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L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 51

L’OBÉLISQUE D’HERMAPION
(AMMIEN MARCELLIN, RES GESTAE, XVII, 4, 17-23)*

Ammien Marcellin, historien latin du IVe siècle après J.-C., livre dans
ses Res Gestae un témoignage des plus étonnants et des plus curieux. Au
sein du livre XVII, relatant les événements qui se déroulent à Rome pen-
dant les campagnes militaires de Julien en Gaule (automne 357-printemps
358), Ammien fait allusion à l’érection d’un obélisque dans le Circus
Maximus. Cet événement est le point de départ d’une longue digression
(XVII, 4, 1-23), qui se termine par la traduction grecque de l’inscription
hiéroglyphique d’un obélisque également dressé dans le Cirque (XVII, 4,
17-23)1. Nous présentons ci-dessous la traduction de ce passage:
XVII, 4, 1. Tandis que l’on commençait à restaurer les Gaules, tou-
jours sous la préfecture d’Orfitus2, on dressa un obélisque dans le Circus
Maximus3; puisque le moment est opportun, je vais en dire quelques
mots. 2. Il est une ville fondée dans des temps reculés, jadis célèbre pour
l’imposante masse de ses remparts et ses cent portes d’entrée, et que ses
fondateurs nommèrent pour cette raison Thèbes Hécatompyles. (3-5: ré-
cit d’événements de l’histoire de Thèbes). 6. C’est dans cette ville, au
milieu d’immenses bassins et de diverses constructions de pierre portant
la représentation de divinités égyptiennes, que nous avons vu plusieurs
obélisques, certains renversés et brisés, que d’anciens rois, après avoir
dompté des nations à la guerre ou portés par la prospérité de leur souve-
raineté, ayant sondé les filons des montagnes même auprès des habitants
les plus éloignés de la terre, ont fait tailler et dresser, et ont dédiés aux
dieux suprêmes de leur religion.
7. Un obélisque est fait d’une pierre très dure en forme de borne, il
s’élève graduellement jusqu’à une grande hauteur, et, pour imiter un
rayon, il s’amincit peu à peu, passant d’une base carrée à un faîte étroit,
poli par la main d'un artiste. 8. Quant aux nombreux signes symboli-

* Nous remercions vivement les Professeurs Claude Obsomer et Claude Vandersleyen


pour les remarques et les suggestions qu’ils ont apportées à cet article. Nous remercions
également les Professeurs Monique Mund-Dopchie, Philippe Derchain, René Lebrun,
Gualtiero Calboli et Sergio Pernigotti, et Messieurs Bernard Van Rinsveld et Herbert
Verreth, avec qui nous avons eu l’occasion de discuter de ce sujet.
1
 Notre attention fut attirée par ce passage lors de la rédaction d’un mémoire de fin
d’études en Philologie classique: Les mentions d'obélisques égyptiens dans les textes la-
tins et grecs: pour une identification à des réalités archéologiques, Université catholique
de Louvain, Louvain-la-Neuve, septembre 1997.
2
 Memmius Vitrasius Orfitus fut préfet de la Ville une première fois en 353-356, et
une seconde fois en 357-359.
3
 Obélisque aujourd’hui érigé sur la Place Saint Jean de Latran.
52 B. LAMBRECHT

ques, appelés hiéroglyphes, que nous voyons gravés partout, c’est l'anti-
que autorité d'une sagesse primordiale qui les a enseignés. 9. En effet,
en sculptant toutes sortes d'oiseaux et de bêtes sauvages, même d’un
autre monde, ils montraient que les promesses faites ou assumées par les
rois atteignaient très largement la mémoire du temps qui suit l’époque
de leurs succès. 10. Car ce n'est pas comme aujourd’hui, où un nombre
déterminé et facile de lettres exprime tout ce que l’âme humaine peut
concevoir, qu’écrivaient les anciens Égyptiens, mais les lettres servaient
chacune à un nom et à un verbe particulier; quelquefois elles expri-
maient des phrases entières. 11. Voici deux exemples pour comprendre
ce système: par le vautour, ils expriment le mot «nature», parce que les
sciences physiques nous apprennent que l’on ne peut trouver aucun mâle
parmi ces oiseaux; et par l’image de l’abeille fabriquant le miel ils dési-
gnent le roi, montrant par ce dessin qu’un chef doit posséder comme
qualités innées et l’aiguillon et la douceur, et il en va ainsi pour beau-
coup de signes4.
12. Et puisque les flatteurs, qui selon leur habitude gonflaient l'or-
gueil de Constance5, murmuraient sans cesse que lorsque Octavien
Auguste avait fait transporter de la ville égyptienne d’Héliopolis deux
obélisques, dont l’un se trouve au Circus Maximus, l'autre au Champ de
Mars6, il n’avait osé ni toucher ni déplacer celui qui a récemment été
amené, effrayé par les difficultés liées à sa grandeur, que ceux qui
l’ignorent apprennent que si ce prince ancien, après avoir fait transporter
d’autres obélisques, a laissé celui-là intact, c’est parce que, consacré au
Dieu Soleil en offrande particulière et dressé au milieu du sanctuaire
inaccessible d'un temple ambitieux, il dominait cependant comme le
sommet de l’ensemble7. 13. Mais Constantin8, qui y attachait peu d’im-
4
 Ces deux exemples se retrouvent chez Horapollon, cfr B. VAN DE WALLE, J. VER-
GOTE, Traduction des Hieroglyphica d’Horapollon, dans Chronique d’Égypte, 35 (1943),
p. 50, 11a «[Ce qu’ils signifient en dessinant le vautour] (…) La mère, parce qu’il
n’existe pas de mâle dans cette espèce d’oiseaux»; p. 86, 62 «[Comment ils représentent
le peuple qui obéit au roi.] Quand ils veulent représenter le peuple qui obéit au roi, ils
peignent une abeille. Car seule parmi les animaux, cette espèce a un roi que suit toute la
multitude des abeilles, de même que les hommes obéissent au roi. Étant donné <la bonté>
du miel et la force du dard de cet animal, ils laissent (ainsi) sous-entendre que le roi est
clément mais en même temps énergique quand il y va <de la justice> et de l’administra-
tion.»
5
 Constance II: 337-361 après J.-C.
6
 Respectivement dressés aujourd’hui sur la Piazza del Popolo (obélisque flaminien)
et sur la Piazza di Montecitorio.
7
 Ammien Marcellin a raison de souligner le caractère exceptionnel de cet obélisque,
aujourd’hui Place Saint Jean de Latran. C’est en effet le plus grand obélisque conservé de
nos jours (entre 32 et 33 m après sa restauration), et il fut dressé seul à l’extrémité est du
temple d’Amon à Karnak, dans le sanctuaire oriental, en tant qu’obélisque unique, et non
en tant que membre d’une paire comme le voulait la tradition.
8
 Constantin Ier le Grand: 306-337 après J.-C.
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portance, arracha cette masse de ses fondations, estimant avec raison


qu’il ne commettait aucune faute sur le plan religieux s’il consacrait
cette merveille enlevée de son temple à Rome, c’est-à-dire dans le tem-
ple du monde entier; il laissa longtemps l’obélisque reposer à terre, tan-
dis que l’on préparait ce qui était nécessaire au transport; une fois l’obé-
lisque transporté par le lit du Nil et débarqué à Alexandrie, on construisit
un navire d'une grandeur inusitée auparavant, mu par trois cents ra-
meurs. 14. Après avoir pris ces mesures, le prince précité quitta la vie, et
cette opération urgente se refroidit. Enfin embarqué à bord du navire,
l’obélisque traversa les mers et les flots du Tibre, qui semblait presque
redouter de ne pas pouvoir, en raison de la difficulté de sa navigation,
apporter jusque sous les remparts de ses enfants ce qu’avait envoyé le
Nil presque inconnu, et il fut débarqué au quartier d’Alexandre, séparé
de la Ville de trois milles; ensuite, placé sur un chariot bas et traîné len-
tement par la porte d’Ostie et le bassin public, il fut amené dans le
Circus Maximus. 15. Après cela, il ne restait qu’à dresser l’obélisque,
opération que l’on pressentait difficile, voire impossible. (Suit la des-
cription de l’érection périlleuse de l’obélisque dans le Circus Maximus).
16. Les époques suivantes ont vu le transport d’autres obélisques, dont
l’un est dressé au Vatican, un autre dans les jardins de Salluste, et deux
au mausolée d’Auguste9. 17. Nous livrons la traduction grecque du texte
de signes gravé sur le vieil obélisque que nous voyons dans le Cirque, en
suivant le livre d’Hermapion (Qui autem notarum textus obelisco incisus
est ueteri, quem uidimus in Circo, Hermapionis librum secuti
interpretatum litteris subiecimus graecis):
ARXJN APO TOU NOTIOU DIERMJ- EN COMMENCANT PAR LA FACE SUD,
NEUMENA EXEI STIXOS PRWTOS LA PREMIERE LIGNE COMPORTE CE QUI
PEUT ETRE TRADUIT COMME SUIT:
(18) Táde êstin ° basile⁄ ¨Ra- «Voici ce que nous avons donné
méstjÇ dedwrßmeqa, Ωn p¢san oî- au roi Ramsès, lui qui règne sur toute
kouménjn metà xar¢v basileúwn, la terre avec bonheur, qu’Hélios aime,
Ωn ÊJliov file⁄, kaì ˆApóllwn ainsi que le puissant Apollon, ami de
krateróv, filalßqjv, uïòv ÊJrw- la vérité, fils de Hérôn, de naissance
nov, qeogénnjtov, ktístjv t±v divine, créateur de la terre, qu’Hélios
oîkouménjv, Ωn ÊJliov proékri- a choisi, vaillant fils d’Arès, roi Ra-
nen, ãlkimov ‰Arewv, basileùv mestès, à qui toute la terre est soumise
¨Raméstjv, ˜ç p¢sa üpotétaktai ™ grâce à sa force et à son courage, roi
g± metà âlk±v kaì qársouv, ba- Ramestès, fils d’Hélios, qui vit éter-
sileùv ¨Raméstjv, ¨Jlíou pa⁄v, nellement.»
aîwnóbiov.

9
 Soit l’obélisque du Vatican, amené à Rome sous Caligula, l’obélisque de la Piazza
della Trinità dei Monti, érigé à Rome entre la fin du Ier siècle après J.-C. et le IVe siècle
après J.-C., et les obélisques de Santa Maria Maggiore et du Quirinal, dont la date précise
de déménagement n’est pas connue (peut-être la fin du Ier siècle après J.-C.).
54 B. LAMBRECHT

STIXOS DEUTEROS DEUXIEME LIGNE:


(19) ˆApóllwn krateróv, ö ëstÑv «Puissant Apollon, celui qui est
êp´âljqeíav, despótjv diadßmatov, établi sur la vérité, maître du diadème,
t®n A÷gupton dozásav kektjmé- celui qui a glorifié l'Égypte qu’il a ac-
nov, ö âglaopoißsav ¨Jlíou pólin, quise, celui qui a illuminé Héliopolis,
kaì ktísav t®n loip®n oîkouménjn, qui a créé le reste de la terre, qui a
kaì polutimßsav toùv ên ¨Jlíou comblé d’honneurs les dieux dont les
pólei qeoùv ânidruménouv, Ωn statues se dressent à Héliopolis,
ÊJliov file⁄. qu’Hélios aime.»

TRITOS STIXOS TROISIEME LIGNE:


(20) ˆApóllwn krateróv, ¨Jlíou «Puissant Apollon, fils d’Hélios,
pa⁄v, pamfeggßv, Ωn ÊJliov proé- tout brillant, qu’Hélios a choisi et que
krinen kaì ‰Arjv ãlkimov êdw- le vaillant Arès a gratifié de présents,
rßsato, oœ tà âgaqà ên pantì dia- dont les bienfaits demeurent en tout
ménei ker¬ç, Ωn ‰Ammwn âgap¢ç, temps, que chérit Ammon, celui qui a
pljrÉsav tòn neÑn toÕ foínikov rempli de bienfaits le temple du phé-
âgaq¬n, ˜ç oï qeoì hw±v xrónon nix, à qui les dieux ont accordé le
êdwrßsanto. temps d’une vie.»
ˆApóllwn krateróv, uïòv ÊJrw- «Puissant Apollon, fils de Hérôn, le
nov, basileùv oîkouménjv ¨Ramé- roi de la terre Ramestès, qui a protégé
stjv, Ωv êfúlazen A÷gupton toÕ l’Égypte et vaincu les peuples étran-
ãllou ∂qnouv nikßsav, Ωn ÊJliov gers, qu’Hélios aime, à qui les dieux
file⁄, ˜ç polùn xrónon hw±v êdw- ont accordé une longue durée de vie,
rßsanto qeoí, despótjv oîkoumé- le maître de la terre Ramestès, qui vit
njv ¨Raméstjv, aîwnóbiov. éternellement.»

ALLOS STIXOS DEUTEROS AUTRE DEUXIEME LIGNE:


(21) ÊJliov qeòv mégav despótjv «Hélios, le grand dieu, le maître du
oûranoÕ· dedÉrjmaí soi bíon ciel; je t’ai donné une vie durable (?)
âpróskoron. ˆApóllwn krateróv, Puissant Apollon, maître du diadème,
kúriov diadßmatov, âneíkastov, ˜ç sans pareil, pour qui le maître de
ândriántav ânéqjken ên t±Çde t±Ç l’Égypte a élevé des statues dans ce
basileíaç despótjv Aîgúptou, kaì royaume, et qui a décoré Héliopolis et
êkósmjsen ¨Jlíou pólin ömoíwv pareillement Hélios lui-même, maître
kaì aûtòn ÊJlion, despótjn oûra- du ciel. Il a mené à terme une belle
noÕ. Suneteleútjsen ∂rgon âga- œuvre, le fils d’Hélios, le roi, qui vit
qón, ¨Jlíou pa⁄v, basileúv, aîwnó- éternellement.»
biov.

TRITOS STIXOS TROISIEME LIGNE:


(22) ÊJliov qeòv despótjv oû- «Hélios, le dieu, le maître du ciel,
ranoÕ ¨RaméstjÇ basile⁄· dedÉrj- au roi Ramestès: je t’ai donné de la
mai tò krátov kaì t®n katà pántwn force et du pouvoir sur tout, toi
êzousían, Ωn ˆApóllwn filalßqjv qu’Apollon, ami de la vérité, maître
despótjv xrónwn kaì ÊJfaistov ö du temps, a choisi, ainsi qu’Héphai-
t¬n qe¬n pat®r proékrinen, dià stos le père des dieux, grâce à Arès,
tòn ‰Area, basileúv, pagxarßv, roi plein de joie, fils d’Hélios, et aimé
¨Jlíou pa⁄v, kaì üpò ¨Jlíou d’Hélios.»
filoúmenov.
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AFJLIWTJS PRWTOS STIXOS COTÉ EST, PREMIERE LIGNE:


(23) ¨O âf´ ¨Jlíou pólewv mégav «Le grand dieu d’Héliopolis, cé-
qeòv ênourániov, ˆApóllwn krate- leste, puissant Apollon, fils de Hérôn,
róv, ÊJrwnov uïóv, Ωn ÊJliov ©gÉ- qu’Hélios a élevé, que les dieux ont
gjsen, Ωn oï qeoì êtímjsan, ö honoré, qui règne sur toute la terre,
pásjv g±v basileúwn, Ωn ÊJliov qu’Hélios a choisi, vaillant grâce à
proékrinen, ö ãlkimov dià tòn Arès, le roi qu’aime Ammon, tout
‰Area, basileùv Ωn ‰Ammwn file⁄, brillant, qui a déterminé le roi éter-
kaì ö pamfeggßv, sugkrínav aîÉ- nel»
nion basiléa10.
et reliqua. et cetera.

Ammien Marcellin passe ensuite sans transition au récit des tentatives


de négociations entre l’empereur Constance et le roi des Perses Sapor
(XVII, 5).

