais suivi ?
N’est-ce pas la voix de mon fils que mon oreille
reconnaît ?
Allons, serviteurs, vite, courez à la tombe, plus près,
Écartez les pierres qui jointoient l’entrée de la grotte,
Pour me dire si c’est bien la voix d’Hémon que j’entends
Ou si les dieux m’abusent. »
Exécutant les ordres de notre maître éperdu,
Nous regardons : au fond du tombeau,
Nous les voyons, elle, pendue, le cou enserré
Dans le nœud de son voile de lin,
Et lui, l’étreignant, blotti tout contre elle,
Déplorant la perte d’une fiancée en allée chez les morts,
Ses noces déplorables, et les actes de son père.
Créon, dès qu’il le voit, pousse d’affreux soupirs
S’avance à l’intérieur, l’appelle et se lamente :
« Ô malheureux, qu’as-tu fait ? dans quel but ?
Quel coup a détruit ta raison ?
Sors, mon enfant, ton père suppliant t’en conjure ! »
Mais son fils lui lance des regards farouches,
Montre sur son visage l’expression du dégoût
Et, sans lui répondre, tire son épée à double tranchant,
Son père fait un bond, fuit et esquive le coup,
Alors l’infortuné tourne sa fureur contre lui-même,
Et il s’appuie sur son épée, et il en enfonce tout de go
Moitié de la lame au flanc ; puis, encore conscient,
Entre ses bras défaillants, il serre contre lui la jeune fille,
Alors que, en un râle épais, il laisse sur sa joue livide
S’écouler le flux rapide de son sang qui dégoutte.
Il gît sur le sol, cadavre enlaçant un cadavre.
Ses noces, le malheureux aura eu pour son lot
De les célébrer dans les demeures d’Hadès,
Montrant ainsi à tous que l’irréflexion
Est le plus grand mal de l’homme.
v. 1192-1243

Œdipe roi
NÉANT DE LA VIE HUMAINE
LE CHŒUR

Hélas ! Pauvres générations humaines !


Combien je trouve votre vie égale au néant !
Quel homme n’a pour plus grand bonheur
Que l’apparence du bonheur,
Puis, cette apparence même, il la voit disparaître !
Après l’exemple de ton sort,
De cette destinée qui fut la tienne,
Ô malheureux Œdipe, je pense que chez les mortels
Il n’y a rien d’heureux.
Cet homme, au plus haut,
Avait lancé sa flèche, et d’un bonheur complet,
Il s’était rendu le maître.
Ô Zeus ! Il avait détruit
La vierge aux serres de rapace,
La devineresse, et comme un rempart contre la mort,
Pour mon pays, il se dressa !
Alors je t’appelai mon Roi,
Et tu reçus les honneurs les plus hauts,
Tu régnas sur la puissante Thèbes !
Et maintenant, qui est plus infortuné ?
Qui, dans pareil revirement, connaît
Désastres ou épreuves aussi dures ?
Ah ! Noble et cher Œdipe,
Le même havre t’a suffi
Pour en faire, fils et père à la fois,
Une chambre nuptiale.
Comment, comment donc le champ ensemencé par ton père
A-t-il pu te subir en silence si longtemps, ô malheureux ?
Le temps qui voit tout malgré toi t’a découvert ;
Il condamne le mariage qui n’est pas mariage,
Où depuis si longtemps le fils a été le père.
(208)
Ah ! fils de Laïos !
Si je pouvais, hélas… ! Si je pouvais ne t’avoir jamais
connu !
Car je me lamente, et des cris éperdus sortent
De ma bouche. C’est par toi, à vrai dire
Que j’avais retrouvé la vie,
Mais aussi que mes yeux se sont enténébrés.
v. 1186-1220

JOCASTE ET ŒDIPE : LE CHÂTIMENT


[Jocaste vient de comprendre l’horrible vérité : elle est la
mère et l’épouse d’Œdipe.]
LE MESSAGER

Tu vas apprendre les souffrances de cette malheureuse :


Elle avait traversé, furieuse, le vestibule,
Et couru jusqu’à sa chambre, s’arrachant les cheveux à
deux mains.
Elle rentre, elle claque les portes violemment derrière elle,
Elle appelle alors Laïos, déjà mort depuis si longtemps.
Elle évoque cette ancienne semence dont
Il devait lui-même périr, pour laisser la mère à son tour
Donner à ses propres fils une descendance maudite.
Elle s’en prend en gémissant à ce lit où, misérable,
Elle enfanta un époux de son époux, et des enfants de son
enfant !
Comment ensuite elle est morte, je l’ignore,
Car Œdipe tomba au milieu de nous en hurlant,
Nous empêchant de voir ce que faisait la malheureuse.
Nous n’avions les yeux que sur lui ; il tournait autour de
nous,
Il allait, venait, nous suppliant de lui donner une arme,
Il veut savoir où il pourra trouver l’épouse qui n’est pas
son épouse,
Mais qui fut à la fois sa mère et la mère de ses enfants.
Quelque dieu sans doute conduisait sa fureur,
Car aucun de tous ceux qui étaient là ne répondait.
Il pousse un cri effrayant, et, comme si quelqu’un le
guidait,
Il s’élance contre les deux vantaux de la porte,
Il en fait sauter le verrou, et il se précipite dans la
chambre ;
La femme s’était pendue ! Nous la voyons,
La gorge étranglée par les nœuds d’un lacet,
À cette vue, le malheureux pousse d’affreux gémissements,
Il rompt le lien, et le pauvre corps
Est par terre. Ce fut alors une horrible scène :
Il arrache les agrafes d’or qui retenaient les vêtements de la
reine,
Il les lève en l’air et il en frappe le creux des yeux, en
disant :
« Ainsi ne verront-ils plus ni le mal que j’ai subi, ni celui
que j’ai fait,
Dans leur nuit, ils ne verront plus ceux qu’ils ne devaient
pas voir,
Ne connaîtront plus ceux qu’ils voulaient connaître. »
Et tout en criant, sans relâche, le bras levé, il se frappait les
yeux,
Le sang de ses prunelles coulait sur ses joues,
Non pas un suintement de sang,
Mais une pluie noire, une grêle de sang qui ruisselait !
Le malheur a éclaté par leur faute à eux deux, non par la
faute d’un seul,
Car ce sont là les maux emmêlés de l’homme et de la
femme.
Le bonheur d’autrefois méritait à juste titre le nom de
bonheur ;
Mais en ce jour, au contraire, affliction, désastre, mort,
ignominie,
De tous les maux qui ont un nom, pas un qui manque à
l’appel !
v. 1238-1295

AVOIR UN CORPS POUR PRISON


LE CHŒUR

Je ne puis approuver ce que tu as fait,


Car ne plus vivre valait mieux pour toi que vivre aveugle.
ŒDIPE

Ne va pas m’apprendre que ce que j’ai fait


N’était pas pour le mieux, et cesse de me faire la leçon !
Descendu aux Enfers, de quels yeux aurais-je regardé
Mon père et ma malheureuse mère, alors qu’une corde où
se pendre
Ne me suffirait pour expier les crimes que j’ai commis
contre eux deux ?
Et mes enfants, nés comme ils sont nés,
Aurais-je eu envie de les voir ?
Jamais de mes yeux, je ne les reverrai,
Ni cette ville, ni ces remparts,
Ni ces images sacrées des dieux.
Je m’en suis privé moi-même, malheur !
Moi, le plus glorieux des enfants de Thèbes,
Quand j’ai signifié à tous de repousser l’impie,
L’homme que les dieux révélaient impur, le rejeton de
Laïos !
Après avoir dénoncé cette souillure comme mienne,
Comment aurais-je pu les regarder en face ?
C’était impossible ! Et si j’avais pu encore
Interdire aux sons l’accès de mes oreilles, je n’hésiterais
pas
À faire de ce pauvre corps une prison,
Qu’il soit aveugle et sourd ;
Car il est doux à l’esprit de vivre loin de ses maux.
(209)
Ah ! Cithéron , pourquoi m’avoir recueilli ?
Et quand tu m’as reçu, pourquoi ne m’avoir pas tué
Sur l’heure ! Jamais je n’aurais ainsi
Dévoilé aux hommes d’où j’étais né !
Ô Polybe, Corinthe, et toi, antique palais
Qu’on me disait palais de mon père,
Quelles plaies secrètes sous ces brillants dehors
Vous nourrissiez en moi !
Car aujourd’hui je me découvre criminel, issu de
criminels !
Ô triple chemin, vallon secret,
Bois de chênes, gorge étroite, fourche des routes,
Vous avez bu le sang de mon père, mon propre sang,
Versé par mes mains ; gardez-vous encore le souvenir
Des crimes que je commis devant vous,
De ceux que j’ai commis plus tard encore, arrivé ici ?
Hymen, fatal hymen ! Tu m’as donné la vie,
Et tu m’as uni à qui me l’avait donnée, produisant
Des pères, des frères, des enfants tous d’une même
semence,
Des épouses à la fois femmes et mères, et toutes les pires
ignominies
Que la terre ait jamais portées.
Mais non, puisqu’il y a des actes aussi horribles à évoquer
qu’à commettre
Vite, au nom des dieux, cachez-moi, loin d’ici, quelque
part,
Ou bien tuez-moi ! Jetez-moi à la mer, n’importe où,
Pour être à jamais délivrés de ma vue !
Venez, daignez toucher un misérable,
Croyez-moi, n’ayez pas peur, mes maux à moi,
Il n’est que moi qui puisse les porter !
v. 1367-1415

Les Trachiniennes
LE SUPPLICE D’HÉRACLÈS
[Hyllos, le fils d’Héraclès et de Déjanire, raconte à sa mère la
mort d’Héraclès.]
HYLLOS

S’il faut que tu l’apprennes, je dois tout te dire :

Quand il eut détruit l’illustre cité d’Eurytos (210),


Héraclès s’en alla, avec les trophées et les prémices de sa
victoire.
Or il se trouve en Eubée un promontoire battu des flots,
Le Cap cénéen : c’est là qu’à Zeus son père
Héraclès consacra des autels et une enceinte verdoyante.
Et c’est là que je le retrouvai, heureux de le revoir enfin.
Il se disposait à immoler de nombreuses victimes
Quand arrive de son palais son serviteur, le héraut Lichas,
(211)
Porteur de ton présent, la tunique mortelle !
Lui, alors, selon tes instructions s’en revêt,
Puis sacrifie douze bœufs sans défaut,
En prémices de son butin, non sans avoir également
Conduit à l’autel un troupeau mêlé de cent têtes.
Puis d’un cœur joyeux, le malheureux commença son
invocation,
Tout content de cette belle parure.
Mais tandis que, nourrie de sang et de chêne épais,
Jaillissait la flamme du pieux sacrifice,
Voilà que la sueur lui monte à la peau, la tunique
Se colle à ses flancs, s’ajuste à ses membres,
Comme si c’était l’œuvre d’un sculpteur ;
Puis une morsure le saisit, qui le déchirait jusqu’aux os.
Il semble comme en proie au venin mortel d’une odieuse
vipère.
Alors il s’en prend à l’infortuné Lichas,
Qui n’est pour rien dans ton crime : il lui demande
Quelles perfidies l’avaient conduit à apporter cette tunique.
Le malheureux, qui ne savait rien, répond que le présent
Vient de toi seule, et qu’il l’avait remis tel quel.
Mais au moment où Héraclès entend ces mots,
Une convulsion douloureuse déchire sa poitrine.
Il saisit Lichas par le pied à la jointure de la cheville,
Et le lance contre un de ces récifs qui émergent du flot ;
Il fait jaillir à travers les cheveux la moelle blanche ;
De son crâne ouvert, elle se répand, mêlée de son sang.
Un cri d’horreur parcourt la foule tout entière
Devant la folie de l’un, devant la mort de l’autre.
Mais personne n’ose affronter le héros.
Car il se roulait par terre, et, à nouveau debout,
Il criait, il hurlait. Et tout autour les rochers retentissaient,
Les caps montueux de Locride, et les promontoires
d’Eubée.
Enfin, épuisé de se jeter à terre sans répit,
De gémir autant, de crier, de maudire le lit fatal,
Ton lit, malheureuse, et cette alliance avec la maison
(212)
d’Œnée
Qui avait causé la ruine de sa vie,
Il lève ses yeux hagards.
À travers le brouillard qui les enveloppe, il m’aperçoit,
Tout en larmes au milieu de la foule, il me regarde,
m’appelle :
« Mon enfant, approche, ne fuis pas ma souffrance,
Même si tu dois mourir de ma mort.
Soulève-moi, emporte-moi, et surtout dépose-moi
En un lieu où personne ne me voie.
Et si la pitié te retient, fais-moi au moins porter loin de
cette terre
Au plus vite : je ne veux pas mourir ici. »
Nous faisons ce qu’il nous dit, nous le déposons
Au fond d’une embarcation, et nous avons abordé
Ici, non sans peine, alors qu’il rugissait dans ses
convulsions.
Mais vous allez le voir dans un instant,
Encore vivant, ou venant d’expirer.
Voilà, ma mère, les crimes que tu es convaincue
D’avoir tramés et médités. Puissent la Justice vengeresse,
(213)
Ainsi que l’Érinys , te les faire payer.
Si j’en ai le droit, je fais ce vœu.
Mais j’en ai le droit, puisque tu me l’as donné toi-même
En tuant le meilleur de tous les hommes
Qu’ait portés la terre, un homme dont jamais tu ne verras
l’égal.
v. 749-812

LA MARCHE DU DESTIN
LE CHŒUR

Voyez, enfants, comme s’est vite approché de nous


L’oracle de l’antique Prescience :
Il avait annoncé que, le temps du labour
Douze fois revenu, prendraient fin les travaux
(214)
Imposés au fils de Zeus .
Un vent favorable a mené les choses
Exactement comme il l’avait dit :
Comment le mort qui a fermé les yeux
Subirait-il encore un pénible servage ?

Si dans le filet meurtrier du Centaure (215)


Une ruse enchaîne ses flancs
En les imprégnant du poison
Que la mort enfanta et que nourrit le dragon diapré,
Comment verrait-il le soleil plus longtemps
qu’aujourd’hui ?
Car terrible, l’Hydre monstrueuse
S’est consumée sur lui,
(216)
La bête à noire crinière le brûle, et le torture
Des aiguillons mortels dus à ses mots perfides.
(217)
Sans en avoir aucune crainte, la malheureuse
Voyait comment détruirait son foyer
La brutale arrivée d’un nouvel hymen ;
Ce qu’il fallait comprendre, elle ne l’a pas compris,
Mais sur le conseil étranger,
Sur le pacte fatal,
Elle gémit, l’infortunée,
Elle répand la fraîche rosée
De ses larmes abondantes,
Et le Destin en marche lui annonce
Un perfide et un immense désastre.
Voilà qu’a jailli la source de mes larmes !
Le mal se répand sur Héraclès, hélas,
Souffrance déplorable ! Jamais l’illustre héros
N’en aura connu plus grande
De la part de ses ennemis même !
Ah ! Pointe noircie de la lance hardie,
(218)
Tu as emmené trop tôt loin de l’abrupte Œchalie
L’épouse conquise au combat !
Mais Cypris te secondait, et, sans un mot,
Elle s’est clairement révélée comme l’auteur de tout cela.
v. 821-862

Œdipe à Colone
ULTIMA VERBA
[Sur le point de mourir, Œdipe, guidé par ses filles, arrive
dans les environs d’Athènes, où Thésée, le prince de la cité,
vient à sa rencontre.]
ŒDIPE
(219)
Je vais t’apprendre, fils d’Égée , tous les bienfaits
Qui ôteront à ta cité les chagrins de la vieillesse.
Je vais moi-même, sans qu’aucune main ne me guide,
Dans un instant, te montrer le lieu où je dois mourir.
Ne révèle jamais à personne ce lieu caché,
Ni même en quel endroit il se trouve,
Car il te sera toujours un rempart plus sûr que les boucliers,
Ou que les lances de tes voisins.
Quant aux secrets inviolables qu’il est interdit de dire,
Tu les apprendras toi seul, après m’avoir accompagné là-
bas.
Je ne veux les révéler à aucun de ces habitants,
Ni à mes propres filles, malgré l’amour que je leur porte.
Toi-même, garde-les pour toi et quand tu arriveras
Au terme de la vie, révèle-les au meilleur d’entre vous,
Et que celui-ci à son tour fasse la même chose avec son
successeur.
Tu mettras ainsi ton pays à l’abri des ravages,
Sans craindre les hommes nés de la semence du
(220)
dragon .
Combien de villes, même bien gouvernées,
Perdent toute mesure : les dieux, même longtemps après,
Voient très bien ceux qui les négligent
Et qui se laissent aller à la folie. Ne laisse pas, fils d’Égée,
Pareil malheur venir sur toi. Mais je t’apprends ce que tu
sais déjà.
Allons maintenant au lieu qui m’attend,
Car l’ordre qui vient des dieux est là, pressant. N’hésitons
plus.
(221)
Et vous, mes filles , suivez-moi comme cela : c’est moi
Qui vous guide à présent, comme vous guidiez votre père.
Marchez, ne me prenez pas la main, et laissez-moi
Découvrir seul le tombeau sacré, où ma destinée
Veut que je sois, sur cette terre, enseveli.
Venez par ici, venez : c’est par là que me mènent
(222)
Hermès, conducteur des âmes, et la déesse d’en bas .
Ô lumière ténébreuse, qui fut naguère ma lumière,
Pour la dernière fois, mon corps s’attache à toi.
Je m’en vais cacher dans l’Hadès
Le terme de ma vie, et toi, très cher hôte,
Ton pays, et tes sujets, soyez heureux,
Et, pour l’être toujours, au milieu de votre prospérité,
Souvenez-vous de moi quand je serai mort !
v. 1519-1555
EMPÉDOCLE
Né vers 483 avant J.-C. à Agrigente en Sicile, mort en 424
ou 423, Empédocle a composé deux vastes poèmes rédigés
dans la langue d’Homère, De la nature, qui devait comprendre
près de deux mille vers, et des Purifications, qui en
comptaient, semble-t-il, près de cinq mille. Seuls des
fragments ont subsisté de l’un et de l’autre. Poète et
philosophe, astronome, physicien, biologiste, curieux des
secrets du monde, Empédocle incarna dès l’Antiquité une
personnalité exceptionnelle, à mi-chemin de la science et du
mythe. Aristote voit en lui le père de la rhétorique. Diogène
Laërce lui consacra une Vie, entérinant la légende selon
laquelle Empédocle, après avoir déposé ses sandales au bord
du cratère, se serait jeté dans l’Etna et son feu purificateur,
divin. Hölderlin et Nietzsche virent en lui un « homme
souverain ».
De la nature est une épopée qui évoque la conception du
monde. Empédocle, comme Parménide, considère que l’Être
est d’abord une sphère immobile et une, par opposition au
vivant, multiple et en mouvement. Cette sphère contient quatre
éléments : le feu, l’eau, l’éther, la terre, animés par deux
forces, la Haine et l’Amour, qui les assemblent ou les séparent
de telle sorte que l’Être se disperse et se ressaisit sans fin :
l’antinomie parménidienne entre Être et Devenir se voit ainsi
résolue. La diversité forme l’unité, mais sans que les deux
principes antagonistes de l’Amour et de la Haine ne se
confondent jamais. Au contraire, ils ne cessent de prendre
appui l’un sur l’autre. Empédocle tire de cette représentation
une physique qui lui sert à expliciter l’origine du monde, des
plantes, de l’homme et des animaux. Toutes les fonctions
physiologiques de l’homme en procèdent également.
Les Purifications (en grec, les Catharmes) retracent pour
leur part « l’histoire mythique de la destinée humaine, la chute
des démons, l’incarnation et les migrations d’un principe
immortel, pour aider les hommes à vivre en accord avec les
dieux » (Jean Bollack). Nourri de pythagorisme et sans doute
influencé par les sectes orphiques, Empédocle expose quelles
abstinences et quelles pratiques ascétiques permettront à
l’individu de se purifier, afin d’agir en conformité avec le
divin. L’ampleur de la pensée d’Empédocle, la magnificence
de son verbe, font de cette œuvre visionnaire un monument.
De la nature
2
Étroits sont les passages par où se répandent les
forces dans les membres,
Nombreux les maux qui frappent, usant le penser soucieux
Considérant quand ils vivent leur faible part de vie, les
hommes
En leur bref destin, comme une fumée sont emportés et
déjà envolés,
Confiants dans cela seul que le hasard présente à chacun,
Partout se laissant mener ; mais le Tout, qui souhaite le
trouver ?
Ainsi, aux hommes, il n’est possible ni de voir ni
d’entendre
Ni de concevoir par l’esprit ces secrets. Mais toi, donc,
puisque jusqu’à maintenant
Tu étais loin, tu sauras. Car jamais une pensée d’un mortel
ne s’est élevée plus haut.
8
Je veux te dire encore : pour tout ce qui est mortel, il n’y a
ni naissance,
Ni non plus de fin apportée par la mort funeste,
Mais seulement mélange, et dissociation de ce qui a été
mélangé.
Voilà ce qui est, et les hommes appellent cela
« naissance ».
9
Quand selon une forme humaine des éléments mêlés
parviennent dans le ciel lumineux,
Ou sous la forme d’une espèce de bêtes fauves, ou de
plantes,
Ou encore d’oiseaux, alors on dit : « naître ».
Et quand les éléments se désassemblent, inversement, c’est
le malheureux trépas ;
Par son nom juste, on ne l’appelle pas, bien que moi-même
j’acquiesce à cet usage.
17
Je dirai le double mouvement : tantôt l’un s’accroît pour
venir seul à l’être,
À partir du multiple, tantôt inversement se divisant à partir
de l’un, le multiple parvient
à l’être ;
Deux fois ainsi pour les choses mortelles une genèse, et
deux fois une destruction :
La convergence de tout vers l’un fait naître et fait périr ;
Mais le multiple, d’abord épaissi dans l’un, naît à nouveau
par division, puis se disperse
et s’envole.
Et cette alternance continuelle ne cesse jamais,
Tantôt par Amour toute chose dans l’un se rassemble,
Tantôt, au contraire, les éléments sont emportés, chacun
séparément par la force haineuse de
Discorde.
Ainsi, dans la mesure où l’un a coutume de naître du
multiple
Et où, à nouveau, de la séparation de l’un, le multiple
provient,
Dans cette mesure, naissent l’un et l’autre, et le temps pour
eux n’est pas immuable.
Mais dans la mesure où cette alternance continuelle ne
cesse jamais,
Dans cette mesure-là, ils demeurent sans changement dans
le cycle.
Allons, écoute ma parole ! Car apprendre augmentera ton
intelligence !
Auparavant aussi, ainsi je l’avais dit, mettant au grand jour
les bornes de la parole.
Je dirai le double mouvement : tantôt l’un s’accroît pour
venir seul à l’être,
À partir du multiple, tantôt inversement se divisant à partir
de l’un, le multiple parvient
à l’être :
Feu, eau, terre, et de l’air la hauteur infinie,
Haine funeste en dehors d’eux, partout de poids identique,
Et Amour, en eux, égal en longueur et en largeur.
Toi, fixe ton esprit sur lui, ne reste pas assis, les yeux
écarquillés :
Quel qu’il soit, on le reconnaît, implanté qu’il est aussi
dans les membres des mortels,
Par lui naissent les pensées d’amour, par lui se nouent les
liens d’amitié,
Plaisir est le nom qu’on lui attribue, et encore Aphrodite.
Mais lui, aucun homme mortel, bien qu’il tournoie parmi
eux,
N’en est instruit. Et toi, écoute de mon discours la marche
qui ne trompe pas.
Tous ces éléments sont égaux, et ils ont même âge,
Cependant ils ont chacun une fonction différente, une
demeure propre,
Et à tour de rôle ils dominent selon le périple du cycle
qu’ils parcourent.
Et rien alors à eux ne s’ajoute ni ne se retranche,
Car s’ils se détruisaient constamment, ils ne seraient plus,
Et ce Tout, qu’est-ce qui pourrait l’accroître ? et venu
d’où ?
Comment pourrait-il aussi périr, puisque rien n’est vide de
ces éléments ?
Mais ils restent les mêmes, bondissant les uns au travers
des autres,
Ils deviennent une chose puis une autre, et continûment
identiques.
20
Ceci de remarquable dans la masse des corps des vivants :
Tantôt par l’Amour se rassemblent en un tous les membres,
À qui un corps est échu, point culminant de la vie
florissante.
Tantôt, de nouveau séparés par les Querelles mauvaises,
Ils errent chacun de son côté sur les brisants de la vie.
Et c’est ainsi pour les plantes, pour les poissons dans leurs
demeures marines,
Pour les bêtes dans leurs repaires montagneux, ou pour les
colombes, glissant sur les airs.
Purifications
117
Car déjà autrefois je fus, moi, garçon, fille,
Buisson, oiseau, poisson muet qui vient de la mer.
124
Hélas ! pauvre race des mortels, race infortunée !
À quelles discordes, à quels gémissements devez-vous
votre naissance !
128
Aucun Arès comme dieu, pour ces gens-là, ni
Cudoimos (223),
Ni Zeus Roi, ni Cronos, ni Poséidon,
Mais Cypris était la Reine.
Par de pieuses images, ils se la conciliaient,
— des images sculptées ou peintes, par des parfums
savants,
Par des sacrifices de myrrhe pure et d’encens odorants,
Par des libations de miels blonds qu’ils répandaient sur les
parvis ;
Mais le sang pur des taureaux n’arrosait point l’autel,
Car il n’était pas parmi les hommes d’abomination plus
grande
Que d’arracher la vie pour manger les membres
(224)
magnifiques des animaux .
132
Fortuné, celui qui, de la sagesse divine, possède la
richesse !
Malheureux, celui qui, d’une obscure opinion sur les dieux,
se soucie !
134
Son corps n’est pas pourvu d’une tête humaine,
Deux bras, comme des rameaux, ne s’élancent pas de son
dos,
Il n’a pas de pieds, ni de genoux agiles, ni de sexe velu,
Mais il n’est qu’une pensée sainte et ineffable,
(225)
Par ses pensées rapides s’élançant dans tout l’univers .
HÉRODOTE
Au début des Lois, Cicéron, citant Hérodote, dit qu’il est le
« père de l’histoire ». Ce faisant, il ne rend pas seulement
hommage au premier auteur dont un ouvrage s’intitule
Historiai, « Histoires », il rappelle que l’histoire n’a pas
toujours existé, qu’elle est une création humaine et, somme
toute, tardive.
La connaissance de leurs origines ou de leur passé
n’indifférait pas aux prédécesseurs d’Hérodote, mais ils
confiaient à la religion et aux mythes le soin d’en rendre
compte à travers des fables, comme le fait Hésiode, par
exemple. À partir du VIe siècle avant J.-C., ces récits se
transforment. Rédigée en prose, la Périégèse d’Hécatée de
Milet (550-480) décrit factuellement l’ensemble du monde
habité, tandis que ses Généalogies considèrent son peuplement
depuis l’âge des héros. La fondation des cités est, en effet, le
principal sujet de ce type d’œuvres, dont on connaît
nommément une quinzaine d’auteurs. Ils sont désignés comme
des « prosateurs » ou des « logographes ». Associant logos, le
« discours », et le verbe graphein, « écrire », ce terme est
parfois traduit par « chroniqueur », qui est plus précis et n’a
pas exactement la même signification. Le chroniqueur
consigne des événements historiques suivant l’ordre selon
lequel ils se sont produits dans le temps. Mais le travail des
auteurs grecs auquel il est appliqué se rapproche dans les faits
des chroniques composées en Mésopotamie au cours du
IIe millénaire avant J.-C. Le mot « histoire », à cette date,
n’est pas encore utilisé : la part de l’éloge demeure
importante dans les textes, qui ne correspondent pas
rigoureusement à ce que le vocable qui sert à les désigner
signifie aujourd’hui. L’exigence croît, cependant, peu à peu,
en Grèce, de rendre compte de l’homme dans son milieu à
partir d’une exploration concrète de celui-ci et en se fondant
sur une enquête rigoureuse, dénuée d’intention politique ou
épidictique. Le mot historia, formé sur une racine indo-
européenne qui signifie « voir » et qui désigne, au parfait, un
savoir acquis au terme d’une observation personnelle, sera
retenu pour qualifier ces ouvrages d’un nouveau genre. Le
nom histor désigne quant à lui un témoin, le détenteur d’un
savoir et finalement un juge, comme celui qui sait la loi et que
son savoir autorise à trancher un litige. Il renvoie à une
aptitude à discriminer, à analyser, pour comprendre. L’œuvre
d’Hérodote, en qui on a pu voir le premier des « reporters »,
selon l’expression de Monique Trédé, illustre cette évolution.
Né vers 480 avant J.-C. à Halicarnasse, en Asie mineure,
Hérodote dut s’exiler. Il voyagea à travers tout le bassin
méditerranéen : en Asie, en Égypte, en Grèce, notamment à
Athènes, et en Grande Grèce. Il mourut à Thourioi, dans le
golfe de Tarente dans l’Italie actuelle, vers 420. Les Histoires
sont largement le fruit de ses pérégrinations. Certes, Hérodote
rapporte des légendes et des mythes, mais ce sont les
matériaux d’une construction qui les excède. Il les cite comme
des documents et oppose à l’occasion les versions
contradictoires qu’on lui a proposées pour tenter de trier entre
elles. Il retient parfois des explications merveilleuses qui
heurtent la raison : il serait erroné, toutefois, d’invoquer à son
propos une naïveté originelle. Elle ne correspond pas à son
dessein. Contemporain des guerres médiques, Hérodote
déclare au début de son livre qu’il veut perpétuer la mémoire
« des grands et merveilleux exploits accomplis tant par les
Barbares que par les Grecs ». Il évoque ainsi l’empire perse à
partir de sa refondation par Cyrus en 549 et consacre une
section à chaque peuple conquis par ce dernier : Lydiens,
Massagètes, Égyptiens, Babyloniens, Indiens, Scythes,
Éthiopiens, avant d’en venir à la Grèce. L’œuvre s’achève
avec les victoires grecques des Thermopyles et de Salamine, en
480, puis la prise de Sestos en 479. Hérodote écrit une histoire
récente. La façon dont il célèbre simultanément la grandeur de
sa patrie et celle de son ennemi héréditaire est remarquable :
elle révèle chez lui une rare hauteur de vue et une volonté sans
partage de comprendre les événements qui ont eu lieu,
d’établir les faits qui ont conduit de la domination de la Perse
à celle d’Athènes. Ainsi Hérodote peut-il louer l’intelligence
avec laquelle Cyrus sut conserver l’antique sagesse de son
peuple, loin de tout parti pris patriotique qui l’amènerait à
diminuer l’adversaire. Cette intelligence s’appuie sur une
conviction philosophique : rien n’est pérenne. De sensibilité
très héraclitéenne, Hérodote est pénétré par le sentiment de
l’impermanence des choses. Aucun état, aucun empire, aucune
puissance, ne sauraient durer : Solon le formule avec clarté
lors d’un entretien avec Crésus, au livre I. Il est vain, dans ces
conditions, d’exalter l’un plutôt que l’autre, ou de faire preuve
d’une quelconque forfanterie, opposant, par exemple, les
Grecs aux Perses, en considérant que le succès tient à des
qualités intrinsèques ou essentielles à un peuple. Au contraire,
Hérodote essaie de démêler les causes psychologiques, les
causes politiques, économiques, ou culturelles, qui décident à
un moment particulier de l’élévation de l’un et de la chute de
l’autre. Il envisage des faisceaux de circonstances, quoique
presque tous ses récits commencent par une histoire de femme
et s’avèrent avoir la vengeance pour principal mobile. En
réalité, Hérodote ne néglige pas même le rôle des dieux dans
l’histoire des hommes : intervenant pour châtier impiété et
démesure, ils la modèlent fortement.
La variété des causalités qu’il considère amène Hérodote à
faire preuve d’une très large curiosité. Il s’intéresse à l’espace
qu’occupent les peuples qu’il évoque, qui conditionne leurs
relations extérieures et leur prospérité, mais aussi à leurs
mœurs, y compris, à la manière d’un Fernand Braudel, sur un
temps long qui excède la période spécifique qu’il considère.
Hérodote traite de géographie, d’ethnographie, d’histoire au
sens strict, qu’il mentionne l’attitude des Égyptiens à l’égard
des animaux ou les farouches pratiques des Scythes envers
leurs ennemis, qu’ils scalpent et dont ils boivent le sang.
Hérodote pratique la digression étymologique, aime décrire
animaux rares et curiosités, comme le goût des Égyptiens pour
les chats ou leurs techniques d’embaumement. Il multiplie les
excursus topographiques, peignant villes ou fleuves
admirables. Riches et bigarrées, les Histoires constituent donc
bien des « enquêtes » ou des « investigations ». L’œuvre est
d’ailleurs aujourd’hui traduite, tantôt sous le titre d’Histoire,
tantôt sous celui d’Enquête, selon qu’on entend insister sur le
type de savoir fondé par Hérodote ou qu’on tient à souligner
la méthode qu’il a suivie (dans les deux cas, le passage du
pluriel utilisé en grec au singulier marque un désir
d’essentialisation absent de l’original). Hérodote fait une
large part à la tradition légendaire dont il est l’héritier : à la
charnière de deux façons de penser le monde, il la ressasse
moins qu’il ne l’ausculte. De même, si, digne contemporain de
Sophocle, il se montre fasciné par exploits et hauts faits, il
continue de valoriser la mesure et la prudence chères aux
générations antérieures.
Hérodote, enfin, est un conteur hors pair. Les deux célèbres
histoires de Candaule et de Crésus l’illustrent bien. Au
VIIIe siècle, Candaule règne sur la Lydie. Persuadé que son

épouse est la plus belle des femmes, il s’en vante avec hybris,
cette démesure tant fustigée en Grèce. Comme il redoute que
son confident Gygès ne le croie pas, il lui propose d’en juger
par lui-même et, pour cela, de la surprendre nue. Gygès
objecte à Candaule qu’il n’est pas « raisonnable » de heurter
les lois de la bienséance et de la pudeur, mais le roi ne
l’écoute pas. Il est donc puni : le stratagème n’ayant pas
échappé à sa femme, elle incite Gygès à l’assassiner et à le
remplacer sur le trône. Ce dernier fonde ainsi la dynastie des
Mermnades. L’anecdote éclaire un point d’histoire. Elle pique
l’imagination du lecteur : on appelle ainsi « candaulisme » la
pratique sexuelle qui consiste à éprouver de l’excitation en
exposant ou en livrant sa compagne à d’autres hommes. Elle a
aussi une portée morale tout à fait classique. Ces traits
reparaissent dans les pages dévolues à Crésus (596-546 avant
J.-C.). Il fut le dernier monarque de la lignée fondée par
Gygès. Dès l’Antiquité, ses richesses étaient légendaires.
Hérodote se soucie moins, cependant, de les représenter, que
d’explorer la psyché du souverain nanti d’une pareille
puissance. Il construit son récit autour de la relation entre
Crésus et Solon, le législateur mythique d’Athènes. À travers
la confrontation des deux hommes et le dialogue que le sage
noue avec le prince, Hérodote articule une fable morale.
Celle-ci permet, dans un second temps, d’expliciter comment
le puissant empire perse a pu être vaincu par des cités
grecques, en principe incapables de lui tenir tête : elles étaient
aux mains de citoyens dont l’intelligence et la tempérance
étaient un bien plus précieux que tous les trésors. Comme à
propos de Gygès, Hérodote mêle habilement narration et
passages dialogués insérés au style direct.
Le chatoiement du récit, dans les Histoires, a été source de
méprise. À une époque où la nouveauté et l’ambition du
dessein d’Hérodote avaient pu être surpassées, de sorte que
son intérêt historique devait moins frapper les esprits que le
foisonnement et l’éclat, chez lui, de la narration, son œuvre
s’est trouvée décriée. Aristote, dans la Poétique, traite son
auteur de « mythologue ». Plutarque composa un petit essai
intitulé Sur la malignité d’Hérodote, où il fustige sa crédulité
et ses mensonges. Les érudits alexandrins, qui découpèrent les
Histoires en neuf livres, donnèrent à chacun le nom d’une
Muse, façon de mettre en valeur leur dimension esthétique
plutôt que leur valeur historique. C’est s’abuser et falsifier
une entreprise exceptionnelle. En 1564, le grand éditeur Henri
Estienne publia une vibrante Apologie pour Hérodote : au
moment d’installer Hérodote au cœur des savoirs de la
modernité, elle s’applique, avec passion, à lui rendre justice.
Les Histoires
HISTOIRE DE CANDAULE ET DE GYGÈS
Candaule, très épris de son épouse, pensait avoir la plus
belle femme du monde. Plein de cet amour, et comme il avait
pour favori, parmi ses gardes, Gygès, fils de Dascylos, à qui il
confiait ce qui lui tenait le plus à cœur, il lui vantait sans
mesure la beauté de sa femme. Peu de temps après — car le
destin de Candaule était de connaître le malheur —, il parla
ainsi à Gygès : « Tu ne me parais pas me croire, Gygès, quand
je te parle de la beauté de ma femme, car les hommes se fient
moins à leurs oreilles qu’à leurs yeux, fais donc en sorte de la
voir toute nue ! » Gygès se récria : « Quel propos bien peu
raisonnable me tiens-tu là, en m’ordonnant de voir nue ma
propre souveraine ? Dès qu’une femme ôte ses vêtements, elle
quitte en même temps toute pudeur. Depuis longtemps les
hommes ont trouvé les beaux principes qui doivent servir à
nous instruire, et il y en a un, qui est de ne regarder que ce qui
lui appartient. Pour ma part, je suis persuadé que ta femme est
la plus belle de toutes, et je te prie de ne pas me demander des
choses malhonnêtes. » En parlant ainsi, il cherchait à s’élever
contre la proposition de Candaule, craignant qu’il en résultât
pour lui quelque malheur. « Sois rassuré, Gygès, lui répondit
Candaule, ne crains rien, ni de ma part, en pensant que c’est
pour t’éprouver que je te parle ainsi, ni de la part de ma
femme, si tu as peur de subir quelque tort de son fait. Je vais
tout organiser de façon qu’elle ne saura même pas que tu l’as
vue. Je te ferai entrer dans la chambre où nous dormons, et je
te placerai derrière le battant ouvert de la porte. Dès que je
serai entré dans la chambre, ma femme viendra
immédiatement me rejoindre. Il y a près de l’entrée un siège,
où elle posera ses vêtements en se déshabillant. Et tu pourras
alors la contempler à loisir. Et quand elle ira de ce siège vers le
lit, et qu’elle te tournera le dos, tu veilleras alors à ce qu’elle
ne te voie pas, quand tu franchiras la porte. »
Gygès, donc, voyant qu’il ne pouvait se dérober, accepta la
proposition. Et Candaule, quand l’heure de se coucher lui
sembla venue, le conduisit dans la chambre, et peu après, sa
femme vint auprès de lui. Une fois qu’elle fut entrée, Gygès,
pendant qu’elle se déshabillait, la regarda. Quand elle lui
tourna le dos en allant vers le lit, il s’échappa sans bruit de la
chambre, mais la femme l’aperçut au moment où il sortait.
Elle comprit ce qu’avait fait son mari, mais malgré sa honte,
elle ne se récria pas, et elle fit comme si elle n’avait rien vu,
résolue à se venger de Candaule. Chez les Lydiens, en effet, et
(226)
presque chez tous les autres Barbares , se laisser voir nu
est, même pour un homme, une très grande honte.
Donc, sur le moment même, elle ne laissa rien paraître, et
se tint tranquille. Mais, dès que le jour fut arrivé, elle fit savoir
à ses serviteurs les plus dévoués de l’assister, et elle convoqua
Gygès. Et lui, qui pensait qu’elle ne savait rien de ce qui
s’était passé, se rendit à son appel, car, auparavant aussi, il
venait souvent auprès de la reine, quand elle le convoquait.
Quand Gygès arriva, la femme lui dit : « Deux routes, Gygès,
s’offrent à toi, tu peux choisir celle que tu veux : soit tu fais
périr Candaule, tu me prends, et tu prends le royaume de Lydie
avec moi, soit c’est toi-même qui sur l’heure, comme cela,
dois mourir, pour ne plus avoir à obéir en tout à Candaule, et
ne plus voir ce que tu ne dois pas voir. Il faut donc que périsse,
soit lui, l’auteur de ce complot, soit toi, qui m’as vue toute
nue, et qui n’as pas respecté les convenances. » Gygès fut
d’abord très étonné par ce discours, puis il la supplia de ne pas
le mettre dans l’obligation d’avoir à faire ce choix. Mais il ne
put la convaincre, et il se vit acculé soit à tuer son maître, soit
à perdre lui-même la vie. Il choisit alors son propre salut. « Eh
bien ! puisque tu me contrains à faire périr mon maître contre
mon gré, apprends-moi donc alors, lui demanda-t-il, de quelle
manière nous nous en prendrons à lui. » — « L’attaque partira,
répondit-elle, du même endroit d’où il m’a montrée nue, et
nous nous porterons contre lui pendant qu’il dormira. »
Ils mirent au point le guet-apens, et la nuit venue, Gygès
(elle ne l’avait pas laissé partir, et il n’avait aucun moyen de
s’échapper, car il fallait, soit mourir, soit tuer Candaule) suivit
la reine dans sa chambre. Elle lui donna un poignard, et le
cacha derrière la même porte. Alors, tandis que Candaule
reposait, Gygès se glissa hors de sa cachette, le tua et prit ainsi
possession de sa femme et de son royaume.
I, 8-12

HISTOIRE DE CRÉSUS, LE ROI DE LYDIE


Après les conquêtes de Crésus, Sardes (la capitale de la
(227)
Lydie ), au sommet de sa prospérité, vit arriver tous les
sages de la Grèce, qui vivaient à cette époque, entre autres
Solon d’Athènes, qui, après avoir, sur leur demande, donné
des lois aux Athéniens, était resté depuis plus de dix ans à
l’étranger, sous prétexte d’aller voir les autres contrées, mais
en réalité pour ne pas être forcé d’abroger l’une des lois qu’il
avait établies. Les Athéniens, à eux seuls, ne pouvaient en
effet le faire, car des serments solennels les obligeaient à
(228)
observer pendant dix ans les lois que Solon leur aurait
données. Pour cette raison, donc, et pour aller voyager, Solon
(229)
alla en Égypte chez Amasis , et ensuite à Sardes, chez
Crésus. Une fois à Sardes, il fut reçu par Crésus dans son
palais. Ensuite, deux ou trois jours après, des officiers royaux,
sur l’ordre de Crésus, le conduisirent aux trésors du roi, et lui
en montrèrent toute la grandeur et la munificence. Une fois
qu’il eut tout regardé et examiné comme il le voulait, Crésus
lui demanda : « Athénien, mon hôte, les belles paroles qu’on
tient sur toi, sur ta sagesse, sur tes voyages sont parvenues
jusqu’à nous. On dit que c’est par goût du savoir, et pour
satisfaire ta curiosité que tu as parcouru tant de pays, aussi
l’envie m’est venue aujourd’hui de te poser cette question : as-
tu déjà vu quelqu’un qui fût le plus heureux des hommes ? »
Crésus posait cette question parce qu’il croyait être lui-même
le plus heureux des hommes. Mais Solon, loin de le flatter, lui
répondit franchement : « Oui, Majesté, c’est Tellos
l’Athénien. » Étonné de cette réponse, Crésus lui demanda
vivement : « Pour quelle raison juges-tu que Tellos est le plus
heureux ? » Et lui répondit : « La première raison, c’est que
Tellos, habitant d’une cité prospère, a eu des enfants beaux et
vertueux, et qu’il a vu naître chez eux des enfants qui tous sont
restés en vie. Et la deuxième, c’est qu’après une vie prospère,
du moins comme nous l’entendons chez nous, il a connu une
mort des plus glorieuses : au cours de la bataille livrée à
Éleusis par les Athéniens à ses voisins, il combattit pour sa
patrie, il mit en déroute l’ennemi, et périt glorieusement. Les
Athéniens l’ont enseveli, aux frais du peuple, au lieu même où
il était tombé, et ils lui ont rendu les plus grands honneurs. »
Tout ce que Solon venait de dire sur le bonheur et la félicité de
Tellos avait piqué la curiosité de Crésus, qui lui demanda quel
était, après Tellos, l’homme le plus heureux qu’il avait vu, ne
doutant point que la seconde place lui serait attribuée.
« Cléobis et Biton, répondit Solon. Ils étaient argiens, ils
avaient des ressources suffisantes, et de plus une grande force
physique ; ils avaient tous deux remporté des prix dans les
Jeux, et on raconte cette histoire à leur propos : au cours de la
fête d’Héra que célèbrent les Argiens, il fallait absolument que
leur mère fût portée au sanctuaire par un attelage. Or les bœufs
qu’ils possédaient n’arrivèrent pas des champs en temps voulu.
Comme le temps pressait, les jeunes gens se mirent eux-
mêmes sous le joug, et tirèrent l’attelage, où leur mère avait
pris place. Ils parcoururent ainsi quarante-cinq stades avant
d’arriver au sanctuaire. Une fois cet exploit accompli sous les
yeux de toute l’assemblée, ils eurent la mort la plus belle, par
où la divinité montra bien que pour l’homme il vaut mieux être
mort que vivant : les Argiens, entourant les jeunes gens, les
félicitaient de leur force, et les Argiennes félicitaient leur mère
d’avoir de tels enfants, et la mère, heureuse de leur exploit,
comme des louanges qu’elle entendait, debout devant la statue
divine, demanda à la déesse d’accorder à Cléobis et Biton ses
fils, qui l’avaient tellement honorée, le bonheur le plus grand
qu’un homme puisse obtenir. Cette prière terminée, après le
sacrifice et le banquet, les jeunes gens s’endormirent dans le
sanctuaire même, et ils ne se réveillèrent plus, et ce fut là leur
fin. Les Argiens firent faire d’eux des statues qu’ils
consacrèrent à Delphes, estimant qu’ils avaient été les
meilleurs des hommes. »
Solon leur avait donc attribué le deuxième prix de bonheur.
Alors Crésus, en colère, lui dit : « Et mon bonheur à moi,
Athénien, mon hôte, le tiens-tu pour si nul que tu ne m’aies
même pas jugé l’égal de simples particuliers ? » Et Solon de
répondre : « Crésus, moi, qui sais que la divinité est jalouse du
bonheur humain, et qu’elle aime à le troubler, tu m’interroges
sur les affaires humaines ! Dans une longue existence, on peut
voir bien des choses que l’on ne voudrait pas voir, et bien des
malheurs aussi peuvent nous arriver. Je fixe à soixante-dix ans
la vie d’un homme. Ces soixante-dix ans font vingt-cinq mille
deux cents jours, sans mois intercalaire. Si on allonge d’un
mois une année sur deux pour accorder le calendrier et les
saisons, il y aura trente-cinq mois supplémentaires au cours
des soixante-dix années, c’est-à-dire mille cinquante jours.
Donc de toutes les journées qui composent ces soixante-dix
ans, au total, vingt-six mille deux cents cinquante, aucune
n’apporte la même chose que l’autre. Ainsi, Crésus,
l’homme est tout entier le produit du hasard. Et toi, Crésus, tu
me sembles être très riche, régner sur de nombreux sujets,
mais ce que tu me demandes, je ne peux y répondre avant de
savoir que tu as bien fini ta vie. Car l’homme très riche n’est
pas plus heureux que celui qui vit au jour le jour, si la
chance ne l’accompagne pour qu’il termine bien sa vie dans la
prospérité. Beaucoup d’hommes riches sont malheureux,
tandis que beaucoup d’autres, sans disposer de grandes
ressources, sont favorisés par le sort. L’homme très riche et
malheureux n’a que deux avantages sur l’homme qui jouit de
la faveur du sort, alors que l’autre en a beaucoup sur l’homme
riche malheureux : le premier a plus de possibilités pour
satisfaire ses désirs, et supporter une grande calamité, mais le
second, s’il ne peut pas autant que lui le faire, a sur lui les
avantages suivants : sa bonne fortune écarte de lui désirs et
calamités, il ne connaît ni infirmités ni maladies, ni autres
malheurs, il a de beaux enfants, il est beau lui-même. Et si, par
surcroît, il a une belle fin de vie, voilà l’homme que tu
cherches, celui qui mérite d’être appelé heureux. Mais, avant
qu’il ne soit mort, attendons, et ne l’appelons pas
encore heureux, mais simplement chanceux. Il est impossible,
quand on est un homme, de réunir tous les avantages dont j’ai
parlé, de même qu’aucune terre ne peut tout fournir à elle
seule : si elle produit une chose, elle manque de telle autre, et
celle qui en porte le plus est la meilleure. Il en est ainsi de
l’homme : un seul individu ne se suffit pas à lui-même. S’il
possède tel bien, il manque de tel autre, et celui qui en dispose,
tout au long de sa vie, du plus grand nombre, et qui ensuite
connaît une fin pleine de douceur, celui-là, Seigneur, est à mes
yeux en droit de porter le nom d’heureux. Il faut donc en toute
chose considérer la fin : il en est beaucoup à qui la divinité a
montré le bonheur, et qu’elle a ensuite complètement
anéantis. »
Ces paroles ne plurent pas tellement à Crésus, et il
congédia Solon sans lui accorder aucune estime, avec la ferme
conviction qu’il fallait être bien sot pour négliger les biens
présents et vouloir en toute chose considérer la fin.
Après le départ de Solon, la vengeance divine s’abattit
cruellement sur Crésus, parce que, probablement, il s’était cru
l’homme le plus heureux au monde. Un songe lui apparut
bientôt après dans son sommeil, et lui révéla de façon claire
les maux qui devaient frapper son fils. Crésus avait deux fils,
l’un infirme (il était muet), et l’autre surpassait dans tous les
domaines les jeunes gens de son âge. Il s’appelait Atys. Le
songe avait donc annoncé à Crésus qu’il perdrait ce fils, des
suites d’une blessure due à une pointe de fer. Crésus, une fois
réveillé, réfléchit, et, très effrayé, décida d’abord de marier son
fils, puis, alors qu’Atys avait l’habitude de commander les
armées lydiennes en campagne, il ne l’envoya plus nulle part
pour les choses de ce genre. Il fit enlever des appartements des
hommes javelots, lances et autres armes de ce genre, dont on
se sert à la guerre. On les entassa dans les magasins, pour
éviter que l’une d’elles, pendue au mur, ne tombât sur son fils.
Alors que Crésus s’occupait du mariage de son fils, arriva à
Sardes un homme en proie au malheur, et dont les mains
n’étaient pas pures ; c’était un Phrygien, de naissance royale.
(230)
Il vint au palais de Crésus pour demander à être purifié
selon les coutumes du pays. Crésus le purifia (les Lydiens et
les Grecs procèdent presque de la même façon), et quand il eut
accompli les rites d’usage, il lui demanda d’où il venait et qui
il était : « Ami, qui es-tu ? De quelle partie de la Phrygie es-tu
venu t’asseoir à mon foyer ? Quel homme, ou quelle femme
as-tu fait périr ? » — « Seigneur, répondit l’homme, je suis le
fils de Gordias, fils de Midas. Mon nom est Adraste ; j’ai tué
mon frère sans le vouloir, et je suis venu ici exilé par mon
père, et privé de toute ressource. » — « Tu descends d’une
famille amie, et tu es arrivé chez des amis ; ici, si tu restes
dans ma demeure, tu ne manqueras de rien, le poids de ton
malheur te pèsera le moins possible, et ce sera pour toi tout
avantage. » Adraste séjournait depuis longtemps chez Crésus,
quand, dans le même temps, apparut en Mysie, sur le mont
Olympe, un énorme sanglier. Il descendait de la montagne
pour aller ravager les cultures des Mysiens, et souvent les
Mysiens cherchaient à l’attaquer, mais il n’en résultait aucun
mal pour lui, et beaucoup pour eux. Ils finirent par envoyer
chez Crésus des messagers qui lui dirent : « Seigneur, un
énorme sanglier, une bête monstrueuse, est apparu sur notre
terre ; il ravage nos cultures. Malgré tous nos efforts, nous
n’arrivons pas à en venir à bout. Nous te demandons donc de
nous envoyer ton fils, avec une élite de jeunes gens, et des
chiens, pour que nous puissions en délivrer notre pays. » Telle
fut leur prière, mais Crésus, se souvenant du songe qu’il avait
eu, leur répondit en ces termes : « Ne songez plus à mon fils,
je ne saurais l’envoyer avec vous, il vient de se marier, et ne
pense pas à autre chose pour le moment. Mais je vous enverrai
des Lydiens de valeur, avec des chiens, et je donnerai ordre à
ceux qui y vont de mettre tout leur zèle à vous aider pour
délivrer avec vous le pays de cette bête. » Telle fut sa réponse,
et les Mysiens en étaient satisfaits, quand survint le fils de
Crésus, qui avait appris ce qu’ils demandaient. Et, comme
Crésus refusait d’envoyer son fils avec eux, le jeune homme
lui dit : « Mon père, il m’était possible autrefois d’acquérir le
renom le plus beau et le plus noble en allant à la guerre et à la
chasse. Aujourd’hui tu m’écartes de l’une et de l’autre, alors
que tu n’as vu en moi ni lâcheté ni manque de courage.
Comment maintenant oser me montrer, quand je vais sur la
place publique ou que j’en reviens ? Comment me
considérera-t-on ? Comment me considérera ma jeune
épouse ? Avec quel homme croira-t-elle vivre ? Laisse-moi
donc partir pour cette chasse, ou bien démontre-moi qu’il est
dans mon intérêt de faire comme tu le dis. » — « Mon fils, dit
Crésus, je n’ai vu en toi rien de lâche ni de déplaisant, ce n’est
pas là la raison de mon refus. Mais une vision que j’ai eue
pendant mon sommeil m’a prédit que tu vivrais peu, et qu’une
pointe de fer causerait ta mort. C’est à cause de cette vision
que j’ai hâté ton mariage, et que je ne t’envoie pas en
expédition. Je prends des précautions pour te dérober à la
mort, tout au moins de mon vivant. Tu es mon seul fils, car
l’autre est un infirme qui n’entend pas, je n’en tiens pas
compte. » — « Mon père, répondit Atys, je comprends
qu’après une telle vision, tu veilles sur moi. Mais il y a
quelque chose qui dans ce songe t’a échappé, et que tu ne
comprends pas ; il est juste que je te l’explique : le songe t’a
prédit, dis-tu, que je périrai frappé par une pointe de fer. Mais
un sanglier a-t-il des mains ? Où est cette pointe de fer que tu
redoutes ? Si le songe avait dit que je devais mourir d’un coup
de dent, ou de quelque chose de ce genre, tu aurais raison
d’agir comme tu le fais. Mais il a parlé d’une pointe de fer !
Puisque ce ne sont pas des hommes que nous avons à
combattre, laisse-moi partir ! » — « Mon fils, dit Crésus, en
me donnant ton avis sur ce songe, tu as trouvé de quoi me
convaincre. Je reconnais que tu l’as emporté, je change d’avis,
et je te laisse aller à cette chasse. »
[Dans les paragraphes 41 et 42, Crésus confie son fils à la
garde d’Adraste, lui demandant « de rendre le bien pour le
bien ».]
Arrivés au mont Olympe, les chasseurs se mettent en quête
de la bête. Quand ils l’eurent trouvée, ils l’encerclèrent, et
lancèrent contre elle des javelots. C’est alors que l’étranger,
celui qui avait été purifié d’un meurtre, et qui s’appelait
Adraste, lançant son javelot contre le sanglier, le manque, mais
atteint le fils de Crésus. Celui-ci, frappé par la pointe de
l’arme, accomplit la prédiction du songe. On courut annoncer
à Crésus la nouvelle. Et, quand il apprit le combat et la mort de
son fils, Crésus, bouleversé par cette mort, se plaignit d’autant
plus vivement que le meurtrier était l’homme même qu’il avait
purifié d’un meurtre. Plongé dans cette affliction, il invoquait
Zeus purificateur, le prenant à témoin du mal que l’étranger lui
avait fait, il invoquait le dieu du Foyer, le dieu de l’Amitié
(c’était toujours le même dieu qu’il appelait par ces noms), le
dieu du Foyer, parce que, en accueillant l’étranger dans sa
demeure, il avait sans le savoir nourri le meurtrier de son fils,
et le dieu de l’Amitié, parce que l’homme à qui il avait confié
la garde de son fils s’était révélé son pire ennemi. Puis les
Lydiens arrivèrent, apportant le corps d’Atys. Derrière eux,
suivait le meurtrier. Debout devant le corps, il se livrait à
Crésus, en tendant les mains vers lui, lui demandant de
l’immoler sur le cadavre. Il rappelait sa première infortune,
comment, après elle, il avait causé la perte de l’homme qui
l’avait purifié, et que la vie pour lui n’était plus possible. En
l’entendant, Crésus, malgré le deuil qui l’avait frappé dans sa
maison si cruellement, eut pitié d’Adraste, et lui dit : « Tu
m’as déjà donné satisfaction, puisque tu te condamnes toi-
même à la mort. Pour moi, ce n’est pas toi le responsable de ce
meurtre, sauf à considérer que tu en as été, sans le vouloir,
l’instrument, mais c’est un dieu, sans doute celui qui
m’annonça, il y a déjà longtemps, ce qui devait arriver. »
Crésus célébra comme il convenait les funérailles de son fils.
Quant à Adraste, le fils de Gordias, le petit-fils de Midas,
l’homme qui avait été le meurtrier de son propre frère, le
meurtrier du fils de l’homme qui l’avait purifié, lorsque le
calme fut revenu autour du tombeau, comprenant que de tous
les hommes qu’il connaissait, il n’en était pas qui fût aussi
misérable, il se donna la mort sur le tombeau d’Atys.
Deux ans durant, Crésus resta plongé dans la plus profonde
affliction à cause de la perte de son fils. Puis, devant la
destruction de l’empire d’Astyage, fils de Cyaxare, par Cyrus,
fils de Cambyse, et l’essor de la puissance perse, Crésus mit
fin à son deuil, et il se demanda comment arrêter, avant que les
Perses ne fussent trop forts, le progrès de leur puissance. C’est
pourquoi il décida d’aller éprouver les oracles de Delphes et
de Libye […].
[La suite du paragraphe 46 et les paragraphes 47 à 52 ne sont
pas traduits. Hérodote évoque le voyage et les riches présents
offerts par Crésus au sanctuaire.]
Les Lydiens qui allaient apporter les offrandes aux
sanctuaires furent chargés par Crésus de demander aux oracles
s’il devait faire la guerre aux Perses, et s’il devait s’adjoindre
des troupes alliées. Arrivés aux sanctuaires où on les avait
envoyés, les Lydiens consacrèrent les offrandes et consultèrent
les oracles en ces termes : « Crésus, le roi des Lydiens et
d’autres peuples, pensant que vous êtes les seuls véridiques
oracles au monde, vous a envoyé des présents à la mesure de
votre sagacité, et il vous demande maintenant s’il doit faire la
guerre aux Perses, et s’il doit s’adjoindre des troupes alliées. »
À ces questions, les réponses des deux oracles consultés
concordèrent : ils prédirent que, si Crésus faisait la guerre
contre les Perses, il détruirait un grand empire, et ils lui
conseillèrent de s’adjoindre comme alliés ceux des Grecs les
plus puissants qu’il aurait trouvés. Quand Crésus apprit les
réponses des oracles, il s’en réjouit beaucoup, et pensa qu’il
pourrait détruire le royaume de Cyrus.
[Dans les paragraphes 54 à 84, Hérodote raconte comment les
Perses, en réalité vainqueurs, font tomber la ville de Sardes,
capitale du royaume de Crésus.]
Quant à Crésus, voici ce qui lui arriva. Il avait un fils, dont
j’ai déjà parlé, bien doué, mais muet. Du temps de sa
prospérité passée, Crésus avait tout fait pour le guérir et, entre
autres choses, il avait envoyé consulter l’oracle de Delphes. La
Pythie lui avait répondu :
« Lydien, roi de peuples nombreux, Crésus, grand sot,
Ne souhaite pas entendre dans ton palais le son si désiré
De la voix de ton fils. Mieux vaut pour toi que ce jour
Soit éloigné : ton fils ne parlera qu’au jour de ton
malheur. »
Or, lorsque la citadelle de Sardes tomba, un Perse, prenant
Crésus pour un autre, vint à lui pour le tuer. Crésus le vit
approcher, mais, accablé par son malheur, il ne fit rien, peu lui
importait de mourir sous ses coups. Mais quand le jeune muet
vit le Perse approcher, l’effroi et la douleur firent jaillir sa
voix, et il s’écria : « Soldat, ne tue pas Crésus ! » Ce furent là
les premiers mots qu’il prononça, et il garda l’usage de la
parole pendant toute sa vie.
Ainsi, les Perses s’emparèrent de Sardes, et prirent Crésus
vivant. Il avait régné quatorze ans, et le siège avait duré
quatorze jours, et conformément à l’oracle, il avait mis fin à un
grand empire, le sien. Les Perses qui l’avaient pris l’amenèrent
(231)
à Cyrus . Celui-ci fit élever un grand bûcher, sur lequel il
fit monter Crésus, chargé de chaînes, et avec lui, quatorze
jeunes Lydiens. Il voulait peut-être les sacrifier à quelque dieu,
comme prémices du butin, ou bien s’acquitter d’un vœu, ou
bien encore, comme il était lui-même un homme pieux, il
voulait savoir, en le faisant monter sur le bûcher, si une
divinité le préserverait d’être brûlé vif. En tout cas, c’est ce
qu’il fit. Crésus était debout sur le bûcher, et il lui vint à
l’esprit, en dépit de l’horrible détresse où il se trouvait, qu’un
dieu avait sans doute inspiré Solon quand il lui avait dit cette
parole : « Nul vivant n’est heureux. » Et, en pensant à cela,
entre ses soupirs et ses gémissements, il prononça à trois
reprises, après un long silence, le nom de Solon. Cyrus
l’entendit et pria ses interprètes de lui demander quel était
celui qu’il invoquait. Ils s’approchèrent pour l’interroger.
Crésus garda un moment le silence, puis, pressé de répondre, il
dit : « C’est l’homme dont j’aurais voulu, même au prix de
beaucoup d’argent, qu’il s’entretînt avec tous les rois ! » Les
interprètes ne comprenaient pas ce qu’il voulait dire et
l’interrogèrent à nouveau. Comme ils insistaient et qu’ils
l’importunaient, il finit par leur raconter qu’il avait reçu un
jour la visite de Solon, un Athénien, que celui-ci n’avait eu
que mépris devant toute la richesse qu’il avait étalée sous ses
yeux, qu’il lui avait tenu tel ou tel propos, et que tout était
arrivé pour lui, Crésus, précisément comme il l’avait dit, alors
que Solon ne parlait pas plus de lui que de tous les hommes en
général, et surtout de ceux qui s’imaginent être heureux. Au
moment où Crésus faisait ce récit, le bûcher était déjà allumé
et ses bords brûlaient tout autour. Or, quand il entendit de ses
interprètes la réponse de Crésus, Cyrus, changeant d’avis,
réfléchit qu’il était lui-même un homme, et qu’il livrait aux
flammes un autre homme dont la fortune n’avait pas été
moindre que la sienne ; il craignait en outre d’avoir à expier et,
songeant à l’instabilité de toutes les choses humaines, il donna
l’ordre d’éteindre au plus vite le bûcher en flammes et d’en
faire descendre Crésus et ses compagnons. Mais ceux qui s’y
employèrent échouèrent à maîtriser le feu. Alors, rapportent
les Lydiens, Crésus, instruit du revirement de Cyrus, et voyant
tout le monde s’efforcer d’éteindre le feu sans résultat, appela
à grands cris Apollon et lui demanda, si jamais il avait reçu de
sa part des offrandes agréables, de l’assister, et de le tirer de ce
danger présent. Il invoquait en pleurant le dieu, quand soudain,
dans le ciel, jusque-là pur et sans vents, des nuages
accoururent, un orage éclata, une pluie violente tomba, et le
bûcher fut éteint. Cyrus comprit ainsi que Crésus était un
homme bon et aimé des dieux. Il le fit descendre du bûcher et
lui demanda : « Qui donc t’a conseillé de marcher contre mon
pays, et de devenir mon ennemi, plutôt que mon ami ? »
— « Ô roi, répondit Crésus, ce que j’ai fait, je le dois à ta
bonne fortune, et à ma malchance. Mais le dieu des Grecs en
est la cause, car il m’a incité à marcher contre toi. Car
personne n’est insensé au point de préférer la guerre à la paix.
Dans la paix, les enfants ensevelissent leur père, dans la guerre
les pères ensevelissent leurs fils. Mais les dieux sans doute
ont-ils voulu qu’il en fût ainsi. »
Il parla ainsi, et Cyrus le délivra de ses fers, le fit asseoir
près de lui, et le traita avec de grands égards.
I, 29-88
CHATS, CHIENS ET ICHNEUMONS : LES
ANIMAUX SACRÉS EN ÉGYPTE
Le nombre des animaux domestiques est très important,
mais il le serait encore plus s’il n’arrivait pas aux chats
quelques accidents : quand les chattes ont mis bas, elles ne
fréquentent plus les mâles. Eux cherchent à les approcher mais
ils ne peuvent pas. Ils imaginent alors de dérober aux femelles
leurs petits. Ils s’en saisissent et les tuent, sans toutefois les
manger. Les chattes, privées de leurs chatons, en veulent
d’autres et, parce qu’elles aiment beaucoup leurs petits, vont
chercher les mâles. D’autre part, quand un incendie survient,
ces bêtes ont un comportement tout à fait extraordinaire : alors
que les Égyptiens font la chaîne pour les tenir loin des
flammes, sans se soucier d’éteindre l’incendie, les chats, se
faufilant, ou même sautant par-dessus les hommes, se jettent
dans le feu. Quand cela arrive, les Égyptiens en éprouvent une
grande tristesse. Enfin, dans une maison où un chat vient à
mourir d’une mort naturelle, tous les habitants se rasent
uniquement les sourcils, mais s’il meurt un chien, ils se rasent
la tête et le corps tout entier.
On emporte les chats morts dans des édifices consacrés, à
(232)
Boubastis , et on les enterre après les avoir embaumés.
Quant aux chiens, on leur donne une sépulture dans leurs
villes, en les mettant dans des sortes de caisses sacrées. On
(233)
procède ainsi pour les ichneumons . Les musaraignes et les
éperviers sont transportés à Bouto, les ibis à Hermopolis, mais
les ours, qui sont rares, et les loups, qui ne sont guère plus
grands que les renards, sont ensevelis au lieu même où on
trouve leur cadavre.
II, 66-67

SCALPS ET MŒURS SCYTHES


Quant à la guerre voici leurs coutumes. Lorsqu’un Scythe
abat un homme pour la première fois, il boit son sang. Tous
ceux qu’il tue ensuite au combat, il leur coupe la tête et
l’apporte au roi. S’il présente une tête, il a droit à sa part de
butin : sinon, il ne reçoit rien. Quand il scalpe une tête, voici
comment il opère : il fait une incision tout autour des oreilles,
puis, se saisissant de la peau, il la détache du crâne en la
secouant. Une fois qu’il en a arraché toute la chair avec une
côte de bœuf, il la pétrit dans ses mains pour l’assouplir, après
quoi il s’en sert comme d’une serviette, il l’accroche à la bride
de son cheval, et il en est très fier : c’est que, plus on en
possède, plus on passe pour vaillant. Beaucoup font même de
ces peaux des manteaux, en les cousant ensemble, à la manière
des capes de berger. Beaucoup aussi arrachent jusqu’aux
ongles la peau de la main droite de l’ennemi qu’ils ont tué, et
ils en font des couvercles à leur carquois. La peau humaine, en
effet, est épaisse et brillante, c’est même, de toutes les peaux,
la plus brillante par sa blancheur. Beaucoup écorchent même
des hommes tout entiers et tendent les peaux sur des cadres en
bois qu’ils mettent sur leur monture, quand ils circulent à
cheval.
Telles sont leurs coutumes. Mais, à certaines têtes, celles de
leurs pires ennemis, voici le sort particulier qu’ils réservent :
ils scient le crâne au niveau des sourcils et le nettoient. Les
pauvres se contentent de lui faire un étui en cuir de bœuf non
tanné, et s’en servent comme cela. Les riches lui font aussi un
étui de cuir, mais ils le dorent à l’intérieur. Pauvres et riches
utilisent ces crânes comme des coupes à boire. Ils traitent de la
même façon la tête d’un proche, s’ils ont eu un différend avec
lui et qu’ils l’ont vaincu en présence du roi. Et, s’il vient chez
eux des hôtes de marque, ils leur montrent ces têtes, en leur
disant que ce sont des parents qui leur avaient déclaré la guerre
et dont ils ont triomphé. Et c’est ce qu’ils considèrent comme
le signe de leur vaillance.
IV, 64-66
EURIPIDE
Le plus jeune des trois grands tragiques dut naître en 484,
un peu moins de quinze ans après Sophocle : il en fut le rival
dès le premier concours où il présenta une pièce, en 455, et
leurs œuvres ne cessèrent de s’entrecroiser, puisque Euripide
mourut un an plus tôt que Sophocle, en 406. Euripide fut un
auteur presque aussi fécond que son aîné : il composa quatre-
vingt-douze pièces, dont dix-neuf sont passées à la postérité.
Ce chiffre assez élevé s’explique par le succès de son théâtre
auprès des lettrés alexandrins qui assurèrent l’édition et la
transmission du patrimoine classique à l’époque hellénistique.
Ses contemporains semblent, quant à eux, avoir été plus
réticents face à son œuvre. Aristophane évoque souvent
Euripide dans ses comédies, mais pour ironiser sur son
origine humble (sa mère aurait été marchande de légumes) et
dénoncer le caractère bourgeois, étriqué, de son théâtre, qui
ne met pas en scène des caractères grandioses à la façon
d’Eschyle ou de Sophocle. Cette opinion dut être partagée, car
Euripide remporta seulement quatre victoires, bien moins que
Sophocle. À la fin de sa vie, il quitta Athènes pour la cour du
tyran Archélaos, en Macédoine, peut-être à cause de la
déception qu’il éprouvait. Chronologiquement très proche de
ses prédécesseurs, Euripide proposait une vision du tragique
trop renouvelée et trop personnelle, sans doute, pour que le
public fût en mesure, en même temps, de plébisciter les
premiers et de l’apprécier lui-même à sa juste mesure.
Les mythes auxquels il emprunte sont identiques à ceux de
Sophocle, mais il en tire des harmoniques profondément
différentes. Composée vers 425 avant J.-C., son Andromaque
met en scène Néoptolème, qui figure déjà dans Ajax. Il n’est
plus néanmoins le héros noble, incapable de mensonge, que
peint Sophocle. Cette fois, il tient l’héroïne éponyme sous son
joug. Alors qu’Hermione et Ménélas veulent, par jalousie,
qu’elle périsse avec son fils, il n’entreprend rien pour les
défendre. Dans Héraclès furieux, qui dut être joué entre 424 et
415, Héraclès, naguère assassiné par Déjanire, devient celui
qui, saisi de démence, tue son épouse et ses enfants, avant de
se laisser persuader de vivre, malgré ses remords, par Thésée.
Cet Ajax empiré (Ajax en proie, aussi, à une crise de folie ne
tue que du bétail) s’accommode de son déshonneur. En 410,
Les Phéniciennes font écho aux Sept contre Thèbes d’Eschyle,
mais le combat fratricide d’Étéocle et de Polynice devient une
querelle sordide. Les frères ennemis s’affrontent devant leur
mère et sont sauvés finalement par le sacrifice d’une femme,
Ménécée. Dans Électre, représentée en 420 ou en 419, la fille
du puissant Agamemnon est désormais la femme d’un humble
paysan. Les sujets qu’Euripide invente librement ne sont pas
moins subversifs. Dans Hélène (412), il imagine à partir d’une
légende obscure que la princesse n’a jamais été conduite à
Troie, mais qu’elle est restée en Égypte. Grecs et Troyens se
sont affrontés pour un simulacre façonné à son image par
Héra, parce qu’elle voulait se venger de ce que Pâris, invité à
juger quelle était la plus belle déesse entre Héra, Athéna et
Aphrodite, ne lui eût pas attribué le prix. Les Bacchantes,
données après la mort d’Euripide, racontent la vengeance de
Dionysos sur l’incroyant Penthée. Penthée refusait de
reconnaître la divinité de Dionysos, à la fois par scepticisme et
par intérêt (Dionysos est son cousin germain, il pourrait
prétendre au trône occupé par Penthée). À la fin de la pièce, il
sera tué par sa propre mère, Agavé. Transformée en
bacchante, aveuglée par le dieu, elle ôte la vie à son fils en
pensant tuer un jeune lion et brandit haut la tête sanglante de
Penthée, tandis que les Bacchantes mettent en pièces le reste
du cadavre. Les détournements auxquels procède Euripide
dégradent les légendes familières. Ils opacifient leur
signification. Les épisodes qu’il crée ont le même effet. La
perplexité que ses contemporains éprouvèrent devant son
théâtre n’est pas injustifiée.
Euripide, par ailleurs, ne s’intéresse plus tant aux valeurs
guerrières de ses personnages ou à la question de la vertu,
qu’à l’amour, et spécifiquement à la passion amoureuse.
Alceste (438) raconte le sacrifice de l’épouse d’Admète, roi de
Phères en Thessalie. Le Thessalien doit mourir. Apollon a
obtenu des Parques la possibilité qu’il puisse demeurer auprès
des vivants, pourvu qu’un proche le remplace aux Enfers. Au
début de la pièce, ses vieux parents se sont dérobés, mais sa
femme, Alceste, malgré sa jeunesse, a proposé de se substituer
à lui. Médée (431) considère l’amour trahi de l’héroïne.
Médée, naguère, a permis à Jason de gagner la Toison d’or.
Pour lui, elle a tué et dépecé son frère, Absyrtos. Mais,
lorsqu’ils ont trouvé refuge à Corinthe, Jason l’abandonne,
alléguant de mauvaises raisons pour épouser la fille du roi,
Créuse. Dans Hippolyte (428), Euripide met en scène la
détresse de Phèdre, follement éprise de son beau-fils. Hélène
est l’occasion de représenter un Ménélas incurablement
attaché à sa femme. Qu’importent les avanies passées, la
raison ou l’honneur, quand il la retrouve en Égypte : Ménélas
ne recule devant aucune ruse pour s’enfuir avec elle.
Parallèlement, Euripide promeut les personnages féminins
d’une façon exceptionnelle. Le nombre de ses pièces dont le
titre correspond à un nom de femme est révélateur : outre
Alceste, Médée ou Hélène, c’est le cas d’Andromaque,
d’Hécube, jouée entre 425 et 421, de la posthume Iphigénie à
Aulis et d’Iphigénie en Tauride, qui peut dater de 413. Leur
proportion est encore augmentée à considérer les titres qui se
réfèrent à un chœur féminin : Les Héraclides (vers 430), Les
Suppliantes (423), Les Troyennes (415), Les Phéniciennes
(entre 411 et 409), Les Bacchantes. Treize pièces sur dix-neuf
sont concernées par ce phénomène. Les femmes deviennent en
outre les personnages les plus héroïques. Ce sont elles qui,
pleines de grandeur, se sacrifient pour autrui, à l’instar
d’Alceste ou de Ménécée. Dans Les Héraclides, Euripide
introduit un personnage féminin imaginaire, Macarie : elle se
sacrifie comme Alceste, mais pour ses frères. Dans Iphigénie à
Aulis, l’héroïne éponyme n’est plus une victime passive. C’est
elle, maintenant, qui réclame de mourir pour les Grecs. À la
fin d’Alceste, Héraclès, plus fort que la mort, rend son épouse
à Admète : cette résurrection d’une femme renverse tous les
codes. Face à ces ardentes, Admète, Phérès, son père, ou
Jason, lâches et menteurs, aux antipodes des héros
sophocléens, font piètre figure. Par une seconde inversion des
valeurs, Euripide confère de surcroît humanité et dignité à des
caractères humbles, comme ce paysan auquel Électre a été
mariée dans la pièce qui porte son nom. Un réalisme nouveau
pointe chez lui. Vieux serviteurs et nourrices emploient un
langage souvent commun. Le petit propriétaire qu’Électre a
épousé fait hautement résonner sa vision du monde, alors que,
dans Hélène, un roi tel que Ménélas porte des loques.
Ces aménagements contribuent au changement de tonalité
que revêt l’expression de la souffrance chez Euripide. Elle
n’est plus liée à des tourments moraux, mais à l’amour : ainsi,
les égarements de Phèdre face à sa nourrice, les plaintes
d’Hécube confrontée à la mort de son petit-fils Astyanax dans
Les Troyennes, les remords d’Hélène. Ces douleurs ne sont
guère moins tragiques, mais elles ont une résonance familière
inédite. Le poète représente, d’autre part, les conséquences
physiques de la passion d’une façon particulièrement
expressive : le corps épuisé de Phèdre en est un exemple
saisissant. Tourmenté par sa conscience, Oreste, désormais,
est un homme malade. Conscients des règles morales qu’ils
devraient respecter, et qu’ils enfreignent néanmoins, les
personnages d’Euripide sont volontiers abattus, prostrés. La
présence des enfants, Astyanax ou les fils de Médée, ajoute au
pathétique. Cet assombrissement est renforcé par les effets de
la fureur amoureuse elle-même, à l’origine des pires
impulsions. Euripide est le premier à imaginer que Médée tue
ses propres enfants pour se venger de l’abandon de Jason :
l’amoureuse devient un monstre. Dans Hippolyte, Phèdre aux
abois accuse Hippolyte devant Thésée, causant sa mort.
Souvent proche de la folie, la passion confère enfin un rôle
inédit à l’irrationnel chez Euripide. Ses créatures sont
déchirées, ambivalentes, incertaines, incapables de se révolter
face au destin. Coups de théâtre et retournements se
multiplient, augmentant le caractère intensément dramatique
de l’œuvre.
L’action des dieux ajoute à la détresse de l’humanité que le
poète représente. Cruels et vindicatifs, ils démentent les
espérances placées en eux. Andromaque refuse de penser que
Zeus puisse être le père d’une créature aussi méchante
qu’Hélène, mais Dionysos dans Les Bacchantes exige la mort
de Penthée. Euripide pose un regard sombre sur le monde.
Dans Hippolyte, Aphrodite et Artémis s’affrontent : la passion
combat la pureté. La victoire revient hélas à la première,
aveugle et destructrice. Elle provoque la mort du fils de
Thésée et de son épouse. Seul survit Thésée, qui n’est plus le
souverain justicier d’Œdipe à Colone, mais un roi infidèle et
trop prompt à condamner. Euripide ne répugne pas aux scènes
d’horreur, qu’il s’agisse du dépeçage de Penthée, de l’agonie
d’Hippolyte, de celle de Créuse et de son père, des yeux de
Polymnestor, crevés par Hécube : bien d’autres exemples
pourraient être ajoutés à cette brève liste.
Contemporain de la guerre du Péloponnèse, le dramaturge
est hanté par la violence et par la guerre. Hécube,
Andromaque, Les Troyennes dressent le tableau de ses
atrocités. Cadavres, captives opprimées, suicides, mères
éplorées… Euripide ne fait preuve d’aucune complaisance
envers le résultat de conflits absurdes. Grecs et Troyens se
sont battus « pour du vent », écrit-il dans Hélène. Sans
relâche, il dénonce la cupidité, l’orgueil, l’ambition, qui
alimente expéditions et représailles en série. Prisonnière des
Grecs après la chute de Troie, Hécube a vu décimer les siens.
Lorsqu’elle découvre la mort de son fils Polydore, qu’elle
pensait avoir protégé en le confiant à Polymnestor, elle décide
de se venger : elle attire Polymnestor dans un guet-apens, le
fait aveugler, pendant qu’elle égorge elle-même ses deux
jeunes enfants. Andromaque chante la longue douleur des
vaincus. Les Suppliantes contiennent des tirades pacifistes
virulentes. Mais, dramaturge engagé, Euripide est aussi le
champion de la cause d’Athènes, emblème du respect du droit
dans Les Suppliantes ou objet d’une célébration toute
patriotique dans Les Héraclides : Démophon, qui règne sur la
cité, privilégiant la compassion plutôt que la rétribution
aveugle, accueille les enfants d’Héraclès, poursuivis par son
ennemi Eurysthée.
Le théâtre d’Euripide se caractérise aussi par le rôle qu’il
confère au logos et au débat intellectuel. Ses personnages
s’interrogent sur la signification de ce qu’ils endurent, loin
d’accepter platement leur destin. Aucun phénomène n’échappe
à la réflexion. Médée monologue sur la condition féminine.
Hécube, après le récit de la mort de son fils, s’interroge sur le
rôle de l’éducation : la vertu s’enseigne-t-elle ? L’éducation
peut-elle l’emporter sur le poids de l’hérédité ? Ces
méditations, en plein drame, prennent un relief étonnant. Dans
Les Troyennes, Cassandre prononce une oraison funèbre où
elle se livre à un éloge paradoxal : les vaincus sont glorieux et
« Troie est plus heureuse que la Grèce » (vers 365-366).
Hécube, plus loin, prie Zeus. Assimilé à la « nécessité
naturelle » et à l’« intelligence humaine », il devient dans sa
bouche un véritable « dieu des philosophes » (Suzanne Saïd),
stupéfiant Ménélas. La surprise est également garantie, quand
Euripide invente, dans Héraclès furieux, de faire louer la
sagesse à la déesse de la folie elle-même. Ces procédés font
écho à l’importance que l’éloquence et le dialogue
philosophique détiennent à Athènes pendant la période. La
conclusion d’Héraclès furieux mérite d’être relue selon ce
prisme. Revenu de son égarement, confronté aux meurtres
qu’il a commis, Héraclès, d’abord, veut se tuer. La façon dont
Thésée parvient à l’en dissuader, le persuadant que vivre, dans
ces conditions, est encore plus courageux que se suicider,
rappelle l’art des sophistes, mais mis au service d’une
véritable sagesse.
Euripide propose un théâtre fait de contrastes, tour à tour
réaliste et onirique (il réserve une place étonnante, dans son
œuvre, à l’exotisme et au rêve), pathétique et lyrique, familier
et hyperbolique. Aristote l’a désigné dans la Poétique comme
« le plus tragique des poètes », mais le dramaturge insère à
l’occasion dans ses pièces des éclats comiques que ne
s’autorisent ni Eschyle, ni Sophocle. Euripide explore en
réalité tous les ressorts possibles du drame. Il fait de la
tragédie un spectacle rebelle à la notion de limite, employant
d’ailleurs un nombre d’acteurs plus important que ses
prédécesseurs, ménageant des rebondissements en cascade.
S’il favorise les longs prologues narratifs et transforme
souvent les interventions du chœur en joyaux lyriques,
notamment dans Les Bacchantes, plaintes et évocations
poétiques constellent l’ensemble de ses pièces et ses dialogues,
mi-chantés mi-parlés, rompent souvent avec toute espèce de
prosaïsme. Euripide, à coups d’allusions ou d’échos, s’inscrit
dans le prolongement d’Eschyle et de Sophocle. Électre
répond aux Choéphores. Mais cet entretien se déploie selon
des modalités nouvelles, sans aucune servilité, et pour traduire
une vision de l’homme bien moins héroïque. L’idéal fait place
à la compassion. La beauté naît cette fois de l’analyse
psychologique, d’une pitié et d’une expressivité qui inclinent
l’art du poète vers une forme de vérisme peu « classique ».
Ces transformations ont pu déstabiliser les contemporains.
Ceux-ci ne se méprirent pas toutefois sur la puissance du
théâtre d’Euripide. Dès 386, certaines de ses pièces sont
reprises dans des programmes de fêtes. On sait que des
récitals en donnaient à entendre des morceaux choisis. Alors
qu’il y eut de nombreux auteurs tragiques après Euripide (on
attribue même, à la fin du IVe siècle, deux cent quarante
compositions à un certain Astydamas), leur production, de
plus en plus rhétorique et mélodramatique, a été perdue,
tandis que lui-même faisait partie des trois auteurs dont la
statue vint orner le théâtre de Dionysos. Euripide, surtout, a
joui d’une extraordinaire postérité. Le théâtre de Sénèque, à
Rome, est nourri du sien. Corneille et Racine, en plein
XVIIe siècle, lui offrirent une seconde renaissance, si
somptueuse qu’elle s’est prolongée jusqu’au XXe siècle chez
Giraudoux, Anouilh ou Sartre, par exemple. Au XXIe siècle,
Euripide irradie encore la création de Wajdi Mouawad ou
d’Ivo van Hove, tandis que, continûment portée à l’opéra
depuis le XVIe siècle, la détresse de ses personnages ne cesse
de résonner, chaque jour, sur une scène ou dans le plus reculé
des recoins où l’on peut désirer que la musique nous visite.
Alceste
LE SACRIFICE D’ALCESTE
[La reine Alceste est la seule à avoir accepté de mourir à la
place de son mari Admète.]
LA SERVANTE
(Parlant d’Alceste.)

Comment ne serait-elle pas la meilleure ? Qui niera


Qu’elle ne soit parfaite entre toutes ?
Comment prouverait-elle mieux qu’elle honore son mari,
Qu’en consentant à mourir pour lui ?
Cela, la ville entière le sait, mais ce qu’elle a fait
Dans la demeure, tu vas l’apprendre et l’admirer :
Quand elle a senti que le jour fatal était arrivé,
D’une eau courante, elle a lavé son beau corps,
Et, tirant d’un coffre de chêne vêtements et joyaux,
Elle s’en est parée avec décence ;
Puis, se tenant devant le foyer, elle fit cette prière :
« Souveraine du foyer, puisque je vais sous terre,
Pour la dernière fois, à genoux, je vais te demander
De protéger mes enfants orphelins ; à mon fils,
Donne une fidèle épouse, et à ma fille, un noble époux ;
Qu’ils ne meurent pas avant l’heure, comme leur mère,
Mais qu’ils mènent jusqu’à son terme
Une vie heureuse sur la terre de leurs pères. »
De tous les autels qui se trouvent dans le palais d’Admète,
Elle s’approche ensuite, avec des prières, des couronnes
De myrte, sans verser une larme, sans se plaindre, sans que
L’approche du malheur non plus ne trouble la beauté de
son teint.
Elle entre alors dans sa chambre, se laisse tomber sur son
lit,
Et là, se mettant à pleurer, elle prononce ces mots :
« Ô lit, sur lequel fut dénouée ma ceinture virginale
Par celui pour qui je meurs aujourd’hui,
Je te dis adieu, car je ne te hais point : tu n’as perdu que
moi
Seule, et c’est parce que j’ai refusé de vous trahir,
Mon mari et toi, que je meurs. Tu appartiendras à une autre
femme,
Non pas plus sage que moi, mais probablement plus
heureuse. »
Alors, tombant à genoux, elle l’embrasse, et toute la
couche
Se trouve arrosée d’un torrent de larmes qui inondent ses
yeux.
Quand elle se fut enfin rassasiée de tant de pleurs,
Elle s’arrache de son lit, marche, le dos courbé,
Et, sortant de la chambre, elle se retourne souvent,
Pour revenir encore une fois à son lit, où elle se jette à
nouveau ;
Les enfants, suspendus aux vêtements de leur mère
Pleuraient ; elle, les prenait dans ses bras,
Les couvrait de baisers l’un après l’autre, sentant qu’elle
s’en allait.
Tous les serviteurs pleuraient dans la maison,
S’apitoyant sur leur maîtresse. Celle-ci tendait
À chacun la main, et il n’y en était pas de si humble
À qui elle n’adressât la parole, et qui ne lui rendît son salut.
Tels sont les malheurs de la maison d’Admète ;
S’il eût péri, pour lui tout était fini, mais en échappant à la
mort,
Il éprouve une douleur qu’il n’oubliera jamais.
v. 152-197

LES ADIEUX D’ALCESTE ET D’ADMÈTE


ALCESTE

Ô soleil, et toi, lumière du jour,


Tourbillons aériens des rapides nuages…
ADMÈTE

Il nous voit, toi et moi, malheureux tous les deux,


N’ayant rien fait aux dieux qui mérite ta mort.
ALCESTE

Ô terre, et toi, ma demeure,


Ô mon lit de jeune fille, dans ma patrie d’Iolcos !
ADMÈTE

Reprends-toi, malheureuse, ne m’abandonne pas !


Implore la pitié des dieux puissants !
ALCESTE

Je la vois, je la vois la barque à deux rames,


Et le passeur des morts,
La main sur son croc,
Déjà m’appelle : « Qu’attends-tu ?
Hâte-toi ! Tu me retardes ! »
(234)
Voilà comme impatient il me presse !
ADMÈTE

Hélas ! Elle est amère pour moi la traversée,


Dont tu parles ! Ô infortunée, quel malheur nous accable !
ALCESTE

On m’emmène, on m’emmène, ne vois-tu pas,


Au séjour des morts,
Quelqu’un qui me regarde sous ses noirs sourcils ?
Il est ailé ! Mais, c’est Hadès !
Que vas-tu faire ? Lâche-moi !
Dans quelle route, malheureuse, je m’avance !
ADMÈTE

Une route qui fera pleurer les tiens, et moi


Surtout, et nos enfants, qui partagent mon deuil !
ALCESTE

Laissez-moi, laissez-moi enfin !


Couchez-moi, je ne tiens plus debout !
Hadès approche !
Une nuit sombre se répand sur mes yeux !
Mes enfants, mes enfants, vous n’avez plus de mère !
Adieu ! Que le jour qui vous éclaire vous voie heureux !
ADMÈTE

Hélas ! Voilà une parole affreuse à entendre,


Et plus mortelle pour moi que toutes les morts !
Au nom des dieux, ne nous abandonne pas,
Au nom de ces enfants que tu rendras orphelins,
Relève-toi, courage !
Toi disparue, je ne serai plus rien !
En toi est ma vie, en toi est ma mort !
Car ton amour est pour moi sacré.
ALCESTE

Tu vois, Admète, en quel état je suis.


Je veux donc, avant de mourir, que tu saches
Mes dernières volontés. C’est par respect pour toi
Que je meurs. J’ai fait le sacrifice de ma vie
Pour que tu puisses voir la lumière du jour,
Quand je pouvais ne pas mourir pour toi,
Choisir parmi les Thessaliens le mari que je voulais,
Et habiter dans l’opulence une demeure royale.
Mais j’ai refusé de vivre, séparée de toi,
Avec des enfants orphelins, et je n’ai pas tenu compte
De cet âge, si heureux pour moi, de la jeunesse.
Pourtant, ton père et ta mère t’ont renoncé,
Quand, à l’âge qu’ils avaient, il était beau de mourir,
Beau, de sauver leur enfant en mourant dans la gloire,
Car tu étais leur unique enfant, et, toi mort,
Ils ne pouvaient espérer en avoir d’autres ;
Et moi, j’aurais vécu avec toi le reste de notre vie,
Tu n’aurais pas gémi, privé de ton épouse,
Avec des orphelins à élever. Mais, puisque
Un dieu a voulu qu’il en fût autrement,
Eh bien ! c’est à toi, maintenant, de te montrer à ton tour
Reconnaissant de ce que j’ai fait. Ce que je vais te
demander,
(Et ce ne sera jamais autant que j’ai donné,
Puisque rien n’est plus précieux que la vie)
N’est que justice, tu en conviendras. Car ces enfants,
Tu les aimes autant que moi, si tu as ta raison.
Souffre donc qu’ils soient les maîtres dans la maison,
Et ne donne jamais à ces petits, en te remariant, une
marâtre,
Une femme qui, moins bonne que moi, par jalousie,
Lèvera la main sur ces enfants qui sont nés
De nous deux. Ne le fais pas, je t’en conjure,
Car une deuxième épouse est hostile aux enfants
D’un premier lit — aussi douce qu’une vipère !
Encore un fils a-t-il dans son père un sûr rempart,
Mais toi, ma fille, seras-tu une jeune fille estimée ?
Qui trouveras-tu dans la femme de ton père ?
Qu’elle n’aille pas, en faisant courir quelques mauvais
bruits,
Dans la fleur de ton âge, ruiner toute chance de te marier !
Car tu n’auras plus de mère, ni pour te donner un mari,
Ni pour t’encourager le jour de tes couches, et t’assister,
Ma fille, à un moment où rien n’est plus doux qu’une
mère !
Oui, il me faut mourir, et ce n’est pas demain,
Ni après-demain, que ce malheur doit m’atteindre,
Mais, dans un instant, je serai comptée au nombre de ceux
qui ne sont plus.
Adieu, soyez heureux ! Et toi, mon époux,
Tu peux être fier d’avoir eu pour épouse la meilleure des
femmes,
Et vous, mes enfants, d’avoir eu la meilleure des mères.
LE CHŒUR

Rassure-toi : sans hésiter, je parle à sa place :


Admète fera ce que tu dis, s’il n’a pas perdu le sens.
ADMÈTE

Oui, il en sera ainsi, n’aie crainte.


Vivante, tu m’appartenais, et morte, tu resteras
Seule ma femme, et jamais après toi
Aucune Thessalienne ne m’appellera son époux,
Quelque noble que soit son père, ou si belle qu’elle soit.
Mes enfants me suffisent ; je prie les dieux
De m’en laisser la jouissance, car de toi, je ne l’ai pas eue.
Je porterai ton deuil non pas une année seulement,
Mais aussi longtemps que je vivrai, ma femme,
N’ayant que haine pour ma mère, que haine pour mon
père ;
Car ils étaient mes proches en paroles, et non pas dans
leurs actes.
Mais toi, tu as donné pour me sauver le bien
Le plus précieux. N’ai-je pas raison de gémir
Sur la perte d’une épouse telle que toi ?
Je mettrai fin aux fêtes, aux banquets,
Aux couronnes, à ces chants qui peuplaient ma demeure.
Plus jamais je ne pourrai toucher du luth,
Ni avoir le cœur de chanter aux accents de la flûte
libyenne.
Car tu emportes avec toi le charme de l’existence.
La main experte des artisans fera de ton corps
Une image que j’étendrai sur mon lit ;
Auprès d’elle, je me coucherai, je l’enlacerai,
Je l’appellerai par ton nom, et il me semblera,
Même si c’est une illusion,
Tenir encore ma chère femme dans mes bras.
Froide consolation, sans doute, mais qui pourtant
Allégera le poids de mon cœur. Mais, dans mes songes,
Tu viendras m’apporter de la joie. Car ceux qu’on aime,
Il est doux de les voir, même la nuit, comme on peut les
voir.
Et si j’avais la voix et le chant d’Orphée,
Pour charmer par mes accents la fille de Déméter
(235)
Ou son époux , et t’arracher aux Enfers,
J’y descendrais, et ni le chien de Pluton,
(236)
Ni le passeur Charon , penché sur sa rame,
Ne m’empêcheraient de ramener au jour ta vie.
Attends du moins là-bas le moment de ma mort,
Et prépare la chambre que tu partageras avec moi.
Car dans le même cercueil de cèdre, je demanderai
À mes enfants de m’étendre, mon flanc contre ton flanc,
Puisque je souhaite, même dans la mort, ne jamais
Être séparé de toi, mon unique fidèle !
LE CHŒUR

Et moi aussi, je partagerai avec toi, comme il convient


À un ami pour un ami, ce deuil cruel. Car elle le mérite.
ALCESTE

Ô mes enfants ! vous avez entendu les paroles de votre


père,
Son engagement à ne pas prendre dans votre intérêt
Une autre femme, ni à déshonorer ma mémoire.
ADMÈTE

Et je le redis encore, et je tiendrai parole.


ALCESTE

À cette condition, reçois ces enfants de ma main.


ADMÈTE

Je les reçois, chers présents d’une chère main !


ALCESTE
À toi maintenant d’être à ma place une mère pour eux !
ADMÈTE

Il le faut bien, puisqu’ils seront privés de toi.


ALCESTE

Mes enfants, j’ai l’âge de vivre, et je m’en vais sous terre !


ADMÈTE

Hélas ! Que ferai-je donc, abandonné de toi ?


ALCESTE

Le temps adoucira ta douleur. Un mort n’est plus rien.


ADMÈTE

Emmène-moi avec toi, au nom des dieux, emmène-moi !


ALCESTE

C’est bien suffisant que je meure pour toi !


ADMÈTE

Ô destinée, quelle compagne tu m’enlèves !


ALCESTE

Voilà que déjà s’appesantit mon œil dans la nuit.


ADMÈTE

Je meurs, ma femme, si tu m’abandonnes !


ALCESTE

Je ne suis plus rien, tu peux le dire !


ADMÈTE

Redresse ton visage, ne laisse pas tes enfants !


ALCESTE

Ah ! C’est bien malgré moi… Adieu, mes enfants !


ADMÈTE

Regarde-les, regarde-les !
ALCESTE
Je ne suis plus rien.
ADMÈTE

Que fais-tu ? Tu m’abandonnes ?


ALCESTE

Adieu !
ADMÈTE

Hélas, je suis perdu !


LE CHŒUR

Elle est partie, l’épouse d’Admète n’est plus !


EUMÉLOS

Hélas ! Malheur à moi ! Maman, sous la terre,


Est partie, elle n’est plus,
Père ! sous le soleil.
Elle m’a abandonné,
Et me laisse orphelin, la malheureuse !
Vois ses paupières, vois-les
Et ses mains inertes ;
Écoute, mère, entends-moi,
C’est moi qui t’appelle, moi, ton petit
Oiseau penché sur ton visage…
ADMÈTE

Elle n’entend plus, elle ne voit plus ; sur moi,


Sur vous deux un lourd malheur est tombé.
EUMÉLOS

Je suis si jeune, père, et je suis laissé


Seul sur la route, sans ma mère chérie.
Ah ! Quelles épreuves pour moi !
Et toi, petite sœur, tu souffres avec moi…
Ô père ! Comme tu as peu profité de ton mariage !
Et le terme de ta vieillesse, tu ne l’atteindras pas
Avec elle ! Car elle est morte trop tôt ! Et, toi partie,
Mère, la maison est perdue !
LE CHŒUR

Admète, il faut supporter cette épreuve ;


Tu n’es ni le premier, ni le dernier,
Qui ait perdu une noble épouse. Et rappelle-toi
Que tous, nous devons mourir.
ADMÈTE

Je le sais bien ! Et ce n’est pas à l’improviste


Que ce malheur a fondu sur moi ; au contraire je le savais
Depuis longtemps, il me rongeait.
Mais comme je vais préparer le convoi funèbre,
Soyez là, et, en attendant, entonnez
(237)
Un péan à l’intraitable dieu d’en bas.
À tous les Thessaliens auxquels je commande,
Je prescris de s’associer au deuil de mon épouse,
La tête rasée, et en vêtements noirs.
Et vous qui attelez des quadriges, ou qui harnachez
Les chevaux de selle, tranchez de votre fer la crinière
Au ras du cou. Que ni les flûtes ni la lyre
Ne résonnent de douze lunes accomplies !
Car jamais je n’ensevelirai une personne plus chère,
Ni qui fût meilleure pour moi ! Elle mérite
Que je l’honore, elle qui seule est morte à ma place !
v. 244-434

Hippolyte
PHÈDRE : LES ÉGAREMENTS DE L’AMOUR
[La nourrice s’adresse à Phèdre dont les souffrances
l’inquiètent.]
LA NOURRICE

Ô misère des mortels, maladies odieuses !


Que puis-je faire pour toi, que dois-je éviter de faire ?
Vois cette lumière que tu désirais, vois ce ciel brillant.
Maintenant ton lit de malade est hors du palais :
Venir ici, tu n’avais que ce mot à la bouche.
Mais bientôt tu voudras vite regagner ta chambre,
Car aussitôt tu es déçue, et rien ne t’agrée.
Ce que tu as te déplaît, et ce qui te manque
Tu souhaites l’avoir !
Mieux vaut, je pense, être malade que soigner un malade :
Une seule souffrance dans un cas, et dans l’autre,
À la fois le souci de l’esprit, et la fatigue des bras.
La vie humaine n’est que souffrance ;
Aucune relâche à ses peines !
Et ce qu’il y aurait d’autre, de meilleur que la vie,
Les ténèbres l’enveloppent, des nuages le cachent,
Aussi, comme des fous, nous adorons
Tout ce qui brille sur la terre,
Parce que nous n’avons ni connaissance d’une autre vie,
Ni preuve du monde d’en bas,
Jouets que nous sommes de fables vaines.
PHÈDRE

Soulevez-moi, redressez-moi la tête,


Je sens mes pauvres membres brisés,
Ah ! Prenez, servantes, mes belles mains ;
Ce bandeau est lourd, ôte-le-moi,
Nourrice, et déploie mes boucles sur mes épaules.
LA NOURRICE

Courage, mon enfant, ne t’agite pas


Avec tant d’impatience !
Tu supporteras plus facilement ton mal
Si tu restes calme, si tu en as la volonté.
Mais la souffrance, sache-le, est le lot des mortels.
PHÈDRE

Ah ! Que ne puis-je, auprès d’une source fraîche,


Boire à son eau pure, et, sous les peupliers,
M’étendre dans l’herbe drue pour y dormir !
LA NOURRICE

Que veux-tu dire, ma fille ?


Pourquoi soupirer après l’eau des sources ?
Près de toi, attenante au palais, coule
Une fontaine, où tu peux boire, si tu le veux.
PHÈDRE

Ah ! Conduisez-moi dans la montagne ! J’irai dans les


forêts
À travers les pins, là où la meute avide
Poursuit les biches à la robe tachetée.
Dieux ! Je brûle d’exciter les chiens de mes cris,
Et de lancer, frôlant ma blonde chevelure,
Le javelot thessalien,
Le dard acéré bien en main !
LA NOURRICE

Pourquoi, ma fille, avoir tout cela en tête ?


Qu’as-tu, toi aussi, à penser à la chasse ?
Vas-tu cesser de tenir, devant tout le monde,
Des propos qui tiennent du délire ?
PHÈDRE
(238)
Maîtresse Artémis, souveraine de la maritime Limné ,
Et des gymnases que font résonner les chevaux,
Que ne puis-je, dans tes contrées,
(239)
Dompter des cavales vénètes !
LA NOURRICE

Quelle est encore cette parole insensée ?


Tantôt tu désirais chasser, et tu t’en allais
Sur la montagne, et maintenant, dans une arène
Bien abritée des vagues, tu voudrais des poulains !
Il faudrait un grand devin pour nous dire
Quel dieu t’agite
Et te fausse la raison, ma fille.
PHÈDRE

Ah ! Malheureuse, qu’ai-je fait ?


Jusqu’où ma raison s’est-elle égarée ?
J’ai déliré, un dieu m’a fait chanceler…
Hélas ! Hélas ! Infortunée !
Petite mère, remets ce voile sur ma tête.
J’ai honte de ce que j’ai dit.
Cache-moi, des larmes s’échappent de mes yeux,
Et je ne vois plus que la honte devant moi.
Revenir à la raison me fait souffrir,
Et le délire est un mal, mais le mieux serait
De mourir sans reprendre conscience.
v. 176-249

« C’EST TOI QUI L’AS NOMMÉ ! »


LA NOURRICE

Eh bien, pourquoi ce silence ? Tu ne devrais pas te taire,


ma fille,
Mais, si j’ai tort, me reprendre, et si je parle bien,
Suivre mes conseils.
Mais dis un mot, regarde-moi ! Pauvre de moi !
La peine que nous prenons, mes amies, est inutile,
Et nous en savons toujours aussi peu ;
Tout à l’heure, mes paroles l’ont laissée de marbre,
Et maintenant, elle ne m’écoute toujours pas !
Sache-le pourtant ! — même si mes propos doivent te
laisser
De marbre. Si tu veux mourir, tu trahis tes fils,
Qui n’auront pas de part au bien de leur père,
(240)
Je le jure par la royale cavalière, l’Amazone ,
Qui a mis au monde, pour être le maître de tes enfants,
Un bâtard, qui prétend être un fils légitime, tu le connais,
Hippolyte !
PHÈDRE

Hélas !
LA NOURRICE

Voilà qui te touche enfin !


PHÈDRE

Tu me tues, petite mère, au nom du Ciel,


Je te supplie de ne plus prononcer ce nom !
LA NOURRICE

Tu vois ? Tu as ta raison, et pourtant tu ne veux pas


Conserver ta vie et servir tes enfants !
PHÈDRE
(241)
J’aime mes enfants . Mais ce sont d’autres orages qui
m’agitent !
LA NOURRICE

Tes mains, ma fille, sont-elles pures de tout sang ?


PHÈDRE
Mes mains sont pures ; c’est mon cœur qui est souillé !
LA NOURRICE

Est-ce l’effet d’un maléfice, de la part d’un ennemi ?


PHÈDRE

Un être cher me perd, malgré moi, malgré lui !


LA NOURRICE

Thésée a-t-il commis une faute envers toi ?


PHÈDRE

Ah ! Qu’on ne me voie jamais, moi, lui faire tort !


LA NOURRICE

Quelle est donc cette chose terrible qui te pousse à mourir ?


PHÈDRE

Laisse-moi donc, avec ma faute ! Elle n’est pas contre toi !


LA NOURRICE

Te laisser ? Jamais, à moins que ton obstination l’emporte.


PHÈDRE

Mais que fais-tu ? Tu me prends la main de force ?


LA NOURRICE

Et même tes genoux, et je ne les lâcherai plus.


PHÈDRE

Quel malheur pour toi, quel malheur, si je parle !


LA NOURRICE

Est-il pour moi un malheur plus grand que de te perdre ?


PHÈDRE

J’en mourrai. Et pourtant la chose est tout à mon honneur.


LA NOURRICE

Et tu me la caches, malgré mes supplications ?


PHÈDRE
C’est que, du déshonneur, je veux tirer de la noblesse.
LA NOURRICE

Parle donc, si tu veux être plus estimée !


PHÈDRE

Retire-toi, au nom des dieux ! Et laisse là ma main !


LA NOURRICE

Non, puisque tu me refuses ce que tu me dois.


PHÈDRE

Eh bien, soit ! car je respecte ta main de suppliante.


LA NOURRICE

Je me tairai donc. À toi de parler.


PHÈDRE

Ô ma mère ! Ô malheureuse, quel amour fut le tien !


LA NOURRICE
(242)
Pour le taureau , ma fille ? Ou bien que veux-tu dire ?
PHÈDRE
(243)
Et toi, ma pauvre sœur, qui épousa Dionysos !
LA NOURRICE

Mais qu’as-tu donc, ma fille ? Tu outrages les tiens !


PHÈDRE

Et moi, je meurs à mon tour, la troisième, et la plus


misérable !
LA NOURRICE

La stupeur m’a saisie. Où veux-tu en venir ?


PHÈDRE

C’est de là, et non pas d’hier, que date mon malheur.


LA NOURRICE

Je n’en sais pas plus, de ce que je voudrais entendre !


PHÈDRE

Hélas ! Que ne dis-tu pas à ma place les mots que je dois


dire !
LA NOURRICE

Je ne suis pas un devin pour y voir clair dans ces


obscurités.
PHÈDRE

Qu’est-ce qu’on entend par « aimer » chez les hommes ?


LA NOURRICE

Ce qu’il existe de plus doux, mon enfant, et aussi de plus


douloureux.
PHÈDRE

Et moi, je n’en aurai goûté que la douleur !


LA NOURRICE

Quoi ? Tu aimes, ma fille ? Qui aimes-tu ?


PHÈDRE

Tu connais ce fils de l’Amazone ?


LA NOURRICE

Tu veux parler d’Hippolyte ?


PHÈDRE

C’est toi qui l’as nommé !


LA NOURRICE

Hélas ! Que dis-tu, ma fille ? Quel coup mortel !


Ah ! mes amies ! je ne pourrai jamais vivante
Tolérer l’intolérable ! Le jour m’est en horreur,
La lumière odieuse ! Je veux me précipiter, en finir,
Mourir ! Adieu, je n’existe plus !
Les gens vertueux doivent donc malgré eux
Brûler d’un amour coupable ! Cypris, je le vois bien,
N’est pas une déesse, mais plus qu’une déesse, peut-être :
Elle a détruit Phèdre, et moi, et toute la maison !
v. 297-361

DÉTESTABLE APHRODITE
[Le chœur est composé des femmes de Trézène, la ville où se
déroule la tragédie.]
LE CHŒUR

Éros, Éros, toi qui verses


Le désir dans les yeux, et les doux plaisirs
Dans les cœurs que poursuit ton assaut,
Puisses-tu ne jamais te montrer à moi
Avec tous les maux qui t’accompagnent !
Puisses-tu toujours garder la mesure !
Car ni le feu ni les astres
N’ont de trait plus puissant
(244)
Que, parti des mains d’Éros qu’engendra Zeus ,
Le trait d’Aphrodite ;
En vain, bien en vain, aux bords de l’Alphée,
(245)
Comme à Pythô , sous le toit de Phébus,
La Grèce entasse les bœufs sacrifiés,
Si nous n’élevons aucun autel à Éros,
Le tyran des hommes,
Le porte-clé de l’alcôve d’amour,
Éros, dont la venue ravageuse
Apporte aux mortels
Toutes les calamités !

(246)
La pouliche d’Œchalie ,
Jamais encore soumise au joug,
Ignorante de l’homme et de l’hymen,
Au palais d’Eurytos, Cypris l’enleva,
Elle la mit sous le joug,
Comme une naïade éperdue, comme une Bacchante,
Parmi le sang, les flammes,
Et les chants de mort,
En la donnant au fils d’Alcmène,
Ô malheureux hyménée !

Ô murs sacrés de Thèbes,


(247)
Ô bouche de Dircé ,
Ensemble vous pourriez nous dire
Tous les chemins que prend Cypris !
Dans le tonnerre et dans la foudre,
La nouvelle épousée,

La mère de Bacchos (248), l’enfant deux fois né,


Du fatal sommeil de la mort,
Cypris l’endormit.
Partout son souffle effraie, et son vol
Est celui de l’abeille.
v. 525-564

DÉPLORATION FUNÈBRE
LE CHŒUR

Puissé-je descendre aux profondeurs escarpées


De la terre, ou bien qu’un dieu me mêle,
Oiseau ailé, aux bandes qui volent !
Puissé-je, m’élevant au-dessus de la vague
Marine des rivages adriatiques,
Aller aux bords de l’Éridan,
Où, pleurant Phaéton, les trois tristes sœurs
Versent, goutte à goutte,
Dans les flots pourprés de leur père,
(249)
L’ambre diaphane de leurs larmes !

Puissé-je parvenir jusqu’à la terre des pommes,


La terre des Hespérides chanteuses,
Où le maître de la sombre mer
N’a plus aucune route à montrer aux marins,
Et fixe l’auguste frontière du ciel
(250)
Qu’Atlas soutient ;
Là, des sources d’ambroisie coulent
Auprès du palais qui abrita
Les noces de Zeus,
En la terre merveilleuse qui donne la vie
Et accroît la félicité des dieux.

(251)
Ô barque crétoise aux ailes blanches ,
À travers les flots retentissants de la mer,
Tu transportas ma reine
Loin d’une maison fortunée,
Pour le seul profit d’un funeste hymen.
Deux oiseaux sinistres l’accompagnèrent,
À son départ de Crète, et dans l’illustre Athènes,
(252)
Où, aux bords de Mounichie , on attacha
Les câbles tressés
Pour prendre pied sur le continent.

Réalisant ces mauvais présages,


Aphrodite brisa son cœur
En lui envoyant le mal terrible
D’un amour interdit.
Submergée par sa dure infortune,
Au toit de sa chambre nuptiale,
Elle va suspendre un lacet
Et l’ajustera autour de son col blanc,
Pleine de honte pour cette odieuse passion,
Elle voudra du moins sauver sa gloire,
En se délivrant de l’amour,
Qui fut la torture de son cœur.
v. 732-775

Andromaque
LES PLAINTES D’ANDROMAQUE
[Hermione, la fille de Ménélas et l’épouse de Néoptolème, est
délaissée par son époux au profit d’Andromaque devenue
l’esclave de Neoptolème. Ménélas, venu soutenir sa fille,
propose à Andromaque réfugiée dans un temple un triste
choix : soit mourir et sauver le fils qu’elle a eu de Neoptolème,
soit avoir la vie sauve mais condamner son fils à être tué par
Ménélas.]
ANDROMAQUE

Hélas ! Cruelle alternative de vies entre lesquelles


Tu me places ! M’en remettre au sort ? Je serai infâme,
S’il me favorise ; infortunée, s’il m’est contraire !
Ô toi qui, pour une cause si minime, montres tant de
rigueur,
Crois-moi ! Pourquoi veux-tu ma mort ? Qu’ai-je fait ?
Quelle ville
Ai-je trahie ? Ai-je tué, moi, un de tes enfants ?
Incendié quelle demeure ? Je fus contrainte de partager
Le lit d’un maître, et c’est moi que tu vas tuer, et non pas
lui,
Le responsable ! Tu laisses la cause pour ne
T’en prendre qu’à l’effet qui l’a suivie !
Hélas ! Que de malheurs ! Ô ma déplorable patrie,
Comme je souffre ! Pourquoi me fallait-il avoir un fils,
Si c’était pour redoubler ma misère de la sienne ?
Mais pourquoi pleurer ainsi ? Mes malheurs présents,
pourquoi
Ne pas les regarder d’un œil sec au lieu d’en faire le
compte ?
Moi qui vis Hector égorgé, traîné aux roues d’un char,
Ilion devenue la proie des flammes,
Moi-même réduite en esclavage, traînée par les cheveux
Dans les vaisseaux argiens, et, qui, à peine arrivée
(253)
À Phthie, fus unie au meurtrier d’Hector !
Quel plaisir puis-je avoir à vivre ? Où tourner mes
regards ?
Vers les malheurs présents ? Vers les malheurs passés ?
Ce seul fils me restait, c’était l’œil de ma vie ;
Et ils vont le tuer, parce que c’est leur bon plaisir !
Mais que ce ne soit pas le prix de ma misérable existence !
En lui, s’il est sauvé, réside encore l’espoir,
Et la honte est sur moi si je ne meurs pas pour lui !
Vois, j’abandonne l’autel, je me livre à vos mains,
Vous pouvez m’égorger, me tuer, me lier, me pendre !
(254)
Ô mon enfant , celle qui te donna la vie, pour
t’épargner la mort,
S’achemine vers l’Hadès. Si tu échappes au trépas,
Souviens-toi de ta mère, de sa fin douloureuse,
Et, quand tu iras chez ton père, embrasse-le,
Serre-le en pleurant contre toi, et dis-lui
Ce que j’ai fait. Pour tous, je le sais bien,
Les enfants sont la vie. Celui qui me blâme, parce qu’il
n’en a jamais eu,
A moins de peine sans doute, mais son bonheur n’est que
malheur.
v. 384-420

MÈRE ET FILS : SENTENCE DE MORT


[En réalité, Ménélas avait proposé à Andromaque un choix
trompeur. Il veut faire mourir Andromaque comme son fils.]
LE CHŒUR

Mais je vois s’avancer devant le palais


Ce couple uni qu’a frappé une sentence de mort.
Femme infortunée, et toi, pauvre enfant !
Tu péris à cause de l’hymen imposé à ta mère,
Sans avoir commis aucune faute
Contre nos rois !
ANDROMAQUE

Les mains en sang,


Dans ces cordes qui les lient,
On m’envoie au tombeau.
L’ENFANT

Mère, mère, sous ton aile,


Avec toi, j’y descends aussi !
ANDROMAQUE

Quel cruel sacrifice, ô citoyens


De la terre de Phthie !
L’ENFANT
Viens, mon père, au secours des tiens !
ANDROMAQUE

Tu reposeras, mon fils bien-aimé,


Sur le sein de ta mère,
Sous la terre, mort auprès d’une morte !
L’ENFANT

Hélas ! Que va-t-on me faire ?


Dans quel malheur sommes-nous,
Toi et moi, ô ma mère !
MÉNÉLAS

Descendez sous terre, vous qui venez


Des remparts ennemis ; tous les deux,
Un double décret vous condamne à mourir :
Le mien te vise, Andromaque, et ton fils,
Celui de ma fille Hermione ; c’est une grande folie
De laisser vivre des ennemis nés d’ennemis,
Lorsqu’on peut les tuer,
Et délivrer de la crainte sa maison.
ANDROMAQUE

Ô mon époux, mon cher époux, que n’ai-je


Pour me défendre ta lance et ton bras,
Ô fils de Priam !
L’ENFANT

Hélas ! Pauvre de moi ! Quel chant trouver


Pour conjurer la mort !
ANDROMAQUE
Approche-toi, mon enfant, des genoux du maître,
Et supplie-le !
L’ENFANT

Ami, ami, fais-moi grâce de la mort !


ANDROMAQUE

Mes yeux fondent en larmes,


Elles s’écoulent comme, du roc poli,
Une eau privée de soleil, ô malheureuse !
L’ENFANT

Hélas ! Par quel expédient écarter nos malheurs ?


MÉNÉLAS

Pourquoi tomber à mes genoux ? Autant supplier


Un rocher battu par les flots !
Les miens seuls méritent mon secours,
Mais pour toi, je n’ai aucune affection ;
J’ai passé des années de ma vie
À conquérir Troie et ta mère ;
C’est elle qui te vaut
De descendre dans l’Hadès infernal !
v. 494-544

Hécube
Ô NUIT OBSCURE !
[Les Troyens sont battus. Les Troyennes, emmenées en
captivité. La vieille reine Hécube exprime ici son angoisse et
ses inquiétudes.]
HÉCUBE

Guidez-moi, guidez la vieille femme, mes filles,


Devant ces tentes et soutenez celle qui, maintenant esclave,
Comme vous, Troyennes, fut jadis votre reine ;
Prenez-moi, portez-moi, accompagnez-moi, soulevez-moi,
En soutenant mon bras affaibli.
Et moi, m’appuyant sur un bras comme sur une béquille
tordue
Je hâterai la marche tardive de mes pas.

Ô clarté de Zeus, ô nuit obscure,


Pourquoi donc ces terreurs, ces fantômes de la nuit
Qui m’arrachent ainsi au sommeil ? Ô terre sacrée,
Mère des songes aux ailes noires,
Je veux chasser loin de moi la vision nocturne
Où m’apparut mon fils, qu’on me garde, sain et sauf, en
(255)
Thrace ,
Et Polyxène, ma fille chérie, effroyable vision !
Ô dieux infernaux, sauvez mon fils,
La seule ancre de ma maison,
Qui habite la Thrace neigeuse,
Protégé par l’hôte de son père !

Mais un malheur se prépare,


Des pleurs seront à nouveau chantés par les pleureuses.
Jamais comme à présent, ne frissonne,
Ne tremble mon cœur, sans un instant de répit.
Le génie inspiré d’Hélénos,
(256)
Ou celui de Cassandre , Troyennes,
Où les trouverai-je, pour interpréter mes rêves ?
J’ai vu une biche tachetée, arrachée sans pitié
À mon giron par un loup qui l’égorgeait sous sa griffe
sanglante.

Et voici encore une autre effroyable vision :


Au sommet de son tertre funèbre
M’apparut le fantôme d’Achille ;
Il réclamait pour sa part d’honneur
Une de nos infortunées Troyennes.
De ma fille, ah ! de ma fille, qui est là,
Écartez ce danger, ô dieux, je vous en supplie !
v. 59-97

POLYXÈNE, HÉROÏNE TRAGIQUE


HÉCUBE

Mais qui vient ici empêcher mon repos ?


Qui que tu sois, pourquoi troubler mon chagrin ?
TALTHYBIOS
(257)
Je suis Talthybios, le serviteur des fils de Danaos ,
Et Agamemnon m’envoie te chercher, Hécube.
HÉCUBE

Ô mon ami, est-ce pour me dire que les Achéens


Décident de m’égorger moi aussi sur la tombe d’Achille ?
Je bénirais ton langage ! Hâtons-nous, vite,
Pressons nos pas, vieil homme, conduis-moi !
TALTHYBIOS

Ta fille est morte, il faut que tu l’ensevelisses,


C’est pour cela que je viens te chercher, sur l’ordre
Des deux Atrides et de l’armée achéenne.
HÉCUBE

Ah ! Que me dis-tu donc là ? Tu n’es pas venu


Me faire périr, mais pour m’annoncer des malheurs !
C’en est fait de toi, ma fille, on t’a arrachée à ta mère !
Et moi, infortunée, c’est encore un enfant que je perds !
Comment l’avez-vous exécutée ? En la respectant ?
Ou bien, l’avez-vous tuée, de façon odieuse,
Comme une ennemie ? Dis-le-moi, vieillard,
Même si tu dois m’en faire un récit pénible.
TALTHYBIOS

Je ne gagnerai donc, Hécube, puisque tu le veux,


Qu’à pleurer une seconde fois sur ta pauvre enfant.
Car, au récit de sa mort, je verserai des larmes,
(258)
Comme je le fis près de la tombe , quand elle mourut.
L’armée tout entière des Achéens était là réunie,
Devant le tombeau, pour le sacrifice de ta fille.
(259)
Prenant Polyxène par la main, le fils d’Achille
La conduisit au sommet du tertre ; j’étais tout près.
Une élite de jeunes gens choisis parmi les Achéens
Nous suivait, prêts à contenir à deux bras
Les bonds que feraient cette jeune génisse, ta fille.
Le fils d’Achille, tenant une coupe pleine,
En or massif, l’élève pour les libations à son père défunt ;
Il me fait signe d’ordonner le silence à toute l’armée.
Et moi, debout, au milieu d’eux, je proclame :
« Silence, Achéens, que tout le monde se taise !
Silence ! » À ces mots, la foule ne fait plus aucun bruit.
(260)
Et lui dit alors : « Ô fils de Pélée , mon père, reçois
De ma main ces libations qui apaisent et
Attirent les morts, et viens boire ce sang noir
Et pur de la vierge, que nous t’offrons,
L’armée et moi. Sois-nous bienveillant,
Accorde-nous de délier les poupes et les amarres
De nos vaisseaux, et de faire une heureuse traversée
Pour que, d’Ilion, nous retournions vers notre patrie ! »
Il dit, et toute l’armée éleva avec lui sa prière ;
Ensuite, prenant par la poignée son épée garnie d’or,
Il la tire de son fourreau, et aux jeunes gens argiens
La fleur de son armée, il fait signe de saisir la jeune fille.
Mais elle, quand elle eut compris, elle leur parla ainsi :
« Ô vous, Argiens, qui avez ravagé ma patrie,
C’est de plein gré que je meurs ; que nul ne touche
Mon corps : je tendrai la gorge avec courage.
Mais, je vous en conjure, lâchez-moi, laissez-moi
Libre, pour que je meure libre sous vos coups.
Car moi qui suis reine, je rougirais
Chez les morts d’être appelée esclave. »
La foule applaudit, et le roi Agamemnon
Dit aux jeunes gens de lâcher la jeune fille,
Ce qu’ils firent, dès qu’ils eurent fini d’entendre
Les mots de celui qui détenait le pouvoir souverain.
Ayant elle aussi entendu la parole du maître,
Elle saisit ses voiles, les déchira du haut de l’épaule
Jusqu’au nombril, et découvrit avec ses seins,
Une poitrine, digne d’une statue, absolument
Admirable ; elle posa un genou à terre,
Et prononça les mots les plus courageux qui fussent :
« Voici ma poitrine, jeune homme : si c’est là
Que tu désires frapper, frappe ; mais si c’est au cou,
Voici ma gorge, prête à recevoir tes coups. »
Lui, saisi par la pitié, ne sait plus que faire,
Mais finit par trancher de son fer le passage du souffle.
Des sources en jaillirent ; cependant, même en mourant,
Elle eut grand soin de ne tomber qu’avec grâce,
Cachant ce qu’il faut cacher aux yeux des mâles.
Et quand, sous le coup mortel, elle eut rendu l’âme,
Les Argiens s’empressèrent de toutes les façons :
Les uns, sur son corps, jetaient des feuillages.
Les autres portaient des troncs de pin pour emplir le
bûcher ;
Et à celui qui n’apportait rien, on faisait ces reproches :
« Tu restes là, misérable, et tu n’as rien dans les mains,
Ni voile, ni parure, pour la jeune fille ?
Tu n’offriras rien pour ce courage extraordinaire,
Pour cette noblesse d’âme ? » En te décrivant ainsi
La mort de ta fille, je vois en toi la plus fortunée
De toutes les mères, et aussi, la plus malheureuse des
femmes.
LE CHŒUR

Elle est terrible la calamité qui engloutit les Priamides,


Et la ville qui est la mienne, par la dure loi des dieux !
HÉCUBE

Ô ma fille, je ne sais pas, au milieu de tant de maux,


Où porter mes regards. Car, si je touche à l’un,
Il ne me lâche pas, et il en appelle à son tour
Un autre, et le chagrin succède au chagrin.
Et aujourd’hui, ton triste sort, je ne pourrais,
Sans en gémir, l’effacer de mon cœur.
Et pourtant la noblesse dont tu as fait preuve
A adouci l’excès de ma peine. Chose étrange :
Un sol ingrat, quand le ciel le favorise, porte de beaux épis,
Alors qu’une terre fertile qui manque des apports
nécessaires,
Donne de mauvais fruits ; chez les mortels au contraire,
Le méchant n’est jamais qu’un méchant,
Alors qu’un noble cœur est un noble cœur : le malheur
N’altère pas sa nature, il ne cessera pas d’être bon.
Est-ce la race ou l’éducation qui fait la différence ?
Une bonne éducation, certes, apprend le bien ; et
Qui l’a appris, sait, connaissant la norme du bien,
Ce qui est mal. Mais voilà des traits
Que mon esprit décoche dans le vide !
Talthybios, va signifier ceci aux Argiens :
Que nul ne touche à mon enfant, que la foule
Soit écartée ; dans une armée si nombreuse,
La foule n’est pas maîtrisable, et l’indiscipline des marins
Est pire que le feu : pour eux un méchant,
C’est celui qui ne fait pas le mal.
Et toi, ma vieille servante, prends un vase,
Et va puiser de l’eau dans la mer,
Que je lave ma fille pour son bain suprême,
Épouse sans épouse, vierge privée de sa virginité.
Et je veux l’apprêter, comme elle le mérite… mais que dis-
je ?
Où trouver ce qu’il faut ? Impossible ! Faisons avec ce que
je peux !
Pour sa parure, j’irai auprès des captives
Qui habitent dans ces tentes à mes côtés,
Rassembler ce qu’à leurs nouveaux maîtres,
Elles ont pu dérober de leurs propres demeures.
Ô Splendeur de ma maison, demeures jadis heureuses,
Ô toi, qui fus l’heureux père d’enfants si nombreux et si
beaux,
Priam, et moi, leur vieille mère,
Dans quel néant sommes-nous tombés, dépouillés de
Ce qui faisait notre fierté ! Oui, on s’enfle d’orgueil,
L’un pour sa riche demeure, l’autre pour les titres
D’honneurs que la cité lui a décernés ;
Tout cela n’est rien : nous faisons des projets,
Nous avons de grands mots à la bouche… Illusions et
vanité !
Le plus heureux est celui dont les jours se succèdent sans
dommage !
v. 502-628
La Folie d’Héraclès
DÉMENCE ET MEURTRE
[Le messager apprend au chœur comment Héraclès, frappé de
folie, a tué ses enfants qu’il prend pour les fils de son ennemi,
Eurysthée.]
LE MESSAGER

On s’apprêtait aux cérémonies de purification


Devant l’autel de Zeus, Héraclès ayant fait jeter dehors

Le cadavre du Roi (261). Auprès de lui se tenaient le cortège


gracieux
(262)
De ses enfants, son père et Mégara . Déjà, tout autour
de l’autel,
La corbeille avait circulé, et nous observions un silence
religieux.
Le fils d’Alcmène allait saisir le tison pour le plonger
Dans l’eau lustrale, quand il s’arrêta, sans rien dire.
Les enfants, ne comprenant pas ce retard, levèrent vers lui
Leurs regards. Il n’était plus le même : le visage
décomposé,
Les yeux exorbités et injectés de sang,
La bave dégoulinait de sa barbe épaisse ;
Il dit alors, avec un rire dément :
« À quoi bon, père, allumer la flamme purificatrice,
(263)
Avant d’avoir tué Eurysthée ? Pourquoi prendre
double peine,
Alors que, d’un seul coup, je puis tout régler ?
Quand j’aurai rapporté ici la tête d’Eurysthée,
Je purifierai mes mains du sang versé aujourd’hui.
Répandez cette eau, jetez de vos mains ces corbeilles.
Qu’on me donne mon arc. Qu’on me donne ma massue !
Je vais à Mycènes. Il me faut emporter
(264)
Des leviers et des pioches : les assises des Cyclopes ,
Alignées au cordeau rouge et au ciseau,
Je veux, de mon pic recourbé, les démolir entièrement. »
Puis, il se met en marche, prétend avoir un char, qu’il n’a
pas,
Monter sur son siège, et il tend le bras,
Comme s’il avait l’aiguillon à la main.
Les serviteurs, partagés entre le rire et la peur,
Se regardaient, et l’un d’eux demanda :
« Se joue-t-il de nous, notre maître, ou devient-il fou ? »
Lui, cependant, allait et venait par tout le palais,
Tombant au milieu de la salle des hommes, il prétend
(265)
Qu’il est arrivé dans la ville de Nisos ,
Qu’il est entré dans une maison ; il s’étend sur le sol,
Et, sans plus de façon, croit se servir un repas.
Mais il ne s’arrête là qu’un petit moment.
Il annonce qu’il approche de l’Isthme, de ses plateaux
vallonnés ;
Et là, il dégrafe son manteau et se met nu,
Puis lutte contre un invisible adversaire, et, à la place du
héraut,
Demandant le silence, il se proclame vainqueur glorieux
De ce vain combat. Enfin, contre Eurysthée, il éclate en
menaces,
Car il se dit arrivé à Mycènes. Son père alors
Touche sa main puissante et lui dit :
« Mon enfant, que t’arrive-t-il ? Quelles sont ces
divagations ?
Le sang que tu viens de verser ne te fait-il pas délirer ? »
Mais Héraclès, croyant avoir devant lui le père d’Eurysthée
Qui tremble pour son fils et le supplie en lui prenant la
main,
Le repousse, et apprête son arc et ses flèches pour en
frapper
Ses enfants, qu’il prend pour ceux d’Eurysthée.
Eux, tremblants d’effroi, courent de tous les côtés,
L’un va se cacher derrière la robe de sa pauvre mère,
L’autre s’abrite à l’ombre d’une colonne,
Le troisième, comme un oiseau apeuré, se blottit sous
l’autel.
La mère crie : « Que fais-tu, toi, leur père ? Ce sont tes
enfants,
Tu veux les tuer ? » Tous se mettent à crier, le vieillard, les
serviteurs.
Lui cependant tourne autour de la colonne, poursuit son
fils,
Et, dans une terrible volte-face, se dresse devant lui,
Le frappe, et l’atteint au cœur. L’enfant tombe à la
renverse,
Et il expire, tandis que son sang se répand sur la dalle.
Héraclès exulte de joie, et dit en triomphant :
« Voici mort un des fils d’Eurysthée,
Qui me venge de la haine de son père ! »
Puis il dirige son arc vers son autre fils, qui s’était blotti
Contre la base de l’autel, pensant y être caché.
Le pauvre enfant prend les devants, se jette aux genoux de
son père,
Et tend sa main vers son menton et son cou :
« Père chéri, dit-il, ne me tue pas, je suis tien,
Je suis ton fils. Ce n’est pas le fils d’Eurysthée que tu
frappes ! »
Héraclès roule des yeux farouches de Gorgone,
L’enfant est trop près pour sa flèche cruelle,
Et, comme un forgeron qui frappe le fer rouge,
Il brandit sa massue au-dessus de la tête blonde de son fils,
Et lui brise le crâne. Après avoir tué ce second fils,
Il court à sa troisième victime pour l’égorger sur les deux
autres.
Mais la malheureuse mère le prévient, elle emporte l’enfant
À l’intérieur du palais, et verrouille les portes.
Héraclès croit alors qu’il se trouve devant les murs des
Cyclopes,
Il sape, force au levier les battants, fait sauter les jambages,
Et, d’une même flèche, étend au sol sa femme et son
enfant.
Déjà il prenait son élan pour tuer le vieillard,
Quand surgit une apparition, où nous reconnûmes
(266)
Pallas , brandissant sa lance, avec l’aigrette sur son
casque.
Elle le frappa avec une pierre en pleine poitrine,
Fit ainsi cesser sa fureur meurtrière, et le plongea
Dans le sommeil. Il tomba sur le sol, heurtant du dos
Une colonne, qui s’était brisée en deux, après
l’écroulement
Du toit, et qui gisait, renversée, sur sa base.
N’ayant plus de raison de fuir, nous avons alors aidé
Le vieillard à l’attacher avec des cordes à la colonne,
Afin qu’à son réveil il ne puisse ajouter à ses crimes
d’autres forfaits.
Il dort, le malheureux, d’un funeste sommeil,
Après avoir tué sa femme et ses enfants. Je ne sais, pour
ma part,
Des mortels, aucun plus infortuné que lui
v. 922-1015

Les Suppliantes
ÉVADNÉ AU BÛCHER
[Au cours du siège de Thèbes entrepris par Polynice, le fils
d’Œdipe, pour reprendre le trône à son frère Étéocle,
Capanée, un des chefs qui l’accompagnent, est mort, foudroyé
par Zeus. Le chœur, composé de toutes les mères qui pleurent
leurs fils morts au cours de cette guerre, ne comprend pas où
se dirige Évadné, la veuve de Capanée.]
LA CORYPHÉE

Me voici devant la chambre funèbre


(267)
Qui sera le sépulcre sacré de Capanée ;
À côté du temple, je vois les dons de Thésée pour les
morts.
Et non loin de nous, l’illustre épouse du héros frappé par la
foudre,
Évadné, la fille du roi Iphis.
Pourquoi donc se tient-elle au-dessus de ce rocher
Qui domine les toits ?
Pourquoi s’est-elle engagée dans ce sentier ?
ÉVADNÉ

Quel éclat, quelle lumière dans le ciel


Répandaient le char du soleil,
Et le rapide flambeau de la Lune
Menant ses coursiers dans la nuit,
Le jour où s’élevèrent dans la cité d’Argos
Les chants d’allégresse qui célébraient
Mes noces avec Capanée, le héros
À l’armure d’airain ?
Vers toi, Capanée, j’ai couru, loin de ma
Demeure, comme une bacchante,
Pour te rejoindre dans la flamme
De ce bûcher, notre commun tombeau ;
Qu’Hadès me délivre de ma triste
Existence, des chagrins qui m’attendent !
Car la mort la plus douce
Est de suivre dans la tombe celui que l’on aime,
Si la divinité le veut bien.
LA CORYPHÉE

Tu vois ici, au-dessous de l’endroit où tu te tiens,


Ce bûcher, où repose, dépôt sacré de Zeus,
Ton époux, terrassé par l’éclair de la foudre.
ÉVADNÉ

Je me trouve donc près du terme


De ma vie. La fortune a guidé mes pas. Allons !
Pour ma gloire, de ce roc, je vais m’élancer,
Et sauter dans le bûcher ;
Dans les flammes brûlantes,
Mon corps s’unira au corps de mon époux,
Ma chair contre sa chair,
Chez Perséphone, j’irai dans la chambre nuptiale,
Et toi, qui n’es plus, je serai sous terre avec toi,
(268)
Sans jamais t’avoir trahi …
LA CORYPHÉE

Mais voici que ton père s’approche,


Le vénérable Iphis, qui s’en vient aux nouvelles.
Il ne sait pas encore la douleur qui l’attend.
IPHIS

Infortunée ! Et moi, infortuné vieillard !


Je viens ici, frappé par le deuil de mes deux enfants ;
L’un, mon fils tombé sous le fer des Thébains,
Étéoclos, je dois ramener son corps au pays,
Et l’autre, ma fille, je dois la chercher,
Car elle s’est enfuie de la maison et a disparu :
Femme de Capanée, elle veut mourir avec lui.
Jusqu’ici, on l’avait gardée dans la maison, mais quand
À cause de tous nos malheurs, j’ai relâché ma surveillance,
Elle s’est échappée. Mais je m’attendais vraiment
À la trouver ici : Dites-moi, l’avez-vous vue ?
ÉVADNÉ

Pourquoi interroger ces femmes ? Me voici, sur ce roc,


Comme un oiseau, au-dessus du bûcher de Capanée,
Prête à prendre mon funeste envol !
IPHIS

Quel vent a soufflé sur toi, ma fille, pour te faire quitter


La maison et t’amener jusqu’en ces lieux ?
ÉVADNÉ

Tu serais irrité d’entendre mon dessein,


Je préfère ne t’en rien dire, père !
IPHIS

Eh quoi ! ton père n’a pas le droit de le savoir ?


ÉVADNÉ

Tu n’en serais pas un bon juge !


IPHIS

Mais pourquoi donc cette parure sur ton corps ?


ÉVADNÉ

Cette toilette, ô mon père, va me conduire à la gloire !


IPHIS

Elle n’est pas faite en tout cas pour pleurer un époux !


ÉVADNÉ

Non, mais pour une action extraordinaire !


IPHIS

Mais c’est près d’une tombe, près d’un bûcher, que tu te


trouves !
ÉVADNÉ

C’est ici justement que je vais remporter une belle


victoire !
IPHIS

Mais sur qui ? Je voudrais que tu me le dises !


ÉVADNÉ

Sur toutes les femmes que le Soleil jamais a pu voir !


IPHIS

Grâce aux ouvrages d’Athéna ? Grâce à la sagesse ?


ÉVADNÉ

Grâce au courage ! Car je vais mourir auprès de mon


époux.
IPHIS

Que dis-tu ? Que signifie cette sinistre énigme ?


ÉVADNÉ

Je vais m’élancer dans le bûcher de Capanée.


IPHIS
Ma fille, cesse donc de parler ainsi devant la foule !
ÉVADNÉ

Mais c’est ce que je veux ! Que tous les Argiens le


sachent !
IPHIS

Je ne supporterai pas que tu agisses comme cela !


ÉVADNÉ

Qu’importe, ton bras ne peut pas m’atteindre,


Vois, mon corps se penche… Ce sera douloureux pour toi,
Mais une joie pour moi et mon époux
Que je rejoins dans ce brasier !
LE CHŒUR
(269)
Hélas ! Évadné, quel terrible acte as-tu accompli !
IPHIS

C’en est fait de moi, ô filles d’Argos !


LE CHŒUR

Hélas, hélas ! Après tant de souffrances,


Avoir encore, malheureux, sous tes yeux, une si grande
audace !
IPHIS

Vous ne pouvez trouver être plus misérable que moi !


LE CHŒUR

Infortuné ! vous avez là votre part


Des destinées d’Œdipe, vieillard,
(270)
Toi-même, et notre malheureuse cité !
IPHIS

Hélas ! pourquoi n’est-il pas accordé aux mortels


D’être jeune deux fois, et deux fois de vieillir ?
Lorsque, dans une maison, il y a une chose mal faite,
En nous en avisant, ensuite nous la corrigeons ;
Mais dans la vie, c’est impossible. Ah ! si deux fois
Nous connaissions la jeunesse et la vieillesse,
Nous pourrions, avec cette double vie,
Corriger les erreurs que nous pourrions faire.
Pour ma part, voyant que tous autour de moi
Avaient des enfants, j’en ai désiré éperdument.
Mais si j’avais su ! Si j’avais éprouvé ce qu’un père
Peut éprouver d’être privé de ses enfants,
Jamais je n’en serais arrivé à ce degré de malheur,
Moi qui ai engendré et fait naître le plus noble
Des fils, pour me voir maintenant privé de lui !
Malheureux ! Que dois-je faire à présent ?
Rentrer chez moi ? Pour y trouver une maison
Déserte, une existence sans issue ?
Ou bien me rendre au palais de Capanée ?
Rien ne m’était plus agréable, quand ma fille y vivait.
Mais elle n’est plus, celle qui aimait à mettre
Sa bouche contre ma joue, et son bras autour de ma tête.
Pour un père qui vieillit, rien n’est plus doux qu’une fille.
Les garçons ont l’âme plus haute, mais ils sont moins
Tendres et moins caressants. Allons,
Hâtez-vous de me reconduire chez moi,
Dans quelque sombre recoin, où je resterai sans manger
Pour affaiblir mon vieux corps et le faire dépérir.
À quoi bon prendre dans ma main les restes de mon fils ?
Ô vieillesse, implacable adversaire, comme je te hais !
Comme je déteste ceux qui cherchent à prolonger leur vie
Avec des boissons, des aliments, des drogues, et qui
veulent
Détourner le cours du temps pour ne pas mourir !
Il vaudrait mieux, quand on n’est plus bon à rien,
Disparaître et laisser la place aux jeunes !
LA CORYPHÉE

Ah ! Voici le funèbre convoi de nos fils.