I. De l’obélisque d’Ammien Marcellin à l’obélisque d’Hermapion

L’obélisque dont Ammien Marcellin donne la traduction était donc à


son époque dressé dans le Circus Maximus. Nous savons que deux obé-
lisques égyptiens furent érigés sur la spina du Cirque, l’un à l’époque
d’Auguste, l’autre à l’époque de Constance II (337-361)11. Ammien
Marcellin précise qu’il s’agit du «uetus» obeliscus du Cirque, adjectif
qui fait de toute évidence référence à l’époque de l’arrivée de l’obélisque
à Rome, et non à l’époque où il fut taillé en Égypte, vu qu’Ammien
ne cite pour aucun obélisque le nom du pharaon qui le fit dresser. Le
plus ancien des deux obélisques, dans le sens où l’entend Ammien Mar-
cellin, est donc celui déménagé à l’époque d’Auguste. Ammien Marcel-
lin avait d’autre part précédemment évoqué la provenance héliopolitaine
de ce monument (XVII, 4, 12). L’obélisque du Latran, érigé à Rome
sous Constance II et provenant de Karnak, ne peut donc être considéré
comme celui mentionné par Ammien Marcellin, qui désigne sans aucun
doute comme monument dont Hermapion a traduit les textes l’obélisque
de la Piazza del Popolo, venu d’Héliopolis sous Auguste.
Il n’est pas impossible en soi qu’Ammien Marcellin se soit trompé en
attribuant à l’obélisque d’Auguste la traduction grecque qu’il a trouvée
10
 Nous avons suivi l’édition de Gelenius reproduite par A. ERMAN, Die Obelisken-
übersetzung des Hermapion (Sitzungsberichte der deutschen Akademie der Wissen-
schaften zu Berlin, philosophisch-historische Klasse, 1914, p. 245-273), dans W. PEEK
(éd.), Opuscula. Sammelausgaben seltener und bischer nicht selbständig erschienener
wissenschaftlicher Abhandlungen. XIII. Adolf Erman. Akademieschriften, 2 (1986), p. 138
(= ERMAN, Die Obeliskenübersetzung).
11
 Le premier aujourd’hui dressé sur la Piazza del Popolo, devant la porte flaminienne
(d’où son nom «obélisque flaminien»), le second sur la Place Saint Jean de Latran.
56 B. LAMBRECHT

chez Hermapion. Il est toutefois clair, à la lecture du texte grec, que


l’obélisque d’Hermapion provient d’Héliopolis, mentionne à plusieurs
reprises le pharaon ¨Raméstjv, correspondant à R¨-ms-sw «Ramsès», et
contient également l’équivalent exact de la variante du nom d’Horus
de Séthy Ier, ˆApóllwn krateróv, ö ëstÑv êp´âljqeíav, «Puissant
Apollon, celui qui est établi sur la vérité», qui correspond à Îr k nÌt
Îtp-Ìr-M¨t «Horus, taureau puissant qui se réjouit de Maat». L’obélis-
que dont l’inscription a été traduite par Hermapion est donc un monu-
ment héliopolitain inscrit aux noms de Séthy Ier et Ramsès II. L’obélis-
que de la Piazza del Popolo, originellement dressé à Héliopolis, et gravé
aux noms de Séthy Ier sur les colonnes centrales de trois faces, et de
Ramsès II sur les colonnes latérales de chaque face et sur les trois colon-
nes de la face est, pourrait donc convenir à la description de l’obélisque
d’Hermapion12.

II. Histoire et composition du texte grec

A. La tradition manuscrite


Dans la tradition manuscrite d’Ammien Marcellin, le texte grec
d’Hermapion a souvent posé problème aux copistes, qui l’ont maltraité,
écourté, voire même supprimé. Les deux plus anciens manuscrits remon-
tent au IXe siècle, les quatorze autres datent du XVe siècle. Le premier
manuscrit ancien, le codex Hersfeldensis, fut utilisé par Sigismond
Gelenius pour son édition d’Ammien en 153313, à la suite de quoi il dis-
parut. Certes, six feuillets de ce codex réemployés comme «chemises»
de livres de compte datés de 1584-1585 furent identifiés aux archives de
Marbourg en 1875, mais ils ne contiennent pas le passage qui nous con-
cerne. Dans l’édition de Sigismond Gelenius sont reproduits 1574 carac-
tères grecs, suivis de «et reliqua». Cette formule peut signifier qu’Her-
mapion lui-même n’avait pas traduit la suite de l’inscription, ou que le
copiste a abrégé un travail trop pénible. Le second manuscrit du IXe siè-
cle, le Vaticanus Latinus 1873, provient du monastère de Fulda (codex
Fuldensis). Il ne contient que 97 caractères grecs, soit une ligne et de-
mie, fort déformée par un scribe ne comprenant pas le grec, et suivie
d’un espace vierge de 27 caractères, ensuite 38 lignes vides à la suite de
12
 Pline l’Ancien, qui, au Ier siècle après J.-C., dressait au sein du livre XXXVI de son
Histoire Naturelle un inventaire des obélisques égyptiens présents à Rome (XXXVI, 71-
74), mentionne également l’obélisque de la Piazza del Popolo (§71), mais ne fait aucune
allusion à la traduction d’Hermapion.
13
 S. Gelenii editio Frobeniana, Basileae, 1533.
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 57

la deuxième ligne, et encore la place pour 6 caractères, c’est-à-dire une


page et demie vierge où aurait pu trouver place la suite du texte
d’Hermapion. Le codex Fuldensis donne la version suivante du début du
texte d’Hermapion: «ARXJN APO TOU NOTIOU DIERMJNEUMENA EXEI
STIXOS PRWTOS TADE LEGEI JLIOS BASILEI RAMESTJ DEDWRJMAI SOI»14.
Ajoutons que, quand ils n’omettent pas purement et simplement le texte
grec, les manuscrits plus récents d’Ammien Marcellin reproduisent le
texte du codex Fuldensis. La traduction d’Hermapion nous est donc es-
sentiellement connue par l’édition de Gelenius, dont nous avons repro-
duit le texte ci-dessus.
Le très court extrait du texte grec dans le codex Fuldensis attendait
probablement d’être complété, vu la page et demie qui le suit et la ver-
sion plus longue qui nous est parvenue dans l’édition de Gelenius.
Compte tenu d’autre part des très nombreuses fautes comprises dans
cette ligne et demie, on peut supposer que le scribe a renoncé à recopier
la suite du texte. À partir de ces 97 caractères, et tenant compte du nom-
bre de caractères par ligne et du nombre de lignes par page, il est possi-
ble d’évaluer qu’une fois les blancs complétés, le codex Fuldensis aurait
pu contenir environ 2486 caractères grecs. Le modèle du codex
Fuldensis était donc vraisemblablement plus long que le texte qui nous
est parvenu par l’édition de Gelenius, et le «et reliqua» qui suit le texte
grec dans cette même édition résumerait la suite non recopiée par le
scribe. Dans l’édition de Gelenius, chaque ligne du texte grec compte en
moyenne 225 caractères. Les éventuels 2486 caractères du modèle
aujourd’hui perdu du codex Fuldensis pourraient donc mathématique-
ment correspondre à un peu plus de onze lignes du codex Hersfeldensis.
Tenant compte de la grande part d’approximation d’un tel calcul, on
peut cependant envisager que le texte originel d’Hermapion livrait la tra-
duction des quatre faces de l’obélisque, soit douze colonnes15.

B. Les lignes d’Hermapion et les colonnes de texte de l’obélisque


Le texte grec tel qu’il nous est parvenu s’articule en lignes (stíxoi)
numérotées de un à trois, qui correspondent aux colonnes verticales de
hiéroglyphes gravées sur chaque face de l’obélisque (voir planches 1-3

14
 Pour une reproduction du texte tel qu'on le lit dans le manuscrit, cfr C. CLARK,
L. TRAUBE, Ammiani Marcellini Rerum gestarum libri qui supersunt, I, Berlin, 1963 (1ère
éd. 1910), p. 112.
15
 ERMAN, Die Obeliskenübersetzung, p. 134, 140 n. 3; G. SABBAH, Ammien Marcel-
lin. Histoire. II (Collection des Universités de France), Paris, 1970, p. 171 n. 39; E. GAL-
LETIER, J. FONTAINE, Ammien Marcellin. Histoire. I (livres XIV-XVI), (Collection des Uni-
versités de France), Paris, 1978 (2e éd.), p. 41-43.
58 B. LAMBRECHT

ci-après). La traduction d'Hermapion concerne trois faces de l’obélis-


que: la face sud trois stíxoi, une face dont l’orientation n’est pas préci-
sée (ci-après «face indéterminée»), trois stíxoi, et la face est un seul
stíxov. À l’initiale ou à l’intérieur de chaque ligne, nous trouvons l’ex-
pression ˆApóllwn krateróv «puissant Apollon», qui traduit la for-
mule égyptienne Îr k nÌt «Horus: taureau puissant», début du nom
d’Horus (ou sérekh) du pharaon, qui figure, sur l’obélisque, au sommet
de chaque colonne de hiéroglyphes. Le copiste a omis le titre mention-
nant la deuxième face, et a noté sans transition la première ligne de cette
face à la suite de la troisième ligne de la face sud. Le titre de la ligne
suivante précise pour cette raison qu’il s’agit d’une «autre deuxième li-
gne»16.
L’obélisque de la Piazza del Popolo porte les noms de Séthy Ier sur les
colonnes centrales de trois faces, et le nom de Ramsès II sur les colonnes
latérales de chaque face et sur les trois colonnes de la face est. Cette dis-
tinction entre colonnes latérales et colonnes centrales se retrouve égale-
ment dans la traduction grecque. Non seulement les premières lignes de
la face sud et de la face indéterminée comprennent le nom ¨Raméstjv,
mais en outre elles offrent la traduction d’autres noms de ce roi (nom
d’Horus et nom d’intronisation), absents des colonnes centrales. Par
contre, les deuxièmes lignes de la traduction d’Hermapion, correspon-
dant sur l’obélisque aux colonnes centrales, ne mentionnent pas le nom
Ramestès, mais la deuxième ligne de la face sud, comme nous l’avons
déjà dit, contient l’équivalent exact de Îr k nÌt Îtp-Ìr-M¨t «Horus,
taureau puissant qui se réjouit de Maat» (variante du nom d’Horus de
Séthy Ier), à savoir ˆApóllwn krateróv, ö ëstÑv êp´âljqeíav, «Puis-
sant Apollon, celui qui est établi sur la vérité» (colonne centrale de l’ac-
tuelle face nord de l’obélisque).

C. Les légendes de scènes


L'expression ˆApóllwn krateróv, par laquelle commencent plu-
sieurs lignes de texte, est précédée dans d’autres lignes par une formule
où l’on trouve la mention du dieu Hélios, suivie de paroles qu’il adresse
au pharaon. L’édition de Gelenius commence la première légende
comme suit: táde êstin ° basile⁄ ¨RaméstjÇ dedwrßmeqa. Dans le
codex Fuldensis, on reconnaît avec peine, tant le texte est déformé, une
version différente de cette première légende: ARXJN APO TOU NOTIOU
DIERMJNEUMENA EXEI STIXOS PRWTOS TADE légei ÊJliov basile⁄

16
 Cfr ERMAN, Die Obeliskenübersetzung, p. 139-142.
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 59

¨RaméstjÇ· dedÉrjmaí soi, «En commençant par la face sud, voici la


traduction de la première ligne: “Hélios dit au roi Ramestès: je t’ai
donné”17. Cette variante est sans doute plus littérale, car elle traduit la
formule égyptienne: ∂d mdw ín N.: dí.n.(í) n.k «dire une pa-
role par (le dieu N.): je t'ai donné…». Ces formules sont typiques des
légendes accompagnant les représentations du dieu recevant une of-
frande du roi. Elles correspondent à la traduction des hiéroglyphes expli-
citant les reliefs qui décorent l'obélisque, sur le pyramidion et aux par-
ties supérieures et inférieures du fût. Étrangement, ces légendes sem-
blent s’être dispersées à divers endroits du texte. Il faut donc établir une
distinction entre la traduction des colonnes de textes, qui commence par
ˆApóllwn krateróv, et les légendes des reliefs qui n'en font pas partie.

III. De l’obélisque de la Piazza del Popolo à la traduction d’Hermapion

Afin d’établir si, comme l’affirme Ammien Marcellin, c’est bien de


l’obélisque de la Piazza del Popolo qu’Hermapion nous donne la traduc-
tion, il faut comparer l’inscription égyptienne de l’obélisque et le texte
grec qui est censé en être une traduction.

A. Question de méthode
Le premier à avoir réalisé scrupuleusement une telle étude est Adolf
Erman18. Après avoir relevé dans l’exposé des titulatures royales une
structure équivalente entre la face nord de l’obélisque et la face sud
d’Hermapion, ainsi qu’entre la face sud de l’obélisque et la face indéter-
minée d’Hermapion, Erman tente de mettre en vis-à-vis les textes hiéro-
glyphiques et grecs des faces correspondantes, la première ligne de la
traduction d’Hermapion traduisant la colonne de droite sur l’obélisque,
la deuxième ligne la colonne centrale, et la troisième ligne la colonne de
gauche. Il constate une grande ressemblance entre les expressions de la
face sud d’Hermapion et de la face nord de l’obélisque. En ce qui con-
cerne la face indéterminée d’Hermapion, il en retrouve quelques élé-
ments dans la face sud de l’obélisque, mais souligne d’importantes diffé-
rences, et ne trouve du reste pas de parallèle à la face est d’Hermapion.
Quant aux inscriptions secondaires, il reconnaît dans la traduction grec-
que des expressions connues de l'égyptien, sans réussir à identifier pré-
cisément les légendes sur l’obélisque de la Piazza del Popolo.
17
 Leçon retenue par les éditions modernes du texte.
18
 ERMAN, Die Obeliskenübersetzung, p. 133-161.
60 B. LAMBRECHT

Lorsque des expressions grecques ne lui semblent pas apparaître litté-


ralement sur la colonne correspondante de l’obélisque, Erman les recher-
che à d’autres endroits sur l’obélisque de la Piazza del Popolo, ou sur
d’autres obélisques (obélisque du Latran ou de Constantinople par exem-
ple), ou sur d’autres monuments égyptiens. Selon lui, il ne s’agit pas
d’une traduction grecque soignée, mais d’un travail superficiel et bâclé.
Le traducteur lui donne l’impression d’avoir puisé ça et là dans une lon-
gue inscription les éléments qu’il comprenait, laissant de côté les expres-
sions qui lui échappaient, ou incompréhensibles pour son public. Erman
conclut que la traduction d'Hermapion ne correspond pas au texte de
l’obélisque de la Piazza del Popolo, mais à un autre obélisque héliopoli-
tain de Séthy Ier et de Ramsès II.
Le travail d’Erman est remarquable et l’auteur dresse même en fin
d’article un petit lexique égyptien-grec à partir des expressions de la
traduction d’Hermapion qu’il a identifiées sur l’obélisque. Si nous
schématisons la méthode d’Erman, l’auteur cherche derrière les termes
grecs les formules égyptiennes qu’ils semblent traduire, et tente de
retrouver les phrases ainsi reconstituées sur l’obélisque de la Piazza del
Popolo.
Notre démarche est inverse. Nous prenons comme point de départ de
notre étude le texte égyptien de l’obélisque, en essayant de restituer le
travail de traduction réalisé par Hermapion. Il faut pour cela tenir
compte de la disposition de l’inscription égyptienne en colonnes, et gar-
der à l’esprit que les signes hiéroglyphiques sont consécutifs et que la
division entre les «mots» n’apparaît pas de façon évidente. D’autre part,
si Hermapion a traduit l’obélisque dressé, à Héliopolis ou à Rome, il dut
éprouver beaucoup de difficultés à lire les signes situés en hauteur, no-
tamment les légendes des reliefs du pyramidion et de la partie supérieure
du fût, ou le nom d’Horus contenu dans le sérekh. Le traducteur peut
également ne pas être un parfait bilingue et ne pas connaître certains si-
gnes de l’écriture hiéroglyphique. Hermapion a peut-être d’autre part
cherché à éviter les répétitions, afin de ne pas alourdir outre mesure le
texte grec. À la différence d’Erman, nous ne recherchons pas une traduc-
tion littérale.
Erman a mis en évidence les ressemblances entre d’une part la face
sud d’Hermapion et la face nord actuelle de l’obélisque, d’autre part la
face indéterminée d’Hermapion et la face sud de l’obélisque. Dès lors,
l’obélisque semble avoir effectué une rotation de 180 degrés et la ligne
de la face est d’Hermapion correspond logiquement à la face ouest de
l’obélisque. En disposant face à face l’inscription hiéroglyphique et le
texte grec correspondant, et en tenant compte de toutes les remarques
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 61

que nous venons de faire, nous avons dès lors cherché quels éléments
avaient amené Hermapion à traduire de la sorte les expressions égyptien-
nes en grec.
Dans la suite de l’article, nous étudierons le contenu des inscriptions
de chaque face de la traduction grecque, en rapport avec les inscriptions
de la face correspondante de l’obélisque. Comme nous l’avons déjà noté,
la première ligne de la traduction d’Hermapion correspond à la colonne
de droite sur l’obélisque, la deuxième ligne à la colonne centrale, et la
troisième ligne à la colonne de gauche. Sauf indication contraire, les for-
mules égyptiennes mises en parallèle avec les formules grecques se si-
tuent au même endroit au sein de la colonne et de la ligne. Nous considé-
rerons séparément la traduction grecque des inscriptions principales de
l’obélisque, à savoir les colonnes de texte hiéroglyphique, et la traduc-
tion des légendes19.

B. Les inscriptions égyptiennes principales correspondant au texte


d’Hermapion
Les trois planches ci-après présentent le texte grec principal (c’est-à-
dire des colonnes et non des légendes de l’obélisque) en vis-à-vis des
inscriptions de l’obélisque de la Piazza del Popolo, en respectant la dis-
position en colonnes. Lorsque le texte grec ne traduit pas exactement
l’égyptien, il est mis en évidence en italiques, et lorsqu’une expression
ne trouve pas de correspondant dans l’inscription égyptienne, elle est en-
cadrée. Une double flèche indique que les formules égyptiennes sont in-
versées dans le texte grec. Nous exposerons ensuite en détail la compa-
raison des deux textes.

19
 Nous nous basons pour le texte égyptien sur l’édition d’Abdel-Kader SELIM, Les
obélisques égyptiens. Histoire et archéologie (Supplément aux Annales du Service des
Antiquités de l’Égypte, Cahier 26), Le Caire, 1991, I, p. 222-236, II, p. 145-159 (= SELIM,
Les obélisques égyptiens), et sur celle de K.A. KITCHEN, Ramesside Inscriptions, I-II,
Oxford, 1975-1979, I, p. 118-120, II, p. 476-478 (= KRI), que nous avons vérifiées et
corrigées lors d’un séjour à l’Academia Belgica de Rome en mars 1999.
62 B. LAMBRECHT

Pl. 1: Obélisque face nord (Hermapion face sud)


L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 63

Pl. 2: Obélisque face sud (Hermapion face indéterminée)


64 B. LAMBRECHT

Pl. 3: Obélisque face ouest (Hermapion face est)


L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 65

C. Les inscriptions hiéroglyphiques principales (colonnes)

1. Traduction d’Hermapion, face sud (Obélisque del Popolo, face nord)

a. STIXOS PRWTOS (colonne de droite)


ˆApóllwn krateróv, filalßqjv traduit le nom d’Horus du pha-
raon, inscrit dans un sérekh. «Puissant Apollon» rend, comme l’avait
noté Erman, l’expression Îr k-nÌt «l’Horus, taureau puissant»; «ami
de la vérité» ne trouve pas de parallèle dans l’inscription hiéroglyphi-
que, qui présente au même endroit la formule Mr(y)-R¨ «qu’aime Ré».
Peut-être peut-on envisager, vu la hauteur de l’obélisque, une confusion
entre le signe hiéroglyphique du dieu Ré et celui d’une divinité féminine
telle Maat, la déesse de la Vérité (cfr la troisième ligne de la face indé-
terminée d’Hermapion, où filalßqjv traduit correctement l’égyptien
mry-M¨t).
uïòv ÊJrwnov «fils de Héron» pourrait résulter de la confusion entre
R¨ «Ré» qui suit le sérekh et la séquence s Tm «fils d’Atoum»,
que l’on trouve dans le sérekh sur la colonne de droite de la face sud de
l’obélisque, traduite uïòv ÊJrwnov en grec20. De nouveau, une telle
confusion est compréhensible car le signe se situe très haut sur l’obélis-
que.
Le dieu ÊJrwn, adoré en Égypte à l’époque ptolémaïque et romaine,
est représenté sur plusieurs monuments ptolémaïques et romains du
Fayoum sous la forme d’un cavalier sur sa monture21. Selon Paul
Perdrizet, le dieu ÊJrwn est un dieu égyptien (Atoum) qui aurait changé
son nom indigène contre un nom étranger. Les éléments qui l’amènent à
cette conclusion sont précisément la traduction grecque d’Hermapion,
mais aussi la ville de Pithom22. Les auteurs classiques attestent en effet
une ville du nom de ¨JrÉwn póliv (et ses variantes telles Heroon oppi-
dum chez Pline, Hero, ou encore Heroopolis)23, correspondant à la

20
 Hypothèse de Claude Obsomer.
21
 Pour un inventaire de tels monuments, cfr G. LEFEBVRE, Le dieu ÊJrwn d’Égypte
dans Annales du Service des Antiquités de l’Égypte, 20 (1920), p. 237-242 (= LEFEBVRE,
Le dieu ÊJrwn d’Égypte); ID., Deux inscriptions grecques du Fayoum. I. Encore le dieu
ÊJrwn dans Annales du Service des Antiquités de l’Égypte, 21 (1921), p. 163-165; ID.,
Un bas-relief du dieu ÊJrwn dans Annales du Service des Antiquités de l’Égypte, 24
(1924), p. 89-90.
22
 P. PERDRIZET, C.r. de W. Dittenberger, Orientis graeci inscriptiones selectae, sup-
plementum Sylloges inscriptionum graecarum, dans Revue des études anciennes, 6
(1904), p. 159.
23
 Par exemple Strabon, XVI, 4, 2 et XVII, 1, 21, 26, et Pline, Nat. Hist., VI, 165;
pour l’ensemble des attestations, cfr A. CALDERINI, Dizionario dei nomi geografici e topo-
grafici dell’Egitto greco-romano, II, Milan, 1973-1977, p. 228.
66 B. LAMBRECHT

Pithom de l’Exode24. Pithom est à rapprocher étymologiquement de


l’égyptien Pr-ˆItm, «La demeure d’Atoum», toponyme attesté dans di-
vers textes égyptiens, sous des graphies variées et pour des lieux divers,
et s’appliquant à de nombreux sanctuaires du dieu héliopolitain25. Pr-
ˆItm semble toutefois avoir désigné un site précis du Delta oriental, à sa-
voir la métropole du 8e nome de Basse Égypte. La région de Sabaha et
Maskhouta dans le Ouadi Toumilat avait reçu, sans doute pendant l’oc-
cupation des Hyksôs, le nom de «Tjekou» (mot probablement d’origine
ouest-sémitique)26. Au Nouvel Empire, Atoum devint la principale divi-
nité du Ouadi, et fut vénéré sous le nom de «Atoum de Tjekou»27. Il y
avait sans doute dans cette région un temple d’Atoum, et le nom du
quartier de ce temple (Pr-ˆItm) put ensuite servir à désigner un site pré-
cis, et donner le nom de Pithom28. Il est généralement admis que Pithom
correspond à l’actuel Tell el-Maskhouta29. Par ailleurs, les toponymes
d’Heroopolis et d’Hero sont considérés aujourd’hui par les égyptologues
comme des traductions plus ou moins complètes de Pr-ˆItm30. Perdrizet
laisse aux égyptologues le soin d’expliquer pourquoi le dieu égyptien
Atoum fut appelé ÊJrwn par les Grecs31.
D’après Lefebvre, ÊJrwn ne serait pas une divinité égyptienne indi-
gène, mais il convient de l’identifier au Dieu Cavalier thrace, Héron ou
Héros (forme grécisée du nom)32. Les Thraces assimilèrent leur dieu
Héros à Zeus, Héraklès, Asklépios et surtout Apollon. Des fresques de
Téadelphia, qui représentent le dieu couronné d’un nimbe lumineux,
semblent attester qu’au IIe siècle de notre ère, le dieu ÊJrwn était consi-
déré comme une divinité solaire. Héros aurait ainsi développé en
Égypte, à l’époque romaine, un des éléments de sa personnalité, à savoir
le caractère lumineux. Cela pourrait expliquer son éventuelle assimila-

24
 Ex. 1, 11.
25
 H. CAZELLES, J. LECLANT, art. Pithom, dans H. CAZELLES, A. FEUILLET (dir.), Dic-
tionnaire de la Bible. Supplément, VIII, 1972, col. 1-4 (= CAZELLES, J. LECLANT, art.
Pithom).
26
 D. REDFORD, Le Wadi Tumilat, dans L’Égypte du Delta. Les capitales du nord. Dos-
siers d’Archéologie, 213, 1996, p. 51.
27
 Cfr par exemple la stèle de Pithom de Ptolémée Philadelphe (Caire, C.G. 22183) =
Urk. III, 93, passim, et Edfou VI, 50 (VIII).
28
 D. REDFORD, Exodus I 11, dans Vetus Testamentum, 13 (1963), p. 407 (= REDFORD,
Exodus I 11); CAZELLES, LECLANT, art. Pithom, col. 4.
29
 D. REDFORD, art. Pithom, dans Lexikon der Ägyptologie, IV, 1984, col. 1054-
1055.
30
 D. REDFORD, Exodus I 11, p. 407; CAZELLES, LECLANT, art. Pithom, col. 4.
31
 P. PERDRIZET, C.r. de W. Dittenberger, Orientis graeci inscriptiones selectae,
supplementum Sylloges inscriptionum graecarum, dans Revue des études anciennes, 6
(1904) p. 160.
32
 LEFEBVRE, Le dieu ÊJrwn d’Égypte, p. 243.
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 67

tion à Atoum, forme locale héliopolitaine de Ré33. Hans Bonnet pour sa


part, empruntant des éléments aux deux théories précédentes, reconnaît
dans le dieu ÊJrwn représenté sur les monuments tardifs le Dieu Cava-
lier thrace Héros, ce dernier ayant ensuite donné son nom à la ville appe-
lée par les Grecs ¨JrÉwn póliv. Il déduit du fait que cette ville est
identifiée à Pithom, «La demeure d’Atoum», que ces deux dieux doi-
vent être identiques, comme il le constate par ailleurs dans la traduction
d’Hermapion34.
qeogénnjtov, «de naissance divine», correspond comme l’a remar-
qué Erman à ms n†rw «qui enfante les dieux». Le traducteur semble
avoir interprété le participe actif ms «qui enfante», comme une forme
relative, et avoir traduit le complément d’objet direct n†rw «les dieux»
comme le sujet. Il comprend dès lors l’expression égyptienne dans le
sens «que les dieux enfantent». La traduction omet le véritable sujet,
Ré, ce qui est normal si R¨ a été lu comme s Tm.
ktístjv t±v oîkouménjv «créateur de la terre» rend l'expression grg
twy «qui fonde les deux terres».
Ωn ÊJliov proékrinen «qu'Hélios a choisi» correspond parfaite-
ment à la deuxième partie du nom d’intronisation de Ramsès II, la forme
relative Stp.n-R¨ «que Ré a choisi».
ãlkimov ‰Arewv «vaillant fils d'Arès», semble pouvoir être rappro-
ché de la première partie du nom d’intronisation de Ramsès II, Wsr-
M¨t-R¨. La traduction de ce nom pourrait être «Puissante est la Vérité
(Maat) de Ré». Wsr «puissant» correspond à ãlkimov. Erman propose
ensuite de voir en «Arès» une interprétation du traducteur. La Vérité
(Maat) aurait été remplacée par Arès, rendant le sens plus directement
perceptible à un Grec peu initié à la culture égyptienne. Max Müller
pour sa part envisage une confusion entre Maat, déesse féminine à une
plume, et le dieu masculin Onouris, coiffé de deux plumes, dieu guerrier
33
 LEFEBVRE, Le dieu ÊJrwn d’Égypte, p. 247-248; Lefebvre n’est par ailleurs pas
convaincu de l’identification de Héron avec Atoum, ni sur base de l’étymologie du nom
de la ville de Pithom, ni sur base de la traduction d’Hermapion.
34
 H. BONNET, Reallexikon der Ägyptischen Religionsgeschichte, Berlin, 1952, p. 295-
296. Henri Gauthier identifie également Héroônpolis à la métropole du 8ème nome de
Basse Égypte (Per-Atoum, actuel Tell el-Maskhouta) mais reprend par ailleurs plus loin
l’hypothèse de Heinrich Brugsch, qui voit dans le grec ¨JrÉwn póliv le nom égyptien
«Hor ânt», métropole de ce même 8ème nome de Basse Égypte (H.K. BRUGSCH, Diction-
naire géographique de l’ancienne Égypte, Hildesheim, 1974, p. 121; H. GAUTHIER, Dic-
tionnaire des noms géographiques contenus dans les textes hiéroglyphiques, Osnabrück,
1975, II, p. 59-60, IV, p. 35). Jean Yoyotte, Pascal Charvet et Stéphane Gompertz préfè-
rent quant à eux traduire la ville d’Héroônpolis par «la Cité des Héros», sans savoir pour-
quoi les Grecs la nommèrent ainsi (J. YOYOTTE, P. CHARVET, S. GOMPERTZ, Strabon. Le
voyage en Égypte. Un regard romain, Paris, 1997, p. 116). Pour une synthèse sur le sujet,
voir E. WILL, art. Heron, dans L.I.M.C., V, 1, 1990, p. 391-394.
68 B. LAMBRECHT

et identifié à Arès en Égypte35. Bernard Van Rinsveld avance l’hypo-


thèse que la traduction de Maat par Arès soit une correction de copiste.
Herbert Verreth quant à lui remarque très judicieusement que le nom
M¨t-R¨ est généralement traduit dans les sources grecques «Marrès/
Marès»36; il envisage dès lors que le traducteur ait eu à l’esprit cette
association, qui l’aurait amené à traduire M¨t-R¨ par «Arès». La dispa-
rition du «M» initial reste cependant à expliquer. Remarquons
qu’ailleurs sur l’obélisque le même signe a été correctement traduit (cfr
deuxième ligne de la face sud et troisième ligne de la face indéterminée
d’Hermapion), ou n’a pas été traduit (cfr le cartouche de Séthy Ier), et
que cette association Maat-Arès n’apparaît que dans le cartouche de
Ramsès II.
basileùv ¨Raméstjv indique le cartouche contenant le nom person-
nel du roi et traduit R¨-ms-sw «Ramsès», omettant Mr(y)-ˆImn, «Méry-
amon» («qu’aime Amon»).
˜ç p¢sa üpotétaktai ™ g± metà âlk±v kaì qársouv «à qui toute la
terre est soumise grâce à sa force et à son courage» ne trouve pas
d’équivalent selon Erman sur l’obélisque de la Piazza del Popolo. Erman
rapproche la traduction grecque d’autres expressions, présentes entre
autres dans la titulature de Touthmosis Ier ou d’Amenhotep III. En réa-
lité, la formule égyptienne qui suit directement le nom R¨-ms-sw, ¨ rn m
t nb Ìr wr nÌtw.f «dont le nom est grand dans tout le pays en raison de
la grandeur de ses victoires», exprime une idée très voisine, la recon-
naissance générale de l'autorité du pharaon dans tout le pays, ainsi que
sa vaillance. Le traducteur a justement reconnu les mots égyptiens t (™
g±), nb (p¢sa), wr et nÌtw (âlk±v et qársouv), et en a rendu une ver-
sion personnelle assez libre.