On nous rapporte les restes de nos morts !
Soutenez-moi, servantes, soutenez
Ma vieillesse épuisée. Le deuil de mes enfants
M’a ôté toute force. Trop longtemps j’ai vécu
Consumée par trop de douleurs.
Est-il, pour les mortels, souffrance plus grande
Que de voir mourir leurs enfants ?
v. 980-1122

Les Troyennes
ANDROMAQUE PLEURE ASTYANAX
ANDROMAQUE

Ô mon fils chéri, mon enfant, mon trésor sans prix,


Tu vas périr d’une main ennemie, abandonnant ta
(271)
malheureuse mère !
Mais c’est la vaillance de ton père qui te tue,
Cet héroïsme qui fut le salut de tant d’autres,
Pour toi, n’a servi qu’à ta perte !
Ô lit fatal, hymen infortuné,
Qui me fit entrer jadis dans le palais d’Hector !
Je ne voulais pas mettre au monde un fils
Qui fût la victime des Grecs,
Mais pour qu’il régnât sur l’Asie et ses belles moissons.
Tu pleures, mon enfant ? Comprends-tu ton malheur ?
Pourquoi tes bras s’attachent-ils à ma robe,
Pourquoi te blottir comme un oiseau sous mon aile ?
Hector ne viendra pas avec sa glorieuse lance,
Sortant de terre, pour t’apporter le salut,
Ni ceux de sa famille, ni la puissance phrygienne.
Lancé d’en haut, sans pitié, tu feras une chute affreuse
Qui te brisera la nuque et t’arrachera ton dernier souffle.
Ô fils chéri, étreinte si douce pour une mère,
Ô suave odeur de ta peau ! c’est donc en vain
Que mon sein t’a nourri, quand tu étais dans les langes !
En vain que peines et tourments m’ont épuisée !
Donne, pour la dernière fois, un baiser à ta mère,
Serre contre toi celle qui t’enfanta, enlace tes bras
À mon cou, et pose ta bouche sur ma bouche.
Ô Grecs, inventeurs de supplices barbares,
Pourquoi tuez-vous un enfant innocent ?
Et toi, rejeton de Tyndare, Hélène, Zeus n’est pas ton
(272)
père ,
Mais nombreux, oui, je le dis, sont les pères dont tu es
issue :
Le génie du Mal d’abord, puis la haine, le meurtre, et la
Mort,
Ainsi que tous les monstres que nourrit la terre.
Non, jamais je n’oserais te donner Zeus pour père,
Toi qui es le démon funeste à tant de barbares et de Grecs !
Puisses-tu périr ! Toi et tes beaux yeux
Vous avez apporté une ruine honteuse
Aux champs fameux de la Phrygie !
Eh bien ! emmenez cet enfant, emportez-le,
Précipitez-le, si c’est votre bon plaisir,
Repaissez-vous de sa chair ! Les dieux
Veulent notre perte, et je ne puis arracher
Mon fils à la mort.
v. 740-777

DÉPLORATIONS D’HÉCUBE
[Les Troyens sont vaincus. Les Grecs ont exigé la mort
d’Astyanax, le fils d’Hector et d’Andromaque. Talthybios, le
héraut des Grecs, rapporte à Hécube le corps d’Astyanax.]
TALTHYBIOS

Andromaque m’a arraché bien des larmes,


Quand elle a quitté cette terre, pleurant sur sa patrie,
Et faisant ses adieux à la tombe d’Hector.
À son maître elle a demandé une sépulture pour ce
(273)
mort
Qui a rendu l’âme en tombant du rempart, le fils de ton
Hector.
Quant à ce bouclier au dos d’airain, la terreur des Achéens,
Que son père portait autour de son flanc,
Elle lui demande de ne pas l’envoyer au foyer de
(274)
Pélée ,
Pour lui épargner la douleur de le voir dans cette même
chambre,
Où elle, Andromaque, la mère de ce mort, entrera en
nouvelle épousée.
Mais, au lieu d’un cercueil de cèdre et d’un sépulcre de
pierre,
Elle veut lui donner ce bouclier pour tombeau, et qu’on
remette son corps
Entre tes mains, pour que tu le couvres de voiles et de
couronnes,
Autant que tu le peux, et compte tenu de ta situation
présente,
Puisqu’elle est partie, et que la hâte du maître
L’a empêchée de donner elle-même une sépulture à
l’enfant.
Toi, de ton côté, exécute au plus vite les ordres que tu as
reçus.
Il y a au moins une peine que je t’aurai épargnée :
En traversant les eaux du Scamandre, tout près d’ici,
J’ai baigné le corps et j’ai lavé ses blessures.
Je vais donc de ce pas creuser une tombe pour le mettre en
terre,
Afin que bientôt, tes efforts s’unissant aux miens,
Nous puissions prendre la mer et rentrer dans notre patrie.
HÉCUBE

Posez sur le sol le bouclier arrondi d’Hector,


Triste spectacle, que je n’ai aucun plaisir à voir !
Ô Grecs, vantez-vous de votre force, mais non de votre
sagesse !
Qu’aviez-vous à craindre de cet enfant pour avoir commis
sur lui
Ce meurtre inouï ? Qu’il ne relève un jour Troie
Ruinée ? Il faut croire que vous vous estimiez bien peu,
Si, après que nous avons succombé,
Malgré la vaillance d’Hector et de mille autres,
Alors que la ville est prise et les Phrygiens anéantis,
Vous craigniez ce pauvre enfançon ! Je ne puis approuver
Celui qui ne soumet pas ses craintes à l’épreuve de la
raison.
Enfant chéri, combien la mort qui t’a frappé est
malheureuse !
Si tu étais tombé pour ta patrie, après avoir connu la
jeunesse,
La joie de l’hymen, et de la royauté qui nous égale aux
dieux,
Tu aurais été heureux, s’il y a là quelque bonheur.
Mais ces biens que tu voyais, que tu connaissais, mon
enfant,
Que tu avais dans la maison, tu n’en as pas eu la
jouissance !
Pauvre enfant ! Tête cruellement défigurée
Par les murs qu’Apollon éleva pour tes ancêtres !
Disparues, ces boucles que ta mère arrangeait sur ton front
Et qu’elle couvrait de baisers ! De ce crâne fracassé
Le sang sourd à flot… Mieux vaut taire d’autres horreurs !
Ô mains, où je voyais avec plaisir la ressemblance
paternelle,
Vous gisez maintenant devant moi, les articulations
brisées !
Bouche chérie, qui me faisait tant de promesses,
C’est fini ! Tu mentais, mon enfant quand, te jetant sur
mon lit,
Tu disais : « Je couperai pour ton deuil, Mère, les boucles
De ma chevelure, et je conduirai sur ta tombe le cortège
De mes camarades, en t’adressant de tendres adieux ! »
Ce n’est pas toi qui m’enterreras, mais c’est moi, ton
aïeule,
La vieille femme sans patrie et sans enfant, qui vais
ensevelir ton pauvre corps.
Hélas ! Adieu toutes les caresses, tous les soins affectueux,
Adieu mes sommeils inquiets de jadis ! Que pourrait bien
Graver un jour un poète sur ta tombe ?
« Ci-gît un enfant que tuèrent les Argiens
Tant ils le craignaient. »
Honteuse inscription pour l’Hellade !
Hélas ! Si tu n’as pas recueilli l’héritage de ton père,
Tu auras du moins pour tombeau son bouclier au dos
d’airain.
Ô toi qui protégeais le bras puissant d’Hector,
Tu as perdu le plus capable de te garder.
Comme est douce son empreinte sur ta poignée,
Et sur la belle courbure de son orbe celle de la sueur,
Que si souvent Hector, dans la fatigue du combat,
Laissait couler de son front, en reposant sur toi son
menton !
Allons, apportez de ce peu qu’il nous reste
De quoi parer le pauvre mort. Car pour la beauté,
Le sort ne nous permet pas d’y pourvoir,
Mais tout ce que j’ai, tu le recevras.
Insensé le mortel qui, croyant assurée sa prospérité,
En tire de la joie. Car les destins ont les caprices
D’un homme fantasque ; ils bondissent au hasard,
Et jamais personne ne reste constamment heureux.
LE CHŒUR

Voici tes compagnes qui apportent, dans leurs mains,


Prise aux dépouilles phrygiennes, la parure du mort.
HÉCUBE

Ô mon enfant, ce n’est pas pour les victoires hippiques


Ou les tirs à l’arc, disputés avec ceux de ton âge,
Jeux que les Phrygiens honorent mais sans excès,
Que la mère de ton père sur toi met ces ornements,
Restes de ce qui fut ton bien. Car celle qui est haïe des
dieux,
Hélène, a tout pris, comme elle a aussi pris ta vie,
Et détruit de fond en comble toute ta maison !
LE CHŒUR

Hélas, hélas, que ces paroles


M’émeuvent ! Hélas ! Quel grand souverain
Devait un jour régner sur notre cité !
HÉCUBE

La parure que tu devais porter


Le jour de ton hymen avec la plus noble princesse d’Asie,
Ces vêtements phrygiens, je t’en couvre le corps.
Et toi, arme jadis triomphante, mère de cent trophées,
Bouclier cher à Hector, reçois cette couronne ;
Car bien qu’intact, tu t’en vas toi aussi sous terre avec ce
mort ;
Bien plus que les armes du rusé, du méchant Ulysse
Tu mérites le respect.
LE CHŒUR

Hélas ! Hélas !
Cher enfant, mon amère souffrance !
La terre va te recevoir.
Chante en gémissant, mère…
HÉCUBE

Hélas…
LE CHŒUR

L’hymne des morts.


HÉCUBE

Hélas !
LE CHŒUR

Hélas ! intolérables sont tes maux !


HÉCUBE

Avec des bandelettes je vais moi-même panser tes plaies,


Triste médecin, dont j’ai le nom, mais non le pouvoir !
Pour le reste, ton père chez les morts s’en chargera.
LE CHŒUR

Frappe, frappe-toi la tête,


Laisse ta main, comme une rame,
S’abattre sur elle !
Malheur ! malheur !
HÉCUBE

Ô très chères compagnes…


LE CHŒUR

Hécube, c’est à tes amies que tu parles. Que veux-tu dire ?


HÉCUBE

En vérité, y avait-il chez les dieux autre chose que mes


souffrances,
Et Troie qu’ils ont haïe, entre toutes les villes ?
En vain, nous leur offrions des hécatombes. Mais si un
dieu
Nous avait précipités sous terre en refermant le sol sur
nous,
Nous aurions disparu, sans être célébrés,
Ni fournir aux Muses des chants pour les poètes à venir.
Allez, déposez le mort dans sa triste tombe.
Il a maintenant la parure due aux trépassés.
Peu importe aux morts, je pense,
De recevoir de riches offrandes ;
Ce n’est là que vaine gloire des vivants.
LE CHŒUR

Hélas, hélas !
Infortunée, ta mère, qui a vu les grands espoirs
De sa vie disparaître avec toi !
On te jugeait si heureux d’être né
D’une si noble race !
Et voilà qu’une mort affreuse t’a perdu !
v. 1130-1250

Hélène
LES LAMENTATIONS D’HÉLÈNE
[La véritable Hélène n’a pas été à Troie. Elle se trouve en
Égypte, où elle apprend, avec la chute de Troie, la probable
mort de son époux Ménélas.]
HÉLÈNE
(275)
Hélas ! Sur le point d’entonner le grand thrène de ma
grande souffrance,
Sur quel ton, sur quel mode faire sonner mes sanglots ?
Avec des larmes, des plaintes, des lamentations funèbres ?
Jeunes vierges ailées,
Filles de la terre,
Sirènes, venez accompagner mes gémissements,
Sur la flûte libyenne, ou sur la syrinx,
Mêler vos larmes à mes plaintes,
Votre peine à ma peine, et vos chants à mes chants !
Puisse Perséphone, s’associant à mes lamentations,
Envoyer vers nous ses chœurs de mort et recevoir en retour
Outre mes larmes, le péan que je dédie
(276)
Aux défunts partis sous ses noires demeures .
LE CHŒUR

Au bord de l’eau aux sombres reflets,


Sur les herbes emmêlées,
J’étendais sur les tiges des joncs,
Des robes de pourpre
À sécher aux rayons dorés du soleil.
De là, j’entendis une plainte pitoyable,
Un chant de deuil, qui n’est pas fait pour la lyre,
Un cri que poussa ma maîtresse,
Gémissant comme une Naïade ou quelque Nymphe,
Quand, fuyant à travers les monts
Les étreintes de Pan, elle lance son cri plaintif,
(277)
Jailli du fond des grottes .
HÉLÈNE

Iô ! Iô !
Butin des nefs barbares,
Ô jeunes Grecques !
Un marin d’Achaïe
Est arrivé ici, il est venu apporter
À mes pleurs de nouveaux pleurs !
Les ruines de Troie
Sont en proie au ravage des flammes,
À cause de moi, la tueuse d’hommes,
À cause de mon nom, source de tant de peines.
Léda ma mère, pendue à un lacet,
A préféré la mort dans les souffrances
Qu’elle devait à ma honte ;
Et mon époux a fini par périr,
Après sa longue errance sur les mers.
Castor et son frère,
(278)
Honneurs jumeaux de leur patrie ,
Les voilà disparus aussi,
Ils ont disparu, laissant déserts
L’aire où résonnait
Le pas de leurs chevaux,
Et les gymnases que bordent
(279)
Les roseaux de l’Eurotas ,
Où s’exercent les jeunes gens !
LE CHŒUR

Hélas ! hélas !
Destinée cruelle !
Sort pitoyable que le tien !
Quelle vie malheureuse
As-tu eue en partage,
Du jour où t’engendra, dans le sein de ta mère,
Zeus, brillant à travers l’éther,
Sous la blancheur de neige d’un cygne !
De quel malheur n’as-tu pas été épargnée ?
Quelle épreuve n’as-tu pas subie ?
Ta mère est morte,
Et tes frères, les jumeaux chéris de Zeus,
Ont perdu leur bonheur ;
Tu es loin du sol de ta patrie,
Et, par les cités, on va répétant
Que toi, maîtresse, tu partages
La couche d’un Barbare,
Tandis que ton époux a perdu
La vie dans les flots de la mer ;
Tu ne feras plus le bonheur
De la demeure de ton père,
Ni du temple d’airain d’Athéna !
HÉLÈNE

Hélas, hélas ! Quel fut le Phrygien,


Quel fut l’homme de Grèce
Qui abattit le pin
Cause de tant de larmes à Ilion ?
(280)
Avec ce bois, le fils de Priam
Charpenta le vaisseau fatal
Qui, poussé par l’aviron barbare,
Le conduisit dans mes foyers,
En quête de ma funeste beauté,
Qu’il voulait pour son lit.
Et Cypris, la fourbe, la
Meurtrière Cypris,
Mena les Grecs à la mort.
Hélas ! Pour moi, quel malheur !
Sur son trône d’or,
Héra, l’auguste épouse de Zeus,
Répond en m’envoyant
Le fils de Maia, Hermès,
Le prompt messager.
De roses fraîchement cueillies,
J’emplissais ma robe,
Pour les offrir à l’Athéna de Bronze ;
Voici qu’il m’enlève et, par les airs,
Me transporte jusqu’à cette terre désolée,
Où il fait de moi, infortunée,
L’enjeu de la querelle entre Grecs et Troyens.
À mon nom désormais,
(281)
Aux bords du Simoïs
S’attache une rumeur injustifiée.
LE CHŒUR

Tu souffres, je le sais. Mais il vaut mieux


Supporter avec résignation les malheurs de l’existence.
HÉLÈNE

À quel destin, ô mes amies, suis-je enchaînée !


N’est-ce pas par un prodige que j’ai été mise au monde ?
Jamais femme, qu’elle fût grecque ou barbare
Mit-elle au monde ses enfants dans la coque d’un œuf,
(282)
Comme Léda, dit-on, de Zeus m’enfanta ?
Prodige encore que ma vie, et tout ce qui s’y rattache !
Héra en est la cause, et ma beauté aussi ;
Ah ! si je pouvais, comme on efface les traits d’une image,
Effacer ce visage et le remplacer par un autre, plus laid,
Faire oublier aux Grecs le déshonneur où je suis
maintenant,
Pour qu’ils gardent la mémoire de mon innocence,
Au lieu de ne se souvenir que de ma honte !
Quand, envoyé par les dieux, un seul malheur tombe sur
nous,
Malgré sa gravité, on peut le supporter,
Mais moi, tous les malheurs me frappent à la fois.
D’abord, bien qu’innocente, j’ai un renom peu glorieux,
Ce qui est plus grave que si je l’avais mérité.
Ensuite, les dieux m’ont enlevée à ma terre natale
Pour me faire vivre comme les Barbares, loin des miens,
En esclave, moi qui étais née libre ;
Car chez les Barbares, tous sont esclaves,
(283)
À l’exception d’un seul ,
Et la seule ancre où accrocher mes espérances,
Un époux qui viendrait me délivrer de mes maux,
Je ne l’ai plus ! Mon époux est mort, il n’est plus !
Ma mère est morte aussi : c’est moi qui l’ai tuée,
Dit-on, injustement, certes, mais c’est moi qu’on accable !
Et celle qui faisait la joie de mon foyer, ma fille,
Ses cheveux blanchiront, elle restera sans époux !
Les fils de Zeus aussi, les fameux Dioscures,
Ne sont plus. Et moi-même, dans tous ces malheurs,
Je meurs du fait de ces conjonctures et non à la suite de
mes actes,
Et le pire de tout, c’est que, si je rentrais un jour dans ma
patrie,
On en verrouillerait les portes, car on penserait que je suis
L’Hélène de Troie qui revient sans Ménélas !
Car si mon époux était vivant, il me reconnaîtrait,
À des signes secrets, clairs pour nous seulement.
Mais il n’en est pas ainsi, et il ne peut plus être sauvé.
Pourquoi rester encore en vie ? Que puis-je attendre ?
Dois-je épouser un Barbare pour changer d’infortune,
Vivre avec lui, et m’asseoir à ses festins ? Mais, quand
Une femme vit aux côtés d’un mari qu’elle hait,
Elle se rend aussi odieuse à elle-même.
Le mieux est de mourir. Mais comment mourir
glorieusement ?
La corde est une fin honteuse, que même
Les esclaves considèrent comme infamante.
Le fer semble plus digne, et plus glorieux,
Et il suffit d’un instant pour couper les liens de la vie.
Voilà dans quel abîme de maux je suis poussée !
La beauté rend heureuses les autres femmes,
Et moi, elle m’a perdue !
v. 167-251

VANITÉ DE L’HOMME, VÉRITÉ DES DIEUX


LE CHŒUR
Ô toi qui dans les vallons ombreux,
Séjournes avec les Muses,
Je t’invoque, Rossignol,
Le plus mélodieux des oiseaux, toi
Dont la voix n’est qu’un sanglot,
Viens ! Que les trilles de ta gorge
Couleur d’or accompagnent mes plaintes.
Je chante les peines de la malheureuse Hélène,
Et celles des femmes de Troie,
Pleurant sous les lances achéennes,
Depuis que sur sa nef barbare,
Traversant la mer écumeuse,
Au palais de Priam il amena
De Lacédémone,
Ô Hélène, ton fatal amour,
Pâris, amant funeste,
Conduit par Aphrodite !

Combien de Grecs, sous la lance et les pierres


Expirant, sont partis pour le sombre Hadès,
Laissant dans leurs demeures, veuves, des femmes
Qui pour leur deuil ont fait moisson de leurs cheveux.
Combien ont été perdus par l’éclat du flamboyant
Fanal qui brillait sur l’Eubée
(Nauplios, le marin solitaire, le brandissait)
Et qui les jeta sur les rocs Caphérées,
Et sur les récifs de l’Égée, quand il les éclairait
(284)
De la lueur d’une étoile trompeuse !
Inabordable aussi fut le promontoire montueux de
(285)
Malée ,
Balayé par le souffle de vents tempétueux,
Qui rejeta Ménélas bien loin de sa patrie,
Quand il ramenait sur les nefs des Grecs
Le butin de la guerre — butin ? Bien plutôt
Cause de la discorde, le fantôme divin
(286)
Qu’Héra façonna .

Qu’est-ce que Dieu ? Qu’est-ce qui n’est pas Dieu ?


Qu’y a-t-il au milieu ? Quel mortel, après sa longue
enquête,
Peut dire qu’il le sait, quand il voit les dieux
Agir dans un sens, et puis dans un autre,
Et de nouveau changer encore,
De façon inattendue et contradictoire.
Ainsi, toi, Hélène, tu es fille de Zeus,
Sous forme d’oiseau, il t’engendra dans le sein de Léda ;
Et pourtant toute la Grèce proclame que tu es
Une infidèle, une traîtresse, une femme perfide et
sacrilège.
Ah ! je ne vois plus la moindre certitude dans les affaires
des mortels !
Dans la parole des dieux seulement
J’ai trouvé la vérité !

Insensé qui pense que la gloire lui viendra


Des combats, des armes belliqueuses,
Croyant, sans raison, mettre ainsi un terme
À la misère des mortels !
Car si c’est l’émulation du sang qui doit
Le faire, jamais dans les cités des hommes
La discorde n’aura de trêve,
Cette discorde qui valut aux Priamides
D’habiter aux souterrains séjours,
Quand leurs paroles auraient pu apaiser,
Ô Hélène, la discorde venue de toi.
Mais hélas ! ils sont à présent en bas, sous la garde
d’Hadès,
Leurs murailles ont subi l’assaut des flammes
Semblables à la foudre de Zeus,
À ces malheurs tu ajoutes d’autres malheurs,
Et sur nos infortunes de nouveaux chants de deuil.
v. 1106-1164

Iphigénie à Aulis
LE CŒUR ET LA RAISON
[Agamemnon veut sacrifier sa fille Iphigénie pour pouvoir
faire voile vers Troie avec son armée. Sa femme, Clytemnestre,
le chœur et Iphigénie elle-même essaient de l’en dissuader.]
CLYTEMNESTRE
(287)
Écoute-moi donc : je vais te dévoiler mes raisons ;
Et je ne parlerai plus par détours et équivoques ;
D’abord, et je commencerai par ce reproche,
Tu m’as épousée contre mon gré et tu m’as prise de force,
En tuant Tantale, mon premier mari.
Et tu as fracassé contre terre mon petit
Que tu m’avais violemment arraché du sein.
(288)
Et mes deux frères , les fils de Zeus, les cavaliers
Aux blancs coursiers, ont marché contre toi.
Mais mon vieux père Tyndare assura ton salut,
Car tu t’étais fait son suppliant, et tu me remis dans ton lit.
Puis, réconciliée avec toi, je fus, tu le reconnaîtras,
Une épouse irréprochable, pour toi et ton foyer,
Vertueuse et chaste, soucieuse d’accroître ton bien,
Et tu étais content en rentrant chez toi, comme tu sortais
Heureux de chez toi. Rare gibier pour un homme,
Que de prendre femme pareille ! Car les femmes frivoles
Sont légion au contraire ! Ensuite, je te donne,
(289)
Outre trois filles, le fils que voilà , et tu veux
Dans ta cruauté me priver de l’une de mes filles !
Mais si l’on te demande, pourquoi tu veux la tuer,
Dis, que répondras-tu ? Dois-je parler à ta place ?
Eh bien ! C’est pour que Ménélas reprenne Hélène !
Bel échange, que de payer par la vie d’un enfant
Le prix d’une mauvaise femme ! Acheter un objet de haine
Avec ce que nous avons de plus précieux ! Voyons,
Si, parti pour la guerre, tu me laisses à la maison,
Et si tu prolonges là-bas ton absence,
Qu’aurai-je à ton avis dans le cœur,
Quand je verrai vides les sièges où elle s’asseyait,
Vide, sa chambre de jeune fille, et quand, seule,
Assise à pleurer, je ne cesserai de gémir sur son sort ?
« Tu as péri, mon enfant par le fait du père à qui tu dois la
vie,
C’est lui-même qui t’a tuée, et personne d’autre,
De sa propre main, et non par celle d’un autre », voilà ce
que je penserai,
Quand tu reviendras, si tu veux t’en aller.
Et toute occasion nous serait bonne, ensuite,
À moi comme à celles de mes filles qui me resteraient,
Pour te faire l’accueil que tu mériterais.
Non, au nom des dieux ne me force pas
À être cruelle envers toi, et ne le sois pas toi-même !
Tu vas donc immoler ta fille ; mais quelles prières diras-
tu ?
Quel vœu pourras-tu pour toi-même formuler, en égorgeant
ta fille ?
Un retour ? Funeste, sans doute, après ce départ infâme !
Mais moi, pourquoi devrais-je te souhaiter du bien ?
Ne serait-ce pas juger les dieux bien insensés,
Que de pouvoir souhaiter le bien des assassins ?
(290)
De retour à Argos , iras-tu embrasser tes enfants ?
Tu n’en auras pas le droit. Lequel d’entre eux pourra même
Te regarder ? Pour que tu le prennes dans tes bras, afin de
Le tuer ensuite ? As-tu déjà songé à cela ? Ou bien
Ton seul souci est-il de promener partout ton sceptre et de
commander ?
Le juste langage qu’il fallait tenir aux Argiens, le voici :
« Vous voulez, Achéens, faire voile vers la terre de
(291)
Phrygie ?
Au sort de désigner celui dont l’enfant doit mourir. »

Voilà qui était équitable, au lieu de livrer aux Danéens (292)


Ta propre fille comme victime exceptionnelle ;
Ou bien alors, Ménélas pouvait tuer Hermione, la fille pour
la mère,
C’était son affaire à lui ! Mais c’est moi, l’épouse fidèle,
Qui serai privée de ma fille, alors qu’elle, la femme
coupable,
De retour à Sparte, sera tout soin pour sa fille, et comblée
de bonheur !
Réponds-moi, s’il y a un point où je me trompe.
Mais, si j’ai raison, ne fais pas périr notre enfant,
Notre fille à tous deux, et montre-toi raisonnable !
LE CHŒUR

Crois-la, Agamemnon, s’unir pour sauver ses enfants


Est une belle chose. Aucun mortel ne dira le contraire !
IPHIGÉNIE

Si ma parole, ô mon père, était celle d’Orphée,


Si je pouvais par mon chant persuader les rochers de me
suivre,
Et charmer par mes paroles qui je voudrais,
J’y aurais recours. Mais tout mon art, ce sont mes larmes,
Que je t’offre, c’est tout ce que j’ai pour te convaincre.
Comme d’un rameau de suppliant, j’entoure tes genoux
De mon corps, celui que pour toi ma mère mit au monde.
Ne me fais pas mourir avant l’heure, car douce est la
lumière
À contempler. Ne me force pas à voir le monde d’en bas.
Je fus la première à te donner le nom de père,
La première que tu appelas ta fille ; la première
À te prodiguer, assise sur tes genoux, de tendres caresses,
Et à en recevoir en retour. Tu me disais alors :
« Te verrai-je un jour vivre au foyer de ton époux,
Dans un bonheur et une prospérité dignes de moi ? »
Et moi, je te répondais, à mon tour, suspendue
(293)
À ce menton, que maintenant je touche en suppliante :
« Et moi, que ferais-je donc pour toi ? Quand tu seras
vieux,
Est-ce que je te ménagerai chez moi un tendre accueil,
Pour te remercier des soucis de mon éducation ? »
Ces paroles, je m’en souviens encore, mais toi,
Tu les as oubliées, et tu veux me faire mourir !
(294)
Non, ne le fais pas, au nom de Pélops , au nom de ton
père Atrée,
Au nom de ma mère qui m’enfanta dans la douleur,
Et qui connaît aujourd’hui une nouvelle douleur !
Qu’ai-je à voir aux amours d’Alexandre et d’Hélène ?
Comment se peut-il, père, qu’il soit venu pour ma perte ?
Mais tourne donc les yeux vers moi, accorde-moi un
regard, un baiser,
Pour qu’en mourant j’emporte au moins de toi ce souvenir,
Si tu restes indifférent à tout ce que je te dis.
Et toi, mon frère, tu es bien petit pour secourir les tiens,
Mais mêle tes larmes aux miennes et supplie ton père
De ne pas faire mourir ta sœur ; car les tout-petits
Eux-mêmes ont le pressentiment du malheur :
Vois, mon père, son silence même est une prière.
Épargne-moi, prends ma vie en pitié ;
Oui, par ton menton, qu’ensemble nous touchons,
Nous, tes enfants chéris, nous te supplions,
Lui, le petit oisillon, et moi, ta grande fille.
Un seul mot en dira plus que n’importe quel autre :
Vois la lumière, avec joie, tout homme la regarde,
Mais sous terre est le néant.
Insensé qui souhaite de mourir ! Vivre dans la honte
Vaut bien mieux que mourir dans la gloire !
LE CHŒUR

Ah ! misérable Hélène, à cause de toi, à cause de tes


amours
Quel cruel débat déchire les Atrides et leurs enfants !
AGAMEMNON

Je sais ce qui appelle la pitié, je sais ce qui ne l’appelle pas,


Et j’aime mes enfants ; autrement, je serais un fou.
Il est terrible pour moi d’oser prendre cette décision,
Mais terrible aussi de ne pas la prendre, ma femme.
Voyez comme notre flotte en armes est nombreuse,
Voyez cette foule de guerriers cuirassés d’airain,
Qui ne pourront faire route vers les remparts d’Ilion,
Si je ne te sacrifie, Iphigénie, comme le prescrit
Le devin Calchas, ni renverser les illustres assises de Troie.
Un désir furieux pousse l’armée grecque
À faire voile au plus tôt vers la terre barbare,
Pour mettre fin au rapt des femmes de Grèce.
Et ils massacreront nos filles à Argos, comme
Ils nous tueront vous et moi, si je néglige les oracles de la
déesse.
Non, ce n’est pas Ménélas qui me tient asservi, ma fille,
Et ce n’est pas lui non plus qui force ma volonté,
Mais c’est à la Grèce, que je le veuille ou non, qu’il me
faut
Te sacrifier. Et son intérêt est supérieur au nôtre.
Car il faut qu’elle reste libre, autant qu’il dépend de toi ma
fille,
Autant qu’il dépend de moi. Il ne faut pas que
Des Barbares ravissent leurs épouses à des Grecs.
v. 1146-1275

Les Bacchantes
HYMNE À DIONYSOS
LE CHŒUR
(Le chœur des Bacchantes entre sur scène : elles sont coiffées de serpents,
couronnées de chêne, de lierre, de smilax, et brandissent des thyrses, agitant des
tambourins et jouant de la flûte.)

Bienheureux qui, dans son bonheur,


Connaît les divins mystères
Et sanctifie sa vie,
(295)
Consacrant son âme aux thiases ,
Bacchanales de la montagne,
Une fois saintement purifié,
Il fête religieusement en ces orgies
Cybèle la Grande Mère.
(296)
Secouant le thyrse , couronné de lierre,
Il honore Dionysos !
Allez, Bacchantes, allez, Bacchantes !
(297)
Ramenez Bromios , dieu fils de dieu,
Ramenez Dionysos,
Des monts de Phrygie aux places de l’Hellade,
Bien faites pour les chœurs !
Ramenez Bromios !

Sa mère le portait encore en elle,


Quand, dans les douleurs de l’enfantement,
S’abattit sur elle la foudre ailée de Zeus.
L’enfant put sortir de son sein,
Mais elle, foudroyée par le coup,
En perdit la vie.
Dans l’asile secret propice à sa naissance,
Zeus aussitôt reçut l’enfant.
Il le cacha dans sa cuisse,
Que fermaient des agrafes dorées,
Le soustrayant ainsi aux regards d’Héra.
Il le mit au monde, le dieu à tête de taureau,
Au jour fixé par le Destin,
(298)
Et lui fit don d’une couronne de serpents .

Depuis lors, les Ménades (299),


Nourricières des fauves,
Entremêlent à leurs boucles
Les serpents capturés dans leur chasse.

(300)
Ô Thèbes, nourricière de Sémélé ,
Couronne-toi de lierre !
(301)
Fleuris-toi, fleuris-toi, du vert smilax aux beaux
fruits !
Et livre-toi tout entière à Bacchus,
Avec les rameaux de chêne ou de sapin !
Entoure de toisons blanches

Les nébrides tigrées que tu as revêtues (302),


Et porte religieusement le thyrse de l’ivresse.
Aussitôt, le pays tout entier se mettra à danser,
Quand Bromios vers les monts conduira ses thiases,
Vers les monts où demeurent les femmes,
Qu’a chassées du métier et des navettes
(303)
L’aiguillon de Dionysos .

Ô asile secret des Courètes,


(304)
Antres sacrés de la Crète, berceau de Zeus !
Dans vos grottes, les corybantes au triple casque
(305)
Ont tendu pour moi cet orbe de cuir ,
Mêlant les airs bachiques
Au doux souffle de la flûte phrygienne.
(306)
Rhéa la Mère le reçut d’eux
(307)
Pour répondre à l’Évohé des Bacchantes ,
Et les Satyres en folie l’empruntèrent à la Mère,
Pour le faire résonner dans les chœurs de fête,
Qui enchantent Dionysos !

Il est doux, dans les montagnes, après la course thiasique,


De s’abattre sur le sol,
Revêtu de la sainte nébride,
Quand on pourchasse le bouc pour l’égorger,
Faire ses délices de la chair crue,
En s’élançant par les monts de Phrygie, de Lydie !
Celui qui mène la fête, c’est Dionysos, Évohé !
Le sol ruisselle de lait ! De vin, du nectar des abeilles,
Il ruisselle. Pareille à l’encens de Syrie,
Fume la torche de pin flamboyante qui jaillit
Du thyrse, dans les mains de Bacchus.
Le dieu bondit : dans sa course, dans sa danse,
Il stimule ceux qui s’égarent,
Et à grands cris les ramène,
Tandis qu’il secoue son opulente chevelure.
Au milieu des clameurs d’Évohé, tonne sa voix :
« Ô Bacchantes, allez, Bacchantes,
(308)
Parées de l’or du Tmolos ,
Chantez Dionysos au son profond du tambourin,
Évohé, Évohé !
Célébrez le dieu avec des airs, avec des mots phrygiens,
Tandis que la flûte sacrée aux accents mélodieux
Fait résonner le chant sacré,
Rythmant la course folle vers les monts, vers les monts. »
Joyeuse alors, telle une pouliche suivant sa mère dans les
prés,
Avance et bondit la Bacchante au pied léger !
v. 72-167

LES BACCHANTES, DU CALME À LA


FUREUR
[Penthée est roi de Thèbes. Toutes les Thébaines ont
abandonné leurs foyers pour célébrer dans la montagne le
culte de Dionysos. Un bouvier raconte au roi ce qu’il a vu.]
UN BOUVIER
(Il s’adresse à Penthée.)

Le troupeau de mes bœufs venait d’approcher les sommets


arides,
À l’heure où le soleil envoie ses rayons réchauffer la terre,
Quand je vois trois thiases, trois chœurs de femmes.
(309)
À la tête du premier était Autonoé . Ta mère Agavé
Était en tête du second et le troisième était conduit par Inô.
Toutes dormaient, le corps à l’abandon,
Les unes adossées aux branches d’un sapin,
Les autres, sur les feuilles d’un chêne, reposaient avec
pudeur,
La tête appuyée nonchalamment sur le sol.
Tout était chaste. Elles n’allaient pas, comme tu le dis,
Enivrées par le vin et le son de la flûte,
Chercher au fond des forêts de secrètes amours.
Ta mère alors, se dressant au milieu des Bacchantes,
Dès qu’elle entendit mugir nos bœufs cornus,
Poussa le cri rituel pour qu’elles se lèvent.
Secouant de leurs paupières le puissant sommeil,
Elles, merveille de décence, se dressèrent d’un bond,
Toutes, jeunes et vieilles, ou vierges ignorantes du joug.
Elles laissèrent d’abord sur les épaules flotter leur
chevelure,
Puis les unes rattachèrent le lien dénoué de leurs nébrides,
Ceignant ces peaux mouchetées de serpents qui leur
léchaient les joues.
D’autres avaient au bras de jeunes faons ou de farouches
louveteaux.
Elles leur donnaient le lait blanc de leur sein,
Ces jeunes mères au sein gonflé encore,
Qui avaient délaissé leurs petits nourrissons !
Elles mirent sur leur front des couronnes de lierre,
De feuilles de chêne ou de fleurs de smilax.
Et l’une, de son thyrse, frappa la pierre :
Une eau limpide en jaillit aussitôt.
(310)
L’autre, sur le sol, appuya son narthex :
Le dieu en fit sourdre une source de vin.
Celles qui avaient soif du blanc breuvage,
Du bout des doigts, creusaient le sol :
Il en sortait des flots de lait !
Du lierre de leur thyrse ruisselait le doux miel.
Ah ! que n’étais-tu là à contempler ce prodige !
Le dieu qu’aujourd’hui tu accuses,
Tu lui aurais, alors, adressé tes prières !
Tous, pâtres et bergers, nous nous sommes rassemblés
Pour échanger nos vues et débattre à l’envi
De ces prodiges qui nous émerveillaient.
L’un de nous, un habitué de la ville, habile à parler,
S’adressa à nous tous : « Vous qui habitez
Les saints plateaux de ces montagnes, que diriez-vous
De prendre en chasse Agavé, la mère de Penthée,
De l’éloigner de cette bacchanale,
Et complaire ainsi au roi ? » L’avis nous parut sage.
Nous nous embusquons alors, cachés sous des buissons
feuillus.
Elles, à l’heure fixée pour la bacchanale,
Secouent le thyrse et appellent d’une seule voix
(311)
Iacchos , Bromios, le fils de Zeus.
La montagne tout entière s’unit à leurs transports,
Et les bêtes avec elle. Tout s’ébranle à leur course.
Et voici qu’Agavé, bondissante, s’approche de moi.
Pour la saisir, je m’élance, je quitte le fourré,
Où nous étions cachés. Mais alors elle s’écrie :
« Compagnes de ma course, mes chiennes rapides,
Voilà des hommes qui nous traquent !
Suivez-moi ! Suivez-moi ! Armez du thyrse votre main ! »
Nous, nous avons évité, en fuyant, d’être mis en pièces.
Mais elles se déchaînent à mains nues sur nos bœufs qui
paissaient dans l’herbe.
Tu aurais vu l’une soulever dans ses bras
Une vache au pis gonflé, toute meuglante,
Et d’autres, dépecer des génisses.
Tu aurais vu des côtes, des sabots fourchus,
Projetés çà et là, et rester suspendus,
Souillés de sang, aux branches des sapins,
Des taureaux furieux, la corne agressive,
Bientôt s’abattre à terre, frappés par mille mains de
femmes,
Plus vite qu’il ne t’en faudrait, ô Prince,
Pour abaisser tes paupières sur tes royales pupilles ! […]
Nos camarades, furieux d’être ainsi pillés par les
bacchantes,
Courent aux armes. Mais on voit, Prince, un extraordinaire
prodige :
Leurs traits ne font pas couler le sang des Bacchantes,
Tandis qu’elles, rien qu’en lançant leurs thyrses,
Blessaient et faisaient fuir des hommes ! Elles, des
femmes !
Ce n’était pas sans l’aide de quelque dieu !
Puis elles retournèrent au lieu qu’elles avaient quitté,
Aux sources que le dieu leur avait découvertes.
Elles lavent le sang, et les gouttes qui tombaient sur leurs
joues,
Les serpents en les léchant en effacent la trace.
Ce dieu, quel qu’il soit, ô maître, reçois-le dans ta cité,
Car il est grand à tous égards. Et surtout, comme j’entends
qu’on le dit,
Parce qu’aux mortels il fait don de la vigne, le remède au
chagrin.
Et, sans vin, plus d’amour, plus rien qui réjouisse les
hommes !
v. 677-774

L’INSTANT TRAGIQUE : LA DÉSILLUSION


D’AGAVÉ
[Penthée a voulu lui-même aller espionner les bacchantes.
Celles-ci l’ont découvert et mis à mort, le prenant pour un
fauve. Agavé rapporte fièrement à son père Cadmos le fruit de
sa chasse.]
AGAVÉ

Tu peux, mon père, le dire avec une grande fierté :


Tu as pour filles les plus braves du monde, et de loin !
Nous toutes, et moi d’abord, qui ai laissé ma navette près
du métier,
Pour une œuvre plus grande : donner de mes mains la
chasse aux fauves.
Et je porte dans mes bras, tu le vois, le prix de ma
(312)
victoire ,
Pour qu’à ton palais il soit suspendu.
Reçois, père, ce trophée dans tes mains, et sois fier de ma
chasse.
Invite nos proches à un festin, car tu es un homme heureux,
Oui, heureux par ces exploits que nous avons accomplis.
CADMOS

Ô douleur sans mesure, ô spectacle qu’on ne saurait voir !


Du sang versé par vos malheureuses mains !
Elle est belle, la victime que tu as immolée aux dieux
Et pour qui tu m’invites à festoyer avec les Thébains !
Hélas ! Quels malheurs ! Les tiens, comme les miens !
Le dieu nous frappe avec justice, mais d’un coup trop dur,
Il nous anéantit, le seigneur Bromios, pourtant né de notre
race !
AGAVÉ

Que la vieillesse a l’humeur chagrine, et que son visage est


renfrogné !
Ah ! Si mon fils était un bon chasseur, s’il imitait
l’exemple de sa mère
En poursuivant les bêtes sauvages avec les jeunes gens de
Thèbes !
Mais lutter contre les dieux, c’est tout ce qu’il sait faire !
Tu dois le sermonner, père ! Ne va-t-on pas lui dire de
venir me trouver,
Pour qu’il voie le bonheur de sa mère ?
CADMOS

Hélas, hélas ! Quand vous comprendrez tout ce que vous


avez fait,
Immense sera votre douleur ! Mais si, jusqu’à la fin,
Vous devez toujours demeurer dans l’état où vous êtes,
Sans connaître le bonheur, vous ne saurez pourtant pas
votre malheur !
AGAVÉ

Mais qu’y a-t-il ici qui ne soit beau ? Qu’y a-t-il de


lugubre ?
CADMOS

Élève tout d’abord ton regard vers le ciel.


AGAVÉ

Voilà ! Mais pourquoi me dis-tu de le regarder ?


CADMOS

Est-il toujours le même, ou te paraît-il changé ?


AGAVÉ

Il me semble maintenant plus clair et plus pur.


CADMOS

Ce trouble qui t’agitait, est-il encore dans ton âme ?


AGAVÉ

Je ne comprends pas de quoi tu parles… mais je retrouve


mes esprits.
Et je sens qu’un changement s’est produit dans mon âme.
CADMOS
Veux-tu m’écouter et me répondre clairement ?
AGAVÉ

Oui, car j’ai oublié, père, ce que nous disions tout à


l’heure !
CADMOS

Dans quelle maison es-tu entrée par ton mariage ?


AGAVÉ

Tu m’as donnée à Échion, issu, dit-on, des dents du


Dragon.
CADMOS

Quel fils est né à ton époux, dans cette maison ?


AGAVÉ

Penthée, le fruit de notre union !


CADMOS

Quelle est donc la tête que tu tiens maintenant dans tes


bras ?
AGAVÉ

Celle d’un lion, m’ont dit mes compagnes de chasse.


CADMOS

Observe-la bien, il te suffira d’un regard.


AGAVÉ

Horreur ! Que vois-je ? Qu’est-ce que je porte dans mes


bras ?!
CADMOS

Regarde encore, tu le verras encore plus clairement !


AGAVÉ

Je vois une immense douleur, ô malheureuse que je suis !


CADMOS
Y trouves-tu une ressemblance avec un lion ?
AGAVÉ

Non, c’est la tête de Penthée que je porte, malheur !


CADMOS

On l’a pleurée, avant que tu ne la reconnaisses !


AGAVÉ

Qui l’a tué ? Comment se trouve-t-il entre mes mains ?


CADMOS

Triste vérité, tu arrives trop tard !


AGAVÉ

Parle ! Mon cœur frémit de ce que tu vas dire !


CADMOS

C’est toi qui l’as tué, toi avec tes sœurs !


AGAVÉ

Où est-il mort ? Dans son palais ? Ailleurs ?


CADMOS

Là même où les chiens, jadis, déchirèrent Actéon.


AGAVÉ
(313)
Mais qu’allait-il faire, le malheureux, au Cithéron ?
CADMOS

Il voulait y railler Bacchus et vos mystères !


AGAVÉ

Mais nous, comment étions-nous allées là-bas ?


CADMOS

Vous déliriez ! Et toute la ville aussi !


AGAVÉ

Dionysos nous a perdues !


v. 1232-1296
DÉMOCRITE
Démocrite d’Abdère, qui vécut approximativement entre
470 et 380 avant J.-C., affronte, comme Empédocle, la
question de l’Être. L’immensité de ce sujet situe son œuvre aux
confluents de la littérature, de la philosophie, de la théologie
et de la science. Démocrite est un esprit encyclopédique : il a
traité de physique, de mathématiques, d’astronomie, de
musique, comme il s’est intéressé à la morale, à la
psychologie, à la botanique, composant en outre de nombreux
traités techniques sur l’agriculture, la peinture, la
poliorcétique (l’art d’assiéger des villes). Une anecdote veut
qu’il ait vécu en ermite, dans une cabane ou dans une grotte,
pour ne pas être détourné de ses études.
Pour Démocrite, l’Être est morcelé en corps infimes et
indivisibles, les atomes, qui se meuvent dans le vide : l’adjectif
atomos signifie « insécable », il désigne « ce qui ne peut pas
être coupé » (le verbe « couper » se dit temnein en grec et, à
l’infinitif parfait, temein). C’est leur rencontre mécanique
dans le vide, sous l’effet d’une force nécessaire, qui produit
par agrégation les masses et les objets du monde, individus
compris. Démocrite fait ainsi l’économie de toute intervention
divine ou sacrée pour rendre compte de l’existence. Repris par
Épicure, par Lucrèce à Rome, puis Gassendi au XVIIe siècle, ce
matérialiste est à l’origine de la pensée atomiste.
Significativement, il intrigua le jeune Karl Marx, dont la thèse
de doctorat portait sur La Différence de la philosophie de la
nature chez Démocrite et Épicure (1841).
L’œuvre de Démocrite aurait constitué un ensemble de
cinquante-deux ouvrages, qui furent perdus ou détruits,
notamment au IIIe siècle après J.-C., en raison de leur
caractère subversif s’agissant de religion. Seuls des fragments,
cités par des auteurs comme Simplicius, Aristote, Diogène
Laërce ou Plutarque, ont subsisté. La postérité a retenu en
Démocrite le philosophe qui rit, par opposition à Héraclite et
à ses larmes. Démocrite est censé rire de la bizarrerie de
l’univers, des idées saugrenues des hommes, des conceptions
ridicules auxquelles ils sont attachés. Les textes confirment
peu cette représentation. Probablement destinée à faire valoir
un couple antithétique en Héraclite et Démocrite, elle a
cependant imposé une vision durable du matérialisme comme
philosophie du détachement et de la contestation ironique.
Fragments
33
La nature et l’éducation sont presque semblables. Car
l’éducation transforme l’homme, et cette transformation
produit en lui une seconde nature.
49
Il est pénible d’être commandé par pire que soi.
99
Sans un bon ami, il ne vaut pas la peine de vivre.
117
En réalité nous ne savons rien, car la vérité gît dans
l’abîme.
147
Les porcs aiment à se rouler dans la fange.
167
Un tourbillon de formes de toute sorte s’est séparé du Tout.
191
Pour l’homme, le bonheur vient de la modération dans le
plaisir et de la mesure dans la façon de vivre. Le défaut et
l’excès sont causes d’ordinaire de transformations, et
provoquent de grands troubles dans l’âme. Quand l’agitation
vient d’un écart important, les âmes perdent leur équilibre et
ne connaissent plus le bonheur. Il faut donc appliquer son
esprit à ce qui est possible, et se contenter de ce qui est à notre
disposition, en oubliant presque complètement ce dont on a
envie et qu’on admire, sans que cette pensée nous assiège.
Mais il faut, au contraire, avoir sous les yeux la vie des
malheureux, et penser à leurs grandes misères, pour que ce que
nous avons et dont nous disposons nous semble important et
enviable ; ainsi, en cessant de désirer plus, notre âme cessera
de vivre dans le tourment. Qui admire en effet les riches, ou
ceux qui sont considérés comme heureux par les autres
hommes, et qui y pense à toute heure, se trouve sans cesse
obligé d’entreprendre de nouvelles actions et de s’y consacrer,
désireux qu’il est de commettre un acte irréparable que la loi
interdit. C’est pourquoi il ne faut pas désirer ce qui ne nous
appartient pas, mais se contenter de ce qui nous appartient, en
comparant sa vie à celle des plus misérables, et s’estimer
heureux en songeant à ce qu’ils souffrent, et c’est d’autant
qu’on est plus heureux et qu’on vit mieux qu’eux. En s’en
tenant à cette façon de penser, on vivra dans un bonheur plus
grand et on échappera, tout au long de notre vie, à des
maladies qui sont loin d’être négligeables : l’envie, la jalousie
et la haine.
194
Les grandes joies naissent de la contemplation des belles
œuvres.
195
Les statues offrent à la contemplation la beauté de leurs
vêtements et de leurs parures, mais elles n’ont pas de cœur.
231
Sage est celui qui ne s’afflige pas de ce qu’il n’a pas,
mais qui se réjouit de ce qu’il a.
276
Ne pas avoir d’enfants, à mon avis, est une bonne chose ; je
vois, quand on en a, un grand nombre de risques
considérables, beaucoup de chagrins, peu de satisfactions, et
dans ce cas, elles sont légères et de peu d’importance.
277
Quand on a besoin d’assurer sa descendance, il vaut mieux,
à mon avis, adopter le fils d’un de ses amis, et on aura l’enfant
tel qu’on le veut, car on peut le choisir selon nos désirs et
selon ses dispositions, et son aptitude naturelle à l’obéissance.
La différence, c’est que, dans le cas de l’adoption, on peut
choisir, parmi de nombreux autres, l’enfant qu’on désire et tel
qu’il nous le faut. Mais si l’enfant vient de soi, les risques sont
multiples. Car on est obligé de l’accepter tel qu’il est.
295
Un vieillard a été jeune, mais il n’est pas sûr qu’un jeune
homme atteigne la vieillesse. Un bien réalisé est préférable à
un bien futur et douteux.
CRITIAS
Le philosophe sceptique Sextus Empiricus attribue à un
aristocrate, Critias (460-403 avant J.-C.), qui fut l’oncle de
Platon et l’un des Trente Tyrans qui exercèrent brièvement le
pouvoir à Athènes en 404, un fragment de quarante-deux vers
qui demeureraient d’une tragédie intitulée Sisyphe. Certaines
sources prétendent que l’œuvre serait en réalité d’Euripide. La
question, à peu près insoluble en l’état actuel des
connaissances, n’importe vraiment que dans la mesure où elle
permettrait de déterminer avec certitude si le passage doit être
tenu pour une authentique profession de foi ou un simple
morceau de bravoure. Le fragment, en effet, est une
exceptionnelle négation de la religion, présentée comme une
invention humaine destinée à dominer les esprits et à garantir
la paix sociale. La tirade traduit-elle la pensée d’une
personnalité historique controversée, proche des sophistes,
d’un homme cynique et hautain, ou n’est-elle que l’audacieuse
provocation d’un personnage de fiction ? Karl Popper, dans
La Société ouverte et ses ennemis, penche pour la première
hypothèse, discernant dans ces vers des coïncidences
frappantes avec les vues de Platon sur le « noble mensonge »
dans La République et Les Lois. Dans tous les cas, le
fragment témoigne de l’irruption au Ve siècle d’un débat
philosophique jusque-là inenvisageable sur l’existence des
dieux.
Sisyphe
Il fut un temps où la vie des hommes était sans règles.
Ils vivaient comme des bêtes, et seule régnait la force.
Il n’y avait pas de récompense pour les hommes bons,
Et pour les méchants, non plus de punition.
Plus tard, je pense, les hommes pour punir
Firent des lois, afin que la justice fût reine
Et qu’elle maintînt asservie l’insolence.
Et l’on était châtié pour le mal qu’on faisait.
Mais plus tard, comme les lois n’empêchaient
Que les violences commises au grand jour,
Et qu’on en commettait en se cachant,
C’est alors, j’imagine, qu’un homme, vif et avisé,
Eut l’idée d’inventer pour les hommes la croyance dans les
dieux,
Afin de faire peur aux méchants, quand bien même ils
cacheraient
Leurs actes, leurs propos ou leurs pensées.
Il introduisit donc l’idée du divin,
En définissant la divinité comme un être impérissable,
Qui entend et qui voit par la force de l’esprit,
Qui a l’œil sur tout, et qui a une nature divine ;
Qui entend ainsi tout ce que disent entre eux les mortels,
Et qui est capable de voir tout ce qui se trame sous le ciel :
« Même si tu restes muet sur le forfait que tu médites,
Cela n’échappera pas aux dieux, car ils ont en eux
La capacité de tout comprendre. »
Cité par Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, IX, 54, v. 1-24
HIPPOCRATE
Au Ve siècle, la médecine, qui ne consistait alors qu’en
l’usage de remèdes naturels, de dévotions et d’invocations
magiques, connaît une profonde transformation. L’observation
et une analyse raisonnée des données qu’elle permet de
collecter se développent, comme dans les autres champs du
savoir. Elle devient un art, une techné. Une abondante
littérature médicale apparaît : descriptions de cas, manuels
qui s’intéressent aussi bien à l’étiologie, à la diététique, à la
nosologie, qu’à la déontologie de la profession. Une
soixantaine de traités, tous rédigés en ionien, la langue des
savants, et composés entre la fin du Ve et le début du IVe siècle,
ont été conservés. La tradition, longtemps, les a attribués à
Hippocrate. Leur nombre et des disparités entre eux
s’opposent à cette idée, en dépit des similitudes qui les
unissent : il est devenu d’usage de parler plutôt du « corpus »
ou de « collection hippocratique », plaçant l’ensemble de ces
documents qui présentent une forte cohérence intellectuelle
sous l’autorité du plus célèbre des médecins de la période.
Hippocrate de Cos, né en 460 avant J.-C., appartient à la
puissante famille des Asclépiades, qui prétendait descendre du
dieu Asclépios lui-même et se consacrait, de père en fils, à
l’exercice de la médecine. Instruit par son père, il forma ainsi
à son tour ses fils, Thessalos et Dracon, et son gendre, Polybe.
À une époque où les médecins se déplaçaient de ville en ville à
la façon des sophistes, Hippocrate se rendit en Grèce du Nord
et en Thessalie, où il mourut entre 375 et 351. Sollicité par le
roi de Perse, Artaxerxès Ier, il aurait refusé d’entrer à son
service à la fois par mépris pour les richesses que le
monarque lui proposait et par attachement à sa patrie. Sa
célébrité, de son vivant même, lui vaut de figurer dans
plusieurs dialogues de Platon, à l’instar du Protagoras et du
Phèdre.
Les traités regroupés sous le nom d’Hippocrate illustrent
l’importance prise par l’observation clinique et l’examen
méthodique, rationnel, des phénomènes pendant la période.
L’ouvrage qui s’intitule Pronostic, traditionnellement attribué
à Hippocrate lui-même, pose les fondements d’un exercice qui
doit permettre au médecin d’interpréter les symptômes qu’il
notera et d’en tirer les conclusions nécessaires pour établir un
protocole thérapeutique. Les Épidémies, dont la rédaction va
de la fin du Ve siècle au milieu du IVe avant J.-C., sont une
suite de cas décrits de façon précise. Ces quatre cent
cinquante fiches de patients tenues au jour le jour, afin de
constituer une bibliothèque nosologique, préludent à un type
de littérature encore à l’honneur au XXe siècle, notamment
chez Freud. Ce travail est d’autant plus important que la
dissection ne sera pratiquée qu’à l’époque hellénistique, à
Alexandrie : il la remplace. On y voit la médecine devenir une
science. Ces notes récusent, en effet, toute idée d’une emprise
du divin sur l’homme. L’épilepsie cesse d’être tenue pour une
maladie sacrée et la maladie en général pour un châtiment ou
une malédiction. Leur auteur considère l’homme dans son
environnement naturel et dégage des lois de son comportement
par rapport à son milieu.
Le célèbre traité Airs, eaux, lieux, inclus parmi les textes
qui peuvent le plus sûrement être attribués à Hippocrate ou à
son entourage étroit dresse, à partir d’une enquête
géographique et climatique, des constats qui relèvent de
l’ethnographie, jetant les fondements d’une théorie des climats
qu’Aristote, au livre VII de la Politique, puis Montesquieu dans
De l’esprit des lois (1748), reprirent à leur compte : le climat
influe sur la santé, la morphologie, le tempérament des
individus et, par extension, détermine les régimes politiques
qu’ils adoptent, c’est-à-dire leurs usages, les nomoi, qu’on
appelle encore les « lois ». L’ouvrage a pour fonction
immédiate d’aider les médecins, qui circulaient d’un pays à
l’autre, à mieux connaître les caractéristiques des populations
qu’ils découvrent ou à les sensibiliser aux facteurs extérieurs
susceptibles d’agir sur leurs patients. Sa consonance avec les
travaux d’Hérodote est évidente. Comme les Histoires de ce
dernier, il rompt avec une vision hellénocentrée. Ce discours
suppose que l’homme, partout, est identique, quoique soumis à
des déterminismes locaux : un tel universalisme interdit de
croire qu’il existe aucune hiérarchie intrinsèque entre les
peuples. L’importance conférée au concept de krasis, de
combinaison harmonieuse, entre les différents principes qui
constituent un individu, rappelle quant à elle l’importance de
la notion de mesure ou de tempérance (sophrosyné),
d’équilibre, de modération (métriôtès), dans la philosophie
contemporaine. Le changement (métabolê) est le pendant
physique du déséquilibre moral, de l’excès, incarnés dans la
notion d’hubrys. Enfin, en distinguant minutieusement les
différentes phases des maladies, le médecin forge les outils
d’un discours évolutionniste qu’on retrouvera chez Aristote et
Polybe. On l’a compris : le thérapeute dont les traités
hippocratiques tracent la silhouette est un penseur et un
théoricien, autant qu’un praticien. Aidant l’homme à dominer
son sort, il n’est pas sans points communs avec le Prométhée
d’Eschyle.
Le traité Nature de l’homme serait l’œuvre, selon Aristote,
d’un neveu d’Hippocrate appelé Polybe. Alors qu’il s’emploie
à définir l’homme comme un tout structuré, il énonce la
théorie des humeurs, destinée à une extraordinaire postérité
dans l’Europe de la Renaissance et du XVIIe siècle. Quatre
humeurs, peut-être sur le modèle des quatre éléments
d’Empédocle (l’eau, l’air, le feu et la terre), coexistent en
l’homme, outre les parties solides qui le constituent : le sang,
le phlegme, la bile jaune, la bile noire. La santé est fonction de
leur mélange. S’il est équilibré, elle est bonne. Si l’une des
humeurs prédomine, la maladie l’emporte. Les hommes de
l’époque moderne étudièrent avec passion les états dérivés de
la bile noire, qu’ils regroupèrent sous le nom de
« mélancolie ». Dürer lui consacra plusieurs représentations.
Le médecin anglais Robert Burton composa une monumentale
Anatomie de la mélancolie (1621). Hamlet, les bergers de
L’Astrée (1607-1627) en souffrent, comme, encore, plus tard,
Chateaubriand. Peu d’inventions antiques eurent une telle
postérité.
Le corpus hippocratique pose, enfin, une éthique. Repris
dans les civilisations et aux époques les plus diverses, le
Serment attribué à Hippocrate témoigne de la force de celle-
ci, puisqu’il continue d’être invoqué en plein XXIe siècle. Il
révèle à quel point le médecin antique, soucieux d’exercer son
art à partir de règles morales strictes, a pu devenir un
véritable professionnel de la santé. Mais, si la formulation
d’interdits et de prescriptions minutieuses renvoie à un idéal,
elle reflète aussi en creux les erreurs et abus qui devaient
avoir lieu et qu’elle vise à éradiquer. Le traité Du médecin
révèle néanmoins une exigence d’abnégation et de dévouement
qui dénotent une conception très relevée du ministère médical
à l’âge classique. Non seulement l’intérêt du malade
prédomine en tout, mais certains passages, exigeant douceur
et respect de sa pudeur, sont d’une saisissante modernité.
Aussi, sans cesse commentée, reprise et perfectionnée,
notamment par Galien à Pergame, au IIe siècle après J.-C., la
collection hippocratique n’a jamais été jugée obsolète ou
reléguée aux oubliettes de la médecine. Les connaissances
qu’elle accumule n’ont pas tant été dépassées, que
perpétuellement réorganisées. En 1804, Laënnec, l’inventeur
du stéthoscope et de l’auscultation, entame sa carrière en
consacrant sa thèse à la doctrine d’Hippocrate…
Le Serment
Je jure, par Apollon médecin, par Asclépios, Hygie et
Panacée (314), par tous les dieux et toutes les déesses, en les
prenant à témoins, de tenir, selon mes capacités et mon
jugement, ce serment et cet engagement, de respecter, à l’égal
de mes parents, mon maître en cet art, de veiller à sa
subsistance et, s’il est dans le besoin, de lui donner une part de
mes biens, de considérer ses enfants comme mes propres
frères et de leur enseigner cet art, s’ils désirent l’apprendre,
sans salaire ni engagement, de transmettre enfin les préceptes,
les leçons orales et tout le reste de la doctrine à mes fils, aux
leurs, et aux disciples liés par un contrat et par serment,
suivant la loi médicale, mais à aucun autre. Je prescrirai au
malade le régime qu’il lui faut, selon mes capacités et mon
jugement, et je jure de le tenir éloigné de ce qui peut lui être
nuisible ou dommageable. Je n’administrerai à personne une
drogue mortelle, si on me le demande, et je ne prendrai pas
l’initiative de pareil conseil. Je ne remettrai à aucune femme
(315)
un pessaire abortif . J’observerai piété et pureté dans ma
vie, comme dans mon art. Je n’inciserai pas non plus les
(316)
malades atteints de lithiase , mais je les adresserai aux
spécialistes de cette opération. Dans toutes les maisons où je
rentrerai, ce sera pour l’utilité des malades, me tenant à l’écart
de tout méfait, de toute corruption volontaire et en particulier à
l’écart de relations amoureuses avec les femmes ou les
hommes, libres ou esclaves. Tout ce que je verrai ou que
j’entendrai, dans l’exercice de mon activité ou hors de mes
fonctions, concernant la vie des gens, ce qu’il ne faut jamais
divulguer au-dehors, je le tairai, les considérant comme des
secrets inviolables. Si donc je remplis fidèlement ce serment
sans l’enfreindre, qu’il me soit donné de jouir de ma vie et de
mon art, honoré à jamais de tous les hommes. Mais, si je le
(317)
viole ou si je me parjure, que tout le contraire m’arrive !
Airs, eaux, lieux
L’ASIE : DU CLIMAT À L’ETHNOGRAPHIE
Je veux maintenant, à propos de l’Asie et de l’Europe,
montrer combien ces contrées sont en tout point différentes et,
en particulier en ce qui concerne l’aspect physique des
peuples, je veux montrer qu’ils diffèrent et n’ont aucun point
commun. Si j’avais à aborder tous les sujets, mon exposé
serait trop long. J’exposerai donc mon sentiment sur les
différences les plus grandes et les plus importantes. Je dis donc
que l’Asie diffère de l’Europe par la nature de toutes choses,
aussi bien des plantes que des hommes eux-mêmes. Tout est
beaucoup plus beau en Asie. Cette terre est plus cultivée que
l’autre et les hommes ont un caractère plus doux et plus facile.
(318)
La cause en est le mélange tempéré des saisons , parce que
l’Asie est située entre les deux levers de soleil, vers l’orient, et
plus loin du froid. Or, ce qui est plus que tout à l’origine de la
croissance et de la culture en toute chose, c’est quand rien ne
(319)
domine avec excès, mais que l’égalité règne partout .
Cependant, toute l’Asie n’est pas partout la même : toute la
partie qui se situe à mi-distance de la chaleur et du froid porte
le plus de fruits, elle a les plus beaux arbres et l’air le plus pur.
Elle jouit des eaux les plus belles, qu’elles viennent de la terre
ou qu’elles descendent du ciel. Elle n’est pas trop brûlée par la
chaleur, elle ne pâtit pas non plus de la sécheresse et du
manque d’eau, elle n’a pas à affronter la violence du froid, ni
la neige ou les pluies abondantes. Il est naturel que, dans cet
endroit, les plantes saisonnières soient nombreuses, autant
celles qui proviennent de semences que celles que la terre
donne d’elle-même. Ce sont celles-ci dont les hommes
mangent les fruits, en transplantant ces plantes sauvages dans
des terrains qui leur conviennent. Il est naturel que le bétail
qu’on y élève soit très prospère : il y est le plus prolifique et le
meilleur pour nourrir ses petits. Naturel aussi, que les hommes
soient d’une forte constitution, très beaux de corps, et très
grands de taille, et qu’il n’y ait pas de grande différence entre
eux pour leur physique et leur stature. Il est encore naturel que
cette contrée ressemble beaucoup au printemps par la
modération des saisons. Mais le courage, la patience,
l’endurance, ou l’ardeur ne sauraient exister en une telle
(320)
nature […] , mais il est nécessaire que le plaisir
l’emporte. […]
Chapitre 12

CARACTÉRISTIQUES DES EUROPÉENS


(321)
Pour le reste des habitants de l’Europe , ils sont entre
eux de formes et de tailles différentes, parce que les
changements de saison sont grands et fréquents, avec des
chaleurs fortes suivies d’hivers rigoureux, des pluies
abondantes et une longue sécheresse, du vent également,
toutes choses qui provoquent des changements nombreux et de
toute sorte. Il est naturel que s’en ressente la génération qui,
lors de la coagulation de la semence, varie et qui n’est pas
toujours la même, en été ou en hiver, pendant les pluies ou la
sécheresse. C’est la raison pour laquelle, à mon avis, l’aspect
physique est plus varié chez les Européens que chez les
Asiatiques, et que, selon chaque cité, la population soit de
taille si différente : les altérations, en effet, de la coagulation
de la semence sont plus nombreuses dans des changements de
saison rapprochés que dans des saisons qui se ressemblent et
sont presque identiques. S’agissant des mœurs, on peut dire la
même chose : dans une nature de ce type apparaissent la
sauvagerie, le caractère farouche et la fougue, car les chocs
fréquents auxquels est soumis l’esprit le rendent sauvage et lui
ôtent la douceur et l’aménité. Voilà pourquoi je pense que les
habitants de l’Europe sont plus courageux que ceux de l’Asie,
car, sous un climat toujours à peu près égal, règne l’indolence,
alors que, sous un climat variable, l’endurance physique ou
morale est de mise. Or de l’inaction et de la mollesse vient la
lâcheté, alors que de l’endurance et des efforts naît le courage.
C’est cela qui rend les habitants de l’Europe plus belliqueux,
et ce sont aussi leurs lois, parce qu’ils ne sont pas gouvernés
par des rois, comme en Asie. De fait, là où il y a des rois, les
gens sont nécessairement très lâches, comme je l’ai déjà dit,
car leur âme est asservie et ils ne veulent pas de bon gré
affronter des dangers à l’aventure pour le compte d’autrui.
Mais ceux qui sont gouvernés par leurs propres lois assument
le danger pour eux-mêmes, et non pour d’autres, montrent une
ardeur spontanée et ils affrontent ainsi les périls. Le prix de la
victoire, en effet, c’est eux-mêmes qui le remportent. Ainsi, les
lois ne sont pas pour une part négligeable dans l’incitation au
courage. Voilà donc ce qu’il en est de manière globale et
générale de l’Europe comparée à l’Asie.
Chap. 23

Nature de l’homme
THÉORIE DES HUMEURS
Le corps de l’homme renferme du sang, du phlegme, de la
bile jaune et noire : c’est ce qui constitue la nature du corps,
qui en fait la santé ou la maladie. Il y a donc santé parfaite,
quand ces humeurs entretiennent entre elles un juste rapport
sur le plan de la quantité et de la qualité et qu’elles sont très
bien mêlées ; il y a maladie quand l’une de ces humeurs, soit
en excès, soit en défaut, est isolée dans le corps et n’est pas
(322)
mélangée au reste . Nécessairement, en effet, quand l’une
de ces humeurs s’est isolée et se tient à part soi, non seulement
l’endroit d’où elle est partie devient malade, mais aussi
l’endroit où elle s’épanche s’engorge et cause douleur et
souffrance. Et quand l’une de ces humeurs s’écoule hors du
corps plus qu’il ne faut pour résorber cette surabondance, cette
évacuation est douloureuse. Si, au contraire, c’est en dedans
que se font cette évacuation, ce changement et cette séparation
d’avec les autres humeurs, alors nécessairement, d’après ce
que nous avons déjà dit, la douleur sera double, au lieu quitté
(323)
et au lieu engorgé .
Chap. 4

Pronostic
Pour un médecin, il me semble très bon qu’il s’applique au
pronostic. En effet, en connaissant d’avance et en prédisant
(324)
auprès des malades le présent, le passé et l’avenir , en
passant en revue tout ce qui peut échapper aux patients, il les
persuadera qu’il connaît plus qu’un autre les affaires des
malades, en sorte que ceux-ci se mettront sans crainte entre
leurs mains. Quant au traitement, il fera au mieux, s’il sait à
l’avance ce qui se passera d’après les affections présentes.
Mais la santé, il est impossible de la rendre à tous les malades.
En tout cas, pouvoir le faire serait une meilleure chose que
prévoir les événements qui doivent arriver. Mais, puisque les
hommes meurent, les uns, avant d’avoir appelé le médecin,
vaincus par la violence de la maladie, et les autres, presque
immédiatement après l’avoir appelé, que ce soit après une
journée ou après un peu plus de temps, avant que le médecin
n’ait pu par son art combattre chaque maladie, il faut donc que
celui-ci connaisse la nature de telles affections, de combien
elles dépassent les forces du corps et en même temps s’il y a
(325)
en elles quelque chose de divin , et il lui faut apprendre à
en faire le pronostic. C’est ainsi qu’un médecin sera à juste
titre admiré et qu’il fera un bon médecin. En effet, ceux qui
peuvent guérir, il sera d’autant plus capable de les préserver de
la mort, qu’il aura depuis plus longtemps pris ses précautions
contre tout ce qui peut arriver et, en prévoyant et en prédisant
lesquels mourront et lesquels il pourra sauver, il sera exempt
de tout reproche.
Voici comment le médecin doit faire dans les maladies
aiguës : examiner d’abord le visage du malade, pour voir s’il
ressemble à celui des gens en bonne santé et surtout, s’il est le
même qu’habituellement, avant la maladie : s’il est le même,
c’est très bien, sinon, plus il est différent, plus le cas est grave.
Voici comment il peut se présenter : nez effilé, yeux enfoncés,
tempes affaissées, oreilles froides et contractées, lobes des
oreilles écartés, peau du front dure, tendue et sèche ; le teint de
l’ensemble du visage est verdâtre ou noir. Si c’est au début de
la maladie, que le visage a cet aspect, et s’il n’est pas possible
(326)
d’expliquer ce changement à partir des autres signes , il
faut demander au malade s’il a souffert d’insomnies, s’il a eu
de fortes diarrhées, ou s’il est affamé. Si c’est le cas, on doit
considérer que le danger est moindre. De fait, il suffit d’un
jour et d’une nuit pour juger si cette altération du visage est
due à des causes de ce type. Mais, si le malade dit qu’il n’a
souffert de rien de tel et s’il ne retrouve pas son visage
habituel dans l’espace de temps mentionné, il faut savoir qu’il
est proche de la mort. Si le visage garde cet aspect, quand la
maladie est plus avancée, au troisième ou au quatrième jour, il
faut d’abord poser au malade les questions que j’ai dites plus
haut, et ensuite examiner les autres signes, ceux de l’ensemble
du corps, comme ceux des yeux. Si les yeux fuient la lumière,
s’ils larmoient, s’ils divergent, si l’un devient plus petit que
l’autre, si le blanc des yeux devient rouge ou livide, s’il y
apparaît de petits vaisseaux noirs, ou de la chassie autour des
pupilles, s’ils sont flottants, exorbités ou au contraire très
enfoncés, si les pupilles sont desséchées et sans éclat, si enfin
le teint de tout le visage est altéré, il faut considérer que tous
ces signes sont mauvais et mortels. Il faut aussi considérer ce
qu’on entrevoit du globe de l’œil pendant le sommeil : si on
voit une partie du blanc de l’œil, à travers les paupières
entr’ouvertes, sans que ce soit l’effet d’une diarrhée, ou d’une
potion évacuante, ou d’une habitude naturelle, c’est un signe
fâcheux, qui annonce une mort certaine. Si la paupière, la lèvre
ou le nez se contractent ou deviennent livides, et qu’un des
autres signes s’y associe, il faut savoir que le malade est tout
proche de la mort.
Chap. 1-2

Du médecin
Le médecin autant que le permet sa nature, doit avoir le
teint frais, et un peu d’embonpoint, car on présume en général
qu’un médecin qui n’a pas l’air en bonne santé ne saurait bien
soigner les autres. Il faudra ensuite qu’il soit très propre sur sa
personne, habillé comme il faut, et parfumé agréablement,
d’une odeur qui n’ait rien de suspect. Car tout cela fait bonne
impression aux malades. Quant au moral, le bon médecin non
seulement saura garder le silence, mais il aura une vie bien
réglée : cela est très important pour sa réputation. Il devra
avoir les mœurs d’un homme de bien et, envers tous, il fera
preuve de sérieux et d’humanité. Trop d’empressement et de
sollicitude entraîne en effet le mépris, quand même ce
comportement serait utile. Il doit donc veiller à son pouvoir
sur le malade, car les mêmes services rendus aux mêmes
personnes sont appréciés quand ils sont rares. Quant à sa
physionomie, le médecin doit avoir l’air réfléchi, sans dureté.
Autrement, il paraîtrait arrogant et misanthrope. Celui qui se
laisse aller au rire, et qui est gai plus qu’il ne faut, est
considéré comme grossier. Cela n’est donc pas la moindre des
choses à éviter. La justice réglera toutes les relations du
médecin, et elle sera souvent son secours, car ce sont des
rapports étroits qui l’unissent aux malades : eux sont entre les
mains du médecin et lui, à toute heure, est en rapport avec des
femmes, des jeunes filles ou en contact avec les objets les plus
(327)
précieux . Il doit donc, devant tout cela, rester maître de
lui-même. Tel doit être le médecin, au physique et au moral.
1-2

Épidémies
LA FILLE D’EURYANAX
La fille d’Euryanax, vierge, eut une grosse fièvre. Aucune
soif pendant toute sa maladie, manque d’appétit. Selles peu
abondantes, consistance de ses urines légère, de petite
quantité, et d’une mauvaise couleur. Au début de sa maladie,
elle eut des douleurs au siège.
Au sixième jour, la fièvre disparut, et elle ne sua pas. Puis il
y eut crise, l’abcès formé au siège fut légèrement purulent, et il
s’ouvrit au moment de la crise.
Après la crise, au septième jour, elle eut des frissons, elle
eut chaud et ensuite elle sua.
Au huitième jour, les frissons se firent plus faibles. Mais
ensuite les extrémités restèrent froides.
Vers le dixième jour, à la suite d’une suée, elle délira mais
ensuite reprit vite connaissance. On disait que c’était après
avoir mangé une grappe de raisin.
Elle eut une rémission le douzième jour, puis délira à
nouveau, beaucoup. Son ventre était dérangé : selles bilieuses,
peu abondantes, non mélangées, ténues et mordantes. Elle se
relevait souvent (pour aller à la selle). Elle mourut le septième
jour, à partir de celui où elle avait déliré pour la dernière fois.
Cette jeune fille, quand la maladie avait commencé, souffrait
de la gorge, et sa gorge resta toujours rouge : luette étirée, flux
nombreux, ténus, âcres ; une toux grasse qui ne faisait rien
remonter. La malade resta à jeun pendant tout ce temps et elle
n’avait envie de rien. Elle n’avait pas soif, ne but presque rien.
Elle était silencieuse ; elle ne disait pas un seul mot. Elle se
sentait abattue. Elle avait perdu tout espoir. Il y avait aussi en
elle quelque disposition congénitale à la phtisie.
III, 1, 6

PYTHION DE THASAS
Dans l’île de Thasos, Pythion, qui était couché au-dessus
du temple d’Héraclès, à la suite de travaux pénibles et d’une
façon de vivre négligente, fut saisi de grands frissons et d’une
forte fièvre : langue un peu sèche, altérée, bilieuse, insomnie,
(328)
urine noirâtre avec énéorème en haut : il ne s’était pas
déposé.
Le deuxième jour, vers le milieu de la journée,
refroidissement des extrémités, surtout des mains et de la tête ;
perte de la parole, de la voix, souffle court pendant longtemps.
Puis il se réchauffa, il eut soif, et sa nuit fut tranquille. Il sua
un peu de la tête.
Au troisième jour, il passa la journée tranquillement. Plus
tard, au coucher du soleil, il eut un peu froid, puis des nausées
survinrent, un état perturbé, une nuit pénible sans sommeil. Il
sortit du ventre des excréments compacts en petite quantité.
Le quatrième jour, la matinée fut tranquille, mais vers le
milieu de la journée, tout empira : refroidissement, perte de la
parole, de la voix, aggravation générale. Le malade se
réchauffa peu à peu. Son urine était noire, avec un énéorème.
La nuit fut calme. Le malade dormit.
Le cinquième jour, il sembla un peu soulagé, mais il
ressentit au ventre une lourdeur qui le fit souffrir. Il eut soif, la
nuit fut pénible.
Le sixième jour, la matinée fut tranquille, mais dans la
soirée, les douleurs augmentèrent, l’état empira, et plus tard il
alla bien du corps après un petit lavement. Il dormit pendant la
nuit.
Le septième jour, il eut des nausées, fut un peu agité et eut
des mictions huileuses. Beaucoup de trouble la nuit, délire, et
point de sommeil.
Le huitième jour au matin, il dormit un peu, ensuite
nouveau refroidissement, perte de la voix, respiration ténue et
faible. Il se réchauffa un peu le soir, mais il délira. Quand le
jour approcha, il connut un bref soulagement ; déjections non
mélangées, bilieuses.
Neuvième jour, état comateux, nausées au réveil ; soif
médiocre. Vers le coucher du soleil, il se sentit mal, il délirait
et il passa une mauvaise nuit.
Le dixième jour au matin, il perdit la voix. Grand
refroidissement, forte fièvre avec une suée abondante. Il
mourut.
III, 17, 3
THUCYDIDE
Il y a du paradoxe dans l’extraordinaire notoriété de
l’historien Thucydide, auteur d’une seule œuvre, œuvre
inachevée et consacrée à un sujet très circonscrit : la guerre
qui opposa Athènes et Sparte entre 431 et 404 (incomplet, son
récit s’arrête en 411). Thucydide ne s’intéresse guère à
Athènes, ni aux cités autour d’elle. Toute son attention, non
sans une certaine sécheresse, porte sur le conflit qui les
oppose. Mais il incarne si parfaitement une façon d’écrire
l’histoire et d’en tirer des lois générales, qu’il est rapidement
passé pour un de ces modèles qu’on dit classiques, c’est-à-dire
qu’on donne en exemple aux classes pour la pureté du
paradigme qu’ils proposent.
Thucydide, déjà, représente de façon exemplaire son temps.
Né vers 460, c’est le contemporain d’Hippocrate ou de
Démocrite. Il partage leur passion de l’observation factuelle
et de l’intelligence rationnelle. Issu d’une grande famille
athénienne, il fut nommé stratège pendant la guerre du
Péloponnèse, en 424. Chargé d’assurer la défense
d’Amphipolis, en Macédoine, il échoua : le Spartiate Brasidas
s’empara de la ville. Frappé par une sentence d’exil,
Thucydide quitta Athènes. Il n’y revint qu’en 404, quand la
cité tomba aux mains des Trente, et y mourut vers 396.
Héritier de l’Athènes du Ve siècle, formé par ses sophistes,
voué à exercer les charges d’un citoyen exemplaire, Thucydide
assista donc à sa chute et, fût-ce de façon limitée, y participa.
Aussi est-ce à l’étude de cette décadence que, riche, libre
de voyager, il se consacra de 424 à sa mort, composant une
vaste Guerre du Péloponnèse. Thucydide ne se soucie pas
d’une histoire à l’échelle du monde, ni d’une histoire curieuse
de ses origines. Il s’intéresse à son temps, au sort de sa cité, à
ses contemporains. Il justifie d’ailleurs ce choix : les faits qu’il
raconte ont, explique-t-il, changé le visage de la Grèce. Or,
témoin engagé, il dispose à leur sujet d’informations plus
exactes qu’il ne pourrait en avoir à propos de n’importe quel
autre. Il ne s’agit pas de prendre parti. Thucydide revendique
l’objectivité la plus extrême. Il fait valoir qu’il a pu assister en
personne à de nombreux événements, consulter des témoins,
quand c’était nécessaire, réunir toutes les informations
indispensables, précisément pour éviter d’avoir une vision
lacunaire et partiale du conflit qu’il souhaite étudier.
Conformément à l’exigence de rigueur qui anime son
auteur, l’œuvre obéit à une construction exacte. Le premier
livre constitue une ample introduction. Thucydide démontre
l’importance de la guerre dont il va traiter : elle est le point
d’aboutissement d’un long mouvement de concentration de la
puissance militaire et financière en Grèce. Il pose ensuite un
postulat critique. Il faut distinguer entre les causes
immédiates, événementielles, de la guerre (les rivalités entre
les différentes cités), et sa cause profonde : la peur que
l’hégémonie d’Athènes a inspirée à Sparte. Après ce
diagnostic, sept livres traitent chronologiquement du conflit à
partir de la bataille de Platée. Thucydide, en distribuant son
récit selon l’enchaînement naturel des saisons, se garde de
suivre une grille de lecture humaine qui constituerait une
construction arbitraire de l’esprit et risquerait d’emblée
d’imposer un prisme tendancieux à la présentation des faits. Il
applique le même principe d’un doute méthodique aux récits
qu’il a pu recueillir. Thucydide se livre chaque fois à une
critique sévère de ses sources, soucieux de déterminer les plus
fiables et les plus fidèles à la réalité. Il élimine d’autre part de
son étude l’idée d’une quelconque intervention des dieux :
l’historien raconte une histoire vécue et accomplie par les
hommes, dont ils sont les seuls agents, même s’il n’ignore pas
quel rôle le hasard (la tuchè) peut y tenir. Thucydide est
sensible aussi à la part de l’irrationnel irréductible aux
conduites humaines : passions, aveuglements et pulsions
propres aux foules, qui échappent à toute logique. Déterminé à
comprendre le passé, Thucydide allègue ainsi, pour élucider
l’enchaînement des actions, des données matérielles ou
économiques, comme des motifs psychologiques ou des
raisons stratégiques. Il s’abstient surtout de tout jugement
moral, de tout préjugé personnel. Jamais il ne cède à
l’anecdote gratuite. La Guerre du Péloponnèse,
inlassablement, pèse, évalue, scrute, analyse, discrimine. Le
récit des événements et leur explication vont de pair : nul
commentaire après coup. Pas de glose. La narration, en soi,
démontre.
Car Thucydide ne s’abstient pas de penser ou d’interpréter
ce qu’il relate. Il voit dans la guerre la conséquence de
l’impérialisme athénien à partir de la fin des guerres
médiques. Le pouvoir d’Athènes était corrélé à l’empire
qu’elle exerçait. Ne pouvant tolérer aucun affaiblissement de
ce dernier, parce qu’il menacerait son intégrité, la cité a été
contrainte de multiplier les entreprises vouées à susciter la
crainte de ses ennemis, mais aussi de ses alliés, au risque
d’inspirer autant de rancœur aux uns et aux autres. Elle n’a
donc pu affermir sa domination qu’en exacerbant des
sentiments qui la mettaient en péril. Le mécanisme inexorable
de cet expansionnisme auquel la mesure est interdite, et qui se
montre par là incapable de se garder du vice de l’hybris,
évoque le mouvement de la tragédie. L’importance conférée à
des puissants, comme Thémistocle ou Périclès, l’insertion de
grands discours en forme dans le récit, rappellent également
le genre tragique.
Ces discours sont un des hauts lieux de la narration
thucydidéenne. Ils sont nombreux et placés dans la bouche
d’orateurs très divers. Ce sont des morceaux de bravoure,
mais dépouillés de toute verbosité. Leur style est tendu, plein,
souvent difficile. Ils sont remplis d’allusions et de sous-
entendus. Ils révèlent en action les motivations, les calculs, les
espérances, les conceptions politiques et militaires de ceux qui
les prononcent. Ils permettent à l’historien de se tenir
apparemment en retrait, de ne pas expliciter lui-même, de ne
pas gloser, mais de faire voir et entendre directement à son
lecteur ce qu’il lui importe de signifier. Ces allocutions sont de
pures recréations. Elles reposent sur une science rhétorique du
vraisemblable, qui suppose qu’il existe une nature de l’homme
générale, dotée de caractères fixes, et qu’on puisse se référer à
des lois du comportement, mais aussi qu’on domine l’exercice
de techniques précises, auxquelles Thucydide, en plein âge
d’or de l’art oratoire athénien, est manifestement rompu. Ces
discours fonctionnent souvent par paires. Ils permettent de
mettre en scène de véritables débats. Ceux-ci portent de façon
privilégiée sur la question de la force : elle hante toute la
littérature de la période. Le discours que les Corinthiens
adressent en 432 aux Lacédémoniens pour les convaincre de
les rejoindre contre Athènes est un modèle du genre (I, 70).
Thucydide ne désigne pas d’orateur spécifique. L’intervention
a valeur de paradigme ; elle exprime la voix d’une
communauté en soi. La harangue révèle une intelligence aiguë
de ses auditeurs, exhortés en même temps que fustigés, et fait
ressortir les frustrations, les rancœurs, l’admiration sourde
qu’Athènes suscite : haïe, elle demeure un modèle. On ne peut
qu’admirer la virtuosité de l’historien qui signifie, sans dire
pesamment, l’ambivalence d’une situation et parvient à
concevoir si lucidement les sentiments des rivaux de sa propre
cité.
L’intelligence du propos chez Thucydide se manifeste aussi
avec brio dans des passages analytiques comme la
présentation de la peste qui frappe Athènes en juin 430 et
l’analyse des maux de la guerre civile qui est proposée à
l’occasion de l’évocation des massacres auxquels oligarques
et démocrates se livrèrent, les uns contre les autres, en 427 à
Corcyre (l’actuelle Corfou). Les deux textes emploient le motif
nosographique, qu’il s’agisse de décrire comment une
épidémie ou la discorde peuvent ronger un corps social. Le
récit de la souffrance et des violences qui se déchaînent contre
les citoyens sert à scruter les instincts qu’elles libèrent, les
réponses qui leur sont apportées. L’émotion n’est pas absente
de ces relations pathétiques, mais son surgissement est jugulé.
Elle perce sans cesse dans le compte-rendu de la déroute que
la flotte d’Athènes essuya dans la rade de Syracuse en 413.
Son expression, cependant, reste, là encore, dominée.
Thucydide n’entend pas qu’elle l’empêche de transcender le
caractère circonstanciel des événements pour exposer au jour
une vérité, humaine, politique, militaire, qui puisse s’avérer,
selon la célèbre formule de l’historien, une acquisition ou « un
trésor pour toujours » (ktêma eis aei). Le renversement de
l’image d’Athènes, telle qu’elle apparaît dans le discours des
Corinthiens, au tout début de la guerre, puis au moment du
désastre de 413, est peut-être ainsi, de manière tacite, sans
aucune emphase, un des plus admirables réquisitoires qu’on
ait jamais dressés contre la démesure impérialiste et la guerre.
La Guerre du Péloponnèse
DISCOURS DES CORINTHIENS AUX
LACÉDÉMONIENS (329)
Vous n’imaginez pas combien les Athéniens diffèrent de
vous. Eux sont novateurs, prompts à concevoir et à réaliser
concrètement ce qu’ils ont décidé ; vous, vous n’avez en tête
que de conserver vos acquis, de refuser toute idée neuve, et,
dans la pratique, vous ne faites même pas l’indispensable. De
même, eux sont audacieux au-delà de leurs forces, hardis
jusqu’à l’irréflexion, et optimistes dans les périls. Mais vous,
ce qui vous caractérise, c’est d’agir en deçà de vos forces, de
vous défier même des jugements les plus sûrs de la pensée, et,
dans le péril, de croire que jamais vous ne vous en tirerez. Ils
sont en outre résolus alors que vous êtes timorés, ils se
déplacent facilement alors que vous êtes particulièrement
casaniers ; car ils pensent en quittant leur cité acquérir quelque
bien, et vous, que de telles expéditions peuvent porter
préjudice même à ce que vous possédez. Victorieux,
ils poussent leur avantage aussi loin qu’ils peuvent, et vaincus,
ils cèdent le moins de terrain possible. Ils font, mieux que
tous, l’abandon de leur corps pour le salut de leur cité, mais,
pour lui apporter quelque avantage, ils utilisent, mieux que
tous, leur jugement propre. Et s’ils n’atteignent pas ce qu’ils
s’étaient fixé, ils se croient dépouillés de leurs propres
possessions, mais si une expédition leur permet d’acquérir
quelque avantage, ils pensent qu’en comparaison de l’avenir
c’est encore bien peu, et si jamais ils échouent dans quelque
tentative, ils compensent leur échec par d’autres espérances.
Pour eux seuls en effet, quand ils ont formé un projet, réussite
et espoir sont une même chose, tant ils entreprennent vite ce
qu’ils ont décidé. Pour tout cela, ils affrontent, leur vie durant,
peines et dangers, et ils profitent très peu de ce qu’ils
possèdent, parce qu’ils cherchent sans cesse à acquérir, et que
pour eux la fête consiste à faire ce qu’ils doivent, tandis que
les soucis de l’activité laborieuse leur sont moins pénibles que
le désœuvrement oisif. Ainsi dirait-on à bon droit en un mot
qu’il n’est dans leur nature ni de rester en repos eux-mêmes, ni
d’en laisser aux autres.
I, 70, 2
LA PESTE D’ATHÈNES
L’épidémie commença, dit-on, dans la région située en
arrière de l’Égypte, en Éthiopie, puis elle descendit en Égypte
et en Libye, et dans la plupart des États du roi de Perse. Elle
s’abattit soudainement sur Athènes, en commençant par
toucher les habitants du Pirée, qui prétendirent même que les
Péloponnésiens avaient empoisonné leurs citernes (car il n’y
avait pas encore de fontaines là-bas). Puis elle arriva aussi à la
ville haute et, dès lors, les morts furent beaucoup plus
nombreuses. Sur cette maladie, chacun, médecin ou profane,
peut dire ce qu’il pense de son origine probable et des causes
qui sont susceptibles d’entraîner de tels bouleversements dans
l’organisme. Mais, pour ma part, je décrirai la maladie, et je
dirai à quels symptômes on pourrait la reconnaître, si elle se
reproduisait, pour qu’en le sachant, on ne soit pas pris au
dépourvu ; voilà ce que j’exposerai, moi-même ayant souffert
de ce mal, et en ayant vu personnellement d’autres en souffrir.
Cette année-là, de l’aveu unanime, les autres affections
furent particulièrement rares. Mais ceux qui étaient déjà
souffrants, finirent toujours par contracter le nouveau mal.
Quant aux autres, sans aucune cause apparente, alors qu’ils
étaient en pleine santé, ils avaient d’abord la tête très chaude,
les yeux rouges et enflammés, et, au-dedans, le pharynx et la
langue sanguinolents ; leur respiration était irrégulière et leur
haleine fétide. Puis, à partir de là, c’étaient des éternuements et
un enrouement de la voix et, en peu de temps, le mal
descendait sur la poitrine, accompagné d’une toux violente. Et
quand il se fixait sur le cœur, des bouleversements s’y
produisaient, et toutes les humeurs bilieuses, que les médecins
savent nommer, étaient évacuées, provoquant de vives
souffrances. La plupart des malades étaient ensuite pris de
hoquets sans vomissement, mais avec des spasmes violents,
pour les uns juste après qu’ils avaient cessé de vomir, et pour
d’autres, bien plus tard. Dans son aspect extérieur, le corps ne
semblait pas trop chaud, quand on le touchait, ni non plus
(330)
jaune. Il était rougeâtre, livide, et parsemé de phlyctènes
et d’ulcères. Mais à l’intérieur, la fièvre ressentie brûlait tant
que le contact des vêtements ou des draps les plus fins étaient
insupportables, et qu’on ne pouvait que rester nu, et ce qu’on
désirait le plus était de se jeter dans une eau fraîche.
D’ailleurs, beaucoup, quand on ne s’occupait pas d’eux, le
firent : pris d’une soif irrésistible, ils se jetaient dans les
citernes. Et, qu’on bût peu ou beaucoup, on restait dans le
même état. À cela s’ajoutaient constamment une agitation
impossible à calmer et un sommeil difficile. Le corps, tant que
la maladie était virulente, ne dépérissait pas, il résistait de
façon étonnante à la souffrance ; aussi la plupart des malades
mouraient-ils au bout de six ou de huit jours, sous l’effet de ce
feu qu’ils ressentaient intérieurement, mais ils gardaient
encore un peu de force ; ou bien, s’ils en réchappaient au bout
de cette période, le mal descendait sur les intestins, de fortes
ulcérations s’y produisaient, et de violentes diarrhées s’y
ajoutaient, si bien que, dans la plupart des cas, on mourait plus
tard, à cause de l’épuisement qui s’ensuivait. La maladie se
répandait à travers tout le corps, de haut en bas, le mal
s’implantant d’abord dans la tête. Ceux qui survivaient aux
plus fortes crises, se voyaient atteints aux extrémités. Le mal
s’abattait sur les parties sexuelles, au bout des mains, et au
bout des pieds, et beaucoup ne restaient en vie qu’en les
perdant. Il y en eut également qui perdirent la vue. Certains
aussi étaient frappés d’une totale amnésie, au moment où ils
guérissaient : ils ne savaient plus qui ils étaient, et ils ne
reconnaissaient pas leurs proches.
Les mots ne peuvent suffire à décrire la nature de cette
maladie. Elle s’abattait sur chacun avec trop de force pour
qu’on y pût résister ; on voit en particulier qu’elle était sans
rapport avec les maladies ordinaires au fait suivant : alors que
beaucoup de morts restaient sans sépulture, tous les animaux,
quadrupèdes ou oiseaux, qui se nourrissent de chair humaine,
soit n’approchaient pas, soit mouraient, quand ils y avaient
touché. En voici la preuve : pour ce genre d’oiseaux, on vit
clairement qu’ils avaient disparu, que ce soit autour des
cadavres, ou ailleurs ; quant aux chiens, comme ils vivent
auprès de l’homme, on pouvait d’autant mieux observer leur
comportement.
Telle était donc la forme générale de la maladie,
indépendamment de tous les symptômes particuliers qui
faisaient que dans chaque cas elle se manifestait de façon
différente. Mais pendant toute cette période, on ne fut atteint
d’aucune des affections habituelles, ou alors si l’une d’elles
survenait, elle finissait toujours par cette maladie. Les uns
mouraient faute de soins, et les autres, même s’ils étaient bien
soignés. Et il n’y avait même pas, disons-le, un remède
déterminé qui pût être utile à ceux qui l’employaient, car ce
qui était bon pour l’un était nuisible à l’autre. Aucune
constitution, qu’elle fût faible ou robuste, ne se montra capable
de résister au mal, qui emportait tout, indifféremment, quels
que fussent les soins reçus. Mais le plus terrible, dans ce mal,
était l’abattement qu’on éprouvait quand on se sentait atteint :
on s’abandonnait aussitôt au désespoir, et sans offrir de
résistance, on se laissait d’autant plus aller. C’était aussi qu’en
soignant les autres, on était soi-même contaminé, et ainsi la
mort s’abattait sur les hommes comme sur du bétail. C’était là,
du reste, la principale cause des décès. Et quand, pris de peur,
on ne voulait pas avoir de contact avec les autres, on mourait,
abandonné de tous, et bien des maisons perdirent leurs
habitants, parce qu’il n’y avait personne pour donner des
soins. Mais, quand les gens entraient en contact avec les
malades, ils étaient mortellement touchés, surtout ceux qui
faisaient preuve de quelque dévouement ; poussés par le
sentiment du devoir, ils se rendaient en effet auprès de leurs
amis sans s’épargner, d’autant que les proches eux-mêmes,
vaincus par l’ampleur de leur malheur, finissaient par ne plus
avoir la force de pleurer leurs parents qui s’en allaient.
Cependant, ceux qui en avaient réchappé avaient encore plus
de compassion pour les mourants et les malades, parce qu’ils
connaissaient déjà la maladie, et qu’ils étaient rassurés
désormais sur leur propre compte. La rechute, en effet, si elle
survenait, n’était pas mortelle. Aussi, on estimait qu’ils avaient
un sort enviable, et eux-mêmes, dans l’excès de leur bonne
fortune présente, en venaient à concevoir l’espoir vain qu’ils
ne succomberaient plus jamais à aucune maladie.
Mais l’accablement qui s’ajoutait à la souffrance de
l’épidémie vint de l’afflux de ceux qui venaient des
campagnes vers la ville, et les réfugiés furent les plus
éprouvés. Comme il n’y avait pas de maison pour les
accueillir, ils vivaient dans des cabanes où l’on étouffait à cette
époque de l’année, et on voyait des corps gisants entassés les
uns sur les autres ; les moribonds se roulaient dans les rues et,
à demi-morts, vers toutes les fontaines, où les poussait le désir
de boire. Les sanctuaires où les réfugiés campaient étaient
pleins des cadavres de ceux qui mouraient sur place : à cause
de la recrudescence de l’épidémie, les gens, ne sachant que
devenir, se mirent à négliger les lois divines comme les lois
humaines. Tous les usages qu’on observait auparavant pour les
sépultures furent bouleversés, et on enterrait les morts comme
on pouvait. Beaucoup en venaient à se comporter de façon
indigne envers leurs morts, parce qu’ils manquaient des choses
nécessaires aux obsèques, et parce qu’il y en avait déjà
beaucoup qui avaient péri avant eux dans leur famille : les uns,
devançant ceux qui avaient construit des bûchers pour leurs
morts, y plaçaient le corps de leur propre mort les premiers et
allumaient le feu, les autres, pendant qu’un corps se
consumait, jetaient par-dessus celui qu’ils portaient et
s’enfuyaient.
Pour la première fois, il y eut dans la ville d’autres formes
d’un désordre encore plus grand. On osait plus facilement se
livrer à des plaisirs qu’on dissimulait autrefois, parce qu’on
voyait de brusques retournements de fortune, des hommes
prospères mourant tout à coup, et des hommes qui naguère ne
possédaient rien héritant soudain de leurs biens. Aussi voulait-
on profiter rapidement de ce qui tendait à son plaisir car on
considérait la vie et la richesse comme également précaires.
Prendre d’avance de la peine pour réaliser une action qu’on
jugeait belle, ne suscitait le zèle de personne parce qu’on
n’était pas sûr de rester en vie avant d’y parvenir. La
jouissance immédiate, comme toute chose qui, d’où qu’elle
vînt, pouvait la favoriser, voilà ce qui fut considéré à la fois
comme le beau et l’utile. Ni la crainte des dieux ni les lois
humaines ne retenaient personne : d’une part on jugeait égal
de se montrer pieux ou non, puisqu’on voyait tout le monde
périr de la même façon, et de l’autre, personne, s’il s’agissait
de délits, ne s’attendait à vivre assez pour voir le jour de son
jugement et pour subir la peine qui en résulterait. Beaucoup
plus lourde était la peine à laquelle on était déjà condamné, et
qui était suspendue au-dessus de la tête de chacun, et il
semblait bien naturel, avant d’en être frappé, de profiter un
peu de l’existence.
Telles étaient les souffrances qui accablaient les Athéniens :
à l’intérieur de la cité, des hommes mouraient et, à l’extérieur,
leur terre était ravagée. Dans ce malheur, il était naturel de
chercher dans ses souvenirs, et les gens âgés rappelaient
précisément ce vers qui, selon leur dire, était autrefois récité :
« Viendra la guerre dorienne et la peste avec elle. » Il s’était
élevé cependant à ce sujet une contestation : le mot
qu’auraient employé les Anciens n’était pas « peste » mais
(331)
« disette ». Mais naturellement vu les circonstances, ce
qui prévalut fut que le mot était « peste » : les gens en effet
accordaient leurs souvenirs à ce qu’ils subissaient. Car si, un
jour, une nouvelle guerre dorienne doit se produire, après
celle-ci, et qu’une disette survienne, on adoptera, je pense,
vraisemblablement l’autre version de la citation. Un autre
souvenir aussi fut évoqué par ceux qui en avaient
connaissance, celui d’un oracle rendu aux Lacédémoniens, qui
avaient demandé au dieu s’il fallait faire la guerre : il leur fut
répondu que la victoire serait à eux, s’ils mettaient toutes leurs
forces à combattre, et que le dieu lui-même serait à leurs côtés.
Pour l’oracle, on jugeait que les événements le vérifiaient —
l’épidémie avait commencé juste après l’invasion des
Lacédémoniens et elle ne s’était pas étendue au Péloponnèse,
tout au moins de façon notable, mais elle avait surtout touché
Athènes et, après elle, les parties les plus peuplées des autres
régions.
II, 48-54

LES MAUX DES GUERRES CIVILES


Au cours de ces guerres civiles, bien des maux s’abattirent
sur les cités, comme il y en a, et il y en aura toujours, tant que
la nature humaine restera ce qu’elle est, mais qui, selon les
changements dus aux conjonctures, peuvent changer de forme
ou être plus ou moins graves. Car, en temps de paix et de
prospérité, les cités comme les particuliers sont dans de
meilleures dispositions, parce que aucune nécessité ne les
contraint. Mais la guerre, supprimant les facilités de la vie
quotidienne, est un maître violent qui rend les passions de la
majorité semblables à sa dure réalité. La guerre civile donc
régnait dans les cités, et celles qui, ici ou là, en furent plus tard
victimes, instruites de ce qui s’était fait ailleurs, poussèrent
encore plus loin ces bouleversements nouveaux, par
l’ingéniosité de leurs initiatives, et le caractère inouï de leurs
représailles. Les mots mêmes, selon ce qu’on voulait justifier,
changèrent de sens par rapport à ce qu’ils désignaient.
Ainsi, l’audace irréfléchie passa pour un courageux
dévouement à son parti, l’attentisme prudent pour une lâcheté
qui se couvre de beaux dehors, la modération, pour le masque
de la couardise, et l’intelligence pour autant d’inertie. Une
violence impulsive fut mise sur le compte d’une âme vraiment
virile, et la réflexion prudente devint un beau prétexte à la
dérobade. On faisait toujours confiance aux mécontents, et on
se défiait de ceux qui les contredisaient. L’auteur d’un complot
réussi était intelligent, et plus habile encore celui qui l’avait
subodoré. Mais si on avait d’avance fait en sorte de se
dispenser de ce genre de choses, on était un traître du parti,
terrorisé par ses adversaires. Bref, devancer qui allait faire un
mauvais coup valait des louanges, comme y pousser celui qui
n’y pensait pas. Les liens familiaux devinrent moins étroits
que les relations de parti, parce que, dans le parti, on était prêt
à tout oser sans hésitation. Car ces associations ne cherchaient
pas à rendre service à leurs membres en respectant les lois
existantes, mais à satisfaire les cupidités en violant l’ordre
établi. Et la confiance qui régnait entre ces gens tirait moins sa
force de la loi divine que de la complicité dans le crime. Ce
que le parti adverse disait de juste, on l’acceptait, quand on
avait le dessus, non avec générosité, mais pour se prémunir
contre ses coups. On jugeait préférable de se venger d’une
offense plutôt que ne pas en avoir subi. Les serments de
réconciliation qu’on échangeait parce qu’il n’y avait pas
d’issue entre les partis ne valaient que tant qu’on ne pouvait
trouver d’appuis extérieurs. Mais, dès que l’occasion se
présentait, le premier à s’enhardir, s’il voyait son adversaire
sans défense, trouvait plus de joie à se venger en abusant de sa
confiance plutôt que dans un affrontement ouvert. Cela lui
assurait la sécurité, et lui valait aussi, parce qu’il triomphait
par la ruse, le prix de l’intelligence, car la plupart des hommes
préfèrent être appelés habiles en étant des coquins, plutôt
qu’être qualifiés de sots en étant honnêtes : de ceci, ils
rougissent, de cela, ils tirent gloire. La cause de tous ces maux,
c’était la recherche du pouvoir, qu’inspirait soit la cupidité,
soit l’ambition. Et de ces passions provenait la violence des
factions engagées dans la lutte. Ceux qui, dans les cités, étaient
à la tête des partis, employant, les uns et les autres, des mots
séduisants, qu’ils marquassent leur préférence pour l’égalité
politique de tous, ou pour un gouvernement aristocratique
modéré, considéraient la chose publique, dont ils prétendaient
se soucier, comme un prix à remporter. En luttant de toutes les
façons possibles pour triompher les uns des autres, ils firent
preuve des pires audaces, et poursuivirent encore plus loin
leurs vengeances, car ils ne les limitaient ni par la justice ni
par l’intérêt de la cité mais ils se réglaient sur le plaisir
qu’elles pouvaient à chaque fois procurer à l’un ou l’autre des
partis. Et, s’emparant du pouvoir, soit à la suite de
condamnations issues d’un vote injuste, soit par la force, ils
étaient prêts à assouvir leurs haines du moment. Ainsi, ni les
uns ni les autres ne se conduisaient avec piété, mais grâce à
leur langage séduisant, ceux qui réussissaient à mener à bien
une action détestable, gagnaient en réputation. Quant aux
citoyens modérés, ils périssaient sous les coups des deux
partis, soit parce qu’ils ne soutenaient pas leurs combats, soit
parce que l’idée qu’ils pouvaient en réchapper excitait la
haine.
C’est ainsi qu’avec la guerre civile, toutes les formes de
dépravation se développèrent dans le monde grec, et la
candeur, qui constitue une si grande part de la noblesse,
disparut sous les risées, tandis que l’emporta partout un
affrontement où régnait la défiance mutuelle. Car, pour y
mettre un terme, ni la parole n’était assez forte, ni les serments
assez redoutables, mais tous, en réalisant qu’il n’y avait
aucune stabilité à attendre, cherchaient, quand ils étaient les
plus forts, à éviter d’être de futures victimes, incapables qu’ils
étaient d’accorder leur confiance à autrui. Et les esprits les
plus médiocres l’emportaient le plus souvent : craignant en
effet leurs propres insuffisances, et l’intelligence de leurs
adversaires, redoutant aussi de ne pas l’emporter dans les
débats et de tomber les premiers dans les intrigues d’hommes
plus malins, ils passaient hardiment aux actes. Et les plus
habiles, parce que, dans le mépris de leurs adversaires, ils ne
songeaient pas à prévoir les choses, et qu’ils estimaient n’avoir
nul besoin de prendre des précautions effectives quand leur
réflexion suffisait, succombaient d’autant plus, en restant sans
défense.
III, 82, 1-8

RETRAITE DES ATHÉNIENS APRÈS LEUR


DÉFAITE CONTRE SYRACUSE
[Athènes, déjà cernée de tous côtés par l’ennemi, décide
d’ouvrir un front en Sicile. Mais dès la première bataille, les
Syracusains, aidés par les Spartiates, obtiennent l’avantage.
La bataille qui suit, dans la rade de Syracuse, est un complet
désastre, et sanctionne la défaite définitive d’Athènes.]
Ce fut pour les Athéniens, un moment terrible : non
seulement ils se retiraient après avoir perdu tous leurs navires,
en ne voyant, pour eux-mêmes, comme pour leur cité, au lieu
du grand espoir qu’ils attendaient, que des périls, mais encore,
quand ils abandonnèrent le camp, ils furent témoins de choses
pénibles qui frappèrent la vue autant que les esprits : comme
les morts étaient restés sans sépulture, quand on voyait à terre
le corps de l’un de ses camarades, l’angoisse s’ajoutait au
chagrin, et les vivants qui, malades ou blessés étaient
abandonnés, inspiraient bien plus de peine encore que les
cadavres, et suscitaient plus de pitié que ceux qui avaient péri.
On ne savait plus quoi faire, quand on entendait les
supplications et les lamentations de ces malheureux qui
demandaient qu’on les emmenât, qui appelaient à grands cris
celui de leurs camarades ou de leurs proches qu’ils voyaient
passer et qui se cramponnaient à leurs compagnons de tente
sur le point du départ, essayant de les suivre aussi loin qu’ils
pouvaient ; et, si l’énergie et la force physique venaient à les
abandonner, ce n’était pas sans avoir fait quelques ultimes
appels aux dieux, ni poussé de derniers gémissements qu’ils se
voyaient abandonnés. Aussi l’armée entière était-elle plongée
dans les larmes, et le désarroi était si grand qu’elle se mettait
difficilement en route : pourtant, ces hommes quittaient une
terre ennemie, mais les maux qu’ils avaient déjà subis, ceux,
encore inconnus, qu’ils redoutaient d’avoir à subir, étaient au-
delà de toutes larmes.
Un sentiment de honte auquel se mêlait le remords les
accablait terriblement. Cette armée ne ressemblait à rien tant
qu’à la population en déroute d’une ville, et une grande ville,
tombée après un siège. C’était une masse de quarante mille
hommes au moins au total qui cheminait. Ils portaient chacun
tout ce qu’ils pouvaient d’utile, et les hoplites et les cavaliers
eux-mêmes, contrairement à l’usage, marchaient en armes en
portant leurs provisions, les uns parce qu’ils n’avaient plus de
(332)
valets , et les autres par défiance. Depuis longtemps, en
effet, il y avait des désertions, mais jamais autant qu’à ce
moment-là. Et même ce qu’on portait ne suffisait pas, car il
n’y avait plus de vivres dans le camp.
Et, certes, si l’égalité devant les maux procurait quelque
allègement à une souffrance qu’on partageait, pourtant même
ainsi, toutes les misères leur semblaient, pour l’heure,
difficiles à accepter, surtout quand ils comparaient la splendeur
orgueilleuse d’où à l’origine ils étaient partis, à l’humiliation à
laquelle ils avaient abouti pour finir. Jamais armée grecque, en
effet, n’avait connu un tel renversement de fortune. Alors
qu’ils étaient venus pour asservir les autres, ils repartaient
dans la crainte d’être plutôt eux-mêmes asservis, et au lieu des
vœux et des péans qui avaient accompagné leur départ, ils
repartaient maintenant avec des présages tout contraires. Au
lieu d’être montés sur leurs navires, ils faisaient route à pied,
comptant plus sur leurs hoplites que sur leur flotte. Cependant,
devant la grandeur des périls encore suspendus au-dessus de
leur tête, tout cela leur paraissait encore supportable.
VII, 75, 2-6
ARISTOPHANE
Les représentations dramatiques anciennes incluent
systématiquement un concours de comédies : le premier
classement connu date de 486, au tout début du Ve siècle. Il ne
subsiste rien de la production antérieure à 450 et les noms de
poètes comme Magnès, Cratinos, Cratès, Phérécratès,
Phrynichos ou Eupolis correspondent au mieux à quelques
fragments. Aristophane et les onze comédies de lui qui ont
survécu constituent le seul véritable exemple disponible du
genre. Né en 445 à Athènes, Aristophane dut mourir peu après
la représentation de son Ploutos en 388, car il n’existe ensuite
plus aucun témoignage à son sujet. Les érudits alexandrins lui
attribuent quarante-quatre pièces, dont onze ont survécu.
Toutes furent composées pendant la guerre du Péloponnèse
(431-404). Elles en portent fortement la trace.
Le thème de la guerre hante Aristophane. Dans les
Acharniens, en 425, Dicéopolis, que son nom désigne
comme le citoyen de la « cité juste », accablé par cinq ans de
guerre contre Sparte, souhaite la paix. Son désir se heurte aux
Acharniens, les membres d’un des dèmes ruraux d’Athènes.
Particulièrement éprouvés par le conflit (leurs champs ont été
dévastés), ils tiennent à obtenir une revanche. Peu à peu,
Dicéopolis parvient cependant à les rallier à sa cause. Dans
un second temps, la pièce oppose le bonheur dont le héros
jouit à grand renfort de victuailles, de boissons et de plaisirs,
aux malheurs du fier-à-bras Lamachos, dont on pourrait
traduire le nom par « Labataille ». Dans La Paix (421), jouée
l’année de la paix de Nicias, l’Athénien Trygée, un vigneron,
découvre que les dieux ont déserté le ciel et que Polémos (la
Guerre) tient Nicè (la Paix) prisonnière. Il s’emploie à la
libérer. Dix ans plus tard, Lysistrata (411) montre comment les
femmes, excédées par la guerre, décident de faire la grève du
sexe pour convaincre leurs maris de conclure la paix.
D’autres motifs contemporains traversent les comédies
d’Aristophane. Il dénonce l’irresponsabilité du peuple qui a
donné le pouvoir à un démagogue populiste, Cléon, dans Les
Cavaliers (424), mais fustige aussi les sophistes accusés de
corrompre l’éducation et les valeurs traditionnelles d’Athènes
dans Les Nuées (423), les dénonciateurs publics qui
empoisonnent les tribunaux dans Les Guêpes (422), la
comédie dont Racine s’inspira pour écrire Les Plaideurs, et
l’aveuglement de son personnage éponyme, la Richesse, dans
le Ploutos (388), prodigue aux crapules et ignorant des gens
de bien. Aristophane s’occupe même de critique littéraire. En
411, Les Thesmophories mettent en scène les Athéniennes
irritées par l’image négative qu’Euripide a donnée d’elles
dans ses tragédies. La pièce, qui révèle le projet de vengeance
qu’elles ourdissent pendant la fête des Thesmophories et les
manigances maladroites du parent qu’Euripide a envoyé pour
les espionner, parodie des scènes entières du dramaturge.
C’est un véritable réquisitoire. Euripide est de nouveau étrillé
dans Les Grenouilles en 405. Sophocle et Euripide sont morts.
Dionysos et son esclave Xanthias, désolés par la piètre qualité
de la production tragique contemporaine, se rendent aux
Enfers rechercher l’un des maîtres du genre. La farce emploie
un langage imité des pièces d’Euripide : l’effet est ravageur.
Plus tard, Eschyle et Euripide s’affrontent devant les deux
lurons, nouveau prétexte à livrer une caricature d’Euripide et
à déclarer Eschyle vainqueur de la joute.
Aristophane ne répugne pas aux lieux communs : les
femmes se montrent portées sur la bouteille et le sexe (Les
Thesmophories s’en donnent à cœur joie en levant le voile sur
une assemblée de femmes entre elles), les démocrates sont des
démagogues vils, le peuple est exploité et paresseux. Certains
ont voulu voir en lui un conservateur au service des factions
oligarchiques, une espèce de mécontent réactionnaire et
bougon. C’est ignorer la part de la rêverie utopique dans son
œuvre. L’Assemblée des femmes (392 ?) évoque une
conspiration que les femmes préparent pour prendre le
pouvoir à Athènes et instaurer un régime politique proche
d’une forme de communisme, assez ressemblant à ce dont
Platon rêve dans La République. Dès 414, Les Oiseaux
envisageaient une refondation de la cité. Deux Athéniens,
Évelpide et Pisthétaire, dégoûtés d’Athènes, veulent créer un
nouvel État, idéal, chez les Oiseaux : Coucouville-les-Nuées.
Si le merveilleux l’emporte dans une pièce qui se livre à une
célébration lyrique et pleine de fantaisie de la nature,
l’insatisfaction du monde comme il va, le dégoût des
compromis, de la médiocrité, de la bassesse, s’y voient
néanmoins aussi fortement exprimés. Entre farce et féerie, à
un rythme débridé, la comédie épingle les fâcheux, des petites
gens toujours mécontentes aux politiciens corrompus, pour
réveiller les esprits et faire chatoyer les joies simples de
l’existence. Les héros d’Aristophane ont soif de bon vin et
d’amitié, faim de plats odorants et de jolies filles. La
conclusion de La Paix, où le chœur, composé de paysans, et
son chef entonnent un hymne aux plaisirs de l’existence, est
révélatrice. Ces braves garçons, débrouillards, goguenards,
s’empiffrent, ils rotent, ils défèquent, ils ont le verbe haut et
cru. La langue est drue, les situations se révèlent parfois
obscènes. Mais les mêmes individus nourrissent des projets
insensés, montent au ciel sur des griffons improbables,
multiplient les équipées et les plaisanteries. L’invention
verbale, les néologismes, la parodie, les énumérations
grotesques, le désordre, créent un monde poétique et farfelu
qui, des Enfers à l’Olympe, en passant par les cuisines, les
marchés, les temples, d’Athènes et de ses environs, célèbre à
l’unisson l’art d’éprouver du plaisir : la vie quotidienne
devient le plus fantastique des spectacles.
Ces caractéristiques de la comédie renvoient sans doute
aux origines du genre, né des fêtes organisées dans la
campagne en l’honneur de Dionysos. Pour favoriser la fertilité
des jardins, des champs et des foyers, des processions avaient
lieu, parades joyeuses et libres, où des phallus étaient portés
au milieu des chants. Aristophane, sur ce modèle, représente
dans les Acharniens des paysans, le visage barbouillé de lie de
vin, parfois masqués, cheminer en reprenant des refrains
licencieux et bouffons. Au cours de ces célébrations orgiaques,
la hiérarchie sociale est rituellement renversée : un usage
auquel font écho les mondes à l’envers que le poète décrit. Les
beuveries et les charivaris, ou kômoi, par lesquels ces fêtes
s’achevaient sont aussi transposés dans la comédie, qui, selon
Aristote dans la Poétique, en tirerait son nom (elle serait le
chant, odê, de ces kômoi). La structure du genre serait
profondément liée à ces célébrations, puisque l’action y tient
une part mineure au bénéfice des adresses au public, des
allusions, sur un modèle proche des apostrophes échangées
pendant les kômoi. Le rôle du chœur, composé d’êtres
humains ou d’animaux, qui y participe d’une façon essentielle,
est plus développé que dans la tragédie. Donnant souvent son
nom à la pièce, il interpelle directement le public lors de la
parabase, au milieu de l’action, par l’intermédiaire de son
chef (le choryphée). Le chœur des Oiseaux, qui rassemble de
fiers et immortels volatiles, donne aux hommes une rude leçon
de modestie, faisant valoir la vertu de leur engeance et
dénonçant les mauvaises mœurs et les querelles de leurs
persécuteurs ordinaires. Le théâtre d’Aristophane est un
tourbillon, utilisant un cadre métrique rigoureux pour donner
l’impression d’une liberté débridée, enchaînant envolées
lyriques et allusions scatologiques, équivoques finaudes et
fantaisie verbale délirante, parties parlées et chantées, de
sorte que le spectateur, émerveillé, ne sait jamais s’il assiste à
une farce ou, derrière ces licences, à la comédie la plus fine.
La Paix
HYMNE À LA JOIE
LE CHŒUR (333)

Comme je suis heureux


D’en avoir fini avec le casque,
Le fromage, et les oignons !
Les combats, je n’en raffole pas.
Je préfère plutôt, au coin du feu, siffler des bouteilles
Avec de bons amis,
Brûler les souches les plus sèches,
Celles que j’ai déracinées en été,
Me griller le pois chiche,
Ou me rôtir le gland,
(334)
Tout en baisant la Thratta ,
Quand ma femme fait sa toilette !
LE CORYPHÉE

Car rien n’est plus agréable, quand les semailles ont été
faites
Que voir une pluie fine tomber, et entendre un voisin vous
dire :
« Dis-moi, Comarchidès, qu’allons-nous faire, à l’heure
qu’il est ?
J’ai envie, moi, de boire un coup, pendant que le Ciel nous
fait du bien.
— Allons, femme, fais brûler trois mesures de haricots,
Mélange-les à des graines de froment, et sers-nous des
figues ;
Et dis à Syra de rappeler à grands cris Manès de son
champ :
Impossible aujourd’hui d’ébourgeonner la vigne,
Ni de travailler la terre, dans ces champs détrempés !
— Qu’on apporte de chez moi la grive et les deux pinsons.
Il y avait aussi dans la maison du petit-lait, et quatre
morceaux de lièvre,
À moins que la belette n’en ait emporté hier soir,
Il y avait là-dedans un boucan du diable, et je ne sais quel
remue-ménage !
Apportes-en trois pour nous, petit, et donnes-en un à mon
père.
Demande à Eschinadès des branches de myrte avec leurs
baies,
Et qu’en passant on appelle en même temps Charinadès,
Pour qu’il vienne boire avec nous,
Puisque le dieu nous est propice
Et favorise nos labours ! »
LE CHŒUR

Quand la bruyante cigale


Chante sa douce partition,
Comme il me plaît de surveiller
Mes vignes de Lemnos
Pour voir si elles mûrissent déjà
(Ce cépage est précoce),
De regarder la figue grossir ;
Et, quand elle est bien mûre,
De m’en mettre plein la bouche,
En chantant : « Saisons bien-aimées » ;
Puis, je me fais une bonne infusion de thym
Et j’engraisse
En cette fin de l’été…
LE CORYPHÉE
(335)
… Bien mieux que de regarder le maudit taxiarque
Avec ses trois aigrettes et la pourpre brillante de son
manteau,
Il prétend que c’est une teinture de Sardes.
Mais s’il lui faut un jour aller combattre avec ce manteau,
Le voilà tout jaune, ce chieur trempé dans la teinture de
(336)
Chi-zique !
Et il est le premier à fuir, en secouant ses panaches,

Comme un chevalcoq (337), tandis que moi, je reste posté en


embuscade !
Puis, une fois revenus chez eux, ils nous font pis que
pendre :
Ils inscrivent le nom des uns sur une liste, ils en biffent
d’autres,
En brouillant tout deux fois, trois fois : « Demain, départ
en campagne. »
En voilà un qui n’avait pas acheté ses provisions : il
ignorait qu’il devait partir !
Mais, planté devant le panneau d’affichage, il s’y est vu
inscrit !
Tout désemparé, il court, l’œil hagard,
Voilà ce qu’ils nous font, à nous les paysans ; à ceux de la
ville,
Ils n’en font pas autant, ces lâcheurs de boucliers devant
les dieux et les hommes !
Mais ils m’en rendront compte un jour, si le Ciel le veut !
Car ils m’en ont trop fait,
Ces lions en chambre
Qui sont renards au combat !
v. 1126-1190

Les Oiseaux
HARANGUE DES OISEAUX IMMORTELS
AUX HOMMES, FRAGILES COMME LE
FEUILLAGE DES ARBRES
Allons ! Humains, vous dont la vie n’est qu’obscurité,
impuissantes créatures,
Pétries de boue, aussi fragiles que le feuillage des arbres,
ombreux fantômes
Sans force, êtres éphémères dépourvus d’ailes, malheureux
mortels,
Hommes semblables à un songe… écoutez-nous, nous, les
immortels, les toujours vivants,
Nous, les Éthérés exempts de vieillesse, qui méditons des
pensers éternels,
Écoutez-nous, afin d’apprendre de nous la véritable nature
Des choses célestes, de connaître exactement la race des
oiseaux,
La genèse des dieux, et des fleuves, et de l’Érèbe, et du
Vide,
Et de pouvoir ensuite désormais envoyer promener
(338)
Prodicos !
Au commencement était le Vide, et la Nuit, et le sombre
Érèbe, et le vaste Tartare,
Et il n’y avait ni ciel, ni terre, ni air. Alors, dans le sein
infini de l’Érèbe,
La Nuit aux ailes noires enfante un œuf primordial, rempli
de vent,
D’où, avec la révolution des saisons, germa Éros, le désiré,
Au dos brillant d’ailes d’or, Éros, semblable aux
tourbillons du vent.
C’est lui qui s’unit au Vide ailé, la nuit, dans le vaste
Tartare,
Et fit éclore notre race, et la fit paraître la première à la
lumière.
La race des immortels alors n’existait pas, jusqu’à ce
qu’Éros eût tout mêlé.
Les éléments une fois réunis les uns aux autres, naquit le
Ciel, et Océan,
Et la Terre, et des dieux bienheureux toute la race
impérissable.
Ainsi nous sommes, nous, les plus anciens de tous les
bienheureux !
Et que nous venions d’Éros, mille preuves le montrent :
nous avons des ailes,
Et nous sommes avec les amoureux : combien de beaux
garçons,
Qui avaient abjuré l’amour vers la fin de leur adolescence,
Se sont ouverts, grâce à notre pouvoir, à leurs amants, qui
leur avaient donné, l’un une caille,
Un autre un foulque, cet autre une oie, ou cet autre encore
(339)
un coq .
Les mortels nous doivent, à nous les oiseaux, les services
les plus grands.
D’abord, nous leur indiquons les saisons, le printemps,
l’hiver, l’arrière-saison ;
Qu’il faut semer quand la grue en criant migre vers la
Libye,
Et qu’alors elle dit au marin de suspendre son gouvernail et
d’aller se coucher,
Comme à Oreste de tisser un manteau de laine pour
l’empêcher,
(340)
Quand il a froid, de détrousser autrui .
Le milan, à son tour, qui paraît ensuite, indique la nouvelle
saison,
Celle où il faut tondre la toison printanière des moutons ;
puis c’est l’hirondelle : elle dit,
Quand vendre son manteau de laine, pour s’acheter un
vêtement plus léger.
Nous sommes, pour vous, Ammon, Delphes, Dodone,
(341)
Phoibos Apollon .
Car c’est en allant vers les oiseaux que vous décidez de
toutes vos entreprises,
Le commerce, l’acquisition de vivres, le mariage ;
Et vous appelez « oiseau » tous les signes qui permettent la
(342)
divination :
Une rumeur pour vous est « oiseau », un éternuement
« oiseau »,
Une rencontre « oiseau », une voix « oiseau », un serviteur
« oiseau », un âne « oiseau (343) » !
N’est-ce pas une évidence que nous sommes pour vous
l’oracle d’Apollon ?
Si donc vous nous estimez dieux,
Pour vous nous serons Muses prophétiques
Brises, saisons, hiver, été,
Chaleurs tempérées, et nous ne fuirons pas
Pour siéger en majesté là-haut
Dans les nuées, comme fait Zeus ;
À vos côtés, nous vous donnerons
À vous, vos enfants, et enfants de vos enfants,
Vie, paix, richesse et santé,
Jeunesse, danses, ris et jeux,
(344)
Et lait d’oiseau . Ainsi à satiété
Vous disposerez de tous les biens,
Tant vous serez riches, tous.
v. 685-735

Les Thesmophories
TOUT SUR LES FEMMES
LA PREMIÈRE FEMME

C’est sans aucun motif d’ambition, j’en atteste les deux


déesses,
Que je me suis levée pour prendre la parole,
(345)
Mesdames . Mais
Je supporte vraiment mal, depuis longtemps déjà, hélas,
De nous voir traînées dans la boue par
Euripide, ce fils de maraîchère,
Et de l’entendre dire de nous pis que pendre.
Y a-t-il en effet une injure qu’il ne nous ait épargnée ?
Et un endroit où il ne nous ait calomniées, pour peu
Qu’il y ait des spectateurs, des acteurs tragiques et des
chœurs,
Nous, les catins, les coureuses d’hommes, comme il nous
appelle,
Les ivrognesses, les traîtresses, les jacasseuses,
Les pourries, la grande peste des maris ?
Ce qui fait qu’à peine rentrés du théâtre,
Ils nous regardent par en dessous, et cherchent aussitôt,
S’il n’y a pas un amant caché dans la maison.
D’ailleurs, tout ce que nous faisions autrefois,
Nous ne pouvons plus le faire, tant il a appris d’horreurs
À nos maris : donc, si une femme tresse
Une couronne, on la croit amoureuse ; si elle fait tomber
Un ustensile en allant et venant dans la maison,
Son mari lui demande : « À qui pensais-tu pour briser cette
marmite ?
À l’hôte de Corinthe, on ne peut en douter ! »
Une jeune fille est-elle fatiguée ? Alors, aussitôt son frère
de dire :
« Ce teint-là est suspect chez une demoiselle. »
Bon ! Une femme, qui n’a pas d’enfant, veut-elle recourir
À une fausse maternité, elle ne peut même plus le faire en
cachette,
Parce qu’à présent les maris nous collent de près !
Auprès des vieillards aussi, qui autrefois épousaient
Des jeunesses, il nous a calomniées ; donc plus aucun
vieillard
Ne veut prendre femme à cause de ce vers :
« De celle qu’il épouse, esclave est le vieillard. »
Et puis, c’est toujours à cause de lui que, sur les portes de
nos appartements,
Ils apposent désormais scellés et verrous,
Pour avoir l’œil sur nous, et en plus, les molosses
Qu’ils élèvent, ils en font des épouvantails à amants !
Mais passe encore pour tout cela. Car, tout ce qu’autrefois
nous pouvions
Faire seules, tenir les comptes de la maison, ou prendre
dans les réserves
Farine, huile, vin, tout cela nous est interdit désormais.
C’est que les maris, à présent, portent sur eux des petites
clés secrètes,
Des laconiennes à trois dents, qui ne se laissent pas faire !
Autrefois, nous pouvions au moins ouvrir notre porte en
douce,
En faisant faire, pour trois oboles, un double de leur clé.
Mais aujourd’hui Euripide, ce destructeur des foyers,
Leur a appris à avoir des petits cachets tarabiscotés,
Suspendus à leur cou. Donc, il m’est avis que nous devons
Chercher à le perdre d’une manière quelconque,
Poison ou autre expédient,
Afin qu’il périsse ! Voilà ce que j’exprime clairement.
(346)
Le reste, je le mettrai par écrit avec la secrétaire .
LE CHŒUR

Jamais je n’ai entendu femme


Plus retorse, ni plus habile à parler.
Tout ce qu’elle dit est juste ;
Elle a vu tous les aspects de la question,
Elle a tout pesé dans sa tête avec sagacité,
Elle a trouvé des arguments variés,
Et bien imaginés !
Et si Xénoclès, le fils de Carcinos,
Venait à parler en face d’elle,
Vous trouveriez toutes, je pense,
Qu’il ne dit rien qui vaille !
UNE AUTRE FEMME

Je me lève à mon tour pour vous dire quelques mots.


Toutes les charges que j’ai entendues sont justes.
Mais ce que, moi, j’ai subi, je tiens à vous le dire.
Mon mari est mort à Chypre,
En me laissant cinq petits, que j’avais grand-peine
À nourrir en tressant des couronnes sur le marché aux
myrtes.
Jusqu’à présent, tant bien que mal, je m’en tirais.
Mais aujourd’hui, cet individu qui travaille dans la tragédie
A fini par persuader les hommes que les dieux n’existent
pas !
Résultat : nos ventes ont baissé de plus de moitié !
Donc, je vous dis et je vous conseille à toutes,
De châtier cet homme pour mille et une raisons.
Car c’est en sauvage qu’il nous attaque,
Pour avoir lui-même grandi au milieu des herbes
sauvages !
Mais je m’en vais à l’Agora : je dois tresser pour un
banquet
Vingt couronnes que des messieurs m’ont commandées.
LE CHŒUR

Voilà une deuxième protestation énergique,


Encore plus habile que la précédente !
Qu’est-ce qu’elle a dégoisé ! Avec quel à-propos !
Et du bon sens, avec ça, et un esprit retors !
Rien d’incompréhensible, tout était convaincant !
Il faut que de ces outrages
L’homme nous rende publiquement raison !
(347)
MNÉSILOQUE

Que vous soyez, Mesdames, si fort irritées


Contre Euripide, quand vous l’entendez dire de telles
horreurs,
Il n’y a là rien d’étonnant, pas plus que d’avoir la bile
qui s’échauffe !
Moi-même également (aussi vrai que je souhaite tirer
satisfaction de mes enfants),
Je déteste cet homme, autrement je serais folle !
Cependant, il faut entre nous en discuter.
Nous sommes seules, et pas un mot ne sortira d’ici ;
Pourquoi, dans ces conditions, s’en prendre à lui comme
cela,
Et supporter si mal qu’il ait parlé de deux ou trois
De nos méfaits, alors qu’il sait bien que nous en
commettons sans compter !
Ainsi, moi, la première, pour ne pas parler d’une autre,
J’en ai beaucoup sur la conscience ! Et surtout cette
tromperie
Particulièrement osée ! — J’étais mariée depuis trois jours,
Mon mari dormait à mes côtés. Or j’avais un petit ami
(C’est lui qui m’avait dépucelée, quand j’avais sept ans),
Et il avait envie de moi : il vint alors gratter à ma porte.
Tout de suite, j’ai compris. Alors, je me mets à descendre
sans bruit.
Mais mon mari me demande : « Où vas-tu ? » — « Où ?
J’ai mal au ventre : j’ai la colique, mon chéri,
Je vais au cabinet ! » — « Eh bien, vas-y ! »
Ensuite, il a pilé des baies de genévrier, de l’aneth et de la
sauge,
Et moi, pendant ce temps, j’ai versé de l’eau sur les gonds
(348)
de la porte ,
Et je suis sortie retrouver mon amant. Alors, je me suis fait
baiser
À croupetons, près de l’Apollon de la rue, cramponnée à
son laurier.
Cela, voyez-vous, Euripide ne l’a jamais dit ;
Ni comment les esclaves et les muletiers
Nous tringlent, si nous n’avons personne d’autre ; il ne le
dit pas non plus !
Ni comment, quand nous avons bien joui avec un amant
Pendant la nuit, nous mastiquons de l’ail au lever du jour,
Pour que notre homme, rentrant du rempart, s’il nous
flaire,
N’ait aucun soupçon de notre inconduite. Cela, vois-tu,
(349)
Il n’en a jamais parlé. Et s’il déblatère contre Phèdre ,
Qu’est-ce que ça nous fait ? Il n’a pas encore raconté non
plus
L’histoire de la femme qui, montrant à son mari son châle :
« Regarde au jour comme il est beau ! », avait fait évader
Son amant bien caché derrière ; non, il n’en a rien dit
encore.
Et j’en connais une autre qui prétendit avoir des douleurs
Dix jours durant, le temps qu’elle se soit procuré un bébé !
Et le mari courait partout acheter de quoi hâter la
délivrance ;
Une vieille l’apporta dans une marmite, ce bébé,
Une sucette de miel dans la bouche, pour qu’il ne crie pas.
Et alors, sur un signe de tête de la vieille, la femme crie :
« Laisse-moi, mon mari, laisse-moi maintenant, je pense
Que je vais accoucher. » C’est que le bébé avait donné un
coup de pied
Dans le ventre de la marmite !
Le mari, tout joyeux, dégage, et la femme enlève la sucette
De la bouche du marmot, qui se met à brailler !
Alors la vieille coquine qui avait apporté l’enfant
Court, souriante, vers le mari et lui dit :
« Un lion, c’est un lion qui t’est né, ton portrait tout craché,
Il a tout de toi, et même son zizi,
Il est comme le tien, absolument, rond comme une pomme
de pin ! »
N’est-ce pas là des tours que nous faisons ? Oui, par
Artémis,
Ils sont bien de nous ! Et ensuite Euripide nous met en
colère !
Mais il nous fait moins de mal que nous n’en avons
commis.
v. 383-519

Les Grenouilles
FARCE À L’AUBERGE
DIONYSOS

Allons, comment dois-je frapper à la porte (350) ?


Comment ?
Comment donc frappent ici les gens du pays ?
XANTHIAS

Mais cesse d’hésiter, et tâte de cette porte,


Comme le ferait Héraclès, avec son allure et son énergie !
DIONYSOS

Petit, petit…
ÉAQUE

Qui est là ?
DIONYSOS

Héraclès, le puissant.
(351)
ÉAQUE
Espèce d’effronté, sans vergogne, ni retenue,
Canaille, archi-canaille, canaillissime !
Tu as sauté sur Cerbère, notre chien,
En l’étranglant, et tu as décampé avec lui,
(352)
Et tu me l’as pris, à moi, son homme de garde !
Mais maintenant je te tiens à bras-le-corps !
Le roc au cœur noir du Styx,
Et la falaise de l’Achéron sanguinolente,
Te surveillent aussi, comme les chiens qui tournent autour
(353)
du Cocyte ,

Et Échidna aux cent têtes (354), qui te déchirera les


entrailles ! Pour les poumons,
(355)
C’est la murène de Tar… tésie qui s’y collera ! et tes
reins
Ensanglantés, avec tes tripes, les Gorgones tithrasiennes en
(356)
feront des petits morceaux !
(357)
Avec alacrité, je m’en vais les quérir .
XANTHIAS
(Dionysos tombe, effrayé.)

Dis donc, qu’est-ce que tu as fait ?


DIONYSOS

Je me suis fait dessus. Complète libation ! Invoque le


dieu !
XANTHIAS

Bouffon ! Vas-tu vite te relever,


Avant qu’un étranger ne te voie !
DIONYSOS

Mais je défaille…
Apporte-moi une éponge pour mon cœur.
XANTHIAS

Tiens, prends ! Mets-la — où est-elle ? Ô dieux d’or !


C’est là que tu as le cœur ?
DIONYSOS

La peur
L’a fait descendre jusqu’aux tréfonds de mon ventre !
XANTHIAS

Tu es vraiment le plus froussard des dieux et des hommes !


DIONYSOS

Moi ?
Comment, froussard, alors que je t’ai demandé une
éponge ?
Un autre n’en aurait jamais fait autant !
XANTHIAS

Mais qu’aurait-il fait ?


DIONYSOS

Il serait resté par terre, à renifler, s’il était lâche ;


Mais moi, je me suis relevé et, en plus, je me suis torché !
XANTHIAS

En voilà, du courage, ô Poséidon !


DIONYSOS

Bien sûr, par Zeus !


Et toi, tu n’as pas eu peur de ce boucan de paroles
Et de menaces ?
XANTHIAS

Non, par Zeus, je n’y ai même pas prêté attention !


DIONYSOS

Eh bien ! puisque tu es si énergique et courageux,


Prends cette massue et cette peau de lion,
Pour devenir moi, si tu n’as pas de peur au ventre,
Et moi, je serai à mon tour, ton porteur de bagage.
XANTHIAS

Passe-moi donc vite tout ça ! Il faut bien que j’obéisse !


(Ils échangent leurs vêtements.)
(358)
Regarde l’Héraclèxanthias , tu verras
Si j’aurai la frousse, et si je suis aussi résolu que toi !
DIONYSOS

Non, par Zeus ! tu es plutôt cette crapule de Mélité !


Allons, c’est à moi de prendre ces bagages.
(Une servante sort du palais de Perséphone.)
LA SERVANTE
(À Xanthias-Héraclès.)

Ah ! très cher Héraclès tu es là ! Mais entre donc !


Dès qu’elle a appris ta venue, aussitôt la déesse
A mis du pain au four, deux ou trois marmites
De purée de pois cassés sur le feu, un bœuf entier à rôtir,
Et puis elle a fait des gâteaux. Allons, entre !
XANTHIAS

Très bien ! merci !


(Xanthias ne bouge pas.)
LA SERVANTE
Mais par Apollon ! pas question
De te laisser partir, alors qu’elle a préparé
Un bouilli de volaille, grillé des pralines,
Et coupé un vin délicieux. Eh bien ! entre avec moi !
XANTHIAS

Merci bien !
LA SERVANTE

Tu plaisantes ?
Je ne vais pas te laisser partir. Il y a déjà une flûtiste
Qui t’attend à l’intérieur, très jolie, et des danseuses,
Deux ou trois.
XANTHIAS

Que dis-tu ? Des danseuses ?


LA SERVANTE

Des petites jeunes, qui viennent d’être épilées.


Mais entre donc, le cuisinier allait justement
Retirer du feu les tranches de poisson, et on dressait la
table.
XANTHIAS

J’arrive ! mais va dire d’abord aux danseuses,


Qui attendent, que je viens en personne.
(À Dionysos.)

Petit, suis-moi par ici avec les bagages.


DIONYSOS

Attends un peu ! Tu ne vas pas, je suppose, prendre au


sérieux
Cette blague que j’ai faite en te déguisant en Héraclès ?
Trêve de plaisanterie ! Xanthias !
Prends plutôt ces paquets, et porte-les à nouveau.
XANTHIAS

Quoi ! Tu ne veux pas quand même m’enlever


Ce que tu m’as toi-même donné ?
DIONYSOS

Je ne le veux pas, je le fais tout de suite.


Enlève cette peau.
XANTHIAS

Dieux ! je vous prends à témoin,


Je m’en remets à vous.
DIONYSOS

Les dieux ?
Tu n’es pas stupide et insensé de t’attendre,
(359)
Toi, esclave et mortel, à devenir le fils d’Alcmène ?
XANTHIAS

Calme-toi ! C’est bon, prends tout cela. Peut-être, un jour,


Tu auras besoin de moi, si Dieu le veut !
(Ils échangent à nouveau leur attirail.)
LE CHŒUR

Voilà bien le comportement d’un homme


Qui a du bon sens et de la réflexion, et
Qui a beaucoup navigué :
Se mettre toujours du côté du bon bord,
Plutôt que de rester, comme sur une image,
Dans une seule attitude. Se tourner
Du côté le plus doux,
C’est le fait d’un homme habile,
(360)
D’un Théramène !
DIONYSOS

Ne serait-ce pas ridicule,


Xanthias, un esclave,
Vautré sur des tapis de Milet,
En train de baiser une
Danseuse, et puis me demandant un urinoir,
Tandis que moi, je le regarderais faire
En me caressant le pois chiche… ?!
Et lui, comme le vrai coquin qu’il est,
S’en apercevrait, et, d’un coup bien asséné,
Il me ferait sauter de la mâchoire
Mes dents de devant !
(Au moment où ils entrent, une aubergiste furieuse paraît.)
L’AUBERGISTE

Plathané, Plathané, viens ici ! Voilà le vaurien


Qui est venu l’autre jour à l’auberge,
Et qui nous a bouffé seize pains !
PLATHANÉ

Mais oui, par Zeus !


C’est bien lui !
XANTHIAS

J’en connais un qui ne doit pas aller fort !


L’AUBERGISTE
Et puis, en plus, vingt parts de bœuf bouilli,
D’une demi-obole l’une !
XANTHIAS

J’en connais un qui va payer !


L’AUBERGISTE

Et plein d’ail aussi !


DIONYSOS

Tu radotes, femme,
Tu ne sais pas ce que tu dis !
L’AUBERGISTE

Dis plutôt que tu ne t’attendais pas,


Parce que tu as des cothurnes, à ce que je te reconnaisse !
Et quoi encore ? toutes ces salaisons, dont je n’ai pas
(361)
encore parlé !
PLATHANÉ

Mon dieu, non, pas plus que de ce fromage frais, ma


pauvre,
(362)
Qu’il a dévoré, et les clayons avec !
L’AUBERGISTE

Et après, quand je lui ai demandé de payer,


Il m’a regardé d’un œil noir, et il s’est mis à meugler !
XANTHIAS

Je le reconnais bien là : partout la même manière !


L’AUBERGISTE

Oui, et il a même tiré son glaive, l’air égaré.


XANTHIAS

Oui, pauvre femme !


L’AUBERGISTE

Et nous deux, prises de peur, sans doute


Nous avons aussitôt bondi jusqu’à la soupente.
Et lui s’est tiré, en emportant nos nattes !
XANTHIAS

Ça aussi, c’est bien de lui !


L’AUBERGISTE

Eh bien, il faudrait faire quelque chose.


Va donc appeler Cléon, mon patron.
PLATHANÉ

Et toi le mien, si tu le trouves, Hyperbolos.


L’AUBERGISTE

Pour qu’on l’étrille.


(Elle s’adresse à Dionysos.)

Ah ! gosier scélérat !
Quel plaisir de te briser d’un coup de pierre ces molaires
Qui ont bouffé toutes mes provisions !
XANTHIAS
(363)
Et, pour moi, de te précipiter au fond du barathre !
PLATHANÉ

Et, pour moi, de trancher avec une faux cette gorge


Qui a englouti mes tripes !
L’AUBERGISTE

Mais je vais chercher Cléon, pour qu’aujourd’hui


Il démêle toute son affaire en portant plainte contre lui.
DIONYSOS

Que je meure de la pire mort, si je n’aime pas Xanthias !


XANTHIAS

Je sais, je sais ce que tu veux, mais cesse, ne parle plus.


Pas question pour moi de redevenir Héraclès !
DIONYSOS

Ne dis pas ça,


Mon petit Xanthias !
XANTHIAS

Mais comment pourrais-je, moi,


Un esclave, et un mortel, devenir le fils d’Alcmène ?
DIONYSOS

Je sais, je sais, tu m’en veux, et tu as raison ;


Même si tu me frappais, je ne dirais rien.
Mais si, dans la suite, je t’enlevais ton attirail,
Que je disparaisse jusqu’à la racine, avec ma femme et mes
enfants,
(364)
Et Archédémos aux yeux chassieux !
XANTHIAS

J’accepte ton serment, et à cette condition, je prends ton


costume.
v. 460-588
PLATON
Au premier chant de L’Enfer, Dante distingue Platon parmi
les philosophes, juste après Aristote et Socrate, avant
Démocrite, Anaxagore, Empédocle ou Héraclite, non loin du
géomètre Euclide. Cette situation, parfaitement traditionnelle,
n’incite pas à l’inclure dans un florilège de la littérature
ancienne, d’autant que lui-même, dans La République, entend
chasser Homère et les poètes de la cité, suggérant qu’il
existerait une antinomie essentielle entre belles-lettres et
philosophie. Son œuvre dément ce soupçon : sa critique des
poètes est liée à des reproches spécifiques, qui ne sauraient
être considérés comme constitutifs de toute prose douée
d’ambition esthétique. Le dépassement de ce préjugé permet
en fait de prendre la mesure de l’imbrication entre deux
dimensions du logos dont le fractionnement n’a guère de sens
avant la fin du XVIIIe siècle, de restituer même le plein dessein
d’un art qui ne saurait sans contresens être principalement
rapporté au divertissement et à l’ornement.
Platon vit le jour à Athènes en 428 dans une famille
aristocratique : sa naissance et son éducation le
prédisposaient à jouer un rôle dans les affaires de la cité. Il
avait vingt-trois ans à la fin de la guerre du Péloponnèse,
quand Sparte l’emporta et accorda la paix à Athènes à
condition que celle-ci rétablît la « constitution de ses
ancêtres » (Aristote). Deux des trente oligarques désignés pour
accomplir cette révolution, Critias et Charmide, étaient de
proches parents du jeune homme. Ils abolirent rapidement des
lois favorables au peuple, poursuivirent démagogues,
sycophantes et métèques. Spoliations et exécutions arbitraires
s’enchaînèrent. Les Trente instaurèrent la tyrannie : elle
provoqua une révolte des démocrates emmenés par
Thrasybule. Le régime s’effondra au bout de huit mois. En
403, l’ordre fut rétabli sous l’égide de Sparte. Les événements
constituèrent une sévère désillusion pour le jeune homme que
la rencontre et l’enseignement de Socrate avaient
profondément marqué. Le procès bientôt intenté au
philosophe, sa condamnation et sa mort en 399 le
persuadèrent qu’il n’était plus de justice à Athènes, ni de
possibilité pour un sage d’y vivre : il partit à Mégare. Platon,
ensuite, voyagea. Il rencontra les cercles pythagoriciens de la
Grande Grèce et tenta de s’installer à Syracuse, où régnait le
tyran Denis Ier. L’expérience tourna court. En 387, Platon
rentrait à Athènes et fondait une école philosophique,
l’Académie, nommée d’après le héros Académos : elle était
située dans des jardins proches de son tombeau. Platon
n’avait pas renoncé à jouer un rôle politique, mais il entendait
agir à la racine du problème, en éduquant des citoyens
capables de connaître ce qu’est la justice, des citoyens
auxquels leur savoir conférerait également l’autorité
nécessaire pour gouverner selon ses principes. Platon fait de
la philosophie le prolégomène et la condition de l’action
politique, laquelle constitue l’accomplissement le plus élevé
qu’un homme libre puisse envisager. Le succès de l’Académie
fut immédiat. En 366, son fondateur retourna en Sicile pour
assister le jeune Denys II qui succédait à son père. Platon
espérait voir advenir en lui un roi philosophe : la réalité le
contredit. En 361, il revint définitivement à Athènes, où il
mourut en 347. L’Académie, cependant, demeura florissante.
Elle ne fut dissoute qu’en 529 après J.-C., par Justinien,
soucieux d’éradiquer un centre néoplatonicien susceptible
d’être un foyer de dissidence, alors que le christianisme était
devenu religion d’État et que l’unité religieuse de l’Empire
demeurait précaire.
Platon imposa l’idée que la connaissance du Bien est le
préalable de l’action, établissant un parallèle entre la Cité et
l’Âme. La juste conduite de l’une est nécessaire à celle de
l’autre. Morale et politique ne peuvent être dissociées et
dépendent toutes deux de l’aptitude à penser avec exactitude.
Il rejoint là une préoccupation majeure de l’enseignement de
Socrate (469-399). Athénien, fils d’un sculpteur et d’une sage-
femme, Socrate avait été désigné par l’oracle de Délos comme
l’homme le plus sage. Convaincu qu’il ne savait rien, il passa
sa vie à tenter d’éclaircir ce qu’il considérait comme un
paradoxe, interrogeant ses concitoyens, débattant
inlassablement avec chacun. Socrate rompt avec les
philosophes qui le précèdent, qu’on regroupe du reste sous
l’appellation de présocratiques, en s’intéressant, non plus
principalement à la nature, mais à l’homme. Selon Cicéron, il
fit « descendre la philosophie du ciel sur la terre ». Loin de
fixer une doctrine, Socrate est, d’autre part, l’homme du
dialogue, et plus précisément de la maïeutique, une méthode
devant permettre d’approcher rigoureusement la vérité par la
discussion bienveillante et la pratique de l’ironie, entendue
comme un art de l’ignorance et de la naïveté permettant de ne
tenir aucune notion pour acquise, de débusquer toujours le
préjugé derrière l’affirmation hâtive. Socrate appartient à son
temps par le pouvoir qu’il accorde à la parole, au logos, qui
signifie aussi en grec la « raison ». Mais, quand les sophistes
entendaient l’utiliser pour persuader leur interlocuteur, pour
se rendre maîtres de son esprit, Socrate en fait un instrument
de questionnement, le moyen d’une quête du vrai par
raisonnement inductif. Le caractère dynamique de
l’interrogation socratique explique que le philosophe n’ait
rien écrit. Platon fait écho à cette idée dans le Phèdre, quand
il déclare que le discours écrit est impuissant à enseigner la
vérité, que seul un discours vivant et animé peut le faire
(275d-227a). Il transcende cependant le magistère purement
oral de Socrate, dont il assure en même temps la pérennité, en
inventant un nouveau genre de discours, le dialogue. L’œuvre
de Platon consiste ainsi en trente-cinq dialogues (seuls
quelques-uns sont d’une authenticité douteuse), auxquels la
tradition ajoute treize lettres.
Platon crée un instrument approprié à la pédagogie de
l’âme qu’il prône. Tous ses dialogues mettent en scène de
façon vivante et précise quelques personnalités réunies autour
de la figure de Socrate. C’est en conversant, de façon libre,
sans aucun esprit dogmatique ni pédantisme, par l’exemple,
entre éristique et dialectique, que le petit groupe définit peu à
peu les concepts qui ont attiré son attention. Ce faisant, est
illustrée une façon de cheminer vers la vérité. Les réalités les
plus ardues à énoncer de manière analytique sont signifiées
par des fables, mythes ou récits métaphoriques qui contribuent
à la séduction de cet itinéraire spéculatif, par l’usage de
l’image, de la narration, souvent empreinte d’une forte
coloration poétique. Platon avait fait graver au fronton de
l’Académie un avertissement : « Que nul n’entre ici, s’il n’est
géomètre. » Mais l’esprit de géométrie, l’exigence
mathématique du travail de la pensée, n’excluent aucunement
chez lui l’usage d’un « esprit de finesse » corrélé au travail de
la langue et de la création esthétique. Il faut combiner sérieux
(spoudè) et jeu (paidia). Ni l’un ni l’autre ne doivent être posés
en termes antagonistes, car il existe un sérieux du jeu. Les
Lois affirment que l’homme, jouet des dieux, est appelé, sa vie
durant, à jouer « les jeux les plus beaux » (VII, 803c-e), dont
l’écriture et la création littéraire, vouées à honorer les dieux,
sont peut-être les expressions les plus hautes selon le Phèdre
(276d-e). Philosophie et écriture sont ainsi étroitement
conjointes.
Dans Le Banquet, composé vers 375 avant J.-C., Platon
insère avec virtuosité, dans un récit doublement enchâssé à
l’occasion d’une rencontre autour du tragédien Agathon, cinq
éloges successifs de l’amour. L’un d’entre eux est en réalité
une évocation de la passion qu’Alcibiade (450-404), un des
jeunes hommes les mieux nés d’Athènes, éprouve pour
Socrate. Il fait du Maître un portrait imagé, voyant en lui un
Silène qui combinerait une apparence grossière et un fond
d’or pur. La comparaison énonce un paradoxe. Ludique, elle
sert aussi à dire l’enthousiasme et la passion. Elle révèle la
fascination de l’éros philosophique.
Presque à la même époque, Platon rédige le Phédon, qui
rapporte la mort de Socrate. Le philosophe est accusé de
corrompre la jeunesse et d’introduire de nouvelles divinités
dans la cité, par des concitoyens peu soucieux d’être soumis à
la scrutation sans complaisance qu’il exerce sur tous. Socrate
est jugé et condamné à mort. Alors que ses amis lui conseillent
de s’évader, il préfère boire la ciguë. Le dialogue, réflexion
sur l’âme et la mort, refusant que la seconde assujettisse la
première, est l’occasion d’un nouveau portrait en forme de
Socrate. La peinture, accomplie au moment entre tous
discriminant de la mort, mêle récit et discours direct pour
élaborer une évocation quasi hagiographique de Socrate. Elle
campe un Socrate mourant qui ne cessera plus de hanter la
littérature occidentale.
Deux mythes brièvement exposés dans le Phèdre, vers 370,
lient la figure de Socrate et la réflexion sur l’écriture. Dans le
mythe des cigales, Socrate invite Phèdre, avec lequel il
chemine à l’ombre de platanes, sur les bords de l’Ilissos, à
privilégier le culte des Muses et singulièrement de la parole à
tout autre plaisir. Emblèmes de l’enchantement qui fait oublier
les plaisirs matériels, les cigales, Sirènes élues des dieux,
exhortent à la vigilance du Midi : émotion du beau et du vrai.
Socrate raconte ensuite le mythe de Theuth. Theuth est un dieu
égyptien qui a inventé la plupart des arts, dont l’écriture. Il en
fait l’éloge auprès de Thamous, la divinité qui règne sur
l’ensemble de l’Égypte, afin que celui-ci permette aux hommes
d’en jouir. Thamous répond par une critique qui souligne
l’ambivalence d’une technique de remémoration qui doit
finalement rendre l’homme oublieux. Le remède est un poison
qui éloigne de la mémoire vive, alors que le savoir doit
provenir de l’intérieur de l’âme. Platon confie à un chef-
d’œuvre d’invention littéraire le soin d’immortaliser une voix
qui place la résonance immédiate de la parole devant toute
consignation écrite du discours : c’est souligner la complexité
du logos, invention létale lorsqu’il donne lieu à un simple
stockage de données, élan merveilleux s’il se déploie en quête
érotique du Beau et du Bon.
Le Banquet
ÉLOGE DE SOCRATE PAR ALCIBIADE
Pour célébrer Socrate, mes amis, j’aurai recours à des
images. Il croira, lui, sans doute, que c’est pour être plaisant.
Mais ces images auront pour but la vérité, et non la
plaisanterie. Je déclare donc que cet homme ressemble tout à
fait à ces silènes (365) exposés dans les ateliers des sculpteurs,
et représentés par eux avec le pipeau ou la flûte à la main ; si
vous les ouvrez en deux, vous y voyez, à l’intérieur, des
statues de dieux. Et je déclare ensuite qu’il ressemble au satyre
(366)
Marsyas . Que tu présentes, Socrate, un aspect extérieur
semblable à celui de ces silènes, toi-même tu ne pourras le
contester. Quant aux autres ressemblances, je vais te les dire,
écoute. Tu es insolent, n’est-ce pas ? Si tu ne le reconnais pas,
je produirai des témoins. Mais joueur de flûte ? Tu en es un, et
bien plus surprenant que Marsyas : lui, il charmait les hommes
par le souffle puissant qui passait par des roseaux, et c’est ce
qu’on fait encore maintenant quand on joue sur une flûte les
airs qu’il composa ; car, ce que jouait Olympos, je prétends
(367)
que Marsyas le lui avait enseigné . Et ses airs, qu’ils soient
joués par un bon interprète ou par une médiocre joueuse de
flûte, ont seuls, parce qu’ils sont divins, le pouvoir de nous
saisir et de révéler ceux qui ont besoin des initiations et des
dieux. Mais la seule différence, Socrate, qu’il y a entre lui et
toi, c’est que, sans instruments, avec de simples paroles, tu
produis en nous les mêmes effets. Ainsi, une chose est sûre :
quand nous entendons un autre parler, fût-il un excellent
orateur, son discours n’intéresse pour ainsi dire personne. Mais
quand c’est toi qu’on écoute, ou que nous en écoutons un autre
redire tes paroles, si mauvais discoureur soit-il, hommes,
femmes, adolescents, nous sommes tous saisis et transportés.
Pour moi, mes amis, si je ne craignais pas de vous sembler
tout à fait ivre, je vous dirais, sous la foi du serment, la nature
de ce que moi-même j’ai ressenti et que je ressens encore
maintenant, sous l’effet de ses paroles. En effet, quand je
l’écoute, mon cœur bondit avec plus de fureur que celui des
(368)
corybantes , ses paroles me font verser des larmes, et je
vois la multitude de ses auditeurs éprouver les mêmes
impressions. En écoutant Périclès (369), et d’autres bons
orateurs, je les ai trouvés, certes éloquents, mais je n’ai rien
éprouvé de tel, mon âme n’était pas bouleversée, et ne s’est
pas sentie indignée de l’esclavage auquel j’étais réduit. Mais,
après avoir écouté ce Marsyas, j’étais souvent dans un tel état
que mon existence était intolérable, et cela, Socrate, tu ne
pourras le démentir. Et en ce moment encore, je sais bien que,
si j’acceptais de te prêter oreille, je ne résisterais pas à tes
paroles, et j’éprouverais à nouveau ces mêmes émotions. Car
cet homme m’oblige à reconnaître qu’il me manque bien des
choses, et que je n’ai toujours pas souci de moi-même, alors
que je m’occupe des affaires des Athéniens. Contraint et forcé,
comme pour échapper aux Sirènes, je me bouche les oreilles,
je pars, je fuis, pour ne pas vieillir assis, là, auprès de lui. Et
j’éprouve, devant ce seul homme, un sentiment qu’on ne
s’attendrait pas à voir en moi, la honte : oui, c’est devant lui
seul que j’ai honte, car j’ai bien conscience d’être incapable,
quand il m’engage à quelque chose, de lui résister, mais,
quand je l’ai quitté, je cède encore aux faveurs de la foule.
Alors, je me sauve comme un esclave, je m’enfuis, et, si je le
vois, j’ai honte de mes aveux passés. Souvent, je le verrais
avec plaisir disparaître de ce monde, mais si cela arrivait, je
sais bien que je serais beaucoup plus malheureux, Aussi je ne
sais comment me comporter avec cet homme.
Voilà ce que provoquent chez moi, comme chez beaucoup
d’autres, les airs de flûte de ce satyre. Mais écoutez encore
comme il ressemble à ceux à qui je l’ai comparé, et combien
son pouvoir est prodigieux : car sachez-le bien, aucun de vous
ne le connaît. Et, puisque j’ai commencé, je vais révéler son
vrai visage. Vous voyez en effet l’amour qu’il porte aux beaux
garçons : il ne cesse de leur tourner autour, il en est troublé ; et
d’autre part vous voyez comme il ignore tout et comme il ne
sait rien, c’est du moins l’allure qu’il se donne. N’en est-il pas
exactement avec lui comme avec les silènes ? Tout à fait ! Car
il est ainsi à l’extérieur, comme un Silène sculpté ; mais à
l’intérieur, si vous l’ouvrez, mesurez-vous, chers convives,
l’étendue de la sagesse dont il regorge ? Car, sachez-le bien, la
beauté d’un homme lui est indifférente, et il la méprise à un
point incroyable, comme lui est indifférente la richesse ou lui
sont indifférents les autres avantages que la plupart trouvent
enviables. Il juge en effet que tous ces biens ne valent rien, et
il considère que nous ne sommes rien, je vous le dis. Il passe
sa vie entière à faire le naïf et à plaisanter avec tout le monde.
Mais quand il vient à s’ouvrir, et qu’il est sérieux, je ne sais si
d’autres ont vu les beautés qu’il contient. Eh bien ! moi, je les
ai vues déjà, et je les ai trouvées si divines et précieuses, si
parfaitement belles et admirables, qu’il me fallait, en un mot,
exécuter toutes les volontés de Socrate.
Pensant qu’il était vraiment épris de ma beauté, je crus que
c’était pour moi une aubaine et une chance exceptionnelles,
puisque j’espérais bien qu’au prix de mes faveurs, je pourrais
entendre de sa bouche tout ce qu’il savait. J’étais
excessivement fier de mon charme. Dans cette pensée, comme
je n’avais pas coutume de rester seul avec lui sans avoir un
serviteur avec moi, je renvoyai donc mon serviteur pour que
nous restions en tête à tête. Maintenant, je dois vous dire toute
la vérité. Prêtez-moi donc attention. — Si je mens, Socrate,
dis-le. Je restai donc seul avec lui, mes amis, et je croyais qu’il
me tiendrait immédiatement les propos qu’un amant tient avec
son bien-aimé, quand ils sont seuls, et je m’en réjouissais.
Pourtant, rien de tout cela n’arriva, mais il me parla comme il
en avait l’habitude et, une fois la journée passée ensemble, il
s’en alla. Ensuite, je l’invitai à faire avec moi des exercices de
gymnastique, et j’en fis avec lui, pensant que les choses
avanceraient. Donc, il s’entraînait avec moi, et nous avons
lutté souvent ensemble sans témoin. Que vous dire d’autre ? Je
n’y gagnais rien ! Et comme je n’obtenais rien de cette
manière, je décidai de m’y prendre par la force, de ne pas le
lâcher, puisque je m’étais lancé dans cette entreprise, pour
savoir ce qu’il en était vraiment. Je l’invitai donc à dîner, tout
comme un amant qui tend un piège à son bien-aimé. Il ne
répondit pas vite à mon invitation, mais finit, après quelque
temps, par l’accepter. La première fois qu’il vint, il dîna, puis
voulut partir. Et cette fois-là, plein de honte, je le laissai partir.
Mais je lui tendis un nouveau piège : quand il eut fini son
repas, je m’entretins avec lui jusque tard dans la nuit, et quand
il voulut s’en aller, prétextant qu’il était trop tard, je le forçai à
rester.
Il se reposait donc sur le lit qui était près du mien, le même
lit où il avait dîné. Personne d’autre que nous ne dormait dans
la maison. Tout ce que je viens de dire jusqu’ici, tout le monde
pourrait l’entendre. Mais la suite, vous ne pourriez pas
l’entendre de ma bouche, à moins que la vérité ne soit dans le
vin (ou dans la bouche des enfants) comme dit le proverbe, et
que je ne trouve injuste de passer sous silence, quand je suis
venu pour un éloge de Socrate, un de ses actes remarquables.
De plus, il en est de moi comme de celui qu’une vipère a
piqué : il ne veut pas, dit-on, confier ce qu’il ressent sauf à
ceux qui ont déjà été piqués, parce que, seuls, ils peuvent
connaître et excuser ce qu’il a osé faire ou dire sous l’empire
de la douleur. Moi donc, qui suis mordu par quelque chose de
plus douloureux, et dans la partie la plus sensible où on puisse
être mordu (car j’ai été frappé et mordu au cœur, à l’âme,
appelez ça comme vous voudrez), moi qui suis mordu par les
paroles de la philosophie, qui frappent plus cruellement qu’une
vipère, quand elles s’emparent d’une âme jeune et bien née, et
qui font faire et dire n’importe quoi, or moi, donc, qui vois des
Phèdre, des Agathon, des Éryximaque, des Pausanias, des
Aristodème et aussi des Aristophane (sans parler de Socrate
lui-même et de tant d’autres), tous atteints du délire et des
fureurs philosophiques, eh, bien ! je vous demande, à vous
tous, de m’écouter et vous me pardonnerez pour ce que j’ai
fait alors et que je vous raconte maintenant. Et vous, les
serviteurs, et toutes les âmes impures ou incultes : « mettez-
(370)
vous sur les oreilles des portes bien épaisses ». Or donc,
messieurs, quand la lampe fut éteinte et que les esclaves furent
dehors, je crus bon de ne rien déguiser devant lui, et de lui dire
franchement ce que je voulais. Je lui dis alors en le poussant :
— « Tu dors, Socrate ? »
— « Non, pas du tout », me répondit-il.
— « Tu sais donc ce que j’ai pensé ? »
— « Quoi donc ? »
— « C’est que tu me sembles le seul à être un amant digne
de moi, dis-je, et tu me parais hésiter à te déclarer. Quant à
moi, voici mon avis : je pense que ce serait folie de ne pas te
faire plaisir, en ceci, comme en tout ce dont tu aurais besoin,
que ce soit ma fortune ou mes amis. Car pour moi rien n’est
plus précieux que de devenir le meilleur possible, et je crois
que personne d’autre n’est plus capable que toi de m’y aider.
En ne satisfaisant pas un homme tel que toi, je rougirais
beaucoup plus devant les sages que je ne le ferais devant la
foule des sots, si je satisfaisais à ton plaisir. »
Lui, après m’avoir écouté, me répondit avec cet air si naïf
qui lui est propre et qu’il arbore si souvent :
— « Mon cher Alcibiade, il y a certainement des chances
que tu sois un malin, si du moins ce que tu dis sur moi est vrai,
et s’il se trouve en moi le pouvoir de te rendre meilleur. Dans
ce cas, la beauté que tu peux voir en moi doit être prodigieuse,
et bien différente de la grâce qui est la tienne. Si donc, faisant
cette constatation, tu cherches à partager avec moi, et à
échanger beauté contre beauté, ce n’est pas un mince avantage
que tu penses gagner sur moi dans ce marché, car tu veux
posséder, à la place d’une apparence de beauté, la beauté
réelle, et troquer en fait du cuivre contre de l’or. Mais, mon
cher ami, regarde de plus près, pour bien voir le peu que je
vaux ! Les yeux de l’esprit commencent à être perçants quand
ceux du corps perdent de leur acuité. Et toi, tu en es encore
loin ! »
Et moi, après l’avoir écouté :
— « En tout cas, dis-je, c’est là mon sentiment, et tout ce
que j’ai dit est conforme à ce que je pense. À toi donc de
décider ce que tu trouves le meilleur pour toi et pour moi. »
— « Bien parlé, répliqua-t-il, à l’avenir, nous nous
concerterons pour aviser de la meilleure conduite à avoir tous
les deux sur ce sujet comme sur tous les autres. »
Après cet échange de propos, je le crus percé par les traits
que je lui avais décochés, je me levai et sans lui laisser rien
ajouter, je déployai sur lui mon manteau — c’était l’hiver,
moi, je me couchai sous sa vieille cape, et, entourant de mes
bras cet être divin et vraiment merveilleux, je passai ainsi toute
la nuit. Tu ne pourras pas dire non plus, ici, Socrate, que je
mens : malgré mes avances, il triompha, il méprisa ma jeune
beauté, s’en moqua, l’insulta, et pourtant sur ce plan, je
pensais valoir quelque chose, Messieurs les juges ! Oui, vous
êtes juges de l’insolence de Socrate. Et sachez-le, par les dieux
et les déesses, après toute une nuit passée avec Socrate, je me
levai, tel que si j’avais dormi avec mon père ou mon frère
aîné !
Dans quel état d’esprit, dès lors, croyez-vous que j’étais ?!
D’un côté, je pensais qu’il me méprisait, mais de l’autre
j’admirais son caractère, sa tempérance et sa force d’âme :
j’avais rencontré un homme doué d’une sagesse et d’une
fermeté que je n’aurais pu rencontrer chez aucun autre. Et, de
fait, je ne pouvais, ni lui en vouloir, ou me priver de sa
compagnie, ni trouver le moyen de l’amener où je voulais.
J’étais sûr, en effet, que l’argent pouvait encore moins le
(371)
toucher que le fer atteindre Ajax , et le seul piège auquel
j’avais pensé le prendre, il n’y était pas tombé. Je ne savais pas
quoi faire, j’étais asservi à cet homme comme jamais on ne le
fut à personne, et je tournais autour de lui…
Tout cela s’était déjà passé, quand nous fîmes ensemble
(372)
l’expédition de Potidée . Nous prenions alors nos repas en
commun. Je dois dire, d’abord, que Socrate, dans les travaux
pénibles, l’emportait non seulement sur moi mais sur tous les
autres. Quand, coupés de nos ravitaillements, comme il arrive
souvent à la guerre, il fallut rester sans manger, il était plus
endurant que personne. Dans les banquets, en revanche, il était
le seul à savoir profiter de tout, et quand on le forçait à boire,
lui qui ne buvait pas volontiers, il tenait le vin mieux que
quiconque. Le plus étonnant de tout, c’est qu’aucun homme au
monde n’a jamais vu Socrate ivre (vous-même vous en en
aurez la preuve, je pense, très bientôt). Pour supporter le froid
— les hivers là-bas sont très rigoureux — il fit preuve d’une
endurance étonnante, et en particulier lors d’une journée de gel
particulièrement éprouvante, quand nul n’osait sortir (ou bien,
si l’on sortait, c’était emmitouflé jusqu’au cou, les pieds
enveloppés de feutre et de peaux d’agneaux), on le vit, dans
ces conditions, sortir avec le manteau qu’il avait toujours
l’habitude de porter et marcher pieds nus sur la neige plus
facilement que les autres avec leurs chaussures : les soldats le
regardaient de travers, pensant qu’il voulait les braver.
Mais en voilà assez sur ce sujet. « Ce que fit, ce que sut
(373)
endurer ce vaillant héros » là-bas, un jour, à la guerre, il
vaut la peine de l’entendre. Un jour, dès l’aube, il s’était mis à
méditer, restant debout à la même place à réfléchir et, comme
il n’avait pas de résultat, il ne lâchait pas sa réflexion, mais
était toujours debout à chercher. C’était déjà midi, on le
regardait et on s’étonnait, on se disait que Socrate était resté
debout depuis l’aube à méditer. Finalement, quand ce fut le
soir, quelques-uns de ceux qui l’observaient portèrent dehors,
après dîner, leurs lits de camp pour dormir à la belle étoile
(c’était l’été) et voir en même temps s’il resterait ainsi debout
toute la nuit. Lui, il resta debout jusqu’à ce que l’aube arrive et
que le soleil se lève. Il s’en alla ensuite, après avoir fait sa
prière au soleil.
Mais, si vous voulez savoir comment il se comportait au
front, il faut aussi sur ce point lui rendre justice : quand il y eut
cette bataille pour laquelle les stratèges me donnèrent le prix
de vaillance, ce fut à lui seul que je dus mon salut. J’étais
blessé, il ne voulait pas m’abandonner et il me sauva, moi et
mes armes avec moi. Je souhaitais alors, Socrate, que ce soit
toi qui reçoives le prix (et là-dessus, Socrate, tu ne peux pas
me faire de reproches, ni dire que je mens). Mais les stratèges,
par égard pour mon rang, voulurent me donner le prix, et toi,
tu te montras encore plus empressé qu’eux pour que le prix me
revienne plutôt qu’à toi.
Mais voici encore une autre circonstance où Socrate mérite
l’admiration : quand notre armée, défaite à Potidée, battit en
retraite, le hasard fit que je le rencontrai. J’étais à cheval et lui,
(374)
portait ses armes d’hoplite . Dans cette débandade
(375)
générale, il se repliait lui aussi, avec Lachès . Donc, je
tombe sur eux et, dès que je les vois, je les encourage et je leur
dis que je ne les abandonnerai pas. C’est alors que j’ai pu
observer Socrate, encore mieux qu’à Potidée, car moi-même
j’avais d’autant moins à craindre que j’étais à cheval. Je pus
constater, d’abord, de combien il surpassait Lachès dans la
maîtrise de soi. Je trouvai ensuite qu’il s’avançait là-bas,
comme il le fait ici à Athènes, « l’allure hautaine et le regard
(376)
de côté », ce sont tes propres termes, Aristophane , il
observait aussi calmement les amis que les ennemis, et il était
clair, de partout, et même de très loin, que si cet homme était
attaqué, il saurait vigoureusement se défendre. Aussi était-ce
en toute sécurité que lui et son compagnon se retiraient. À la
guerre, en effet, ceux qui se comportent ainsi, on ne s’y
attaque guère, alors qu’on poursuit ceux qui fuient en
désordre.
Il y aurait encore bien des choses à dire, et admirables, pour
un éloge de Socrate. Et, peut-être, sur d’autres sujets pourrait-
on en dire autant de quelqu’un d’autre. Mais, qu’il ne
ressemble à aucun homme, ni du passé, ni du présent, voilà ce
qui est tout à fait remarquable. On peut retrouver les qualités
d’Achille chez Brasidas ou d’autres. On peut retrouver, chez
Périclès, celles de Nestor, ou d’Anténor, que sais-je encore…
de même pour d’autres héros avec qui on peut faire de
semblables rapprochements. Mais un homme comme lui, si
étrange dans sa personne comme dans ses propos, personne ne
saurait en trouver qui s’en rapproche, même en cherchant bien,
ni chez les gens d’aujourd’hui, ni chez ceux du passé, à moins
qu’on ne le compare, lui de même que ses propos, comme je
l’ai fait, non pas à un être humain, mais aux satyres ou aux
silènes. Car c’est là une chose que j’ai oublié de dire en
commençant : ses propos aussi ressemblent exactement aux
silènes qu’on ouvre. Quand on se met à les écouter, on peut les
trouver d’abord ridicules. Tels sont les mots et les phrases qui
les enveloppent : ils ressemblent tout à fait à la peau d’un
insolent satyre, car Socrate parle d’ânes bâtés, de forgerons, de
cordonniers, de tanneurs, et il a toujours l’air d’user des
mêmes termes pour dire les mêmes choses, et il n’est pas
d’ignorant, ni de sot qui ne rie de ses propos. Mais, quand on
les ouvre et qu’on regarde à l’intérieur, on trouvera d’abord
qu’ils sont pleins d’intelligence, ensuite qu’ils sont absolument
divins, qu’ils renferment quantité d’images de la vertu, et
qu’ils tendent au plus haut but, plus précisément vers tout ce
qu’on doit avoir en vue, quand on veut devenir un homme de
bien.
215a-222c

Phédon
LA MORT DE SOCRATE
[Socrate n’a plus que quelques instants à vivre. Bientôt on va
lui faire boire la ciguë, ce poison mortel. Mais il converse
tranquillement avec les disciples qui l’entourent.]

— « Mais de quelle manière, dit Criton, devrons-nous


t’ensevelir ? »
— « Comme vous voudrez, répondit Socrate, à condition
du moins que vous puissiez me prendre et que je ne vous
échappe pas ! » Il se mit alors à rire tranquillement et, en
regardant de notre côté, il nous dit : « Je n’arrive pas à
convaincre Criton que, moi, je suis ce Socrate qui s’entretient
en ce moment avec vous, et qui assigne à chacune de ses
paroles la place qu’elle doit avoir ; mais il s’imagine que je
suis celui qu’il verra bientôt, un cadavre, et il me demande
comment m’ensevelir ! Tout ce long discours que depuis un
bon moment je vous ai tenu, pour vous dire qu’après avoir bu
le poison, je ne resterai plus auprès de vous, mais que je m’en
irai pour aller jouir des félicités propres aux Bienheureux, tout
cela, je crois, n’était pour lui que vaines paroles, destinées à
vous réconforter, vous et moi en même temps. Soyez donc mes
garants auprès de Criton, mais garantissez-lui le contraire de
(377)
ce dont, auprès des juges, il se porta garant : lui en effet
avait juré que je resterais, mais vous, jurez aussi de lui garantir
qu’après ma mort, je ne resterai pas, que je partirai, et que je
m’en irai. Ainsi, ce sera plus facile à supporter pour Criton, et
cela lui évitera, en voyant brûler ou enterrer mon corps, de
s’affliger sur moi, comme si je subissais d’horribles
traitements, et de dire, à mes funérailles, que c’est Socrate
qu’il expose, qu’il emporte et qu’il enterre. Car, sache-le bien,
excellent Criton, ne pas parler correctement n’est pas
seulement une faute de langage, mais c’est encore faire du mal
aux âmes. Allons, il faut avoir du courage, et dire que c’est
mon corps que tu ensevelis, et l’ensevelir comme il te plaira, et
de la façon que tu estimeras la plus conforme aux usages. »
Sur ces mots, Socrate se leva et pour se baigner alla dans
une autre pièce. Criton le suivit et nous demanda d’attendre.
Nous attendîmes donc, en nous entretenant de ce qui s’était
dit, et en en reprenant l’examen, mais souvent aussi en
revenant sur l’étendue du malheur où nous étions tombés : oui,
vraiment, pensions-nous, c’était un père en quelque sorte, que
nous allions perdre et qui nous laisserait orphelins tout le reste
de notre vie. Quand il se fut baigné, et qu’on lui eut amené ses
enfants (il en avait deux tout petits, et un autre, déjà grand),
ses parentes arrivèrent ensuite. Il s’entretint avec elles en
présence de Criton, il leur fit part de ses dernières volontés.
Ensuite il pria les femmes et les enfants de se retirer et lui-
même revint auprès de nous.
Le soleil était déjà près de se coucher, car il avait passé
beaucoup de temps à l’intérieur de l’autre salle. Une fois
revenu du bain, il s’était assis, et peu de choses furent dites
(378)
après. Arriva alors le serviteur des Onze , et se tenant
debout devant Socrate : « Socrate, dit-il, je n’aurai pas à te
reprocher, à toi, ce que je reproche aux autres : ils s’en
prennent à moi et me maudissent quand, exécutant l’ordre des
Magistrats, je les invite à boire le poison. Mais pour toi, que
j’ai d’ailleurs connu, pendant tout le temps que tu as passé ici,
comme le plus noble, le plus doux, et le meilleur des hommes
qui soient ici jamais venus, je sais bien que ce n’est pas à moi
que tu t’en prends, mais aux responsables, car tu les connais.
À présent donc, puisque tu sais ce que je suis venu t’annoncer,
adieu, et tâche de supporter aussi facilement que tu pourras
l’inévitable ! » Puis, les larmes aux yeux, il se détourna et s’en
alla. Socrate alors leva son regard vers lui et lui dit : « À toi
aussi, adieu ! Et nous, nous ferons comme tu dis. » Il se tourna
vers nous : « Comme cet homme est aimable, dit-il, pendant
tout mon séjour ici, il venait me voir, et quelquefois nous
parlions ensemble, vraiment, le meilleur des hommes ! Et
maintenant, avec quel cœur il me pleure ! Mais allons, Criton,
obéissons-lui, et qu’on apporte le poison, s’il est broyé, et
sinon qu’on le prépare ! »
Alors Criton : « Mais il me semble, Socrate, que le soleil
est encore sur les montagnes, et qu’il n’est pas encore couché.
Et je sais aussi que d’autres ont bu le poison longtemps après
qu’ils en avaient reçu l’ordre, une fois qu’ils avaient bien
mangé et bien bu, et même pour certains, après avoir eu des
rapports avec les personnes dont ils pouvaient avoir envie. Ne
te presse donc pas, tu as encore du temps ! » Alors Socrate :
« Il est naturel, Criton, que ces gens dont tu parles agissent de
la sorte, parce qu’ils croient gagner quelque chose à le faire.
Mais pour moi, il est naturel que je n’en fasse rien, car je crois
ne rien gagner à boire le poison un peu plus tard, sinon de me
rendre ridicule à moi-même, en me montrant englué dans la
vie et économe d’un bien que je n’ai plus. Va donc, obéis, et
borne-toi à faire ce que je te demande. »
À ces mots, Criton fit un signe à l’esclave qui se tenait tout
près. Celui-ci sortit et, au bout de quelque temps, revint en
amenant avec lui celui qui devait donner le poison qu’il
apportait, broyé dans une coupe. Voyant l’homme, Socrate lui
dit : « Très bien, mon ami, toi qui es instruit en ce domaine,
que dois-je faire ? » — « Rien d’autre, répondit-il, que de
marcher après avoir bu, jusqu’à ce que tu sentes une lourdeur
dans les jambes, et ensuite, tu devras t’allonger ; ainsi cela fera
son effet. » En même temps, il tendit la coupe à Socrate. Il la
(379)
prit, Échécrate , avec quelle sérénité ! Sans un
tremblement, sans changer de visage, sans changer de couleur,
mais en regardant par en dessous cet homme avec ce regard de
taureau qui lui était si familier : « Que penses-tu ? Faire une
libation de ce breuvage à une divinité, est-ce que c’est permis
ou non ? » — « Nous broyons, Socrate, juste la quantité qu’il
faut pour boire. » — « Je comprends, reprit Socrate, mais au
moins est-il permis, et même le faut-il, de faire une prière aux
dieux, pour que se déroule heureusement notre changement de
résidence, d’ici vers là-bas, c’est là ma prière, ainsi soit-il ! »
En même temps qu’il achevait ces mots, il vida la coupe d’un
trait, très facilement et très tranquillement.
La plupart d’entre nous, jusqu’alors, avait réussi à retenir
ses larmes. Mais, quand nous vîmes qu’il buvait et qu’il avait
fini de boire, ce fut impossible ! Moi-même, malgré tous mes
efforts, je sentais mes larmes couler abondamment, à tel point
que je dus me couvrir le visage pour pleurer sur moi-même,
car ce n’était pas sur lui, mais sur mon propre sort, que je
pleurais, en songeant de quel ami j’allais être privé. Criton, lui,
comme il n’avait pu, même avant moi, retenir ses larmes,
s’était levé pour sortir. Quant à Apollodore, qui, jusqu’ici,
n’avait pas un instant cessé de pleurer, il éclata en sanglots, se
mit à pousser des cris d’indignation et il n’y eut personne, de
tous ceux qui étaient là, présents, qui n’en eût le cœur brisé,
sauf Socrate, lui-même, bien entendu. « Que faites-vous,
étranges amis ? s’écrie-t-il. Si j’ai renvoyé les femmes, c’est
surtout pour éviter de telles fausses notes, car j’ai entendu dire
qu’il fallait mourir avec des paroles de bon augure. Eh, bien !
gardez votre calme, et montrez de la fermeté ! » Nous, en
l’entendant parler ainsi, nous fûmes pris de honte, et nous nous
arrêtâmes de pleurer.
Socrate, après avoir marché de long en large, nous dit qu’il
sentait ses jambes s’alourdir. Il se coucha sur le dos, comme le
lui avait recommandé l’homme. Puis cet homme, en le
palpant, examinait de temps à autre ses bras et ses jambes.
Ensuite, il lui serra fortement le pied et lui demanda s’il sentait
quelque chose. Socrate dit que non. Puis, l’homme lui pressa
le bas des jambes et, en remontant ainsi le long des jambes, il
nous montra que le corps commençait à se glacer et à se figer.
Et, continuant à le palper, il nous dit que, dès que le froid lui
aurait atteint le cœur, Socrate s’en irait. Déjà, presque tout le
bas-ventre était froid. Socrate alors se découvrit la tête (car il
se l’était couverte) et dit ces mots, les derniers qu’il prononça :
(380)
« Criton, nous devons un coq à Esculape . Payez cette
dette, ne l’oubliez pas ! » — « Bien sûr, répondit Criton, cela
sera fait, mais vois si tu as autre chose à nous dire. » À cette
demande, il ne répondit rien ; mais, peu de temps après, il eut
un soubresaut, l’homme lui découvrit le visage. Socrate avait
le regard fixe. Voyant cela, Criton lui ferma la bouche et les
yeux.
Telle fut, Échécrate, la fin de notre ami, d’un homme dont
nous pouvons dire que, de tous ceux qu’il nous fut donné de
connaître alors, il fut le meilleur, et aussi le plus sage, et le
plus juste.
115c-118a

Phèdre
LE MYTHE DES CIGALES
Socrate : Il me semble bien que les cigales, qui, comme on
peut s’y attendre quand il fait bien chaud, chantent et devisent
entre elles au-dessus de nos têtes, nous observent également.
Si donc elles nous voyaient, nous deux aussi, faire comme la
plupart, non pas converser, mais au contraire piquer du nez, et
céder, par paresse intellectuelle, à leur enchantement, elles se
moqueraient de nous (et ce ne serait que justice), en pensant
que des esclaves leur sont arrivés dans cette retraite, pour y
faire la sieste, comme des moutons, près de la source. Mais, si
elles nous voient converser et les côtoyer comme des Sirènes,
sans céder à leur enchantement, alors, ce privilège que les
dieux leur ont donné d’accorder aux hommes, peut-être nous
l’accorderaient-elles dans leur satisfaction ?
Phèdre : Quel est donc ce privilège ? Car il me semble bien
que je n’ai jamais eu l’occasion d’en entendre parler.
Socrate : Assurément, voilà qui ne convient pas à un
homme ami des Muses, de n’avoir pas entendu parler de
pareilles choses ! Voici ce qu’on raconte : autrefois, les cigales
étaient des hommes, de ceux qui existaient avant la naissance
des Muses ; puis, quand furent nées les Muses, et que le chant
fut apparu, il y en eut alors, parmi les hommes de ce temps,
qui furent à ce point transportés par le plaisir que, ne cessant
de chanter, ils en oublièrent le boire et le manger et qu’ils
moururent, sans s’en être eux-mêmes aperçus ! Ce sont d’eux
que naquit, à la suite de cela, le peuple des cigales. Il a reçu
des Muses le privilège de n’avoir aucun besoin de se nourrir,
une fois né, mais, tout de suite, sans manger ni boire, de se
mettre à chanter jusqu’à l’heure de la mort, puis, après, de se
rendre auprès des Muses pour leur faire connaître qui les
honore ici-bas, et laquelle d’entre elles jouit de cet hommage.
Ainsi, à Terpsichore, elles font connaître ceux qui l’ont
honorée dans les chœurs de danse, et les lui rendent plus
particulièrement chers. À Érato, ceux qui l’ont honorée dans
les poésies amoureuses, et pour les autres de même, selon la
manière dont chacune est honorée. Mais à l’aînée, Calliope, et
(381)
à sa cadette, Uranie , elles signalent ceux qui passent leur
vie à philosopher, et ceux qui cultivent la musique propre à ces
deux Muses, car ces Muses, qui ont rapport aux choses du ciel
et aux sujets divins et humains, sont plus que toutes les autres
celles qui font entendre une très belle voix. Nous avons donc,
comme tu le vois, de nombreuses raisons de parler, et de ne
pas nous endormir à l’heure de midi !
258e-259d

L’INVENTION DE L’ÉCRITURE
J’ai entendu dire que vécut dans la région de Naucratis, en
Égypte, une des anciennes divinités de là-bas, dont l’emblème
consacré est cet oiseau qu’ils appellent l’ibis, et que le nom du
dieu lui-même est Theuth. C’est ce dieu donc qui le premier
découvrit, dit-on, le nombre et le calcul, la géométrie et
l’astronomie, et aussi le trictrac et les dés, et enfin précisément
les caractères de l’écriture. Or, en ces temps-là, régnait sur
l’Égypte entière le dieu Thamous ; il résidait dans la grande
ville du haut pays que les Grecs appellent Thèbes, comme ils
nomment Ammon le dieu Thamous. C’est lui que Theuth vint
trouver pour lui montrer ses inventions et il lui dit qu’il fallait
en faire bénéficier le reste des Égyptiens. Thamous lui
demanda alors quelle était l’utilité de chacune d’entre elles, et
sur ses explications, selon qu’il les jugeait bonnes ou
mauvaises, il louait une chose, ou il en blâmait une autre.
Nombreuses furent donc les réflexions que fit, sur chaque art,
Thamous à Theuth, dans l’un ou l’autre sens, et qu’il serait
trop long d’exposer en détail. Mais, quand on arriva aux
caractères de l’écriture : « Voici la connaissance, dit Theuth,
qui rendra les Égyptiens plus instruits et qui leur facilitera le
souvenir ; mémoire et savoir ont trouvé leur remède ! » Mais
Thamous répondit : « Ô Theuth, merveilleux inventeur des
arts, c’est une chose de pouvoir donner le jour à un art, c’est
autre chose que d’apprécier la part d’utilité ou de dommage
qu’il apportera à ceux qui doivent en faire usage : voilà que
toi, maintenant, en ta qualité de père des caractères de
l’écriture, tu leur attribues, par complaisance pour eux, un
pouvoir contraire à celui qu’ils possèdent. Car cette invention
mettra l’oubli dans les âmes de ceux qui l’auront acquise,
parce qu’ils n’exerceront plus leur mémoire : confiants dans
l’écrit, c’est du dehors et grâce à des empreintes étrangères, et
non du dedans et grâce à eux-mêmes, qu’ils se souviendront
des choses. Donc, ce n’est pas pour la mémoire que tu as
trouvé un remède, mais pour le ressouvenir. Quant au savoir,
tu n’en procures à tes élèves que l’illusion, et non la réalité.
Quand, en effet, ils seront avec toi devenus, sans
enseignement, très savants, ils se croiront aptes à juger de
quantité de choses, alors que la plupart du temps, ils
manqueront de jugement, et qu’ils seront en outre
insupportables, parce qu’ils auront l’apparence de gens
savants, au lieu d’être savants !
274c-275b
XÉNOPHON
Xénophon a écrit des Helléniques qui prennent la suite de
la Guerre du Péloponnèse de Thucydide. L’ouvrage relate les
événements qui se déroulèrent de 411 à 404 et poursuit au-
delà, jusqu’en 362, lorsque Athènes tombe sous la coupe de
Philippe de Macédoine. Si l’œuvre rompt avec les exigences de
son modèle (elle suit une chronologie plus floue, fait intervenir
les dieux dans les affaires des hommes, affiche une préférence
marquée pour Sparte et utilise les discours insérés dans le
récit pour faire valoir essentiellement la personnalité de ceux
qui les prononcent), elle valut néanmoins à Xénophon un
brevet d’historien, montrant combien Thucydide demeure
important pour la génération qui lui succède. À peu près à la
même époque, un Théopompe écrit aussi des Helléniques.
Mais rapprocher Xénophon de Thucydide invite à noter
surtout l’affadissement, chez lui, du projet historique et risque
d’occulter son intérêt propre.
La vie de Xénophon est la première surprise qu’il réserve
au lecteur. Né en 426, Athénien, il marcha cependant, en 401,
avec les Dix-Mille, des mercenaires spartiates recrutés par
Cyrus le Jeune pour s’emparer du trône du Grand Roi, son
frère Artaxerxès II. Revenu en Grèce, séduit par Agésilas, qui
régnait sur Sparte, Xénophon rejoignit celle-ci et prit les
armes contre Athènes. Les Spartiates lui offrirent une
propriété à Scillonte, près d’Olympie, où il vécut jusqu’à ce
que la sentence d’exil qu’Athènes avait prononcée contre lui
fût révoquée à la faveur de la réconciliation qui eut lieu après
la bataille de Leuctres (les deux cités se liguèrent alors contre
Thèbes). Xénophon eut un fils, Gryllos, qui combattait pour
Athènes, lorsqu’il perdit la vie en 362. Xénophon lui-même
mourut à Athènes en 354.
Ce partage entre les deux cités rivales se retrouve dans son
œuvre. Dans les Mémorables, dans son Banquet et son
Apologie de Socrate, il trace un vivant portrait du plus célèbre
des philosophes athéniens et défend sa mémoire contre ses
accusateurs. Il écrivit aussi un traité sur les finances
d’Athènes et les Helléniques emboîtent le pas à Thucydide.
Quand ce dernier, toutefois, considérait essentiellement la
question de l’impérialisme athénien, le récit se mue chez
Xénophon en éloge de Sparte. L’Agésilas se présente encore
plus clairement comme une biographie admirative du roi de
Sparte et, dans sa Constitution des Lacédémoniens, Xénophon
considère sans ambiguïté les mérites du régime de Sparte.
L’Anabase raconte quant à elle l’expédition des Dix-Mille. Le
titre de l’ouvrage renvoie à la marche vers l’intérieur des
terres que la troupe accomplit pour rejoindre l’empire du
Grand Roi, mais seuls les six chapitres du premier livre sont
en réalité consacrés à cette étape : dès le mois de septembre
401, Cyrus le Jeune fut tué à la bataille de Counaxa et ses
soldats, quoique victorieux, durent battre en retraite.
Artaxerxès ayant fait tuer leurs chefs, ils se confièrent à une
poignée de jeunes capitaines, dont Xénophon, pour accomplir
un terrible périple vers Trébizonde. Du Tigre à la mer Noire,
ils parcoururent deux mille kilomètres, traversant la Syrie, la
Babylonie et, en plein hiver, l’Arménie. Les contingents de
mercenaires plus ou moins disparates que Cyrus le Jeune avait
recrutés se soudèrent dans l’épreuve et devinrent une armée
autonome, puissante, organisée. Alors que les cités grecques
tremblaient de les voir débarquer sous leurs murs, Sparte sut
conclure une alliance qui lui donna l’avantage sur le
continent. Épopée paradoxale, L’Anabase raconte une déroute
qui s’avère un exploit et qui met en valeur, finalement,
l’intelligence tactique des Spartiates.
La fascination de Xénophon pour Sparte manifeste qu’il
éprouve moins la passion de comprendre de Thucydide que le
désir de proposer à ses lecteurs un régime politique idéal.
L’héroïsation d’Agésilas va dans ce sens, comme sa
Constitution des Lacédémoniens (Lacédémone est l’autre nom
de Sparte), singulièrement anhistorique. Dans L’Anabase, où
l’auteur évoque son propre rôle, une fois qu’il devint l’un des
généraux des Dix-Mille, l’autoportrait flatteur, accompli à la
troisième personne (un usage que César reprit dans ses
Commentaires de la guerre des Gaules), permet de camper la
silhouette d’un chef de guerre modèle, et de prodiguer, à coups
de petits faits vrais et d’anecdotes édifiantes, conseils et
instructions au lecteur. L’intention est plus nette encore dans
La Cyropédie. L’ouvrage n’est pas qu’un récit de l’éducation,
ce que paideia veut dire, de Cyrus l’Ancien, mais une histoire
romancée de sa vie en huit livres qui permet d’esquisser le
portrait d’un roi vertueux par excellence. L’histoire glisse vers
la philosophie politique, mais sans la rigueur de cette
dernière. Xénophon ne cherche pas à définir logiquement ou
de façon cohérente le meilleur gouvernement : il en fournit des
représentations idéalisées déduites d’une considération
rêveuse et libre du passé. Du gouvernement en soi, Xénophon
passe volontiers au gouvernement de soi. Tous ses
protagonistes sont des parangons de tempérance et de vertu :
Cyrus l’Ancien, Socrate, Agésilas. Dans L’Anabase,
l’attention dont il se targue de faire preuve envers ses hommes,
le soin qu’il met à veiller à leur approvisionnement, à
considérer signes et présages divins qui le garderont de
commettre l’erreur d’Athènes, qui bafoua son serment de
respecter l’autonomie des cités grecques, relèvent d’un
discours moral. Le souci éthique traverse toute l’œuvre de
Xénophon, comme celle de ses contemporains.
L’histoire, chez lui, emprunte des voies multiples.
Xénophon rédigea aussi un manuel à l’intention d’un
commandant de cavalerie, L’Hipparque, et un ouvrage,
Hiéron, envisage la question de la tyrannie. L’Économique,
quant à lui, est consacré aux interrogations que soulève la
gestion d’un domaine (oikos, en grec). Son contexte est privé,
mais celui-ci a largement valeur de paradigme. Cette diversité
est liée à la curiosité de Xénophon, auteur prolixe et enclin à
la pluralité. Elle constitue aussi un trait de la période, où
l’absence d’un écrivain de la trempe d’un Thucydide est
compensée par une explosion des voies de l’écriture
historique. Histoire constitutionnelle (Aristote écrira encore
une Constitution d’Athènes), chronique locale, histoire de
cités comme la Chronique d’Athènes d’Androtion, compilation
érudite à la façon de Théopompe et d’Éphore de Cymé,
biographie, prennent leur essor. Xénophon n’ignore aucun de
ces genres. La biographie, en particulier, retient son attention.
Dans une époque troublée, malaisément grandiose, des
hommes en revanche s’imposent. Théopompe bâtit avec ses
Philippiques une histoire du monde grec centrée sur Philippe.
Xénophon se penche sur plusieurs souverains, tandis que
L’Anabase, autobiographie distanciée, prélude à l’art des
Mémoires et peut faire penser aux Commentaires d’un Blaise
de Monluc (1500-1577), certainement familier de l’œuvre de
son prédécesseur. Conteur habile, prompt à récrire
l’événement, Xénophon glisse souvent vers le recueil de
propos mémorables, le caractère tel que les moralistes le
pratiqueront, voire le roman : l’épisode d’Abradatas et de
Panthée, couple exemplaire et malheureux, en relève.
Didactique et historique, La Cyropédie fond harmonieusement
toutes ces tendances. Héros exemplaire de politesse,
« enjoué » avant l’heure, le Cyrus de Xénophon, qui avait
délecté Montaigne, enchanta le XVIIe siècle, inspirant à Mlle de
Scudéry son Grand Cyrus (1649-1653) et, pour partie, son
Télémaque (1699) à Fénelon. L’œuvre de Xénophon montre
combien belles et bonnes lettres sont difficiles à dissocier.
L’art du récit ne cesse chez lui de relancer la préoccupation
éthique, l’histoire nourrit une réflexion philosophique qui tend
elle-même vers un idéal de sagesse pratique, tout en sollicitant
les grands modèles de la tradition. L’Anabase, qui raconte un
retour, évoque L’Odyssée. La tragédie n’est pas loin à propos
d’Abradate et de Panthée, dans La Cyropédie, qui offre aussi
volontiers des vignettes idéales (à propos d’un idéal
d’éducation perse très inspiré de Sparte, par exemple) et de
petites scènes de comédie morale à propos de l’enfance du
héros. Écrivain d’une variété paisible, Xénophon incarne une
forme d’équilibre proche de l’aurea mediocritas, cet art si
précieux du juste milieu.
Anabase
XÉNOPHON REJOINT LES DIX-MILLE
Or, il y avait dans l’armée un Athénien, du nom de
Xénophon, qui ne la suivait ni comme stratège ni comme
lochage (382), ni comme soldat. C’était Proxène, son hôte de
longue date, qui l’avait fait venir de chez lui ; il lui promettait,
(383)
s’il venait, de faire de lui un ami de Cyrus , que lui-même,
disait-il, considérait comme mieux disposé envers lui que sa
propre patrie. Xénophon, après avoir lu cette lettre, alla
consulter Socrate sur le bien-fondé de son départ. Socrate,
(384)
craignant que la cité ne vît d’un mauvais œil son amitié
avec Cyrus, parce que Cyrus passait pour avoir soutenu avec
ardeur les Lacédémoniens dans leur guerre contre Athènes,
conseilla à Xénophon d’aller consulter l’oracle de Delphes sur
le bien-fondé de ce voyage. Xénophon s’y rendit, et demanda
à quels dieux il fallait faire des sacrifices ou des prières pour
accomplir dans les meilleures conditions le voyage qu’il
projetait, et pour revenir sain et sauf, après avoir mené à bien
son entreprise. Apollon lui indiqua à quels dieux il fallait
sacrifier. Quand il fut de retour, il rapporta la réponse
de l’oracle à Socrate et lui, après l’avoir entendu, lui reprocha
de n’avoir pas d’abord demandé s’il lui était plus avantageux
de partir ou de rester, mais, ayant lui-même décidé qu’il devait
partir, d’avoir cherché à savoir comment il ferait ce voyage
dans les meilleures conditions. Cependant, « puisque tu as
posé la question ainsi, dit-il, tu dois faire tout ce que le dieu t’a
ordonné ». Donc Xénophon, ayant sacrifié aux divinités que
lui avait prescrites Apollon, s’embarqua. Il rejoignit à Sardes
Proxène et Cyrus, qui s’apprêtaient à marcher vers l’Asie
supérieure, et il fut présenté à Cyrus. Sur les instances de
Proxène, Cyrus l’engageant aussi à rester avec eux, en
l’assurant qu’aussitôt l’expédition terminée il le renverrait
immédiatement chez lui (il s’agissait de marcher contre les
Pisidiens), Xénophon prit donc part à la campagne. Il avait été
trompé, et non par Proxène, qui ignorait, comme tous les
autres Grecs, à l’exception de Cléarque, qu’on marchait contre
(385)
le Roi . Mais, quand on arriva en Cilicie, il fut clair aux
yeux de tous que l’expédition était dirigée contre le Roi.
Redoutant la route, ils suivirent Cyrus à contrecœur, cédant à
un sentiment de honte envers lui, comme les uns vis-à-vis des
autres. Parmi eux il y avait Xénophon. […] Dans l’embarras
où on était, il partageait l’affliction générale, et ne pouvait
dormir. Mais, s’étant un peu assoupi, il fit un rêve. Il crut voir
la foudre, au cours d’un orage, tomber sur la maison de son
père, et l’illuminer tout entière. Épouvanté, il s’éveilla en
sursaut ; d’un côté, le songe lui parut favorable, parce que, au
milieu des peines et des dangers, il avait cru voir une grande
lumière venir de Zeus. Mais, de l’autre, il craignait, parce que
le songe lui semblait venir de Zeus-roi et que le feu paraissait
briller en cercle, de ne pouvoir sortir du pays du roi et d’être
partout arrêté par des obstacles.
Quel était le sens de ce songe, on peut s’en rendre compte
d’après les événements qui suivirent. Voici ce qui se passa :
dès qu’il fut éveillé, la première pensée qui lui vint fut celle-
ci : « Pourquoi suis-je là, couché ? La nuit avance, et quand le
jour arrivera, il est probable que l’ennemi sera ici. Une fois au
pouvoir du Roi, qu’est-ce qui nous préservera, nous qui avons
vu tant d’horreurs, nous qui avons subi les pires traitements,
d’une mort ignominieuse ? Or personne ne se prépare ni ne
songe à nous défendre, mais nous restons couchés, comme si
nous pouvions prendre du repos. De quelle cité dois-je
attendre le stratège qui pourra agir ? Quel âge faut-il que
j’atteigne ? Car je ne deviendrai pas plus vieux, si aujourd’hui
je me livre à l’ennemi. »
III, 1, 4-13

RETRAITE SOUS LA NEIGE


On fit alors trois étapes dans un pays désert, pour arriver
(386)
aux bords de l’Euphrate . On le traversa avec de l’eau
jusqu’au nombril seulement. On disait même que les sources
du fleuve étaient tout près. De là, on marcha dans une plaine
couverte d’une neige abondante, en faisant trois étapes. La
troisième étape fut pénible. Le vent du nord cinglait les
visages, brûlait tout, et glaçait les os. Alors un des devins
conseilla de sacrifier au vent. On fit le sacrifice, et il parut à
tous très clairement que le vent avait perdu de sa violence. La
neige avait six pieds d’épaisseur, si bien que nombre de bêtes
de somme et d’esclaves périrent, ainsi qu’une trentaine de
soldats. On bivouaqua autour de grands feux ; le bois était
abondant à l’étape, mais les derniers arrivés n’en trouvèrent
plus. Ceux qui étaient arrivés les premiers, et qui faisaient
brûler le feu, ne laissaient pas s’en approcher les retardataires,
à moins qu’ils ne leur donnent du blé, ou toute autre
nourriture. Alors ils partageaient entre eux ce que chacun
avait. Là où le feu brûlait, la neige fondant, de grands trous se
formaient, qui allaient jusqu’au sol, ce qui permettait de
mesurer l’épaisseur de la neige.
De là, pendant tout le jour d’après, on fit route dans la
neige, et beaucoup d’hommes furent atteints de boulimie.
Xénophon, qui était à l’arrière-garde, et qui rencontrait sur son
chemin ceux qui tombaient, ne savait pas de quoi ils
souffraient. Mais, quand un de ceux qui avaient l’expérience
lui eut dit qu’ils avaient certainement la boulimie et que, s’ils
mangeaient quelque chose, ils se relèveraient, il fit le tour des
chariots, et tout ce qu’il pouvait trouver à manger, il le
distribuait, ou le faisait distribuer aux affamés par ceux qui
avaient encore la force de courir le long de la colonne. Dès
qu’ils avaient avalé quelque chose, ils se relevaient, et se
remettaient en marche.
(387)
Pendant qu’on marchait ainsi, Chirisophe arrive, vers
le soir, à un village et rencontre, devant le retranchement, au
bord de la fontaine, des femmes et des jeunes filles venues du
village chercher de l’eau. Elles demandèrent aux Grecs qui ils
étaient. L’interprète dit, en langue perse, qu’ils venaient de la
part du roi trouver le satrape. Elles répondirent qu’il n’était pas
(388)
là : « Il se trouve à environ une parasange . » Eux, comme
il se faisait tard, franchissent le retranchement avec les
porteuses d’eau, pour aller trouver le comarque (389).
Chirosophe et tous ceux de l’armée qui avaient pu le suivre
établirent le camp dans le village. Mais ceux des soldats qui ne
purent achever le trajet passèrent la nuit sans vivres et sans
feu. Et là encore quelques-uns périrent. On était harcelé par
des bandes d’ennemis. Elles faisaient main basse sur les bêtes
de somme qui ne pouvaient plus avancer et ensuite se battaient
entre elles à qui les aurait. On laissait en arrière ceux que la
neige avait rendus aveugles, ainsi que ceux qui avaient les
doigts de pied gangrenés à cause du froid. Pour la vue, on
pouvait se protéger de la neige en tenant quelque chose de noir
devant les yeux pendant qu’on marchait, et quant aux pieds, il
fallait les remuer sans jamais les laisser en repos, et se
déchausser pour la nuit. Mais, quand on se couchait sans se
déchausser, les courroies entraient dans les chairs, et les
chaussures gelaient autour du pied : en effet, comme les vieux
souliers étaient hors d’usage, on portait des sandales plus
grossières, faites avec des peaux de bœufs récemment
écorchés.
À cause de telles difficultés, certains étaient restés en
arrière. Voyant un endroit qui était sombre, parce que la neige
y manquait, ils supposèrent qu’elle avait fondu. Et, en effet,
elle avait fondu sous l’effet d’une source proche, qui fumait
dans un vallon. Ils se dirigèrent de ce côté, puis ils s’assirent
là, refusant d’avancer plus avant. Xénophon, qui tenait
l’arrière-garde, dès qu’il s’en rendit compte, les pria, en
employant tous les arguments possibles, de ne pas rester là ; il
leur dit qu’une grosse bande d’ennemis les poursuivait, puis il
finit par se fâcher. « Qu’on nous égorge, dirent-ils, impossible
de faire un pas de plus ! » Alors Xénophon pensa que le mieux
était d’effrayer, si possible, les ennemis, pour éviter qu’ils ne
tombent sur ces soldats épuisés. Mais c’était déjà la nuit. Les
ennemis approchaient ; ils se disputaient à grand bruit ce qu’ils
avaient pris. À ce moment-là, ceux de l’arrière-garde, qui
étaient en bonne santé, se lèvent et se précipitent sur eux. Les
soldats malades crient le plus fort qu’ils peuvent, et frappent
leur bouclier avec leur pique. Les ennemis, pris de peur, se
jettent à travers la neige dans le vallon, et on n’entendit plus
aucune voix nulle part.
Xénophon et ceux qui étaient avec lui dirent aux malades
qu’on viendrait le lendemain les chercher, et ils n’avaient pas
(390)
parcouru quatre stades qu’ils rencontrent des soldats
faisant halte dans la neige, emmitouflés dans leur manteau ;
pas une seule garde n’avait été disposée. Ils voulurent les faire
lever, mais les soldats leur dirent que ceux qui les précédaient
n’avançaient pas. Alors Xénophon se remet à avancer et
(391)
envoie devant lui les plus vigoureux de ses peltastes voir
ce qui arrêtait la marche. Eux rapportent que l’armée entière
faisait halte de la même façon. Ainsi, Xénophon et les siens
bivouaquèrent aussi à cet endroit, sans feu, et sans souper,
après avoir disposé les gardes qu’ils purent. Puis, quand le jour
se leva, Xénophon envoya aux malades ses plus jeunes soldats
avec l’ordre de les faire lever et de les obliger à se mettre en
marche.
Sur ces entrefaites, Chirisophe envoie du village des gens
chargé de savoir dans quel état se trouvait l’arrière-garde. On
les vit avec joie ; on leur confia les malades pour les porter au
camp, et l’arrière-garde se remit à marcher. Ils n’avaient pas
fait vingt stades, qu’ils furent devant le village où Chirisophe
avait posé son camp. Quand on se fut tous réunis, on jugea
qu’on pouvait sans danger faire camper une division par
village. Chirisophe resta où il était, et les autres, ayant tiré au
sort les villages qu’ils voyaient, se mirent en route, chacun
avec leurs hommes. À ce moment-là, le lochage Polycratès
d’Athènes demanda qu’on le laissât partir, et ayant pris avec
lui des soldats agiles, il court au village échu à Xénophon, il y
surprend tous les habitants, ainsi que le comarque ; il y avait
aussi des poulains au nombre de dix-sept qu’on élevait pour la
redevance royale, et encore la fille du comarque mariée depuis
huit jours. Son mari, parti chasser le lièvre, ne fut pas pris dans
le village.
Les maisons étaient souterraines ; leur ouverture était celle
d’un puits, mais elles étaient larges, en bas. On avait creusé
dans la terre des entrées pour le bétail, et on descendait par des
échelles. À l’intérieur, il y avait des chèvres, des moutons, des
bœufs, de la volaille, et leurs petits. Toutes ces bêtes étaient
nourries avec du foin. On trouva aussi du blé et de l’orge, des
légumes et du vin d’orge dans des cratères. On y voyait même
les grains d’orge à la surface, et il y avait dedans des
chalumeaux sans nœuds, les uns plus grands, les autres plus
petits : chaque fois qu’on avait soif, il fallait prendre le
chalumeau entre ses lèvres et aspirer. Cette boisson était très
forte, si on ne la coupait pas d’eau, mais très agréable, quand
on s’y était habitué.
Xénophon fit partager son repas au chef du village, et il
l’invita à ne pas avoir peur. Il lui assura qu’on ne lui enlèverait
pas ses enfants, et qu’ils s’en iraient après avoir rempli de
provisions sa maison, si l’on voyait qu’il avait été un bon
guide pour l’armée jusqu’à ce qu’elle arrive chez un autre
peuple. L’homme en fit la promesse et, voulant montrer sa
bonne volonté, il indiqua l’endroit où le vin avait été enfoui.
C’est ainsi que les soldats, chacun dans son cantonnement, se
reposèrent cette nuit-là, dans l’abondance de toutes choses,
tout en faisant bonne garde sur le comarque et en ayant l’œil
sur ses enfants.
Le lendemain, Xénophon alla trouver Chirisophe avec le
comarque. Chaque fois qu’il traversait un village, il faisait un
détour pour aller voir les Grecs qui y étaient cantonnés, et
partout il les trouvait en festins et en joie, et jamais on ne les
laissait partir avant de leur avoir offert à manger. Il n’y avait
pas d’endroit où une même table ne présentât pas des viandes
d’agneau, de chevreau, de cochon de lait, de veau, de poulet,
avec une grande quantité de pain de froment ou d’orge. Quand,
par amitié, on voulait boire à la santé de quelqu’un, on le tirait
vers le cratère, et là, la tête baissée, il fallait boire en aspirant
la boisson, comme un bœuf. Ils laissèrent le comarque prendre
ce qu’il voulait. Lui n’acceptait rien, mais quand il voyait un
de ses proches, il le prenait chaque fois avec lui. Quand ils
furent arrivés aux quartiers de Chirisophe, ils trouvèrent aussi
les soldats de ce cantonnement avec des couronnes d’herbe
séchée sur la tête. De jeunes Arméniens les servaient, vêtus
comme les Barbares. On leur indiquait par signes ce qu’ils
devaient faire, comme à des sourds-muets.
Quand Chirisophe et Xénophon eurent échangé les saluts
d’amitié, ils demandèrent tous deux au comarque, par
l’intermédiaire de l’interprète qui parlait le perse, dans quel
pays ils étaient : « En Arménie », répondit-il. Ils demandèrent
aussi pour qui on élevait des chevaux. Il leur dit que c’était un
tribut destiné au roi. Il dit aussi que le pays voisin était celui
des Chalybes, et il leur en montra le chemin. Alors Xénophon
repartit, en le ramenant auprès des habitants de son village. Il
lui donna un vieux cheval qu’il avait pris, pour qu’il le
sacrifiât, après l’avoir fait grossir : il avait entendu dire que ce
cheval était consacré au soleil, et il craignait qu’il ne mourût,
parce que la marche l’avait épuisé.
IV, 5, 2-35

« LA MER ! LA MER ! »
Ils arrivèrent à une grande ville, opulente et peuplée, qui
(392)
s’appelait Gymnias . De cette ville, l’archonte du pays
envoie un guide aux Grecs pour les conduire à travers le
territoire de ses propres ennemis. Une fois arrivé, le guide leur
promit de les conduire en cinq jours dans un lieu d’où ils
verraient la mer. Sinon, il consentait à être mis à mort. Et, tout
en les guidant, quand il les eut fait rentrer dans le territoire de
ses ennemis, il les incitait à brûler, et à ravager le pays : ce qui
montra clairement que c’était pour cela qu’il les accompagnait,
et non par amitié pour les Grecs. Ils arrivent le cinquième jour
à une montagne qui s’appelait Thechès. Dès que les premiers
arrivèrent au sommet, un grand cri s’éleva. En l’entendant,
Xénophon et l’arrière-garde crurent que le front était attaqué
par de nouveaux ennemis. Car ils avaient à leurs trousses les
gens du pays qu’ils avaient brûlé. L’arrière-garde en avait
même tué certains et capturé d’autres dans une embuscade, et
avait pris une vingtaine de boucliers recouverts de cuir de
bœuf non tanné et encore garni de poils.
Comme les cris devenaient plus nombreux et se
rapprochaient, qu’au fur et à mesure qu’on arrivait, on courait
vers ceux qui criaient toujours, et comme enfin la clameur
enflait avec le nombre, Xénophon jugea qu’il se passait
quelque chose d’anormal. Il saute sur son cheval, il prend avec
lui Lycios et ses cavaliers, et il se porte à leur secours. Mais
bientôt voilà qu’ils entendent les soldats crier : « La mer, la
mer ! » et le mot passe de bouche en bouche. Alors tous se
précipitent, même l’arrière-garde. Les attelages courent, et
aussi les chevaux. Quand tout le monde fut arrivé au sommet,
on s’embrassa les uns les autres, on embrassa aussi les
généraux et leurs lochages, et on était en pleurs. Et soudain,
sans qu’on sache qui en avait donné l’ordre, les soldats
apportent des pierres et élèvent un grand tertre ; ils y mettent,
comme offrandes, un grand nombre de ces peaux de bœuf non
tannées, de bâtons, et de boucliers d’osier qu’ils avaient
capturés. Le guide mettait lui-même en pièces ces boucliers, et
il invitait les autres à faire la même chose. Ensuite, les Grecs
renvoient ce guide, après lui avoir fait don, sur le butin
commun, d’un cheval, d’une coupe d’argent d’un vêtement
(393)
perse, et de dix dariques . Il demandait surtout des
anneaux, et il en reçut beaucoup des soldats. Il leur montra un
village où camper, et la route qui les conduirait chez les
(394)
Macrons . Puis, une fois le jour tombé, il s’en repartit dans
la nuit.
IV, 7, 19-27

La Cyropédie
L’ÉDUCATION DES JEUNES PERSES
Les enfants, quand ils vont à l’école, passent leur temps à
apprendre la justice et ils disent qu’ils y vont pour cela,
comme, chez nous, on y va pour apprendre les lettres. Ceux
qui les dirigent emploient la plus grande partie du jour à les
juger, car les enfants, comme les hommes, s’accusent entre
eux de vol, de larcins, de violence, de fourberie, de calomnies,
et d’autres méfaits naturels à leur âge. Ceux dont on a prouvé
la culpabilité sont châtiés. Mais on punit aussi ceux qui ont
accusé à tort. On juge même une faute qui conduit les hommes
à la haine la plus violente, et pour laquelle on ne fait pas appel
d’ordinaire à la justice, l’ingratitude. Celui dont on sait qu’il
est capable de rendre un bienfait, et qu’il ne le fait pas, on le
châtie sévèrement, car on pense que les ingrats peuvent aussi
négliger les dieux, leurs parents, leur patrie et leurs amis. Ce
qui accompagne, en effet, le plus souvent l’ingratitude est
l’impudence. Or l’impudence semble directement conduire à
tous les vices.
On apprend encore aux enfants la tempérance, et ce qui
contribue beaucoup à l’apprentissage de la tempérance, c’est
qu’ils voient leurs aînés la pratiquer tous les jours. Ils
apprennent en outre à obéir à ceux qui les dirigent, et ce qui
les conduit à le faire, c’est qu’ils voient même leurs aînés être
complètement soumis à leurs chefs. Ils apprennent, de plus, à
maîtriser la faim et la soif, et ce qui y contribue, c’est qu’ils
voient que leurs aînés ne vont pas prendre leur repas avant que
leurs chefs leur aient donné congé et que les enfants ne
mangent pas chez leur mère, mais auprès de leurs maîtres,
quand leurs chefs le leur ont signifié. Ils apportent de la
maison, comme nourriture, du pain avec, en guise
d’accompagnement, du cresson, et pour boire, s’ils ont soif,
une tasse avec laquelle ils puisent à la rivière. Ils apprennent
par ailleurs à tirer à l’arc et à manier le javelot. Jusqu’à l’âge
de seize ou dix-sept ans, les enfants font ces exercices.
Ensuite, ils passent dans la classe des éphèbes.
I, 2, 6-8

LA VÉRITÉ SORT DE LA BOUCHE DES


ENFANTS
« Mais à Sacas, que j’estime tant, tu ne donnes rien ? », dit
(395)
Astyage . Ce Sacas était un bel homme, qui avait pour
charge d’introduire auprès d’Astyage ceux qui voulaient le
voir, et d’éconduire ceux qu’il ne pensait pas à propos de
recevoir. Cyrus demanda alors brusquement, comme un enfant
qui ignore encore la timidité : « Pourquoi, grand-père, estimes-
tu tellement cet homme ? » Alors Astyage, de dire en
plaisantant : « Ne vois-tu pas avec quelle grâce et quelle
prestance il sert à boire ? » (Les échansons des rois de ce pays
s’acquittent de leur tâche avec élégance, versent à boire
proprement, tiennent la coupe avec trois doigts quand ils la
présentent au buveur, et la lui donnent de façon qu’il la prenne
le plus aisément). « Ordonne à Sacas, dit Cyrus, de me confier
la coupe à moi aussi. En te versant à boire correctement,
j’obtiendrai ainsi, si je puis, tes bonnes grâces, moi aussi. »
Astyage ordonna de lui donner la coupe. Cyrus la prit, la rinça
soigneusement, comme il voyait Sacas le faire, et, arborant un
air sérieux et décent, il l’apporta et la présenta à son grand-
père, ce qui fit beaucoup rire sa mère et Astyage. Cyrus lui-
même se mit à rire, sauta sur les genoux de son grand-père,
l’embrassa et dit : « Sacas, c’en est fait de toi ! Tu vas perdre
ta charge ! D’abord, je serai meilleur échanson que toi, et
surtout je ne boirai pas de vin moi-même. » (Les échansons
des rois, en effet, quand ils présentent une coupe, versent dans
leur main gauche quelques gouttes du vin qu’ils y ont puisé
(396)
avec le cyathe , et les avalent, afin que, s’ils y avaient
versé du poison, le crime ne leur profite pas.) Alors Astyage,
plaisantant toujours, lui dit : « Pourquoi donc Cyrus, alors que
tu imites si bien Sacas, n’as-tu pas goûté au vin ? — Parce
que, répondit-il, j’ai craint que du poison n’y ait été mêlé dans
le cratère, comme le jour de ton anniversaire, quand tu
recevais tes amis : j’ai très bien compris que Sacas vous avait
versé du poison ! — Et à quoi l’as-tu vu, mon enfant ? — J’ai
vu que vous aviez l’esprit comme le corps chancelant ;
d’abord, tout ce que vous nous interdisez de faire à nous
autres, enfants, vous le faisiez : vous poussiez tous des cris en
même temps, vous ne vous compreniez pas du tout les uns les
autres, vous chantiez, et c’était complètement ridicule ! Vous
n’écoutiez pas le chanteur, et vous juriez que vous chantiez
très bien, chacun vantait sa propre force, et quand vous vous
leviez pour danser, loin de danser en mesure, vous ne pouviez
même pas vous tenir droits ! Vous aviez complètement oublié,
toi, que tu étais le roi, et eux qu’ils étaient tes sujets ! J’ai bien
compris alors, pour la première fois, à vous voir, ce qu’était
l’égalité de parole ; et d’ailleurs, vous ne vous taisiez jamais !
— Mais ton père, dit Astyage, quand il boit, ne s’enivre-t-il
pas ? — Non, par Zeus ! — Comment fait-il donc ? — Il n’a
plus soif, et il n’en ressent aucun mal ! C’est, je pense, parce
qu’il n’y a pas de Sacas pour lui verser à boire. » Sa mère lui
dit alors : « Mais pourquoi t’en prends-tu ainsi à Sacas ? —
Parce que je ne l’aime pas du tout ! Souvent, j’ai envie de
courir voir mon grand-père, et ce misérable m’en empêche !
S’il te plaît, grand-père, permets-moi de le commander
pendant trois jours. — Et comment le commanderais-tu ? —
En me tenant comme lui sur le seuil, et quand il voudrait entrer
pour le déjeuner, je lui dirais qu’il n’est pas encore possible de
déjeuner parce que le roi est occupé. Et s’il venait pour le
dîner, je lui dirais : “Le roi est au bain.” Et s’il commençait à
avoir vraiment faim, je lui dirais que le roi se trouve auprès
des femmes. Et je le ferais attendre autant que lui, quand il
m’empêche de te voir. » Voilà donc comment Cyrus les
amusait quand ils prenaient leur repas. Et, au cours de la
journée, s’il s’avisait que son grand-père ou le frère de sa mère
avait besoin de quelque chose, il était difficile d’aller plus vite
que lui pour les satisfaire, car il avait un très grand plaisir à
tout faire pour leur être agréable.
I, 3, 8-12

RIRE OU NE PAS RIRE ?


Cyrus riait et faisait ainsi l’éloge des soldats. Mais dans la
(397)
tente il y avait un taxiarque , du nom d’Aglaïtadas, qui
avait un caractère des plus revêches. Il se mit à parler et dit :
« Crois-tu, Cyrus, que ces gens-là te disent la vérité ? — Dans
quel dessein mentiraient-ils ? demanda Cyrus. — Simplement
pour pouvoir se vanter de faire rire en racontant des histoires
de ce genre. » Alors, Cyrus : « Ne parle pas comme cela ! et ne
les traite pas de vantards. Ceux qu’on appelle vantards, à mon
avis, ce sont des gens qui font semblant d’être plus riches ou
plus courageux qu’ils ne sont, ou qui promettent des choses
qu’ils sont incapables de faire, et cela dans l’intention évidente
d’obtenir un gain ou un bénéfice. Mais ceux qui font rire leurs
camarades sans rien y gagner pour eux-mêmes, sans qu’aucun
des auditeurs, ni personne n’en pâtisse, comment ne serait-il
pas plus juste de dire qu’ils sont spirituels et charmants plutôt
que vantards ? » C’est ainsi que Cyrus prenait la défense de
ceux qui les avaient divertis. Celui qui avait raconté cette
(398)
histoire plaisante du loche dit alors : « Mais Aglaïtadas, si
nous essayions de te faire pleurer, comme ceux qui, dans des
odes ou des récits, nous tirent des larmes en inventant des
histoires pitoyables, tu nous le reprocherais vivement, quand
nous voyons déjà comment toi-même, alors que tu sais que
nous voulons te divertir sans chercher à te nuire, tu nous portes
un tel mépris. — Et je le fais avec raison, répondit Aglaïdas,
parce que celui qui fait pleurer ses amis me semble souvent
mieux agir que celui qui essaye de les faire rire. Si tu réfléchis
bien, tu verras, toi-même, que je dis la vérité. C’est par les
larmes que les pères inculquent la sagesse à leurs fils, et les
maîtres, de bons enseignements aux enfants. C’est en les
faisant pleurer que les lois incitent les citoyens à la justice.
Mais ceux qui veulent faire rire, pourrais-tu dire qu’ils nous
font du bien physiquement, ou qu’ils rendent nos âmes plus
(399)
capables d’administrer une maison ou un État ? » Hystape
alors prit la parole : « Si tu m’en crois, Aglaïtadas, n’hésite pas
à dépenser pour les ennemis ce bien qui a tant de valeur, et
essaye de les faire pleurer. Mais, pour nous, tes amis, dépense
généreusement ce rire à qui tu attaches si peu de prix. Car je
sais que tu en as une grande réserve. Tu n’as pas eu besoin
d’en dépenser pour toi-même, et tu ne fais rire volontairement
ni tes amis ni tes hôtes, si bien que tu n’as aucune excuse pour
ne pas nous faire rire (400). » Aglaïtadas répondit alors :
« Crois-tu réellement, Hystape, que tu puisses ainsi tirer du
(401)
rire de moi ? » Le taxiarque s’exclama : « Par Zeus,
Hystape serait vraiment fou ! Parce que de toi, Aglaïtadas, on
pourrait tirer plus facilement du feu que du rire ! » Là-dessus
tous se mirent à rire, car ils connaissaient le caractère
d’Aglaïtadas et Aglaïtadas lui-même se prit à sourire. Cyrus,
voyant que son visage s’éclairait : « Tu as tort, taxiarque, de
nous corrompre un homme aussi sérieux en l’incitant à rire, et
cela quand il est à ce point l’ennemi du rire. » C’est là-dessus
que se termina cette conversation.
II, 2, 11-16

ADIEUX D’ABRADATAS ET DE PANTHÉE


Le char d’Abradatas à quatre timons et huit essieux était
magnifiquement orné. Abradatas allait revêtir sa cuirasse de
lin, suivant l’usage de son pays, quand Panthée lui apporta un
casque d’or, des brassards et de larges bracelets, aussi en or,
pour entourer ses poignets, une tunique de pourpre plissée par
le bas qui descendait jusqu’aux pieds et un panache couleur
(402)
d’hyacinthe . Elle avait fait fabriquer tout cela à l’insu de
son mari, selon la taille des armes dont il se servait. À la vue
de ces armes, Abradatas fut étonné et demanda à Panthée :
« C’est toi, j’en suis sûr, chère épouse, qui as fondu tes bijoux
pour me faire cette armure ? » — « Non, par Zeus, répondit-
elle, ou en tout cas, ce n’est pas le plus précieux : c’est toi, si
tu apparais aux autres comme tu apparais à mes yeux, qui
seras ma parure la plus précieuse. » Tout en parlant, elle lui
mettait ses armes et, bien qu’elle essayât de les cacher, les
larmes inondaient son visage. Quand Abradatas, qui déjà
auparavant attirait à juste titre les regards (la nature l’avait
particulièrement distingué), eut endossé ses armes, il parut
cependant encore plus beau et plus noble. Il prit les rênes des
mains de son cocher et il s’apprêtait à monter sur son char,
lorsque Panthée, après avoir demandé à l’assistance de se
retirer, lui dit : « Sache bien, Abradatas, que si jamais femme a
aimé son époux plus qu’elle-même, je pense être comme celle-
là. Pourquoi t’en dire les raisons par le détail ? Ce que j’ai fait,
je crois, le prouve mieux que ce que je pourrais dire
maintenant. Pourtant, malgré tous les sentiments qui, tu le sais,
me lient à toi, je le jure, par mon amour et par le tien,
j’aimerais mieux te suivre sous terre, si tu meurs en brave,
plutôt que de vivre déshonorée, avec un homme déshonoré,
tant il me semble que nous sommes faits, toi comme moi, pour
les actions les plus hautes. De plus, je pense que Cyrus mérite
toute notre reconnaissance : captive, et choisie pour être à lui,
loin de me traiter en esclave, ni de me donner une liberté avec
un nom infamant, il m’a gardée à toi comme s’il avait fait
prisonnière la femme de son frère. » […]
Ainsi parla Panthée. Abradatas, très ému par ces paroles,
posa la main sur la tête de sa femme et, levant les yeux au ciel,
fit cette prière : « Ô tout-puissant Zeus, fais que je me montre
un époux digne de Panthée, et un ami digne de Cyrus, qui nous
a traités avec tant d’égards. » À ces mots, il ouvre la porte du
char et il y monte. Lorsqu’il fut installé sur le siège, que le
cocher eut fermé la porte, Panthée, ne pouvant plus embrasser
autrement son mari, couvrit le char de baisers. Mais, déjà,
Abradatas s’éloignait sur son char. Panthée, sans qu’il la vît, le
suivit, jusqu’à ce que, s’étant retourné et l’apercevant, il lui
dise : « Courage, Panthée, adieu, pars maintenant. » Alors ses
eunuques et ses servantes la prirent et la conduisirent à sa
voiture, ils la couchèrent et ils tirèrent les rideaux sur elle.
C’était un beau spectacle qu’Abradatas sur son char, mais les
soldats ne purent pas y prêter attention, avant que Panthée se
fût retirée.
VI, 4, 2-11
ARISTOTE
Immense fut l’influence d’Aristote. Encyclopédique,
monumentale, fut son œuvre : il s’est intéressé à tout. Il aurait
composé plus de quatre cents volumes. Il n’en demeure qu’un
cinquième, et les textes qui subsistent ne sont que des mises au
net des notes de cours, certes très précises, qu’il rédigea. Le
caractère incertain, peu harmonieux, de ce matériau pourrait
le faire exclure de ce volume. Le rôle d’Aristote sur la culture
occidentale rend, cependant, cette proscription impossible :
les quelques lignes, par exemple, où le philosophe pose dans
l’homme un animal politique par essence ont eu un rôle
déterminant dans toute l’histoire de la philosophie moderne.
Aristote, qu’on appelle souvent « le Stagirite », naquit à
Stagire, en Chalcidique, en 384 avant J.-C. Fils du médecin du
roi de Macédoine Amyntas II, il reçut une éducation choisie,
qu’il alla compléter à Athènes en 367. Il fréquenta
l’Académie, où il devint un disciple de Platon. Il y demeura
pendant vingt ans, jusqu’à la mort de son maître. Stagire
ayant été détruite par Philippe II de Macédoine, qui avait
succédé à Amyntas II, Aristote vécut ensuite à Assos, en
Troade, puis à Mytilène, dans l’île de Lesbos. Il y fit la
connaissance de Théophraste. En 343, Philippe II lui confia
l’éducation de son fils, Alexandre, qui devait avoir treize ou
quatorze ans. Aristote accomplit cette mission jusqu’à ce que
le jeune homme succédât à son père, en 335. Alors, il retourna
à Athènes, où il fonda dans un gymnase sa propre école, le
Lycée, au-dehors des murs de la ville. Comme ses élèves
déambulaient sur une allée ou une promenade (en grec
peripatos), sa philosophie fut dite « péripatéticienne ». À la
mort d’Alexandre, en 323, un parti anti-macédonien prit le
pouvoir à Athènes. Aristote partit en exil à Chalcis, en Eubée,
où il mourut en 322. Son école perdura jusqu’au VIe siècle
après J.-C.
Aristote composa, au début de sa carrière, des dialogues
aujourd’hui perdus. Le Protreptique, écrit vers 353 avant J.-
C., relève, quant à lui, du genre de la lettre d’exhortation. Il
est possible d’en lire des fragments, parce qu’ils ont été copiés
par des auteurs plus tardifs dans leurs ouvrages. Aristote
s’adresse à un jeune prince qu’il engage à se consacrer à la
philosophie. Imprégné de l’idéalisme platonicien, l’auteur se
livre à un éloge de la philosophie et de l’activité intellectuelle,
maîtresses de vie absolues. Il y développe des concepts sur
lesquels il revient dans ses textes ultérieurs : le télos, ou la fin,
propre à chaque nature, l’acte ou ergon, qui réalise le mieux
cette fin, et la puissance, ou arété (le mot signifie aussi la
« vertu »), également spécifique à celle-ci.
Les travaux d’Aristote comprennent ensuite des ouvrages
qui relèvent des sciences (traités sur la nature, les animaux,
traités de biologie ou de cosmologie, et la Métaphysique,
consacrée à ce qui vient après la physique, dont le nom est
dérivé du grec physis, la « nature »), de la morale (Éthique à
Eudème, Éthique à Nicomaque et Politique) et de la
« poiétique » (ainsi, la Rhétorique et la Poétique). Aristote, qui
distingue entre le monde divin, immuable, et le monde
« sublunaire », soumis au changement, à la contingence,
postule qu’il existe entre eux un rapport essentiel : le second
est à l’imitation du premier, mais l’univers des choses
humaines est autonome. Il revient à l’homme d’y agir de façon
réfléchie et prudente. Aussi, toute l’œuvre d’Aristote s’emploie
à lui fournir les moyens de cette conduite avisée, tournée vers
la quête du Bien. Taxinomie, inventaire, travail définitoire,
sont les étapes préliminaires de l’action, qu’il s’agisse
d’évaluer en quoi consiste la « concorde », pierre angulaire de
la vie en société, ou l’égoïsme : le terme français traduit mal
le grec philautia, l’amour de soi. L’égoïsme est, en effet,
connoté de façon essentiellement négative, tandis qu’il existe,
autant qu’un mauvais amour de soi, un bon amour de soi.
Avant Pascal et Nicole, Aristote s’emploie à faire la
distinction. Elle est essentielle pour régir sa vie et décrypter
les actes des hommes.
La Poétique connut, en particulier en France au
XVIIe siècle, une fortune éclatante. Le peu qui en demeure
traite pour l’essentiel de la tragédie. Les hommes du Grand
Siècle y puisèrent des règles dont ils sont en réalité,
fondamentalement, les inventeurs : la signification des notions
de mimésis ou de catharsis, par exemple, est loin de faire
l’unanimité parmi les hellénistes. On leur prêta un sens et des
conséquences qui doivent plus aux hommes qui entendirent
fonder la légitimité de leurs vues sur l’autorité d’Aristote,
qu’aux intentions de ce dernier.
Protreptique
TOUT EST BAVARDAGE, SAUF LA
PHILOSOPHIE
On pourrait aboutir à la même connaissance à partir des
éléments suivants, si on contemplait la vie humaine en pleine
lumière. On trouvera, en effet, que tout ce qui paraît grand aux
yeux des hommes n’est qu’une peinture en trompe-l’œil. C’est
pourquoi l’on dit aussi justement que l’homme n’est rien, et
que dans les affaires humaines, rien n’est assuré, car la force,
la grandeur, la beauté, sont dérisoires et ne valent rien, et la
beauté ne semble telle, que parce qu’on ne voit rien de façon
exacte. Car, si l’on pouvait avoir la vue aussi perçante que
(403)
Lyncée , qui, dit-on, voyait à travers les murs et les arbres,
y aurait-il quelqu’un que nous jugerions supportable de voir, si
l’on s’avisait de toutes les méchancetés qui le constituent ?
Les honneurs, et la gloire, que l’on envie plus que tout le reste,
sont d’indescriptibles futilités. Car, pour qui regarde une
réalité éternelle, il est stupide de montrer du zèle pour pareilles
choses. Qu’y a-t-il alors de durable et de permanent dans les
affaires humaines ? C’est en raison de notre faiblesse, à mon
avis, et de la brièveté de la vie, que ces choses mêmes nous
semblent importantes. Qui donc, en voyant tout cela, penserait
être content et bienheureux, et qui le serait parmi nous, car dès
le début, nous avons été constitués par nature, ainsi qu’on le
dit dans les mystères, comme si nous devions tous subir un
châtiment ? C’est bien là, en effet, ce que dit la voix inspirée
des Anciens, quand ils disent que l’âme purge une peine et que
(404)
nous vivons pour expier de grandes fautes .
De fait, l’union de l’âme et du corps ressemble tout à fait à
ce qu’on dit des Étrusques, qui torturent leurs prisonniers en
attachant les vivants aux morts, face à face et membre contre
(405)
membre . C’est bien ainsi qu’est l’âme : elle semble
étendue et ajustée à tous les membres sensibles du corps. Il n’y
a donc rien de divin ou de bienheureux en l’homme, sauf cette
seule chose qui mérite notre zèle : ce qui en nous relève de
l’intelligence et de la sagesse. C’est elle seule qui, de tout ce
qui nous appartient, paraît immortelle, et la seule divine. Et,
parce que nous sommes capables de participer à une telle
puissance, la vie, si misérable et si difficile soit-elle, est avec
tant de grâce ordonnée que l’homme, comparé aux autres êtres
vivants, semble un dieu. « Car l’intelligence, c’est le dieu en
nous » (a dit Hermotime ou Anaxagore), et encore : « la vie
(406)
mortelle a une part divine ». Il faut donc philosopher, ou
bien s’en aller d’ici-bas en disant adieu à la vie, puisque tout le
reste ne semble que vain bavardage et pure frivolité.
104, 1-110, 1
La Politique
HOMME : ANIMAL POLITIQUE
Ces deux premières associations (celle du maître et de
l’esclave, et celle de l’époux et de sa femme) forment la
famille, et Hésiode a justement écrit : « D’abord et avant tout
(407)
un foyer familial, une femme et un bœuf pour le labour ».
Car c’est le bœuf qui remplace, chez les pauvres, le serviteur.
Ainsi, donc, l’association établie pour chaque jour selon la
nature est la famille, dont les membres, comme le dit
Charondas, « partagent la même table », ou « sont assis au
(408)
même foyer » selon Épiménide .
L’association originelle de plusieurs familles en vue de
besoins qui ne sont plus quotidiens est le village, qui semble
bien être une colonie naturelle de la famille. D’ailleurs,
certains disent de ses membres « qu’ils ont sucé au même
lait ». Ce sont « ses enfants et les enfants de ses enfants. » […]
Le terme de l’association de plusieurs villages est constitué
par la cité, quand cette association est arrivée, pour ainsi dire,
au terme de sa propre autarcie, et la cité, née des besoins de la
vie, existe ensuite pour permettre de bien vivre. C’est pourquoi
toute cité est naturelle, s’il est vrai du moins que le sont aussi
les premières associations. Car elle est leur fin, et la nature est
fin, dans la mesure où ce qu’est chaque chose arrivée au terme
de son développement, cela nous l’appelons la nature de cette
chose, qu’il s’agisse d’un homme, d’un cheval, ou d’une
famille. De plus « ce en vue de quoi » cette chose est faite,
c’est-à-dire sa fin, est pour elle le meilleur des biens. Et
l’autarcie est à la fois la fin et le meilleur. Par conséquent, il
est clair que la cité fait partie des choses naturelles, et que
(409)
l’homme est par nature un animal politique . Et l’homme
qui, par nature, et non par l’effet du hasard, ne vit pas dans la
cité est, soit au-dessous, soit au-dessus de l’espèce humaine,
un être « sans lignage, sans lois, sans foyer », selon les
(410)
reproches que lui fait Homère . Car celui qui est tel par
nature est aussi passionné de guerre. Il est comme une pièce
isolée dans un jeu de trictrac.
Livre I, 1252b-1253b

Éthique à Nicomaque
DÉFINITION DE LA CONCORDE
La concorde présente manifestement les caractères de
l’amitié. Aussi n’est-elle pas simplement une conformité
d’opinion, qui pourrait exister entre des personnes qui ne se
connaissent pas mutuellement. Et on ne dit pas non plus des
gens qui ont le même avis sur n’importe quelle question que la
concorde règne entre eux, par exemple à propos des
phénomènes célestes (car s’accorder sur cette question ne
relève pas de l’amitié), mais on dit que la concorde règne dans
les cités, chaque fois que les citoyens sont du même avis en ce
qui concerne leurs intérêts, qu’ils font les mêmes choix et
exécutent les décisions prises en commun
C’est donc à des fins pratiques que la concorde se rapporte,
et parmi elles à des affaires importantes et qui peuvent
intéresser les deux parties à la fois, ou toutes les parties
concernées, comme dans le cas des cités, quand tous sont
d’avis que les magistratures soient électives, ou qu’une
alliance soit conclue avec les Lacédémoniens […]. Mais
quand, au contraire, chacun veut pour lui-même le pouvoir,
(411)
comme dans les deux princes thébains des Phéniciennes ,
alors c’est la guerre civile. Car la concorde ne consiste pas en
ce que chacun des deux partis rivaux pense la même chose,
quelle qu’elle soit, mais à penser la même chose « réalisée
dans les mêmes mains », comme lorsque le peuple et les
notables s’accordent pour porter au pouvoir les meilleurs. De
cette manière en effet se réalise ce que tous ont en vue. Il
apparaît donc manifestement que la concorde, conformément
au sens du mot lui-même, est une amitié politique : car elle
s’applique aux intérêts et aux biens qui concernent les besoins
de la vie.
Or une telle concorde existe entre les gens de bien ; ceux-ci
sont en effet en accord à la fois avec eux-mêmes et entre eux,
se tenant pour ainsi dire sur le même terrain (c’est que les
volontés de telles personnes sont stables, et ne sont pas
(412)
variables comme l’Euripe ; elles veulent à la fois le juste
et l’utile, auquel elles visent en commun. En revanche les
hommes pervers sont incapables de concorde, sinon dans une
faible mesure, tout comme ils sont incapables d’amitié, parce
qu’ils visent à plus qu’ils n’ont droit dans les profits, alors
qu’ils négligent les charges et les services publics. Et chacun
voulant pour lui-même ces avantages, surveille son voisin et
l’empêche d’acquérir ces mêmes avantages. Car, si on n’y
veille pas, l’intérêt général disparaît. Il naît alors entre eux des
dissensions, chacun cherchant à contraindre l’autre à faire ce
qui est juste, mais ne voulant pas lui-même le faire.
IX, 6

PARADOXE DE L’ÉGOÏSME
Ceux qui considèrent l’amour de soi comme un objet de
réprobation, appellent égoïstes ceux qui s’attribuent une part
trop belle dans les richesses, dans les honneurs, et dans les
plaisirs du corps. Ce sont là les avantages auxquels on aspire
en général et pour lesquels on s’empresse avec zèle dans l’idée
que ce sont là les meilleurs des biens et, par là même, les plus
disputés. Ainsi, ceux qui dépassent la mesure dans ces choses-
là cèdent volontiers à leurs appétits et, en général, à leurs
passions, donc à la partie irrationnelle de leur âme. Tels sont la
plupart des hommes. Et c’est pourquoi le sens de ce terme
(« égoïsme ») vient de ce défaut que l’on rencontre le plus
souvent chez les hommes. Et on réprouve à juste titre ceux qui
sont égoïstes de cette façon. Il ne fait, d’autre part, aucun
doute que les personnes qui se réservent de tels avantages sont
généralement désignées par l’épithète d’« égoïstes » : c’est là
un fait évident. Car, si un homme s’appliquait toujours avec
zèle à pratiquer lui-même, et avant toutes choses, ce qui est
conforme à la justice, à la tempérance, ou à toute autre vertu,
et, s’il revendiquait toujours pour lui-même la noblesse de son
action, personne ne dirait de lui qu’il est égoïste, et personne
ne le blâmerait. Et pourtant on pourrait penser que l’amour de
soi se trouve plutôt chez ce genre d’homme : il est sûr, du
moins, qu’il s’attribue à lui-même les avantages les plus
nobles et qui sont vraiment des biens, et cède volontiers à la
partie de lui-même qui est souveraine, et à laquelle tout obéit.
De même que l’instance souveraine d’une cité est ce qui
s’identifie le plus exactement à la cité elle-même (de même
que pour tout autre organisme), pour l’homme aussi, il en est
ainsi. Par conséquent, est égoïste par excellence celui qui aime
cette partie supérieure de lui-même et qui s’y abandonne. Et
on dit qu’un homme est ou non maître de lui, selon que son
intellect exerce ou non la domination, puisque chacun de nous
s’identifie à son propre intellect. De fait, les actions que nous
avons exécutées nous-mêmes et de notre plein gré sont celles
qu’accompagne la raison. D’ailleurs, que ce soit cela qui nous
constitue, entièrement ou principalement, c’est une chose qui
ne fait aucun doute, comme est tout aussi évident que l’homme
de bien aime plus que tout cette partie de lui-même. C’est
pourquoi on pourrait dire que l’homme de bien est
supérieurement égoïste, mais d’une façon différente de
l’homme que nous réprouvons, et il diffère de lui autant que
diffère la vie selon la raison de la vie sous l’emprise de la
passion, et autant que le désir du bien diffère du désir de ce qui
ne semble qu’avantageux. Tous ceux donc qui mettent un zèle
supérieur à faire de belles actions, on les approuve et on les
couvre d’éloges. […] Ainsi, donc, il faut que l’homme
vertueux s’aime lui-même (car il profitera lui-même de ses
belles actions, comme il en fera bénéficier les autres aussi),
alors que le méchant ne le doit pas : il fera du tort, en effet, à
lui-même comme à ses proches, en suivant ses mauvaises
passions. Car, chez le méchant, il y a désaccord entre ce qu’il
doit faire et ce qu’il fait. Mais l’homme vertueux fait
exactement ce qu’il doit faire, puisque l’intellect choisit
toujours ce qu’il y a de meilleur pour lui-même, et que cet
homme vertueux obéit aux ordres de son intellect.
IX, 8
DÉMOSTHÈNE
Démosthène est le représentant le plus illustre de
l’éloquence en Grèce ancienne. L’art de la parole est déjà à
l’honneur chez Homère, dont les héros se distinguent par leurs
qualités oratoires autant que guerrières. Il joue un rôle
déterminant à Athènes avec l’avènement de la démocratie. Les
citoyens, en effet, interviennent en leur propre nom à
l’Assemblée ou au tribunal. Chacun prend la parole soi-même
pour soutenir la cause qu’il entend plaider. La maîtrise du
discours relève ainsi d’une nécessité, même s’il est possible, à
partir du Ve siècle, de recourir aux services d’un logographe,
c’est-à-dire d’un professionnel qui rédige contre rémunération
le texte à prononcer.
L’éloquence relève de trois genres. L’éloquence judiciaire
regroupe les discours traitant d’affaires civiles ou criminelles
et prononcés au tribunal devant des jurys populaires. La durée
des interventions est déterminée par l’importance de la cause
et mesurée par une horloge à eau, la clepsydre. L’éloquence
politique ou délibérative est réservée à l’Assemblée : elle
concerne la vie politique de la cité. L’éloquence d’apparat,
aussi appelée éloquence épidictique, désigne les discours
prononcés, par exemple, pour célébrer les citoyens morts au
combat. Elle fait l’éloge de valeurs qui soudent la
communauté civique et sert à célébrer celle-ci. Aristote évoque
ces trois modalités de l’art oratoire dans sa Rhétorique.
Le développement de l’éloquence a été si vif à Athènes qu’à
partir du dernier tiers du Ve siècle des discours qui n’avaient
vocation qu’à être prononcés devant un auditoire, mais qui
avaient soulevé l’admiration de leurs auditeurs et passaient
pour des modèles, furent conservés et publiés. L’initiative en
reviendrait à Antiphon. Quelques autres noms ont perduré :
Andocide, Lysias, Isée, Isocrate, Eschine, Hypéride, Lycurgue,
Dinarque, et Démosthène. Lysias, qui dut vivre entre 444 et
375 avant J.-C., incarne l’éloquence judiciaire. Il fut la voix
de la démocratie après avoir combattu les Trente Tyrans.
Isocrate (436-338 avant J.-C.), qui fonda une école de
rhétorique, a particulièrement cultivé l’éloquence d’apparat.
Élève du sophiste Gorgias, bien qu’il ait rédigé un célèbre
discours Contre les Sophistes, il a défendu dans l’art oratoire
l’accomplissement par excellence de la philosophie, envisagée
de façon pratique et non plus spéculative comme chez Platon.
L’art de bien parler dépend néanmoins, selon lui, d’un art de
bien penser. Il requiert une culture et une formation
intellectuelle exigeantes. S’il a laissé de véritables manifestes
politiques, à l’instar de son Panégyrique, Isocrate est connu
surtout pour des discours fictifs. L’urgence politique
transcende en revanche l’œuvre de Démosthène, « l’Orateur »
pour les Anciens, comme Homère était à leurs yeux « le
Poète ».
Né en 384 avant J.-C., la même année qu’Aristote,
Démosthène était le fils d’un armurier. Orphelin à sept ans, il
se fit connaître en plaidant contre ses tuteurs qui avaient
dilapidé son héritage. D’abord contraint de gagner sa vie
comme logographe, il aurait rédigé une trentaine de
plaidoyers civils. Il se fit remarquer lors de premières
interventions politiques à partir de 354. Le Contre Androtion
et un plaidoyer Sur la loi de Leptine appartiennent à cette
période. Il prononça ensuite des discours à propos de la
politique extérieure d’Athènes à l’égard de la Perse (Sur les
Symmories), de Sparte et de Thèbes (Pour les
Mégalopolitains) et de Rhodes (Pour la liberté des Rhodiens).
Démosthène, auquel Plutarque a consacré une Vie, défend
chaque fois la cause de la liberté et de la démocratie. Son
combat prend des inflexions passionnées, alors qu’il s’élève
contre l’ingérence croissante de la Macédoine de Philippe
dans les affaires grecques. La Première Philippique, en 351,
inaugure le mouvement. Elle est suivie notamment par les trois
Olynthiennes (349-348) et deux autres Philippiques. En 338,
quand la coalition des Grecs fut vaincue à Chéronée,
Démosthène prononça l’oraison funèbre des soldats qui
avaient péri. Quelques années plus tard, il fut accusé de
corruption et dut s’exiler (325). Revenu à Athènes en 323,
après la mort d’Alexandre, il dut s’enfuir de nouveau, lorsque
Antipater prit le pouvoir. Il s’empoisonna en 322. Ainsi
disparut-il en même temps qu’Aristote, son exact
contemporain.
La Première Philippique fustige l’inertie des Athéniens face
à un monarque dont Démosthène pressent qu’il menace les
valeurs mêmes de la cité grecque. Philippe II (382-336 avant
J.-C.) était devenu roi de Macédoine en 359. Il avait conduit
une politique de réformes qui avait permis de faire de son
royaume une des principales puissances politiques du
continent : son fils Alexandre devait le transformer en un
véritable empire. Démosthène exhorte ses concitoyens à
revenir aux principes du régime démocratique, de ranimer
ainsi l’usage d’une armée de conscrits au lieu de continuer à
employer des forces mercenaires, pour défendre leur
indépendance. Clemenceau consacra en 1926 un livre à
Démosthène : il se projette passionnément dans la figure de
l’orateur. La Première Philippique se livre, quant à elle, à un
terrible portrait d’Athènes, sclérosée par la lâcheté et
l’indolence de ses citoyens, fière de libertés qu’elle n’exerce
plus. Bouleversant l’ordre traditionnel des discours, qui
suppose de faire se succéder exorde, narration, preuve,
épilogue, Démosthène procède désormais par la reprise
incantatoire de quelques motifs, par la réitération pressante.
Les extraits qui suivent montrent comment il violente ses
auditeurs à grand renfort d’images, de comparaisons, de
paradoxes (Philippe, l’ennemi, devient l’idéal à imiter),
d’invectives coléreuses, d’interjections, de périodes apaisées
et familières, par l’entrelacement de proverbes dont la sagesse
tient du lieu commun, d’interrogations pathétiques et de
raisonnements rigoureux. La variété du ton ne laisse pas de
répit. Démosthène, tour à tour convaincu, emporté, grave,
ironique, n’hésite pas à dramatiser. Il fait peur ; il émeut ; il
soulève. Sa véhémence bouscule les préceptes de son art. Elle
le refonde. Ainsi est-il l’un des auteurs que le Traité du
sublime du Pseudo-Longin distingue. Pour des générations, il
lia éloquence et défense de la liberté.
Première Philippique
S’il s’agissait de parler aujourd’hui d’une question
nouvelle, j’aurais patienté jusqu’à ce que la plupart de ceux
qui ont l’habitude d’exprimer leurs avis se soient manifestés,
et, si l’une de leurs propositions m’eût satisfait, je n’aurais pas
pris la parole. Sinon, j’aurais alors essayé de dire mon opinion.
Mais, puisqu’il se trouve que la discussion se porte
aujourd’hui encore sur un sujet dont ils vous ont déjà souvent
entretenus, je pense qu’on me pardonnera sans doute de
prendre la parole le premier ; car, si on vous avait conseillé
précédemment ce qu’il fallait, vous ne devriez plus en
délibérer maintenant.
Et d’abord, Athéniens, vous ne devez pas vous décourager
devant la situation présente, même si elle vous paraît très
mauvaise. Car ce qui a été le pire, dans le passé, peut être le
mieux à l’avenir. Comment cela ? C’est que vos affaires vont
mal parce que vous n’avez rien fait de ce qu’il fallait : et en
effet, si, après avoir fait tout le nécessaire, vous étiez dans
cette situation, il n’y aurait même plus d’espoir de l’améliorer.
Ce que je vous demande ensuite, c’est de vous rappeler ce que
vous avez appris par d’autres, ou bien de vous remettre en
mémoire, si vous le savez vous-mêmes, quelle conduite noble
et opportune vous avez eue quand la puissance des
Lacédémoniens était si grande — il n’y a pas si longtemps ;
vous n’avez rien fait qui fût indigne de la cité, et vous avez eu
le courage de leur faire la guerre pour la défense du droit.
Pourquoi rappeler cela, Athéniens ? Pour que vous sachiez et
que vous considériez ceci, que rien, si vous êtes sur vos
gardes, n’est à redouter, mais que, si vous êtes négligents, rien
n’arrivera comme vous le voudriez ; vous pouvez en prendre
comme preuve d’un côté la puissance qu’avaient alors les
Lacédémoniens, et que vous avez vaincue en vous appliquant
à bien conduire vos affaires, et de l’autre l’insolence actuelle
de Philippe, qui nous trouble si fort, parce que vous ne vous
souciez de rien de ce qu’il faudrait faire.
Certes, si l’un d’entre vous pense que Philippe est un
adversaire invincible, vu le nombre de ses forces actuelles et
toutes les places fortes qu’il a enlevées à la Cité, il a raison.
Pourtant, qu’il considère qu’autrefois ces places, Pydna,
Potidée, Méthone, c’étaient nous, Athéniens, qui les
possédions, et que toute la région autour nous appartenait ; un
grand nombre de peuples qui sont maintenant avec lui étaient
encore autonomes et libres et ils préféraient notre amitié à la
sienne. Si donc, à ce moment-là, Philippe avait jugé qu’il était
difficile de combattre les Athéniens, quand ils possédaient tant
de places fortes sur son propre territoire, alors que lui n’avait
aucun allié, il n’aurait rien fait de ce qu’il a réalisé, ni acquis
une si grande puissance. Mais, ce qu’il savait parfaitement, cet
homme-là, c’est que toutes ces places sont des enjeux de la
guerre, mis à la disposition de qui le veut, que, par une loi de
nature, les biens des absents appartiennent à ceux qui sont sur
le terrain, et que les possessions des gens négligents sont à qui
ne refuse ni la peine ni le danger. Et de fait, c’est avec cette
pensée qu’il a tout soumis, que ce soit comme à la guerre avec
les uns, ou en s’étant fait des autres des amis et des alliés.
Car on désire en général s’allier et prêter attention à ceux
qu’on voit bien préparés et disposés à faire ce qu’il faut. Or, si
vous aussi, Athéniens, vous vous attachez à ces mêmes
principes, dans l’heure présente (car vous ne l’avez pas fait
auparavant), si chacun de vous, là où il doit et où il pourrait se
rendre utile à la cité, renonce aux faux-fuyants, se trouve prêt à
agir, le riche en participant aux frais, celui qui a atteint l’âge
voulu en faisant campagne, bref, en un mot, si vous ne voulez
dépendre que de vous, si vous cessez chacun d’espérer ne rien
faire vous-même et d’attendre du voisin qu’il fasse tout à votre
place, alors, si le Ciel le veut, vous recouvrerez ce qui vous
appartient, vous retrouverez le prestige que vous avez perdu
par négligence, et vous tirerez vengeance de cet homme.
N’allez pas considérer que la situation présente durera
éternellement pour lui comme s’il était un dieu. Non, on le
hait, lui aussi, Athéniens, il est craint, il est envié, et même de
ceux qui semblent en ce moment lui être le plus dévoués. Et
tout ce qui se trouve chez d’autres, il faut bien vous dire que
vous le trouvez aussi dans son entourage. Mais, pour l’heure,
personne ne bouge, faute d’un refuge assuré, à cause de votre
lenteur et de votre mollesse, défauts, dont, je vous le dis, vous
devez vous corriger. Car voyez, Athéniens, à quel degré
d’insolence cet homme en est venu : il ne vous donne même
plus le choix d’agir ou de rester en paix, mais il menace, il
tient, dit-on, des propos méprisants ; il est homme à ne pas se
contenter de ce qu’il a déjà soumis, mais il cherche toujours à
en prendre encore plus, et il nous enveloppe de ses filets,
partout autour de lui, nous qui temporisons, les bras croisés.
Mais quand donc, Athéniens, quand donc ferez-vous ce qu’il
faut ? Après qu’il sera arrivé quoi ? Sans doute, par Zeus,
quand ce sera nécessaire ! Mais, pour l’heure, comment faut-il
considérer ce qui arrive ? Pour des hommes libres, la nécessité
la plus forte que je connaisse, c’est d’éviter le déshonneur.
Alors, dites-moi, voulez-vous continuer à flâner dans les rues,
en vous demandant les uns aux autres : « Y a-t-il du
nouveau ? » Effectivement ! pourrait-il y avoir quelque chose
de plus nouveau que ce qui se passe : qu’un Macédonien est en
train d’abattre Athènes et de régler les affaires de la Grèce ?
« Philippe est-il mort ? » — « Non, par Zeus, mais il est
malade. » Mais, pour vous, quelle est la différence ? Car, s’il
vient à mourir, très vite, c’est vous-mêmes qui ferez un
nouveau Philippe, surtout si vous vous appliquez aux affaires
de la même façon. C’est moins, en effet, par sa propre force
qu’il s’est accru, qu’à cause de votre négligence. Et même, si
jamais il lui arrivait malheur, et que la fortune, qui s’est
toujours mieux souciée de nous que vous ne le faites de vous-
mêmes, le permettait, vous pourriez, en étant sur les lieux,
présents dans ce désordre général, régler toutes les affaires
comme vous le voulez. Mais, tels que vous êtes maintenant,
les circonstances vous donneraient-elles Amphipolis, vous ne
pourriez même pas la recevoir, n’ayant de prêt ni forces
(413)
militaires ni projets ! […]
Si, à la vérité, tout ce qu’on aura supprimé dans un discours
pour ne pas vous affliger, se trouve aussi supprimé dans les
faits, il faut alors parler pour vous faire plaisir. Mais, si le
charme des paroles, quand il est inadapté, apporte en réalité un
dommage, c’est une honte, Athéniens, de se tromper soi-même
et, en remettant au lendemain tout ce qui est pénible, d’arriver
toujours trop tard, de ne même pas comprendre qu’il faut,
lorsqu’on veut mener une guerre correctement, non pas suivre
les événements, mais soi-même les précéder et, que de même
qu’on pense qu’un général doit diriger son armée, ainsi ceux
qui délibèrent doivent eux aussi diriger les affaires, afin de
pouvoir réaliser ce qu’ils ont décidé et de ne pas avoir à courir
après les faits accomplis. Vous, Athéniens, qui possédez une
(414)
force supérieure à toutes les autres, en trières , en hoplites,
en cavaliers, en revenus, vous n’en avez tiré aucun usage
jusqu’au jour d’aujourd’hui, et vous n’êtes pas loin, en faisant
la guerre à Philippe, de ressembler aux barbares qui se battent
à coups de poing : quand un des leurs est frappé quelque part,
il y porte la main et, s’il est frappé ailleurs, ses mains y vont
aussi ; mais parer les coups, ou voir en face l’adversaire, il ne
le sait pas, il ne le veut pas. Eh bien ! vous aussi, quand vous
(415)
apprenez que Philippe est en Chersonèse , vous décrétez
d’aller porter là-bas votre secours, s’il est aux
Thermopyles (416), c’est là que vous allez, et si c’est ailleurs,
n’importe où, vous courez après lui, n’importe comment, et
vous vous laissez manœuvrer par lui, vous ne prenez aucune
décision qui serait utile dans la guerre, vous ne prévoyez rien
avant l’événement, vous attendez d’apprendre que quelque
chose se passe ou se soit passé. Cette façon de faire était peut-
être possible autrefois, mais, à l’heure actuelle, vous en êtes
arrivés à un point où cela n’est plus tenable.
Mais il me semble, Athéniens, que c’est un dieu, qui,
rougissant pour vous de ce qui arrive, inspire à Philippe une
telle activité. Car, s’il avait voulu, gardant ce qu’il a soumis et
qu’il a conquis en vous devançant, se tenir tranquille et
s’arrêter là, certains, je pense, se seraient satisfaits d’une
situation qui nous vaudrait aux yeux de tous d’être accusés de
lâcheté, d’ignominie, et de la dernière des conduites. Mais en
réalité, comme il entreprend toujours, comme il cherche à
s’étendre toujours plus, peut-être vous incitera-t-il à agir, si
toutefois vous n’avez pas définitivement renoncé. Je m’étonne,
pour ma part, de ce qu’aucun de vous ne réfléchisse ni ne
s’irrite, quand on voit, Athéniens, que nous avions entrepris
cette guerre pour punir Philippe, mais que nous voulons la
terminer désormais pour l’empêcher de nous faire du mal. Car
il ne s’arrêtera pas là, c’est évident, si personne ne lui fait
obstacle. Resterons-nous donc sans rien faire ? Et pensez-vous
qu’il suffise d’envoyer contre lui des trières vides et des
espérances que tel ou tel vous aura données ? N’allons-nous
pas enfin nous embarquer ? N’allons-nous pas faire campagne
nous-mêmes, du moins avec un contingent de soldats qui
soient de chez nous, si nous ne l’avons pas fait jusqu’à
(417)
présent ? Notre flotte n’ira-t-elle pas attaquer le pays de
Philippe ? « Mais où aborderons-nous ? » me demandera-t-on ;
les points faibles de l’ennemi, Athéniens, c’est la guerre elle-
même qui les découvrira, si nous l’entreprenons. Certes, si
nous restons chez nous les bras croisés, à écouter les orateurs
s’injurier et s’accuser mutuellement, sachez qu’il n’y a aucune
chance que rien de bon vous arrive jamais. Car partout où est
envoyée, ne serait-ce qu’une fraction de la cité, la
bienveillance des dieux, je pense, et la fortune combattent à
nos côtés. Mais quand vous expédiez un stratège, avec un
décret sans effet, et des espoirs cantonnés à la tribune, rien ne
se fait de ce qu’il faut, et des expéditions de ce genre font rire
l’ennemi et mourir de peur nos alliés. C’est qu’il est
impossible, oui, impossible, qu’un homme, tout seul, soit
capable d’exécuter tout ce que vous voulez ; mais promettre,
affirmer, accuser un tel, voilà ce qui est possible, mais voilà
aussi ce qui a causé notre perte. Quand un stratège dirige de
pauvres mercenaires sans soldes, quand il y a ici des gens qui
n’hésitent pas à vous mentir sur ce qu’il fait, quand enfin vous
prenez, d’après ce qu’ils vous ont dit, les premières décisions
venues, à quoi faut-il donc s’attendre ?
Comment mettre fin à cela ? Lorsque vous, Athéniens, vous
aurez des soldats qui seront aussi les témoins des opérations, et
à leur retour les juges des redditions de compte, de sorte que
vous n’entendrez pas que par ouï-dire les affaires qui vous
concernent, mais vous les verrez aussi en étant présents là-bas.
Mais, aujourd’hui, comble de la honte, chacun de nos stratèges
s’expose devant vous à être condamné à mort deux fois, trois
fois, alors que, en face de l’ennemi, il n’en est aucun qui
n’ose, une seule fois, affronter la mort en combattant ; ils
préfèrent le sort réservé aux faiseurs d’esclaves et aux
brigands plutôt qu’un glorieux trépas. Car un malfaiteur, c’est
après avoir été jugé qu’il doit mourir, mais un général, lui,
c’est en combattant, face à l’ennemi. Et parmi nous, les uns
vont par les rues, de concert avec les Lacédémoniens, dire que
Philippe travaille à la perte des Thébains, et à diviser les États,
d’autres disent qu’il a envoyé des ambassadeurs au Grand
(418)
Roi , d’autres qu’il fortifie des villes d’Illyrie, d’autres
enfin inventent chacun une histoire qu’ils répandent ici ou là.
Quant à moi, Athéniens, je crois bien, par les dieux ! que cet
homme est enivré par la grandeur de sa réussite, et qu’il a dans
la tête beaucoup de rêves de ce genre, quand il voit qu’il n’y a
personne pour lui faire obstacle, et quand il est exalté par ses
succès ; mais je n’imagine pas, certes, par Zeus, qu’il
entreprenne d’agir de manière à dévoiler ses projets aux
faiseurs de nouvelles, qui sont bien les plus sots d’entre vous.
Mais laissons ces fariboles de côté, et gardons à l’esprit que
cet homme est notre ennemi, qu’il nous dépouille de notre
bien, que depuis longtemps il nous insulte, que tout ce que
nous avons espéré que d’autres feraient pour nous s’est
retourné contre nous, que l’avenir ne dépend plus que de nous,
et que, même si nous ne voulons pas faire la guerre là-bas
contre lui, nous serons forcés peut-être de la faire ici, si donc
nous comprenons tout cela, alors nous serons débarrassés des
discours vains et décidés à prendre les mesures nécessaires.
Car, enfin, se demander ce qui arrivera n’est plus maintenant à
l’ordre du jour, mais savoir que la situation sera vraiment
mauvaise, si vous ne montrez pas d’attention et si vous ne
consentez pas à faire ce qui convient, voilà ce que vous devez
avoir dans l’esprit.
Pour ma part, jamais, en aucune autre circonstance, je n’ai
voulu, pour vous plaire, dire ce que je n’aurais pas cru servir
vos intérêts, et aujourd’hui encore, ce que je pense, je vous l’ai
dit avec franchise, sans rien vous dissimuler. Je voudrais, de
même que je suis sûr qu’il vous est utile d’écouter les
meilleurs conseils, avoir aussi la certitude qu’ils seront utiles à
celui qui les donne ; j’en serais très content. En fait, je ne suis
pas sûr des conséquences qu’auront pour moi les propositions
que je fais, mais, persuadé cependant qu’elles sont dans votre
intérêt si vous les suivez, j’ai préféré vous les faire connaître.
Que l’emporte donc le parti qui doit servir les intérêts de tous !
1-12 et 38-51
ÉRINNA
Le canon des neuf poétesses antiques établi par Antipater
de Thessalonique (conservé dans l’Anthologie grecque, IX, 26)
et quelques autres sources (la Souda, Eustathe de
Thessalonique et Properce, à Rome) ont transmis à la
postérité le nom d’Érinna, ainsi qu’une poignée
d’épigrammes, de chansons et des fragments d’un poème de
trois cents hexamètres qu’elle composa, La Quenouille. Ces
témoignages louent son talent, d’autant plus vif qu’elle mourut
vierge à dix-neuf ans, avant, semble-t-il, d’avoir pu en donner
toute la mesure. Comparée à Sappho, à laquelle ses œuvres
font d’ailleurs occasionnellement référence, cette poétesse du
milieu du IVe siècle en fut ainsi tenue, à partir de la fin de
l’Antiquité, pour une contemporaine. Elle passa même pour
une de ses compagnes légendaires. Mlle de Scudéry imagine,
dans ses Harangues héroïques (1642), puis dans son roman
Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653), les conseils que
Sappho lui prodigue. Cette assimilation prestigieuse reconnaît
en Érinna un rare modèle de femme écrivain, mais elle altère
l’originalité de son œuvre en la rapportant trop à celle de la
poétesse de Lesbos.
Érinna n’est pas qu’une poétesse habile. Elle emploie le
mètre épique homérique avec maîtrise, elle utilise un dialecte
dorien et multiplie les références à la poésie lyrique
archaïque, mais La Quenouille fait résonner une sensibilité
très personnelle. La jeune fille évoque la mort de son amie
Baucis. Elle se souvient des jeux partagés naguère, livrant des
scènes d’enfance et d’intérieur uniques. Ces instants familiers
et gracieux, leur fragilité, car Baucis, tôt mariée, s’en montra
vite oublieuse, donnent aux vers d’Érinna, demeurée dans le
monde des vierges, une tonalité intime et mélancolique sans
équivalent. Douceur, brièveté, discrète dissonance entre la
solennité de l’hexamètre et la banalité du quotidien féminin
qu’il rapporte, musicalité, annoncent la poésie d’un
Callimaque, à l’époque hellénistique. Cette ambivalence
voilée transparaît déjà dans le titre de la pièce : la quenouille
est un emblème du monde féminin, de sa soumission et de ses
prosaïques travaux, mais elle devient par métonymie, chez
Érinna, la métaphore du travail poétique, renversant la
fatalité silencieuse qui pèse sur les femmes.
La Quenouille
……… dans la vague profonde (419),
D’un saut dément, du haut des chevaux blancs, tu es
tombée,
Mais : « Je te tiens, ai-je crié, amie chérie ! », et toi, tu étais
(420)
la Tortue ,
Et en sautant tu as couru jusqu’à la haie du vaste enclos.
Je pleure en y pensant, Baucis infortunée, et je gémis en te
pleurant ;
Ce sont là, jeune fille, les traces que tes pas ont laissées sur
mon cœur,
Encore brûlantes. Tout ce qui jadis a fait notre plaisir n’est
désormais plus que cendre.
Nous jouions à la poupée, fillettes dans nos chambres,
Comme de jeunes épousées, insoucieuses ; avant le point
du jour,
La mère, une fois distribuée la laine aux servantes fileuses,
Arrivait et t’appelait pour saler la viande.
Nous étions toutes petites ; quelle peur nous faisait Mormô
(421)
la sorcière ,
Avec ses grandes oreilles au sommet de la tête, elle
marchait à quatre pattes,
Et son visage, qui devenait un autre visage !
Mais quand tu es entrée au lit d’un homme, tu as tout
oublié,
Tout ce qu’une mère avait appris à la petite fille que tu fus,
Baucis chérie : Aphrodite avait versé l’oubli dans ton
cœur !
Je te pleure encore, mais si je néglige tes funérailles,
C’est que mes pieds sans profaner ne peuvent quitter la
maison,
Qu’il ne convient pas à mes yeux de regarder une morte, et
(422)
Que je ne dois pas pleurer les cheveux défaits ………
Époque hellénistique
Des conquêtes d’Alexandre à Actium
(334 avant J.-C. – 31 avant J.-C.)
THÉOPHRASTE
On désigne sous le nom de Théophraste, « le Divin
Parleur », Tyrtamos d’Érèse (Érèse est une ville dans l’île de
Lesbos). Né en 372 avant J.-C., il étudia au Lycée, à Athènes,
où Aristote enseigna à partir de 335. Il en prit la tête, quand
celui-ci se retira en Eubée en 322 et y demeura jusqu’à sa
mort entre 288 et 286. Les deux hommes montrent la même
curiosité encyclopédique. La tradition prête à Théophraste
entre deux cent vingt-cinq et deux cent quarante ouvrages,
traitant de botanique (il serait l’auteur d’une Histoire des
plantes et d’Explications des plantes), mais aussi de biologie,
de mathématiques, de physique, avec des Opinions des
physiciens, de chimie, d’astrologie, de météorologie, de droit,
de théologie, de musique, d’histoire, de métaphysique, de
logique, de poésie, de rhétorique (il se serait intéressé en
particulier aux rythmes de la prose) et de critique littéraire.
Ce polygraphe se préoccupa aussi de morale. Son nom
perdure ainsi essentiellement grâce à un opuscule regroupant
trente Caractères qui servirent de modèle à La Bruyère, qui
publia en 1688 Les Caractères de Théophraste traduits du
grec, avec les Caractères ou les mœurs de ce siècle.
Il est difficile d’établir avec exactitude la nature et les
desseins de l’ouvrage de Théophraste, dont la préface est
apocryphe : s’agit-il d’une peinture des vices à destination des
enfants, comme la préface le soutient, pour les aider à se
corriger ? Faut-il y voir plutôt un catalogue de portraits
destiné à fournir aux orateurs le moyen de ces mises en scène
de traits moraux qu’on appelle des éthopées ? La façon dont
ils furent copiés avec des traités de rhétorique d’Hermogène et
d’Aphtonios incite à le penser. Ces morceaux fixeraient-ils des
types comiques ? Leur influence, au IVe siècle, sur le théâtre de
Ménandre peut le suggérer.
Le caractère est à l’origine une marque imprimée sur des
objets pour montrer qu’ils appartiennent à tel propriétaire, ou
inscrite sur la chair d’un esclave afin de signaler la faute qu’il
a commise. Le procédé sert à qualifier, définir un invariant, un
trait typique, le plus souvent doté d’une valeur négative.
Théophraste commence en effet la plupart de ses fragments
par une brève généralisation à valeur gnomique et considère
des comportements qu’il dénonce. Cette visée satirique et
critique anime à son tour l’œuvre de La Bruyère. Chaque
séquence vaut pour la manière dont elle s’applique à dégager
des lois générales du comportement, tout en constituant des
saynètes vives aux traits incisifs et d’une extrême singularité,
loin de tout poncif dogmatique.
Les Caractères
II — LE FLATTEUR
On pourrait concevoir la flatterie comme une relation
malhonnête, mais utile au flatteur. Le flatteur est du genre à
dire, tout en marchant : « Remarques-tu comme tout le monde
te regarde ? C’est une chose qui n’arrive à personne d’autre
dans la ville. Hier, on s’est répandu d’éloges sur toi, sous le
Portique (423). On était assis là, un peu plus d’une trentaine, et
la discussion vint à tomber sur l’homme qu’on devait
considérer comme le plus estimable et tous les suffrages, à
commencer par le mien, se portèrent sur ton nom. » Et, tout en
tenant ces propos, le flatteur ôte un duvet attaché au manteau
de son compagnon, et, si par hasard le vent fait voler sur sa
barbe un brin de paille, il le retire avec soin en disant avec un
sourire : « Tu vois, voilà deux jours que je ne t’ai vu, et ta
barbe a commencé à grisonner ! Pourtant tu conserves, mieux
que personne, assez de cheveux noirs pour ton âge ! » Si celui
qu’il veut flatter prend la parole, il demande alors aux autres
de faire silence. S’il chante, il le félicite, et s’il s’arrête, il crie :
« Bravo ! » Si l’autre a fait une plaisanterie insipide, le flatteur
éclate de rire, et il se met dans la bouche un bout de son
manteau, comme s’il ne pouvait se contenir. Et il invite les
passants à s’arrêter jusqu’à ce que son homme soit passé. Aux
enfants de la maison, il apporte des pommes et des poires qu’il
a achetées, il les leur donne sous ses yeux, et les embrasse en
disant : « À bon père, bonne couvée ! » S’il va l’accompagner
pour acheter des souliers, il lui dit que son pied est bien mieux
fait que la chaussure. L’homme se rend-il chez un de ses amis,
le flatteur le précède en courant pour annoncer sa venue, puis,
revenant sur ses pas : « Je t’ai annoncé », dit-il. Évidemment,
il est capable aussi de faire, sans reprendre haleine, les courses
au marché des femmes. Et il est le premier des invités à vanter
son vin : « Comme tu as des goûts délicats ! » dit-il, et prenant
un des mets qui sont sur la table, il déclare : « Voilà un
morceau vraiment délicieux ! » Il lui demande s’il n’a pas
froid, s’il veut se couvrir, et joignant l’acte à la parole, de lui
jeter un manteau sur l’épaule. Penché à son oreille, il lui
susurre quelque confidence, et il garde les yeux fixés sur lui,
même quand il parle à autrui. Au théâtre, il arrache les
coussins des mains du jeune esclave, et il les dispose lui-
même. Quant à la demeure de son homme, il en loue
l’architecture comme il en admire le parc bien planté, et il
s’extasie sur la ressemblance de son portrait. En résumé, vous
pouvez observer que le flatteur dit et fait tout ce qui pourra lui
attirer de bonnes grâces.
XVII — L’ESPRIT CHAGRIN
Avoir l’esprit chagrin, c’est critiquer sans raison ce qu’on a
reçu. Par exemple, c’est, quand un ami vous a fait parvenir une
part de son repas, dire au livreur : « Ton maître sans doute m’a
refusé son bouillon et son picrate, puisqu’il ne m’a pas
invité ! » Sa maîtresse lui fait-elle des caresses : « Je me
demande, dit-il, si tu m’aimes vraiment du fond du cœur. »
Il s’en prend au Ciel, non parce qu’il ne pleut pas, mais parce
qu’il pleut trop tard. Trouve-t-il une bourse sur son chemin ?
« Oui, fait-il, mais un trésor, je n’en ai jamais trouvé ! » S’il a
acheté un esclave à bon marché, après avoir beaucoup
marchandé avec le vendeur : « Je me demande, dit-il, si ce que
j’ai acheté si peu cher est de bonne qualité ! » Vient-on lui
annoncer l’heureux événement : « Un fils t’est né ! »
— « Ajoute plutôt, dit-il, “et la moitié de ta fortune en moins”,
et tu auras dit la vérité ! » S’il a gagné un procès à l’unanimité
des voix, il reproche à l’auteur du plaidoyer d’avoir laissé de
côté nombre de bons arguments. Si ses amis se sont cotisés
pour lui faire un prêt, et qu’on lui dise : « Allons, sois
satisfait ! » — « De quoi, répond-il, quand il me faudra
rembourser à chacun son argent et, en outre, devoir à tous la
reconnaissance de leur bienfait ? »
XXV — LE COUARD
La couardise, sans aucun doute, peut apparaître comme une
défaillance de l’âme causée par la crainte. Le couard est
l’homme qui, en mer, prend des caps pour des navires de
pirates. Quand le flot grossit, il s’inquiète de savoir si tous les
(424)
passagers ont bien été initiés . La tête levée vers le ciel, il
demande au pilote s’il tient toujours la haute mer, et ce qu’il
pense du temps. Au passager assis à côté de lui, il confie qu’il
est fort alarmé d’un songe qu’il a fait. Il ôte sa tunique et la
remet à son esclave, enfin, il supplie qu’on le débarque à terre.
En campagne, quand l’infanterie fait une sortie, il appelle à
(425)
l’aide les gens de son dème , et leur demande de se tenir
près de lui en observation, parce que, dit-il, ce n’est pas rien de
discerner lesquels sont les ennemis ! Puis, entendant des cris et
voyant tomber des hommes, il dit à ses camarades qu’il a, dans
sa hâte, oublié de prendre son épée ; il court à sa tente, puis,
après avoir renvoyé son esclave, en lui demandant d’aller
observer les positions de l’ennemi, il cache l’épée sous son
oreiller et prend ensuite beaucoup de temps à paraître la
chercher partout dans la tente ! S’il voit qu’on rapporte au
camp un de ses amis blessé, il court vers lui, l’exhorte au
courage, le prend par en dessous pour le soutenir, puis il le
soigne, il étanche le sang de sa plaie, et, assis près de lui, il
écarte les mouches de la blessure : tout plutôt que d’aller au
combat ! Que la trompette alors vienne à sonner la charge,
toujours assis dans la tente, le voilà qui dit : « Va au diable !
Tu ne laisseras donc pas s’endormir ce pauvre homme, à
sonner si souvent ! » Et, couvert du sang de la blessure d’un
autre, il rencontre les soldats qui reviennent du combat et leur
raconte qu’il a, au péril de sa vie, sauvé l’un de ses camarades.
Il conduit près du lit les gens de son dème, ceux de sa tribu, et
à chacun d’eux, en profite pour raconter que c’est lui qui, de
ses propres mains, a rapporté le blessé dans la tente.
XXX — LE PROFITEUR SANS VERGOGNE
Celui qui se livre à la poursuite d’un gain sordide est
l’homme qui, quand il a des invités, ne sert pas assez de pain.
Il emprunte de l’argent à un hôte descendu chez lui. S’il
distribue les portions de la viande du sacrifice, il prétend qu’il
est juste que celui qui les distribue en ait une double part, et il
se l’accorde aussitôt. S’il vend du vin, il le fournit coupé
d’eau, même à un ami. Il ne va au théâtre avec ses fils que
lorsque ceux qui s’occupent des caisses le laissent entrer
gratuitement. Est-il à l’étranger en mission officielle ? Il laisse
chez lui l’indemnité de voyage donnée par la ville et il
emprunte auprès de ses collègues. Il charge son esclave d’un
fardeau beaucoup trop lourd pour lui, tout en réduisant le plus
possible sa nourriture. Il réclame pour la revendre sa part des
présents d’hospitalité faits aux ambassadeurs. Au bain, quand
son esclave le frictionne, il dit : « C’est de l’huile rance que tu
as achetée, coquin ! » et il utilise celle de son voisin. Ses
serviteurs ont-ils trouvé quelques piécettes dans la rue, il est
capable de leur en demander sa part : « Hermès est à tous ! »
(426)
dit-il .
S’il donne son manteau à nettoyer, il prend celui d’une
connaissance, et traîne ainsi plusieurs jours jusqu’à ce qu’on le
lui redemande. Et ainsi de suite. Il mesure lui-même la
quantité de nourriture à donner à toute sa maisonnée avec une
mesure « phidonienne » dont le fond est bombé à l’intérieur, et
(427)
il en ôte soigneusement le trop-plein . S’il juge qu’un ami
a acheté une chose au-dessous de son prix, il la lui rachète
pour la revendre ensuite plus cher. S’il acquitte une dette de
trente mines, naturellement, il en paiera quatre drachmes en
moins. Et si ses enfants ne vont pas à l’école, parce qu’ils sont
malades, il défalque de la rétribution du maître une somme
proportionnelle. Pendant le mois d’Anthestérion (428), où les
fêtes sont nombreuses, il ne les envoie pas du tout en classe
pour ne pas avoir à payer les frais de scolarité. Lorsqu’un de
ses esclaves qui travaille à l’extérieur lui paie sa redevance, il
(429)
réclame en plus le change de la monnaie de cuivre […] .
(430)
S’il reçoit à table les membres de sa phratrie , il réclame,
sur le service commun, une part de viande pour ses esclaves et
il consigne la liste exacte des quelques radis à demi
consommés qui restent sur la table, pour que les esclaves de
service ne les prennent pas. Lorsqu’il est à l’étranger avec des
connaissances, il se sert de leurs esclaves, tandis qu’il loue les
siens à l’extérieur, sans verser pour cela à la communauté
l’argent qu’il en retire. Si des gens se réunissent chez lui, il
tient les comptes de ce qu’il a fourni, bois, lentilles, vinaigre,
sel et huile d’éclairage. Si l’un de ses amis se marie, ou qu’il
marie sa fille, quelque temps avant la noce, il s’absente à
l’étranger, pour ne pas avoir à faire de cadeau. Il emprunte à
ses amis toutes sortes d’objets qu’on ne peut pas lui réclamer,
et qu’il serait même difficile de reprendre, s’il les rendait.
MÉNANDRE
Le comique Ménandre a longtemps joui d’une
exceptionnelle réputation : paradoxalement, les 108 pièces
que la tradition lui attribue avaient entièrement disparu. Sa
gloire s’appuyait sur les commentaires élogieux des lettrés
alexandrins, ainsi que les nombreuses imitations qu’il avait pu
susciter, notamment en latin chez Térence, influençant par son
intermédiaire Shakespeare ou Molière. En 1907, l’édition d’un
papyrus du Caire a permis d’en lire de premiers fragments
(environ 1600 vers). Le papyrus Bodmer, en 1959, livra une
pièce à peu près complète, Le Grincheux (en grec, le
Dyscolos) et des pans de trois autres ouvrages. Depuis,
d’autres découvertes ont laissé entrevoir six nouvelles œuvres.
Dernier Athénien dont la contribution au théâtre ait été
marquante, Ménandre, après Aristophane, continue de faire
monter sur la scène des personnages qui sont des types
(l’amoureux, le vieillard, le cuisinier, etc.). Il sacrifie à l’usage
d’épisodes de farce et à la convention d’une fin joyeuse. Il
apparaît ainsi souvent comme une sorte de représentant du
théâtre du Ve siècle, alors qu’un siècle l’en sépare et qu’il
innove assez pour qu’on parle à son propos de « comédie
nouvelle ».
Ménandre est né à Athènes vers 342 ou 341 avant J.-C. Il
assista à la défaite de la cité contre Philippe de Macédoine, en
388, à Chéronée. Athènes tenta de retrouver son autonomie
après la mort d’Alexandre en 323 : ce fut un nouvel échec. En
317, Cassandre, qui régnait alors sur la Macédoine, mit à la
tête de la cité le philosophe péripatéticien Démétrios de
Phalère. Celui-ci fut brutalement renversé en 307 par
Démétrios Poliorcète et s’enfuit en Égypte. Ménandre, qui
aurait été proche de lui, faillit être entraîné dans sa chute,
mais il demeura finalement à Athènes. La cité où vécut
Ménandre n’est plus celle d’Aristophane. Le pouvoir est
désormais entre les mains d’oligarchies plus ou moins
modérées : l’époque de la démocratie est révolue. L’indemnité
qui permettait à tous les citoyens d’assister aux
représentations théâtrales a été supprimée. Aussi le public a-t-
il changé. Les spectateurs de la comédie appartiennent
dorénavant à une élite bourgeoise, plus aisée et plus cultivée.
Ménandre s’adresse à elle. La grossièreté affectionnée par
Aristophane a disparu de ses pièces. Les lazzi sont assagis. Le
chœur vient donner des intermèdes à la fin de cinq séquences
comportant chacune entre trois et huit scènes, déterminées par
les entrées et les sorties des personnages : ces séquences
forment autant d’actes. De même qu’à la ville, le chœur ne se
voit donc plus librement accorder la parole pour apostropher
les spectateurs et livrer son point de vue. Sa fonction est
circonscrite et banalisée. La comédie nouvelle cesse, en outre,
d’évoquer les affaires publiques de la cité. Elle ne traite plus
que d’intrigues privées, souvent amoureuses. Son répertoire
est domestique. Ce resserrement est compensé, cependant, par
le fait que, cette fois, elle concerne d’emblée l’ensemble des
Grecs.
Définir la comédie nouvelle de façon principalement
négative serait une erreur. Le genre, en réalité, se réinvente.
Une véritable intrigue structure chaque pièce et lui donne une
forte unité, en même temps qu’un pouvoir dramatique
renouvelé. Elle façonne maintenant la comédie, qui tenait pour
l’essentiel de l’enchaînement de bons morceaux, sur le modèle
de la tragédie. Leurs déroulements deviennent comparables,
sinon que la comédie œuvre dans un monde moins sombre et
moins violent. Dans les deux cas, le dénouement repose sur
des reconnaissances et des dévoilements d’identité. Dans ce
contexte, les très nombreuses allusions tragiques auxquelles la
comédie procède prennent un retentissement encore plus fort :
elles suggèrent un dialogue critique avec la vision de l’homme
que la tragédie soutient. Décalages et récritures corrigent,
révisent. Les coups de théâtre ne servent plus à révéler le
poids de la fatalité, mais à produire des renversements
heureux, à rassurer, à donner le plaisir de la métamorphose du
pire. Alors que la période est troublée et qu’un Démétrios de
Phalère, en accord avec ses contemporains, médite sur le
pouvoir de la Tuchè, la Fortune, le choix de cette issue
constitue un acte de foi en l’existence, une profession de foi
optimiste. L’amour, notamment, l’emporte sur tout.
La leçon ressort davantage, comme la comédie nouvelle
cultive aussi une vraisemblance inédite. Celle-ci tient à
l’agencement moderne de l’espace scénique, plus suggestif, à
la langue employée, qui renonce à l’inventivité fantaisiste d’un
Aristophane pour correspondre à l’identité de chaque
personnage, aux marques dans le texte, qu’il s’agisse
d’évoquer le mariage, de faire référence au droit ou à
l’univers dans lequel les personnages se meuvent. Le
grammairien Aristophane de Byzance s’émerveilla : « Ô
Ménandre, de la vie ou de toi, lequel imite l’autre ? » Ce
dispositif confère finalement une valeur morale rehaussée au
théâtre comique. Ménandre est un contemporain de
Théophraste. Les deux auteurs durent étudier au Lycée. Les
types de la comédie deviennent des « caractères » à la façon
du moraliste. Un lexicographe du IIe siècle après J.-C., Pollux,
nous apprend que la comédie nouvelle faisait appel à une
quarantaine de masques. Elle distinguait neuf espèces de
vieillards, onze variétés de jeunes gens, etc. Cette abondance
témoigne d’un raffinement des types, et donc d’un souci
d’exactitude psychologique, bien supérieur à celui de la
comédie ancienne. La fin heureuse des pièces, confrontée à
cette évolution, prend elle-même une valeur morale. L’action
comique devient le lieu d’une démonstration éthique. La
morale est sauve à chaque fois. Pas de fille lutinée qui ne soit
épousée, si elle est de bonnes mœurs. Pas d’enfant perdu qui
ne soit retrouvé ou de méchant qui n’échappe à son châtiment.
Le Grincheux, qu’on appelle parfois aussi L’Atrabilaire ou
Le Bourru, est une comédie de jeunesse de Ménandre,
puisqu’elle est datée de 317 et que les débuts de l’auteur sont
traditionnellement situés en 322. Elle présente toutefois la
plupart des caractéristiques qu’on vient d’évoquer. Précédée
d’un prologue, distribuée en cinq actes, elle se déroule dans
un bourg de l’Attique. Un jeune homme, Sostrate, rencontre en
chassant la fille d’un vieillard irascible et misanthrope,
Cnémon. Aussitôt follement amoureux, il veut demander la
main de la demoiselle. Il jouit de l’assistance de son
domestique Pyrrhias, de son ami Chéréas, du demi-frère de la
jeune fille, mais, devant le caractère impossible du père, toutes
ses tentatives tournent court. La situation n’est dénouée qu’au
moment où Cnémon tombe dans un puits. Gorgias, son beau-
fils qu’il refusait de voir, le sauve. Désabusé, le barbon,
brusquement, regrette les préventions dont il a fait preuve et
les fâcheries qu’il a imposées à tout son entourage. Il laisse
Gorgias conduire sa maison et marier sa sœur à son gré.
Sostrate peut ainsi épouser sa bien-aimée. En échange, il
donne la main de sa propre sœur à Gorgias. La pièce, qui dure
le temps d’une journée, s’achève sur un banquet auquel tous
les personnages participent. Le dénouement est heureux.
Sostrate et Chéréas incarnent des jeunes gandins que l’amour
civilise. La fille de Cnémon est si typique des rôles de jeune
fille qu’elle n’a pas de nom propre. L’esclave Pyrrhias est le
modèle attendu de couardise et de vantardise. Le cuisinier
Sicon se conduit en fat enivré de ses talents. Cnémon fait
enrager sa famille jusqu’à sa repentance finale. Il prononce
lui-même la moralité de la pièce : la jeunesse l’emporte. Tant
de convention pourrait faire douter de l’intérêt de l’œuvre.
Ménandre, néanmoins, voit assez bien ses personnages pour
qu’ils sonnent juste et que la comédie de mœurs l’emporte sur
la démonstration didactique. La pièce reçut, du reste, le
premier prix au concours des Lénéennes (ces fêtes en
l’honneur de Bacchus, qui avaient lieu à Athènes en décembre
ou en janvier, comportaient un concours entre cinq comédies
et un concours de tragédies, moins connu). Dans les pièces
ultérieures de Ménandre, le romanesque des situations, avec
moult enfants perdus et intrigues croisées, une plus grande
complexité de l’intrigue et des rebondissements plus
nombreux, l’ironie du dramaturge envers ses créatures,
étoffent ce schéma sans le modifier profondément. L’ensemble
de ce théâtre, par ses répétitions, suggère au bout du compte
que l’auteur, sensible à la folie des hommes, réalise à petites
touches une véritable comédie humaine.
Le Grincheux
L’AMOUREUX, LES PLEUTRES ET LE
GRINCHEUX
Acte I, scène 1
CHÉRÉAS

Que dis-tu ? Tu as vu ici une fille de bonne famille,

En train de couronner les Nymphes du voisinage (431),


Sostrate,
Et d’un coup, tu en tombes amoureux ?
SOSTRATE

Tout d’un coup !