™ g±
p¢sa

âlk±v kaì qársouv

35
 M. MÜLLER, Zur Obeliskenübersetzung des Hermapion, dans Orientalistische
Literaturzeitung, 17 (1914), p. 353-354 (= MÜLLER, Zur Obeliskenübersetzung).
36
 E. LÜDDECKENS, Demotisches Namenbuch, I, 8, Wiesbaden, 1988, p. 578-583.
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 69

basileùv ¨Raméstjv «Roi Ramestès» désignerait le cartouche


contenant le nom personnel de Ramsès II en fin de colonne, et ¨Jlíou
pa⁄v «fils d’Hélios» traduit littéralement S R¨ «le fils de Ré», titre qui
précède le cartouche incluant le nom R¨-ms-sw. Erman préférerait rap-
procher cette formule de S Îprí «fils de Khépri», présent sur la face
ouest de l’obélisque (colonnes de droite et de gauche), mais ce change-
ment de face ne semble pas nécessaire.
aîwnóbiov, «qui vit éternellement», correspond à dí.(w) ¨nÌ, «doué
de vie (soit-il)!».

b. STIXOS DEUTEROS (colonne centrale)


ˆApóllwn krateróv «puissant Apollon» correspond à Îr k-nÌt,
«Horus, taureau puissant», et ö ëstÑv êp´âljqeíav «celui qui est éta-
bli sur la vérité» est sans aucun doute, comme l’a noté Erman, la traduc-
tion de Îtp-Ìr-M¨t «qui est satisfait de/qui repose sur Maat», suite du
nom inscrit dans le sérekh.
despótjv diadßmatov «maître du diadème» correspond au titre
«Celui des deux maîtresses». Le signe hiéroglyphique désignant ce titre
(un vautour et un serpent chacun sur le signe nb ) est une allusion au
diadème royal caractérisé par une tête de vautour et de cobra, déesses tu-
télaires de la Haute et de la Basse Égypte.
t®n A÷gupton dozásav kektjménov: la première partie de cette ex-
pression «celui qui a glorifié l'Égypte» ne trouve pas de correspondant
exact en égyptien. Selon Erman, le texte grec est à cet endroit corrompu.
Il propose de corriger dozásav par fulázav, tout comme on le trouve
dans la première ligne de la face indéterminée d’Hermapion (Ωv
êfúlazen A÷gupton). Dans ce cas, «Celui qui a protégé l’Égypte» se-
rait la traduction parfaite de mk Kmt, «qui protège l’Égypte». Erman
envisage que kektjménov «qu’il a acquise» évoque Mn†w-n-t «qui est
Montou pour le pays» (Montou est un dieu guerrier), mais cela est peu
probable. En fait, il se peut que ce soit t®n A÷gupton kektjménov qui
rende mk Kmt.

fulázav/ kektjménov?
t®n A÷gupton

ö âglaopoißsav ¨Jlíou pólin «celui qui a illuminé Héliopolis»


correspond à l’idée exprimée par l’égyptien Ì mnw m ˆIwnw «dont le
monument est splendide à Héliopolis».
kaì ktísav t®n loip®n oîkouménjn «et qui a créé le reste de la
terre» n’a pas de correspondant au même endroit dans l’inscription hié-
70 B. LAMBRECHT

roglyphique, où l’on trouve par contre les termes m-snt-r sÌnwt nt pt, mn
wÌ r wb n pr R¨ «semblablement aux piliers du ciel, stable et durable à
la cour du temple de Ré».
kaì polutimßsav toùv ên ¨Jlíou pólei qeoùv ânidruménouv «et
qui a comblé d'honneurs les dieux dont les statues se dressent à Héliopo-
lis» correspond à l’idée de satisfaction des dieux que l’on trouve dans
l’expression égyptienne Ps∂t Ìtp-tí Ìr ír.f «l’Ennéade des dieux étant
satisfaite de ce qu’il a fait», au sein de laquelle figure le signe hiérogly-
phique du dieu; l’idée des statues dressées à Héliopolis semble corres-
pondre aux signes qui suivent le cartouche-prénom, à savoir bw ˆIwnw.
Le verbe grec rare ânidrúw est attesté au passif chez Dion Cassius (Dio
Cass. 37, 34): tò ãgalma tò toÕ Diòv… ânidrúqj37, mais apparaît plus
couramment sous sa forme simple ïdrúw, dans le sens de établir, dres-
ser, consacrer un temple ou une statue, même si l’objet concerné n’est
pas précisé. Le terme «statue» peut donc être sous-entendu en grec, et il
n’est pas nécessaire de le chercher dans l’inscription hiéroglyphique.
Ωn ÊJliov file⁄, «qu’Hélios aime» n’a pas de correspondant dans la
colonne de gauche de la face nord selon Erman. Cette expression semble
cependant être la traduction de deux mots consécutifs dans l’inscription
égyptienne mry et R¨. Ces mots appartiennent en réalité à deux expres-
sions différentes: mry est en effet le verbe qui accompagne bw ˆIwnw
(«celui qu’aiment les âmes d’Héliopolis»), tandis que R¨ fait partie de la
formule mí R¨ «comme Ré». On peut supposer que le traducteur a cru
reconnaître dans les derniers signes hiéroglyphiques la formule mr(y) R¨
«qu’aime Ré», bien que l’ordre des signes eût été inversé par anté-
position respectueuse du nom de la divinité.

kaì polutimßsav toùv (…) qeoùv

ên ¨Jlíou pólei (…) ânidruménouv

Ωn ÊJliov file⁄

37
 Thesaurus Graecae Linguae, II, 1954, col. 796, s.v. ânidrúw.
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 71

Le traducteur grec a omis plusieurs éléments: l’Horus d’or «puissant


est le roi divin (qu’a engendré) Khépri», le roi de Haute et Basse Égypte
Menmaatré; le fils de Ré Séthy-Mérenptah, semblablement aux piliers
du ciel, stable et durable pour la cour du temple de Ré. Vraisemblable-
ment, il ne connaît pas la nomenclature de Séthy Ier, et l’omet dans sa
traduction.

c. TRITOS STIXOS (colonne de gauche)


ˆApóllwn krateróv «Puissant Apollon» traduit Îr k-nÌt «L’Ho-
rus, taureau puissant» et ¨Jlíou pa⁄v «fils d’Hélios» correspondrait au
même endroit sur l’obélisque, dans le sérekh, à S StÌ «fils de Seth».
L’expression est donc correcte, hormis l’identité du dieu. De nouveau,
ce signe se situe très haut sur l’obélisque.
pamfeggßv «tout brillant»: Erman n’identifie pas cette expression
grecque sur l’obélisque. Cet adjectif se rencontre également dans la pre-
mière ligne de la face est, et dans ce cas également, il correspond, au
même endroit sur la face ouest de l’obélisque, au titre Îr-nbw «Horus
d’or». C’est donc cette expression égyptienne qui est rendue par l’adjec-
tif grec pamfeggßv, et l’on peut éventuellement envisager un lien sé-
mantique entre l’or et la notion de briller.
Ωn ÊJliov proékrinen «qu'Hélios a choisi» traduit parfaitement
Stp.n-R¨ «Sétepenré» («que Ré a choisi»), deuxième partie du nom
d’intronisation de Ramsès II. Kaì ‰Arjv ãlkimov êdwrßsato «que le
vaillant Arès a gratifié de présents» semble correspondre à «Ouser-
maatré», première partie du nom d’intronisation du pharaon; Maat
aurait été identifiée à Arès, comme pour ce qui est de la première ligne
(cfr supra). L’idée de présents est toutefois étrangère au texte égyptien.
oœ tà âgaqà ên pantì diaménei ker¬ç (i.e. kair¬ç), «dont les bien-
faits demeurent en tout temps» pourrait éventuellement évoquer l’épi-
thète égyptienne wsr rnpwt «aux années vigoureuses», bien que cette
expression se trouve plus haut dans l’inscription hiéroglyphique.
Ωn ‰Ammwn âgap¢ç, «que chérit Ammon», rend littéralement Mr(y)-
ˆImn «Méryamon» («qu’aime Amon»), deuxième partie du nom per-
sonnel de Ramsès II.
pljrÉsav tòn neÑn toÕ foínikov âgaq¬n «celui qui a rempli de
bienfaits le temple du phénix», rend parfaitement la formule égyptienne
mÌ Ît-b/Ît-bnw m nyw.f Ìwt «qui remplit de ses bienfaits le domaine
du Ba / du phénix».
À cet endroit de l’obélisque, le signe hiéroglyphique qui représente
l’oiseau est difficilement lisible. Cet oiseau a une queue fine et très al-
longée et une petite tête, comme l’hirondelle wr, mais il a de longues
72 B. LAMBRECHT

pattes. Devant ses pattes, on discerne mal un signe arrondi de petites di-
mensions. Kenneth Kitchen, tout comme Orazio Marucchi et A. Erman,
y voit le héron bnw dans le signe 38, qui se lit Îwt-bnw, un des noms
de la ville d’Héliopolis39. Sur l’obélisque cependant, l’oiseau ne semble
pas avoir les plumes effilées à l’arrière de la tête qui caractérisent le hé-
ron, et sa queue est plus longue. Abdel-Kader Selim avance l’hypothèse
qu’il s’agisse du jabiru du Sénégal, l’oiseau b, accompagné du pot à
encens 40. La queue du jabiru est néanmoins également bien courte, et
le petit signe devant l’oiseau est plutôt arrondi que quadrangulaire41.
Bien qu’il soit tentant, vu la traduction d’Hermapion et le fait que l’obé-
lisque provienne d’Héliopolis, d’identifier l’oiseau au héron bnw, ac-
compagné du signe nw, cette lecture n’est pas absolument sûre. Il n’est
pas impossible qu’Hermapion, ou son interprète, ait eu également des
difficultés à reconnaître le signe hiéroglyphique, et ait opté pour cette
version.
˜ç oï qeoì hw±v xrónon êdwrßsanto, «à qui les dieux ont accordé
le temps d’une vie» correspond à l’idée exprimée par la formule égyp-
tienne dí.(w) ¨nÌ ∂t «doué de vie (soit-il) éternellement!», où les dieux
n’apparaissent cependant pas. Cette expression est à comprendre en
égyptien sans doute sous la forme d’un souhait, tandis qu’elle est inter-
prétée en grec comme une affirmation42.
La traduction grecque omet donc certainement l’épithète égyptienne
«aux grandes victoires», et ne répète pas, contrairement à l’inscription
hiéroglyphique, le nom d’intronisation et le nom personnel du pharaon.

2. Traduction d’Hermapion, face indéterminée (Obélisque del Popolo,


face sud)

a. [STIXOS PRWTOS] (colonne de droite)


ˆApóllwn krateróv «Puissant Apollon» correspond à la formule
égyptienne Îr k-nÌt «l’Horus, taureau puissant», tandis que uïòv
ÊJrwnov «fils de Hérôn» traduit dans le sérekh S Tm «fils d’Atoum».
Le ÊJrwn du texte grec correspond à deux reprises à l’égyptien Tm
«Atoum» (cfr également première ligne de la face est), mais également
38
 O. MARUCCHI, Gli obelischi egiziani di Roma, dans Bullettino della Commissione
archeologica comunale di Roma, 4e série, 24 (1896), p. 151, 251; KRI, II, 1979, p. 477;
ERMAN, Die Obeliskenübersetzung, p. 148. Erman remplace le signe par le signe .
39
 Cfr L. KAKOSY, dans Lexikon der Ägyptologie, II, 1977, col. 1111, s.v. Heliopolis.
40
 SELIM, Les obélisques égyptiens, I, p. 224, II, p. 147.
41
 Nous remercions Claude Vandersleyen pour son aide dans la recherche d’identifica-
tion de ce signe.
42
 C. OBSOMER, Sésotris Ier. Étude chronologique et historique du règne (Connais-
sance de l’Égypte ancienne, Étude, 5), Bruxelles, 1995, p. 429-430.
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 73

une fois à Ré (cfr supra première ligne de la face sud), traduit ailleurs
par ÊJliov. On peut envisager que le signe hiéroglyphique de la divinité
a à cet endroit été confondu par l’interprète. Il n’est donc pas exact,
comme le pensait Erman, que ÊJrwn désigne indistinctement sur l’obé-
lisque de la Piazza del Popolo Atoum, Ptah-Tjénen et Seth43. L’identifi-
cation d’Atoum à ÊJrwn dans la traduction d’Hermapion est donc pro-
bable.
basileùv oîkouménjv ¨Raméstjv: «le roi Ramestès» traduit, nous
l’avons vu, le cartouche contenant le prénom du pharaon, mais qui se si-
tue plus loin dans l’inscription hiéroglyphique. Dans l’expression s’est
glissé, au lieu du ¨Jlíou pa⁄v que l’on attendait, oîkouménjv «de la
terre», qui pourrait rendre de façon synthétique le titre égyptien Nswt-
bíty «le roi de Haute et Basse Égypte» et trahir une contamination de la
formule grecque despótjv oîkouménjv que l’on trouve plus loin dans
la même ligne.
Ωv êfúlazen A÷gupton toÕ ãllou ∂qnouv nikßsav «qui a protégé
l'Égypte et vaincu les peuples étrangers» n’a pas de correspondant exac-
tement au même endroit sur la colonne de l’obélisque, mais traduit pres-
que littéralement le «nom de Nebty» situé avant les deux cartouches,
Mk-Kmt, W¨f-Ìswt «qui protège l’Égypte et soumet les pays étrangers».
Ωn ÊJliov file⁄ «qu’Hélios aime» pourrait correspondre à Mr(y)-
ˆImn «Méryamon», deuxième partie du nom personnel du pharaon, ou à
Stp.n-R¨, deuxième partie du nom d’intronisation. Dans chaque hypo-
thèse, une erreur se serait glissée dans la traduction. La première formule
égyptienne correspondrait en effet à Ωn ‰Ammwn file⁄ ou âgap¢ç et la
seconde Ωn ÊJliov proékrinen. Peut-être s’agit-il de nouveau d’une
forme de traduction raccourcie de deux expressions égyptiennes.
˜ç polùn xrónon hw±v êdwrßsanto qeoí «à qui les dieux ont ac-
cordé une longue durée de vie» évoque la formule égyptienne du souhait
de vie éternelle, sans correspondant dans l’inscription hiéroglyphique au
même endroit, après les deux premiers cartouches royaux.
despótjv oîkouménjv ¨Raméstjv «maître de la terre» semble, tout
comme ci-dessus, désigner en une seule expression les deux cartouches
royaux du bas. Despótjv oîkouménjv traduit littéralement Nb-twy «le
maître des deux terres», qui introduit le cartouche royal. ¨Raméstjv est
un des éléments constitutifs du cartouche-prénom du pharaon.
aîwnóbiov «qui vit éternellement» correspond à dí.(w) ¨nÌ ∂t «doué
de vie (soit-il) éternellement!».
L’épithète égyptienne «qui procure la joie dans Héliopolis depuis
qu’il est roi» est omise par Hermapion.