CHÉRÉAS
C’est vite fait !
Ou alors tu avais décidé, en sortant, de tomber amoureux !
SOSTRATE

Moque-toi, Chéréas ! Mais moi, je suis mal !


CHÉRÉAS

Mais je te crois !
SOSTRATE

C’est bien pour cela que je suis ici avec toi,


À propos de cette affaire, tu es mon ami, et j’estime que
Dans cette entreprise, tu seras très efficace.
CHÉRÉAS

Pour des affaires de ce genre,


Voici comment je suis : un de mes amis compte-t-il sur
moi,
S’il est amoureux d’une courtisane ? Immédiatement,
j’enlève la fille,
Je la lui amène, je me soûle, je m’embrase, rien ne peut
m’arrêter :
Avant d’avoir des renseignements sur elle, il me la faut.
Car le délai accroît la passion considérablement,
Mais, si on agit vite, on la fait cesser promptement !
Me parle-t-on mariage et fille de bonne naissance ?
Alors, je suis un autre homme. Je m’informe de la famille,
Des ressources, du caractère : c’est pour tout le reste du
temps
Que je laisse désormais à mon ami le souvenir
De la façon dont j’aurai réglé la chose.
SOSTRATE

Fort bien !
(À part.) Voilà qui ne me plaît pas trop !
CHÉRÉAS

En tout cas, présentement,


Il nous faut, pour commencer, avoir ces renseignements.
SOSTRATE

Pyrrhias,
Notre compagnon de chasse, je l’ai envoyé dès l’aube
De chez moi…
CHÉRÉAS

Chez qui ?
SOSTRATE

Pour qu’il y rencontre


Le père de la jeune fille lui-même, ou le maître
De cette maison, quel qu’il soit.
CHÉRÉAS

Par Héraclès !
Que dis-tu là !
SOSTRATE

J’ai commis une faute : un esclave peut-être


N’était pas le mieux fait pour une mission de ce genre.
Difficile,
Quand on aime, de savoir ce qui peut être de notre intérêt !
Mais voilà longtemps que je me demande pourquoi
Il n’est pas encore revenu ! Je lui avais dit de rentrer me
trouver,
Aussitôt qu’il aurait pris ici ses informations.
Scène 2
(Les mêmes et Pyrrhias qui entre en courant.)
PYRRHIAS

Laissez-moi passer ! Attention ! Écartez-vous tous !


Il y a un fou qui me poursuit ! Un fou !
SOSTRATE

Qu’est-ce qui t’arrive, mon gars ?


PYRRHIAS

Sauve qui peut !


SOSTRATE

Qu’y a-t-il ?
PYRRHIAS

Il me jette des pierres, des mottes de terre !


Je suis mort !
SOSTRATE

On te jette des pierres ? Où fuis-tu, misérable ?


PYRRHIAS

C’est fini ?
Il est parti peut-être ?
SOSTRATE

Oui, par Zeus !


PYRRHIAS

Moi, je croyais que non !


SOSTRATE

Eh bien !
Quelles sont les nouvelles ?
PYRRHIAS

Filons, je t’en supplie !


SOSTRATE

Où donc ?
PYRRHIAS

Loin de cette porte, loin d’ici, le plus loin possible !


C’est un bâtard, un dérangé, un malade, l’homme qui
habite ici,
Celui chez qui tu m’as envoyé ! Quelle brute ! J’ai failli
En tombant me casser tous les doigts de pied !
SOSTRATE
(À Chéréas.)

Peut-être qu’arrivé ici il avait un peu bu ?


CHÉRÉAS

Pour moi, il en a tout l’air !


PYRRHIAS

Par Zeus ! Que je meure plutôt


À la male heure ! Tiens-toi sur tes gardes, de toute façon.
Mais je ne peux pas parler ! J’ai le souffle coupé !
J’ai d’abord frappé à la porte de la maison, en disant :
« Allez me chercher le maître ! » J’ai vu venir à moi
Une vieille, un peu dérangée. De l’endroit même d’où je
parle,
Ici, debout, elle me l’a montré, le maudit homme,
Ramassant sur la colline, là-bas, des poires sauvages,
Ou beaucoup de bois… de potence…
SOSTRATE

Quelle colère !
PYRRHIAS

Comment, Sostrate ? Je me suis donc mis en marche


Vers son terrain, pour aller l’aborder, et, de très loin, parce
que
Je voulais être parfaitement aimable et entreprenant, je l’ai
salué :
« Je suis venu chez toi, ai-je dit, père, pressé de te faire
voir
Une affaire qui t’intéresse. » Et lui, de me dire aussitôt :
« Scélérat ! tu es là sur un terrain qui m’appartient,
À quoi penses-tu ? » et il ramasse une motte,
Il me la jette en plein dans la figure…
CHÉRÉAS

Diable !
PYRRHIAS

Le temps de fermer les yeux en disant


« Que Poséidon te… » et le voilà qui prend alors un pieu,
Et qui me cogne avec ! « Que me veux-tu ? Je n’ai rien à
faire
Avec toi… Tu ne sais pas que tu es là sur un chemin
privé ? »
Et de pousser des cris aigus…
CHÉRÉAS

Tu veux dire qu’il est complètement fou,


Ce paysan !
PYRRHIAS

À la fin, j’ai pris la fuite, et il m’a poursuivi


Peut-être sur une quinzaine de stades, tout d’abord
Autour de cette colline, puis encore en descendant
Jusqu’à ce petit bois, et il me bombardait de pierres, de
mottes,
Et même avec ses poires, quand il n’a eu plus rien d’autre !
Quelle barbarie ! Quel scélérat fini, que ce vieux !
Je t’en supplie ! Partez !
SOSTRATE

Tu parles comme un lâche !


PYRRHIAS

Vous ne pouvez pas savoir ce qu’est ce fléau !


Il va nous dévorer !
CHÉRÉAS

Peut-être cet homme se trouve-t-il aujourd’hui


Frappé de quelque chagrin ? Aussi, je pense qu’il faut,
Sostrate,
Remettre notre visite à plus tard — car sache-le bien,
Agir au bon moment est gage de réussite.
PYRRHIAS

Soyez raisonnables !
CHÉRÉAS

C’est quelque chose de vraiment hargneux


Qu’un paysan pauvre ! Pas seulement lui, mais
Presque tous ! Cependant, dès l’aube, demain,
J’irai le voir seul, puisque je connais sa demeure.
Pour le moment, rentre, toi aussi, chez toi, et
Prends patience : tout marchera bien !
PYRRHIAS

Faisons comme cela !


SOSTRATE
(À part.)

Il s’est empressé, avec joie,


De s’emparer de ce prétexte. Je voyais bien qu’il rechignait
À m’accompagner, et qu’il n’approuvait pas du tout ce
mariage !
(À Pyrrhias.) Mais toi, misérable, puissent tous les dieux te
faire périr !
PYRRHIAS

Que t’ai-je fait de mal, Sostrate ?


SOSTRATE

Tu es entré sur son terrain, et tu as dû faire un larcin !


PYRRHIAS

Moi, un larcin !
SOSTRATE

Alors, on te frappait dessus,


Bien que tu n’aies rien fait ?
PYRRHIAS

Mais justement le voilà !


SOSTRATE

Lui-même ?
PYRRHIAS
Je me tire !
SOSTRATE
(À Chéréas.)

Alors, mon cher, parle-lui, toi !


CHÉRÉAS

Impossible ! J’ai toujours manqué de persuasion,


Quand je parle ! Que dis-tu, toi, de cet homme-là ?
SOSTRATE
(Resté seul.)

Il ne m’a pas l’air bien aimable, cet homme,


Par Zeus ! Quel air sévère ! Je vais un peu m’éloigner
De la porte, ce sera mieux. Mais le voilà maintenant qui
crie
Tout seul, en marchant ! Il ne me semble pas dans un état
normal !
C’est vrai qu’il me fait peur, par Apollon, et par les dieux !
Pourquoi ne pas reconnaître la vérité ?
Scène 3
(Sostrate, Cnémon.)
CNÉMON
(Il bougonne tout seul.)

Et après ça, n’est-ce pas qu’il était heureux pour deux


(432)
Raisons, l’illustre Persée ? D’abord, il avait des ailes,
Et donc il ne rencontrait aucun de ceux qui marchent sur
terre,
Et ensuite, il avait acquis un truc qui changeait en pierre
Tous ceux qui l’ennuyaient. Ah ! Si je pouvais posséder ce
machin
Aujourd’hui ! C’est sûr, rien ne serait plus fréquent
Que les statues de pierre ! Il y en aurait partout !
Par Asclépios ! Ce n’est plus vivable, à présent !
On se permet maintenant d’entrer dans mes terres
Pour me parler ! Ai-je coutume moi, de passer mon temps
Juste au bord du chemin, par Zeus ! Je ne cultive même
plus
Cette partie de mes terres, je l’ai abandonnée,
À cause des passants ! Eh, bien ! Les voilà qui désormais
Me poursuivent en haut, sur les collines ! Oh ! une foule
énorme !
(Apercevant Sostrate.) Misère ! Encore quelqu’un, planté
Devant ma porte !
SOSTRATE

Est-ce qu’il va me battre ?


CNÉMON

Plus possible nulle part de trouver la solitude,


Même pas si on avait envie de se pendre !
SOSTRATE
(À part.)

C’est contre moi qu’il en a ! (À Cnémon.) J’attends


quelqu’un,
Père, ici même. J’ai rendez-vous.
CNÉMON

N’est-ce pas ce que je disais ?


Vous croyez que cet endroit est un portique peut-être, un
lieu de réunion publique ?
Si c’est devant ma porte que vous voulez voir quelqu’un,
Alors, allez-y, faites comme chez vous, prenez toutes
dispositions,
Construisez des bancs, si vous voulez, ou mieux encore
Un local pour vous réunir ! Misère de moi ! On m’insulte !
C’est bien là la cause de mes maux !
v. 50-87

REPENTANCE
Acte IV, scène 5
CNÉMON

Ma seule erreur était peut-être de croire que, seul entre


tous,
Je pouvais me suffire à moi-même et que je n’avais besoin
(433)
de personne .
Mais, maintenant que j’ai vu combien la vie pouvait se
terminer vite,
Et sans qu’on s’y attende, j’ai compris que ce que je
pensais naguère n’était pas juste :
Il faut toujours avoir, et avoir à côté de soi, quelqu’un pour
vous venir en aide.
Mais, par Héphaïstos ! Tant j’étais accablé de voir
comment chacun — dans sa vie
Aussi bien que dans ses calculs — n’avait que le profit en
tête,
Je ne pensais pas qu’il pût exister personne au monde qui
fût bienveillant pour autrui.
C’était cela, l’obstacle. Mais aujourd’hui, il y a eu un
homme, Gorgias, qui m’en a apporté
La preuve (et non sans déboires pour moi), en se
comportant de façon si noble.
Car celui qui lui interdisait l’accès de sa porte,
Celui qui ne lui avait jamais fourni le moindre coup de
main,
Celui qui ne l’avait jamais salué, qui ne lui avait jamais
parlé avec plaisir,
C’est celui-là qu’il a pourtant sauvé ! Un autre aurait pu
dire,
Et à juste titre : « Tu me défends d’approcher :
Je ne m’approche pas. Tu ne nous a jamais aidé en rien ?
Je ne le ferai pas moi non plus aujourd’hui. »
Eh, bien ! Jeune homme, si je meurs aujourd’hui
(Je le crois bien, et ce ne sera pas beau, vu l’état où je suis),
Ou si peut-être je survis, je fais de toi mon fils. Tout ce que
j’ai,
Considère-le comme ton bien. Ma fille, que voici, je te la
confie :
Procure-lui un mari. Car, à supposer que je recouvre toute
ma santé,
Je ne pourrai pas le faire moi-même. C’est qu’il n’y aura
jamais personne
Qui pourra être à mon goût ! Pour ma part, si je vis,
laissez-moi vivre
Comme je l’entends, et toi, prends en charge mes affaires.
Tu as du jugement, grâce au Ciel. Tu es naturellement
(434)
Le protecteur de ta sœur . Mon bien, répartis-le en deux
parts :
L’une pour sa dot, prends l’autre pour la gérer, et donne-
nous
De quoi vivre à ta mère et à moi. Mais aide-moi à
m’étendre, ma fille,
Parler plus que le nécessaire, ce n’est pas pour moi digne
d’un homme.
Mais il y a encore une seule chose que tu dois savoir, mon
garçon,
Car je veux te dire encore quelques mots sur mon
caractère :
Si tous les hommes étaient comme moi, il n’y aurait plus
De tribunaux, ils ne traîneraient pas leurs semblables dans
les prisons,
Il n’y aurait plus de guerre, et chacun vivrait content de ce
qu’il a.
Mais peut-être les choses vous plaisent-elles mieux comme
cela !
Alors faites comme vous l’entendez, et le vieillard
grincheux et difficile
Que je suis ne vous en empêchera pas !
v. 713-747
CALLIMAQUE
Princeps habetur Callimachus, écrit Quintilien à propos des
poètes élégiaques dans son Institution oratoire (X, 1, 59), au Ier
siècle après J.-C. : « Callimaque passe pour le premier
d’entre eux. » Il est leur « prince ». S’il demeure six hymnes de
Callimaque, une soixantaine d’épigrammes et des fragments
de ses Origines, des Iambes et de son poème Hécalè, l’ampleur
et la diversité de son œuvre, autant que son raffinement et son
exigence, devaient marquer les Anciens.
Callimaque est né à Cyrène, dans l’actuelle Libye, vers 320
avant J.-C., mais il passa la plus grande partie de sa vie à
Alexandrie, où il fréquenta la cour des Ptolémée et la
Bibliothèque (certaines biographies erronées veulent qu’il en
ait été le directeur). Il mourut, semble-t-il, entre 243 et 240.
Érudit, il rédigea des Pinakes, c’est-à-dire des Tables : cent
vingt livres de notices consacrées aux auteurs conservés à la
Bibliothèque, constituant un catalogue magistral du savoir de
son temps. Il composa aussi des ouvrages qui traitaient de
géographie, d’ethnographie, d’histoire et de paradoxographie,
à savoir de phénomènes étonnants, contraires aux préjugés ou
à l’opinion commune, propres à susciter l’ébahissement et la
délectation du lecteur. Il eut au moins pour disciples
Ératosthène et Aristophane de Byzance. Callimaque intervint
dans plusieurs querelles, notamment contre Apollonios de
Rhodes, l’auteur des Argonautiques. Ses connaissances
passent dans ses poèmes, nourris de références et d’allusions
savantes. Dans ses textes poétiques, Callimaque a multiplié les
sujets et les mètres. Les Origines, ou Aitia, scrutent la source
de rituels, d’usages, d’appellations curieuses, d’œuvres ou de
légendes locales : à l’occasion, le poète introduit un récit en
forme, comme celui des amours d’Acontios et de Cydippé.
L’Hécalè, dont le sujet est en principe la victoire héroïque de
Thésée sur le taureau de Marathon, choisit plutôt de raconter
la nuit que Thésée, surpris par la pluie, passe chez une vieille
femme, Hécalè, en l’honneur de laquelle, plus tard, il fonde un
culte. Les Hymnes, inscrits dans la tradition des Hymnes
homériques, chantent des divinités : Zeus, Artémis ou Délos,
Apollon, Pallas, Déméter, à l’occasion d’une cérémonie
rituelle en leur honneur. Ses épigrammes sont inspirées des
courts poèmes de circonstance qu’on gravait sur une stèle
funéraire ou un objet votif, mais elles traitent désormais
d’amours ou de deuils, dressent une satire en quelques vers,
débattent d’une question littéraire. Tout devient matière à
poésie chez Callimaque. Un papyrus datant de 220 avant J.-C.
contient une édition commentée d’un de ses poèmes : preuve,
s’il en est, de la reconnaissance dont il jouit déjà très peu de
temps après sa mort. La diffusion de ses œuvres, attestée par
la présence de nombreuses copies même dans de petits
villages loin d’Alexandrie, témoigne que l’influence de
Callimaque ne se limita pas aux cercles lettrés urbains, mais
toucha l’ensemble de l’élite égyptienne susceptible de lire de
la poésie pendant la période.
L’œuvre de cet aristocrate cyrénéen, qui demeura attaché à
sa patrie, condense les propriétés de la poésie alexandrine à
l’époque hellénistique : la variété, l’art du contraste et de la
vibration dissonante, le jeu avec une tradition parfaitement
dominée, l’affranchissement à son égard par la récriture
ironique, le mélange du raffinement le plus extrême et de la
familiarité, le goût du bizarre, l’usage de l’incongruité.
Callimaque s’inspire des poètes archaïques : Homère,
Hésiode, Pindare, pour mieux transformer leur langue, leur
répertoire, la technique du vers dont ils usent. Les Origines
contiennent ainsi le récit d’un rêve de Callimaque qui récrit la
rencontre d’Hésiode avec les Muses sur le mont Hélicon. Au
livre III, Héraclès, évoqué à propos de la fondation des Jeux
néméens, est accueilli par un personnage humble, Molorchos :
les souris dévastent la maison du bonhomme de la même
manière qu’on avait coutume d’évoquer les ravages du lion de
Némée… Archaïsmes et mots rares, dans la bouche de
Molorchos, nient toute naïveté. Callimaque s’amuse du
décalage, de l’improbabilité. Ils font saillie. Les Hymnes
pratiquent également le pas de côté. S’ils rapportent le
déroulement des cérémonies rituelles qui avaient lieu, dans les
sanctuaires, en l’honneur des dieux, ils s’ouvrent à des
histoires qui font digression, campent la silhouette de
l’assistance, s’y attardent sur les femmes, à la manière des
Syracusaines de Théocrite. L’invocation traditionnelle à
« Zeus père », au début de l’hymne I, voit lui succéder l’image
du dieu en nourrisson et l’évocation de la chute de son cordon
ombilical. La chasseresse Artémis, dans l’hymne III, est peinte
en fillette trop petite pour atteindre le menton de son père.
L’épigramme, quant à elle, s’affranchit de ses origines pour
devenir un exercice littéraire dont le brio tient à la capacité à
surprendre, à manier pointe et variation, à l’intérieur d’une
forme brève et contraignante. Dans ces textes, ce n’est plus la
tombe, par exemple, selon un usage immémorial, qui interpelle
le passant pour en solliciter un instant d’attention au défunt,
mais le passant qui apostrophe le mort. La confidence
amoureuse, dans l’épigramme 31, se livre soudainement, en
deux vers, après une scène de genre qui ne la laissait pas
attendre et qui inverse le traditionnel éloge du printemps
pastoral en peignant une chasse hivernale.
L’art de Callimaque est pensé. Les Origines commencent
par une attaque contre des génies envieux et malfaisants de
l’île de Rhodes, les Telchines. Prônent-ils l’épopée ?
Callimaque défend les formes brèves. Dégoûté par la
grandiloquence et l’imitation sempiternelle des modèles
anciens, le poète appelle au renouvellement ambitieux.
L’Hymne à Apollon s’achève sur un art poétique en
miniature : création et réflexion critique vont de pair. Ce
tenant de l’art pour l’art est cependant aussi un témoin de son
temps. Ainsi, l’image des dieux que donnent ses Hymnes est
loin de se limiter aux éclats ironiques qu’on a mentionnés.
Apollon construit l’autel de cornes de Délos à seulement
quatre ans. Artémis maîtrise seule quatre biches et surpasse
les exploits d’Héraclès. Athéna, dans l’hymne V, frappe de
cécité Tirésias, le fils de sa compagne chérie, la nymphe
Chariclo. Déméter terrorise l’impie qui a souillé le bois qui lui
est consacré. Le châtiment terrifie les bûcherons qui
l’accompagnent. Ces divinités puissantes, singulièrement
distantes, peuvent surprendre, mais leur présence coïncide
avec l’intense religiosité de la période et d’aucuns ont observé
que leur représentation n’était pas sans points communs avec
celle des souverains hellénistiques eux-mêmes. Dieux et rois se
confondent : la divinisation du monarque hellénistique est une
réalité contemporaine de Callimaque. Il y sacrifie dans un
fragment renommé, imité en latin par Catulle (il ne demeure
que des lambeaux de l’original grec, qu’on connaît par cette
traduction), et désormais intégré aux Origines. Le poète
célèbre la reine Bérénice, qui a remporté les Jeux néméens. Il
a l’idée pour conclure de donner la parole à une boucle de ses
cheveux qu’elle avait consacrée au moment du départ de son
époux à la guerre. La boucle de cheveux raconte, dans un
passage entre prosopopée et monologue dramatique, comment
elle a gagné le ciel et s’y est métamorphosée, devenant la
constellation qu’on appelle « la Chevelure de Bérénice ».
L’événement a, bien sûr, une valeur emblématique. Un
papyrus conserve la trace d’une Divinisation de la reine
Arsinoé II. La flatterie elle-même, chez Callimaque, se fait
subtile, décalée. Le poète transfigure le banal par l’érudition
et la recherche raffinée de la surprise, de l’inédit, à l’intérieur
d’une tradition illuminée par le long et fécond dialogue qu’il
prolonge avec elle. Le détachement ironique du ton, une
virtuosité hautaine, dépouillent cette ferveur de toute lourdeur.
Savant, Callimaque choisit la légèreté.
Épigrammes
2
J’ai appris ton destin, Héraclite, et je pleure !
Je me suis souvenu : nos longues causeries,
Tant de fois prolongées jusqu’au soleil couchant !
Et toi, depuis longtemps, tu n’es plus rien que cendre,
Mon cher hôte d’Halicarnasse, mais tes chants, eux,
Sont toujours bien vivants. Sur eux, jamais Hadès
Qui tout ravit ne portera la main.
23
« Soleil ! Adieu », dit Cléombrotos d’Ambracie
Et dans l’Hadès, du haut du toit, il se jeta
Sans aucune raison pour désirer la mort,
Que d’avoir lu un écrit de Platon, un seul :

De l’âme (435) est son titre.


31
Le chasseur, ô Épicydès, sur la montagne
Suit à la trace lièvres et chevreuils
Heureux, dans le gel et la neige, mais qu’on lui dise :
« Vois, là, une bête tuée », il ne la prend pas !
Tel aussi mon amour : il poursuit qui le fuit,
Mais celui qu’il a sous la main, il le néglige !
Hymnes
À APOLLON
Comme il tremble le rameau d’Apollon, le rameau de
laurier !
Comme toute la demeure tremble ! Loin, loin d’ici, les
criminels !
Car voilà Apollon qui heurte les portes de son beau pied.
Ne vois-tu pas ? la palme délienne incline aussi doucement
sa feuille,
Et le cygne dans les airs fait résonner son chant mélodieux.
Maintenant, verrous des portes : glissez de vous-mêmes,
Et vous aussi tournez, clés de son temple. Le Dieu
approche.
Et vous, jeunes gens apprêtez-vous aux danses et aux
chants !
II, v. 1-8

À DÉLOS
Délos, île venteuse, terre ingrate, et battue des flots,
Plus peuplée de mouettes que de chevaux,
Dans la mer bien plantée. À ses bords, les flots roulés
Par les eaux icariennes lavent l’écume de leurs vagues.
Seuls l’habitent pêcheurs au harpon, et gens de la mer,
Mais nulle autre ne lui conteste d’être aux premiers rangs,
Quand, dans la demeure d’Océan et de Téthys, la Titanide,
Les îles se rassemblent : toujours en tête, elle ouvre la
marche.
Derrière elle, même si elle est irréprochable, va sur ses
traces
(436)
Cyrnos la phénicienne , puis la longue île d’Eubée,
(437)
Et la belle Sardaigne, puis celle où aborda Cypris ,
Quand elle sortit de l’onde, et qu’elle protège pour prix de
son accueil.
Ces îles sont fortes des tours qui les protègent,
Mais Délos est forte d’Apollon : quel rempart est plus
puissant ?
Murs et pierres peuvent tomber au souffle du Borée
strymonien (438),
Mais un dieu, rien ne peut l’ébranler. Chère Délos,
Tel est celui qui t’assiste et te prodigue son soutien !
IV, v. 11- 27
ARATOS DE SOLES
La subtilité et l’art de la dissonance à l’œuvre dans la
poésie hellénistique caractérisent déjà les Phénomènes
d’Aratos de Soles.
Originaire d’une ville de Cilicie proche de Tarse, Aratos vit
le jour vers 315 avant J.-C., à la fin du IVe siècle. Étudiant, il
se rendit à Athènes, où il suivit l’enseignement de Zénon de
Cittium, un des premiers maîtres du stoïcisme. Il se lia avec
deux de ses disciples, Persée et Denys d’Héraclée. En 276, il
se trouve à Pella, en Macédoine, à la cour d’Antigone
Gonatas. Il semble qu’il ait aussi fréquenté celle d’Antiochos
Sotèr, en Syrie. Il mourut vers 245. Aratos s’illustra comme
philologue : il aurait édité L’Odyssée pour Antiochos et
corrigé le texte de L’Iliade, mais aussi écrit un Hymne à Pan,
des lamentations funéraires, des élégies, des épigrammes et de
courts poèmes. Il ne subsiste cependant de lui qu’un poème
didactique, les Phénomènes, dont le premier livre relève de
l’astronomie et le second de la météorologie. Il ne demeure
rien du Canon, où il considérait l’harmonie des sphères, ni des
cinq livres où il traitait de pharmacologie et d’anatomie.
Les Phénomènes, commentés par Hipparque dès le
Ier siècle avant J.-C., traduits en latin par Cicéron, imités par
Lucrèce dans son De rerum natura et par Virgile dans les
Géorgiques, jouirent d’une vive réputation pendant
l’Antiquité. L’ouvrage multiplie les contradictions. Rédigé en
hexamètres dactyliques, il traite d’une matière scientifique et
suit étroitement un traité du mathématicien Eudoxe de Cnide
(environ 390-340 avant J.-C.), ainsi que, dans sa seconde
partie, un livre de Théophraste intitulé Sur les signes : or, à
cette date, les ouvrages scientifiques étaient composés en
prose. D’autre part, en dépit de sa matière, il contient des
allusions explicites à Hésiode. Il commence ainsi par une
invocation aux Muses qui rappelle le début de la Théogonie.
Le texte se présente ensuite comme une série de
recommandations adressées tantôt à un marin, tantôt à un
fermier, à la façon des Travaux et les Jours, où Hésiode prend
son frère Persès pour interlocuteur. Aratos, enfin, évoque à
son tour le mythe de l’âge d’or. Dans aucun cas, néanmoins, il
n’imite servilement son prédécesseur. Son point de vue est
celui d’un citadin, non d’un paysan, et l’image qu’il donne de
la campagne est voilée par la nostalgie d’une vie simple
perdue. La référence à Hésiode est ludique : Aratos montre
qu’il prend le mythe pour une fable. Il remet en cause les
généalogies hésiodiques. Il mêle en outre à cette première
source des échos de Parménide et d’Empédocle qui font de son
poème un texte savant, ironique, une récriture consciente de
soi, soucieuse de virtuosité. Peut-être cette volonté de
décalage et de subversion explique-t-elle le choix d’aborder
un sujet scientifique selon les règles de la poésie. Ce faisant,
Aratos expose une vision du monde pénétrée de stoïcisme :
l’exercice n’est pas de pure rhétorique. Tel passage consacré à
la contemplation du ciel traduit une sensibilité réelle à l’égard
de la beauté du cosmos, tandis que la description des signes
annonciateurs de la pluie prouve une attention aiguë,
sensuelle, à la nature. Aratos rend avec acuité les sons, les
odeurs, les couleurs, des éléments. Persuadé de l’existence
d’un dieu soucieux du bonheur des hommes et de leurs
travaux, il fut cité par saint Paul, dans le discours qu’il
prononça devant l’Aréopage d’Athènes, parmi les auteurs
païens qui pressentirent la providence divine (Actes des
Apôtres, XVII, 28).

Les Phénomènes
LA VOIE LACTÉE : BEAUTÉ DU COSMOS
Si jamais, par une nuit sereine, le ciel nocturne
Montre aux hommes les étoiles dans tout leur éclat,
Si aucune n’a disparu, sans force, quand la lune est pleine,
Mais que toutes lancent dans les ténèbres leur lumière
perçante,
Si alors ton cœur est saisi d’étonnement à la vue du ciel
Traversé par cette large bande circulaire, cette grande roue,
Qu’on appelle le Lait, si celui qui est à tes côtés
Te la montre alors, toute constellée de brillants,
Sache qu’il n’y a pas d’autres cercles qui aient semblable
couleur,
Mais que deux des cercles sont aussi grands,
Tandis que les deux autres tournent, beaucoup plus petits.
v. 469-479

LORSQUE VIENT LA PLUIE


Souvent les oiseaux de la mer ou des marais
Plongent dans les eaux, et s’y trempent inlassablement,
Souvent autour d’un étang, les hirondelles s’élancent sans
fin,
Rasant de leur ventre la surface tournoyante de l’eau,
Ou, pitoyable engeance, régal des serpents d’eau,
Du fond même de l’eau, les pères des têtards
Coassent plus fort que d’ordinaire.
(439)
Ou la chouette pépie à l’aube, solitaire,
Ou bien, criarde, sur un promontoire, la corneille,
Quand l’hiver arrive, enfonce ses pattes dans le sol,
Ou elle se trempe la tête jusqu’aux épaules
Dans un ruisseau, ou même elle s’y plonge tout entière,
Ou encore elle virevolte au bord de l’eau avec de gras
croassements.
Les bœufs, aussi, avant que ne tombe la pluie,
Flairent à l’avance sa venue en regardant le ciel.
Les fourmis emportent en hâte tous leurs œufs hors de
leurs trous.
On voit des milliers de scolopendres ramper sur les murs,
Et errer ces vers que l’on appelle entrailles de la terre.
Les poulets domestiques, dont le coq est le père,
S’épouillent avec soin et gloussent en faisant le bruit
D’une eau qui tombe, goutte à goutte, dans une autre eau.
L’engeance des corbeaux, et les milliers de choucas,
Donnent aussi des signes de la pluie qui va arriver,
Quand ils se rassemblent et crient comme des faucons.
Les corbeaux imitent en croassant le bruit des gouttes
célestes
De la pluie qui commence, ou alors ils émettent des cris
réitérés
D’une voix grave, et battent fréquemment des ailes
En sifflant longuement. Quant aux canards domestiques,
Et aux choucas qui vivent sous les toits, ils battent des ailes
En se perchant sur le rebord des corniches,
Ou alors le héron court vers l’eau en jetant des cris aigus.
Voilà autant de signes que tu ne dois pas négliger,
Quand tu veux prévoir la pluie, pas moins que
l’acharnement des mouches
À piquer et à être avides de sang plus que d’habitude,
Ni les moisissures qui s’amassent autour de la mèche
De la lampe, par une nuit humide, ni quand son éclat,
À l’approche de l’hiver, n’est pas toujours régulier,
Mais qu’elle lance parfois des flammes pareilles à des
bulles légères,
Ni si ses rayons brillent sur place. Ne néglige pas non plus
Le vol en rang serré des oiseaux insulaires en plein été.
Et n’oublie pas non plus la marmite ou le trépied qui va au
feu,
Quand il en sort beaucoup plus d’étincelles que
d’ordinaire,
Ni, quand, dans la cendre encore incandescente du
charbon,
Luisent des points brillants semblables à des grains de
millet.
Observe aussi tout cela, quand tu guettes la pluie.
v. 942-987
THÉOCRITE
Théocrite, l’un des sept poètes de la Pléiade antique, a
fondé l’art de la pastorale. Imité par Virgile dans ses
Bucoliques, il est à l’origine de l’extraordinaire efflorescence
du genre en Europe à partir du XVe siècle. L’Arcadia (1502) de
Sannazaro, L’Aminta (1573) du Tasse, le Pastor fido (1590) de
Guarini, tant de pièces composées par Ronsard, L’Arcadia
(1590) de Sidney, L’Astrée (1607-1619) d’Urfé, les Églogues
(1688) de Fontenelle, de nombreux poèmes de Chénier au
XVIIIe siècle, renvoient au modèle de ses Idylles. La vie de

Théocrite est mal connue, cependant. Né probablement vers


315 avant J.-C. à Syracuse, en Sicile, et mort vers 250, il se
rendit entre 275 et 270 en Égypte, où il dut fréquenter la cour
de Ptolémée II Philadelphe, à Alexandrie. Il évoque la grande
cité dans l’idylle XV, « Les Syracusaines », le jour où le peuple
se presse au palais pour admirer les cérémonies célébrées en
l’honneur des Adonies. D’autres hommages au souverain se
glissent dans les idylles XVI et XVII : il est vraisemblable au
moins qu’il en rechercha le patronage. L’œuvre de Théocrite
est en elle-même peu abondante : des épigrammes, un poème
en forme de calligramme « La Syrinx », et vingt-trois idylles.
Le terme d’idylle, un diminutif du grec eidos, la forme,
l’image, désigne une forme brève ou un petit tableau. Les
Idylles sont en effet des poèmes d’une centaine de vers qui
brossent des scènes de genre empruntées à la vie des bergers,
des moissonneurs et des chevriers, parfois des pêcheurs. Elles
font alterner des parties dialoguées, entre chant amébée (un
poème en forme de dialogue lyrique où deux interlocuteurs se
répondent vers à vers ou au moyen de couplets
rigoureusement égaux) et mime, comme Hérondas en fixera la
forme un peu plus tard, et des unités prises en charge par un
seul protagoniste. Certains poèmes sont purement
monologiques. Les Idylles jouent volontiers de la dissonance.
Ses bergers ne cessent de se proposer des défis poétiques, où
ils récitent des pièces subtiles, savantes, perpétuellement
traversées de références littéraires et mythographiques.
L’enjeu de ces concours, une houlette pastorale ou une flûte,
renvoient à l’archétype de l’adoubement d’Hésiode par la
Muse dans la Théogonie. La naïveté est convention ironique,
comme l’ancrage champêtre vaut le comble du dépaysement
pour un public de citadins lettrés. Théocrite prend plaisir
aussi à renverser les conventions en représentant le
formidable Cyclope de L’Odyssée en amoureux tremblant
d’une nymphe dans l’idylle XI, ou le vaillant Héraclès en petit
enfant dans l’idylle XXIV. L’ironie, le jeu, la recherche d’un
lyrisme sans pathos, rendent ces pièces bien plus complexes
qu’elles ne le semblent à première vue.
À l’ancrage agreste de l’idylle X succède un décor urbain
dans l’idylle XV, située à Alexandrie. Plusieurs pièces, en effet,
délaissent la campagne et les bergers mythiques, tels que
Daphnis, Lycidas ou Comatas, pour évoquer le monde de la
ville hellénistique, grouillante et bigarrée. La référence à
l’épopée, fût-elle détournée, subvertie, perce d’autre part en
permanence : l’idylle a pu être définie aussi comme un
épyllion, une « petite épopée ». L’usage de l’hexamètre
dactylique va dans ce sens. Mais Théocrite s’amuse d’abord à
varier les dialectes, les combinaisons formelles, les sujets.
Quel rapport entre l’art poétique que l’idylle VII « Les
Thalysies » propose, la plainte passionnelle qui hante l’idylle
II « Les Magiciennes », la pseudo-naïveté de l’idylle X, ses
tournures orales familières, et la brillante peinture de
bourgeoises en promenade que constitue l’idylle XV, laquelle
n’est pas sans rappeler le monde de la comédie ? La diversité
caractérise chaque poème, souvent. Ainsi, l’idylle XV, après
un divertissement qui relève apparemment de la comédie,
inclut un hymne à Adonis de quarante-quatre vers, chanté par
une professionnelle dont les auditeurs célèbrent l’habileté.
L’art de la variation, démonstration élégante d’une virtuosité
sans mièvrerie, démonstration de l’aptitude à faire alterner le
beau et le grotesque, le sublime et le vulgaire, l’idéal et le
réaliste, témoigne de la maîtrise heureuse de la distance qu’un
poète tardif peut éprouver envers l’exercice qu’il pratique et
de la fécondité créatrice, de la justesse de ton, qu’il conserve
néanmoins. Le lyrisme et la profondeur, chez Théocrite, se
voilent d’une manière aussi pudique que raffinée.
Cette simplicité pleine d’art se nimbe de rêverie : elle
épouse l’aspiration à la paix, le rejet de la passion, l’intention
morale à l’œuvre dans le motif du locus amœnus (l’évocation
de ce lieu champêtre idéal est le topos, le lieu commun le plus
célèbre de ceux dont le philologue R. E. Curtius a étudié la
perpétuation de l’Antiquité à la littérature européenne
moderne). À la différence de l’Arcadie virgilienne, traversée
de fêlures, menacée par la guerre et par la mort, l’univers de
Théocrite rend compte de moments d’éblouissement :
épiphanies de dieux souriants, beauté fulgurante d’un
paysage, d’un vers. Le poète révèle à ses lecteurs, derrière
tous les contrastes, caché et infiniment accessible, la présence
du merveilleux.
Idylles
IDYLLE X — LES MOISSONNEURS
MILON

Travailleur Boucaios, aujourd’hui pourquoi es-tu si mal ?


Tu ne sais plus faucher bien droit, comme tu le faisais
naguère,
Et tu ne moissonnes plus si vite que ton voisin, mais tu
traînes,
Comme la brebis du troupeau qui s’est piqué le pied à un
chardon.
Que vaudras-tu, le soir, et même dès l’après-midi,
Si, commençant à peine, tu ne mords pas au sillon ?
BOUCAIOS

Milon, moissonneur infatigable, tu es dur comme le roc,


Jamais, pour une absente, n’as-tu connu de désir ?
MILON

Jamais ! Qu’est-ce que le désir des absents pour un


travailleur ?
BOUCAIOS

Jamais l’amour n’a-t-il troublé ton sommeil ?


MILON

M’en préserve le Ciel ! Mauvaise chose, de laisser les


chiens goûter aux tripes !
BOUCAIOS

Eh bien, moi, voilà bientôt dix jours, Milon, que je suis


amoureux.
MILON

Tu puises donc à même le tonneau ! Moi, je n’ai même pas


assez de piquette !
BOUCAIOS

Aussi, depuis semailles, tout est en friche jusque devant ma


porte.
MILON

Et quelle est la fille qui te fait souffrir ?


BOUCAIOS

La fille de Polybotas,
Qui, l’autre jour, chez Hippocion, jouait de la flûte aux
moissonneurs.
MILON

Le dieu a trouvé le coupable ! Tu tiens ce que tu voulais


depuis longtemps !
(440)
Cette mante des chaumes se frottera à toi la nuit !
BOUCAIOS

Moque-toi de moi ! Mais Richesse n’est pas seule aveugle.


L’Amour étourdi l’est aussi. Ne va pas faire le fier !
MILON

Je ne fais pas le fier. Mais toi, remets-toi à ta moisson,


Et pour ta bergère, commence une tendre chanson. Ton
travail
Sera plus agréable. Autrefois, tu étais bon musicien.
BOUCAIOS
(Il chante.)
(441)
Piérides avec moi chantez la frêle enfant !
Ô déesses, vous rendez beau tout ce que vous touchez.
Charmante Bombyca, tous t’appellent noiraude,
Desséchée et brûlée : et moi, rayon de miel doré.
Sombre est la violette, et sombre est la jacinthe,
Pourtant on les choisit toujours pour tresser les couronnes.
(442)
Le loup poursuit la chèvre, la chèvre le cytise
La grue suit la charrue, moi, je suis fou de Bombyca !
Ah ! si j’avais les biens que, dit-on, Crésus possédait !
J’offrirais à Aphrodite nos deux statues dorées,
Toi, avec une rose, une pomme ou tes flûtes,
Et moi, en beau costume, avec des souliers neufs aux
pieds !
Charmante Bombyca ! Tes pieds sont osselets,
Caressante est ta voix, mais ta beauté, indescriptible !
MILON
(443)
Vrai, je ne savais pas que ce Bœuf chantait si bien !
Comme il a bien arrangé la forme et la cadence !
Malheur ! je porte la barbe, et je ne serais bon à rien !
Écoute un peu : voici un chant de mon divin patron.
(Il chante.)

Ô déesse des fruits, et des épis nombreux,


Rends-nous facile la moisson et fais-la prodigue !
Garçons, serrez vos gerbes, qu’un passant n’aille dire :
(444)
Vous êtes des hommes de bois , qui volez votre paie !
Et tournez votre coupe vers Zéphyr et Borée :
Ce sont ces vents qui rendent plus gras le grain des épis.
Vous qui battez le blé, pas de somme à midi !
C’est le moment où le chaume se met le mieux en paille.
Commencez la moisson aux chants de l’alouette,
Cessez quand elle dort. À midi, faites une pause.
Heureux le sort de la grenouille, sans souci
De qui lui sert son boire : car elle en a tant qu’elle veut.
Grippe-sou d’intendant, fais cuire nos lentilles,
Sans t’abîmer la main à scier un grain de cumin !

Voilà ce qu’on doit chanter, quand on peine au soleil.


Quant à ton amour de meurt-de-faim, Boucaios,
Conte-le à ta mère à son réveil, de bon matin…
IDYLLE XV — LES SYRACUSAINES
GORGO
(À la porte.)

Praxinoa est là ?
PRAXINOA

Chère Gorgo, enfin ! Oui, je suis là !


Un miracle, que tu aies fini par arriver ! Eunoa, donne un
siège à Madame.
Et mets un coussin dessus.
GORGO

C’est parfait !
PRAXINOA

Assieds-toi.
GORGO

Quelle folie ! C’est tout juste, si je m’en suis sortie pour


arriver chez toi,
Praxinoa, partout la foule, partout des voitures,
(445)
Des hommes à bottines, des hommes à chlamydes !
Une route interminable ! — et toi, tu habites toujours plus
loin !
PRAXINOA
C’est mon imbécile de mari ! Il est allé au bout du monde
Pour nous trouver cette maison — même pas : ce trou. Il ne
veut pas
Que nous soyons voisines, toujours à me contrarier ! Il me
tuera !
GORGO

Ne parle pas comme ça de ton mari, ma chère,


Devant le petit. Vois comme il te regarde !
N’aie pas peur, Zéphyrion, mon chéri, elle ne parle pas de
papa !
PRAXINOA

Par Perséphone ! Il comprend, le marmot !


GORGO

Il est gentil, ton papa !


PRAXINOA

Le papa, l’autre jour — oui, c’est bien l’autre jour, je lui


disais
D’aller au magasin acheter de la lessive et du rouge à
lèvres —
Il est revenu avec du sel, la triple buse !
GORGO

Et mon mari, c’est pareil ! Un bourreau d’argent, ce


Diocleidas !
Hier, il a acheté pour sept drachmes de peau de chien, des
vieilles besaces
En lambeaux, et cinq toisons : tout est crasseux ! Quel
travail pour moi !
Mais allons ! Passe ta robe et prends ton manteau.
(446)
On va au palais royal, chez le riche Ptolémée ,
(447)
Pour y voir Adonis . On m’a dit que la reine
A préparé un spectacle magnifique.
PRAXINOA

Chez les rois, tout est royal !


GORGO

Ce qu’on voit, on peut toujours le raconter à ceux qui n’ont


pas vu.
Allez, c’est l’heure de partir.
PRAXINOA

Pour les oisifs, c’est toujours la fête !


Eunoa, prends mon ouvrage et laisse-le là, au milieu,
Les chattes aiment à dormir sur des oreillers bien
doux (448) ! Quelle nonchalance !
Allez, remue-toi, apporte-moi vite de l’eau. Il me faut
d’abord de l’eau.
Voilà qu’elle m’apporte du savon. N’importe, donne-le-
moi : pas trop, gaspilleuse !
Verse l’eau. Malheureuse ! Tu m’as inondé la tunique !
Arrête ! Me voilà lavée comme les dieux ont voulu !
La clé du grand coffre, où est-elle ? Apporte-la-moi.
GORGO

Praxinoa, cette robe plissée te va à merveille.


Dis-moi, quel est, au métier, le prix du tissu ?
PRAXINOA
(449)
Ne m’en parle pas, Gorgo ! Au minimum deux mines
de bon argent !
Et la façon ! Elle m’a coûté les yeux de la tête !
GORGO

Oui, mais quel merveilleux résultat !


PRAXINOA

Je crois bien !
Apporte-moi mon chapeau et mon manteau. Arrange-le
comme il faut.
(450)
Et toi, fiston, je ne t’emmènerai pas. Il y a Mormô , là-
bas,
La femme-cheval qui peut te mordre !
Pleure tant que tu voudras, je ne veux pas te voir estropié !
Partons ! Phrygia, prends le petit et joue avec lui,
Rentre le chien, et ferme la porte de la rue.
(Dans la rue.)

Ciel ! Quelle foule ! Quand, et où traverser toute cette


cohue ?
Une vraie fourmilière qui n’en finit pas !
Tu nous as fait, Ptolémée, du beau travail,

Depuis que ton père est au rang des dieux (451) ! Plus de
bandits
Qui agressent le passant et qui se glissent à l’égyptienne,
Comme autrefois on en voyait, des tricheurs qui se
moquaient de nous,
Tous pareils, des mauvais plaisants, rien que de la
(452)
mauvaise graine !
Gorgo, ma chère, qu’allons-nous devenir ? Les chevaux de
parade du roi !
Hé, l’ami, ne m’écrase pas ! Voilà que le cheval se cabre
tout droit !
Vois comme il a l’air sauvage ! Eunoa, attention ! Vas-tu
reculer ?
La monture va tuer son maître ! Heureusement que le
petit est resté à la maison !
GORGO

Courage, Praxinoa ! Ils nous ont dépassés,


Et ils sont déjà en place.
PRAXINOA

Enfin ! Je respire !
Le cheval et le serpent tout froid, c’est ce que je crains le
plus,
Depuis gamine. Hâtons-nous. La foule va bientôt déferler
sur nous.
GORGO
(À une vieille femme.)

Tu reviens du palais, petite mère ?


LA VIEILLE

Oui, mes enfants.


GORGO

Alors ? On entre facilement ?


LA VIEILLE

À force d’essayer, les Achéens


Sont bien entrés dans Troie ! Allons, mes belles, quand on
s’obstine, tout arrive !
GORGO

La vieille a disparu, elle a parlé comme un oracle !


PRAXINOA

Les femmes savent tout, même comment Zeus a pris


(453)
Héra !
GORGO

Regarde, Praxinoa, quelle foule autour des portes !


PRAXINOA

C’est terrifiant ! Donne-moi la main, Gorgo. Et toi, Eunoa,


Prends celle d’Eutychis. Attention ! Ne te perds pas !
Entrons toues ensemble. Serre-toi fort contre nous, Eunoa,
Misère ! Gorgo ! Voilà mon voile déchiré en deux !
Hé, l’ami, si tu veux être béni des dieux, ménage mes
habits !
L’HOMME

J’y suis pour rien, mais je ferai de mon mieux.


PRAXINOA

Quelle cohue !
On est pressés comme des sardines !
LE MÊME HOMME

Courage, ma belle ! Maintenant, nous voilà à l’abri.


PRAXINOA

Puisses-tu être toi-même à l’abri toute l’année, et encore


après,
Mon ami, tu t’es si bien occupé de nous. Quel homme
courtois et compatissant !
Mais on écrase notre Eunoa ! Vas-y ! Froussarde, force le
passage !
Parfait ! « Toutes dedans », comme on dit quand on
(454)
enferme la mariée !
(Elles sont désormais dans le palais royal.)
GORGO

Praxinoa, viens par ici, regarde d’abord ces tapisseries,


Comme elles sont fines et jolies ! Un vrai travail de fée !
PRAXINOA

Vénérable Athéna ! Quelles mains les ont tissées ?


Quels artistes ont si exactement dessiné ces figures ?
Comme leurs poses sont justes ! Et leurs mouvements !
Elles respirent, elles sont vivantes. Les hommes, vraiment,
sont bien habiles !
Et lui, n’est-il pas admirable, couché sur son lit d’argent,
Avec sa première barbe qui descend de ses tempes,
Cet Adonis trois fois aimé qu’on adore encore au bord de
(455)
l’Achéron !
UN AUTRE HOMME

Arrêtez de jacasser sans fin ! De vraies


Pies, qui nous écorchent les oreilles avec leur accent
(456)
plat !
PRAXINOA

Mais d’où sort-il, celui-là ? Ça te dérange, si nous


papotons ?
Achète-toi des esclaves, si tu veux donner des ordres ! À
des Syracusaines, tu prétends commander ?!
Et, si tu veux savoir, écoute encore une chose : nos
ancêtres venaient de Corinthe,
(457)
Tout comme Bellérophon . Et nous, nous parlons la
langue du Péloponnèse,
Les Doriens, j’imagine, ont bien le droit de parler
(458)
dorien !
(459)
Garde-nous, Mélitodès , d’appartenir à des maîtres,
Surtout que nous en avons déjà un ! Et toi, parle comme tu
veux : ce sera dans le vide !
GORGO

Tais-toi, Praxinoa. On va entendre le chant d’Adonis,


La fille de l’Argienne va le chanter, la savante chanteuse,
Celle qui a déjà triomphé l’an dernier dans le Lamento.
On va entendre, c’est sûr, quelque chose de beau : elle s’y
apprête déjà.
LA CHANTEUSE

Souveraine, qui a toujours chéri Golgos et Idalion,


(460)
Et l’Éryx escarpé, Aphrodite aux jouets d’or :
(461)
Qu’il est beau, cet Adonis que les Heures aux pieds
délicats,
De l’intarissable Achéron, te ramènent au douzième
(462)
mois !
Les Heures chéries, les plus lentes des Bienheureuses ! À
nos désirs
Elles répondent, apportant toujours quelque bien aux
mortels !
(463)
Cypris, fille de Dioné , tu as fait une immortelle
(464)
De Bérénice , la mortelle, selon la légende,
En versant des gouttes d’ambroisie dans son sein de
femme.
Et, pour te rendre grâce, ô Déesse célébrée par tant de
noms, dans tant de lieux,
La fille de Bérénice, aussi belle qu’Hélène, comble, avec
amour, Adonis, de tous ses dons.
Auprès de lui, de beaux fruits mûrs, tous ceux que portent
les arbres,

Auprès de lui, de jolis jardins (465) conservés dans des


corbeilles d’argent,
(466)
Des alabastres d’or remplis des parfums de Syrie ,
Et tous les gâteaux que les femmes pétrissent sur des
planches,
Quand elles mélangent la blanche farine à mille essences
de fleurs,
Et qu’elles y ajoutent ensuite le doux miel ou l’huile bien
fluide,
Des gâteaux aux formes d’oiseaux qui volent, ou de bêtes
qui marchent ;
À côté, des abris verdoyants d’où descend la souple aneth,
Et, en haut, les jeunes Amours qui voltigent,
Tels les rossignols quand, sur l’arbre, en volant d’une
branche à l’autre,
Ils s’essaient à déployer leurs ailes qui croissent.
De l’ébène ! De l’or ! Faits en pur ivoire, voici les aigles
Qui, au fils de Cronos, à Zeus, portent son jeune
(467)
échanson .
Et, dessus, des couvertures de pourpre, « plus douces que
le sommeil »,
(468)
Dira la Milésienne , et le pasteur qui fait paître ses
troupeaux de Samos :
« Ces couvertures étendues là pour le bel Adonis, elles sont
de chez nous. »
Lui, Cypris le possède, et lui, l’Adonis aux bras de rose, la
possède.
A-t-il dix-huit ou dix-neuf ans, cet époux ?
Son baiser ne pique pas, un duvet doré entoure encore ses
lèvres.
Que Cypris aujourd’hui soit heureuse de posséder son
amant !
Demain, accompagnées par la rosée, toutes ensemble,
Nous le porterons hors de la ville, sur le rivage frémissant
d’écume.
Les cheveux dénoués, les robes tombées à nos chevilles,
La gorge découverte, nous entonnerons le cri perçant.
Tu passes tour à tour, ô Adonis, de la Terre aux Enfers,
Seul à le faire, dit-on, parmi les demi-dieux. Ni
Agamemnon
N’a eu cette fortune, ni le grand Ajax, le héros au lourd
courroux,
Ni Hector, le premier des vingt fils d’Hécube,
Ni Patrocle, ni Pyrrhus, à son retour de Troie,
Ni, encore plus anciens, les Lapithes ou les
(469)
Deucalions ,
(470)
Ni les Pélopides, et les Pélasges, princes d’Argos .
Sois-nous bienveillant, cher Adonis, aujourd’hui et à
l’avenir.
Pour notre joie tu es venu et, lorsque tu reviendras, en ami
nous t’accueillerons.
GORGO

Praxinoa, en voilà une, de belle femelle !


Quel bonheur de savoir tant de choses, et quel bonheur
encore plus grand
D’avoir une voix si douce !
Mais c’est l’heure de rentrer. Diocleidas n’a pas eu son
repas,
Et il est tout vinaigre, quand il est affamé — mieux vaut ne
pas s’y frotter !
Sois heureux, mon Adonis bien-aimé, reviens, et retrouve-
nous dans la joie.
CLÉANTHE
Cléanthe d’Assos est un des fondateurs du stoïcisme. Cette
philosophie dont le nom provient d’une école ouverte à
Athènes, vers 300 avant J.-C., dans un lieu appelé la Stoa, le
Portique, fut élaborée par trois maîtres : Zénon de Citium
(332-262 avant J.-C.), Chrysippe (282-206 avant J.-C.) et
Cléanthe d’Assos. Né vers 331 en Troade, ce dernier se rendit
à Athènes vers 280 pour suivre les leçons de Zénon. Le
disciple succéda au maître en 262 et dirigea le Portique
jusqu’à sa mort en 232 (si la date de sa naissance exacte est
discutée, toutes les sources s’accordent sur l’exceptionnelle
longévité de Cléanthe). Selon Diogène Laërce, dans le
chapitre des Vies et doctrines des philosophes qu’il lui
consacre, Cléanthe, qui fut d’abord pugiliste, avait résolu
d’étudier la philosophie après avoir lu les Mémorables de
Xénophon. Il aurait commencé par être un élève des Cyniques.
Réputé timide, modeste et travailleur, il faisait l’admiration
des Athéniens pour le corps d’athlète qu’il conservait à
cinquante ans, mais il semble avoir été lent d’élocution. Ses
condisciples le traitaient d’âne et son maître le comparait,
selon Diogène Laërce, à « ces tablettes dures, où l’on n’écrit
pas facilement, mais qui conservent ce qu’on y écrit ».
Seule pièce des stoïciens de la période qui ait été
conservée, l’Hymne à Zeus est un poème. Il se présente selon
une forme traditionnelle. À l’invocation à Zeus, succède un
éloge de la puissance du dieu et, finalement, une prière. Les
réminiscences homériques, notamment perceptibles dans les
épithètes que l’auteur emploie, se mêlent aux allusions à
Héraclite (la raison frappe l’univers comme la foudre). Zeus,
cependant, n’est plus la divinité familière des récits mythiques.
Il incarne, chez Cléanthe, une providence cosmique infuse
dans la nature et l’univers. Cette amplification du monde,
caractéristique de la période d’expansion géographique et
scientifique qui correspond aux conquêtes d’Alexandre,
s’accompagne d’une perception aiguë du divin qui l’anime.
Le stoïcisme, non sans rappeler les conceptions de
certaines religions monothéistes de la période, témoigne d’une
vive sensibilité religieuse. Loin de toute superstition ou de
toute inclination magique, il s’emploie à trouver dans la
nature les traces du divin. Saint Paul fait référence à ce texte
dans les Actes des Apôtres, XVII, 28 : s’adressant aux
Athéniens, il considère à sa lumière (il en cite une bribe) qu’il
existe entre ces païens et les chrétiens une intuition commune
de Dieu. L’Hymne à Zeus, qui exalte la connaissance et la
sagesse, associant tacitement Zeus à la quête de Prométhée,
traduit avec majesté la puissance syncrétique et la spiritualité
de ce premier stoïcisme.
Hymne à Zeus
Ô le plus glorieux des Immortels, toi, dont le nom est
multiple, et la toute-puissance éternelle,
Zeus, principe de la nature, dont la loi règne sur toute
chose,
Je te salue ! Car tous les mortels ont le droit de t’adresser la
parole.
C’est que notre race est sortie de toi, et qu’à nous seuls, de
tous les êtres mortels
Qui vivent et rampent sur cette terre, il a échu d’imiter ta
voix.
Je te célébrerai donc par mes hymnes et je chanterai
toujours ta puissance.
C’est à toi que tout cet univers qui gravite autour de la terre
obéit,
Pour aller par le chemin que tu veux et, de lui-même, il se
soumet à tes ordres.
Rien ne s’accomplit sur terre sans ton aveu, ô Dieu,
Rien non plus sous la voûte divine du ciel, ni dans la mer,
Hormis ce que font dans leur folie les méchants, ces
malheureux !
Qui sans cesse désireux d’amasser tous les biens
Ne voient ni n’entendent la loi universelle de Dieu,
Qui, s’ils lui obéissaient, leur rendrait la vie bienheureuse.
Ô Zeus, dispensateur de tous les présents, dieu des nuages
noirs et maître de la foudre,
Puisses-tu sauver les mortels de la funeste ignorance !
Chasse-la de leur âme, ô Père, et donne-leur le pouvoir de
comprendre
La pensée sur laquelle tu t’appuies pour gouverner toute
chose avec justice,
Afin que nous t’honorions en réponse à l’honneur que tu
nous fais,
En célébrant tes œuvres sans cesse, comme il convient de
le faire
À un mortel, car il n’y a rien de plus honorable, ni pour les
hommes,
Ni pour les dieux, que de célébrer justement et toujours la
loi universelle !
LYCOPHRON
Né vers 330 avant J.-C. à Chalcis, en Eubée, Lycophron
fréquenta, selon la Souda, la cour de Ptolémée II, en Égypte.
Ce représentant de l’alexandrinisme appartenait à la Pléiade
poétique, un groupe de sept poètes qui réunit aussi Apollonios
de Rhodes, Aratos, Homère le Jeune, Nicandre de Colophon,
Philiscos de Corcyre et Théocrite. Il était en même temps un
des membres de la Pléiade tragique, avec Alexandre l’Étolien,
Éantide, Homère le Jeune, Philiscos de Corcyre, Sosiphane et
Sosithée. Lycophron écrivit une vingtaine de pièces, dont il ne
subsiste que les titres et quelques fragments, un drame
satyrique, Ménédème, où il aurait ridiculisé le philosophe de
ce nom, et un long poème, L’Alexandra, seule pièce de sa
composition à avoir été conservée dans son intégralité. Érudit,
familier de la Bibliothèque d’Alexandrie, il rédigea un traité
sur la comédie. Il dut mourir entre 280 et 250 avant J.-C.
Réputée pour son obscurité, L’Alexandra fascine depuis
l’Antiquité. On a pu en relever des traces chez Virgile. Dans
ses Mémoires d’Hadrien (1951), Marguerite Yourcenar
suppose que l’empereur a le goût des « poètes les plus
compliqués et les plus obscurs, qui obligent [s]a pensée à la
gymnastique la plus difficile ». Ils l’aident à se frayer « des
voies toutes nouvelles » ou à « retrouver les pistes perdues ».
Lycophron est l’un de ces auteurs. Symboliquement, Hadrien
se souvient à propos de sa rencontre avec Antinoüs, tant
aimé : « on lut ce soir-là une pièce assez abstruse de
Lycophron, que j’aime pour ses folles juxtapositions de sons,
d’allusions et d’images, son complexe système de reflets et
d’échos ». James Joyce, Ezra Pound, Mallarmé, René Char,
lui ont sacrifié, sans le détour de la fiction historique. Pascal
Quignard en proposa une traduction en 1971, reprise en 2010
dans Lycophron et Zétès. En 1989, Marco Stanley Fogg, le
protagoniste du roman de Paul Auster Moon palace, est un
lecteur de Lycophron, dans la traduction de Pascal Quignard.
Un autre personnage, dans Invisible (2009), a entrepris de le
traduire : L’Alexandra est peut-être l’emblème de ce roman
labyrinthique.
La Souda, une encyclopédie qui compile l’essentiel du
savoir grec à la fin du Xe siècle après J.-C., appelle
L’Alexandra « un poème obscur » en raison du langage qui y
résonne, non de sa construction. Le titre de l’œuvre renvoie à
sa narratrice : Alexandra est le second nom que porte
Cassandre, la fille du roi de Troie, Priam. Cette longue
monodie de 1474 vers en consacre 1429 au récit d’un
messager qui rapporte les prophéties de la jeune femme,
prêtresse d’Apollon. Or prophéties et oracles, délivrés en état
de transe, emploient un langage équivoque et métaphorique.
Le sens exige d’être déchiffré. Il se réserve. En retour, il se
nimbe d’une aura sacrée et s’autorise des fulgurances
grandioses. Lycophron accumule les procédés de l’énigme.
Cinq cents des trois mille mots qu’il utilise sont des hapax, des
néologismes sans autre occurrence dans la littérature antique.
L’auteur recourt à la périphrase plutôt qu’à la nomination
obvie. Il multiplie les allusions mythologiques, les rébus, les
anagrammes, les palindromes et autres boustrophédons, en
même temps que les assonances, les allitérations, qui créent
des effets de suite, rompant avec les heurts d’une syntaxe
volontiers malmenée. Cette virtuosité, comme le goût des
étiologies et les références lettrées, participent d’une
démonstration rhétorique. Les mots sont rares, archaïques,
empruntés au vocabulaire de la tragédie. Le propos est coupé
de longues digressions. Ces choix exigent la participation d’un
lecteur savant, habile à interpréter, dépourvu de naïveté face
au récit. Dès l’Antiquité, Lucien de Samosate, Clément
d’Alexandrie ou, à Rome, Stace, ont vu dans l’exégèse de
L’Alexandra un « exercice athlétique ». Un tel art de
l’ingéniosité est typique d’une culture seconde, qui ne cesse de
retravailler la matière poétique héritée des poètes classiques,
qui joue de la citation et de sa subversion (Lycophron reprend
notamment des passages de L’Agamemnon d’Eschyle et des
Troyennes d’Euripide).
Le poète ne s’emploie pas, cependant, qu’à un jeu lettré.
L’Alexandra a une autre portée. Le poème se situe au moment
où Pâris, le frère de Cassandre (aussi connu sous le nom
d’Alexandre), se dirige vers Sparte, où il doit enlever Hélène.
Cassandre, condamnée par Apollon à ne pas être crue,
annonce les événements dont ce rapt sera la cause. Passant
sur la guerre de Troie, elle raconte donc au futur l’histoire de
la Grèce, depuis la chute de Troie, jusqu’à l’époque de
Lycophron. Ce point de vue confère aux événements une
étrangeté singulière. D’abord, c’est envisager toute l’histoire
avec les yeux des vaincus. Cassandre est troyenne. Elle
annonce des malheurs que leur prédiction ne permettra pas
d’éviter, alors que son nom, Alexandra, désigne celle qui
devrait protéger du danger, l’écarter (c’est le sens du verbe
alexô). Le poème donne une vision tragique de l’histoire des
hommes. Ce qui est accompli, ensuite, y paraît encore
seulement à venir, aiguisant le sentiment de l’incertitude des
choses, de leur caractère arbitraire. Enfin, les vers 1226 à
1280 prophétisent le périple d’Énée jusqu’en Italie et la
puissance de Rome, anticipant de plusieurs siècles sur
l’épopée virgilienne et faisant preuve d’une étonnante capacité
à discerner dans l’avenir. S’agit-il d’une interpolation
tardive ? D’une annonce fortuitement juste ? D’une exaltation
due aux seules lois de l’amplification épidictique ? D’un
passage qui demande de revoir la datation de L’Alexandra ?
La question n’est pas tranchée. Elle révèle au moins, chez
l’auteur, une forte conscience panhellénique. La fierté s’y mêle
à la prescience de la fragilité de cette communauté, nourrie
peut-être par la considération du sort de Troie. L’Alexandra
traduit ainsi une vision du monde et de l’humanité. Au début
de l’œuvre, Cassandre évoque dans une litanie macabre les
tombes vides des Grecs péris en mer, à jamais arrachés à la
sollicitude de leurs parents. Baroque et maniérisme se
combinent pour suggérer une pathétique précarité.
Lycophron défie son lecteur de voir dans la littérature un
objet familier, lui restituant son inquiétante étrangeté, comme
il bouscule la suite des temps et l’ordre de langue, rendue à sa
musicalité et au mystère d’un discours sans effet. Mais la
leçon vaut aussi pour l’homme, éblouissant, héroïque, et vain.
Alexandra
LA FONDATION DE ROME
Mais, à nouveau, nos descendants feront croître

La gloire de mon antique race (471). Des palmes du


triomphe,
Ils la couronneront, à la pointe du fer conquérant
Le premier rang des nations, avec le sceptre du monde
Détenant sur terres et mers le pouvoir absolu.
Ô ma pauvre patrie, tu n’enfouiras pas
Un renom flétri dans les ténèbres et l’oubli,
Car ce seront deux jeunes lionceaux de la plus forte race,
(472)
Que laissera le fils de Castnia la Chérade , un de mes
parents,
D’excellent conseil aussi bien qu’habile aux combats,
Qui s’en ira d’abord habiter la terre de Récèle
(473)
Proche du promontoire escarpé de Cissos ,
(474)
Où se parent de cornes les servantes du Dévorant .

Puis, parti de l’Almopie (475), après de longues courses,


Il sera l’hôte de la Tyrrhénie, sur les bords du Lingée
Aux eaux chaudes, de Pise, et des vallons d’Agylla,
(476)
riches d’agneaux .
À lui se mêlera l’armée amie d’un ancien ennemi,
Qui l’aura vaincu par ses serments, ses prières,
(477)
Et ses supplications. Nanos , tel est son nom,
Nanos qui, au cours de ses errances, explora
Les entrailles de la terre et les abîmes de la mer.
(478)
Avec lui aussi, les deux fils du roi de Mysie ,
Dont un jour le dieu du vin et gardien des celliers
Devait briser la lance, une fois qu’aux pampres de vigne
(479)
Il lui eut lié les pieds : Tarchon et Tyrrhénos,
(480)
Ces loups au poil de feu, nés du sang d’Héraclès .
Là, trouvant couverte de mets une table
(481)
Que plus tard dévoreront ses compagnons ,
Il se souviendra des antiques prédictions
(482)
Et il fondera, dans le pays des Borigènes ,
(483)
Au-dessus du Latium et de la Daunie , une ville
Qu’il habitera, une ville à trente tours,
(484)
Car il avait dénombré la portée d’une truie
Souillée de sang que, depuis les cimes de l’Ida
Et la terre dardanienne, il transportera sur son vaisseau,
Et qui fut la nourrice d’autant de jeunes sangliers.
Son image frappée dans du bronze, avec les petits à la
mamelle,
Il en fera l’offrande à sa seule cité,
(485)
Puis il construira un temple à Myndia Pallénis ,
Où il logera les statues des dieux de sa patrie.
Ces dieux auxquels, négligeant sa femme et ses fils,
Comme tout le reste de ses riches trésors,
Il rendra hommage avec son vieux père,
Les enveloppant dans des voiles, tandis que les chiens
Ardents au combat dévoreront, en les tirant au sort,
Les dépouilles de sa terre natale, mais à lui seul,
Ils accorderont de prendre dans son palais,
Et d’emporter ce qui lui plaira, insigne faveur !
Aussi, ses ennemis mêmes le jugeant très pieux,
Il fondera pour ses descendants une patrie,
Dont les poètes souvent chanteront le bonheur,
Une citadelle voisine des vallons profonds de
(486)
Circaios ,
Proche d’Aétès, l’illustre port où Argô relâcha,
Et des eaux de Phorcé, marais du pays des Marses,
Des flots de Titon, qui plonge sous la terre,
Dans les profondeurs obscures de l’abîme,
(487)
Enfin voisine du promontoire de Zostérios ,
Où la Sibylle a établi sa sombre demeure
Que recouvre la voûte d’un antre creux.
v. 1226-1280
LÉONIDAS DE TARENTE
Léonidas de Tarente est un des principaux poètes de
l’Anthologie palatine. Cette anthologie du Xe siècle contient
plus d’une centaine de pièces de lui. Méléagre de Gadara,
dans sa Couronne, en proposait près de cinq cents. Ses
épigrammes fournissent les délinéaments de sa vie. Il dut
naître vers 300 avant J.-C. à Tarente, en Grande Grèce. Il
évoque la période des guerres que le roi de Macédoine
Pyrrhus menait contre Rome en 280. Contraint de s’exiler, il
mena une existence pauvre, qu’il se flatte dans un poème
d’avoir endurée en philosophe indifférent aux richesses.
Léonidas composa de nombreuses épigrammes votives,
c’est-à-dire de brefs ex-voto qui accompagnaient les objets
qu’on consacrait à un dieu pour le remercier d’une heureuse
intervention, ou le supplier de consentir à une intercession. Le
poète joue du contraste entre l’humilité de sa matière et la
forme qu’il emploie pour en traiter, car il s’exprime dans une
langue raffinée, nourrie de néologismes et de termes précieux,
pour susciter chez le lecteur un sentiment de décalage piquant.
Ces miniatures savantes font néanmoins entrevoir, en quelques
vers, tout un monde familier et touchant. Décrivant à
l’occasion statues ou tableaux, dans la tradition de l’ekphrasis
du bouclier d’Achille dans L’Iliade, Léonidas atteint une
excellence qui lui valut d’être célébré par Pline l’Ancien.
Grand amateur d’art, l’écrivain évoque, dans son Histoire
naturelle (XXXV, 35, 28), une peinture d’Apelle représentant
Aphrodite Anadyomène et note : « ce chef-d’œuvre a été
célébré par des vers grecs qui, en le surpassant, l’ont illustré
davantage ». Il fait allusion à l’épigramme 182 de Léonidas de
Tarente (elle figure au livre XVI de l’Anthologie palatine,
souvent plus exactement désignée comme l’Anthologie de
Planude, un grammairien du XIIIe siècle dont un manuscrit est
le seul document à fournir les pièces rassemblées dans ce
livre).
Le poète excelle aussi dans l’épigramme funéraire :
l’inscription dédicatoire laisse vite place au surgissement
d’une sensibilité morale ou philosophique, le plus souvent de
tonalité épicurienne. La conscience de la mort, matérialisée
par le tombeau sur lequel le texte est gravé, invite à jouir de
l’existence avant d’entrer aux Enfers. L’épigramme qu’il
imagine pour Diogène le cynique (le philosophe tire son
surnom du grec kuôn, ou cuôn, au génitif kynos, cynos, le
chien) permet de suggérer, avec la répugnance qu’inspire la
mort, associée à une barque « sombre » et à un esquif
« affreux », un idéal d’ascétisme et de brusquerie qui rejette
loin toute mièvrerie sentimentale. La même tonalité perce dans
l’épigramme 480. Le baroquisme de l’image des vers
grouillant autour du cadavre s’accompagne de la récriture du
motif traditionnel du passant que l’épitaphe invite à s’attarder
près du tombeau : Léonidas s’adresse cette fois aux asticots,
pour les chasser. Méditation tacite sur la mort inévitable et la
fragilité de la mémoire, le poème dit, dans un mélange rare de
brutalité et de retenue, la condition de l’homme : il invente le
genre de la Vanité.
Épigrammes
67
Triste serviteur d’Hadès, toi qui, sur ta barque sombre,
Traverses cette eau de l’Achéron,
Reçois-moi, même si ton affreux esquif
Est déjà lourd des trépassés.
C’est moi, Diogène, le chien.
Une gourde, une besace, un vieux manteau,
Font mon seul bagage,
Et une obole pour m’acquitter du trajet des morts.
Cité dans l’Anthologie palatine, VII, 67

480
Déjà s’effritent mes os à demi découverts,
Comme la dalle inclinée sur mon corps,
Déjà, Étranger, les vers brillent sous mon cercueil.
Pourquoi nous revêtir de terre ?
Car les hommes ont ouvert une route
Là où, jadis, il n’était pas de chemin.
Ils circulent sur ma tête !
Allons ! Au nom des dieux souterrains,
Au nom d’Hadès, d’Hermès et de la Nuit,
Écartez-vous de ce sentier !
Cité dans l’Anthologie palatine, VII, 480
BION DE SMYRNE
Contemporain de la fin du IIe siècle et du début du Ier avant
J.-C., Bion, originaire de Smyrne, en Asie mineure, vécut aussi
en Sicile. Il y devint un disciple de Théocrite, chantant après
lui la vie pastorale des bergers, les charmes de la nature, les
amours et la poésie. Il composa un Chant funèbre en l’honneur
d’Adonis où passe le souvenir de l’idylle XV de son
prédécesseur. En quatre-vingt-dix-huit vers, il évoque les
amours d’Aphrodite et du héros, la mort d’Adonis, blessé par
un sanglier, et le deuil de la déesse, préludant au traitement de
la mort de Daphnis dans la cinquième bucolique de Virgile.
Subtil, harmonieux, spirituel, Bion utilise le même dialecte
dorien que Théocrite.
L’idylle II qui lui est attribuée est un épithalame, c’est-à-
dire un chant de mariage, qui célèbre les noces d’Achille et de
Déidamie. Quoique fragmentaire, la pièce cultive cependant la
dissonance caractéristique de la poésie bucolique et multiplie
les références à Théocrite, voire à d’autres pièces de Bion lui-
même. Le héros n’est pas représenté au temps de ses prouesses
guerrières, mais à Scyros, jeune homme, avant qu’Ulysse ne
vienne le chercher et ne ruine les efforts de Thétis pour le
préserver de la mort précoce qui lui avait été prédite.
Amoureux de la fille du roi Lycomède, Achille vit au gynécée,
déguisé en fille sous le nom de Pyrrha (« la Rousse »), pour
mieux jouir de la présence de sa maîtresse. Le motif, qui
rappelle celui d’Hercule en esclavage chez Omphale, sera
voué à une brillante postérité, notamment au XVIe siècle dans
l’Arcadia de Philip Sidney et au XVIIe siècle chez Honoré
d’Urfé. Le prince Pyroclès, en Angleterre, Céladon, dans
L’Astrée, pour demeurer auprès de leurs bien-aimées, se font
passer pour des jeunes filles. Au XVIIIe siècle, André Campra
composa un opéra, Achille et Déidamie (1735), tiré du poème
de Bion de Smyrne. L’épithalame inspire encore la seconde
prose du recueil de Marguerite Yourcenar intitulé Feux et
publié pour la première fois en 1936. Marguerite Yourcenar
renverse l’image ludique du héros travesti. Le jeu sur les
conventions auquel se livrait le poète hellénistique disparaît
au profit d’une gravité nouvelle. La nature dialogique du
poème original et le vers sont abandonnés. Cette récriture,
cependant, témoigne de la puissance suggestive et de la
richesse des harmoniques qu’il entrecroise.
Épithalame d’Achille et de Déidamie
MYRSON

Fais-moi donc entendre, Lycidas (488), un doux air de Sicile,


Une aimable et gracieuse chanson d’amour, comme celle
que Polyphème
(489)
Le Cyclope chanta à Galatée au bord de la mer .
LYCIDAS
(490)
Moi aussi j’ai envie de gagner la syrinx ! Mais que
chanter ?
MYRSON

La chanson de Scyros qui te valut, Lycidas, tant


d’admiration,
Les baisers furtifs du fils de Pélée, ses furtives caresses,
Comment il prit un vêtement de femme, comment il
changea de sexe,
Et comment, sans que ses sœurs n’y prissent garde,
Déidamie,
La fille de Lycomédès, sur son lit, le pressa dans ses bras.
LYCIDAS
Le berger ravit un jour Hélène et l’emmena sur l’Ida,
(491)
Cruelle douleur pour Œnone ! Et colère de
Lacédémone !
Elle rassembla tous les peuples d’Achaïe. Pas un Grec,
Qu’il fût de Mycènes, d’Élide ou de Laconie,
Qui restât dans son foyer, cherchant à fuir l’Arès meurtrier.
Seul, caché parmi les filles de Lycomédès, Achille,
Au lieu de manier les armes, apprenait à filer la laine,
Et sa main blanche faisait le travail qui convient aux
vierges.
Il avait l’apparence d’une fille, aussi féminin que ses
compagnes,
Mêmes roses fleurissaient sur ses joues de neige,
Sa démarche était celle d’une vierge, un voile couvrait ses
cheveux.
Mais il avait le cœur mâle, et de mâles désirs.
De l’aurore à la nuit, il se tenait assis près de Déidamie,
Parfois il lui baisait la main, souvent il lui apportait son
beau métier,
(492)
Puis admirait la beauté de l’ouvrage qu’elle tissait .
Avec aucune autre compagne, il ne prenait ses repas.
Il voulait, par tous les moyens, partager au plus vite sa
couche.
Et voici donc les mots qu’il lui adressait :
« Tes autres sœurs dorment ensemble, moi je repose seule,
Et toi, jeune fille, tu reposes seule aussi,
Jeunes vierges toutes deux, du même âge, et de pareille
beauté.
(493)
Et nous dormons seules, chacune dans notre lit .
(494)
Cette perfide Nysaia me sépare méchamment de toi »

……… (495)
v. 1-32
APOLLONIOS DE RHODES
Une génération sépare Apollonios de Rhodes et
Callimaque, mais leurs similitudes retiennent d’abord
l’attention. L’un et l’autre passèrent la plus grande partie de
leur vie à Alexandrie. La bibliothèque du Musée les occupa
tous deux : Apollonios en prit la tête après la mort
d’Ératosthène. Les poètes sont également des érudits et
consacrent une part de leur œuvre à des travaux savants.
Apollonios se livra à des études philologiques d’Homère,
Hésiode et Archiloque. Il rédigea des étiologies, ces récits de
fondation entre histoire et mythe que Callimaque affectionne
aussi. S’agissant de poésie, il composa des épigrammes, un
traité sur la ville de Canobos, dans le delta du Nil, ainsi qu’un
vaste poème épique en quatre chants et six mille vers, Les
Argonautiques. Chacune de ses pièces mêle les tonalités,
combine ironie et lyrisme, selon un usage récurrent chez les
auteurs de la période hellénistique.
Ces coïncidences observées, l’originalité d’Apollonios de
Rhodes perce vite. Il était né à Alexandrie en 295 avant J.-C.,
mais il dut s’exiler à Rhodes, où il mourut en 215, à l’inverse
de Callimaque, qui vint de Cyrène s’installer à Alexandrie.
Établi à Rhodes, Apollonios enseigna la rhétorique et la
grammaire, alors que son prédécesseur n’exerça aucun emploi
connu. Plus tôt, il avait été le précepteur de Ptolémée III
Évergète et le directeur de la bibliothèque. Les deux hommes
fréquentent les mêmes cercles : ils ne jouissent pas du même
statut. La tradition veut qu’Apollonios ait été le disciple de
Callimaque, puis qu’une violente querelle, à l’origine de l’exil
du premier, les ait opposés. Cette légende ne repose sur aucun
fait avéré, mais elle traduit sans doute la rivalité qui put
exister entre deux hommes proches par leur art.
Les Argonautiques révèlent, cependant, des différences
nettes entre Callimaque et Apollonios. L’ouvrage raconte
l’expédition de Jason et de ses compagnons à bord de la nef
Argô pour conquérir la Toison d’or en Colchide, puis leur
retour en Grèce. Le poème narre ainsi un nostos, un retour
semé d’embûches, comme dans L’Odyssée. Le modèle
homérique est partout présent. « Je rappellerai les exploits de
ces antiques héros qui, par la bouche du Pont et à travers les
roches Cyanées, sur l’ordre du roi Pélias, menèrent vers la
Toison la solide nef Argô », prélude Apollonios
(Argonautiques, I, 2-3), rappelant l’incipit de L’Iliade. Jason,
tel Ulysse, doit affronter de nombreuses épreuves, défier
puissances hostiles et pouvoirs magiques. Les Symplégades
sont des roches enchantées qui engloutissent les navires
comme Charybde et Scylla chez Homère, et les deux voyageurs
séjournent chez Circé. Apollonios accomplit une narration au
long cours. Au chant III, dont l’action n’occupe que quatre
jours, il développe l’histoire de la passion de Médée pour
Jason : la fille du roi Aétès, qui détient la Toison, s’éprend au
premier regard de l’étranger auquel son père impose, avant de
consentir à lui donner la fameuse toison, de mettre sous le
joug deux taureaux qui soufflent le feu et de combattre les
guerriers qui naîtront des dents d’un dragon. Elle l’aide à
triompher de son père grâce à un sortilège. Prenant la fuite
avec lui, elle n’hésite pas à tuer son propre frère pour retarder
la progression de leurs poursuivants. Le tableau de l’amour
qu’Apollonios brosse, redoublant le propos d’Euripide dans sa
Médée, souligne son âpreté et les égarements tragiques qu’il
cause : Virgile au chant IV de L’Énéide, à propos de Didon,
Racine, au XVIIe siècle, développeront cette veine noire qui
dénonce dans la passion une funeste attraction sensuelle. Les
Argonautiques diffèrent profondément, par leur ampleur, par
la multiplicité des fils narratifs qui sont tissés ensemble, par la
variété des épisodes sur lesquels le poète s’attarde, par la
force psychologique du portrait de Médée et de ses tourments,
des intailles que sont les Hymnes de Callimaque ou les Idylles
de Théocrite. Apollonios se signale encore par la vision très
personnelle qu’il propose de la présence des dieux parmi les
hommes : effacés et parfois étonnamment familiers (Athéna
pousse ainsi la nef Argô de la main), ils ne ressemblent guère
aux divinités de ses prédécesseurs.
Ces divergences montrent qu’il ne fait preuve d’aucune
plate allégeance envers les modèles poétiques parmi lesquels
il cueille. Apollonios, significativement, traite un épisode
mythique antérieur à la guerre de Troie : il entend se situer en
amont de la geste homérique. Il n’emploie plus la même
langue, délaisse les vers formulaires et croise l’épopée avec la
tragédie et la poésie lyrique. La description du manteau
d’Hypsipyle, au chant I, une amante que Jason séduit et
abandonne avant Médée, rappelle l’ekphrasis du bouclier
d’Achille, mais elle sert de prétexte à des scènes désormais
érotiques. L’action des dieux est, dans les Argonautiques,
souvent énigmatique. Plus d’auguste assemblée, mais des
dialogues de femmes, entre Héra et Athéna, empreints
d’ironie, ou des représentations décalées : l’Amour enfant
joue aux osselets avec Ganymède. De nouvelles figures
percent : Hécate la magicienne ou Éros. Jason, d’autre part, a
bien peu les caractéristiques d’un héros : s’il combat, c’est
enhardi par les drogues de Médée et, qu’il mente ou qu’il tente
de manipuler ses interlocuteurs, il échoue à être un autre
Ulysse. Il cède au désarroi et ne sait pas inventer la ruse
salvatrice que le roi d’Ithaque ourdirait quant à lui. Infidèle à
Médée, il est à l’origine d’une monumentale catastrophe. La
structure complexe de l’œuvre, enfin, est le résultat d’une
conception de la lecture et du plaisir de la poésie renouvelées.
Le poète tient un rôle inédit dans son texte, où il prend la
parole en son nom et s’associe à l’occasion à ses personnages,
tandis qu’Apollonios substitue Apollon aux Muses dans son
invocation liminaire. Celles-ci, interprètes tout au plus,
occupent une position affaiblie. Auteur conscient de son art,
subtil, Apollonios donne une image sombre de l’humanité,
faillible et impuissante, mais il cultive un pathétique dont le
fond de violence est dominé par un humour voilé et il tempère
l’expression de la compassion par l’exhibition de sa culture —
littéraire, géographique, médicale, refoulant tout abandon
complaisant à ses affects. L’ambivalence de cette poésie, sa
tension permanente, exercent une séduction tenace. Les
Anciens distinguaient trois grands poètes épiques : Homère,
Apollonios, Nonnos. Cette triade mérite d’être redécouverte.
Argonautiques
MÉDÉE AMOUREUSE
Jason se leva de son siège.
(496)
Et Augias et Télamon aussitôt après. Argos les suivait
Seul, car il avait fait signe à ses frères de rester là,
En attendant. Ils s’en allèrent de la grande salle.
(497)
Entre tous brillait divinement le fils d’Aison
Par sa grâce et sa beauté. D’un regard oblique, Médée,
À travers son voile resplendissant, le contemplait,
Le cœur consumé de chagrin : en vain, comme dans un
songe,
Son âme s’était envolée, sur les traces de celui qui partait.
Les héros sortirent du palais, accablés.
Chalciope, se gardant de la colère d’Aétès,
(498)
Se dirigea en hâte avec ses fils dans ses appartements,
Et Médée se retira aussi après elle. Nombreuses en son
cœur
Étaient les pensées soucieuses que les Amours font naître.
Devant ses yeux, tout ce qu’elle a vu lui revient :
Jason lui-même, tel qu’il était, le manteau qu’il portait,
Comment il parlait, sa manière de s’asseoir, sa façon de
sortir.
En y réfléchissant, elle se dit qu’il ne peut exister
Un autre homme tel que lui. À ses oreilles résonnent
toujours
Les accents de sa voix, et les paroles douces au cœur qu’il
a prononcées.
Elle craint pour lui : elle redoute que les taureaux, ou Aétès
(499)
lui-même ,
Ne causent sa perte, elle se lamente, comme s’il était déjà
Mort à jamais, et son angoisse fait couler
Sur ses joues de tendres pleurs, montrant sa profonde pitié.
Tout en se lamentant en silence, elle exhale doucement ces
mots :
« Pourquoi, malheureuse, suis-je en proie à cette douleur ?
Il peut être,
S’il doit mourir, le plus brave de tous les héros ou le plus
lâche,
Que m’importe ! Ah ! S’il avait pu se tirer, sain et sauf, du
danger !
(500)
Oui, vénérable déesse, fille de Persès , puisse-t-il en
être ainsi
Et qu’il s’en retourne chez lui, en échappant à la mort !
Mais, si son destin est d’être tué par les taureaux, qu’il
sache auparavant
Que son malheur ne me réjouit pas du tout ! »
C’est ainsi que la jeune fille roulait en son cœur ces
pensées angoissées.
III, v. 439-471

INCERTITUDES
Laissée seule, Médée fut saisie d’un sentiment terrible de
honte et de peur,
Telles étaient les machinations qu’elle tramait pour un
(501)
homme contre son père .
Cependant la nuit amenait ses ombres sur la terre. De leurs
nefs

Les marins, sur la mer, contemplaient Hélicé (502)


Et les étoiles d’Orion. Déjà le chemineau, déjà, le gardien
des portes,
Aspiraient au sommeil, et même la mère qui avait perdu
ses enfants
Avait sombré dans une torpeur profonde. Aucun aboiement
dans la ville.
Plus aucune rumeur qui résonne : le silence régnait sur les
noires ténèbres.
Médée seule ne goûtait pas à la douceur du sommeil :
Bien des inquiétudes la tenaient éveillée, dans son amour
(503)
pour l’Aisonide .
Elle craignait la terrible fureur des taureaux, qui devaient le
faire périr
D’une mort ignominieuse dans le champ d’Arès.
Son cœur sans cesse bondissait dans sa poitrine.
Ainsi, un rayon de soleil, qui pénètre à l’intérieur d’une
maison :
Quand on vient de verser de l’eau dans une terrine ou un
chaudron,
Il se reflète en bondissant dans tous les sens, agité
Par le rapide tourbillon du liquide. De même, dans son sein
Palpite le cœur de la jeune fille. De ses yeux
Coulent des larmes de pitié. Elle sent dans ses entrailles
La douleur incessante d’un feu qui se répand sous sa peau,
S’attache à tous ses nerfs, et remonte jusque derrière la
tête,
Là où la souffrance est la plus vive, quand les Amours
Sans se lasser lancent dans les âmes leurs tourments.
Tantôt elle se dit qu’elle lui donnera les charmes
Contre les taureaux, et tantôt qu’elle ne le fera pas, et
qu’elle mourra avec lui.
Aussitôt après, elle ne veut plus ni mourir elle-même, ni
donner le poison,
Mais supporter patiemment, comme cela, son malheur.
Alors, pleine d’hésitation, elle s’assoit sur son lit, et dit :
« Pauvre de moi, que l’un ou l’autre de ces malheurs
m’accable,
De toute façon, je ne peux rien faire : je ne vois aucun
remède
À mon mal, mais il me brûle, là, sans relâche. Hélas !
Artémis !
Que n’ai-je trouvé la mort sous tes flèches rapides,
Avant de l’avoir vu, avant que les fils de Chalciope
Ne soient allés en terre achéenne ! C’est un dieu, ou
quelque Érinye,
Qui, de là-bas, les a conduits ici pour nous donner de
lamentables peines.
Qu’il périsse dans l’épreuve, si son destin est de mourir
Sur cette terre. Comment pourrais-je, à l’insu de mes
parents,
Préparer mes drogues ? Quelle fable leur raconter ?
Quelle ruse, quel stratagème trouver pour cacher mon
soutien ?
Et lui, le verrai-je seule, loin de ses compagnons, dans un
échange amical ?
Infortunée ! Même s’il mourait, je n’attends pas d’être
délivrée
De ma souffrance. C’est alors qu’il ferait mon malheur,
S’il devait perdre la vie. Maudite soit la pudeur,
Maudite la gloire ! Sauvé grâce à moi, il pourra,
Sain et sauf, s’en aller, là où son cœur voudra !
Mais moi, le jour même où il aura accompli son exploit,
Que je meure, pendue par le cou à une poutre,
Ou rassasiée de poisons qui suppriment la vie !
Mais, même ainsi disparue, les railleries à l’avenir
Me poursuivront. La ville entière au loin portera
Le bruit de mon destin et, passant de bouche en bouche,
Mon nom sera indignement moqué par les femmes de
Colchide.
« Tant de souci pour un homme qui venait d’ailleurs !
Elle en est morte, déshonorant maison et parents,
Pour céder à sa folle passion. » Que puis-je faire, qui ne
soit pas honte ?
Ô fatal destin que le mien ! Ne vaudrait-il pas mieux,
Au cours de cette nuit même, dans ma chambre, renoncer à
la vie,
Et qu’une mort inopinée m’épargne ainsi tous les blâmes,
Avant que je ne réalise ce projet funeste et sans nom ?
III, v. 742-802
HÉRONDAS
Hérondas, né, dit-on, dans l’île de Cos, aurait vécu entre
270 et 245 avant J.-C. et fréquenté la cour de Ptolémée
Philadelphe. Dix de ses Mimes (dont deux fragments) furent
découverts en 1891 sur un papyrus désormais conservé au
British Museum. Ils appartiennent à un genre évoqué par
Aristote, mais peu connu. Il s’agit de courtes scènes
dramatiques en vers qui constituent autant de fragments de la
vie du peuple à l’époque de Callimaque et de Théocrite. Si
elles présentent de fortes similitudes avec la Comédie
nouvelle, elles peuvent aussi être rapprochées des passages
dialogués des idylles citadines de Théocrite. L’usage du
dialecte ionien et du choliambe, un trimètre iambique qualifié
d’« iambe boiteux », suggère de rapprocher le genre
d’Hipponax, un poète du VIe siècle avant J.-C., qui passe pour
l’inventeur de ce mètre et composa des invectives.
Hérondas multiplie, en effet, les proverbes, les
exclamations, les parataxes, les tournures emphatiques, créant
un langage populaire d’opérette, plus vrai que nature, qui
devait faire les délices d’un public cultivé, assoiffé de
décalage et de parodie. Ses personnages présentent néanmoins
tous des traits personnels appuyés, qui ajoutent au charme de
l’ensemble. Il est impossible aujourd’hui de déterminer si ces
pièces étaient destinées à la lecture ou, éventuellement, à être
jouées. Leur malice, en revanche, reste vive. Hérondas
s’amuse à placer un éloge de Ptolémée dans la bouche d’une
entremetteuse. Ailleurs, il met en scène la maladresse avec
laquelle deux femmes du peuple contemplent un tableau
d’Apelle : seul les touche un réalisme qui n’est qu’un miroir
aux alouettes — avertissement probable au lecteur qui se
montrerait naïf devant cette poésie de lettrés.
Le mime III plante un autre décor. Métrotimè (« la mère
valeureuse ») traîne son fils Cottalos chez le maître d’école
Lampriscos. Cottalos, dont le père est un vieillard, multiplie
les mauvais coups. Il traîne avec les portefaix et les esclaves,
joue de l’argent, fait l’école buissonnière, fugue chez sa
grand-mère, quand ses parents tempêtent. Débordée,
Métrotimè expose dans un monologue de cinquante-huit vers
comment elle compte sur Lampriscos pour discipliner le
gamin trop libre. Au moment où celui-ci l’interrompt, un
dialogue à trois s’engage entre la mère exaspérée, le
garnement alarmé et le maître goguenard. Le rythme alerte, le
ton incisif, la pertinence des traits, font du mime un petit chef-
d’œuvre d’alacrité et d’ironie.
Mimes
LE MAÎTRE D’ÉCOLE
MÉTROTIMÈ

Puissent nos chères muses, Lampriscos, te faire quelque


grâce,
Et t’accorder de jouir d’une vie agréable ! Ce garnement,
Écorche-lui la peau, du haut en bas de l’échine,
Jusqu’à ce que son âme misérable vienne expirer
Sur ses lèvres ! Il a ruiné mon toit,
Malheureuse que je suis, en jouant de l’argent !
Car les osselets ne lui suffisent même plus…
Il prépare déjà un mauvais coup, pire encore !

L’adresse où loge le grammatiste (504) (qui, à chaque fin de


mois,
Date odieuse ! me réclame son salaire,
(505)
Dussé-je pleurer toutes les larmes de Nanacos ),
Il mettrait longtemps à l’indiquer… mais le tripot
Qui abrite portefaix ou esclaves fugitifs, il le connaît bien,
Et le montrerait à d’autres ! Et sa pauvre tablette,
(506)
Que je m’épuise à recouvrir de cire chaque mois ,
Elle reste, abandonnée, au pied du lit, contre le mur.
Et même, s’il la regarde quelquefois, comme s’il voyait le
démon,
Loin d’y écrire rien de bon, il ne fait que la gratter
entièrement.
Mais ses dés, plus brillants que notre marmite à tout faire,
Il les garde dans leurs sacs et dans leurs filets.

Il ne sait même pas reconnaître un « alpha (507) »,


À moins qu’on ne lui rabâche cinq fois la même chose.
Avant-hier, son père lui épelait le mot « Maron »,
Et lui, le pauvre idiot, il a écrit « Simon » au lieu de
(508)
« Maron »!
Je me suis dit que j’étais folle de ne pas lui apprendre
À garder les ânes, plutôt qu’à lire ses lettres, moi qui
croyais
Trouver en lui le soutien de ma vieillesse.
Quand nous lui demandons, moi-même ou son père
(Un pauvre vieillard qui n’a ni les yeux ni les oreilles en
bon état),
De réciter une tirade, comme font les enfants,
Alors, il nous ânonne au compte-gouttes : « A-pol-lon ma-
ti-nal ».
Mais ça, ta grand-mère, qui n’a pas d’instruction,
Ou le premier venu des esclaves phrygiens, pourrait en
faire autant !
Si nous nous mettons à crier un peu plus fort,
De trois jours, il ne connaît plus le seuil de la maison,
Et c’est sa mamie, une vieille femme sans ressource, qu’il
va tondre !
Ou alors on le voit sur le toit, les jambes étendues,
Perché comme un singe, la tête penchée en bas.
Tu peux t’imaginer comme j’ai la peur au ventre,
Quand je le vois là-haut ! Ce n’est même pas tant pour lui,
Que pour les tuiles qui se brisent de part en part,
Comme des biscuits secs, et quand l’hiver arrive, je dois
payer,
En pleurant, trois demi-oboles pour chacune de ces
galettes !
Car c’est d’une seule voix que tous les locataires s’écrient :
« C’est Cottalos, le fils de Métrotimè, qui a fait le coup ! »
Et c’est la vérité, pas moyen de parler autrement !
Regarde ses vêtements en loques, qu’il a râpés dans les
bois,
Comme le vieux pêcheur qui consume sa vie dans les
mers !
(509)
Quant au sept ou au vingt du mois , il en connaît mieux
la date
Qu’un astrologue, et le sommeil l’abandonne,
À force de penser aux jours marqués pour les vacances.
Mais si tu veux, Lampriscos, que les déesses t’accordent
Une vie heureuse et te comblent de biens,
Ne lui applique pas moins de…
LAMPRISCOS

Cesse tes prières, Métrotimè.


Il n’aura pas moins que ce qu’il mérite ! Euthiès, où es-tu ?
(510)
Coccalos, Phillos ,
Où êtes-vous ? Allez donc, dépêchez-vous de le prendre
sur vos épaules !
Vous attendez la pleine lune peut-être ?! Bravo pour tes
exploits, Cottalos !
Il ne te suffit plus de jouer un moment aux dés, comme
eux,
Mais en plus, tu passes ton temps à jouer de l’argent dans
les tripots des portefaix ?!
Je vais te rendre, moi, plus sage qu’une jeune fille,

Et tu n’oseras même plus toucher un fétu (511), si c’est là


ton plaisir.
Où est ce cuir dur, le nerf de bœuf, dont je me sers
Pour corriger les vauriens qu’on met aux fers ?
Donnez-le-moi tout de suite, avant que ma bile ne
s’échauffe !
COTTALOS
Non, je t’en supplie, Lampriscos, au nom des Muses,
Par ton menton, par la vie de ton petit Cottalos, non, pas le
dur !
Prends l’autre pour me battre !
LAMPRISCOS

Mais tu es un coquin, Cottalos, et même pour te vendre,


On ne pourrait faire des compliments sur toi, même au
pays
(512)
Où les rats rongent le fer avec tout le reste !
COTTALOS

Combien de coups, combien, Lampriscos, s’il te plaît,


Veux-tu me donner ?
LAMPRISCOS

Ne me le demande pas à moi mais à ta mère.


COTTALOS

Pitié, pitié, combien m’en donnerez-vous ?


MÉTROTIMÈ

Si tu veux que je vive,


Autant que ta méchante peau pourra en supporter !
COTTALOS

Arrête, Lampriscos, ça suffit !


LAMPRISCOS

Et toi, cesse de mal faire !


COTTALOS

Non, non, je ne recommencerai jamais plus, je te le jure,


Lampriscos, par nos chères Muses !
LAMPRISCOS
Toi, tu as la langue bien pendue ! Je vais te bâillonner,
Si tu continues à grogner.
COTTALOS

Voilà, je me tais,
Mais, je t’en supplie, ne va pas me tuer !
LAMPRISCOS

Lâche-le, Coccalos !
MÉTROTIMÈ

Non, ne t’arrête pas,


Lampriscos, écorche-lui la peau jusqu’au coucher du
soleil !
Il est encore plus rusé qu’un renard
Et il doit encore prendre, à cause de son livre de lecture…
COTTALOS

Rien du tout !
MÉTROTIMÈ

Vingt autres coups, même s’il devait un jour lire


Mieux que Clio elle-même ! Tant mieux !
LAMPRISCOS

Comme ça, tu apprendras à parler d’or !


MÉTROTIMÈ

Je vais aller sagement à la maison, raconter tout cela au


vieux,
Et je reviendrai avec des entraves, Lampriscos,
Pour que les Muses, ces vénérables déesses qu’il aime si
peu,
Le voient sauter ici, pieds et poings liés !
POLYBE
L’époque hellénistique, qui vit se transformer
l’organisation des cités et l’imaginaire politique grecs, puis
Rome imposer son hégémonie sur le bassin méditerranéen, eut
la passion de l’histoire. Aussi le genre fait-il preuve d’une
impressionnante diversité. On voit paraître des histoires de la
Grèce avec les Helléniques de Douris et les Histoires de
Phylarque, des histoires régionales comme les Atthides d’un
Cleidemos ou de Philochore, les récits de fondation
d’Apollonios de Rhodes, les Sikelika de Timée, mais aussi des
histoires des peuples barbares (Hécatée d’Abdère et le grand
prêtre égyptien Manetho écrivirent chacun une Histoire
d’Égypte, Mégasthène une Histoire des Indes, Bérose une
Histoire de Babylone, le Romain Fabius Pictor une Histoire de
Rome, etc.), des histoires des grands hommes sur le modèle
des Philippika de Théopompe, des chroniques à la façon
d’Ératosthène et d’Apollodore d’Athènes. Le passé est
envisagé selon une pluralité de perspectives. Certains auteurs
pratiquent plusieurs types de narration. L’histoire n’est pas
sans liens non plus avec la géographie. Dicéarque de Messène
publia une Vie de la Grèce et une Description de la terre,
Agatharchide de Cnide des Affaires d’Asie et des Affaires
d’Europe, ainsi qu’un Périple de la mer Rouge. Nicolas de
Damas et Posidonius suivirent cet exemple. Peu d’historiens
s’abstinrent, d’autre part, de brosser le panorama du monde
qu’ils évoquaient.
La plus grande partie de cette riche production a disparu.
Les auteurs de la période ont souvent procédé en compilant
leurs prédécesseurs. L’usage n’a pas favorisé l’émergence
d’œuvres originales que la postérité eût souhaité conserver. Le
goût prononcé d’une rhétorique fleurie, chez des écrivains
également capables de composer des traités ou des discours
selon les règles, a pu contribuer aussi à leur oubli. Leurs
ouvrages, soignés, très écrits, parfois emphatiques, voire
mélodramatiques, répétitifs, présentaient à bien des égards
des traits propres à les faire considérer comme des exercices
de style, séduisants, mais futiles et a posteriori peu
nécessaires. Polybe de Mégalopolis, en Arcadie, représente
une exception, même s’il ne demeure qu’un tiers de la très
vaste Histoire universelle en quarante livres qu’il rédigea. Sa
Guerre de Numance, la biographie qu’il consacra à
Philopœmen, un traité de tactique et un ouvrage de
géographie dont on sait qu’il fut l’auteur, ont entièrement
disparu.
Né vers 200 avant J.-C., Polybe est le fils d’un stratège,
Lycortas, engagé aux côtés de Philopœmen, qui dirigea la
Ligue achéenne de 208 à 182. Le jeune homme grandit au
milieu des conflits qui opposaient Rome et la Macédoine.
Lorsque les Romains l’emportèrent à Pydna, en 168, ils
exercèrent des représailles contre les notables achéens qui
s’étaient engagés du côté de la Macédoine. Polybe, âgé de
trente-deux ans, fut déporté à Rome, où il vécut dix-sept ans. Il
y devint l’ami de Scipion Émilien, l’un des fils du général
Paul-Émile, qui fut aussi deux fois consul. Il lui rend un
chaleureux hommage dans son Histoire. Ce lien dura même
après que Polybe eut été autorisé à rentrer en Grèce, en 150
avant J.-C. Il accompagna Scipion Émilien en Afrique,
assistant à la destruction de Carthage. Il retourna en Grèce
après la prise de Corinthe en 146 et y mourut, selon la
tradition, à quatre-vingt-deux ans.
Contemporaine de l’établissement de l’Empire romain,
l’Histoire universelle de Polybe envisage l’ensemble des
nations de son temps à partir de 220 avant J.-C., afin
d’expliquer, dit-il au début du livre III, « comment et pourquoi
toutes les parties connues du monde habité sont tombées sous
la domination des Romains ». L’écrivain commence par une
fresque de Rome au moment de la première guerre punique
(elle opposa l’Urbs à Carthage de 264 à 241 avant J.-C.), puis
il procède année par année : il compose en grec une histoire
de Rome. Il s’agit, dans une perspective opposée à celle de
Thucydide, qui s’interroge sur les causes de la défaite
d’Athènes, d’aider ses compatriotes à comprendre les raisons
de la victoire des Romains et de leur donner les moyens de
juger s’ils peuvent s’accommoder ou non de leur tutelle.
Polybe écrit pour des lecteurs grecs, et pour des hommes
amenés à agir, convaincu d’assister à une redistribution
exceptionnelle des forces géopolitiques de son temps. Pour lui,
le succès de Rome est la conséquence d’un régime politique
particulier et d’institutions précises : la « constitution mixte »
de Rome, combinant des éléments venus de la monarchie, de
l’oligarchie et de la démocratie, tire sa force de l’équilibre
qu’elle établit entre eux. Son histoire est ainsi rigoureusement
politique. Polybe considère que tout gouvernement est par
nature soumis à une histoire cyclique ou anacyclosis, dont il
pose la théorie au livre VI. Un exposé rigoureux doit permettre
à ses lecteurs d’évaluer à quelle étape du cycle ils se situent,
afin de gouverner et de réformer en conséquence. Une telle
conception du dessein à l’œuvre dans l’écriture de l’histoire
l’amène à refuser tout sacrifice à une éloquence
superfétatoire, tout penchant au sensationnel, au merveilleux
ou au pathétique. Face aux blandices de la rhétorique, Polybe
choisit l’efficacité.
Ce souci explique la façon dont, évoquant au livre XXXVIII
la défaite de la Grèce en 146, il représente sans fard les torts
de ses compatriotes. Une revue des échecs que les Grecs
purent connaître antérieurement lui permet de montrer que
leur honneur fut toujours sauf — sinon en cette occasion. La
leçon ne saurait porter à moins d’une franchise quasi
polémique. Polybe est un homme de son temps. Il a le goût du
débat. Son Histoire contient de nombreuses réflexions
méthodologiques, des synthèses, des justifications, qui
trahissent la volonté de faire valoir la valeur de ses
affirmations et, finalement, de sa conception exigeante du
genre. Plus partiaux, moins neufs, ses successeurs, Posidonius
d’Apamée, Nicolas de Damas ou Diodore de Sicile, n’ont pas
livré d’œuvre aussi prenante dans sa sécheresse, aussi
provocante pour l’intelligence.
Histoire universelle
AMITIÉ DE POLYBE ET DE SCIPION
ÉMILIEN
Je vous avais promis de vous raconter comment l’amitié et
l’intimité de Scipion avec l’auteur (513) devint si grande que le
bruit ne s’en est pas limité à l’Italie et à la Grèce, mais que les
contrées plus éloignées connaissent aussi leurs liens et leurs
relations. Nous avons déjà expliqué que ce fut à l’occasion
d’un prêt de livres et de conversations à leur sujet qu’ils
entrèrent en relation. Mais, quand on renvoya dans leurs villes
les déportés achéens, comme leur amitié grandissait, Fabius et
(514)
Scipion, les fils de Lucius Æmilius , pressèrent le prêteur
de laisser Polybe rester à Rome. Ce qui fut fait, et leurs liens
devenaient de plus en plus étroits, quand arriva ceci : un jour
qu’ils étaient sortis tous trois ensemble de la maison de Fabius,
ce dernier bifurqua vers le Forum et Polybe prit avec Scipion
la direction opposée. Alors qu’ils marchaient, Publius d’une
voix douce et tranquille demanda en rougissant à Polybe :
« Pourquoi donc, Polybe, alors que nous sommes tous deux
avec toi, dialogues-tu continuellement avec mon frère ?
Pourquoi lui adresses-tu tes questions et tes réponses en
m’ignorant ? À coup sûr, tu te fais de moi la même opinion
que s’en font, je le sais, mes concitoyens. J’ai, en effet, la
réputation d’être un homme tranquille et apathique, on me l’a
dit, absolument dépourvu du caractère énergique des Romains,
parce que je n’aime pas parler au tribunal. Et on ajoute que la
maison dont je suis issu ne demande pas comme protecteur un
homme comme moi, mais le contraire de ce que je suis. Et
c’est là surtout ce qui m’afflige. »
Polybe, étonné du tour que prenait la conversation avec ce
jeune homme qui n’avait pas plus que dix-huit ans alors, lui
dit : « Pour l’amour du Ciel, Scipion, ne parle pas comme cela,
et ne te mets pas en tête de telles idées ! Il n’y a ni dédain ni
mépris dans mon comportement, il s’en faut de beaucoup,
mais si, dans nos entretiens, je commence par lui et, si je finis
par lui, c’est qu’il est l’aîné et que, dans ses réponses comme
dans ses avis, je m’appuie sur ce qu’il pense, croyant que tu
partages les mêmes opinions. Cependant, j’aime à t’entendre
dire que tu es peiné à l’idée d’avoir un caractère trop doux
pour une maison comme la tienne. C’est bien là le signe
évident d’une grande âme. Je serais, quant à moi, très heureux
de me mettre à ta disposition et de t’aider à tenir un langage et
une conduite à la hauteur de tes ancêtres. Pour ce qui est des
études auxquelles je vous vois vous consacrer avec tant
d’ardeur, vous ne manquerez pas de maîtres, prêts à vous aider
tous deux, car je vois que, de Grèce, de telles personnes
affluent aujourd’hui à Rome. Mais, en ce qui concerne ce qui
t’inquiète maintenant plus que tout, comme tu le dis, je pense
que tu ne trouveras personne de plus dévoué que moi pour
t’aider et te soutenir. » Polybe parlait encore, que Scipion lui
prenait la main, qu’il pressa avec effusion : « Puissé-je, lui dit-
il, voir bientôt le jour où, négligeant tout le reste, tu me
consacreras toute ton attention et où tu associeras ta vie à la
mienne ! Car c’est alors seulement que je me croirai digne de
ma maison et de mes ancêtres. » Polybe, d’un côté, était ravi
de voir l’enthousiasme et l’affection du jeune homme, mais, de
l’autre, il était dans l’embarras, quand il s’avisait du rang de
cette famille, et de la richesse de ses membres. Cependant
depuis cet accord passé entre eux, jamais plus le jeune homme
ne se sépara de Polybe, et il préféra toujours sa société à toute
autre chose.
XXXI, 23-24

LA FIN DE LA GRÈCE
Ce trente-huitième livre contient la consommation du
(515)
désastre de la Grèce . Souvent la Grèce, dans sa totalité
comme dans chacune de ses cités, a subi des revers, mais
aucun de ceux-ci ne pourrait plus justement mériter le terme
de désastre, dans toute l’étendue de son acception, que celui
qui est arrivé de notre temps. Car ce que les Grecs ont souffert
suffirait à inspirer la pitié, mais, quand on connaît les choses
par le détail, on ne peut que constater que leurs initiatives ont
augmenté encore leur malheur. Certes, la catastrophe que
(516)
connut Carthage apparaît comme la plus terrible de toutes ,
mais, à penser à ce qui arriva alors à la Grèce, on peut
considérer que ce fut une catastrophe tout aussi grande et
même, en un certain sens, plus grande. Car les Carthaginois
ont au moins laissé à la postérité quelques arguments, si
minimes soient-ils, permettant de défendre leur cause, mais les
Grecs n’ont même pas fourni un moyen plausible de défense à
qui voudrait les aider et excuser leurs fautes. Les Carthaginois,
d’autre part, en disparaissant complètement dans la
catastrophe, échappèrent aux souffrances des épreuves à venir,
mais les Grecs, témoins de leurs propres malheurs, en ont
légué le souvenir à leurs descendants. Ainsi, dans la mesure où
ceux qui survivent en souffrant méritent, à nos yeux, plus de
pitié que ceux qui ont péri dans les dangers eux-mêmes, on
peut alors considérer que les Grecs connurent un sort plus
pitoyable que les Carthaginois, à moins de ne tenir compte, en
raisonnant, ni de l’honneur et du bien, mais seulement de
l’intérêt. On reconnaîtra la justesse de mes propos pour peu
qu’on se souvienne des très grands malheurs qui ont autrefois
abattu la Grèce et qu’on les compare à ce que je raconte
actuellement.
La plus grande épreuve infligée aux Grecs par la fortune
(517)
fut, semble-t-il, l’invasion de l’Europe par Xerxès . Tous
alors furent plongés dans les périls, mais finalement il y eut
peu de morts, et ce furent principalement les Athéniens qui,
dans leur sage prévoyance, quittèrent leur patrie en emmenant
avec eux femmes et enfants. Bien sûr, ils eurent à souffrir à
cette occasion, car les Barbares, devenus maîtres d’Athènes,
détruisirent sans pitié la ville, mais les Athéniens
n’encoururent aucun déshonneur, ni aucune honte, et au
contraire leur action fut unanimement considérée comme très
glorieuse, parce que, écartant toute autre considération, ils
avaient préféré partager le sort des autres Grecs. Aussi, grâce à
ce choix généreux, non seulement ils recouvrèrent leur patrie
et leur territoire, mais ils disputèrent peu de temps après à
(518)
Sparte l’hégémonie sur les Grecs . Puis, quand ils furent
vaincus par les Spartiates, s’ils en vinrent à la nécessité de
détruire les remparts de leur propre patrie, la faute en fut non
pas à eux-mêmes, mais aux Lacédémoniens qui firent un usage
immodéré du pouvoir que la Fortune avait placé dans leurs
mains (519).
Quant aux Spartiates, vaincus à leur tour par les
(520)
Thébains , ils perdirent leur hégémonie en Grèce et,
ensuite, renonçant à toute domination extérieure, ils durent se
confiner à l’intérieur de la Laconie. Et qu’y avait-il de
déshonorant quand, après une lutte engagée pour les plus
beaux titres, ils furent vaincus, et refoulés dans les territoires
de leurs ancêtres ? Ainsi, tous ces événements sont
malheureux, mais on ne peut pas les qualifier de désastres. Les
Mantinéens à leur tour, vaincus par les Spartiates, furent
obligés d’abandonner leur cité et de se réfugier dans des
villages, mais c’est aux Spartiates et non pas aux Mantinéens
(521)
que tous reprochèrent leur manque de sagesse . Peu après,
ce furent aux Thébains d’assister à la destruction totale de leur
cité : Alexandre, ayant l’intention de passer en Asie, s’imagina
que la terreur inspirée par le châtiment des Thébains lui
assurerait la soumission des Grecs, pendant qu’il serait occupé
ailleurs. Mais alors chacun eut pitié des Thébains, voyant le
traitement cruel et injuste qu’ils subissaient, et personne
n’essaya de justifier la décision d’Alexandre.
Et d’ailleurs, en peu de temps, ils trouvèrent de l’aide pour
relever leur ville et y vivre à nouveau en sécurité. Car la
compassion d’autrui est un appui précieux pour ceux qui ont
souffert un sort injuste, et nous voyons souvent que la
sympathie générale peut entraîner un renversement de fortune
et inciter les puissants eux-mêmes à regretter leur conduite et à
réparer les malheurs qu’ils ont injustement infligés. Puis,
pendant un certain temps encore, Chalcis, Corinthe, et
quelques autres cités durent, en raison de leur bonne situation
géographique, obéir aux Rois de Macédoine, qui y avaient
disposé des garnisons. Mais tous s’efforçaient alors, autant
qu’ils pouvaient, de libérer ceux qui étaient asservis et
regardaient avec haine et comme des ennemis jurés leurs
oppresseurs. Bref, on ne connut dans le passé que des
malheurs frappant les cités, les unes luttant pour l’hégémonie
ou pour des intérêts particuliers, et les autres attaquées par
quelque despote ou quelque roi sans respect de la parole
donnée. Aussi est-ce très rarement que ceux qui ont été
victimes du sort ont encouru le blâme, et on ne peut pas dire
d’eux qu’ils ont connu un vrai désastre. C’est pourquoi il faut
considérer comme infortunés tous ceux qui, soit
individuellement, soit collectivement, ont vécu des malheurs
hors du commun, mais qu’il n’y a de vrai désastre que pour
ceux qui, par leur conduite insensée, se sont couverts de honte.
Enfin, à notre époque, une infortune commune frappa en
même temps les Péloponnésiens, les Béotiens, les
(522)
Phocidiens… et même les Macédoniens , mais on ne peut
pas employer ce terme d’infortune, car jamais on ne vit
désastre aussi indigne et aussi ignominieux. Ils furent à la fois
(523)
lâches et déloyaux ……… Ils perdirent tout sentiment
d’honneur, et ils consentirent à recevoir dans leur cité les
licteurs romains (524), terrifiés qu’ils étaient de la gravité de
leurs fautes. Mais s’agissait-il de leurs propres fautes ? Je
dirais plutôt que la majorité agissait dans l’ignorance en
manquant à ses devoirs, mais que la faute en revenait aux
responsables de cette ignorance.
Il ne faudra donc pas s’étonner si, abandonnant le style
propre à la narration historique, j’adopte sur ce sujet un style
plus déclamatoire et plus recherché. Certains, peut-être, me
reprocheront encore d’écrire ici avec amertume, alors que mon
devoir aurait été plutôt de jeter un voile sur les fautes des
Grecs. Mais je crois que les esprits justes ne peuvent regarder
comme un ami sincère l’homme timoré qui craint de parler
avec franchise, pas plus qu’on ne saurait considérer comme un
bon citoyen celui qui s’écarte de la vérité par peur d’offenser
sur le moment certaines personnes. Un homme qui ne met pas
la vérité au-dessus de tout ne doit absolument pas mériter le
nom d’historien. Plus un ouvrage historique atteint un large
public, ou plus sa longévité est grande par rapport à des
conversations éphémères, plus l’historien doit attacher de
valeur à la vérité, et plus les lecteurs doivent approuver son
choix. Dans ces périodes troublées, un Grec se devait sans
doute de venir en aide à ses compatriotes par tous les moyens,
soit en les défendant activement, soit en couvrant leurs fautes,
soit en essayant d’apaiser la colère des vainqueurs, et c’est
bien là ce que j’ai réellement fait au moment des événements
(525)
eux-mêmes . Mais une relation historique destinée à être
transmise à la postérité doit être pure de tout mensonge : il faut
se garder de charmer sur le moment les oreilles du public par
des récits agréables. Il importe plutôt de redresser les esprits
pour les empêcher de retomber dans les mêmes erreurs. En
voilà assez sur le sujet.
XXXVIII, 1-4
MÉLÉAGRE DE GADARA
Ce sont ses poèmes qui fournissent les seules informations
qui existent à propos de Méléagre. L’homme serait donc né à
Atthis, près de Gadara, une cité d’Asie mineure située dans la
Jordanie actuelle, vraisemblablement vers 130 avant J.-C. Son
père, nommé Eucrate, était grec. Jeune, Méléagre vécut à Tyr,
puis il s’installa dans l’île de Cos, où il mourut entre 80 et 70
avant J.-C. Méléagre, qui savait le syrien et le phénicien, a
publié des poèmes d’une grande variété : satires, épigrammes,
élégies, idylles, épitaphes. Cent trente-deux ou cent trente-trois
pièces de lui ont été conservées dans l’Anthologie grecque.
Méléagre est réputé pour avoir eu, le premier, l’idée de
rassembler en une seule collection la production d’une
cinquantaine d’auteurs, classés par ordre alphabétique. Ces
poèmes datent pour certains du VIIe siècle avant J.-C. et
s’échelonnent jusqu’aux « jeunes pousses récemment écrites »,
aux « perce-neige », que le maître d’œuvre de ce florilège a
lui-même composés. Il intitula son recueil, quintessence de la
poésie grecque ancienne, La Couronne, expliquant dans
l’élégie liminaire qu’elle était une « couronne tressée » où
chaque poète tient la place d’une fleur, d’un fruit ou d’une
plante, pour former une guirlande. On parla ensuite
d’« anthologie », au sens propre de « recueil de fleurs » ou de
« bouquet », le mot grec anthos désignant une fleur. L’œuvre
de Méléagre est la matrice des volumes ultérieurs de Philippe
de Thessalonique, d’Agathias, de Constantin Céphalas et du
grammairien Maxime Planude, au XIIIe siècle, qui forment le
socle de l’Anthologie grecque, aussi appelée Anthologie
palatine, par référence au manuscrit Codex Palatinus 23,
conservé à la bibliothèque Palatine de Heidelberg et
découvert en 1606, qui servit de base à l’édition de l’ouvrage
à partir du XVIIIe siècle.
Érudit, Méléagre est aussi un poète subtil, raffiné. Chantre
de l’amour, il en dit la fugacité. Il dénonce l’illusion qui
illumine, puis désespère l’amant répudié. Ses pièces, souvent
mélancoliques, voire pessimistes, ironiques, teintées
d’érotisme, ont été admirées par André Chénier. Pierre Louÿs,
enchanté par la tonalité voluptueuse qui touche jusqu’au plus
nostalgique de ses poèmes, et par le goût de la pointe
spirituelle qu’ils trahissent, traduisit Méléagre, avant de
l’imiter dans ses Chansons de Bilitis (1894). Le poète, sous
une apparente facilité, récrit lui-même habilement les modèles
que la tradition lui lègue. L’exercice de pure virtuosité
s’exhibe dans les épigrammes 172 et 173, plaintes
antagonistes qu’il faut lire en miroir pour saisir le sel de ces
reproches amoureux adressés à l’aube qui paraît.
Épigrammes
8
Sainte nuit, et toi, lampe, vous êtes les seuls à connaître
Les serments que tous deux nous fîmes,
Quand nous jurâmes, lui de m’aimer toujours,
Et moi, de ne le quitter jamais ! Commune promesse,
Dont vous pouvez porter témoignage.
Mais voilà qu’il prétend, maintenant, que sont écrits
Sur l’eau des serments comme ceux-là, et toi, lampe, tu le
vois
Dans les bras d’autres femmes !
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 8

166
Ô Nuit, ô désir d’Héliodora qui me tient éveillé,
Et toi, courbe sinueuse de ses reins, dont le souvenir
obsédant
M’arrache des larmes, où je me complais !
Garde-t-elle, dites-moi, un peu de mon amour ?
Et reste-t-il, dans une froide image,
Un peu de la chaleur d’un baiser passé ?
A-t-elle, comme moi, les larmes pour compagnes de lit ?
Et mon fantôme qui vient en rêve abuser son âme,
L’étreint-elle en le serrant contre sa poitrine ?
Ou bien a-t-elle un nouvel amour ? Ô lampe,
Ne donne jamais ta lumière à d’autres ébats,
Et sois la gardienne de celle que je t’ai confiée !
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 166

172
Aube cruelle aux amants, pourquoi as-tu si vite
Éclairé mon lit, quand je me réchauffais à peine
Contre le corps de ma Démo ? Puisses-tu,
D’une course rapide rebrousser chemin,
Redevenir le soir, ô toi qui verses une douce lumière,
Amère pour moi seul ! Autrefois, déjà, chez Alcmène,
Tu affrontas Zeus, et depuis ce jour,
(526)
Tu n’ignores pas comment recommencer ta course !
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 172

173
Aube cruelle aux amants, pourquoi marches-tu
Si lentement autour du monde, quand un autre se réchauffe
Aux draps de Démo ? Quand je tenais dans mes bras
Ce corps si svelte, tu venais bien vite me frapper
De cette lumière qui se riait de moi !
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 173
PHILODÈME DE GADARA
Poète et philosophe, Philodème est originaire de Gadara,
en Asie mineure, comme Méléagre. Né en 110 avant J.-C., il
partit achever ses études à Athènes. Le jeune homme y suivit
l’enseignement de Zénon de Sidon, qui était alors à la tête de
l’école épicurienne. Selon la dédicace d’un de ses livres, il se
rendit en Italie vers 70 avant J.-C. Il s’y lia avec un autre
épicurien, Siron, et s’installa en Campanie, où il fréquentait la
bonne société romaine qui possédait de riches villas dans la
province. Philodème jouit de la protection de Lucius
Calpurnius Pison, à qui il dédia son traité Sur le bon roi selon
Homère, encourant les sarcasmes de Cicéron : ce dernier
écrivit contre son mécène, qui était le beau-père de Jules
César, un violent Contre Pison. Philodème vécut aussi chez
Pison à Herculanum, dans la baie de Naples, où celui-ci avait
une vaste propriété, la célèbre « Villa des Papyri ». La
bibliothèque et une partie de l’œuvre de Philodème figuraient
parmi les manuscrits qu’elle abritait. Philodème mourut en 40
avant J.-C.
La plus grande partie des ouvrages de Philodème, dont
Cicéron salue les qualités intellectuelles dans l’opuscule Des
termes extrêmes des biens et des maux, est d’inspiration
philosophique. Il rédigea une histoire de la philosophie en dix
livres, des biographies des maîtres de l’école stoïcienne, un
traité de logique intitulé De signis et des œuvres de morale.
On a conservé un livre d’un traité intitulé Des vices et des
vertus opposées. Mais Philodème s’est intéressé
spécifiquement à l’esthétique sous les trois espèces de la
musique, de la rhétorique et de la poésie. Il publia un traité
Sur les poèmes et de nombreuses épigrammes qui furent
réunies dans la Couronne de Philippe. L’Anthologie palatine
en a conservé plusieurs. Quoique avec moins d’ampleur que
son contemporain latin Lucrèce, dans le De rerum natura,
Philodème témoigne que la rencontre entre épicurisme et
poésie eut lieu aussi en grec.
Philodème se coule dans la tradition de la poésie
sympotique venue d’Anacréon et des poètes archaïques (la
poésie liée au banquet ou symposion). Il en joue habilement.
L’éloge des plaisirs se teinte d’une dimension philosophique
plus nettement perceptible chez lui que chez ses modèles et il
n’hésite pas à évoquer les guirlandes de fleurs et les coupes de
vin traditionnelles pour les refuser, afin d’épouser plutôt une
jeune fille : renversement paradoxographique et récriture
selon un idéal de bonne vie. À l’hédonisme fait ainsi
discrètement place la vertu de l’homme sage. Ce travail en
demi-teinte correspond au rejet qu’il exprime dans son
ouvrage Sur les poèmes envers toute création purement
formaliste ou conçue de manière exclusivement didactique.
L’épigramme 34, au contraire, fait sens par la suggestion et le
travail propre de la matière poétique sans tenir du seul
exercice de style.
Épigrammes bachiques
34
Assez ! Ces giroflées blanches (527), ce chant de la lyre, ces
vins de Chios,
Et cette myrrhe de Syrie, qui reviennent toujours ! Assez !
Mener encore et encore cette vie de fêtard !
Et toujours tenir dans ses bras une courtisane assoiffée !
Je n’en veux plus ! Je hais toutes ces folies !
Mais couronnez-moi de narcisses, jouez-moi de la flûte,
Frottez mon corps d’essences safranées,
Humectez mes lèvres d’un bon vin de Mytilène,
Et mariez-moi à une jeune fille toute simple !
Cité dans l’Anthologie palatine, XI, 34
Époque romaine
D’Actium à la fondation de Constantinople
(31 avant J.-C. – 330 après J.-C.)
RUFIN
Quarante-huit poèmes du livre V de l’Anthologie palatine
sont attribués à un certain Rufin. Son nom, de consonance
latine, suggère qu’il était d’ascendance romaine, mais il
n’existe aucune information à son propos. Il est daté du Ier
siècle après J.-C., sans certitude. Les pièces qui lui sont
attribuées trouvent des échos chez plusieurs poètes byzantins :
Agathias, Paul le Silentiaire ou Macédonios — ce qui ne
prouve rien quant à la période où il vécut. Rufin compose des
épigrammes érotiques qui célèbrent des femmes : jeunes filles,
courtisanes, épouses, servantes. Il a pu servir de modèle aux
auteurs avec lesquels il entretient des similitudes. Il n’est pas
nécessaire de le tenir pour leur contemporain.
Le réalisme, la sensualité, parfois la familiarité facétieuse,
de ses créations retiennent l’attention. Vieillissement ou
brutalités, dans les deux épigrammes qu’on propose,
traduisent l’aptitude de Rufin à considérer l’envers de
l’amour, tel que ses pairs l’envisagent le plus souvent. Il saisit
la blessure, la déception, épousant d’une façon rare le point
de vue de la femme. Le poète n’endosse plus l’habit de
l’amant. Il est confident, conseiller. Il rassure. Il console. Il
voit au-delà de la silhouette topique de la maîtresse
capricieuse ou dédaigneuse. Cette sympathie bourrue donne
un charme prenant à ses poèmes.
Épigrammes
21
Ne te l’avais-je pas dit, Prodicè ? « Nous vieillissons. »
Ne t’en avais-je pas déjà fait l’annonce,
Qu’elles viendraient bien vite, les destructrices de
l’amour ?
Les voilà ! Ces rides, ces boucles blanches. Ton corps est
une ruine,
Ta bouche a perdu sa grâce d’autrefois.
Quelqu’un vient-il t’aborder, beauté altière,
Ou t’adresser une demande flatteuse ?
Tu n’es plus qu’un tombeau devant qui nous passons !
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 21

43
Un homme chasse de chez lui une femme toute nue :
Il y aurait un jour trouvé un rival !
Mais, lui, n’a-t-il pas forniqué ? Comme s’il venait
(528)
De l’école de Pythagore ! et c’est pour cela, mon
enfant
Que tu pleures ? Que tu vas mâchurer ton visage ?
Et grelotter devant la porte d’un fou ?
Sèche-toi les yeux, mon enfant, ne pleure plus.
Nous en trouverons bien un autre,
Qui ne sache à la fois regarder et frapper.
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 43
STRABON
Strabon (63 avant J.-C. – 25 après J.-C.) naquit à Amasée,
dans la région du Pont, en Asie mineure, au moment où elle fut
conquise par Pompée, l’année même où le roi Mithridate,
vaincu, se suicida. Il vit la paix peu à peu s’instaurer, sous
l’autorité de Rome, après la guerre et les troubles civils. Ce
Grec cultivé, grand voyageur (il dit avoir parcouru la terre de
l’Arménie à la Sardaigne et du Pont-Euxin aux frontières de
l’Éthiopie), en conçut une profonde admiration pour
l’empereur Auguste dont le règne, de 27 avant J.-C. à 14 après
J.-C., coïncide avec l’essentiel de sa vie d’homme mûr.
« Jamais il n’a été donné aux Romains et à leurs alliés de
jouir d’une paix et d’une prospérité comparables à celles que
leur a procurées César-Auguste à partir du jour où il a reçu le
pouvoir souverain », écrit-il (Géographie, VI, 4, 2). Or cette
paix, pour Strabon, a d’abord une fonction civilisatrice : elle a
« créé des liens qui n’existaient pas auparavant et enseigné
aux peuples sauvages la vie en société » (II, 5, 26). Cette
conviction éclaire son œuvre.
Strabon, en effet, composa d’abord des Commentaires
historiques qui poursuivaient le récit de l’Histoire universelle
de Polybe. S’il ne demeure que des fragments des quarante-
sept livres que l’ouvrage comportait, il semble clairement
s’inscrire dans la tradition de l’historiographie grecque.
Soucieux toutefois de fournir à l’élite en charge de
l’administration de l’Empire les moyens de gouverner selon
les meilleurs principes, en s’appuyant sur une excellente
compréhension du monde particulier dans lequel chaque
administrateur peut se trouver, il conçoit le projet original de
la Géographie, qui fait sa réputation. Le grand livre de
Strabon, « œuvre colossale » (I, 1, 23), est une description
générale de la terre habitée, des Colonnes d’Hercule (le
détroit de Gibraltar) à l’Éthiopie et à la Libye, en passant par
la Gaule, la Bretagne, la Germanie, l’Inde et la Perse. Son
ampleur ne se limite pas, cependant, à l’étendue du territoire
évoqué. Strabon ajoute à l’investigation topographique une
enquête anthropologique. Il rend compte des relations entre
l’homme et son milieu, des mœurs, des régimes politiques.
Combinant les ressources fournies par ses prédécesseurs qu’il
compile, les observations recueillies sur le terrain au cours de
ses voyages, les réflexions d’historiens comme Éphore et
Polybe, voire de mathématiciens, Strabon fait œuvre au bout
du compte de philosophe au sens ancien du terme : il tente de
parvenir à une science totale des phénomènes physiques et de
leurs relations avec les créatures qui peuplent la terre. Cet
encyclopédisme à usage politique ne dédaigne pas les
prestiges du récit : après Hérodote, il fait la part belle aux
légendes et soigne la composition de son texte.
Les pages qu’il consacre aux Gaulois montrent avec brio la
diversité de ses préoccupations. Strabon a loué leurs aptitudes
militaires, en particulier celles des peuples belges. Il élargit
alors son propos pour évoquer de façon globale les
caractéristiques de ces populations endurantes et farouches.
La géographie, anticipant les travaux d’un Vidal de La Blache
au XIXe siècle, devient étude de mœurs. L’intention politique de
l’œuvre perce dans la comparaison permanente avec les
usages de la société à laquelle l’auteur appartient et
l’utilisation du pronom personnel de la première personne du
pluriel. Strabon ne parle pas sub specie aeternitatis, de façon
atemporelle. L’ancrage revendiqué de son discours et le point
de vue que cet ancrage définit ne sont pas un des moindres
intérêts de son livre : ils dessinent de l’intérieur les contours
d’un esprit de Grec romanisé au tout début de l’époque
romaine.
Géographie
MŒURS GAULOISES
Parmi ces habitants, le premier rang appartient aux Belges
— une confédération de quinze peuples qui habitent le long de
l’océan, entre le Rhin et la Loire, qui purent à eux seuls
repousser l’invasion des Germains, c’est-à-dire des Cimbres et
des Teutons. Parmi les Belges mêmes, les Bellovaques sont
réputés les plus braves et, après eux, les Suessions. La preuve
du grand nombre des Belges, c’est qu’on comptait, dit-on,
parmi eux trois cent mille hommes pouvant porter les armes.
On a déjà parlé du grand nombre des Helvètes, des Arvernes,
et de leurs alliés : on peut en conclure le chiffre élevé de la
population en Gaule et, comme je l’ai déjà dit, la fécondité des
femmes, comme leur capacité à nourrir leurs enfants. Les
Gaulois sont habillés de saies. Ils ont les cheveux longs. Ils
mettent de larges braies et, au lieu de tuniques, des vêtements
à longues manches qui leur retombent au bas des reins. La
laine qui sert à tisser ces vêtements épais qu’ils appellent
« laenae » est rêche, mais elle a de longs poils. Les Romains,
cependant, même dans les parties les plus au nord du pays,
obtiennent des laines plus soyeuses avec des moutons qu’ils
couvrent de peaux. L’armure des Gaulois est proportionnée à
leur grande taille : un sabre long pendu à leur flanc droit, un
bouclier de forme allongée, des piques aussi longues et une
sorte de javelot appelé « madaris ». Certains se servent aussi
d’arcs et de frondes. Ils ont également une sorte de lance en
bois, qu’ils lancent de leurs mains, sans courroie, plus loin
même qu’une flèche, ce qui fait qu’ils s’en servent même dans
la chasse aux oiseaux. La plupart des Gaulois dorment à la
dure, et prennent leurs repas assis sur de la paille. Leur
nourriture est principalement faite de laitages et de toutes
sortes de viandes, surtout de la viande de porc, fraîche ou
salée. Les porcs, qui restent toujours dehors, acquièrent une
taille, une force et une vitesse remarquables : il y a danger à
s’en approcher quand on ne les connaît pas et ce danger serait
identique même pour un loup. Quant à leurs maisons, elles
sont bâties de planches et de claies d’osier. Elles ont la forme
de grandes rotondes et une épaisse toiture de chaume les
recouvre. Ils ont aussi une telle abondance de moutons et de
porcs, qu’ils pourvoient non seulement les Romains, mais
aussi la plupart des autres parties de l’Italie en salaisons et en
(529)
sayons . La forme de constitution la plus répandue chez les
peuples gaulois était autrefois la forme aristocratique : ils se
choisissaient chacun un chef tous les ans, selon une antique
tradition, et de même, en cas de guerre, un général était choisi
par le plus grand nombre. Mais maintenant la plupart sont sous
administration romaine. Une chose particulière se passe dans
leurs assemblées : si quelqu’un fait du chahut et interrompt
celui qui parle, un officier public s’avance, l’épée à la main, et
ordonne le silence avec des menaces. Si le trublion
n’obtempère pas, l’officier réitère deux ou trois fois son ordre
et finit par lui enlever un morceau de son sayon, assez grand
pour que le reste soit inutilisable. Les activités des hommes et
des femmes se répartissent chez les Gaulois, juste à l’inverse
de chez nous, mais c’est là un trait commun et fréquent dans
les nations barbares.
IV, 4, 3

CRUAUTÉ DES GAULOIS


À la franchise et à la fougue, les Gaulois ajoutent beaucoup
de légèreté et de vantardise, ainsi que le goût de la parure. En
effet, ils portent des bijoux en or : colliers autour du cou,
bracelets autour des bras et des poignets, et les notables
s’habillent d’étoffes teintes et brochées d’or. À cause de ce
caractère léger, ils sont insupportables dans la victoire et
abattus dans la défaite. S’ajoute encore à cette frivolité
quelque chose de sauvage et d’étrange, mais qu’on voit le plus
souvent chez les peuples du Nord. Par exemple, après un
combat, ils suspendent au cou de leurs chevaux les têtes des
ennemis qu’ils ont tués et ils les rapportent chez eux pour les
clouer à l’entrée de leurs maisons. Posidonios dit avoir vu
souvent ce spectacle, qui l’avait d’abord beaucoup choqué,
mais que l’habitude lui avait permis de le supporter plus
facilement. Ils conservent les têtes des personnages illustres
dans de l’huile de cèdre, et ils ne veulent pas s’en dessaisir,
même quand on leur en propose le poids de l’or. Les Romains
les firent renoncer à ces coutumes, ainsi qu’à certaines
pratiques de sacrifice ou de divination qui sont contraires à nos
(530)
mœurs . Ainsi, l’homme qui était voué aux dieux recevait
un coup de couteau sur le dos et, à partir de ses convulsions,
on prédisait l’avenir. Ces sacrifices se faisaient toujours en
présence des druides. On rapporte encore d’autres formes de
sacrifices humains : ainsi ils transperçaient de flèches leur
victime, puis ils la crucifiaient dans leurs temples, ou bien ils
construisaient un mannequin colossal avec du bois et du foin
et ils y mettaient des bestiaux, ou toutes sortes d’autres bêtes
avec des hommes, puis ils les consumaient entièrement par le
feu.
IV, 4, 5
FLAVIUS JOSÈPHE
Juif, né à Jérusalem en 37 après J.-C., Flavius Josèphe
assista à la prise de la ville et à l’incendie du Temple par les
Romains en 70 : il en est l’unique historien dans La Guerre
des Juifs. Ce témoignage a longtemps été considéré avec
suspicion, parce que son auteur était passé du côté de
l’Empire. La découverte des manuscrits de la mer Morte, les
fouilles archéologiques menées depuis les années 1960, l’ont
au contraire confirmé. Elles ont aussi renouvelé son intérêt en
donnant à apprécier la richesse d’un propos doublement
engagé.
Flavius Josèphe s’appela d’abord Joseph, fils de Mathias.
Il appartenait à une famille aristocratique de prêtres juifs. Il
reçut une éducation tournée vers l’étude des textes sacrés,
avant d’être chargé à vingt-six ans d’une mission
diplomatique à Rome, afin de faire libérer des coreligionnaires
emprisonnés par Néron. Revenu en Judée, impuissant à
maintenir la paix, il participa au soulèvement de la population
contre ses gouverneurs romains en 66. En juillet 67, il fit
partie des insurgés qui résistèrent contre Vespasien dans la
citadelle de Jotapata. Alors qu’il se trouvait parmi quarante
notables réfugiés dans une grotte, résolus à se suicider,
Joseph, lui, se rendit et prédit à Vespasien qu’il deviendrait
empereur — ce qui se produisit deux ans plus tard. Vespasien
libéra le prisonnier, qui devint alors Flavius Josèphe en
hommage à son protecteur, membre de la gens des Flaviens.
Aux côtés de Titus, lors du siège de Jérusalem, il assista parmi
les Romains au massacre et à l’incendie du Temple, après la
prise de la ville. Il était à Rome au moment du triomphe où les
Flaviens exhibèrent les dépouilles de ses compatriotes.
Pensionné par Titus, il demeura vingt-cinq ans occupé à
rédiger son œuvre. Il mourut en 95 ou 96 après J.-C.
Écrivant une Histoire de la guerre des Juifs contre les
Romains, Flavius Josèphe ne dissimule pas le camp qu’il a
choisi, puisqu’il accuse les Juifs d’avoir déclenché les
hostilités, plutôt qu’il n’implique la cruauté du pouvoir
impérial. Son texte s’emploie cependant à montrer qu’ils
furent de vaillants adversaires et il ne dissimule pas l’héroïsme
des zélotes à Massada. Il considère aussi que le conflit est
déterminant pour l’histoire de la région et de l’Empire, comme
Thucydide le pense de son temps de la guerre du Péloponnèse.
Flavius Josèphe, en effet, reprend la façon qu’a celui-ci de
procéder, remontant loin en amont pour expliciter les causes
des événements. Il s’efforce d’autre part d’observer une
véritable impartialité. Il ne tait pas les divisions internes des
Juifs ou l’ambiguïté de certaines conduites, mais il s’autorise
aussi de véhémentes lamentations sur les malheurs de sa
patrie — il y distingue du reste la main de Dieu. Flavius
Josèphe, convaincu de l’invincibilité de Rome, soucieux de
ménager après la guerre une voie à l’entente des peuples à
l’intérieur de la Pax Romana, annonce la position d’un
Plutarque, du point de vue des Grecs. Ce grand récit aux
fortes pages a influencé des générations d’historiens. Agrippa
d’Aubigné, au XVIe siècle, évoque les horreurs de la guerre à
sa lumière. Le livre I des Tragiques évoque les terribles scènes
d’anthropophagie auxquelles la misère accula des hommes et
des femmes de son temps : il suit un récit comparable que
contient le livre VI de la Guerre des Juifs.
Après ce premier ouvrage, Flavius Josèphe se fit
l’apologète du judaïsme dans Les Antiquités juives, vaste
histoire du peuple élu destinée à en faire connaître la longue
tradition au public romain ou grec avec lequel son destin était
désormais appelé à se confondre. Le Contre Apion, où il
répond à des libelles contre les Juifs, poursuit l’entreprise.
Ces travaux ne suffisant pas à le justifier auprès des siens,
Flavius Josèphe composa aussi une Autobiographie, dans
laquelle il tente de défendre son action au cours des premiers
mois de la guerre. Le dessein en est moins clair. Elle n’a pas
l’éclat des passages les plus relevés de La Guerre des Juifs.
La Guerre des Juifs
« CET’ HORREUR QUE TOUT ŒIL EN
LISANT A DOUTÉ » (AGRIPPA D’AUBIGNÉ)
Il y avait une femme, Marie, fille d’Éléazare, qui
appartenait aux tribus d’au-delà du Jourdain. Elle venait du
bourg de Bèth-ezouba (c’est-à-dire « la maison d’Hysope »).
Elle était fort riche et de bonne naissance. Elle était venue,
avec beaucoup d’autres, se réfugier à Jérusalem, et s’y trouva
assiégée. Tout ce qu’elle possédait et qu’elle avait ramené de
(531)
la Pérée avec elle dans la ville, les tyrans le lui avaient
pris, et ce qui pouvait encore rester de ses objets précieux ou le
peu de nourriture qu’on pouvait trouver encore, les
(532)
sicaires , dans leurs irruptions quotidiennes, s’en étaient
saisis. Cette femme en éprouvait une vive indignation et
souvent elle se répandait en injures et en imprécations qui
irritaient les ravisseurs. Alors, comme aucun d’eux n’éprouvait
ni assez de colère ni assez de pitié pour la tuer, comme elle
était lasse également de chercher de la nourriture pour le profit
des autres, et qu’il devenait même impossible désormais d’en
trouver nulle part, la faim qui la dévorait jusqu’au plus
profond de ses entrailles, et encore plus la colère qui la brûlait,
la poussèrent, autant que la nécessité, à prendre une résolution
contre nature. Elle saisit son fils, qu’elle avait à la mamelle :
« Enfant infortuné, dit-elle, dans cette guerre, dans cette
famine, dans cette sédition, pour qui dois-je te conserver ? Ce
sera l’esclavage auprès des Romains, si nous devons vivre
sous leur domination ! Mais la faim va venir avant l’esclavage,
et les factieux sont encore plus redoutables que ces deux
maux ! Allons ! Sois ma nourriture, sois la furie vengeresse
qui s’attache à eux et deviens pour la postérité le sujet de la
seule histoire qui manque encore aux malheurs des Juifs ! » Et,
tout en prononçant ces paroles, elle tue son enfant, puis elle le
fait rôtir, elle en mange une moitié, et elle en cache et réserve
le reste. Vite les factieux furent là. Humant l’odeur de cette
viande abominable, ils la menacèrent de l’égorger sur-le-
champ, si elle ne leur montrait pas ce qu’elle avait préparé. La
femme alors leur dit qu’elle en avait gardé une bonne part, et
elle leur découvrit les restes de son fils. Aussitôt, glacés par ce
spectacle, ils furent saisis d’épouvante et de stupeur. Alors
elle : « Oui, dit-elle, c’est là mon propre fils, et voici mon
œuvre. Mangez-en, car j’en ai moi aussi mangé. Ne soyez pas
plus faibles qu’une femme, ni plus compatissants qu’une mère.
Mais si vous êtes pieux, et que vous vous détournez de ma
victime, sachez que c’est pour vous que j’en ai déjà mangé, et
que c’est à moi que le reste est destiné. » Après ces mots, ces
hommes s’en allèrent, tout tremblants, lâches dans cette seule
circonstance, abandonnant malgré tout avec peine cette
nourriture à la mère. Aussitôt après, la ville s’emplit du bruit
de ce sacrilège et, en se représentant ce crime, on frissonnait
comme si l’on avait conçu soi-même une telle audace. Les
gens pressés par la faim souhaitaient de mourir au plus vite et
estimaient bienheureux ceux qui les avaient devancés sans
avoir entendu ni contemplé de telles horreurs.
VI, 201-213
PHILON D’ALEXANDRIE
Philon naquit entre 20 et 10 avant J.-C. dans l’une des plus
riches familles de la diaspora juive d’Alexandrie. Son père
était citoyen romain. Plusieurs de ses parents exercèrent
d’importantes charges dans l’administration. L’enfant reçut
une culture à la fois hébraïque et grecque. Il défendit sa
communauté dans une ambassade auprès de Caligula, alors
que des émeutes s’étaient produites contre le préfet Flaccus,
accusé d’avoir privilégié les Grecs contre les Juifs
d’Alexandrie, mais l’essentiel de sa vie, dont on sait peu de
choses jusqu’à sa mort un peu avant 50 après J.-C., fut dévolu
à l’étude.
Toute l’œuvre de Philon, qui rassemble une cinquantaine
de titres, consiste en commentaires de la Bible, en travaux
historiques et exégétiques, en traités philosophiques. Il
composa notamment une importante Vie de Moïse et une
Explication de la loi. Son intérêt est de procéder à l’exposition
de la culture juive de son temps en grec, usant de ce fait
nécessairement de concepts philosophiques helléniques.
Philon accomplit ainsi, pour la première fois, une synthèse
originale des deux traditions. Moïse, par exemple, figure par
excellence de législateur, prend l’apparence, chez lui, d’un
souverain hellénistique idéal, tandis que le récit de sa vie suit
l’art de la biographie fondé en Grèce. Si cet ouvrage paraît
avoir été destiné à des Gentils, peut-être afin de les
familiariser avec un monde intellectuel qu’ils
méconnaissaient, d’autres textes de Philon semblent en
revanche avoir été écrits à l’intention de Juifs qu’il entendait
guider plus avant dans leur foi.
Dans tous les cas, Philon recourt à des méthodes d’exégèse
allégorique mises au point par les stoïciens et utilisées par les
platoniciens. La fusion qu’il réalise entre la tradition
hébraïque et la tradition grecque répond au mouvement qui
avait conduit, dès l’époque hellénistique, à la traduction de la
Bible hébraïque par les Septante. Il lui donne cependant une
profondeur originale et lui ouvre un champ nouveau par
l’ampleur de ses connaissances et de ses vues. La symbiose
que Philon propose n’a rien de sec ou de purement
dogmatique. Sensible au lyrisme des Écritures, il leur fait
volontiers écho, enrichissant ainsi la littérature de langue
grecque. Redécouverte au XVIe siècle, son œuvre jouit depuis
d’un prestige croissant.
La Vie de Moïse
LA VISION DU BUISSON ARDENT
En conduisant son troupeau dans un lieu bien pourvu d’eau
et d’herbages, qui pouvait fournir à ses brebis une abondante
pâture, il arriva dans un vallon et vit un spectacle tout à fait
surprenant (533). Il y avait là un buisson couvert d’épines et tout
rabougri. Or ce buisson, sans que personne n’y ait mis le feu,
soudain s’enflamme, mais, alors qu’il était enveloppé tout
entier, de la racine au sommet, par une grande flamme, comme
si le feu sortait d’une source jaillissante, il reste intact, il ne
brûle pas, comme si sa substance ne pouvait subir aucune
atteinte et que lui-même, au lieu d’être du bois combustible,
était au contraire nourri par le feu. Au milieu de la flamme
apparut une forme extrêmement belle, qui ne ressemblait à
aucun objet visible, une image d’apparence tout à fait divine,
resplendissant d’une lumière plus éclatante que le feu, et dont
on aurait pu imaginer qu’elle était l’image même de l’Être.
Appelons-la un ange, parce qu’elle annonçait en quelque sorte
les événements à venir, dans un silence plus clair que la
parole, à travers une vision grandiose. Le buisson ardent est le
symbole des victimes de l’injustice, la flamme du feu, celui
des auteurs de l’injustice, et le fait que ce qui brûlait ne se
consumait pas signifie que les victimes ne périront pas sous les
coups de leurs assaillants, mais que l’attaque des uns est sans
résultat et ne sert à rien, et que les menées qui visent les autres
ne font aucun dommage. Enfin l’ange, c’est la providence de
Dieu qui, contre toute attente, et dans un silence tranquille, fait
disparaître ce qui remplissait d’effroi. Il faut examiner avec
précision cette figure. Le buisson, comme on l’a dit, était une
plante toute rabougrie, mais non sans épines, de sorte que, rien
qu’en y touchant, on se serait blessé. Il n’était pas détruit par
le feu qui, par nature, est destructeur. Au contraire, sous son
effet, il restait intact, se conservant tel qu’il était avant que le
feu ne s’allume, sans subir aucune dégradation, et même il y
eut sur lui plus d’éclat. Tout cela renvoie à la situation dans
laquelle était le peuple à cette époque. On y entend comme un
cri adressé bien fort à ceux qui se trouvaient dans le malheur :
« Ne vous laissez pas abattre ! Votre faiblesse est une force qui
taraudera et qui blessera par milliers vos ennemis. Ceux qui
souhaitent détruire votre peuple seront, malgré eux, ceux qui
vous sauveront, et non ceux qui vous détruiront. Vous ne
souffrirez pas des maux qui s’abattent sur vous, et quand on
pensera provoquer chez vous les plus grands ravages, c’est
alors surtout que vous brillerez dans toute votre gloire. »
Quant au feu, dont l’essence est la destruction, il confond ceux
dont le cœur est cruel : « Ne vous vantez pas de votre propre
force, mais, au contraire, en voyant les forces invincibles ainsi
abattues, soyez modestes : le pouvoir de consumer qu’a la
flamme est brûlé comme du bois, et le bois, qui par nature est
combustible, de façon évidente, consume en quelque sorte le
feu. »
I, 65-70

LES TÉNÈBRES, NEUVIÈME DES DIX


PLAIES D’ÉGYPTE
Les sauterelles une fois dispersées, alors que l’idée de
(534)
laisser partir notre peuple met le roi à la torture, survient
alors un fléau plus grand encore que les précédents. On était
en plein jour et soudain se répandent les ténèbres, soit qu’il y
ait eu une éclipse de soleil, plus complète que d’habitude, soit
que l’épaisseur des nuages, leur masse continue et leur très
forte condensation aient arrêté la progression des rayons, si
bien qu’on ne distinguait plus le jour de la nuit et qu’on
pensait (on ne pouvait penser rien d’autre) que c’était une
seule nuit, très longue, égale à trois jours et à autant de nuits.
Alors, dit-on, ceux qui gisaient sur leur lit n’osaient pas se
lever et ceux qu’un besoin pressant obligeait à se lever
avançaient avec peine, en tâtant les murs ou autre chose,
comme des aveugles. En effet, la lumière du feu qu’on utilisait
ou bien était éteinte à cause de la tempête qui faisait rage, ou
bien semblait obscurcie à cause de la profondeur des ténèbres,
de sorte que la vue, le plus nécessaire des sens, sans avoir
disparu, était émoussée et incapable de rien voir et que les
autres sens étaient aussi atteints, comme des subordonnés dont
le chef est tombé. Car personne n’osait ni parler, ni écouter, ni
se nourrir, mais on se traînait dans l’inaction et la faim, sans
pouvoir consacrer un moment à aucune sensation, tout entiers
captifs de cet état de passivité, jusqu’à ce que Moïse, saisi par
la pitié, adresse à Dieu une supplication. Et Dieu alors apporte
la lumière à la place des ténèbres, et le jour à la place de la
nuit, sous un ciel tout à fait serein.
I, 123-125
MARCUS ARGENTARIUS
L’Anthologie palatine donne Marcus Argentarius pour
l’auteur de trente-sept épigrammes qu’elle contient. Situées
principalement aux livres V et IX, elles cultivent le registre
érotique, correspondent à une veine morale assez
conventionnelle ou s’apparentent au genre de l’épigramme
bachique. Inscrites dans le contexte d’un banquet, ces pièces
satiriques brocardent à l’envi ivrognes, infirmes, ou pauvres.
La moquerie et le paradoxe constituent deux procédés
récurrents chez Marcus Argentarius, y compris dans les
poèmes amoureux. L’expression nue de la passion semble
d’abord tout l’argument des épigrammes 127 et 128, mais la
pièce s’achève chaque fois par un trait imprévu. Dans la
première, la mère qui surprend enlacés le poète et sa fille,
contre son silence, réclame sa part de l’amant : l’effroi des
amoureux se résout en farce au bénéfice de la perfide matrone.
Dans la seconde épigramme, la pointe tient dans la manière
dont le poète se dérobe finalement à la confidence. Après une
ouverture qui évoque une nuit d’amour, le lecteur attendait
une scène de genre : il est confronté au silence. Cette
discrétion, soudain, donne au poème sa profondeur en
révélant une pudeur jalouse. En refusant de montrer, elle
suggère davantage. L’épigramme 89, quant à elle, cultive le
paradoxe en vantant l’amour, non d’une beauté, mais d’un
laideron, suggérant que l’amant, alors, discerne, sous le
charme de l’apparence, la vraie beauté intérieure, seule digne
d’une affection véritable. L’épigramme 270 se fait plus subtile
encore. Elle célèbre l’art d’un danseur musicien : réglé sur la
seule contemplation du cosmos, c’est-à-dire l’ordre de
l’univers, il le reflète. Danse et chant apparaissent ainsi
comme de pures expressions du monde céleste, où deux
constellations, la Couronne et la Lyre, inscrivent en retour ces
symboles de la poésie parmi les astres. C’est à cet éloge de la
poésie comme musique des sphères que Marguerite Yourcenar
a emprunté le titre de son anthologie, La Couronne et la Lyre
(1979).
De Marcus Argentarius, on ne sait rien. On ignore où et
quand exactement il vécut. L’origine romaine de son nom ne
constitue même pas une indication, il peut être un affranchi ou
un fils d’affranchi. Sénèque l’Ancien évoque dans ses Suasoria
un Argentarius : rien ne garantit qu’il s’agisse du même
personnage.
Épigrammes
89
Ce n’est pas aimer que de vouloir posséder une belle
femme :
C’est suivre l’invitation raisonnable de nos regards.
Mais, devant une laideronne, comme piqué par l’aiguillon
de la passion,
Être transporté et enflammé d’amour à en perdre la tête,
Voilà l’amour : ce sont là ses feux.
Car la beauté charme également tous ceux qui savent la
reconnaître.
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 89

127
J’étais très épris d’une jeune fille, Alcippé.
Un jour, elle me céda et je la possédai
Sur son lit, en cachette. Nos deux poitrines
Palpitaient de peur : quelqu’un pourrait venir,
Jeter un œil importun sur nos amours secrètes.
Mais sa mère entendit le babillage de la belle,
Et dès qu’elle nous vit, elle s’écria :
« Partageons le secret, ma fille ! »
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 127

128
Poitrine contre poitrine, mon sein tout près du sien,
Les douces lèvres d’Antigonè pressées par mes lèvres
Et sa peau tout contre la mienne… Quant au reste,
Je ne le dis pas : seule la lampe pourrait en témoigner.
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 128

270
Je chante et je danse, tout en contemplant le chœur doré
des astres du soir.
Aucun besoin d’aller alourdir de mon pas les autres
chœurs.
Mais, la tête couronnée de roses, je me fais le servant des
Muses
En effleurant de mes doigts la lyre sonore
Et, ce faisant, je conforme ma vie à l’ordre du monde,
Car l’ordre du monde aussi a dans le Ciel sa Couronne et
sa Lyre.
Cité dans l’Anthologie palatine, IX, 270.
ANTIPHILOS DE BYZANCE
Antiphilos de Byzance vécut au Ier siècle après J.-C. Il a
composé une épigramme à la gloire de Néron, qui rendit en 53
leur liberté aux Rhodiens, après que l’empereur Claude les en
avait privés : elle permet de situer assez précisément le
moment où Antiphilos vécut. Plusieurs pièces, où il loue
assidûment des puissants de son temps, laissent deviner en lui
un courtisan. Il est difficile d’en savoir davantage sur ce
contemporain de Philippe, qui lui réserva une place de choix
dans son recueil : cinquante pièces de lui ont ainsi survécu.
Leur paternité est parfois attribuée à d’autres poètes qui ont
pu porter le même patronyme.
Son œuvre est diversement appréciée. Certains dénoncent
en lui un poète médiocre et prétentieux, d’autres ont pu louer
son élégance. Quinze épigrammes regroupées sous le nom
d’Antiphilos cultivent toutes le motif de la mer et du voyage
maritime. Cette sensibilité n’a rien d’étonnant en principe
chez un hellénophone (à l’origine de la poésie grecque, se
trouve L’Odyssée) et chez un homme qui vécut à Byzance, sur
le Bosphore, grande cité maritime s’il en fut. Antiphilos,
cependant, se révèle un observateur rare des éléments, qui
l’émerveillent. Plusieurs autres poèmes consacrés à
l’évocation de voyages terrestres suggèrent qu’il ne sacrifie
pas tant à une topique bien établie, qu’il ne cultive un goût
personnel et une fascination réelle pour le monde autour de
lui.
Épigrammes
MOUVEMENT DES EAUX, MERVEILLE DE
LA NATURE
Golfe de l’Eubée, aux eaux toujours changeantes !
Onde errante qui lutte contre son propre flot !
Quel courant perfide envoies-tu, aux navires,
À triple reprise, le jour comme la nuit,
(535)
Que tu leur donnes pour le reprendre !
Merveille de la vie, infinie merveille qui me stupéfie,
Mouvement incessant dont je ne cherche pas la cause :
Ce sont là secrets indicibles de la nature.
Cité dans l’Anthologie palatine, IX, 73
DION DE PRUSE
Plus de quatre-vingts discours de Dion de Pruse ont
subsisté : cette abondance, comme le surnom de
« Chrysostome » (« Bouche d’or ») qu’il reçut, sont des
indices de la considération dont ce rhéteur a joui. Né à Pruse,
en Bythinie, vers 40 après J.-C., il a grandi dans une province
devenue romaine depuis déjà près d’un siècle. Sa famille étant
riche, il reçut la meilleure éducation. Un de ses maîtres fut le
stoïcien Musonius Rufus, souvent cité par Marc Aurèle. Dion
entama une carrière de rhéteur vite couronnée de succès.
Contraint à l’exil sous le règne de Domitien, il entreprit de
voyager, de la Grèce au Danube et même jusqu’en Ukraine.
Revenu en faveur après la mort de l’empereur, proche de
Nerva et de Trajan, les deux empereurs qui se succédèrent à la
tête de Rome entre 96 et 117, il revint à Pruse en 102. Des
procès témoignent de son activité au service de la ville. Il dut
mourir entre 110 et 120 après J.-C.
L’œuvre de Dion se caractérise par sa variété. Il a composé
des morceaux de bravoure rhétoriques, des oraisons funèbres,
des textes de critique littéraire, des récits autobiographiques,
des discours politiques adressés à Trajan, à des cités ou à
différentes assemblées, des dialogues et des traités moraux
d’inspiration plutôt philosophiques, etc. Contrairement à une
idée un temps répandue, Dion n’a pas consacré la première
partie de sa carrière à des ouvrages marqués par les jeux
rhétoriques de la Seconde Sophistique, pour se tourner
ensuite, éprouvé par sa disgrâce, vers une philosophie
révélant une forte attirance pour le platonisme, le stoïcisme et
le cynisme. L’ensemble de sa production, avec des nuances
internes, certes, illustre une conception de la philosophie et de
la politique arc-boutée sur le rôle de la parole et de la culture.
Tous les textes de Dion portent la marque du monde dans
lequel ils furent prononcés. Ils montrent que leur auteur est
hanté par un idéal politique de concorde et qu’il développe
une vision de la royauté imprégnée d’exigence morale. Il est
essentiel pour lui que règne l’ordre, garant de la paix.
L’orateur y contribue lui-même par les leçons qu’il s’emploie
à tirer de toutes ses considérations.
Très célèbre, le discours VII, appelé « Discours eubéen » ou
« Euboïque », illustre l’intrication des registres à l’œuvre chez
Dion. L’ouvrage se présente d’abord comme un récit
rétrospectif à la première personne. Dion raconte comment,
ayant fait naufrage, il est secouru par un humble paysan
d’Eubée, une région particulièrement peu peuplée et sauvage
de Grèce. L’homme l’introduit dans la société minimale qu’il
forme avec son épouse, son beau-frère, la femme de celui-ci,
qui est sa propre sœur, et leurs enfants, dont ils célèbrent les
noces. Cette famille parfaitement vertueuse, modèle de
tempérance, vit de façon autarcique. Son hôte n’a été en ville
qu’une fois, à l’occasion d’un procès. Cette expérience,
racontée dans une narration secondaire, est l’occasion de se
livrer à une vive satire des mœurs urbaines et de la corruption
des riches. La seconde partie du discours rompt avec toute
espèce de narration pour se présenter comme une réflexion
morale sur la pauvreté. Décriée par les poètes, parce qu’elle
impose une vie de labeur incompatible avec l’exercice du
loisir noble distinctif d’un homme libre, elle se voit justifiée au
contraire par Dion. Il montre qu’elle est compatible avec la
vertu, aux champs comme à la ville, tandis que la richesse
autorise des plaisirs qui exigent, pour conserver leur attrait,
d’être sans cesse renouvelés. Les joies simples le cèdent vite à
des désirs de plus en plus dépravés. L’auteur s’engage alors
dans une violente dénonciation de la corruption des nantis et
de la prostitution.
La structure duelle du discours, dont la première partie
semble relever de l’idylle romanesque ou du « conte rustique »
(François Jouan) avec ses épisodes traditionnels (naufrage,
intrigue amoureuse, chasteté des protagonistes), tandis que la
seconde appartient au registre de la rhétorique, voire de
l’exhortation morale, invite à y discerner en fait un apologue
politique. La peinture d’une société utopique caractérisée par
la solitude et le respect de l’autre, selon une image développée
chez Musonius Rufus, et son double citadin négatif permettent
de faire valoir une cité idéale qui rejoint les suggestions de
Platon dans la République. La réflexion de Dion s’élabore à
partir des ressources que lui suggère sa culture. S’il emploie
des procédés du roman, il transpose aussi, au début de son
discours, l’arrivée d’Ulysse à Ithaque au chant XIV de
L’Odyssée et, contestant que la pauvreté soit une tare, il
répond aux plaintes du laboureur auquel Électre est mariée
dans l’Électre d’Euripide. La variété n’est pas diffraction ou
éparpillement chez Dion de Pruse. Elle exige une lecture
attentive, seule capable de faire ressortir, derrière le
chatoiement des références et la virtuosité rhétorique, la
cohérence d’une conception de l’univers d’inspiration
stoïcienne pour laquelle le genre humain et les dieux forment
un tout, qui ne peut être blessé sans exposer l’ensemble du
cosmos au dysfonctionnement, à la discorde, au mal. « Bouche
d’or », Dion ne sacrifie pas tant à la prolixité ou à la
virtuosité qu’à la nécessité de considérer le monde avec
gravité.
Le Discours eubéen
UN MODÈLE DE SIMPLICITÉ PASTORALE
Je le suivis volontiers, sans craindre aucun piège, puisque
je ne possédais rien, sinon un simple manteau. J’avais souvent
éprouvé dans des circonstances semblables, telles qu’il s’en
trouve lorsqu’on vagabonde, et c’était bien le cas alors, que la
pauvreté est en réalité chose sacrée et inviolable et que nul ne
fait du tort à un homme pauvre, et bien moins qu’on n’en ferait
à ceux qui ont charge de héraut. J’allai donc à la suite de mon
hôte en toute confiance. Il y avait environ quarante stades pour
parvenir chez lui. Tout en marchant, il me fit part de ses
affaires et me raconta la vie qu’il menait avec sa femme et ses
enfants.
« Nous sommes deux amis, étranger, qui habitons au même
endroit. Nous avons épousé les sœurs l’un de l’autre et nous
avons des enfants, garçons et filles. Nous vivons
principalement de notre chasse, et des produits d’une terre que
nous cultivons. Le terrain ne nous appartient pas. Nous ne
l’avons pas reçu de nos pères et nous ne l’avons pas acheté,
mais nos pères, des citoyens libres, n’étaient pas moins
pauvres que nous, et ils gagnaient leur vie en gardant les
bœufs d’un des hommes riches de l’île. Cet homme possédait
beaucoup de troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres,
beaucoup de chevaux, de nombreuses terres très fertiles, et
toutes sortes d’autres biens. En fait, il possédait l’ensemble de
la montagne. Après sa mort, ses biens furent confisqués. On
dit même qu’il périt sur ordre du roi à cause de sa trop grande
fortune. On emmena alors ses troupeaux pour les égorger. On
prit aussi nos bœufs et personne ne nous donna notre salaire. À
cette époque, par nécessité, nous restâmes là, dans l’endroit où
nous gardions les bœufs et où nos parents avaient construit
quelques abris et un enclos fermé par des pieux qui suffisait à
garder, je crois, pendant l’été, les jeunes veaux. L’hiver, nous
menions paître le bétail dans la plaine, où l’herbe des
pâturages et le fourrage que nous avions en réserve suffisaient
à nourrir le troupeau. Mais, quand l’été revenait, nous
montions de nouveau sur la montagne. C’est dans cet endroit
dont je vous parle que nous demeurions. Un ruisseau coule au
milieu d’une vallée profonde et fraîche et, comme le cours du
ruisseau est tranquille, les bœufs et les génisses peuvent
facilement y entrer. L’eau s’y trouve abondante et très pure,
car la source dont elle sort est très proche, et une brise d’été
souffle toujours dans la vallée. Les forêts de chênes, bien
arrosées, n’abritent ni taons ni autres insectes nuisibles aux
bœufs. Dans les nombreuses prairies qui s’étendent de tout
côté, croissent des arbres hauts et clairsemés, poussés
naturellement, et, tout au long de l’été, on trouve en abondance
dans ces prairies de belles plantes potagères, si bien qu’on y
peut vivre sans aller autre part. Tous ces avantages avaient
déterminé nos parents à prendre l’habitude d’y amener leur
troupeau. Aussi, ils restèrent dans ces huttes jusqu’à ce qu’ils
trouvent du travail et un nouveau maître. La production du
petit champ qu’ils cultivaient tout près, fertilisé par le fumier
des bêtes qu’ils avaient gardées, leur suffisait amplement et,
comme ils n’avaient plus à s’occuper de leurs bœufs, ils se
mirent à aller chasser, d’abord seuls, et ensuite avec des
chiens. En effet, parmi les chiens qui gardaient le troupeau, il y
en eut deux qui, n’ayant plus vu les bergers, laissèrent les
bœufs et retournèrent à l’endroit d’où ils venaient. Au début,
ils accompagnaient nos parents, à la chasse comme partout,
mais, quand ils voyaient un loup, ils se mettaient à sa
poursuite, laissant là cerfs et sangliers, et, quand ils voyaient
un homme, soit tôt le matin, soit tard dans la soirée, ils se
jetaient sur lui et l’attaquaient en aboyant, comme si c’était
contre des hommes qu’ils devaient se battre. Puis, goûtant au
sang des cerfs et des sangliers et mangeant aussi d’autres
viandes, quelque temps après ils se déshabituèrent du pain
pour ne plus manger que de la viande : ils s’en rassasiaient,
quand on leur en donnait et, si on ne leur en donnait pas, ils en
avaient faim, et désormais ils recherchaient une nourriture de
ce genre, poursuivant également toutes les bêtes qui
apparaissaient et, avec un odorat plus fin, ils apprirent à
reconnaître les traces, de sorte qu’au lieu de garder les bœufs,
ils devinrent de bons chasseurs, bien que tardivement formés à
cela. Cependant, l’hiver arrivait et, comme nos parents
n’avaient rien à faire, ni à la ville, ni au village voisin, ils
passèrent l’hiver là où ils étaient. Ils rendirent leur abri plus
solide. Ils resserrèrent la palissade de l’enclos. Ils cultivèrent
toute la superficie du champ. De plus, la chasse était plus
facile en hiver, car le sol, humide à cette saison, rend plus
visibles les traces des animaux, surtout quand elles brillent sur
la neige. Ainsi, le chasseur n’a rien à faire, la trace le conduit,
en quelque sorte, vers l’animal qui, comme engourdi, semble
l’attendre. Il est aussi possible de prendre des lièvres et des
daims dans leurs gîtes mêmes.
« Voilà comment, à partir de ce moment, mes parents
restèrent sur place, n’ayant besoin de rien d’autre pour vivre.
Ils marièrent leurs enfants, le fils de l’un à la fille de l’autre, et
c’est là qu’ils sont morts, il y a presque un an. Ils disaient
qu’ils avaient eu une longue vie, mais pourtant, physiquement,
ils étaient encore aussi vigoureux que des jeunes gens. »
VII, 10-21

LA PAUVRETÉ N’EST PAS UNE TARE


Mais peut-être ai-je passé trop de temps à évoquer la vie du
chasseur, du paysan ou du berger. Je voudrais maintenant
montrer, d’une façon ou d’une autre, que la pauvreté n’est pas
un obstacle à la vie et à l’existence d’hommes libres qui
veulent travailler de leurs mains. À l’inverse, elle les tourne
vers des actions et des actes bien meilleurs et bien plus utiles,
et plus en accord avec la nature, que ceux vers lesquels la
richesse conduit la plupart des hommes. Il nous faut donc
considérer la vie et les occupations des pauvres dans la
capitale ou dans d’autres villes et considérer par quel mode de
vie et quelles activités ils pourront avoir une vie qui soit
vraiment agréable et de meilleure qualité, que celle de ces
hommes qui prêtent avec de trop forts taux d’intérêt et qui
savent très bien faire le calcul des jours et des mois, ou qui
possèdent d’importantes maisons de rapport, des navires ou
des esclaves en grand nombre. On peut craindre qu’il soit
difficile pour les pauvres de travailler dans les villes, et qu’il
leur faille des subsides extérieurs, quand ils ont à payer le
loyer de leur maison, quand ils ont à tout acheter, non
seulement de quoi se vêtir, mais encore de quoi se meubler, de
quoi se nourrir, et même ils doivent acheter le bois dont ils ont
besoin chaque jour pour alimenter le feu, même s’il ne leur
faut que des branchages ou du feuillage, ou encore quand ils
sont contraints de se procurer avec de l’argent les choses les
plus minimes soient-elles : à l’exception de l’eau, ils sont
obligés de tout acheter, dans la mesure où tout est gardé sous
clé et que rien n’est exposé dehors, sinon, je crois, ce qui coûte
très cher. Il semblera peut-être difficile pour des hommes de ce
genre de subsister dans de telles conditions, quand on ne
possède que son corps, et surtout quand nous ne voulons pas
leur conseiller d’accepter le premier travail venu, ou n’importe
quelle activité qui rapporte de l’argent. Nous serons alors
forcés, en suivant ce raisonnement, de chasser des villes de
respectables pauvres, pour faire de nos cités des « villes bien
(536)
habitées », comme dit Homère , c’est-à-dire seulement
peuplées de gens fortunés. Aussi ne laisserons-nous, à ce qu’il
semble, entrer dans nos murs aucun travailleur libre. Mais que
faire des hommes comme eux ? Les disperser dans des
colonies de peuplement, comme les Athéniens firent, dans les
premiers temps, en les répartissant dans toute l’Attique et, plus
(537)
tard également, quand Pisistrate prit le pouvoir ? Ce mode
de vie ne causa pas le malheur des Athéniens de ce temps, et il
ne pervertit pas leur nature de citoyens, mais il les rendit en
général meilleurs et plus sages que ceux qui avaient grandi
dans la cité, qui siégeaient à l’assemblée, qui exerçaient la
justice ou qui tenaient des registres — une foule à la fois
paresseuse et ignoble. Donc, il n’y a aucun péril ni aucune
difficulté à ce que les pauvres, d’une façon ou d’une autre,
habitent la campagne. Mais, néanmoins, je pense que, même
s’ils sont dans une ville, ils trouveront moyen de vivre.
VII, 103-108
PHILIPPE DE THESSALONIQUE
Contemporain des règnes de Claude et de Néron, Philippe
de Thessalonique doit sa célébrité à l’anthologie qu’il
composa sous le titre de Guirlande de Philippe. Prenant la
suite de celle que Méléagre de Gadara avait réunie entre le Ier
et le IIe siècle avant J.-C., elle fournit un jalon essentiel avant
la somme que l’Anthologie palatine constituera.
Philippe rassemble des pièces écrites entre l’époque de
Méléagre et la sienne : poète, il ne s’oublie pas et intègre à sa
Guirlande quatre-vingt-cinq épigrammes dont il est l’auteur.
L’Anthologie palatine en retiendra soixante-douze. Philippe se
montre, en effet, un poète habile, souvent élégant et
harmonieux. Capable de s’adonner à une poésie badine et
spirituelle, il peut faire preuve aussi d’énergie et de fierté,
lorsqu’il évoque les héros des Thermopyles, de vigueur pour
dénoncer dans une épigramme funéraire la violence inentamée
d’un auteur satirique, bien que celui-ci ait trépassé, ou les
querelles des grammairiens, ratiocineurs, pinailleurs,
dépeceurs acharnés de poètes. La dénonciation alterne avec la
tendresse, lorsqu’il évoque, par exemple, les instruments de
son métier qu’un scribe, la vieillesse venue, la vue brouillée,
consacre aux Muses. La diversité des thèmes traités par
Philippe témoigne d’un talent protéiforme et d’une maîtrise
consommée de l’art de la variation.
Épigrammes
62
Une lamelle circulaire de plomb pour indiquer les marges
des pages,
Un canif pour tailler le bec des roseaux, une règle bien
droite,
Et, à côté la pierre ponce, la pierre sèche et poreuse
Qu’on trouve, elle aussi, près de la mer :
Voilà ce que Calliménès, mettant un terme à son travail,
A consacré aux Muses, maintenant que la vieillesse
A recouvert d’un voile ses yeux.
Cité dans l’Anthologie palatine, VI, 62

321
(538)
Grammairiens qu’enfanta l’odieux Mômos , vous
cherchez la petite bête,
Vous pinaillez sur les textes, vous, les roquets de
(539)
Zénodote ,

Les mercenaires de Callimaque (540), que vous brandissez


comme une arme,
Mais que vos langues déchirent ! Vous traquez les
misérables conjonctions,
(541)
Vous raffolez du « sphin » et du « min ».
Vous vous demandez si le Cyclope avait des chiens.
Puissiez-vous, vauriens, ne jamais cesser de criailler contre
les autres,
Mais sur nous, ne plus jeter votre venin !
Cité dans l’Anthologie palatine, XI, 321
ACTES DES APÔTRES
Les Actes des Apôtres furent rédigés en grec par Luc (ou
Loukas, une forme hellénisée peut-être du latin Lucius), en qui
la tradition reconnaît aussi l’auteur du troisième Évangile. Ce
médecin originaire de la ville de Philippes, en Macédoine, ou
d’Antioche sur l’Oronte, dans l’actuelle Turquie, semble avoir
été un païen, avant sa rencontre en 50 avec l’apôtre Paul, à
Troas, en Macédoine. Paul l’entraîna avec lui à Philippes, où
Luc demeura plusieurs années, car c’est dans cette ville que
l’apôtre le rejoignit en 58. Les deux hommes partirent alors
pour Jérusalem. Luc se trouvait parmi les compagnons de
Paul, lors de sa première captivité à Rome, de 61 à 63. Il fut
l’unique proche aux côtés de Paul, quand celui-ci fut incarcéré
à Rome pour la seconde fois. La présence de Luc dans sa
cellule témoigne de leur intimité, également attestée par
plusieurs formules dans les Évangiles, les Actes des Apôtres
ou les épîtres de Paul.
Elle rend infiniment précieux le récit de la conversion de
Paul, sur le chemin de Damas, que Luc insère au chapitre IX
des Actes des Apôtres : il doit réfléchir les sentiments de son
protagoniste. Paul était un Juif, un pharisien orthodoxe, né à
Tarse, en Cilicie, entre 5 et 15. Son premier nom est Saul :
Paul est la version latine du patronyme de ce citoyen romain.
Paul reçut une éducation juive de stricte observance, mais, s’il
pratique l’araméen, il connaît aussi bien le grec : Tarse était
une riche cité, fortement hellénisée, pourvue d’une université,
d’un gymnase, d’un théâtre, d’un stade — hauts lieux de la
culture et de l’urbanisme grecs. Paul baigne donc dans une
double culture. Il aurait exercé la profession de tisserand : la
Cilicie était réputée pour ses productions en la matière. On ne
lui connaît pas d’épouse, bien que son parcours laisse
supposer qu’il ait été marié : peut-être fut-il tôt veuf. Attaché à
la Loi juive, Paul commença par être un persécuteur zélé des
chrétiens. Il se rendait à Damas pour arrêter des disciples du
Christ, lorsque Jésus, soudain, en plein midi, lui apparut et
l’éblouit de sa gloire. Cette vision détermina, sur-le-champ, sa
conversion et sa mission : Paul serait l’inlassable Apôtre des
Gentils, celui qui porterait la Bonne Nouvelle parmi les
incroyants. Il se rendit d’abord auprès d’Ananias, qui le
guérit, car il était devenu aveugle après avoir posé les yeux
sur le Christ : le récit de Luc dit qu’« il lui tomba des yeux
comme des écailles ». Puis, Ananias baptisa Paul. Paul,
immédiatement, se rendit en Arabie, entamant les voyages qui
devaient l’amener à être décapité à Rome en 67.
Poursuivant le récit de l’apostolat paulinien, Luc raconte
également comment son maître se rendit à Athènes. La ville
demeurait une capitale de l’esprit, un centre majeur de la vie
intellectuelle grecque. Sa conversion représentait un enjeu
essentiel. Paul prêcha dans les synagogues. Il alla au-devant
des philosophes, épicuriens, stoïciens, platoniciens, qui
continuaient de se réunir sur l’agora. Il fut reçu à l’Aréopage.
Luc évoque la confrontation des deux univers, chrétien et
païen. En dépit des efforts de Paul, soucieux de s’adapter à
son auditoire, la greffe ne prit pas. Épris de rationalité,
sceptiques, les Athéniens se détournèrent de l’apôtre sitôt qu’il
leur parla de la Résurrection. L’évangéliste narre l’épisode
sans mièvrerie ni dissimulation.
Luc écrit en utilisant le grec usuel de son temps, la koinè. Il
est capable, toutefois, d’atticismes qui attestent de sa
connaissance du grec classique, et de ses auteurs. Son
vocabulaire est riche, sa langue habile et volontiers élégante,
souvent expressive : Luc ne répugne pas à l’usage de
tournures populaires, si elles permettent de mieux saisir les
caractères qu’il évoque. La conversion de Paul, incrustée
d’injonctions au style direct, a la brièveté et la violence d’une
parabole : le Christ choisit pour le révéler l’homme qui était
le plus éloigné de lui. Les actions miraculeuses s’enchaînent
avec la simplicité de l’évidence : il ne saurait être de sublime
plus marqué, comme cette notation si banale qui précise que
Paul aveugle doit être conduit « par la main », de la même
façon qu’Antigone guidait Œdipe… Luc emploie aussi des
tournures hébraïques ou araméennes : elles reflètent
vraisemblablement les sources originales qu’il utilise ou le fait
qu’il transcrit des récits oraux que des témoins des
événements qu’il rapporte ont pu lui faire. L’exactitude à
laquelle il prétend, le syncrétisme entre hellénisme et
christianisme dont il est un des artisans, le pont organique
qu’il jette entre eux, font de Luc un auteur capital.
Actes des Apôtres
LA VOCATION DE SAUL
Alors Saul, respirant toujours menaces et carnages envers
les disciples du Seigneur, alla trouver le grand prêtre et lui
demanda des lettres pour les synagogues de Damas, afin que,
s’il rencontrait quelques adeptes de la Voie (542), il les amenât,
enchaînés, à Jérusalem. Or, en chemin, comme il se
rapprochait de Damas, soudain une lumière venue du ciel,
comme un éclair, resplendit tout autour de lui. Tombant à terre,
(543)
il entendit une voix qui lui disait : « Saoul, Saoul ,
pourquoi me persécutes-tu ? » Et lui répondit : « Qui es-tu,
Seigneur ? » — « Je suis Jésus, que tu persécutes. Mais relève-
toi, entre dans la ville, et il te sera dit ce que tu dois faire. »
Les hommes qui l’accompagnaient s’étaient arrêtés, muets
d’effroi : ils entendaient bien la voix, mais ils ne voyaient
personne. Saul se releva de terre : il avait les yeux ouverts,
mais il ne voyait rien. On le conduisit par la main pour le faire
entrer à Damas. Il fut trois jours sans voir, ne mangeant et ne
buvant rien. Il y avait à Damas un disciple du nom d’Ananias,
et le Seigneur lui dit dans une vision : « Ananias ! » — « Me
voici, Seigneur », répondit-il. Alors le Seigneur : « Lève-toi,
va dans la rue Droite et cherche dans la maison de Judas un
nommé Saul de Tarse. Car, voilà, il prie, et il a vu en vision un
homme du nom d’Ananias entrer et lui imposer les mains pour
lui rendre la vue. » Ananias répondit : « Seigneur, j’ai entendu
beaucoup de monde me parler de cet homme, et de tous les
maux qu’il a causés à tes Saints à Jérusalem. C’est lui qui a
pleins pouvoirs de la part des grands prêtres pour enchaîner
tous ceux qui invoquent ton nom. » Alors, le Seigneur lui dit :
« Va, cet homme est l’instrument que j’ai choisi pour porter
mon nom devant les nations, les rois, et devant les fils d’Israël.
Car je vais moi-même lui montrer tout ce qu’il aura à souffrir
pour mon nom. » Ananias partit donc, et entra dans la maison.
Il imposa les mains à Saul et lui dit : « Saoul, mon frère, celui
qui m’a envoyé, c’est le Seigneur, c’est Jésus, celui qui t’est
apparu, dans le chemin par où tu venais, pour que tu recouvres
la vue et que tu sois rempli de l’Esprit Saint. » Aussitôt, il lui
tomba des yeux comme des écailles, il recouvra la vue, il se
leva et fut baptisé. Puis, il prit de la nourriture et retrouva des
forces. Il resta quelques jours avec les disciples de Damas. Et
aussitôt, dans les synagogues, il prêcha Jésus, disant qu’il est
le Fils de Dieu.
IX, 1 -20

PAUL À ATHÈNES
(544)
Alors que Paul les attendait à Athènes , son esprit
(545)
s’échauffait à la vue de cette ville pleine d’idoles . Il
parlait dans la synagogue aux Juifs et à des personnes révérant
Dieu et, sur l’agora, tous les jours, à ceux qu’il rencontrait. Or
il y avait aussi quelques philosophes épicuriens ou stoïciens
qui l’abordaient ; certains disaient : « Que veut dire cette pie
bavarde ? » Et d’autres : « Il a l’air d’être l’annonciateur de
divinités étrangères », parce qu’il annonçait Jésus et sa
résurrection.
(546)
Ils le prirent et l’emmenèrent devant l’Aréopage en
disant : « Pourrions-nous savoir quelle est cette nouvelle
doctrine, dont tu parles ? Car ce sont d’étranges paroles que tu
nous fais entendre. Nous voulons savoir ce qu’elles veulent
dire. » C’est que tous les Athéniens et les étrangers qui
résidaient à Athènes n’avaient d’autre loisir que de parler, ou
d’écouter quelque nouveauté.
Alors Paul, debout au milieu de l’Aréopage parla ainsi :
« Athéniens, je vois que sur toutes choses vous vous montrez
particulièrement religieux. En effet, parcourant votre ville, et
examinant tous les objets de votre adoration, j’ai trouvé même
(547)
un autel avec cette inscription : Au dieu inconnu , or, celui
que vous adorez sans le connaître, c’est celui-là que, moi, je
vous annonce.
« Le Dieu qui a créé le monde et tout ce qu’il renferme,
celui qui est le Seigneur du ciel et de la terre, n’habite pas dans
des temples faits par la main des hommes, et il n’est pas non
plus servi par des mains humaines, comme s’il avait besoin de
quoi que ce soit, parce que c’est lui qui dispense à tous la vie,
le souffle, et toutes choses. Il a fait en sorte, à partir d’un
principe unique, que tous les peuples habitent sur toute la face
de la terre. Il a fixé des temps déterminés et des limites à leur
lieu d’habitation, pour qu’ils cherchent la divinité, à supposer
qu’ils puissent la toucher en tâtonnant, et la trouver. Or elle
n’est pas loin de chacun d’entre nous. Car c’est en elle que
nous avons la vie, le mouvement et l’être, comme l’ont dit
aussi certains de vos poètes : “Car nous sommes aussi de sa
(548)
race .”
« Ainsi, étant de la race de Dieu, nous ne devons pas penser
que la divinité soit semblable à de l’or, de l’argent, ou de la
(549)
pierre, œuvres de l’art ou de l’imagination humaine . Or
voici que Dieu, sans tenir compte des temps de l’ignorance,
fait savoir maintenant aux hommes que tous, partout, se
repentent, parce qu’il a fixé un jour où il doit juger en justice
la terre habitée, par l’homme qu’il a désigné, donnant à tous
une garantie en le ressuscitant d’entre les morts. »
En l’entendant parler de la résurrection des morts, les uns
se moquaient, les autres disaient : « Nous t’écouterons sur ce
sujet une autre fois. » C’est ainsi que Paul sortit du milieu
d’eux. Quelques-uns cependant s’attachèrent à lui et devinrent
croyants, parmi lesquels se trouvaient Denys l’Aréopagite (550),
une femme du nom de Damaris et d’autres avec eux.
XVII, 16-32
PLUTARQUE
Peu d’auteurs antiques ont eu une postérité plus éclatante
que celle de Plutarque : traduit au XVIe siècle par Jacques
Amyot, il a influencé le dessein des Essais de Montaigne,
fourni un répertoire d’anecdotes à Shakespeare, Corneille,
Racine et Schiller, nourri l’imaginaire d’Henri IV ou de
Napoléon autant que celui des Révolutionnaires. Ce destin
appelle même l’étonnement s’agissant d’un paisible notable,
né à Chéronée, un bourg de Béotie, en Grèce, vers 45 après J.-
C.
Comme Dion de Pruse, dont il est un contemporain,
Plutarque reçut une excellente formation rhétorique et
philosophique, notamment à Athènes. Lui aussi, à l’instar de
la plupart des membres de l’élite à laquelle il appartient,
voyagea : en Grèce, en Asie mineure, à Alexandrie, à Rome et
dans différentes villes d’Italie. Revenu à Chéronée, Plutarque
anima une sorte de petite université domestique (nombre de
ses textes sont adressés à un proche ou à une relation), écrivit
d’abondance et ne cessa de se déplacer. À Delphes, il exerça
la charge de prêtre d’Apollon. On lui connaît quelques autres
charges. Cet honnête homme, curieux et affairé, mourut en
125 ou 126 après J.-C. Athènes et Delphes élevèrent un buste
à sa mémoire. Il faut renoncer à l’image d’un Plutarque
engourdi dans une retraite tépide.
Selon le catalogue attribué à son fils Lamprias, l’œuvre de
Plutarque aurait compris un peu plus de deux cent vingt titres.
La moitié a été conservée, qu’il est d’usage de répartir en
deux massifs : les Vies et les œuvres morales ou Moralia. Le
premier groupe rassemble quarante-huit Vies de Grecs et de
Romains. La plupart sont réunies par couple (44), d’où leur
nom de Vies parallèles. Plutarque évoque de grands hommes :
Jacques Amyot insiste sur cette dimension en imposant le titre
de Vies des hommes illustres. Plutarque privilégie des
Athéniens et des Spartiates et, plus que des héros mythiques
comme un Thésée, des personnalités historiques à l’instar de
Solon, Thémistocle, Cimon, Périclès, Alcibiade, Antoine,
César, Fabius Maximus, Cicéron ou Caton d’Utique. Ils sont,
en revanche, grands capitaines ou hommes politiques autant
qu’orateurs ou philosophes. Le dessein de Plutarque, il
l’affirme sans ambages au début de sa Vie d’Alexandre, n’est
pas historique. L’auteur, à travers les figures qu’il évoque,
entend scruter la nature de la vertu. Aussi condense-t-il et
choisit-il librement parmi l’abondant matériau que les
historiens peuvent lui transmettre (s’agissant d’Alcibiade, il
puise chez Platon qui le met en scène dans Le Banquet),
conscient de la valeur qu’un petit fait ou un bon mot peuvent
détenir dans cette perspective. Il semble d’ailleurs que
Plutarque envisage en parallèle Grecs et Romains, moins pour
développer l’idée de coïncidences entre les deux nations, ses
contemporains devaient les avoir déjà perçues, que pour
réfléchir au rôle du contexte dans le développement des vertus
ou des vices et tenter, sa part faite, d’atteindre mieux leur
essence. Moraliste, Plutarque n’hésite pas à orienter ses
portraits pour leur donner plus de force. Il sculpte des
caractères, ce qui contribua sans doute à la force de leur
rayonnement. Ce trait ne signifie pas, toutefois, qu’il se soit
appliqué à rendre compte uniquement de types exemplaires à
la manière de Périclès. Le portrait de Thémistocle est
ambivalent. Un Antoine, abandonné à ses penchants, s’avère
tout aussi instructif par ses déviances et ses faiblesses.
Plutarque dessine des silhouettes : idéalement bonnes,
lorsqu’il décrit la vertu d’une Camma dans le dialogue Sur
l’amour, ou foncièrement mauvaises (Vinnius, dans la Vie de
Galba, par exemple). Elles ne s’offrent pas, enfin, à une simple
contemplation. Elles sont le moyen d’une réflexion
personnelle, voire d’une ascèse. Elles doivent permettre à leur
lecteur de se scruter lui-même. Plutarque affirme au début des
Vies de Paul-Émile et de Timoléon : « L’histoire est pour moi
comme un miroir fidèle dans lequel j’observe ces grands
hommes pour tâcher de régler ma vie et de la former sur le
modèle de leur vertu. » Il les anime au bénéfice d’un « théâtre
intérieur » (Jean Sirinelli). Elles sont le lieu d’un travail
d’introspection qu’il convient au lecteur de conduire à son
tour.
Ces observations aident à comprendre ce qui rapproche
l’entreprise des Vies de celle des Moralia. Cette dénomination
générale dissimule la très grande variété des œuvres qu’elle
regroupe. Plutarque compose dialogues, traités, essais,
dissertations, lettres, diatribes, propos de table, préceptes et
questions, sans que cette liste soit exhaustive. Ces ouvrages,
souvent brefs, envisagent les mœurs au sens large : sous
l’angle de la morale, mais aussi de la philosophie, des
sciences physiques et naturelles, de la littérature, de la
politique, de la théologie, de la religion. Les recoupements
sont nombreux avec la matière foisonnante des Vies.
Plutarque, dont la curiosité confine à l’encyclopédisme,
s’intéresse à l’occasion à des sujets apparemment véniels,
comme de savoir s’il faut laisser les convives d’un banquet
choisir leur place eux-mêmes. À chaque fois, cependant, ses
préoccupations éthiques ou politiques croisent son goût de
l’érudition et de l’histoire. Il confronte les usages ou les
explications. Il insère, d’autre part, autant d’anecdotes, de
saynètes, de mots exemplaires, dans les Moralia que dans les
Vies. Ces fragments de réel font jaillir d’un détail
l’observation vraie, le trait signifiant, dans l’ensemble des
textes. Quant aux Vies, la prééminence qu’elles accordent à
l’homme n’est pas même sans résonance politique. Citoyen de
l’Empire romain, Plutarque, si attaché soit-il à la cité grecque,
est conscient des limites qui sont désormais les siennes, de sa
fragilité. Soucieux de l’idéal d’urbanité dont elle a été le
creuset, attaché à un juste milieu hérité de la notion de
sophrosyné, de tempérance, il prône une politique de concorde
avec Rome, qui saura, entre raison et tradition, assurer l’ordre
et permettre d’éviter un nouveau conflit qui serait funeste à la
Grèce. Les Vies font valoir points de coïncidence et raisons
objectives de cette alliance. Elles montrent que, face au monde
des Barbares et de l’Orient, il existe une vision foncièrement
gréco-romaine de l’État. Le caractère du prince, par ailleurs,
est appelé à détenir une importance cruciale dans un régime
impérial. Les Vies le scrutent, parfois même lorsqu’elles
semblent céder au pur attrait du romanesque. Le long et
séduisant tableau que Plutarque dresse des amours d’Antoine
et de Cléopâtre ne sacrifie qu’accessoirement à la fascination
du merveilleux : il étudie en réalité un mirage monarchique
venu d’Orient auquel Antoine, avant Néron, incline. Plutarque
y est fondamentalement réticent. Derrière la peinture
légendaire des deux amants, la diatribe politique retentit. La
« vie inimitable » qu’Antoine et Cléopâtre entendent mener est
grandiose. Pour Plutarque, elle est le modèle à ne pas suivre.
Rompu à la philosophie grecque, Plutarque n’est pas un
simple compilateur. Il rejette la pensée stoïcienne, de même
que l’épicurisme, dont le matérialisme athée ne s’accorde pas
avec ses propres perceptions. Il dit en revanche son allégeance
envers celui qu’il nomme le « divin Platon », dont il tire la
croyance qu’il existe un Dieu éternel, origine du Bien et de
l’Être. Certes, cette idée est difficile à articuler avec la
manière dont il s’accommode du panthéon traditionnel ou
avec la foi en la Providence qu’il affiche, laquelle est
également peu compatible avec sa conviction d’une réelle
liberté humaine. C’est que Plutarque lit Platon avec une
sensibilité religieuse qui doit plus à son temps qu’à Platon lui-
même et qui le conduit à des compromis ou à des
interprétations susceptibles de contradictions, voire à des
propositions imprévues. Son dialogue Sur l’amour, imprégné
du Phèdre, situé au sanctuaire des Muses de l’Hélicon, aboutit
ainsi à une célébration de l’amour conjugal que Platon ignore
totalement ! La façon dont Plutarque règle la question du mal
en l’attribuant à des démons, dont il postule que la justice
triomphera dans l’au-delà, l’âme individuelle étant éternelle,
rappelle, pour sa part, le discours des grandes religions
monothéistes, quoiqu’il ne les évoque pas et qu’il puisse
professer la certitude d’une réincarnation de l’âme qu’on ne
trouve pas dans ces dernières… L’originalité des conceptions
de Plutarque apparaît peut-être avec le plus de netteté dans le
dialogue Sur l’epsilon de Delphes. L’opuscule traite des
usages et des symboles énigmatiques qui sont liés au culte
d’Apollon à Delphes, à commencer par la lettre epsilon qui
figurait dans le vestibule du temple. Après une série de
considérations érudites, c’est l’occasion d’un magistral
exposé de théologie. Placé dans la bouche du philosophe
platonicien Ammonios, qui fut un des maîtres de Plutarque, il
expose sans doute ses propres vues. Or Ammonios formule une
définition de la divinité proche du monothéisme, fût-ce en
composant à partir d’un bouquet de citations tirées d’Homère,
de Pindare, d’Euripide ou de Stésichore. Plutarque est
irréductible à la tradition qu’il ne cesse de convoquer. Il fonde
une modernité, y compris en établissant l’idée d’un monde
gréco-latin unitaire et qui formerait un tout essentiellement
harmonieux. Car il invente ainsi « l’Antiquité », telle qu’elle
s’imposera aux esprits à partir de la Renaissance.
Vie d’Alcibiade
ALCIBIADE ET SOCRATE
Déjà nombre de gens bien nés s’assemblaient autour
d’Alcibiade et s’attachaient à lui, mais il était clair qu’ils
admiraient et honoraient en lui l’éclat de la beauté, alors que
l’amour de Socrate était quant à lui un grand témoignage des
heureuses dispositions naturelles de l’enfant pour la vertu.
Socrate voyait qu’elles transparaissaient et brillaient dans sa
beauté, mais, craignant pour lui, sa richesse, son rang, la foule
de citoyens, d’étrangers et d’alliés, qui cherchaient à le
circonvenir par leurs flatteries et leurs complaisances, il fut
attentif à l’en protéger et à ne pas supporter de le voir perdre et
détruire, comme une plante dans sa fleur, le fruit qui serait le
sien.
Et, de fait, jamais la Fortune ne dressa du dehors, ni n’éleva
autour d’un homme, une telle barricade de prétendus biens, au
point de le rendre invulnérable à la philosophie et inaccessible
à la franchise et au mordant de ses discours. Mais, bien que
dès l’origine Alcibiade fût gâté et empêché par son entourage
complaisant de prêter attention à qui cherchait à l’avertir et à
l’instruire, cependant, grâce à ses heureuses dispositions, il
apprit à connaître Socrate, et l’admit en sa compagnie, en
écartant ses admirateurs riches et illustres. Il se fit vite de lui
un ami intime et écouta les paroles d’un amant qui n’était pas
à la poursuite de lâches plaisirs, et qui ne demandait ni des
baisers ni des caresses, mais lui démontrait les vices de son
âme et rabaissait la vanité stupide qui enfumait son esprit.
Alors Alcibiade « baissa l’aile » comme le coq « qui va fuyant
(551)
de la joute le choc ». Et il considéra que ce que faisait
Socrate était réellement une mission, dont les dieux l’avaient
chargé pour veiller sur la jeunesse et lui assurer le salut. Et,
comme il se méprisait lui-même, et qu’il admirait Socrate, en
aimant sa bonté et en respectant sa vertu, il acquit sans le
vouloir un reflet d’amour, un « amour de retour », comme dit
Platon, si bien que tous s’étonnèrent de le voir dîner avec
Socrate, lutter et loger sous sa tente avec lui, alors qu’il se
montrait dur et intraitable avec ses autres amoureux, et alors
même qu’avec certains il faisait preuve d’un orgueilleux
(552)
mépris, comme il le fit avec Anytos, fils d’Anthémion .
Cet Anytos se trouvait en effet être épris d’Alcibiade, et,
recevant un jour quelques hôtes, il l’invita lui aussi. Celui-ci
refusa l’invitation, mais après s’être enivré chez lui, il vint
chez Anytos, avec un joyeux cortège d’amis. Il s’arrêta à la
porte de la salle à manger, et voyant les tables pleines de
coupes d’or et d’argent, il demanda à ses esclaves d’en prendre
la moitié et de les rapporter chez lui. Il ne voulut même pas
entrer, et il repartit, une fois l’ordre donné. Comme les
convives s’indignaient en disant qu’Alcibiade s’était comporté
de façon insolente et arrogante envers Anytos : « Avec
modération, plutôt, et avec bonté, dit Anytos, car il pouvait
tout prendre, mais il nous en a laissé la moitié. »
4, 1-5

Vie d’Antoine
BEAUTÉ DE CLÉOPÂTRE
Sa beauté, prise en elle-même, n’était pas, dit-on, si
incomparable, ni susceptible de frapper de ravissement ceux
qui la voyaient, mais il était impossible de résister au charme
de sa conversation et sa grâce, jointe à la séduction de sa
parole et à ce naturel avec lequel elle s’entretenait, était
comme un aiguillon qui vous pénétrait. Il y avait grand plaisir
à écouter le son de sa voix et sa langue, comme un instrument
à plusieurs cordes qu’elle maniait facilement, pouvait parler le
langage qu’elle voulait, car il y avait peu de nations barbares
avec qui elle eût besoin d’interprète. Elle répondait elle-même
dans la plupart des cas aux Éthiopiens, aux Troglodytes, aux
Hébreux, aux Arabes, aux Syriens, aux Mèdes et aux Parthes.
Elle connaissait aussi, dit-on, plusieurs autres langues, alors
que ses prédécesseurs, les rois d’Égypte, n’avaient même pas
fait l’effort de bien apprendre la langue égyptienne et que
quelques-uns avaient oublié leur propre langue
(553)
macédonienne .
27, 3-5

CLÉOPÂTRE ET LA « VIE INIMITABLE »


Elle s’empara tellement de l’esprit d’Antoine que, à l’heure
où sa femme Fulvie défendait à Rome ses intérêts contre
(554)
César , et alors qu’une armée parthe tournait autour de la
Mésopotamie (Sur cette région les généraux parthes avaient
désigné Labiénus comme leur commandant en chef, et ils
étaient sur le point d’envahir la Syrie), il se laissa emmener
par elle à Alexandrie et, là, il perdit et sacrifia, dans des passe-
temps et dans des jeux d’adolescents oisifs, ce qui, aux dires
d’Antiphon, est le bien le plus précieux qu’on saurait
dépenser, le temps (555). Ils avaient formé entre eux une
association dite des « inimitables », se recevant chaque jour
l’un l’autre avec un faste incroyable, qui ne connaissait aucune
mesure. D’ailleurs, le médecin Philotas d’Amphissa racontait à
mon aïeul Lamprias, qu’étudiant alors la médecine à
Alexandrie, il avait lié connaissance avec l’un des officiers de
bouche du palais royal et qu’il s’était laissé convaincre, tout
jeune qu’il était, d’aller assister à la préparation d’un de ces
somptueux festins. Introduit dans les cuisines, il vit alors, entre
une foule d’autres mets, huit sangliers à la broche. Il exprima
son étonnement devant le nombre probable de convives qui
devaient être attendus. Mais le cuisinier lui répondit en riant
qu’ils ne seraient pas beaucoup, mais seulement une
douzaine : « Il faut, ajouta-t-il, tenir prêt chaque plat, de façon
qu’il soit à tout moment le meilleur possible : Antoine peut
vouloir dîner immédiatement, mais aussi bien, un instant
après, y renoncer, pour boire une coupe de vin, ou parce qu’il
aura engagé quelque entretien. Voilà pourquoi nous préparons
non pas un, mais plusieurs soupers : il est difficile de prévoir
le moment où il faudra servir. » Tels étaient les propos de
Philotas. Il disait aussi que, le temps passant, il était devenu un
des médecins attitrés du fils aîné d’Antoine (celui qu’Antoine
avait eu de Fulvie). Il avait l’habitude de manger à sa table
avec d’autres amis, quand celui-ci ne dînait pas chez son père.
Un jour, il avait reçu à souper un médecin plein d’arrogance,
dont la conversation ennuyait tous les convives, et Philotas lui
avait cloué le bec par le sophisme suivant : « Quand un patient
est quelque peu fiévreux, on doit lui donner à boire de l’eau
froide. Or, celui qui a de la fièvre est quelque peu fiévreux.
Donc, à quiconque a de la fièvre, il faut donner à boire de
l’eau froide. » Le médecin, racontait Philotas, resta confondu
et se tut, et le jeune Antoine, tout réjoui, éclata de rire et dit :
« Tout ce qui est là, Philétas, est à toi » et il montra un buffet
chargé de toutes sortes de vases précieux. Philétas le remercia
de sa générosité, tout en étant loin d’imaginer qu’un si jeune
garçon pût offrir autant. Peu après, cependant, un des
serviteurs lui apporta la vaisselle dans un panier et lui
demanda d’y apposer son sceau. Mais, comme Philétas s’y
refusait et craignait de se l’approprier : « Comment,
malheureux, tu hésites ! dit-il, ne sais-tu pas que celui qui te
l’offre est le fils d’Antoine et qu’il pourrait t’en donner autant
en or ? Mais, si tu m’en crois, échange-les avec nous contre de
l’argent, car il se pourrait bien que le père désire garder
quelques-uns de ces vases, qui sont anciens et recherchés en
raison de leur belle facture. » Voilà ce que mon aïeul me disait
avoir souvent entendu de la bouche de Philétas.
Quant à Cléopâtre, contrairement à Platon qui définit quatre
(556)
manières d’exercer l’art de la flatterie , elle montra qu’il en
existe beaucoup d’autres formes et, que ce fût dans le jeu ou
dans les affaires sérieuses, elle apportait toujours à Antoine
quelque nouveau plaisir ou quelque nouvel attrait, ne le
quittant pas, le jour comme la nuit. De fait, elle jouait aux dés,
elle buvait, elle chassait avec lui, elle assistait même aux
exercices militaires qu’il pratiquait et, la nuit, quand il
s’arrêtait aux portes et aux fenêtres de petites gens, pour s’en
moquer, elle courait les rues avec lui, accoutrée en chambrière,
alors que lui était, de son côté, habillé en valet, ce qui lui valait
souvent des quolibets et quelquefois même des coups. Bien
que, par là, il se rendît suspect à beaucoup, les Alexandrins
s’amusaient cependant de ces facéties et, même, en prenaient
une bonne part, non sans grâce ni finesse, aimant à dire
qu’avec les Romains, Antoine jouait le rôle d’un personnage
tragique, et avec eux celui d’un personnage de comédie. Ce
serait un vain bavardage de rapporter tous les amusements
auxquels il se livrait, mais j’en rapporterai un seul : un jour
qu’il pêchait à la ligne sans rien prendre, et qu’il en était dépité
parce que Cléopâtre était présente, il demanda aux pêcheurs
d’aller sous l’eau sans être vus et d’attacher à sa ligne un des
poissons qu’ils avaient déjà pris, et Antoine retira sa ligne
deux ou trois fois avec une prise, mais l’Égyptienne s’en
aperçut. Elle fit semblant de l’admirer, mais raconta l’histoire
à ses amis et les invita à venir assister à la pêche le lendemain.
Quand ils furent tous montés sur des bateaux de pêcheurs et
qu’Antoine eut jeté sa ligne, elle commanda à un de ses
serviteurs de plonger le premier pour attacher à sa ligne un de
(557)
ces poissons salés qu’on apporte du Pont . Quand Antoine,
croyant qu’il y avait un poisson pris, tira sa ligne, tout le
monde se mit à rire : « Général, dit-elle, laisse-nous la ligne, à
nous autres qui régnons sur Pharos et Canope. Ta chasse à toi
est de prendre les villes, les royaumes et les continents. »
28, 1-29, 7

Vie de Thémistocle
RIVALITÉ DE THÉMISTOCLE ET
D’ARISTIDE
Il semble que, très tôt, Thémistocle fut fortement attiré par
les affaires publiques et possédé par un vif désir de gloire (558).
C’est pourquoi, dès le début, désirant occuper la première
place, il s’exposa à l’inimitié des premiers citoyens qui
détenaient le pouvoir et, surtout, à celle d’Aristide, le fils de
Lysimaque, qui marcha toujours dans une voie inverse à la
sienne. Mais leur haine paraît pourtant avoir eu pour origine
un motif puéril : ils étaient, en effet, tous les deux amoureux
du beau Stésiléos, originaire de Céos, comme le rapporte
Ariston le philosophe. Mais, à partir de là, ils ne cessèrent de
s’affronter également dans le domaine politique. Cependant, la
dissemblance de leur genre de vie et de leur caractère accrut
vraisemblablement leur désaccord. En effet, Aristide, d’une
nature douce et d’une parfaite loyauté, ne recherchait dans la
politique ni la gloire ni la popularité, mais ce qui lui semblait
assurer dans les meilleures conditions la sécurité et l’équité, de
sorte que voyant Thémistocle entraîner le peuple dans quantité
d’entreprises, et lui proposer de grandes nouveautés, il se
trouvait contraint de s’affronter souvent à lui, et de freiner son
ambition.
On dit en effet que Thémistocle était si porté vers la gloire,
tellement épris, par ambition, de grandes actions, que, jeune
encore, après la victoire remportée sur les Barbares à
Marathon, et devant le bruit que faisait l’action de
(559)
Miltiade , on le voyait souvent méditer en lui-même,
passer des nuits sans dormir, et refuser d’assister aux banquets
habituels, dire enfin, quand on l’interrogeait en s’étonnant de
ce changement de vie, que le trophée de Miltiade l’empêchait
de dormir. Les Athéniens croyaient que la défaite des Barbares
à Marathon marquait la fin de la guerre, mais, pour
Thémistocle, elle était le début de plus importants combats, en
vue desquels il s’entraînait sans cesse, et il exerçait la ville
dans l’intérêt de la Grèce entière, prévoyant déjà de loin ce qui
allait se passer.
3, 1-5

THÉMISTOCLE CONVAINC LES ATHÉNIENS


D’ABANDONNER LEUR VILLE
Comme le trésor public était vide, ce fut l’Aréopage, qui,
selon Aristote, fournit huit drachmes à chacun des hommes en
campagne, contribuant ainsi très largement à faire le plein de
(560)
l’équipage des trières. Mais Cleidémos prétend que ce fut
là aussi le résultat d’un stratagème de Thémistocle. Quand les
Athéniens descendirent au Pirée, dit-il, la tête de la Gorgone
disparut de la statue de la déesse et Thémistocle, alors,
feignant de la chercher en fouillant partout, trouva, cachée
dans les bagages, une importante somme d’argent, qui fut mise
en commun pour permettre de ravitailler largement ceux qui
s’embarquaient sur les navires. Le spectacle de la cité qui
levait l’ancre fut pour les uns pitoyable, pour les autres,
prodigieux d’audace : des citoyens envoyaient leurs familles à
l’étranger et eux-mêmes, sans se laisser fléchir par les
gémissements, les larmes, et les embrassements de leurs
(561)
parents, passaient dans l’île . Ceux qu’on avait abandonnés
dans la ville à cause de leur vieillesse faisaient néanmoins
grande pitié. Il y avait même une sorte de tendresse émouvante
chez les animaux domestiques pour leurs maîtres : ils
couraient avec des hurlements plaintifs à côté de ceux qui les
avaient nourris et qui s’embarquaient. On cite parmi eux le
chien de Xanthippe, père de Périclès, qui, ne supportant pas
d’être abandonné par lui, sauta dans la mer et, nageant à côté
de sa trière, vint échouer à Salamine, où, épuisé, il mourut en
arrivant. C’est, dit-on, le tombeau de ce chien qu’on montre
(562)
encore aujourd’hui, et qu’on appelle « Cynosséma ».
10, 6-10

Sur l’amour
HISTOIRE DE CAMMA LA GALATE
La femme bien née, unie par amour à un époux légitime,
supporterait les étreintes d’un ours ou d’un serpent plutôt que
d’être touchée par un autre homme et de partager avec lui son
lit. Vous ne manquez sans doute pas d’exemples à citer, vous
(563)
qui êtes du même pays que le dieu et qui appartenez à sa
confrérie, cependant il vaut la peine de mentionner l’histoire
(564)
de Camma la Galate . Cette femme, qui était d’une
merveilleuse beauté, avait épousé le tétrarque Sinatos. Or,
Sinorix, le plus puissant des Galates, tomba amoureux d’elle,
et sachant bien qu’il ne pouvait, ni lui faire violence, ni la
séduire tant que son mari était vivant, il fit mourir Sinatos.
Mais Camma trouva une échappatoire et un réconfort à son
malheur en exerçant la fonction héréditaire de prêtresse
d’Artémis. Elle passait la plus grande partie de son temps
auprès de la divinité, elle ne se laissait approcher de personne,
alors que nombre de princes ou de puissants cherchaient à
obtenir sa main. Pourtant, quand Sinorix eut l’audace de la
solliciter pour la demander en mariage, elle ne refusa pas sa
proposition et elle ne lui fit aucun reproche sur ce qui s’était
passé, comme si c’étaient des sentiments bienveillants et
amoureux, et non une nouvelle perversité, qui avaient
déterminé Sinorix. Celui-ci se présenta donc, avec confiance,
pour lui faire sa demande. Elle vint à sa rencontre, lui tendit la
main et le conduisit devant l’autel de la déesse. Là, elle versa,
de la coupe destinée aux libations, un mélange de vin et de
miel qui, à ce qu’il semble, devait être empoisonné. Puis, elle
en but à peu près la moitié et offrit au Galate le reste. Quand
elle vit qu’il l’avait bu, elle poussa un cri de triomphe et, en
invoquant le mort par son nom : « C’est dans l’attente de ce
jour, dit-elle, très cher époux, que j’ai vécu, séparée de toi,
dans l’affliction. À présent, viens me chercher, et sois content !
Je t’ai vengé du plus scélérat des hommes, heureuse d’avoir
partagé avec toi la vie et, avec lui, la mort. » Sinorix, emporté
sur une litière, devait mourir quelques instants plus tard. Quant
à Camma, on dit qu’elle vécut encore un jour et une nuit, et
qu’elle mourut avec une constance et une joie inégalées.
768c-768d

Sur l’epsilon de Delphes


L’ÉVIDENCE ABSOLUE DE DIEU
Il n’est pas licite de dire, à propos de l’Être, qu’il a été ou
qu’il sera, car ces termes désignent les changements et
les altérations de ce qui n’est pas fait pour persister dans l’être.
Mais Dieu est — est-il nécessaire de le dire ? — et il est en
dehors du temps, dans l’éternité, immobile, invariable. Il n’y a
rien avant lui, ni rien après lui, ni avenir, ni passé, rien de plus
vieux que lui, rien de plus jeune, mais étant unique, il a, dans
un unique présent, accompli toute la durée, et seul existe
réellement ce qui existe selon ce principe, n’étant ni né ni à
naître, n’ayant pas commencé et ne devant pas finir. Il faut
ainsi, quand on l’honore, le saluer et s’adresser à lui avec ces
(565)
mots : « Tu es » et, comme certains anciens, dire : « Tu es
un. » Car le divin n’est pas multiple. Il n’est pas, comme
chacun de nous, un composé et un assemblage hétéroclite et
variable de mille affections de toute origine, agglutinées à la
manière d’une foule. Ce qui est réellement doit être un, de
même que ce qui est un doit exister nécessairement. Et c’est
du fait de sa différence avec l’Être que l’altérité dégénère en
produisant ce qui n’a pas de véritable existence. C’est
(566)
pourquoi le premier des noms donnés à ce dieu est juste,
(567)
comme le deuxième et le troisième : « Apollon » en tant
qu’il nie la multiplicité et qu’il exclut le nombre, « Ièios »
parce qu’il est unique et seul et « Phoebos » : par ce nom les
anciens désignaient tout ce qui est pur et saint, de même que
les Thessaliens disent (encore maintenant, je crois) que les
(568)
prêtres se « phœbonomisent », quand ils passent les jours
néfastes dans la retraite et hors des temples. Ce qui est un est
pur et sans mélange. Et ce qui est souillé vient du mélange
d’une chose avec une autre : ainsi Homère dit quelque part que
l’ivoire, lorsqu’on le teint de pourpre, est souillé et les
teinturiers disent des couleurs mêlées qu’elles « s’altèrent » et
(569)
que le mélange lui-même est une « altération ». Donc, ce
qui est pur et incorruptible se doit d’être un et sans mélange.
Quant à ceux qui pensent qu’Apollon et le soleil ne font
qu’un, il faut certes saluer et apprécier l’heureuse disposition
de leur esprit, puisqu’ils placent l’idée qu’ils se font du divin
dans ce qu’ils honorent le plus parmi tout ce qu’ils connaissent
et recherchent. Mais, nous, réveillons-les, comme s’ils
venaient de faire, sur ce dieu, le plus beau des songes et
invitons-les à s’élever plus haut et à contempler sa réalité et
(570)
son essence, tout en honorant aussi l’image de ce dieu ,
dans le sens où, autant que le sensible le fait pour le spirituel et
le transitoire pour l’éternité, elle montre en quelque sorte une
image et un reflet lumineux de la bienveillance et de la félicité
du dieu. Quant aux dégénérescences de l’être divin, aux
changements qui le transformeraient, dit-on, en feu, en même
temps que toute la substance de l’univers, et qui le
contracteraient et le condenseraient pour former la terre, la
mer, les vents, les êtres vivants et autres plantes ou animaux,
on ne peut sans impiété y prêter oreille. Ou bien alors la
divinité serait encore moins sérieuse que cet enfant dont parle
le poète, amoncelant par jeu un tas de sable pour le détruire
(571)
ensuite , si elle pratiquait constamment elle aussi le même
jeu, s’agissant de l’univers, en façonnant un monde jusque-là
inexistant pour le détruire ensuite une fois fait. Au contraire, la
substance de tout ce que peut bien renfermer l’univers reste
assemblée grâce à la divinité, qui préserve les corps de la
destruction à laquelle ils sont voués.
C’est me semble-t-il contre cette opinion dont je viens de
faire état que ce mot « Tu es » qu’on adresse au dieu constitue
surtout un argument et un témoignage, puisqu’il veut dire que
la divinité ne connaît jamais ni dégénérescence ni changement.
Mais c’est à une autre divinité, ou plutôt à un démon préposé à
tout ce qui peut naître ou mourir dans la nature, qu’il convient
de faire ou de subir ce genre de choses. C’est évident dans les
noms qu’ils portent l’un et l’autre et qui expriment un sens
immédiat tout à fait différent, car l’un est appelé
(572) (573)
« Apollon », alors que l’autre s’appelle « Pluton ». Le
(574)
premier est appelé Délios et l’autre, Aidoneus . Ou encore,
le nom de Phoibos s’oppose à celui de Scotios. Auprès de l’un
sont Mémoire et les Muses, chez l’autre le silence et
(575)
l’oubli . L’un est Théorios et Phanaïos, mais l’autre
« Prince de la nuit sombre et du sommeil ocieux ».
Aussi l’un est « Pour les mortels le plus haï des
(576)
dieux », mais à propos de l’autre Pindare a dit non sans
grâce :
(577)
« Il fut jugé le dieu le plus doux aux mortels .»
C’est à juste titre qu’Euripide a dit :
« Les libations pour les morts qui ne sont plus,
Et les chants funèbres, Apollon, aux cheveux d’or
(578)
Ne veut pas les recevoir .»
Et avant lui encore, Stésichore :
« Apollon n’apprécie que les chants et les ris.
(579)
Hadès a hérité des douleurs et des cris .»
Sophocle de façon claire attribue à chacun d’eux
l’instrument qui leur convient dans ces vers :

« La lyre ni le luth n’aiment se lamenter (580). »


De fait, ce n’est que tardivement, et même récemment, que
(581)
la flûte a osé s’introduire dans les événements heureux.
Dans les temps anciens, au contraire, on en jouait dans les
cérémonies funèbres et elle remplissait un office qui n’avait ni
prestige ni éclat. Mais, par la suite, tout a été confondu et c’est
surtout la confusion du domaine des dieux avec celui des
démons qui a semé le trouble parmi les hommes.
393a-394c
ÆLIUS ARISTIDE
Ælius Aristide est l’un des plus brillants sophistes de son
temps. Son parcours suit les étapes ordinaires de ses pairs. Né
en 117 après J.-C. en Mysie, près de Pergame, en Asie
mineure, dans une famille fortunée et cultivée (son père était
un riche propriétaire foncier), il se vit offrir d’excellentes
études à Cotiaeum, puis à Athènes auprès d’Hérode Atticus.
Le jeune homme, bien sûr, voyagea. Il se rendit en Égypte et à
Rome. Ælius Aristide fit partie de ces orateurs professionnels
qui se rendaient de ville en ville afin de prononcer
panégyriques et déclamations où, devant un public avide de
ces tours de force, ils faisaient la démonstration de leur
virtuosité rhétorique. Ainsi dispose-t-on de cinquante-cinq
discours d’Ælius Aristide, écrits dans une prose travaillée,
richement ornée. L’homme, pour autant, a récusé n’être qu’un
rhéteur creux, un bateleur vendu à ses audiences. Récrivant le
mythe de Protagoras dans son Contre Platon, il argue que
l’orateur remplit une mission pédagogique. Il instruit la
multitude, lui apprend à distinguer entre ses passions et la
raison, à exercer son devoir politique. Ælius Aristide ne
conçoit pas d’autre cadre politique possible que l’Empire. Il
prône l’ordre et la concorde civile. Ses discours fournissent
aux populations de langue grecque auxquelles il s’adresse les
instruments conceptuels pour penser cet état du monde dans la
continuité de leur culture. Ælius Aristide affirme que l’Empire,
« patrie commune », correspond à l’espace de la terre habitée,
l’oikos, selon lequel les Grecs ont eu l’habitude de raisonner.
Ce sont cependant ses cinq Discours sacrés (auxquels il
faudrait ajouter le fragment d’un sixième discours perdu) qui
font aujourd’hui sa réputation.
Tombé malade lors de son voyage à Rome en 143 ou 144,
Ælius Aristide ne parvint pas à guérir. Crises d’asthme, accès
de fièvre, maux de dents, de ventre, crampes, douleurs aux
oreilles, ses symptômes se succédaient, se multipliaient, sans
plus lui laisser de répit. Après une série de traitements qui
échouèrent, il se rendit à Smyrne, puis à Pergame, au
sanctuaire d’Asclépios. Ce dieu guérisseur, fils d’Apollon,
patron des médecins (on les appelle des « Asclépiades »),
faisait alors l’objet d’un culte intense. Il flattait la religiosité
exacerbée des hommes de la période, entre angoisse
spirituelle et superstition exacerbée, et répondait aux
sollicitations d’un sentiment de l’individu qui s’exprimait avec
de plus en plus de force. Ses temples accueillaient ainsi une
foule de malades, souvent riches, et devenaient le cadre d’une
sociabilité spécifique qu’on pourrait rapprocher de celle des
cures thermales et des villes d’eaux à partir du XVIIe siècle ou
des sanatoriums au XIXe siècle : les témoignages abondent, des
lettres de Mme de Sévigné à La Montagne magique (1924) de
Thomas Mann. Accaparé par le traitement de ses maladies,
Ælius Aristide trouvait néanmoins le temps de donner aussi de
nombreuses conférences. Ses Discours sacrés entrent dans ce
cadre. Il s’agit de panégyriques dans lesquels il loue les
apparitions dont Asclépios ne cesse de le gratifier, notamment
en rêve, pour lui prescrire remèdes et thérapies, souvent
incongrus, mais toujours plus efficaces que ceux des médecins.
Ces éloges du dieu guérisseur sont en même temps le journal
de sa maladie, puisque chaque intervention vient répondre aux
manifestations de celle-ci. Ælius Aristide y consigne donc ses
angoisses, ses souffrances, ses inquiétudes, ses visions, les
interprétations qu’il fait de ses rêves. L’apologie du dieu est
un double dialogue, avec celui-ci et avec soi-même. Les cures
auxquelles Ælius Aristide s’astreint paraissent souvent
désopilantes, voire dangereuses. Elles répondent à des
prescriptions médicales qu’on connaît, mais surtout elles
l’aident, comme elles sollicitent amplement l’imagination,
toute-puissante en lui, et peuvent relever d’une forme
d’autosuggestion. Elles flattent aussi, chez ce malade inquiet
jusqu’à la névrose, la certitude d’une direction spirituelle
exercée de façon permanente et immédiate : ses maux y
trouvent une source de soulagement infini.
Les Discours sacrés sont écrits d’un style vif, rapide,
proche de la note, parfois incorrect. Étude de cas à la
première personne, journal de bord, catalogue des infirmités
possibles, compte-rendu thérapeutique méticuleux, ils tiennent
aussi de la science des rêves et ne sont pas sans points
communs avec l’Oneirocritie d’Artémidore d’Éphèse, l’une
des plus célèbres clés des rêves. Tels quels, ils constituent un
témoignage unique sur la vie intérieure d’un hypocondriaque
de l’époque impériale. Rhéteur virtuose, Ælius Aristide est
susceptible de raconter le rêve qu’il fait au cours d’un rêve, et
l’interprétation qu’il propose du premier dans le second à des
médecins qui l’écoutent incrédules (ses lecteurs aussi le lisent
avec incrédulité), mais qui se rendent devant le triomphe de sa
méthode. L’auteur est vaniteux, répétitif, vétilleux, obsessif,
porté à l’exposition de détails triviaux : ce contemporain de
Marc Aurèle révèle cependant avec un brio insurpassable les
méandres de l’imagination maladive et le sentiment du
surnaturel dans lequel baigne alors toute une société.
Discours sacrés
UNE GUÉRISON DIVINE
Le dieu m’avait prédit que je devais me garder beaucoup de
l’hydropisie (582) et, parmi d’autres remèdes contre le mal, il
m’avait prescrit des sandales égyptiennes, celles que mettent
(583)
ordinairement les prêtres . Il lui sembla bon, aussi, de faire
descendre le flux vers le bas. Me vint alors une tumeur, au
départ nullement visible, comme cela peut arriver à n’importe
qui, mais qui prit un volume énorme. Elle était pleine de pus,
et tout sentait mauvais. Des douleurs terribles s’ensuivirent,
avec de la fièvre, certains jours. Alors, les médecins émirent
plusieurs avis : soit inciser, soit brûler en appliquant certains
remèdes, ou bien que je devais de toute façon périr, si la
tumeur suppurait. Mais le dieu prescrivait le contraire : il
fallait résister et faire grandir la tumeur. Manifestement, il n’y
avait pas de possibilité de choisir l’avis des médecins, plutôt
que celui du dieu. Mais la tumeur grossissait toujours et je ne
savais pas quoi faire. Parmi mes amis, les uns admiraient mon
endurance et les autres me reprochaient d’avoir une confiance
excessive dans mes rêves. D’autres disaient que je manquais
de courage, parce que je refusais l’incision, comme les
remèdes. Le dieu, quant à lui, continuait à résister,
m’ordonnant de supporter mon mal. C’était, disait-il, pour
mon salut, car les sources de ce flux étaient en haut et ces
pauvres « jardiniers » ne savaient pas par quel canal le faire
(584)
dériver . Il m’arriva donc des choses extraordinaires. Je
restai dans cet état presque quatre mois. Pendant tout ce temps,
ma tête et tout ce qui était au-dessus du ventre furent aussi
légers qu’on pouvait le souhaiter. De plus, il y avait aussi
comme des rassemblements dans la maison, car, dès le
début, les amis grecs que j’avais à cette époque venaient me
voir constamment et participaient aux débats oratoires que
j’organisais depuis mon lit même. Je reçus du dieu un grand
nombre de prescriptions bizarres. Je me souviens qu’il y avait
une course que je devais faire pieds nus en plein hiver, et aussi
de l’équitation, qui est un sport des plus difficiles. Je me
rappelle encore quelque chose : les vagues, sur le port, étaient
grosses à cause du vent qui soufflait d’Afrique et les
barques tanguaient beaucoup. J’avais navigué jusqu’à la côte
opposée et mangé du miel et des glands de chêne et j’ai dû
vomir, ce qui me purgea complètement. Tout cela se faisait,
quand la tumeur avait atteint sa taille maximale et qu’elle avait
(585)
même gagné le nombril. Enfin, le Sauveur nous signifia,
la même nuit, à moi et à Zosime, l’homme qui m’avait élevé,
la même chose, si bien que je lui fis savoir ce que le dieu
m’avait prescrit, pendant que lui, de son côté, vint me dire ce
qu’il avait entendu du dieu : il s’agissait d’un certain remède,
dont je ne me souviens pas en détail de la composition, sauf
qu’il contenait du sel. Dès que je l’eus absorbé, aussitôt, la
plus grande partie de la tumeur s’écoula et, à l’aube, mes amis
furent là, tout réjouis, et ne pouvant pas en croire leurs yeux.
Dès lors, les médecins cessèrent de me faire des reproches et
ils admiraient la merveilleuse providence que le dieu avait
déployée dans chaque détail […].
Discours I, 61-67

RÊVE D’UN RÊVE THÉRAPEUTIQUE


Quand il m’arriva d’ailleurs d’être malade, pendant
quelques jours, même à cette époque, le dieu, de façon
merveilleuse et comme à son habitude, me guérit. Il soufflait
ce vent du nord de la fin de l’été. J’étais incapable de bouger,
au point même que j’hésitais à me lever. Le dieu pourtant me
l’enjoignit. Mais il est peut-être préférable de raconter le rêve
lui-même, car je l’ai encore en tête, et rien n’empêche de le
dire.
Deux médecins étaient venus et s’entretenaient dans le
vestibule de choses et d’autres, et en particulier des bains
froids. L’un posait des questions, et l’autre répondait : « Que
dit Hippocrate ? » — « Quoi d’autre, sinon, après avoir couru
(586)
dix stades , de se jeter ainsi dans la mer ? » Voilà du moins
ce qu’il me semblait avoir vu en rêve. Après cela,
(587)
venaient réellement les médecins eux-mêmes , j’admirais
la précision du songe, et je leur dis : « Il y a un instant, il me
semblait que je vous voyais, et voilà que vous êtes
arrivés aussitôt. Lequel d’entre vous questionnait et lequel
répondait, je ne saurais le dire, mais la réponse était
qu’Hippocrate ordonnait de courir dix stades avant de prendre
un bain froid. » En même temps, je remplaçais en moi-même
les mots « dans la mer » en tant que signifiant « le bain froid »
par le mot « rivière » et je dis « de courir dix stades en
longeant la rivière ». J’y avais pensé, parce que nous étions à
(588)
l’intérieur des terres . Il me semblait que c’était clair et que
je devais faire comme cela. Après cette vision, j’eus
(589)
l’impression d’être couché, comme pour déjeuner , mais
que, me rappelant qu’il me fallait au préalable prendre un bain
froid comme on me l’avait signifié, je me levai et invitai aussi
les autres à se lever. L’un des deux médecins m’interrogea sur
l’heure du bain et je lui dis qu’il fallait se mettre en route à la
cinquième heure et que le bain aurait lieu à la sixième (590). En
revanche, se baigner ou manger plus tôt qu’il ne fallait était
une chose dangereuse, car cela ne pouvait pas non plus
convenir à ce qu’on attendait d’utile à cette pratique, une
digestion facile, mais au contraire cela rendait le sommeil
difficile. « Pourquoi donc, dit le médecin, n’as-tu pas encore
fait pour nous des déclamations ? » — « Parce que, par Zeus,
disais-je, il est plus important pour moi de poursuivre
l’achèvement de quelques-uns de mes écrits : je dois aussi
m’entretenir avec les générations futures. » En même temps, je
montrais que j’étais pressé, de peur qu’un accident ne
m’arrivât auparavant. Mais lui me prédisait encore de
nombreuses années et moi je lui disais : « Je voudrais bien
vivre encore de nombreuses années si je devais ne m’occuper
que de rhétorique. » Tel fut le contenu de mon rêve. La
campagne que j’habitais était longée par la rivière […] je fis la
course, j’avais peine à lever les pieds et les rafales du vent du
nord me faisaient reculer et me donnaient d’incroyables suées,
si bien que, voyant que cela n’en finissait pas, je m’offrais au
vent pour qu’il me rafraîchît, comme il voulait. Une fois
parvenu au rivage, je me jetai à l’eau, tout content, et, quand je
refis surface et que je me fus redressé, je plongeai à nouveau
au milieu du flot (j’étais, en effet, plein de sable). Puis, je pus
me frictionner et faire le reste, sur la rive opposée, dans la
chaleur du soleil, avec une bonne brise. Arrivé ensuite aux
abords de la maison, et y étant resté juste assez pour voir ce
qui s’y passait, je m’en retournai, sans même avoir rien bu,
jouissant d’une chaleur merveilleuse, dans un état physique
complètement différent. À partir de là, tout se déroula sans
difficulté jusqu’à la moitié de l’hiver.
Discours V, 48-55
LUCIEN
Qui était Lucien ? La critique, en recoupant allusions et
rares témoignages contemporains, considère que cet auteur
prolixe (on connaît une centaine de textes de lui) a dû naître
vers 120 avant J.-C. et mourir après 180, sous le règne de
Commode. Le reste s’avère incertain, mélange d’affirmations
tirées de ses œuvres et d’interprétations de celles-ci nourries
de préjugés. Il semble certain qu’il ait vu le jour en Syrie, à
Samosate (aujourd’hui Samsat, en Turquie). Lucien raconte
que, mis en apprentissage chez un oncle artisan, il se serait
enfui pour échapper aux coups, petit barbare maladroit et
solitaire. Une nuit, la Culture lui apparut en rêve. Le jeune
homme, alors, apprit le grec, fréquenta les écoles de
rhétorique, devint un de ces sophistes dont le verbe séduisait
les foules. Il passe aussi pour avoir été avocat à Antioche.
Lucien voyagea : Asie mineure, Grèce, Italie, Gaule, avant de
se fixer en Égypte, faux Grec qui aurait conservé un accent,
quasi apatride. Cette légende tient mal face à un examen
rigoureux : les études que Lucien dit avoir accomplies
coûtaient cher. Toute son œuvre est un jeu de miroirs et une
récriture ironique de la tradition, trahissant une très profonde
et très habile imprégnation des classiques de la littérature et
de la philosophie anciennes. Il dut recevoir une excellente
éducation assez tôt et appartenir à un milieu plus favorisé
qu’il ne le raconte. Lucien, par ailleurs, exerça une charge
dans l’administration romaine qui n’aurait pas été confiée à
un aventurier venu de rien. Le rêve qu’il rapporte, enfin, est à
mettre en parallèle avec le vaste répertoire onirique qu’on
trouve chez ses contemporains, à commencer par Ælius
Aristide. Il a toutes les caractéristiques d’un récit de
conversion symbolique, voire ironique. Quant au statut
d’éternel étranger que Lucien se prête, à son portrait en
homme des marges, il apparaît surtout comme la traduction
spatiale d’une extraterritorialité intime, d’une farouche
volonté d’affirmer son indépendance et, finalement, sa liberté.
Lucien, en effet, se rit de tout. Il a pratiqué l’éloge, la
polémique, la diatribe, le traité, la correspondance, le
dialogue, la fiction, l’ekphrasis (cette description d’objets
d’art tant prisée depuis celle du Bouclier d’Achille dans
L’Iliade), la tragédie, l’épigramme. Chaque genre, chez lui, est
objet de parodie. L’éloge se mue en éloge paradoxal, car c’est
la mouche, par exemple, qui fait l’objet du panégyrique. La
tragédie est subvertie, comme son sujet est… la goutte. La
fiction, dans L’Histoire véritable, accumulation d’épisodes
invraisemblables, comme le voyage sur la lune du
protagoniste, se moque des extravagances du roman de la
période et s’interroge sur la passion de la fable. Le traité Sur
la manière d’écrire l’histoire remplace la prescription qu’on
attend par une véritable réflexion. Les Dialogues des morts ou
les Dialogues de courtisanes, parmi bien d’autres titres, sont
une variation ironique sur un genre illustré par Platon. Sa
noblesse est malmenée, quand il devient le cadre dans lequel
s’entretiennent désormais des gourgandines et même des
animaux, dans Le Coq, par exemple. La subversion n’est pas
que formelle. Lucien se livre à une critique en règle de Platon
et de sa philosophie dans le Lexiphane. Il raille les croyances
religieuses dans l’Icaroménippe et dans les Dialogues des
dieux, bouscule la vanité humaine dans Charon, renverse
partout celle des sophistes pompeux et cupides, dont on entend
bien qu’il lui tient à cœur de se dissocier, met à nu les faux
philosophes, brocarde inlassablement la grande foire des
prétentions et des sottises dont l’homme est si prodigue. Le
voyage sur la lune est l’occasion de peindre un monde où tous
les usages des terriens sont inversés, façon de dire leur
relativité : Francis Godwin dans The Man in the Moon (1638)
et Cyrano de Bergerac dans Les États et Empires de la lune
(1657) s’en inspirent directement. La fantaisie n’exclut donc
pas l’intelligence chez Lucien. Derrière la saynète narquoise
entre deux courtisanes délurées, il est facile d’identifier une
réflexion sur le rôle de la jalousie en amour et d’une passion
de posséder qui, dans une autre veine, structure encore La
Princesse de Clèves. Quant au dialogue Zeus tragédien,
composé vers 160 dans un milieu où les religions ne cessent de
gagner en puissance (cultes anciens, religions à mystères,
religions monothéistes), il fait entendre moqueries et
arguments sérieux en faveur de l’incroyance. La satire des
dieux, et celle de leur maître en premier lieu, représenté en
divinité de tragédie, mais frappé d’une impuissance d’autant
plus comique, est transcendée par le rire, illuminée par le
génie des situations et une imagination débridée. Présente
dans toutes les pièces de Lucien qu’on a conservées, elle fait
entendre la voix de la raison. Ce parti pris iconoclaste
explique les rudes jugements portés sur lui à l’époque
byzantine, ou le silence d’un Philostrate à son sujet dans ses
Vies des Sophistes : avec des sympathies épicuriennes, porté
au scepticisme, acquis au cynisme, d’un athéisme malicieux,
Lucien n’est d’aucune école. Il est impossible à ranger dans
aucune case. Dogmes, actes de foi, ignorance, déchaînent en
lui le rire, inventif et caustique. Son œuvre, feu d’artifice de
citations et d’allusions, multiplie les irrévérences.
Ces traits, s’ils ont entravé sa reconnaissance au cours de
l’Antiquité tardive, n’ont cependant pas empêché la
conservation de ses œuvres : elles ont donc eu un public. Des
lecteurs ont jubilé en les découvrant : Lucien est le maître du
spoudogeloion, cet art de penser en feignant s’amuser. Il eut, à
la Renaissance, un extraordinaire succès, amplifié par son
combat contre les hypocrites, les fanfarons et les charlatans de
tout poil. Érasme fut qualifié de « Lucien batave ». Rabelais
puisa librement à la source lucianesque, comme Bonaventure
des Périers et de nombreux satiristes des mœurs de cour. Les
traductions de Perrot d’Ablancourt, modèle de « Belles
infidèles », ont assuré sa fortune au XVIIe siècle. Que seraient
Les États et Empires de la lune (1657) de Cyrano de Bergerac
sans L’Histoire véritable, premier récit de voyage dans la
lune ? L’art de l’ironie de Lucien est la quête, en dépit de la
folie universelle, d’un instant de sagesse. « J’aime ce qui est
vrai, ce qui est beau, ce qui est simple », déclare un
personnage appelé Lucien dans Le Pêcheur ou les Ressuscités.
Ce double de l’auteur dialogue avec Empédocle, Platon,
Socrate, Diogène, la Philosophie et plusieurs autres : il fait de
la littérature l’interlocutrice de la philosophie, sa compagne
indispensable, et le principe de toute franchise. Le siècle des
Lumières n’oublia pas la leçon, de Voltaire à Swift, avant
Goethe, Leopardi ou Machado de Assis.
Dialogues des courtisanes
AMOUR ET TORGNOLES
AMPÉLIS : Quand un homme, Chrysis, n’est pas jaloux, ne
s’emporte pas, ne t’a jamais arraché les cheveux, ni déchiré tes
vêtements, peut-on dire qu’il est encore amoureux ?
CHRYSIS : Alors, ce sont là, pour toi, Ampélis, les seules
marques d’amour ?
AMPÉLIS : Oui. Elles sont la marque d’un cœur ardent, car
tout le reste, baisers, larmes, serments, visites fréquentes, est le
signe d’un amour naissant qui commence à peine. Mais le
véritable feu se voit dans la jalousie. Si, donc, ton Gorgias te
bat, comme tu le dis, et se montre jaloux, tu dois avoir bon
espoir et souhaiter qu’il soit toujours comme cela.
CHRYSIS : Toujours comme cela ? Que veux-tu dire ? Qu’il
me batte toujours ?
AMPÉLIS : Non, mais qu’il soit fâché, lorsque tu ne le
regardes pas exclusivement. Car, s’il ne t’aime pas, pourquoi
se mettrait-il en colère en te voyant un autre amoureux ?
CHRYSIS : Mais je n’en ai même pas ! Il s’est mis dans la
tête qu’un richard était amoureux de moi, parce qu’un jour,
étourdiment, je lui avais parlé de lui !
AMPÉLIS : Mais voilà une bonne chose pour toi, s’il te croit
courtisée par des riches ! Il n’en sera que plus affecté et il
mettra son point d’honneur à ne pas être supplanté par ses
rivaux.
CHRYSIS : Mais, lui, il ne fait que s’emporter, que me battre,
et il ne donne rien !
AMPÉLIS : Il donnera, puisqu’il est jaloux, et surtout si tu le
fais souffrir.
CHRYSIS : Je ne comprends pas pourquoi, ma chère
Ampélis, tu veux que je reçoive des coups.
AMPÉLIS : Mais non ! Je pense seulement que les grandes
passions sont comme cela, même si les hommes croient être
délaissés. En revanche, si un amant est sûr d’être le seul, alors
son désir en quelque sorte dépérit. Je te le dis d’après mon
expérience de courtisane depuis vingt ans, et toi tu n’as, je
crois, même pas dix-huit ans… Si tu veux, je vais te raconter
ce qui m’est arrivé il y a quelques années. J’avais pour amant
l’usurier Démophantos, celui qui habite derrière le
(591)
Poecile . Il ne m’avait jamais donné plus de cinq
drachmes, et il voulait être le maître, mais son amour était
assez superficiel : ni soupirs, ni larmes, jamais de visites
impromptues. Il se contentait de coucher quelquefois avec
moi, et de loin en loin. Mais, un jour, alors qu’il venait me
voir, je lui ai fermé la porte au nez — j’avais chez moi le
(592)
peintre Callidès, qui m’avait envoyé dix drachmes . Il est
d’abord parti, en me maudissant. Puis, quelques jours passent
sans que je lui fasse signe (Callidès était chez moi). Alors,
voilà mon Démophantos qui s’enflamme et qui s’emballe. Il
arrive chez moi, attend que la porte soit ouverte, puis il se met
à pleurer, il me frappe, il menace de me tuer, il déchire ma
robe, il fait n’importe quoi, et il finit par me donner un
(593)
talent pour m’avoir pour lui seul huit mois entiers. Sa
femme disait partout que je l’avais rendu fou avec des philtres.
Mais, mon philtre, c’était la jalousie. Quant à toi, Ampélis,
avec ton Gorgias, sers-toi du même philtre. C’est un garçon
qui sera riche, s’il arrive quelque chose à son père !
VIII, 1-2

Histoire véritable
ON A MARCHÉ SUR LA LUNE
Le lendemain, dès l’aube, nous reprenons notre navigation,
sous une brise légère. Vers midi, quand l’île n’était plus en
vue, un ouragan tomba soudain sur nous et notre navire fut
enveloppé dans de tels tourbillons que, soulevé en l’air à plus
de trois mille stades, il ne retomba plus sur la mer et le vent, le
retenant suspendu en l’air, l’emporta en gonflant ses voiles.
Pendant sept jours, et un nombre égal de nuits, nous avons
donc navigué en l’air, mais le huitième jour, voici que nous
voyons dans l’espace une sorte de grande terre, semblable à
une île, brillante et sphérique, éclairée d’une vive lumière.
Nous y abordons, nous mettons au mouillage, et nous
débarquons. Nous inspectons le pays et nous constatons que
c’est une terre habitée et cultivée. De jour, nous ne
distinguions aucun objet, mais quand la nuit survenait,
d’autres îles aussi apparaissaient, dans le voisinage, les unes
plus grandes, les autres plus petites, et elles avaient la couleur
du feu. Au-dessous de nous, on voyait encore une autre terre,
avec des villes, des fleuves, une mer, des bois, et des
montagnes. Nous conjecturâmes que c’était la terre que nous
habitons.
[Les explorateurs sont arrêtés et conduits chez le roi du lieu.]
Le roi nous examina et au jugé de nos vêtements :
« Étrangers, vous êtes donc grecs ? » dit-il. Nous
acquiesçâmes. « Comment, alors, êtes-vous arrivés ici, avec un
si grand espace d’air à traverser ? » Nous lui racontâmes toute
notre aventure et lui, à son tour, se mit à nous raconter sa
propre histoire : il était un homme, jadis, et s’appelait
(594)
Endymion . Un jour, pendant qu’il dormait, il avait été
enlevé de notre terre et, à son arrivée dans ce pays, il en était
devenu le roi. Il nous dit que ce pays où nous étions était cette
lune que nous voyions en bas briller sur la terre. Il nous invita
à prendre courage et à ne craindre aucun danger. On nous
fournirait tout ce dont nous aurions besoin. […]
Je veux maintenant vous faire part de toutes les choses
étranges et extraordinaires que j’ai remarquées pendant mon
séjour sur la lune. Et d’abord, ce ne sont pas les femmes qui
enfantent, mais les hommes. Les mariages ont lieu entre mâles
et le terme même de femme y est absolument inconnu. Jusqu’à
l’âge de vingt-cinq ans, chacun sert d’épouse et, à partir de cet
âge, il devient un mari. Ce n’est point dans le ventre qu’ils
portent leurs enfants, mais dans le gras du mollet. Quand
l’embryon a été conçu, le mollet grossit et, un peu plus tard, on
coupe le mollet et on en retire un enfant mort, à qui on rend la
vie en l’exposant au grand air, bouche ouverte. De là, je crois,
(595)
notre expression grecque de « ventre du mollet », puisque
chez eux, c’est la jambe, au lieu du ventre, qui devient grosse.
Mais voici quelque chose d’encore plus fort. Il y a dans ce
pays une sorte d’hommes, appelés dendrites, qui naissent de la
façon suivante : on coupe le testicule droit d’un homme et on
le met en terre. Il en sort un arbre énorme, charnu, comme un
phallus. Il a des branches et des feuilles. Ses fruits sont des
glands d’une coudée de long. Quand ils sont mûrs, on les
récolte, et on en écosse des hommes. Ils ont, d’autre part, des
parties viriles artificielles, tantôt en ivoire, tantôt en bois (ce
sont celles des pauvres) et, avec cela, ils font l’amour et
s’unissent à leurs compagnons.
Quand un homme vieillit, il ne meurt pas, mais il s’évapore
comme de la fumée et se transforme en air. Pour la nourriture,
elle est pour tous la même : ils allument du feu, puis font
griller des grenouilles sur des charbons (il y en a beaucoup
chez eux qui volent dans les airs). Tandis qu’elles cuisent, ils
s’asseyent autour du feu, comme autour d’une table, ils
aspirent la fumée qui s’exhale du rôti et font bonne chère.
Voilà ce qu’est leur nourriture. Quant à leur boisson, c’est de
l’air pressé dans une coupe, et qui produit un liquide
semblable à de la rosée. Jamais, d’ailleurs, ils n’urinent, ni ne
vont à la selle, car ils n’ont pas d’orifices comme nous, et ne
trouvent pas non plus pareille voie de commerce avec leurs
mignons, mais c’est dans le creux du genou, au-dessus du
mollet que se trouve l’orifice.
On considère comme un bel homme, chez eux, celui qui est
chauve et qui a la tête dégarnie. Ils ont le cheveu en horreur.
Mais sur les comètes, au contraire, les cheveux sont réputés
beaux, c’est ce que nous ont rapporté du moins certains
voyageurs à ce sujet. Les barbes des Lunaires poussent un peu
au-dessus du genou. Ils n’ont pas d’ongles aux pieds, et tous
n’y ont qu’un seul doigt. Au-dessus de leurs fesses pousse une
sorte de chou, en guise de grosse queue, toujours verte, et qui
ne se casse pas, quand ils tombent en arrière. De leur nez
s’écoule un miel très âcre et, quand ils travaillent ou qu’ils
font des exercices physiques, ils produisent une sueur de lait,
qu’ils transforment en fromage, en y faisant couler un peu de
ce miel. Ils tirent de l’oignon une huile très grasse et parfumée
comme de la myrrhe. Ils ont beaucoup de vignes qui donnent
de l’eau. Les grains de raisins sont comme des grêlons et, à ce
qu’il me semble, quand un coup de vent vient à secouer ces
vignes, alors il tombe chez nous de la grêle, qui n’est autre que
ces raisins égrenés. Ils se servent de leur ventre comme d’une
besace dans laquelle ils mettent tout ce dont ils ont besoin, car
leur ventre s’ouvre et se ferme. Il ne s’y trouve apparemment
aucun intestin, mais l’intérieur est velu et poilu, si bien que les
nouveau-nés s’y blottissent, quand il gèle.
Livre I, 9-11 et 22-24

Zeus tragédien
UN PLAIDOYER DÉSASTREUX
ZEUS : Que nous reste-t-il à faire, chers collègues, que de
les écouter en penchant la tête de leur côté (596) ? Que les
Heures ôtent donc le verrou et ouvrent les portes du ciel, en
repoussant les nuages. Par Héraclès ! Quelle foule s’est réunie
pour les écouter ! Ce Timoclès ne me dit rien qui vaille, il
tremble, il est inquiet. Il va tout gâcher aujourd’hui ! En tout
cas, c’est évident, il ne pourra même pas lutter contre Damis.
Ce que nous pouvons faire de mieux, pour notre part, c’est,
pour le défendre, de « prier pour nous si bas, que Damis ne
(597)
s’en doute pas ».
TIMOCLÈS : Que dis-tu, sacrilège Damis ? Que les dieux
n’existent pas et qu’ils ne se soucient pas des hommes ?
DAMIS : Non, ils n’existent pas. Mais dis-moi d’abord pour
quelles raisons, toi, tu crois qu’il y en a.
TIMOCLÈS : Non, c’est à toi, scélérat, de me répondre.
DAMIS : Non, c’est à toi !
ZEUS : Notre champion est bien plus agressif, et il crie le
plus fort. Courage, Timoclès, couvre-le d’injures ! Car, pour
tout le reste, il te rendra muet comme une carpe !
TIMOCLÈS : Eh, bien ! par Athéna, je ne veux pas répondre
le premier.
DAMIS : Alors, Timoclès, interroge-moi. Tu as gagné, en
jurant de la sorte ! Mais pas d’injures, s’il te plaît.
TIMOCLÈS : Tu as raison. Dis-moi donc, misérable, tu
penses que la providence des dieux n’existe pas ?
DAMIS : Absolument !

TIMOCLÈS : Que dis-tu ? Rien ne serait dû à leur


providence ?
DAMIS : Rien.
TIMOCLÈS : Aucun dieu n’aurait la charge de se soucier du
monde ?
DAMIS : Aucun.
TIMOCLÈS : Tout va donc au hasard ?
DAMIS : Oui.

TIMOCLÈS : Comment ? Citoyens, vous supportez


d’entendre ces horreurs et vous ne lapidez pas cet impie ?
DAMIS : Pourquoi excites-tu ces hommes contre moi,
Timoclès ? Qui es-tu pour t’irriter, quand les dieux sont
attaqués, alors qu’ils ne sont pas eux-mêmes irrités ? Eux, du
moins, ne m’ont fait aucun mal, bien qu’ils m’entendent
depuis longtemps — si du moins ils m’entendent !
TIMOCLÈS : Ils t’entendent, Damis, ils t’entendent, et ils
finiront par te punir.
DAMIS : Mais quand en auraient-ils le loisir, s’ils ont,
comme tu le dis, autant de soucis et s’ils règlent l’infinité de
tout ce qu’il y a dans l’univers ? C’est pour cela qu’ils ne t’ont
pas encore puni pour les parjures que tu fais sans cesse, ou
pour les autres fautes que je ne dirai pas, pour ne pas être
contraint à t’injurier malgré notre pacte. Pourtant, je ne vois
pas quelle autre preuve ils pourraient donner de leur
providence, que de faire périr le méchant que tu es… Mais il
(598)
est vrai qu’ils sont en voyage au-delà de l’Océan ,
(599)
probablement « chez les Éthiopiens irréprochables ».
C’est leur habitude, en effet, d’aller souvent festoyer chez eux,
et quelquefois en s’invitant eux-mêmes.
TIMOCLÈS : Que répondrais-je à tant d’impudence, Damis ?
DAMIS : Une chose que, depuis longtemps, je désire
entendre de toi, Timoclès : savoir comment tu as été convaincu
de croire à la providence des dieux.
TIMOCLÈS : L’ordre des choses existantes, d’abord : le
soleil, qui suit toujours la même route, la lune, qui fait de
même, le retour des saisons, les plantes qui poussent, les êtres
vivants qui se reproduisent et tout ce qui a été organisé si
parfaitement pour grandir, pour se mouvoir, pour penser, pour
marcher, pour travailler le bois, ou le cuir, tout cela, et bien
d’autres choses encore me semblent être l’œuvre de la
Providence.
DAMIS : Tu en viens trop vite à la conclusion, Timoclès, car
il n’est pas évident que tout cela soit l’œuvre de la providence.
Certes, je peux reconnaître moi aussi que toutes ces choses
sont comme tu le dis, mais rien ne me force pour autant à
admettre que c’est le fait d’une quelconque providence. Il est
possible, en effet, que, ayant eu le hasard comme origine, elles
demeurent identiques et réglées par des lois constantes : un
ordre que tu appelles, toi, la nécessité, et tu t’irriteras par suite
contre ceux qui ne te suivront pas, quand tu feras
l’énumération et l’éloge de la nature des choses, en croyant
démontrer par là qu’une volonté providentielle règle chacune
d’entre elles. Comme dit le poète comique : « Voilà qui est
vicieux, parle-nous autrement. »
TIMOCLÈS : Je ne crois pas, pour ma part, qu’il faille d’autre
démonstration. Cependant, je vais t’interroger. Réponds-moi :
Homère te paraît-il un très bon poète ?
DAMIS : Tout à fait !
TIMOCLÈS : Eh, bien ! C’est grâce à lui que j’ai été
convaincu. Il montre clairement la Providence des dieux.
DAMIS : Mais, homme admirable, tous reconnaîtront
qu’Homère est un bon poète, mais qu’il détienne la vérité sur
ces sujets, lui ou un autre poète, personne ne le pensera. Car le
souci des poètes n’est pas, à mon avis, la vérité, mais de
charmer leurs auditeurs, et c’est pour cela qu’ils chantent en
vers et qu’ils mettent les mythes en musique, enfin qu’ils font
tout pour nous plaire. Pourtant, j’apprendrais avec plaisir par
quels vers Homère a pu le mieux te convaincre. Est-ce quand,
parlant de Zeus, il dit que sa fille, sa femme et son frère
(600)
conspirèrent un jour pour l’enchaîner ? Que, si Thétis
n’avait pas appelé Briarée, notre excellent Zeus, une fois entre
leurs mains, aurait été enchaîné et qu’en échange, se souvenant
de ce service, il envoya à Agamemnon un rêve trompeur pour
(601)
l’abuser et faire périr beaucoup de Grecs ? Vois-tu, il lui
était peut-être impossible de lancer sa foudre sur le seul
(602)
Agamemnon sans avoir l’air d’un imposteur ? […]
ZEUS : Oh, là, là ! Quels cris d’admiration pour Damis
s’élèvent de la foule ! Notre champion semble dans
l’embarras : il a des suées, il tremble, c’est clair, il va jeter son
bouclier et il regarde autour de lui pour savoir par où il
(603)
prendra la fuite en courant .
TIMOCLÈS : Mais Euripide, à ton avis, ne parle-t-il pas
justement, quand il fait monter les dieux sur la scène et qu’il
les montre sauvant les héros vertueux et détruisant les
méchants à cause de leur impiété, à la mesure de la tienne ?
DAMIS : Mais, très noble philosophe, si les auteurs de
tragédies t’ont convaincu comme cela, il faut de deux choses
l’une, ou que ce soient Pôlos, Aristodémos et Satyros que tu
(604)
considères comme des dieux , ou que ce soient les
masques des dieux eux-mêmes, leurs cothurnes, leurs robes
longues jusqu’aux pieds, leurs chlamydes, leurs gants, leurs
ventres factices, et tout ce qui donne de la solennité à la
tragédie — et je ne vois là rien de plus ridicule. Et puis, quand
Euripide, sans être contraint par les besoins du drame, parle en
son propre nom, tu l’entendras alors s’exprimer avec
franchise :
« Vois-tu en haut l’éther qui s’étend sans limite
Dans son humide étreinte embrassant la terre ?
(605)
Voilà le vrai dieu, voilà Zeus .»
Et ailleurs :
« Ô Zeus, qui que soit Zeus, je ne le connais pas,
(606)
Je ne sais que son nom …»
TIMOCLÈS : Dans ce cas, tous les hommes, tous les peuples,
se trompent en reconnaissant les dieux et en célébrant des
fêtes ?
DAMIS : Tu fais bien, Timoclès, de me rappeler les usages
des différents peuples, car c’est la meilleure façon de
s’apercevoir que ce qu’on dit des dieux n’a rien de sûr. Grande
est la confusion, en effet, les uns ayant telles coutumes, les
autres telles autres. Les Scythes sacrifient à un cimeterre, les
Thraces à Zalmoxis, cet esclave enfui de Samos pour venir
chez eux, les Phrygiens à Mèn, les Éthiopiens au Jour, les
Cylléniens à Phalès, les Assyriens à la colombe, les Perses au
(607)
feu et les Égyptiens à l’eau … D’ailleurs, si l’eau est la
divinité commune aux Égyptiens, les gens de Memphis ont
(608)
pour dieu un bœuf, ceux de Péluse un oignon , d’autres
(609)
cités un ibis ou un crocodile, un cynocéphale , un chat ou
un chien. Et dans les villages, les uns regardent l’épaule droite
comme un dieu, et les habitants d’en face, l’autre. Ceux-là
adorent une moitié de tête, d’autres un pot de terre ou une
(610)
assiette . Comment n’est-ce pas ridicule, mon bon
Timoclès ?
MÔMOS : N’avais-je pas dit, mes amis, que tout cela
arriverait au grand jour et donnerait lieu à un examen
(611)
pointilleux ?
ZEUS : Tu l’avais dit, Mômos, et tu avais raison de nous en
faire le reproche. Je vais essayer, quant à moi, de redresser la
situation, si nous échappons au danger qui nous menace
actuellement. […]
TIMOCLÈS : Vois-donc ce que tu fais, scélérat, avec tes
discours, tu manques de renverser les temples et les autels des
dieux !
DAMIS : Pas tous, à mon avis, Timoclès. Quel danger
peuvent-ils présenter, s’ils sont pleins d’encens et de parfums ?
En revanche, ceux d’Artémis en Tauride, sur lesquels la Vierge
(612)
se régale de certains festins , c’est avec plaisir que je les
verrais renversés de fond en comble. […]
TIMOCLÈS : Mais, quoi ? N’entends-tu pas tonner Zeus, toi,
Damis, l’adversaire des dieux ?
DAMIS : Et comment n’entendrais-je pas le bruit du
tonnerre, Timoclès ? Mais, que ce soit Zeus qui tonne, c’est ce
que tu pourrais savoir mieux que nous, toi qui viens du séjour
des dieux. Quoi qu’il en soit, ceux qui arrivent de Crète nous
racontent tout autre chose et disent qu’on montre là-bas un
tombeau, avec une stèle dressée, apprenant clairement que
Zeus ne peut plus tonner, vu qu’il est mort depuis
(613)
longtemps .
MÔMOS : Je savais depuis un moment que cet homme allait
en arriver là. Mais pourquoi, Zeus, pâlis-tu ? Et pourquoi la
peur te fait-elle claquer des dents ? Il faut être courageux et
mépriser de tels homoncules !
ZEUS : Que dis-tu, Mômos ? Les mépriser ? Ne vois-tu pas
le nombre de ses auditeurs ? Ne vois-tu pas comment ils se
déclarent déjà contre nous, et comme ils sont pervertis par ce
Damis qui a enchaîné leurs oreilles (614) ?
MÔMOS : Mais toi, Zeus, quand tu le voudras, tu feras
pendre une chaîne d’or et « tu les tireras tous, avec la terre et
(615)
la mer à la fois ». […] Voilà Damis dans le sens du
courant, et il vogue à pleines voiles vers la victoire !
ZEUS : Bon pronostic, Mômos ! Ce Timoclès n’a rien
de solide dans la tête, mais il entasse les uns sur les autres des
(616)
arguments rebattus tous les jours et faciles à réfuter .
TIMOCLÈS : Mais écoute maintenant « l’ancre sacrée »,
comme on dit, et que tu ne pourras rompre par aucun moyen.
ZEUS : Que va-t-il encore sortir ?
TIMOCLÈS : Vois si j’enchaîne bien ce syllogisme, et si tu
peux en aucune façon le réfuter. S’il y a des autels, il y a aussi
des dieux. Or il y a des autels. Donc, il y a aussi des dieux.
Qu’as-tu à répondre à cela ?
DAMIS : Laisse-moi rire d’abord tout mon soûl, et je te
(617)
répondrai ensuite .
TIMOCLÈS : Mais il me semble que tu n’en finis pas de rire !
Dis-moi donc pourquoi ce que j’ai dit te fait rire.
DAMIS : Parce que tu ne te rends pas compte à quel fil léger
tu as attaché ton ancre, alors qu’elle est sacrée : en reliant
l’existence des autels à l’existence des dieux, tu crois avoir
trouvé une chaîne solide ! Si tu n’as rien d’autre à dire de plus
sacré que cela, partons !
TIMOCLÈS : En partant, tu reconnais donc ta défaite ?
DAMIS : Oui, Timoclès, car voilà que tu te réfugies auprès
des autels, comme ceux à qui on fait violence. Je veux donc,
par l’ancre sacrée, faire pour l’avenir avec toi, devant ces
mêmes autels, le pacte de ne plus disputer ensemble de cette
matière.
TIMOCLÈS : Tu te moques de moi, profanateur de sépulture,
misérable, pendard, gibier de potence, tas d’ordures ! Est-ce
que nous ne savons pas ce qu’était ton père ? Comment ta
mère faisait le trottoir ? Comment tu as tordu le cou à ton
frère ? Tu es un adultère, un débaucheur de garçons, sans
pudeur ni retenue ! Ne prends pas la fuite, attends que je t’aie
roué de coups ! Je vais déjà te fracasser le crâne avec cette
pierre, misérable !
ZEUS : L’un, ô dieux, s’en va en riant, et l’autre le suit et
l’injurie, ne supportant pas son arrogance. Il semble qu’il va
lui casser la tête avec une tuile. Et nous, que pouvons-nous
faire, après cela ?
HERMÈS : Je trouve très juste ce qu’a dit l’auteur comique :
(618)
« On ne subit que le tort qu’on reconnaît . » En quoi est-ce
un si grand mal que quelques hommes s’en aillent, convaincus
par Damis ? Ceux qui pensent le contraire sont bien plus
nombreux : toute la foule des Grecs et tous les barbares.
ZEUS : Oui, Hermès, mais j’aime beaucoup le mot de
(619)
Darius sur Zôpyros . Moi aussi, je préférerais avoir le seul
Damis pour allié, plutôt que d’être le maître de dix mille
Babylones !
34-53
ALCIPHRON
Alciphron est traditionnellement situé entre Lucien qu’il
imiterait et Élien, qui s’inspirerait de ses Lettres, pour ses
propres Lettres de paysans, mais rien ne confirme cette
datation. Les trois auteurs cultivent des thèmes et des motifs
topiques, sur lesquels chacun se livre à des variations qui ne
permettent guère de fixer une chronologie certaine.
Alciphron est l’auteur d’un recueil de cent vingt-deux
lettres fictives regroupées en quatre catégories : lettres
supposément écrites par des pêcheurs, lettres de paysans, de
parasites et, enfin, d’hétaïres. Ces groupes révèlent un premier
trait caractéristique de la collection : Alciphron donne la
parole à des humbles, à des personnages dont la voix ne
résonne guère ailleurs que dans la comédie. Il se situe, en
effet, dans son droit-fil : les allusions à Ménandre sont
nombreuses, tandis qu’Alciphron brosse le tableau des usages
du petit peuple, un monde bruyant, souvent désordonné, qui vit
d’expédients et retient peu les critiques que les puissants lui
inspirent. Ses Lettres ne répondent pourtant pas à une
intention documentaire ou réaliste. Leurs auteurs portent, le
plus souvent, des noms emblématiques. Si leurs propos
correspondent à ce que le lecteur peut attendre de leur
caractère, ils les formulent en revanche dans une langue
raffinée, remplie d’allusions littéraires, qui dévoile la
supercherie à l’œuvre. L’exercice est un jeu de lettré, qui se
divertit des conventions qu’il suit, ou qu’il bouscule. Cet
univers propose un exotisme ironique à un public cultivé,
nourri de l’art du paradoxe à l’honneur chez les Alexandrins
et à l’époque de la Seconde Sophistique. Pièces brèves, en
général isolées (quelques-unes constituent de petites suites),
les Lettres d’Alciphron ont quelque chose des progymnasmata,
les exercices d’école qui étaient proposés aux jeunes gens
soucieux de parfaire leur virtuosité rhétorique. Elles
entretiennent avec eux le goût de l’art pour l’art, de la
dissonance et du décalage subtil.
Il est possible de trouver davantage, toutefois, dans ces
Lettres. Derrière l’ironie, elles trahissent une vision du monde
comme « pantomime des gueux » (Anne-Marie Ozanam),
rappelant le sentiment exprimé chez d’autres auteurs que la
vie est un théâtre d’ombres et suggérant peut-être finalement
la conviction de l’auteur que la société ne se résume pas à son
élite lettrée. Elles témoignent par ailleurs d’une sensibilité
particulière au thème de l’amour, qui peut les incliner vers le
modèle de l’élégie, voire de l’héroïde, cette épître en vers à la
manière d’Ovide. Telle lettre où une esclave, affublée sur le
mode comique du nom de « Pimbêche », annonce soudain sa
décision de se tuer pour échapper aux étreintes de son maître,
introduit une stridence qui rompt discrètement l’aptitude à
s’amuser de tout. De la même façon, il est impossible de ne
pas noter la violence des rapports sociaux, comme la
virulence, derrière l’exercice convenu, de la dénonciation, par
une courtisane, de la profession de sophiste. La façon dont la
majorité des lettres, par des allusions, renvoient aux IIIe et
IVe siècles avant J.-C., ainsi qu’à une Athènes encore
fortement imprégnée des valeurs démocratiques, au-delà du
désir d’un dépaysement historique facile, peut révéler une
forme de nostalgie ou de méditation critique sur un monde
perdu. Entre clichés, démonstrations un peu factices de
culture, goût de la pointe, reviviscence de la comédie nouvelle,
invention de la fiction épistolaire et naissance du roman, les
Lettres d’Alciphron ont amplement de quoi séduire.
Lettres
VIEMARITIME À LAPOUPE (NAUSIBIOS À
PRYMNAIOS)
J’ignorais à quel point ces fils de riches Athéniens aimaient
la délicatesse et le luxe. Justement, l’autre jour, Pamphile a
loué mon petit bateau avec des amis de son âge. Comme
c’était le calme plat, il voulait faire une promenade en mer et
pêcher avec nous. J’ai découvert alors quels raffinements ces
gens-là veulent se ménager sur terre comme sur mer. En effet,
Pamphile ne supportait pas les planches en bois de ma barque :
il était couché sur des couvertures et des tapis rares, disant
qu’il ne pouvait pas s’étendre comme nous autres sur le pont
(il pensait, je crois, que les planches étaient plus dures que la
pierre). Il nous demanda ensuite de déployer au-dessus de lui
la voile du mât pour lui faire de l’ombre, parce que jamais,
disait-il, il n’avait pu supporter les rayons du soleil. Pour nous,
c’est bien différent, et non seulement pour les pêcheurs,
comme nous, mais pour tous ceux qui n’ont pas abondance de
biens : il est des moments où nous aimons à nous réchauffer au
soleil, car nous avons à lutter autant contre le froid que contre
la mer.
Donc nous naviguions ensemble (Pamphile n’était pas seul
avec ses amis, mais une foule de filles ravissantes
l’accompagnait). C’étaient toutes des musiciennes. L’une
s’appelait Croumation et était flûtiste, une autre, Ératô, pinçait
(620)
les cordes de la harpe, une troisième, du nom d’Éuepis ,
frappait des cymbales. La musique emplissait tout mon bateau,
la mer elle-même chantait, tout respirait la joie. Mais, moi,
toutes ces choses ne me plaisaient pas, car presque tous mes
compagnons me regardaient de travers et surtout l’amer
(621)
Glaucias, plus contrarié qu’un Telchine . Depuis que
Pamphile m’a payé, cependant, et bien payé, l’argent m’a
déridé. J’aime ces parties de plaisir sur mer et mon seul désir,
c’est que se présente à nouveau un autre jeune homme aussi
généreux et aussi riche.
I, 15

PIMBÊCHE À JUMEAU (SALACÔNIS À


GEMELLOS)
Je peux tout endurer, sauf de dormir à tes côtés, maître. La
nuit dernière, je n’ai pas fui et je ne me suis pas cachée dans
les buissons, comme tu l’as pensé, mais je me suis mise sous
le pétrin et je suis restée là, à me dissimuler sous le creux du
meuble. Et maintenant que j’ai décidé de me pendre, écoute-
moi, je te parle franchement, car l’envie que j’ai de mourir
dissipe toutes mes craintes. Je te hais, Gémellos. D’abord, j’ai
en horreur ton corps velu. Il me dégoûte autant qu’un renard.
Ensuite, j’ai en horreur ta bouche répugnante, qui exhale du
fond de la gorge une haleine fétide. Maudit sois-tu ! Puisses-tu
périr misérablement, misérable que tu es. Va rejoindre une
vieille paysanne aux yeux chassieux, qui n’a plus qu’une dent
dans la bouche et qui s’est enduit le corps d’huile rance !
II, 25

RACLETOUT À MANGENAPPE
(ETHÉLOGLYPTÈS À MAPPAPHANISOS)
Qu’il périsse de male mort et qu’il perde sa voix,
Lycimnios, l’acteur tragique ! Il venait de l’emporter sur
Critias de Cléonès et Hippasos d’Ambracie dans les
Propompoi d’Eschyle en usant de sa voix perçante et
(622)
sonore , il se pavanait, une couronne de lierre sur la tête, et
offrait un banquet. J’y étais invité, mais quelles misères n’ai-je
pas endurées ! D’abord, on m’a enduit la tête de poix et on
m’a mis de la sauce dans les yeux, puis, alors que les autres
mangeaient des pains au lait et des gâteaux de sésame, moi, en
guise de pâtisseries, on m’a donné à ronger des pierres
enrobées de miel. Mais la plus effrontée a été cette petite pute
du Céramique, Hyacinthe, cette métèque qui vient de
(623)
Phénéos . Elle a rempli une vessie de sang et elle me l’a
lancée à la figure. La vessie a éclaté et j’ai été aspergé de sang,
ce qui a fait rire aux éclats toute la compagnie, mais, moi, je
n’ai pas eu le salaire que je méritais pour ce que j’avais subi.
En échange de ces turpitudes, je n’ai reçu que ce que pouvait
contenir mon estomac, et rien de plus. Puisse-t-il donc, l’année
prochaine, ne plus être de ce monde et ne pas remporter la
couronne, ce Licymnios haï des dieux ! À cause de sa voix
désagréable, j’ai décidé que nous allions, avec le chœur de
(624)
flatteurs de Dionysos, l’appeler le… ténormorveux !
III, 12

BOXELAFAIM À BATLEBRONZE
(LIMOPICTÈS À CHALCOCYDOIMOS)
J’avais d’assez bonnes relations avec le paysan
(625)
Corydon et souvent il se moquait de moi, car il aimait
bien la plaisanterie attique, pourtant étrangère aux gens de la
campagne. En le voyant, j’ai pensé que ce serait une aubaine
pour moi, si je quittais la ville et ses soucis pour aller à la
campagne vivre auprès d’un homme qui était un ami, un
paysan sans histoire et travailleur, qui ne cherchait pas à se
faire illégalement de l’argent dans les tribunaux ou en
menaçant des gens sur l’agora, mais qui attendait de la terre le
fruit de son travail. Je fis comme je pensais et je devins un
familier de Corydon. Je me suis habillé comme un paysan, j’ai
mis une pelisse, j’ai pris une pioche : je ressemblais à un vrai
laboureur. Tant que je faisais tout cela pour m’amuser, tout
allait très bien et je pensais même que c’était d’un grand profit
pour moi, puisque j’en avais fini avec les violences, les coups
de bâton et les maigres parts que me concédait la table des
riches. Mais, quand le travail devint une habitude à laquelle
j’étais astreint quotidiennement, quand il fallut vraiment
labourer, nettoyer un terrain pierreux, creuser des trous et y
planter des arbres, ma vie devint intolérable. Je me repentis de
ma folie et je regrettai la ville. J’y retournai donc, mais, après
ce temps si long, je n’étais plus comme auparavant un hôte
agréable qu’on recevait volontiers, mais une sorte de
montagnard rustre et importun, si bien que toutes les maisons
des riches m’étaient désormais fermées. La faim me taraudait
le ventre. Alors, le manque de ressources me laissant
complètement à sec, j’ai rejoint une bande de voleurs de
grands chemins, des gens de Mégare qui détroussent les
(626)
voyageurs près des rochers de Sceirôn , ce qui me permet
de vivre une existence, certes malhonnête, mais sans travailler.
Est-ce qu’on me prendra un jour ? Je n’en sais rien. Mais cette
nouvelle façon de vivre me donne des appréhensions : ce
genre de changement ne mène pas à la vie, mais à la mort.
III, 34