43
 ERMAN, Die Obeliskenübersetzung, p. 141.
74 B. LAMBRECHT

b. ALLOS STIXOS DEUTEROS (colonne centrale)


ˆApóllwn krateróv «puissant Apollon» correspond à Îr k-(nÌt)
«l’Horus, taureau (puissant)». La suite du contenu du sérekh, étrange-
ment et à la différence des six autres lignes, n’est pas traduite. Peut-on
rapprocher cette anomalie du fait que sur l’obélisque, à cet endroit, la
formule égyptienne dans le sérekh varie quelque peu et le bras armé
n’est pas exprimé après le taureau?
kúriov diadßmatov «maître du diadème» traduit l’égyptien Nbty
«celui des deux maîtresses» (cfr face sud d’Hermapion, deuxième ligne).
âneíkastov «sans pareil» ne trouve pas de correspondant sur la face
sud de l’obélisque.
˜ç ândriántav ânéqjken ên t±Çde t±Ç basileíaç despótjv Aîgúptou
«pour qui le maître de l’Égypte a élevé des statues dans ce royaume»:
selon Erman, cette phrase trahit une mauvaise compréhension et une cor-
rection du texte grec originel par Gelenius. Le manuscrit que Gelenius
eut sous les yeux devait comporter Ωv ândriántav ânéqjken ên t±Çde
t±Ç basileíaç «qui a élevé des statues dans ce royaume», suivi du titre
de maître de l’Égypte, ou, comme l’a proposé Otfried Müller et comme
le retiennent toutes les éditions modernes d’Ammien Marcellin, [Ωv t¬n
qe]¬n ândriántav ânéqjken ên t±Çde t±Ç basileíaç «qui a élevé des
statues de dieux dans ce royaume»44. En réalité, peut-être n’est-il pas
nécessaire de modifier le texte de Gelenius, et la «correction» remonte-
t-elle à l’époque même du traducteur, qui aurait réuni deux formules
égyptiennes consécutives en une seule phrase grecque en transformant le
titre royal en sujet de la proposition. La première partie de l’expression
grecque pourrait éventuellement rendre l’idée contenue dans mn mnw
«aux monuments stables». Despótjv Aîgúptou «maître de l'Égypte»
désigne quant à lui le titre de «roi de Haute et Basse Égypte» qui pré-
cède le cartouche royal.
kaì êkósmjsen ¨Jlíou pólin ömoíwv kaì aûtòn ÊJlion «et qui a
décoré Héliopolis et pareillement Hélios lui-même» correspond parfaite-
ment à l’égyptien spss <n> ˆIwnw ímy.s «qui enrichit Héliopolis et Ce-
lui qui est en elle».
despótjn oûranoÕ «maître du ciel» n’apparaît pas littéralement
dans l’inscription égyptienne, qui présente la séquence nb.s, nbw pt,
«(qui purifie Héliopolis pour Ré,) son maître, les maîtres du ciel (et de
la terre se réjouissant)». L’expression grecque résulte, d’après Erman,
d’une confusion du traducteur entre le signe s, «son», et le signe
44
 K.O. MÜLLER, Handbuch der Archäologie der Kunst, Stuttgart, 1878, p. 271;
ERMAN, Die Obeliskenübersetzung, p. 151, n. 1, p. 152.
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 75

pt, «le ciel». La formule égyptienne «son maître» fut dès lors tra-
duite par «le maître du ciel». Notons que l’erreur grecque pourrait aussi
être due à la traduction du pluriel par un singulier, «les maîtres du ciel»
ayant été rendu par «le maître du ciel». Les expressions étant consécuti-
ves, peut-être peut-on voir simplement dans la traduction grecque une
lecture rapide et simplifiée du texte égyptien.

Suneteleútjsen ∂rgon âgaqón «il a mené à terme une belle


œuvre» semble exprimer, comme le note Erman, l’égyptien ír(y) n.f
«(obélisque) que fit pour lui», suivi en grec comme en égyptien du sujet
formulé de façon similaire. De plus dans l’inscription égyptienne, ír(y)
n.f est précédé de Ìswt (Ìr) qb Ìr írrt.f «ses louanges redoublant à
cause de ce qu’il fait». En fait, ces deux expressions consécutives et si-
milaires sont peut-être fondues dans le texte grec en une seule formule.
¨Jlíou pa⁄v basileúv rend très littéralement le titre égyptien S R¨
«le fils de Ré» suivi du cartouche contenant le nom personnel de Séthy.
De nouveau, l’interprète ne reconnaît pas le nom du pharaon et est donc
incapable de le traduire.
aîwnóbiov «qui vit éternellement» rend habituellement la formule de
souhait de vie éternelle dí.(w) ¨nÌ ∂t, dont l’on retrouve ici l’adverbe ∂t
«éternellement» dans l’expression «qu’aime le fils de Ré Séthy
Mérenptah comme Ré éternellement».
Plusieurs formules égyptiennes ne sont pas rendues dans la traduc-
tion: «qui subjugue les pays étrangers grâce à ses victoires» (sérekh);
«l’Horus d’or, qui satisfait Ré au moyen de ce qu’il aime»; «qui la pu-
rifie pour Ré»; «se réjouissant»; «qu’aime Ré-Harakhty».

c. TRITOS STIXOS (colonne de gauche)


ˆApóllwn «Apollon» correspond à l’amorce du nom d’Horus. L’épi-
thète krateróv qui, dans ce nom, correspond à k nÌt, est ici omise.
Filalßqjv «ami de la vérité» traduit la suite du nom d’Horus: mry-
M¨t «qu’aime Maat». La «forme relative» égyptienne a été interprétée
comme un participe, et le sujet Maat est devenu complément du verbe,
de sorte que mry M¨t a été compris comme «qui aime Maat».
despótjv xrónwn «maître du temps» exprime le sens de l'expres-
sion égyptienne nb Ìbw-sd «riche en fêtes-sed» (jubilés du pharaon).
kaì ÊJfaistov ö t¬n qe¬n patßr «ainsi qu’Héphaistos le père des
dieux» correspond à l’égyptien mí ít.f PtÌ-™nn «comme son père Ptah
76 B. LAMBRECHT

Tjénen». L’équivalence entre Ptah et Héphaistos est bien établie (cfr


Hérodote). Proékrinen «qu’a choisi» a pour sujet très éloigné Apollon
en début de ligne. Ce verbe peut donc être considéré seul, et fait vrai-
semblablement référence à la deuxième partie du nom d’intronisation du
pharaon, Stp.n-R¨ «que Ré a choisi». Le traducteur grec semble avoir
très habilement transformé la suite de formules égyptiennes en une sé-
quence continue, en unissant le nom d’Horus, Apollon, au cartouche
royal.
dià tòn ‰Area «grâce à Arès» fait sans doute référence, nous l’avons
vu, à la première partie du nom d’intronisation Wsr-M¨t-R¨ «Ouser-
maatré».
basileúv, «Roi» désigne le cartouche royal. Pagxarßv «plein de
joie» ne connaît pas de correspondant dans l'inscription égyptienne.
Erman rapproche cette expression de basileùv ¨Raméstjv, que l’on
trouve en première ligne de la face sud (et à plusieurs reprises dans le
texte grec sous diverses formes, nous l’avons d’autre part souligné).
Erman suppose qu’il y a ici une corruption du texte grec. Très logique-
ment dès lors ¨Raméstjv transcrirait le nom personnel du pharaon.
¨Jlíou pa⁄v «fils d'Hélios» désigne le titre «le fils de Ré» qui précède
le cartouche incluant le nom Ramestès. La formule tripartite que nous
connaissons se retrouve donc ici légèrement corrompue.
kaì üpò ¨Jlíou filoúmenov «et aimé d'Hélios» n’apparaît pas tel
quel dans le texte égyptien. Deux hypothèses peuvent être proposées
pour expliquer cette épithète: elle peut faire allusion à des éléments du
cartouche, peut-être R{ associé erronément à µry, ou avoir été inspirée
de la formule égyptienne mí R¨ (cfr deuxième ligne face sud).
La traduction grecque omet les formules égyptiennes suivantes: «tau-
reau puissant», et «qui façonne la forme des dieux, qui construit leurs
temples».

3. Traduction d’Hermapion, face est (Obélisque del Popolo, face ouest)

a. PRWTOS STIXOS (colonne de droite)


ˆApóllwn krateróv «puissant Apollon» traduit Îr k-nÌt «l’Horus,
taureau puissant». ÊJrwnov üíov «fils de Héron» correspond, comme
dans la première ligne de la face indéterminée, à S Tm «fils d’Atoum».
Ωn ÊJliov ©gÉgjsen «qu’Hélios a élevé» n’est pas directement re-
connaissable sur l’obélisque. Seul le sujet, Hélios, correspond à R¨;
©gÉgjsen est un hapax, qui semble formé sur ™ âgwgß, la conduite,
l’éducation, et sur ãgw, conduire, guider, élever. Ce verbe ne se retrouve
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 77

pas dans l’inscription hiéroglyphique. C. Erfurdt propose de corriger en


©gápjsen, mais cette correction ne résout pas le problème45. En égyp-
tien, Ré est suivi du verbe msí, «enfanter». L’interprète a-t-il lu un autre
signe à côté de Ré, ou est-ce msí qui est (mal) traduit en grec ©gÉ-
gjsen, ou encore s’agit-il d’une correction de copiste?
Ωn oï qeoì êtímjsan «que les dieux ont honoré» pourrait correspon-
dre de par sa position à ms n†rw «qui engendre les dieux», le traducteur
ayant mal rendu le sens du verbe. Max Müller envisage une correction
de êtímjsan en êgénnjsan, de gennáw, enfanter. L’expression tradui-
rait dès lors littéralement ms n†rw46. Mais si l’on envisage que ce soit
©gÉgjsen qui traduise l’égyptien msí, on peut imaginer que êtímjsan
traduit le verbe égyptien suivant, à savoir grg, fonder, établir, également
mal traduit.
ö pásjv g±v basileúwn «qui règne sur toute la terre» correspon-
drait à grg twy «qui fonde les deux terres»; cependant, si grg appartient
à l’expression précédente en grec, basileúwn pourrait traduire le titre
égyptien Nswt-bíty «le roi de Haute et Basse Égypte». Une fois encore,
le traducteur pourrait avoir condensé deux formules égyptiennes en une
seule expression grecque.
Ωn ÊJliov ©gÉgjsen
ou Ωn ÊJliov ©gÉgjsen

Ωn oï qeoì
êtímjsan/êgénnjsan
Ωn oï qeoì êtímjsan

ö pásjv g±v basileúwn

ö pásjv g±v basileúwn

Ωn ÊJliov proékrinen «qu’Hélios a choisi» rend littéralement la


deuxième partie du nom d’intronisation du pharaon, Stp.n-R¨ «Séte-
penré» («que Ré a choisi»), et ö ãlkimov dià tòn ‰Area «vaillant
grâce à Arès» semble correspondre à Wsr-M¨t-R¨ «Ousermaatré», pre-
mière partie du nom d’intronisation du pharaon.
basileúv «le roi» mentionne la présence du cartouche contenant le
nom personnel du pharaon, et Ωn ‰Ammwn file⁄ «qu'aime Ammon» est

45
 W. SEYFARTH, Ammiani Marcellini rerum gestarum libri qui supersunt, I (Biblio-
theca Scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana), Leipzig, 1978, p. 111.
46
 M. MÜLLER, Zur Obeliskenübersetzung, p. 354, n. 1 (où le verbe est écrit êxén-
njsan).
78 B. LAMBRECHT

le correspondant exact de la deuxième partie du nom personnel du roi,


Mr(y)-ˆImn «Méryamon» («qu’aime Amon»).
Remarquons que la même succession de formules se retrouve textuel-
lement sur la colonne de droite de la face nord de l’obélisque (R¨ ms
n†rw grg twy, nswt-bíty Wsr-M¨t-R¨ stp.n-R¨, S R¨ Mr-ˆImn), où elle
est rendue très différemment en grec par Hermapion.
ö pamfeggßv «tout brillant» exprime, comme dans la troisième ligne
de la face sud, le titre égyptien Îr nbw «l’Horus d’or».
sugkrínav aîÉnion basiléa «qui a déterminé le roi éternel» évo-
que le cartouche contenant le nom personnel du roi, suivi de la formule
égyptienne de souhait de vie éternelle (S Îprí) ∂t, «(le fils de Khépri)
éternellement».
La traduction de cette ligne ne rend pas les formules égyptiennes
«aux années vigoureuses et aux grandes victoires», le cartouche royal,
et «le fils de Khépri».

D. Comparaison avec les inscriptions hiéroglyphiques secondaires (lé-


gendes)

Quatre des sept lignes de traduction sont précédées de formules en


lesquelles on reconnaît les légendes qui accompagnent habituellement
les représentations du roi faisant une offrande. Dans le texte grec, les
légendes de la première ligne de la face sud et de la troisième ligne
de la face nord contiennent le nom de Ramsès II, tandis que les deux
légendes de la face indéterminée (deuxième et troisième ligne) ne
mentionnent pas le nom du pharaon. Sur l'obélisque de la Piazza del
Popolo, les faces nord, sud et ouest sont décorées de reliefs de Séthy
Ier, et la face est de reliefs de Ramsès II. Cependant, le nom du pha-
raon n’apparaît jamais dans les légendes accompagnant les représenta-
tions. Il s’agirait donc, comme le propose Erman, d’une précision appor-
tée par le traducteur. Le nom Ramestès semble avoir été inséré dans la
traduction grecque quand la légende ouvrait une nouvelle ligne. Il est
dès lors plus prudent, afin d’identifier le pharaon concerné par la lé-
gende, de ne pas se baser sur cet élément, mais d’observer d’autres dé-
tails.
Le texte grec nous livre des paroles prononcées par Hélios et par
un dieu dont l’identité n’est pas précisée. Nous ne considérerons donc
sur l'obélisque que les légendes exprimant les paroles d'un dieu.
Elles sont au nombre de trois sur les neuf légendes gravées sur cha-
que face: une sur le pyramidion, une à la partie supérieure du fût, et
une à la partie inférieure du fût. Il est nettement moins aisé d’iden-
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 79

tifier l’original égyptien sur l’obélisque que pour les lignes d’in-
scriptions, d’autant plus que les légendes ne sont pas insérées dans le
texte grec sur les faces correspondantes. Ces légendes semblent donc
être réparties de façon arbitraire sur certaines faces et en début de certai-
nes lignes, et peut-être peut-on envisager une «redistribution» de co-
piste.

1. Traduction d’Hermapion face sud


Nous nous basons pour la première légende sur la version du codex
Fuldensis, qui, comme nous l’avons dit, est sans doute plus littérale:
Légei ÊJliov basile⁄ ¨RaméstjÇ· dedÉrjmaí soi ânà p¢san
oîkouménjn metà xar¢v basileúein, Ωn ÊJliov file⁄ «Hélios dit au
roi Ramestès: je t’ai donné en présent de régner sur toute la terre avec
bonheur, toi qu’Hélios aime47.»
Cette phrase grecque pourrait traduire les trois premières colonnes de
la légende de la partie inférieure de la face sud de l’obélisque: ∆d mdw
ín R¨-Îr-Ìty n†r ¨ nb pt: dí.n.(í) n.k tw nbw Ìswt nbw(t) m Ìtpw,
sm.n.í n.k Sm¨w-MÌw mí R¨ ∂t Ìr st Îr «Dire une parole par Ré-
Harakhty, le grand dieu, le maître du ciel: ‘je t’ai donné tous les pays et
toutes les régions montagneuses en paix, j’ai réuni pour toi la Haute et la
Basse Égypte, comme Ré éternellement, sur le trône d’Horus'». ÁOn
ÊJliov file⁄ n’a pas de correspondant exact en égyptien, mais la troi-
sième colonne de la légende se termine sur l’obélisque par mí R¨
«comme Ré», formule en laquelle le traducteur aurait reconnu, tout
comme dans la deuxième ligne de la face sud, mr(y) R¨ «que Ré aime»
(cfr ci-dessus). Il ne s'agit vraisemblablement pas, comme le pensait
Erman, d'un nom de Ramsès II, mais bien d'un élément de la légende
d'un relief de Séthy Ier. La quatrième colonne de cette légende n’est pas
traduite. Nous respectons ci-dessous la disposition en colonnes de la lé-
gende:

47
 De la mise en parallèle de la traduction grecque avec l’original égyptien, il ressort
clairement que légei fait en effet partie du début de la traduction de l’obélisque (comme
le publient V. GARDTHAUSEN, Ammiani Marcellini Rerum gestarum libri qui supersunt, I
[Bibliotheca Scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana], Leipzig, 1874, p. 120
et ERMAN, Die Obeliskenübersetzung, p. 138), et non du titre qui introduit cette traduction,
comme cela apparaît dans C. CLARK, L. TRAUBE, Ammiani Marcellini Rerum gestarum
libri qui supersunt, I, Berlin, 1963 (1ère éd. 1910), p. 112; J. ROLFE, Ammianus Marcel-
linus, I (The Loeb Classical Library), Londres et Cambridge, 1950, p. 326; G. SABBAH,
Ammien Marcellin. Histoire, II (livres XVII-XIX), (Collection des Universités de France),
Paris, 1970, p. 49; W. SEYFARTH, Ammiani Marcellini rerum gestarum libri qui super-
sunt, I (Bibliotheca Scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana), Leipzig, 1978,
p. 110.
80 B. LAMBRECHT

dedÉrjmai soi
Légei
p¢san oîkouménjn
ÊJliov

Ωn ÊJliov file⁄

metà xar¢v

2. Traduction d’Hermapion face indéterminée

a. Avant la deuxième ligne


ÊJliov qeòv mégav despótjv oûranoÕ· dedÉrjmaí soi bíon
âpróskoron. «Hélios, le grand dieu, le maître du ciel; je t’ai gratifié
d’une vie âpróskoron».
Erman traduit l’hapax âpróskorov par «quelque chose qui a trait au
plaisir» (sans doute par négation de kórov, satiété, dégoût); pour lui, ce
mot correspondrait en égyptien à ws48. Stephanus voit en âpróskorov
une corruption de âpróskopov, «sans coup, en sécurité», en référence
à kópov, le coup, la peine49. Kurt Sethe quant à lui propose de corriger
âpróskorov en âpróskerov, pour âpróskairov (tout comme, troi-
sième ligne de la face sud, ker¬ç pour kair¬ç dans le manuscrit de
Gelenius), «intemporel, non éphémère». L’expression bíov âprósko-
pov traduirait selon lui toute la formule égyptienne ¨nÌ ∂d ws nb50.

b. Avant la troisième ligne


ÊJliov qeòv despótjv oûranoÕ ¨RaméstjÇ basile⁄· dedÉrjmai
tò krátov kaì t®n katà pántwn êzousían, «Hélios, le dieu, le maître
du ciel, au roi Ramestès: je t’ai gratifié de la force et du pouvoir sur
tout».
Ces deux légendes, au sein de la face indéterminée d’Hermapion, sans
que l’on puisse clairement les identifier, peuvent être rapprochées de la
légende du relief du pyramidion sur la face sud de l’obélisque, R¨-Îr-
Ìty, n†r ¨, nb pt. ∆d mdw <ín>: dí.n.í n.k ¨nÌ ∂d ws nb «Ré-Harakhty,
le grand dieu, le maître du ciel. Dire une parole: (je) t’ai donné toute vie,
toute stabilité, toute puissance», et de la légende de la partie supérieure

48
 ERMAN, Die Obeliskenübersetzung, p. 156.
49
 Thesaurus Graecae Linguae, II, 1954, col. 1823, s.v. âpróskopov.
50
 K. SETHE, Bíov âpróskopov, dans Zeitschrift für Ägyptische Sprache und Alter-
tumskunde, 52 (1915), p. 128-129.
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 81

du fût: Dí.f ¨nÌ nb snb nb nÌt nb. R¨-Îr-Ìty n†r ¨ nb pt «Puisse-t-il


donner toute vie, toute santé, toute force. Ré-Harakhty, le grand dieu, le
maître du ciel.»