THAÏS À EUTHYDÈME
Depuis que tu t’es mis dans la tête de philosopher, tu es
devenu quelqu’un de sérieux. Tu lèves les sourcils plus haut
que ton front et, avec un air pompeux, un livre à la main, tu
t’en vas d’un pas vif à l’Académie. Tu passes devant ma
maison comme si tu ne l’avais jamais vue auparavant. Tu es
(627)
devenu fou, Euthydème . Ne sais-tu pas quel genre de
personne est ce sophiste à la mine sévère qui débite devant
vous ses merveilleux propos ? Sais-tu depuis combien de
temps il me poursuit pour obtenir de moi un rendez-vous ? Et
sache même qu’il est fou d’Herpyllis, la petite servante de
Mégara ! Autrefois, je n’avais pas accepté ses avances, je
préférais dormir en te serrant dans mes bras, plutôt que de
recevoir l’or de tous les sophistes. Mais, puisqu’il semble te
détourner de ma fréquentation, je vais le recevoir et, si tu
veux, je te montrerai que ce misogyne ne se contente pas la
nuit des plaisirs ordinaires… Tout ce qu’il te dit n’est que
bavardage, enfumage et attrape-nigauds, pauvre fou ! Tu crois
qu’un sophiste est différent d’une courtisane ? Peut-être
seulement parce que les moyens qu’ils emploient pour
persuader ne sont pas les mêmes, mais l’un et l’autre ont le
même but : se faire payer ! Pourtant, combien sommes-nous
meilleures et plus pieuses qu’eux… Nous ne disons pas que
les dieux n’existent pas, nous croyons nos amants, quand ils
jurent qu’ils nous aiment. Nous ne jugeons pas bon que les
hommes fassent l’amour avec leurs sœurs ou avec leur mère,
ni même avec la femme d’autrui. Peut-être est-ce parce que
nous ne savons pas d’où viennent les nuages, ou à quoi
ressemblent les atomes, que nous te paraissons inférieures aux
sophistes. Mais, pour ma part, j’ai fréquenté leur école et j’ai
parlé avec beaucoup d’entre eux. Aucun d’eux, quand il est
avec une courtisane, ne rêve de tyrannie, ne fait de sédition
dans l’État. Au contraire, chacun boit sa coupe du matin,
s’enivre, et reste tranquille jusqu’à la troisième ou à la
quatrième heure. Nous n’éduquons pas plus mal qu’eux les
jeunes gens. Compare, je te prie, la courtisane Aspasie et le
sophiste Socrate, et vois lequel des deux a dispensé la
meilleure éducation aux jeunes gens. Tu t’apercevras que l’une
(628)
a eu comme élève Périclès, et l’autre Critias … Laisse là
cette folie et cet air désagréable, Euthydème, ô mon amour. La
sévérité ne convient pas à des yeux comme les tiens. Reviens
vers ta bien-aimée, comme tu l’as fait si souvent, au retour du
(629)
Lycée, tout ruisselant de sueur . Nous nous griserons de
vin et puis nous nous montrerons l’un à l’autre ce qu’est cette
belle fin, le plaisir. Et tu comprendras alors que je suis une
vraie sage. La divinité ne nous accorde pas une vie bien
longue. Ne la laisse pas échapper, sans t’en apercevoir, avec
des énigmes et des futilités. Porte-toi bien.
IV, 7
MARC AURÈLE
Marc Aurèle devint empereur en 161 après J.-C. Né en 121,
il avait trente-neuf ans. Sa vie avait déjà basculé deux fois
auparavant. La première se situe en 138. Il s’appelait alors
Marcus Annius Verus. Son père était mort quand il avait trois
ans. Il avait été élevé par son grand-père paternel (ils portent
le même nom), un riche sénateur, proche de l’empereur
Hadrien. Le souverain remarqua l’enfant, soigneusement
éduqué : il avait pour maître de rhétorique l’un des hommes
les plus célèbres de son époque, Fronton, auquel le lia
rapidement une vive amitié. Le maître et le disciple
correspondirent pendant trente ans, de 139 à 166, quand
Fronton mourut. En 138, au moment où Hadrien prépara sa
succession, il adopta Antonin, qui était l’oncle par alliance de
Marcus Annius Verus, et il lui demanda d’adopter lui-même le
jeune homme, en même temps que Lucius Ælius Cæsar, le fils
du successeur qu’Hadrien avait d’abord choisi pour régner
après lui sur l’Empire et qui venait de décéder. Marc Aurèle
rejoignit la cour. Il fut nommé César, titre qui le destinait à
devenir empereur, en 139. En 145, il épousa la fille d’Antonin,
Faustina, dont il eut treize enfants (six survécurent, dont le
futur empereur Commode). L’insouciance du jeune et riche
particulier qu’il avait été se voyait dès lors révolue. Le second
tournant se produisit peu après, entre 146 et 147. Marc Aurèle
se convertit à la philosophie. Il ne s’agit pas de la banale
élection d’un champ d’étude. La philosophie constitue alors
une véritable discipline de vie. Elle exige une attention
scrupuleuse, permanente, afin qu’actes quotidiens et pensée se
répondent. Le stoïcien Épictète recommandait de pratiquer
chaque jour de véritables exercices spirituels, une forme
d’examen de conscience, mâtiné d’une méditation des dogmes
fondamentaux de la doctrine et de préparation intérieure aux
maux de l’existence, de préférence même par écrit. Se voulant
philosophe, Marc Aurèle fait un choix existentiel, un choix
personnel, alors qu’il avait été choisi, sans que son avis fût
sollicité, pour régner. À partir de cette date, il se prépare
doublement à l’Empire : auprès d’Hadrien, il acquiert les
rudiments qui doivent le préparer à l’exercice du pouvoir et,
auprès de ses maîtres stoïciens, les instruments mentaux d’une
liberté intérieure capable de résister à toutes les vicissitudes.
Cette prudence ne manquait pas d’intelligence. À peine
devenu empereur, Marc Aurèle fut rudement sollicité. Une
invasion parthe, en Orient, conduisit les troupes romaines au
désastre. Il fallut résister. La victoire ne fut acquise qu’en 166,
mais la peste se répandit alors, dévastant des régions entières.
La même année, une révolte de peuplades du Danube menaça
le nord de l’Italie. Lucius Verus, avec qui Marc Aurèle
partageait le pouvoir, mourut en 169, tandis que les deux
hommes rentraient d’Aquilée à Rome. Marc Aurèle a passé la
plus grande partie de son règne en expéditions : Carnuntum,
Sirmiun, Cilicie, Syrie, Égypte, Grèce. Il visita tous les fronts.
Il mourut sur l’un d’entre eux, près de Sirmium ou à Vienne, le
17 mars 180, alors qu’il achevait de pacifier la région. Il avait
cinquante-huit ans. Son fils Commode lui succéda.
La réputation de Marc Aurèle, à sa mort, est vive. Elle
n’est en rien littéraire. Les premières allusions aux notes Pour
moi-même, un des maîtres livres de l’Occident, datent du Xe
siècle. Le document, pieusement conservé par un proche,
n’était pas destiné à être divulgué. Comme son titre l’indique,
il répondait à une finalité rigoureusement intime. Il s’agit, en
effet, de la consignation écrite de ces exercices spirituels dont
les stoïciens recommandaient la pratique. Marguerite
Yourcenar inscrit dans ce registre son anthologie de la poésie
grecque, La Couronne et la Lyre, comme les premiers mots de
sa préface sont : « Une traduction faite pour soi seul », écho
transparent au Eis éauton de Marc Aurèle. Le volume qui nous
est parvenu dut être entamé assez tardivement, vers 172. Après
un premier livre où Marc Aurèle rend hommage à toutes les
personnalités qui ont influé sur sa formation et son caractère,
onze autres rassemblent des fragments dont la longueur varie
d’une ou deux lignes à une page. Si les observations
personnelles sont évidentes, l’énoncé n’a pas pour finalité de
consigner une mémoire intime ou de s’épancher. Il ne fait pas
office de journal. La considération de soi n’a pour dessein que
de s’affranchir de ses déterminations propres, de ses
angoisses, de ses travers, pour tendre sans cesse vers le plus
humain de soi, c’est-à-dire en réalité le plus général, ce qui
permet à chacun d’épouser le plus la Raison à l’œuvre dans le
cosmos et les créatures. Les reprises, les échos, abondent, du
reste, comme la tâche, à reprendre toujours, de se parfaire.
Cette tension vers une vérité gnomique explique que l’ouvrage
ait été traduit en 1528 en castillan par Antonio de Guevara
sous le titre Libro áureo de Marco Aurelio emperador, ce que
son traducteur français de 1531 interprète comme le Livre
doré de Marc Aurèle, empereur et éloquent orateur : l’ouvrage
contient un « trésor », des paroles qui ont la valeur de l’or.
L’avocat Pardoux du Prat le présente un peu plus tard comme
une Institution de la vie humaine, dressée par Marc Antonin
(1570). Ses premiers commentateurs y discernaient des
« exhortations » ou « une règle de vie personnelle ». Ce n’est
qu’en 1651 qu’il est présenté pour la première fois comme les
Pensées morales de Marc Antonin, Empereur, de soi à soi-
même. Les premiers éditeurs des fragments pascaliens en
tireront l’idée de présenter ceux-ci au public, en 1670, sous le
titre de Pensées de M. Pascal. La réception du Pour moi-même
a fait confondre l’ouvrage avec un recueil d’aphorismes
moraux, là où le lecteur ne doit lire que dialogue intérieur,
cheminement, ascèse, essai de soi-même.
Cette dimension du texte, loin d’amoindrir sa valeur,
l’augmente. Elle en rehausse l’enjeu propre et la valeur, qu’on
entende pénétrer dans l’intimité d’une personnalité aussi riche
et contrastée que celle de Marc Aurèle ou accompagner sa
quête spirituelle pour s’en pénétrer. L’empereur rédige ses
notes en grec, non en latin, qu’il emploie en revanche dans sa
correspondance : c’est signer la destination philosophique des
premières, écrites dans la grande langue de l’enquête
philosophique et une langue qui échappe à l’ordinaire des
affaires. L’auteur peut s’y adonner en toute liberté à la
recherche de la franchise, cette parrhésia à laquelle Michel
Foucault consacra des cours magistraux de 1982 à 1984.
Marc Aurèle poursuit un but qui retentit sur l’usage qu’il fait
de l’écriture : il est dépouillé de maniérisme, soucieux
d’exactitude, attentif aux mots des choses, voire aux trivialités.
Épris d’universalité, il traque les préjugés, il les piétine.
Ongles, boue, hoquets : l’empereur évoque le plus concret, ce
qui est sale, ce qui est humble. Tout est bon à percer l’orgueil.
Sentences et formules participent de la même recherche du
discernement, aux antipodes de la moindre complaisance. La
brièveté et la rapidité se font brusquerie. Le monde est un
« recoin », la pourpre simplement « du poil de brebis mouillé
du sang d’un coquillage » (VI, 13). L’étincellement de la chose
vue doit blesser l’apparat, déchirer le voile. Car vide et
pourriture, partout, dénoncent les vanités auxquelles la
créature s’abandonne. Le regard de Marc Aurèle est retenu
mais ferme, sobre mais dénué d’affèterie. L’homme est
passionné de simplicité, de droiture, de justice, de vérité.
Jouant sur son prénom Verus, qui signifie « vrai », Hadrien le
surnommait au superlatif « Verissimus », « le très vrai », « le
plus vrai », celui qui, plus que tous les autres, gratte la croûte
du mensonge. Devenu empereur, rompu au gouvernement des
hommes, sans illusion devant les flatteries, Marc Aurèle se
révèle dans le Pour moi-même aussi soucieux de rectitude
morale qu’empli de mélancolie : « pureté de l’intention
morale » et sens du devoir exigent sans cesse amputations et
renoncements, sans guère autoriser de satisfaction, sinon dans
la nostalgie et quelques souvenirs. Le sentiment du néant, la
désolation du vrai qui se dérobe, affleurent partout. Ils
rapprochent Marc Aurèle de certains grands auteurs chrétiens
à venir : il y a chez lui une connivence profonde, en
particulier, avec Pascal. L’un au faîte de l’Empire, l’autre de
la science de son temps, tous deux dotés de sensibilités
frémissantes et étouffées, ils sont des peintres incomparables
de la misère de l’homme, saisis de vertige devant la grande
toupie du divertissement, avides de vérité.
Pour moi-même
I, 7
(630)
Ce que je dois à Rusticus : avoir réalisé que je devais
redresser et surveiller mon caractère ; avoir évité de consacrer
trop de zèle à la sophistique, de rédiger quelques traités
d’études, de déclamer de méchants discours d’exhortation ou
de frapper l’imagination en me montrant comme un homme
actif et bienfaisant ; m’être éloigné de la rhétorique, de la
poésie et d’un parler affecté ; ne pas me promener en toge à la
maison, ni faire quelque autre étalage de luxe ; écrire mes
lettres avec simplicité, comme était celle qu’il écrivit lui-
même de Sinuesse à ma mère. À l’égard de ceux qui m’ont
irrité ou offensé, être disposé à les rappeler et à bien les
accueillir, dès lors qu’ils veulent eux-mêmes revenir ; lire avec
attention, sans me contenter d’une compréhension générale ;
ne pas donner un prompt assentiment aux bavards ; avoir
connu les écrits conservant les leçons d’Épictète, qu’il me
prêta de sa propre bibliothèque.
II, 2
Ce que je suis, c’est une chair, un souffle et un principe
directeur. Renonce aux livres, ne t’y attache plus, cela ne t’est
pas permis, mais, comme si tu étais déjà sur le point de mourir,
méprise la chair : sang et poussière, petits os, et tissu léger fait
d’un entrelacement de nerfs, de veines et d’artères. Quant au
souffle, examine aussi ce qu’il est : du vent, qui n’est pas
toujours le même, mais que tu rejettes constamment pour en
avaler un autre. Il reste enfin le troisième élément, le principe
directeur. Pense alors à ceci : tu es vieux. Ne souffre plus que
ce principe soit esclave, ni mû en quelque sorte par les fils
d’un élan qui t’isole, ne le laisse plus se révolter contre son
sort actuel, ni craindre celui que l’avenir lui réserve.
II, 5
À chaque heure, veille sérieusement à faire, en
Romain et en mâle, ce que tu as en main, avec une dignité
exacte et authentique, avec amour, avec indépendance, avec
justice, et à donner congé à toutes tes autres préoccupations et
tu le leur donneras, si tu accomplis chaque action, comme si
c’était la dernière de ta vie, en te débarrassant de toute
irréflexion, de tout mouvement passionné susceptible de te
détourner de l’empire de la raison, de toute dissimulation, de
tout égoïsme, et de tout mécontentement devant les décisions
du destin. Tu vois combien sont peu nombreux les préceptes
qu’il faut maîtriser si l’on veut mener une existence paisible et
pieuse et, de fait, les dieux ne demanderont rien de plus à celui
qui les observe.
II, 17
Le temps de la vie de l’homme : un instant ; son être : un
flux ; ses sensations : confuses ; l’assemblage de tout son
corps : une matière qui pourrit facilement ; son âme : un
tourbillon ; son destin : une énigme difficile ; sa bonne
renommée : un mérite attribué sans jugement ; en un mot, tout
ce qui est de son corps est un fleuve qui s’écoule, et tout ce qui
est de son âme, songe et fumée. Sa vie est un combat, un exil
sur une terre étrangère, et son renom posthume, un oubli.
Qu’est-ce qui peut donc nous guider ? Une seule et unique
chose, la philosophie. Elle consiste à garder le génie qui est en
nous de tout outrage ou de tout dommage, à le mettre au-
dessus des plaisirs et des peines, à veiller à ce qu’il ne fasse
rien au hasard, ni avec fausseté ou dissimulation, qu’il
n’attache pas d’importance à ce que les autres font ou ne font
pas, et qu’il accepte aussi ce qui arrive et ce qui lui échoit
comme venant de là même d’où lui-même est venu et, par-
dessus tout, à attendre la mort avec sérénité, comme rien
d’autre que la dissolution des éléments dont est composé
chaque être vivant. Si, pour ces éléments eux-mêmes, il n’y a
rien de redoutable à ce qu’ils se transforment perpétuellement
les uns dans les autres, pourquoi appréhenderait-on le
changement et la dissolution de leur ensemble ? C’est selon la
nature, et rien n’est mal de ce qui arrive selon la nature.
III, 2
Il faut encore prendre garde à ceci : les objets de la nature
acquièrent dans les accidents mêmes qui leur surviennent
quelque chose de gracieux et d’attrayant. Ainsi, de certaines
parties du pain qui se craquellent, quand il cuit : ces fentes qui
se produisent, pour ainsi dire, malgré l’art du boulanger ont un
certain charme et excitent de façon particulière l’appétit. De
même, les figues, quand elles sont bien mûres, s’entrouvrent.
Quant aux olives prêtes à tomber de l’arbre, leur aspect
presque pourri leur confère une beauté particulière. De même,
les épis qui penchent vers le sol, le sourcil froncé du lion, la
bave écumante au groin du sanglier, et tant d’autres choses. Si
on les examine séparément, elles sont loin d’être belles.
Pourtant, du fait qu’elles accompagnent les œuvres de la
nature, elles leur ajoutent un charme qui nous attire. Donc, si
un homme a le sentiment et l’intelligence profonde de ce qui
arrive dans le grand Tout, il ne trouvera pas une seule
chose, même dans ce qui arrive par voie de conséquence, qui
ne lui semble comporter un certain agrément particulier. Cet
homme ne verra pas avec moins de plaisir dans leur réalité les
gueules béantes des bêtes sauvages, que les imitations qu’en
montrent les peintres et les sculpteurs, et même chez une
vieille femme ou chez un vieillard, il pourra discerner, avec les
yeux de l’homme sage, une certaine force, et comme une
beauté. Même chose aussi dans le charme aimable des enfants.
Mais ce n’est pas tout le monde qui acquiesce à tout cela, car
ce plaisir est réservé seulement à celui qui s’est vraiment
familiarisé avec la nature et ses œuvres.
III, 10
Rejette donc tout le reste, et tiens-toi à ces quelques
préceptes, en te souvenant aussi que le seul temps qu’on vive
est le présent, c’est-à-dire un moment infiniment petit, et que,
pour les autres parties du temps, on les a vécues, ou bien elles
sont incertaines. Infime est le temps que chacun vit, infime
aussi le petit coin de terre où il vit, comme infime aussi la plus
longue des gloires posthumes : elle ne dépend que de la
succession des ces pauvres hommes qui vont mourir très vite
sans se connaître eux-mêmes, et qui connaissent d’autant
moins celui qui est mort si longtemps avant eux.
IV, 19
Celui qui se passionne pour sa gloire posthume n’imagine
pas que chacun de ceux qui se souviendront de lui mourra
bientôt aussi et que celui qui les suivra mourra ensuite à son
tour, jusqu’à ce que tout souvenir de lui s’éteigne
complètement en passant ainsi de mémoire à oubli. Suppose
même que ceux qui se souviendront de toi soient immortels et
qu’immortelle soit aussi ta mémoire : qu’est-ce que cela peut
te faire ? Je ne dis pas seulement que, pour le mort, cela ne sert
à rien, mais pour le vivant, à quoi sert la louange, à moins que
ce ne soit pour quelque calcul politique ? Car tu négliges mal à
propos le don que t’a fait la nature en le rapportant à autre
(631)
chose qu’à la raison […] .
IV, 41
Tu n’es qu’une pauvre âme qui soulève un cadavre, comme
disait Épictète.
IV, 43
Le temps est comme un fleuve et un courant violent formé
de toutes choses. À peine, en effet, une chose a-t-elle été vue,
elle est entraînée. Une autre est-elle aussi apportée, elle sera
aussi emportée.
V, 1
À l’aube, quand tu as de la peine à t’éveiller, aie à ta
disposition cette pensée : « C’est pour faire œuvre d’homme
que je m’éveille. » Dois-je donc être encore chagrin, si je
m’apprête à faire ce pour quoi je suis né, et en vue de quoi j’ai
été mis dans le monde ? Ou bien ai-je été constitué pour me
prélasser au chaud sous les couvertures ? — « Mais c’est plus
agréable ! » Es-tu donc né pour le plaisir et, en général, pour
rester passif, et non pour agir ? Ne vois-tu pas que les arbustes,
les moineaux, les fourmis, les araignées, les abeilles font leur
tâche respective, en contribuant pour leur part à l’ordre du
monde ? Et toi, tu ne voudrais pas accomplir des actions
proprement humaines ? Tu ne voudrais pas courir à la tâche
qui est conforme à ta nature ? — « Mais je dois bien me
reposer ! » Tu le dois, moi-même j’en conviens. Cependant, la
nature a établi des limites à ce besoin, comme elle en a établi
pour le boire et le manger, et tu les dépasses souvent, en allant
au-delà du nécessaire, mais, dans tes actions, tu ne les atteins
même pas, ces limites, et tu restes en deçà du possible. C’est
que tu ne t’aimes pas toi-même, car autrement tu aimerais ta
nature et sa volonté. Les autres, qui aiment leur métier,
s’épuisent au travail qu’il exige, délaissant les bains et les
repas, et toi, tu estimes moins ta nature, que le ciseleur sa
ciselure, le danseur la danse, l’avare, l’argent ou le vaniteux la
gloriole ! Mais eux, quand ils peinent, ne songent ni à manger
ni à dormir, mais à avancer l’ouvrage qui les occupe
entièrement. Et toi, tu trouves moins importantes et moins
dignes de tes soins les actions utiles au bien commun !
V, 11
À quel usage est-ce que je fais servir mon âme en ce
moment ? En toute occasion se poser à soi-même cette
question et se demander : « Qu’y a-t-il en ce moment dans
cette partie de mon être qu’on appelle principe directeur, et de
qui ai-je l’âme présentement ? Est-ce celle d’un enfant, d’un
jeune homme, d’une femmelette, d’un tyran, d’un bœuf, ou
d’un fauve ? »
V, 33
Bientôt, tu ne seras plus que cendre ou squelette et un nom,
ou même plus un nom, car le nom n’est qu’un bruit, qu’un
écho. Tout ce qui a du prix dans la vie n’est que vanité,
pourriture, insignifiance, roquets qui se mordent, ou enfants
qui se chamaillent, qui rient, pour pleurer tout de suite après.
La bonne foi, la pudeur, la justice, la vérité « quittant la terre
(632)
aux larges routes ont gagné l’Olympe ». Qu’est-ce donc
qui te retient encore sur cette terre, si les objets de notre
perception sont changeants, et non pas invariables, si nos sens
ne sont pas fiables, mais sujets à l’erreur, si le souffle lui-
même n’est qu’une vapeur du sang et si vaine est la gloire
obtenue auprès d’êtres ainsi constitués ? Que faire donc ? —
Attendre sereinement, ou de t’éteindre ou de te transformer.
Mais, jusqu’à ce que l’occasion s’en présente, que suffit-il de
faire ? Rien d’autre que d’honorer et de bénir les dieux, de
faire du bien aux hommes, de les supporter et ne pas les
prendre en aversion. Quant à tout ce qui est à portée de ta
pauvre chair et de ton faible souffle, souviens-toi que ce n’est
ni à toi ni dépendant de toi.
VII, 1
Qu’est-ce que le vice ? Ce que tu as souvent vu. Pour tout
ce qui arrive, aie toujours à l’esprit que c’est une chose que tu
as souvent vue. Bref, en haut comme en bas, tu trouveras les
mêmes choses dont sont pleines les histoires, les anciennes, les
moins anciennes ou les contemporaines, dont sont pleines
aujourd’hui les villes et les maisons. Rien de nouveau : tout est
en même temps habituel et de courte durée.
VIII, 34
Si tu as vu un jour une main amputée, ou un pied, une tête
coupée et gisante, à quelque distance du corps dont elle est
séparée, c’est dans cet état que se trouve, autant qu’il est en
lui, celui qui n’accepte pas ce qui arrive, qui se met à l’écart,
ou qui agit sans penser à l’intérêt commun. Tu t’es rejeté de
cette communauté conforme à la nature, car tu es né en en
faisant partie, et, maintenant, tu t’en es toi-même coupé. Mais
voici quelque chose d’admirable : tu as de nouveau la
possibilité de rentrer dans cette communauté. Car Dieu n’a
accordé à aucune autre partie, une fois qu’elle en a été séparée
et coupée, de s’y réunir à nouveau. Mais vois la bonté avec
laquelle il a honoré l’homme : il lui a donné le pouvoir de ne
pas se séparer du Tout, et s’il s’en est séparé, d’y revenir, de se
fondre en lui, et d’y retrouver la place de sa partie.
IX, 5
Bien souvent on est injuste sans agir, et non pas seulement
en agissant mal.
IX, 36
La décomposition de la matière qui est en chacun de nous :
de l’eau, de la cendre, des os, une odeur nauséabonde. Autre
matière : les marbres sont aussi des concrétions de la terre, et
l’or, l’argent, des sédiments, et les vêtements, des poils et la
pourpre, du sang, et ainsi de tout le reste. Le souffle aussi est
tel, et il passe d’un être à l’autre.
IX, 42, 10-13
[…] C’est surtout quand tu reproches à quelqu’un sa
déloyauté ou son ingratitude que tu dois faire un retour sur toi-
même, car c’est de ta faute, évidemment, si tu as cru qu’un
homme manifestant une disposition de ce genre te resterait
loyal ou si, lui accordant un bienfait, tu ne le lui as pas accordé
sans arrière-pensée, ni sans retirer immédiatement de ton
action tout son fruit. Que veux-tu donc de plus si tu as fait du
bien ? Ne te suffit-il pas d’avoir agi selon la nature qui t’est
propre et cherches-tu encore un salaire pour cela ? C’est
comme si l’œil demandait une récompense, parce qu’il voit, ou
les pieds, parce qu’ils marchent. De même, en effet, que ces
organes ont été faits pour une action déterminée et qu’en
agissant selon leur constitution propre, ils remplissent la
fonction qui leur est propre, de même l’homme, naturellement
constitué pour être bienfaisant, chaque fois qu’il accomplit une
action bienfaisante, ou qu’il aide autrui à se procurer les
choses indifférentes, fait ce en vue de quoi il a été constitué et
il atteint sa fin propre.
X, 1
Seras-tu jamais, ô mon âme, bonne et simple, et une, et
nue, plus visible que le corps qui t’enveloppe ? Pourras-tu
jamais goûter la disposition qui incite à aimer et à chérir ?
Seras-tu donc jamais suffisante à toi-même, sans besoin, sans
regret, sans désirer rien ni personne pour satisfaire tes
plaisirs ? Sans désirer non plus que le temps prolonge leur
jouissance, ou le lieu, ou le pays, ou la douceur de l’air, ou une
société mieux accordée ? Mais pourras-tu te contenter de ta
condition présente, te réjouir de tes biens présents, te
persuaderas-tu que tout te vient des dieux, que tout ce qui leur
plaît est bon et sera bon pour toi, comme tout ce qu’ils doivent
t’attribuer pour la sauvegarde de l’être accompli, juste et beau,
qui engendre tout, qui maintient ensemble, qui embrasse et
comprend tous les corps qui, dans le même temps qu’ils se
dissolvent, renaissent en d’autres corps semblables ? Seras-tu
un jour telle que tu puisses vivre dans la société des hommes
et des dieux sans avoir à te plaindre d’eux ni être pour eux un
objet de blâme ?
XII, 32
Quelle infime partie d’un temps éternel et infini a été
accordée à chacun ! Très vite, elle disparaît pour toujours.
Quelle infime partie de la substance universelle, quelle infime
partie de l’âme universelle ! Sur quel infime lopin de la terre
universelle rampes-tu ! Rappelle-toi tout cela et garde à
l’esprit qu’il n’y a rien de grand, si ce n’est d’aller là où la
nature te guide et de supporter ce que t’apporte la commune
nature.
XII, 36
Ô homme, tu étais citoyen de cette grande cité. Que
t’importe, si c’est pendant trois ou cinq décades ? Ce qui est
selon les lois est équitable pour tous. Qu’y a-t-il donc de
terrible, si ce n’est ni un tyran ni un juge inique qui te
renvoient de ta cité, mais la nature même qui t’y avait conduit,
comme te congédierait de la scène le chef d’une troupe qui
t’aurait engagé ? — « Mais je n’ai pas joué mes cinq actes !
Seulement trois ! » — « Oui, mais tu les as bien joués et, dans
la vie, trois actes constituent une pièce entière. » Car ta fin,
elle est fixée par celui qui autrefois fut la cause de ta
composition et qui maintenant est celle de ta dissolution. Mais,
toi, tu n’es la cause ni de l’une ni de l’autre. Pars donc de
bonne grâce pour répondre à la bonne grâce de celui qui te
délivre.
CLÉMENT D’ALEXANDRIE
En dépit de son nom, ce Père de l’Église n’est pas
originaire d’Alexandrie. Probablement né en Grèce entre 140
et 150 après J.-C., il dut faire d’excellentes études à Athènes,
avant de se convertir au christianisme et de partir à la
recherche du Maître susceptible de répondre aux
interrogations philosophiques et spirituelles qui le
taraudaient. Il parcourut la Grèce, la Grande Grèce, l’Orient.
Parvenu à Alexandrie, il rencontra Pantène. Ce théologien,
exégète remarquable de la Bible, l’éblouit. Ordonné prêtre,
Clément se partagea entre ses activités de pasteur, de
théologien et de catéchète, tout en composant une œuvre qui
accomplit la synthèse de la tradition païenne dont il était
l’héritier et des principes du christianisme. Réfugié en
Cappadoce en 202, au moment des persécutions de Septime
Sévère, il se rendit ensuite à Jérusalem et servit
d’ambassadeur auprès de l’Église d’Antioche à l’évêque
Alexandre. Il dut mourir vers 220.
Clément d’Alexandrie, qui emploie un grec classique, d’une
richesse parfois proche de la préciosité, écrit pour les païens
cultivés et fortunés qu’il côtoie. Il leur propose un itinéraire
complet vers la foi et la connaissance, du Protreptique, qui est
une exhortation à la conversion, aux Stromates et aux
Hypotyposes, dont il ne reste que des fragments, en passant
par le Pédagogue. Envisageant un nouveau baptisé, Clément
s’emploie à lui prodiguer les moyens très concrets de se
conduire en chrétien, d’accéder à la sagesse, brossant pour
l’occasion un tableau d’une extraordinaire vivacité de la vie
d’un homme du IIe siècle après J.-C. Les Stromates, au sens
propre des Tapisseries, peut-être des « essais » ou des
« variétés », pour reprendre des genres illustrés par
Montaigne ou Valéry, et les Hypotyposes, le guident ensuite,
quand il a déjà fait ses preuves, autant moralement
qu’intellectuellement, vers la connaissance la plus parfaite et
la gnose, voire vers une vie chaste et tournée vers le martyre.
Pour Clément d’Alexandrie, le chrétien accompli incarne le
modèle idéal de l’homme libre, tel que la paideia grecque
l’envisage. Ce lettré, féru de science universelle, capable de
récrire un passage d’Euripide, de commenter les Écritures,
comme d’utiliser le savoir médical de son temps, ne considère
pas, en effet, que le patrimoine intellectuel des Anciens
s’oppose au christianisme. Par Logos, Clément d’Alexandrie
entend à la fois la Raison, le Christ et le Verbe divin. Cette
raison, de toute éternité inscrite dans le cosmos et l’esprit
humain par Dieu, est par conséquent déjà à l’œuvre chez les
auteurs les plus anciens, énoncée sous forme de symboles et
d’images, dont il convient de dégager la signification par un
travail d’exégèse et un rapprochement incessant avec les
Écritures. Il ne combine pas deux cultures. Il déchiffre le legs
des Anciens à la lueur d’un art de l’exégèse qui lui permet de
lire entre les lignes, de déchiffrer le sens secret tapi derrière
les fables, les hiéroglyphes, les rituels et les formules
magiques. Immense, la culture de Clément d’Alexandrie fait
dialoguer poètes et philosophes païens, aussi bien qu’auteurs
juifs ou chrétiens, afin de parvenir aux mystères ultimes du
monde. Il fournit les étapes d’une Révélation qui demeure
intérieure et secrète, aboutissement d’un progrès individuel de
l’âme. Le christianisme de Clément d’Alexandrie est,
profondément, un humanisme, animé par un optimisme qui
l’incline à la célébration mystique et à la poésie.
Ces caractéristiques éclatent dans le Protreptique qui
entend faire passer son lecteur de l’admiration des héros
antiques et de la religion païenne à l’amour du Verbe de Dieu.
Construit en douze livres sur un modèle rhétorique déjà
employé par Aristote, Cléanthe ou Épicure, l’ouvrage
commence par un prologue étincelant, poème et entretien
rempli d’ardeur. Les livres suivants, plus véhéments et
railleurs, dénoncent les absurdités et les fadaises d’un
discours mythologique entendu platement : leçon de
matérialisme dépourvue de tout aliment spirituel. La
péroraison renoue avec le lyrisme et une éloquence de
l’enthousiasme, jouant des rythmes et des images pour
soulever son lecteur, et le convaincre de se porter à chercher
Dieu.
Protreptique
POUR UN CHANT NOUVEAU
Comment pouvez-vous donc ajouter foi à de vaines
légendes et imaginer que la musique puisse charmer les bêtes
(633)
sauvages , alors que seul, semble-t-il, le visage rayonnant
de la vérité vous paraît mensonger et que, seul, il reste soumis
à vos regards de défiance ? Certes, le Cithéron, l’Hélicon, les
monts des Odryses, les initiations Thraces, et tous les mystères
(634)
de l’erreur ont été divinisés et célébrés dans des hymnes .
Mais quant à moi, même si ce sont des légendes, je supporte
difficilement de voir représentées dans des tragédies de telles
histoires. Pour vous, au contraire, les récits de malheurs eux-
mêmes deviennent des pièces de théâtre et vous en admirez les
acteurs avec plaisir. Cependant, les pièces de théâtre, les
(635)
poètes des jeux lénéens , que leur ivresse rend indécents,
ces poètes couronnés de lierre, à qui les initiations bachiques,
(636)
avec leurs satyres et leurs thiases de ménades , font perdre
étrangement l’esprit, enfermons-les, en y joignant aussi le
reste des chœurs des démons, sur cet Hélicon, sur ce Cithéron
d’un autre âge, et, des hauteurs du ciel, faisons descendre sur
la montagne de Dieu la vérité en même temps que la sagesse
lumineuse, accompagnée du chœur des prophètes. Que la
vérité, en envoyant au plus loin ses rayons resplendissants,
apporte sa lumière à ceux qui vivent dans les ténèbres et
qu’elle délivre les hommes de l’erreur en leur tendant cette
main très puissante qu’est l’intelligence, en vue de leur salut.
Alors, les hommes, se redressant et relevant la tête, quitteront
le Cithéron et l’Hélicon et habiteront Sion, « Car de Sion
(637)
sortira la loi, et de Jérusalem la parole du Seigneur », la
Parole céleste, qui est le véritable protagoniste couronné sur la
scène du monde. Il chante, mon Eunomos, non pas le nome de
(638)
Terpandre ni celui de Cépion , et encore moins sur les
modes phrygien ou lydien ou dorien, mais il chante le nome
éternel de la nouvelle harmonie, le chant qui porte le nom de
Dieu, le chant nouveau, le chant des lévites, celui qui « bannit
du cœur tristesse et colère, et qui fait oublier tous les
(639)
maux », doux remède de vérité mêlé au chant de la
persuasion.
Je pense donc que le Thrace fameux, Orphée, ou que le
(640)
Thébain, ou que le Méthymnéen , ces hommes qui ne
méritent pas le nom d’hommes, n’ont été que des fourbes :
sous prétexte de musique, ils ont souillé la vie, ils ont fait les
inspirés avec un art consommé d’une sorte de magie, pour
semer la ruine, transformant en exaltation mystique leur
orgueil, divinisant des deuils, ils ont conduit les premiers les
hommes devant les idoles, ils ont construit avec des pierres et
du bois — ce que sont statues et peintures — l’édifice de ces
coutumes grossières et la belle liberté, la seule réellement
belle, celle des citoyens du monde, leurs chants et leurs
sortilèges l’ont enchaînée à la dernière des servitudes.
Mais tel n’est pas le chanteur qui est le mien. Il arrive pour
délier au plus vite l’amer esclavage imposé par la tyrannie des
démons et, nous mettant sous le joug doux et humain de la
(641)
piété , il rappelle au ciel ceux qui avaient été rejetés vers la
terre. Seul donc il a apprivoisé les animaux les plus terribles
qui furent jamais, les hommes, tantôt frivoles comme des
oiseaux, ou bien fourbes comme des serpents, tantôt violents
comme des lions, ou voluptueux comme des pourceaux, ou
encore rapaces comme les loups. Quant aux insensés, ils sont
de pierre et de bois. Et, plus insensible encore que la pierre, est
l’homme plongé dans l’ignorance ! Qu’en porte pour nous
témoignage la voix prophétique, qui, s’unissant à celle de la
vérité, prend en pitié ceux qui passent toute leur vie dans
l’ignorance et la sottise, « car de ces pierres, Dieu est capable
(642)
de susciter des enfants d’Abraham ». C’est lui qui, plein
de compassion devant l’étendue de la déraison et
l’endurcissement de ceux qui sont devenus des pierres face à
la vérité, a suscité un germe de piété, sensible à la vertu, dans
ces peuples de pierre qui ont mis leur foi dans des pierres.
I, 2, 1-I, 4, 1

L’APPEL DU CHRIST ET LE VERBE DIVIN


Viens donc, insensé, sans t’appuyer sur le thyrse, sans cette
couronne de lierre, rejette cette tiare, rejette ta peau de
faon (643), reviens dans la raison. Je te montrerai le Verbe et les
(644)
« mystères » du Verbe , si je veux parler avec tes images.
Voici la montagne bien-aimée de Dieu. Elle n’est pas faite
pour les tragédies, comme le Cithéron, mais elle est consacrée
aux drames de la vérité. C’est la montagne de la sobriété,
qu’ombragent de pures forêts. Les transports qu’on y voit ne
sont pas les transports bachiques des sœurs de Sémélé, « la
(645)
foudroyée », de ces ménades dont l’initiation se fait avec
l’impur partage des chairs, non, ce sont les transports des filles
de Dieu, les belles agnelles, qui révèlent les mystères
vénérables du Verbe en formant un chœur plein de sagesse. Le
chœur, ce sont les justes, le chant, c’est l’hymne du roi de
toutes choses. Les jeunes filles jouent de la lyre, les anges
chantent des glorifications, les prophètes parlent, le bruit de la
musique s’étend, on poursuit à la course le thiase, les élus se
hâtent, parce qu’ils désirent recevoir le Père. Viens près de
moi, vieillard, et toi aussi, quitte Thèbes, rejette oracles et
bacchanales, et laisse-toi guider par la main vers la vérité.
(646)
Vois, je te donne le bois pour t’y appuyer . Hâte-toi,
(647)
Tirésias , et crois ! Tu verras, le Christ brille plus fort que
le soleil, car il rend la vue aux yeux des aveugles. La nuit te
fuira, le feu prendra peur, et la mort s’en ira. Et tu verras les
cieux, vieillard, toi qui ne vois pas Thèbes ! Ô mystères
réellement saints, ô lumière sans mélange ! Avec les torches
que je tiens, je contemple les cieux, et le mystère divin.
L’initiation me procure la sainteté, le Seigneur est
l’hiérophante, il marque l’initié de son sceau en lui apportant
la lumière et il confie à son Père celui qui a cru, et qui aura
éternellement sa protection. Telles sont les bacchanales de mes
mystères. Si tu le veux, reçois, toi aussi, l’initiation, et tu
danseras dans le chœur des anges, autour du « dieu qui n’a pas
eu de naissance et n’aura pas de mort », du seul dieu véritable,
et la Parole de Dieu s’unira à nos hymnes. Voici l’éternel
Jésus, le seul grand-prêtre du Dieu unique, qui est aussi son
père, il prie pour les hommes et les encourage ainsi :
« Écoutez-moi, tribus innombrables (648), ou plutôt vous tous
qui, parmi les hommes, êtes raisonnables, Grecs comme
Barbares, j’appelle l’humanité entière, dont je suis le créateur
par la volonté du Père. Venez vers moi pour être placés sous
les ordres du Dieu unique et de l’unique Verbe de Dieu, et non
seulement la parole du Verbe vous rendra supérieurs aux
animaux privés de parole, mais vous serez les seuls des
mortels à qui je donne la jouissance de l’immortalité. Car je le
veux, je veux vous faire partager cette grâce, ce bienfait, dans
sa totalité, et vous donner l’incorruptibilité. Et je vous fais don
du Verbe, c’est-à-dire de la connaissance de Dieu, et je me
donne à vous moi-même parfaitement. Voilà ce que je suis,
voilà ce que Dieu veut, voilà l’accord et l’harmonie du Père,
voilà le Fils, voilà le Christ, voilà le Verbe de Dieu, les bras du
Seigneur, la puissance de l’univers, et la volonté du Père. Vous
qui, tous, êtes des images — mais qui ne sont pas toutes
ressemblantes —, je veux vous redresser d’après le modèle,
pour que vous deveniez aussi semblables à moi. Je vous
oindrai de l’onguent de la foi, grâce auquel vous repoussez la
corruption, et je vous montrerai la forme de la vérité toute nue,
grâce à laquelle vous vous élevez jusqu’à Dieu. « Venez à moi,
vous tous qui êtes fatigués et qui pliez sous le fardeau, et je
vous soulagerai, prenez sur vous mon joug et apprenez de moi
que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos
pour vos âmes, car mon joug est bienfaisant et mon fardeau
(649)
léger ».
Hâtons-nous, courons, nous qui sommes des images du
Verbe, des images qui aiment Dieu et qui lui ressemblent.
Hâtons-nous, courons, prenons son joug, recherchons
l’incorruptibilité, aimons le Christ, ce beau conducteur du char
des hommes, il a réuni sous le joug le jeune poulain à la vieille
monture et, après avoir mis ainsi sous le joug l’attelage des
hommes, il dirige le char vers l’immortalité, se hâtant de
rejoindre son père pour accomplir au grand jour ce qui était
obscurément annoncé : il est autrefois entré à Jérusalem et,
maintenant, il s’élance vers le ciel, magnifique spectacle, pour
le Père, du fils, éternel vainqueur. Devenons des hommes
ambitieux des belles choses et qui aiment Dieu, et les plus
grands des biens, Dieu et la vie, acquérons-les. Le Verbe est
notre soutien. Ayons confiance en lui, et que jamais nous
n’éprouvions un désir plus fort de l’or, de l’argent ou de la
gloire, que le désir du Verbe lui-même de la vérité. Non, Dieu
lui-même ne saurait agréer que nous estimions le moins ce qui
vaut le plus, quand les débordements manifestes de sottise,
d’ignorance, de mollesse et d’idolâtrie, ou ceux de la dernière
des impiétés, deviennent notre préférence.
XII, 119, 1-XII, 121, 3
PHILOSTRATE
Le nom de Philostrate désigne deux auteurs, Philostrate le
Jeune et son grand-père maternel, qu’on appelle aussi
Philostrate de Lemnos ou Flavius Philostratus. Le premier
vécut au cours de la seconde moitié du IIIe siècle. Le second vit
le jour entre 160 et 170 à Lemnos. Il mourut entre 244 et 249,
après avoir vécu à Athènes et à Rome, où il exerçait la
profession de sophiste. Il fit partie, semble-t-il, du cercle réuni
autour de l’impératrice Julia Domna, l’épouse de Septime
Sévère. Il a écrit notamment La Vie d’Apollonios de Thyane,
un étonnant philosophe, pythagoricien et mystique, du
Ier siècle, des Vies des Sophistes, où il trace le portrait de

nombreux contemporains et pose la notion d’une « Seconde


Sophistique », l’Héroïcos, qui est en partie un dialogue
ironique sur Homère, et l’ouverture ainsi que les soixante-
quatre premiers chapitres des Eikones, les Images ou, plus
précisément, les Tableaux, auxquels son petit-fils ajouta une
suite de moindre ampleur.
Le prologue propose un vibrant éloge de la peinture, avant
de présenter l’ouvrage comme la description de tableaux
exposés à Naples à l’intention d’enfants, afin qu’ils
apprennent à les déchiffrer et à les apprécier. Cette ambition
pédagogique dissimule des intentions plus complexes. Les
tableaux évoqués par Philostrate sont probablement
imaginaires. Le rhéteur compose en réalité des ekphraseis, des
descriptions d’objets d’art, telles qu’on en trouve depuis
l’évocation du bouclier d’Achille au chant XVIII de L’Iliade,
mais aussi chez Lucien, dans les romans d’Achille Tatius, de
Longus et, plus tard, d’Héliodore. Puisant ses sujets dans la
mythologie ou l’histoire, il se livre donc à un triple tour de
force. Il s’emploie à faire voir autant et mieux que la peinture.
Il rivalise avec les autres praticiens renommés de l’exercice et,
finalement, avec les sources directes des tableaux qu’il
imagine. Philostrate illustre en réalité les pouvoirs du
langage, en même temps qu’il s’adonne avec brio à une
réflexion sur l’illusion mimétique. L’œuvre s’emploie à des
jeux de miroirs savants qui invitent ses lecteurs à considérer
de façon distanciée l’idée même de l’art et de l’artifice, à
réfléchir aux rapports qu’ils entretiennent avec la nature, ainsi
qu’à prendre conscience des pouvoirs de l’imagination. Un
des moindres charmes des Tableaux n’est pas la sensualité
dont ils rayonnent. Par-delà tout accomplissement esthétique,
ils manifestent une aptitude exceptionnelle à transcrire la vie
et à en rendre la force. Il est vraisemblable que l’ouvrage était
destiné à la lecture publique : un élément dramatique et
immédiat devait alors s’ajouter aux perceptions sensorielles
qu’il convoque.
Édités en 1503 par Alde Manuce, les Tableaux ont eu une
extraordinaire résonance à la Renaissance. Léonard de Vinci
ne les a pas ignorés. Le Titien, Fra Bartolomeo, Raphaël,
Jules Romain (Giulio Romano), Poussin, peignirent des
tableaux sur le modèle de certaines des œuvres décrites dans
l’ouvrage. Blaise de Vigenère en proposa en 1578 une
traduction française illustrée sous le titre Les Images ou les
tableaux de platte peinture de Philostrate Lemnien qui fit date
dans l’histoire de la critique d’art. Goethe les discute
longuement.
Les Tableaux
PROLOGUE
Ne pas aimer la peinture, c’est faire injure à la vérité, à
cette science qui est présente chez les poètes, car la peinture
comme la poésie représentent également les actions et les traits
des hommes valeureux ; c’est aussi ne pas estimer la science
des proportions, grâce à laquelle l’art se rattache à la raison
elle-même. Si l’on cherche à parler avec subtilité, la peinture
peut être considérée comme l’invention des dieux, aussi bien à
cause des différents aspects de la terre, dont les saisons
peignent en quelque sorte les prairies, qu’à cause de tout ce
que nous voyons dans le ciel. Mais si l’on veut examiner plus
sérieusement l’origine de l’art, on verra que l’imitation est une
très ancienne invention, née en même temps que la nature elle-
même. Sa découverte est au crédit d’hommes habiles qui
l’appelèrent tantôt peinture et tantôt plastique. La plastique se
divise elle-même en plusieurs genres. Car ce qu’on appelle
plastique, c’est aussi bien l’imitation dans de l’airain, le
polissage de la pierre de Lygdos ou de Paros, le travail de
l’ivoire, et même l’art de graver sur des métaux. La peinture,
elle, est constituée de couleurs, mais ne se définit pas
seulement ainsi, car elle sait utiliser cet unique moyen pour
faire beaucoup mieux que ne font d’autres arts avec des
ressources plus nombreuses. Elle représente en effet les
ombres, elle sait donner aux regards l’expression de la fureur,
du chagrin, ou de la joie. La plastique ne peut montrer les
différents aspects des yeux. La peinture les montre brillants,
ou d’un vert-bleu, ou noirs ; les cheveux peuvent être blonds,
d’une couleur de feu, ou dorés comme le soleil. La couleur est
partout, celle des vêtements, des armes, dans les maisons, dans
les chambres, les bois, les montagnes, les sources, et dans l’air
qui enveloppe toutes choses. Tous les artistes qui ont montré
leur talent dans cet art, toutes les villes, tous les princes qui
l’ont aimé avec passion, d’autres que moi en ont parlé, comme
Aristodème de Carie qui, à cause de mon intérêt pour la
peinture, a été mon hôte pendant quatre ans (il était disciple
d’Eumélos, et il ajoutait beaucoup de charme à la manière de
faire de son maître), et mon propos n’est pas de parler des
peintres ou de leur histoire, mais d’expliquer des tableaux
variés, en m’adressant aux jeunes gens pour leur apprendre à
s’exprimer et à former leur goût.
Voici l’origine de mon travail. Il y avait alors des jeux à
Naples, cette ville de l’Italie qui fut fondée par des Grecs et
qui par son raffinement comme par son goût pour les lettres est
encore une ville grecque. Je ne voulais pas déclamer en public,
mais les jeunes gens qui fréquentaient la maison de mon hôte
le réclamaient. J’habitais alors en dehors des murs, dans un
faubourg tourné vers la mer, où s’élevait un portique de quatre
ou cinq étages, exposé au zéphyr, et qui avait vue sur la mer
tyrrhénienne. Il resplendissait, recouvert des matériaux que
recherche le luxe, mais son intérêt venait surtout des tableaux
encastrés dans ses murs, qui, me semblait-il, n’avaient pas été
choisis sans discernement, car s’y montrait le talent d’un grand
nombre de peintres. J’avais de moi-même songé à faire l’éloge
de ces peintures, mais le fils de mon hôte, un jeune garçon
d’une dizaine d’années, déjà curieux, et désireux d’apprendre,
épia le moment où j’allais les voir, et me demanda de lui
expliquer les tableaux. Pour ne pas lui paraître désobligeant :
« Volontiers », lui dis-je, « et je donnerai ces explications
quand tes jeunes amis seront là aussi. » Et quand ils furent
arrivés : « Votre camarade », dis-je, « posera des questions, et
c’est à lui que mes réponses s’adresseront. Et vous, suivez ce
que je dis, sans approuver seulement, mais en m’interrogeant,
si je ne suis pas assez clair. »
1-5

(650)
NARCISSE
La source reproduit les traits de Narcisse, comme la
peinture reproduit Narcisse lui-même et son image. Le jeune
homme, tout juste revenu de la chasse, se tient debout près de
la source, soupirant après lui-même et amoureux de sa propre
beauté, qui, comme tu le vois, lance des éclairs sur l’eau. Et la
grotte c’est celle d’Achéloos et des nymphes. On a respecté la
vraisemblance, car les statues sont d’un art grossier, sculptées
dans la pierre même du lieu. Les unes ont été usées par le
temps, et les autres, les enfants des bouviers ou des bergers,
insensibles au Dieu à cause de leur jeune âge, en ont arraché
des morceaux. Cette source n’est point étrangère au culte de
Dionysos non plus, car on dirait que c’est lui qui l’a fait jaillir
pour les Bacchantes. Ainsi, la vigne, le lierre et le lierre hélix
aux belles vrilles y forment un berceau chargé de grappes de
(651)
raisin, à quoi se mêlent ces plantes dont on fait les thyrses .
Au-dessus d’elle s’ébattent des oiseaux qui gazouillent
harmonieusement, chacun à sa façon, et les fleurs blanches qui
poussent près de la source, encore en boutons, se sont
entrouvertes en l’honneur du jeune homme. Fidèle à la vérité,
la peinture nous montre même une goutte de rosée suspendue
à la fleur, sur laquelle se pose une abeille, et je ne sais pas si
elle est trompée par la peinture, ou si c’est nous qui nous
trompons en pensant qu’elle existe. Mais laissons cela ! Car
toi, jeune homme, ce n’est pas une peinture qui te trompe, ce
ne sont pas des couleurs ni de la cire qui te consument, tu
ignores que l’eau te reproduit exactement comme tu te vois, tu
ne connais pas l’artifice de la source, et tu ne sais pas que tu
dois seulement te pencher, changer d’expression, agiter la
main, ne pas garder la même attitude, mais voilà que tu restes
à attendre comme si tu avais rencontré un compagnon. La
source va-t-elle entrer en conversation avec toi ? Mais rien de
ce que nous lui disons ne l’atteint. Ses yeux, ses oreilles, sont
fascinés par l’eau. Disons donc comment le peintre l’a
représenté. Le jeune homme est debout, il croise les pieds et
s’appuie de la main gauche sur un javelot fiché en terre, il a la
main droite posée sur sa hanche, et il se soutient ainsi lui-
même, ses fesses faisant saillie à cause de l’inclinaison du côté
gauche. La courbe dessinée par le coude jusqu’à la main laisse
passer de l’air. On aperçoit des plis à la jointure du poignet, et
la paume de la main est traversée d’ombres obliques, qui
proviennent de la position des doigts pliés vers l’intérieur. Son
souffle est haletant, je ne sais si la cause en est la chasse ou
déjà le désir amoureux. Quant au regard, c’est celui d’un
homme qui aime vraiment. Clair et farouche naturellement, il
est adouci par une sorte de langueur voluptueuse. Peut-être
pense-t-il que son amour est réciproque, son reflet le regardant
comme il le regarde. On aurait beaucoup à dire sur sa
chevelure si nous l’avions rencontré en train de chasser. Sa
course en effet l’aurait animée de milliers de mouvements,
surtout si le vent s’y ajoutait ! Mais nous allons pourtant en
parler. Très abondante, et comme dorée, une partie en retombe
sur le cou, et une partie sur les oreilles qui la partagent.
Flottant sur le front, ses cheveux se mêlent aux poils de sa
barbe. Les deux Narcisses sont semblables, ils resplendissent
d’une même beauté, sauf que pour l’un, le fond est le ciel, et
que l’autre est comme au fond de la source. Le jeune homme
se tient immobile, au-dessus de l’eau qui est immobile, ou
plutôt qui le regarde fixement, comme éprise de sa beauté.
I, 23, 1-5
DIOGÈNE LAËRCE
Diogène Laërce écrivit un vaste ouvrage intitulé Vie,
doctrines et sentences des philosophes illustres, où il
rassemble l’essentiel des connaissances disponibles sur les
différentes sectes philosophiques depuis les premiers Sages
jusqu’à la fin du IIe siècle après J.-C., mais, non sans
paradoxe, on ne sait rien de lui-même. Son nom est incertain.
Il est généralement situé au IIIe siècle, comme il n’évoque plus
aucun auteur après Sextus Empiricus : il pourrait cependant
tout à fait écrire à une date postérieure.
Son œuvre, dédiée à une dame qui venait de se rallier à la
philosophie platonicienne, constitue une somme, où trois
intentions se croisent : rassembler toutes les informations
biographiques sur les fondateurs de l’ensemble des écoles
connues et leurs principaux maîtres, exposer leur pensée,
démontrer que la philosophie est une invention de la Grèce,
pure de toute influence barbare. Les dix livres correspondent
chacun à un courant philosophique. Diogène Laërce les
explore ensuite de façon chronologique.
L’écrivain se livre à une compilation. Il cite ses sources et,
souvent, les discute, témoignant d’un état du savoir et d’une
méthode. Il fournit des extraits, des résumés, des titres
d’œuvres désormais perdues : si le souci réel d’objectivité et
l’érudition dont il fait preuve n’est pas sans limites, Diogène
Laërce permet néanmoins d’entrevoir les contours d’une
ample culture qui serait souvent entièrement disparue sans lui.
Il illustre une pratique de la biographie et de la doxographie
qu’on retrouve dans les Vies des sophistes d’un Philostrate.
Dans les deux cas, l’énumération de bons mots et d’anecdotes
frôle la fiction romanesque. Cette inclination est d’ailleurs un
des attraits de l’ouvrage, dont les listes ou les répertoires de
volumes oubliés sont plus difficiles à goûter. L’oscillation
entre narration, si haute en couleur lorsque Diogène Laërce
évoque le second fondateur de l’école cynique après
Antisthène, Diogène, au IIIe siècle avant J.-C., et recueil
bibliographique risque de dérouter : à tort. Le récit est
rarement gratuit chez Diogène. Les actes qu’il rapporte
traduisent dans son esprit une façon d’être au monde qui fait
sens, qui incarne une réflexion. La brusquerie de Diogène est
volonté d’accéder à la vérité nue, de dépouiller opinions et
conventions jusque dans leurs moindres concessions aux
afféteries de la vie sociale, dans une tentative radicale de
rejoindre ce qu’il y a, en soi, de la nature même. L’admiration
de l’auteur perce et illumine ces pages.
Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres
VIE DE DIOGÈNE LE CYNIQUE
Diogène était fils du banquier Hicésias. Il naquit à
Sinope (652). Il s’enfuit, dit Dioclès (653), quand son père, qui
tenait la banque publique, eut fabriqué de la fausse monnaie.
Mais Eubolide, dans son livre sur Diogène, prétend que c’était
lui le coupable et il dit qu’il s’enfuit avec son père. Quoi qu’il
en soit, Diogène lui-même, dans le Pordalos, s’accuse d’avoir
falsifié la monnaie. Quelques auteurs racontent qu’étant
inspecteur de la monnaie, il y fut poussé par ses ouvriers et
qu’il alla à Delphes ou à Délos, patrie d’Apollon, demander à
l’oracle, s’il devait exécuter ce qu’on lui conseillait. La
réponse lui permit de faire la monnaie de l’État. Mais, ayant
mal interprété cette réponse, il falsifia la monnaie, fut
découvert et condamné à l’exil, selon certains. D’autres
pensent qu’il prit peur et qu’il s’expatria de lui-même. Une
autre version rapporte qu’il falsifia de l’argent que son père lui
avait donné, que son père mourut en prison et que lui-même,
condamné à l’exil, alla à Delphes demander à l’oracle, non pas
s’il devait falsifier la monnaie, mais ce qu’il devait faire pour
devenir illustre, à quoi l’oracle répondit.
Venu à Athènes, il vint trouver Antisthène, qui le repoussa
parce qu’il ne voulait aucun disciple, mais la ténacité de
Diogène l’emporta. Un jour qu’Antisthène le menaçait de son
bâton, il tendit la tête en disant : « Frappe, tu ne trouveras pas
un bois assez dur pour m’éloigner de toi, tant que tu
parleras ! » À partir de ce moment, il devint son disciple et il
vécut très simplement, comme il convenait à un exilé.
Ayant aperçu une souris (comme le raconte Théophraste
dans Le Mégarique) qui courait sans s’inquiéter de trouver un
gîte, ni redouter l’obscurité, ni désirer tout ce qui peut rendre
la vie agréable, il vit dans ce comportement un remède à sa
pauvreté. Il est le premier, selon certains, à avoir fait coudre
une doublure à son manteau, à cause de la nécessité qu’il avait
de dormir dedans. Il prit une besace pour y mettre sa
nourriture, et il faisait tout n’importe où : manger, dormir, ou
parler. Il disait à ce sujet, en montrant le Portique de Zeus et le
(654)
Pompéion , que les Athéniens les avaient construits pour
qu’il puisse y passer sa vie. Il prit un bâton pour se soutenir à
la suite d’une maladie et ensuite il le porta partout, à la ville ou
sur les routes, avec sa besace, comme on le lit chez
Athénadore, magistrat d’Athènes, chez l’orateur Polyeucte et
chez Lysanias, le fils d’Aischrion. Il avait écrit à un ami de lui
procurer une petite maison, et, comme l’ami tardait à lui
répondre, il prit pour demeure un tonneau vide qui se trouvait
(655)
au Métroon . Il nous l’apprend lui-même dans ses lettres.
L’été, il se roulait dans le sable brûlant, l’hiver, il embrassait
les statues couvertes de neige, trouvant partout de quoi exercer
son endurance.
Il était terriblement méprisant. Il appelait l’école d’Euclide
« école de bile » et l’enseignement de Platon
(656)
« divertissement » . Il disait que les concours en l’honneur
de Dionysos étaient de grandes merveilles pour les fous et que
les orateurs étaient les valets du peuple. Quand il regardait les
pilotes, les médecins et les philosophes, il disait que l’homme
était le plus intelligent de tous les animaux, mais, s’il regardait
les interprètes des songes, les devins et tous ceux qui
s’attachent à eux, et tous les gens entichés de gloire et de
richesse, il disait que rien ne lui semblait plus vain que
l’homme. Il répétait souvent qu’il fallait user de raison pour
vivre, ou alors se pendre. Un jour, voyant Platon, dans un riche
banquet, ne manger que des olives : « Comment, dit-il, toi,
l’homme sage, qui as voyagé jusqu’en Sicile pour trouver des
tables de ce genre, maintenant qu’elles sont là devant toi, tu
n’en jouis pas ! » Platon lui répondit : « Mais là-bas aussi,
Diogène, je me contentais d’olives ou de nourriture aussi
simple ! » Alors Diogène : « Dans ce cas, pourquoi fallait-il
que tu ailles à Syracuse ! l’Attique aussi produit des olives ! »
Ces paroles sont attribuées à Aristippe par Favorinos dans ses
Mélanges historiques. Un autre jour, il mangeait des figues
sèches, Diogène rencontra encore Platon et lui dit : « Prends-
en la moitié. » Alors Platon en prit et les mangea. Mais
Diogène : « Je t’ai dit d’en prendre, non d’en manger ! »
(657)
Platon avait invité des amis au retour de chez Denys .
Diogène marcha sur les tapis en disant : « Je foule aux pieds
l’orgueil de Platon ! », à quoi Platon répondit : « Quel orgueil
tu montres, Diogène, toi qui prétends y échapper ! » Suivant
une autre version, Diogène aurait dit : « Je foule aux pieds
l’orgueil de Platon » et Platon aurait répliqué : « Oui, mais
avec un autre orgueil, Diogène. » Sotion, au quatrième livre,
raconte aussi un autre mot du philosophe cynique à Platon : un
jour Diogène lui avait demandé du vin et des figues sèches.
Platon lui donna toute une amphore de vin. Diogène lui dit
alors : « Quand on te demande combien font deux et deux,
réponds-tu vingt ? Tu ne sais ni donner ce qu’on te demande,
ni répondre à la question posée ! », et il se moqua de son
bavardage.
On lui demandait où, en Grèce, il avait vu des hommes de
bien. « Des hommes, je n’en ai vu nulle part, mais j’ai vu des
enfants à Lacédémone. »
Un jour il discourait sérieusement, mais il n’était pas
écouté. Il se mit à fredonner. On s’attroupa autour de lui. Il
reprocha alors à ceux qui l’entouraient de se précipiter pour
écouter des sornettes, mais de ne pas se presser pour écouter
des choses sérieuses. Il disait encore que les hommes savaient
très bien se battre et donner des coups de pied pour lutter
contre des adversaires, mais jamais pour devenir vertueux. Il
s’étonnait de voir les grammairiens faire des recherches sur les
malheurs d’Ulysse, alors qu’ils ignoraient leurs propres maux,
de voir aussi les musiciens accorder si bien leur lyre, mais ne
pas accorder leur âme. Il disait aussi que les mathématiciens
observent le soleil et la lune sans voir ce qui est à leurs pieds,
que les orateurs mettent tout leur zèle à bien parler, mais non à
bien agir, que les avares parlent de l’argent avec mépris, mais
qu’ils l’aiment par-dessus tout. Il condamnait ceux qui louent
les gens vertueux parce qu’ils méprisent les richesses, mais
qui, dans le même temps, portent envie aux riches. Il
s’indignait de voir des hommes faire des sacrifices pour leur
santé, tout en mangeant pendant ces sacrifices au point de la
(658)
perdre . Mais il admirait au contraire les esclaves de ne pas
prendre de mets pour eux, quand ils voyaient des maîtres si
goinfres. Il admirait ceux qui, sur le point de se marier, ne se
mariaient pas, ceux qui, sur le point d’aller en mer, n’y allaient
pas, ceux qui devaient gouverner, mais ne gouvernaient pas,
ceux qui devaient élever des enfants, mais n’en élevaient pas,
et ceux qui se préparaient à fréquenter les puissants, mais ne
les fréquentaient pas. Il disait aussi qu’il fallait tendre la main
à ses amis, mais sans fermer les doigts.
(659)
Ménippe raconte dans son Diogène vendu qu’il fut fait
prisonnier et mis en vente. On lui demanda alors ce qu’il
savait faire : « Commander », et s’adressant au héraut :
« Demande donc si quelqu’un veut acheter un maître ! »
Comme on lui défendait de s’asseoir : « Qu’importe ! On
achète bien des poissons disposés n’importe comment ! »
VI, 2, 20 -29

Ayant vu un petit enfant boire dans le creux de sa main, il


jeta le gobelet qu’il avait dans sa besace en disant : « Cet
enfant m’a battu : il vit plus simplement que moi ! » Il jeta
aussi son écuelle, quand il eut vu un autre enfant, qui avait
cassé la sienne, faire un trou dans son pain pour y mettre ses
lentilles. Il raisonnait ainsi : « Tout appartient aux dieux, or les
sages sont les amis des dieux ; comme entre amis tout est
commun, tout appartient aux sages. » Ayant vu une femme se
prosterner devant les dieux dans une posture indécente, il
voulut la libérer de sa superstition et il lui dit, selon ce que
rapporte Zoïle de Perga : « Ne crains-tu pas, ô femme, qu’il y
ait un dieu derrière toi — car tout est plein de dieux — et qu’il
ne trouve ta posture inconvenante ? » Il mit un gladiateur à
(660)
l’entrée de l’Asclépeion , chargé de battre tous ceux qui se
prosternaient bouche contre terre. Il avait coutume de dire que
les imprécations des poètes tragiques s’appliquaient à lui, qui
était :
Sans ville, sans maison, sans patrie
Pauvre vagabond, vivant au jour le jour.
Il affirmait qu’il opposait à la fortune le courage, à la loi la
nature et aux passions, la raison.
Alexandre vint un jour se placer devant lui, alors qu’il se
(661)
chauffait au soleil sur le Cranéion : « Demande-moi ce
que tu veux ! » — « Ôte-toi de mon soleil ! » répondit
Diogène. Un homme faisait un jour une longue lecture. Quand
il fut parvenu enfin au bout de son rouleau : « Courage, mes
amis, dit-il, je vois la terre ! » On lui citait le syllogisme qui
démontrait qu’il avait des cornes. Il se toucha le front en
disant : « Je ne les vois pas. »
VI, 2, 37-38

Alexandre, un jour, vint devant lui et lui dit : « Je suis


Alexandre, le grand roi. » — « Et moi, reprit-il, je suis
(662)
Diogène le chien !»
VI, 2, 60

On dit qu’il mourut à près de quatre-vingt-dix ans. Mais on


ne s’accorde pas sur la façon dont il mourut. Les uns disent
qu’il mangea un poulpe cru et qu’il périt du choléra. Les autres
rapportent qu’il mit volontairement fin à ses jours en retenant
sa respiration. C’est ce que dit Cercide de Mégapolis dans les
vers suivants :
Il n’est plus, l’homme de Sinope,
L’homme qui portait le bâton et le manteau double,
Qui mangeait en plein vent !
Il est monté au ciel, pour avoir contre ses dents
Serré ses lèvres, et retenu son souffle,
Diogène, vrai fils de Zeus et chien céleste !
D’autres disent que, voulant arracher aux chiens un
morceau de poulpe, il fut mordu au nerf du pied et en mourut.
Mais, selon Antisthène (dans ses Successions), ceux qui
connaissaient Diogène pensent qu’il choisit de mourir en
retenant sa respiration. Diogène, dit-il, était alors au Cranion,
un gymnase situé aux portes de Corinthe. Ses amis vinrent le
voir comme d’habitude. Ils le trouvèrent enveloppé dans son
manteau. Ils pensèrent d’abord qu’il dormait, puis, sachant
qu’il était peu enclin au sommeil, ils entrouvrirent son
manteau et ils virent qu’il ne respirait plus. Ils pensèrent qu’il
avait volontairement mis fin à sa vie en retenant son souffle.
Ils se disputèrent ensuite pour savoir qui l’ensevelirait. Ils en
vinrent presque aux mains. Mais leur querelle cessa avec
l’arrivée de leurs parents et des gens importants de la ville, qui
le firent eux-mêmes enterrer près de la porte qui conduit à
l’Isthme. Ils dressèrent sur sa tombe une colonne surmontée
d’un chien en marbre de Paros. Plus tard ses compatriotes lui
érigèrent une statue de bronze avec cette inscription :
Le temps ronge le bronze, mais ta gloire,
Diogène, durera éternellement,
Car seul tu as appris aux mortels
Comment se suffire à soi-même,
Et comment trouver pour être heureux
Le chemin le plus facile.
VI, 2, 76-78
LONGUS
Traduit en 1559 par Jacques Amyot, Daphnis et Chloé a
exercé une extraordinaire influence en France et en Europe
sur le genre romanesque, la poésie, l’art et la musique
jusqu’au XXe siècle. Le premier volume de L’Astrée, après de
nombreuses Bergeries au cours du XVIe siècle, paraît en 1607.
La création du ballet Daphnis et Chloé de Diaghilev, sur une
musique de Ravel, a lieu en 1912. Aussi l’œuvre, entre
tradition pastorale héritée de Théocrite et roman, est-elle
aussi singulière que séduisante.
À partir du Ier siècle après J.-C. paraissent de longs récits
en prose qu’il est d’usage de rassembler sous l’étiquette de
« roman grec » : leurs contemporains eux-mêmes n’emploient
aucun terme propre pour les désigner. Mêlant histoire et
fiction, ils entretiennent de fortes similitudes avec le genre
romanesque tel qu’il s’est façonné en Europe à partir du
Moyen Âge : l’étiquette leur est appliquée à la fin du
XVIe siècle. Cette identification est renforcée par le fait que le

plus célèbre de ces ouvrages, les Éthiopiques d’Héliodore, que


l’Europe découvre à partir des années 1550, servit de modèle
à la refondation du genre à l’époque moderne. Les hommes du
XVIIe siècle établirent en Héliodore un Père du roman, au
même titre qu’Homère de l’épopée. Daphnis et Chloé, qui
raconte l’éclosion de l’amour entre deux jeunes gens,
appartient à ce groupe d’œuvres antiques : plusieurs éléments
suggèrent que l’ouvrage fut écrit au cours de la seconde
moitié du IIe siècle après J.-C., alors que le mouvement était
en plein essor. On ne sait rien, en revanche, de son auteur.
Quelques études récentes suggèrent qu’il aurait pu être
d’origine romaine : ce lettré joue cependant en virtuose de la
littérature grecque.
Daphnis et Chloé transpose en prose et à une échelle
encore inconnue les ressources de la pastorale héritée de
Théocrite et de ses pairs. Toute l’histoire se situe à la
campagne. Les protagonistes sont des bergers, avant qu’ils ne
soient reconnus à la fin de l’œuvre comme les enfants de
riches bourgeois établis en ville. Longus dédaigne les voyages,
les aventures et les autres ressources des romans grecs : il
conserve le motif de la reconnaissance, venu de la tragédie,
repris à son compte par Ménandre, et l’inscrit dans un cadre
champêtre, tandis que la narration progresse au rythme des
saisons. L’histoire se déroule dans l’île de Lesbos, la patrie de
Sappho : cet ancrage éclaire la source majeure que sa poésie,
volontiers citée ou présente sous forme de réminiscences
ironiques, constitue.
Polyphonique, l’œuvre détourne les conventions auxquelles
elle fait allusion. Les amants à la manière d’Héliodore sont
chastes et vertueux : quoique d’une totale innocence (ils
sortent à peine de l’enfance), Daphnis et Chloé au contraire
cherchent maladroitement le secret de s’unir. Daphnis cède
ainsi aux avances de Lycénion, qui l’initie à l’amour dans une
scène drolatique où ce personnage dont le nom suggère les
mauvaises mœurs (on y entend résonner le terme de « louve »
qui désigne les prostituées à Rome) se fait maîtresse de vie,
généreuse et futée. Un certain Philétas, qui porte le nom du
fondateur légendaire de la pastorale, dément longuement au
livre II que la poésie seule apaise les tourments d’Éros :
répondant à chacun des arguments développés en ce sens par
Théocrite dans son idylle XI, il y substitue la nécessité de la
satisfaction sexuelle, d’une volupté en acte qui rappelle
l’invocation à Vénus contenue, au Ier siècle avant J.-C., dans
le De rerum natura de l’épicurien Lucrèce. D’autre part,
célébrant les charmes de la campagne, Daphnis et Chloé
commence par la description d’un tableau que le narrateur a
l’occasion de contempler dans un parc : le sujet de la peinture
sera celui du récit, entrepris par désir de rivaliser avec la toile
admirée. Le roman, palimpseste transposé de la peinture aux
belles-lettres, se donne pour la reprise ambitieuse d’une œuvre
déjà existante, bannissant toute notion de naïveté ou de
spontanéité. Comble de l’art, il entend émouvoir par
surenchérissement et décalage, en jouant de la dissonance,
par la surprise, tandis que le lecteur saisit allusions et
récritures subtilement subverties. L’évocation éblouie de la
nature sert ainsi un paradoxal éloge de la civilisation et de la
culture.
Au début de l’histoire de Daphnis et Chloé, Longus
compose un hymne au printemps. Le motif de la reverdie
épouse une célébration métaphorique de la poésie, symbolisée
par le bourdonnement des abeilles, le chant des oiseaux, le
tressage de cages en osier où loger sauterelles et grillons, et la
mélodie que Daphnis joue sur sa flûte : toutes ces images,
souvent traditionnelles, figurent chez Théocrite pour signifier
la création poétique. À côté d’un tel passage, saturé de
références littéraires, l’analyse des premiers émois de Chloé
fait preuve d’originalité. Contre tous les usages, c’est la jeune
fille qui se montre la première sensible, et la naissance de
l’amour en elle se voit clairement assigner une origine
sensuelle. Chloé est bouleversée par la beauté du corps nu de
Daphnis, alors qu’il se baigne après une chute dans la boue.
L’humour colore toute la scène : outre le prosaïsme du détail,
ce bain du jouvenceau inverse le topos du bain d’Artémis.
Dans la légende, de surcroît, Actéon découvre la déesse à
l’occasion d’une chasse. Chez Longus, Daphnis est tombé
dans un piège prévu pour une louve : le chasseur devient la
proie. Les lamentations de Chloé combinent quant à elles,
avec une fraîcheur surprenante, les récritures venues de
Sappho et l’expression d’une innocence caricaturale. Un peu
plus loin, l’histoire de Syrinx reprend l’usage du récit inséré,
cultive le goût de l’exposé érudit cher aux poètes alexandrins,
tout en délivrant une fable narquoise à l’égard de Pan, la
divinité champêtre par excellence. Daphnis et Chloé, souvent
célébré pour sa naïveté et sa simplicité, brille au contraire par
son art consommé du double sens. Chef-d’œuvre de virtuosité,
le roman propose, au début de l’ère chrétienne, une poétique
du désir, neuve et troublante.
Daphnis et Chloé
ALLÉGRESSE DE LA REVERDIE
Le printemps en était à son commencement et toutes les
fleurs s’épanouissaient, dans les bois, dans les prés, comme
dans les montagnes. On entendait déjà le bourdonnement des
abeilles ; déjà résonnait le chant des oiseaux, et les agneaux
qui venaient de naître faisaient des bonds. Les abeilles
bourdonnaient dans les prés, les agneaux bondissaient dans les
montagnes et les oiseaux chantaient dans les fourrés. Alors,
comme tout était plein de cette belle saison, Daphnis et Chloé,
eux-mêmes tendres et jeunes, imitaient ce qu’ils entendaient et
ce qu’ils voyaient. Entendant les oiseaux chanter, ils
chantaient ; voyant les agneaux bondir, ils sautaient
légèrement et, imitant les abeilles, ils cueillaient des fleurs,
qu’ils mettaient dans leur ceinture ou qu’ils tressaient en
petites couronnes pour les porter aux Nymphes. Ils faisaient
tout ensemble, paissant leurs troupeaux l’un près de l’autre et
souvent Daphnis ramenait les brebis de Chloé qui s’égaraient,
ou bien Chloé chassait loin des précipices les chèvres trop
hardies de Daphnis. Plus d’une fois, l’un d’eux garda les deux
troupeaux, tandis que l’autre se consacrait à quelque jeu. Et
leurs jeux étaient jeux de bergers et d’enfants. Elle, avec des
tiges d’asphodèles qu’elle avait cueillies, tressait des cages à
sauterelle et, s’occupant à cette tâche, elle délaissait ses brebis
et, lui, il allait couper des roseaux légers, il perçait les nœuds
de leurs jointures, puis il les collait ensemble avec de la cire
molle et il s’exerçait jusqu’à la nuit à jouer de la syrinx. Ils
partageaient leur lait, leur vin et ils mettaient en commun la
nourriture qu’ils avaient apportée de chez eux. On aurait vu
plus vite les brebis et les chèvres séparées les unes des autres,
que Chloé loin de Daphnis. Or, tandis qu’ils jouaient ainsi,
voici la peine qu’Amour inventa.
I, 9, 1-11, 1

LA NAISSANCE DE L’AMOUR
Arrivant avec Chloé à la grotte des Nymphes, il lui donna à
garder sa tunique et sa besace et, se tenant debout au bord de
(663)
la source, il se lava les cheveux et le corps tout entier . Sa
chevelure était noire et abondante, son corps hâlé par le soleil.
On eût dit que sa teinte brune venait de l’ombre de ses
cheveux et Chloé, qui le regardait, s’avisa que Daphnis était
beau : mais, comme c’était alors la première fois qu’elle voyait
qu’il était beau, elle pensa que le bain lui donnait cette beauté.
En lui lavant le dos, elle sentait la douceur de sa peau, si bien
que plus d’une fois, à la dérobée, elle se toucha elle-même,
voulant savoir s’il avait la peau plus délicate que la sienne.
Puis, comme le soleil était déjà sur le couchant, ils
ramenèrent les bêtes au bercail et Chloé n’avait rien d’autre en
tête sinon le désir de revoir Daphnis se baigner. Le jour
d’après, quand ils furent au pâturage, Daphnis assis sous le
chêne habituel, jouait de la flûte, tout en ayant un œil sur les
chèvres couchées, qui semblaient écouter la mélodie, et Chloé,
assise tout à côté, surveillait son troupeau de brebis, mais, le
plus souvent, elle tournait ses regards vers Daphnis qui jouait
de la flûte et, à nouveau, elle le trouva beau. Et, à nouveau,
s’imaginant que la musique lui donnait cette beauté, elle prit la
flûte après lui, pour voir si la musique la rendait belle elle
aussi. Puis, elle l’invita à se baigner encore et, pendant qu’il se
baignait, elle le regardait et, en le regardant, elle se mit à le
toucher. Elle revint chez elle en pensant grand bien de lui, et
cette pensée était un commencement d’amour. Elle ne savait
pas cependant ce qu’elle éprouvait, étant une simple fille,
élevée aux champs et n’ayant jamais entendu personne
prononcer le nom d’amour. Elle n’avait goût à rien, elle n’était
plus maîtresse de ses yeux, elle n’avait que Daphnis à la
bouche. Elle ne mangeait plus, elle ne trouvait plus le
sommeil, elle négligeait son troupeau. Tantôt elle riait, tantôt
elle pleurait, tantôt elle restait assise, tantôt elle bondissait.
(664)
Elle pâlissait, puis elle avait le visage en feu . Même la
génisse piquée par le taon ne connaît pareille agitation.
Quelquefois, quand elle était seule, il lui venait ces mots : « À
cette heure, je suis malade, mais ce qu’est ce mal, je l’ignore.
Je souffre, et je n’ai pas de blessure. Je suis affligée, mais je
n’ai perdu aucune de mes brebis. Je brûle, et je suis assise sous
une ombre épaisse. Que de fois les ronces m’ont égratignée,
sans que je verse une larme ! Que d’abeilles m’ont piquée,
sans que je crie ! Sans doute, ce qui me frappe au cœur est plus
cruel que tout cela ! Daphnis est beau, mais les fleurs
également. Le chant de sa flûte est beau, mais celui du
rossignol aussi. Pourtant je n’y prends pas garde. Ah ! Que ne
suis-je sa flûte, pour que son souffle se répande sur moi… Que
ne suis-je un chevreau, pour qu’il soit mon berger ! Ô fontaine
méchante, tu as rendu si beau le seul Daphnis et moi, en vain,
je me suis baignée dans ton eau ! Je me meurs, Nymphes
chéries, et vous ne voulez même pas sauver la jeune fille qui a
vécu parmi vous ! Qui, après moi, vous fera des couronnes ?
Qui s’occupera de mes pauvres agneaux ? Qui prendra soin de
la cigale bavarde, que j’ai eu tant de mal à prendre ! Je voulais
que son chant m’endorme à l’entrée de ces grottes. Mais à
cette heure Daphnis m’a ôté le sommeil, et ma cigale chante
en vain. » Ainsi parlait, ainsi souffrait la pauvre Chloé,
cherchant en elle le nom d’Amour.
I, 13, 1-15, 1

LE MYTHE DE SYRINX
(665)
Lamon se mit à leur raconter l’histoire de Syrinx ,
qu’un chevrier de Sicile lui avait chantée en échange d’un
bouc et d’une flûte. Cette flûte n’était pas autrefois un
instrument de musique, mais une belle jeune fille à la voix
mélodieuse. Elle gardait les chèvres, jouait avec les Muses et
chantait, comme maintenant. Pan, qui la voyait garder ses
chèvres, jouer et chanter, s’approcha d’elle et tenta de la
persuader de répondre à ses avances, en lui promettant que
toutes ses chèvres auraient toujours des portées de deux
chevreaux. Mais elle se moqua de son amour et elle déclara
qu’elle n’aurait jamais comme amant un être qui n’était, ni
tout à fait un bouc, ni tout à fait un homme. Alors, Pan voulut
la prendre de force. Syrinx s’enfuit, voulant échapper à la
violence de Pan, mais, lasse de courir, elle se cacha dans des
roseaux et disparut dans les marais. Pan, courroucé, coupa les
roseaux, ne trouva pas la jeune fille, comprit ce qui était arrivé
et imagina l’instrument : il attacha avec de la cire des roseaux
inégaux en signe d’un amour inégal et il souffla dedans. Voilà
pourquoi la belle jeune fille de jadis est maintenant une flûte
mélodieuse.
II, 33, 3-34, 3
PLOTIN
Plotin (204-270 après J.-C.), dont l’itinéraire est connu
grâce à la Vie que lui a consacrée son disciple Porphyre, a
proposé une interprétation de la pensée de Platon connue sous
le nom de néoplatonisme. Elle a irrigué toute l’Antiquité
tardive et fait l’objet d’une résurrection enthousiaste à partir
de la Renaissance, notamment en ce qu’elle autorise une
fusion entre philosophie et christianisme.
Formé à Alexandrie, Plotin s’établit à Rome en 244. Il y
fonda une école de philosophie, où il enseigna jusqu’en 269.
Retiré en Campanie, il y mourut peu après, en 270. Son œuvre
est regroupée dans les Ennéades. Cet ensemble de six groupes
de neuf traités (d’où son nom) a été édité par Porphyre. Il ne
s’agit pas d’une somme minutieusement constituée par
l’auteur, mais d’écrits de circonstance, de traités destinés à
satisfaire les besoins ou les interrogations d’auditeurs des
cours du maître. À bien des égards, Plotin considère qu’il ne
fait que répéter le discours de Platon : il en propose
cependant une relecture très personnelle.
Plotin, en effet, discerne, au-delà de l’Esprit, l’Un,
transcendance absolue, pointe ultime du cosmos. Toute la
philosophie a pour ambition sa connaissance ou sa
contemplation : dans un mouvement qui épouse l’aspiration
spirituelle de son époque, elle en vient à s’apparenter à une
ascèse mystique au terme de laquelle la conscience du corps
s’abolit. Cette quête est un but en soi. Plotin se détourne du
politique qui constitue la finalité de la recherche
philosophique chez Platon. Il reprend à son compte des
dogmes stoïciens et relit très librement de nombreux mythes
platoniciens. Volontiers porté à des allégories qui
transforment la signification originelle de ses sources, Plotin
renouvelle les images qu’il y puise. Le philosophe se livre, au
livre III des Ennéades, à une défense de la liberté humaine. Il
récuse la conception stoïcienne du destin et les déterminations
imposées par la physique atomiste de Démocrite ou par
l’astrologie, que ses contemporains goûtaient tant. Il reprend
à cette occasion un motif venu des Lois : la vie humaine est un
ballet de marionnettes. Mais Plotin force le trait. Il change la
signification de l’image. Chez lui, la gesticulation de pantins
fait place à un théâtre d’ombres. Le dérisoire reflue au
bénéfice d’une interrogation métaphysique.
Les Ennéades
DE LA PROVIDENCE
La liaison entre les choses qui ont été engendrées et celles
qui sans cesse sont engendrées demande à être examinée.
Voici, en effet, les problèmes qu’elle peut susciter : pourquoi
les animaux se dévorent-ils les uns les autres ? Pourquoi les
hommes s’attaquent-ils mutuellement dans des guerres qui ne
connaissent ni trêve ni repos, surtout si c’est la Raison qui a
constitué cet état de choses, que l’on considère donc comme le
Bien ? À ceux qui parlent ainsi, il ne sert à rien de dire que
tout est pour le mieux possible, que la matière est la cause de
l’infériorité des choses, et que les maux ne peuvent pas être
supprimés, qu’il fallait que les choses en soient ainsi, c’est-à-
dire qu’elles soient bonnes, car ce n’est pas la matière qui est
venue dominer l’univers, mais elle y a été mise pour que
l’univers soit comme il est, ou plutôt, elle a pour cause même
la Raison, car la Raison est le principe des choses, et elle est
tout ; que c’est par elle que les choses sont engendrées, et par
elle qu’elles sont réunies pour la génération. D’où vient alors
la nécessité de ces guerres implacables que se font les hommes
entre eux, comme les animaux ? Il est d’abord nécessaire que
les animaux s’entre-dévorent, c’est pour eux une façon de
subsister, puisqu’ils ne peuvent pas, même si on ne les tuait
pas, durer éternellement. Si, dans le moment même où ils
doivent quitter la vie, ils meurent pour servir utilement aux
autres êtres, pourquoi le refuser ? Pourquoi ne pas l’admettre,
s’ils doivent renaître, une fois dévorés, sous d’autres formes ?
Il en est de même au théâtre : celui qui est tué est un acteur qui
change de costume et revient avec un autre masque. — Mais il
n’était pas mort réellement ! — Si mourir, c’est changer de
corps, comme l’acteur change d’habits, ou bien quitter tout
corps, comme fait l’acteur, qui, quand la pièce est tout à fait
terminée, quitte son costume, pour ne plus le reprendre plus
tard, et ne pas reparaître sur scène, en quoi serait redoutable
cette transformation des animaux les uns dans les autres, bien
préférable pour eux que de ne pas être nés ? Privés eux-mêmes
de la vie, ils ne pourraient entretenir celle des autres. Mais en
fait la Vie est présente, multiple, dans l’Univers, elle y produit
tout, et toutes les formes d’existence, et elle ne se lasse pas
d’engendrer sans cesse ces jouets beaux et pleins de grâce que
sont les êtres vivants. Les combats que se font entre eux les
hommes, ces êtres mortels, dans une disposition réglée aussi
bien que les danses pyrrhiques qu’ils pratiquent pour s’amuser,
montrent bien que toutes ces affaires humaines qu’on dit
sérieuses ne sont que jeux d’enfants, et indiquent que la mort
n’a rien de redoutable : mourir dans les combats et dans les
guerres, c’est devancer de peu le terme de la vieillesse, en
partant plus tôt, pour revenir plus vite. Si nous sommes de
notre vivant dépouillés de nos biens, il faut savoir que nous
n’en avons pas été les premiers possesseurs, et qu’ils sont une
possession bien ridicule pour ceux qui nous les ont ravis,
puisque d’autres les en dépouilleront. Et s’ils n’en sont pas
dépouillés, ils perdront encore plus à les garder. Il faut, comme
si nous étions au théâtre, considérer les meurtres, les
massacres, le pillage ou la prise des villes, comme les
changements de décor ou de personnages, comme les pleurs
ou les cris des acteurs. Car ici-bas, dans tous les événements
de la vie, ce n’est pas l’homme intérieur, l’âme, mais son
ombre, l’homme extérieur qui gémit et se lamente, et dont
toutes les actions se déroulent sur ce grand théâtre du monde.
Car tel est le caractère des actions de l’homme, qui ne connaît
que ce qui vit d’une vie inférieure et extérieure à lui, et qui
ignore que ses pleurs ou ses occupations sérieuses ne sont que
des jeux. L’homme vraiment sérieux ne s’occupe que
d’affaires vraiment sérieuses. Les autres sont jouets qui ne font
que jouer. Car ceux qui ne connaissent pas les activités
vraiment sérieuses et qui sont eux-mêmes jouets prennent
leurs jouets au sérieux. Et si l’on veut se mêler à de tels
enfantillages, que l’on sache bien que, une fois déposés les
jouets qui nous appartenaient, l’on s’était mêlé à des jeux
d’enfants. Quand Socrate n’est pas sérieux, il joue par ce qu’il
a d’extérieur. Il faut aussi bien avoir à l’esprit que nos larmes
et nos gémissements ne prouvent pas que nos maux soient bien
réels, parce que souvent les enfants se lamentent pour des
maux qui n’en sont pas.
III, 2, 15
Époque byzantine
De la fondation à la prise de Constantinople
(330 après J.-C. – 1453 après J.-C.)
ATHANASE D’ALEXANDRIE
Athanase naît en 296 ou 298 après J.-C., en Égypte, dans
une famille chrétienne aisée qui lui assura une excellente
instruction. Rapidement distingué par l’évêque d’Alexandrie,
il devint son secrétaire et son émissaire au premier concile de
Nicée en 325. En 328, peu avant de mourir, le patriarche le
désigna pour lui succéder. Ainsi Athanase n’avait-il qu’une
trentaine d’années, lorsqu’il fut intronisé évêque d’Alexandrie.
Sa vie a été ponctuée par ses conflits avec les tenants de
l’arianisme : ils insistaient sur la nature d’abord humaine du
Christ, tandis qu’Athanase soutenait que ce dernier était
consubstantiel au Père, donc pleinement divin. Puissants sous
les règnes des empereurs Constantin et Constance II, les
partisans d’Arius parvinrent à le faire condamner cinq fois à
l’exil. Au cours de son second exil, Athanase passa presque
sept ans à Rome (339-346). Mort à Alexandrie le 2 mai 373, il
ne vit pas triompher sa conception de la Trinité, qui l’emporta
au concile de Constantinople en 381.
Brillant, pugnace, parfois impérieux, voire irascible,
Athanase a été l’un des principaux Pères de l’Église et
l’auteur d’une œuvre considérable. Il composa la Vie
d’Antoine en 358, pendant son troisième exil (356-362), qu’il
passa dans la Thébaïde, le désert égyptien où Antoine lui-
même vécut. Un siècle plus tôt, appliquant à la lettre les
préceptes de l’Évangile, Antoine y était parti mener l’existence
d’un ermite, cherchant des retraites sans cesse plus isolées :
huttes, grottes, anciens tombeaux dans la montagne. Ses
austérités, jusqu’à la passion de l’ascétisme, ses combats
contre le démon, lui avaient attiré de nombreux disciples,
faisant d’Antoine, de son vivant même, un modèle de religieux
solitaire ou d’anachorète. La Vie qu’Athanase lui a consacrée
devait contribuer à diffuser, par l’éclat qu’elle lui donne, cette
spiritualité égyptienne face au monachisme cénobitique
(l’usage de la vie religieuse en communauté l’a cependant
historiquement emporté). C’est, en effet, une véritable
hagiographie, riche de scènes exemplaires, d’épreuves et de
triomphes éclatants. Elle propose un idéal incarné : Antoine y
est un personnage vivant. Athanase entrelace les citations des
Écritures qui sont la basse continue de son texte et des détails
familiers (ainsi du démon tirant la corde de l’ouvrage que le
saint tresse) : ils confèrent à son sujet, malgré la reprise des
lieux communs du genre, un relief entre tous reconnaissable.
La fortune de la Vie d’Antoine révèle son pouvoir de
séduction. Dès l’Antiquité, Grégoire de Nazianze la loue dans
un éloge en forme. Des épisodes en sont repris sur
d’innombrables icônes et des peintures. Le sujet, à partir du
Moyen Âge, est traité par les plus grands maîtres : Sassetta,
Bosch, Grünewald, Bruegel le Jeune, Callot, Cézanne, Rops,
et au XXe siècle encore par Dalí ou Ernst. Robert Arnauld
d’Andilly traduisit la Vie d’Antoine au XVIIe siècle : elle offre
un miroir aux Solitaires de Port-Royal. Le texte d’Athanase est
le filigrane derrière La Tentation de saint Antoine de Flaubert,
sinon même derrière toute son œuvre : il écrit un premier Rêve
d’Enfer, où Satan vient déployer ses maléfices, en 1837, à
seize ans. Dévorée par l’acédie et les concupiscences,
Mme Bovary porte encore en elle quelque chose du saint mis
en images par Athanase.
Vie d’Antoine
LE SAINT ERMITE ET LES DÉMONS
Lui-même était seul dans la montagne intérieure,
consacrant sa vie à la prière et à l’ascèse. Les frères qui
venaient le voir, après lui en avoir demandé l’autorisation, lui
rendaient service en lui apportant, au cours des mois, des
olives, des légumes et de l’huile, car il était devenu vieux.
Combien de luttes, pendant qu’il vécut dans cet endroit, il eut
(666)
à supporter, comme il est écrit , non pas contre le sang et la
chair, mais contre les démons, ses adversaires, nous l’avons
appris d’après ceux qui allaient le voir. Car, là aussi, ils
entendaient du fracas, des voix nombreuses, des cliquetis
d’armes et, la nuit, ils voyaient la montagne pleine d’étincelles
et ils contemplaient Antoine en train de combattre des ennemis
qu’il semblait voir et de faire des prières contre eux. Il donnait
du courage à ceux qui venaient le voir, tandis que lui-même
livrait son combat, le genou fléchi, en priant Dieu. C’était
vraiment une merveille que de le voir, seul, dans un tel désert :
il n’était pas terrifié par les démons qui l’attaquaient et il ne
redoutait pas la férocité de toutes les bêtes sauvages qui se
(667)
trouvaient là, reptiles ou quadrupèdes . Mais il était
vraiment plein de confiance dans le Seigneur, semblable à la
montagne de Sion (668), l’esprit sans trouble ni agitation, si
bien que les démons fuyaient plutôt et que les bêtes sauvages,
(669)
comme il est écrit , vivaient en paix avec lui.
(670)
Le diable donc, comme le dit David dans son psaume ,
épiait Antoine et grinçait des dents contre lui. Mais Antoine
était consolé par le Sauveur et il restait à l’abri de sa
méchanceté et de ses machinations subtiles. Alors qu’il passait
la nuit sans dormir, le diable lança contre lui des bêtes
sauvages et presque toutes les hyènes de ce désert, sortant de
leurs tanières, vinrent l’entourer : il se trouvait au milieu
d’elles. Chacune avait la gueule ouverte et menaçait de le
mordre. Mais lui, comprenant la ruse de l’Ennemi, leur dit à
(671)
toutes : « Si vous avez reçu pouvoir contre moi , je suis
prêt à me laisser dévorer par vous, mais, si ce sont les démons
qui vous poussent, alors, ne vous attardez pas, retirez-vous, car
je suis le serviteur du Christ. » À ces mots d’Antoine, elles
prirent la fuite, chassées par son discours, comme par un
(672)
fouet .
Puis, quelques jours plus tard, alors qu’il travaillait (car il
avait à cœur de prendre de la peine), quelqu’un se présenta à la
porte et tira la corde qu’il employait à son ouvrage. En effet, il
tissait des corbeilles et il les donnait à ceux qui venaient en
échange de ce qu’ils lui apportaient. Il se leva et vit une bête,
jusqu’aux cuisses identique à un homme, mais ses jambes et
ses pieds étaient ceux d’un âne. Antoine simplement se signa
et il lui dit : « Je suis le serviteur du Christ. Si tu as été envoyé
contre moi, vois, je suis là. » Alors la bête s’enfuit si vite avec
tous ses démons, qu’elle tomba et qu’elle mourut. La mort de
la bête fut la chute des démons, car ils s’étaient efforcés par
tous les moyens de lui faire quitter le désert, mais ils n’y
parvinrent pas.
51-53
GRÉGOIRE DE NAZIANZE
Grégoire de Nazianze se distingue entre tous les
théologiens des premiers siècles par son influence sur les
chrétiens d’Occident et sur les chrétiens d’Orient, par la
beauté de son œuvre, par sa sensibilité ardente et
l’expressivité de ses textes. La tradition byzantine voit en lui
un Démosthène chrétien. Elle le présente quelquefois comme
un nouveau Platon.
Fils de l’évêque Grégoire l’Ancien, il vit le jour près de
Nazianze, en Cappadoce, en 330 après J.-C. Il fit ses études à
Césarée en Palestine, à Alexandrie et à Athènes, où il
demeura huit ans. Il y eut pour maître le rhéteur Himérius et
s’y lia avec Basile de Césarée, dont il partage le rêve de
solitude studieuse. Grégoire de Nazianze, héritier accompli de
la culture grecque païenne, souhaitait se consacrer à l’étude,
mais en 358 son père exigea son retour en Cappadoce. Âgé de
quatre-vingt-trois ans, le vieillard désirait le voir prendre sa
succession. Grégoire, pour lui complaire, reçut l’ordination
sacerdotale en 362. Devenu évêque, il dut prendre part aux
querelles théologiques de son temps, mais cette exigence ne fit
que nourrir en lui une appétence plus violente à la retraite et à
la vie contemplative. Trois ans évêque de Constantinople, de
379 à 381, il organisa le concile œcuménique qui vit triompher
l’orthodoxie trinitaire, puis démissionna pour retourner à
Nazianze en 381, cherchant dans la solitude le refuge où
trouver enfin la paix qui lui faisait défaut. Il mourut en 390.
L’œuvre de Grégoire de Nazianze, vaste, mal connue en
français, comprend des lettres, des discours, des oraisons
funèbres, des poèmes. La poésie constitue peut-être le fleuron
de ce continent méconnu. Fervent défenseur des belles-lettres,
Grégoire les met au service d’une prose tendue par une
spiritualité vive et inquiète. Il s’emploie à définir son art dans
l’hymne Sur le silence pendant les jeûnes. Le poète se voit
comme « l’instrument de Dieu », dont il fait entendre la voix
parmi les hommes. Chantre de la loi divine, il est un nouvel
Homère, ou Homère fait Ange : la langue même de la pièce
(composée en distiques élégiaques) est homérique. La
tradition profane est mise au service du message chrétien. Un
autre texte, dans le poème Sur les écrits en vers, propose un
point de vue différent sur la création poétique. Sur le rythme
de l’iambe, Grégoire proclame son intention d’user du mètre
pour se contraindre à la parcimonie et lutter contre l’universel
bavardage contemporain. Mais la poésie, exercice spirituel en
soi, doit aussi par ses blandices adoucir la difficulté de celui-
ci. Ses vers ont également pour vocation de prouver
l’excellence des chrétiens en la matière, quelles que puissent
être leurs préventions envers un usage profane ou païen du
verbe. L’auteur confesse, enfin, la consolation que l’écriture
procure à sa vieillesse : le vieux cygne n’est pas rassasié du
bruissement des mots.
Il est difficile de ne pas croire en cette confidence,
lorsqu’on lit ses poèmes moins programmatiques. Grégoire de
Nazianze a composé dix-sept mille vers répartis en hymnes
religieux, en élégies, en épigrammes, en pièces de
circonstance, en poèmes didactiques et moraux ou personnels.
Leurs périodes sont brèves, heurtées par les antithèses et les
renversements, murmurantes d’échos anciens. Homère,
Théognis, Euripide, affleurent partout. Savante, classique dans
sa forme, l’œuvre brille par l’expression d’une intimité
tourmentée et le lyrisme du for intérieur qu’elle inaugure
presque en même temps que saint Augustin. Les poèmes Sur
ses épreuves (634 vers) et Autobiographie (presque deux mille
vers) inventent un genre destiné à s’épanouir en prose avec les
Confessions de l’évêque d’Hippone. Sur la nature humaine
(132 vers) et le Monologue dialogué (31 vers), remplis de
réminiscences du psaume 38, dans une forme plus ramassée,
ne sont pas moins incandescents. L’aveu du désarroi, chez
cette âme d’exception, rappelle aussi bien les lamentations de
Job qu’elles annoncent les interrogations tragiques d’Hamlet
ou les modulations de René. La personnalité de Grégoire
irradie ces pièces pleines d’angoisse et de force. Ce
Chateaubriand sans masque ni pose, tout ensemble rhéteur
impeccable et théologien blessé, s’y révèle un puissant
Enchanteur.
Sur le silence pendant les jeûnes
« JE CHANTE L’HARMONIE DU MONDE »
Je suis l’instrument de Dieu, et, avec des vers bien frappés,
Je porte un hymne au Seigneur devant qui tout tremble.
Je ne chante ni Troie ni une autre Argô aux longs cours,

Ni la tête du sanglier (673), ni le puissant Héraclès,


Ni comme s’ajustèrent aux mers les vastes cercles de la
terre,
Ni l’éclat des pierres, ni la course des astres.
Je ne chante pas non plus la folie des désirs, ou la beauté
des éphèbes,
Pour qui l’ancienne lyre faisait résonner de mols accents.
Je chante le grand Dieu qui domine le monde, et la
splendeur
De ma lumineuse Trinité en un seul réunie,
Et les grands hymnes sonores où les anges côte à côte
Se répondent les uns aux autres en des chœurs alternés,
Je chante l’harmonie du monde et, supérieure à elle,
L’harmonie que j’attends, quand tout se hâte vers l’UN,
Et la gloire impérissable des souffrances du Christ,
Par lesquelles il m’a divinisé, en mêlant
La forme céleste à ma forme humaine.
Je chante le mélange que je suis, car la parole ne peut dire
L’œuvre dont je suis fait, ce tissu où l’humain s’unit au
divin.
Je chante la loi que Dieu donna aux hommes, aussi bien
que
Toutes les actions du monde, leurs desseins et leur fin,
Afin qu’il y ait des pensées que tu gardes au fond de toi-
même,
Qu’il y en ait d’autres que tu fuies, et que tu abordes en
tremblant
Le retour de chaque jour.
La langue dont je me sers à cette fin, c’est ma cithare,
Prenez garde, prêtres, que rien ne trouble mes accords
harmonieux !
Je garderai ma langue pure pour les purs sacrifices,
Où je réunirai dans l’unité les êtres de la terre à la grandeur
du Seigneur.
Patrologie (Migne, 37), II, 1, 34, col. 1312-1314 (v. 69-92)

Sur les écrits en vers


L’ART DU BREF
Nombreux sont ceux que je vois de nos jours
Écrire sans mesure des flots de parole facile,
Et user le plus clair de leur temps dans des peines,
Dont le gain n’est rien d’autre qu’un vain bavardage,
Qu’ils nous imposent despotiquement,
Au point que tout est envahi par ces sottises,
Aussi nombreuses que les sables de la mer ou les
moustiques d’Égypte.
Rien ne m’aurait été plus agréable que de m’en tenir
À ce seul avis : rejeter toute parole,
Et ne s’en tenir qu’à cela même que Dieu nous fait dire,
Comme on s’accroche au mouillage, quand on veut fuir la
tempête. […]
Que m’est-il arrivé ? vous étonnerez-vous peut-être.
J’ai voulu d’abord, en prenant de la peine pour les autres,
Mettre ainsi un frein à mon propre manque de mesure.
Et, s’il me faut écrire, le faire du moins avec parcimonie,
En peinant sur le mètre du vers. J’ai voulu ensuite,
En adoucissant par l’art l’amertume des prescriptions,
Donner aux jeunes gens et à ceux d’entre eux
Qui aiment particulièrement les lettres,
Une sorte de contrepoison qui leur plaise,
Et qui puisse les convaincre d’aller au plus utile.
La tension d’une corde aussi aime à être relâchée.
Et voici ceci encore, si tu veux bien : à tout le moins,
Au lieu de chants et de vers lyriques,
Je t’aurai donné ces vers pour t’amuser, si tu veux
t’amuser,
Et pour t’éviter le désagrément d’être dévalisé sur la route
du bien.
La cause en est, en troisième lieu, que j’ai eu le sentiment,
Certes tant soit peu mesquin, mais je l’ai eu,
Que les étrangers, même dans le domaine des lettres,
Ne sauraient se montrer supérieurs à nous.
Aussi c’est avec des paroles colorées que je parle,
Même si pour nous la beauté réside dans la contemplation.
[…]
Enfin, dans les maux qui m’affligent,
J’ai trouvé là à me consoler, pareil à un vieux cygne
Dont les ailes, en bruissant, chanteraient pour moi-même,
Non pas quelque thrène, mais un hymne d’adieu. […]
Patrologie (Migne, 37), II, 1, 39, col. 1329-1333 (v. 1-57)

Épigrammes
26
Comment les nobles genoux de Nonna se sont-ils
déliés (674) ?
Comment ses lèvres se sont-elles fermées ?
Comment de ses yeux les larmes ne coulent-elles plus ?
(675)
D’autres maintenant se lamentent près d’un tombeau .
L’autel est vide des fruits qu’elle arrangeait avec art.
Son chaste pied ne foule plus le saint lieu,
Les prêtres n’imposeront plus sur sa tête leur main
tremblante.
Veuves et orphelins, que faites-vous ? Jeunes filles, et
Vous, épouses de bons maris, coupez ces boucles,
L’ornement de sa tête, qui maintenant a rejoint la terre,
Depuis le jour où Nonna quitta dans l’église son corps tout
amaigri !
Cité dans l’Anthologie palatine, VIII, 26

104
S’il existe un Tantale assoiffé près d’une eau qui se dérobe,
S’il existe un effrayant rocher qui menace sans cesse une
(676)
tête coupable ,
Et des oiseaux dévorant le foie toujours jeune d’un
(677)
criminel ,
S’il existe un fleuve de feu, des ténèbres éternelles,
Des abîmes au Tartare, des démons au cœur cruel,
D’autres châtiments, enfin, pour les morts dans l’Hadès,

Quiconque aura outragé l’illustre Martinianus (678),


En portant la main sur son tombeau, qu’il endure tous les
supplices !
Cité dans l’Anthologie palatine, VIII, 104

159
Je suis de noble origine. J’ai vécu à la cour de l’empereur.
Je levais le sourcil d’un air suffisant. Mais, à l’appel du
Christ,
J’ai tout rejeté. J’ai foulé bien des sentiers de la vie,
Tourmenté de la soif de connaître, jusqu’à ce qu’une terre
ferme
Fixe mes pas, quand, pour le Christ, j’ai mortifié mon
corps,
Au prix de bien des tortures. Et maintenant, moi, Maxence,
Je me suis envolé tout léger d’ici-bas vers le Ciel.
Cité dans l’Anthologie palatine, VIII, 159

Sur la nature humaine


ÊTRE, ENTRE ORAGE ET INCERTITUDE
Hier, sous le poids de l’affliction, et me rongeant le cœur,
Je suis resté dans un bois ombreux, loin de la société des
hommes,
Car le remède que j’aime, dans le chagrin que j’éprouve,
C’est dans le silence de converser avec mon propre cœur.
J’entendais le frémissement de l’air, tandis que les oiseaux,
Sur la cime des arbres, cherchaient à me charmer de leurs
chants mélodieux,
Malgré mon immense tristesse. J’entendais aussi, à travers
les branchages,
Résonner dans tout le bocage la voix aiguë des cigales, ces
amies du soleil.
Non loin, une eau fraîche qui coulait doucement dans le
bois humide
Venait baigner mes pieds… Mais moi, comme auparavant,
J’étais toujours affecté d’une vive douleur. Rien ne me
touchait,
Car l’esprit, quand la souffrance l’assaille, se refuse à ces
délices,
Et, perdu dans le tourbillon de mes pensées, je menais
Un combat de questions contradictoires.
Qu’étais-je avant de naître ? Qui suis-je ? Et que serai-je
demain ?
Je l’ignore, autant que l’ignorent de plus savants que moi.
De toutes parts enveloppé par d’épaisses ténèbres,
J’erre, sans posséder, ne serait-ce qu’en songe, rien de ce
que je désire.
Tous nous rampons, égarés sur la terre, dans cette noire
nuée,
Faite de chair et de graisse, qui pèse sur nous.
Il me semble plus sage que moi celui qui, avant toutes
choses,
A chassé de son cœur le mensonge bavard.
J’existe. Que veut dire ce mot ? Une part de mon être s’en
est allée,
Je ne suis déjà plus ce que j’étais. Et que serai-je, si je dois
être quelque chose ?
Rien n’est stable ici-bas. Je suis pareil au flot d’un fleuve
boueux
Qui s’écoule toujours, sans jamais s’arrêter.
(679)
Jamais tu ne pourras deux fois traverser la même onde ,
Et l’homme que tu verras, ne sera plus celui que tu auras
déjà vu.
J’étais autrefois dans la chair de mon père, puis ma mère
m’a reçu en son sein.
De l’un et de l’autre, ensuite, j’ai été fait chair,
Une masse confuse, loin d’être humaine, informe et
ignoble,
Sans esprit ni raison, et le ventre de ma mère fut mon
premier tombeau.
Car nous avons deux sépultures, et nous vivons pour
mourir.
Les années que j’ai parcourues n’ont été que vaines
dépenses,
Qui m’ont mené jusqu’à la vieillesse odieuse. […]
Mais pourquoi évoquer les souffrances des mortels ?
À tous ceux de notre espèce, la douleur est commune.
La terre n’est pas immobile, les orages agitent la mer,
Les heures se poussent et se suivent, la nuit succède au
jour,
Les tempêtes obscurcissent l’air, le soleil fait disparaître
La beauté des astres, et les nuages, celle du soleil.
Puis, l’astre des nuits revient à nouveau.
Et toi aussi, Lucifer, qui brillais jadis dans les chœurs
angéliques,
Tu fus précipité du ciel, et tu es maintenant maudit.
Soyez-moi favorable, Sainte et Glorieuse Trinité, même
vous,
Vous n’avez pas échappé à la langue insensée des mortels.
Toi, le Père, le premier, puis ton noble Fils, enfin le Saint-
Esprit,
Avez été tour à tour chargés d’opprobres.
Où me conduiras-tu, imprudente curiosité ?
Arrête-toi. Dieu est au-dessus de tout. Cède à son Verbe.
Non, ce n’est pas en vain que Dieu m’a créé.
Ce que j’ai chanté, je le renie. J’étais déraisonnable.
Tu es maintenant dans les ténèbres, mais bientôt le Verbe te
fera tout connaître,
Que tu sois en présence de Dieu, ou brûlé par les feux de
l’Enfer.
Patrologie (Migne, 37), I, 2, 14, col. 755-766 (v. 1-39 et v. 109-128)

Monologue dialogué
NE M’ABANDONNE PAS, SEIGNEUR
Que sont devenus les mots ailés (680) ? Ils se sont perdus
dans les airs.
Et cette fleur de ma jeunesse ? Disparue ! La gloire ? À
jamais anéantie !
Où est la force de mes membres, autrefois si robustes ?
Détruite par la maladie !
Ma richesse, mes trésors, où sont-ils ? Dieu m’en a pris une
part, et l’autre,
La haine l’a fait passer dans les mains de rapaces criminels.
Mes parents,
(681)
Mes deux frères bienheureux , sont descendus dans la
tombe. Seule me restait
Ma patrie. Mais l’affreux Démon, suscitant de noires
tempêtes, m’en a chassé aussi.
Et maintenant, seul, exilé, je suis errant sur une terre
étrangère,
Traînant une vie misérable, dans l’épuisement de la
vieillesse.
(682)
Privé du siège que j’occupais, sans ville, sans enfants ,
et pourtant préoccupé par eux,
Vivant au jour le jour, d’un pas toujours errant.
Où ce corps sera-t-il jeté ? Quelle sera ma fin ?
Quelle terre, quel sépulcre hospitalier, me recouvriront ?
Quelle main fermera mes yeux mourants ?
Un des pieux amis du Christ, ou bien quelqu’un de très
méchant ?
Qu’importe ! Seule une âme faible se soucie de savoir,
Si son corps, cette masse sans vie, recevra une sépulture,
Ou s’il sera offert à la pâture des bêtes sauvages, chiens
dévorants ou oiseaux de proie.
On peut, si l’on veut, éparpiller mes cendres au vent,
Ou bien jeter mon cadavre, privé de sépulture, depuis un
roc élevé.
On peut le laisser pourrir dans les eaux d’un fleuve, ou
sous la pluie des cieux.
Que m’importe, car je ne serai plus, et mon corps se sera
désassemblé.
Ah ! que ce jour n’est-il pas déjà arrivé ! Beaucoup, certes
ne le voudraient pas,
Pourtant, au jour suprême, la volonté divine nous conduira
tous hors du monde,
Même si nous ne sommes plus que cendre, même si notre
corps est consumé par la maladie.
Je gémis toutefois dans la crainte du tribunal divin,
Des fleuves de feu, et des abîmes ténébreux de l’enfer.
Christ, ô mon Roi, tu es ma patrie, ma force, ma richesse,
mon tout,
Puissé-je demeurer en toi, délivré de la vie et de ses
misères !
Patrologie (Migne, 37), II, 1, 43, col. 1346-1349 (v. 1-31)
JULIEN L’EMPEREUR
Julien vécut trente et un ans. Il régna vingt mois. Il écrivit
des épigrammes, des lettres, des discours, mais moins d’une
quinzaine d’entre eux ont été conservés. S’il inspira beaucoup
de perplexité à ses contemporains, il a fasciné la postérité.
Montaigne lui a consacré le chapitre XIX, « De la liberté de
conscience », du second livre des Essais. Calvin, Luther,
Agrippa d’Aubigné, Voltaire, Vigny, Ibsen, Merejkovski,
Kazantzakis, Gore Vidal, en ont tracé des portraits aussi
contradictoires que vifs. Au moment, en effet, où l’Empire
romain devient chrétien, il restaure brièvement les cultes
païens. Marqué par la figure de Marc Aurèle, il tente un retour
au modèle politique du Haut-Empire. Si l’entreprise s’effondra
en quelques années, Julien incarne un dernier sursaut de
l’Antiquité classique à l’heure où l’Empire byzantin s’apprête
à l’emporter.
L’itinéraire de Julien doit beaucoup sans doute à des
traumatismes précoces. Né à Constantinople en 331 ou 332, il
avait pour père un demi-frère de l’empereur Constantin. Sa
parentèle appartenait à la plus haute noblesse de l’Empire. À
la mort de Constantin, en 337, les fils de ce dernier firent
massacrer sa famille qu’ils craignaient de voir menacer leur
autorité. Seuls Julien et son frère aîné Gallus furent épargnés :
le premier avait six ans, le second onze ou treize ans, mais,
malade, alité, il ne dut pas retenir l’attention. Les deux
enfants, qui avaient assisté à la tuerie, furent exilés en
Cappadoce. Ils grandirent en captivité, maintenus dans un
isolement sévère. Ses précepteurs assurèrent le salut de Julien
en lui donnant le goût des livres : le jeune homme trouva à
s’évader dans l’étude. Il avait été baptisé et on l’avait élevé
dans le christianisme. Associant celui-ci aux fils de Constantin
et à leur cruauté envers les siens, il s’en détourna. Il se donna
aux belles-lettres et à la philosophie des païens.
En 347, Constance II leva l’exil des deux frères. Julien se
rendit à Constantinople, où il fréquenta les meilleurs maîtres,
notamment le néoplatonicien Maxime d’Éphèse, puis il fit le
voyage d’Athènes. En 355, alors que son frère venait d’être
décapité pour avoir fomenté un complot, l’empereur appela
Julien à Milan, où il le nomma César. Deux ans plus tard,
Julien reçut le commandement des troupes stationnées en
Gaule pour lutter contre l’invasion des Alamans. Ce fin lettré
s’avéra un excellent stratège. Il passa plusieurs hivers à
Lutèce, où il fut proclamé Auguste par ses troupes en février
360. Constance s’y opposa, mais il mourut en novembre 361,
peu de temps avant l’arrivée de Julien à Constantinople.
Le nouvel empereur tenta de restaurer l’ordre affaibli par
les dernières années du règne de son prédécesseur. Il se
réclama d’Auguste, de Trajan et de Marc Aurèle. Il voulut
alléger les impôts, éliminer les fonctionnaires corrompus et
rétablir le paganisme. Dans les faits, Julien n’a pas modifié
les institutions héritées de Constantin et il professa un
mysticisme d’inspiration héliaque peu compatible avec une
véritable libéralisation de l’État ou des cultes. Si elles
réjouirent une fraction de l’aristocratie et des intellectuels, les
persécutions qu’il exerça contre les chrétiens, exclus des
fonctions publiques, bannis de l’enseignement, lui aliénèrent
une part importante de l’élite, chrétienne ou accoutumée à la
tolérance religieuse instituée par Constantin Ier (272-337), le
premier empereur chrétien. En juin 363, il fut blessé, alors
qu’il combattait contre les Perses. L’empereur apostat rendit
son dernier souffle, dit-on, en disputant de l’immortalité de
l’âme avec quelques philosophes.
L’œuvre de Julien témoigne de son intérêt pour la
philosophie néoplatonicienne, de sa détestation des chrétiens,
parfois d’une misogynie sourde (il se dresse contre l’influence
des femmes parmi les chrétiens). Volontiers polémique ou
satirique, elle révèle sa maîtrise de la rhétorique classique et
son intérêt pour les questions religieuses. De nombreux
contemporains lui ont fait écho : Cyrille d’Alexandrie, Celse,
Origène, Porphyre de Tyr, Apollinaire de Laodicée. Grégoire
de Nazianze, qui l’avait rencontré, en a laissé une peinture
acerbe, ironisant sur sa nervosité, la prolixité de sa parole,
son impulsivité brouillonne. Intelligent, désireux de produire
une révolution impossible, brillant et complexe, Julien suscite
la fascination autant que la détestation.
Le discours XIV, Le Misopogon, littéralement « L’homme
qui déteste la barbe », est une satire rédigée en 363, alors que
Julien quittait Antioche, où il avait séjourné sept mois, pour la
Perse. Centre historique du christianisme helléniste, Antioche
a réservé un mauvais accueil à l’empereur, qui rabrouait
l’indifférence de la population pour les cultes païens antiques,
en même temps qu’il s’abstenait de lui prodiguer des
largesses, comme ses prédécesseurs avaient eu coutume de le
faire, et qu’il affichait des mœurs peu en accord avec les
usages de l’Orient : Julien vivait sobrement. Il fut critiqué,
tourné en ridicule, chansonné, brocardé sans pitié. Au lieu de
se défendre des accusations dont il avait fait l’objet, Julien
décida de dresser, de façon totalement ironique, un portrait à
charge contre lui-même. Au fil des travers dont il feint de
s’accuser, il dessine le portrait d’un homme épris de
philosophie, de sobriété et d’authenticité, chargeant en creux
ses détracteurs, veules et ignorants, repliés sur leurs privilèges
et leurs plaisirs. Exercice rhétorique subtil, rempli de piques et
d’allusions, blessant et blessé, remémoration
autobiographique décousue, Le Misopogon est la profession
de foi d’un prince philosophe contrarié.
Le Misopogon
SALE PHILOSOPHE
Ce chant est écrit en prose, et il contient beaucoup de
graves injures, adressées, Zeus m’en est témoin, non à autrui
(comment serait-ce possible, puisque la loi l’interdit (683) ?),
mais à l’auteur lui-même et à l’écrivain : car aucune loi
n’empêche d’écrire contre soi-même éloges ou blâmes. Or,
prononcer mon éloge, même si j’étais heureux de le faire, je
n’en ai aucune raison, mais me critiquer au contraire, j’en ai
mille, à commencer par mon visage. Bien que celui-ci ne soit
naturellement ni très beau, ni très harmonieux, et qu’il manque
même de fraîcheur, je lui ai moi-même ajouté, du fait de mon
mauvais caractère et de mon humeur morose, cette barbe
épaisse, comme pour le punir de manquer de beauté
(684)
naturelle . Et c’est pourquoi je supporte que les poux s’y
(685)
promènent comme des bêtes sauvages dans un fourré .
C’est pourquoi aussi je m’interdis de manger voracement ou
d’ouvrir grand la bouche en buvant : il me faut veiller à ne pas
avaler, sans m’en apercevoir, des poils en même temps que des
(686)
morceaux de pain . Pour ce qui est de donner ou de
recevoir des baisers, je n’y vois aucun inconvénient. Et
pourtant, la barbe, pour cela comme pour tout le reste, devrait
être une gêne : elle interdit de poser sur des lèvres pures des
lèvres lisses, et donc d’autant plus suaves, comme l’a déjà dit
un de ceux qui, avec l’aide de Pan et de Calliope, ont écrit des
poèmes à Daphnis (687). Vous me dites qu’il faudrait en tresser
des câbles ? Je suis prêt à vous les fournir, pourvu que vous
(688)
puissiez l’arracher, et que « vos tendres mains blanches »
ne soient pas écorchées par sa rudesse. Que personne ne pense
que je supporte mal la moquerie ! C’est moi-même qui en
fournis le sujet avec ce menton de bouc, que je pourrais, je
crois, rendre lisse et net, comme l’ont les beaux garçons et
(689)
toutes les femmes, dont la nature est d’être charmantes .
Mais vous au contraire, même dans la vieillesse, vous rivalisez
avec vos propres fils et vos propres filles, du fait de votre
genre de vie délicat, et peut-être du fait de votre caractère
efféminé, vous travaillez à vous rendre lisse le menton et vous
ne révélez ni ne laissez apparaître votre nature virile que sur
votre front, et non, comme moi, sur les mâchoires. Et la
longueur de ma barbe ne m’a pas encore suffi ! ma tête non
plus n’est pas très propre, je me fais rarement couper les
cheveux ou tailler les ongles, et mes doigts, à force de tenir la
plume, sont le plus souvent noirs. Si vous voulez que je vous
révèle encore un détail intime, j’ai la poitrine velue et touffue
comme les lions, qui, chez les animaux, sont des rois comme
moi et je ne l’ai jamais épilée parce que je suis buté et que j’ai
l’esprit de chicane ! Aucune autre partie de mon corps n’a été
(690)
épilée ni poncée. Et si j’avais une verrue, comme Cicéron ,
je vous le dirais, bien sûr ! mais ce n’est pas le cas, et, si vous
le permettez, je vais vous parler de quelque chose d’autre.
Il ne me suffit pas d’avoir un corps comme cela, j’ai en
outre un mode de vie particulièrement austère. Je me tiens
éloigné des théâtres à cause de ma stupidité et je ne laisse pas
entrer à la Cour l’autel de Bacchos (691), sauf le premier de
(692)
l’an, à cause de mon insensibilité . Je suis comme un
paysan qui, avec le peu qu’il a, acquitte le fermage et paie
(693)
l’impôt à un maître peu conciliant . Et même alors, quand
j’entre au théâtre, je ressemble à un homme qui fait contrition.
Je n’ai personne, et cela malgré mon titre de monarque tout-
puissant, pour commander dans tout le monde habité, comme
(694)
un lieutenant ou un général, aux mimes ou aux auriges .
Quant à vous, le constatant récemment, vous vous rappelez
(695)
maintenant « cette jeunesse, cet esprit, et cette sagesse ».
C’était donc là, peut-être, un nouveau tort qui montrait
clairement que je ne valais pas grand-chose. J’ajoute une
manie encore plus bizarre : je déteste les jeux de l’hippodrome
(696)
autant que les débiteurs les places de marché . J’y vais
donc très rarement, lors des fêtes des dieux, et je n’y reste pas
toute la journée, comme le faisaient mon cousin, mon oncle et
mon demi-frère (697). À l’inverse, je n’assiste en tout et pour
tout qu’à six courses, et même pas comme un spectateur
passionné de la chose, ni même à vrai dire comme un homme
qui n’éprouverait ni répugnance ni dégoût pour ce
divertissement : je suis au contraire très heureux de m’en aller.
Mais tout cela fait partie de ma vie extérieure. Et c’est
vraiment une bien petite part des torts que j’ai envers vous !
Quant à ma vie privée, des nuits difficiles sur une paillasse,
une nourriture qui ne me rassasie jamais, aigrissent mon
caractère et font de moi l’ennemi d’une cité qui vit dans la
mollesse comme la vôtre. Pourtant ce n’est pas à cause de
vous que j’ai ce genre de vie : une sorte d’erreur profonde et
stupide, dès l’enfance, m’a engagé à déclarer la guerre à mon
ventre. Je ne lui permets pas de trop se remplir. Aussi m’est-il,
(698)
moins que personne, arrivé de vomir . Je me souviens que
cela m’est arrivé une fois, depuis que je suis devenu César, et
c’était du fait d’une indisposition, non d’une indigestion.
2-6
GRÉGOIRE DE NYSSE
Grégoire de Nysse fait partie des plus grands Pères de
l’Église : théologien, mystique, il est l’auteur d’une œuvre
dont l’influence ne s’est guère démentie depuis les premiers
siècles du christianisme. Elle marque encore des figures
comme saint Thomas d’Aquin, jusqu’aux théologiens Hans
Urs von Balthasar ou le cardinal Daniélou au XXe siècle.
Il vit le jour vers 331 dans le Pont-Euxin, dans l’actuelle
Turquie. Sa famille, chrétienne, comptait plusieurs avocats et
des rhéteurs. Parmi ses neuf frères et sœurs se trouvent Basile
de Césarée et Pierre de Sébaste, qui furent évêques comme lui.
Sa mère, Emmélie, et sa sœur aînée, Macrine, devinrent
religieuses. Tôt destiné à la vie religieuse, Grégoire s’en
détourna cependant. Il devint rhéteur, maître de rhétorique,
comme son père avant lui, et se maria vers 364. Après la mort
de sa jeune épouse, il revint à la vie religieuse. En dépit de son
penchant personnel pour la vie intellectuelle et la retraite, son
frère Basile, dont il était proche, le fit élire évêque de Nysse,
en Cappadoce, en 371 : il entendait qu’il contribuât à lutter
contre l’arianisme alors menaçant. Les premières années de
l’épiscopat de Grégoire furent traversées de difficultés liées à
ce contexte. En 376, il se vit déposé et exilé, accusé de
dilapider les biens de son évêché. La mort, en 378, de
l’empereur Valens, qui protégeait les arianistes, lui permit
néanmoins de retrouver son siège. Grégoire gagna en autorité
au cours des années qui suivirent et remplaça son frère Basile,
après sa mort en 379. Il rédigea un traité Contre Eunome, un
des principaux représentants de l’arianisme, et contribua, au
concile de Constantinople (382), à consolider la victoire de la
notion de consubstantialité, établie au concile de Nicée (elle
considère que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont d’une
même essence). L’empereur Théodose demeurant à
Constantinople (382-388), Grégoire de Nysse joua un rôle à la
cour : il écrivit les oraisons funèbres de la petite princesse
Pulchérie, l’unique enfant de Théodose, morte à six ans, et de
l’impératrice Flacilla. Grégoire se consacra ensuite
principalement à réfléchir au monachisme naissant. Il mourut
vers 394.
L’œuvre de Grégoire de Nysse comprend des ouvrages
dogmatiques, des ouvrages d’exégèse, des traités sur la vie
ascétique et monastique, des sermons, des discours et des
lettres. L’évêque est nourri de philosophie antique et
notamment de platonisme, de néoplatonisme avec Plotin, et de
stoïcisme. Souvent, il reprend leur vocabulaire, mais il en
révise profondément la signification, christianisée. Un de ses
principaux apports consiste ainsi à substituer à l’idée d’une
perfection conçue comme stabilité et repos, sur le modèle de
l’ataraxie du sage, une perfection liée à un mouvement de
perfection permanent, de progression infinie, animée par
l’élan du désir vers une sagesse désormais assimilée à la
révélation chrétienne. Grégoire renverse la vision millénaire
du mouvement.
D’un abord plus familier que beaucoup de ses autres textes,
la Vie de sainte Macrine n’en constitue pas moins une
excellente illustration de l’art et de la pensée de l’auteur. Dans
ce récit en prose qui se présente comme une longue lettre (son
dédicataire est toutefois inconnu), l’évêque raconte l’itinéraire
de sa sœur aînée. À douze ans, lorsque son fiancé meurt, la
jeune fille décide de consacrer sa vie à la « vraie
philosophie », c’est-à-dire à la prière et à l’étude, tout en
demeurant dans la maison familiale. Ce n’est qu’à partir de
357 qu’elle transforme celle-ci en monastère, entraînant les
femmes qui s’y trouvent dans une existence ponctuée par le
travail, la prière et les œuvres de bienfaisance. Macrine meurt
en 379 ou 380. Grégoire, qui a déjà conçu son traité Sur l’âme
et la résurrection, souvent qualifié de « Phédon chrétien »,
comme un entretien avec sa sœur qui y tient la position du
maître, rédige la vie de sa sœur entre 380 et 383. Il inscrit son
œuvre dans le genre antique de la Vie et de l’éloge, entre
Plutarque, Diogène Laërce et l’art du panégyrique, mais
l’ouvrage a vocation à être lu comme une légende et procède à
des stylisations qui fondent le genre de l’hagiographie. La
narration vaut, par sa dimension exemplaire, un traité sur les
vertus chrétiennes. Elle pose également les fondements du
monachisme.
Si toute Vie retrace un itinéraire de la naissance à la mort,
cette dernière, qui occupe seize des trente-huit paragraphes du
texte de Grégoire, représente désormais un couronnement,
l’apogée et l’accomplissement de la sainte. La piété
exemplaire de sa fin, qui fixe les codes de la « bonne mort »,
ou mort pieuse, la beauté du corps dans la mort, les miracles
qui suivent le dernier souffle de Macrine, participent d’une
démonstration. La longue prière que l’agonisante, presque
privée de la parole, parvient néanmoins à prononcer est le
fleuron de ces derniers moments. Véritable centon de citations
scripturaires, construite sur une obsédante anaphore,
ponctuée de figures rhétoriques et d’un vocabulaire aux fortes
déterminations philosophiques et spirituelles, cette adresse à
Dieu qui évoque une litanie désigne en Macrine une figure de
la sagesse, un sommet de vertu humaine. Libérée des passions
(le passage contient le terme technique d’apatheia), elle
incarne un idéal philosophique, quand la vérité est identifiée à
la Révélation. Grégoire de Nysse opère ainsi la synthèse entre
vertu philosophique et sainteté chrétienne.
Auteur également d’une Vie de Moïse, Grégoire de Nysse
ne manque pas de rapporter l’épisode du buisson ardent, déjà
traité par Philon d’Alexandrie. S’il reprend des motifs obligés,
comme celui de l’illumination, il y glisse des observations
caractéristiques d’un art du détail tout personnel, à l’instar de
ces chaussures « mortes » que Moïse doit ôter pour sentir le
plein rayonnement de la création divine.
Vie de sainte Macrine
LA BONNE MORT DE MACRINE
[…] Quand vint le jour, je compris clairement, d’après ce
que je voyais, que la journée qui s’annonçait serait la dernière
de sa vie selon la chair : la fièvre avait consumé tout ce qui lui
restait de force naturelle. Elle, voyant la faiblesse de nos
pensées, cherchait à nous distraire de cette morne attente et
dissipait encore le chagrin de notre âme avec ses belles
paroles, mais elle avait le souffle court et oppressé. C’est à ce
moment-là surtout, devant ce spectacle, que j’avais l’âme
partagée entre deux sentiments : d’un côté, la nature en moi
était accablée par la tristesse, ce qui est compréhensible,
puisque je ne pouvais plus compter désormais entendre une
telle voix, et que je ne m’attendais pas à ce que cette gloire de
notre famille quittât si tôt la vie humaine ; d’un autre côté,
mon âme était comme transportée d’enthousiasme par ce que
je voyais et elle jugeait qu’elle avait transcendé la nature
commune. Ne ressentir, dans ses derniers moments, aucune
appréhension face à l’attente de la mort et ne pas redouter de
quitter cette vie, mais se recueillir jusqu’à son dernier souffle
en méditant (699) de façon sublime sur les choix qu’elle avait
faits dans sa vie d’ici-bas, cela me semblait ne plus être du
ressort des choses humaines, mais comme si un ange s’était à
la façon d’un intendant glissé dans une forme humaine, un
ange dépourvu de lien avec la vie ou d’attache charnelle, dont
il était naturel que la pensée restât dans l’impassibilité, la chair
ne l’entraînant pas vers ses passions propres. C’est pourquoi
elle me semblait montrer clairement à tous ceux qui étaient
(700)
alors présents cet amour pur et divin de l’époux invisible
qu’elle nourrissait dans les plus secrètes arcanes de son âme et
rendre publique la disposition qui, dans son cœur, la pressait
de rejoindre celui qu’elle désirait, pour être au plus tôt avec
lui, une fois libérée des liens du corps. En vérité, c’était
(701)
comme vers son amant que sa course la conduisait : aucun
des plaisirs de la vie ne détournait à son profit ses regards.
Déjà la plus grande partie du jour s’était écoulée, et le
(702)
soleil s’inclinait vers le couchant . Mais sa ferveur ne
l’abandonnait pas et, plus elle approchait du départ, plus vive
était sa hâte d’aller rejoindre celui qu’elle désirait, comme si
elle contemplait davantage la beauté de l’époux. Elle ne
s’adressait plus à nous qui étions présents, mais à celui-là seul
sur lequel elle gardait continuellement les yeux fixés. On avait
(703)
en effet tourné sa couche vers l’Orient et, cessant de nous
parler, elle ne s’entretenait plus dans sa prière qu’avec Dieu,
joignant les mains dans ses supplications et murmurant d’une
voix faible des mots que nous ne pouvions entendre qu’avec
peine. Voici sa prière (on ne pourra pas même douter ainsi
qu’elle était auprès de Dieu et qu’elle était entendue de lui) :

C’est toi, Seigneur, disait-elle, qui as dissipé la crainte de


(704)
la mort .
C’est toi qui as fait pour nous du terme de la vie d’ici-bas
le début de la vie véritable.
C’est toi qui prodigues pour un temps à nos corps le repos
de la dormition et qui les réveilles « au son de la dernière
(705)
trompette ».
C’est toi qui donnas en dépôt à la terre notre propre terre,
que tu as façonnée de tes mains, et qui fais revivre à nouveau
ce que tu lui as donné, en transformant par l’immortalité et la
(706)
beauté ce qui en nous est mortel et laid.
C’est toi qui nous as arrachés à la malédiction et au péché,
(707)
car tu es devenu pour nous l’un et l’autre .

C’est toi « qui as brisé les têtes du dragon (708) », lui qui,
dans le gouffre de la désobéissance, avait pris l’homme dans
sa gueule.
C’est toi qui nous as ouvert la voie de la résurrection,
(709)
après avoir brisé les portes de l’enfer , et « réduit à
(710)
l’impuissance celui qui régnait sur la mort ».
C’est toi qui « as donné à ceux qui te craignent ton
(711)
emblème », le signe de la sainte croix, pour détruire
l’Adversaire et assurer la sécurité de nos vies.
Ô Dieu éternel,
Vers qui « je me suis élancée depuis le sein de ma
(712)
mère »,

« Toi que mon âme a aimé de toute sa force (713) »


À qui j’ai consacré toute ma chair et toute mon âme, depuis
ma jeunesse jusqu’à maintenant,
Place auprès de moi un ange lumineux qui me conduise par
la main au lieu du rafraîchissement, là où se trouve « l’eau du
(714) (715)
repos », dans le sein des saints patriarches .
(716)
Toi qui as brisé la flamme de l’épée de feu et qui as
rendu au paradis l’homme crucifié avec toi et qui était au
(717)
pouvoir de ta miséricorde .
(718)
De moi aussi « souviens-toi dans ton royaume », parce
(719)
que, moi aussi, j’ai été crucifiée avec toi , moi « qui ai
cloué ma chair par ta crainte et qui ai redouté tes
jugements (720) ».
(721)
Que le terrifiant abîme ne me sépare pas de tes élus
(722)
Et que le Jaloux ne se dresse pas au travers de ma
route.
Que mon péché ne se trouve pas en face de tes yeux, si,
trompée par la faiblesse de notre nature, j’ai péché en parole,
en acte ou en pensée.
Toi qui, sur terre, as le pouvoir de pardonner nos
(723)
péchés ,
« Accorde-m’en le pardon, afin que je reprenne
(724)
haleine » et que je sois trouvée, devant ta face, « une fois
dépouillée de mon corps (725) », « sans tache, sans ride (726) »
dans la figure de mon âme et que, irréprochable et immaculée,
mon âme soit reçue entre tes mains, « devant ta face comme
(727)
l’encens ».