3. Traduction d’Hermapion face est


¨O âf´ ¨Jlíou pólewv mégav qeòv ênourániov «le grand dieu
d’Héliopolis, céleste».
Le nom du dieu n’est pas précisé dans la formulation grecque. Il ne
s’agit vraisemblablement pas de Ré-Harakhty, généralement traduit par
«Hélios». Il semble qu’il s’agisse plutôt d’une légende contenant le nom
d’Atoum, le démiurge héliopolitain, mentionné sur les faces ouest et est
de l’obélisque. La traduction grecque pourrait parfaitement correspondre
à la deuxième partie des légendes des reliefs des parties supérieures de
ces deux faces, Tm, nb ˆIwnw, n†r ¨, nb pt «Atoum, maître d’Héliopolis,
le grand dieu, le maître du ciel». Le traducteur n’a peut-être pas reconnu
si haut sur l’obélisque le dieu qu’il a traduit dans les inscriptions princi-
pales par Hérôn.

IV. Synthèse

Dans notre étude, nous sommes partie de l’évidence qu’Ammien Mar-


cellin attribue la traduction d’Hermapion à l’obélisque de la Piazza del
Popolo, et du présupposé que cette traduction s’appliquait effectivement
à cet obélisque. Chaque face et chaque ligne du texte grec a été mise en
parallèle avec son correspondant sur l’obélisque et nous avons tenté de
retrouver, derrière chaque expression grecque, la formule égyptienne qui
avait pu être ainsi traduite. Nous pouvons dès lors juger de l’adéquation
du texte grec au texte égyptien d’une part, et de la qualité de la traduc-
tion grecque d’autre part.

1. Correspondance entre l’inscription hiéroglyphique et le texte grec


Jean-Claude Grenier se base sur l’étude d’Erman et estime que la tra-
duction d’Hermapion est un «lot de formules protocolaires visiblement
extraites des textes de l’obélisque mais ne se présentant pas comme une
véritable traduction suivie»51. Notre analyse et le face à face établi entre

51
 J.-C. GRENIER donna à l’École Pratique des Hautes Études à Paris en 1990-1991 un
cycle de conférences sur les obélisques de Rome; pour un compte-rendu de ce séminaire
J.-C. GRENIER, Les obélisques de Rome, dans Annuaire de l’École Pratique des Hautes
Études. Section des Sciences Religieuses, 99 (1990-1991), p. 151.
82 B. LAMBRECHT

les deux textes a toutefois révélé que la version grecque, dans sa quasi-
totalité, traduisait incontestablement l’inscription hiéroglyphique, et que
le texte grec d’Hermapion ne se limitait pas aux formules protocolaires,
mais que certaines expressions rares et propres à l’obélisque étaient
même rendues très littéralement.
Des différences apparentes entre le texte grec et l’inscription hiérogly-
phique peuvent en réalité s’expliquer par une corruption du texte grec,
par des confusions de signes ou mauvaises coupures de mots, ou encore
par le désir du traducteur de livrer un texte grec lisible, en fondant par
exemple plusieurs expressions égyptiennes en une phrase grecque
continue (cfr face indéterminée, deuxième et troisième lignes, et face est,
première ligne). À trois reprises seulement, le texte grec diverge de
l’original hiéroglyphique, et l’on ne retrouve pas, à emplacement égal,
l’expression égyptienne qui pourrait être à l’origine de la traduction
d’Hermapion: face sud, deuxième ligne «kaì ktísav t®n loip®n
oîkouménjn»; face indéterminée, première ligne «˜ç polùn xrónon
hw±v êdwrßsanto qeoí»; face indéterminée, deuxième ligne «âneíka-
stov». D’autre part, alors que le texte grec, dans sa très grande majorité,
traduit l’inscription de l’obélisque, on remarque par contre que de nom-
breux titres royaux et formules égyptiennes n’apparaissent pas dans la
traduction d’Hermapion. Il semble dès lors que l’interprète n’a traduit de
l’inscription hiéroglyphique que les éléments qu’il reconnaissait ou qu’il
était capable de rendre en grec, et qu’il n’a pas identifié ou su traduire
les cartouches du deuxième pharaon mentionné en égyptien, à savoir
Séthy Ier.

2. Fidélité de la traduction d’Hermapion


Une fois établie la correspondance entre l’inscription hiéroglyphique
et le texte grec, il reste à évaluer la fidélité et la qualité de la traduction
d’Hermapion. Avant tout, il semble que l’inscription hiéroglyphique soit
plus consciencieusement et plus complètement traduite au début de la
version grecque, tandis que les omissions, les imprécisions et les diver-
gences apparaissent au fur et à mesure qu’avance la traduction. Peut-être
pourrait-on imaginer un relâchement dans le travail de traduction de l’in-
terprète… D’autre part, alors que les titulatures royales de la face nord
de l’obélisque sont assez régulièrement traduites, entraînant des répéti-
tions dans le texte grec, le traducteur à tendance à omettre progressive-
ment certains de ces noms royaux, voire à les résumer en une expression
plus générale.
Par ailleurs, Hermapion n’est pas cohérent dans sa traduction. Les car-
touches royaux en effet, identiques tout au long de l’inscription égyp-
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 83

tienne, sont traduits en grec de façons différentes. L’interprète associe


librement des éléments qu’il a cependant tous reconnus, à savoir pour le
nom d’intronisation: Ωn ÊJliov proékrinen, ãlkimov ‰Arjv/ ‰Arewv,
et pour le nom personnel: ¨Jlíou pa⁄v, basileùv ¨Raméstjv, Ωn
‰Ammwn âgap¢ç/file⁄. Ces incohérences dans la traduction se retrouvent
également dans le cas de formules égyptiennes identiques traduites par
des expressions différentes en grec (premières lignes des faces sud et est
d’Hermapion), ou encore dans des variantes soudaines pour traduire le
souhait de vie éternelle (troisième ligne de la face sud et première ligne
de la face est d’Hermapion). Inversement, certaines formules égyptien-
nes variant légèrement sont indistinctement traduites de la même façon
en grec (cfr les souhaits de vie éternelle dí.(w) ¨nÌ ∂t, dí.(w) ¨nÌ, et mí R¨
∂t, tous traduits aîwnóbiov).
Les quelques divergences entre l’inscription de l’obélisque de la
Piazza del Popolo et la version d’Hermapion, et le fait que le texte égyp-
tien ne soit pas entièrement traduit, ne remettent pas en cause l’adéqua-
tion de l’inscription égyptienne et du texte grec. Elles ont cependant
amené Erman et ses successeurs a considérer qu’Hermapion avait traduit
non l’obélisque de la Piazza del Popolo, mais un autre obélisque
héliopolitain de Séthy Ier et Ramsès II, voire son jumeau52. Peter Brand
s’est récemment penché sur la question de l’obélisque qui aurait pu com-
pléter jadis en Égypte la paire avec celui de la Piazza del Popolo53. Son
étude lui permet d’affirmer que les obélisques et les colosses comman-
dés par Séthy Ier dès l’an 9 de son règne, lorsqu’il inaugure de nouvelles
carrières, n’ont vraisemblablement pas pu être achevés de son vivant.
Tout comme l’obélisque flaminien, d’autres monuments ont sans doute
été complétés par son fils Ramsès II. Brand envisage même que, si le
jumeau de cet obélisque a été laissé vierge d’inscriptions à la mort de
Séthy Ier, il ait été entièrement inscrit au nom de Ramsès II. Selon
Kenneth Kitchen également, l’absence de jumeau connu pour l’obélis-
que flaminien signifierait que Séthy Ier dut mourir avant que le second
obélisque fût taillé ou inscrit. Kitchen estime que l’obélisque flaminien
aurait pu être dressé seul en quelque endroit du temple de Ré à Héliopo-
lis, tout comme le fut à Karnak l’obélisque du Latran. Rappelons cepen-
52
 ERMAN, Die Obeliskenübersetzung, p. 158; E. IVERSEN, The Myth of Egypt and its
Hieroglyphs in European Tradition, Copenhague, 1961, p. 50; ID., Obelisks in Exile, I.
The Obelisks of Rome, Copenhague, 1968, p. 66; G. SABBAH, Ammien Marcellin. His-
toire, II (livres XVII-XIX), (Collection des Universités de France), Paris, 1970, p. 171, n.
39; P. DE JONGE, Philological and Historical Commentary on Ammianus Marcellinus
XVII, Groningen, 1977, p. 119.
53
 P. BRAND, The «Lost» Obelisks and Colossi of Seti I, dans Journal of the American
Research Center in Egypt, 34 (1997), p. 101-114.
84 B. LAMBRECHT

dant que l’érection de cet obélisque unique fut un événement tout à fait
exceptionnel, souligné dans les inscriptions même du monument (l’ex-
pression tÌn w¨ty revient trois fois), et représenté entre autres sur de
nombreux scarabées commémoratifs54. Par ailleurs, alors que, sur des
obélisques «jumeaux» dressés de part et d’autre d’un pylône, les ins-
criptions sont généralement symétriques, les êtres animés regardant sur
chaque face vers l’entrée du temple, les inscriptions de l’obélisque du
Latran convergent vers le centre du fût, les deux colonnes latérales re-
gardant la colonne centrale55. Si l’obélisque flaminien fut un jour dressé
seul à Héliopolis, ce serait donc dès lors faute d’avoir eu le temps de
tailler son jumeau, et non parce qu’il fut conçu comme un obélisque uni-
que. Enfin, Kitchen envisage également qu’un fragment d’un obélisque
de Séthy Ier dans la carrière de Gebel Simaan (c’est-à-dire Gebel Gulab),
en face d’Assouan, pourrait appartenir au jumeau de l’obélisque de la
Piazza del Popolo. Mais cette carrière est une carrière de grès, alors que
l’obélisque flaminien est en granit56.
On ne peut toutefois pas exclure que l’obélisque qui formait une paire
avec celui de la Piazza del Popolo attende encore d’être découvert en
Égypte. Les récentes campagnes de recherche sous-marines menées à
Alexandrie à proximité du fort de Qaitbey par le Centre d’Études
Alexandrines et l’IFAO, dirigées par Jean-Yves Empereur, ont ramené à
la surface trois fragments d’obélisques inscrits au nom de Séthy Ier.
Deux sont taillés dans de la calcite et contiennent des représentations du
pharaon faisant des offrandes aux divinités d’Héliopolis (no inv. 2001+
2026 a-b et no inv. 2500)57. Ces fragments, compte tenu de leur matériau,
ne peuvent appartenir au jumeau de l’obélisque de la Piazza del Popolo,
taillé dans du granit. Le troisième fragment est en granit rouge d’As-
souan; sur deux faces, le pharaon est représenté en animal séthien, un
sphinx à tête de «tapir», et sur les deux autres faces, il est figuré en
sphinx à face humaine devant une divinité. De par sa taille, il est impos-

54
 C. DESROCHES-NOBLECOURT, À propos de l’obélisque de Saint Jean de Latran et
d’un sanctuaire en vogue à Karnak à la fin de la XVIIIème dynastie. Nouveaux exemples
de scarabées commémoratifs de la XVIIIème dynastie, dans Annales du Service des Anti-
quités de l’Égypte, 50 (1950), p. 259-263, fig. 3.
55
 R. ENGELBACH, The Direction of the Inscriptions on Obelisks, dans Annales du Ser-
vice des Antiquités de l’Égypte, 29 (1929), p. 25-30; J. YOYOTTE, À propos de l’obélisque
unique, dans Kêmi, 14 (1957), p. 81-82, fig. 1 et 2.
56
 K.A. KITCHEN, Ramesside Inscriptions. Translated and Annotated. Notes and Com-
ments, I. Ramesses I, Sethos I and Contemporaries, 1993, p. 97; ID., Ramesside Inscrip-
tions. Translated and Annotated. Notes and Comments, II. Ramesses II, Royal Inscrip-
tions, 1999, p. 332; Lexikon de Ägyptologie, V, 1984, col. 1279, s.v. Steinbruch.
57
 J. LECLANT, Fouilles et travaux en Égypte et au Soudan, 1996-1997, dans Orien-
talia, 67 (1998), p. 319.
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 85

sible que l’obélisque auquel ce fragment appartient soit celui que nous
recherchons58. Mais il est probable que d’autres fragments reposent en-
core dans les fonds marins d’Alexandrie, arrachés à leur site d’origine
pour embellir la nouvelle ville, ou stationnant dans le port dans l’attente
d’être embarqués vers Rome ou Constantinople59. Les fouilles de Rome
n’ont de leur côté jamais livré de traces d’un tel monument, qui par
ailleurs n’apparaît pas dans les sources classiques.
Mais le fait que le texte grec d’Hermapion soit très proche du texte
hiéroglyphique de l’obélisque, sans toutefois correspondre parfaitement,
permet-il de penser que la traduction s’applique à l’obélisque qui for-
mait avec lui une paire dans l’Antiquité? Différentes paires d’obélisques
sont parvenues jusqu’à nous, même si les obélisques jumeaux sont
aujourd’hui séparés. C’est le cas par exemple de l’obélisque de Louqsor
et de son compagnon à Paris, des «aiguilles de Cléopâtre», aujourd’hui
à Londres et à New York, ou des deux obélisques d’Hatchepsout à Kar-
nak, l’un in situ, l’autre fragmentaire couché près du lac sacré. La com-
paraison des inscriptions des obélisques de Ramsès II, de Paris et de
Louqsor, ne révèle pas de marquante similitude de contenu et de forme.
L’énoncé des titulatures, variant sur chaque face, ne se retrouve pas dans
la même disposition pour l’un et pour l’autre obélisque, et l’on ne peut
qu’observer quelques expressions semblables, ou idées récurrentes, pres-
que inévitables dans une telle abondance de formules. Seule la décora-
tion est similaire, le pyramidion étant laissé nu et la partie supérieure du
fût gravée d’une scène représentant Ramsès faisant des offrandes à
Amon-Ré. Par contre, les obélisques de Londres et de New York, aux
noms de Touthmosis III et Ramsès II, présentent non seulement une dé-
coration semblable, mais aussi des inscriptions très proches. Sur leurs
faces sud, et surtout pour la colonne centrale gravée par Touthmosis III,
des expressions quasiment identiques se répondent. Les colonnes centra-
les des trois autres faces n’offrent pas de parallèles évidents entre elles.
Les colonnes latérales, dues à Ramsès II, permettent quant à elles des
rapprochements frappants dans l’exposé des titres du pharaon. Sur la
paire d’obélisque d’Hatchepsout à Karnak, on observe également une
identité presque parfaite entre les inscriptions conservées et lisibles du
fragment couché près du lac, et de l’obélisque encore in situ. Ces trois
exemples ne permettent évidemment pas de tirer de conclusion sur le
contenu des inscriptions des obélisques jumeaux, mais on peut néan-
moins observer que, lorsque les inscriptions sont semblables (comme sur
58
 J.-Y. EMPEREUR, Alexandrie redécouverte, Paris, 1998, p. 74-75, 79.
59
 À propos de l’obélisque de Constantinople, abandonné sur les plages d’Alexandrie,
voir la lettre 59 de l’empereur Julien aux Alexandrins en 361 après J.-C.
86 B. LAMBRECHT

les obélisques de Londres et de New York), le parallélisme des nomen-


clatures et des expressions est net. De même, deux obélisques d’une
même paire peuvent avoir des inscriptions fort différentes l’une de
l’autre. Le fait que la traduction d’Hermapion présente de grandes res-
semblances avec l’inscription de l’obélisque de la Piazza del Popolo,
mais ne soit pas identique, ne permet donc pas d’affirmer qu’elle s’ap-
plique au texte de son jumeau.
Le texte grec d’Hermapion semble clairement traduire l’obélisque de
la Piazza del Popolo, mais il ne s’agit pas d’une traduction littérale.
Outre une connaissance sans doute imparfaite de l’écriture hiéroglyphi-
que, le traducteur n’est pas cohérent dans la version grecque qu’il rend
du texte égyptien. Le but d’une telle traduction est peut-être davantage
de donner une idée du contenu des inscriptions qui couvrent les monu-
ments égyptiens que les lecteurs d’Ammien Marcellin voient à Rome,
que d’être une version parfaite60.
Le «lexique» égyptien-grec que l’on pourrait dresser à partir de la tra-
duction d’Hermapion n’offre que peu de similitudes avec le lexique éta-
bli par Daumas pour les décrets de Canope et de Memphis, le vocabu-
laire étant très différent. Seuls les titres royaux peuvent être comparés, et
nous remarquons qu’ils ne sont pas traduits de la même façon. Le décret
de Memphis traduit en effet Nbty par kúriov basilei¬n (Hermapion:
despótjv diadßmatov et kúriov diadßmatov), Îr-nbw par ântipá-
lwn üpertérou (Hermapion: pamfeggßv), nb Ìbw-sd par kúriov
triakontaetjrídwn (Hermapion: despótjv xrónwn), et Nswt-bíty par
mégav basileùv t¬n te ãnw kaì t¬n kátw xwr¬n (Hermapion:
despótjv Aîgúptou)61.

3. Nationalité et identité d’Hermapion


Ammien Marcellin précise avoir tiré la traduction grecque du livre
d’Hermapion, mais nous ignorons si Hermapion a traduit personnelle-
ment en grec l’inscription hiéroglyphique, ou s’il a fait appel à un tra-
ducteur. L’identité et la nationalité d’Hermapion restent à ce jour obscu-
res. Ce nom n’est pas connu par la prosopographie ptolémaïque62. La lit-
60
 Telle est également la conclusion de Stephanie West à propos de la version grecque
de la légende de Tefnout: le texte grec est plutôt une paraphrase qu’une traduction, dont
le but est de livrer une version lisible pour un Grec (S. WEST, The greek version of the
legend of Tefnut, dans Journal of Egyptian Archaeology, 55 [1969], p. 182; nous devons
cette référence à l’amabilité de Bernard Van Rinsveld).
61
 F. DAUMAS, Les moyens d’expression du grec et de l’égyptien comparés dans les
décrets de Canope et de Memphis (Suppléments aux Annales du Service des Antiquités de
l’Égypte. Cahier 16), Le Caire, 1952, p. 190.
62
 Cfr W. PEREMANS (e.a.), Prosopographia ptolemaica, 7. Index nominum (Studia
Hellenistica, 20), Louvain, 1975.
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 87

térature grecque n’atteste qu’un certain Hermappias ou Hermapias,


grammairien souvent cité dans les scholies de l’Iliade d’Homère63. Dans
la littérature latine, ce nom ne semble être attesté que dans ce passage
d’Ammien Marcellin64. La voie est donc ouverte à de nombreuses sup-
positions. Erman pense qu’Hermapion était un Égyptien de l’époque
grecque65. Italo Lana quant à lui dresse un inventaire des auteurs grecs
cités par Ammien Marcellin. Il en dénombre 59, et situe Hermapion dans
la catégorie des grammairiens, scientifiques et savants grecs auxquels
l’auteur fait référence. Il déplore cependant qu’Hermapion ne reste
qu’un simple nom, que l’on est incapable de situer chronologiquement66.
Aucune de ces hypothèses cependant ne repose sur des arguments soli-
des. Selon Gerhard Plaumann, le nom d’Hermapion n’est pas attesté
dans la documentation papyrologique d’Égypte et il lui semble plus pro-
che de l’onomastique d’Asie Mineure; la consonance du préfixe ¨Erm-
lui permet d’affirmer qu’Hermapion était très probablement originaire
de Lycie67. Le nom Erma/e — pia ou Erma/e -piwn remonte étymologi-
quement au théophore anatolien (commun au hittite et au louvite) Arma-
piya «le don d’Arma (dieu-lune)». Les noms en –piya auraient existé à
toute époque dans l’antiquité anatolienne (cappadocienne, hittite, néo-
hittite et gréco-romaine)68. On rencontre par ailleurs un Armapiya dans
les documents araméens d’Égypte à la fin du Ve siècle avant J.-C69. Il
reste cependant à expliquer l’apparition de l’esprit rude en grec: R. Le-
brun envisage une correction de copiste ou une «erreur» d’Ammien
Marcellin, due par exemple à une contamination par le dieu Hermès, et
propose de lire Ermapionis dans le texte latin70.
63
 Thesaurus Graecae Linguae, IV, 1954, col. 2037.
64
 Enquête menée au CETEDOC de Louvain-La-Neuve: Thesaurus Linguae Graecae
(TLG); PHI (The Packard Humanities Institute); Cetedoc Library of Christian Latin
Texts (CLCLT-3), 1996 (3ème éd.).
65
 ERMAN, Die Obeliskenübersetzung, p. 133, 161.
66
 I. LANA, Ammiano Marcellino e la sua conoscenza degli autori greci, dans F. CONCA,
I. GUALANDRI, G. LOZZA (éd.), Politica, cultura e religione nell'impero romano (secoli
IV-VI) tra oriente e occidente. Atti del Secondo Convegno dell'Associazione di Studi
Tardoantichi (Collectanea, 7), Naples, 1993, p. 32, 38.
67
 G. PLAUMANN, dans Paulys-Real-Encyclopaedie der Classischen Altertumswissen-
schaft, suppl. III, 1918, col. 1124, s.v. Hermapion. René Lebrun confirme l’origine du
nom Hermapion, l’élément –pia et sa forme grécisée –piwn étant attestés en Lycie à
l’époque grecque.
68
 Cfr E. LAROCHE, Les noms des Hittites (Études Linguistiques, IV), Paris, 1966,
p. 39, 290, 318 et 380.
69
 G.R. DRIVER, Aramaic Documents of the Fifth Century B.C., Oxford, 1954, p. 16,
no IV; P. GRELOT, Documents araméens d’Égypte (Littératures anciennes du Proche-
Orient), Paris, 1972, p. 305-306, no 65, p. 460.
70
 Les éditions modernes du texte ne mentionnent cependant aucune variante dans les
manuscrits à cet endroit.
88 B. LAMBRECHT

Il est évident toutefois que la consonance ou l’étymologie d’un nom


n’indique rien en ce qui concerne l’origine et la nationalité de celui qui
le porte. La seule question à laquelle nous pouvons tenter d’apporter une
réponse est celle de la langue première du traducteur, qu’il s’agisse ou
non d’Hermapion. Est-il un hellénophone initié aux hiéroglyphes, ou un
Égyptien connaissant l’écriture hiéroglyphique et parlant le grec? Cette
question s’inscrit dans la problématique plus vaste et encore mal connue
du bilinguisme en Égypte ptolémaïque. Selon Willy Peremans, il sem-
blerait que, dans les couches supérieures de la société égyptienne lagide
et à l’exemple de leurs souverains, les étrangers soient restés majo-
ritairement unilingues. Cependant, des traces de bilinguisme existent. En
effet, lorsque les circonstances l’exigent, le roi et le clergé promulguent
des décrets bilingues ou trilingues. Certains membres du clergé égyptien
avaient vraisemblablement une connaissance suffisante du grec, mais ces
textes multilingues sont sans doute le fruit d’une collaboration entre la
chancellerie royale grecque et le clergé égyptien71. Le nombre de per-
sonnes bilingues en Égypte lagide est en réalité impossible à estimer,
mais ce phénomène s’est sans doute accentué avec le temps, favorisé par
l’intérêt des Égyptiens pour la langue des conquérants, la curiosité des
Grecs envers la culture et la religion égyptienne, et les contacts quoti-
diens forcés entre les deux groupes72. Willy Clarysse souligne le fait que
le grec est rapidement devenu la langue officielle en Égypte, et est d’un
apprentissage nettement plus accessible que l’égyptien73. Jan Quaege-
beur note qu’à l’époque romaine, la haute société indigène semble de
plus en plus imprégnée de culture grecque, à côté des traditions pharao-
niques74. Peremans souligne cependant qu’ «il est impensable que dans
le monde des immigrés, les hommes de lettres, les artistes, les hommes
de science, impressionnés sans nul doute par leurs confrères indigènes,
n’aient fait aucun effort pour apprendre la langue des autochtones, dans
le but de mieux les comprendre»75.

71
 W. PEREMANS, Sur le bilinguisme dans l’Égypte des Lagides, dans Studia Paulo
Naster Oblata, II. Orientalia Antiqua (Orientalia Lovaniensia Analecta, 13), Louvain,
1982, p. 143-154.
72
 W. PEREMANS, Le bilinguisme dans les relations gréco-égyptiennes sous les Lagides
dans Egypt and the Hellenistic World. International Colloquium Leuven, 24-26 mai 1982
(Studia Hellenistica, 27), Louvain, 1983, p. 263-280.
73
 W. CLARYSSE, Egyptian Scribes writing Greek, dans Chronique d'Égypte, 68
(1993), p. 187.
74
 J. QUAEGEBEUR, Le roman démotique et gréco-égyptien (Les civilisations orientales.
Grandes oeuvres, 22), Liège, 1987, p. 7.
75
 W. PEREMANS, Le bilinguisme dans les relations gréco-égyptiennes sous les Lagides
dans Egypt and the Hellenistic World. International Colloquium Leuven, 24-26 mai 1982
(Studia Hellenistica, 27), Louvain, 1983, p. 263.
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 89

En conclusion, les formules égyptiennes non traduites, les éventuelles


erreurs dans la coupure des mots, et surtout l’absence du nom de Séthy
en grec démontrent de la part du traducteur une connaissance imparfaite
de l’écriture hiéroglyphique76. Par contre, la traduction est rédigée dans
un grec tout à fait correct. Le traducteur pourrait donc être un hellé-
nophone ayant étudié l’ancien égyptien, ou un lettré égyptien ayant de
bonnes notions en écriture hiéroglyphique et parlant couramment le
grec77.

4. Lieu et date de la traduction


La date et le lieu de rédaction de l’ouvrage d’Hermapion restent éga-
lement l’objet de suppositions. Le texte grec livré par la tradition manu-
scrite d’Ammien Marcellin est incomplet, et la seule présence de trois
faces dans la traduction pourrait dans un premier temps faire penser que
l’obélisque a été traduit couché (une face étant donc cachée), ce qui
d’autre part aurait facilité la lecture des signes gravés en haut du monu-
ment. Mais il est très vraisemblable, nous l’avons dit, que le texte grec
d’Hermapion traduisait à l’origine toutes les colonnes d’inscriptions de
l’obélisque. Si tel est le cas, la lecture des hiéroglyphes a donc dû se
faire lorsque le monument était debout, et ses quatre faces visibles.
Ammien Marcellin ne dit rien des critères qui lui permettent d’identi-
fier l’obélisque d’Auguste au Circus Maximus à celui traduit par Her-
mapion. Or une traduction grecque faite en Égypte avant le déménage-
ment de l’obélisque impliquerait qu’Ammien Marcellin ait reconnu en
l’obélisque dressé depuis près de quatre cents ans au Circus Maximus le
monument héliopolitain décrit par Hermapion en Égypte. C’est peut-être
présumer des connaissances de l’historien… À moins qu’Hermapion
n’ait connu et précisé dans son ouvrage la destination romaine de l’obé-
lisque. Par contre, si nous situons l’opération de lecture après la réérec-
tion du monument dans le Circus Maximus, Hermapion avait non seule-
ment connaissance du nouveau site de l’obélisque, ce qui permettait plus
tard à Ammien Marcellin de l’identifier, mais il découvrait en outre dans
76
 M. Depauw rappelle que l’écriture hiéroglyphique est attestée jusqu’à une époque
assez tardive, et qu’elle eut sa place à côté du démotique pendant tout le développement
de ce dernier, du VIIe siècle avant J.-C. au IVe siècle après J.-C., chacune des écritures étant
réservée à un usage spécifique; cfr M. DEPAUW, A Companion to Demotic Studies
(Papyrologica Bruxellensia, 28), Bruxelles, 1997, p. 28. Nous remercions Bernard Van
Rinsveld d’avoir attiré notre attention sur cet ouvrage.
77
 Bernard Van Rinsveld nous signale par exemple chez Porphyre, De Abstinentia, IV,
10, la mention d’une traduction d’une prière égyptienne en grec par Ekphantos qui, selon
W. Budge, était sans doute de langue maternelle égyptienne (W. BUDGE, The Mummy. A
Handbook of Egyptian Funerary Archaeology, New York, 1925 [2ème éd.], p. 207).
90 B. LAMBRECHT

le texte hiéroglyphique sa provenance héliopolitaine, aidé éventuelle-


ment par un interprète. Il reste à évaluer dans quelle mesure un lettré des
premiers siècles après J.-C. était encore personnellement capable de
comprendre l’ancien égyptien, ou de trouver, à cette époque et dans la
capitale romaine, un tel interprète.
Compte tenu de la hauteur impressionnante de l’obélisque, peut-être
peut-on envisager qu’Hermapion (ou son interprète) ait profité, pour
lire aisément les inscriptions, d’éventuels échafaudages construits lors
du déménagement de l’obélisque, soit en Égypte, soit à Rome. Cette
hypothèse amènerait à situer Hermapion ou l’interprète à l’époque
augustéenne, dans le milieu hellénophone de l’Égypte romaine78, ou à
Rome même. Notons que le fait que Pline ne précise pas le site d’origine
du même obélisque, et qu’il soit mal informé en ce qui concerne le con-
tenu de ses inscriptions (N.H., XXXVI, 70-71), n’implique pas que
l’ouvrage d’Hermapion soit postérieur à l’encyclopédiste. Pline peut ne
pas connaître l’existence de cette source, ou ne pas y avoir eu accès.
Jean-Claude Grenier mentionne d’autre part la copie des inscriptions
hiéroglyphiques de l’obélisque de la Piazza del Popolo, regravées sur
l’obélisque des Jardins de Salluste (aujourd’hui dressé sur la Piazza della
Trinità dei Monti)79. Confrontant ces deux inscriptions, Grenier en arrive
à la conclusion qu’il dut exister une copie manuscrite intermédiaire des
inscriptions, et que l’auteur de cette copie devait avoir une connaissance
approximative des hiéroglyphes. Grenier émet alors l’idée que cette co-
pie manuscrite des inscriptions de l’obélisque de la Piazza del Popolo et
la traduction de ces mêmes inscriptions par Hermapion durent sans
doute être deux exercices liés.
Malheureusement, ni la date d’arrivée de l’obélisque dans les Jardins
de Salluste, ni la date de la copie des inscriptions ne sont connues, et les
renseignements fournis par Ammien Marcellin nous apprennent seule-
ment que le monument fut transporté à Rome entre la fin du règne
d’Auguste et l’époque de l’historien (Ammien Marcellin, Res Gestae,
XVII, 4, 16). Selon Grenier, l’obélisque des Jardins de Salluste aurait été
érigé par Aurélien en tant que trophée symbolisant la victoire de Rome
sur l’Égypte en 272 après J.-C. D’autre part, la fréquence abusive dans la
traduction d’Hermapion de l’épithète royale «Fils de Hérôn», cavalier
78
 Dans les premiers temps de l’Égypte romaine, en effet, le grec demeura la langue de
l’administration du pays. Ce n’est que progressivement, dès la fin du IIe siècle après J.-C.,
que le latin sera utilisé pour certains documents, mais la connaissance du latin dans les
milieux hellénophones restera généralement superficielle; cfr B. ROCHETTE, Sur le bilin-
guisme dans l’Égypte gréco-romaine, dans Chronique d’Égypte, 71 (1996), p. 159-163.
79
 J.C. GRENIER, Les obélisques de Rome, dans Annuaire de l’École Pratique des Hau-
tes Études. Section des Sciences Religieuses, 99 (1990-1991), p. 149-151.
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 91

solaire qui serait par bien des points le dieu d’Aurélien, l’amène à penser
qu’Hermapion aurait donné une «traduction» des textes de l’obélisque
du Circus Maximus gratifiante pour Aurélien à l’occasion de la copie
qu’il effectua pour que ces inscriptions soient reproduites sur l’obélisque
des Jardins de Salluste. La traduction d’Hermapion daterait donc selon
lui du règne d’Aurélien. Remarquons que même s’il est probable que la
copie des inscriptions sur l’obélisque des Jardins de Salluste et leur tra-
duction grecque par Hermapion sont deux opérations liées qui témoi-
gnent d’un même intérêt pour l’inscription de l’obélisque de la Piazza
del Popolo, rien ne permet cependant d’affirmer qu’elles sont contempo-
raines.