Tout en prononçant ces paroles, elle fit le signe de croix sur


ses yeux, sur sa bouche et sur son cœur. Bientôt, sa langue,
desséchée par la fièvre, ne put plus articuler une parole, sa
voix faiblit et seul le mouvement de ses lèvres et le geste de
ses mains nous apprirent qu’elle priait. Là-dessus, comme la
nuit tombait, on apporta une lampe et Macrine, ouvrant les
yeux et les tournant vers la lueur, montra qu’elle désirait, elle
(728)
aussi, dire la prière d’action de grâce de la lampe. Mais, la
voix lui manquant, ce fut dans son cœur et avec le geste de ses
mains qu’elle accomplit son désir, et le mouvement de ses
lèvres suivait son élan intérieur. Quand elle eut achevé la
prière et qu’elle eut porté la main à son visage en faisant le
signe de la croix, elle fit comprendre qu’elle avait terminé sa
prière. Elle poussa un grand et profond soupir, et sa vie finit en
même temps que sa prière.
Lorsqu’elle fut enfin sans souffle et sans mouvement, me
souvenant des instructions qu’elle m’avait données dès notre
première entrevue (elle m’avait dit qu’elle désirait que mes
mains lui ferment les yeux et que je rende à sa dépouille les
soins accoutumés), j’approchai de son saint visage ma main
engourdie par la douleur, pour ne pas sembler, autant que je le
pouvais, négliger ses recommandations, car ses yeux n’avaient
aucun besoin d’arrangement : comme dans le sommeil naturel,
les paupières les recouvraient avec grâce. Ses lèvres bien
closes, ses mains qui reposaient avec décence sur sa poitrine et
tout son corps, qui avait pris de lui-même une attitude
convenable, rendaient inutiles les soins de la toilette
(729)
funèbre .
22-25

Vie de Moïse
LA VISION DU BUISSON ARDENT
Peu de temps après, alors que Moïse vivait dans la solitude,
nous dit l’histoire, il eut une terrible apparition de Dieu : en
plein zénith, une lumière plus resplendissante que celle du
soleil illumina ses yeux de part en part. Étonné de cette vision
extraordinaire, il leva les yeux vers la montagne et il vit un
buisson dont la lumière jaillissait à la manière d’un feu, mais
les branches du buisson continuaient à fleurir sous le feu,
comme si c’était de la rosée. Il se dit à lui-même : « Je vais
aller là-bas voir ce spectacle grandiose. » Cependant, au
moment où il avait dit cela, ce ne furent plus seulement ses
yeux que toucha cette lumière miraculeuse, mais, chose la plus
étonnante, ce fut à ses oreilles que vinrent briller aussi les
rayons lumineux, car la grâce de la lumière, se partageant
entre l’un et l’autre sens, illuminait la vue par le miroitement
de ses rayons, et éclairait les oreilles par la pureté de ce qu’elle
enseignait. La voix de cette lumière empêcha Moïse de
s’avancer vers la montagne, alourdi qu’il était par des
(730)
chaussures mortes . Mais, une fois qu’il eut délié ses
chaussures, il toucha alors du pied la terre qui resplendissait de
la lumière divine.
I, 20
JEAN CHRYSOSTOME
Jean Chrysostome, c’est-à-dire « Bouche d’Or », est l’un
des Pères de l’Église les plus célèbres, réputé pour son
éloquence, qui lui valut son surnom, mais aussi pour son
austérité et l’ardeur de son œuvre apostolique.
Né à Antioche, entre 344 et 349, dans une famille
aristocratique chrétienne, il reçut une excellente éducation
religieuse et libérale. Baptisé à dix-huit ans, après avoir
rencontré l’évêque Mélèce, Jean poursuivit sa formation
religieuse auprès de Diodore de Tarse. Le jeune homme
appartenait à une communauté que de vives controverses
opposaient aux partisans d’Arius et qui était persécutée par
l’empereur Julien : il en tira une parfaite connaissance des
disputes doctrinales de son temps et une foi ardente, trempée
par l’adversité. Jean choisit d’abord de vivre en ermite, fuyant
le monde et s’attachant à perfectionner sa propre vie
spirituelle. Mais, bientôt, convaincu de la supériorité du
sacerdoce du prêtre, voué au salut de ses proches et confronté
aux tentations du monde, il quitta sa retraite pour être
ordonné. Prédicateur vite renommé, directeur spirituel
engagé, Jean acquit une telle réputation qu’en 397, à la mort
de Nectaire, l’archevêque de Constantinople, il fut désigné
pour lui succéder par l’empereur Arcadius. Cette marque
d’élection se retourna contre lui, comme il dénonça la
corruption des grands, destitua les pasteurs indignes,
s’attaqua aux hérétiques, aux Juifs, aux païens, contesta tous
les usages contraires aux principes de l’Évangile (ainsi
l’esclavage) et mena une vie dont la frugalité tranchait
violemment avec les mœurs de la cour. Les polémiques
s’enchaînèrent. En 403, Jean fut déposé, exilé — avant d’être
rappelé par l’impératrice. Ce répit dura peu : il fut de
nouveau condamné et exilé dès 404. La vénération qu’il
suscitait néanmoins auprès de nombreux chrétiens incita, en
407, l’empereur à le reléguer à Pithyos, sur le rivage de la
mer Noire. Il mourut pendant le voyage, à Cumana, dans la
région du Pont. L’Église romaine était restée fidèle à Jean. En
438, l’empereur Théodose le réhabilita et fit rapatrier sa
dépouille à Constantinople. Ses restes sont désormais vénérés
au Vatican, avec ceux de Grégoire de Nazianze.
Apôtre fougueux du Christ, Jean Chrysostome a privilégié
le service de l’Église et de l’autre, plutôt que la recherche
solitaire de son salut. Ainsi son œuvre écrite, considérable,
répond-elle principalement à des sollicitations
circonstancielles et au désir d’enseigner. Jean a composé un
remarquable traité Du sacerdoce, des ouvrages consacrés à la
vie monastique, à la virginité, au remariage, des textes de
polémique, de nombreuses homélies, des lettres et des
commentaires des Écritures. Prêchant la pauvreté, le mariage,
le travail, le partage des richesses, l’eucharistie, mais aussi,
selon ses mots, le « sacrement du frère », chantre inlassable de
la gloire de Dieu (il serait mort en proclamant : « Gloire à
Dieu en toutes choses ! »), Jean s’exprime dans une langue
simple, soucieux de toucher autant que de convaincre. Il écrit
par vagues, lentement, attentif à varier images et procédés, à
emporter la conviction et à transformer les cœurs. Cet
indomptable émaille son discours de citations et d’allusions
scripturaires qui font chatoyer les rudes leçons qu’il délivre,
fustigeant tièdes et puissants endurcis.
Les huit homélies sur la pénitence ou la conversion (le mot
grec employé est métanoia, qui signifie un changement
d’intention dans la conduite de sa vie) possèdent une
importance particulière, puisqu’il s’agit d’exhorter les
auditeurs à confesser leurs fautes, à triompher de la honte de
l’aveu pour assurer leur salut. Jean Chrysostome y déploie
toutes les ressources de son art, acharné à montrer la toute-
puissance miraculeuse du pardon divin. En guise d’exemple, il
commente l’ouverture du livre d’Isaïe. Loin de se livrer à une
exégèse savante, il propose une mise en scène interprétative,
interrompant le prophète pour l’amener à rendre compte lui-
même du récit de sa vision dans un dialogue plein de feu. Tout
le texte alterne ainsi citations des Écritures, libres
recompositions au style direct à partir de celles-ci, et
apostrophes, tantôt aux personnalités qu’elles font intervenir,
tantôt à l’auditoire de Jean : celui-ci se voit projeté dans
l’histoire sacrée, constitué témoin d’une façon qui interdit la
distance précautionneuse ou la réserve, sommé par ses
propres émotions de s’ouvrir à la conversion salvatrice.
Homélie sur la pénitence
CONVERTIR DES CŒURS DURS COMME LA
PIERRE
Appelons à présent Isaïe, ce prophète qui contempla les
séraphins, qui entendit leur chant mystique et qui fit tant de
prédictions concernant le Christ. Interrogeons-le sur ce qu’il
dit : « Vision d’Isaïe au sujet de Juda et de Jérusalem (731). » Il
nous décrit la vision qu’il a eue : « Cieux, écoutez, et toi,
(732)
Terre, prête l’oreille, car le Seigneur a parlé ! » — Mais tu
as annoncé un sujet et tu parles d’autre chose ? — Qu’avais-je
donc annoncé d’autre ? — N’as-tu pas dit en commençant :
« Vision d’Isaïe au sujet de Juda et de Jérusalem » ? Tu laisses
de côté Juda et Jérusalem pour interpeller le ciel, pour te
tourner vers la terre, et tu te détournes des hommes doués de
raison pour t’adresser à des éléments qui en sont dépourvus.
— C’est que les êtres doués de raison en ont souvent moins
montré que ceux qui n’en ont pas. Mais il y a encore autre
chose : lorsque Moïse dut conduire les Hébreux vers la Terre
promise et qu’il pressentit que, dans l’avenir, ils
n’observeraient pas les commandements qui leur avaient été
prescrits, il s’écria : « Écoutez, Cieux ! et que la Terre entende
(733)
les paroles qui sortent de ma bouche ! » « Je prends à
témoin le Ciel et la Terre contre vous », disait Moïse, « que, si
vous arrivez dans la Terre promise et que vous négligez votre
Seigneur, vous serez dispersés à travers toutes les nations ».
Quand arriva Isaïe, la menace était sur le point de se réaliser. Il
ne pouvait appeler Moïse qui était mort, ni ceux qui l’avaient
entendu et qui étaient morts. Alors, il s’adressa aux éléments
de la création que Moïse avait pris à témoin : « Vous n’avez
pas tenu votre promesse, Juifs, et voilà que vous avez
abandonné Dieu. Comment t’invoquerais-je, Moïse, tu es
mort, tu as achevé ta mission. Dois-je invoquer Aaron ? Mais
son existence à lui aussi s’est accomplie. » C’est pourquoi moi
non plus, durant ma vie, je n’ai pas pris à témoin ni Aaron, ni
quelqu’un d’autre, puisque c’étaient des êtres mortels, mais
c’est vous, qui demeurez, vous, les éléments de la nature,
Terre et Ciel, que je prends à témoin : « Cieux, écoutez, et toi,
Terre, prête l’oreille » dit Isaïe, « car Moïse m’enjoint de vous
invoquer aujourd’hui. »
Mais c’était aussi pour une autre raison qu’il parlait ainsi :
il s’adressait à des Juifs. « Cieux, écoutez ! » car c’est vous qui
(734)
avez répandu la manne . « Terre, prête l’oreille », car c’est
toi qui as donné la caille (735). « Écoutez, Cieux, écoutez », car
c’est vous qui avez fait tomber la manne, qui avez fait
apparaître le surnaturel : de là-haut, vous êtes devenus un
champ fertile. « Terre, prête l’oreille » : tu es en bas, et tu as
apprêté une table improvisée. Ce n’était pas la nature qui
agissait, mais la grâce qui était à l’œuvre. Pas de travail pour
les bœufs non plus : la moisson était déjà là. Aucun besoin non
plus de cuisiniers, ni de prescriptions particulières, puisque la
manne, cette source sacrée, pourvoyait à tous les besoins. La
nature oubliait sa propre faiblesse. Pourquoi leurs vêtements
ne s’usaient-ils pas, pourquoi leurs chaussures ne
vieillissaient-elles pas ? C’est que tout se mettait également à
leur service. « Cieux, écoutez, Terre, prête l’oreille ! » Mais,
en dépit de ces souvenirs, en dépit de ces bienfaits, le Seigneur
est outragé. À qui dois-je m’adresser ? À vous ? Mais il n’y a
personne pour m’écouter. « Voyez, je suis venu, et il n’y avait
(736)
personne ; j’ai parlé, et personne ne m’écoutait . » Je
m’adresse donc aux éléments privés de raison, puisque les
êtres raisonnables ont rejoint la bassesse de leur condition.
C’est pour cela aussi qu’un autre prophète, voyant la folie d’un
roi, les honneurs accordés à une idole, les outrages faits à
Dieu, enfin la terreur de tous, s’écria : « Écoute-moi, autel,
(737)
écoute-moi ! » — Tu t’adresses à une pierre ? — Oui,
puisque le roi est plus insensible que la pierre. « Écoute-moi,
autel, écoute-moi ! Voilà ce que dit le Seigneur », et aussitôt
l’autel se fendit. La pierre avait entendu, elle avait éclaté, et
les cendres du sacrifice se répandirent. Comment le roi avait-il
pu ne pas entendre ? Il tendit le bras pour se saisir du prophète,
et que fit Dieu ? Il dessécha ce bras. Voyez-vous ici la
bienveillance du Seigneur et la faute de son serviteur ?
Pourquoi Dieu n’a-t-il pas, dès le début, asséché ce bras ?
C’est pour que le sort de la pierre rende le roi plus sage. « Car,
si la pierre n’avait pas été fendue, Roi, tu aurais été épargné !
Mais, puisque la pierre a été fendue et que tu ne t’es pas
redressé, c’est contre toi que je tourne ma colère. » L’homme
brandit sa main pour se saisir du prophète et sa main se
dessécha. Voilà que le trophée se dressait. Ni les soldats, ni les
capitaines, ni aucun autre secours, ne purent replier son bras. Il
restait raide et ce qu’il proclamait, c’était la défaite de
l’impiété, le triomphe de la piété, la bienveillance de Dieu et
l’égarement du Roi. Et ils ne pouvaient replier son bras.
Homélie VIII, 3
QUINTUS DE SMYRNE
La poésie inspirée des grands cycles épiques de l’époque
archaïque et de leurs récritures pendant la période
hellénistique est florissante entre le IVe et le VIe siècle après J.-
C., quoique le caractère savant et souvent scolaire de cette
production en ait condamné la plus grande partie à l’oubli.
Qu’évoquent encore La Prise de Troie de Triphidiore ou
L’Enlèvement d’Hélène de Collouthos ? Probablement
rédigée un peu avant, au milieu du IIIe siècle, La Suite
d’Homère de Quintus de Smyrne a connu un sort plus
favorable, puisque ses quatorze chants ont été conservés. On
ne sait rien toutefois de son auteur lui-même. Quintus n’est
qu’un prénom. L’écrivain affirme être originaire de Smyrne,
en Asie mineure, dans son œuvre, or Smyrne était une des
villes qui prétendait avoir donné naissance à Homère. Sans
aucune preuve, l’allégation est essentiellement une manière de
revendiquer le patronage de celui-ci. Quintus prétend avoir
commencé à écrire « à l’âge où [ses] joues se couvraient de
duvet », tandis qu’il gardait des moutons dans les montagnes
(XII, 306-313) : il s’inscrit cette fois dans la continuité
d’Hésiode, dont il reprend un passage du prologue de la
Théogonie. L’auteur ne se confie pas. Il se forge un masque de
Poète qui l’apparente aux pâtres poètes d’un Théocrite.
La Suite d’Homère raconte les événements qui survinrent
entre la fin de L’Iliade et le début de L’Odyssée, de la mort
d’Hector au moment où les Grecs entreprennent de rentrer
dans leur patrie. L’ouvrage est nourri de références
livresques : citations ou allusions aux poèmes homériques, à
la riche tradition qu’ils ont nourrie, mais aussi à Hésiode, à
Eschyle et à Sophocle. Il est même possible d’y déceler des
références à la poésie latine, à commencer par L’Énéide et
Les Métamorphoses. Cette vaste culture, l’habileté des
variations qu’elle suscite, les renouvellements dont elle fait
l’objet dans l’œuvre, sont difficilement conciliables avec l’idée
que l’auteur ait jamais été un jeune berger… Quintus de
Smyrne donne, au contraire, tous les gages d’un lettré
confirmé.
La Suite d’Homère procède par épisodes organisés autour
de quelques héros : Memnon, Achille, Ajax, Pâris, Énée. Elle
multiplie les reprises (les funérailles d’Achille, au livre III,
font écho à celles de Patrocle dans L’Iliade), mais, entre les
vers formulaires (ces formules stéréotypées qui scandent les
poèmes homériques), les scènes déjà illustrées par Homère,
les comparaisons topiques, elle introduit des innovations
marquantes. Le début de l’œuvre met en valeur une femme,
Penthésilée. Achille, au livre XIV, brosse le portrait d’un
monarque idéal qui doit beaucoup aux réflexions politiques
contemporaines. Le style dénote des penchants certains pour
un baroquisme absent chez Homère : le passage où Achille,
après avoir tué la reine des Amazones, Penthésilée, venue au
secours des Troyens, ôte le casque de la guerrière et découvre
sa beauté, appartient à ce registre. À l’horreur du combat
succède l’émotion de la beauté trop tard découverte, de
l’amour impossible aussitôt qu’il naît, et la naissance du
regret. Achille vainqueur, par sa victime ébloui, cède au
trouble d’un désir vain. Le Tasse a repris la scène à propos de
Tancrède et de Clorinde dans La Jérusalem délivrée :
Monteverdi en a tiré un de ses plus beaux madrigaux. Chez
Quintus de Smyrne, quand le soldat Thersite avance, l’insulte
à la bouche, grossier, campé, devant la morte, dans ses
certitudes de soudard, le désarroi d’Achille bascule. Le
chagrin laisse place à la violence. L’armée, autour d’eux, se
réjouit de cette brutalité : elle signe pourtant la confusion des
sentiments et le vacillement du plus parfait des héros
classiques.
La Suite d’Homère
ACHILLE, OU LE DÉSARROI DU
VAINQUEUR
Triomphant, le fils de Pélée lui dit en l’insultant :
« Reste donc dans la poussière, pâture des chiens et des
oiseaux,
Malheureuse ! Qui t’a inspiré l’idée de venir t’affronter à
moi ?
Prétendais-tu par hasard t’en retourner chez toi après la
bataille,
Avec les magnifiques présents que t’aurait donnés le vieux
Priam
Pour la mort des Argiens ? Mais ce dessein, les dieux
immortels
N’ont pas permis qu’il s’accomplisse : c’est moi, le plus
vaillant
Des héros, la lumière éclatante des Grecs ! le fléau des
Troyens,
Et ta funeste destinée ! Et ce sont les sombres Parques,
aussi bien
Que ton orgueil qui t’ont conduite à laisser les travaux des
femmes
Pour préférer la guerre qui fait trembler même les
hommes ! »
Tout en parlant, le fils de Pélée avait retiré sa lance
Du corps du cheval rapide et de la malheureuse
(738)
Penthésilée .
Tous deux palpitaient encore, victimes du même coup.
Achille lui arracha de la tête son casque étincelant,
Tout pareil aux rayons du soleil ou aux éclairs de Zeus.
Elle gisait dans la poussière et dans le sang,
Mais son beau visage resplendissait d’un éclat qui appelait
l’amour,
Bien qu’elle fût morte. Et les Argiens qui l’entouraient
Étaient frappés d’admiration, car elle ressemblait à une
déesse.
Elle gisait avec ses armes sur le sol, telle l’invincible
Artémis,
La fille de Zeus, pendant son sommeil, quand elle est lasse
D’avoir chassé les lions rapides sur les monts élevés.
Cypris elle-même à la couronne d’or, l’épouse du puissant
Arès,
Lui conserva, même dans la mort, sa beauté,
Pour causer du tourment à l’irréprochable fils de Pélée.
Nombreux furent ceux qui souhaitèrent, s’en retournant
chez eux,
Reposer dans les bras d’une épouse qui fût aussi belle.
Quant à Achille, il avait le cœur torturé parce qu’il l’avait
tuée,
Et qu’il aurait pu l’emmener dans son pays aux beaux
chevaux,
Pour en faire sa femme toute divine, car, pour sa taille et sa
beauté,
Elle était sans reproche, et pareille aux immortelles. […]
Pendant ce temps les fils belliqueux des valeureux Argiens
S’élançaient pour dépouiller les armes ensanglantées des
morts.
Ils accouraient de tous côtés. Mais le fils de Pélée était
plein de tristesse,
En voyant dans la poussière le beau corps de la jeune fille.
Voilà pourquoi il avait le cœur rongé par un cruel chagrin,
Autant qu’il l’avait eu jadis à cause de la mort de son ami
Patrocle.
Alors Thersite se met devant lui et le tance
(739)
méchamment :
« Quelle divinité, terrible Achille, égare ton cœur en ta
poitrine
Pour que tu te lamentes à cause de la triste Amazone
Qui a tout fait pour nous causer les plus grands malheurs ?
Tu as dans tes entrailles la passion des femmes, et tu
voulais
En prendre soin comme d’une sage épouse, car tu espérais,
en la courtisant
Avec les présents de l’hyménée, l’obtenir en justes noces.
Elle aurait dû avant toi, au cours du combat, te transpercer
de sa lance,
Puisque ce sont vers les femmes que se tourne ton cœur,
Et que le souci vertueux d’une action glorieuse n’anime
plus
Ton âme perdue, depuis que cette femme a paru à tes yeux.
Lâche ! Qu’as-tu fait de ta vigueur, qu’as-tu fait de ta
raison ?
Par où s’en est allée la force d’un prince sans reproche ?
Ignores-tu ce qu’ont souffert les Troyens pour avoir la
passion des femmes ?
Rien n’est plus funeste aux mortels que les plaisirs du lit,
Qui rendent insensé l’homme le plus sage. Mais vie dure et
renommée vont de pair.
Un guerrier recherche la gloire au combat, et son plaisir se
trouve
Dans les travaux d’Arès, mais c’est au lâche que plaît la
couche des femmes. »
Tels furent ses mots venimeux. Alors, très irrité, le fils de
Pélée
Conçut en son cœur une immense colère. Aussitôt, de sa
main puissante,
Il le frappa entre la mâchoire et l’oreille. Toutes ses dents
Tombèrent en même temps par terre, et lui-même tomba
Tête en avant. Le sang coulait abondamment de sa bouche.
Et la vie de ce vaurien s’enfuit de ses membres sans force.
À cette vue, le peuple des Achéens se réjouit :
Thersite les poursuivait constamment de ses invectives.
I, v. 644-674 et v. 716-749
PROCLUS
Proclus est l’un des principaux maîtres du néoplatonisme
fondé par Plotin au IIIe siècle après J.-C. Il accomplit la
synthèse de ses différentes virtualités, telles que les ont
explorées Jamblique, Hermès Trismégiste, les Oracles
chaldaïques, Julien le Théurge, pour citer quelques-unes de
ses sources majeures aux IIIe et IIe siècles. La philosophie, à
cette date, est moins envisagée comme un simple champ du
savoir que comme une discipline spirituelle au sens strict du
terme, voie d’une ascèse et d’une véritable contemplation.
Préoccupée des mystères du monde et de l’au-delà, elle
devient une religion. Proclus s’empare des mythes qui l’ont
précédé pour bâtir une théologie complexe et riche, à l’origine
de la théologie négative chrétienne et du puissant renouveau
néoplatonicien de la Renaissance chez Nicolas de Cues,
Marsile Ficin, Pic de la Mirandole ou Giordano Bruno et, par
extension, chez Honoré d’Urfé.
La valeur désormais attribuée au discours philosophique
explique qu’il soit moins apparu à ses contemporains comme
un savant ou un sage que comme un saint, comme une
personnalité dont la piété rivalise à bien des égards avec celle
des grandes figures du christianisme de l’époque. La
biographie que son disciple Marinos a consacrée à Proclus,
dont proviennent toutes les informations connues sur son
existence, correspond à un véritable panégyrique, mêlant,
dans la plus pure tradition de l’hagiographie, prodiges et
données factuelles. Né à Byzance en 412, Proclus aurait
grandi à Xanthos, en Lycie, dont ses parents étaient
originaires. Il alla ensuite poursuivre ses études à Alexandrie,
puis à Athènes. Il y fut initié à la « mystagogie de Platon »,
aux secrets religieux que son œuvre était supposée receler, par
Plutarque et Syrianos, qui est alors le maître de l’école
platonicienne. Proclus lui succéda. Il passa toute sa vie à
Athènes, à l’exception d’une année où il se serait rendu en
Lydie. Dévoué à ses élèves, célibataire, il menait une vie
austère entièrement dévolue à l’étude. Il mourut en 485, à
soixante-treize ans. Marinos lui prête d’avoir su prédire
l’avenir, d’avoir guéri des malades, fait tomber la pluie,
annoncé des cataclysmes naturels : prodiges caractéristiques
d’un saint.
En accord avec ces activités, une part considérable de
l’œuvre de Proclus relève de la philosophie. Il a écrit un traité
de physique, des Éléments de théologie, une Théologie
platonicienne, des commentaires du Parménide, du Timée, de
l’Alcibiade, de La République, du Cratyle, ainsi que des
opuscules sur la Providence et le mal. Mais la valeur
spirituelle élevée de la réflexion philosophique à laquelle il
s’est adonné l’a également amené à composer des Hymnes.
Adressés au Soleil, aux Muses, aux Dieux, à Vénus, à Hécate,
à Janus, à Minerve, il s’agit de véritables prières. Reprenant
un genre illustré par les Hymnes homériques, puis par
Callimaque, Proclus, qui écrit à la même date que le chrétien
Synésios de Cyrène, a des accents comparables pour célébrer
la pureté et la lumière divine, pour exprimer le mépris des
biens terrestres ou la soif du vrai auquel l’âme vertueuse, un
temps incarnée, doit, après la mort du corps et
l’anéantissement de la part dévolue, en elle, à la matière, être
réunie. Ainsi est-ce un hymne au Soleil qui ouvre la série. Si
Homère assimile déjà le soleil à une divinité, il ne devint
l’objet d’un culte que plus tard. Proclus exalte des qualités
traditionnelles du soleil : il prodigue chaleur et lumière, rend
la vie possible, incarne l’ordre et la beauté, comme il dévoile
l’injustice et règne sur l’univers. Le poète s’appuie sur
l’association du Soleil et du Bien proposée par Platon dans La
République, mais il confère à la pièce une intensité toute
personnelle. Proclus adorait, selon Marinos, le soleil à l’aube,
à midi et au crépuscule. Sa ferveur perce dans les cinquante
vers de cette prière sereine et grandiose. L’hymne III aux
Muses se fonde sur peu de précédents : seul l’hymne
homérique 25 et l’hymne orphique 76 leur sont dédiés.
Pythagoras, au VIe siècle avant J.-C., avait établi en elles des
divinités protectrices de la philosophie, mais elles sont
traditionnellement restées liées à la poésie. Leur culte
s’impose, chez les néoplatoniciens, dans la mesure où il
semble qu’elles soient particulièrement aptes à purifier des
passions charnelles et à favoriser l’accès à une existence
divine après la mort, mais surtout en ce que leur culte, à
travers le motif de l’inspiration, incarne une forme de mania,
de possession divine. Elles figurent alors un medium privilégié
d’accès à la divinité.
Hymnes
AU SOLEIL
Écoute, roi du feu de l’esprit, Titan aux rênes d’or,
Écoute, dispensateur de la lumière, toi, ô Seigneur, qui
détiens seul
Le secret de la source de vie, et qui depuis là-haut répands
Sur les mondes matériels un flot puissant d’harmonie,
Écoute, car c’est toi qui, siégeant au-dessus du niveau
(740)
intermédiaire de l’éther ,
Et possesseur du disque de lumière, cœur du monde,
Accordes à toute chose ta providence éclairée.
Les planètes ceintes de tes inextinguibles torches,
Emportées dans une danse qui ne connaît ni repos ni répit,
Ne cessent de répandre sur la terre des gouttes fécondes.
Obéissant à la course de ton char, toute chose née
S’est accrue selon le rythme des saisons.
Le vacarme des éléments en lutte les uns contre les autres
A pris fin dès que tu es apparu, sortant de ton indicible
géniteur.
C’est pour toi que l’inébranlable chœur des Moires a
(741)
reculé .
À nouveau, elles enroulent le fil de l’invincible destinée,
Quand tu le veux, car tu domines et gouvernes toutes
choses.
De ta chaîne, le roi du chant qui obéit au Divin,
Phébus, a pris son essor. Chantant des chants inspirés
Au son de la cithare, il apaise la vague grondante du
devenir.
De ta troupe qui détourne le mal, est né Péan,
Ce don plein de douceur qui fit régner la santé,
Emplissant le vaste monde d’une harmonie exempte de
toute douleur.
Le peuple t’honore dans ses hymnes comme le père de
Dionysos.
Et il en est qui te célèbrent dans leurs chants comme
(742)
Attis , le dieu de l’Évoé,
Présent au plus profond de la matière,
Tandis que d’autres te célèbrent comme le bel Adonis.
La menace de ton fouet cinglant terrifie le cœur sauvage
Des démons qui font la perte des hommes
Et sont la cause des maux de nos pauvres âmes,
De sorte qu’à jamais, dans l’abîme mugissant de la vie,
Nos âmes souffrent, ployées sous le joug du corps,
Et vouées à oublier la brillante cour du Père qui est aux
cieux.
Mais toi, le meilleur des dieux, couronné de feu, démon
béni,
Image du dieu créateur de toutes choses qui élève les âmes,
Écoute et purifie-moi de toute faute, reçois ma prière
pleine de larmes,
Délivre-moi de la funeste souillure, et protège-moi des
divinités vengeresses,
En adoucissant le regard sévère de la Justice qui voit tout.
Puisses-tu toujours, en m’aidant à écarter le mal,
Éclairer mon âme de ta sainte et bienheureuse lumière,
Après que tu auras dissipé le brouillard pernicieux au
poison mortel, et
Donner à mon corps le présent splendide de la vigueur et
de la santé.
Apporte-moi la gloire, afin que, suivant la coutume
ancestrale,
Je puisse cultiver les dons des Muses aux charmantes
tresses.
Donne-moi, si telle est ta volonté, Seigneur, un bonheur
inébranlable
En récompense de ma piété et de mon amour. Tu sais
rendre toute chose parfaite,
Car tu possèdes une force puissante et infinie
Et, si les fils que sur ses fuseaux la destinée enroule parmi
les étoiles,
Font que je m’écarte de ma route,
Remets-moi sur la bonne voie par tes rayons tout-puissants.
Hymne I

AUX MUSES
Chantons, chantons la lumière qui élève l’homme,
Chantons les neuf filles du grand Zeus, et leur si belle voix,
Ces Muses qui ont sauvé des douleurs terrestres
Les âmes perdues dans les eaux troubles de la vie,
Grâce aux rites sacrés recensés dans les livres éveilleurs de
(743)
l’esprit ,
Qui leur ont appris à suivre avec ardeur la voie qui mène
Au-delà de l’abîme profond de l’oubli
(744)
Pour rejoindre, pures, l’astre qui leur correspond ,
Et dont elles ont été séparées le jour de leur naissance,
Quand elles sont tombées sur le rivage abrupt,
Où, au milieu des biens matériels, elles vivent dans la folie.
Mais, déesses, mettez un terme au désir qui me tourmente,
Et plongez-moi dans l’extase grâce aux paroles de sagesse.
Que la race des hommes qui ne craignent point les dieux
Ne m’écarte pas du divin sentier de lumière aux fruits
splendides.
Guidez toujours vers la sainte lumière,
Loin du brouhaha de la race condamnée à l’errance,
Mon âme vagabonde, chargée à foison de vos dons
d’intelligence,
Et conduisez-la vers la gloire éternelle d’une éloquence qui
charme les cœurs.
Hymne III
PALLADAS D’ALEXANDRIE
Palladas d’Alexandrie est le poète dont l’Anthologie
palatine donne, avec cent cinquante pièces, le plus grand
nombre d’œuvres. Cette distinction, l’épithète « sublime » que
ses concitoyens lui décernèrent et la palme qu’au XVIe siècle
lui accorde l’érudit Vincent Obsopoeus, suggère un auteur de
premier plan. À la lecture, cependant, sa production,
essentiellement composée d’épigrammes acrimonieuses ou
satiriques, désempare. Aussi, Palladas, décrié par les
modernes, fut traité par Casaubon de « très sot versificateur ».
Génie incompris ou imposteur ? La réponse tient peut-être aux
quelques données disponibles sur l’auteur.
Originaire de Chalcis, en Eubée, il écrit, à considérer les
références à des événements historiques que ses poèmes
contiennent, entre 389 et 415 après J.-C., sous les règnes des
empereurs Valens, Valentinien et Arcadius. Installé à
Alexandrie, il assura sa subsistance en exerçant le métier de
grammairien, c’est-à-dire de maître d’école. Quelques
épigrammes permettent d’affirmer que c’était un païen.
Palladas incarne donc la tradition. Il cultive, en effet, des
thèmes sans beaucoup d’originalité dans une forme classique.
Mais il convient de faire la part, dans le persona de poète
démuni qu’il se construit à petites touches, pauvre hère
contraint de gagner sa vie par l’exercice d’un emploi ingrat,
du jeu sur les conventions et de la satire. Faut-il tenir pour des
aveux personnels les plaintes qu’il multiplie contre son
existence ou son épouse acariâtre ? Ne sont-elles pas plutôt
des variations amusées sur la figure du poète soumis au
caprice de la fortune ? La mauvaise humeur rabâcheuse du
poète, ses récriminations d’atrabilaire, ne servent-elles pas en
réalité à composer la figure d’un Diogène des temps
modernes, voire d’un Héraclite de l’ère chrétienne ? Son
obsession de la dépossession, de la fuite du temps, la manière
dont il flétrit la vanité humaine, entrent dans les usages du
discours moral. Palladas ranime, pour le lecteur au fait de sa
culture et des propriétés de l’écriture ironique, au moment
même où les tensions s’exaspèrent entre païens et chrétiens,
une représentation ancienne du philosophe.
Sa production tire peut-être un lustre supplémentaire de
surimpressions qui semblent venir de la tradition sapientiale
vétérotestamentaire. Misère de l’homme, pain de larmes d’une
vie très brève, poussière à quoi l’homme retourne sans cesse :
ces images, identifiables chez les cyniques comme chez Job,
prennent une coloration ambivalente. À la fois ironiques et
susceptibles d’une valeur lyrique, elles trahissent la
convergence des deux cultures, qui s’affrontent cependant. La
sécheresse du trait, l’éclat des images triviales — boue, giclée
de sperme, porcs à l’abattoir, mégère aboyeuse — achèvent de
rendre à Palladas la silhouette d’un poète sûr et au timbre
distinct.
Épigrammes morales
45
Si tu te rappelais, homme, par quel acte ton père t’a
engendré,
Tu laisserais là ton arrogance.
Mais c’est ce rêveur de Platon qui t’a nourri de fumées
(745)
En t’appelant Immortel et Plante céleste .
Or, tu es fait de boue : inutile donc de pavoiser !
Encore est-ce là façon d’enjoliver ton origine.
Car la vérité la voici : tu es né
D’un stupre effréné, et d’une répugnante giclée !
Cité dans l’Anthologie palatine, X, 45

72
La vie est un théâtre, un jeu : apprenez donc à jouer,
Renoncez au sérieux, ou alors supportez les chagrins.
Cité dans l’Anthologie palatine, X, 72

78
Laisse-là pleurs et fatigues, si court est le temps qui te reste
ici-bas,
Quand tu songes à toute la vie d’après !
Avant d’être jeté dans la fosse, de devenir la proie des vers,
Ne tourmente pas une âme qui, vivante, est déjà
condamnée.
Cité dans l’Anthologie palatine, X, 78

79
Au partir de la nuit, nous renaissons jour après jour,
Sans plus rien avoir de notre existence antérieure,
Étrangers à celle d’hier, nous en recommençons
Une nouvelle aujourd’hui.
Ne te vante donc pas tant, vieillard, de ton grand nombre
d’années :
Celles qui sont passées aujourd’hui ne t’appartiennent plus.
Cité dans l’Anthologie palatine, X, 79

84
Je suis né en pleurant, en pleurant je meurs.
Ma vie entière, je l’ai passée dans les larmes.
Pauvre race humaine, vouée aux pleurs,
Sans force, pitoyable, entraînée dans la tombe
Où elle n’est plus que poussière !
Cité dans l’Anthologie palatine, X, 84

85
On nous garde, et nous sommes nourris pour mourir,
(746)
Comme un troupeau de porcs égorgés au hasard .
Cité dans l’Anthologie palatine, X, 85

Épigrammes satiriques
378
Je n’en peux plus, de ma femme et de ma grammaire !
La misère de l’une, les misères de l’autre :
À toutes les deux, elles m’apportent Mort et Enfer !
Mais avec la grammaire, je viens juste d’en finir !
(747)
Quant à ma femme, l’androbagarreuse , impossible de
la renvoyer,
Prisonnier que je suis de mon contrat et de la loi
(748)
ausonienne .
Cité dans l’Anthologie palatine, XI, 378
ZOSIME
Photius note au chapitre 98 de sa Bibliothèque : « Lu un
ouvrage d’histoire en six livres du comte Zosime, ancien
avocat du fisc. En matière de religion, c’est un impie et,
souvent, sur de nombreux points, il aboie contre la vraie foi. Il
est concis et, dans son style, il est net et pur. Il n’est pas
dépourvu d’agrément. » On ne sait rien d’autre à propos de ce
Zosime. La variété des comtes et des fonctionnaires impériaux
qui existait à Constantinople interdit d’évaluer, sur un
témoignage si succinct, quelle pouvait être sa place dans la
hiérarchie, ni de fixer quand il naquit ou quand il mourut. Des
références à l’intérieur de son Histoire nouvelle suggèrent
qu’elle fut composée sous le règne d’Anastase Ier, au tournant
des Ve et VIe siècles après J.-C. Farouchement antichrétien,
Zosime est le dernier historien païen.
Après une rapide présentation de l’histoire de la Grèce
antique et de la République romaine, l’Histoire nouvelle
rapporte celle de l’Empire, du IIIe siècle à l’été 410, peu de
temps avant le sac de Rome par Alaric, le 24 août, mais le
livre VI, très bref, est inachevé. Selon toute vraisemblance,
Zosime comptait raconter comment la Ville était tombée aux
mains des Barbares. Tel quel, l’ouvrage fait pendant à
l’Histoire universelle de Polybe. Celui-ci avait eu à cœur de
montrer de quelle manière les Romains avaient fondé leur
Empire. Zosime expose « comment ils le détruisirent
rapidement par leur folle présomption » (I, 57, 1). Polybe
narrait un irrésistible essor. Zosime décrit une chute.
La décadence de l’Empire résulte selon lui de la négligence
de Constantin, soucieux de ses plaisirs, fastueux, coupable
d’avoir transféré sa capitale à Byzance, du déclin aussi du
pouvoir du Sénat, mais surtout de l’abandon des dieux
ancestraux au bénéfice du christianisme. Zosime, qui affiche
sa croyance envers prodiges, oracles et faits surnaturels, est
convaincu qu’ils veillaient sur le sort de l’Empire. Leur
trahison signe la fin du monde millénaire dont ils ont permis le
développement. Zosime propose une interprétation de
l’histoire exactement opposée à celle de saint Augustin et
d’Orose. Cet antagonisme peut expliquer qu’il qualifie son
histoire de « nouvelle » : elle est neuve, comme elle offre une
vision à rebours des histoires ecclésiastiques qui, au début du
VIe siècle, l’emportent en nombre.

Ce point de vue singulier ne fait pas à lui seul l’intérêt de


l’entreprise de Zosime. Le dépouillement du style, l’énergie
d’un récit qui ne s’attarde jamais, n’empêchent pas l’écrivain
de traiter d’histoire politique, avec ses intrigues, ses
usurpations, ses crimes, d’histoire militaire, impossible à
oublier au cours d’une période où les invasions furent aussi
fréquentes, d’histoire religieuse à un moment où le paganisme
fut sur le point d’être abandonné, mais aussi d’histoire
institutionnelle et de questions fiscales. Cet universalisme
n’est pas exempt de partialité : Zosime est un historien
engagé. Les auteurs chrétiens l’ont amplement accusé de
mensonge. Comme eux, pourtant, il considère que l’histoire est
aux mains de la divinité et il l’écrit en homme de foi. À cet
égard, il est bien un témoin de son temps. L’œuvre de Zosime,
en allant à rebours de la doxa, fait de lui un pionnier des
querelles, toujours inachevées, qui opposent les historiens
quant aux causes du déclin et de la chute de l’Empire romain.
Histoire nouvelle
L’ABANDON DES DIEUX PAÏENS
L’empereur Théodose, une fois ces affaires en bonne voie,
part pour Rome, y élève son fils Honorius à l’Empire, désigne
Stilicon comme général des unités cantonnées là et l’y laisse
comme tuteur de son fils. Ayant d’autre part convoqué le
sénat, qui restait fidèle aux antiques traditions des ancêtres et
qui n’avait pas encore choisi de rejoindre ceux qui s’en étaient
détournés en méprisant les dieux, il prononça devant eux un
discours dans lequel il les exhortait à renoncer à cette
« erreur », comme lui-même l’appelait, qui était la leur
auparavant, et à préférer la foi chrétienne, qui annonçait la
délivrance de toute faute et de toute impiété. Mais aucun
sénateur ne fut convaincu par son appel, aucun ne choisit
d’abandonner les traditions qui leur avaient été transmises
depuis la fondation de la ville, pour leur préférer une
soumission absurde (en les conservant en effet, ils habitaient
une ville qui depuis près de douze cents ans déjà n’avait
jamais été mise à sac, alors que, s’ils les changeaient pour
d’autres pratiques, ils ignoraient ce qui adviendrait). Théodose
déclara alors que l’État était accablé par les dépenses
consacrées aux cérémonies religieuses et aux sacrifices, qu’il
voulait supprimer cela, dans la mesure où lui-même
n’approuvait pas ces pratiques et que par ailleurs le budget de
l’armée devait être augmenté. Les sénateurs ayant dit que des
cérémonies faites sans la participation financière de l’État
n’étaient pas accomplies rituellement, on cessa d’offrir des
sacrifices et tous les autres cultes qui se rattachaient aux
anciennes traditions furent négligés, si bien que l’Empire
romain peu à peu s’affaiblit, devint une demeure de Barbares,
ou perdit de ses habitants, et tomba dans un tel état qu’on ne
reconnaît même plus les sites où se trouvaient les villes.
Comment en est-on arrivé là ? Le récit détaillé des événements
le montrera clairement. Quant à l’empereur Théodose, il remit
à son fils Honorius les provinces d’Italie, l’Espagne et la
Gaule, et en outre toute l’Afrique. Lui-même mourut de
maladie, lors de son retour à Constantinople et son corps
embaumé fut déposé dans la sépulture impériale de
Constantinople.
IV, 59
NONNOS DE PANOPOLIS
Ni les manuscrits de ses œuvres ni la Souda, la grande
encyclopédie grecque du Xe siècle, ne fournissent aucune
information sur Nonnos au-delà de son nom. Signifiant « pur,
saint », celui-ci dut être employé à l’origine comme un
surnom : il trahit une origine vraisemblablement chrétienne.
Des caractéristiques de ses ouvrages suggèrent que Nonnos,
né à Panopolis, dans la Thébaïde en Égypte (aujourd’hui
Akhmîm en Haute-Égypte), vécut au Ve siècle après J.-C. Une
épigramme anonyme de l’Anthologie palatine indique qu’il
aurait fréquenté Alexandrie. Il subsiste de lui une Paraphrase
de l’Évangile selon saint Jean en hexamètres dactyliques et le
dernier, mais aussi le plus vaste poème épique de l’Antiquité,
Les Dionysiaques. Il aurait été composé entre 450 et 470
après J.-C.
En quarante-huit chants, répartis en deux ensembles et
vingt et un mille vers, Nonnos brosse une immense fresque de
la vie de Dionysos. Il avait des prédécesseurs : il subsiste des
fragments de Dionysiaques de Sotérichos d’Oasis, de
Bassariques d’un auteur lui-même appelé Dionysios et de
Dionysiaques d’Euphorion. Nonnos dépasse tous ces poètes,
comme il prend pour maître Homère : son œuvre, composée de
deux groupes de vingt-quatre chants, se donne explicitement
pour référence L’Iliade et L’Odyssée, qui en comptent chacune
autant. L’épopée de Nonnos pose ainsi sa volonté de
constituer une nouvelle somme de la culture grecque.
Nonnos multiplie infiniment les allusions et les récritures :
à Homère, mais aussi à Pindare, Hésiode, Apollonios de
Rhodes, Euripide, aux romanciers Achille Tatius et Longus et
aux poètes romains : Les Métamorphoses d’Ovide fournissent
une première version de l’histoire d’Ampélos, racontée au
chant XII. L’épopée contient encore des hymnes, des
épigrammes, des éloges de ville, des excursus érudits divers :
certains passages traitent d’astronomie, d’autres d’histoire, de
mythologie, de théologie. Nonnos justifie dans le prologue de
l’œuvre sa bigarrure (en grec, sa poikilia). Elle correspond à
la nature même du dieu dont elle narre l’histoire, depuis ses
aïeux jusqu’à l’apothéose de son fils Iacchos, le troisième
Dionysos. Foisonnantes, marquées par des doublets et des
reprises, chaque fois destinés néanmoins à faire sens, Les
Dionysiaques sont placées sous le signe de la profusion. Cette
luxuriance baroque est peu compatible avec la vision d’une
littérature grecque incarnation du classicisme et du bon goût.
Le poème fut longtemps négligé, alors qu’il constitue un
fleuron de la production de son temps et, semble-t-il, un
témoignage assez exceptionnel du syncrétisme qui put s’opérer
entre culture païenne et christianisme.
Dionysos est un satyre. Il appartient à la mythologie
païenne. À partir du chant X, Nonnos raconte l’amour qu’il
éprouve pour Ampélos, un autre satyre, tandis qu’il vit en
Lydie. La mort accidentelle du jeune homme, alors qu’il
chevauchait un taureau, plonge Dionysos dans une douleur
brutale, dont la résonance atteint, au chant XII, la nature
entière : elle se fige dans un deuil qui frappe ainsi toute l’Asie.
Nonnos reprend le motif célèbre de la mort de Daphnis,
particulièrement illustré par Virgile dans la cinquième de ses
Bucoliques. Mais la Moire Atropos, figuration du destin,
précipite la métamorphose d’Ampélos en vigne, dont
Dionysos, pressant une grappe, fait sourdre le vin, remède à
toutes les souffrances qui déchiraient l’homme depuis le
déluge. Nonnos transcende le récit de la métamorphose
d’Ampélos chez Ovide (III, v. 407-414) : dans les
Métamorphoses, il devient une constellation. Dans les
Dionysiaques, la naissance du vin vaut une renaissance. Elle
invite aux libations, à une pure joie. Les larmes de Bacchos
ont finalement eu pour effet de « faire tarir les larmes des
mortels ».
L’histoire d’Ampélos, au cœur du premier massif des
Dionysiaques, prend une portée symbolique : elle signifie une
victoire de la vie sur la mort. Le miracle du vin, la célébration
d’une métamorphose du sang en vin, invitent à rapprocher
Ampélos du Christ selon un mouvement de fusion syncrétiste
déjà observé à l’époque chrétienne autour de la figure de
Dionysos, dieu ressuscité et fondamentalement lié au vin. Un
peu avant l’épisode, Déméter, désignée comme « la Vierge »,
découvrait auprès du Soleil les quatre « tables d’Harmonie »,
des tableaux qui figurent une histoire de l’humanité où se
révèle l’action d’une providence que les hommes ne
soupçonnent pas, une action où du mal sourd le bien.
L’immense poème de Nonnos porte au plus haut la tradition
païenne, mais, à l’image de son style, dans un entrelacs étroit
avec le contexte religieux contemporain.
Les Dionysiaques
NATURA DOLOROSA
(749)
Cependant pour Bacchos ,
Nul remède qui puisse le consoler de la mort d’Ampélos.
Il en perd le souvenir de la danse. L’âme secouée
Par les transports de sa douleur, il chante d’amères
complaintes,
Il abandonne son tambourin, dont le silence oisif
N’entend plus résonner les grelots d’airain.
Il ne trouve plus aucun charme à la lyre.
Entendant pitoyablement gémir Dionysos,
Dont aucun sourire n’anime plus le visage,
L’Hermos s’arrête, ce fleuve lydien bordé de roseaux,
Qui roule en cascades bondissantes ses torrents impétueux.
Il n’a plus envie de couler. Le riche Pactole, couleur de
(750)
safran ,
Retient son eau endeuillée ; il ressemble à un homme
consterné.
(751)
En l’honneur du mort, le Sangarios, le fleuve phrygien ,
Arrête le cours de ses sources et les fait refluer dans leurs
lits.
Enfin l’image inanimée et toujours en pleurs de la fille de
Tantale (752),
Qui enfanta pour son malheur, répand deux fois plus de
larmes,
Depuis qu’elle voit pleurer Bacchos. Le pin sylvestre
Se lamente avec son compagnon, le pin parasol,
(753)
Et murmure doucement . Et le laurier lui-même,
Bien qu’il soit l’arbre de Phoibos aux cheveux jamais
coupés,
Abandonne sa chevelure aux vents affligés.
L’opulent olivier lui aussi, qu’on ne taille jamais,
Laisse tomber à terre son feuillage, bien qu’il soit l’arbre
d’Athéna.
XII, v. 117-137
MÉTAMORPHOSE D’AMPÉLOS ET
NAISSANCE DU VIN SALVATEUR
Et voici, pendant que Dionysos gémit :
Survient une grande merveille. Le mort bien-aimé
Se relève d’un coup, ondule comme un serpent :
Ampélos de lui-même change d’aspect. Il devient
Un arbuste délicieux. À mesure de la métamorphose,
Son ventre s’allonge et devient un long cep.
Les extrémités de ses mains poussent des rameaux,
Ses pieds prennent racine et les boucles de ses cheveux
Deviennent des grappes de raisin. Et même sa peau de
(754)
faon
Se transforme en une floraison chatoyante de fruits
mûrissants.
Son long cou s’étend et forme les pampres de la vigne.
Un rameau recourbé, comme son coude, offre ses raisins
gonflés de suc.
Et de sa tête métamorphosée, des volutes
(755)
Imitent la forme de la corne coudée .
Des rangées innombrables de ceps apparaissent,
Et de lui-même, faisant un enclos, le vignoble déroulant ses
pampres
Entoure les arbres proches avec ses jeunes fruits couleur de
vin.
Et voici qu’une nouvelle merveille se produit ! Un garçon
jouait alors
À enrouler son pied autour d’un arbre aux hautes feuilles.
(756)
C’était Lierre au vol léger , et voici qu’il prend la
forme
D’une plante à l’allure sinueuse, il fait une guirlande
De ses liens tortueux à l’enclos de vigne qui vient de
naître.
Alors Bacchos, plein de fierté, ombrage sa tête de ce
pampre chéri,
Et pare ses boucles de ce feuillage enivrant.
Dès que le jeune garçon est devenu une plante,
Il cueille le fruit de l’automne déjà arrivé à maturité.
Puis le dieu, qui sait sans avoir appris,
Écrase sans l’aide de ses pieds, ni du pressoir, la grappe
Qu’il tient dans la paume de sa main.
Au travers de ses doigts entrecroisés, il exprime le jus de
l’ivresse.
Il répand pour la première fois le suc, couleur de pourpre,
De la vendange : il inaugure la douce boisson.
Dionysos, le dieu dispensateur de vin,
Voit ses doigts blancs rougis par le liquide vermeil qui
s’écoule.
La corne d’un taureau lui sert de coupe.
Il goûte du bout des lèvres la liqueur si douce à boire,
Il goûte aussi le fruit, et son cœur par l’un et l’autre
éprouve un charme inouï.
XII, v. 173-206
MACÉDONIOS LE CONSULAIRE
Né vers 490 après J.-C., disparu vers 565, Macédonios fut
un haut fonctionnaire de l’Empire. Son honnêteté et sa loyauté
lui valurent de recevoir sous Justinien le consulat honorifique.
Il est difficile d’établir sûrement aucune autre information sur
ce poète dont l’Anthologie palatine a conservé quarante et une
épigrammes. Les poèmes 69 et 70 appartiennent au genre de
l’épigramme votive qui accompagne la consécration d’un
objet familier à un dieu pour le remercier de sa protection. Un
marin, ici, dédie sa barque à Poséidon. Au terme de sa
carrière, il a survécu et peut désormais jouir d’une vie
paisible : le doublon proposé prouve le caractère
conventionnel de l’exercice. Il révèle aussi l’habileté du poète
qui parvient à le renouveler et trahit, en même temps que
l’aspiration à une vie heureuse et paisible, sa fragilité face à
une existence qui fut soumise à l’inquiétude et aux périls.
Épigrammes votives
69
Crantès, après avoir couru longtemps les mers,
A consacré cette barque à Poséidon,
En la fixant fermement sur le sol de son temple.
Sur terre, elle n’est plus inquiétée par les vents.
Sur terre lui aussi, Crantès, sur sa large couche,
Goûte un sommeil sans crainte.
Cité dans l’Anthologie palatine, VI, 69

70
À toi, souverain de la mer, et maître de la terre (757),
Je consacre cette barque que les flots ne mouillent plus,
Frêle esquif poussé comme plume par les vents vagabonds,
J’ai cru bien souvent, malheureux, m’en aller avec elle
chez Hadès.
Finies désormais craintes, espérances, brise et tempêtes,
J’ai sur la terre ferme posé mon pas confiant.
Cité dans l’Anthologie palatine, VI, 70
MUSÉE
Les manuscrits associent au nom de Musée l’épithète « le
grammairien ». Deux lettres du rhéteur Procope de Gaza lui
sont adressées (lettres 147 et 165 dans l’édition d’Eugenio
Amato publiée en 2010). Ce sont les seules informations
disponibles à son sujet. Elles permettent de situer sa vie au
Ve siècle après J.-C., Procope ayant vécu approximativement
entre 465 et 528. La lecture de l’œuvre confirme cette
datation : Musée, à l’évidence, a lu Nonnos de Panopolis, dont
il reprend quelques thèmes, du vocabulaire et certaines
constructions grammaticales. Son nom, un pseudonyme selon
toute vraisemblance, dénote quant à lui la volonté de son
possesseur de s’inscrire dans la tradition lettrée du célèbre
« temple des Muses » d’Alexandrie, bien qu’il fût alors détruit
depuis longtemps. Faut-il en déduire que l’auteur était
égyptien ?
Il reste de Musée un poème de 343 vers intitulé Héro et
Léandre. L’œuvre est qualifiée d’épyllion, d’idylle, dans le
sillage de la production de Théocrite. L’apostrophe initiale à
la Muse renvoie à Homère, plus de douze siècles après la
composition de L’Iliade et de L’Odyssée. Portant le nom de
ses deux protagonistes, le poème reprend un usage des fictions
en prose de Chariton, Achille Tatius et Héliodore, qualifiées de
« roman grec ». En effet, la rencontre des amants évoque
Chairéas et Callirhoé de Chariton, tandis que le
développement du récit manifeste des réminiscences de
Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius. Musée raconte
comment l’amour foudroie Héro, qui est prêtresse d’Aphrodite
à Sestos, et Léandre, qui vit à Abydos, sur l’autre rive de
l’Hellespont. Toutes les nuits, Léandre rejoint Héro. Profitant
de l’étroitesse du détroit, il traverse la mer à la nage, guidé
par la lueur d’une lampe qu’Héro accroche en haut de la tour
où elle l’attend. Un soir d’orage, la lampe s’éteint. Léandre
s’égare et meurt. Lorsqu’elle découvre son corps rejeté sur la
grève, Héro se tue en se précipitant de la tour où elle guettait
son bien-aimé.
Musée, à la manière des lettrés, développe une légende
étiologique. Elle est déjà évoquée dans les Géorgiques de
Virgile (III, v. 258-363) et dans les Héroïdes d’Ovide (lettres
18 et 19). Le géographe Strabon et une épître d’Horace
mentionnent l’existence d’une « tour d’Héro » à Sestos. Sur ce
fondement, aussi mince qu’érudit, le poème de Musée a connu
cependant une extraordinaire fortune. En 1494, c’est le
premier texte grec imprimé par Alde Manuce, qui allait
devenir le plus brillant des éditeurs vénitiens de la période.
Héro et Léandre inspira ensuite un conte à l’Italien Straparole
(1480-1558), un long poème au dramaturge élisabéthain
Christopher Marlowe (1564-1593), une ballade à l’allemand
Friedrich Schiller, au XIXe siècle. Les allusions à l’œuvre
courent de Francisco Quevedo à Victor Hugo, Grillparzer et
Hölderlin, en passant par Shakespeare. Les mises en musique,
du XVIe au XIXe siècle, de la cantate à l’opéra, sont légion.
Rembrandt et Turner ont peint des tableaux inspirés des héros
de Musée. En 1810, Byron reproduisit le trajet de Léandre à la
nage entre Abydos et Sestos (il mit une heure et dix minutes). Il
y a peu de chances que ces auteurs aient été retenus par le
grec complexe de Musée, construit sur des reprises
synonymiques et des vagues assonantiques, de même qu’ils
aient tous perçu la façon dont il joue sur la tradition poétique
dont il est l’héritier. La lampe d’Héro n’est-elle pas une
allusion à la torche symbolique de Chariclée dans les
Éthiopiques d’Héliodore ? A-t-elle une valeur allégorique ?
En revanche, l’histoire de ces deux amants que le destin
sépare et dont il cause la double mort, en dépit de leur fidélité
et de leur courage (l’un et l’autre bravent tous les risques
pour se retrouver), annonce Tristan et Yseult ou Roméo et
Juliette. Héro et Léandre invente un modèle de tragédie
amoureuse. La simplicité de l’intrigue, son traitement
ramassé, le contraste entre la préciosité de l’expression et la
brutalité du dénouement, la sensualité juvénile des amants, le
rythme du poème, qui se déplie à la façon d’une mélopée
incantatoire, lui confèrent une séduction prenante. Musée fixe
un des mythes les plus purs de l’amour à mort.
Héro et Léandre
« DIS-MOI, MUSE, LA LAMPE »
Dis-moi, Muse, la lampe qui fut témoin d’amours secrètes,
Et le nageur nocturne qui traversait la mer pour ses
épousailles,
Et les noces obscures que ne vit pas l’Aurore impérissable,
(758)
Et Sestos, et Abydos , pays où Héro et Léandre
s’aimèrent dans la nuit.
J’entends l’histoire de Léandre le nageur, de la lampe,
De cette lampe qui porte le message d’Aphrodite,
Et apprête l’hymen nocturne d’Héro,
Cette lampe, étendard d’amour, que Zeus, le dieu du ciel,
Pour les prouesses qu’elle accomplissait la nuit,
(759)
Aurait dû réunir à l’assemblée des étoiles ,
En l’appelant l’Astre nuptial de l’amour,
Car elle accompagna les angoisses de la passion,
Et elle protégea le message d’un amour dédaigneux du
sommeil,
Jusqu’à ce qu’un vent ennemi n’eût amené son funeste
souffle.
Allons, Muse, accompagne mon chant, tandis que je
célèbre le moment fatal
Qui mit fin, en même temps, à la lampe qui s’éteint, et à
Léandre qui meurt.
v. 1-15
ARISTÉNÈTE
On attribue à Aristénète, au Ve ou au VIe siècle après J.-C.,
deux livres contenant cinquante lettres fictives à la manière
d’Alciphron. Aristénète est le nom de l’auteur de la première
épître : rien n’indique que celui-ci ne soit pas un personnage
et que le recueil soit bien son œuvre.
L’ouvrage, à l’époque de Justinien (482-565), renvoie à
une Antiquité de convention. Il joue sur ses modèles —
Alciphron, Élien, Philostrate — pour produire de petites
proses soignées, souvent ironiques, qui s’amusent de situations
topiques, soit qu’elles renchérissent sur les invariants qu’elles
convoquent, soit qu’elles renversent l’éloge que le lecteur
attend en anecdote salace, ou transposent un précédent
tragique, comme l’histoire des amours du roi Antiochus pour
Stratonice, la jeune épouse de son père, sur le mode burlesque
en situant le récit dans un univers bourgeois et prosaïque. La
lettre X du second livre propose une variation sur le thème de
Pygmalion. La onzième moque la tentation de la vertu que son
auteur a pu éprouver. Cet art de la dissonance, déjà cultivé
avec Théocrite, atteste la perpétuation au cours de l’Antiquité
tardive de registres et de procédés littéraires droit venus de la
littérature classique. Broderies de lettré, les Lettres
d’Aristénète sont un divertissement raffiné, un exercice
rhétorique où le goût du décalage n’exclut pas une volonté
discrète de bousculer les conventions morales.
Lettres
UN PEINTRE S’ÉPREND DU PORTRAIT
QU’IL AVAIT FAIT D’UNE JEUNE FILLE :
PHILOPINAX À CHRÔMATIÔN (760)
J’ai peint une belle jeune fille et je suis tombé amoureux de
ma peinture. C’est mon art qui a suscité ma passion, et non le
trait d’Aphrodite. De ma propre main, j’ai transpercé mon
cœur. Quel malheur de ne pas être privé de talent ! Je n’aurais
pas été amoureux d’une image laide ! Et maintenant, autant on
admire mon art, autant on a pitié de ma passion, car je ne
pourrais pas sembler moins malheureux en amour que savant
dans mon art. Mais pourquoi trop me lamenter et m’en prendre
à ma main ? Ce sont les tableaux qui m’ont fait connaître
Phèdre, Narcisse, Pasiphaé. La première n’avait pas toujours à
(761)
ses côtés le fils de l’Amazone , l’autre brûlait d’une
passion absolument contre nature, quant au chasseur, quand il
approchait sa main de la source, celui qu’il désirait
s’évanouissait et glissait entre ses doigts. La source reproduit
Narcisse, le tableau reproduit et la source et Narcisse comme
assoiffé de sa beauté. Pour ma part, je suis auprès de ma très
chère autant que je veux. La jeune fille a un aspect décent et si
je tends la main, elle demeure bien nette, sans disparaître, et
elle conserve sa forme naturelle. Elle a un doux sourire, sa
bouche est légèrement entrouverte et on dirait qu’une parole
est suspendue à ses lèvres, prête à sortir de sa bouche. Je me
suis souvent approché près d’elle pour entendre ce qu’elle
voulait murmurer, mais, comme elle ne disait rien, j’ai
embrassé sa bouche, j’ai embrassé les roses de ses joues et la
grâce de ses paupières, et je demande à la jeune fille de faire
l’amour avec moi. Mais elle, comme une courtisane qui
cherche à exciter son amant, garde le silence. Je la pose sur
mon lit, je la prends dans mes bras, je me mets sur sa poitrine,
au cas où elle pourrait guérir l’amour qui brûle mes entrailles
et je n’en délire que plus devant cette peinture. Puis, je me
rends compte de ma folie, je cours le risque de perdre ma vie
pour une amante sans vie. Ses lèvres sont comme des fruits
mûrs, mais elle ne me donne pas le fruit du baiser. À quoi sert
le bel aspect d’une chevelure, si cette chevelure n’existe pas ?
Je pleure et je me lamente, tandis que l’image me jette un
regard lumineux. Ah ! puissiez-vous, enfants d’Aphrodite aux
(762)
ailes d’or , me donner pareille amie, douée de vie, pour
que je la contemple, plus belle que toutes les œuvres d’art,
parée d’une vivante beauté, et que, faisant accorder
agréablement mon art avec la nature, j’admire l’un et l’autre
dans une harmonie parfaite !
II, 10

UN JEUNE HOMME AIMANT ÉGALEMENT


SA FEMME ET SA MAÎTRESSE :
(763)
APOLLOGÉNÈS À SÔSIAS
Je voudrais, si c’était possible, interroger tous les amoureux
l’un après l’autre, pour savoir si l’un d’eux, balançant entre
deux partis, n’est pas tombé dans deux pièges en même temps.
En effet, j’étais épris, pour ma part, d’une courtisane et, pour
échapper à cette passion — du moins c’est ce que je croyais, je
me suis marié à une personne comme il faut. Or je n’en désire
pas moins maintenant la prostituée, et l’amour pour mon
épouse s’est ajouté au premier : quand je suis avec l’une, je
n’oublie pas l’autre et mon esprit m’en montre l’image. Je suis
donc comme un pilote pris entre deux vents qui soufflent, l’un
d’un côté, l’autre de l’autre, et qui se disputent le navire. Ils
soulèvent la mer dans des sens opposés, et conduisent un
navire qui est unique dans deux directions à la fois. Puissent
donc, à l’image de ces Amours qui vivent continuellement
ensemble dans mon cœur, ces deux femmes cohabiter l’une
avec l’autre sans jalousie !
II, 11
ROMANOS LE MÉLODE
Romanos le Mélode, ou Romain le Chantre, est un des plus
grands poètes chrétiens de l’Antiquité. Son surnom en soi
révèle l’estime où il fut tenu.
Né vers 493 à Émèse en Syrie, il fut baptisé enfant. Installé
à Bérytos (l’actuelle Beyrouth), au Liban, il fut ordonné
diacre jeune homme. En 518, à vingt-cinq ans, il se trouve à
Constantinople, où il devint sacristain de la « Grande
Église », à savoir Sainte-Sophie. Moine, il résidait toutefois
dans son monastère, à Cyros, où il fut enterré à une date
incertaine, après 555. Contemporain des empereurs Anastase
Ier (491-518) et Justinien Ier (527-565), il fixe l’art du
kontakion ou de l’hymne. Il en aurait composé plus de mille :
la tradition en a conservé quatre-vingt-cinq. La légende s’est
emparée de la vie de Romanos, tenu pour saint par les Églises
d’Orient et d’Occident. Ainsi aurait-il été doté d’une mauvaise
voix qui lui aurait valu les quolibets de ses auditeurs, lorsqu’il
prenait la parole en public. Mais, une nuit, endormi pendant
l’office de la vigile de la Nativité, alors qu’il devait lire un peu
plus tard les Psaumes, il rêva que la Vierge lui apparaissait et
lui ordonnait de manger un rouleau qu’elle lui présentait.
S’étant réveillé, il monta au pupitre et improvisa son hymne le
plus célèbre, le kontakion de la Nativité, éblouissant toute
l’assemblée, où se trouvait l’empereur, par sa densité
théologique, autant que sa beauté et la qualité de son
interprétation. Cet hymne, un dialogue entre la Vierge et les
Mages venus visiter l’enfant Jésus, fut chanté chaque année au
banquet offert par l’empereur à l’occasion de la Nativité
jusqu’au XIIe siècle.
Dérivé de modèles syriaques, le kontakion est une création
propre à Byzance. Entre hymne et homélie, il s’agit d’une
pièce rythmée, destinée à être chantée. La musique des
kontakia qu’on possède a été perdue. Elle paraît avoir tenu du
récitatif. Ouvert par un bref prélude, le kontakion comportait
entre dix-huit et quarante strophes, qui comprenaient un
nombre variable de vers et s’achevaient toutes sur un refrain
identique. Il prenait fin avec une prière. Fréquemment, le nom
de l’auteur se déployait peu à peu, sous la forme d’un
acrostiche. Le kontakion s’insérait dans la liturgie des
matines. Le soir, pour les vêpres, on parle de troparion. Si la
métrique de ces poèmes est complexe, ils étaient en revanche
rédigés dans une langue commune, proche du grec classique,
la koinè. Que les textes évoquent des événements marquants
de l’histoire sainte ou qu’ils répondent à une intention
hagiographique, ils sont très ornés, rehaussés d’images et de
citations tirées des Écritures.
Romanos composa des kontakia inspirés de l’actualité de
son temps, par exemple à propos d’une révolte ou de la
reconstruction de la basilique Sainte-Sophie, incendiée au
cours d’une émeute, mais l’essentiel de sa production porte
sur des sujets tirés des Écritures ou illustrant la vie d’un saint.
L’hymne 22 se déploie ainsi à partir de l’histoire du possédé
de Gérasa, racontée dans les Évangiles de Matthieu, de Marc
et de Luc. Près d’un lac, un homme possédé par les démons
rencontre le Christ. Il le supplie de le délivrer de ses
bourreaux, qui ne cessent de le tourmenter. Le Christ, en effet,
chasse les démons du corps de l’homme. Ils se réfugient dans
des porcs qui étaient là et qui les font périr en se jetant à
l’eau. À partir de cette trame, Romanos construit une
méditation fervente. Négligeant le sensationnel facile que le
thème des démons aurait pu lui offrir, il s’intéresse plutôt à
leur ignorance du Christ et à la représentation de leur
faiblesse, tandis que le refrain permet d’exalter la puissance
de Dieu. Dans un monde où la superstition demeurait forte, il
s’efforce d’en montrer la vanité et d’inciter à la confiance en
un Seigneur tout-puissant. Romanos s’appuie sur le texte
d’une homélie de Basile de Séleucie pour entonner un vaste
chant frémissant à la gloire de Dieu, tandis que perce une
infinie compassion pour l’homme pécheur, déchiré par les
persécutions du Malin.
Hymne du possédé
PRÉLUDE
Nous souvenant de tes miracles, Seigneur, nous
t’implorons
Pour être délivrés du Malin, et des torts qu’il nous fait,
Car toi seul existes, toi seul est le Maître de tout.
1
Le peuple fidèle, rassemblé dans l’amour du Christ,
Passe la nuit dans les psaumes et les cantiques.
Sans se lasser il entonne des hymnes à Dieu.
Après que David a chanté,
La lecture bien ordonnée des Écritures nous a encore
réjouis.
Chantons un nouvel hymne pour le Christ, et clouons au
pilori ses ennemis,
Car telle est la cithare de la connaissance,
De cette connaissance dont le guide et l’instructeur est le
Christ,
Le Maître de tout.
2
Il est beau de psalmodier en chantant des hymnes à Dieu
Et de blesser de nos reproches les démons,
Qui sont nos ennemis de toujours.
Et nous savons comment les blesser :
Nous représentons joyeusement la comédie de leur chute.
Le diable est en deuil, quand nous jouons dans les églises
Le drame du triomphe sur les démons,
Car il ne peut rien contre les hommes, à moins que n’y
consente
Le Maître de tout.
3
Les indignes reçoivent toujours l’aide du Christ,
Qui s’irrite en les voyant le repousser.
Aussitôt les ennemis arrivent,
Mais l’ami des hommes ne les laisse pas
Nous punir immodérément et à l’excès.
Sous une forme invisible, les ennemis se dressent
Contre ceux qui se sont dépouillés de la Providence,
Mais qui, de façon invisible, seront délivrés de leur erreur
par
Le Maître de tout.
4
Nous ne vous disons pas là des paroles oiseuses,
Mais des faits pleins de lumière qui prouvent
La mort manifeste des démons.
Raillons-nous de leur force,
Qui faiblit quand paraît le Créateur.
Le Christ est venu, et ils ont faibli.
Ils le fuyaient, comme ils auraient fui un juste.
La vue de son corps les égarait,
Car ils ignoraient qu’il était le Vrai Dieu et le Fils de Dieu,
Le Maître de tout.
5
Le témoin véridique, c’est l’Évangéliste
(764)
Qui a décrit leur faiblesse .
Lisons attentivement l’Écriture :
Alors que le Christ venant de la mer débarquait sur terre,
Un homme possédé du démon arriva de la ville.
Il était devenu le captif et l’esclave du démon,
Qui le tenait par des liens très nombreux.
Mais le Christ survint, délia ces liens, longtemps plus tard,
lui,
Le Maître de tout.
6
Le cruel meurtrier qui s’en était rendu maître
L’empêchait depuis des années
De cacher les parties honteuses de son corps,
(765)
Car il ne les avait pas couvertes d’un vêtement .
Il ne restait pas dans une maison, mais dans les tombeaux.
Ô malheur indicible ! Drame qu’on ne peut exprimer !
Un homme vivant dans des sépulcres !
Il aurait eu un sort plus misérable, si n’était pas arrivé
Le Maître de tout !
7
Un corps mort gît, que les honneurs funèbres ont entouré
d’un linceul
Et caché au-dedans d’un tombeau.
La terre recouvre son cadavre informe,
Car celui qui est mort, s’il est enfermé dans la tombe,
Gît sans ressentir ni peine ni bonheur.
Mais la malheureuse victime des démons ne lui est même
pas comparable,
C’est en vie qu’il était descendu dans la tombe !
Et il était dépouillé de tout honneur funèbre et de toute
(766)
vie , avant que n’arrive
Le Maître de tout !
8
Car le démon, au milieu des vivants et des morts,
Le torturait cruellement,
(767)
Lui infligeant les maux des uns et des autres :
Chez les vivants, il le chargeait de chaînes,
Chez les morts, pour sa ruine, il l’enfermait dans une
prison.
Il le chassait dans les déserts,

Il le précipitait du haut des montagnes dans les abîmes (768),


Il le faisait tomber dans les trous et les fosses,
S’efforçant partout de le mettre à mort, si ne l’avait pas
sauvé
Le Maître de tout.
9
Le meurtrier, poussant comme un chien d’affreux
aboiements,
Préparait le meurtre du malheureux.
Il faisait obstacle à la vérité, comme le Malin qu’il était.
Car le démon voulait toujours
Le jeter dans les précipices, ou le noyer dans les eaux,
Ou le transpercer avec des épées, ou le tuer dans les
montagnes,
(769)
Ou le consumer dans le feu .
Mais il ne le pouvait pas, car sa victime était protégée par
Le Maître de tout.
10
Voilà ce qu’endurait le possédé,
Dépouillé de sa raison et de son bon sens,
(770)
Errant de place en place .
Mais quand il s’attacha au Christ,
Et qu’il vit le roi puissant et miséricordieux,
Il reprit sa liberté de parler, il retrouva la raison,
Il dénonça l’injustice
En criant : « Délivre-moi de l’ennemi qui me veut du mal,
aie pitié de moi, toi,
(771)
Le Maître de tout !»
11
Le chœur des disciples du Christ fut ému.
Allant vers lui, ils le supplièrent pour cet homme :
« Regarde, Christ, aie pitié, vois
Comme a été maltraitée la nature que tu as créée,
Comment l’ennemi déshonore l’image de ta gloire,
Sous quelle tyrannie vit l’homme que tu as honoré de tes
mains,
Comment il est puni, du fait de la haine
Originelle de l’ennemi. Sauve-le donc, Tout-Puissant, toi,
Le Maître de tout !
12
Sauve, sauve, Christ, celui qui te supplie,
Victime du démon,
Et sauve-le, parce que tu es miséricordieux.
Que notre ennemi, Sauveur, ne se glorifie pas,
Qu’il ne dise pas, dans sa méchanceté : “J’ai montré ma
force !”
Nous savons qu’il est faible, quand tu le veux, ami des
(772)
hommes .
Au moindre signe de ta tête, il périra,
Car c’est par un signe de toi que tout a été formé et
conserve sa forme, toi,
Le Maître de tout ! »
13
Le Christ, entendant ses disciples,
Se réjouissait de leurs paroles,
Et il leur répondit aussitôt :
« J’accepte votre demande,
Parce que je désire que vous soyez miséricordieux.
Avant que vous me le demandiez, j’avais ouvert mes
entrailles à cet homme,
Et c’est pour lui que je suis venu maintenant
De la mer, moi qui, avant sa naissance, le connaissais déjà,
moi,
Le Maître de tout.
14
Je suis venu des cieux pour sauver tous les hommes,
Leur donner un secours spontané.
C’est pour cela que je me suis fait homme,
Pour délivrer de la malédiction la race
Parente de ma chair, pour cela que je me suis incarné
Dans un corps vivant, moi, le miséricordieux. Car je désire
sauver l’homme,
Dont la pitié m’a incité à venir volontairement
Dans un sein vierge, sans quitter les cieux, car je suis
indivisible, moi,
Le Maître de tout. »
15
C’étaient ses disciples que le Christ enseignait ainsi.
Mais le démon était sourd à ses paroles,
Et il choisit de l’injurier.
Le condamné s’en prend à celui qui l’a condamné,
Et celui qui manque à la justice accuse le bon juge.
« Que nous veux-tu, Jésus, dit-il, tu es homme, d’après les
(773)
apparences ,
Et nous n’obéissons pas aux hommes.
Et si tu es Dieu, je te supplie de ne pas me torturer, toi,
Le Maître de tout !
16
Pourquoi, avant le temps fixé, es-tu venu
Pour nous mettre au supplice, en croyant avoir la force de
faire
(774)
Ce que seul Dieu peut faire ?
Que nous soyons soumis au juge
Du ciel, et qu’un jugement effrayant nous soit réservé
Le jour du jugement, nous le savons clairement.
Mais toi, tu devances le temps contre nous,
Comme si tu étais Dieu, avec sa puissance invincible,
Le Maître de tout.
17
Car, pour le moment, je te connais comme le fils de Marie,
(775)
Qui possèdes Nazareth pour patrie ,
Et tu nous donnes des ordres comme si tu descendais des
Cieux !
Tu es venu à nous comme un ennemi insupportable,
En te montrant un terrible chasseur de notre troupe.
Nous régnions sur la terre entière, le monde entier était à
notre merci,
Et toi, comme si tu étais le général en chef,
Tu t’attaques à nous de pleine autorité,
Tu nous chasses de nos possessions, comme si tu étais
Le Maître de tout.
18
Je me souviens parfaitement comment, à ta naissance,
(776)
Tu as arraché nos mages à la Perse ,
Comment tu as convaincu les pécheresses de devenir
(777)
sages ,
Tu as capturé ces hommes âpres au gain que sont les
publicains.
Les morts dont nous étions les maîtres, tu nous les as pris,
Tu as délivré les possédés, tu nous as dépouillés de tout,
Ce que n’avait jamais pu faire aucun fils d’Adam.
Mais je te prie, ne me fouette pas, si tu es bien, toi,
Le Maître de tout. »
19
Comme il n’était qu’un cruel destructeur, le démon ne
reconnut pas clairement
Dans le Christ celui qui était le créateur en personne,
Car il était égaré par les apparences.
S’il avait su que celui-ci était le Maître,
Il n’aurait pas osé lui dire : « Que nous veux-tu ? »
Ce mot ne pouvait venir que d’un ignorant. De même,
auparavant,
(778)
Il avait tenté le Christ sur le pinacle, en s’écriant :
« Si tu es fils de Dieu… » Car il doutait à ce moment-là
qu’il était
Le Maître de tout.
20
Ne nous étonnons donc pas si, appelant
Le fils de Dieu, il ignorait le Seigneur,
Car on appelait jadis Fils de Dieu
(779)
Ceux qui aimaient le Dieu tout-puissant .

Israël fut appelé le Fils premier-né (780)


Et, dans la Genèse, nous trouvons que sont appelés
(781)
Fils de Dieu ceux qui s’unirent aux femmes .
Et le démon croyait qu’était comme eux,
D’après son apparence,
Le Maître de tout.
21
Ainsi, Jésus lui-même, parce qu’il est le Dieu fort,
Punit le démon, sans montrer qui il était,
Et mit fin à son audace.
Et il lui dit : « Quel est ton nom ? »
Comme un juge redoutable, il interroge l’être maudit,
Non pas qu’il ignorât la réponse, mais pour que nous
sachions
Par combien de démons l’homme était éprouvé.
« Légion est mon nom, dit-il, comme tu le sais, toi,
(782)
Le Maître de tout .»
22
Et maintenant, ayant reçu l’ordre de sortir de l’homme,
(783)
Il résistait et implorait .
Son audace était apparente, mais sa prière était secrète.
L’obligation du fouet expliquait sa prière.
Un troupeau de porcs était là, qui paissait sur la montagne.
Le démon comprit la nécessité du châtiment,
Il cria au Christ : « si tu me chasses, réponds à ma
demande, puisque tu es
Le Maître de tout.
23
Christ Jésus, si tu me chasses,
Exauce la demande que je te fais,
Permets-moi d’entrer dans ces porcs ! »
Donc sur l’ordre de Jésus, le Maître,
Les démons sortirent aussitôt de l’homme,
Entrèrent dans les porcs et les firent disparaître dans les
(784)
abîmes .
(785)
Vraiment, grandes sont les œuvres que tu accomplis ,
Toi qui nous as arrachés à la main de l’ennemi, toi, notre
Dieu,
Le Maître de tout.
24
Car les démons ne sont pas plus puissants qu’un porc,
Ou qu’un autre animal, ou qu’un oiseau,
Si Dieu n’y consent pas.
Et vois comme ces audacieux n’eurent même pas l’audace
D’entrer sans ordre dans les porcs :
Quand ils en reçurent la permission, ils n’épargnèrent pas
même les porcs.
C’est ainsi qu’ils auraient voulu disposer de toutes choses,
Si elles n’avaient pas été préservées par la force
Du Maître de tout.
25
Serviteurs du Christ, vous qui aimez
Passer des nuits à psalmodier à sa gloire,
Vous qui, aujourd’hui, avez raillé le diable,
Demandons à notre pilote
De nous faire traverser heureusement la tempête de la vie.
Nous savons comment il veille sur nous sans relâche,
Et que grâce aux prières
De la Mère de Dieu, il nous conduit saufs au port sûr et
paisible,
Le Maître de tout.
Hymne 22
AGATHIAS LE SCHOLASTIQUE
Né à Myrina, en Mysie, vers 530, Agathias doit son surnom
aux études accomplies qu’il fit à Alexandrie. Sa date de
naissance est déterminée par le fait qu’il était étudiant lors du
tremblement de terre qui détruisit Beyrouth en 551. Il se rendit
aussi à Constantinople et devint avocat ou « scholaste » en
554. Sans histoire, sa carrière semble avoir été prospère.
Agathias fréquenta de nombreux écrivains de son temps :
Paul le Silentiaire, le secrétaire impérial Euthychianus, le
traducteur du persan Sergius, l’architecte de Sainte-Sophie
Anthémius de Tralles, et son frère le grammairien Métrodore.
Érudit, il composa des Histoires qui prolongent L’Histoire des
guerres de Procope et font de lui le principal historien du
règne de Justinien entre 552 et 558. Il y multiplie les excursus
érudits et les discours fictifs, les allusions à des auteurs peu
connus et l’usage de mots poétiques et rares, qui donnent à
son texte un caractère affecté, mais à l’occasion efficace. Il se
situe à la frontière de l’histoire et du roman. Il s’adonna aussi
à la poésie.
Agathias rassembla dans une anthologie, nommée Cycle
d’Agathias, qui fait suite à celles de Méléagre et de Philippe,
les œuvres de poètes des Ve et VIe siècles, notamment
Macédonios le Consulaire, Palladas, Paul le Silentiaire et lui-
même. Elle servit à l’établissement de l’Anthologie palatine. Il
composa un recueil perdu, les Daphniaques, et il reste de lui
une centaine d’épigrammes. Elles reprennent les conventions
du genre, quoique l’exaspération du motif sensuel constitue
une nouveauté, probablement imputable aux interdits moraux
que le christianisme opposait à la veine légère des poètes
antiques. Il est capable aussi de pièces plus originales, comme
cette satire des simagrées d’un médecin charlatan,
travestissant sa cupidité sous les mines respectables d’un
homme de l’art, véritable Tartuffe byzantin.
Épigrammes
UN MÉDECIN CHARLATAN
Alcimène était sur son lit, abîmé par la fièvre,
De sa gorge enrouée ne sortaient que des sons rauques,
Et il sentait comme des poignards lui percer le flanc,
Son souffle était souvent haletant, sa respiration difficile.
Survint Callignote de Céos, bavard impénitent,
Tout plein de sa science de guérisseur,
Et prêt à faire sur la souffrance des pronostics
Qui n’ajoutent rien de plus que ce qui doit arriver.
Il observe la position d’Alcimène ; il regarde son visage,
Il en tire des conclusions, et doctement lui tâte le pouls,
Puis il écrit dans son carnet le nombre de jours critiques,

Les comptant et recomptant à la manière d’Hippocrate (786).


Alors, sur un ton grave et solennel, il dit avec emphase
Son diagnostic à Alcimène : « Si ton enrouement disparaît,
Si cessent tes violentes douleurs au flanc et cette fièvre
Qui gêne ta respiration, cette pleurésie ne sera pas mortelle.
Ce sera pour nous le signe que ta souffrance aura disparu.
Courage ! Mais appelle malgré tout le notaire, dispose
De tout ton bien et quitte cette vie qui n’apporte que tracas.
Et moi, ton médecin, pour me remercier de mon diagnostic
Fais-moi ton héritier pour un tiers de tes biens. »
Cité dans l’Anthologie palatine, XI, 382
PAUL LE SILENTIAIRE
Proche d’Agathias le Scholastique, Paul le Silentiaire vit le
jour au cours du premier tiers du VIe siècle à Constantinople.
Son nom indique qu’il exerça la fonction d’officier silentiaire,
soit d’huissier ou de chambellan, responsable de l’ordre et du
silence autour de l’empereur. Ce serviteur de Justinien,
quoique chrétien, a composé des épigrammes érotiques de
facture classique qui rayonnent d’une intense sensualité.
Certes, l’évocation d’amours homosexuelles est désormais
bannie, mais Paul, fin lettré, excelle à renouveler la tradition
pour dire le désir et sa fulgurance. L’Anthologie palatine ne
s’y trompe pas, qui conserve quatre-vingts de ses pièces.
Paul chante avec subtilité le plaisir et la beauté des
femmes, mais il lui revient d’avoir aussi célébré le corps d’une
amante plus mûre, d’avoir pu oser l’éloge amoureux d’un
visage où des rides apparaissent. Faut-il y voir une confidence
personnelle ? Le procédé peut aussi relever d’un art maîtrisé
du contraste, qui suggère au poète de traiter des motifs rares.
Au charme de l’âge répond, en effet, l’éloge des larmes,
suaves et délectables, ou, placé dans la bouche d’une femme,
un aveu d’inconstance, qui va à rebours de toute bienséance,
aveu à la fois hautain et plein d’une franchise troublante. Paul
le Silentiaire s’inscrit dans la tradition épigrammatique la
plus ancienne : comme tant d’autres avant lui, il sacrifie au
genre pour évoquer les instruments que le scribe Philodème,
devenu un vieillard, dédie à Hermès.
Paul le Silentiaire, mort entre 575 et 580 après J.-C., a
également composé, sous le titre de Description de Sainte-
Sophie, un hymne de neuf cents hexamètres dactyliques à la
basilique au moment de sa consécration en 563. La pièce
permet d’imaginer sa splendeur avant les pillages.
Épigrammes
232
J’embrasse Hippoménès, mais ma pensée va à Léandre.
Si je suis collée aux lèvres de Léandre,
J’ai l’image de Xanthos à l’esprit.
Ai-je enlacé Xanthos ? Mon cœur s’en retourne vers
Hippoménès !
Ainsi, toujours, mon corps recherche une autre étreinte,
Et, sans cesse remplaçant l’un par l’autre,
J’amasse un riche trésor d’amour.
À celle qui me blâme, je souhaite la pauvreté d’un seul
amour !
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 232

252
Rejetons, ô ma charmante, nos vêtements au loin,
Et soyons nus, membres contre membres,
Étroitement enlacés sans rien entre nous.
La plus fine lingerie sur toi devient pour moi,
Entre nous deux, un rempart de Babylone.
Joignons nos bras, joignons nos bouches,
Et puis : silence ! Je hais la bouche qui ne sait se taire.
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 252

255
Je les ai vus, ces amants ! D’une rage impatiente,
Ils gardaient longuement, l’un à l’autre, leurs lèvres
collées,
Sans se rassasier de cet amour qu’ils se prodiguaient,
Désireux, impossible souhait ! de pénétrer
Chacun dans le cœur de l’autre.
Voulant remédier aux lois de la nature,
Ils tentaient d’apaiser leurs désirs
En échangeant leurs souples vêtements.
Lui ressemblait tout à fait à Achille, tel que ce héros
(787)
Se montrait dans le palais de Lycomède .
Quant à la jeune fille, qu’une tunique enveloppait
(788)
Jusqu’à ses blancs genoux, c’était l’image de Phébé .
Et de nouveau ils pressaient leurs lèvres, ayant l’un de
l’autre
Une insatiable soif d’amour qui dévorait leurs chairs.
Plus aisée à dénouer, l’étreinte tortueuse de deux ceps
Grandis ensemble, dans un long enlacement,
Que ces amants nouant, dans l’échange de leurs baisers,
Les souples entrelacements de leurs membres !
Trois fois heureux, amie, celui que de tels liens
emprisonnent,
Trois fois heureux ! et nous, loin l’un de l’autre, nous nous
consumons !
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 255

258
Je préfère tes rides, Philinna, à la peau fraîche
D’une jeunesse. Je désire plutôt tenir entre mes mains
Tes pommes un peu fléchies, que des seins bien fermes !
Ton automne m’est plus cher, que le printemps d’une autre,
Et ton hiver plus chaud que son été.
Cité dans l’Anthologie palatine, V, 258

64
Le plomb cylindrique pour tracer des lignes grises,
La pierre ponce rugueuse pour affiler les durs roseaux,
La large lame qui les fend par le milieu et aiguise leur
pointe,
La règle qui sert à rendre les traits bien droits,
L’encre qu’on garde longtemps dans des antres profonds,
Un canif pour tailler la pointe noircie des roseaux,
Voilà l’offrande qu’à Hermès fait Philodème,
Maintenant que son front est ridé par le temps.
Cité dans l’Anthologie palatine, VI, 64
JULIEN L’ÉGYPTIEN
Érudit raffiné, cet auteur d’épigrammes dans le goût
ancien est parfois identifié avec un Julien qui fut préfet
d’Égypte sous les règnes de Justin (518-527 après J.-C.) et de
Justinien (527-565 après J.-C.). Dans les soixante-dix pièces
qui ont été conservées, il cultive les motifs chers aux poètes
hellénistiques : poésie érotique, poésie symposiaque, éloges,
tout en faisant preuve d’un raffinement métrique qui évoque
Nonnos de Panopolis. Dans la veine des épigrammes votives,
il représente le don, par un scribe âgé, de ses instruments
d’écriture, fixant l’image touchante d’un vieux lettré démuni.
Le motif a été maintes fois repris (Paul le Silentiaire lui
consacre une épigramme). Il témoigne de la persistance de cet
idéal d’une vie obscure, mais dédiée aux livres.
Épigrammes votives
68
Le plomb cylindrique qui trace des lignes bien droites,
La règle qui lui servait de guide,
La pierre qui aiguisait les roseaux bien fendus,
Puis le vase qui contenait ces roseaux,
Par qui le temps conserve la voix de ceux qui ne sont plus,
Ce canif de fer, enfin, qui tient son office
Des Muses comme de l’audacieux Arès,
Je te les offre, Hermès, ce sont les instruments qui te
reviennent,
Mais en retour, du vieux Philodème affaibli par l’âge,
À qui manque ce qu’il faut pour vivre,
Protège le reste des jours !
Cité dans l’Anthologie palatine, VI, 68
COMÉTAS
Au IXe siècle, Cométas révisa les poèmes homériques : le
grammairien, contemporain du grand bibliothécaire Photius,
s’en vante avec hauteur dans l’épigramme 38. Elle montre les
aléas de la conservation des textes anciens et les modifications
qu’ils purent subir. Il subsiste six autres épigrammes de
Cométas. Certaines sont d’inspiration païenne et
traditionnelle. L’épigramme 40, dont les vers présentent des
maladresses formelles, inspira un commentaire sarcastique à
l’un de ses copistes : « pas beau, tout ce Cométas », qui joue
sur l’adjectif « laid » akosma et le nom du poète Kométa ou
Cométas. Elle se montre intéressante toutefois en proposant
une adaptation du récit de la résurrection de Lazare, tel qu’il
figure dans l’Évangile de Jean (XI, 11-44). Cométas amplifie
considérablement le texte des Évangiles, mais il l’orne aussi
de motifs homériques. Citations précises et échos sont
impossibles à manquer pour le familier de L’Iliade et de
L’Odyssée. Cométas développe la dimension pathétique de
l’épisode en recourant à un expressionnisme violent, à la
limite du mauvais goût, lorsqu’il évoque l’odeur que dégage le
cadavre. La notation, outre qu’elle est fidèle à l’original,
participe du baroquisme qu’il cultive.
Épigrammes
38
Moi, Cométas, j’ai trouvé les livres d’Homère
Bien abîmés, et nullement ponctués.
Je les ai ponctués, limés avec application,
Je leur ai ôté l’inutile moisi
Et mon travail a renouvelé leur utilité.
Ainsi ceux qui transcrivent sans se tromper
Vont ici apprendre ce qu’il faut apprendre.
Cité dans l’Anthologie palatine, XV, 38

40
Lorsque le vaillant fils du Tout-Puissant,
Le rempart des hommes, qui règne
Sur mortels et immortels,
Disait aux pêcheurs, ses très sages disciples :
« Lazare, notre ami, n’a pas encore quitté
La clarté du soleil, tandis que la terre infinie,
Pour le quatrième jour, le recouvre déjà »,
(789)
Lui gisait, sans rien dire, muet, lèvres fermées ,
Son corps pourrissait, et ses os et sa peau si belle,
Et son âme, loin de ses membres envolée,
Était descendue chez Hadès, laissant à ses amis
Des sanglots et une peine indicible,
À ses sœurs surtout, Ô Marthe et Marie,
Nées du même sang.
Car de toute leur âme elles aimaient leur frère,
Qui parmi les morts, comme eux gisait,
Sans le souffle ni la vie. Pleurant et gémissant,
Elles se lamentaient sur sa mort.
Restées hors du caveau, elles s’étaient assises
Aux alentours de la tombe.
Quand le soleil eut accompli sur la terre
Sa troisième journée, Lazare parmi les morts
Se décomposait, corps privé de la vie.
(790)
Mais quand vint la quatrième aurore au teint de rose ,
Alors, à ses nobles amis parla le Fils du Dieu glorieux,
Dont l’origine était divine, dont la sagesse
L’emportait sur les hommes, sur tous les hommes.
Ces amis qu’Il aima merveilleusement,
Comme s’ils étaient les fils de Dieu.
(791)
Leur voix coulait plus douce que le miel ,

Et leurs mots tombaient, drus comme la neige (792).


« Amis au cœur fier, puisque Dieu est avec nous,
Écoutez-moi, vous tous qui avez Dieu en vous,
(793)
Car je vais dire ce que me dicte mon cœur .
Allons à Béthanie, où Lazare a quitté la vie.
Hâtons-nous au plus vite, pour que j’acquière
Une gloire impérissable, car je vais faire revenir
(794)
Mon ami Lazare de l’Érèbe .»
Alors les nobles amis au cœur vaillant de dire :
« Allons-y, comme tu le veux, Fils égal à son Père. »
Ils dirent, et ils marchaient, Lui à la tête de ses disciples.
Ils allaient à grands pas, sur les traces du Tout-Puissant,
Telles des abeilles sortant en essaims compacts
D’un rocher creux — et toujours il en arrive de
(795)
nouvelles ,
Tels les disciples marchaient derrière le Grand Dieu.
Et, quand ils arrivèrent auprès de la tombe
Entourée de tant de larmes, alors ils se prosternèrent en
suppliant
Aux pieds du Christ Tout-Puissant les sœurs et les parents
du mort.
« Nous t’implorons, Seigneur, toi qui habites au plus haut
des Cieux,
Lazare, que tu aimais, s’en est allé dans les bras d’Hadès.
Si tu avais été là, Aidoneus, le Prince des Enfers
N’aurait pas osé te résister, car tu es de loin le plus fort.
Mais même ainsi, tu peux, si tu le veux, encore le
réveiller. »
Alors le Très-Haut répondit : « Où donc repose-t-il ? »
Et elles, vivement montèrent au haut du tertre,
Et montrèrent au Seigneur l’horrible tombeau où il gisait.
« Levez vite la pierre du sépulcre » leur dit-il.
Quand fut ouvert l’affreux caveau du mort,
Alors du grand Dieu fait homme s’éleva un grand cri :
« Lazare, viens ici, entends-moi, et viens dehors ! »
Quand Lazare entendit parler le Verbe-Dieu,
Il se releva, les membres affaiblis, vivant, plein
(796)
d’odeurs .
À sa vue, un frisson parcourut tous les cœurs.
Et tous célébrèrent le Dieu parfait et valeureux,
Et au Dieu père d’un si bon Fils échut une gloire
impérissable.
Cité dans l’Anthologie palatine, XV, 40
ANASTASE LE BÈGUE
Anastase le Bègue, aussi appelé le questeur, exerça cette
charge à Constantinople en 907. Il ne reste de lui qu’une
épigramme sur la Crucifixion. La tradition lui attribue une
épigramme qui aurait été gravée au-dessus du siège du préfet
de la Ville : on en ignore le sujet. L’auteur est parfois identifié
avec un Athanase auteur d’hymnes.
La pièce qu’on a conservée témoigne de la fusion qui a pu
s’accomplir entre la forme ancienne de l’épigramme et le sujet
chrétien le plus pathétique : la Passion du Christ. Une
tragédie, attribuée à Grégoire de Nazianze, lui est également
consacrée, mais composée à partir d’un véritable centon de
citations d’Euripide, d’Homère et de Lycophron, elle constitue
un exercice moins spontané et original que ces quelques vers.
Épigramme
SILENCE DU CHRIST EN CROIX
Le Christ sur la croix, était cloué, nu,
À sa droite, à sa gauche, deux larrons, eux aussi crucifiés.
Et la mère se lamentait, poussant des cris perçants.
Debout, elle sanglotait près de lui, et le disciple vierge
aussi (797).
Des passants s’esclaffaient, l’insultaient,
Le malheureux ! le traitaient de lâche, et de faible.
(798)
Et comme il avait soif, un juif, impie et sanguinaire ,
Lui tendit un breuvage infâme, mêlé de vinaigre,
Une boisson amère, nourriture de mort.
Mais lui, bouche fermée, corps tendu, restait silencieux,
Le Christ, fils de Marie et du Père éternel.
Quel sera l’homme insensé qui restera orgueilleux,
S’il se figure cette scène en son cœur, s’il la voit peinte ?
Car Dieu est toujours au-dessus des hommes,
Et les hommes toujours au-dessous de lui.
Cité dans l’Anthologie palatine, XV, 28
ANNE COMNÈNE
Au XIe siècle, la monumentale histoire du règne de
l’empereur Alexis Ier composée par Anne Comnène marque le
basculement de l’Antiquité grecque vers un nouveau monde,
comme elle évoque la première croisade (1096-1099) :
Godefroi de Bouillon, par loyauté envers l’empereur
germanique qu’il reconnaît pour seul suzerain, et plusieurs de
ses compagnons répugnent à prêter serment d’allégeance à
l’empereur d’Orient. Un siècle plus tard, la Quatrième
Croisade (1202-1204) annoncera la chute de Constantinople
et la fin de l’Empire byzantin, en 1453.
C’est à une femme qu’il revint d’écrire ce récit des
crépuscules. Anne Comnène, née à Constantinople en 1083,
est l’aînée des enfants d’Alexis Ier et de l’impératrice Irène.
Élevée par des femmes remarquables, cultivées, soucieuses de
prendre part aux affaires du royaume, sa grand-mère, sa mère
et celle de son jeune fiancé (leur union avait été décrétée peu
après la naissance de la petite fille), Constantin Doucas, un
temps voué au trône, Anne espéra devenir impératrice, bien
qu’elle eût un frère cadet, Jean (1087-1143), désigné pour
régner dès 1092. Constantin Doucas étant mort en 1094, Anne
épousa Nicéphore Bryenne, le fils d’un gouverneur militaire
proche d’Alexis Ier. Elle avait quatorze ans. La mère d’Anne,
l’impératrice Irène, avait chargé Nicéphore de rédiger une
histoire du règne de son époux. Comme il était décédé en 1137
avant d’avoir mené cette tâche à bien, Anne, âgée de
cinquante-quatre ans, recluse dans un couvent, décida de s’en
charger elle-même. Elle mourut, semble-t-il, en 1153.
La princesse, qui avait le goût de l’étude, avait reçu une
éducation poussée. Elle dit, dans la préface de son œuvre,
dominer les quatre divisions des sciences, c’est-à-dire
l’astronomie, la géométrie, l’arithmétique et la théorie
musicale. Elle connaissait aussi l’histoire et la philosophie,
ayant reçu l’enseignement d’un spécialiste d’Aristote, Michel
d’Éphèse. Lectrice avisée des poètes, elle est capable de
parsemer son récit de références à Homère ou aux Tragiques.
Intelligente et lettrée, Anne Comnène dispose encore d’autres
atouts. Témoin de première main, comme elle écrit l’histoire
de son père, elle a facilement accès aux archives impériales ou
peut aisément solliciter les personnalités susceptibles de
détenir les informations qui lui manquent. Enfin, elle a hérité
des notes que son époux avait commencé à rassembler sur son
sujet. Ainsi, L’Alexiade constitue-t-elle une extraordinaire
somme en quinze livres. L’ouvrage est loin de se contenter de
célébrer le règne d’Alexis Ier, pendant lequel l’Empire
d’Orient connut un profond renouveau. Il propose un fabuleux
document sur la psychologie des souverains byzantins, sur les
relations entre les empires d’Orient et d’Occident, sur l’écart
de leurs conceptions théologiques et politiques, sur la vision
que les souverains byzantins avaient des Latins et de la
papauté. Il abonde aussi en renseignements sur la géographie
de l’empire, ses ressources militaires, sa société, sa culture,
son rapport au christianisme : la princesse préfère le petit
peuple de Byzance qui aspire à la délivrance du saint Sépulcre
aux généraux d’Occident, plus soucieux de leur puissance que
du Christ. L’œuvre entrecroise figures historiques et notations
intimes. Anne évoque avec une affection non feinte son père,
d’une telle intelligence que « ni Platon ni l’ensemble de
l’Académie ne sauraient la décrire de façon adéquate » (X, 2,
1), et son époux : « mon César », écrit-elle avec tendresse.
L’admiration qu’elle éprouve pour sa mère ou sa grand-mère,
Anne Dalassène, surnommée « la mère des Comnènes », bien
qu’elle n’eût pas régné elle-même, éclate dans tout le livre,
profondément irrigué en outre par la piété de son auteur.
Complots, intrigues de cour et récits de bataille alternent avec
aisance. En filigrane, une autobiographie involontaire se
dessine peu à peu.
L’Alexiade représente ainsi un précieux échantillon de
l’humanisme byzantin. Anne Comnène, qui voit dans sa nation
la nouvelle Rome, se révèle un parangon de l’hellénisme. Non
seulement elle emploie une langue classique, recherchée,
nourrie par la fréquentation assidue des grands textes du
passé, mais L’Alexiade, rédigée en prose, renvoie clairement
par son titre au modèle de L’Iliade. C’est une épopée qu’elle
propose. Anne considère encore qu’elle offre à son public
« une complainte des événements qui avaient déchiré [s]on
cœur » (XV, 8, 11). Cette femme née dans la « chambre
pourpre », au faîte du pouvoir, ne dissimule pas les malheurs
ni les tempêtes qui ont ébranlé son existence. Elle ne s’emploie
pas à donner d’elle-même ou de ses proches une image en
majesté : la majesté sourd de leurs sentiments, des situations
auxquelles ils font face. Le récit de la mort d’Alexis Ier est
caractéristique de cette attitude. L’auteur utilise ses
connaissances médicales pour donner une description
minutieuse et sans fard de la maladie qui ronge son père. Elle
ne dissimule pas la lenteur douloureuse, ni la banalité, de
l’agonie du souverain. Elle la transcende par l’évocation du
chagrin qu’elle éprouve et celle du dévouement de sa mère.
Celui-ci peut avoir été surjoué : Anne n’insiste pas pesamment
sur la lutte qui a lieu autour de la succession du mourant,
mais l’empressement de son frère, la façon dont sa mère et elle
guettent le dernier soupir d’Alexis, sont transparents. Deux
historiens, Zonaras et Nicétas Chionatès, ont laissé d’autres
versions de l’événement qui permettent de confirmer ce que la
souveraine laisse entrevoir. Levant le voile sur la manière dont
Irène se dépite de la complicité entre le père et le fils, quand
elle comprend qu’Alexis n’a jamais eu l’intention de permettre
à sa fille de monter sur le trône, ils suggèrent que le monarque
mourut en réalité abandonné de tous et invitent à soupçonner
dans la narration d’Anne une récriture en partie apologétique.
Affaiblit-elle la valeur de son texte ? Il est permis d’en douter.
Cette histoire idéale révèle des aspirations réelles. Elle trahit
peut-être moins la réalité que la déception qu’elle put inspirer.
En maquillant, elle manifeste l’indicible que le silence
livrerait seulement à l’oubli. La fresque d’Anne Comnène,
sans pruderie, dans sa réserve, laisse deviner le regret d’une
grande dame qui se désirait femme de pouvoir, et à qui sa
condition de femme interdit de s’accomplir.
L’Alexiade
CONTRE L’OUBLI ET LE SILENCE
INÉLUCTABLES : ÉCRIRE L’HISTOIRE
Le flux du temps, irrésistible et toujours en mouvement,
entraîne et emporte avec lui dans la profondeur du néant tout
ce qui advient, tant ce qui ne mérite aucun souvenir, que ce qui
est grand et mémorable. Il fait naître, comme dit le
Tragique (799), ce qu’on ne voyait pas, et cache sous un voile
ce qui était apparu. Mais la science de l’histoire dresse un
rempart inébranlable pour endiguer le courant du temps et,
d’une certaine façon, en arrête le cours irrésistible ; tout ce qui
s’y est passé, tout ce qu’elle en a pu retenir à la surface, elle le
garde et l’enserre dans son étreinte, sans le laisser glisser dans
les profondeurs de l’oubli. C’est parce que j’en ai bien
conscience, que moi, la fille des empereurs Alexis et Irène, née
(800)
et élevée dans la salle de Porphyre , moi qui non seulement
ne suis pas étrangère aux Lettres, mais qui me suis consacrée à
l’étude approfondie de la culture grecque et qui, sans avoir
négligé la rhétorique, ai lu attentivement les traités d’Aristote
et les dialogues de Platon, moi dont l’esprit s’est affermi par la
(801)
pratique du quadrivium des sciences (car je me vois bien
obligée de révéler — et ce n’est pas pour me vanter — tout ce
que je dois à ma nature, comme à mon goût pour le savoir,
ainsi que tout ce dont m’a pourvu le Très-Haut, sans omettre
l’opportunité des circonstances), je veux, à travers cet ouvrage
que j’écris, raconter les faits et gestes de mon père, qui ne
doivent pas être abandonnés au silence, ou être entraînés par le
courant du temps comme vers un océan d’oubli, que ce soit
ceux qu’il a accomplis quand il arriva au pouvoir ou ceux qu’il
fit, avant son couronnement, au service d’autres empereurs.
Et ce n’est pas pour faire étalage de mon talent d’écriture
que j’entreprends ce travail, mais pour qu’un sujet de cette
ampleur ne soit pas laissé sans témoignage à la postérité,
puisque même les plus hauts faits, à moins qu’ils ne soient
consignés dans des récits pour être confiés à la mémoire,
sombrent dans les ténèbres du silence. Mon père, en effet,
comme les événements eux-mêmes l’ont montré, savait aussi
bien gouverner qu’obéir, autant qu’il fallait, à ses chefs. Mais
précisément, alors que je me propose d’écrire ce qu’il a fait, je
crains que les regards malveillants ne m’arrêtent. On pourrait
penser qu’en écrivant sur mon père, je ne veuille prononcer
mon propre éloge, ou que, si j’admire une de ses actions, mon
histoire ne paraisse invention pure et louange directe. Et,
inversement, si mon père lui-même me conduit, ou si mon
sujet m’oblige à critiquer une de ses actions, non pas à cause
de lui, mais par suite de la nature des choses, je crains aussi
(802)
que les railleurs ne me citent l’exemple de Cham , le fils
de Noé, car ils jettent des regards d’envie sur tous, ne voient
pas ce qui est beau à cause de leur méchanceté et de leur
jalousie et, comme le dit Homère, accusent qui n’est pas
coupable (803). En effet, quand on veut être un historien (804), il
faut oublier les sympathies et les haines, et souvent adresser à
ses ennemis les plus grands éloges, quand le requièrent leurs
actions. Il faut souvent aussi blâmer ses parents les plus
proches, si les erreurs de leur comportement le justifient. Aussi
ne faut-il hésiter ni à critiquer ses amis, ni à louer ses ennemis.
Quant à moi, je voudrais que les uns comme les autres, ceux
que nous attaquons, comme ceux qui nous approuvent, soient
convaincus de la vérité de mon témoignage, à partir des faits
eux-mêmes et de ceux qui les ont vus. Car les pères ou les
grands-pères de ceux qui sont encore vivants actuellement ont
été les contemporains de cette histoire.
I, I, 1-2

« ET MON SOLEIL DISPARUT » : LA MORT


(805)
DE L’AUTOCRATOR ALEXIS
La reine, quand elle entendait cela et apprenait de la bouche
(806)
de son époux ce qu’il souffrait , semblait elle-même
souffrir et en avoir en quelque sorte elle aussi la respiration
coupée, tant elle était touchée par les paroles de l’Autocrator.
Souvent, elle faisait venir les médecins les plus savants, elle
les pressait d’observer avec soin la forme de la maladie et elle
leur demandait de lui en apprendre les causes proches ou
lointaines. Et eux, mettant la main sur le pouls du patient,
s’accordaient à reconnaître la présence d’une irrégularité
anormale à chaque pulsation, mais, quant à en diagnostiquer la
cause, ils en étaient incapables. Ils savaient d’autre part que le
régime du Roi, qui n’était pas raffiné, mais très sobre et très
simple, comme celui des athlètes et des soldats, empêchait les
mouvements de matières dus à une alimentation surabondante.
Ils attribuaient encore à une autre raison la présence de
l’oppression, disant que la cause première de cette maladie
n’était autre que la tension importante entraînée par les affaires
et les ennuis qui se succédaient continuellement, ce qui
expliquait que le cœur s’était enflammé et attirait du reste du
corps tous les surplus.
Dès lors, le terrible mal contracté par l’Autocrator ne lui
laissa plus aucun répit, mais il l’étouffait comme un lacet. Et
ce mal, chaque jour, augmentait tellement que les attaques ne
se faisaient plus par intermittence, mais sans arrêt, de sorte que
l’Autocrator ne pouvait plus s’étendre d’un côté ou de l’autre
et n’avait plus la capacité de respirer naturellement. On appela
alors tous les médecins sans exception et on leur demanda de
se prononcer sur cette maladie. Mais ils n’étaient pas d’accord
et leurs avis divergeaient. Chacun avait un diagnostic différent
et essayait de donner un traitement correspondant à son
diagnostic. Mais que ce fût un traitement ou un autre, l’état de
l’Autocrator restait mauvais, car il ne pouvait pas respirer
librement, même un instant. Il était contraint de se dresser
entièrement sur son séant pour reprendre son souffle. Si par
hasard il se couchait sur le dos ou sur un côté, hélas, il
étouffait tout de suite. C’est qu’il ne pouvait même plus faire
entrer ou sortir le moindre filet d’air extérieur, du moins selon
la façon habituelle d’expirer ou d’inspirer. Chaque fois que le
sommeil, le prenant en pitié, survenait, alors il était proche de
l’étouffement, si bien que constamment, qu’il fût éveillé ou
endormi, le danger d’asphyxie le menaçait.
Comme on ne lui donnait pas de purgatif, on essaya une
saignée et on la lui fit par une incision au bras. Cependant il
n’en tira pas de bénéfice et il se retrouva comme auparavant :
il respirait avec grande difficulté et il courait le risque
constant, s’il essayait de reprendre un peu son souffle, de
laisser son âme s’échapper entre nos mains. Mais son état
s’améliora par le moyen d’un antidote au poivre qui lui avait
été administré. Quant à nous, nous ne savions plus, sous l’effet
de notre bonheur, comment montrer notre joie et nous élevions
vers Dieu nos actions de grâce. Mais ce n’était qu’illusion, car,
(807)
le troisième ou le quatrième jour, le Roi eut les mêmes
étouffements et les mêmes difficultés respiratoires. Je ne suis
pas sûre que le mal n’empira pas à cause de cette potion, qui
répandit les humeurs sans pouvoir les vaincre et qui les diffusa
dans les cavités des artères, aggravant l’état du malade.
Dès lors, il fut absolument impossible de trouver
comment le coucher de façon confortable, car le mal était à
son paroxysme. Le Roi, en effet, passait ses nuits sans dormir,
depuis le soir jusqu’au matin. Il ne pouvait plus se nourrir
normalement, ni prendre aucun des remèdes destinés à le
sauver. Souvent, ou plutôt continuellement, j’ai vu ma mère
veiller toute la nuit le Roi : elle se tenait derrière son lit et le
soutenait de ses mains pour l’aider de quelque manière à
respirer. Des larmes coulaient de ses yeux, plus abondantes
que les eaux du Nil. L’attention qu’elle lui a portée, jours et
nuits, toute la peine qu’elle s’est donnée en se consacrant à le
soigner, en cherchant toutes les façons possibles de le coucher,
de le recoucher, de lui mettre des couvertures, il est impossible
de le dire. Mais personne ne pouvait trouver le moindre
soulagement à son mal : un lacet restait, pour ainsi dire,
attaché à l’Autocrator, ou plutôt l’accompagnait
continuellement, et ne cessait de l’étrangler.
Le mal étant sans remède, le Roi alla s’installer dans la
partie sud du palais. Il trouvait, au milieu de son oppression,
quelque soulagement dans le mouvement et la reine pensa à le
rendre continuel : elle fit attacher à la tête et aux pieds du lit
impérial des traverses de bois et elle confia la tâche de
soulever le lit et de le porter à des hommes qui se relayaient
tour à tour pour cela. Puis, du grand Palais, on le transporta
(808)
dans celui de Manganes . Mais, malgré ces changements,
la santé du roi ne connut aucune amélioration. Alors la reine,
voyant les progrès de la maladie et perdant tout espoir d’un
secours humain, mit encore plus d’ardeur à prier Dieu pour lui.
Dans toutes les églises, elle fit brûler quantité de lampes,
chanter sans interruption des hymnes continuels, elle procéda à
des dons d’argent destinés aux habitants de partout, dans les
terres ou au bord de la mer, elle incita tous les moines qui
vivaient dans les montagnes ou dans les grottes, ou bien qui
menaient ailleurs une vie monacale, à faire d’ardentes
supplications, et elle gratifia de ses dons et enrichit beaucoup
tous ceux qui étaient malades ou qui étaient en prison ou dans
le dénuement en les invitant de même à prier pour
l’Autocrator.
Puis, quand le ventre de l’Autocrate s’enfla et atteignit une
grosseur considérable, quand ses pieds enflèrent aussi et que la
fièvre s’empara de son corps, quelques médecins, sans
accorder trop d’importance à la fièvre, recoururent aux
cautères. Mais tout traitement était inutile et vain : le cautère
ne servit à rien, le ventre resta dans le même état et la
respiration était toujours difficile. Les humeurs, comme si
elles venaient d’une autre source, se portèrent vers la luette et
(809)
s’attaquèrent à ce que les Asclépiades appellent le palais.
Les gencives elles-mêmes s’enflammèrent, la gorge se
tuméfia, la langue enfla. Dès lors, les conduits qui convergent
par là et par où la nourriture doit passer eurent leurs extrémités
rétrécies et nous pensions que cette impossibilité de se nourrir
lui faisait courir le risque de mourir d’inanition. Pour moi,
Dieu le sait, je me faisais un devoir de m’occuper de son
alimentation et je lui apportais tous les jours de mes mains des
aliments que je m’appliquais à transformer en bouillie.
Tous les remèdes contre l’enflure s’avéraient sans effet, et
il était clair que nous, comme les médecins, dispensions nos
(810)
soins en pure perte […] . Tout présageait la mort.
Désormais, nous étions dans la tourmente et la tempête, la
confusion régnait dans les affaires, la peur et le danger
(811)
planaient ensemble sur nos têtes. Mais l’Augusta était
pleine de courage : elle l’avait montré dans les périls passés,
mais ce fut à ce moment-là qu’elle le montra le plus et, en
imposant le silence à son chagrin, elle se tint comme un athlète
olympique, luttant contre ces douleurs si violentes. Bien
qu’elle eût en effet l’âme blessée et le cœur bouleversé, quand
elle voyait l’Autocrator dans cet état, elle se tendait et restait
ferme devant cette terrible situation. Elle recevait des blessures
mortelles, elle était affectée jusqu’à la moelle, mais elle tenait
bon. Pourtant, ses larmes coulaient à flots, la beauté de son
visage se flétrissait et elle était près de défaillir.
Le quinze août (c’était un jeudi), jour où l’on fête la
Dormition de notre Souveraine l’Immaculée Mère de Dieu,
certains Asclépiades, le matin, avaient oint la tête de
l’Autocrator, trouvant bon de le faire, puis ils étaient rentrés
chez eux, sans raison ni nécessité particulière, mais parce
qu’ils savaient que le péril qui menaçait l’Autocrator était
(812)
imminent. […]
Le Roi, pourtant à l’agonie et sous l’emprise du mal,
comme s’il était plus fort que la mort elle-même, se
préoccupait de la reine et s’efforçait, avec une de ses filles, de
calmer un tel tourment. C’était la troisième par ordre de
naissance, la porphyrogénète Eudocie (813). Car Marie, agissant
comme une autre Marie, même si elle n’était pas, comme celle
(814)
d’autrefois, aux pieds de mon Seigneur , s’affairait du côté
de sa tête et, voulant le soulager, lui donnait à boire de l’eau
dans un gobelet et non dans une coupe afin de lui faciliter la
déglutition, car le palais, la langue elle-même et la gorge
étaient enflammés. Et le Roi fit à la reine des
recommandations qui, bien qu’ultimes, furent alors fermes et
viriles : « Pourquoi, dit-il, t’abandonner ainsi en te laissant
accabler par notre fin et nous forcer à devancer une mort
imminente ? Ne songeras-tu pas plutôt à toi-même et aux
malheurs terribles qui menacent, sans te livrer au flot d’une
douleur qui te submerge ? » Mais en s’adressant ainsi à elle, il
rouvrait plutôt la plaie de son malheur.
Quant à moi, j’avais des sentiments mêlés et je jure à mes
amis vivants comme aux hommes qui prendront connaissance
de cette histoire que, par Dieu qui voit tout, je n’étais pas en
meilleur état que les fous : je n’étais plus que douleur. C’est
qu’en ce moment-là, loin de me préoccuper de philosophie ou
d’éloquence, tantôt je me consacrais aux soins de mon père,
j’observais les mouvements de son pouls, je surveillais sa
respiration et tantôt je me tournais du côté de ma mère et je lui
(815)
redonnais courage. Mais…… l’Autocrator n’arrivait pas à
supporter sa dernière syncope. Et l’âme de l’Augusta menaçait
de partir avec celle de l’Autocrator.
(816)
…… Quant à moi, à ce moment-là, vraiment, comme
le dit le psalmiste (817), les douleurs de la mort
m’enveloppèrent, je sentis que je perdais la raison, car j’étais
devenue folle et je ne savais plus que devenir ni où me tourner
en voyant la reine plongée dans un océan de malheurs et
l’Autocrator, avec ses syncopes continuelles, s’acheminer au
terme de son existence. Cependant, le Roi avait pu à nouveau
se remettre de sa deuxième syncope grâce à l’eau froide et à
l’eau de rose que ma chère sœur Marie avait fait couler sur lui
et il demanda qu’on fît la même chose à la reine. Mais, de
nouveau, il tomba dans une troisième syncope et la reine crut
(818)
bon de changer le lit de place […] , nous transportâmes
l’Autocrator sur son lit dans la partie du palais où il y avait
quatre étages, au cas où il pourrait reprendre connaissance en
respirant de l’air plus facilement. Car cette partie était exposée
(819)
au nord et les pièces nulle part n’avaient de porte .
(820)
Cependant, l’héritier du trône s’était déjà retiré dans
ses appartements, comprenant l’état du roi, et il se hâtait de
gagner le grand palais. Le trouble alors régnait dans la
ville…… et la Reine dit…… (821) : « Laissons là toutes choses,
diadème, couronnes, puissance, tout, empire, trônes, pouvoirs,
et commençons les chants funèbres. » Je gémissais moi aussi
avec elle, sans me soucier de rien d’autre, et je me lamentais
(822)
avec elle. …… . Cependant, le Roi en était à son dernier
souffle et il allait rendre l’âme.
La Reine qui était à son chevet, s’était jetée à terre (encore
(823)
vêtue…… et avec ses souliers de pourpre). Le Roi ne
pouvait plus surmonter la congestion du cœur. Certains des
Asclépiades étaient revenus et, pendant un moment, ils lui
prirent le pouls, puis le battement de l’artère faiblit, mais ils
niaient que la mort arrivait et ils donnaient de bons espoirs
malgré les apparences. Ils agissaient ainsi délibérément, parce
qu’ils savaient qu’en même temps que le roi perdrait la vie, la
reine aussi rendrait l’âme avec lui. Mais cette intelligente reine
ne pouvait, ni les croire, ni ne pas les croire. Elle voulait les
croire, parce qu’elle les connaissait depuis longtemps comme
de bons praticiens, mais elle ne pouvait pas leur faire
confiance, parce qu’elle voyait la vie de l’Autocrator prête à
être tranchée. Elle était comme en suspens. Elle avait souvent
le regard tendu vers moi et elle attendait mon oracle, comme
c’était son habitude aussi dans les autres circonstances
difficiles, et elle voulait savoir ce que j’allais lui prédire.
Marie, ma souveraine et ma sœur la plus chère, le joyau de
notre famille, cette femme forte, le séjour de toute vertu, se
tenait entre la Reine et l’Autocrator et, avec la manche de son
vêtement, elle empêchait parfois la reine de le voir en face.
Moi, je mis ma main à nouveau sur son poignet et
j’observais le battement des pulsations, tandis que la reine
portait souvent ses mains à la tête, cherchant à ôter son voile
(dans pareille situation, il fallait en effet se dépouiller du
vêtement royal), et chaque fois je la retenais, voyant encore
(824)
quelque force dans le pouls, mais je me trompais…… .
Quand je sus que tout ce qui restait de force s’épuisait et que la
circulation dans les artères s’était arrêtée, je détournai la tête,
la gorge sèche, défaillante, penchée vers le sol, sans rien dire,
puis, mettant les mains sur mes yeux et me reculant, j’éclatai
en sanglots. La reine comprit ce qu’il en était et, renonçant à
tout espoir, poussa un grand cri qui résonna au loin.
Comment, en effet, parlerai-je du malheur dans lequel la
terre entière fut plongée ou comment pleurerai-je mes propres
maux ? La reine déposa son voile impérial, elle prit un petit
rasoir et elle coupa sa chevelure à ras de la peau, puis elle ôta
de ses pieds les sandales de pourpre et demanda les sandales
noires ordinaires. Elle voulut aussi changer son habit de
pourpre contre un vêtement noir, mais on n’avait rien sous la
main. Cependant, ma troisième sœur possédait des tenues qui
convenaient au moment et aux circonstances, ayant déjà connu
(825)
auparavant le veuvage et le malheur . La reine les prit, s’en
revêtit et mit sur sa tête le simple voile de couleur sombre. Là-
dessus, l’Autocrator rendit sa sainte âme à Dieu et mon soleil
(826)
disparut…… . Ceux qui n’étaient pas possédés par la
douleur gémissaient, se frappaient la poitrine, se lamentaient et
faisaient retentir le ciel de leurs cris, car ils pleuraient leur
(827)
bienfaiteur…… .
Moi-même, maintenant encore, je me demande si je suis en
vie, si j’écris et si je raconte la mort de l’Autocrator. Je passe
la main sur mes yeux pour savoir si ce dont nous parlons
aujourd’hui n’est pas un songe ou bien, si ce n’est un songe,
un égarement, une illusion, un mal monstrueux et étrange qui
s’est abattu sur moi. Comment, en effet, lui disparu, suis-je
encore comptée au nombre des vivants ? Et comment n’ai-je
pas expiré moi aussi en même temps qu’il a expiré, et
comment ne suis-je pas morte en ayant perdu le sentiment ? Si
je n’ai pas connu ce sort, comment ne me suis-je pas précipitée
de quelque hauteur abrupte ou ne me suis-je pas jetée dans les
flots de la mer ? J’ai écrit la très malheureuse histoire de ma
vie. Il n’y a donc pas, comme dit le Tragique, d’épreuve ou de
malheur envoyé par Dieu, dont je ne puisse supporter le
(828)
fardeau . Dieu, ainsi, a fait loger en moi de grands maux.
J’ai perdu l’astre si clair de la terre, le grand Alexis,
dont l’âme vraiment gouvernait le malheureux corps.
XV, 11, 5-21
ANDRONIC CALLISTOS
Andronic Callistos naquit à Thessalonique en 1400. Après
avoir étudié à Constantinople, il se rendit en Italie. Proche du
cardinal Bessarion, il fit partie des érudits grecs qui
contribuèrent à la diffusion de leur langue en Europe au
XVIe siècle. Il enseigna à Bologne, à Rome, à Florence, avant
de se rendre à Paris et à Londres, où il mourut entre 1476 et
1482. Andronic Callistos n’assista pas à la chute de
Constantinople, le 29 mai 1453, ni à la mort de son dernier
empereur, Constantin XI Paléologue, après plusieurs assauts
de l’armée ottomane, emmenée par le sultan Mehmet II, mais
l’événement le bouleversa. On ignore à quelle date exactement
il composa sa Monodonie sur l’infortunée Constantinople. Des
indices internes incitent à penser que ce fut entre 1454 et
1459. L’événement est récent : les sentiments de l’auteur sont
à vif.
Le poème se présente comme un long thrène, un long chant
funèbre, désespéré, inspiré par la perte de Constantinople et
la disparition de la civilisation dont elle était l’héritière.
Nourri de références à Homère, aux Tragiques, à Lycophron, il
échappe à toute espèce d’artificialité par la violence du
chagrin qui le traverse. Andronic Callistos énumère les
savoirs et les usages millénaires qui étaient perpétués à
Constantinople : le sac de la ville, le massacre de sa
population, ruinent leur survivance. Chaque allusion avive
ainsi sa douleur. Andronic Callistos excelle à exprimer sa
détresse. La construction du texte est doublée par des
apostrophes et des modulations lyriques qui en voilent
l’organisation rhétorique (comment se lamenter plutôt
qu’hurler comme une bête ? interroge l’auteur), par des
retours à soi qui brisent l’eulogie au bénéfice d’aveux
personnels pathétiques. La souffrance se dit sans fard, avec
une simplicité presque brutale, transcendée cependant par les
images que le poète emploie : dans les tout derniers vers, il
confesse qu’il souhaiterait pouvoir se cacher dans un « trou
minuscule » et, sans vergogne, s’y abandonner aux larmes. La
douleur est un « cancer », dit-il ailleurs. Cet alliage d’humilité
et de force est une marque du sublime. Il y a, dans le lyrisme
de cet exilé devenu apatride, quelque chose de cette grandeur
ineffable.
Monodie sur la chute de l’infortunée Constantinople
Hélas ! Il fallait donc que cela s’ajoute encore aux
malheurs communs des Grecs et dépasse de loin les
souffrances déjà subies, à un point que personne ne pourrait en
imaginer de plus grande, à supposer, du moins, qu’une plus
grande fût possible. Car le seul bien qui nous avait été laissé,
et sur lequel reposait l’attente de tous les Grecs, c’est celui qui
malheureusement vient de nous être enlevé. Et nous voilà
maintenant plongés dans une affliction et une douleur
extrêmes. De fait, même si nous connaissions d’autres
malheurs, qu’il était naturel d’avoir à l’esprit, l’adversité
actuelle est si grande que nous y pensons moins. Car c’est le
foyer commun des Grecs, le séjour des Muses, la maîtresse de
l’ensemble du savoir, la reine des cités, dont des mains impies,
hélas ! se sont emparées. Voudrait-on appeler ce malheur un
cataclysme, le mot ne serait pas suffisant pour traduire
l’immensité du désastre. Un cataclysme, en effet, aurait tout
anéanti, les mots se seraient tus, le faible n’aurait plus rien à
subir de la part du fort. Mais l’arrivée de ce malheur laisse
attendre désormais des milliers de maux, des voix condamnées
au silence, un monde dans la tempête et dans la bourrasque, un
vrai cataclysme enfin qui s’abat réellement sur les âmes.
Autant la maladie de l’âme est pire que celle du corps, et vivre
misérablement pire que ne pas vivre, autant la catastrophe
survenue est pire qu’un cataclysme. Si on évoquait à ce sujet
la disparition du soleil et l’arrivée des ténèbres de toutes parts,
pareille déploration ne serait pas à la mesure de notre
malheur : d’abord parce que ce ne serait qu’un mal fait à nos
yeux, alors que nous avons mal aux yeux de l’âme, avant
d’être touchés ensuite aux yeux du corps, ensuite parce qu’il
me semble préférable, quand on est au milieu de la tourmente,
d’avoir tous nos sens émoussés pour ne pas ressentir de telles
souffrances, plutôt que de les avoir aiguisés et de percevoir
l’étendue de notre amertume. Car, désormais, le méchant nuira
à l’homme de bien en l’injuriant avec des paroles tortueuses, la
décence et la Justice, abandonnant vraiment les hommes, iront
(829)
à nouveau siéger sur l’Olympe , il ne restera que deuil et
chagrins, ainsi qu’un malheur sans remède. S’il est vrai que
des hommes autrefois ont pu, sous le coup de la souffrance, se
transformer en pierre, en oiseau, ou en arbre, nous devrions
tous subir le même sort, d’autant plus que notre infortune est
plus grande. Mais, si ce sont là des mensonges, comme la
plupart des mythes de ce genre, il aurait fallu pourtant qu’ils se
produisent en ce moment pour que, dans l’excès de nos
malheurs, apparaisse quelques prodiges susceptibles de frapper
la vue ou l’ouïe. Je pense pourtant que c’est le cas, sauf que,
dans le mythe, on évoque le changement de nature d’un
(830)
personnage, qui conserve cependant la faculté de pleurer ,
alors que maintenant, à l’inverse, nous avons conservé notre
nature humaine, mais les larmes nous ont été enlevées en
même temps que la parole, si grande est l’insensibilité qui
s’est emparée de nos âmes saisies par le malheur. C’est ainsi
que, d’ordinaire, une lumière aveuglante obscurcit la vue, ou
qu’un grand fracas assourdit les oreilles. Désormais, notre âme
est ensevelie dans sa souffrance comme dans un tombeau, et
notre corps agit, comme s’il était anesthésié.
Devant l’ampleur de cette catastrophe, s’il faut la dire,
quelle parole pourrai-je lancer qui soit à sa mesure ? Comment
me suffiront ma seule voix, ma langue, mes mains, alors que je
suis brisé et que je remplis l’air de mes cris ? Où pourrai-je
(831)
trouver un thrène qui ne soit pas d’emblée trop faible pour
son sujet ? Comment pourrai-je garder le silence, même si la
plupart pensent qu’il est plus sûr de se taire, si je ne veux pas
faire du tort non seulement à la patrie qui m’a nourri, mais à
tous ceux pour qui on se doit d’honorer celle qui leur a
dispensé ses bienfaits, et enfin à toute la foule des Grecs qui
ont péri avec elle. Et je passe sous silence les temples, les
châsses des saints, les vases sacrés, les édifices, toutes ces
splendeurs, un roi vertueux, les parents, les amis… Si chacune
de ces choses ne suffisait pas à inciter à la lamentation, toutes
ensemble le feraient, pour tout homme qui n’aurait pas
complètement perdu l’esprit.
Hélas ! Dans quelles difficultés suis-je englué ! Vers quels
malheurs vais-je me diriger ! Quelles infortunes sur la route de
mon discours ! S’il était possible qu’il y ait un homme capable
d’exprimer des lamentations dignes de leur objet, ou du moins
qui en approchent, je renoncerais personnellement à cette
entreprise, vu l’incapacité qui est la mienne. Mais, puisque ni
Orphée, s’il était présent, ni Eschyle, ni tous les autres auteurs
tragiques ne le pourraient pas non plus, vaincus devant leur
(832)
sujet, tels des Pygmées s’approchant d’Héraclès , je me
décide, moi aussi, sur une terre étrangère (833), à me lamenter
sur ce malheur, le mien propre, comme celui de tous, en me
servant de mes pauvres mots. Pourquoi donc composer ainsi
ce discours, au lieu de lancer des cris inconsolables, comme on
le fait dans de tels malheurs ? Pourquoi ne pas me lamenter en
tendant les mains, en frappant et déchirant ma poitrine, en
griffant de mes ongles mes joues, en me couvrant de suie et de
poussière, en m’arrachant les cheveux, pour que ce ne soit pas
seulement mon âme mais mon corps qui pâtisse de l’étendue
de notre infortune ? […]
Hélas ! Reine des villes, ô malheur commun à l’ensemble
du peuple, ô chagrin qui pénètre jusqu’à la moelle des os, et
vous, belles et grandes églises, vous aussi, murailles plus
longues et plus larges que toutes les autres ! Ô musées de
(834)
l’Académie et du Portique qui remportiez l’excellence de
la beauté comme de la science ! Ô port, si agréable jadis, si
accueillant pour les navires, et maintenant aussi hostile que
Scylla ! Ô nouvelle Rome, vieillie sous le poids et le nombre
de tes malheurs, où sont maintenant tes beautés ? Où est ton si
divin empereur, qui avait le regard plus perçant que
Thémistocle, la parole plus douce que Nestor, qui était plus
sage que Cyrus, plus juste que Rhadamanthe, et plus
courageux qu’Héraclès ? Où est la parure de ton Église, où est
ton divin archiprêtre, avec ses auxiliaires et le reste du chœur
sacré ? Où sont les monastères d’hommes et de femmes, la
décence des moines, qui rivalisait avec celle des anges ? Où
sont le Sénat et ses membres, qui ont toujours su ce qu’il
fallait faire, et fait ce qu’ils avaient dit ? Quels orateurs n’ont-
ils pas surpassé par leur éloquence, en parlant d’une voix
tantôt claire, tantôt pareille à celle de la tempête ? Où est le
tribunal et sa justice, qui surpassait de si loin les lois de Solon
et de Platon, parce qu’elle était accompagnée d’un savoir
immense et des paroles de l’Esprit, plus fort que toute
persuasion et que toute sagesse ? Où est ce qui reste de nos
élites, la science faisait l’ornement des uns, les vertus qui
embellissent et soutiennent l’État faisaient l’ornement des
autres ? Car aucun n’était sans avantage, et chacun brillait plus
que tous dans la vertu qu’il montrait, et l’emportait sur tous
ceux qui voulaient l’affronter. Et il fallait que tous s’inclinent
devant les qualités des hommes de bien. Où est cette force de
la parole qui avait connu son apogée dans ton sein ? Où est la
science de la grammaire, qui hellénise la langue et la purifie de
toutes ses scories ? Où est ce souffle ardent de l’éloquence,
aussi brûlant que celui de la Chimère ? Où est la vigueur d’une
dialectique qui rejetait les sophismes, pour ne s’attacher qu’à
la rectitude et à la vérité ? Où sont les problèmes de physique,
qui surpassaient les questions et les réponses par leur
conception, les distinctions, les analogies et les sons de la
musique, les constructions et les raisonnements de la
géométrie, les principes des astres, leurs positions, et leurs
parcours ? Parmi tous ces savoirs, certains, corrompus par le
temps, avaient été restaurés par notre ville. Elle en avait même
ajouté d’autres, qu’on peut voir encore préservés. Où est la
puissance de la théologie et de la philosophie première, dont
les discours constituaient la base de l’orthodoxie, la source de
l’interprétation exacte des dogmes ? […] En tête, venait le
(835)
Patriarche , source de sagesse, notre guide pour parler, et
(836)
qui n’était en rien inférieur aux deux philosophes , et je
dirais même, qui leur était supérieur. […]
Maintenant les Italiens entonneront des thrènes, maintenant
les Celtes verseront des larmes, maintenant les Galates et les
Bretons, maintenant les Germains, les Illyriens, les Thraces et
les Péoniens, maintenant les Ibères feront résonner des
gémissements, maintenant les Indiens sombreront dans le
chagrin, maintenant tout peuple et tout âge, et les îles et les
(837)
continents, se lacéreront en signe de chagrin . Car l’univers
tout entier a toujours rendu l’antique hommage à la ville
comme il convenait. Je pense, du reste, que même le cruel
(838)
potentat s’est affligé, au moins un peu, en voyant la beauté
si réjouissante de la ville détruite. Car l’excès du malheur a
souvent semblé émouvoir la compassion même des pires
ennemis. Maintenant, donc, c’est le moment de trouver un trou
minuscule, de s’y renfermer sûrement, d’y entonner des
thrènes et d’y verser des larmes sans fin. Car il n’y eut et il n’y
aura jamais pire malheur.
345a-346a, 346b-347b et 353b
LAONICOS CHALCONDYLE
Les Démonstrations historiques de Laonicos Chalcondyle
racontent la chute de Constantinople. Composées au cours des
années 1460, elles circulèrent très rapidement après leur
achèvement. Traduites en français par Blaise de Vigenère,
publiées dès 1577 sous le titre d’Histoire de la décadence de
l’empire grec et establissement de celuy des Turcs, elles
tinrent un rôle essentiel dans la connaissance des Ottomans et
de l’histoire de l’Orient contemporain. Or leur auteur
envisage son récit d’une façon très singulière.
Né à Athènes en 1423, il renversa son prénom Nicolaos en
« Laonicos » pour sa consonance archaïque : façon de
revendiquer l’héritage antique de sa nation. Chalcondyle
signe aussi son livre en se désignant comme « l’Athénien »,
alors qu’il avait quitté Athènes à cinq ans. Chalcondyle était
issu d’une des grandes familles de la ville. Son père ayant été
exilé, la famille alla s’installer à la cour du futur empereur
Constantin XI Paléologue, à Mistra, dans le Péloponnèse.
Chalcondyle y suivit les cours du platonicien Gémiste Pléthon,
un des philosophes les plus renommés de la période. Un
voyageur évoque l’érudition du jeune homme dans une lettre :
Chalcondyle n’avait pas encore vingt ans. Aucune information
ne subsiste plus, ensuite, sur lui. Les Démonstrations
historiques montrent qu’il ne se trouvait pas à Constantinople
au moment du sac de la ville. Le récit s’interrompt par ailleurs
sans être achevé, alors que l’auteur relate des événements
survenus en 1463 et 1464. Aucune allusion à une date
postérieure ne figure dans les dix livres que l’ouvrage
comporte : les années 1463-1464 semblent constituer un
terminus ad quem. Le filigrane des manuscrits les plus anciens
appartenant à la même période, il paraît probable que le livre
ait été rédigé au cours des années 1460 et que Laonicos
Chalcondyle soit mort jeune, avant de pouvoir le terminer (les
historiens situent souvent son décès à une date plus tardive en
raison d’une confusion, aujourd’hui dissipée, avec un autre
érudit).
Les Démonstrations historiques furent donc rédigées peu de
temps après l’effondrement de l’Empire byzantin. Laonicos
Chalcondyle entame l’ouvrage par un préambule où il se situe
clairement dans la continuité d’Hérodote et de Thucydide. Le
terme de « démonstration », en grec apodeixis, désigne à la
fois une narration et un raisonnement. Comme Thucydide, en
effet, Chalcondyle entend rapporter sans aucune complaisance
les raisons de la chute de Constantinople et, à travers elle, des
Grecs (il est le premier historien à identifier systématiquement
les Grecs et les Byzantins, par opposition aux « Romains » que
sont, pour lui, les Occidentaux de rite latin). Il décrit le
mécanisme d’une défaite annoncée. Aussi, son œuvre consacre
autant d’attention à la décadence de l’Empire qu’à la montée
en puissance des Ottomans depuis 1298, quand ils
commencèrent à combattre les Vénitiens en Morée. Les deux
derniers livres des Démonstrations rapportent, d’autre part,
des événements qui eurent lieu après la prise de
Constantinople. Avec une objectivité héritée de Thucydide,
l’auteur rend compte du mérite des vainqueurs et se garde de
faire intervenir aucune providence divine dans le déroulement
des événements. Il évoque l’idée que l’écrasement des Grecs
serait un châtiment venant punir la prise de Troie, mais il
prend soin de préciser qu’il s’agit de l’opinion des Romains —
et d’une justification de leur part, alors qu’ils n’avaient guère
apporté de secours à leur alliée assiégée. Cette impartialité,
qui l’amène à raconter la chute de Constantinople en limitant
tout effet de pathos, est un des grands intérêts des
Démonstrations historiques parmi la production de leur temps.
Simultanément, toutefois, Laonicos Chalcondyle suit le modèle
d’Hérodote : il avait le premier cherché à comprendre
l’ascension d’une monarchie orientale (celle des Perses) et le
Byzantin commence par brosser un vaste panorama de la
situation du monde, comme Hérodote l’avait fait au début de
ses Histoires. Laonicos Chalcondyle s’efforce également
d’écrire à la manière de ses deux maîtres du Ve siècle,
reproduisant des tournures qu’ils utilisent ou imitant leur ton.
La façon dont leur modèle lui permet, en plein XVe siècle,
d’écrire une des œuvres les plus modernes de son temps sur le
heurt entre l’Occident et les Ottomans ne peut manquer de
donner à méditer sur les ressorts de toute profonde
intelligence de l’histoire.
Démonstrations historiques
PRÉAMBULE
(839)
Laonicos l’Athénien a écrit ce livre sous la forme
d’une enquête historique au sujet des faits dont il a été le
témoin ou dont il a entendu parler au cours de sa vie, pour
s’acquitter ainsi de la dette qu’il doit à la nature, car il pense
qu’aucun des événements qu’il rapporte ne doit rester ignoré
des générations futures : ils méritent autant de rester en
mémoire, me semble-t-il, que tous ceux qui se sont déjà passés
dans le monde. Je veux parler, d’une part, de la fin des Grecs
et de tout ce qui est survenu dans leur empire et, d’autre part,
de l’accroissement de la puissance turque, qui a atteint un
point que jamais aucun autre peuple n’a atteint jusqu’ici.
Réalisant qu’ici-bas le bonheur de la vie se renversait souvent
en son contraire et qu’il se portait de façon opposée, tantôt
chez les uns, tantôt chez les autres, je crois juste qu’il faut
laisser, de ces deux peuples, un souvenir qui n’en soit pas
indigne. En écrivant cette histoire, nous mentionnerons aussi
d’autres événements survenus dans le monde, du moins tous
ceux auxquels j’ai pu moi-même assister, et d’autres aussi, à
partir des conjectures les plus probables que je puisse former
personnellement, ou alors à partir de ce que m’ont dit ceux qui
sont à mon avis le plus à même de m’en informer en me
donnant la possibilité d’en parler avec le plus grand degré de
vérité possible.
Qu’on ne nous méprise pas si, pour raconter cette histoire,
nous utilisons cette langue grecque qui s’est répandue un peu
partout dans le monde en se mêlant à beaucoup d’autres
langues. C’est déjà pour le moment une très grande fierté, et
c’en sera une encore plus grande dans l’avenir, quand un roi,
grec lui-même, et les rois qui viendront après lui, restaureront
une royauté digne de ce nom, où les enfants des Grecs se
rassembleront pour exercer un pouvoir qui sera bienveillant
pour eux-mêmes, et montrera sa force aux autres.
I, 1-2

LA PRISE DE CONSTANTINOPLE
À l’aube, quand il lui sembla que le moment était venu de
(840) (841)
donner l’assaut (c’était le jour d’Arès ), le Sultan
donna l’ordre aux cymbales de retentir, aux flûtes et aux
trompettes de résonner et, au début du jour, il attaqua. De tous
les côtés de la ville, les Barbares engageaient le combat, et ils
donnaient l’assaut en se battant avec force. Les Grecs se
défendaient vigoureusement le long des remparts du port. Ils
repoussèrent les Turcs et, en tenant leurs positions sur les
murs, ils décapitaient ceux qui y étaient montés avec des
échelles. Mais, là où le Sultan lui-même donnait l’assaut, les
janissaires attaquaient et les soldats génois furent défaits.
(842)
Longo lui-même fut blessé à la main par une arme à feu,
d’autres soldats aussi furent blessés et, comme ils avaient
abandonné le lieu où ils étaient postés, aussitôt les ennemis les
attaquèrent avec force, mirent en déroute les soldats génois, et
les tuèrent en les poursuivant. Ainsi, Longo se retira, suivi par
ses soldats, eux-mêmes poursuivis par les janissaires. Quand le
Basileus des Grecs comprit qu’ils abandonnaient la place et
qu’ils fléchissaient, il accourut immédiatement et demanda à
Longo où il allait. Longo lui ayant répondu que c’était Dieu
qui conduisait les Turcs, le Basileus se tourna vers
(843)
Cantacuzène et ceux qui étaient autour de lui et dit :
« Allons, mes braves, marchons contre ces Barbares. »
Cantacuzène lui-même mourut glorieusement. Le Basileus dut
reculer aussi. En le poursuivant les Turcs le blessèrent à
l’épaule, et il mourut.
Le reste des Grecs, ayant vu que les janissaires s’étaient
emparés de la grande muraille et les frappaient d’en haut avec
des pierres et des flèches, et que les hommes de Longo étaient
en fuite avec les janissaires à leurs trousses, prirent eux-
mêmes la fuite, chacun voulant descendre le premier du mur
(844)
extérieur pour se sauver . Quand ils arrivèrent à la porte
dite de Romanos, gênés les uns par les autres, ils restèrent
coincés, puis d’autres qui arrivaient tombèrent sur eux, si bien
que, voulant à toute force rentrer dans la ville, ils formèrent un
amas de corps encore vivants devant la porte, par où il était
désormais impossible de passer. Ainsi, la plupart d’entre eux
périrent sans se battre, parce qu’ils étaient pressés d’arriver les
premiers, la porte étant bloquée par l’amas des corps des Grecs
qui essayaient de passer les uns sur les autres. Les janissaires
qui étaient montés sur le grand mur (le canon en avait démoli
une grande partie) se déversèrent dans la ville et la mirent à
sac, chacun se dirigeant là où bon lui semblait.
Quand la nouvelle se répandit que la ville avait été prise,
les Grecs prirent d’abord la fuite. Ils allèrent vers le port et les
navires génois ou vénitiens. Beaucoup montèrent sur des
barques, en hâte et dans la confusion, et ils périrent sur les
barques qui avaient sombré. Il arriva là ce qui arrive
d’ordinaire dans des désordres de ce genre, quand chacun
essaye d’assurer son propre salut, sans ordre ni discipline.
Quelques-uns arrivèrent à échapper aux Turcs. Mais les
gardiens des portes, quand ils avaient vu les Grecs fuir vers les
navires pour y trouver refuge, firent preuve d’un malheureux
manque de jugement et se dirent que, s’ils fermaient les portes,
les Grecs seraient forcés de revenir pour se défendre. Il y avait,
en effet, une prophétie qui circulait dans la ville, selon
laquelle, une fois les ennemis arrivés et installés au forum de
Taurus, les habitants rassemblés dans la ville seraient obligés
de se défendre, chasseraient l’ennemi et regagneraient le
contrôle de la ville. C’est dans cette conviction, à mon avis,
qu’ils jetèrent les clés par-dessus la muraille.
Les hommes et les femmes allèrent à la plus grande église
de la ville, à Sainte-Sophie, avec la foule toujours nombreuse à
cet endroit, et là se réunirent hommes, femmes et enfants.
Mais, peu après, ils furent capturés par les Turcs sans combat.
Beaucoup d’hommes furent tués par les Turcs à l’intérieur de
l’église, d’autres, qui avaient cherché refuge dans une autre
partie de la ville, ne savaient pas quoi faire, mais, peu de
temps plus tard, les uns furent tués, les autres capturés. De
nombreux Grecs montrèrent leur courage en mourant au
combat pour leur patrie, afin de ne pas voir leurs femmes et
leurs enfants emmenés en captivité.
C’est aussi à cette occasion que mourut Théophile, qui
appartenait à la famille des Paléologues : il lutta
courageusement jusqu’à la mort. Périrent aussi au combat les
Métochitès, de la famille des Paléologue, le père et ses
(845)
fils . Et un grand nombre de nobles de l’entourage du
Basileus moururent aussi, ne supportant pas de voir leur patrie
asservie. La ville tout entière était remplie de meurtriers et de
victimes, de poursuivants et de fugitifs. Quant à Notaras, le
(846)
second du Basileus, et à Orhan , le petit-fils de Suleiman,
voici ce qui arriva selon les Grecs eux-mêmes : quand ils
apprirent que la ville avait été prise, ils se réfugièrent dans une
des tours de la ville, afin d’y décider de quel côté ils pourraient
s’enfuir. Mais, une fois arrivés là, Orhan, vêtu des haillons de
quelque moine, se jeta du haut de la tour et mourut. Ceux qui
étaient avec Notaras furent assiégés puis furent pris, aussi bien
Notaras que ses enfants. […]
Voilà donc ce qui arriva aux Grecs de Byzance. C’est le
plus grand malheur, par le degré de souffrance qu’il causa, qui
soit arrivé dans le monde, égalant ainsi celui de Troie, et, en
quelque sorte, le châtiment que les Grecs durent subir des
Barbares, pour ce qu’ils avaient fait à Troie. En tout cas, c’est
(847)
ainsi que les Romains l’interprètent : le prix qu’ont payé
(848)
les Grecs pour le malheur qu’ils avaient causé à Troie .
Voilà donc comment les choses se sont passées.
VIII, 18-22 et 30
(849)
Ἤμην ἀχρεĩον καλάμος φυτόν
J’étais un roseau qui ne servait à rien : de moi,
Rien ne naissait, ni figue, ni pomme, ni raisin.
Mais un homme, voulant m’initier aux mystères de
(850)
l’Hélicon ,
Me tailla de fines lèvres pour y ménager un étroit passage.
Depuis, quand je bois le noir breuvage,
Comme si j’avais le dieu en moi, un flux de mots s’écoule

De ma bouche, qui pourtant ne dit mot (851).


Épigramme anonyme, non datée, citée dans l’Anthologie
palatine, IX, 162
DOSSIER
CHRONOLOGIE
AVANT L’ÈRE CHRÉTIENNE

2000. Installation des premiers Hellènes en Grèce.


1650. Installation des Achéens, début de la civilisation
mycénienne.
1500-1400. Invention du Linéaire B, un syllabaire qui servit à
transcrire le mycénien et qui correspond à une forme
archaïque du grec.
1250-1240. Guerre de Troie, qui s’achève avec la prise de la
ville par les Achéens.
ÉPOQUE ARCHAÏQUE

776. Fondation des Jeux olympiques, qui sont des concours


panhelléniques.
753. Date traditionnellement retenue pour la fondation de
Rome par Romulus, qui règne de 753 à 716. Début de la
royauté romaine.
Vers 687. Gygès fonde la dynastie des Mermnades en Lydie
(dans l’ouest de l’actuelle Turquie).
683. Chute de la monarchie à Athènes. Début de la liste des
Archontes.
657. Fondation de Byzance par les Mégariens.
624-620. Législation de Dracon à Athènes. Sévère, elle
concerne le droit privé. Ce sont les premières lois écrites
de la cité.
594. Réformes de Solon à Athènes. Il abolit l’esclavage pour
dette et instaure les fondements d’un gouvernement
démocratique.
561-528. Tyrannie de Pisistrate à Athènes.
559. Avènement de Cyrus en Perse.
546. Cyrus, roi de Perse, défait Crésus, qui règne sur la Lydie,
et s’empare de son royaume.
529. Mort de Cyrus.
522. Avènement de Darios I er à la tête de l’empire Perse.
530-525. Premières monnaies frappées avec une chouette à
Athènes.
510. Chute de la tyrannie à Athènes. Au même moment, le roi
étrusque Tarquin le Superbe est chassé de Rome. La
République est fondée.
ÉPOQUE CLASSIQUE

506. Réformes de Clisthène à Athènes : naissance de la


démocratie.
494. Rome devient la ville qui domine la Ligue latine.
490-480. Guerres médiques qui s’achèvent à Marathon et
Salamine. Darios Ier est mort en 486. Xerxès lui a
succédé.
477. Fondation de la Ligue de Délos, coalisant Athènes et
plusieurs cités dans la lutte contre les Perses. Le trésor est
transporté à Athènes en 454. Cette prise de contrôle du
tribut payé par les membres de l’alliance dénote la place
centrale d’Athènes dans le cadre d’une rivalité croissante
avec Sparte.
446. Paix de trente ans entre Athènes et Sparte.
443. Apogée de Périclès.
431. Début de la guerre du Péloponnèse qui oppose Athènes
et ses alliées à Sparte et les siennes.
429. Peste d’Athènes et mort de Périclès.
421. Paix de Nicias entre Athènes et Sparte, mais la guerre
reprend dès l’année suivante. Construction sur l’Acropole
du temple d’Athéna Nikê et de l’Érechtéion.
418. Athènes perd contre Sparte à Mantinée.
415-413. Expédition athénienne en Sicile, qui se solde par un
désastre.
411. Révolution oligarchique à Athènes.
404. Défaite d’Athènes qui met fin à la guerre du
Péloponnèse.
403. Tyrannie des Trente à Athènes.
401. Départ de l’expédition des Dix-Mille avec Xénophon
(des mercenaires venus de plusieurs cités grecques, pour
renverser le trône du souverain perse en faveur de son
plus jeune frère).
399. Procès et mort de Socrate.
390. Mise à sac de Rome par les Gaulois.
360. Avènement de Philippe de Macédoine (Philippe II).
338. Bataille de Chéronée : Philippe II l’emporte sur les
Grecs.
336. Assassinat de Philippe de Macédoine et avènement
d’Alexandre.
ÉPOQUE HELLÉNISTIQUE

335. Fondation du Lycée, l’école d’Aristote à Athènes.


334-323. Conquêtes d’Alexandre qui s’achèvent avec la mort
de celui-ci à Babylone (334-333, conquête de l’Asie
mineure ; en 331, fondation d’Alexandrie ; 326-325,
Alexandre parvient en Inde, mais son armée refuse de
traverser le Gange). Ses généraux, les Diadoques, se
partagent son empire.
316-297. Cassandre règne sur la Grèce.
300. Fondation d’Antioche.
281. Guerre contre Pyrrhus, roi d’Épire.
280. Victoire de Pyrrhus contre les Romains à Héraclée.
285-245. Ptolémée II Philadelphe.
276. Ératosthène détermine la circonférence de la terre.
275. Victoire définitive des Romains sur Pyrrhus à Bénévent.
264-241. Première guerre punique entre Romains et
Carthaginois. Rome annexe la Sicile.
247-222. Règne de Ptolémée III Évergète.
239. Euclide formule le principe des années bissextiles.
218-201. Seconde guerre punique. Hannibal franchit les
Alpes, il menace Rome, mais est battu pour avoir été
séduit par les « délices de Capoue », ville dans laquelle
son armée et lui auraient profité d’un trop long repos.
216-205. Première guerre entre Rome et la Macédoine.
200-197. Deuxième guerre entre Rome et la Macédoine.
196. Flaminius (consul romain) proclame l’indépendance de
la Grèce après l’avoir emporté sur Philippe V de
Macédoine à Cynoscéphales.
171-148. Toisième guerre entre Rome et la Macédoine, qui
perd et devient une province romaine.
149-146. Troisième guerre punique. Carthage est prise et
détruite en 146. Rome entreprend de dominer la
Méditerranée.
146. Sac de Corinthe par les Romains.
133. Le roi de Pergame, Attale III, en mourant, lègue son
royaume à Rome.
125. Début de la conquête de la Gaule.
86. Sac d’Athènes par Sylla (consul romain).
82-79. À Rome, dictature de Sylla.
73-70. Révolte des esclaves, emmenés par Spartacus, à
Rome.
63. Prise de Jérusalem par Pompée.
59. César devient consul.
58-52. Guerre des Gaules, menée par César.
51. Avènement de Cléopâtre à Alexandrie.
49. César franchit le Rubicon, un petit fleuve du nord de
l’Italie, qui sert de frontière entre la Gaule cisalpine et
l’Italie romaine, afin de poursuivre Pompée. Aucun
général ne pouvait aller au-delà du Rubicon avec son
armée sans menacer l’unité nationale. Début de la guerre
civile entre César et Pompée.
48. Victoire de César à Pharsale contre Pompée, qui s’enfuit
en Égypte : il est exécuté. César à Alexandrie. Incendie
de la Bibliothèque d’Alexandrie.
47-44. Cléopâtre et Césarion, son fils, sont à Rome.
44. Ides de Mars, assassinat de César.
41. Antoine passe en Égypte et s’établit auprès de Cléopâtre.
34. Antoine est à Alexandrie, d’où il réorganise l’Orient.
32. Antoine s’installe à Athènes avec Cléopâtre.
ÉPOQUE ROMAINE
31. Bataille d’Actium, sur la côte occidentale de la Grèce.
Octave l’emporte sur Antoine. Il devient le maître de
l’Empire romain.
30. Suicide de Cléopâtre. Annexion de l’Égypte par Rome.
27. Octave reçoit tous les pouvoirs par décret ; il régnera sous
le nom d’Auguste.
DÉBUT DE L’ÈRE CHRÉTIENNE

14. Mort d’Auguste. Tibère lui succède jusqu’à sa propre


mort en 37.
45. Les juifs sont expulsés de Rome par l’empereur Claude
(41-54).
50-52. Le pèlerinage de saint Paul le mène à Athènes.
54-68. Règne de Néron.
64. Incendie de Rome : Néron accuse les chrétiens.
66-67. Néron libère les Grecs et abolit la province d’Achaïe.
Il voyage en Grèce.
72. À Rome, le philosophe stoïcien Musonius Rufus réclame
que les femmes soient éduquées.
80. Construction à Rome du Colisée.
117-138. Règne d’Hadrien, qui se rend en Grèce à plusieurs
reprises : en 124-125, 128-129 et 131-132.
161-180. Règne de Marc Aurèle.
244. Plotin fonde à Rome son école, où sera enseigné le
néoplatonisme.
284-305. Règne de Dioclétien, suivi par la Tétrarchie (quatre
Césars à la tête de l’Empire).
312. Victoire de Constantin sur le second César de l’Ouest,
Maxence, au pont Milvius, sur le Tibre (Maxence est
tué). Constantin entre à Rome et devient le seul maître de
l’Empire d’Occident. Il se convertit au christianisme et
accorde la liberté de culte aux chrétiens, ainsi que la
restitution de leurs biens qui avaient été confisqués. Le
palais du Latran devient la résidence du pape.
ÉPOQUE BYZANTINE

324. Byzance devient la capitale de l’Empire romain.


325. Interdiction des jeux du cirque.
330. Fondation de Constantinople (« la ville de Constantin »)
sur le site de Byzance. L’empereur Constantin accorde
des exemptions d’impôts à Athènes. La ville est un
important centre culturel (l’empereur Julien, Basile de
Césarée, Grégoire de Nazianze, firent ainsi leurs études
au Lycée).
361-363. Règne de l’empereur Julien, dit Julien l’Apostat. Il
est proclamé à Lutèce, mais se rend à Constantinople.
Il restaure aussitôt les anciens cultes et exclut, l’année
suivante, les chrétiens de l’enseignement. Il meurt en
combattant contre les Perses.
379. Théodose, né en 347, devient empereur d’Orient et
abroge l’édit de tolérance envers les païens pris l’année
précédente par Gratien.
380. Le christianisme devient la religion officielle de
l’Empire.
381. Édits de l’empereur Théodose Ier rendant le
christianisme obligatoire et interdisant les cultes païens.
395. Mort de Théodose. L’Empire romain se scinde en deux,
l’Empire romain d’Occident, régi par Honorius, et
l’Empire romain d’Orient, avec Arcadius à sa tête.
404. Ravenne devient la capitale de l’Empire romain
d’Occident. Les jeux de gladiateurs sont interdits à Rome.
410. Alaric s’empare de Rome, qu’il met à sac.
413. Début de la construction de la grande muraille de
Constantinople.
457. L’empereur Léon Ier, pour la première fois, se fait
couronner par le patriarche.
476. Le roi germain Odoacre occupe Rome, mettant fin à
l’Empire romain d’Occident. C’est le début du Moyen
Âge en Occident.
484. Schisme des Églises de Rome et de Constantinople. Un
compromis, mettant fin au schisme, est trouvé en 519.
496. Baptême de Clovis (il règne de 481 à 511).
529. Institution du Code de Justinien. Fermeture de
l’Académie néoplatonicienne d’Athènes. Une loi oblige
les païens à recevoir le baptême.
537. Inauguration de Sainte-Sophie à Constantinople.
638. Le calife Omar s’empare de Jérusalem.
655. Prise de Trébizonde par les Arabes.
697. Les Arabes s’emparent de Carthage.
769. Lors du concile de Latran à Rome, l’élection du pape est
retirée aux laïcs.
770. L’empereur Léon IV épouse une athénienne, Irène.