5. Les études anciennes de la traduction d’Hermapion80


Alors qu’il ne fait aucun doute qu’Ammien Marcellin fait allusion à
l’obélisque de la Piazza del Popolo lorsqu’il livre la traduction
d’Hermapion, certains commentateurs d’Ammien continuent de penser
qu’il s’agit de l’obélisque de la Place Saint Jean de Latran81. Cette con-
fusion a en réalité une longue histoire. Le document exceptionnel que
nous venons d’étudier a en effet suscité un constant intérêt auprès des
lecteurs d’Ammien Marcellin. Dès le XVIe siècle, les lettrés se penchent
sur cette traduction, qui seule leur livre quelques indications à propos
des signes obscurs dont sont couverts les monuments égyptiens. En
1586, Petrus Angelius Bargaeus, tentant de percer le mystère des hiéro-
glyphes, s’attache consciencieusement à traduire en latin le texte grec
d’Hermapion. Il déduit du et reliqua qui conclut le texte grec que l’ins-
cription hiéroglyphique de l’obélisque devait être plus longue82. Rivali-
sant avec Bargaeus, plusieurs auteurs établissent une traduction latine du
texte d’Hermapion83. À cette époque toutefois, Rome n’offre aux regards
de ses visiteurs qu’un seul obélisque, celui du Vatican, le seul de tous les
obélisques de la capitale italienne à ne pas avoir été renversé et enseveli
sous les décombres. Cet obélisque était cependant vierge d’inscriptions
hiéroglyphiques.

80
 Étude réalisée à la Bibliothèque de l’Archiginnasio de Bologne, à l’occasion d’un
séjour au Collegio dei Fiamminghi, de novembre 1997 à juin 1998.
81
 Entre autres A.R. BARRILE, Ammiano Marcellino. Istorie, I (Prosatori di Roma),
Bologne, s.d., p. 377 n. 12; J. ROLFE, Ammianus Marcellinus, I (The Loeb Classical
Library), Londres et Cambridge, 1950, p. 327 n. 6; J. MATTHEWS, The Roman Empire of
Ammianus, Londres, 1989, p. 462.
82
 P.A. BARGAEUS, Commentarius de obelisco ad sanctiss. et beatiss. D.N.D. Syxtum
V. Pont. Max., Rome, 1586, p. 28-31.
83
 A. ROCCHA, Bibliotheca apostolica vaticana, Rome, 1591, p. 20-21; A. KIRCHER,
Obeliscus Pamphilius, Rome, 1650, p. 149-151; D.J. MARSHAM, Canon chronicus
aegyptiacus, ebraicus, graecus et disquisitiones, Leipzig, 1676, p. 458-461.
92 B. LAMBRECHT

Ce n’est qu’en 1587 que l’on découvre, lors des fouilles du Circus
Maximus, les deux obélisques qui y avaient été jadis transportés, l’un par
Auguste, l’autre par Constance II. Le pape Sixte V ordonne leur restau-
ration et leur réérection. Celui de Constance est dressé en 1588 sur la
Place Saint Jean de Latran, et celui d’Auguste est érigé peu après, en
1589, devant la porte flaminienne, sur la Piazza del Popolo. Par la suite,
une dizaine d’obélisques furent redécouverts, restaurés et transportés en
divers endroits de Rome. Dès lors, les lecteurs d’Ammien Marcellin
peuvent entreprendre d’identifier l’obélisque concerné par la traduction
grecque d’Hermapion. Des deux obélisques exhumés au Circus Maxi-
mus, quel est le uetus obeliscus auquel fait allusion Ammien Marcellin?
Ce dernier ne précise ni le pharaon constructeur, ni l’empereur à l’initia-
tive duquel le monument fut transporté à Rome. Les commentateurs dis-
posent de renseignements complémentaires, mais totalement erronés,
fournis par Pline l’Ancien, qui prétend que «cet obélisque que le divin
Auguste fit dresser dans le Circus Maximus fut taillé par le roi Psemet-
nepserphreos, sous le règne duquel Pythagore séjourna en Égypte»
(N.H., XXXVI, 71). Ils peuvent également lire les inscriptions latines
apposées sur la base de chaque obélisque lors de leur arrivée à Rome,
l’une par Auguste (obélisque de la Piazza del Popolo)84, l’autre par
Constance II (obélisque du Latran). La seconde atteste l’origine thébaine
de l’obélisque du Latran85.
Certains, à la lecture de Pline, affirment qu’Ammien Marcellin dési-
gne l’obélisque amené par Constance et aujourd’hui dressé place Saint
Jean de Latran. Le qualificatif uetus se rapporterait à l’obélisque le plus
ancien en tant que monument égyptien. Ce «vieil» obélisque est l’œuvre
de Ramsès, comme on le lit dans la traduction d’Hermapion: il ne peut
dès lors correspondre à l’obélisque amené par Auguste, qui aurait été
taillé, selon Pline, par Psemetnepserphreos, contemporain de Pythagore
et donc postérieur à Ramsès. De plus, cet obélisque est l’objet principal
du récit d’Ammien Marcellin, qui ne mentionne que rapidement l’obélis-
que d’Auguste86. Mais d’autres, à la suite de Michele Mercati, sont con-
vaincus qu’Ammien Marcellin considère l’obélisque en tant que monu-
ment romain, et que uetus s’applique au premier monolithe amené dans
le Circus Maximus, c’est-à-dire celui transporté par Auguste et qui se
84
 Corpus Inscriptionum Latinarum, VI, 701 = Inscriptiones Latinae Selectae, 91.
85
 Corpus Inscriptionum Latinarum, VI, 1163 = Inscriptiones Latinae Selectae, 736.
86
 Entre autres A. ROCCHA, Bibliotheca apostolica vaticana, Rome, 1591, p. 17;
D.J. MARSHAM, Canon chronicus aegyptiacus, ebraicus, graecus et disquisitiones, Leip-
zig, 1676, p. 457; M. GIBERT, Observations sur l’obélisque interprété par Hermapion,
dans Mémoires de littérature de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 35 (1770),
p. 69.
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 93

dresse aujourd’hui sur la Piazza del Popolo87. Ammien Marcellin ne fait


en effet aucune allusion au pharaon qui a érigé l’obélisque, et ne peut
dès lors par cette expression faire référence au premier obélisque taillé.
À cette époque, seul Athanasius Kircher s’aventure à recopier et étu-
dier les signes hiéroglyphiques qui couvrent le monument désigné par
Ammien Marcellin, selon lui l’obélisque aujourd’hui Piazza del Popolo.
Bien que ne comprenant pas l’ancien égyptien, il conclut de ses observa-
tions et de sa mise en parallèle avec le texte grec que la traduction four-
nie par Hermapion ne correspond en rien à l’inscription qu’on lui avait
demandé d’interpréter en grec; au lieu de l’obélisque, Hermapion a
substitué une autre inscription. L’argument le plus probant en est selon
lui que l’écriture hiéroglyphique étant une écriture obscure, énigmatique,
et inaccessible au profane ne peut contenir la geste des rois, qui est des-
tinée à susciter l’admiration de la postérité. Au contraire, elle ne peut
qu’écrire des choses sacrées, intellectuelles et difficiles à saisir. D’autre
part, alors que sur l’obélisque chaque colonne commence de façon iden-
tique (le nom d’Horus dans le sérekh), les lignes du texte grec débutent
chaque fois différemment. De plus, l’obélisque a quatre côtés et douze
colonnes, tandis que la traduction grecque a trois côtés et six lignes. En-
fin, Kircher ne voit pas sur l’obélisque de représentations de Ramsès, ni
de dieux tels Hélios, Arès ou encore Hérôn, pourtant cités dans le texte
grec88.
Après deux siècles de discussions, les travaux de Jean-François
Champollion rendent possible la lecture et la traduction des signes qui
couvrent les obélisques de la Piazza del Popolo et de Saint Jean de La-
tran. Champollion, qui consacre un important chapitre de son traité sur
les hiéroglyphes à la traduction d’Hermapion, est convaincu que l’obé-
lisque dont l’inscription se trouve traduite en grec chez Ammien Marcel-
lin n’est ni l’obélisque de la Piazza del Popolo, ni l’obélisque de la Place
Saint Jean de Latran, ni d’ailleurs aucun des obélisques visibles à son
époque. La traduction d’Hermapion contient en effet le seul nom de
Ramsès, tandis que l’obélisque de la Piazza del Popolo contient les noms
de deux pharaons — un Séthy et un Ramsès —, celui de la Place Saint
Jean de Latran mentionnant le nom Touthmosis. Champollion s’attache
ensuite à comparer les titres présents dans la traduction grecque avec
87
 M. MERCATI, De gli obelischi di Roma, Rome, 1589, 1981 (rééd. de G. CANTELLI),
p. 190-191; entre autres A. KIRCHER, Obeliscus Pamphilius, Rome, 1650, p. 149; ID.,
Oedipus Aegyptiacus, III. Theatrum hieroglyphicum, Rome, 1654, p. 250; A.M. BANDINI,
Dell’obelisco di Cesare Augusto. De obelisco Caesaris Augusti e Campi Martii, Rome,
1750, p. 30, p. 31, n. 1; G. ZOEGA, De origine et usu obeliscorum, Rome, 1797, p. 593.
88
 A. KIRCHER, Obeliscus Pamphilius, Rome, 1650, p. 151-153; ID., Oedipus Aegyp-
tiacus, III. Theatrum hieroglyphicum, Rome, 1654, p. 250-251.
94 B. LAMBRECHT

ceux qu’offrent les bilingues (essentiellement la Pierre de Rosette) et


avec ceux qu’il a identifiés sur des monuments égyptiens, entre autres
l’obélisque de la Piazza del Popolo. Il arrive à la conclusion que cette
traduction grecque, qui comprend une partie des titres royaux que l’on
retrouve habituellement sur d’autres monuments égyptiens, est tout à fait
digne de foi et sans aucun doute fidèle aux inscriptions d’un obélisque89.
En 1830, Karl Otfried Müller publie son Handbuch der Archäologie
der Kunst, dans lequel il reprend le texte grec d’Hermapion, qui est pour
lui «un des fragments les plus appréciables de toute l’Antiquité égyp-
tienne»90. Il constate que le texte grec a souffert dans la tradition manu-
scrite d’Ammien Marcellin, et propose de réordonner les sept lignes res-
tantes. Selon lui, après les trois lignes de la face sud viennent les deux
premières lignes de la face ouest, dont il manquerait la troisième ligne. Il
manquerait également les deux premières lignes de la face nord. Suivent
enfin la troisième ligne de la face nord et la première ligne de la face est.
Müller restitue ainsi les quatre faces de l’obélisque. Il apporte également
plusieurs corrections au texte grec par rapport au manuscrit de Gelenius,
motivées par une recherche de symétrie dans l’énoncé des titulatures
royales et par une recherche de sens en grec, et non par une comparaison
avec des inscriptions égyptiennes originales. Le nom et les corrections
de O. Müller apparaîtront ensuite, mais sans références, dans l’apparat
critique des principales éditions modernes d’Ammien Marcellin. Seul
Erman, en 1914, semble avoir consulté l’ouvrage de Müller et commente
dans son article les corrections que celui-ci a proposées.
Quelques années plus tard, Ungarelli réalise d’admirables gravures
des inscriptions de l’obélisque de la Piazza del Popolo, accompagnées
d’une traduction et d’un commentaire91. Il compare en notes le texte
hiéroglyphique avec la traduction proposée par Hermapion, et plu-
sieurs expressions lui paraissent similaires. L’auteur conclut, comme
aujourd’hui encore certains commentateurs, que la traduction grecque
correspond à l’inscription non pas de l’obélisque de la Piazza del
Popolo, mais de l’obélisque qui formait jadis avec celui-ci une paire, et
dont nous avons perdu la trace. Afin d’expliquer l’apparente présence de
six colonnes sur la face sud dans la traduction grecque, Ungarelli avance
l’hypothèse qu’Hermapion aurait traduit simultanément les deux obélis-
ques.

89
 J.F. CHAMPOLLION, Précis du système hiéroglyphique des anciens Égyptiens, Paris,
1828, p. 186-224.
90
 K.O. MÜLLER, Handbuch der Archäologie der Kunst, Stuttgart, 1878, p. 270-273.
91
 L.M. UNGARELLI, Interpretatio obeliscorum urbis ad Gregorium XVI Pontificem
Maximum, I, Rome, 1842, p. 67-106.
L'OBÉLISQUE D'HERMAPION 95

À la fin du XIXe siècle, Orazio Marucchi transcrit et traduit l’inscrip-


tion de l’obélisque de la Piazza del Popolo, précisant qu’il ne possède
pas de photographie de détail et qu’il travaille d’après la gravure
d’Ungarelli92. Il accepte d’emblée qu’Ammien Marcellin ait livré la tra-
duction grecque de l’obélisque de la Piazza del Popolo, et, sans compa-
rer dans le détail les deux textes, il conclut de la seule mention de Ram-
sès dans le texte grec, et de l’absence du nom de Séthy, que la «traduc-
tion» grecque d’Hermapion est, plutôt qu’une exacte version, un résumé
ou une paraphrase de l’original égyptien. L’intuition et les conclusions
de Marucchi sont, nous l’avons vu, très pertinentes.

Université catholique de Louvain Bérénice LAMBRECHT


Faculté de Philosophie et Lettres Aspirante U.C.L.
Département d’Archéologie
et d’Histoire de l’Art
Place Blaise Pascal, 1
B-1348 Louvain-la-Neuve

92
 O. MARUCCHI, Gli obelischi egiziani di Roma dans Bullettino della Commissione
archeologica comunale di Roma, 4e série, 24 (1896), p. 88, p. 145-173 et 250-259; ID.,
Gli obelischi di Roma, Rome, 1898, p. 53-54, pl. III et IV.

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