797. Irène se déclare impératrice, renversant son propre fils


Constantin VI : une conspiration du parti aristocratique la
déposa en 802. Exilée à Lesbos, elle mourut dix mois
plus tard.
800. Charlemagne, roi des Francs, est couronné empereur à
Rome.
867. Le patriarche Photius déclare l’Église byzantine
indépendante de Rome.
987. Couronnement d’Hugues Capet.
1054. Schisme définitif entre les Églises d’Orient et
d’Occident.
1096-1099. Première Croisade, avec la conquête de Nicée
(1097), d’Antioche (1098) et de Jérusalem (1099).
1147-1149. Deuxième Croisade, qui échoue en Asie mineure.
1185. Prise de Salonique par les Normands, qui marchent sur
Constantinople.
1189-1192. Troisième Croisade : Byzance perd Chypre.
1202-1204. Quatrième Croisade, qui aboutit à la prise de
Constantinople par les croisés latins (occidentaux). Deux
centres de résistance se forment, l’un à Nicée, l’autre en
Épire, qui ne tardent pas à se combattre.
1259. Guillaume II de Villehardouin, prince d’Achaïe, est
battu et fait prisonnier par Michel VIII Paléologue après
avoir envahi le territoire de l’Empire de Nicée en
Macédoine : la bataille de Pélagonia détermine la
réunification du monde grec sous l’autorité de Michel
Paléologue.
1261. Constantinople est reprise par Michel Paléologue. Il s’y
fait sacrer empereur et entreprend de reconstruire la ville,
très endommagée depuis soixante ans. C’est le dernier
grand règne de l’Empire byzantin.
1453. Prise de Constantinople par Mehmed II (29 mai). Chute
du dernier empereur, Constantin XI Dragasès.
1456. Les Ottomans conquièrent Athènes, à l’exception de
l’Acropole qui capitule deux ans plus tard.
SUGGESTIONS BIBLIOGRAPHIQUES
La plupart des textes traduits dans ce volume sont
disponibles en grec et en français dans la « Collection des
Universités de France » (familièrement appelée « collection
Budé »), publiée par les éditions des Belles Lettres. Cette
recherche peut être complétée par la consultation des volumes
de la « Loeb Classical Library » éditée par Harvard University
Press (les traductions sont en anglais). Pour les textes tardifs, il
est nécessaire de consulter la collection « Sources
chrétiennes » qui paraît aux éditions du Cerf. Un volume de la
« Bibliothèque de la Pléiade », sous la direction de Jean-Paul
Dumont, présente Les Présocratiques (traduction seule).
Pour une initiation à la littérature grecque ancienne et l’accès
à des références plus spécifiques :
BRAGUE, Rémi, Introduction au monde grec : études d’histoire
de la philosophie, Paris, Flammarion, Champs Essais,
2008.
CANFORA, Luciano, Histoire de la littérature grecque à
l’époque hellénistique, Paris, Desjonquères, 2004.
CANTO-SPERBER, Monique, Philosophie grecque, Paris, PUF,
2017.
GOULET, Richard (sous la direction de), Dictionnaire des
philosophes antiques, Paris, CNRS Éditions, 1998-2018
(8 volumes).
POUDERON, Bernard et NORELLI, Enrico (sous la direction de),
Histoire de la littérature grecque chrétienne, Paris, Belles
Lettres, 2016-2017 (3 volumes).
REARDON, Brian P., Courants littéraires grecs des IIe et
IIIe siècles après J.-C., Paris, Les Belles Lettres, 1971.
ROMILLY, Jacqueline de, Précis de littérature grecque, Paris,
PUF, 1980.
SAÏD, Suzanne, TRÉDÉ, Monique, LE BOULLUEC, Alain,
Histoire de la littérature grecque, Paris, PUF, 1997.
SIRINELLI, Jean, Les Enfants d’Alexandre. La littérature et la
pensée grecques (334 av. J.-C. – 519 ap. J.-C.), Paris,
Fayard, 1993.
VERNANT, Jean-Pierre, Les Origines de la pensée grecque,
Paris, PUF, 2013.
Pour l’histoire grecque :
AMOURETTI, Marie-Claire, RUZÉ, Françoise, Le Monde grec
antique, Paris, Hachette, 2018.
BASLEZ, Marie-Françoise, Histoire politique du monde grec
antique, Paris, Armand Colin, 2015.
CHEYNET, Jean-Claude, Histoire de Byzance, Paris, PUF, 2005.

FLUSIN, Bernard, La civilisation byzantine, Paris, PUF, coll.


« Que sais-je ? », 2012.
LEFÈVRE, François, Histoire du monde grec antique, Paris, Le
Livre de Poche, 2007.
LÉVÊQUE, Pierre, L’Aventure grecque, Paris, Le Livre de
Poche, 1997.
MARAVAL, Pierre, MIMOUNI Simon, Le Christianisme des
origines à Constantin, Paris, PUF, 2006.
MORRISSON, Cécile (dir.), Le Monde byzantin, Paris, PUF,
2004-2005, 3 volumes.
ORIEUX, Claude, SCHMITT-PANTEL, Pauline, Histoire grecque,
Paris, PUF, 2016.
NOTES
HOMÈRE
(1) L’Atride, prince de son peuple : il s’agit d’Agamemnon, le fils d’Atrée, qui
commande l’expédition contre Troie.
(2) Les Achéens désignent les Grecs. L’Achaïe est une région de la Grèce
antique située au nord-ouest de la péninsule du Péloponnèse.
(3) L’égide est une arme, généralement identifiée à un bouclier ou à une
cuirasse portée sur les épaules, attribut de Zeus et d’Athéna. L’égide a le pouvoir de
terrifier les ennemis de celui qui en dispose et de protéger merveilleusement ses
amis.
(4) Ilion est l’autre nom de Troie.
(5) Alexandre est l’autre nom de Pâris, l’un des fils du roi de Troie, Priam, et de
son épouse Hécube. En ambassade auprès de Ménélas, roi de Sparte, Pâris séduit la
femme de celui-ci, Hélène, et s’enfuit avec elle à Troie, déclenchant la célèbre
guerre de Troie, menée par les Grecs pour ramener Hélène dans sa patrie.
(6) Hélène est la fille de Zeus et de Léda.
(7) Cranaé : Pâris et Hélène en fuite firent halte pour la première fois dans cette
petite île de la mer Égée, dans le golfe de Laconie.
(8) L’Atride : Ménélas est le fils d’Atrée et d’Aéropé, et donc le frère
d’Agamemnon.
(9) Les descendants de Danaos, roi d’Argos, dans le Péloponnèse. Le terme,
comme celui d’Achéens, désigne les Grecs chez Homère.
(10) Les pêcheurs d’huîtres bondissent des bateaux pour atteindre les fonds
marins où reposent les coquillages.
(11) L’Euros est le vent du sud ou du sud-est, associé à l’automne et à ses fortes
pluies, frère de Notos, le vent du sud, humide et violent, porteur de tempêtes.
(12) À savoir Apollon. L’adjectif phoibos signifie « brillant, lumineux ».
(13) Les Dardaniens sont les descendants de Dardanos ; fils de Zeus et ancêtre
des rois de Troie, il fonda une ville sur les pentes du mont Ida, non loin du site de la
future Troie. Sous ce nom, Homère désigne les Troyens.
(14) Cronide : Zeus est fils de Cronos, le roi des Titans.
(15) Léto est la fille d’un Titan. Unie à Zeus, elle conçoit Artémis et Apollon.
En butte à la vindicte d’Héra, chassée de partout, elle doit se réfugier sur l’île
d’Ortygie pour leur donner naissance.
(16) Éacide : Achille est le petit-fils d’Éaque, le fils de Zeus et de la nymphe
Égine, père de Pélée.
(17) Thétis, la mère d’Achille, est la fille de Nérée, un dieu marin surnommé le
vieux de la mer.
(18) Il : il s’agit d’Héphaïstos, le dieu du feu et des arts qui requièrent son
usage.
(19) L’Ourse ne semble jamais se coucher et ne rejoint donc jamais l’Océan.
(20) L’illustre Boiteux : fils de Zeus et d’Héra, Héphaïstos, boiteux de
naissance, fut pour cette raison jeté par sa mère du haut de l’Olympe ; il tomba dans
l’île de Lemnos.
(21) Le Scamandre est un fleuve côtier de la Troade dont la source se trouve
sur le mont Ida et qui coule dans la plaine de Troie avant de se jeter dans
l’Hellespont. Selon Hésiode, le Scamandre est un descendant du dieu Océan et de
Téthys (d’où l’épithète « divin » qu’Achille utilise ensuite à son propos).
(22) Cronide : voir p. 56, n. 1.
(23) Le fleuve ne veut pas que les cadavres des soldats le souillent avec leur
sang.
(24) À savoir Achille, fils de Pélée.
(25) Achille est protégé par les déesses Héra et Athéna.
(26) Xanthe : autre nom du fleuve Scamandre.
(27) Notos : voir p. 53, n. 3. — Homère emploie un adjectif qui signifie
« blanc » ou « brillant », parce que le vent en chassant les nuages rend au ciel son
éclat : il le purifie.
(28) Lôtos : fruit au goût de miel, parfois identifié à la baie du jujubier.
(29) Zeus est représenté avec une balance dans les mains : il y pèse la vie
octroyée à chaque mortel, non pour la changer, mais pour l’accomplir.
(30) Déiphobe : l’un des fils de Priam et d’Hécube, frère de Pâris et d’Hector.
(31) L’Archer : Phoibos ou Apollon, fils de Zeus, est traditionnellement
représenté avec un arc.
(32) Cimiers : ornements fixés en haut d’un casque.
(33) Portes Scées : doubles portes de Troie, flanquées de hautes tours, par
lesquelles les habitants de la ville sortaient pour combattre. C’est là
qu’Andromaque fait ses adieux à Hector et que les vieillards troyens souvent
s’assemblent.
(34) Le mont Taygète, dans le Péloponnèse, au-dessus de Sparte, était un des
plus réputés de la Grèce ancienne. Le mont Érymanthe est quant à lui situé en
Arcadie, un peu plus au nord.
(35) Les Phéaciens sont un peuple imaginaire de marins décrit par Homère
dans L’Odyssée. Ils ont pour roi Alcinoos et sont établis sur l’île de Schérie.
(36) La posture qui consiste à toucher ou embrasser les genoux d’une personne
est celle de la supplication en Grèce ancienne.
(37) Dans les Cyclades, la petite île de Délos, où la légende voulait qu’Apollon
et Artémis fussent nés, abritait dès avant le VIIIe siècle avant J.-C. un célèbre
temple d’Apollon et d’Artémis.
(38) Circé : magicienne, fille d’Hélios, le Soleil, et de Perséis. Elle habite sur
une île, où Ulysse et ses compagnons font escale au cours de leur retour en Grèce.
(39) Perséphone : épouse d’Hadès, cette déesse règne sur les Enfers.
(40) Borée est le vent du nord.
(41) Le dieu Hadès est le roi des Enfers (ou Tartare). L’Achéron est une
branche de la rivière souterraine du Styx qui sépare le monde des vivants de celui
des morts. Les défunts le traversent dans une barque conduite par le nocher
Charron. Le Cocyte et le Pyriphlégéton sont deux autres fleuves des Enfers. Tous
deux sont des affluents de l’Achéron.
(42) Érèbe : ici, synonyme des Enfers.
(43) Homère décrit le rituel sacrificiel appelé nekuia qu’Ulysse doit accomplir,
afin que les morts viennent lui parler depuis le royaume d’Hadès.
(44) Avoir aveuglé son enfant : allusion au cyclope Polyphème, fils de Poséidon
et d’une nymphe : Ulysse a crevé son unique œil au cours d’une scène racontée au
chant IX de L’Odyssée. Poséidon, dieu de la mer, était supposé déclencher les
tremblements de terre, son nom signifie d’ailleurs : époux ou seigneur de la terre.
(45) Hérodote aussi rapporte que les vaisseaux grecs étaient alors peints en
rouge. Des images des divinités auxquelles ils étaient consacrés ornaient leur proue
et leur poupe.
(46) Atride : Agamemnon, le roi de Mycènes, est le fils d’Atrée et d’Érope
selon Homère. Après l’enlèvement d’Hélène par Pâris, c’est lui qui est désigné pour
mener l’expédition des Grecs à Troie.
(47) Le divin porcher : esclave, jadis fils de roi, Eumée est chargé de garder le
troupeau de porcs d’Ulysse à Ithaque.
(48) Sur les conseils d’Athéna, Télémaque s’était rendu à Pylos, sur le
continent, afin de s’enquérir des rumeurs qui couraient sur son père.
(49) Les Thesprotes sont une tribu d’Épire. Ils occupent la zone côtière de la
région qui donne sur la mer ionienne.
(50) Les dieux étaient réputés pour leur beauté, l’éclat qu’ils dégageaient et leur
capacité à se métamorphoser.
(51) Pénélope est la fille du roi Icarios, ou Icare, de Sparte.
(52) Cythérée : Aphrodite, qui est née au large de l’île de Cythère.
(53) Laërte est le père d’Ulysse.
(54) Dolios est un serviteur de Pénélope. Il a été mentionné au chant IV (il y
soigne des arbres au verger et Pénélope lui demande d’aller instruire Laërte que les
prétendants sont en train de tramer un complot pour tuer Télémaque).
(55) La Sicanie serait, selon Hérodote, le nom ancien de la Sicile.
(56) Céphallénie est une île de la mer ionienne au nord-ouest du Péloponnèse.
(57) Le bouvier : Philétios, qui garde le troupeau de bœufs d’Ulysse à Ithaque.
HÉSIODE
(58) L’odieux Trépas : le mot grec employé est Moros, c’est-à-dire le destin
funèbre, qu’on traduit en latin par morus ou fatum. — Cère : divinité infernale qui
hante les champs de bataille, où elle s’abreuve du sang des mourants. Elle figure la
mort violente, voire la punition divine. Elle est représentée comme un monstre avec
un corps de femme et des ailes, ainsi que de longues dents. Il existe d’innombrables
incarnations de cette déesse. Il est courant de parler des Cères au pluriel, comme
des Érinyes ou des Harpies. — Mort : en grec, thanatos, la mort, représentée sous la
forme d’un génie ailé. Le terme est plus général que Moros et Cère. Il n’implique
pas la même violence qu’eux.
(59) L’arbre que gardent les Hespérides, les nymphes du couchant, et qui
produit des pommes d’or est un présent de mariage que Gaïa fit à Héra, quand elle
épousa Zeus.
(60) Les Moires sont les Destinées ou les Parques. Elles sont représentées
depuis Homère comme de vieilles femmes qui filent le destin. Elles sont trois :
Clotho (la fileuse) tient le rouet, Lachésis (celle qui répartit la laine) tire le fil et
Atropos (l’inflexible) le coupe.
(61) Némésis personnifie la juste colère, en particulier la colère des dieux
envers les présomptions des mortels.
(62) En grec, éris qui fait référence à la Théogonie, v. 225, où est racontée la
naissance de Lutte, c’est-à-dire de la « compétition » : il y en a une bonne,
l’« émulation », et une mauvaise, la « rivalité ».
(63) Cronide : il s’agit de Zeus, dernier fils de Cronos.
(64) Le gouvernail des bateaux, amovible, était suspendu au-dessus du foyer
pour le faire sécher.
(65) Le fils de Japet est Prométhée.
(66) La férule est une plante de la famille des ombellifères. Sa tige est creuse et
souple ; elle était utilisée pour transporter le feu.
(67) L’illustre Boiteux : voir p. 61, n. 1.
(68) Le nom de Pandore se décompose en pan, qui vient d’un adjectif qui
signifie « tout », et doron, le cadeau.
(69) Épiméthée est le frère de Prométhée.
(70) Cadmos est le fondateur légendaire de la ville de Thèbes. — Œdipe fut roi
de Thèbes. À ce titre, il possède de riches troupeaux.
ÉSOPE
(71) La première numérotation indiquée correspond à celle que propose
Ben E. Perry dans son important volume Aesopica paru en 2007 (University of
Illinois Press) : elle est aujourd’hui employée par la plupart des éditeurs et des
traducteurs d’Ésope. La numérotation traditionnelle des Fables est néanmoins
rappelée entre parenthèses.
(72) La belette, dont le nom en français veut dire la « petite belle », sert
traditionnellement à désigner une femme charmante et coquette.
(73) Le Méandre est un fleuve d’Asie mineure réputé pour sa sinuosité.
(74) Dans l’Antiquité, le Méandre débouchait sur un estuaire, où se situait la
ville portuaire de Milet. Les alluvions charriées par le fleuve ont depuis fait reculer
Milet dans les terres.
TYRTÉE
(75) Victor Hugo, Le Livre des Tables, éd. Patrice Boivin, Folio classique,
2014, p. 150-152.
(76) Borée, le plus fort des vents, a sa demeure en Thrace.
(77) Tithon, fils de Laomédon, roi légendaire de Troie, est le frère de Priam.
Son éclatante beauté lui valut l’amour de l’Aurore, dont il eut deux fils. Son épouse
lui obtint l’immortalité, mais elle oublia de demander qu’il conservât aussi la
jeunesse.
(78) Cinyre : roi de Chypre et père d’Adonis. Sa richesse était proverbiale.
(79) Tantalide : Pélops est le fils de Tantale. Il est l’ancêtre de la lignée
mythique des Atrides.
(80) Adraste, roi d’Argos à l’époque de la lutte entre Étéocle et Polynice, était
réputé pour son éloquence.
SOLON
(81) La numérotation des fragments de Solon suit celle de Douglas E. Gerber,
Greek Elegiac Poetry from the Seventh to the Fifth Centuries BC, Cambridge-
Londres, Harvard University Press, coll. « Loeb Classical Library », 1999.
(82) L’Ionie serait l’ancien nom de l’Attique. Athènes passait pour être sa
métropole.
(83) Les muses sont filles de Zeus et de Mnémosyne, selon Hésiode elles sont
nées en Piérie (en Macédoine).
(84) Le texte grec de ce vers est très incertain.
(85) Athéna et Héphaïstos sont les patrons des artisans.
(86) Péan : dieu olympien guérisseur chez Homère, vraisemblablement
Apollon, à qui sont traditionnellement prêtés des pouvoirs thaumaturgiques. Ce
nom propre est devenu un nom commun qui servait originellement à désigner un
hymne guérisseur adressé à un dieu (le péan devint ensuite un chant en l’honneur
d’un dieu).
(87) La Moire : la Destinée.
(88) Le fragment se rapporte à la ville de Solos, à Chypre (l’île de la déesse
Cypris ou Aphrodite), qui reçut son nom en l’honneur de Solon.
(89) Dans l’Anthologie de Stobée, 4, 33, 7, ce fragment est aussi attribué à
Théognis. Il correspond chez ce dernier aux vers 719-728.
(90) Les terres que les paysans athéniens avaient hypothéquées faute de
revenus suffisants étaient marquées par des bornes. Faute de payer le loyer auquel
ils s’étaient engagés, les paysans risquaient l’esclavage, ce qui aurait impliqué
l’accaparement de leurs terres par les riches propriétaires dont ils étaient les
débiteurs et, par contrecoup, la faillite de la démocratie athénienne. Solon fit
arracher ces bornes pour permettre aux paysans de continuer à y demeurer.
SAPPHO
(91) Un passage trop lacunaire n’est pas traduit.
(92) Les traductions et les imitations de ce poème sont innombrables. Il existe
une compilation de cette production en français, de Louise Labé (1555) à
Frédérique Vervliet (1993), en passant par Racine (1677) : L’Égal des dieux. Cent
versions d’un poème de Sappho, recueillies par Philippe Brunet, préface de Karen
Haddad-Wotling, Paris, Éditions Allia, 2001.
(93) Traditionnellement, les traductions françaises emploient ici un passé
composé et l’accordent au féminin : rien dans le grec, qui utilise simplement un
verbe à l’aoriste, ne permet de faire ce choix plutôt que celui du masculin, sinon
l’idée selon laquelle Sappho parlerait en son nom et serait strictement
homosexuelle : c’est un pur préjugé. On prend donc le parti de conserver en
français l’ambiguïté potentielle du grec.
(94) Le texte de ce poème retrouvé sur un parchemin est incertain et grevé de
lacunes.
(95) Le poème contient encore quelques vers très lacunaires : ils ne sont pas
traduits ici.
THÉOGNIS
(96) Ilion : Troie, détruite par la guerre que causa Pâris en enlevant Hélène.
(97) Le poète fait vraisemblablement allusion à la descente aux Enfers de
Thésée pour aider Pirithoos à enlever Perséphone. Thésée seul en réchappe, mais
lorsqu’il regagne la lumière, il découvre son royaume dévasté par les Dioscures (les
frères Castor et Pollux).
(98) Cet Ajax (qui n’est pas le héros célèbre, fils de Télamon, mais le fils du roi
des Locriens) avait violé Cassandre, la prophétesse fille de Priam, consacrée à
Athéna, pendant la prise de Troie. La déesse le punit en le faisant périr dans un
naufrage, alors qu’il rentrait dans sa patrie.
ANACRÉON
(99) Le poème est manifestement composé de deux fragments rapportés. La
première partie évoque avec ironie la passion du poète pour un jeune Thrace.
Maxime de Tyr rapporte dans ses Conférences (XX, 1) : « Smerdiès, un Thrace
tombé aux mains des Grecs, un jeune homme de sang royal à l’éclatante beauté, fut
offert au tyran d’Ionie, Polycrate de Samos. Celui-ci fut charmé du cadeau, et voici
Polycrate amoureux de Smerdiès, comme le poète Anacréon de Téos. De Polycrate,
Smerdiès reçut de l’or, de l’argent, et tout ce qu’il convenait qu’un jeune homme
eût d’un tyran amoureux ; d’Anacréon, il reçut des chants, des éloges, et tout ce
qu’il convenait à un poète passionnément épris de lui donner. » Les deux dernières
strophes évoquent la méditation mélancolique d’une femme devant son destin.
Cette « femme bien connue » est vraisemblablement une courtisane réputée.
(100) Le texte est obscène. Le grec joue sur l’ambiguïté du pronom au féminin,
qui peut renvoyer à la toison, mais aussi à une femme : l’amie du poète pourrait
préférer une fille à son vieux poil.
(101) Le grec dit précisément : « boulangères ».
(102) C’est-à-dire le bois du carcan auquel étaient condamnés les malfaiteurs.
(103) Comme une princesse : violemment satirique, le poème accuse Artémon
de vendre ses charmes comme une fille.
(104) Cette chute contient une pointe licencieuse en raison des différentes
applications possibles du verbe monter.
(105) La traduction des deux derniers vers est celle de Ronsard dans son
« Odelette à sa jeune maîtresse ». Le poème d’Anacréon, entièrement à double sens,
a souvent été repris.
POÈTES ANACRÉONTIQUES
(106) L’Anthologie, 16, 388 de Maxime Planude attribue ce poème à un
« Julien » qui aurait été préfet du prétoire de Justinien.
(107) Alcméon est le fils d’Amphiaros et d’Ériphile. Polynice avait soudoyé
Ériphile pour qu’elle persuade son époux de participer à l’expédition des Sept
contre Thèbes. Sachant qu’il ne devait pas en revenir vivant, Amphiaros donna
l’ordre à ses enfants de le venger en tuant leur mère. Matricide, Alcméon fut
poursuivi par les Érinyes, comme Oreste qui avait tué sa mère Clytemnestre et son
amant, Égisthe. Désormais incapable de trouver la paix, tourmenté par l’horreur de
son crime, il sombra dans la folie.
(108) Iphitos est un fils d’Eurytos, roi d’Oechalie. C’était un archer célèbre.
Selon Homère, il aurait donné son arc à Ulysse.
(109) Hector avait fait présent de son épée à Ajax après un combat qui n’avait
pu les départager. C’est avec cette épée qu’Ajax, frappé de folie par Athéna, devait
se donner la mort.
(110) Le texte est lacunaire.
(111) Cypris : l’un des noms d’Aphrodite.
(112) Le thiase est un cortège mené en hommage à Dionysos. Il s’agit parfois
d’une danse.
AUTRES LYRIQUES
(113) La traduction entre guillemets est empruntée à Robert Brasillach. Trois
vers suivent : très lacunaires, ils ne sont pas donnés ici.
(114) La fin du poème manque.
(115) Candaule était roi de Lydie. Il prétendait être un descendant d’Héraclès.
Il incita son confident Gygès à observer à la dérobée son épouse nue, croyant que
Gygès doutait de la perfection de sa beauté. La reine, ayant surpris le stratagème,
demanda à Gygès de choisir : assassiner Candaule pour l’épouser et s’emparer du
trône, ou être exécuté. Gygès devint roi de Lydie.
(116) Le fils de Zeus et de Sémélé : Dionysos.
SIMONIDE
(117) Le début et la fin du poème sont lacunaires. Ne sont traduits que les vers
6 à 11.
HÉRACLITE
(118) Pour une interprétation des fragments, le lecteur consultera l’édition
établie, traduite et commentée par Marcel Conche publiée dans la collection
« Épiméthée » des Presses universitaires de France en 1986.
(119) Le sens du fragment fait l’objet de plusieurs interprétations. Il pourrait
avoir pour fonction de dire la relativité des plaisirs selon les individus (c’est ce
qu’Aristote comprend dans l’Éthique à Nicomaque, X, 5, 1176a, 5-10), soit
d’exprimer la coincidentia oppositorum, la coïncidence des contraires, soit de se
moquer des hommes qui, tels des ânes, méprisent le logos, dont l’or est une
métaphore, au profit de fausses valeurs.
PINDARE
(120) Calliope : la Muse de la poésie.
(121) Cycnos, fils d’Arès, dépouillait, puis assassinait les voyageurs qui se
rendaient à Delphes. Héraclès le tua en se rendant au jardin des Hespérides.
(122) Ilas : l’entraîneur d’Agésidame.
(123) Pélops : voir p. 114, n. 4.
(124) Lors de ses travaux, Héraclès dut nettoyer les vastes écuries du roi
Augias, mais celui-ci refusa de le payer pour sa peine. Pour se venger il fit le siège
de la ville qu’Augias gouvernait et tua ses deux généraux : les frères Ctéatos et
Eurytos, fils de Poséidon.
(125) Roi des Épéens : Augias.
(126) L’Altis est un bois sacré dans le Péloponnèse, où fut construit le centre
religieux d’Olympie. Le terme désigne aussi l’espace sacré à l’intérieur de ce
centre, délimité par un mur.
(127) Zeus enleva Ganymède, séduit par son incomparable beauté, et en fit
l’échanson des dieux. Refusant de le renvoyer parmi les mortels, Zeus l’éleva dans
le ciel sous la forme de la constellation du Verseau.
(128) Filles de Zeus, les Charites sont des déesses de la fécondité que les
Romains associeront à leurs trois Grâces.
(129) Chiron : centaure fils de Cronos et de l’Océanide Phillyra.
(130) Asclépios est le dieu de la médecine.
(131) L’enfant : à savoir Asclépios.
(132) Coronis : la maîtresse d’Apollon et la mère d’Asclépios, dieu dont il est
question depuis le début du poème.
(133) Le Veilleur : cette épithète désigne Apollon.
(134) Pytho est un autre nom du sanctuaire de Delphes, par référence au
serpent du même nom qui veillait sur son oracle (et donna son nom à la Pythie).
(135) L’Oblique : Apollon, ainsi nommé en raison de l’ambiguïté de ses
oracles.
(136) Sa sœur : Artémis.
(137) Boïbias : ce bois se trouve en Thessalie.
(138) La construction de bois : le bûcher où son corps doit être brûlé.
(139) La fontaine Aréthuse est une source d’eau douce qui se trouve dans l’île
d’Ortygie, à Syracuse.
(140) L’auguste déesse : Cybèle.
(141) Grands yeux : le texte grec dit exactement « à l’œil de vache ».
(142) Le poète désigne Ino, Autonoé et Agavé, les filles de Cadmos, saisies de
folie pour ne pas avoir reconnu le culte de Dionysos. Thyoné est plus connue sous
le nom de Sémélé (la lune).
(143) Fils unique : il s’agit d’Achille, fils de Pélée, roi de Phthie, et de la
néréide Thétis.
(144) Nestor combattait aux côtés des Grecs et Sarpédon aux côtés des
Troyens.
(145) Égine est la patrie d’Ajax, fils de Télamon, et frère de Pélée.
(146) Le pancrace était un combat alliant la lutte et le pugilat. Les adversaires
avaient les poings nus.
(147) Myrmidons : peuple de Grèce réputé pour ses qualités guerrières. Achille
était son roi.
(148) Éaque est le fils de Zeus et de la nymphe Égine, le père de Télamon et de
Pélée.
(149) Télamon, fils d’Éaque et d’Endéis, est le frère de Pélée, le père d’Achille.
Lui-même, roi de Salamine, est le père d’Ajax et de Teucros.
(150) Le centaure Chiron fut le maître de Jason et d’Achille. Il recueillit Jason
dans sa grotte, alors qu’il avait été exposé par sa mère sur le mont Pélion pour le
faire échapper à son oncle Pélias, qui avait usurpé le trône de son père, Éson, roi
d’Iolcos en Thessalie.
BACCHYLIDE
(151) Sept jeunes garçons et sept jeunes filles d’Athènes devaient être livrés
tous les ans à Minos en Crète pour être donnés en pâture au minotaure.
(152) Ériboa : c’est le nom de la jeune fille convoitée par Minos.
(153) Minos est le fils de Zeus.
(154) La noble fille : il s’agit d’Europe, mère de Minos, elle-même fille
d’Agénor ou Phénix, roi de Phénicie.
(155) Æthra, la fille de Pitthée, roi de Trézène, passe pour avoir conçu Thésée,
tantôt d’Égée, tantôt de Poséidon. Thésée ici fait valoir qu’il est à moitié de
naissance divine, comme Minos.
(156) Le gendre du soleil est Minos, époux de Pasiphaé qui a Hélios, le soleil,
pour père.
(157) Poséidon est le dieu des chevaux.
(158) Dieu primitif de la mer, Nérée est le père de cinquante filles, les Néréides.
Ce sont des nymphes maritimes.
(159) Amphitrite, qui est une des Néréides, est l’épouse de Poséidon.
(160) Le péan est un chant choral solennel accompagné à la lyre ou à la flûte.
Sollicitant la délivrance d’un mal, il est en général adressé à Apollon, le dieu
guérisseur, et entonné avant un combat ou en action de grâce après une victoire.
ESCHYLE
(161) Darius est l’époux d’Atossa et le roi de la Perse. Xerxès est leur fils.
(162) Phoibos, « le Brillant » (qui a donné Phébus en latin), le Soleil, parfois
associé à Apollon à partir du Ve siècle.
(163) Les passages en italique permettent au lecteur d’identifier les vers
chantés par le chœur.
(164) Dieu au casque d’or : Arès, le dieu de la guerre, donna sa fille en
mariage à Cadmos, le fondateur de Thèbes.
(165) Cadmos avait pour épouse la fille de Cypris-Aphrodite et d’Arès,
Harmonie.
(166) Fille de Léto : Artémis, fille de Zeus et de Léto.
(167) Onca : nom de la déesse Athéna, ou Athéné, à Thèbes, associée à la
sagesse, à la stratégie militaire, aux artisans et aux artistes.
(168) Cratos : le nom de ce serviteur d’Héphaïstos signifie le Pouvoir. Il a été
chargé, avec Bia (la Force), de clouer Prométhée à un rocher pour le punir d’avoir
donné le feu aux hommes.
(169) Le Titan Prométhée est fils de Japet, lui-même issu d’Ouranos et de Gaïa,
et de Thémis.
(170) La formule (« voir une voix ») est audacieuse : elle se trouve, bien sûr,
dans le texte d’Eschyle.
(171) Éphémères : les mortels, par opposition aux dieux, qui sont immortels.
(172) Le nom de Prométhée fait écho à l’adjectif prométhès, qui signifie
« prévoyant », dérivé du verbe pro-méthéomai, « prendre soin d’avance de, veiller à
ce que (en anticipant), prévoir ».
(173) L’Éther est une divinité primordiale qui désigne la partie supérieure du
ciel, habitée par les dieux.
(174) Chef des Bienheureux : Zeus, qui habite l’éther et règne sur les dieux.
(175) Divinité marine, Téthys eut d’Océan de nombreuses filles, les océanides :
ce sont des nymphes aquatiques.
(176) Zeus est fils de Cronos et de Rhéa.
(177) Il : ce pronom personnel désigne, ici, Agamemnon.
(178) Ceci : ce démonstratif neutre sert à désigner le cadavre auquel
Agamemnon désormais se réduit.
(179) Clytemnestre reproche à Agamemnon d’avoir consenti au sacrifice
d’Iphigénie, prescrit par le devin Calchas et réclamé par les Grecs pour apaiser
Artémis, qu’il avait offensée, et obtenir des vents favorables au départ de leur flotte
vers Troie, afin de venger l’enlèvement d’Hélène par Pâris.
(180) Até est la déesse incarnant la Faute et l’Égarement. Les Érinyes sont des
déesses infernales qui poursuivent ceux qui ont commis une faute.
(181) Égisthe : frère d’Agamemnon. Il est devenu l’amant de Clytemnestre en
l’absence d’Agamemnon parti depuis dix ans faire la guerre aux Troyens.
(182) Ilion est un autre nom de Troie. Chryséis est une captive donnée en butin
à Agamemnon.
(183) Clytemnestre dénonce cette fois la liaison entre la prophétesse Cassandre,
fille de Priam et d’Hécube, faite prisonnière par les Grecs lors du sac de Troie, et
Agamemnon. Celui-ci l’a ramenée à Argos.
(184) Battu par ma main : le chœur, à ce moment, danse et bat le rythme de la
main.
(185) Invocation à Gaïa, la terre, mère nourricière des dieux et des hommes.
(186) Cette femme impie : allusion à Clytemnestre qui, au début de la pièce, à la
suite d’un songe, envoie faire des libations pour apaiser l’âme d’Agamemnon.
(187) Les Érinyes, divinités de la vengeance, sont des déesses chtoniennes,
liées à la terre.
(188) Surnom d’Apollon. Loxias signifie « l’Oblique » par allusion à
l’ambiguïté de ses oracles.
(189) L’Ombilic, ou omphalos, au centre du sanctuaire de Delphes, désigne « le
nombril du monde ». Il était représenté par une pierre conique. — Cet homme
chargé de souillures est Oreste, accablé par la culpabilité d’avoir tué sa mère
Clytemnestre.
(190) Phinée, frère d’Europe, fut un devin. La légende veut qu’il ait été
tourmenté par les Harpies : souillant sa nourriture ou la lui dérobant, elles l’auraient
empêché de s’alimenter.
(191) Furies : autre nom des Érinyes.
(192) Vergue : pièce de navigation servant à tendre la voile.
SOPHOCLE
(193) Cette femme : Tecmesse, son épouse.
(194) Toi, femme : Ajax s’adresse à Tecmesse.
(195) Teucros est le frère d’Ajax.
(196) Offert aux oiseaux : l’inhumation est indispensable en Grèce ancienne
pour que les âmes des morts puissent gagner l’Hadès et ne pas devenir des âmes
errantes qui tourmentent les vivants.
(197) Parmi ses attributions, Hermès est le conducteur des âmes vers Hadès (on
parle alors d’Hermès chtonien, « souterrain », ou psychopompe, « accompagnateur
des âmes »).
(198) Son père et sa mère sont Télamon, roi de Salamine, et Péribée.
(199) Le mot qui est traduit par « merveilles » a, en grec (deinon), le double
sens de « merveilleux » et « terrible ». Sophocle emploie à dessein un mot ambigu.
(200) Le mort : il s’agit de Polynice, tué par son frère Étéocle.
(201) La Justice, en grec Dicè, prescrit notamment les devoirs des vivants à
l’égard des morts et des dieux d’en bas : en interdisant l’enterrement de Polynice au
nom d’un droit civique étranger au divin, Créon s’affranchit d’une des prescriptions
majeures de cette justice.
(202) Celle-là : Créon désigne alors Ismène, la sœur d’Antigone.
(203) À toi aussi : à ce moment, le chœur s’adresse à Hémon.
(204) Vous avez bien parlé : l’échange avait commencé par une longue réplique
où Créon avait affirmé son point de vue.
(205) Chère maîtresse : le messager s’adresse à Eurydice, l’épouse de Créon.
(206) Hécate, également déesse de la lune noire et de la mort. Elle était honorée
comme déesse des carrefours, puisqu’elle reliait la terre, le ciel et les enfers.
(207) Ploutôn, en grec, « le riche », le dieu des Enfers plus connu sous le nom
d’Hadès.
(208) Fils de Laïos : il s’agit d’Œdipe.
(209) Œdipe nourrisson avait été exposé sur le mont Cithéron, où il avait été
recueilli par Polybe et Mérope, le roi et la reine de Corinthe, qui l’élevèrent comme
leur fils.
(210) Eurytos est roi d’Œchalie. Héraclès détruisit la ville comme il lui avait
refusé la main de sa fille, Iole.
(211) Il s’agit de la tunique que Déjanire, inquiète de l’influence de Iole sur son
époux, envoie à celui-ci, frottée d’un philtre dont elle espère qu’il lui assurera
l’amour d’Héraclès, une fois qu’il aura passé le vêtement. Elle ignore que le philtre
que Nessos lui a remis est constitué du venin de l’hydre de Lerne et qu’il doit tuer
Héraclès.
(212) Déjanire est la fille d’Œnée, roi de Calydon, et d’Althéa.
(213) Érinys : le Fléau vengeur, la Malédiction vengeresse.
(214) Héraclès est le fils de Zeus et d’Alcmène.
(215) Nessos, qui fait remettre le poison mortel à Déjanire, est un centaure. Il
cherche à se venger de la flèche qu’Héraclès lui décocha, lorsqu’il tenta d’abuser de
Déjanire en traversant le fleuve Événos.
(216) La bête à noire crinière : il s’agit du centaure Nessos.
(217) La malheureuse : Déjanire, jalouse d’Iole.
(218) Œchalie : la localisation exacte, en Grèce, de cette cité est mal connue.
Elle avait pour roi Eurytos, le père d’Iole, la captive d’Héraclès, ici désignée
comme l’épouse conquise au combat, qui suscite la jalousie de Déjanire.
(219) Fils d’Égée : Œdipe s’adresse à Thésée.
(220) Les hommes nés de la semence du dragon : les spartoi, les géants nés tout
armés des dents du dragon que Cadmos avait tué, après qu’il les eut semées sur le
conseil d’Athéna. Les spartoi s’entretuèrent, à l’exception de cinq d’entre eux, avec
lesquels Cadmos fonda Cadmée, la citadelle de la future ville de Thèbes.
(221) Œdipe s’adresse à ses filles Ismène et Antigone.
(222) Déesse d’en bas : Perséphone, déesse des Enfers par son mariage avec
Hadès.
EMPÉDOCLE
(223) Cudoimos est le dieu qui personnifie le fracas, la confusion, le tumulte de
la bataille. C’est une des incarnations de la guerre.
(224) Le fragment célèbre un âge d’or placé sous le signe de Cypris, la déesse
de l’Amour, un âge dont la violence est absente. Le miel qui coule sur l’autel
remplace le sang.
(225) Cette représentation du divin s’appuie sur une série remarquable de
négations.
HÉRODOTE
(226) Hérodote met en œuvre l’opposition traditionnelle entre Grecs et
Barbares, ces peuples non hellénophones dont le langage ne semble que
borborygme. La nudité masculine n’est pas honteuse en Grèce. Elle s’affiche aux
bains, lors des jeux, dans tout l’art. La nudité féminine est moins commune
néanmoins, la femme étant appelée à faire preuve de pudeur.
(227) La Lydie est située en Asie mineure, aujourd’hui en Turquie. Crésus, son
roi, était réputé pour sa grande richesse.
(228) Solon : le célèbre législateur athénien, à la fin du VIIe siècle avant J.-C.
(229) Amasis (570-526 avant J.-C.), en égyptien Ahmose, est un pharaon de la
XXVIe dynastie.
(230) Pour les Grecs, le fait de répandre le sang d’un autre homme, même
involontairement, jetait sur l’homicide une souillure qu’il propageait. Le meurtrier
était alors exilé et devait être purifié.
(231) Cyrus (559-530 avant J.-C.) : le fondateur de l’Empire perse.
(232) Boubastis était la ville de la déesse-chatte Bastet. Le chien sauvage, ou
chacal, s’incarne en Anubis, le dieu des nécropoles et des embaumements.
(233) Ichneumons : espèce de mangouste.
EURIPIDE
(234) Racine se souvient de ce passage dans Iphigénie : « Je vois déjà la rame
et la barque fatale. / J’entends le vieux nocher sur la rive infernale : / Impatient, il
crie : “On t’attend ici-bas, / Tout est prêt, viens, descends, ne me retarde pas.” »
(235) La fille de Déméter est Perséphone, reine des Enfers par son mariage
avec Hadès.
(236) Le chien de Pluton : Cerbère, le chien tricéphale qui garde les portes des
Enfers. Charon est le nocher qui conduit la barque sur laquelle les âmes des morts
traversent le Styx pour rejoindre les Enfers.
(237) Sur le péan, voir p. 198, n. 1.
(238) Limné : rivage proche de Trézène où Hippolyte exerce ses chevaux.
(239) Cavales vénètes : au Ier siècle avant J.-C., le géographe Strabon fait écho
à la réputation des chevaux de Vénétie.
(240) Hippolyte est né de l’union de Thésée et de l’Amazone Antiope.
(241) Phèdre a deux enfants de Thésée, Démophon et Acamas.
(242) Phèdre est la fille de Minos et de Pasiphaé ; cette dernière s’était éprise
d’un taureau et avait ainsi donné naissance au Minotaure.
(243) Ariane, la sœur de Phèdre, après avoir été abandonnée par Thésée sur
l’île de Naxos, fut enlevée par Dionysos qui l’épousa.
(244) Traditionnellement, Éros est considéré comme le fils d’Aphrodite et
d’Arès, mais quelquefois d’Aphrodite et de Zeus.
(245) Le sanctuaire d’Olympie est situé sur la rive droite du fleuve Alphée. —
Pythô désigne Delphes.
(246) La pouliche d’Œchalie : c’est Iole, fille du roi d’Œchalie, unie à
Héraclès, fils de Zeus et d’Alcmène, qui est ainsi désignée par métaphore. L’image
de la jeune fille en cavale indomptée est un lieu commun.
(247) Dircé : fontaine près de Thèbes.
(248) Allusion à Sémélé, foudroyée par la vue de son amant, Zeus. Zeus tira de
son ventre l’enfant qu’elle portait et le cousit dans sa cuisse : ainsi Bacchos
(Dionysos, le Bacchus des Latins) est-il dit « deux fois né », car il fut porté par
deux personnes différentes.
(249) L’Éridan est le fleuve, à l’occident du monde, où Zeus précipite Phaéton,
emporté par le char du soleil qu’il a voulu conduire. Ses sœurs, les Héliades,
inconsolables, le pleurèrent tant, que leurs larmes devinrent de l’ambre et qu’elles-
mêmes se métamorphosèrent en peupliers ou en aulnes.
(250) L’auguste frontière du ciel : la terre des Hespérides et son jardin fabuleux
étaient situés à la limite occidentale du monde.
(251) Barque crétoise : Phèdre, fille de Minos, roi de Crète, vint en Grèce pour
épouser Thésée.
(252) Mounichie : un des ports du Pirée.
(253) C’est un raccourci. Andromaque a épousé Néoptolème (qu’on appelle
aussi Pyrrhus), le fils d’Achille, meurtrier d’Hector, après lui avoir été donnée
comme esclave. — Phthie était la capitale de la province de Phthie, royaume de
Pélée et d’Achille.
(254) Il s’agit de Molossos, l’enfant qu’Andromaque a eu de Néoptolème.
(255) Polydore, le fils de Priam et d’Hécube, a été envoyé en Thrace par son
père pour échapper à la guerre. Trahi par son hôte, il est assassiné à l’insu
d’Hécube.
(256) Cassandre et Hélénos sont deux enfants de Priam et d’Hécube. Ils avaient
tous deux le don de divination.
(257) Serviteur des fils de Danaos : dans L’Iliade, Talthybios est le héraut
d’Agamemnon.
(258) La tombe : celle d’Achille.
(259) Polyxène, qu’Achille avait demandée comme sa part de butin, fut offerte
en sacrifice sur sa tombe.
(260) Fils de Pélée : Achille, père de Néoptolème.
(261) Le cadavre du Roi : il s’agit de Lycos, qui s’était emparé du trône de
Thèbes pendant l’absence d’Héraclès descendu aux Enfers.
(262) Mégara est la femme d’Héraclès ; Alcmène est la mère d’Héraclès, et
Amphitryon, l’époux d’Alcmène, est son père (en réalité, Héraclès est né de l’union
de Zeus et d’Alcmène).
(263) Eurysthée, roi d’Argolide, où est située Mycènes, est l’ennemi d’Héraclès
et le commanditaire de ses travaux.
(264) Les Cyclopes passaient pour avoir bâti Mycènes, réputée pour ses murs
imposants (« cyclopéens »).
(265) La ville de Nisos : Mégare, dont Nisos est roi.
(266) Pallas : Athéna.
(267) Capanée, venu assiéger Thèbes avec Polynice, le fils d’Œdipe, mourut
foudroyé par Zeus, irrité par son orgueil et son mépris pour les dieux.
(268) Le texte est ici très incertain.
(269) Terrible acte : Évadné vient de se jeter dans le bûcher de Capanée.
(270) Destinées d’Œdipe : le chœur veut dire que la malédiction des
Labdacides, cause de la mort d’Étéocle et de Polynice, a aussi frappé Iphis à travers
le sort de sa fille et de son gendre.
(271) Abandonnant ta malheureuse mère : le héraut Talthybios vient
d’annoncer à Andromaque qu’Astyanax doit être jeté du haut des murailles de
Troie.
(272) Hélène est la fille de Zeus et de Léda, mais Andromaque suppose qu’elle
a plutôt été engendrée par des puissances maléfiques.
(273) Andromaque a été emmenée par Néoptolème sans pouvoir donner de
sépulture à son fils, Astyanax. La charge en incombe à sa grand-mère, Hécube.
(274) Pélée est le père d’Achille, dont Néoptolème, qu’Andromaque doit
épouser, est le fils.
(275) Thrène : déploration funèbre chantée durant les funérailles.
(276) Le texte n’est pas sûr dans ce vers et les suivants.
(277) Pan poursuivit de ses assiduités la nymphe Syrinx. Elle se transforma en
roseau pour le fuir.
(278) Castor et Pollux, les Dioscures, sont les fils de Léda et par conséquent les
frères d’Hélène.
(279) Eurotas : fleuve de Laconie, au sud du Péloponnèse.
(280) Le fils de Priam : Pâris.
(281) Le Simoïs est un fleuve de Troade.
(282) Léda, séduite par Zeus qui pour cela avait pris la forme d’un cygne, eut
quatre enfants, nés de deux œufs, Hélène et Clytemnestre dans l’un, les jumeaux
Castor et Pollux dans l’autre.
(283) Les Barbares sont gouvernés par un roi, dont tous les sujets sont les
esclaves. Hélène discerne là un trait qui oppose les Barbares aux Grecs, chez qui les
citoyens sont libres. Cette distinction, valable à l’époque d’Euripide, ne l’est pas à
l’époque de la guerre de Troie. Il s’agit d’un anachronisme.
(284) Nauplios, roi d’Eubée, la plus grande des îles grecques après la Crète, est
un des Argonautes. Il avait pour fils Palamède, qui prit part à la guerre de Troie.
Palamède ayant dénoncé plusieurs ruses d’Ulysse qui pouvaient affaiblir son camp,
celui-ci le perdit en le faisant accuser de trahison (il prétendit qu’il était à la solde
de Priam). Palamède fut condamné à mort et lapidé. À la fin de la guerre, pour
venger sa mort injuste, Nauplios alluma des feux sur les côtes de l’Eubée, afin d’y
attirer les vaisseaux grecs contre les écueils qui la bordent (les « rocs Caphérées »)
et qu’ils s’y brisassent. Le seul rescapé fut… Ulysse.
(285) À l’extrémité de la péninsule d’Épidaure, au bout du Péloponnèse, le cap
Malée sépare le golfe de Laconie, dans la mer ionienne, et la mer Égée. Alors qu’il
rentrait en Grèce après la chute de Troie, Ménélas y fut pris par une tempête qui le
fit échouer en Crète. Il continua alors sa route en Égypte où, selon L’Odyssée, il
passa cinq ans. Il ramenait avec lui Hélène, le « butin de la guerre ».
(286) Euripide fonde sa pièce sur une légende selon laquelle Pâris n’aurait pas
entraîné à Troie la véritable Hélène, mais un simulacre de celle-ci, façonné par
Héra, tandis que la vraie Hélène avait été transportée par Hermès, sur l’ordre de
Zeus, en Égypte auprès du dieu de la mer Protée, où Ménélas la retrouva, tandis que
son fantôme s’évapora.
(287) Clytemnestre s’adresse à Agamemnon. Elle avait été mariée en premières
noces à Tantale, fils de Thyeste, tué par Agamemnon.
(288) Mes deux frères : Castor, qui est aussi fils du roi de Sparte, Tyndare, et de
Léda, et Pollux, fils de Zeus et de Léda.
(289) Clytemnestre eut trois filles — Iphigénie, Chrysothémis et Électre — et
un fils, Oreste.
(290) Argos : ou Mycènes (la ville de Mycènes est placée dans la plaine
d’Argos), la ville dont Agamemnon est le roi.
(291) La terre de Phrygie : prise au sens large, elle désigne l’Asie mineure, où
se trouve Troie.
(292) Danéens : l’un des noms pour désigner les Grecs, les Achéens, les
descendants de Danaos, fondateur d’Argos ou Mycènes dans le Péloponnèse.
(293) La supplication est une pratique religieuse et sociale en Grèce ancienne :
lorsqu’un individu a tout perdu, qu’il se trouve dans une détresse totale, il sollicite
l’aide, soit d’un dieu (il va alors s’asseoir dans son temple), soit d’un homme. Dans
ce dernier cas, rituellement, il lui parle en lui entourant les genoux, dans une
posture d’humiliation, ou en lui touchant le menton.
(294) Pélops : l’ancêtre des Atrides, dont le nom est à l’origine de celui du
Péloponnèse.
(295) Les thiases sont les créatures qui accompagnent Dionysos, puis, par
extension, les cortèges qui ont lieu en son honneur.
(296) Le thyrse est le bâton entouré de pampres et de lierres, surmonté d’une
pomme de pin ou de feuilles de vigne, qui était l’attribut symbolique de Dionysos.
(297) Bromios signifie « le Bruyant » ; c’est un des surnoms de Dionysos.
(298) Dionysos peut être représenté avec une tête de taureau ou avec une
couronne de serpents.
(299) Ménades : nymphes qui accompagnent traditionnellement Dionysos. Leur
nom renvoie au verbe « délirer, être furieux ». Elles apparaissent en effet comme
possédées et s’adonnent à des rites orgiaques. Ivres en permanence, elles portent
des peaux de bêtes et des tatouages sur le visage.
(300) Mère de Dionysos, Sémélé est la fille de Cadmos, le fondateur de Thèbes.
(301) Le smilax est une plante. C’était, avec le lierre et la vigne, un attribut de
Dionysos.
(302) Les nébrides sont les peaux de bêtes (faon, daim, biche, voire panthère,
bouc, chèvre, lynx ou renard) que portent les Ménades. Le port de la nébride
connote l’animalité et la sauvagerie.
(303) Rejoignant les cortèges de Dionysos, les ménades ont abandonné ces
activités féminines typiques : filage et tissage.
(304) Les Courètes étaient des dieux crétois fameux pour leurs danses
guerrières. Ils avaient noyé dans le fracas de leurs armes les cris du jeune Zeus,
caché dans une des grottes de l’Ida.
(305) Orbe de cuir : il s’agit du tympanon, un instrument à cordes. Les
corybantes sont des prêtres de Cybèle, déesse-mère adorée d’abord en Phrygie.
Associée à la fertilité, elle incarnait aussi la nature sauvage.
(306) Rhéa : cette Titanide est la fille d’Ouranos, le ciel, et de Gaïa, la terre.
Elle est à la fois la sœur et la femme de Cronos, ce qui fait d’elle la mère de
plusieurs dieux : Hadès, Poséidon, Zeus, mais aussi Hestia et Déméter.
(307) Évohé : cette interjection est le cri spécifique des Bacchantes.
(308) Le mont Tmolos est une montagne de Lydie, aujourd’hui en Turquie.
(309) Autonoé est, avec Inô, Sémélé et Agavé, la fille de Cadmos et
d’Harmonie. Elle est la mère d’Actéon.
(310) Le narthex est une plante ombellifère à tige creuse (comme le fenouil)
qui faisait un office comparable, dans le culte de Dionysos, à celui du thyrse.
(311) Iacchos : l’un des noms de Dionysos.
(312) Agavé tient entre ses bras la tête de son fils, Penthée, qu’elle prend pour
celle d’un lion.
(313) Le mont Cithéron constitue la frontière entre le nord de l’Attique et la
Béotie, à une trentaine de kilomètres au nord d’Athènes.
HIPPOCRATE
(314) Asclépios est le fils d’Apollon. Hygie et Panacée sont deux filles
d’Asclépios. La première est spécifiquement associée à la santé, à la propreté, à
l’hygiène, vocable formé sur son nom. Panacée, « la secourable » (du grec akos,
« le remède »), est celle qui fournit des remèdes aux hommes.
(315) Le traité des Maladies des femmes mentionne cependant des potions
abortives, soit pour évacuer un fœtus mort, soit pour avorter un fœtus vivant, pour
des raisons médicales, mais aussi pratiques. La Grèce ne condamne pas
systématiquement l’avortement et n’hésite pas à exposer (il s’agit du terme
technique employé à l’époque) des nourrissons que leurs parents ne souhaitent pas :
ils sont abandonnés sans soin dans des lieux où leur mort est assurée.
(316) Lithiase : maladie provoquée par des calculs obstruant diverses voies
corporelles. Ce refus d’opérer de calculs, qu’aucun autre texte ne confirme, étonne.
Il peut s’agir d’un passage corrompu.
(317) À titre symbolique, en plus de la législation précise qui régit la médecine,
le serment d’Hippocrate continue d’être à l’honneur. La version proposée depuis
2012 par l’Ordre national des médecins est la suivante :
« Au moment d’être admis(e) à exercer la médecine, je promets et je jure d’être
fidèle aux lois de l’honneur et de la probité.
« Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé
dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux.
« Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans
aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions. J’interviendrai pour les
protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur
dignité. Même sous la contrainte, je ne ferai pas usage de mes connaissances contre
les lois de l’humanité.
« J’informerai les patients des décisions envisagées, de leurs raisons et de leurs
conséquences.
« Je ne tromperai jamais leur confiance et n’exploiterai pas le pouvoir hérité
des circonstances pour forcer les consciences.
« Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. Je ne me
laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire.
« Admis(e) dans l’intimité des personnes, je tairai les secrets qui me seront
confiés. Reçu(e) à l’intérieur des maisons, je respecterai les secrets des foyers et ma
conduite ne servira pas à corrompre les mœurs.
« Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement
les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément.
« Je préserverai l’indépendance nécessaire à l’accomplissement de ma mission.
Je n’entreprendrai rien qui dépasse mes compétences. Je les entretiendrai et les
perfectionnerai pour assurer au mieux les services qui me seront demandés.
« J’apporterai mon aide à mes confrères ainsi qu’à leurs familles dans
l’adversité.
« Que les hommes et mes confrères m’accordent leur estime si je suis fidèle à
mes promesses ; que je sois déshonoré(e) et méprisé(e) si j’y manque. »
(318) Mélange : le texte mobilise ici la notion de krasis, mélange d’éléments
qui se combinent pour ne plus en former qu’un seul.
(319) Le concept d’isomoiriê qui est convoqué dans ce texte rappelle celui
d’isonomia et, plus généralement, d’une égalité ou « médiocrité » idéale.
(320) Texte lacunaire.
(321) L’auteur du traité vient de consacrer un long développement aux Scythes.
(322) Tout dépend de l’équilibre entre des principes divers, voire contraires.
(323) Lieu quitté : les humeurs sont censées parcourir le corps librement.
(324) Il est important pour le médecin d’être capable de restituer le passé
médical du malade pour comprendre son état présent et influer sur l’évolution de la
maladie. L’interprétation des phénomènes qu’il observe est la base de sa lecture du
cas.
(325) L’usage de l’adjectif divin, qui vient contredire toute l’attitude de l’école
hippocratique, a suscité beaucoup de débats et de discussions sur la fiabilité
philologique du passage. Il serait possible que « divin » renvoie à la nature, la
physis, comme principe divin.
(326) Autres signes : aucun signe n’est de lui-même signifiant. Tous n’ont de
valeur que relativement et confrontés les uns aux autres.
(327) Les médecins sont introduits au cœur des habitations où ils vont et
viennent avec plus de liberté qu’aucun étranger. Ils doivent donc inspirer la
confiance et ne commettre aucun impair ou aucune indélicatesse.
(328) Énéorème : suspension ou dépôt qui se forme dans l’urine.
THUCYDIDE
(329) Lacédémoniens : habitants de Sparte. Lacédémone est le nom antique de
Sparte, qui est située en Laconie.
(330) Phlyctènes : ampoules formées sur l’épiderme à la suite d’une affection
ou d’une brûlure.
(331) Peste : en grec, loimos ; disette : en grec, limos. Le rapprochement entre
les deux mots est courant et ancien. On le trouve par exemple chez Hésiode :
« Cronos envoie une grande calamité, à la fois disette et peste » (Les Travaux et les
Jours, v. 242-243). Plus généralement le loimos, qui peut être traduit par fléau, est
considéré comme intrinsèquement lié à la divinité (c’est aussi le cas pour la peste
qui touche le camp des Achéens dans L’Iliade) et au problème de la souillure
(l’inceste et le parricide d’Œdipe sont révélés à la suite de la peste qui envahit
Thèbes). L’attitude distanciée et critique de Thucydide à l’égard du jeu de mots est
donc en rupture avec cette tradition.
(332) Les hoplites sont dotés d’armures et d’armements lourds et coûteux. Ils
sont donc généralement issus de milieux aisés. Les cavaliers, qui ont les moyens de
se procurer une monture, appartiennent quant à eux à l’aristocratie.
ARISTOPHANE
(333) Le Chœur est composé de paysans.
(334) Thratta : nom communément donné aux esclaves de sexe féminin.
(335) Taxiarque : désigne le commandant de l’infanterie dans l’armée grecque.
(336) Chizique : jeu de mots sur la célèbre teinture jaune fabriquée dans la ville
de Cyzique, en Asie mineure. Il suffit d’une lettre en plus, en grec comme en
français (« chie »), pour que le nom de la ville suggère non seulement le coloris
jaune, mais les effets physiologiques de la peur sur un soldat : autrement dit, la
chiasse !
(337) Chevalcoq : cet animal fantastique, faisant l’objet de nombreuses
représentations, avait déjà été évoqué par Eschyle (d’après Aristophane lui-même).
Aristophane y fera allusion dans d’autres œuvres.
(338) Prodicos de Céos (entre 470 et 460-399 avant J.-C.), célèbre sophiste
ionien, souvent évoqué de façon critique chez Platon. Il aurait eu pour élèves les
orateurs Antisthène, Callias, Isocrate et peut-être le tragique Euripide. Dans tout ce
discours, Aristophane multiplie les allusions et les emprunts à Homère, Eschyle et
Hésiode, les maîtres du grand style épique.
(339) Foulque : oiseau proche de la poule d’eau. Les oiseaux étaient
traditionnellement un cadeau amoureux entre garçons, mais ils sont aussi un
symbole phallique et l’allusion au coq force ce double sens sexuel.
(340) Les scoliastes ont voulu voir ici une allusion, non à Oreste, le personnage
de la tragédie, mais à un vulgaire détrousseur. Aristophane, au moins, joue de
l’amalgame possible.
(341) Allusion à de célèbres oracles. Il y avait un oracle de Zeus – Ammon en
Égypte. Zeus avait aussi un sanctuaire en Épire, à Dodone, où les lamelles de cuivre
accrochées aux branches des chênes de la forêt avaient la réputation de rendre de
précieuses prophéties.
(342) Aristophane joue sur la double signification d’ornis en grec, qui signifie à
la fois l’« oiseau » et le « présage » tiré du vol des oiseaux.
(343) Les oiseaux se moquent du penchant des Athéniens à la superstition.
(344) L’expression lait d’oiseau désigne proverbialement chez les Grecs le
bonheur suprême et inaccessible. En effet, les Athéniens ont peu de chances d’en
profiter.
(345) Mesdames : les femmes sont réunies sur la Pnyx, où se trouve le siège de
l’assemblée, à l’occasion de la fête des Thesmophories. Elles délibèrent comme le
feraient des citoyens de sexe masculin. Elles s’en prennent surtout à Euridipe
qu’elles trouvent particulièrement misogyne dans ses tragédies. Le chœur est
composé, bien sûr, de femmes.
(346) Le reste, je le mettrai par écrit… : ce vers plagie la formule que les
orateurs utilisaient au tribunal pour signifier qu’ils feraient consigner par écrit des
faits trop graves pour être révélés publiquement.
(347) Mnésiloque : il s’agit du parent d’Euripide, déguisé en femme.
(348) J’ai versé de l’eau sur les gonds de la porte : pour éviter qu’ils ne
grincent.
(349) Phèdre : voir Hippolyte, p. 308.
(350) Dionysos arrive aux Enfers accompagné de son serviteur Xanthias pour
en faire revenir Euripide. Le premier est déguisé en Héraclès, dont on sait qu’il
parvint à revenir des Enfers. Mais il va rencontrer toutes les victimes d’Héraclès,
mal disposées envers lui…
(351) Après sa mort, Éaque est devenu l’un des trois juges des Enfers.
(352) Remarque ironique : Cerbère est lui-même le chien de garde des Enfers.
(353) Le Styx, l’Achéron et le Cocyte sont trois fleuves des Enfers.
(354) Échidna est une créature monstrueuse : elle a un corps de femme qui se
termine par une queue de serpent. Elle est la mère de nombreux monstres (Cerbère,
l’Hydre de Lerne, Chimère, le lion de Némée, etc.). Elle est évoquée dans la
Théogonie (v. 295 et suivants).
(355) Tar… tésie : littéralement « de Tartésos », dans le sud-ouest de l’Espagne.
Aristophane joue sur ce nom qui suggère le bout du monde et fait écho au
« Tartare », une région désolée où les hommes expiaient leurs crimes.
(356) On débat sur l’adjectif tithrasiennes. Renvoie-t-il à une région de Libye
où les Gorgones vivraient ? À un bourg de l’Attique, « Tithras » ? Peu importe : sa
présence permet surtout à Aristophane de parodier le style d’Euripide.
(357) Ici, Aristophane parodie le style d’Euripide.
(358) L’Héraclèxanthias : c’est-à-dire Xanthias déguisé en Héraclès.
(359) Alcmène est la mère d’Héraclès.
(360) Théramène : allusion narquoise à l’un des hommes politiques les plus
importants de la période. Il était surnommé « le cothurne », une chaussure qui va à
n’importe quel pied, pour dénoncer ses virevoltes politiques.
(361) Héraclès est aussi dénoncé comme un voleur.
(362) Clayons : petits paniers servant à égoutter les fromages.
(363) Le barathre était un gouffre à l’ouest d’Athènes où les condamnés à mort
étaient précipités.
(364) Archédémos était un démocrate radical. Il est plusieurs fois l’objet des
sarcasmes d’Aristophane.
PLATON
(365) Les silènes sont à l’origine, dans la mythologie, des créatures sylvestres,
mi-humaines, mi-animales, souvent représentées de façon grotesque.
(366) Marsyas : ce satyre, selon la tradition, cultiva l’art de la flûte, méprisé par
Athéna, parce qu’il déforme les joues de celui qui joue de l’instrument.
(367) L’identité de cet Olympos n’est pas sûrement établie. Il passe pour un
jeune garçon proche du satyre Marsyas et inventeur de l’harmonie.
(368) Corybantes : voir p. 356, n. 8.
(369) Périclès (vers 495-429 avant J.-C.) : stratège, orateur et homme politique
parmi les plus importants d’Athènes.
(370) Mettez-vous sur les oreilles… : formule qui proclamait la loi du secret
dans les mystères orphiques.
(371) Le bouclier d’Ajax était fait de sept peaux de bœuf.
(372) Expédition de Potidée : cette bataille a lieu en 432 avant J.-C. en
Macédoine. La ville s’était révoltée contre l’hégémonie d’Athènes.
(373) Homère, L’Odyssée, IV, v. 242.
(374) Alcibiade est un aristocrate. Il combat à cheval. Socrate, plébéien, est
dans l’infanterie parmi les hoplites et porte ses armes (casque, cuirasse, cnémides
pour protéger les tibias, bouclier, lance et épée courte).
(375) Lachès : ce général était une incarnation de la bravoure. Le dialogue
intitulé Lachès porte sur le courage.
(376) Les Nuées, v. 362. Aristophane est l’un des convives du Banquet.
(377) Lors du procès de Socrate, Criton s’était porté garant auprès des juges
que le philosophe ne s’enfuirait pas.
(378) Les Onze sont, à Athènes, des magistrats qui avaient le pouvoir d’arrêter,
d’interroger, de condamner et de faire exécuter les criminels convaincus d’actes de
piraterie, de vol ou d’infractions violentes. Ils étaient désignés par tirage au sort
parmi les citoyens âgés d’au moins trente ans pour une durée d’une année non
renouvelable. Ils veillaient à l’application des sentences et au maintien de l’ordre,
mais, si leur verdict était contesté, l’accusé pouvait obtenir un procès en bonne et
due forme.
(379) Échécrate : ce philosophe pythagoricien, originaire de Phlionte, est un
des participants du dialogue que rapporte le Phédon. C’est lui qui prie Phédon de
lui raconter les dernières heures de Socrate et qui soutient la thèse de l’harmonie de
l’âme.
(380) Le sens de cette injonction fait débat. Esculape, fils d’Apollon, est un
dieu guérisseur. De quoi Socrate considère-t-il que ses amis et lui ont été guéris par
Esculape, de telle sorte qu’ils lui doivent une offrande ? De la vie (c’est la lecture
de Nietzsche) ? De la diversion qui les aurait empêchés de mener à bien leur
réflexion ? Du corps ? Cette référence au coq s’explique-t-elle parce que le coq,
annonciateur du jour, est un garant de l’immortalité de l’âme ?
(381) Terpsichore : muse de la danse. — Erato : muse de la poésie lyrique. —
Calliope : muse de la poésie épique — Uranie : muse de l’astronomie.
XÉNOPHON
(382) Le lochage est le commandant d’un lochos. Chacun des six régiments de
l’armée spartiate était composé de deux lochoi, chaque unité comptant six cent
quarante hommes.
(383) Cyrus le Jeune (424-401 avant J.-C.). Ce satrape (délégué du pouvoir
royal dans une province) perse s’était révolté contre son frère le roi Artaxerxès. Il
avait recruté des mercenaires grecs démobilisés à la fin de la guerre du Péloponnèse
et obtenu l’appui de Sparte, qui lui envoya huit cents soldats conduits par
Chirisophos. Cyrus cacha d’abord à ses troupes le but de son expédition, prétendant
seulement vouloir pacifier la Cilicie. Une fois sur l’Euphrate, il révéla qu’il
marchait en réalité contre Artaxerxès. Ses hommes, après des protestations,
consentirent à son projet. La bataille eut lieu à Cunaxa, près de Babylone. Les
mercenaires grecs eurent vite l’avantage, mais Cyrus fut tué et ils se retrouvèrent
isolés dans l’empire perse. Le Perse Tissapherne, sur l’ordre d’Artaxerxès, fit
égorger leurs chefs (dont le général en chef Cléarque). Les mercenaires désignèrent
de nouveaux stratèges. Xénophon fut l’un d’eux et participa donc à la retraite des
Dix-Mille.
(384) La cité : Athènes.
(385) Cléarque commandait aux mercenaires entraînés par Cyrus le Jeune. —
Le Roi : Artaxerxès II, roi des Perses (les Grecs désignaient ordinairement ce
dernier de manière absolue comme « le Roi »).
(386) Les Grecs, en butte au climat rude, comme aux attaques de leurs
ennemis, arrivent à gagner les bords de l’Euphrate, d’où ils essaient de retrouver la
route qui les mène à la mer et leur permettra de rejoindre, enfin, leur patrie.
(387) Chirisophe : il s’agit d’un Lacédémonien investi du commandement
suprême de l’armée (il était né vers 435 avant J.-C. et mourut vers 400).
(388) Le parasange ou parasang est une mesure de distance en usage en Perse.
Elle équivaut environ à cinq mille mètres.
(389) Un comarque est le gouverneur d’un village ou comè.
(390) Un stade est une unité de mesure équivalant environ à 185 mètres.
(391) Les peltastes étaient des soldats d’infanterie légère, équipés de la
« pelte », un petit bouclier en forme de croissant.
(392) Les Grecs, à la recherche d’une route vers la mer, ont accompli des
milliers de kilomètres à travers l’Asie mineure et rencontré toutes sortes de peuples,
quand ils atteignent enfin le terme de leur périple.
(393) Dariques : pièces d’or utilisées dans l’empire Perse.
(394) Macrons : peuple qui vivait dans l’actuelle Géorgie, sur les bords de la
mer Noire.
(395) Astyage est le grand-père maternel de Cyrus et le roi des Mèdes. Il
accueille l’enfant à la cour et s’enchante de son esprit et de ses saillies innocentes.
Cyrus a une douzaine d’années.
(396) Cyathe : vase qui sert à puiser dans le cratère où se trouve le vin.
(397) Un taxiarque est un commandant de régiment.
(398) Le loche est une unité armée, une escouade. Un moment plus tôt, un autre
taxiarque a raconté les maladresses commises par un jeune soldat naïf dans son
unité.
(399) Hystape : un ami de Cyrus.
(400) Hystape essaie ironiquement de convaincre Aglaïtadas de changer de
pratique au moins vis-à-vis de lui et de ses camarades.
(401) Le taxiarque qui a fait rire Cyrus et ses compagnons.
(402) L’histoire d’Abradatas et de Panthée, infiniment reprise dans la littérature
et les arts au XVIIe siècle (roman, théâtre, peinture, tapisserie, sculpture, etc.), est
disséminée dans les livres V, VI et VII de La Cyropédie. Panthée, reine de la
Susiane, a été faite prisonnière par les Perses. Son époux, en ambassade, était
absent. La beauté et la noblesse de la jeune femme inspirent du désir à l’un des
compagnons de Cyrus. Mais Cyrus, sensible à la vertu de Panthée, l’empêche
d’abuser de son otage et la rend à son mari. Le couple, reconnaissant, devient ami
avec Cyrus. Après la mort d’Abradatas, Panthée, qui l’avait pourtant elle-même
engagé à tout sacrifier pour l’honneur, est folle de douleur et se tue après avoir
montré les marques du désespoir le plus touchant. Cyrus élève un magnifique
tombeau à la mémoire de ces époux exemplaires (le caractère de Panthée en fait à
bien des égards le pendant féminin de Cyrus dans l’œuvre). Xénophon s’inspire,
pour raconter les adieux du couple, des adieux d’Hector et d’Andromaque, dans
L’Iliade. La scène inspirera fortement Chairéas et Callirhoé, le roman de Chariton
d’Aphrodise (IIe siècle après J.-C.).
ARISTOTE
(403) Lyncée : fils du roi de Messénie, Apharée, il était inséparable de son
frère, Idas. Ils participèrent ensemble à l’expédition des Argonautes. Lyncée avait la
réputation d’avoir la vue si perçante, qu’il pouvait voir, non seulement à une très
grande distance, mais même à travers la terre.
(404) Mystères : cultes secrets, généralement accessibles aux hommes, mais
aussi aux femmes et aux esclaves d’une cité. Les plus célèbres sont les mystères
d’Éleusis, près d’Athènes. Les affirmations auxquelles Aristote fait allusion passent
pour se rapporter à des mystères orphiques et ne sont pas sans relation avec certains
passages du Phédon de Platon, pénétré d’orphisme. La formule est énigmatique : ce
qui est normal, puisque Aristote évoque un savoir réservé à des initiés. Le
châtiment en cause est-il celui des Titans qui voulurent attenter à la puissance de
Zeus ? Il est impossible de répondre avec certitude. Les mystères offraient une
purification autorisant une vie heureuse après la mort.
(405) Cicéron, Valère Maxime, saint Augustin et Clément d’Alexandrie ont
repris cette information. La source sur laquelle Aristote se fonde est inconnue.
(406) Aristote revient sur ce propos d’Hermotime de Clazomènes, repris par
Anaxagore, dans la Métaphysique (A 3, 984b, 15 et suiv.).
(407) Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 405.
(408) En grec, deux adjectifs : homosipyos et homokapos. Charondas de
Catane, en Sicile, fut un législateur du VIIe siècle avant J.-C. Épiménide de Crète
vint à Athènes en 600 avant J.-C.
(409) Littéralement « animal fait pour vivre dans une cité » : politikon zôon.
Dans l’adjectif politikos résonne la cité, polis.
(410) L’Iliade, IX, v. 63.
(411) Phéniciennes : pièce d’Euripide où les deux fils d’Œdipe se disputent le
pouvoir sur la ville de Thèbes. Racine s’en inspire pour sa première pièce, La
Thébaïde (1664).
(412) Euripe : détroit de Grèce particulièrement sinueux qui sépare l’Eubée de
la Béotie.
DÉMOSTHÈNE
(413) Ce passage correspond aux paragraphes 1 à 12 de la Première
Philippique, qui en contient cinquante et un. Dans les paragraphes 13 à 37, qui ne
sont pas traduits ici, Démosthène énonce les propositions que les Athéniens
devraient retenir. Nous traduisons ensuite les paragraphes 38 à 51.
(414) Trière : bateau à trois rangs de rameurs.
(415) Philippe de Macédoine conquit la Thrace, où se trouve la Chersonèse,
sous influence grecque.
(416) Les Thermopyles sont un défilé situé entre la côte sud du golfe de Lamia
et la chaîne du Callidrome. Il était considéré comme la porte de la Grèce centrale.
C’est là, en effet, que les Grecs coalisés s’étaient postés pour résister à l’invasion
perse menée par Xerxès en 480. Les Mèdes, informés par un déserteur, prirent à
revers le roi de Sparte, Léonidas, qui tenait la passe. Abandonné par une partie de
ses troupes, il résista héroïquement avec trois cents Spartiates, donnant aux Grecs le
temps de préparer une nouvelle défense. Il s’agit donc d’un haut lieu légendaire de
défense. Philippe s’y rendit en 353, mais il fut arrêté par une expédition réunissant
Spartiates et Athéniens.
(417) Démosthène oppose l’armée qui serait ainsi constituée, une armée de
citoyens directement impliquée dans les combats qu’elle mènerait, aux troupes
mercenaires, bien moins fiables et engagées, auxquelles Athènes en est venue à
confier son sort.
(418) Grand Roi : roi de Perse.
ÉRINNA
(419) Le début du vers manque.
(420) Allusion à un jeu pratiqué par les petites filles, la « Tortitortue ». Une
enfant, appelée la Tortue, reste assise, tandis que les autres courent autour d’elle en
prononçant un refrain fixe. À un moment donné, la Tortue doit bondir et toucher
une de ses compagnes, qui la remplace.
(421) Personnage d’épouvantail traditionnellement utilisé pour faire peur aux
enfants. Liée à la figure des nourrices, Mormô était associée à Gorgô et à Hécate.
(422) Signe de deuil. La raison pour laquelle la locutrice ne peut pas sortir de
chez elle, voir une morte ou pleurer n’est pas claire. S’agit-il d’éviter une souillure
ou bien doit-elle observer des restrictions visant à limiter le deuil, à interdire des
signes d’affliction trop violents ? — La fin du texte manque.
THÉOPHRASTE
(423) L’école du Portique à Athènes, fondée vers 301 avant J.-C. par Zénon de
Cition, enseignait la philosophie stoïcienne. Elle était située sur l’Agora, le centre
de la vie publique de la cité.
(424) Bien été initiés : s’ils ont bien accompli les rites qui doivent leur concilier
la faveur des dieux, si ce sont des hommes pieux qui ne risquent pas de les offenser.
(425) Le dème est la principale circonscription administrative de la vie
politique athénienne.
(426) Hermès était le messager des dieux et la divinité des carrefours.
L’expression signifie qu’il est impossible de revendiquer la propriété de quoi que ce
soit qui se trouve sur ces lieux de passages que sont rues et carrefours.
(427) Cette mesure phidonienne était concrètement un récipient qui servait
d’unité de mesure selon le système fixé par le roi Phidon d’Argos au cours du
VIIe siècle avant J.-C.
(428) Le mois d’Anthestérion est le huitième ou le neuvième mois du
calendrier grec utilisé dans la région d’Athènes. Il correspond à la fin du mois de
février ou au début du mois de mars. On y célébrait la fête des Anthéstéries, dont il
tire son nom, en l’honneur de Dionysos. C’était aussi le moment où avaient lieu les
mystères d’Éleusis.
(429) Une brève omission : texte lacunaire. Beaucoup d’esclaves, à Athènes,
exerçaient un métier hors de chez leur maître. Payés à la journée, ils versaient une
redevance à leur propriétaire. Ils étaient payés en monnaie de cuivre. Le maître
avare exige une compensation par rapport à la monnaie d’argent, qui vaut plus cher.
(430) La phratrie, à Athènes, est une association de citoyens liés par une
communauté de rites et appartenant à la même tribu.
MÉNANDRE
(431) Couronner les nymphes : rite pratiqué par les jeunes filles.
(432) Persée est un héros d’origine argienne, fils de Zeus et de Danaé. Défié de
tuer la Gorgone par le tyran qui convoitait sa mère, les nymphes lui offrirent pour
l’aider dans son entreprise une besace, des sandales ailées et le casque d’Hadès, qui
avait le pouvoir de rendre invisible. C’est à ces attributs que Cnémon fait ensuite
allusion, de façon imprécise et drolatique : ce n’est qu’un paysan.
(433) Cnémon est tombé dans un puits. Gorgias (le fils que sa femme a eu d’un
premier lit, qu’il ne voyait plus) le sauve. Cnémon alors se repent.
(434) Ta sœur : Cnémon adoptant Gorgias, celui-ci devient le frère de sa fille de
sang, que Sostrate convoite.
CALLIMAQUE
(435) De l’âme : il s’agit sans doute du Phédon qui traite de l’âme et des vertus
de la mort (voir p. 436).
(436) Cyrnos la phénicienne : nom ancien de la Corse.
(437) Celle où aborda Cypris : c’est-à-dire Chypre.
(438) Le Borée est un vent du nord et le Strymon, un fleuve de Thrace situé
dans une partie de la péninsule balkanique réputée pour la rigueur de son climat.
Callimaque évoque donc un vent particulièrement puissant et froid.
ARATOS DE SOLES
(439) Aratos évoque l’ololygôn : un animal qui pousse des cris aigus ou
prolongés, dont l’identité n’a jamais été clairement établie.
THÉOCRITE
(440) Comme la mante, elle est très maigre.
(441) Piérides : excellentes chanteuses qui défièrent les Muses. Parfois, le
terme est utilisé pour désigner les Muses elles-mêmes.
(442) Cytise : espèce de fleur prisée par les chèvres.
(443) Jeu de mots sur le nom utilisé en grec, boukaios, qui signifie « bouvier »,
gardien de bœufs.
(444) Hommes de bois : bons à rien, fainéants.
(445) Les chlamydes sont les manteaux courts, retenus au cou par une agrafe,
que portaient les Grecs.
(446) Ptolémée II Philadelphe, fils de Ptolémée Ier Sôter et de Bérénice, frère et
époux d’Arsinoé II Philadelphe, est un pharaon du IIIe siècle avant J.-C. Il est
question de chacun d’entre eux au cours du texte. La scène se passe à Alexandrie
vers 273 avant J.-C., entre la mort de Bérénice (275), qui est divinisée, et celle
d’Arsinoé (270).
(447) C’est-à-dire l’effigie à l’image d’Adonis, exposée sur un lit dans les
appartements de la reine, qui était présentée pendant la fête des Adonies qu’Arsinoé
célébrait en son honneur. Adonis, fruit de l’union du roi de Syrie, né d’un arbre,
Cinyras, et de sa propre fille, passait pour avoir été recueilli par Aphrodite, la
déesse de l’amour, qui l’avait confié à Perséphone, la souveraine des Enfers.
Adonis vivait un tiers de l’année chez celle-ci, avant de revenir sur terre au
printemps pour vivre auprès d’Aphrodite. Mort au cours d’une chasse au sanglier, il
reçut des honneurs funèbres passionnés, à l’origine de la fête des Adonies, de la
part d’Aphrodite. Ce culte d’abord syrien était célébré dans l’Égypte ptolémaïque.
(448) Un double sens est possible : le mot employé est celui qui désigne à la
fois une chatte et une belette, souvent associées à l’idée d’une femme sensuelle,
sinon d’une gourgandine.
(449) Mines : il s’agit d’une unité de mesure utilisée comme monnaie. Une
mine valait 100 drachmes, soit 432 grammes d’argent.
(450) Mormô était une sorte de croquemitaine femelle (voir le poème d’Érinna,
La Quenouille, p. 481).
(451) Au rang des dieux : les pharaons étaient divinisés après leur mort.
(452) Hommage, en passant, à la politique du souverain, puisque le poète
affirme que son père est devenu un dieu.
(453) Héra est l’épouse de Zeus.
(454) Allusion ironique au moment où le cortège des noces escorte dans la
chambre nuptiale l’époux et la jeune mariée, qui y demeurent évidemment seuls.
(455) En effet, Perséphone, l’amante d’Adonis, était la souveraine des Enfers,
où coule l’Achéron.
(456) Accent plat : le grec dit littéralement : « la bouche grande ouverte à
chaque mot ». L’homme se moque de l’accent dorien des deux femmes. On traduit
par « accent plat » qui désigne l’accent marseillais, beaucoup plus ouvert,
précisément, que l’accent parisien.
(457) Bellérophon est le fils du dieu Poséidon. Il fut élevé, cependant, par le roi
de Corinthe. Maître du cheval ailé, il est le héros de la cité dont il devint roi.
(458) Le dorien est la langue du Péloponnèse.
(459) Mélitodès : littéralement, « dame au miel », autre nom de Perséphone.
(460) Golgos, Idalion, et Éryx : les trois sites désignent des sanctuaires
d’Aphrodite. Les deux premiers étaient situés sur l’île de Chypre, le troisième, le
mont Éryx, était proche de la côte occidentale de la Sicile. — Jouets d’or :
l’allusion est mystérieuse. Est-ce une allusion à la pomme d’or que Pâris attribua à
la déesse Aphrodite pour distinguer sa beauté ?
(461) Les Heures, ou les Saisons (le même mot désigne les deux), filles de
Zeus et de Thémis, sont des divinités.
(462) Par la permission de Zeus, Adonis pouvait chaque année quitter les
Enfers pendant un certain temps, durant lequel il était rendu à Aphrodite.
(463) Fille de Dioné : il s’agit d’une nouvelle appellation d’Aphrodite.
(464) Bérénice, la mère de Ptolémée Philadelphe et de sa sœur Arsinoé, avait
été divinisée vers 275 avant J.-C.
(465) Jolis jardins ou « jardins d’Adonis » : il s’agissait de jardins miniatures
que les femmes faisaient pousser à l’occasion des Adonies en plaçant dans des
vases des graines qu’on faisait fleurir précocement et qu’on laissait flétrir aussi vite,
à l’instar du sort d’Adonis.
(466) Un alabastre est un vase à parfum, à l’origine fabriqué en albâtre, très
poli et reconnaissable à sa forme allongée, ainsi qu’à son col étroit sans anse. Il
était utilisé pour les cérémonies religieuses ou funéraires.
(467) Son jeune échanson : Ganymède, aimé par Zeus.
(468) Milet et Samos étaient réputées pour leurs productions de laine.
(469) Les Lapithes, sous le commandement de Thésée et de son ami Pirithoos,
avaient affronté les Centaures. — Les Deucalions : descendants de Deucalion. Ce
héros et sa compagne Pyrrha furent, en raison de leur sagesse, les seuls à échapper
au déluge que Zeus provoqua dans le monde pour punir les hommes de leur
méchanceté.
(470) Les Pélopides sont les descendants de Pélops, le fils de Tantale. — Les
Pélasges dont il est question ici régnaient en Thessalie. Ils furent chassés par les
Lapithes.
LYCOPHRON
(471) Les descendants des Troyens sont les Romains (Énée, le Troyen, est
l’ancêtre de Romulus), qui contribueront donc à faire croître la gloire de « l’antique
race » troyenne.
(472) Castnia est l’Aphrodite du mont Castnion en Pamphylie, la mère d’Énée.
L’épithète la Chérade est difficile à comprendre. Étymologiquement, cela
signifierait : « celle qui lie promptement ».
(473) Récèle est une ville de Macédoine, proche du mont Cissos, dans la
péninsule de la Chalcidique.
(474) Le grec utilise une épiclèse réservée à Zeus ou Dionysos. Il est ici
question de Dionysos, puisque les femmes qui se parent de cornes sont les
bacchantes, les prêtresses du dieu.
(475) Almopie : région de la Macédoine.
(476) La Tyrrhénie correspond à l’Étrurie, en Italie. Le Lingée est un fleuve de
Toscane et Agylla une ville d’Étrurie.
(477) Il s’agit vraisemblablement d’Ulysse, qu’Énée aurait rencontré. Il est
plusieurs fois présenté, sinon comme un « nain » (nanos), du moins comme un
homme de petite taille en raison de ses faibles exploits militaires.
(478) Mysie : région d’Asie mineure. Le roi est Télèphe, fils d’Héraclès.
(479) Allusion à la légende de Télèphe. Alors qu’il combattait les Grecs qui
avaient débarqué en Mysie sur ses terres, il tomba en se prenant les pieds dans un
cep de vigne, parce qu’il n’avait pas rendu à Dionysos des honneurs qu’il lui devait.
Il reçut alors une blessure de la lance d’Achille.
(480) Cassandre associe deux frères à Énée, Tarchon, fondateur légendaire de
la ville étrusque de Tarquinia, de Mantoue et de Cortone, et Tyrrhénos, dont les
Tyrrhéniens, soit les Étrusques, tirent leur nom. D’origine lydienne, ce dernier se
serait exilé après la prise de Troie (ou au cours d’une famine).
(481) Une prophétie divine sur les circonstances de laquelle les traditions
varient prescrivait aux Troyens de naviguer vers l’ouest jusqu’à un lieu où ils
mangeraient leurs tables ou les galettes qui doivent soutenir les mets du festin
marquant la fin de leur errance. Il s’agit d’un rituel primitif, semble-t-il.
(482) Borigènes : façon de désigner les Aborigènes, un vieux peuple d’Italie.
(483) Daunie : région des Pouilles.
(484) Le texte fait ici allusion à un second événement prophétisé à Énée : après
avoir mangé ses « tables », il devrait suivre un quadrupède et fonder une cité là où
la bête s’arrêterait. La truie enfanta trente porcelets qui font écho à l’image des
trente tours de la ville évoquées plus haut.
(485) Myndia Pallénis : Athéna. Mynde est une cité sur la côte de Carie.
(486) Circaios : une montagne du Latium, située sur la côte.
(487) Zostérios et tous les noms propres des sept derniers vers désignent divers
lieux de la péninsule italienne.
BION DE SMYRNE
(488) Le poète utilise avec Lycidas le nom d’un chevrier qui apparaît dans
l’idylle VII de Théocrite (voir le chapeau de présentation, p. 541). Myrson peut
faire référence au Morson de l’idylle V. La Sicile est, d’autre part, la patrie de
Théocrite.
(489) Allusion à l’idylle XI de Théocrite et à l’idylle I de Bion.
(490) Les bergers de la bucolique se défient en joutes poétiques au terme
desquelles ils gagnent, soit une flûte (une syrinx), soit un bâton, emblèmes de leur
maîtrise. Le don du bâton est à chaque fois une référence à la scène fondatrice du
début de la Théogonie, où la Muse donne son propre sceptre à Hésiode.
(491) Allusion au rapt d’Hélène par Pâris, d’abord marié à la nymphe Œnone,
qu’il délaissa. L’enlèvement causa la guerre de Troie.
(492) Le texte est incertain.
(493) L’auteur fait sans doute référence à un fragment de Sappho (Voigt, 168b),
peut-être par l’intermédiaire de l’idylle II de Théocrite.
(494) Nysaia : peut-être une surveillante ou une rivale.
(495) Il manque la fin du poème.
APOLLONIOS DE RHODES
(496) Augias, fils d’Hélios et d’Hyrmina, roi d’Hélis, est un des Argonautes, de
même que Télamon, fils d’Éaque et d’Endéis. — Argos : un des Argonautes et le
constructeur de la nef Argô.
(497) Jason, fils d’Aison (ou Éson), chef de l’expédition des Argonautes.
(498) Chalciope : la sœur de Médée, plus âgée que celle-ci. Elle a en effet été la
compagne d’enfance de ses fils, explique-t-elle (III, v. 731-735). Elle a cinq fils :
Argos, Mélas, Phrontis, Cytisoros et Presbon, qui font tous partie des Argonautes.
(499) Aétès : père de Chalciope et de Médée.
(500) Hécate, fille du titan Persès.
(501) Médée, éprise de Jason, a promis à sa sœur d’employer des charmes pour
ruiner les desseins de son père contre les Argonautes et sauvegarder ainsi la vie de
ses neveux, Argonautes eux-mêmes, mais aussi de Jason, sans paraître agir
directement pour lui.
(502) Hélicé : une constellation, « l’hélice », comme Orion.
(503) L’Aisonide : Jason, fils d’Aison.
HÉRONDAS
(504) Le terme grammatiste désigne le précepteur qui dans l’Antiquité
enseigne à lire et à écrire.
(505) Nanacos : roi phrygien qui avait incité son peuple à verser des larmes
pour émouvoir les dieux et éviter le déluge.
(506) On écrivait sur des tablettes recouvertes de cire. Quand toute la cire avait
été ôtée, à force d’être inscrite, puis grattée (pour pouvoir être de nouveau
recouverte d’inscriptions), il fallait renouveler l’opération.
(507) Alpha : la première lettre de l’alphabet grec.
(508) Simon est le nom d’un coup de dés, tandis que Maron est celui d’un héros
de la bataille des Thermopyles.
(509) Les sept et vingt du mois, jours consacrés à Apollon, étaient fériés. Les
enfants n’avaient pas classe.
(510) Euthiès, Coccalos, Phillos : ces trois personnages sont
vraisemblablement des esclaves que le maître d’école appelle à la rescousse.
(511) Même plus toucher un fétu : c’est-à-dire faire le moindre geste.
(512) Où les rats rongent… : périphrase pour désigner les Enfers.
POLYBE
(513) L’auteur : Polybe lui-même.
(514) Lucius Æmilianus Paullus, dit Paul-Émile le Macédonique, avait quatre
enfants, dont deux fils : Quintus Fabius Æmilianus (Fabius dans le texte qui suit) et
Publius Cornelius Æmilius, dit Scipion Émilien, que Polybe désigne ensuite par son
prénom seul, célèbre pour avoir détruit Carthage et Numance.
(515) Désastre de la Grèce : en 146 avant J.-C., avec la défaite de la Ligue
achéenne à Corinthe contre l’armée romaine.
(516) Carthage fut détruite par Scipion Émilien en 146 avant J.-C. La ville
brûla pendant dix-sept jours.
(517) Allusion à la seconde guerre menée par Xerxès Ier contre la Grèce. Il mit
Athènes à sac en 480 avant J.-C. Il perdit pour la première fois à Salamine, la même
année.
(518) Allusion à la fondation de la Ligue de Délos en 478 avant J.-C. Sparte
dominait le Péloponnèse au début du Ve siècle avant J.-C.
(519) L’épisode se situe en 404, à la fin de la guerre du Péloponnèse, remportée
par les Lacédémoniens.
(520) Polybe fait référence à la défaite spartiate de Leuctres, face aux Thébains,
en 371 avant J.-C.
(521) En 362 avant J.-C.
(522) Texte incertain.
(523) Le texte est mutilé : un copiste grec refusa-t-il de recopier un épisode
honteux pour les Grecs ?
(524) À Rome, les licteurs étaient des gardes accompagnant les magistrats. La
première intervention de Rome en Grèce date de 229 avant J.-C. Les Romains
prétendaient alors intervenir pour limiter la piraterie qui se répandait sur les côtes
grecques.
(525) Ce que j’ai réellement fait… : allusion au commandement que Polybe
exerça au service de la Ligue achéenne au moment où Paul-Émile combattait en
Grèce.
MÉLÉAGRE DE GADARA
(526) Lorsque Zeus s’introduisit auprès d’Alcmène, il fit tripler la durée de la
nuit pour passer plus de temps avec son amante.
PHILODÈME DE GADARA
(527) Giroflées et violettes reviennent souvent dans la poésie bachique. Ces
fleurs qui poussaient les premières après le mauvais temps étaient particulièrement
chères et appréciées.
RUFIN
(528) L’école de Pythagore : les pythagoriciens étaient réputés mener une vie
chaste et ascétique.
STRABON
(529) Les porcs servent aussi bien à l’alimentation qu’à l’habillement : leur
peau est utilisée pour tailler des sayons, des casaques en peau portées par les
paysans, les bergers, mais aussi par les soldats.
(530) Contraires à nos mœurs : ni les Grecs ni les Romains ne pratiquaient
alors de sacrifices humains.
FLAVIUS JOSÈPHE
(531) Pérée : territoire en Palestine à l’est du Jourdain.
(532) Sicaires : des Juifs nationalistes, des zélotes, qui agissaient de façon
terroriste.
PHILON D’ALEXANDRIE
(533) Voir Exode, III, 1 et suivants.
(534) Le roi : le Pharaon. Voir Exode, X, 21-29.
ANTIPHILOS DE BYZANCE
(535) L’antécédent du relatif que est le courant.
DION DE PRUSE
(536) L’Odyssée, VIII, v. 546.
(537) En 561 avant J.-C.
PHILIPPE DE THESSALONIQUE
(538) Mômos, fils de Nyx, la nuit, est une divinité mineure. Il personnifie le
sarcasme, la raillerie, la moquerie.
(539) Zénodote d’Éphèse (325-260 avant J.-C.), le premier bibliothécaire du
Musée d’Alexandrie, est peut-être le plus célèbre des grammairiens antiques,
notamment par sa volonté d’établir un texte sûr de L’Iliade et de L’Odyssée en
confrontant les nombreuses éditions divergentes qui en existaient. Il est l’inventeur
de plusieurs signes critiques qui permettent d’indiquer au lecteur quel cas il fait de
telle ou telle leçon.
(540) Voir le chapeau de présentation, p. 602. Callimaque fut le successeur de
Zénodote à la tête de la Bibliothèque d’Alexandrie.
(541) Sphin et min : Philippe fait allusion à deux formes rares du pronom
personnel de la troisième personne. Il se moque de la façon dont les grammairiens
ergotent et se complaisent en questions érudites oiseuses.
ACTES DES APÔTRES
(542) La Voie : le christianisme.
(543) Forme araméenne (hébraïque) du nom de Saul.
(544) Paul attend ses compagnons de route Silas et Timothée, restés à Béroé.
(545) Idoles : le terme désigne les statues des dieux païens encore honorés par
les Grecs.
(546) Aréopage : conseil, sur la colline d’Arès, qui rendait des décisions de
justice. Lieu emblématique de la vie civile athénienne.
(547) L’existence de cet autel est attestée par plusieurs sources (Philostrate,
Pausanias, Lucien, etc.).
(548) Paul cite les premiers vers du chant I des Phénomènes d’Aratos, qui
faisaient ainsi référence à Zeus. C’est une manière de susciter un sentiment de
connivence auprès de ses auditeurs : il partage la même culture, mais il la réassigne,
substituant Dieu à Zeus.
(549) Toutes les incarnations matérielles de la divinité, des statues des dieux
païens au Veau d’or, sont en réalité des idoles.
(550) Cet Athénien qui fut le premier évêque d’Athènes, pense-t-on, ne doit pas
être confondu avec le néoplatonicien qui porte le même nom au VIe siècle.
PLUTARQUE
(551) Citation du poète Phrynichos.
(552) Anthémion était tanneur : Anytos est de naissance humble, mais son père
s’était considérablement enrichi et le fils fut un des meneurs du parti démocrate.
Stratège en 409, il participa à la chute des Trente. Il devait être un des accusateurs
de Socrate, par jalousie, selon la rumeur, à l’égard d’Alcibiade.
(553) Leur propre langue macédonienne : ce sont les descendants d’un des
compagnons d’Alexandre qui, à la mort de celui-ci, eurent l’Égypte en partage.
(554) Il n’y a pas, à cette date, de César à Rome. Jules César est mort et Octave
n’est pas encore empereur. Mais, parlant de lui, Plutarque utilise le titre qu’il
recevra plus tard.
(555) Allusion au fragment 137 d’Antiphon le Sophiste.
(556) Allusion à Platon, Gorgias, 464c-465c. Les quatre flatteries sont la
cuisine, la coquetterie, la sophistique et la rhétorique.
(557) Pont : le Pont-Euxin, actuellement la mer Noire, qui est une mer très
poissonneuse.
(558) Thémistocle (vers 524-459 avant J.-C.), archonte, puis stratège, il œuvra à
l’aménagement du port du Pirée. Il sut convaincre les Athéniens de bâtir une flotte
pour résister à la menace perse. Il remporta ainsi la victoire de Salamine en 480.
Après avoir perdu toute influence quand le parti aristocratique l’emporta, il passa à
Sparte et, condamné à mort, s’enfuit finalement en Asie, où il fut hébergé par
Artaxerxès, le fils de Xerxès, son ancien ennemi.
(559) Miltiade (540-489 avant J.-C.) est le stratège athénien qui permit la
victoire de Marathon contre les Perses (490 avant J.-C.).
(560) Cleidémos : historien de l’Attique du IVe siècle avant J.-C.
(561) L’île : Salamine.
(562) Cynosséma : littéralement, le « tombeau (sèma) du chien (kynos ou
cynos) ».
(563) Le dieu : l’Amour. Dans son dialogue, Plutarque s’adresse aux habitants
de Thespies, où était rendu un culte à Éros.
(564) Les Galates sont un peuple d’origine celte qui avait migré en Asie
mineure, dans la Galatie (qui se situe dans l’actuelle Turquie). Thomas Corneille à
consacré une tragédie à l’héroïne, Camma, reine de Galatie, en 1690.
(565) Parmi des devises célèbres (« Connais-toi toi-même » ou « Rien de
trop »), une lettre epsilon (ε) était exposée au fronton du temple d’Apollon à
Delphes. Elle peut être interprétée comme une forme du verbe « être » en grec à la
deuxième personne du singulier, ei ou ει (la lettre -e désignait aussi la diphtongue -
ei), signifiant « tu es » et attestant ainsi l’existence du dieu.
(566) Ce dieu : Apollon, honoré à Delphes.
(567) Voir p. 624, n. 2.
(568) Phœbonomisent : le verbe signifie qu’ils se « purifient ».
(569) L’Iliade, IV, v. 141. Plutarque utilise le texte d’Homère très librement.
(570) L’image de ce dieu : l’image matérielle du dieu (le soleil) le lie à la
fécondité et au renouvellement de la nature. Plutarque refuse l’identification pure et
simple d’Apollon, divinité qui appartient à l’ordre de l’intelligible, avec un astre
matériel. Il se distingue ainsi de nombreux contemporains, et des stoïciens, pour
faire preuve d’un platonisme fervent.
(571) L’Iliade, XV, v. 362.
(572) Apollon : c’est-à-dire le « non-multiple ». Le nom est composé d’un a-
privatif, puis de syllabes qui renvoient en grec à l’adjectif signifiant « multiple,
nombreux » ou « plusieurs ».
(573) Le dieu des enfers est nommé Pluton, c’est-à-dire le « multiple ». Dans
« Plouton » en grec, on entend l’adjectif ploutos, qui veut dire « riche, qui a en
nombre ».
(574) Délios et Aidoneus : le premier adjectif signifie « Lumineux », le second
« Ténébreux ».
(575) Phoibos veut dire « brillant », Scotios « obscur ». — L’oubli, en grec
Léthé, est aussi le nom de l’un des fleuves des Enfers.
(576) L’Iliade, IX, v. 158.
(577) Fragment 149.
(578) Les Suppliantes, v. 974-977.
(579) Fragment 5.
(580) Fragment 365.
(581) La lyre est l’instrument d’Apollon, et la flûte celui d’Athéna.
ÆLIUS ARISTIDE
(582) Hydropisie : accumulation d’humeur corporelle dans une cavité du corps,
provoquant des œdèmes.
(583) Sandales égyptiennes : il est difficile de savoir en quoi consistent
exactement ces chaussures. Elles devaient être en toile (en lin), le cuir étant proscrit
du sanctuaire comme une matière impure. Elles pouvaient couvrir tout le pied,
orteils compris, ou être en feuilles de palmier, arbre symbole d’immortalité.
(584) Des inscriptions épigraphiques documentent cette comparaison des
médecins à des jardiniers qui ignorent comment arroser leurs plantations.
(585) Le Sauveur : Ælius Aristide désigne ainsi Asclépios.
(586) La distance de dix stades correspond environ à 1,85 km.
(587) Cette seconde séquence a toujours lieu dans le rêve d’Ælius Aristide,
mais il ne rêve plus un rêve qu’il aurait fait.
(588) Le rêve se déroule à la campagne, donc à l’intérieur des terres. Ælius
Aristide ajuste le rêve au lieu dans lequel il se trouve.
(589) Il était ordinaire, dans les milieux aisés, de prendre ses repas couché sur
un lit de table, un coude reposant sur des coussins. La nourriture était déposée sur
une table entre les lits.
(590) La cinquième heure correspond à peu près à onze heures, la sixième à
midi.
LUCIEN
(591) Le Poecile était une galerie couverte et ornée de peintures sur l’agora
d’Athènes.
(592) La drachme est une unité monétaire. Elle vaut 6 oboles.
(593) Le talent est la plus forte unité monétaire athénienne. Il vaut 6 000
drachmes : la somme proposée est énorme.
(594) Endymion, dans la mythologie, fut l’amant de Séléné (la lune).
(595) En grec gastrocnémia : la partie pansue du mollet.
(596) Zeus tragédien débute dans l’Olympe. Zeus est inquiet : un philosophe
épicurien, Damis (il est en réalité largement imprégné de cynisme), et un
philosophe stoïcien, Timoclès, disputent sur terre de l’existence des dieux, une
question fortement débattue parmi leurs contemporains. Une victoire de Damis
remettrait en cause le confort des dieux, nourris par les sacrifices qu’on leur fait.
Zeus décide donc de les écouter avec plusieurs de ses collègues. Rapidement,
Timoclès révèle son incompétence…
(597) Voir L’Iliade, VII, v. 195.
(598) Allusion à Aristophane, La Paix, v. 203.
(599) Voir L’Iliade, I, 423-424 et L’Odyssée, I, v. 22-25.
(600) Voir L’Iliade, I, v. 396 et suivants.
(601) Allusion au début du chant II de L’Iliade.
(602) Lucien fait allusion à la querelle entre Achille et Agamemnon au début de
L’Iliade. Zeus aurait pu employer, s’il le souhaitait, un autre moyen qu’un songe
trompeur…
(603) Il a des suées… : c’est l’attitude typique du lâche, amplement dénoncée
dans la poésie ou la comédie.
(604) Damis ironise : Pôlos, Aristodémos et Satyros sont des acteurs.
(605) L’origine de ce fragment est incertaine.
(606) Ce fragment serait de Mélanippe.
(607) Sur les rites des Scythes et des Thraces voir Hérodote, Histoires, IV, 62 et
IV, 94-96. — Mèn : divinité lunaire. — Sur le culte du Soleil chez les Éthiopiens,
voir Hérodote, Histoires, III, 18. — Phalès ou Phanès ? Il s’agirait alors d’une
divinité solaire. — Les Assyriens à la colombe, les Perses au feu : voir Hérodote,
Histoires, I, 131. — Les Égyptiens rendaient un culte au Nil : voir Hérodote,
Histoires, IV, 62.
(608) Apis, dieu à l’aspect d’un bœuf, évoqué chez Hérodote, Histoires, III, 28,
et chez Aulu-Gelle, Nuits attiques, XX, 18. — Oignon : il s’agit moins d’un culte
que d’un interdit alimentaire concernant l’oignon. Lucien force le trait pour
accroître le sentiment de dérision du passage.
(609) Cynocéphale : Anubis, qui conduit les âmes aux Enfers. Les cultes
animaux étaient très répandus en Égypte.
(610) Lucien laisse cette fois libre cours à sa fantaisie. Il entend montrer, par
leur diversité, la relativité et l’inconsistance de ces croyances. Montaigne utilise le
même procédé aux mêmes fins dans les Essais.
(611) Mômos est le dieu de la raillerie.
(612) Allusion à l’Iphigénie en Tauride d’Euripide (vers 36-41). Artémis exige
le sacrifice de tous les Grecs qui abordent dans le pays.
(613) Mort depuis longtemps : Lucien reprend cette allusion dans d’autres
textes. Elle semble reposer sur la lecture d’une épitaphe incomplète de Minos. Elle
évoquerait le « tombeau de Minos, fils de Zeus », mais l’effacement de « Minos »
prêterait à lire « tombeau de Zeus ». Le satiriste fait feu de tout bois.
(614) L’image rappelle la représentation de l’Héraclès Ogmios, encore appelé
Héraclès gaulois. Le héros était traditionnellement dépeint avec des chaînes reliant
sa bouche aux oreilles de ses ennemis, manière de signifier qu’il l’emportait sur ses
adversaires, non par l’usage de la force, mais par l’éloquence. Il fut une figure très
prisée de la Renaissance, qui s’employa à déconsidérer le recours brutal à la
violence et à la guerre.
(615) Voir L’Iliade, VIII, v. 24.
(616) Arguments rebattus : Il n’a donc pas les ressources rhétoriques pour
écraser Damis.
(617) Le syllogisme de Timoclès appartient aux procédés rhétoriques préférés
des stoïciens, mais celui qu’il énonce est d’une facilité affligeante.
(618) Fragment d’une pièce de Ménandre.
(619) Allusion à une histoire racontée par Hérodote (livre III, 154 et suivants).
Zôpyros était le fils d’un proche de Darius Ier. Quand Babylone se révolta contre ce
dernier, il inventa un plan pour l’aider à reprendre la ville. Il se coupa le nez et les
oreilles, se fit fouetter et se présenta devant le souverain. Il lui proposa de se rendre
dans les rangs des princes séditieux et de leur dire qu’il avait été châtié de la sorte
par Darius Ier pour avoir déserté l’armée. Le roi accepta la proposition. Les rebelles,
choqués par l’état dans lequel se trouvait le dignitaire, le crurent et lui accordèrent
leur confiance. Zôpyros devint rapidement l’un des commandants de leur armée. Il
en affaiblit les défenses, puis la conduisit dans un piège : Darius l’attendait et la
tailla en pièces. Le roi put alors reprendre Babylone.
ALCIPHRON
(620) Croumation : le mot, rare, veut dire « un petit air de flûte ». — Ératô :
cette harpiste porte le nom de la muse qui incarne la poésie lyrique et la musique,
comme elle est représentée traditionnellement avec une petite lyre ou une cithare à
la main. — Le nom d’Éuepis évoque l’adjectif euepês, qui veut dire « qui parle
bien, éloquente, élégante », à prendre probablement de façon ironique à propos
d’une joueuse de cymbales.
(621) Un jeu de mots à noter : le verbe glaukiaô qu’on entend dans le nom
Glaucias signifie avoir des yeux glauques, être atteint d’un glaucome, donc voir
mal… — Les Telchines sont des divinités infernales, mi-marines, mi-terrestres,
rattachées à l’île de Rhodes. Habiles au travail du fer et du cuivre, elles passaient
pour douées de pouvoirs magiques et auraient asséché l’île de Rhodes avec de l’eau
du Styx mêlée à du soufre pour la rendre stérile.
(622) Le nom des trois acteurs cités dans la lettre ne sont cités dans aucune
source, y compris épigraphique. Il s’agit vraisemblablement de personnages
imaginaires. Quant aux Propompoi, il ne reste qu’un mot de cette pièce d’Eschyle.
Il est impossible d’en déterminer le sujet et la nature exacte (tragédie ? pièce
satirique ?).
(623) Phénéos désigne une ville du nord de l’Arcadie, dans une région isolée et
sauvage. Un métèque était un étranger installé à Athènes sans en être citoyen. Il est
aisé de donner une connotation péjorative au terme.
(624) Ténormorveux : le mot grec combine deux termes qui renvoient, l’un à ce
qui est droit, puissant, juste, l’autre à qui est enrhumé, morveux.
(625) Ce nom de berger figure dans les Idylles de Théocrite. Il est repris avec
éclat par Virgile dans les Bucoliques.
(626) Sceirôn est un brigand qui fut tué par Thésée près de Mégare, donnant
son nom aux rochers près desquels il était mort.
(627) Tandis que Thaïs est un prénom ordinaire de courtisane, Euthydème fait
penser au personnage éponyme du dialogue de Platon, sophiste reconnu, aussi
évoqué dans Les Mémorables de Xénophon et la Rhétorique d’Aristote.
(628) Critias est un homme politique grec du Ve siècle avant J.-C. Issu d’une
famille aristocratique, réputé pour sa beauté et son intelligence, ce disciple de
Socrate était un parent de Platon. Il fit partie du groupe des Trente, qui mirent un
terme à la démocratie athénienne et firent régner la terreur dans la cité. Périclès, au
contraire, incarne l’âge d’or de la démocratie à Athènes. Aspasie, sa compagne,
était originaire de Milet. Elle était donc une métèque. Brillante, n’hésitant pas à
intervenir dans les cercles intellectuels, elle fut l’objet de nombreuses attaques et
accusée notamment d’être une courtisane ou une hétaïre. Rien ne permet de
trancher. Son origine suffisait pour interdire un mariage entre Périclès et elle, lui
permettant de mener une vie plus libre qu’une épouse.
(629) Le Lycée est l’école fondée à Athènes par Aristote en 335 avant J.-C.,
mais c’était à l’origine un gymnase.
MARC AURÈLE
(630) Rusticus : stoïcien et conseiller intime de Marc Aurèle.
(631) Le texte, ensuite, est incertain.
(632) Hésiode, Les Travaux et les Jours, v. 197.
CLÉMENT D’ALEXANDRIE
(633) Allusion au mythe d’Orphée qui charmait les bêtes avec sa lyre.
(634) Le Cithéron désigne une chaîne de montagnes entre le nord de l’Attique
et la Béotie. Son sommet était consacré à Zeus, le reste de la montagne à Dionysos.
— L’Hélicon est la plus grande montagne de la Béotie. Les Muses étaient censées y
résider. — Les Odryses étaient un peuple de Thrace. Clément d’Alexandrie renvoie
à des lieux célèbres liés à la poésie, à des légendes violentes (ainsi, la mort
d’Actéon pour le Cithéron) et à des rites initiatiques.
(635) Jeux lénéens : les Lénéennes étaient des fêtes célébrées à Athènes en
l’honneur de Dionysos Lénaios (le mot renvoie au pressoir, le lénos, ou aux
ménades, appelées lénai). Elles avaient lieu pendant l’hiver et se trouvaient
accompagnées de concours dramatiques.
(636) Les ménades ou Bacchantes étaient des femmes possédées d’un délire
extatique. Elles formaient le cortège (ou thiase) de Dionysos dans le culte rendu à
ce dieu.
(637) Isaïe, II, 3.
(638) Clément joue sur les différents sens de nomos : l’usage, la loi, mais aussi
un mode musical, une mélodie, un chant. Terpandre de Lesbos passait pour
l’inventeur du type d’air chanté par les citharèdes. Cépion était son disciple.
(639) L’Odyssée, IV, v. 221.
(640) Le Thébain est Amphion, fils de Zeus et d’Antiope, abandonné sur le
mont Cithéron à sa naissance. — Le Méthymnéen désigne le poète et chanteur
Arion. Tous sont doués de pouvoir sur les animaux et les choses (Amphion put
déplacer les pierres par son chant).
(641) À rapprocher de Matthieu, XI, 30.
(642) Matthieu, III, 9 et Luc, III, 8.
(643) La peau de faon, ou nébride, était portée par Dionysos et les hommes et
les femmes qui célébraient son culte.
(644) Verbe traduit logos en grec.
(645) Euripide, Les Bacchantes, v. 6 et 26.
(646) Le bois : celui de la croix.
(647) Tirésias, devin thébain, était aveugle selon la légende.
(648) Reprise de Platon, Timée, 52a.
(649) Matthieu, XI, 28-30.
(650) Narcisse fut ce jeune homme qui, dans la mythologie, tomba amoureux
de son image reflétée dans l’eau d’une fontaine, et qui, désespérant de ne pouvoir
s’unir à elle, finit par dépérir. Sur le lieu de sa mort poussèrent ces fleurs blanches
qu’on appelle narcisses.
PHILOSTRATE
(651) Sur le thyrse, voir p. 355, n. 2.
DIOGÈNE LAËRCE
(652) Cette ville se situe en Asie mineure, dans l’actuelle Turquie.
(653) Dioclès de Magnésie, auteur au IIe ou au Ier siècle avant J.-C. d’un
Répertoire des philosophes et de Vies des philosophes que Diogène utilise
notamment à propos des stoïciens et des cyniques.
(654) Le Portique ou la Stoa de Zeus se trouvait sur l’agora. — Le Pompéion,
une cour entourée de colonnes construite au IVe siècle avant J.-C., était situé dans
le quartier du Céramique (le quartier des potiers).
(655) Sanctuaire consacré à la déesse Cybèle sur l’agora. Le temple avait été
construit sur les vestiges du bouleutérion, l’ancien conseil des citoyens.
(656) Diogène joue sur les mots, rapprochant « école », en grec scholè, de
cholè, « la bile », et « enseignement », diatribè, de katatribè, « la perte de temps, le
divertissement ».
(657) C’est-à-dire le tyran de Syracuse, Denys le Jeune, chez qui Platon se
rendit en 388-387.
(658) En effet, on sacrifiait aux dieux des animaux dont la viande était ensuite
consommée par les prêtres et les fidèles, lors de banquets offerts dans le temple ou
chez les particuliers.
(659) D’autres versions de la Vie de Diogène font référence à un ouvrage
intitulé La Vertu de Diogène.
(660) L’Asclépeion : temple d’Esculape.
(661) Le Cranéion : une colline de Corinthe.
(662) Le chien se dit, en grec, kynos (cynos). Cette identification est donc à
l’origine du nom de l’école cynique. Diogène explique qu’il se voit en chien, parce
qu’il caresse ceux qui lui donnent quelque chose, aboie contre ceux qui ne lui
donnent rien, et mord ceux qui sont méchants.
LONGUS
(663) Daphnis est tombé dans un piège prévu pour une louve qui décime les
troupeaux. Chloé, aidée d’un bouvier, vient de l’en retirer, mais il est plein de terre
et de boue.
(664) Réminiscence du célèbre poème de Sappho : « Sitôt que je t’aperçois, ma
voix s’étrangle, / Ma langue se brise, et sous ma peau / Soudain rampe un feu
subtil » (voir p. 134).
(665) Le même terme, syrinx, renvoie en grec au prénom de la jeune fille et à
l’instrument de musique inventé par Pan en souvenir d’elle. Il peut ainsi avoir la
valeur d’un nom propre ou d’un nom commun.
ATHANASE D’ALEXANDRIE
(666) Saint Paul, Lettres aux Éphésiens, VI, 12.
(667) Actes des Apôtres, X, 12.
(668) Psaume 124, 1.
(669) Livre de Job, V, 23.
(670) Psaume 34, 16.
(671) Matthieu, X, 1.
(672) Livre de Job, V, 21.
GRÉGOIRE DE NAZIANZE
(673) Probablement le sanglier de Calydon, une terrible créature qui ravageait
la région du même nom.
(674) L’expression vient d’Homère.
(675) Jusqu’à présent, c’était la pieuse et charitable Nonna qui pleurait sur les
tombeaux des défunts. Désormais, c’est elle qui appelle les larmes. Nonna est le
nom de la mère de Grégoire de Nazianze.
(676) Rocher qui menace : ce châtiment est évoqué à propos de nombreux
criminels chez Pindare, Euripide, Platon, Pausanias, etc.
(677) Dévorant le foie : supplice de Tityos et de Tantale.
(678) Martinianus, né à Césarée de Cappadoce, fut sénateur de Rome,
consulaire de Sicile (entre 352 et 358 après J.-C.) et vicaire d’Afrique en 358. Il
correspondit avec Basile de Césarée et Libanios. Les épigrammes 108 et 113,
composées par Grégoire de Nazianze, le présentent comme un orateur et un juge,
excellent en tout, brave combattant sur la mer, vaillant à terre. Il dut mourir entre
378, date à laquelle il exerça les fonctions de préfet de la Ville, et 389, terminus ad
quem fourni par la mort de Grégoire de Nazianze (voir André Castagnol, Les Fastes
de la Préfecture de Rome au Bas-Empire, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1962,
p. 202-203).
(679) Réminiscence d’Héraclite (voir p. 174).
(680) Mots ailés : allusion métaphorique à l’œuvre poétique que le poète a
composée.
(681) Frères : Grégoire de Nazianze a écrit l’oraison funèbre de son frère
Césaire de Nazianze, médecin, tardivement converti et mort en 368.
(682) Enfants : Grégoire désigne ainsi ses ouailles.
JULIEN L’EMPEREUR
(683) Julien a évoqué un peu plus haut la loi romaine interdisant les injures et
les diffamations dans des poèmes.
(684) Le port de la barbe était en réalité caractéristique des philosophes.
(685) La remarque est bien sûr ironique. Julien imagine les calomnies possibles
de ses détracteurs.
(686) Observation de nouveau ironique : Julien se contente de faire preuve de
bonne éducation, mais ses ennemis inventeront des motivations absurdes contre lui.
(687) Allusion à Théocrite, Idylles, XII, v. 32.
(688) Homère, L’Odyssée, XXI, v. 151.
(689) De nouveau, une pique ironique contre ses ennemis, accusés de
privilégier des usages manquant de virilité.
(690) Le surnom « Cicero » du fameux orateur latin signifie « verrue, pois
chiche ». Il aurait été attribué à sa lignée à cause d’un aïeul affecté d’une telle
marque.
(691) Un autel à Bacchus où Dionysos était dressé sur la scène.
(692) Encore une fois, Julien plagie le discours de ses ennemis. Il explique
juste après qu’il méprise ce divertissement.
(693) C’est-à-dire à contrecœur, sous la contrainte.
(694) Julien se moque probablement du fait qu’il se passait de confier à des
magistrats (édiles ou préteurs) la charge d’organiser les jeux ou de commander aux
acteurs et aux athlètes, dont les auriges (conducteurs de chars) font partie, comme
d’autres pouvaient avoir la charge de commander à des soldats.
(695) Julien cite un vers de l’Eunidae du comique Cratinos (Ve siècle avant J.-
C.). Il ne reste que des fragments de cet auteur unanimement célébré pendant
l’Antiquité. Il fait probablement référence à un passage utilisé contre lui de façon
sarcastique par les habitants d’Antioche (on sait que des pièces furent écrites contre
Julien lors de son séjour dans la ville).
(696) Sur la place du marché, en grec l’agora ou à Rome le forum, se tenaient
des banquiers qui devaient rappeler leurs dettes à ceux qui y circulaient…
(697) Mon cousin, mon oncle et mon demi-frère : Constance II, Julius Julianus,
qui avait été comte d’Antioche, et Gallus.
(698) Dans tout ce paragraphe, Julien oppose sa frugalité et sa décence aux
usages des jouisseurs d’Antioche, se rendant malades à force de nourriture et de
boisson.
GRÉGOIRE DE NYSSE
(699) Méditant : le grec emploie le mot emphilosophein, « parler en philosophe
sur ». Il désigne une réflexion d’une particulière profondeur.
(700) Amour : en grec, érôs.
(701) Amant : en grec, érastês, celui qui inspire de l’amour, et pas simplement
du désir.
(702) Le soleil s’inclinait : la mort de Macrine a lieu à la même heure que celle
de Socrate (voir Platon, Phédon, 116b).
(703) Tourner sa couche vers l’Orient est l’une coutume des premiers siècles
du christianisme.
(704) Hébreux, II, 15.
(705) I Corinthiens, XV, 52.
(706) I Corinthiens, XV, 53.
(707) Galates, III, 13 et II Corinthiens, V, 21.
(708) Psaume 73, 14.
(709) Psaume 106, 16 et Matthieu, XVI, 18.
(710) Hébreux, II, 14.
(711) Psaume 59, 16.
(712) Psaume 21, 11.
(713) Cantique des Cantiques, I, 7 et suivants.
(714) Psaume 22, 2.
(715) Luc, XVI, 22.
(716) Genèse, III, 24.
(717) Luc, XXIII, 43.
(718) Luc, XXIII, 42.
(719) Galates, II, 19.
(720) Psaume 118, 120.
(721) Luc, XVI, 26.
(722) Le Diable.
(723) Matthieu, IX, 6 ou Marc, II, 10.
(724) Psaume 38, 14.
(725) Colossiens, II, 11.
(726) Éphésiens, V, 27.
(727) Psaume 140, 2.
(728) Prière : le mot employé en grec, ici et plus bas, est « eucharistie ».
(729) Inutiles les soins : lieu commun de l’hagiographie : le corps du saint
défunt ne témoigne d’aucune altération et, souvent, se révèle incorruptible.
(730) Intéressante conception de l’artefact comme un objet « mort » faisant
écran entre l’homme et le reste de la création divine.
JEAN CHRYSOSTOME
(731) Isaïe, I, 1.
(732) Isaïe, I, 2.
(733) Deutéronome, XXXII, 1.
(734) Manne : allusion à la nourriture miraculeusement envoyée aux Hébreux
pendant la traversée du désert (Exode, XVI, 14-15).
(735) La manne est donnée aux Hébreux le matin. La veille au soir, des cailles
sont tombées du ciel (Exode, XVI, 13).
(736) Isaïe, L, 2.
(737) 1 Rois, XIII, 2. Le prophète, dont le nom n’est pas donné, s’adresse au
roi Jéroboam qui vient d’établir le culte du veau d’or.
QUINTUS DE SMYRNE
(738) Le poème évoque, peu avant, la manière dont Achille a transpercé le
coursier et sa destrière, Penthésilée, reine des Amazones.
(739) Thersite, qui combat à Troie dans l’armée des Achéens, est décrit par
Homère comme un répugnant démagogue, vulgaire et grossier.
PROCLUS
(740) L’éther se situe entre la terre et les différentes régions célestes, où se
tiennent les dieux.
(741) Sœurs des saisons, les Moires, qui filent le destin, s’inclinent néanmoins
devant la souveraineté du soleil.
(742) Attis : divinité associée à Cybèle, la déesse mère.
(743) Livres éveilleurs de l’esprit : Proclus pense peut-être aux Oracles
chaldaïques. Ces écrits, à la croisée du néoplatonisme et de la magie, qui
décrivaient des rituels permettant l’ascèse, étaient utilisés par les tenants du
platonisme théurgique, dont faisait partie Proclus, qui prônait la complémentarité
des pratiques rituelles et de l’activité spéculative.
(744) Pour Proclus les hommes possèdent deux âmes : l’une, mortelle, est
condamnée à disparaître avec le corps ; l’autre, immortelle, rejoint l’éternité des
astres après la mort.
PALLADAS D’ALEXANDRIE
(745) Platon, Timée, 90a et Lois, 765e, notamment.
(746) Le grec dit alogôs : « sans que cela fasse sens, sans raison ».
(747) L’androbagarreuse : en grec l’andromaquês, au sens littéral « la femme
qui combat l’homme », mais l’adjectif fait bien sûr aussi écho au prénom de
l’épouse d’Hector, Andromaque.
(748) Loi ausonienne : l’Ausonie, à l’origine une partie de l’Italie, désigna
ensuite Rome par métonymie.
NONNOS DE PANOPOLIS
(749) Le texte grec utilise le nom Lyaios : le dieu qui délivre des soucis, un
nom qui souligne aussitôt le contraste avec le chagrin dont Bacchos ne parvient
plus à se défaire.
(750) Le Pactole, dont les eaux roulent de l’or, est ainsi de couleur jaune, ou
plus poétiquement safran.
(751) Le nom des trois fleuves (le Pactole, le Sangarios et le fleuve phrygien)
que Nonnos cite permet de montrer que c’est toute l’Asie qui cède au deuil. Le
motif de la nature figée par le chagrin a été travaillé par de nombreux poètes. Ses
deux illustrations les plus célèbres se trouvent chez Théocrite (Idylles, I, v. 66-142)
et Virgile (Bucoliques, V, v. 20-44).
(752) La fille de Tantale : Niobé. Son époux Amphion se moqua de Léto qui
n’avait eu que deux enfants, Apollon et Artémis, alors que Niobé lui en avait donné
un nombre bien plus important (ce chiffre diffère selon les versions). Ils furent tous
massacrés en représailles. Niobé fut changée en rocher par Zeus, pris de pitié
devant sa douleur. Ses larmes devinrent une source du mont Sipyle.
(753) Le pin est l’arbre de Pan, proche de Dionysos.
(754) Ampélos porte une peau de faon.
(755) Les satyres ont sur la tête des cornes recourbées.
(756) En grec, Cissos. Le lierre est une des plantes qui figurent au nombre des
attributs de Dionysos. Il s’enroule autour du thyrse ou de sa chevelure.
MACÉDONIOS LE CONSULAIRE
(757) Souverain de la mer, et maître de la terre : Poséidon. Les sources étaient
censées naître de l’Océan, faisant de celui-ci le dieu qui féconde la terre.
MUSÉE
(758) Sestos, en Chersonnèse de Thrace (l’actuel détroit de Gallipoli), là où le
détroit est le plus étroit, fait face à Abydos.
(759) Réminiscence d’Eschyle, Agamemnon, v. 4.
ARISTÉNÈTE
(760) Ces deux noms ne sont pas insignifiants. « Philopinax » désigne
l’amateur ou l’amant d’images. « Chrômatiôn » fait résonner le substantif
« chrôma », la couleur. L’un et l’autre terme renvoient à la peinture.
(761) Fils de l’Amazone : Hippolyte.
(762) Enfants d’Aphrodite : cette périphrase décrit les Amours.
(763) Apollogénès signifie « le fils d’Apollon », « le nourrisson d’Apollon »,
tandis que Sôsias est le nom de plusieurs esclaves dans la comédie nouvelle. Ces
noms renvoient la lettre au genre comique.
ROMANOS LE MÉLODE
(764) Allusion à Matthieu, VIII, 28, Marc, V, 2 et Luc, VIII, 27.
(765) Romanos fait référence à Matthieu, VIII, 28, Marc, V, 3 et Luc, VIII, 27.
(766) Dépouillé de tout honneur… : le possédé, pire qu’un mort, est nu et privé
de raison. Il n’est plus conscient que de sa misère.
(767) Reprise de Marc, V, 4-8 et Luc, VIII, 29.
(768) Voir Marc, V, 5.
(769) Le poète brode sur le texte évangélique qui précise seulement que le
possédé se meurtrit avec des pierres (Marc, V, 5). L’allusion peut venir de Marc,
IX, 22, qui évoque alors un autre possédé.
(770) Voir Marc, V, 5 et Luc, VIII, 29.
(771) Cette supplique est une invention de Romanos. Elle ne se trouve pas dans
le texte des Évangiles.
(772) Voir Psaume 12, 5.
(773) Voir Matthieu, VIII, 29, Marc, V, 7 et Luc, VIII, 28.
(774) Voir Matthieu, VIII, 29.
(775) Voir Marc, I, 23 et Luc, IV, 33.
(776) Voir Matthieu, I, 2.
(777) Allusion à Luc, VII, 36-50 et Jean, VIII, 3-11.
(778) Voir Matthieu, IV, 5-6 et Luc, IV, 9.
(779) Voir Sagesse, II, 13-18 et 5, 5.
(780) Voir Exode, IV, 22 et Psaume 88, 27.
(781) Allusion à la Genèse, VI, 1-4, Job, I, 6 et II, 1, Psaume 28, 1 et 38, 7.
(782) Voir Marc, V, 9 et Luc, VIII, 30.
(783) Dans cette strophe et la suivante, Romanos suit Matthieu, VIII, 30-31,
Marc, V, 10- 12 et Luc, VIII, 31-32.
(784) Voir Matthieu, VIII, 32, Marc, V, 13 et Luc, VIII, 32-33.
(785) Psaume 110, 2.
AGATHIAS LE SCHOLASTIQUE
(786) Les médecins de l’école d’Hippocrate tenaient soigneusement le registre
des cas qui leur étaient soumis.
PAUL LE SILENTIAIRE
(787) Achille s’introduisit dans le palais de Lycomède pour séduire sa fille
Déidamie. Il était travesti en fille et se faisait passer pour Pyrrha, « la rousse », une
sœur d’Achille.
(788) Phébé : « la Brillante » ; il s’agit de la lune.
COMÉTAS
(789) À rapprocher de L’Odyssée, I, v. 161.
(790) Réminiscence de l’aurore « aux doigts de rose » chez Homère.
(791) L’Iliade, I, v. 249.
(792) L’Iliade, III, v. 222.
(793) L’Iliade, VII, v. 349.
(794) La notation mythologique de l’Érèbe, qui personnifie les ténèbres,
surprend dans le contexte, comme, un peu plus loin, la référence à Aidoneus, une
forme du nom d’Hadès, le dieu des Enfers.
(795) L’Iliade, II, v. 87-88.
(796) Plein d’odeurs : cette dernière précision renvoie directement à Jean, XI,
11, 39 : Marthe fait observer au Christ que Lazare est mort depuis quatre jours et
que le corps « sent déjà ».
ANASTASE LE BÈGUE
(797) Le disciple vierge : saint Jean.
(798) Jean, XIX, 28-29. La précision un juif est le fait d’Athanase qui accroît
ainsi le caractère dramatique du texte. L’apôtre dit seulement que ce sont les soldats
au pied de la croix qui portent aux lèvres du Christ une éponge imbibée de vinaigre,
c’est-à-dire du mauvais vin qu’ils boivent eux-mêmes (c’est, à proprement parler,
de la piquette). Matthieu, Marc et Luc amplifient déjà la notation en la rapprochant
du Psaume 68, 22 : « Ils ont mis du poison dans ma nourriture ; quand j’ai soif, ils
me font boire du vinaigre. »
ANNE COMNÈNE
(799) Sophocle, Ajax, v. 646.
(800) Les enfants des empereurs venaient au monde spécifiquement dans cette
salle du palais qui était garnie de porphyre (un marbre antique), d’où le nom de
« porphyrogénètes » qui leur est donné.
(801) Le quadrivium regroupait l’étude de l’astrologie, de la géométrie, de
l’arithmétique et de la musique comme science foncièrement numérique. Cet
enseignement était complété par le trivium (grammaire, rhétorique, dialectique). La
philosophie couronnait l’ensemble.
(802) Voir Genèse, IX, 18-27.
(803) L’Iliade, XI, v. 653 et XIII, v. 775, ainsi que L’Odyssée, XX, v. 135.
(804) Allusion à Polybe, Histoire universelle, I, 14.
(805) Cette épithète, qui désigne un souverain absolu, après avoir été employée
à l’origine pour les commandants militaires qui pouvaient prendre des décisions
sans en référer, à Athènes, à l’Assemblée, devint le titre porté à partir du IXe siècle
par rois et empereurs de l’Empire romain d’Orient.
(806) Dans le paragraphe qui précède, la souveraine s’entretient avec son mari,
qui lui confie l’oppression qu’il ressent et ses difficultés à respirer.
(807) Le mot basileus, qui signifie « roi », est employé avec la majuscule en
grec. Elle indique l’identité du personnage en question. Ce roi est souvent désigné
aujourd’hui comme « l’empereur » de Byzance par une assimilation abusive avec
l’empereur (dérivé d’imperator) à la tête de l’Empire romain. Mais les mots
employés par le grec et le latin ne sont pas identiques et correspondent à des
représentations politiques distinctes à chaque ère culturelle.
(808) Les Manganes désignent un quartier de Constantinople à l’époque
byzantine, à l’extrémité est de la péninsule sur laquelle la ville était bâtie. Un palais
magnifique s’y dressait.
(809) Les Asclépiades : les médecins (d’Asclépios, le dieu de la médecine).
(810) Texte lacunaire et incertain.
(811) Augusta : le terme désigne la reine. Anne utilise plusieurs vocables pour
la désigner : basilissa, qui est un mot grec et qu’on traduit par « reine », et augusta,
qui vient du latin et qu’on transcrit simplement en français pour conserver la même
résonance étrangère qu’il a dans le texte original.
(812) On abrège, le texte étant lacunaire : la reine se jette par terre, prête à
rendre l’âme elle aussi.
(813) D’abord fiancée à Grégoire Gabras, elle épousa Nicéphore, fils de
Constantin Euphorbénos Catacalon, dont elle eut deux fils, Alexis et Andronic.
(814) Allusion à Marie de Béthanie, la sœur de Lazare et de Marthe.
(815) Texte lacunaire.
(816) Texte lacunaire.
(817) Par exemple, dans le Psaume 88, 18 et surtout 17, 5-6.
(818) Texte lacunaire.
(819) Elles sont donc entièrement ouvertes sur l’extérieur, de sorte que l’air y
circule.
(820) Le frère puîné de l’auteur, Jean II Comnène (1087-1143), qui régna de
1118 à 1143.
(821) Les blancs sont dus à l’état lacunaire du texte.
(822) Texte lacunaire.
(823) Texte lacunaire.
(824) Texte lacunaire.
(825) Ma troisième sœur : Théodora Comnène (1096-?), veuve de son premier
mari, Constantin Courticès. Elle se remaria après la mort d’Alexis Ier.
(826) Texte lacunaire. La mort a lieu dans la nuit du 15 au 16 août 1118.
(827) Texte lacunaire.
(828) Euripide, Oreste, v. 2.
ANDRONIC CALLISTOS
(829) Thémis, la Justice, est la mère de Prométhée, protecteur des hommes.
(830) Allusion à Niobé, transformée en pierre, mais qui continue toujours de
pleurer la mort de ses enfants.
(831) Le thrène : voir p. 344, n. 1.
(832) Les Pygmées attaquèrent Héraclès endormi en petits groupes qui s’en
prirent chacun à un membre du héros.
(833) Sur une terre étrangère : Andronicos se trouve en Occident, peut-être à
Bologne, quand il rédige sa monodie.
(834) Académie et Portique : des bâtiments de Constantinople portaient le nom
des anciennes institutions athéniennes en signe de continuité.
(835) Ce patriarche renvoie soit au chef de l’Église d’Orient, soit au Christ lui-
même.
(836) Les deux philosophes sont Platon et Aristote.
(837) Allusion aux pratiques des pleureuses qui se frappaient la poitrine ou
s’infligeaient des coups en signe de deuil. Il est intéressant de noter qu’Andronicos
désigne les peuples de son temps par des noms antiques. Les Péoniens font
probablement référence aux Hongrois, les Illyriens aux Albanais ou aux Dalmates,
les Indiens aux Éthiopiens. Il n’évoque, en revanche, aucun peuple de rite grec : il
semble considérer leur cause perdue, comme ils sont passés sous le joug des
Ottomans.
(838) Le cruel potentat : le sultan Mehmed II.
LAONICOS CHALCONDYLE
(839) Cette ouverture correspond à un usage extrêmement fréquent, quand un
livre n’est pas pourvu d’une couverture ou d’une page de titre indiquant le nom de
l’auteur.
(840) Le jour d’Arès : en latin, le « jour de Mars », c’est-à-dire le mardi.
(841) Laonicos Chalcondyle emploie le même terme basileus pour désigner le
Sultan et Constantin XI. On adapte pour la clarté du texte, en gardant cependant le
terme grec à propos de Constantin XI, comme il est plutôt d’usage de parler de
l’« empereur » à propos des souverains de Byzance, que du « roi ». Voir p. 798, n.
1.
(842) Giovanni Giustiniani Longo (1418-1453). Ce condottiere issu d’une
grande famille génoise avait réuni de sa propre initiative 700 soldats pour aller au
secours de Constantinople assiégée. Il contribua de façon capitale à la résistance de
la ville. Blessé le 29 mai, il mourut le 1er juin et fut enterré par ses hommes dans
l’île de Chios.
(843) Jean Paléologue Cantacuzène. Cet ancien gouverneur de Corinthe était
un des plus proches compagnons de Constantin XI.
(844) Les Grecs se trouvent pris entre les deux murailles de la ville : devant eux
des janissaires prennent d’assaut la première muraille et, derrière eux, d’autres
janissaires se sont déjà emparés de la deuxième. Ils cherchent donc à rentrer dans la
ville par la seule porte possible, la porte Romanos.
(845) Théophile Paléologue, un cousin de Constantin XI, Démétrios
Métochitès, gouverneur adjoint de Constantinople ; ses fils étaient des aristocrates
byzantins.
(846) Cet Orhan, prétendant au trône ottoman détenu par Mehmed II, avait
trouvé refuge auprès des Byzantins.
(847) Romains : le terme désigne, à cette date, les Occidentaux d’obédience
religieuse latine.
(848) C’est notamment le cas de l’humaniste italien Ubertino Posculo (1430-
1504) qui assista au siège de la ville et en fit le récit.
(849) J’étais un roseau qui ne servait à rien.
(850) L’Hélicon : la montagne où résident les Muses.
(851) Avant que la plume ne s’impose au Ve siècle, l’instrument d’écriture le
plus répandu dans le bassin méditerranéen était le calame : fait à partir d’un roseau,
il servit successivement aux inscriptions sur les tables d’argile et à l’écriture à
l’encre.
INDEX DES AUTEURS PAR GENRE
Biographie, Vies, hagiographie : Actes des Apôtres, Ælius
Aristide, Athanase d’Alexandrie, Grégoire de Nazianze,
Grégoire de Nysse, Philon d’Alexandrie, Plutarque.
Comédie : Aristophane, Ménandre, Hérondas.
Critique d’art : Philostrate.
Critique littéraire : Clément d’Alexandrie, Grégoire de
Nazianze.
Éloquence oratoire : Andronic Callistos, Démosthène, Jean
Chrysostome.
Épopée : Homère, Apollonios de Rhodes.
Géographie : Strabon.
Histoire : Anne Comnène, Flavius Josèphe, Hérodote,
Laonicos Chalcondyle, Polybe, Thucydide, Xénophon,
Zosime.
Fiction épistolaire : Alciphron, Aristénète.
Fiction romanesque : Longus, Lucien.
Littérature morale : Dion de Pruse, Ésope, Marc Aurèle,
Plutarque, Solon, Théophraste.
Médecine : Hippocrate.
Philosophie : Aristote, Cléanthe, Critias, Démocrite, Diogène
Laërce, Empédocle, Héraclite, Parménide, Platon, Plotin,
Proclus.
Poésie : Agathias le Scholastique, Alcée, Alcman, Anacréon,
Anacréontiques, Anastase le Bègue, Antiphilos de
Byzance, Aratos de Soles, Archiloque, Bacchylide, Bion de
Smyrne, Callimaque, Cométas, Érinna, Grégoire de
Nazianze, Hésiode, Ibycos, Julien l’Égyptien, Léonidas de
Tarente, Lycophron, Macédonios le Consulaire, Marcus
Argentarius, Méléagre de Gadara, Mimnerme, Musée,
Nonnos de Panopolis, Palladas d’Alexandrie, Paul le
Silentiaire, Quintus de Smyrne, Philippe de Thessalonique,
Philodème de Gadara, Pindare, Proclus, Romanos le
Mélode, Rufin, Sappho, Sémonide d’Amorgos, Simonide,
Terpandre, Théocrite, Théognis, Tyrtée, Xénophane.
Satire : Lucien, Julien l’Empereur.
Tragédie : Eschyle, Sophocle, Euripide.
LA GRÈCE ET LA MÉDITERRANÉE
ANTIQUES
Carte 1 : La Grèce homérique.

Carte 2 : La Grèce classique.


Éditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris cedex 07 FRANCE
www.gallimard.fr
© Éditions Gallimard, 2020.
Couverture : © Miquel Barceló, ADAGP, Paris, 2020. Pop de Llot, 2016.
Technique mixte sur toile. 104 × 136 cm (détail). Photo © courtesy Galerie
Thaddaeus Ropac.
Anthologie de la littérature grecque
TRADUCTION NOUVELLE

De la guerre de Troie à la chute de Byzance, des hommes et


des femmes ont écrit sensiblement dans la même langue. Au-
delà des vicissitudes de l’histoire, des différentes religions
qu’ils ont pratiquées, des pays où ils ont vu le jour, éparpillés
autour du bassin méditerranéen, ils ont éprouvé dans cet usage
du grec le sentiment d’une communauté, revendiqué une
identité fondée sur une culture et des valeurs intangibles. Ces
vingt-trois siècles de littérature, qui ont exploré tous les
genres, pratiqué tous les tons, affronté tous les sujets, d’Œdipe
à la passion du Christ, de la fondation de la démocratie à
l’Empire, sont à la source de notre histoire et de notre
imaginaire. Les découvrir, c’est aller à la rencontre de nous-
mêmes, mais aussi faire l’épreuve d’une altérité radicale. Qui
sont Sappho, Archiloque, Pindare, Lucien, Paul le Silentiaire
ou Anne Comnène ? Comment lire une épigramme votive ? À
quels dieux rêve Julien l’Apostat ? De quoi rient Démocrite et
Diogène ? Cette anthologie fait le pari de l’émerveillement et,
souvent, de l’inconnu. À l’indifférence et à l’ignorance, elle
oppose des œuvres dont la fraîcheur et la puissance sont
restées intactes. Leur lecture interdit l’oubli, et ranime en nous
ce désir d’intelligence, dont la Grèce a été un emblème absolu.
Cette édition électronique du livre
Anthologie de la littérature grecque
a été réalisée le 29 septembre 2020
par les Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782070359233 – Numéro d’édition : 160749).
Code Sodis : N65410 – ISBN : 9782072568534.
Numéro d’édition : 272496.
Composition et réalisation de l’epub : IGS-CP.

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